The Project Gutenberg eBook of La morale de Nietzsche

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Title: La morale de Nietzsche

Nouvelle édition augmentée d'une préface

Author: Pierre Lasserre

Release date: December 20, 2024 [eBook #74945]

Language: French

Original publication: Paris: Garnier frères

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MORALE DE NIETZSCHE ***

Pierre LASSERRE

La
Morale de Nietzsche

NOUVELLE ÉDITION
AUGMENTÉE D’UNE PRÉFACE

PARIS
LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES
6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6

1923

DU MÊME AUTEUR

Chez GARNIER, Frères, éditeur

Le Romantisme français (Essai sur la révolution dans les sentiments et dans les idées du XIXe siècle).

La Doctrine officielle de l’Université (Critique du haut enseignement de l’État. — Défense et théorie des humanités classiques).

Portraits et Discussions.

Les Chapelles littéraires (Claudel, James, Péguy).

Les idées de Nietzsche sur la musique.

Henri de Sauvelades, roman.

EN PRÉPARATION :

Ernest Renan (2 volumes in-16 colombier).


Chez PLON-NOURRIT, éditeur

Le Crime de Biodos, roman.

Cinquante ans de pensée française.


Chez PAYOT et Cie, éditeur

L’Esprit de la musique française (de Rameau à l’invasion Wagnérienne). Ouvrage couronné par l’Académie française.

Frédéric Mistral, poète, moraliste, citoyen (Couronné par l’Académie française).


Chez Bernard GRASSET

Philosophie du goût musical.

Renan et nous. (Collection « Les cahiers verts ».)


Chez CRÈS, éditeur

La Promenade insolite, roman.


A la Nouvelle Librairie Nationale

M. Alfred Croiset, historien de la Démocratie athénienne.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Suède, la Norvège et le Danemark.

NOUVELLE PRÉFACE

Voici la réimpression d’un petit ouvrage paru en 1903, composé en 1897, et qui fut, peu s’en faut, mon début dans les lettres. Il était épuisé depuis longtemps et, si nous nous décidons, mon excellent éditeur et moi, à en donner une édition nouvelle, c’est tout simplement parce que les libraires n’avaient pas cessé de le demander. Le motif de son exhumation n’est nullement fourni par les circonstances présentes. On comprendra, cependant, que je ne veuille point remettre dans le commerce une œuvre de jeunesse qui touche à de graves et passionnants problèmes, qui agite beaucoup d’idées, sans quelques explications préalables.

Ce petit livre est avant tout un exposé de Nietzsche, mais c’est un exposé relevé de quelques accents de sympathie intellectuelle qui ont une apparence de recommandation. C’est, à la vérité, un exposé fort tendancieux. Il n’est pas inexact le moins du monde. Il ne fait pas dire autre chose à Nietzsche que ce que Nietzsche a dit réellement. Mais il laisse de côté toute une partie des idées nietzschéennes, celle qui m’intéressait le moins. Je n’ai pas donné le coup de pouce à mon auteur. J’ai seulement dégagé ce que je trouvais chez lui de bon. Une analyse plus complète ne contredira pas la mienne ; elle juxtaposera de nouveaux éléments à ceux que j’ai voulu mettre en lumière ; peut-être montrera-t-elle aussi que ce que j’ai pris dans la philosophie de Nietzsche en constitue bien le principal, qu’il en forme le centre d’inspiration et comme le cœur.

Voilà pourquoi, ce petit livre, bien qu’inspiré par un dessein particulier, garde à mon sens une valeur historique et critique.

Quel était ce dessein ? Et méritait-il assez d’être approuvé, pour que, dans la maturité de l’âge, je publie à nouveau ce qu’il m’inspira ?


La matière de cet ouvrage, écrit en 1898, avait été publiée en 1899 par l’Action française, qui venait de naître sous la forme d’une petite revue. Elle avait été divisée en plusieurs articles qui portaient ce titre commun : Nietzsche contre l’anarchisme. Un écrivain, qui n’est plus de ce monde, s’y intéressa et me conseilla vivement d’en faire un volume. Comme j’étais sans crédit dans la librairie, il se chargeait des démarches. Je lui en fus et lui en demeure reconnaissant. Mais il gâta, dans une certaine mesure et sans mauvaise intention, le service qu’il me rendait en me persuadant de rejeter le titre que j’avais choisi et qui, à ce qu’il m’affirmait, ne réussirait pas et en me proposant celui qui a été adopté. J’ai découvert depuis que le mot d’anarchisme, étalé sur la couverture, le chiffonnait. Il avait eu, dans son temps, quelques faiblesses (purement littéraires) pour l’anarchisme. Il s’en était délivré, pour revenir, momentanément au moins, à des idées d’ordre ; il n’aimait pas que le nom de son vieux péché fût étalé avec trop d’éclat. Ma formule lui apparaissait comme une espèce de vignette criarde où l’on voyait l’anarchisme rossé par le puissant jouteur qu’est Nietzsche. Cela ne lui plaisait qu’à demi. Je n’ai d’ailleurs saisi ces nuances que plus tard. Dans ma naïveté, je pris ce conseil pour argent comptant. Je me disais que, dans un livre, c’est le contenu qui importe et non le titre. Je ne me suis pas, depuis ce temps, rallié à l’opinion contraire, bien que, sous une absurdité apparente, celle-ci cache une espèce de sagesse. Du moins ai-je reconnu qu’un titre qui forme contresens, qui va jusqu’à dénaturer l’objet et le genre du livre qu’il annonce, est chose fâcheuse. C’est, je l’avoue, le cas du mien. Il ne m’est plus possible d’en mettre un autre. Mais je prierai instamment mes lecteurs de faire en pensée la rectification. Je n’ai jamais pris Nietzsche pour un maître de morale, bien que je le considère comme un moraliste de grande pénétration, un de ceux qui peuvent le mieux nous aider à connaître et comprendre ses compatriotes. Ce sont deux caractères fort différents. On peut être observateur aigu des mœurs et des âmes et manquer de bon sens, de sagesse et d’humanité dans la direction pratique des hommes. La « morale de Nietzsche » ne me dit rien qui vaille. Mais elle comprend tout au moins un article excellent : son étude de l’anarchisme. Je m’en tiens à Nietzsche contre l’anarchisme.


L’idée d’anarchisme est une de ces idées trop étendues, trop compréhensives, qui se prêtent à des interprétations diverses et dont on ne saurait faire usage sans les définir et les limiter. On verra dans quel sens il convient à Nietzsche de la prendre et l’on renoncera à le quereller, comme à quereller son interprète, sur le mot lui-même. La question est de savoir si les choses désignées par ce mot sont expliquées clairement et avec vérité, si elles sont rapprochées les unes des autres, et soumises à la même définition en vertu de rapports et de ressemblances réelles, si l’analyse qui en est proposée est exacte.

Ce qu’on peut dire, d’une manière générale de l’anarchisme, c’est qu’il est la confiance en la nature sans règle. Tenir la règle pour mauvaise comme règle, en quelque ordre des choses humaines que ce soit, voilà l’esprit anarchique. La doctrine affichée par les romantiques, d’après laquelle les règles traditionnelles des arts ne seraient que des conventions bonnes à étouffer le génie et à comprimer l’individualité, mérite absolument ce rude qualificatif. Il convient à toute philosophie politique ou sociale qui, pour juger de la légitimité des institutions publiques, adopte, je ne dirai pas comme un des points de vue où il faut se placer, mais comme point de vue suprême, le point de vue des droits individuels. Une telle philosophie présuppose une fausse notion de l’homme, car elle méconnaît cette vérité évidente : que dans ce qui fait la valeur intellectuelle et morale de l’individu, lui-même n’est que pour une part ; l’héritage national et religieux que le milieu et l’éducation lui ont transmis y est pour une part non moins essentielle. En faisant abstraction de cette dépendance profonde et vitale, on se flatte de grandir l’individu, de relever la dignité de l’individu, de le grandir, d’ouvrir à sa libre expansion un plus vaste espace ; mais toute pratique politique ou pédagogique inspirée de cette conception contre nature ne tend et n’aboutit en réalité qu’à l’appauvrir, à le rapetisser, à le désorienter, à le désemparer. Là est la source de toute anarchie. Proclamée au nom de l’individu, l’anarchie a sa dernière conséquence dans la ruine de l’individualité et l’abaissement du type humain. On n’est pas anarchiste parce qu’on s’attaque à une règle, à une autorité, à une discipline, à une tradition particulière. On l’est quand on s’y attaque dans un esprit de dédain, d’ironie ou d’amertume contre tout ce qui est règle, autorité et discipline en général.

Il s’est trouvé, à certaines époques peu éloignées de nous, d’éloquents sophistes pour prêter à l’anarchisme de réelles séductions. Ils n’y seraient point parvenus cependant s’ils n’avaient été servis par le manque de foi en elles-mêmes dont souffraient les autorités régnantes à ce moment-là. Un gouvernement qui gouverne sans que son droit de gouverner soit pour lui l’objet de la certitude la plus forte, des éducateurs qui éduquent sans avoir l’esprit vigoureusement fixé sur la meilleure orientation à imprimer aux sentiments de la jeunesse, sur les qualités constitutives du meilleur type d’homme à former, un professeur qui enseigne sans doctrine sur ce qu’il enseigne, un critique dont le goût est asservi à tout ce qu’il lit, tous ces dirigeants mal assurés de leur propre direction, ou incertains même s’il est nécessaire d’en avoir une quand on dirige, sont les premiers fauteurs de l’anarchie. Immédiatement après eux viennent les écrivains et les orateurs qui combattent l’anarchisme en plaidant pour l’autorité les circonstances atténuantes, en la représentant comme un pis-aller inglorieux, mais indispensable, pour lequel l’indulgence des têtes libres, des hommes à tempérament et des personnes d’esprit est humblement sollicitée, Ceux-là font à l’anarchisme la part très belle et, s’ils le répudient quant à eux, c’est d’une manière qui ne nous invite que trop à mettre cette abstention sur le compte d’une timidité dont ils ont le modeste sentiment. Je crois qu’on donne quelquefois à cette façon de défendre l’ordre, le nom de libéralisme. Mais c’est appliquer à une faiblesse un nom qui est trop beau pour ne pas mériter de désigner une force. Le véritable libéralisme, c’est la largeur, largeur des vues, largeur des sentiments, largeur de l’action. Et la largeur est le fait naturel de la grande intelligence. L’intelligence, loin d’être ennemie de la discipline, ne saurait avoir rien de plus cher, dans aucun genre, qu’une discipline réellement organisatrice et rayonnant d’assez haut pour envelopper sans violence l’action de toutes les forces spontanées qui relèvent d’elle.

