The Project Gutenberg eBook of Du Cameroun au Caire par le désert de Libye This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Du Cameroun au Caire par le désert de Libye chasses au Tchad Author: Émile Louis Bruno Bruneau de Laborie Release date: December 18, 2024 [eBook #74927] Language: French Original publication: Paris: Ernest Flammarion Credits: Galo Flordelis *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU CAMEROUN AU CAIRE PAR LE DÉSERT DE LIBYE *** Du Cameroun au Caire par le désert de Libye Chasses au Tchad =BRUNEAU DE LABORIE= * * * * * Du Cameroun au Caire par le désert de Libye Chasses au Tchad AVEC VINGT-QUATRE GRAVURES HORS TEXTE ET DEUX CARTES PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACINE, 26 * * * * * Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays. Droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays. Copyright 1924, by ERNEST FLAMMARION. NOTE DE L’ÉDITEUR * * * * * Ce voyage, et plus spécialement la liaison du Tchad à Alexandrie par le désert de Libye, dont l’itinéraire de M. Bruneau de Laborie traversait la partie inexplorée, a valu à son auteur la grande médaille d’or de la Société de Géographie, puis la grande médaille d’or de la Société de Géographie d’Anvers. INTRODUCTION Chargé en 1922 par le Ministère des Colonies, la Société de Géographie et le Muséum d’Histoire Naturelle d’une mission au Borkou-Ennedi, au Ouadaï, au Salamat et au Cameroun, les considérations qui intervenaient en faveur de mon passage éventuel par Ben Ghazi et par Koufra pour gagner le Borkou, avaient, dès l’origine, attiré l’attention du Ministère et de la Société de Géographie simultanément. Ces considérations étaient les suivantes : 1o Au point de vue moral, il était à souhaiter, pour notre prestige colonial, que la grande route traditionnelle des caravanes qui vont du Ouadaï, possession française, à la côte méditerranéenne, en traversant le désert de Libye du Sud-Ouest au Nord-Est, fût parcourue pour la première fois dans son entier par un Français ; car la liaison n’avait encore été faite par aucun Européen. 2o Au point de vue scientifique, il était vraisemblable que mon passage en Libye me mettrait à même de réunir des renseignements d’une certaine portée. 3o Au point de vue commercial, il n’était pas superflu d’apporter des indications sur le coût, la durée et les conditions de sécurité du transport de l’ivoire, des plumes et de l’or, principalement, par cette voie. L’éventualité de me confier une mission sur ces bases avait d’abord été favorablement envisagée ; mais de ma tentative, comme dans ma gratitude, le premier rang. Le récit qui suit n’a pas la prétention de présenter une étude des régions que j’ai traversées. Je suis passé trop vite dans la plupart d’entre elles. Mais on y trouvera, exposées avec sincérité, à l’aide de notes sommaires prises au jour le jour, en cours de route, la plupart des observations qu’un voyageur attentif peut réaliser dans ces conditions. B. L. 1924. NOTE. — Pour les mots nécessitant une explication, se reporter au vocabulaire, à la fin. [Illustration : Document établi par la Société de Géographie. (Page 9)] Du Cameroun au Caire par le désert de Libye * * * * * PREMIÈRE PARTIE =A TRAVERS LE CAMEROUN= * * * * * CHAPITRE PREMIER DE BORDEAUX A DOUALA Nous avons quitté Bordeaux à deux heures. Le paquebot — c’est l’_Asie_, des Chargeurs Réunis, — glisse avec lenteur sur l’eau jaune de la Gironde, entre des rives basses et maussades qu’une pluie froide, un ciel sombre et bas, attristent encore. La violente tempête qui a marqué la fin de décembre est à peine finie que déjà les journaux, ce matin, 10 janvier 1923, en annoncent une autre. Nous stoppons quelques heures devant Pauillac, puis nous repartons, dans le calme et le silence. La nuit est venue. Après le dîner, que j’ai pris, pour ce premier soir, à une table quelconque, je me suis assis dans un coin du vaste salon. Deux personnes seulement y ont pris place comme moi. Nul ne parle. Voyageur désœuvré, j’attends, presque sans pensée, immobile et passif, déjà las de cette traversée dont les dix-huit jours me paraissent d’avance interminables, le moment de regagner ma cabine ; l’intimité de ce minuscule refuge me donnera du moins l’impression d’être un peu chez moi. Brusquement, un fort coup de roulis, un second plus fort, et, comme je me lève, un troisième qui me jette par terre, avec des chaises, cependant qu’en bas, dans la salle à manger, dont les tables sont encore garnies d’assiettes, j’entends un grand fracas de vaisselle brisée. Nous venons d’entrer dans le Golfe de Gascogne. On connaît sa réputation. Les deux jours qu’on y passe en sortant de la Gironde sont d’ordinaire deux mauvais jours. La mer y est violente, dangereuse souvent ; la brutalité de ce début incommode nombre de passagers. Il est impossible, ce soir, si ce n’est pour un acrobate, de circuler sur le navire autrement qu’en s’accrochant de place en place ; et c’est cramponné à la rampe que je descends, de mon mieux, l’escalier. Dans ma cabine, une de mes cantines, qu’on avait placée sur l’autre, a été lancée dans l’étroit espace ménagé entre la cloison et ma couchette ; la petite armoire qui se trouve au pied de celle-ci, fixée au mur comme elle, s’est ouverte, et les quelques objets que j’y avais déjà placés sont maintenant épars sur le sol. Je me couche en hâte dans ce désordre, cependant que sous mes pieds le navire s’élève et s’abaisse, tout secoué d’une trépidation violente chaque fois que l’hélice, dans le tangage, sort de l’eau. Le gros temps ne cessera que le surlendemain. Ce sont ordinairement des heures mélancoliques que celles du début d’une traversée. Rien de ce qui peut séduire dans un voyage n’apparaît encore. La vie du bord, que certains considèrent comme une transition agréable, s’organise à peine. L’agitation du départ a pris fin ; à la hâte, à la fièvre des derniers jours ont succédé, dans le court espace de temps que le paquebot a mis à quitter la terre, le désœuvrement, l’isolement. La tristesse des séparations récentes se révèle dans sa plénitude. La pensée s’abandonne aux souvenirs du passé, si proche encore, si loin déjà. Mais bientôt le goût de l’action reprendra ses droits chez ceux qu’anime l’esprit du voyageur. L’image de l’objectif apparaîtra de nouveau, parée des séductions que l’espoir lui prête ; sur tout ce gris, le soleil du tropique répandra les splendeurs de sa lumière. Puis des relations se noueront, des sympathies parfois. Il se formera des groupes ; trois éléments sont d’ordinaire représentés sur ces bateaux : fonctionnaires, officiers, commerçants ; la communauté de carrière ou de profession, de destination aussi, contribuera aux rapprochements. C’est le plus souvent dans la salle à manger que le contact s’établit, que les premières conversations s’engagent. Le commandant Schoof m’a fort aimablement invité à prendre place à sa table. Je trouverai là M. Jore, qui va remplacer le gouverneur de la colonie du Niger, et Mme Jore ; Mme Cadier, qui va rejoindre à Libreville M. Cadier, gouverneur du Gabon ; M. Rousseau, agent de la Compagnie des Chargeurs Réunis à Cotonou et sa jeune femme ; M. de Lasteyrie ; M. Sicard, agent de la Compagnie Fraissinet. A Dakar, M. Michel, ancien sénateur, délégué du Dahomey au Conseil supérieur des Colonies, et Mme Michel, enfin M. Ficatier, inspecteur général des Ponts et Chaussées, se joindront à nous. La chance m’a favorisé, et les excellentes relations que je ne cesserai d’entretenir avec ces compagnons agréables vont me faire paraître la traversée moins longue et moins monotone. Pour moi, je sens naître et grandir une joie profonde à la pensée de retrouver bientôt l’Afrique que j’aime. Je profite de mes loisirs pour me livrer à des études utiles. J’ai déjà pris contact à plusieurs reprises avec les populations musulmanes. Mais l’âme islamique est secrète et subtile, et je ne saurais trop me familiariser avec elle. Je vais avoir cette fois un intérêt capital, le mot n’est pas déplacé, à ne pas faire de fausse manœuvre : l’exploration est une question de psychologie, de patience et de santé. Partant de ce principe que la conscience d’un peuple est fonction de sa religion et de sa loi, je relis donc avec une attention particulière le Koran et le code malékite de Khalil. J’ai aussi un recueil de proverbes arabes ; les proverbes jettent de précieuses lumières sur la mentalité des gens qui les ont faits ou adoptés. J’emporte le cours d’arabe ouadaïen et tchadien de M. l’Administrateur des colonies Carbou, celui du commandant Derendinger qui va paraître et dont il a bien voulu me confier les épreuves, les « Conseils aux voyageurs naturalistes », publiés par le Muséum, d’autres ouvrages techniques encore. Il me faut réduire ma bibliothèque à l’indispensable, car tout bagage sera tôt ou tard un impédimentum. Mes questionnaires sont déjà rédigés. J’ai pour habitude, lorsque mon programme de mission m’a été défini, d’en établir une sorte d’analyse, sous la forme d’une série de questions dont les réponses éclaireront tous les points directement ou indirectement visés. Cela fait, je procède d’abord en route aux observations que je puis recueillir directement. Puis, lorsque je rencontre un Européen, ce qui est loin de m’arriver tous les jours, je lui lis mon questionnaire exactement comme si je n’avais moi-même rien vu. Je fais de même avec les indigènes qui me paraissent particulièrement bien informés ; mais c’est alors plus délicat, parce que les questions, pour eux, doivent être transformées encore ; il faut en éliminer toute complexité, les décomposer en éléments absolument simples ; ce n’est que par des sondages en quelque sorte rectilignes, directs, qu’on arrive à extraire de ces cerveaux, d’une formation si différente de celle que nous devons à notre atavisme et à notre éducation de civilisés, toute la vérité qu’ils peuvent exprimer. De ces divers résultats, complétés et vérifiés les uns par les autres, je tire ensuite les éléments de mes rapports. Nous longeons bientôt, sur une mer apaisée enfin, les côtes portugaises ; elles ne nous montrent que des hauteurs nues. Le temps est beau maintenant, mais je m’accommode mal de l’existence confinée du bord : une prison au milieu d’un désert, tel est, et sera toujours pour moi, le meilleur des navires. Notre première escale, Dakar, que nous atteignons le huitième jour, ne nous apporte pas la chaleur. Ce n’est pas la première fois que je constate que la réputation du Sénégal, en ce qui concerne la température, est surfaite. Torride en été, son climat est souvent assez froid l’hiver. Cependant l’aspect de la côte reste celui d’une terre brûlée par le soleil : des roches jaunâtres, des reliefs arides, qui se dressent au-dessus de l’eau et nous font faire un grand détour. Nous accostons aux larges quais sur lesquels de longs bâtiments bas alternent avec des espaces vides. Un groupe d’Européens attend le navire ; autour, une foule aux noirs visages, où les longs boubous blancs se mêlent aux costumes ouvriers. Les passagers descendent à terre en vêtements de drap, beaucoup en pardessus. Dakar, malgré les progrès qu’on y remarque, demeure une ville banale et sans attrait, à laquelle manquent à la fois le confort et l’élégance de l’Europe et le pittoresque de l’Afrique. La mentalité des indigènes s’y manifeste en outre trop souvent par une arrogance qui donne à réfléchir sur l’opportunité des privilèges qu’on leur a si prématurément accordés. Je passe quelques heures à terre et j’ai la satisfaction d’y trouver deux petites théières d’un modèle particulier très apprécié dans toute l’Afrique Centrale et le Sahara. Je m’empresse d’en faire l’acquisition. Outre le plaisir que j’éprouve à posséder ces objets dont la forme éveille mes souvenirs de voyageur, je me vois de la sorte à même de recevoir selon la mode et le rite les musulmans qui viendront dans quelques semaines, à chaque grand centre, me rendre visite à mon campement. C’est souvent par ces petits détails qu’on dispose un hôte primitif à la confiance. Ils lui donnent l’impression qu’on n’est pas tout à fait un étranger. L’infusion de thé — du thé vert — est une boisson extrêmement répandue au Tchad, au Niger, au Sahara et très certainement dans d’autres régions où je n’ai pas été à même de le constater ; boisson de luxe, mais ce luxe est accessible à tous. Le café ne la remplace que très haut vers le Nord, lorsqu’on arrive aux départements algériens, ou à la Tunisie, selon la direction qu’on suit. Nous sommes restés à Dakar tout le jour. A la nuit, ce furent l’appareillage, l’empressement ordonné des manœuvres coutumières, le bruit des treuils succédant à celui de la grue qui, depuis notre arrivée, déversait le charbon dans la cale, la légère trépidation des hélices ; puis les lumières qui nous montraient la terre se sont éloignées avec lenteur. Nous touchons deux jours plus tard à Konakry, le chef-lieu de la Guinée Française. Avec ses palmiers innombrables, ce coin de verdure est pour le voyageur la première révélation des sites africains ; Dakar ne saurait en donner l’image. Nous n’y restons que trois heures, mouillés auprès des îles de Los, toutes vertes aussi. Cette fois, les casques coloniaux et les vêtements de toile apparaissent. Le soleil répand enfin sur nous sa chaleur et sa gaieté. L’été, au printemps même, nous ne l’aurions pas attendu si longtemps, et dès avant Dakar, il se serait chargé de nous apprendre que nous approchions d’un sol brûlant. Deux jours encore, et c’est Tabou, sur cette partie de la côte d’Ivoire qu’on nomme la côte de Krou, près de l’embouchure du Cavally. La chaleur est devenue torride. Sous ces latitudes, certains services du bord, principalement celui des machines, sont très pénibles pour les Européens ; aussi la plupart des navires prennent-ils ici des manœuvres kroumanes, qu’ils y laisseront de nouveau au retour. Les Kroumanes forment une race à part. C’est une population de pêcheurs localisée dans cette région, et qui, en dehors de la pêche, a la spécialité de s’engager ainsi ; elle fournit également les équipes dont on se sert pour passer la barre. La vigueur de ces noirs est remarquable, et le développement harmonieux de leur musculature les classe parmi les plus beaux athlètes du monde. Quant à la barre, dont je viens de parler, c’est un phénomène qui se manifeste sur toute une partie de la côte occidentale d’Afrique. Elle est constituée par une lame de fond d’une extrême puissance qui déferle et se reforme constamment à une distance assez faible du rivage. D’où nous sommes, à quelque moment qu’on jette les yeux sur celui-ci, on aperçoit trois vagues de volumes différents ; la plus proche de la terre achève de s’y briser, et son rouleau pesant vient mourir sur le sable ; la plus éloignée se forme à peine ; celle du milieu, en revanche, dans toute sa force, s’élève pour retomber avec fracas en une formidable volute ; elle est capable, à ce moment, de culbuter le plus robuste canot. Sur les points dépourvus de wharf — ils deviennent heureusement de moins en moins nombreux — on passe la barre dans de lourdes baleinières qu’actionnent, assis cinq par cinq sur chaque bord, dix pagayeurs spécialisés dans ce sport assez rude. Il s’agit de manœuvrer de manière à éviter le rouleau tant qu’il est dans sa force. Lorsqu’on débarque et qu’on se dirige, par conséquent, vers la grève, on progresse tout d’abord sans précaution dans la zone où la vague se forme ; on atteint de la sorte la limite jusqu’à laquelle elle reste sans danger ; puis, au moment choisi par le chef de manœuvre, souvent après une assez longue attente au cours de laquelle on se laisse dépasser plusieurs fois par le léger pli qui l’accuse, les pagayeurs, avec des cris barbares, se lancent brusquement à sa suite en donnant le maximum de leur effort. La partie, dès ce moment, est engagée sans retour possible : il s’agit de n’être rejoint par la vague suivante, qui, menaçante, arrive déjà et gagne sensiblement de vitesse, que lorsqu’on a atteint le rivage ou presque ; alors le rouleau mourant de l’ennemi se borne à soulever l’embarcation qu’il lance sans dommage sur le sable. Si on le rencontre, en revanche, trop tôt, en pleine action, tout est culbuté et le péril, plus encore que la noyade et la voracité des requins, est le choc brutal de la pesante baleinière qui capote sur ses passagers. Quand on vient de terre, la manœuvre est inverse, mais elle procède d’un principe analogue. Dans les deux cas, le succès est une question d’opportunité dans le départ, puis de vitesse dans la course qui suit. Les accidents, déjà rares autrefois, sont aujourd’hui exceptionnels. Trois heures d’arrêt, le lendemain, devant Grand-Bassam, vert et plat. La chaleur est pénible, humide et lourde. Depuis plusieurs jours, dès le lever, on se sent las. Ce n’est qu’un peu avant le coucher du soleil que notre partie quotidienne de croquet met son animation et sa gaieté sur le pont supérieur ; on la joue avec des palets, et des figures tracées à la craie représentent les arceaux. Nous sommes toujours sept ou huit à y prendre part : d’ordinaire, mes compagnons de table et moi, parfois aussi quelques passagers agréables qui se sont mêlés à notre petit cercle. Le navire suit de près une côte sans grâce et sans diversité ; le tableau qu’elle offre est formé de trois tranches parallèles : la mer grise et calme comme un lac ; une mince ligne blanche — le sable, — une épaisse ligne sombre — la forêt : cela à perte de vue, devant nous, derrière nous. Demain seulement la Gold Coast présentera des reliefs et quelques découpures. Quant au ciel, il se charge de nuages épais qui ne cessent de nous en masquer l’azur. Notre prochaine escale est Cotonou. Propre, ombragée, avec son sol de sable, ses allées bien tracées, elle nous présente, fort avant dans la mer, l’invite de son long wharf, avec la voie ferrée qu’il porte. Le petit groupe si vivant dont j’ai fait mon habituelle compagnie descend ici ; je me joins à lui, pour les quelques heures de l’arrêt ; nous nous asseyons dans une sorte de benne qu’on vient de poser sur le pont ; une grue la saisit, l’enlève, la transporte au-dessus de la mer, puis la laisse lentement descendre ; une embarcation la reçoit : elle la mènera, avec nous, jusqu’au bas du wharf, où nous serons accrochés de nouveau et hissés de même. M. Fourn, le gouverneur du Dahomey, est là ; il vient recevoir M. Michel, délégué de la colonie, comme je l’ai dit, et Mme Michel. Je retrouve M. Fourn avec grand plaisir. J’ai gardé le plus agréable souvenir de son aimable accueil et de ses utiles conseils, au début de ma mission précédente, et je m’empresse d’accepter l’invitation qu’il veut bien me faire, avec la courtoisie qui lui est habituelle, d’être son hôte à déjeuner. Il a ménagé à M. et à Mme Michel la surprise d’une fête pleine de pittoresque ; parmi les détachements d’indigènes rassemblés pour leur arrivée, on remarque particulièrement des échassiers vêtus de costumes chatoyants et barbares qui, sans autre soutien que de longues perches de trois à quatre mètres fixées par des liens à leurs jambes, se promènent, penchés en avant, à pas immenses, à la hauteur des palmiers des avenues. Mon retour à bord est sans gaieté. Tous ceux, ou presque, dont l’entrain de bonne compagnie avait donné pour moi un charme inaccoutumé à cette traversée, sont restés ici. Nous ne sommes plus que trois à la table du commandant, lui compris, et nous passons la soirée, qui nous paraît longue, à échanger des impressions de spleen. Cependant j’ai eu une satisfaction à Cotonou : mon cuisinier Denis et mon premier boy Somali, qui m’ont accompagné durant tout le cours de mon dernier voyage, m’attendaient sur le wharf. Je les ai trouvés en débarquant. Je les avais laissés il y a deux ans à Zinder, centre de la Colonie du Niger, tout proche des régions désertiques où j’allais entrer ; je ne voulais pas les emmener par trop loin. Un officier, le capitaine Barraillier, à qui j’ai demandé dernièrement de vouloir bien s’informer d’eux, m’a fait savoir qu’ils y étaient encore, et, grâce à sa grande obligeance, j’ai pu leur faire tenir les indications nécessaires pour venir me rejoindre. J’en avais encore un, Ahmed ; il est reparti au Tchad, mais quand il me saura de retour, il s’arrangera sûrement pour me trouver. Denis est un noir chrétien de Brazzaville ; il a ses défauts comme tout le monde ; il est même un peu « crapile », au dire de ses camarades, mais c’est un cuisinier de brousse de premier ordre, débrouillard, infatigable et toujours de bonne humeur. Somali est un Sara de Fort-Archambault, plus rude, plus sûr aussi, consciencieux à l’extrême et, à l’occasion, chasseur plein de sang-froid. Les bonnes figures de ces vieux serviteurs m’ont donné l’impression que, déjà, je me retrouvais un peu chez moi. On me demande parfois si je ne me sens pas isolé, dans ces voyages où je ne suis accompagné d’aucun blanc ; mais je me trouve bien moins seul parmi ces noirs dévoués qu’au milieu d’Européens indifférents. Ce n’est pas au désert, mais dans une foule sans solidarité, que le sentiment de la solitude est de plus poignant. Quant aux occupations, je suis loin d’en manquer, et s’il arrive, par hasard, que je n’aie rien à faire, je n’ai qu’à regarder autour de moi ; il y a, dans l’observation attentive et réfléchie de la nature, des leçons pour tous. Le lendemain, nous courons tout le jour sous un ciel noir, sur une mer sombre, unie et silencieuse. Plusieurs averses torrentielles nous apportent un peu de fraîcheur. Nous dépassons les bouches du Niger sans les apercevoir. Une dernière nuit, et nous stoppons au large du port de Douala, invisible encore ; un transbordeur y conduit en trois heures les quelque vingt passagers qui, comme moi, descendent. M. Carde, commissaire de la République, a eu l’amabilité de m’inviter à prendre place à bord de la chaloupe des Travaux Publics, plus rapide. C’est par Douala qu’on accède généralement au Cameroun Français ; l’ancien chef-lieu, Bouéa, est dans la zone anglaise. Situé au fond d’un large estuaire qu’alimentent cinq fleuves, Douala est accessible, à marée haute, aux navires tirant six mètres d’eau. Cet estuaire, le proche voisinage du mont Cameroun (4.015 mètres) et de l’île également montagneuse de Fernando-Po, y déterminent un régime de pluies exceptionnel : plus de quatre mètres d’eau par an. De là deux conséquences : une extrême fertilité du sol ; un climat humide, et assez pénible malgré que le thermomètre monte rarement très haut. Le port comporte des aménagements importants, ainsi qu’un outillage d’une puissance appréciable. La ville elle-même est verdoyante. Ses constructions, bien séparées les unes des autres, s’étalent largement sous de beaux arbres aux feuillages épais. Le sol, d’un jaune rougeâtre assez plaisant, n’apparaît que sur les chemins, d’ailleurs nettement tracés et en parfait état ; une herbe verte, où de vigoureuses cultures mettent leur note claire, s’étend sur tous les espaces libres. Un beau parc y a été créé par les Allemands. Une banlieue indigène importante forme à l’entour une ceinture ininterrompue de villages disposés le long d’excellentes routes, et dont la propreté et la prospérité frappent d’abord. La population de l’ensemble est d’environ 25.000 habitants, sur lesquels 400 Européens. Les cases, construites en forme de rectangle allongé avec des toits débordants à arête, et d’ordinaire soigneusement alignées, sont spacieuses et en bon état, encore que d’un faible pittoresque ; bien que leurs matériaux soient empruntés à la forêt équatoriale, elles m’ont rappelé, sous des dimensions moindres, les baraquements dont le Génie fait les camps. Mais, surtout dans les centres anciens, une admirable végétation borde la route, et ses rameaux bas et touffus l’ombragent par endroits tout entière. Les arbres utiles dominent d’ailleurs ; il y a là d’innombrables palmiers à huile, des bananiers aux longues feuilles larges, hautes, d’un vert clair ; des cacaoyers, des orangers, des manguiers. Des maisons qui témoignent d’une large aisance, propriétés de riches indigènes, se dressent fréquemment parmi ces cases. Dans ce décor, un mouvement, un ordre, une activité laborieuse qui s’imposent à l’attention et contribuent à donner l’impression très nette d’une évolution économique et sociale orientée vers le bien-être et le progrès. Le gouvernement allemand interdisait rigoureusement aux noirs, par mesure d’hygiène générale, de construire leurs habitations à moins d’une certaine distance de la ville européenne. L’administration française obtient les mêmes résultats utiles en prescrivant, pour toute maison construite dans Douala même, quel qu’en soit le propriétaire, un minimum de conditions d’aération et de salubrité. Plus libéral, plus équitable, ce procédé a été apprécié par les populations locales. Je suis resté à Douala trois jours, et j’en suis parti avec M. Carde, qui s’y trouvait justement lors de mon arrivée, pour me rendre au chef-lieu de la colonie, Yaoundé, seconde étape de mon itinéraire terrestre. Le voyage est facile ; on le fait partie en chemin de fer, partie en automobile ; il dure deux jours, qu’il est possible de réduire à un seul. Cent quatre-vingt-un kilomètres de voie ferrée d’un mètre ont été construits là par les Allemands, en dehors d’une autre ligne qui se dirige vers le Nord ; mais, lors de leur retraite, ils ont eu soin de tout mettre hors d’usage, détruisant notamment six ponts, dont l’un de trois cent vingt mètres de long. Nos services du Génie ont procédé à la réfection nécessaire, et lorsque je suis passé, six mille indigènes, recrutés et traités avec le souci le plus louable d’humanité et d’équité, travaillaient déjà à la construction d’un nouveau secteur. CHAPITRE II DE DOUALA A YAOUNDÉ J’avais trouvé, entre Douala et Yaoundé, la grande forêt équatoriale qui occupe la région côtière du Cameroun. C’est tout d’abord, jusqu’à sept ou huit mètres, un enchevêtrement inextricable de lianes, de fougères, d’arbustes ; puis de cette brousse ténébreuse jaillit, dans le demi-jour d’une atmosphère humide et chaude, une innombrable phalange de troncs immenses, clairs ou noirâtres, tantôt droits et nus, plus souvent tourmentés, ramifiés, garrottés de parasites aux liens multiples que noua la succession des ans ; au-dessus, filtrant avec parcimonie la lumière du ciel, s’étend, plus aérienne, plus découpée, mais toujours formidable, la zone d’expansion des sommets. En cette région au sol accidenté, des dépressions s’accusent souvent dans le voisinage immédiat de la voie ferrée ; alors l’œil domine, à travers un rideau plus ou moins dense, le moutonnement d’une sombre mer de cimes noyées dans un brouillard blanchâtre par où se révèle un fond marécageux. Après cinq heures de trajet, nous avons quitté le chemin de fer à voie d’un mètre pour prendre la draisine qui, sur voie Decauville, à la faveur de travaux d’art considérables, assurait le service des cinquante-quatre kilomètres suivants. Sans atteindre le degré de confort du chemin de fer de Nigéria, où j’avais eu la surprise de trouver, deux années plus tôt, un sleeping excellent, nos wagons sont, à cet égard, satisfaisants. Seule la draisine est d’une rusticité qui n’a d’ailleurs rien de surprenant pour ce genre de véhicule. Je n’avais pas manqué, en cours de route, de recueillir tous les renseignements possibles sur une question fort étrangère à ma mission, mais qui ne laissait pas néanmoins de m’intéresser au premier chef, la présence de gorilles dans le voisinage. A Eseka, village où notre train s’était arrêté, on en avait vu récemment encore ; mais ils fuyaient, chassés par le bruit des explosions des mines ; et malgré que tout espoir ne fût pas perdu d’en rencontrer un peu plus loin, les chances d’une chasse fructueuse restaient problématiques. Je devais être définitivement fixé trois jours plus tard. Comme je l’ai dit, je faisais route avec M. Carde, qui, après un déplacement à Douala, regagnait le chef-lieu de la colonie. A Makak, une automobile nous prit à notre descente du train. Le paysage allait se transformer d’une manière complète, et se parer de grâces que rien ne m’avait laissé prévoir. Déjà la légèreté de l’air nous rappelait que du niveau de la mer, nous étions passés peu à peu à l’altitude de 1.200 mètres, pour redescendre bientôt d’ailleurs aux environs de 700. La forêt, qui s’était progressivement éclaircie, ne se manifestait plus autour de nous que par la présence de quelques grands arbres largement espacés, sans brousse, sans lianes ou presque, entre lesquels cet air vif circulait. La route, rougeâtre avec des tons bruns, parfois violacés — elle emprunte cette coloration à la latérite dont elle est faite[1], d’un entretien d’ailleurs parfait, serpente ici entre deux épaisses bordures de citronnelle dont les touffes aux longues pousses vert clair l’encadrent agréablement. De chaque côté, des palmiers à huile penchent sur nos têtes l’ombrage de feuilles qui se rejoignent en arceaux. Ailleurs ce sont des bananiers que nous dépassons, plus loin des herbes de deux à trois mètres de hauteur. Souvent des enclaves de sol nu nous montrent un rang de cases, alignées parallèlement au chemin, à cinquante mètres environ de celui-ci ; les plantations sont alors reculées derrière elles ; devant restent seuls, sur un sol d’une méticuleuse propreté, quelques palmiers ou orangers. Ce sont des villages. Cette zone est très peuplée, et nous croisons de nombreux convois d’indigènes, ordinairement chargés de palmistes. Le ton rougeâtre de la route, cette verte citronnelle qui l’encadre gaiement, ces beaux palmiers à l’ombre généreuse, éveillent l’impression d’un grand parc, et l’œil se repose, sur ce paysage riant et gracieux, du sombre chaos de la forêt ; la petite ville de Yaoundé ne fait qu’accentuer ce caractère. A l’Est des montagnes verdoyantes qui la dominent de 500 mètres, elle occupe une éminence d’une faible étendue. Les mêmes routes, bordées de même, y tracent des voies planes et paisibles le long desquelles s’érigent, espacées, souvent coquettes, les maisons des Européens — fonctionnaires, officiers, colons, une centaine en tout. Des rosiers, des arbres au feuillage touffu et aux innombrables fleurettes rouges, des daturas aux fraîches clochettes blanches sèment çà et là des touches charmantes. On aperçoit, dans la direction du Nord-Est, de l’autre côté d’une dépression de peu de profondeur, un village haoussa assez important ; à part un très petit groupe de cases visibles vers le Sud-Ouest, les autres centres indigènes s’égrènent un peu plus loin. A elle seule, la population avoisinant la ville atteint 30.000 habitants. Une mission catholique, à la tête de laquelle est un évêque, une mission américaine, exercent respectivement leur influence sur ces derniers. Nous arrivons à six heures au gouvernement. Je trouvai pendant mon séjour à Yaoundé, chez le commissaire de la République et chez Mme Carde, qui, avec leur jeune fille, avaient là leur résidence, l’hospitalité la plus aimable, et je serais heureux, si ces lignes leur tombent sous les yeux, qu’ils veuillent bien y voir le témoignage du souvenir vivement reconnaissant qu’elle m’a laissé. L’après-midi se terminait parfois pour moi par une promenade aux environs. De six à huit heures, M. Carde avait coutume de recevoir chaque jour les principaux Européens du chef-lieu, et, par leur présence assidue, plusieurs ménages de fonctionnaires ajoutaient quotidiennement à l’attrait de ces réunions quasi-familiales. La tenue blanche des hommes, les robes légères des femmes s’harmonisaient avec l’ambiance et offraient aux lumières une gamme claire et gaie. Mon premier soin, le lendemain de mon arrivée à Yaoundé, a été de me mettre en quête d’un maître ès photographie ; car j’étais neuf en la matière. La Société de Géographie m’avait confié un appareil. J’avais pu faire, avant de partir, en compagnie de mon frère, le docteur Bruneau de Laborie, qui s’est consacré à la science radiologique, quelques essais au cours desquels il m’avait donné de précieux conseils. Mais il me fallait adapter ces premières notions au milieu spécial où j’allais les appliquer. Muni d’un actinomètre, je faisais des expériences à chaque heure et pour chaque degré de lumière. Je notais, lorsqu’elles s’affirmaient satisfaisantes, mes conditions de diaphragme et de vitesse ; et j’établissais ainsi une sorte de tableau. Encore ce procédé exigeait-il souvent un guide. M. Julliard, chef du service des postes à Yaoundé, eut l’amabilité d’accepter ce rôle. Dans la journée, je prenais mes vues ; le soir, après dîner, j’allais chez lui ; nous procédions au développement, et il formulait ses critiques. Il possédait, dans la cour de la poste, une véritable ménagerie qu’il traitait d’ailleurs avec beaucoup d’humanité. Ses hôtes de marque étaient, lors de mon passage, trois panthères et deux chats-tigres. Je m’empresse d’ajouter que tout ce petit monde aux yeux luisants et aux griffes acérées était soigneusement enfermé. Il y avait aussi, dans une ferme voisine, un jeune éléphant familier. Je l’ai croisé plusieurs fois qui se promenait paisiblement avec son cornac, l’un suivant l’autre. Il était accueillant à tous, sauf aux automobiles. Yaoundé en compte deux ou trois. L’une d’elles, un jour, le découvrant au sortir d’un tournant, n’avait pas pu s’arrêter assez vite et était venue donner dans son robuste arrière-train. Il avait gardé, de ce procédé rude, une amertume qu’il n’hésitait pas à manifester à l’occasion en se portant au petit trot, d’un air irrité, à la rencontre de ces véhicules, de sorte que les mécaniciens l’évitaient maintenant avec soin. Mais M. Julliard allait jouer pour moi un rôle bien plus considérable encore : il me signala en effet la présence à Yaoundé du chef Mbala, un des meilleurs chasseurs du pays, qui assurait connaître la retraite, toute proche, d’une famille de gorilles. L’instant d’après, j’étais chez M. Carde qui, avec sa bonne grâce habituelle, voulut bien interrompre quelques instants des occupations certainement plus importantes pour faire mander le dit Mbala. J’eus bientôt la joie d’apprendre de ce dernier que M. Julliard était parfaitement renseigné ; Mbala détenait bien ce secret émouvant, et de plus, se faisait fort de me mettre, dans les quarante-huit heures, en présence des animaux désirés. Il fut convenu séance tenante qu’il partirait le lendemain matin pour se rendre sur place, et que j’irais moi-même le rejoindre le surlendemain. Le rendez-vous était au minuscule village d’Oukoua, à une trentaine de kilomètres. Le lendemain était un dimanche. Je me rendis à la butte de tir pour essayer une fois de plus mon vieux fusil, un Lebel 1902 à chargeur de trois cartouches qui m’avait servi pendant tout mon précédent voyage, et pour prendre contact avec une nouvelle arme du même modèle que j’avais achetée avant de partir. L’après-midi fut occupée par divers préparatifs, puis, à cinq heures, par une dernière promenade en automobile avec M. Carde. Les villages s’échelonnent, nombreux, le long de la route ; ils sont du type que j’ai décrit déjà. Un peu plus loin, à partir de la Sanaga, l’enclave défrichée s’arrondira, les cases, jusqu’ici rectangulaires avec un toit à arête, deviendront cylindriques, avec un toit en forme de cône. Je rencontrai partout un grand nombre de chiens ; contrairement à la plupart de ceux que j’avais vus chez les indigènes d’autres contrées, ils étaient gras et en bon état ; c’est qu’ils sont admis comme monnaie pour le paiement de la dot des femmes, et qu’on les entretient en conséquence. Chez les peuplades africaines, en effet, c’est généralement le mari qui achète sa femme, et le procédé, devant la logique, devant d’autres considérations même, peut soutenir la comparaison avec le nôtre. Je me mets en route le lundi matin en tippoy. C’est un fauteuil de paille, parfois muni d’un abri de nattes, que des perches de bambou adaptées par des liens transforment en chaise à porteurs. Il utilise deux équipes de quatre hommes chacune qui se relaient l’une l’autre. J’ai avec moi un guide, un garde régional, Denis et Somali. Nous suivons pendant plus d’une heure une route parfaite avec, toujours, le même aspect d’allée de parc ; puis nous tournons à gauche et prenons une piste étroite, mais facile, entre deux champs d’herbes serrées de trois à quatre mètres de haut que les indigènes nomment isong ou isân. Aux herbes succède la petite brousse ; elle nous conduit dans la forêt. Cette dernière est assez accidentée et je dois bientôt mettre pied à terre. Des sentiers capricieux, coupés de racines à fleur de sol, montent et descendent dans l’ombre humide. La température est chaude, lourde, mais supportable ; nous sommes abrités du soleil. Au fond des dépressions sont d’ordinaire de petits cours d’eau qu’on passe sur un tronc d’arbre ou simplement à pied plus ou moins sec. Nous ne tardons pas à arriver dans une clairière au sol net dont le fond est occupé par un rang de quelques cases alignées parallèlement au chemin. Des cultures les entourent, où je remarque bananiers, orangers, manguiers, palmiers à huile, manioc, arachides, etc. Les hommes sont parfois habillés à l’européenne — de quelle façon ! — le plus souvent à moitié nus. Les femmes portent, par derrière, un petit balai épais et assez court ; avec quelques verroteries et un modeste morceau d’étoffe par devant, c’est leur seul vêtement. Je remarque entre les mains d’un indigène une arme curieuse, sorte d’arbalète d’un bois rouge sombre, poli et dur, sur lequel des dessins sont gravés en creux. Fort ingénieuse dans son fonctionnement, elle se compose d’une tige de 1 mètre 20 environ, en travers de laquelle est fixé un petit arc. Cette tige est fendue longitudinalement sur les cinq sixièmes de sa longueur. En écartant ses deux parties, rapprochées au repos, et en tirant sur la corde de l’arc, on diminue doublement la distance qui sépare cette corde d’une petite encoche, et on l’y engage. La traction de la corde maintient dès lors les deux parties de la tige disjointes sur toute la longueur de la fente : l’arbalète est armée. On pose devant la corde, dans une rainure pratiquée à cet effet, une courte flèche grosse comme la moitié d’un crayon, empennée d’un petit triangle rigide découpé dans une feuille, taillée en pointe et d’ordinaire trempée dans un poison qui la revêt d’un enduit très clair. Ces flèches sont contenues dans un large carquois cylindrique. Puis on vise, et en rapprochant, par une pression progressive, les deux parties de la tige fendue, on amène la petite encoche à se dérober sous la corde, qu’elle libère brusquement. La flèche a une force appréciable ; à une vingtaine de mètres, elle blessera aisément un oiseau ou un singe. L’arc est d’ailleurs très résistant. On le tend en engageant l’une des extrémités entre deux piquets profondément enfoncés dans le sol, et en exerçant une forte pression sur l’autre à l’aide d’un troisième pieu légèrement mobile autour de sa base : il y a dans le village, installé une fois pour toutes, un dispositif de ce genre. Un tam-tam qui se porte à ma rencontre vient à son tour retenir mon attention. Trois musiciens — trois enfants — composent l’orchestre. L’instrument, le même pour tous, est constitué par un certain nombre de planchettes disposées horizontalement les unes à côté des autres ; au-dessous d’elles est un rang de calebasses de grosseurs diverses. Ce piano rustique est maintenu éloigné du corps par une branche pliée en cerceau, dont la partie convexe s’appuie sur les cuisses ; une corde qui passe derrière la taille le retient et assure le contact ; il reste ainsi placé et fixé devant l’artiste, qui, frappant rapidement sur les planches avec des bâtonnets, en tire des sons mélancoliques et pressés. Son nom est djaboum ou dja, me dit-on. Ailleurs on le nomme balafon. Il est répandu, avec des variantes, dans une grande partie de l’Afrique. Cet orphéon m’accompagnera jusqu’à Oukoua. Nous traversons ainsi une dizaine de petits groupements d’habitations, fermes plutôt que villages, mais dont le nombre surprend. Il est rare qu’on voie la forêt si peuplée. A onze heures et demie, j’arrive ; c’est la clairière habituelle, avec cinq ou six cases rangées au fond. Les quelques femmes du lieu poussent des cris aigus en mon honneur, deux ou trois hommes exécutent une danse simpliste et niaise. Malgré la bonne volonté de cet accueil, une seule chose m’intéresse : Où est Mbala ? Pendant qu’on le cherche, Denis et Somali installent, pour la première fois depuis la fin de mon dernier voyage — près d’un an — mes meubles de campement. Dans la case qu’on a fait débarrasser pour moi, je revois mon vieux lit de camp, dont jadis, au Bornou, j’ai fait remplacer la toile par du cuir ; ma chaise de fer, ma petite table, les trois bâtons assemblés en trépied auxquels j’accroche bidons et effets ; les deux cantines qui contiennent les objets dont je me sers tous les jours ; un tub de toile, la toile de tente individuelle qui, par terre, pliée en deux, constitue ma descente de lit ; mes deux fusils encore dans leurs étuis : me voilà chez moi. Ce domicile et ce refuge, je le retrouverai désormais tous les soirs, où que je sois, toujours le même, dans une case, sous ma tente, ou sous la voûte hospitalière du ciel. Je le retrouverai au soir des jours heureux. Je le retrouverai au soir des mauvais jours. J’y goûterai de grands repos, une paix rare. Peu de soucis franchiront sa porte. Je l’aime profondément ainsi. Je suis à peine installé qu’un tirailleur, de passage au village, m’apporte un goliath : c’est un hanneton au corselet noir rayé de blanc, mais de la taille d’un petit moineau. Il y en a beaucoup dans la région. Je fais maintenant mon premier déjeuner de brousse. L’une après l’autre renaissent mes anciennes habitudes ; en quelques heures je suis redevenu le voyageur de jadis, et lorsque, ensuite, je vais m’étendre sur mon lit, car cette première étape m’a fatigué, je n’ai pas de surprise à me voir tiré de ma somnolence par la menace d’un lourd bourdonnement qui tourne autour de mon visage, par la préoccupation d’une tache de soleil qui me semble progresser vers ma tête, par toutes ces petites inquiétudes oubliées, conséquences de la nature trop proche et trop riche, qui brusquement surgissent dans ma vie et dans ma mémoire pour me devenir à nouveau familières. Alors, le sommeil étant passé, je me lève, regardant bien d’abord où je pose mes pieds à cause des insectes malfaisants ; je fais quelques pas ; il est quatre heures ; je rédige mes notes quotidiennes, — ces lignes ; je sors, je m’assieds sur ma chaise ; puis, dans le calme de mon clair campement où chaque chose et chacun ont pris leur place, entre les murailles de verdure dont la forêt emprisonne mon village, j’attends, presque sans pensée, des nouvelles de Mbala, le déclin du soleil, la chute de la chaleur, et la fin du jour. Le lendemain matin vers cinq heures et demie, comme j’achève ma toilette, Denis vient me dire que notre chasseur est arrivé, et l’introduit. Le voici, de taille moyenne, vigoureusement musclé, le visage jeune et ouvert. Il a trouvé un couple de gorilles, avec des petits, mais il m’explique, dans un français assez correct, — c’est un élève de nos missionnaires — qu’ils sont dans un coin de la forêt où un Européen ne peut absolument pas circuler : la brousse y est impénétrable. Il va donc repartir de suite. Il fera cerner les animaux par un certain nombre d’indigènes. On les effraiera au moment voulu, en même temps qu’on ouvrira un côté du cercle, et je n’aurai qu’à me placer sur leur chemin. Le procédé ne me plaît pas beaucoup ; j’ai l’habitude de chasser autrement, d’une manière plus simple, sans tant de monde, en tête à tête ou presque avec le gibier ; et j’insiste vivement pour l’accompagner sans délai ; mais il demeure aussi catégorique. « Ici, me dit-il, en montrant l’inextricable fourré qui nous entoure, la brousse est bien ; là-bas, elle est très mauvaise. » Cela me suffit, car ici déjà je ne saurais passer. Je me rends à l’évidence. Il repart. J’attendrai. Cette chasse sera d’ailleurs singulièrement décevante, et si je lui donne place dans ce récit, ce n’est que dans un souci de vérité. Plus tard, au Tchad, je dédommagerai mes lecteurs. Vers deux heures et demie, en questionnant autour de moi, j’apprends que l’endroit où opère Mbala n’est guère à plus d’un heure d’Oukoua, et je décide de m’y faire conduire, malgré tout, pour voir moi-même. A peine me suis-je engagé dans le sentier, où me précède un guide, que, pour un motif d’un autre ordre, je me félicite d’avoir pris ce parti. C’est la végétation la plus épaisse que j’aie vue ; nous cheminons dans un demi-jour sans éclaircies, par une galerie si basse qu’il faut se baisser, s’agenouiller presque, à chaque instant ; cette incommodité se complique de pentes raides, glissantes, où le pied, pour se poser, doit chercher avec soin les creux ; puis de marécages — ou marigots — nauséabonds et noirs, qu’on passe tant bien que mal, non sans quelques chutes, sur des branches humides et glissantes ; et je vois un très appréciable avantage à m’être familiarisé dès aujourd’hui avec une gymnastique qui demain, avant la chasse, m’aurait fatigué et énervé. Il faut peu de chose pour nuire à la justesse d’un coup de fusil et, avec les animaux rares, lorsqu’on perd sa chance, c’est fini. Le proverbe qui dit « l’occasion est chauve par derrière » est particulièrement vrai ici. J’entends bientôt des cris répétés, lointains d’abord, qui partent de points différents ; et j’arrive peu après à une sorte de palissade à claires-voies, faite de branchages entrecroisés que des indigènes, répartis à quelque distance les uns des autres, achèvent hâtivement de construire en poussant ces cris. Elle épouse la courbe d’une percée large d’un mètre qui vient visiblement d’être frayée à l’aide de coupe-coupes, car elle est jonchée de branches fraîchement tranchées. Je m’engage dans ce chemin pour chercher Mbala, qu’on me dit tout près. On me montre en route une petite place où l’un des gorilles a mangé la veille ; la considération dont on entoure les quelques débris végétaux qu’il a laissés là me confirme que j’ai affaire à un grand seigneur de la forêt. Bientôt arrive Mbala. Il a fait entourer, me dit-il, par les gens du village voisin, que stimule la perspective de quelques centaines de kilogrammes de viande, le lieu où gîtent les animaux. Demain matin, à huit heures, il m’attendra là, où nous sommes. On fera une brèche sur un point de cette manière de champ clos ; nous entrerons tous deux, et si les gorilles veulent s’enfuir, les clameurs des indigènes, les difficultés de la palissade qui partout est un peu penchée vers l’intérieur, de manière que quiconque s’y accrocherait la ferait tomber sur soi d’abord, les retarderaient, paraît-il, suffisamment. Les cris que j’entends sans cesse n’ont d’autre but que de leur ôter la tentation de s’approcher du cercle qui, déjà, les emprisonne. Ce programme, théoriquement, peut séduire : pratiquement, il me semble d’une exécution difficile. Mais, bien que Mbala s’exprime assez clairement en français, il est possible que quelque chose m’échappe dans ce qu’il veut me faire comprendre ; le principal est pour moi de joindre les gorilles ; il m’en donne la certitude ; et il a l’expérience de cette chasse, où je suis novice. On peut penser que le lendemain, à huit heures, j’étais exact au rendez-vous. Mbala aussi. Mais ses préparatifs, me dit-il, ne sont pas terminés. Ils le seront seulement à deux heures. Je lui réponds qu’il prenne son temps, que je sais qu’il exécute un travail difficile ; et que même si de nouveaux retards se produisent, je ne lui en témoignerai aucun mécontentement. Je rentre, et à deux heures je suis là. Cette fois tout est prêt. Mbala est armé d’un fusil Gras. Il a amené avec lui un autre noir qui a également un fusil. Je m’étonne de ce déploiement de forces, mais il insiste, et fidèle à mon principe de m’en remettre aux indigènes lorsque je ne puis me guider sur mon expérience personnelle, je cède à son désir. Somali, en arrière, avec l’interprète, portera mon appareil photographique. Pour moi, j’ai l’un de mes deux fusils, celui de mon précédent voyage, que je connais bien ; — et dût-on sourire de cette prudence — un pistolet automatique du calibre de 11 millimètres 25. Les enrayages que j’ai eus au cours de mes chasses antérieures — l’un à vingt mètres d’un éléphant blessé — m’ont rendu circonspect à cet égard. Si je venais à me trouver en difficulté, mon pistolet, que je laisse au cran d’arrêt et que je suis à même d’utiliser en une seconde, pourrait, de près, en raison de son calibre et de sa puissance, bousculer n’importe quel animal et me donner du temps, peut-être même me tirer d’affaire. Nous pénétrons dans l’enclos. Il circonscrit, je m’en rendrai compte un peu plus tard, un grand entonnoir sombre, très boisé, profond, presque à pic, au fond généralement marécageux. Nous nous engageons sur une piste encadrée d’herbes très hautes, et nous la quittons presque aussitôt pour entrer, à gauche, dans les broussailles qui constituent le premier étage de la grande forêt. Tout de suite, la difficulté de la marche est extrême. Il n’y a plus aucun chemin. L’exubérance de la nature nous emprisonne dans un réseau désordonné. Il faut, à chaque pas, éviter une tige, une branche, une racine en arceau, une liane ; puis s’arrêter pour dégager un pied, ou le fusil qui s’est accroché ; se baisser pour passer dans des cerceaux, reculer parce que le casque qui, lorsque l’on est ainsi courbé, masque la vue, vient de heurter un enchevêtrement trop serré ; se coucher parfois : la suprême ressource, car le sol ménage peu d’obstacles et c’est tout un côté dont on n’a plus à s’occuper. Une descente glissante, très raide, qui se présente devant nous, m’impose un surcroît de précautions. Je dois, pour chacun de mes pas, chercher une place ; si je n’en trouve pas, je me cramponne à des branches souvent épineuses, mais dont le contact momentané est préférable à une chute. Tout cela avec le soin constant d’éviter le bruit, ce qui rend la tâche plus malaisée encore, et essouffle. Un quart d’heure ainsi, et nous sommes au fond. Nous y trouvons un marigot noir et fétide, où nous enfonçons jusqu’aux cuisses, au milieu de troncs morts et de débris mystérieux. Nous le traversons laborieusement, lentement. Puis une nouvelle pente se dresse, couverte de la même végétation, et, comme l’autre, presque à pic. Il faut la remonter. Nous suivons, depuis le commencement, des empreintes que Mbala dit être celles du gorille mâle ; ce sont elles qui fixent notre route ; ces grands singes, en effet, cheminent le plus souvent sur le sol. De temps à autre, de vagues relents de pourriture, communes d’ailleurs à toutes les parties de la forêt, décèlent un cadavre d’animal qui retourne lentement à la terre. La chaleur, à vrai dire, est tempérée par l’ombre ; mais l’atmosphère humide et tiède de ce sombre séjour reste étouffante. Au repos même, on respirerait mal. La brousse devient plus dense encore. Nous arrivons à un réseau tellement serré que nous sommes emprisonnés de toutes parts. Cependant nous voici, soudain, au haut de la pente ; un peu de soleil, maintenant, par endroits, transparaît en petites taches gaies, encourageantes. Mbala se couche pour passer. Il fait quelques mètres à plat ventre. Je le perds tout de suite de vue ; puis il revient. Aller plus loin, me dit-il, est impossible. Seul, et par ce moyen, il pourrait encore avancer. Mais pour moi, l’endroit est impraticable ; il n’y a plus rien à faire aujourd’hui. Une heure et demie seulement s’est écoulée depuis que nous avons franchi la palissade. Devant moi sont les traces fraîches d’un gibier intéressant entre tous. Je ne retrouverai peut-être jamais l’occasion qui m’échappe. Pourtant je sens si bien qu’il dit vrai, je suis tellement écrasé par la puissance de ce qui m’entoure, que je m’épargne le geste vain d’insister. Nous cessons de nous préoccuper de la piste ; tandis que les hommes cherchent la direction à prendre pour sortir du fourré avec le minimum de travail, je me débarrasse des fourmis, tombées des branches, qui me dévorent le cou et la nuque ; trop absorbé par les obstacles que tout opposait à ma marche, j’avais renoncé, depuis quelque temps, à les chasser. Avec des coupe-coupes, lentement, péniblement, on ouvre un passage. Dix minutes plus tard, je vois la lumière crue ; puis, presque tout de suite, la palissade. Nous nous asseyons un instant. Il faut réparer cet échec. Nous tenons conseil. Je suggère à Mbala d’épier les gorilles, de voir où ils gîteront ce soir. Nous irons, à l’aube, les surprendre. Il paraît trouver l’idée bonne. C’est entendu. Je reprends espoir. Je vais coucher ici pour être sur place en temps utile. Il y a justement, non loin de nous, une case isolée. Elle occupe l’angle médian d’une clairière, triangle défriché dont les côtés, d’une cinquantaine de mètres chacun, sont constitués par la forêt, cependant que sa base est la palissade même. Entre ce gîte et la palissade, une petite place bien nette, d’abord, où le sol est nu ; puis, ombrageant une herbe drue, une trentaine de beaux bananiers aux grandes feuilles vertes. La famille qui habite la case, spontanément, s’installe un peu plus loin ; dans dix minutes une hutte de branchages, diligemment construite, l’abritera tout entière. On m’apporte de l’eau, des bananes ; aussi, pour poser ma tête, un billot de bois qu’on recouvre d’une feuille. Je m’étends sur le sol avec délices. Un petit groupe d’hommes et de femmes, de ceux qui ont construit l’enceinte, arrivent bientôt pour camper là. Au crépuscule, un peu plus tard, ils allument trois feux, presque sans flammes, car l’humidité règne partout, qui répandent dans l’atmosphère une fumée redoutée des moustiques. Assis en cercles, ils causent gaiement. Le jour achève de tomber, et des lucioles saluent la venue de la nuit qu’elles aiment en commençant de voler dans l’ombre ; elles multiplient autour de moi le caprice de leurs étincelles intermittentes ; cela me rappelle mes soirées dans les îles du lac Tchad, où ces insectes sont si nombreux. Cependant Somali est allé chercher Denis à Oukoua, et je suis inquiet de ne pas les voir. Je crains que l’obscurité ne les ait surpris en route. Le sentier est mauvais ; ils le connaissent à peine. Soudain, j’entends leurs voix joyeuses. Ils m’apportent mon dîner, avec une couverture et mes affaires de toilette. La famille que j’ai expropriée a emporté les quelques calebasses qui constituent le principal de son mobilier ; la case, au sol de terre, car les planchers sont un luxe inconnu des indigènes dans tous les lieux où je suis passé, contient encore, toutefois, un lit, qu’on a eu la prévenance de laisser à mon intention. C’est un cadre de bois sur lequel sont fixées, rangées dans le sens de la longueur, les unes près des autres, des tiges de bambous. Un peu court, toutefois. Les noirs couchent d’ordinaire les jambes pliées, en chien de fusil, et les dimensions ont été calculées en conséquence : le bord m’arrive au genou. Mais sont-ce les fourmis de tout à l’heure, celles dont la chasse m’a fait négliger l’invasion ? Sont-ce de petites mouches noires presque imperceptibles qu’hier soir, en dînant, j’ai remarquées sur moi ? toujours est-il que des démangeaisons cuisantes me privent de sommeil une partie de la nuit. J’en souffrirai pendant huit jours, et le mot souffrir, si disproportionné qu’il semble avec ce minime incident, n’est pas excessif ; j’ai constaté le matin que sur le dos d’une seule de mes mains se gonflaient plus de cent piqûres ; je ne pouvais obtenir de soulagement qu’en me brossant vigoureusement la peau avec une brosse dure ; d’ailleurs, quelques instants après, je payais ce répit momentané par un redoublement de cuisson. Ce n’est qu’au bout d’une semaine, comme cela ne s’atténuait pas, que j’ai essayé, à tout hasard, de me faire des frictions de jus de citron ; deux jours plus tard, coïncidence ou efficacité du remède, tout avait disparu. Les petites mouches, je l’ai su ensuite, étaient les coupables. On les nomme fourous. Elles sont nombreuses dans certaines parties de la forêt. A cinq heures du matin, Mbala arrive. Rien à faire encore, me dit-il. Les gorilles paraissent effrayés. Ils ont passé la nuit dans un endroit absolument impénétrable. Pourtant il reste une ressource ; on va resserrer le cercle autour d’eux ; puis on débroussaillera un peu, de manière à réduire encore l’étendue de leur refuge ; alors, sûrement, je les découvrirai. Je lui objecte que les gens qui sont là ont déjà fait un gros travail, mais il me répond aussitôt, sur un ton de sincérité évidente, qu’ils le font avec empressement et sont tout prêts à continuer. Je profite de cette occasion pour lui demander s’il est exact que des femmes indigènes soient parfois capturées par les gorilles, ainsi que me l’ont affirmé des gens dignes de foi. Il me regarde avec surprise et me répond négativement. Les indigènes de la région ne redoutent pas, selon lui, le voisinage de ces singes, encore que les plantations souffrent quelquefois de leur appétit ; comme la plupart des animaux, quels qu’en soient la taille et la force, le gorille craint l’homme et l’évite chaque fois qu’il le peut. Ce qui les stimule en ce moment, c’est l’espoir d’une ample provision de viande. Je rentre à Oukoua, où j’arrive à huit heures. On me fait prendre un chemin différent, et je visite en route une petite école de la mission catholique, qu’un moniteur indigène dirige avec soin. Je reprends possession de ma case. Puis je profite de mon désœuvrement pour fureter çà et là. Je remarque d’abord le tam-tam d’appel qui figure ici dans les moindres groupements, sorte de billot de bois creux sur lequel on frappe des signaux convenus, transmis ensuite de village en village ; un autre instrument de musique, le mbet, arc à quatre cordes qu’une cheville, fixée selon le rayon de l’arc, éloigne un peu plus de ce dernier au point médian, pour augmenter la tension. Une calebasse, assujettie au milieu de la longueur du bois, du côté convexe, renforce la sonorité. Voici que la situation se complique. A une heure m’arrive un homme de Mbala. Il m’avise que les deux gorilles viennent de s’échapper de l’enceinte. C’est d’ailleurs la première fois, depuis le début de cette chasse, que j’y constate quelque chose qui réponde aux conceptions de ma raison. Ce qui me surprend surtout, c’est qu’ils n’en soient pas sortis plus tôt. Néanmoins, comme ce porteur de mauvaise nouvelle me dit que Mbala conserve un espoir, je lui réponds que je vais me rendre sur les lieux. Mais on me dissuade, Mbala n’y est plus ; il a suivi les fugitifs, il est loin, mieux vaut que j’attende. A cinq heures je dîne, et de nouveau les fourous m’assiègent. J’ai laissé à Yaoundé les quelques paires de gants que j’avais emportées. Je supplée à leur absence avec une paire de chaussettes, ce qui d’ailleurs n’est pas très commode pour manger. Je viens de finir, lorsque m’apparaît Mbala. Les nouvelles sont désastreuses. Le mâle seul s’est échappé. La femelle est encore là avec sa progéniture, mais elle est très petite. En outre, elle est maintenant effrayée, sur ses gardes. Il estime que désormais, je n’ai nulle chance de réussite. Lui, en revanche, se fait fort de l’atteindre. Je suis d’abord un peu vexé. Je manque évidemment d’entraînement ; trois semaines de traversée dans l’inaction la plus complète, le séjour chaud et humide de Douala, ne constituent pas une préparation sportive. Pourtant j’ai conscience de n’avoir pas été au-dessous de ce qu’il pouvait attendre d’un Européen. Pourquoi ce brusque changement ? J’essaie de l’amener à une conclusion différente et l’engage à chercher s’il n’est, pour approcher le gorille, de procédé plus raisonnable que celui sur lequel il a basé son plan : l’affût, par exemple. Raisonnable : voici pourquoi j’emploie ce mot. Dans le fourré inextricable où nous progressions, il était impossible de voir à plus de cinq mètres ; il y régnait en outre un silence suffisant pour que le plus léger bruit y donnât l’impression d’une présence anormale. Si même nous avions pu persévérer sur les traces des gorilles, comment arriver si près d’eux sans attirer leur attention, c’est-à-dire sans les mettre immédiatement en fuite ? L’aurions-nous fait, que le seul geste de les coucher en joue, dans ces broussailles où le fusil s’accrochait partout, aurait suffi pour leur donner l’éveil ; il aurait alors fallu moins d’une seconde, à des animaux de cette agilité et de cette puissance, pour franchir les deux ou trois mètres après lesquels nous les aurions infailliblement perdus de vue. Placer dans ces conditions un coup précis était presque impossible. Je devais apprendre, un peu plus tard, que Mbala parlait depuis longtemps de cette chasse, et surtout de la capture des jeunes gorilles, qu’il espérait vendre avantageusement ; mais qu’en raison d’une situation spéciale — il était chargé de la surveillance de travaux — il ne pouvait disposer du temps nécessaire sans une permission difficile à obtenir. A-t-il profité de ma visite pour s’assurer à cet effet d’exceptionnelles facilités, quitte à m’éliminer au moment décisif, ma complète ignorance des mœurs du gorille lui ménageant en moi une dupe facile ? C’est ce qu’on m’a suggéré ensuite, et je reste d’autant plus enclin à le croire que cette conclusion est encore la moins désagréable pour mon amour-propre de chasseur. Le soir même, j’étais de retour à Yaoundé, que je devais quitter le surlendemain. Il n’est pas inutile de dire ici quelques mots de la région dans laquelle va s’effectuer, durant près de deux mois et demi, mon voyage. La superficie du Cameroun est d’environ 400.000 kilomètres carrés. Il a 200 kilomètres de côtes, et le point extrême de son hinterland, le lac Tchad, qui constitue sa limite nord, est à 1.500 kilomètres à peu près de Douala, son port principal. Il est borné à l’Est par nos Colonies de l’Oubanghi-Chari et du Tchad, et à l’Ouest par la Nigéria, augmentée du Cameroun anglais. Au Sud, il est limitrophe de la Guinée Espagnole et du Gabon. On y distingue trois régions : la forêt, qui couvre la côte, la partie sud et la partie sud-est, sur environ 150.000 kilomètres carrés ; un plateau central accidenté, d’une altitude moyenne de 1.100 mètres ; puis une plaine immense qui va jusqu’au lac Tchad ; la végétation de ces deux dernières régions est plus clairsemée à mesure qu’on avance. La température est assez chaude et très humide sur la côte, où elle exerce une action déprimante sur la plupart des Européens. Elle est beaucoup plus saine sur le plateau central — plateau de Ngaoundéré ; dans les plaines voisines du Tchad, elle s’élève sensiblement, mais reste relativement sèche et n’est généralement pas insalubre. C’est Nachtigall qui, en 1884, a pris possession du Cameroun pour l’Allemagne. Conquis par les troupes anglo-françaises pendant la guerre de 1914-1918, il a été partagé ensuite entre la France et l’Angleterre, et la France en administre actuellement, en vertu d’un mandat de la Société des Nations, la partie définie plus haut. Sa population se compose de Bantous et de Négrilles pour la forêt, et, dans les autres régions, de Noirs soudanais, auxquels s’ajoutent, sensiblement moins nombreux, des Foulbés, des Haoussas et, tout à fait au Nord, des Choas. Les Foulbés, venus du Sokoto, où ils étaient descendus du Fouta-Djallon, sont, d’après les opinions les plus autorisées, de race blanche, mais leur teint, souvent foncé jusqu’au noir, trahit un métissage accentué. Parmi les principaux produits du sol, il faut citer, outre des bois d’essences diverses, le caoutchouc, l’huile et les amandes de palme, la banane, le cacao, l’ananas, la patate, l’igname, le manioc, le maïs, le riz, le macabo, le gombo, le tabac, la kola, le café, le coton, l’indigo, la gomme arabique, le mil, le sorgho, l’arachide, le blé, etc..., auxquels s’ajoutent la plupart des légumes d’Europe lorsqu’on les cultive avec soin. Son cheptel bovin — zébus principalement — dépasse un demi-million de têtes. Il possède aussi des moutons, chèvres, porcs, ânes, de bons chevaux, des poules, des canards, des pigeons, etc... Le gibier y est varié et assez abondant. Les rivières sont généralement poissonneuses. Les industries des indigènes sont rudimentaires ; ils filent et tissent le coton, extraient et travaillent le fer, fabriquent de grossières poteries, des nattes, des plateaux et des chapeaux de paille, sont teinturiers, etc... ; dans le Nord on trouve des sacs de cuir et des coussins où les couleurs sont mariées avec goût. L’étude géologique, et surtout minière, du Cameroun, n’a été que commencée et promet des résultats intéressants. Les moyens de transport varient avec les régions. La zone côtière est desservie par deux chemins de fer, l’un de 160, l’autre de 180 kilomètres actuellement, ce dernier prolongé, on l’a vu, de plus de cinquante kilomètres encore par une voie Decauville ; elle possède aussi des routes nombreuses, généralement en très bon état. Plus au Nord, on emploie le portage à dos d’homme. A partir de Ngaoundéré, la région de la mouche tsétsé, dont la piqûre est si redoutable à certains animaux, étant franchie, le voyageur a la faculté de remplacer par un cheval le tippoy, dont j’ai déjà parlé. Les facilités d’exportation, nombreuses déjà pour la région côtière, sont malheureusement insuffisantes pour le reste de la Colonie. La densité moyenne de la population est d’environ huit au kilomètre carré, avec un minimum de trois dans la région de Tibati, et un maximum de dix-huit, vingt même dans celle de Maroua. Je rappelle qu’elle est en France de soixante-quinze, et au Soudan de trois à peu près. Mais les résultats des recensements coloniaux, jusqu’à présent, sont restés, en maint endroit, sensiblement au-dessous des chiffres réels. Ces indications ne sauraient, bien entendu, être considérées comme un exposé complet. Elles n’ont d’autre objet que de donner une idée générale, une vue d’ensemble, et de répondre par avance à certaines questions qui se poseront, au cours de mon récit, dans l’esprit des personnes qui en poursuivront la lecture. CHAPITRE III DE YAOUNDÉ A YOKO J’ai passé encore un jour à Yaoundé. Puis, M. Carde, qu’accompagnaient Mme et Mlle Carde, a eu l’amabilité de m’emmener en automobile jusqu’à la Sanaga, à 70 kilomètres de là. Nous y avons déjeuné gaiment. Le fleuve, à l’endroit où nous l’avons traversé, a environ 400 mètres de large. Il est coupé, en amont, par les chutes de Nachtigall, dont les cinq rapides roulaient tout près de nous, entre des îlots boisés, une eau écumeuse. A deux heures, mes hôtes ont repris le chemin du chef-lieu. Ma vie de nomade allait commencer. Je me suis rappelé parfois, durant ma route, les roses, les citronnelles, les ombrages, l’atmosphère paisible et champêtre de Yaoundé. Cependant, qu’on ne s’y méprenne pas ; si ces riantes allées, ces belles fleurs, cette claire verdure ménagent, au voyageur qui passe, un séjour dont il ne s’éloigne qu’à regret, le sédentaire, officier, fonctionnaire ou colon, a vite épuisé le charme de ce perpétuel sourire de la nature ; et la carrière du colonial à poste fixe, on ne le sait pas toujours assez en France, comporte des renoncements dont beaucoup méritent d’être appelés sacrifices, et, tout au moins, commandent l’estime. A la Sanaga s’arrêtait la zone des moyens de transport mécaniques et, jusqu’à Ngaoundéré, où je devais trouver un cheval, j’allais avoir à employer le tippoy ; la présence de la tsétsé, comme je l’ai dit à la fin du chapitre précédent, rend la région dangereuse pour certaines espèces d’animaux. La tsétsé est connue depuis longtemps pour ses piqûres douloureuses et pour l’action meurtrière de celles-ci sur le bétail ; plus récemment, on signalait, à l’actif d’une de ses variétés au moins, la _glossina palpalis_, un méfait plus grave encore, la transmission de la maladie du sommeil. Elle vit dans les broussailles, n’en habitant d’ailleurs que certains îlots, et ne s’éloigne guère de ceux-ci de plus de quelques centaines de mètres, ce qui permet la détermination relativement précise de sa zone et ses points d’habitat : je dis relativement, parce que cette zone est susceptible de se modifier. La tsétsé a cette particularité qu’elle recherche l’ombre et se pose plus volontiers sur les couleurs sombres. Cependant, elle n’est à redouter que le jour ; la nuit, son activité ne se manifeste pas. Le bétail auquel elle s’attaque n’est pas nécessairement perdu. Mais il a les plus grandes chances de l’être. La proportion des victimes, relativement au nombre des atteintes, est heureusement plus faible chez l’homme. J’ai été piqué bien des fois par des tsétsés de diverses variétés. J’ai ressenti sur le moment une douleur vive et lancinante comme si on m’avait louché avec un tison d’allumette encore rouge ; une petite tumeur, siège d’une démangeaison cuisante assez pénible, s’est formée ensuite et a persisté quelques jours. Rien de plus. Lorsque la maladie se déclare, en revanche, il est indispensable de recourir, sans retard, à un traitement sérieux. Elle se traduit, notamment, par des accès de fièvre sur lesquels la quinine reste sans effet, par un engorgement ganglionnaire généralisé, par une lassitude qui dégénère en somnolences, puis en coma. Sa durée est variable ; elle évolue généralement avec lenteur. La vie du voyageur, en cours d’étapes dans les régions tranquilles, est faite de détails. Aussi chacun de ces détails y prend-il de l’importance, et la détermination des heures de marche, du mode de formation du convoi, quantité de questions analogues, tiennent-ils beaucoup de place dans les préoccupations. Le temps était venu d’organiser ma caravane. J’employais, pour mes bagages, des porteurs, puisque c’est le seul procédé usité au Cameroun, en dehors de l’étroite zone que dessert le chemin de fer. Les bœufs ne manquent pas dans le Nord, non plus que dans le centre, mais les indigènes ne les dressent pas, comme au Tchad, au portage. Quant au tippoy, sans la répugnance que j’éprouve, en général, pour les moyens de transport de roi fainéant, je m’en serais assez facilement accommodé. Il est d’un confortable plus que suffisant et repose agréablement de la marche qu’à raison de deux ou trois heures par jour, je considère comme nécessaire à une bonne hygiène coloniale. On peut s’inspirer de plusieurs méthodes pour fixer les heures de mouvement. L’une consiste à se mettre en route avant la fin de la nuit, de manière à terminer l’étape avant la chaleur. On fait, en moyenne, 5 kilomètres à l’heure. Les étapes normales ne dépassent pas 30 kilomètres, et, le plus souvent même, 25. En partant à 4 heures ou 4 heures et demie, on arrive donc avant 10 heures, et le reste du temps est libre. Il faut toutefois de bons chemins, ou bien des torches, lorsque la lune n’éclaire pas jusqu’à l’aube ; autrement, les porteurs trébuchent, et les charges tombent. Autre système : partir à 3 heures de l’après-midi, de telle sorte que la chaleur décroît à mesure que vient la fatigue. Il a l’inconvénient que l’arrivée, à 8 heures du soir, est beaucoup moins pratique qu’une arrivée de jour. Il est encore possible de couper l’étape en deux et d’en faire une partie le matin, l’autre avant le coucher du soleil ; mais ce sont deux départs au lieu d’un, et le second, pour simplifiés qu’en soient les préparatifs, est une fatigue supplémentaire pour les hommes. D’autre part, lorsqu’on veut travailler, le calme de l’esprit se ressent de la préoccupation d’un changement toujours proche. Enfin, on se contente, quelquefois, de partir à 7 ou 8 heures du matin, pour arriver entre midi et 2 heures. J’avais cette habitude pendant mon précédent voyage. Si résistant qu’on soit à la chaleur pourtant, les rayons du soleil gardent une action nocive ; le moins qu’on risque, avec ce procédé, est de s’anémier très vite, et, qui plus est, sans s’en apercevoir. J’ai cru prudent, à la suite de l’expérience que j’en avais faite, de l’éliminer provisoirement, et j’ai décidé, pour cette période de début, où les chemins s’annonçaient sans difficultés ni surprises, de m’en tenir au premier de tous : départ de très bonne heure, arrivée avant 10 heures du matin ; la journée consacrée à la rédaction des notes quotidiennes qui constitueront plus tard les bases du rapport final ; aux petits déplacements susceptibles d’assurer des éléments de documentation complémentaires ; aux conversations instructives avec les indigènes ; à l’examen où à la réparation du matériel ; à la préparation du lendemain ; au repos. Je me réservais de couper les étapes de plus de 30 kilomètres et de marcher alors le matin et le soir pour ménager davantage les porteurs. J’en avait trente-quatre, vingt-six pour mes bagages et huit, formant deux équipes, pour mon tippoy ; j’avais encore un interprète et trois gardes, enfin Somali et Denis, naturellement. Denis avait, en outre, engagé, à Yaoundé, un marmiton Sara du nom de Somanakandji : non qu’il eût beaucoup de cuisine à faire : mon régime, en voyage, est plus que fruste ; mais parce que, si peu qu’il en eût, il souhaitait, par tempérament, en avoir moins encore. C’est d’ailleurs un usage courant, chez les serviteurs noirs, de prendre eux-mêmes des serviteurs ; j’avais constamment dans mon convoi des gens que je ne connaissais pas et sur lesquels je ne posais même pas de questions ; c’étaient des auxiliaires temporaires ou permanents de ces messieurs ; ils les assistaient, en échange de leur nourriture, d’un vieux vêtement, du seul plaisir de voyager en compagnie ; pour le cuisinier, ce genre de combinaison était d’autant plus aisé à réaliser, que le marmiton — qu’il appelait « Marmata » — était en même temps une sorte d’apprenti ; employé au nettoyage des assiettes et des casseroles, il assistait à la confection du repas. Mes bagages étaient divisés, selon l’usage, en charges de vingt-cinq kilos au maximum. Tout ce qui était susceptible d’entrer dans une caisse de petites dimensions était emballé dans des cantines métalliques, grâce auxquelles la voracité des termites et l’action de l’humidité étaient épargnées, dans la mesure du possible, à mes effets. J’expédiais vers 3 heures et demie du matin le gros des porteurs, accompagné du chef porteur et d’un garde. Je consacrais l’heure qui suivait à ma toilette et au déjeuner. A 4 heures et demie je partais moi-même avec les derniers d’entre eux, chargés des objets que ma présence avait immobilisés jusque-là, l’interprète, mes serviteurs, un autre garde. Le troisième garde me précédait généralement d’un jour sur la route, de manière que je trouvais les villages avertis de mon arrivée. C’est dans ces conditions que j’ai quitté, le 12 février, les chutes de Nachtigall. Tout mon monde était rassemblé à l’heure fixée, et le départ, qui, le premier jour, comporte toujours des tâtonnements, à cause de la répartition des charges et, parfois, de certains remaniements, s’est effectué avec une promptitude satisfaisante. A quelque distance de Yaoundé, j’ai rencontré, pour la première fois au Cameroun, des cases cylindro-coniques, au mur circulaire d’argile, au grand toit débordant de chaume. Leur vue, depuis bien des années, m’est familière. Cette forme domine dans la plupart des régions de l’Afrique auxquelles je suis accoutumé. La piste traverse ensuite une série d’ondulations assez faibles. Peu ou pas d’arbres sur les reliefs ; des galeries forestières dans les dépressions. Les panoramas sont étendus, mamelonnés, et pittoresques. Les villages, petits, restent assez nombreux, les cultures fréquentes. La citronnelle continue à border les chemins. Nous arrivons au campement vers 11 heures. Sur toutes les routes coloniales un peu fréquentées, des cases spacieuses et propres sont échelonnées de 25 en 25 kilomètres environ, pour abriter les voyageurs et leur suite ; une grande, pour l’Européen ; autour, de plus petites, pour les noirs. Lorsqu’elles sont bien entretenues, ce qui n’est pas toujours le cas, la toiture ne laisse rien filtrer des rayons du soleil ni de l’eau des pluies ; on peut y ôter son casque le jour, y dormir à sec la nuit, et y prendre, malgré les insectes divers qui y élisent domicile, un excellent repos. Les porteurs sont déjà là. Ils ont posé leurs fardeaux et se sont assis à l’ombre. Somali dispose ma table et ma chaise dans un délicieux courant d’air ; Denis, après avoir stimulé par des appels impérieux le zèle de son « marmata », m’apporte une épaisse tranche d’ananas ; mes meubles, en cinq minutes, sont à leur place ; je retrouve la route et tout son charme. Je déjeune. Mon menu est simple ; je vis entièrement sur le pays, et n’ai avec moi ni vin ni conserves. Il ne varie que lorsque la chasse lui apporte un élément imprévu, et je néglige les ressources de celle-ci dans les régions dépourvues de grand gibier : je n’ai apporté que mes fusils Lebel, et tuer des perdreaux ou des lièvres à balle dépasse la mesure de mon adresse. J’écris ensuite mon journal de route. J’inspecte mes bagages, je flâne dans le camp, je vais voir les alentours, je lis. Je dîne à cinq heures pour profiter de la fin du jour. Après, j’attends sept heures dans la fraîcheur de la nuit tombante, en laissant errer ma pensée. Les constellations apparaissent. J’ai une carte du ciel ; je m’amuse à en chercher le dessin, la place et le nom ; je connais déjà beaucoup d’entre elles. Puis, loin des mornes alvéoles où se superposent en couches serrées les ingénieux troglodytes de la période quartenaire, fils de la civilisation moderne, devant ma case, car il ne pleuvra pas, je prends possession de ma chambre à coucher : un sol soigneusement balayé, bien net ; au-dessus, la voûte bleu sombre d’un ciel tout étincelant d’étoiles, un air pur — frais ce soir ; au loin, le concert des cigales où se mêlent parfois, du fond de la brousse, des voix plus graves que je connais bien : l’industrie des travailleurs conscients et organisés n’en a pas encore construit comme celle-là. Le lendemain, je pars un peu tard. Presque aussitôt après le village de Bilanga, la route entre dans une nouvelle région forestière, qu’elle traverse sur une douzaine de kilomètres ; on retrouve ensuite un pays découvert et accidenté. De petits rongeurs allongés, assez semblables à nos belettes d’Europe, sortent plusieurs fois de touffes de citronnelle. Mes hommes s’amusent à les poursuivre, vainement. Un serpent rentre à notre passage un bout de queue noire qui dépasse la lisière des herbes. Je descends de mon tippoy pour marcher un peu ; je devance bientôt mes hommes ; puis, pour les attendre, je m’assieds à l’ombre d’un palmier. Sur le sol, tout près de moi, un beau coléoptère vert, à reflets métalliques, de la taille d’un gros hanneton, évolue, tranquille. De longues fourmis de plus de deux centimètres, armées de mandibules formidables, quêtent, rapides, çà et là. Brusquement, l’une d’elles s’arrête et saisit un petit insecte blanchâtre, allongé, lent sur ses pattes faibles et courtes, puis un autre, puis un troisième ; elle les emporte en grande hâte vers un trou voisin, disparaît, ressort, allégée de son triple fardeau, cherche un peu, retrouve le petit groupe sur lequel elle a prélevé ses victimes, et fait une nouvelle provision sans que les plus proches voisins de ses prisonniers s’émeuvent ni même semblent s’en apercevoir : ce sont de jeunes termites. Bon débarras. Le termite est un terrible destructeur. Dans les endroits, infiniment nombreux, où il réside, les effets, le bois même deviennent sa proie avec une inconcevable rapidité. A mon dernier voyage, j’ai vu une paire de bottes mise hors d’usage en une seule nuit. Quand, du sol, ils ne peuvent grimper sur l’objet de leur convoitise, ils gravissent les murs, gagnent le plafond, et se laissent choir adroitement au point voulu. Lorsque j’écris, à tout instant, il en tombe un sur mon papier. En revanche, ils fournissent aux indigènes un hors-d’œuvre apprécié : ceux-ci les exposent à la fumée et les mangent ; c’est d’ailleurs presque insipide. D’un autre point de vue, le termite présente encore un intérêt : c’est un maçon laborieux et habile : il sème littéralement certaines plaines de constructions en forme de champignons ou de cônes grossiers qui peuvent atteindre plusieurs mètres ; ce sont ses demeures. Je regrette souvent de ne pouvoir apporter, dans l’observation des mœurs des animaux, la méthode et la persévérance nécessaires. Les tableaux de la nature sont pleins d’enseignements. La volonté du Créateur y reste inscrite dans sa forme primitive ; devant le spectacle de l’ordre établi par sa main, il semble qu’on soit mieux à même de le comprendre. Sans doute, simples et subtils n’y discernent-ils pas les mêmes choses, mais les vérités qu’ils y lisent sont entre elles comme les notes d’une même et parfaite harmonie. La nature parle un langage qui s’apprend avec la vie ; encore que le sens profond n’en puisse être pénétré qu’au prix de réflexions et d’efforts, chaque homme en possède la clef dans son cœur. Par des leçons à la portée de tous, elle explique l’âme de l’univers. Ces grands poètes de la philosophie que furent la plupart des prophètes se sont formés à son école. Les plus divins d’entre eux vivaient au désert. Il n’est guère d’exemple d’une religion fondée sur les marches d’un trône. J’ai repris ma route, et j’arrive au campement vers midi. Les porteurs tardent trois quarts d’heure ; je me suis pourtant reposé deux fois. Ils m’observent et m’éprouvent, afin de savoir quel degré de discipline je leur imposerai. Je fais les remontrances nécessaires, et comme on m’en signale deux qui ont retardé, par leur paresse, la file entière, je les fais sortir du rang et les chasse au moment de la distribution des rations : rien ne leur sera plus sensible. Je sais fort bien qu’ils mangeront au village, et j’hésiterais davantage autrement ; mais l’exemple a fait impression, c’est ce qu’il fallait. A cinq heures, je vais visiter la petite agglomération près de laquelle je suis campé. C’est Nguila. Il y a là deux ou trois cents pauvres cases, habitées par des païens très primitifs, des Bafias. A côté, se trouve un petit groupement Haoussa et Bornouan. Les Haoussas et les Bornouans sont originaires de la région qui s’étend à l’ouest du lac Tchad. On en rencontre dans toute l’Afrique Centrale. Il n’est pas de piste où l’on ne croise, de temps à autre, leurs modestes caravanes. De race noire, islamisés pour la plupart, ce sont des artisans souvent habiles et des commerçants toujours avisés. Ils achètent, dans les centres, des marchandises d’importation européenne, et vont les vendre souvent fort loin ; puis ils reviennent avec d’autres produits, qu’ils vendent encore, doublant ainsi leur bénéfice. A cette spécialité, les Bornouans surtout ajoutent l’exercice de divers métiers. Nombre d’entre eux travaillent le cuir ; dans le nord Cameroun, au Niger et au Tchad, on peut se faire faire des bottes de filali pour une quinzaine de francs. L’étape suivante a 34 kilomètres. Je décide de la couper en deux et de déjeuner dans un village à moitié chemin. Comme j’approche, les femmes viennent à ma rencontre. Elles sont une vingtaine. Les unes ont pour costume le petit triangle d’étoffe et le petit balai que j’ai déjà vus à Oukoua ; ce petit balai, les autres le remplacent par une branche de feuillage fraîchement cueillie ; nous retrouverons la même mode chez les Saras, bien plus loin, à l’est de Fort-Archambault. D’abord, elles poussent de longs cris d’accueil. Puis elles m’escortent, cependant que l’une d’elles improvise une cantate en mon honneur ; elle chante mes louanges, à courtes phrases, que toutes reprennent ensemble. Elles ont des voix glapissantes. On dirait un chœur de chats. Une petite vieille, bientôt, se détache du groupe, et, seule, se met à danser. C’est l’étoile. Comique, non sans quelque grâce, elle égaie la fin de ma route. Nous repartons à une heure et demie. C’est trop tôt, mais que faire ici ? Pour un voyageur, dans le vrai sens de ce mot, le campement le plus désirable est, le matin, celui du soir ; le soir, celui du lendemain. Les galeries forestières se font plus étroites et plus espacées. En traversant l’une d’elles, les hommes s’arrêtent pour se baigner dans un ruisseau qui, de part et d’autre d’un pont léger, coule sous les lianes des eaux limpides et peu profondes. Des singes, qui doivent être assez gros, si j’en juge par le bruit qu’ils font, dégringolent lourdement d’un arbre tout proche, mais si chargé de feuillage que nous les entendons sans les voir. Un groupe de papillons admirables est posé sur des détritus. Ils éprouvent tant de plaisir à plonger leurs longues trompes dans le mets qu’ils savourent, que mon approche n’en fait envoler qu’un. Très grand, délicatement nuancé de violet, de brun et de blanc, on croirait une pensée qui flotte au souffle de la brise. Les autres ne déploient même pas leurs ailes paresseuses. Comme nous venons de nous remettre en route, un bruit de tam-tam m’annonce que j’approche d’un point habité. Le prochain tournant démasque une troupe qui, lentement, s’avance vers moi. En tête est le chef, un grand homme sec et droit vêtu d’un ample boubou[2] blanc ; derrière lui marchent un jeune homme et deux enfants, porteurs chacun d’un long tambour suspendu horizontalement contre leur côté gauche. De la main droite, ils frappent durement sur sa peau tendue, avec une sorte de crochet de bois dont une corde assure la courbure, et dont l’extrémité, plus large, est aplatie. L’avant-bras gauche, qui repose sur la paroi cylindrique de l’instrument, le maintient immobile sous les chocs, cependant que la main, par un mouvement cadencé du poignet, s’élève et retombe doucement, à plat, contre la face sonore. Cette succession de coups rudes et de résonances très douces, le rythme ingénieux qui les scande, donnent une impression singulière, tout à la fois harmonieuse et barbare, et je trouve à cet étrange concert un charme que je n’attendais pas. Le lendemain, je couche à Mankin, petit village Babouté. Le chef est une femme, par droit d’hérédité. Le fait est fréquent dans la région. Elle est vieille et désagréable. Le jour suivant, je m’occupe à noter heure par heure, en prévision du cas où ma montre s’arrêterait, la longueur de mon ombre et l’angle qu’elle fait avec le nord. J’ai de la sorte une série d’indications approximatives, et qui d’ailleurs vont perdre, à mesure que j’avancerai, une partie de leur valeur ; mais les postes qui sont sur ma route me procureront l’occasion de les rectifier, et, de toute manière, cette échelle de temps fixera mes idées. Le Parlement nous a montré que l’intérêt de l’heure est essentiellement relatif ; au lieu de l’heure d’été, j’aurai l’heure de Mankin, qui, en somme, en vaut bien une autre. Quant aux limites extrêmes de la journée, j’abandonne à la logique et aux faits le soin de les déterminer. Je me lève ici quand l’étoile du matin — la planète Vénus, pour être plus exact — fait un angle d’environ 30° avec l’horizon — il est alors 3 heures et demie — parce que c’est en mettant les porteurs en route peu après que je fais coïncider la fin de la marche quotidienne avec le début de la forte chaleur ; et je me couche quand la nuit commence, ce qui m’évite à la fois de diminuer ma réserve de bougies et de voir ma table devenir le siège d’un véritable meeting d’insectes. Sans cela, mon potage, à peine apporté, et quoique je diminue le champ vulnérable en le prenant dans un gobelet, paraît assaisonné de câpres, qui ne sont que des mouches victimes de leur gourmandise, et n’ont ni le même attrait, ni la même saveur. L’étape qui suit est Bembé. A chaque village intermédiaire, le cérémonial de l’avant-veille s’est renouvelé. Chef, musiciens et femmes sont venus à ma rencontre ; mais je n’ai retrouvé nulle part le rythme heureux du premier tamtam. Des instruments nouveaux, en revanche, se sont révélés à moi : une petite boîte rectangulaire sur l’une des faces de laquelle sont des lamelles de bois fixées par une de leurs extrémités ; leurs vibrations donnent des notes différentes. C’est le tumbilé, me dit-on ; deux cornets de métal accouplés et parallèles, qui rendent au choc un son mélancolique et doux : on les nomme kongsiré. Souvent, un troisième artiste tenait, d’une main, un long bâton de bois dur qui portait une série de petites entailles transversales ; son autre main imprimait à un anneau de cuivre, au travers duquel ce bâton passait, un mouvement de va-et-vient rapide. Le frottement du cuivre sur les entailles produisait un bruit analogue au souffle pressé d’une machine à vapeur qui gravirait difficilement une côte. C’est le kara. Les chefs me présentent aussi des cadeaux : des bananes, une poule, des œufs. Je me borne ordinairement à prendre un œuf, car ces gens sont pauvres ; et je leur fais, en échange, un don minime. Puis Denis, qui a circulé partout, et sait quelques mots du dialecte local, leur dit, de ma part, que je suis pourvu de toutes choses, mais que leur présent m’est aussi agréable que si je l’acceptais tout entier, et que je les remercie. Je m’efforce ainsi de répondre à la bonne grâce de ces humbles d’une manière qui leur laisse le sentiment qu’ils ont été appréciés et compris, et que le modeste rang qui les élève au-dessus de leurs voisins de village n’est pas indifférent à mes yeux. Les femmes que je vois ici portent leurs enfants, non sur le dos, comme c’est si fréquent en Afrique, mais sur le côté, soutenus par un large baudrier. La route descendra maintenant presque constamment jusqu’à Ngliemi. Je traverse de petits centres Baboutés, Voutés, etc. Les mêmes cérémonies se succèdent presque sans interruption. J’arrive littéralement saturé de musique et de poésie. Le site s’est transformé, et de tous côtés apparaissent des collines. La question de la nourriture des porteurs est compliquée. Tantôt, ils n’ont pas assez, tantôt — le fait se produit à Ngliemi pour la seconde fois — le manioc qu’on leur apporte est nocif. Un jour encore et c’est Yoko, poste français. Une succession de montées et de descentes, une végétation plus régulièrement répartie, aux teintes fraîches et printanières ; devant nous, à gauche, en arrière, s’élèvent maintenant des lignes de vertes collines ; nous franchissons l’une d’elles par un col ombragé ; à notre droite, en contrebas, au pied d’un ravin, un torrent invisible coule avec bruit sous les grands arbres sombres ; nous bénéficions de sa fraîcheur. Insensibles aux beautés de la nature, Somali et Denis s’asseyent au bord du chemin pour extraire les chiques qui ont élu domicile dans la chair de leurs pieds. Cet insecte est la plaie — l’une des plaies — de certaines contrées. Il se glisse insidieusement sous la peau, s’y fixe, s’y nourrit, y vit. Une démangeaison bientôt, puis une vive douleur, annoncent sa présence ; il faut alors expulser le locataire gênant à l’aide d’une épingle, en desquamant la petite tumeur sous laquelle il est abrité. L’opération est délicate, mais tous les noirs y excellent ; il n’y a qu’à se confier à eux lorsque se produit cet accident ; c’est l’affaire de quelques minutes. On désinfecte ensuite le logis vide avec une goutte de teinture d’iode. J’arrive au poste — banal — qui domine la région. Petites constructions maçonnées, vaste cour carrée plantée de manguiers et d’orangers, ces derniers chargés de fruits ; au dehors, bananiers, palmiers à huile, cotonniers, etc... Le fonctionnaire européen qui y réside habituellement est en tournée. Je suis reçu par un interprète indigène nommé Martin, brave garçon des services et de l’empressement de qui je n’aurai d’ailleurs qu’à me louer. Le séjour dans un poste est, pour le voyageur, un plaisir, un repos et une fatigue. C’est un plaisir, parce qu’à part de rares exceptions, il y est reçu avec une cordialité sincère et touchante. A leur seul accueil, on distingue les véritables coloniaux, ceux de qui la mentalité s’est formée au contact des pays neufs, parmi les luttes, les difficultés et les satisfactions viriles. C’est un repos, parce que c’est, pour un jour ou deux, une impression de stabilité ; aussi, et davantage encore, parce que l’hôte, en pareil cas, s’il est de la catégorie que je viens de dire, s’ingénie amicalement à réconforter, par tous les moyens dont il dispose, le passager qui s’arrête chez lui. Il le fait avec cette ingéniosité délicate et sensible qui se développe particulièrement dans la solitude — encore que ce ne soit pas son seul milieu. L’expérience personnelle vient encore la guider. Chez les voyageurs comme chez les soldats, certains détails, minimes en apparence, prennent une importance toute particulière. Est-il excessif d’employer le mot joie pour traduire le sentiment du combattant qui, dans un secteur noyé de boue, durant la guerre, touchait une paire de brodequins neufs, ou tout autre effet d’habillement ? L’explorateur connaît ces ambitions modestes et cet ordre de satisfactions. Enfin, c’est une petite fatigue. Les conversations, le changement de vie, provoquent une effervescence cérébrale qui se développe d’autant plus que l’inaction physique succède brusquement à l’effort accoutumé. La fièvre est fréquemment la conséquence de cette absence de transition. Je m’installe avec satisfaction dans une grande pièce sombre où sont une table, un sommier muni d’un matelas, trois fauteuils de paille. Ce mobilier d’un luxe inaccoutumé me ravit. J’en jouis une demi-heure, puis je sors. Il y a, près du poste, deux villages, dont l’un haoussa. Je vais voir ce dernier. Le chef, averti de ma présence, m’invite à entrer dans sa demeure. Je pénètre dans une case cylindro-conique, faite d’argile et de chaume. C’est son salon. Une entrée s’ouvre sur le chemin, l’autre sur une cour intérieure. Ce salon ne contient que quelques ustensiles misérables, deux peaux de bœuf sur lesquelles il donne ses audiences, et un cheval attaché. Bientôt entre un Bornouan, qui vient me saluer ; puis un marabout haoussa, homme instruit qui a fait le voyage de la Mecque. Le premier voudrait retourner à Garoua, qui est sur ma route. Il me demande la permission de m’accompagner jusque-là. Il est cordonnier ; il travaillera pour moi, si je le désire. Je lui réponds que je n’ai pas besoin, pour l’instant du moins, de son travail ; mais qu’il peut venir s’il veut, et que je me chargerai de sa nourriture aussi longtemps qu’il marchera avec moi et se conduira bien. C’est un usage que j’ai adopté. Il n’entraîne qu’un très faible surcroît de dépenses, et m’assure l’animation d’une suite relativement nombreuse, fréquemment renouvelée. Comme mon Bornouan me dit, au surplus, qu’il parle le haoussa, le foulbé et le toucouleur, outre l’arabe et un peu le français, je me promets, si ma bonne impression se confirme, de l’engager comme interprète, car Denis, ici, n’est plus suffisant. Le soleil est très ardent à Yoko. Le poste est bien construit et relativement frais, mais j’ai découvert un endroit plus frais encore ; refuge spécial d’un usage bien déterminé, où d’ordinaire on ne se rend que par nécessité ; il est en outre très vaste et d’une méticuleuse propreté. J’ai grande envie de m’y installer pour la journée ; je résiste toutefois à cette tentation ; je craindrais d’étonner les indigènes, et de laisser derrière moi une légende étrange et fâcheuse. Je retourne au village l’après-midi. On a moins chaud quand on se déplace. Je vais voir le marabout de ce matin, El Hadj Yakobou. Je lui pose quelques questions, principalement sur la route qu’il a suivie en se rendant à la Mecque. Il prend, pour me répondre, un paquet de vieux portefeuilles de toutes tailles, dénoue lentement le cordon qui les lie, les ouvre les uns après les autres. Il cherche longtemps. Je vois des feuillets enluminés, couverts de caractères arabes. Enfin, il a trouvé, et j’ai le renseignement que je désire. Il me dit ensuite qu’il serait heureux, lui aussi, de m’accompagner, mais seulement jusqu’à la première étape. Il va voir une de ses femmes, qui se trouve là pour le moment. J’acquiesce volontiers. Je lui demande combien il a de femmes. « Six », me dit-il. Ce saint homme exagère. Le Coran n’en permet que quatre. Mais deux d’entre elles n’ont rang que de concubines ; de la sorte, tout est concilié ; et le jour du jugement dernier — yum ed dîn — ne lui réservera pas de surprises. Nous allons ensemble à l’autre village, tout proche, qu’habitent des Bayas. Les Bayas sont l’une des tribus païennes qui forment la fruste population de cette partie du Cameroun. Il y a tam-tam devant la porte du chef. Celui-ci arrive des environs où il est allé voir son frère. Il l’a trouvé en bonne santé. Le tam-tam a pour objet de répandre et de fêter, tout à la fois, cette excellente nouvelle. Il est d’ailleurs parfaitement lugubre. Autour des musiciens tourne lentement, à petits pas, avec des déhanchements discrets, un cercle d’hommes et de femmes aux mines graves, qui semblent remplir un devoir plutôt que rechercher un plaisir. Puis voici le chef en personne, un noir robuste, à la face souriante et brutale. Il veut me montrer une nouvelle case qu’on lui construit. Nous entrons avec lui. Nous traversons la pièce des réceptions, où je retrouve la natte sordide et les peaux de bœuf déjà vues, plus trois chevaux ; c’est, après, la petite cour habituelle ; la case neuve enfin, cylindro-conique comme l’autre, mais avec deux particularités : elle est propre, d’abord ; ensuite ses murs sont couverts de peintures blanches, noires et rouges, de formes géométriques, qui témoignent d’un certain goût. La journée s’est achevée, tranquille, et j’ai fixé mon départ au lendemain matin ; quelques étapes seulement me séparaient encore de Tibati, où j’allais prendre un premier contact avec ces chefs importants dont la présence conserve au Cameroun une couleur locale toute particulière. CHAPITRE IV DE YOKO A TIBATI ET NGAOUNDÉRÉ En grande pompe, précédé d’un drapeau, de deux clairons, d’un tam-tam, des chefs, d’un groupe de femmes, et escorté de tous les chiens du pays, j’ai quitté Yoko à la pointe du jour. Yakobou m’a rejoint au passage. Il était vêtu d’une robe bleu foncé, d’une calotte rouge, et portait une lance, un couteau, un arc et des flèches. Nous arrivons de bonne heure à Bonguéré, petit village où nous coucherons. L’après-midi, je lui offre le thé, ainsi qu’aux principaux du lieu. C’est pour moi une occasion d’apprendre à Denis à le préparer et à le servir selon le code du savoir-vivre. Il faut, autant que possible, deux théières. Dans l’une on fait l’infusion avec du thé vert, le seul apprécié ici ; dans l’autre, on met du sucre en abondance : de gros morceaux qu’on détache d’un pain, bruyamment, avec un petit marteau de cuivre. De la première théière, on verse le thé dans la seconde ; avec celle-ci, on remplit un petit verre — il est d’usage de verser de haut, c’est, paraît-il, plus élégant — et on goûte. Si c’est assez sucré et satisfaisant en tous points, on reverse le fond du verre dans la théière, et, dans d’autres verres analogues, on sert ses hôtes. Cela se recommence trois fois, en ajoutant chaque fois de l’eau sur le thé, et en l’additionnant, à la fin, de quelques feuilles de menthe. J’ai vu aussi, — à Sioua, sur les confins désertiques de l’Égypte — y mettre des feuilles de citronnier doux, qui donnaient un parfum très agréable, et, à Abéché, y verser quelques gouttes d’une lotion capillaire parfumée qui portait l’étiquette d’un fabricant français ; c’était d’ailleurs moins bon, je dois le reconnaître. On s’accoutume au thé pris de cette manière, de même qu’on s’accoutume à tout, même à des choses moins plaisantes ; et le mélange qui s’opère chaque fois entre les verres, répartis au hasard, sans lavage préalable, entre les assistants, finit par être indifférent. El Hadj Yakobou ben Hadji Suleiman — c’est le nom exact de mon hôte — s’est débarrassé des armes dont il s’était hérissé pour la route. Il a conservé seulement un poignard, qu’un bracelet de cuir passé au-dessus du coude retient à son bras. Il me le montre. Je l’admire poliment. Il me confie qu’il le vendrait volontiers pour dix francs, parce qu’il n’a pas de quoi payer l’impôt, cette année. J’ai compris. Je lui donne les dix francs, et je lui laisse, bien entendu, son poignard. Aussitôt, il s’immobilise, prend un air pénétré, appelle sur moi la bénédiction d’Allah, et, les yeux à terre, récite avec volubilité une longue prière. Puis, tirant de ses vêtements deux grandes feuilles de papier couvertes de dessins géométriques maladroitement tracés et de caractères arabes, il me les présente : ce sont, me dit-il, des ouargas, talismans extrêmement répandus en Afrique, et dont la fabrication est le privilège des gens cultivés dans la science de la religion, comme lui. Il me demande timidement si j’aurais pour agréable qu’il me fît présent de l’un d’eux. Je réponds affirmativement, et j’appelle mon Bournouan, Yahia, qui justement se tient à la porte, pour lui dire de me fabriquer au plus tôt le sachet de cuir où, comme c’est l’usage, je le mettrai. Visiblement flatté par ce témoignage du prix que j’y attache, Yakobou me déclare alors qu’il va, de préférence, en fabriquer un exprès pour moi. Il me demande à quel effet je désire qu’il tende. Je le remercie. Je serais heureux d’être assuré de rentrer en France en bonne santé, par le chemin que j’envisage. Sur son invitation, je coupe, à la grandeur qui m’agrée, le papier qui va recevoir le fruit de sa bienveillance et de son savoir. Il y trace longuement, avec attention, des dessins, des lettres. Je l’observe durant ce temps. Il est d’un noir franc sous sa calotte rouge. Ses traits fins, son nez court, ses yeux petits et remontés vers les tempes, font songer à quelque faune. Tout à l’heure, lorsqu’il souriait, il montrait des dents teintes d’une couleur rouge. Des larges manches de son boubou bleu sortent des mains desséchées et longues, des avant-bras décharnés de singe, avec des tendons apparents. Il a fini le talisman ; il me le donne ; je puis être tranquille. Je le prends, très satisfait de voir l’avenir de mon voyage si promptement et si heureusement assuré. Puis il me remercie encore. Je sais que ce ne sont là que paroles. Mais je préfère cette exagération dans les signes de la gratitude, à la fausse dignité des gens qui n’hésitent pas dans l’acceptation d’un bienfait, mais appréhendent ensuite de se diminuer s’ils remplissent les devoirs qu’il leur crée. D’ailleurs, cette gratitude, pour le moment, est certainement sincère ; et par là même sa manifestation m’est agréable. S’il existe un ciel dans le sens où les religions l’entendent, c’est par la reconnaissance des faibles qu’on doit y être le plus sûrement porté. Le présent naïf de ce vieux marabout, que j’ai encore, m’a fait plaisir. La nuit est fraîche, et jusqu’à huit heures du matin le brouillard fermera la vue à 150 mètres. Le nombre des villages diminue, sans que nul gibier se montre. Il y a bien quelques buffles dans la région, j’en ai vu des cornes à Yoko ; mais elles étaient minuscules ; ce ne sont pas les buffles du centre. L’absence de grands animaux ôte beaucoup de charme à l’impression d’un voyageur. L’étape s’achève, courte et banale. Le soir, le mur de l’abri où je couche présente un certain nombre de taches blanches, bien nettes, larges comme des pièces de cinq francs. Somali les voit, et, du doigt, arrache vivement l’espèce de pellicule qui ferme l’une d’elles. Il y a dessous, dans une dépression, une grosse araignée noire qu’il me dit dangereuse et qu’il tue. Il découvre de même les autres. Plusieurs sont vides, du reste. Je m’habituerai bien vite à ce voisinage, car il n’est guère de case où je ne sois appelé à trouver désormais cette espèce de nids. Je dois gagner le lendemain le point dit Benjiri ; ce sera mon premier campement en pays Tibati. A quatre heures et demie, au départ, il fait si humide et si froid que je prends le pas gymnastique pour me réchauffer ; vers dix heures, au contraire, la chaleur est devenue presque pénible. Alors je songe que ce soir la fraîcheur reviendra ; tout à l’heure je