Title: La vallée du silence
Author: James Oliver Curwood
Translator: Louis Postif
Release date: December 18, 2024 [eBook #74932]
Language: French
Original publication: Paris: Plon
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
BIBLIOTHÈQUE RELIÉE PLON
— 63 —
(The Valley of silent Men)
PAR
JAMES-OLIVER CURWOOD
TEXTE FRANÇAIS DE
LOUIS POSTIF
PARIS
LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT
IMPRIMEURS-ÉDITEURS, 8, RUE GARANCIÈRE, 6e
Tous droits réservés
Copyright 1928 by Les Éditions G. Crès et Cie
Droits de reproduction et de traduction réservée
pour tous pays, y compris l’U. R. S. S.
LA VALLÉE DU SILENCE
Avant que les minces rubans d’acier du chemin de fer eussent frayé leur route à travers les solitudes, le port d’Athabasca était le seuil pittoresque sur lequel devait poser le pied quiconque entrait dans le mystère de l’aventure du Grand Nord Blanc. On l’appelle encore Iskwatam, la « porte », porte qui s’ouvre vers les sources de l’Athabasca, l’Esclave et le Mackenzie. Il est très difficile de trouver Iskwatam sur la carte. Il y figure cependant. On ne pourrait l’oublier, car son histoire marque dans la vie des hommes une période de plus de cent quarante ans de romans tragiques et d’aventures.
Il est situé sur la vieille piste, à environ cent cinquante milles au nord d’Edmonton. La voie ferrée l’a rapprochée de ce centre de civilisation ; mais, derrière lui, les terres sauvages hurlent encore comme elles ont hurlé pendant mille ans et les eaux du continent roulent vers le nord pour se jeter dans l’océan Arctique. Il est possible que les beaux rêves des spéculateurs en terrains deviennent des réalités, car les plus avides de tous les aventuriers du monde, les assoiffés d’or, y sont venus, avec machines à écrire et sténographes, par le chemin de fer trépidant aux luxueux wagons-lits ; ils y sont venus pratiquer l’art de la réclame imprimée et la loi de l’Or, vendant les parcelles de terre à des acquéreurs pleins d’espoir qui habitent à plusieurs milliers de milles de là. « Refaites les autres comme ils vous referaient », telle est leur devise.
Avec la voie ferrée se sont introduites les légitimes affaires du troc et du commerce comprenant les trésors de ce Nord immense qui va des grands rapides de l’Athabasca jusqu’aux côtes de la mer Polaire. Mais plus belle encore que les rêves de fortunes réalisés en quelques semaines, règne, au fond des forêts, la croyance superstitieuse voulant que les esprits des malheureux qui ont péri dans les solitudes fuient à mesure que l’acier et la vapeur s’avancent. Les spectres de Pierre et de Jacqueline se seraient péniblement levés de leur tombeaux à Athabasca Landing[1] à la recherche d’une terre paisible encore plus au Nord.
[1] Autrement dit « Débarcadère de l’Athabasca ».
Ainsi les mains de Pierre et de Jacqueline, d’Henri et de Marie, de Jacques et de sa femme, ces mains brunies qui ont œuvré dans la contrée sauvage, gouvernent encore cette contrée au nord, à plusieurs milliers de milles d’Athabasca Landing, tandis qu’au sud les machines soufflantes traînent sur terre les marchandises qui, voilà quelques mois seulement, arrivaient par bateaux.
C’est sur le seuil d’Athabasca que les yeux sombres de Pierre et de Jacqueline, d’Henri et de Marie, de Jacques et de sa femme plongent dans les yeux bleus et gris, et humides parfois, d’une civilisation dévastatrice. C’est là aussi que le cri strident d’une locomotive folle de vitesse vient troubler les chansons séculaires du fleuve ; la fumée du charbon, flotte au-dessus de la forêt ; le phonographe grésille une réponse au violon ; et Pierre et Henri et Jacques ne se sentent plus les maîtres du monde quand ils arrivent des contrées lointaines avec leurs précieuses cargaisons de fourrures. Ils ne racontent plus, d’un air important et à voix vibrante, leurs aventures ; ils ne chantent plus leurs chansons sauvages avec le même entrain qu’autrefois, car maintenant il y a des rues à Athabasca Landing, des hôtels, des écoles, des lois et des règlements d’un nouveau genre, insupportables aux vieux voyageurs intrépides.
Oui, hier encore, le chemin de fer n’y était pas : un vaste monde désert s’étendait entre le Landing et la limite supérieure de la civilisation. Lorsque, pour la première fois, on raconta qu’une chose à vapeur perçait son chemin pas à pas à travers la forêt et le marécage infranchissables, cette nouvelle se transmit en amont et en aval des cours d’eaux sur une étendue de deux mille milles, comme une farce prodigieuse, une drôlerie stupéfiante, la fantaisie la plus cocasse que Pierre et Henri eussent jamais entendue. Au reste, quand Jacques voulait alors signifier à Pierre qu’il n’ajoutait pas foi à une de ses affirmations, il avait coutume d’employer ce dicton :
— Cela arrivera, M’sieu, quand la chose à vapeur viendra au Landing, quand les vaches paîtront avec l’élan, quand on récoltera le pain sur ces marais, là-bas.
Et la chose à vapeur fit son apparition, et les vaches broutèrent où avaient pâturé les élans, et l’on cultiva le blé au bord des grands marécages. C’est ainsi que la civilisation pénétra dans l’Athabasca Landing.
Le domaine des riverains s’étendait à deux milles au-delà du Port ; et le Landing, qui possédait seulement deux cent vingt-sept âmes avant l’installation du chemin de fer, devint la chambre de compensation, c’est-à-dire le centre d’échanges, de toute la contrée sauvage. Là venaient du Sud les marchandises que réclamait le Nord ; sur les rives plates du Landing on construisait de grandes péniches qui devaient transporter les marchandises au bout de la terre. De ce port partait pour de longues aventures la plus importante des flottes fluviales, et l’année suivante revenaient de petites péniches et de grandes pirogues chargées de fourrures.
C’est ainsi que, durant près d’un siècle et demi, de grands navires, filant à toute vitesse avec leurs équipages bruyants, descendaient le fleuve vers l’océan Arctique, tandis que de légères embarcations, emmenant des équipages non moins tapageurs, remontaient vers la civilisation le cours du fleuve Athabasca. Le cours supérieur de ce fleuve géant se perd dans les montagnes de la Colombie britannique, et l’on sait que les explorateurs Baptiste et Mac Leod moururent en voulant essayer de découvrir sa source. Après avoir passé le Landing, il s’en va lentement et majestueusement tout droit vers la mer Polaire. C’est sur l’Athabasca que s’engagent les flottes fluviales. Pour Pierre, Henri et Jacques, jusqu’à l’autre monde.
Où finit l’Athabasca commence l’Esclave qui se jette dans le grand lac de l’Esclave et, de la bande étroite de ce lac, le Mackenzie poursuit sa route jusqu’à la mer sur une distance de plus de mille kilomètres.
Sur cette longue piste d’eau, on voit et on entend beaucoup de choses. C’est la vie. C’est l’aventure. C’est le mystère, le romanesque et le hasard. Ces histoires sont si nombreuses qu’elles ne pourraient être contenues dans une bibliothèque. Elles sont écrites sur le visage des hommes et des femmes. Elles sont enfouies dans des tombes si vieilles que les arbres de la forêt ont poussé dessus. Épopées tragiques, contes d’amour, drames de la lutte pour la vie. Et plus on avance vers le nord, plus variées sont ces histoires.
Car le monde est inconstant, les climats aussi, et de même les races des hommes. Au Landing, au mois de juillet, il y a dix-sept heures de jour ; à Fort-Chippewyan, on en compte dix-huit ; à Fort-Résolution, Fort-Simpson et Fort-Providence, dix-neuf ; au Grand-Ours, vingt et une et à Fort-Mac-Pherson, tout près de la mer Polaire, de vingt et une à vingt-trois. Et en décembre, il y a autant d’heures d’obscurité.
Avec la lumière et les ténèbres, les hommes, les femmes et la vie changent. Mais Pierre, Henri et Jacques s’habituent à ces changements ; ils restent toujours les mêmes, chantant leurs anciennes romances, gardant au fond d’eux-mêmes les mêmes amours, caressant les mêmes rêves et adorant les mêmes dieux. Ils affrontent des milliers de périls et leurs yeux brillent toujours d’amour pour l’aventure.
Le tonnerre des cataractes et les grondements de l’orage ne les effrayent pas. Ils ne craignent pas la mort. Ils la saisissent à bras le corps, luttent joyeusement avec elle et sont fiers de l’avoir vaincue. Leur sang rouge est riche ; leur cœur est grand. Leur âme s’exalte vers le ciel. Cependant ils sont naïfs comme des enfants, et n’ont peur que des mêmes choses que redoutent les enfants. Dans leurs veines coule souvent un sang royal, car beaucoup de princes, de fils de princes et de nobles Français furent les premiers gentilshommes aventuriers qui vinrent avec des manchettes aux poignets et la rapière au côté, il y a de cela deux cent cinquante ans, pour chercher des fourrures qui valaient plusieurs fois leur pesant d’or. C’est de ceux-là que descendent la plupart des Pierre, Henri et Jacques avec leurs Marie, Jeanne et Jacqueline.
Leurs voix répètent beaucoup d’histoires. Parfois, elles les chuchotent doucement comme des brises ; car il y a des faits sinistres et étranges qui doivent être prononcés à voix basse.
Ces histoires ne noircissent pas les pages de livres. Les arbres les écoutent auprès des feux des camps, à la veillée. Les amoureux les racontent quand brille le soleil. Quelques-unes sont chantées. D’autres, glorieuses épopées du Wild, ont été transmises d’une génération à l’autre. Et chaque année on entend de nouvelles histoires de bouche en bouche, d’une case à l’autre, des confins méridionaux du Mackenzie jusqu’à l’extrême bord du monde au port d’Athabasca. Car les Trois Fleuves engendrent toujours du romanesque, de la tragédie et de l’aventure.
On se souviendra toujours de l’histoire de Follette et de Ladouceur, qui firent le pari insensé de nager à la Chute de la Mort, au péril de leur vie, pour l’amour d’une jeune fille qui les attendait au bas. Jamais on n’oubliera non plus Campbell O’Doone, le géant à la tête rouge du Fort-Résolution, qui lutta contre toute une brigade pour fuir avec la fille d’un capitaine de petit bateau.
Et la brigade aimait O’Doone, bien que battue par lui, car ces vigoureux hommes du Nord estiment le courage et l’audace.
L’épopée du bateau perdu — certains disaient l’avoir vu disparaître sous leurs yeux, puis flotter un instant à la surface et s’envoler à toute vitesse dans les cieux — fut racontée maintes et maintes fois par des gars au visage rude, et dont la prunelle couve dans sa profondeur la flamme d’une superstition qui ne veut pas s’éteindre. Ces mêmes hommes frissonnent en répétant, sans se lasser, l’étrange et increvable légende de Hartshope, l’Anglais aristocrate qui débarqua, le monocle à l’œil, avec un luxe inouï de bagages, prit part à une guerre de tribus, devint le chef de la tribu des Côtes-de-Chiens et épousa une petite beauté indienne, aux yeux sombres et aux cheveux lisses.
Mais les plus intéressantes et les plus effarantes des histoires qu’on raconte là-bas sont celles du long bras de la Loi — ce bras qui s’étend à deux milliers de milles du port d’Athabasca jusqu’à la mer Polaire, le bras de la police montée du Nord-Ouest.
Parmi ces histoires, c’est celle de Kent que nous allons faire revivre, de Jim Kent et de Marette, cette merveilleuse petite déesse de la Vallée du Silence, cette charmeuse dont les veines charriaient le sang d’hommes combatifs et d’anciennes reines.
Cette histoire se passait avant l’apparition du chemin de fer.
Il ne restait plus l’ombre d’un doute dans la pensée de James Grenfell Kent : il savait qu’il était perdu. Son ami, le médecin Cardigan, en qui il avait toute confiance, lui avait dit que le temps qui lui restait à vivre pouvait être mesuré en heures, ou en minutes, ou même en secondes. Son cas était peu banal, ne lui laissant qu’une chance sur cinquante de vivre deux ou trois jours, mais sûrement pas davantage. La science chirurgicale et médicale se prononçait ainsi d’après des cas similaires.
Pourtant Kent n’avait pas la sensation d’une mort prochaine. Sa vue et ses idées étaient claires. Il ne souffrait pas. Sauf à de rares instants, sa température demeurait normale. Sa voix était particulièrement naturelle et calme.
Tout d’abord il avait souri d’incrédulité lorsque Cardigan lui dévoila la vérité. Deux semaines auparavant un métis ivre lui avait envoyé une balle qui l’avait atteint à l’arc de l’aorte. Cardigan diagnostiquait un anévrisme. Kent ignorait aussi bien ce que signifiaient les termes « aorte » et « anévrisme » que ceux de « péricarde » ou d’« artère stylo-mastoïdienne », mais dans sa passion de tout connaître par le détail, passion qui du reste avait fait sa réputation de meilleur chasseur d’hommes de tout le service du Nord, il avait insisté pour que son ami le chirurgien lui expliquât son cas. Il apprit alors que l’aorte est le principal vaisseau sortant du cœur. La balle, en l’éraflant, en avait affaibli la paroi extérieure au point qu’elle formait poche tout comme une chambre à air d’automobile qui tend à sortir de l’enveloppe endommagée.
— Et quand le sac crèvera, vous vous en irez comme cela ! lui avait dit Cardigan en faisant claquer son pouce et son index pour mieux exprimer le fait brutal.
Après une telle explication, croire la vérité était uniquement affaire de bon sens. Certain qu’il allait mourir, Kent se décida à agir. Il révéla ce qu’il avait à dire.
Il avait toujours envisagé la vie plus ou moins comme une plaisanterie — une très sérieuse plaisanterie, mais tout de même une plaisanterie, une farce capricieuse jouée par le Grand Arbitre aux dépens de l’humanité entière : et le dernier compte de sa propre vie qui se réglait solennellement et tragiquement, était la plus grande de toutes les plaisanteries. Les gens qui se trouvaient autour de lui l’écoutaient avec horreur ou incrédulité, les yeux fixes, les lèvres pincées.
Kent leur parlait sans se départir de son calme ; devant la mort sa voix conservait son même timbre. Le fait d’avoir à renoncer à l’habitude de respirer ne l’avait épouvanté à aucun moment de ses trente-six années de vie. Il avait passé dans les contrées ingrates un nombre suffisant de ces années pour contracter une sage philosophie et acquérir une parfaite connaissance de lui-même dont il ne faisait point montre. Il croyait que la vie était la chose la moins chère sur la surface de la terre. Toutes les autres choses de prix étaient limitées ; elles pouvaient être mesurées, inventoriées, cataloguées ; mais non point la vie. « En un temps donné, avait-il coutume de dire, une simple paire d’humains peut repeupler tout le globe. » La vie étant donc ce qu’il y a de moins cher au monde, on doit, en bonne logique, la considérer comme de très peu de valeur et s’en détacher facilement quand cela devient nécessaire.
Kent n’avait pas toujours raisonné ainsi. Aucun homme n’aima la vie plus que lui ; il fut un amoureux du soleil et des étoiles, un adorateur de la forêt et de la montagne. Il avait ardemment combattu pour vivre ; et cependant il était prêt à partir sans trop de regret puisque le sort l’exigeait.
Par les paroles qu’il venait de dire à ses compagnons, il s’était révélé comme un véritable démon. Pourtant à le voir, appuyé sur ses coussins, il n’en paraissait rien. Son mal ne l’avait pas amaigri. Le bronze de sa figure aux traits minces et anguleux avait un peu disparu, mais non les traces du vent, du soleil et des feux de campement. On ne lui aurait pas donné trente-six ans, malgré la mèche grise qui rayait ses cheveux blonds sur une tempe, mèche qu’il avait héritée de sa mère défunte.
Comment avait-il pu commettre le crime qu’il avouait et qui dépassait les limites du pardon et de la sympathie des hommes ?
De sa chaise longue, il apercevait par la fenêtre les flots étincelants du fleuve Athabasca qui se dirigeait lentement vers l’océan Arctique. Le soleil brillait. Il vit les masses froides et serrées des forêts de cèdres et de sapins, les ondulations des sommets moutonnants du Désert Blanc ; et il respira les doux effluves qu’amenait, par la fenêtre, le vent des forêts, de ces forêts qu’il avait tant aimées.
« Elles ont été mes meilleures amies, avait-il dit à Cardigan ; et quand cette gentille petite chose que vous promettez arrivera, je veux, mon vieux, m’en aller avec les yeux sur elles. »
C’est pourquoi on avait étendu sa chaise-longue près de la fenêtre.
Cardigan, assis près de lui, s’était montré plus incrédule que les autres. Kedsty, l’inspecteur de la police montée royale du Nord-Ouest, commandant la Division N pendant un congé illimité du chef, était encore plus pâle que la jeune fille, qui, d’un doigt nerveux, consignait les paroles de Kent et les interruptions de l’assistance. Le sergent-major O’Connor demeurait abasourdi ; et le petit missionnaire catholique, à la figure lisse, dont Kent avait réclamé la présence comme témoin, écoutait silencieusement, ses doigts minces étroitement serrés ; la tragédie qu’il entendait était bien la plus étrange parmi toutes celles que Wild lui avait fait connaître.
Tous ces gens avaient été les amis de Kent, ses amis intimes, à l’exception de la jeune fille que l’inspecteur avait priée de venir pour la circonstance. Avec le petit missionnaire, Kent avait passé maintes nuits à échanger de mutuelles confidences sur les étranges et mystérieuses aventures des forêts profondes et du grand Nord au des forêts.
L’amitié d’O’Connor était un sentiment fraternel, né et entretenu sur les pistes parcourues ensemble. C’était Kent et O’Connor qui avaient ramené de l’embouchure du Mackenzie les deux meurtriers esquimaux ; l’affaire leur avait pris quatorze mois. Kent aimait O’Connor avec sa trogne et sa tignasse rouges et son grand cœur. Pour Kent, la chose la plus tragique était de briser maintenant ce lien sacré.
Il éprouvait aussi, sans la trahir, une émotion intense devant l’attitude de l’inspecteur Kedsty. Ce Kedsty avait soixante ans, des cheveux gris, l’air froid, des yeux presque incolores au fond desquels on aurait vainement cherché une lueur de pardon ou de crainte. Il possédait un imperturbable sang-froid ; et il fallait bien un tel homme — un homme de fer — pour diriger conformément à la loi la Division N ; car cette Division couvrait une surface de 620 milles carrés du désert nord-américain, s’étendant à plus de deux mille milles vers le nord et au delà du 57e parallèle, pénétrant, dans la limite extrême, à plus de trois degrés à l’intérieur du Cercle Arctique. Exercer la police sur cette étendue, veut dire faire respecter la loi dans un pays quatorze fois plus vaste que l’État d’Ohio. Kedsty était l’homme qui avait accompli cet effort ; un seul autre, avant lui, y avait réussi.
Or, parmi les cinq personnes qui entouraient Kent, l’inspecteur Kedsty se montrait le plus tourmenté. Sa figure était devenue gris cendre, et on aurait pu discerner plusieurs fois dans sa voix des notes brisées. Lui, qui ne transpirait jamais, dut s’éponger le front. Il n’était plus le légendaire minisak, le « rocher », comme on l’avait baptisé, le plus craint des inquisiteurs dans le service. Kent aperçut qu’il luttait pour essayer de se ressaisir.
— Naturellement, tu sais ce que cela signifie d’après le règlement, dit-il d’une voix dure et basse. Ça veut dire…
— Déshonneur, répliqua Kent. Je sais. Cela signifie une tache sur l’écusson si brillant de la Division N. Mais on ne peut rien y changer. J’ai tué Barkley. L’homme que vous tenez dans le corps de garde pour le pendre « jusqu’à ce que mort s’ensuive », est innocent. Oui, je comprends, ce n’est guère honorable de savoir qu’un sergent de la police montée de Sa Majesté est un vulgaire assassin. Mais…
— Pas un meurtrier ordinaire, interrompit Kedsty. Ton crime était prémédité. Il est horrible dans ses moindres détails. Il n’a pas d’excuse. Tu étais donc poussé par une folle passion. Tu as torturé ta victime. C’est inconcevable.
— Et c’est pourtant vrai, dit Kent.
Il regarda les doigts de la sténographe qui inscrivait ses paroles et celles de Kedsty. Un peu de soleil frôlait la tête baissée de la jeune fille dont les cheveux prenaient un reflet rouge.
Comme il se tournait vers O’Connor, Kedsty se pencha soudain vers lui, et lui dit d’une voix que les autres ne pouvaient entendre :
— Tu mens, Kent, tu mens !
— Non, c’est la vérité, répliqua Kent, tandis que Kedsty s’épongeait de nouveau le front. J’ai tué Barkley, et je l’ai tué comme je me l’étais promis. Je voulais le faire souffrir. La seule chose que je ne puis dire, c’est pourquoi je l’ai tué. Mais il y avait une raison suffisante.
Il vit un frisson traverser les épaules de la jeune fille.
— Et tu refuses d’avouer ton mobile ?
— Absolument ; mais j’affirme qu’il m’avait offensé d’une façon méritant la mort.
— Et tu fais cet aveu parce que tu sais que tu vas mourir ?
Kent eut un léger sourire et il vit dans les yeux d’O’Connor passer, comme un éclair, la lueur de leur vieille amitié.
— C’est juste. Le docteur Cardigan me l’a dit. Autrement j’aurais laissé pendre l’homme qui est au corps de garde. C’est simplement cette maudite balle qui, ma foi, a sauvé ma conscience.
Kedsty murmura quelques mots à la sténographe qui, durant une demi-heure, fit lecture de ses notes. Kedsty les signa et, se levant :
— Nous avons terminé, Messieurs, fit-il.
Les assistants se dirigèrent vers la porte, précédés par la jeune fille qui avait hâte de sortir de cette pièce où ses nerfs venaient d’être mis à une rude épreuve. Le commandant de la Division N était le dernier. Sans doute Cardigan aurait voulu ne point quitter encore Kent ; mais Kedsty lui fit signe de sortir.
C’est Kedsty qui ferma la porte : et comme il la tirait à lui, il s’arrêta une seconde, les yeux fixés sur Kent qui reçut son regard comme un fluide électrique. Ce regard n’était pas seulement chargé d’horreur : mais on l’aurait cru, chez un autre homme, inspiré par la peur.
Ce n’était guère le moment de sourire. Le choc passé, Kent sourit pourtant. Il savait que Kedsty allait aussitôt donner des instructions au sergent-major O’Connor pour placer une sentinelle devant sa porte. Il ne tarderait pas à quitter ce monde : mais les règlements du code criminel exigeaient cette mesure. Kedsty s’y conformait scrupuleusement.
A travers la porte. Kent perçut confusément des voix, mêlées à des bruits qui s’évanouirent. Puis, seul, se fit entendre le lourd pas des grands pieds d’O’Connor, ce pas qu’il avait toujours, même sur la piste.
Quelques instants après, la porte s’ouvrit et le Père Layonne, le petit missionnaire, entra. Kent savait qu’il en serait ainsi, car le Père Layonne ne connaissait d’autres lois que celles des hommes de cœur du Wild. Le petit missionnaire s’assit donc près de Kent dont il prit une main dans les siennes. Elles n’étaient pas molles et lisses comme celles des prêtres, mais calleuses, et cependant elles paraissaient douces de la douceur d’une grande sympathie. Hier encore il avait aimé Kent qui menait aux yeux de Dieu et des hommes une vie honorable ; il continuait à l’aimer aujourd’hui, alors que l’âme de ce malheureux était souillée par un forfait qui serait bientôt expié.
— Je me sens tout triste, petit, dit le Père Layonne.
Quelque chose qui n’était pas un flot de sang monta à la gorge de Kent dont les doigts rendirent la pression que lui donnaient les mains du pasteur.
— Il est dur de dire adieu à tout cela. Père, répondit-il en désignant, par la fenêtre, le panorama du fleuve miroitant et des forêts. Non que je craigne d’en parler. Pourquoi être triste ? Parce qu’il me reste seulement un petit moment à vivre ? Le temps vous semble-t-il si lointain où vous étiez un petit garçon, un tout petit garçon ?
— Le temps a passé rapidement, très rapidement.
— On croirait que c’est d’hier…
Le visage de Kent s’éclaira d’un sourire léger, qui depuis longtemps avait touché le cœur du missionnaire.
— C’est ma manière de voir, Père. Il y a simplement un hier, un aujourd’hui et un demain de plus dans la plus longue des existences. Contempler un passé de soixante-dix ans ne diffère pas beaucoup de regarder en arrière de trente-six… Croyez-vous qu’on relâchera Sandy Mac Trigger après ce que je viens de dire ?
— Évidemment. Vos déclarations ont été acceptées comme une confession de mourant.
Après quelques secondes de silence, le petit missionnaire reprit d’une voix un peu émue :
— Il y a certaines choses, mon enfant, dont on ne peut guère se dispenser de parler. Ne croyez-vous pas ?
— Vous voulez dire…
— Votre famille, d’abord. Je me rappelle que vous m’avez dit n’en plus avoir. Mais sûrement vous laissez un être quelque part ?
— Non, Père, dit Kent en secouant la tête. Depuis dix ans ces forêts là-bas ont été père, mère et foyer pour moi.
— Mais vous devez avoir des affaires personnelles que vous voudriez peut-être me confier ?
La figure de Kent s’éclaira ; et une fugitive lueur de gaîté brilla dans ses yeux.
— C’est comique, dit-il en ricanant. Puisque vous m’y faites songer, Père, je suis tout disposé à dicter mon testament. J’ai acheté quelques petits lopins de terre ici. Grâce à la proximité du chemin de fer, leur valeur s’est accrue. Je les ai payés sept à huit cents dollars ; ils en valent dix mille à présent. Je désire que vous les vendiez au profit de vos œuvres. N’oubliez pas les Indiens, surtout. Ils ont été bons frères pour moi. Ma signature sera vite donnée.
Les yeux du Père Layonne brillèrent doucement.
— Dieu vous bénira pour cela, Jimmy, dit-il, se servant de ce nom familier sous lequel il avait connu Kent. Et je crois qu’il vous pardonnera si vous savez l’implorer.
— Je suis tout pardonné, répliqua Kent en regardant par la fenêtre. Je le sens. Je le suis, Père.
De toute son âme, le petit missionnaire priait. Il savait que la religion de Kent n’était pas la sienne ; et sur le moment il s’abstint d’insister.
Après un instant, il se leva ; et c’est le Kent d’autrefois qui le regarda en face, le Kent à la face glabre, aux yeux gris, le Kent sans peur, souriant selon la vieille habitude.
— J’ai une grande faveur à vous demander, Père. S’il ne me reste qu’un jour à vivre, je ne veux pas que l’attitude de chacun me rappelle que je suis en train de mourir. Si je n’ai perdu aucun ami, je veux les voir tous ici pour leur parler et plaisanter avec eux. Je veux fumer ma pipe. Une boîte de cigares me ferait bien plaisir, si vous voulez me la faire apporter. Cardigan ne peut plus s’y opposer maintenant. Voulez-vous ? Ils vous écouteront sûrement. Avancez ma chaise-longue un peu plus près de la fenêtre, je vous prie, avant de vous retirer.
Le Père Layonne rendit ce service en silence. Soudain il ne put résister au désir d’attirer la miséricorde de Dieu sur cette âme :
— Mon enfant, dit-il, regrettez-vous l’acte que vous avez commis ? Vous repentez-vous d’avoir tué John Barkley ?
— Non, je ne le regrette pas. Cela devait arriver. Et, s’il vous plaît, n’oubliez pas les cigares, n’est-ce pas, mon Père ?
— Je ne les oublierai pas, dit le petit missionnaire, qui se retira.
Comme la porte se refermait derrière lui, une lueur joviale apparut de nouveau dans les yeux de Kent. Il ricana même en essuyant une tache de sang indiscrète sur ses lèvres. Il avait bien joué son rôle. Le comique était que personne ; sur terre, ne connaîtrait toute la vérité ; lui seul savait… et peut-être un autre.
Au dehors, c’était le printemps, le printemps magnifique de la terre du Nord. Kent le buvait à pleines gorgées, malgré l’étreinte de la mort prochaine. Penché à la fenêtre, ses yeux parcouraient les vastes espaces de ce monde qui avait été le sien.
Il se rappela qu’il avait lui-même choisi ce monticule dominant à la fois la colonie et le fleuve, comme le site rêvé pour y établir le bâtiment que le docteur Cardigan appelait son hôpital. C’était une construction grossière, dépourvue d’ornements et non peinte ; elle sentait délicieusement l’arome des sapins au cœur desquels avait été taillée sa charpente non rabotée. Les exhalaisons qui s’en dégageaient portaient en elles l’espoir et l’allégresse. Ses murs, argentés par endroits, dorés ou brunis par le goudron et tachetés de nœuds, parlaient joyeusement d’une vie tenace. Les pics-verts venaient les marteler comme s’ils étaient toujours une partie de la forêt ; et les écureuils rouges jouaient sur le toit et s’enfuyaient avec un léger bruit de pattes.
— Il faut être un pauvre spécimen d’homme pour se laisser mourir ici malgré ce spectacle réconfortant, avait dit Kent l’année dernière lorsqu’il choisit ce site avec Cardigan. Si on meurt en contemplant cela, c’est tout simplement qu’on doit mourir, n’est-ce pas, docteur ?
Et maintenant, c’était lui, ce pauvre spécimen regardant dehors la gloire du monde.
Son regard embrassait tout le sud, ainsi qu’une partie de l’est et de l’ouest. Dans toute cette direction, la forêt s’étendait à perte de vue comme une mer multicolore, aux vagues inégales, se levant, et s’abaissant jusqu’à ce que le ciel bleu descendît pour la rencontrer.
Plus d’une fois il souffrit dans son cœur à la pensée des deux minces rubans d’acier qui, depuis Edmonton, rampaient pied par pied, mille par mille. C’était comme une profanation, un crime contre la nature, le meurtre de sa solitude bien-aimée. Cette solitude avait conquis son âme ; elle lui représentait non seulement un monde de sapins, de cèdres, de peupliers et de bouleaux, un vaste monde de fleuves, de lacs et de marais, mais aussi une sorte de divinité secrète. Elle le prenait comme aucune religion n’aurait pu le prendre, et, toujours plus profondément, elle l’avait attiré dans son sein, lui livrant ses secrets et ses mystères, lui ouvrant, page par page, le plus grand des livres. Et en ce moment même, il en éprouvait une joie étrange, bien que se sachant perdu.
Ses yeux tombèrent alors plus près de l’établissement installé le long du fleuve étincelant. Il pouvait entendre le bourdonnement monotone de la scierie qui tournait paresseusement dans le lointain. A peu de distance, le pavillon de l’Empire britannique flottait sur un bateau de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui faisait le commerce avec le Nord depuis plus de cent ans. Kent aperçut d’autres bateaux dont il avait surveillé le chargement et qui s’éloignaient nonchalamment du rivage à la dérive, laissant un long sillage briller au soleil, tandis que leurs équipages, ivres d’aventures, chantaient d’une voix ardente la Chanson du Voyageur.
Kent poussa un profond soupir en entendant vibrer ce chant, large, allègre, émouvant comme la forêt elle-même. Il aurait voulu se pencher à la fenêtre pour crier « au revoir » à ceux qui partaient ; car ces bateaux emportaient une brigade de ses compagnons. Il savait où ils allaient : ils se dirigeaient là-bas vers le Nord, au loin, à des milliers de milles, pour vivre plusieurs mois d’une vie libre et joyeuse sous les cieux ouverts.
Terrassé par le désir qui l’envahissait, Kent s’enfonça dans ses coussins ; et, la main devant les yeux, il eut la vision poignante de tout ce qu’il perdait. Demain il ne serait plus, et la brigade continuerait quand même à glisser sur les grands rapides de l’Athabasca ; elle combattrait la Chute de la Mort, affronterait vaillamment les rochers et les tourbillons de la Grande Cascade, les bassins agités de la Gueule-du-Diable ; elle irait vers l’extrémité de l’Athabasca, vers les deux Esclaves et dans le Mackenzie, jusqu’au dernier cap de l’Armement aux falaises émoussées…
Il laissa tomber sa main ; et, un pâle sourire aux lèvres, il regarda une fois de plus au dehors. Seize bateaux partaient, le plus grand commandé par le capitaine Pierre Rossand. Il voyait en pensée la large poitrine rouge de Pierre qui se gonflait en chantant, car Pierre devait retrouver sa femme à un prochain poste. Les bateaux étaient maintenant solidement pris par l’étreinte du fleuve : et il lui sembla qu’ils étaient des fugitifs se libérant des monstres d’acier envahisseurs. Inconsciemment, il étendit les bras et son âme leur cria « adieu ».
Il fut soulagé quand ils disparurent, tandis que s’évanouissait dans le lointain le chant des rameurs. De nouveau il écouta le bourdonnement paresseux de la scierie et il perçut au-dessus de sa tête la course veloutée d’un écureuil rouge aux petits cris insouciants. La Forêt le reprenait. Un rayon du soleil doré tomba sur sa couchette, accompagné d’une bouffée d’air chargé des parfums balsamiques du cèdre.
La porte s’ouvrit et Cardigan entra.
Ni le ton de sa voix, ni sa façon de saluer son « vieux » Kent n’avaient changé ; mais son visage dissimulait mal son inquiétude. Il posa sur la table la pipe et le tabac réclamés par son ami dont il s’approcha pour l’ausculter.
— Pire, hein ? demanda Kent.
Cardigan hocha la tête.
— Pas très bon pour vous de fumer. Enfin, si vous voulez…
— Ça va ; ça va bien. Merci, mon vieux, dit Kent en allongeant le bras pour atteindre la pipe et le tabac.
Il bourra sa pipe ; Cardigan lui donna du feu. Pour la première fois depuis deux semaines un nuage de fumée sortit de ses lèvres.
— Je viens d’apercevoir la brigade qui part vers le Nord.
La plupart des bateaux vont en effet vers le fleuve Mackenzie, répondit Cardigan. C’est un long voyage.
— C’est la plus belle route du Nord. Il y a trois ans, O’Connor et moi nous fîmes ce voyage sur l’embarcation de Follette. Vous rappelez-vous Follette… et Ladouceur ? Leur course à la nage à travers la Chute de la Mort ? C’est drôle.
Il s’interrompit pour écouter. Des pas bien connus approchaient.
— O’Connor, dit-il.
Cardigan alla ouvrir la porte et disparut aussitôt.
Le sergent O’Connor tenait dans ses grandes mains une boîte de cigares et un bouquet de « fleurs de feu » d’un rouge éclatant.
— Le Père Layonne me les a données pour toi comme je montais, expliqua-t-il en posant les fleurs sur la table. Et moi… eh bien… j’enfreins la consigne pour venir t’avouer quelque chose, Jimmy… Je ne t’ai jamais traité de menteur ; je viens te dire carrément que tu as menti tantôt.
Il serra la main de Kent avec l’ardeur d’une amitié que rien ne pouvait briser. Le visage de Kent se crispa non de douleur, mais de joie. Il avait craint de voir O’Connor, et de même Kedsty, se détourner de lui.
— J’ignore ce que les autres ont pu se figurer dans tes aveux, reprit le sergent-major, visiblement ému ; mais je n’ai pu passer un an et demi auprès de toi sans te connaître. Je sais que tu as menti. Quel est ton jeu, vieux camarade ?
— Ai-je besoin de revenir là-dessus ? répondit Kent en bougonnant.
O’Connor se mit à parcourir la salle de long en large, de son pas lourd. Ainsi faisait-il toujours au camp, lorsqu’il réfléchissait à un problème embarrassant.
— Tu n’as pas tué John Barkley, insista-t-il. Ni Kedsty, ni moi, n’y croyons. Cependant le plus drôle de l’affaire, c’est…
— Quoi donc ?
— … C’est que Kedsty a immédiatement fait relâcher Trigger. Il n’écoute ni les ordres de Hoyle, ni le règlement ; il agit tout de même. Voyons, Kent, franchement — j’attache à cette question la plus grande importance — as-tu tué Barkley ?
— Si tu doutes de la parole d’un moribond, tu témoignes bien peu de respect envers la mort, ce me semble.
— Ça c’est de la théorie, des conventions ; et ce n’est pas toujours humain. Allons, oui ou non, l’as-tu tué ?
— Oui.
O’Connor s’assit et fit sauter le couvercle de la boîte de cigares.
— Puis-je fumer avec toi ? demanda-t-il ; j’en ai vraiment besoin. Toutes ces choses m’ont mis la tête à l’envers. Est-ce que je t’ennuierais en t’interrogeant sur la jeune fille ?
— La jeune fille ? s’exclama Kent en se dressant sur son séant et fixant des yeux O’Connor.
Les yeux du sergent-major eurent une persistance inquiète.
— Je comprends… tu ne la connais pas, dit-il enfin en allumant son cigare. Moi non plus. Je ne l’avais jamais vue auparavant. C’est pourquoi l’attitude de l’inspecteur Kedsty m’étonne. Je te répète, tout cela est bizarre. Il ne t’a pas cru ce matin ; cependant il était tout bouleversé. Il m’a prié de l’accompagner jusque chez lui. Les veines de son cou étaient grosses comme le petit doigt. Il changea soudain d’idée et décida que nous irions au bureau. Nous étions sur la route qui traverse le bocage de peupliers quand la chose que je vais te dire arriva… Je ne suis pas un homme à bonnes fortunes ! et je serais un imbécile si j’essayais de te décrire cette jeune fille. Elle se tenait à un croisement de la route et se jeta sur moi comme si elle voulait me porter un coup. Elle arrêta Kedsty qui fit entendre un gémissement, un drôle de son, comme si quelqu’un l’avait frappé. Je la regardai ébahi comme un vrai idiot ; mais elle ne parut s’occuper de moi pas plus que si j’avais été un fantôme invisible. Elle dévisageait Kedsty bien en face, sans le quitter des yeux ; et elle s’en alla sans avoir prononcé un mot, remarque bien. En nous quittant, elle me frôla presque, mais elle ne détacha pas les yeux de Kedsty. Je me disais que nous étions deux sacrés imbéciles d’être restés là, paralysés, comme si nous n’avions jamais vu de belles filles de notre vie. J’allais faire cette remarque au vieux, quand…
O’Connor trancha le bout de son cigare d’un coup de dent et s’approcha de la chaise-longue.