L’esprit anarchique a tenu une grande place dans les mouvements d’idées français et européens du XIXe siècle. Mais on peut dire que, pendant cette période, il n’a le plus souvent été combattu que par les molles armes du prétendu libéralisme. Il est arrivé aussi qu’il le fût d’une manière plus énergique et témoignant d’une autre vigueur de pensée. Il y avait malheureusement de graves désavantages à solidariser, comme le faisaient les théoriciens auxquels je songe, la cause de l’autorité et de l’ordre en général avec des croyances, vraies peut-être, vénérables assurément, mais qui se voyaient abandonnées par un trop grand nombre d’hommes modernes pour qu’on pût les faire accepter comme fondement commun des disciplines diverses de la France. L’esprit moderne, tout empreint de positivisme et d’observation (et je prends ici le positivisme dans un sens où il n’exclut pas les croyances religieuses) se rend compte qu’il n’est pas nécessaire d’aller chercher jusqu’au sein de la religion et de la métaphysique, jusqu’au sein de Dieu, la raison d’être et la justification (pratique tout au moins) des règles les plus propres à organiser la nature et la société, à diriger l’activité intellectuelle. Un sain empirisme sur les données duquel tous les hommes de bon sens pourraient s’accorder, suffit pour nous les faire reconnaître.

C’est cette méthode qui a prévalu dans l’élite des intelligences françaises à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Le débordement de chimères idéologiques qui précéda, provoqua et accompagna la révolution de 1848, dégoûta des séductions de l’anarchisme tout ce qui pensait. Sainte-Beuve, Renan, Taine, enseignèrent le positivisme politique et renouèrent avec éclat la tradition française de la pensée claire et méthodique.

Mais ces grands esprits, dont l’influence domine toute la période littéraire qui s’étend de 1850 à 1890 environ et dont nous avons encore (du premier principalement) beaucoup à apprendre, étaient surtout des naturalistes et des historiens. Ils faisaient de la science comparée. Ils nous montraient des échantillons historiques d’où ressortaient, par démonstration expérimentale, les conditions qui font la prospérité ou la décadence de la civilisation, celles qui font la force ou la faiblesse des États, la cohésion ou la décomposition des sociétés, la floraison ou le dépérissement des lettres et des arts. Ce qui leur manquait, c’était l’esprit d’action, l’esprit d’initiative, je dirai presque l’esprit de vie, la foi suffisante en l’immortelle jeunesse de la patrie et de l’humanité.

Ce caractère est très sensible chez Flaubert. Il parle comme si tout était fini.

Ces hommes se ressentaient du romantisme de leur première jeunesse. Ils avaient donné leur cœur aux chimères. Elles ne le leur avaient pas rendu entièrement. Ils ne reconquirent que leur raison. La connaissance des réalités n’eut pas chez eux pour compagnes les énergies de la gaîté, de l’enthousiasme et de l’amour, sans lesquelles on ne remédie efficacement à aucun mal et en particulier au mal de l’anarchisme révolutionnaire qui, parfois, procède d’un amour égaré. C’est pourquoi on pourrait les appeler eux-mêmes, dans un sens particulier, et en ne donnant à ces mots que la portée d’une nuance, des « prophètes du passé ».

Beaucoup de jeunes gens d’aujourd’hui refusent leur confiance à cette grande génération de 1860, qui a donné en France la dernière en date de ses grandes écoles littéraires (car tout ce qui a paru depuis de plus important, dans l’ordre de la pensée, en relève). On supplie ces jeunes gens de distinguer. On convient que, dans cette génération de « physiologistes et d’anatomistes », comme l’appelait Sainte-Beuve, le feu de l’âme ne fut pas en proportion des lumières et de l’étendue de l’intelligence. Il y eut insuffisance, atonie, parfois même corruption du sentiment. Mais les grandes maladies sont toujours suivies d’une période de débilité ; l’élite française venait de passer par cette grande maladie du sentiment qui a pour nom le romantisme ; de là, une phase inévitable de débilité morale qui s’est prolongée jusqu’aux dernières années du XIXe siècle. Au contraire, le réveil de l’intelligence fut complet, magnifique, et son œuvre admirable. Ce que nous avons à faire, ce n’est pas de répudier cette œuvre, mais de l’étudier, d’en retenir les leçons, de la continuer, d’en reprendre le fil. La jeunesse d’aujourd’hui a sur l’ensemble de ses aînés une supériorité de santé morale qu’elle manifeste héroïquement. Mais ceux-là la trompent de la manière la plus irritante qui s’essaient à envelopper la raison elle-même dans le discrédit justement mérité par des vacillations de cœur, dont la raison ne fut nullement responsable. On avertit instamment cette jeunesse que les plus généreuses impulsions de « la vie » ne sauraient suppléer au défaut de pensée et de critique, et que le plus sûr moyen de faire aboutir au néant les plus généreuses inspirations de son cœur, c’est d’entretenir et de couver en elle, fût-ce sous le beau prétexte doctrinal d’anti-intellectualisme, la méfiance et la peur de l’intelligence.

Ai-je fait une digression ? Un circuit tout au plus. La critique positiviste des tendances anarchistes manquait de mouvement ; elle faisait de la théorie plutôt que de l’offensive ; elle n’avait pas cette gaieté, cette allégresse de l’esprit qu’il faut, en France surtout, opposer à un ennemi qu’on veut vaincre. La critique libérale donnait à l’anarchisme le beau rôle, elle lui laissait le prestige qui s’attache à l’audace et aux mouvements d’une vie débordante. Une critique nouvelle, et enfin bien inspirée, a trouvé sa voie hors de ces deux erreurs. Elle arbore le drapeau de l’ordre, parce que, pour elle, il ne porte pas des couleurs tristes, mais de vives et heureuses couleurs. Les règles, les disciplines, les institutions ne lui apparaissent pas comme des limites et des restrictions imposées du dehors à l’action et à l’essor des forces spontanées. Cette antinomie de nature admise entre les uns et les autres, ne lui semble pas vraie. Elle estime que l’ordre est inhérent à tout ce qui mérite le nom de force, que toute force digne de ce nom est déjà pénétrée et imprégnée d’ordre et que là où il n’y a pas présence et présence intime d’un ordre, il ne saurait y avoir que faiblesse et impuissance. Elle refuse d’opposer l’individu à la société, soit pour soumettre l’état social à la souveraineté du droit individuel, soit pour opprimer l’individu sous les exigences de l’état social. Il ne saurait être question des droits pour l’individu que s’il possède un minimum de valeur intellectuelle et morale ; la société, avec ses institutions et ses traditions, est considérée, au point de vue que je définis ici, comme la source même où l’individu puise les éléments indispensables de sa valeur. C’est par une application du même principe, que l’on ne consent pas à regarder dans les travaux de l’esprit, l’inspiration et la règle comme deux forces de sens contraires qui, de leur propre mouvement, ne tendraient qu’à se diminuer l’une l’autre. Il n’y a qu’une inspiration pleine et vigoureuse qui puisse s’égaler aux exigences de la règle et elle y parvient, non en comprimant son souffle, mais en se donnant un souffle de plus. La règle exprime et pose des conditions d’ampleur, de puissance, d’harmonie. Elle ne gêne que l’artiste ou l’écrivain faible, incapable de remplir la carrière qu’elle lui trace. En définitive, la critique dont je parle a arraché à l’anarchie les prestiges de beauté et de vitalité dont elle se parait faussement et qu’une certaine badauderie intellectuelle lui accordait, pour faire passer ces titres du côté de l’ordre. Elle montre dans l’anarchie le fond de misère, de pauvreté ou, comme disent, les théologiens, de déficience essentielle.

Voilà le point sur lequel elle a rencontré le concours de Nietzsche. Psychologie, et pathologie minutieusement fouillée des tendances anarchistes, voilà ce qu’il nous propose, voilà le point où nous paraît utile à entendre.


Prenne qui voudra connaissance de sa pensée ! Et que chacun la discute, selon ses propres opinions ! Mais il existe, à l’égard de Nietzsche, chez beaucoup de personnes, un état d’esprit violent et aveugle qui ne va pas à moins qu’à réprouver et condamner, sur le seul aspect de son nom, toute idée prise chez lui, comme s’il y avait eu chez cet homme un fond de perversité tel que tout ce qu’il a conçu et écrit dût en être infecté. Je crois discerner de cet état d’esprit deux raisons : l’une tient aux attaques de Nietzsche contre le christianisme, l’autre (qui n’a, il est vrai, fait sentir ses effets que depuis la guerre) tient à sa qualité d’Allemand. Je m’expliquerai sur l’une et sur l’autre.

Il est très vrai que Nietzsche a manifesté, à l’égard du christianisme, l’animadversion la plus vive et qu’il l’a attaqué avec violence. L’expression de cette passion est parsemée dans plusieurs de ses écrits. Elle est concentrée dans un petit livre intitulé : l’Antéchrist, consacré à la personne du fondateur du christianisme. L’auteur y représente Jésus comme un malade et sa thèse a beaucoup d’analogie avec celle que soutenait Jules Soury dans un livre paru vers 1875, et qui n’éclipsa pas, malgré le grand talent de l’écrivain, la Vie de Jésus, de Renan. Il ne peut y avoir pour les chrétiens de plus scandaleuse injure ; on conçoit leur zèle à la flétrir. Cependant, celui qui s’en est rendu coupable peut avoir traité avec une sagesse acceptable pour eux d’autres questions. Tout le monde l’admet pour Voltaire ; certains l’admettent pour Jules Soury. Pourquoi ne l’admettrait-on pas pour Nietzsche ? Il a écrit des centaines de pages de critique littéraire, par exemple, qui sont d’ailleurs merveilleuses et, qu’à quelques nuances près, des esprits animés de tendances religieuses fort opposées aux siennes pourraient signer.

Ce qui achève de légitimer et de conseiller cette séparation, dont le principe est indiscutable en soi, c’est que la haine du christianisme tient certainement chez Nietzsche à un côté maladif de l’esprit.

En thèse générale, je ne crois pas que cette passion de haine contre le christianisme soit la marque d’un esprit tout à fait maître de lui-même. Il me semble qu’elle implique une grosse part de méprise sur la nature de l’objet haï et qu’elle le voit, non tel qu’il est en lui-même, mais tel qu’il apparaît à travers un verre déformant. (Je parle d’un sentiment dirigé, non contre telle ou telle confession chrétienne, mais contre le fond commun du christianisme.)