pensais avec plaisir à la chaleur prochaine. Que de vies ne connaissent d’autre forme du bonheur ! L’étape suivante est Mangueb, un pauvre village, comme ceux qui précèdent, comme ceux qui suivront, mais noyé de verdure et baigné de soleil, fait pour l’insouciance, la misère et la liberté. Les cases sont surmontées maintenant d’une sorte de champignon qui, sur le grand cône de leur toit, met un autre cône minuscule ; quelques-unes sont tout en paille et hémisphériques. Pour la première fois depuis mon départ, le cri des pigeons verts, ce « kourkourou » que j’ai entendu si souvent, il y a deux ans, en Nigéria, et qui, je ne sais pourquoi, à cause de son obsédante répétition peut-être, est resté dans ma mémoire comme l’un des caractères les plus évocateurs de ces régions, est venu ce matin frapper mes oreilles, réveiller mes souvenirs, où tant de belles émotions sont attachées. L’aspect, d’abord, varie peu. Les arbres, petits et clairsemés sur les reliefs où l’herbe jaunie a crû sans ombre, se massent et s’élèvent puissamment dans les dépressions ; le fond de celles-ci ne voit jamais qu’une demi-clarté ; un ruisseau s’y cache d’ordinaire, qui glisse sous les feuilles une eau brune, rapide et peu profonde. De quelques points culminants, la vue s’étend sur la contrée verdoyante et mouvementée. Ensuite, tout s’aplanit, la végétation s’appauvrit, et quand je découvre Tibati, importante agglomération de cases que j’aperçois de loin, étalée sur une large éminence, il n’y a plus à l’entour qu’un vaste plateau herbeux. Hier, deux captifs du lamido sont déjà venus me saluer de sa part. Une quinzaine de kilomètres avant l’arrivée, un cavalier vêtu de couleurs vives, coiffé d’un turban blanc, apparaît, met pied à terre, et me dit que son maître s’est porté à ma rencontre et m’attend tout près, sur la route. Je vais voir, pour la première fois, un de ces chefs importants à qui l’autorité française délègue le soin d’administrer encore, sous son contrôle, les vastes territoires sur lesquels s’exerçait jadis leur pouvoir absolu. Les vieilles coutumes, les décors d’autrefois se sont réfugiés dans leur entourage, et j’attends curieusement le cérémonial de leur accueil. Cent mètres plus loin, je dépasse un nouveau cavalier, arrêté. Puis des tams-tams retentissent soudain, auxquels se mêlent les plaintes sauvages de puissantes trompettes, et, d’un tournant, surgit tout un cortège en tête duquel marche seul, à pied, un seigneur de belle mine, de haute taille, au teint brun foncé, vêtu d’une robe blanche brodée mais très simple, coiffé d’une calotte blanche autour de laquelle s’enroule un cheich bleu foncé, sorte d’écharpe qui joue le rôle de voile et ne laisse apparaître que les yeux. Je descends à mon tour de mon tippoy, je lui donne la main. Je lui fais dire par Yahia que je connais son nom, que je suis heureux de le voir. Il me répond avec une courtoisie déférente, non sans dignité. Alors, côte à côte, en silence, avec la lenteur qui convient à des personnages de nos rangs, nous faisons une centaine de mètres, après quoi je le prie de remonter à cheval, tandis que je reprendrai mon tippoy. Par la route trop étroite que des arbres maigres encadrent sans l’ombrager, le cortège, inversé tout à l’heure, se reforme, sous le soleil aveuglant, dans la poussière, au milieu d’une brillante agitation. Des hommes à pied, armés de sagaies, encadrant les tams-tams, font un premier groupe. Des cavaliers les suivent, vêtus de costumes où le bleu foncé, le bleu clair, le blanc, le rouge, le jaune, se mêlent sans se heurter. Après eux, accompagné d’une vingtaine de captifs d’ailleurs assez déguenillés, le lamido s’avance sur un beau cheval. Un homme qui marche à côté de lui élève au-dessus de sa tête un haut et grand parasol jaune, auquel il imprime, de temps à autre, un mouvement de rotation rapide. Derrière, deux porteurs d’éventail chassent tour à tour, d’un geste prompt et d’un vif frémissement, les mouches qui tenteraient de se poser sur sa nuque ou sur son visage. Enfin, viennent une dizaine de femmes, très simplement habillées de pagnes bleu sombre, et mon tippoy que précède un captif à cheval, serviteur de confiance, et qu’entourent, en désordre, une trentaine de piétons et de cavaliers. Le chef doit marcher devant l’hôte qu’il honore. Je suis frappé, une fois de plus, par le goût que montrent les indigènes dans l’association des couleurs. On a souvent présenté l’Africain comme une pauvre brute pour qui le comble de l’élégance est dans l’opposition criarde des tons les plus violents. Partout où j’ai vu, pour ma part, son initiative se manifester en cette matière, j’ai constaté chez lui un sentiment très sûr de l’harmonie des nuances. Devant le campement des hôtes de passage, vastes cases dispersées sur une large esplanade, parfaitement tenue, et que circonscrit une clôture basse au-dessus de laquelle le regard s’étend au loin, le lamido, comme moi, met de nouveau pied à terre. Il m’accompagne encore jusqu’à la porte du logement qui m’est réservé, puis me quitte après que je lui ai dit que j’irais moi-même le voir l’après-midi. Je m’installe, en attendant. C’est promptement fait. J’ai été hier soir, à nouveau, la proie des fourous, et j’enrage. Je me frotte les mains et le cou avec du jus de citron. L’expérience, tout dernièrement, m’a montré l’efficacité de ce remède. A quatre heures, je traverse le village par la rue centrale, large d’au moins quinze mètres. Il est formé de groupes de cases dont chacune s’isole des autres par une frêle enceinte de paille tressée ou « secco ». A l’intérieur, dépassant cette enceinte, des arbres, parmi lesquels des bananiers nombreux, montrent leurs sommets dispersés. L’entrée est généralement constituée par une case isolée intercalée dans la clôture et dont le toit, par devant, se prolonge et s’étale en tablier pour abriter un petit espace rectangulaire, sorte de vestibule extérieur. Entouré de dignitaires, le lamido, que j’ai fait prévenir, m’attend devant sa demeure ; celle-ci procède du même style, avec toutefois de hauts murs d’argile au lieu de seccos. Nous entrons. Contrairement à ce que pourrait faire supposer, du dehors, l’ampleur de l’ensemble, c’est une succession de toutes petites cours, dont chacune contient une modeste case, d’une affectation déterminée ainsi qu’il en est pour les pièces d’un appartement. On passe d’une cour à la suivante par une case intermédiaire, à double entrée. Par endroits, quelques mètres carrés sont couverts d’un sable fin, presque blanc, très uni, entouré d’une étroite bordure d’argile : nous sommes chez des musulmans ; c’est un lieu de prière. Je ne vois aucun meuble ; tout est nu ; mais c’est là, me dit le sultan, sa maison nouvelle ; il s’y installe demain seulement ; et il désire maintenant me montrer sa résidence actuelle. Nous y allons à pied, c’est tout près. Elle ne diffère de l’autre que par sa vétusté, et par les naïves peintures noires et rouges qui couvrent quelques-uns de ses murs. Partout, la disposition est la même ; presque partout c’est la même nudité. Il me prie, comme je vais terminer ma visite, de m’asseoir avec lui dans une chambre où sont deux lits bas. Nous causons par l’intermédiaire de mon interprète. Les quelques hommes qui sont entrés se sont eux-mêmes assis sur le sol ; chacun d’eux a posé une main sur un des pieds du lit du lamido, et s’est immobilisé dans cette position. Quand, par ailleurs, un indigène parle au souverain, ce n’est que respectueusement incliné, les mains appuyées sur ses genoux. Notre entretien est d’ailleurs très banal, et nous n’échangeons guère, Yahia se révélant assez faible dans son rôle de traducteur, que des paroles de courtoisie. Nous sortons. Tout un groupe de captifs le précède, en répétant sans cesse, à très haute voix, deux ou trois phrases qui reviennent à tour de rôle. Ce sont, m’explique Yahia, des louanges ; puis ils l’exhortent à marcher lentement, avec majesté, comme il sied à un chef de sa dignité, et sans accident. Ce cérémonial barbare n’est pas sans une certaine allure. Le lamido me laisse à la porte ; nous convenons que je reviendrai demain pour prendre sa photographie. Au campement m’attend un bœuf, dont il me fait présent pour mes serviteurs. C’est la coutume, une sorte d’hommage. Le lendemain, je consacre la matinée à mon courrier, puis je reçois la visite de deux marabouts et de deux hadjis ; j’ai à peine besoin de rappeler que ce dernier titre désigne les musulmans qui ont accompli le pèlerinage rituel de la Mecque. Pendant que je m’entretiens avec ces graves personnages, un cavalier richement vêtu de blanc, de rouge, de jaune, s’arrête devant nous. Il a quelque peine à mettre pied à terre ; on le sent peu accoutumé à l’effort. Il est corpulent, avec des traits mous, une figure de vieille femme sévère. Il vient me saluer. Je me renseigne. C’est un eunuque chargé de la surveillance de l’élément féminin. Je prends l’heure de midi pour vérifier approximativement la marche de ma montre. C’est une opération facile, qui peut se faire de plusieurs façons ; la boussole Peigné, dont la description technique dépasserait le cadre de ce livre, et que connaissent bien tous les officiers et les voyageurs, y suffit ; faute de cet instrument, on trace sur le sol une ligne orientée nord-sud, on tend une ficelle exactement au-dessus d’elle, et quand l’ombre de la ficelle coïncide avec la lignée tracée, c’est que le soleil passe au méridien. Bien entendu, l’indication que donnent ces moyens rudimentaires demeure assez vague, et dépourvue de toute valeur scientifique : nombreuses sont les causes d’erreur. Ma nouvelle entrevue avec le lamido n’a d’intérêt que par les photographies qu’il me laisse prendre. Il s’y prête avec satisfaction et me fait promettre de lui en envoyer des épreuves ; il est un peu déçu lorsque je lui dis qu’il devra les attendre plus d’un an, car j’ai encore un long voyage à faire. Un instant, pendant que nous nous tenons dans une case, il s’émeut d’apprendre que l’un de mes gardes est entré chez lui derrière moi. Cela lui paraît une marque de défiance. Je fais congédier le garde aussitôt ; un Européen ne court nul risque ici ; je ne me fais escorter que par nécessité d’apparat. La sérénité revient sur son visage. Il se montre également sensible à ce que, sollicité quelque temps plus tôt par deux hommes de régler une contestation, j’ai sanctionné son autorité en renvoyant les gens par devers lui ; on le lui a rapporté. Nous ne laissons à la plupart de ces chefs qu’un faible pouvoir effectif ; ils s’en contentent parce qu’il le faut ; mais toute atteinte à leurs dernières prérogatives les blesse et les inquiète inutilement. Le moment de mon départ me réservait une demande imprévue ; le lamido exprimait le désir que je lui fasse don de la chéchia que je portais. J’avais coutume, en effet, aux heures où le soleil est bas, de mettre cette coiffure commode. Elle venait de Tamanrasset. Lorsque, de Zinder à Alger, j’avais traversé le Sahara, l’officier qui commandait au Hoggar me l’avait donnée pour remplacer mon casque colonial. Notre désert a ses usages. Quand on arrive dans un poste saharien, il sied de s’habiller pour la circonstance, et cette habitude est observée même par les indigènes. Dès qu’on aperçoit au loin la tache claire du poste, avant même, on s’arrête, et on revêt une tenue impeccable ; les méharistes suivent cet exemple, et dix minutes plus tard, la petite troupe qui cheminait depuis des jours et des semaines à travers la plus ingrate des contrées, se trouve aussi nette, aussi correcte, que si elle venait de quitter un lieu plein de ressources. Le commandant du poste, en tenue aussi, vient à sa rencontre. Le premier repas se prend dans ces conditions. Ensuite, tout cérémonial est abandonné. Cette jolie tradition est d’une élégance très française. On risque également de faire sourire en se chargeant, là-bas, d’armes inutiles. On laisse porter les siennes à son chameau, sauf dans les endroits, bien rares, où la rencontre d’un rezzou reste possible. Encore les rezzous n’ont-ils généralement nulle envie d’attaquer les Européens ; ce sont, le plus souvent, des troupes de pillards qui recherchent avant tout un butin facile, prélevé par surprise et sans pertes sur d’autres indigènes peu armés, et qui se préoccupent ensuite, uniquement, de le mettre en sûreté. Enfin, le casque est ostensiblement négligé par les Sahariens éprouvés. Je ne conseillerai d’ailleurs à personne d’exagérer le dédain de cette coiffure protectrice. L’été, et même dès le début de la chaleur, je n’hésiterais pas à l’adopter, ou tout au moins à en emporter un, prêt à le mettre si le soleil m’incommodait ; la question de l’insolation possible doit dominer les autres. En revanche, l’hiver, je crois que n’importe qui peut s’en passer. Nous voici bien loin du Cameroun. Revenons à Tibati et à ma chéchia. Je tenais surtout à celle-là en raison du lieu où je l’avais acquise et du souvenir qui s’y attachait pour moi ; mais son succès, ici, devenait gênant. Depuis trois jours, c’était la cinquième demande dont elle faisait l’objet. Le matin encore, les deux marabouts que j’avais reçus m’avaient avoué sans détour tout le plaisir que leur eût fait un tel cadeau. Je dis au lamido le regret que j’éprouve à ne pouvoir le satisfaire. Il me confie alors que son ambition de posséder un souvenir de moi n’est pas exclusive, et qu’une paire de chaussettes, à défaut de la chéchia, répondrait à ses vœux. Je lui en ai généreusement envoyé deux. Dans la nuit, hyènes et panthères se font entendre au loin, pour la première fois, depuis que j’ai quitté la côte. Le lendemain matin, c’est un palabre. Somali m’avertit que mon garde ayant trouvé à acheter un tarbouch — encore une coiffure rouge — a prétendu en fixer le prix sans l’avis du marchand, et s’en est emparé, remettant cinq francs à celui-ci, qui en veut dix. Le dépossédé n’est pas content et vient se plaindre. Il est assis par terre, auprès de ma porte. Il ne dit rien. Impassible, il attend que se déclenche la justice réparatrice et vengeresse des blancs. J’admoneste le garde et je rends le tarbouch à son propriétaire. Je vais ensuite visiter des maisons d’indigènes de condition modeste. C’est partout le même labyrinthe de courettes, avec une case, d’ordinaire, dans chacune, et d’étroits passages contournés pour se rendre d’une cour à l’autre ; la pièce d’habitation contient un lit couvert de minces étoffes, et quelques calebasses et poteries grossières. En entrant, je ne manque pas d’adresser à mes hôtes de quelques minutes, par l’intermédiaire de Yahia, une phrase bienveillante. Le caractère de ma visite est ainsi défini d’une manière à laquelle ils sont sensibles. Leurs âmes frustes, leurs visages fermés, n’impliquent pas toujours l’indifférence. Au surplus, n’y a-t-il pas une sorte de bien-être à se montrer courtois ? Notre civilisation, depuis quelques années surtout, où sont montés à la surface trop d’éléments inférieurs, manifeste une tendance marquée à méconnaître la valeur de la politesse. Beaucoup semblent y voir un vain formalisme, une fastidieuse complication. Je n’éprouve pas d’estime pour leur mentalité. La politesse est mieux et davantage ; elle a ses racines dans le cœur ; l’éducation l’oriente vers certains rites, lui enseigne des modalités répandues ; mais il est des gens sans éducation qui savent être parfaitement polis. Distante et froide, elle isole, et c’est à ce titre une merveilleuse arme défensive ; sincère et cordiale, en revanche, elle s’élève jusqu’à devenir une forme délicate de la bonté. Les gens impolis sont rarement de braves gens. Je regagne le campement ; je me repose. Le garde, Somali, Somanakandji dorment à l’ombre. Yahia et Ahmed se promènent majestueusement à quelque distance, avec un individu d’un noir d’ébène, vêtu d’un superbe boubou blanc que la brise gonfle comme une voile, et coiffé d’une calotte bleu ciel. Important, Denis les accompagne. Je quitte Tibati à deux heures et demie ; le lamido est devant sa demeure et vient me saluer. Je gagne le campement de Mayo Maure — mayo, au Cameroun, signifie rivière — par une région très peu peuplée, que couvre une petite brousse claire. Presque au début, nous traversons le mayo Beli, étroit, encaissé, où coule lentement une eau limoneuse. Je tire, mais sans succès, sur une antilope : elles sont là cinq qui nous regardent, à deux cents mètres de la piste environ. Une outarde, gros oiseau brun plus ou moins clair et blanc, dont la taille dépasse celle d’une oie, se lève ensuite. Je vais peut-être voir un peu de gibier. L’étape du lendemain nous amène au pied du mont Achom, d’un faible relief, mais presque abrupt. Quand nous quittons ce deuxième campement, à quatre heures et demie du matin, les porteurs, que je fais toujours partir les premiers car je marche plus vite qu’eux, sont en route depuis une heure. Il fait nuit noire. Sur le flanc de la colline qui, tout près, nous barre la route, un feu, soudain, met sa tache vive. Je questionne : ce sont eux. Ils n’y voient pas, et ils s’éclairent en mettant le feu aux herbes, devançant simplement ainsi, d’ailleurs, l’initiative des gens du lieu. Nous sommes à l’époque où on se débarrasse des petites broussailles, des plantes gênantes, et, en même temps, des mille insectes qui en font leur refuge, en allumant des incendies dont l’usage est commun à toute une partie de l’Afrique ; ils se propagent, selon le vent, selon la continuité et le degré de sécheresse de la végétation, sur des surfaces d’étendues très variables, ne laissant après eux qu’un sol couvert de débris calcinés sur lequel les arbustes dressent les silhouettes précises de leurs squelettes noircis. Mais voici qu’un second feu s’allume presque en même temps. L’éclat d’une troisième flamme, dont la lueur rouge, sur la masse sombre, naît bientôt, s’élève et s’étend, m’apporte un nouveau témoignage de la progression du convoi. Je vois peu à peu la succession de ces brasiers s’étager jusqu’au faîte en une ligne sinueuse qui jalonne les caprices du chemin. Nous rencontrons, essouflés encore par la difficulté imprévue de la montée, le premier d’entre eux. A la faveur d’un champ où les herbes sont sans intervalles, il a formé une haie ardente qui se développe et s’avance sur plus de trois cents mètres de longueur. Je le laisse à droite, en passant vite, car il dégage une chaleur suffocante. Nous retombons, cinquante mètres plus loin, dans l’obscurité ; mais nous avons fait des torches. L’orient pâlit à peine, quand nous achevons de gravir la pente méridionale ; sur l’autre versant, un dernier feu a pris une ampleur d’incendie. A travers un sombre rideau d’arbres dont les branches et les feuilles se dessinent en noir avec une finesse de dentelle, éclate la tache violente de sa flamme hardie aux crépitements précipités. Au-dessus des cimes, sa fumée, lumineuse encore, tourbillonne vers le ciel en un panache où montent et descendent des étincelles. Une haute végétation, où tout se tait, emprisonne cette bruyante ardeur. Nous coucherons à Tekel. Le campement est sur une éminence isolée ; on en découvre un panorama très étendu, verdoyant, mouvementé, que bornent de plusieurs côtés des hauteurs lointaines. La guerre y a attaché le souvenir d’une action victorieuse pour nous. Nous avons franchi dans la matinée, sur un petit pont de bois, l’étroite rivière Sirviri, limite du Tibati. Les villages sont rares. C’est une région presque désertique. Les cortèges et les tams-tams ont pris fin. Hier pourtant, un chef vêtu de loques, seul, est venu à ma rencontre, au galop raide d’un vieux cheval. Après avoir brandi son arc vers moi d’un geste belliqueux, selon la coutume locale, il a fait demi-tour, s’est mis à pousser des clameurs, puis a répété un certain nombre de fois, très haut, une courte phrase. Je m’informe. Il annonce, me dit-on — à la brousse sans doute — l’arrivée d’un grand personnage. Légitimement flatté, je rectifie ma position dans mon tippoy, où je me trouve justement alors ; ce n’est pas toujours le cas : le terrain est très accidenté, et j’ai dû hier marcher quatre heures et demie sur six. Voici plusieurs jours déjà que nous sommes sur le plateau de Ngaoundéré, réputé pour la salubrité de son climat. Il y a peut-être là un peu d’exagération. Sous le soleil chaud, l’air y est vif ; mais, en cette saison tout au moins — intermédiaire entre la sécheresse et les pluies — une brume fraîche l’envahit souvent, matin et soir, et vers l’aurore, lorsque la piste traverse la moindre dépression, on est saisi par une fraîcheur humide et pénétrante contre laquelle on éprouve le besoin de se protéger. Je dois ajouter que la période à laquelle j’arrive est l’une des moins saines de l’année. Vers la fin de la dernière étape — la sixième depuis Tibati — la végétation s’atténue beaucoup. Ce qui est arbres disparaît presque complètement, et les ondulations qui, depuis quelques jours, se succédaient sans interruption, s’aplanissent pour ménager un vaste espace, à peine mouvementé, autour de quelques saillies rocheuses qui, en revanche, s’accusent fortement. Au pied de l’une d’elles s’étalent les petits groupes de cases, ceinturés chacun d’une clôture, du village de Boka. Ngaoundéré est tout près, derrière la plus proche de ces hauteurs. Le plus aimable accueil m’y attendait. M. Lozet, chef de la circonscription, s’était porté à ma rencontre ; il était accompagné du lamido, âgé de quinze ans seulement. Celui-ci est beaucoup plus favorisé en ressources que celui de Tibati. La richesse du territoire sur lequel son autorité s’étend lui assure un revenu annuel d’environ 300.000 francs. Aussi sa suite est-elle imposante et ses dignitaires luxueusement vêtus. Le parasol habituel l’abrite. Il a, parmi ses soldats, des fantassins porteurs d’immenses boucliers, de l’effet le plus pittoresque, et certains de ses cavaliers sont revêtus de cottes de mailles qui évoquent le souvenir du moyen âge. Mais, grisé par une situation dont son âge comprend les avantages mieux que les obligations, il s’est fait un maintien impassible et sans grâce qui éloigne la sympathie. Après les salutations d’usage, nous avons gagné le poste, où un bâtiment spacieux m’avait été réservé. M. et Mme Lozet ont bien voulu m’offrir, pour déjeuner, une hospitalité dont le plaisir devait se renouveler plusieurs fois pour moi durant mon séjour. Nous avions traversé le village en arrivant. Il s’étend sur un large espace. Il est fait de cases presque toutes cylindro-coniques, au milieu desquelles le marché met une tache grise rectangulaire. Ces cases, qui n’apparaissent, de loin, que comme un semis serré de points jaunes ou bruns, mêlé de verdure, sont associées en petits groupes de trois ou quatre, circonscrits par un mur grossier d’argile, et dont chacun forme une demeure. Deux artères rectangulaires se dessinent, d’où partent dans toutes les directions des ruelles étroites et capricieuses. Deux rivières longent ou traversent l’ensemble. Dix à douze mille indigènes en constituent la population. Une longue avenue en pente douce conduit ensuite au sommet du mamelon sur lequel le poste est construit. Les petits bâtiments de celui-ci se dispersent sur une vaste plate-forme de terre nue, un peu en pente, où des roches arrondies affleurent par endroits. De là, on découvre Ngaoundéré, le plateau, et les reliefs arides, proches ou lointains, isolés ou continus, qui achèvent, par la variété de leurs formes, d’assurer à l’ensemble du tableau un pittoresque assez rude, mais lumineux et plaisant. Je comptais ne m’arrêter que trois jours. Le premier s’est trouvé pris par des détails d’installation et de révision de matériel. Un mouvement de fièvre, accompagné d’un violent mal de gorge, avec une forte inflammation des ganglions du cou, m’a incommodé le lendemain. Le jour suivant, je suis allé à cheval, avec M. Lozet, qu’accompagnait M. Philippe, chef de la subdivision, et un colon fort distingué, M. Bonhomme, de qui je parlerai tout à l’heure, visiter, à une quinzaine de kilomètres de là, la mare de Tizon et le lahoré de la M’Vina. La mare de Tizon remplit, presque au sommet d’une colline, un ancien cratère. Ce genre d’excavation est assez fréquent dans la région, où des roches volcaniques témoignent en maint endroit d’éruptions anciennes. Nous montons jusqu’à ses bords, d’où nous tirons, à balle, et vainement, des canards. Nous redescendons par un autre versant, mais des mouvements de terrain, où des arbres grêles et rares dominent un sol à l’herbe épaisse, limitent notre vue. Soudain, la pente se fait continue et rapide. Invisible jusque-là, un plateau s’étend devant nous. A l’horizon, des hauteurs l’encadrent ; un cours d’eau, qui passe à nos pieds, en marque le début. Des taches sombres, où l’œil perçoit une animation, un grouillement, ponctuent son sol baigné de lumière. Nous approchons. Ces taches sont de grands troupeaux de bœufs. Près de nous maintenant, de l’autre côté du cours d’eau que dans un instant nous franchirons — sa largeur n’atteint pas 100 mètres, et l’eau ne dépassera pas le poitrail de nos chevaux — l’un de ces troupeaux se presse autour d’un trou d’une vingtaine de mètres de diamètre, aux bords terreux, à pic, que remplit presque une eau boueuse. Les sources qui l’alimentent se trahissent en deux ou trois points par un léger bouillonnement. De son périmètre rayonnent, en guise de canaux, de nombreuses pirogues reposant sur un sol fangeux et piétiné ; on en a mis autant qu’il en peut tenir. Quatre femmes, dans l’eau jusqu’aux épaules, alimentent sans arrêt, à l’aide de grandes calebasses, les ruisseaux qui s’écoulent par ces pirogues. A l’autre extrémité, le canal devient abreuvoir et des hommes y font boire les bœufs. Ces mares constituent le lahoré de la M’Vina. On trouve dans la région toute une série de lahorés analogues. Les principaux sont ceux de N’gao-Danzi, de Falcombré, Galim, M’ba, M’boula, Yakouba, etc... [Illustration : Un campement au Cameroun : le village de Cholliré. (Page 81.)] [Illustration : La place de Rei Bouba, vue de l’entrée de la demeure du lamido, le jour de mon arrivée. (Page 86.)] Ils présentent un intérêt particulier pour l’hygiène des bovidés. Les troupeaux viennent chaque année s’y abreuver à plusieurs reprises, et leur prospérité trouve un élément très actif dans cette eau chargée de sels, et notamment de natron. Le natron est un sesqui-carbonate de soude plus ou moins pur qui joue un grand rôle dans l’alimentation du bétail de presque toute l’Afrique Centrale. On le rencontre, en dehors de ces sources, dans certaines cuvettes plus ou moins voisines du lac Tchad ; il forme le fond de ces dernières ; les indigènes l’y découpent en plaques, et il fait ensuite l’objet d’un commerce relativement important. Sa présence se révèle encore en maint endroit. Il y avait là environ 4.000 bovidés. Il n’est pas rare d’en voir jusqu’à 30.000. Les troupeaux témoignaient par leur aspect des soins assidus dont ils sont l’objet. Sans même parler de ceux de M. Bonhomme, qui, triés par robe, sont exceptionnellement décoratifs, ceux des indigènes se font remarquer par leur bonne mine. Ici comme au Tchad, du reste, le pasteur a, pour son bétail, de minutieuses attentions. Si ses méthodes d’élevage restent rudimentaires et empiriques, du moins peut-on dire qu’elles ont emprunté à l’expérience le maximum de ce qu’un observateur sans culture, mais attentif, peut en tirer. Le bétail est pour l’indigène une source, tout à la fois, de richesse et de fierté. J’avais eu la bonne fortune de rencontrer, à bord de l’_Asie_, M. Faure, et, à Ngaoundéré, comme je l’ai dit, M. Bonhomme. Ce sont les deux grands éleveurs européens du Cameroun. Après avoir passé au Tchad un certain nombre d’années, ils sont venus se fixer dans notre nouvelle colonie, où ils possèdent actuellement de nombreux et magnifiques troupeaux. Ils y offrent l’exemple des résultats que peut obtenir l’initiative intelligente associée à l’énergie et à la persévérance. Il arrive trop souvent, en effet, dans certaines de nos possessions africaines, qu’on voie dans le bétail un objet de commerce ou de spéculation exclusivement ; ce n’est pas l’intermédiaire qui est intéressant en pareil cas, c’est l’éleveur ; ce sont les progrès que l’élevage, par lui, réalise. Notre promenade avait été interrompue par la poursuite d’une antilope, qui s’était imprudemment montrée à 400 mètres de nous et que M. Lozet, excellent tireur, avait blessée. Nous n’avions d’ailleurs pu la rejoindre ; la vitalité de ces animaux est extrême, et leurs jarrets leur fournissent, pour échapper au chasseur, d’incroyables ressources. Nous y avions gagné grand appétit, et c’est avec cette sensation de bien-être qui suit une saine dépense physique, que nous nous sommes installés, pour déjeuner, dans une petite ferme que M. Bonhomme faisait justement aménager tout près de là ; quelques grandes cases rondes, au toit conique de chaume épais, sur une éminence dénudée. Le bellaka des M’Bums nous y attendait pour nous saluer. Les M’Bums descendirent autrefois au Cameroun d’une région qu’ils disent être le Fouta-Djallon. Ils soumirent les populations qu’ils y trouvèrent et s’installèrent dans le pays en conquérants. Les Foulbés suivirent plus tard leur exemple, vinrent, et les soumirent à leur tour. L’administration du pays est actuellement confiée aux sultans foulbés — les lamidos. — Ils exercent leur autorité sous notre contrôle et selon nos directives. Par là nous nous rapprochons beaucoup, et avec raison, du système anglais, qui consiste à laisser aux peuplades indigènes leurs chefs naturels pourvu que ceux-ci fassent preuve, à l’égard de la nation colonisatrice, du loyalisme, et, au besoin, de la docilité nécessaires. Mais le bellaka demeure, au-dessous du lamido, le chef des M’Bums. On assure qu’il continue d’accepter certaines astreintes curieuses que la tradition attache à son titre, notamment l’interdiction de se laisser voir, même accidentellement, la tête découverte, sous peine de mort : la tête, non le visage ; car il ne portait ce jour-là, pour coiffure, qu’une sorte de chéchia rouge. Un boubou blanc complétait son costume. Puisque je suis amené à parler des populations de la région, je dois nommer aussi les Bororos, pasteurs nomades, les Dourous, les Baias, les Yangérés, les Mbérés, les Lakas, les Nyams-Nyams, les Kakas, les Mabilas, les Tikars, les Ouaks, les Koutines, les Voutés. Les Mabilas, notamment, voisins de la frontière nigérienne, se font remarquer par cette particularité qu’il n’y a chez eux ni cimetières, ni tombes. Ils paraissent être encore anthropophages, mais avec tact, avec sentiment même, en ce sens que les morts d’un village ne sont pas mangés par les gens de celui-ci ; ce sont les centres voisins qui bénéficient, si l’on peut dire, de leur consommation : à charge de revanche. Ma suite s’est accrue, à Ngaoundéré, d’une unité. C’est une jeune foulbé de 13 à 14 ans, du nom de Faadematou, qui va rejoindre sa mère à Maroua. Un des captifs de confiance du lamido m’a demandé pour elle, de la part de son maître, l’autorisation de se joindre à mon convoi, ce qui lui épargnera les difficultés de la route, et, fidèle à mes habitudes accueillantes, j’y ai consenti. Elle est petite, vive, rieuse et bavarde. Chacune de ses oreilles porte deux trous ; il y en a un, également, dans sa narine droite ; ce dernier est destiné à recevoir, aux jours de parure, un bouton de faux corail. Ses ongles, le bout de ses doigts sont teints en rouge ; ses dents vont l’être dès qu’elle se sera procuré les fleurs de tabac dont le suc, mêlé avec celui de la noix de kola, lui permettra cette définitive élégance. Des gri-gris renfermés dans de petits portefeuilles de cuir pendent à son cou. Elle a gardé, de plusieurs années passées au Tchad malgré qu’elle soit bien jeune encore, l’habitude de la coiffure arabe, en tresses multiples et minuscules, retombant autour de la tête à la Jeanne d’Arc. Elle la complète, selon l’une des nombreuses variantes par lesquelles se distinguent entre elles les modes locales, d’une sorte de cimier bas auquel pend un très petit anneau d’argent. Elle s’habille de pagnes choisis avec un goût discret, et noue volontiers sur sa tête un petit mouchoir de couleur. De même qu’à Yoko et à Tibati, j’ai questionné, à Ngaoundéré, le principal marabout et quelques indigènes connus pour leur instruction dans la religion musulmane et pour leur piété. Mais nos entretiens ont été plus rapides qu’avec El Hadj Yakobou à Yoko et avec le lamido à Tibati. Lorsqu’un voyageur a l’occasion de séjourner dans un lieu où se trouvent d’autres Européens, la plus grande partie de son temps s’écoule très naturellement hors de l’ambiance indigène proprement dite, et s’il s’assure plus rapidement alors, grâce aux emprunts qu’il fait à l’expérience toujours complaisante de ses compagnons, une bonne documentation moyenne, l’observation directe, toujours plus féconde, intervient dans des proportions bien moindres. C’est pourquoi j’estime que la solitude où je me complais, dans mes voyages, n’est pas sans avantages à cet égard. J’ai quitté Ngaoundéré le 9 mars. Je résume en quelques lignes les caractères de la région : pays peu peuplé ; climat relativement sain, grâce à l’altitude moyenne — 1.100 mètres — du plateau qui constitue toute cette partie du Cameroun ; cultures indigènes à peu près limitées au maïs, à la patate, au manioc, au mil, à la banane, auxquels il faut ajouter un peu de coton ; possibilité de faire produire aux jardins des postes, moyennant des soins assidus, la plupart des légumes d’Europe. Élevage, bovidé surtout, florissant, cheptel déjà considérable ; circonstance exceptionnellement favorable des puits natronés ; constitution géologique vraisemblablement intéressante pour un prospecteur ; intérêt de l’extension de la culture du coton dans la mesure des ressources en main-d’œuvre, et d’expériences méthodiques dans ce but. CHAPITRE V DE NGAOUNDÉRÉ A GAROUA PAR REI BOUBA J’espérais que la traversée de la région comprise entre Ngaoundéré et Rei Bouba apporterait à mon voyage un pittoresque particulier. Dès qu’on a quitté le pays de Ngaoundéré, c’est-à-dire peu après le départ, on entre dans une contrée d’administration indigène, sans fonctionnaire européen, quoique placée sous notre suzeraineté. Le lamido Bouba, qu’on nomme aussi Bouba Rei, y exerce seul le pouvoir. C’est d’ailleurs un vassal fidèle, et la situation qu’on lui laisse, étant donnée sa personnalité considérable, a plus d’avantages que d’inconvénients. Le trajet, tout au moins, m’a déçu. Le peu de gibier que j’ai vu — quelques troupeaux d’antilopes — était si sauvage qu’à la fin je ne cherchais même plus à l’approcher. Cependant, un peu de viande, pour moi comme pour mes hommes, eût été fort utile. D’autre part, malgré la bienveillance avec laquelle j’ai coutume de traiter les gens, le vide se faisait à mon approche dans les villages et la question des vivres était un problème tous les jours. M. Lozet avait eu l’amabilité de me procurer un bon cheval. J’étais délivré de mon tippoy, que je conservais pourtant en prévision du cas où j’aurais un malade en route. On verra que cette précaution ne devait pas être superflue. J’ai loué des chevaux aussi pour Denis, pour Somali ; la petite Faadematou en a un. J’emmène encore, outre mes porteurs, Yahia et Somanakandji, un garde, un cavalier du lamido de Ngaoundéré et deux hommes de Rei Bouba qui retournent chez eux. L’un me servira de guide, l’autre me précédera d’un jour pour avertir les villages et assurer notre ravitaillement. J’ai d’ailleurs pris des notes sur l’itinéraire, et M. Bonhomme, qui est allé à Rei Bouba, m’a donné en outre une indication précieuse : « Pour tout ce que vous désirerez, m’a-t-il dit, adressez-vous là-bas à Guédal. C’est un des grands captifs du lamido ; il a la confiance de Bouba ; par lui, vous obtiendrez promptement satisfaction. » Je ne quitte Ngaoundéré qu’à sept heures du matin, afin de recevoir les adieux du lamido, qui m’attend, avec toute sa suite, sur la place du marché. Je traverse, par une chaleur assez forte, un vaste plateau à peine ondulé, sans arbres ou presque, couvert d’une herbe sèche et jaune où les feux de brousse ont laissé de larges plaques noires, entouré de longues collines — les monts Mbang et la montagne de Ganga — d’où se détachent quelques cônes bien caractérisés. J’y rencontre plusieurs troupeaux de bœufs foulbés. J’arrive à deux heures à Gangassao, distant de 34 kilomètres, et dès ce premier campement les complications commencent : six porteurs à remplacer ; trois sont malades, trois se sont enfuis. Je fais appeler le chef du village, qui complète mon effectif. Nous atteignons le lendemain des collines boisées à travers lesquelles toute l’étape s’effectue. Vers la fin, je mets pied à terre pour tirer un grand oiseau noirâtre, aux ailes marquées d’un peu de blanc, qui court sur le sol. Je ne puis l’approcher, et en le poursuivant, j’en fais lever quatre autres, perchés par couples dans les arbres. Ces oiseaux, dont j’ignore le nom, et que je n’ai vus que là, sont, paraît-il, bons à manger. Leur taille atteint celle de l’outarde. C’est dans ces cas-là que je regrette de n’avoir pas avec moi de fusil à plombs. Mais j’hésite toujours à compliquer mon équipement au delà du strict nécessaire. Nous faisons halte à 11 heures du matin à un vieux campement en pleine brousse. Je pensais y trouver des vivres, grâce à l’homme que je faisais marcher en avant ; un petit village, en effet, se trouve près de là ; mais mon envoyé m’attend seul : tout le monde s’est sauvé, me dit-il. La surprise est désagréable. Les porteurs, fatigués, peuvent difficilement doubler l’étape. Cependant tout s’arrange toujours. Je finis par apprendre, à force de questions, qu’il y a deux autres villages un peu plus loin ; j’y envoie mon garde ; il y trouve quelques indigènes, les rassure, et finalement les rations arrivent ; pour moi, j’ai du riz. Le pays, d’ailleurs, n’est pas aussi sauvage qu’on pourrait le croire d’après cet incident. Des Européens y passent parfois. Mais les populations y sont très arriérées. L’argent qu’on leur donne a pour elles moins d’intérêt que les vivres qu’elles cèdent en échange, car il n’y a pas de factorerie dans le voisinage, et comme elles ne quittent guère le pays, elles n’ont pas l’occasion de l’utiliser ; aussi se dérobent-elles de leur mieux à des marchés dans lesquels elles ont toujours l’impression d’être lésées. Quand nous repartons, le matin, au clair de la lune, une panthère nous accompagne assez longtemps ; elle est très loin, perdue dans la brousse serrée où chemine le sentier ; seuls de petits grondements brefs, de temps à autre, nous révèlent sa présence. Je les entends à peine ; les indigènes, au contraire, avec l’acuité de leurs sens, les perçoivent très bien. Peu après le lever du jour, j’aperçois, non loin de la piste, un troupeau de grandes antilopes qui s’enfuient. Je laisse mon cheval et, avec le garde et Somali, je pars dans la direction qu’elles ont prise ; elles nous fourniraient une provision de viande fort opportune. Mais je comprends vite l’inanité de ma tentative. Le sol est jonché partout de feuilles épaisses, très sèches, qui font beaucoup de bruit sous le pied, et qui leur annoncent notre approche par des craquements sonores. Après une heure de marche sous bois, je renonce à continuer ; je regagne le sentier, et je m’assieds sur un bloc de roche qui affleure là ; je ne vois pas d’empreintes fraîches, mon convoi n’est donc pas encore passé, et je n’ai qu’à attendre mon cheval. Voici des voyageurs. Ils sont rares ici ; nous n’avions encore rencontré personne. C’est d’abord une petite femme très maigre, presque une enfant ; elle porte allègrement sur la tête une énorme corbeille qui paraît lourdement chargée. Derrière elle, le mari, avec un boubou bleu qui s’effile sur son dos et autour de ses jambes en longues guenilles crasseuses, une calotte sur le crâne et des sandales aux pieds ; sa seule charge, à lui, consiste en une lance, un sabre, un arc et un carquois plein de flèches. Ils me regardent avec un peu de crainte, puis, comme je ne leur dis rien, ils continuent leur chemin. Bientôt apparaît à son tour la file de mes porteurs, qui ont dépassé les chevaux durant le temps que ceux-ci ont cru devoir m’attendre. A peine vêtus de loques sordides, ils marchent les uns après les autres, à un mètre de distance. La procession de leurs noires silhouettes, différentes par la taille, l’embonpoint, la forme de la charge que leur tête, bien droite sur le cou raidi, supporte avec une surprenante aisance, me montre de pauvres anatomies de serfs, des faces bestiales indifférentes plus que résignées, des regards placides et sans pensée ; mais, maigres ou gras, tous sont forts ; la vigueur et la résistance des noirs suffiraient à les différencier incontestablement de notre race. Les chevaux viennent, eux aussi, le mien en tête, et me voici en selle, de nouveau. Nous franchissons des hauteurs boisées par un long col, nous descendons dans une vallée herbeuse où passe, presque à sec en ce moment, le mayo Dagala, et c’est Haldou, où je compte coucher. Les cases sont propres. L’endroit n’est pas désagréable. La ration, copieuse, arrive presque aussitôt. C’est un des charmes de cette vie que la soudaineté avec laquelle les circonstances faciles et apaisantes y succèdent à des heures d’inquiétude et d’irritation. Les besoins et les aspirations y sont simples, et si réduits, que la moindre chose suffit à les combler. Le lendemain matin nous réserve, d’abord, une montée longue et rude. Puis nous cheminons longtemps à la même altitude, sous un air vif et léger. Je remarque pour la première fois de beaux cocons qui pendent aux branches de certains arbres. Ils sont fuselés ; certains dépassent vingt centimètres ; j’en ouvre un : il contient une vingtaine de grandes chenilles vivantes. Une brochure de vulgarisation que j’ai entre les mains signale une soie qu’emploient les Haoussas de la Nigéria du Nord. Ce doit être celle-là. Je demande le nom foulbé de ces cocons : « toumlagné », me dit-on. A tout hasard, je prélève quelques chenilles pour le Muséum. Les difficultés matérielles se renouvellent à l’étape, et il en est de même le lendemain : le campement, proche du village de Man, est sale ; il n’y a pas de vivres ; mon envoyé, parti la veille, n’est arrivé que tard ce matin, et il y avait au plus trois heures de route pour un indigène sans charge. La faute est flagrante. Au surplus, il faut que ces complications cessent. J’ai des chevaux et des porteurs qui travaillent, ils ont le droit de manger tous les jours, et suffisamment. Je fais ligotter le coupable. Le chef du village a montré de la mauvaise volonté : on l’attache aussi. Hier soir, Denis m’a fait part d’une conversation qu’il avait surprise. Le guide — celui des hommes de Rei Bouba qui marchait avec nous — avertissait Yahia que tant que je ne leur aurais pas donné, à lui et à son camarade, une large gratification, les mêmes déconvenues m’attendraient. Je dis au garde que c’est lui, désormais, qui me précédera dans les villages pour faire préparer les rations. Quant aux deux hommes de Rei Bouba, je les préviens, sans mettre Denis en cause, que je les tiens pour responsables de ce qui se produit, et que je les remettrai au lamido en arrivant, pour qu’il les punisse. A peine ai-je communiqué cette décision qu’un colloque animé s’engage entre le guide, Yahia et Denis. Je comprends bientôt, au ton violent qu’il prend, que mon intervention est opportune, et je demande de quoi il s’agit. Voici. Le guide veut me mettre en garde contre l’imprudence du procédé auquel je viens de m’arrêter. Si j’envoie un soldat, tous les hommes des villages fuiront ; et je serai encore moins avancé. Il s’engage, au contraire, si je veux passer l’éponge sur le passé et ne rien dire au lamido, à m’assurer désormais tout le nécessaire promptement et sans difficulté. Il va d’ailleurs s’occuper lui-même, tout de suite, si je veux, de la ration d’aujourd’hui. Il est sûr que je serai satisfait. Je le prends au mot. Il part en courant dans la direction du village. Deux heures plus tard, en effet, les vivres sont là. Ils sont abondants et de qualité parfaite. La manière forte a réussi. En outre, les choses en sont à ce point que l’homme ne peut plus se dérober désormais sans prendre une attitude d’hostilité ouverte ; et j’aurais alors d’autres ressources. Mais cela ne se produira sûrement pas, me dit Yahia. Bouba est rude dans ses procédés. La moindre plainte de ma part aurait des conséquences capitales — c’est bien le mot — et l’intéressé n’aurait garde de s’y exposer. Je fais détacher le chef et l’homme punis ; on a cédé, il sied de rendre légèrement la main. Le soir, de nouveaux vivres arrivent. Les chefs des deux villages qui les envoient sont là aussi, craintifs. Je les rassure et paye largement ce qu’on apporte. Ils se confondent en humbles remerciements : « Ousoko, Ousoko », répètent-ils en frappant doucement dans leurs mains. Ce sont de pauvres sauvages, sans calculs méchants. Après Man, les reliefs boisés deviennent moins nombreux. On se sent déjà moins enfermé, la route est facile, sauf près de Yet, à 20 kilomètres plus loin, où montées et descentes font une nouvelle apparition. Elles nous réservaient un incident. A chaque escarpement, je mettais régulièrement pied à terre, pour ménager mon cheval. Les hommes montés — Denis, Somali, les gardes — m’imitaient. Seule, Faadematou, invariablement, restait en selle. Je la laissais faire, indulgent à sa nonchalance. Elle n’était pas bien lourde. Elle ne faisait d’ailleurs pas partie de mon personnel, et je n’avais pas à m’en occuper. Elle nous précédait, ce jour-là, d’une centaine de mètres. Aux passages difficiles, je la voyais souvent s’arrêter, pour chercher sa route. Puis les petites jambes noires s’agitaient de chaque côté du cheval, une minuscule cravache entrait en action, et le mouchoir aux tons vifs dont elle parait sa tête commençait de s’enfoncer lentement lorsque c’était un ravin, ou de progresser tout doucement vers la crête s’il fallait monter. Elle était arrivée devant une rivière à sec, encaissée, au lit rocailleux ; il y avait un petit pont de bois, tout vermoulu, qui semblait prêt à s’effondrer ; elle s’était arrêtée, et elle hésitait. Je la rejoins, je la dépasse et traverse. Le cheval de Yahia arrive à sa hauteur au même moment et, dans une soudaine gaieté, mord le sien, qui se met à pointer. Elle tombe en arrière, d’abord sur le sol de la berge, puis de pierre en pierre, de choc en choc, elle roule lentement jusqu’au fond. On l’a relevée ; elle semblait souffrir beaucoup. Je l’ai fait asseoir sur le tippoy et on l’a portée jusqu’au campement. L’après-midi, j’ai envoyé un message au lamido Bouba Rei afin de l’avertir de ma venue prochaine. Puis je suis parti sur les traces d’antilopes, que je n’ai pu rejoindre. Nous continuions à manquer de viande, et je n’avais même pas la ressource du lait quand par hasard on m’en apportait, car les gens de la région y mêlent souvent des gri-gris pour s’assurer les bonnes dispositions du voyageur qui passe, et ces drogues, sans être dangereuses, peuvent incommoder. A la fin du jour, les porteurs se sont groupés sous deux arbres immenses qui couvrent de leur ombre tout le campement, et ont allumé de grands feux. La petite blessée s’est assoupie dans une case. Elle paraissait avoir une côte fracturée. J’ai fait monter mon lit dehors, comme d’ordinaire. J’étais presque endormi, lorsque, confusément d’abord, un bruit vint frapper mon oreille : une galopade effrénée, ponctuée de chocs, comme d’un animal affolé qui traîne un objet pesant après lui. Je me réveille tout à fait, je vois des torches qui s’agitent, courent, s’éloignent dans l’obscurité. En même temps, un vent violent secoue rageusement ma moustiquaire, qu’il menace d’emporter. Je n’ai pas de peine à comprendre ce qui se passe : une tornade — la première de la saison — commence ; mon cheval a pris peur ; il a arraché le lourd piquet auquel il était attaché, et s’est enfui ; gardes et porteurs se sont élancés à sa poursuite à travers la nuit. Mais, dans leur hâte, ils ont abandonné leurs feux. Le vent, de plus en plus puissant, disperse les foyers et lance sur tout le camp des étincelles et des tisons incandescents. Les cases sont en paille sèche. L’une d’elles abrite la jeune Foulbé, incapable de se mouvoir sans aide ; dans une autre est mon matériel de mission. Un incendie serait un désastre. Je rallie difficilement quelques hommes, car le bruit de la tornade domine ma voix. On éteint avec de la terre, comme on peut, tout ce qui brûle encore. C’est ensuite un instant de répit, dans les ténèbres profondes, au milieu des mugissements de l’ouragan, avec seulement, de temps à autre, l’éblouissement d’un éclair. Voici que les torches, d’abord lointaines, apparaissent de nouveau, se rapprochent, reviennent. Comme elles arrivent, nouvelle alerte, dans un fracas terrible : un des grands arbres qui nous abritent vient de s’abattre, sous l’effort de la tempête. On crie que la case du cuisinier est écrasée et qu’il est dessous. Tout le monde se précipite de ce côté. A tâtons, on la trouve. Elle est intacte, Denis indemne. Le vent s’apaise enfin ; la pluie commence à tomber, et tout se calme. Je demande si on a rattrapé mon cheval. Il est là, déjà rattaché. Chacun regagne son gîte. Nous nous rendormons. C’est la mauvaise saison qui s’annonce. Je suis parti six semaines trop tard, et l’époque des pluies étant plus tardive à mesure que j’approcherai du Ouadaï, je vais marcher jusqu’à Abéché, c’est-à-dire jusqu’au commencement d’août, dans des conditions climatériques éminemment défavorables. Le côté pénible de mon voyage devait s’en trouver très accru. Nous ne repartons qu’à l’aube. Tout le monde est fatigué, d’abord ; puis le ciel est couvert, et la nuit trop noire pour que les porteurs puissent marcher plus tôt. La ressource des torches nous fait défaut, toute l’herbe, dont on les fabrique, est mouillée. Nous sommes entrés ce jour-là dans une zone véritablement torride, pour n’en sortir que deux semaines plus tard. Nous sommes arrivés à une heure et demie au campement — le village de Cholliré. Le soleil avait tant de puissance que, pour la première fois depuis que je voyage, je m’en suis senti incommodé. J’ai envoyé Somali chercher de l’eau. Il y en avait dans le voisinage. Je me suis fait un couvre-nuque de mon mouchoir mouillé, et je suis parti au galop de mon cheval avec l’impression qu’il était nécessaire que j’arrive le plus tôt possible, car la route n’offrait aucun abri. Cholliré est un village étendu, où jadis habita Bouba, me dit-on ; il est en partie démoli maintenant. Qu’on imagine, au pied d’une colline qui forme la fin d’une chaîne, un vaste emplacement plan au sol sans herbes, irrégulièrement planté de quelques arbres, notamment des baobabs, aux énormes troncs, à l’écorce d’un gris argenté, aux branches relativement chétives, dépourvues de feuilles ; de petits enclos circulaires, circonscrits par des seccos, et dont chacun contient quatre ou cinq cases, en occupent quelques points, disséminés à des distances qui varient entre 100 et 300 mètres. L’un, plus grand, plus soigné, est l’ancienne résidence de Bouba. L’effet de la lettre que j’ai fait parvenir à ce dernier se manifeste à mon arrivée. Un capitat du lamido est là, qui se porte à ma rencontre. Il m’exprime les souhaits de bienvenue de son maître, et me précède au campement, où m’attendent des présents : ce sont, soigneusement alignées, quatre énormes calebasses de riz, dix bourmas de miel, six corbeilles d’ignames, quatre autres calebasses de gâteaux de miel et de farine aussi vastes que les premières, des jarres d’hydromel. Le lamido, me dit-il, me prie de coucher demain à Taparé et d’en partir le matin de manière à arriver dans sa ville vers dix heures : il me prépare une grande réception. Pour la première fois, j’ai revu tout à l’heure des talhas, avec leur bois rougeâtre, leurs petites feuilles vert foncé, leurs longues épines blanches, droites, pointues, si dures qu’on en fait des épingles ; ils me rappellent tout à la fois la Nigéria du Nord, le Tchad, le Ouadaï, le Niger, le Sahara, et me donnent, comme il y a quelques jours le « kourkourou » des pigeons verts, l’impression qu’eux aussi sont là pour me saluer de la part de ces contrées si chères à ma mémoire. Bientôt arrive un deuxième émissaire ; je m’enquiers : un simple garde, esclave quelconque, me dit Yahia. Je devais avoir peu de jours plus tard, à ce sujet, une nouvelle preuve de la facilité avec laquelle se produisent les malentendus dans ces contrées, et de l’inconvénient des interprètes insuffisants. Vers le soir, ce même homme, accompagné de Yahia, se présente et demande à me parler. Il aurait une communication importante à me faire. Voici : le lamido a un interprète, mais il désire que nous nous entretenions le moins possible devant celui-ci, car sa discrétion est sujette à caution, et nos conversations risqueraient d’être répétées ensuite un peu partout. Il convient, si je désire lui être agréable, que je me serve de mon interprète à moi. Une communication d’un caractère aussi confidentiel, par un tel intermédiaire ? C’est peu vraisemblable. Mais un détail, que mon souvenir évoque soudain, éclaire pour moi la situation : il est d’usage, en pareil cas, que l’interprète reçoive un cadeau, et Bouba Rei est un grand chef, donc un chef généreux. Or mon interprète, c’est Yahia. C’est lui qui sera de la sorte le bénéficiaire du présent. Les deux compères ont dû s’entendre et pensent me prendre pour dupe de leur petite combinaison. Je les congédie assez brusquement. Ils s’en vont, visiblement déconfits. Je m’arrête le lendemain, comme me l’a demandé le lamido, à Taparé. Ce n’est qu’à une demi-étape, 15 kilomètres. Le campement est construit à la manière des demeures foulbés ; de petites cours sablées et nues, contenant chacune une case, parfois deux, rarement plus. Communiquant entre elles par des portes étroites, elles forment, dans leur ensemble, une sorte de labyrinthe à compartiments. On ne tarde pas à m’apporter une lettre du lamido. Elle est écrite dans un français assez correct par son interprète. J’y note une phrase qui montre bien le caractère familial que prennent fréquemment en Afrique les rapports entre esclaves et maîtres, et l’importance des situations auxquelles peuvent accéder les premiers. « Mais je vous fais connaître, me dit Bouba, que je suis un peu triste, car mon grand captif, nommé Maicodé, est mort le jour de mercredi 14 mars 1923. » « Mais quand même, ajoute-t-il, je monterai dans ma voiture pour vous recevoir à ma place nommé Djoulol, et là vous me trouverez. » Certes la traite des esclaves, que la civilisation a d’ailleurs réussi à réprimer presque partout, et dont elle poursuit les rares et dernières pratiques avec une sévérité légitime, a été l’occasion de cruautés. Le caractère de valeur d’échange qu’elle prêtait à l’esclave, en dehors des avantages directs qui s’attachaient à sa possession, incitait les tribus puissantes à s’assurer de gros contingents de captifs. Celles-ci, pour s’approvisionner, multipliaient les opérations guerrières contre leurs voisines moins fortes ou moins courageuses, sur lesquelles pesait ainsi une lourde oppression. De véritables chasses même s’organisaient parfois, comme je l’exposerai en parlant du Ouadaï. Il y avait ensuite la vente, le voyage, l’expatriation définitive, et c’étaient là, même pour des races dont l’apathie et la passivité sont extrêmes, de dures épreuves, qu’aggravaient encore l’insensibilité et la rudesse naturelles de ceux qui en réglaient les modalités. Actuellement, dans toute la partie de l’Afrique soumise à notre autorité, il n’existe guère plus que des esclaves en quelque sorte volontaires ; nos lois se refusent partout à sanctionner leur condition, et dès que l’un d’eux se plaint d’un abus, nos représentants officiels interviennent et le libèrent. Chez les gens de condition moyenne, ils forment d’ailleurs une véritable annexe de la famille. Ils sont traités sans morgue, souvent affectueusement. Les grands chefs sont nécessairement plus distants ; ainsi le veut leur prestige ; mais les esclaves auxquels ils accordent leur confiance deviennent vite riches, puissants et respectés ; au Cameroun, la plupart des ministres des lamidos se recrutent parmi eux. Ainsi compris, l’esclavage ne présente aux colonies que des inconvénients bien atténués. Il n’est nullement excessif d’ajouter qu’une modification prématurée de la situation actuelle léserait gravement la plupart des intéressés, à commencer par les plus humbles. Si, par une exaltation sentimentale inconsciente des réalités, on brusquait inconsidérément l’évolution en cours, une profonde perturbation économique et sociale serait la conséquence immédiate d’une telle erreur. Nous avons tari les sources de l’esclavage. Nous en surveillons les vestiges, nous en réprimons les excès, nous assurons la libération de tout captif qui fait appel à notre autorité. Tel est le programme nécessaire et suffisant sur lequel s’accordent à la fois les faits et les principes. La dépendance est une loi commune à toutes les sociétés. Dans les groupements normalement ordonnés, la masse est soumise à l’élite. Ailleurs, c’est l’inverse qui se produit, sans avantage ni pour les uns ni pour les autres. Mais on ne vit sans contrainte qu’à l’état de solitude. Ce qu’en Europe on nomme liberté se réduit au droit d’opter entre un certain nombre de servitudes ; c’est à quoi nous nous résignons d’ailleurs sans peine, contents du mot. Les modalités du servage évoluent d’elles-mêmes avec la sensibilité et la mentalité des individus. J’ai répondu au lamido, que son envoyé me disait en outre un peu souffrant, que je le priais de se borner à me recevoir devant sa demeure. Ce n’est pas sans curiosité que j’attendais mon arrivée à Rei Bouba. C’est, comme je l’ai dit, l’un des points du Cameroun où les vieux usages et la couleur locale subsistent avec le plus de liberté. Le lamido, dont le vrai nom est Bouba Djana, exerce sur un territoire étendu une autorité que nul indigène ne songerait impunément à discuter. Son grand-père est venu du Fouta Toro à Lamé, près de Léré, avec un certain nombre de Foulbés comme lui. Il a poussé ensuite jusqu’à Djouroum, à une vingtaine de kilomètres de Rei, alors occupé par les Damras. Après avoir guerroyé contre eux, il a épousé la fille de leur chef. L’aspect de Bouba se ressent de cette alliance. Au lieu d’avoir le teint cuivré ou même presque blanc de la race paternelle, il est sensiblement noir. D’ailleurs, sauf un très petit nombre de foulbès qui constituent une partie de son entourage immédiat, tous ses gens sont des noirs païens — on désigne en Afrique Centrale sous le nom de kirdi cet élément de population. Je me mets en route au jour. Le paysage s’est transformé. C’est maintenant une grande plaine où le pâturage domine. Le plateau central du Cameroun est derrière nous. Je m’arrête à deux reprises, pour tirer une sorte d’échassier qu’on me dit fournir une viande appréciée des porteurs, puis une oie de Gambie. J’ai remarqué que mon tir, faute d’exercice évidemment, n’avait plus la même précision que lors de mon dernier voyage ; j’ai senti la nécessité de m’entraîner un peu avant d’aborder de nouveau le buffle et les grands animaux, et toute cible m’est bonne. Je manque les deux fois. J’aperçois bientôt à l’horizon la longue ligne d’arbres par laquelle se révèlent généralement, en plaine, les villages indigènes. Les constructions n’atteignent nulle part la ligne des cimes ; mais dès qu’on regarde attentivement, on remarque au-dessous de celle-ci de nombreuses taches grises, que font les cases. Nous approchons. Devant nous, un groupe multicolore se tient immobile, au soleil. Il y a là deux cents soldats, fantassins ou cavaliers. Un de ces derniers se détache et vient à ma rencontre ; deux hommes le précèdent, habillés de rouge. C’est un des principaux captifs du lamido, et le premier par son rang. Il me renouvelle les souhaits de bienvenue de son maître ; puis de longues trompettes jettent des clameurs barbares, et toute la troupe fait demi-tour pour me précéder. Les cavaliers portent de très beaux costumes, avec des casques de métal brillant, à plumes. Leurs chevaux sont couverts de longues housses où les teintes se répètent en dessins régulièrement disposés. Les fantassins sont vêtus de tuniques demi-longues aux nuances vives. Ils sont munis d’armes primitives, — lances, arcs, flèches, sabres, couteaux — et d’énormes boucliers. Mais voici la porte de la ville : une case à deux hautes ouvertures, l’une sur l’extérieur, l’autre sur l’intérieur, interrompt le mur bas, de terre jaunâtre, qui forme l’enceinte. Les fantassins sont déjà entrés. Je m’arrête pour laisser aux cavaliers le temps de les suivre. Ils se pressent sous le soleil ardent, dans la blanche poussière ; tour à tour, pour passer, ils baissent la tête, inclinant en avant les longues plumes de leurs casques ; à mesure que leur groupe diminue, s’égrenant lentement sous la case, je vois par-dessus la muraille, en une longue file irrégulière qui se hâte au galop vers le centre du village, le haut de leurs corps secoués par les caprices de leurs montures. Je passe à mon tour. Quelques minutes de lente progression dans une rue modeste, et j’arrive sur une petite place d’environ cent mètres de diamètre, entourée, sauf d’un côté, de seccos que l’air et la pluie ont brunis. C’est vers ce côté qu’on me dirige : un haut mur, qui domine toutes les cases avoisinantes, et, au milieu, une sorte de péristyle, abrité d’un toit de chaume que soutiennent de robustes piquets. Tout autour de la place, sauf là, les soldats, maintenant, sont massés. Sous le péristyle, dans un fauteuil, vêtu d’une ample robe bleu sombre, le visage très noir, voilé et laissant voir seulement les yeux, le lamido est seul. Il se lève et, lentement, s’avance à ma rencontre. Je mets pied à terre, je vais à lui, nous nous serrons la main et je m’assieds sur un siège préparé à côté du sien. Son interprète, un jeune noir, celui-là même qui m’a écrit, traduit, à demi prosterné, le visage tourné vers la terre, les phrases banales que nous échangeons. Les soldats se livrent ensuite en mon honneur à quelques évolutions simples et à des danses naïves qui secouent contre leur dos leurs lourds carquois. Puis je prends congé après avoir annoncé à Bouba ma visite pour l’après-midi. Au lieu de se lever comme moi, ainsi que j’étais en droit de l’attendre, il reste majestueusement assis dans son fauteuil et se borne à me tendre la main négligemment. Je crois qu’il n’a pas compris et je me rassieds moi-même. Mais quand, un moment après, je recommence, c’est la même immobilité. Alors je lui fais dire, par son interprète, que je le sais fatigué, et que je le prie de ne pas se lever, puis je pars assez irrité. Cette désinvolture publiquement affichée, bien que j’aie pris soin de l’instruire de mon caractère officiel, dépasse ma personnalité et est d’autant moins acceptable. Je trouve, tout près, le campement ; très exigu, il est incomplètement nettoyé. Mon impatience s’accroît de ce nouveau manque d’égards. Je cherche l’occasion de prendre ma revanche ; et comme j’aperçois, disposés avec ordre, les cadeaux que Bouba y a fait placer pour moi — une peau de lion, une peau de léopard, des sagaies de cuivre, des arcs, des flèches, des chapeaux, des paniers et des plateaux de paille — je fais appeler l’homme qui vient de me conduire et je l’invite sèchement à les remporter sans délai. Il semble atterré. C’est l’une des marques de mécontentement le plus caractéristiques que comportent les usages africains. J’envoie en outre un homme prévenir le lamido que le voyage m’a fatigué, que je ne lui ferai pas la visite annoncée, et que je repartirai dans la nuit. Une demi-heure plus tard son interprète arrive. Je ne lui cache pas ma manière de penser. Mais je comprends vite que, selon mes prévisions, mon coup de caveçon fait son effet et que les choses vont s’arranger. Il excuse son maître. Il argue de son ignorance. Si celui-ci me rend visite le jour même, considérerai-je sa maladresse comme réparée ? Je réponds oui, tout de suite. Bouba sait parfaitement ce qu’on doit à un hôte de ma qualité ; l’ignorance qu’il allègue est une vaine excuse ; il y a, même dans ces cours barbares, un vague protocole ; dans quelques jours, lorsque de grands chefs viendront à ma rencontre sur les routes, mon interprète me dira fort bien que certains d’entre eux s’attendent à ce que je descende de cheval lorsqu’eux-mêmes ont mis pied à terre et s’avancent pour me saluer. Mais Bouba est un chef, et un chef qui a donné aux Français, dans des circonstances importantes, des preuves utiles de sympathie. Je désire, autant que lui, clore l’incident, pourvu que ce soit de façon satisfaisante pour moi. L’interprète part, revient. Le lamido sera là à cinq heures. J’acquiesce. On me demande de reprendre les cadeaux ; d’accepter, selon l’usage, un bœuf pour mes porteurs ; et, pour moi, un très beau cheval. Je reprends les sagaies, les peaux, les flèches, les objets de paille ; j’accepte le bœuf qui renforcera la ration de mes hommes ; je refuse le cheval, avec toutes sortes de remerciements toutefois, en donnant pour prétexte que je vais passer dans une région infestée de tsé-tsés et qu’il y mourrait avant peu. Les lamidos envoient souvent, aux gens de quelque importance, des cadeaux d’une valeur réelle ; Bouba, notamment, qui est fort riche. Mais ils comprennent très bien qu’on ait scrupule à les prendre, et pourvu qu’on se retranche derrière un semblant de motif, qu’on remercie avec courtoisie et qu’on accepte les menus objets, on ne les désoblige aucunement. Je lui envoie moi-même deux épées baïonnettes, que je sais devoir lui faire grand plaisir. Nous voilà redevenus bons amis. A cinq heures, une foule débouche, se range sur la place. Lentement, le sultan arrive, porté haut dans un grand tippoy. Il descend. Je vais au-devant de lui, et nous entrons, seuls avec son interprète. Un esclave, toutefois, se tiendra accroupi près de la porte, de manière à entendre tout au moins le son de sa voix ; et, à chaque phrase du maître, il se penchera, les mains jointes, à droite et à gauche, en prononçant d’une voix nasillarde et traînante, le mot na-am — (oui, c’est bien), — que toute la foule assise dehors répétera aussitôt après lui, ce pendant que mes paroles, à moi, seront accueillies avec la plus parfaite indifférence. Nous nous entretenons ainsi pendant près d’une heure. Il me questionne sur l’aviation ; puis, sur ma demande, il fait venir deux marabouts importants, de qui j’essaie de tirer des renseignements utiles pour ma mission. Mais la présence du lamido, la mienne, les impressionnent visiblement. Sur chaque point ou presque, ils se retranchent derrière une feinte ignorance. Il faut que Bouba me dise pour eux que tous les musulmans du pays appartiennent au rite malékite, circonstance banale s’il en fût. Il s’étonne à cette occasion de la science coranique dont je fais preuve. A la vérité, je n’ai fait que placer quelques mots que je savais devoir lui donner cette impression ; mon instruction islamique est encore rudimentaire. Lorsqu’il part, nous sommes en très bons termes. La nuit passe lentement et péniblement, étouffante dans la cour exiguë, au milieu des ronflements de voisins trop proches ; une mince cloison de seccos me sépare seule des cases voisines, et la quasi-intimité de cette installation m’est insupportable. Dès le matin, je me rends chez le lamido pour prendre congé de lui ; sa demeure est sensiblement mieux aménagée que celles que j’ai vues précédemment. C’est toujours le même style foulbé pourtant, la même division en petites cours nues dont chacune entoure une case. Mais certaines de ces cases, chez lui, s’éloignent, par leur forme et par leur structure, de l’habituel modèle cylindro-conique ; et l’ornementation curieuse, à la fois archaïque et modern-style que présentent plusieurs d’entre elles, n’est ni sans goût, ni sans ingéniosité. Il se tient, quand j’arrive, dans une longue galerie. Je remarque d’abord près de la porte quelques ustensiles de toilette et de vieux objets sans intérêt, entassés dans un coin ; plus loin, un grand lit de cuivre et de fer peint en noir, décoré de nacre, d’une fabrication très ordinaire, mais recouvert d’un magnifique tapis rouge brodé d’or. Bouba est assis sur un divan. Il est coiffé d’une simple calotte et son visage est découvert. Les traits épais ne nuisent pas à l’expression intelligente et bienveillante de sa physionomie. Notre entretien est plus court que celui de la veille, nous avons épuisé tous les sujets. Il me montre l’étoile du Bénin, qu’il porte aujourd’hui. Je ne manque pas de le féliciter et de lui dire que c’est là une grande décoration. Je le questionne sur la voie suivie par les musulmans qui, de Rei, se rendent au pèlerinage de la Mecque. Comme je vais partir, il me demande un remède contre les maladies d’estomac. L’après-midi, Faadematou, qui n’est pas encore remise de sa chute, mais chez qui le souci de la parure n’a pas abdiqué, fait procéder à sa coiffure dans un coin du campement. Il y a, dans chaque village, des femmes connues pour posséder cet art. Celle qui est là est une Bornouane. L’intéressée se confie à elle, en spécifiant toutefois que ce n’est pas la mode bornou, mais la mode arabe qu’elle désire ; gravement, l’autre acquiesce. Puis, au milieu de jacassements de perruches, la coiffeuse défait une à une, en s’aidant d’un poinçon de fer, toutes les petites tresses, et les refait en agrémentant l’ensemble d’un motif de fantaisie. Elle rase ensuite ce qui reste sur le haut du front. Le tout dure environ trois heures. La soirée ne m’apporte que sujets d’impatience. Ce sont des provisions de route, nécessaires, qui n’arrivent pas ; un porteur, malade depuis la veille, qui n’a rien manifesté, et qu’il faut soigner, puis remplacer au dernier moment ; enfin, voici une diversion : une captive que j’ai fait demander hier pour la petite blessée, dont l’état exigera pendant quelque temps des soins et une aide, et dont je désire ne pas avoir à m’occuper. L’interprète ne m’envoyait personne ; alors, à tout hasard, j’ai dit qu’on s’adresse au garde, le fameux garde dont j’ai si mal reçu la communication à Cholliré, et qui, depuis lors, par ordre, sans doute, est toujours là ; et, à ma grande surprise, en cinq minutes, il m’a donné satisfaction. Faadematou la désirait jeune, sa servante. Mais celle-ci, c’est un bébé. Elle paraît avoir tout au plus dix ans. Elle arrive menue, sans voix, pleine de crainte, par avance soumise à tout. Je caresse sa petite tête pour la rassurer, puis j’envoie Somali prévenir que cela ne peut aller, qu’il en faut une autre, plus robuste. Il serait véritablement inhumain d’exiger de cet être minuscule une étape quotidienne de 25 à 30 kilomètres et, à l’arrivée, un travail. En attendant, elle reste là, dans la case, sage, assise par terre. Elle est enveloppée jusqu’à la taille dans un petit pagne blanc bien propre, comme un jupon très serré, qu’on lui a sûrement mis tout à l’heure pour venir. Ses cheveux, comme ceux des païennes d’ici, sont courts, presque ras, et rasés en rond autour de la tête, de manière que seule subsiste une espèce de calotte de sacristain. Ses jambes sont jointes et allongées ; ses reins font un angle droit avec elles. Au-dessus, son buste enfantin se penche en avant, et ses petites mains de travailleuse, au bout de ses bras noirs, longs et grêles, viennent reposer sur ses tibias. Elle exprime avec une intensité étonnante la passivité sans défense, la résignation absolue, l’absence de toute conception qui ne soit pas celle de l’implacable fatalité. Mais l’autre arrive bientôt. Somali s’est adressé au même garde. Que n’ai-je eu recours à ses offices plus tôt ! Le porteur, les vivres, sont venus aussi, avec la même célérité, dès qu’il a su que j’en avais exprimé le désir. L’interprète, lui, n’a pas reparu. La nouvelle captive est plus vigoureuse, grande, lourde, jeune, pourtant presque obèse ; aussi passive, d’ailleurs. Elle s’appelle Hebbini. C’est chose faite, je l’emmènerai. Puis, comme j’entends me mettre en route dans la nuit, je fais tout de suite les présents d’usage : au chef du campement, au garde. Je suis très large avec ce dernier. Je viens de voir quelle est sa bonne volonté, et je désire compenser mon accueil un peu rude de l’autre jour. Il n’y a que Guédal, le Guédal dont m’a parlé M. Bonhomme, que je n’aie pas vu. Ce grand personnage n’a pas daigné se déranger. Au dernier moment, je me décide à m’en enquérir. J’appelle le garde, puisqu’il semble être le plus débrouillard. — Connais-tu, lui dis-je, ici, un grand captif du nom de Guédal ? — Guédal, me répond-il simplement : mais c’est moi ! Personne, dans mon entourage, où on le savait, ne m’en avait averti ; et Yahia, qui s’était si lourdement trompé en me présentant cet homme à Cholliré, n’avait même pas pensé aux conséquences de son erreur, et avait négligé jusqu’à la fin de la réparer. Les insectes et les faux renseignements sont parmi les principales plaies des pays noirs. L’indigène donne souvent des indications incomplètes, parce que son attention se porte sur des points négligeables à nos yeux et néglige en même temps ceux qui nous préoccupent. Il donne, en outre, des indications fausses parce que la notion de la vérité n’est chez lui que relative ; et devant une question, il arrivera qu’il croie bien faire en nous faisant la réponse qu’il suppose que nous désirons, et dont il imagine que nous serons satisfaits, plutôt qu’en nous fixant avec exactitude sur le fait. Aussi ne faut-il pas hésiter, lorsqu’on veut acquérir une certitude, à multiplier les interrogations, à les répéter en des termes différents, à les reprendre un moment ou quelques jours plus tard, et s’il arrive qu’on leur ait donné au début une forme qui semble attendre l’affirmation, à leur donner ensuite le caractère opposé. Ce n’est qu’au prix d’une patiente persévérance qu’on découvre les sentiers qui percent la brousse de son cerveau. Le cas, ici, était bien simple. Mais j’avais été négligent. Je me suis mis en chemin un peu avant le lever du jour, pour me diriger sur Garoua. Une piste large, sablée, plane, facile, à gauche de laquelle se profilent au loin les hauteurs du plateau de l’Adamoua, que nous avons désormais quitté, nous conduit à Diouroum à travers une végétation clairsemée. Vers huit heures, un homme qui me précède me signale, dans un vaste étang, à 1 kilomètre de la route, des hippopotames. Ce n’est pas une chasse bien intéressante, mais elle me procurera de la viande pour les porteurs. Je me dirige vers l’endroit d’où on les voit, et j’aperçois sur l’eau brillante, à des distances qui varient entre 200 et 300 mètres, un certain nombre de taches foncées, à peu près rectangulaires ; c’est la partie supérieure de leurs têtes, leurs fronts, leurs oreilles, leurs chanfreins, leurs naseaux proéminents. De temps à autre, l’une de ces taches disparaît sous l’eau, ou bien c’en est une nouvelle, au contraire, qui surgit brusquement avec un grand souffle sonore. Tant que la répétition des coups de feu n’a pas alerté la bande, on a beaucoup plus de temps qu’il n’en faut pour ajuster. C’est du tir à la cible. Ensuite, les apparitions deviennent très courtes, en même temps qu’elles se font rares. J’en touche un. La tête plonge, un pied se montre, puis le ventre ; tout s’enfonce encore, et c’est alors une série de convulsions qui font émerger à de brefs intervalles tantôt l’une, tantôt l’autre des parties de ce corps monstrueux. L’eau se teinte de rose, en même temps. Mais comme l’animal tarde à s’immobiliser et que ses mouvements m’ôtent le moyen de l’achever par une nouvelle balle dans la tête, j’en vise un autre qui, lui, semble succomber presque aussitôt. Il n’y a plus qu’à attendre le gonflement qui ne va pas tarder à se produire, et qui fera remonter le corps à la surface. Je gagne un village voisin qui comporte un campement. La chaleur continue d’être franchement pénible. Où est la sécheresse, heureusement prochaine, des régions tchadiennes ! Il y a, avec cela, tant de moustiques, que malgré la température, je mets, pour déjeuner, des gants épais, en coton tricoté. Les gens de l’endroit vont voir ce qu’il advient des hippopotames. Ils reviennent quelques heures plus tard, chargés d’énormes quartiers de viande ; le premier avait disparu ; le second flottait, ils l’ont ramené au rivage et dépecé. Nous repartons pour coucher à Dobinga, un autre tout petit village où je retrouve deux amis encore, deux amis de mon dernier voyage, l’un et l’autre aperçus une ou deux fois déjà, mais par exception, au lieu que maintenant on les sent bien chez eux : les genêts du Cameroun, au tronc gris clair, aux feuilles vert pâle, aux longues gousses ; ils me rappellent la petite maison du conquérant Rabah, qui subsiste à Dikoa, environnée d’ombrage, et où j’ai couché deux ans plus tôt ; puis les palmiers doum, aux troncs nus assemblés par la base en bouquet très ouvert, aux têtes rondes, évocateurs de bien des régions, mais surtout, pour moi, du Kanem, du Kanem aux dunes arides que séparent de longues vallées vertes, du Kanem au lac immense et perfide. [Illustration : Tam-tam chez les Moundangs, au village de Léré, près du lac de ce nom. Les maoulis. (Page 103.)] [Illustration : La place principale du village Moundang de Léré et l’entrée de la demeure du chef. (Page 103.)] J’ai entendu, la nuit, distinctement pour la première fois, le rugissement du lion. Quoique lointain, il s’imposait à l’attention. Si sensible pourtant que je sois aux manifestations des forces de la nature, je trouverais difficilement pour le décrire le lyrisme qu’il a inspiré à quelques voyageurs. C’est évidemment très puissant. Mais le voisinage des ménageries d’Europe nous a dès longtemps révélé ses accents. Les étapes suivantes ne présentent que peu d’intérêt. Toutefois, à mesure qu’on approche de Garoua, la population devient plus dense. Les villages se succèdent, dans la plaine découverte, avec une continuité bien rare dans l’Afrique Centrale. Ils sont tous à peu près les mêmes : un certain nombre de petites enceintes de seccos, tantôt groupées au point de ne laisser entre elles que d’étroites ruelles, tantôt dispersées sur un large espace et isolées les unes des autres par de grands vides. Dans chaque enceinte, souvent une ceinture d’arbres, en ce moment presque sans feuilles, et les petites cases cylindro-coniques habituelles. Des hauteurs fortement découpées bornent la plaine. Je couche, le dernier soir, au pied de l’une d’elles, à Djebacké. Il n’y a pas de campement, mais l’ardo — c’est, comme je l’ai dit, un chef dont le rang vient immédiatement au-dessous de celui de lamido — m’offre l’hospitalité dans sa demeure, semblable à celles que je viens de décrire. Il me cède sa propre chambre, c’est-à-dire la petite case où il se tient. Elle est occupée, pour un quart, par un gros tas de mil. Une moitié du sol est d’argile durcie. Sur l’autre, on a jeté une couche de dix centimètres de gravier très fin, très propre, sans poussière. Il y a, au milieu, un trou de la grandeur d’un chapeau, dans lequel fume encore un feu mal éteint. Elle n’est meublée que d’un lit bas — dépourvu de toute espèce de literie — qu’on nomme ici argao. L’ardo emportera, en me cédant la place, un chapelet qui était dans une calebasse, contre le mur, et une petite bouteille de parfum, à demi enfoncée dans le gravier qui assurait son équilibre. Il n’y a rien d’autre. Je suis d’ailleurs fort bien, et j’apprécie d’autant mieux la fraîcheur relative de l’endroit que le soleil continue d’être torride et que j’ai un mouvement de fièvre assez prononcé. Nous avons, ce jour-là, traversé le mayo Kebbi. Nous sommes à la fin de mars. Il n’y a encore que très peu d’eau. Mon cheval s’y est à peine mouillé les boulets. La servante que j’ai engagée nous a donné des tracas. Elle est restée en route, on ne savait où. J’ai fini par envoyer à sa recherche un cavalier, qui l’a ramenée. Elle avait une ampoule aux pieds et s’était arrêtée sans rien dire, sachant qu’on ne la laisserait pas là. Cette fille, qui chez Bouda Rei devait être astreinte à un assez gros travail, est devenue toute mollesse et paresse, et ne voit dans la bienveillance que la possibilité d’en abuser. Rien de plus près de l’animal. J’écris une lettre au capitaine Monteil, qui commande à Garoua, pour lui annoncer mon arrivée. C’est un parent éloigné du glorieux explorateur de ce nom. CHAPITRE VI DE GAROUA A KOUSSERI ET FORT-LAMY Garoua, où je me rendais, est le centre administratif d’une des circonscriptions les plus intéressantes du Cameroun. Des lamidos assez nombreux, mais de puissances très inégales, s’y partagent l’autorité indigène. Bouba Rei, dont j’ai déjà parlé, et le lamido de Garoua, Ayatou, occupent parmi eux un rang particulièrement important. La population de la circonscription, d’environ 130.000 têtes, est, à peu de chose près, moitié Foulbé, et moitié autochtone, avec, en outre, quelques Bornouans, Haoussas, ou Arabes. Les Foulbés, venant du Fouta-Djallon, étaient d’abord arrivés paisiblement dans la contrée. Musulmans, ils s’y étaient si complètement soumis aux chefs kirdis, qu’ils acceptaient de ceux-ci le droit de cuissage. Mais il y a environ quatre-vingts ans, ils se sont révoltés contre eux, et sous le commandement de leur chef Adama, de qui le nom reste au plateau de l’Adamoua, ils les ont battus, chassés en grande partie des plaines, et obligés de se réfugier dans les montagnes. Nomades au début, ils se sont ensuite sédentarisés, et partagent maintenant leurs soins entre l’élevage et la culture, tout comme les païens ; seulement, chez eux, les travaux de la terre sont réservés d’ordinaire aux captifs, Foulbés ou non. Le bétail, la noix de karité, les arachides, la gomme arabique, la cire, le coton, le mil, le riz, le kapok sont parmi les principales richesses exploitées de la région. Il est, en outre, vraisemblable que des prospections sérieuses y donneraient des résultats. Mais le problème des moyens de transport se présente ici d’une manière peu satisfaisante, et grève l’exportation — lorsqu’elle est possible — de frais qu’un très petit nombre de produits sont à même de supporter[3]. Ainsi que dans toute la partie du Cameroun où l’existence de chefs puissants permet l’application de ce procédé, l’administration, à Garoua et dans la région avoisinante, est laissée aux lamidos pour une large part. Dans les villages kirdis, les arnados reçoivent un mandat analogue. Ils sont associés au règlement des litiges, perçoivent l’impôt, assurent l’exécution des travaux d’intérêt général, veillent à la sécurité des voies de communication. Ils sont en revanche responsables devant l’autorité centrale. Lorsqu’on veut, prématurément, appliquer une méthode d’administration trop directe à des peuples primitifs, l’examen superficiel de l’organisation qu’on réussit à leur imposer peut donner l’illusion qu’on a fait œuvre de civilisation ; mais l’observation attentive de la mentalité des individus montre qu’en réalité on a fait œuvre de domestication seulement. Les populations subissent sans comprendre. Le seul sentiment qu’on finisse alors par développer chez elles est celui de l’impuissance et de la résignation. Aussi le système que je viens de mentionner est-il excellent. Il n’est pas réalisable, toutefois, dans n’importe quelle colonie. Il suppose, je le répète, des chefs indigènes d’une certaine valeur. La justice est rendue avec le concours d’assesseurs indigènes, et la coutume est, autant que possible, respectée. On y apporte néanmoins, dans certains cas, une atténuation nécessaire. Le capitaine Monteil m’a cité des peines dont l’application, si elle eût été maintenue, n’aurait pas manqué de gêner quelque peu la Société des Nations dans les éloges dont elle a honoré l’administration française au Cameroun[4]. Voici quelques exemples des rigueurs de l’ancien Code. Meurtre avec préméditation : le criminel, enterré vivant, la tête hors de terre, était lapidé. Vol : première fois, coups de chicote et remboursement ; première récidive : ligottage et emprisonnement de plusieurs mois ; deuxième récidive : amputation du bras droit ; troisième récidive : amputation de la jambe gauche. Quand on songe, en outre, aux conditions chirurgicales dans lesquelles devaient se pratiquer ces opérations, on s’étonne que le vol n’ait pas été découragé à jamais par de telles perspectives. L’impôt est payé sans résistance, sans difficultés même. Sur quelques points, toutefois, la perception de la taxe de capitation, en argent, déroute encore l’indigène. Le principe même d’une redevance n’est pas discuté. Il est admis depuis fort longtemps par tous. La terre est considérée comme appartenant au lamido. Celui qui la détient reconnaît aisément qu’il est, de ce chef, redevable à son immuable possesseur d’une partie des produits qu’il en tire. La récolte, tant qu’elle est sur pied, n’est pas tout à fait sa propriété. Elle tient encore par un lien au sol dont elle naît. De même pour le bétail qui vient au monde. Le prélèvement d’une gerbe ou d’un animal lui donne ainsi l’impression d’un partage avec une sorte d’associé, détenteur en outre du pouvoir. Mais l’argent, quelle qu’en soit la source, lui semble être son bien propre, exclusivement. Il n’y reconnaît plus les dons de la nature. C’est à lui, et à lui seul. De quel droit vient-on le lui prendre ? La conception est simpliste, mais nous sommes en présence de simples. Certes, l’impôt de capitation n’est pas négligeable. D’abord, c’est un facteur de l’équilibre du budget ; il impose aux populations l’obligation d’un travail ; il constitue en outre un gage et un symbole de leur soumission ; il témoigne enfin, si on se place à un autre point de vue, de l’autorité, de l’activité et de la vigilance des chefs chargés d’en assurer la perception. D’autre part, il ne peut être question de le faire payer autrement qu’en espèces. Qu’en feraient nos administrateurs ? Mais c’est parfois un instrument à double tranchant. Dans les régions à populations peu nombreuses et susceptibles d’émigration, l’élévation de l’impôt demande une circonspection très grande, une connaissance parfaite des ressources des éléments qu’elle frappe, et, ajouterai-je, un examen préalable attentif des tarifs en vigueur dans les colonies voisines. Ici, le premier des biens, c’est la main-d’œuvre ; les sacrifices qu’on fait pour la retenir — pour l’attirer — sont des sacrifices rémunérateurs. Combien plus intéressantes m’apparaissent les recettes douanières. Elles attestent la production du pays, d’abord ; puis, ses capacités d’absorption — par là, le nombre de ses colons, le degré de civilisation de ses indigènes, la prospérité des uns et des autres. Elles sont enfin la contribution de la richesse. La taxe de capitation est trop souvent celle de la pauvreté. L’arrivée est sans pittoresque. Le poste domine le village, qui compte environ six mille habitants ; très étendu et presque tout entier de cases rondes à toit de chaume conique, celui-ci descend en pente douce jusqu’à la rivière Bénoué, à peu près sans eau à l’époque de mon passage. Des hauteurs capricieusement découpées, d’une faible élévation, les unes proches, les autres lointaines, bornent l’horizon de toutes parts. Le capitaine Monteil me ménageait à la fois l’agrément de la réception la plus cordiale, et la satisfaction d’un ensemble de constatations qui m’a laissé, du territoire placé sous ses ordres, l’impression d’une administration remarquablement comprise et conduite. J’ai pu visiter en entier, avec lui, la demeure du lamido. Après les petites cours à une case unique que je connaissais déjà, j’y ai trouvé des cours plus vastes, où plusieurs de ces cases étaient groupées ; au milieu de l’une d’elles, un feu, et une dizaine de bourmas, le tout très propre : c’est la cuisine ; ailleurs, une large pierre sur laquelle on broie le mil pour en faire de la farine ; quelques cases, enfin, de formes différentes, adroitement disposées pour éviter au lamido, de qui elles constituent les appartements personnels, l’ardeur du soleil, mais toujours petites et sommairement meublées. J’ai remplacé, à Garoua, la jeune Hebbini par une autre servante du nom de Padamasou. Depuis quelques jours le goulot de mon bidon exhalait une odeur répugnante de graisse et de poisson séché dont je cherchais vainement la cause. J’en ai eu brusquement l’explication : Faadematou a surpris la dite Hebbini au moment où, le tenant dans ses deux mains et la tête rejetée en arrière, elle y buvait avec une satisfaction évidente. Faadematou m’a fait prévenir par Denis. La coupable a repris le chemin de Rei Bouba. Je me suis remis en chemin le 26 mars. A mon personnel habituel, le capitaine Monteil avait ajouté deux gardes, deux tirailleurs, et un interprète excellent, nommé Djubairou. Celui-ci a séjourné jadis en Allemagne et en France. D’une instruction exceptionnelle pour un indigène, ayant beaucoup vu, beaucoup lu et beaucoup appris, fort intelligent en outre, il devait me rendre de précieux services, et j’ai pu, grâce à lui, préciser avec certitude quelques points délicats de ma documentation. Je passe le premier jour près de l’ancienne station cotonnière allemande de Pitoa. Elle a permis jadis des expériences utiles. La soirée est pénible, comme les précédentes : le calme de l’orage et, de temps à autre, un grand souffle de vent qui s’élève. Il n’est pas possible de coucher dehors, la moustiquaire serait arrachée ; force m’est de laisser mon lit dans une case du campement ; je passe la nuit dans un bain de transpiration ; par moments, une brise fraîche entre par les orifices, qui me refroidit et me sèche en quelques secondes ; j’ai l’impression, entre ces murs d’argile qui restituent la chaleur absorbée durant tout le jour, sous ce toit de paille, de dormir dans un four encore chaud, dont la porte s’ouvrirait sur une pièce irrégulièrement ventilée. Je laisse le surlendemain derrière moi l’ancien haras allemand de Colombé. On y avait fait venir d’Allemagne, en vue de croisements, quatre étalons. Les produits que j’ai vus çà et là, reconnaissables en général à leur chanfrein fortement busqué, ne semblent nullement supérieurs à ceux des races indigènes. Somali, autrefois le meilleur de mes serviteurs, donne lieu, au cours de ce voyage, à de fréquents reproches. Devant une observation justifiée par sa négligence, il proteste aujourd’hui, s’insurge et entre dans une telle fureur que pour le remettre à la raison je dois le faire enfermer dans une case. Je renvoie en outre son cheval à Garoua. Il fera les étapes à pied jusqu’à nouvel ordre. Si cette punition, que je sais être encore plus sensible à son amour-propre qu’à ses jambes, est inefficace, je le congédierai dès que je serai à même de le remplacer d’une manière satisfaisante. La route est étendue, sablée, facile, coupée de temps à autre par des mayos de largeurs diverses, légèrement encaissés et tous à sec en cette saison. Elle chemine à travers une savane aux arbres maigres et poussiéreux. La chaleur, qui reste accablante, me prive généralement, la nuit, du repos nécessaire ; je me lève souvent dès une heure, ne pouvant plus rester couché. Le jour, les envoyés des lamidos et leurs cortèges continuent de me précéder une partie du temps. Les tam-tams, les trompettes au son de cornemuse, les cavaliers vêtus de couleurs éclatantes ne compensent malheureusement pas les inconvénients de la poussière que soulève leur troupe turbulente et que je ne cesse de respirer ; en revanche, animation bruyante qu’ils entretiennent autour de moi détourne mon attention de la monotonie du paysage, et la route me semble plus courte. Le 30 mars, j’atteins le village de Biparé. Je suis là sur le territoire du Tchad, mais pour quatre étapes seulement. Je dois ensuite retrouver devant moi le Cameroun, que je ne quitterai définitivement que quelques jours plus tard. Le pays a pris cet aspect de verger normand si fréquent en Afrique Centrale. Nous traversons deux mayos. Le second, le mayo Loué, a environ quatre cents mètres de largeur ; assez escarpées, les berges de son lit de sable atteignent vingt mètres. Dans le voisinage, la roche affleure partout. L’un et l’autre sont à sec. Je trouve, quand j’arrive, plusieurs groupes qui m’attendent. Il y a l’ardo Bael, chef des Bororos de Figuil, accompagné de son fils ; le chef de Hiré, un chef Kirdi, d’autres encore, chacun avec sa suite, en tout de deux à trois cents hommes. Les politesses d’usage échangées, je reprends mon chemin. A ce moment un nuage de poussière s’élève à 1 kilomètre en aval, dans le lit du fleuve ; c’est encore un chef qui arrive en retard, au triple galop, avec tout son monde ; il a fait quarante kilomètres pour venir ; je m’arrête à nouveau. L’après-midi, je trouve au campement le chef des Bororos de Léré, Adamou, plus connu sous le nom de Sindijo. Comme le chef de Figuil, il a gardé de son origine un type arabe qui le distingue à première vue des Kirdis et même des Foulbès. Je manifeste l’intention de lui poser quelques questions sur les procédés d’élevage qu’il emploie ; les Bororos sont des maîtres en fait d’élevage indigène. Il me déclare qu’il est tout prêt à me renseigner, et qu’il ne manquera pas de le faire avec une parfaite exactitude sur tout ce que je désirerai savoir ; mais je suis fixé sur la valeur de ce genre de protestation. Quelques instants après, comme nous parlons d’une maladie qui s’abat fréquemment, ici, sur le bétail, je lui demande s’il y connaît un remède. — « Aucun », me dit-il d’un air chagriné. Sur ce, je lui expose tout le traitement. Il ne se trouble en rien. — « C’est bien ainsi que nous les soignons », me répond-il avec simplicité. Et il s’étonne de mon savoir. Quant à sa réponse mensongère, elle lui paraît si naturelle qu’il n’y fait aucune allusion. Je profite toutefois de la circonstance pour tirer de lui des précisions intéressantes, et vérifier certaines indications que je possède déjà. A cinq heures je vais au village, où un tam-tam doit avoir lieu en mon honneur. Un serpent de poussière traverse la plaine, à peu près nue, qui y conduit ; il est soulevé par une succession de travailleurs. C’est, me dit-on, un chemin qu’on a voulu faire exprès pour moi : seulement on s’y est pris un peu trop tard. L’intention est bonne ; je remercie, je retiens ma respiration, et j’entre dans le nuage. Biparé est Moundang. Le village est curieux, tout différent des précédents. Chaque demeure s’y présente sous la forme d’une enceinte à tourelles. Ces tourelles, à toits à peu près coniques, sont des greniers à mil. Chacune d’elles, porte, en haut, une ouverture qu’on obstrue quand c’est nécessaire — par exemple, s’il pleut. Normalement, elles alternent avec des cases à toit en terrasse, plus basses, réservées au logement des femmes. Au milieu, l’habitation du chef de famille, et des bâtiments d’affectations diverses. Tout cela est très petit, sillonné d’étroits passages où règne une sordide malpropreté. De l’extérieur, on croirait voir des réductions de châteaux forts, naïvement et grossièrement édifiées avec de la boue et des madriers. On s’aperçoit à l’examen que ces frustes logis sont en réalité fort bien construits. On les enduit intérieurement d’un revêtement noir, dur et poli, dont une écorce d’arbre convenablement traitée fournit le principal élément. Leur toiture comporte un épais paillasson, que protège une couche de terre. Ils ne craignent rien ni des termites voraces, ni de la pluie, ni du vent. Ici, c’est beaucoup. Le tam-tam commence. Il est primitif et sans aucun style. Tout le monde y prend part, même les enfants à la mamelle, que les mères portent contre leur flanc. De toutes petites filles — trois à quatre ans — comiques de gravité, se trémoussent lentement dans le groupe, comme les autres. Le chef des Bororos, l’ardo, qui est là, et quelques-uns de mes hommes, musulmans, regardent ces lourds divertissements de Kirdis avec un dédain qu’ils ne cherchent pas à dissimuler. Le merissé — c’est une boisson fermentée à base de mil, dont les indigènes s’enivrent — a dû couler à flots au village. Le chef est, comme il sied, le plus gris de tous. Le jour suivant, après avoir traversé le Mayo Bindéré, affluent du Mayo Kebi, et plusieurs rivières à sec comme lui, nous apercevons sur notre droite une vaste étendue d’eau, le lac de Léré. En face de nous, la rive s’élève en collines dénudées, d’ailleurs pittoresques. De notre côté elle est d’abord plane. C’est ensuite, sur une éminence, dominant la région voisine et ce beau lac, le poste administratif de Léré. Une petite île, inhabitée, couverte d’une végétation assez dense, émerge tout près. Je passe au poste la journée du lendemain. De là je vais voir M. Rousseau, commerçant en bétail ; puis l’agent de la Société France-Afrique, dont j’ai longé, en venant, la plantation de coton ; création intéressante, malheureusement arrêtée dans son développement par la trop grande difficulté d’expédier les récoltes en France. L’après-midi, nouveau tam-tam, au village de Léré, cette fois, distant du poste de trois kilomètres. Pendant que les préparatifs se terminent, je visite la maison du chef. Elle est du type que j’ai déjà décrit, mais vaste : ce fruste personnage y loge environ deux cents femmes. Tout autour, les cases de celles-ci et les greniers à mil, formant enceinte, alternent avec une parfaite régularité. Contre chaque grenier, un beau madrier, posé obliquement, comme une échelle, et entaillé d’une succession d’encoches, permet d’accéder à la fois à l’ouverture supérieure et à la terrasse. La fête n’est pas sans pittoresque : après une danse exécutée par quelques hommes revêtus de robes multicolores et coiffés de plumes, deux hautes figures sinistres s’avancent soudain. Elles ne feront que circuler lentement, quelques minutes, ce pendant que tous s’écarteront d’elles, et cette grave promenade silencieuse est ce qui convient à leur aspect. Elles ne montrent ni visage, ni rien de leur corps ; la tête disparaît entièrement sous de longues franges serrées dont la matière est une sorte de paille sèche et souple d’un brun presque noir ; ce voile, épais de plusieurs centimètres, les coiffe comme une capsule et descend, en cachant les bras, jusqu’à la taille. Là commence une courte jupe de danseuse, faite aussi de paille, rigide, épaisse, noire elle-même, puis les longues franges reprennent, cachant les jambes et jusqu’aux pieds. Une grande pièce en forme d’éventail est ajustée verticalement sur les épaules et encadre la tête, qu’elle dépasse, augmentant la stature et amplifiant l’ensemble. Ces hautes, sombres et lourdes silhouettes, marchant lentement et sans parler, l’une près de l’autre, donnent une impression singulière de deuil, de mystère et de sauvagerie. Elles sont censées, me dit Djubairou, mon interprète, être des démons soumis aux prêtres animistes. Ceux-ci gardent à l’écart les hommes qu’elles dissimulent et ne les laissent voir de personne ; on les nomme maoulis. En rentrant, je me rends chez des missionnaires installés depuis peu, m’a dit le fonctionnaire qui occupe le poste, dans un bâtiment distant de quelques centaines de mètres de Léré. Je pénètre dans une enceinte déserte, et je franchis le seuil d’une petite maison dont la porte est ouverte. La première chose qui frappe ma vue est un berceau dans lequel dort un enfant au teint parfaitement blanc. Ce n’est pas le spectacle qu’en ce lieu j’attendais, et je crains que ma visite, vraiment, ne soit indiscrète. J’ai vite la clef du mystère : un homme vient à moi, qui parle français, mais avec un accent américain très prononcé ; l’instant d’après, il me présente à une jeune femme, qui est la sienne ; ce sont des missionnaires, en effet, et fort respectables, mais étrangers et protestants. Notre fonctionnaire, distrait sans doute, n’avait pas fait la distinction. Je rentre enfin au poste où j’arrive vers 6 heures ; je prends quelques instants de repos, quand Denis arrive. Son front d’ébène est sillonné de rides sinueuses et profondes. Ce signe a pour moi une éloquence. Il est étranger aux soucis. Il me révèle que mon brave cuisinier a bu une dose généreuse de merissé. Je dois reconnaître que ni la dignité de son maintien, ni, ce qui importe bien davantage encore, l’apparente intégrité de ma cuisine — n’approfondissons pas — ne sont généralement altérés par les effets de son intempérance. Il est là, devant moi. Il attend. Il est bien maître de son équilibre. Il n’a pas dû boire plus d’une bourma : six litres. Je l’interroge. Denis, élève des Pères, parle un français académique. — Eh bien, Denis, qu’est-ce qu’il y a ? — Ah ! (Un temps.) sidi, moi content marier. — Allons, bon. Ça vient de te prendre ? Il dédaigne mon ironie. — Moi content toi voir mon femme. — Je ne comprends pas. Voir ton femme ? D’abord, es-tu marié ou non ? — Ah ! (Un temps.) pas encore. Lui pitit. Moi marier lui un an maintenant. — Dans un an ? C’est bien imprudent. D’ici là, il peut se passer bien des choses, mon pauvre Denis. — Ah ! (Un temps.) pas moyen. Son mère ici, y garder lui. — Enfin, c’est ton affaire. Alors, voyons, montre-la moi. — Voilà lui. Il se retourne, fait un signe, puis me regarde avec attention, guettant mon impression d’un air satisfait. Dans l’ombre de la galerie qui entoure le petit bâtiment où je suis installé, silencieusement, une silhouette grêle s’estompe, s’approche, se précise. Je vois apparaître une jeune personne, assez grande, qui doit avoir quelque chose comme onze ans. Elle est vêtue avec goût d’un petit triangle de coton bleu grand comme la moitié de la main, qui cache ce qu’il est décent de dissimuler, d’une ceinture de perles — un seul rang — et d’une petite tige de bois de la taille d’une allumette, élégamment piquée dans sa narine droite. Elle me salue avec une timidité qui n’est pas sans grâce, et se met immédiatement à quatre pattes, en jeune fille bien élevée qu’elle est. C’est d’ailleurs la première fois que je vois adopter cette attitude en pareil cas. Elle la conservera tout le temps que durera notre entretien, forcément assez bref. Sans doute est-ce un raffinement de civilité dans l’expression de la déférence. Je l’interroge avec bienveillance, en arabe maintenant : — Es-tu foulbé ? — Non, sidi, lui pas foulbé, répond Denis avec vivacité. — Moundang ? — Non, sidi, pas moundang. — Toi, laisse-la répondre, je ne te parle pas... Alors, quoi ? qu’est-ce que tu es ? — Arabe. Cela ne l’empêche pas, du reste, d’être noire comme les ténèbres. — Alors tu veux te marier avec Denis ? Pas de réponse. — Tu as raison. C’est très bien. Et quand l’épouseras-tu ? Pas de réponse. — Eh bien, c’est parfait. Je suis content de t’avoir vue. La présentation est terminée. Elle reprend la position verticale et s’en va. Je félicite Denis de la distinction de son choix. Mais l’attendra-t-elle ? C’est possible. Sinon, il s’en consolera. Denis est un parti. Il a été, affirme-t-il, au service du lieutenant-colonel Brisset, lors de la conquête du Cameroun. Il connaît tous les dialectes, tous les coins, et presque tous les boys du Cameroun et du Tchad. Il a été infirmier et a quelques notions de pansement. Il fait assez bien la cuisine. C’est quelqu’un. Nous partirons dans la nuit. Je me suis procuré des bananes, rare aubaine, et de la peau de lamentin pour faire des cravaches. Le lac, qui contient un assez grand nombre de ces animaux, a, paraît-il, des endroits dangereux, des tourbillons redoutés des indigènes. Mais il est large et gai, et du village, les vastes pâturages qui l’environnent m’ont rappelé d’une manière saisissante nos belles prairies de France, si loin. Le premier campement après Léré est celui d’Elleboré. Somali, qui a l’air de se remettre au pas, m’apporte un serpent qu’il a tué pour moi, en route. Je tire aussitôt de ma cantine une trousse complète que m’a donnée, avant de partir, pour cet objet, le docteur Coyon, et