Title: De l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts
Author: Thomas De Quincey
Translator: André Fontainas
Release date: November 24, 2024 [eBook #74790]
Language: French
Original publication: Paris: Mercure de France
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
THOMAS DE QUINCEY
TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR
ANDRÉ FONTAINAS
TROISIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ DE MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV
MCMI
JUSTIFICATION DU TIRAGE :
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.
Nous qui lisons des livres, nous avons sans doute, la plupart, entendu parler d’une Société pour la protection du vice, du club « le Feu de l’Enfer » fondé au siècle dernier par sir Francis Dashwood, etc.[3] C’est à Brighton, je crois, qu’il s’était fondé une société pour la suppression de la vertu. La société a elle-même été supprimée, mais j’ai le chagrin de dire qu’il existe, à Londres, une autre société d’un caractère plus atroce encore. Quant à sa tendance, on pourrait la dénommer : Société pour l’encouragement au meurtre, mais, suivant son propre délicat euphémisme, elle s’intitule Société des Connaisseurs en meurtre. On y fait profession d’être curieux en matière d’homicide, ce sont amateurs et dilettanti dans les modes divers du carnage, ou, en un mot, des amateurs de meurtre. Dès que quelque nouvelle atrocité de ce genre nous est apportée par les annales de la police de l’Europe, elle se réunit pour en faire la critique, comme on ferait d’un tableau, d’une statue ou de toute autre œuvre d’art.
Mais il n’est pas nécessaire que je me donne la peine d’essayer de décrire dans quel esprit elle agit, le lecteur le comprendra beaucoup mieux par une des conférences mensuelles faites, devant la Société, l’an dernier.
Cette conférence m’est tombée entre les mains par hasard, en dépit de la vigilance exercée pour tenir les affaires de la Société à l’abri de la vue du public. Ma publication l’alarmera, et tel est bien mon désir. En effet, j’aimerais plutôt l’abattre doucement par un appel à l’opinion publique que par un scandale de noms comme celui qui suivrait un appel à Bow-Street : et, pourtant ce dernier appel, si l’autre manquait son but, il me faudrait y recourir.
Mon opiniâtre vertu ne peut s’accommoder de pareilles choses en un pays chrétien. Et même, en plein pays païen, l’indulgence au meurtre, je veux dire dans les spectacles horribles de l’amphithéâtre, un écrivain chrétien a senti que c’était le plus criant des reproches à faire aux mœurs publiques. Cet écrivain, c’est Lactance, et c’est par ses propres paroles, singulièrement applicables en l’occasion présente, que je veux conclure : « Quid tam horribile », dit-il, « tam tetrum, quam hominis trucidatio ? Ideo severissimis legibus vita nostra munitur ; ideo bella execrabilia sunt. Invenit tamen consuetudo quatenus homicidium sine bello ac sine legibus faciat ; et hoc sibi voluptas quod scelus vindicavit. Quod, si interesse homicidio sceleris conscientia est, et eidem facinori spectator obstrictus est cui et admissor, ergo et in his gladiatorum caedibus non minus cruore profunditur qui spectat quam ille qui facit : nec potest esse immunis a sanguine qui voluit effundi, aut videri non interfecisse qui interfectori et favit et praemium postulavit. »
« Quoi de si horrible, dit Lactance, de si triste et de si révoltant que le meurtre d’un homme ? C’est pourquoi notre vie est protégée par les lois les plus rigoureuses ; c’est pourquoi les guerres sont des objets d’exécration. Et pourtant l’usage traditionnel, à Rome, a imaginé une sorte de meurtre autorisé, en dehors de la guerre et au mépris de la loi, et les besoins de ce goût (voluptas), sont devenus désormais les mêmes que ceux du crime dépravé. »
Que la Société des Gentlemen amateurs considère ceci, et me laisse attirer son attention spéciale sur la dernière phrase, laquelle est d’une importance telle que je m’en vais tenter de la transporter dans l’anglais :
« Or, si être simplement présent à un meurtre attache à un homme le caractère de complice ; si être seulement spectateur nous enveloppe dans la faute commune en même temps que le coupable, il s’ensuit, nécessairement, que dans ces meurtres de l’amphithéâtre, la main qui inflige le coup fatal n’est pas plus profondément souillée de sang que celle de qui, passivement, regarde. Il ne peut être pur de tout sang, celui qui a encouragé à le répandre, et cet homme ne semble pas autre chose qu’un participant au meurtre, s’il donne au meurtrier son applaudissement ou réclame, en sa faveur, des prix. »
Le praemia postulavit je n’en ai pas entendu jusqu’ici accuser les Gentlemen Amateurs de Londres, bien que, sans aucun doute, leurs agissements y tendent. Quant à l’interfectori favit, il est implicite dans le titre même de leur association et exprimé dans chacune des lignes de la conférence qui suit.
X. Y. Z[4].
Messieurs,
J’ai eu l’honneur d’être désigné par votre Comité pour la tâche difficile de lire une conférence-Williams[5] sur l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts. Cette tâche aurait pu être aisée, il y a trois ou quatre siècles, alors que l’art était peu compris et que peu de grands modèles s’étaient montrés. Mais dans cet âge-ci, après que des chefs-d’œuvre parfaits ont été exécutés par des professionnels, il faut évidemment que, dans le style de la critique qui s’y attache, le public s’attende quelque peu à un progrès en rapport. La pratique et la théorie doivent marcher pari passu.
On commence à voir qu’il entre dans la composition d’un bel assassinat quelque chose de plus que deux imbéciles, l’un qui tue et l’autre qui soit tué, un couteau, une bourse, et une allée obscure. Le dessin, messieurs, le groupement, la lumière et l’ombre, la poésie, le sentiment sont maintenant estimés indispensables à des essais de cette nature. M. Williams a élevé chez nous tous l’idéal du meurtre, et pour moi personnellement, il a par conséquent rendu plus profonde la difficulté de ma tâche. Comme Eschyle ou Milton pour la poésie, comme Michel-Ange pour la peinture, il a amené son art à un point de colossale sublimité, et, ainsi que l’observe M. Wordsworth, il a, en quelque sorte « créé le goût par lequel on devra jouir de lui ».
Esquisser l’histoire de l’art et en éclairer les principes par la critique, c’est ce qui reste le devoir du connaisseur, ou de juges d’une bien autre trempe que les juges d’assises de Sa Majesté.
Avant de commencer, souffrez que je dise un mot ou deux à de certains faquins qui affectent de parler de notre société comme si elle était, à un degré quelconque, immorale dans son but. Immorale ! Jupiter me protège, Messieurs ! qu’est-ce donc qu’on veut dire par là ? Je suis pour la moralité, et je le serai toujours, et pour la vertu, et pour tout cela. Et certes, j’affirme, et j’affirmerai toujours (quoi qu’il en puisse résulter) que l’assassinat constitue une ligne de conduite inconvenante, hautement inconvenante, et je n’hésite pas à déclarer que tout homme qui commet un assassinat doit avoir des façons de penser fort incorrectes et des principes véritablement inexacts. Bien loin de l’aider et de l’encourager en lui désignant la cachette de sa victime — ce qu’un grand moraliste d’Allemagne déclarait être le devoir de tout homme de bien[6] — je souscrirais un shilling et six pence pour qu’il fût arrêté…, ce qui fait dix-huit pence de plus que ce que les moralistes les plus éminents ont souscrit dans ce but jusqu’à ce jour. Mais quoi, enfin ? Toute chose a, dans ce monde, deux anses. L’assassinat, par exemple, peut être saisi par son anse morale (c’est ce qu’on fait, en général, en chaire ou à Old Bailey) et c’est là, je le confesse, son côté faible ; mais il peut aussi être traité esthétiquement, comme disent les Allemands, c’est-à-dire dans ses rapports avec le bon goût.
Pour illustrer ceci, j’aurai recours à l’autorité de trois personnages éminents, à savoir : Samuel Taylor Coleridge, Aristote, et M. Howship, le chirurgien.
Commençons par S. T. Coleridge.
Une nuit, il y a de cela plusieurs années, je prenais avec lui le thé dans Berners Street (qui, soit dit en passant, pour une rue si courte, a été extraordinairement féconde en hommes de génie)[7]. D’autres personnes étaient là avec moi ; et, au milieu de considérations charnelles sur le thé et les rôties, nous nous délections tous à boire une dissertation au sujet de Plotin, sur les lèvres attiques de S. T. Coleridge. Soudain un cri s’éleva : Au feu ! au feu ! Et tous, maître et disciples, Platon et οἱ περὶ τον Πλατωνα, nous nous ruâmes au dehors, avides du spectacle. Le feu était dans Oxford Street, chez un facteur de pianos. Et, comme cela promettait d’être un incendie de conséquence, j’eus du chagrin que des engagements m’obligeassent à quitter la société de M. Coleridge avant que les choses en fussent venues à leur période décisif.
Quelques jours plus tard, je rencontrai mon hôte platonicien, je lui rappelai l’incendie en le priant de me faire connaître comment ce spectacle si prometteur s’était terminé. « Oh ! monsieur, dit-il, il a fini si mal que, unanimement, nous nous sommes mis à le siffler. »
Or quelqu’un supposera-t-il que M. Coleridge, trop gras pour être un personnage de vie active, mais sans nul doute digne chrétien, que ce bon S. T. Coleridge, dis-je, fût un incendiaire, ou seulement capable de souhaiter du mal au pauvre homme et à ses pianos (dont plusieurs, je pense, avec claviers additionnels) ? Au contraire, je le tiens pour être de cette espèce d’hommes qui, j’en oserais gager ma vie, mettraient, en cas de nécessité, la main à la pompe, encore qu’il soit plutôt gras pour donner une preuve si ardente de sa vertu. Mais quel était, ici, le cas ? La vertu n’était en rien intéressée. Une fois arrivées les pompes à feu, toute moralité s’en remettait au bureau des assurances. Et puisque tel était le cas, il avait bien le droit de satisfaire son goût. Il avait laissé son thé. N’allait-il rien avoir en retour ?
Je maintiens que l’homme le plus vertueux, ces prémisses établies, était autorisé à se faire une volupté de l’incendie et à le siffler, aussi bien que tout autre spectacle qui eût élevé une attente dans l’esprit public pour, ensuite, la décevoir.
Puis, si je cite une autre grande autorité, que dit le Stagyrite ? Celui-ci, (dans le 5e livre, je crois bien, de sa Métaphysique)[8] décrit ce qu’il appelle κλεπτὴν τέλειον, c’est-à-dire un voleur parfait, et, quant à M. Howship[9], dans un de ses ouvrages sur l’Indigestion, il ne se fait pas scrupule de parler avec admiration d’un certain ulcère qu’il a vu, et auquel il accorde le titre de « bel ulcère ».
Or, est-il quelqu’un pour prétendre que, considéré abstraitement, un voleur pût apparaître à Aristote sous le caractère de la perfection, ou que M. Howship pût être amoureux d’un ulcère ? Aristote, on le sait bien, était lui-même un tel caractère moral que non content d’écrire sa Morale à Nicomaque en un volume in-8o, il écrivit encore un autre système appelé Magna Moralia ou Grandes Morales. Or il est impossible qu’un homme qui compose n’importe quelle morale, grande ou petite, puisse admirer un voleur per se ; et, pour M. Howship, on sait qu’il fait la guerre à tous les ulcères et que, bien loin de se laisser séduire par leurs charmes, il s’efforce de les bannir du comté de Middlesex.
Mais la vérité est que, répréhensibles per se, cependant, par rapport à d’autres de leur espèce, et un voleur et un ulcère peuvent avoir des degrés infinis de mérite. L’un et l’autre sont des imperfections, c’est vrai ; mais, être imparfait étant leur essence, la grandeur même de leur imperfection devient leur perfection. Spartam nactus est, hanc exorna. Un voleur comme Autolycus ou le naguère fameux George Barrington[10], et un hideux ulcère phagédénique, superbement déterminé, et progressant régulièrement par tous ses stades naturels, peuvent non moins justement être regardés comme l’idéal de leur espèce que la rose moussue comme la plus irréprochable parmi les fleurs, dans son développement depuis le bouton jusqu’à « la brillante fleur consommée », ou comme parmi les fleurs humaines, la plus magnifique jeune femme, revêtue de toute la pompe féminine.
Et ainsi, non seulement un idéal d’encrier peut être imaginé, comme l’explique M. Coleridge dans sa célèbre correspondance avec M. Blackwood[11], — ce qui, pour le dire en passant, ne va pas si loin, puisqu’un encrier est une sorte de chose louable et un élément précieux de société, — mais jusqu’à l’imperfection même peut avoir son idéal ou son état parfait.
Vraiment, Messieurs, je vous demande pardon de tant de philosophie en une fois ; et maintenant laissez-moi l’appliquer.
Lorsqu’un meurtre sera, dans le temps paulo post futurum, non pas accompli, non même (selon un purisme moderne) à s’accomplir, mais seulement sur le point d’être accompli, et que la rumeur en viendra à nos oreilles, par tous les moyens traitons-le moralement. Mais supposez-le fini et passé, et que vous puissiez en dire, τετέλεσται, il est terminé ou (dans ce molosse adamantin de Médée) εἴργασται, il est fait, c’est un fait accompli[12] ; supposez le pauvre homme assassiné hors de peine, et le misérable qui a effectué la chose disparu en coup de feu, nul ne sait où ; supposez, enfin, que nous ayons fait de notre mieux en nous harassant les jambes pour faire trébucher le compagnon dans sa fuite, mais le tout en vain — « abiit, evasit, excessit, erupit », etc… pourquoi dès lors, dis-je, de quelle utilité l’usage de plus de vertu ? On a donné assez à la morale : voici venir le tour du goût et des Beaux-Arts. Ç’a été une triste chose, sans doute, très triste ; mais nous n’y pouvons rien. C’est pourquoi tirons d’une chose mauvaise le meilleur parti ; et, puisqu’il est impossible d’en rien marteler dans un but moral, traitons-la esthétiquement et voyons si on la peut estimer en ce sens. Voilà la logique de l’homme sensible ; et que s’ensuit-il ? Nous sécherons nos larmes, et nous aurons la satisfaction, peut-être, de découvrir qu’une affaire qui, considérée moralement, était choquante et ne tenait pas debout, si elle est soumise aux principes du goût, parviendra à être un ouvrage méritoire. Ainsi tout le monde sera content ; le vieux proverbe est justifié que c’est un mauvais vent celui qui ne souffle le bien à personne ; l’amateur, au lieu de paraître bilieux et hargneux par une attention trop serrée à la vertu, commence à ramasser ses miettes ; et l’hilarité générale l’emporte. La vertu a fini son temps ; et désormais, Virtù, chose si approximativement la même qu’elle ne diffère que par une seule lettre (qui à coup sûr ne vaut pas qu’on barguigne ou qu’on marchande) — Virtù, je le répète, et le goût du connaisseur ont licence de se pourvoir pour eux-mêmes. C’est par ces principes, Messieurs, que je me propose de guider vos études depuis Caïn jusqu’à M. Thurtell. Donc, à travers cette grande galerie du meurtre, marchons ensemble la main dans la main, en les délices de l’admiration, cependant que je m’efforcerai de fixer votre attention sur les objets d’une critique profitable.
Le premier meurtre vous est familier, à tous. Comme inventeur du meurtre, et comme père de l’art, Caïn a dû être un homme de génie de premier ordre. Tous les Caïns furent des hommes de génie. Tubal Caïn a inventé les tubes, je crois, ou quelque chose de semblable. Mais quels qu’aient pu être l’originalité et le génie de l’artiste, tout art était alors dans l’enfance ; et les œuvres sorties de tous ces ateliers doivent être critiquées avec le souvenir de cela. Même l’œuvre de Tubal serait probablement peu approuvée aujourd’hui à Sheffield. C’est pourquoi de Caïn (j’entends du premier Caïn) ce n’est pas le dénigrer que de dire que son action fut seulement tant bien que mal. Milton, cependant, peut-on supposer, en a pensé autrement. Par sa manière de rapporter la chose, il semble, en effet, que ce fut là, à ses yeux, l’assassinat favori, car il le retouche avec une inquiétude très apparente de son effet pittoresque :
De quoi le laboureur sentit une rage intérieure, et comme il causait avec le berger, il le frappa au milieu de la poitrine d’une pierre qui lui fit rendre la vie : il tomba, et mortellement pâle, exhala son âme gémissante, avec un torrent de sang répandue.
Par. Perdu, Livre XI[13].
Là-dessus, Richardson le peintre, qui avait l’œil à l’effet, remarque ce qui suit dans ses Notes sur le Paradis Perdu, p. 497 : « On a cru, dit-il, que Caïn coupa (comme on dit communément) le sifflet au corps de son frère au moyen d’une grosse pierre : Milton parle ainsi, en y ajoutant, de plus, la grande plaie. » C’était, en cet endroit, une addition judicieuse ; car la grossièreté de l’instrument, si non relevée et enrichie par une chaude et sanglante couleur, aurait eu par trop l’air simple de l’école sauvage, comme si l’acte avait été perpétré par un Polyphème, sans science, sans préméditation, sans rien qu’un os de mouton. Mais je suis surtout satisfait de ce perfectionnement en ce qu’il implique que Milton fut un amateur. Quant à Shakespeare, il n’en fut jamais de meilleur, témoin sa description de Duncan tué, de Banquo, etc… et enfin, par-dessus tout, témoin son incomparable miniature, dans Henri VI, de Gloucester assassiné[14].
Les origines de l’art une fois établies, il est pitoyable de voir comme il sommeilla sans aucun progrès durant les âges. En effet, je vais être maintenant obligé de sauter par-dessus tous les meurtres sacrés ou profanes, comme entièrement indignes de votre attention, jusqu’à longtemps après le début de l’ère chrétienne. La Grèce, même dans le siècle de Périclès, n’a produit aucun meurtre, ou du moins on ne se souvient d’aucun qui soit du plus léger mérite ; et Rome eut trop peu d’originalité de génie dans aucun des arts pour réussir où son modèle lui manquait[15]. De fait, la langue latine succombe à l’idée même du meurtre. « L’homme fut assassiné » — comment dit-on cela, en latin ? Interfectus est, interemptus est, ce qui n’exprime qu’un homicide ; aussi la latinité chrétienne du moyen âge fut-elle obligée d’introduire un mot nouveau, et tel que la faiblesse des conceptions classiques ne s’y haussa jamais. Murdratus est, dit le dialecte plus sublime des temps gothiques. En même temps, l’école juive d’assassinat gardait vivant tout ce qu’on connaissait de l’art jusqu’à ce jour, et peu à peu le transférait au monde occidental. En vérité, l’école juive a toujours été respectable dans sa période médiévale, comme le démontre le cas de Hugues de Lincoln, honoré de l’approbation de Chaucer, à l’occasion d’un autre ouvrage de la même école qui, dans les Contes de Canterbury, se trouve placé dans la bouche de la Dame Abbesse[16].
Mais, pour revenir un moment à l’antiquité classique, je ne puis m’empêcher de penser que Catilina, Clodius et quelques autres de cette coterie eussent fait des artistes de premier ordre ; et il est de tous point regrettable que l’affectation de Cicéron ait privé son pays de la seule chance qu’il eût de se distinguer dans cette partie. Comme sujet de meurtre, nulle personne n’eût convenu mieux que lui. O Gemini ! comme il eût hurlé de terreur, s’il avait entendu Cethegus sous son lit. C’eût été vraiment divertissant de l’écouter ; et convaincu je suis, messieurs, qu’il aurait préféré l’utile de ramper dans un cabinet ou même dans un cloaque, à l’honestum de faire face à l’audacieux artiste.
J’arrive maintenant aux temps obscurs, — (par quoi nous qui parlons, entendons, avec précision, par excellence[17], le dixième siècle comme méridien, et les deux siècles immédiatement antérieur et postérieur, la pleine nuit s’étendant de l’an 888 à l’an 1111) — ; ces temps devaient naturellement être favorables à l’art de l’assassinat, comme ils le furent à l’architecture d’église, au vitrail, etc. ; et, en effet, vers l’extrême fin de cette période, surgit une grande figure de notre art, — je veux dire le Vieux de la Montagne. Éclatante lumière, à coup sûr, et je n’ai pas besoin de vous dire que le mot même d’assassin provient de lui[18]. C’était un amateur si ardent qu’une fois un assassin de ses favoris ayant attenté à sa vie, il fut si satisfait du talent montré que, en dépit de la trahison de l’artiste, il le créa duc sur-le-champ, avec transmissibilité en ligne féminine, et lui constitua une pension pour trois générations durant. L’assassinat politique est une branche de l’art qui demande une notice spéciale ; et il serait possible que je fisse à ce propos une lecture entière. Néanmoins j’observerai combien il est étrange que cette branche de l’art ait fleuri par accès intermittents. Jamais l’assassinat politique ne pleut continûment, mais il tombe à verse. Notre temps même peut s’enorgueillir de quelques beaux spécimens, tels que, par exemple, l’affaire de Bellingham avec le premier ministre Perceval[19], le cas du duc de Berry, à l’Opéra de Paris, le cas du maréchal Bessières, à Avignon[20]. Il y a environ deux siècles et demi, il y a eu une très brillante constellation de meurtres de cette espèce. J’ai à peine besoin de dire que je fais particulièrement allusion à ces sept splendides ouvrages : les assassinats de Guillaume Ier d’Orange ; des trois Henri français, à savoir Henri, duc de Guise, qui songeait au trône de France ; Henri III, dernier prince de la ligne de Valois, qui occupait alors le trône, et enfin Henri IV, son beau-frère, qui lui succéda sur ce trône en tant que premier prince de la ligne de Bourbon. Moins de dix-huit ans après, survint le cinquième de la liste, celui de notre duc de Buckingham (vous le trouverez excellemment décrit dans les lettres publiées par Sir Henry Ellis, du British Museum) ; le sixième, celui de Gustave Adolphe, le septième, celui de Wallenstein. O la glorieuse pléïade de meurtres ! et l’admiration s’accroît à songer que de cette brillante constellation de manifestations artistiques, comprenant trois Majestés, trois Hautesses sérénissimes et une Excellence, toutes aient eu lieu dans un laps aussi court que de 1588 à 1635[21]. L’assassinat du roi de Suède, il est vrai, est mis en doute par plusieurs écrivains, Harte entre autres ; mais ils ont tort. Il fut assassiné, et j’estime ce meurtre unique pour son excellence, car il fut assassiné en plein midi, et sur le champ de bataille, trait de conception qu’on ne rencontre en aucune autre œuvre dont je me souvienne. Concevoir l’idée d’un meurtre secret pour un motif secret comme enclos en une petite parenthèse dans la vaste scène de carnage de la bataille générale, cela ressemble au subtil artifice de Hamlet, d’une tragédie dans la tragédie. Vraiment tous ces assassinats peuvent être étudiés avec profit par le connaisseur avancé. Tous sont exemplaires, des modèles de meurtres, des patrons de meurtres, desquels on peut dire :
et surtout nocturna.
Dans ces assassinats de princes et d’hommes d’État, rien n’excite notre étonnement. D’importants changements dépendent souvent de leur mort ; et, de l’éminence où ils se tiennent, ils sont particulièrement exposés comme points de mire à tout artiste possédé du désir ardent de produire un effet théâtral. Mais il y a une autre classe d’assassinats qui a prévalu depuis la première partie du dix-septième siècle, et qui réellement me surprend : je veux dire l’assassinat des philosophes. Car, Messieurs, c’est un fait que tout philosophe éminent, pendant les deux derniers siècles, ou a été assassiné, ou, tout au moins, s’est vu bien près de l’être, — si bien que si un homme se nomme philosophe et qu’on n’ait jamais attenté à sa vie, tenez pour certain qu’il n’y a rien en lui. Et contre la philosophie de Locke, en particulier, je crois que c’est une objection sans réplique (si nous en avions besoin) que, bien qu’il ait porté sur lui sa gorge dans ce monde pendant soixante-douze ans, jamais un homme n’ait condescendu à la lui couper.
Comme ces cas des philosophes ne sont pas très connus, et sont, en général, bons et bien distribués dans leur ordonnance, je lirai ici une digression à ce sujet, surtout dans le but de faire montre de ma science.
Le premier philosophe du dix-septième siècle (si nous exceptons Bacon et Galilée) fut Descartes ; et si jamais on a pu dire d’un homme qu’il ne s’en fallut de rien qu’il fût assassiné, assassiné à un pouce près, — c’est de lui qu’on le peut dire. Voici le cas, tel qu’il est rapporté par Baillet, dans sa Vie de M. Descartes, t. I, pp. 102-103 : — En l’an 1621, Descartes pouvait avoir environ trente-six ans, il faisait selon son habitude une excursion (car il était aussi remuant qu’une hyène) ; et, arrivant à l’Elbe, soit à Gluckstadt ou à Hambourg, il s’embarqua pour la Frise orientale. Ce qu’il pouvait aller faire dans la Frise orientale, personne n’a jamais pu le découvrir ; et peut-être se posa-t-il lui même la question, car, à peine eut-il atteint Embden, qu’il résolut aussitôt de faire voile pour la Frise occidentale ; très impatient de tout retard, il loua une barque avec un petit nombre de matelots pour y naviguer. Il ne fut pas plus tôt sorti en mer, qu’il fit une agréable découverte : c’est qu’il s’était enfermé lui-même dans un antre d’assassins. De son équipage, dit M. Baillet, il découvrit bientôt que c’étaient « des scélérats » — non des amateurs, Messieurs, comme nous sommes, mais des professionnels dont l’ambition, à ce moment, se haussait à lui couper sa gorge individuelle. Mais l’histoire est trop amusante pour l’abréger ; je la donne donc exactement d’après le français de son biographe : « M. Descartes n’avoit pas d’autre conversation que celle de son valet, avec lequel il parloit François. Les Mariniers qui le prenoient plutôt pour un Marchand forain que pour un Cavalier, jugèrent qu’il devoit avoir de l’argent. C’est ce qui leur fit prendre des résolutions qui n’étoient nullement favorables à sa bourse. Mais il y a cette différence entre les voleurs de mer et ceux des bois, que ceux-ci peuvent en assurance laisser la vie à ceux qu’ils volent, et se sauver sans être reconnus : au lieu que ceux-là ne peuvent mettre à bord une personne qu’ils auront volée, sans s’exposer au danger d’être dénoncez par la même personne. Aussi les Mariniers de M. Descartes prirent-ils des mesures plus sûres pour ne pas tomber dans un tel inconvénient. Ils voyoient que c’étoit un étranger venu de loin, qui n’avoit nulle connoissance dans le pays, et que personne ne s’aviseroit de réclamer quand il viendroit à manquer ». — Songez, Messieurs, à ces chiens de Frise discutant un philosophe comme si c’était une pièce de rhum consigné chez quelque courtier de mer. « Ils le trouvoient d’une humeur fort tranquille, fort patiente ; et jugeant à la douceur de sa mine, et à l’honnêteté qu’il avoit pour eux, que c’étoit un jeune homme qui n’avoit pas encore beaucoup d’expérience, ils conclurent qu’ils en auroient meilleur marché de sa vie. Ils ne firent point de difficulté de tenir leur conseil en sa présence, ne croyant pas qu’il sçût d’autre langue que celle dont il s’entretenoit avec son valet ; et leurs délibérations alloient à l’assommer, à le jetter dans l’eau, et à profiter de ses dépoüilles ». Pardonnez-moi de rire, Messieurs, — mais le fait est que je ris chaque fois que je pense à ce cas : deux choses me paraissent si drôles. L’une est l’horrible panique ou « funk » (comme disent les gens d’Eton) où M. Descartes a dû se trouver en entendant esquisser le drame réglé de sa propre mort, de ses funérailles, de sa succession et de l’administration de ses biens. Mais une autre chose qui me paraît encore bien plus bouffonne dans cette affaire, c’est que, si ces chiens de Frise avaient été courageux, nous n’aurions pas de philosophie cartésienne : et comment aurions-nous pu faire sans elle, si l’on considère le monde de livres qu’elle a produit, je laisse le soin de le supputer à tout honorable fabricant de coffres.
Mais poursuivons. En dépit de son énorme funk, Descartes fit mine de combattre, et par ce moyen terrifia ces misérables anti-cartésiens : « M. Descartes, dit M. Baillet, voyant que c’étoit tout de bon, se leva tout d’un coup, changea de contenance, tira l’épée d’une fierté imprévuë, leur parla en leur langue d’un ton qui les saisit, et les menaça de les percer sur l’heure, s’ils osoient luy faire insulte. »
Certes, Messieurs, c’eût été un honneur bien au-dessus des mérites de si chétifs coquins d’être embrochés comme des alouettes par une épée cartésienne ; et c’est pourquoi je suis heureux que M. Descartes n’ait pas privé le gibet en mettant à exécution sa menace, d’autant qu’il n’aurait pu sans doute mener son vaisseau à bon port s’il en avait tué l’équipage, de sorte qu’il aurait croisé à jamais dans le Zuyderzée, où les marins l’auraient pris pour le Hollandais volant retournant vers son pays. La hardiesse… dit son biographe, « qu’il fit paroître pour lors eut un effet merveilleux sur l’esprit de ces misérables. L’épouvante qu’ils en eurent fut suivie d’un étourdissement qui les empêcha de considérer leur avantage, et ils le conduisirent aussi paisiblement qu’il pût souhaiter. »
Peut-être, Messieurs, vous imaginez-vous que, sur le modèle du discours de César à son pauvre passeur : Cæsarem vehis et fortunas ejus, — M. Descartes n’avait eu besoin que de dire : « Chiens, vous ne pouvez pas me couper la gorge, car vous portez Descartes et sa philosophie », et qu’il ait pu, en toute sécurité, les défier de faire ce qu’ils voulaient.
Un empereur allemand avait eu cette même idée, lorsque averti de se garer de la ligne d’une canonnade, il répondit : « Bah ! l’homme, as-tu jamais entendu parler d’un boulet de canon qui ait tué un empereur ?[22] »
Pour un empereur, je ne saurais dire, mais une moindre chose a suffi à déconfire un philosophe, et le grand philosophe européen suivant sans aucun doute a été assassiné. C’est Spinoza.
Je sais très bien que l’opinion commune veut qu’il soit mort dans son lit. Peut-être est-ce vrai, mais il fut assassiné en dépit de tout ; et je vais le prouver à l’aide d’un livre publié à Bruxelles en 1731, intitulé « La Vie de Spinoza, par M. Jean Colerus », avec nombre d’additions d’après une vie manuscrite par l’un de ses amis[23]. Spinoza est mort le 21 février 1677, il avait à peine plus de quarante-quatre ans. Cela déjà par soi-même paraît suspect ; et M. Jean admet qu’une certaine expression dans la vie manuscrite autoriserait la conclusion « que sa mort n’a pas été tout à fait naturelle ». Comme il a vécu dans un pays humide, dans un pays maritime, la Hollande, on pourrait croire qu’il s’adonna beaucoup au grog, ou plus spécialement au punch[24] qu’on venait d’inventer. Sans doute il aurait pu, mais le fait est qu’il n’en est rien. M. Jean l’appelle « extrêmement sobre en son boire et en son manger ». Et, bien que quelques histoires singulières circulassent sur son habitude du jus de la mandragore (p. 140) et de l’opium (p. 144), pourtant aucun de ces articles ne se trouve dans le mémoire de son droguiste. Vivant donc avec une telle sobriété, comment est-il possible qu’il soit mort de mort naturelle à quarante-quatre ans ?
Écoutez le récit de son biographe : « Le dimanche au matin [21 février], avant qu’il fût temps d’aller à l’Église, il descendit encore de sa chambre et parla avec l’Hôte et sa Femme ». A ce moment donc, peut-être à dix heures du matin le dimanche, vous voyez que Spinoza était vivant et se portait bien. Mais, il avait fait venir d’Amsterdam un certain médecin que, dit le biographe, « je ne puis désigner autrement que par ces deux lettres, L. M. » — Cet L. M. avait chargé les gens de la maison d’acheter « un vieux coq » et de le faire bouillir, afin que Spinoza pût prendre du bouillon vers midi. Il fit ainsi, en effet, et mangea un peu du vieux coq de bon appétit, après que l’hôte et sa femme furent rentrés de l’église. « L’après-midi, le Médecin L. M. resta seul auprès de Spinosa : ceux du logis étant retournés ensemble à leurs dévotions. Mais au sortir du sermon, ils apprirent avec surprise que sur les trois heures, Spinosa étoit expiré en la présence de ce Médecin qui, le soir même, s’en retourna à Amsterdam par le bateau de nuit, sans prendre le moindre soin du défunt », et probablement sans prendre beaucoup plus de soin du paiement de sa propre petite note. « Il se dispensa de ce devoir d’autant plus tôt qu’après la mort de Spinosa, il s’étoit saisi d’un ducaton et de quelque peu d’argent que le défunt avoit laissé sur sa table, aussi bien que d’un couteau à manche d’argent, et s’étoit retiré avec ce qu’il avoit butiné. » Ici, vous le voyez, Messieurs, l’assassinat est évident, ainsi que sa nature. C’est L. M. qui a tué Spinoza pour son argent. Le pauvre Spinoza était invalide, maigre et faible. On ne remarqua pas de sang, L. M. sans doute l’a renversé et étouffé sous des coussins — le pauvre homme était déjà à moitié suffoqué par son infernal dîner. Après avoir mâché ce « vieux coq », ce qui veut dire, je pense, un coq du siècle précédent, en quel état pouvait se trouver le pauvre invalide pour lutter debout contre L. M. ? — Mais qui est cet L. M. ? Ce ne peut être à coup sûr Lindley Murray, car je l’ai vu à York en 1825, et, de plus, je ne pense pas qu’il aurait fait une telle chose — même contre un confrère en grammaire : car vous savez, Messieurs, que Spinoza a écrit une grammaire hébraïque très honorable.