Tout d’abord, si, pour le chrétien, le christianisme est la religion vraie, exclusivement vraie, le philosophe, qui ne lui attribue pas ce titre, est au moins obligé d’y reconnaître une forme particulière de ce fait humain universel qui s’appelle la religion. Et, comme nos modernes antichrétiens, qui ne sont ni bouddhistes, ni mahométans, ne s’en prennent pas au christianisme au nom d’une autre religion, c’est, qu’ils y songent ou non, contre la religion en général que se déclare leur inimitié. Voilà ce que je ne trouve pas très philosophique. Qu’un esprit dans son privé et pour la direction personnelle de ses sentiments et de sa vie, n’éprouve le besoin d’aucune religion, c’est une autre affaire, et je ne m’en occupe pas ici. Mais de là à s’irriter contre l’existence de la religion dans l’humanité, il y a un abîme qu’un homme en parfaite possession de son bon sens ne franchit pas. On ne montre pas le poing au Mont-Blanc. J’ai connu dans la personne de mon maître, Victor Brochard, un parfait païen. Il tenait la morale des sages anciens pour supérieure à la morale chrétienne. Il y puisait les inspirations de son honnêteté, de sa fermeté et de son courage, vertus qui furent grandes chez lui. Mais jamais il ne montrait contre le christianisme d’intentions destructives, ni même d’animosité. Il se fût fait l’effet d’un déclamateur.

Si Brochard eût vécu au temps de Celse ou de Lucien, son sentiment et son attitude eussent sans doute été autres. Il se fût posé en adversaire de la religion nouvelle. Il eût essayé d’en empêcher l’établissement. Mais alors le sort du christianisme n’était pas décidé, il se jouait. De la part d’un homme qui en considérait les principes comme moins favorables à l’humanité que ceux de la vieille religion gréco-romaine, il était raisonnable de se livrer contre elle à la polémique. La question se présente aujourd’hui d’une toute autre manière. Il y a dix-neuf siècles ou, si l’on veut, seize siècles (en comptant à partir du moment où le pouvoir impérial l’adopta) que le christianisme règne dans le monde occidental. Cette longue durée constitue une expérience dont il serait bien difficile de soutenir que les résultats soient à son désavantage. L’évocation de ce qui se serait passé si… ne constitue pas un argument sérieux. On peut user de ces raisonnements hypothétiques à l’égard d’un fait local, dont les conséquences se limitent à un petit canton du monde. Mais l’application qu’on en voudrait faire à un mouvement historique d’une telle étendue et qui a eu un tel succès ne serait qu’un amusement de l’esprit. Le christianisme n’est responsable ni de la dissolution de l’empire romain ni de la période de barbarie européenne qui a suivi cet événement. Il a, bien au contraire, pendant cette triste période, pris, autant qu’il était possible, la suite de l’Empire romain comme mainteneur de la civilisation. Peut-on dire qu’à partir de la Renaissance, lorsqu’il n’a plus eu lieu d’exercer dans l’ordre profane ce rôle de tutelle universelle, il ait gêné l’humanité dans son développement, diminué par son influence l’essor des lettres, des arts, des sciences, des institutions publiques ? Il faudrait, pour pouvoir le soutenir, admettre que l’œuvre de l’humanité moderne, dans tous ces domaines, demeure au-dessous de celle que nous ont laissée les anciens. C’est le contraire qui est manifestement le vrai. Nous n’avons sur les anciens aucune supériorité de nature ; mais nous avons cette supériorité de fait qu’ils sont les anciens et que nous sommes les modernes. L’exemple même de leurs créations et la magnificence des inépuisables leçons qu’elles contiennent, comme aussi les leçons de leurs erreurs, nous ont permis de faire plus qu’eux. La politique des Romains est un chef-d’œuvre qui ne sera pas dépassé, mais qui a été plusieurs fois égalé. Et si les divines qualités de simplicité et de naturel de l’art grec n’ont jamais été atteintes, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles ont été plusieurs fois approchées de bien près en Italie, en France et en Espagne. En revanche, combien le domaine d’expression embrassé par nos arts est plus étendu, plus varié, plus nuancé. Nous avons plus vécu, plus senti, plus connu que les Grecs. Pour la philosophie et les sciences, la comparaison n’est pas possible ; c’est le propre domaine du progrès.

On pourra alléguer que la gloire de ces splendides travaux ne revient pas au christianisme, puisqu’ils sont la continuation, et à plusieurs égards, l’imitation de travaux commencés et déjà poussés à un point merveilleux avant sa venue. Il suffit qu’il les ait accompagnés, que son règne ait été contemporain de leur accomplissement pour que la thèse qui consiste à le rendre coupable de je ne sais quel préjudice porté à la nature humaine se révèle inconsistante.

Voici, je crois, comment cette illusion se forme dans un esprit. Les idées chrétiennes, comme toutes les idées religieuses ou morales imaginables d’ailleurs, prêtent à des interprétations, à des applications qui portent des marques de difformité, de laideur, de disgrâce, de désordre, et contre lesquelles le bon sens, la saine nature protestent. Mais il n’est pas besoin de posséder la théologie et le dogme pour savoir que ces manières de comprendre et de mettre en pratique le christianisme ne peuvent compter que comme des déviations, des abus, des excentricités. Si elles avaient répondu aux exigences réelles de la doctrine, si elles avaient été dans le sens du grand courant, jamais le christianisme ne fût parvenu à s’entendre avec l’Empire, non plus qu’avec aucun gouvernement civil, jamais il n’eût pu coexister avec la civilisation ; il y a longtemps qu’il eût péri comme tant d’autres sectes éphémères qui portaient à leur base quelque injure au sens commun. Il a pu advenir que des aberrations, qui se paraient du nom du christianisme, s’établissent et prévalussent un instant dans certains milieux chrétiens ; mais jamais, nulle part, les autorités religieuses n’ont failli à les désavouer, à les condamner. Un non-chrétien pourra, étendant la portée de cette observation et l’appliquant aux origines mêmes du christianisme, soutenir que les doctrines de l’Évangile et de saint Paul ont dû relâcher beaucoup de leur rigueur, consentir à bien des diminutions et des compromis pour se rendre acceptables à la société romaine et au pouvoir impérial. Cette thèse même (que je repousse d’ailleurs) prouverait que l’hostilité contre le christianisme manque de base. En se rendant acceptable, la religion de l’Évangile s’est rendue viable, et ce compromis, ce medius terminus, c’est le christianisme, tel qu’il a été, tel qu’il a duré, tel qu’il a vécu et agi dans les sociétés humaines. Or, quand on parle ou écrit pour ou contre le christianisme, la chose n’est intéressante et sérieuse que s’il s’agit de ce christianisme là, du christianisme tel qu’il a été dans l’histoire et non tel que le construit et le déduit, d’après des documents littéraires lointains, à tous égards, l’esprit raffiné, l’imagination morale subtile d’un homme de lettres.

La même distinction s’impose à l’égard d’autres malentendus. Les personnes qui pratiquent le christianisme avec dévotion ne sont pas plus exemptes que les autres des petitesses et des disgrâces morales de la nature. La mesquinerie d’esprit, le manque de générosité dans les sentiments, la niaiserie et la parcimonie peuvent être leur fait. Qu’un homme très sensible à ces inélégances ait passé sa jeunesse, l’âge des impressions vives, dans un milieu dévot qui en était marqué, et qu’il se soit ensuite affranchi de la foi religieuse, il tombera facilement dans l’erreur d’imputer à la dévotion ce qui était le fait des dévots eux-mêmes et ce qui eût très probablement, sans leur dévotion, atteint un degré plus désolant encore. Si pourtant la violence de ce premier dégoût ne lui a pas ôté la faculté d’observer, il s’apercevra que les mêmes misères sévissent, avec de légères différences de nuances, mais qui ne leur donnent rien de plus sympathique, dans les milieux où règnent les idées d’émancipation religieuse ; il lui arrivera de rencontrer la plus sincère piété chrétienne associée à une nature d’homme parfaitement vivante, ouverte, abondante et libérale. Il dira peut-être qu’elle doit ces qualités à ce qui subsiste en elle de la sagesse et de la civilisation antique. Mais, par cette interprétation même, il admettra que le christianisme fait très bon ménage avec la sagesse et la civilisation des païens.

Pas plus qu’il n’est responsable de la tristesse de certaines personnes chrétiennes, pas plus le christianisme ne l’est de la tristesse de certaines époques chrétiennes. En de telles époques, il paraît lui-même revêtu des sombres aspects du milieu humain où il évolue, mais ce n’est pas lui qui les y apporte. Le XIXe siècle aura été, au regard des artistes, un siècle trouble et désolé. Le bouleversement des anciennes classes sociales, l’augmentation énorme des populations, le développement des grandes villes, la formation d’immenses agglomérations ouvrières, la multiplication des moyens du bien-être matériel allant de pair avec la dureté croissante de la vie, toutes ces causes conjointes ont forcé les sociétés modernes à s’absorber dans des soins utilitaires, des « soins de ménage », comme disait Renan, et y ont beaucoup affaibli la préoccupation des lettres et des beaux-arts. Les institutions, et plus encore l’esprit démocratique, ont ruiné et rendu impossible le régime de protection dont jouissaient autrefois les hommes qu’une vocation réelle destinait à l’étude spéculative ou à la création du beau, régime dont les bienfaits leur étaient absolument nécessaires, s’il est vrai qu’il faille renoncer à la recherche de la perfection, seule raison d’être des travaux de l’esprit, quand on est obligé de demander à ces travaux un gain d’argent, les applaudissements de la multitude ou la faveur de l’État.

De telles conditions n’ont pas suffi pour tuer les arts. Du moins ne pouvaient-elles produire qu’un art tourmenté et plein de tares ne remplissant pas la vraie et bienfaisante fonction de l’art, qui est de mettre de la beauté et de la douceur dans la vie.

Les grands écrivains qui, en France et ailleurs, se sont faits les interprètes de la plainte générale dont je résume ici le sujet, un Stendhal, un Renan, un Flaubert, un Baudelaire, un Ruskin, un Nietzsche (sans oublier Richard Wagner, malgré ce qu’il a de confus dans les idées), un Musset à ses heures, ont, je crois, exagéré la laideur du monde moderne, qui, pris dans sa masse, n’était pas plus laid que ses aînés, s’il l’était d’une manière différente. Mais ce qu’ils ont bien vu, c’est l’absence, au centre ou au-dessus de ce monde, lourd et dispersé en tous sens, d’un foyer lumineux, d’un asile de l’esprit et du goût, d’un lieu où la contemplation et le génie puissent accomplir en sécurité leur œuvre pour le bien de tous et le rayonnement de toutes choses. Les âmes délicates qui ne sauraient vivre que de pensée et de fantaisie, se sont senties comme des exilées dans cet âge de plomb. De là, une tristesse maladive qui s’est si souvent ajoutée chez elles à la tristesse raisonnée, mais supportable, que la condition humaine considérée en elle-même peut, en tous temps, inspirer à la réflexion. De là, la nuance sombre, languissante, désolée, qu’a pris chez elles le sentiment religieux chrétien, qui n’est normalement appelé qu’à consoler l’homme des insuffisances générales de la vie terrestre, mais qui se mêlait ici au sentiment aigu et plus immédiat des maux particuliers à un siècle et à une certaine phase de l’état social.