je commence à disséquer de mon mieux la tête pour en extraire les glandes à venin selon ses indications ; il en destine le contenu à des travaux de laboratoire, au Muséum. Mais l’animal est petit, l’opération est difficile, et finalement, je perce les glandes l’une après l’autre. C’est manqué. Je tâcherai d’être plus habile la prochaine fois. Un de ces beaux lézards si communs ici — il n’est pas rare que j’en aie quatre ou cinq à la fois dans ma case — a suivi l’opération avec une attention soutenue. Je l’examine à mon tour. Il a la tête d’un rouge vif, le cou presque blanc, le corps noir et brillant comme du charbon de bois, la queue grise, orangée à son extrémité. Puis le bourdonnement d’une mouche mâconne me distrait dans mon examen. Ces longs insectes noirs, à taille de guêpe, au dard virulent, construisent sur tous les murs leurs petits nids de terre agglomérée ; il n’est de gîte, à part ma tente, où je ne les aie, sans plaisir, pour voisins. Les notes pittoresques du reste de la route, jusqu’à Maroua d’où me séparent encore quatre étapes, sont les villages de Lara et de Mindif. Lara est un pauvre hameau kirdi, construit au pied d’un relief rocheux. La pierre de ce relief est parfois lisse, mais le plus souvent très fractionnée ; des arbustes sortent des moindres intervalles ; il abrite les cases et sert de refuge éventuel à leurs habitants. Dès qu’un sujet d’inquiétude vient troubler le calme de leur vie monotone, ceux-ci en gravissent les pentes avec une agilité de singes, et disparaissent en un instant. Lorsque nous arrivons, deux femmes passent justement, qui portent du mil dans des calebasses. Elles nous voient, s’arrêtent, hésitent, puis s’enfuient, en abandonnant leurs fardeaux pour courir plus vite. Leur toilette est celle des femmes Saras ; un petit coin d’étoffe par devant, une branche de feuillage qui pend par derrière, telle une queue verte, brève et étalée. J’envoie deux cavaliers, de deux côtés différents, pour surprendre les hommes de l’endroit ; ils y réussissent, arrivent lorsqu’ils sont encore là, les rassurent et m’amènent le chef et cinq d’entre eux. Le costume des Laras, qu’on retrouve dans plusieurs régions de l’Afrique, est assez imprévu. C’est un étui de paille claire et brillante de la langueur et du diamètre d’une banane, et dont on se demande s’il a pour objet de dissimuler dans sa gaine, ou de signaler par sa couleur, tranchant sur la peau noire, ce que le vêtement le moins ambitieux s’efforce de dérober à la fois à l’attention et aux regards. J’explique au chef que je ne veux de mal à personne ; que je désire du mil pour ma troupe, et que je le paierai largement. Il me fait apporter de très bonne grâce ce qui m’est nécessaire ; mais quand, l’après-midi, je manifeste l’intention de photographier un groupe de mes hôtes, c’est aussitôt une fuite éperdue, et je me divertis de la célérité avec laquelle hommes et femmes, grands et petits, escaladent les rochers avoisinants, où je les perds de vue en moins d’une minute. On trouve toutefois un homme et une petite fille qui étaient restés dans une case, ignorants du péril. On me les amène. L’homme, un de ceux qui sont venus le matin, n’a pas peur ; il accepte de tenter l’aventure. Il fait même habiller la petite pour la circonstance : un long collier de verroteries et trois petites tiges de bois piquées, l’une dans la narine droite, une autre au milieu de la lèvre inférieure, la troisième au milieu de la lèvre supérieure ; elle est prête ; elle se place près de lui. Je vise les deux patients avec mon appareil. Le père commence à donner des signes d’inquiétude. Néanmoins, il fait bonne contenance, se bornant à bien assurer son équilibre et à se raidir dans l’attente du projectile que cet engin bizarre va probablement lui lancer. Il est tout surpris quand je lui annonce que c’est fini, et sa bonne figure naïve s’épanouit devant le menu présent que je lui fais remettre. La nuit est cruelle. Dans une atmosphère étouffante, baigné de sueur, dévoré d’innombrables puces, je cherche en vain le sommeil. Vers dix heures, un cavalier apporte le lait qui doit constituer mon dîner ; atteint, depuis la veille, d’un commencement de dysenterie, j’ai renoncé, par prudence, à toute autre alimentation. Mais il faut l’aller chercher au loin dans la brousse, où sont les troupeaux. Le sentier, le lendemain, chemine à travers la savane sèche, épineuse, aux arbustes clairsemés, que j’ai déjà connue en Nigéria. Devant nous se profilent les deux sommets de roche lisse et dénudée du mont Mindif, isolé dans la plaine. A une vingtaine de kilomètres du village, deux cavaliers, habillés très simplement de cotonnade bleu sombre, viennent me saluer de la part du lamido. Celui-ci est, par l’importance de son commandement et par l’autorité de son caractère, l’un des plus notables du Cameroun. Dix kilomètres plus loin, un troisième cavalier, qui m’annonce que son maître va se porter à ma rencontre : deux kilomètres encore, et c’est, dans un nuage de poussière, une troupe d’une vingtaine d’hommes vêtus, cette fois, avec richesse, que précède un sonneur de trompette. Leurs chevaux, comme ceux de Bouba Rei, portent des housses sur lesquelles certains dessins rappellent les pièces du blason. L’un d’eux se détache des autres, met pied à terre. C’est un grand dignitaire. Le sultan, me dit-il, est derrière lui. Mais j’aperçois déjà le village, et je distingue en même temps un long cortège de costumes éclatants ; deux cents cavaliers environ, plus une vingtaine de fantassins, armés de fusils de modèles divers. Au milieu, seul, en blanc, avec un turban bleu foncé, le lamido Bokhari. Il s’arrête, met pied à terre et s’avance vers moi. Je l’imite ; nous échangeons des politesses ; je le félicite de la tenue de ses hommes ; les fantassins, notamment, sont formés d’une manière qui révèle un commencement d’instruction militaire ; il se montre très sensible à mon éloge. Puis il me conduit au campement et regagne ses cases. Il a l’air intelligent, énergique. Les cadeaux habituels ne tardent pas à arriver : riz, miel, arachides, gâteaux, hydromel, dans de grands récipients qu’on aligne sur deux rangs devant la case que j’occupe ; six bœufs, huit moutons, quatre chevaux, deux pièces d’une très belle cotonnade qu’on fait à Mindif. J’accepte le riz, les provisions et un bœuf pour mes porteurs. Je renvoie le reste sous des prétextes quelconques, avec force remerciements, et je fais remettre à mon hôte quelques objets d’Europe que je sais devoir lui être agréables. Je vais le voir l’après-midi. Nous nous entretenons de la guerre. Son père a été fusillé par les Allemands. Je suis arrivé à Maroua le lendemain, 6 avril. De loin, on aperçoit le poste. Les petites constructions de ce dernier sont perchées avec beaucoup de pittoresque sur de hauts reliefs rocheux qui dominent le village — exceptionnellement important, car il a 20.000 habitants — et la vaste plaine avoisinante ; un mayo, entièrement à sec, large et sablé, met, tout auprès, nette, sa traînée blanchâtre ; la multitude des cases, généralement cylindro-coniques, à toits de chaume, étend en contre-bas une immense surface grise tachetée d’un vert poussiéreux et discret, qu’une avenue droite et claire, d’environ douze cents mètres, divise en deux parties inégales. Maroua est actuellement la grande agglomération du Nord-Cameroun. La circonscription de ce nom se prolonge, à l’Ouest, jusqu’à la Nigéria, au Nord jusqu’au lac Tchad, à l’Est jusqu’au Logone et au Chari. A côté de montagnes relativement élevées — la chaîne granitique du Mandara — elle comprend d’immenses plaines alluvionnaires inondées aux pluies et des herbages abondants. Les principales peuplades qui l’habitent sont les Foulbés, les Bororos, les Mandaras, les Mousgoums, les Choas, les Kotokos. Elle possède notamment de nombreux troupeaux de bœufs, des moutons et des chèvres, de beaux chevaux, et produit du mil, du coton, du maïs, des arachides, du riz, de l’indigo, etc. Mais, comme pour la région de Garoua, l’exportation n’y est guère possible qu’au profit de la Nigéria anglaise, faute de moyens de transport français. Reçu fort aimablement par le capitaine Têtu, je suis reparti le 8 avril. Je laissais, à Maroua, la petite Faadematou, arrivée à destination, et guérie. La contrée qui sépare Maroua de Pous, petit centre indigène de la rive gauche du Logone, est essentiellement plane ; c’est d’abord la savane, avec son herbe maigre et ses arbres épineux ; puis un interminable pâturage, où rien n’échappe à l’ardeur du soleil. On couche trois fois en route et on arrive à Pous. J’ai retrouvé les troupes de cavaliers, les rudes musiques, qui depuis quelque temps, pour honorer ma venue, me noient chaque jour, durant les trois quarts de l’étape, dans les flots de leur poussière. Les environs de Pous sont occupés par des Massas. Ils vivent dans de petits groupes de cases dispersés sur les faibles reliefs que l’inondation annuelle respecte. Ces cases sont assez décoratives. Ils les font d’une belle terre gris clair, en forme d’obus. Eux-mêmes ne portent pour vêtement qu’une peau de chèvre, attachée comme un tablier, mais par derrière. Les femmes se percent les lèvres et y enchassent des ornements de métal dont la taille dépasse celle d’une pièce de cinq francs. Cette mode est sœur de celles de certaines peuplades Saras, mais chez celles-ci les disques ou soundous sont en bois et d’un diamètre bien supérieur. Je dîne à Pous, au bord du fleuve, dans un tourbillon d’insectes. Puis le vent m’oblige à regagner la grande case qui sert de campement, et je me couche dans un autre tourbillon, de chauves-souris, cette fois, ce que d’ailleurs je préfère de beaucoup, car les chauves-souris, elles, m’évitent. Je m’embarque le lendemain matin sur une petite pirogue creusée dans un tronc d’arbre. Une natte fixée sur des branches courbées en arceaux m’abrite relativement du soleil. Mais l’abri est bas et je ne puis m’y tenir que couché. Un certain nombre d’autres pirogues semblables, sans natte toutefois, transportent mes gens et mes bagages. Les tsé-tsé se révèlent bientôt, si nombreuses, que préférant le supplice de la chaleur au harcèlement douloureux et irritant de leurs piqûres, je fais installer ma moustiquaire sous l’espèce de tunnel où je suis confiné, et passe ainsi toute la journée, comme une chenille dans son cocon, près d’étouffer. Ce n’est pas la tsé-tsé de la maladie du sommeil ; celle-ci n’est dangereuse que pour le bétail ; on ne rencontre l’autre que plus au Sud. Je me rappelle qu’il y a deux ans, j’ai remonté le Logone à la même époque de l’année et que je n’ai pas été piqué. La zone de la tsé-tsé s’étendrait-elle ? Quoique cette odieuse mouche ne s’éloigne généralement pas de ses gîtes habituels, sa prédilection pour l’ombre la porte à séjourner dans certaines embarcations ; elle accompagne ainsi plus ou moins loin les voyageurs ; peut-être se fixe-t-elle ensuite dans le voisinage du lieu où elle les laisse. Mes pirogues sont si petites que sur une partie d’entre elles, il n’y a qu’un homme et une cantine. En revanche nous marchons vite, et nous ne mettrons que trois jours et demi pour arriver au poste de Kousseri ; d’ordinaire, il en faut six. La largeur du fleuve varie, en cette saison, entre 80 et 100 mètres. Son eau est jaune et peu profonde. Nous avançons à la perche ; nous touchons souvent. Les rives terreuses, à pic, ont de 2 à 3 mètres, juste ce qu’il faut pour qu’on ne puisse pas voir le paysage avoisinant. Quand, par hasard, celui-ci se révèle, c’est, le plus souvent, une immense plaine toute couverte d’herbes jaunes avec, de loin en loin, un arbre sec ; parfois aussi, sur une éminence de la rive, un pauvre village. Les oiseaux sont nombreux. On voit, pressés sur les bancs de sable où on les approche facilement, des bandes de gros canards et surtout de pélicans dont certaines comptent certainement plus d’un millier d’individus. C’est pour moi l’occasion de coups de fusil fructueux. On me signale peu après, dans la plaine, des tetels, sorte de grosse antilope. Je n’ai pas de peine à en tuer un. Mon tir reprend un peu de justesse. Nous nous arrêtons pour déjeuner devant quelques huttes misérables. Denis, qui a trouvé du merissé à Pous, me fait attendre deux heures, quoique nous soyons déjà en retard sur l’étape normale, un repas de poisson pourri et de viande gâtée, dont je ne peux rien manger. Je donne une sanction immédiate à cette négligence. La chaleur m’a fatigué durant ce dernier mois, et je suis très amaigri. C’est pour moi une nécessité sérieuse de me refaire par une nourriture suffisante, alors que je le puis encore. L’après-midi, les bandes de canards et de pélicans ont disparu. Mais, de place en place, des oiseaux dont la grosseur n’est généralement pas inférieure à celle d’un cygne, se tiennent sur la rive et nous regardent curieusement passer. Ils me rappellent les petits commerçants qui, les soirs d’été, s’échelonnent, assis devant leurs portes, le long de certaines rues de Paris. Je compte mes pirogues. Il y en a quinze. Elles marchent sans ordre, à grande vitesse, tenant toute la largeur du fleuve. On croirait assister à des régates barbares. Nous ne terminerons l’étape qu’à minuit. Le lendemain, le fleuve s’élargit. Les rives, toujours à pic, se couvrent d’herbes vertes et montrent quelques arbres. Un courrier m’apporte une lettre de M. Montchamp, directeur du Bureau politique à Fort-Lamy, que j’ai rencontré au cours de mon dernier voyage. Il a connu mon arrivée et me souhaite fort aimablement la bienvenue. Une deuxième lettre m’arrive le soir, du chef de Cabinet, celle-là. Elle m’apprend, hélas ! que j’ai manqué de quelques jours M. Lavit, gouverneur du Tchad, de qui j’ai été l’hôte il y a deux ans, et que j’aurais eu un vif plaisir à rencontrer encore. Il rentre en France avec Mme Lavit, et vient de partir. Un courrier rapide, que je lui ai envoyé de Ngaoundéré pour m’éviter précisément cette déconvenue, n’est jamais parvenu à destination. Je campe le jour suivant à Karnak Logone, dans une grande case d’argile, plaisante, aérée, construite en terrasse sur le fleuve ; c’était, il y a deux ans encore, un poste ; nous avons cessé de l’occuper ; il est tout près de Kousseri, où l’administration du Cameroun est déjà représentée. Le village de Karnak Logone est d’une importance moyenne. Je reçois presque aussitôt la visite de son lamido, seigneur de petite envergure. A peine est-il parti que Somanakandji arrive, tenant dans ses bras un animal que je n’ai jamais vu, construit en forme de poire, presque sans cou, avec une petite tête conique et une grosse croupe ronde, au pelage joliment cerclé de gris et de brun foncé. C’est une espèce de mangouste. Les indigènes le nomment ougnar. Il se nourrit d’œufs, de poulets, et mange les serpents : bonne note. Ce nouvel hôte, qui paraît très doux, se laisse caresser. Puis il se met à fureter dans la case en poussant de temps à autre un trille strident comme un coup de sifflet, et que j’aurais pris pour un cri d’oiseau si je n’en avais pas vu l’auteur. Je me décide à l’acheter. Le propriétaire attend là. Il lui passe une ficelle autour des reins et l’attache à une de mes cantines. Mais le petit sauvage donne des signes d’impatience. Il n’aime pas être tenu ainsi. Je veux le délivrer, il me mord avec rage. Je me relève la main pleine de sang et je l’envoie promener d’un coup de pied. Prompt comme l’éclair, il se relève, se retourne, et, furieux, se précipite vers moi. Sa ficelle, qui l’arrête à temps, m’évite seule une nouvelle morsure. J’admire tant de courage, mais je ne veux plus de cette belliqueuse bestiole, et je la rends incontinent à son maître, tout déconfit de manquer une bonne affaire. Quand il me prendra fantaisie de posséder un animal irritable, je chercherai une petite panthère, et si je suis mordu ou griffé, je n’aurai qu’à m’en prendre à moi ; mais par cette espèce de lapin, non. Cela me désoblige. Je voulais partir le lendemain avant l’aube, afin de coucher à Kousseri. Le chef piroguier m’a objecté qu’on rencontre, non loin d’ici, un endroit infesté d’hippopotames et qu’il y a deux ans, un Européen, pour avoir voulu passer de nuit, a vu son embarcation bousculée, quoique ce fût une baleinière de deux tonnes, infiniment plus lourde et plus stable que mes modestes pirogues, et s’est noyé. C’est vrai : je me rappelle qu’on m’a parlé, à l’époque, de cet accident. J’étais justement au Tchad. Nous ne quittons donc Karnak Logone qu’assez tard ; après trois heures, mais en plein jour, nous nous heurtons, en effet, aux animaux annoncés ; c’est un véritable barrage. Leurs têtes, qui émergent à fleur d’eau, sont réparties sur toute la largeur du fleuve. Je fais faire halte à ma petite flottille, j’accoste. Je fais 200 mètres le long de la berge, et je m’arrête à peu de distance de ce cénacle. Personne ne se dérange. Je choisis l’animal le plus rapproché, je tire, et je manque. Mon second coup de fusil est plus heureux et ce sont tout aussitôt les convulsions habituelles, dans une eau qui se teinte de rouge. Je laisse deux pirogues et quatre hommes pour dépecer la bête qui va bientôt reparaître, gonflée, à la surface, et nous apporter la viande. Je remonte dans mon embarcation et je fais passer tout le monde très près de la rive ; par surcroît de précaution, je me tiens prêt à tirer en cas d’espièglerie de nos lourds voisins, maintenant invisibles, mais, sans nul doute, toujours présents. Les fantaisies agressives des hippopotames ne sont pas absolument rares ; soit que la venue d’une pirogue les égaie, soit qu’elle les irrite, soit qu’elle les inquiète, principalement dans le cas d’une mère avec un petit, il arrive qu’ils la bousculent, la soulèvent même, et il est très dangereux de tomber dans l’eau si près d’un animal de cette puissance et de cette brutalité. Je vois, peu après, quatre crocodiles, dont je tue l’un ; puis, tout proches les uns des autres, de véritables bancs d’oiseaux ; chacun est composé d’une espèce différente : il y en a un de pélicans blancs, un autre de gris, un d’énormes canards, un de grues couronnées ; enfin, quelques isolés, non moins décoratifs, mais dont j’ignore les noms. C’est ensuite, s’élevant brusquement de la rive, l’étincelante nuée d’un vol de martins-pêcheurs très communs ici, en tunique rouge, avec des ailes vertes et une tête d’un bleu verdâtre qu’on retrouve dans les plumes de la queue. Les tsé-tsé, cependant, gâtent pour moi l’attrait du spectacle. J’étouffais littéralement sous ma moustiquaire ; je me suis décidé à la faire ôter, et me voici couvert de piqûres. J’enveloppe mon casque et ma tête d’une pièce de gaze verte que m’a donnée avant mon départ mon vieil ami Pierre Perrier, et je mets des gants. Je dois être comique, ainsi accoutré, couché sous l’étroit tunnel de mon abri de nattes, et lançant à travers mes lunettes jaunes et ma voilette des regards courroucés. Cela ne suffit pas. Je suis encore piqué à travers mes vêtements. L’ombre, qu’elles aiment, les attire. Je me décide à sortir ; mais elles aussi. Le lendemain, 17 avril, au jour levant, j’arrivais à Kousseri : un petit poste perché sur la rive, assez haute à cet endroit ; derrière, un village qui fut important, et qui ne présente maintenant que peu d’intérêt. Le chef de poste est un adjudant, qu’un sergent assiste. De Kousseri, on est tout de suite au confluent du Logone et du Chari. Fort-Lamy est presque en face. J’y étais une heure plus tard. J’entrais là dans notre colonie du Tchad, laissant définitivement le Cameroun derrière moi. Royaumes tous deux dans l’empire du soleil, ils réservent les mêmes joies aux fatigues des voyageurs. Ils assureront aux colons la même abondance le jour où l’initiative nationale aura achevé la tâche d’aménagement préparatoire qui les livrera dans des conditions pratiques à l’exploitation raisonnée. Sous une forme rude, mais éminemment favorable à la culture de l’énergie physique et morale, ils ménagent, à quiconque possède le goût de l’indépendance et de l’action, les éléments d’une vie intense et pleine de sensations. On comprend mal, dans leurs majestueuses solitudes, l’étrange travers qui nous incite à toujours rester groupés en troupeaux, à végéter pressés les uns contre les autres, sous un ciel avare de lumière, de chaleur et de fécondité, lorsque, là-bas, restent inhabités, incultes, d’immenses espaces où la nature ne demande qu’à récompenser le moindre effort avec une générosité magnifique. [Illustration : Chez le chef de Léré, qu’on voit vêtu de noir, au milieu. A droite, les greniers à miel alternent avec les cases des femmes. (Page 103.)] [Illustration : Deux jeunes filles foulbés, dans les rochers qui dominent le village de Maroua, au Cameroun. (Page 109.)] DEUXIÈME PARTIE =CHASSES AU TCHAD= * * * * * CHAPITRE PREMIER FORT-LAMY. — EN REMONTANT LE CHARI Une large allée ombragée, le long du fleuve ; puis une ligne de constructions de briques, entourées de jardins verdoyants ; derrière, une autre allée, une autre ligne de constructions et de jardins semblables ; derrière encore, une immense place où conduisent une série d’avenues perpendiculaires aux premières, et que limite finalement le marché, toujours animé et pittoresque : c’est à peu près, plaisante, mais sans caractère, la ville européenne de Fort-Lamy, siège du gouvernement du Tchad, fondée le 29 mai 1900 par le commissaire du gouvernement Gentil. Autour, plusieurs villages indigènes. La population, composée de Saras, de Ouadaïens, d’Arabes, de Bornouans, de Haoussas, etc..., atteint 7.000 habitants. Les Européens, fonctionnaires, officiers ou commerçants, sont une centaine. Il y a, dans la ville, trois grandes factoreries européennes. On trouve, parmi les artisans locaux, des bouchers, des tailleurs, des potiers, des cordonniers, des teinturiers, des forgerons, des vanniers, des tanneurs. Ces mêmes industries, auxquelles il faut ajouter le tissage du coton, se répètent d’ailleurs dans presque toute la colonie. Doud Mourrah, l’ancien sultan du Ouadaï, destitué, est interné là, dans une vaste demeure. On le voit parfois traverser la place, grand et fort, très noir, l’œil intelligent encore impérieux, tout de blanc vêtu. Il monte généralement un très petit cheval chargé de broderies d’or, au pas pressé, et s’abrite sous une ombrelle claire. Des cavaliers le précèdent, ce pendant qu’une quarantaine de serviteurs se pressent derrière son cheval jusqu’à en toucher la croupe. Dans cet appareil qui nous semble, ici, un peu étrange, il garde un assez grand air. Quelques mots maintenant sur notre colonie du Tchad. Ses limites sont le lac, le Chari et le Logone, à l’Ouest ; au Sud, une ligne qui descend un peu au-dessous de Laï-Béhagle et de Fort-Archambault pour remonter ensuite, le long du fleuve Aouk, vers le N.-E. ; à l’Est, le Soudan anglo-égyptien ; au Nord, la Libye et le prolongement oriental de la colonie du Niger. La température est ordinairement élevée, mais sèche et aisément supportable, avec des nuits souvent assez fraîches. A Fort-Lamy, une cinquantaine de jours de pluie par an, entre juillet et octobre. La géologie est à peine étudiée encore. Le sol est en grande partie argilo-siliceux ; la latérite est fréquente. Le terrain reste généralement plat ; quelques massifs granitiques de faible altitude s’accusent pourtant, quelques grès dans le Sud, quelques calcaires près du lac, des gneiss et des micaschistes dans l’Est. Le Tchad possède un réseau fluvial important, mais dont les éléments occidentaux sont seuls accessibles à la navigation permanente, sous la condition, d’ailleurs, d’employer, pendant la saison sèche surtout, des embarcations à faible tirant d’eau. Les autres bahrs sont temporaires sur presque toute leur longueur. Mais alors que la Nigéria anglaise, pour environ 860.000 kilomètres carrés, a plus de 17.000.000 d’habitants, pour notre colonie du Tchad qui s’étend à peu près sur 1.110.000 kilomètres carrés, le recensement de 1920 accusait 1.245.416 habitants seulement, chiffre certainement inférieur à la réalité, qui est toutefois bien faible encore. Ces habitants se divisent en deux grandes catégories, les musulmans et les animistes ou kirdis. Les premiers avant notre domination, pressuraient et pillaient les autres ; maintenant tout est rentré dans l’ordre. On y trouve beaucoup d’Arabes, la plupart au teint noir ; quelques Foulbés qui se localisent principalement dans le Baghirmi, près de Massenya et de Melfi ; des Yal-Nas, nouveau groupement ethnique de la région de Melfi, signalé par le lieutenant — aujourd’hui lieutenant-colonel — Derendinger ; les Saras, qui occupent les rives du Bahr Sara et celles du Chari, près de Fort-Archambault, et, au nombre de près de 300.000, constituent la population la plus laborieuse et la plus utilisable de tout le Tchad ; les Boudoumas et les Kouris, habitants des îles du lac, les Kanembous, qui peuplent le Kanem, et seraient venus jadis du Tibesti, des Gorânes, Tedas, ou Toubous, dispersés au nord de la ligne Abéché-Lac Tchad ; les Mabas, Kibets, Kondongos, etc., au Ouadaï, et, près d’Abéché, capitale de ce même Ouadaï, un tout petit village de Touareg qu’on nomme là des Kindin. La maladie du sommeil limite jusqu’ici ses ravages, pour le Tchad, à l’extrême sud de la colonie. On ne saurait mettre assez de diligence, d’attention et de ténacité, à lutter contre ce fléau, et c’est un point qui mérite d’être particulièrement signalé. L’organisation rationnelle de la lutte contre la maladie du sommeil, à l’aide de moyens suffisants, est une des mesures les plus indispensables à la prospérité présente et surtout future de notre Afrique équatoriale. Le sous-sol du Tchad est mal connu. On n’y avait pas encore prospecté sérieusement quand j’y suis passé. Mais le cuivre, le zinc, le plomb argentifère, l’étain, le fer, sont signalés parmi ses ressources. Le Nord, le Borkou, l’Ennedi, fournissent du sel ; au Kanem on trouve du natron, à la surface du sol, ou près de celle-ci, dans des cuvettes caractéristiques de cette région. Les principaux produits de la terre sont le coton[5], le gros et le petit mil, l’arachide, le blé, le riz, le maïs, les haricots, les patates, le sésame, le karité, le manioc, la gomme, le tabac, l’indigo, le ricin, le kapok, le garad, employé pour le tannage des peaux, de nombreuses essences de bois parmi lesquelles l’ambadj est à remarquer à cause de sa faible densité, les palmiers deleb, dattiers et hyphènes (doum) ; une partie d’entre eux toutefois assez étroitement localisée. La mission Chevallier et la mission Périquet, notamment, ont étudié d’une façon très complète, et bien avant moi, les végétaux de la région. Certains de ces produits sont susceptibles, on le voit, de fournir soit de l’huile, soit de l’alcool, et méritent à cet égard une attention toute particulière, car une des difficultés qui s’opposent à la prompte solution du problème des transports mécaniques en Afrique Centrale, est le prix de revient du combustible, et les ressources locales de cet ordre doivent être rangées parmi les plus précieuses. Les jardins des postes, lorsque la terre y est convenablement travaillée, produisent, de Fort-Archambault au Ouadaï, et du Kanem au Salamat, c’est-à-dire partout, presque tous les légumes d’Europe. Comme animaux, un immense troupeau d’abord, qui a été évalué, pour les bovidés seuls — pour la plupart zébus — à près de 1.500.000 têtes ; de bons chevaux de trois types différents, beaucoup d’ânes, des moutons, mais presque pas de moutons à laine, des chèvres, des poules, des canards, etc., quelques porcs importés ; en outre, tout le gibier, gros et petit, des régions les plus favorisées de l’Afrique centrale. Par endroits, des abeilles. Il faut ajouter, pour être juste, que la viande du bétail y est d’une très médiocre qualité, et que son amélioration est un problème dont les conditions climatériques rendent la solution très difficile. Toutes ces richesses sont peu utilisées, faute de moyens d’exportation convenables[6]. Les autorités françaises, au prix d’efforts qu’on n’apprécie pas toujours comme ils devraient l’être, ont déjà doté le Tchad d’un réseau de routes important ; mais les desiderata du commerce sont plus complexes. La construction du chemin de fer du Cameroun, celle du chemin de fer de Brazzaville à la côte, qui sont activement poussées l’une et l’autre, permettent à cet égard d’heureux espoirs. Je rappelle toutefois qu’aussi longtemps qu’une solution commercialement pratique n’aura pas été entièrement réalisée, l’exploitation du Tchad, malgré toute la bonne volonté de l’administration locale, restera à peu près impossible, et que c’est à l’Angleterre, maîtresse des meilleures voies, que profitera surtout la faible activité qu’y entretient la courageuse persévérance de nos rares colons. Il faut citer pourtant, parmi les produits que le Tchad exporte dans les difficiles conditions actuelles, le bétail sur pied, les peaux, l’ivoire, les cornes de rhinocéros, quelques plumes, un peu de coton ; parmi ceux qu’il importe, des étoffes, des conserves, des verroteries, des ustensiles de cuisine, de la parfumerie, de la verrerie, des vins et spiritueux, du sucre, du tabac, des kolas, du thé, etc. Je mentionnerai enfin, puisque je parle du commerce, le mouvement de colportage très actif alimenté, dans la colonie même, par l’activité incessante des petits marchands, principalement Bornouans ou Haoussas — comme au Cameroun — qui en sillonnent les routes dans toutes les directions. On en rencontre couramment, conduisant de petites troupes de bœufs ou d’ânes. Ces animaux sont employés pour le transport des marchandises ou des bagages, sauf dans l’extrême-sud, où il faut recourir aux porteurs, parce que la tsé-tsé tue les animaux domestiques, et dans l’extrême-nord, où il faut prendre des chameaux. Quant aux voyageurs eux-mêmes, les Européens tout au moins, et d’ailleurs bon nombre d’indigènes, se servent de chevaux, excepté dans ces deux régions. Je ne saurais terminer cet exposé rapide sans adresser le plus déférent des hommages aux explorateurs de la contrée que je viens de décrire sommairement : Oudney, Denham, Clapperton, Barth, Vogel, Monteil, furent les premiers d’entre eux. Nombreux sont les Français qui visitèrent et étudièrent encore cette partie si intéressante de l’Afrique. Parmi ceux dont j’ai consulté les travaux avec fruit à l’occasion de mon voyage, je citerai les noms de Lenfant, Gentil, de Béhagle, Lancrenon, Faure, Moll, Auguste Chevallier, Largeau, Périquet, Bastet, Bruel[7], Carbou, Derendinger, Delingette, Audoin, Tilho, Foureau, Lamy. Cette énumération est bien loin de constituer la liste complète des hommes de qui le dévouement, le patriotisme et le courage assurèrent dans l’Afrique centrale le prestige du drapeau français, et je m’incline ici, modeste voyageur, avec autant de respect que de gratitude, devant les grands coloniaux qui ont écrit là — souvent avec leur sang — l’une des pages les plus glorieuses de notre histoire nationale. Lorsque j’arrivai à Fort-Lamy, M. Lavit était parti, comme je l’ai dit, non sans avoir laissé à mon sujet des instructions qui m’apportaient un nouveau témoignage de son intérêt pour ma mission et de sa délicate courtoisie à mon endroit. M. Reste, le gouverneur intérimaire, était en route pour rejoindre son poste. Reçu très amicalement, j’ai eu le plaisir de m’entretenir souvent, au cours de mon séjour, avec le colonel Thiry, commandant le régiment de tirailleurs réparti dans les divers postes de la colonie, avec M. Léon Mathey, l’un des plus anciens colons du Tchad, actuellement à la tête d’une importante firme commerciale à laquelle il consacre l’initiative et l’activité qui lui sont propres, avec M. Sieutat Lacaze, chef du cabinet du gouverneur, ainsi qu’avec MM. les administrateurs Montchamp et Devallée, le commandant Reymond, et les principaux Européens de la localité. Mon temps s’est partagé entre l’agréable et l’utile : réceptions pleines de cordialité, dont les aimables hôtes que je viens de nommer ont bien voulu me ménager le plaisir ; envoi d’une lettre, en guise de ballon d’essai, à Koufra. Je l’adresse impersonnellement au chef de l’oasis, à qui je fais part de mon désir de lui rendre visite. Je lui demande de me faire parvenir un sauf-conduit à Abéché, capitale du Ouadaï, où je serai, lui dis-je, au milieu de juillet. Faute d’avoir reçu celui-ci pour le 15 septembre, dernière limite, je conclurai à une décision négative de sa part, et je m’abstiendrai. Je précise la nature de ma démarche en ajoutant que je ne suis qu’un voyageur ami de l’Islam et curieux d’inconnu, et non un envoyé du gouvernement français. Je prends aussi l’avis de Doud Mourrah, qu’on soupçonne d’avoir encore des intelligences avec les Senoussia. Doud Mourrah me déconseille nettement l’entreprise. Qui vivra verra. J’apprends, à cette occasion, qu’une mission égyptienne, venue du Caire, serait actuellement à Koufra, et qu’elle se prépare à continuer sa route à travers le désert de Libye ; la nouvelle m’est peu agréable. Si cette mission est composée uniquement d’Égyptiens, peu m’importe ; je n’étais pas né que des Musulmans parcouraient déjà la contrée, et que les plus cultivés d’entre eux y recueillaient des observations pittoresques ou intéressantes ; plusieurs ouvrages, dont nous possédons des traductions, en témoignent. Mais il est fort à craindre pour moi qu’un Européen, un Anglais peut-être, n’ait trouvé le moyen de s’adjoindre à ces voyageurs ; dans ce cas, je risquerais d’être devancé sur le secteur Sarra-Koufra, le plus important de mon itinéraire. Ce n’est que longtemps après, à Koufra même, que je devais être tiré d’inquiétude[8]. Mes occupations à Fort-Lamy se sont complétées par divers achats de matériel et de provisions. Quelques changements se sont produits dans mon personnel. J’ai remplacé Somanakandji, le « marmata », trop paresseux. Mon boy Ahmed, qui m’attendait ici, est venu reprendre sa place à mon arrivée ; Denis, oublieux de sa jeune fiancée de Léré, a épousé une robuste ouadaïenne du nom de Faadmé. Il avait hésité jusqu’au dernier moment entre deux candidates à sa main. L’autre était une femme du Batha, à la bouche massacrée selon la mode de son pays d’origine : les lèvres et toute la peau qui les entoure, sur une largeur de un à deux centimètres, ont été criblées de trous à l’aide d’une épine enduite d’une forte teinture noire ; cela fait, au milieu du visage moins sombre, une sorte de mufle d’un noir franc, boursouflé, et percé d’alvéoles multiples comme la face intérieure de certains champignons. Résistant, finalement, à cette séduction, il s’était décidé pour la première, dont la vigueur devait lui assurer, en route, une aide plus efficace. Je compte employer le temps qui me sépare du 15 juillet à aller chasser dans le sud. Je remonterai ensuite vers Abéché afin de m’y trouver à la date que j’ai fixée au chef de Koufra. Le permis que j’ai obtenu m’autorise à tuer — si je puis — en dehors du gibier banal, 6 éléphants, 6 rhinocéros et 6 girafes. Ces trois espèces sont protégées, en territoire français, par des règlements spéciaux. Les girafes m’intéressent peu, quoique cet animal, par sa taille, soit, après l’éléphant, le plus indiqué pour ma faible adresse ; mais il est doux, inoffensif, et sa chasse, au point de vue sportif, se range dans une catégorie très inférieure à celle des précédentes. Je me suis assuré déjà le concours de mon vieux chasseur Paki, actuellement à Fort-Archambault, qui va venir à ma rencontre, à Miltou. Je vais remonter le Chari jusque-là, afin de rencontrer M. Reste, qui arrive et a pris cette voie. Puis, selon les renseignements que me donnera Paki, je gagnerai Kiya Bé par terre, directement, ou je continuerai jusqu’à Fort-Archambault. Mon séjour à Fort-Lamy s’est prolongé jusqu’au 24 avril. Ce jour-là, je me suis embarqué avec une partie de ma petite troupe sur une baleinière de trois tonnes. Des seccos, fixés solidement sur une armature de bois, en abritaient la partie centrale, me rappelant, en beaucoup plus grand et plus confortable, mon embarcation du Logone. J’ai pris en outre une pirogue sur laquelle se tiendront Denis et sa femme ; nous serions trop à l’étroit autrement. Le Chari, en cette saison, où il n’occupe que son lit mineur, atteint couramment, et dépasse parfois, 3 et 400 mètres de largeur. Les bancs de sable y sont plus nombreux et d’un aspect plus varié que sur le Logone. L’ensemble est à la fois plus pittoresque et plus riant. Le premier jour nous ne faisons qu’une petite étape car nous sommes partis tard. Mais nous marchons bien. Mon équipe — un capitat ou chef, huit hommes — divisée en deux parties dont l’une se tient debout sur l’avant, l’autre sur l’arrière, manœuvre vigoureusement ses perches ; lorsque, parfois, le fleuve devient plus profond, chacun s’accroupit, saisit une pagaie, et frappe l’eau à grands coups bruyants. Pélicans, marabouts, canards, grues couronnées, tous les hôtes habituels des rives se montrent dès le début ; quelques tsé-tsé feront demain leur odieuse apparition. Nous nous arrêtons vers 4 heures sur un magnifique banc de sable, car en cette saison où les tornades sont encore exceptionnelles c’est le meilleur et le plus agréable des campements. J’y relève des empreintes d’antilopes toutes fraîches, des traces de panthères, et deux pistes de lions, datant de plusieurs jours. Le fleuve, à cet endroit, comme en maint autre, du reste, s’étale sur une large surface et se divise en plusieurs branches. Je tire inutilement deux crocodiles paresseusement allongés sur la rive. Ils sont sans vase, très propres ; on voit leur dos gris et luisant, leur tête plus claire, leur ventre blanc. Un troisième, à ma balle, se jette à l’eau comme les premiers, mais quelque chose reste sur le sable et se débat avec force. Somali part en courant. Il y a 150 mètres à peine. Je le rejoins vite, et nous en découvrons un autre, long d’un mètre au plus, qui était à côté du grand et de qui, sans le voir, j’ai traversé la gorge. Nous le rapportons. Bientôt il se remet un peu, et retrouve assez de vigueur et de tempérament pour courir, la gueule ouverte, en soufflant avec fureur, vers quiconque fait mine de le toucher. On l’achève, les hommes le mangeront. La ration allouée aux pagayeurs est minime, et chaque voyageur se préoccupe de la compléter en chassant. Je voudrais toutefois leur donner mieux, et je cherche une seconde victime. Nous entrons dans l’eau, qui semble peu profonde, et guidés par les taches claires qui nous révèlent les bas-fonds, nous arrivons, par une espèce de gué sinueux qui nous fait faire plus d’un demi-kilomètre, sur l’autre rive, où nous poursuivons vainement nos investigations. Je me rabats sur une bande de pélicans posés ; j’en blesse un, qui reste là, seul, après l’envol général. La pauvre bête, dont l’aile brisée montre une grande tache de sang, se met à l’eau pour s’enfuir. Deux vautours arrivent, tournent au-dessus d’elle ; trois autres bientôt, puis deux encore ; ils guettent la fin de son agonie. Je vois de loin, penché vers le fleuve, son long bec en cône, que termine un crâne nu et arrondi ; son cou grêle et pitoyable, sa silhouette grave et ridicule. Je me reproche la souffrance de cet être sans défense ; je me demande si ma balle aggrave ou atténue pour lui le fardeau du lourd tribut qu’un jour, comme toutes les créatures, il aurait, même sans moi, payé à la mort. Comment se termine la vie des animaux sauvages ? Ils souffrent sans doute, et sans doute complètement passifs ; mais plus heureux que l’homme, ils ne pensent pas ou, même s’ils pensent, c’est trop confusément pour percevoir l’amertume du départ. Combien de poissons, d’ailleurs, et tout aussi innocents que lui, un pélican sain et de bon appétit ne dévore-t-il pas en quelques heures ? Il peut le faire, ici, sans risquer de dépeupler le fleuve. Il y en a une quantité incroyable. Leur présence se révèle à tous moments par des sauts bruyants. Aussi, me disait Somali tout à l’heure, pendant qu’il me promenait dans l’eau, les crocodiles sont-ils rassasiés dans ces parages ; pourvu qu’on fasse un peu de bruit en marchant, ils ne s’approchent pas. L’homme inspire de la crainte à presque tous les animaux. Il leur faut, pour la vaincre, l’intervention d’une faim pressante, d’une violente irritation, ou d’un inéluctable péril. Mes noirs sont entrés dans le fleuve, et maintenant, sur la rive, selon le rite musulman, ils tranchent la gorge de ma victime. La baleinière rejoint et accoste tout près de moi, après un assez long détour que le manque de fond lui impose. On installe, à quelques mètres de l’eau, sur un sable fin, uni et blanc, ma petite table, ma chaise. La nuit vient. La lune se lève et répand sur nous une intense clarté. A quelque distance, quatre feux pétillent et brillent, allumés par mes hommes. Le bois qu’ils ont ramassé aujourd’hui est imprégné de résines aromatiques. Sa fumée m’arrive chargée d’un léger parfum. Je vais procéder à ma toilette un peu à l’écart. Denis m’apporte, pour dîner, un filet de pélican dont il a su tirer un excellent parti. La nuit est enfin froide et reposante. Depuis Ngaoundéré, je n’en ai pas connu de semblable. Même à Fort-Lamy, la température nocturne, bien que moins élevée qu’au cours de nos étapes précédentes, était relativement pénible. La journée du lendemain s’écoule de même, facile et sans incidents. Je tue une antilope et un marabout pour les pagayeurs. Mais je fais à cette occasion le compte de mes cartouches et je m’aperçois que j’en ai été un peu prodigue. Il va falloir me rationner. Je tiens à en conserver une large provision pour mes chasses prochaines, plus sérieuses, et je fixe à trois, jusqu’à Miltou au moins, ma dépense quotidienne. Je n’en ai emporté que six cents. Ce n’est pas assez. Cette excellente résolution ne m’empêche pas, du reste, d’entamer le soir même ma réserve du lendemain. Comme nous arrivons à un banc de sable dont j’ai fait choix pour camper, nous distinguons, sur le bord, à 50 mètres l’un de l’autre, deux crocodiles d’au moins 3 mètres, qui semblent dormir. En hâte, je prends mon fusil. Pendant que j’enjambe les cantines dont le fond de la baleinière est encombré, l’un d’eux, le plus proche, nous entend. Il se lève sur ses pattes, et, en deux pas, il est au fleuve. Je fais arrêter, je vise l’autre. Il se met en mouvement aussi pour disparaître, et je me hâte de tirer. Ma balle le bouscule, l’arrête. Nous croyons tous qu’il va rester sur place, nous sautons dans l’eau, nous courons. Il fait un suprême effort, et bien qu’il semble avoir l’épine dorsale brisée, il se traîne sur le sable et plonge aussi. Le voici, arrêté sur un bas-fond. Il est à quelques mètres. Personne n’ose approcher. De leurs perches, les pagayeurs le frappent, pendant que je recharge mon fusil, où je n’avais mis qu’une cartouche. C’est trop tard, il s’est éloigné. Il se montre plusieurs fois encore. Sa tête, son échine, affleurent tour à tour. Sa mort est sûrement prochaine, mais désormais il est perdu pour nous, le courant emportera son corps. Ses empreintes, à terre, sont étonnamment nettes : cinq larges doigts à griffes — quatre seulement aux pattes de derrière — une longue paume couverte d’écailles dont le fin réseau s’est imprimé avec précision sur le sable humide. La nuit nous apporte à nouveau une réconfortante fraîcheur. En revanche, la chaleur du soleil reste véritablement accablante, et le jour suivant elle devient si forte que les indigènes même en sont incommodés. La femme de Denis, qui est sur la pirogue, sans abri, me fait demander la permission de venir se réfugier sur la baleinière. Seuls les pagayeurs sont stoïques. Debout sur le fer brûlant des compartiments pontés qui, à l’avant et à l’arrière, forment plate-forme, la tête nue et rasée sous ce rayonnement de fournaise, ils répètent inlassablement, dix heures par jour, leur geste. J’observe ceux qui sont devant moi. Ils ont près d’eux une petite calebasse de mil cuit. De temps à autre, l’un se baisse, y plonge l’extrémité de sa main, en ramène la valeur d’une cuillerée et porte l’aliment à sa bouche ; puis, se baissant à nouveau, il rejette avec soin dans la calebasse les quelques grains qui adhèrent à ses doigts humides ; et c’est le tour d’un autre. S’ils me demandaient à s’arrêter, j’acquiescerais tout de suite, et je souhaiterais presque qu’ils me le demandent. Mais ils ne donnent aucun signe de fatigue. Ils causent gaiement, et c’est à peine si, sur leurs torses noirs et polis, je vois, de temps à autre, une légère et passagère moiteur. Pourtant, ce ne sont pas des athlètes. Grands, maigres, mal faits, ils montrent de pauvres anatomies. Les matériaux dont la race noire est faite ont, sur ceux qui président à la construction de nos chétives personnes, une supériorité de qualité musculaire qui se révèle ici tous les jours. Le banc de sable où nous couchons le soir est entouré d’une région particulièrement peuplée en animaux. Nous dérangeons, en arrivant, sept crocodiles ; et la nuit est à peine tombée que j’entends à quelques centaines de mètres un hippopotame qui clapote lourdement dans l’eau, puis monte sur la berge en poussant son cri sauvage, ce pendant qu’un peu plus loin de petits grondements brefs et comme irrités me révèlent la présence d’un fauve. J’ai l’habitude, ici, de faire monter mon lit à une centaine de mètres du campement, pour mieux jouir de l’admirable solitude de ces contrées si particulières, et Somali, qui pense à tout, m’apporte mon fusil et quelques cartouches ; la lune du rhamadan nous inonde de sa pâle lumière, et si, curieux, l’un des hôtes de la rive venait à se risquer trop près de moi, ce pourrait être l’occasion d’une balle bien placée. Le village de Mousgoum, que nous rencontrons le lendemain, se montre peu hospitalier. J’ai besoin de mil pour mon personnel et je ne puis me ravitailler que là. Comme les cases sont à plusieurs centaines de mètres du fleuve, qu’il est midi, et que je suis un peu fiévreux, je charge Denis d’aller en acheter. Au bout d’une heure impatienté de sa longue absence pour une chose aussi simple, je lui dépêche Ahmed pour lui dire de revenir immédiatement. Il arrive les mains vides, accompagné d’un indigène, qui déclare remplacer le chef du village, absent. — Il n’y a pas de mil, dit ce dernier. Denis, lui, soutient qu’il y en a. Cela ne peut, d’ailleurs, faire aucun doute. C’est le fond de la nourriture de ces gens. C’est un peu comme si une ville française déclarait qu’elle n’a ni blé, ni farine, ni pain. Je me décide à me lever. Je me dirige vers Mousgoum. La demeure du chef est la première, j’y entre. Des greniers frappent ma vue dès l’abord. — Il n’y a pas de mil ? dis-je à l’homme. — Il y en a dans les greniers, répond-il, mais il n’est pas battu, et on ne peut pas l’utiliser ainsi. Je constate. C’est vrai. — Mais on en mange, dans le village ? — Oui, mais on le bat à mesure, et on n’en bat que ce qu’il faut. C’est encore vraisemblable. Il y a chez le chef, outre les greniers, une vingtaine de cases. — Alors, dans aucune de ces cases il n’y a de mil battu ? — Dans aucune. Je dis à Denis et au chef pagayeur de les visiter l’une après l’autre. A la troisième, on trouve une bourma pleine de grain, elle en contient plus de dix kilos. Je retourne au menteur qu’entourent, intéressés, une douzaine de voisins. — Tu manges, lui dis-je, et tu ne fais rien. Mes pagayeurs travaillent ; je veux qu’ils mangent aussi. On m’a trompé. Je ferai punir le village. En attendant, un geste énergique achève de lui exprimer mon mécontentement. Puis je lui demande la valeur du mil et je paie le prix, d’ailleurs normal, qu’il m’indique. Alors, les figures changent. Tous sont contents, y compris celui que je viens de châtier. Ces gens ne sont ni cruels ni malfaisants. Au fond de leurs résistances, il y a presque toujours une crainte, rien d’autre. Ils nous savent forts, et de cette force, ils craignent confusément l’abus ; préventivement, ils prennent le maximum de précautions. Ceux-là avaient cru que je ne les paierais pas, et que j’exigerais sans doute, dans ces conditions, tout le mil dont je viendrais à apprendre l’existence. Il faut, pourtant, les traiter avec fermeté, autrement on n’obtiendrait rien : compter sur la conscience des êtres très primitifs est le plus souvent un leurre. Maintenant, je demande deux hommes pour porter, en pirogue, un pli à M. Reste, dont je vais croiser la baleinière d’un jour à l’autre, et que je désire aviser par avance. On les trouve dans l’instant et je leur remets la lettre que j’ai préparée. Je dis alors que puisqu’on a mis de l’empressement à me les fournir, j’oublie la mauvaise volonté du début, et que le village ne sera pas puni. Cette nouvelle est accueillie avec des grognements qui témoignent de la plus haute satisfaction. Ce sont de grands enfants. Les pagayeurs ont suivi l’incident. L’un d’eux m’apporte, pour me remercier peut-être d’avoir assuré leur ration, un pauvre petit oiseau d’un beau vert émeraude, avec un bec noir effilé et des yeux grenat, auquel il a coupé les ailes. Il croit me faire plaisir. Je me rembarque. Le soir et le lendemain matin, de longs vols de sauterelles passent sur le campement. Les dernières semblent incertaines de leur direction. Au milieu du fleuve, la colonne hésite, se masse, très bas, au point de me cacher l’eau, tourne à angle droit. Tout ce qui suit exécute le même crochet, à la même place. Somali, qui a fait une partie de la route à pied depuis la veille, me donne l’idée de marcher aussi. Mon premier essai est plein de pittoresque. Je tombe, dès le début, dans une bande d’antilopes et j’en tue deux : deux jours de viande. Je poursuis quelques instants une loutre qui, finalement, m’échappe. Enfin, je vois des traces d’éléphants, anciennes déjà, mais caractéristiques, néanmoins, du changement de région. Je m’arrête après deux heures pour attendre la baleinière que j’ai dépassée. Je suis fatigué. Des moustiques innombrables, qui sont entrés, je ne sais comment, sous ma moustiquaire, m’ont privé de sommeil une partie de la nuit. Je pensais que la lettre que j’avais envoyée de Mousgoum à M. Reste était déjà entre ses mains, quand j’ai eu la surprise de trouver contre un banc de sable la pirogue qui devait la porter. Elle m’attendait là. Les piroguiers n’avaient pas pensé à emporter de provisions. Les villages riverains avaient refusé de leur donner à manger. Alors, ils s’étaient arrêtés. Je les ai payés et leur ai pris ma lettre pour la faire porter par d’autres. Je leur ai fait donner de la viande, et je leur ai dit que les hommes des villages n’avaient fait que les traiter comme on traitait chez eux les voyageurs. Ils n’ont pas eu l’air de comprendre. Ils ont pris leur argent, leur viande, et sont partis pour rentrer chez eux, sans que leur visage ait reflété de pensée. Tous les indigènes, fort heureusement, ne sont pas ainsi. Les rives du Chari sont habitées par des païens particulièrement arriérés. A mesure qu’on avance, le fleuve, d’abord large et banal, devient plus pittoresque. Les immenses bancs de sable, coupés de petites dépressions herbeuses, qui prolongent ses bords en maint endroit, alternent avec des bancs plus petits, encerclés par l’eau de toutes parts, qui divisent capricieusement son cours et en rompent la monotonie. Une végétation plus épaisse apparaît sur les rives basses. Souvent l’une de celles-ci se relève soudain, se couronne de grands arbres, et devient verticale et si lisse que la terre argileuse dont elle est faite évoque l’idée du mur d’un parc de vieux château, que dépasseraient les cimes des chênes. Nous avançons avec lenteur, cherchant souvent le chenal, évitant, par de fréquents détours, les dépôts amassés devant les méandres convexes. Parfois aussi ce sont des creux subits, où les perches cessent de trouver le fond. On marche alors à la pagaie. Peu de rencontres, en revanche. Nous ne croisons guère plus de deux ou trois pirogues par jour. Au pittoresque de la nature s’ajoute l’imprévu de la vie. Ce matin, à peine dans la baleinière, un parfum délicieux est arrivé jusqu’à moi. J’en ai cherché la provenance et j’ai constaté qu’il se dégageait de la caisse de cuisine. Cela sentait l’huile de géranium à vingt pas. J’ai questionné Denis, dont la noire personne répandait elle-même des senteurs de bouquet. Il m’a répondu, d’un air gai, qu’un flacon de ce précieux liquide, qu’il avait acheté à Tibati pour ajouter, à son élégance naturelle, la note d’un suprême raffinement, s’était cassé dans les provisions. Que vais-je manger ces jours-ci, grands dieux ! La pêche m’est, à cet égard, une agréable ressource. Le chef pagayeur a justement acheté, pour dix francs, un vieux filet dans un des villages riverains. C’est une bande de 30 mètres de long sur 1 m. 20 de large, sur laquelle sont fixées, de distance en distance, des traverses de bois. Le soir, après le coucher du soleil, quand nous sommes campés, il le prend, avec ses hommes. Ils se déploient, entrent dans l’eau, vont aussi loin que le fond le leur permet sans perdre pied. Puis ils incurvent leur ligne de manière à former un arc de cercle et s’avancent ainsi, lentement, vers la rive, en râclant le fond. En moins d’une heure, ils rapportent généralement quatre ou cinq gros poissons de 50 à 60 centimètres de longueur, sans compter les petits. Je note, parmi les espèces représentées, des capitaines, des silures, d’autres encore que je ne connais pas, et un poisson électrique de couleur très claire, à petites taches foncées, très nettes, irrégulièrement disposées. Ces pêches, lorsqu’il y a clair de lune, comme en ce moment, sont divertissantes à suivre. Je questionne Somali sur les mœurs des crocodiles. Je voudrais être nettement fixé. Sont-ils ou non dangereux ici ? Et sinon, pourquoi ? Certains le sont, me dit-il, mais certains seulement. Une circonstance fortuite les a fait manger de la chair humaine ; ils y ont pris goût, et ils la recherchent. Mais le cas est exceptionnel. Comme espèce, ils ne diffèrent pas des autres. Somali connaît fort bien, en général, tout ce qui touche à la brousse, à la chasse, et aux habitudes des animaux. Je n’ai pu contrôler toutefois l’exactitude de ses dires, et je les reproduis sans en garantir l’exactitude. Je croirais plus volontiers à l’existence d’espèces différentes, dont certaines seulement se nourriraient exclusivement de poissons. Parfois, le ciel se couvre et nous essuyons un furieux coup de vent. Ce sont les perturbations atmosphériques de la saison des pluies qui s’esquissent. On veille alors avec soin, car l’abri disposé sur ma baleinière donne prise, et nous serions vite retournés. Mais nous sommes toujours avertis par la disposition des nuages d’abord, puis, au dernier moment, par des tourbillons de poussière qui s’élèvent au loin sur les rives, et nous gagnons promptement la berge. Les nuages de l’Est et de l’Est-Nord-Est constituent seuls une menace imminente. Cette partie du trajet devait me valoir le plaisir de rencontrer M. Reste qui venait, comme je l’ai dit, pendant le congé de M. Lavit, exercer les fonctions de gouverneur, et de présenter mes respects à Mme Reste, qui l’accompagnait. Ils descendaient le Chari, que je remontais, et leur baleinière a croisé la mienne tandis qu’à terre je poursuivais une grande antilope blessée. On est venu me chercher en hâte. Ils m’ont accueilli avec la plus aimable bonne grâce et j’ai été ce jour-là leur hôte, à déjeuner, sur leur embarcation. Ma lettre, en revanche, n’était pas parvenue à M. Reste. Le porteur, ne le rencontrant pas aussitôt qu’il l’escomptait, avait dû se lasser. Quelques jours avant d’atteindre le village de Bosso, j’ai commencé d’être incommodé chaque nuit par les moustiques comme je ne l’avais encore jamais été. Je couchais sur le sol, sans lit, parce qu’il me semblait que je pouvais mieux assurer ainsi le contact des bords de ma natte avec ma moustiquaire. Malgré les précautions les plus minutieuses, je ne pouvais me glisser sous celle-ci sans en entraîner une douzaine à ma suite, et, réveillé dans mon premier sommeil par des démangeaisons intolérables, car ils étaient en même temps d’une exceptionnelle virulence, je ne passais pas moins d’une heure et demie à deux heures, mon photophore[9] à la main, à les pourchasser sous ce vain refuge. Les hommes se plaignaient, eux aussi, de ne pouvoir dormir. Nous aspirions tous à la fin de notre voyage. Durant le jour, en revanche, nous étions parfaitement tranquilles, et les tsé-tsé ne se montraient plus. Peu à peu la navigation devenait plus difficile. La profondeur diminuait à mesure que nous remontions le fleuve. Il fallait faire de longs détours pour suivre les caprices du chenal. Le fond nous arrêtait souvent, d’un frottement doux qui faisait frein et nous immobilisait vite. Alors, les hommes sautaient à l’eau et l’embarcation, allégée, poussée par eux, gagnait une dépression voisine, où nous flottions de nouveau. La végétation, autour de nous, prenait un caractère moins septentrional. Les palmiers deleb, par endroits, lançaient en nombre, vers le ciel, leurs tiges droites, surmontées d’un bouquet de feuilles, et les rives, dans les régions où leur élévation les mettait à l’abri des inondations annuelles, étaient couvertes d’une brousse assez épaisse d’où surgissaient de beaux arbres. Enfin l’approche de la saison des pluies, après les coups de vent de la semaine précédente, nous valait maintenant des orages, qui n’étaient pas encore les grandes tornades, mais qui dépassaient déjà l’intensité de ceux que nous connaissons en France. Le 3 mai nous avons atteint Bosso. C’est un grand village, fait de cases aux murs d’argile circulaires, surmontés d’un dôme de paille aplati. Il appartient au pays Baghirmi, qui occupe la rive droite du fleuve à la hauteur où nous étions. Comme dans beaucoup d’agglomérations indigènes, des seccos entourent les groupes de cases dont chacun forme une demeure. Les intervalles que ces seccos laissent entre eux sont les rues. Parfois larges, ils se resserrent souvent aussi de telle manière que je suis forcé de m’effacer pour ne pas frôler à la fois deux clôtures de mes deux épaules. Le tracé des voies de circulation ne paraît pas être intervenu dans les préoccupations des constructeurs. Au lieu que dans une ville moderne la ligne des rues commande la disposition des maisons, nulle conception de cet ordre ne se manifeste ici. Il y a à Bosso un poste télégraphique, tenu par un noir. J’y trouve également un sergent télégraphiste en tournée. Il est, quand j’arrive, en train de surveiller le travail de quatre hommes du village qui finissent une grande pirogue, déjà creusée dans le tronc d’un arbre de l’espèce appelée mouraï. Il a acheté celle-ci à Miltou, un peu plus loin ; le prix en est de 250 francs ; il vient la faire achever ici, car les habitants de Bosso sont réputés pour leur habileté dans ce genre de fabrication ; les bords, qu’ils façonnent en ce moment avec une sorte de hache, sont aussi lisses que s’ils avaient été rabotés. Nous essuyons le lendemain, comme nous venons de nous remettre en route, la première vraie tornade de la saison. Elle n’est pas spécialement forte, mais bien caractérisée. Vent furieux, tonnerre, pluie violente. Nous n’avons même pas besoin de nous diriger vers la rive, l’ouragan nous y pousse en un instant. Cette fureur se calme vite, et nous repartons ; il y a, à cent mètres devant nous, une nappe d’eau où le fleuve s’étale sur cinq ou six cents mètres de largeur. Nous y sommes à peine entrés que le vent s’élève encore et nous secoue fortement, menaçant de retourner la baleinière dont mon abri de nattes, alourdi par la pluie, élève le centre de gravité. Je ne veux pas m’aventurer dans ces conditions, et je dis au capitat d’accoster de nouveau. Il m’objecte qu’il n’y a plus rien à craindre étant donnée la direction du vent et qu’on peut marcher. Je me borne à renouveler mon ordre, et nous voici, une fois de plus, arrêtés. Moins d’une minute plus tard, tout le monde se félicitait de ma décision, devant la violence avec laquelle l’orage se déchaînait. Nous aurions sûrement chaviré. En Europe, il y a chez le spécialiste un jugement, un raisonnement, et souvent une conscience professionnelle qui font qu’on peut d’ordinaire, en un cas difficile, s’en remettre presque aveuglément à son avis ; si l’on vient à se trouver à bord d’une barque de pêcheurs, en mer par gros temps, il est parfaitement inopportun de prétendre donner des conseils. Trop de confiance serait dangereux ici. J’ai fait une première expérience de cet ordre, en 1921, sur le lac Tchad, où mon équipe, toute d’insulaires du lac pourtant, a manœuvré, devant une tempête qui nous a mis sérieusement en péril[10], avec une déconcertante maladresse. L’indigène est insouciant avant tout. Lorsque son effort est lié à la satisfaction d’un besoin impérieux, la faim, par exemple, sa virtuosité devient extrême : rien de plus habile qu’un chasseur noir. Mais les piroguiers du pays ne courent guère d’autre risque, à voir chavirer leur embarcation, que celui d’un bain. Aussi ne s’appliquent-ils pas à se perfectionner, et, dans un moment difficile, ils sont généralement inférieurs à la situation. La confiance de l’Européen dans ses auxiliaires indigènes ne doit jamais exclure le contrôle de sa raison. Nous n’étions d’ailleurs pas exposés à nous noyer, la rive n’était pas loin ; en revanche, mes cantines, mes papiers, n’auraient été retirés que bien difficilement, en admettant qu’ils eussent pu l’être. Peu de temps après, quand la pluie, diminuant, a cessé de borner le champ de ma vue, j’ai eu l’explication de l’optimisme du capitat. Il y avait, de l’autre côté de la nappe d’eau, un petit village. Il espérait arriver jusque-là, et aurait alors, au contraire, trouvé d’excellentes raisons de s’arrêter. Je me suis fait déposer à terre vers quatre heures, avec Somali, pour essayer de tuer une antilope. Nous avons marché longtemps sans en trouver à portée. Elles se montraient au loin par petites troupes, pour s’enfuir aussitôt. Pourtant la région était giboyeuse. C’était une petite brousse sèche, assez épaisse, épineuse, — trop épineuse, — où se mêlaient arbustes et beaux arbres, souvent espacés par de pittoresques clairières. Nous y avons relevé les traces d’un éléphant, vieilles d’un mois ; celles d’un lion, anciennes aussi ; des empreintes d’hyènes, récentes et nombreuses ; puis nous avons rencontré à deux reprises des cynocéphales qui, campés effrontément sur leurs quatre pattes vigoureuses, nous regardaient passer sans frayeur. Il y avait aussi des terriers profonds, que les fourmiliers percent. Dans les parties les plus voisines du fleuve, les visites des hippopotames se révélaient aux larges dépressions, creusées de deux pointes plus marquées à la partie antérieure, que laissent leurs énormes pieds[11]. C’est vers cinq heures et demie seulement qu’une petite biche, tout d’un coup, nous est apparue, dans l’ombre d’un fourré, à distance raisonnable. Je l’ai tirée, quoique la voyant mal, et manquée. Elle est partie à fond de train, et d’un second coup heureux, où le hasard a été pour une large part, je l’ai abattue, le cœur traversé ; elle était de formes particulièrement élégantes, avec une robe d’un roux délicat, marquée d’une ligne noirâtre le long de l’épine dorsale, de raies blanches fines et nettes sur les côtes, et de taches blanches sur la partie postérieure du corps. Nous avons, aussitôt après, songé à retrouver la baleinière, car le jour baissait. Somali a pris la petite bête sur son dos, nous nous sommes frayé, comme nous avons pu, un passage à travers les branches, et nous sommes arrivés dans une prairie située un peu en contrebas de la partie boisée que nous quittions. Nous n’avions plus qu’à la traverser pour atteindre la berge. La marche, d’ailleurs, était peu agréable. Le sol était couvert d’herbes longues et fortes que la tornade, sans doute, avait couchées. Il fallait littéralement stepper ; le pied, en se posant sur ces herbes, fermait chaque fois une sorte d’arceau qui constituait un piège pour l’autre pied. Nous avons trouvé une rive à pic de plusieurs mètres de haut. Juste en face, un superbe banc de sable ; mais de baleinière, point, encore que la vue s’étendît assez loin. J’ai sifflé, Somali a appelé. L’attente n’était pas déplaisante, dans le calme de ce beau crépuscule, devant ce grand fleuve qui déroulait son cours tranquille à quelques mètres au-dessous de nos pieds, sur cette prairie verte et touffue que surmontait un peu plus loin, en terrasse, la brousse où nous avions cheminé. La nuit est venue sans rien amener de nouveau. Nous avons pris la biche près de nous, car une hyène, à peu de distance, commençait à crier timidement. Nous répétions nos appels de temps à autre. Enfin, le bruit des perches glissant contre le bord de l’embarcation, puis la voix des hommes, sont venus jusqu’à nous. Mais ils étaient à plusieurs kilomètres et ne nous entendaient pas encore. L’eau porte au loin les sons qui naissent à sa surface. Nous étions, nous, trop au-dessus d’elle pour qu’elle nous servît de messagère. On nous a accueillis avec des cris de satisfaction, car on craignait de nous avoir dépassés. Un incident, d’ailleurs dépourvu de gravité, s’était produit en mon absence : un hippopotame était à demi sorti du fleuve près de la pirogue et l’avait bousculée assez brutalement. La femme de Denis était tombée dans l’eau. Cela n’avait pas eu d’autre suite. Nous avons traversé le Chari, pour camper en face, sur le sable nu. Il n’y avait pas de moustiques, justement. On a dépecé l’antilope. Ensuite les hommes ont pêché. Trois coups de filet leur ont suffi pour entasser de multiples captures : un seul spécimen curieux, tout petit, mais comme hérissé d’épines, et fort dangereux lorsqu’on s’en fait piquer, me dit-on. Pendant que je le regardais dans la nuit claire, Somali m’expliquait la manière dont on fait sécher le poisson. — D’abord, on ôte le sable qui le couvre, puis on le coupe en tranches. — On retire l’intérieur, avant ? — Non. Blancs seulement tirer. Indigènes tout manger. Grand bien leur fasse. Je n’insiste pas. La recette cesse de m’intéresser. Il est tard lorsque je m’endors. Mais, sous ma moustiquaire que secouent des rafales, je goûte un sommeil calme et reposant. J’ai retrouvé depuis peu la sensation d’euphorie dont m’avait momentanément privé la rude chaleur du Cameroun. Les satisfactions du voyageur sont simples. Elles empruntent directement à la nature la plupart de leurs éléments. Telles quelles, elles sont incomparables. Le jour suivant, Je chasse deux heures le matin, autant l’après-midi, sans rien rencontrer que de très petites antilopes. Je ne les tire pas, elles sont trop loin. Une tornade nous inonde. Le banc de sable où nous couchons est, de nouveau, infesté d’insectes. Je suis forcé de dîner dans ma moustiquaire, sur ma natte. La nuit, une hyène, dont les empreintes nous ont seules révélé la reconnaissance, est venue voir silencieusement, au milieu de notre campement même, s’il n’y avait pas quelque larcin à faire. C’est la vie de famille. Je repars en chasse le matin de très bonne heure. Je prends une tortue amphibie, grosse comme les deux poings. Ses longues griffes, qui s’agitent volontiers d’une façon gênante, me décident bientôt à la relâcher. Peu après, comme je passe au pied d’un beau palmier deleb, une bruyante agitation se déclanche à la cime ; les feuilles remuent ; j’entends de multiples claquements. Je regarde ; je ne vois rien tout d’abord ; et c’est, soudain, l’envol d’une troupe de chauves-souris de la taille d’un gros pigeon. Elles étaient là, en attendant que revienne la nuit propice ; notre approche les a troublées. Elles tournent quelques instants, déployant leurs grandes ailes, puis elles reviennent les unes après les autres et s’accrochent de nouveau, rassurées. Un peu plus loin nous trouvons un petit abri formé de quelques feuilles de palmier que supportent, à un mètre du sol, des piquets rustiques ; dessous, un tas de cendres noirâtres ; près de ce tas, deux groupes de petits cônes gris, semblables à des pains de sucre grossiers ; c’est du sel de deleb, et voici l’atelier. Comme nulle antilope ne paraît, je regagne la rive pour y attendre la baleinière. En face, sur le sable, sont de nombreux oiseaux ; dans le fleuve, laissant voir à fleur d’eau la face supérieure de leurs têtes, trois crocodiles. Beaucoup plus loin, c’est un hippopotame qui souffle. Ceux-ci, décidément, abondent. Dans l’après-midi, nous en dépassons encore deux groupes d’une vingtaine qui viennent, à brefs intervalles, se montrer à la surface. Mais ils sont plus craintifs que ceux du Logone et n’émergent chaque fois que durant une ou deux secondes. Ma maladresse use inutilement vingt cartouches sur ces brèves apparitions, et je reste dépité ensuite de m’être laissé sottement entraîner à cette vaine dépense. La nuit, nous en entendons d’autres qui se battent à terre, avec des cris sauvages. L’arrivée à Miltou, le lendemain, me ménageait une petite déception. Je comptais y trouver mes porteurs, et surtout Paki. Il n’y avait personne. C’est à Goré seulement, contrairement à ce que je croyais, que j’étais attendu : deux jours de baleinière encore. Malgré ma hâte de me remettre en route, j’ai dû stationner quatre heures à Miltou. Il a fallu ce temps pour obtenir que le chef du village consentît à me faire apporter, contre argent, une bouteille de miel, dix œufs, trois poulets, et environ un kilogramme de farine de mil. Encore ai-je dû me rendre moi-même à sa case, le faire prendre et le faire garder près de mon embarcation jusqu’à ce que satisfaction m’eût été donnée. Ces complications se répètent presque à chaque arrêt, depuis Mousgoum. Mais, même devant des faits de ce caractère, et tout en imposant, bien entendu, sa volonté, il ne faut pas se hâter de sévir durement. On s’exposerait à être injuste. La mentalité des indigènes n’est pas harmonique de la nôtre. Les déductions qui, vis-à-vis d’un Européen, nous conduiraient infailliblement à la vérité, risquent ici de nous mener droit à l’erreur. Savoir ce qu’on veut, le vouloir avec froideur, avec fermeté, et n’avoir d’abord qu’un seul objectif : l’obtenir. Ensuite on punit si, pour l’exemple, il est nécessaire de punir ; mais de manière à frapper l’imagination plutôt que l’individu. Ces gens sont craintifs, bornés et rudes ; encore n’ont-ils pas de vraie méchanceté, et des circonstances atténuantes, qu’ils ne savent pas toujours plaider, — qu’ils n’osent pas toujours exposer — s’attachent le plus souvent aux fautes que nous avons à leur reprocher. Surtout, pas de colère, pas d’excès, pas de concession instinctive au besoin de détendre ses nerfs. Certaines mesures de force ne sont, devant la conscience, que des actes de faiblesse. Au surplus, les Africains perçoivent, avec beaucoup de finesse, tout ce qu’il y a de vulgarité dans la véhémence, et se départir de son calme est le meilleur moyen de se déconsidérer à leurs yeux. [Illustration : Les cases curieuses que construisent les Massas, photographiées au village de Pous, sur le fleuve Logone. (Page 110.)] [Illustration : Girafe abattue près de Motokaba, dans la région de l’Aouk. A droite, Paki. A gauche, Somali. (Page 168.)] En aucune circonstance, l’Européen ne doit oublier qu’il est à leur égard un chef, et que la possession d’une autorité se double de l’obligation de montrer, chaque fois qu’on l’exerce, les qualités qui la justifient. Le jour qui suit notre passage à Miltou, la chasse m’offre dans la matinée deux belles occasions que je manque l’une et l’autre : un hippopotame absolument énorme, d’abord, dont la tête affleure, immobile, à cent mètres de moi ; je tire à loisir, de la baleinière, en visant la tempe ; je touche, mais trop bas ; il s’enfonce, et ne se montre plus. Je descends ensuite à terre avec Somali. La région s’affirme de plus en plus giboyeuse. Ce sont tout de suite des empreintes de girafes de la veille, puis des empreintes de buffle, mais plus anciennes ; une tornade, déjà, les a surpluées ; enfin, trois énormes sangliers, qui marchent en file : la mère, le petit, le chef de famille. Je tire ce dernier, il part au galop ; je le tire encore, il tombe net et reste par terre, se débattant désespérément. Je remets mon fusil à la bretelle et Somali, au pas gymnastique, se dirige vers lui pour lui ouvrir la gorge. C’est une coutume que j’ai adoptée, par souci d’hygiène, même pour les animaux comme celui-là, que ne mangent pas les Musulmans. Il arrive près de l’animal et prend tranquillement son couteau. Au même instant, le moribond se remet sur ses pattes, le charge incontinent avec vigueur et disparaît en un clin d’œil dans les broussailles, nous laissant stupéfaits et vexés. Nous l’avons vainement cherché pendant près d’une heure. L’après-midi, je poursuis pendant dix minutes, sans réussir à les approcher, deux grandes antilopes grises qu’on appelle des katanbourou ; je tire un sanglier, mais de loin, et mal placé ; quoique visiblement atteint, il m’échappe aussi. Une autre antilope de belle taille — un tetel — qui, arrêtée entre deux arbres, me regarde avec curiosité, me donne moins de peine. Ma première balle l’atteint en plein poitrail et lui traverse le cœur. Elle tourne sur elle même, part au galop et disparaît. Mais Somali m’affirme qu’il vient de l’entendre tomber ; nous la trouvons bientôt, morte. Au retour, nous en apercevons une beaucoup plus petite, de cette jolie espèce à robe rousse tachée de blanc que j’ai déjà rencontrée il y a quelques jours. Elle est couchée dans un endroit découvert et me laisse approcher à vingt mètres ; elle me regarde, mais elle ne bouge pas. Les hommes ont assez de viande, et je suis heureux de pouvoir épargner cette gracieuse petite bête. Je marche droit sur elle pour voir ce qu’elle fera. Ce n’est que lorsque je suis à dix mètres qu’elle se lève brusquement, fait deux grands bonds, et fuit. Goré devait marquer la fin de notre navigation. J’ai fait encore, ce jour-là une partie de la route à pied. Nous avons vu des singes que j’ai dédaignés, et une troupe d’une vingtaine de katanbourous, dont j’ai tué l’un. Il y avait aussi de petites antilopes, de nombreuses traces de sangliers, des traces de lion. Celles-ci m’ont surpris par cette particularité que les griffes avaient marqué le sol. Les félins, qui ont des griffes rétractiles, les tiennent ordinairement rentrées. On m’a expliqué qu’ils les sortent légèrement, lorsque, sur un terrain glissant, après une pluie par exemple, elles peuvent contribuer à assurer la sûreté de leur marche. A Goré m’attendaient le chef de la région, des porteurs, deux gardes. Mais de Paki, qui m’est indispensable pour commencer à chasser sérieusement, aucune nouvelle. Ce contretemps va m’obliger à me détourner de Kiya-bé et à passer par Fort-Archambault, où il est sans doute. D’ailleurs, ce n’est pas plus long, et j’y aurai plutôt avantage, en raison des facilités de ravitaillement que présente ce poste important. Il n’y a en ce moment à Goré aucun chasseur indigène qui sache se servir d’un fusil ; mais on me signale à Nyo, ma prochaine étape, d’excellents pisteurs. Quant au gibier, la région, au sud de Nyo, abonde, me dit-on, en buffles et en rhinocéros. On trouvait autrefois des rhinocéros, également, entre Nyo et Goré ; les habitants y ont beaucoup chassé, et il n’y en a plus. J’ai blessé l’après-midi deux sangliers, que je n’ai pas pris, et abattu un katanbourou. Jusqu’ici, je n’ai chassé qu’au hasard des rencontres, encore que Somali déploie, dans la recherche des animaux, un flair remarquable. Je vais maintenant pénétrer dans la véritable région du grand gibier, et apporter plus de méthode, plus de prudence aussi, dans mes tentatives. CHAPITRE II FORT-ARCHAMBAULT. — LE BAHR AOUK ET KIYA-BÉ Avant d’aborder la période de mon voyage qui commence à Nyo, c’est-à-dire à une trentaine de kilomètres au sud de Goré, et qui en constitue la partie purement cynégétique[12], je ne crois pas inutile de rappeler les armes dont je me sers. Mon fusil habituel est un Lebel du modèle 1902, à chargeurs de trois cartouches, dit indo-chinois. Il y a mieux. Les carabines spéciales qu’on emploie souvent pour la chasse au grand gibier (éléphant, rhinocéros, girafe, buffle, fauves), doivent à leur gros calibre une précieuse supériorité : tout coup bien dirigé, c’est-à-dire dirigé sur une des parties que j’indiquerai en temps et lieu pour les espèces d’animaux que je connais, amène, sinon la mort instantanée, tout au moins la chute immédiate ; au lieu qu’avec un fusil Lebel, il est exceptionnel, à moins de coups très difficiles et par là hasardeux, qu’on obtienne ce résultat. L’animal blessé grièvement par une arme comme la mienne ne chargera généralement pas sur le coup, et c’est déjà un avantage très appréciable, mais il tentera de s’enfuir. Il faudra le poursuivre, le rejoindre et l’achever. La poursuite peut réserver des surprises, avec le buffle principalement ; et l’animal rejoint et acculé retrouvera souvent assez de force, dans sa terreur ou dans sa rage, pour renverser momentanément les rôles et mettre le chasseur en difficulté. Ce fusil, toutefois, m’a suffi jusqu’ici, et habitué que je suis à son emploi, je n’ai pas l’intention d’en changer. Il est d’un prix modique, robuste, léger, suffisamment précis et d’un fonctionnement très régulier. J’ai un deuxième Lebel du même modèle ; Somali, que je n’ai jamais vu lâcher pied, et de qui je suis sûr à cet égard, le tient tout prêt derrière moi. Ce n’est qu’une arme de sûreté, pour le cas où la première viendrait à se bloquer, ce qui m’est arrivé plusieurs fois ; pour le cas aussi où j’aurais épuisé mes quatre premières cartouches (trois dans le chargeur, une dans le canon) et n’aurais pas le temps de recharger. Je complète en principe cet équipement, comme je l’ai dit à l’occasion de mon essai de chasse au gorille, par un pistolet automatique Colt du calibre de 11 m/m 25, à chargeur de sept cartouches, également de pure précaution, et que d’ailleurs, dans la pratique, je néglige bien souvent d’emporter. J’ai commis cette fois la faute de ne pas essayer mes armes avant mon départ, et j’ai eu constamment, pour l’une d’elles, une correction à faire. Le tir doit être parfaitement juste à une distance d’environ cinquante mètres lorsqu’on veut chasser dans cette région. Dans les contrées tout à fait découvertes, il faut naturellement tirer de beaucoup plus loin. Je décrirai, à mesure que j’y serai amené par les circonstances, ma manière de procéder dans les différents cas. J’y apporterai une minutie qui sera peut-être jugée excessive, mais qui aura du moins l’avantage d’assurer l’exactitude et la précision de mon récit. Sans trouver dans ce dernier de véritables règles, que je n’ai pas l’autorité nécessaire pour formuler, ceux qui viendraient à me lire avant de pratiquer ce sport si intéressant pourront y puiser des renseignements empruntés à l’expérience, sur le gibier de la partie de l’Afrique que nous allons traverser. Il n’est pas inopportun de rappeler ici que les caractères des animaux et les conditions dans lesquelles on les aborde varient avec les pays. Il y a des régions de l’Afrique où les éléphants, par exemple, font preuve d’une extrême irritabilité, d’autres où ils sont très placides. Il est bien évident aussi que la chasse en montagne diffère de la chasse en plaine, et que la chasse en forêt n’est pas la chasse au Sahara. J’avais laissé à Goré ma baleinière et ma pirogue. J’y avais trouvé un tippoy, 26 porteurs et 2 gardes, que le chef de la subdivision de Melfi, prévenu de mon passage, m’avait envoyés. A défaut de Paki, j’ai emmené, en quittant Nyo, un chasseur indigène nommé Dakour. Je considérais ce début comme une sorte de mise en train, aussi n’ai-je pas jugé utile d’interrompre le cours de mes étapes. J’ai donc décidé de déjeuner à Niroum, à quinze kilomètres de Nyo, et de dîner à Farar, à quinze kilomètres plus loin ; j’ai mis tout mon monde en route, Denis, sa femme, Ahmed, les porteurs, les gardes, et je me suis engagé dans la brousse avec Somali, Dakour, et un homme pour servir d’agent de liaison et porter mon appareil photographique. Le site, près de Nyo, est très favorable à la chasse : des bois d’épineux peu serrés, alternant avec des clairières parfois semées de grands arbres et avec de petites plaines à longues herbes. On voit devant soi et on peut en même temps se dissimuler. Mon objectif est le rhinocéros, car il n’y a pas d’éléphants ici, et, pour le buffle, je sais par expérience devoir rencontrer plus au sud une espèce dont les cornes sont sensiblement plus belles. Ce n’est plus l’aimable promenade des jours précédents, où biches et sangliers venaient tour à tour s’offrir à mes balles. Nous négligeons les quelques antilopes que nous voyons, et marchons les yeux attachés au sol, cherchant et lisant les empreintes ; c’est la chasse âpre, silencieuse, méthodique, qui n’attend du hasard qu’un concours minimum. Après une heure et demie, nous tombons en arrêt sur une piste de rhinocéros ; elle ne date que de quelques instants. Mais notre chance n’ira pas plus loin. Nous avons suivi l’animal, sans le voir, durant deux heures ; ensuite, comme nous nous étions arrêtés, cherchant les traces devenues soudain moins nettes, près d’une petite plaine, nous avons entendu, à cinquante mètres devant nous, un souffle fort, quelques piétinements lourds dans de hautes herbes violemment agitées, et nous avons compris que la bête, rejointe enfin, nous avait éventés et avait fui. Il y avait deux ans que je n’avais approché un de ces grands animaux. J’ai retrouvé l’impression très particulière, un peu troublante, que donne à l’homme, chétif près d’eux, la plupart des manifestations de leur vie et de leur activité : le bruit de leur souffle, puissant et profond comme celui d’un soufflet de forge, celui de leur course, sourd et pesant, la vue de leur piste, lorsqu’ils ont dû se frayer un passage à travers la végétation ; l’intensité de l’odeur que certains — les buffles surtout — dégagent et laissent derrière eux dans l’air, ou sur le sol où ils se sont couchés. L’être humain, habitué à vivre parmi des animaux dont le cheval et le bœuf sont les plus forts, se sent d’abord déconcerté par l’échelle à laquelle s’inscrivent pour ses sens les divers indices de leur récent passage ou de leur présence proche. On s’y fait vite, du reste. Désappointés, mais connaissant par expérience que les désappointements de ce genre ne sont que trop normaux en pareil cas, nous avons repris notre marche, tantôt rapide quand le sol meuble nous montrait des traces bien marquées, tantôt lente et hésitante, quand il devenait plus dur et qu’il fallait chercher. Après une heure, nous avons dû abandonner tout espoir. La bête ne cessait de marcher rapidement ; elle ne s’était pas arrêtée une seule fois. Nous n’avions plus qu’à prendre le chemin du retour en nous dirigeant sur Niroum, ce que nous avons fait. En route, comme nous nous préparions à traverser une large dépression verdoyante, Somali signale, au milieu de celle-ci, un troupeau d’une douzaine de gros animaux, qui, de loin, semblent être des buffles. Nous nous glissons à travers de petits épineux qui vont nous cacher à leurs yeux, et nous arrivons à 150 mètres. Ce ne sont que des kobas — espèce d’antilope — mais énormes. J’en tire un et je le blesse ; toute la troupe s’éloigne ; je ne la poursuis pas. Il y a cinq heures maintenant que je marche sous le soleil et je n’ai qu’un très petit entraînement. Je suis las, et je cherche des yeux depuis un moment, avec cette impatience de l’arrivée que connaissent tous les voyageurs, les cases du village où m’attendent le repos, mon campement, mon confort. Voici, là-bas, entre les arbres, deux petites taches jaunes ; ne sont-ce pas leurs toits ? Elles sont ici toutes neuves, en paille très claire. Je baisse les yeux, je m’impose de cesser quelque temps de regarder, pour me ménager le plaisir de les voir nettement tout à coup, et m’en faire un peu la surprise. Mais ce n’était qu’un champ d’herbes sèches que me laissaient voir les intervalles des arbres, un très grand champ, et qu’il va falloir traverser. Une fois encore, un peu plus loin, j’ai une fausse espérance. Puis, enfin, j’ai bien vu : ce sont elles ; toute ma fatigue est oubliée. A l’étape de l’après-midi, je marche deux heures. Le soir, je constate avec consternation que je suis fortement blessé aux pieds. J’ai voulu aller trop vite. Pourrai-je chasser demain ? Ici, la moindre écorchure peut amener de l’adénite, et ce sont alors plusieurs semaines d’immobilité forcée. Je me fais porter, le lendemain matin, aussi près que possible du terrain de chasse. Ce qui me gêne le plus est une ampoule du diamètre d’une pièce de cinq francs, qui me prend tout le talon. Je n’ai pas mis de chaussettes, et je me suis abondamment enduit la peau de vaseline. Nous quittons la route après une demi-heure et je descends : en appuyant surtout sur la pointe du pied, cela va quand même. J’ai avec moi Somali, Dakour et deux hommes du village. Au bout d’un instant, l’un de nos guides assure avoir entendu mugir des buffles, et quoique je sois là surtout pour les rhinocéros, je tirerai évidemment ce que je trouverai. Nous changeons donc de direction pour aller du côté d’où vient ce bruit de bon augure. D’empreintes, aucune. Nous atteignons une petite mare entourée d’arbres, déserte. C’est là, me disent les indigènes, qu’ils viennent boire ; mais aujourd’hui, ils ont fini. Je le vois bien. Je donne l’ordre de rentrer. Nous voyons, au retour, une empreinte de rhinocéros. Elle est du matin, affirme Dakour ; d’hier, dit Somali, qui prouve, en imprimant son doigt à côté d’elle, et en comparant l’aspect des deux traces, qu’il a raison. Puis, un troupeau d’une vingtaine de katanbourous passe devant nous, à 100 mètres. Je tire. Toute la bande, au trot, disparaît entre les arbres. Nous allons voir le point où elle s’y est enfoncée. Comme nous en sommes tout près, un souffle fort, bref, précipité, venant des broussailles, nous arrête net, en alerte. Je complète l’approvisionnement de mon fusil, et nous approchons, pas à pas. Un bruit, un corps au pelage foncé qui se lève, part au galop, et disparaît : c’est seulement l’un des katanbourous de tout à l’heure ; il a le museau plein de sang ; la terre, à l’endroit qu’il quitte, en est arrosée ; ma balle l’a touché aux poumons. Nous prenons la piste, facile à suivre ; et, après deux minutes à peine, nous le trouvons mort, sous un arbuste, où il est allé cacher les derniers instants de sa courte agonie. J’arrive bientôt au campement, que je voudrais quitter à trois heures. Mais il est impossible d’avoir un renseignement précis sur la distance qui nous sépare du prochain village. Je m’épuise à poser successivement à Dakour, au chef, à un guide que le chef de la région m’a donné, à mes gardes, la question traditionnelle : « Si nous partons quand le soleil sera ainsi, où sera-t-il quand nous arriverons ? » les temps de marche qu’on m’indique varient du simple au double. Je finis par me résigner à ne reprendre la route que le lendemain matin. Comme elle suit le fleuve, je louerai pour moi une pirogue afin de ménager mes pieds et de pouvoir, l’après-midi, chasser un peu. Je suis reparti à l’aube. La pirogue n’était pas très confortable. Nous étions en marche depuis un quart d’heure lorsque l’eau commença à sourdre à travers la natte sur laquelle j’étais étendu. Somali, que j’avais pris avec moi, s’est employé à la rejeter par-dessus bord à l’aide d’une calebasse, et nous avons marché sans incident jusqu’à un point où il a été possible, avec un peu d’argile prise sur la rive, et un morceau de bois, de pratiquer une réparation de fortune. Ces pirogues sont d’un seul tenant, creusées dans un tronc d’arbre, mais recousues souvent, en maint endroit, avec des liens pour le passage desquels on pratique préalablement une série de trous. On y met même des pièces. Pour assurer l’étanchéité, on place alors, sur la section, un faisceau de paille qu’on prend et serre dans la couture. Mon étape s’est passée sans autre incident que la prise d’un assez gros poisson qu’un de nos deux pagayeurs, celui de tête, a harponné, fort adroitement, d’un coup de sagaie. Le paysage, ici, se modifie légèrement. Nous venons de laisser derrière nous, sur la rive gauche — que nous avons, puisque nous remontons le courant, à notre droite — la ligne longue et basse des hauteurs boisées de Niellim. Le fleuve devient plus étroit, plus herbeux. Des semis de rochers, d’ordinaire arrondis, s’y montrent. A Coign, où nous arrivons à quatre heures — c’est aujourd’hui, depuis Yaoundé, mon 2.000e kilomètre — je me renseigne sur la faune du lieu. Buffles et girafes abondent, me répond-on ; mais les gens qui passent — fonctionnaires, officiers, quelques commerçants — tirent des coups de fusil nombreux qui éloignent le gibier de la rive ; les chances d’en rencontrer sont faibles. Je m’abstiens. Je ne trouverai à Coign, en fait d’animaux, que des insectes de un à deux centimètres de longueur, d’un si beau rouge et d’un si bel éclat qu’on les croirait découpés dans une pièce de velours cramoisi. Ils sont d’ailleurs communs ici. Je n’ai vu le chef de Coign que le lendemain matin. Il était absent quand je suis arrivé. On m’avait dit que c’est tout près de là qu’Hubert Latham a trouvé la mort en chassant, et je tenais, si c’était possible, à faire une pieuse visite au lieu de l’accident. Je n’étais pas des familiers de Latham, les circonstances ne nous ayant pas rapprochés assez souvent pour cela. Mais j’avais une sincère admiration pour sa remarquable bravoure, en même temps que pour son exceptionnelle maîtrise d’aviateur. Je l’avais rencontré à Mourmelon au début de 1910. J’y subissais les épreuves du brevet de pilote. Lui, déjà célèbre, venait parfois y faire quelques vols ; j’appréhendais de le trouver un peu grisé par ses succès ; il s’est montré au contraire, très affable, très gentleman, tout disposé à aider de ses conseils les débutants qui, comme moi, ambitionnaient d’en recevoir de lui. Je lui ai gardé un souvenir reconnaissant de la bonne grâce avec laquelle, durant toute une soirée que nous passâmes ensemble, il répondit aux multiples questions que mon ami le regretté capitaine Dickson et moi-même lui posions les unes après les autres. Le chef est venu à sept heures ; mais dès le lever du jour, un des plus anciens habitants du village, instruit de mon désir, s’était offert à m’accompagner. Il n’y avait guère qu’un kilomètre à faire. A travers une plaine sèche, semée de nombreux arbustes et légèrement broussailleuse par endroits, nous sommes arrivés au pied d’un assez gros rocher aux pentes verdoyantes qui domine une dépression large et peu accusée, le bahr Kéré. A droite du rocher, une petite place nue d’une quinzaine de mètres de diamètre, circonscrite par un mince rideau de végétation. Devant, dans la dépression, à trente mètres, quelques mares, perdues dans l’herbe demeurée épaisse et verte à cet endroit. Près de ces mares se trouvait le buffle. Hubert Latham, venant de Fort-Archambault, descendait le fleuve sur une embarcation. A l’embouchure du bahr, réputé giboyeux, il accosta, vit l’animal, et, faisant un long détour pour n’être pas aperçu, il gagna la place nue que je viens de dire ; de là, dissimulé, il tira et toucha au ventre. Le buffle prit la fuite, passa derrière Latham et s’arrêta, à quelque distance, sous un arbre. Le chasseur le suivit, le rejoignit, et lui brisa cette fois une jambe de derrière au-dessous du jarret. Le buffle de qui on a brisé une jambe de devant au-dessus du genou marche lourdement, mais assez bien, sur les trois pattes qui lui restent ; au-dessous du genou, il croise la jambe brisée sur l’autre, l’appuie de la sorte, et peut courir. La fracture de la jambe de derrière au-dessus du jarret l’arrête et, souvent, le jette à terre ; plus bas, elle lui laisse encore une certaine mobilité : il se déplace en s’aidant de la partie indemne. Celui qu’attaquait Latham s’enfuit encore une fois, quoique avec peine, et se réfugia sous un autre arbre, très proche, où il s’affaissa. C’est alors que Latham s’approcha de lui à quelques mètres, avec sa hardiesse habituelle, afin de l’achever. L’animal rassembla ses dernières forces et, brusquement, chargea. Latham épaula rapidement et tira presque à bout portant. Son fusil éclata, et dans l’instant, la bête furieuse se trouva sur lui. Il avait avec lui trois indigènes, mais sans fusil, qui ne purent le dégager. Le buffle fut tué peu après par les habitants du village. Tel est le récit que me fit mon compagnon. Il m’a donné une impression d’exactitude. Le chef, qui est arrivé sur ces entrefaites, me l’a confirmé de point en point. J’ai pris des photographies des trois endroits. Une pyramide de pierre doit s’élever aujourd’hui sur le lieu de l’accident. L’administration avait fait construire un petit monument de briques à l’embouchure du bahr Kéré, mais les crues annuelles n’en ont rien laissé. L’étape, assez longue, qui m’a conduit ensuite à Mairoum, a été banale ; j’ai aperçu, comme presque chaque jour, des hippopotames, dont certains, émergeant cette fois jusqu’au tiers du corps, se chauffaient le dos au soleil ; plusieurs crocodiles, des biches qui venaient boire, de nombreux oiseaux, et une petite tortue d’eau aux yeux vifs et au museau allongé, que les piroguiers ont prise et qui, lorsqu’elle atteint son entier développement est, paraît-il, agressive, et redoutée des indigènes. J’ai aperçu devant moi, durant quelques minutes, la baleinière d’un jeune officier qui allait, lui aussi, à Fort-Archambault, mais je n’ai pas cherché à le rejoindre. Nous nous étions rencontrés hier déjà et j’avais eu le plaisir de causer fort agréablement avec lui durant une demi-heure ; cela suffit, ici, à mes ambitions. Je ne sais rien des événements d’Europe, et les sujets de conversation sont vite épuisés. Peu de villages sur le fleuve, un ou deux, très petits, et dont l’un n’était qu’une sorte de campement où on faisait du sel avec du bois de doum. Ce sel n’est pas mauvais, mais brûle légèrement la langue. Le lendemain, j’arrivais à Fort-Archambault. C’est, en cette saison, un des séjours les plus plaisants du Tchad. De vastes places plantées de manguiers aux excellents fruits et de flamboyants aux fleurs écarlates alternent, le long du Chari, avec des groupes de petites constructions simples — bâtiments administratifs, logements de fonctionnaires, une factorerie — entourées de jardins, espacées entre elles, tantôt alignées, tantôt disposées avec une irrégularité heureuse. A trois cents mètres environ du fleuve, une grande et belle avenue suit la ligne de son cours sur une longueur de plusieurs kilomètres. D’autres avenues sensiblement perpendiculaires à la première s’amorcent vers l’intérieur des terres ; entre deux de celles-ci, le camp qu’occupaient les tirailleurs avant que la garnison eût été réduite à un détachement de quelques hommes, puis le marché. L’ensemble est aéré et clair. Des villages indigènes, qui réunissent un total de plusieurs milliers d’habitants — Saras, Baghirmiens, Bornouans, Haoussas, etc. — s’espacent autour de la ville. Une aimable réception m’y attendait. En l’absence du chef de circonscription, en tournée, M. Bélan, chef de la subdivision, M. Fourastié, M. Libéral, directeur des Postes, ont tout fait pour m’en rendre le séjour agréable et ont parfaitement réussi. Quelques heures après mon arrivée, M. Bélan, qui emploie ses congés à la chasse — il a même connu l’émotion rare, et peu enviable, d’être renversé et piétiné par un buffle blessé qu’un chasseur indigène a abattu fort opportunément — me donnait des indications précieuses pour mes projets : lions à 30 kilomètres, élans dans la région. Je décidai séance tenante de partir le lendemain matin pour deux ou trois jours afin d’essayer de joindre ces deux gibiers si tentants. Ma nuit, toutefois, a été fâcheusement troublée. Je m’étais levé vers une heure, chassé de mon lit par la chaleur, et je m’étais assis, ma lampe allumée, devant la porte ouverte de ma chambre. Deux grandes mouches grises de plusieurs centimètres de long, sont entrées bientôt, puis d’autres, puis tout un essaim ; les indigènes les nomment andennan et en craignent particulièrement la piqûre ; j’étais entouré de leur bourdonnement ; je ne pouvais faire un geste sans en heurter une. Je me suis réfugié en hâte sous ma moustiquaire étouffante ; mais le bruit qu’elles ont continué de faire pendant plus d’une heure en tournant autour de mon lit me causait une inquiétude irritée. Michelet, dans un beau livre, porte sur l’insecte son attention apitoyée. Il blâme, avec une finesse où l’on sent un peu d’émotion, la cruauté dont l’humanité fait preuve à son égard. « Provisoirement, dit-il, on le tue. Il est si petit qu’avec lui, on n’est pas tenu d’être juste. » On sent dans cette phrase de la pitié, quelque amertume et une manière de leçon. Il est impossible, à quiconque a vécu aux colonies, de partager sa sollicitude et son scrupule. Les insectes y sont nos ennemis les plus cruels et les plus dangereux tout ensemble. Leurs attaques y troublent notre paix, notre repos, gâtent les admirables spectacles que nous y ménage la nature, nous inoculent les maladies les plus redoutables. On a coutume de dire que les principaux dangers de ces contrées, pour un voyageur, sont les fauves. Cela fait, je dois le reconnaître, beaucoup mieux dans un récit. Mais les pauvres fauves, malgré leur puissance, à part des incidents absolument exceptionnels, ne demandent qu’à nous céder la place ; il faut même, j’en sais quelque chose, se donner beaucoup de peine pour les approcher. L’insecte, lui, nous poursuit inlassablement de ses piqûres, de son venin, de son répugnant contact. C’est une perpétuelle et odieuse obsession. L’après-midi me ménageait la bonne surprise de voir arriver mon vieux chasseur Paki. Il a enfin retrouvé ma piste. Ahmed me l’annonce, et dans l’instant il est devant moi. Je le regarde. Il est tel qu’à mon précédent voyage. Sa barbe, qui était déjà grise, est presque blanche. Mais ses petits yeux vifs et enfoncés gardent leur expression mécontente, et quand il sourit, son front se plisse et ses sourcils se froncent sévèrement, comme pour tempérer par un correctif l’amabilité de cet instant d’abandon. Il porte une vieille chéchia rougeâtre, qu’il enfonce, replie, arrange en calotte ; un large pantalon sac, serré aux chevilles, à la mode indigène, qui jadis fut blanc. Il est sec, et me vient à peine à l’épaule. Tel qu’il est, c’est un merveilleux pisteur, un chasseur plein d’adresse et de sang-froid, et un brave homme. Sa présence va changer un peu mes projets. Au lieu de partir demain, je partirai après-demain, ce qui permettra d’ailleurs à tout mon monde de passer tranquillement ici l’aïd el feter, fête de la rupture du jeûne, : car la lune du Rhamadan est finie ; on a vu la nouvelle lune hier soir ; c’est, comme on le sait, la condition exigée — rigoureusement exigée — par la religion musulmane pour le début et la cessation de cette période, de telle sorte qu’un ciel nuageux peut en retarder la date ou en prolonger la durée. Puis, au lieu de revenir ici après la pointe que je vais pousser dans le sud, je me dirigerai directement, cette pointe faite, sur Kiyabé, à l’est. Les renseignements qu’apporte Paki sont extrêmement satisfaisants. Les éléphants, qui sont toujours les plus difficiles à joindre, et dont la recherche doit dominer les préoccupations dans un programme de chasse, abondent, me dit-il, tout près de là. Nous quittons Fort-Archambault le 19 mai. M. Bélan a bien voulu me céder 100 cartouches, ce qui porte ma provision à 628. Je suis à peu près sûr, avec cela, de ne pas en manquer. J’ai engagé un deuxième chasseur, nommé Do, qui connaît, mieux que Paki, la région où je veux aller d’abord, et que je garderai, à cause de cela, trois ou quatre jours. Ma petite troupe, en dehors de lui, se trouve sensiblement augmentée. Paki emmène sa femme, la sœur de sa femme, nommée Khadidja, son boy, le boy de sa femme, le boy de son boy, et une petite servante, jeune personne d’environ sept ans, nommée Hâmé, et qui est affectée à Khadidja. J’aime avoir des indigènes avec moi. Ils animent mon entourage sans compliquer ma vie ; et c’est le meilleur moyen d’observer leurs mœurs et d’étudier leur caractère. En route, je marche d’ordinaire seul avec un serviteur et un garde ; le reste du détachement suit. Au campement, j’occupe la grande case — ou l’unique case, s’il n’y en a qu’une, ou ma tente, s’il n’y en a pas. Ma petite troupe se répartit comme elle veut alentour, à quelque distance néanmoins pour que je ne sois pas gêné du caquetage de tout ce monde, et seuls pénètrent chez moi mes serviteurs personnels. La nuit, personne ne couche sous mon toit, quand j’en ai un, et si je couche dehors, j’impose à tous une distance d’au moins 30 à 40 mètres, désireux que je suis de jouir en paix de l’espace qui constitue ici l’un de mes privilèges les plus chers. Je suis de nouveau, pour quelque temps, condamné au tippoy, car je vais passer par des endroits où l’on rencontre assez fréquemment la tsétsé. Nous arrivons vers 11 heures au petit village de Banda, sur la rive gauche du fleuve, à 18 kilomètres environ au sud de Fort-Archambault. C’est à 10 kilomètres de là, vers l’ouest, que se trouve le marigot qui m’est signalé et près duquel les lions sont, paraît-il, nombreux. Je déjeune à Banda, je choisis quelques objets qui me sont nécessaires pour passer vingt-quatre ou quarante-huit heures dans les bois, et je me dispose à me mettre en route avec Do, Paki, Denis, Somali, un garde et une demi-douzaine de porteurs, laissant au campement le reste de ma troupe. Quelques instants avant de partir, comme je m’agite, affairé, dans ma case, veillant à ce qu’on n’oublie rien, Denis arrive, d’un air triomphant. Il s’est mal conduit la veille, m’a fait un dîner immangeable pour avoir fêté immodérément la fin du jeûne, que d’ailleurs, étant chrétien, il n’avait pas pratiqué, et cherche visiblement à rentrer en grâce. « Il y a, me dit-il en hâte, une outarde qui se promène tout près du camp. » Il tombe très mal. Je suis maintenant tout au gros gibier. Je n’ai aucune envie de tirer une outarde. Je sors pourtant, par acquit de conscience. Denis, de moins en moins bien inspiré, a attiré l’attention générale ; tout le monde est debout pour assister au trépas de l’imprudent oiseau. Le malheur est que depuis quelque temps, je manque en général quatre oiseaux sur cinq ; je vais probablement me couvrir de ridicule et, en outre, faire perdre confiance à Do qui, soucieux de sa sécurité et de la mienne, se montrera alors beaucoup moins empressé à me mettre en présence d’animaux susceptibles de réagir. Rien de plus fréquent avec les chasseurs noirs, lorsqu’ils accompagnent un Européen. Outre le souci de leur propre personne, ils sentent qu’ils ont un peu la responsabilité de la sienne, sans posséder cependant l’autorité qu’il faudrait quelquefois pour l’obliger à la prudence. Quand, en outre, un animal réputé difficile ne compense ce caractère par aucun avantage matériel bien établi à leurs yeux — grande quantité de viande ou trophée de prix — leur enthousiasme se trouve encore diminué. C’est le cas du lion, dont la peau, dans le centre africain, est sans valeur, parce qu’elle est presque toujours pelée et abîmée par endroits. L’outarde est toujours là. Elle marche avec lenteur. Pendant que je cherche un prétexte pour me dérober, j’entends Somali charger mon fusil derrière moi. Il faut en prendre mon parti. J’avance. J’avance à pas lents. Je n’ose pas taper du pied franchement, cela se verrait ; mais je marche exprès sur les petites branches sèches, je fais du bruit, je tousse un peu. Rien n’y fait. Impassible, ne se doutant de rien, l’outarde continue avec dignité son innocente promenade. Peut-être est-elle sourde ? Voilà bien ma chance. J’arrive à 60 mètres. Somali veut me passer mon fusil. « Toi tirer, toi tirer, bientôt lui partir », me suggère-t-il tout bas. « Trop loin », dis-je d’un ton sans réplique, à haute voix. Mais