Hobbes — pour quelle raison, en vertu de quel principe, je n’ai jamais pu le comprendre — n’a pas été assassiné. C’est là une inadvertance capitale des professionnels du dix-septième siècle, puisque à tout point de vue il était un beau sujet d’assassinat, sauf, en vérité, qu’il était chétif et décharné, mais je puis prouver qu’il avait de l’argent, et (ce qui est très amusant), il n’aurait pas eu le droit de faire la moindre résistance, puisque, d’après lui-même, un pouvoir auquel on ne peut résister, crée l’espèce la plus haute de droit, de sorte que c’est une rébellion de la couleur la plus noire de se refuser à être assassiné quand une force compétente paraît pour vous assassiner.
Cependant, Messieurs, s’il ne fut pas assassiné, je suis heureux de vous assurer que, d’après son propre récit, il a été trois fois très près d’être assassiné — et c’est une consolation. La première fois, au printemps de 1640, il prétend avoir fait circuler un petit manuscrit au nom du roi contre le Parlement[25]. Il n’a jamais pu produire ce manuscrit, mais il dit que « si S. M. n’avait pas dissous le Parlement (en mai), cela eût mis en danger sa vie ». La dissolution du Parlement, cependant, ne fut d’aucune utilité ; car en novembre de la même année[26] s’assembla le Long Parlement, et Hobbes, redoutant une seconde fois d’être tué, s’enfuit en France.
Ceci ressemble assez bien à la folie de John Dennis[27] qui crut que Louis XIV ne ferait jamais la paix avec la reine Anne à moins que lui, Dennis, ne fût livré à la vengeance des Français, et, sur-le-champ, il s’enfuit du bord de la mer, à cause de cette idée.
En France, Hobbes s’arrangea de façon à prendre soin de sa gorge le mieux du monde durant dix ans ; mais au bout de ce temps, en vue de faire sa cour à Cromwell, il publia son Léviathan. Le vieux poltron alors se mit à trembler horriblement pour la troisième fois : il s’imaginait constamment que les épées des Cavaliers étaient sur sa gorge, en se souvenant de quelle manière ils avaient servi les ambassadeurs du Parlement à la Haye et à Madrid : Tum, dit-il dans sa propre vie en un latin de chien[28],
Et, en conséquence, il s’empressa de rentrer en Angleterre. Certes, il est vrai qu’un homme a mérité la bastonnade pour avoir écrit le Léviathan, et deux ou trois bastonnades pour avoir écrit un pentamètre qui finisse aussi vilainement que terror ubique aderat, mais jamais personne ne l’a estimé digne de rien de plus grave que la bastonnade. Et, de fait, toute l’histoire est une hâblerie de sa part. Car, dans une lettre très grossière qu’il écrivit à « une personne savante » (ce qui veut dire le mathématicien Wallis) il donne une toute autre version de la chose, et dit (p. 8) qu’il revint « parce qu’il ne voulait pas confier sa sauvegarde au clergé français » insinuant qu’il y aurait apparence qu’il fût tué pour sa religion ; ce qui eût été une haute plaisanterie, en effet : Tom jeté au bûcher pour sa religion !
Hâblerie ou non, il est pourtant certain que Hobbes, à la fin de sa vie, craignait qu’on le tuât. Cela est démontré par une histoire que je vais vous raconter : elle n’est pas dans un manuscrit, mais (comme dit M. Coleridge), elle est aussi bonne qu’un manuscrit, car elle provient d’un livre maintenant oublié tout à fait, à savoir : La Foi de M. Hobbes examinée dans une conversation entre lui et un étudiant en théologie (publié environ dix ans avant la mort de Hobbes).
Le livre est anonyme ; mais il est écrit par Tenison — le même qui, environ trente ans plus tard, succéda à Tillotson comme archevêque de Canterbury[29].
Une anecdote sert d’introduction : « Un certain théologien (sans doute Tenison lui-même) faisait une excursion annuelle d’un mois dans les différentes parties de l’île. Dans l’une de ces excursions (1670), il visitait le Pic dans le Derbyshire, en partie à cause de la description qu’en a faite Hobbes[30]. Étant dans ces parages, il ne pouvait pas manquer de visiter Buxton, où dès le moment de son arrivée, il eut la bonne fortune de tomber sur une Société de gentlemen qui descendaient de cheval à la porte de l’auberge ; parmi eux était un personnage long et maigre, lequel se trouvait être M. Hobbes, arrivant sans doute de Chatsworth[31].
En rencontrant un si grand lion, un touriste à la recherche du pittoresque ne pouvait faire moins que de se présenter comme un cauchemar.
Fort heureusement pour la réussite de ce plan, les deux compagnons de M. Hobbes furent tout aussitôt rappelés par un exprès ; de sorte que, pendant le reste de son séjour à Buxton, il posséda Léviathan entièrement tout seul, et eut l’honneur de pinter avec lui le soir.
Hobbes, semble-t-il, tout d’abord fit montre de beaucoup de raideur, car il était soupçonneux avec les théologiens. Mais cela disparut, il se fit très sociable et facétieux, et ils convinrent d’aller ensemble se baigner.
Comment Tenison a pu s’aventurer à s’ébattre dans la même eau que Léviathan, je ne peux l’expliquer ; mais il en fut ainsi. Ils folâtrèrent comme deux dauphins, bien que Hobbes dût être aussi vieux que les monts ; et dans les intervalles où ils s’abstenaient de nager et de plonger, ils discouraient de maintes choses relatives aux bains des Anciens et à l’origine des sources.
Quand ils eurent de la sorte passé une heure, ils sortirent du bain ; et, séchés et habillés, ils s’assirent en attendant le souper que le lieu fournirait ; ils concevaient le dessein de se restaurer comme les Deïpnosophistes et de raisonner plutôt que de boire, profondément. Mais, dans cette intention innocente, ils furent interrompus par le tumulte qu’éleva une petite querelle où une partie des gens plus grossiers de la maison se trouvaient depuis un moment engagés. M. Hobbes en parut très inquiet, bien qu’il fût à bonne distance de ces personnes ». Et pourquoi était-il inquiet, Messieurs ? Sans doute, pensez-vous, par un bénin amour de la paix, désintéressé, digne d’un vieillard et d’un philosophe. Écoutez donc : « Pendant un moment il ne se remit pas, mais il raconta une ou deux fois, comme à lui-même, d’une voix basse et prudente, c’est-à-dire anxieuse, comment Sextus Roscius fut assassiné, après souper, près des Balneæ Palatinæ. Si loin peut, en général, s’étendre cette remarque de Cicéron relativement à Épicure l’athée : il observe que de tous les hommes celui-là redoutait le plus les deux choses qu’il méprisait : la Mort et les Dieux ». — Simplement parce que l’heure du souper était passée et qu’il était dans le voisinage de bains, Monsieur Hobbes devait avoir le destin de Sextus Roscius ! Il devait être assassiné, parce que Sextus Roscius avait été assassiné ! Quelle logique y avait-il à cela, sinon pour un homme qui toujours rêvait d’assassinat ? Voilà donc Léviathan, non plus effrayé des poignards des Cavaliers où du Clergé français, mais « épouvanté au delà des convenances » par un vacarme de cabaret entre quelques honnêtes rustres du Derbyshire, tandis que lui-même, épouvantail humain décharné, appartenant tout à fait à un autre siècle, les eût pu faire mourir de peur.
Malebranche, vous l’apprendrez avec plaisir, a été assassiné. L’homme qui l’assassina est bien connu : c’est l’évêque Berkeley. L’histoire est notoire, bien que jusqu’ici on ne l’ait pas mise en pleine lumière. Berkeley, jeune homme, alla à Paris et visita le Père Malebranche[32]. Il le trouva dans sa cellule, qui faisait la cuisine[33]. Les cuisiniers ont toujours été un genus irritabile, les auteurs plus encore ; Malebranche était l’un et l’autre. Une discussion s’éleva. Le vieux père, déjà chaud, devint plus chaud ; l’irritation culinaire et l’irritation métaphysique s’unirent à lui déranger le foie. Il se mit au lit, et mourut. Telle est la version ordinaire de l’histoire, « ainsi le Danemark entier est abusé ». Le fait est que la chose fut atténuée par considération pour Berkeley, qui (Pope l’observe justement) avait « toutes les vertus sous le ciel ». Mais on n’ignorait pas que Berkeley, piqué par l’irritabilité du vieux Français, s’était mesuré avec lui ; une culbute en était résultée ; Malebranche toucha le parquet au premier tour. Toute conception lui fut entièrement enlevée, et il allait peut-être se rendre ; mais le sang de Berkeley était désormais excité, et il insista pour que le vieux Français rétractât sa doctrine des Causes Occasionnelles. Mais la vanité de l’homme était trop grande ; et il tomba en holocauste à l’impétuosité de la jeunesse irlandaise, combinée avec sa propre obstination absurde.
Leibnitz étant de toute façon supérieur à Malebranche, on pourrait, a fortiori, compter qu’il a été assassiné ; mais, à la vérité, il n’en est rien. Je crois qu’il a été très aigri de cette négligence, et qu’il se sentit outragé par la sécurité dans laquelle il a passé ses jours. Je ne saurais expliquer autrement sa conduite vers la fin de sa vie, alors qu’il se mit à devenir très avare, et à entasser de grandes sommes d’or qu’il gardait dans sa maison. C’était à Vienne, où il est mort. Et des lettres existent encore qui décrivent l’incommensurable inquiétude de sa gorge où il vivait. Ainsi son ambition d’être l’objet d’un attentat n’était point, du moins, assez grande pour qu’il en oubliât le danger. Un défunt pédagogue, de la manufacture de Birmingham, le docteur Parr, suivait une marche plus égoïste dans les mêmes circonstances. Il avait amassé une quantité considérable de vaisselle d’or et d’argent, qu’il déposa quelque temps dans la chambre à coucher de son presbytère, à Hatton. Mais de jour en jour plus effrayé d’être tué, ce qu’il savait qu’il ne pourrait supporter (et jamais d’ailleurs, il n’y eut la moindre prétention), il transféra le tout chez le forgeron de Hatton ; supposant, sans doute, que l’assassinat d’un forgeron serait plus léger au salus reipublicae que celui d’un pédagogue. Pourtant j’ai entendu mettre cela fortement en doute, et l’on convient en général, maintenant, qu’un bon fer à cheval vaut environ deux sermons de l’Hôpital et un quart[34].
Si de Leibnitz, bien que non assassiné, on peut dire qu’il est mort en partie de sa peur d’être assassiné, et en partie de la contrariété de ne l’avoir pas été, Kant, de son côté, qui n’a manifesté aucune ambition de ce genre, échappa à un meurtrier de plus près que tout autre homme dont nous ayons lu la vie, Descartes excepté. Tant la fortune répand absurdement ses faveurs !
La chose est racontée, je crois, dans une vie anonyme de ce très grand homme. Par raison de santé, Kant s’imposait, à une certaine époque, une promenade de six milles le long d’une grande route. Ce fait était connu d’un homme qui avait ses raisons particulières pour commettre un assassinat ; à trois bornes de Königsberg, il guetta son « prétendu » qui arrivait juste à l’heure aussi exactement qu’une malle-poste. Sans un accident, Kant était un homme mort. Cet accident, ce fut la scrupuleuse, ou, comme l’eût appelée Mrs Quickly, la sotte moralité de l’assassin. Un vieux professeur, s’imaginait-il, pouvait être chargé de péchés, et non un jeune enfant. Sur cette considération, il se détourna de Kant au moment critique, et tout aussitôt il assassina un enfant de cinq ans. Telle est la version allemande de l’incident, mais mon opinion est que le meurtrier était un amateur, et qu’il sentit combien peu serait profitable à la cause du bon goût le meurtre d’un vieux, aride et consumé métaphysicien : il n’y avait là nul motif de se montrer, car l’homme n’aurait pu paraître plus semblable à une momie, une fois mort, qu’il ne l’était, vivant.
Ainsi, Messieurs, j’ai retracé les rapports de la philosophie et de notre art, si bien que je me trouve parvenu à notre siècle. Je ne prendrai pas la peine de le caractériser autrement que celui qui l’a précédé, car ils n’ont, en fait, aucun caractère distinctif. Le dix-septième et le dix-huitième siècles, joints à tout ce que nous avons vu du dix-neuvième, forment ensemble l’âge d’Auguste du meurtre.
Le plus bel ouvrage du dix-septième siècle est sans conteste l’assassinat de Sir Edmundbury Godfrey[35] — lequel a toute mon approbation. Au point de vue important du mystère qui doit, d’une manière ou d’une autre, colorer toute tentative d’assassinat judicieuse, il est excellent, le mystère n’en est pas encore dissipé.
On a essayé de mettre ce meurtre sur le dos des papistes, mais ce serait lui faire tort, de même qu’à des Corrège bien connus ont fait tort les nettoyeurs professionnels de tableaux ; ce serait même le perdre en la classe apocryphe des simples meurtres politiques ou de partisans, auxquels manque tout à fait l’animus meurtrier, et je supplie la société de réprouver cette manière de voir. En fait, cette idée est tout à fait sans fondement, et n’a surgi que du plus pur fanatisme protestant.
Sir Edmundbury ne s’était pas distingué parmi les magistrats de Londres par sa sévérité à l’égard des papistes, ni en favorisant les tentatives des fanatiques, dans le but de renforcer les lois pénales contre les individus. Il n’avait pas armé contre lui l’animosité d’une secte religieuse quelle qu’elle fût. Et, pour ce qui est des coulures de bougie sur les vêtements du cadavre lorsqu’on vint à le découvrir dans un fossé (d’où l’on inféra, dans ce temps-là, que les prêtres attachés à la papiste chapelle de la Reine étaient intéressés dans le meurtre), c’est simplement un artifice frauduleux imaginé par ceux qui souhaitaient de fixer les soupçons sur les papistes, ou même toute cette allégation — les coulures de la cire avec le motif suggéré de ces coulures — peut bien n’être qu’une bourde ou un conte de l’évêque Burnet. Celui-ci, comme le disait couramment la duchesse de Portsmouth, est le seul grand maître du dix-septième siècle en l’art de faire des contes et des romans.
Cependant on peut observer que le nombre des assassinats n’était pas grand au siècle de Sir Emundbury, du moins chez nos artistes, et il faut peut-être l’attribuer au manque de patronage éclairé. Sint Mæcenates, non deerunt, Flacce, Marones. Si l’on consulte les Observations sur les Tables de Mortalité, de Grant (4e édition, Oxford 1665) on trouve que sur 229.250 personnes mortes à Londres dans une période de 20 années du dix-septième siècle, il n’y en pas eu plus de quatre-vingt-dix assassinées, c’est-à-dire par an, environ quatre et trois dixièmes.
Bien petit chiffre, Messieurs, pour fonder dessus une académie, et, certes, où la quantité est si mesquine, avons-nous le droit de nous attendre à une qualité de premier ordre.
Peut-être en fut-il ainsi, mais pourtant je suis d’avis que le meilleur artiste de ce siècle-là ne fut pas l’égal du meilleur artiste du siècle suivant.
Par exemple, quelque louable que puisse être le cas de Sir Edmundbury Godfrey (et personne ne peut plus que moi être sensible à ses mérites), je ne puis pourtant consentir à le placer sur le même niveau que celui de Mrs Ruscombe, de Bristol, tant pour l’originalité du dessein que pour l’audace et la hauteur du style. Le meurtre de cette bonne dame eut lieu au commencement du règne de George III, règne qui notoirement a été favorable aux arts en général. Elle vivait à College Green avec une seule jeune servante, sans que ni l’une ni l’autre eût la moindre prétention à l’attention de l’Histoire, qu’elles ne doivent qu’au grand artiste dont je rappelle le travail. Un beau matin, tandis que tout Bristol était vivant et animé, un soupçon s’étant élevé, des voisins forcèrent l’entrée de la maison et trouvèrent Mrs Ruscombe assassinée dans sa chambre à coucher, et la servante assassinée dans l’escalier. C’était en plein jour, et moins de deux heures avant, toutes deux, la maîtresse et la servante, avaient été vues vivantes. Autant que je puis me rappeler, ce fut en 1764 ; plus de soixante années se sont donc écoulées, et l’artiste n’est pas encore découvert.
Les soupçons de la postérité se sont portés sur deux prétendants : un boulanger et un ramoneur de cheminées. Mais la postérité se trompe ; aucun artiste inexpérimenté n’aurait pu concevoir l’idée si audacieuse d’un assassinat en plein jour au cœur d’une grande ville. Ce n’est pas un obscur boulanger, Messieurs, ni un ramoneur anonyme, soyez-en bien sûrs, qui a exécuté ce travail. Je sais qui c’est.
(Ici, il se fit un bourdonnement unanime, qui éclata finalement en de grands applaudissements. La-dessus, le conférencier rougit, et poursuivit avec beaucoup de vivacité) :
Pour l’amour de Dieu, Messieurs, ne vous méprenez pas ; ce n’est pas moi qui l’ai fait. Je n’ai pas la vanité de me croire à la hauteur d’une telle œuvre ; soyez sûrs que vous vous exagérez beaucoup mes pauvres talents ; l’assassinat de Mrs Ruscombe est bien au-dessus de mes faibles moyens. Seulement j’ai pu savoir qui était le meurtrier, grâce à un célèbre chirurgien qui a assisté à sa dissection. Ce gentleman avait un musée particulier dans l’intérêt de sa profession ; tout un coin en était occupé par le moulage d’un homme de proportions remarquablement belles.
« C’est, disait le chirurgien, le moulage du célèbre voleur de grand chemin du Lancashire qui sut cacher sa profession pendant longtemps à ses voisins en couvrant de bas de laine les jambes de son cheval : de la sorte il assourdissait le bruit qu’il eût fait autrement en traversant une allée dallée qui conduisait à son écurie. A l’époque de son exécution pour vol de grand chemin, j’étudiais sous Cruickshank ; la figure de l’homme était si extraordinairement belle qu’on n’épargna ni argent ni effort pour prendre possession de son corps le plus tôt possible. Avec la connivence du sous-sheriff, on le dépendit avant le temps légal, et on le plaça tout aussitôt dans une chaise de poste, si bien que lorsqu’il arriva chez Cruickshank, il n’était pas positivement mort. Mr ***, jeune étudiant alors, eut l’honneur de lui donner le coup de grâce, et de mettre fin à la sentence de la loi. »
Cette anecdote remarquable, qui semble impliquer que tous les gentlemen de la chambre de dissection étaient des amateurs de notre genre, me frappa énormément. Je la répétai un jour à une dame du Lancashire qui tout de suite me raconta qu’elle aussi avait vécu dans le voisinage de ce voleur de grand chemin et qu’elle se souvenait fort bien de deux circonstances qui se combinaient, dans l’opinion de tous les voisins, pour fixer sur lui le crédit de l’affaire de Mrs Ruscombe. L’une était le fait de son absence pendant quinze jours pleins à l’époque de cet assassinat ; l’autre, que fort peu de temps après, le voisinage de ce voleur de grand chemin se trouva inondé de dollars ; or, Mrs Ruscombe, on le savait, avait amassé environ deux milliers de ces espèces. Mais en tout cas, quel que soit l’artiste, l’affaire demeure un monument durable de son génie ; tels furent en effet l’impression d’effroi et le sentiment de puissance issus de la force de conception manifestée dans ce meurtre que pas un locataire (m’a-t-on dit en 1810) n’a pu se rencontrer depuis ce temps pour la maison de Mrs Ruscombe.
Mais, parce que je loue ainsi le cas Ruscombien, n’allez pas supposer que je ferme les yeux à maint autre spécimen d’un mérite extraordinaire répandu sur la face de ce siècle. Des cas, cependant, tels que ceux de Miss Bland, ou du capitaine Donnellan et de Sir Théophilus Boughton[36], n’obtiendront jamais ma faveur. Fi de ces marchands de poison, dis-je ; ne pouvaient-ils s’en tenir au vieux procédé honnête de couper les gorges, sans introduire de ces innovations abominables d’Italie ? Je considère tous ces cas d’empoisonnement, comparés au style légitime, comme les analogues de ce que sont les figures de cire par rapport à la sculpture, ou une estampe lithographique par rapport à un beau Volpato.
Mais laissons cela ; il nous reste plus d’une excellente œuvre d’art d’un style pur, dont personne n’aurait à rougir, tout connaisseur sincère en conviendra. Sincère, ai-je dit, remarquez-le bien, car de grandes concessions doivent être accordées à de tels cas ; aucun artiste ne peut jamais être sûr d’aboutir selon sa propre et belle inspiration. Des dérangements malencontreux surgissent : on ne se soumet pas à avoir la gorge coupée, tranquillement ; on court, on se débat, on mord ; et au lieu que le peintre de portraits a souvent à se plaindre de la torpeur de son sujet, l’artiste en notre partie est généralement embarrassé par un excès de mouvement.
De plus, bien que désagréable à l’artiste, cette tendance du meurtre à exciter et à irriter le sujet est certainement un de ses attraits pour le monde en général, et il nous faut y attacher nos regards, parce qu’il favorise le développement du talent latent. Jeremy Taylor remarque avec admiration les sauts extraordinaires que l’on peut faire sous l’influence de la peur. Il y a eu de ceci un exemple frappant dans le cas récent des Mac-Kean[37]. L’enfant sauta d’une hauteur telle qu’il n’en sautera pas une pareille jusqu’au jour de sa mort. Les talents aussi de l’espèce la plus brillante dans la lutte à mains plates, et en vérité, dans tout exercice gymnastique, ont été souvent développés par la frayeur qui fait cortège à nos artistes — des talents qui eussent sans cela été ensevelis et cachés sous le boisseau, aussi bien à qui les possède qu’à ses amis.
Je me rappelle un exemple intéressant de ce fait dans une affaire qu’on m’a apprise en Allemagne.
Je chevauchais un jour dans le voisinage de Munich, où je rencontrai un distingué amateur de notre société dont, pour des raisons très claires, je cacherai le nom. Ce gentleman m’informa que se trouvant las des plaisirs si froids, (tels les estimait-il) du simple état d’amateur, il avait quitté l’Angleterre pour le continent — c’est-à-dire pour pratiquer un peu, professionnellement. Dans ce dessein il s’était rendu en Allemagne, s’imaginant que la police dans cette partie de l’Europe était la plus lourde et la plus nonchalante. Son début, comme pratiquant, eut lieu à Mannheim, et comme il me savait un confrère amateur, il me communiqua librement toute entière sa première aventure. « Vis-à-vis de mon logement, me dit-il, vivait un boulanger. Il était passablement avare, et vivait seul. Fut-ce à cause de sa large face épanouie et crayeuse, ou pour toute autre cause, je ne sais, mais le fait est que je pensai à lui, et que je résolus de commencer à travailler par sa gorge ; il la portait, d’ailleurs, toujours nue — mode bien faite pour irriter mes désirs.
J’observai qu’à huit heures du soir précises, il fermait régulièrement ses volets. Une nuit, je le guettai dans cette occupation ; je m’élançai derrière lui, je fermai la porte et m’adressant à lui avec une grande douceur, je le mis au courant de la nature de ma mission, et je l’engageai en même temps à ne pas faire de résistance, ce qui nous serait désagréable à tous les deux. En parlant ainsi, je tirais mes outils, et je m’apprêtais à opérer. Mais à cette vue, le boulanger, qui avait paru frappé de catalepsie à mon premier avis, se réveilla dans une agitation terrible. « Je ne veux pas être assassiné, s’écriait-il, et pourquoi irais-je perdre (il voulait dire : vais-je perdre) ma précieuse gorge ? » — « Pourquoi ? dis-je ; à défaut d’autre raison, parce que vous mettez de l’alun dans votre pain. Mais n’importe ; alun ou non, (car j’étais résolu à prévenir toute discussion sur ce point), sachez que je suis un virtuose dans l’art de l’assassinat, que je suis désireux de m’y perfectionner en détail, que je suis épris de la vaste surface de votre gorge, et que je suis déterminé à m’en faire le client ». — « Vraiment ? dit-il, — eh bien je vais vous trouver une autre sorte de client » ; et, tout en parlant, il se précipita dans une attitude de boxeur.
Cette idée de boxer me parut amusante. C’est vrai, un boulanger de Londres s’est distingué dans l’arène et s’est fait connaître à la renommée sous le titre de Maître des Rôles. Mais il était jeune et pas abîmé ; tandis que mon homme était, de sa personne, un matelas de plumes, âgé de cinquante ans, et tout à fait hors d’état.
En dépit de tout pourtant, et luttant contre moi qui suis un maître de l’art, il fit une défense si désespérée que plus d’une fois je craignis qu’il pût tourner les chances contre moi, et que moi, l’amateur, je pusse me voir tué par un coquin de boulanger. Quelle situation ! Les esprits sensibles sympathiseront avec mon inquiétude. Comme il m’est dur de devoir vous apprendre que dans les treize premiers rounds le boulanger eut positivement l’avantage. Au quatorzième, je reçus sur l’œil droit un coup qui le ferma ; mais enfin, ce fut là, je crois, mon salut, car la colère qui s’éleva en moi fut si grande qu’à la reprise suivante, et à chacune des trois qui suivirent, je fis toucher le sol au boulanger.
19me round. Le boulanger se releva tout languissant, et manifestement incapable de résister. Ses exploits géométriques des quatre dernières reprises ne lui avaient fait aucun bien. Pourtant il déploya une certaine adresse à arrêter un message que j’adressais à sa boule cadavérique ; en le lançant, mon pied glissa, et je tombai.
20me round. En contemplant le boulanger, je me sentis honteux d’avoir été si tarabusté par une masse informe de pâte, et je me levai violemment pour lui administrer un châtiment sévère. Un corps à corps eut lieu ; tous deux nous tombâmes, le boulanger par-dessous — dix contre trois pour l’amateur !
21me round. Le boulanger sauta sur ses jambes avec une agilité surprenante ; certes il conduisait parfaitement ses pointes, et il luttait admirablement, si l’on considère qu’il était trempé de sueur ; mais son éclat lui était désormais ravi, son jeu était le pur effet de la terreur. Il était sûr à présent qu’il ne pourrait plus résister longtemps. Au cours de cette reprise, nous essayâmes du système de l’enlacement, j’y eus de beaucoup l’avantage, et je le frappais de façon réitérée sur le crâne… En effet son crâne était couvert d’anthrax, et je pensais que je le tourmenterais en prenant de telles libertés avec son crâne ; et c’est bien ce qui se produisit.
Aux trois rounds suivants, le maître des Rôles vacillait, comme une vache sur la glace. Voyant où en étaient les choses, au 24me round, je lui murmurai à l’oreille une chose qui l’envoya à terre, telle une balle. Ce n’était rien moins que mon opinion sur la valeur de sa gorge pour un office d’annuités. Ce petit murmure confidentiel l’affecta grandement ; même la sueur se glaça sur son visage, et, pendant les deux rounds suivants, j’en fis ce que je voulus. Lorsque j’appelai : « en place pour le 27me round », il gisait comme une bûche sur le parquet. »
Alors, je dis à l’amateur : « Il est à présumer que vous avez achevé votre dessein. » — « Vous avez raison, dit-il avec douceur, j’achevai, et ce fut, savez-vous, une grande satisfaction pour mon esprit, d’avoir par ce moyen tué d’une pierre deux oiseaux. » Il voulait dire qu’il avait à la fois tombé et tué le boulanger. Or, par ma vie, je ne vois pas comme lui, au contraire, il me semble qu’il a bien pris deux pierres pour ne tuer qu’un oiseau, ayant été obligé de lui ravir l’esprit d’abord avec son poing, ensuite avec ses outils.
Mais qu’importe cette logique ? La moralité de l’histoire n’en est pas moins satisfaisante, elle montre l’extraordinaire stimulant du talent caché apporté par toute perspective raisonnable de se voir assassiné. Un boulanger de Mannheim, poussif, pesant, à moitié cataleptique, avait lutté positivement pendant 27 reprises avec un boxeur anglais expérimenté sur cette seule inspiration ; tant son génie naturel se trouva exalté et transporté par la géniale présence de son assassin !
Vraiment, Messieurs, lorsqu’on entend raconter des choses comme celles-là, ce devient un devoir, d’adoucir un peu l’extrême sévérité avec laquelle la plupart des hommes parlent de l’assassinat. A entendre parler, on s’imaginerait que tous les désavantages et les inconvénients consistent à être assassiné et qu’il n’y en a pas à ne pas être assassiné. Les hommes réfléchis pensent autrement : « Certes, dit Jeremy Taylor, c’est un moindre mal temporel de tomber par la force d’un sabre que par la violence d’une fièvre, et la hache (à quoi il aurait pu ajouter le maillet du charpentier de navire et la pince monseigneur) est une bien moindre affliction qu’une strangurie. » Voilà qui est bien vrai ; l’évêque parle en sage et en amateur ; il l’était, j’en suis sûr ; et un autre grand philosophe, Marc Aurèle, s’élève aussi au-dessus des préjugés vulgaires à ce sujet. Il déclare que c’est une « des plus nobles fonctions de la raison, de connaître s’il est temps ou non de sortir du monde » (livre III, traduction anglaise de Coller). Nulle sorte de connaissance n’étant plus rare que celle-là, à coup sûr, il faut que soit un personnage très philanthrope celui qui entreprend d’instruire les gens dans cette science, gratuitement et non sans péril pour lui-même. Néanmoins je n’aventure tout ceci qu’en tant que sujets de spéculations pour les moralistes futurs, et, je le déclare en même temps, c’est ma conviction personnelle et privée, bien peu de gens commettent un assassinat par des principes philanthropiques ou patriotiques, et je répète ce que j’ai dit une fois déjà, au moins : pour la majeure partie des assassins, ce sont des personnages tout à fait incorrects.
Quant aux meurtres de Williams, les plus sublimes, les plus complets par leur excellence de tous ceux qui jamais aient été commis, je ne me permettrai pas de n’en parler qu’incidemment. Rien moins qu’une entière conférence, ou même toute une série de conférences ne suffirait à exposer leurs mérites[38]. Seulement un fait curieux se rattache à son cas, et je le mentionnerai, parce qu’il semble impliquer que l’éclat de son génie éblouissait jusqu’à l’œil même de la justice criminelle.
Vous vous souvenez tous, je n’en doute pas, que les instruments avec lesquels il exécuta sa première grande œuvre (le meurtre des Marr) étaient un maillet de charpentier de navire et un couteau. Or, le maillet appartenait à un vieux Suédois, un certain John Peterson, de qui il portait les initiales. Cet instrument, Williams le laissa derrière lui dans la maison de Marr, où il tomba entre les mains des magistrats. Hé bien, Messieurs, c’est un fait que la publication de cette circonstance des initiales aurait conduit directement à l’arrestation de Williams, et que, faite plus tôt, elle aurait empêché sa seconde grande œuvre (le meurtre Williamson) qui eut lieu exactement douze jours plus tard. Cependant les magistrats cachèrent ce détail au public pendant ces douze jours entiers, jusqu’à ce que la seconde œuvre eût été achevée. Celle-là finie, ils la publièrent, sentant apparemment que Williams avait dès lors fait assez pour sa renommée et que sa gloire enfin était au-dessus de l’atteinte du hasard.
Quant au cas de M. Thurtell[39], je ne sais trop qu’en dire. Naturellement, je suis tout disposé à estimer très haut mon prédécesseur à la présidence de cette société, et je reconnais que ses conférences étaient irréprochables. Mais, à parler ingénûment, en vérité, je trouve que son principal ouvrage a été bien surfait.
J’avoue toutefois que moi aussi, d’abord, j’ai été emporté par l’enthousiasme général.
Le matin où le meurtre fut annoncé à Londres, il y eut la plus nombreuse réunion d’amateurs que j’aie jamais vue depuis les jours de Williams.