— Je te jure, Kent, que Kedsty était aussi pâle que de la craie. Il continuait à regarder devant lui comme si la jeune fille était encore là ; et il poussa de nouveau une sorte de plainte comme si quelque chose l’étouffait. Il me dit alors : « Sergent, j’ai oublié quelque chose d’important ; je dois retourner auprès du docteur Cardigan. Je vous autorise à libérer immédiatement Mac Trigger. »
O’Connor s’arrêta pour découvrir sur les traits de Kent quelque signe d’incrédulité. Ne voyant rien, il demanda :
— C’est-il conforme au Code criminel, dis, Kent ?
— Pas tout à fait ; mais de la part de l’officier de la Division, cela fait loi.
— Je lui ai donc obéi. Si tu avais pu voir Mac Trigger quand je lui annonçai qu’il était libre et que je tirai les verrous de sa cellule ! Il en sortit en tâtonnant comme un aveugle. Il ne voulut pas aller ailleurs qu’au bureau de l’inspecteur. Il dit qu’il l’attendrait là.
— Et Kedsty ?
O’Connor se leva soudain et recommença à faire les cent pas à travers la pièce.
— Il a dû suivre la jeune personne, s’écria-t-il ; impossible qu’il ne l’ait pas fait. Il m’a menti au sujet de Cardigan. Rien de mystérieux dans tout cela s’il n’avait pas soixante ans, et elle moins de vingt. Quelle jolie fille ! Mais s’il a pâli ce n’est pas à cause de sa beauté : j’en donnerais ma tête à couper. Je t’affirme qu’il a vieilli de dix ans à l’instant même. Il y avait dans les yeux de cette fille quelque chose de plus terrible pour lui qu’un coup de fusil. Sous l’effet de ce regard, la première pensée de Kedsty fut pour Mac Trigger, pour celui que tu es en train de sauver de la pendaison. C’est étrange, Kent ; tout cela est étrange. Mais le plus mystérieux de tout, ce sont encore tes aveux.
— Oui, c’est drôle, approuva Kent. Comme une petite balle a tout changé ! Car sans cette balle, je te jure que je me serais tu ; un innocent aurait été pendu. Au point où nous en sommes, je m’explique l’agitation de Kedsty. Je fais partie de son service ; je souille l’honneur du plus beau service du monde ; il en est bouleversé, c’est assez naturel.
Il haussa les épaules en essayant de rire.
— Quant à la jeune fille, reprit-il, elle est peut-être arrivée ce matin par un des bateaux, et elle faisait une petite promenade pour se remettre. N’as-tu pas remarqué qu’avec un certain éclairage, une figure a parfois l’aspect d’un spectre sous les peupliers ?
— Oui, quand les arbres sont couverts de feuilles ; mais ils bourgeonnent en ce moment, Jimmy. Ce sont les yeux de la jeune fille qui firent une impression accablante sur Kedsty, car celui-ci me donna aussitôt l’ordre de libérer Mac Trigger et me mentit en me disant qu’il retournait auprès de Cardigan. Si tu avais pu voir les yeux de cette enfant ! Ils étaient bleus, du bleu des violettes, mais ils dardaient du feu. J’aurais pu imaginer cette flamme dans des yeux noirs ; mais dans des yeux bleus, cela fit tout simplement perdre contenance à Kedsty. Il y a une raison. Pourquoi pensa-t-il soudain à l’homme enfermé dans la cellule ?
— Puisque tu me mets hors de cause, mon cher, cette histoire commence à m’intéresser, dit Kent. Il y a peut-être des liens de parenté entre cette jeune blonde et…
— Elle n’est pas blonde… et je ne te laisse pas hors de cause, interrompit O’Connor. De ma vie je n’ai jamais rien vu d’aussi noir que ses cheveux. Ils étaient superbes. Si tu voyais cette petite seulement une fois, tu ne pourrais plus l’oublier.
— Cette petite, reprit O’Connor, n’a jamais été vue à Athabasca, ni aux environs, autrement tu en aurais sûrement entendu parler. Je suis sûr qu’elle est venue ici accomplir une mission lorsque Kedsty m’a donné l’ordre de relâcher Trigger.
— C’est bien possible, et probable même, dit Kent. J’ai toujours dit que tu es le meilleur limier de tout le détachement. Mais je ne vois pas ce que je viens faire dans cette histoire ?
O’Connor eut un sourire sarcastique.
— Tu ne le vois pas ! Eh bien, il se peut que je sois aveugle et idiot à la fois, et peut-être même un peu trop sous le coup de l’émotion. Mais il me semble que Kedsty s’est un peu trop pressé de faire ouvrir la cellule de Mac Trigger, oui, un peu trop pressé, à mon avis.
Kent, pour détourner l’entretien, demanda :
— As-tu assisté au départ de la flottille de Rossand ? Cela nous ramène à trois ans en arrière, mon pauvre vieux. Tiens, passe-moi donc la boîte de cigares, je veux en essayer un dans ma pipe.
O’Connor ne resta plus que quelques minutes avec son ami. Il s’efforçait de prendre un ton plaisant ; mais sa gaîté sonnait faux.
Tandis qu’il s’enfonçait dans le corridor, son pas n’avait jamais été aussi lourd.
Bien que voulant rester maître de lui, Kent éprouva, au départ d’O’Connor, une oppression étouffante.
A l’horizon, un orage s’amoncelait. La lointaine houle des forêts changeait de tons et de couleurs. L’allégresse des montagnes et des collines avait disparu. La nuance des sapins, des cèdres et des balsamiers se transforma en un noir opaque. Les reflets d’or et d’argent des bouleaux et des peupliers se muaient en un gris lugubre et uniforme, presque invisible. Une tristesse sombre et pénétrante s’étendait comme un voile sur le fleuve qui, un instant auparavant, avait projeté la gloire du soleil sur la face bronzée des hommes de la brigade. Un long roulement de tonnerre se rapprochait.
Pour la première fois depuis l’émotion causée par son aveu. Kent sentit peser sur lui une épouvantable mélancolie. Il n’avait cependant point peur de la mort à cette heure ; mais un peu de sa belle philosophie s’était évanoui. Après tout, c’est une triste chose que de mourir seul. Son oppression devenait de plus en plus aiguë ; et il lui était pénible de penser qu’il pouvait rendre l’âme pendant que le soleil ne brillait pas.
Il voulait revoir O’Connor ou appeler Cardigan. Il eût accueilli avec joie le Père Layonne. Mais, plus que toute chose, il eût désiré dans sa détresse une présence féminine, la présence d’une frêle créature dont le contact de la main contient la puissance de toute l’humanité.
Il lutta en se rappelant que le Dr Cardigan lui avait prédit certains moments de dépression profonde. Il essaya donc de se défendre contre cette sensation, refusant de se servir de la sonnette placée à portée de sa main.
Son cigare s’était éteint : il le ralluma et fit un effort pour reporter sa pensée vers O’Connor, vers la mystérieuse jeune fille et vers Kedsty. Il essaya aussi de se représenter Mac Trigger, l’homme qu’il avait sauvé du bourreau, attendant Kedsty dans le bureau de la caserne. Il imagina la jeune fille avec ses cheveux noirs et ses yeux bleus… — et l’orage éclata.
La pluie tombait en déluge. Cardigan entra brusquement et ferma la fenêtre. Il resta une demi-heure auprès de Kent ; puis il se fit remplacer par un de ses aides, le jeune Mercer, qui vint voir le blessé plusieurs fois. Le ciel commençait à s’éclaircir, assez tard vers le soir, lorsque le Père Layonne apporta des papiers correctement rédigés pour les faire signer par Kent. Il demeura avec celui-ci jusqu’au coucher du soleil, au moment où Mercer apporta le dîner.
A partir de ce moment jusqu’à dix heures, le Dr Cardigan témoigna une grande vigilance qui frappa le blessé. Quatre fois il l’ausculta au stéthoscope.
— Ce n’est pas pire, Kent. Je crois que cela n’arrivera pas cette nuit.
Kent prit ces paroles pour un mensonge professionnel, car il remarqua qu’une inquiétude persistait dans les manières de Cardigan.
Il n’avait pas envie de dormir. La lumière baissée, la fenêtre de nouveau ouverte, jamais l’air ne lui avait paru aussi doux qu’à ce moment. Sa montre sonna onze heures quand il entendit la porte de Cardigan se fermer pour la dernière fois, et tout retomba dans le silence.
Il s’installa tout contre la fenêtre. Le mystère et l’attrait de l’heure nocturne avaient de tout temps exercé sur lui leur fascination. La nuit et lui étaient amis. Maintes fois il avait marché la main dans la main avec l’esprit de la Nuit qui pénétrait toujours plus avant dans son cœur pour prendre possession de son être. Il devinait ses bruits et les langages chuchotés de cet « autre côté de la vie » qui se lève silencieusement, comme dans la peur de vivre et de respirer longtemps après que le soleil est parti. La nuit était pour lui plus merveilleuse que le jour.
Cette nuit qui s’étendait devant sa fenêtre était magnifique. L’orage avait lavé l’atmosphère. Il lui semblait que les étoiles étaient descendues plus près de ses chères forêts. La lune se leva tard, telle une splendide reine arrivant sur une scène bien préparée.
Kent n’était plus oppressé ni inquiet. L’air de la nuit pénétrait dans ses poumons de plus en plus profondément, et une nouvelle force semblait renaître en lui. Ses yeux et ses oreilles étaient largement attentifs. La colonie dormait ; mais çà et là quelques lumières tremblotaient au bord du fleuve et, par instants, un bruit familier lui arrivait : le tintement d’une chaîne de bateau, l’aboiement d’un chien, le chant d’un coq.
Un couple de hiboux en amour gloussa un très long moment, d’une façon étrange, mais douce. Il vint jouer d’un vol silencieux devant la fenêtre. Puis, soudain, un des oiseaux fit entendre un claquement de bec comme pour donner l’alarme à l’approche d’un ennemi. Kent crut percevoir un bruit de pas qui devint bientôt distinct ; quelqu’un approchait en longeant le bâtiment. En se penchant, Kent aperçut O’Connor, face à face.
— Maudits soient mes pieds lourds ! grommela le sergent. Tu dormais, Kent ?
— J’étais aussi éveillé que les hiboux, assura Kent.
O’Connor s’approcha de la fenêtre.
— J’ai vu ta lumière et j’ai pensé que tu étais éveillé, dit-il. Je voulais m’assurer que Cardigan n’était pas avec toi. Il ne faut pas qu’il sache que je suis ici. Si cela ne te fait rien, veux-tu éteindre la lumière ? Kedsty a l’œil ouvert comme les hiboux, lui aussi.
Kent étendit le bras vers la lampe ; et la chambre ne se trouva plus éclairée que par la lune et les étoiles. L’ombre géante se projetait dans la pièce.
— C’est un crime de venir te voir en ce moment, Kent, dit-il à voix basse. Mais je le devais : c’est ma dernière chance. Quelque chose va mal. Kedsty cherche à m’écarter… parce que je me trouvais avec lui au moment où il rencontra la jeune fille sous les peupliers. Cette idée le gêne. Il m’envoie en service spécial au Fort-Simpson. C’est toute une année de voyage. Nous devons partir à l’aube sur le bateau à moteur pour rattraper Rossand. Aussi j’ai tenu à te voir tout de suite ; et je n’ai pas hésité, quand j’ai vu la lumière de ta chambre.
— Je suis heureux que tu sois venu, dit Kent avec chaleur. Bon Dieu, comme je voudrais aller avec toi, mon vieux copain, si ce n’était cette chose prête à éclater dans ma poitrine.
— Je ne partirai pas, interrompit O’Connor toujours à voix basse. Si tu étais sur pied, Kent, ça irait tout autrement. Kedsty n’est plus le même ; il est nerveux. Je me trompe peut-être, mais je crois qu’il est constamment en train d’espionner quelqu’un. Il a peur de moi pour la raison que je viens de te dire. Ce voyage au Fort-Simpson n’a d’autre prétexte que de m’éloigner pendant un certain temps. Le vieux bougre a essayé de me dorer la pilule en me promettant un emploi d’inspecteur dans l’année.
O’Connor se tut pour écouter autour de lui ; aucun bruit inquiétant ne se fit entendre.
— Jusqu’au moment où éclata l’orage, j’ai cherché à retrouver Mac Trigger : je crois qu’il a dû disparaître dans les bois. La jeune fille m’intriguait. J’ai questionné toutes les femmes du débarcadère, j’ai eu recours au vieux trappeur Mooie. Pas de traces. On ne l’a vue nulle part. Alors une idée renversante m’est venue. Je crois avoir deviné.
O’Connor aperçut dans les yeux de son ami l’éveil de l’intérêt, cette passion de chasseur d’hommes qui les avait animés jadis si souvent et si intensément.
— Kedsty est un célibataire, reprit-il, un vieux garçon qui se préoccupe fort peu des femmes ; mais il aime la vie de famille. Il s’est construit un bungalow un peu à l’écart. Son cuisinier et son domestique chinois sont absents, le bungalow est fermé ou supposé tel. Tu as certainement compris, Jimmy, tu ne serais pas la plus fine mouche de la Division N. Elle est cachée chez Kedsty.
— Pourquoi cachée ? demanda Kent. Elle n’a pas commis de crime ?
O’Connor bourra lentement sa pipe. A la lueur de l’allumette qu’il tenait dans le creux de ses mains, ses traits durs parurent témoigner une certaine incertitude.
— Écoute-moi bien, reprit-il. Je suis retourné aux peupliers après t’avoir quitté. J’ai retrouvé la trace de ses pieds, des pieds d’enfant ; l’empreinte était très nette par endroits, car elle porte des talons hauts comme les talons des Françaises. De la place où elle nous a rencontrés, j’ai suivi sa piste jusqu’à la lisière du bois de sapins. Mais impossible de rejoindre le bungalow de Kedsty sans être vue par ce chemin ! Et comment s’y serait-elle rendue avec des souliers comme la moitié de ma main et des talons hauts de deux pouces ? Je me suis demandé pourquoi elle ne portait pas de chaussures de campagne ou des mocassins.
— Parce qu’elle vient du Sud et non du Nord, d’Edmonton peut-être, suggéra Kent.
— Évidemment, Kedsty ne s’attendait pas à la voir tout à coup ; et c’est ce qui m’égare. Mais il n’est pas douteux qu’en la voyant, il est devenu aussitôt un autre homme. S’il lui suffisait maintenant de lever le petit doigt pour te sauver, il ne le ferait pas, sois-en sûr. Il lui fallait un prétexte pour libérer Mac Trigger. Tu le lui as fourni ; et il s’en est emparé sous la menace qu’elle lui a faite, d’un simple regard, mon cher. C’est donc qu’il s’était déjà passé quelque chose entre eux. Le constable Doyle m’affirme qu’il est resté enfermé dans son bureau avec Trigger plus d’une demi-heure. Toute cette affaire est extrêmement louche. Et cette mission au Fort-Simpson qui ne rime à rien !
Kent eut une crise de toux qui lui coupa la respiration et l’obligea à s’appuyer sur ses coussins, les traits crispés.
— Je te fatigue, mon pauvre Jimmy, dit O’Connor en prenant dans ses mains celles de son ami. Au revoir, mon vieux camarade. Je vais jeter un coup d’œil autour de chez Kedsty. Dans une demi-heure, tu me reverras, si tu ne dors pas.
— Je ne dormirai pas, répondit Kent d’une voix entrecoupée.
— Au revoir, Jimmy.
— Dans le cas où tu ne me reverrais plus, sache bien que je t’accompagnerai en pensée dans ton long voyage. Prends bien soin de toi, ami.
O’Connor s’éloigna sans rien répondre. Il n’alla pas du côté de Kedsty, mais il se traîna dans la direction du fleuve, la gorge serrée, croyant bien que Kent lui avait dit son dernier adieu.
Longtemps après le départ d’O’Connor, Kent s’endormit d’un sommeil, rendu lourd par la lutte précédente de son cerveau contre l’épuisement et l’inévitable fin.
Ses pensées l’emportèrent à travers le passé jusqu’aux jours de son enfance. Des faits et des choses ensevelis au fond de sa mémoire surgirent avec netteté. Ses rêves étaient peuplés de fantômes qui prenaient vie dès que son attention se portait sur eux.
Le voici enfant, jouant aux « Trois vieux chats », devant la vieille maison d’école en brique rouge, à un demi-mille de la ferme où il était né et où sa mère était morte. Voici Skinny Hill, mort depuis plusieurs années, son partenaire au criquet, Skinny avec son sourire grimaçant et son haleine parfumée par les oignons les plus odorants de tout l’Ohio. A l’heure du dîner il troquait quelques-uns des cornichons confits par sa mère contre les oignons de Skinny : deux oignons contre un cornichon, c’était le prix immuable.
Il jouait au Guignol avec sa mère, cueillait des mûres dans les bois. Il se revit, tuant un serpent à coups de bâton, tandis que sa mère fuyait en poussant des cris d’effroi et allait s’asseoir pour pleurer d’émotion.
Il l’avait adorée, cette mère ; et pourtant s’évanouit vite la vision de la vallée où elle gisait sous une petite pierre blanche du cimetière campagnard, côte à côte avec son père. Tout ému, il retrouva les jours où il s’était frayé un chemin dans la vie, au sortir du collège. Et le voici dans le Nord, dans son Nord bien-aimé.
Le sentiment de la solitude l’envahit. Il était cependant très agité et semblait vouloir se réveiller, mais il retombait toujours dans les bras endormeurs de la Forêt. Il se trouvait sur une piste au commencement de l’hiver gris et glacé ; et la lueur de son feu de campement faisait une magnifique tache rouge dans le cœur de la nuit. Dans cette lueur, O’Connor était à ses côtés. Par moment il se voyait derrière les chiens et les traîneaux, luttant contre l’orage. Puis il traversait la Big River ; de noirs et mystérieux courants clapotaient sous sa pirogue, et toujours O’Connor était là. Soudain il tenait un fusil, et, adossé avec O’Connor à un chevalet de torture, tous deux faisaient face à la fureur sanguinaire de Mac Caw et de ses contrebandiers.
Dans des rêves plaisants, il crut entendre le murmure du vent au faite des sapins, le chant des ruisseaux enflés par le printemps, le gazouillement des oiseaux. Il se sentait imprégné par les douces senteurs de la vie, par la gloire de l’existence, telle qu’ils l’avaient vécue, O’Connor et lui.
Moitié endormi, moitié réveillé, il souffrit d’une oppression étouffante, ressentant la même torture qu’il éprouva, enseveli sous un arbre dans le pays de Jack Fish. Enfin il s’endormit paisiblement.
Soudain un rayon de lumière lui fit ouvrir les yeux. Le soleil inondait sa fenêtre, et le poids qu’il avait sur la poitrine était la délicate pression du stéthoscope de Cardigan.
Malgré l’épuisement physique causé par ses rêves, il s’éveilla si calmement que Cardigan ne s’en aperçut pas tout de suite. Le médecin voulut dissimuler son inquiétude : il paraissait un peu hagard, et ses yeux étaient cernés comme s’il n’avait point dormi de la nuit. Kent se souleva sur les coudes, grimaça sous la lumière crue du soleil et balbutia une excuse pour s’être éveillé si tard.
Un trait brûlant traversa sa poitrine, comme une lame de couteau. Il ouvrit la bouche pour mieux respirer et la douleur devint aiguë.
Penché sur lui, Cardigan essayait de paraître souriant :
— Trop d’air vif de la nuit, Kent, expliqua-t-il. Cela passera bientôt.
Il sembla que Cardigan avait involontairement donné une signification particulière au mot « bientôt » ; mais Kent ne lui posa pas de question. Sûr d’avoir compris, il savait combien il aurait été pénible à Cardigan de répondre. Sa montre qu’il trouva, à tâtons, sous les coussins, sonna neuf heures. Cardigan mettait de l’ordre sur la table, fixait le store de la fenêtre, mais dans tous ses mouvements on voyait qu’il ne se sentait pas à l’aise. Il se tint immobile un moment, tournant le dos à Kent.
— Que préférez-vous, Kent, demanda-t-il en se retournant : faire votre toilette, déjeuner ou recevoir une visite ?
— Je n’ai pas faim, et pour l’instant j’ai ici du savon et de l’eau. Qui est le visiteur ? Père Layonne ou Kedsty ?
— Ni l’un ni l’autre. C’est une dame.
— En ce cas je préfère faire un brin de toilette. Pouvez-vous me dire qui c’est ?
— Je ne sais pas, dit Cardigan en secouant la tête ; je ne l’ai jamais vue auparavant. Elle est venue ce matin quand j’étais encore en pyjama, et elle a attendu depuis. Je lui ai dit de revenir, mais elle a insisté pour attendre que vous fussiez réveillé. Elle a attendu pendant deux heures.
— Est-ce une jeune femme ? demanda Kent avec un mouvement de curiosité qu’il n’essaya pas de cacher. Des cheveux noirs, n’est-ce pas, des yeux bleus ? Elle porte des souliers à talons hauts et à peu près grands comme la moitié de votre main… et très belle ?
— Oui, précisément, répondit Cardigan en inclinant la tête. J’ai même remarqué les souliers, Jimmy. Une très belle jeune femme.
— Faites-la entrer, s’il vous plaît, dit Kent. Mercer m’a aidé à me laver hier au soir. Je ne suis pas rasé ; mais je m’excuserai, par égard pour vous. Comment s’appelle-t-elle ?
— Je le lui ai demandé ; elle a fait semblant de ne pas m’entendre. Mercer le lui a demandé aussi. Elle s’est contentée de le regarder vaguement ; et il n’a pas insisté. Elle lit un volume des Vies, de Plutarque. C’est ce que j’ai vu quand elle en tournait les pages.
Kent se redressa sur ses coussins et fit face à la porte quand Cardigan fut sorti.
En un éclair, tout ce que O’Connor lui avait dit lui revint à la mémoire : cette jeune fille sur la route, Kedsty troublé, le mystère de toutes les circonstances présentes. Pourquoi venait-elle le voir ? Quel pouvait être le motif de sa visite, sinon de le remercier d’avoir, par ses aveux, rendu la liberté à Sandy Mac Trigger ?
O’Connor avait raison. Elle s’intéressait certainement à Mac Trigger et venait exprimer sa reconnaissance. Il prêta l’oreille : des bruits de pas résonnèrent dans le corridor. Ils approchaient rapidement et s’arrêtèrent devant la porte. Une main toucha le loquet, mais la porte ne s’ouvrit pas tout de suite. Il entendit la voix de Cardigan qui se retirait. Son cœur battait et il s’étonna de se sentir si bouleversé.
Sans le moindre embarras, la visiteuse entra dans la chambre de Kent.
Il fut frappé par son regard qui avait bien, comme disait O’Connor, une nuance violette. Elle le regardait non pas avec des yeux fulgurants tels qu’il se les était imaginés, mais avec curiosité et interrogation. La physionomie de l’étrangère, au lieu d’être empreinte de reconnaissance, comme il s’y attendait, demeurait imposante. Il fut frappé par son étonnante chevelure, son exquise figure pâle, sa sveltesse et toute sa beauté, tandis qu’elle s’appuyait légèrement à la porte, la main encore sur le loquet.
La magnificence de sa chevelure la faisait paraître plus grande qu’elle n’était en réalité ; et la finesse de sa taille complétait cette illusion. Sous sa jupe légère d’étoffe brune se montraient de ravissantes chevilles et de tout petits pieds sur de hauts talons, selon la remarque d’O’Connor.
Kent sentant qu’il rougissait, dut chercher à se donner une contenance. La jeune fille sourit du bout des lèvres et baissa pour la première fois les yeux.
Avant qu’il eût trouvé quelques mots à lui dire, elle avait pris une chaise et s’était assise à son chevet.
— Vous croyez donc que vous allez mourir ? demanda-t-elle d’une petite voix décidée.
— Est-ce que je vous parais accablé à cette idée ? dit-il d’un ton plaisant.
— Oh ! pas du tout ! Vous êtes bien comme je m’attendais à vous voir : un homme plein de courage. Ne vous imaginez pas que je sois venue pour vous plaindre. Je viens pour toute autre chose.
Kent se souvint que la veille il souhaitait la présence d’une femme dont la sympathie eût adouci ses derniers moments. Ce n’était pas une telle femme qu’il avait devant lui ; et il se sentit cependant tout réconforté. Intrigué par les derniers mots qu’elle venait de prononcer, il demanda d’un ton gouailleur, pour déguiser sa curiosité et ne pas être en reste sur le ton si cavalier de son interlocutrice :
— Pourquoi êtes-vous donc venue ?
— Vous le saurez. Mais ne perdons pas notre temps. Donnez-moi votre main.
Elle se tut, immobile quelques secondes, le regard comme perdu.
— Vous n’avez pas de fièvre, s’écria-t-elle. C’est bien ce que je pensais. Qu’est-ce qui vous fait supposer que vous allez mourir ?
Kent rapporta exactement ce que lui avait dit Cardigan, mais il mit dans son explication quelques pointes d’humour. Il s’était préparé, au moment où elle entrait, à prendre vis-à-vis d’elle la position d’un fin limier, et c’est lui qui se trouvait embarrassé. Il crut s’en tirer par une grossière boutade.
— Avouez que vous êtes venue tout simplement pour voir comment un homme tourne de l’œil, n’est-ce pas ?
— Vous ne seriez pas le premier que j’aurais vu mourir. J’en ai vu pas mal d’autres ; mais je n’ai jamais beaucoup pleuré. J’aime mieux voir périr un homme que certains animaux. Tous les hommes sont des brutes. Je ne dis certes pas cela pour vous ; vous êtes une exception, mais je déteste presque tous les autres. Ah ! non, je ne serais pas troublée par la mort de certains, dit-elle avec ressentiment.
— Quelle adorable petite sanguinaire vous êtes, Mademoiselle… Mademoiselle ?
— Marette. Pas Mademoiselle : Marette, simplement, rectifia-t-elle presque sèchement.
— Pourquoi diable, Mademoiselle Marette…
— Marette, rectifia-t-elle de nouveau, avec quelque douceur cette fois.
— Pourquoi diable arrivez-vous juste au moment où je vais casser ma pipe ? Quel est votre autre nom ? Quel âge avez-vous ? Que me voulez-vous, en somme ?
— Je n’ai pas d’autre nom que celui de Marette. J’ai vingt ans, et je suis venue pour faite votre connaissance et voir votre attitude.
— Bigre ! s’exclama-t-il. Nous allons fort. Et maintenant ?
Elle baissa les yeux sous le regard de Kent, qui crut bien l’avoir intimidée ; mais redressant aussitôt la taille, elle regarda fièrement le blessé et lui dit gravement :
— Je sais que vous avez superbement menti pour sauver un autre homme.
— Vous aussi !… se récria-t-il, en faisant mine de ricaner.
— Oui, je le sais ; et c’est très beau de votre part. Vous pensiez que vous alliez mourir et vous n’avez pas craint de sacrifier votre réputation. Vous les avez tous convaincus en entrant dans les détails. Mais moi, je sais que vous avez menti, vous n’avez pas tué John Barkley.
— Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
Elle le considéra quelques secondes avec une fierté souriante, comme pour lui témoigner son admiration et son estime.
— Parce que je connais celui qui a tué, fit-elle, Et ce n’est pas vous, ni Sandy Mac Trigger.
— Le coupable aurait-il fait des aveux ? demanda-t-il.
Elle secoua la tête.
— L’avez-vous vu tuer John Barkley ?
— Non.
— Alors je puis vous affirmer ce que j’ai affirmé aux autres. C’est moi qui ai tué John Barkley. Si vous suspectez une autre personne, je puis vous dire que votre soupçon est faux.
Kent fit un effort pour paraître calme. Il prit un cigare dans la boîte que Cardigan avait placée à sa portée.
— Quel splendide menteur vous êtes, dit-elle, rayonnante. Croyez-vous en Dieu ?
Il tressaillit.
— Oui, dans un sens large, dit-il. Je crois en lui, par exemple, quand il se révèle à nous dans toute cette splendeur que vous voyez là-bas par la fenêtre. La nature et moi sommes devenus de très bons amis. Je m’en suis fait l’idée d’une sorte de déesse-mère que j’adore à la place du Dieu masculin. C’est un sacrilège peut-être, mais c’est pour moi un grand réconfort. Vous n’êtes cependant pas venue ici pour me parler de religion ?
— Je sais qui a tué Barkley, insista-t-elle. Je sais comment, quand et pourquoi il fut tué. Dites-moi la vérité, je vous prie. Je veux savoir maintenant pourquoi vous vous êtes accusé d’un crime que vous n’avez pas commis.
Kent alluma lentement son cigare, tandis que la jeune fille le regardait avec insistance.
— Je puis être fou, dit-il. Il est possible de l’être sans s’en douter : voilà ce qu’il y a d’étrange dans la folie. Mais si je ne suis pas un dément, j’ai tué Barkley. Si non, je dois être fou, car je suis bien convaincu que je l’ai tué. Peut-être est-ce vous qui êtes folle… Dans tous les cas, je crois bien que vous avez un crime sur la conscience, vous aussi. Est-ce que hier, sous les peupliers, vous n’avez pas tué à moitié ce pauvre Kedsty, en lui lançant un de vos regards ?
Il pensait qu’elle se troublerait au nom de l’inspecteur Kedsty. Elle lui demanda seulement, sans émotion apparente :
— Qui vous a dit cela ?
— Mon ami O’Connor.
— Ce géant à la figure rouge qui accompagnait M. Kedsty ?
— Lui-même. Il a été longtemps mon compagnon de piste. Il est venu me voir hier. Vos yeux lui ont tourné la tête. Mais savez-vous qu’ils sont beaux, vos yeux, des yeux dangereux ? Jamais je n’en ai vu d’aussi jolis. Ce n’est pas ce qui impressionna le plus mon camarade, c’est l’effet que vos yeux produisirent sur Kedsty, qui n’est pourtant pas homme à se laisser facilement démonter. Ah ! il n’a pas tergiversé pour donner à O’Connor l’ordre de libérer Mac Trigger ; puis il vous a suivie. Imaginez-vous qu’il a passé la fin de la journée à savoir qui vous êtes. Mais il ne découvrit ni cuir, ni poil. Je vous demande pardon, je veux dire qu’il n’a rien pu savoir sur votre compte. Nous avons pensé que vous étiez cachée dans le bungalow de Kedsty. Je ne vous contrarie pas en vous parlant ainsi, n’est-ce pas ? On doit du reste tout pardonner à un homme qui va mourir.
Elle eut quelques secondes un air de dignité froissée ; mais elle reprit aussitôt son attitude sympathique, et il regretta d’avoir agi si brutalement. Volontiers il aurait fait taire sa curiosité et oublié les soupçons d’O’Connor. Mais le coup était porté et il attentait la riposte.
— Vraiment, dit-elle en inclinant la tête avec une coquetterie enjouée, vraiment vous ne voulez pas m’avouer que vous avez menti ? Soit ! je n’insiste plus, mais sachez que je sais. Je vous félicite encore. Seulement…
Elle s’interrompit net et baissa les yeux, tandis que ses doigts tourmentaient les franges de sa ceinture. Visiblement elle cherchait à donner à sa pensée une forme atténuée. Elle eut un geste d’impatience et se décida à dire d’un ton sec :
— Avez-vous songé à ce qui se passerait si vous ne mouriez pas ?
— Je n’aurai pas l’occasion de faire cette supposition-là.
— Je suis sûre, moi, que votre blessure n’est pas mortelle. Et alors ?
— Alors j’avalerai la purge du camarade ; on me pendra haut et court, voilà tout.
Elle fit comme si elle n’avait point entendu cette sarcastique réponse. Se levant, elle déclara sur le ton d’une ardente sympathie :
— Non, vous ne mourrez pas. Je suis venue pour vous dire de ne pas vous tourmenter, car on pensera à vous. Je ne puis encore mieux m’expliquer, mais je tâcherai de vous revoir avant peu. J’ai voulu pour l’instant vous prévenir.
A ce moment même Kent éprouva une douleur si aiguë qu’il pensa toucher au moment fatal prévu par Cardigan. Comme elle le regardait avec une expression attendrie, et qu’il se sentait devenir pâle, il se révolta dans son amour-propre. Allait-elle supposer qu’il pâlissait d’émotion ? Il put surmonter sa douleur et eut assez d’énergie pour répliquer d’un ton plaisant :
— C’est donc en ange libérateur que vous êtes apparue ? Voilà qui est aimable ! Dans ce cas je veux savoir votre nom. Marette…
— Marette Radisson.
— De quel coin du ciel êtes-vous accourue à mon secours ?
— Je viens de loin, en effet ; d’un endroit que nous appelons la « Vallée du Silence ».
Elle désigna le Nord.
— Le Nord ! s’exclama-t-il.
— Oui, l’extrême-Nord, très loin.
Elle lui tendit la main.
— Attendez. Ne partez pas encore.
— Non, il faut que je parte, dit-elle en reculant vers la porte. Je suis déjà restée trop longtemps. Vous trouvez que j’ai des yeux dangereux. Je ne veux pas faire de vous une nouvelle victime. C’est égal, vous êtes d’un beau courage. Adieu… Au revoir… On pensera à vous.
Et elle s’éclipsa.
Kent s’attarda longtemps à se remémorer chaque mot et chaque geste de Marette.
Elle était donc venue pour lui dire de compter sur elle. Mais de quelle façon ? Elle n’avait rien précisé. Elle lui avait affirmé qu’il ne mourrait pas, et certes, s’il pouvait réchapper de sa blessure, il ne lui serait pas agréable de se balancer au bout d’une corde : il essayerait de prendre le large. Hélas, il ne devait pas songer à s’enfuir de la main des hommes, lorsque la poigne de la Mort le tenait si solidement. Un seul instant, hier au soir, après l’orage, à la tombée de la nuit, il s’était senti renaître. Mais depuis, à deux reprises, une douleur angoissante lui avait laissé cruellement entendre que Cardigan ne s’était point trompé. L’aide de Marette… quelle pauvre ironie !…
Il l’interrogeait encore en pensée, voulant obtenir des réponses précises. Qui était-elle ? Pourquoi avait-elle voulu le voir ? Pour quelle raison lui témoignait-elle de la sympathie ? A quel titre connaissait-elle Sandy Mac Trigger ? Elle devait avoir avec l’inspecteur Kedsty de mystérieuses relations ; quelle en était la nature ?
Et toujours revenait à son esprit cette même question qui résumait toutes les autres : quel était le vrai motif qui poussait Marette Radisson à venir auprès de lui ?
Elle n’avait certainement pas été amenée par la gratitude, car elle ne lui avait pas exprimé un mot direct de reconnaissance. Elle n’avait donc pas été envoyée par Mac Trigger. Elle l’eût, dans le cas contraire, remercié au moins d’un mot. Elle s’était contentée de le traiter de « superbe menteur ». O’Connor se trompait : elle ne devait sans doute pas connaître Mac Trigger. En revanche, elle paraissait bien connaître Kedsty.
Elle n’avait pas répondu à ses insinuations quand il lui avait dit qu’il la soupçonnait de s’être cachée dans le bungalow de Kedsty. C’est bien le terme « cachée » qu’il avait employé. Elle eut alors un mouvement de révolte, mais aussitôt calmé. Une seconde après, on eût juré qu’elle ne lui avait pas prêté attention. Cependant elle s’était elle-même servie, à l’égard de Kedsty, d’un terme qui était loin de convenir à ce rude et glacial personnage. « Ce pauvre Kedsty » avait-elle dit. Mais Kent revit l’éclat de ses yeux quand elle prononça ce qualificatif si déplacé en apparence, un éclat nuancé de malice, de haine, de cruauté, velouté de triomphe ; et il entendit la fluctuation de sa voix sur ce mot ; toute une gamme y avait passé. Elle connaissait son Kedsty ; elle le connaissait bien, et sans doute de longue date.
A cet éclair du regard et à cette ondulation de la voix, Kent se sentit vibrer tout entier. Quelle vitalité dans cette jeune fille ! Quelle puissance de sentiment ! De la haine, une haine farouche ! Il aurait pu se méfier d’elle et s’en écarter. Mais il revoyait aussi les yeux pleins de douceur avec lesquels elle l’avait regardé un court instant ; ces mêmes yeux avaient également exprimé une fermeté peu ordinaire pendant les quelques minutes que dura la visite. Ils avaient souri si divinement. Ils avaient plaisanté, ils avaient brillé de confiance, de fierté, de sympathie. Et tout cela si pleinement. Quelle riche et complexe nature ! Elle lui apportait l’espoir, elle voulait l’aider. Marette, son alliée, sa compagne… Elle aurait pu être sienne !
Et voici que la pensée de Kent voyagea à travers l’espace. Elle le libéra du présent. Les meilleurs moments de son existence, les plus audacieux, lui revinrent à la mémoire et lui donnèrent un large frémissement de l’âme. Ce n’était pas comme en rêve où, pour si intenses que soient les images, toutes demeurent fluides ou molles et comme extérieures, mais son sang ardent et la force de tous ses muscles les nourrissaient. Allait-il retrouver sa belle vigueur ?
« Quel superbe menteur ! » lui avait-elle dit. Il avait insisté pour s’accuser ; elle insista pour nier. Est-ce que les meurtriers portent sur leur visage la trace de leurs crimes ? La plupart peut-être, mais pas tous. Certains des criminels les plus endurcis qu’il avait conduits de la région inférieure du fleuve, étaient des hommes avec lesquels on pouvait sympathiser. Cet Horrigan, par exemple, qu’il amena pour être pendu, et qui, pendant les sept longues semaines du voyage, ne cessa de plaisanter. « En l’écoutant, comme moi, Marette, vous auriez ri. » Et Mac Cab, la Bête Noire, quel aimable compagnon, malgré son casier judiciaire plus que chargé ! « Si nous avions été ensemble, Marette, il vous aurait charmée. De même Le Beau, le gentilhomme voleur du Wild, et une demi-douzaine d’autres qui m’ont donné pas mal de fil à retordre, les gaillards, pour les capturer. Mais je les ai eus tout de même, car j’ai bonne poigne, Marette, et on m’échappe difficilement. Je puis vous dire qu’ils sont morts en braves, oui, d’une façon très crâne, tandis que moi je vais claquer bêtement d’une rupture d’anévrisme. C’est assez triste ; mais grâce à vous, ma toute belle, je ne suis pas triste. Oh ! j’aurais bien su tout seul conserver le sourire. Mais comme j’aurais préféré rire avec vous par le chemin que vous vouliez me montrer ! »
A ce moment, il vit entrer Mercer, portant son déjeuner.