qu’attend-elle donc ! Il n’y a plus que 50 mètres. Allons ! Il faut s’exécuter. Je prends mon fusil, j’épaule avec lenteur, je vise, je tire. Des ailes, un brusque envol. C’est, près d’elle, un oiseau plus petit que des herbes me cachaient, et qui fuit en hâte. Elle, elle est là. Elle a à peine bougé. Ma balle l’a tuée net. Alors, négligemment, d’un air d’indifférence, comme si nul doute n’était jamais entré dans mon esprit, je mets mon fusil à la bretelle et je rentre à pas lents. Je ne vais même pas la voir. Je laisse Somali courir à elle et lui ouvrir la gorge. Je m’occupe d’autre chose. Je pose. Après cela, enfin, nous partons. Une heure de marche, d’abord, parmi des arbustes serrés. Toute la faune du Jardin des Plantes, grossie de celle du Jardin d’Acclimatation, serait ici que nous ne pourrions la voir, dans la végétation drue qui nous entoure. Au bout de ce temps, une belle plaine, et, tout de suite, un abouhourf (antilope cheval), un tetel, une troupe de sangliers nous apparaissent. Rien de tout cela n’est bien tentant, mais nous avons besoin de deux animaux : l’un pour dîner, l’autre pour attirer les lions. Je donne deux cartouches à Do, deux à Paki ; ils partent chacun vers l’une des antilopes ; je me dirige, avec Somali, vers les sangliers. Mais après une demi-heure, nous nous retrouvons tous quatre sur le sentier sans avoir pu, les uns pas plus que les autres, approcher à bonne portée. Un peu plus loin, une piste de rhinocéros de la veille, puis une nouvelle plaine ; c’est là, d’ailleurs, que nous devons camper. Elle est pleine de tetels. Il y en a deux ou trois cents : trois groupes, disposés en éventail par rapport à nous. Tout à l’extrémité, deux girafes, qui nous ont vues, rentrent rapidement sous bois. La région s’annonce giboyeuse. Do prend le troupeau de gauche, Paki celui du milieu, moi celui de droite. Nous nous hâtons, car une tornade est visiblement imminente ; des nuages couleur d’ardoise nous encerclent complètement. Do tire et blesse, tire encore — je ne vois plus rien se manifester, il a dû manquer. Paki tire une fois et manque. Je tire deux fois et blesse seulement ; une troisième fois, à 100 mètres, sur un gros mâle qui, plus curieux que les autres, s’est arrêté pour me regarder : ma balle l’abat. Comme pour l’outarde, je fais demi-tour, quoique pour une raison différente ; le souffle de la tornade s’élève. Je cours, mais suis gagné de vitesse. J’atteins, sous une tempête de vent, de tonnerre et de pluie, Denis et le groupe des porteurs, qui sont restés à la lisière des arbres. Les braves gens ne s’embarrassent pas pour si peu ; en dix minutes, ma tente est solidement montée. Je leur donne le double toit pour s’abriter aussi. Do, pendant ce temps, me rend compte qu’il a, de son deuxième coup, achevé son antilope. Tout va bien, nous avons ainsi tout ce qu’il nous faut. On laissera l’une des deux bêtes dans la plaine. Demain, à la pointe du jour, nous irons relever les traces près d’elle ; s’il est venu un lion, ainsi que nous en avons l’espoir, nous prendrons immédiatement la piste fraîche. L’animal, repu, ne sera pas allé loin ; et, sur le sol détrempé par l’averse, les empreintes seront nettement inscrites. La tornade, qui dure une partie de la nuit, me permet de me convaincre que ma nouvelle tente résiste très bien. C’est une constatation réconfortante au commencement de la saison des orages. A l’aube, nous allons voir : rien près de l’antilope morte ; les lions ne sont pas venus. Nous quittons la plaine pour nous engager dans la brousse, n’espérant plus rien que du hasard. Après plusieurs traces de girafes, mais de deux jours au moins, nous trouvons l’empreinte fraîche d’un pied de rhinocéros. Hésitation. C’est pour les lions que je suis venu à Banda. Des rhinocéros, je sais où en trouver. Je crains de lâcher la proie pour l’ombre. Après tout, puisque nous marchons à l’aventure, nous avons autant de chances de rencontrer ce que nous cherchons en suivant la piste ; elle est orientée dans un sens satisfaisant par rapport au vent. L’animal a une grosse avance, mais il se retarde en mangeant sans discontinuer, comme en témoignent les petites branches cassées qui jalonnent sa route ; il se couche même de temps en temps. Silencieux et rapides, les yeux à terre, nous marchons à sa suite, sans hésiter, car ses pas sont marqués avec une continuité rare. J’ai conservé les lunettes jaunes que je mets pour me préserver du soleil. Je dis qu’on m’avertisse lorsque nous serons tout près, pour que je les change contre des verres non teintés, avec lesquels je distingue mieux. Il est rare, en effet, dans les endroits boisés, que la présence d’un grand quadrupède se révèle à sa silhouette. C’est, le plus souvent, sa couleur qui le trahit. Il n’apparaît pas tout entier. Une tache d’une nuance insolite, dans la verdure, fixera d’abord l’attention du chasseur. Pour ce motif, des verres de couleur peuvent diminuer la promptitude de la perception. Mais nous sommes encore loin, me dit Do — et il a tort : car, tout d’un coup, il s’arrête net, et Somali, qui me précède à un mètre, me passe mon fusil avec une expression que je connais bien. Il y a, devant nous, à dix mètres, un arbuste, que d’autres entourent. Derrière, le dépassant de la tête et de la croupe, la bête. Elle était couchée. Elle a perçu une présence suspecte. Elle ne nous a encore ni vus, ni sentis, mais, lentement, elle s’est levée, et, de profil, énorme, elle regarde devant elle. Je la mets en joue. Elle entend, et, en hâte, se tourne vers moi : mon coup de feu la surprend au milieu de son mouvement ; je la touche juste à la hauteur du cœur. Elle part aussitôt au grand trot, dans la direction opposée à la nôtre. Je tire encore. Elle disparaît. Nous nous élançons à sa suite. Mais courir, dans cette petite brousse, est difficile ; nous reprenons bientôt une allure normale, et ce n’est qu’un quart d’heure après que nous la retrouvons, arrêtée sous un arbre. Elle repart en nous voyant. Je tire trois fois, Do une fois. Elle tombe, se relève, repart encore, et nous repartons aussi. Bientôt, il est visible que ses forces la trahissent. Enfin elle s’arrête, me fait face à 15 mètres à peine, mais ne semble pas me voir. Je lui envoie deux balles encore ; Do, lui aussi, fait feu deux fois. Elle tombe de nouveau, atteinte au cou, et ne se relève plus. C’est une très grosse femelle. Chasse heureuse, comme on le voit, mais sans péripéties intéressantes. Elle a duré une heure et demie en tout. Après une pause d’une heure et demie encore — photographie, enlèvement des cornes, prélèvement d’organes pour le Muséum — nous nous remettons en quête de traces de lion. La promenade est agréable, le site plaisant : des arbres de taille moyenne, de formes pittoresques, d’un vert frais, semés à peu de distance les uns des autres sur un sol où se montrent, tantôt un beau sable à la croûte résistante, tantôt une herbe fine, courte, toute nouvelle, qui met un tapis de soie claire sous nos pas. Nous ne rencontrons que des tetels, une antilope de petite taille, et deux longs quadrupèdes de la grosseur et de la couleur d’un renard, mais plus bas sur pattes, dont le nom, ici, est lolokadjia, durban en arabe, et que je ne connais pas. A 11 heures, nous regagnons le camp. Bientôt arrivent une dizaine de femmes de Banda. Elles nous apportent des bourmas pour l’eau. Nous n’avions oublié que cela. De taille moyenne, les plus jeunes sont de proportions très harmonieuses. Les autres sont lourdes. Toutes sont nues, à part un petit triangle de cotonnade placé comme il sied. J’ai appris ce matin, moitié par expérience, moitié par les réponses de Do et de Paki, que lorsqu’un rhinocéros fait face, il est vain de tirer à l’épaule ; le front, d’autre part, n’est pas vulnérable. Il faut viser le poitrail, s’il lève la tête, sinon, le défaut antérieur de l’épaule ou, mieux encore, quand on le peut, se déplacer, afin de le voir au moins de trois quarts : ceci, de même que tout ce qui suivra, s’applique au fusil dont je me sers. Je ne parle pas des armes de gros calibre, puisque je n’en ai pas. Nous battons l’après-midi un nouveau secteur. En dieux heures de marche rapide, nous ne relevons pas une seule empreinte intéressante. Ou le grand gibier, très capricieux et très mobile, a quitté la région, le rhinocéros de ce matin n’étant alors qu’un attardé, ou Do ne juge pas mon tir suffisamment précis, et s’arrange pour me ménager un minimum d’occasions. Je tue encore une antilope pour mes hommes. Mais m’apercevant, lorsque, vers cinq heures, j’exprime le désir de prendre mon tub, qu’ils ont négligé d’aller chercher la provision d’eau qui m’est nécessaire, afin de pouvoir manger plus vite, je reprends la viande et je la fais brûler sous mes yeux. Leur gourmandise en souffrira, mais non leur appétit lui-même, car ils ont avec eux une large provision de mil — leur nourriture ordinaire ; aussi puis-je me permettre sans inhumanité cette petite punition. Puis je tiens conseil avec Do et Paki — Paki, tant que Do est là, se borne à nous accompagner et à exprimer des avis ; je ne veux pas plus d’un chasseur armé avec moi. Nous décidons de repartir pour Banda le lendemain matin. Après quoi nous passerons le fleuve et tâcherons de gagner le soir même le petit village de Bambara, qui m’est également signalé comme un centre excellent, et qui, de toute manière, se trouve sur notre route vers l’Est. Au lever du jour, on plie ma tente. Les méharistes de nos compagnies sahariennes, si supérieurs pour tout ce qui concerne le désert, et ceux de nos sections soudanaises, il y a deux ans, n’ont jamais pu procéder convenablement ni au remontage ni au démontage de celle-ci. C’étaient toujours des à-coups, de faux mouvements, dont mon pauvre matériel souffrait d’une manière de plus en plus évidente. Je suis surpris de l’adresse et du soin avec lesquels les porteurs Saras s’acquittent de cette opération, sous la direction éclairée du savant Denis, il faut le dire. Le point faible de beaucoup de tentes, c’est, à mon avis, la tige métallique qui, fixée à la partie supérieure de chacun des deux montants, dont elle prolonge l’axe de quelques centimètres, reçoit l’extrémité, trouée pour son passage, de la traverse constituant l’arête du toit. Si, durant le dressage, l’homme qui tient l’un des montants l’incline à droite, pendant que celui qui tient l’autre l’incline à gauche, ce qui se produit constamment, les trous de la traverse, qui restent parallèles entre eux, exercent, sur ces tiges métalliques, un effort de torsion qui, souvent répété, les coude d’abord, les brise ensuite, et rend alors la tente inutilisable. Faire donner aux tiges menacées un diamètre qui leur assure une très grande résistance, vérifier en même temps si le collier métallique qui enserre et consolide le bois dans lequel elles sont plantées, est d’une bonne épaisseur, ne pas mettre la clavette qui empêche les deux parties de la traverse horizontale de tourner l’une dans l’autre, emporter, par surcroît de précaution, un montant de rechange, ou simplement une moitié supérieure de montant, tels sont les moyens que j’emploie pour parer à cet inconvénient, et sauvegarder tout ensemble mon confort, mon hygiène et mon repos. Je déjeune à Banda, où je trouve ma case pleine de termites. Ils ont vite remarqué ma présence, et dès ce moment, ils commencent à se laisser tomber du toit, sur ma tête, sur mes épaules, sur ma table, où mon assiette et mon verre ne sont pas épargnés. Ils sont inoffensifs, ne mangeant que les effets — avec une incroyable célérité, du reste, comme je l’ai déjà dit ; mais ces espèces de grosses fourmis blanchâtres restent d’un commerce sans agrément. Je viens de parler de mon verre : une indication pratique à ce propos. Si l’on vient, en route, à perdre son gobelet, et qu’on ne veuille pas boire dans une calebasse, on prend une bouteille — il est bien rare qu’on n’en ait pas dans ses bagages — et on la ceinture, à mi-hauteur, de deux grosses ficelles ou cordelettes bien serrées, séparées entre elles par un espace d’un centimètre. Elles auront pour objet d’empêcher une troisième ficelle, dont je vais expliquer le rôle, de s’écarter à droite ou à gauche. Cette troisième ficelle, d’un mètre environ, sera nouée par l’une de ses extrémités à un point fixe, le tronc d’un arbre par exemple ; à l’autre extrémité on attachera par le milieu une petite traverse de bois d’une quinzaine de centimètres ; un homme, faisant face au point fixe, prendra la ficelle, la passera une fois autour de la bouteille entre les deux cordelettes guides, sans la nouer, et, rapprochant ses jambes l’une de l’autre, la maintiendra entre elles, tendue, au moyen de la traverse. Alors, prenant la bouteille à deux mains, il imprimera à celle-ci un mouvement de va-et-vient entre le point fixe et ses jambes de manière à échauffer, par frottement, la surface en contact avec la ficelle ; il suffira de quelques instants, après lesquels un aide versera doucement, sur ce verre chaud, un peu d’eau froide ; le verre se cassera, et la bouteille sera divisée en deux par une section circulaire, la partie inférieure constituant un robuste et profond gobelet. On limera ensuite légèrement les bords afin d’aplanir les saillies coupantes. Une autre recette. J’ai déjà dit ce qu’est un photophore ; cela se casse ; d’une manière générale, il n’est guère d’objet, si solide soit-il, qui résiste longtemps aux soins quotidiens d’un serviteur noir. On peut alors remplacer le bougeoir par un gobelet de ce genre ; pour le verre, on prendra la partie supérieure d’une bouteille de la forme dite de Saint-Galmier, coupée à une hauteur choisie de telle manière que son diamètre, à cet endroit, soit un peu inférieur à celui de la partie « bougeoir », et privée, toujours par le même procédé, de sa partie la plus rétrécie — le goulot ; cela donnera une sorte de tronc de cône. On remplira le « bougeoir » d’un sable dans lequel on plantera la bougie et sur lequel on posera le verre. C’est là une seconde application de l’opération facile que je viens de décrire — et une raison de plus pour avoir toujours avec soi trois ou quatre bouteilles vides. Nous partons après déjeuner. Le Chari présente bientôt un gué dont nous profitons ; puis nous nous enfonçons, par un étroit sentier, dans une brousse basse, verte, claire et gaie. La nuit que je passe au petit campement Bambara, isolé en plein bois, est marquée par une violente tornade. L’eau coule à travers le toit de ma case et a bientôt inondé mon lit. Je me lève et j’attends la fin ; cela dure une heure ; puis, sur une natte demeurée à peu près sèche, je retrouve repos et sommeil. Le lendemain matin, 22 mai, nous partons pour la chasse un peu après 6 heures, dans la direction du Sud-Est. Notre intention est de décrire un demi-cercle de ce côté, le matin ; un autre, du côté opposé, l’après-midi. Les circonstances, d’ailleurs, devaient en décider autrement. Nous entrons tout de suite dans ce que j’appellerai la petite brousse, très fréquente sous cette latitude ; elle est faite d’arbustes de 3 à 4 mètres, rapprochés sans être pressés ; entre leurs troncs grêles croît parfois une herbe dure, longue d’un mètre environ, tantôt droite, tantôt couchée et, dans ce cas, gênante pour la marche, parce que le pied s’y prend. Après avoir relevé quelques empreintes, malheureusement anciennes, de buffles et d’élans, — je passe sous silence le petit gibier — nous traversons une dépression herbeuse dont le fond retient encore un peu d’eau, puis nous tombons sur une piste fraîche de rhinocéros que je décide de suivre. A la petite brousse succède bientôt une végétation plus riante ; une herbe verte comme du gazon, encore si courte qu’elle semble rasée, tapisse agréablement un sol plan où de gros arbres mettent de nombreuses taches d’ombre. Le tronc de beaucoup d’entre eux s’enchâsse jusqu’à deux et trois mètres dans l’argile jaune d’une termitière ; des lianes, des broussailles s’élancent de leur pied pour rejoindre en désordre leurs premières branches. Nous observons, chemin faisant, des empreintes de girafes et d’autres empreintes de buffles, mais toutes de la veille. [Illustration : Un hippopotame, tué quelques heures plus tôt, est ramené au rivage pour y être dépecé. (Page 172.)] [Illustration : Femmes Saras à soundous, dans la région de Kiya-bé. (Pages 174 et 406.)] Quoique nous marchions très rapidement, il ne semble pas que nous gagnions de terrain. Je commence à désespérer, quand, vers 10 heures, Do et Somali, qui me précèdent, s’arrêtent brusquement, reculent d’un pas et se baissent. Somali, sans parler, vite, me passe mon fusil et me montre un point, devant lui. Je regarde, mais il y a, à une quinzaine de mètres, derrière un arbuste aux branches étalées, une grosse termitière qui me bouche la vue. « Là, là », me dit tout bas Somali, sur un ton pressant. Je ne vois toujours rien, c’est à ne pas comprendre. Je fais doucement un pas vers la droite. La termitière, à ma stupeur, se déplace du même côté, avec un reniflement sonore : c’est le rhinocéros en personne. Il s’est roulé dans la boue argileuse, et en a pris la couleur et l’aspect. Ce n’est pas toujours un avantage de trop approcher son gibier, à moins qu’on ne l’ait vu de loin et qu’on ne se soit dirigé en conséquence. Il devient, en effet, très difficile de manœuvrer sans attirer son attention. Or il ne faut pas oublier que sur les animaux d’une certaine taille, et, je le répète, avec un fusil de petit calibre, il n’y a que quelques points où la balle produise un effet appréciable ; toucher ailleurs, c’est, pour le résultat de la chasse, exactement comme si on ne touchait pas. On peut ainsi manquer une occasion qui laisse d’autant plus de regrets qu’elle semblait, à première vue, plus favorable. On risque encore, si la bête est irritable, de déterminer une réaction, et d’avoir alors bien peu de temps pour aviser. Mon rhinocéros, justement, est aussi mal placé que possible : il se présente de face, a la tête baissée, et me regarde. Au front, ma balle ne traversera probablement pas son crâne. Je ne vois pas son poitrail, qui serait, lui, vulnérable. Je me décide à viser l’épaule et, la situation comportant une certaine circonspection, je fais signe à Do de se préparer à tirer aussi. Nos deux coups portent. Pendant que je recharge en toute hâte, prêt à sauter de côté, la bête fait un demi à gauche et se sauve au grand trot. Do se précipite à sa suite, et m’empêche par là de placer une deuxième balle. Paki, puis moi, puis Somali, nous suivons à toutes jambes. La difficulté du terrain — nous venons de rentrer dans la petite brousse, et il y a des herbes et des trous — nous oblige, après quelques minutes, à reprendre notre allure habituelle, et, silencieux, attentifs aux indices, à pas pressés, nous marchons sur les traces. Je ne les trouve pas encourageantes. Un peu de sang d’abord, puis rien. Un court sillon que le membre antérieur droit creuse parfois dans le sol atteste une fracture, mais c’est insuffisant pour donner la certitude du succès final. A 10 h. 50, pourtant, le terrain révèle une chute ; à 11 h. 45, nous constatons que l’animal est encore tombé ; aucun arrêt prolongé, néanmoins. Il nous emmène souvent, maintenant, dans de hautes herbes serrées, où, malgré toute notre ardeur à le rejoindre, nous souhaitons chaque fois ne pas le rencontrer. Nous ne l’y verrions pas à un mètre. S’il nous sentait, nous l’aurions sur nous dans l’instant. Nous les traversons, pas à pas, l’oreille aux aguets, le fusil prêt, et c’est chaque fois avec satisfaction que nous en sortons. Nous nous arrêtons dix minutes. Puis, comme nous nous éloignons de plus en plus, j’envoie un homme à Bambara dire que tout le monde se mette en route pour le village de Motokaba, dont nous suivons sensiblement, me dit-on, la direction. A 1 heure, nouveau repos, d’une demi-heure cette fois. Il est troublé par une multitude de petites mouches, qui s’assemblent en essaims, tourbillonnent autour de nos têtes, se posent sur nous, entrent dans nos yeux, dans notre bouche, dans nos oreilles. Elles ne piquent pas, mais sont odieuses quand même ; en outre, si lentes à s’envoler que chaque fois qu’on veut les chasser, on en écrase cinq ou six ; elles laissent alors sur la peau une odeur pénétrante et désagréable. Leur nombre augmente de plus en plus, et malgré que la fatigue commence à se faire sentir, c’est avec soulagement que nous reprenons notre marche. Cette halte avait aussi, d’ailleurs, un motif tactique. En voyant que l’animal ne s’arrêtait pas, j’ai pensé que nous le suivions peut-être de trop près, et que le bruit constant de notre approche le privait de la quiétude nécessaire à la pause et peut-être au sommeil qui auraient pu nous le livrer. A deux heures, il marchait toujours. Nous tînmes un rapide conciliabule ; Do et Paki qui, au début s’étaient montrés pleins de confiance dans le succès, se trouvèrent d’accord pour exprimer cette fois un avis pessimiste. Cette persistance de la bête à fuir sans arrêt, ou presque, déroutait leurs prévisions. Son avance, maintenant, ne cessait d’augmenter. Il n’y avait plus grand’chose à espérer. Je me suis rangé, non sans regret, à cet avis de l’expérience. J’avais, je m’en suis rendu compte ensuite, commis une faute dès le début. Au lieu de tirer dans des conditions si défavorables, j’aurais dû mettre en joue simplement, et attendre. L’arbuste qui me séparait du rhinocéros était assez résistant pour qu’il ne pût me charger sans le tourner d’abord. Au surplus, il n’était pas sûr qu’il me chargeât, et peut-être aurait-il simplement détalé. Dans les deux cas, je l’aurais vu un instant de côté et c’était suffisant pour loger utilement ma balle. Une balle mal placée nuit plus qu’elle ne sert. C’est un coup de fouet qu’on donne à un animal qu’on veut approcher. A 4 h. 30, nous sommes arrivés à Motokaba ; nous avions fait à peu près 45 kilomètres, en grande partie sous le soleil, et pour rien. Mes serviteurs m’y ont rejoint vers huit heures, m’apportant à la fois mon déjeuner et mon dîner. Une nouvelle tornade, un toit dans le même état que celui de la veille, me ménageaient encore une douche pour la nuit. C’est peut-être ce qui m’a reposé, car je me suis réveillé vers 5 heures dispos, les pieds intacts et les jambes légères. Tous les secrets de l’hygiène ne sont pas connus. J’ai immédiatement réglé les détails de la journée : départ de Do, que je n’avais engagé que pour trois jours, et sur l’assurance qu’il m’avait donnée de me faire trouver un lion ; il est d’ailleurs d’une suffisance dont je ne saurais m’accommoder longtemps ; observations bien senties au chef, sur l’état du toit de son campement ; paiement des vivres fournis par le village ; fixation de l’étape du jour — Béguégué — où Denis, Ahmed, les gardes et les porteurs vont se rendre directement, pendant qu’avec Paki et Somali, je tenterai de nouveau la fortune. Aujourd’hui, il me faut absolument refaire ma provision de viande. Tout le monde est fatigué ; c’est, actuellement, pour nous, un aliment indispensable. Si nous ne rencontrons rien d’intéressant, nous nous attaquerons aux tetels. J’abandonnerai à Paki, selon mon habitude lorsque j’ai un chasseur avec moi, le soin de cette opération sans attrait. Nous coupons d’abord des pistes anciennes d’hyènes, d’éléphants, d’élans, puis nous tombons sur des empreintes de girafes datant de quelques minutes. Bientôt, à 500 mètres, j’aperçois trois de ces animaux. L’endroit est très favorable à l’approche : plaine découverte, avec de petits arbres clairsemés aux branches descendant jusqu’à terre ; on peut marcher vite, et voir constamment sans cesser de se couvrir. Une demi-heure après, les trois grands corps clairs tachés de fauve sont étendus immobiles sur le sol. Je ne comptais pas tuer de girafes cette année. Ce sont des êtres doux et décoratifs, et ce massacre me répugne un peu. Mais, comme je l’ai dit tout à l’heure, il me fallait me réapprovisionner en viande ; et je préfère, les jours qui vont venir, ne pas être obligé de tirer des antilopes, parce que les coups de fusil risqueraient d’inquiéter et d’éloigner l’espèce de gibier que je recherche. J’ajoute que la viande de la girafe est de beaucoup la meilleure que j’aie mangé sous cette latitude. Une antilope, nous en verrons une tout à l’heure, si familière que nous nous en amusons tous ; elle nous regarde, s’approche, s’arrête, puis nous suit. Pour un peu, elle nous accompagnerait au campement. Après elle, une autre troupe de girafes croise ma route, à 200 mètres. Je les épargne cette fois. Vers dix heures et demie — il y a quatre heures que nous avons quitté Motokaba — nous nous arrêtons un quart d’heure. Je mange une sorte de gros navet sauvage qui, à défaut de goût, est très aqueux et désaltère ; il y en a une assez grande quantité, et de temps à autre les hommes en déterrent un ou deux. On trouve aussi dans toute la région des fruits ronds, de la couleur d’une prune de mirabelle, un peu plus gros, à la fois sucrés, amers et acides, très rafraîchissants. Leur nom, en arabe, est amedeke. Puis d’affreuses petites mouches semblables à celles d’hier s’assemblent autour de nous et nous chassent. A 11 heures, nous apercevons les quelques cases de Béguégué. Les villages de la région ont l’accueil agréable et empressé. J’aime du reste les Saras d’ici, honnêtes et travailleurs. Dès qu’on arrive, les femmes se précipitent, armées de petits balais faits de faisceaux de paille, et nettoient le sol, gaiement, comme satisfaites de voir un hôte. Leur costume est plus que simple : j’ai déjà parlé de la branche de feuillage qu’elles portent par derrière en petite queue pudiquement étalée ; quelques verroteries, avec cela ; nous ne sommes pas encore chez les tribus où elles enchassent dans leurs lèvres les plateaux dits soundous. Elles dédaignent les artifices de coiffure, et y gagnent en propreté : leurs cheveux sont tantôt ras, tantôt complètement rasés. Je comptais repartir vers 4 heures, mais une tornade m’a bloqué au campement. La nuit m’a fait concevoir quelque espérance de trouver le lion que j’ambitionne. Des rugissements se sont fait entendre à faible distance du village. A six heures moins vingt, je me suis mis en route avec Paki, Somali, et quatre hommes de l’endroit qui nous serviront d’auxiliaires dans la recherche des pistes. Comme toujours, à part moi-même, Paki est seul à disposer d’une arme à feu. Nous traversons d’abord une belle plaine herbeuse irrégulièrement boisée, où se montrent deux ou trois katanbourous ; à six heures nous atteignons le bahr Aouk, où des hippopotames nombreux affleurent et disparaissent tour à tour. Sa largeur est, à ce point, d’une soixantaine de mètres. Ses rives, que de beaux arbres ombragent, sont plaisantes, gaies et pittoresques. Une brise légère nous apporte par instants les parfums d’invisibles fleurs. La marche est agréable, dans l’atmosphère qu’a rafraîchie la pluie de la veille. Un peu plus loin, nous traversons le bahr, facilement : l’eau ne dépasse guère notre ceinture. Ensuite, nous avons une fausse joie : l’oiseau bien connu des chasseurs s’est fait entendre. Compagnon habituel du buffle, de la girafe, de l’éléphant et du rhinocéros, son trille grasseyant annonce d’ordinaire le proche voisinage d’un de ces animaux. Nous nous dirigeons vite de son côté ; mais nous ne trouvons ni gibier ni empreinte. Nous nous arrêtons un instant après pour déterminer la date, douteuse à première vue, d’une trace de panthère. Elle est de la veille. Notre marche nous conduit maintenant dans ces belles clairières à îlots ombreux que je connais déjà ; nous entendons encore l’oiseau, et son appel, de nouveau, est mensonger. Nous relevons des empreintes de rhinocéros, de deux jours ; de singe aussi. Puis nous entrons dans la petite brousse, où nous ne trouvons d’ailleurs rien de plus. A huit heures, nous n’avons pas encore coupé la piste du lion. Cependant, c’est bien de ce côté qu’on l’avait entendu. Nous modifions légèrement notre direction, afin de décrire un arc de cercle dont la dernière partie nous ramènera vers le village. Somali me montre dans un arbre, tout près de nous, une longue queue fine que je prends d’abord pour celle d’un grand lézard, et qui appartient à un petit serpent. Nous traversons vers neuf heures un bras du bahr, à sec : c’est une dépression de forme irrégulière, encaissée, sablée, au milieu de laquelle se dressent quelques arbres ; chacun d’eux sort d’un monticule de terre que ses racines ont retenue pendant que l’eau creusait alentour. Paki me dit que c’est un lieu d’élection pour les lions. La sauvagerie de l’endroit est bien faite pour s’harmoniser avec la présence de tels hôtes. Mais là encore, nous ne relevons aucun indice de leur présence. Voici le bras principal du bahr. Nous le passons comme la première fois et nous nous engageons dans une grande plaine à l’herbe jaunie. Un troupeau d’hamrayas s’arrête près de nous, dont je prends une photographie. Un peu plus loin, Paki se baisse et examine le sol longuement. Somali et l’un des pisteurs, qui portent mes fusils, s’approchent à leur tour. Je les rejoins. Ce sont les traces cherchées, enfin. Il s’agit maintenant de voir où s’est dirigé l’animal. Les hommes se dispersent, cherchent, courbés vers la terre, attentifs aux moindres anomalies. La piste va et vient sur un petit espace ; elle n’accuse pas d’orientation déterminée. Puis, on la perd. D’ailleurs elle était déjà un peu vieille : du début de la nuit. Rencontrer un lion sans le chercher, soudain, c’est un hasard, mais qui n’a rien d’exceptionnel, encore que les fauves restent souvent cachés toute une partie du jour et circulent principalement après le coucher du soleil. Le rejoindre en suivant ses traces est, en revanche, une entreprise qui exige des circonstances particulièrement favorables. Le lion, comme tous les félins, a des griffes rétractiles, qu’il tient ordinairement rentrées, et qui, par conséquent, ne marquent pas le sol. Quant à ses pattes elles-mêmes, elles sont arrondies et relativement molles, de sorte qu’elles ne s’impriment que sur les terrains très meubles ou détrempés. C’est ainsi qu’on peut marcher sur une piste de lion pendant plusieurs heures, et la voir tout d’un coup s’interrompre définitivement. Le procédé le moins aléatoire consiste à ménager à l’animal, dans un endroit où l’on croit qu’il viendra, la possibilité d’un repas copieux. Rassasié, il ne va presque jamais loin. Il se couche, alourdi, dans le plus proche voisinage, et on l’y découvre facilement. Ce système présente un avantage : lorsqu’il est repu, le lion prend de l’assurance ; au lieu de fuir aussitôt qu’il aperçoit l’homme, ainsi qu’il le fait le plus souvent, il cède alors la place de mauvaise grâce, lentement, de sorte qu’on a plus de temps pour le tirer. Toutes ces remarques s’appliquent aux panthères ; il faut noter seulement que celles-ci grimpent volontiers dans les arbres pour dormir : du moins me l’a-t-on dit, je ne l’ai pas vu moi-même. Je décide finalement de tuer un hippopotame, puisqu’il y en a tout près. Les allées et venues que nous avons constatées cherchaient certainement à surprendre les petits de ces animaux au cours de leurs pérégrinations nocturnes. Nous le laisserons sur place et, demain, au jour, nous viendrons voir. Si cette invitation discrète attire quelque convive de qualité, nul doute que nous le trouvions ensuite sans peine. Nous nous dirigeons vers le fleuve. Les empreintes des hippopotames sont très nombreuses. On les prendrait pour des traces de rhinocéros, si elles n’étaient un peu plus allongées et ne présentaient quatre saillies onglées au lieu de trois. Il y en a en ce moment une dizaine qui viennent les uns après les autres souffler à la surface de l’eau. Je tire, je retire, et à ma septième balle je n’ai encore obtenu aucun résultat. Je m’impatiente ; cette chasse est stupide ; je m’irrite tout à la fois de l’avoir tentée, et des insuccès qui la marquent. En voilà assez. Nous partons. Un peu plus loin, désireux de savoir si je dois douter de mon adresse ou de mes cartouches, je fais un essai sur un arbre. Il est assez satisfaisant. Je suis seul coupable. Alors, je me calme, je reviens, je tire cinq fois encore, et je touche deux fois sur les cinq. L’un des animaux commence ses contorsions d’agonie. Son ventre émerge, rentre. Sa tête, brusquement, se dresse hors de l’eau, se renverse en arrière, disparaît. Mais la blessure est très visible. Il a, sous l’oreille, une large tache rouge. Il sera mort dans quelques instants. Je rentre déjeuner au village. J’ai maintenant un bon entraînement. Quand je reviens — en tippoy, car j’ai assez marché le matin — la victime de mon jeu de massacre flotte, montrant son abdomen d’un jaune rosé. On la tire, non sans difficulté, sur le rivage. C’est une femelle. Elle mesure 3 mètres de l’extrémité du museau à la naissance de la queue. Ses paupières, le tour de ses yeux, ses joues, sont de la même teinte jaune rosé, sa nuque brune, entre deux oreilles presque roses, son muffle gris, tout piqueté. Les hommes l’ouvrent, pour que les lions en sentent mieux les émanations. Je m’éloigne au même moment pour les éviter. Je rentre à cinq heures et demie à mon campement animé et paisible ; la viande des girafes se fume lentement, au-dessus de feux que des groupes d’indigènes entourent. Le ciel, vers l’est, est couleur d’ardoise. Notre nuit aura sa tornade. Ahmed m’apporte un petit rongeur à la queue touffue, au joli pelage, de la taille d’un rat, qu’il appelle sabarou. Je m’en amuse quelques instants, puis je le remets en liberté. Le lendemain, nous ne trouvons que des empreintes d’hyènes. Après quoi nous marchons quatre heures dans la petite brousse sans voir absolument rien. Le surlendemain, nos constatations sont encore négatives. J’envoie les porteurs et mes serviteurs à Gongo, et je m’y rends par la brousse, où sont des traces nombreuses, — toutes de la veille, c’est de la malechance. Las de ces marches inutiles, où s’usent vainement mes forces, je charge trois hommes de Gongo d’aller inspecter les environs. Ils rapportent, le soir, que le nombre, la diversité et la date des pistes sont encourageants ; le gibier n’a pas déserté la région. Nous faisons le lendemain une vingtaine de kilomètres, et malgré leur pronostic, nous ne trouvons que quelques empreintes de girafe, datant du matin, et celles de trois sangliers, d’antilopes, puis une troupe d’aigrettes. Je rentre sans avoir brûlé une cartouche, et je fais lever le camp afin de coucher à Diabata, autre petit village peu éloigné. Je dispose d’un temps limité, puisqu’il me faut être au Ouadaï avant la fin du mois de juillet, et que d’ailleurs les pluies m’obligeront bientôt, de toute manière, à quitter la zone giboyeuse afin de remonter vers le nord, où elles sont un peu plus tardives. Tandis que je rumine ma mauvaise humeur, Somali, triomphalement, me révèle qu’il a trouvé la cause de nos déceptions successives. Avec Paki, il a, sans m’en parler, consulté un homme de Gongo, qu’on sait expert dans l’art de percer les mystères. Après de savantes opérations, celui-ci lui a livré la clef de notre triste situation. La lumière, enfin, est faite. Maintenant, il faut aviser. Je l’interroge. Et comme c’est simple ! Je me rappelle bien qu’à Banda, parce que les hommes m’avaient mécontenté, j’ai fait brûler la viande d’une antilope ? Ce fait devait avoir des conséquences que j’étais bien loin de soupçonner. C’est en lui, en lui seul, a révélé le sorcier, qu’il convient de voir la cause de mes échecs. Je ne rencontrerai plus de grand gibier désormais. Ainsi en ont décidé les puissances occultes, soulevées contre moi par cet acte attentatoire aux droits de la gloutonnerie. Mais cet homme éclairé a eu soin d’indiquer, en même temps, un moyen de réparer tout le mal. Il suffit que je prenne la même quantité de viande, que je la présente quelque temps à un feu en ayant soin de ne pas la brûler à nouveau, et que je la fasse jeter ensuite, non loin de là, dans la brousse, où il est plus que vraisemblable qu’elle ne sera pas perdue pour tout le monde. Je ne sais pas trop comment je dois accueillir la communication de Somali. Si ce nigaud venait, avec Paki, à se mettre en tête qu’un mauvais sort est désormais attaché à mes chasses, je risquerais fort, guidé par eux, de ne plus rencontrer souvent le genre d’animaux que je désire. Nous avons appris hier que deux chasseurs indigènes ont été tués tout dernièrement, à peu de jours de distance, l’un par un éléphant, l’autre par un rhinocéros ; la crainte de subir le même sort déterminerait bien vite, chez les miens, une secrète résolution dont je supporterais les désagréables conséquences. Je lui demande d’abord d’un air aimable si ce personnage à l’heureuse clairvoyance est parmi les hommes de Gongo qui nous accompagnent. Non. Il n’est même pas au village. Il s’est absenté momentanément. Je réponds alors que je regrette d’autant plus de ne pouvoir faire sa connaissance que je possède une cravache parfaite, avec laquelle, bien plus sûrement que par tout autre moyen, j’excelle à conjurer l’effet des maléfices de ce genre. Il comprend et se met à rire. Notre entretien ne va pas plus loin. Je pars le lendemain de bonne heure avec l’intention de déjeuner à Oua, très petit groupement Sara, tout proche, et de gagner Kiya bé, l’après-midi, par la brousse. Deux heures plus tard, j’aperçois, à 200 mètres du sentier, un troupeau d’abouhourf, grandes antilopes, je l’ai dit, à crinière en brosse. Je n’en ai jamais tué de cette espèce, et notre provision de viande est de nouveau épuisée. Je m’approche un peu, et à 100 mètres, j’en abats une d’une seule balle. Je regarde Somali. Mais c’est lui qui prend la parole. Rien d’étonnant. Il s’est livré la veille au soir à l’opération suggérée. Maintenant, c’est fini, me dit-il, nous allons avoir du gibier tous les jours. Il est grand temps. J’en accepte l’augure. Nous trouvons, à Oua, les premières femmes à soundous. Quant au grand gibier, qui m’intéresserait davantage, la situation se précise encore ; il n’y en a pas aux environs. En revanche, j’ai une consolation ; on me fournit cette fois une explication. Des Arabes de Melfi viennent de chasser à cheval, à la sagaie, dans tout le pays. Ils ont abattu des élans, des buffles ; et les animaux sont partis plus loin. Ces chasseurs indigènes, s’ils tuent relativement peu — je ne parle pas de ceux, en très petit nombre, qui sont autorisés à chasser au fusil — restent néanmoins, pour le grand gibier, si farouche, si vite inquiet, de dangereux ennemis. Nombreux, résistants, braves d’ailleurs, ils le pourchassent longuement, l’affolent, et par la ténacité de leur poursuite, par l’agitation dont s’accompagnent leurs entreprises, ils le troublent profondément dans sa quiétude, nuisent à son alimentation, à sa reproduction, à la multiplication des individus en même temps qu’à la qualité de l’espèce. Je me remets en route à 2 heures, et après deux heures de tippoy et deux heures de marche au cours desquelles je passe le bahr Keita, large, divisé, et d’ailleurs presque à sec, j’arrive à Kiya bé. C’est un grand village formé de plusieurs quartiers, dont chacun est entouré d’une longue clôture de seccos. On voit, dépassant celle-ci, les toits généralement coniques, parfois hémisphériques, de nombreuses cases de paille. Ces quartiers sont séparés les uns des autres par des rues droites et propres ; elles rayonnent régulièrement autour d’une vaste place et se perdent bientôt dans les défrichements plantés d’arbres et de mil qui baignent les abords du village d’une immense mer de verdure. Sur la place même donne la maison du chef, haute, étroite, flanquée de deux tourelles, unique par cette architecture inusitée ici. Tout près subsistent, plus importantes, les constructions d’un ancien poste, devenu un excellent campement. De beaux arbres au feuillage foncé et dru, aux cimes amples et arrondies, l’ombragent par endroits. L’ensemble est agréable, riant et paisible, et réunit les caractères de la plupart des localités de moindre importance que le voyageur rencontre ensuite, vers l’est, jusqu’aux pâturages du Salamat. Toute cette région m’est familière ; j’y retrouve, presque à chaque pas, les souvenirs d’un séjour antérieur. CHAPITRE III LE BAHR HADID ET LE BAHR KEITA Je n’ai passé à Kiya bé que la soirée et la nuit. Je n’avais rien à y faire. J’avais hâte de me remettre à chasser, tout en me dirigeant vers Am Timane, d’où je devais gagner Abéché. Banale a été la journée suivante : une étape de 30 kilomètres que ne marque aucun incident. La route est magnifique, large de 15 mètres, soigneusement aplanie. Depuis le monoroue jusqu’au chariot à bœufs, des véhicules à roues rendraient de grands services dans ce pays ; l’automobile elle-même y passerait aisément. D’ailleurs l’administration emploie cette dernière, déjà, dans une partie du Tchad et de l’Oubangui. De chaque côté, une végétation uniforme, basse, épaisse, très verte, fait la haie sur notre passage. Nous n’arrivons qu’à 9 heures du soir. Il y a peu de moustiques, le clair de lune est éclatant, et dans la petite enceinte qui circonscrit les trois cases du campement, sous l’arbre immense dont les sombres rameaux l’ombragent tout entier, j’attends sans impatience que Denis ait achevé la confection de mon menu de chaque jour et de chaque repas : des œufs, un de ces très petits poulets décharnés et coriaces qui sont la spécialité du pays, du riz, du café ; comme boisson, de l’eau bouillie, que je filtre à travers un peu de coton hydrophile lorsqu’elle est trop épaisse. Je m’amuse à observer Khadidja, la sœur de la femme de Paki. Elle est née d’un Égyptien d’El Facher, et d’une Arabe du Salamat. Elle est noire, longue et étroite. Elle parle d’une voix nasillarde et plaintive, et semble toujours sous le coup d’une catastrophe. Tout pour elle est difficulté. Elle n’est pas faite pour les voyages. Elle est là, à quelque distance, paresseusement étendue sur sa natte. Elle porte un pagne bleu sombre, une petite blouse de cotonnade noire dont elle paraît très fière, et que Faadmé, la femme de Denis, lui a prêtée. Les échanges de vêtements se font constamment entre indigènes, du moins entre ceux qui en portent. Hier, elle s’est fait coiffer. Elle a maintenant une corne de cheveux qui, de la partie antérieure de la tête, s’incurve, en se rétrécissant, vers l’arrière ; sur les côtés, une multitude de petites tresses descendent de part et d’autre de la raie médiane et se terminent en grosses touffes crépues. Le haut du front est rasé. Aujourd’hui elle complète cette parure en se rougissant les dents par le procédé habituel, kola et fleur de tabac. La femme de Paki, à dessein peut-être, car elle a beaucoup à apprendre en matière de travaux domestiques, la laisse s’organiser elle-même. Elle se donne beaucoup de peine, avec la minuscule Hâmé, pour préparer ses repas, faire ses provisions dans les villages, satisfaire aux nécessités de la vie nomade que j’impose à mes gens. Elle sait que je n’entends pas être importuné sans nécessité. De temps à autre seulement, quand elle atteint le comble du désarroi, elle se rappelle que si je suis le chef, je suis aussi le protecteur. Alors elle vient me trouver comme sa ressource suprême, et me met au courant de ses difficultés ; ce sont les gens du village qui ne lui ont pas apporté de farine de mil, ou de daou-daoua, ou de derraba, condiments recherchés ; ou bien, c’est sa sœur, de mauvaise humeur ce jour-là, qui lui refuse soudain le précieux concours de son expérience. Elle est bien intimidée pour m’expliquer cela ; elle termine en levant un peu les bras, puis les laissant retomber le long de son corps, pour m’exprimer son découragement, son impuissance, s’excuser de me déranger ainsi. Maintenant, comme elle est fatiguée, elle se fait masser, sous l’arbre où elle a élu domicile. Elle est couchée à plat ventre, toute vêtue, et debout sur son dos, la petite Hâmé lui piétine doucement les épaules, les reins, les jambes. A Fort-Archambault, on m’avait dit, de cette Hâmé, que c’était sa servante. Elle l’appelle sa sœur, et c’est en réalité son esclave. Légalement, cette enfant, née de captifs depuis l’occupation française, est de condition libre ; mais l’esclavage revêt un caractère si familial dans certaines parties de l’Afrique que sa mère ne songe pas à réclamer pour elle une indépendance qui n’aurait d’autre effet que de la priver de leur commune famille d’adoption ; si elle désire un jour être affranchie, il lui suffira de se présenter devant le représentant de notre administration, et ce sera fait à l’instant même. Il est plus que probable qu’elle n’en aura jamais l’idée ; elle y perdrait bien plus qu’elle n’y pourrait gagner. Le titre de sœur que lui donne Khadidja n’est pas un vain mot ; ce sont en réalité deux associées devant les petites difficultés matérielles par lesquelles la nature rappelle ici chaque jour que sa généreuse fécondité n’exclut pas l’obligation du travail. Aucune des deux ne sert l’autre, à proprement parler. Elles s’entr’aident durant le jour, et le soir, la même natte les rapproche, serrées l’une contre l’autre, lorsque les nuits sont froides, sans souci du lendemain, dans la sécurité de mon camp. Nous quittons, le 30 au matin, la belle route, et nous rentrons, par un sentier, dans la brousse, où nous allons de nouveau tenter la fortune. De-ci, de-là, apparaissent des indigènes, qui récoltent des noix de karité, très nombreuses. Ils mangent la pulpe sucrée qui entoure le noyau, et de l’amande que celui-ci contient, ils extraient une bonne huile alimentaire. Les cultures régionales sont surtout le mil, l’arachide, un peu de maïs et de manioc, le sésame, les haricots. Du bétail, point, à cause de la tsétsé. Le seul incident du jour est la capture d’un long serpent, mince comme un fouet, d’un vert uni et délicat de jeune feuille, le ventre à peine teinté d’or. Dès que je l’aperçois, se glissant dans ma case, j’appelle Somali. Dans l’organisation de mes services, Somali assure notamment la police des reptiles et des insectes impressionnants. Chaque fois que je vois près de moi une bestiole inconnue, je le fais venir en toute hâte, et je lui demande si c’est méchant. Dans la négative, je laisse la visiteuse vaquer à ses occupations, si elles sont compatibles avec les miennes. Dans l’affirmative, on s’en débarrasse. Somali, très adroitement, tue le serpent d’un coup de bâton, et j’en fais ôter la peau pour remplacer mon bracelet de montre, dont le cuir est usé ; grattée de toute chair, puis tendue, séchée à l’ombre, et frottée de cendres ou mieux encore de savon arsenical, elle se conservera fort bien. Je chasse trois heures dans l’après-midi, sans résultat, et couche au village de Kioko. J’y laisse mon monde le lendemain matin et vais au petit jour explorer la brousse. La malechance persiste. Nous verrons qui se lassera le plus vite, elle ou moi. Comme je rentre, deux indigènes me disent avoir vu, pas très loin, une piste de buffle du matin. Je déjeune et je repars à deux heures. A trois heures et demie, nous sommes aux empreintes. Elles sont nettes, profondes, avec les ergots très marqués. Nous les suivons, et j’aperçois bientôt, à deux cents mètres, dans la petite végétation où nous cheminons, une lourde silhouette qui disparaît immédiatement. Nous nous orientons pour couper sa route. Peu après, Paki m’arrête, et me montre silencieusement, à moins de quatre-vingts mètres, dans l’ombre d’un buisson, une grosse masse noirâtre. C’est l’animal. Mais je le vois trop peu. Je ne tire pas. J’ai pour principe de chasser avec mes jambes tout autant qu’avec mon fusil, et j’ai remarqué souvent qu’une demi-heure de marche de plus, lorsqu’elle a pour effet de ménager au premier coup de feu des conditions favorables, peut avancer l’heure du succès d’un temps sensiblement plus long. Je résiste donc à la tentation. Elle se représente, du reste, presque aussitôt après, et Paki, de nouveau, m’engage à tirer. Nous sommes cette fois à cinquante mètres. Le buffle est au milieu d’arbustes, sous les feuilles, dans une demi-obscurité. Je ne vois ni sa tête, ni sa croupe. Le milieu de son corps seul m’apparaît. Je cède pourtant, je vise, en cherchant l’épaule, et je presse la gachette. Il part au galop. En hâte, nous prenons la piste. La brousse est très épaisse. Je pense l’avoir touché, mais où ? Je marche l’arme prête, avec les précautions qu’on devine. Pourtant lui-même ne songe, en ce moment, qu’à fuir. Sa route est aussi droite que la végétation le permet. Ses empreintes, piquées brutalement, la terre que ses larges pieds ont chassée derrière chacune d’elles, nous disent qu’il est lancé à toute allure. Nous allons constater bientôt qu’il ralentit sa course, et le coucher du soleil nous trouvera à dix kilomètres de là, occupés à suivre, à pas lents, une piste capricieuse et tranquille, qui se recoupe en boucles, va, revient, hésite, et nous révèle le très proche voisinage d’un animal qui se croit en pleine sécurité. Mais l’obscurité nous arrête. Il faut rentrer. Nous arrivons au village à neuf heures. J’ai d’ailleurs pu me servir de mon tippoy à l’aller et au retour, et je n’ai fait à pied qu’une vingtaine de kilomètres. Le lendemain matin, à quatre heures et demie, nous sommes en route. Nous nous hâtons vers l’endroit où nous avons abandonné les traces et nous les reprenons aussitôt. Nous les suivons longtemps, sans recueillir aucun indice encourageant. L’animal a marché, marché. Mon amour-propre attribue cette agitation à la blessure que je lui ai faite. J’ai tiré, le voyant mal, trop en arrière sans doute, et ma balle a dû perforer les intestins. Il en souffre évidemment, mais c’est, pour le succès de la chasse, un coup de fusil à peu près nul. Nous arrivons à un champ de hautes herbes jaunes, toujours guidés par des empreintes datant de douze heures au moins. Paki, toutefois, arme son fusil, le lieu pouvant ménager des surprises, et machinalement, devant son geste, je prends le mien des mains de Somali. Ces vieux chasseurs indigènes ont vraiment une sorte d’instinct. Nous n’avons pas fait cinquante mètres qu’une masse brune émerge avec bruit des herbes, à quelques pas de nous, part au galop, et disparaît en quelques secondes. C’est notre buffle. Il a passé la nuit là. Je tire presque sans voir, et nous continuons à marcher, en hâte, dans ses abattues. Mon coup de fusil est une faute. Je l’ai jeté à peu près au hasard, et j’ai dit tout à l’heure les inconvénients de la précipitation en pareil cas. En outre, nous sommes aussi mal engagés que possible. L’herbe est très dense et monte au-dessus de nos yeux. Nous ne voyons pas à un mètre. Le sol est plein de trous. En cas d’attaque de l’animal, celui qu’il prendra pour objectif a peu de chances de l’éviter. Nous atteignons sans incident, après vingt longues minutes, un terrain meilleur, quoique très broussailleux, et, patiemment, rapidement, en silence, nous continuons la poursuite. Une heure s’écoule. Le buffle, depuis longtemps déjà, a ralenti sa marche. Il tourne, retourne, nous apprenant par là que l’instant approche où nous l’apercevrons soudain. En effet, le voici, de nouveau, sous un arbre, debout, de profil, la tête et l’avant-main bien en lumière. Je tire. Paki tire aussitôt après. Il part au galop, traverse une clairière, où je lui envoie deux balles encore. Puis tout recommence. Nous ne voyons plus que sa piste. Elle nous ramène dans les broussailles, mais mes nerfs sont calmés par la marche, par la chaleur, par la répétition surtout, depuis un temps relativement long, de circonstances identiques. On s’accoutume à l’insécurité jusqu’à l’oubli complet du risque. Par instants, je pense à tout autre chose qu’à la chasse. Parfois aussi, une attitude, un geste de Somali et de Paki me rappellent au sentiment de la réalité. Alors je redeviens brusquement une sorte de machine faite essentiellement de deux yeux, de deux oreilles, et d’un fusil, et prête, dès l’alerte, à jeter automatiquement, avec le maximum de promptitude, sa balle dans la direction de l’arrivant. Bientôt pourtant, mon attention s’éveille à nouveau tout entière. Les traces commencent à révéler les boucles, spéciales au buffle, qui sont l’un des principaux dangers de la poursuite de ce gibier redoutable. Après avoir suivi quelque temps la même direction, il tourne court à droite ou à gauche, parcourt de la sorte une certaine distance, revient prendre sa piste vers l’endroit où il l’a laissée, et continue sa marche dans la direction initiale. Le chasseur, qui croit l’avoir devant lui, est ainsi constamment exposé à arriver à sa hauteur dans le moment où il parcourt une de ces boucles ; s’il est alors senti, entendu ou vu, l’animal sera sur lui en quelques instants. Un deuxième aléa de la chasse au buffle, puisque j’ai abordé ce sujet, se place au début. Il est dans le fait de ne blesser que légèrement. Il arrive en ce cas — ce n’est pas une règle — que l’animal charge au lieu de fuir. C’est une impression intéressante, mais dont on ne goûte vraiment tout le charme que lorsqu’elle est à l’état de souvenir. Toutefois, l’attaque se produisant ainsi est moins dangereuse déjà ; on voit l’adversaire ; on est encore en position de tir, et on a le temps de redoubler. Bien entendu, il ne faut pas manquer, car lutter d’agilité avec lui est une entreprise chimérique. Si on a réussi, par l’effet d’un sang-froid et d’une adresse exceptionnels, à l’éviter au passage, il s’arrête après quelques mètres, volte avec une extrême agilité, et revient immédiatement, aussi redoutable. La ressource ultime — ultime, je le dis bien, car elle n’est pas sûre, et ne doit être employée que si on est rejoint — consiste à se coucher à plat ventre en se collant bien au sol, de manière à ne laisser aucune prise. Il se peut alors — l’émouvante aventure dont j’ai parlé en est un exemple — que la bête, en raison de la forme et de la position de ses cornes, ne réussisse pas à se servir de celles-ci pour piquer, et s’il se produit une intervention assez prompte, on peut être simplement piétiné ou mordu et sauver sa vie. Au cas contraire il y a bien peu d’espoir. Le buffle s’acharne longuement, et sa puissance est formidable. Enfin, de même que tous les grands animaux, il est dangereux quand, grièvement blessé, il sent qu’il ne peut plus fuir, et tient tête ; on le conçoit aisément. Je reviens à notre chasse. La vue des boucles que commence à former la piste m’a enlevé toute tendance à la distraction. Presque aussitôt après, Paki se porte vivement en avant d’une vingtaine de mètres. Je presse le pas, mais il se livre à une mimique désespérée pour me faire conserver ma distance. Somali me dit tout bas que le terrain est aussi désavantageux que possible, car on ne voit pas autour de soi, et que Paki, s’il est surpris, grimpera à un arbre avec une célérité que je ne puis escompter pour moi-même ; aussi dois-je rester en arrière pendant qu’il éclaire la route. Il achève à peine sa phrase que Paki s’arrête, met précipitamment un genou en terre, et tire à trois reprises sur un but manifestement tout proche que, pourtant, je n’aperçois pas. Je suis presque aussitôt à sa hauteur ; je distingue quelque chose de brun devant nous, mon coup de fusil se confond avec le troisième des siens, la masse brune disparaît, et Paki se met à courir en avant ; je le suis de mon mieux, mais, plus rapide et plus adroit, il prend encore une vingtaine de mètres d’avance, et je cesse de le voir. C’est pour l’entendre, il nous appelle : l’animal est couché, là, immobile, sur des branches basses que son énorme corps écrase. On n’approche pas encore. De sa longue sagaie, un des pisteurs le pique. Il ne tressaille pas. Un autre, s’avançant doucement, de côté, lui lance un peu de terre dans l’œil. L’œil ne cligne pas. C’est fini. Il est brun, presque noir, le poil, par endroits, très clairsemé sur la peau sombre. Nous cherchons ses blessures. Quelle atteinte à mon amour-propre ! Hier, je l’ai manqué. Aujourd’hui, dans les herbes, je l’ai manqué encore. Lorsqu’il courait, je l’ai de nouveau manqué par deux fois. En revanche, quand je l’ai vu arrêté ce matin, ma balle lui a brisé une côte, et s’est logée dans l’os d’une des côtes opposées, après avoir traversé le cœur. Il en a une deuxième dans le cou, récente, trop bas. C’est tout. C’est de la première qu’il est mort. On voit par là ce qu’est la vitalité de ces animaux. Ainsi blessé, il a pu courir près d’une heure. Nous trouvons, tout de suite après, une seconde piste, de buffle aussi. Il n’est que neuf heures. Nous laissons deux hommes pour dépecer notre prise, et nous la suivons. Mais il y a trop de brousse. Nous entendons bientôt un départ au galop, et la cadence de quatre pieds lourds qui frappent le sol en s’éloignant : nous ne voyons rien. Nous persévérons quelque temps. Puis la bête nous mène dans de telles épines qu’il faut nous résoudre à nous arrêter. Le village est loin. C’est l’heure d’en chercher la route. Nous avons déjà fait cinq ou six kilomètres dans sa direction, et relevé, chemin faisant, la trace d’un boa qui, d’ailleurs, se perd presque aussitôt, quand nous découvrons, datant d’une minute à peine, des fumées et des empreintes de rhinocéros. Comment résister ? En avant ! Après une demi-heure, un reniflement violent, à quelques mètres, nous arrête net ; une énorme et vague silhouette se dresse bruyamment, disparaît dans l’ombre. C’est l’animal. Surpris, je n’ai pas eu le temps de tirer. Sans paroles inutiles, nous repartons derrière lui en pressant le pas. Une heure encore, et puis Paki renonce de lui-même. Le rhinocéros, depuis que nous l’avons réveillé, n’a cessé de courir. Il a maintenant une grande avance. Continuer serait vain. Nous retrouvons le sentier à midi et demi. Mon tippoy, qui nous rejoint bientôt, me ramène au village. J’ai fait au moins trente kilomètres à pied, et dans ce climat torride, c’est suffisant pour moi. Même ainsi, sur ce siège que rien n’abrite, car pour circuler dans ce pays boisé, il a fallu enlever arceaux et natte, le soleil me paraît bien chaud. En revanche, que de joies au retour ! Le tub qui m’attend, le verre d’eau fraîche sucrée de miel que m’apporte Ahmed — il ne lui manque, à cette bonne eau, que la transparence, mais nous ne sommes pas à Paris — et le déjeuner réconfortant de Denis ! L’après-midi, repos. Voici, puisque j’ai parlé des buffles, les points auxquels je les vise de préférence : A. Le buffle est de profil. 1o Toute la saillie osseuse et musculaire qui accuse la région de l’épaule, et mieux encore le défaut de celle-ci ; on atteint ainsi des os dont la fracture est d’un effet décisif, le cœur ou les poumons ; si on tire un peu trop haut, la colonne vertébrale ; trop bas, il y a encore la jambe. 2o Le cou, sous l’oreille, juste au-dessous des cornes. 3o La pointe de la fesse. La verticale correspondante, jusqu’à l’articulation suivante de la jambe, en bas, et à la colonne vertébrale, en haut, offre également de bonnes chances. Il faut remarquer que la pointe de la fesse est très en arrière, juste au-dessus de l’articulation précitée. On est tenté, en général, de tirer plus en avant. B. Le buffle présente la croupe. La pointe de la fesse. Il faut viser alors à peu près au milieu de la ligne qui va de la naissance de la queue à la face latérale de la croupe, vers le pli qui contourne la saillie de la région anale. C. Le buffle est de face. 1o Si la tête est haute, le défaut antérieur de l’épaule. 2o Si la tête est basse, la face supérieure du cou, de chaque côté de la colonne vertébrale. Un buffle blessé au cœur ou aux poumons ne songera qu’à fuir. Il ne pourra devenir dangereux qu’acculé, au dernier moment. Une balle dans le cou juste au-dessous des cornes, ou dans l’épine dorsale, amène la chute instantanée — et définitive. La fracture de la hanche immobilise tout l’arrière-train. L’animal ne peut plus — lorsqu’il le peut — que se traîner lentement sur le sol en se servant de ses jambes de devant. La fracture de la cuisse le livre sans risques au chasseur prudent. En revanche, la fracture de la partie inférieure d’un membre n’est que d’un effet très relatif. Un buffle dont une jambe de devant est brisée au-dessous du genou, croisera souvent, je l’ai déjà dit, au sujet de l’accident d’Hubert Latham, cette jambe sur l’autre et continuera à courir. Si c’est la jambe de derrière, il sera plus gêné, mais ne sera pas arrêté pour cela. La préférence à donner à tel ou tel de ces coups dépend de la position de l’animal, de la distance, de l’adresse du chasseur, de l’arme dont il se sert. L’occasion que je préfère de beaucoup est celle de l’épaule, de profil, en cherchant le cœur. On lira avec fruit, sur cette question, l’appendice qui termine les remarquables récits de chasse de M. Edouard Foa, de qui l’expérience était très supérieure à la mienne. Je m’en suis beaucoup inspiré, l’ayant étudié avec soin, avant de chasser moi-même. Il est plus complet que ce bref aperçu, où je ne donne que les coups que j’ai personnellement adoptés. On doit retenir, — il le dit aussi, et je l’ai constaté — que les coups qui n’atteignent pas les parties vitales ou motrices sont sans effet utile. La matinée du 2 juin est consacrée à des préparatifs de départ. Je quitte Kioko à trois heures, y laissant une partie des charges et n’emmenant avec moi que Denis, Somali, Paki et son boy, un garde, huit porteurs, quelques pisteurs de bonne volonté pris au village. Nous allons nous mettre à la recherche des éléphants, qui sont signalés tout près, à Bali, et pour plus de mobilité, je coucherai sous ma tente, au hasard de nos pérégrinations. La femme de Paki lui a préparé un couscous spécial, dont elle m’offre, et qu’elle veut qu’il emporte. Il y entre du mil, des arachides, du miel, et même un peu de terre. Ce n’est d’ailleurs pas mauvais, à part la terre, et malgré le dédain que Denis affecte pour ce mets qu’il n’a pas confectionné. Elle me déclare qu’elle va être très triste, ce soir, de notre départ, et qu’elle ne manquera pas de pleurer l’absence de son époux. Je lui offre de venir avec lui. Alors, elle me confie qu’elle préfère, tout de même, rester tranquille. J’aime cette naïve sincérité. Elle est essentiellement reposante. La paix de l’âme est auprès des simples. Nous arrivons après une heure au petit village de Bembé. Paki avait fait prévenir de mon passage, pour que deux hommes, connaissant bien les possibilités de chasse de la région, se tiennent prêts à nous accompagner. Nous le trouvons à moitié vide. Il n’y reste que des femmes, quelques malades, et les vieillards. Le chef est parti, m’assure-t-on, avec tous ceux qui auraient pu nous être utiles, dès qu’il a connu notre approche. La mauvaise volonté paraît indiscutable. Je dis à ceux qui sont là que j’entends voir le chef se présenter le lendemain à mon campement sous peine d’une punition sévère. Personne ne semble impressionné. Malgré tout, je demeure circonspect. Je ne parle pas le Sara, et je ne puis rien saisir des propos qui s’échangent. Il est bien surprenant que ces gens, me sachant si près, aient pris une attitude aussi étrange. Au surplus, je reste dans la région, et je suis sûr d’avoir le dernier. Notre file, une vingtaine d’hommes, s’engage dans le sentier de brousse qui, vers cinq heures, nous conduira devant le bahr Hadid. Nous en descendons la rive argileuse, haute de cinq à six mètres et presque à pic. Il n’y a d’eau que dans les parties profondes. A notre droite, à notre gauche, s’étendent de grandes mares. Devant nous, le lit du fleuve est presque à sec ; on y voit grouiller les poissons ; Denis s’amuse à les poursuivre. Nous voici maintenant dans de hautes herbes vertes ; puis nous remontons une pente, et gagnons la rive opposée. C’est une vaste plaine où des bouquets d’arbres puissants sèment des îlots d’ombre et de mystère. Le fleuve s’y montre et disparaît selon les caprices de son cours encaissé et sinueux. Nous marchons quelque temps encore. Puis, au milieu d’une clairière silencieuse, les porteurs posent leurs charges, et je fais monter ma tente. On dresse près d’elle ma table. Les feux s’allument. La nuit est venue, sans lune encore, mais constellée d’innombrables étoiles. Des souvenirs traversent ma pensée. Je m’arrête à certains d’entre eux. Quelle sérénité l’on acquiert à voir de loin, devant la nature, tout ce dont, jadis, on s’est ému ! Le jour levant nous trouve en route. Nous apercevons quatre girafes, que je laisse. Nous suivons plus de deux heures une piste de buffles. Nous les apercevons deux fois, mais de loin chaque fois, et déjà en alerte. Le vent souffle derrière nous, et ils nous sentent. Nous rentrons ; trois girafes, encore, passent si près de nous, que je sacrifie l’une d’elles à la convoitise de mes hommes. Je campe, le soir, un peu plus loin, dans une grande prairie bien verte, découpée comme à l’emporte-pièce sur la brousse avoisinante. Au milieu, elle se creuse un peu, et une étroite et longue ligne d’arbres, plusieurs fois interrompue, marque la présence d’un marigot, invisible de ma tente. Il nous fournira l’eau. Le lendemain, nous couchons au bord du Bahr Keita. Je tue un hippopotame. Le chef de Bembe ne vient toujours pas ; je commence à m’irriter. Nous manquons de renseignements, par la faute du village, et nous chassons à l’aventure. Puis nous rencontrons un de ses hommes, et tout paraît s’expliquer. Il se trouve, m’assure-t-on, depuis plusieurs jours, à quelque distance, pour pêcher ; les habitants sont presque tous avec lui. Aucun d’eux n’a connu ma venue. Où est, dans tout cela, la vérité ? Je diffère ma décision ; rien ne presse. A 3 heures, une mauvaise nouvelle me parvient. Paki, que j’ai envoyé reconnaître les environs, me rapporte qu’il n’a trouvé aucune empreinte récente d’éléphants. Les moins anciennes datent de dix jours. J’apprendrai bientôt qu’un chasseur indigène a tiré des coups de fusil à tort et à travers près de Bali, blessé plusieurs de ces animaux pour en abattre un et, finalement, provoqué un exode général. Pour employer la fin de l’après-midi, je vais faire une courte reconnaissance. Je blesse un rhinocéros, mais ne puis le rejoindre ensuite. Je passe sur les détails de la poursuite, que nous avons poussée jusqu’à la fin du jour sans que les indices nous aient donné un seul moment de véritable espoir. Quand on suit une piste de ce genre, il est rare, en effet, qu’on ne puisse prévoir à l’avance le moment où on va découvrir l’animal. Il est généralement aisé de déterminer si son allure est lente ou rapide, comme l’explique fort bien Edouard Foa, qui ne fait qu’adapter sur ce point aux grands animaux des principes généraux de vènerie. Au pas, le pied de derrière se pose presque sur le pied de devant du même bipède latéral ; l’empreinte est à peu près également appuyée partout. Au trot, l’animal marche par bipède diagonal ; les empreintes sont également espacées ; la pince est plus enfoncée que le talon ; au galop, le talon est encore moins visible. Enfin, aux allures rapides, trot ou galop, il y a derrière chaque empreinte, si la nature du sol s’y prête, pour les pieds de derrière surtout, une traînée de terre projetée par l’effort de propulsion du membre. Si un animal marche vite et droit, sans hésiter, j’ai personnellement constaté qu’il ne faut guère s’attendre à le voir tout de suite. Il n’a fait que passer. On peut marcher rapidement et prendre un minimum de précautions : exception faite pour le buffle, à cause de ses boucles soudaines. Mais si on se trouve dans la petite brousse, ou sur un terrain découvert présentant des îlots d’ombre, et qu’en même temps les empreintes, fermes et nettes, dénotent une marche lente et posée, avec des hésitations, des détours, c’est que l’animal, ou s’est attardé à manger, ou bien a cherché là un endroit qui lui plaise pour s’y coucher ; et comme il reste souvent à la même place durant toute la chaleur du jour, il faut, même si les traces datent de plusieurs heures, progresser pas à pas, sans bruit, l’arme prête, et s’attendre à le découvrir tout d’un coup. [Illustration : Un des plus beaux buffles de mon tableau. (Page 199.)] [Illustration : Petit rhinocéros capturé le 11 Juin au Sud-Est du village de Komda. (Page 209.)] Le jour suivant, nous chassons de nouveau presque toute la journée sans résultat. En rentrant, je trouve enfin le chef de Bembe, qui m’attend. Il a appris mon mécontentement, me dit-il ; il est accouru ; il m’apporte une poule et quelques œufs, en témoignage de son désir de m’être agréable. Je n’ai pas de raisons, pour le moment du moins, de ne pas accepter son explication, et je lui fais bon accueil. Je décide, après un jour encore, de transporter mon camp à douze kilomètres plus à l’Ouest, jusqu’à un autre point d’eau plus proche de son village ; lui-même dépêche un homme aux habitants, pour qu’ils recherchent s’il y a des pistes fraîches aux environs, et m’en informent sans retard. Je ne vois rien en route, sauf une petite troupe de girafes, que je laisse en paix. A neuf heures, nous sommes arrivés, et on s’installe. Je me demande comment je vais employer ma journée, faute d’aucun renseignement qui me guide, lorsqu’un de nos pisteurs, qui est près de moi, me montre du doigt deux empreintes sur le sol. Elles sont parfaitement nettes, et je ne puis m’y tromper. Ce sont des traces de lion, récentes. J’appelle Paki. Elles datent de la nuit. Il ne peut préciser l’heure. Je suis indécis. Il est assez tard, et le soleil est chaud ; puis l’animal, peut-être, est déjà loin. Je suggère de prendre la piste. Une mauvaise humeur si évidente se peint aussitôt sur les visages que, ne fût-ce que pour rappeler mes gens à un sentiment plus exact de la discipline, je donne immédiatement l’ordre du départ. J’emmène seulement Paki, Somali et un pisteur — le minimum de monde, pour faire le minimum de bruit. La piste, tout de suite, apparaît difficile. Mais mes auxiliaires sont repris très vite par leur tempérament de chasseurs, et font de leur mieux pour découvrir les traces, presque invisibles dès que le terrain durcit un peu. Nous restons souvent plusieurs minutes au même point, durant lesquelles chacun va et vient de son côté, à pas lents, la tête inclinée et les yeux fixés au sol, à la recherche de la plus petite raie, de la plus légère dépression d’une forme anormale ; s’il découvre la moindre chose, il se baisse aussitôt, examine avec soin ; quand cet examen révèle la présence d’un des éléments dont l’ensemble constituerait le dessin du pied cherché, il prévient les autres d’un petit claquement de langue et, d’un geste, il indique la direction ; alors on se groupe à nouveau, et on continue. A onze heures et demie, la situation ne s’est modifiée en rien. Aucun indice ne permet de croire que nous soyons près des fauves — il y en a plusieurs. Nous nous en sommes certainement rapprochés, car les lions marchent la nuit, et dorment le jour. Ils doivent donc être arrêtés depuis ce matin. Mais ils peuvent être très loin encore. Une autre question, intéressante pour nous, reste sans réponse dans notre esprit : ont-ils mangé ? Que ce soit digestion lourde ou assurance consécutive à un bon repas, le lion repu ne s’enfuit d’ordinaire que lentement, ainsi que je l’ai dit. Le chasseur qui le découvre a tout le temps de tirer. A jeun, au contraire, il semble plus mobile, plus craintif ; on a donc moins de chances pour soi. Nous avons vu, à un certain endroit, que l’un d’eux au moins avait poursuivi une antilope. Les empreintes des deux animaux se confondaient presque, et le lion, qui courait, avait sorti ses griffes ; elles marquaient profondément le sol, où se dessinait leur section allongée. Toutefois, ni sang, ni débris ne révélaient qu’il eût réussi. La chaleur était forte, et j’avais justement fait emporter un peu de viande et du café. Je ressentais une certaine fatigue. Je me suis arrêté à l’ombre d’un grand arbre, et nous nous sommes reposés là une heure et demie ; j’ai déjeuné et dormi ; à une heure, je suis reparti. La carcasse de ma dernière girafe était tout près de nous, la piste nous y avait conduits. Le sommet d’un arbre chargé de vautours dont notre approche avait troublé le repas nous indiquait sa place. Nous y sommes allés, mais les lions n’y étaient pas venus. Nous avons alors repris notre progression, tantôt lente et tantôt rapide. Et, brusquement, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de notre chasse. La piste venait de nous conduire à un arbuste sous lequel deux corps lourds, visiblement, étaient restés longtemps couchés. Les lions y avaient dormi, et s’étaient levés quelques minutes seulement avant notre arrivée. A moins de malechance, nous ne pouvions plus manquer de les voir bientôt. Tous les espoirs étaient dès lors permis. Nous nous arrêtons là un instant, pour échanger des regards de satisfaction, et, à voix basse, des observations brèves. Paki a repris cette attitude que je connais si bien, le fusil à la main, l’œil au guet. Je m’arme, moi aussi, de mon fusil, et nous nous remettons en route. L’endroit est parfait. Une grande plaine, avec une herbe tantôt semée en petites touffes courtes et rèches, tantôt serrée, plus haute alors et plus dense à la fois, mais ne dépassant jamais le genou ; sur cette étendue verdoyante, espacés entre eux d’une cinquantaine de mètres en moyenne, de gros arbres aux troncs entourés de lianes et de petites broussailles mettent, dans le gai soleil, des taches d’une ombre épaisse et pourtant lumineuse. C’est sous l’un d’eux que doivent être les lions. Ils ne nous attaqueront pas. Ils nous céderont très certainement la place. Je considère, au surplus, leur chasse comme moins périlleuse que celles de l’éléphant et du buffle. Nous apercevront-ils les premiers, les verrons-nous dans des conditions favorables à un tir précis, s’éloigneront-ils immédiatement, telles sont, pour le moment, les seules questions qui se posent ; mais elles sont d’un intérêt passionnant pour un chasseur. J’ai, maintenant, à dix mètres devant moi, le plus rapproché de ces arbres. Ils ne sont pas dessous. Nous les verrions déjà. Mon regard se porte vers le suivant, passant vite sur l’intervalle, une place herbeuse, en pleine lumière. Il y a ici d’innombrables termitières, grandes et petites, d’une argile jaune clair, avec un sommet arrondi. Aussi mes yeux dépassent-ils avec négligence une calotte pâle, qui à 30 mètres de moi, émerge de cette herbe verte et ensoleillée. Mais, tout de suite, ils y reviennent instinctivement. Elle a quelque chose d’anormal, cette termitière. Elle donne une impression de symétrie inaccoutumée : deux petits points sombres, bien nets, un de chaque côté, et juste au milieu, une légère tache d’ombre plus étalée. Je la regarde mieux. C’est absolument immobile. Cela me regarde aussi, fixement, d’un air méchant et froid, avec une attention extrême. Je distingue dans l’instant deux courtes oreilles dressées, des joues épaisses de chaque côté d’un nez large. J’épaule. Le lion se lève brusquement, me tourne le dos d’un mouvement souple et prompt, et se sauve au galop. Je ne vois plus dans l’herbe que la petite cible ronde de sa croupe, qui s’élève et s’abaisse à chaque foulée. Je tire. Il s’arrête net, tourne la tête vers moi, et gronde. Mais il y a actuellement plus de cent mètres d’espace découvert entre nous. En revanche, l’étui de ma première cartouche vient de se bloquer dans la culasse, et la seconde cartouche ne se place pas. Pendant que j’ai la tête baissée vers mon arme, que je cherche, plus nerveux maintenant, à recharger, Paki tire : j’entends Somali qui crie : « Talata ! Talata ! » (Trois ! Trois !) et je vois deux autres lions qui s’enfuient vers la gauche et disparaissent presque aussitôt. En même temps, le premier, qui a repris sa course, tourne à droite, en décrivant autour de nous un grand demi-cercle, et passe derrière un petit monticule qui va le cacher un instant à nos yeux. Paki part à toutes jambes pour tirer dès qu’il débouchera. Ma cartouche s’est enfin mise en place, et je cours sur ses talons. Le lion reparaît, mais il s’est encore éloigné. Il passe au galop, à 150 mètres de nous pour le moins ; pendant quatre ou cinq secondes, je le vois parfaitement, tout entier, de profil ; il est très grand, beaucoup plus clair de robe que je ne l’aurais cru, et, chose normale ici, n’a pas de crinière. Je tire encore. Il ne ralentit pas, et disparaît dans les broussailles ; nous nous y jetons après lui. Paki me montre tout de suite, sur une herbe droite et haute, une goutte de sang. Pour le moment, nous n’en verrons pas d’autre. La piste dénote une allure aussi rapide que l’épaisseur du fourré le permet. Après une demi-heure, elle cesse ; nous nous arrêtons, déçus. Alors, Somali suggère de retourner à l’endroit où nous avons découvert les trois animaux, et de nous mettre à la recherche des deux autres qui, n’étant pas blessés, se seront peut-être arrêtés dans le voisinage. L’idée est bonne, et nous voici en route. Nous prenons les premières empreintes qui se présentent. Elles nous conduisent dans un autre fourré. Une vingtaine de minutes plus tard, Paki s’arrête : il a eu le temps, plus heureux que moi, d’apercevoir un lion qui se levait et fuyait. Nous avançons. Voici la place où il était couché. Sur une feuille sèche, ici encore, une goutte de sang tout frais. Le hasard nous a ramenés, je ne sais comment, vers celui que j’ai blessé et nous avons pris le change. Nous le poursuivons dans cette brousse dense et très difficile, constamment sur nos gardes, car nous l’entendons ou l’entrevoyons fréquemment, et nous marchons en quelque sorte sur ses talons. Le coucher du soleil marquera seul l’heure de la fin de la chasse, et ma défaite. Il n’y a plus rien à espérer, même pour demain. Les animaux ont été effrayés et profiteront de la nuit pour s’éloigner. Nous regagnons le camp. Une girafe, arrêtée à cent mètres à peine, nous regarde curieusement, puis s’épouvante soudain, et se sauve de son grand galop maladroit. Le chef de Bali m’attend pour me saluer. Maintenant, toute la région semble bien disposée. On me favorise même, ce soir, d’une révélation. Un capitaine est venu, dernièrement, chasser ici. Il a tué un rhinocéros, plusieurs hippopotames et nombre d’antilopes. Puis, au lieu de distribuer la viande aux villages voisins, selon l’usage, il l’a envoyée à Fort-Archambault pour les tirailleurs affectés à ce poste ; sans doute avait-il eu comme moi un sujet de mécontentement, mais on n’a garde de me le dire. On a aussitôt fait une conjuration à l’aide de farine et d’autres ingrédients non moins efficaces, pour que le gibier, dans la suite, s’éloigne systématiquement des blancs. Mais comme on voit que je suis, moi, dans les bons principes, on va, aujourd’hui même, détruire en ma faveur l’effet du sortilège, et mes chasses seront heureuses désormais. Je veux l’espérer. Repos, le jour suivant, jusqu’à deux heures. Tout le monde l’a bien gagné. L’après-midi, je porte mon camp sur le bahr Hadid, me rapprochant encore des villages. Une constatation imprévue m’attendait le lendemain. A midi, le chef de Bembe se présente. L’homme qu’il a envoyé au nord de la localité vient d’arriver, me dit-il, sans avoir trouvé aucune empreinte récente. Celui qu’il a chargé d’explorer la partie sud n’est pas encore là. Il rendra compte dès son retour. Je mande Paki. Il est sceptique. Il y a sûrement du gibier près d’ici. Il va voir. Et il part vers le sud, lui. Deux heures après, il est à la porte de ma tente. Il a une piste de rhinocéros. Je n’emmène pas Somali. Depuis qu’il m’accompagne dans la brousse, il se donne des allures indépendantes de chasseur, et néglige de plus en plus son service. Je lui ai infligé pour aujourd’hui cette punition qui l’humilie, et, par là, lui est sensible entre toutes. Nous arrivons bientôt, conformément au rapport de Paki, devant les empreintes du matin ; nous les suivons un certain temps en terrain découvert ; puis nous entrons dans un bois relativement touffu. L’animal marche droit devant lui. La piste ne fait pas de détours, ne trahit pas d’hésitation. Il n’a pas dû s’arrêter là. J’ai tout le temps de prendre mon fusil. Au même moment, un bruit de branches cassées nous arrête sur place, et dans la brousse de plus en plus épaisse, nous entendons, sans le voir, le départ lourd du rhinocéros. Mon raisonnement était juste, mais la théorie a toujours à apprendre de la pratique. La bête a bien cherché sa place ; mais elle a commencé ses recherches un peu plus loin, et elle les a continuées en revenant sensiblement en arrière. Jusque-là, rien d’étonnant. J’ai commis une erreur ; elle n’est ni la première, ni sûrement la dernière. Voici, en revanche, quelque chose de plus singulier. A la place que vient de quitter le rhinocéros, il y a des feuilles sèches. Paki se baisse, et, sur l’une d’elles, il trouve une goutte de sang liquide, donc frais. Or, je n’ai pas tiré aujourd’hui. Une conclusion semble s’imposer. Le chef de Bembe me trompe pour m’éloigner, et ses hommes, durant ce temps, chassent à la sagaie pour leur compte. J’éclaircirai cela tout à l’heure, au retour. Nous abandonnons bientôt la piste ; le vent nous est défavorable, et nous sommes constamment sentis. Nous sommes assez heureux pour en trouver une autre à quatre heures et demie, et pour surprendre l’animal un quart d’heure plus tard. Il est debout, assez loin, nous faisant face. Je tire, il part vers nous — non sur nous, il semble ne pas nous voir. Une deuxième balle l’abat au moment où il nous dépasse. C’est une femelle, et c’est elle qui devait me fournir le fœtus demandé par le Muséum. J’interroge, en rentrant, le chef de Bembe. Lui-même paraît avoir été de bonne foi, mais la duplicité de deux de ses hommes au moins se confirme avec certitude. On les amènera ce soir. Ils seront châtiés comme il convient. Le village sera exclu des distributions de viande durant tout le temps que je chasserai. L’incident est clos. Voici, pour le rhinocéros, les points que je cherche de préférence à atteindre. A. Le rhinocéros est de profil. 1o Toute la saillie osseuse et musculaire qui occupe la région de l’épaule, et, mieux encore, le défaut de celle-ci[13]. On atteint ainsi le cœur, les poumons, ou des os dont la fracture est, comme pour le buffle, d’un effet décisif. 2o La région qui correspond à la pointe de la fesse. La ligne qui va de ce point à l’articulation de la cuisse, vers le bas, et à la colonne vertébrale, vers le haut, offre également de grandes chances. Cette ligne est légèrement brisée, la pointe de la fesse se trouvant un peu en arrière. 3o Immédiatement sous l’oreille, et, plus bas, la verticale qui passe par la naissance de l’oreille jusqu’au-dessous de l’os de la mâchoire, mais pas plus bas que le point qui se trouve juste sous celle-ci. B. Le rhinocéros présente la croupe. En visant un peu au-dessous du niveau de l’anus, dans la partie verticale du pli qui contourne la saillie anale, on atteint la région utilement vulnérable correspondant à la pointe de la fesse. C. Le rhinocéros est de face. 1o Entre les deux oreilles, un peu plus bas que la ligne droite (imaginaire) qui les réunit. Il faut toucher juste au milieu. J’ai retrouvé, aplatie dans l’os du crâne qu’elle n’avait pas perforé, une balle du modèle M. que j’avais placée un peu trop à droite. 2o Le défaut antérieur de l’épaule, mais bien en dedans, dans la direction du cœur. 3o Le poitrail. Il faut alors mettre un genou en terre. On m’a parfois demandé si la peau du rhinocéros était assez résistante pour diminuer sensiblement la pénétration de la balle. J’ai fait rechercher, à mon précédent voyage, une balle D arrivée au défaut de l’épaule. Elle avait traversé, et s’était logée sous la peau, de l’autre côté. La simple réflexion exclut d’ailleurs cette hypothèse. Nous sommes sur pied, le jour suivant, avant six heures, et je vais d’abord photographier mon animal ; hier, je n’avais pas mon appareil. Ce rite accompli, nous nous mettons à la recherche d’une nouvelle piste, que nous trouvons vers sept heures et demie : deux rhinocéros. Mais leur passage date du début de la nuit, et nous aurons peut-être à marcher beaucoup pour les atteindre. Nous sommes mal tombés. Je n’ai jamais vu d’animaux plus indécis. Peu à peu, sur le sol durci d’une plaine abondamment ensoleillée, semée d’arbres trop rares et d’innombrables petites touffes d’herbe, nous suivons le fastidieux caprice de leurs nocturnes fantaisies. Nous sommes sûrs de ne pas les voir là. Ce n’a été, pour eux, qu’un passage. Nul abri n’apparaît qui ait pu les tenter. Cela dure trois heures. Ils ont tourné, retourné, s’approchant par instants des limites boisées de l’immense plaine, puis s’en éloignant à nouveau. Nous y voici quand même. Leurs empreintes pénètrent dans un de ces petits bois verts et bas qu’ils affectionnent. Se seront-ils enfin couchés là ? Mais les mêmes hésitations les ont suivis dans cet agréable séjour, où tout, pour un rhinocéros d’un caractère équilibré et raisonnable, semble devoir inciter au repos. Ils ont dormi ici, se sont relevés, ont encore dormi là. Il est onze heures. Je suis fatigué. Je m’accorde une heure de halte. Nous repartons à midi, sous le soleil aux rayons puissants. La piste conserve le même caractère. Puis, vers une heure, nous arrivons à une place qu’ils viennent de quitter. Ils ont pris le trot, dans le sens du vent. Toutes nos espérances s’évanouissent. Au cours de nos allées et venues, ils nous ont sentis, et dans cette direction, nul espoir de les approcher. C’est fini. Je me repose une demi-heure encore. Je n’ai rien emporté pour déjeuner, et je viens d’achever mon bidon d’eau. Il fait chaud. Mais nous sommes loin. Nous nous remettons en route. A quatre heures, je demande à notre guide si nous approchons du campement. Il me répond que non. Il a dû se perdre. C’est sans inconvénient sérieux ; un léger retard, rien de plus. Encore que l’appréciation des distances en kilomètres dépasse naturellement les connaissances des indigènes, on arrive, avec un peu d’habitude, à se faire une idée suffisamment approchée de ce que représentent, pour la plupart d’entre eux, les expressions « très loin », « loin », « pas beaucoup loin », « loin un peu », « près ». Cependant, leur sens varie légèrement avec les individus, et sensiblement avec les contrées. Il faut questionner d’abord une ou deux fois pour fixer l’échelle. Ici, « près » c’est un ou deux kilomètres ; en Libye, c’est trente kilomètres ; une fois qu’on le sait, on est fixé. Peu après, ce même guide s’arrête, fait ensuite rapidement quelques pas vers la gauche, et se dispose à lancer sa longue sagaie sur un objet qu’un grand buisson me cache. Nous sommes dans une plaine qui longe un petit bois ; quelques arbres aux troncs embroussaillés dominent les herbes jaunes. Il a vu sans doute un de ces menus gibiers sur lesquels les pisteurs, en route, s’amusent souvent à éprouver leur adresse. Je m’immobilise pour le laisser faire, et tout le monde m’imite. Au même moment, du pied même du tronc le plus voisin, et dans la direction où il vise, une petite biche d’un joli roux part avec de grands bonds qui tour à tour la font émerger de l’herbe, puis disparaître, puis émerger encore. Il a trop attendu. Nous rions, et je me remets en marche. Mais il se baisse maintenant, très vite ; je suppose qu’il en a vu une autre. Somali et Paki, qui sont juste derrière lui, regardent, et, aussitôt, s’arrêtent. Somali recule, et, rapidement, me tend mon fusil. Je le prends, et, au même instant, je fais, moi aussi, un pas en arrière pour me dissimuler derrière l’arbre. Je viens d’apercevoir confusément, près de la lisière du bois, à deux cents mètres, juste de profil, une grande et lourde silhouette qui m’a paru celle d’un rhinocéros. Déjà Paki m’a fait un signe. Nous courons ensemble, à peu de bruit, en masquant nos mouvements à l’aide de deux petits buissons que nous gagnons par bonds successifs. Lorsque nous sommes derrière le second, je m’approche tout doucement d’une étroite solution de continuité à travers laquelle je puis voir ; je regarde, et j’aperçois deux buffles, énormes. L’un d’eux, le plus éloigné, est celui que j’avais pris pour un rhinocéros. Il s’est roulé dans une terre grise, et sa couleur naturelle a complètement disparu. L’autre, brun foncé, presque noir, est plus près, à cinquante mètres environ. Il vient de nous voir ; il nous fait face, et nous regarde en baissant la tête. Il reçoit au même moment ma balle entre le cou et l’épaule. Puis, je tire sur l’autre, pendant que Paki tire à son tour sur le premier, et comme celui-ci s’enfuit au galop, je tire encore. Il tombe, s’agite, mais ne se relève pas. C’est fini pour lui. Je l’abandonne aux pisteurs. Dans cet instant, un troisième apparaît, venant je ne sais d’où, et se hâtant vers la lisière du bois. Je fais feu rapidement, et, avec Paki, nous nous élançons derrière lui. Il a déjà disparu sous le couvert. Il saigne beaucoup, et se remet presque tout de suite au pas. Après un quart d’heure environ, nous le distinguons une première fois ; il se faufile entre les arbres. Une seconde fois, sa silhouette immobile, debout, se dessine dans l’ombre d’un petit fourré. Je vise. Comme je tire, il nous voit, fait un bond, s’enfuit à nouveau. Nous repartons aussi. Mais bientôt, Paki s’arrête, prend une poignée de poussière, la laisse retomber ; elle s’envole dans la direction de la piste. Le vent nous est défavorable. Nous en avons, si nous voulons le suivre, pour longtemps. Mieux vaut revenir, et s’occuper du second, qui, lui aussi, a fortement accusé mon coup de fusil, et qui est en ce moment derrière nous. Nous retrouvons vite sa trace. Comme le dernier, il saigne abondamment. Il s’est arrêté plusieurs fois, et chaque fois, une flaque rouge, de la grandeur des deux mains, a marqué la place. Nous allons le trouver d’un instant à l’autre. Paki plisse le front. Il a l’air préoccupé depuis quelque temps. On ne voit pas de loin, dans les arbustes, et nous y avons deux sérieux adversaires. Il m’arrête, et me fait ses recommandations. Blessé comme est notre animal, il sera probablement couché. S’il nous sent ou nous voit, il nous chargera sans doute tout de suite. Il faut marcher avec le maximum de précautions, puis, le moment venu, tirer très vite, me jeter de côté, tirer encore. C’est entendu. Les choses se passent beaucoup plus simplement. Après dix minutes de marche l’arme prête, l’œil attentif, sur une piste à boucles, nous le voyons à 100 mètres, debout comme le précédent, et, comme lui, dans l’ombre. Je tire, il part droit devant lui, passe dans un petit espace clair où je tire encore une fois : il tombe et reste immobile. Nous allons le voir, n’ayant plus rien à faire. Il est formidable ; ses cornes sont les plus belles que j’aie encore. Ce sont vraiment des animaux d’une puissance magnifique. Je le photographie, je photographie le premier ; nous les couvrons de feuillage à cause des vautours. On les dépècera demain. Notre petit groupe se reforme, et nous voici de nouveau en marche. Je sens tout d’un coup ma fatigue. J’ai soif, et l’eau de mon bidon me fait défaut. Un phacochère se montre et me distrait un instant ; je l’abats, car c’est une chair excellente ; je dois en ce moment corser un peu ma nourriture. Puis c’est une tornade qui s’amasse, et la nuit qui vient. Il faut se hâter. Tout le monde presse le pas. Les dix premières minutes de notre dernière heure de chemin se passent sous un ciel d’ardoise, aux nuages impressionnants, mais au milieu des souffles d’un vent rafraîchissant ; les cinquante autres, dans l’ouragan, dans l’averse et dans les éclairs. Nous distinguons à peine le sol, où l’eau ruisselle. Il y a des trous où nos pieds se prennent à tout instant. A sept heures et demie, nous voyons les feux du campement. J’absorbe en quelques minutes le contenu d’un bidon de deux litres. Puis je dîne avec appétit, je me couche, et je m’endors d’un sommeil sans rêves. CHAPITRE IV SINGAKO Nous sommes au 9 mai. La pluie a duré toute la nuit. Je n’ai pu songer, ce matin, à rejoindre le buffle blessé hier soir. Les empreintes sont certainement effacées. J’ai envoyé deux hommes relever les pistes fraîches. En attendant j’expédie Somali et mon garde à Kioko. Ils me rapporteront des cantines dont j’ai besoin, et ramèneront Ahmed, qui sera plus utile ici que là-bas. Je demande aussi quels sont les porteurs qui désirent être remplacés, puisque j’en ai à Kioko qui ne font rien : il s’en présente quatre ; les autres, dans leur sagesse, préfèrent rester le plus près possible de l’endroit où on tue le gibier ; on est plus sûr ainsi de participer aux distributions de viande, et la viande, comme je l’ai dit, joue un rôle considérable dans leurs préoccupations. Cette petite troupe est partie depuis peu, quand Denis vient tourner autour de la table où j’écris, s’arrête et attend. Il agit ainsi quand il a de graves communications à me faire. J’accueille toujours volontiers celles-ci. Quand elles ne m’instruisent pas, elles m’amusent par leur imprévu. Cette fois, voici de quoi il s’agit : Somali s’est entretenu avec lui et avec Paki, à plusieurs reprises, de l’intention qu’il aurait de me tuer. Il m’en veut de la rigueur avec laquelle je l’ai puni, sur la route de Garoua notamment, quand je l’ai fait enfermer, puis privé de son cheval. Denis m’engage à ne plus lui faire porter mon fusil et mon pistolet à la chasse — ce pistolet que je dois toujours prendre et que je ne prends jamais. Le fusil surtout, qu’il tient, parfois tout armé, derrière moi. Mais même en dehors de cela, il sera bon que je me tienne sur mes gardes. Qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Avec les noirs, la vérité est toujours malaisée à découvrir. Denis, d’une part, est très mal avec Somali, qui me dévoile ses petites roueries de cuisinier voleur. D’autre part, Somali, c’est de toute évidence, n’apporte plus dans mon service le zèle de jadis. Il me faut beaucoup de patience pour le supporter. Ses regards haineux, que je surprends quelquefois, m’étonnent. Enfin il est, je le sais depuis longtemps, violent et brutal, et parfaitement capable d’un acte extrême. Mais de là à m’assassiner, il y a un écart. Je fais venir néanmoins Paki, puisque Denis l’a mis en cause. Paki, sans embarras, sans réticences, nettement, me confirme de point en point les dires de Denis. C’est plus sérieux. Il n’y a pas urgence ; Somali est absent jusqu’à demain ; mais je vais aviser. La chasse de l’après-midi est rapide — je ne m’en plains pas, après celle de la veille. Elle est assez émouvante aussi. On a relevé ce matin, à peu de distance du campement, de nouvelles traces de rhinocéros. A une heure et demie nous partons, à deux heures et quart nous avons la piste, et tout de suite elle nous mène dans un fourré très épais. Dix minutes plus tard, un violent reniflement, tout proche, le bruit d’un animal invisible qui se lève précipitamment dans les broussailles, souffle avec force, puis part au galop pour s’arrêter brusquement après quelques mètres ; et, de nouveau, un silence complet. Nous nous sommes arrêtés aussi, cloués sur place. La situation est délicate. Nous ne voyons absolument rien, tant la végétation est dense. Il est certain, d’autre part, que la bête est tout près de nous, qu’elle nous guette, et la manière dont elle procède, ce reniflement furieux, ce brusque arrêt, sont les indices indiscutables de dispositions agressives. Nous faisons cinq ou six pas, en nous frayant laborieusement un chemin à travers les broussailles qui, littéralement, nous emprisonnent. L’endroit est aussi mal choisi que possible. Après chaque pas nous nous arrêtons pour écouter et essayer de voir. Paki et moi nous sommes en tête, à côté l’un de l’autre, le doigt sur la gachette du fusil. Derrière nous, un peu à droite, un pisteur. Mais celui-ci a tendu le bras, très vite. Je regarde en hâte dans la direction qu’il indique. A une dizaine de mètres on voit, dans un trou de feuillage, une tache noirâtre grande comme les deux mains. Au même moment, un nouveau reniflement, un départ puissant, des branches cassées ou écrasées ; il arrive. Il n’y a pas une seconde à perdre. Je tire immédiatement, presque au jugé. Paki tire aussi. Nous redoublons tous deux. Il s’est arrêté. Il était presque sur nous. Maintenant, à travers les feuilles et les lianes, je vois distinctement, tantôt son énorme tête qu’il secoue avec fureur, tantôt son épaule ou sa croupe. Il semble déconcerté, tourne sur place, s’agite violemment, piétine avec bruit. Comment ne franchit-il pas la distance si courte qui nous sépare ? En hâte, nous tirons encore. Il tombe, se débat un instant, se remet sur ses jambes. Ce tumulte, cette force, tout près de nous, sont impressionnants. Enfin, à la neuvième balle, il reste par terre. Nous n’avons que quatre pas à faire pour arriver jusqu’à lui. Il est tombé sur ses pattes pliées, la tête droite, ses deux cornes presque verticales. Je l’achève d’une balle sous l’oreille, car il remue encore. Comme je montre à Paki, en la touchant du doigt, la trace d’entrée de cette dernière balle, pour lui demander un renseignement anatomique, l’animal trouve la force de tourner la tête vers moi. Nous sautons en arrière. Mais ce sera son dernier mouvement. Nous sommes de retour à quatre heures. Les nouveaux porteurs, le garde, Somali, Ahmed, sont là. Avec eux sont venues la femme de Paki et sa sœur. J’emmène ces dernières à l’écart. Je les questionne sur l’attitude générale de Somali. Elles me confirment ce qu’on m’a dit tout à l’heure. Paroles que tout cela. Somali n’osera jamais. Telle est ma conclusion finale. Néanmoins, je vais l’observer et me tenir sur mes gardes, car il devient évident qu’il a bien tenu les propos rapportés. Une fausse manœuvre marque la journée du 10. Désireux de ménager un peu mes jambes, et le procédé m’ayant déjà réussi, j’ai envoyé, à l’aube, deux hommes chercher une piste. Ils sont revenus vers dix heures, ayant relevé des empreintes de buffles de la nuit. Quand nous y sommes arrivés, après deux heures de route, nous avons reconnu, à l’ancienneté relative du passage des animaux, que nous ne pouvions guère espérer les rejoindre avant le coucher du soleil. Il n’y avait qu’à rentrer, ce que nous avons fait. Il est toujours préférable de procéder soi-même à la recherche des pistes, mais le temps dont je disposais pour la chasse était limité par la saison des pluies, qui s’annoncait déjà, et si je ne m’étais fait aider un peu, chasser tous les jours ne m’aurait pas été possible. Ces longues marches quotidiennes, sous un soleil dont on ne connaît pas chez nous la puissance, et dans des circonstances qui s’accompagnent aisément d’une tension nerveuse appréciable, sont très fatigantes. Le lendemain devait être plus intéressant. Nous étions partis à six heures pour reprendre, malgré tout, la piste des buffles. Celle-ci était tentante par le nombre des animaux dont elle révélait le passage. Un bahr, auquel ils se heurteraient bientôt, nous n’y avions pas songé hier, les déterminerait peut-être aussi à changer de direction, ce qui les ramènerait vers nous. Prévoyant une poursuite assez longue, je m’étais fait porter en tippoy jusqu’aux premières empreintes. Nous les avons retrouvées à huit heures. J’ai mis pied à terre et nous sommes entrés dans un vaste espace boisé d’où nous ne devions plus sortir de toute la journée : de grands arbres espacés les uns des autres, et, entre eux, un semis de grêles arbustes d’un vert frais, sans broussailles, laissant partout la vue libre jusqu’à cinquante mètres au moins, et permettant de se déplacer rapidement ; un site, en somme, monotone, sauvage et sans grâce, mais qui devait nous amener dans de bonnes conditions devant notre gibier. Nous avons traversé presque aussitôt une petite clairière, bien nette, au sol plan, à peu près dépourvue d’herbe, qui mettait, dans ce sous-bois, un vide. Comme nous venions d’y entrer, un énorme phacochère a débouché à notre gauche. Il était suivi d’un plus petit. Il nous a regardés sans surprise, et, tranquillement, s’est avancé sur nous. A une dizaine de mètres, il a fait deux petits bonds de gaieté et s’est éloigné au grand trot. C’était un jour où les rencontres fortuites devaient, comme on va le voir, se multiplier. Déjà nous avions, en route, tué deux serpents, dont l’un très redouté des indigènes, parce qu’il saute. Longtemps nous avons suivi notre piste sans autre incident que la charge pittoresque d’une bande de magnifiques tetels. Dérangés par un des hommes qui m’accompagnaient, ils se sont lancés, à fond de train, sans me voir, dans ma direction. Ils arrivaient si droit sur nous que Paki a fait un geste du bras pour attirer leur attention. Ils nous ont aperçus alors, et se jetant, dans leur épouvante, les uns sur les autres, ils ont exécuté en désordre, à cinq ou six mètres de nous, une brusque conversion qui les a fait défiler sous nos yeux, en pleine action, avec leurs longues cornes coudées, leurs belles robes alezanes, et leurs corps aux formes lourdes qu’allégeait alors la rapidité de leur course. Un peu plus loin, de nombreuses termitières en terre d’un rouge franc, les seules que j’aie vues de cette couleur, ont égayé notre sous-bois d’une note imprévue. Vers onze heures, nous avons constaté que nous nous rapprochions des buffles. Aux empreintes de la veille avaient succédé des traces de la nuit. Mais voici que les hommes s’arrêtent, regardent le sol, et commencent à discourir avec animation. Ils parlaient le dialecte des Saras Kabas et je dus demander à Somali de quoi il s’agissait. Je l’avais emmené tout de même, provisoirement, car il devenait peu à peu un très bon pisteur ; mais j’avais, à tout hasard, confié mon fusil à un autre. — Comment, me répond-il, tu voir pas ? C’est pied éléphant ! Il me montre en effet, sur le sol très plastique à cet endroit, la large dépression habituelle, sur laquelle se sont même inscrits les trois petits ongles placés à la partie antérieure du pied. Paki refroidit aussitôt mon enthousiasme en me faisant remarquer qu’elle date de deux jours. Toutefois un fait très intéressant est acquis : les éléphants sont revenus par ici. La facilité avec laquelle ils se déplacent, la longueur des trajets qu’ils accomplissent, les rendent difficiles à trouver. Il faut, pour éviter de véritables voyages, dont le résultat, en outre, demeure aléatoire jusqu’au dernier moment parce que les renseignements d’après lesquels on se détermine, s’ils sont exacts lors du départ, peuvent ne plus l’être à l’arrivée, être conduit par la chance dans leur voisinage immédiat. C’est ce qui venait de se produire pour nous. Dans la satisfaction de cette heureuse nouvelle, nous nous asseyons sous un arbre pour déjeuner ; nous y restons une demi-heure, puis nous reprenons notre route. Les buffles ne semblent pas en disposition de ralentir. Je ne sais pas quand nous les joindrons. Pourtant, voici des empreintes du matin : elles n’ont plus l’aspect légèrement défraîchi qui distinguait celles de la nuit. Je m’efforce de faire diversion à l’extrême banalité du site en songeant aux émotions que me ménage peut-être le moment attendu, lorsqu’un nouvel arrêt se produit. Qu’y a-t-il encore ? C’est une seconde piste d’éléphant. Seulement, celle-ci est d’aujourd’hui. Le hasard ne pouvait nous offrir de plus précieuse aubaine. Les buffles sont immédiatement oubliés — la fatigue aussi ; sans perdre de temps en paroles inutiles, nous nous engageons, d’une allure rapide, sur les traces des pachydermes. Cette piste, du reste, ne présente pas le caractère brutal et presque grandiose de celles que j’ai déjà vues. Je ne retrouve pas les avenues de dévastation qui disent, ailleurs, la formidable puissance de ces gigantesques promeneurs : herbes écrasées, arbres brisés du diamètre du bras, d’autres, plus gros encore, renversés, montrant, arrachée du sol, la pelote terreuse de leurs longues racines. Il semble ici qu’ils aient marché un à un, bien sages, avec le souci de ne rien déranger ; même je me demande s’ils sont plusieurs, mais j’évite de questionner Paki. Un bruit inopportun, en pareil cas, peut se payer de plusieurs heures de marche supplémentaire, lorsque ce n’est pas d’un insuccès. D’ailleurs, nous approchons visiblement. En deux endroits le sol est humide d’urine ; et au deuxième, sur une feuille, dans cette région où tout s’évapore si vite, un peu de liquide n’a pas encore eu le temps de sécher. Les pisteurs ne regardent plus les empreintes que distraitement ; c’est la brousse même, maintenant, que tous les yeux interrogent. D’une seconde à l’autre, ce peut être l’impressionnante apparition, puis l’instant de l’action décisive. L’arrêt brusque, l’attitude de Somali viennent de nous immobiliser tous. Mon cœur, soudain, bat plus fort. Paki se baisse un peu, regarde à travers les feuilles, me fait un signe et me conduit en silence à deux mètres plus à gauche : je les vois. Ils sont là dix ou douze, à 30 mètres à peine, immobiles, à l’ombre, groupés à se toucher. Seules, leurs larges oreilles s’agitent lentement comme de grands éventails. Je les trouve laids. Sans être petits, ils n’ont pas l’ampleur de ceux que j’ai chassés déjà. Puis ils se sont roulés, ou bien frottés contre les termitières rouges que j’ai remarquées tout à l’heure, et ils sont tout poudrés d’une poussière rougeâtre. Le bruit de mon premier coup de fusil, dirigé sur le plus grand, les affole. Ils s’enfuient en hâte vers notre gauche, semblant ne pas nous voir. Nous tirons au passage, moi et Paki, le plus vite que nous pouvons, sans sacrifier toutefois la précision à la rapidité. Ils disparaissent. Nous courons à leur suite. Il n’y a plus que Somali avec nous. Le seul pisteur qui fût encore là vient de se sauver à toutes jambes. Bientôt, je dois m’arrêter pour souffler un instant. Paki en profite pour regarder les traces. L’un des animaux a la patte cassée ; son pied laisse, par endroits, un sillon sur le sol. Nous reprenons la piste en hâtant le pas. Paki me dit alors que si nous ne courons pas, il ne faut pas espérer les rattraper. Je rassemble mon énergie, et dans la chaleur torride que nul souffle ne vient tempérer, je me mets au pas gymnastique. Mon effort est récompensé. Sept ou huit minutes plus tard, j’aperçois, entre les arbres, la grande masse brune de l’un d’eux. Il nous a vus, il s’arrête, fait face, sa longue trompe, large à la base, mince au bout, tombant toute droite presque jusqu’à terre. Il se jette en avant à ma première balle, en reçoit une autre dans le poitrail, une autre, de Paki celle-là, dans la jambe, et il tombe en poussant des cris de fureur. Sans nous en occuper davantage, car pour l’instant nous avons mieux à faire, nous reprenons le pas de course. Je le soutiens quelque temps, puis, étouffant, je ralentis et j’envoie Somali demander un bidon, afin de me mettre un mouchoir mouillé sur la tête. Paki a déjà pris une cinquantaine de mètres d’avance. Je fais un grand effort et je repars pour le rattraper. Nous rejoignons presque aussitôt un second éléphant, qui tombe sous nos balles ; mais il se relève, un autre s’approche, et les deux bêtes disparaissent à nos yeux : nous n’avons plus de cartouches ni l’un ni l’autre ; Somali porte la réserve, je n’y ai pas pensé. Le voici heureusement qui revient. Deux minutes plus tard nous trouvons le blessé, arrêté et seul, dans de hautes broussailles. En nous apercevant, il vient franchement vers nous. Nous l’abattons sans incident en quelques balles rapidement ajustées. Maintenant c’est fini. Tout le troupeau est loin. Nous revenons doucement sur nos pas. Je suis étonné de la distance que nous avons parcourue. Peu à peu, les indigènes qui s’étaient dispersés reparaissent, accueillis par nos rires et, assis sur le sol, de nouveau tous groupés, nous prenons, en commentant les péripéties de la chasse, une demi-heure d’un repos bien gagné. A cinq heures, nous repartons, car le campement est loin. La chance devait me combler ce jour-là. Cinq minutes plus tard, nouvelle piste, celle d’un éléphant isolé qui vient de passer à l’instant. Nous ne résistons pas à la tentation. Elle nous mène presque tout de suite dans d’épaisses broussailles ; mais l’animal y a lui-même frayé notre sentier. Vers six heures, au moment où des fumées chaudes viennent attester à nos yeux son voisinage immédiat, un souffle sonore et bien connu, à dix mètres sur notre gauche, nous surprend. J’ai à peine le temps de voir émerger des buissons une corne et une partie d’un dos gris sombre : un rhinocéros, dont nous étions bien loin de soupçonner la présence, nous a sentis, et nous charge. C’est la première fois que je me trouve en présence d’une telle spontanéité et d’une telle franchise dans l’attaque. Je ne sais qui de nous deux, Paki ou moi, tire le premier : le péril est imminent : Somali, qui n’a pas l’émotion facile, me dira un peu plus tard, visiblement impressionné encore, qu’il a cru que je n’éviterais pas le choc. La bête, frappée, hésite. Nous redoublons aussitôt. Elle tombe, se relève, mais paraît sérieusement touchée. Elle piétine un instant encore sur place. Elle montre une fureur, un acharnement rares. Nous l’achevons enfin. Quand l’élan d’une attaque de ce genre est brisé, on peut considérer la partie comme gagnée. Et, maintenant, nous comprenons : quelque chose court en tous sens, avec bruit, invisible, dans les arbustes. C’était une femelle, et il y a un petit. Déjà les pisteurs prennent leurs sagaies. Je leur crie violemment de ne pas frapper. Je veux l’avoir, et sans blessures. On le cerne et on finit par s’en emparer. Ce n’est pas absolument facile ; il résiste désespérément ; il n’est pas plus gros qu’un mouton, mais il est méchant, et d’une incroyable vigueur. Il a quelques semaines. Ses cornes ne sont encore qu’à peine indiquées. On lui lie les pieds deux par deux avec des cordes que l’écorce d’un arbuste nous fournit. On coupe un autre arbuste dont on lui passe le tronc entre les jambes ; une lanière découpée dans la peau maternelle entoure ses reins et lui applique le ventre contre ce bâton ; une seconde lui soutient la tête. Il ne peut plus bouger, et se contente de pousser de longs cris de crainte et de fureur, semblables à ceux d’un porc qu’on égorge. Deux hommes le prennent, et en route. Quant à l’éléphant, inutile de s’en occuper. Après tout ce bruit, il doit avoir pris la fuite. Le soleil se couchait déjà. Nous nous sommes perdus au retour, et nous ne sommes arrivés qu’à quatre heures et demie du matin, ayant péniblement cherché notre route au milieu des obstacles que la végétation, les trous, les marigots ménageaient, dans la nuit, à nos pas. J’ai fait attacher aussitôt mon jeune pensionnaire à un arbre par une corde de deux mètres d’une solidité à toute épreuve, une lanière de peau, comme celles de la veille. Il était plein de santé et donnait les preuves du même caractère irascible que sa mère. Denis a voulu l’amadouer en lui apportant une calebasse d’eau dans laquelle il avait délayé un peu de farine de mil. Le petit animal a fait rapidement un pas en avant et, d’un bon coup de tête, a envoyé la calebasse à trois mètres, cependant que Denis, dans sa précipitation à reculer, s’asseyait par terre, à la joie générale. La matinée du 12 a été consacrée à un repos légitime. J’en ai profité pour étudier mon nouvel hôte. Son odorat est d’une extrême finesse, son ouïe bonne, sa vue plus que faible. Dès que quelqu’un passe dans le vent, il renifle avec bruit, pousse ce souffle bref et sonore que j’ai entendu tant de fois, et charge avec fureur jusqu’à ce que sa corde l’arrête. Si l’arrivant se déplace alors, il s’arrête, écoule, tourne, sent le vent, mais ses yeux ne paraissent lui rendre que peu de services. Je m’amuse ainsi à reconstituer à l’aise des attitudes, des mouvements que je n’avais encore perçus que dans des conditions peu favorables à un examen posé ; l’observation de cette petite bête complète ce que je savais du rhinocéros et de la manière dont il procède lorsqu’on l’approche. J’ai aussi fait venir Somali, pour liquider la situation dont on m’avait fait part. Il a, naturellement, nié ses menaces, et s’est répandu en protestations de dévouement. Son embarras m’a confirmé dans l’impression qu’il avait bien tenu les propos qu’on lui prêtait. Je lui ai parlé comme il le fallait. J’ai décidé, devant son attitude, qui témoignait d’un repentir véritable, de surseoir provisoirement au renvoi de ce serviteur ancien déjà, qui, longtemps, s’était bien comporté, et, tout récemment encore, à la chasse, avait partagé sans hésiter des risques dont il s’émouvait cependant pour moi. Paki et Denis ne manqueraient pas, je le savais d’ailleurs, de surveiller désormais ses dispositions. L’après-midi, je suis parti à deux heures avec Paki et quelques hommes pour aller prendre des photographies de mon gibier pendant qu’on commencerait à enlever dents et cornes. Mais nous avions fait moins de détours que nous ne l’avions cru ; à quatre heures, nous en étions encore bien loin. Nous sommes revenus, et, le jour suivant, nous nous sommes mis en route plus tôt. J’avais donné des ordres pour qu’en mon absence on transportât le camp au village de Komda, habité par des Saras Tiés. Je ne pouvais plus, après les coups de fusil de la veille, espérer rencontrer de nouveau des éléphants ; et, pour les rhinocéros et les buffles, j’en trouverais aussi bien partout. Lorsque je suis arrivé sur le lieu de ma chasse, le soleil avait fait son œuvre ; éléphants et rhinocéros étaient gonflés, les pattes écartées, semblables à des animaux de baudruche. Déjà, les gens du village voisin, accourus pour demander leur part de viande — sauf ceux de Bembe, bien entendu — avaient commencé le dépeçage. L’odeur était épouvantable. Mais elle ne les rebutait pas. « On ne mange pas l’odeur », disent les noirs. Il faut plusieurs heures pour enlever les défenses d’un éléphant ; on coupe d’abord la trompe ; puis on procède, au couteau et à la hache, à un travail long et assez délicat. Les pointes extraites, on les nettoie. On ôte la moelle ; dans la longue alvéole qu’elle laisse à la base, on bourre du crottin, et on ferme la cavité pleine avec un morceau d’intestin qui se rétrécit et se fixe en séchant. Sans cette précaution, l’ivoire se fendrait. J’étais, vers trois heures, installé sous un arbre au feuillage clair, m’abritant à l’ombre de son tronc que je suivais à mesure qu’elle tournait vers l’Est, quand, à ma grande surprise, j’ai vu arriver Denis, le visage décomposé. Il avait, me dit-il, pris notre trace pour m’avertir d’un événement qu’il savait devoir m’irriter, mais pour lequel il déclinait toute responsabilité : le petit rhinocéros était mort. Je l’avais laissé plein de vie. Il s’accoutumait déjà à sa condition nouvelle et commençait d’accepter la nourriture. On devine l’accueil que je fis à cette communication. C’est pendant qu’on l’attachait que l’accident s’était produit. Les explications de Denis étaient si confuses que j’ai renoncé, sur le moment, à comprendre. Je l’ai renvoyé à sa cuisine. Notre besogne était achevée au coucher du soleil. Mais les Saras Tiès sont à ce point sédentaires qu’ils semblent ignorer le monde, en dehors de leur village. L’obscurité nous a surpris en route. Notre guide nous a conduits par des chemins impossibles, si pleins de trous qu’il fallait qu’on me guidât par la main — les indigènes y voient un peu quand l’obscurité est déjà complète pour moi. Nous ne sommes arrivés qu’à minuit à Komda, après avoir essuyé le déluge d’une violente tornade. Denis, parti bien avant nous avec un homme du pays, n’était pas encore rentré. L’hypothèse d’une attaque de rhinocéros n’était pas vraisemblable ; cela ne se produit pas tous les jours. Il avait dû coucher dans un village voisin. On m’a présenté le corps du petit animal mort, qu’on avait apporté. J’ai su que celui-ci s’était débattu, que les gens avaient pris peur et que, pour le maîtriser, ils lui avaient si brutalement renversé la tête en arrière, qu’ils lui avaient brisé la colonne vertébrale. Denis, que j’avais spécialement chargé, avant de partir, de la surveillance de l’opération, s’était montré aussi négligent que maladroit. C’est presque à regret que je me suis retrouvé dans une case. Durant ces derniers jours, je traversais, chaque fois que je partais pour la chasse ou que je rentrais, une région exquise : un sol plat comme celui d’un tennis, couvert d’une herbe verte, égale, veloutée, de trois à quatre centimètres à peine, doucement nuancée de reflets gris ou noirs, selon la couleur de la terre qu’elle laissait transparaître ; sur cet admirable tapis, de petits groupes d’arbres dont les branches, capricieusement enchevêtrées, supportaient de mystérieux bosquets de lianes et se terminaient soit en larges touffes sombres, soit en fines dentelles de feuillage. Le pied des ces groupes était souvent noyé, jusqu’à deux et trois mètres alentour, dans de longues herbes blondes et brillantes qui mettaient un îlot d’or, aux bords nettement découpés, sur la verdure avoisinante. Nous circulions pendant une demi-heure dans les petites clairières aérées qu’ils formaient entre eux ; chaque détour ménageait à nos yeux la grâce nouvelle d’une disposition différente, mais toujours si heureuse qu’on l’aurait attribuée à un art ingénieux et délicat plutôt qu’aux hasards de la nature. De même que je l’ai fait pour le rhinocéros et pour le buffle, j’indique ici les objectifs qui, avec le fusil que j’emploie, m’ont paru les plus efficaces sur l’éléphant. J’ai contrôlé ces constatations par les dires de Paki. Comme pour les deux espèces d’animaux précédentes, cette énumération n’a pas la prétention d’être rigoureusement limitative. A. — L’éléphant est de profil : 1o Toute la saillie de l’épaule, depuis sa limite inférieure jusqu’au niveau du bord inférieur de l’oreille : de préférence, à une main environ au-dessous de celui-ci[14]. Le défaut de l’épaule. 