La maladie moderne a communiqué sa couleur au christianisme moderne. Le besoin chrétien est apparu lié à une oppression intérieure, à une déficience de la santé morale naturelle. Il est apparu solidaire des états romantiques de la sensibilité. Mais, pour tirer de ces apparences un jugement général sur la nature du christianisme et en conclure qu’il porte en soi quelque chose de morbide, il a fallu généraliser de la manière la plus illégitime des caractères tout accidentels ; il a fallu oublier qu’il avait été la religion puissante et non discutée d’époques dont les hommes supérieurs, et, comme on dit, « représentatifs », se distinguèrent par tous les signes d’une santé vigoureuse et d’un esprit fleurissant.

Imaginons toutes ces causes de confusion agissant sur un esprit particulièrement disposé et placé pour y céder. Imaginons une jeune nature d’élite, douée à la fois d’une magnifique intelligence et d’une sensibilité morale extraordinaire, anormale ; elle a reçu avec une culture très étendue, une éducation religieuse intensive, ou dont l’action du moins a été rendue perturbatrice par le manque de mesure de la sensibilité qui l’a reçue. Nous n’avons pas affaire à un être tout à fait sain ; il y a du déséquilibre, des éléments ruineux dans cette personnalité ; elle porte le poids d’une de ces hérédités un peu onéreuses qui apparaissent souvent liées (nous ne dirons pas du tout : nécessairement) à l’extrême finesse des organes intellectuels, au génie de l’imagination. Les souffrances qui naissent de là sont accrues par les milieux où elle vit et qui sont le plus faits pour offenser et insulter sa délicatesse maladive. Quelle va être, lorsqu’elle se sera émancipée des soumissions de la première jeunesse, sa disposition à l’égard des idées chrétiennes, des sentiments chrétiens, de ces idées et de ces sentiments qu’elle a pris dans un sens d’idéalisme outré dont le raffinement équivaut à un véritable fanatisme ! Sûrement sa disposition ne sera pas le calme et la sérénité. Ou bien, elle persistera dans sa direction religieuse et s’y jettera à corps et âme perdus, ou bien elle s’en écartera, mais avec violence et en se révoltant contre les objets religieux de son premier idéalisme, elle les rendra responsables des inquiétudes et des exagérations qui la tourmentent ; elle les accusera de lui en avoir inoculé le germe empoisonné. Elle imaginera le « virus chrétien ». Et, dans ses théories, elle abusera des facilités spécieuses qu’offrent l’histoire et la psychologie et que nous avons essayé d’indiquer, à qui prétend définir le christianisme par les excès moraux qui se sont produits sous son nom, par les misères morales qui ont projeté sur lui leurs reflets. Mais cette interprétation anti-chrétienne devra se comprendre au fond comme un fanatisme chrétien retourné. Voilà, me semble-t-il, l’histoire de Nietzsche. Je dois répéter que, dans le tissu de sa pensée et de ses doctrines, si l’anti-christianisme fait une tache éclatante, il n’occupe cependant qu’une place limitée.

Un autre point de ces théories, qui ne me paraît pas impliquer comme celui-ci une erreur de fond, mais qui reçoit de la brutalité tendancieuse et je dirai presque de la fureur du vocabulaire, une apparence de violence injurieuse et repoussante, c’est sa fameuse distinction entre « la morale des maîtres » et « la morale des esclaves ». Une étude attentive de la pensée de Nietzsche, dégagée de ses formes truculentes et de ses bravades, montre qu’il s’agit ici moins de la distinction de deux catégories sociales d’hommes que de deux catégories de tendances qui peuvent se rencontrer chez tous les hommes. Les maîtres, ce sont les natures aristocratiques et fières, dépourvues de grossièreté et surtout de vanité. Quand il leur arrive de commander, ils le font avec une dignité naturelle, avec le respect des personnes auxquelles ils donnent nettement des ordres. Et s’ils savent commander, c’est qu’ils savent obéir. Les esclaves ne savent ni l’un ni l’autre. Toute obéissance, toute subordination les humilie. Ils veulent toujours avoir raison. Ils commandent volontiers, quand ils ont du tempérament et de l’audace. Mais ils ne le savent faire qu’à la matraque et sont incapables de faire accepter leur autorité (c’est pourtant le grand signe de l’autorité) à un homme de caractère. L’erreur et le trait comique de Nietzsche, c’est de se mettre en colère parce qu’il voit que le commandement n’est presque jamais reconnu à ceux qui le mériteraient. Aussi leur compose-t-il en imagination une vengeance effroyable, en faisant d’eux un petit bataillon de chefs impitoyables armés des engins les plus terribles avec lesquels ils font marcher le troupeau humain. Cette invention lui a valu un renom détestable et, à coup sûr, elle n’honore pas son bon sens. On a perdu de vue la psychologie morale dont ces images, ces rêveries, évoquant de nouveaux Attilas intellectuels et raffinés, ne sont que l’expression plus qu’hyperbolique. On a cru qu’il préconisait une morale de brigands et de tape-dur. Je ne doute pas que plus d’un Allemand, pendant la guerre, n’ait fusillé d’innocents civils en l’honneur de Zarathustra. Mais vraiment il commettait un contresens dont il faut innocenter le cœur de ce privat-docent, délicat et surexcité, non pas certes sa raison.


Il me reste à m’expliquer sur la qualité d’Allemand de Nietzsche et sur le grief qui en est tiré contre ceux qui font profession d’admirer chez lui, nonobstant ses tares, un des génies de son siècle.

Je suis, quant à la question de tendance, tout à fait tranquille. Et je crois que nul écrivain contemporain n’aurait lieu de l’être davantage. J’ai toujours combattu l’influence intellectuelle de l’Allemagne. Je l’ai combattue de toute l’énergie de mon intelligence. Les personnes qui ont lu le Romantisme français, la Doctrine officielle de l’Université, le Germanisme et l’esprit humain, mes articles, ma réponse à l’Enquête de M. Morland sur l’influence allemande, publiée en 1903, peuvent témoigner que cette lutte a été un des objets les plus suivis de mon activité littéraire depuis vingt ans. Il se peut, qu’en fait, je n’aie, pour ma part, que bien médiocrement réussi à dissiper aux yeux de mes compatriotes le vieux mirage d’une Allemagne éprise de contemplation intellectuelle « désintéressée » et à les convaincre du pragmatisme sommaire qui, de Kant à Fichte, forme la commune inspiration des plus fameuses doctrines germaniques. Ce que je sais, c’est que je n’ai pas attendu août 1914 pour y découvrir ce caractère et que je parlais de ce que je savais, ayant passé jadis beaucoup de temps à approfondir ces grimoires, d’ailleurs animés d’une force qui, pour n’être qu’en partie celle de l’esprit, n’en est pas moins redoutable.

Mais justement, parce que j’ai là-dessus quelques études, je ne crois pas qu’il suffise d’accumuler sur la tête de ces philosophes les épithètes injurieuses et les invectives pour délivrer la pensée française et la pensée européenne de la servitude qu’ils ont réussi à leur imposer depuis un siècle. Il faut les connaître et les critiquer sérieusement, et c’est ce qu’on ne peut faire sans une grande et honnête application de l’intelligence, c’est-à-dire sans des dispositions préalables de sérénité et d’impartialité à leur égard. Il faut être prêt à leur rendre justice, à reconnaître la part de services qu’ils ont pu rendre à l’esprit humain à côté du tort qu’ils lui ont fait. A ce prix, les conclusions où l’on arrivera (j’ai indiqué quelles sont les miennes) pourront n’être pas dépourvues d’autorité.

La question n’est pas simple. Si la pensée allemande (je parle de la pensée spécifiquement allemande, de Kant, de Fichte, de Shelling, de Hegel et de son école) peut être jugée indigne de jouer dans la direction de la pensée humaine, le rôle qui, en d’autres temps, a appartenu à la philosophie d’Aristote, à la philosophie cartésienne, à l’empirisme des Anglais, ce n’en est pas moins un fait, un gros fait, un fait énorme et puissant que les choses se sont passées depuis cent ans comme si elle le méritait. Si elle a séduit chez nous beaucoup de têtes troubles et faibles, elle a exercé sur un Renan, c’est-à-dire sur une des plus vastes intelligences du XIXe siècle, un haut prestige qui a sans doute particulièrement saisi sa jeunesse, mais dont son âge mûr ne s’était pas affranchi. Il faut qu’il y ait eu des raisons à cela. Il faut que Renan ait été frappé de difficultés dont les philosophies classiques ne lui semblaient pas apporter la solution et qu’il ait cru trouver dans les philosophies allemandes, tout au moins la méthode et le rudiment de cette solution. Nous devons chercher s’il s’est trompé, et, par conséquent, nous placer en face de ces difficultés elles-mêmes. S’il y a lieu (et ma conviction est qu’il y a lieu) de faire le procès des systèmes allemands, c’est par cette procédure qu’il faut passer. Elle demande essentiellement la tranquillité de l’esprit et doit pouvoir être poursuivie à l’abri des impatiences de la noble passion nationale.

Telle est la raison générale que l’on pourrait invoquer en faveur d’une critique reposée et impartiale de Nietzsche. En fait, elle ne s’applique pas à lui. Mais il m’a paru y avoir un intérêt général à la donner, pour qu’on ne confondît pas avec de la germanophilie ce qui est simplement du sérieux. C’est une critique sérieuse de l’Allemagne (critique impliquant, hélas ! l’aveu d’un certain nombre de sottises et de faiblesses à notre charge) qui peut seule détruire chez nous la détestable germanophilie intellectuelle.

Le cas de Nietzsche est différent. Et loin que le patriotisme français dût le maudire, il y aurait tout lieu, au contraire, de faire une place à part à l’Allemand qui a professé le goût le plus passionné pour l’esprit, la civilisation, la littérature et les mœurs de la France. Nietzsche a été bien plus loin que Gœthe, dans son estime pour la culture classique et française. Il l’a défendue avec éclat, avec une verve et une pénétration admirable, contre les prétentions de la fausse culture de l’Allemagne. Il nous a, dans l’ordre des lettres et des arts, restitué nos titres, oubliés, méconnus, incompris par tant d’entre nous. Il était merveilleusement familier avec notre littérature et il y trouvait la véritable famille de son esprit. Je pourrais citer en exemple bien des œuvres françaises récentes, œuvres d’excellents Français d’ailleurs qui, comparativement aux œuvres de Nietzsche, sont d’un goût tout boche et des centaines de pages de Nietzsche d’une finesse et d’une acuité toute française. Il suffit de feuilleter ses livres pour s’en convaincre.