La physionomie de Mercer l’avait toujours amusé. Le jeune Anglais à figure rose, frais émoulu de la vieille Europe, ne pouvait dissimuler son impression quand il entrait dans la chambre de Kent. On lisait sur sa figure son trouble à l’idée de se trouver en présence d’un gibier de potence. Il était, comme il l’avait confié à Cardigan, « extraordinairement émotif ». Nourrir et laver un homme qui allait inévitablement mourir le remplissait d’un émoi singulier qu’il ne pouvait déguiser. Il lui semblait soigner un cadavre vivant.
Kent en était arrivé à le considérer plus ou moins comme un baromètre qui lui livrait les secrets du docteur Cardigan. Il n’avait jamais fait part au docteur de cette découverte qui l’amusait en son for intérieur.
Ce matin-là, tandis qu’il trouvait les joues de Mercer moins roses qu’à l’ordinaire et ses yeux pâles moins incolores, le jeune Anglais était en train de saupoudrer les œufs avec du sucre au lieu de sel.
Kent se mit à rire en l’arrêtant :
— Tu pourras sucrer mes œufs quand je serai mort, Mercer, dit-il. Mais tant que je suis en vie, je tiens à ce que tu leur mettes du sel. Sais-tu, mon vieux, que tu as une bien mauvaise mine ce matin ? Est-ce que ce serait, par hasard, mon dernier déjeuner ?
— Je ne le souhaite pas, Monsieur ; je ne le souhaite pas, répliqua vivement Mercer. Au contraire, je désire que vous viviez, Monsieur.
— Mercer, mon ami, si tu as pu travailler comme valet de chambre, pour l’amour de Dieu, tâche de l’oublier maintenant ! s’écria Kent, impatienté de ce ton. Je veux que tu me dises net ce qui en est. Combien de temps me reste-t-il encore à vivre ?
Mercer tressaillit, et son rose pâlit un peu plus.
— Je ne peux dire, Monsieur. Le docteur Cardigan ne m’en a pas soufflé mot. Mais je crois malheureusement que vous n’en avez plus pour longtemps, Monsieur. Le docteur Cardigan est mal fichu, lui aussi, ce matin. Père Layonne doit venir d’un moment à l’autre.
— Je te remercie, dit Kent en attaquant son second œuf. Et à propos, comment trouves-tu la jeune personne qui est venue me voir ?
— Épatante, positivement épatante, s’exclama Mercer.
— C’est le mot juste. Ne saurais-tu par hasard où elle demeure et pourquoi elle se trouve dans le pays ?
Il savait qu’il posait ainsi une question stupide parce que Mercer ne pouvait y répondre ; aussi fut-il tout étonné quand celui-ci lui déclara :
— J’ai entendu le docteur Cardigan lui demander si nous pouvions espérer d’être honorés une seconde fois de sa visite ; elle lui a répondu que cela était impossible, parce que cette nuit même elle descendait le fleuve sur une allège. Elle a dit, je crois, qu’elle se rendait au Fort-Simpson, Monsieur.
— Que diable me racontes-tu ? s’écria Kent. C’est justement là que doit se rendre le sergent-major O’Connor.
— Le docteur Cardigan le lui a dit, mais elle n’a pas répondu. Elle est partie, tout simplement. Si, dans votre situation, vous ne vous offensiez pas d’une petite plaisanterie, je vous dirais que le docteur Cardigan était profondément emballé. Fichtre ! Un beau brin de fille, Monsieur, un beau brin de fille ! Je vous assure qu’il était bien pincé.
— Te voilà redevenu homme, Mercer. Elle est très belle, n’est-ce pas ?
— A vous éblouir, monsieur Kent, approuva Mercer, rougissant subitement jusqu’à la racine de ses cheveux blonds. Je dois vous avouer que son apparition ici nous a tous renversés.
— Je suis de ton avis, camarade Mercer. Moi-même, elle m’a bouleversé. Écoute, mon vieux ; veux-tu rendre un grand service à un mourant, le plus grand service qu’il t’ait demandé de sa vie ?
— J’en serais très heureux, Monsieur, très heureux.
— Eh bien, voici. Je veux savoir si cette jeune fille part réellement cette nuit sur le bateau qui descend le fleuve. Voudrais-tu me le dire demain matin, si je suis encore en vie ?
— Je ferai tout mon possible, Monsieur.
— Bon. C’est tout simplement un caprice de moribond ; mais je veux qu’on s’y conforme, sans que Cardigan soit mis au courant. Il y a un vieil Indien, le père Mooie, qui habite dans une cabane un peu au delà de la scierie. Donne-lui dix dollars, et dis-lui qu’il en recevra dix autres s’il mène à bien sa mission. Il te fera un rapport exact de ce qu’il aura vu ; et il voudra bien mettre ensuite sa langue dans sa poche. L’argent est sous mon oreiller.
Kent prit son portefeuille et mit cinquante dollars dans les mains de Mercer, en constatant qu’il lui restait encore pareille somme.
— Tu achèteras des cigares avec le reste, mon vieux. Cet argent ne peut plus me servir. Et ce petit tour que tu vas m’aider à jouer vaut bien cela. Tu pourras dire que c’est ma dernière farce sur la terre.
Il n’y avait certes là aucune intention plaisante ; mais c’était une façon de sauver les apparences.
Mercer appartenait à cette catégorie d’Anglais nomades que l’on rencontre souvent dans l’ouest du Canada. Flatteur et obséquieusement poli, il donnait l’impression d’un domestique bien stylé, remarque qui l’aurait, sans aucun doute, profondément indigné. Kent avait assez bien observé les manières de ces gens-là, les ayant rencontrés un peu partout. Une de leurs caractéristiques est l’insouciance ou un manque apparent de jugement. Mercer, par exemple, aurait pu occuper un petit emploi de bureau dans une ville, et, pour un maigre salaire, il accomplissait une besogne d’infirmier dans le grand Désert Blanc.
Après qu’il eut disparu avec le couvert du déjeuner et l’argent, Kent se remémora plusieurs types de son espèce. Il n’ignorait pas que sous cette apparence de servilité existaient en eux un courage et une audace qui ne demandaient qu’un peu d’encouragement pour se manifester. Et lorsque ces qualités s’éveillaient en eux, elles devenaient singulièrement actives, mêlées de ruse et de discrétion. Ce courage ne consistait pas à se dresser devant un canon ; mais plutôt à ramper sous sa gueule dans l’obscurité d’une nuit d’encre.
Kent n’aurait su dire exactement pourquoi il voulait le renseignement demandé à Mercer. Pour arriver au succès, il fallait profiter de sa chance — chevaucher sa bosse, disaient O’Connor et lui, suivant un aphorisme qu’ils se plaisaient à répéter. Kent sentait-il en ce moment naître une de ces bosses fatidiques ? N’éprouvait-il pas plutôt le besoin de tenir sa pensée en éveil pour oublier, si possible, le fâcheux événement qui allait se produire d’un instant à l’autre ? Par moment l’air ne pénétrait que difficilement dans ses poumons.
Pour lui, aucun doute : c’est bien chez Kedsty qu’elle se tenait. Reviendrait-elle comme elle le lui avait promis ? Peut-être allait-elle s’absenter quelques jours, mais non point se rendre au Fort-Simpson, voyage de plusieurs mois. Alors il découvrit la vraie raison pour laquelle il avait voulu savoir où elle allait, et, sur le moment, cette raison le fit amèrement sourire.
Hé oui, il s’était laissé séduire par cette adorable fille. Il trouva d’abord que c’était une chose incongrue, une farce du plus mauvais goût que lui jouait le sort, en lui réservant cette aventure pour sa dernière heure.
S’il l’avait rencontrée six mois plus tôt, ou même trois, il est très probable qu’elle aurait modifié le cours de sa vie. La solitude avait été sa seule épouse et elle l’avait pris corps et âme. Il n’avait rien désiré au delà de sa liberté sauvage et de ses aventures sans fin. Et cependant, si cette jeune fille était venue plus tôt…
Il revoyait encore ses cheveux et ses yeux, son corps svelte tandis qu’elle se tenait debout devant lui, la souplesse et la force de son corps élancé, le port de sa jolie tête.
« Elle est du Nord ! » Cela le surprenait. Il ne se serait pas permis de penser qu’elle pouvait mentir ; mais il n’avait jamais entendu parler de la Vallée du Silence. Il aurait cru plus aisément qu’elle était de Fort-Providence, de Fort-Good-Hope ou même de Fort-Mac-Pherson.
Il la supposait fille d’un des rois du commerce du Nord. Elle n’était sûrement pas de cette région-ci, car on l’aurait connue au Landing. Elle ne pouvait non plus être la fille d’un simple riverain ou d’un trappeur, car un riverain ou un trappeur ne peuvent envoyer leurs filles en pays civilisé ; et celle-ci y avait été sans contredit. Elle n’était pas seulement belle et naturellement distinguée ; mais on sentait qu’elle avait reçu une éducation que ne donnaient pas les missionnaires de ce pays sauvage. Elle lui représentait la beauté et la liberté des forêts incarnées par une famille aristocratique qui aurait pris souche, voilà deux cents ans, dans les vieilles cités de Québec ou de Montréal.
A cette idée, son esprit revint en arrière. Il se rappela le temps où il avait fouillé les coins et recoins de cette splendide ville de Québec et où il s’était penché sur des tombes vieilles de deux cents ans, en enviant, au fond de son âme, les morts et la vie qu’ils avaient vécue. Il avait toujours considéré la cité de Québec comme un morceau d’ancienne dentelle précieuse jaunie par le temps. Elle avait été autrefois le cœur du Nouveau-Monde. Ce cœur battait toujours et murmurait son antique puissance au rythme de romances mélodieuses, en dépit du modernisme destructeur qui voudrait profaner les souvenirs les plus sacrés. Il lui plaisait de voir en Marette Radisson l’esprit qui animait toutes ces choses, fuyant vers le Nord, toujours plus loin vers le Nord — comme les esprits des morts révoltés qui s’étaient concertés pour fuir le Landing et chercher un asile calme au loin.
Sentant qu’il avait deviné juste, Kent sourit au jour lumineux et murmura doucement, comme si elle l’écoutait, debout devant lui :
« Si j’avais dû vivre, je vous aurais appelée : Québec. C’est gentil, ce nom. Il me fait penser à une foule de choses, comme vous. »
Tandis que Kent prononçait tout bas ces mots, le Père Layonne, plus pâle que ne l’avait jamais rendu la présence de la mort, parlementait dans le corridor avec Cardigan qui semblait vieilli de dix ans depuis le dernier moment où il posa son stéthoscope sur la poitrine de Kent. Le jeune Mercer les regardait avec des yeux reflétant la terreur.
Cardigan dit encore quelques mots au Père Layonne, qui se décida enfin à se rendre chez Kent en murmurant une prière.
Dans l’entre-bâillement de la porte, le Père Layonne eut une hésitation, comme si au dernier moment la peur l’arrêtait. Son regard rencontra celui de Kent dans un silence impressionnant. Le Père entra doucement dans la chambre et en referma la porte.
Kent, ayant poussé un long soupir, essaya de sourire :
— Vous m’avez tiré d’un rêve, dit-il, un rêve que je faisais les yeux ouverts.
— Sur quel sujet, Jimmy ? demanda le missionnaire, dont la physionomie s’efforçait de répondre au sourire de son ami.
— Oh ! une baliverne. Je donnais tout simplement de l’air à ma pensée, car mes poumons n’en prennent guère aujourd’hui. Comme compensation, ma pensée cherchait à se distraire.
— Quel est donc ce rêve ?
— Je vous en aurais certainement parlé plus tard si Cardigan ne m’avait pas condamné.
Sur le moment le Père Layonne se tut. Ses mains se crispaient. Il sursauta et eut un soupir rauque.
— Jimmy, dit-il précipitamment, n’avez-vous jamais pensé que le docteur Cardigan pouvait se tromper ?
Il avait saisi une main de Kent et il la serra dans les siennes au point de lui faire mal.
— Voyons, Père, Cardigan n’a pu se tromper !
— Et cependant…
— Il vous l’aurait dit.
— Il est là. Il va venir. Il vous le dira lui-même. Mais il a voulu auparavant… Il se sent si coupable envers vous.
— Vous ne voulez pas prétendre que…
— Oui, mon pauvre ami. C’est justement ce que je pense, dit le missionnaire d’une voix si altérée qu’elle ne paraissait plus la sienne. Vous n’allez pas mourir, Jimmy ; vous allez vivre.
— Vivre ! moi, vivre ! s’écria Kent dressant son buste d’un seul mouvement. Vivre !
Il ferma les yeux pendant un instant et il lui sembla que le monde était embrasé. Il répéta de nouveau le mot magique. Seules ses lèvres le moulaient, car il n’articulait aucun son. Ses sens, tendus à se briser, se refusaient à livrer passage à la réaction. Il était comme ivre.
Il ouvrit enfin les yeux qui, instinctivement, se portèrent vers la fenêtre, vers la Nature, vers la vie. La voix du Père Layonne, comme venant de fort loin, tout étant très claire, lui disait :
— Le docteur Cardigan est bouleversé de son erreur. Elle est cependant excusable. S’il avait pu se servir de rayons X !… Mais sans eux… Il avait fait un diagnostic que tout chirurgien eût établi à sa place. Ce qu’il a pris pour un anévrisme était un bruit exagéré du cœur ; et le gonflement de la poitrine, une contraction causée par l’air froid des nuits. C’est une terrible erreur ; mais il ne faut pas en vouloir à Cardigan.
Ne pas en vouloir à Cardigan ! Ces derniers mots battaient dans le cerveau de Kent comme une série de petites vagues. Il ne devait pas en vouloir à Cardigan ! Il se mit à rire, à rire avant que ses sens se fussent remis de leur émotion et que le monde extérieur eût repris à ses yeux une forme normale.
Il trouvait la chose risible. Ne pas en vouloir à Cardigan ! Quelle absurdité de la part, du Père Layonne ! Le blâmer pour une telle nouvelle. Le blâmer !
Les choses devenaient plus nettes. Il revit le Père Layonne, tout pâle, les yeux encore agrandis par l’épouvante. Ce fut seulement alors qu’il saisit pleinement la vérité.
— Je… je comprends, dit-il. Vous et Cardigan auriez préféré pour moi la mort.
Le missionnaire tenait toujours la main de Kent serrée dans les siennes.
— Je ne sais pas, Jimmy. Je ne sais pas. Ce qui vient de se passer est affreux !
— Mais pas comme la mort, se récria Kent. Grand Dieu, Père, je veux vivre. Oh !…
Il dégagea sa main et étendit les deux bras vers la fenêtre.
— Voyez donc là-bas ! s’exclama-t-il.
Le souvenir de Marette Radisson illumina soudain sa pensée. Ne lui avait-elle pas dit, elle aussi, qu’il vivrait ? Pourquoi cet accablement du Père Layonne ?
— C’est mon univers que je retrouve, Père. Il m’est deux fois plus précieux qu’auparavant. Comment puis-je en vouloir à Cardigan ? Vous croyez peut-être qu’on va me pendre ? Mais je n’ai pas tué John Barkley. J’ai menti.
— Jimmy !
— Je le jure, Père. Vous ne me croyez donc pas ?
Le missionnaire s’était levé. Sa figure n’était plus la même. Il lui semblait qu’il n’avait jamais connu Kent. Cette soudaine expression du Père Layonne était faite d’étonnement, d’incrédulité et d’une sorte d’horreur. Posant une main sur la tête de Kent, il lui dit gravement :
— Dieu vous pardonne, Jimmy. Et qu’il vienne à votre aide !
Au lieu de la chaude palpitation de joie débordante qu’il venait de ressentir, Kent éprouva en son cœur un profond découragement devant l’attitude du Père Layonne, le changement de sa voix et l’éclat de ses yeux.
— Vous ne me croyez donc pas ? demanda-t-il encore.
— C’est ma religion de croire, Jimmy, répliqua le Père Layonne qui avait retrouvé son calme. Je dois croire par égard pour vous. Mais ce n’est plus une question de sentiment maintenant, mon garçon. C’est la loi qui entre en jeu. Qu’importe ce que mon cœur ressent pour vous, cela ne peut vous aider en rien. Vous êtes…
Il hésita à en dire plus long :
Alors Kent sentit clairement et pleinement la cruauté de sa situation. Il lui avait fallu du temps pour la saisir, mais il ne se fit plus aucune illusion. Ses muscles se crispaient de révolte : et le Père Layonne put voir ses mâchoires se serrer et ses poings se fermer rageusement.
La Mort s’était retirée, mais l’ironie grotesque de la farce qu’elle venait de jouer était comme un rire infernal !
Cependant il allait vivre. C’était là un fait qui dominait tous les autres. Pour l’instant la Mort lui laissait du répit. Il allait vivre, se remettre sur pied et lutter pour reconquérir cette vie qu’il semblait avoir dédaignée. Lutter était un besoin inné en lui.
Aux yeux de cette loi, dont il avait été le soutien, il devenait un assassin. Le châtiment de l’homicide est la pendaison dans la province d’Alberta. Comment n’éprouvait-il aucune épouvante ?
Marette Radisson lui avait promis son aide ; mais à cette pensée il n’eut d’abord qu’un haussement d’épaules. Il devait compter sur lui-même, rien que sur lui. Il songea aussitôt qu’en détruisant les aveux qu’il avait faits, il mettait peut-être Marette dans une triste posture et sûrement Mac Trigger. Mais Trigger n’était pas coupable non plus. Il était sans doute bien loin à cette heure : on ne le rattraperait pas. Du reste, Kedsty devait connaître la vérité, mais c’étaient les autres qu’il fallait convaincre.
— On me croira, sûrement on me croira. Père. J’ai menti. Je me ferai croire. J’ai menti pour sauver Mac Trigger et je leur dirai pourquoi. Si le docteur Cardigan ne s’est pas trompé une seconde fois, je veux qu’ils reviennent tous ici. Voulez-vous les prévenir ?
— A votre place, Jimmy, je ne me presserais pas d’agir, j’attendrais, je réfléchirais…
— A-t-on besoin de réfléchir pour une histoire aussi claire ? Il est vrai, ajouta-t-il avec un sourire amer, que j’ai forgé une autre histoire qui a l’air solide. J’ai fait des aveux plutôt complets, n’est-ce pas, Père ?
— Vous êtes entré dans tant de détails et qui, tous, concordaient si bien avec les faits. Vous avez été vu chez John Barkley à l’entrée de la nuit ; et c’est vous qui l’avez trouvé mort quelques heures plus tard.
— Tout est contre moi. En effet, j’étais allé chez John Barkley pour voir une vieille carte qu’il avait faite de la région du Porcupine il y a vingt ans. Il ne put la découvrir. Plus tard il m’annonça qu’il était parvenu à mettre la main dessus. Je retournai chez lui et je le trouvai mort.
Le petit missionnaire hocha la tête sans dire un mot.
— C’est diantrement embarrassant, continua Kent. Cela me donne presque envie d’aller jusqu’au bout comme un bon joueur. Quand un homme est tombé, il a tort de se mettre à geindre. C’est du plus mauvais goût ; il risque de se faire prendre pour un froussard. Pour jouer régulièrement, je devrais me laisser pendre sans me rebiffer. Ça, c’est le franc jeu de la Mort. Mais il y a une autre manière de considérer les choses. Ce pauvre cou, qui est mien, ne dépend que de moi. Il m’a rendu de grands services. Il a été loyal et a même poussé la complaisance jusqu’à avaler des œufs le jour où je croyais mourir. Je veux le sauver, ce cou. Je serais un triste sire de le renier à ce moment critique. Je veux faire mon possible pour le sauver.
Le Père Layonne ne put s’empêcher de sourire en voyant revenir chez son ami la bonne humeur de jadis.
— Lutter pour défendre sa vie est permis par Dieu à tous les hommes, Jimmy. J’étais anéanti quand je suis venu vous trouver. Je croyais que la mort valait mieux pour vous. Je me trompais, mais vous aurez un rude combat à livrer. Si vous en sortez victorieux, je me réjouirai avec vous. Si vous êtes battu, je sais que ce sera avec honneur. Vous avez raison : il est préférable que vous voyiez l’inspecteur Kedsty tout de suite. Cela aura un bon effet psychologique. Vous voulez donc que j’aille l’avertir ?
— Oui, certainement. Qu’il vienne avec des témoins.
Le Père Layonne parut hésiter un instant, comme s’il voulait donner à Kent un dernier moment de réflexion ; puis il s’en alla.
Kent attendit impatiemment son retour.
Sa main rencontra sous les couvertures le mouchoir avec lequel il s’essuyait les lèvres, et il fit la remarque que depuis déjà longtemps, il n’avait plus eu la saveur du sang à la bouche. Il trouva moins insupportable la douleur qui l’oppressait ; il eut même la sensation qu’il pouvait se lever pour recevoir ses visiteurs debout. Tous les nerfs de son corps réclamaient l’action.
Ce fut avec un plaisir fébrile qu’il se mit à taquiner le docteur Cardigan dès qu’il l’aperçut.
Le docteur venait d’être averti, par le Père Layonne, de l’attitude courageuse du blessé, non coupable et désireux de lutter contre sa malchance. Il s’approcha de lui, le regard chargé d’excuses. Dès les premiers mots Kent l’interrompit :
— Non, non docteur, tout est pour le mieux. Mais vous êtes bien certain de ce que m’a affirmé le Père Layonne ?
— Plus de doute.
— Par conséquent, vous ne changerez plus d’avis. C’est que… menacé de la potence, je ne voudrais pas, par-dessus le marché, être aussi menacé de la mort, dit Kent en riant.
Cardigan chercha encore à s’excuser ; mais il se sentit bientôt gagné par l’entrain de son ami. Toutefois il ne lui cacha pas l’hostilité qu’il avait devinée en Kedsty et la difficulté qu’il y aurait à convaincre cet entêté.
Moins d’un quart d’heure après, des pas se firent entendre dans le corridor.
Le Père Layonne entra le premier dans la chambre, suivi de l’inspecteur Kedsty. Les yeux de Kent scrutèrent la physionomie du commandant de la Division N. Celui-ci semblait à peine vouloir le reconnaître. Une simple inclination de la tête, pas assez prononcée pour être appelée un salut, fut la réponse de l’officier au salut de Kent. Jamais l’inspecteur n’avait eu pareille expression de sphinx. Le plus troublant était la présence de gens que Kent n’attendait pas : Mac Dougal, le magistrat, ainsi que Pelly et Brant, dont la raideur laissait voir qu’ils étaient en service commandé.
Le constable Pelly prononça aussitôt les formules du Code de police suivant lesquels Kent tombait légalement sous le coup d’une arrestation.
Kent en éprouva une vive surprise. Naturellement il supposait bien que la loi lui serait appliquée, pourtant il n’aurait pas cru à cette brutale soudaineté. Il avait voulu, en premier lieu, parler à Kedsty, d’homme à homme ; mais l’appareil de la loi s’était interposé. La figure de Kedsty était comme un rocher, tandis que ses vieux amis, les constables Pelly et Brant, demeuraient impassibles, sans que rien en eux pût trahir la moindre sympathie.
— Est-ce tout ? demanda Kent quand Pelly eut achevé sa lecture.
— Oui, pour l’instant, répondit Kedsty d’une voix glaciale.
— J’ai une nouvelle déclaration à vous faire.
Kedsty eut un haut-le-corps.
— Soit ! Nous vous écoutons, dit-il sèchement. Qu’on prévienne la sténographe.
Dès que celle-ci arriva, Kent avoua, sans ambages, qu’il avait précédemment menti pour sauver la vie de Mac Trigger qui n’était pas coupable. Il s’attendait à des objections : on ne lui en fit aucune : mais la raideur de Kedsty s’accentuait de plus en plus.
Irrité par cette attitude, Kent, regardant son chef dans les yeux, lui dit d’un ton provocateur :
— Peut-être vous sera-t-il facile de découvrir le vrai coupable ?
L’autre ne broncha pas.
— Je n’ai plus rien à ajouter, sauf que je désirais m’entretenir seul à seul avec vous, Kedsty.
— Je n’ai pas le droit de recevoir isolément vos confidences, Monsieur.
— Il ne s’agit plus de confidences, Monsieur ; mais d’une chose qui vous concerne personnellement.
— C’est bon. Signez votre déclaration, et qu’on nous laisse seuls.
— Je vous ai demandé quelques minutes d’entretien seul avec vous, Kedsty, parce que je veux vous parler comme à un homme et non plus comme à un officier. Je ne suis plus membre de la police, vous l’admettez ; donc je ne vous dois pas plus de respect qu’au premier venu. Dans ce cas, j’ai l’avantage de pouvoir vous traiter de misérable gredin.
Kedsty eut un léger mouvement de recul et serra les poings. Kent ne lui donna pas le temps de répliquer.
— Vous ne m’avez montré aucune sympathie, pas même cette élémentaire courtoisie que vous témoignez aux pires criminels. Vous avez étonné tous ceux qui étaient présents ici. Ils ont été — s’ils ne le sont plus — mes amis. Ce n’est pas tant par vos paroles que par votre attitude que vous avez dû les surprendre. Vous ne m’avez pas interrompu, j’en conviens ; mais vous avez fait pire : vous m’avez traité comme si vous n’ajoutiez pas foi à mes affirmations. Vous avez ainsi fâcheusement influencé l’assistance. Et pourtant vous savez bien que je n’ai pas tué John Barkley. Vous le savez mieux que personne… Vous m’aviez traité de menteur le jour où je me suis laissé aller à cette stupide confession : hier comme aujourd’hui, vous ne pouviez y croire. Quel est donc votre jeu, maintenant ? Pour quelle raison avez-vous changé d’attitude à mon égard ?
En prononçant ces derniers mots, Kent ne put se retenir de rendre le poing vers Kedsty, et s’empêcher d’éprouver une sorte d’admiration pour la fermeté de roc de l’inspecteur. S’entendant traiter de gredin, Kedsty avait quelque peu rougi, mais il sut rester calme et impassible. Quand il se décida à parler, ce fut d’une voix si tranquille que Kent s’en étonna.
— Je ne vous ferai aucun reproche, Kent, dit-il. Je ne vous en veux pas de m’avoir appelé gredin. C’est ce que j’aurais fait à votre place, peut-être. Il vous semble qu’à cause même de nos rapports antérieurs, je devrais faire quelque effort pour vous sauver. Je le ferais si je croyais que vous êtes innocent. Mais je ne le crois pas. Je vous crois coupable. Je ne vois aucune lacune dans les preuves accablantes que vous avez vous-même fournies contre vous. Même si j’essayais de prouver votre innocence dans le meurtre de John Barkley…
Il s’arrêta et tordit sa moustache en jetant un coup d’œil vers la fenêtre.
— Même si je faisais cela, reprit-il, vous auriez quand même encore vingt ans de prison pour le pire des parjures, parjure au moment où vous croyiez être mourant. De toute façon, Kent, vous êtes coupable : si ce n’est pas d’une faute, c’est de l’autre. Voilà ma réponse.
Sur ces mots, il se retira. Kent ne fit aucun effort pour le retenir ; ses paroles mouraient sur ses lèvres.
Involontairement ses regards se portèrent sur les immenses forêts qu’on découvrait de sa fenêtre. L’inspecteur Kedsty avait prononcé, le plus tranquillement du monde, un jugement qui faisait écrouler toutes ses espérances. En effet, s’il échappait à la pendaison, il n’en était pas moins un criminel de la pire espèce, un parjure. Parviendrait-il à prouver qu’il n’avait pas tué John Barkley ? Par cela même il se condamnait pour avoir, devant la mort, affirmé, sous serment, un mensonge. C’était vingt ans à passer dans le pénitencier d’Edmonton ! En mettant les choses au mieux, au moins dix ans. Mais dix ans, vingt ans ou la pendaison…
La sueur perlait à son front. Il ne maudissait plus Kedsty, sa colère était tombée. Kedsty avait toujours pensé à ce que lui, insensé, n’avait jamais prévu. Non, vraiment, Kedsty ne pouvait agir autrement. Lui, James Kent, qui haïssait le mensonge plus que toute autre chose au monde, était le pire des menteurs, puisqu’il avait menti sur son lit de mort.
Son parjure appelait une punition exemplaire. Impossible de ne pas reconnaître que la loi était, à cet égard, bien fondée. Vue de près, l’affaire était des plus simples : il ne fallait pas tenir compte des événements secondaires. La loi n’admettait aucune excuse valable dans son cas. Il avait menti pour sauver un homme, qui, suivant les apparences, tombait lui-même sous le coup de la loi.
Le poids de ces constatations l’écrasait. Elles représentaient la réalité, cette réalité implacable que Kedsty avait en vue. Mais à mesure que les minutes s’écoulaient, son tempérament combatif se réveillait. Il n’était pas homme à se laisser vaincre facilement. Le danger l’avait toujours secoué jusqu’au plus profond de son être. Or jamais il n’avait encore affronté un plus grand danger.
Il ne s’agissait plus d’obéir à l’impulsion du moment. Son éducation avait été celle d’un chasseur d’hommes. Il était devenu expert dans la psychologie requise par cette chasse. A la poursuite d’une proie, il s’était toujours efforcé de se mettre sentimentalement et intellectuellement à la place de la victime. Dans ce jeu émouvant, sa première pensée était d’analyser ce qu’un outlaw ferait en telles ou telles circonstances, suivant, son milieu et son hérédité. Il en avait déduit certaines lois, dont il pourrait désormais tirer profit pour sa sauvegarde. En ce moment, lui, James Kent, n’était plus le chasseur, mais le chassé. Tous les tours dont il avait acquis la maîtrise allaient se retourner contre lui. Son habitude des bois, ses ruses, les coups habiles qu’il avait appris à ce jeu d’un contre un, ne lui serviraient que très peu lorsqu’il s’agirait de se défendre contre des juges en salle close.
Par la fenêtre ouverte lui vint une première inspiration. L’aventure avait été le sang de sa vie. Là-bas, derrière les vertes forêts qui ondoyaient comme les vagues d’un océan, l’attendait la plus grande des aventures. Une fois dans ces forêts bien-aimées qui couvraient la moitié d’un continent, il accepterait de mourir si le monde le battait. Il pourrait jouer le jeu de l’homme traqué, comme aucun ne l’avait joué jusque-là, s’il possédait son revolver et la liberté dans ce monde si accueillant.
L’ardeur brilla dans ses yeux, puis, lentement, s’éteignit. La fenêtre ouverte, après tout, était peut-être une moquerie. Il glissa au bord de son lit et essaya de se maintenir en équilibre sur ses pieds. L’effort l’étourdit. Il douta de pouvoir courir cent mètres après qu’il aurait enjambé fenêtre.
Subitement lui vint une autre idée. Son cerveau devenait plus lucide. Il marcha en titubant dans la chambre. C’était la première fois qu’il était sur pied depuis que la balle l’avait abattu. Il allait tromper Cardigan, il se jouerait de Kedsty. Il allait certainement recouvrer bientôt ses forces ; mais il garderait bien d’en rien laisser paraître. Il jouerait au malade jusqu’au bout, et, par une belle nuit, il profiterait de la fenêtre ouverte.
Cette idée le fit tressaillir. Mais il sentit toute la différence qui existe entre le chasseur et le chassé, entre l’homme jouant sa vie avec ses propres moyens et celui qui la risque, armé de tout le cortège de la loi. C’était émouvant de chasser ; plus émouvant encore était d’être chassé. Tous les nerfs de son corps frémirent. Une flamme nouvelle brûlait en lui. Il était la créature aux abois. Un camarade serait, cette fois, le chasseur.
Derechef, il alla devant la fenêtre et s’y pencha. Regardant la forêt, il la vit avec des yeux nouveaux. Le scintillement de l’eau du fleuve qui se mouvait lentement prenait une signification qui ne s’était pas encore dévoilée pour lui. Si le docteur Cardignan l’avait vu à ce moment, il aurait juré que la fièvre était revenue. Une lueur couvait dans ses yeux, et le sang lui monta au visage. Il ne pensait ni à la mort, ni aux barreaux de la prison. Son pouls battait plus fort à la perspective de la grande aventure qui l’attendait.
Lui, le meilleur chasseur d’hommes à deux milles à la ronde, battrait les chasseurs. Le chien de chasse allait devenir renard, et ce renard connaissait les tours du chasseur et du chassé. Il l’emporterait !… Un monde l’appelait, il se réfugierait dans le cœur de ce monde. Il se rappela les endroits bien connus de lui où il pourrait trouver pour toujours la sécurité et la liberté. Nul ne connaissait mieux que lui ces coins et recoins retirés, ces endroits inexplorés et non mentionnés sur la carte, les lointaines et mystérieuses parcelles de Terra incognita où le soleil se lève et se couche sans la permission de la Loi, où Dieu ricane comme au jour où les monstres préhistoriques broutaient en levant le cou vers la cime des arbres. S’il réussissait à recouvrer la force nécessaire pour franchir la fenêtre et voyager, la loi pourrait le chercher pendant cent ans sans le découvrir.
Ce n’était point là des pensées inspirées par la peur ou la bravade ou par toute autre excitation morbide du cerveau. Il voyait les choses d’une façon sensée, telles qu’elles étaient. Il descendrait le cours du fleuve vers l’Arctique…
Et Marette Radisson !… Il n’y avait plus guère songé. Il comprit qu’elle pouvait devenir une précieuse alliée. « On pensera à vous ! » avait-elle dit. Il ne douta point qu’elle ne tarderait pas à revenir le voir. Tous deux se concertaient pour la fuite vers une vie superbe qui les attendait.
Comme il était imprudent de se montrer debout, il se recoucha. La rougeur provoquée par les mouvements qu’il venait de se donner et les forts battements de son pouls persistaient quand le docteur Cardigan revint.
— Mon parti est bien pris, cher ami, lui dit Kent. Je tâcherai d’établir mon alibi, et, malgré les dispositions de Kedsty, je me fais fort de prouver mon innocence. J’en serai quitte pour passer une dizaine d’années au pénitencier d’Edmonton. Mais qu’est-ce que dix ans, comparés à la perspective d’aller tout de suite pourrir sous le gazon ! De toute façon vous m’aurez sauvé la vie, et je ne cesserai de vous en être reconnaissant.
Cardigan, dont Kent serra la main avec vigueur, se sentit rajeunir.
— Je vous ai vu intrépide tantôt, dit-il, et je vous vois plus résolu encore. Quel soulagement pour moi ! Si vous aviez vu dans quel état j’étais quand je me suis aperçu de ma sacrée boulette…
— Vous vous êtes figuré que vous m’envoyiez au bourreau. On peut se tromper, mon cher, Puis-je vous demander de m’apporter de temps à autre de bons cigares quand je serais enfermé à Edmonton ? J’essayerai d’obtenir la faveur de vous recevoir. Nous fumerons ensemble et vous me donnerez des nouvelles des fleuves. Mais je crains bien, mon vieux camarade, de vous inquiéter encore un peu avant de partir d’ici, car je me sens tout drôle aujourd’hui. J’ai mal, là-dedans. Ce serait vraiment fâcheux s’il survenait une autre complication pour se moquer encore de nous.
Il put voir l’impression que ses paroles produisaient sur Cardigan, qui, plongé le matin même dans le plus profond désespoir, ne savait plus comment témoigner sa sympathie à son cher malade.
Lorsque le docteur quitta la chambre, Kent pouvait difficilement contenir sa joie. Cardigan venait de lui dire qu’il aurait encore de longs jours à attendre avant de retrouver assez de forces pour se tenir solidement sur ses jambes.
L’excellent homme lui porta lui-même le dîner et le souper et lui tint compagnie jusqu’à la nuit. Il poussa la complaisance jusqu’à faire donner au factionnaire qui gardait la porte une paire de chaussures à semelles en caoutchouc afin qu’aucun bruit ne dérangeât le sommeil du malade.
Or, le patient, à dix heures, sûr de ne plus être dérangé, sortit sans bruit de son lit et commença la série d’exercices qu’il s’était prescrits.
Cette fois, il n’eut plus la sensation de vertige ; quand il se mit sur pied. Ses idées étaient parfaitement nettes. Il commença par une profonde inspiration, toujours plus profonde, en bombant le thorax.
Il ne ressentit pas la douleur à laquelle à s’attendait. Il aurait voulu crier sa joie. Il étendit les bras l’un après l’autre, se courba jusqu’à toucher le plancher des doigts, plia les genoux et fut étonné de la force et de l’élasticité de son corps. Avant de retourner dans son lit, il arpenta sa chambre une vingtaine de fois.
Il n’avait guère envie de dormir. Allongé sur ses coussins il regarda scintiller les étoiles, guettant les premières lueurs de la lune et écoutant les hiboux qui nichaient sur un arbre voisin. Une heure plus tard, il recommença son exercice.
Il était debout quand, par la fenêtre, il entendit des bruits de voix qui se rapprochaient et des pas d’hommes qui couraient. Un instant plus tard, quelqu’un frappait à une porte et appelait tout haut le docteur Cardigan.
Kent s’approcha de la fenêtre avec précaution. La lune s’était levée. Il vit des formes avançant lentement comme celles de gens chargés d’un lourd fardeau. Avant qu’elles disparussent de sa vue, il distingua la silhouette de deux hommes portant une civière. Puis le bruit d’une porte qu’on ouvre, d’autres voix, et tout retomba dans le silence.
Il se remit au lit, en se demandant quel pouvait être le blessé ou le malade qu’on venait d’hospitaliser.
Il respirait plus facilement après avoir dérouillé ses muscles. Le fait de revenir à la vie ardente sans plus ressentir de pesanteur dans sa poitrine le remplit d’enthousiasme.
Il était tard quand un profond sommeil s’empara de lui.
Ce fut Mercer qui l’éveilla.