2o La dépression située entre l’œil et l’orifice de l’oreille, très légèrement au-dessous de la ligne imaginaire qui va de l’un à l’autre. 3o La pointe de la fesse, et la ligne à peu près verticale qui va de ce point à l’articulation de la jambe située immédiatement au-dessous ; la balle qui, tirée trop haut dans cette région, atteindrait la colonne vertébrale, serait bonne aussi. B. — L’éléphant se présente de dos : Les deux points situés de part et d’autre de la queue sur la ligne imaginaire qui va de la naissance de celle-ci à la pointe de la fesse. C. L’éléphant est de face : 1o Le poitrail à la naissance du cou. 2o La partie osseuse de l’épaule. 3o La naissance de la trompe. Ce dernier coup est à éviter, si on n’est pas de face très exactement ; autrement, on risque d’atteindre et d’abîmer la base des défenses. Je ne le conseille du reste qu’aux très bons tireurs, munis d’armes d’une précision et d’un réglage parfaits ; un peu trop haut ou un peu trop bas, il est sans effet utile. De face et de profil, les parties osseuses correspondant au genou et au jarret peuvent également, faute de mieux, en cas d’urgence, faire l’objet d’un tir efficace. L’éléphant, comme le rhinocéros, a un excellent odorat. Son ouïe est peu à craindre lorsqu’il marche, à cause du bruit qu’il fait. Sa vue est bonne, mais ses oreilles, dont il s’évente presque constamment, lui cachent souvent les objets. J’ai pu, il y a quelques années, marcher plusieurs minutes sur le flanc d’un troupeau, à soixante mètres, sans en être aperçu. Le meilleur moyen d’éviter un animal qui charge, à défaut d’arme et de refuge, consiste, avant tout, à sortir de son vent. J’avais l’habitude, autrefois, de toujours repérer, quand je suivais une piste, l’angle de la direction du vent avec l’ombre ; je l’ai négligé, à tort peut-être, dans la suite. Denis est arrivé le lendemain matin vers huit heures. Il s’est laissé tomber, devant moi, sur le sol, affectant l’épuisement. Puis, saisissant une cuvette qu’on avait préparée là pour ma toilette, il y a trempé des lèvres avides. Cette comédie m’a agacé. Je connais la résistance des noirs. L’étape qu’il venait de faire n’était rien pour lui. Quant à sa prétendue soif, il avait eu en route, et dans mon campement même, avant d’arriver jusqu’à moi, mainte occasion de l’étancher. Comme il commençait une explication, me jugeant suffisamment apitoyé par sa détresse, je l’ai interrompu et congédié sèchement. Une heure plus tard, je l’ai fait venir et je l’ai questionné, sur le rhinocéros d’abord, puis sur les causes de son retard. Pour le rhinocéros, il était, bien entendu, innocent comme un nouveau-né. Il avait surveillé, vu et constaté avec peine une mort subite, que rien, aucune circonstance extérieure, aucun fait, ne pouvaient expliquer. J’étais déjà fixé sur ce point, et dans le sens contraire. Pour son absence, il m’a répondu, reproduisant une remarque qu’il m’avait entendu faire, que les gens du pays ne connaissaient pas même le chemin de leurs villages, et que le guide que je lui avais donné l’avait perdu et mené à Singako. Puis, comme une tornade menaçait — celle que j’avais reçue — il y avait passé la nuit. Je l’ai congédié à nouveau. J’ai alors appelé son guide. Je lui ai fait dire que je ne comptais nullement le punir, s’il s’était perdu ; que cela m’était tout à fait égal ; mais que je désirais le savoir. Il m’a déclaré, avec beaucoup de simplicité, qu’il avait au contraire voulu mener Denis à Koumda, puisque j’y campais, et que Denis avait insisté pour aller à Singako. Le sieur Denis commençait à m’agacer, avec sa prétention de me prendre pour dupe. Il s’était cru, là encore, très habile, en s’absentant du campement de manière à laisser mon mécontentement se passer sur les autres. Je l’entendais à ce moment même, alors que je restais affecté de la perte de ma capture, si rare, rire joyeusement, non loin de ma case, avec sa femme, trompé par mon silence de tout à l’heure et croyant m’avoir définitivement donné le change. Je l’ai fait venir, et je lui ai notifié une punition qui a mis fin à sa gaieté. Denis, de tous mes serviteurs, est le moins sûr, et quoi qu’il soit adroit et actif, sa mentalité, peu intéressante, veut un contrôle fréquent et une fermeté continuelle. Vers midi, deux pisteurs, que j’avais envoyés reconnaître les environs, sont venus me faire un rapport négatif. J’ai donné aussitôt l’ordre de boucler les cantines, et, avec quelques hommes, je suis allé camper à une dizaine de kilomètres de là, de l’autre côté du bahr Hadid. J’ai repris, pour m’y rendre, le même chemin que la nuit : un sentier capricieux dans une verdure basse. Il m’a paru aussi riant sous le soleil qu’il m’avait semblé sinistre dans les ténèbres, à la seule lueur des éclairs, sous les torrents de la pluie. On ne connaît pas assez le prix d’un ciel pur, d’une belle lumière. L’éclat et le charme dont ils revêtent les sites les plus ingrats sont peut-être une explication de l’attachement que presque tous les coloniaux éprouvent pour des régions qui, par ailleurs, ne présentent pas toujours beaucoup d’agréments. Il en est d’autres encore. Le spectacle offert par les cités n’est qu’une sorte d’exposition réservée à l’espèce humaine et aux produits de son industrie. Les manifestations de la nature en sont à peu près bannies. Si elles s’y montrent, c’est anémiées, rares, travesties, domestiquées. Lorsqu’on sort des cellules sans air où la civilisation nous confine, c’est pour voir surtout des gens préoccupés d’intérêts, des murs, des machines. Il y a mieux pour les yeux et pour l’esprit. Nous avons profité, en arrivant, de ce que le soleil était encore très haut pour aller voir les environs. Nous sommes rentrés deux heures plus tard, pleinement satisfaits, ayant relevé de très nombreuses empreintes. Une formidable tornade s’est abattue sur nous dans la soirée, et a duré presque jusqu’au matin. J’ai cru, à deux reprises, que ma tente allait être emportée. L’eau, finalement, a traversé la toile et s’est mise à tomber à grosses gouttes sur mon lit. J’avais heureusement là mon manteau de caoutchouc. Je l’ai étendu sur ma moustiquaire et j’ai pu attendre confortablement la fin de l’ouragan. Celui-ci assurait d’ailleurs à notre chasse du lendemain des conditions favorables, car les animaux se déplacent volontiers après les grandes pluies, et inscrivent sur le sol détrempé des pistes d’une lecture facile. Nous partons à six heures. Nous atteignons bientôt un petit bois clair et bas formé d’arbres qu’affectionne le rhinocéros ; on les nomme, en sara, dama, kelembe, kakondjo ; le dama est un épineux ; il y en a un quatrième dont le nom arabe est abilaï ; c’est tout ce qu’on a pu me dire. A sept heures et demie, nous avons la chance de tomber sur une piste particulièrement intéressante : un couple avec un petit. Nous nous arrêtons un instant pour nous organiser. Il va falloir, dit Paki, prendre de grandes précautions ; marcher lentement, bien regarder, et, à tout instant, être prêts. Si nous sommes sentis, nous serons chargés immédiatement par la femelle, à cause du petit, et le mâle l’imitera très probablement. Les circonstances, toutefois, sont satisfaisantes. Le bois, avec ses arbres grêles, n’offre guère d’abri ; mais pour un tireur de sang-froid, le meilleur de tous, c’est son fusil. On voit facilement à cinquante, parfois à cent mètres, ce qui est important ; en outre, il n’y a pas de feuilles sèches par terre, et nous pouvons marcher sans bruit. Devant la perspective d’une partie sérieuse, je réduis mon effectif au minimum. Moins nous serons, moins nous risquerons d’être entendus ; et le principe est ici de surprendre l’adversaire. Je ne garde que le meilleur des pisteurs ; il marchera en tête ; dès qu’il apercevra les animaux, il s’effacera et passera derrière nous. Paki et moi le suivrons à deux mètres. Somali marchera le dernier. Je prends mon fusil, je regarde, comme toujours, si le canon n’est pas obstrué, je vérifie l’état du chargeur, je mets dans la chambre une quatrième cartouche, et en avant. De tels instants sont d’un rare attrait. Ce n’est pas long. Au bout d’un quart d’heure, le pisteur tourne la tête vers nous, s’écarte, puis s’immobilise. Paki me fait signe. Seuls, pas à pas, avec mille précautions, nous avançons au milieu d’un profond silence ; je vois maintenant à une quinzaine de mètres, dans un endroit où le feuillage est un peu plus dense, une double masse grise. Ce sont deux rhinocéros couchés. L’affaire se présente au mieux. Le vent est pour nous. En outre, je distingue parfaitement toute l’épaule du plus gros. J’ajuste, je vise lentement, avec beaucoup de soin, car nous sommes très près : je tire. J’entends le bruit du percuteur qui frappe la cartouche, et c’est tout. Déjà les deux bêtes sont debout. Néanmoins, nous ne sommes pas sentis ; le reniflement caractéristique ne s’est pas fait entendre. Les rhinocéros ont perçu notre présence ; mais ils en sont encore à nous chercher. Paki tire, me devançant, contre mes instructions ; mais je ne saurais le lui reprocher, il y a urgence. Je manœuvre ma culasse mobile. Décidément, la malechance s’en mêle : un bloquage, maintenant : comme sur le lion, l’autre jour[15]. Je passe précipitamment mon fusil à Somali, je prends celui de Paki, je tire à mon tour. Dans le même moment, Somali me rend mon arme prête, Paki reprend la sienne, nous tirons encore. Le sort de l’affaire est fixé ; nous aurons les deux animaux ; l’un vient de tomber ; l’autre pousse ce souffle sonore et précipité qui révèle une perforation du poumon : une dernière balle au cœur l’achève. C’est terminé. Une fois de plus j’ai la preuve de la faible valeur qui s’attache en cette matière à presque tous les pronostics. Le plus gros des rhinocéros est la femelle. Elle mesure, en ligne droite, de la naissance de la queue au bout du nez, 2 m. 72. La plus petite de ses cornes, d’ailleurs de belle taille, présente cette particularité d’être presque tranchante à sa face postérieure, au lieu que la section, d’ordinaire, est arrondie sur tout le contour. L’autre est le jeune. Il est beaucoup plus développé que nous ne le pensions ; nous l’avions pris, en le voyant, pour la mère. Le mâle s’était fortuitement éloigné avant notre arrivée. On procède tout de suite à l’enlèvement des cornes, puis nous rentrons. Cela me fait, cette année, six rhinocéros, et seulement trois buffles. Je vais, durant les quelques jours qui me restent, porter mon effort sur ceux-ci. Nous partons le lendemain matin à cinq heures et demie, et nous sommes à 8 heures à Singako, village de Saras Tiés, aux environs duquel Paki pense rencontrer les animaux désirés. En arrivant, j’ai expédié mes documents anatomiques à Fort-Archambault. Là, grâce aux ressources de la pharmacie locale, M. Bélan, je l’ai su plus tard, a pu compléter, dans le récipient qui contenait le principal d’entre eux — la tête du fœtus — la quantité de liquide antiseptique nécessaire : sur trois bouteilles de formol que j’avais emportées de Paris, deux s’étaient brisées en route, et je n’étais pas sans inquiétude sur l’état dans lequel parviendrait mon envoi. Il a eu l’amabilité d’en faire remplacer l’emballage insuffisant. Enfin le chef de la circonscription a décidé, par l’argument péremptoire de la réquisition, une factorerie récalcitrante à en effectuer le transport. Cette pièce rare a été remise, parfaitement conservée, au Muséum, et c’est bien à l’intervention de ces fonctionnaires que je le dois. On parle volontiers de l’inertie de notre administration. Aux Colonies, ainsi que dans les bureaux du ministère, j’ai toujours trouvé, pour les petites choses comme pour les grandes, le concours le plus actif, le plus courtois et le plus utile. Je me suis installé à Singako dans une case du village. C’était, comme ses voisines, une hutte hémisphérique de quatre à cinq mètres de diamètre : une carcasse de longues branches courbées et entrecroisées, extérieurement garnie de paillassons fixés solidement. Celle-ci était propre, fumée intérieurement, et la pluie ne la traversait qu’en des points assez espacés pour qu’il fût possible d’y dormir à sec. La fin du déjeuner me ménageait le règlement d’un grave différend. Après une discussion bruyante, dont les éclats, depuis un moment, parvenaient jusqu’à moi, Somali et Paki se sont présentés simultanément devant ma table, érigée pour la circonstance en tribunal. Le cas était délicat. J’avais, quelques jours plus tôt, envoyé Somali à Kioko, comme je l’ai dit, pour en rapporter des cantines. Il était revenu avec quatre nouveaux porteurs, Ahmed, un garde, la femme de Paki et sa sœur. Mais au cours du trajet, il s’était attardé avec la première, et Ahmed, en revenant sur ses pas pour les chercher, les avait aperçus de loin engagés dans une conversation qu’il avait jugée d’une cordialité peu compatible avec l’exclusivité des droits conjugaux. Il s’était empressé d’en aviser l’époux ; et celui-ci, après s’être contenu plusieurs jours, venait de prendre violemment Somali à partie. D’ailleurs, c’est encore l’accusé qui criait le plus fort. Il affirmait être calomnié ; surtout, il protestait d’avance contre le projet que pourrait former Paki, qui possède, je l’ai appris à cette occasion, plusieurs recettes nocives d’un effet aussi prompt que certain, de le faire périr par ses maléfices. Ainsi l’honneur de l’un, la vie de l’autre, se trouvaient en cause. J’ai déplacé ma table sur laquelle une gouttière commençait à couler, car une averse, dehors, tombait, et j’ai questionné les adversaires avec la gravité qui convenait à de telles circonstances. J’ai pu me convaincre, dès le début, qu’à défaut de certitude, il existait de fortes présomptions. Ahmed donnait des détails impressionnants. Mais j’ai pensé que l’illusion, aussi longtemps qu’elle peut être conservée, reste encore, au moins pour les faibles, le plus grand des biens, et j’ai calmé Paki en exploitant le léger doute qui, malgré tout, subsistait. Je me suis appuyé sur la loi coranique, qui exige, en pareil cas, quatre témoins oculaires catégoriques et précis ; même auprès des païens, elle possède un prestige. J’ai affirmé ma propre incertitude ; et mon vieux chasseur, confiant dans ma clairvoyance autant que dans ma justice, a retrouvé sa sérénité. Après quoi, j’ai pris Somali à part et je lui ai dit que si j’apprenais qu’il s’entretienne désormais une seule fois avec la femme de Paki hors de la présence de celui-ci, je lui infligerais une punition sévère. J’ai constaté, dans la suite, que j’étais obéi. J’ai fait de même avec Ahmed, que j’ai tancé vertement pour sa dénonciation inopportune. Mais le jeune Ahmed a été très noble. Il m’a déclaré qu’il mangeait chaque jour à la même calebasse que Paki, et que c’était, à ses yeux, un devoir strict de lui révéler un fait de cet ordre. Je lui ai répondu que j’étais le père, autant que le chef, de tous ceux qui m’entouraient ; que c’était moi, et moi seul, qu’il aurait dû informer ; et qu’il eût, à l’avenir, à procéder de la sorte, parce qu’à côté de la satisfaction de remplir son devoir, je ne manquerais pas de lui ménager, sans cela, des témoignages bien caractérisés de ma désapprobation personnelle. Ahmed, qui est un très bon petit garçon, et a toujours manifesté d’excellents sentiments, s’est mis à rire, et m’a dit que désormais il me préviendrait, et nul autre. Tout était terminé. La seule victime de l’affaire a été la femme de Paki. Je l’ai trouvée, peu après, assise, dolente, devant la porte de la case qui lui était affectée. Elle avait la figure légèrement enflée et le front ceint d’un étroit bandeau que formaient trois fils de coton rouge : remède souverain, m’a-t-on dit, contre les traces douloureuses de la correction qu’avant de venir me porter ses doléances, son seigneur et maître, en sage qu’il est, lui avait provisoirement infligée. La pluie avait cessé, et j’ai pu, à trois heures, partir à la chasse ; mais il n’y avait que de multiples empreintes d’antilopes, auxquelles des empreintes de chevaux se mêlaient. Les Arabes étaient venus, ici encore, et tout le gibier avait déserté. Je repars avec ma tente, le matin suivant. Deux jours de recherches demeurent sans résultat. Partout des traces de ces Arabes ; le second soir, je découvre, entre deux mares, un petit dôme de paille où ils se sont abrités la nuit ; devant, trois courts piquets qui ont servi à attacher leurs chevaux. Les tsés-tsés sont nombreuses, et je suis constamment piqué. Les tornades deviennent de plus en plus fortes et de plus en plus fréquentes. L’humidité envahit la région. Le matin, quand je marche dans l’herbe, je suis, après cinq minutes, complètement mouillé jusqu’au-dessus des genoux. Enfin mes provisions s’épuisent. Mes besoins sont modestes ; je me passe généralement de conserves ; mais je n’ai plus ni riz, ni sucre, ni farine, et cela réduit exagérément mon alimentation. Le 19 mai, comme nous sommes en route depuis l’aube, toujours à la recherche d’empreintes que nous ne trouvons pas, nous apercevons, vers huit heures, un serpent d’environ trois mètres qui se glisse dans une touffe d’herbes, tout près de nous. Il en ressort bientôt, souple et prompt, passe sans accident entre trois sagaies qu’on lui lance, gagne une autre touffe et disparaît dans le creux d’un arbre, que nous entourons aussitôt, à distance d’ailleurs respectueuse. Somali pique une sagaie dans la cavité. Un souffle irrité se fait entendre. Nous reculons avec ensemble. Denis, au même moment, me montre dans l’herbe la tête de l’animal qui, par un autre trou, sort du sol ; il a là, vraisemblablement, toute une demeure aux multiples couloirs. Je me fais donner mon fusil et j’ai la chance de lui traverser le cou d’une balle. On le décapite sans difficulté, mais il faut toute la vigueur d’un indigène pour sortir le corps, qui résiste. Il est marron sur le dos, gris sur le ventre, avec une raie plus claire qui sépare les deux teintes ; sans dessin nulle part, et d’un éclat, presque, de vernis. Peu après, on en tue un petit, d’une autre espèce, sans que j’aie à m’en mêler. Puis c’est un des hommes qui prend à la course un beau lézard tacheté, de plus d’un mètre de long. Nous campons, ce jour-là, au bord du bahr Lala, où nous arrivons à dix heures. Deux pisteurs vont reconnaître les environs. Pendant ce temps, sous ma tente, à l’atmosphère de four, laborieusement, avec des soins et une maladresse infinis, j’extrais, des glandes du plus gros des serpents, le venin destiné au Muséum. Je le recueille dans un verre de montre préalablement flambé. Je le fais sécher à l’abri de la lumière. Je l’enferme dans un tube stérilisé, et je contemple avec orgueil la minuscule quantité de poudre jaune que j’ai finalement obtenue. La reconnaissance des pisteurs dure quatre heures ; elle est infructueuse. Je décide de rentrer à Singako, qui n’est pas loin ; nous nous sommes maintenus constamment dans les environs. On plie la tente, et nous y arrivons au coucher du soleil. J’ai tué en route deux tetels afin de ne pas revenir sans viande, ce qui eut été une cruelle déception pour ceux que j’y ai laissés. On n’a pas à leur apprendre que nous n’avons pas trouvé de buffles. Ils le savent. L’information, en Afrique, est prompte et discrète. Mais voici une nouvelle venue : la femme de Somali est là. J’ai négligé de dire qu’il s’était marié à Fort-Archambault, avec une Sara, qu’il connaît depuis longtemps, et aime beaucoup. C’est qu’à Banda, une quinzaine de kilomètres après le départ, elle était tombée si malade, d’une espèce de dysenterie, que j’avais dû la faire mettre dans une pirogue et ramener au poste, où elle était entrée à l’hôpital. Nous n’en avions, depuis lors, aucune nouvelle. Aussi sa présence va-t-elle être une joyeuse surprise pour son époux. Lorsqu’il arrive, un peu après moi, elle est devant une case, assise sur une natte à côté de la femme de Paki. Il passe devant elle. Il la voit. Son visage prend une expression satisfaite. Mais il la regarde à peine, et ne lui adresse pas la parole. De son côté, elle ne paraît faire aucune attention à lui. Une heure après, comme il est assis sur un billot de bois, en train de discourir au milieu des porteurs, je l’appelle : — Eh bien ! lui dis-je, tu as vu ta femme ? — Ah ! me répondit-il, avec un petit temps d’arrêt, oui. — Tu es content qu’elle soit revenue ? — Content beaucoup. — Qu’est-ce qu’elle a eu à Fort-Archambault ? Est-ce qu’elle a été très malade ? — Ah ! (temps d’arrêt), moi n’a pas connais. Moi pas demandé lui. En effet, puisqu’elle est guérie, c’est un détail sans intérêt. J’admire cette logique. Le lendemain, à tout hasard, j’envoie un homme du côté du lac Iro, qui est à peu de distance vers le Nord. Il se renseignera, et, s’il y a lieu, nous irons le jour suivant. En l’attendant, nous prendrons vingt-quatre heures de repos. J’en profite pour me faire faire, avec de la peau de buffle et de la peau de girafe, très résistantes l’une et l’autre, deux paires de sandales, que des courroies retiendront à mes pieds. Ici, elles seraient peu pratiques, à cause de la boue et des insectes, mais au désert, je les utiliserai. Cette journée d’immobilité est assombrie par une violente tornade — encore. La pluie tombe, par intervalles, depuis midi jusqu’au soir. Le crépuscule donne une impression d’automne. Le ciel est gris. Il fait froid. Le village est formé d’un semis de petites cases hémisphériques, toutes semblables et ne montrant, extérieurement, que la paille dont elles sont revêtues ; disposées irrégulièrement sur un sol plan, propre et sans herbe, elles sont espacées les unes des autres, à des distances de deux et trois fois leur diamètre ; une enceinte large circonscrit, d’assez loin, l’ensemble. Je me suis réfugié dans la mienne. Elle n’a qu’une ouverture, la porte, une porte étroite, d’un mètre de haut, de sorte que lorsque je suis assis, il faut encore que je m’incline si je veux voir au delà du seuil ; alors je découvre la terre humide, et de grandes flaques où les gouttes d’eau font de petits ronds. Elle n’est pas bien gaie ; mais par ce temps maussade et hostile, je m’y sens bien enfermé, bien protégé, bien chez moi. J’attends, dans une demi-obscurité, mon dîner, qu’on ne m’apporte pas. J’ai pour compagnons deux rats, qui vagabondent autour de ma chaise, sans timidité : mais ils sont discrets, plus que les termites ; ils ne m’ont encore rien mangé ; en retour, je les laisse tranquilles. De temps à autre, un chien maigre se montre à la porte. Je l’appelle, parce que, malgré mes rats, j’ai une impression de solitude. Il n’ose pas entrer. La nuit me ménage un espoir : de onze heures et demie à trois heures, des lions ne cessent de rugir. A cinq heures, en nous levant, nous trouvons, à cent mètres, les empreintes d’un couple de ces animaux. Ils ont d’abord suivi, sur la route qui mène à Ganatyr, les traces récentes d’un troupeau de bœufs, car nous venons de rentrer dans la zone du bétail ; les tsés-tsés qui m’ont piqué ces jours-ci sont les dernières que je sois appelé à rencontrer. Puis les fauves ont quitté le chemin et, vers sept heures, leur piste nous conduit dans une plaine légèrement boisée, dont l’aspect rappelle les vieux vergers normands ; mais elle s’interrompt soudain ; il n’a pas plu ici, et le sol, trop dur, ne nous apprend plus rien. Pendant une heure, nous poursuivons nos recherches. Aucun indice. Nous rentrons. Une nouvelle tornade, l’après-midi, nous immobilise. On me montre des empreintes de panthères, de la nuit, le long de ma case. Cela me rappelle que j’ai vu il y a deux ans, à Fort-Archambault, une tête et des pattes de ces félins, transformées en masque et en gants. Certains voleurs s’affublent de leurs dépouilles pour aller dérober des poules, les soirs sans lune. Les traces, le lendemain, déroutent l’accusation. Panthères ? Ce qu’on nomme couramment panthère, au Tchad, me paraît être un léopard, si j’en juge à la taille et à la robe. Mais la panthère, quoique moins commune, y existe vraisemblablement aussi. Les renseignements qui m’arrivent étant assez encourageants, je pars le lendemain pour le village de Tor ; il est tout proche du lac Iro, vaste étendue d’eau peu profonde qui s’étale au Nord de notre route, comme je l’ai dit. Nous avons trouvé, après quelques heures de marche à travers des prairies banales, une belle campagne verte et touffue, puis un de ces vieux parcs aux arbres ombreux, à l’herbe rare, que la nature s’est complu à former çà et là dans cette partie de l’Afrique. Les pluies récentes l’avaient paré des plus fraîches couleurs. Un peu avant, nous avions traversé un bahr qu’on m’a dit être le bahr Salamat, étroit, jaune, encaissé, tortueux. Nous avons atteint un grand village, pauvre et sale, environné d’une végétation magnifique, qu’habitent d’anciens esclaves des Arabes, mal faits, malsains, d’une race trop longtemps opprimée, mais industrieux, cultivant et travaillant assez habilement le coton. Là, j’apprends que les buffles dont j’escomptais la présence dans les environs ont été mis en fuite, la veille, par des Saras accompagnés de chiens. Que les divinités infernales veuillent bien accepter l’offrande que, solennellement, du plus profond de mon cœur, je leur fais des cavaliers arabes de Melfi, des cavaliers arabes du Salamat, et des Saras qui se promènent avec des chiens ! J’attends vingt-quatre heures encore, puis je me remets en route, dans la soirée, pour Singako. La pluie retarde notre départ jusqu’à neuf heures. A deux heures, la lune disparaît ; la nuit est noire, le sentier glissant et plein de trous ; nous nous couchons dans la plaine jusqu’à quatre heures. A six heures nous arrivons enfin. Les panthères — ou les léopards — se sont encore promenées la nuit dans le village. Je demande pourquoi les chiens n’aboient pas lorsqu’elles passent. Ils sont alors enfermés, me dit-on, dans les cases. Au surplus, leurs visites n’ont pas d’importance : les gens d’ici sont très versés dans l’art des sortilèges ; ils ont fait le nécessaire et sont immunisés à jamais, eux, leurs enfants, leurs chiens et leurs poules, contre ce genre de péril. Tout est bien ainsi. Je suis désormais rassuré sur leur sort. La superstition, si elle offre de précieux avantages, présente également des inconvénients. C’est ainsi que les Saras Tiès et les Saras Kabas, qui ont, de notoriété publique, un rhinocéros dans leurs ancêtres, doivent s’abstenir de manger la viande de cet animal. S’ils se nourrissaient de ce parent, une prompte attaque d’une maladie qui, à la description qui m’en est faite, est vraisemblablement la lèpre, serait leur châtiment. J’ai passé une journée monotone et tranquille. Le soir, je dîne hors de ma case. Il fait une agréable fraîcheur. J’observe les insectes qui pleuvent sur ma table, où la lumière les attire. Il y a là un termite qui va perdre ses ailes, selon la destinée de son espèce. Il s’épuise en contorsions pour s’en débarrasser. Avoir des ailes, et vouloir les arracher, c’est bien d’un termite, — c’est d’un sage aussi, peut-être. La période cynégétique de mon voyage est à peu près finie. Je n’aurai plus que de très rares occasions de rencontrer les espèces d’animaux qui m’intéressent. J’aurai tenté, avec plus ou moins de succès, au cours de cette mission ou antérieurement, la plupart des grandes chasses africaines, j’entends par là celles qui visent un gibier susceptible de réaction, et je ne saurais vraiment, quand j’évoque mes souvenirs, exprimer une préférence pour telle ou telle d’entre elles. Elles sont également attachantes, à mon sens, quoique par des caractères légèrement différents. On peut dire de chacune d’elles qu’elle constitue un grand sport dans toute l’acception du terme. Je leur dois des heures pleines d’action, d’imprévu, d’émotion parfois. J’aurais montré un ordre plus logique si j’avais placé ici les indications qu’on a lues, relativement aux points vulnérables que j’ai coutume de viser dans les animaux. C’est à dessein que je les ai mêlées à ce qui précède, afin qu’on ne fût pas tenté de voir, dans une présentation trop méthodique, la prétention d’un exposé complet. Ce que je sais de la chasse est peu de chose, et j’ai, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, plus à apprendre qu’à enseigner. CHAPITRE V DE SINGAKO A ABÉCHÉ PAR AM TIMANE Lorsque, de Singako, on se rend à Ganatyr, première étape sur la route d’Am Timane, on quitte, après quelques kilomètres, la région du Chari pour le Salamat. Le voyageur qui passe d’une contrée à une autre s’attend volontiers à ce qu’une différence dans le paysage corresponde à la différence d’appellation dont la lecture de la carte l’a averti. Si cette attente est fréquemment déçue, ce n’est pas le cas ici. Quelques centaines de mètres suffisent pour que le site se modifie totalement. Au pays agréablement boisé dans lequel cheminait une route claire, largement tracée, se substitue brusquement une vaste plaine, un immense pâturage où se déroule à perte de vue un mauvais sentier. A l’horizon s’étend de toutes parts, basse et lointaine, une ligne d’arbres aux cimes inégales. On gagne lentement la partie de cette ligne qu’on a devant soi, on en traverse en dix minutes la végétation dispersée, et un paysage identique s’offre aux regards. Des antilopes se montrent de temps à autre ; parfois aussi des girafes et des autruches ; près des villages, des chevaux en liberté et de grands troupeaux de bœufs à bosses ou zébus. Là comme ailleurs, la nature a dicté les mœurs. Les hommes y ont obéi à ses muettes suggestions. Aux agriculteurs du pays Sara succèdent des Arabes pasteurs : Arabes d’un teint brun foncé, dont la couleur se traduit par le mot « ahmer », parfois même presque noirs, quoique leur type bien caractérisé ne laisse aucun doute sur leur race. Le costume diffère aussi. Ce n’est plus la presque totale nudité du Sara. Les hommes portent la robe à larges manches, que nous appelons boubou et qu’eux-mêmes nomment halack, et parfois un pantalon sac serré aux chevilles, le séroual. Les femmes également sont vêtues, et leurs cheveux, au lieu d’être ras ou rasés, sont séparés en tresses courtes et ténues qui retombent de chaque côté de leur tête. Les vêtements des gens du Salamat sont faits d’un tissu de coton qu’ils fabriquent avec la récolte de leurs petites plantations. Ils sont en général d’une teinte jaunâtre, qu’ils doivent uniquement à un usage prolongé. Les villages, composés de cases de paille hémisphériques, ne comportent plus de clôture ; toutefois les cases ont une disposition plus ou moins circulaire qui laisse libre la partie centrale : les troupeaux s’y tiennent la nuit. Les moyens de transport employés varient également. Jusque-là c’étaient des porteurs ; mais ici la tsé-tsé n’est plus à craindre, sauf en un très petit nombre de points faciles à éviter. On voyage à cheval, et les bagages sont placés sur des bœufs habitués à ce service. Les principales routes du Salamat sont d’ailleurs coupées pendant une partie de la saison des pluies. Ses cultures ordinaires sont le mil, le maïs, le sésame, le coton, l’arachide, le tabac ; on y trouve, outre des bovins et des chevaux, des ânes et des ovins, et, comme dans tout le Tchad, des poules nombreuses ; des abeilles également. Les produits de la grande chasse (ivoire, cornes de rhinocéros, etc...) y font l’objet d’un commerce assez important. Ils sont achetés, soit par les représentants des maisons de commerce européennes, soit par des Syriens, Djellabas ou Fezzanais venant d’Égypte et du Soudan Anglo-Égyptien, qui importent à cette occasion du sucre, du thé, du sel, des articles manufacturés, des cotonnades, etc... J’ai déjà signalé l’ardeur avec laquelle les Arabes de cette contrée, notamment, se livrent à la chasse. Ils y montrent beaucoup de courage et vont jusqu’à poursuivre les éléphants à cheval. Ils se réunissent un certain nombre, s’efforcent de séparer un animal du troupeau, le fatiguent, et lorsqu’il a suffisamment ralenti sa course, le rejoignent, mettent pied à terre et le frappent de leurs sagaies, soit au jarret, soit au flanc. La population n’est pas uniquement arabe. Il existe, principalement dans les parties montagneuses de la région, quelques centres Kirdis (païens), d’ailleurs de peu d’importance. La seconde étape conduit au village de Kichkech ; elle ménage aux yeux du voyageur le repos d’une agréable diversion : à 20 kilomètres environ au N.-E. de Ganatyr, on traverse une zone riante et boisée. De petits groupes de cases qui, de loin, par leur forme et leur couleur, font songer aux meules de nos champs, s’y abritent sous de beaux arbres à l’ombre hospitalière. La frivole épouse de Paki profite de la halte, assez longue, que nous faisons auprès de l’un d’eux, pour se faire noircir les gencives par une des habitantes du lieu. D’abord, c’est fort joli, comme on l’imagine, ensuite cela décongestionne. La patiente est couchée sur le dos, la tête sur les genoux de l’opératrice. A côté d’elle, Faadmé, la femme de Denis, lui tapote la poitrine pour l’encourager à supporter patiemment la douleur. On lui enduit les gencives de beurre fondu sur lequel on étale de la poudre de charbon de bois ; puis, avec un petit pinceau d’épines d’hidjilidj — cet arbre est, me dit-on, spécialement qualifié pour fournir l’instrument du supplice — on picote longuement, en insistant, en frottant parfois, en revenant à plusieurs reprises sur les mêmes endroits, la partie intéressée. Je livre bien volontiers cette modeste recette à la coquetterie féminine européenne, qui nous a donné déjà tant d’agréables surprises. Hidjilidj est le nom arabe de l’arbre dit savonnier. Il m’a fallu, ce même jour, réagir à l’égard de l’insoucieux Denis. Je ne mange pas de pain en voyage, mais je me fais faire, pour déjeuner le matin avant de me mettre en route, des gâteaux de farine de blé ou de maïs, selon ce que j’ai, cuits dans d’huile. C’est ainsi que les prétendues privations des voyageurs ne cachent souvent qu’un raffinement de gourmandise. Depuis un certain temps déjà, ces petits gâteaux sont pleins de terre. Je les mange tout de même, mais mon plaisir en est diminué. Or, je tiens à mes satisfactions gastronomiques. Elles ne sont pas très nombreuses. J’ai fait à Denis des observations répétées. Chaque matin, je l’appelle. Il arrive sans émoi. Il sait d’avance ce dont il s’agit. — Denis, tes gâteaux sont encore pleins de terre. Je commence à en avoir assez. — Ah ! oui ! me répond-il d’un ton résigné. Et il s’en va. Le lendemain, le sol argilo-sablonneux du Tchad recommence à craquer sous mes dents. — Puisque tu tiens absolument à en mettre, ai-je fini par lui dire, tu ne pourrais pas au moins me la servir à part ? Cette fine plaisanterie l’a enchanté. Il est parti tout joyeux. Je ne sais pas s’il y a vu un encouragement, mais il avait encore forcé la dose le lendemain. J’hésitais à le punir. Il y a deux cas où la présence du sable dans les aliments est à peu près inévitable : au désert, les jours de vent ; et, où qu’on soit, lorsque la pierre du pays est tendre et qu’on se sert de farine indigène. Celle-ci est broyée entre deux pierres façonnées à cet effet, l’une en cupule, l’autre en pilon grossier, et toujours un peu de matière se détache de l’une et de l’autre. J’ai donc consulté la rumeur publique. La rumeur publique m’a révélé que Denis, lorsqu’il fait la cuisine, jacasse, m’a-t-on dit, comme une poule, tourne la tête à droite et à gauche, accueille un grand nombre d’interlocuteurs dont les pas soulèvent la poussière autour des casseroles, et manque totalement de soin. Voilà qui est grave. Alors, décidé à frapper un grand coup, j’ai fait venir Ahmed. Ahmed est un excellent serviteur. Je ne l’entends jamais, et tout ce qu’il fait est fait avec soin. Les deux autres commencent à prendre avec moi le laisser-aller des vieux domestiques. Ils ne se donnent plus la peine de dissimuler leurs défauts, pensant que j’y suis suffisamment accoutumé. — Puisque tu es décidément incapable, dis-je à mon cuisinier négligent, de faire convenablement mon déjeuner du matin, c’est Ahmed qui le fera désormais. J’ajouterai, pour ce travail supplémentaire, une petite indemnité à ses mois, et cette indemnité, je la prélèverai sur tes gages. Cette décision paraît le toucher, à cause du prélèvement. Mais je retourne le fer dans la plaie. — C’est bien honteux pour toi. Toi qui es connu dans tout le Tchad, toi qui as une grande réputation, tu verras ce qu’on va dire quand on saura que je suis forcé de faire faire mon déjeuner par un de mes boys. Ta femme même ne voudra plus te regarder. Cette fois, il est visiblement vexé. Il a senti le caractère humiliant de sa situation. Il s’en va. Quant à Ahmed, il se pique d’amour-propre, et je m’apercevrai le lendemain que j’ai trouvé la bonne solution. Le chef de Kichkech, selon l’usage, s’est présenté à moi à mon arrivée. Son visage est soucieux. Un homme le guide. Je demande ce qu’il a. — Un de ses yeux, me dit-on, ne voit plus, et l’autre voit de moins en moins. Je regarde. Il semble atteint d’une maladie à l’état aigu. — Il y a, lui dis-je, un grand médecin blanc à Fort-Archambault. Lui te guérirait peut-être. Va le voir. — C’est trop loin, répond-il sur un ton d’indifférence. C’est, pour un indigène, à six jours tout au plus. L’insouciance est un trait caractéristique des populations africaines. Je serais tenté de l’attribuer au seul fatalisme islamique, si je ne l’avais constatée maintes fois chez le Kirdi comme chez le Musulman. La plaine reprend plus nue encore, après Kichkech. Nous voyons vers cinq heures une troupe d’une dizaine de girafes, dont une petite, à laquelle mes hommes s’amusent à donner la chasse. Nous couchons à Marfeine. Nous n’en partons le lendemain qu’assez tard, car une tornade se montre au Nord-Est, imminente. Dès une heure de l’après-midi, mes cantines sont bouclées ; je suis seul dans ma case, désœuvré, attendant l’éclaircie libératrice. Mon silence rassure les hôtes discrets des seccos qui m’environnent, cependant que l’approche de l’orage les anime d’une humeur turbulente. Il sort de jolis lézards de partout. L’un d’eux se laisse tomber du toit à mes pieds, pour abréger son parcours. Puis il mange avec appétit de longues mouches jaunes qui se sont noyées ce matin dans mon tub et qu’on a jetées là. Un autre, petit, d’un éclat d’émail, rayé, dans sa longueur, de brun, de blanc et de noir, bien campé sur ses pattes que leur transparence fait paraître roses, se donne plus de mal. Gourmet, il les veut vivantes. Il dresse sa tête attentive au milieu d’une large tache de soleil. Il guette. De temps en temps, il s’élance, puis s’arrête net, et le rapide va-et-vient de ses petites mâchoires m’apprend qu’il a été heureux chasseur. Il y a aussi un long serpent qui s’est montré un instant tout à l’heure. Je n’avais rien sous la main et je l’ai laissé partir. Maintenant, il se promène dans mon mur de paille ; je l’entends, et de temps à autre, je vois ses molles sinuosités. Mais la case est grande et le sol nu. Il ne peut venir jusqu’à moi sans que je l’aperçoive, et s’il lui prenait fantaisie de gagner le toit pour se laisser choir, lui aussi, je l’entendrais monter. Au surplus, pourquoi viendrait-il ? Le plus audacieux de tous est un rat. Il arrive fièrement tout près de moi, par petits bonds ; il me croit inanimé. Je bouge, il s’enfuit éperdu. Pas de scorpions dans tout ce monde. Je ne le regrette pas. J’ai cette affreuse bête en horreur. Le soir, à Gara, un autre serpent se montre dans la case de Paki. Les hommes le poursuivent avec des torches et le tuent sans peine. Malheureusement, la dissection des glandes est au-dessus de mon habileté, sauf pour les individus de très grande taille, et je ne pourrai faire profiter le Muséum de cette nouvelle rencontre. Le lendemain, à la nuit, vers huit heures, j’arrive à l’endroit où se trouvait jadis le campement d’Am Redjio. J’y ai couché, il y a deux ans. Mais il est détruit. On en a fait un autre à quelque distance. Comme une tornade commence, je me dirige vers le village et je demande une case pour m’abriter durant l’orage. On me la donne avec empressement. Il faut, pour y entrer, ramper sur les genoux et sur les coudes, tant l’unique ouverture est basse. Dedans, il y a, par terre, un vieux cadre de bois sans pieds, qui a servi de lit ; un petit tas de paille, humide, noirâtre, sous lequel chante un crapaud, et, suspendu au point le plus élevé du toit en dôme, un autre cadre horizontal où l’on a posé des bourmas ; l’herbe a poussé, puis séché sur le sol. J’ai fait entrer avec moi Denis et Somali. Nous avons vite allumé un petit feu, tout petit pour ne pas brûler la case, et aussi pour ne pas être enfumés. Dans la nuit devenue tumultueuse, le tonnerre, au dehors, multiplie maintenant ses éclats ; le vent fait rage ; j’entends des torrents de pluie qui se plaquent en longues rafales sur notre misérable abri ; et dans ce gîte sûr, j’éprouve une sensation de bien-être que m’ont rarement ménagée les lieux mieux meublés, sans nul doute, où je fréquente en France. Que le confortable est donc chose relative, et quelle n’est pas la qualité d’une existence qui sait donner tant de prix aux plus pauvres choses ! Les pasteurs de ces régions ont deux villages plus ou moins éloignés l’un de l’autre. L’un est situé dans le pâturage même. Les cases en sont toutes semblables à la nôtre : une armature de branches entrecroisées, façonnée en calotte sphérique ; là-dessus, une certaine épaisseur de paille est liée. Ce village-là est temporaire. Quand vient l’inondation annuelle, on l’abandonne à la crue des eaux. On regagne le village permanent. Mieux construit, celui-ci est en même temps un centre de culture. Pendant que les plus valides sont avec les troupeaux, les vieillards, les infirmes, y entretiennent quelques champs dont le mil fournit la nourriture de tous. Lors de mon précédent voyage, j’ai traversé la contrée dans le temps où le grain mûrissait. Il était divertissant d’observer, au milieu des grands champs verts, une sorte de nid de paille que des piquets rustiques supportaient à deux mètres environ au-dessus du sol. De là rayonnaient dans tous les sens de longues ficelles, auxquelles on avait suspendu, de point en point, des morceaux de calebasse ; chacune d’elles aboutissait à un autre piquet. Dans le nid, un négrillon minuscule tenait soigneusement les extrémités des ficelles. De temps à autre, il exerçait une brusque traction sur elles, en poussant un cri aigu ; les morceaux de calebasse s’entrechoquaient avec bruit et les oiseaux dévastateurs s’enfuyaient, effrayés par la manœuvre de ce petit gardien vigilant. Les musulmans du Salamat, on le voit, sont à la fois cultivateurs et pasteurs ; sédentaires, mais avec deux résidences dont l’une est susceptible de se déplacer au besoin. Je les ai trouvés accueillants, serviables et pleins de bonne volonté. J’arrive le 1er juillet à Am Timane, le principal village du pays et le siège de l’administration locale. Je croyais être au 29 juin. Les erreurs de dates sont fréquentes en route, et je n’ai pu rectifier toutes celles qui se sont produites dans mes notes. Les chiffres que je donne ne doivent jamais être tenus pour exacts qu’à une ou deux unités près ; ceci s’applique à tout le cours de mon voyage. Am Timane se compose d’un grand village propre et bien tenu, que sépare en deux une allée nue, d’une trentaine de mètres de largeur, toute droite entre deux rangées de seccos ; cette allée aboutit à une vaste place aussi nue qu’elle ; de l’autre côté de celle-ci est le poste, avec sa grande porte d’argile, sa tourelle, son long mur bas, que dépasse un arbre immense. Sobre, mais de lignes élégantes, c’est un des plus décoratifs de tout le Tchad. Il est dû au lieutenant Tourencq. A gauche de la place se trouve le marché, très rustique, et, un peu plus loin, deux habitations modestes, affectées respectivement au chef de circonscription et au chef de subdivision. Le premier, M. Griffon, était installé depuis quelques jours à peine. J’ai reçu de ce fonctionnaire, et de M. Martine, chef de la subdivision, de qui Mme Martine partage la résidence, l’accueil le plus aimable. J’ai été, pendant mon séjour, l’hôte de M. Gustave Bimler, leur proche voisin. Je connaissais M. Bimler depuis mon précédent passage au Tchad ; il en est l’un des principaux colons et l’un des chasseurs les plus experts ; il a montré, au cours d’un premier séjour de onze années consécutives, son énergie et son courage. Réinstallé tout récemment, il venait de reprendre la direction de ses entreprises. Sa réception amicale et le plaisir de le retrouver ont achevé de m’assurer à Am Timane un repos réconfortant et agréable. Il y avait au poste un certain nombre d’aigrettes ; elles égayaient la cour de leurs jolies silhouettes blanches, au long bec jaune clair, teinté de vert près des yeux ; on les nourrissait de petits poissons qui leur étaient apportés vivants chaque jour. Toutefois, elles ne se reproduisaient pas encore. L’autruche, commune dans la région, était représentée dans le village par plusieurs individus ; mais on n’y garde que les femelles, car les mâles deviennent vite méchants. Un enfant a été éventré par l’un d’eux, il y a un certain temps déjà, d’un coup de patte. Le 6 juillet, j’ai pris la route d’Am Dam. M. Martine m’avait procuré un très bon cheval. J’ai laissé le Bahr Salamat, large fossé sans pittoresque, à ma droite, et je me suis engagé dans une petite brousse où apparaissent quelques palmiers. La saison a achevé son évolution. Nous sommes arrivés aux grandes pluies, qui durent habituellement jusqu’en octobre. La route est difficile, marécageuse par endroits, et mes bagages, chargés sur des bœufs, prennent des bains fréquents. Le soleil, dont les rayons parent ici les moindres objets d’un air de fête, ne se montre que par intervalles. Ce sont constamment des orages, des averses longues et monotones ; sous un ciel gris d’automne, de larges flaques d’eau noient l’herbe courte et verte, baignant le pied des épineux au feuillage grêle ; l’air est humide et sans chaleur. C’est aussi le temps des souvenirs, des heures de tristesse. Chaque jour maintenant, à l’arrivée, je fais allumer un feu dans ma case. Il chauffe, éclaire et égaye à la fois. Lorsque le temps est particulièrement frais, j’invite trois petites indigènes, qui sont parmi les conducteurs des bœufs, à venir se réchauffer quelques instants à sa flamme. Je fais venir avec elles une vieille femme chétive et un enfant sourd. Tout ce monde se groupe, s’assied discrètement. L’une de ces petites filles est une Salamat ; elle s’appelle Zenaba ; la deuxième, Addahaba, est Rachid ; la troisième, Achta, est Gorâne. Elles sont d’un brun foncé ; elles peuvent avoir une douzaine d’années chacune. La Salamat et la Gorâne sont longues et grêles comme des sauterelles, avec des traits durs et fins, des bouches proéminentes, des profils de chèvres, de beaux yeux pleins d’expression et de feu. La Rachid est petite et trapue. Toutes trois portent la coiffure à petites tresses multiples dont j’ai déjà parlé. Elles sont vêtues de pagnes de coton qu’un long usage a brunis, et portent quelques misérables bijoux de perles, avec des amulettes. D’abord pleines de crainte, elles se sont rassurées bien vite, et le caquetage rude et véhément de leur petit groupe met de la vie autour du foyer. Nous arrivons le 11 juillet au pied de faibles collines rocheuses. Elles dressent devant nous leur longue barrière, où la roche sème des taches grises dans une verdure maigre et basse. La campagne est moins morne et la surface du sol se fait plus dure, ce qui nous évite au moins la boue. Puis c’est Djaguel, puis Salta, minuscules villages. Depuis Am Timane, notre ravitaillement est devenu difficile ; chaque jour, il me faut envoyer des hommes dans plusieurs directions pour me procurer le lait, les quelques poulets, le mil dont j’ai besoin. Est-ce vraiment pénurie chez les indigènes, ou désir de garder leurs provisions ? Je l’ignore, et contrairement à ce que je fais parfois, je ne cherche pas à le savoir, car il est délicat d’user de contrainte en cette région pauvre, où les gens se sentent toujours menacés par la famine. L’avant-dernière étape me réserve une nouvelle désagréable ; on vient m’avertir dans la nuit que deux bahrs que nous avons à traverser le lendemain et qui, une partie de l’année, sont à sec, coulent en ce moment à pleins bords ; des hommes s’y sont déjà noyés, me dit-on. La complication serait assez sérieuse. Il n’y a pas de pirogues ici. Derrière nous, la route doit être coupée maintenant. Il paraît qu’à l’Est et à l’Ouest elle l’est aussi. Allons-nous être bloqués plusieurs semaines, presque sans vivres, dans ce coin de brousse ? Je pousse mes questions. On finit par me dire que si les tornades cessent deux ou trois jours, le passage deviendra possible parce que, tout de suite, les bahrs baisseront. C’est là toutefois une modeste espérance : le régime des pluies quotidiennes est nettement installé. [Illustration : Un forgeron dans le poste d’Am Timane, au Salamat. Autour de lui, des aigrettes familières. (Page 235.)] [Illustration : Ma maison, à Abéché, la capitale du Ouadaï. (Page 250.)] Il paraît aussi que les gens de l’endroit savent faire des radeaux avec des fascines. Il y a là une ressource intéressante. A tout hasard, j’en fais préparer un certain nombre et nous nous mettons en route. Mais ce n’étaient, une fois encore, que contes d’indigènes ; l’eau, dans aucun des bahrs, ne monte au-dessus de la ceinture. Nous passons sans la moindre difficulté. Près d’Am Dam, la savane verte et relativement boisée que nous traversions jusque-là prend un caractère plus septentrional. Des talhas, clairsemés sur l’herbe, forment le principal de la végétation. Cette herbe toutefois met encore une fraîcheur dans le paysage. Il n’y en avait pas lors de ma dernière mission, les pluies étant moins avancées, et je dois faire un effort de mémoire pour évoquer mes impressions d’alors. Les descriptions des voyageurs, lorsqu’elles sont minutieuses, risquent souvent d’être taxées d’inexactitude ; beaucoup de détails changent avec les saisons, et dans les pays où l’aspect des lieux est tout entier dans les manifestations de la nature, le caractère de l’ensemble peut en être transformé. Am Dam est sans pittoresque : un village banal dans une plaine presque nue ; à côté, le poste. La rivière Batha, encaissée entre des rives que souligne une étroite zone boisée, passe à quelques centaines de mètres. Elle était encore à sec il y a un mois. L’eau y a maintenant un mètre environ de profondeur. Le poste, jusqu’au 1er juillet dernier (1923), était occupé par un gradé européen. On l’a supprimé. Il est souvent préférable, en effet, en cas de pénurie de personnel, de prendre une mesure radicale, plutôt que de confier le commandement d’une région et la direction de ses habitants à un subalterne insuffisamment préparé. Mieux vaut un chef indigène considéré, qu’un Européen, s’il ne l’est pas. La considération joue un grand rôle en cette matière ; elle agit sur le sentiment pour déterminer l’obéissance, et diminue d’autant la part de la contrainte. Les indigènes, surtout les Musulmans, plus affinés, montrent, à donner la leur, un discernement qui surprend. La détention de l’autorité n’assure pas nécessairement leur respect. Ils ne tardent pas à acquérir une notion plus ou moins confuse, mais généralement assez clairvoyante, du milieu social de ceux avec qui ils sont en contact. Les particularités parfois subtiles, dont l’ensemble assure à tous les actes de certaines personnalités un caractère de supériorité et d’autorité naturelles, n’échappent nullement à leur sensibilité de primitifs. J’ai passé là les 15, 16 et 17 juillet. Le jour de mon arrivée, vers 4 heures, une nouvelle apporte un peu d’animation : un cheval du chef vient d’être tué par un lion à une demi-heure du village. Je fais aussitôt appeler Paki pour profiter de cette occasion si c’est possible, et, sous la conduite du chef même, tout brûlant du désir de voir châtier le coupable, nous nous rendons au lieu du crime. C’est sur le bord de la Batha, verdoyant d’herbes et d’arbustes touffus, près d’un gros buisson. La pauvre bête est couchée sur le dos, les cuisses écartées, le bas-ventre dévoré, les intestins à l’air. Les jambes de devant, dont l’une porte encore une entrave brisée, sont pliées, les sabots contre le poitrail, dans une attitude de course effrénée ; l’encolure, tordue dans une convulsion, laisse voir la gorge largement entaillée ; les dents serrées apparaissent entre les lèvres ; l’œil mort, exorbité, exprime encore une folle terreur. Tout auprès, deux places où l’herbe est foulée. Il y a deux lions : c’est de là qu’on les a fait lever tout à l’heure. Nous tenons conseil. Paki estime qu’ils reviendront, au crépuscule, procéder à un nouveau repas. Je m’en remets à son expérience, mais comme le vent souffle justement dans la direction qu’ils ont prise, nous nous écartons d’une centaine de mètres afin de n’être pas sentis, et nous nous installons, pour les attendre, dans un étroit espace dénudé que le hasard a ménagé au milieu d’un fourré, et d’où une petite éclaircie nous permet de voir le cadavre du cheval. Je m’étends sur le sol et je sommeille en attendant l’heure. La fraîcheur me réveille bientôt et je me lève. Autour de moi sont accroupis Paki, Somali, le chef et un indigène. Nous gardons, bien entendu, depuis le commencement, un silence absolu. J’aperçois dans un arbuste une sauterelle pointillée de jaune et de noir, sans ailes, et, toujours curieux des insectes, je m’absorbe dans sa contemplation. Elle m’a vu aussi, mais, paresseuse, elle se contente de tourner autour de la branche, pour mettre celle-ci entre elle et moi. J’approche ma main, elle ne bouge pas. A ce même moment, j’ai l’impression que Somali, derrière moi, a fait un mouvement. Je me retourne ; son visage exprime l’épouvante. Il regarde fixement dans la direction du buisson sur lequel se trouve la sauterelle et, de son bras allongé vers moi, me tend mon fusil. Je n’ai pas de peine à comprendre que les lions viennent de se révéler. Je prends l’arme d’un geste prompt, et je me retourne à nouveau. Paki, lui aussi, a changé de position ; il n’est plus accroupi ; il a un genou en terre, son fusil épaulé, et il vise sous le buisson. Le silence est toujours complet. Je prends en hâte la même position, tout près et un peu en avant de lui et, de l’épaule, j’écarte son arme, pour me réserver le premier coup. Mais je ne vois rien, et, dans l’instant, tout le monde se lève ; puis Paki se met à courir. Je m’élance derrière lui ; Somali fait de même. C’est lui qui a la meilleure vue ; deux fois, il s’arrête, puis repart : ce sont les lions qui se montrent, mais si peu de temps que Paki ne semble pas les distinguer plus que moi. Enfin, à cent mètres environ, une forme jaune clair passe rapidement d’un buisson à un autre, et un peu plus loin un gros lion, que je distingue bien cette fois, franchit au galop un espace dénudé d’une vingtaine de mètres. Je tire sans qu’il accuse le coup. Nous cherchons encore cinq minutes, et la nuit qui gagne nous arrête. Je demande alors ce qui s’est passé. Pendant que je regardais ma sauterelle, Somali, en portant machinalement ses regards dans ma direction, a vu soudain, dans les broussailles, à une distance que je me fais montrer, et qui représente trois à quatre mètres, l’un des animaux — le plus petit, la femelle — qui s’avançait doucement, les yeux fixés sur moi, écrasé sur ses pattes, prêt à bondir. Terrifié pour son maître, il avait alors fait un léger bruit pour attirer mon attention, et m’avait épargné par là, sans doute, une grave surprise. Pendant que je m’agenouillais, la lionne, effarouchée par nos mouvements, était partie avant que j’aie pu l’apercevoir, et les deux bêtes, depuis ce moment, n’avaient cessé de fuir. Nous rentrons. Pour ce soir, il n’y a plus rien à faire. Mais les lions vont sans doute finir le cheval cette nuit. Nous irons demain matin à l’aube, et peut-être serons-nous plus heureux. Voici le campement. On a entendu mon coup de fusil, et le feu de Denis groupe, autour de mon dîner qui cuit, un entourage intéressé. Paki et Somali, tout près l’un de l’autre, mais se tournant le dos, entament avec volubilité, ensemble, un récit animé de l’incident. L’auditoire est impressionné. Quand c’est fini, une des femmes s’empare de sa diantou et traduit l’émotion et la sympathie générales par une monotone et interminable chanson où je suis l’objet des louanges les plus flatteuses. Je lui fais porter un franc pour la remercier ; son attendrissement est à son comble. Je suis forcé de lui envoyer dire de se taire. Elle chanterait, je crois, toute la nuit, et toujours la même chose, sur le même air. La diantou mérite une courte mention. C’est un instrument de musique répandu dans toute l’Afrique centrale. L’art de jouer de la diantou est le couronnement d’une éducation de jeune fille. Cela se compose d’un tube de cinquante à soixante centimètres, renflé aux deux tiers environ de sa longueur, ouvert aux deux extrémités et fait ordinairement d’une courge vide ; d’autres sont en métal. Le maniement en est simple : l’artiste s’assied sur une natte — ou par terre — prend la diantou d’une main et en frappe, à coups cadencés, l’extrémité contre sa cuisse ; en même temps ses doigts s’élèvent et s’abaissent tour à tour, faisant résonner, sous les lourdes bagues d’argent que porte ici toute élégante, la mince paroi ; l’autre main ferme et ouvre successivement, afin de modifier le son, l’orifice supérieur. Le résultat de cette manœuvre est d’un charme discutable. Ce n’est là, d’ailleurs, qu’un instrument d’accompagnement. Tout est dans le chant. La joueuse de diantou improvise ; elle improvise sur un air plaintif et monotone, avec des temps lorsqu’elle hésite. Les paroles sont ordinairement des allusions à des faits simples de la journée ; souvent aussi, les louanges de l’époux de la dame ; parfois enfin, lorsque celui-ci se conduit mal, et s’il est absent, la chanson prend à son égard un caractère de critique acerbe. Elle fait connaître à l’entourage les tristes côtés de son caractère. En franchissant le seuil de ma porte, je fais la connaissance d’un nouvel animal ; il m’est tombé sur la tempe quelque chose de long et de mou. Cela glisse sur ma joue, s’accroche à mon cou. Un geste rapide m’en débarrasse, et cela tombe à terre. C’est un lézard grisâtre, plat, disgracieux et lent, d’environ 10 centimètres. Ahmed, qui le tue aussitôt, le nomme aboundigel. Il m’apprend que sa morsure est inéluctablement mortelle : « Si lui piquer toi, me dit-il, déjà toi plus moyen ouvrir ton bouche. » Somali, instruit de l’incident et toujours plein de condescendance pour mon ignorance des choses de la nature, me rassure sur les intentions de l’animal, dont la mentalité semble n’avoir pas de secret pour lui. Ce lézard, déclare-t-il, ne cherchait pas à me mordre ; il était habitué à ne voir personne dans la case dont il habite le toit ; mon arrivée a éveillé sa curiosité ; il est venu voir et, en me regardant, il est tombé sur moi. Rien de plus : une curiosité, peut-être sympathique. Je parle de l’aboundigel, si futile que soit ce récit, parce que tous les indigènes, de quelque région qu’ils soient, m’ont répété que quiconque était mordu par lui était fatalement condamné. En revanche, mis au pied du mur, aucun d’eux n’a pu me rapporter un cas de morsure, de sorte que la nocivité de ce lézard, quoiqu’ils en disent, reste au moins douteuse. J’en ai expédié un au Muséum, où l’on pourra trancher la question. Le lendemain matin, il n’y avait pas de nouvelles traces des lions près du cadavre du cheval. Vers la fin de l’après-midi, à l’heure où nous pouvions les rencontrer, nous avons inutilement battu la brousse. Le matin suivant, toujours rien. Je me décide à me remettre en route. Nous traversons une succession d’espaces plans que circonscrivent de toutes parts des collines basses. Le sol est couvert d’une herbe courte et nouvelle. De nombreux arbustes, où les talhas aux maigres feuilles dominent, sont semés partout, formant un immense bois sans ombre. Les collines montrent une roche d’un jaune tantôt grisâtre, tantôt presque rougeâtre ; divisées, morcelées, éboulées, une chétive végétation s’élance de leurs multiples fissures. Tout ce que j’ai vu du Ouadaï offre cet aspect ; on ne sort d’un de ces grands cirques que pour passer dans un autre, et le regard, jusqu’à Biltine, à trois jours au nord d’Abéché, trouve constamment devant lui les mêmes plaines pauvrement boisées, vite limitées par les flancs pelés, tachés de vert, hérissés de débris, de reliefs aux faîtes déchiquetés. Le dernier jour — le quatrième ou le cinquième après avoir quitté Am Dam — on gravit longtemps une faible pente, au milieu d’affleurements rocheux ; on traverse, par des chemins que l’eau des tornades a creusés profondément, une crête peu élevée, mais qui jusque-là avait masqué l’horizon, et on aperçoit tout à coup, au fond d’une de ces plaines, large de dix à douze kilomètres, et bornée, comme les précédentes, d’arides chaînons, la capitale du Ouadaï : le poste et le camp des tirailleurs, quelques maisons pour le logement des officiers ; un grand marché, de construction toute récente ; les quartiers indigènes, partie en terre, partie en paille ; tout cela s’étale, avec de larges intervalles vides, sur une surface d’environ deux kilomètres de diamètre. Deux fleuves y creusent de faibles dépressions, presque toujours à sec. La population d’Abéché, jadis plus forte, est tombée, il y a une dizaine d’années, à 4.000 habitants à la suite d’une terrible famine qui a provoqué à la fois des morts et des émigrations. Elle est maintenant remontée à 8.000 environ. C’est un centre de trafic important par sa situation géographique en même temps que par son activité. Le commerce y est tout entier entre les mains de riches indigènes et de Syriens ; il y avait aussi, lors de mon passage, une maison grecque. L’importation et l’exportation se font principalement par le Soudan anglo-égyptien et par la Libye ; dans le premier cas, elles empruntent la route bien connue d’El Facher, El Obeid, Khartoum, Port-Soudan, déjà suivie par de nombreux Européens ; dans le second cas, elles passent par Ounyanga, Koufra et Djalo ; cette voie est celle que je me proposais de prendre. L’exportation porte notamment sur le bétail et sur l’ivoire ; l’importation, sur des étoffes, des conserves, le thé, les cigarettes, la parfumerie, le sucre, etc. Chaque commerçant, le plus souvent, fait l’une et l’autre. Cette énumération est d’ailleurs loin d’être complète, et je renvoie les personnes qui s’intéresseraient professionnellement à la question, aux rapports techniques que j’ai déposés au Ministère des Colonies. De même que dans le Salamat, les indigènes, au Ouadaï, sont surtout pasteurs. De même que dans le Salamat, ils cultivent le coton, quoique en petite quantité, et le tissent habilement pour leurs besoins personnels. Au point de vue alimentaire, le mil constitue le principal de leurs récoltes. La plus grande partie des travaux agricoles ou autres est d’ailleurs faite par les femmes. Il y a peu de grands troupeaux. Quand on rencontre ensemble deux ou trois cents bovidés, c’est exceptionnel. Il est d’usage, et cela dans tout le Tchad, que chacun répartisse ses animaux entre plusieurs groupements ; sur un ensemble de cent têtes, il n’y en a parfois que cinq ou six qui appartiennent au même propriétaire. C’était jadis une assurance contre les rezzous. En cas de capture, chacun y perdait, mais peu de chose. La coutume en a subsisté, quoique la sécurité règne actuellement dans tout le pays. La population du Ouadaï est musulmane ou islamisée ; elle est constituée par des Ouadaïens proprement dits, par des Arabes noirs appartenant à différentes tribus, et par quelques autres éléments d’une faible importance numérique parmi lesquels un groupe de touareg sédentarisés. Le Ouadaï fut jadis un des royaumes les plus puissants de l’Afrique Centrale ; son avant-dernier sultan, Doud Mourrah, qui lutta longtemps contre nous, est encore interné à Fort-Lamy, comme je l’ai dit. Les coutumes en étaient, sur certains points, particulièrement barbares ; l’usage, notamment, d’après lequel le Sultan, à son avènement, faisait crever les yeux de ses frères, pour éviter qu’ils n’eussent ensuite la tentation ou le pouvoir de le détrôner. Le commerce des esclaves a été une des principales ressources du Ouadaï, comme d’ailleurs des régions avoisinantes. Le cheikh Mohammed Ibn Omar el Tounsi, qui fit au commencement du siècle dernier un voyage au Ouadaï et au Dar Four, rapporte, au sujet de ce dernier pays[16], que la chasse aux esclaves était régie par des coutumes précises. Celui qui désirait entreprendre une expédition de ce genre devait d’abord obtenir un permis du sultan. Ce potentat lui remettait, en gage de son acquiescement, une longue lance appelée salatieh, et une autorisation écrite. Le nouveau chef de rezzou allait alors se placer sur la grande place d’El Facher et assemblait la foule en faisant battre du tambourin. Il donnait connaissance de son permis et se mettait en devoir d’acquérir, des marchands accourus, ce qui lui était nécessaire ; il achetait à crédit, moyennant un prix fixé en esclaves, à percevoir sur ses prises. En même temps, il s’associait un certain nombre de lieutenants à chacun desquels il remettait une copie de son firman. Puis on se mettait en route. Un rendez-vous avait été préalablement fixé au delà de la limite sud du Dar Four. Chaque lieutenant s’y rendait par un chemin différent, faisant connaître en même temps dans les villages le but de l’entreprise et les avantages offerts aux participants ; une troupe de partisans se recrutait de la sorte ; une convention générale, qui déterminait les proportions du partage final, les attachait à la fortune du rezzou. Le rendez-vous atteint, on procédait à l’organisation définitive. Le chef du rezzou prenait le titre de Sultan, auquel il avait droit jusqu’au jour de la dissolution de la troupe. Celle-ci était nombreuse ; il arrivait qu’elle comptât une dizaine de milliers d’hommes. Il y choisissait une cour, copiée sur celle du sultan authentique. Le sultan du rezzou avait droit à tous les esclaves pris sans combat ; il conservait tous ceux qu’il recevait en route en cadeau ; enfin il participait au partage général des individus capturés. Quand l’expédition était arrivée au point qu’elle s’était assigné pour terme de sa course, on plantait une grande zériba (haie) à deux issues. Les gens du rezzou, avertis la veille par un crieur, se massaient auprès d’elle, dès l’aube, avec leurs prises. Chacun entrait à son tour avec ses esclaves, abandonnait au chef la part prévue et sortait avec le reste, muni d’une attestation qui le libérait de sa dette. La durée de certains partages atteignait un mois. Le prélèvement normal du sultan était d’un tiers ; il pouvait aller jusqu’à la moitié. Le sultan réglait alors ceux de ses créanciers qui étaient présents, et on rentrait au Dar Four ; le retour était l’occasion d’une deuxième expédition suivie d’un deuxième partage. Il prenait enfin sur ses esclaves ceux qu’il devait remettre à son souverain en retour du firman qu’il en avait reçu, et ceux qui correspondaient, soit à la rémunération des influences qui l’avaient aidé à obtenir celui-ci, soit au règlement du reste de ses créanciers. D’après Mohammed el Tounsi, le sultan du Dar Four délivrait chaque année plusieurs salatiehs semblables ; les départs ayant lieu à la même époque, il assignait à chacun un terrain de parcours, pour éviter les conflits. Beaucoup d’esclaves mouraient en route. Ceux qui ne voulaient pas accepter la captivité pouvaient s’y soustraire en s’asseyant sur le sol et en demandant la mort. On faisait alors droit à leur requête en les assommant à coups de bâton, devant les autres, auxquels leur sort servait d’exemple. Quelques-uns succombaient à la fatigue. Il se déclarait aussi des épidémies. Enfin le changement de climat et de nourriture en tuait beaucoup au Dar Four même. A tout cela s’ajoutait la tristesse de leur nouvelle condition, ainsi que la crainte, très répandue encore qu’injustifiée, d’être, à l’arrivée, vendus aux Arabes et mangés par eux. Une fois acheté, au contraire, l’esclave trouvait une double sauvegarde dans les recommandations d’humanité de la religion musulmane et dans l’intérêt qu’avait son maître à le conserver en bon état. Ces expéditions, conformément à la loi religieuse, ne portaient que sur les infidèles. On négligeait toutefois la prescription d’après laquelle les idolâtres attaqués auraient dû être préalablement mis en demeure d’embrasser l’islamisme. Elles étaient régies, au Ouadaï, par des coutumes différentes. Le titre de sultan y restait exclusif au souverain du pays. C’est également lui qui prenait l’initiative des chasses. Il déléguait un fonctionnaire pour les conduire, et se réservait la plus grosse part. Ces détails appartiennent au domaine d’un passé relativement lointain déjà ; les rezzous de ce genre ont pris fin ; et si parfois de faux et même de véritables pèlerins, en se rendant à La Mecque, essayent de faire franchir notre frontière, par fraude, à quelques captifs qu’ils espèrent vendre en Arabie, l’administration locale s’attache avec succès à déjouer et à punir leurs tentatives. TROISIÈME PARTIE =LA TRAVERSÉE DU DÉSERT DE LIBYE= * * * * * CHAPITRE PREMIER VERS LA LIBYE. — D’ABÉCHÉ A FAYA J’étais arrivé à Abéché le 22 juillet. Je m’y trouvais à pied d’œuvre. C’est, pour le sud, comme je l’ai dit, la tête du mouvement caravanier du désert de Libye ; celui-ci n’a par ailleurs que des points de départ tout à fait secondaires. De nombreux commerçants fezzanais y sont installés, qui chaque année ou presque se rendent à Koufra, à Djalo, à Sioua, à Alexandrie, avec des chameaux chargés de peaux ou d’ivoire principalement, et en reviennent avec du sucre, du thé, diverses denrées, réalisant un modeste et double bénéfice sur l’aller et sur le retour. Beaucoup d’entre eux se dirigeaient, à une époque encore récente, sur Ben Ghazi ; mais la lutte entre Senoussia et Italiens a, depuis lors, coupé la route à la hauteur de Djedabia[17]. Abéché était ainsi le lieu où, logiquement, je devais trouver les renseignements les plus sûrs sur les chances de succès de ma tentative, peut-être aussi les moyens de l’entreprendre. Celle-ci devenait désormais mon seul objectif. A la période des projets succédait celle de la réalisation. Les Senoussia, avec qui j’allais entrer en contact à cette occasion, sont une confrérie religieuse que ses intérêts et les circonstances ont conduite à emprunter le rôle d’un groupement politique. Elle se distingue par un purisme particulier en matière de doctrine, et a constamment donné les preuves d’une violente animosité à l’égard de tout élément chrétien. Fondée au commencement du siècle dernier, elle a établi ses premières zaouias, ou centres religieux, dans l’Afrique Septentrionale, à El Beida, d’où son influence s’étendit rapidement vers le Sud et gagna une grande partie de l’Afrique centrale, cependant que s’accroissaient à la fois le nombre de ses membres, ses richesses, et son prestige. Des revers ont affaibli sensiblement sa situation depuis lors. Mais il serait d’autant plus imprudent de la négliger, que ses moyens d’action ne sont pas exclusivement militaires, et que sa propagande, à la fois active, discrète et adroite, emprunte une efficacité particulière aux considérations religieuses sur lesquelles elle s’appuie. Les Khouans — c’est le pluriel du mot frère, en arabe, et c’est ainsi que se désignent les Senoussia — se montrèrent toujours les adversaires irréductibles de notre puissance. En revanche, ils s’entendirent avec les Turcs, ennemis comme eux des infidèles, et acceptèrent d’eux, vers 1908, un kaïmakan, ou gouverneur, à Koufra. Lors de la guerre italo-turque, ils se déclarèrent contre les Italiens, mais après la conclusion du traité qui attribuait la Libye à ceux-ci, ils se résignèrent à un accord qui semblait satisfaisant pour les deux parties. Cet accord fut rompu violemment un peu plus tard ; on sait avec quelle énergie les populations de Cyrénaïque, pour ne parler que de la région correspondant à mon itinéraire, ont alors repris les armes pour assurer leur indépendance. Les Senoussia devaient également se heurter à nos troupes. Leur plan d’extension vers le sud et leur animosité à notre égard les amenèrent à des actes que le drapeau français ne pouvait accepter, et à la suite desquels le colonel Largeau les chassa, en 1913, du Borkou, de l’Ennedi et du Tibesti. Un échange de lettres suivit en vue d’un accommodement. Mais ils rompirent brusquement, non sans arrogance, les pourparlers qu’ils avaient eux-mêmes entamés, et annoncèrent qu’ils n’entendaient traiter qu’avec Paris, où ils allaient envoyer deux délégués. La guerre de 1914 survint, et ceux-ci n’arrivèrent jamais. L’hostilité des Khouans reprit de plus belle. Nous étions heureusement libres d’agir au Tibesti ; le commandant Tilho — aujourd’hui colonel — y procéda à la belle expédition militaire et scientifique que l’on sait, et nous continuâmes à lutter victorieusement contre eux. Enfin, toujours pendant la guerre, les Senoussia s’attaquèrent aux Anglais, au nord-ouest de l’Égypte. Ils se virent d’ailleurs infliger une défaite complète, dont l’un des épisodes se place à Girba, près de Sioua ; leur chef d’alors, Ahmed Cherif, se réfugia en Tripolitaine, d’où il s’embarqua pour la Turquie. Il y réside actuellement. Le fondateur de l’ordre fut Si Mohammed ben Ali es Senoussi el Khettabi el Hassani el Idrissi ; il eut deux fils. L’aîné, Mohammed el Mahdi, particulièrement vénéré, lui succéda ; à sa mort, en 1859, le pouvoir échut à son neveu Ahmed Cherif, ses propres enfants étant trop jeunes encore ; puis, ce dernier s’étant réfugié en Turquie, ainsi que je l’ai dit, Sidi Idriss, fils aîné de Mohammed el Mahdi, qui avait grandi en âge, prit le titre de chef de la secte[18]. Mais Ahmed Cherif a conservé, de l’investiture religieuse qu’il avait reçue avant lui, un prestige particulier et une influence, semble-t-il, prépondérante. A côté de lui, son frère cadet, Sidi Rida, exerce l’autorité dans la région qui s’étend autour de Djalo, et son cousin, frère d’Ahmed Cherif, Sidi Mohammed el Abid, personnalité dont l’importance doit être soulignée, est le chef de Koufra. Les membres de la famille Senoussi possèdent une situation religieuse dont le prestige s’étend au loin, et portent tous le titre de Cherif. Je m’étais déjà documenté de mon mieux sur la contrée où devait me conduire ma tentative, à l’aide de textes émanant de quelques Européens qui, par le nord, avaient atteint Koufra. J’avais consulté, notamment, les ouvrages de Rohlfs, la relation du maréchal des logis Laurent Lapierre, enlevé par surprise durant la guerre, qui y subit courageusement, peu après le soldat Stefano Mascio, une longue et dure captivité ; la très intéressante monographie de M. Ettore Ceriani. Une intrépide Anglaise, Mrs Rosita Forbes, avait pu, durant l’accalmie qui suivit immédiatement l’accord italo-senoussi, obtenir un sauf-conduit du grand-maître de l’ordre, Sidi Idriss, et, en compagnie d’un musulman cultivé, Ahmed Hassanein bey, visiter, en partant du Nord, elle aussi, la mystérieuse oasis, d’où elle avait regagné la côte méditerranéenne. Elle avait publié à cette occasion un livre remarqué. Mais sur la partie sud de la route, il n’existait, au delà du puits de Sarra, atteint en 1914 par le lieutenant français Fouché, venant d’Ounyanga, que des indications d’indigènes. Comme cartes, je possédais, pour le Borkou, l’Ennedi et le Tibesti, celle du lieutenant-colonel Tilho, dont la valeur est indiscutablement établie. Pour la Libye proprement dite, celle qu’a dressée, en 1922, au service géographique du ministère des Colonies, M. Meunier, réunit un ensemble d’indications exactes que je n’ai trouvé nulle part ailleurs. La lettre que, de Fort-Lamy, j’avais fait porter à Koufra, était très certainement entre les mains de son destinataire depuis un certain temps déjà. La réponse devait normalement passer par Faya. Ce poste étant, comme Abéché, pourvu d’une station radiotélégraphique, il me fut possible de m’informer ; j’appris ainsi qu’elle n’y était pas encore arrivée. Je résolus donc de m’installer dans une grande case de la ville, que M. le chef de bataillon Rabut, commandant la région, voulut bien mettre à ma disposition, et j’entrepris avec son concours de réunir les précisions qui, avant tout, m’étaient nécessaires. Le commandant Rabut me mit tout d’abord en relations avec le cheikh des Fezzanais, Braek. C’était un homme de 50 à 60 ans, au visage basané, aux moustaches grises tombantes, vêtu du halack blanc, à larges manches, coiffé du tarbouch rouge à long gland bleu ; son apparence de vieux paysan rude et sincère, ses réponses brèves, nettes et promptes, m’inspirèrent confiance. Le commandant m’en avait d’ailleurs parlé dans des termes qui auraient, à eux seuls, justifié ce sentiment. Aussi attachai-je une importance particulière aux indications qu’il me donna. Celles-ci, malheureusement, furent aussi défavorables que possible. La mauvaise saison, me dit-il, venait de commencer. Les ouadis qui coupent la route entre Biltine et Faya avaient grossi, et leur passage était devenu très difficile ; le trafic avec le nord était actuellement suspendu, et il fallait compter cinq mois avant qu’il devînt possible de le reprendre. Il me présenta la seconde partie du trajet, celle qui va d’Ounyanga à Koufra, comme extrêmement pénible ; en outre, elle n’était pas sûre ; il me déconseillait de m’y engager sans une escorte de 40 à 50 fusils ; et cette escorte, il ne voyait guère de moyen de la réunir, moins encore de l’armer. Enfin, le chef qui exerçait le pouvoir senoussi à Koufra, ce Mohammed el Abid, était l’un des ennemis les plus redoutables de l’influence française ; il s’était signalé pendant la guerre par une hostilité violente et active à notre égard ; il avait été l’instigateur de la plupart des agitations contre lesquelles nous avions eu à réagir durant cette période, notamment de la révolte de Kaocen, à Agadès. Rien ne permettait de croire qu’il fût disposé à bien m’accueillir, et Braek s’abstenait de tout pronostic à cet égard. Sidi Idriss es Senoussia, le grand-maître de l’ordre, de qui j’avais escompté les sentiments modérés, avait depuis longtemps déjà quitté l’oasis et était allé se fixer au Caire. Je revis Braek, pensant qu’il varierait peut-être. J’allai, à plusieurs reprises, lui rendre visite. Je le trouvais, chaque fois m’attendant, dans la petite rue tortueuse qui conduit à sa demeure modeste. Il était là, patient, déférent, grave, accompagné d’un serviteur. Il me faisait passer par la porte étroite et basse, aux planches disjointes, qui donnait accès chez lui, m’arrêtait aussitôt dans une toute petite cour dont un côté formait une sorte de pièce, et nous causions là. Mais ses réponses ne changèrent jamais, et chacun de nos entretiens m’ôtait un peu d’espérance. Je vis aussi le chef de la mosquée, le Sebah el Djami, vieillard à lunettes, à mine de chanoine, plein d’onction, et dont je ne pus tirer que des bénédictions souriantes, qu’il répétait interminablement. Je m’entretins avec les indigènes, avec les marchands syriens ; je multipliai les sources d’informations ; je ne pus recueillir aucun indice encourageant. Mes visites, mes courses dans la ville, n’avaient d’autre résultat que de me montrer successivement tous les quartiers de celle-ci et de me faire pénétrer chez ses principaux habitants. Je fus invité, notamment, à prendre le thé, par un commerçant fezzanais important. J’y allai avec le lieutenant Cariou, qui avait fort aimablement accepté de m’accompagner chez lui. Nous voici hors de l’ancien tata, aujourd’hui reconstruit, qui groupe les divers services administratifs au sein d’une vaste enceinte d’argile crénelée. Nous traversons l’immense place qui s’étend devant nous. Une herbe courte, interrompue en maint endroit, y sème de larges taches vertes irrégulières ; des mimosas rangés y tracent quelques longues lignes ; de petites mares, laissées par la dernière tornade, reflètent un ciel d’orage à la lumière diffuse, au rayonnement lourd et brûlant. Nous nous engageons dans Am Segou, la rue principale. Le long de ses murs se tiennent, debout ou accroupis, des Ouadaïens, des Arabes, des Fezzanais, ces derniers très reconnaissables à leur teint d’un jaune orangé, à leurs nez souvent un peu busqués dont l’extrémité s’incurve vers la bouche, à leurs longues moustaches. Le vêtement varie peu : halacks blancs ou bleu foncé, larges pantalons serrés aux chevilles, markoubs — sorte de souliers qui rappellent nos pantoufles — calottes de coton blanc ou tarbouch rouges ; quelques Arabes se contentent d’un boubou grisâtre. Beaucoup sont porteurs de chapelets à gros grains. Les femmes, qui d’ordinaire circulent librement, le visage découvert comme partout au Tchad, ont des pagnes bleu foncé, ou blancs ; quelques-unes, mais fort peu, en arborent de rouges, de verts ou de jaunes ; elles se parent souvent de hauts bracelets d’argent, de bagues, parfois aussi de bijoux d’or. Sur une petite place, non loin de la mosquée, bien fruste et qu’on ne distinguerait pas, si l’on n’était prévenu, des pauvres cases d’argile avoisinantes, trois chameaux viennent d’arriver ; ils sont baraqués, placides, immobiles, leurs charges auprès d’eux ; les pauvres bêtes sont maigres ; elles ont le dos couvert de plaies. Nous accédons enfin à la demeure de notre Fezzanais par le dédale de ruelles étroites, aux murs jaunâtres et fendillés, qui constitue, de part et d’autre de la longue et tortueuse Am Segou, le réseau circulatoire d’Abéché. Peu de toitures dépassent ces murs ; il est exceptionnel que les constructions indigènes comportent un étage ; ce sont ici, pour la plupart, d’humbles habitations basses, qui procèdent de la forme cubique. Quelques quartiers seulement groupent des cases cylindro-coniques à toit de chaume, plus misérables encore que les autres. Presque tout cela est fait d’une terre peu résistante, une sorte de boue séchée, et les tornades y causent de grands dégâts. Notre hôte, venu à notre rencontre, nous précède et nous guide chez lui. Après avoir traversé à sa suite le labyrinthe de cours minuscules propre à la plupart de ces maisons, nous nous arrêtons dans l’une d’elles ; une petite chambre basse, dont nous voyons seulement les deux ouvertures ogivales, donne sur celle-ci ; le sol, soigneusement aplani, est d’une rigoureuse propreté ; dans un coin se trouve un menu parterre d’un mètre carré au plus, sur lequel croissent, serrées les unes contre les autres, de courtes pousses de menthe ; le milieu est occupé par une table entourée de fauteuils, que le mur protège du soleil ; il est près de cinq heures. Nous nous arrêtons là, et le fils du Fezzanais, un petit garçon de 7 ans à peine, au teint bronzé comme celui de son père, avec de grands yeux aux cils retroussés, drôle dans sa longue robe, apporte sur un large plateau de cuivre deux théières de métal émaillé, un pain de sucre, un marteau au manche grêle et de petits verres sans pied, d’un verre très épais. J’ai déjà dit, à l’occasion de mon passage au Cameroun, comment il est d’usage qu’on serve le thé. La deuxième infusion sera aromatisée de menthe, que notre hôte cueille, de sa chaise, en se penchant. Il verse, dans la troisième, un peu d’une lotion capillaire à la violette, dont il parfume ensuite nos cheveux. Je dois à cette circonstance d’être l’une des rares personnes qui puissent déclarer par expérience que l’usage interne de ce médicament, aussi bien que son usage externe, est parfaitement inopérant. Nous causons durant tout ce temps. Mais je n’apprends rien de nouveau. Ses renseignements ne font que corroborer ceux que je possède déjà. Puis nous prenons congé, et il nous reconduit à la porte. Je me suis enfin entretenu plusieurs fois avec le Faqih Taa. Faqih est le mot arabe par lequel on désigne un lettré. Beaucoup plus fin que le Cheikh Braek, c’est un vieillard sec, noir de peau, au nez droit très court sur une bouche épaisse, avec une petite barbe presque blanche. Il a des manières d’homme du monde, avec une physionomie intelligente et affable où l’on surprend parfois quand, un instant, on l’a quitté du regard, une expression grave, réfléchie, profondément attentive, qui contraste avec l’apparente légèreté de sa conversation. C’est à coup sûr la personnalité la plus intéressante d’Abéché. On l’y soupçonne d’être resté fortement attaché au passé que notre domination a détruit. Je n’ai eu, pour ma part, qu’à me louer de lui : et s’il s’est abstenu de contredire aux renseignements que le cheikh m’avait fournis, il a été, de toute la ville, le seul à me laisser entrevoir, très discrètement, à peine, mais assez pour que j’aie compris, que si je me rendais à Faya, j’y trouverais peut-être des indigènes plus disposés à servir mes projets. Son pronostic devait se réaliser pleinement, ainsi qu’on le verra tout à l’heure. En même temps que je me livrais à cette enquête si intéressante et si importante pour moi, je goûtais, chez les Européens du poste, le plaisir d’un accueil aimable et cordial. Je m’entretenais fréquemment avec le commandant Rabut. J’ai été plusieurs fois l’hôte de M. Journée, officier d’administration, et de Mme Journée. Mme Lavit et Mme Journée sont, je crois, les deux premières Françaises qui aient séjourné à Abéché. Les lieutenants Cariou et Couturier m’ont reçu à diverses reprises. Enfin, j’ai gardé un souvenir tout particulièrement reconnaissant de la sympathie amicale que m’a manifestée le docteur Jeandeau, médecin major des troupes coloniales. Le voir chaque jour était devenu pour moi une agréable et réconfortante habitude, et si j’ai pu terminer mon voyage dans des conditions de santé satisfaisante, je le dois beaucoup à l’assistance dévouée, éclairée et sûre que j’ai trouvée auprès de lui, durant une période difficile que j’ai, vers ce moment, traversée. J’ai quitté Abéché le 20 août, pour me rendre à Faya. J’avais congédié Somali, dont les négligences devenaient insupportables. Je m’étais séparé aussi de mon chasseur Paki. Je lui ai fait présent, la veille de mon départ, d’un fusil 74 presque neuf. C’était la plus grande ambition de sa vie. Il m’a exprimé, en arabe, de vifs remerciements. Je les avais compris, mais Ahmed, qui partageait son émotion devant le don d’un objet si précieux, a tenu à me les traduire encore. — « Il dit toi qui es son père, et aussi toi pas moyen jamais crever ». Cette paternité ne me flatte qu’à demi, car Paki a dépassé la cinquantaine ; c’est un fils qui me vieillit un peu. En revanche, je reste sensible au vœu de longévité qui suit, encore que le choix des termes du traducteur ne soit pas particulièrement heureux. Il est revenu me voir le lendemain matin. Il m’a dit, en me regardant bien, de ses petits yeux durs et sévères, que lorsque je reviendrais au Tchad, il viendrait me rejoindre, partout où je serais, s’il n’était pas mort. Je lui ai donné la main. Il a tourné le dos et il est parti. Il n’a pas d’éloquence. Mais nous nous comprenons bien ; et, à regret, j’ai vu s’éloigner ce vieux compagnon, courageux et rude, de tant d’heures parfois rudes aussi. C’est la seconde fois qu’il chassait avec moi ; il m’accompagnait déjà dans mon précédent voyage. Mon détachement comprenait désormais Denis, Ahmed, un boy nommé Gaudji que je venais d’engager, 3 tirailleurs montés et 14 bœufs pour mes bagages. Je m’attendais à trouver tout de suite le désert. Il n’en fut rien. La région qui s’étend immédiatement au nord d’Abéché ne fait que répéter pour le voyageur, en plus peuplé au contraire, celle qu’il a traversée au sud. Je l’ai déjà décrite. Jusqu’à Biltine, on rencontre, tous les 10 ou 15 kilomètres, des villages — cases de paille au toit conique de forme particulièrement allongée, circonscrites d’une cloison commune, le tout, lorsque les cases sont vieilles, d’un brun voisin du noir. Des cultures de mil étendues entourent chacun d’eux. De petites antilopes, des outardes, se montrent fréquemment. Les mouches abondent, au moins en cette saison ; j’en ai, durant ma marche, posées sur moi, deux ou trois cents. Les moustiques sont nombreux aussi. Le sol est humide, mais sans mares gênantes et sans boue. L’air est à la fois orageux et frais ; la pluie tombe, par longues averses, d’un ciel uniformément sombre et gris. Si le soleil se montre, la température s’élève aussitôt. Nous croisons, le 1er juin, une petite caravane d’ânes chargés de mil ; ils appartiennent aux Ouadaïens qui les conduisent et qui se rendent à Abéché pour vendre le produit de leur récolte ; la somme réalisée ainsi sera consacrée à l’achat de bœufs. Le lendemain, c’est un chameau qui transporte des dattes ; un indigène de Tekro l’accompagne. Je suis reçu à Biltine, le 24, par le capitaine Berthollier. J’y admire le poste, une imposante construction à deux étages, toute de briques séchées au soleil. Sans un morceau de bois, sans une pièce de fer, et d’une solidité qui s’affirme victorieusement sous les pluies, c’est un petit tour de force d’architecture, utile en outre, car les procédés employés paraissent résoudre le problème de la construction d’une habitation vaste, robuste et confortable dans un lieu dépourvu de toute autre ressource que celle d’un sol argileux. De ces tours de force, nos fonctionnaires et nos officiers coloniaux sont d’ailleurs coutumiers. Le dévouement que ces Français courageux et désintéressés apportent dans l’exercice de leurs fonctions multiples n’a d’égal que leur ingéniosité. Deux jours plus tard, je pars pour Oum Chalouba ; la plaine s’étend maintenant jusqu’à l’horizon, sauf vers l’est où l’on voit, très loin, de basses collines. La première étape est Mogroum. Les habitants du village m’apportent, pour nous tous, une dizaine d’œufs de pintade, deux œufs de poule et un peu de mil. Je fais dire que ce n’est pas suffisant ; pour les œufs, notamment, je n’accepte pas, pour moi, d’œufs de pintade. Le chef est momentanément absent ; on traduit à son remplaçant, qui répond qu’il n’y a pas d’œufs de poule. J’insiste. Au bout d’une heure, il en apporte deux de plus, affirmant qu’il n’y en a pas d’autres. J’envoie deux tirailleurs, avec ordre de chercher dans les cases, et cinq