De vieux connaisseurs qui, de leurs lits, avaient pris la coutume chagrine de ricaner et de se plaindre « que rien ne se fît plus », se traînèrent cette fois jusqu’en la salle de notre club : rarement j’ai été témoin d’une si grande joie, d’une si douce expression de satisfaction générale. De tous côtés, on voyait des gens se serrer la main, se féliciter, s’inviter à dîner pour le soir. Et l’on n’entendait que ces triomphants défis : « Eh bien ! ceci compte-t-il ? » — « Est-ce ceci, ce qu’il fallait ? » — « Êtes-vous satisfait, enfin ? »
Mais au milieu du vacarme, je m’en souviens, nous devînmes tous silencieux, en entendant le vieil amateur cynique L. S., arriver en clopinant sur sa jambe de bois. Il entra dans la pièce, le sourcil froncé, comme de coutume ; et en s’avançant, il continuait à grommeler et à bégayer tout le long du chemin : « Pur plagiat, vil plagiat d’idées que j’ai émises ! Avec cela, il a le style aussi rude qu’Albert Durer, aussi grossier que Fuseli. »
Plus d’un pensa que ce fut pure jalousie et universelle irritation ; mais, je le confesse, quand le premier feu de l’enthousiasme fut tombé, j’ai rencontré de très judicieux critiques pour convenir qu’il y avait quelque chose de fausset dans le style de Thurtell. Le fait est qu’il était membre de notre société, ce qui, naturellement, donnait une tendance amicale à nos jugements ; que sa personne était universellement connue, « à la mode », ce qui lui valait auprès de tout le public de Londres, une popularité temporaire que ses prétentions n’eurent pas la force de supporter, opinionum commenta delet dies, naturae judicia confirmat.
Il y a cependant de Thurtell un projet inachevé pour l’assassinat d’un homme au moyen d’une paire d’haltères, que j’admire fort. C’est une simple ébauche qu’il n’a jamais achevée ; mais à mon esprit elle semble de tous points supérieure à son chef d’œuvre. Je me rappelle le grand regret exprimé par quelques amateurs que cette esquisse eût été laissée dans son état d’inachèvement ; mais là je ne puis pas être d’accord avec eux, car les fragments et les premiers jets des artistes originaux ont souvent en eux un bonheur qui peut s’évanouir dans l’agencement des détails.
J’estime le cas des Mac Kean bien supérieur à l’ouvrage si vanté de Thurtell, par-dessus toute louange, et je le situe, par rapport aux œuvres immortelles de Williams, comme l’Énéide par rapport à l’Iliade.
Il serait temps à présent que je dise quelques mots des principes de l’assassinat en vue de diriger non votre pratique, mais votre jugement. Pour les vieilles femmes et la tourbe des lecteurs de journaux, ils se satisfont de n’importe quoi, pourvu que ce soit assez sanglant. Mais un esprit sensible exige quelque chose de plus. Premièrement, donc, parlons de l’espèce de personnes qui s’adaptent le mieux au dessein de l’assassin ; deuxièmement, du lieu ; troisièmement, du temps et de quelques autres menues circonstances.
Quant à la personne, je tiens pour évident que ce doit être un homme de bien, parce que, si ce ne l’était pas, elle pourrait elle-même, n’est-ce pas ? projeter un assassinat au même moment, et ces luttes « où le diamant taille le diamant », bien qu’assez satisfaisantes si rien de mieux n’émeut, ne sont pas en vérité ce qu’un critique peut se permettre d’appeler des assassinats. Je pourrais mentionner des gens (je ne cite aucun nom) qui ont été tués par d’autres gens, dans une allée obscure, et jusque-là tout paraîtrait assez correct ; mais, à y regarder de plus près, le public s’est avisé que la partie tuée, au même moment, méditait de voler son assassin, tout au moins, et peut-être de le tuer si elle s’était trouvée assez forte. Toutes les fois que tel est le cas, ou que l’on peut penser que tel est le cas, adieu les effets originaux de l’art. Le but final de l’assassinat considéré comme un art, est en effet précisément le même que celui de la tragédie selon Aristote, c’est-à-dire « de purifier le cœur au moyen de la pitié ou de la terreur ». Or, s’il peut y avoir terreur, comment pourrait-il y avoir aucune pitié devant un tigre détruit par un autre tigre ?
Il est évident, aussi, que la personne choisie ne doit pas être un personnage public. Par exemple, aucun artiste judicieux n’aurait tenté d’assassiner Abraham Newland[40]. Tout le monde a lu tant d’Abraham Newland et si peu de gens l’ont jamais vu, qu’à la croyance générale, il était une pure idée abstraite. Je me souviens qu’une fois je me risquai à dire que j’avais dîné dans un café avec Abraham Newland, tout le monde me regarda avec dédain, comme si j’eusse prétendu avoir joué au billard avec le Prêtre Jean, ou avoir eu une affaire d’honneur avec le Pape. Et, en passant, le Pape serait un personnage très impropre à tuer, car il a une telle ubiquité virtuelle en tant que père de la Chrétienté, et, pareil au coucou, il est si souvent entendu sans être jamais vu, que bien des gens, je le soupçonne, le regardent lui aussi comme une idée abstraite. Ce n’est que si un homme public a l’habitude de donner des dîners, avec toutes les délicatesses de la saison, que le cas est très différent : chacun se trouve fort satisfait que ce ne soit pas une idée abstraite ; par conséquent, il n’y a plus aucune impropriété à le tuer, sauf que cet assassinat tombera dans la classe des assassinats politiques, dont je n’ai pas encore traité.
Troisièmement, le sujet choisi doit être en bonne santé, il serait absolument barbare de tuer une personne malade, et généralement incapable de le supporter. Par ce principe, il ne faut pas qu’on choisisse un tailleur qui ait plus de vingt-cinq ans, car passé cet âge sûrement il doit être dyspeptique. Ou, du moins, si un homme veut chasser dans cette garenne, il pensera à coup sûr de son devoir, d’après une vieille équation établie, de tuer quelque multiple de 9 — soit le 18, le 27 ou le 36. Ici, dans cette bienveillante sollicitude pour le confort des personnes malades, vous remarquerez l’effet ordinaire de l’art qui est d’adoucir et de raffiner les sentiments. Le monde en général, Messieurs, est très épris de sang ; tout ce qu’il désire dans un meurtre c’est une effusion copieuse de sang ; un étalage éclatant en cela lui suffit. Mais le connaisseur éclairé a le goût plus raffiné ; de notre art, comme de tous les autres arts libéraux, quand on les possède à fond, le résultat est d’humaniser le cœur ; tant il est vrai que
Un ami, un philosophe, bien connu pour sa philanthropie et pour sa bonté générale, me suggère que le sujet choisi doit encore avoir une famille de jeunes enfants entièrement dans la dépendance de ses actions, en vue d’approfondir le pathétique. Sans nul doute, c’est là un judicieux avis. Pourtant je n’insisterai pas trop vivement sur cette condition. Un bon goût sévère sans conteste la suggère ; mais néanmoins, si l’homme était d’autre part irréprochable au point de vue des mœurs et de la santé, je ne tiendrais pas avec une jalousie trop exacte à une restriction qui aurait pour effet de rétrécir la sphère de l’artiste.
Voilà pour la personne. Quant au temps, au lieu, aux instruments, j’aurais à dire bien des choses, mais le temps me fait défaut. Le bon sens du praticien habituellement l’a porté vers la nuit et vers le secret. Pourtant il ne manque pas de cas où l’on se soit, avec un effet excellent, départi de cette règle. En ce qui concerne le temps, le cas de Mrs Ruscombe forme une exception superbe que j’ai déjà signalée ; et en ce qui concerne à la fois le temps et le lieu, il se trouve une belle exception dans les annales d’Édimbourg (année 1805), qui est familière à tous les enfants d’Édimbourg, mais qui a été étonnamment frustrée de sa juste part de renommée auprès des amateurs anglais. Le cas auquel je fais allusion c’est celui d’un encaisseur à l’une des banques, qui fut tué, alors qu’il portait un sac de monnaie, en plein midi, à un tournant de High street, qui est une des rues les plus passantes de l’Europe ; et l’assassin, à l’heure qu’il est, n’est pas encore découvert.
Et maintenant, Messieurs, pour conclure, permettez-moi, encore une fois, de décliner solennellement toutes prétentions de ma part au rôle de professionnel. Je n’ai jamais de ma vie tenté aucun assassinat, excepté en l’année 1801, sur la personne d’un matou ; cet assassinat finit autrement que je ne l’avais désiré. Mon but, je l’avoue, était un franc assassinat. « Semper ego auditor tantum ? » disais-je, « nunquamne reponam ? » et je descendis mon escalier à la recherche du chat, à une heure, par une nuit sombre, avec l’animus et sans doute le regard infernal d’un assassin. Seulement, lorsque je le trouvai, il était occupé à piller au garde-manger le pain et d’autres choses. Or, ceci donnait à l’affaire une face nouvelle ; c’était par un temps de disette générale où même les Chrétiens en étaient réduits à l’usage de pains de pommes de terre, de pains de riz, et de toutes sortes de choses semblables ; et c’était franche trahison à un matou de gâcher le bon pain de froment de la façon qu’il faisait. Instantanément ce devint un devoir patriotique de le mettre à mort, et, tandis que je me dressais bien haut et que je brandissais l’acier étincelant, je m’imaginai m’élever, pareil à Brutus, éclatant, d’une foule de patriotes, et, tout en frappant :
Depuis lors, quelque fugitives pensées que je puisse avoir eues d’attenter à la vie d’une antique brebis, d’une poule surannée, ou de tel petit gibier, c’est le secret qu’enferme ma poitrine ; quant aux formes plus élevées de l’art, je confesse que j’y suis tout à fait impropre. Mon ambition ne va pas si haut. Non, messieurs ; selon les paroles d’Horace,
Il y a bon nombre d’années, le lecteur peut s’en souvenir, je me suis présenté à lui dans le rôle de dilettante en assassinat. Peut-être dilettante est-ce un terme trop fort. Connaisseur plaira mieux aux scrupules et à la faiblesse du goût général. Je pense qu’il n’y a à cela aucun mal, au moins ? On n’est pas tenu de mettre ses yeux, ses oreilles et son intelligence dans la poche de sa culotte, lorsqu’on tombe sur un assassinat. A moins d’être dans un état tout à fait comateux, je suppose qu’on verra bien que tel assassinat est meilleur ou plus mauvais que tel autre, au point de vue du bon goût. Les assassinats ont leurs petites différences, aussi bien que les statues, les tableaux, les oratorios, les camées, les intailles, que sais-je encore ? Qu’on soit en colère contre un homme parce qu’il parle trop ou parce qu’il parle trop publiquement (pour ce qui est de trop, je le nie : personne ne saurait jamais cultiver ses goûts trop hautement), mais il faut, dans tous les cas, lui permettre de penser. Eh bien, le croiriez-vous ? tous mes voisins avaient ouï parler de ce petit essai d’esthétique que j’avais publié, et malheureusement, comme ils avaient entendu parler aussi d’un club dont je faisais partie et d’un dîner que j’ai présidé, (l’un et l’autre tendait au même petit objet que l’essai, c’est-à-dire à la diffusion d’un juste goût chez les sujets de Sa Majesté), ils répandirent sur mon compte les plus barbares calomnies. En particulier ils disaient de moi (ou du club, ce qui revient au même) que j’avais offert des primes pour les homicides bien conduits, avec tout un système de retenues proportionnelles en cas de faute ou de vice, conformément à un tableau communiqué à mes amis personnels.
Or, laissez-moi vous raconter toute la vérité au sujet du club et du dîner, et l’on verra combien le monde est malicieux. Mais, tout d’abord, en confidence, permettez-moi de vous dire quels sont vraiment mes principes sur la matière en jeu.
Pour ce qui est d’un assassinat, jamais de ma vie je n’en ai commis un seul. C’est là une chose bien connue de mes amis. Je pourrais produire un papier pour le certifier, signé par des tas de gens. Même, si vous y tenez, je doute que beaucoup de gens pussent produire un certificat plus fort. Le mien serait aussi vaste qu’une nappe de table à manger.
Il est, toutefois, un membre du club qui affecte de dire qu’il me surprit à prendre trop de libertés avec sa gorge, une nuit, au club, après que toute autre personne se fut retirée. Seulement, remarquez bien, il glisse son histoire selon son état de civilation[41]. Lorsqu’il n’est pas trop parti, il se contente de dire qu’il me surprit lorgnant sa gorge, que je fus mélancolique pendant plusieurs semaines ensuite, et que ma voix sonnait de façon à exprimer aux oreilles délicates d’un connaisseur le sentiment de l’opportunité perdue.
Tout le club sait que celui-là est un homme désappointé, et qui parle plaintivement parfois de la fatale négligence d’un homme venu sans outils. Et puis, tout cela est une affaire entre deux amateurs et chacun excuse, en ce cas, quelques petites sévérités ou des mensonges.
« Mais, dites-vous, sinon assassin vous-même, vous pouvez avoir encouragé ou même commandé un assassinat ? » Non, sur mon honneur, non. Et c’est le point où je souhaitais en venir pour vous donner satisfaction. La vérité est que je suis un homme très spécial pour toute chose se rapportant à l’assassinat, et que je pousse peut-être trop loin la délicatesse.
Le philosophe stagyrite, très justement et peut-être ayant en vue mon cas, plaçait la vertu dans le τὸ μέσον, ou point médian entre deux extrêmes. La médiocrité dorée est certainement ce que devraient se proposer pour but tous les hommes, mais il est plus aisé de dire que de faire ; mon infirmité consiste notoirement en trop de douceur de cœur, je trouve difficile de maintenir cette ferme ligne équatoriale entre les deux pôles de trop de meurtre d’une part, et de trop peu, de l’autre. Je suis trop mou, et les gens se tirent d’affaire avec moi tout graciés, oui, ils traversent la vie sans un attentat contre eux — des gens qui ne devraient pas être graciés ! Je crois, si j’avais la direction des choses, qu’il y aurait à peine un assassinat d’un bout de l’année à l’autre. C’est vrai, je suis pour la paix, la tranquillité, la cajolerie, et ce qu’on pourrait appeler le non frappement.
Un homme était venu me voir comme candidat à une place, alors vacante, de domestique. Il avait la réputation de s’être ingéré un peu dans notre art, et, disaient d’aucuns, non sans mérite. Ce qui me fit frémir, pourtant, c’est qu’il supposait que cet art faisait partie de ses devoirs réglementaires à mon service ; il prétendait le faire prendre en considération quant à ses gages. Or c’est bien une chose que je ne pouvais tolérer ; de sorte que je lui dis enfin : « Richard, (ou James, selon ce que ce pouvait être) vous vous méprenez sur mon caractère. Si un homme veut et doit pratiquer cette difficile et, permettez-moi d’ajouter, dangereuse branche de l’art, s’il y a un génie dominateur — soit, dans ce cas, tout ce que je dirais c’est qu’il peut poursuivre ses études chez moi aussi bien que chez un autre. Et même je pourrais faire remarquer qu’il ne saurait être mauvais pour lui, non plus que pour le sujet sur lequel il opérerait, d’être guidé par des hommes d’un goût plus sûr que le sien. Le génie peut beaucoup, mais une longue étude de l’art donne toujours le droit d’offrir un conseil. J’irais jusque-là : je suggérerais des principes généraux. Mais, quant à un cas particulier, je ne veux en rien y tremper. Jamais, ne me parlez de telle œuvre d’art précisément que vous méditiez ; je m’y oppose in toto. Car, si une fois un homme se laisse aller à un assassinat, bientôt il en viendra à tenir peu de compte du vol, et du vol il en viendra à boire, à enfreindre le sabbat, et de là à l’incivilité et à la procrastination. Une fois entré dans ce chemin en pente, on ne sait jamais où on s’arrêtera. Plus d’un homme a daté sa ruine de quelque assassinat dont il tenait peut-être peu de compte en ce temps-là. Principiis obsta — voilà ma règle ». — Tel fut mon discours, et toujours j’ai agi en conséquence, et si ce n’est pas là être vertueux, je serais heureux de savoir ce qui l’est.
J’en reviens au dîner et au club. Le club n’était pas, particulièrement, de ma création ; il surgit — tout à fait comme tant d’autres associations similaires pour la propagation de la vérité et la communication des idées nouvelles — plutôt de la nécessité des choses que de l’inspiration d’aucun homme.
Quant au dîner, si un homme plus que tout autre en pouvait être tenu responsable, c’était un membre connu parmi nous sous le nom de Crapaud dans son trou. Il était ainsi appelé à cause de son humeur sombre et misanthropique, qui le conduisait à dénigrer continuellement tous les assassinats modernes comme autant de vicieux avortements, n’appartenant à aucune école d’art authentique. Les plus beaux ouvrages de notre temps le faisaient grogner cyniquement, et, à la longue, cette humeur plaintive s’accrut en lui à tel point et il devint si notoire comme laudator temporis acti, que peu de gens se souciaient de rechercher sa société. Cela le rendit encore plus farouche et plus terrible. Il s’en allait marmottant et grondant ; où que vous le rencontriez, il soliloquait, disant : « méprisable, prétentieux — sans groupement — sans deux idées sur le maniement — sans… » et là vous le perdiez. A la longue l’existence parut lui devenir pénible ; il parlait rarement, il semblait converser avec des fantômes de l’air ; sa gouvernante nous apprit que sa lecture se bornait à peu près à « la Vengeance de Dieu sur le meurtre » par Reynolds et à un livre plus ancien du même titre, signalé par Sir Walter Scott, dans ses « Fortunes de Nigel ». Quelquefois peut-être allait-il jusqu’à lire un calendrier de Newgate antérieur à l’année 1788 ; mais jamais il ne regardait un livre plus récent. Il est vrai qu’il avait une théorie concernant la Révolution française, comme ayant été la grande cause de la dégénérescence de l’assassinat. « Bientôt, Monsieur, avait-il coutume de dire, les hommes auront perdu l’art de tuer de la volaille : jusqu’aux rudiments l’art aura péri. »
En l’année 1811, il se retira du monde. Crapaud dans son trou ne se rencontrait dans aucun endroit public. Nous ne le rencontrâmes plus dans ses fréquentations habituelles, « ni sur la pelouse, ni dans le bois il n’était »[42]. A côté du principal canal, de toute sa nonchalante longueur il se serait étendu les yeux fixés sur l’ordure dont l’eau était troublée. « Même les chiens, eût dit ce moraliste pensif, ne sont pas ce qu’ils ont été, Monsieur, — ce qu’ils devraient être. Je me souviens, au temps de mon grand-père, les chiens avaient quelque idée de l’assassinat. J’ai connu un mâtin, Monsieur, qui s’était mis en embuscade contre un rival, — oui, Monsieur, et qui finalement le tua, avec d’agréables circonstances de haut goût. J’ai été aussi en les termes d’une amitié intime avec un matou qui était un assassin. Mais à présent ! — » et alors, le sujet devenu trop pénible, il frappait de la main son front, et sortait brusquement dans la direction de chez lui, vers son canal favori ; c’est là qu’un amateur le vit dans un tel état qu’il avait pensé dangereux de lui adresser la parole. Bientôt après, Crapaud s’enferma entièrement ; on comprit qu’il s’était abandonné à la mélancolie ; et, à la longue, l’opinion prévalut que Crapaud dans son trou s’était pendu.
Le monde se trompait en cela, comme il s’est trompé sur tant d’autres questions. Crapaud dans son trou pouvait être endormi, mais il n’était pas mort. Par une matinée de 1812, un amateur nous surprit en nous annonçant qu’il avait vu Crapaud dans son trou volant d’un pas rapide à travers la rosée, au devant du facteur, le long du canal. Déjà c’était là quelque chose ; mais combien plus d’apprendre qu’il s’était rasé la barbe, avait laissé ses vêtements de couleur triste et était vêtu comme un fiancé des anciens jours. Quel pouvait être de tout cela le sens ? Crapaud dans son trou était-il fou ? ou qu’était-ce donc ? — Bientôt après, le secret fut dévoilé : mieux qu’en un sens figuré « l’assassinat avait paru : » de Londres arrivèrent les journaux du matin, et l’on y vit que, trois jours auparavant, un assassinat le plus superbe du siècle de plusieurs degrés, avait eu lieu au cœur de Londres.
J’ai à peine besoin de dire que c’était le grand chef-d’œuvre d’extermination de Williams chez M. Marr, au no 29 de Ratcliffe Highway. C’était le début de l’artiste. Ce qui advint chez M. Williamson douze nuits après — la deuxième œuvre sortie du même ciseau — certains le déclaraient même supérieur. Mais Crapaud dans son trou protestait toujours, se mettait même en colère, à de telles comparaisons. « Ce vulgaire goût de comparaison, comme l’appelle La Bruyère, observait-il souvent, sera notre ruine. Chaque ouvrage a son propre caractère spécial — chacun en soi est incomparable. Tel, peut-être, fera penser à l’Iliade, tel autre à l’Odyssée : mais que gagne-t-on à de telles comparaisons ? Aucun des deux n’a jamais été, ne sera jamais surpassé ; et, quand vous aurez parlé pendant des heures, c’est à cela que vous viendrez aboutir. » Quelque vaine cependant que puisse être toute critique, il disait que des volumes pourraient être écrits sur chacun de ces cas en lui-même ; et il se proposait de publier à ce sujet un in-quarto.
Mais comment Crapaud dans son trou était-il parvenu à entendre parler de cette grande œuvre si tôt dans la matinée ? Il en avait reçu un récit par exprès, dépêché par un correspondant de Londres qui guettait les progrès de l’art pour le compte de Crapaud, avec le mandat général d’envoyer un exprès spécial, à quelque prix que ce fût, dès l’issue de toute œuvre estimable qui apparaîtrait. L’exprès arriva pendant la nuit. Crapaud dans son trou était couché. Il avait marmotté et grogné pendant des heures, mais, naturellement, on le fit lever. En lisant la nouvelle, il jeta les bras au cou de l’exprès, le proclama son frère et son sauveur, et exprima le regret de n’avoir pas la puissance de le faire chevalier.
Et nous, les amateurs, apprenant qu’il était au loin, et par conséquent qu’il ne s’était pas pendu, nous tenions pour certain de le voir parmi nous bientôt. Effectivement bientôt il arriva ; il saisit la main de tous ceux près de qui il passait, il la pressa avec une grande effusion, ne cessant de dire : « Eh bien, voici quelque chose qui ressemble à un assassinat ! — C’est bien la chose, — c’est pur, — voilà ce qu’on peut approuver, recommander à un ami : voilà, dira tout homme qui réfléchit, voilà la chose qui devait être ! de telles œuvres suffisent pour nous rajeunir. »
Et, en effet, l’opinion générale était que Crapaud dans son trou serait mort sans cette renaissance de notre art, qu’il appelait un second siècle de Léon X ; et il était de notre devoir, disait-il, de la célébrer solennellement. Pour le moment et en attendant[43], il proposait que le club se réunît en un dîner. Un dîner fut donc donné par le club, auquel tous les amateurs furent conviés dans un rayon de cent milles.
Sur ce dîner il reste d’amples notes sténographiques dans les archives du club. Mais elles ne sont pas « développées », pour parler comme un diplomate ; et le reporter qui seul eût pu en donner le compte rendu complet, in extenso, fait défaut, a, je crois, été assassiné. Mais, plusieurs années après cette journée, et dans une circonstance peut-être aussi intéressante, je veux dire le soulèvement des Thugs et le thuggisme, on donna un second dîner. Sur ce dernier, j’ai moi-même pris des notes, par crainte qu’un autre accident advînt au reporter sténographe. Et je les joins ici.
Crapaud dans son trou, je dois le mentionner, était présent à ce dîner. En fait, c’en fut une des circonstances les plus sentimentales. Étant aussi vieux que les vallées au dîner de 1812, naturellement il était aussi vieux que les monts au dîner Thug de 1838. Il s’était remis à porter la barbe. Pourquoi, dans quel but, je ne saurais vous le dire. Mais il en était ainsi. Tout son aspect était des plus bénins et des plus vénérables. Rien ne saurait s’égaler au rayonnement angélique de son sourire, quand il s’informa de l’infortuné reporter. Bel exemple d’un scandale à huis clos, je vous dirai qu’on supposait que ce reporter avait été tué par Crapaud lui-même, dans un emportement d’art créateur. On lui répondit, avec des rugissements de rire, ainsi que le sous-sheriff de notre comté : « Non est inventus. »
Là-dessus, Crapaud dans son trou rit outrageusement. Même nous pensions tous que c’en était choquant. A l’ardente requête de la société, un compositeur de musique fournit sur cette circonstance un beau morceau d’ensemble, lequel fut chanté 5 fois après le dîner, au milieu d’applaudissements et d’un rire inextinguible ! En voici les paroles (et le chœur s’efforçait de mimer aussi bellement que possible, le rire spécial de Crapaud dans son trou) :
Et interrogatum est a Crapaud dans son trou : Ubi est ille reporter ?
Et responsum est cum cachinno : Non est inventus.
LE CHŒUR
Deinde iteratum est ab omnibus, cum cachinnatione undulante, trepidante : Non est inventus.
Crapaud dans son trou, je dois le dire, environ 9 ans plus tôt, lorsqu’un exprès lui apporta la première nouvelle de la révolution de Burke et de Hare[44] dans l’art, en était sur-le-champ devenu fou, et, au lieu de lui accorder une pension pour toute sa vie ou de le faire chevalier, il s’efforça de le burkifier ; il fut en conséquence mis dans une camisole de force, et c’est pour cette raison que nous n’eûmes pas de dîner alors. Mais cette fois nous étions tous vivants et frappant du pied, ceux de la camisole de force et les autres, et aucun absent ne fut porté sur la liste. Étaient présents aussi beaucoup d’amateurs étrangers.
Le dîner fini, le couvert ôté, tout le monde demanda le nouvel ensemble « Non est inventus ». Mais comme cela eût porté préjudice à la gravité requise de la société durant les premiers toasts, je maîtrisai cet appel. Après que les toasts nationaux eurent été portés, le premier toast officiel du jour fut celui au Vieux de la Montagne. On but au milieu d’un silence solennel.
Crapaud dans son trou remercia en un discours simple. Il s’identifiait au Vieux de la Montagne par quelques brèves allusions qui firent hurler de rire la société, et il termina en portant la santé de M. Von Hammer, qu’il remercia beaucoup pour son érudite histoire du Vieux et de ses sujets, les Assassins[45]. Là-dessus je me levai, je dis que sans nul doute beaucoup des assistants connaissaient la place distinguée qu’assignent les orientalistes au très érudit savant des choses turques, l’autrichien Von Hammer ; qu’il avait fait les plus profondes recherches sur notre art dans ses affinités avec ces primitifs et éminents artistes, les Assassins syriens de la période des Croisades ; que son œuvre était depuis plusieurs années déposée à la bibliothèque de notre club. Jusqu’au nom de l’auteur, Messieurs, le désignait pour être l’historien de notre art : — Von Hammer —
— « Oui, oui, interrompit Crapaud dans son trou, Von Hammer, c’est l’homme pour être malleus haereticorum. Vous savez tous en quelle considération Williams tenait le marteau, ou le maillet du charpentier de navire, qui est tout un. Messieurs, je vous présente un autre grand marteau : Charles von Hammer, le Marteau, ou en vieux français, Charles Martel : il martela les Sarrazins jusqu’à ce qu’ils fussent tous aussi morts que des clous de portes.
« A Charles Martel pour lui faire honneur ! »
Mais l’explosion de Crapaud dans son trou, tout à la fois, et les acclamations tumultueuses au grand-père de Charlemagne, avaient rendu à présent la compagnie intraitable. L’orchestre fut de nouveau réclamé, avec des cris de plus en plus orageux pour le nouveau chœur. Je prévis une soirée tempêtueuse, je donnai ordre de me renforcer de trois garçons de chaque côté, et le vice-président de même. Des symptômes d’enthousiasme déréglé commencèrent à se manifester, et j’avoue que moi-même j’étais très excité quand l’orchestre débuta avec sa tempête de musique et que l’ensemble enflammé commença : Et interrogatum est a Crapaud dans son trou : Ubi est ille Reporter ? — Et la frénésie passionnée devint absolument convulsive quand le chœur entier en vint à : « Et iteratum est ab omnibus : Non est inventus. »
Le toast suivant fut porté aux Sicaires juifs.
Je donnai l’explication suivante à l’assistance : « Messieurs, je suis sûr qu’il vous intéressera tous d’apprendre que les Assassins, si anciens qu’ils soient, ont eu une race de prédécesseurs dans leur pays même. Dans toute la Syrie, mais particulièrement en Palestine, durant les premières années de l’empereur Néron, il y a eu une bande de meurtriers qui poursuivaient d’une façon toute nouvelle leurs études. Ils ne pratiquaient pas la nuit, ni dans des endroits solitaires, mais, considérant justement que les grandes foules sont en elles-mêmes une sorte de ténèbres à cause de la densité de la presse et par l’impossibilité d’y découvrir qui y a donné un coup, ils se mêlaient aux cohues partout, spécialement à la grande fête pascale de Jérusalem, où ils avaient positivement l’audace, Josèphe nous l’assure, de se presser jusque dans le Temple ; — et qui y auraient-ils choisi pour opérer, sinon Jonathan même, le Pontifex Maximus ? Ils le tuèrent, Messieurs, aussi bellement que s’ils l’eussent tenu seul, par une nuit sans lune, dans une allée étroite. Et lorsqu’on eut demandé quel était le meurtrier et où il était :
— « Eh donc, il fut répondu, interrompit Crapaud dans son trou : Non est inventus. — Et dès lors, en dépit de tout ce que je pus faire ou dire, l’orchestre partit, et toute l’assistance commença : Et interrogatum est a Crapaud dans son trou : Ubi est ille Sicarius ? Et responsum est ab omnibus : Non est inventus. »
Lorsque le chœur tempêtueux fut calmé, je repris : « Messieurs, vous trouverez une relation très circonstanciée sur les Sicaires dans au moins trois différentes parties de Josèphe : une fois dans le livre XX, section V, chapitre VIII de ses « Antiquités » ; une fois dans le livre I de ses « Guerres » : et c’est dans la section X du chapitre premier cité que vous trouverez une description spéciale de leur outillage. Voici ce qu’il en dit : « Ils opéraient avec de petits cimeterres pas très différents des acinacæ persanes, mais plus recourbés, et aux yeux de tout le monde, entièrement semblables aux semi-lunaires sicæ romaines ». — C’est chose parfaitement magnifique, Messieurs, d’entendre la suite de leur histoire. L’unique cas, peut-être, dont on se souvienne, d’une armée régulière de meurtriers rassemblée, d’un justus exercitus, est le cas de ces Sicaires. Ils se réunirent en tel nombre dans le désert que Festus lui-même fut obligé de marcher contre eux avec la force légionnaire de Rome. Une bataille rangée eut lieu, et cette armée d’amateurs fut entièrement taillée en pièces dans le désert. O ciel, Messieurs, quel tableau sublime ! Les légions romaines — le désert — Jérusalem dans le lointain — une armée de meurtriers au premier plan ! »
Le toast suivant fut porté « au futur développement de l’outillage, avec remerciements au Comité pour ses services. »
M. L., au nom du Comité qui avait fait un rapport sur ce sujet, adressa des remerciements à son tour. Il fit un extrait intéressant de ce rapport, où apparaissait l’importance qu’avaient attachée autrefois à l’outillage les Pères tant grecs que latins. Pour confirmer ce fait amusant, il fit un exposé frappant ayant trait à la première œuvre de l’art antédiluvien. Le Père Mersenne, ce lettré français catholique romain, à la page mille quatre cent trente et une[46] de son laborieux commentaire de la Genèse, mentionne, sur l’autorité de plusieurs rabbins, que la querelle entre Caïn et Abel survint au sujet d’une femme ; que, selon divers récits, Caïn avait travaillé avec ses dents (Abelem fuisse morsibus dilaceratum a Caïn), selon plusieurs autres, avec l’os maxillaire d’un âne, — et c’est l’outil adopté par la plupart des peintres. Mais il est agréable, pour l’esprit sensible, de savoir qu’à mesure que la science s’est étendue, des vues plus profondes ont été adoptées. Tel auteur tient pour une fourche, Saint Chrysostôme pour un glaive, Irénée pour une faux, et Prudence, poète chrétien du quatrième siècle, pour une serpe. Ce dernier écrivain manifeste son opinion comme suit :
C’est-à-dire son frère, jaloux de sa sainteté, lui brise sa gorge fraternelle avec une serpe recourbée. « Tout cela est respectueusement présenté par votre Comité non tant comme décisif dans la question (en effet il n’en est rien), que dans le but d’imprimer dans les jeunes esprits l’importance qui a toujours été attachée à la qualité de l’outillage par des hommes tels que Chrysostôme et Irénée. »
« Qu’Irénée soit pendu ! » dit Crapaud dans son trou, en se levant impatienté pour porter le toast suivant : « à nos amis d’Irlande, en leur souhaitant une prompte révolution dans leur mode d’outillage, aussi bien que dans toutes les autres matières touchant notre art ! »
« Messieurs, je vous dirai la simple vérité : chaque jour de l’année, quand nous prenons un journal, nous y lisons un commencement d’assassinat. Nous disons : Voici qui est bon, voici qui est charmant, voici qui est excellent ! Mais voyez : à peine avons-nous lu un peu, que le mot Tipperary ou Ballina — quelque chose trahit la façon irlandaise. Aussitôt nous en avons dégoût ; nous appelons le garçon, nous disons : « Garçon, emportez ce journal, jetez-le dehors ; c’est absolument un scandale pour des narines de bon goût ». J’en appelle à chacun, si, découvrant d’un assassinat (peut-être, autrement, assez prometteur) qu’il est irlandais, il ne se sent pas insulté autant que, quand, ayant commandé du Madère, il découvre que c’est du vin du Cap, ou quand, ramassant ce qu’il prend pour un champignon, il se trouve que c’est ce que les enfants appellent moisissure blanche. La dîme, la politique, quelque chose de mauvais dès le principe, vicie tout assassinat irlandais. Messieurs, il faut réformer cela, ou l’Irlande ne sera pas un pays habitable ; du moins, si nous y habitons, nous faudra-t-il y importer tous nos assassinats, c’est clair. » Crapaud dans son trou se rassit, grondant d’une colère étouffée ; et le tumultueux « Écoutez, écoutez », en clameurs exprimait l’assentiment général.