Il était entré doucement, avait refermé la porte sans bruit, de sorte que Kent ne l’avait pas entendu.
Kent, à l’air ému de Mercer, comprit que quelque chose de grave s’était passé. Il se dressa sur son séant.
— Je vous demande pardon de vous réveiller, Monsieur, dit l’aide-médecin en se penchant tout près de Kent de peur que le factionnaire n’écoutât derrière la porte. Mais j’ai pensé qu’il était préférable de vous avertir de ce qui se passe au sujet de l’Indien Mooie.
— L’Indien ?
— Oui, Monsieur, je veux dire Mooie, Monsieur. J’en suis tout à fait bouleversé. Il m’a dit qu’il avait vu hier au soir le bateau que devait prendre la jeune fille pour descendre le fleuve. Elle l’avait caché dans le bayou de Kim[2].
[2] Bayou, mot indien : petite crique sur le bord d’un lac ou d’un fleuve et où l’eau reste stagnante.
« Elle est donc partie ! » se dit Kent, vivement affecté par cette nouvelle ; mais il ne manifesta pas son sentiment.
— Le bayou de Kim ! répéta-t-il, affectant de sourire finement comme d’un bon tour. Oui, en effet, c’est un excellent endroit pour cacher une embarcation. Alors ?
— Dès la tombée de la nuit, Mooie retourna pour l’espionner. Je ne sais pas exactement ce qui lui arriva ; lui non plus, du reste. Mais il n’était pas loin de minuit quand il frappa à la porte de Crossen, chancelant, perdant son sang en abondance et comme halluciné. On l’a amené ici ; et je l’ai veillé une partie de la nuit. Il m’a dit que la jeune fille était sur le bateau et qu’elle descendait le fleuve. C’est tout ce que j’ai appris, Monsieur. Mais il murmurait un tas de choses dans une langue que je ne puis comprendre, le dialecte crî, dit Crossen. Le père Mooie prétend qu’il a été frappé par derrière. On a voulu avertir Kedsty, mais on n’a trouvé l’inspecteur nulle part.
— Que dis-tu là ? s’écria Kent avec un peu trop de précipitation.
Il se renversa sur ses coussins. Son esprit travailla fiévreusement.
— Nous ne devons pas souffler mot de tout cela, Mercer. Si Mooie, gravement blessé, venait à mourir, et si l’on apprenait que toi et moi…
Il en avait dit assez long pour rendre soucieux le jeune Mercer.
— Surveille-le de près, mon vieux, ajouta-t-il, et rapporte-moi tout ce qui se passera. Tâche d’en apprendre davantage au sujet de Kedsty, si tu peux. Je te dirai ce qu’il faudra faire. Tu comprends, c’est une chose délicate pour toi et pour moi.
— Oui, Monsieur.
— Mais, dis-donc. Sais-tu que j’ai une faim de loup, ce matin. Ajoute un autre œuf, veux-tu, Mercer ? Trois œufs au lieu de deux, et même une petite côtelette, serait un supplément assez appréciable. Surtout ne fais savoir à personne que mon appétit s’améliore. Cela vaudra mieux pour nous deux, surtout si Mooie allait mourir. As-tu compris, vieux ?
— Je crois comprendre, Monsieur, répondit Mercer en pâlissant, au sourire énigmatique qu’il aperçut dans les yeux de Kent. Je ferai exactement comme vous avez dit. Monsieur.
Quand Mercer fut sorti, Kent pensa qu’il avait jauge parfaitement son homme. L’aide-médecin était un lâche ; il ne fallait pas trop compter sur lui pour se tirer d’affaire.
Ce matin-là, Kent avala son déjeuner avec un entrain qui eût étonné Cardigan et rendu Kedsty circonspect, s’ils l’avaient vu.
Tout en mangeant il ne cessait de répéter qu’il était très inquiet au sujet de Mooie, bien qu’il n’éprouvât aucune crainte ; mais c’était un moyen de mieux tenir Mercer.
— Quant à moi, disait-il, je suis en si mauvaise posture qu’il ne peut rien m’arriver de pire ; mais je ne voudrais point, par ma faute, compromettre un bon ami comme toi, Mercer.
Celui-ci se voyait déjà arrêté comme complice dans une affaire de meurtre ; et il en était tout bouleversé.
Kent insista encore. Ils avaient, l’un donné, l’autre reçu de l’argent ; cela pouvait les conduire loin, à moins que Mooie ne fermât la bouche. Si l’Indien savait quelque chose de louche dans la conduite de Kedsty, Mercer devrait s’en assurer comme d’un excellent atout pour leur défense au cas où l’inspecteur de police chercherait à les inquiéter. Si celui-ci ne s’était point montré la nuit où Mooie fut frappé, il avait depuis affirmé sa présence en multipliant ses tracasseries.
Mercer prit, pour la forme, la température de Kent qui suggéra d’inscrire sur le tableau un degré de plus.
— Mieux vaut leur laisser croire que je suis encore malade, assura-t-il. Ils seront moins portés à nous suspecter.
Du coup, Mercer ajouta encore quelques dixièmes au chiffre qu’il venait d’inscrire.
Ce fut une journée merveilleuse pour la santé de Kent. Il pouvait sentir ses forces renaître. Mais il ne bougea pas de son lit pendant tout le jour, par crainte de se trahir.
Cardigan lui rendit deux fois visite. La blessure avait bon aspect ; mais la fièvre de son malade le déconcertait. Il pouvait se produire, disait-il, une complication qui ne tarderait pas à mieux se manifester.
A dix heures du soir, Kent se remit à ses exercices d’entraînement. Il fut encore plus émerveillé que la nuit précédente de la rapidité avec laquelle revenaient ses forces. Plusieurs fois, les petits diables ardents qui s’agitaient dans son sang lui suggéraient de sauter par la fenêtre séance tenante.
Pendant trois nuits et trois jours consécutifs, il garda son secret et accrut ses forces. Le docteur Cardigan venait souvent le voir, tandis que le Père Layonne lui rendait régulièrement visite tous les après-midi. Mercer ne le quittait pas une minute.
Le troisième jour, deux événements survinrent qui produisirent chez Kent et chez Mercer une vive impression. Le docteur Cardigan, qui dut s’absenter quatre jours pour se rendre à cinquante milles de là, passa ses pouvoirs aux mains de Mercer ; et Mooie n’eut plus la moindre fièvre.
Le premier incident remplit Kent de joie. Cardigan parti, il n’y avait plus de danger immédiat qu’on découvrît sa supercherie. Mercer, de son côté, exulta de voir Mooie se rétablir. Il osa examiner les faits sous toutes leurs faces et laissa voir que la guérison de Mooie le délivrait de toute crainte. Son attitude fut telle que, plus d’une fois, Kent aurait chassé de la chambre l’impertinent à grands coups de pied.
Ayant pris la place du docteur Cardigan, l’aide-médecin commença en effet à se gonfler d’importance. Kent vit en cela un nouveau danger, et, pour y parer, il usa de la flatterie.
N’était-ce pas une honte, affirmait-il, que le docteur n’eût pas pris Mercer comme collaborateur en titre ? Il le méritait vraiment. Kent en toucherait sans tarder un mot au Père Layonne, dont les paroles étaient paroles d’Évangile et qui ferait campagne auprès des gens influents du pays.
Pendant deux jours, il s’amusa ainsi de Mercer comme un pêcheur rusé taquine le poisson.
Il demanda encore à son « jeune ami » de faire parler Mooie pour en découvrir plus long sur le compte de Kedsty. Mais les lèvres du vieil indien restaient à ce propos hermétiquement closes.
— Il s’est effrayé quand je lui ai appris qu’il avait, dans son délire, parlé de l’inspecteur, rapporta Mercer. Il a tout nié. Non, mon, non ! Il n’avait pas vu Kedsty ; il ne savait rien à ce sujet. Je ne puis rien tirer de lui, Kent.
Le jeune Mercer avait abandonné sa servilité obséquieuse. Il aidait Kent à fumer ses cigares avec une familiarité de gros fermier. Il l’appelait « Kent » tout court. Parlant de l’inspecteur, il disait « Kedsty », et du Père Layonne, « le petit prêcheur ».
Kent craignait qu’il n’eût la langue un peu trop longue. Plusieurs fois par jour, il l’entendait converser avec le factionnaire et le voyait descendre au Landing, en faisant tournoyer un petit jonc dont il n’aurait pas osé se servir auparavant. N’allait-il pas jusqu’à affecter de l’orgueil en face de Kent, à qui il donnait des conseils de l’air d’un supérieur ?
Le quatrième jour arriva un message annonçant que le docteur Cardigan ne pourrait revenir avant quarante-huit heures. Mercer donna à entendre que le docteur trouverait à son retour de grands changements. Sa stupide vanité l’aveugla au point de lui faire dire :
— Kedsty m’a pris en grande estime, Kent. C’est un bon vieux bougre quand on sait le prendre. Il m’a appelé cet après-midi ; et nous avons fumé un cigare ensemble. Quand je lui ai raconté que l’appétit et les forces commençaient à vous venir, il a pu se convaincre que j’étais plus habile que son Cardigan.
— Tu lui as dit que j’allais mieux ? s’exclama Kent dont les doigts se crispèrent de douleur tant il fit l’effort pour s’empêcher de sauter à la gorge du maudit imbécile.
— Oh ! mais je n’ai pas insisté. J’ai été très discret ; j’ai dit seulement « commençaient à revenir ». J’ai voulu tout simplement lui prouver que je savais soigner un malade. Il a paru du reste enchanté de moi ; il m’a tapé sur l’épaule et m’a serré la main avec une familiarité de camarade. C’est une fine lame. Il n’a besoin de personne pour voir ce que j’ai fait depuis le départ de Cardigan.
Ainsi, juste au moment où Kent se préparait à une action décisive, cet idiot vendait la mèche !
Kent se détourna pour ne pas trahir sa révolte, et peut-être aussi pour ne pas céder à la tentation de bondir sur le petit misérable.
Que Cardigan, pris de scrupules, fît à Kedsty un rapport véridique, il aurait une excuse honorable : sa conscience professionnelle. Mais Mercer, un crapaud enflé de vanité, un fieffé crétin qui vendrait son meilleur ami, un âne bâté…
Vraiment, Kent tremblait de colère. Sa raison reprit le dessus. Sa dernière chance dépendait uniquement de son sang-froid.
— Empoche ça, mon vieux, ainsi que mes félicitations, dit-il en glissant deux cigares dans la main de Mercer.
Ce serait donc ce soir même…
La lune ne devait apparaître au-dessus des forêts qu’après onze heures. Kent enjamberait la fenêtre à dix heures. Son plan était bien arrêté.
Il y avait toujours un certain nombre de bateaux près de chez Crossen. Il en choisirait un, et quand Mercer s’apercevrait de sa disparition, il aurait déjà parcouru quarante milles sur le chemin de la liberté. Il laisserait alors filer la barque à la dérive, ou il la cacherait, et il partirait à travers la campagne jusqu’à ce qu’on perdît ses traces.
De quelque manière que ce fût, il parviendrait bien à se procurer des armes et de la nourriture. Il était heureux de n’avoir pas donné à Mercer les cinquante dollars qui se trouvaient encore sous son oreiller.
Mercer, la mine toute déconfite, entra avec le souper.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demanda Kent.
— Je suis… je suis bien contrarié. Je n’aurais pas cru que Kedsty prît la chose si au sérieux. J’ai des ordres pour que vous soyez prêts à déménager demain matin.
— Demain !
— Oui, demain matin, on vous conduira à la caserne.
Kent haussa les épaules.
— Il me tarde d’en finir, dit-il. Plus vite ils m’enverront là-bas, plus vite ils agiront. Cela ne me fait pas peur du tout. Je suis certain d’avoir gain de cause. J’ai quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent. Je te ferai porter une boîte de cigares, Mercer. Je te suis très reconnaissant de tes soins.
A peine Mercer s’était-il retiré, que Kent, le poing férocement serré et dirigé vers la porte, murmura entre ses dents :
— Ah ! comme je voudrais te tenir — seul — dans les bois, une petite minute !
Huit heures sonnèrent ; puis neuf. Deux fois il entendit des voix dans le corridor. Puisqu’on avait placé un factionnaire devant sa porte depuis trois jours, peut-être sa fenêtre était-elle aussi surveillée. Il devrait s’en méfier lorsqu’il longerait l’infirmerie.
Il crut entendre un lointain roulement de tonnerre ; et son cœur battit de joie. Jamais, comme cette nuit-là, il n’avait si vivement souhaité l’orage. Mais ce serait trop de chance. Le ciel demeurait serein. Les étoiles, à mesure qu’elles apparaissaient, lui semblèrent plus brillantes que jamais. Le bruit d’une chaîne de bateau lui arriva comme si le fleuve n’avait été qu’à cent mètres de distance. Dans une illusion de ses sens surexcités, il crut entendre même la voix clapotante du fleuve qui devait bientôt l’emporter vers la liberté.
Le fleuve ! Chacun de ses rêves, chacune de ses aspirations trouvait maintenant un écho dans ce simple mot.
Dans cette longue attente de neuf à dix heures, sa pensée ne cessa d’être occupée par l’image de Marette. Marette Radisson avait-elle vraiment descendu le fleuve ? Mooie l’avait vue partir. Mais n’est-ce pas une feinte ? Elle lui avait promis de revenir le voir. Elle ignorait sans doute que les événements s’étaient précipités. Il devait partir sans la revoir ; mais il saurait bien l’informer, dans quelques jours, de l’endroit où il se tiendrait caché.
Enfin le petit timbre de sa montre sonna dix heures.
Il se souleva d’un bond… Pendant un moment il retint sa respiration pour écouter. Dans le corridor, aucun bruit. Il se mit sur ses pieds. Ses vêtements étaient pendus assez loin du lit. Il alla les prendre à tâtons, avec tant de précaution que personne n’aurait pu l’entendre, même en écoutant par la fissure de la porte. Il s’habilla rapidement, puis alla vers la fenêtre, regarda au dehors et écouta encore.
Tout était calme. L’air qui lui caressait le visage était doux et frais, chargé du parfum des balsamiers lointains et des cèdres. Le monde, merveilleux dans le silence nocturne, l’attendait. Impossible de concevoir l’échec ou la mort là-bas ! Impossible que la Loi parvînt à le retenir ; alors que ce monde lui tendait des bras protecteurs et l’appelait !
Le moment d’agir était arrivé. Dix secondes après, ayant sauté par la fenêtre, Kent foulait le gazon. Il courut à un angle de la maison et se réfugia dans l’ombre. La rapidité de ses mouvements ne lui avait causé aucun malaise. Sentir la terre ferme sous ses pieds lui fit bondir le cœur d’allégresse. Sa blessure était donc bien guérie. Une joie sauvage l’envahit tout entier. Il était libre !
Il jeta les yeux dans la direction de la cabane de Crossen. Il devait s’y rendre tout droit, ouvertement, comme un homme chargé d’une mission qu’il n’a pas à dissimuler. S’il avait la chance que Crossen fût couché, dans un quart d’heure il naviguerait sur le fleuve.
Son sang circulait plus vite quand il fit ses premiers pas, à découvert, sous la lumière des étoiles. Encore cinquante mètres à franchir, et il aurait dépassé le bâtiment qui servait de bûcher à Cardigan. Ensuite personne ne pouvait plus le voir, des fenêtres de l’infirmerie. Il accéléra son allure. Vingt, trente, quarante pas ; et il s’arrêta net comme il s’était arrêté lorsque la balle du métis l’avait frappé. Une forme venait d’apparaître ; elle se précisa : c’était Mercer.
Mercer faisait le moulinet avec son jonc et se glissait furtivement comme un chat, lorsqu’à son tour il aperçut Kent. La canne lui échappa de la main.
— Pas un mot, Mercer, tu me jouerais une mauvaise plaisanterie. Je suis en train de faire un peu d’exercice en plein air, dit Kent d’une voix naturelle, mais de façon à ne point être entendu de l’infirmerie.
Soudain son sang se glaça. Mercer venait de pousser un cri d’appel. Ce n’était pas un cri humain, mais celui d’un démon. Le cou gonflé, les yeux dilatés par l’effort, la physionomie de Mercer lançant ce long cri strident, parut horrible à Kent.
Pris de fureur, Kent se précipita sur Mercer. Il le saisit à la gorge. Il oublia tout, dans le vertige de sa colère. Liberté, prison lui importaient peu dans ce moment même ; mais se venger de ce traître, l’écraser, anéantir cette vermine indigne de vivre à la surface de la terre.
Ses doigts s’enfoncèrent dans la chair flasque du hideux pantin qui s’affaissa en râlant. Kent se courba sur lui, le martela de coups de poing et en fit une loque. Le chemin était libre maintenant, mais Kent, ivre de vengeance, fou de rage, frappait toujours.
Kent comprit combien son acte était insensé quand il se releva. Par cet acte, il venait de perdre toute chance de gagner le fleuve.
A la clarté des étoiles, il aperçut des gens qui se précipitaient vers lui ; mais il était dans un tel épuisement qu’il ne pouvait songer à lutter ni à courir. Ses muscles, inaccoutumés à l’effort qu’il venait de fournir dans sa rage de vengeance, se relâchaient. La vigueur sur laquelle il avait compté pour s’évader l’abandonnait. La tête lui tournait. Il sentit quelque chose se détraquer en lui, et il crut qu’il s’évanouissait.
Des voix l’enveloppaient ; une chose froide et dure comme une mâchoire lui serra le poignet.
Il reconnut enfin le constable Carter, bras droit de Kedsty à la caserne, et le vieux Sands, l’intendant de Cardigan. Ses idées lui revenaient, il agita les mains, les sentant engourdies, et il vit luire l’acier des menottes.
Comme Sands était penché sur Mercer, Carter disait à Kent d’une voix basse :
— C’est bien fâcheux, ce qui arrive. Je t’ai vu de la fenêtre quand Mercer a crié. Pourquoi t’es-tu arrêté ? Il fallait filer.
Mercer, le visage tuméfié et méconnaissable, se relevait avec l’aide de Sands. Il se lamentait, pleurait comme un veau et, dans sa frayeur, il suppliait Kent de ne plus recommencer à le battre.
Carter entraîna doucement James Kent, en lui disant :
C’est une bien pénible, très pénible corvée pour moi ; mais la loi exige que je te conduise à la caserne.
Kent jeta un dernier regard vers les étoiles, et ses poumons s’emplirent de cet air frais qu’ils avaient respiré avec tant de joie dans l’instant merveilleux qui précéda la rencontre de Mercer.
Il avait perdu la partie, et cela à cause de Mercer. Il serra les dents et ne répondit point à Carter. Mais celui-ci, qui avait dans les veines du sang rouge des hommes du Nord, devinait ce qui se passait dans le cœur de son camarade, dont il sentit le raidissement en le tenant par un bras tandis qu’il l’emmenait.
Pelly, de service, l’enferma dans une des trois cellules récemment construites derrière le bureau du détachement.
Laissé seul, Kent se laissa tomber sur le record de sa couchette ; et il connut les affres du désespoir.
Ironie du sort ! C’est à James Kent qu’on avait demandé le plan des nouvelles cellules. Elles étaient capables de déjouer tous les stratagèmes et les ruses des prisonniers en humeur de s’évader. Il en avait attentivement surveillé la construction. Et le voici un des premiers occupants ! Il maudit de nouveau Mercer, en serrant ses poings impuissants.
La petite lucarne de sa cellule regardait le fleuve, dont il pouvait entendre maintenant le murmure tout proche. Le mouvement des vaguelettes, sur lesquelles se jouaient les étoiles, lui produisit le même effet qu’un ricanement moqueur.
Il retourna vers sa couchette. Renonçant à toute lutte, il s’abandonna longtemps à un morne désespoir, la tête dans les mains.
Quand il se releva, une chose merveilleuse frappa ses yeux. Dans l’obscurité de la cellule, filtrait un rayon d’argent. La lumière de la lune naissante passait à travers les barreaux de la petite fenêtre ; c’était une chose vivante. Fasciné par elle, il la suivit jusqu’à cette ouverture d’un pied carré, et, de là, il aperçut le globe rouge et magnifique, qui se levait sur les forêts et versait sa clarté sur le monde. Pendant un moment il ne vit rien que la lune emplissant le cadre de sa fenêtre. Et comme il se tenait immobile, la figure inondée de lumière, il sentit se dresser en lui tous les fantômes de ses anciens espoirs. Un à un, ils reparaissaient. Il étendit les mains comme pour leur communiquer ce fluide magique qui l’enveloppait ; son cœur battait plus fort dans la gloire du lever de la lune. Le murmure railleur du fleuve se mua en un chant d’espoir. Les doigts agrippés aux barreaux de la petite fenêtre, Kent sentit se réveiller son esprit combatif. Il en fut envahi. Le désespoir vaincu, il contempla la lune, qui passait du rouge au jaune d’or, dans son ascension vers les sommets, et il s’émerveilla devant le miracle de la lumière qui n’avait jamais manqué de l’émouvoir.
Puis il se prit à rire. Si Pelly et Carter l’avaient entendu, ils l’auraient cru fou. C’était en effet une sorte de démence : la confiance en soi retrouvée, une foi sans bornes, un optimisme capable de transformer les rêves en réalités. Il regarda de nouveau à travers les barreaux de sa cellule. Le monde était toujours là. Là aussi coulait le fleuve. Toutes les choses pour lesquelles il valait la peine de vivre se trouvaient là ! Il voulait lutter. Pour l’instant il ne se demandait point comment. En constatant une seconde fois l’ironie du sort qui lui avait fait bâtir sa propre prison, il se prit à ricaner.
Il s’assit de nouveau sur le bord de sa paillasse. Une petite armée de formes noires et blanches défila devant ses veux, figures chargées de haine et de désespoir, figures braves avec la gaîté de l’espoir, figures glacées par l’épouvante de la mort. C’étaient tous ceux qu’il avait conduits jadis vers la prison. Comme ils devaient se moquer de lui à cette heure !
Parmi ces spectres, sinistre cortège témoignant de ses prouesses de chasseur d’hommes, il vit celui d’Antoine Fournet sortir du groupe confus et s’approcher de lui.
C’était précisément Antoine que Kent avait dernièrement conduit dans la cellule où lui-même se trouvait maintenant.
Antoine le Français, à la taille haute, aux cheveux noirs, au rire sonore et intarissable, qui, la veille de sa mort, faisait trembler les vitres du bureau de Kedsty, Antoine lui apparaissait comme un dieu. Il avait tué un homme, et, en brave, ne l’avait point nié. Dans son corps de géant, il possédait un cœur aussi doux que celui d’une jeune fille. Cependant il s’était enorgueilli de son meurtre et l’avait glorifié par des chansons durant son court emprisonnement. Il avait tué l’homme blanc de Chippewyan qui vola la femme de son voisin ; car Antoine avait pour maxime : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fissent » ; et il avait pour son voisin le grand amour qui existe entre les hommes vivant dans les vastes forêts du Nord. Son voisin était faible, lui était fort, fort comme un taureau ; aussi, à l’heure propice, il se chargea de la vengeance. Quand Kent enferma Antoine, le géant se moqua de l’étroitesse et de la solidité incontestable de la cellule, puis il se mit à rire, et il chanta d’une voix retentissante pendant les quelques jours de répit qu’on lui laissa avant la mort. Lorsqu’il mourut, ce fut avec le sourire glorieux de quelqu’un qui s’acquitte, à peu de frais, d’un grand méfait.
Kent s’était affligé d’avoir été désigné pour arrêter Antoine. Il s’était dit que jamais il ne pourrait se montrer l’homme que fut celui-ci.
Il vit Antoine revenir pour s’asseoir sur le bord du lit où il avait dormi plusieurs nuits. Les lointains échos de ses rires et de ses chansons remplissaient les oreilles de Kent ; son grand courage se répandit comme un effluve salutaire dans la cellule illuminée. Aussi quand le sommeil le prit, James Kent eut la certitude que l’âme de ce superbe mort lui avait communiqué un courage qu’il n’aurait pu obtenir d’aucun vivant.
Antoine Fournet lui réapparut dans son sommeil, et de même l’image d’un homme appelé « Doigts-Sales », qui lui donna une utile inspiration.
A l’endroit où l’un des petits bras du fleuve se recourbe comme la langue d’un chien ami qui lécherait la berge, à Athabasca Landing, se dresse une rangée de neuf huttes.
Le génie excentrique qui, dix ans d’avance, avait prévu la prospérité de la région, inspira leur construction. Elles étaient du reste bâties en dépit du bon sens, et les intempéries leur avaient livré de rudes assauts.
L’original « Doigts-Sales », propriétaire de la cinquième de ces huttes, avait baptisé celle-ci la « Bonne vieille reine Bess »[3].
[3] Surnom populaire de la Reine Elisabeth d’Angleterre.
Couverte de papier goudronné, elle paraissait épier anxieusement le fleuve par ses deux fenêtres.
Contre la façade, « Doigts-Sales » avait appuyé une véranda pour se protéger de la pluie au printemps, du soleil en été, et de la neige durant les mois de l’hiver. C’était là qu’il passait, assis, la plus grande partie de son temps quand il n’était pas couché.
On le connaissait à deux mille milles en amont et en aval des Trois Fleuves. Les superstitieux croyaient que de petits dieux et de petits diables venaient s’accroupir devant la cabane au papier goudronné pour converser avec le bizarre propriétaire. C’était un rusé matois, du reste assez satisfait de lui-même, ce « Doigts-Sales ». On n’eût pas trouvé son pareil le long des Trois Fleuves ; et on eût donné beaucoup pour posséder le trésor contenu dans son cerveau.
Du premier coup d’œil, il n’en laissait rien paraître. Assis devant la « Bonne vieille reine Bess » dans son fauteuil d’un bois patiné par l’usage, ce gros paquet de mollesse, ce géant de flaccidité, s’étalait informe. La tête énorme, les cheveux longs et broussailleux, sa figure lisse de chérubin gras n’avait pas plus d’expression qu’une pomme. Ses bras reposaient continuellement sur son énorme panse, dont la rotondité était rendue plus apparente par une gigantesque chaîne de montre en pépites d’or battu du Klondike, qu’il agitait d’un perpétuel mouvement du pouce et de l’index. Personne n’aurait pu dire au juste pourquoi on l’appelait « Doigts-Sales ». Son vrai nom était Alexandre Toppet Fingers, mais le surnom lui resta parce qu’il avait l’air d’être mal peigné et mal lavé.
Quelle que pût être la valeur de ses deux cent quarante livres de chair, c’était son intelligence qui inspirait une sorte de craintive admiration. Il était le plus éminent des juges, un juge du Désert, un avocat de la Forêt, le légiste incontesté de la Piste, des Fleuves et des Grandes Futaies.
Toutes les règles de la légalité et du droit commun, en usage dans le Grand Nord, étaient classées dans son cerveau. Par toutes ses connaissances, il avait deux cents ans. Il savait qu’une loi ne périt pas de vétusté et que, jusqu’à sa mort, un homme doit s’y conformer. Tous les tours et pièges de sa profession lui étaient familiers. Il ne possédait aucun Code imprimé ; sa bibliothèque était sa vaste mémoire. Les cas qu’il fut appelé à examiner étaient relatés dans des écrits entassé en piles poussiéreuses dans sa cabane. On venait le consulter, mais il ne plaidait pas. Ses confrères d’Edmonton lui savaient gré de ne pas se montrer au tribunal, car il leur aurait fait une rude concurrence.
La véranda de sa cabane était un tabernacle de justice. Il s’y tenait assis, et, les mains croisées, il dictait des avis, suggérait des conseils ou prononçait des sentences. D’autres hommes seraient devenus fous de rester assis aussi longtemps que lui. Pendant des heures il regardait fixement le fleuve de ses yeux pâles qui jamais ne clignotaient. Pendant des heures, il restait immobile, sans mot dire.
Il avait un compagnon fidèle, un chien gras, flegmatique et paresseux comme son maître. Ce chien était toujours endormi à ses pieds ou se traînait péniblement derrière ses talons quand « Doigts-Sales » se décidait enfin à sortir.
Le visage ordinairement impassible de « Doigts-Sales » s’éclairait soudain lorsque le Père Layonne venait lui rendre visite. Sa langue se déliait alors volontiers et, jusqu’à la nuit, la conversation roulait sur une foule de choses peu connues des autres hommes.
Le petit missionnaire se précipita chez lui, en sortant de la cellule de Kent où il s’était rendu dès qu’il apprit la malheureuse tentative d’évasion de son ami.
« Doigts-Sales », en l’écoutant, secoua la tête d’un air navré.
— Je voudrais bien voir ce pauvre Kent, dit-il en serrant ses gros bras contre son ventre. Mais il y a un bon tiers de mille d’ici à la caserne, peut-être même un demi-mille. Et le chemin grimpe. Que diable, c’est bien loin. Je réfléchirai d’abord sur son cas, je réfléchirai.
Kent attendait anxieusement le retour du Père Layonne.
Si l’avocat Fingers ne consentait pas à l’aider, il ne lui restait plus qu’à prendre sa médecine des mains du jury, tandis qu’avec ce concours, il battrait Kedsty et la division N tout entière.
Mais comment obtenir la complicité active de « Doigts-Sales », qui hésiterait probablement à contrecarrer l’inspecteur Kedsty ?
Chaque homme, pensait-il, possède une conscience capable de grandes choses, prête à tous dévouements ; mais il fallait agir avec la clef adaptée à chaque serrure. Il croyait posséder celle qui le ferait pénétrer dans l’âme de l’apathique Fingers. Dans cette conviction, il se sentit renaître. Au fait, les quelques minutes de tension musculaire durant lesquelles il administra à Mercer une si magistrale correction avaient été une bonne épreuve d’entraînement. N’en ayant ressenti un peu plus tard aucune conséquence fâcheuse, il n’avait plus à craindre que sa blessure se rouvrît. Et il se doutait bien qu’échapper maintenant à la Division N lui demanderait un effort surhumain.
A tous mouvements, dans le corridor, il tressaillait, l’oreille en éveil. Vers le milieu de la journée, il lui sembla reconnaître les voix du Père Layonne, de Pelly et de « Doigts-Sales ». Il ne se trompait pas.
« Doigts-Sales », suivi de son inséparable cabot, fut introduit dans la cellule par Pelly, qui se retira aussitôt, tandis que le Père Layonne adressa à Kent, de la porte, un signe de tête et un regard plein d’espoir et s’en alla avec Pelly dans le bureau du détachement.
— Ouf ! Quelle montée ! s’écria « Doigts-Sales » en s’épongeant le visage avec son grand mouchoir. En voilà une côte ! Togs et moi ne sommes pas favorisés par le souffle. C’est fort heureux, car si nous l’étions davantage, nous risquerions de nous laisser entraîner trop loin, et nous n’aimons pas marcher.
Il se laissa tomber comme un gros paquet de gélatine sur l’unique chaise de la cellule, et le chien s’affala lourdement à ses pieds.
Kent s’assit sur le bord de son lit et lui sourit amicalement.
— Cela n’a pas toujours été ainsi, n’est-ce pas, « Doigts-Sales » ? Il y a vingt ans, tu n’aurais pas été essoufflé pour avoir grimpé une colline ?
— Oui, sans doute.
— Il y a vingt ans, tu étais un fameux lutteur.
Ce mot donna de l’éclat aux yeux ordinairement ternes de « Doigts-Sales ».
— Un fameux lutteur ! répéta Kent. Tous les hommes étaient des lutteurs dans ces jours de course à l’or. On m’a raconté, dans mes voyages, quelques-unes de tes aventures. J’ai entendu ton histoire, là-bas, dans le Nord. Je l’ai gardée pour moi. Tu l’aurais racontée toi-même si tu tenais à ce qu’on la connût.
« Doigts-Sales » secoua la tête d’un air d’incrédulité et il eut un léger plissement des lèvres dont Kent saisit la signification.
— Oui, mon vieux renard, j’ai compris. Lorsqu’on un service, un grand service à demander à quelqu’un, il est d’usage de le flatter. Et si l’on peut lui rappeler une ancienne prouesse, on a chance de mieux se le concilier. C’est ce que tu penses, n’est-ce pas ? Employer ce moyen n’est pas de mon genre ; je t’estime trop pour cela. Je veux te demander de m’aider. Le Père Layonne t’a mis au courant de ma situation. Elle est pire que celle qu’il t’a décrite. Tu verras, quand j’entrerai dans les détails. Tu pourrais hésiter, mais tu n’hésiteras plus quand je t’aurai rappelé un certain moment de ton passé. J’en suis sûr.
— Quel est ce moment ?
— Le terrible hiver où il y eut la famine à Lost City. Tu n’as certes pas oublié — et tu n’oublieras jamais — Marie Tatman ?
L’énorme corps flasque de « Doigts-Sales » fut comme traversé par un courant électrique. Sa chair molle redevint muscles vigoureux. Ses yeux brillèrent lorsque Kent prononça ce nom que, depuis vingt-cinq ans, il n’avait plus entendu sur aucune lèvre, à l’exception des siennes.
— Tu as entendu parler de Marie Tatman !… dit-il, avec la voix d’un tout autre homme.
— Oui, dans la région du Porcupine. Je sais ce que tu as fait pour cette femme et quel fut ton dévouement. Je sais que tu l’adores toujours. Je l’ai compris depuis longtemps, à certains de tes regards. J’invoque sa mémoire pour que tu ne puisses me refuser ce que je vais te demander.
— Ah ! tu savais !… dit le vieil homme dans un soupir.
Et soudain, il se revit à cette époque tragique, dans Lost City en pleine famine.
Ce Tatman était alors un jeune homme, un pauvre petit employé de banque qui arrivait de San-Francisco pour s’improviser chercheur d’or.
Il n’était certes pas fait pour ce rude métier. Sa femme, la jolie et délicate Marie, avait insisté pour être sa compagne d’aventures.
« Doigts-Sales » se souvint de ce que fut la rigueur des lois durant ce terrible hiver. La nourriture n’arrivait pas. La neige recouvrait Lost City et toute la région depuis de longs mois. On pouvait tuer un homme et s’en tirer sans trop d’ennuis ; mais si on volait une croûte de pain ou une fève, on était amené à l’extrémité du camp et forcé de déguerpir. C’était la mort certaine par la faim et le froid, plus terrible que par les balles ou la pendaison. Aussi avait-on choisi cette atroce façon de châtier le vol.
Tatman n’était pas un voleur. Mais sa jeune femme mourait lentement d’inanition ; elle était atteinte du scorbut, et pour la sauver, il vola. Il entra, la nuit, dans une cabane et enleva deux boîtes de fèves et une casserole de pommes de terre, choses plus précieuses que mille fois leur pesant d’or. Il fut pris, sa femme était naturellement à ses côtés. Mais en ces jours, la beauté féminine ne pouvait sauver un homme. Tatman fut amené à l’extrémité du camp, on lui donna un équipement complet, mais aucune nourriture.
Sa femme, encapuchonnée et bottée, était décidée à périr avec lui. Il avait vainement protesté, jusqu’à la dernière minute, de son innocence, mais les fèves et les pommes de terre, trouvées chez lui, étaient une preuve irrécusable.
Alors « Doigts-Sales » avait déclaré, d’une voix tonitruante, que Tatman était innocent et que c’était lui, le voleur. Il avait porté les fèves et les pommes de terre dans la cabane de Tatman pendant que celui-ci dormait. Pourquoi ? Pour sauver Marie qu’il aimait. Et il était parti dans la tourmente de neige, fortifié par son amour. Tatman et sa femme retournèrent chez eux. Depuis cet instant le camp n’entendit jamais plus parler de lui.
— Ah ! tu savais ! répéta-t-il.
Et il ajouta soudain, les poings fermés, le regard plongeant au loin par la fenêtre, la poitrine bombée :
— Parle, Kent, parle. Dis-moi tout. Je tâcherai de t’aider.
Sans omettre aucun détail, Kent raconta alors ce qui lui était arrivé depuis le jour où la balle du métis le frappa ; et « Doigts-Sales » l’écoutait et écoutait aussi les échos éveillés dans son propre cœur. Ses yeux brillaient d’un feu que Kent avait rallumé après plusieurs années. C’était une double action parallèle qui animait sa pensée. « Oui, oui, oui… » répétait-il d’instant en instant, comme en ruminant. Les paroles de Kent, en pénétrant dans son cœur, se transformaient aussitôt en désirs d’action.
— Il faut surtout que je sache ce qu’est devenue Marette Radisson, lui disait Kent. Je l’aime, comme tu aimais… et elle m’a prouvé qu’elle tenait à moi. Elle peut tout sur Kedsty. Avec elle, je serais sauvé, mais elle ignore ma situation actuelle. Il faut que tu fasses parler Kedsty, ce sera difficile. N’hésite pas sur les moyens, je crois qu’il a la conscience chargée. Et si tu parvenais à savoir où est Marette, j’aurais besoin, pour fuir avec elle, d’une route préparée par toi.
— Oui, oui, oui…, ruminait « Doigts-Sales ». Mais ce sera dur de tirer quelque chose de Kedsty. Pourtant, j’essayerai.
— Marette, Marie ! C’est presque le même nom, n’est-ce pas ?
Ce fut un nouveau « Doigts-Sales » qui retourna vers le fleuve, cinq minutes plus tard. Son chien étonné et déconfit était obligé de trotter de temps à autre pour le suivre. Et « Doigts-Sales », en arrivant à la « Bonne vieille Bess » ne s’écroula pas dans son fauteuil à l’ombre de la véranda.
Lorsque Cardigan, de retour de son excursion, apprit que Kent avait été incarcéré, il vint aussitôt le voir. Grande fut sa surprise en trouvant son ami radieux.
Vous me voyez tout content, dit celui-ci, parce que j’ai payé mes dettes. J’avais contracté quelques petites obligations envers Mercer. Je n’ai pas voulu être en reste avec cet excellent garçon ; aussi, en réglant mon compte, lui ai-je fait bonne mesure, comme vous avez dû vous en apercevoir.
Certes, si j’avais besoin d’un masseur, ce n’est pas vous que j’emploierais, mon cher ; vous avez la poigne un peu trop forte. Vous avez failli me tuer mon homme.
— J’en ai ressuscité un autre.
— Comment donc ! Qui ?