Que cet ensemble de pages rayonnantes voisine avec des violences et des truculences, des frénésies mêmes qui ne peuvent plaire qu’à des barbares, ou être reçues avec gravité que par des naïfs, je serai le premier à en convenir. Mais ce que j’ai essayé de faire comprendre au sujet de l’anti-christianisme de Nietzsche s’appliquerait d’une manière générale à ces aspects rebutants de sa personnalité, à ces impulsions d’un démon dont il n’était pas le maître. Je n’ai pas le moindre goût pour les fureurs et les visions apocalyptiques de Zarathoustra, bien que, dans cet ouvrage même, les folies d’une forme effarante enveloppent parfois bien des grains de sagesse et, comme il disait, de « gai-savoir ».

Au surplus, il ne s’agit aucunement de présenter Nietzsche comme un Allemand renégat à sa patrie, comme un allié spirituel de la cause que nous avons défendue par les armes. Rien ne serait plus puéril, et là n’est point la question. Jean Moréas faisait ses délices de Nietzsche et lui empruntait souvent l’expression de ses pensées propres qui ne se distinguaient, je suppose, ni par le trouble ni par le désordre, ni par la brutalité. Moréas s’y connaissait. Il trouvait en Nietzsche un bon auteur, un maître, souvent agité et convulsif, mais supérieurement clairvoyant et ardent, de l’humanisme. Il ne s’agit pas d’autre chose. Que l’Allemagne fasse de son Nietzsche ce qu’elle voudra !

Je n’aurai garde pourtant de suivre un critique de haute valeur, M. Julien Benda, quand il pose Nietzsche en fauteur moral, en approbateur anticipé des bestialités commises, sous prétexte de guerre, par les armées impériales. Du moins, faut-il distinguer. M. Benda s’autorise de certaines maximes et démonstrations féroces contre la pitié que l’on trouve en effet chez Nietzsche. Et je concède pleinement que mainte brute allemande, compliquée de pédantisme, a pu s’emparer de ces thèmes comme d’une légitimation savante et d’un excitant intellectuel de son inhumanité. Mais Nietzsche, dans ces détestables pages, n’a réellement pas eu en vue l’action. Ce sont, de sa part, gageures littéraires, violences de cabinet, réactions rageuses et folles d’un être fébrile, mais droit, contre les hypocrisies épaisses du faux sentimentalisme qui l’entoure et dont il connaît les dessous. N’admît-on pas cette interprétation, il serait impossible (car les textes sont là), de ne pas reconnaître en Nietzsche le peintre et le satiriste le plus terrible de la « moralité » allemande. Ces consciences honnêtes, qui ne perçoivent que très obscurément la différence de l’honnêteté avec l’hypocrisie, ces consciences « idéalistes » chez qui les aspirations de l’idéalisme se mêlent si indiscernablement aux appétits d’un sensualisme grossier, que ceci et cela a tout l’air chez elles de ne faire qu’un, c’est Nietzsche qui en a dressé, avec tout le feu de sa verve et l’acuité chirurgicale de son coup d’œil, l’image la plus irrécusable et la plus accusatrice qui soit.

Le nom de « l’Allemand d’exception » qu’il donnait à Gœthe, on pourrait plus justement, à beaucoup d’égards, le lui décerner à lui-même.

Paris, janvier 1917.

AVERTISSEMENT
(1902)

Publié, il y a près de trois ans dans un recueil périodique, mais composé il y en a plus de cinq, c’est-à-dire avant que Nietzsche ne fût encore lisible en français, ce travail nous avait paru perdre toute utilité à la suite de la belle et complète traduction du grand psychologue donnée par M. Henri Albert et ses collaborateurs.

Nous avions voulu initier ou plutôt « amorcer » aux idées de Nietzsche quelques jeunes esprits particulièrement capables d’en tirer profit comme il venait de nous arriver à nous-même, et d’en recevoir non un joug, mais une stimulation dans leur développement.

Ayant eu cependant l’occasion de connaître quelques-uns des plus notables exposés de Nietzsche donnés dans nos revues depuis cette époque, nous avons dû cesser de croire toute lumière faite sur des conceptions qui demanderaient, pour être bien comprises et justement appliquées, plus de perspicacité psychologique que d’érudition philosophique.

Le petit nombre de personnes qui avait eu l’indulgence de s’intéresser à cette étude, lors de sa première apparition, est averti que nous l’avons amendée et complétée autant qu’il était possible sans en altérer le premier accent. Travail délicat ! Car nous n’avions pas laissé passer pour parler de Nietzsche l’heure où nous subissions de sa part un tout nouvel et assez vif entraînement. Nietzsche nous a surtout aidé, ainsi que maint autre de notre génération, à rentrer en jouissance de certaines vérités naturelles. Mais comme ces vérités sont beaucoup plus vieilles que lui, on en arrive à oublier la fièvre qui accompagna cette récupération. Ce qu’on ne doit pas oublier, c’est qu’elle peut être communiquée avec fruit à des intelligences bien nées, mais profondément contaminées par les sophismes sur lesquels la critique de Nietzsche exerce l’action la plus corrosive.

Le nietzschéisme est moins une doctrine en effet qu’une crise, mais une crise salutaire. Il y a chez Nietzsche un contraste entre le fond des idées, classique, positif, traditionnel, et le ton, dont l’ardeur va souvent jusqu’au sarcasme. Un conservateur qui parle comme un révolté, un attique, un Français par le goût, avec des brutalités et de rudes moqueries d’Allemand : physionomie assez nouvelle dans l’histoire et dont le secret gît peut-être en ceci, que Nietzsche, parvenu à la sagesse, en a moins joui qu’il n’a été irrité par l’erreur. Quand une âme délicate découvre dans un idéal auquel elle s’était laissé séduire par ses penchants les plus nobles, sophistique et charlatanisme, elle s’offense et certes sa colère est justifiée. Mais il n’est pas bon que cette colère dure trop. Car elle porte moins contre le faux lui-même que contre la naïveté et aussi l’orgueil qui nous en rendirent dupe. C’est là une aventure personnelle dont il ne faudrait pas, à moins d’avoir le génie d’écrivain de l’auteur de Zarathoustra, occuper trop longtemps le monde. Tandis que nous errions dans d’obscures cavernes, le soleil ne s’était pas arrêté de luire. Au reste, le caractère de Nietzsche n’est nullement l’objet de cet écrit.

Quoi qu’il ait pu y passer du ton nietzschéen, qu’on veuille bien y voir surtout un essai de systématisation. On n’y trouvera pas le détail des théories de Nietzsche, mais seulement ses vues génératrices, les observations initiales d’où est parti et où revient toujours l’ardent mouvement de sa critique. Nous avions projeté, pour ce travail, le titre suivant : Nietzsche contre l’anarchisme, et il pourrait le porter très justement. Toutes les conceptions de Nietzsche se subordonnent à sa critique de l’anarchie, anarchie tant dans les mœurs et les sentiments de l’homme que dans l’institution sociale. L’auteur de la plus profonde et véridique étude donnée en France sur notre auteur ne l’intitule-t-il pas : le sens de la hiérarchie chez Nietzsche[1], reconnaissant comme nous dans ce problème d’organisation de l’autorité et de la règle le centre de ses préoccupations ? Cette rencontre avec un esprit éminent, sans nous empêcher de voir les défauts de notre ouvrage, est faite pour nous rassurer sur la justesse de notre interprétation.

[1] M. Jules de Gaultier, dans la Revue hebdomadaire, 23 mars 1901.

Avril 1902.

P. L.

LA MORALE DE NIETZSCHE

Il y a quelques années, lorsque le nom de Nietzsche fut devenu trop célèbre pour que des écrivains qui, comme M. de Wyzewa ou feu Valbert, apportent aux lecteurs de nos grandes revues les nouvelles philosophiques de l’étranger, gardassent plus longtemps le droit de s’en taire, on vit une singulière aventure. Je devrais plutôt dire qu’elle arriva, mais qu’on ne la vit point. L’auteur du Zarathustra fut présenté à la France comme le type le plus radical d’anarchiste, de nihiliste, de démolisseur universel, que l’idéologie allemande eût jamais enfanté. Réputation fâcheuse, bien propre à faire exclure Nietzsche sans plus d’examen du nombre des esprits supérieurs. Car qu’y a-t-il, à la fin du XIXe siècle, de plus rebattu que l’anarchisme, de plus simplet, de plus à la portée de tout le monde que le nihilisme, de plus inoffensif enfin que les « audaces » d’un idéologue germanique ? Ces renseignements suffirent pour détourner de Nietzsche l’attention des personnes pondérées. La question était donc entendue. Et les informateurs un peu hâtifs dont je parlais avaient réglé leur compte avec le météore nouveau.

Celui-ci, heureusement, a reparu. La traduction des œuvres de Nietzsche publiée par la Société du Mercure de France et qui honore tant son auteur principal et initiateur, M. Henri Albert, est maintenant presque complète. Elle a au moins dissipé ces méprises grossières. Non seulement Nietzsche n’est pas anarchiste ; mais il serait à peu près aussi juste de lui appliquer cette épithète ou toute autre exprimant un état d’esprit enfantin et sauvage, que d’appeler Joseph de Maistre un jacobin, ou Michelet jésuite. Il est curieux qu’on lui ait prêté ce qu’il exècre le plus.


Il existe une erreur, erreur méchante, louche, souterraine, destructrice secrète de tout ordre et de toute beauté, ver rongeur des plus nobles œuvres humaines, que Nietzsche hait en effet de toute la vivacité de son goût pour la face brillante du monde civilisé. Il serait bien près de l’appeler l’Erreur, la Négation, la Malfaisance en soi. Et c’est à peu près en ces termes — on s’en souvient — que Méphistophélès se définit lui-même dans le Faust de Gœthe. Mais le fléau profond et subtil auquel en a Nietzsche n’est rien moins, certes, que méphistophélique. Le cynisme cavalier est tout ce qu’il y a de plus opposé à ses allures. Il faudrait plutôt l’imaginer comme un gigantesque Tartufe qui aurait pris l’air de toutes les sectes de religion et de morale, depuis le Bouddha, jusqu’à nos jours, et qui nous représenterait, fondues ensemble, toutes les nuances d’hypocrisie, d’humilité, de « spiritualité », de « renoncement », d’absorption en Dieu ou en l’idéal, savamment inventées et exhibées au cours des siècles par une sainte rancune, par de sombres desseins de vengeance contre la Terre et la Vie[2]. Comment le désigner ce mal, dont l’action tout intellectuelle — mais par là même cent fois plus redoutable que la torche d’Attila ou la bombe de Ravachol (incendiaires, non empoisonneurs) — détruisit dans le monde antique et achève présentement de dissoudre dans l’Europe moderne les plus précieux éléments et jusqu’à l’idée même de civilisation ? Mille noms lui conviendraient, car il a mille formes. Mais qu’il exerce ses ravages en grand ou en petit, dans l’institution sociale ou dans des consciences isolées, qu’il corrompe les mœurs, l’art ou la philosophie, toujours sa présence se révèle par ce symptôme : une anarchie. On peut dire que le but de Nietzsche, ç’a été de démasquer, de forcer à reconnaître le vice anarchique dans la plupart des principes et des sentiments dont l’époque moderne s’enorgueillit comme de ses plus nobles conquêtes morales et qui en forment comme l’air respirable… ou irrespirable.