Le toast suivant fut « à l’époque sublime du Burkisme et du Harisme ».
On but avec enthousiasme. Et là-dessus un des membres fit à la Société une communication très curieuse : — Messieurs, nous nous imaginons que le Burkisme est une pure invention de nos jours ; en effet, aucun Pancirollus n’a jamais tenu compte de cette branche de l’art en écrivant de rebus deperditis. Néanmoins, j’ai acquis la certitude que le principe essentiel de cette variété de l’art a été connue des anciens, bien que, comme l’art de peindre sur verre, de fabriquer les vases murrhins, etc… elle se soit perdue durant les âges obscurs, faute d’être encouragée. Dans la collection fameuse des épigrammes grecques faite par Planude, il s’en trouve une au sujet d’un cas très fascinant de Burkisme : c’est une parfaite petite perle d’art. Je ne puis, en ce moment, mettre la main sur l’épigramme même, mais en voici un extrait par Saumaise, tel que je l’ai trouvé dans ses notes sur Vopiscus : « Est et elegans epigramma Lucilii[47], ubi medicus et pollinctor de compacto sic egerunt ut medicus aegros omnes curæ suæ commissos occideret. » Telle était la base de la convention, vous voyez, — que, d’une part le docteur, pour lui-même et ses ayants droit, promet et s’engage à tuer dûment et fidèlement tous les patients commis à ses soins : mais pourquoi ? C’est là où se trouve la beauté du cas : « Et ut pollinctori amico suo traderet pollengendos ». Le pollinctor, comme vous savez, était une personne dont c’était la fonction d’habiller et de préparer le corps des morts en vue des funérailles. Le fondement original de la transaction apparaît d’ordre sentimental : « C’était mon ami, dit le docteur meurtrier, — il m’était cher », en parlant du pollinctor. Mais la loi, Messieurs, est sévère et rigoureuse, mais la loi ne prêtera pas l’oreille à des motifs si tendres. Pour que se soutienne un contrat de cette sorte, légalement, il est essentiel qu’une compensation soit donnée. Or, quelle était la compensation ? Jusqu’ici tout l’avantage est du côté du pollinctor ; il sera bien payé de ses services, mais, cependant, le généreux, le magnanime docteur ne gagne rien. Quel était l’équivalent, je le demande à nouveau, que la loi insistera pour que le docteur prenne, dans le dessein d’établir cette récompense sans laquelle le contrat serait sans force ? Écoutez : « Et ut pollinctor vicissim τελαμῶνας quos furabatur de pollinctione mortuorum medico mitteret donis ad alliganda vulnera eorum quos curabat », ce qui signifie : et que réciproquement le pollinctor transmettrait au médecin, à titre de dons gracieux, pour en bander les blessures de ceux qu’il traitait, les bandelettes ou brayers (τελαμῶνας) qu’il aurait réussi à soustraire aux cadavres dans l’exercice de ses fonctions.
« A présent, le cas est clair. Le tout se réglait sur un principe de réciprocité qui eût garanti à jamais leur trafic. Le docteur était aussi chirurgien. Il ne pouvait pas tuer tous ses patients. Quelques-uns de ses patients devaient être conservés intacts. Pour ceux-là il lui fallait des bandages de toile. Malheureusement les Romains portaient de la laine, et c’est pourquoi ils se baignaient si souvent. Néanmoins, il y avait de la toile qu’on pouvait se procurer à Rome, mais elle était monstrueusement chère ; et les τελαμῶνες, ou bandages emmaillottant de toile, dans lesquels la superstition les obligeait de ligaturer les cadavres, devaient convenir parfaitement au chirurgien. Le docteur, par conséquent, convient de fournir à son ami une succession constante de cadavres, — pourvu que, ceci entendu une fois pour toutes, ledit ami, en retour, lui fasse tenir la moitié des articles qu’il pouvait recevoir des amis des intéressés tués ou à tuer. Le docteur recommandait invariablement son si précieux ami le pollinctor (que nous pourrions appeler le croque-mort) ; le croque-mort, avec le même respect des droits sacrés de l’amitié, recommandait uniformément le docteur. Tels Pylade et Oreste, ils étaient les modèles d’une amitié parfaite : de leur vivant, ils furent dignes de s’aimer, et, au gibet, il faut l’espérer, ils n’auront pas été séparés.
« Messieurs, il me faut rire effroyablement quand je pense à ces deux amis tirant et tirant encore l’un sur l’autre : « Pollinctor en compte avec Doctor, débiteur pour seize cadavres ; créancier pour quarante-cinq bandages, dont deux endommagés. »
Par malheur, leurs noms sont perdus, mais je m’imagine que ce devaient être Quintus Burkius et Publius Harius. — Soit dit en passant, Messieurs, quelqu’un a-t-il récemment entendu parler de Hare ? J’apprends qu’il est confortablement établi en Irlande, dans l’ouest, où il fait, de temps à autre, une petite affaire ; mais, comme il le fait observer avec un soupir, seulement en détaillant, — sans rien qui ressemble à la belle entreprise de gros qui fut si florissante et si illustre à Édimbourg. « Vous voyez ce qui arrive quand on néglige le travail, et c’est bien la principale moralité, l’ἐπιμύθιον, dirait Ésope, que retire Hare de son expérience passée. »
Enfin, eut lieu le toast du jour : au Thuggisme dans toutes ses branches.
Les discours attentés à ce moment critique du dîner dépassent tout calcul. L’applaudissement fut si furieux, la musique si tempêtueuse, le fracas des verres si incessant, dans la résolution générale de ne plus jamais boire un toast moindre avec le même verre, que je suis incapable de le rapporter. En outre, Crapaud dans son trou devenait ingouvernable. Il tenait des pistolets qu’il déchargeait dans toutes les directions ; il envoyait son domestique chercher une espingole et parlait de la charger à balles. Nous comprîmes que son ancienne folie était revenue, à la mention de Burke et de Hare, ou que, las de la vie encore une fois, il avait résolu de disparaître à la faveur d’un massacre général. Cela, nous ne pensions pas le tolérer, il devint donc indispensable de le faire sortir à coups de pieds. Nous le fîmes sur le consentement universel, toute la société prêta ses orteils, uno pede, pourrais-je dire, tout en ayant pitié de ses cheveux gris et de son sourire angélique. Durant l’opération, l’orchestre épancha son vieux chœur. L’entière société chanta, et, ce qui nous fut une très grande surprise, Crapaud dans son trou se joignit à nous pour chanter furieusement :
Et interrogatum est ab omnibus : — Ubi est ille Crapaud dans son trou ?
Et responsum est ab omnibus : Non est inventus.
On ne saurait songer à se concilier des lecteurs d’une humeur si saturnienne et si sombre qu’ils ne peuvent entrer en féconde sympathie avec aucune sorte de gaîté, et moins encore quand la gaîté empiète, si peu que ce soit, sur le domaine de l’extravagant. En pareil cas, ne pas sympathiser, c’est ne pas comprendre ; le badinage, s’il n’est pas goûté, devient plat et insipide, et tout à fait dépourvu de sens. Par bonheur, après que ces manants-là se seront tous retirés de mon auditoire, il me restera une grande majorité de personnes qui proclament bien haut l’amusement qu’elles ont retiré de mon bref mémoire ; et en même temps elles m’auront prouvé la sincérité de leur louange par l’expression d’une censure un peu hésitante. A plusieurs reprises, on m’a glissé que peut-être l’extravagance, encore que nettement intentionnelle en vue de former un élément de la gaîté générale de la conception, allait trop loin. Mais, je ne suis pas, moi, de cette opinion, et je prie mes censeurs amicaux de se souvenir qu’un des objets directs, qu’une des tentatives de cette bagatelle[48] consiste à regarder avec fixité le bord de l’horreur et de tout ce qui, par une réalisation plus effective, fût devenu tout à fait repoussant. L’excès même de l’extravagance insinue au lecteur peu à peu la simple vapeur de ce que serait la spéculation intégrale, et offre en même temps le moyen le plus sûr de désabuser de l’horreur, laquelle autrement se pourrait grossir par trop de sensibilité.
Qu’il me soit permis de rappeler, une fois pour toutes, à ceux qui m’adressent de telles objections, cette proposition du doyen Swift : que l’on dressât le compte des enfants en trop dans les trois royaumes (et ceux-là, à cette époque, tant à Dublin qu’à Londres, étaient soignés dans des hôpitaux d’enfants), afin de les engraisser et de les manger. C’était là une extravagance plus audacieuse, certes, et, en quelque sorte plus réalisable que la mienne, laquelle n’a pas mérité un seul reproche, fût-ce à un dignitaire de l’église suprême d’Irlande. Sa monstruosité même est son excuse. La pure extravagance est de mise pour autoriser ou accréditer mon petit jeu d’esprit[49], précisément comme les simples impossibilités de Lilliput, de Laputa, des Yahoos, etc., ont autorisé cet autre[50]. Si donc, un homme pense qu’il vaille la peine de tirer l’épée contre une bulle d’écume de gaîté aussi simple que cette conférence sur l’esthétique de l’assassinat, je me réfugie, pour le moment, sous le bouclier télamonien du doyen Swift.
Mais, en réalité, — et c’est ce qui à parler net, forme mon dessein en retenant le lecteur par ce post-scriptum, — mon petit papier peut plaider en faveur de son extravagance, une excuse privilégiée, comme il en manque tout à fait pour ses écrits au Doyen.
Personne ne peut prétendre, fût-ce un instant, au nom du Doyen, qu’il y ait dans la pensée humaine, aucune tendance ordinaire et naturelle de s’arrêter sur les enfants en tant qu’objets de nourriture ; dans les seules conditions qu’on puisse concevoir, cela apparaîtrait comme la forme la plus aggravée du cannibalisme, — le cannibalisme portant sur la partie de l’espèce humaine la plus dépourvue de défense. Bien au contraire, la tendance à juger critiquement ou esthétiquement les incendies ou les assassinats est universelle. Est-on sollicité au spectacle d’un grand incendie, sans nul doute la première impulsion sera d’aider à l’éteindre. Seulement ce champ d’exercice est très limité, bien vite il est rempli par une foule de professionnels réguliers, entraînés et équipés pour ce service. Au cas d’un incendie qui a lieu dans une propriété particulière, la compassion pour le désastre d’un voisin nous empêche tout d’abord de traiter la chose comme un spectacle de la scène. Mais peut-être le feu est-il confiné à des bâtiments publics ? En tous cas, après que nous avons payé notre tribut de regrets à l’affaire considérée en tant que calamité, inévitablement, et sans contrainte, nous en arrivons à la considérer comme un spectacle théâtral. Des exclamations : que c’est grand ! que c’est magnifique ! échappent dans une espèce d’extase à la multitude.
Par exemple, quand Drury Lane fut incendié dans le premier decennium de ce siècle[51], l’effondrement du toit fut marqué par le suicide mimé de l’Apollon protecteur qui surmontait et cimait le centre de ce toit. Le dieu immobile, avec sa lyre, semblait contempler d’en haut les ruines ardentes qui si vite se rapprochaient de lui. Soudain, les charpentes qui le soutenaient cédèrent ; un gonflement convulsif de flammes pareilles à des vagues parut un moment soulever la statue ; et alors, comme dans un accès de désespoir, on vit la déité présidente non pas tomber, mais se jeter elle-même dans le déluge du feu ! elle s’y précipita la tête la première, et, de toutes manières la descente eut l’apparence d’une action volontaire.
Que s’en suivit-il ? De tous les ponts sur le fleuve, de toutes les places ouvertes d’où se voyait le spectacle, une rumeur soutenue s’éleva d’admiration et de sympathie.
Quelques années avant cet événement, un prodigieux incendie se produisit à Liverpool ; le Goree, vaste amas de magasins, à côté d’un des docks, fut consumé jusqu’au ras du sol. L’énorme édifice, haut de 8 ou 9 étages, chargé des marchandises les plus combustibles, — plusieurs milliers de balles de coton, blés et avoines par milliers de quarters[52], goudron, térébentine, rhum, poudre à fusil, etc., — continua durant plusieurs heures de la nuit à nourrir ce feu formidable. Pour aggraver le malheur, il soufflait une brise de vent régulière, (heureusement pour la navigation, elle soufflait vers la terre, c’est-à-dire vers l’est) et sur toute la route de Warrington, à 18 milles de distance à l’est, l’air entier était illuminé par des flammèches de coton, souvent imbibées de rhum, et par ce qui, semblable à de véritables mondes d’étincelles flamboyantes, embrasait toutes les régions supérieures de l’air. Tout le bétail couché dans les champs, dans un rayon de 18 milles, fut jeté dans la terreur et dans l’agitation. Les hommes, naturellement, lisaient dans le tumulte, qui passait au-dessus de leurs têtes, de tourbillons scintillants et flamboyants, l’annonce de quelque gigantesque calamité survenue à Liverpool ; et la lamentation à ce sujet était universelle. Mais cette humeur de sympathie publique ne s’imposait pas à un point tel qu’elle supprimât, ou même qu’elle détournât les élans momentanés d’une admiration emphatique, tandis que ce grésil en flèches de feux aux maintes couleurs courait sur les ailes de l’ouragan, tour à tour à travers les profondeurs ouvertes de l’air et à travers les sombres nuages du ciel.
Le même traitement, précisément, s’applique aux assassinats. Après le premier tribut de regret à ceux qui ont péri, et, en tous cas, après que les intérêts des personnes ont été tranquillisés par le temps, inévitablement les traits scéniques, (ce qui peut esthétiquement s’appeler les avantages) des différents assassinats sont passés en revue et appréciés. Par conséquent, en faveur de mon extravagance, je viens me réclamer, moi, d’un principe inévitable et perpétuel dans les tendances spontanées de l’âme humaine, chaque fois qu’elle s’abandonne à elle-même. Et nul ne pourra prétendre qu’un plaidoyer analogue puisse être hasardé dans le cas de Swift.
Cette différence importante entre le Doyen et moi, tel est l’un des motifs qui nécessitaient le présent post-scriptum. Le second objet du post-scriptum sera de mettre le lecteur, d’une manière circonstanciée, au courant des trois affaires mémorables d’assassinats que depuis longtemps la voix des amateurs a couronnés du laurier, et plus spécialement des deux premières, c’est-à-dire des immortels assassinats de Williams, en 1812[53]. L’acte et l’acteur, chacun séparément, offre le plus grand intérêt ; et, comme quarante-quatre années se sont écoulées depuis 1812, on ne saurait supposer que ni l’un ni l’autre soit connu de façon approfondie par les hommes de la génération présente.
Jamais, d’un bout à l’autre, dans les annales de la Chrétienté universelle, il n’y a eu, en vérité, un acte, commis par un seul individu isolément, qui ait eu le pouvoir d’épouvanter les cœurs des hommes autant que cet assassinat, ce carnage par lequel, durant l’hiver de 1812, John Williams, en une heure, détruisit de fond en comble deux maisons, en extermina, sauf deux, tous les habitants, et établit sa propre suprématie sur tous les enfants de Caïn. Il serait tout à fait impossible de décrire suffisamment la frénésie des sentiments qui, durant l’entière quinzaine qui suivit, maîtrisa le cœur populaire : vrai délire d’horreur indignée chez quelques-uns, vrai délire de l’épouvante chez les autres.
Pendant douze jours de suite, sur l’avis sans fondement que le meurtrier inconnu avait quitté Londres, la panique qui avait convulsé la puissante métropole se répandit à travers l’île toute entière. J’étais, moi, à cette époque, à environ trois cents milles de Londres, mais là, comme partout, la panique était indescriptible. Une dame, ma proche voisine, que je connaissais personnellement et qui vivait pour l’instant, durant une absence de son mari, avec très peu de domestiques, dans une maison très à l’écart, n’eut pas de repos jusqu’à ce qu’elle eût fait placer dix-huit portes (elle-même me l’a raconté, et, du reste, persuadé par preuve oculaire), dont chacune était bien fermée par de forts verrous et des barreaux et des chaînes, entre sa chambre à coucher et tout intrus à forme d’homme. La joindre, fût-ce dans son salon, était chose comparable à la marche d’un drapeau blanc dans une forteresse assiégée ; tous les six pas, on était arrêté par une sorte de herse.
La panique ne se confinait pas chez les riches ; des femmes de la condition la plus humble plus d’une fois moururent sur-le-champ, du coup que leur avaient porté des tentatives suspectes d’intrusion de la part de vagabonds, lesquels ne méditaient probablement rien de pire qu’un vol, mais les pauvres femmes, égarées par les journaux de Londres, s’étaient imaginées que c’était le redoutable assassin de Londres.
Cependant, l’artiste solitaire, qui se reposait au centre de Londres, se nourrissant du sentiment de sa propre grandeur, comme un Attila domestique, comme un « Fléau de Dieu », — cet homme qui cheminait dans les ténèbres et qui faisait fond sur l’assassinat (plus tard on l’a su), en vue d’avoir du pain, des vêtements, et pour s’élever dans la vie, — préparait en silence une réponse à effet aux gazettes publiques ; le douzième jour après son meurtre inaugural, il signalait sa présence à Londres et avertissait tout le monde combien il était absurde de lui attribuer des penchants champêtres, en frappant un second coup, en accomplissant l’extermination d’une seconde famille.
Un peu allégée se trouva la panique provinciale, grâce à cette preuve que l’assassin n’avait pas condescendu à se dérober à la campagne ni à abandonner, un seul moment, sur les motifs de la prudence ou de la peur, les grands castra stativa métropolitains du crime géant, situés à jamais sur les bords de la Tamise. En fait, le grand artiste dédaignait la renommée provinciale ; il doit avoir estimé la risible disproportion du contraste entre une ville de la campagne ou un village, d’une part, et de l’autre un ouvrage plus durable que l’airain — un κτημα ἐς αει — un assassinat d’une telle qualité qu’il pût daigner le tenir pour un ouvrage sorti de son propre atelier.
Coleridge, que je vis quelques mois après ces assassinats terrifiants, me raconta que, pour sa part, bien qu’il résidât en ce temps-là à Londres, il n’avait pas partagé la panique régnante ; il n’en avait été touché qu’en tant que philosophe, il avait été jeté dans une rêverie profonde, au sujet du pouvoir formidable laissé à la disposition de quiconque sait s’accommoder de l’abjuration de toutes les entraves de la conscience, s’il est en même temps tout à fait libre de crainte. Mais s’il ne partageait pas la panique publique, Coleridge ne considérait pas cette panique comme le moins du monde déraisonnable ; en effet, disait-il très justement, dans cette vaste métropole il y a bien des milliers de ménages composés exclusivement de femmes et d’enfants ; il y en a bien d’autres milliers qui, par nécessité, confient leur sauvegarde, durant les longues soirées, à la discrétion de quelque jeune servante ; pour peu qu’elle se laisse persuader, sous le prétexte d’un message de la part de sa mère, de sa sœur ou de son amoureux, et ouvre la porte, dès lors, en une seconde de temps, s’en va à la ruine la sécurité de la maison.
Cependant, en ce temps-là, et pendant plusieurs mois consécutifs, la pratique prévalut de mettre solidement la chaîne sur la porte avant de l’ouvrir, ce qui servit pendant bien longtemps à rappeler la profonde impression laissée à Londres par M. Williams.
Southey, puis-je ajouter, entra profondément dans le sentiment public à cette occasion, et il me dit, une semaine ou deux après le premier assassinat, que c’était bien un événement particulier de cet ordre qui pouvait atteindre à la dignité d’un événement national[54].
Maintenant que j’ai préparé le lecteur à apprécier à sa vraie proportion cet épouvantable tissu d’assassinats (souvenir d’une époque laissée à 42 ans derrière nous, on ne saurait les supposer vraiment connus d’une personne sur quatre de cette génération), je vais passer aux détails circonstanciés de l’affaire.
Avant tout un mot quant à la scène locale des meurtres. Ratcliffe Highway est une grande voie de communication dans un quartier très chaotique du Londres oriental ou nautique. En ce temps-là (c’est-à-dire en 1812), aucune police suffisante n’existait, sauf la police détective de Bow Street — admirable pour son objet particulier, mais absolument disproportionnée au service général de la capitale, — c’était donc un quartier très dangereux. Un homme sur trois, pour le moins, y pouvait être compté comme étranger : Lascars, Chinois, Maures, Nègres, se rencontraient à tous les pas. Et, outre le ruffianisme multiple caché impénétrablement sous les chapeaux mêlés aux turbans de ces gens dont le passé était insaisissable aux yeux des Européens, on ne l’ignore pas, la marine de la chrétienté (spécialement, en temps de guerre, la marine de commerce) est le sûr réceptacle de tous les meurtriers et de tous les ruffians à qui leurs crimes ont donné un motif de se dérober, pour une saison, aux regards du public. Peu de gens de cette catégorie, c’est vrai, sont qualifiés pour se donner comme des hommes de mer capables ; en tout temps, et spécialement durant une guerre, seule une petite proportion (un nucleus) dans l’équipage d’un bateau comporte des hommes capables — la grande majorité est simplement composée de terriens sans expérience.
Mais John Williams, qui avait été, à plusieurs reprises, compté comme marin à bord de différents navires des Indes, etc., était probablement un marin accompli. C’était, en effet, un homme généralement avisé et adroit, fertile en ressources dans toutes les difficultés soudaines, et qui se pliait avec la plus grande souplesse à toutes les variations de la vie sociale.
Williams était un homme de taille moyenne (de 5 pieds 7 pouces et demi à 5 pieds 8 pouces), d’une complexion dégagée, plutôt mince, mais vibrant, passablement musculeux et net de toute chair superflue.
Une dame qui l’a vu à son interrogatoire (je crois, au bureau de police de la Tamise), m’a assuré que ses cheveux étaient de la couleur la plus extraordinaire et la plus vive, — je veux dire d’un jaune brillant, tenant à peu près le milieu entre la couleur de l’orange et celle du citron. Williams était allé dans l’Inde, principalement au Bengale et à Madras, et il avait été aussi sur l’Indus. Or, il est notoire qu’au Pendjab, les chevaux appartenant aux castes élevées sont souvent peints, cramoisi, bleu, vert, pourpre ; et Williams, me semble-t-il, pouvait, dans le dessein possible de se déguiser, avoir pris une idée de cette pratique de Sind et de Lahore, si bien que peut-être cette couleur n’était pas naturelle. Pour le reste, son aspect était assez naturel et — si j’en juge d’après une statuette de lui en plâtre, que j’ai achetée à Londres, — je dirais médiocre en ce qui regarde la structure de son visage.
Quelque chose, cependant, frappait, qui s’accordait bien avec l’impression de son naturel de tigre : son visage portait en tout temps une pâleur exsangue, spectrale. « Vous auriez imaginé, disait mon informatrice, que dans ses veines ne circulait pas le sang rouge de la vie, celui qui s’enflamme par la chaleur de la honte, de la colère ou de la pitié, — mais une sève verte ne jaillissant pas d’un cœur humain. » Les yeux semblaient glacés et vitreux, comme si la lumière en était toute convergée sur quelque victime cachée dans le lointain. En cela, son aspect pouvait être repoussant ; mais, d’autre part, la déposition concordante de beaucoup de témoins, et aussi la déposition silencieuse des faits le montrent, ce que sa manière d’être avait d’huileux et d’insinuation serpentine neutralisait le caractère repoussant de son visage spectral, et lui ménageait auprès de jeunes femmes inexpérimentées un accueil des plus favorables. En particulier, une jeune fille de bonne éducation, que Williams avait sans doute le dessein de tuer, déposa qu’une fois, comme il était assis seul à côté d’elle, il lui avait dit : « Eh bien ! Mademoiselle R…, supposons que j’apparaisse, vers minuit, à côté de votre lit, armé d’un couteau à découper, que diriez-vous ? » Et la jeune fille confiante lui avait répondu : « Oh ! Monsieur Williams, si c’était un autre, je serais effrayée. Mais, en entendant votre voix, je me tranquilliserais. » Pauvre petite ! que ce tracé de premier jet, M. Williams l’eût rempli et réalisé, et elle aurait vu quelque chose dans le visage cadavérique, entendu quelque chose dans la voix sinistre qui eût dérangé sa tranquillité à jamais. Mais rien moins que de si terribles expériences ne pouvait valoir pour démasquer M. John Williams.
C’était dans la nuit d’un samedi de décembre ; M. Williams, nous supposerons qu’il avait fait son coup d’essai[55] bien longtemps auparavant, se frayait un chemin à travers les rues encombrées et affairées. Dire c’était agir. Et cette nuit, il s’était dit en secret qu’il allait exécuter un projet déjà ébauché, lequel, une fois fini, était destiné à frapper, le jour suivant, de consternation « tout le puissant cœur » de Londres, du centre à la circonférence. Plus tard on s’en est souvenu, il avait quitté en vue de sa sombre mission son logement, vers onze heures du soir ; non qu’il eût l’intention de commencer si tôt ; mais il lui était nécessaire de procéder à des reconnaissances. Il portait ses outils serrés sous son ample et spacieux vêtement tout boutonné. C’était en harmonie avec la subtilité générale de son caractère et sa haine élégante de la brutalité, que, par un agrément universel, ses manières fussent distinguées pour leur suavité exquise ; le cœur de tigre se masquait sous le raffinement le plus insinuant et le plus onduleux. Toutes ses connaissances dans la suite ont décrit sa dissimulation comme si aisée et si parfaite que, si en suivant son chemin dans les rues toujours encombrées de monde le samedi soir dans les quartiers pauvres, il avait par mégarde coudoyé quelqu’un, il se fût (pour satisfaire tout le monde) arrêté à lui présenter les excuses les plus convenables. Avec son cœur diabolique couvant le plus infernal des projets, il se serait encore interrompu pour exprimer l’aimable souhait que l’énorme maillet qu’il portait sous les boutons de son pardessus élégant, n’eût pas causé de mal à l’étranger avec qui il était venu en collision. Titien, je crois, à coup sûr Rubens, et peut-être Van Dyck s’étaient fait une loi de ne jamais pratiquer leur art qu’en grand costume — manchettes de dentelles, perruque à bourse et épée à poignée de diamant ; M. Williams, on a des raisons de le croire, quand il sortait pour un grand massacre compliqué, portait toujours des bas et des escarpins noirs ; il n’aurait, sous aucun prétexte, humilié sa condition d’artiste jusqu’à porter une robe de chambre.
Dans sa deuxième grande œuvre, il a été remarqué et rappelé, très particulièrement, par le seul et unique homme tremblant qui, sous les tuantes agonies de la peur, fut contraint (comme va voir le lecteur) de se faire, dans une place cachée, le témoin solitaire de ces atrocités, que M. Williams portait un long habit bleu du drap le plus fin et richement doublé de soie. Parmi les anecdotes qui circulaient à son sujet, on disait dans le temps que M. Williams employait le premier des dentistes et aussi le premier des pédicures. En aucune matière, il n’eût voulu patronner une habileté de second ordre. Et, sans nul doute, dans cette périlleuse petite branche d’industrie qu’il pratiquait, on peut le regarder comme le plus aristocratique et le plus délicat des artistes.
Mais qui était la victime vers la demeure de laquelle il se hâtait ? A coup sûr, il ne pouvait pas avoir l’imprudence de mettre à la voile pour tenir une course aventureuse à la recherche d’une personne de hasard à tuer ? Oh ! non ; il s’était, quelque temps d’avance, assuré de la personne, je veux dire d’un ancien ami très intime. Il semble, en effet, qu’il ait établi comme maxime que la personne la meilleure à tuer est un ami, ou, à défaut d’un ami, article qu’on ne saurait toujours avoir à sa disposition, une connaissance : dans ces deux cas, lorsqu’on approche de son sujet, la suspicion se trouve désarmée, tandis qu’un étranger prendrait l’alarme et trouverait, dans l’aspect même de son meurtrier élu, l’avertissement d’avoir à se tenir sur ses gardes.
Dans le cas présent, on a regardé sa victime prétendue comme réunissant la double condition : originellement ç’avait été un ami, qui, par la suite, sur quelque bon motif survenu, s’était transformé en ennemi. Ou, plus probablement, disaient d’autres, les sentiments depuis longtemps s’étaient assoupis qui avaient donné la vie à des rapports soit d’amitié, soit d’inimitié.
Marr, tel est le nom de cet homme infortuné, choisi (pour sa qualité d’ami ou d’ennemi) comme l’objet du travail de la présente nuit du samedi. L’histoire qui courait en ce temps-là, au sujet de la liaison de Williams et de Marr — et qui jamais, vraie ou fausse, n’a été démentie par l’autorité — c’est qu’ils avaient navigué sur la même malle des Indes jusqu’à Calcutta, et qu’ils s’étaient pris de querelle en mer. Une autre version de l’histoire disait : — Non, ils se sont disputés après être revenus de la mer, et l’objet de leur querelle était Mme Marr, très jolie jeune femme, aux faveurs de laquelle ils s’étaient trouvés candidats rivaux, et ils s’étaient pris soudain l’un pour l’autre de la plus amère inimitié. Certains détails donnaient une couleur de probabilité à cette histoire. Au demeurant, il est parfois advenu, à l’occasion d’un assassinat qui s’expliquait insuffisamment, que, pure bonté de cœur ne tolérant pas un motif simplement sordide à un assassinat éclatant, quelqu’un ait forgé et que le public ait accrédité une histoire pour représenter l’assassin comme ayant agi sous quelque impulsion d’un ordre plus élevé. Dans cette affaire, le public, trop choqué par l’idée que Williams, pour un simple motif de lucre, eût pu consommer une tragédie si complexe, accueillit volontiers le conte qui le représentait sous l’empire d’une malveillance mortelle, accrue par la rivalité la plus passionnée et la plus noble au sujet des faveurs d’une femme. Le cas demeure, jusqu’à un certain point, douteux, — mais certainement la probabilité est que Mme Marr avait été la juste cause, causa teterrima, de la discorde des deux hommes.
Mais les minutes se font nombreuses, les sables du sablier s’écoulent qui mesurent la durée de cette discorde sur la terre. Cette nuit, elle va cesser. Demain est le jour qu’en Angleterre on nomme dimanche, qu’en Écosse on nomme de son nom judaïque de Sabbat. Pour les deux nations, sous les noms différents, le jour a la même fonction : c’est pour toutes les deux le jour du repos. Pour toi aussi, Marr, ce sera le jour du repos, cela est écrit ; et toi encore, jeune Marr, tu vas trouver le repos — toi et ta famille, et l’étranger qui est sous ton toit. Mais ce repos sera dans le monde qui se trouve au delà de la tombe. De ce côté de la tombe, vous allez dormir tous votre sommeil dernier.
C’était une nuit d’extraordinaires ténèbres ; dans cet humble quartier de Londres, quelle que puisse être la nuit, lumineuse ou obscurcie, calme ou orageuse, toutes les boutiques restaient ouvertes les nuits du samedi jusqu’à minuit au moins, et beaucoup une bonne demi-heure en plus. Là, il n’y avait pas de superstition pédante et judaïque au sujet des limites exactes du dimanche. Au pis aller, le dimanche s’étendait depuis une heure du matin, le premier jour, jusqu’à huit heures du matin, le jour suivant, et accomplissait de la sorte un cercle de trente et une heures. C’était, assurément, bien assez long. Marr, particulièrement dans la soirée de ce samedi-là, eût été satisfait même qu’il fût plus court, à condition qu’il vînt plus tôt ; car il avait peiné derrière son comptoir pendant seize heures.
Voici quelle était la situation de Marr dans la vie : — il tenait une petite boutique de bonneterie, et avait placé dans son fonds et dans la fourniture de sa boutique environ 180 livres sterling. Comme tous les hommes engagés dans le commerce, il éprouvait certaines inquiétudes. Il n’était qu’un tout nouveau débutant, et déjà de mauvaises dettes l’avaient alarmé, des effets venaient à maturité qui, vraisemblablement, ne coïncideraient pas avec des ventes en rapport. Mais, de par sa constitution, il était, comme sanguin, plein d’espérances. En ce temps-là c’était un jeune homme de 27 ans, robuste et de fraîche couleur, que ne gênaient qu’à un très faible point ses perspectives commerciales ; toujours de belle humeur, se promettant (bien en vain !) pour cette nuit et la nuit suivante tout au moins, de reposer sa tête lasse et ses soucis sur le sein fidèle de sa douce, aimable jeune femme.
La famille de Marr se composait de cinq personnes, à savoir :
D’abord, lui-même, qui, si lui devait advenir la ruine dans les limites du langage commercial, aurait bien assez d’énergie pour se relever de nouveau, pareil à une pyramide de feu, et pour planer bien haut par-dessus la ruine plusieurs fois répétée. Oui, pauvre Marr, ce pourrait être ainsi, pourvu que tu fusses laissé à ton énergie native sans encombre ; mais voici qu’à présent se tient de l’autre côté de la rue quelqu’un né de l’enfer et qui oppose son péremptoire refus à toutes tes perspectives les plus flatteuses.