Kent allait se trahir ; il se tut. Il avait ressuscité, en « Doigts-Sales », le jeune Alexandre Fingers. Il avait fait surgir de ce gros tas de chair l’être ardent qui y demeurait enseveli depuis des années. Il bénit le jour où, dans l’extrême Nord, il avait entendu l’histoire de « Doigts-Sales », car cette histoire lui avait permis d’accomplir un miracle, de réveiller un mort. Après ce réveil, « Doigts-Sales » lui devenait tout sympathique, d’une sympathie exceptionnelle. Il ressentait pour lui, à présent, une profonde amitié.
— J’ai cru bien faire en demandant conseil à « Doigts-Sales », dit-il au docteur, à la fin de l’entretien, d’un ton presque indifférent. Peut-être apercevra-t-il quelques mailles moins serrées.
Comme au Père Layonne, Kent tenait à laisser croire à Cardigan qu’il avait seulement fait appel aux conseils du vieil avocat. Il n’avait sans doute pas à se méfier de ses deux amis ; mais il ne voulait pas risquer de les mettre plus tard dans l’embarras.
Quand « Doigts-Sales », le surlendemain, entra dans la cellule de Kent, il n’était plus le vieux « Doigts-Sales » de l’avant-veille. Il semblait avoir perdu sa graisse, il ne se montrait plus essoufflé, toute sa figure vivait d’une vie nouvelle. Le chien Togs, en revanche, titubant de fatigue, avait un aspect lamentable.
— J’étais debout toute la nuit dernière, dit « Doigts-Sales ». Vous comprenez, je n’ose pas trop remuer le jour, on s’en étonnerait. Mais je me suis démené cette nuit. Ça vient… ça vient.
Kent l’empoigna par les épaules et le secoua dans sa joie silencieuse.
— Oui, reprit « Doigts-Sales », je me suis remué. Pour ne pas me laisser prendre au dépourvu quand il faudra agir, je me suis déjà assuré le concours de quelques gaillards : le Fonte, Kinoo, Mooie, comme si votre fuite devait avoir lieu demain. Car je ne vois que cette solution : l’évasion. J’ai réfléchi à tous les cas possibles, aucune loi humaine ne peut vous sauver. Une corde pend autour de votre cou, Kent… Rien su encore au sujet de Marette Radisson, mais on la cherche. Kedsty est d’une extrême méfiance. Tout ce que j’ai pu tirer de lui pour l’instant, c’est qu’il vous fera conduire à Edmonton dans deux semaines. Il nous faut bien tout ce temps…
De trois jours « Doigts-Sales » ne reparut plus. Et quand il revint, Kent lui trouva une mine bizarre.
— Eh bien, « Doigts-Sales » ? Y aurait-il des difficultés imprévues ?
— Non, mais j’ai dû changer mon plan.
— Tu en parais contrarié.
— Sans doute, un peu… Je préférais ma combinaison.
— Il me semble que toi seul devrais décider de l’affaire.
« Doigts-Sales » soupira et eut un mouvement d’humeur.
— Enfin, ça réussira tout de même, dit-il d’un ton bourru. Ça réussira d’autant mieux que je ne vous aurai pas mis dans le secret. N’insistez pas, je ne vous dirais rien. Mais sachez patienter et ne perdez pas confiance.
Kent n’en put rien tirer. « Doigts-Sales » se retira presque aussitôt, la tête basse. Sa poignée de main fut molle. Kent demeura inquiet.
Les paroles énigmatiques de « Doigts-Sales » le firent longtemps réfléchir. Il ne put leur trouver un sens. « Cela réussira d’autant mieux que je ne vous aurai pas mis dans le secret ! » Quel secret pouvait-il y avoir entre eux ?
Sa perplexité s’accrut le lendemain lorsque le Père Layonne lui dit qu’il avait été mal reçu par « Doigts-Sales ».
De sept jours, Kent fut privé de toutes nouvelles, et il jugea sa cause perdue lorsque Pelly lui apprit qu’on devait, le lendemain, le conduire à Edmonton.
Ce fait pesa sur lui comme la fatalité. « Doigts-Sales » l’avait abandonné, la fortune l’avait abandonné. Tout l’abandonnait. Pour la première fois, depuis des semaines qu’il luttait contre la mort, il se maudit lui-même. Il existe une limite pour l’optimisme et l’espoir : il venait de la dépasser.
Dans l’après-midi le ciel était sombre : une petite pluie fine commença de tomber. Le soir elle devint violente. Il mangea sa soupe à la lueur d’un méchant lumignon, puis essaya de lire pour chasser ses pensées lugubres.
Il tenait sa montre à la main et elle marquait exactement dix heures et demie quand il entendit la porte extérieure du corridor s’ouvrir et se fermer. C’était la douzième fois que cela arrivait depuis qu’il avait soupé, aussi n’y fit-il guère attention.
Soudain, à travers le bruit de pas de plusieurs personnes, il perçut une voix de femme, une voix déjà entendue, une voix qui ressemblait étrangement à celle de Marette. Plus de doute, c’était la voix de Marette.
La porte du bureau du détachement se ferma, et un silence suivit. La montre, dans la main de Kent, semblait frapper les secondes avec un bruit frénétique. Il l’enfouit dans sa poche et se mit debout.
De nouveau la porte du bureau… le piétinement d’une douzaine d’hommes, tous les gens du poste sans doute, éveillant les sonorités du corridor… la voix de Marette, impérative : « Pressez-vous, pressez-vous. En passant par le chemin de halage, vous arriverez au bon moment, mais il n’y a pas une minute à perdre ». Et de nouveau un grand silence.
Kent ne pouvait tenir en place ; mais en s’agitant en tous sens dans sa cellule, ses idées tourbillonnaient au point qu’il pensait devenir fou. Il s’assit sur le rebord de sa couchette, la tête dans les mains : et son immobilité lui donnait alors une sensation d’étouffement.
Kent ! James Kent ! chuchota une voix, la voix de Marette.
En un bond il fut devant la porte dont la petite ouverture grillagée encadrait le visage de Marette Radisson.
Sur le moment Kent ne put proférer un mot.
— Vite, vite, préparez-vous ! lui dit Marette. Chut !… Silence !… Je vais…
Un bruit de pas l’interrompit net.
— Que faites-vous là, Mademoiselle ? demanda, de sa grosse voix, le constable Pelly.
Glacé de crainte, les doigts crispés contre le grillage du judas, Kent vit Marette Radisson reculer, entr’ouvrir son imperméable tout ruisselant et diriger sur Pelly le canon d’un revolver.
— Pas un mot, Pelly. Si vous appelez, je tire. Inutile de résister. Vos hommes sont en ce moment près de la digue, puisque vous m’avez crue tantôt. Avant que, des chambrées, on ait répondu à votre appel, il se passerait au moins deux minutes : il nous suffit d’une. Nous serions dehors et vous resteriez sur le carreau. Ouvrez donc cette porte.
— Je n’ai pas la clef.
— Où est-elle ?
— Je ne sais pas.
— Ne faites pas l’enfant. Elle est au bureau. Allons la prendre, puisque je vous dis que toute résistance serait inutile. Elle ne servirait qu’à vous faire tuer, ce que je regretterais toute ma vie.
La demi-minute durant laquelle Marette et Pelly disparurent fut pour Kent interminable. C’est alors qu’il comprit le sens des paroles de « Doigts-Sales » : « Cela réussira d’autant mieux que je ne vous aurai pas mis dans le secret ». En effet, aurait-il supporté l’idée que Marette exposât sa vie pour lui ? Jamais il n’y eût consenti.
— Oui, Pelly. C’est une situation bien pénible pour vous, disait Marette sans la moindre intention d’ironie. Ne parlez pas de déshonneur. Il serait stupide de vous laisser tuer. On vous excusera ; et vous saurez vous rendre utile encore.
Toujours sous la menace du revolver, Pelly ouvrit la cellule, dont Kent sortit aussitôt, mais décontenancé. Plus tard, quand il se rendit compte de toutes les pensées qui l’agitaient en ce moment dans son cerveau, il comprit que la joie de se sentir libre avait été dominante, mais il se souvint de s’être cru lui-même sous la menace du revolver de Marette. Son brave cœur s’était serré à la pensée de l’atroce humiliation de son camarade. L’esprit de corps était si puissant en lui qu’une seconde ou deux il s’était cru Pelly lui-même.
— Le plus dur pour vous n’est pas fini, Pelly, dit encore Marette. Il faut que vous preniez la place de Kent. Vous ne pourriez résister à la tentation de nous poursuivre, et le malheur arriverait.
Pelly poussa un soupir rauque. Il se carra devant la porte béante de la cellule, croisa les bras ; et, après avoir regardé froidement Kent et Marette, il dit d’une voix ferme :
— Tirez !
Marette fonça des deux poings sur la poitrine de Pelly, qui, ne s’attendant pas à ce choc, dans le raidissement de son corps, perdit l’équilibre et s’abattit à l’intérieur de la cellule.
Prestement, Marette referma la porte. Mais Pelly poussa un long cri d’alarme qui éveilla tous les échos de la caserne.
— Vite, vite… pas par le corridor… par la fenêtre du bureau, dit Marette entraînant Kent.
En traversant le bureau, Kent prit un revolver au râtelier. Il ouvrit violemment la fenêtre. Dehors, la nuit noire, la pluie en déluge : ils étaient sauvés.
Ils s’arrêtèrent seulement lorsqu’ils arrivèrent au sommet du tertre qui dominait la caserne.
Lui et elle durent s’asseoir pour reprendre haleine, car leur course folle les avait momentanément épuisés. Toutes les fenêtres de la caserne étaient maintenant illuminées.
— Voyez ce qu’ils font là-bas en notre honneur, dit Marette, sèchement, l’haleine courte.
— Savez-vous que j’avais envie moi-même de hurler, quand il a poussé ce cri, mais de hurler de joie. Être libre, Marette, être libre ! Où devons-nous rejoindre les gens de « Doigts-Sales » ?
— Comment ! Les gens de « Doigts-Sales » !… Le bavard vous aurait-il parlé ?
— Il ne m’a rien dit ; mais je suppose que…
— … que nous allons nous exposer à nous faire pincer par vos camarades en éveil ce soir ? C’est dans votre cellule que vous avez appris à raisonner de la sorte ! Mais d’où sortez-vous, c’est le cas de le dire !…
Elle lui poussa le coude en riant, et se relevant aussitôt, elle ajouta d’une voix mutine :
— Allons, debout, sergent Kent ! Obéissez-moi. Vous êtes sous mes ordres ce soir. Vous vouliez crier de joie. Et moi donc ! Je n’ai jamais été à pareille fête. Mais quelle pluie, grand Dieu ! Suivez-moi toujours.
Ils descendirent en grande hâte la pente opposée à la caserne, ils coupèrent la grand’route et longèrent, un quart de mille, la futaie de peupliers, ralentissant leur allure à cause des hautes herbes.
Jusqu’à ce moment la pensée de Kent s’était tout entière concentrée dans les minutes qu’il vivait. Dans la chambre de l’infirmerie et dans sa cellule, il avait supposé que Marette lui viendrait en aide, supposition vague, toute idéale et à laquelle il s’était laissé entraîner par un charme. Or une réalité qu’il n’aurait jamais osé concevoir, était brusquement survenue. Au moment où il commençait à désespérer, la porte de sa cellule s’ouvrait. Et c’était lui, Kent, James Kent, qui courait dans la nuit sous la pluie battante ! Il ne rêvait pas, et il lui semblait cependant vivre une chose impossible à imaginer. Un besoin mental de preuves décuplait ses forces physiques.
Mais, elle, où puisait-elle son énergie ?
Comment avait-elle pu s’intéresser à lui au point de risquer la mort pour le sauver ? Par cette question il retombait dans l’irréel. Elle fuyait devant lui, à longues et souples enjambées, et la pensée qu’elle ne serait jamais à lui, qu’elle lui échapperait comme un trop beau rêve, activait aussi l’ardeur de ses pas.
Elle s’arrêta à la lisière du bois de sapins.
— Plus besoin d’aller si vite, dit-elle, nous allons bientôt être à l’abri de la pluie et de tout importun. Mais ne nous attardons pas.
Sous les sapins régnait une obscurité complète. Marette était sûre de son chemin, car elle se dirigeait à travers les fourrés d’un même pas régulier et énergique. Kent avait perdu toute orientation, lorsqu’il aperçut une lumière dans les branchages.
La jeune fille, la découvrant aussi, alla plus vite.
— Toujours en avant !… dit-elle en se retournant vers Kent, nous allons y être.
Kent sentit alors sous ses pas le gravier d’un sentier. Il reconnut le chemin qui conduisait vers la demeure de Kedsty.
— Marette ! appela-t-il. Vous ne vous trompez pas ? C’est le bungalow de l’inspecteur !
— En êtes-vous bien sûr ? demanda-t-elle sans paraître troublée.
— Mais oui.
— Tant mieux, il sera enchanté de vous offrir des vêtements, car vous devez être tout trempé. Par ces temps d’orage, on se réfugie où l’on peut.
— Vous vous seriez donc entendue avec lui ? Car il me semble que c’est bien le dernier endroit où…
— C’est au contraire le seul où nous serons en sûreté.
— Comment donc ?
— Ah ! mon cher, dit-elle d’un ton moqueur, vous n’êtes pas encore au bout de vos surprises.
Au ton moqueur de Marette, Kent sentit qu’il aurait pris une attitude ridicule en montrant trop d’hésitation. Marette Radisson l’avait fait évader ; ce n’était pas pour l’amener dans un traquenard.
Elle cessa aussitôt de plaisanter.
— Kedsty n’y est pas, dit-elle avec fermeté. Avant qu’il soit de retour, vous aurez compris que vous êtes ici en pleine sécurité. Entrons, nous sommes chez nous.
Il pensait qu’il eût été préférable de courir au fleuve. Se jeter dans une barque et fuir aussitôt, était véritablement la seule conduite à tenir. De peur de paraître méfiant il ne dit rien, mais il suivit Marette, la main sur la crosse de son revolver. Kedsty était à cette heure son pire ennemi, et sans doute aussi celui de Marette. « Ne veut-elle pas me demander de l’expédier ? » se dit-il. Cette idée lui inspira une telle répugnance qu’il ne put admettre que Marette l’eût conçue.
Après l’avoir invité à se secouer et lui avoir donné de gros mocassins afin qu’il ne laissât point de traces humides, elle lui prit la main pour le guider le long du sombre corridor. Ils montèrent un escalier à tâtons. Elle ouvrit une porte et ils furent éclairés par cette même lampe qu’il avait aperçue du dehors.
— C’est ma chambre, dit-elle, vous y êtes en sûreté.
L’air de cette pièce était embaumé par la douce senteur de fleurs et par un parfum indéfinissable.
— Serrez-moi les mains, s’il vous plaît, et dites-moi que vous êtes content. Vous paraissez tout abasourdi. Préféreriez-vous être encore dans votre cellule ?
— Je ne vous comprends toujours pas, Marette ? Où est Kedsty ?
— Il doit revenir bientôt.
— Et naturellement il sait que vous êtes ici ?
— Il y a un mois que j’y suis. Cela ne vous paraît pas très clair. Je vous ai bien dit que je vous mènerais de surprise en surprise. Tenez, vous m’amusez prodigieusement avec votre tête d’ours qui aurait fait un mauvais plongeon. Voyons, mon cher, est-ce que je vous parlerais ainsi si le moindre danger vous menaçait en ce moment ? Quant à Kedsty…
— Lorsqu’il apprendra ce qui s’est passé à la caserne, il entrera dans une colère folle. Que deviendrez-vous alors ? On ne va pas tarder à le prévenir. Peut-être sait-il déjà que je me suis enfui grâce à vous ?
— Et alors ? Et alors ? Continuez vos questions, elles me prouvent que vous me prenez pour une tête de linotte. Vous êtes inquiet ? Tant mieux. Vous m’amusez, vous dis-je. Il faut bien que je me paye moi-même de ma petite course, car vous ne m’avez pas dit « merci ». Je vous tends les mains, et vous me regardez sans bouger avec des yeux grands comme des assiettes. Non, vous êtes trop drôle avec vos cheveux collés aux tempes ! Je vais vous donner de quoi vous changer. Auparavant, vous ne voudriez pas encore un peu me faire rire ? J’en ai eu si peu l’occasion depuis un mois… C’est vous, le Kent qu’on m’a dit être si amateur de bonnes farces ?… Que faut-il donc pour vous dérider ?
Elle lui dit encore d’autres extravagances. Après la suite d’émotions violentes qu’elle venait de subir, son ton excité était visiblement commandé par un besoin de réaction. Ses yeux brillant de malice, l’animation de son teint, la vivacité de ses gestes, toute son ardeur juvénile rassurèrent Kent et lui communiquèrent bientôt une ardeur semblable.
— Je danserais avec vous si j’entendais les violons, mais c’est que je ne les entends pas encore. Si au moins vous me donniez la mesure. Vous bondissez comme une sylphide, Marette, et je ne me sens qu’un pauvre lourdaud de rescapé.
Il lui prit les mains qu’elle lui tendait de nouveau et les serra avec force.
— A la bonne heure, dit-elle. Vous devenez raisonnable. Je dois, moi aussi, devenir sérieuse. Écoutez-moi donc. Kedsty est allé cet après-midi à Vanloo. A son retour, cet homme ponctuel passera à la caserne pour voir si tout est en ordre. La petite agitation qu’il y trouvera lui fera froncer ses terribles sourcils et serrer les poings. Et s’il ne reste pas là-bas pour surveiller la manœuvre, il viendra ici pour me dire des choses désagréables. Il sait bien, lui, qu’il me trouvera ici. Pendant que nous causerons, vous vous tiendrez bien tranquillement dans l’endroit que je vais vous indiquer, sous ce toit, parfaitement… On nous préviendra de son arrivée. Ne vous inquiétez pas, on veille sur nous, tout est prévu. « Doigts-Sales » est un homme précieux. Il a été un certain moment désorienté lorsqu’il a su que Kedsty changeait la date de votre départ pour Edmonton. Mais mon idée ne lui a point paru trop mauvaise. Vous avouerez qu’il ne viendra à personne la pensée de vous chercher dans la demeure de l’inspecteur de police.
— Je crois qu’il est préférable de fuir cette nuit, Marette.
— Non, dans cinq jours. Tout sera prêt, nous n’aurons même plus besoin des gens de « Doigts-Sales ». Vous partirez en toute tranquillité.
— Et vous ?
— Moi, je resterai, dit-elle avec un brusque mouvement de tête.
Et elle ajouta d’un ton glacial :
— Je resterai, parce que je dois rester.
— Comment ! Vous vous exposeriez à sa colère !
— Je ne crois pas qu’il me fasse de mal. Non, je ne crois pas ; car il y passerait lui-même avant. Je regrette de l’avoir dit. Mais vous ne devez pas me questionner.
— Vous vous imaginez donc que je partirai seul ! Mais votre affaire est mon affaire. Gardez votre secret, soit. Mais je l’empêcherai bien de vous maltraiter. Jamais je ne partirai seul. Ah ! non, certes, jamais… Il est encore temps de fuir, Marette, c’est le plus sage. Fuyons. Si Kedsty vous a offensé, comme je crois comprendre, et si vous voulez m’en dire plus tard les raisons, je le retrouverai. Il payera ce qu’il vous doit, je m’en charge. Mais maintenant, prenons le fleuve, tout de suite. Allons, venez.
Elle le regarda, immobile. Ce n’était plus la vive moqueuse des minutes précédentes. Cependant un sourire glissa sur ses lèvres.
— Savez-vous, dit-elle, que d’après un vieux code sacré du Nord, vous m’appartenez ?
— Comment cela ?
— Vous alliez mourir, car il est probable qu’on vous aurait pendu. Je vous ai sauvé la vie. Par conséquent votre vie m’appartient, suivant ce code. Vous êtes mon esclave, Kent. Vous devez m’obéir.
— Je ne demande pas mieux. C’est par mon dévouement, Marette, que je compte vous prouver ma reconnaissance. Mais je vois où vous voulez en venir. Je ferai tout, sauf vous laisser ici.
— Vous devez m’obéir, dit-elle d’un ton grave.
Et pour montrer que son désir était chose réglée, qu’elle ne s’en préoccupait déjà plus, pour accentuer son attitude impérieuse par une marque de sans-gêne, par une intention de coquetterie pour mieux dominer l’homme qui se tenait devant elle, elle commença à dénouer ses cheveux, les bras repliés derrière sa nuque avec une belle impudeur.
Le capuchon de son imperméable ayant été plusieurs fois rejeté par le vent de la course, sa chevelure était toute inondée. Elle tomba sur son dos en masse humide et brillante. Elle envahit sa figure, son cou et ses bras. A la clarté de la lampe de petites gouttes d’eaux scintillaient comme des diamants et tombaient une à une.
— Eh bien, vous ne me répondez pas ?
— Nous partirons ensemble, Marette, quand vous voudrez, mais ensemble, dit-il avec une énergie brutale, car l’image avait agi sur ses sens ; et, dans sa pensée, il faisait ployer la taille de la jeune fille sous une étreinte de vainqueur.
— Oh ! Oh ! s’exclama-t-elle. C’est ce qui vous trompe. Je resterai.
Il vit passer dans les yeux de Marette un éclair de colère et à ce moment un choc violent retentit contre une des persiennes du rez-de-chaussée.
— C’est Mooie. Il m’avertit que Kedsty va arriver. Je n’aurai plus le temps de vous montrer votre cachette. Mais il ne montera pas dans ma chambre. Il ne s’y est jamais risqué. Je vais tout de suite à sa rencontre dans le corridor.
— Mais s’il soupçonnait ma présence ici ? S’il y venait ?
— Vous vous cacheriez derrière les rideaux de mon lit. Je descends, dit-elle en se dirigeant vers la porte. Quoi que vous entendiez, quoi qu’il arrive, je vous en supplie, ne vous montrez pas.
— S’il me découvrait derrière les rideaux ?
— Alors, répondit-elle sans hésiter, vous feriez ce que vous auriez à faire.
Kent, le revolver en main, l’oreille collée contre la porte, ne put entendre que les premières paroles échangées entre Kedsty et Marette.
— Vous êtes donc ici ? s’écriait Kedsty avec fureur.
— Si vos yeux ne vous trompent pas, répondait sèchement la voix de Marette.
— Vous avez eu l’audace de faire évader Kent ?
— Je ne puis le nier.
— Vous avez fait croire à Pelly et à ses hommes qu’on allait piller le bateau de Sanderson ?
— Il fallait bien un prétexte. Aurais-je pu tenter le coup en pleine caserne sans avoir fait un certain vide autour de Kent ?
— Et après avoir lancé cette bande de crétins sur le chemin de la digue, vous êtes revenue pour menacer cette sacrée moule de Pelly de votre mauvais petit revolver.
— Ne blâmez pas Pelly, il s’est montré très crâne.
— Il restera quelques mois où vous l’avez mis.
— Non, vous le ferez sortir pour ne pas allonger la liste de… ce que vous savez.
— Vous allez d’abord me dire de quel côté est allé mon gredin.
Une porte claqua. Kent n’entendit plus qu’un bruit confus de voix.
Il éprouva sur le moment une angoisse pareille à celle qu’il avait ressentie lorsque Marette alla avec Pelly prendre dans le bureau du détachement la clef de la cellule. Il en était comme paralysé. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes. Il avait à présent sa liberté d’action, il pouvait se précipiter au secours de Marette. Il entr’ouvrit la porte afin de mieux entendre les voix. Au premier cri de Marette, il serait en bas. Il souhaita presque d’entendre ce cri. Les choses prendraient une franche tournure. En vingt secondes, il tiendrait Kedsty au bout de son arme.
Peu à peu il se raisonna. Kedsty n’était pas homme à frapper une femme. Alors seulement il s’étonna du ton de voix avec lequel elle l’avait supplié de ne pas se montrer. Supplié, c’est le mot qu’elle avait employé avec une physionomie soudain craintive après s’être montrée si autoritaire. Elle craignait donc Kedsty ? Qui était-elle pour Kedsty ? Pourquoi se cachait-elle sous son toit ? Elle craignait Kedsty, car ses lèvres avaient une singulière contraction quand elle dit : « Ne vous montrez pas ». Et Kedsty prouvait, par sa conduite précédente, qu’il redoutait Marette. Que s’était-il donc passé entre eux ?
Les éclats de voix devinrent plus violents. Si Kedsty voulait emmener Marette à la caserne !… Elle n’avait pas prévu cette éventualité, fort plausible pourtant. Il était prêt à bondir dans l’escalier. La voix seule de Kedsty continua à bourdonner.
A se tenir immobile, le corps raidi, il ressentit une fatigue douloureuse. Il s’assit. Le discret parfum de poudre de lilas lui fit revoir Marette le jour où elle vint le visiter à l’infirmerie de Cardigan…
Il n’avait encore porté aucune attention à la pièce dans laquelle il se trouvait. Il savait que cette chambre avait été celle de Kedsty, mais plus aucune trace n’en restait. Elle était pleine d’objets de toilette dont le nombre et la variété l’étonnèrent.
Il aurait pu se croire dans le boudoir de la fille du gouverneur général, mais non certes dans une cabane d’Athabasca Landing. Sur le parquet, contre la table de toilette, était posée toute une rangée de chaussures, de ravissantes merveilles, toutes montées sur hauts talons : des bottines à boutons et à lacets, jaunes, noires, blanches, de délicieuses petites pantoufles blanches en chevreau, d’autres en étoffe, ornées de jolis rubans et de boucles dorées.
Il ne put s’empêcher de prendre dans ses mains un minuscule soulier en satin, dont la pointure le fit sourire. Ce luxe de chaussures n’était rien à côté de la profusion d’étoffes légères, parées de dentelles fines comme de la toile d’araignée et de broderies précieuses.
— Qui était Marette Radisson ?
L’étalage qu’il avait sous les yeux dénonçait le caractère fantasque d’une fille désœuvrée, folle de fanfreluches, susceptible d’enthousiasmes courts et futiles. Ce n’était pas le caractère de Marette. Alors que penser ?
La porte de la pièce où se tenait Kedsty et Marette Radisson s’ouvrit violemment. Kedsty piétina un instant dans le corridor comme un taureau furieux, et la porte du corridor claqua sous une poussée si brutale que toutes les vitres de la maison en tremblèrent.
Elle entra les mains tendues pour saisir celles de Kent.
— Vous… Vous n’êtes pas venu en bas ?
— Non.
— Vous n’avez rien entendu ?
— La voix de cette brute seulement, mais je n’ai pu distinguer un seul mot de votre discussion.
Elle s’assit avec un soupir de soulagement.
— Vous êtes sage, Kent, je suis contente de vous.
La légère altération de sa voix, son effet visible pour se dominer et un étrange sourire trahissaient son trouble.
— Il faut en finir, Marette. Je ne veux plus que vous vous exposiez à des émotions pareilles. Je ne vous écoute plus. Nous devons partir.
— Je viens presque de décider Kedsty à vous laisser partir sans vous inquiéter. Je reviendrai à la charge : il ne peut me refuser cela.
— Kedsty ?
— Oui. Dans cinq jours passera la brigade de Jean Lassalle. Vous vous embarquerez avec Lassalle qui se rend dans le Nord.
— C’est un piège de cet hypocrite, de ce traître qui veut s’emparer de moi.
— Il me donnera sa promesse formelle. Il sait ce qui l’attend s’il ne s’exécutait pas.
— Non, Marette, je ne puis vous laisser entre ses mains.
— Je n’ai rien à craindre ici. Kedsty n’a plus pénétré dans cette chambre depuis le jour où votre ami, le géant à la tête rouge, nous a rencontrés. Il n’a même pas mis le pied sur la première marche de l’escalier. C’est la ligne de mort. Il ne la franchira pas. Mooie veille sur moi, et il ne demanderait pas mieux que d’envoyer Kedsty dans l’autre monde. Lorsque j’ai dû m’absenter pour… ce que vous appelez mon affaire, Kedsty a cherché à me retenir. J’étais déjà dans la barque. Mooie est survenu par hasard. Kedsty a cru sans doute qu’il venait pour moi, il s’est dissimulé derrière des roseaux et a porté par derrière un grand coup de son bâton ferré sur la tête de l’Indien. Mooie n’en est pas mort, il sait d’où vient le coup, et je n’aurais qu’un mot à dire… vous me comprenez. Ainsi vous pouvez partir sans vous tracasser sur mon compte, Kent. Je suis en sûreté.
Elle avait voulu prendre un ton d’énergie en prononçant ces dernières paroles, mais Kent sentit qu’elle était à bout de forces. Il lut dans les yeux de Marette une grande tristesse et il pensa que cette tristesse lui permettrait de vaincre son obstination.
— Eh bien, soit ! Admettons que je parte comme vous me dites. Que ferai-je ensuite ?
— Vous devez oublier ce qui s’est passé et ne pas songer à ce qui peut arriver. Vous ne m’aiderez en rien. Au contraire, vous risquez de me porter tort.
— Vous voulez que je vous oublie, vous aussi ?
— Je ne dis pas cela, Kent, non, pas cela. Plus tard, dans quelque temps… dans quelques années, si le hasard de votre route vous conduisait dans la Vallée du Silence, peut-être m’y retrouveriez-vous.
— Désirez-vous que je vous revoie ?
— Pourquoi cette question ? Il me semble qu’elle est inutile. C’est au delà du pays du Soufre que vous devez vous rendre pour trouver la Vallée du Silence. On passe par la brèche entre le pays du Nord et le Nahani du Sud, ne vous trompez pas, Kent, si vous tenez vraiment à y aller. En passant par Dawson et par Skaway, vous feriez un long détour inutile… La police ne vous trouvera pas chez nous… Je vous en dirai plus long avant l’arrivée de la brigade de Lassalle, mais ce soir, je dois me taire.
— Bon ! Puisque vous m’indiquez si bien mon chemin, c’est que vous désirez que je le prenne. Je ne tiens pas à en savoir davantage, Marette. Ça me suffit, vous me remplissez de joie… Maintenant, préparez-vous. Ce chemin, nous allons le suivre ensemble.
Elle eut un geste de dépit. Il crut d’abord se tromper, mais il vit que le visage de Marette exprimait de l’indignation, il en fut d’autant plus frappé qu’elle lui dit d’une voix presque aphone :
— J’avais une grande foi en vous, Kent, je pensais que c’était réciproque.
Depuis qu’elle s’était assise, il avait marché dans la pièce, évitant de trop s’arrêter devant elle, surtout dans ces derniers instants. Il s’empara d’un siège et s’assit à côté d’elle.
— Marette, une dernière fois, vous tenez donc à ce que je parte sans vous ?
— Je ne cesse de vous le répéter.
— Eh bien, dit-il avec un soupir rauque, je partirai. Mais à une condition.
— Je ne veux pas qu’il y ait de condition ! répliqua-t-elle avec force, mais une douceur passa dans ses yeux.
— Une condition qui ne peut vous gêner. C’est de répondre à une question qui ne concerne que vous et moi. Je respecte votre secret, mais je désire savoir, non qui vous êtes — vous êtes mon âme — je veux que vous me disiez ce qui vous a poussée à… vous intéresser à moi, qui vous étais certainement inconnu.
— Ce n’est que cela ! s’écria-t-elle étourdiment.
Et il vit reparaître une seconde la Marette moqueuse de tantôt.
« Ce n’est que cela ! Oh ! mon pauvre ami, c’est bien simple. »
Elle pencha la tête un instant, comme pour se recueillir, et, dans les quelques mots qu’elle dit ensuite, dix fois peut-être sa voix changea de nuances, comme un lac qui reflète en avril un nuage balayé par le vent. Toute la richesse de sa nature si complexe et spontanée se révéla dans sa voix flexible qui, aux derniers mots, fut un soupir d’amour.
— Je puis vous satisfaire aisément… Oui, au fait, je comprends que vous soyez intrigué. Je viens de passer quatre ans à Montréal… Une hypocrisie !… Quel contraste avec chez nous où les gens sont si francs, si vraiment cordiaux ! On m’a habillée en poupée. Vous ne m’apprendriez rien en me disant que mes souliers ont besoin d’un coup de sécateur au talon… La raison pour laquelle je continue à m’habiller comme dans la mascarade de Montréal et qui m’a conduite ici, je dois vous la taire… A Montréal, j’avais appris à détester les hommes, et j’ai été prodigieusement séduite par votre acte : ce beau mensonge. J’ai pensé : voilà un être qui n’est pas de la trempe des autres. Cardigan était déjà perplexe, il craignait que vous ne pussiez survivre à votre blessure. C’est ce que m’a dit Kedsty qui, lui, était persuadé que vous en réchapperiez. Alors, j’ai tenu à vous voir… C’est tout simple. J’ai voulu vous aider parce que je ne pouvais m’en empêcher, parce que… — il est bien sûr que vous partirez dans, cinq jours, seul, n’est-ce pas ?… — parce que je vous aimais… Eh oui !
— Marette ! Mais vous paraissez triste !
— Non, dit-elle d’un ton qui pourtant ne démentait pas la mélancolie de son regard.
Mais elle se leva vivement, en secouant la tête, les sourcils froncés. Toute son énergie s’était réveillée.
— Kedsty m’a promis de vous aider à fuir. Il hésitait encore. Oh ! il cédera, il cédera… En me quittant, il piétinait de rage. L’idée n’est pas encore bien enfoncée dans son cerveau. Je la lui enfoncerai mieux. Elle y entrera, je vous assure. Il retournait à la caserne. Il pourrait rebrousser chemin et revenir d’un moment à l’autre. Je ne vous ai pas encore montré votre cachette. Ne perdons plus de temps. Je prends la lampe, suivez-moi.
A l’extrémité du couloir, elle s’arrêta devant une porte basse qu’elle ouvrit. Kent aperçut un espace aménagé sous le toit incliné du bungalow.
— C’est une chambre de débarras, dit-elle. Il me semble que je l’ai rendue presque confortable. J’ai tendu un rideau épais devant la lucarne, afin que vous puissiez allumer votre lampe. Pour tout ce que vous trouverez là, vous devez en remercier votre bon gros M. « Doigts-Sales ». Ne tardez pas à quitter vos vêtements trempés. Prenez ceux-là, sur cette chaise. Allumez votre lampe. Je vais vous laisser.
Une douce émotion s’empara de Kent.
— Au fait, vous avez raison : je ne vous ai pas encore dit merci. Est-ce que vous m’autoriseriez à vous exprimer ma reconnaissance telle que je l’éprouve, ma Marette, mon petit dieu protecteur ?
Il s’approcha d’elle. Deux coups rapides furent frappés contre une persienne, sans doute par Mooie.
— Le voilà encore ! s’écria Marette en mettant ses mains sur la poitrine pour comprimer les battements de son cœur.
Kent dit avec colère :
— Si vous en avez le moindre désir, je descendrai, moi, à votre place. Ah ! certes oui, je descendrais bien volontiers. Voulez-vous ?
— Non, non, malheureux ! Ne vous montrez pas !
Elle disparut aussitôt en emportant la lumière.
En se courbant il pénétra dans la soupente. A la lueur d’une allumette, il aperçut une lampe posée sur une caisse. Mais attentif surtout à ce qui allait se produire en bas, dans le corridor, il laissa l’allumette s’éteindre.
Aucun éclat de voix lorsque Kedsty aborda Marette. La porte du corridor se ferma, puis celle d’une pièce du rez-de-chaussée, et un grand silence s’établit.
Kent se tint longtemps sur la porte, prêt à descendre, mais aucun bruit de discussion ne lui parvint. En tâtonnant, ses mains rencontrèrent une chaise. Il s’assit, et la tête dans ses mains, il essaya de découvrir la raison pour laquelle Marette persistait à vouloir demeurer chez son ennemi.
Il la revit au moment où elle avait dénoué sa chevelure, et cette vision fut bientôt seule à occuper sa pensée. Puis il se rappela un tableau qu’il avait vu jadis à Montréal, l’Esprit de la Solitude, peint par Conné, le peintre franco-canadien, ami de lord Strathcona, qui était allé chercher son inspiration au cœur même de la forêt.
L’Esprit de la Solitude ! Mais c’était le portrait de Marette ! Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Marette enveloppée de ses cheveux, les lèvres entr’ouvertes, les yeux brillants, la taille droite, toute frémissante d’énergie, c’était celle qui avait apparu à Conné, l’âme de la Forêt. Elle personnifiait le pays de Dieu, situé en aval des Trois-Fleuves, sa beauté, son soleil, le courage et la gloire de ce Nord splendide.
Il pouvait être sans crainte : une telle fille saurait résister aux perfidies de Kedsty. Il n’avait plus qu’à attendre.
Il se décida alors à allumer sa lampe.
La pièce ne mesurait pas plus de dix pieds carrés ; nulle part il n’aurait pu s’y tenir debout.
Dans un coin se trouvait un lit de camp, et, au centre, une couverture servait de tapis. Il sourit en apercevant une petite table sur laquelle n’était dressé qu’un couvert, mais Marette avait entassé des vivres pour dix personnes : une couple de coqs de bruyère, dont la peau avait la couleur dorée des noisettes, une large tranche d’élan, des olives, une boîte de cerises en conserve tout ouverte, un pain, des biscuits, du beurre, du fromage, une des précieuses bouteilles thermiques de Kedsty qui contenait sans doute du café ou du thé chaud.
Sur le plancher gisait un havresac, tout gonflé, et, posé à côté, une carabine Winchester. Il la reconnut : il l’avait vue au mur de la cabane de « Doigts-Sales ».
L’orage n’avait point cessé, et le bruit de la pluie contre les tuiles lui faisait physiquement apprécier l’abri sous lequel il se trouvait. Quand il eut quitté ses vêtements humides, il se frictionna avec vigueur et se prit à sourire en songeant au délicieux plaisir qu’il éprouverait à rencontrer Kedsty pour le saluer à la manière qu’il employa envers Mercer. Il aurait certainement un jour l’occasion de revoir l’ami Kedsty. Toute sa bonne humeur lui revint, et, pour compléter la réaction qu’il venait de prendre en se frictionnant, il se mit, quelques minutes, à boxer dans le vide un Kedsty imaginaire.
« Je serais certainement parvenu à lui remuer le sang », se dit-il en sentant les chaudes pulsations de son cœur, tandis qu’il entrait dans les vêtements préparés par Marette. Il éprouva cependant une certaine gêne en songeant qu’il se tenait caché à un moment où Marette était dans l’angoisse. Non, décidément, non, il ne la laisserait pas ici. Ce serait pour la nuit suivante. A son tour de la protéger.