[2] Il faut essentiellement appliquer à ce passage le reproche que notre Nouvelle préface fait à Nietzsche de ne pas distinguer entre un christianisme réglé et serein et un christianisme morbide, entre saint Vincent de Paul et Tolstoï. J’avoue qu’un exposé où cette confusion n’est pas signalée, prête, pour sa part, au même reproche. Mais j’étais alors tout à la réaction contre un certain prêchi-prêcha humanitaire et idéaliste qui sévissait de tous côtés.

La philosophie, ou mieux la psychologie de l’anarchisme est donc dans l’œuvre de Nietzsche plus qu’un article important. Elle est le centre et la source de tout. Elle fera l’objet propre de ces pages où l’on s’étonnera peut-être de ne pas trouver le ton froid et « impartial » de l’exposé critique. Mais pour nous, comme pour un certain nombre d’hommes de notre génération, le nietzschéisme fut moins une révélation qu’un adjuvant. L’audace et l’éloquence de Nietzsche, mises au service des conclusions qu’allait nous imposer de plus en plus l’expérience des idées modernes et de leurs fruits, ont surtout activé et enhardi notre libération intellectuelle. Qu’on nous excuse si, au récit des vues essentielles de ce grand médecin moral, s’est mêlé, malgré nous, l’accent de notre propre observation et la chaleur de fièvres que nous traversâmes aussi. Nous nous flattons que cette méthode toute spontanée n’aura pas nui à la véracité de notre interprétation. Nietzsche ne se comprend pas très bien du dehors.

I

Le signe de toute civilisation, d’après Nietzsche, ce sont les mœurs. Dans le vaste et confus concert d’éléments que l’on a coutume de désigner sous ce mot de civilisation, elles donnent la note humaine. Elles disent ce qui est advenu de l’homme lui-même dans les conditions d’existence que lui font, à un moment et en un lieu donnés, les accidents de l’histoire, l’état des sciences, de l’industrie, des relations de commerce, etc. C’est concevoir bien superficiellement une civilisation que de la croire définie par ses particularités visibles et tangibles ; et c’est aussi s’en tenir à un critère bien grossier de sa valeur. Qu’a-t-elle fait de l’homme ? Quelle variété, quelle nouvelle beauté ou déformation du type humain nous donne-t-elle à comprendre et à apprécier ? Voilà la seule question qui intéresse quand on joint à une certaine hauteur de point de vue une certaine délicatesse du goût : le résidu psychologique d’une civilisation. Pour Nietzsche, une civilisation est, avant tout, une culture, une culture d’hommes.

Comment donc naît et se développe cette fleur de toute vraie civilisation : des mœurs ?


L’homme est fait d’une multiplicité de tendances, d’affections, d’impulsions, de mobiles, puissances discordantes qui le déchireraient bien vite et le feraient périr de son propre désordre, s’il ne se les représentait nettement dans des rapports de subordination et de dépendance qui assignent à chacune d’elles son rang, sa dignité, sa valeur. Il faut qu’il se soit assez discipliné, rendu assez maître de lui-même pour être assuré que l’aveugle mouvement de ses sensibilités et de ses instincts ne viendra pas, à tout instant, briser la ferme ligne d’une tenue dont la vue du barbare, de l’inéduqué, suffirait à lui faire connaître le haut prix. L’homme moral, c’est donc l’homme discipliné, châtié, maître de soi.

Ces données peuvent sembler assez banales et même indécises. On en saisira tout le sens si nous ajoutons que Nietzsche n’accorde presque aucune part à la « nature » dans la moralité. Pour lui, toute espèce de moralité est, non seulement dans ses principes généraux, mais surtout dans ses particularités délicates et vraiment distinctives, une œuvre du discernement, de l’application et du soin, une culture. Il trouve les modernes mal venus à invoquer la nature, eux dont les moindres nuances de sensibilité et d’estimation morale sous-entendent tant d’expérience humaine. Il n’a pas assez de railleries pour ces philosophes qui, parce qu’ils n’ont d’yeux que pour le type moyen de l’homme éduqué, tel qu’il existe sur quelques centaines de pieds carrés autour d’eux, attribuent à la « nature humaine » les caractères de ce personnage spécial — appellent « nature » leur propre médiocrité. Pour Rousseau, la « nature » ce sont les rancunes plébéiennes, les attendrissements morbides de Rousseau solennisés, élevés à une dignité quasi mystique. Bref, Nietzsche est trop épris du net, du clair, du fini — trop droit, ajouterai-je, pour ne pas expulser impitoyablement de toute controverse sur la morale, avec cette notion de Nature — si vague qu’on peut y mettre tout ce qu’on veut, et généralement ce n’est qu’un nom pompeux donné à nos propres instincts — ces autres entités également obscures et dangereuses : Raison pure, Libre arbitre, Autonomie, Conscience… bref, la métaphysique. Il n’est pas le premier, dira-t-on. Il est le premier à l’avoir fait avec cette intransigeance et cette malice, parce qu’il ne le faisait pas au nom d’une théorie, mais par simple finesse psychologique, par haine de toute équivoque et de tout nébuleux dans les principes de conduite, enfin, selon un mot qu’il aimait, par « propreté » morale.

Toute morale donc, toute règle des mœurs qui a été reconnue pour bonne ici ou là, en même temps qu’elle marque ses directions à l’énergie humaine, est une œuvre de cette énergie. Elle condense le résultat de beaucoup de victoires remportées par l’homme sur lui-même. Elle est le legs de beaucoup de générations d’ancêtres obstinées et patientes à se travailler, et à s’accentuer elles-mêmes en un certain sens. Il en est des données d’une morale comme des préceptes d’un art arrivé à un certain point de perfection : ceux-ci fournissent à présent des facilités au génie, lui épargnent bien des tâtonnements et de stériles efforts, lui procurent, en le contenant fermement, une aisance supérieure. Mais combien chacun d’eux suppose-t-il d’essais maladroits et de tentatives recommencées ! Il en est d’un jugement sain et fin sur les mœurs comme du goût. Le goût ne se manifeste guère dans l’élite d’un peuple comme une intuition rapide et naturelle que quand toutes les façons à peu près d’être diffus, plat, choquant, insignifiant, ennuyeux ont été pratiquées par ses artistes et écrivains antérieurs. Il résume donc dans sa spontanéité acquise de longues habitudes de vigilance sur soi-même. Ainsi de tout tact moral, de tout sentiment de devoir ou de convenance. Pas une vertu n’a fleuri et n’a obtenu consécration dans l’histoire, dont des hommes n’aient été les artisans laborieux. Tout ce qui rehausse l’homme ou le pare — depuis les héroïsmes, les loyalismes, les nobles et chimériques fidélités jusqu’à la politesse et aux bonnes manières — est un acquis de l’art humain. La première œuvre d’art de l’homme, c’est l’homme.

II

Par cette conception généreuse du pouvoir de l’espèce humaine sur sa propre destinée, Nietzsche se montre bien l’ennemi de la résignation évangélique et du pessimisme chrétien. — Mais il s’oppose plus fortement encore au moderne optimisme humanitaire, et — trait remarquable — en vertu du même principe.


Les philosophes et sociologues modernes de l’inspiration de Rousseau se croient en effet non-chrétiens parce que, contre l’ascétisme de la morale évangélique, ils revendiquent la liberté de l’instinct. Mais la dangereuse folie de ces esprits c’est d’être plus imprudemment chrétiens que l’Évangile lui-même. L’Évangile ne perd pas de vue l’opposition de ses préceptes à la nature, ni combien ils sont faits pour scandaliser l’homme naturel, quand celui-ci n’en aperçoit pas l’envers divin. Ce que nos humanitaires entendent, eux, par « Nature » ce n’est autre chose que l’idéal évangélique tout réalisé. Leur thèse de la « bonté primitive de l’homme » signifie que l’homme portait primitivement en lui les vertus et les affections que le chrétien croit avoir été révélées à la terre par Jésus-Christ.

Le Christianisme — aussitôt du moins qu’il se fut organisé en gouvernement moral d’une partie de l’espèce humaine — montra cette sagesse de ne laisser espérer la félicité générale que pour une autre vie. Il reconnut dans le mal une nécessité essentielle de la vie présente. C’est dès ce monde même que les disciples de Rousseau — chrétiens déréglés, masqués d’un faux naturalisme, — rêvent de voir s’accomplir le parfait bonheur de l’humanité. Ces pontifes bourgeois, ces « juifs charnels » ont matérialisé, laïcisé le « royaume de Dieu ». A supposer que leur espérance ne fût pas misérablement chimérique, ne voient-ils pas tout ce que sa réalisation supprimerait de vertus et d’énergies ? La fraternité, la douceur des mœurs fleuriraient. Mais que deviendraient les vertus de guerre et de défense ? Le courage des grands desseins et des grandes ambitions individuelles dépérirait et, avec lui, la cause la plus décisive du progrès intellectuel. Singuliers ennemis du christianisme, qu’une hérédité de christianisme sans correctif a assez pétris, assez brisés pour qu’ils ne ressentent plus un tel idéal comme la plus lamentable diminution de l’être humain, comme le plus triste affadissement de la vie !

Contre cet idyllisme, généreux d’apparence, mais par ses conséquences si laid au fond, Nietzsche est du côté des Montaigne, des Hobbes, des La Rochefoucauld, des de Maistre, des clairvoyants enfin. Nullement brutal, l’homme au contraire le plus délicat, dirai-je, le plus féminin qui fût par la sensibilité, il n’éprouve aucun besoin d’innocenter la nature, de prêter la franchise au renard et la mansuétude au loup. Il sait que l’homme a commencé par être un loup et un renard, qu’il l’est encore et que ce n’est pas à déplorer absolument, car un agneau n’est propre qu’à être mangé, et la douceur, l’honnêteté de l’agneau n’ont rien d’admirable, étant, chez cet animal, stupides et justement « naturelles ». Rien n’a commencé que par l’énergie. Et l’énergie, jusqu’à ce qu’elle ait appris de ses propres échecs la nécessité de la discipline et de la modération, ne connaît d’autre loi qu’elle-même. Elle est donc cynique, impitoyable, impudique. Elle est le mal. Sot qui professe : le mal n’est qu’un accident. Il est, au contraire, l’origine, le noyau de tout ce qui existe, de tout ce qui a grandi sous le ciel. Il est enveloppé dans le bien. Il y a, à la racine de la vie, une impulsion initiale qui la pousse uniquement à se faire place, à prévaloir. La vie est, en son principe, « Volonté de puissance ».