La deuxième sur la liste de la famille se trouve sa jolie et aimable femme, laquelle est heureuse à la manière des épouses adolescentes, car elle n’a que 22 ans, et inquiète seulement (quand elle l’est) au sujet de son enfant adoré.
En troisième lieu, en effet, il y a dans un berceau, à moins de neuf pieds plus bas que la rue, je veux dire dans une cuisine chaude et agréable, et bercé à intervalles par la jeune mère, un bébé de huit mois. Depuis dix-neuf mois, Marr et elle sont mariés et c’est là leur premier né. Ne vous affligez pas pour l’enfant qui va devoir observer le profond repos du dimanche dans un autre monde ; car pourquoi un orphelin, plongé jusqu’aux lèvres dans la pauvreté, une fois privé de ses père et mère, traînerait-il sur une terre étrangère et assassine ?
En quatrième lieu, il y a un brave garçon, un apprenti, mettons de treize ans, — un garçon du Devonshire[56], d’une belle figure, tels que le sont pour la plupart les jeunes gens du Devonshire ; content de sa place, pas surmené, traité avec bonté par son maître et par sa maîtresse.
Cinquièmement, et pour finir, fermant la marche de cette paisible famille, une servante, jeune femme adulte qui, très remarquable par la bonté de son cœur, occupait (comme il arrive souvent dans les familles de prétentions modestes quant au rang) une sorte de situation de sœur dans ses relations avec sa maîtresse.
Un grand changement démocratique s’effectue en ce moment précis (1854) et depuis vingt ans s’est effectué dans la société britannique. Des multitudes de personnes ont trouvé honteux de dire les mots « mon maître » et « ma maîtresse » ; le terme qui vient les déposséder lentement est « mon employeur ». Or, aux États-Unis, une telle expression hautement démocratique, encore que désagréable en tant qu’elle est l’inutile proclamation d’une indépendance que personne ne conteste, ne comporte, cependant, aucun mauvais effet durable. Les auxiliaires domestiques s’y trouvent assez généralement dans un état de transition qui aboutit si sûrement et si vite à les mettre eux-mêmes à la tête d’un établissement domestique leur appartenant en propre, qu’en effet ils ignorent, au moment présent, un rapport qui, tout compte fait, devra se dissoudre dans un an ou deux. Mais en Angleterre, où n’existe pas la même réserve de terres perpétuellement en excédent, la tendance de ce changement est pénible. Elle porte en soi l’expression affligeante et grossière de l’immunité quant à un joug, qui était en tout cas bien souvent léger et bénin. Ailleurs je développerai ce que je prétends dire.
Ici, apparemment, au service de Mme Marr, le principe en question se démontrait lui-même par la pratique. Mary, la servante, éprouvait un respect sincère et simple pour une maîtresse qu’elle voyait si fermement occupée de ses devoirs domestiques, et qui, si jeune, investie d’une légère autorité, ne l’exerçait jamais par caprice, mais la manifestait toujours d’une façon remarquable. D’après le témoignage de tous les voisins, elle se comportait, vis-à-vis de sa maîtresse, avec une nuance de respect discret, tout en se montrant ardente à la soulager, chaque fois que c’était possible, du poids de ses devoirs maternels, par les services joyeux et volontaires d’une vraie sœur.
Telle était la jeune femme que tout à coup, trois ou quatre minutes avant minuit, Marr appela du bord de l’escalier, la chargeant d’aller acheter des huîtres pour le souper de la famille. De quels minces hasards dépendent bien souvent de sérieux résultats qui durent la vie ! Marr, occupé par les affaires de sa boutique, Mrs Marr, occupée par quelque indisposition et un réveil de son bébé, avaient oublié l’un et l’autre de s’inquiéter du souper. Le temps, de moment en moment, restreignait la possibilité d’un choix varié ; et l’on commanda des huîtres, sans doute comme la chose la plus probable à trouver après que minuit aurait sonné. Et voilà que de cette circonstance insignifiante allait dépendre la vie de Mary ! Qu’on l’eût envoyée chercher le souper comme à l’ordinaire entre dix et onze heures, il est bien certain qu’elle, le seul membre de la famille entière qui ait échappé à la tragique extermination, n’y eût pas échappé, il n’est que trop certain qu’elle aurait partagé la destinée commune.
Maintenant il était devenu nécessaire de faire vite, hâtivement ; donc, ayant reçu de l’argent de Marr, un panier à la main, tête nue, Mary courut hors de la boutique. Ce fut dans la suite, à se le remémorer, un souvenir qui lui glaçait le cœur que, précisément en passant le seuil de la boutique, elle avait remarqué de l’autre côté de la rue, à la lumière des réverbères, la figure d’un homme, stationnaire à ce moment, mais qui l’instant d’après avait lentement bougé.
C’était Williams, ainsi qu’un petit incident, tout juste avant ou tout juste après (il est à présent impossible de dire lequel des deux) l’a prouvé suffisamment. Or, si l’on considère le désordre et la hâte inévitables de Mary dans les conjonctures posées, le temps à peine suffisant pour avoir chance de faire sa commission, il devient évident qu’elle a dû sentir se rattacher un sentiment profond de malaise mystérieux aux mouvements de cet inconnu, sans quoi, assurément, son attention ne se fût pas trouvée disponible pour si peu de chose.
Sur ce point même elle a jeté un peu de lumière pour ce qui pouvait, à demi consciemment, se passer alors dans son esprit. Elle disait que, nonobstant l’obscurité qui ne lui aurait pas permis de reconnaître les traits de l’homme ni de s’assurer de l’exacte direction de ses yeux, elle avait pourtant remarqué que, d’après son maintien quand il se mit en marche, et d’après la visible allure de sa personne, il devait être en train de regarder vers le no 29.
Le petit incident auquel j’ai fait allusion et qui confirme l’opinion de Mary c’est que, à un moment très rapproché de minuit, le watchman, le veilleur de nuit, avait particulièrement remarqué cet étranger. Il l’avait observé qui regardait continuellement dans la fenêtre de la boutique de Marr, et il avait trouvé cette action, en la rapprochant des apparences de l’homme, tellement suspecte qu’il entra dans la boutique de Marr pour lui communiquer ce qu’il avait vu.
Il établit ce fait, plus tard, devant les magistrats, en ajoutant que, dans la suite, c’est-à-dire très peu de minutes après minuit (huit ou dix minutes, probablement, après le départ de Mary), comme il repassait, selon sa tournée ordinaire d’une demi-heure, Marr lui avait demandé de l’aider à fermer ses volets. Ce fut là la dernière communication entre eux ; et le watchman avertit Marr que le mystérieux étranger semblait, cette fois, s’être éloigné et qu’il ne s’était plus fait voir depuis le premier avis donné par le watchman à Marr.
Il est hors de doute que Williams avait observé la visite du watchman à Marr, et qu’ainsi son attention avait été attirée sur l’indiscrétion de son propre maintien, si bien que l’avertissement, donné inefficacement à Marr, c’est Williams qui en avait tenu compte.
Et, c’est à peine si on peut le mettre davantage en doute, le chien sanguinaire avait commencé son œuvre dans la minute qui suivit celle où le watchman aida Marr à poser ses volets, en voici la raison :
Ce qui empêchait Williams de commencer plus tôt, c’était l’exposition de tout l’intérieur de la boutique aux regards des passants de la rue. Il était indispensable que les volets fussent fermés avec soin pour que Williams pût, en sécurité, se mettre à l’ouvrage. Mais, dès que cette précaution préliminaire serait prise et qu’il se serait assuré un abri contre la vue du public, ne perdre aucun moment par un retard devenait dès lors d’une bien plus grande importance qu’il ne l’avait été primitivement de ne rien hasarder par de la précipitation. Tout dépendait de ce fait, pénétrer avant que Marr eût clos la porte.
Toute autre manière d’entrer (par exemple, en attendant le retour de Mary pour faire son entrée en même temps qu’elle), on le verra, Williams y aurait compromis un précieux avantage que, si on lit ses actions muettes dans leur exacte ordonnance, il a dû, le lecteur va le comprendre, mettre à profit.
Williams attendit, par nécessité, que le bruit des pas du watchman se fût éloigné ; il attendit peut-être trente secondes ; passé ce danger, le danger prochain était que Marr se mît à clore sa porte : un tour de clé, et l’entrée était fermée à l’assassin. C’est pourquoi il s’élança au dedans, et d’un mouvement adroit de la main gauche il tourna, sans doute, la clé, sans laisser Marr s’apercevoir de ce stratagème fatal. Il est en vérité admirable et des plus intéressants de suivre la marche successive du monstre, et de noter l’absolue certitude avec laquelle les silencieux hiéroglyphes de l’affaire nous décèlent tout le processus et les mouvements du drame sanglant, non moins sûrement et aussi pleinement que si nous avions été nous-mêmes cachés dans la boutique de Marr ou que si nous avions contemplé du haut des cieux de pitié, ce vautour infernal qui ne savait pas ce que pitié veut dire.
Qu’il ait caché à Marr son artifice secret et rapide quant à la serrure, cela est évident ; parce que sinon, Marr eût aussitôt pris l’alarme, surtout après ce que le watchman lui avait communiqué ! Or on verra bientôt que Marr ne s’était pas alarmé. Certes, pour le plein succès de Williams, il importait, au plus haut degré, d’empêcher et de prévenir tout hurlement, tout cri d’agonie de Marr. De telles clameurs et dans une situation si légèrement défendue contre la rue, je veux dire par les murs les plus minces, se font entendre du dehors à peu près aussi clairement que si elles s’élevaient dans la rue. Ces clameurs, il était donc indispensable de les étouffer. Elles furent étouffées ; et le lecteur va comprendre comment.
Mais, en ce moment laissons le meurtrier seul avec ses victimes. Que durant 50 minutes il travaille à sa guise. La porte d’entrée, comme nous savons, est maintenant assurée contre tout secours. Il n’y a pas de secours. Attachons donc notre vue sur Mary, et, quand tout sera achevé, revenons avec elle lever le rideau et lire l’horrible monument de tout ce qui s’est passé pendant son absence.
La pauvre fille, l’esprit inquiet à un point qu’elle ne pouvait qu’à moitié comprendre, errait de ci, de là, à la recherche d’un débit d’huîtres ; et n’en trouvant pas qui fût encore ouvert dans le rayon que lui avait fait connaître son expérience ordinaire, elle se dit que le mieux était de tenter la chance dans un quartier plus éloigné. Elle voyait, dans le lointain, briller et scintiller les réverbères qui l’attiraient ; et, ainsi, à travers des rues inconnues pauvrement éclairées[57], par cette nuit particulièrement obscure, dans une région de Londres où des tumultes furieux continuellement la détournaient de ce qui semblait le droit chemin, il était bien naturel qu’elle s’égarât. Pendant ce temps, le dessein dans lequel elle était sortie était devenu sans espoir. Il ne lui restait plus qu’à revenir sur ses pas. Mais là était la difficulté ! Car elle avait peur de demander son chemin à des passants de hasard dont l’obscurité l’empêchait de reconnaître les dehors. A la longue, à sa lanterne elle reconnut un watchman. Par lui, elle fut remise dans la bonne route, et dix minutes plus tard, elle se retrouvait devant la porte du no 29 de Ratcliffe Highway. En même temps, elle se convainquit qu’elle avait dû être absente pendant 50 à 60 minutes ; elle avait, en effet, entendu dans le lointain, le cri une heure passé, lequel, commencé quelques secondes après une heure, durait sans interruption de 10 à 12 minutes.
Dans le trouble des inquiétudes torturantes qui aussitôt la surprirent, bien entendu, il lui est devenu difficile de se rappeler distinctement toute la succession des doutes, des appréhensions et des pressentiments ombrageux qui fondirent sur elle soudain. Mais, autant qu’elle ait pu se rappeler, elle n’a pas, au premier moment qu’elle atteignit la maison, remarqué rien qui fût décidément alarmant.
Dans le plus grand nombre des villes, les sonnettes sont les instruments principaux de communication entre la rue et l’intérieur des maisons ; à Londres, les marteaux dominent. Chez Marr, il y avait à la fois un marteau et une sonnette. Mary sonna, et en même temps elle heurta légèrement. Elle n’avait aucune crainte de déranger son maître ou sa maîtresse, elle était bien sûre de les trouver encore debout. Elle n’avait d’inquiétude que pour le bébé qui, dérangé, aurait pu encore priver sa mère du repos de la nuit. Elle savait bien que, des trois personnes attendant avec anxiété son retour, et, à ce moment, peut-être sérieusement tourmentées de son retard, le moindre perceptible murmure venu d’elle devait en un moment en amener une à la porte.
Mais qu’est-ce donc ? A son grand étonnement, et avec l’étonnement s’insinuait en elle une terreur glaciale — elle n’entendit ni mouvement, ni rumeur, monter de la cuisine. Au moment même lui revint, dans une angoisse frissonnante, l’image confuse de cet étranger au large vêtement sombre qu’elle avait vu se glisser furtif sous la lumière ombrageuse du réverbère, et qui, trop sûrement, guettait les mouvements de son maître : et voilà qu’elle se reprochait amèrement, quelque pressante que fût sa hâte, de n’avoir pas averti M. Marr de cette apparition suspecte. Pauvre fille ! Elle ne savait pas alors que si un tel avis avait pu être valable pour mettre Marr sur ses gardes, il lui était venu d’autre part, si bien qu’à cette omission, en réalité due seulement à sa hâte de faire la commission de son maître, on ne pouvait imputer le résultat fâcheux. Mais de telles réflexions, en ce sens ou en tout autre, furent englouties en ce moment dans la panique qui lui montait.
Que son double appel eût pu n’être pas remarqué, — ce seul fait, tout à coup, lui fut une révélation d’horreur. Qu’une personne se fût endormie, mais deux — mais trois — cela était une pure impossibilité. Et même, à les supposer toutes les trois ensemble et le bébé ensevelis dans le sommeil, combien encore restait inexplicable ce total — ce total silence ! Très certainement à ce moment quelque chose comme de l’horreur hystérique couvrit d’une ombre la pauvre fille, et alors elle se mit à tirer la sonnette avec une violence qui appartient à de la terreur maladive. Cela fait, elle s’arrêta ; elle gardait encore assez d’empire sur soi, bien que, vite, vite, il fût en train de l’abandonner, pour réfléchir que si quelque accident écrasant avait obligé Marr et son apprenti à laisser la maison et à aller chercher une assistance chirurgicale dans des quartiers assez éloignés (chose à peine supposable), — même dans ce cas, Mme Marr et son enfant seraient restés, et ne fût-ce qu’un murmure, à toute extrémité, la jeune mère aurait répondu.
S’arrêter donc, s’imposer à elle-même un rigoureux silence, de façon à laisser venir la réponse possible à son appel dernier, ce devint pour elle le devoir, par un effort spasmodique. Écoute donc, pauvre cœur tremblant ; et, vingt secondes, tiens-toi immobile comme la mort ! Immobile comme la mort, elle l’était ; et durant cette redoutable immobilité, comme elle étouffait son souffle pour pouvoir écouter, il se produisit un incident d’une terreur mortelle qui, jusqu’au jour de sa mort, ne cessera de renouveler dans son oreille ses échos. Elle, Mary, la pauvre fille tremblante, qui se contenait et se maîtrisait par un effort suprême, afin de laisser plein accès à la réponse que pouvait faire, à son dernier appel frénétique, sa chère jeune maîtresse, à la fin et très distinctement elle entendit à l’intérieur de la maison un bruit. Oui, maintenant, sans doute possible, une réponse se fait à son appel. Mais quelle réponse ?
Sur l’escalier — non pas l’escalier qui conduisait, en bas, à la cuisine, mais sur l’escalier qui conduisait, en haut, à l’unique étage des chambres à coucher, — elle entendit un bruit de craquement. Puis elle entendit très distinctement un pas : une marche, deux, trois, quatre marches lentement, distinctement descendues. Puis, les redoutables pas, elle les entendit, s’avancèrent au long de l’étroit couloir vers la porte. Les pas — ô ciel ! les pas de qui ? — se sont arrêtés à la porte. On pouvait entendre la respiration de cet être terrible qui avait imposé le silence à toute respiration autre que la sienne dans la maison. Il n’y a qu’une porte entre lui et Mary. Mais que fait-il donc de l’autre côté de la porte ? Pas circonspect, pas furtif, qui est descendu au bas de l’escalier, puis qui a marché le long du petit couloir étroit — étroit comme un cercueil — jusqu’à ce qu’enfin, il se soit arrêté à la porte.
Ah ! que le drôle respire fort ! Lui, l’assassin solitaire, est d’un côté de la porte ; Mary est de l’autre côté. Or, supposez qu’il eût ouvert tout à coup la porte, et que, inconsidérément, dans l’obscurité, Mary se fût précipitée à l’intérieur et se fût trouvée dans les bras de l’assassin. Le cas jusque-là eût été possible — et même certainement, si la ruse en eût été tentée tout de suite au retour de Mary, elle aurait eu plein succès ; si la porte s’était ouverte tout à coup à son premier tintement, tête baissée, elle aurait sauté dans la maison, et aurait péri. Mais, à présent, Mary est sur ses gardes. Le meurtrier inconnu et elle, tous deux leurs lèvres contre la porte, sont aux écoutes et respirent fort, mais heureusement ils sont chacun d’un côté de la porte, et au moindre indice d’ouverture de la clé ou du loquet, Mary se serait rejetée dans l’asile de l’obscurité générale.
Quel était le but du meurtrier en s’avançant le long du couloir jusqu’à la porte d’entrée ? Son but, le voici : — Prise à part, en tant qu’individu, Mary n’avait pour lui aucune valeur. Mais considérée comme membre d’une famille, elle avait cette valeur, que, saisie et assassinée, elle parfaisait et complétait le désastre de la maison. L’affaire racontée, comme elle devait être racontée dans toute la chrétienté, tiendrait captive l’imagination. Ainsi toute la couvée de victimes était prise aux filets ; la ruine de la famille ainsi était entière et globale ; et sous ce rapport, la tendance des hommes et des femmes, de quelque façon qu’ils s’agitassent, aurait été, sans aide et sans espoir, de tomber entre les mains victorieuses de l’assassin tout puissant. Il n’avait qu’à dire : « Mes preuves sont datées du no 29 de Ratcliffe Highway » et la pauvre imagination vaincue tombait sans pouvoir sous l’œil de crotale fascinateur du meurtrier.
Il n’y a aucun doute que le motif pour l’assassin de demeurer au côté intérieur de la porte de Marr, tandis que Mary restait du côté extérieur, était l’espoir que, s’il ouvrait la porte doucement, contrefaisant tout bas la voix de Marr, et disant : Qu’est-ce qui vous a fait rester si longtemps ? il serait possible de la capturer.
Il se trompait. Il était pour cela trop tard. Mary était maintenant éperdument en éveil. Elle se mit alors à sonner la sonnette et à frapper le marteau avec une violence ininterrompue. Et la conséquence naturelle c’est que le voisin de la maison contiguë, qui venait de se coucher et de s’endormir à l’instant même, fut réveillé ; et, grâce à la violence incessante de la sonnerie et des heurts qui, à présent, obéissaient à une impulsion délirante et irrésistible chez Mary, il eut le sentiment qu’un événement très terrible devait être à la racine d’un tumulte si bruyant. Se lever, monter la fenêtre, demander furieusement la cause de ce vacarme intempestif, ce fut l’affaire d’un moment. La pauvre fille resta suffisamment maîtresse d’elle-même pour expliquer avec rapidité le fait de son absence d’une heure, sa croyance que la famille de M. et Mme Marr avait été assassinée dans l’intervalle, et qu’à ce moment encore l’assassin était dans la maison.
La personne à qui s’adressait son récit était un prêteur sur gages ; ce devait être à coup sûr un homme brave, car l’entreprise était périlleuse, ne fût-ce qu’en tant qu’épreuve pour sa force physique, de faire face seul à seul à un assassin mystérieux, lequel apparemment avait signalé sa vaillance par un triomphe d’une telle étendue. Certes, encore une fois, il fallait à l’imagination un effort de victoire sur soi-même pour s’élancer, tête baissée, en la présence d’un homme enveloppé dans un nuage de mystère, et dont la nationalité, l’âge, les motifs étaient tout ensemble inconnus. Il est rare que sur un champ de bataille un soldat ait été appelé à affronter un danger aussi complexe. Car, si la famille entière de son voisin Marr avait été exterminée — si cela était vrai, en effet, — une telle quantité de sang répandu semblait bien le dénoncer, il devait y avoir deux personnes pour commettre le crime, ou, si une seulement avait accompli une telle ruine, en ce cas, de quelle colossale audace devait-elle être douée, celle-là ! et aussi, sans doute, de quelle agilité, de quelle force animales ! Mieux même : l’ennemi inconnu (qu’il fût un seul ou qu’il fût double) serait, sans aucun doute, soigneusement armé.
Eh bien, en dépit de tant de désavantages, cet homme sans crainte n’hésita pas à s’élancer tout de suite vers le champ du massacre, dans la maison de son voisin. Le temps seulement de passer son pantalon et de s’armer d’un tisonnier de cuisine, il descendit dans la petite cour derrière sa maison. En approchant de cette manière, il avait chance de surprendre l’assassin, tandis que s’il eût passé par le devant, cette chance n’eût pas existé, et il y aurait eu de plus un retard considérable dans le travail d’enfoncer la porte.
Un mur de briques haut de neuf ou dix pieds, séparait ses locaux de derrière de ceux de Marr. Il sauta par-dessus ; et, au moment même où il s’arrêtait à la nécessité de retourner prendre une bougie, il aperçut tout à coup un faible rayon de lumière qui apparaissait déjà sur une partie de la demeure de Marr. La porte de derrière de Marr était grande ouverte. Sans doute le meurtrier y avait-il passé une demi-minute plus tôt. Rapidement l’homme courageux s’avança vers la boutique, et là il aperçut le carnage de la nuit étalé sur le sol, et le local étroit si inondé de sang qu’il était à peine possible d’en éviter la pollution en s’y choisissant un chemin jusqu’à la porte d’entrée. Dans la serrure de la porte restait encore la clé qui avait donné à l’assassin inconnu un avantage si fatal sur ses victimes.
Entre temps, la nouvelle à ébranler le cœur, confondue parmi les cris de Mary (l’idée lui était venue que l’une des nombreuses victimes pouvait peut-être être encore à la portée de quelque secours médical, mais que tout dépendait de sa promptitude) avait abouti, même à cette heure tardive, à grouper un petit rassemblement auprès de la maison.
Le prêteur sur gages ouvrit grande la porte. Un ou deux watchmen précédaient la foule ; mais un spectacle à déchirer l’âme les arrêta et imprima un silence soudain à leurs voix, auparavant si hautes.
Le drame tragique racontait tout haut sa propre histoire, et la succession peu nombreuse et sommaire de sa marche.
L’assassin encore était inconnu tout à fait ; pas même soupçonné. Il y avait des raisons pour penser que ce devait être une personne familièrement connue de Marr. Il était entré dans la boutique en ouvrant la porte après que Marr l’avait fermée, on argumentait avec raison que, après l’avis donné à Marr par le watchman, l’apparition d’un étranger dans la boutique à cette heure et dans un voisinage si dangereux, et entrant d’une manière si irrégulière et si suspecte (je veux dire s’introduisant après que la porte avait été fermée, et après que la fermeture des volets avait coupé toute communication ouverte avec la rue) aurait certainement éveillé chez Marr une attitude de vigilance défensive. Donc, tout indice que Marr n’y avait pas été éveillé, démontrait jusqu’à la certitude que quelque chose s’était produit pour neutraliser cette alarme et pour désarmer fatalement, de la sorte, les appréhensions prudentes de Marr. Ce quelque chose ne pouvait consister qu’en un simple fait, à savoir que la personne de l’assassin était familièrement connue de Marr, une connaissance ordinaire et non suspecte.
Ceci supposé comme clé à tout le reste, le cours entier et l’évolution du drame subséquent devenaient clairs comme le jour : — l’assassin, c’est évident, avait ouvert doucement et aussi fermé derrière lui avec une douceur égale la porte de la rue. Il s’était alors avancé vers le petit comptoir, tout en échangeant les salutations ordinaires d’une vieille connaissance avec Marr insoupçonneux. Le comptoir atteint, il devait avoir demandé à Marr une paire de chaussettes en coton écru. Dans une boutique petite comme celle de Marr, il ne saurait y avoir grande latitude de choix pour disposer les différentes marchandises. L’arrangement en était sans aucun doute connu de l’assassin, qui s’était assuré déjà que, pour descendre l’article demandé à présent, Marr se trouverait requis de se retourner vers le rayon derrière lui, et en même temps d’élever les yeux et les mains à un niveau de dix-huit pouces au-dessus de sa tête. Ce mouvement le plaçait dans la position la plus désavantageuse possible par rapport à l’assassin ; celui-ci donc, à l’instant où les mains et les yeux de Marr étaient embarrassés et le derrière de sa tête pleinement exposé, soudain de dessous son large pardessus avait tiré un lourd maillet de charpentier de navire et d’un seul coup unique, avait assez entièrement étourdi sa victime pour la laisser incapable de résistance. La seule position de Marr disait toute son histoire. Il s’était naturellement affaissé derrière le comptoir, les mains occupées de façon à confirmer tout le dessin de l’affaire, comme je l’ai ici indiquée. Bien probable était-il encore que le même premier coup, cette première marque de la trahison qui atteignit Marr, avait été aussi le dernier coup qui lui anéantit la conscience. Le plan de l’assassin, son système raisonné de meurtre découlait logiquement de cette apoplexie ou tout au moins d’un étourdissement suffisant infligé pour assurer une perte longue de la conscience. Ce pas pour débuter mettait le meurtrier à son aise. Puis comme un retour de sentiment eût pu constamment le ramener à un danger complet, c’était sa pratique fixe de couper la gorge.
A un type invariable sur ce point tous les meurtres se conformaient : d’abord le crâne était brisé, ce qui préservait l’assassin de représaille immédiate ; puis, dans le but d’enclore le tout dans un silence éternel, il coupait uniformément la gorge.
Pour le reste, tels qu’ils se révélaient d’eux-mêmes, voici les détails : — la chute de Marr pouvait, vraisemblablement avoir causé un bruit sourd et confus de lutte, d’autant plus qu’on ne le pouvait confondre, à cette heure, avec aucune rumeur venue de la rue — la porte de la boutique étant fermée. Il est plus probable, pourtant, que le signal d’alarme descendant à la cuisine se produisit lorsque l’assassin se mit à couper la gorge à Marr. La place très restreinte derrière le comptoir rendait impossible, dans la hâte critique de l’affaire, de découvrir la gorge largement ; l’horrible scène devait se faire à coups partiels et interrompus : de profonds grognements durent s’élever ; et alors se fit un élan vers le haut de l’escalier. Contre cet élan, la seule phase dangereuse de l’opération, l’assassin devait s’être préparé spécialement. Mme Marr et l’apprenti, tous deux jeunes et actifs, s’avanceraient, à coup sûr, vers la porte de la rue. Si Mary avait été à la maison, et si trois personnes à la fois eussent combiné de distraire les projets du meurtrier, il est tout juste possible que l’une d’elles eût réussi à atteindre la rue. Mais le terrible balancement du pesant maillet surprit le garçon et la maîtresse, tous deux, avant qu’ils aient pu atteindre la porte. L’un et l’autre gisaient étendus sur le parquet, au milieu de la boutique ; et au moment même où il les avait voués à l’inaction, le chien maudit s’abattait sur leurs gorges avec son rasoir. Le fait est que, aveuglée par sa pure pitié pour le pauvre Marr en entendant ses gémissements, Mme Marr avait perdu de vue la politique à suivre : elle et le garçon auraient dû se diriger vers la porte du fond, afin de donner ainsi l’alarme en plein air, ce qui, en soi, était le grand point ; plusieurs moyens de distraire l’attention de l’assassin se présentaient dans cette manière d’agir, que, de toute autre façon l’extrême exiguïté de la boutique leur refusait.
Vaine serait la tentative d’exprimer l’horreur qui pénétra les spectateurs assemblés de la pitoyable tragédie. La foule savait qu’une personne, grâce à un hasard, avait échappé au massacre général ; cette personne à présent se trouvait sans voix et semblait en délire, si bien que par compassion pour son état bien digne de pitié, une voisine l’avait emmenée et mise dans un lit. C’est ainsi que pendant un temps plus long qu’il n’eût été sans cela possible, aucune des personnes présentes ne connaissait suffisamment les Marr pour savoir qu’ils avaient un jeune enfant ; le hardi prêteur sur gages s’en était allé faire une déclaration au coroner, et un autre voisin porter son témoignage qu’il croyait urgent au bureau de police du voisinage. Soudain, apparut dans la foule, quelqu’un qui savait que les parents assassinés avaient un enfant ; on le trouverait soit en bas de l’escalier soit dans une des chambres du haut. Immédiatement un flot de monde se répandit dans la cuisine où tout de suite on aperçut le berceau — les couvertures dans un état de confusion indescriptible. En les démêlant, les mares de sang devinrent visibles, puis, nouveau signe sinistre, la flèche du berceau avait été brisée en morceaux. Il fut clair que le misérable s’était trouvé doublement gêné — d’abord par la flèche arquée à la tête du berceau, qu’il avait alors mis en pièces avec son maillet, et deuxièmement par l’amas des draps et des oreillers autour de la tête du bébé. Le libre jeu de ses coups avait été de la sorte déjoué. Et il avait mis fin à cette scène en appliquant son rasoir à la gorge du pauvre innocent. Après quoi, sans but apparent, comme s’il avait été pris de honte au spectacle de ses propres atrocités, il s’était mis à entasser le linge, laborieusement, par-dessus le cadavre de l’enfant.
Cet incident donnait un indéniable caractère d’acte de vengeance à l’affaire entière, et confirmait par là la rumeur qu’une querelle entre Williams et Marr avait pris son origine dans leur rivalité. Un écrivain, pourtant, prétendit que l’assassin pouvait avoir trouvé nécessaire pour sa sûreté personnelle d’éteindre les pleurs de l’enfant. Mais on lui répondit, avec justesse, qu’un enfant de huit mois seulement n’aurait pas pu pleurer par le sentiment de la tragédie qui avait lieu, mais seulement d’une façon accoutumée, en raison de l’absence de sa mère, et qu’un tel cri, même ouï le moins du monde hors de la maison, aurait été précisément ce que les voisins entendaient constamment, de sorte qu’il n’eût pas attiré une attention spéciale, ni fait naître une alarme raisonnable chez l’assassin. Nul incident, cependant, dans tout ce tissu d’atrocités, n’envenima la furie populaire contre le bandit inconnu, autant que cette boucherie superflue d’un bébé.
Naturellement, le dimanche matin, dont l’aube se fit quatre ou cinq heures plus tard, l’affaire était trop pleine d’horreur pour ne pas se répandre dans toutes les directions. Mais je n’ai aucune raison de penser qu’elle se fût insinuée dans aucun des nombreux journaux du dimanche. Dans le cours régulier des choses, toute occurrence ordinaire qui ne se produit, ou ne transpire pas avant une heure un quart le matin du dimanche, ne saurait arriver à l’oreille du public que par les éditions du lundi des journaux dominicaux, ou par les journaux réguliers du lundi matin. Si telle a été la marche suivie dans cette occasion, jamais il n’y a eu d’omission plus insigne. Car, c’est certain, à satisfaire le public qui demandait les détails dès le dimanche, et c’eût été aisé en annulant une couple de colonnes ennuyeuses pour y substituer la narration circonstanciée dont le prêteur sur gages et le watchman auraient pu fournir la matière, on eût pu amasser une petite fortune. Au moyen d’affiches convenables, dispersées à travers tous les quartiers de l’infinie métropole, 250.000 exemplaires supplémentaires auraient pu se vendre, — je dis de tout journal qui aurait rassemblé les matériaux exclusifs en allant au-devant de l’excitation du public. De toutes parts le public s’était mis en marche vers le centre, attiré par les rumeurs qui volaient, et partout brûlait d’être informé plus amplement [58].
Le dimanche d’après (le dimanche de l’octave après l’événement) on fit les funérailles des Marr : dans la première bière était placé Marr ; dans la deuxième Mme Marr avec le bébé dans ses bras ; dans la troisième le jeune apprenti. Ils furent enterrés côte à côte ; 30.000 ouvriers suivirent la procession funèbre, l’horreur et la tristesse peintes sur leurs visages.