minutes plus tard, j’ai mes douze œufs. Je fais enfermer l’homme, et je préviens qu’il ne sera libéré que quand j’aurai reçu, maintenant, les rations d’asidé nécessaires à ma petite troupe. L’asidé est le repas normal des indigènes de l’Afrique centrale : une boulette de farine de mil grosse comme les deux poings, entourée, soit de lait, soit de sauce. L’asidé arrive deux heures après. Il faut le temps de le préparer. Je renvoie le prisonnier. A 5 heures, nouvel incident. Le tirailleur qui fait fonction de chef de détachement vient me rendre compte que les gens de Mogroum ne veulent pas fournir de paille pour nos chevaux. Le chef, qui est de retour, se présente au même moment. Il me confirme le fait, en alléguant qu’on refuse de lui obéir. Cela commence à m’impatienter. Je laisse un de mes tirailleurs au campement, je prends les deux autres et je me dirige vers le village. C’est à 300 mètres. Nous traversons de beaux troupeaux de bœufs, de chèvres, de moutons à longs poils, presque noirs, qui viennent de rentrer du pâturage ; nous atteignons un petit terre-plein dénudé, le long des cases ; on va chercher le principal auteur du refus. Les hommes s’assemblent pendant ce temps et se forment en demi-cercle derrière moi. Mais voici le coupable. Je lui demande pourquoi il n’a pas obéi. Il me donne une explication qui n’excuse rien. Je le prends par l’épaule, je lui fais faire demi-tour et j’ajoute que je lui donne l’ordre, moi-même, d’apporter la paille demandée. Il part en courant. Les autres gardent le silence. Je m’en vais, et un quart d’heure plus tard, j’ai trois énormes bottes de fourrage au campement. Je les paie largement, pour montrer que je tiens compte, malgré tout, de cet empressement tardif. Dans l’intervalle, on m’a renseigné. C’est le seul mauvais endroit de la région. Il y a dix-huit mois, presque sans motif, les habitants ont tué, au campement même, trois voyageurs indigènes. De là à s’attaquer à un Européen, du reste, il y a loin, et je ne cours pas de risques. Par excès de prudence, néanmoins, j’établis pour la nuit un tour de garde entre mes trois soldats. Il ne se passe rien. En revanche, moustiques, araignées, fourmis, nous infligent une nuit pénible. Tous se plaignent de ne pas pouvoir dormir, et ma moustiquaire ne me met pas à l’abri des piqûres. Au village d’Am Gafal, le lendemain, nous trouvons les meilleures dispositions. Nous couchons ensuite à Arada. C’est un ancien poste français. Quelques kilomètres avant d’y arriver, l’aridité qui, depuis quelques jours déjà, annonçait le voisinage du désert, s’accentue nettement. Les arbustes deviennent de plus en plus clairsemés. L’herbe, par endroits, fait place à de larges espaces de sable nu, dur et plan qui mettent leurs taches jaunes irrégulières dans le vert de la plaine. Les villages disparaissent. On commence à rencontrer, rarement d’ailleurs, des campements de nomades. Ce sont de misérables huttes de paille, groupées en cercle au nombre d’une dizaine tout au plus. Leur caractère provisoire s’accuse dans tous les détails. Comme gibier, j’aperçois, pour la première fois cette année, un ariel ; c’est une antilope de la grosseur d’un petit âne, blanche, sauf le cou et le dos qui sont de couleur alezane. Les biches du nord du Tchad, si gentilles avec leurs grandes oreilles écartées, leurs pattes grêles, leur museau court et leur queue toujours frétillante, abondent ici. Certaines s’arrêtent, curieuses, à notre passage ; elles nous regardent avec un vif intérêt. Je vois aussi quelques outardes. Arada détient, pour la région, le record des moustiques. Le 29, nous nous arrêtons au puits de Mereg, qu’encadre un petit bois d’épineux, note sombre sur l’herbe clairsemée environnante ; un Arabe et sa femme habitent là. Je croise sur la route trois Gorânes d’Oum Chalouba ; ils vont vendre à Abéché du sel d’Ounyanga, que portent des ânes ; ce sont ensuite cinq Fezzanais qui viennent de Faya et se dirigent, comme eux, vers la capitale du Ouadaï avec deux chameaux chargés de dattes et de sel. Les Gorânes constitueront désormais le principal élément de la population ; le seul même en beaucoup d’endroits. C’est une race turbulente et belliqueuse. Fins et nerveux, le teint brun, presque noir, islamisés mais n’ayant le plus souvent de la religion qu’une teinture très faible, peu fidèles à leur parole, ils sont toutefois généreux, hospitaliers et secourables entre eux. Le jour suivant, au point dit Am Hereze, j’en trouve une vingtaine, qui m’attendent ; ce sont les cheikhs d’Oum Chalouba qui les envoient me souhaiter la bienvenue. Comme tous ceux que je rencontrerai dans la suite, ils sont vêtus de halacks bleus, quelquefois blancs. Leur chef porte un turban bleu ; les autres sont nu-tête. Un ferig d’Arabes Mahamides, qui déménage, nous dépasse le lendemain matin ; cinquante à soixante beaux bœufs d’un brun foncé, divisés en deux groupes, dont chacun marche formé sur une seule ligne, portent les pieux et les nattes dont les pasteurs feront leurs abris, ainsi que quelques calebasses qui constituent le principal de leur mobilier. Je me dirige ensuite sur le puits de Ouadié. Je me suis mis en route l’après-midi seulement. A peine suivons-nous la piste depuis une heure, dans la boue et dans les flaques d’eau, que le ciel, déjà gris, devient couleur d’ardoise, en même temps qu’un vent froid s’élève, contrastant avec la chaleur d’orage qui pesait sur nous jusque-là. Les Gorânes me demandent la permission de pousser leurs chevaux pour essayer de devancer la pluie qui arrive. Je me retourne et je vois, en effet, que l’horizon a perdu sa netteté. Ils partent au grand galop à travers la plaine. Mon chameau ne peut suivre leur allure. L’averse me rejoint, et je constate sans plaisir que mon excellent caoutchouc, s’il a perdu, au soleil, les qualités habituelles aux vêtements de ce genre, y a gagné en revanche la propriété caractéristique du papier buvard. Après avoir pataugé une heure et demie, car j’ai dû mettre pied à terre, j’atteins une zone où le sol est sec. La tornade s’est arrêtée là. Mais nous en essuyons une autre en arrivant au puits. Dans l’ouragan, mes hommes, adroitement, avec ordre, dressent ma tente, et je puis, jusqu’à trois heures du matin, heure que je me suis fixée pour repartir, goûter un repos réparateur. Le lendemain, à huit heures, je suis à Am Chalouba. Le poste s’élève sur un sable dur et plan, au bord d’un oued à sec, parmi de nombreux affleurements rocheux. Une fantasia — une succession de courses de chevaux, plutôt, dont chacune réunit trois ou quatre cavaliers — s’organise l’après-midi en mon honneur ; puis c’est un tam-tam. La parure des femmes témoigne d’une recherche particulière : vêtues de longues robes de cotonnade bleu sombre, de forme droite, cachant jusqu’aux pieds, à très larges manches, toute l’originalité de leur toilette est dans leur coiffure. Leurs cheveux tombent en fines tresses serrées sur leurs épaules ; de chaque côté de leurs visages pendent de grands anneaux d’argent disposés les uns au-dessous des autres, et de longs fils chargés de corail. Sur leur tête, des peignes d’argent d’une forme que j’ai vue jadis au Kanem[19] ; quelques ornements accessoires sans caractère, enfin, une sorte de cimier assez décoratif, fait de deux figurines de cuivre placées l’une à la suite de l’autre et qui représentent, soit des cavaliers, soit des chameaux : l’une d’elles est surmontée d’un court panache de petites plumes d’autruche. Ces élégantes ont également autour du cou des porte-amulettes plats, rectangulaires, en argent. Toute cette coquetterie est un peu gâtée par une note fâcheuse : leurs cheveux sont d’un gris de terre, dû à une sorte d’enduit qui enveloppe chacune de leurs tresses, et n’est autre qu’un mélange de bouse de vache et de beurre. [Illustration : Tam-tam gorâne, à Oum Chalouba, sur la limite du Ouadaï et du Borkou. (Page 260.)] [Illustration : Rochers à Ounyanga Kebir, le dernier poste français sur la route de Koufra. (Page 276.)] Elles dansent avec gravité, très droites, trois par trois ou quatre par quatre ; leurs rangs s’avancent à très petits pas, avec de sobres gestes des bras ; les hommes tournent en sens inverse en brandissant des couteaux ; un tambour leur donne le rythme. Ensuite les cavaliers s’élancent à toute allure à travers l’immense place qui s’étend devant la porte. Tous montrent le même étonnant équilibre dans une équitation instinctive, simpliste, hardie et brutale, la même souplesse de corps, la même rudesse de main, la même absence de tout accord dans les aides, l’action la plus violente dominant les autres. Les cases des Gorânes se différencient très nettement de toutes celles que j’ai vues jusque-là. Elles comportent une armature de bois formée d’abord de trois rangs de piquets parallèles, le rang du milieu un peu plus haut que les autres. Chacun de ces piquets, très grossiers, se termine par une petite fourche, et l’ensemble supporte une carcasse de toit dont les branches transverses ont été arquées au feu pour déterminer une surface d’une convexité continue, d’ailleurs très légère. Des seccos sont placés verticalement le long de cette charpente, ce sont les murs ; d’autres sont fixés sur les branches supérieures, c’est le toit, un toit à travers lequel la pluie passe presque librement. L’ensemble est spacieux. Il est orienté est-ouest, et son unique ouverture est une porte qui regarde le couchant. A l’intérieur de la demeure que j’ai visitée, et qui était l’une des plus luxueuses de l’endroit, une margelle de pierre très basse, circulaire, constituait le foyer ; une natte placée verticalement enfermait un lit à claire-voie, misérable ; une autre natte circonscrivait un assortiment de bourmas et de vases de paille tressée suspendus à mi-hauteur de la case. J’ai passé deux jours à Oum Chalouba. Je m’y suis occupé surtout, avec le concours aimablement empressé de l’adjudant Ferrandi, chef du poste, d’organiser la dernière partie du trajet qui me séparait de Faya. Elle comprenait 350 kilomètres environ dans une contrée absolument désertique, où un Européen ne peut guère passer que durant deux mois de l’année — août et septembre — à cause du manque d’eau complet qui la caractérise le reste du temps. J’ai fait coudre ensemble huit peaux de ces moutons à longs poils qui abondent dans la région, m’assurant ainsi un confortable tapis de selle pour les étapes, assez longues désormais, que j’allais avoir à faire à chameau, en même temps qu’une chaude couverture pour l’époque prochaine des nuits froides. J’ai acheté une vingtaine de poulets étiques, que j’ai enfermés dans une cage vaste et solide ; et deux douzaines d’œufs. J’avais déjà du riz et une sorte de graminée qu’on récolte aux environs d’Abéché et dont la zone s’étend d’ailleurs assez loin vers le nord ; on la nomme kreb, et, cuite, elle ressemble à notre semoule. J’ai fait réduire en farine, pour mes serviteurs, 50 kilogrammes de mil ; je me suis procuré des piquets de tente métalliques, en prévision d’un sol dur où les piquets de bois dont j’étais muni n’auraient pas pu pénétrer. J’ai fait remplir les six outres de peau de bouc, ou guerbas, que je m’étais procurées à Abéché, afin de laver un peu, d’avance, le goudron dont elles sont intérieurement enduites. Lorsque ces outres ont voyagé quelques jours sur les chameaux, où on a le soin de les laisser demi-pleines, le va-et-vient répété de leur contenu les rince, et elles peuvent ensuite recevoir l’eau destinée à la boisson : celle-ci reste d’ailleurs, pour quelque temps encore, trouble et noirâtre, et des peaux de bouc déjà usagées sont à conseiller aux voyageurs délicats. Enfin, je me suis assuré un bon guide. Je sais, par expérience, combien il est grave de se perdre au désert. Tant qu’on est dans un poste, les hésitations relatives à la route se résolvent avec simplicité ; mais à les traiter légèrement, on risque de se ménager, lorsqu’il est trop tard pour revenir, d’amers regrets. Mon détachement s’est augmenté, au départ, de deux esclaves Zaghaouas qui se rendaient à Faya afin d’y être libérés par les autorités militaires françaises, et d’un chef prisonnier qu’on dirigeait également sur Faya pour le faire juger. Il a, voici plusieurs années déjà, servi de guide à un rezzou, moyennant la promesse d’une part de butin, et fait surprendre un convoi ; quatorze tirailleurs ont été tués à cette occasion. On l’a capturé récemment par surprise. C’est un homme à barbe blanche, grand, maigre, encore plein de vigueur. Il est sur un chameau, la chaîne aux pieds. Une corde est passée autour de son cou. Un tirailleur, qui suit à pied, en tient l’extrémité. J’ai aussi mon guide, Tcholle Abdallah, un caporal, quatre tirailleurs et un goumier ; plus mes serviteurs. Je passe rapidement sur cette partie de la route, qui présente peu d’intérêt. Nous sommes sortis enfin de la zone des grandes pluies ; le ciel est redevenu d’une absolue pureté ; le vent est frais, le soleil de feu. La plaine s’étend à perte de vue. Elle est couverte d’une herbe courte et jaune, souvent interrompue pour laisser place à un sable dur ou à des affleurements rocheux ; de temps à autre une longue veine d’arbustes épineux marque, au milieu du pâturage soudain plus vert et plus dru, le cours d’un ouadi ; cinq d’entre eux — Haouache, Oum Hadjer, Goumeur, Baher, Ellera — nous arrêteront quelque temps par la boue glissante qui s’étend de part et d’autre de leur eau jaune à demi stagnante. Nous voyons beaucoup d’ariels, mais toujours loin, quelques outardes, des traces d’hyènes, de chacals et d’autruches. Le caporal des tirailleurs tue un ariel, le deuxième jour. Je prends moi-même une petite biche. Elle était couchée entre deux touffes de retem. Elle ne manifeste ni surprise ni frayeur ; elle n’a pas un mouvement pour se débattre ; elle n’a guère plus d’un jour. Je m’en amuse un instant, puis je la repose à la même place, pour que la mère l’y trouve en revenant. Nous atteignons en quelques jours, peu de temps avant l’ouadi Goumeur, les rochers bas et bruns dits Amaré Bizza ; puis nous entrons dans les dunes. Le vent, qui est devenu brûlant, me couvre constamment d’une couche de sable fin. J’en ai dans les narines, dans les oreilles, dans la bouche, dans les yeux. Ce sont de grandes dunes lisses et nues, dont certaines me paraissent dépasser quarante mètres ; tantôt nous suivons des coupures nettement marquées, qui les divisent en deux groupes éloignés d’une centaine de mètres ; tantôt nous franchissons un col qui nous conduit à une nouvelle coupure. La concavité de celles des dunes que nous laissons à l’ouest est orientée sud-ouest. Je vois par endroits de faibles affleurements rocheux. Il y a sur le sol des scories. Après avoir marché deux jours dans cette région sans végétation ni gibier, nous nous enfonçons dans un cirque d’environ cent cinquante mètres de diamètre, entouré d’une muraille de sable continue, dont le sommet fuit en courbe molle. On pourrait le comparer à une cuvette d’émail jaune clair, aux bords légèrement incurvés vers l’extérieur. Là encore, ni arbres, ni herbe : seulement, par terre, de nombreuses crottes de chameaux qui attestent le passage de caravanes ; puis, dans le coin le plus septentrional, trois orifices circulaires d’un peu moins d’un mètre de diamètre, au ras de terre ; percés dans un rocher que le sable recouvre tout alentour, ils laissent voir, à trois mètres environ de profondeur, une vaste cavité pleine d’eau. C’est le puits de Latma. Le début de l’étape suivante nous conduit sur la partie la plus élevée de la masse dunaire. Nous y recevons un vent frais et réconfortant. Les petits Gorânes qui conduisent nos chameaux et qui les ramèneront au retour, ont froid. Ils marchent vite, vêtus de serouals blancs et de halacks bleu foncé dont ils s’enveloppent aussi la tête : ce sont de grêles enfants de dix à douze ans ; leur résistance est surprenante. Quoique faisant toute la route à pied, ils ont vécu de rien, ou presque. Ils avaient emporté, pour les deux jours que nous venons de passer sans rencontrer d’eau, une petite guerba de douze à quinze litres, — ils sont sept, — mais comme nourriture, ils n’avaient rien pris avec eux ; ils se sont contentés du peu que les tirailleurs et mes boys, pour ne pas les laisser mourir de faim, leur donnaient sur leur propre ration. L’un d’eux est venu me montrer, ce jour-là, une formidable otite suppurante, qui lui déformait toute l’oreille, et dont il souffrait, m’a-t-il dit, depuis le départ. Il ne s’en était pas encore plaint, et était aussi gai que les autres. J’ai réussi à le soulager un peu. Puis, nous sommes redescendus dans la plaine. Partis à trois heures et demie du matin, nous avons déjeuné près d’un puits marqué par un arbre unique, un hidjilidj, qui donne son nom à l’endroit. Quelques Arabes, quand nous y arrivons, y abreuvent huit chameaux. L’eau me paraît à une quinzaine de mètres. Il y a du pâturage alentour. Le sol est marqué de vastes taches blanches faites d’une argile fendillée et schisteuse. Nous nous arrêtons là jusqu’à deux heures de l’après-midi. Nous marchons ensuite jusqu’à huit heures dans un reg absolument plan et nu. Nous dormons jusqu’à minuit, et nous nous remettons en route. Il y a sept jours que nous avons quitté Oum Chalouba. Vers cinq heures nous sommes à l’ouadi Rou, qui nous oppose toute une succession de sillons à sec, au lit de sable, séparés les uns des autres par des bandes de roches à silhouettes géométriques ; on croirait voir des entassements irréguliers, bas et allongés, de pierres de taille ; de plus près, on y remarque des traces accusées d’érosion. Puis, ce sont quelques dunes, d’autres dépressions sableuses où des roches plus hautes, aux sommets tabulaires, émergent. La dernière de ces roches démasque une vaste étendue d’un vert sombre : Faya, la palmeraie, le poste blanc sous le soleil, le village gorâne, le village des goumiers, le village des passagers, formés de cases identiques à celles que j’ai remarquées à Oum Chalouba ; le village des Bornouans ; une large place, une mosquée neuve en briques séchées ; quelques pâtés de modestes maisons à terrasses, habitées par les Fezzanais ; le tout peu important. J’ai fait, hier, mon 4.000e kilomètre depuis la Sanaga, point où j’ai abandonné les moyens de transport mécaniques. Le désert de Libye s’étend maintenant devant moi. Je suis arrivé au moment capital. Je dois ici, ou renoncer à ma tentative, ou m’engager définitivement sur la route à laquelle, tant de fois, j’ai songé. Malgré le jour défavorable sous lequel mon enquête d’Abéché a fait apparaître mon projet, je ne puis croire à une impossibilité véritable. Le mot est tellement relatif ! CHAPITRE II PRÉPARATIFS A FAYA Nous avions atteint Faya — nommé aujourd’hui Fort-Berryer-Fontaine, en souvenir d’une mort glorieuse et d’un bon Français — le 10 septembre. Le commandant Couturier, chef de la circonscription du Borkou-Ennedi-Tibesti, était en tournée depuis trois mois. On attendait son retour d’un jour à l’autre. Le capitaine Ledru, son officier adjoint, le remplaçait. La subdivision du Borkou était administrée par le lieutenant Dufail, de qui l’aide cordiale, active et dévouée devait m’être précieuse pour la solution des petits problèmes que souleva, les jours suivants, la préparation de mon départ. Il y avait également là le lieutenant Brenneur, qui venait d’arriver ; l’adjudant Souverain, qui commandait une section méhariste ; un groupe de sous-officiers dont je connaissais quelques-uns pour les avoir rencontrés au cours de voyages antérieurs ; M. Trillant, chef du service radio-télégraphique, que j’avais, lui, aussi, déjà vu, trois ans plus tôt, au Kanem. Tous furent pleins d’amabilité pour moi. Mon premier soin fut naturellement de reprendre mon enquête d’Abéché. Je m’étais ménagé, en prévision du cas où je me heurterais à des obstacles véritablement absolus, un itinéraire encore intéressant, quoique d’une portée infiniment moindre : l’ascension de l’Emi-Koussi, qui est le plus haut sommet du Tibesti (3.400 mètres), puis Bilma et Tunis par le Sahara. Répugnant à me targuer d’un projet incontestablement ambitieux tant que je n’étais pas sûr de pouvoir en entreprendre la réalisation, pour éviter aussi de trop attirer l’attention sur cette partie de mon programme, ce qui pouvait avoir des inconvénients, j’avais même cru devoir, depuis le début, mettre surtout en évidence mon intention de rentrer par Tunis et ne parler de mon désir d’atteindre Koufra que comme d’un rêve de voyageur évidemment très séduisant, mais bien difficile à envisager sérieusement avec les faibles moyens dont je disposais. Il y avait d’ailleurs, dans cette manière de l’apprécier, une part de vérité. La réponse de Mohammed el Abid était arrivée enfin ; on m’en remit aussitôt la traduction, déjà prête. Elle était réservée, mais courtoise. Elle se terminait par l’assurance de bons sentiments à l’égard des Français. Mais elle donnait, relativement à ma demande d’un sauf-conduit, l’impression d’une fin de non-recevoir bien nette. Le chef senoussi annonçait son intention d’en référer à Sidi Idriss, grand-maître de l’ordre, lequel était au Caire ! C’était un peu remettre la solution aux calendes grecques. Mon interprétation, je l’ai su depuis, était exacte. Mohammed el Abid avait tous les pouvoirs nécessaires pour m’envoyer, de sa propre autorité, le laisser-passer demandé ; et Sidi Idriss, lorsque je l’ai vu moi-même au Caire en y arrivant, n’avait jamais eu connaissance de mon désir. Mohammed el Abid ne l’en avait même pas avisé. En tout cas, il n’y avait pas refus catégorique, et la porte, si elle n’était pas ouverte, n’était pas expressément fermée. C’est là une circonstance dont je pouvais tirer parti, et il me parut dès ce moment possible de tourner à mon profit l’ambiguïté polie de la lettre du Chérif de Koufra. Je fis appeler le cheikh des Fezzanais de Faya, Abdallah Younous, et lui demandai ce qu’il pensait de mon plan, que je lui exposai. Abdallah Younous fut très net. Le chemin était extrêmement rude à partir du puits de Tekro ; il y avait là douze jours sans bois ni pâturages, avec deux puits seulement : il fallait, pour franchir cette zone ingrate, pouvoir marcher comme les indigènes, c’est-à-dire environ dix-huit heures sur vingt-quatre. Mais pour quiconque était à même de surmonter cette fatigue, le succès était très probable ; les attaques des Toubous, sur la route, étaient devenues fort rares ; les Fezzanais la parcouraient couramment par petits groupes de cinq ou six, même moins. Quant à Mohammed el Abid et aux Khouans ils étaient, selon lui, incapables d’attenter à la vie d’un étranger venant en ami et sans soldats. Cette réponse levait pour moi toute hésitation. Il n’y avait pas de motif pour que les renseignements pessimistes de Fort-Lamy et du Ouadaï fussent plus exacts que les renseignements favorables de Faya ; et la contradiction catégorique qui se manifestait entre eux me laissait, logiquement, le choix. Abdallah Younous était, au surplus, un homme d’âge et d’expérience. Il ne donnait nullement l’impression d’un fanatique capable de m’orienter sciemment vers une issue tragique dans le seul but de venger des morts ou de plaire à Allah. Il exprimait très vraisemblablement sa conviction. En admettant même que son opinion fut déterminée en partie par le prestige que l’Européen avait, sous notre domination, acquis à ses yeux, et par l’idée qu’il avait appris à se faire de notre intangible puissance, il ne l’aurait certainement pas conçue si elle avait été en désaccord formel avec les éléments d’appréciation qu’il possédait par devers lui. Il était impossible, en présence de ses dires, de me refuser une chance, au moins, de succès. Serait-ce assez pour réussir : l’événement seul pouvait me fixer. En tout cas, c’était assez pour essayer. D’ailleurs, pourquoi tant de souci de mettre la logique avec soi ? Nous sommes si glorieux du peu de raison que nous avons, que nous nous adressons à elle sans nous demander toujours si les circonstances lui fournissent des éléments d’intervention suffisants. Pourquoi, dans les cas douteux, la contraindre à trancher dans l’ombre, au lieu de décider simplement en faveur du côté où le désir nous incline ? L’instinct, une impulsion secrète, sont parfois les guides les plus sûrs. J’entrai sans délai dans la voie des réalisations pratiques. J’engageai, le jour même, un nommé Nadji, ancien goumier, qui était allé déjà à Koufra et y possédait des relations. Il ne s’était écoulé que dix heures depuis mon arrivée à Faya. Ce court espace de temps avait suffi pour changer entièrement la face des choses. Je fis, cette nuit-là, des rêves agités et joyeux. Deux jours plus tard, on me présentait dix braves gens aux faces patibulaires, dont certains avaient déjà un ou deux meurtres sur la conscience ; le fait n’est pas rare chez les Gorânes, race batailleuse, sans méchanceté, mais qui estime que les armes sont faites pour qu’on s’en serve. On leur expliqua ce dont il s’agissait. Le goût de l’aventure, l’appât d’une récompense, leur confiance dans le succès d’une entreprise que devait commander un Français, déterminèrent chez eux une acceptation empressée. On leur recommanda la discrétion, ce qui n’empêcha pas, d’ailleurs, que tout Faya s’entretint le jour suivant de mon prochain départ. Tout semblait prêt. Alors s’éleva la grosse difficulté. Mes hommes n’avaient pas de fusils. Il fallait leur en trouver. Il n’y avait à Faya que les fusils 86 de la compagnie des tirailleurs qui occupe le poste, les fusils 74 du service local et un certain nombre d’armes de prise. Mais en dehors des fusils de la compagnie, tout était à peu près hors d’usage. J’envoyai un radio chiffré au gouverneur pour solliciter le prêt d’un certain nombre de ces derniers, prélevé sur l’excédent disponible ; j’offrais de laisser, en dépôt, leur valeur. On jugea peut-être, non sans raison, que mon expédition devant opérer en dehors de la zone française, il eût été incorrect, au point de vue international, de la munir d’armes réglementaires, et je ne reçus pas la réponse que j’espérais. Nous finîmes, à force de recherches, par trouver, dans Faya et aux environs, des armes vétustes dont quatre ou cinq fonctionnaient encore, et dont les autres devaient du moins tirer convenablement un premier coup : ensuite, les extracteurs étant hors d’usage, et les munitions, en outre, défectueuses, les ruptures d’étuis qui se seraient immanquablement produites au cours de l’expulsion des douilles à l’aide de la baguette, eussent mis obstacle à leur emploi ; néanmoins, c’étaient des armes tout de même ; leurs défectuosités n’étaient pas apparentes, et notre petite troupe, ainsi équipée, devait avoir une allure assez martiale pour intimider bien des agresseurs. Le 20, il se produisit un fait nouveau : le retour du commandant Couturier, qui rentrait, avec le lieutenant de Bentzmann, de sa tournée dans le Tibesti septentrional. Il rapportait des renseignements extrêmement intéressants sur la route qui, du nord du Tibesti, conduit également à Koufra, et le choix de mon itinéraire se trouva brusquement remis en question. La route de Sarra, à laquelle je m’étais arrêté, avait deux avantages : d’abord, c’était celle que me conseillait Abdallah Younous ; ensuite, c’était la route séculaire des caravanes indigènes, et, par là, la plus intéressante à explorer ; mais elle était, je l’ai dit, excessivement dure à cause de l’espacement des puits, de l’absence complète de bois et de pâturage de Tekro à Telab — c’est-à-dire pendant douze jours — et, abstraction faite des hommes, car on peut souffrir de la fatigue, mais je ne crois pas qu’elle ait jamais arrêté un voyageur, elle était épuisante pour les chameaux, obligés à la fois de marcher très vite, et de marcher sans s’alimenter pendant un temps qui excède la limite de leur sobriété habituelle. « Cette région est méchante, m’avait dit Nadji. Elle est un ennemi. Si nous allons vite, très vite, si nous marchons tout le jour et une partie des nuits, tout se passera bien. Mais si nous nous attardons, ajoutait-il dans son langage imagé, nous serons mangés par le désert. » Il résultait de là que mes animaux, une fois arrivés à Telab, se trouveraient certainement hors d’état de refaire le trajet avant d’avoir réparé leurs forces, ce qui demanderait une huitaine de jours. Dès lors, si à Telab on refusait de nous accueillir, c’était une situation à peu près sans issue, car nous nous trouvions à la fois dans l’impossibilité d’avancer et dans l’impossibilité de revenir en arrière, en un lieu où l’eau et les vivres seraient en outre au pouvoir d’une peuplade hostile, belliqueuse et sans doute bien armée. Cela méritait réflexion. L’autre route, celle d’Ouri, plus à l’ouest, présentait deux grandes supériorités : du pâturage constamment, des puits au moins tous les trois jours, et, en raison du tracé de notre frontière, qui remonte sensiblement vers le nord-ouest, il serait devenu possible au commandant de me faire escorter de ce côté jusqu’à une huitaine de jours de Koufra, ce qui eût été pour ma sécurité un facteur très important. Devant des considérations si fortes, j’ai fait appeler le cheikh et Nadji, et j’ai développé devant eux un nouveau projet, prévoyant l’emploi de la route d’Ouri. Leur attitude, contre notre commune attente, a été tout à fait défavorable à son adoption. Ils semblaient avoir perdu toute confiance. Ils ne connaissaient pas la contrée. Les hommes qui devaient m’accompagner, et que je fis venir, ne la connaissaient pas non plus, et manifestèrent la même impression. Le commandant fit alors sentir au cheikh la gravité du cas dans lequel il se serait mis en me donnant un conseil perfide. Abdallah Younous persista à préconiser la route de Sarra. Je la préférais moi-même. C’était, comme je l’ai dit, la principale. Logiquement, l’exploration devait la prendre pour premier objectif. La clef de la région était attachée à sa reconnaissance. Je considérais aussi l’entrain de ma petite troupe comme un élément désirable. Je décidai de ne rien changer à mon plan initial, et mon départ fut fixé au lendemain. J’avais traité pour la location de vingt chameaux, choisis avec le plus grand soin, et dont l’excellente qualité m’a rendu les services les plus utiles. Nadji et le cheikh insistaient chaque jour sur ce point. Aucun retard, disaient-ils, n’était permis impunément sur le parcours. Il fut convenu que le capitaine Ledru, avec l’adjudant Souverain et une section méhariste, m’accompagnerait jusqu’à notre frontière, à trois jours environ au delà du puits de Tekro. Là, il me quitterait, regagnerait Tekro, et s’y tiendrait pendant dix jours pour pouvoir me prêter main forte aussitôt que possible si j’étais forcé de me replier. On ne pouvait mieux concilier le respect des conventions internationales avec le légitime souci de la sécurité d’un compatriote engagé dans une entreprise hasardeuse. Chacun des hommes de mon détachement personnel emportait deux mois de vivres. Pour moi, j’étais abondamment pourvu de riz, de haricots, de farine, de café, auxquels s’ajoutaient des figues sèches et un certain nombre de boîtes d’endaubage, le « singe » de l’époque de la guerre. Je m’étais muni, en outre, d’un litre de tafia, où j’avais fait macérer des noix de kola, pour les jours de grande fatigue. Enfin, j’avais, dans mes cantines, un costume de Fezzanais : halack, seroual, markoubs, tagiya, tarbouch, plus une grande pièce de cotonnade blanche dont on s’enveloppe, au soleil, les épaules et la tête. La tagiya est une calotte blanche qu’on met sous le tarbouch, qu’elle dépasse légèrement tout autour de la tête. Je comptais toutefois n’adopter de déguisement que le plus tard possible. Comme argent, j’avais pu me procurer une certaine quantité de pièces de cinq francs, monnaie indispensable à défaut des pièces turques — les medjidiehs — qui ont cours à Koufra. J’avais en outre télégraphié en France pour me faire envoyer une somme que, même en billets, au prix, évidemment, d’une perte, je pensais pouvoir utiliser. Mais j’ai appris, à cette occasion, que les mandats télégraphiques, qui vont en Afrique Occidentale Française, exceptent l’Afrique Equatoriale de leur zone de circulation, et c’est à l’obligeance de M. Léon Mathey, un des principaux colons de Fort-Lamy, que j’ai dû de recevoir en temps utile les fonds nécessaires. Instruit de ma demande et du règlement qui mettait obstacle à ce qu’il y fût donné satisfaction, il en a spontanément fait l’avance, témoignant ainsi de son patriotique intérêt pour le succès de ma mission. Nous avons quitté Faya le 20 septembre. Nous avons marché avec une prudente lenteur pour ménager nos animaux. La région est désertique, plane, semée d’affleurements rocheux, et la couleur jaune grisâtre qui la caractérise le plus souvent ne s’interrompt qu’aux environs des puits, où elle fait place à quelques épineux et à des pâturages en touffes assez étendus. Nous avons trouvé de l’eau tous les jours. Le 26 nous étions à Ounyanga — Fort-Lagrion. Avant d’atteindre ce poste, le dernier de notre route, nous avons traversé une vaste surface entièrement plane. Devant nous seulement se dressait, lointaine, une longue muraille rocheuse qui barrait tout l’horizon. Nous avons pénétré, le soir, par une brèche naturelle, entre les reliefs dont elle est faite, nous avons vu des palmiers, rares d’abord, plus serrés ensuite, enfin le poste, que commande un sergent. Il y a, à Ounyanga Kebir, une palmeraie, un petit village, trois grands étangs d’eau salée. Le site est aride, lumineux, pittoresque, entouré de rochers à l’aspect théâtral. J’y ai remplacé sept de mes chameaux, qui s’étaient révélés insuffisants ; et, comme Nadji, tout en se disant à même de me conduire, avait exprimé le désir que, pour plus de sûreté, deux guides suppléants lui fussent adjoints, le capitaine ordonna au chef de nous en présenter dont il fut sûr. Une petite complication se produit alors. Aucun indigène, paraît-il, ne connaît la route de Koufra. L’un d’eux, pourtant, le chef de poste le sait, y est allé à plusieurs reprises ; mais quand nous l’envoyons chercher par deux goumiers, il s’enfuit et leur échappe. Je ne tarde pas à comprendre que la présence de mon escorte militaire a créé un malentendu. Lorsqu’à Faya j’ai vu que, malgré mes recommandations de discrétion, mon objectif n’était un mystère pour personne, j’ai pris le parti de répandre le bruit que la section méhariste venait avec moi jusqu’à Koufra, de manière à décourager les Toubous qui auraient songé à organiser un rezzou en mon honneur. On en a conclu que nous nous proposions d’attaquer Koufra ; et devant cette perspective, les guides s’abstiennent. Il y a là un commerçant fezzanais qui se rend à Abéché. Sa tente, une tente conique, blanche sur le sable, est installée à cent mètres du poste, près du puits, un beau puits aux parois de roche, qui donne en abondance, à un mètre environ du sol, une eau limpide. Je lui explique que je vais à Koufra sans aucune intention belliqueuse, et je lui propose — il en vient — de m’y conduire. Mais il me donne des raisons devant lesquelles il faut bien que je cède : il a là pour 3.000 francs de halack, achetés à Koufra à crédit. S’il revient sans les avoir écoulés, il ne pourra payer ce qu’il doit et s’exposera à des difficultés. Je le laisse, et je dis à Denis, à Ahmed et à Nadji d’aller le soir au village, de causer, d’affirmer mes intentions pacifiques. Je ne doute pas que demain les choses ne se présentent d’une manière plus satisfaisante. A cinq heures, il y a tam-tam. Les femmes sont de taille moyenne, sveltes, laides de visage, mais gracieuses. Elles portent les cheveux assez longs, divisés, comme à Oum Chalouba, en petites tresses, et généreusement enduits d’une mixture dont l’odeur les enveloppe d’une atmosphère nauséabonde. Elles sont vêtues ici de pagnes bleu foncé qui, d’un côté, passent sur l’épaule et, de l’autre, sous le bras. Beaucoup ont un large bandeau de cuir autour de la tête ; les deux extrémités pendent, derrière, jusqu’à leurs pieds. Une large ceinture de cuir également, leur serre la taille, prenant ces extrémités au passage. Leurs narines percées se parent de bâtonnets ou de boutons généralement rouges. Leurs bijoux sont des peignes d’argent à trois ou cinq dents, et des anneaux d’argent suspendus le long de leurs oreilles. Mais elles n’ont pas le cimier de figurines de cuivre que j’ai remarqué à Oum Chalouba. Leur danse se rapproche de celle que j’y ai vue, sans être tout à fait identique. Ainsi parées, elles se tiennent sur un rang et s’enlacent par les bras, que chacune d’elles étend au-dessus des épaules de ses deux voisines. Le tam-tam commence sur un rythme lent. Elles s’élèvent toutes ensemble sur la pointe des pieds, puis se laissent retomber légèrement en fléchissant un peu les genoux et en reculant chaque fois, mais à peine, de deux ou trois centimètres seulement. Le mouvement s’accentue peu à peu, la ligne qu’elles forment exécute, toujours à reculons, une conversion continuelle, poussée en quelque sorte par le joueur de tam-tam qui lui fait face et qui s’avance lentement. Alors un autre rang, d’hommes cette fois, se groupe et se place derrière le musicien. Aussi violents dans leurs gestes qu’elles sont réservées dans les leurs, ils brandissent des cravaches, voire des sagaies, au-dessus de leurs têtes, et semblent les menacer et les poursuivre, ce pendant que dans leur mouvement rythmé de vague qui s’élève et s’abaisse, elles continuent leur fuite exempte de frayeur et de hâte. C’est décent, gracieux et naïf. La civilisation n’a pas encore appris l’art de la danse à ces sauvages. Enfin elles vont s’asseoir en cercle, et les hommes, devant elles, exécutent des pas de fantaisie, ce pendant que tout le monde accompagne d’un chant monotone le haut tambourin qui est l’orchestre de la fête. La propreté semble inconnue ici. C’est un défaut commun à toutes les populations des régions franchement désertiques que j’ai observées. L’économie de l’eau y est si souvent une nécessité vitale, qu’elle est entrée dans les mœurs. Il faut bien dire que tout gravite autour de cette question. On ne peut aller d’un point à un autre que par les itinéraires qui comportent, relativement à la distance, un nombre de puits raisonnable ; à moins d’un puits tous les huit jours, une piste est considérée comme exceptionnellement mauvaise, et, de préférence, on l’évite. En principe, on ne peut camper plusieurs jours qu’auprès d’un puits ; partout ailleurs la mort est là qui guette. Sa situation, son sol, sa profondeur, l’abondance de l’eau qu’il contient, le caractère temporaire ou permanent de celle-ci, le plus ou moins de rapidité qu’elle met à se renouveler, sont des questions qui retiennent l’attention de tous. Le voyageur voit parfois sur la carte une région plane et d’accès facile qui constitue géométriquement la route la plus courte entre deux points. Lorsqu’il veut se rendre de l’un à l’autre, on lui fait faire un grand détour, suivre un itinéraire souvent deux ou trois fois plus long. C’est qu’on ne connaît pas d’eau sur le parcours direct. La nature a mis son veto. Nadji, Ahmed et Denis se sont adroitement acquittés de leur mission. Dès cinq heures du matin on m’amène deux guides, dont l’un n’est autre que le fuyard de la veille. Le village est désormais rassuré et le chef, à qui je montre la lettre de Mohammed el Abid, sans lui dire qu’elle élude la question du sauf-conduit, et après m’être assuré qu’il ne sait pas lire, en baise le sceau avec dévotion et me couvre de regards attendris. Le prestige des chérifs senoussia est resté considérable dans cette partie de la contrée. Ahmed a attrapé la gale. Il vient m’en prévenir d’un air penaud. Je lui donne, pour qu’il puisse continuer mon service sans danger de contamination, une paire de gants de troupier que j’avais gardés de l’époque de la guerre, et que j’ai parfois mis, dans le Sud, pour me protéger contre les moustiques. Il en manifeste d’ailleurs une telle satisfaction que je me hâte de prévenir Denis que je n’en ai pas d’autres, car je craindrais qu’il n’aille au-devant de la contagion, exprès, pour en avoir aussi. Nous nous mettons en route à quatre heures de l’après-midi. Les environs immédiats d’Ounyanga sont très pittoresques ; des murs de roches claires, sur lesquels s’appuient des éminences de sable rougeâtre ; dans les parties basses, des palmiers circonscrivent un étang de leur sombre barrière. Sur plusieurs de ces éminences, d’une teinte uniforme et parfaitement nues, sont dispersées, largement espacées entre elles, les cases de campements gorânes, plus longues que hautes, et qui, d’où je suis, me paraissent affecter la forme d’un demi ellipsoïde de révolution ; parmi elles, de place en place, des abris de quelques mètres carrés seulement, faits de gros pieux qui supportent une plate-forme ; c’est là qu’on se réunit afin de causer à l’ombre. Sur le faîte des rochers qui dominent l’ensemble, de fines silhouettes d’enfants, grimpés là pour mieux voir passer notre colonne, se projettent en ombres chinoises, dans l’atmosphère pure, sur le bleu du ciel. Nous ne marchons qu’une heure et demie, et nous nous arrêtons auprès d’un petit groupe isolé de talhas dont nos chameaux pourront manger les feuilles. Ounyanga kebir est le dernier poste français dans cette direction. Le prochain point habité de ma route est maintenant Koufra. La traversée du désert de Libye proprement dit a commencé pour moi. Pour offrir une peinture aussi précise que possible de cette partie de mon voyage, je me bornerai désormais à reproduire les notes que je rédigeais chaque jour. CHAPITRE III JOURNAL DE ROUTE D’OUNYANGA A ALEXANDRIE 29 septembre. — Nadji a pris aujourd’hui, pour la première fois, la direction du convoi. Le guide assume, dans ces régions, au point de vue de l’eau, du bois et du pâturage, de graves responsabilités. C’est avec le pâturage qu’on entretient les forces des chameaux, seul moyen de transport ; c’est avec le bois qu’on fait cuire les aliments ; enfin l’eau est le premier élément de la vie. Il est d’usage qu’on laisse en revanche à celui qui conduit la marche une grande latitude. Nous partons à trois heures du matin, pour nous arrêter à six, dans un petit pâturage de had. Le paysage est devenu plus sévère : une plaine de sable et de petites pierres, des roches multiples, d’un faible relief, de couleur brune, en forme de cônes plus ou moins tronqués, et fortement ensablées à leur base. La végétation est strictement localisée sur des points très espacés les uns des autres, que nous choisissons pour les haltes afin de ménager aux chameaux plus de facilité pour manger. Nous marchons encore deux heures et demie le soir ; nous trouvons à nouveau un vague pâturage. Nous couchons là. Il a été convenu que jusqu’à Tekro nous progresserions très lentement, pour ménager nos animaux pendant que la région offre encore des ressources alimentaires. 30 septembre. — Départ à deux heures du matin, arrêt à cinq. Il était bien inutile de nous faire lever si tôt pour marcher si peu. Nadji ne paraît pas très sûr de son chemin. Les deux guides d’Ounyanga le laissent faire et s’abstiennent, comme s’ils désiraient éviter toute solidarité avec lui. Je profite des loisirs que nous ménage cette lenteur pour observer mes hommes. Trois d’entre eux me font bonne impression. Les autres se montrent assez paresseux. Je les guérirai. Cette paresse ayant été particulièrement marquée hier, je leur fais faire aujourd’hui la route à pied. J’ai chargé Ahmed et Denis — Gaudji n’est plus avec moi, je l’ai laissé à Ounyanga, c’était convenu — de se mettre dans leur confiance et de me rapporter leurs propos. Mon escorte militaire partie, je vais être à peu près à leur merci. Mes bagages, si modestes soient-ils, éveillent au plus haut point, ce n’est pas douteux, leurs convoitises. Il convient que je me tienne au courant. La température s’abaisse de jour en jour. Le vent de N.-E. qui souffle presque sans interruption nous en rend la fraîcheur encore plus sensible. Les nuits sont froides, reposantes aussi. Repartis à deux heures, nous nous arrêtons à six, après avoir franchi un étroit cordon de dunes. D’après Nadji, nous devions être à Tekro dans l’après-midi. Il semble nous retarder à plaisir. Le capitaine le fait venir. Pourquoi ne pas coucher à Tekro ? — Nous y sommes presque, répond-il. Mais ici, il y a des talhas ; à Tekro, il n’y a que des siwaks. Nous ne trouverions pas de bois sec pour faire du feu. Les siwaks, aussi bien que les talhas, sont des arbres. Se moque-t-il de nous ? Nous n’en pouvons rien tirer d’autre, mais la nuit est tombée et force nous est bien de camper là. Ce ne sont pas les premiers sujets d’étonnement que nous donne Nadji, au capitaine et à moi. Déjà, entre Faya et Ounyanga, il s’est montré cauteleux, menteur ; il m’a trompé sur des détails, mais toujours dans le sens de son intérêt et contre le mien. Nous éprouvons le besoin de nous concerter un peu. Deux conclusions se dégagent des faits ; l’une, c’est que Nadji est bien loin d’avoir les capacités que nous lui prêtions à Faya ; l’autre, c’est qu’il prétend me mener à sa guise et me prendre pour dupe des prétextes par lesquels il essaye de donner le change sur ses infériorités. Pour le moment, c’est sans portée. Jusqu’à Koufra aussi. Il y a, dans le fait de couvrir le trajet dans de bonnes conditions, une question vitale pour tous, et ces conditions sont assez nettement déterminées pour qu’il ne puisse s’en écarter sans que les deux autres guides s’en aperçoivent. Mais à Koufra, je vais être forcé de l’employer comme négociateur au moment de mon arrivée. Si j’y suis accueilli, tout le monde verra en lui mon porte-parole. Alors, sans même lui prêter d’intentions coupables, car, ici surtout, il faut savoir se garder de prendre inutilement les choses au tragique, il nous est du moins permis de craindre que sa duplicité naturelle, son esprit d’intrigue, la cupidité aussi, ne le déterminent à des initiatives maladroites qu’on m’imputera sans me le dire, et qui pourront créer de dangereux malentendus. Il faut peu de chose pour soulever une foule. Nous décidons d’attendre et de l’observer de très près. Peut-être, au surplus, les environs de Tekro, sur lesquels nous n’avons que peu de renseignements d’Européens, et anciens déjà, se sont-ils modifiés et nous ménagent-ils une déconvenue quant à la végétation. 1er octobre. — Départ à 5 heures. Après deux heures et demie de marche dans une plaine sablée, semée de pierres par endroits, et tachée d’affleurements rocheux noirs ou blancs, avec, au loin, quelques reliefs, nous arrivons au pied d’une courte ligne de garas brunes assez accusées ; une faible dépression en forme la bordure immédiate ; des dunes, que coiffent des touffes de siwaks d’un beau vert frais et des atels, s’élèvent du fond de cette dépression ; çà et là, très rares, des talhas ; au ras du sol, un trou d’un peu plus d’un mètre de diamètre, où l’eau se montre à un mètre cinquante de profondeur environ. C’est le puits de Tekro. Une surprise nous y attend : on nous avait dit à Ounyanga que deux notables commerçants fezzanais venaient de s’engager sur la route de Koufra, mais qu’ils étaient partis trois jours avant notre arrivée. Or, nous trouvons près du puits leurs traces fraîches. Ils étaient encore là hier à midi. Faire route avec ces Fezzanais qui sont, paraît-il, des gens d’importance, m’assurer leurs bons offices pour mon arrivée à Koufra, serait pour ma tentative un précieux élément de succès. Le capitaine le comprend comme moi et, sans perdre un instant, il dépêche deux goumiers — le sergent et le caporal — et un guide sur leur piste, avec ordre de les rejoindre et de les ramener s’il se peut. Quant à Nadji, nous lui montrons les talhas, le bois sec, les preuves de son mensonge, et nous le confions, à titre de punition, à la garde d’un tirailleur qui l’empêchera de communiquer avec les autres indigènes. 2 octobre. — Nous allons attendre à Tekro le retour des deux goumiers qui doivent nous ramener les Fezzanais. J’ai installé ma tente sous un grand épineux ; le capitaine et l’adjudant ont fait monter les leurs un peu plus loin, près du puits. Les tirailleurs ont placé selles et armes suivant la formation carrée habituelle au désert ; la nuit, chaque homme couche près de sa selle, son fusil à portée de la main, approvisionné ; au centre du carré sont les bagages ; à la tombée du jour on y fait entrer les chameaux. Je découvre un nouveau mensonge de Nadji, grave, celui-ci. Il avait été question, à Faya, que la section méhariste m’accompagnât jusqu’au puits de Sarra. Nadji nous avait dit à cette occasion que l’eau du puits était assez abondante pour qu’on pût y abreuver deux cents chameaux sans le mettre à sec — l’effectif des nôtres aurait été d’une centaine — et que des cordes y étaient laissées en permanence pour descendre les puisettes : nous le savions très profond. Néanmoins, nous avions abandonné ce projet, Sarra se trouvant au delà de la frontière française. J’ai causé ce matin avec les deux guides d’Ounyanga. Ce sont deux hommes déjà âgés, aux traits fins, aux yeux rusés et circonspects. Jusqu’à présent, ils se sont montrés très réservés, communiquant à peine avec les autres, faisant bande à part. Je désire me mettre un peu plus en contact avec eux. Il était naturel que l’entretien portât sur Sarra et sur la route qui y conduit. Ils sont d’accord pour m’affirmer que l’eau est au contraire peu abondante ; qu’on ne peut y abreuver plus de 25 chameaux par jour ; qu’il y a une corde, mais dans un tel état qu’il est prudent de n’y pas compter. La question de l’abondance de l’eau a une importance facile à comprendre ; si on ne peut faire boire plus de 25 chameaux par jour, il faut quatre jours pour en faire boire 100, comme c’eût été le cas pour nous ; de sorte que quand le dernier a bu, le premier a déjà quatre jours d’abstinence. D’où nécessité pour le détachement de s’arrêter quatre jours au moins, ce qui diminue sensiblement sa mobilité ; et départ, ensuite, dans des conditions défectueuses quant à l’état d’une partie des animaux. C’est pour un motif de cet ordre que les rezzous, au désert, n’ont d’ordinaire qu’un très faible effectif ; la moyenne est de 60 à 80 chameaux ; en outre, ils choisissent soigneusement des routes où l’eau se présente en quantité satisfaisante. Autrement, avec leur butin surtout, ils seraient retardés à chaque puits et perdraient beaucoup de leurs chances d’échapper à la poursuite d’un petit détachement sans bagages. Nadji risquait ainsi de nous placer par son mensonge dans une situation au moins difficile, et que l’intervention de circonstances toujours possibles, une attaque, par exemple, aurait pu rendre critique. Il n’y a pas eu d’intention criminelle de sa part, son sort, jusqu’à Koufra, étant à peu près inéluctablement lié au nôtre. Mais sa tendance à l’imposture, même inutile, n’en est pas moins dangereuse, comme je l’ai dit. Je ne veux rien faire à la légère et je remets à demain ma décision. Le guide, qui est parti hier avec les deux goumiers, arrive seul, à la nuit. Les traces relevées au puits ne sont pas celles des Fezzanais. Sans doute des Arabes sont-ils venus chercher du sel par ici, et nous avons confondu. Les Fezzanais ont quatre jours d’avance. Les goumiers font demander s’ils doivent continuer ou revenir. En attendant les ordres, ils marcheront très lentement, pour qu’on puisse aisément les rattraper. Un autre guide part immédiatement sur leur piste pour leur dire de rebrousser chemin. 3 octobre. — Nous tenons conseil, le capitaine et moi, au sujet de Nadji. Nous nous trouvons finalement d’accord pour estimer qu’il est préférable que je m’en sépare. Il rentrera à Faya avec le détachement. La décision n’est pas sans gravité. De toute manière, je vais arriver à Koufra dans des conditions délicates, puisque, après avoir demandé un sauf-conduit, je m’y présenterai sans qu’on me l’ait accordé. Mais avec Nadji, j’avais du moins un négociateur connu dans la place. Je me trouverai maintenant, au contraire, sans un seul homme du pays ; je ne serai qu’un étranger accompagné d’étrangers. Enfin, sur mes hommes, je considère que Denis et Ahmed, quoique à peu près sûrs, ne sont pas accoutumés au désert, à l’esprit, aux mœurs de ses habitants, et me seraient de peu d’utilité en dehors de leur service ; quant aux autres, malgré le soin avec lequel nous les avons choisis, je ne les connais pas, je ne suis pas connu d’eux, et les liens qui les soumettent à mon autorité sont bien nouveaux pour être très forts ; or, je vais être, à peu de chose près, à la merci de leur fidélité. Pour pallier, dans une certaine mesure, les inconvénients de cette situation, je me décide à attendre ici le retour des deux goumiers ; je prendrai avec moi le caporal, qui, à Faya, a fait ses preuves. C’est une solution. Tout vaut mieux, en tout cas, que d’emmener un fourbe, dont la moindre tentation, là-bas, peut faire un traître. Le chef d’Ounyanga est là. Il est arrivé ce matin, amenant cinq chameaux dont nous avions besoin pour remplacer cinq des miens, moins bons que les autres. Il y a aussi, à quelques centaines de mètres du puits, trois hommes d’Oum Chalouba, venus chercher du sel gemme. Chacun d’eux est accroupi devant un trou d’environ quarante centimètres de profondeur. Il écarte le sable fin qui forme la première couche du sol, et en tire des pierres informes dont la couleur va du rougeâtre au blanc. C’est le sel de Tekro. Il y a une zone de salines ici, une autre à Arouelli, une autre à Dimi. J’emploie le reste de la journée à écrire quelques lettres, à me reposer en vue du long effort que je vais avoir à fournir. Ce n’est guère que dans les contrées lointaines qu’on goûte le véritable repos, dans la véritable liberté. En Europe, les préoccupations du jour disputent, la nuit, notre esprit au sommeil, et ce que nous y appelons l’indépendance n’est qu’un modeste compromis entre de multiples servitudes et l’ambition timide de nous en affranchir. 4 Octobre. — Je profite de la présence du chef d’Ounyanga, qui n’est pas reparti, pour le questionner sur les deux Fezzanais qui nous précèdent. Il me confirme que ce sont des commerçants sérieux. L’un d’eux a un frère à Faya. Mais voici qu’il me parle des « petits » qui les accompagnent. A maintes reprises, on m’avait affirmé que ces indigènes étaient seuls. — Des enfants ? — Non, un enfant seulement. Je dis petits parce que ce sont des gens sans importance : deux hommes d’Ounyanga qui conduisent leurs chameaux. — Mais tu me dis un enfant. Alors, il y a avec eux deux hommes et encore un enfant ? — Oui, c’est bien cela. — De qui cet enfant est-il le fils ? De celui qui a son frère à Faya ? — Il est le fils de celui qui a sa femme. — Comment, il y a aussi une femme ? — Oui. — Alors, il y a six personnes ? — Oui. — Et tu les connais tous très bien ? — Il y en a un jeune que je n’ai jamais vu. Le boy non plus, je ne l’ai pas vu. — Un jeune ? Un boy ? Enfin, combien sont-ils en tout ? Tiens, plutôt, combien ont-ils de chameaux ? — Ils ont dix chameaux. — Et combien de personnes pour ces dix chameaux ? — Huit. Je lui pose à nouveau, sous une autre forme, les mêmes questions. Il ne varie plus. Ils sont bien huit, et non deux. Encore la précision des renseignements indigènes. En attendant les goumiers, je termine mes préparatifs. On fait des fagots : jusqu’à Koufra nous n’avons pas plus de bois que de pâturage. J’ai, pour les chameaux, une provision de paille et de dattes emportée d’Ounyanga. Le capitaine me laisse une corde de cent mètres pour puiser de l’eau, un grand panier en forme de tub qui servira d’abreuvoir, et quelques-uns de ces tampons de fibres qu’on place entre le dos de l’animal et la selle, car les hommes de mon escorte se sont discrètement approprié en route ceux que j’avais emportés pour moi, et il est prudent d’en avoir un jeu de rechange : ils s’aplatissent par l’usage ; enfin une bonne chaîne que j’enferme avec soin dans une des mes cantines pour le cas où la discipline subirait quelque atteinte. 5 octobre. — Les goumiers ne sont pas de retour. Nous commençons à être inquiets. Cependant ils ont un bon guide et n’ont pas pu se perdre. A deux heures, une petite caravane arrive. Les voilà enfin ! Mais non. Ce ne sont que trois captifs d’un commerçant d’Abéché, récemment parti pour Koufra. Ils ramènent au Ouadaï des chameaux appartenant à leur maître. Néanmoins, ils apportent des nouvelles. Ils ont rencontré les Fezzanais il y a deux jours ; puis, sur leurs traces, et déjà tout près d’eux, les goumiers, avec le guide que précisément le capitaine leur avait dépêché pour leur ordonner de revenir. Ceux-ci leur auraient dit qu’ils allaient arrêter les Fezzanais au puits de Sarra, et m’y attendre. Cela devient incompréhensible et, en tout cas, désastreux. Je ne puis maintenant être à Sarra avant six jours. La contrée, comme je l’ai dit, n’offre aucune ressource. Nos gens n’ont emporté que quelques dattes pour eux, rien pour leurs chameaux. De leur côté, les Fezzanais, selon l’habitude des indigènes, ne doivent avoir pris qu’un strict minimum, calculé parcimonieusement sur un trajet total de douze jours, et excluant, jusqu’à Koufra, toute possibilité d’arrêt en dehors des repos quotidiens. Ces circonstances constituent un ensemble inquiétant. Nous relevons heureusement, dans le récit des arrivants, une contradiction de dates qui nous laisse l’espoir d’une confusion de leur part. [Illustration : Un des squelettes humains de la route de Koufra, et mon chameau, tenu en main par Ahmed. (Page 290.)] [Illustration : Le puits de Sarra, entre Tekro et Bichara. Le puits est au pied du monticule, derrière mon camp, à gauche. (Page 294.)] En tout cas, il faut aviser, et sans retard. Nous nous arrêtons, avec le capitaine, au plan suivant. Je vais partir demain. Je laisserai à Tekro quatre de mes hommes. Il m’en restera six, plus Denis et Ahmed, plus les deux guides, plus le caporal goumier que je prendrai en route. C’est suffisant. Quatre de mes chameaux vont se trouver ainsi disponibles ; avec un autre qui, déjà, n’a pas de charge — il est toujours bon d’avoir un animal en surnombre — cela en fait cinq. Le gros de la section méhariste demeurera au puits. L’adjudant Souverain m’accompagnera seul jusqu’à la frontière, avec une escouade. Cela permettra à la section de me donner presque toute la paille qu’elle devait emporter pour venir avec moi ; à Tekro elle n’en a pas besoin. Je chargerai cette paille et des dattes sur les cinq chameaux susdits. Quand je rencontrerai les goumiers et les Fezzanais, je ravitaillerai tout le monde. Le sergent goumier rejoindra la section avec le guide. Le caporal et les Fezzanais rebrousseront chemin avec moi. C’est la seule solution. Je désigne les hommes que j’élimine. Mon effectif, finalement, est le suivant : Toroe et Sidia, d’Ounyanga, guides ; Denis et Ahmed, serviteurs ; Doma, Suleyman, Fezzanais fixés au Kanem ; Allanga, Koti, Guetté, Degoré, Gorânes ; ces six derniers viennent comme partisans. Je passe la fin de la journée à revoir des détails d’équipement. On fera boire les chameaux demain matin entre huit et dix heures, et à deux heures nous nous mettrons en route. Mes hommes ne peuvent ignorer que j’emporte des sacs d’argent dans mes cantines ; je les ai souvent ouvertes devant eux depuis Faya. J’en retire ostensiblement ces sacs et je les leur fais porter au capitaine à qui je demande, en leur présence, de les conserver. Dans la nuit, je les reprends et je les remets à leur place. Il est inutile d’éveiller les convoitises. 6 octobre. — Je vais le matin voir le capitaine Ledru sous sa tente. Je tiens, malgré que le lieu ne comporte guère de protocole, à bien marquer par cette visite de remerciements, le sentiment où ses procédés m’ont laissé. Sans enfreindre à aucun moment les instructions supérieures qui prescrivent aux autorités françaises d’observer à l’égard des territoires libyens une réserve absolue — nous n’y sommes plus chez nous — il m’a manifesté en toute occasion sa sympathie personnelle pour mon effort, et je reste vivement touché de l’intérêt amical dont j’ai trouvé la preuve dans ses moindres initiatives. C’est un peu la France dont je m’éloignerai tout à l’heure en le quittant. Il représente ici cette phalange coloniale où tant de nobles caractères, tant de Français courageux, désintéressés et modestes, donnent à l’intérêt national le meilleur de leur vie, de leur santé et de leur cœur. Je parle ici des civils comme des militaires, des militaires comme des civils. Ils doivent être unis devant la gratitude du pays comme ils sont unis dans l’effort. Cependant, quelque chose de notre commune patrie m’accompagnera encore, car un peu du prestige français est engagé, avec moi, dans ma tentative. Nous ne sommes prêts qu’à trois heures. Nous partons. Après six kilomètres, la fourche de ma bassoure se fend en deux. La bassoure est la selle qu’on emploie dans ce pays pour les chameaux. Je connais quatre sortes de selles indigènes, encore que les deux dernières ne soient, à proprement parler, que des bâts. Il y a la rahla, la meilleure de toutes lorsqu’on y est un peu habitué ; c’est celle des Touaregs : un plateau circulaire, légèrement creusé ; derrière, un dossier fuyant sur lequel on ne s’appuie pas ; devant, une croix, dont on peut, au besoin, saisir la base. Je n’en ai pas trouvé à Faya. Il y a la selle de Mauritanie, qui se rapproche de la rahla, en plus large, moins dur et peut-être plus confortable ; la haouia, formée de deux Y renversés que réunissent des traverses ; elle repose sur un long coussin qui épouse la forme de la croupe et des flancs de l’animal ; la bassoure est formée, elle aussi, d’Y renversés, mais elle est plus longue et plus large. Deux coussins supportent l’Y antérieur, deux autres l’Y postérieur. On dispose ensuite sur cette carcasse une certaine épaisseur de couvertures. La bassoure est très confortable, à la condition que la bosse du chameau ne dépasse pas son armature de bois ; autrement l’échine de l’animal forme saillie et l’Européen le plus entraîné blesse en quelques heures. Cette condition n’est pas toujours aisée à réaliser. Les chameaux, lorsqu’ils sont en bon état, ont une bosse très accusée ; son volume est en proportion des réserves dont ils disposent ; c’est elle qu’on observe d’abord pour juger de l’état de l’animal ; et comme celui-ci, lorsqu’on marche, vit le plus souvent sur ces réserves, il est important de ne se mettre en route qu’avec des chameaux chez qui ce témoin de prospérité soit d’un volume significatif. Le chameau, en effet, boit et mange proportionnellement à sa taille, ce qui n’a rien que de naturel. Mais il a le privilège de pouvoir manger et boire en une seule fois pour plusieurs jours, accumulant ainsi des provisions qu’il dépense ensuite progressivement. Il a encore d’autres avantages. C’est la monture la plus douce, la plus facile et la moins fatigante, lorsqu’il est normalement dressé, et la légende du chameau qui donne le mal de mer ne manquera jamais de faire sourire un Saharien. On croit, en revanche, trop volontiers, que sa résistance à la fatigue est presque sans limites : un chameau ne travaille guère plus de quatre mois par an ; il se repose et récupère pendant les huit autres. Mais je reviens à l’incident qui m’a fourni l’occasion de cette digression. Je fais desseller immédiatement plusieurs de nos montures ; je prends la bassoure qui me paraît devoir convenir le mieux. On la dispose, j’essaie, et je suis forcé de descendre, la bosse dépasse. Je procède à deux autres expériences : elles sont également négatives. Alors, plutôt que d’entreprendre, dans des conditions matérielles défectueuses, un effort physique que les indigènes mêmes me représentent comme si considérable, je donne, à la surprise et à la déception générales, l’ordre du retour. Nous allons rentrer coucher à Tekro. On m’y aménagera ce soir même une autre selle. Je l’essaierai demain matin ; l’après-midi, si elle est parfaitement au point, nous repartirons. Sous ces latitudes, une écorchure ne se néglige pas impunément ; elle est toujours de conséquence. S’envenime-t-elle, l’adénite survient presque aussitôt, et cette complication, souvent bénigne en France, s’aggrave ici avec une incroyable rapidité. C’est alors, pour plusieurs semaines, l’immobilisation forcée. Je ne veux pas introduire cet aléa supplémentaire parmi ceux que mon voyage présente déjà. Le fait qu’on accepte certains côtés aventureux d’une tentative ne doit pas conduire à l’envisager avec insouciance dans tous ses détails. Se griser du risque est une faiblesse et une infériorité. La réalisation des entreprises hasardeuses appartient aux esprits prudents. Le ridicule de notre retour solennel, après notre solennel départ, ne me fait pas hésiter un seul instant. 7 octobre. — Le secret espoir que je conservais de voir arriver les goumiers ce matin est encore déçu. Ce que nous ont dit les Fezzanais est certainement faux ; à l’examen, les détails ne concordent pas. Où sont-ils ? Peut-être à Sarra, leurs chameaux morts, ne pouvant revenir. Ils y ont de l’eau, et la chair de leurs animaux : je les trouverais du moins vivants, en ce cas. D’autre part, ont-ils rejoint les marchands, et, alors, que s’est-il passé ? Toutes les hypothèses sont permises. Jusqu’à présent, ils ont exécuté à contre-sens chacun des ordres qui leur ont été donnés. Si les Fezzanais, confiants dans leur nombre, ont résisté à leur injonction de rebrousser chemin, ils ont dû employer la force ; en admettant même qu’ils aient eu le dessus, la mort d’un homme du côté adverse pourrait me coûter cher lorsque j’arriverai à Koufra. Qui vivra verra. Nous quittons Tekro à deux heures. J’ai cette fois une selle parfaite. Nous marchons jusqu’à sept heures et demie. Le terrain n’est d’abord qu’une succession de reliefs faibles, formations rocheuses, tronconiques principalement, et de dépressions à fond de sable. Nous dépassons, vers six heures, un petit enclos de pierres qui désigne à la piété des voyageurs une place où s’arrêta Sidi Mohammed el Mahdi, le prophète vénéré des Senoussia, oncle de Mohammed el Abid. Quelques-uns de mes hommes y prient un instant. Nous arrivons ensuite à une plaine de sable qui s’étend de toutes parts jusqu’à l’horizon. Nous y campons. 8 octobre. — Repartis à une heure et demie du matin, nous marchons jusqu’à neuf heures. Je fais monter ma tente, car le soleil est encore très chaud ; le soir, nous éviterons cette perte de temps ; c’est d’ailleurs ainsi que nous procédons depuis Faya. Nous nous remettons en route à trois heures, et, à sept heures, nous arrivons à des roches ensablées qui marquent le début du plateau de Jef Jef ou Jeb Jeb. Nos chameaux, excellents et à peine chargés, marchent à une allure très rapide. Arrêt à sept heures quarante. 9 octobre. — Départ à deux heures trente-cinq du matin. A cinq heures cinquante, nous commençons à descendre. Le plateau s’abaisse progressivement, par longs gradins faiblement accusés. A dix heures un quart, arrêt dans une dépression sablée. J’ai besoin d’un objet qui se trouve dans l’une des cantines. Je la fais apporter. Je fouille vers le fond. Ahmed, qui est là, me saisit brusquement la main. Il vient de voir un petit scorpion jaune qui frétille dans mes effets. Il le cherche, l’attrape adroitement et le tue. La piqûre de ces scorpions n’est pas mortelle, mais elle détermine des accidents douloureux, de la fièvre, un phlegmon parfois. Je suis d’ailleurs muni de sérum anti-serpent. Voici quelque chose de plus sérieux. L’adjudant Souverain vient me chercher. J’ai emporté de Tekro, pour moi, Denis et Ahmed, onze guerbas pleines ; les hommes d’escorte ont les leurs. Nous en usons, à nous trois, une par jour à peine. L’adjudant vient de constater qu’on a volé de l’eau dans les onze, et que la plupart sont à moitié vides. C’est un acte de grave indiscipline, et un mauvais début. Je retourne à ma tente : je prends un petit revolver que j’ai dans ma cantine, je le mets dans ma poche et je reviens. Je procède à un semblant d’enquête qui, bien entendu, ne donne pas de résultat. Alors, je tire mon revolver, je le mets sous le nez de celui des partisans qui est le plus proche, et je l’avertis que le premier acte de ce genre sera puni d’une balle dans la tête. Il a cru que j’allais tirer, et il a changé de visage. Désormais, les peaux de bouc, aux arrêts, seront étalées sur une natte, près de moi. On n’y touchera qu’en ma présence. Ces gens ont leurs qualités, mais ce sont d’incorrigibles pillards. Il est nécessaire que je les prenne en main. Jusqu’ici, j’ai laissé au capitaine le soin de la discipline ; à me voir m’en désintéresser, ils ont conclu à ma faiblesse. Demain, je vais être seul avec eux ; le moment est venu de les détromper. L’aspect de la région est le même. Les points de repère font absolument défaut. Nous repartons à deux heures trente et nous arrêtons à sept heures trois quarts. Je vais dîner, pour la dernière fois, avec l’adjudant. Demain, il regagnera Tekro avec son escorte. A la clarté des étoiles, on dresse, dans la nuit, notre table. On apporte un photophore, puis le repas : riz, endaubage, figues cuites, café, notre menu habituel, auquel s’ajoute, en cette période de longues étapes, un peu de vin. 10 octobre. — A deux heures quarante-cinq, par une nuit claire et fraîche, je prends congé de mon compagnon. Une poignée de main cordiale, des vœux de bonne chance réciproques. Je le remercie sincèrement. Il a été pour moi un aimable et précieux collaborateur. Me voici livré à mes propres forces. Je songe au navire, qui, le pilote parti, s’avance, seul désormais, vers la pleine mer. Selon mon habitude, je marche deux heures, puis je monte sur mon chameau. La température, au lever du jour, s’abaisse encore, et je m’enveloppe frileusement dans une couverture. Pourtant, depuis Tekro, les journées, de nouveau, sont devenues assez chaudes. Vers huit heures, je dépasse un squelette humain convulsé, blanchi, à demi ensablé. Ses mains, crispées, sont ramenées devant sa poitrine, dans une attitude d’agonie. Un peu plus loin, j’en aperçois un autre. Je n’avais encore rencontré cette particularité dans aucune contrée, même au Sahara[20]. Ce sont de pauvres gens qui ont été mangés par le désert, selon l’expression de Nadji, lorsqu’il m’entretenait à Faya. Ils sont morts là. Leurs ossements se dessèchent et blanchissent dans le grand silence désertique, enveloppés d’un linceul de lumière, veillés tour à tour par le soleil et par les astres de la nuit. C’est une tombe qui en vaut bien d’autres. Halte à dix heures quinze, tente, déjeuner. Le sable porte la trace de chameaux qui ont couché là récemment. Mais les empreintes d’arrivée et de départ ont été effacées par le vent. Un cordon de dunes éloignées reste presque constamment visible, depuis quelque temps, dans l’Ouest. A l’Est, plus loin, semble-t-il, une autre ligne de hauteurs au sommet rectiligne, mais dont je ne puis dire si ce sont des dunes ou une falaise. Elles paraissent baignées dans des flaques d’eau bleue, où elles se reflètent. Ces flaques sont des effets de mirage. Autour de nous, le sable est uniformément plan et nu. Nous repartons à deux heures cinq et campons à huit heures trente. 11 octobre. — Départ à cinq heures quarante-cinq. Le jour levant nous montre, à l’ouest, très près, quelques reliefs isolés. Nous coupons la piste d’une caravane ; elle date d’avant-hier ; les empreintes sont tournées vers Tekro, le nombre des animaux est d’une quinzaine. Seraient-ce les Fezzanais et les goumiers ensemble ? Encore un squelette. A dix heures, nous laissons à l’Est, à quelques kilomètres, une gara que Toroë me dit se nommer gara Sufta. Je n’en donne toutefois le nom qu’avec réserve. Chuftah, en arabe, signifie : tu l’as vue. Peut-être est-ce ce qu’il a voulu dire. Des confusions de ce genre se sont souvent produites. Quant à tirer plus de précisions de l’excellent Toroë, il n’y faut pas songer. Je m’aperçois, non sans satisfaction, que je n’ai aucune peine à supporter l’effort des étapes. La rapidité de l’allure de mes chameaux les abrège d’ailleurs sensiblement. Hier matin, je ressentais un peu de fatigue, résultat du manque de sommeil ; mais l’heureuse idée qu’a eue Toroë, notre guide — Sidia ne fait que l’assister et est là surtout pour le cas où un accident l’obligerait à remplacer son camarade — de nous laisser dormir jusqu’à près de six heures, m’a permis de me reposer complètement. Je n’avais abordé cette route qu’avec un peu d’inquiétude : il y a sept mois que je marche presque sans arrêt. Si mes nuits sont écourtées, mon sommeil est reposant. Je fais disposer chaque soir, en fer à cheval, quatre bottes de paille. On place mon lit entre ces murs improvisés. On n’en déplie pas les pieds, de sorte qu’il est au ras du sol, ou presque ; je suis ainsi parfaitement abrité du vent qui, en ce moment, souffle sans arrêt, avec plus ou moins de violence, du Nord-Est. Le site continue d’être parmi les plus monotones que j’aie vus, même au désert. On a chaque soir l’impression de coucher au même endroit que la veille. C’est une interminable grève. La Libye est loin de présenter le pittoresque de certaines parties du Sahara. Elle est plus uniforme, plus nue, plus morne. Mais elle a de commun avec celui-ci son silence, la douceur des soirs, la beauté du ciel et la paix des nuits. Aucune trace d’animal. Seuls avec quelques squelettes humains, comme je l’ai dit, d’innombrables squelettes de chameaux jalonnent la route ; on ne fait guère cinq cents mètres sans en rencontrer un. Les voyageurs ont édifié, de-ci, de-là, des bornes. Il y en a trop dans certains endroits, pas assez dans d’autres, et elles ne rendent aucun service. Pas de piste tracée ; on marche dans une direction connue, mais les itinéraires s’écartent largement les uns des autres. J’ai eu à réprimer cette nuit un nouvel acte d’indiscipline de la part de mes hommes. J’avais commandé un tour de faction. Je me suis réveillé vers une heure et j’ai procédé à une inspection du carré. Chacun dormait, abrité derrière sa selle. Les chameaux étaient parqués au milieu. Mais de sentinelle, point. Je m’adresse à Doma, qui me paraît plus sûr que les autres et que je charge, depuis le départ, de transmettre mes ordres. — C’est, me dit-il, le tour de Guetté ; Degoré l’a précédé. Nous les réveillons tous deux. C’est très net : Degoré a prévenu Guetté que c’était son tour, mais Guetté s’est bien gardé de bouger. Le coupable se voit infliger, séance tenante, une punition qui lui donnera à réfléchir et apprendra aux autres, tirés de leur sommeil par l’incident, que j’ai l’intention de me faire obéir. Nous nous sommes arrêtés à dix heures. Nous ne remportons qu’à deux heures quarante. Nous dépassons de nouveaux ossements humains. Vers sept heures, les guides me montrent une étoile que le soir a fait apparaître à l’Ouest. Ils me disent qu’avant qu’elle ne se couche, nous serons au puits. Mais ils s’arrêtent une heure plus tard ; nous en sommes tout près et, dans l’obscurité, ils craignent de ne pas le voir ; nous allons attendre le jour. C’est pour tous une nuit longue et réconfortante. Nous dormons encore jusqu’au matin. 12 octobre. — Les guides partent seuls, dès l’aurore, pour reconnaître les environs, ils reviennent une demi-heure après, sans avoir rien découvert ; ce doit être un peu plus loin. On selle les chameaux. On me raconte en route l’aventure du lieutenant Fouché qui, en 1914, avec un détachement, a poussé jusqu’à Sarra. Son guide l’a perdu et son audacieuse reconnaissance a failli tourner au tragique. Il est le seul Européen qui ait atteint ce point jusqu’à présent. Le sable est bossué depuis quelque temps de légers mouvements de terrain. Des affleurements rocheux, tout en débris, mettent des taches sur le sol. Ils se présentent par endroits sous la forme de petits cônes d’un mètre environ de relief. Rien de plus mort que ce pays. C’est un paysage lunaire. Il est des déserts où on trouve un peu de végétation, quelques animaux. Ici, des ossements, c’est tout ; en dehors du passage de rares voyageurs, le soleil qui se lève en ce moment à ma droite, se couche chaque jour sans qu’une goutte de sang ait échauffé une veine, sans qu’une goutte de sève ait vivifié une tige ; nul autre mouvement que la course du sable soulevé par les masses d’air qui fuient sans cesse, puissamment aspirées, en cette saison, vers le Sud-Ouest ; nul autre bruit que la plainte des vents. L’esprit subit l’influence de cet aspect. Le caractère absolu de l’isolement ambiant lui fait perdre à la fois la notion du temps et celle des distances. On ne se sent ni éloigné ni rapproché d’aucun lieu. Les souvenirs les plus lointains semblent être ceux d’événements proches. Mais voici que les guides s’arrêtent et montrent, à quelques centaines de mètres de nous, un point blanc. C’est une petite tente conique. Nos gens seraient-ils là ? J’envoie Doma et Suleyman la reconnaître. Suleyman est, avec Doma, le meilleur des six partisans. Près de cette tente est un monticule de trois à quatre mètres de relief, couronné de pierres, mais je ne vois pas le puits. Nous approchons ; Doma revient ; la tente est occupée par deux Fezzanais, deux hommes de la caravane que les goumiers ont rejointe. Ils viennent d’ailleurs à ma rencontre. Que s’est-il passé ? Il n’y a pas eu bataille. Les goumiers ont rattrapé leur petite troupe à Sarra. De là, ils ont emmené tout le monde, sauf eux, à Tekro. Ce sont les hommes de confiance des deux commerçants. On les a laissés là avec une partie des chameaux, un âne, un peu de dattes et de paille, les bagages. Je leur explique le malentendu qui s’est produit. Ils sont pleins d’urbanité, de déférence. Ils se disent heureux d’avoir pu me voir, se plaignent seulement du caporal, qui a été brutal. Ils me demandent quelques vivres. Les leurs sont près d’être épuisés. Je leur fais donner des dattes et du couscous en abondance, de la paille pour leurs animaux. Ils se confondent en remerciements. J’ai dû croiser la nuit, sans m’en douter, les goumiers et la caravane. Enfin, il ne s’est rien passé de grave, et c’est pour moi un véritable soulagement de l’apprendre. Puis, je vais au puits. Il est là, tout près du monticule, mais au ras du sol, sans margelle, fermé par une trappe de bois que recouvre une plaque de métal. Il faut être dessus pour le voir. Auprès sont une corde, en très mauvais état et peu sûre, et un appareil muni de crochets pour repêcher les dellous qui viendraient à tomber. Au bord, on a planté, un peu inclinés en avant, deux pieux courts et robustes, dont l’extrémité porte une petite traverse. Celle-ci sert d’axe à une roulette métallique à gorge. Il y a par terre une roulette de rechange. Sous un cadre de rondins, l’orifice est sensiblement circulaire, avec un diamètre d’un mètre à peu près. Ce qu’on voit de la paroi est roche ; il n’y a qu’une petite couche de sable à la surface du sol. L’eau, excellente, était, le jour de mon passage, à 59 mètres de profondeur. J’ai mesuré avec un fusil 1886, dont la longueur est sensiblement 1 m. 30, la corde dont on se servait pour la puiser ; j’ai trouvé un peu plus de quarante-cinq fusils. Les indigènes m’avaient dit, les uns, 36 brasses, les autres 33 brasses et demie, ce qui, en comptant la brasse à 1 m. 70, donne 61 m. 20 et 56 m. 95. Le forage est dû aux Senoussia ; sur une indication de Mohammed el Madhi, leur chef vénéré, qui en marqua la place et leur dit que leur labeur serait couronné de succès, ils ont creusé par des moyens rudimentaires, creusé sans relâche, et trouvé l’eau. Le miracle est fils de la foi. Comme nous venions d’installer notre camp modeste, mes deux vieux guides, Toroe et Sidia sont venus à moi et sont restés debout, immobiles. J’ai compris qu’ils voulaient me parler, et j’ai appelé un de mes Fezzanais, Suleymann, qui comprend le dialecte gorâne. Solennel, Toroe, le plus âgé, a pris la parole. « Nous sommes arrivés droit sur le puits, m’a-t-il dit. Nous ne l’avons pas dépassé. Nous ne l’avons pas cherché. Il n’était ni à l’Est, ni à l’Ouest. Nous l’avons trouvé tout de suite. C’est parce que ton cœur est blanc. Sur cette route, ceux dont le cœur n’est pas blanc ne trouvent pas le puits. » Il continua quelque temps sur ce ton, et, visiblement satisfait, s’arrêta. Je croyais que c’était fini, mais Sidia voulait parler à son tour. Plus bref, car Toroe avait épuisé toutes les ressources de l’éloquence, il me répéta la même chose. Puis ils s’en allèrent côte à côte, toujours lents et solennels, et rejoignirent les autres. A mon tour, j’allai à eux. — Comment, leur dis-je, trouvez-vous la route ? Quels sont vos points de direction ? — Il faut, me répondirent-ils, marcher en regardant de l’œil gauche l’étoile qui ne tombe jamais. En effet, on marche à peu près Nord-Nord-Est. Il parlait de l’étoile polaire. Tout est relatif. Ce puits, ces hommes, me donnent ici une impression de confort, d’animation, — de centre important ; et c’est avec un sentiment de joie et de bien-être que je vais maintenant me coucher paresseusement sous ma tente, où l’on vient d’étendre une natte. L’après-midi, les Fezzanais, que j’ai invités à prendre le thé, insistent pour que j’attende le retour de leurs compagnons. Ils seront là demain, m’assurent-ils. Ce sont encore dires d’indigènes. Néanmoins, mes provisions me permettent de m’arrêter quarante-huit heures, et je décide de le faire. Eux-mêmes ne sont jamais allés à Koufra, et leur conversation, banale, ne m’apporte aucun renseignement. [Illustration : MISSION BRUNEAU DE LABORIE Itinéraire relevé dans le Désert de Libye 7 octobre - 4 décembre 1923] Je vais ensuite assister à l’abreuvoir des chameaux, qu’on a fait manger d’abord, afin qu’ils boivent davantage ; la paille qu’on leur donne est celle que nous avons emportée, car il n’y a aucun pâturage. Cinq ou six hommes, en file, placent la corde sur leur épaule et s’éloignent en courant gaiement jusqu’à ce que la dellou, préalablement immergée, réapparaisse à l’orifice ; deux autres la prennent alors, versent son contenu dans le panier abreuvoir, au fond duquel est une toile de tente qui évite les fuites, et le chameau de qui c’est le tour baisse son grand cou et commence à se désaltérer. Les autres, entravés d’un pied qu’une corde remonte et fixe contre leur cuisse, sagement, attendent derrière lui. Les vingt et un premiers ont leur ration complète. Je suis forcé de réduire celle des deux derniers, car l’eau s’épuise ; ils se dédommageront demain. L’opération a demandé environ trois heures et demie. Je donne tous ces détails, qui semblent fastidieux, parce qu’à défaut d’un intérêt de pittoresque, ils offrent un intérêt pratique. Je ne puis toutefois les multiplier ici à l’excès, et les voyageurs qui désireraient des indications plus précises et plus complètes les trouveraient dans les rapports que j’ai déposés au Ministère des Colonies et à la Société de Géographie. Le crépuscule éteint progressivement l’éclat du ciel. Avec lui nous vient la fraîcheur. Groupés autour d’un feu chétif dont le bois que nous avons pris à Tekro fait les frais, les hommes causent, tranquilles, avec de longs intervalles de silence. Les chameaux font avec appétit un deuxième et maigre repas. J’ai quitté tout à l’heure mes vêtements d’Européen et j’ai, pour la première fois, revêtu mon costume fezzanais. On sort de ma tente ma petite table ; mon dîner est prêt. Doma place la première sentinelle. Je m’aperçois, la nuit, que je me suis trop pressé de constater l’absence de tout être animé à Sarra. J’ai négligé de faire dresser mon lit, dont je me passe souvent, et suis tiré de mon sommeil par un frôlement suspect contre ma natte ; je ne vois rien, mais Ahmed, que j’appelle, me dit qu’il a tué un serpent dans la matinée. De Tekro, nous avons marché, pour arriver à Sarra, cinquante-quatre heures quarante-cinq. 13 octobre. — Repos. Rien à signaler. 14 octobre. — Nous allons repartir aujourd’hui, car les commerçants n’arrivent pas. Mais nous les attendrons encore un ou deux jours à Bichara, le prochain puits. Nous bénéficions du supplément de provisions que nous avions emporté pour eux ; il nous reste dix-huit bottes de paille, avec un peu de dattes. Une botte de paille représente la ration d’un jour pour quinze chameaux ; cela trompe leur faim, d’ailleurs, plus que cela ne les nourrit. Nous allons laisser deux bottes aux hommes qui sont ici pour leurs quelques animaux. Nous en placerons quatre dans un endroit du voisinage repéré avec soin, pour le cas où nous aurions à repasser par le même chemin. Nous emporterons le reste, qui sera largement suffisant pour permettre le nouvel arrêt prévu. Le départ s’effectue à deux heures. Nous entrons cette fois dans la partie inexplorée du désert de Libye. La route que je vais parcourir n’a encore été vue par aucun Européen. J’éprouve une impression de vie plus intense ; il me semble que chacun de mes pas prend maintenant un intérêt, et je regarde avec une curiosité nouvelle la morne étendue qui s’étend devant moi. Nous nous arrêtons à huit heures un quart ; autour de nous, rien, dans le site, n’a varié. 15 octobre. — Etape de huit heures quarante-cinq ; peu de changement dans l’aspect de la contrée ; deux squelettes encore ; l’un d’eux, une femme, a gardé des lambeaux de pagne. Elle est couchée sur le côté, les jambes un peu pliées, les mains devant la poitrine, dans une position de calme sommeil. Les difficultés de la route m’avaient été exagérées. Notre temps de marche reste raisonnable. Mais il faut tenir compte de l’allure très rapide de nos chameaux. Pour les caravanes indigènes, beaucoup plus lentes, ce qui m’a été dit reste vrai. 16 octobre. — Des détails d’un caractère nouveau viennent rompre la monotonie du paysage : un groupe de garas assez étendu, les garas Torsen. Nous en coupons la pointe. Je prends des visées. Mes hommes, maintenant, sont bien en mains. Ils ont compris. L’obéissance est devenue rigoureuse, et la confiance paraît s’être établie, non sans réciprocité d’ailleurs : moi-même, je les connais mieux. Squelettes, mirages. A la halte de midi, l’un de ces derniers met une belle flaque bleue si près de nous que j’engage Denis à profiter de cette eau tentante pour aller remplir les bidons. Mais il me répond d’un air vexé qu’il sait très bien ce que c’est. Denis devient un homme du désert. On se croirait sur une plage immense où la mer, en se retirant, aurait laissé quelques mares. Demain, a dit Toroë, le puits. Ce sera, comme toujours, un pauvre point dans le sable triste ; mais ce nom bref, qui, en France, évoque seulement l’idée peu émouvante de besognes rustiques, prend ici une incroyable ampleur. Marche : 10 heures 35. 17 octobre. — Nous partons à cinq heures vingt. Une longue gara, au loin, à l’ouest. Puis une pente légèrement ascendante, une petite crête à peine marquée, et, devant nous, à une dizaine de kilomètres, semble-t-il, beaucoup plus loin en réalité, un groupe rocheux : le Hadjer Bichara. Entre lui et nous, il y a d’abord une nouvelle plage de sable parfaitement lisse et sans une tache, et une ligne de dunes, pointe avancée de la masse dunaire occidentale qui, près ou loin, semble nous accompagner toujours. J’affirmerais que cette pointe est à trois cents mètres environ ; mais pendant plusieurs heures, je suis l’objet des illusions de distance les plus inattendues pour moi, malgré l’habitude que j’ai de ces régions. Tantôt le hadjer s’approche avec une rapidité incroyable ; tantôt je le vois plus éloigné encore que lorsque je l’ai aperçu pour la première fois. La ligne des dunes me paraît longtemps aussi proche ; puis, tout à coup, au lieu des trois cents mètres que j’ai notés d’abord, j’ai l’impression que des kilomètres m’en séparent. A cela se mêlent des phénomènes de mirage qui parfois noient de bleu et parfois démasquent telle ou telle partie de l’ensemble. Je finis par détourner, de cette fantasmagorie, mes yeux que lasse son optique d’erreur. Je prends mon carnet et je note, pour la reproduire plus exactement dans la suite, la succession des illusions dont mon observation s’est abusée. Nous mettons quatre heures pour arriver à la lisière des dunes ; mes trois cents mètres représentaient plus de vingt kilomètres. Il est dix heures trente-cinq quand nous campons au milieu d’elles, après cinq heures et quart de marche. Ahmed, en route, vient me demander, quand je le renverrai à Faya, de ne l’adjoindre ni aux partisans, ni à des commerçants fezzanais. Les premiers ne lui inspirent que peu de confiance s’il a sur lui les gages que je lui aurai payés. Les seconds, paraît-il, ont pour habitude d’abandonner sur la route tout homme incapable de marcher ; et, s’il tombe malade, il se voit déjà perdu. A cinq heures cinquante nous atteignons le puits. Nous avons marché trente-quatre heures quinze, depuis Sarra. A peu près identique à celui-ci, il est à quelques centaines de mètres au sud-ouest du hadjer Bichara. Un monticule d’ossements, élevé tout près, en signale l’emplacement. Alentour, innombrables, sur un vaste rayon, d’autres ossements sèment le sable de petites taches blanches. Le hadjer lui-même est un groupe de reliefs rocheux de vingt à trente mètres ; il étend vers nous plusieurs longues arêtes noirâtres entre lesquelles de larges espaces sablés montent en pente douce. Il est flanqué à l’est et au sud-est de plusieurs groupes analogues, quoique moins importante. Ici encore, mes deux vieux guides viennent me faire chacun leur petit discours. Je les vois encore, debout l’un près de l’autre, noirs et grêles dans leur pagne bleu, bien droits, presque au garde à vous. Mon cœur, décidément, est d’une parfaite blancheur. Je fais dresser ma tente, puisque nous devons nous arrêter encore pour attendre les Fezzanais. Tandis que les hommes s’empressent à la tirer du grand sac de cuir qui l’enveloppe, je repais mes yeux du spectacle de ce site sans grâce, mais qu’avant moi nul Européen n’avait vu ; et j’éprouve une satisfaction intense à la pensée que la Société de Géographie, en me confiant le soin d’y porter son pavillon scientifique, ménageait à un Français le privilège d’en fouler le sol pour la première fois. 18 octobre. — Le vent, durant la nuit, a secoué si fort ma tente qu’il m’a privé de sommeil la plus grande partie du temps. Le matin, je passe trois heures à visiter le hadjer Bichara. L’après-midi on fait boire les chameaux. Je mesure la profondeur du puits ; l’eau est à trente-quatre mètres environ : un peu plus de vingt-six longueurs de fusil 1886 ; les indigènes disent vingt-trois brasses, ce qui revient sensiblement au même. J’en note les autres caractéristiques, pour mon rapport technique. Je remarque, tout près, des chebakas vides. Les chebakas sont de robustes filets dans lesquels on place souvent les charges des chameaux. Ceux-là ont contenu de la paille. Leurs propriétaires, après les avoir vidés, les ont laissés là pour s’embarrasser moins ; ils les prendront au retour ; le voisinage immédiat du puits est, me dit-on, lieu sûr ; les dépôts qu’on y laisse sont scrupuleusement respectés. Il n’en serait pas de même dans le hadjer, par exemple ; c’est déjà plus loin. 19 octobre. — Je prends encore quelques observations, puis des photographies. Un coup de vent met à jour une partie d’un nouveau squelette humain. C’est un véritable ossuaire que cet endroit. Les nuits sont très fraîches. La chaleur est toujours forte de neuf heures et demie à quatre heures. Le vent est intermittent. La contrée est éminemment lassante pour l’esprit. Je finis par éprouver une impatience — si peu que ce sentiment puisse avoir sa place au désert, où la notion du temps s’efface — d’apercevoir quelque part une note verte, dans tout ce jaune et dans tout ce brun. La journée s’achève dans le repos. Le soleil se couche. L’horizon s’embrase, puis s’éteint doucement. Une teinte rose éclaire l’âpre roche du Hadjer Bichara. Les hommes se sont mis en prière, et dans cette ambiance d’Angelus, je me suis écarté quelque peu pour m’abandonner mieux au charme du crépuscule. Je goûte la paix de cette heure ; bientôt peut-être, car Koufra est tout près, j’en connaîtrai de plus agitées. Instinctivement je me suis dirigé vers le puits. Je me suis arrêté devant ses pierres frustes, et j’ai été surpris du sentiment de confiance, presque de piété, qui m’a envahi tout à coup. Il est ici le but et le refuge, il est le secours et le seul secours. Il emprunte une sorte de solennité à l’inappréciable trésor qu’il recèle, dernier témoin d’une volonté animatrice, et aux drames où sombre la vie de ceux qui l’ont trop longtemps cherché. Le désert, partout ailleurs, est impitoyable. Déjà, en prévision du départ proche, on a replacé, sur l’orifice étroit, la trappe grise. Du sable fraîchement et soigneusement tassé en assujettit à nouveau les bords, fermant la demeure profonde où dort l’eau salutaire ; pourtant cette eau reste le viatique qui nous soutiendra jusqu’au bout ; demain, elle va nous accompagner dans nos guerbas pleines. Des tombes se referment ainsi sur les êtres très chers dont l’affection, en ce monde, est le principal élément du bonheur. Mais après que la mort a plongé dans ses implacables ténèbres la source où nous puisions le plus pur de notre force et de nos joies, nous emportons encore, jalousement et pieusement cachés dans le coin le plus secret de notre cœur, le bienfait de cette affection, et sa douceur ; comme l’eau pure sur la piste désertique, elle continue de nous aider à traverser les lieux arides où le caprice des circonstances conduit le cours de notre vie. 20 octobre. — Nous nous mettons en route à cinq heures vingt. Les Fezzanais ne sont toujours pas là. Je n’aurai de la sorte ni eux, ni le caporal goumier. Mais mes provisions sont déjà fortement entamées. Il me faut prévoir l’éventualité d’une période d’expectative en arrivant à Koufra. Il serait imprudent d’attendre davantage. Le manque de vivres dépasserait en gravité tout ce dont j’ai à me préoccuper. Je me décide à tenter l’aventure dans ces conditions, puisque la possibilité de les modifier m’échappe. J’apprends en revanche une circonstance très intéressante pour moi : le chef de Telab, le petit village par lequel nous allons aborder la célèbre oasis, a un fils qui habite Ounyanga. Ce fils s’est bien gardé de se faire connaître à notre passage, craignant sans doute qu’on ne l’emmenât. Mais il a chargé Suleyman de recommander à son père qu’il me fît bon accueil. Suleyman me le dit aujourd’hui seulement. Arrêt à dix heures vingt, auprès d’un nouveau groupe rocheux. L’après-midi est marquée par un petit désastre. Ma montre, la seule qui marchât encore, s’est arrêtée. Je vais essayer de me servir d’un podomètre, mais quelle précision me donnera-t-il ? Les reliefs, lignes étroites de garas, se multiplient sans arriver à mettre de vrai pittoresque dans le paysage. Nous marchons environ six heures. La soirée est fraîche, la nuit froide. Je fais à Doma de sérieuses recommandations pour le service de garde. Si les Toubous ont été avertis de notre départ de Faya, comme c’est vraisemblable, c’est sur cette dernière partie de la route qu’ils nous attaqueront, car c’est celle qui se rapproche le plus du territoire qu’ils occupent. 21 octobre. — La nuit n’a pas été moins tranquille que les précédentes. Nous franchissons le matin, par un col facile et sablé, une étroite barrière rocheuse qui s’était montrée hier à l’horizon. Elle s’appelle Dour, me dit Toroë. Il me faut plus d’un quart d’heure pour lui faire préciser que c’est le nom du lieu et non celui de la halte qu’on y fait habituellement — dohr, en Arabe, correspond à deux heures de l’après-midi. Suleyman commence à me parler avec confiance ; les indigènes se livrent lentement. Il me demande de scinder le détachement, au retour, en deux groupes, si, continuant mon chemin vers Alexandrie, je le renvoie à Faya sans moi ; lui et Doma, qui sont Fezzanais, Denis et Ahmed, qui acceptent de faire route avec eux, et un guide. Les Gorânes reviendraient de leur côté, avec l’autre guide. Il craint sans cela des querelles. Koti a déjà tué trois hommes au Tibesti. Cela corrobore les appréhensions que me manifestait Ahmed. Une négligence dans l’ajustage d’une bassoure blesse fortement un des chameaux. Seuls Guetté et Degoré ont sellé ce matin les animaux de charge. Doma me les amène. Je constate avec satisfaction leur inquiétude. J’ai maintenant sur mes hommes l’emprise nécessaire. Après les avoir abandonnés quelque temps à leurs appréhensions, je leur dis que tout le monde s’est bien conduit durant la fin de la route ; que je ne veux pas, le dernier jour, punir sévèrement ; qu’on se bornera à ne pas seller le chameau tant qu’il ne sera pas guéri, et que sa charge sera mise sur l’un des leurs ; eux-mêmes feront chacun la moitié de l’étape à pied, puisqu’ils n’auront plus, de la sorte, qu’une monture pour deux. C’est, de la part de tout le monde, un visible soulagement, et ils se confondent en marques de gratitude. Nous arriverons demain à Telab, et je ne sais ce que cette journée réserve à ces pauvres diables. Je fais abattre dans la soirée, d’une balle dans la tête, un autre chameau qui, malade, ne peut plus suivre. 