Arrêtons-nous un instant sur cette formule fameuse, à cause du grave malentendu auquel elle peut prêter.

Depuis Hegel, les métaphysiciens allemands sont obsédés du dessein grandiose, mais fabuleux, de ramener toute la variété de l’univers à un unique principe générateur. Ce principe, ils s’évertuent à l’atteindre par une dialectique souvent fort obscure, où l’imagination supplée la raison. Et ils le baptisent. C’est pour l’un le Moi, pour d’autres l’Absolu, l’Inconscient, la Volonté. On reconnaît là de simples abstractions logiques ou psychologiques divinisées. Dans la fausse vue qui fait de Nietzsche le continuateur de ces philosophes, et de sa doctrine la dernière étape dans le développement de ce panthéisme, d’ailleurs si vain, quelques auteurs prennent la « Volonté de puissance » pour une formule d’explication cosmique. Ainsi entendu, Nietzsche perdrait toute sa précision, tout son prix. Malgré des éclairs parfois jetés sur le domaine des idées cosmologiques, il n’étend pas sérieusement ses regards au delà du règne humain. C’est dans l’homme qu’il observe la Volonté de puissance. Il voit en elle la cause première de tout ce que l’industrie humaine a ajouté à la nature. Il entend qu’à l’origine de tout ce qui s’est établi de durable, d’ordonné, de proprement humain dans l’humanité, il y a, non pas suggestion de l’instinct, non pas même commandement de la nécessité, mais fait de violence, de domination, de conquête, quelque chose d’imposé et de subi. Toute règle — intellectuelle, esthétique, morale ou politique, — signifie des instincts et impulsions rebelles mis sous le joug. Tout « droit » est un legs de la force. Victorieuse, elle a pu organiser ce qu’elle avait soumis, faire du résultat de la guerre la loi de la paix.

La Volonté de puissance est la conseillère profonde des peuples et des races. C’est elle qui les met sur la voie des vertus par lesquelles ils seront forts, deviendront grands, uniques. C’est elle qui les rend appliqués, persévérants, rusés, intraitables dans la défense et l’entretien de ces vertus. C’est elle qui leur suggère les expédients qui les sauvent de périr aux tournants dangereux de leur destinée : ici la cruauté, les exterminations rapides et complètes de l’ennemi extérieur ou intérieur, ailleurs au contraire la patience, l’endurance, la longanimité. Elle fête ses extrêmes triomphes dans les belles civilisations, les plus doux et les plus achevés dans de gracieuses et nobles mœurs[3].

[3] J’expose Nietzsche. Mais il y a dans mon exposé un certain ton d’adhésion sur lequel je dois encore ici m’expliquer. Quand on est jeune, on rebondit à l’excès sous la contradiction, on est enclin à répondre aux déclarations de l’hypocrisie par un certain cynisme d’esprit qui se plaît à exagérer ce que l’hypocrisie dissimule. Devant des idéalistes affectés qui opposent d’une manière absolue la justice et la force, on se plaît à outrer la part originaire de la force et de la violence dans toutes les institutions de justice. Une force qui écrase injustement d’autres forces et qui, après cette victoire se montre organisatrice, fonde un ordre de justice, une paix qui rend la justice possible. L’histoire ne nous montre qu’en trop de cas ce spectacle. Il est niais ou malhonnête d’édulcorer les leçons de l’histoire et mieux vaut écouter Nietzsche. Mais le même sens expérimental et positif, qui nous fait voir que rien ne saurait différer autant d’une pastorale que le tableau vrai des événements humains, nous montre aussi (et c’est ce dont je ne tenais pas assez de compte) que le progrès général de la civilisation et des lumières dans les peuples de l’Occident (je dis : de l’Occident) y ôte d’avance toute justification aux entreprises « exterminatrices » tentées soit par un peuple contre un autre, soit, dans un peuple, par un parti contre un autre parti et condamne ces entreprises à l’échec. L’échec peut malheureusement (nous l’avons assez vu) ne survenir qu’après beaucoup de ravages accomplis. Il reste donc vrai, que la première vertu des peuples et des gouvernements, c’est qu’ils soient forts. C’est la condition primordiale pour qu’ils puissent être doux et justes.

Mais, par quelque biais qu’elle dirige l’homme vers ses fins, il est une contrainte qu’invariablement elle lui impose, à savoir : celle qu’il a à exercer sur lui-même dans le sens des vertus d’où dépendent son salut et sa primauté.

III

« Plutôt n’importe quelles mœurs, dit Nietzsche, que pas de mœurs du tout ! »

Sans doute ! mais il y a pour l’homme bien des façons de se représenter l’ordre et la discipline convenables à sa nature. Il y a eu bien des sortes d’éthique, autant que de climats, de religions, de patries, de castes sociales. Qu’est-ce qui fait adopter l’une plutôt que l’autre ? Qu’est-ce qui, pour une société, une famille humaine déterminée, assigne à chaque mode d’agir et de sentir son rang respectif dans l’échelle des valeurs morales ? Qu’est-ce qui qualifie le bien et le mal ?

Toujours la volonté de puissance. Tout critère d’estimation morale est au fond, pour ceux qui l’adoptent et le préconisent, un moyen de s’assurer la grandeur. Il s’inspire des conditions qu’il faut ou qu’il faudrait à une certaine catégorie d’hommes pour primer ; ces conditions, il les érige en norme, en idéal de la vie.

Mais la morale s’établit par des voies et des inspirations bien différentes, selon que ce fondamental vouloir de primauté jouit de la puissance effective nécessaire pour réaliser ses desseins, tout au moins pour les poursuivre au grand jour — ou bien qu’il est paralysé par la débilité et le malheur.


Le premier cas est, par exemple, celui d’un peuple militaire et organisateur comme les Romains. C’est encore, au sein d’un peuple, le privilège d’une classe conquérante ou mieux douée qui s’empare du pouvoir et, en usant avec sagesse, le garde des siècles. La morale alors s’organise d’elle-même et elle n’est, pour ainsi dire, que la sanction du fait. Les aptitudes guerrières et politiques, la vigueur et le talent de commander, le courage d’obéir, le mépris de la vie, le civisme, l’esprit patriotique, l’esprit de caste et généralement toutes les tendances créatrices, organisatrices, conservatrices, sont mises au premier rang des vertus. De même la véracité (les forts n’ont que faire de mentir), la générosité et la magnanimité, ce « luxe de la puissance », interdit au faible. Toutes les façons générales de penser qui tournent à la défense et à la consécration de l’ordre établi forment les bons principes. La petitesse d’âme, la ruse, la peur des responsabilités, l’incapacité de s’émouvoir pour d’autres intérêts que d’individuels sont les signes de l’homme vil. Les mauvaises doctrines sont toutes celles qu’inspirent l’orgueil, l’excès de sensibilité personnelle, une secrète rancune contre les puissances régnantes et l’œuvre de civilisation qu’elles ont créée ou qui leur a été transmise à conserver.

En face, ou plutôt au-dessous de cette morale de la puissance, l’histoire en effet en a toujours vu se former une autre : la morale de l’impuissance et de la défaite. Elle renverse l’ordre des valeurs établi par la première, glorifie ce que celle-ci avilissait et réciproquement. Quand un peuple est subjugué et hors d’état de prendre sa revanche, il s’avise d’un détour ; il flétrit le vainqueur qu’il ne peut écraser et travaille à accréditer dans le monde le mépris de la victoire. S’il y réussit, il deviendra plus grand que ses maîtres. Il s’agit de faire passer les humiliations visibles pour la marque d’une supériorité… invisible, « spirituelle, » d’une élection mystique. Dieu, insinuera-t-on, laisse frapper ses enfants pour les distinguer des enfants de la terre et montrer que leur grandeur n’est pas de ce monde. Plus ils seront humbles, résignés, doux, mieux cette leçon se fera comprendre au vainqueur, le troublera, lui donnera la mauvaise conscience. Les Juifs ne purent se prémunir contre les dangers dont leur nullité militaire, les captivités, les dispersions menaçaient sans cesse leur existence nationale, qu’en se serrant le plus fortement possible autour de leur dieu pour suppléer à la caducité du lien politique. L’idée du royaume de Dieu (au sens charnel) est juive. C’est l’expédient grandiose qui, en sauvant ce peuple de l’anéantissement, lui révéla sa vocation propre, lui imprima son caractère.

Sur les monuments allemands qui commémorent la guerre de 1870 on lit : « Gott war mit uns. » Dieu fut avec nous. En France on a parlé trop de l’écrasement du « Droit » par la « Force » ; on s’est exalté à des principes d’où il résulterait que nos ennemis ont été bien malheureux et presque bas de vaincre. Ces formules se valent. Les armées, les tactiques, les politiques ne se valaient pas. La nature ne connaît que vainqueurs et vaincus, forts et faibles, organisés et désorganisés. Ces derniers en appellent à la Surnature, à la « Justice ». Ne l’auraient-ils pas inventée à leur usage ?

En tout cas, on ne saurait sérieusement continuer de répandre que la doctrine de Nietzsche soit malsaine. Son goût pour la morale des puissants c’est tout simplement son antipathie pour la duplicité.

IV

La guerre n’existe pas seulement d’hommes à hommes. En lui-même l’homme porte une guerre d’instincts. La première exigence de la Volonté de puissance c’est que cesse cette anarchie naturelle. Il y a une manière ouverte et hardie de la combattre. Elle distingue les races supérieures et les hommes les mieux nés. Il y en a une, dissimulée et misérable, cette dernière variable à l’infini comme les subtilités de l’hypocrisie et de la faiblesse.