Quand il eut acquis la conviction de vaincre la résistance de Marette, il osa s’asseoir devant la table, et fit disparaître quelques olives. Par scrupule, il ne toucha pas aux coqs de bruyère, mais il commença d’attaquer la tranche d’élan, et, sans s’en apercevoir, il l’acheva. Un morceau de fromage suivit, et l’idée lui vint de voir si la bouteille de Kedsty contenait du café ou du thé.
Il aurait bien voulu fumer une pipe. Peut-être, en ouvrant la lucarne, cela lui serait-il permis, mais la lucarne n’était pas à châssis mobile. Depuis un moment la pluie tombait avec moins de force, on pouvait apercevoir quelques étoiles entre les nuages. Bientôt le ciel se découvrit tout entier.
Kent éteignit la lampe et entr’ouvrit la porte de quelques pouces, pour écouter, maintenant que le bruit de la pluie avait cessé. Mais aucun éclat de voix n’était perceptible.
Laissant la porte entr’ouverte, il s’assit sur son lit, le dos au mur, et demeura immobile durant un temps qui lui parut interminable. Il voulut voir l’heure. Il fallait pour cela fermer la porte, frotter une allumette et il s’en sentit incapable. Il lutta contre lui-même, puis contre O’Connor qui essayait de le dissuader de se rendre au bateau de Sanderson… Il dormait.
Il ne sut combien de temps il était resté plongé dans le sommeil, quand il fut soudain réveillé par un bruit. Était-ce un cri ? Il en douta d’abord en reprenant ses sens, mais, sous l’effet de l’anxiété, il en devint certain.
Il alla vers la porte. Un rayon de lumière traversait le corridor devant la chambre de Marette.
Sans chaussures, le revolver à la main, il s’avançait prudemment, lorsqu’il entendit, partant du rez-de-chaussée, un son plaintif.
N’hésitant plus, il se dirigea rapidement vers la chambre de Marette et y jeta un regard. Le lit n’était pas défait et la chambre était vide.
Un frisson lui glaça le cœur et une impulsion à laquelle il n’essaya pas de résister le poussa vers l’escalier. L’impulsion devenait un ordre. Le devoir l’appelait en bas.
La grande chambre du rez-de-chaussée était tout éclairée, la porte largement ouverte.
Marette se tenait debout, immobile contre la table de travail au-dessus de laquelle pendait une grande lampe en cuivre. Kent la vit de profil. Il fut frappé par l’attitude de la jeune fille dont les yeux étaient rivés sur le plancher ; ses cheveux, pendant autour d’elle, brillaient sous la lumière comme un manteau de zibeline. Elle aurait bien pu l’entendre, car il n’avait plus cherché à dissimuler le bruit de ses pas.
Il s’avança pour voir ce qu’elle regardait ainsi, et il aperçut Kedsty sur le sol, les bras étendus.
— Marette ! Qu’est-il arrivé ?
— Kent, c’est vous ! Oh ! tenez, voilà… voilà ce que je voulais éviter.
Elle poussa un cri d’effroi, et s’élança hors de la pièce.
Il l’aurait suivie, s’il l’avait vue sortir de la maison, mais elle se dirigeait vers sa chambre.
S’approchant de Kedsty, il mit un genou à terre pour mieux l’examiner. Les bras de l’inspecteur de police étaient inertes. Rarement Kent avait vu une figure aussi convulsée. Son instinct d’enquêteur se réveilla. Il se rendit compte que son chef, qui avait reçu un coup sur le crâne, n’était point mort de ce choc. Sur le sol gisait un pistolet automatique Colt, appartenant à l’inspecteur, qui n’avait pu en faire usage.
Kent vit tout de suite que Kedsty avait été étranglé. Il ne tarda pas à trouver sous la table la lanière de cuir dont le meurtrier s’était servi. Aucune trace de lutte dans la pièce : donc Kedsty, par le coup reçu sur la tête, avait été rendu incapable de se défendre.
Cependant le désordre de ses vêtements montrait qu’il avait essayé de résister. Au revers de la main droite une double égratignure assez profonde, deux raclements d’ongles, à n’en point douter. Le meurtre avait été commis par deux personnes, l’une maintenant Kedsty immobile, l’autre l’étranglant.
Qui avait tenu Kedsty ? Marette ? Qui l’avait étranglé ? Mooie peut-être.
Marette Radisson était capable de tuer un insolent qui l’aurait outragée : mais porter un coup par derrière, se prêter à un assassinat, n’était pas possible de sa part. Mooie, pour se venger, n’aurait pas fait appel à l’aide d’une femme.
« Voilà ce que je voulais éviter » avait-elle crié dans ce premier mouvement de surprise où se dénonce la vérité. Qu’entendait-elle par là ?
« J’aurais voulu ne pas être obligée de tuer Kedsty ou d’aider à le tuer » ou bien : « J’aurais voulu que ce crime ne se produisît pas. »
« Mais, dans ce cas, pensa-t-il, elle aurait dû m’appeler. Peut-être m’a-t-elle appelé pendant que je dormais ? Pourquoi n’est-elle pas venue me chercher dès qu’elle a été seule ? Pourquoi son effroi en me voyant ? »
Il prit le revolver de Kedsty et aperçut une tache de sang, quelques cheveux gris sur la crosse. Kedsty avait été assommé par son propre revolver. Un meurtrier, venant du dehors, se serait servi de l’arme qu’il aurait apportée. La lanière de cuir — Kent s’en souvint — avait longtemps traîné sur la table de l’inspecteur de police.
Mais alors ce serait Marette seule…
Kent eut soudain une sensation de vertige. Tous ses muscles frissonnèrent, et ce frisson passé, il se sentit inondé de sueur. Une pensée terrible venait de l’assaillir.
— Marette, dites-moi tout.
Ce fut d’un ton brutal qu’il prononça ces mots en entrant dans la chambre de la jeune fille.
Celle-ci s’était jetée sur son lit, le visage dans les mains. Elle se releva, mais son trouble était si grand qu’elle chancela en posant les pieds sur le sol. Elle se maintint debout en s’appuyant contre le lit.
— Marette, je veux tout savoir.
— Je ne puis rien vous dire, répondit-elle d’une voix suppliante.
— Vous n’avez rien à me cacher. Je ne vous trahirai pas.
Il sursauta. Il venait d’apercevoir sur le visage de Marette, un peu au-dessus du sourcil, un point rouge, et sur un de ses doigts, une trace de sang.
— Kedsty venait-il de vous offenser ou de vous menacer ? demanda-t-il, espérant encore qu’elle dirait « oui ».
— Non, Kent. Mais, qu’avez-vous ?
Il avait dû s’asseoir. D’une main crispée, il desserra le col de sa chemise, et, après quelques secondes de silence, il dit à Marette, sans la regarder :
— C’est vous, maintenant, qui partirez. Moi, je reste.
— Que dites-vous, Kent ?
— Après m’avoir sauvé, vous m’avez perdu. Partez… Je vous laisse partir, mais faites vite, vite…
— Kent ! Je vous ai perdu ! Vous voulez que je parte ! Vous perdez la tête ! Et vous donc, qu’allez-vous faire ?
— Me rendre à la caserne.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ! répéta-t-il en se levant et en frappant le sol du talon. Parce que je ne veux pas, une seconde fois, passer par où je suis passé… Quand j’ai voulu sauver un ami, j’ai menti, parce que j’étais sûr qu’on ne me croirait pas, mais qu’on serait légalement obligé de me croire. Mon crime supposé avait une excuse : la vengeance. Je ne compromettais que mon honneur professionnel. Ça été dur, il m’en a coûté… Mais aujourd’hui, c’est de mon honneur d’homme qu’il s’agit ! On pourrait croire que j’ai assassiné Kedsty. Non, non jamais.
— Vous croyez alors… que j’ai tué Kedsty ?
— Ce sang sur votre main, et la main de ce malheureux qui porte la trace de vos ongles ?
— C’est en voulant empêcher qu’on le tue.
— Possible, mais guère admissible. Enfin ! Il vous avait peut-être offensée déjà. Vous vous êtes vengée en choisissant la manière qui vous a plu… Je ne veux plus rien savoir. Sauvez-vous !
— Et vous, vous iriez vous livrer ?
— Oui. On ne pourrait manquer de penser que j’ai été, pour le moins, complice de l’assassinat de Pierre Kedsty. On ne dira pas cela, ou si on le dit, on ajoutera : « Il est revenu payer. »
Marette comprit alors tout entière la pensée de Kent, mais elle ne sentit pas d’abord ce que cette pensée avait d’offensant pour elle, tant était profond son amour. Elle trembla pour lui. Son angoisse précédente fit place à la crainte de le perdre. Il témoignait une attitude froide. Marette fut gagnée par la même attitude, parce que lui, c’était elle. Aussi, d’un ton rigide, elle lui dit :
— Kent, si j’avais été obligée de tuer Pelly, vous seriez-vous sauvé de la caserne ?
— Oui, sans doute.
— La mort de l’innocent Pelly ne vous aurait point parue un assassinat ?
— Non, parce qu’un appel de sa part vous mettait en danger de mort. Vous vous défendiez.
— Si Kedsty vous avait attaqué, vous seriez-vous défendu ?
— Vous n’en doutez pas, je suppose.
— N’a-t-il pas fait pire que vous attaquer ? Il vous aurait fait pendre, vous sachant innocent. Comment appelez-vous cela ?
— De l’infamie.
— Justifie-t-elle la vengeance ?
— On ne se venge pas dans une chambre close, on se venge en plein air.
— Où voyez-vous la différence ?
— On se venge d’un ennemi en le regardant en face, et non pas en le frappant par derrière, Marette, quand on est un homme.
Elle pâlit. L’injure l’avait atteinte.
— Vous me croyez capable d’une lâcheté, Kent ?
La révolte de Marette retentit dans son cœur qui se dilata d’une joie immense et qui lui fit dire avec véhémence :
— Non, certes, non, je ne puis croire que vous ayez commis cet acte. Non, ma Marette, ce n’est pas vous. J’en suis sûr, absolument sûr, comme de moi-même.
Et il ajouta presque aussitôt, sous le poids d’un nouvel accablement :
— Mais toutes les apparences sont contre vous, contre nous. Je ne puis plus me sauver.
— C’est bien décidé, Kent ?
— Oui.
— Eh bien, je reste, moi aussi.
— On vous accusera.
— Évidemment.
— Vous ne pouvez me dire quel est le meurtrier ?
— N’insistez pas.
— Vous payeriez pour un autre ?
— C’est bien ce que vous avez voulu faire, Kent, dit-elle, les yeux illuminés de fierté. Je suis votre exemple.
— Oh ! Marette ! s’écria-t-il, un sanglot dans la gorge.
Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
— A présent, n’est-ce pas, nous partons ?
— Oui, dit-elle. Je serai vite prête.
Quand il eut pris les divers objets que Marette avait réunis pour lui dans la chambre de débarras, en s’assurant, sur le seuil de la porte, par de petits mouvements d’épaules, que les courroies du havresac étaient bien en place, il devint soucieux.
Ce premier redressement de taille instinctif sous l’équipement, et qui est comme le premier élan du départ, ne fit qu’accentuer son malaise. De nouveau, il se dit qu’on allait l’accuser d’un meurtre. Mais l’infamie de son chef méritait ce châtiment. Sa conscience ne lui reprochait rien. Dès lors qu’importait le jugement des hommes ? Ne fallait-il pas lutter pour Marette, qui lui appartenait, qui était son bien le plus précieux ? Elle lui dirait son secret, qui ne pouvait être que très noble. Tout s’éclaircirait.
Avec une vive impatience il alla heurter à la porte de Marette.
— Pas encore, dit la chère voix.
Ce fut plus de dix minutes, peut-être un quart d’heure, qu’il dut attendre. Il était occupé à refaire son paquetage, préparé avec trop de hâte, lorsqu’elle l’appela.
Elle lui ouvrit, recula de deux pas pour le laisser entrer, et il la vit, sous la lumière de leurs deux lampes, dans un gracieux costume de velours bleu à côtes, dont la jaquette la moulait étroitement et dont la jupe lui descendait seulement un peu au-dessous des genoux.
Elle avait ramassé ses cheveux sous une ample toque de loutre, et ses jambes fines étaient prises dans de hautes bottines en peau de caribou. Dans ce costume elle paraissait à la fois plus fragile et plus vigoureuse. Ses yeux brillaient d’une animation qui colorait vivement ses joues. Kent la regarda un instant, et lui dit sa satisfaction par un bref mouvement de tête auquel elle répondit par un raidissement du corps.
— Voilà, à la grâce de Dieu, dit-elle en ramassant à ses pieds un petit paquet dont Kent s’empara aussitôt.
Il recommençait de pleuvoir. Un vent violent et le lointain roulement du tonnerre à l’ouest indiquaient qu’un nouvel orage ne tarderait pas à passer sur la forêt.
— Attendez-moi, Kent, je suis tout de suite à vous, fit Marette sur la porte du corridor.
Et presque aussitôt elle ajouta d’une voix basse, humble, mais insistante :
— Il faut que vous le mettiez, Kent.
C’était le grand vêtement caoutchouté de Kedsty qu’elle lui apportait.
Comme il ne fit aucune objection, ce fut d’un ton de triomphe qu’elle lui cria, dans le vent :
— Hardi ! Kent. Tenons-nous ferme, et courons au bayou. Ils ne nous auront pas.
Elle lui avait expliqué tantôt qu’ils devaient se rendre, non au dépôt de Crossen, mais au bayou de Kim. « Doigts-Sales », qui s’était refusé à croire que Kedsty laisserait filer Kent avec la brigade de Lassalle, et avait insisté pour que Marette partît avec Kent, avait fait parer un petit canot avec cabine à deux places. Ils le trouveraient amarré près du rivage. Mooie leur aurait été bien nécessaire pour les aider à s’embarquer dans la nuit noire, mais il ne fallait pas compter sur lui.
— Pourquoi ? avait demandé Kent.
— Parce que je ne crois pas qu’il soit encore autour de la maison. Mais lorsque « Doigts-Sales » apprendra que nous nous sommes échappés, il trouvera bien un moyen pour protéger notre fuite.
Leurs pieds pataugeaient dans l’eau et la boue. Le vent leur coupait par moment la respiration. Kent souhaita la fréquence des éclairs pour les guider, car il était impossible de distinguer le tronc d’un arbre à deux pas de distance.
— Croyez-vous vraiment que Mooie ne soit plus par là ? Il nous serait bien utile. Il est déjà près de deux heures. Si nous nous égarions dans la forêt, ce serait une fichue histoire pour nous, à l’aube.
— Non, Mooie n’est plus là.
— En êtes-vous tout à fait sûre ? Aurait-il assisté à… ce qui s’est passé ?
— Dites donc, monsieur le policier, vous n’allez pas continuer votre enquête ? Nous avons mieux à faire. Taisez-vous, ou vous n’apprendrez jamais rien, cria-t-elle en se cramponnant à lui sous la poussée du vent, toute fière de l’ascendant qu’elle prenait sur Kent. Pas besoin de Mooie pour nous guider : je saurai, moi, vous conduire jusqu’à la barque aussi bien que lui.
Au fait, elle avait assez de peine à se diriger, ses yeux étaient encore aveuglés par la lumière des lampes. Enfin, à la lueur d’un éclair, elle aperçut la pente qui menait au fleuve.
Cette pente était toute sillonnée de petits ruisseaux. Des roches et des racines leur barraient à tout instant le chemin glissant. Grâce aux éclairs qui se multipliaient, ils purent atteindre, sans faire de chutes, le petit sentier, qui, en terrain plat, conduisait à la petite crique.
C’est alors que l’orage éclata avec violence.
Le vent était parfois si impétueux qu’ils durent se tenir aux troncs des sapins pour ne pas être renversés. Et c’est en bondissant d’un tronc à l’autre qu’ils firent leur chemin, Marette cramponnée à la taille de Kent, et Kent aux épaules de Marette. Elle poussait parfois de petits cris, mêlés à des rires sauvages. Il lui répondait de même. Excité par sa propre voix, par celle de Marette, par les éclats de la foudre, il sentait son sang battre joyeusement dans ses veines. Il aurait voulu faire part de ses pensées à Marette. Le vent l’en empêchait : il criait plus fort. Le vent s’entêtait, lui, de même. Il riait, et le vent se moquait de lui. Il serrait les dents, toutes les forces de la tempête pressaient ses lèvres. Et lorsque, à court d’haleine, il ouvrait largement la bouche, la bise le pénétrait, l’inondait d’un frisson jusqu’à l’angoisse. Mais il se savait le plus fort, parce qu’il était homme. Il se sentait pris de colère parce que le bouillonnement de la colère ajoutait une frénésie aux forces qu’il déployait, les surexcitait follement, lui faisait mieux éprouver, par contraste, la joie, l’immense joie qui, elle aussi, le transportait ; car rien ne lui arracherait sa Marette, sa Marette bien-aimée. Il avait le sentiment de vivre en plein impossible. Et quand brusquement le vent cessait pour porter plus loin sa rage, Kent, dans son élan de forces inemployées, aurait broyé Marette dans ses bras s’il ne s’était aussitôt représenté la fragilité de sa petite compagne, et un flot de tendresse calmait la folie qui le reprenait à une nouvelle rafale.
Soudain le vent cessa de fouetter le sol, les hautes branches de sapins gémirent encore quelques minutes, la pluie ne tombait plus. Kent et Marette, à bout de forces, s’arrêtèrent pour reprendre haleine. L’orage fuyait vers l’ouest.
Marette tenait Kent par une manche, comme si elle craignait que quelque chose pût les séparer dans l’ombre perfide. Kent prit dans une de ses poches un mouchoir sec avec lequel il essuya le visage de Marette, et cela doucement comme avec un enfant qui aurait eu une crise de larmes. Il épongea aussi son propre visage, et tous deux sentirent que des paroles n’auraient fait que profaner le charme indicible éprouvé à ce moment même.
Marette fut la première à rompre le silence, mais à voix basse, très doucement.
— Il faut repartir, Kent.
Lorsqu’ils eurent parcouru encore un quart de mille, ils atteignirent le bord du bayou.
Les éclairs ne les guidaient plus, mais leurs yeux s’étaient habitués aux ténèbres. Marette, qui tenait solidement la main de Kent, marchait en avant. Elle allait avec sûreté vers l’endroit où elle savait qu’elle trouverait le pieu auquel était attachée l’amarre du bateau. Elle laisserait un moment croire à Kent qu’elle s’était perdue. Lorsqu’elle aperçut, à deux pas d’elle, le pieu cherché, elle sourit de cette innocente plaisanterie. Mais non, sa main erra dans le vide. C’était peut-être un peu plus loin. Toujours rien.
Elle éprouva une inquiétude poignante, mais voulant d’abord n’en rien laisser paraître, elle demanda, du ton qu’elle eût employé pour une supposition quelconque :
— Que ferions-nous, Kent, si le bateau n’était pas là ?
Tout de suite il comprit. Il comprit à une certaine fluctuation de la voix de Marette, et s’il fut certes ému de cette fatalité, il fut troublé aussi de reconnaître qu’il possédait l’âme de Marette au point d’en démêler tous les accents.
— Eh bien, répliqua-t-il gaillardement, ce serait fâcheux, mais il n’y aurait pas là de quoi se désoler. Nous en serions quittes pour ne partir que la nuit prochaine. Chez Crossen, nous trouverions aussi un bon canot, et il n’y a aucun danger qu’on nous déniche ici.
Elle aussi se rendit compte au ton de sa voix qu’il avait découvert la cruelle vérité.
— Croyez-vous que nous ne puissions pas le retrouver ? demanda-t-elle aussitôt. Sous l’effet de la bourrasque, il a entraîné le pieu, qui est une immense barre. N’a-t-elle pu s’accrocher aux roseaux ou à quelques racines de la berge ?
Plus d’une heure, ils pataugèrent dans l’eau qui leur montait parfois jusqu’aux genoux, mais leur recherche fut vaine.
Brisés de fatigue, ils s’assirent sur une roche qui surplombait l’étang d’un pied ou deux.
— Ce n’est tout de même pas drôle, déclara Kent en étouffant un juron.
— Je suis sûre que vous m’en voulez, lui dit Marette.
Il lui prit la taille, la serra contre lui, et leur pensée revécut ce moment où ils s’étaient instinctivement jetés dans les bras l’un de l’autre. Toute sa vigueur lui revint.
— Au fait, dit-il, nous avons encore deux bonnes heures avant le petit jour. Voulez-vous que nous allions chez Crossen ? Je ne vous cache pas qu’en partant seulement demain soir, nous diminuons nos chances, et je vous certifie que je tiens à vivre, maintenant. Voulez-vous ?
— Kent, je vous suis.
— C’est donc décidé. Mais une sale route ! Respirons encore cinq minutes.
L’eau qui coulait de partout, faisait, par mille ruisselets, un concert étrange. Ils écoutaient cette multiple voix quand le bruit répété d’un raclement contre la roche les fit se retourner. Le bateau avait été poussé là.
Kent bondit dans l’eau qui, à cette place, dépassait ses genoux. D’une main fiévreuse, il imprima à la barque des mouvements auxquels elle répondit par un balancement parfait. Elle n’était donc pas endommagée.
Il remonta d’un seul élan sur la roche pour aider Marette qui lui dit en riant, imitant sa voix :
— C’est tout de même drôle, Monsieur.
Il lui mit ses mains sur les épaules, l’écarta à bout de bras, et, d’un mouvement violent, il la projeta contre sa poitrine. Ils échangèrent un long baiser.
Il eut assez de peine à pousser la barque vers le milieu de l’étang, tant les roseaux étaient drus. La rame qu’il employait comme une perche pour progresser s’enfonçait dans la vase et annihilait parfois l’impulsion qu’il venait d’obtenir. Mais il songeait aux bons coups qu’il donnerait ensuite en eau libre. Ce moment arriva.
Bientôt le remous du courant vint à son aide, de puissantes mains l’entraînaient vers le fleuve. Ce concours ranima ses forces. Marette, devant lui, l’encourageait par des « han » joyeux suivant le rythme de ses mouvements.
Il avait atteint le large courant de l’inondation qui filait vers l’Esclave, le Mackenzie et l’Arctique. Alors il abandonna les rames pour se mettre debout, pour respirer plus amplement, pour crier son triomphe, sa joie, son vaste espoir. Marette, elle aussi, se dressa devant lui. Il s’empara d’elle et la baisa sauvagement sur la bouche.
Quand ces deux êtres s’étaient jetés la première fois dans les bras l’un de l’autre, après avoir craint d’être séparés, ce n’avait été que par besoin de preuve qu’ils existaient pour s’appartenir mutuellement, pour mieux sentir moralement qu’ils ne faisaient qu’un. Sur la roche, le baiser qu’ils s’étaient donné fut leur premier baiser de désir. Ils l’avaient prolongé jusqu’au trouble des sens.
Mais dans la barque, dans la vitesse du courant, sous la brise du fleuve, le baiser que Kent donna à Marette ne fut que pour témoigner sa grande joie, son allégresse, son excès de force, par élan vital, par pur plaisir.
L’embarcation possédait une petite cabine de huit pieds de long sur six de large et dont le plafond était si bas que Kent à genoux l’aurait touché de la tête.
Le bateau bien lancé dans le courant, Kent voulut procéder à l’installation de Marette. A la lueur d’une allumette, il aperçut une bougie, plantée dans un morceau de bouleau fendu et fixé contre une paroi.
Quand il l’eut allumée, en jetant un coup d’œil autour de lui, il bénit à nouveau « Doigts-Sales ». Le bateau avait été aménagé pour un voyage. Comme des deux passagers, l’un ne devait guère quitter le gouvernail, il n’y avait qu’une seule couchette dans la cabine. On avait cependant trouvé moyen d’y loger une chaise-longue cannelée, très confortable, et un tabouret. Il s’y trouvait un petit poêle avec une bonne provision de bois sec, et, sous l’étroite fenêtre, un buffet pouvant servir de table, et dans lequel étaient empilés de nombreux paquets.
En voyant tout cela, Kent put songer à une maisonnette d’enfant. Il se débarrassa de son fourniment et céda la place à Marette.
Marette s’empressa d’allumer un bon feu dans le petit poêle ; quand le bois commença à pétiller joyeusement, et que l’air se fut adouci de chaleur, elle appela son compagnon.
En entrant comme un grand chien mouillé, courbé presque jusqu’à toucher le plancher de ses mains, Kent sentit le ridicule de son attitude, l’incongruité de son grand corps dans cette maison qui ressemblait à un jouet.
Marette avait retiré sa toque. Elle aussi devait se courber dans cette cabine haute de quatre pieds, mais elle n’y semblait pas aussi grotesque que lui. Ses cheveux tout trempés étaient collés à ses tempes et à ses joues. Ses pieds, ses bras et une partie de son corps étaient mouillés, mais ses yeux brillaient et elle souriait à son ami. Elle ne pensait plus au tonnerre, aux éclairs, à Kedsty gisant dans le bungalow ; elle ne songeait qu’à lui.
Il se mit à rire franchement. C’était joyeux et émouvant, ce petit intérieur tiède après les fureurs de l’orage et dans le formidable bruissement du grand fleuve. La chaleur du poêle ne tarda pas à pénétrer leurs membres engourdis, et le gai craquement des petites bûches de bouleau leur fit oublier toute préoccupation. Comme ils étaient loin de tout à cette minute ! Les dangers qu’ils venaient d’encourir ne leur laissaient qu’une impression de petite misère en face du bonheur qui les attendait, qu’ils possédaient déjà, que Marette lisait sur le visage de Kent et que celui-ci admirait en Marette. Elle continuait à lui sourire des yeux et des lèvres dans la douce clarté de la bougie.
Mais cette clarté pouvait être aperçue de la rive. Que penserait-on de cette tache lumineuse glissant dans l’obscurité sur le fleuve ? Sur plusieurs milles de l’autre côté du Landing s’échelonnaient des cabanes de trappeurs et de pêcheurs dont il n’était pas précisément utile d’éveiller l’attention. Kent accrocha son caoutchouc, en guise de rideau, devant la fenêtre de la cabine.
— Nous voilà bien partis, dit-il alors en se frottant les mains. Ne croyez-vous pas que nous nous aurions mieux l’illusion d’être chez nous si j’allumais une petite pipe.
… On se sent ici en sûreté, n’est-ce pas ? reprit-il en commençant à bourrer sa pipe. Tout le monde doit sans doute dormir, mais si quelque marinier avait été pris d’insomnie, il aurait pu se demander quel était ce météore filant sur le fleuve. Nous n’avons pas besoin de mettre les gens au courant de notre petite affaire.
— Bien sûr, dit Marette, en se pelotonnant dans son coin.
— Je vais reprendre le gouvernail. Ne vous inquiétez pas. Il n’y a du reste aucun danger de naufrage pour le moment. Nous aurons au moins le temps de nous sécher. Sur trente milles, nous ne rencontrerons ni roche, ni rapide. Le fleuve est lisse comme un plancher de bal. S’il nous arrive de buter contre la rive, ne vous effrayez pas.
— Je n’ai pas peur du fleuve, répondit Marette avec un regard dont il se sentit fier. Où iront-ils nous chercher demain ?
Kent alluma sa pipe et eut un geste comique.
— Dans les bois, sur le fleuve, partout. Ils seront comme une fourmilière sur laquelle on a posé le pied. Naturellement leur premier soin sera de vérifier s’il ne manque aucun bateau ; mais ils ne comptaient pas sur le nôtre. Nous n’avons tout simplement qu’à surveiller ce qui se passe derrière nous, et à profiter de notre avance. Dormez bien tranquille. J’aurai l’œil pour empêcher le canot de faire une causette avec les sables de la rive.
Sur ces mots il sortit. Il n’y avait pas une demi-heure que Kent tenait la barre du gouvernail lorsque Marette vint le rejoindre.
— Je ne peux pas dormir, dit-elle en s’asseyant sur le plancher, contre lui.
Sa voix était câline, l’abandon de sa pose trahissait en elle l’amoureuse. Kent crut deviner qu’elle était prête à lui livrer son secret, mais il se garda de l’interroger tout de suite pour ne pas éveiller sa méfiance.
— Comme on se sent loin de tout danger, ici ! dit-elle. Mais je voudrais être sûre qu’on n’inquiétât point « Doigts-Sales » et nos amis à cause de nous.
— Ils sont bien trop fins pour se laisser soupçonner. Mooie n’est pas intervenu, n’est-ce pas, dans ce qui s’est passé en dernier lieu ?
— Non, dit-elle évasivement.
Et Kent sentit, au ton de voix de Marette, qu’elle se déroberait encore. Aussi, d’un ton détaché, comme s’il se fût agi d’un simple incident, il demanda :
— Au fait, voyons ce qui s’est passé ? Vous pouvez bien me le dire maintenant.
— Mais… je ne sais pas, Kent.
— Cependant, je vous ai trouvée en bas, auprès de lui.
— Je n’ai rien vu.
— Vous vous étiez évanouie ?
— Non. Je dormais dans ma chambre. Je m’étais endormie bien malgré moi. J’eus tout de suite un cauchemar. Un bruit me réveilla : une porte fermée avec violence. J’écoutais, et il me sembla entendre un gémissement, puis plus rien. Mais j’étais si inquiète que je suis descendue, et j’ai trouvé… ce que vous avez vu. J’étais paralysée. Je ne sais rien d’autre, Kent. Ne m’interrogez pas. Je ne veux plus que vous pensiez sans cesse à cette horrible chose.
Ils se turent un très long moment.
— Vous me soupçonnez toujours, Kent ? demanda-t-elle enfin avec une nuance d’ironie mutine, sûre de provoquer une protestation ou une excuse qui lui ferait retrouver tout son ascendant.
— Je cherche toujours.
— Inutile, vous ne connaissez pas le meurtrier.
— Vous le connaissez donc, vous ? Et vous venez de me dire que vous n’avez rien vu. Vous le connaissez ?
— Peut-être.
— Marette, pourquoi ce secret entre nous ?
— Combien faut-il de temps pour que nous soyons sûrement hors d’atteinte de la police ?
— Encore un jour et une nuit. Les premiers grands rapides franchis, on ne pourra plus nous rejoindre.
— Prenez patience jusque-là, Kent. Après, je vous dirai tout ce que je sais.
— Pas avant ?
— Non ?
— Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez, dit-il sèchement.
Elle voulut lui prendre une main qu’il retira aussitôt.
— Pourriez-vous au moins m’expliquer la raison de votre silence… de cette marque de défiance ?
— Vous êtes insensé, Kent, répéta-t-elle avec force.
Et elle ajouta d’une voix ferme qui faisait contracte avec son attitude précédente :
— Je me tais, parce que vous ne devez rien savoir encore. Vous êtes bien convaincu, n’est-ce pas, que je ne suis pas coupable. Si nous étions pris, vous ne me laisseriez pas accuser, j’en suis certaine… Et si je veux me laisser accuser, moi ! Si je tiens à vous sauver le coupable ! Si j’ai un motif… un motif sacré pour tenir à lui !… Non, Kent, plus un mot. Vous ne me ferez rien avouer. Dans l’ignorance, vous ne serez pas tenté de commettre quelque folie.
Les premières lueurs de l’aube perçaient l’horizon. Une teinte blafarde se répandait sur la cime des arbres et rasait la surface de l’eau qui présentait, d’espace en espace, des gonflements où le courant devenait plus rapide. Kent y dirigeait le canot pour y trouver une plus grande impulsion. Dans cette vitesse accrue, il éprouvait un mouvement de colère. Contre qui ? Il n’aurait su le dire. Et au ralentissement de l’impulsion, un étrange sentiment de lassitude le prenait.
Plusieurs fois il se pencha sur Marette, qui dans son mutisme tenait la tête inclinée. Il put apercevoir, au jour naissant, le regard fixe et les traits rigides de cette entêtée qui se fermait à lui. Elle eut un brusque mouvement pour s’adosser contre la paroi du canot ; et bientôt elle s’abandonna aux larges balancements imprimés par le fleuve.
Quand il se pencha encore sur elle, il lui vit cette fois un sourire vague. Il lui posa une main sur l’épaule.
— N’est-ce pas que j’ai raison, Kent ? dit-elle d’une voix douce, endormie, intime, qui pénétra le cœur de Kent.
Avec le jour plus vif, une brise âpre courut sur le fleuve.
— Il faut rentrer, Marette. Vous auriez froid.
Doucement, il l’aida à se lever et lui prit la taille. Sans résistance elle se laissa conduire jusqu’à la couchette.
— Retirez vos souliers, Marette. Vos pieds doivent être froids comme la glace. Il faut les enfouir sous les couvertures.
— Oui, dit-elle de la même voix endormie.
Et pendant qu’il ravivait la flamme du poêle, il éprouva le même sentiment que sous les sapins, après la bourrasque, lorsqu’il avait épongé en silence le visage de son amie.
Maintenant au gouvernail, Kent ne ressentait plus ce fol élan qui l’eût fait crier de joie quand le canot avait été pris soudain par le courant du fleuve, mais, dans l’élargissement de son être, il lui sembla communier avec les forces du jour nouveau.
Cependant Kent pensa que la partie serait dure à gagner.
Il songea que ses camarades avaient dû être répartis en diverses équipes pour fouiller les environs, et il y aurait un certain branle-bas. On attendrait le retour de Kedsty pour armer le canot-automobile. On s’étonnerait de ne pas revoir aussitôt l’inspecteur, mais on interpréterait peut-être son absence comme un désir qu’on ne se mît pas tout de suite à la poursuite du fugitif afin de laisser à celui-ci plus de temps pour se mettre en lieu sûr. En effet, il n’était un secret pour personne que Kent avait menti en se déclarant coupable du meurtre de John Barkley ; on devait supposer que sa nouvelle situation avait ému l’inspecteur, son ami. Il était donc très vraisemblable d’admettre que Kedsty ne tenait pas à ce que l’on s’emparât de l’évadé. Mais une telle supposition ne durerait qu’un temps.
Vers midi on irait au bungalow de Kedsty pour l’informer que toutes les recherches étaient encore vaines. C’est alors qu’on apprendrait le crime, et le canot-automobile ne tarderait pas à entrer en jeu.
Kent calcula que vers le milieu de l’après-midi il aurait gagné une avance d’une trentaine de milles. Pourrait-il, avant la nuit, traverser la Chute de la Mort ? A quelques milles seulement après la chute se trouvait une contrée marécageuse où il serait facile de dissimuler l’embarcation. Il se dirigerait alors vers le nord-ouest, à travers la brousse. Encore un autre coucher de soleil et il serait en sûreté.
Voilà ce qu’il escomptait. Toutefois s’il fallait lutter, il serait prêt à se défendre. Mais, surtout à cause de Marette, il devait éviter d’être rejoint. Il s’agissait donc d’arriver à la chute avant le crépuscule.
Le canot avait embarqué une certaine quantité d’eau de pluie. Kent s’empressa d’écoper. Ce travail l’ayant mis en moiteur, pour ne point se refroidir, il prit les rames. Une douzaine de bons coups bien appuyés lui faisaient obtenir une vitesse telle qu’il lui devenait pour quelque temps difficile de frapper utilement l’eau fuyante. Il attendait un moment égal à celui durant lequel il venait de ramer. Cela lui permettait de bien reprendre haleine, et il se reprenait à manœuvrer comme s’il eût aperçu le canot de la Division.
Grâce à ces intervalles de repos, il put résister longtemps à la fatigue. Il gagna ainsi une nouvelle avance de plusieurs milles.
Il avait toujours dit : « Vous pouvez entendre battre le cœur du fleuve, si vous savez l’écouter. » Il l’entendait à présent. Le fleuve qui l’avait consolé dans ses moments d’ennui, devenait son allié à cette heure même. Le parfum des cèdres et des balsaniers, plus dense après la pluie, et qui se volatilisait sous les premiers rayons du soleil, entrait dans le courant d’air du fleuve. Kent le respirait à pleins poumons.
Non, le canot de la Division ne pourrait les rejoindre. Kedsty, O’Connor et lui-même partis, qui resterait-il comme fin limier ? Personne. Les mouvements de Kent étaient devenus automatiques. Sous l’effet de l’épuisement, il cessa de penser d’une façon cohérente. Son intelligence était momentanément évanouie. Longtemps encore il resta dans cet état, voulant employer ses forces jusqu’à leur extrême limite afin de gagner encore quelques milles. Ainsi il ne put parvenir à reconnaître une odeur qui se mêlait depuis un moment au parfum des cèdres. Elle lui paraissait pourtant comme un arome de vie.
Dressant la tête, il aperçut sur le toit de la cabine une fumée qui se déroulait en dentelle grise pour se perdre au loin, très loin dans la brume du fleuve. Elle ne lui était arrivée que par bouffées subtiles : c’était l’arome de vie qu’il sentait.
Marette ne dormait donc plus. Elle avait rallumé le feu. Il frappa deux petits coups à la porte de la cabine.
— Oh ! trop tôt… Enfin, entrez, lui fut-il répondu.
Une autre odeur le surprit agréablement en entrant, celle du lard et du café. Il avait cru Marette en train de se chausser ou occupée à sa toilette matinale ; au lieu de cela, elle préparait le déjeuner !
Ce n’est pas une tâche extraordinaire, ni un exploit remarquable que de frire du lard et faire du café, mais Kent en fut transporté au septième ciel.
Ces deux choses — café et lard — l’avaient toujours réjoui. Là où il avait vu du lard et du café, il avait vu aussi des enfants qui riaient, des femmes qui chantaient, des hommes heureux, des gestes avenants.
« Quand vous sentez le café et le lard aux abords d’une cabane, avait coutume de dire O’Connor, frappez à la porte, c’est le bon moment, on vous accueillera cordialement. »
Mais Kent ne songeait pas, en cet instant, aux paroles de son ami, il ne pensait qu’à ce fait : Marette lui préparait son déjeuner.
Il l’aperçut à genoux devant la porte du poêle, rôtissant du pain sur deux fourchettes. Ses joues étaient rouges. Elle n’avait pas pris le temps de se coiffer ; ses cheveux, tressés en une natte épaisse, lui tombaient sur le dos. Elle poussa une petite exclamation de dépit.