22 octobre. — Voici le grand jour de mon voyage. Nous nous mettons en route vers cinq heures et demie. C’est toujours, à perte de vue, le même sable nu, tantôt plan, tantôt légèrement bossué avec, parfois, des débris de roches. Le profil d’un sommet très éloigné, sensiblement plus élevé que tous ceux que j’ai vus jusqu’ici, et que déjà hier j’apercevais dans l’Est, se précise en un double relief. C’est, me dit-on, le Djebel Zourouf. A l’Ouest, une sorte de haute falaise, très loin aussi, s’accuse ; au Nord-Est, une barrière rocheuse se montre, formée par une série de petites garas. Rien n’indique que nous soyons près d’un lieu moins désertique. Pourtant, d’après les guides, nous atteindrons, avant midi, Koufra. En effet, soudain, vers dix heures, nous découvrons devant nous, lointaines encore, deux longues taches noires qui barrent la route — deux palmeraies. Celle de l’Ouest, la plus proche, est notre objectif. Telab est là ; notre sort est sous ces palmiers. Je dépêche Sidia et Suleyman, pour annoncer mon arrivée. Ne pas prévenir serait m’exposer à une effervescence soudaine, au coup de griffe de l’animal surpris à qui on a fait peur. Prévenir trop tôt, ç’aurait été donner, en revanche, aux sentiments hostiles qui pouvaient naître, le temps de se concerter et de s’associer dangereusement. Je vois mes deux émissaires disparaître dans les palmiers, et je continue de me diriger vers Telab, guettant avec impatience leur retour. J’ai le sentiment d’approcher du moment décisif de ma tentative, dont le caractère aléatoire m’apparaît nettement alors. Comme je ne suis plus qu’à un kilomètre des arbres, un chameau monté en sort, et arrive au trot. Son cavalier est Suleyman. Il a l’air assez ému et s’embrouille un peu. « Cela ne va pas mal, me dit-il en substance. Le chef est absent, il est à Djof, mais son jeune fils est là. Il n’y a qu’à entrer dans le village. » L’absence du chef est un contretemps sérieux. Je vais me trouver en présence d’une foule livrée aux impressions du moment. Mais je n’ai plus le loisir de m’attarder aux réflexions. Un homme, durant ces quelques instants, s’est montré ; il s’approche. D’autres paraissent et se joignent à lui. Je mets pied à terre, ma petite troupe restant montée derrière moi. En silence, contrairement à leurs habitudes, sans saluer, ils se placent à mes côtés. Ils sont sans armes apparentes. Néanmoins, je trouve qu’ils m’entourent de bien près, d’autant plus qu’ils m’ont peu à peu séparé de mon escorte. Mes hommes ont la même impression et j’entends charger les fusils, approvisionnés déjà. La manœuvre n’est pas adroite. Je décide de persévérer, en l’accentuant au contraire, dans la tactique que j’ai adoptée : provoquer la loyauté par la confiance. Je me retourne et je donne l’ordre de laisser les fusils tranquilles. Puis je prends progressivement de l’avance sur mon escorte et, laissant ostensiblement mon propre fusil et mon revolver sur mon chameau, j’arrive à la porte d’une case, où un groupe m’attend. On me fait entrer. Dans l’intérieur, sur le sol, des tapis. Il y a là une dizaine d’hommes, des Arabes Zoueyas. Leur réputation n’est pas très bonne. L’accueil est froid, les salutations réservées, les mines contraintes. Pas de poignées de main. Je m’assieds et je prends la parole. J’explique que je viens en ami et en hôte, que je n’ai pas de soldats avec moi ; que je désire voir Sidi Mohammed el Abid et que je voudrais lui faire porter le plus tôt possible une lettre pour lui annoncer mon arrivée. Sa résidence est à Tadj, à quelques heures de Telab. Je réussis à peu près à me faire comprendre. Puis je fais appeler Ahmed pour qu’il me serve d’interprète dans la suite. Il me dit que les gens du village ont fait arrêter les chameaux à quelques centaines de mètres plus loin, et qu’on les décharge. Mes explications sont accueillies avec des visages fermés, mais avec une correction parfaite. On va, me dit-on, envoyer immédiatement un homme à Sidi Mohammed avec ma lettre. Il passera en même temps par Djof et préviendra le chef du village. Deux heures s’écoulent sans qu’on apporte ni thé, ni eau. Les visiteurs se succèdent, entrent, saluent, s’assoient silencieusement, me regardent, détournant rapidement leurs yeux durs dès que mon regard rencontre le leur. Enfin plusieurs d’entre eux, les uns après les autres, s’en vont. La diminution de leur nombre donne comme une impression d’intimité. J’en profite pour poser quelques questions. On y répond d’assez bonne grâce. Suleyman entre. Je ne sais rien de ce qui se passe au dehors. Il a le teint gris, ce qui est sa pâleur, mais il me fait, à la dérobée, un petit signe, et j’en conclus que nulle complication n’a surgi. Mes hommes, comme moi, semblent maintenant comprendre que la partie est engagée, et qu’elle est décisive. Puis c’est Denis. Il me demande si je ne veux pas manger. En effet, je meurs de faim. Mais mon plus proche voisin l’interrompt. On m’apportera, dit-il, à manger tout à l’heure, ainsi qu’à mes hommes. Je suis ici dans la case du fils du chef. Il sera pourvu à tous mes besoins. Ses paroles ont leur importance : ainsi je suis hôte, et j’ai au moins devant moi les trois jours traditionnels de l’hospitalité musulmane. Cela prend meilleure tournure. En effet, on apporte des dattes et de l’eau. Je remarque quelques visages ouverts, enfin, parmi d’autres qui restent hostiles. On me demande à voir ma boussole ; on sait, me dit-on, que j’en ai une et que je la regarde souvent en route. Une épingle double, ensuite, passe de main en main. Puis ce sont mon fusil et mon revolver qu’on réclame. Ils sont sur mon chameau, comme je l’ai dit tout à l’heure. J’envoie Ahmed les chercher. La demande, à la vérité, ne me plaît guère. Mais je suis trop engagé pour refuser. Je les leur donne, l’œil aux aguets. On les regarde. Ils passent de main en main. On me les rend. Enfin du café arrive, puis un repas. Le soir tombe. Un à un, les visiteurs se retirent. On apporte une lanterne où brûle une bougie. On la pose à terre. Elle éclaire une petite zone circulaire, sur le sol. Le reste de la case est dans l’obscurité. J’attends, désœuvré. Vers neuf heures, on m’annonce le chef Amran. C’est un grand Arabe, sec, ridé, qui a de l’allure et qui n’hésite pas. « J’ai bien fait, me dit-il tout de suite, de me fier aux gens de Koufra. Je suis ici son hôte. Si la réponse de Sidi Mohammed, que tous maintenant s’étonnent de voir tarder autant, était négative, lui-même me reconduirait jusqu’au premier puits pour que je ne sois pas attaqué en route. Puis, il me demande si je désire qu’on couche près de moi. Lui-même s’y offre. Je réponds que, sous le couvert de l’hospitalité musulmane, je me sens en pleine sécurité et que je préfère n’avoir personne. Il paraît sensible à ma confiance. Je vais voir mes hommes. Tout se passe au mieux. A peine suis-je arrivé que Toroë et Sidia s’avancent et, selon le rite qu’ils ont institué, ils me font l’habituel discours, que j’écoute gaiement. Je rentre et je passe une nuit tranquille et reposante. Le matin, vers huit heures, pendant que je cause avec le chef qui est déjà venu me rendre visite, on vient le chercher : des soldats arrivent. Il me dit de ne pas bouger et sort. Cinq minutes plus tard, il revient et, derrière lui, entrent quatre hommes : un officier, un commandor qu’on appelle Effendi, et trois soldats. Ils sont tous parfaitement bien tenus, en costume kaki, à l’européenne, avec boutons de cuivre, jambières de cuir, chaussures et fusil à tir rapide, muni d’une courte baïonnette qui se replie le long du canon. J’ai retrouvé souvent ces particularités d’équipement et d’armement dans la suite. Le commandor, un grand gaillard aux longues jambes, au teint d’un brun très foncé, aux lèvres proéminentes, me salue, me tend la main. Il apporte la réponse de Sidi Mohammed. On me la lit. Sidi Mohammed se déclare heureux de ma visite. Il me recevra demain à Tadj, où m’escorteront ces soldats, et j’y serai son hôte. Ce soir, ajoute le commandor, nous partirons, nous coucherons à Zouroug, et demain matin, avant la chaleur du soleil, nous serons à Taj, _in cha Allah_ — s’il plaît à Dieu. La partie est gagnée. Dans cette partie heureuse, je n’ai pas été seul à tenir les cartes du jeu français. Si l’évolution des Senoussia s’est manifestée nettement, pour la première fois, à l’occasion de ma visite, elle a été préparée par une série d’événements antérieurs. Après les rudes et victorieuses campagnes au cours desquelles nos officiers et nos soldats imposèrent aux populations du Kanem, du Ouadaï, de l’Ennedi, du Borkou et du Tibesti le respect de notre drapeau, la politique ferme, généreuse et sage de notre administration en Afrique, a inspiré aux indigènes une considération et une confiance dont la portée s’est étendue jusqu’aux Senoussia, très informés de l’opinion extérieure par leurs émissaires, et je suis heureux, au moment où je relate le résultat qu’il m’a été donné de recueillir, de rendre un hommage infiniment sincère et profondément reconnaissant aux morts et aux vivants qui, dès longtemps, l’ont courageusement, modestement et efficacement poursuivi. Les voisins reviennent. On les informe. Tous les visages deviennent cordiaux. On se prête à des photographies. Quant à mes gens, ils sont radieux. L’après-midi, je visite les cultures avec un homme du nom d’Abd el Kader, qui se dit chérif et qui, en l’absence du chef, malgré la présence du fils de celui-ci, a pris hier toutes les initiatives et s’est tenu constamment près de moi. Ce sont de petits champs, tout proches des cases. Des puits, où l’eau paraît à huit mètres environ et dont la paroi est faite de morceaux de palmiers étagés les uns au-dessus des autres, permettent de les irriguer au moyen de canaux et d’un dispositif de puisage. Tout cela est entretenu avec soin. Je vois du maïs, du blé, des tomates, des figues, des arbres fruitiers et, bien entendu, de nombreux dattiers. Il y a, comme animaux, des ânes, des moutons à poil brun foncé, court et droit, des poules. Je remarque un cheval. Il est au chef, qui l’a fait venir de Faya. Les cases sont construites de morceaux de pierre ou de terre pierreuse superposés, où se mêle beaucoup de sel. Il y a ici du sel comme à Dimi, m’a dit Amran, le cheikh. Je remets dans la journée les cadeaux qui me paraissent justifiés. Le chérif me remercie, le cheikh aussi. En revanche, je vois sur la figure du fils de ce dernier, qui a compté l’argent sans rien dire, un tel désappointement, que je charge Ahmed de s’enquérir de ses motifs. Je les connais bientôt. Le chérif m’avait dit que j’étais son hôte personnel, et je l’ai rémunéré en conséquence. C’est au contraire le fils du cheikh qui a fait tous les frais de ma nourriture et de celle de mes hommes, et mon présent, dans ces conditions, l’a déçu. Je vois que le brave chérif connaît manière, comme disent les noirs. Néanmoins, je ne soulève aucun incident, ce n’est pas le moment, et je me borne à donner au fils d’Amran, un pauvre garçon estropié d’un pied, qui a fait de son mieux pour me traiter convenablement, ce qui lui revient, en y ajoutant la moitié d’un pain de sucre. Cette fois, il est satisfait. Il me dit qu’il pourrait parler beaucoup sur Abd el Kader. Puis il se dirige vers un coffre de bois qui se trouve dans la pièce où je me tiens. Il l’ouvre avec une longue clef, jette autour de lui un rapide regard de défiance, y place sucre et argent, en ne levant le couvercle que juste ce qu’il faut pour introduire le tout, et referme vite. Le voilà parti, claudicant. [Illustration : Bichara. Au premier plan, mes hommes, parmi lesquels Doma est au milieu, un peu en avant. A droite de sa tête, derrière, assez loin, le puits. A droite, un tas d’ossements. (Page 299.)] [Illustration : Mes hôtes et ma case à Telab, à l’entrée de l’oasis de Koufra. Au centre, le chef Amran. A droite Abd el Kader. (Page 308.)] Le commandor m’avise que nous attendrons la nuit pour quitter Telab ; nous éviterons ainsi, me dit-il, un attroupement des gens du village autour de mes bagages. L’après-midi, un certain nombre de visiteurs se succèdent à nouveau dans ma case ; mais l’attitude s’est modifiée ; je les sens confiants. Ma boussole, une fois de plus, est examinée ; puis, c’est une paire de bretelles qui obtient un succès considérable. On me demande aussi, comme partout, des médicaments. Quand le jour tombe, je vais surveiller l’arrangement des charges. Quelques Zoueyas, qui rôdent alentour, essayent de me vendre divers objets de fabrication européenne, une théière notamment. Tout est prêt. Seul le commandor ne vient pas. Je vais l’avertir. Il est chez Amran, dans une longue pièce nue. Il prend le thé avec le cheikh et ses trois soldats ; ils m’invitent à me joindre à eux, mais j’entends des éclats de voix du côté des chameaux et je vais voir ce qui se passe. C’est Ahmed qui, à l’occasion d’un achat, se dispute avec un vieillard. Le vieux pince avec fureur sa petite bouche sans dents, toute rentrée, et vocifère d’une voix enrouée, sur un ton suraigu, de longs arguments. Les Zoueyas, qui ne cessent de tourner autour des cantines, se groupent derrière lui. J’interviens. J’admoneste vivement Ahmed, et mon ton irrité ramène le calme chez tous. Pendant ce temps, le fils du cheikh, sans rien dire, est allé prévenir le commandor qu’il est préférable de se hâter. Celui-ci comprend, arrive, et dix minutes plus tard nous sommes en route. Les Zoueyas se sont dispersés dans l’ombre, silencieux et lents. Quand, à Tadj, j’ai fait vérifier mes bagages, j’ai constaté que rien ne manquait. Surveillance de mes hommes ou réserve de mes hôtes, le fait mérite d’être noté. Le clair de lune me permet de distinguer, chemin faisant, des palmeraies et, non loin, des garas. Le sol est de sable mou, généralement bossué de gros monticules. Nous marchons à une allure moyenne et nous sommes en trois heures et demie à Zouroug, où sont groupés des arbres divers, des cultures et quelques cases. Mais nous n’y voyons personne, encore que le lieu soit habité ; nous couchons à l’abri de palmiers. Le commandor a une montre ; tous ces jours-ci, elle me donnera les indications que me refusent désormais les miennes. 24 octobre. — Nous repartons au soleil levant. J’ai repris le costume européen. Je ne veux pas entrer à Tadj déguisé. Je garde seulement mon tarbouch, car je n’ai plus de casque. Après une demi-heure de marche dans le sable d’un nouvel espace nu, nous sommes au commencement de Djof ; je vois un groupe étendu de quadrilatères de murs bas, ternes et gris, irrégulièrement répartis sur la pente douce d’une large éminence sans végétation. Une vaste palmeraie s’étend au pied de cette pente, et des étangs d’eau salée miroitent à travers ses arbres. Le sol est revêtu lui-même, par endroits, d’une couche de sel abondante. Nous laissons le village à notre droite. La piste, contournant l’éminence, passe entre les cases et la palmeraie, puis entre dans celle-ci. Au nord, à quelques kilomètres, apparaît maintenant, au-dessus des palmiers, une sorte de falaise dans la face antérieure de laquelle se sculptent des cônes et des garas, d’ailleurs peu accusés. Des pistes se dessinent, blanchâtres, sur ses pentes terreuses ; au-dessus, des murs bas et sombres comme les ruines d’un vieux château-fort. C’est Tadj. Nous aurons mis, de Zouroug, deux heures et demie pour l’atteindre. La partie de la falaise où se trouve Tadj forme une pointe légèrement avancée. A l’Est et à l’Ouest, la ligne des reliefs continue avec des saillants et des rentrants. Des indigènes, une trentaine au plus, vêtus de boubous blancs, surgissent çà et là entre les vieux murs et s’avancent curieusement pour me voir. Nous gravissons la pente. Le détour que fait la piste en arrivant au sommet me montre un groupe, arrêté, qui m’attend. Le commandor met pied à terre. Je l’imite. Un homme corpulent, au teint brun, au visage aimable et grave, avec une courte barbe, se détache et vient à nous. Il est vêtu de riches étoffes. C’est le kaïmakan Si Mohammed Saleh el Beskri. Derrière lui se tiennent, silencieux, des personnages de moindre importance. Nous échangeons des salutations et nous pénétrons dans une cour carrée dont la porte n’est qu’à quelques mètres de nous. Une colonnade forme le côté qui fait face à l’entrée. Sous la colonnade, une large galerie, que je traverse, puis j’entre dans une longue pièce rectangulaire claire et gaie, qui n’est que la répétition intérieure de la galerie, et sur le sol de laquelle sont des tapis. Nous nous asseyons, le kaïmakan et moi, sur l’un d’eux, adossés au mur, face à la porte, et les notables se rangent, accroupis comme nous, à notre droite, sur une ligne perpendiculaire à la nôtre. Je reprends mon petit discours de Telab, et je l’ai à peine terminé que le kaïmakan se lève précipitamment et, sans un mot de réponse, sans un salut, se dirige vers la porte, imité par tous les notables. Je reste seul, un peu inquiet. Ai-je commis quelque maladresse, une faute d’usage grave ? Mais le commandor, qui arrive, me rassure. Le kaïmakan n’est qu’un mandataire. Il a qualité pour écouter mes paroles, non pour y répondre. Il n’y a donc pas répondu. Mais il est parti, en hâte, les transmettre. Je m’incline devant cette logique. Dans la cour, mes hommes sont entrés, laissant les chameaux dehors. Ils ont l’air enchantés de l’accueil qu’on leur a fait. Une demi-heure plus tard, deux soldats viennent me chercher. Ils me conduisent chez Sidi Mohammed par des rues désertes, bordées de petits murs bas et sombres. Nous longeons par moments le bord de la falaise qui domine les environs, et d’où la vue s’étend au loin sur l’immense palmeraie avoisinante et, derrière elle, sur quelques reliefs dénudés. Bientôt une porte modeste s’ouvre devant nous. Nous suivons d’étroits couloirs à ciel ouvert, coupés de très petites cours, le tout rustique et propre. L’un de ces couloirs, qui me paraît plus étroit encore que les autres, nous mène à une dernière cour, spacieuse, dont un côté est occupé, comme dans la mienne, par des arceaux, puis par une galerie couverte, puis par une belle pièce parallèle à celle-ci. Seulement, c’est plus grand que chez moi, et les tapis couvrent une surface plus étendue : il y en a jusque dans la cour. Dans la pièce, aux murs garnis de bibelots d’Europe où les pendules et les réveille-matin se distinguent par leur nombre, un immense plateau de cuivre, chargé de mets soignés, — œufs, mouton à différentes sauces, couscous, — est à terre. Le kaïmakan, dans ses beaux vêtements aux couleurs chatoyantes, me reçoit, m’invite à m’asseoir, et nous commençons, servis par les mêmes soldats qui sont venus me chercher chez moi, un excellent repas. Mon hôte se tait d’abord, et je l’imite. A deux reprises, un serviteur lui apporte un petit bout de papier. Il le lit, prend un stylographe, y écrit quelques mots, le rend. Ce sont des ordres et des questions de Sidi Mohammed. Vers la fin, il m’annonce que celui-ci viendra tout à l’heure. On sert le dessert, qui ravit ma gourmandise, un peu à l’épreuve depuis quelque temps : un gâteau de semoule parfumé, des melons à chair blanche, des pastèques sucrées et un admirable raisin doré qui peut rivaliser avec les meilleures espèces d’Europe. L’Ennedi et le Borkou possèdent d’ailleurs ce même raisin. Après une minuscule tasse de café, on me présente un bassin où, d’une aiguière, de l’eau est versée sur mes doigts ; au commencement déjà, on avait eu cette attention. Le kaïmakan se lève ensuite, me laisse, et, du dehors, devant la porte, il guette l’arrivée du prince. Bientôt, il me fait signe que celui-ci arrive. Je le vois se porter de quelques pas à sa rencontre. Ils entrent tous deux. Je suis en présence d’un homme de taille moyenne, d’âge mûr, un peu épaissi par l’embonpoint. Son teint est cuivré, son regard clair, dur, expressif. Il est vêtu avec une recherche discrète. Le kaïmakan se retire respectueusement, et reste dehors près de la porte. Ahmed, que j’ai envoyé chercher pour qu’il me serve d’interprète, est dehors aussi. Sidi Mohammed me tend sa main, qu’il porte ensuite à son front. Nous échangeons les salutations habituelles où les « Kif Hâlak », « Taïbin », « Hâfia » se croisent lentement à plusieurs reprises. Nous nous asseyons. Ce sont ensuite de nouvelles salutations. Je fais une fois de plus mon petit discours. J’ai soin, pour éviter toute équivoque, de bien préciser que je ne suis l’envoyé de personne ; que le gouvernement français ignore ma visite ; que je viens à titre personnel. Il met dans sa réponse beaucoup de politesse, en même temps qu’il lui donne un caractère amical très marqué. Je me montre sensible à cet accueil qui aurait pu être si différent. Nous nous entretenons une dizaine de minutes de banalités. On sert le thé — les trois petits verres traditionnels. Puis il fait un signe au kaïmakan, qui entre. Je me lève, il se lève aussi, je prends congé de lui et mes deux gardes du corps — ce sont deux officiers, me dit Ahmed, — me ramènent chez moi par les rues toujours aussi vides. Nous avons pu causer sans interprète. Il me comprend aisément. J’éprouve plus de difficulté, car il parle un arabe savant qui est nouveau pour moi. Le kaïmakan m’a prévenu que c’était à lui seul que je devais exprimer mes désirs, de manière à ne pas surprendre Sidi Mohammed par des demandes auxquelles il ne soit pas préparé, et à ne pas le mettre dans la nécessité de résister, le cas échéant, à certaines d’entre elles. Je l’ai donc avisé, avant de partir, que je serais heureux de passer trois jours à Koufra, d’y visiter notamment le marché et de prendre quelques photographies ; qu’ensuite je souhaite me diriger sur Alexandrie. J’attends avec une impatience particulière la réponse qui me sera faite sur ce dernier point. Le succès de mon voyage ne sera, en effet, complet, que si je puis atteindre la Méditerranée et achever ainsi la liaison. Je passe l’après-midi dans une solitude qui contraste avec les visites de Telab, mais qui me repose. Seuls, le commandor et les deux officiers qui m’ont accompagné se présentent vers quatre heures pour me saluer de la part de leur maître. Le soir, on vient à nouveau me prendre pour dîner. Je retrouve le kaïmakan, très aimable. Le menu n’est ni moins copieux ni moins recherché que le précédent. Le pain, auquel je n’étais plus habitué, est blanc et excellent. Mon hôte a fait improviser une table et apporter des chaises, parce qu’il m’a vu gêné, à midi, pour manger par terre. De même qu’alors, il engage la conversation vers le dessert seulement. Il m’annonce notamment que le Chérif — Sidi Mohammed a droit à ce titre — se réserve de m’entretenir longuement le lendemain. Je lui demande, à cette occasion, qui est le chérif Abd el Kader, qui remplaçait le cheikh à Telab, lorsque j’y suis arrivé. Il sourit. « Ils ne sont ni chérif ni cheikh, me dit-il ; Abd el Kader est un homme quelconque ; Amran est chef du village, mais non cheikh. » Après le thé, mes deux officiers me reconduisent. De la falaise de Tadj, on voit, au clair de lune, l’immense palmeraie qui s’étend au loin. Je considère ce spectacle ; je songe à ces fruits, à ce blé, à ce raisin, tirés, en plein désert, de la terre la plus ingrate ; je me rappelle Sarra, creusé loin de tout, dans la roche, à soixante mètres de profondeur, et par quels moyens ! Je me dis que les auteurs de ces efforts et de ces résultats sont mieux que de simples sauvages, et que, devant l’humanité et devant la justice, ils ont acquis, peut-être, quelque droit à garder pour eux, pour eux seuls si bon leur semble, entre les solitudes jonchées d’ossements qui, de toutes parts les isolent du reste du monde, le rude refuge qu’a créé leur volonté et que féconde chaque jour leur labeur. Je traverse la cour carrée au fond de laquelle est mon logis. Le long du mur le plus éloigné de ma porte, mes hommes sont couchés, endormis. Seuls Ahmed et Denis veillent en m’attendant. La bougie qu’ils allument n’éclaire qu’un coin de la grande pièce silencieuse, où, sur un tapis sombre, ma natte, avec ma couverture, est étendue. Je les congédie ; je me déshabille lentement, dans la paix de ce domicile si longtemps attendu ; dans cette sérénité soudaine, ma pensée s’attarde à loisir au souvenir des jours précédents, et je me pénètre du sentiment de ce qui est, en songeant à ce qui aurait pu être. 25 octobre. — Déjeuner comme la veille chez le kaïmakan, qui m’annonce que je resterai à Koufra tout le temps que je voudrai et que c’est à moi-même qu’il appartient de fixer la date de mon départ. Quant à continuer vers le Nord, c’est, dès à présent, chose convenue, puisque cela m’agrée. Cette réponse m’apporte la satisfaction qu’on imagine ; désormais, tout le plus difficile est fait. Sidi Mohammed vient ensuite, et nous avons un entretien de près d’une heure, dans lequel il me manifeste beaucoup de confiance. Puis il donne son assentiment à mon désir de visiter le marché et d’y prendre des photographies. Les gens de Koufra, me dit-il, sont prévenus. Ils me considèrent maintenant comme un ami. Je n’ai toujours aucune visite chez moi. Il y a constamment trois soldats à ma porte. L’entrée forme un petit corps de garde. Je me demande si la consigne vise aussi mes propres sorties, et je tente l’expérience. Mais on se contente de me saluer lorsque je franchis le seuil. Je fais appeler le commandor vers deux heures afin de me diriger vers le marché. Il me fait remarquer que Sidi a fixé quatre heures, sans manifester toutefois l’intention de refuser ; je préfère rester dans la stricte correction ; attendons quatre heures ; il y a peut-être une raison à cela. Je prends, dans l’intervalle, quelques vues de l’oasis. Vers trois heures et demie nous partons enfin ; je suis à chameau ; le commandor monte un petit âne alerte, ses longues jambes traînant presque à terre ; nous avons avec nous trois soldats, à chameau comme moi ; j’emmène en outre quelques-uns de mes hommes, qui ont des achats à faire. Nous descendons dans la palmeraie de Djof, et après une heure de marche environ, une série de quadrilatères de murs bas indique l’emplacement, très vaste, des souqs. Ma visite est sans doute annoncée, car une foule sort, qui se porte à ma rencontre, et bientôt plus de cinq cents indigènes m’entourent. Le commandor paraît soucieux et les soldats s’efforcent de faire reculer les gens, quoique la curiosité de ceux-ci affecte un caractère sympathique ; ils craignent sans doute l’initiative d’un fanatique quelconque. Je circule de mon mieux, mais je ne puis presque rien voir ; je suis noyé dans une mer humaine. Je réussis à prendre plusieurs photographies ; je n’ai pas besoin de me cacher, on s’empresse devant l’appareil ; puis je donne le signal du départ, ce qui paraît causer une vive satisfaction au commandor et aux soldats. Ceux-ci, lorsque nous nous sommes éloignés, retirent de leurs fusils des chargeurs qu’ils y avaient mis. Je revois, en passant dans la palmeraie, de nombreux jardins cultivés avec un soin extrême, les mares dont on tire le sel, et, à côté, des puits d’eau douce, peu profonds. Je remarque des chiens, des pigeons. Ahmed, qui a pu se faufiler parmi les Khouans, me dit qu’il y avait peu de chose au marché, et rien qui ne se trouve au Ouadaï. On y vend des munitions autant qu’on en veut. Il m’apporte un chargeur qu’il a payé, en medjidiehs, l’équivalent de trois francs. Il est de six cartouches et porte l’inscription F. P. — C. 09. Il y en a, me dit-il, une énorme quantité. 26 octobre. — Mon départ est fixé à demain deux heures. Je n’ai pas jugé à propos de reculer le terme que j’avais moi-même assigné, en arrivant, à mon séjour. J’aurais peut-être pu obtenir de pousser plus loin mes investigations dans Tadj et dans Djof, et ma documentation y aurait gagné en pittoresque. Mais l’accueil du chérif et de la population m’a semblé de nature à assurer à mon voyage une portée plus intéressante. Il m’a paru dès lors opportun de rechercher le succès de celui-ci dans les effets de la confiance et de la sympathie, plutôt que dans le butin problématique d’une curiosité surveillée, curiosité qui, chez les musulmans surtout, n’est jamais vue favorablement ; et sans cesser d’observer avec soin ce que les circonstances, des questions directes ou indirectes, et les rapports de mes hommes, qui sortaient et circulaient librement, faisaient apparaître à mes yeux, je me suis gardé à dessein de tout ce qui aurait pu laisser après moi, à l’heure où on se fait une opinion définitive sur la visite d’un hôte, l’impression que j’étais venu pour surprendre des secrets. L’organisation de la deuxième partie de ma route est assez délicate ; le plus simple et le plus sûr serait de conserver mes serviteurs et mon escorte, après m’être procuré de nouveaux chameaux : nous entrons, en effet, dans la saison des nuits froides, et il me faut des chameaux à long poil, des chameaux du Nord. Mais je me heurte à une difficulté capitale. Mes ressources s’épuisent. Il est bon, d’autre part, pour le prestige français, que je laisse sur mon passage une réputation de libéralité. Je me trouve ainsi dans la nécessité de réduire au strict minimum mes dépenses personnelles. Le commandor est chargé de m’assister dans la préparation matérielle de mon départ. Je le fais venir. Je suis, désormais, lui dis-je, l’hôte des Senoussia. Cette circonstance est une sauvegarde suffisante à mes yeux. Mes hommes ne me sont plus nécessaires et leur rapatriement, si je les emmène, sera compliqué. Je vais les laisser ici, à l’exception de mes serviteurs. Il part souvent de Djof des caravanes de marchands qui se rendent en Égypte. Je voyagerai avec l’une d’elles. C’est beaucoup plus simple. Il semble un peu surpris ; il ne fait toutefois aucune objection, et pendant qu’il va rendre compte au kaïmakan de la manière dont j’envisage la continuation de mon trajet, je fais venir Denis et Ahmed, et je les avise de ma décision. Tout de suite, leur attitude traduit une hésitation marquée. Je leur dis qu’il m’est nécessaire d’avoir tout au moins l’un d’eux avec moi ; et qu’ils aient à s’entendre pour savoir qui m’accompagnera. Ils se retirent, silencieux. Lorsqu’une demi-heure après je les rappelle, leur répugnance à s’engager plus avant dans ces conditions se manifeste d’une manière plus claire encore. Puis, comment revenir, ensuite ? Je leur réponds que j’assurerai leur rapatriement. Mais je ne puis leur donner de précisions, n’en possédant pas moi-même, sur la voie que je leur ferai suivre, ni sur le temps du trajet ; et je vois que leurs appréhensions persistent. Il n’a jamais été convenu qu’ils m’accompagneraient au delà de Koufra ; ils ne me le font pas remarquer, mais je m’en souviens bien ; ils ne résisteront pas, j’en suis sûr, à un ordre formel, si je le donne ; mais j’hésite à récompenser, par une surprise, l’entrain avec lequel ils m’ont suivi dans cette aventure ; puis, je ne veux pas, avec moi, de gens qui marchent à contre-cœur. Je me décide à les laisser. Je les congédie. Ils semblent soulagés ; je les entends maintenant, dehors, causer avec les autres sur un ton animé. Leurs services vont me faire grand défaut. C’était le principal élément de mon confort. Lorsque le commandor revient, je lui dis que je n’emmène personne, décidément. Il a justement connaissance d’une petite caravane de Medjabras qui se rendent à Djalo. Il l’a déterminée à avancer son départ. Elle quittera Tadj le lendemain à deux heures, avec moi. Pour des chameaux, il m’en a trouvé aussi, et il amène leurs propriétaires, à qui je vais, selon l’usage, payer la location d’avance. Sidi Mohammed me donnera un sauf-conduit et un homme de confiance, un Khouan, qui m’assistera dans le règlement des difficultés, s’il s’en produit en chemin. Tout me paraît bien ainsi. Le commandor part, mais je le revois bientôt. Il a réfléchi. Je ne puis, d’après lui, me mettre en route sans un des mes hommes au moins avec moi, quel qu’il soit. L’arabe que je parle, et que je parle mal, sera de moins en moins compris à mesure que j’approcherai de l’Égypte. Ici, déjà, lui-même, qui s’exprime en arabe tripolitain, a beaucoup de peine à s’entretenir avec moi. S’il surgit un incident, ce qui est toujours possible, je ne pourrai même pas m’expliquer. Il a raison, et dans le moment, Doma, qui, de la cour, nous entend, demande à entrer. C’est lui, on le sait, qui a fait fonction de chef de détachement pendant le trajet. Il s’est bien acquitté de sa tâche. Il s’est montré sérieux et consciencieux. Il a eu connaissance, dit-il, de la difficulté créée par l’attitude de Denis et d’Ahmed. Il s’en est entretenu avec Suleyman, Fezzanais du Kanem comme lui. Ils estiment qu’ils ne doivent pas me laisser partir dans de telles conditions ; qu’ils manqueraient, autrement, à leur devoir vis-à-vis d’un Français. Ils ont décidé que l’un d’eux au moins m’accompagnerait. Comme je le comprends plus facilement que Suleyman, il a pensé que c’est lui qui pourrait m’être le plus utile, et il vient s’offrir. Je suis sincèrement touché de l’initiative de ce brave garçon. Je fais venir Suleyman. Je leur exprime à tous deux le sentiment de satisfaction que j’éprouve devant cette preuve de leur dévouement. J’accepte d’emmener Doma : il sait en effet quelques mots de français. La question est réglée. Pour les autres, il faut encore quarante-huit heures pour que leurs chameaux, auxquels on apporte chaque matin une abondante ration de dattes et de paille, soient en état de refaire la route de Tekro. Ils vont donc rester ici deux jours environ après moi. Le kaïmakan se charge d’assurer leur départ dans des meilleures conditions de sécurité. On commencera par les consigner dans ma cour, afin d’éviter qu’ils ne profitent de mon absence pour s’émanciper trop et se laisser aller à leur humeur querelleuse. On m’a d’ailleurs fait part d’une circonstance qui justifie particulièrement cette mesure : Allanga, hier soir, a rencontré dans le village le frère d’un homme qu’il a tué jadis. Celui-ci l’a reconnu, mais n’a rien dit. Chez les Gorânes, la vengeance est de règle. Il est préférable qu’ils ne se retrouvent plus. Je déjeune, comme d’ordinaire, chez le kaïmakan. La fin du repas me ménageait une surprise. Lorsque arriva le moment de l’entremets, un de mes serviteurs s’avança et plaça devant moi un flacon d’un aspect tout à fait européen. Je lus machinalement l’étiquette. Elle portait ces mots imprévus : « Huile de ricin. » Je commençai à me demander si un raffinement d’élégance nouvellement introduit dans les mœurs musulmanes allait exiger de moi l’absorption d’un petit verre de ce produit, auquel j’eusse de beaucoup préféré l’excellent café habituel, quand un second flacon, puis un troisième vinrent s’ajouter au premier. Sur l’un il y avait : « Teinture d’iode », sur l’autre : « Bicarbonate de soude » ; ce fut, après cela, un dépuratif. Ces prévenances étaient un peu excessives, et atteignaient l’indiscrétion. Je n’avais rien demandé. Mais j’eus presque aussitôt la clef du mystère. Sidi Mohammed avait fait venir un certain nombre de produits pharmaceutiques réputés, mais comme personne de son entourage ne lisait le français, il ne savait qu’en faire et désirait que je lui en indique l’usage et les doses. Et je profite de cette anecdote pour insister une fois de plus sur un point intéressant entre tous. Du haut en bas de l’échelle, l’un des besoins principaux des indigènes africains est l’assistance médicale. A Koufra, ce n’est pas à nous qu’elle incombe ; mais nous n’y consacrerons jamais assez d’efforts, assez de sollicitude dans nos colonies. C’est à la fois une œuvre politique, par la confiance qui attache l’indigène au médecin qui l’a guéri ; c’est une œuvre humanitaire, car la santé est le premier des bienfaits que nous devions à nos sujets moins instruits. C’est un devoir économique, parce que c’est par là, et seulement par là, que nous lutterons contre la dépopulation africaine, contre la pénurie de main-d’œuvre qui en est la conséquence, contre le défaut de rendement des richesses immenses que nous possédons là-bas. L’assistance médicale, l’éducation professionnelle, accompagnée de quelques principes moraux simples et souvent répétés, des voies de communication, tous les vrais coloniaux diront avec moi que c’est là ce que nos possessions veulent d’abord. J’ai, après le thé, un nouvel entretien, non moins cordial, avec Sidi Mohammed. Il m’invite à revenir. Il sera toujours heureux, me dit-il, de me voir à Koufra. Il me prie de transmettre au gouvernement français les assurances de sa plus haute considération et de son désir sincère de vivre désormais en bonne intelligence avec nous. « Je connaissais mal les Français, me dit-il. Tu es venu. Je les comprends mieux, et je veux être leur ami. » 27 octobre. — Je passe la matinée à payer les hommes que je renvoie, à m’assurer qu’ils ont tout ce qu’il faut pour la route, à écrire des lettres qu’ils remettront au commandant du Borkou, à Faya. A une heure, je prends congé de Sidi Mohammed. Il m’a fait apporter, dans la matinée, du thé, du sucre, des bougies pour que je puisse m’éclairer en route, des melons, du raisin, du couscous, et deux grands sacs de petits gâteaux secs aromatisés de graines odorantes qui me tiendront lieu de pain. — « Tu es maintenant un frère pour moi », me dit-il en manière d’adieu, avec cette emphase qui fait partie de la politesse arabe. Cependant la formule était loin d’être vaine, et j’ai pu me rendre compte, par la suite, du soin qu’il avait pris de me ménager un retour facile. Les sous-ordres chargés de réaliser ses intentions ne répondent malheureusement pas toujours, et ce fut le cas, à la confiance qu’il met en eux. Son rang l’éloigne de la surveillance des détails. Le kaïmakan est son intermédiaire à l’égard de la population. C’est son porte-paroles et son agent d’exécution. Lui-même, d’ailleurs, a sous ses ordres de nombreux subalternes. Comme je rentre chez moi, croyant trouver mes chameaux déjà prêts, le commandor m’annonce qu’ils n’ont pu arriver à temps, et que le départ est remis à demain. Mais nulle inquiétude ne me vient à l’esprit. J’ai pleine confiance, désormais, dans mes hôtes. Quelques serviteurs du chérif viennent me rendre visite dans l’après-midi ; leur entretien est sans intérêt. Le soir, je dîne seul pour la première fois. Le kaïmakan me fait dire qu’il a pensé que j’avais mes cantines à faire pour le lendemain et que je préférerais sans doute disposer de mon temps. Je suis un peu surpris. Il sait fort bien que j’étais prêt à partir dès deux heures. Le dîner est excellent et copieux : quatre pigeons, couscous, etc. A huit heures, un nouveau serviteur de Sidi Mohammed se présente. Il m’apporte une lettre de recommandation de son maître pour Sidi Rida, le cherif senoussi qui exerce l’autorité à Djalo. Quant aux hommes que je laisse, ajoute-t-il, répondant à ma pensée secrète, ils partiront après-demain sans faute, en compagnie de commerçants sûrs ; je puis être absolument tranquille. Il me donne aussi des allumettes, du savon, du pain pour la route, et quelques oranges. Je remercie. Je me montre touché. Je le suis, d’ailleurs, et le séjour de Koufra, l’hospitalité de Mohammed el Abid, la loyauté, la cordialité, les prévenances dont j’ai été l’objet chez lui, tiendront toujours, dans mon estime et dans mon souvenir, une place à part. 28 octobre. — Les chameaux sont là dès le lever du jour. Toutefois, ils sont si petits, si peu dressés, que je décide de garder celui qui m’a servi de monture jusqu’ici ; il s’est remis très vite de sa fatigue et paraît pouvoir repartir dès maintenant. On répartit mes bagages sur les six autres ; ils sont à peine chargés, car je n’ai que peu de chose avec moi. On m’amène, au dernier moment, deux moutons ; c’est un présent encore. J’en laisse un à mes hommes. Je leur renouvelle mes recommandations. Je leur serre la main à tous, et pars avec le commandor et trois soldats qui vont m’escorter jusqu’à la première étape. Le convoi suivra. Le pauvre Douma a le cœur gros, en quittant tous ses camarades qui, eux, vont rentrer au pays. Mais sa résolution ne faiblit pas. Un homme accourt, alors que je suis déjà en route, pour me remettre une lettre que les Fezzanais, les Fezzanais de Sarra, arrivés la veille à Telab, ont apportée pour moi de la part du capitaine Ledru. « Les goumiers, m’écrit-il, les lui ont amenés à Tekro. La fausse manœuvre a été complète. Il les a dédommagés, ravitaillés, et ils sont partis après avoir pris le repos nécessaire, se faisant forts de me rattraper pour me servir d’introducteurs. » Il leur aurait fallu marcher plus vite. Pierreuse d’abord, la falaise sur le bord de laquelle Tadj est construit descend bientôt en une pente de sable presque insensible, au bas de laquelle se répète, à peu de chose près, le paysage d’arrivée à Telab : deux lignes d’arbres placées presque bout à bout, et, derrière, un mouvement de terrain ; au-dessus de celui-ci s’élèvent quelques reliefs, notamment la gara Haouari, très nette. La palmeraie de l’ouest est celle d’Haouari ; celle de l’est, celle d’Hououiouri. Nous atteignons Haouari en trois heures et demie : un village banal. Les chameaux des bagages n’arrivent que deux heures après nous, avec les commerçants qui doivent m’accompagner. Je laisse ceux-ci s’installer. Je les verrai l’après-midi. On monte ma tente. Le commandor et ses soldats, qui ont ordre de rester jusqu’à mon départ, s’installent à quelque distance. Le chef vient me saluer. C’est un homme d’un certain âge ; il est hadji, il porte un grand châle vert. Il tient constamment à la main deux clefs énormes, longues de vingt centimètres chacune, et un petit fusil ouvragé, de la taille d’un grand pistolet ; il est armé de la carabine à baïonnette repliée le long du canon que j’ai déjà vue à maint indigène. La journée me paraît interminable. J’attends, sous ma tente surchauffée, la venue du soir. Le pauvre Doma se perd dans les détails de son nouveau service et en oublie les deux ou trois mots de français qu’il sait. Heureusement, je me fais comprendre beaucoup plus facilement que je ne comprends. L’homme de confiance annoncé n’arrivera qu’à la nuit. Le commandor partira demain, comme moi, sans doute. Je suis dans le provisoire. Puis, je m’inquiète de la pénurie de numéraire dans laquelle je me trouve. La location de mes chameaux a fortement entamé ce qui me restait. J’ai encore deux points délicats à franchir, Djalo et Djerboub, et l’appréhension de voir mes ressources s’épuiser avant le terme du voyage se mêle à la satisfaction que j’éprouve de me trouver sur le chemin de la réussite, le gros barrage de Koufra passé, et dans les meilleures conditions. Les mouches m’obsèdent. C’est un autre ordre de choses. Je m’approche du tapis sur lequel le commandor, le chef d’Haouari et les soldats prennent le thé. Je veux payer des poulets et des œufs qu’on m’a apportés du village. Je tends cinq pièces de cinq francs au chef. Il refuse. « Tu es l’hôte de Sidi, me dit-il ; je suis trop heureux de t’offrir ces victuailles. » C’est pour moi le premier exemple d’une telle discrétion. Le commandor, qui connaît la valeur de l’argent et me l’a déjà montré, se charge, peu après, de m’éclairer. Je ne dois pas payer le chef devant les autres. Lui seul doit être témoin du présent que je lui ferai. Il me suggère en même temps de lui donner six pièces de cinq francs au lieu de cinq. Je m’exécute, volontiers du reste. Un captif arrive de Tadj. Il m’apporte une bague d’argent que j’avais commandée. J’en profite pour lui demander si mes hommes s’apprêtent à partir. Demain soir seulement, répond-il. Le commandor vient du reste m’avertir que je ne me mettrai moi-même en route que le surlendemain. Nous attendons une caravane qui doit marcher avec moi et qui n’est pas arrivée. Je ne comprends pas très bien pourquoi, dans ces conditions, on ne m’a pas tout simplement engagé à rester à Tadj un jour de plus. Il est probable que les subalternes trouvent plus commode de laisser ignorer aux grands chefs les détails qui ne concordent pas avec les instructions qu’ils donnent ; on accepte celles-ci avec soumission, on s’y conforme dans la mesure où le contrôle est à craindre, puis on s’arrange : ce n’est pas uniquement à Koufra qu’il en est ainsi. Ma pensée se reporte sur les jours qui viennent de s’écouler, et je profite de mon désœuvrement pour mettre en ordre les quelques observations que j’ai faites. Les principaux centres de population de la région sont, m’a-t-on dit, Djof, Rebiana, Bizeima et Taiserbo. Djof et les oasis voisines, à l’exclusion de ces trois derniers points, compteraient 4 ou 5.000 habitants. J’ai constaté à Koufra la présence de plusieurs éléments : les Khouans, qui sont les descendants des premiers Senoussia, et les maîtres actuels du pays ; les Arabes Zoueyas ; quelques Toubous ; une population flottante de commerçants presque tous Medjabras (c’est une tribu des environs de Djalo) qui font le va-et-vient entre l’Égypte et l’Afrique Centrale ; puis un certain nombre d’hommes de partout, Ouadaïens, Kredas, Mahamides, Boulabas, Saras, Touareg, etc., esclaves en partie. Ces éléments sont liés aux chérifs de la famille senoussi par une discipline très forte. Elle est religieuse plutôt que civile. Celui qui y manquerait serait un pécheur plutôt qu’un révolté. Aussi ses racines sont-elles très profondes, et pour exigeante qu’elle soit par moments, on s’y plie sans en ressentir toute la contrainte parce que la conscience, automatiquement, contresigne et répète l’ordre reçu. Le sol, cultivé avec beaucoup de soin partout où il est cultivable, produit des dattes en abondance, des céréales, divers légumes, quelques fruits. Les chèvres sont nombreuses ; on trouve en outre des moutons, des ânes, des chameaux bien entendu, et des chevaux tout à fait par exception ; des poules, des pigeons aussi. Il y avait autrefois, dans l’oasis même et alentour, d’abondantes ressources en pâturage. Mais une sécheresse prolongée les a réduites à peu près à néant. On fabrique à Koufra des châles de laine blancs ou bruns, des tapis en poil de mouton et de chameau, des sacs en poil de chèvre, des plateaux de métal, des couteaux, de grossiers coussins pour supporter la haouia ou bât de chameau, des sacs de cuir, des cartouchières. Tadj est uniquement un centre religieux et administratif, qui comporte la Kubba de Sidi el Mahdi, une mosquée, une école, des demeures réservées aux membres de la famille senoussi et à leur entourage. Le mariage est recommandé, la prostitution réprimée, le vol durement puni. La justice est rendue d’une manière régulière, selon la loi musulmane (code malékite), qui régit également à Koufra la perception de l’impôt. Cette dernière est exercée sans rigueur. Il y a de la part de Sidi Mohammed un effort caractérisé vers la moralité et vers l’ordre. J’ai gardé des Senoussia une impression très supérieure, à tous égards, à celle à laquelle j’étais préparé. 29 octobre. — Je continue de trouver que le temps passe bien lentement. Je me sens seul. Ma petite troupe avait ses défauts. Mais elle était faite à mes habitudes, et tout le monde y était animé du désir de me satisfaire. J’étais le chef. Maintenant, je ne sais pas très bien ce que je vais être. Le Khouan qui doit m’accompagner arrive. C’est un nommé Rhed. Il a le teint clair, à peine brun, et semble âgé d’une cinquantaine d’années. Il est vêtu du même costume que je verrai désormais jusqu’en Égypte et que d’ailleurs je porte moi-même : un seroual, des babouches, un grand boubou, une calotte blanche par-dessus laquelle on coiffe le tarbouch, et un djered, sorte de longue couverture dans laquelle on se drape de manière qu’elle forme à la fois une robe, des manches, une pèlerine et un capuchon. Le commandor me demande ce que je vais donner au nouveau venu. C’est, me dit-il, un grand personnage. Je fixe un chiffre, qui est approuvé. Mais il m’engage à en verser la moitié dès maintenant. Il n’y perdra probablement rien. A peine est-ce réglé qu’un des trois soldats, qui me fait l’effet d’un brave garçon et aide spontanément Doma, depuis hier, à la confection de mes repas, vient me prévenir en confidence que le Khouan en question est fort peu de chose et qu’une fois de plus il y a abus. Je le vois bien, et je m’y résigne. Si on m’avait demandé à Koufra un droit de passage, j’aurais encore été très heureux de le payer et de passer. Il faut tenir compte, non seulement de ce que font les gens, mais de ce qu’ils s’abstiennent de faire. Puis toutes ces demandes se présentent sous une forme très déférente, très acceptable. Je sais fort bien qu’un refus de ma part ne ferait l’objet d’aucune objection. Il n’y a pas pression. Doma, pendant que je déjeune, vient me dire, avec une expression de satisfaction sur sa figure enfantine de géant naïf, que tous se répandent en éloges sur mon compte, sur ma générosité, et que je laisse un très bon souvenir. Il est bien qu’il en soit ainsi. Les Français ont montré leur force devant les attaques. Il convient qu’on les voie sensibles aux bons procédés qui succèdent maintenant à celles-ci. J’aurai fait de bonne besogne chez les Senoussia. Je prends le thé avec le Commandor. Je prétexte un peu de fièvre pour ajourner provisoirement le départ fixé à demain matin. Je désire rester en liaison avec Tadj aussi longtemps que les gens que j’y ai laissés n’auront pas été mis en route. Je lui demande de s’occuper personnellement de Doma, lorsque celui-ci reviendra seul. Il me le promet, et m’engage, en outre, à lui remettre alors une lettre pour Sidi Mohammed. Ce ne sera plus un voyageur quelconque, mais mon messager, et il bénéficiera de cette qualité. L’idée est excellente. Je trouve dans ces procédés un retour et une justification de mes libéralités. Je ne saurais oublier que je laisse et laisserai derrière moi des gens dont je dois assurer la sécurité. Il me présente les deux commerçants qui, avec Rhed, constitueront mon entourage immédiat. L’un se nomme Ratab, l’autre Abokhar ; ce sont deux frères, deux Arabes Mahamides, au teint et à la barbe noirs, aux traits fins, à l’air faux. Ils sont campés tout près de nous, sous une petite tente conique blanche ; c’est le modèle en usage ici. Non loin est une autre tente semblable. Elle abrite un second groupe. Celui-là aussi marchera avec nous, pour faire nombre ; mais il a ordre de se tenir à l’écart. Doma, Rhed, Ratab et Abokhar seront seuls en rapports directs avec moi. Ainsi en a-t-on décidé en haut lieu. 30 octobre. — J’apprends, par un homme qui arrive dans la matinée, que tout mon monde a quitté Tadj. Je puis partir. Nous levons le camp à 4 heures. Je remarque à ce moment que mes chameaux sont chargés en partie avec les bagages des deux Mahamides. Ils m’ont déjà dupé pour le prix, trop élevé ; pour la qualité des chameaux, petits et faibles : pour le nombre nécessaire, en m’en faisant prendre six quand quatre auraient suffi. Ils veulent maintenant profiter pour eux de l’excédent dont je dispose ainsi. C’est se moquer de moi. Mais Ratab arrive, et, d’un ton cauteleux, il m’explique que ses animaux, en revanche, portent la paille et les dattes destinées aux miens ; qu’au surplus il prend, en quelque sorte, l’entreprise du transport de mes bagages à forfait ; il se charge de les amener à Djalo sans qu’il y manque rien ; si un des chameaux qu’il m’a loués venait à mourir en route, il le remplacerait par un des siens, quitte à abandonner la charge de celui-ci. Je fais décharger quand même ses caisses, pour affirmer dès le départ que j’entends exercer une autorité et un contrôle. Puis j’accepte sa combinaison. Cette garantie de remplacement d’un chameau indisponible compense en partie l’abus que j’ai relevé. Nous partons, et dès le début la lenteur s’affirme désespérante. C’est le pas des animaux du pays, paraît-il. Où sont mes excellents chameaux de Faya ! Je vais avoir à passer bien des heures en selle pour couvrir chaque jour la distance nécessaire. Le commandor m’accompagne une demi-heure avec ses trois soldats, puis prend congé pour regagner Tadj. Les soldats, en me quittant, me regardent avec de bonnes figures. Bientôt Abokhar s’approche. Il sollicite la permission de rebrousser chemin. Sans m’enquérir du motif de son désir, je lui demande sèchement pourquoi il ne s’est pas adressé au commandor quand il était là. Il n’insiste pas. Je dépasse légèrement les chameaux et je cause avec Doma. Il a bien de la peine à me comprendre. Le pauvre interprète que ce sera à Djalo ! Mais Rhed, qui marche un peu à l’écart, un bâton de pèlerin à la main, s’approche de nous. Il me demande de rejoindre les autres indigènes. On voit au loin une caravane qui chemine en sens inverse, et il est préférable que je sois dans le groupe ; avec mon costume et le teint que m’a fait le soleil, je passerai inaperçu, ce qui simplifiera les choses. Lui-même se porte au-devant des arrivants, pour éviter qu’ils ne nous rendent visite. Nous userons désormais de cette tactique chaque fois que l’occasion s’en présentera. Les convois qui viennent de Cyrénaïque ne sont pas à craindre. Le sauf-conduit de Sidi Mohammed est péremptoire à leurs yeux. Il n’en serait pas de même de ceux qui viennent de Tripolitaine, par la route de Zeïla, et nous risquerions, s’ils connaissaient ma qualité de chrétien, d’être attaqués par eux. Le soleil n’est pas couché qu’on arrête. Nous avons marché à peu près une heure. C’est pour que le deuxième groupe, celui qui doit faire route en même temps que nous, nous rejoigne. Les hommes qui le forment avaient demandé au commandor la permission de coucher à Haouari. Il la leur a refusée. Alors ils ont fait semblant de partir, et quand il a eu le dos tourné, ils sont revenus. Ce sentiment de la discipline me promet un voyage agréable. Doma se met à faire mon dîner. Le soldat d’Haouari n’est plus là pour l’aider. Si peu difficile que je sois, j’ai peine à l’achever. Pendant ce temps, je dispose sur le sol ma natte et mes couvertures. Il ne faut plus songer désormais à monter ma tente. 31 octobre. — Le soleil est déjà haut quand nous partons. On a dû courir de tous les côtés après les chameaux qui, mal dressés, s’enfuient aussitôt chargés. Après dix minutes, il faut que je m’arrête : le convoi est loin derrière nous. Cette allure de tortue m’exaspère. Nous allons être obligés de marcher quinze heures par jour pour couvrir les 50 kilomètres nécessaires. Tout cela parce que, non contents de m’avoir loué des animaux en mauvais état, Ratab et son frère, par âpreté au gain, ont emporté trop de marchandises. Je le leur dis, ce qui ne paraît leur faire aucun plaisir. Nous faisons halte vers dix heures. Ils dressent leur tente, car le soleil est chaud, et, par déférence, me l’abandonnent. Je m’installe dans un coin et je les rappelle pour qu’ils s’abritent aussi. Ils viennent ; ils ont avec eux leur jeune frère, et un enfant à la tête couverte de croûtes, le fils de Ratab. Ces tentes coniques sont d’un montage rapide et pratique : on place le piquet du milieu, et on attache à des bagages les cordes de la périphérie ; puis, avec deux bâtons, on relève le bas de la toile en deux points diamétralement opposés, dans le sens du vent, de manière à faire un courant d’air. La petite caravane qui marche avec nous s’installe à quelque distance ; la lenteur qu’elle apporte à la préparation de son repas retarde le départ jusqu’à midi et demi. Nous sommes quatorze en comptant les deux groupes : moi, Doma, Rhed, Ratab, son fils, ses deux frères, un touareg du Damerghou et six medjabras. Nous avons laissé à quelques centaines de mètres au S.-O. la gara Haouari et longé la partie sud du Serai el Allaghi, long groupement de garas dont la plupart servent d’appui à une dune. Nous voyons l’après-midi, à l’Ouest, le Djebel Neri. Nous coupons une piste peu marquée qu’on me dit correspondre à la route directe de Djerboub. J’aperçois au S.-E. deux saillies nommées Hemeimêt el Haouari. J’apprends bientôt que Ratab, qui avait assuré se charger de tout, n’a pris que cinq guerbas d’eau pour notre groupe. C’est insuffisant. Au surplus, je désire avoir mes guerbas distinctes ; chacun sa provision. Je signifie aux deux frères qu’au prochain puits, j’entends qu’on procède autrement. Ils paraissent agacés. Ratab entame une longue explication. Je l’interromps, en lui disant qu’il sait parler, mais que je sais voir. Les indigènes, insouciants par nature, et d’ailleurs très résistants, n’emportent d’eau que le minimum ; ils en usent sans se contraindre les premiers jours ; si les guerbas se vident trop vite, on en est quitte pour se rationner vers la fin, en même temps qu’on augmente les étapes pour arriver plus tôt au puits. Je n’ai nullement l’intention de me mettre à ce régime. Comme je le pensais, nous marchons assez longtemps après la nuit tombée. On se couche aussitôt les chameaux déchargés. 1er novembre. — Départ un peu avant le lever du soleil. Nous marchons sensiblement N.-O. et coupons bientôt un cordon de dunes. Je remarque une borne qui donne l’impression d’un gros tronc d’arbre pétrifié. Je ramasse des débris d’œufs d’autruche de date ancienne. Les chameaux continuent à se traîner avec la même lenteur. L’un d’eux s’arrête. Il a mal au pied. On le décharge, et Ratab allège son fardeau en abandonnant un sac de dattes qu’il comptait vendre à Djalo. Je profite de ce que je suis seul en avant avec Rhed et un vieillard nommé Mohammed, qui paraît être le guide de l’autre caravane, pour leur demander si tous les animaux de la région sont ainsi. Ils répondent négativement. « Sidi Mohammed el Abid ne sait sûrement pas qu’on t’en a donné de semblables », me disent-ils. J’appelle Ratab. Je lui dis que je ne veux pas lui nuire, mais que je tiens à faire la route dans des conditions convenables ; que nous allons regagner Haouari, et que de là j’enverrai chercher trois chameaux à Tadj, en lui laissant la latitude d’expliquer le fait par un motif qui le mette à l’abri de tout reproche : trois des nôtres se seraient blessés, par exemple. Cette perspective l’inquiète visiblement. Son visage de fourbe joue la peine, la surprise. Il m’enveloppe d’assurances réitérées. Sa voix parcourt toute la gamme des inflexions persuasives. J’emploie plus d’un quart d’heure, malgré l’aide de Doma, à lui faire comprendre que nous marchons déjà toute la journée et que nous faisons très peu de chemin ; que dans quelque temps nous serons forcés, absolument forcés, de couvrir de longues étapes, à cause de l’éloignement des puits ; alors il faudra donc marcher presque sans repos ? Il me répète que les chameaux prendront en temps voulu l’allure nécessaire. Il se charge de me ménager chaque jour des haltes d’une durée normale. Je puis être absolument tranquille. Je n’ai qu’à le laisser faire. — « On s’arrêtera quand tu voudras, me répète-t-il ; on partira quand tu voudras ; toi seul ordonneras. » Son ton doucereux et sa mauvaise foi m’irritent ; ce-sont là vaines paroles. Je serai bien forcé de régler mes ordres sur la distance à parcourir et sur la vitesse du notre marche. Aucun de ces deux éléments ne peut être éliminé. Mais je ne demande, au fond, qu’à me laisser leurrer. Je répugne à retourner en arrière. En somme, ces gens ne tiennent pas plus que moi à mourir de soif. Nous allons faire la route dans des conditions matériellement très pénibles, et que nous aurions pu éviter, je ne me le dissimule pas ; mais nous arriverons toujours, et je serais bien surpris que ma résistance physique me trahisse en chemin. J’accepte finalement de continuer. Alors, il reprend de l’assurance, et se plaint de ce que chaque jour, dit-il, je fais des histoires. Je lui fais vite baisser le ton. Je le remets vertement à sa place ; je l’avertis que s’il ne me donne pas toute satisfaction, je le ferai punir par Sidi Rida, à Djalo. J’ajoute que les Français ont des soldats à Faya et au Ouadaï, et que si je quitte le pays mécontent, on ne sera pas longtemps sans s’en apercevoir ici. Puis je dis au vieux Mohammed, qui a eu l’air de ricaner tout à l’heure, que je n’ai pas besoin de sa présence, et qu’il aille rejoindre son convoi. Il obéit, Ratab est penaud. Ma menace produit son effet. Mais il ne faudrait pas que j’abuse du procédé. Il y a là un point délicat. Quoiqu’il advienne, je dois éviter de manifester un mécontentement définitif. Il convient de maintenir ceux qui m’accompagnent dans le sentiment que mon arrivée à bon port comporte pour eux plus d’avantages que d’inconvénients. S’ils venaient à se mettre en tête qu’elle doit marquer l’heure d’un châtiment, je pourrais tout craindre en route. Avec Doma, nous ne sommes que deux ; et la nuit, on dort. Durant tout ce temps, Rhed, sur qui je croyais pouvoir compter, surtout après ce qu’il venait de dire, n’a fait qu’acquiescer aux dires de Ratab. Je songe que je n’ai pas vu Abokhar. Où est-il ? — « Il est parti, me dit Doma, dans la nuit. Il a un champ à cultiver. » Un homme est arrivé, qu’il me montre, pour le remplacer. Je ne soulève pas d’incident. C’est assez d’une fois aujourd’hui. Ce départ, néanmoins, me paraît singulier, et j’engage Doma à la vigilance. Nous avons ce matin coupé un cordon de dunes, puis aperçu vers l’Est, un peu au Nord du Djebel Haouaïch, le Djebel Cherib, peu important comme lui ; l’après-midi, nous franchissons d’autres petits cordons dunaires ; ils appartiennent tous, d’après Rhed, à l’erg qui s’étend à l’Ouest de la route de Sarra et dont la limite passerait entre Rebiana d’une part, le djebel Neri, Telab et Bechara d’autre part, puis entre Gouro et Ounyanga. Je lui demande à cette occasion ce qu’est le village de Yaska, porté sur ma carte. Il ne le connaît pas. Yaska veut dire noir en toubou. Il suppose qu’il y a là une confusion. Nous laissons au Nord, vers le crépuscule, le Hadjer el Mahagel, pour incliner vers le N.-N.-O. Les hommes, qui font presque tous la route à pied, s’arrêtent pour la prière. Ceux qui ont un bâton à la main s’en servent pour tracer devant eux, d’un mouvement large, le demi-cercle rituel qui, selon la religion musulmane, doit circonscrire le lieu de leur tête à tête avec Allah. [Illustration : Mohammed el Abid Chérif. (Page 313.)] [Illustration : La palmeraie de Djof, à Koufra. La vue est prise de Tadj, au bord de la falaise. (Page 315)] Nous marchons tard. Ratab a allumé une sorte de lanterne et nous précède pour reconnaître les traces sur lesquelles il se guide ; la piste, depuis Haouari, est, en effet, très nettement indiquée par les empreintes des chameaux. Je marche en tête du reste de la caravane, en suivant de l’œil, lointaine, la toute petite lueur qui, dans l’obscurité, nous conduit. 2 novembre. — Le lever du soleil nous trouve en route. Des garas s’élèvent un peu partout. Nous découvrons, très loin dans l’Ouest, une partie du Hadjer Bizeima ; au N.-E., beaucoup plus près, la gara Oubneyeta. L’après-midi, nous escaladons encore des dunes. On me montre au N.-N.-O. le djebel Fedil, à l’E., la gara Hefel, au N.-N.-O., relativement près, la gara Gemandi. Plusieurs de ces noms ne figurent sur aucune carte. Nous n’avons déjà presque plus de bois. Mais les crottes de chameau sèches sont nombreuses sur le sol. C’est un combustible très employé au désert. Chaque fois que nous en rencontrons, les hommes s’empressent, et dans leurs boubous qu’ils relèvent, ils en ramassent le plus possible. 3 novembre. — Nous avons campé au pied du Djebel Fedil. Nous traversons de nouvelles dunes. Le Djebel Bizeima apparaît nettement au S.-O. Ratab, depuis ma dernière observation, est plein de prévenances. Je commence à m’accoutumer à notre lenteur. Une des qualités les plus nécessaires à un voyageur est la facilité d’adaptation. L’immensité monotone où nous progressons cesse peu à peu de représenter dans mon esprit un passage à franchir. Je n’y vois plus qu’une sorte de domicile très étendu où je me déplace machinalement parce qu’il doit en être ainsi, sans impatience du but, l’oubliant même souvent, ce pendant que ma pensée s’échappe. Notre marche est souvent accompagnée par les chants des caravaniers ; ce sont tantôt des mélodies traînantes et plaintives, où la phrase gutturale et comme sanglotante s’éteint progressivement en une note nasillarde prolongée ; tantôt des duos d’un caractère tout différent, l’un des chanteurs scandant de courtes phrases sur un rythme de pas redoublé, l’autre se bornant à répéter chaque fois les derniers mots de la phrase qui s’achève. Vers midi, quatre faibles taches de un à deux mètres de diamètre, que forment sur le sable des groupes de brindilles grisâtres, sèches, de la taille d’une allumette, nous annoncent l’approche de la zone du bois. Doma, en route, me renseigne sur Ratab. C’est un tout petit commerçant. Il a une case à Faya, une à Abéché. C’est à cause de ces attaches qu’on l’a choisi pour m’accompagner. Il va vendre à Djalo des peaux de filali et quelques dattes. Il remploiera, sur place s’il le peut, au Caire sans cela, la somme réalisée, et ira colporter ses nouvelles marchandises à Koufra, Faya, Abéché, plus loin au besoin. Quand nous campons, nous sommes très près du puits, et on me fait poser à terre et masquer la boîte de fer-blanc pleine de sable dans laquelle est plantée ma bougie. Il y a souvent, en effet, à l’Oued Zirhen, des Toubous de Rebiana ou de Taiserbo. Ils attendent les caravanes pour leur louer des chameaux frais quand elles en ont besoin ; ce qui ne les empêche pas, en bons pillards, de s’emparer, à l’occasion, des animaux qui viennent à s’écarter. S’ils s’aperçoivent de ma présence, nous aurons à combattre, assure Ratab. Il faut éviter tout ce qui peut les mettre en éveil. 4 novembre. — Nous partons au petit jour. Le terrain s’aplanit de plus en plus. Une ligne de dunes, lointaine, apparaît par moments à l’Est. A l’Ouest, nous apercevons les quelques arbres de Bir el Harrach. Les brindilles ligneuses dont nous avons rencontré hier de rares spécimens réapparaissent, en touffes nombreuses cette fois. Devant nous, proches, s’accusent trois petits groupes dunaires isolés. Ratab relève, dans la direction de Bir Bou Sereig — notre objectif — une piste de Toubous de l’avant-veille ; il devient soucieux. Deux hommes partent en avant. S’ils voient des gens suspects, ils leur diront qu’ils précèdent de peu un détachement de soldats de Sidi Mohammed chargés de réquisitionner des chameaux, ce qui les déterminera peut-être à s’éloigner, puis l’un d’eux reviendra nous prévenir. Dans le cas où notre stratagème échouerait, nous camperions à quelque distance du puits ; mes compagnons dresseraient leur tente, je me tiendrais dessous, et on s’arrangerait pour éviter les visites. Un instant après, ce sont des traces de Fezzanais ; celles-là ne sont pas inquiétantes. Je demande comment on les distingue de celles des Toubous. Ces dernières, me dit-on, sont reconnaissables à la forme du pied ; il est, en effet, très petit, et donne une empreinte curieusement contournée. Nous apercevons bientôt un quatrième groupe de dunes. Le puits de Bou Sereig est au pied. Nous sommes dans l’Oued Zirhen. Nos deux patrouilleurs sont là, arrêtés. Les environs sont déserts. La chance nous a favorisés. Le puits n’est qu’un trou creusé dans le sable, puis dans une terre grisâtre. Il a un mètre de diamètre, autant de profondeur. L’eau est à 30 ou 40 centimètres. Elle se renouvelle à mesure qu’on puise. Elle est d’une limpidité parfaite et sans natron. Les enveloppes frustes cachent souvent des cœurs purs. Il y a, planté dans un petit tertre, à 100 mètres de l’orifice, un bâton surmonté d’un lambeau de cotonnade blanche ; il marque la place où s’arrêta jadis Si Mohammed Cherif, père de Mohammed el Abid. Des traces innombrables, des crottes de chameaux, quelques ossements de ces animaux — ils sont devenus très rares depuis Koufra, et les ossements humains ont complètement disparu — attestent qu’on se trouve en un lieu de campement fréquenté. Le site est morne. Lorsqu’on gravit la dune, on ne voit, vers le nord, que du sable plan, avec une autre ligne de dunes un peu plus loin. A l’Est et au Sud-Est, des touffes plus rapprochées de menu bois capricieusement tordu, si sec qu’il semble n’avoir jamais porté de feuilles, marquent le lit de l’Oued Zirhen. Mais elles évoquent l’idée de leur mort présente plutôt que celle de la vie qui fut en elles. C’est un des lieux les plus désolés qui soient. Je songe au Sahara, que j’ai traversé deux ans plus tôt ; à ses oueds aux arbustes verts, à ses plateaux accidentés. Il me fait l’effet d’un parc, à côté de ce lugubre pays. 5 novembre. — Nous nous sommes arrêtés au puits pour vingt-quatre heures. J’ai fait monter ma tente, et je me repose de mes énervements. Les hommes s’occupent surtout de manger. Ils absorbent cinq repas copieux dans la journée. Je dis à Ratab que je compte prendre, pour moi et Doma, huit guerbas d’eau. Il fait la grimace, et, de son ton doucereux, cherche à me convaincre que c’est excessif. Je coupe court ; il se tait. Je vais, pendant qu’on les remplit, me promener, solitaire, sur la dune ; je regarde au loin devant moi ; un peu d’angoisse émane de cette immensité pâle et terne. Mais voici que sort du sable, presque à mes pieds, un petit lézard comme je n’en ai jamais vu. Très clair, avec des taches à peine nuancées sur le dos, il présente un éclat extraordinaire, un éclat de verre ou de métal brillant et poli qui le fait étinceler au soleil comme une vivante coulée d’argent. Je le rattrape sans peine ; il s’ensable et disparaît en un instant ; je le découvre, il repart, puis s’enterre encore. Il me fait songer aux équilles dont la pêche est l’une des distractions de certaines plages. Nous partons vers 4 heures. Un peu avant, quatre longs rangs de chameaux alignés ont été signalés, venant de Tadj. Rhed et Ratab savent ce que c’est : un convoi de dattes qui monte sur Djalo. Il arrive, campe en quatre groupes à une certaine distance de ma tente, et deux hommes viennent s’entretenir quelques instants avec Rhed. Ils me connaissent ; ils étaient à Tadj au moment où je m’y trouvais moi-même. Nous marchons deux heures à peine. Le sol est semé de monticules de 0 m. 50 à 2 mètres de relief, dont chacun se couronne d’une des touffes ligneuses que j’ai signalées. En plusieurs endroits, certaines d’entre elles présentent des brins assez développés pour que nous puissions les recueillir comme combustible. Il y eut là jadis un immense pâturage de had. 6 novembre. — La température devient agréable. Nous avons à nous protéger du froid jusqu’à sept ou huit heures du matin. Ensuite le soleil nous réchauffe, dans le souffle léger d’un air vif et pur ; de 11 heures à 3 heures l’ardeur de ses rayons devient excessive, sans être pénible toutefois. Nous partons autant que possible au lever du jour. A midi, on s’arrête ; on dresse, comme je l’ai dit, la tente de mes compagnons de voyage. Je m’étends sur le sol et je déjeune ; ils font de même, près de moi ; puis on repart. Nous allons plus vite depuis Zirhen, pas assez pourtant pour ménager à nos haltes quotidiennes une durée qui les rende agréables. Le souvenir du Sahara se présente encore à ma pensée. Je ne connais plus le charme des soirées d’alors, la halte au coucher du soleil, le thé pris en commun sur un tapis ou sur dès couvertures, autour d’un feu qui craque, flambe et fume, dans la détente de l’effort terminé. C’était ensuite la prise de possession joyeuse de ma tente hâtivement aménagée, l’isolement enfin, cet élément capital du repos pour un civilisé aux nerfs sensibles. Nous continuons toujours, maintenant, de marcher très avant dans la nuit. Puis je prends en silence mon dîner froid, abondamment mêlé de sable, j’étends vite sur le sol ma natte et mes couvertures pendant que Doma dispose mes cantines de manière à me protéger un peu du vent, et je me hâte de profiter d’un repos qui n’est jamais bien long. 7 novembre. — Notre progression se poursuit, monotone. Nous voyons parfois un terrier ; mes compagnons creusent aussitôt avec leurs mains et leurs bâtons, pour essayer de capturer l’occupant ; ils le nomment taleb ; c’est une sorte de renard ; mais ils n’y réussissent jamais. Il y a aussi, fréquemment, sur le sol, des marques isolées, en fer à cheval. En fouillant un peu, on trouve là une sorte d’enveloppe qui contient des larves. Pour les indigènes, cette empreinte est celle d’un démon, et ces larves sont la sécrétion qu’il a laissée. Sur le sable si uni qu’un insecte même y inscrit son passage, on ne voit en effet, près de ces marques, aucune empreinte, si légère soit-elle, et cette absence de traces, de la part d’un être dont le passage est prouvé, leur paraît surnaturelle. Nous dépassons dans l’après-midi une courte ligne de dunes, el Mazoul es Serir. J’entends derrière moi un chant, un chœur au rythme pressé, des claquements de mains. Ce sont Ratab et deux des hommes qui se livrent à une incantation véhémente. On m’explique qu’elle a pour effet, en toute circonstance, de chasser la fatigue et de donner des forces. Ils continuent en riant, les jambes légèrement écartées, le haut du corps un peu fléchi, les bras tendus devant eux. 8 novembre. — Nous entrevoyons le matin, un instant, une autre petite ligne de dunes, El Mazoul el Kebir. Elle disparaît presque aussitôt et nous ne la découvrons plus de toute la journée. Doma casse aujourd’hui mon unique verre de photophore, celui qui protégeait le soir ma bougie ; adieu la lumière ; heureusement, nous aurons bientôt la lune. Nos pauvres chameaux ont faim. Ils mangent, selon le hasard des rencontres, les ossements ou les crottes de leurs congénères. Délicats, ils choisissent d’ailleurs avec soin parmi ces dernières ; mais j’ignore tout des qualités particulières qui déterminent leur choix. 9 novembre. — Nous dépassons de bonne heure el Mazoul el Kebir. De son sommet, nous apercevons, loin devant nous, un point blanc ; c’est el Ferig, qui marque la moitié du chemin. Presque aussitôt, nous le perdons de vue. Deux heures plus tard, il apparaît de nouveau sous la forme d’un double rectangle d’un jaune lumineux, bien net ; on croirait voir, l’un près de l’autre, deux panneaux de bois, de ces panneaux-réclame qu’on rencontre si souvent dans nos campagnes. Ils semblent n’attendre qu’une couche de peinture et une inscription. Mais bientôt leurs angles s’arrondissent, d’autres taches se révèlent qui les relient et les prolongent, l’illusion capricieuse des jeux de lumière prend fin, et nous distinguons très nettement un petit groupe dunaire dont la base se noie dans le lac bleu d’un mirage. Nous le dépasserons dans l’après-midi ; derrière, assez éloignées, sont d’autres dunes, puis, au Nord-Est, plus loin encore, la limite du grand erg. 10 novembre. — La limite de l’erg est sensiblement plus proche de notre route. Celle-ci, depuis Bou Sereig, est orientée droit sur l’étoile polaire. Ratab, le soir, ne se sert plus de sa lanterne. Souvent même, je marche en tête, ce point de direction me suffisant. Nous coupons le matin l’oued Farag. Il s’arrête, me dit Rhed, vers le Sud-Est, au début des dunes ; et, vers le Sud-Ouest, à Taiserbo. Je reproduis ce renseignement sans en garantir l’exactitude. C’est une très faible dépression, aux bords en pente à peine sensible ; on la distinguerait difficilement de la plaine environnante si des traînées de petites pierres blanchâtres ou grisâtres, en semis serrés, ne tachaient et parfois bosselaient, çà et là, le sable ferme de son lit. Quelques heures plus tard, d’autres semis analogues se montrent devant nous, mais ce n’est pas un oued, me dit le vieux Mohammed, qui connaît bien la région. Nous marchons très tard aujourd’hui encore. 11 novembre. — L’anniversaire de l’Armistice. La guerre semble déjà lointaine ; mais qui donc, à part ceux peut-être qui n’y ont vu qu’une occasion de carence ou qu’une source de profits, pourrait l’oublier ? Je me réveille le premier, au tout petit jour. Je donne le signal du départ et nous sommes promptement en route. Ratab m’a affirmé hier que nous verrions aujourd’hui une gara bien connue du nom d’Hemeimêt, après laquelle les voyageurs se considèrent comme presque arrivés. Mais le vieux Mohammed me dit que nous n’y serons pas avant demain matin. Depuis Tadj les mensonges de Ratab se renouvellent ainsi chaque jour. Il veut me faire croire que nous progressons normalement, craignant que je n’insiste pour aller plus vite. Cela rend la route moralement assez fatigante pour moi, car les endroits dont j’escompte la vue ne se montrent jamais au moment où je m’attends à les rencontrer, et j’ai perpétuellement une impression de déception et de retard. Le but semble reculer à mesure que nous avançons. Après le repas de midi, au moment où on commence à recharger les chameaux, nous avons la visite d’un petit oiseau si familier et d’une confiance si tenace que Hassan, le fils de Ratab, court un bon moment après lui, le poursuivant de place en place, et toujours près de le prendre. La pauvre bête cherche l’ombre précieuse, se faisant abri de tout, d’un chameau couché, d’une caisse. Elle vient, une seconde, se poser sur moi. L’ombre, ici, n’est pas dans la nature. C’est un phénomène d’importation. Au coucher du soleil, les caravaniers proposent de s’arrêter une heure. J’acquiesce, et j’en profite pour dîner moi-même. Il me faut me fâcher pour les faire repartir. Ils prennent le thé ; interminablement, j’entends remplir, de haut, les verres. Nous marchons ensuite jusque vers minuit. Je ne ressens plus, à la fin des plus longues étapes, aucune fatigue. 12 novembre. — Sur pied de bonne heure, nous attendons impatiemment les premières lueurs du jour, car elles doivent nous montrer enfin la gara souhaitée. Mais l’aube froide n’éclaire que l’immense plaine nue. Cependant des semis de cailloux étendus, qui se révélaient à nos pieds dès cette nuit, en décèlent, paraît-il, le voisinage. Soudain, du haut de mon chameau, j’aperçois une tache noire qui semble suspendue au-dessus du sol. Je la signale. Les hommes, qui sont tous à pied, ne la voient pas. Toutefois, à la description que j’en donne, ils la reconnaissent sans hésiter : c’est Hemeimêt. Il est environ 7 heures. Une demi-heure au plus, selon toute apparence, nous en sépare. Les légères ondulations que nous coupons depuis longtemps déjà sont capables de cacher un relief ; aussi n’ai-je pas de surprise à constater que la gara disparaît presque aussitôt. Je la retrouverai à la prochaine convexité du sol. Mais non. Jusqu’à midi, mes yeux la cherchent en vain. Je suis seul à l’avoir vue ; pourtant, je n’ai pu me tromper ; d’ailleurs, ne l’ai-je pas décrite avec exactitude ? L’aurions-nous donc dépassée sans la voir ? S’il en était ainsi, nous ferions route dans une fausse direction. Je pense à l’eau, et je m’informe, auprès de Doma, de mes guerbas. C’est notre septième jour de marche. Nous en consommons, à nous deux, une demie par jour. J’en ai fait remplir huit. Aucune ne fuit. Il doit m’en rester quatre et demie. Doma m’en montre une qui est pleine ; une autre, à demi-pleine ; le reste est vide. Il est de toute évidence que malgré sa surveillance, on y a puisé ; la nuit, sans doute. On m’a obéi à Zirhen, mais les hommes n’ont presque rien emporté pour eux, se réservant de recourir discrètement à ma provision, qu’ils jugeaient excessive. Je ne crée pas d’incident. Pourquoi ? Je suis maître de la situation : cela me suffit. Je feins une vive surprise, et je dis à Doma, de manière que tous entendent, de ne plus prendre d’eau sans m’en prévenir ; d’accrocher, en route, les deux guerbas à ma selle ; et, la nuit, de les mettre près de ma natte. Je place à portée de ma main, pour dormir, mon fusil chargé, et personne ne s’avisera de venir les prendre. J’ai la satisfaction de lire sur les visages une consternation générale. C’est bien ce que je pensais, davantage même : je ne tarde pas à constater que personne n’a d’eau. Mais nul n’ose me le dire ; ce serait avouer qu’on vit sur la mienne. Je suis révolté par la duplicité de Ratab. Malgré tout le soin que j’ai pris de régler cette question si sérieuse d’une manière qui exclue tout aléa, elle se pose finalement quand même, par sa faute : quelques guerbas de plus, c’eût été quelques sacs de marchandises de moins, puisque les chameaux sont chargés au maximum ; nous subissons la conséquence de son âpreté au gain. La situation est sans remède. Il faut l’accepter telle quelle. Ma carte place Hemeimêt à soixante kilomètres du puits ; mais une monographie particulièrement documentée dont j’ai noté, avant de partir, les passages essentiels, dit que quatre-vingt-dix kilomètres l’en séparent[21] ; nous n’y sommes pas encore ; et nos chameaux sont lents. Puis, suivons-nous le bon chemin ? C’est là le point capital. Nous nous remettons en route. Cette fois le départ ne traîne pas. Si je voulais activer la marche, j’ai fait un coup de maître. Le frisson de la soif est passé sur la caravane. Vers quatre heures, Rhed et le vieux Mohammed, qui nous précèdent de quelques centaines de mètres, s’arrêtent et se tournent vers nous. Un instant après je vois au Nord, à une dizaine de kilomètres, semble-t-il, deux monticules clairs, coiffés de sombre, auxquels je donne quinze à vingt mètres de relief. Les voici enfin. C’est bien leur silhouette que j’avais aperçue, rapprochée par le mirage. Le soulagement est général. Nous serons au puits ce soir, me dit-on. Ce soir ? D’après les indications que je possède, nous avons encore, je l’ai dit, soixante ou quatre-vingt-dix kilomètres à faire à partir d’Hemeimêt ; soit, en ce moment, avec les dix qui nous en séparent, soixante-dix ou cent. Mais je comprends fort bien. Si nous devons arriver ce soir, je n’ai plus à me préoccuper de l’eau ; je puis relâcher ma surveillance. C’est là qu’on veut en venir. Mes guerbas sont maintenant sur mon chameau ; nul n’y touchera. En tout cas, nous ne sommes pas égarés. C’est déjà un point important. Hemeimêt disparaît, comme ce matin, presque aussitôt. Nous le revoyons une heure plus tard. Je constate que les deux monticules, qui me semblaient accolés d’abord, sont bien séparés. Le soleil se couche lorsque nous arrivons à sa hauteur. Nous cessons à ce moment de nous diriger vers le Nord et nous obliquons N.-N.-O. On ne s’arrête pas, aujourd’hui, pour le thé. Je ne dis rien. Je sais pourquoi. Je demande jusqu’à quelle heure nous marcherons. Comme hier, me répond-on, c’est-à-dire jusqu’à une heure du matin environ ; et demain, au lever du soleil, nous verrons le puits. Le voici déjà plus loin que tout à l’heure ; nous devions arriver ce soir. Nous progressons longtemps dans la nuit, d’une allure maintenant rapide. Quand l’aube me paraît proche, je manifeste l’intention de faire halte. Les hommes semblent ne pas entendre. Seul, Ratab arrive, insinuant, cauteleux. Il insiste pour continuer. Il croit que j’ignore toujours qu’il n’a pas d’eau. — « C’est pour les chameaux, me dit-il ; ils n’ont pas bu depuis sept jours. Il faut à tout prix qu’ils arrivent au puits demain matin. » Il oublie que je ne suis pas un débutant en matière de désert. Je lui réponds que je ne lui demande rien. Je fais barraquer ma monture et je mets pied à terre. On se décide alors à obéir. Je demande tout bas à Doma si le fils de Ratab et le vieux Mohammed sont aussi sans eau. Il y en a encore un peu pour le petit Hassan. Quant à Mohammed, il n’est pas là ; vaincu par la fatigue, il s’est couché sur le sol, il y a deux heures environ. Il nous rejoindra demain, s’il peut. J’appelle Ratab. Je lui dis que je suis au courant, qu’il m’a trompé. Je lui reproche durement sa duplicité. Les autres écoutent. Il s’excuse, se confond en protestations. L’heure n’est pas aux longues phrases, il faut dormir vite. Satisfait des appréhensions par lesquelles tous ont payé leur faute, et les jugeant suffisamment punis, je distribue la moitié de ma provision d’eau, à l’exception d’une part que je garde pour Mohammed. Personne ne me remercie. Nous dormons jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Il n’est pas question de sentinelles ; depuis Tadj, nous ne nous gardons plus la nuit ; l’insouciance des indigènes se fait l’alliée de leur paresse ; et comme Doma seul, en réalité, est à mon service, je ne puis les contraindre. 13 novembre. — En nous levant, nous voyons tout de suite, au Sud-Ouest, un renflement prononcé du sable de la plaine ; c’est Kelb Metemma. Là sont ensevelis, me dit-on, les hommes et les chameaux d’une immense caravane, qui, il y a bien longtemps, se perdit. La carte et tous les renseignements sont d’accord pour placer Kelb Metemma à mi-chemin d’Hemeimêt et de Bir Bettefal. Nous sommes désormais tranquilles, et c’est gaiement qu’on se remet à marcher. La ligne dunaire a reparu à l’Est. Sur un point, elle semble présenter une saillie plus accusée. C’est un relief rocheux, me dit Mohammed, qui est arrivé pendant que nous dormions et est reparti avec nous ; il marque la place du premier puits d’El Obaied. Il y a deux puits de ce nom, assure-t-il. L’eau est buvable à l’un et à l’autre ; on trouve en outre, au premier, de la paille et du bois. Maintenant, quelques arbres apparaissent distinctement au Nord-Est. Puis, comme hier Hemeimêt, ils disparaissent. Je les revois quatre heures plus tard, à l’Est. J’en compte sept. Nous tournons franchement à l’Ouest. Nous entrons, vers midi, dans un sable blanc et fin dont la réverbération, à cette heure, est douloureuse. Peu de temps après, un trou à demi comblé : nous sommes dans un oued, on a pris de l’eau ici. Deux têtes de palmiers, celles-ci devant nous, sont visibles depuis un instant ; ce serait Bettefal. Mais voici des touffes d’akirch ; il est inutile d’aller plus loin, le lieu offre les ressources nécessaires. On s’arrête, et on campe sur la pente d’une dune. En creusant, nous trouvons, à 0 m. 80 environ, une eau blanchâtre, excellente, lente toutefois à venir. L’après-midi, un homme pousse jusqu’à Bettefal pour se renseigner sur la résidence actuelle de Sidi Rida. Les abords du puits sont inhabités, mais fréquentés par des gens de Djalo. L’eau de cette localité est légèrement salée, celle de Bettefal, excellente ; les habitants aisés envoient volontiers des captifs chercher de cette dernière, malgré que plus de vingt kilomètres séparent les deux points. Il revient bientôt. Sidi Rida est dans l’Oued Ghetmir, à l’Est de Djalo. Il y va souvent pour « boire doux » — chirbou hélou. Nous allons donc nous diriger de ce côté. On me désigne le point où nous sommes par le mot Letela. Je vais enfin pouvoir me soigner un peu. Je suis couvert de vermine : ô poésie des grands voyages ! Pour commencer, je me suis frictionné vigoureusement tout à l’heure, après une toilette minutieuse, avec de l’alcool de menthe ; c’est tout ce que j’ai. Une de nos chamelles achève d’accoucher. L’expulsion avait commencé ce matin. Chargée comme les autres, elle a continué à marcher, ce pendant que celle-ci progressait, et n’a donné aucun signe de souffrance ni de fatigue. Il s’en faut de deux mois pour que son chamelon soit viable. Vers le soir, le vieux Mohammed vient prendre congé de moi. Il nous quitte, avec sa petite caravane. Il va à Djalo, puis à Djedabia. Ensuite, on ne peut plus passer, à cause des opérations de guerre. Je lui demande si les Italiens ne sont pas à Djebadia. — « Si, me dit-il, mais il y a un poste musulman tout près, et il porte le même nom. La campagne est tout entière aux mains des Musulmans. » Je le quitte amicalement, et lui fais un modeste présent, qu’il accepte avec reconnaissance. Ses compagnons restent à l’écart et s’en vont sans me dire au revoir. Pourtant plusieurs d’entre eux se sont montrés prévenants durant la route. 14 novembre. — Départ à quatre heures de l’après-midi. Nous nous arrêtons à cinq heures et demie pour camper dans un pâturage abondant. J’éprouve une satisfaction véritable à voir nos pauvres bêtes manger enfin, et avec quel appétit ! Contrairement à Mohammed, Rhed et Ratab me disent qu’il n’y a qu’un puits à El Obaied ; on trouve d’ailleurs de l’eau en abondance dans toute la région. 15 novembre. — Nous partons de bonne heure en nous dirigeant vers le Nord. Nous entendons, non loin de nous, les cris de chameaux qu’on charge. Il y a là, dans une dépression qui nous la cache, une caravane. Nous nous hâtons pour l’éviter. Je demande s’il y a des pillards dans la région. La réponse est négative. Les Senoussia s’appliquent à faire régner partout l’ordre et la sécurité, et se montrent sévères pour les voleurs. Nous traversons constamment des pâturages. Ils sont composés d’akrich, de necha et de belbel. Il y a aussi d’assez nombreux palmiers, d’ailleurs ensablés jusqu’à la naissance des feuilles. Nous campons un peu avant midi dans l’Oued Ghetmir, où ces deux éléments se trouvent réunis. Un tertre de sable, près de nous, fut jadis occupé par une zaouia dont le nom seul lui reste. Doma creuse et trouve, à moins d’un mètre, une eau parfaite. Au loin, quelques tentes blanches mettent leurs taches crues entre des palmiers dispersés : peut-être celles de Sidi Rida ; peut-être seulement des gens de sa suite. Ratab va partir pour s’informer, et surtout pour prévenir que j’arrive dans des conditions qui comportent un bon accueil. Il me demande de lui prêter mon chameau. Je lui dis de prendre l’un des autres. Il me répond qu’aucun d’eux n’est dressé pour la selle et qu’ils n’obéissent pas à la rêne. C’est de l’impudence. Ne me les a-t-il pas loués pour que l’un, tout au moins, me serve de monture ? Il se décide à s’en aller à pied. Le jour se passe dans l’attente de son retour. Je finis par exprimer mon étonnement. J’apprends alors qu’il a prévenu que s’il ne revenait pas dans l’après-midi, nous n’aurions qu’à nous mettre en route. On avait négligé de m’en avertir, sans doute parce qu’on savait fort bien que je n’aurais pas accepté cette désinvolture. Partons donc. Nous sommes bientôt près des tentes blanches. Il y en a cinq ou six, disposées sans ordre sur le sable, à une centaine de mètres les unes des autres, les plus petites entourées de haies de feuilles de palmiers. Un homme se détache. Il vient me saluer de la part d’un nommé Amboy, de qui c’est le campement. Sidi Rida est sensiblement plus loin. Amboy est un wakil, sorte d’agent d’exécution, de Sidi Idriss. Il me prie d’accepter son hospitalité, en attendant qu’arrive la réponse du chef Senoussi. L’invitation est-elle... pressante ? Je l’ignore. De toute manière, il est préférable de m’y rendre. Je maudis une fois de plus Ratab, par la faute de qui je viens de me mettre en route pour m’arrêter si près, dans des conditions infiniment moins confortables, moins reposantes, que la tranquille solitude de mon logis de toile. Le messager est un Fezzanais de Mao, principal centre du Kanem ; il connaît Doma. Nous arrivons à la plus grande des tentes : cinq mètres sur quatre environ. Devant elle se tiennent trois hommes, dont l’un, vêtu de couleurs sombres, le teint presque noir, jeune, la physionomie ouverte et intelligente, m’engage à entrer. C’est Amboy. A l’intérieur, tout est garni de tapis, de coffres, de tentures. La conversation s’engage, avec l’aide de Doma. Mon hôte est lettré. Il écrit dans plusieurs journaux du Caire. Il a fait ses études à Stamboul. L’homme de Mao, qui est un esclave de confiance, élégant dans sa mise, à la fois déférent et aisé dans ses manières, prend part à notre entretien. Il parle plusieurs fois du Kanem avec une nuance de tristesse. Un autre des assistants me demande des nouvelles de Doud Mourrah, l’ancien Sultan du Ouadaï, en termes qui manifestent de la considération et de la sympathie. Puis c’est le dîner. Je le prends sur une petite table, dans un excellent fauteuil pliant, avec couverts, verre et assiettes, en face d’Amboy, propriétaire de ces richesses ; les trois autres convives et Doma sont accroupis sur le tapis autour d’un grand plateau de cuivre. La boisson est une eau parfumée de fleur d’oranger. Menu : mouton aux spaghetti, poulet au riz, thon à l’huile ; puis le thé. Ratab arrive pendant le repas. Il rapporte une réponse satisfaisante. Je partirai demain matin. Le camp de Sidi Rida n’est pas très loin. Tout le monde se retire bientôt : j’ai la fièvre aujourd’hui et je fais dire par Doma que j’ai besoin de repos. 16 novembre. — Départ au soleil levé. Je n’ai pu faire ma toilette, craignant de répandre de l’eau sur les tapis. J’y procède en route. Nous nous arrêtons près d’un palmier dont une petite dune enveloppe le tronc, et là, protégé de l’âpre bise par cet abri naturel, je me rase, etc. Deux heures et demie de marche nous mènent à un autre campement à peu près identique au précédent. C’est, cette fois, celui du chérif. Sur le sable piétiné que tachètent de rares touffes de belbel et d’akirch, avec quelques buissons de feuilles de palmier, ses tentes, au nombre d’une dizaine, presque toutes blanches, s’espacent, très éloignées les unes des autres, sur une surface de près d’un kilomètre de côté. L’une, très vaste, est sa demeure. Les autres sont de dimensions moyennes. Dans un petit campement isolé se groupent trois abris bas pour les serviteurs : ce petit campement, la tente de Sidi Rida et une autre sont entourés de haies, comme au camp d’Amboy. Le wakil, accompagné de deux esclaves, vient à ma rencontre. C’est un grand vieil homme, au nez en bec d’aigle, aux longues moustaches tombantes, dont le teint n’est pas plus brun que le mien. Il est coiffé d’un turban de soie jaune damassée. Son accueil est plein de cordialité. Il me fait entrer dans une petite tente et nous causons en prenant le thé pendant qu’on dresse la mienne. Le repas se fait attendre et j’ai terriblement faim, car je n’ai rien pris le matin, en dehors d’une tasse de café de la grandeur de deux dés à coudre. Mais le voici : morceaux de mouton grillé, sauce aux herbes, riz, encore du thé. Un grand bol — unique — est plein d’une très bonne eau. Nous y buvons tour à tour. Le soleil échauffe la tente, et nous nous défendons à grand’peine contre des mouches innombrables. Je rentre enfin chez moi. On vient bientôt me prévenir que Sidi Rida, à qui j’ai fait porter la lettre de Sidi Mohammed, va me recevoir. Dans une tente plus grande, meublée, elle aussi, d’un tapis seulement, et proche de la sienne, mais à l’extérieur de la haie, j’entre le premier avec le wakil. Il arrive presque aussitôt : trente à trente-cinq ans, de teint très clair, avec de beaux yeux intelligents et vifs, et une courte moustache noire. Sa physionomie est franche et sympathique. Il me reçoit avec une aimable courtoisie. J’insiste à nouveau sur ce fait que je n’ai pas de mission du gouvernement français et que ma visite est celle d’un simple particulier. Mais j’ai beaucoup de peine, malgré l’assistance laborieuse de Doma, à me faire comprendre de lui et à en être compris. Je le quitte après lui avoir demandé à visiter Djalo le lendemain ; il acquiesce sans difficulté. Comme nous retournons sous nos tentes, à trois ou quatre cents mètres de là, le wakil insiste pour que je n’y reste que vingt-quatre heures et pour que je me tienne, durant ce temps, chez le chef. On fera appeler les gens que je voudrai voir. Je le sens préoccupé d’une tentative possible contre ma sécurité. L’état de guerre, me dit-il, a forcément une influence sur l’état d’esprit des populations, surtout ici, où nous sommes près du front. On connaît, dès à présent, mon arrivée. Elle produit une émotion. Je suis Européen et chrétien. Cette émotion, certainement, lui semble sympathique. Mais il peut y avoir une exception. Il me conseille, en outre, de remettre mon costume indigène. Pendant ces vingt-quatre heures, il va s’occuper de conclure pour moi la location de très bons chameaux, qui me reposeront de ceux de Ratab, et d’un esclave, de qui les services m’assureront un peu plus de confort quand je partirai pour Djerboub. Le soir, Ratab se présente. Il vient prendre congé. Il va à Chrerra, tout près, pour quelques jours. Je ne veux pas créer de complications, et puisque je suis débarrassé de lui, je passe condamnation. La route de Libye est ouverte désormais aux voyageurs français — moyennant certaines précautions, bien entendu. Je désire la laisser derrière moi aussi sûre que possible ; pour cela, la première condition est de la jalonner de sympathies, tout au moins d’éviter les rancunes. Ratab m’a menti constamment ; mais son attitude est toujours restée pleine de soumission et de déférence ; l’indulgence, dans ces conditions, m’est plus facile. Cependant, je garde à son égard un fond d’irritation. A Doma, qui me fait part de sa visite, je réponds en français : — Je ne veux pas le voir. Qu’il s’en aille et me f... la paix. Et j’entends, au dehors, le sage Doma qui traduit en arabe : — Il est fatigué. Mais il te salue beaucoup, beaucoup. Puis je reste seul, goûtant mon repos et laissant mon esprit se détendre. On vient me demander si je désire dîner chez moi ou avec le wakil. Je réponds en indiquant ma préférence pour la compagnie de celui-ci. Un serviteur paraît bientôt, qui m’avertit que je suis attendu. La nuit est venue. Il souffle un aigre vent d’hiver. La lune jette une clarté morte sur la froide pâleur du sable. Les tentes, si blanches sous le soleil, ne se révèlent plus que par des taches d’ombre. L’une d’elles est entr’ouverte ; c’est celle où je vais ; dans le silence apaisant de ce paysage sans vie, je me dirige vers elle à pas lents. Lointaine encore, un faible rayon de lumière s’en échappe ; plus près, je perçois, dans un mince triangle éclairé, les teintes chaudes du tapis qui couvre le sol. J’éprouve une sensation de bien-être dont la soudaine intensité me surprend. Toute impression de foyer prend au désert une douceur et un charme inexprimables. 17 novembre. — A midi, je pars pour Djalo, qui se trouve à une trentaine de kilomètres. J’ai avec moi Doma, monté sur un chameau, et un soldat, à pied. J’ai gardé, malgré tout, mon costume européen, mais j’ai pris un djered dont je m’envelopperai en route. Le chemin est banal : une immense étendue de sable, toujours ; au loin, quelques taches vertes qui sont des palmeraies : Chiefa au sud, Chrerra au nord ; enfin, devant nous, une longue ligne d’arbres qui bientôt devient une immense tache verte ; à la lisière s’accusent quelques garas. Nous pénétrons dans la végétation : palmiers aux troncs raccourcis par l’envahissement dunaire ; pâturage étendu de belbel. Nous dépassons vite le lieu dit Nebous, que marquent seules, sur une place nue, au milieu des arbres, deux grandes cases rectangulaires, placées bout à bout, à angle droit ; nous contournons Lebba qui, à cette heure, projette seulement, sur le coucher de soleil rouge sombre, un monticule couronné de quelques longs rectangles bas. La lune nous éclaire quand, peu de temps après, nous arrivons à Djalo[22] : un vide dans la palmeraie ; un petit cercle de cinq hommes, assis sur le sol, qui s’entretiennent sans bruit dans l’ombre ; puis des constructions de terre grise, misérables, écroulées en partie. Nous nous engageons entre celles-ci, pour nous arrêter devant l’une d’elles, pauvre et triste comme les précédentes, fermée par une porte de bois en forme d’arceau ; un chameau est couché tout auprès, dans la ruelle déserte. C’est là que je dois loger. J’éprouve de l’étonnement. Je croyais Djalo beaucoup plus important. Un homme sort, que notre arrivée paraît surprendre. Le chef est absent. Il ne sait où il est. Peut-être le trouverons-nous, en cherchant un peu, dans le village. Nous repartons, à pied cette fois, nos deux chameaux en main. Notre marche silencieuse, en file par un, dans ces ruelles vides, étroites, que, par endroits, bordent des ruines, me rappelle certains soirs de relève de la guerre. A travers les fentes des portes closes, un peu de lumière, parfois, révèle un feu. Nous atteignons une petite place. Le soldat qui m’accompagne entre dans une case plus importante, surmontée d’une espèce de mât. Il y a là d’autres soldats, mais ils ignorent aussi où est le chef, et semblent s’en désintéresser. Nous nous arrêtons, un peu déconcertés par cet accueil, alors que ma visite est sûrement annoncée. Dans le moment, deux hommes, à pas lents, débouchent sur la place. Le soldat se dirige vers eux : ils reviennent ensemble ; l’un de ces hommes est le chef, enfin. Il se montre surpris. Nul ne l’a prévenu. Il envoie son compagnon s’informer, je ne sais où. Celui-ci reparaît bientôt : un messager de Sidi Rida, effectivement, est arrivé dans la journée. Il a averti un des principaux du village de ma venue prochaine ; mais celui-ci a négligé d’en transmettre la nouvelle. C’est assez bizarre. En tout cas, nous voici loin, avec cette promenade nocturne, des précautions que le wakil m’avait recommandées. Nous retournons à la case du début. On me fait attendre un peu dehors, puis nous entrons : une petite cour pleine de détritus, un passage voûté, une autre cour étroite et longue aussi malpropre que la première ; enfin, une assez grande pièce au sol de sable, avec deux tapis, et un plafond de troncs de palmiers que soutiennent deux colonnes, palmiers aussi. Il y a deux fenêtres, fermées par des volets de bois ; et, plus haut, une minuscule ouverture. Au milieu, par terre, une lanterne, où brûle une bougie, jette, trop bas, une faible clarté. Je m’assieds sur un des tapis, le chef près de moi. Nous causons, avec de longs silences. Mon impression est froide. Le lieu me paraît peu accueillant, sans pittoresque aussi ; je me demande ce que je suis venu faire. Maintenant, les uns après les autres, arrivent des vieillards, L’un d’eux, aimable, me parle avec animation, gaiement. Il est assez instruit, connaît l’Égypte. La glace fond. On apporte le dîner, simple, mais préparé avec soin : le plateau habituel — de paille tressée, ici — du pain sans levain, du mouton grillé sur une assiette, du mouton avec de la sauce dans une cuvette d’émail ; le grand bol d’eau, où chacun boit à son tour ; l’aiguière et le bassin d’usage, qu’on fait passer, sans savon avant le repas, avec du savon après ; enfin le thé ; tout cela au milieu d’une conversation qui, peu à peu, est devenue générale. Quand, vers dix heures, mes hôtes se retirent pour me laisser reposer, la pauvre case, avec sa lanterne avare, me paraît différente. Ils ont été, tous, simples, sans démonstrations bruyantes, mais cordiaux, amicaux, discrètement contents de me voir ; je me sens à l’aise, et j’éprouve, une fois de plus, que les sentiments qui président à l’accueil peuvent effacer les disgrâces d’un logis. 18 novembre. — Je m’éveille au jour, dispos et gai. Le frère du cheik des Fezzanais d’Abéché, que je savais être ici, et que j’ai fait demander, vient me rendre visite ; je procède à quelques achats : 2 kilogrammes de sucre, 8 francs ; une paire de markoubs, qui viennent d’Abéché, 10 francs ; un djered, 62 fr. 50 ; cinq paquets de cigarettes, 5 francs ; quelques livres sterling en or, 60 francs la livre, le tout payé en argent métal. Je m’enquiers de la question des douanes. Les tarifs sont les mêmes, me dit-on, à Djalo et à Tadj ; mais ceux qui ont payé à l’un de ces points ne paient pas à l’autre. Un fonctionnaire, qui se tient près du chef, et qui est chargé précisément de la perception, me donne les chiffres suivants : 25 francs pour 500 francs de marchandises, en général ; 5 % _ad valorem_ pour l’ivoire, le kountar — d’environ 50 kil. ici — étant évalué 600 francs. Le tout se règle en medjidiehs turcs ou en écus de cinq francs, l’un valant l’autre ; toutefois, l’écu, au nord de Koufra, devient une monnaie d’exception. Il fait grand jour, et je sors pour prendre quelques photographies. Le soldat montre de l’inquiétude, mais il ne dit rien. Il porte mon appareil et me suit pas à pas. Je m’arrête d’ailleurs bientôt, devant une ruelle où se trouvent un vieillard et une petite fille. Tout de suite, des gens arrivent, un, deux, dix ; ils ont l’air de sortir de terre. Ils ne manifestent d’ailleurs aucune hostilité, et tous se placent devant mon objectif, sauf un, qui s’y refuse. Je poursuis quelque temps ma promenade, qui ne me révèle rien d’intéressant, puis je rentre. Devant la porte, le chameau d’hier est toujours baraqué ; les nôtres sont près de lui. Il faut déranger la tête de l’un d’eux pour entrer. Tout près, au ras du sol, un puits étroit, où l’eau me paraît à huit mètres : une eau un peu salée, très peu. Nous déjeunons, et comme il est près de midi, nous pressons le départ. Le temps est nuageux, sans soleil. Nous arrivons à Lebba, que je vois mieux cette fois : un sable très pâle, d’où sortent des palmiers, sans ordre, parmi des dunes qui s’appuient sur leurs groupes et enterrent une partie de leurs troncs ; quelques beaux atels. Le village, plus loin, montre de longs murs bas, d’un gris très clair, tirant sur le gris perle ; des portes en arceaux, fermées, en rompent parfois la continuité ; je ne vois aucune fenêtre ; seulement de rares et petits jours carrés, placés tout en haut. Une femme, avec un âne, s’approche de nous, lentement. Elle se dirige vers des tentes de Khouans en toile misérable, rapiécées partout, dressées à l’écart : trois parois verticales de 1 mètre à 1 mètre 20 de hauteur, dessinant un carré de 2 mètres, à peu près, de côté, dont la face antérieure tout entière est ouverte ; au-dessus, un toit très bas, presque plat malgré son arête médiane ; devant, quelques ustensiles de cuisine ; à l’intérieur, de pauvres coussins. Dans l’une d’elles est une autre femme, au teint clair, vêtue d’un pagne rouge sombre en lambeaux. Je manifeste l’intention de mettre pied à terre ; on m’en dissuade ; l’endroit n’est pas sûr ; il faut rester sur mon chameau, enveloppé dans mon djered, et passer vite ; la reprise des hostilités avec les Italiens a créé, ainsi que me le disait le wakil de Sidi Rida, un état d’esprit qui nécessite des précautions. Le tableau surprend par l’étrangeté de son coloris. L’ordre normal des tons y est inversé. La lumière semble émaner de la blancheur crue du sable, de la peinte gris clair des cases, au lieu que le ciel, couvert, demeure sombre. Notre retour, monotone, est interrompu par une forte averse qui fait barraquer spontanément nos montures. La nuit venue, nous hésitons sur la direction. Il est plus de neuf heures quand nous retrouvons Ghetmir. J’apprends que les chameaux qu’on fait venir pour moi n’arriveront que dans quatre jours. — « Tous ici, me dit tout à coup Doma, contents beaucoup avec toi ; toi passer, et toi faire route pour les autres ; quand Français y venir, contents beaucoup encore. » 19, 20, 21, 22 et 23 novembre. — Ces cinq journées se passent dans le repos. Je prends chaque jour mes repas avec le wakil. Il se nomme Osman Hassen Ed Deraï. Il est égyptien ; lors des dernières hostilités entre l’Angleterre et les Senoussia, il a pris parti pour ceux-ci, et maintenant il est proscrit. Sa culture est fort au-dessus de la situation qu’il occupe ; il supporte d’ailleurs son exil avec une dignité qui s’interdit les doléances. Souvent, lorsque je suis avec lui, un homme vient lui parler pour affaire de service. Devant les fautes même, il reste bienveillant et paternel. — « Les gens d’ici n’ont pas de tête, me dit-il parfois. S’ils étaient méchants, nous les punirions avec rigueur ; mais ils ne sont que légers. » Rhed vient me dire au revoir. Il m’a rendu peu de services. C’est toutefois un très brave homme ; il manque seulement d’autorité. Je lui fais quelques présents qui l’enchantent. Chaque jour j’envoie Doma saluer pour moi Sidi Rida, qui me répond de même. A aucun moment je ne l’ai vu sortir du petit enclos qui entoure sa tente et protège le mystère de sa vie privée. Il dort tard le jour, me dit le wakil ; il travaille et prie presque toute la nuit. Je lui rends visite la veille de mon départ. Nous causons, cette fois, plus longuement. Il se montre renseigné sur beaucoup de choses. Il possède à Djerboub un cinématographe « marqué d’un coq ». Il m’invite à revenir. Je trouve ici, comme à Koufra, une préoccupation hospitalière de ma sécurité. Doma, qui me renseigne sur l’opinion, quand il y pense, me dit que la manière dont je suis arrivé, en m’en remettant entièrement à la loyauté des Senoussia, a fait partout la meilleure impression. On en a conclu, sans réserve, à la pureté de mes intentions. J’engage un serviteur, que le wakil, enfin, m’a trouvé. C’est un esclave ouadaïen qu’on appelle El Hadj Bakrit ; il a été quelque temps au service de Sidi Idriss. Il fera mes repas. Le jour fixé pour mon départ, un Arabe de Djalo se présente à la porte de ma tente. Il m’apporte un bout de papier, une lettre : un « prizonié » qui m’appelle « Monsieur le Fransé » me dit avoir confié cette missive à un « mousso » — c’est l’Arabe — et me donne son adresse à Marseille : rue Oupfans, 85, 55 ou 35 ; il écrit peu lisiblement. Il signe Mourl. C’est tout. L’Arabe ajoute qu’il serait heureux de recevoir un secours de 10 francs. J’ai déjà entendu parler en route, par Ratab, d’un prisonnier italien qui aurait obtenu la vie sauve dans un combat en se réclamant de la nationalité de sa mère française. C’est celui-là, paraît-il. Encore que cette version soit bien invraisemblable, je constate qu’elle est du moins répandue ici. Je donne les dix francs et je propose à l’envoyé d’intervenir pour obtenir la libération du captif. Il me prie instamment de n’en rien faire ; il insiste pour que je garde absolument secrète la commission dont il s’est chargé. Je pourrais provoquer des sanctions. Cette libération est, paraît-il, déjà décidée pour une époque très prochaine ; et l’homme n’est nullement maltraité. Des partisans arrivent de temps à autre de la partie septentrionale de la contrée, celle où sont confinées les troupes italiennes ; ils nous apportent des nouvelles des hostilités, en ce moment insignifiantes. 