Jusque là aucune rumeur n’était dans l’air qui indiquât, fût-ce par conjecture, l’auteur hideux de ces ruines — ce saint patron des fossoyeurs. Si, le dimanche des funérailles, on en avait su au sujet de cet individu, autant qu’on en savait partout six jours plus tard, les gens s’en seraient allés tout droit du cimetière au logement de l’assassin, et, sans souffrir aucun délai, lui auraient arraché membre après membre. Mais, jusque-là, faute d’un simple objet sur qui un soupçon raisonnable pût se poser, la colère publique se trouvait obligée de s’arrêter. Au reste, loin de montrer, et c’est naturel, aucune tendance à tomber, l’émotion publique se renforçait, bien entendu, chaque jour, à mesure que la répercussion du saisissement se mit à revenir des provinces à la capitale. Sur toutes les grandes routes du royaume, on faisait des arrestations continuelles de vagabonds et de rôdeurs qui ne pouvaient rendre de leur situation un compte satisfaisant, ou dont les dehors en toute chose s’accordaient avec le signalement imparfait de Williams qu’avait fourni le watchman.
En même temps que ce flux puissant de pitié et d’indignation qui se formait en arrière vers le terrifiant passé, il se mêlait aussi aux pensées des personnes réfléchies un sous-courant d’expectative inquiète pour le futur immédiat. « Le tremblement de terre » pour citer un fragment pris à un passage frappant de Wordsworth,
Tous les risques, et surtout les pernicieux, sont périodiques. Un assassin qui l’est par passion et tel un loup, par une soif insatiable du sang répandu, en tant que d’un mode de luxure antinaturelle, ne saurait tomber dans l’inertie. Cet homme-là, bien plus encore que le chasseur de chamois dans les Alpes, vient solliciter les dangers et son salut qui tient à un fil dans son industrie, ainsi qu’un condiment pour assaisonner les monotonies insipides de la vie quotidienne. Outre les instincts infernaux sur quoi l’on ne pouvait que trop sûrement compter pour voir se renouveler ses atrocités, l’assassin des Marr, c’était clair, en quelque lieu qu’il se tînt aux aguets, devait être un nécessiteux, et un nécessiteux de l’espèce la moins disposée à chercher ou à trouver des ressources par des modes honorables d’industrie : tant en vertu d’un dégoût hautain qu’en vertu d’une désuétude à ce qui y convient, les hommes de violence y sont spécialement disqualifiés. Ne fût-ce, donc, que pour le seul gagne-pain, l’assassin, que tous les cœurs cherchaient, émus, à déchiffrer, allait faire, on pouvait s’y attendre, sa résurrection sur quelque scène d’horreur, après un intervalle raisonnable. Même dans le meurtre des Marr, si l’on accorde qu’il avait été gouverné surtout par une impulsion de cruauté vindicative, il était cependant clair que le désir du butin avait coopéré avec de tels sentiments. De plus il était clair que ce désir avait dû être déçu : excepté la somme insignifiante que Marr avait réservée pour les dépenses de la semaine, le meurtrier ne trouva, sans doute, que peu ou que rien qu’il ait pu prendre en considération. Deux guinées peut-être étaient tout ce qu’il avait pu retirer de butin. Une semaine environ en verrait la fin. Par conséquent, la conviction de tout le monde était qu’après un mois ou deux, lorsque la fièvre d’excitation pourrait s’être un peu refroidie, ou aurait été remplacée par des sujets d’un intérêt plus nouveau, de façon que la vigilance, nouvellement née dans la vie familiale pût avoir le temps de se relâcher, on pouvait compter sur un nouvel assassinat aussi épouvantable.
Telle l’attente générale. Que le lecteur se figure donc la véritable frénésie d’horreur, quand, dans le calme de cette attente, qui soupçonnait cependant, et s’y attendait, que le bras inconnu frapperait encore, mais ne supposait pas qu’une audace neuve pourrait s’égaler à ce seul attentat, — alors que tous les yeux veillaient, — soudain, la douzième nuit après le meurtre de Marr, une deuxième affaire du même aspect mystérieux, un assassinat selon le même plan d’extermination, fut perpétré dans le plus proche voisinage.
C’est le second jeudi après le meurtre de Marr, que cette deuxième atrocité eut lieu. Bien des gens ont trouvé, à cette époque, que, par ses lignes dramatiques d’un intérêt si pénétrant, ce second cas avait même surpassé le premier. La famille qui, cette fois, pâtit, était celle d’un certain M. Williamson ; et la maison était située, sinon absolument dans Ratcliffe Highway, tout au moins immédiatement au tournant d’une rue secondaire, qui courait à angle droit à cette grande artère publique.
M. Williamson était un homme fort connu et honorable, depuis longtemps établi dans le quartier. On le supposait riche. Et plutôt en vue d’entretenir son activité par cette profession, que dans le désir ardent d’amasser davantage, il tenait une sorte de taverne qui pouvait être considérée comme patriarcale — en ce sens que, bien que des gens de grande fortune fréquentassent la maison, le soir — aucune espèce de séparation n’y était maintenue par méfiance entre eux et les autres visiteurs de la classe des artisans ou des ouvriers. Quiconque se conduisait avec bienséance était libre de s’asseoir et de commander la boisson qu’il préférait. Ainsi la société y était un peu mêlée, clientèle en partie fixe, et dans une certaine proportion, flottante.
La famille se composait des cinq personnes suivantes :
1. M. Williamson, son chef, qui était un vieillard de plus de 70 ans, bien fait pour son état, civil et point morose, mais en même temps ferme sur le maintien du bon ordre ;
2. Mme Williamson, sa femme, plus jeune que lui de dix ans environ ;
3. Leur jeune petite-fille, âgée d’environ neuf ans ;
4. Une servante, qui avait à peu près quarante ans ;
5. Un jeune ouvrier, âgé d’environ 26 ans, appartenant à un établissement manufacturier (j’ai oublié de quelle espèce ; et je ne me souviens pas non plus de quelle nation il était).
La règle était établie chez M. Williamson que, exactement quand l’horloge sonnait onze heures, toute la compagnie, sans faveur ni exception, sortait. C’était là une des coutumes par lesquelles, dans un quartier si orageux, M. Williamson avait trouvé la possibilité de préserver sa maison de rixes.
Ce jeudi soir, toute chose s’était passée comme à l’ordinaire, sauf en ce qu’une légère ombre de soupçon avait arrêté l’attention de plus d’une personne. Peut-être en un temps moins inquiet, l’eût-on à peine remarquée. Mais actuellement que la première et la dernière question dans toute réunion de société, avait trait aux Marr et à leur assassin inconnu, c’était une circonstance certes bien propre à causer du malaise qu’un étranger d’apparence sinistre, avec un large pardessus, eût erré dans la salle et au dehors durant la soirée, se fût parfois écarté de la lumière dans les coins obscurs et eût été vu, par plusieurs personnes, se glisser, à la dérobée, dans les couloirs privés de la maison. En général, on présumait l’homme connu de Williamson. Et, jusqu’à un certain point, en tant que client occasionnel, il n’est pas impossible qu’il le fût. Mais plus tard, cet étranger repoussant, avec sa pâleur spectrale, sa chevelure extraordinaire et ses yeux vitreux, qui s’était montré par intervalles entre huit et onze heures du soir, est revenu à la mémoire de tous ceux qui l’avaient posément observé, avec quelque chose de cet effet glacial que produisent les deux assassins dans « Macbeth » lorsqu’ils se présentent tout fumants du meurtre de Banquo et rayonnant obscurément, visages terribles, dans le sombre arrière-plan, à travers les pompes du festin royal.
Cependant l’horloge sonnait onze heures. La compagnie se sépara. La porte d’entrée fut poussée, presque close. Au moment de la sortie de tout le monde, voici quelle était la position exacte des cinq personnes laissées dans la demeure : les trois plus âgées, c’est-à-dire Williamson, sa femme et sa servante, étaient toutes trois occupées au rez-de-chaussée. Williamson tirait de l’ale, du porter, etc… pour les gens du voisinage en faveur de qui la porte de la maison restait entrebâillée jusqu’à ce que l’heure de minuit sonnât. Mme Williamson et la servante allaient et venaient entre l’arrière-cuisine et un petit salon ; l’enfant, leur petite-fille, dont la chambre à coucher était au premier étage (par ce terme on entend toujours, à Londres, le palier élevé d’une seule volée de l’escalier au dessus du niveau de la rue), s’était profondément endormie dès neuf heures du soir ; enfin l’ouvrier s’était retiré pour prendre du repos. C’était un locataire habituel de la maison ; sa chambre était au second étage. En très peu de temps il s’était déshabillé et couché. Tenu, comme tout travailleur, à des habitudes de lever matinal, il était naturellement désireux de s’endormir aussi vite que possible. Pourtant, cette nuit-là, le malaise causé par les assassinats récents du no 29, atteignit chez lui le paroxysme de l’excitation nerveuse et le tint éveillé. Peut-être avait-il entendu parler de l’étranger à mine suspecte, peut-être l’avait-il vu lui-même rôder à la dérobée. Mais, même s’il n’en était pas ainsi, il se trouvait au courant des particularités périlleuses de cette maison ! par exemple, le ruffianisme de tout ce voisinage, et ce fait peu agréable que les Marr avaient vécu à quelques portées de cette même maison, ce qui impliquait que l’assassin aussi ne vivait pas à une grande distance. Tels étaient les sujets d’une alarme générale. Mais il en était d’autres, spéciaux à cette seule maison : avant tout, la réputation d’opulence de Williamson, — la croyance, fondée ou non, qu’il avait accumulé dans des pupitres et dans des tiroirs l’argent qui lui coulait sans cesse dans les mains, et, en dernier lieu, le danger avec tant d’ostentation recherché par cette habitude de laisser entrebâillée la porte pendant une heure entière, — heure emplie d’un danger d’autant plus grand que l’on pouvait être bien sûr de n’avoir pas à craindre de collision avec un visiteur ou un convive de hasard, puisque tout le monde se trouvait banni dès onze heures. Cette règle, jusqu’ici avantageuse pour la réputation et l’agrément de la maison, à présent au contraire, les circonstances ayant changé, ne servait qu’à positivement proclamer une situation exposée sans défense pendant une heure entière. Même on disait communément que Williamson, homme pesant et gros, de plus de soixante-dix ans, singulièrement peu actif, n’aurait été que prudent de fermer à clé sa porte au moment où il renvoyait, le soir, la société.
Sur ces motifs d’alarme et sur d’autres (et, M. Williamson, disait-on encore, possédait une quantité considérable d’argenterie) l’ouvrier méditait péniblement ; il pouvait être entre minuit moins vingt-huit et minuit moins vingt-cinq minutes, quand, d’une seule fois, avec un fracas révélant une main sinistre et violente, la porte de la maison soudain fut fermée et la clé tournée. Voilà donc qu’ici, sans nul doute possible, était entré l’homme diabolique, vêtu de mystère, l’homme du 29 de Ratcliffe Highway. Oui, l’être redoutable qui avait occupé toutes les pensées et toutes les langues depuis douze jours, était maintenant, à coup sûr, en cette maison sans défense, et il allait avant peu de minutes se présenter face à face à chacun de ses habitants. Une question toujours traînait dans l’esprit du public : chez Marr, deux hommes ne s’étaient-ils pas mis à l’ouvrage ? S’il en était ainsi, tous les deux devaient être là à présent, et l’un se trouverait immédiatement prêt à travailler au haut de l’escalier, aucun danger ne pouvant être plus évidemment ni plus immédiatement fatal à une attaque de cette espèce que l’alarme jetée d’une fenêtre d’en haut aux passants de la rue. Pendant une bonne demi-minute, le pauvre homme frappé d’épouvante resta assis sans mouvement sur son lit. Puis il se leva, son premier mouvement le conduisit à la porte de sa chambre, non dans le but de la protéger contre une intrusion — elle n’avait pas, il ne le savait que trop, de fermeture un peu sérieuse, serrure ni verrou, et du mobilier de la chambre il n’y avait rien qu’on pût déplacer utilement pour barricader la porte, même si l’on avait eu le temps d’en faire la tentative. Ce n’était pas un instinct de prudence ; la simple fascination d’une terreur accablante le poussa à ouvrir sa porte. Un premier pas l’amena à la tête de l’escalier. Il se pencha par-dessus la balustrade afin d’écouter ; à ce moment même, du petit salon, monta un cri d’agonie de la servante : « Seigneur Jésus-Christ ! nous allons tous être tués ! » Quelle tête de Méduse se dissimulait sous ce visage effrayant et exsangue, derrière ces yeux vitreux et fixes qui semblaient à bon droit appartenir à un cadavre, pour que sur eux le premier regard suffît à donner la certitude de la mort !
Les agonies de trois morts successives, entre temps, s’étaient terminées ; le pauvre ouvrier, pétrifié, tout à fait inconscient de ce qu’il faisait dans l’aveugle, le passif abandon de soi-même à l’épouvante, descendit entièrement les deux volées de l’escalier. Une terreur infinie lui inspirait l’impulsion même qu’eût pu lui inspirer un courage inconsidéré. En chemise, par les vieilles marches délabrées, qui par moments lui craquaient sous les pieds, il continua de descendre, jusqu’à ce qu’il eût atteint, moins quatre, le plus bas des degrés. Situation plus effroyable que toute autre qu’on se rappelle ! Un éternûment, une toux, rien qu’un souffle, et le jeune homme n’était plus qu’un cadavre, sans la possibilité fût-ce de lutter pour sa vie.
L’assassin pendant ce temps était dans le petit salon ; — la porte de ce salon se trouvait en face quand on descendait l’escalier ; cette porte était entrebâillée, beaucoup plus ouverte que ce qu’on entend par le terme « entrebâillé ». Du quart de cercle, des 90 degrés que la porte décrirait en s’ouvrant suffisamment pour se trouver à angle droit par rapport à l’antichambre, ou par rapport à elle-même dans la position qu’elle occupait fermée, 55 degrés au moins étaient à découvert. Et ainsi deux cadavres sur les trois se trouvaient exposés à la vue du jeune homme.
Où était le troisième ? et l’assassin, — où était-il ?
— L’assassin, il allait et venait avec rapidité dans le salon, entendu tout d’abord sans être vu, occupé à une chose ou à l’autre dans la partie de la pièce dissimulée encore par la porte. Ce que pouvait être la chose, un bruit bientôt l’expliqua, il essayait à tâtons des clés sur un buffet, sur une armoire et sur un pupitre dans la partie cachée de la pièce. Puis il devint visible, mais heureusement pour le jeune homme, en ce moment critique, l’assassin était trop absorbé par ses projets pour qu’il pût jeter un coup d’œil sur l’escalier, sans quoi le visage tout blanc de l’ouvrier qui s’y tenait immobile dans l’horreur, il l’eût surpris au même instant et assaissonné pour le tombeau, en une seconde.
Quant au troisième cadavre, le cadavre manquant, celui de M. Williamson, il se trouve, celui-là, dans la cave. Comment expliquer cette situation, question à part fort discutée en ce temps-là, et jamais éclaircie d’une manière satisfaisante.
Mais la mort de M. Williamson était évidente pour le jeune homme, car, sinon, il l’aurait entendu remuer ou gémir. Ainsi, des quatre amis dont il s’était séparé quarante minutes plus tôt, trois maintenant étaient trépassés ; restait donc une proportion de quarante pour cent — (proportion bien grande à laisser pour Williams) : restaient, en effet, lui et sa jolie petite amie, l’enfant, la petite fille qu’une innocence puérile tenait encore endormie sans crainte pour soi, sans affliction pour ses vieux grands-parents. Si eux s’en sont allés à jamais, par bonheur un ami (tel, en effet, il veut se montrer s’il peut tirer l’enfant de ce danger) demeure auprès d’elle. Mais hélas ! il est plus près du meurtrier. En ce moment, il est incapable de tout effort ; il est changé en un pilier de glace, car ce qu’il voit devant lui, à la distance tout juste de treize pieds, le voici :
— La servante avait été saisie à genoux par l’assassin ; elle était à genoux devant le foyer, qu’elle frottait à la mine de plomb. Cette partie de sa tâche achevée, elle allait passer à une autre tâche, elle remplissait la grille de bois et de charbons, non pour allumer tout de suite, mais pour que le feu se trouvât prêt à allumer le lendemain. Les apparences démontraient qu’elle devait s’occuper de ce travail au moment où l’assassin est entré. Et peut-être les événements s’étaient-ils succédé dans l’ordre suivant : — par son exclamation effrayée, par son grand cri poussé vers le Christ, que l’ouvrier avait entendu d’en haut, il est sûr qu’alors seulement elle avait pris l’alarme, et pourtant au moins une minute et demie ou deux minutes s’étaient écoulées depuis que la porte avait été fermée avec violence. Par conséquent l’alarme qui avait si terriblement, si justement frappé le jeune homme, devait, d’inexplicable façon, avoir été prise à contre sens par les deux femmes. On disait, à l’époque, que Mme Williamson entendait avec quelque difficulté ; on supposait que la servante, les oreilles pleines du bruit de son nettoyage, la tête à demi sous la grille, avait pu croire à des bruits de la rue, et même avait pu attribuer la fermeture violente à de méchants gamins.
Le fait est, qu’on l’explique de toutes les façons possibles, que jusqu’à ses paroles d’appel au Christ, la servante n’avait remarqué rien de suspect, rien qui pût interrompre son labeur. Il s’en suivrait que Mme Williamson, non plus, n’aurait rien remarqué : car, sinon, elle aurait communiqué sa crainte à la servante, puisqu’elles se trouvaient toutes les deux dans la même petite pièce.
Apparemment, voici quel a été le cours des événements après que l’assassin est entré dans la pièce. Mme Williamson ne l’avait pas vu, probablement le hasard faisant qu’elle se tenait le dos tourné à la porte. C’est donc elle, avant qu’on ait pu l’apercevoir, qu’il avait étourdie et renversée d’un coup solide derrière la tête ; le coup, asséné à l’aide d’une pince-monseigneur lui avait fracassé la partie postérieure du crâne. Elle tomba. Le bruit de la chute (car le tout fut l’affaire d’un moment) avait éveillé l’attention de la servante, laquelle poussa alors le cri qui était parvenu jusqu’au jeune homme ; mais avant qu’elle pût le répéter, l’assassin avait élevé et descendu son instrument sur sa tête, et concassé le crâne jusque dans la cervelle. Les femmes étaient l’une et l’autre détruites, sans remède ; toute autre violence était superflue ; de plus, l’assassin avait la conscience du danger imminent que lui apporterait le moindre retard. Pourtant, en dépit de cette hâte, il appréciait assez les conséquences fatales auxquelles il serait exposé si l’une de ses victimes venait à reprendre connaissance de façon à pouvoir faire une déposition détaillée, et sur-le-champ il s’était mis à leur couper à toutes deux la gorge. Tout cela résultait de l’aspect des choses telles qu’elles-mêmes se présentèrent. Mme Williamson était tombée en arrière, la tête vers la porte ; la servante, agenouillée, n’avait pas pu se relever et avait passivement présenté la tête aux coups. Ensuite, l’infâme n’avait eu qu’à lui pencher la tête en arrière pour lui découvrir la gorge, et l’assassinat fut consommé.
Il est remarquable que le jeune artisan, paralysé comme il l’était par la peur, et fasciné évidemment pendant quelque temps à un tel point qu’il avait marché droit vers la gueule du lion, se soit trouvé capable néanmoins de noter tout ce qui est intéressant. Le lecteur se l’imaginera surveillant l’assassin penché sur le corps de Mme Williamson afin de chercher encore les clés qui lui importaient. Sans doute la situation était inquiétante pour l’assassin, car, s’il ne trouvait pas tout de suite les clés qu’il fallait, le seul résultat de cette tragédie hideuse serait d’accroître prodigieusement l’horreur publique, de décupler par conséquent les précautions, de redoubler les obstacles interposés entre lui et toute proie future. Qui plus est, il y allait d’un intérêt plus immédiat encore ; sa propre sécurité, au moment même, pouvait se trouver, par quelque accident compromise. La plupart de ceux qui venaient dans la maison chercher leur boisson étaient des jeunes filles ou des enfants étourdis. Ceux-là, s’ils trouvaient la maison fermée, s’en iraient ailleurs insoucieux ; mais que vienne maintenant à la porte une femme ou un homme réfléchi, et en ce cas, trop puissant pour être réprimé, un soupçon s’élèverait. L’alarme, soudain, serait donnée ; après quoi, le simple hasard déciderait des événements. Car c’est un fait à remarquer, et qui souligne la singulière inconséquence de ce scélérat, lui qui si souvent faisait montre d’une subtilité même superflue, d’autres fois était insoucieux et imprévoyant à tel point que, dans le même moment où il se tenait au milieu des cadavres dont le sang avait inondé le petit salon, Williams devait douter fortement s’il lui restait un moyen sûr de s’en aller. Il y avait des fenêtres, il le savait, par derrière ; mais sur quoi ouvraient-elles ? il ne semble pas qu’il s’en soit inquiété ; de plus, dans un voisinage aussi dangereux, il n’est pas impossible que les fenêtres d’un rez-de-chaussée fussent clouées ; celles du haut pouvaient être libres, mais alors devenait nécessaire un saut par trop considérable.
Le seul parti pratique était donc de se hâter d’essayer les autres clés et de découvrir le trésor caché. C’est ainsi, c’est pour être si intensément absorbé dans l’unique recherche qui le maîtrisait, que l’assassin était tout à fait incapable de percevoir ce qui se passait autour de lui ; sinon, il aurait dû entendre la respiration du jeune homme ; à lui-même, par moments, elle devenait effroyablement perceptible.
L’assassin courbé, une fois encore, sur le corps de Mme Williamson, et lui fouillant plus profondément les poches, en tirait plusieurs trousseaux de clés, dont l’un, lui ayant échappé, produisit un fort tintement sur le plancher.
C’est à ce moment que le témoin secret, de sa secrète position, remarqua que le pardessus de Williams était doublé d’une soie de la plus belle qualité. Un autre fait encore qu’il remarqua, et qui, par la suite, devint d’une importance plus immédiate que beaucoup de détails plus sérieux de sa mise en accusation, c’est que les chaussures de l’assassin, neuves sans doute, achetées probablement avec l’argent du pauvre Marr, craquaient quand il marchait, sèchement et fréquemment.
Avec les nouveaux trousseaux de clés, l’assassin s’en alla dans la partie cachée du salon. Et alors, enfin, se présente à l’ouvrier la soudaine possibilité d’échapper. Quelques minutes allaient se perdre, sûrement, à essayer toutes ces clés, puis à fouiller les tiroirs, en supposant que les clés les ouvrissent — ou à les forcer, en supposant qu’elles ne les ouvrissent pas. Ainsi il pouvait compter sur un court intervalle de répit, tandis que le bruit des clés cacherait à l’assassin le craquement des escaliers sous les pas de l’ouvrier qui remonte. Son plan désormais est formé. Sa chambre regagnée, il met le lit contre la porte, dans le but de retarder, si peu que ce soit, l’ennemi ; ce serait pour lui aussi un avertissement, qui, à la dernière extrémité, lui procurerait la chance de se sauver par le moyen d’un saut désespéré. Il accomplit le changement aussi tranquillement que possible ; il déchira les draps, les taies d’oreillers, les couvertures en larges bandes, qu’il plia comme des cordes les attachant ensemble bout à bout. Mais dès l’abord, se présenta un pénible surcroît à ses soucis : où trouver, crampon, croc, barreau, une attache quelconque d’où sa corde, une fois tressée, pourrait pendre en sûreté ? Mesurés à partir de l’appui de la fenêtre, c’est-à-dire de la partie la plus basse de l’architrave de la fenêtre, se comptaient à peine vingt-deux ou vingt-trois pieds jusqu’au sol. De cette longueur, dix ou douze pieds pouvaient être regardés comme nuls, puisqu’à cette distance il pourrait se laisser tomber sans danger. Cette déduction faite, il restait, nous dirons, une corde d’une douzaine de pieds à préparer.
Mais malheureusement il n’y a aucune attache de fer solide auprès de la fenêtre. La plus proche, en vérité l’unique attache de cette sorte n’est pas du tout près de la fenêtre ; c’est une pointe fixée (on ne sait trop dans quel but) au ciel de son lit. Or, le lit changé de place, la pointe est changée de place, et son éloignement de la fenêtre qui a toujours été de quatre pieds est de sept pieds maintenant. Il faudrait donc ajouter sept pieds entiers à ce qui, mesuré de la fenêtre, eût suffi.
Pourtant courage ! Dieu, selon le proverbe de toutes les nations chrétiennes, aide ceux qui s’aident eux-mêmes. Notre jeune homme accueille, reconnaissant, cette pensée : déjà il lit, dans le fait qu’une pointe se trouve où jusque-là elle était inutile, le gage d’un secours providentiel.
S’il n’avait travaillé que pour lui seul, ce ne lui aurait pas semblé valoir tant de peine, mais il n’en est rien. En toute sincérité, il s’inquiète maintenant pour la pauvre enfant, qu’il connaît et qu’il aime. Chaque minute, il le sent, rapproche d’elle la ruine ; quand il passa devant sa porte, il avait songé d’abord à la sortir du lit dans ses bras et à l’emporter où elle pourrait partager sa destinée. Mais, réflexion faite, il sentit qu’en la réveillant tout à coup, comme il était impossible qu’il lui murmurât la moindre explication, il serait cause qu’elle crierait et serait entendue. Cette imprudence de l’une serait fatale à tous deux. De même que les avalanches des Alpes, suspendues au-dessus de la tête du voyageur, souvent, raconte-t-on, se déchaînent sous le mouvement d’air causé par un simple murmure, précisément d’un murmure ainsi retenu dépendait la volonté meurtrière de l’homme d’en bas.
Non, il n’y a qu’un moyen de sauver l’enfant ; pour la délivrer la première chose à faire est de se délivrer lui-même. Et il a fait un début excellent ; car la pointe qu’il s’attendait, avec effroi, à voir arrachée par le moindre effort en raison du bois à demi carié, tient ferme à l’épreuve de son propre poids. Il y a rapidement attaché trois longueurs de sa corde nouvelle, qui mesure onze pieds. Il la noue sommairement, de façon à ne pas perdre plus de trois pieds dans l’intervalle ; il y a joint une seconde longueur à la première, si bien que déjà seize pieds sont prêts à être suspendus par la fenêtre, et, de la sorte, en mettant les choses au pis, ce ne sera pas un désastre absolu s’il lui faut glisser le long de la corde aussi bas qu’elle peut descendre et, de là, se laisser tomber avec hardiesse. Tout cela s’était accompli en six minutes à peu près ; l’ardente lutte en bas et en haut se poursuit avec fermeté et avec ferveur. L’assassin travaille dur dans le salon, l’ouvrier travaille dur dans la chambre à coucher. Le misérable progresse fameusement, au bas de l’escalier ; il a déjà gonflé son sac d’une fournée de banknotes, il en suit de près une seconde à la trace. Il a aussi levé une compagnie de monnaies d’or. Il n’y avait pas, en ce temps-là, de souverains, mais les guinées valaient trente shillings pièce, et son chemin s’était fait dans une carrière de guinées. L’assassin est tout à fait joyeux, et si une créature est encore vivante dans cette maison, comme il a la clairvoyance de le soupçonner, comme il projette de bientôt le savoir, il serait enchanté, avant de couper la gorge à cette créature, de boire avec la créature un verre de quelque chose. Au lieu de ce verre, ne pourrait-il pas laisser en don à la pauvre créature sa gorge ? Oh non ! impossible ! Les gorges sont une sorte de chose dont il ne fait jamais le don : les affaires ! il faut avoir égard aux affaires.
En vérité ces deux hommes, considérés simplement en tant qu’hommes d’affaires, sont tous deux pleins de mérite. Pareils au chœur et au demi-chœur, pareils à la strophe et à l’antistrophe, ils travaillent précisément l’un d’après l’autre. En avant, ouvrier ! en avant, assassin ! En avant boulanger, en avant démon !
Pour ce qui regarde l’ouvrier, le voici sauvé maintenant : à ses seize pieds, dont sept sont neutralisés par l’éloignement du lit, il vient encore d’ajouter six pieds, et il ne s’en manquera que de dix pieds peut-être que la corde touche le sol — bagatelle que l’homme ou l’enfant peut sauter sans dommage.
Tout est sauf, par conséquent, pour lui, et c’est plus qu’on ne peut assurer pour le misérable dans le salon. Le misérable pourtant envisage cela assez froidement ; la raison en est qu’avec toute son habileté, cette seule fois de sa vie il a été joué. Le lecteur et moi nous connaissons, mais le misérable ne connaît pas, ne soupçonne pas le moins du monde, un petit fait d’assez d’importance, à savoir que pendant une durée de trois minutes pleines il vient d’être surveillé et étudié par quelqu’un qui, lisant cependant dans un livre de terreur et souffrant d’une épouvante mortelle, prenait note exactement de tout ce qu’une occasion restreinte lui permettait de voir, et qui allait raconter bien sûr et les souliers craquants et le pardessus à revers de soie dans des quartiers où ces petits faits parleront peu en sa faveur. Mais, bien qu’il soit vrai que M. Williams, dans son ignorance que l’ouvrier avait assisté à l’examen des poches de Mme Williamson, ne pouvait attacher son inquiétude aux démarches subséquentes de cette personne, ni surtout à ce fait qu’elle s’était embarquée sur la ligne d’une corde tressée, il connaissait assurément d’assez valables motifs pour ne pas flâner. Cependant il flânait. A lire ses exploits dans la lumière de certaines traces muettes qu’il laissa derrière lui, la police se rendit compte qu’il devait, vers la fin, avoir flâné. Et le motif de sa flânerie est frappant, parce qu’il remet en mémoire qu’il ne visait pas seulement à l’assassinat, en tant que moyen d’atteindre une fin, mais aussi comme à une fin en soi.
M. Williams était maintenant dans les lieux depuis peut-être quinze ou vingt minutes, et, dans ce laps de temps, il avait expédié, d’un style qui le satisfaisait, une quantité d’affaires considérable. Il avait fait, en langage commercial, une bonne brassée d’affaires. A deux étages, sous-sol et rez-de-chaussée, il avait pris en compte toute la population. Mais il restait au moins deux étages encore, et la pensée vint à M. Williams, bien que les manières plutôt glaciales du cabaretier lui eussent rendu impénétrable la connaissance familière des dispositions de la maison, que, sans doute, à l’un ou à l’autre de ces étages, quelques gorges devaient bien se trouver. Pour le pillage, il avait tout mis déjà dans son sac. Et il était à peu près impossible qu’il restât, encore, de l’arriéré à glaner. Mais des gorges — les gorges — voilà l’arriéré, le glanage sur lequel peut-être on pouvait compter. Et c’est ainsi que M. Williams, loup assoiffé de sang, abandonna au hasard tout le fruit du travail de sa nuit, et sa vie même par-dessus le marché.
A cet instant, si l’assassin savait tout, s’il pouvait voir la fenêtre ouverte, prête pour la descente de l’ouvrier, s’il pouvait être le témoin de la rapidité — question de vie ou de mort — avec laquelle cet ouvrier travaille, s’il pouvait deviner le tout-puissant vacarme qui dans quatre-vingt-dix secondes va affoler la population de ce district populeux, — l’image d’un furieux en fuite devant la panique ou à la poursuite de sa vengeance ne saurait pas représenter avec exactitude l’agonie de hâte où il presserait lui-même le pas vers la porte de la rue pour s’évader enfin. Ce moyen d’échapper était libre encore. Même en ce moment, il lui restait le temps suffisant pour que réussisse sa fuite et, par conséquent, l’évolution subséquente de son abominable vie. Il avait dans ses poches un butin de plus de cent livres sterling, moyen sûr de se déguiser à jamais. Cette nuit même, il raserait ses cheveux jaunes, il se noircirait les sourcils, il s’achèterait, dès le retour de la lumière du matin, une perruque de couleur sombre et des vêtements qui puissent concourir à attacher à sa personne le caractère d’un homme à gravité professionnelle, il éluderait ainsi tous les soupçons des policemen impertinents, il pourrait appareiller sur l’un de ces cents vaisseaux à destination d’un des ports situés le long de l’énorme ligne côtière (2,400 milles d’étendue) des États-Unis américains ; il pourrait goûter cinquante années de repentir dans le loisir, il pourrait même mourir en odeur de sainteté. D’autre part, s’il préfère la vie active, il n’est pas impossible, grâce à sa subtilité, à sa hardiesse, à son manque de scrupules, que, dans un pays où le procédé simple de la naturalisation convertit tout de suite l’étranger en un enfant de la famille, il ne parvienne à s’élever au fauteuil de la Présidence ; il pourra avoir une statue après sa mort, et ensuite une vie en trois volumes in-quarto, sans que jamais une allusion ne dévie vers le no 29 de Ratcliffe Highway.
Or tout cela dépend des quatre-vingt-dix secondes qui viennent. En ce laps de temps, il y a à prendre une décision subtile ; il y a la mauvaise décision ; il y a la bonne décision. Que son bon ange le guide vers la meilleure, et tout peut encore bien tourner en ce qui regarde sa prospérité dans ce monde. Mais, regardez ! en deux minutes nous allons le voir prendre la mauvaise décision, et dès lors Nemesis sera sur ses talons, une ruine complète et soudaine.
Si l’assassin se permet de flâner, le faiseur de cordes, là-haut, ne flâne pas. Il sait trop que le sort de la pauvre enfant tient à un fil de rasoir, ou du moins à ce que l’alarme soit donnée avant que l’assassin ait atteint le bord de son lit.