— Quelle idée de venir en ce moment ! Je voulais vous faire une surprise.
— Vous avez réussi, mais je crois que vous ne refuserez pas mon aide.
Il s’agenouilla à côté d’elle, et, en se penchant pour prendre les fourchettes, il posa ses lèvres sur les cheveux de Marette dont les joues devinrent plus rouges.
Ils s’approchèrent du petit meuble qui leur servait de table et ils s’assirent, elle sur le rebord la chaise-longue, lui sur le tabouret.
Quelle joie pour Kent de voir Marette lui verser son café ! Elle mit aussi dans la tasse du lait condensé et du sucre. Il n’en faisait point usage dans le café, mais il ne l’en avertit point, tant il était heureux.
Dès qu’ils eurent fini de déjeuner, Marette voulut sortir.
Immobile et silencieuse, elle regarda le monde merveilleux qui les entourait. La forêt se dressait le long des rives comme une armée protégeant le monde contre les atteintes de la civilisation. Elle songea que chaque minute la rapprochait du Grand Nord où elle vivrait avec lui.
— Je suis heureuse… heureuse, murmura-t-elle. Oh ! Jim, comme je suis heureuse !
Elle vint sans hésitation dans ses bras, ses mains caressèrent le visage de Kent. Elle appuya sa tête sur son épaule, regardant devant elle et respirant profondément l’air doux et parfumé par l’élixir des forêts.
Sur la rive, un grand élan qui les aperçut soudain sortit bruyamment de l’eau et, en quelques bonds, se précipita sous le couvert des arbres.
— Avez-vous vu, Jim ! s’écria Marette qui commençait à se sentir confuse d’être dans les bras de Kent. Asseyons-nous. Venez à côté de moi. Vous ne m’avez jamais dit la raison pour laquelle vous avez voulu sacrifier à Mac Trigger votre réputation de loyal policier… Vous le connaissiez donc bien ? A mon tour de vous interroger.
— J’avais contracté envers lui une dette, une assez forte dette, même.
— Y a-t-il longtemps ?
— Six ans environ. Je n’étais pas encore sergent, mais simple constable. On m’avait envoyé assez loin vers le Nord à la recherche de quelques Indiens qui distillaient des racines pour en extraire des boissons toxiques. Je fus terrassé par une terrible maladie : la mort rouge. Vous savez qu’on appelle ainsi la petite vérole. J’étais à trois cents milles de tout lieu habité. L’Indien qui m’accompagnait prit le large dès qu’il reconnut de quel mal j’étais atteint. J’eus juste le temps de dresser ma tente et je tombai sur le dos. De bien vilains jours que j’ai passés ainsi, Marette !
— Et c’est Mac Trigger qui vous a porté secours ?
— Oui, c’est lui. Point n’est besoin d’un grand courage pour se battre contre un homme armé quand vous possédez vous-même un bon fusil. Mais il faut de l’audace pour affronter la mort sous la forme de cette sale maladie. Je ne représentais rien pour Mac Trigger ; nous ne nous étions jamais rencontrés auparavant. Il resta sous ma tente jusqu’à ce qu’il m’eût tiré de ce mauvais pas.
— Est-ce qu’il n’est pas tombé malade lui-même ?
— Assez sérieusement.
— Et vous l’avez soigné à votre tour ?
— Évidemment. Je lui devais bien cela. Nous nous séparâmes ; il allait vers l’Ouest, je continuais ma route vers le Nord. Le hasard m’a enfin permis de lui rendre à mon tour un petit service.
— Je savais tout cela, dit Marette d’une voix recueillie.
— Pourquoi donc me le demander ? dit-il assez surpris.
— Pour vous entendre, parce que j’aime à vous entendre, répondit-elle avec un sourire énigmatique.
— Cela a-t-il un rapport avec votre secret ?
Elle mit un doigt sur ses lèvres. Pour ne pas céder à la tentation d’interroger encore Marette, il prit les rames, et, une demi-heure après, sentant un invincible besoin de repos, il alla s’allonger sur la couchette, tandis que Marette restait au gouvernail.
Les heures de l’après-midi furent pour eux comme un rêve.
Les rives boisées du fleuve devenaient plus imposantes dans le vaste silence et le calme des pays inhabités. Trois ou quatre fois seulement ils aperçurent des traces de vie humaine : une barque attachée à la racine d’un arbre, un campement d’Indiens, des cabanes de trappeurs, construites à l’entrée de petites clairières.
Ils atteignirent sans danger le passage où le fleuve roule, transformé en un grand rapide, sur un parcours de plusieurs milles. Là, l’usage des rames devenait inutile.
Assis côte à côte près de la barre, Kent et Marette devisèrent de leur passé. Elle voulait connaître les impressions qu’il avait éprouvées au cours de ses expéditions dans l’extrême-Nord. Il lui en conta quelques-unes, et lui dit son amour pour la solitude et la grande forêt. Il remonta aux jours lointains en sa mémoire pour lui retracer son enfance passée dans une ferme.
Elle l’écoutait et souriait discrètement. Elle aussi lui raconta sa vie d’écolière ; elle lui dit l’immense joie qu’elle ressentait à s’isoler au cour des forêts et son désir d’y vivre encore. Mais elle n’entra dans aucun détail de son existence familiale, elle ne lui parla ni de son père, ni de sa mère, ni de ses frères et sœurs. Cette omission ne semblait pas affectée, et Kent ne posa aucune question. Il savait que ces choses étaient parmi celles qu’elle lui apprendrait quand viendrait l’heure où tout danger serait écarté.
— Songez que j’ai été quatre ans absente de chez nous. Quatre ans, Jim ! Comme cela a été long !
— Et maintenant, nous allons chez vous, Marette.
En réponse, elle prit une main de Kent pour la presser un instant dans les siennes.
— Je crois que je serais morte, si j’avais été obligée de séjourner plus longtemps à Montréal, reprit-elle. Il n’y a qu’une chose que j’aimais.
— Quoi donc ?
— Les belles roses.
— Et les beaux souliers…
— Taquin ! Non, je les déteste.
— Alors, pourquoi en avez-vous une si ample collection ?
— On doit toujours être sur ses gardes avec vous. Vous poursuivez toujours votre enquête. Je me tairai donc, Monsieur.
Et cependant, emportée par le flot de ses souvenirs, elle ne tarda pas à reprendre ses confidences.
— Non, je ne puis me plaindre de l’accueil qu’on m’a fait à Montréal, à la villa Maria. On a été gentil avec moi ; je pense qu’on m’aimait. Mais chaque soir, je faisais une prière. Vous savez ce que les Trois Fleuves sont pour nous autres, gens du Nord. L’Athabasca est la Grand’Mère, l’Esclave est la Mère et le Mackenzie est la Fille. Au-dessus d’elles règne toujours la déesse Niska, l’Oie grise. Dans ma prière, je demandais de pouvoir retourner bientôt vers les Trois Fleuves. A Montréal, il y avait du monde, du monde partout, des milliers et des milliers d’indifférents. J’en étais malade, je me sentais terriblement seule. Je voulais m’en aller. Car il y a en moi du sang de l’Oie Grise, Jim. J’aime les forêts, et la déesse Niska ne vit pas à Montréal. Son soleil ne se lève pas là, et sa lune n’est plus la même. Les gens ont une façon tout autre de vous regarder là-bas, aux Trois Fleuves. Je les aimais tous.
Certes, Kent était attentif aux paroles de Marette, mais c’était surtout sa voix qui le ravissait, une voix d’une douceur mélodieuse où entrait quelque chose de mystérieux : du velours recouvrant de l’acier. Tandis qu’elle parlait de Niska, l’Oie Grise, la déesse des Trois Fleuves, il songeait qu’il y avait vraiment en elle l’esprit de cette déesse intrépide.
— Vous connaissez le grand pays du Soufre au delà du Fort-Simpson, à l’ouest, entre les deux Nahanis ? demanda-t-elle.
— Oui, c’est là que Kilbane et sa patrouille se perdirent. Les Indiens l’appellent aussi le Pays du Diable, n’est-ce pas ?
Elle fit un signe affirmatif.
— On prétend qu’aucun être vivant n’a jamais traversé le Pays du Soufre, dit-elle. Mais c’est faux : je l’ai traversé. Nous le traverserons ensemble, Kent. Je vous indiquais hier le chemin qui conduit à la Vallée du Silence. Ce chemin, nous le ferons tous les deux, Jim.
Ils se regardèrent, les yeux brillants.
Depuis un moment, le canot glissait sur une eau moins rapide.
Kent prit les rames. Il sentit grandir en lui le désir de voir arriver l’heure où ils quitteraient le fleuve pour entrer sous la forêt.
Il expliqua à Marette la raison pour laquelle ils ne pourraient continuer indéfiniment à naviguer. Le fleuve était la grande artère par laquelle se faisait tout le commerce du Nord : il était constamment surveillé par la police. Donc, sur le fleuve, ils risquaient d’être tôt ou tard découverts. Dans la forêt, au contraire, ils trouveraient mille et mille sentiers non battus.
— Pourquoi ne suivrions-nous pas un de ces sentiers tout de suite, Kent ? Nous sommes maintenant bien éloignés d’Athabasca-Landing.
Sans doute, mais au delà des Chutes de la Mort, nous pénétrerons dans une région où nous serons définitivement hors d’atteinte.
— Et si nous étions aperçus auparavant par le canot-automobile ?
— Nous aurions toujours le temps de nous jeter sur la rive, et ils auraient plus de peine à nous débusquer qu’à trouver une aiguille dans une meule de foin. Mais cela nous obligerait à faire un long détour. Dans tous les cas, il faut nous tenir prêts.
Avec un bel entrain, ils refirent leurs paquets dans l’intérieur de la cabine.
— Vous ressemblez à un grand ours dans sa grotte, disait Marette à Kent qui buttait à chaque instant contre le buffet, le poêle, la couchette ou la chaise-longue.
— Dites plutôt que j’ai l’air d’un éléphant dans une cage d’oiseau, ma jolie petite Oie-Grise.
Cependant, lorsque Kent reprit les rames, sa physionomie devint sérieuse. Il commençait à s’inquiéter du temps et de la distance, et il tâchait de reconnaître le long des rives certains points de repère.
— Vers cinq heures au plus tard, dit-il, nous serons tout près de la Chute. Le mauvais passage durera dix minutes, et après nous n’aurons plus à craindre le bras de la Loi.
Marette lui apprit qu’elle avait une fois déjà traversé la Chute, mais voilà bien longtemps de cela. Elle avait été effrayée. Elle se souvenait d’un certain rocher comme d’un monstre qui aurait attiré ses victimes tout en rugissant.
— Oui, je me rappelle un grand rocher en forme de couteau en haut de la Chute, une sorte de dent, une dent de dragon qui divise le courant en deux.
— C’est bien cela, Marette. Il s’agit de prendre le passage de gauche. C’est le salut. Il s’y fait un rugissement formidable, un fracas horrible : mais c’est l’aboiement d’un chien inoffensif. En somme, les accidents sont très rares. Lorsqu’il est impossible de gouverner l’embarcation, qu’on vient frapper la Dent du Dragon, ou s’engage dans le couloir de droite, alors seulement il y a de la casse.
Marette eut un petit rire.
— Vous voulez dire, Jim, qu’à part un de ces trois petits ennuis, nous avons chance de passer sains et saufs la terrible chute ?
— C’est certain, Marette. Aucune de ces trois choses ne risque de nous arriver, car nous avons un solide petit canot ; nous n’irons pas frapper le rocher, et nous prendrons le côté gauche si doucement que vous ne vous en apercevrez même pas. Je l’ai traversé cent fois.
Vers quatre heures l’eau du fleuve changea d’aspect. Kent sourit de bonheur en voyant les rives se rapprocher. Ils n’étaient plus très loin de la Chute.
Par moment le fleuve se transformait encore tout entier en rapide. Kent en profitait pour lâcher les rames et se reposer. Mais au moindre ralentissement, il ramait encore. Marette l’aidait. Il ne se lassait pas de voir son corps mince et splendide se courber sur l’aviron. Elle souriait. Le vent et le soleil se jouaient dans ses cheveux. Ses lèvres étaient rouges, ses joues enflammées, et ses yeux ressemblaient à des violettes de rochers chauffées par le soleil.
Plus d’une fois, en contemplant la beauté de Marette, il s’était demandé s’il n’était pas en pleine illusion : et plus d’une fois, il s’arrêta de ramer, éclatant d’un rire joyeux sans motif apparent. Puis, remerciant Dieu, il souquait de plus belle.
Il était cinq heures moins le quart lorsqu’il regarda sa montre. Il écouta. Les oreilles de Marette saisirent un bruit confus qu’il ne pouvait lui-même encore entendre. Une immense buée flottait sur l’horizon. De là arrivait ce bruit, un bourdonnement qui s’accrut lentement, mais constamment. Kent le perçut enfin.
— Voilà les rapides ! Nous arrivons à la Chute ! s’écria-t-il, triomphant et d’une voix qui vibrait d’émotion. Nous les avons battus ! Nous sommes sauvés !
Il saisit Marette à pleins bras. Sa propre existence lui semblait une chose misérable, tout absorbée par la vie chaude et palpitante de l’être qu’il tenait pressé contre lui. Une tendresse et une douceur infinies dominaient sa passion, de sorte que, en prononçant le nom de Marette, il eut un soupir de reconnaissance.
— Nous sommes sauvés ! répéta-t-il. Entendez-vous, Marette, nous sommes sauvés !
Ils décrivirent une grande courbe et aperçurent à un mille devant eux l’écume blanche des rapides. Kent appuyait de tout son poids sur la barre pour maintenir le canot au milieu du fleuve. Un long moment ils ne parlèrent plus.
— Je ne vais pas tarder à connaître votre secret, chère petite, dit-il enfin.
Mais à peine avait-il prononcé ces mots qu’il vit Marette tressaillir. Elle ne le regardait pas, ayant les yeux fixés droit devant elle. Elle pâlissait.
— Écoutez !
Kent se tourna dans la direction du regard de Marette. A ce moment, à travers le murmure du fleuve, il perçut le put-put-put-put du bateau de la police d’Athabasca-Landing.
Ses lèvres laissèrent échapper un juron.
— Nous ne pouvons plus atteindre la Chute, dit-il d’une voix qui parut irréelle à Marette. Abordons le plus vite possible en profitant du courant.
Cette décision prise, il employa toutes ses forces à la réaliser. Il savait qu’il n’avait pas à perdre la centième partie d’une seconde. Le canot était maintenant entraîné par les rapides : il le dirigea vers la rive ouest. Marette comprit la valeur inestimable de quelques secondes en une telle circonstance. S’ils étaient pris par le grand tourbillon des rapides avant d’atteindre la rive, ils seraient obligés de courir à la Chute. Dans ce cas, le canot-automobile les rejoindrait à la sortie du couloir. Pied par pied, leur barque se dirigeait bien exactement vers l’ouest.
Le visage de Kent s’illumina. Il venait d’apercevoir une petite pointe de terrain boisé qui s’avançait dans l’eau comme un pouce. Il la montra à Marette. Au delà on pouvait distinguer les premières murailles de rochers noirs qui marquaient le commencement de la Chute.
— Nous y arriverons, dit-il entre ses dents serrées par les efforts qu’il faisait. Je ne vois pas où le canot-automobile pourrait accoster. Une fois à terre, ils ne nous rattraperont plus.
— Hardi ! Hardi ! criait Marette dont les joues étaient redevenues toutes rouges et dont les yeux brillaient.
— Quelle petite femme courageuse vous êtes ! lui dit-il dans son exaltation.
Le canot de la police n’aurait pas tardé à les accoster, mais la pointe boisée n’était plus qu’à quelques brasses. Tout à coup une détonation retentit. La résistance que Kent éprouvait en s’appuyant sur la terre céda brusquement et il faillit être projeté sur le plancher : le pivot du gouvernail menait d’être cassé net. La barque dépassa la pointe boisée et s’en alla à la dérive. Elle entra dans le tourbillon des rapides inférieurs. Kent, le regard fixé sur le boyau noir où la mort l’attendait, prit Marette dans ses bras.
Kent sentait que les bras de Marette serraient son cou de plus en plus fort. Elle était devenue livide ; et il vit bien qu’elle n’avait pas besoin d’explication pour comprendre que la situation était des plus tragiques.
Cependant le regard de Marette demeurait volontaire et témoignait qu’elle n’avait pas perdu son sang-froid.
Kent inclina son visage vers celui de son amie jusqu’à sentir la douceur veloutée de ses joues. Elle lui tendit la bouche et ils s’embrassèrent. Il l’étreignit avec toute la violence de l’amour, et il ne désespéra pas de pouvoir la tirer de l’affreux danger.
Son cerveau travaillait fiévreusement. Il n’y avait peut-être pas une chance sur dix pour que leur embarcation, privée de gouvernail, pût passer sans se briser entre les noires murailles et les dents des rochers. Même s’ils réussissaient à franchir le passage dangereux, il était à supposer que la police les cueillerait à la sortie du défilé, à moins qu’un caprice imprévu du destin ne les jetât sur la rive.
Kent pensa aussi que si leur barque était poussée assez loin des rapides inférieurs, ils pourraient atteindre la rive à la nage. Il ferait usage de son fusil si cela devenait nécessaire. Il s’était aperçu que le canot-automobile n’était monté que par trois hommes. Il les abattrait, s’ils tentaient de le poursuivre. Il sentait naître dans son cœur une haine farouche contre la loi dont il avait été le défenseur. Ils filaient maintenant à travers les rapides bouillonnant à la vitesse d’un cheval de course lancé à bride abattue. La folle embarcation dansait sous leurs pieds. Des dents de rochers, toutes ruisselantes, semblaient guetter leur passage.
Marette, un bras autour du cou de Kent, regardait le danger bien en face. Ils pouvaient déjà apercevoir la Dent du Dragon, luisante et cruelle, qui les défiait. Dans cent vingt secondes, ils seraient écrasés contre le rocher ou ils l’auraient dépassé.
Kent, qui n’avait plus le temps de donner à Marette le moindre mot d’explication, se jeta sur son paquetage, tira son couteau de sa poche et trancha le bout de la corde qui renforçait les courroies. Immédiatement il passa cette corde autour de la taille de Marette et fit signe à la jeune fille de lui attacher le poignet avec l’extrémité de cette corde. En faisant le nœud elle eut un brave petit sourire pour lui montrer qu’elle n’avait pas peur et qu’elle s’en remettait entièrement à lui.
— Je sais nager, Jim, cria-t-elle ; si nous heurtons le rocher…
Mais Kent ne l’écoutait pas. Il se frappa la poitrine dans son dépit d’avoir oublié une chose essentielle. Et leurs souliers… Comment s’en débarrasser ?… D’un seul coup de bas en haut, il trancha les lacets de ses chaussures, et il en fit autant à celles de Marette. Lui et elle dégagèrent aussitôt leurs pieds. Il fut étonné de constater, dans ces minutes angoissantes, avec quelle rapidité Marette répondait aux idées qui le faisaient agir.
Mais plus rien à faire qu’à attendre. Elle serra de nouveau le cou de son ami dans une étreinte d’enfant.
Dix secondes plus tard la catastrophe se produisit.
La barque avait frappé contre la Dent du Dragon, en plein milieu.
Kent s’était préparé au choc, mais ses efforts pour se maintenir debout, avec Marette dans les bras, furent vains. Toutefois le bord du canot les empêcha d’aller s’écraser contre la paroi glissante du rocher.
Il se rendit compte que la charpente de l’embarcation s’était tout entière disloquée. Si le canot ne sombrait pas, c’était à cause de la puissante pression qui s’exerçait sous la coque ; cette même pression pouvait, d’une seconde à l’autre, le retourner et l’engloutir. Mais lentement il se mit à glisser contre les rochers.
Kent, serrant la corde qui le retenait toujours à Marette, regardait avec horreur ce qui se produisait. Le canot s’engageait dans le courant de droite. Dans celui-là, plus d’espoir… C’était la mort.
Il voyait Marette, toute ruisselante, et fut étonné du calme de son regard qui contrastait avec le tremblement de ses lèvres. La coque heurta à ce moment contre une aspérité de la Dent ; elle se souleva, et la petite cabine se tordit comme si elle eût été en carton. Une suprême énergie soutint l’âme de Kent. Non, il ne pouvait pas périr. C’était inconcevable. Luttant pour elle, pour cette chère créature qui lui souriait, même au moment où elle entrevoyait la mort, il saurait résister.
Le canot s’éloigna de la Dent du Dragon. Il n’était plus qu’une chose flottante, qui, sans secousses, disparaissait déjà presque entièrement sous l’eau. Et Kent se trouva au milieu des tourbillons écumants, retenant Marette.
Il s’agitait désespérément dans l’eau noire et l’écume blanche. Il lui semblait que l’air lui manquait depuis un temps infini.
— Eh bien ! Eh bien !… cria-t-il à Marette.
— Ça va, Jim, ça va…
Son habileté de nageur ne lui servait guère en ce moment. Il ressemblait à un copeau de bois en dérive. Tous ses efforts rendaient à interposer son corps entre celui de Marette et les rochers. Ce n’était pas l’eau qu’il redoutait, mais les rochers. Il y en avait des vingtaines, des centaines, comme les dents d’une puissante machine à broyer. Et cette broyeuse mesurait trois cents mètres de long. Il sentit un premier choc, puis un second. Au troisième, il poussa un cri de rage, car il n’était point parvenu cette fois à protéger Marette.
Dans un tourbillon d’écume, il aperçut la jeune fille, la tête penchée en arrière, la masse de ses cheveux flottant en tous sens. Elle lui fit de la main un signe d’encouragement. Insensible à ses propres blessures, il lutta encore : mais le vertige s’empara de son cerveau, tandis que la vigueur de ses bras décroissait.
Ils avaient déjà franchi la moitié du couloir, lorsqu’il frappa de la tête contre un rocher. La violence du coup lui arracha Marette qui put cependant s’agripper à la muraille de pierre. Il s’y cramponna lui-même.
A cinq pieds l’un de l’autre, ils se regardèrent, haletants. A demi hors de l’eau, Kent apparut à Marette couvert de blessures. Il souffrait surtout de son poignet que la corde, avant de se détacher, avait affreusement éraflé.
— Nous avons franchi le plus terrible, Marette, cria-t-il. Tenez-vous ferme. Dès que j’aurai repris le souffle, je passerai par-dessus le rocher pour vous prendre. Essayez de me lancer le bout de la corde. Non, attendez. Ne bougez pas, vous lâcheriez prise.
Il n’avait nullement l’intention de se reposer, car la position de Marette lui inspirait une terreur qu’il essayait de dissimuler.
Il remercia Dieu de lui avoir donné la pensée d’entourer son paquetage avec la corde. Par elle, Marette avait été retenue quelque peu au dernier moment. Il s’agissait maintenant pour Kent de ressaisir le bout de cette corde.
Il commença par se hisser, pouce par pouce, sur le rocher qui était glissant comme de l’huile. Mais il retomba dans l’eau, et, par miracle, il put se retenir de nouveau au roc.
Le contre-courant dirigeait vers lui les longs cheveux de Marette. Pourrait-il les atteindre ? N’était-il pas préférable de se lancer dans l’eau pour saisir Marette au passage ? Mais il fut convaincu que cette tentative serait fatale.
Soudain retentit un cri de Marette qui venait de lâcher prise. Son corps roula dans l’écume et s’enfonça.
Kent plongea pour essayer de la rattraper. L’eau l’entraînait. Très difficilement il parvint à remonter à la surface ; et ce fut pour voir à vingt pieds devant lui — peut-être à trente — un bras de Marette, puis sa tête qui disparut aussitôt derrière un rideau d’écume.
Il se jeta à sa poursuite. Plus nombreux et plus terribles encore, les rochers du bas-fond se hérissaient sur son passage, semblables à des êtres vivants, à des démons avides de torturer et de détruire. Ils le frappaient et rugissaient avec un bruit de Niagara.
Kent sentait son cerveau s’alourdir, de sorte qu’il ne s’aperçut pas du moment où il cessa de lutter. Il s’était évanoui.
Une heure plus tard, Kent revint à la vie. Il y revint avec le sentiment, confus d’être sorti d’un affreux cauchemar, mais il n’eut pas tout de suite conscience de sa situation présente.
Un immense rocher noir se dressait devant lui. Sur sa tête planait un nuage nuancé de reflets du soleil couchant. Le grondement des eaux en furie faisait un vacarme épouvantable. Alors il se souvint… Un cercle de fer lui broyait les tempes. Il se souleva en chancelant. Le nom qui lui monta à la gorge fut celui de Marette, de Marette dont il était séparé, de Marette morte peut-être. Il voulait crier, mais il ne parvint même pas à articuler ce nom, car sa langue était paralysée comme par les affres de l’agonie.
Enfin il recouvra la raison. Ses yeux purent distinguer ce qui l’entourait. Il aperçut l’écume blanchâtre bondissant entre les abîmes rocailleux qui s’assombrissaient à l’approche de la nuit. A ses pieds l’eau était calme ; il avait été entraîné par le courant sur une langue de galets. Il se trouvait encore dans le couloir du rapide entre de hautes murailles. Marette n’était pas là. Tout son être se refusait à admettre la réalité. Marette était-elle morte ? Impossible, puisque lui-même vivait. Elle était à quelque distance… Elle l’attendait.
Sa gorge se desserra. Le nom de Marette sortit de sa poitrine en un cri que le vacarme du couloir étouffa. Il appela encore. Alors il fut envahi par le sentiment de son impuissance, et il s’accroupit sur le sol.
A cent mètres était l’issue du couloir. Comment y parvenir ? Il essaya de s’imaginer la suite d’efforts qu’il lui fallait entreprendre pour y parvenir, et il se vit poussé par le courant, se retenant aux roches, s’y cramponnant pour reprendre haleine, s’abandonner encore aux flots, s’accrochant de nouveau aux parois du couloir. Cette vision lui donna le vertige et une impression d’asphyxie.
Cependant il pouvait respirer librement. Pourquoi donc demeurait-il à cette place ? Sans plus réfléchir, il se lança à l’eau.
Il ne se souvint jamais de ce qui se passa dans les quelques minutes où il devint le jouet de l’onde mugissante. Il en sortit, les vêtements en lambeaux, méconnaissable, à demi fou.
Sur la berge contre laquelle il fut poussé, les derniers rayons de soleil doraient un monde verdoyant. Le fracas de la chute n’était plus qu’un bruissement lointain. Le fleuve s’était élargi et coulait en nappes paisibles.
Il aurait pu craindre d’être aperçu par ses poursuivants, mais il n’y songea pas.
De fait, lorsque les hommes de la police avaient vu le bateau de Kent heurter la Dent du Dragon et sombrer, les corps de Kent et de Marette s’engageant dans le rapide de droite, ils s’arrêtèrent et rebroussèrent chemin, jugeant leur mission terminée.
Kent, sur la berge, se surprit à sangloter, à sangloter avec des râles comme un petit enfant en proie à un chagrin violent. La réaction s’opérait en lui. Son émotion calmée, il voulut appeler Marette ; mais il se doutait bien qu’elle n’était plus, qu’elle l’avait quitté pour toujours.
Cependant, jusqu’aux dernières lueurs du crépuscule, il la chercha. Lorsque la lune apparut, au milieu de la nuit, il chercha encore. Il ne sentait pas ses blessures : il ne s’en rendit compte qu’en s’écroulant sur la grève, tel un homme frappé sur la piste.
L’aurore le trouva errant, déjà loin du fleuve, et, vers midi, André Boileau, le vieux métis aux cheveux blancs, qui chassait au Creek-Burntwood, le rencontra. Saisi de compassion à la vue de ses blessures, le métis le conduisit, en le soutenant, jusqu’à sa cabane cachée au loin dans la forêt.
Kent resta chez le vieil André les six jours qui suivirent, tout simplement parce qu’il n’avait ni la force ni le désir d’aller ailleurs.
André s’étonna que Kent n’eût aucune fracture. Mais de nombreuses contusions à la tête firent terriblement souffrir le blessé durant trois jours et trois nuits. Pendant ce temps, il demeura dans le délire, entre la vie et la mort. Le quatrième jour il reprit connaissance. Boileau lui fit absorber du bouillon de gibier. Il se leva le cinquième jour. Le sixième, il déclara à André, en le remerciant, qu’il était prêt à partir.
André Boileau, après avoir vainement essayé de le retenir, lui donna de vieux vêtements, quelques provisions et la bénédiction de Dieu. Kent, lui ayant fait croire qu’il se rendait à Athabasca-Landing, retourna vers la Chute.
Ce n’était pas prudent. Il savait bien aussi que, sous tous les rapports, il était préférable de prendre la direction opposée. Mais il avait perdu tout esprit de lutte, il obéissait à l’impulsion qui le poussait vers les lieux de la tragédie.
Il n’éprouvait aucune crainte de se montrer : toute sa prudence l’avait abandonné. Il ne cherchait pas à éviter le danger. S’il avait rencontré des gens de la police, peut-être même se serait-il fait connaître à eux sans le moindre souci d’être pris, car tout lui était indifférent. Une lueur d’espoir l’aurait tiré de cet état, mais il ne lui restait plus aucun espoir. Sûr que Marette était morte, il se sentait seul au monde, impitoyablement seul. Tout était détruit en lui.
Lorsqu’il eut rejoint le fleuve, il ne put en partir. A force d’aller et de venir le long de la Chute, depuis l’endroit où le fleuve se glisse entre les rochers jusqu’à celui où il reprend son cours tranquille deux milles plus bas, ses pieds avaient fini par tracer un sentier. Deux ou trois fois par jour il le parcourait tout en posant quelques pièges pour assurer sa nourriture. La nuit il couchait dans une crevasse au pied de la chute. A la fin de la semaine, l’ancien Kent avait disparu de ce monde. Il était devenu tout autre, avec une barbe hirsute, des yeux caves, des joues creuses dont la barbe ne parvenait pas à cacher la maigreur. O’Connor, passant à côté de lui, ne l’aurait pas reconnu.
Le huitième jour, il découvrit par hasard entre deux blocs de rocher le petit paquet de Marette. Il s’en saisit aussitôt et le pressa contre sa poitrine. A partir de cet instant un nouveau changement s’opéra en lui.
Il lui sembla qu’un message lui était parvenu de la part de Marette elle-même. Il crut que l’esprit de la jeune fille habitait en lui, réchauffant son cœur d’un nouveau feu. Elle était partie, et cependant elle revenait vers lui. Il fut convaincu que l’esprit de Marette ne le quitterait plus jusqu’à la mort. Ses yeux brillaient comme si elle eût été devant lui. Elle ne l’avait pas délaissé : elle lui redisait la confiance qu’elle avait placée en lui, la promesse de lui appartenir toujours. Il lui restait quelque chose d’elle à défendre.
Cette nuit-là, il dormit pour la dernière fois dans la crevasse. Il avait pris le cher petit paquet de Marette entre ses bras avant de s’endormir.
Le lendemain il se dirigea vers le Nord-Est. Le cinquième jour après avoir abandonné le pays d’André Boileau, il rencontra un métis qui, en échange de sa montre, lui donna un fusil, des munitions, une couverture, de la farine et quelques ustensiles pour préparer ses aliments. Ainsi muni, il n’hésita point à s’engager plus profondément dans la forêt.
Kent, l’homme le plus correct de la Division N, maintenant couvert de haillons, les cheveux en broussailles, errait dans le seul but d’être seul et de s’éloigner de plus en plus du fleuve. Le hasard le mettait quelquefois en présence d’un Indien ou d’un métis ; il leur disait quelques mots et repartait seul.
Chaque nuit, bien que la température fût très douce, il allumait un petit feu de campement, parce que, auprès du foyer il sentait mieux la présence de Marette. Alors il dénouait le petit paquet et prenait un à un, dans ses mains largement ouvertes, les précieux objets qui avaient appartenu à sa chère disparue. Il les adorait, ces choses, notamment les petits souliers, qu’il avait enveloppés dans une fine écorce de bouleau.
Il aurait défendu ce trésor au prix de sa vie. En vague action de grâce, il remerciait Dieu de ce que le fleuve ne lui avait pas tout volé.
Il s’efforçait de se rappeler tous les actes de Marette, ses moindres paroles, toutes ses marques de tendresse dont le souvenir avivait son amour. Chaque jour elle devenait plus réelle que lui-même. Il la sentait toujours à ses côtés, blottie dans ses bras la nuit, et, dans la journée, marchant avec lui, la main dans la sienne. Cette illusion adoucissait ses souffrances par le sentiment d’une possession que ni les hommes, ni le destin ne pouvaient lui ravir — une présence de tous les instants.
Cette présence le ranimait. Elle lui faisait lever la tête, bomber la poitrine et regarder encore la vie en face. Elle lui devenait plus intime et plus chère à mesure que le temps passait.
Le début de l’automne le trouva dans la région du Fond du Lac, à deux milles est du Fort Chippewyan. Cet hiver-là, il rencontra un Français, et, jusqu’en février, ils chassèrent ensemble sur les limites basses des Solitudes.
Il finit par prendre en estime ce Français, nommé Picard. Cependant il ne lui fit point part de ses secrets, et lui cacha le désir qui venait de naître en lui.
Ce désir devint de plus en plus tenace, comme une obsession, à mesure que la saison de l’hiver approchait de son terme. Il y pensait nuit et jour. Il voulait aller à la maison.
Ce mot ne se rapportait pas dans sa pensée à une demeure du Landing, ni du pays du Sud. « A la maison » signifiait pour lui l’endroit où avait vécu Marette.
Marette morte, abandonnant son corps aux rochers du fleuve, était allée se réfugier chez elle, là-bas, quelque part au pied des Montagnes du Nord, là où s’étendait la Vallée du Silence. L’esprit de Marette l’y attirait ; elle le suppliait de s’y rendre, le pressant de se mettre en route pour venir vivre là où elle avait vécu. Il trouva en cela une nouvelle raison de vivre. Il découvrirait la maison de Marette, ses parents, la vallée qui aurait dû être leur Paradis.
Ainsi, vers la fin de février, il prit congé de Picard et se dirigea de nouveau vers le fleuve.
Kent n’avait pas oublié qu’il était un hors-la-loi, mais il ne s’en effrayait pas. Maintenant qu’il avait une nouvelle raison de vivre et de lutter, il sentait renaître en lui ce qu’il appelait la « finesse du jeu ».
Il approcha prudemment de Chippewyan, bien qu’il fût sûr que même ses anciens amis du Landing ne pourraient le reconnaître. Sa barbe avait quatre ou cinq pouces, ses cheveux étaient longs et broussailleux. Picard lui avait confectionné un vêtement en peau de jeune caribou, frangé comme celui d’un Indien. Ayant choisi son moment, il entra à Chippewyan à la tombée de la nuit.
Des lampes à huile brûlaient dans le magasin de la Compagnie de la Baie d’Hudson, lorsqu’il y entra pour vendre ses fourrures. L’endroit était désert : il n’y avait là qu’un commis du facteur avec lequel il discuta les prix pendant une heure. Il acheta un nouvel équipement, une carabine Winchester et toutes les provisions qu’il pouvait emporter. Il n’oublia pas d’acquérir un rasoir ainsi que des ciseaux, et, quand il eut payé le tout, il lui restait en espèces la valeur de deux peaux de renards argentés.
Il quitta Chippewyan la nuit même, et, à la clarté d’une lune d’hiver, il construisit son campement à une douzaine de milles au nord, dans les parages de Smith Landing.
Il atteignit bientôt le fleuve de l’Esclave, et pendant des semaines il voyagea lentement mais régulièrement sur des raquettes dans la direction du Nord. Il évita le Fort et la ville de Smith et prit la direction de l’Ouest avant d’arriver au Fort Résolution. C’est au mois d’avril qu’il passa au Fort de la rivière Hay, là où ce cours d’eau se déverse dans le lac du Grand-Esclave. Jusqu’à la débâcle, il travailla à la rivière Hay. Il partit sur le Mackenzie dans une pirogue dès que le fleuve fut navigable. Ce ne fut que tard, en juin, qu’il contourna le Liard, en le remontant, pour se rendre vers le Nahani du Sud.
— Vous vous dirigerez tout droit entre les sources du Nahani du Sud et du Nahani du Nord, lui avait dit Marette. C’est là que vous trouverez le Pays du Soufre ; au delà de ce pays s’étend la Vallée du Silence.
Quand il arriva aux confins du Pays du Soufre et qu’il y établit son campement, il fut déjà incommodé par une odeur âcre. La lune se levait, et il vit ce monde désolé à travers les vapeurs d’une fumée jaune. A l’aurore il poursuivit sa route.
Il traversa de vastes marais, desquels s’échappaient des nuages sulfureux. Mille après mille, il s’enfonça dans ce pays qui devenait de plus en plus une contrée de mort, un enfer perdu. On voyait des arbustes sur lesquels ne poussait aucun fruit, des forêts et des marécages où ne vivait aucune créature animale.
C’était un pays d’eau sans poissons, d’air sans oiseaux, d’arbres sans fruits, un pays fumant et nauséabond, plongé dans le calme de la mort. Kent y devint jaune. Ses vêtements, sa pirogue, ses mains, tout jaunissait. Il ne pouvait chasser de sa bouche l’immonde goût du soufre.
Il continua cependant à se diriger tout droit vers l’Ouest, à l’aide de la boussole qu’un certain Gowen lui avait donnée à la rivière Hay. Même cette boussole jaunissait dans sa poche. Il lui était impossible de manger, et il ne but que deux fois de l’eau de sa gourde.
Et Marette avait fait jadis ce voyage !… Il ne cessait de se le répéter. C’était le chemin secret pour entrer et sortir de son monde caché, cette région maudite, ce pays interdit à l’Indien et au Blanc. Il lui était pénible de penser qu’elle avait suivi cette route, respiré cet air dont il suffoquait par moment et qui plus d’une fois lui avait donné des nausées au point de le rendre malade. Il marchait désespérément, ne sentant ni la fatigue, ni la tiédeur de l’humidité environnante.