24 novembre. — Je me remets en route cet après-midi. Je vais me diriger sur Djerboub, la dernière étape de mon voyage en pays senoussi, et reprendre ma vie de nomade. Ce sont, une fois de plus, les préparatifs du départ et les petits agacements dont il s’accompagne. Le propriétaire des chameaux, qui, après avoir dit hier devant le wakil que nous mettrions quatre jours à traverser les dunes dans lesquelles nous allons entrer presque tout de suite, en annonce sept aujourd’hui — sept jours sans eau — dans l’intention manifeste de m’imposer, comme a fait Ratab, un train d’une lenteur dérisoire. Pourtant ses chameaux sont robustes et dans un état de prospérité remarquable. Le wakil a tenu compte du désir que j’avais exprimé sur ce point. Je le fais demander, et il réitère devant moi, aux chameliers, l’ordre formel de marcher vite. Je m’attends d’ailleurs, malgré les précautions que j’ai prises, à un voyage peu agréable. Lorsqu’on se trouve en contact permanent avec des indigènes dont notre discipline ne domine pas encore les instincts, avec des peuplades à la fois frustes et indépendantes comme celles-ci, il faut, si l’on veut conserver quelque sympathie pour leur race, se défendre contre bien des irritations. Le défaut complet d’harmonie qui se manifeste à chaque instant entre leurs habitudes et les nôtres, leur méconnaissance de l’exactitude, de la diligence, de la sincérité, de la véracité, imposent à notre patience une épreuve de tous les instants. En revanche, quand on commence à les connaître, on s’aperçoit que beaucoup de ces défauts sont susceptibles d’une prompte atténuation, et que la fermeté, appliquée avec discernement, tempère la plupart d’entre eux. On distingue alors, chez ces primitifs, de rudes et fortes qualités, insoupçonnées d’abord ; on les découvre sensibles au bienfait, fidèles dans l’attachement et dans la gratitude, hospitaliers, capables d’oublier leur cupidité pour une libéralité inattendue, leur égoïsme pour une généreuse assistance. Le vent aride du scepticisme n’a jamais soufflé sur ces cœurs. [Illustration : Dans un oued, près de Bir Bettefal. Il a suffi de creuser ce trou, pour trouver à 0m 80 environ une eau excellente. (Page 344.)] [Illustration : Un coin de la vieille ville de Sioua, la célèbre oasis de Jupiter Ammon. (Page 379.)] L’orientation Est que nous prenons nous fait bientôt quitter l’oued Ghetmir. Nos animaux semblent avoir un bon pas. Nous cheminons de nouveau sur un sable plan, avec la ligne des dunes au sud et au sud-est. Nous sommes six : moi, Doma, un captif libéré d’une certaine aisance, du nom de Bou Zeriba, originaire de Djalo, propriétaire d’un de mes chameaux et de deux petits chamelons qui nous suivent, chargé en outre de surveiller et de ramener les autres ; mon nouveau cuisinier El Hadj Bakrit, qui est Ouadaïen ; un bella touareg du nom de Abou Bakr, et un tout jeune homme nommé Mohammed, qui a deux frères à Abéché, et qui va à Sioua avec un chameau pour y acheter de l’huile d’olive et du beurre. Il les revendra à Djerboub et à Djalo, au retour. C’est Bou Zeriba qui servira de guide, lui seul connaît bien la route, m’a-t-on dit. Nous nous arrêtons au coucher du soleil. Je fais monter ma tente pour la nuit. C’est pour moi un précieux confort. Je vais peut-être, avec ces chameaux choisis, pouvoir marcher ainsi chaque jour à bonne allure, de manière que le temps des repos et les loisirs en soient accrus, la distance parcourue restant la même. 25 novembre. — Je me réveille au petit jour, et je donne ordre de préparer le départ. Mais les hommes se lèvent de mauvaise grâce, sauf Doma qui est, comme toujours, debout le premier. Quand je sors, je trouve Bou Zeriba accroupi près d’un feu que vient de faire Bakrit. Je lui dis de s’occuper des chameaux. Il se contente de rire. D’une violente poussée, je le jette à terre. Il se relève, me regarde de côté, et tous commencent, avec lenteur, à charger. L’obéissance, ici, est rarement prompte. L’éducation européenne n’est pas venue lui donner ce caractère de réflexe vers lequel doit tendre tout dressage. Une heure et demie s’écoule, alors qu’il faudrait vingt minutes. Mes animaux, je ne tarde pas à m’en apercevoir, sont peu dociles. Tout leur est prétexte à gaieté. A chaque instant, ils se débandent et partent au galop. Les charges tombent. Il faut s’arrêter et attendre, car ils se refusent à marcher les uns sans les autres. La vanité de mes espérances d’hier soir m’apparaît peu à peu. Seule parmi les éléments de mes impressions quotidiennes, la nature atténue ses rigueurs. Nous rencontrons souvent des pâturages de necha, ou nesi. Il y a des broussailles sèches en plusieurs endroits. Après la route précédente, il me semble que je marche dans un jardin. Nous traversons une faible dépression dite Bou Thamran. Nous gagnons ensuite une série de dunes plates au delà desquelles apparaissent des dunes à arête. La nature a ménagé entre celles-ci une sorte de couloir mal tracé, dont la largeur varie entre quelques centaines de mètres et deux ou trois kilomètres. A plusieurs reprises, je dois admonester Bou Zeriba, qui néglige de pousser les chameaux. Je vois s’effacer définitivement, devant cette nonchalance, la perspective d’une route agréable et facile. Je commence à m’impatienter. Doma, qui s’en aperçoit, m’engage à lui confier ma cravache. Ma monture, dit-il, n’y est pas habituée, et pourrait, si je m’en servais sans y penser, me jeter à terre. Les défenses des chameaux sont sèches et puissantes, et les meilleurs cavaliers indigènes y résistent difficilement ; je la lui donne, machinalement. Ensuite, je me demande si c’est vraiment le chameau qu’il avait en vue lorsqu’il a pris cette précaution. Je réfléchis, et je me morigène. J’arrive au terme de mon voyage. La dépense physique, les préoccupations m’ont énervé. Il ne faut pas que par des emportements intempestifs, je compromette ma réussite, alors que, déjà, je touche au but. Que ma patience soit souvent à l’épreuve, c’est entendu ; mais peut-être est-elle insuffisante. De l’Européen, de ses goûts, de sa mentalité, les gens d’ici ignorent presque tout. Leur désir de me satisfaire, si j’en admets l’hypothèse, doit être souvent dérouté. Enfin, ne sont-ce pas ceux-là mêmes de la part de qui j’envisageais, il y a deux mois encore, avant de partir, l’éventualité d’un assassinat pur et simple ? Ils me servent mal, mais ils me servent. J’ai tout de même obtenu quelque chose. Déjà, depuis Koufra, cette considération m’a aidé plusieurs fois à garder mon calme. Je me promets de faire une concession de plus au succès final, de transiger, de chercher, en m’inspirant de leur caractère, à les placer dans les conditions les plus favorables à un rendement satisfaisant, plutôt que de prétendre leur imposer ce rendement selon notre manière. Nous mettrons plus longtemps à faire la route. Qu’est-ce donc ? Ne sais-je pas qu’avant peu je regretterai, malgré tout, ma vie nomade ? Pourquoi, dès lors, tant de hâte ? Le parti le plus sage est de me résigner à la lenteur contre laquelle, depuis Tadj, s’épuisent mes efforts ; elle est dans les mœurs. Les étapes, ici, sont moins longues. J’aurai, de toute manière, assez de temps pour faire dresser ma tente chaque soir, pour me ménager, dans ce domicile familier et commode, les quelques heures de solitude quotidienne qui sont le meilleur élément de mon repos : c’est le principal. 26 novembre. — La lune éclaire encore lorsque je réveille Doma. Le sable paraît plus pâle sous ses rayons ; c’est un silence, un aspect, une atmosphère même de neige. Bien qu’ayant pris le thé et caqueté interminablement hier soir, les hommes se lèvent tout de suite et nous partons sans retard. Le site reste à peu près le même ; les dunes qui nous entourent sont irrégulièrement disposées, souvent isolées les unes des autres. Avec les découpures capricieuses de leurs crêtes, tantôt blanches et tantôt d’un gris foncé, selon que la lumière les éclaire ou que l’ombre d’un nuage les assombrit, elles forment un véritable décor polaire. Mais c’est infiniment moins triste que la partie de la route qui se trouve entre Koufra et Djalo. Il y a du moins, ici, une certaine variété dans les détails. Je marche pour me réchauffer. Je questionne Doma sur les gens qui nous accompagnent. La mémoire de Doma enregistre assez fidèlement les faits ; mais elle ne les restitue que lentement. Je vais en avoir une preuve de plus ; une preuve, aussi, de la sagesse des résolutions que j’ai prises la veille. Tous mes compagnons lui font bonne impression, même ce Bou Zeriba qui m’agace. — « Pourquoi trouves-tu qu’il est bien ? » lui dis-je. — « Parce qu’avec un autre homme d’ici, si tu l’avais jeté par terre comme tu as fait, tu aurais pu avoir une mauvaise affaire. » Il m’explique alors, avec son naïf bon sens, que pour les indigènes de Cyrénaïque, qui n’ont jamais été en contact avec les Français, et de qui la mentalité subit l’influence des circonstances locales actuelles, le chrétien n’a pas le même prestige que pour les hommes du Tchad et même pour nos voisins de Koufra. C’est un ennemi, peu estimé, et par lequel il sied d’abord de ne pas se laisser malmener ; lui rendre le moindre service est déjà beaucoup. Je risquais hier, selon lui, soit un conflit immédiat, soit des représailles sournoises, encore plus graves. Il me rapporte, à titre d’exemple, des propos qu’il a surpris sur la route de Zirhen, de la part d’un des medjabras qui nous accompagnaient. « Sans les ordres de Sidi Mohammed, avait déclaré cet homme, le chrétien qui est là mourrait de ma main avant d’arriver à Djalo. Nous ne voulons pas de chrétiens ici. » Je me rappelle fort bien ce Medjabra. Il avait été blessé à la main en Cyrénaïque, et son frère y avait été tué. La vivacité des observations que j’ai faites plusieurs fois à Ratab a provoqué, elle aussi, à diverses reprises, chez certains de nos compagnons d’alors, des commentaires menaçants, formulés hors de ma présence. Doma me dit avoir relevé leurs propos, en leur rappelant qu’il y avait de nombreux Français dans le Sud ; que tous les chrétiens ne se ressemblaient pas ; et que ma mort, le cas échéant, serait promptement et durement vengée. Depuis lors, ajouta-t-il, il a souvent guetté la nuit le groupe de nos compagnons. Brave Doma ! C’est maintenant qu’il m’apprend cela ; et je suis bien sûr que ce n’est pas négligence. Confusément, il a senti qu’il valait mieux que je n’en sois pas informé, ce qui aurait pu compliquer les choses. Seulement, il a veillé. On s’arrête à onze heures. On prend encore le thé. Mais on obéit, dès que je dis que je veux partir. Nous campons, au coucher du soleil, au pied d’une longue gara, haute seulement de quelques mètres, qui sort du sable et nous barre la route ; elle présente à sa partie médiane un saillant arrondi très caractéristique. Bou Zeriba, quand je demande son nom, me répond qu’il ne le connaît pas. 27 novembre. — Toujours des dunes. Vers quatre heures de l’après-midi pourtant, en contre-bas, au commencement d’une dépression, tout un système de petites garas blanchâtres. Nous trouvons, auprès, les traces d’une caravane partie de Djalo avec quatre jours d’avance sur nous et qui a avec elle, le sol nous le montre, une dizaine de moutons. Les traces d’une caravane ! Après la vue du puits, c’est, au désert, le spectacle le plus réconfortant, surtout lorsqu’on cherche son chemin, comme c’est notre cas depuis une heure. Puis voici les vestiges de travaux que les Turcs firent en ce lieu pour y creuser un puits. Mais Sidi el Mahdi, le prophète senoussi, n’agréa pas cette tentative ; le sol s’effondra, ensevelissant deux hommes, et les Turcs en restèrent là. Nos ombres s’allongent de plus en plus. L’éclat du soleil s’éteint sur le sable. Ses derniers rayons n’éclairent plus, devant nous, que le sommet des dunes, dont les pentes sont lentement gravies par l’ombre ; puis, ces crêtes lumineuses s’éteignent aussi. Timide d’abord, souveraine bientôt, la nuit froide, aux pâles étoiles, prend possession du désert. 28 novembre. — Je commence à prendre mon parti de la lenteur de notre marche. Ces étapes de neuf heures, dix au plus, me reposent. Trouvé ce matin un fragment ancien d’œuf d’autruche. Il y a également ici des traces fraîches de gazelles, et d’antilopes de plus grande taille. L’aspect de la région que nous traversons se modifie légèrement. Les dunes forment maintenant une succession de cirques étendus. Le pâturage, had et nesi, reste fréquent. Nous nous arrêtons de bonne heure, pour déjeuner, dans un de ces cirques ; il se distingue des précédents par la présence de nombreuses garas, très basses, de quelques mètres seulement de relief, montrant des débris de roches blanches ; près d’elles s’étend un vaste semis de ces petits cailloux bruns qui caractérisent le reg désertique ; plus loin, le sable, encore. C’est la fin du rareb qui s’annonce. Je procède à l’installation sommaire que j’ai adoptée depuis Ghetmir pour la halte de midi. Pour ne pas faire monter ma tente deux fois par jour, je me borne à placer, sur le petit trépied qui me sert d’ordinaire à accrocher mes effets, une couverture. Puis, je m’étends sur le sable en plaçant ma tête dans le triangle d’ombre que projette celle-ci. Vers une heure, nous traversons un dernier cordon dunaire assez élevé ; et, quand nous descendons, une immense étendue, couverte de cailloux semblables à ceux que nous avons dépassés tout à l’heure, bruns comme eux, se présente à nos yeux et à nos pas. Nous allons maintenant longer, à une distance de 100 à 300 mètres, le grand erg à travers lequel nous cheminions — le même qui, vers le sud, s’étend jusqu’à l’oued Zirhen, et au delà. Presque tout de suite, une gara blanche, en bonnet phrygien, la concavité tournée vers le nord, avec une sorte de chemin circulaire ascendant, et, devant elle, une petite enceinte de pierres : Sidi el Mahdi aurait prié là. Les garas sont d’ailleurs nombreuses maintenant : toutes très basses, souvent disposées en cirques, comme étaient les dunes, qu’elles semblent continuer vers le nord, elles peuvent suggérer l’hypothèse d’une armature de nature analogue sous ces dernières. Après avoir cheminé quelque temps sur un reg absolument plan, nous descendons dans un fond tapissé d’une couche de sable ; nous le traversons et nous remontons sur une autre partie plane d’où nous découvrons à nouveau, jusqu’à l’horizon, le plateau — ou la pénéplaine, — puis c’est, après quelques kilomètres, une autre dépression, une autre plate-forme, et ainsi de suite. 29 novembre. — Hier soir, Bou Zeriba et le touareg ont emmené les chameaux dans le rareb proche pour les faire profiter d’un peu de had qu’ils savaient là. Deux heures après, ils n’étaient pas revenus, et toujours en garde contre une traîtrise, j’ai demandé à Doma s’ils avaient emporté leurs fusils et de l’eau. Mais ils ont fini par reparaître. Le pâturage est loin, voilà tout. A leur retour, Doma m’a dit qu’ils désiraient déjeuner au campement, ce matin, avant de partir. J’ai répondu négativement. Je tiens à profiter le plus possible des heures fraîches pour marcher. Aujourd’hui, n’entendant aucun bruit à l’heure habituelle, j’appelle et je m’informe. Bou Zeriba et son compagnon sont partis depuis longtemps déjà, paraît-il, chercher les chameaux. Je rentre sous ma tente. Une demi-heure plus tard, je perçois la voix des deux absents, et je sors à nouveau. Pas de chameaux. Tout le monde est rangé autour du feu. On se prépare à déjeuner, contrairement à ce que j’ai dit hier. Je m’enquiers : qu’est-ce que cela signifie ? Les deux hommes viennent d’arriver, me dit-on. Ils ont même apporté pour moi du bois dont j’avais besoin. Quant aux chameaux, mais ils sont là, à 500 mètres derrière la dune, on les a ramenés ; seulement, là aussi, il y a un peu de had, et on les laisse manger jusqu’au dernier moment. Se moque-t-on de moi ? Je donne ordre qu’on aille les chercher immédiatement. Le touareg part au pas de course. Je regagne ma tente, et je vois que les autres commencent à déjeuner. On m’a joué, avec une soumission feinte. Le système de ce qu’on nomme la grève perlée n’est pas une invention européenne. Je sens une telle colère monter en moi que je sors et que je me dirige en hâte du côté opposé à leur petit groupe, pour résister à la tentation d’un acte de violence. Là, je m’apaise peu à peu en cherchant des échantillons de roches. Je ne suis plus qu’à quatre jours de Djerboub, à huit de Sioua. Je suis résolu à mettre toute ma volonté en œuvre pour éviter les derniers pièges des circonstances. Quand j’ai retrouvé mon calme, j’appelle Bou Zeriba. Il arrive, l’air un peu inquiet. Je lui dis doucement, mais avec fermeté, mon mécontentement. J’ajoute que je ne voudrais pas soulever d’incidents dans un pays où les chefs m’ont si bien reçu, mais que je n’accepte pas qu’on méconnaisse mes ordres, et que s’il recommence, je le ferai punir sévèrement par Sidi Rida. Je m’attends au ricanement qui lui est habituel. Mais il est penaud, et s’excuse. Son attitude, soudain craintive, me montre une fois de plus combien le calme est plus efficace que la colère lorsque le chef ne dispose pas notoirement d’un châtiment qui puisse être le réflexe immédiat de son irritation. Nous partons enfin. Doma, en route, me dit que si on n’a pas obéi ce matin, c’est qu’il n’avait pas compris mes instructions, hier soir. Lui-même, d’ailleurs, a fait comme les autres. Ce n’est pas une preuve. Hier, j’ai simplement répondu : non. Cela ne prête guère à malentendu. Doma se montre dévoué à mes intérêts, mais il a la mentalité d’un indigène. Il me reparle de Bou Zeriba. Celui-ci lui a demandé aujourd’hui, paraît-il, pourquoi je l’ai jeté par terre l’autre matin. Il s’en souvient. Néanmoins, il n’a fait aucun commentaire. Doma lui a répondu que c’était pour plaisanter. Cette interprétation ne m’agrée qu’à demi. Je m’efforce de faire une nouvelle provision de patience, car je prévois que ce qui s’est passé aujourd’hui ne sera pas sans se renouveler dans la suite. Il est certain qu’on a déjà bien des ennuis avec les chameliers des pays soumis : en Nigéria, par exemple, où j’en ai connu d’insupportables. Comment, dès lors, s’étonner ici ? Je déroge, peut-être, au surplus, à tous les usages en ne m’inclinant pas respectueusement devant MM. les chameaux. J’ai voulu, cette fois, des animaux de choix, pensant éviter ainsi les complications qui ont rendu si laborieux mon trajet de Tadj à Ghetmir : on les soigne en conséquence. Je suis tombé sur l’écueil opposé. Si j’en avais acheté au lieu d’en louer, si j’avais pu garder mes hommes, que d’ennuis, d’impatiences et de fatigues ne me serais-je pas évité ! Le soir, à 6 heures, ma bête noire file de nouveau vers les dunes, qui sont à un kilomètre à notre droite, en escalade une, disparaît. Il reparaît une demi-heure plus tard et fait signe qu’on vienne camper où il est. Hélas ! il a encore trouvé du had. Mais je m’arrête et je mets pied à terre. El Hadj Bakrit et le touareg insistent pour qu’on se rapproche de lui. Je leur impose silence. Qu’il fasse paître ses animaux, soit. Mais que j’aie à allonger ma route pour les conduire au pâturage, certes non. Doma hésite. Il est fidèle, mais un peu mou ; pour un coup de force, ce ne serait pas l’auxiliaire rêvé. Je répète mon ordre, et on obéit. Bou Zeriba nous rejoint plus tard et, dans la nuit, emmène les animaux. Ils mangent, de la sorte, deux fois par jour. Ils peuvent supporter sans souffrir un jeûne d’une semaine ; en revanche, je dois me priver, ou à peu près, d’un repas sur deux pour regagner le temps que nous perdons ainsi, et cela dans le moment où je commence à éprouver le besoin, au contraire, de me réconforter : il y a près d’une année que je suis en chemin. 30 novembre. — Les choses se passent à peu près comme hier matin. Sournoisement, par l’effet de malentendus feints, on m’impose le retard que je souhaite éviter. Cette fois, je ne dis rien. Je reste sur le terrain de mon avertissement d’hier, sans m’attacher à le rappeler, laissant croire, par, mon mutisme, à mon intention de mettre ma menace à exécution. Je préviens simplement Doma que désormais les chameaux n’iront plus au pâturage le soir ; je suis résolu à m’y opposer. Les garas deviennent plus importantes à mesure que nous avançons. Je photographie deux d’entre elles qu’on me dit se nommer gara Fatima. Mais la gara Fatima, d’après Rohlfs, est bien plus à l’ouest ; et je sens chez mes compagnons de route une si vive répugnance à me renseigner, sans doute parce que nous approchons de Djerboub, lieu saint, que je n’enregistre cette indication qu’avec réserves[23]. Je fais don d’une boussole à Mohammed, le petit medjabra. Il se montre, depuis le départ, plein de bonne volonté, aide chaque jour Doma et Bakrit à monter ma tente, active de lui-même les chameaux quand il me voit impatienté. Mon cadeau paraît lui causer une vive satisfaction. Les autres le regardent avec envie. Vers 4 heures, le touareg signale, venant en sens inverse, une caravane d’une vingtaine de chameaux. Je m’enveloppe dans mon djered et je reste sur ma monture pendant que les hommes s’arrêtent et causent. Doma m’apprend ensuite que mon arrivée a été annoncée à Djerboub par la caravane qui nous précède ; que la nouvelle en a été accueillie sans hostilité ; enfin que le puits de Tarfaoui, notre objectif actuel, n’est plus très loin. Bou Zeriba s’approche à son tour. Il me montre quelque chose au caveçon de mon chameau. J’ai cessé depuis ce matin de lui adresser la parole. Je lui réponds : « Parle à Doma ». Il répète ma phrase, d’un air vexé : « Parle à Doma, parle à Doma ! » Je n’ai pas de lui la bonne impression qu’en a ce dernier. Il a encore reparlé aujourd’hui du jour où je l’ai poussé. Il est borné et haineux. En revanche, les autres paraissent être de braves gens, et cela le retient. Je commence à ressentir un peu de fatigue nerveuse. De là, peut-être, ma sensibilité, certainement excessive, à ces petits incidents. Ils ont néanmoins, en dehors de l’irritation qu’ils me causent, une répercussion effective sur mon bien-être : quand nous partons tard, nous ne pouvons guère arrêter qu’un quart d’heure vers midi, car il faut rattraper le temps perdu ; je marche ainsi tout le jour sous le soleil, presque sans repos, et comme je l’ai dit hier, sans repas. Ce soir, les chameaux sont restés près de nous. 1er décembre. — Doma est venu, hier soir, vers neuf heures, me dire que les hommes demandaient à nouveau, pour ce matin, la permission de déjeuner avant de partir ; mais qu’ils feraient en sorte d’être prêts au lever du soleil. Dans ces conditions, je n’y vois pas d’inconvénient. Je crois deviner toutefois qu’on projette, ensuite, une marche sans arrêt jusqu’au puits, éloigné d’une journée encore, ce qui, en revanche, n’entre nullement dans mes vues. Méfiant, je m’avise qu’il ne reste plus qu’une très petite quantité de bois. Le meilleur moyen de me déterminer à ne pas m’arrêter en route, c’est évidemment, pour eux, de l’user avant le départ sous prétexte de faire cuire leur repas. Je rappelle Doma et je me fais apporter le bois sous ma tente. Les autres dorment déjà et ne s’aperçoivent de rien. Le matin, l’orient pâlit à peine lorsque j’entends Bou Zeriba, déjà sur pied, éveiller tout le monde et faire préparer les charges. Ce n’est aucunement pour me complaire. Mais comme ses animaux ne sont pas au pâturage, il n’a pas de raison de s’attarder, tout au contraire ; plus tôt nous serons à Tarfaoui, plus tôt ils trouveront à manger ; ils pourront même boire. Tout de suite, il demande où est le bois. Le cuisinier et Mohammed, à qui Doma a raconté ma précaution, s’amusent à lui faire croire que ses chameaux l’ont mangé pendant la nuit, et lui reprochent amèrement, en riant sous cape, de l’avoir laissé à leur portée. Il se résigne et réclame ma tente pour la faire plier. Je réponds que je ne suis pas prêt ; que le soleil n’est pas levé ; et que lorsque je serai disposé à partir, je l’en avertirai. J’entends prendre mon quart de café comme d’ordinaire ; lui et ses chameaux attendront. Puis je donne la moitié du bois, en me divertissant de sa surprise, et ce n’est qu’une demi-heure après, que je quitte ma tente. Nous sommes néanmoins en route avant que le soleil n’ait fait son apparition. Le froid est sensible. L’aspect reste le même, mais avec des garas moins découpées. Leurs sommets sont légèrement arrondis ; seules de faibles dépressions dessinent leurs contours. Vers 4 heures, nous apercevons une nombreuse caravane. Doma m’engage à remettre mon djered, que j’ai ôté durant la chaleur. Bou Zeriba lui dit qu’il n’y a pas lieu d’avoir peur. L’intention paraît bonne, mais le mot sonne mal. Je réplique, sans me fâcher, que les Français ne craignent personne ; et qu’au surplus, si j’avais peur, je ne serais pas là. Puis, laissant mon djered, je me porte directement au-devant de trois hommes qui viennent vers nous ; je les croise en leur adressant un « Es salam alekum » — le salut soit sur vous — auquel ils répondent par un « U alek es salam » — et soit sur toi le salut — très cordial. Arrive un autre groupe, qui, lui, s’arrête. Nous échangeons des poignées de main. Doma et Bakrit me rejoignent — on cause. Nos interlocuteurs nous confirment que tout le monde, à Djerboub, connaît ma présence dans la région. On regarde chaque jour si on découvre ma caravane. Je suis attendu avec sympathie. Ces voyageurs sont des Arabes du Barga — c’est la région proche de Djalo. Ils rapportent du Caire un chargement important de thé, de sucre, de boubous ou koumadj qu’ils écouleront, partie dans la région, et partie à Koufra. L’un d’eux me déclare avec force, en me montrant son fusil, qu’il ira ensuite se battre contre les Italiens. Bientôt les dunes, que nous avions perdues de vue depuis quelque temps, réapparaissent devant nous. Nous descendons vers elles d’une manière continue, par longs échelons successifs. Les dernières lueurs du crépuscule nous montrent une gara au pied de laquelle sont des roches blanches ; puis ce sont quelques touffes d’une maigre végétation ; il y a là un trou dans le sable ; le puits de Tarfaoui. La nuit est tombée, et je ne distingue rien alentour. 2 Décembre. — Je suis à peine réveillé, et le soleil est loin d’être levé encore, que Doma m’apporte mon café. Il est accompagné de Bou Zeriba, qui m’exprime le désir de repartir sans délai, le pâturage étant peu substantiel. Le sage Doma s’abstient de lui traduire ma réponse ; mais il en devine le sens à sa vivacité. Il s’en va, déconfit. Pour moi, je procède avec volupté à une toilette complète ; je vais ensuite voir le puits — un mètre de diamètre, deux de profondeur, paroi de roche sous une couche de sable, eau abondante, mais fortement natronée. Doma revient peu après, l’air amusé. « Toi voir Bou Zeriba, me dit-il, toi voir lui ! » Je regarde le personnage. Il est assis par terre, la tête entre ses mains, dans une attitude de catastrophe. Qu’y a-t-il ? C’est, me dit Doma, qu’un de ses chameaux n’a pas voulu boire. Ce symptôme alarmant le frappe au point le plus sensible de son cœur. Il est littéralement atterré. A 9 heures, je me décide à donner le signal du départ. Bou Zeriba, qui s’est isolé avec Doma, me rejoint après les premiers kilomètres. Il me dit, à ma grande surprise, qu’il reconnaît avoir des torts ; qu’il ne vit que pour ses chameaux ; mais qu’il m’obéira strictement désormais. Je lui réponds que lorsqu’on a des chameaux si précieux, on se borne à les mener au pâturage, sans les faire travailler, et surtout sans les louer aux voyageurs. Je l’accueille toutefois avec bienveillance. Il me tend timidement la main. Je lui donne la mienne. Il est enchanté. Il a déjà oublié mes griefs. Je le sens tout prêt à recommencer. La patience, néanmoins, me sera maintenant plus facile. Nous descendons bientôt dans une vaste dépression que d’innombrables garas limitent ou divisent. Le reg et sa couleur brune ont disparu. Tout est maintenant sable clair ou pierre blanche. Nous apercevons la gara Bou Alia que nous laissons au sud pour quitter la route directe de Sioua (E.-S.-E.) et obliquer N.-E. vers Djerboub. Nous faisons halte dans un bel oued où le pâturage est cette fois excellent et d’une heureuse abondance : l’oued Bou Salama. Devant nous, une grande gara blanche, à la base ensablée, porte le même nom. Beaucoup plus près, à notre droite, sur un monticule, une sorte de table rocheuse, isolée, de quelques mètres de hauteur, formée d’un énorme pied blanc qui supporte une plate-forme foncée ; autour est une petite enceinte de pierres. Je m’en approche avec le bella Touareg et j’en prends deux photographies. Mais Doma, qui est en avant, revient vers nous en hâte. Il invective vivement le Touareg. Il m’explique que celui-ci aurait dû me prévenir ; qu’heureusement, il arrive à temps. Cette gara est sacrée. Quiconque la touche meurt avant d’atteindre Djerboub. Sidi el Madhi a campé ici. Nous entrons dans une zone particulièrement vénérée. Nous couchons un peu plus loin. 3 décembre. — Dès la fin du pâturage dans lequel nous marchons depuis hier, avant la gara Bou Salama, nous trouvons le puits de ce nom. Il est carré, a environ un mètre dix de côté et deux mètres de profondeur. Mais l’eau en est si chargée de sels qu’on l’a à peu près abandonné. Je cause, chemin faisant, avec Doma. L’extrême pauvreté de son vocabulaire français, ma connaissance très imparfaite de l’arabe, imposent d’étroites limites à nos entretiens. L’absence d’un interprète suffisant m’a bien souvent fait défaut au cours de ce voyage. J’aurais pu régler certaines questions matérielles d’une manière infiniment plus satisfaisante, augmenter par ailleurs les résultats de mon effort, tout en ménageant davantage mes nerfs et mes forces, si j’avais été à même de m’en assurer un. En outre, le désir de ne perdre aucun élément d’information m’a amené fréquemment, lorsque Doma ne pouvait m’expliquer le détail de ses constatations, faute d’un vocabulaire assez étendu, à m’efforcer d’en recueillir au moins la substance utile, en lui faisant exprimer ses conclusions. J’en suis arrivé de la sorte à le prendre parfois pour conseiller ; c’est là un mauvais système ; le fait de demander, d’accepter même un conseil, comporte une nuance qu’un Europeén doit éviter le plus possible à l’égard d’un indigène. Bou Zeriba, par une initiative maladroite, trouve bientôt moyen de m’irriter encore. Je me rappelle ses protestations de tout à l’heure, et, pour cette fois, je ne dis rien. Nous voici maintenant dans une dépression immense ; l’érosion a rongé la terre, mis à nu tout ce qu’elle habillait jadis, entamé les roches, creusé dans la pierre grise ou blanche un dédale de rues et de carrefours. Puis c’est, en contre-bas encore, une nouvelle dépression encaissée entre des bords rocheux. Nous y descendons. De son fond sablé où des palmiers, enfin — les premiers depuis Ghetmir — révèlent l’oasis proche, de nombreuses garas se dressent, sculptées avec un art, un pittoresque inattendus. Les unes affectent la forme de socles de colonnes ; d’autres, qui commencent en cône, s’évasent vers le sommet en larges tables ; le blanc, le jaune, le brun, en bandes étagées, les colorent. Devant ce riant décor de silhouettes capricieuses et précises, de teintes claires et de gaie lumière, l’esprit doit faire effort pour évoquer l’image, récente pourtant, des étendues ternes et maussades dont la monotonie nous était devenue familière. Après une heure, nous atteignons un point où les dattiers se font plus serrés et plus nombreux. Nous allons coucher là. Bou Zeriba nous devancera ce soir à Djerboub pour prévenir de mon arrivée, et nous le rejoindrons demain matin. Les hommes tirent des dattes d’un sac, les mettent dans une cuvette d’émail, s’asseoient en cercle et commencent à manger. Je m’étends sur ma couverture ; j’attends ; nul ne s’occupe de moi ; Doma fait comme les autres. Il est forcé, pour conserver des sympathies qui lui seront nécessaires au retour, de régler parfois son attitude sur celle de ses compagnons. Il ne faut pas qu’il mette trop de diligence à se séparer de coreligionnaires pour s’empresser au service d’un chrétien. Il semble que le voisinage du lieu saint se fasse sentir. Puis, aujourd’hui, il a le mal du pays. Ce matin, il semblait malade. « As-tu la fièvre », lui ai-je demandé ? — « Non, mais moi penser tous les jours moi plus loin de Faya. » Brave garçon ! C’est maintenant qu’il y songe. Avant de partir, Bou Zeriba fait office de barbier. Abokhar, le Touareg, s’est couché sur le dos. D’un grand rasoir mal aiguisé, l’opérateur, accroupi près de sa tête, lui ôte en une seule fois, sans autre adjuvant qu’un peu d’eau, une barbe longue de dix centimètres. Indifférente ou stoïque, la victime reste impassible. Le coucher du soleil est exquis, sur ce beau sable, parmi ces roches, entre ces palmiers en touffes qu’une dune escalade d’un côté, laissant de l’autre une large cavité demi-circulaire qui dessine la partie abritée des apports. Ils me rappellent ceux de l’oued Ghetmir, quand, sous le vent aigre, trois semaines plus tôt, je m’habillais pour me rendre au camp de Sidi Rida ; ceux de Zouroug, où j’ai dîné la veille de mon entrée à Tadj. Près du terme de ma route, ces images s’auréolent déjà de l’émouvant prestige du passé. Mais que je me sens loin, quand je les évoque, de ma paisible et souriante traversée du Cameroun, des bois clairs du Chari, des plaines hospitalières du Salamat ; sur certaines de mes impressions de Lybie, il soufflera toujours comme un vent d’âpreté ; je n’aimerais pas refaire ce voyage ; en ce moment même, peut-être ne le pourrais-je pas. Mes forces, en surface, n’ont pas diminué ; en profondeur, je suis moins sûr d’elles ; il me semble, par instants, que mes réserves, peu à peu, à mon insu, se sont épuisées, et que je ne dispose plus que d’une sorte de façade. Pourtant les heures que je vis ici sont d’une rare qualité. 4 décembre. — Je donne le signal du départ vers huit heures. Peu après, notre dépression s’étale en un large espace que ferme devant nous, à quelques kilomètres, une ligne de garas franchement accusée. Dans cet espace, un dôme d’un blanc éblouissant, flanqué d’un minaret, également blanc, se détache d’un modeste pâté de cases gris clair, aux toits en terrasse. Ce dôme est celui de la Kubba de Sidi Ben Ali, fondateur de la confrérie Senoussi ; nous sommes à Djerboub. Vers la gauche s’échelonnent encore, à quelque distance les unes des autres, trois enceintes de murs bas, une grande, deux petites ; entre nous et la Kubba, une ruine étroite ; une autre, sensiblement plus étendue, vestige du Djerboub primitif, est perchée à notre droite sur le bord d’une plate-forme avancée que des roches déchiquetées soutiennent ; elle nous domine d’une dizaine de mètres. Une petite palmeraie, dont je n’aperçois que les premiers arbres, commence à peu de distance de la Kubba. L’ensemble est sans ampleur. On m’a vu. Un homme vient à ma rencontre et m’adresse un « Salam alek » grave. Il fait arrêter ma caravane près de la plus petite des deux ruines, ce pendant qu’un groupe se hâte vers nous, porteur d’un grand ballot. C’est une tente, qui sera ma demeure ; une belle tente conique blanche, spacieuse, sous laquelle on jette deux tapis. J’y entre, et trois notables, deux au teint clair, un très noir, en vêtements blancs d’étoffe rustique, y entrent après moi. Ils me saluent, s’asseyent. Je leur explique l’esprit amical dont ma visite s’inspire. Ils n’ont jamais vu de Français, me disent-ils, et ils sont heureux de ma venue, heureux que je sois satisfait. Leurs visages expriment la cordialité. Ils partent, et on m’apporte un mouton, du beurre, du sucre, du thé. On m’annonce ensuite la visite du cheikh de la zaouia, Hassein, qui représente ici l’autorité Senoussi. Je vois en effet se détacher des maisons, distantes de 2 à 300 mètres, un autre groupe de six hommes, habillés comme les précédents. L’un, de petite taille, le teint à peine brun, la barbe blanche, les yeux légèrement soulignés de kohl, me souhaite la bienvenue. C’est le vieil Hassein. Je recommence mon petit discours, qui paraît faire une excellente impression. Mais on n’entre pas sous ma tente. Nous causons debout ; je puis, me dit spontanément le cheikh, circuler autour de la zaouia, en compagnie d’un homme qu’il m’enverra lorsque je le demanderai, mais il ne faut pas y entrer ; quant à prendre des photographies, du dehors, il n’y voit aucun inconvénient. Il va me faire apporter un repas et se tient à ma disposition si j’ai besoin de quelque chose. Je lui montre, pour établir le fait de mes relations amicales avec un grand chef, un papier sur lequel Sidi Mohammed el Abid a signé une phrase courtoise à mon adresse, en souvenir de mon séjour à Tadj. Il reconnaît la signature ; il l’embrasse, l’appuie contre chacun de ses yeux. C’est ensuite, dans le désœuvrement du lieu nouveau, la longue attente habituelle, puis un plat d’excellent mouton et de la kesra. Je profite de mon passage dans un centre habité pour essayer d’y louer d’autres chameaux, ce qui me débarrasserait de Bou Zeriba. Il n’y en a pas, malheureusement. J’erre çà et là. Je ne vois rien de remarquable, en dehors de la Kubba et de la Zaouia ; on élève, dans celle-ci, les fils des cherifs de la famille senoussi. Certains de leurs vieux serviteurs, aussi, y trouvent une retraite. Je n’ai pas insisté pour pénétrer dans la Zaouia même, ni pour approcher de la Kubba. De même qu’à Koufra, j’ai laissé au second plan le genre de documentation que j’aurais pu, peut-être, y recueillir. Des publications antérieures, dont j’ai fait mention déjà, ont d’ailleurs donné sur Tadj, sur Djof, sur Djalo, sur Djerboub, des détails nombreux. Nous sommes maintenant en territoire égyptien. La frontière part du petit port de Sollum, sur la Méditerranée, et passe à 50 milles environ à l’ouest de Djerboub. En prévision de notre départ, mes indigènes font dépôt de leurs fusils et de leurs cartouches entre les mains du Cheikh. A Sioua, l’administration égyptienne ne leur permettrait pas de rentrer en Libye avec elles. Ils les retrouveront à leur passage. 5 décembre. — Hier soir, on m’a servi pour dîner un plat de riz qu’avait fait Bakrit. Après trois bouchées, je lui ai trouvé un goût étrange, et j’ai laissé le reste. J’ai été bien inspiré, car le peu que j’avais absorbé m’a causé, dans la nuit, un violent malaise, et je suis encore très souffrant ce matin. Bakrit, questionné, attribue mon indisposition à l’huile d’olive qu’il vient d’acheter ici. Je ne vois pas en quoi l’huile d’olive peut avoir, en si faible quantité, des effets aussi insolites. D’ailleurs, on m’avait donné du beurre ; pourquoi cette huile ? Nous partons à dix heures. Je n’ai plus rien à faire à Djerboub. Nous marchons à peu près Sud-Est. La dépression que nous avons suivie avant-hier s’infléchît d’abord dans cette direction ; puis je la perds de vue. Je demande jusqu’où elle va, on me répond vaguement ; j’ai, une fois de plus, l’impression qu’un sentiment religieux détourne les indigènes de donner des indications, relativement à la région du lieu saint. Doma même, qui, ce matin, est allé visiter la Kubba, me dit qu’il ne peut m’en décrire l’intérieur. On lui a recommandé le silence. Je n’insiste pas. Les détails en sont connus. Nous faisons halte une demi-heure avant le coucher du soleil au pied d’un groupe de très belles garas qui s’appellerait gara Oum el Acha. Il y a là un pâturage et quantité de moustiques, les premiers pour moi depuis bien longtemps. 6 décembre. — De petites boursouflures, faites d’une croûte saline, apparaissent par places sur le sol ; puis nous passons sur de gros blocs compacts d’un magnifique sel blanc, dont le pied sent les bosses dures sous le sable, et qui affleure en maint endroit ; une vaste sebkha commence là, encadrée de longues barrières rocheuses. J’aperçois deux nappes d’eau assez étendues, au milieu d’une terre brunâtre qui présente l’aspect d’un champ labouré. Je trouve des fossiles de diverses espèces, des coquillages[24]. Les reliefs rocheux sont toujours et nombreux et assez élevés, les pâturages fréquents. Nous arrêtons à Gegel. C’est, en travers de la route, et venant de notre droite, une pointe de dunes qui s’achève en pâturage et vient buter, à notre gauche, contre une longue gara parallèle à la piste. Il y a, dans un creux, trois trous pleins d’eau claire, mais salée. Ici encore, des moustiques. Je commence à me remettre de mon étrange malaise de Djerboub. Je n’en connaîtrai jamais la cause exacte. En tout cas, elle ne saurait être imputable aux habitants de la Zaouia. L’hospitalité senoussi s’est montrée, à mon égard, au-dessus de tout soupçon de cet ordre. 7 décembre. — Nous sommes prêts une demi-heure environ avant le lever du soleil, car l’étape d’aujourd’hui doit être un peu plus longue. Il fait froid, et je grelotte. Pendant que les hommes courent après un chameau rétif, je m’approche du feu qu’ils ont abandonné. Il n’y a plus ni flamme ni braise, mais je me chauffe à l’odeur de la fumée. D’un relief, nous descendons bientôt vers un important groupement de larges troncs de cônes dont la coloration brune, presque noire, forme un contraste pittoresque avec le sable dans lequel ils sont enchâssés. Reliefs et dépressions se succèderont d’ailleurs tout le jour. Nous traversons les premiers par des cols, dont la pente ascendante, puis descendante, se resserre entre des murs rocheux et déchiquetés. Le spectacle des dépressions est d’une grande beauté. Sur leur sol clair s’élèvent çà et là de hautes garas qui malgré l’analogie qu’elles présentent entre elles, se distinguent par une variété de détails toujours nouvelle. Certaines, à la base d’un blanc pur, d’un ovale étonnamment régulier, surmontée d’une moulure parfaite, puis d’écroulements bruns, semblent les assises ruinées de formidables colonnes qui auraient eu 20 ou 30 mètres de diamètre. On croirait cheminer entre les derniers vestiges d’une cité de géants, trop étendue pour que le regard puisse embrasser l’ensemble de ses ruines et en discerner le dessin général, mais imposante jusque dans ses moindres parties. Toutes ces formations procèdent du tronc de cône ou du bonnet de police. Par endroits, ici encore, des coquillages innombrables jonchent le sol. Vers le coucher du soleil, je vois devant nous, au bas d’une pente droite, longue et facile, une grande flaque bleue entourée de pâturages. Nous camperons là. L’eau, d’ailleurs, est mauvaise. Notre trajet se termine. Demain, Sioua. Déjà s’efface dans mon esprit le souvenir des petites difficultés multiples qui ont troublé beaucoup de mes satisfactions. J’ai fait un effort, un effort auquel le succès a répondu. N’est-ce pas là le véritable objectif d’une existence virile, et que souhaiter de plus ? 8 décembre. — Le temps est agréable. Le froid a cessé. Le paysage reste le même, pittoresque, grandiose et riant à la fois. Nous atteignons vers quatre heures de l’après-midi, auprès d’un bel étang où se reflètent des palmiers, le petit village de Maradji ; ses habitants se répartissent en deux groupes ; les uns font leurs demeures d’anciens tombeaux creusés çà et là dans la roche ; les autres s’abritent sous de grandes tentes misérables disposées au bord de l’eau. Enfin, au bas d’une de ces magnifiques avenues en pente que nous suivons si souvent depuis deux jours, un étang beaucoup plus vaste, une plaine immense que bornent, en face, quelques garas lointaines, et où plusieurs palmeraies mettent des taches foncées ; près d’une de ces palmeraies est Sioua. Bou Zeriba choisit ce moment pour parler de s’arrêter. Il y a ici un pâturage ; plus loin nous n’en trouverons pas. Mais la proximité du but, du but si longtemps attendu, m’anime d’une nouvelle impatience ; je tiens à arriver ce soir, et je le lui dis ; il le sait parfaitement d’ailleurs, et nous l’avons toujours envisagé ainsi. Il se tait ; seulement, il cesse de pousser les chameaux et les laisse marcher à leur guise. Je les vois prendre un train de plus en plus lent, interrompu, parfois, par une brusque galopade ; ce sont alors mes bagages qui tombent — à l’instant même, le petit tonnelet où sont mes plaques photographiques. Chaque fois, il faut faire halte pour rattraper l’animal et pour le recharger ; il est tard ; pendant ce temps, le jour baisse. Alors, pris d’une colère dont je ne suis plus maître, je mets pied à terre, je prends ma cravache des mains de Doma, et je marche droit sur Bou Zeriba. Il a compris. Son teint devient gris. Avant que je ne l’aie rejoint, il a pris le pas de course, et s’est dirigé vers les chameaux, qu’il se décide à rassembler et à guider enfin. Je reste, moi, sur place, et je me calme peu à peu. Cet individu aura joué à mon égard, durant toute la fin de mon trajet, le rôle de la pelure d’orange sur laquelle le pied peut glisser à chaque instant. En pareil cas, c’est le plus souvent par de petites causes que sont provoqués les incidents graves. Un chef important fera rarement exécuter un voyageur, encore que le cas se soit présenté. Mais l’exaltation d’un fanatique, la vindicte d’un serviteur, sont des mobiles avec lesquels il faut toujours compter. Bou Zeriba n’était pas seulement attaché à ses chameaux. Sa haine à mon égard était visible, et je me gardais avec soin. J’ai passé sous silence, dans ce journal, en raison de leur peu d’intérêt, bien des détails par où son hostilité s’est trahie. Je n’ai jamais supporté qu’il résistât ouvertement à un de mes ordres ; mais il est bien des ordres que je lui aurais volontiers donnés, et dont je me suis abstenu devant la possibilité d’un conflit. J’avais résolu que rien ne me détournerait de mon objectif, et je m’étais mis des œillères pour tout ce qui pouvait nuire au succès de mon voyage. Néanmoins, sa mauvaise volonté entêtée et sournoise a été pour moi un sujet d’irritation quotidien. Il m’a fallu plus d’efforts pour me dominer dans quelques circonstances de ce genre que pour triompher de difficultés bien plus grandes en apparence. Vers dix heures du soir, le mauvais état de la route et les constantes frayeurs des chameaux nous arrêtent. Il faut coucher ici. Nous devons être près d’un village ou d’un campement, car je distingue, à 300 mètres à peine, une ligne de palmiers, et le scintillement de feux à travers les arbres. Doma et Mohammed vont s’enquérir. Ils reviennent peu d’instants après. Nous sommes presque arrivés, la ville est là. 9 décembre. — Le jour levant nous montre deux petites tentes blanches, près de nous. C’est un campement de Fezzanais. Les feux que nous avons vus hier soir étaient les leurs. Un peu plus loin, un long bâtiment ; et, à peu de distance derrière lui, un haut pâté de murailles grises, qui s’appuie sur une gara ; c’est Sioua. Les centres habités que j’ai rencontrés jusqu’à présent étaient faits de constructions basses et largement étalées ; ici, c’est au contraire une agglomération de demeures à profil de trapèze étroit et très élevé, collées les unes aux autres, et qui feraient involontairement songer, sans les angles de leurs murs et leurs minuscules ouvertures disposées en petits groupes de trois, à d’énormes cheminées d’usines. J’ai atteint le terme de ma route. Quelques minutes plus tard, je suis chez l’aimable fonctionnaire égyptien qui administre la ville, Ali Abd el Wahab effendi ; le gouverneur du Western Desert Province, Mr. Edwin de Halpert, qui réside à Mersa Matruh, à 200 milles environ vers le Nord, me fait appeler au téléphone pour me féliciter et me souhaiter la bienvenue ; il m’annonce en même temps que ses propres automobiles me transporteront incessamment jusqu’à la tête de ligne de la voie ferrée la plus proche, et que je serai, durant mon séjour à Sioua, l’hôte du gouvernement égyptien, en attendant mon passage à Mersa Matruh, où sa demeure sera la mienne. Dans l’après-midi, le lieutenant H. E. Howse, commandant la section du Camel Corps cantonnée à Sioua, vient ajouter pour moi le plaisir d’une relation et d’une compagnie agréables à cette réception si cordiale. Sioua est habité par une population au teint clair, dont le type et les mœurs accusent la décadence, et qui se rattache vraisemblablement à une origine berbère. L’intérieur de la ville, dès qu’on quitte la place du marché, est un dédale de ruelles, de passages couverts, de cours minuscules, d’escaliers rudes, le tout épousant les pentes de la gara. A trois kilomètres se trouve le temple antique de Jupiter Ammon ; il se dresse, comme un vieux château-fort en ruines, près du petit village d’Aghourmi, dans un bois paisible où se mêlent oliviers et palmiers. La dépression de Sioua était jadis extrêmement éprouvée par la malaria. L’administration anglaise l’a assainie par un travail d’irrigation et de drainage dont l’efficacité est aujourd’hui complète. Elle a pris soin, en outre, de peupler étangs et canaux de petits poissons connus sous le nom de Bolti fish, qui se nourrissent des larves des moustiques et contribuent activement à la destruction de ceux-ci. ★ ★ ★ De Sioua, j’ai mis Doma en route pour rentrer à Faya, après avoir pris toutes les précautions nécessaires en vue d’assurer son retour dans les meilleures conditions. Puis je suis parti moi-même pour gagner le Caire, où je désirais rendre visite à Sidi Idriss, l’un des chefs, je l’ai dit, des Senoussia. Dans l’intervalle, j’ai passé vingt-quatre heures à Mersa Matruh. Tout ce que la plus ingénieuse et la plus amicale courtoisie peut ménager d’agréable et de réconfortant à un voyageur, je l’ai trouvé dans l’accueil des fonctionnaires et officiers anglais et égyptiens à cette occasion, et je leur renouvelle ici l’expression de ma vive gratitude. Mes objectifs étaient atteints. Le nom de la Société de Géographie de France s’inscrivait le premier sur la liaison Tchad-Alexandrie par le désert de Libye. La route restait ouverte derrière moi aux explorateurs. J’avais recueilli, chemin faisant, de nombreux documents scientifiques. Je ne saurais enfin séparer de ces résultats le souvenir de l’accueil honorable, des procédés loyaux et des manifestations amicales que m’ont ménagés les Senoussia quand, sous la seule sauvegarde de notre prestige national, je suis allé, Français, me présenter chez eux. FIN APPENDICE Afin de donner aux personnes qui liront ce livre une idée au moins approchée du lac Tchad, dont j’ai parlé à plusieurs reprises, j’extrais du récit d’une précédente mission, publié par _L’Illustration_ du 15 juillet 1922, les quelques pages suivantes. Il convient de remarquer que la traversée du Lac Tchad a été effectuée maintes fois. C’est une question de saison et d’embarcation. Sous ce double rapport, les circonstances m’avaient amené à l’entreprendre dans les conditions les moins favorables : d’où les obstacles que j’ai rencontrés. SUR LE LAC TCHAD J’ai quitté Mao, la petite capitale du Kanem, le 22 juillet[25]. Le poste est construit sur une large dune, qui descend en pente douce, de tous côtés, vers une dépression circulaire. Sur le sable avoisinant, que pointillent uniformément d’un vert un peu gris de petits épineux et de dures touffes d’herbe, trois larges taches sombres, à quelques centaines de mètres, accusent la présence de trois palmeraies. Autour, disposées en étoile, cinq pistes droites s’amorcent au bas de la dune, montent légèrement et se perdent : ce sont les routes de Moussoro, de N’gouri, de Bol, de Rig Rig, de Bir Alali. Ma caravane comprenait deux gardes, mes boys Somali et Ahmed, mon cuisinier Denis et un petit bonhomme du nom de Mahmadou, qui aidait tantôt l’un, tantôt l’autre ; j’étais à cheval, et cinq bœufs portaient mes bagages. J’allais à Fort-Lamy, que je me proposais de gagner par le lac Tchad et le Chari ; j’avais été mis en garde, par un radio de M. le gouverneur Lavit, contre les surprises que peut ménager le lac en cette saison ; cependant, je ne pouvais me résoudre à laisser passer l’occasion de prendre contact avec une des seules régions de l’Afrique qui gardent encore un prestige aux yeux des voyageurs ; et j’avais décidé de me rendre au village de Bol, que cinq étapes séparent de Mao, pour m’embarquer. On sait que l’étendue du lac Tchad, d’ailleurs variable avec les années et les saisons, est environ 42 fois celle du lac de Genève. Il reçoit deux fleuves : à l’Ouest, la Komadougou ; au Sud, le Chari, sur la rive droite duquel est Fort-Lamy. Sa profondeur, généralement très faible, ne dépasse pas 6 mètres. Il a déjà été étudié et décrit, principalement par la mission Tilho. J’extrais les notes qui suivent du journal de voyage que je rédigeais régulièrement chaque soir. 26 juillet. — Je vais voir le lac aujourd’hui. Une fois de plus, je m’efforce, avant d’arriver, de m’imaginer ce qu’il peut être ; en rapprochant les uns des autres quelques détails qui m’ont été donnés en France, j’évoque le spectacle d’une immense flaque d’eau triste, semée d’îles marécageuses, entourée elle-même d’une large ceinture de boue en partie couverte de roseaux. En attendant, le paysage est le même qu’hier : une succession de dunes ; une piste de sable, où les pieds de mon cheval enfoncent ; des touffes d’herbe et des arbrisseaux, qui piquent, sur le sol, de minuscules taches clairsemées ; çà et là, exceptionnellement, un petit bouquet de palmiers doums, au tronc maigre, noir et nu, à la tête ronde. Nous traversons successivement deux cuvettes d’une quinzaine de mètres de profondeur sur quelques centaines de mètres de diamètre. Elles contrastent nettement, par la terre noire et plane qui en forme le fond, par la richesse de la végétation qui les couvre, avec le reste du paysage. Dans la seconde, non loin d’une petite flaque d’eau que des roseaux, étroitement, encerclent, un homme cultive un beau champ de mil, auprès duquel sont quelques pieds de coton d’une évidente vigueur. Nous en rencontrons bientôt une troisième, plus vaste, mais dont le sol est nu, uni comme celui d’un tennis, sillonné seulement de quelques rigoles très espacées ; il est toujours noirâtre, mais givré ; il craque sous nos pas ; c’est du natron. Sur les pentes de la cuvette, la végétation reparaît : herbe épaisse, arbustes, palmiers. Puis le sable, d’un jaune éblouissant. La piste nous fait descendre au fond de plusieurs cuvettes encore. Elles montrent une humidité croissante à mesure que nous approchons du Tchad ; la partie Sud de la dernière, celle qui se trouve à notre gauche, puisque nous marchons vers l’Ouest, est occupée tout entière par un beau lac. Une ceinture de plantes aquatiques de 2 à 3 mètres de hauteur, très dense, très homogène d’épaisseur et de couleur, délimitée vers l’eau comme vers la terre par des lignes nettes, l’entoure presque de toutes parts. Le sentier, pour le contourner, s’infléchit vers la droite et traverse un petit bois riverain, dont les talhas et autres épineux sont assez rapprochés pour former un ombrage, chose rare ici. Un peu d’eau qui s’est échappée de la ceinture des roseaux, vient, à moitié chemin, mourir à nos pieds ; un petit caïman de cinquante centimètres, à l’allure de jouet, dérangé par notre venue, quitte la rive d’un glissement lent et s’éloigne en nageant à la surface. Puis la route sort du bois, remonte la pente de la cuvette, et nous voici de nouveau parmi les dunes. Durant toute la fin de l’étape qui va nous conduire à Bol, les cuvettes se succèdent ainsi de plus en plus vastes, avec un caractère lacustre de plus en plus accusé. Chacune d’elles est maintenant d’un pittoresque plaisant, clair, décoratif, qui ne serait déplacé ni en Suisse, ni au milieu du Bois de Boulogne. Bientôt les intervalles des dunes nous laissent voir, sur notre gauche, des alternances de sable et d’eau, comme si tout un chapelet de ces lacs s’égrenait vers l’horizon ; à notre droite, au contraire, à 200 mètres de nous, un seul apparaît, tout en long, bien net, avec des rives d’un dessin ferme, légèrement boisées, sans herbes ni broussailles. A l’extrémité de la piste sableuse, très large maintenant, sur laquelle nous cheminons, se dessinant bien sur le jaune lumineux du sol, des cases groupées, un poste carré construit d’argile, une vaste place qu’un autre petit groupe de cases sépare de nous : c’est Bol, et ce sont, riantes, propres, dégagées, découpées à l’emporte-pièce, les rives du lac proprement dit[26]. Le sergent chef de poste vient à ma rencontre. Je vais aussitôt voir avec lui les pirogues disponibles. Il y en a deux précisément. Je partirai après-demain. L’après-midi est consacrée au repos ; je donne des instructions pour l’aménagement des embarcations ; je vais voir, au bord de l’eau, les empreintes d’une loutre, et celles d’un hippopotame qui vient, chaque nuit ou presque, manger les légumes du jardin, à cinquante mètres du poste ; je règle divers détails en vue du départ. 27 juillet. — Mes pagayeurs sont là. Ils acceptent de faire le voyage. Ils demandent seulement que je change mes pirogues pour des neuves avant d’arriver dans la partie large du lac. Nous en ferons faire dans une île voisine. Ils demandent aussi à être six au lieu de quatre pour chaque embarcation ; accordé. Ces pirogues, spéciales au lac Tchad, sont faites de roseaux assemblés par des cordes de feuilles de palmier. On fabrique un premier faisceau de sept à huit mètres, en forme de cigare à pointe effilée. On le flanque de deux autres faisceaux latéraux ; puis on ajoute de chaque côté deux longs flotteurs, de roseaux également. Il n’y a plus qu’à relever la pointe du faisceau central, de manière à faire une proue effilée, et l’embarcation est prête. On en fait aussi de plus petites, pour aller d’une île à l’autre : elles ne comportent que les trois faisceaux médians. Grandes et petites ont la stabilité d’une bouée. Elles sont très confortables, car leur structure ménage un certain jeu entre leurs éléments, et le choc des vagues, lorsqu’il y en a, est atténué, pour le voyageur, par leur souplesse. Elles présentent un seul aléa : la rupture des cordes, soit qu’elles pourrissent, ce qui commence à se produire après une quinzaine de jours d’immersion, soit que la violence des lames leur impose un trop rude effort. Alors la pirogue se dissocie, et il n’en reste plus que des roseaux épars. Cela ne se produit presque jamais. 28 juillet. — Je devais partir ce matin, mais on m’annonce que deux des pagayeurs, qui étaient du village voisin, se sont enfuis pendant la nuit. Quant aux autres, dont les cases sont à quelques kilomètres de Bol, ils ne sont pas venus. Un garde part les chercher. En attendant, je fais confectionner, avec du bois d’ambadj, spécial au lac, et près de trois fois plus léger que le liège, quatre ceintures de sauvetage, une pour chacun de mes boys. Puis, par des ficelles de cinq mètres, j’attache des flotteurs à chacune de mes cantines, de manière qu’on sache toujours où elles sont. A une heure, personne encore. Je n’en fais pas moins procéder à l’aménagement des pirogues. On y fixe des cerceaux de bois flexible, et sur ce tunnel à claires-voies, on attache des nattes qui m’abriteront de la pluie et du soleil. J’en fais placer trois autres sur le fond même de l’embarcation dans laquelle je dois prendre place, car les roseaux dont elle est faite semblent habités ; un serpent vient d’en sortir. En travers, près d’une des extrémités de l’abri, on dépose quatre dents d’éléphant, produit de ma chasse, solidement amarrées ensemble, entourées elles-mêmes de deux nattes ; j’aurai ainsi, pour m’appuyer ou pour m’étendre, une sorte de dossier en croissant. Je pourrai m’asseoir sur un tonnelet que j’ai là ; mes cantines me serviront de table ; je serai bien. A deux heures et demie, le garde, le chef du village et 15 hommes arrivent enfin. On fait un choix, on élimine ceux qui paraissent chétifs. Les nouveaux piroguiers, comme les premiers, insistent sur la nécessité de prendre des pirogues neuves au premier village, ce à quoi j’acquiesce de nouveau. J’ai engagé aussi un interprète, car ces gens ne parlent que boudouma. Nous partons à quatre heures, par un très beau temps. J’ai avec moi Somali, l’interprète, et 6 piroguiers ; dans l’autre pirogue, Denis, Ahmed, Mahmadou et les six autres piroguiers. Nous marchons à la perche, très lentement, sur une eau tranquille, et nous sortons bientôt du lac qui baigne le poste de Bol, pour passer dans un autre, un peu plus grand, par un large détroit. J’ai l’impression de progresser sur un très grand fleuve. Nous sommes, en réalité, dans les îles. La rive qui se trouve à gauche, et que nous suivons de près, montre, au-dessus d’une barrière de plantes aquatiques, la ligne faîtière d’un bois épineux d’où émergent quelques cimes de palmiers doums ; à droite, c’est une dune basse et moyennement boisée. Voici maintenant un chenal de 50 mètres de large, où nous nous engageons ; puis nous piquons droit vers la rive, nous accostons, les hommes descendent. On va chercher du bois pour faire du feu et remplir de terre la bourma, sorte d’amphore à large col, qui servira de foyer pour cuire mes repas. Je me garde bien de troubler une opération si utile. On repart. Le lac tourne encore, s’élargit de nouveau et s’allonge au loin. La profondeur a varié jusqu’ici entre 1 et 4 mètres. Il en sera de même durant tout le voyage. Le vent est tombé. La deuxième pirogue suit. Le crépuscule rougit le ciel ; près de nous, un hippopotame, invisible dans les roseaux, nous salue de son cri sonore et sauvage. Une nuée de moustiques nous assaille. L’obscurité peu à peu devient complète. Nous accostons de nouveau. Je vois à peine la rive. Somali me prend la main pour me guider. Mais après quelques pas sur une faible pente que couvre d’abord une herbe drue, je distingue la pâleur d’un sable épais et nu. L’aboi des chiens me révèle le voisinage d’un village dont le nom est, me dit-on, Madioro. J’envoie mon nouvel interprète, Abdallah, chercher le chef. Il revient seul au bout d’une heure. Tous les hommes se sont sauvés pour ne pas avoir à nous aider. Quelques femmes sont restées, toutefois ; convaincues très vite de nos dispositions amicales, elles apportent de bonne grâce les vivres dont nous avons besoin ; ces populations sont craintives surtout, et dès qu’on les rassure, rendent service volontiers. Je dîne, moi-même, sans lumière à cause des moustiques ; j’entends à tout moment les claques que se donnent les hommes pour écraser ceux qui les piquent. J’essaie de me renseigner sur le chemin que nous avons à faire. Je parle français à Denis. Denis traduit en arabe à Abdallah, qui traduit en boudouma aux piroguiers. Comme on le voit, c’est tout à fait simple. Il me faut toute une heure pour démêler, à travers des réponses contradictoires entre elles, ou sans rapport avec les questions posées, que nous devons, le cinquième jour, arriver à ce qu’ils nomment le grand bahr ; c’est la nappe d’eau dépourvue d’îles. Nous coucherons alors deux nuits sur les pirogues, hors de vue de la terre, puis nous entrerons dans le Chari. Mais ils me parlent encore de la nécessité de n’aborder le grand bahr qu’avec des pirogues neuves. Je couche dans l’embarcation, où j’ai fait mettre ma précieuse moustiquaire. Les hommes sont restés à terre. L’eau clapote doucement et des poissons, qui doivent être énormes, si j’en juge par le bruit qu’ils font, sautent autour de moi. Nuit fraîche et reposante. 29 juillet. — Départ vers 3 heures du matin. Ciel d’orage. Nous continuons notre progression au gré d’un vaste chenal qui serpente entre des rives herbeuses et plates, écartées de plusieurs kilomètres le plus souvent, mais qui parfois se rapprochent jusqu’à n’être plus distantes que d’une centaine de mètres à peine. Je n’ai pas encore rencontré d’île assez petite ou assez isolée pour que, l’œil en embrassant tout le diamètre, son caractère insulaire apparaisse nettement. Le jour se lève avec lenteur. Nous sommes légèrement balancés. Somali est couché sur l’avant. Ahmet, qui est monté, ce matin, dans ma pirogue, chique paisiblement un affreux tabac. Abdallah, à l’arrière, ne manifeste pas sa présence. Nous accostons vers 10 heures afin de nous procurer les roseaux nécessaires à une réparation, au moins sommaire, de nos embarcations. L’île s’élève en forme de dune. Des épineux, des palmiers doums, des euphorbes s’espacent sur sa pente sableuse. Au sommet — peu élevé, 5 à 6 mètres au-dessus de la surface de l’eau — sont quelques cases en tiges de mil, d’une courbe continue du sommet à la base, comme celles des kanembous, pour la plupart entourées d’une clôture, largement espacées entre elles : c’est le village de Mondikouta. Le chef est là et vient à notre rencontre, entouré d’une dizaine de noirs. Il n’y a pas de roseaux ; mais il m’apporte trois œufs, que je lui achète. Les piroguiers se dispersent, afin de couper, tout au moins, des perches plus solides. Le vent s’est levé. Maintenant, l’eau, gris jaune, moutonne fortement. L’aspect des rives donne une impression lacustre ; celui de l’eau donne une impression marine. Voici les piroguiers de retour. Comme nous devons contourner l’île, je décide de la traverser à pied, cela me permettra de faire un peu d’exercice ; je n’ai pas l’habitude de rester si tranquille. Le chef m’accompagne, et nous arrivons bientôt à une petite anse où les pirogues ne tardent pas à nous rejoindre. Je veux repartir, mais nous rentrons avant d’avoir fait cinquante mètres ; l’effort de l’eau, qui tend à disjoindre les faisceaux se fait sentir si fortement sous nos pieds que la rupture des liens se produirait infailliblement si nous persistions. D’ailleurs, c’est l’heure du déjeuner. Je m’installe sur une natte, sous un bel arbre, tout près de la rive, et on m’apporte mon repas. Le soleil est admirable, mais la chaleur ne doit pas dépasser 40°. Je suis tout à coup noyé dans un troupeau de magnifiques bœufs kouris, à cornes énormes, presque tous blancs, en excellent état. Certains d’entre eux marquent, à ma vue, une brève hésitation, puis ils se décident à passer, en allongeant un peu l’allure ; d’autres ne voient manifestement en moi qu’un accident de paysage parfaitement indifférent. Les deux petits noirs qui les conduisent n’ont pas leur courage ; en me découvrant tout à coup sous mon arbre, ils s’enfuient, pleins de terreur, à mon aspect. Cependant le vent est tombé. On peut partir. Mais messieurs les piroguiers se sont endormis et manifestent de la mauvaise humeur quand Abdallah, que je leur ai dépêché, les réveille. J’interviens et, quelques minutes plus tard, nous sommes en route. A peine notre lac traversé, le vent reparaît et il faut accoster encore. Cette fois, c’est sur une île d’un relief presque insensible : un champ de roseaux, derrière lequel s’élève un bois serré de grands arbres épineux ; plus loin, une plaine de sable où sont encore les tiges séchées du petit mil de la dernière récolte ; partout des traces de bœufs ; je ne relève aucune empreinte d’animal sauvage. Je songe à ce moment que, depuis le départ, je n’ai vu que deux ou trois oiseaux. Sur le Logone, que j’ai remonté en mars, des troupes de canards, de marabouts, de pélicans couvraient de plaques immenses une partie des bancs de sable. La vie animale, en cette saison du moins, se manifeste bien peu sur le lac. Le vent augmente encore, le temps se refroidit, quelques gouttes de pluie tombent. Il y a sûrement une tornade dans les environs. Puis tout s’apaise. Les hommes, qui s’étaient frileusement enveloppés dans leurs pagnes, reprennent leurs longues perches et réintègrent l’embarcation. L’un d’eux me prend sur son dos pour m’éviter la partie inondée, glisse, tombe, et nous voici dans l’eau. Avant même de se relever, tout de suite, il me regarde, un peu inquiet de sa maladresse ; il me voit rire, il rit aussi. Plus que deux kilomètres à faire pour achever l’étape d’aujourd’hui. La rive que nous devons atteindre est devant nous. Elle nous barre la route. Ahmet et Somali ont mis leurs ceintures de sauvetage, ce qui excite l’hilarité générale. Nous ne courons pas le plus léger risque, mais ils sont très fiers de porter cet accessoire de blanc, qu’ils trouvent seyant. Nous arrivons presque à la nuit. L’île s’appelle Ngalasoa. 30 juillet. — Nous allons passer ici la journée entière. Les indigènes ont bien deux pirogues neuves, qu’on nous a amenées au matin ; mais elles sont trop petites, et on décide d’en fabriquer deux autres. Je promets d’en payer deux fois le prix si elles sont faites dans la journée ; cela ne m’entraînera pas très loin : elles valent, chacune, à peu près 2 fr. 50. Les habitants, visiblement, sont pleins de bonnes dispositions, et tout le village se met activement au travail. Cette matinée m’apporte un nouveau témoignage de l’incertitude qui s’attache aux renseignements de source indigène. Je venais de poser quelques questions au chef. Le coton, m’avait-il dit, n’a pas fait l’objet d’essais jusqu’ici. Les indigènes en tenteraient volontiers s’ils savaient comment s’y prendre. Pour le moment, les quelques étoffes dont ils s’habillent viennent de Kaoua, sur la rive anglaise. Je fais quelques pas dans l’île et je découvre à cent mètres à peine, soigneusement entourée d’une haie d’épines, une petite plantation, très prospère, de coton. J’envoie Abdallah chercher le chef. Celui-ci, dès son arrivée, devance une demande d’explications : les gens du village ignorent bien, me dit-il, la culture du coton ; mais il y a dans l’île un bornou, qui s’y est fixé, et qui a deux champs. Je n’insiste pas, la chose étant de peu d’importance. Pourquoi m’a-t-il menti ? A-t-il craint la levée d’un impôt ? ou sans doute, plus simplement, en faible qui dissimule ses biens aux yeux du fort, dont la convoitise pourrait s’éveiller. Je reviens au rivage. Je constate la présence, en face de nous, d’une petite île de 40 mètres de diamètre, qui n’était pas là hier soir. C’est une île flottante. Elles sont fréquentes sur le lac Tchad. Les courants qu’y produit le caprice des vents les pousse, les groupe ou les divise. A Bol, j’ai pris, à une heure chaque fois d’intervalle, quatre photographies d’un même point du lac. Il faisait grand vent. La première fois on y voyait une île, la seconde fois trois, puis deux, puis rien. Elles sont toujours de faibles dimensions, et celles que j’ai vues ne montraient que de l’herbe et des roseaux. Mahmadou, Ahmed, un homme de village, se baignent ; le lac, ici, n’a pas 1 m. 50 de profondeur. L’indigène cherche à attraper Ahmed et à lui faire perdre l’équilibre. Ahmed se débat en poussant des cris suraigus. Quand il sent qu’il va tomber, il plonge brusquement, court sous l’eau et reparaît à cinq ou six mètres, puis il continue à s’enfuir, avec les mêmes cris ; mais son persécuteur, non moins prompt, le rejoint et le rattrape. Nous nous amusons de cette scène. Je suis dévoré de piqûres. Somali me montre une petite mouche presque imperceptible, aussi mauvaise, me dit-il, que les moustiques. J’en ai la preuve. Les pirogues sont prêtes vers quatre heures. On s’empresse aussitôt à fixer sur elles les abris de nattes que portaient des autres, on y place les bagages et nous partons. Elles sont plus petites, 6 mètres sur 1 m. 80, mais paraissent d’une parfaite solidité. 31 juillet. — J’ai renvoyé Abdallah sur la pirogue du cuisinier. Ahmed parle boudouma aussi bien que lui. Le rôle d’un interprète, sa valeur technique et morale sont primordiaux dans les pays primitifs, où les malentendus sont souvent pleins de conséquences. Sans imposer aux fonctionnaires l’étude approfondie des dialectes régionaux, il y aurait un intérêt capital à ce qu’ils en eussent toujours les notions nécessaires pour contrôler avec certitude la fidélité d’un traducteur. Nous avons marché — lentement, comme toujours, 3 ou 4 kilomètres à l’heure — une partie de la nuit. Hier, comme le soir tombait, un hippopotame a émergé à trois mètres de nous et s’est maintenu quelque temps dans notre voisinage. Il ne laissait voir hors de l’eau que ses gros yeux, son mufle foncé, sa nuque renflée et brune entre deux oreilles presque roses. Je n’avais nul désir de le tuer, c’est un gibier dont j’ai épuisé l’intérêt ; cependant j’ai pris mon fusil et me suis tenu debout sur l’avant jusqu’à ce qu’il ait cessé de venir souffler autour de nous, afin de prévenir toute fantaisie de sa part. Il arrive quelquefois, la nuit surtout, qu’ils bousculent et endommagent les embarcations, dont le passage les effraie. Un Européen a trouvé la mort de la sorte, en janvier, sur le Logone. Le nôtre ne tarda pas à nous abandonner. Le lever du jour nous a trouvés sur un long chenal qui serpente entre des roseaux bas et dont la largeur varie entre 100 et 10 mètres. Les arbres, lorsque nous en apercevons, sont loin, derrière une large ceinture de plantes aquatiques ; le sable n’apparaît plus ; ce ne sont plus là des dunes ; le sol ne présente aucun relief. Nous approchons, me dit-on, du grand bahr, c’est-à-dire de la partie libre du lac. Beaucoup de moustiques, cette nuit ; j’en avais jusque dans ma moustiquaire. L’eau continue d’être jaune et trouble. Chaque fois que j’y ai plongé ma main, elle était tiède. Aujourd’hui, elle n’a pas une ride. Vers neuf heures et demie, si j’en juge par la hauteur du soleil — je n’ai plus de montre depuis longtemps, et je m’en passe d’ailleurs sans peine — nous nous arrêtons pour faire du bois, car nous n’en trouverons plus désormais. Nous cherchons un endroit pour accoster. Bientôt nous trouvons une étroite solution de continuité, qui s’enfonce en serpentant entre les roseaux serrés ; un hippopotame l’a tracée. Les hommes descendent. Malgré mon désir de marcher un peu, je ne les imite pas, car il y a 1 m. 50 d’eau, et rien n’indique que la terre émerge bientôt. Ils sont de retour au bout d’un quart d’heure, avec une abondante récolte. Voici la fin du chenal ; des ambadj, ces arbres au bois léger dont j’ai parlé déjà, se montrent çà et là, dans l’eau ; anguleuses et nues, leurs branches émergent autour de nous, en bouquets tristes ; nous les dépassons et le lac nous apparaît sous un aspect nouveau. Nous sommes au fond d’une apparence de golfe que dessinent, à notre droite et à notre gauche, noires, basses, lointaines, des lignes d’herbes aquatiques. Devant nous, une troisième ligne barre la partie médiane de l’horizon ; elle laisse, à ses extrémités, deux détroits par lesquels on ne voit plus que le ciel et l’eau. Les roseaux que nous longions s’éloignent brusquement vers la droite, et maintenant que leur protection nous manque, de petites lames moutonneuses paraissent et un vent violent se fait sentir. Les piroguiers discutent et finalement, accostent. J’ai la curiosité de descendre sur le banc de hautes herbes qui nous abrite ; je n’y puis faire que quelques mètres, car elles sont très serrées. Le pied n’y trouve pas de terre ; il repose sur un enchevêtrement d’éléments végétaux qui fléchit à chaque pas et laisse sourdre l’eau. Il est midi lorsque le vent commence à faiblir. Nous nous disposons à repartir. A ce moment, comme les hommes ont déjà repris leurs perches, un d’eux soulève l’extrémité d’une des nattes qui me servent de plancher et montre une voie d’eau. On s’empresse. Il n’y a d’ailleurs aucun danger à l’endroit où nous sommes. C’est une des cordes qui s’est rompue. L’accident est singulier, dans cette pirogue neuve. Ce qui l’est plus encore, c’est qu’en achevant de soulever la natte, on s’aperçoit que toutes les cordes du faisceau central, point vital de l’embarcation, ont également cédé. L’homme qui a signalé l’incident, dont personne ne s’apercevait, puisque l’eau était dissimulée par la natte, appartient au village qui a construit les pirogues ; je l’ai pris, au dernier moment, pour remplacer un malade, et il ne s’est embarqué que de très mauvaise grâce. Mais les indigènes montrent toujours de la mauvaise grâce lorsqu’il s’agit d’un travail ; et je ne trouve de bases suffisantes à aucune hypothèse de quelque portée. La réparation s’effectue d’ailleurs aisément. On transporte les bagages sur l’autre pirogue. Puis, avec un bâton pointu muni d’une boucle de cuir, sorte d’aiguille, on passe de nouvelles cordes à travers les roseaux. Il n’y a que peu de profondeur. Un homme s’est mis à l’eau et, par-dessous, les tire. Mieux vaut que cette petite complication se soit produite aujourd’hui, car nous allons entrer dans la partie délicate de la traversée. Une heure plus tard, tout est en ordre. Nous faisons cent mètres, lentement, secoués brutalement par les vagues. Le chef piroguier me fait dire qu’il y a trop de vent et qu’on ne peut continuer. Nous regagnons notre abri. Vers quatre heures, nouveau départ. Les piroguiers viennent de fixer l’horizon avec attention comme s’ils découvraient soudain quelque chose ; puis ils se sont levés rapidement, ont pris leurs perches et nous voici en route. Les lames, pourtant, sont plus violentes que tout à l’heure et, sous moi, mon embarcation joue en tous sens ; sans doute ont-ils vu qu’au large elles commençaient à s’apaiser. Je renonce à questionner, Ahmed et Abdallah, comme interprètes, étant aussi insuffisants l’un que l’autre ; tout se passe fort bien, du reste. Nous arrivons entre cinq et six heures à la petite ligne isolée que, ce matin, je voyais devant nous. Mais, au lieu de nous engager dans un des détroits qu’elle laisse à sa droite et à sa gauche, nous changeons de direction pour marcher droit au sud, par une brèche étroite que je n’avait pas aperçue jusque-là. Nous coupons la branche de gauche de l’apparence de tenailles qui nous enserrait. Le temps a achevé d’évoluer et le calme de l’eau, comme celui de l’atmosphère, est absolu. Les six piroguiers, qui les jours précédents s’étaient divisés en deux équipes, chacune marchant à son tour, manœuvrent aujourd’hui simultanément. L’énergie qu’ils apportent à la propulsion des pirogues fait contraste avec l’apaisement des éléments. La nuit tombe déjà. Je me retourne. Le soleil couchant a embrasé tout l’horizon. Sur ce fond rouge et lumineux encore, les roseaux que nous dépassons découpent, en noir, leurs fines silhouettes ; devant eux, en noir également, ombre chinoise d’un pittoresque intense, la pirogue de Denis fend vigoureusement l’eau sans rides ; sa proue relevée, son abri de nattes, les silhouettes de ses six piroguiers, debout, dans des postures d’effort, élevant, au bout de leurs bras musclés, l’extrémité de leurs longues perches aux lignes anguleuses, se projettent avec précision. Je me couche et j’ai le sentiment que nous marchons environ deux heures. Le vent s’élève ensuite, le lac grossit, nous sommes fortement balancés. Une demi-heure encore se passe. Puis, sans transition, quelques mètres de lente progression sur une eau calme, et tout s’arrête, à l’exception du bruit du vent. Je regarde, mais la nuit est très noire. Je questionne : il y a trop de vent ; nous allons, à l’abri du banc de roseaux que nous venons de rencontrer sur notre route, attendre un moment plus favorable. Je comprends clairement la tactique de mes Boudoumas : ils procèdent par bonds successifs. Ils savent que leurs embarcations n’ont pas la solidité nécessaire pour supporter l’épreuve d’un gros temps. Ils les garent au milieu d’un banc de roseaux ; là, en sûreté, ils guettent une accalmie et partent dès qu’elle se manifeste, en s’efforçant de gagner sans complication le banc le plus proche, où la même manœuvre recommence. La traversée, dans ces conditions, est assez sportive et prend de l’intérêt. 1er août. — A huit heures du matin, nous ne sommes pas encore repartis. Je distingue au large de fortes vagues ; à leur défaut, le seul mugissement du vent me fixerait sur son intensité. J’ai l’impression d’être en pleine mer ; la terre n’apparaît plus d’aucun côté ; de minces lignes noires se montrent encore à l’horizon, mais ce sont des roseaux comme les nôtres. Patiemment, et tandis que j’écris ces notes au fond de ma pirogue qui, sans secousses, s’élève et s’abaisse tour à tour, nous guettons l’accalmie qui sera le signal d’un nouveau bond. Celui-ci doit être décisif : les lignes que nous voyons là-bas sont les premiers roseaux de l’embouchure du Chari, sentinelles avancées du rivage. Onze heures arrivent, le vent est tombé ; mais le temps se couvre, et bientôt un brusque abaissement de température indique le voisinage d’une tornade. Il est peu probable, étant donnée la position des nuages, qu’elle vienne jusqu’à nous ; mais nous en aurons les éclaboussures ; en effet, le vent reprend. Nous nous risquons à repartir vers deux heures ; c’est pour rentrer presque aussitôt. Une légère pluie tombe, cesse très vite. Le moment, de nouveau, semble favorable. Les piroguiers, tous ensemble, font à haute voix une prière à Allah, saisissent leurs perches : nous sommes en route. 2 août. — J’écris ces lignes de la même petite anse de roseaux que j’avais quittée, hier, plein d’espoir. Nous avons échoué dans notre effort, quand déjà nous apparaissait la terre promise. Après un excellent départ, et une heure et demie de route dans les conditions les plus favorables, alors que se précisaient, à quelques kilomètres de nous, les silhouettes du banc d’herbes qui marquait la fin de notre étape, j’ai eu l’impression, vite confirmée, que le vent fraîchissait. Dès le début, nous avions eu des lames, mais encore normales. Elles augmentaient maintenant d’une manière qui ne pouvait échapper à l’attention ; lorsque nous marchions vent debout et qu’elles nous heurtaient de front, toute la proue de l’embarcation se courbait sous leur choc, et je sentais jouer les faisceaux de roseaux sur lesquels j’étais étendu ; lorsque nous obliquions un peu, la pirogue avait des ploiements latéraux dans lesquels je n’aurais vu, deux jours plus tôt, qu’une intéressante preuve de sa souplesse, mais qui, depuis l’incident des cordes cassées, n’était pas sans me préoccuper. Presque à chaque lame, l’eau balayait l’avant jusqu’à mes pieds. J’avais pris avec moi Somali et Ahmed. J’avais laissé sur l’autre pirogue Denis, Abdallah et Mahmadou. Ils nous suivaient à deux cents mètres, et je me retournais de temps à autre pour voir comment s’effectuait leur traversée. Comme je venais de le faire une fois de plus, je les vis tous debout arrachant en hâte les nattes qui formaient abri au-dessus de l’embarcation, et qui donnaient évidemment prise au vent. J’en conclus qu’ils commençaient à se trouver en difficulté. Mais ils ne nous faisaient pas de signes. Bientôt mon chef piroguier me fit dire par Ahmed qu’il était nécessaire de sacrifier, nous aussi, notre abri, les choses n’allant pas à son gré. Nous nous mîmes à couper les attaches et le vent se chargea du reste : ce fut l’affaire d’un instant. Il avait fallu pour cela déranger les bagages et, pour prendre moins de temps, on les avait placés en désordre au milieu. Ce n’était plus la belle ordonnance du début. Néanmoins, l’embarcation parut soulagée. Elle était moins éprouvée par le choc des lames ; en même temps la petite ligne noire qu’il fallait atteindre se précisait sur l’horizon. Des têtes d’arbres, ambadj sans doute, s’en détachaient ; quelques kilomètres, et nous arrivions. Mais il était écrit que nous ne réussirions pas à les franchir. Nous marchions avec une extrême lenteur, et le vent fraîchit encore. Sur l’autre pirogue, je vis Abdallah, Denis et Mahmadou mettre leurs ceintures ; sur la mienne, Somali et Ahmed les avaient depuis longtemps. J’enfermai dans un petit tonnelet étanche les quelques papiers que je n’y avais pas encore mis. Le chef piroguier, depuis quelque temps, s’était tourné plusieurs fois vers moi d’un air de détresse que j’avais feint de ne pas remarquer ; il fit alors à Ahmed un long discours sur le ton plaintif et nasillard habituel aux Boudoumas. Ahmed me le traduisit en quelques mots : « Il n’était plus possible, disait-il, de lutter contre les lames. D’un instant à l’autre, les cordes allaient se rompre et la pirogue s’ouvrirait. » Au même moment, une rupture se produisit, mais dans un faisceau latéral, et d’une réparation facile. On remplaça hâtivement la corde. Les perches indiquaient près de quatre mètres de profondeur, ce qui compliqua l’opération. Pendant ce temps le vent tourna un peu et la lame éprouva les embarcations dans un sens moins favorable encore. Il fallait se rendre à l’évidence. Une deuxième fois, le chef piroguier me fit dire qu’il n’y avait plus qu’un moyen de nous tirer d’affaire, si Allah le voulait : c’était de retourner en arrière ; la rupture de la pirogue était visiblement imminente. Je donnai l’ordre de retour et je fis signe à Denis, qui continuait de nous suivre courageusement, de faire demi-tour aussi. Après quelques instants, je demandai au chef piroguier si la situation lui semblait améliorée par notre manœuvre ; en effet, nous continuions d’être secoués violemment. Il fit encore un long discours pour dire que si nous avions continué à avancer, les cordes auraient cassé sûrement ; mais qu’elles allaient casser aussi sûrement malgré notre changement de direction, les lames, trop fortes, ne laissant plus d’espoir. En même temps, les hommes qui manœuvraient les perches firent mine de quitter leur poste. Je me levai et tout le monde, bientôt, eut repris sa place. La pirogue de Denis nous rejoignit à ce moment. Je vis avec plaisir que tous y gardaient leur sang-froid. Abdallah, voyant que je n’avais pas de ceinture, m’offrit la sienne ; il n’était à mon service que depuis trois jours. Denis me fit la même proposition, m’engageant en même temps à passer sur sa pirogue, qui se comportait mieux. Somali, se piquant d’émulation, voulut à son tour me faire mettre une ceinture ; mais, plus avisé, il m’engagea à prendre celle d’Ahmed, qui d’ailleurs acquiesçait. Je remerciai ces braves gens. Je donnai l’ordre de faire marcher les deux pirogues de concert, l’une couvrant l’autre, ce que d’ailleurs il ne fut pas possible de réaliser ; et de se diriger vers notre point de départ, en marchant très lentement, ce qu’on fit. En même temps je détachai les flotteurs de quelques-uns de mes bagages, que je réunis à un flotteur unique ; et, les attachant ensemble, je les fixai autour de ma ceinture, car les lames, trop fortes, m’auraient gêné pour nager. Depuis que nous avions quitté les îles, nous n’avions pas croisé une seule pirogue. Sur les eaux jaunes du lac flottaient seuls, par endroits, quelques ambadj que le vent avait brisés ; ils accentuaient, par la tristesse de leurs branches noires dépouillées de feuilles, l’aspect d’inondation que présentait, sur le ciel sombre, l’immense désert aquatique qui nous entourait. Je criai, sur un ton de plaisanterie, à Denis, de commencer à faire cuire le dîner, pour donner l’impression d’une sécurité que je ne ressentais pas, et j’attendis, puisqu’il n’y avait pas autre chose à faire. Cela dura une heure environ. Après quoi le ciel s’éclaircit, les vagues mollirent ; il devint évident qu’une accalmie était prochaine. Elle se produisit en effet. Le moment critique était passé. Mais il était trop tard, et la fatigue des hommes était trop manifeste pour qu’il nous fût possible de modifier à nouveau notre direction. Une heure encore, et nous entrâmes dans la petite anse qui, déjà, nous avait servi de refuge. Le soleil se couchait dans un ciel pur, sur le lac apaisé. Dans la pirogue de Denis, des flammes enveloppaient la bourma où mon repas, cette fois, cuisait réellement ; et dans la mienne, accroupi à l’avant, Somali improvisait une complainte sur Mahmadou, que tous plaisantaient parce qu’il avait pleuré tout à l’heure en disant qu’il n’avait pas revu sa mère depuis deux ans et qu’il ne voulait pas mourir. On examina sommairement les embarcations. L’avant de celle de Denis s’était brisé sous la poussée répétée des vagues, mais ce n’était pas une blessure mortelle. La mienne était plus éprouvée. Je demandai au chef piroguier s’il pensait qu’en tentant la chance le lendemain, à cette même heure, qui depuis deux jours marquait la chute du vent, nous pourrions cette fois réussir. Sa réponse fut décourageante. L’état des pirogues, me dit-il, ne le permettait plus ; tout ce qu’on pouvait attendre d’elles, c’était qu’elles nous mènent jusqu’à Bol, par temps calme, et après réparation. J’ai laissé la nuit passer sur ses émotions, et je lui ai reposé, ce matin, la même question. Il m’a fait la même réponse. Nous allons donc rentrer à Bol. Nous attendons que le vent tombe pour partir. J’ai hâte de changer de mouillage, car il y a ici des moustiques d’une nocivité que je n’avais pas rencontrée encore, et je suis couvert de piqûres. Dans l’eau jaune et sans transparence, Denis pêche, car nous n’avons plus de vivres que pour jusqu’à ce soir. Je n’ai pas surveillé mes Boudoumas, et ils ont épuisé nos provisions. Il a failli prendre, tout à l’heure, un poisson de plus d’un mètre de long ; celui-ci, à demi sorti de l’eau déjà, est retombé, après avoir cassé l’hameçon. Ahmed se baigne. J’entends un « ploc ». C’est un caïman qui dormait, couché sur une branche d’ambadj, et qui plonge. Mais il est seul à se déranger. Les hommes, qui sur le Logone en avaient très peur, ne les redoutent pas ici. A deux heures, le vent fait rage. 2 août. — Hier, à quatre heures, une légère accalmie s’est produite, si légère que je ne songeais pas au départ. Pourtant, immédiatement, les hommes refont la prière à Allah, qui, depuis deux jours, est devenue traditionnelle, et nous voici en route ; c’est à peine si j’ai eu le temps de m’en apercevoir. Direction Bol, malheureusement. Le lac est encore assez fort. Le vent nous prend par le travers, et bientôt nous sommes secoués sérieusement ; je retrouve les petites séries de trois chocs avec lesquelles j’ai eu le loisir de me familiariser la veille. Mais le manque de vivres nous impose cette hâte. D’ailleurs, cela s’apaise vite, et je vois tous les visages se rasséréner. Nous atteignons l’extrémité d’une longue ligne de roseaux que nous avions coupée il y a deux jours. Nous y passons, comme à l’aller, au coucher du soleil. La pirogue de Denis, qui était restée en arrière, m’y rejoint, et je suis frappé de l’état où elle se trouve. Elle sème des roseaux partout ; c’est une pirogue de débris ; et, des deux, c’est la moins atteinte. Ce spectacle me réconforte. Mon Boudouma a dit la vérité : il était impossible de persévérer dans ces conditions. L’honneur est sauf. La nuit tombe au milieu d’un calme absolu. Elle n’arrête pas les piroguiers. Nous glissons en silence sur l’eau tranquille, au milieu d’une paix extraordinaire, dans l’imperceptible mousseline d’un brouillard tiède, léger et transparent. Je distingue confusément des lignes sombres ; ce sont les bonds des champs de roseaux dont, par instants, nous frôlons les tiges grêles. Au-dessus, de nombreuses lucioles font voltiger de capricieuses et lentes étincelles. Les heures s’écoulent doucement. Le jour levant me montre la terre d’une île. Nous venons de nous arrêter pour prendre du bois. La pirogue de Denis, avec sa proue cassée, accoste la mienne ; et tous ensemble, gauchement, avec de bons sourires, les Boudoumas se lèvent, me regardent, et me font le salut militaire. Ils m’ont ramené. Ces braves gens sont contents. Nous serons à Bol ce soir. MOTS ÉTRANGERS ET FRANÇAIS COMPORTANT UNE EXPLICATION, AVEC LE SENS DANS LEQUEL ILS SONT EMPLOYÉS AU COURS DE CE LIVRE[27]. ABOUHOURF. — Antilope-cheval, à crinière. ABOUNDIGEL. — Sorte de lézard plat, grisâtre, à courte queue pointue. AKRICH. — Herbe aux extrémités piquantes, utilisée au désert pour l’alimentation des chameaux. ARDO. — Chef du rang qui vient immédiatement au-dessous de celui de lamido (Cameroun). AREG. — Dune, sable, région de dunes. ARGAO. — Lit indigène, très bas, au plan supérieur fait d’étroites lamelles ligneuses assemblées par des liens (Cameroun). ARIEL. — Antilope d’assez grande taille, dont la robe se partage entre le blanc et l’alezan. ARNADO. — Nom qu’on donne aux chefs de certaines tribus du Cameroun. ASIDÉ. — Gâteau de farine de mil entouré de sauce, qui constitue la seule nourriture de beaucoup d’indigènes de l’Afrique Centrale. ATEL. — L’une des espèces d’arbres qu’on rencontre parfois au désert. BAHR. — Fleuve, rivière temporaire ou définitivement desséchée, bras ou partie d’un lac ; on donne également ce nom, au Kanem, aux vallées qui séparent entre elles les ondulations caractéristiques de la contrée. BARRAQUER. — Se dit du chameau qui se couche, les jambes repliées sous lui, pour recevoir ou déposer son fardeau. BASSOUR. — Type de bât de chameau qu’on aménage souvent en selle par l’addition de couvertures. BELBEL. — Plante aqueuse (salsolacée) utilisée au désert pour l’alimentation des chameaux. BELLA. — Chamelier. BELLAKA. — Nom qu’on donne aux chefs de certaines tribus du Cameroun. BIR. — Puits. BOUBOU. — Robe ample à larges manches portée par les hommes dans de nombreuses régions de l’Afrique. BOURMA. — Vase de terre cuite ou séchée au soleil, à panse large, à col relativement étroit. CAPITAT. — Subalterne investi d’une certaine autorité. CAPTIF. — Synonyme d’esclave. CHEBKA, CHEBAKA. — Filet. Employé également en géographie pour désigner certaines régions où les reliefs d’érosion se multiplient (filet de garas). CHECHIA. — Sorte de calotte de feutre rouge sans gland, portée notamment par nos troupes indigènes. CHEICH. — Pièce longue et étroite d’étoffe légère, que les indigènes, au désert, enroulent autour de leur tête, ne laissant à découvert qu’une partie du visage (les yeux, souvent aussi le nez et la bouche). Elle se complète normalement d’une calotte. CHÉRIF. — Musulman appartenant à la famille du Prophète. CHICOTE. — Cravache. COBA. — Espèce d’antilope de grande taille. COMMANDOR. — Titre que j’ai entendu donner en Libye à certains officiers d’un grade relativement élevé. COUPE-COUPE. — Sorte de sabre d’abatis. DAOUDAOUA. — Élément végétal entrant dans la composition des sauces indigènes. DELLOU. — Large poche de cuir qu’on descend au fond des puits pour en tirer l’eau, au désert. DERRABA. — Élément végétal entrant dans la composition des sauces indigènes. DJEBEL. — Montagne. DJERET, DJERD. — Pièce de cotonnade ou de laine dont certains indigènes, les Libyens notamment, s’enveloppent pour se protéger du froid. Les dimensions de celui que j’ai eu entre les mains étaient 4 m. 60 × 1 m. 30. DOUM. — Palmier hyphène. EFFENDI. — Appellation correspondant sensiblement au mot « Monsieur ». ERG. — Dune, sable, région de dunes. FERIG. — Campement de pasteurs nomades. FEZZANAIS. — Indigène du Fezzan. Le Fezzan s’étend autour de Mourzouk. Il y a des Fezzanais installés en diverses régions toutefois, notamment au Ouadaï, au Kanem, au Borkou, au Batha. FILALI. — Peau de mouton tannée. FOUROU. — Mouches noires presque imperceptibles dont la piqûre laisse des traces douloureuses. GANDOURA. — Robe ample à larges manches, portée dans de nombreuses régions de l’Afrique. GARA. — Rocher isolé, tabulaire ou conique, témoin d’érosion, très fréquent au désert. C’est le pluriel du mot gour, mais on l’emploie également pour le singulier. GESAB. — Paille de mil. GOUMIER. — Sorte de gendarme indigène dépendant directement de l’administration française. GOUR _voir_ GARA GRIGRI. — Talisman, amulette, objet ou ingrédient auquel la superstition prête une vertu surnaturelle. GUERBA. — Outre de peau de bouc, dont la contenance peut varier de 15 à 30 litres environ, employée pour le transport de l’eau au désert. L’intérieur est enduit de goudron ou de beurre, suivant les régions. HAD. — Plante (salsolacée) utilisée au désert pour l’alimentation et l’hygiène des chameaux. HADJ. — Pèlerin. HADJER. — Pierre, rocher, montagne. HALACK. — Robe à larges manches. HAMADA. — Plateau rocheux sensiblement horizontal où la roche est souvent divisée en larges dalles luisantes. HAMRAYA. — Antilope d’assez grande taille, de robe alezane. HAOUIA. — Bât de chameau. HIDJILIDJ. — Arbre communément appelé savonnier. KAIMAKAN. — Gouverneur. KATANBOUROU. — Antilope de grande taille, de couleur grise. KESRA. — Pain sans levain. KIRDI. — Païen, animiste. KOUNTAR. — Mesure de poids qui peut varier entre 45 et 50 kilogrammes. KREB. — Graine comestible sauvage qui, cuite, rappelle la semoule. LAHORÉ. — Sources qu’on rencontre dans certaines parties du Cameroun et dont l’eau contient des sels minéraux salutaires au bétail. LAMIDO. — Nom qu’au Cameroun on donne aux sultans Foulbés. LATÉRITE. — Produit de la décomposition des roches de surface, affectant une teinte rougeâtre, due à la présence de fer. MARIGOT. — Marécage. MARKOUB. — Chaussure semblable à une pantoufle de cuir. MAYO. — Rivière temporaire (Cameroun). MEDJIDIEH. — Monnaie turque d’argent, équivalant, en Libye, à notre pièce de 5 francs. MERISSÉ. — Boisson fermentée à base de mil, dont les indigènes de l’Afrique Centrale s’enivrent. NATRON. — Sesquicarbonate de soude mélangé d’autres éléments en faible quantité. NECHA. — Herbe utilisée pour l’alimentation des chameaux. NESI. — Gomme necha. OUARGA. — Talisman constitué par une formule inscrite sur une feuille de papier ou de parchemin. OUED, OUADI. — Fleuve, le plus souvent à sec, des régions désertiques. OUTARDE. — Espèce d’échassier, robuste et de grande taille. PALABRE. — Conférence, discussion, litige. PÉNÉPLAINE. — Région jadis montagneuse que les érosions ont à peu près aplanie. PLATEAU. — Région élevée par l’altitude et peu élevée par le relief. Pointe de la fesse. — Terme employé en hippologie. RAHLA. — Selle de chameau employée principalement par les Touareg. RHAMADAN. — Lune du calendrier musulman correspondant au jeûne annuel. RAREB. — Région de sable, dunes. REDJEM. — Borne commémorative ou indicatrice de chemin. REG. — Plaine horizontale couverte de gravier ou de menus cailloux dont la surface présente d’ordinaire une teinte brune. REMEL. — Sable. RETEM. — Plante dont l’aspect rappelle le genêt. REZZOU. — Terme employé dans les régions désertiques pour désigner une petite troupe constituée d’ordinaire en vue du pillage à main armée. SEBAT. — Plante utilisée pour l’alimentation des chameaux. SEBKHAN. — Lac, zone d’épandage, point terminus d’un réseau fluvial. SECCO. — Tresse de paille, de factures diverses, qui tient lieu de mur dans beaucoup de cases et de villages africains. SEROUAL. — Pantalon de cotonnade, flottant, rétréci aux chevilles. SOUNDOUS. — Disques de bois que les femmes de certaines tribus Saras portent enchassés dans leurs lèvres, percées à cet effet. Celui de la lèvre inférieure est le plus grand. Le docteur Muraz en a mesuré qui atteignaient 24 centimètres et demi de diamètre. SOUQ. — Bazar, marché, rue garnie de boutiques. TAGIYA. — Coiffure, se dit souvent d’une calotte de cotonnade blanche qui se porte sous le tarbouch, le dépassant légèrement sur le front et autour de la tête. TALEB. — Espèce de renard. TALHA. — Espèce d’acacia. TARBOUCH. — Calotte de feutre rouge munie d’un long gland bleu. TARFA. — Tamarix (Bir Tarfaoui, le puits aux tamarix). TEBEN. — Paille de blé. TELLIS. — Sac de poil de chèvre et de chameau où l’on met certains des objets destinés à être transportés par caravane. TETEL. — Antilope bubale. TIPPOY. — Sorte de chaise à porteurs. TORNADE. — Orage violent — vent, tonnerre, pluie, brusque abaissement de température — dont la répétition à peu près quotidienne caractérise la saison des pluies dans une partie de l’Afrique équatoriale et tropicale. WAKIL. — Représentant, agent, lieutenant gouverneur. ZAOUIA. — Etablissement religieux, collège. ZERIBA. — Haie. ZÉBU. — Bœuf à bosse. TABLE DES MATIÈRES * * * * * NOTE DE L’ÉDITEUR III INTRODUCTION V PREMIÈRE PARTIE. — A TRAVERS LE CAMEROUN CHAPITRE I. — De Bordeaux à Douala 9 — II. — De Douala à Yaoundé 20 — III. — De Yaoundé à Yoko 39 — IV. — De Yoko à Tibati et Ngaoundéré 54 — V. — De Ngaoundéré à Garoua par Rei Bouba 73 — VI. — De Garoua à Kousseri et Fort-Lamy 95 DEUXIÈME PARTIE. — CHASSES AU TCHAD CHAPITRE I. — Fort-Lamy. — En remontant le Chari. 117 — II. — Fort-Archambault. — Le bahr Aouk et Kiya-bé 144 — III. — Le bahr Hadid et le bahr Keita 176 — IV. — Singako 201 — V. — De Singako à Abéché par Am Timane 225 TROISIÈME PARTIE. — LA TRAVERSÉE DU DÉSERT DE LIBYE CHAPITRE I. — Vers la Libye. — D’Abéché à Faya 247 — II. — Préparatifs à Faya 266 — III. — Journal de route. — D’Ounyanga à Alexandrie 277 APPENDICE 381 MOTS ÉTRANGERS ET FRANÇAIS 401 * * * * * E. GREVIN - IMPRIMERIE DE LAGNY — 9-24. NOTES : [Note 1 : La latérite est une substance d’un brun plus ou moins rouge, produite par la décomposition des roches. Quoique dure, elle se fractionne aisément, et est précieuse pour l’empierrement des routes.] [Note 2 : Pour ce mot et pour tous ceux qui nécessitent une explication, voir vocabulaire, p. 401.] [Note 3 : J’ai traité cette question à l’occasion d’une précédente mission, dans « La Géographie », no de juillet-août 1922.] [Note 4 : En 1921, M. Carde, aujourd’hui gouverneur général de l’Afrique Occidentale Française, y exerçait alors, comme lors de mon passage, les fonctions de Commissaire de la République.] [Note 5 : « La Géographie », juillet-août 1922.] [Note 6 : « La Géographie », juillet-août 1922.] [Note 7 : M. Georges Bruel, notamment, a écrit sur l’Afrique Equatoriale Française un important ouvrage, dans lequel j’ai puisé de nombreux et utiles renseignements.] [Note 8 : Il s’agissait d’Ahmed Hassanein bey, l’ancien compagnon de mission de Mrs. Rosita Forbes, qui s’était de nouveau rendu à Koufra, d’où il devait regagner le Soudan Anglo-Égyptien par la route d’Aouianet, sans rapports avec la mienne.] [Note 9 : Porte-bougie à ressort intérieur, muni d’un verre protecteur, dont l’usage est général aux colonies.] [Note 10 : Voir appendice : Sur le lac Tchad.] [Note 11 : Lorsque l’empreinte de l’hippopotame est bien nette, elle montre quatre saillies onglées ; mais c’est peu fréquent.] [Note 12 : Les récits de chasse qui vont suivre sont la reproduction fidèle, à peine abrégée par endroits, de mes notes quotidiennes. Certaines relations de ce genre les dépasseront par le nombre et l’intensité des péripéties émouvantes. Je n’ai pas cherché à passionner, mais à renseigner avec vérité.] [Note 13 : Le défaut de l’épaule est le point qu’entre tous je vise, quand j’ai le choix.] [Note 14 : Ce point est celui qu’entre tous je vise, quand j’ai le choix.] [Note 15 : J’ai d’abord été tenté de croire qu’une certaine nervosité dans la manœuvre de l’arme, nervosité explicable parfois, était la cause de ces bloquages ; mais ils se sont répétés, dans la suite, au cours d’un tir à la cible. Ils provenaient, semble-t-il, de mes chargeurs, qu’un long usage avait fini par déformer.] [Note 16 : Traduction du Docteur Perron et de M. Jomard, 1851.] [Note 17 : Décembre 1923.] [Note 18 : Ces détails sont empruntés, ainsi qu’une partie de ceux qui précèdent, à un savant rapport de M. l’officier-interprète Djian sur les Senoussia.] [Note 19 : Le Kanem est situé sur la rive orientale du lac Tchad. Ces peignes sont à 3 ou 5 dents, plates.] [Note 20 : Il existe pourtant, près de Bilma, un véritable ossuaire, dernier vestige du massacre, déjà ancien, d’une caravane ; mais je n’ai pas visité cette région, bien connue d’ailleurs.] [Note 21 : C’est la carte (Meunier) qui avait raison.] [Note 22 : Djalo est le terme que j’ai entendu employer par les indigènes pour désigner le lieu qui, sur les cartes, est nommé El Areg ; mais devant la concordance des documents de Mrs Rosita Forbes, qui s’y est arrêtée plus longtemps que moi, et de Rohlfs, j’ai adopté, sur le tracé de mon itinéraire, le nom d’El Areg pour ce point et appliqué, comme ces voyageurs, celui de Djalo à la région qui l’entoure.] [Note 23 : On me dira, à Sioua, que ces garas se nomment Tehoud.] [Note 24 : Coquillages et salines sont nombreux au désert. C’est toutefois à tort qu’on en a conclu que le Sahara serait le fond d’une mer desséchée. Mais vers le début de l’époque quaternaire, il a bénéficié d’un climat humide et s’est trouvé généreusement partagé sous le rapport de l’eau (v. E.-F. GAUTIER, _Le Sahara_.)] [Note 25 : 1921.] [Note 26 : Le lecteur voudra bien ne pas perdre de vue que cette description ne vise qu’une partie déterminée de la rive Est. Au Nord, au Sud et à l’Ouest, les rives du lac présentent un caractère bien différent, — le plus souvent marécageux.] [Note 27 : J’ai emprunté les éléments de plusieurs de ces définitions aux ouvrages du Lieutenant-Colonel Moll, de M. l’Administrateur des Colonies Henri Carbou, de M. l’Administrateur en chef des Colonies Georges Bruel. — B. L.] Note du transcripteur : Page 100, " la monotomie du paysage " a été remplacé par " monotonie " Page 100, " acompagné de son fils " a été remplacé par " accompagné " Page 101, " tout diffédent des précédents " a été remplacé par " différent " Page 113, " Les indigènes le nomme ougnar " a été remplacé par " nomment " Page 158, " tout de de suite, un abouhourf " a été remplacé par " tout de suite " Page 202, " nous avon la piste " a été remplacé par " avons " Page 243, " Oudaïens proprement dits " a été remplacé par " Ouadaïens " Page 277, " CHAPITRE IV " a été remplacé par " CHAPITRE III " Page 279, " sur ses inférorités " a été remplacé par " infériorités " Page 320, " le défaut de rendemeent " a été remplacé par " rendement " Page 345, " des pilards dans la région " a été remplacé par " pillards " Page 382, " traversons sucessivement deux " a été remplacé par " successivement " Page 407, " bahr Aouk et et Kiya-bé " a été remplacé par " bahr Aouk et Kiya-bé " De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et d’orthographe ont été apportés. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU CAMEROUN AU CAIRE PAR LE DÉSERT DE LIBYE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. 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