En ce même moment, alors que l’agitation désespérée lui paralyse presque les doigts, il entend le pas obstiné et furtif de l’assassin monter dans les ténèbres. L’ouvrier s’était attendu, en se basant sur le bruyant vacarme qu’avait fait la porte d’entrée, que Williams, quand il se disposerait à venir travailler en haut, s’élancerait en courant, galoperait avec de longs cris de joie et les rugissements d’un tigre. Peut-être, livré à son instinct naturel, eût-il agi ainsi. Mais cette manière d’approcher, d’un effet redoutable quand elle se produit en vue d’une surprise, devenait dangereuse dans les cas où quelqu’un pouvait précisément se trouver sur ses gardes. Le pas qu’il avait entendu était sur l’escalier, — mais sur quelle marche ? La plus basse, pensait-il ; dans une approche aussi lente et aussi prudente, cela même pouvait faire une énorme différence. Mais ne pouvait-ce être la dixième marche, la douzième, la quatorzième ? Jamais peut-être en ce monde un homme n’a senti sa propre responsabilité pesante et surchargée aussi cruellement que le pauvre ouvrier en ce moment-là, à la pensée de l’enfant endormie. Deux secondes perdues par une maladresse ou par un effet contrariant de l’épouvante, et pour elle la différence va de la vie à la mort. Il y a encore un espoir, et rien ne saurait plus affreusement découvrir la nature infernale de celui de qui l’ombre sinistre, pour parler comme les astrologues, obscurcit, en ce moment, la demeure de la vie, que la simple expression de la base sur laquelle cet espoir reposait. L’ouvrier se sentait sûr que l’assassin ne serait pas satisfait de tuer la pauvre enfant sans qu’elle en prît conscience. C’eût été la destruction même du dessein qu’il formait en l’assassinant. Pour un épicurien de l’assassinat comme Williams, ce serait enlever l’aiguillon même de la jouissance, de souffrir que la pauvre enfant bût la coupe amère de la mort sans avoir pleinement compris la misère de sa situation. Cela, par bonheur, exigerait du temps. La confusion double de son esprit, d’abord pour avoir été réveillée à une heure aussi peu habituelle, et, en deuxième lieu, de par l’horreur de cette occurrence qui lui serait exposée, causerait, au premier moment, un évanouissement ou tel autre mode d’insensibilité ou de démence propre à remplir un temps considérable. Bref, en logique, la chose reposait sur la violence ultra diabolique de Williams. Qu’il fût capable de se contenter du seul fait de la mort de l’enfant, sans s’arrêter à la marche et au libre développement de son agonie morale et, dans ce cas, il n’y avait plus d’espoir. Mais, comme le présent assassin est méticuleux et prétentieux dans ce qu’il entend faire, d’une discipline rigide à présenter et à habiller théâtralement les circonstances de ses assassinats, tout espoir n’est pas déraisonnable, puisque de tels raffinements préparatoires demandent du temps. Dans les assassinats d’une nécessité absolue, Williams se trouvait obligé de faire vite ; dans un assassinat de pure volupté, tout à fait désintéressé, où il n’y avait pas à éloigner de témoin hostile, où il n’y avait à gagner aucun butin supplémentaire, où il n’avait à satisfaire aucune vengeance, il est clair que se hâter serait en même temps perdre tout. Si donc cette enfant doit être sauvée, ce sera grâce à des considérations de pure esthétique[59].
Mais, en ce moment, toutes considérations de quelque nature qu’elles soient, soudain sont coupées court. Un second pas se fait entendre sur l’escalier, toujours furtif et prudent ; un troisième pas, — et désormais la destinée de l’enfant semble fixée. Juste au même moment, tout est prêt. La fenêtre est grande ouverte ; la corde se balance librement ; l’ouvrier s’est élancé, déjà voici achevée la première période de sa descente. Simplement par le poids de sa personne il est descendu, et par la résistance des mains il a retardé la descente. Le danger était que la corde lui courût trop aisément entre les mains et que, par l’accélération trop rapide de l’allure, il s’en vînt avec trop de violence tomber sur le sol. Par bonheur il fut capable de résister à la force impulsive de la descente ; les nœuds des ligatures lui fournirent une succession de retardements. Mais la corde se trouva plus courte de quatre ou cinq pieds qu’il ne l’avait calculé : à dix ou onze pieds du sol, il était suspendu en l’air, sans paroles, quant à présent, par suite d’une inquiétude si longtemps prolongée, et n’osant pas se jeter hardiment sur le rude pavé de la rue, de peur de s’y fracturer les jambes. La nuit n’était pas sombre, ainsi que pour l’assassinat des Marr. Et cependant pour les desseins de la police criminelle elle était, grâce à un hasard, pire que la nuit la plus sombre qui ait jamais caché un meurtre ou déjoué une poursuite. Londres, de l’est à l’ouest, était couvert du profond voile, monté de la rivière, d’un brouillard universel. C’est ce qui fit que durant vingt ou trente secondes le jeune homme suspendu en l’air ne fut pas aperçu. Sa chemise blanche à la longue attira l’attention. Trois ou quatre personnes accoururent et le reçurent dans leurs bras ; tous prévoyaient une nouvelle terrifiante. A quelle maison appartenait-il ? Cela encore, on ne le voyait pas tout de suite. Il indiqua du doigt la porte de Williamson et il dit dans un murmure à demi-étouffé : « l’assassin de Marr, le voilà à l’œuvre ! »
Tout s’expliqua en un moment. Le langage muet des choses était lui-même une révélation éloquente. L’exterminateur mystérieux du 29 de Ratcliffe Highway avait rendu visite à une autre maison ; et, voyez ! un seul homme avait pu échapper à travers les airs, en chemise de nuit, pour raconter l’histoire. A un point de vue superstitieux, il y avait là quelque chose pour réprimer la poursuite de l’incompréhensible criminel ; à un point de vue moral et dans l’intérêt d’une juste vindicte, tout concourrait à l’éveiller, à la hâter et à la soutenir.
Oui, l’assassin de Marr — l’homme du mystère — de nouveau était à l’œuvre ; peut-être en ce moment éteignait-il la lampe d’une vie, non dans quelque lieu éloigné, mais ici, dans cette maison même que touchaient actuellement les auditeurs de la nouvelle redoutable. Le chaos, le tumulte aveugle de la scène qui suivit, et qu’on peut mesurer d’après les rapports encombrants qu’en firent les journaux durant nombre de jours subséquents, dans un fait de ce genre n’a jamais eu, à ma connaissance, d’analogue ; ou s’il y a eu un cas analogue, ce ne fut qu’une seule fois, je veux dire dans ce qui suivit l’acquittement des sept évêques à Westminster, en 1688[60]. Pour l’instant, c’était plus qu’un enthousiasme passionné. Le mouvement frénétique d’horreur mêlée d’exultation, le hurlement de vengeance qui monta instantanément de cette rue précisément, puis, par une sorte sublime de contagion magnétique, de toutes les rues adjacentes, ne peuvent s’exprimer exactement que par ce passage exalté de Shelley :
C’était, en effet, quelque chose d’à moitié inexplicable que l’interprétation instantanée de la clameur grossissante selon son sens véritable. L’implacable rumeur de vengeance, cet accord sublime dans un tel quartier ne pouvait viser que le seul démon dont la pensée pendant douze jours entiers avait nourri et tyrannisé le cœur du public. Toutes les portes, toutes les fenêtres du voisinage se trouvèrent ouvertes, comme sur un mot d’ordre ; des foules de gens, trop impatients pour atteindre à des voies de sortie naturelles, sautèrent par les fenêtres, au rez-de-chaussée ; des malades se levèrent de leurs lits ; et même quelque part, comme pour vivifier expressément l’image de Shelley (aux vers 4, 5, 6, 7), un homme dont la mort était attendue depuis quelques jours et qui réellement mourut le lendemain, se leva, s’arma d’une épée et descendit en chemise dans la rue. La chance était bonne, la foule ne l’ignorait pas, de surprendre le chien féroce au plein milieu de son carnaval et de son orgie de sang, au centre même de la boucherie. Un moment, la foule fut trompée par sa multitude même et par sa furie. Mais cette furie se pliait encore à la voix d’une autorité. De toute évidence la massive porte d’entrée devait être enfoncée, puisque à l’intérieur, pour coopérer à cet effort, il n’y avait plus d’être vivants, à la seule exception d’un jeune enfant. Des pinces, placées avec adresse, en une minute rejetèrent la porte hors de ses gonds, et la foule entra comme un torrent. La fermentation, l’irritation de la colère qui la dévorait, on peut le deviner, quand un homme important de l’endroit lui signifia de s’arrêter et de faire le silence absolu. Dans l’espoir de recevoir une communication utile, la foule devint silencieuse, « Écoutez donc, dit l’homme autorisé, et nous saurons s’il est en haut ou en bas. »
Tout de suite on entendit un fracas, comme si quelqu’un avait enfoncé une fenêtre, et le bruit venait nettement d’une chambre du haut. Oui, la chose apparaissait très claire, l’assassin était dans la maison à cet instant même, il avait été pris au piège. Il ne s’était pas familiarisé avec les détails de la maison de Williamson, et, selon toute apparence, il s’était trouvé emprisonné dans une des chambres du haut. La foule s’y rua donc avec impétuosité. On en trouva la porte légèrement fixée ; et, quand elle fut forcée, l’enfoncement de la fenêtre, tant de la vitre que du châssis, annonça que le misérable avait échappé.
Il avait sauté ; plusieurs personnes dans la multitude, ardentes de la fureur publique, sautèrent derrière lui. Ces personnes ne s’étaient pas préoccupées de la nature du sol, et, à présent, en en faisant l’examen à la lueur de torches, elles se rendirent compte que c’était un plan incliné, une levée d’argile, très humide et collante. Les traces des pas de l’homme étaient profondément imprimées dans l’argile, et, par conséquent, elles furent aisément relevées jusqu’au sommet de la levée ; mais on s’aperçut tout à la fois que la poursuite serait inutile, à cause de la densité du brouillard. A deux pas, un homme se dérobait entièrement à toute possibilité de l’identifier ; et, si on le joignait, on n’aurait pu s’aventurer à prétendre que c’était bien le même qu’on venait de perdre de vue. Jamais, dans le cours d’un siècle tout entier, on n’aurait pu espérer une nuit plus propice pour un criminel en fuite. Des moyens de se déguiser, Williams en avait maintenant à l’excès ; et les repaires étaient innombrables, dans le voisinage du fleuve, qui pourraient le mettre, pendant des années, à l’abri des investigations importunes.
Mais les faveurs sont offertes en pure perte à des insouciants et à des ingrats. Cette nuit, le moment de décider se présenta à lui en vue de toute sa carrière future, Williams prit la décision funeste ; car, par pure indolence, il prit la décision de rentrer dans son vieux logement — le lieu que, de l’Angleterre entière, il avait alors le plus de raisons pour éviter.
Pendant ce temps, la foule avait exploré de fond en comble la demeure de Williamson. La première recherche fut celle de la jeune petite fille. Williams, à coup sûr était allé dans sa chambre, mais c’est apparemment dans cette chambre que la clameur soudaine de la rue l’avait surpris ; alors son attention s’était toute entière attachée aux fenêtres, parce que par elles seules une retraite lui restait ouverte. Et même cette retraite, il ne l’a due qu’au brouillard, à la confusion du moment, à la difficulté d’approcher de la maison par derrière. La fillette était naturellement inquiète de cette affluence d’étrangers à pareille heure, mais, quant au reste, grâce aux précautions humaines des voisins, elle fut préservée de connaître, tout entiers, les événements effroyables qui avaient eu lieu pendant qu’elle dormait.
Le pauvre grand-père manquait toujours, jusqu’à ce que la foule descendît à la cave. On le trouva alors étendu de son long sur le sol de la cave. Probablement, il avait été précipité du haut de l’escalier, et, avec une telle violence, que l’une des jambes était cassée. Après l’avoir de la sorte mis hors de combat, Williams était descendu vers lui et lui avait coupé la gorge.
On a beaucoup discuté, à cette époque, dans quelques-unes des feuilles publiques, sur la difficulté de concilier ces incidents avec les autres particularités de l’affaire, si l’on suppose qu’un seul homme s’en soit mêlé. Qu’un seul homme s’en soit mêlé, cela paraît bien certain. On n’en avait vu, on n’en avait entendu qu’un seul chez Marr ; un seul, et, sans nul doute possible, le même homme avait été vu par le jeune ouvrier dans le salon de Mme Williamson, et un seul était dénoncé par les empreintes de ses pas sur la levée d’argile. Sans doute, voici la marche qu’il avait suivie : il s’était introduit chez Williamson en lui commandant de la bière. Cette commande obligeait le vieillard de descendre à la cave ; Williams aura attendu qu’il y fût arrivé ; et alors il aura frappé et clos la porte de la violente façon que j’ai dite. Williamson sera remonté avec inquiétude en entendant ce bruit violent. L’assassin se doutant qu’il en serait ainsi, l’avait rencontré, sans doute, au haut de l’escalier de la cave et jeté en bas ; après quoi, il sera descendu pour achever le meurtre à sa manière ordinaire. Tout cela aura pris une minute ou une minute et demie, de façon à correspondre à l’intervalle écoulé entre le bruit alarmant de la porte d’entrée qu’avait entendu l’ouvrier, et l’exclamation lamentable de la servante. Il est évident aussi que la raison pour laquelle aucune espèce de cri ne s’est élevé des lèvres de Mme Williamson, provient de la position des personnes telle que je l’ai esquissée. Venu par derrière Mme Williamson, invisible par conséquent, et elle ne l’entendait pas non plus à cause de sa surdité, l’assassin l’aura frappée et lui aura entièrement aboli toute conscience, avant qu’elle ait pu s’apercevoir de sa présence. Quant à la servante, elle devait forcément être le témoin de l’attaque contre sa maîtresse, l’assassin ne pouvait obtenir sur elle les mêmes avantages complets ; elle eut donc le temps de pousser un cri d’agonie.
J’ai mentionné que, durant presque une quinzaine, on n’avait pas même soupçonné quel était le meurtrier des Marr ; je voulais dire que, jusqu’au meurtre de Williamson, aucun vestige, aucune base de suspicion, dans un sens quelconque, ne s’était présenté au public, en général, non plus qu’à la police. Mais il y avait à cet état d’ignorance absolue deux exceptions tout à fait restreintes. Certains magistrats avaient en leur possession une chose qui, à l’examiner de près, offrait un moyen possible de retrouver la trace du criminel. Pourtant jusque-là, ils n’avaient pas retrouvé sa trace. Jusqu’au matin du vendredi qui suivit la destruction de Williamson, ils n’avaient pas rendu public ce fait important, que sur le maillet de charpentier de navire (à l’aide duquel, en ce qui regarde son procédé d’étourdir ou de désemparer, les meurtres avaient été consommés), se trouvaient marquées les lettres « J. P. ». Ce maillet, par une étrange distraction de l’assassin, avait été laissé dans la boutique de Marr ; et c’est un fait intéressant, que, par conséquent, si le misérable avait été surpris par le courageux prêteur sur gages, il se serait trouvé virtuellement désarmé. La notification au public de ce détail fut faite officiellement le vendredi, c’est-à-dire treize jours après le premier assassinat. Elle fut suivie sur-le-champ, comme on verra, du résultat le plus important.
En même temps, dans le secret d’une unique chambre à coucher de Londres entier, Williams, c’est un fait, avait été à voix basse l’objet de soupçons très graves dès l’abord, c’est-à-dire à l’heure même où se révélait la tragédie de chez Marr. Et il est singulier que ce soupçon provînt entièrement de sa propre folie. Williams logeait, en compagnie d’autres hommes appartenant à différentes nations, à l’auberge. Dans un grand dortoir y étaient placés cinq ou six lits. Ils étaient occupés par des artisans, la plupart, d’un caractère honorable. Il y avait là un ou deux Anglais, un ou deux Écossais, trois ou quatre Allemands et Williams, dont le lieu de naissance n’est pas connu avec certitude. La nuit du fatal samedi, vers une heure et demie, en revenant de son labeur épouvantable, Williams avait bien trouvé ses compagnons Anglais et Écossais endormis, mais les Allemands veillaient ; un d’eux, assis, une bougie à la main, faisait aux deux autres une lecture à voix haute. A cette vue, Williams, d’un ton courroucé et péremptoire, dit : « Oh ! soufflez donc la bougie, soufflez-la tout de suite ; nous serons tous brûlés dans nos lits. » Si les compagnons britanniques de la chambrée avaient été éveillés, M. Williams aurait suscité une protestation révoltée par l’arrogance de cet ordre. Mais les Allemands sont, d’ordinaire, d’un tempérament doux et facile et, ceux-là, complaisants, éteignirent la lumière. Pourtant, comme il n’y avait pas de rideaux, les Allemands remarquèrent qu’il n’y avait pas, en réalité, le moindre danger ; car des draps de lit, amassés l’un sur l’autre, ne peuvent pas brûler plus que les feuilles d’un livre fermé. En leur particulier, les Allemands en tirèrent donc la conclusion qu’il fallait que M. Williams eût un motif urgent de dérober à toute observation sa personne et son vêtement. Quel pouvait être ce motif ? La nouvelle répandue le lendemain dans tout Londres et, par conséquent, en la présente maison, distante de la boutique de Marr de moins de deux furlongs[62], fit apparaître ce motif terriblement évident, et, on le conçoit, le soupçon fut communiqué aux autres hôtes du dortoir. Mais tous, ils savaient, par contre, le péril pénal attaché par la loi anglaise à des insinuations contre un homme, même si elles se trouvent vraies, quand elles ne peuvent pas s’appuyer sur une preuve. En vérité, pour peu que Williams eût pris les précautions les plus élémentaires, pour peu qu’il fût descendu simplement jusqu’à la Tamise, éloignée de moins d’un jet de pierre, et qu’il eût jeté deux pièces de son attirail à la rivière, aucune preuve concluante n’aurait pu être produite contre lui. Ainsi il aurait pu réaliser le plan de Courvoisier, l’assassin de lord William Russell, de trouver la subsistance de chaque mois séparément, dans un assassinat distinct et bien préparé. Néanmoins, les compagnons du dortoir étaient convaincus pour eux-mêmes, mais ils attendaient des indices qui pussent convaincre autrui. A peine donc l’avis officiel fut-il publié au sujet des initiales du maillet J. P., tous les hommes de la maison se rappelèrent à la fois les initiales bien connues d’un honnête charpentier de vaisseau norwégien, John Petersen, qui avait travaillé dans les docks anglais jusqu’en la présente année, et qui, ayant l’occasion de revoir son pays natal, avait laissé sa boîte d’outils dans les galetas de l’auberge. Ces galetas furent donc explorés. Le coffre à outils de Petersen fut trouvé, mais le maillet manquait, puis, à un examen plus approfondi, on fit une autre découverte écrasante. Le chirurgien qui avait examiné les cadavres chez Williamson avait émis l’opinion que les gorges n’avaient pas été coupées au moyen d’un rasoir, mais au moyen d’un outil d’une forme différente. On se souvint alors que Williams avait récemment emprunté un grand couteau français d’une forme toute spéciale et, là-dessus, d’un tas de vieilleries et de chiffons, on retira bientôt un gilet que toute la maison eût juré avoir vu porter à Williams récemment. Dans ce gilet, collé à la doublure de la poche par du sang figé, on trouva le couteau français. Enfin, tous les gens de l’auberge, savaient fort bien que Williams portait d’ordinaire, depuis quelque temps, une paire de bottines qui craquaient et un pardessus brun doublé de soie. De plus, beaucoup d’autres présomptions qui semblaient à peine utiles.
Williams fut immédiatement appréhendé et interrogé sommairement. C’était le vendredi. Le samedi matin, quatorze jours après le meurtre de Marr, il comparut à nouveau. Les preuves tirées des circonstances étaient écrasantes. Williams en écoutait avec attention toute la suite, mais il disait fort peu de chose. A la fin de l’interrogatoire, un mandat de dépôt fut décerné, le jugement devant avoir lieu aux assises prochaines. Est-il nécessaire de le dire, en route pour la prison il fut poursuivi par des foules si furieuses, que, dans des circonstances ordinaires il y aurait eu pour lui peu d’espoir d’échapper à une vengeance sommaire. Mais en cette occasion, une escorte puissante avait été fournie, si bien qu’il fut logé sain et sauf dans la geôle. En cette geôle-là, la règle était, à l’époque, d’enfermer à cinq heures du soir, définitivement pour toute la nuit, sans lumière, tous les prisonniers convaincus de crimes. Quatorze heures, jusqu’à sept heures, le matin suivant, on les laissait, sans les visiter, dans l’obscurité totale. Williams eut donc le temps de commettre un suicide. Les ressources, il est vrai, d’autres parts, n’étaient pas grandes. Il y avait une seule barre de fer, dans l’intention, autant que je me souvienne, d’y suspendre une lampe ; c’est là qu’il s’est pendu par ses bretelles. A quelle heure, on n’est pas sûr ; quelques personnes prétendent à minuit. Et dans ce cas, à l’heure précise où, quatorze jours plus tôt, il avait répandu la terreur et la désolation dans la famille paisible du pauvre Marr, il était contraint lui-même de boire à la même coupe présentée à ses lèvres par les mêmes mains maudites.
Le cas des Mac-Kean auquel j’ai fait une allusion spéciale, mérite aussi d’être brièvement narré pour le pittoresque terrible de deux ou trois de ses détails. La scène de cet assassinat est une auberge de la campagne, à quelques milles, je crois, de Manchester. C’est de la situation avantageuse de cette auberge que provenait la tentation double de l’affaire. En règle générale, une auberge implique, nécessairement, une ceinture étroite de voisins, ce qui est la raison originelle de l’ouverture d’un semblable établissement. Mais, en le cas présent, c’était une unique maison isolée, de sorte qu’il n’y avait pas à redouter d’être interrompu par des gens habitant à la portée des cris, et pourtant, d’autre part, le pays, aux alentours, était éminemment populeux. Aussi une société de secours avait établi son local de réunion hebdomadaire dans cette auberge, et on y laissait les sommes accumulées en dépôt dans la salle de réunion, sous la garde de l’aubergiste. Ces fonds montaient souvent à un total considérable, cinquante ou soixante-dix livres sterling avant qu’on les transférât entre les mains d’un banquier. Ici donc était un trésor digne de quelque risque, dans une situation vraiment incomparable.
Ces détails attrayants étaient par hasard, venus à la connaissance de l’un des Mac-Kean, ou de tous les deux, et cela, par malheur, à un moment où ils se trouvaient dans la plus écrasante misère. Ils étaient colporteurs, et jusqu’aux derniers temps, ils s’étaient montrés de mœurs très respectables ; un désastre commercial les avait conduits à la ruine totale, et leurs capitaux réunis y avaient été engloutis jusqu’au dernier shilling. Ce revers soudain avait fait d’eux des désespérés ; leur petit bien avait été englouti par une grande catastrophe sociale, et ils regardaient la société comme coupable à leur égard de vol. En prélevant leur proie sur la société, ils se considéraient donc comme exerçant un farouche droit naturel de représailles. Les fonds auxquels ils prétendaient, prenaient à leurs yeux l’aspect de fonds publics, puisque c’était le produit de plusieurs souscriptions particulières. Ils oubliaient, néanmoins, que pour les actes criminels que, trop certainement, ils méditaient en tant que préliminaires à leur vol, il ne leur serait pas possible de plaider un semblable précédent social imaginaire. A prendre à parti une famille qui paraissait tout à fait dénuée de secours si tout se faisait avec facilité, ils comptaient entièrement sur leur propre force corporelle.
C’étaient de jeunes hommes robustes, âgés de 28 à 32 ans ; d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais bâtis carrément, la poitrine solide, les épaules larges, conformés avec tant de beauté en ce qui regarde la proportion des membres et des articulations que, après leur exécution, leurs corps ont été, en secret, montrés par les chirurgiens de l’Infirmerie de Manchester, comme des objets intéressants pour l’art statuaire.
De son côté, la maison qu’ils se proposaient d’attaquer se composait des quatre personnes suivantes :
1. L’aubergiste, un fermier solide ; — aussi projetaient-ils de le mettre hors de combat à l’aide d’un artifice introduit depuis peu, en ce temps-là, chez les voleurs : on l’appelait hocussing, ce qui veut dire empoisonner de laudanum la boisson de la victime, subrepticement ;
2. La femme de l’aubergiste ;
3. Une jeune servante ;
4. Un enfant de douze à quatorze ans.
Le danger était que de ces quatre personnes, dispersées peut-être à travers la maison qui avait deux sorties distinctes, une au moins pût s’échapper et pût, grâce à une connaissance approfondie des chemins environnants, donner l’alarme à des maisons éloignées d’un furlong. Ils prirent le parti de s’en remettre aux circonstances pour la manière de conduire cette affaire, mais cependant, comme il leur paraissait nécessaire de se feindre étrangers l’un à l’autre, il fallut bien se concerter d’avance sur l’esquisse générale de leur plan ; en effet, il leur serait impossible, dans ce but, sans éveiller de violents soupçons, de se rien communiquer sous les yeux de la famille. Cette esquisse comportait, au moins, un meurtre : celui-là fut décidé. Quant au reste, leurs actes dans la suite le montrent à l’évidence, ils désiraient verser aussi peu de sang que possible, pour la réalisation de leur objet final.
Au jour dit, ils se présentèrent, séparément, à la rustique auberge, et à des heures différentes. L’un arriva dès quatre heures de l’après-midi ; l’autre ne vint pas avant sept heures et demi. Ils se saluèrent de loin d’une façon très réservée, et, tout en échangeant le peu de paroles que s’adressent des étrangers, ils ne se montrèrent pas disposés à un commerce plus familier. Mais avec l’aubergiste, à son retour de Manchester, vers huit heures, l’un des frères entra en conversation animée ; il l’invita à prendre un grand verre de punch, et, au moment où l’aubergiste, en sortant de la pièce, le lui permit, il versa dans le punch une cuillerée de laudanum. Peu de temps après, l’horloge sonnait dix heures. L’aîné des Mac-Kean, se déclarant fatigué, demanda qu’on lui indiquât la chambre à coucher, car les deux frères, dès l’arrivée, avaient retenu un lit. L’infortunée servante se présenta, une bougie à la main, pour l’éclairer sur l’escalier.
A ce moment critique, voici comment était distribuée la famille : l’aubergiste, stupéfié par l’horrible narcotique qu’il avait bu, s’était retiré dans une pièce privée joignant la salle publique, dans le dessein de s’y reposer sur un sopha, et heureusement pour son salut, il était considéré comme tout à fait incapable d’action. La femme s’occupait de son mari. Le cadet des Mac-Kean était donc resté seul dans la salle publique. Il se leva alors tranquillement et vint se placer au bas de l’escalier que son frère venait de monter, de façon à être sûr de couper quiconque s’enfuirait de la chambre d’en haut. Dans cette chambre Mac-Kean l’aîné, fut introduit par la servante qui lui indiqua les deux lits dont l’un était déjà occupé, pour une moitié, par l’enfant, et l’autre vide : elle expliqua qu’il fallait que les deux étrangers s’en accommodassent pour la nuit, selon l’arrangement qui leur pourrait agréer. Tout en parlant, elle lui présentait la chandelle ; il la plaça sur la table et, en même temps, il interceptait sa sortie de la chambre, et lui jetait les bras autour du cou comme s’il avait voulu l’embrasser. C’est évidemment ce qu’elle même avait prévu et ce qu’elle s’efforçait d’empêcher. Son horreur on peut l’imaginer, lorsqu’elle sentit la main perfide qui lui étreignait le cou, armée d’un rasoir, lui trancher violemment la gorge. A peine put-elle proférer un cri avant de tomber impuissante sur le plancher.
A cet effroyable spectacle l’enfant avait assisté ; il n’était pas endormi, mais il eut la présence d’esprit de fermer instantanément les yeux. L’assassin s’approcha vivement du lit et examina avec inquiétude l’expression du visage de l’enfant. Il ne se trouva pas satisfait ; il posa la main sur le cœur de l’enfant, pour juger d’après les battements, s’il était ou non agité. Ce fut une épreuve terrible, et, sans nul doute, le sommeil contrefait eût été tout de suite reconnu, quand, soudain, un spectacle terrible attira l’attention de l’assassin.
Grave et silencieuse, tel un spectre, la fille assassinée s’était levée en son délire mortel ; elle se tenait toute droite, elle marcha avec fermeté un moment ou deux, et elle dirigea ses pas vers la porte. L’assassin se détourna pour la poursuivre, et l’enfant, à ce moment, sentant que son unique chance était de fuir tandis que se passait cette scène, bondit hors du lit. Sur le palier, à la tête de l’escalier, était un des assassins, au pied de l’escalier était l’autre. Qui pourrait croire que l’enfant eût l’ombre d’une chance d’échapper ? Et pourtant de la façon la plus naturelle il surmonta tous ces obstacles. L’enfant, dans son horreur, posa la main gauche sur la balustrade, et s’élança par-dessus, d’un grand saut qui le déposa au bas de l’escalier, sans toucher une seule marche.
Ainsi il avait efficacement dépassé l’un des assassins ; l’autre était encore, il est vrai, à dépasser, et ce lui aurait été impossible sans un incident inattendu. La femme de l’aubergiste s’était alarmée du faible cri de la jeune fille ; elle était sortie en hâte de la salle réservée pour lui porter secours ; au pied de l’escalier elle avait été arrêtée par le plus jeune des frères, et, à ce moment, elle se débattait contre lui. La confusion de ce débat de la vie à la mort avait permis au jeune garçon de passer en tourbillon à côté d’eux.
Il eut la bonne fortune de tourner par la cuisine où donnait une porte dérobée, fermée d’un simple verrou, et qui s’ouvrit à son toucher ; par cette porte il se rua en plein champ.
A ce moment le frère aîné se trouva libre pour le poursuivre, par la mort de l’infortunée jeune fille. On ne peut douter que dans son délire l’image qui occupait ses pensées était celle de la société qui se réunissait une fois par semaine. Elle l’imaginait en séance, sans doute, et vers son local, pour se mettre en sûreté et réclamer du secours, elle allait en chancelant. Elle entra et, dès la porte passée, elle tomba par terre et, tout de suite, expira.
L’assassin, qui l’avait suivie pas à pas, se vit donc libre de poursuivre le jeune garçon. En ce moment critique, tout était en jeu, et si l’enfant n’était pas pris, l’entreprise était ruinée. Il dépassa donc son frère et la femme de l’aubergiste sans s’arrêter, et se précipita par la porte ouverte, à travers les champs. Une seconde de plus et peut-être il serait trop tard.
L’enfant avait la nette conscience que s’il continuait à découvert il n’aurait aucune chance d’échapper à un homme jeune et fort. Il courut donc tout à coup à un fossé, dans lequel il roula la tête la première. Si l’assassin s’était hasardé à procéder à loisir à l’examen du fossé le plus proche, il aurait aisément découvert l’enfant — que sa chemise blanche rendait si visible. Mais il perdit courage, pour avoir manqué à arrêter la fuite de l’enfant. De seconde en seconde son désespoir grandissait. Que l’enfant ait réussi seulement à s’échapper jusqu’aux fermes du voisinage, une troupe d’hommes pouvait être réunie dans les cinq minutes, et déjà il pouvait être devenu malaisé pour lui et pour son frère, qui connaissaient mal les chemins des champs, de s’échapper si leur retraite était coupée.
Donc, plus rien à faire, que de rappeler son frère. Et c’est ainsi que la femme de l’aubergiste, encore que mutilée, eut la vie sauve, et, dans la suite, guérit. L’aubergiste devait son salut à la potion stupéfiante. Et les assassins joués eurent la douleur de comprendre que leur crime affreux avait été tout à fait inutile. Le chemin, en effet, était libre, à présent, de la salle de société, et, probablement, quarante secondes auraient suffi pour emporter le coffre du trésor qu’ils auraient pu, ensuite, briser et piller à loisir. Mais la crainte d’ennemis qui les surprendraient était trop forte sur eux ; ils se sauvèrent par un chemin qui les fit passer aussitôt à moins de six pieds de l’enfant aux aguets.
Ils traversèrent Manchester de nuit. Quand le jour revint, ils dormaient dans un buisson à une distance de vingt milles de la scène de leur tentative coupable. La deuxième et la troisième nuits, ils poursuivirent leur marche à pied, ne se reposant que pendant le jour. Vers le lever du soleil, le quatrième matin, ils entraient dans un village près de Kirby Lonsdale, dans le Westmoreland. Sans doute ils avaient quitté à dessein la ligne droite du chemin à suivre, car leur but était l’Ayrshire où ils étaient nés, et le vrai chemin les aurait conduits par Shap, Penrith, Carlisle. Ils cherchaient à éviter d’être persécutés par les diligences qui, depuis trente heures, distribuaient à toutes les auberges et à tous les cabarets[63] de la route de petites affiches avec la description de leurs personnes et de leurs costumes. Il se fit, peut-être avec intention, que, ce matin, le quatrième, ils s’étaient séparés, de façon à entrer au village dix minutes l’un après l’autre. Ils étaient épuisés et traînaient la jambe. Dans ces conditions il fut facile de les prendre. Un forgeron les avait, en silence, reconnus en comparant leurs dehors avec la description des affiches. Ils furent atteints facilement et séparément arrêtés. Leur procès et leur condamnation suivirent bientôt à Lancaster, et, dans ce temps-là c’en était la suite nécessaire, ils furent exécutés. Mais l’affaire tombait admirablement dans les limites protectrices de ce qu’on regarderait aujourd’hui comme des circonstances atténuantes, puisque, si un assassinat de plus ou de moins n’était pas pour les détourner de leur projet, du moins ils s’étaient montrés très désireux d’économiser l’effusion du sang, dans la mesure du possible.