La nuit vint, et la lune se leva, éclairant d’une clarté morbide ce monde malsain dans lequel il était plongé. Il s’allongea dans le fond de sa pirogue, se couvrit la figure de son vêtement de caribou et essaya de dormir. Ce fut en vain. Il se leva avant l’aube et consulta sa boussole à la lueur d’allumettes. Pendant toute la journée, il n’essaya pas de manger, mais à la tombée, de la nuit, l’air se fit plus respirable. Il fraya son chemin à la clarté de la lune, déjà vive. Et enfin, durant une pause, il entendit devant lui, dans le lointain, le hurlement d’un loup.
Il cria de joie. La brise de l’ouest lui amena un air qu’il aspira avec la même jouissance qu’éprouve un homme altéré rencontrant une source dans le désert. Il ne regarda plus sa boussole, mais il se dirigea hardiment vers l’endroit d’où venait cet air frais. Une heure plus tard, il remarqua qu’il pagayait contre un léger courant ; il en goûta l’eau et s’aperçut qu’elle n’avait qu’un très léger goût de soufre. A minuit l’eau était fraîche et limpide. Il aborda une rive couverte de sable et de galets, se déshabilla et se lava avec une immense satisfaction. Abandonnant sa vieille chemise et son vieux pantalon de trappeur, il revêtit un costume qu’il avait conservé dans son sac. Puis il construisit un feu et mangea pour la première fois depuis deux jours.
Le lendemain matin, il grimpa sur un grand sapin et observa la région environnante. A l’ouest s’étendait un pays bas et vaste entouré de collines, sur une distance de quinze à vingt milles. Au delà s’élevaient les pics neigeux des Montagnes Rocheuses. Il se rasa, coupa ses cheveux et continua sa route.
Cette nuit-là, il ne campa que lorsqu’il lui fut impossible de conduire sa pirogue plus loin. Le cours d’eau était devenu étroit comme un ruisseau. A cet endroit Kent se trouvait entre les premiers contreforts verdoyants des collines. A l’aube, il dissimula sa pirogue entre les roseaux et se mit en route, sac au dos.
Pendant une semaine, il avança lentement vers l’Ouest. Le pays était splendide, mais inhabité. Les collines se muaient en montagnes : il crut se trouver devant les monts Campbell. Il se rendit ainsi compte que depuis le Pays du Soufre, il avait suivi une bonne piste. Il marcha cependant huit jours sans rencontrer la moindre trace d’un être vivant. Enfin il tomba sur les restes d’un feu de campement, un feu qui avait brûlé toute une nuit, alimenté par de grosses branches coupées à coups de hache. A ces signes, il reconnut la main d’un blanc.
Le dixième jour, il arriva à la pente occidentale de la première chaîne de montagnes.
Devant ses yeux s’étalait une des plus magnifiques vallées qu’il eût jamais contemplées. C’était plutôt une large plaine. Au delà, à une distance de cinquante milles, s’élevaient les sommets majestueux des plus hautes montagnes du Yukon. Comment donc, dans une région aussi vaste, parviendrait-il à découvrir l’endroit qu’il cherchait ?
Il espérait toujours croiser des Blancs ou des Indiens qui auraient pu le renseigner.
Il traversa lentement cette plaine immense, d’une riche végétation, couverte de fleurs, un vrai paradis de chasseur. Il se disait que peu de chasseurs étaient venus si loin. Du reste aucun ne s’était aventuré dans le Pays du Soufre, qui figurait sur sa carte comme un espace désertique.
Les montagnes du Yukon, qui se dressaient devant lui, formaient une muraille infranchissable, hérissée de pics couverts de neige, dominant les nuages comme de formidables chiens de garde. Il savait que derrière ces montagnes coulaient les grands fleuves du versant occidental, s’étendaient la ville de Dawson, le Pays de l’Or et de la Civilisation, tandis qu’ici régnait l’imposant silence d’un paradis que l’homme ne soupçonnait pas.
Il ne se servait plus de sa boussole, mais il se guidait sur un groupe formé de trois pics géants. Il tenait sans cesse les yeux fixés sur le plus haut de ces pics, qui le fascinait et semblait représenter le gardien de la vallée depuis des millions d’années. Il le surnomma « le Gardien ». Cette appellation lui devint familière, tandis qu’il continuait sa route. La première nuit qu’il campa dans la vallée, il vit la lune se coucher derrière le géant.
Une voix, au fond de lui-même, ne cessait de lui répéter que le beau pic était le gardien de Marette. Elle l’avait sans doute regardé des milliers et des milliers de fois, comme lui-même à cette heure ; car si sa demeure était bien de ce côté de la chaîne des Campbell, Marette ne pouvait manquer de l’apercevoir. Il était visible de cent milles de distance.
Le second jour, Kent découvrit à l’ensemble des trois pics une nouvelle forme. Tandis que les contours des deux moins grands devenaient plus précis, le plus haut ressemblait à un puissant château. Un peu plus tard, sous la lumière de la lune, avant que le brouillard l’eût envahi, « le Gardien » prit l’aspect d’une colossale tête humaine, tournée vers le sud.
Le lendemain, à l’aube, Kent fut encore plus frappé par l’aspect de cette tête, une tête qui aurait été taillée par des mains de géants. Les deux autres pics eurent bientôt, eux aussi, semblable aspect. La tête formée par l’un regardait le Nord ; celle que figurait l’autre faisait face à la vallée. Le cœur de Kent palpita : « Voilà les Hommes Silencieux », murmura-t-il.
Ces mots qui convenaient si bien au spectacle qu’il avait sous les yeux, inondaient son âme. « La Vallée des Hommes Silencieux !… La Vallée du Silence ! » répétait-il en regardant les trois têtes colossales, dressées vers le ciel. Quelque part auprès d’elles, sous elles, à droite ou à gauche, était cachée la vallée de Marette.
En poursuivant sa route, Kent se sentait pénétré par une joie, subtile d’abord, mais qui devint parfois intense au point de lui faire oublier sa douleur ; et à ces moments, il lui semblait que Marette était là, attendant son arrivée pour lui souhaiter la bienvenue. Mais les scènes tragiques de la Chute de la Mort passaient devant ses yeux et lui faisaient penser que les trois têtes attendaient — et attendraient toujours en vain — le retour de la disparue.
Lorsque le soleil se coucha, la tête tournée du côté de la vallée sembla s’animer pour poser à Kent cette angoissante question :
— Où est-elle ?…
Kent eut une longue insomnie.
S’étant remis en marche dès la jointe du jour, il arriva d’assez bonne heure au pied des premiers contreforts de la chaîne. Il gravit le premier avec ardeur. A midi, il en avait atteint le sommet.
Une nouvelle vallée venait de lui apparaître : il fut convaincu que c’était la Vallée du Silence.
D’un côté, à une distance de trois ou quatre milles, partait l’énorme montagne dont la cime dominait les vertes prairies. D’un autre, vers le sud, Kent pouvait voir, sous la lumière crue du soleil, le miroitement de petits ruisseaux et de lacs minuscules ainsi que les riches couleurs et les taches sombres des cèdres, des sapins et des balsamiers, comme d’immenses tapis de velours. Au Nord, la montagne qu’il venait de gravir se prolongeait à trois ou quatre milles de là par une vaste courbe qui masquait une partie de la vallée.
Il se dirigea ce de côté, après avoir pris quelque repos.
Il était quatre heures lorsqu’il parvint au coude de la vallée. Il découvrit alors une cuvette géante, creusée dans les montagnes environnantes, une cuvette de deux milles de diamètre.
Tout d’abord, il ne distingua aucun détail de ce paysage ; mais avant qu’il se fût appliqué à l’examiner attentivement, l’aboiement sonore d’un chien lui parvint et le fit longuement tressaillir.
La vapeur chaude et dorée qui précède le coucher du soleil dans les montagnes s’amassait entre lui et la vallée. Pourtant, à travers cette brume, il put discerner quelques bâtiments et un enclos, tout près d’un lac minuscule d’où s’échappait un petit ruisseau scintillant. Mais il ne vit autour aucun signe de vie.
Soudain, il eut la conviction de se trouver devant la Vallée du Silence. Sans chercher un chemin, sans s’inquiéter du temps ou de la distance, il commença à descendre la pente.
Il essayait de se représenter la maison de Marette. Il lui semblait qu’elle lui appartenait, cette maison, ou du moins qu’il en faisait partie, qu’en y entrant il atteignait son lieu de repos, un dernier refuge, son propre foyer. On allait lui faire un cordial accueil… Il pressa le pas au point d’en être essoufflé. Le soleil sombrait derrière les pics géants.
Il était sept heures quand il arriva à la plaine. Poursuivant sa route dans l’obscurité, il aperçut quelques lumières disséminées entre de sombres masses d’arbres.
Il ne sentait pas la fatigue de sa longue marche. D’un pas alerte, il se dirigeait vers une des lumières, celle d’une large fenêtre dont il ne tarda pas à distinguer les multiples carreaux. Il aurait voulu courir, mais quelque chose l’arrêta net.
Il lui sembla que son cœur était monté dans sa gorge et l’étreignait jusqu’à l’étouffer.
C’était une voix d’homme qu’il venait d’entendre appelant dans l’ombre : « Marette ! Marette ! ».
Kent se mit à trembler ; il crut qu’il devenait fou. La voix appela de nouveau : « Marette ! Marette ! »
Cette voix était bien réelle : l’air en vibrait réellement, elle éveillait au loin un écho. Ce fut aussi un écho qu’elle éveilla en Kent, qui lui-même se mit à crier : « Marette ! Marette ! »
Malgré le tremblement de ses genoux, il se mit à courir. Dans le brouillard, deux formes se dessinèrent devant la clarté de la fenêtre. Elles étaient comme hésitantes. Kent appela encore, et elles se dirigèrent vers lui. Il chancela, en répétant le même nom d’une voix affaiblie. Une voix féminine lui répondit et une des deux personnes se précipita à sa rencontre.
Ils n’étaient plus maintenant qu’à trois pas l’un de l’autre ; leurs yeux se rencontrèrent. Mais ils furent, dans l’instant même, privés de tout mouvement, sidérés par le miracle que permettait un Dieu grand et miséricordieux : leur résurrection.
Avec effort, Kent ouvrit ses bras, Marette s’y jeta avec abandon.
L’autre personne, arrivant alors, les trouva agenouillés et serrés dans les bras l’un de l’autre. Kent, relevant la tête, reconnut Sandy Mac Trigger, celui dont il avait sauvé la vie à Athabasca Landing.
Kent n’aurait su dire après combien de temps son esprit s’adapta à la réalité. Une minute, une heure peut-être… Toute la force vitale de son être s’était concentrée dans cette pensée : la morte était revenue à la vie. Marette Radisson était dans ses bras ; c’était bien elle, palpitante de vie, sa Marette bien-aimée, celle dont il était venu chercher ici l’ombre. Elle était là contre lui.
Il venait d’apercevoir le visage de Mac Trigger, telle une image sur l’écran. Mais pour l’instant, cela n’ajoutait rien à sa pensée ; sa tête retomba sur sa poitrine. Si la vallée avait retenti du plus bruyant fracas, il n’eût entendu que cette petite voix, brisée de sanglots, qui répétait tout contre son oreille :
« Jim… Jim… Jim… »
Seul, Mac Trigger, à la lueur des étoiles qui commençaient à se montrer, se rendait sainement compte du merveilleux événement qui venait de se produire.
Enfin, Kent entendit la joyeuse voix de Mac Trigger qui insistait pour se faire entendre, et il sentit la douce pression de la main posée sur son épaule. Il se releva, tenant toujours dans ses bras Marette, haletante et brisée d’émotion. Il ne pouvait parler, et ce fut en trébuchant qu’il s’approcha de la maison.
Mac Trigger, qui marchait à côté de Marette, ouvrit la porte de sa demeure, et ils se trouvèrent tous trois sous la lumière de la lampe.
La pièce où ils entrèrent était vaste et d’aspect étrange. Les deux amants étaient demeurés jusque-là pressés l’un contre l’autre, comme pour résister au doute, comme si leur contact pouvait seul les maintenir dans l’idée qu’ils s’étaient vraiment retrouvés, qu’ils s’appartenaient bien mutuellement. Mais quand ils cessèrent de se tenir embrassés, le doute et l’émotion craintive qu’ils éprouvaient au fond d’eux-mêmes se transformèrent, dans la lumière de la pièce, en une magnifique certitude.
Ils existaient donc tous deux, et l’un pour l’autre !
Kent s’aperçut que Marette avait terriblement maigri et pâli. Ses yeux agrandis étaient comme des lacs violets et calmes, presque noirs à la clarté de la lampe. Sa chevelure, très relevée, faisait ressortir la pâleur extrême de son visage. Comme elle portait une main tremblante à sa gorge, Kent fut douloureusement frappé de la maigreur de cette main.
L’espace d’une seconde, Marette fut reprise par cette crainte subconsciente que ce ne fût point Kent qui se tenait là devant elle. Mais aussitôt elle sourit, ouvrit doucement les bras et les tendit vers lui. Alors son sourire s’évanouit, et ayant serré de toutes ses forces ses bras autour du cou de Kent, elle laissa tomber sa tête sur la poitrine de son ami, comme écrasée sous le poids du bonheur.
Kent regarda Mac Trigger.
A ses côtés se tenait une femme aux cheveux noirs, aux yeux sombres, qui, une main appuyée sur le bras de Mac Trigger, souriait avec quelque mélancolie. Kent comprit qu’elle était l’épouse de Trigger.
Elle s’approcha.
— Mieux vaut que je l’emmène maintenant, M’sieu, dit-elle. Malcolm vous racontera tout. Un peu plus tard vous pourrez la revoir.
Elle avait la voix lente et douce. En l’entendant, Marette leva la tête, et ses deux mains pressèrent les joues de Kent à qui elle murmura :
— Embrasse-moi, Jim… mon Jim… Embrasse-moi !
Lorsque Kent et Mac Trigger se trouvèrent seuls, ils se serrèrent vigoureusement la main. Ils avaient bravé la mort l’un pour l’autre ; ils n’y firent aucune allusion. Mais, par la vibrante pression de leurs doigts et leurs regards plongeant l’un dans l’autre, ils exprimèrent ce qu’aucune parole n’aurait su mieux rendre : l’inaltérable force de leurs sentiments fraternels.
La première question que voulut poser Kent concernait la santé de Marette. Mac Trigger devina tout de suite les craintes de son ami. Il sourit légèrement d’un sourire heureux, tandis qu’il regardait la porte par laquelle étaient sorties Marette et sa femme.
— Dieu merci, vous êtes arrivé à temps, dit-il. Elle croyait que vous vous étiez noyé, et elle en serait morte, j’en suis sûr. Nous avons dû la surveiller la nuit, elle sortait pour errer dans la vallée. Elle disait qu’elle vous cherchait. Et tenez, précisément, ce soir quand vous m’avez entendu l’appeler, elle venait de partir.
En entendant ces mots, Kent fut profondément ému. Il pensa : « Je comprends maintenant : c’est sa pensée qui m’attirait ici ».
— Ma femme et moi, reprit Mac Trigger, avons traversé de bien cruels moments, car nous la voyions dépérir. Mais enfin vous voilà. Vous aussi, vous avez dû la croire morte jusqu’au moment où O’Connor vous a appris ce qui est arrivé.
— O’Connor ! s’exclama Kent.
— Vous n’avez pas rencontré O’Connor au Fort-Simpson ? dit Mac Trigger, vivement étonné. Mais alors vous croyiez toujours que Marette était morte !… Qui vous a poussé à venir ici ?
— Moi-même, pour trouver une consolation suprême dans cette vallée qu’elle aimait tant, pour vivre encore avec sa pensée.
L’exaltation avec laquelle Kent prononça ces paroles empêcha Mac Trigger de rester incrédule et lui fit éprouver une exaltation semblable.
— Voilà pourquoi vous étiez si émus tous deux, mes braves cœurs, dit-il en écartant les bras comme s’il voyait encore Kent et Manette se précipitant l’un vers l’autre.
— Comment a-t-elle échappé à la mort ? demanda Kent.
— Une branche d’arbre l’a portée au delà de la Chute. Elle vous a cherché tout le lendemain, et le surlendemain encore, avec l’aide d’O’Connor.
— O’Connor ! Mais il était déjà parti pour Fort-Simpson depuis plusieurs jours ! Comment se trouvait-il là ?
— En effet, tout cela doit vous paraître étrange. Mais asseyons-nous. Procédons avec ordre, Kent, dit Mac Trigger en indiquant un siège à son ami et en s’asseyant lui-même. Laissez-moi d’abord vous interroger pour que je sache ce que vous ignorez. J’achèverai de vous mettre au courant.
— Je ne sais rien. Je me suis tenu caché pour éviter la police. J’avais vécu dans la forêt, et c’est grâce aux indications que m’avait données jadis Marette que j’ai pu trouver mon chemin jusqu’ici.
— Vous avez donc vécu plus d’un an dans l’inquiétude, mon pauvre ami. Mais on ne vous poursuivait plus, Kent. Le lendemain même de votre fuite, tout le Landing connaissait quel était le meurtrier de Kedsty.
— Oh ! j’aurais dû m’en douter, s’écria Kent. Oui, O’Connor m’avait bien dit qu’il se déroberait à l’ordre que lui avait donné Kedsty. Il se méfiait de notre chef… O’Connor !… O’Connor l’a tué !… Mais, c’est impossible, il ne l’aurait pas frappé par derrière. Il ne se serait pas rendu coupable d’une lâcheté.
Mac Trigger sursauta à ce mot.
— Vous ne savez donc rien ? dit-il, d’une voix sourde. J’aurais préféré de ne pas être obligé de tout vous dire moi-même… Et cependant, oui, il vaut mieux que ce soit moi. Ce n’est pas à Marette à vous apprendre tout cela, ni à elle ni à personne : c’est à moi.
Il se leva, prit sur la cheminée une photographie et la montra à Kent en se rasseyant lourdement.
— Mon frère, dit-il. Je l’aimais. Nous étions des inséparables depuis quarante ans. Marette appartenait autant à lui qu’à moi. Cette photographie date de l’époque où nous étions redevenus presque heureux. Le visage d’un honnête homme, n’est-ce pas, Kent, une belle physionomie ouverte, la droiture même, un cœur d’or, rien d’un lâche. Ah ! certes non…
Il alla replacer le portrait sur la cheminée et vint s’asseoir à côté de Kent.
— C’est lui… qui a tué John Barkley, dit-il d’une voix bourrue, et c’est lui aussi qui a tué Kedsty.
Il n’aperçut pas le geste d’étonnement et de réprobation qui échappa à Kent, car il s’était retourné vers la cheminée pour jeter un nouveau regard à la photographie. Il toussota, et, sans plus hésiter, il reprit :
— C’est une triste histoire, Kent, avec des dessous horribles. Si ce n’était pas à cause de Marette, je n’entrerais dans aucun détail, car je n’aime pas à me remémorer tout cela. Je n’étais pas encore marié ; mais mon frère, qui avait dix ans de plus que moi, venait, lui, de prendre femme. Il adorait son épouse. Quant à Marie, elle aimait Donald, comme Marette vous aime. Nous venions d’arriver dans la région montagneuse de Bonanza, à cette époque très peu fréquentée. Un matin nous laissâmes Marie dans notre cabane. Je dois vous dire que je vivais avec eux. Nous la laissâmes parce que nous devions aller chasser assez loin et qu’il faisait un temps affreux. Ce que nous vîmes à notre retour fut épouvantable. Des hommes blancs, — je ne dis pas des Indiens, Kent, des hommes blancs, des soi-disant civilisés, — trouvant Marie seule, en firent leur jouet… Oh ! les ignobles créatures… Marie, qui deux jours après fut emportée par la fièvre, délirait de honte. Elle nous apprit ce qui était arrivé. Nous nous lançâmes à la poursuite des trois brutes qui nous échappèrent grâce à une tempête de neige. Il nous fut, en effet, impossible de suivre leurs traces.
Deux ans plus tard, Donald parvint à trouver un des trois coquins, à Dawson, par un pur hasard. On peut dire que l’imbécile se dénonça lui-même en racontant son exploit sous forme déguisée, à un groupe de chenapans avec lesquels il buvait du whisky. Donald l’entendit. C’était à l’auberge du vieux Smith. Il suivit le misérable, et, avant de le tuer, il lui fit avouer le nom des deux autres. Vous avez deviné quels étaient les deux autres, Kent, n’est-ce pas ! C’étaient John Barkley et Kedsty.
Après un soupir rageur, Mac Trigger poursuivit son récit d’une façon plus calme.
— Nous nous mîmes à les chercher ; mais John Barkley, qui faisait le commerce de bois, avait quitté la région, et Kedsty, qui avait sans doute d’autres méfaits sur la conscience, disparut aussi.
« Vous savez, reprit Mac Trigger, qu’il s’était enrôlé dans la police de New-York. Nous l’ignorions alors. Il nous arriva de New-York quand on le nomma, il y a deux ans, inspecteur du Landing. Dans ces conditions, nos recherches devaient demeurer vaines. Donald, rongé par son chagrin, vieillissait plus vite que moi. Je me rendis compte qu’il était possédé par une étrange folie, car, sans nous en avertir, il disparaissait de longs mois, toujours à la poursuite des deux misérables. Mais, ici, il faut que je vous parle de Marette pour que vous sachiez bien comment elle se trouve mêlée à cette triste affaire.
« C’est au milieu de l’hiver, durant un de nos voyages, que nous la trouvâmes au moment où elle venait de perdre son père et sa mère. Vous avez entendu parler de l’épidémie de variole qui fit tant de ravages dans le Nahani du Sud : Pierre Radisson et sa femme Andrée en furent victimes. Donald et moi prîmes leur fille Marette.
Nous l’avons tout de suite adorée, cette enfant. Donald la chérissait comme sa propre fille. J’espérais que cet amour calmerait sa soif de vengeance. En nous avançant dans l’Est, nous découvrîmes la merveilleuse Vallée du Silence. Nous y construisîmes notre maison. L’oubli paraissait venir. Je me mariai à une femme qui se prit d’affection pour Marette. Elle me donna deux beaux enfants. Nous étions très heureux, Kent, trop heureux. Mes enfants moururent et nous reportâmes tout notre attachement sur Marette. Ma femme, qui est la fille d’un missionnaire, était très capable de faire l’éducation de Marette. Vous verrez que c’est plein de livres et de cahiers de musique ici. Ah ! nos belles soirées…
Trigger hocha la tête en soupirant et reprit :
— Cependant Donald n’était pas guéri. Le désir de la vengeance le travaillait toujours. Une manie s’y mêla : « La folie des grandeurs », comme disent les médecins. Il voulut envoyer Marette dans le premier pensionnat de Montréal. Mon frère, si modeste jadis, rêvait pour Marette une vie somptueuse. Marette, partie, se désolait dans son nouveau milieu. Je le devinais bien au ton de ses lettres. Quatre ans passèrent. Elle était excédée de la vie qu’elle passait là-bas. Je décidai mon frère à aller la reprendre. Nous nous rendîmes donc tous deux à Montréal ; et là Donald apprit que John Barkley et Kedsty étaient à Athabasca Landing. Ce ne fut pas de la colère qu’il éprouva, mais de la frénésie.
Mon frère n’était donc plus maître de lui. J’essayai de lui expliquer qu’il valait mieux laisser agir la justice. Nous avions en main des preuves irréfutables, l’attestation de nombreuses personnes. La richesse et l’influence des deux misérables ne pouvaient les mettre à l’abri du châtiment légal. Mais mon frère n’avait qu’une idée dans sa pauvre cervelle de malade : tuer, tuer, tuer. Il nous échappa. Je n’avais qu’un devoir : me mettre en route aussitôt, rattraper l’avance que Donald avait prise et faire arrêter les deux coquins. Je partis donc. Marette voulut à toute force m’accompagner.
Vous savez maintenant que j’arrivai trop tard, puisque mon frère s’était vengé de John Barkley. Mon arrivée inopinée, une certaine ressemblance avec Donald qu’on avait vu rôder autour de la maison de Barkley, des renseignements que je pris maladroitement, tout cela fit qu’on me suspecta et qu’on m’arrêta.
Je me gardai bien de me disculper sur le moment, car, me trouvant sous les verrous, entre les mains de Kedsty, qui sait si l’inspecteur n’aurait pas imaginé un moyen expéditif de me faire taire pour toujours… Je me réservais de tout apprendre à mon avocat. Mais Marette m’avait devancé, comme je vais vous l’apprendre.
Kedsty savait pertinemment qui était le meurtrier de Barkley. Il ne pouvait donc croire à votre généreux mensonge qui me rendait la liberté.
Trigger prit une main de Kent et la serra avec force.
— Oui, mon cher Kent, vous n’avez pas craint de faire de faux aveux pour me payer d’un misérable petit service que je vous avais rendu autrefois. Dès que je fus relâché, je me mis à la recherche de mon frère et Marette imposa sa présence à Kedsty. Elle s’installa chez lui pour guetter, lui dit-elle, l’arrivée de Donald. Quand on a su toute l’affaire au Landing, cela a paru invraisemblable. Vous-même vous n’y croiriez pas, si elle ne vous avait pas conduit dans sa chambre, sous le toit de l’inspecteur. Comment cette petite volontaire sut-elle maîtriser l’homme qu’était Kedsty ? C’est ce qu’elle vous apprendra elle-même en détail.
— Cela me semble en effet incroyable, dit Kent. En demeurant chez Kedsty, elle empirait la situation : car, à moins de ne jamais quitter Kedsty d’une minute, elle ne pouvait empêcher votre frère de le tuer.
— Sans doute, mais elle voulait être là, au moins pour aider Donald à fuir, si elle n’avait pu l’empêcher de se venger.
— Elle devenait alors sa complice aux yeux de la loi. Et comment n’a-t-elle pas pensé qu’en avertissant Kedsty, celui-ci se tiendrait sur ses gardes et pouvait prendre des précautions qui auraient été fatales à votre frère ?
— Il aurait fallu pour cela que Kedsty mît un tiers au courant, ce dont il n’avait nulle envie… N’empêche que l’acte de Marette était illogique et plein de risques. Une idée pareille ne viendrait qu’à une femme dans un premier élan irréfléchi ; elle ne réussirait qu’avec un homme se sentant aux abois, ce qui était le cas de Kedsty. Le fait est qu’il s’y est soumis dans son trouble. Marette alla vous voir à l’infirmerie, elle vous aima, et cela l’ancra davantage dans son idée. Comme prix de son silence, elle exigea de Kedsty votre liberté. Mais, à cette demande, il entra en fureur. Il pensa que s’il vous libérait vous chercheriez à démêler la vérité, ce qui aurait été sa perte. Lui aussi perdait la raison, il me semble, car il dit à Marette qu’il aimait mieux être pendu que vous libérer.
— Je m’en suis douté, dit Kent avec un rire amer. Et moi qui avais toujours considéré Kedsty auparavant comme le plus loyal des hommes !
— Il n’y avait pas de pire hypocrite… Je ne m’en ferai pas un mérite — c’est tout naturel — je m’inquiétais moi aussi de votre sort. Je voulais me concerter avec Marette pour obtenir votre mise en liberté. Je lui fis tenir un billet pour lui donner un rendez-vous. Mais Kedsty la surveillait encore étroitement à ce moment. Il la suivit et l’empêcha de s’embarquer. Vous savez qu’il a failli tuer Mooie d’un coup de canne plombée. Un coup de canne qui a fait de Mooie notre plus précieux auxiliaire.
En ne voyant pas venir Marette, je fus pris de la plus vive inquiétude, mais elle ne tarda pas à m’envoyer un billet : « Je vais obtenir que Kedsty fasse partir Kent avec la brigade Lassalle. Va l’attendre à Port-Pré. Vous reviendrez ensuite tous deux pour faire arrêter Kedsty. »
Lorsque vous vous êtes enfui avec elle et que vous vouliez vous réfugier d’abord dans le marécage au delà de la Chute, elle vous laissait dire, mais si le canot de la police ne vous avait pas rejoints, c’est à Port-Pré qu’elle vous eût conduit, puisque je vous y attendais.
— Je comprends maintenant, dit Kent, pourquoi elle ne voulait me révéler son secret qu’au moment où nous serions en sûreté. Elle craignait que je ne la laisserais pas s’accuser.
— Elle se méfiait à cause de votre générosité même… Elle n’a pu empêcher Donald d’accomplir sa vengeance, en pleine nuit, durant l’orage. Il s’est vengé d’une manière qu’il faut excuser. Kent, vous ne le jugez pas un lâche ?
— Oh ! non, Trigger. Mais comment a-t-on tout découvert ?
— Attendez… Marette, éveillée par le bruit de la porte que Donald refermait avec fracas en s’enfuyant, descendit de sa chambre. Elle vit… ce qu’elle n’avait pu éviter. Mon frère s’était introduit dans la maison avec tant de précautions qu’il avait trompé la surveillance de Mooie ; car Mooie avait promis de veiller sur vous deux cette nuit-là. Marette l’appela. Elle lui dit d’essayer de trouver mon frère. S’il le rencontrait, il devait l’avertir de se rendre aussitôt chez le shérif de Port-Pré. Mooie n’eut pas de peine, hélas, à trouver Donald. Il le découvrit, le matin même, expirant à la lisière d’un bois de peupliers. Donald râlait… un transport au cerveau sans doute… Ah, le malheureux !
Mac Trigger se tut quelques secondes, regardant encore la photographie sur la cheminée.
— Mooie dissimula le corps de Donald sous des branches, et, comme vous pensez bien, il alla tout de suite informer « Doigts-Sales ».
« Doigts-Sales » soupçonnait la vérité d’après ce que lui avait dit Marette qui avait cru cependant devoir lui taire notre secret de famille. Si elle n’avait pas eu ce scrupule, rien de tout cela ne serait arrivé. « Doigts-Sales » aurait tout de suite agi légalement, il aurait obtenu à temps l’arrestation de Kedsty, on vous aurait tout de suite délivré.
« Mais Marette vous aime passionnément. Elle voulait tout tenter avant de se décider à révéler une chose si pénible pour nous tous. Enfin, Kent, elle a agi, non comme une personne sensée, mais comme un cœur aveugle ; elle n’a écouté que son cœur. Vous ne pouvez lui en vouloir, n’est-ce pas ?
— Mais, Trigger, quelle idée ! A la place de Marette j’aurais agi comme elle, dit Kent avec véhémence.
— Je vous disais donc que « Doigts-Sales » soupçonnait la vérité à certaines paroles qu’il avait arrachées à Marette. Il n’hésita pas à agir ouvertement. Il se rendit à la caserne pour avertir la police que Mooie avait découvrit le corps de mon frère. Il était midi quand il y arriva. Le canot-automobile était déjà parti à votre poursuite. Sur le corps de Donald, on trouva des papiers qui vous disculpaient en révélant le vieux drame et sa dernière conséquence : mais ils servirent d’abord à disculper O’Connor.
— Comment donc ! s’écria Kent. Ils ont donc accusé O’Connor, lui aussi ?
— Oui, et ils pouvaient fort bien l’accuser parce que O’Connor était arrivé juste après la mort de Kedsty, alors qu’il aurait dû être en route pour Fort-Simpson, comme il en avait reçu l’ordre. Cela parut louche, d’autant plus qu’à son départ il avait tenu sur son chef des propos imprudents. Voilà un ami, Kent, un véritable ami. Il avait désobéi pour veiller sur vous, probablement pour vous faire évader.
« Il prit aussitôt une des meilleures pirogues de Crossen, et je vous assure qu’il dut refuser bien des concours. Cent bons bras se mirent à sa disposition pour aller à votre secours. On vous aimait là-bas, Kent. Même le vieux Pelly s’offrait.
— Pelly ! s’exclama Kent.
Oui, celui-là aussi ; même celui-là. Mais O’Connor ne prit que Mooie, Kinoo, Fonte et cinq autres gaillards, une rude équipe. Ils voulaient éviter un malheur. Ils ne pensaient pas qu’ils pourraient rejoindre le canot-automobile avant la Chute, mais ils supposaient que le canot vous rattraperait un peu au delà et que vous seriez homme à tenter le coup de feu plutôt que de vous rendre. Le canot remontait le fleuve lorsqu’ils le rencontrèrent. On leur apprit la catastrophe, mais O’Connor ne désespéra pas de votre sort, vous sachant hardi comme vous êtes. Il rencontra Marette à demi folle sur la berge. Ils vous cherchèrent longtemps. Puis O’Connor m’amena Marette à Port-Pré, plutôt le corps de Marette, car la pauvre enfant était sans âme.
Et voilà, Kent, tout ce que j’avais à vous apprendre ; elle vous dira le reste.
Le silence qui suivit les révélations de Mac Trigger fut interrompu par Anne. Elle venait proposer à Kent de se restaurer.
— Volontiers, dit Kent. Mais comment va Marette maintenant ?
Anne lui répondit évasivement, tandis que, d’une main active, elle disposait sur la table un copieux repas.
Kent témoigna d’un vif appétit, car il n’avait plus rien mangé depuis de longues heures. Mais il s’étonna de l’air d’insouciance avec lequel la femme de Trigger écarta les questions qu’il posa encore sur l’état de Marette. Elle avait cependant un bon regard sympathique et le sourire de satisfaction qui éclairait son visage n’exprimait rien d’égoïste.
— N’avez-vous plus faim, M’sieu ? demanda-t-elle à Kent qui venait d’écarter son assiette.
— Non, merci.
— Bien sûr ?
— C’est la vérité.
— Alors je puis vous dire maintenant comment va Marette. Elle est tout à fait remise ; elle vous attend avec la plus vive impatience. Je l’ai empêchée de revenir tout de suite ici. Voulez-vous que nous allions la voir ?
Mac Trigger demeura silencieusement assis dans la grande salle, tandis que sa femme s’éloignait, suivie de Kent.
Kent trouva Marette dans une pièce voisine. Elle n’était plus la même. Ses lèvres étaient rouges et brûlantes de l’ardeur qu’y avait amenée l’amour. C’était son heure de triomphe : de nouveau le flux de la vie circulait dans son corps, brillait dans ses yeux.
Anne Mac Trigger s’était aussitôt éclipsée pour rejoindre son mari. Elle le trouva debout devant la fenêtre qu’il venait d’ouvrir.
— Malcolm, lui dit-elle tendrement, ils sont heureux.
Mac Trigger passa son bras sur l’épaule d’Anne, l’attira contre lui, et le vieux couple écouta longtemps le murmure que faisait, tout près, les voix des deux amants.
Marette achevait de dire à Kent ce qui s’était passé depuis leur première rencontre et depuis leur séparation. Il la taquina sur sa garde-robe si précipitamment abandonnée à Athabasca-Landing, mais il aperçut une expression de tristesse dans le regard de Marette.
— J’avais amené avec moi toute ma défroque mondaine de Montréal pour me montrer toujours telle que mon père Donald voulait que je fusse, le pauvre cher homme.
— Vous paraissiez au moins tenir aux petits souliers que vous aviez emportés dans votre petit paquet. Je vous les rapporte, Marette.
— Vraiment ! s’écria-t-elle. Ah oui, à ceux-là, je tenais parce que… parce que je les avais le jour où j’ai entendu parler de vous pour la première fois. Je veux les remettre, ce soir, Kent. Donnez-les-moi et sortons. Je veux vous montrer ma vallée, Jim… votre vallée, la vôtre et la mienne, à la clarté des étoiles. Pas demain, Jim, mais dès ce soir, maintenant.
Quelques minutes après, ils marchaient sous le ciel criblé d’étoiles. Le vent soufflait doucement, frais de la fraîcheur des cimes, et odorant du parfum des prairies et des fleurs. La couronne de neige qui surmontait le pic géant produisait l’effet d’une lumière éloignée.
— Je l’ai surnommé « le Gardien », dit Kent à Marette en lui désignant la haute montagne.
— C’est bien vrai ; c’est notre gardien : C’est lui qui vous a guidé, n’est-ce pas, pour me trouver ici, et c’est lui qui m’a toujours entretenue dans l’espérance de vous revoir.
A une courbe de la route, elle fit asseoir Kent près d’elle sur une roche plate.
— Depuis mon enfance, j’ai aimé à venir m’asseoir ici, et j’ai joué à la même place, grandi en l’aimant, Jim ; et j’ai toujours cru, jour et nuit, qu’il regardait là-bas, vers l’Est, épiant quelque chose qui venait vers moi. Je comprends maintenant : c’était vous.
Et serrant entre ses doigts, comme autrefois à l’heure du danger, les pouces de Kent, elle ajouta d’une voix grave :
— C’était surtout « le Gardien » qui m’appelait et m’attirait vers la maison, lorsque j’étais là-bas, dans la grande ville. Oh ! je me sentais si seule sans lui, dans mes rêves, je le voyais, guettant, guettant sans cesse et parfois m’appelant. Jim, voyez-vous cette bosse sur son épaule gauche, comme une grande épaulette ?
— Oui, je l’aperçois, dit Kent.
— De l’autre côté, en ligne droite, en partant du point où nous sommes, à des centaines de milles d’ici, se trouvent la ville de Dawson, le Yukon, le Grand Pays de l’Or, des hommes et des femmes, et la civilisation. Père Malcolm et père Donald n’ont jamais trouvé qu’une piste de ce côté de la montagne. Je l’ai parcourue trois fois pour aller à Dawson. Mais « le Gardien » tourne le dos à ces choses. J’imagine parfois qu’il a bâti lui-même ces grands remparts. Quelques hommes ont pu les franchir. Il est jaloux, il veut que je sois seule ici, avec vous et avec mes parents.
Kent la tint un moment dans ses bras.
— Lorsque vous serez plus forte, dit-il avec émotion, nous irons ensemble par ce chemin caché, de l’autre côté du « Gardien », vers Dawson ; car là, sûrement, nous trouverons un pasteur ou un missionnaire.
— Le père de maman Anne est missionnaire, répondit Marette. Il vient avec sa femme passer quelques jours auprès de nous chaque année.
L’allusion que venait de faire Kent était bien claire, la réponse de Marette toute évasive. Il ne s’en étonna point, car il y vit une marque de charmante pudeur.
Et tout de suite Marette voulut reprendre le chemin de la maison. A mesure qu’ils en approchaient, elle pressait le pas. Soudain elle le laissa seul pour se mettre à courir. Il ne sut que penser, mais elle revint bientôt toute haletante et se jeta dans ses bras pour lui dire tout près de l’oreille :
— Je viens de leur demander, Jim. Il sera ici dans un mois. Ce sera le premier août, Jim, mon amour, le premier jour d’août.
FIN
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