Incommensurable, par conséquent, l’intervalle qui les sépare du monstre Williams.
Ils ont péri sur l’échafaud ; Williams, je l’ai dit, a péri de sa propre main, et, conformément à la loi en vigueur alors, il fut enterré au centre d’un quadrivium ou confluent de quatre chemins (en l’espèce, quatre rues), avec un pieu fiché dans son cœur. Et, par-dessus lui, passe à jamais sans repos le tumulte de Londres ![64]
[1] L’éditeur anglais du « Recueil des Écrits de Thomas de Quincey » (The Collected Writings of Thomas De Quincey en 14 vol., A. and C. Black, Soho square, Londres, 1897), M. David Masson, professeur émérite de littérature anglaise à l’Université d’Édimbourg, nous apprend que la première des parties dont se compose le présent ouvrage parut dans le numéro de février 1827 de Blackwood’s Magazine, et la seconde dans le numéro de novembre 1839 de la même revue, plus de douze années après la première. — Elles furent réimprimées ensemble sous le même titre en 1854, avec le long post-scriptum qui les suit, dans une édition complète de ses œuvres que fit alors De Quincey lui-même.
Les notes prises à l’édition de M. Masson sont suivies de la lettre : (M).
[2] Sous-titre de l’édition de 1854. Dans Blackwood’s Magazine on lisait simplement : « A l’éditeur de Blackwood’s Magazine. — Monsieur, nous avons tous entendu parler d’une société de protection du Vice, etc… (M)
[3] Cette Société, et d’autres du même genre ont réellement existé en Angleterre pendant la plus grande partie du siècle dix-huitième. Celle que cite ici De Quincey était connue sous le nom de Fraternité des moines de Saint-François, ou Medmenham Club, parce que le lieu de réunion habituel en était un ancien monastère cistercien à Medmenham, Buckinghamshire. (M)
[4] A cette introduction étaient jointes, lors de l’apparition première dans Blackwood’s Magazine, les lignes suivantes, dues à Christopher North, éditeur de la revue et ami de De Quincey.
« Note de l’Éditeur. — Nous remercions notre correspondant de sa communication, et aussi de la citation de Lactance qui se rapporte très bien à sa façon d’envisager le présent cas. La nôtre, nous le confessons, n’est pas la même. Nous ne pouvons supposer que le conférencier ait parlé sérieusement, pas plus qu’Érasme dans son Éloge de la Folie, ou que le Doyen Swift dans sa Proposition de manger les Enfants. Néanmoins, qu’on adopte sa façon de voir ou la nôtre, il convient également que cette conférence soit rendue publique. »
Il semble qu’il y ait eu, entre les éditeurs de la revue, désaccord sur le point de savoir s’il fallait recevoir un écrit d’une manière si horrifique, et sous un titre si horrifique. (M)
[5] The Williams-lecture, conférence à la gloire de Williams, et, plus elliptiquement, conférence-Williams. — John Williams, l’assassin de 1811, le héros de cet ouvrage. De Quincey nous raconte ses crimes, minutieusement, dans la 3me partie, ou post-scriptum.
[6] Kant poussa les limites des exigences de la vérité à un point si extravagant qu’il ne craignit pas d’affirmer que quand un homme venait de voir une personne innocente échapper à un assassin, il serait de son devoir, interrogé par l’assassin, de dire la vérité et de lui indiquer la retraite de la personne innocente, même avec la certitude qu’il serait cause d’un assassinat. De peur qu’on puisse supposer que cette doctrine lui avait échappé dans la chaleur d’une discussion, un célèbre écrivain français le lui ayant reproché, Kant la reprit et l’affirma à nouveau, en l’appuyant de ses raisons. (Note de De Quincey.)
[7] Voici d’après un guide de Londres de 1850, les noms de quelques artistes connus qui ont habité Berners-Street : Sir William Chambers, en 1773 ; Fuseli en 1804, Opie de 1792 à 1808, etc… (M)
Berners-Street est une petite rue qui aboutit d’un côté dans Oxford-Street, à égale distance de Regent-Street et de Tottenham Court Road.
[8] Au 4me livre, chapitre XVI. (M)
[9] John Howship, Practical Remarks upon Indigestion ; Londres, 1825. (M)
[10] George Waldron, alias Barrington, le plus fameux gentleman-pickpocket de son temps, fut transporté à Botany Bay en 1790, où il est mort en 1804, exerçant un emploi honorable et laissant la réputation d’un caractère réformé. (M)
[11] Dans une lettre célèbre parue dans Blackwood’s Magazine en octobre 1821, Coleridge énumère, en effet, avec esprit les qualités requises pour qu’un encrier soit parfait, ou idéal. (M)
[12] En français dans le texte.
[13] Traduction Chateaubriand.
[14] Le passage se trouve dans la deuxième partie (acte III) de Henry VI ; il est remarquable à un double point de vue : d’abord, pour sa judicieuse fidélité à la nature, comme si la description ne s’en trouvait là qu’en vue d’un effet poétique, et, en second lieu, pour la valeur juridique qu’il contient, présenté, comme il l’est ici, en tant que confirmation muette, au point de vue du droit, de l’effroyable rumeur qui s’était élevée tout à coup, à savoir qu’une perfidie atroce s’en était prise à un grand prince revêtu d’un rôle officiel dans l’État. Le duc de Gloucester, gardien fidèle et oncle bien-aimé d’un roi simple et imbécile, a été trouvé mort dans son lit. Comment interpréter cet événement ? Est-il mort par l’effet naturel d’une visitation de la Providence, ou par un acte violent de ses ennemis ? Les deux factions opposées de la cour trouvent dans les indices du même fait de quoi l’interpréter différemment. Le jeune roi, affectueux et affligé, que sa situation enchaîne dans la neutralité, ne peut néanmoins déguiser son écrasant soupçon d’une conspiration infernale dans les ténèbres. Alors, un meneur de la faction adverse s’efforce de porter atteinte à la force de la parole trop franche du roi, appuyée et reprise en écho d’une manière très impressionnante par Lord Warwick. « What instance, demande-t-il, et il veut dire par le mot instance non pas exemple ni illustration, comme l’ont supposé constamment des commentateurs sans réflexion, mais, dans le sens classique ordinaire, quelle instantia, quel argument de poids, quelle justification immédiate, peut avancer Lord Warwick pour soutenir son « redoutable serment » ? son serment, que, aussi sûrement qu’il aspire à la vie éternelle, aussi sûrement
« Je crois que des mains violentes ont attenté à la vie de ce duc trois fois fameux ».
En apparence, le défi s’adresse à Warwick, mais réellement il a en vue le roi. La réponse de Warwick, l’argument sur lequel il se base, consiste en un solennel tableau de tous les changements opérés dans les traits du duc par la mort, changements qu’on ne peut concilier avec aucune autre hypothèse que celle d’une mort violente. Quel argument, que Gloucester soit mort par des mains d’assassin ? Eh bien, le déroulement suivant des changements terribles, affectant la tête, le visage, les narines, les yeux, les mains, etc… et qui ne proviennent pas indifféremment de tous les genres de mort, mais exclusivement d’une mort par violence :
Pour la logique de ceci n’oublions pas un seul instant que, pour avoir quelque valeur, ces signes et ces indices allégués doivent former un diagnostic rigoureux. La distinction cherchée est une distinction entre la mort naturelle et la mort violente. Tous les indices, par conséquent qui appartiennent également et indifféremment à l’une et à l’autre seraient équivoques, inutiles, et étrangers au but même voulu par Shakespeare. (Note de De Quincey.)
— Les passages cités ont été copiés par le traducteur sur la version de Shakespeare par François-Victor Hugo (tome XIII, pp. 129-130, édition Pagnerre).
[15] Au temps où ceci fut écrit, 1827, je suivais l’opinion commune à ce sujet. C’est un simple défaut de réflexion qui a donné naissance à un jugement aussi erroné. Depuis, après un examen plus serré, j’ai vu de grandes raisons de revenir sur cette opinion, et je suis convaincu à présent (1854) que les Romains, chaque fois qu’un art leur offrait une quantité égale d’intérêt, y ont montré des mérites aussi originaux et naturels que les meilleurs des Grecs. Ailleurs je veux plaider cette cause en détail, dans l’espoir de convertir le lecteur. En attendant, j’étais désireux de placer ici ma protestation contre cette vieille erreur, — erreur qui a commencé par une flagornerie aux préjugés de son temps de Virgile, poète courtisan. Pour le vil dessein de flatter Auguste dans sa rancune vindicative contre Cicéron, et au moyen de l’introduction, à cet effet, du petit membre de phrase orabunt causas melius appliqué à tous les orateurs athéniens opposés aux romains, Virgile ne se fit pas scrupule de sacrifier en gros les justes prétentions de ses compatriotes pris collectivement. (Note de De Quincey.)
[16] Le conte de la Prieure dans le Pèlerinage de Canterbury, de Chaucer, parle d’un petit chrétien mis à mort dans une ville d’Asie par les Juifs pour avoir constamment chanté en leur présence l’hymne : O Alma Redemptoris Mater. La prieure finit en faisant allusion à une légende anglaise très analogue : celle de Hugues de Lincoln, que des Juifs de cette ville auraient mis à mort pour des raisons semblables. (M)
[17] En français dans le texte.
[18] Le nom de Vieux de la Montagne ne désigne pas une personne particulière ; c’était le titre, — en Arabe Sheik-al-jebal, Prince de la Montagne, — d’une série de chefs qui ont dirigé de 1090 à 1258 une communauté ou un ordre militaire de sectaires mahométans fanatiques, appelés les Assassins, et répandus dans la Perse et dans la Syrie, mais dont le quartier général se trouvait dans les chaînes de montagnes. Bien qu’il soit hors de doute que les mots assassin et assassinat pour désigner un meurtre secret et spécialement un meurtre secret au moyen du poignard, soient un ressouvenir des habitudes attribuées à cette vieille communauté persane et syrienne, l’étymologie originelle du mot Assassins lui-même, nom de cette communauté, n’est pas aussi certain. Skeat prétend que c’est tout simplement l’arabe hashishin « buveurs de haschich » d’après le fait ou la supposition que les agents du Vieux de la Montagne, quand ils étaient envoyés en quelque mission meurtrière, s’en allaient fortifiés pour cette tâche par l’intoxication du haschisch, ou chanvre indien. (Note de De Quincey.)
[19] Spencer Percival, premier ministre, fut assassiné le 11 mai 1812, par John Bellingham, dans un couloir de la Chambre des Communes.
[20] De Quincey s’est trompé ici. Le maréchal Bessières fut tué par un boulet dans une escarmouche, la veille de la bataille de Lutzen, le 1er mai 1813 ; c’est le maréchal Brune qui a été assassiné par la populace à Avignon, le 2 août 1815.
[21] L’éditeur anglais donne ici la chronologie exacte des sept assassinats dont parle De Quincey : 1. Guillaume d’Orange, le Taciturne, premier stadhouder des Provinces-Unies, assassiné à Delft, le 10 juillet 1584, par Balthazar Gérard ; — 2. Henri, duc de Guise, assassiné avec la connivence du roi Henri III, à Blois, le 23 décembre 1588 ; — 3. Ce même Henri III, roi de France, assassiné par le dominicain Jacques Clément, le 2 août 1589 ; — 4. Henri IV, roi de France, assassiné le 14 mai 1610 par François Ravaillac ; — 5. Le resplendissant George Villiers, duc de Buckingham, favori de Jacques Ier et de Charles Ier d’Angleterre, premier ministre tout-puissant, assassiné à Portsmouth le 23 août 1628 par John Felton ; — 6. Gustave-Adolphe, l’héroïque roi de Suède, tué sur son cheval en plein champ de bataille à Lutzen, au moment où la victoire se dessinait, le 6 novembre 1632 ; — 7. Waldstein, ou Wallenstein, le grand capitaine catholique de la guerre de Trente Ans, assassiné par des soldats irlandais, au château d’Eger, le 25 février 1634.
[22] Ce même argument a été employé une fois de trop, au moins. Il y a plusieurs siècles un Dauphin de France, averti qu’il risquait la petite vérole, fit la même réponse que l’empereur : « Quel gentilhomme avait jamais entendu parler d’un dauphin tué par la petite vérole ? » Non, aucun gentilhomme n’avait jamais entendu parler d’un tel cas. Et cela n’empêcha pas ce Dauphin de mourir de la petite vérole. (Note de De Quincey.)
[23] Vie de Spinosa par Jean Colerus, ou plutôt : Réfutation des Erreurs de Benoit de Spinosa, par M. de Fenelon, Archevêque de Cambray, par le P. Lami bénédictin et par M. le Comte de Boulainvilliers, avec la Vie de Spinosa écrite par M. Jean Colerus, Ministre de l’Église luthérienne de La Haye ; augmentée de beaucoup de particularités tirées d’une vie manuscrite de ce Philosophe par un de ses amis. — A Bruxelles, chez François Foppens MDCCXXXI.
[24] « 1er juin 1675 — Boire en partie trois bols de punch (liqueur qui m’est tout à fait inconnue) » dit le Rév. M. Henry Teonge, dans son Journal publié par C. Knight. Dans une note sur ce passage, on se réfère aux voyages de Fryer dans les Indes orientales, 1672, lequel parle de « cette liqueur énervante appelée paunch (qui provient de l’Hindoustan) avec ses cinq ingrédients ». Préparé ainsi il semble que ce soit ce que les médecins appelaient diapente ; avec quatre ingrédients seulement diatessaron. A coup sûr, c’est sa réputation évangélique qui l’avait recommandé au rév. M. Teonge. (Note de De Quincey.)
[25] Le Parlement anglais que Charles Ier, après un intervalle de onze années, convoque le 13 avril 1630, pour l’aider à en finir avec les Covenantaires écossais. Comme il résistait à ses volontés, le roi prononça la dissolution dès le 5 mai ; c’est pourquoi il est connu sous le nom de court parlement.
[26] Le 3 novembre 1648.
[27] John Dennis, critique littéraire 1657-1734.
[28] Citation prise dans la Vie de Hobbes que lui-même a écrite en vers latins élégiaques et qui fut publiée en décembre 1679, environ trois semaines après sa mort. Le docteur Isaac Dorislaus, hollandais naturalisé anglais, avait pris part au procès de Charles Ier. Envoyé en mission à la Haye par la République anglaise, il y fut assassiné dans une auberge, le 13 mai 1649, par des exilés royalistes. Anthony Ascham, envoyé l’année suivante à Madrid, y trouva un sort semblable, assassiné par des réfugiés royalistes anglais, le 27 mai 1650. (M)
[29] Thomas Tenison 1636-1715, archevêque de Canterbury en 1694.
[30] Un des premiers ouvrages publiés par Hobbes, il avait alors 48 ans, est un poème en latin De Mirabilibus Pecci, imprimé à Londres en 1636.
[31] Chatsworth était alors, comme à présent, la superbe résidence des Cavendish de la branche aînée, — en ce temps-là comtes, aujourd’hui ducs de Devonshire. C’est l’honneur de cette famille d’avoir, durant deux générations, donné asile à Hobbes. Il est à remarquer que Hobbes est né l’année de l’Armada espagnole, en 1588, (c’est, du moins, ce que je crois), et, lors de sa rencontre avec Tenison, en 1670, il devait donc avoir environ quatre-vingt-deux ans. (Note de De Quincey.)
[32] A l’âge de 28 ans Berkeley est allé certainement à Paris ; il était alors Junior fellow de Trinity College, à Dublin. Dans une lettre, datée : « Paris, 25 novembre 1713 », il dit en effet : « J’ai l’intention de faire visite demain au Père Malebranche, et de discuter certains points avec lui ». Cette visite a-t-elle eu lieu, on l’ignore, mais il a certainement visité Malebranche plus tard, en octobre 1715, et c’est le 13 du même mois que Malebranche est mort, à l’âge de 77 ans. Voici l’histoire de cette visite telle que la rapporte le Professeur Campbell Fraser dans la Vie et les Lettres de Berkeley (1871) : « Il trouva le savant Père dans une cellule, qui faisait chauffer sur un petit poêlon un médicament pour une indisposition qui le tourmentait en ce temps-là, une inflammation pulmonaire. La conversation porta naturellement sur le système de Berkeley, dont il avait pris connaissance dans une traduction qui venait de paraître. L’issue de ce débat fut tragique pour le malheureux Malebranche. Dans la chaleur de la discussion, il éleva trop la voix, et s’abandonna si imprudemment à l’impétuosité naturelle à un homme de talent et à un français, qu’il provoqua une aggravation de sa maladie, laquelle l’emporta quelques jours après. — « Il est malheureux, ajoute le professeur Fraser, que nous n’ayons de cette rencontre aucun récit authentique, surtout par Berkeley lui-même, ou par quelqu’un dont on puisse reconnaître l’autorité ». Elle est racontée seulement dans une Vie de Berkeley, par Stock, parue en 1776. (M)
[33] Que signifie (demanda frere Jean) et que veult dire, que tousjours vous trouvez Moynes en cuisines, jamais n’y trouvez Roys, Papes, ne Empereurs ? Est-ce, respondit Rhizotome, quelcque vertus latente, et propriété specificque absconse dedans les marmites et contrehastiers, qui les Moynes y attire, comme l’aimant à soy le fer attire, n’y attire Empereurs, Papes, ne Roys ? Ou si c’est une induction et inclination naturelle aux frocs et cagoulles adhérente, laquelle de soy mene et poulse les bons Religieux en cuisines, encores qu’ils n’eussent election ne deliberation d’y aller ? Il veult dire, respondit Epistemon, formes suivantes la matiere. Ainsi les nomme Averrois. Voire, voire, dist frere Jean.
(Au chapitre XI du Quart livre des faicts et dicts héroïques du noble Pantagruel composé par M. François Rabelais, Docteur en medecine et Calloier des Isles Hyères. L’An mil cinq cens quarante et huict suivant l’édition in-16 de Claude la Ville à Valence.)
[34] Sermons de l’Hôpital — « Spital Sermons » nom sous lequel on désigne la réunion des discours du docteur Parr.
[35] Le 17 octobre 1678, un cadavre transpercé d’une épée, le visage écrasé, des marques de strangulation au cou, fut découvert dans un fossé au pied de Primrose Hill, dans des champs au nord de Londres. Il se trouva que c’était celui de Sir Edmunbury Godfrey, magistrat de Westminster, qui avait, depuis plusieurs jours, disparu de chez lui, Green’s Lane, dans le Strand. Sur les apparences, on conclut qu’il avait été étranglé dans Londres, aux environs du Strand, d’où son corps avait été transporté à l’endroit où on l’avait trouvé. Or comme c’est devant ce magistrat que Titus Oates avait fait sa première déposition, le 27 du mois précédent, touchant l’existence d’un grand complot papiste pour la ruine de Londres et de toute la nation, le bruit courut aussitôt que l’assassinat était l’œuvre des Catholiques, et, durant la longue et folle agitation anti-papiste qui suivit, l’assassinat de Sir Edmundbury Godfrey servit d’aiguillon à la fureur populaire, et on continua à parler de lui comme d’un « martyr protestant ». (M)
[36] Miss Bland, ou plutôt Blandy, exécutée en 1752, pour avoir empoisonné son père ; — le capitaine Donnellan et Sir Theophilus Boughton : Donnellan, en vue d’un héritage, avait empoisonné son beau-frère, Sir Theodosius Boughton, et fut pendu en mars 1781. (M)
[37] Le cas des Mac Kean. Voir le post-scriptum, ou 3e partie.
[38] Le post-scriptum presque entier est consacré à la relation des assassinats de Williams.
[39] Thurtell, tenancier d’une maison de jeu, avec ses deux complices Joseph Hunt et William Probert avait assassiné, en octobre 1823, un gentilhomme adonné au jeu, M. William Weare, de Londres, dans le sud du Herfordshire. Le lendemain, on trouvait sur une haie le pistolet qui avait servi au crime, et quelques jours après, dans une mare, quelques milles plus loin, le cadavre avec les jambes liées, la gorge tranchée, le crâne fracturé, et le tout enfermé dans un sac alourdi par des pierres. L’émotion fut très grande ; Thurtell, qui se défendit lui-même de très impressionnante manière, occupa longtemps l’imagination publique, même après son exécution. On chantait dans les rues une complainte à son sujet, dont parle Sir Walter Scott dans son journal et qu’il a notée. Carlyle aussi s’est occupé du cas de Thurtell. (M)
On trouve encore une allusion à cette affaire dans le Markheim de R. L. Stevenson.
[40] Abraham Newland, (caissier en chef de la Banque d’Angleterre, mort en 1807) est tout à fait oublié maintenant. Mais quand ceci fut écrit (1827), son nom n’avait pas cessé de résonner aux oreilles britanniques, comme le plus familier et le plus significatif qui peut-être ait jamais existé. Ce nom apparaissait sur le côté face de tous les billets, grands ou petits, de la Banque d’Angleterre, et il avait été pendant plus d’un quart de siècle (spécialement pendant toute la durée de la Révolution française) l’expression sténographique signifiant papier-monnaie dans sa forme la plus sûre. (Note de De Quincey.)
[41] Civilation. De Quincey explique ailleurs ce mot, civilation. C’est civilisation, prononcé à la fin d’un dîner. (M)
[42] Vers d’une élégie de Gray ; et la suite est une parodie d’une stance encore du même poète :
[43] En français, dans le texte.
[44] William Burke et William Hare, tous deux irlandais vivant à Édimbourg, attiraient les passants, étrangers, mendiants, idiots et autres pauvres créatures, les enivraient au fond de leurs repaires, principalement dans le logement de Burke, près de West Port, puis les étouffaient ou les étranglaient, vendaient ensuite les corps comme sujets anatomiques. Plus de seize victimes avaient disparu avant qu’on arrêtât ce petit trafic. Condamné pour l’un de ces assassinats, Burke fut pendu en janvier 1829, mais son complice Hare réussit à s’enfuir. On ignora toujours ce qu’il était devenu. A Édimbourg, on employa longtemps, pour dire suffoquer, le verbe nouveau To Burk, et l’on désignait, dans une ville du nord de l’Écosse, une salle de conférences anatomiques par le nom de : the « Burkinghouse ». (M)
[45] Geschichte der Assassinen, par Von Hammer, publiée en 1818.
[46] « Page mille quatre cent trente et une » exactement, bon lecteur ; ce n’est pas du tout une plaisanterie. (Note de De Quincey.)
[47] L’épigramme, qui a été conservée par Planude sous sa forme grecque, est attribuée ici par Saumaise au poète satirique latin, Caïus Lucilius, né en 148 avant J.-C., mort vers l’an 103. On ne la trouve pas, cependant, dans les fragments conservés de Lucilius, et la forme grecque de l’épigramme est anonyme. (Note de De Quincey.)
[48] En français, dans le texte.
[49] En français, dans le texte.
[50] L’écrit de Swift, auquel il est fait allusion, a été publié en 1729 et porte le titre : Modeste Proposition pour empêcher les Enfants des Pauvres Gens d’Irlande d’être un Fardeau à leurs Parents ou à leur Pays, et pour les rendre utiles au Public. — Une citation fera goûter l’ironie de Swift : « Un américain très instruit, de ma connaissance, m’a assuré, à Londres, qu’un petit enfant en bonne santé, bien engraissé, est, à un an, un mets tout-à-fait délicieux, nourrissant et sain, qu’il soit étuvé, rôti, cuit au four ou bouilli ; et je ne mets pas en doute qu’il serait aussi parfait en fricassée ou en ragoût. C’est pourquoi je porte humblement à la considération du public que sur les cent vingt mille enfants comptés (comme nés chaque année en Irlande) on en pourrait réserver pour la reproduction vingt mille, dont un quart seulement de mâles, et c’est plus qu’on ne laisse de moutons, de gros bétail ou de cochons,… les cent mille restant pourraient, à un an, être offerts en vente aux personnes de qualité ou de fortune, par tout le royaume, après qu’on ait prévenu la mère de leur donner à téter en abondance durant le dernier mois, de façon à les rendre dodus et convenables pour une bonne table. Un enfant fera deux plats à une table d’amis ; quand une famille est seule à table, un quartier d’avant ou postérieur fera un plat raisonnable ; assaisonné d’un peu de poivre et de sel, il sera très bon, bouilli, le quatrième jour, surtout en hiver. »
[51] Le 24 février 1809.
[52] Le quarter, mesure de capacité, vaut 290 litres et 781 millièmes.
[53] De Quincey ne donne pas exactement la date des assassinats qu’il regarde comme des modèles. Ils ont été commis, en réalité, au mois de décembre 1811. (M)
[54] Je ne suis pas certain que Southey, à cette époque, remplît sa fonction d’éditeur de l’« Edimburgh Annual Register ». S’il la remplissait, sans doute on trouvera dans la section : de la famille, de cette chronique, une relation excellente de l’affaire. (Note de De Quincey.)
[55] En français, dans le texte.
[56] Un artiste me dit, cette année même, 1812, qu’ayant vu par hasard un régiment de natifs du Devonshire (volontaires ou milices), fort de neuf cents hommes, qui marchait en dépassant un point où il s’était posté, il n’avait pas noté une douzaine d’hommes que la langue vulgaire n’eût pas désignés comme étant « de bonne mine ». (Note de De Quincey.)
[57] Je ne me rappelle pas chronologiquement l’histoire de l’éclairage au gaz. Mais à Londres, bien longtemps après que M. Winsor eût démontré la valeur de l’éclairage au gaz et son applicabilité aux usages de la rue, différents quartiers furent empêchés, durant plusieurs années, de recourir à ce procédé nouveau, en raison de vieux contrats avec les marchands d’huile, lesquels portaient sur un grand nombre d’années. (Note de De Quincey.)
[58] De Quincey avait dirigé, du 11 juillet 1818 au 5 novembre 1819, un journal tory de province : the Westmorland Gazette, et il aimait à en emplir les colonnes de comptes rendus ou de procès d’assassinats. L’auteur d’un opuscule publié sous ce titre De Quincey’s Editorship of the Westmorland Gazette, M. Charles Pollitt de Kendal fait la citation suivante d’un avis éditorial paru dans le no du 8 août 1818 : « On remarquera que, cette semaine, nos colonnes sont occupées presque exclusivement par les comptes rendus des assises. Nous avons cru bon de leur donner la préférence sur toutes autres nouvelles tant du pays que de l’extérieur, pour les trois raisons que voici : (1) parce que ces comptes rendus présentent pour toutes les classes de la société un intérêt également puissant ; (2) parce qu’ils sont pour les classes les moins instruites d’un bénéfice très spécial en ce qu’ils leur enseignent les devoirs sociaux sous la forme la plus frappante, c’est-à-dire, non pas en tant qu’abstraction de tout ce qui les peut expliquer, illustrer et fortifier (comme les termes dépouillés de la Loi), mais exemplifiés (ou, comme disent les logiciens, concrétés) par les détails actuels d’un cas intéressant, rapprochés des pénalités qui frappent celui qui les néglige ou les viole ; (3) parce qu’ils offrent les meilleures indications des conditions morales d’une société. » — On pense, au demeurant, que cette pratique de De Quincey ne fut pas pour peu de chose dans la détermination prise par les propriétaires du journal d’en confier à quelque autre la direction. (M)
[59] Que le lecteur disposé à regarder comme exagérée ou romantique la méchanceté diabolique imputée à Williams, veuille bien se souvenir que, sinon le désir luxurieux de se réchauffer et de s’ébattre dans l’angoisse désespérée d’une agonie, il n’avait aucun motif, grand ni petit, pour tenter d’assassiner cette jeune fille. Elle n’avait rien vu, rien entendu ; elle dormait profondément, et sa porte était fermée. Il savait donc que, comme témoin contre lui, elle serait aussi inutile qu’aucun des trois cadavres. Et pourtant il s’occupait à préparer cet assassinat quand l’alarme de la rue est venu l’interrompre. (Note de De Quincey.)
[60] Le roi papiste Jacques II, le dernier Stuart, dans ses entreprises contre l’église alors populaire et constitutionnelle d’Angleterre, cherchait à se faire un appui chez les protestants non-conformistes, presbytériens et autres, dont il eût redouté peu la rivalité, une fois triomphant. C’est dans cette vue qu’il avait publié une déclaration, au reste fort hypocrite, de tolérance. Sept prélats, Lloyde, évêque de St-Asaph, Ken de Bath et Wells, Turner d’Ely, Lake de Chichester, White de Peterborough, et Trelawney de Bristol, sous la présidence de Strange, archevêque de Canterbury, rédigèrent en commun une pétition au roi. Ils l’y suppliaient de ne pas insister sur la lecture publique, qu’il voulait imposer, de cette déclaration, se basant principalement sur le fait que le Parlement avait déclaré illégale la prérogative que le roi prétendait exercer au nom de son pouvoir absolu. Les évêques furent appelés au Conseil, interrogés, arrêtés aussitôt et dirigés sur la Tour de Londres.
Mais lorsque le peuple « les vit emmenés sous une garde, embarqués sur la rivière et conduits vers la tour, toute son affection pour la liberté, tout son zèle pour la religion, éclatèrent à la fois, et de toutes parts on le vit courir en foule à ce spectacle attendrissant. Les rives de la Tamise furent couvertes de spectateurs prosternés qui demandaient la bénédiction de leurs pasteurs, et qui imploraient la protection du ciel dans le danger dont leur religion et leur patrie étaient menacées. Les soldats, saisis de la contagion du même esprit, se jetèrent à genoux devant leurs prélats, et implorèrent la bénédiction des criminels dont on leur avait confié la garde. Quelques anglicans des plus zélés entrèrent dans l’eau, pour recevoir de plus près les bénédictions que ces illustres captifs distribuaient autour d’eux !… etc. » (David Hume, Hist. d’Angleterre.)
On peut juger si, après l’acquittement unanime des évêques, la joie fut grande : même dans le camp de Hounslow, où le roi en personne se trouvait, les soldats donnèrent les plus éclatantes marques d’une joie tumultueuse, sans se soucier de sa présence.
[61] Révolte de l’Islam, (Laon and Cythna) chant XII.
[62] Un furlong, mesure valant exactement : mètres 201,16437.
[63] En français, dans le texte.
[64] En publiant « de l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts », je me suis cru obligé de revenir sur Williams, le redoutable assassin de Londres, de la génération précédente, non seulement parce que les amateurs ont tant insisté sur ses mérites d’artiste suprême aussi bien pour la grandeur du dessein que pour l’ampleur du style, non-seulement parce que, mis à part l’intérêt momentané qu’y attache mon ouvrage, l’homme en lui-même méritait un souvenir pour son audace incomparable combinée avec une telle subtilité de serpent et aussi l’amabilité insinuante de ses façons ; — mais encore parce que, outre l’homme, les œuvres de l’homme (les deux, surtout qui firent une si grande impression sur la nation en 1812) furent par elles-mêmes les plus impressionnantes dont on se souvienne. Southey en exprimait bien la supériorité, lorsqu’il m’a dit qu’elles prenaient place au nombre des rares événements domestiques qui, pour la profondeur et l’étendue de l’horreur, s’étaient haussés à la dignité d’un intérêt national. Je dois ajouter que cet intérêt était accrû par le mystère qui enveloppait ces assassinats : mystère touchant plusieurs points, mais spécialement en ce qui concernait une question importante : l’assassin avait-il des complices ?[65] Il y a donc de nombreux motifs tant dans le caractère infernal de l’homme que dans le mystère qui l’environne, pour justifier ce post-scriptum à l’écrit original. De plus, après un laps de quarante-deux années, l’homme et ses actes se sont effacés de la connaissance de la génération présente. Néanmoins, je sens que ma relation est beaucoup trop prolixe. Je l’ai senti au moment même où je l’écrivais, mais il m’a été impossible d’y rien corriger, tant je pouvais peu exercer de contrôle sur les agitations affligeantes et l’impatience insurmontable de ma maladie nerveuse. (Note de De Quincey.)
[65] D’après excédent des probabilités, les amateurs sont définitivement tombés d’accord que Williams a dû commettre, tout seul, ces atrocités. Cependant, au nombre des présomptions qui rendent plausible l’opinion contraire, se trouve celle-ci : quelques heures après le dernier assassinat, un homme fut arrêté à Barnet (le premier relais sur une des routes du Nord), porteur d’une certaine quantité d’argenterie. Il refusa avec fermeté de dire comment il se l’était procurée et où il allait. Il lut avec empressement dans les journaux quotidiens qu’on lui laissa voir les interrogatoires de Williams devant la police, et, le jour même où fut annoncée la fin de Williams, lui aussi se suicidait dans sa cellule. (De Q.)
Chartres. — Imp. Garnier, rue du Grand-Cerf, 15.