Les Grecs (les meilleurs du moins, car ils ont eu leurs révoltés) acceptent d’une humeur sereine les discordances intestines de l’animal humain et tous les maux attachés à sa condition dans l’univers. De ce désordre, ils s’industrieront à tirer de l’ordre. Aristote rend sensible leur tour d’esprit à la fois soumis et décidé par la manière dont il montre que l’État est nécessaire. L’individu organisé pour vivre hors de l’État ne serait pas un homme, se contente-t-il de dire. « C’est une brute ou un dieu. » Aux yeux des Grecs, rien, d’ailleurs, de ce qui est indispensable à l’homme pour ne pas demeurer dans la sauvagerie et pour atteindre à l’état de civilisé ne lui a été octroyé spontanément par les dieux. Il est l’ouvrier de sa maison. La formation et le maintien de la société politique, bien que commandés par la nature elle-même, sont une œuvre d’art et de raisonnement. Pareillement, les maximes d’une vie juste ne sont pas dictées par l’inspiration ; mais elles expriment une conciliation entre mille nécessités et convenances ennemies. Rien n’est mauvais en soi, sinon le désordre. Tout ce qui est ordonné, hiérarchisé, est bon. Tout ce qui est aisé et libre est beau. Morale, on le voit, tout orientée vers la liberté et la puissance, mais par le moyen de la discipline.

Le signe le plus profond de bonne naissance de l’esprit, d’après Nietzsche, se trouve là : dans ce consentement sous-entendu aux données de la nature et du destin. Beaucoup s’en sont vantés, qui n’en avaient que la vanité ou le désir malheureux. L’indifférence que les Stoïciens prétendent montrer à la douleur est quelque chose de tendu, de travaillé, de jactancieux, de haineux, au fond. La résignation humble, bénisseuse, pieuse, d’Épictète est d’un goût pire encore. Il faut à cette sage disposition d’esprit une tranquillité et une naïveté qui ne s’imitent pas, une proportion parfaite de légèreté et de sérieux. Elle est l’expression implicite d’un fonds de réalité et de vérité dont l’esprit ne perd pas le contact. Elle est une justesse d’humeur qui s’accommode de la variété des humeurs, et n’exclut que l’affecté, l’excessif, le chimérique. Les grands Grecs de la lignée de Thucydide et d’Aristote en ont donné l’exemple, ainsi que les meilleures intelligences et les meilleurs caractères de la France.

Il n’y a pas plus sûr indice d’une énergie vitale intacte que ce fonds de pensée paisible. Rien n’est bon pour préserver l’homme de sombres imaginations sur l’iniquité du ciel, comme le sentiment de son pouvoir puisé dans une heureuse organisation. Il peut être malheureux (et quel peuple fut plus éprouvé que les Grecs ?) ; mais il l’est ou du fait du sort, ou du fait de ses erreurs, non par quelque disgrâce ou désharmonie originelle de son âme. Il ne porte pas son ennemi en lui-même. Son élasticité finit toujours par rétablir en lui le calme nécessaire à l’exercice du jugement et à la possession de soi.


Imaginons-le, au contraire, pâtissant de quelque déséquilibre, de quelque impuissance innée. Qu’il joigne à une extrême capacité de jouir et de souffrir des facultés de réaction débiles ! Qu’avec une sensibilité et des instincts surexcités par les raffinements de l’imagination et de la civilisation, ses centres organiques, faibles ou lésés, lui refusent l’énergie, les plaisirs de l’industrie, du combat ! Voilà un être voué à l’accablement et à qui l’impartialité intellectuelle sera bien difficile. Il voit la nature et la vie sombres et cruelles. Qui accusera-t-il ? Son propre ulcère qui leur donne cette couleur, ou la méchanceté du démiurge ?

Cette infortune de naissance peut être la caractéristique de races entières, soumises à un climat qui les laisse languissantes. Il est probable qu’elle l’est ; les conditions de toute réussite sont complexes, donc rares. Le climat propice au développement d’une certaine perfection totale du type humain n’existe sans doute que sur peu de points du globe.

Dans des races d’élite, il peut se produire, après des siècles de domination, épuisement, décadence.

Enfin, des êtres sains, mais brusquement placés par les hasards des destinées individuelles ou par les mouvements de l’histoire dans une condition très loin de celle à laquelle leur naissance les adaptait, sont exposés par ce désaccord à de profondes et constantes blessures qui équivalent, pour les faire souffrir et leur ôter l’aisance d’esprit, à des tares natives.

Dans ces positions misérables, deux moyens s’offrent à l’homme pour pallier le mal de la vie. Ou bien s’avouer sa débilité, se traiter en malade qui redoute le soleil et les vents et ne peut traîner en paix ce lambeau d’existence que dans une chambre close. — Ou bien imaginer des principes religieux ou métaphysiques qui lui permettent de voir sa souffrance sous un jour consolant, glorieux pour lui, humiliant surtout pour ceux qui n’y ont point part.

De ces deux partis, le premier se recommande au moins par la probité et le bon goût. D’après Nietzsche, deux sectes surtout en ont compris l’excellence et élaboré la méthode : les Bouddhistes et les Épicuriens. Supprimer toutes les prises de la vie sur nous, non par une rupture révoltée et violente qui nous laisserait tout haletants, mais par un mouvement de savante et douce retraite, se désintéresser de la cité et de la postérité, de tout ce qui agite, de tout ce qui nous divise contre nous-même, et, au premier chef, de notre personne ; ne se permettre que des curiosités sans angoisse et, en fait de passions, la plus pacifique seulement, l’amitié entre hommes mûrs ; enfin, pousser l’indifférentisme jusqu’à un sentiment de fraternité universelle, jusqu’à tout accorder de nous au premier venu qui le demande, c’est là le chemin du nirvâna, de l’ataraxie, béatitude pour malades… mais cette restriction est-elle à faire ? L’idée de la béatitude, de l’extase, du sommeil comme terme suprême, n’est-ce pas le symptôme d’incurables tourments, de quelque incompatibilité de l’âme avec la vie ?

Cet ascétisme épicurien, qui semble incliner l’homme tout entier vers la mort, c’est lui-même une invention de la volonté de puissance. A des natures brisées il donne au moins l’organisation chétive que seules elles comportent.

Malheureusement, il est rare que la volonté de puissance procède avec cette convenance qui prouve beaucoup de distinction. Les mal nés ne se résignent pas à l’effacement. Pour en sortir et donner du prix à leurs activités inquiètes et déréglées, pour auréoler leurs aspirations souffrantes, ils bouleversent les idées naturelles.

Nous les suivrons tout à l’heure dans les méandres de ce travail. Marquons-en dès ici le schéma. La condition humaine et l’être humain renferment, on l’a dit, soit originairement, soit à partir d’un certain point de l’évolution de l’espèce, des antinomies. Incapable que l’on est d’en triompher par une énergie ordonnée, de les résoudre en harmonie, de créer le concert des puissances hostiles qui composent la vie, il s’agit, tout d’abord, d’éluder le problème que ces contradictions posent à l’intelligence et à l’activité de l’homme, puis de glorifier cette solution équivoque et peu généreuse. Le moyen ? déshonorer dans l’opinion de l’humanité l’un des principes antagonistes que l’individu ou la société portent en leur sein ; — par là, justifier ceux-ci du dérèglement avec lequel ils se laisseront emporter à l’excès du principe contraire.

Un exemple — l’avilissement de la « matière » — éclaircira cet artifice.

Ce qui rend irréalisable pour l’homme presque la perfection de son type, c’est la dualité de sa nature : esprit et corps. Comment ne pas perdre en valeur physique, en aptitude à la vie, en naturel, ce qu’il gagnera en intensité méditative, en conscience ? Il y a mesure même à l’excellent. Ainsi se connaître est bon, se trop connaître est mortel. Le problème de ces conciliations délicates ne se pose pas pour des peuples encore peu éloignés de la barbarie, ni pour des classes peu conscientes. Mais il fait cruellement sentir sa complexité à l’élite des civilisations déjà avancées. Gœthe nous montre dans Faust un fanatique de méditation qui a perdu dans cet abus l’ingénuité nécessaire à toute entreprise virile. Encore Faust reprend-il goût au réel. Combien gardent au fond d’eux-mêmes cette réserve de santé qui le sauve, parmi ces jeunes gens des écoles et des sectes d’Athènes déclinante ou de Paris moderne, dont l’orgueil, la fureur raisonnante ont desséché l’âme, flétri la grâce, faussé le sens ? La pensée n’est pas plus que le corps la fin de l’homme. La fin, c’est l’harmonie des deux. Mais quand l’équilibre de l’organisation humaine est rompu en sa faveur, quand elle ne se sent plus modérée par aucune convenance, la pensée élève une sorte de prétention infinie. Elle veut que tout se règle par elle. Elle s’érige en arbitre et inspiratrice unique de la vie. Elle la désorganisera : car elle n’est pas la cause, mais un fruit de la vie. C’est probablement le signe le plus sûr des décadences que ce doute, ce scrupule infini et maladif dont les habitudes, les estimations et les institutions les plus nécessaires doivent devenir l’objet, dès que la spéculation s’acharne à leur demander leurs titres absolus. C’est l’anxiété universelle substituée à l’aisance et à la simplicité des époques fortes. Tout est remis en question par ces « intellectuels » qui ont perdu ou qui n’ont pas eu d’où tirer le sens des mœurs ; tout ce qui existe autour d’eux d’abord, mais aussi eux-mêmes, leur caractère, leurs traditions, leur être propres. Ils se détruisent plus misérablement encore qu’ils ne détruisent.

Contre cette humiliation, quelle ressource ? Diviniser le principe pensant. Ainsi les ravages qu’il fait par ses excès deviennent beaux. Puis démontrer vile la matière. C’est ce qu’Athènes vit exécuter par Socrate et Platon, philosophes de décadence, affirme Nietzsche. Ils enseignent que l’âme, accidentellement et temporairement déchue d’une destinée transcendante, est dans le corps comme dans un lieu d’épreuve, une prison. Le mythe importe peu. Mais cette invite de l’âme à se détacher de ses liens est une prime accordée à toutes les frénésies spirituelles, à toutes les orgies de la sensibilité morale. Elle ôte sa triste signification physiologique à l’inquiétude intérieure et lui en prête une sublime. Elle frappe de déshonneur la sérénité.

C’est la falsification idéaliste. Elle se présentera sous bien des formes au cours de l’histoire, mais toujours pour rendre le même service.

V

Une doctrine morale a donc, d’après Nietzsche, la qualité même de ceux à qui elle apporte un secours. Il s’ensuit qu’une morale sage, favorable à l’ordre social — à plus forte raison, une morale noble — ne saurait être l’œuvre et le partage que d’un petit nombre, d’une aristocratie.

Les vertus utiles, les préceptes que la société a besoin de voir adopter, soit par tous ses membres, soit par telles ou telles catégories, sous peine de périr, ne peuvent avoir été conçus et imposés d’en bas. Ces préceptes sont l’expression de nécessités que le regard n’embrasse que d’une certaine altitude. La multitude est incompétente même à l’égard de sa propre conservation. Elle est imprévoyante et égarée. Elle est troupeau.

Quant aux belles vertus, aux maximes généreuses du civisme et de l’héroïsme, elles appartiennent aux parties dirigeantes des sociétés humaines, parce que c’est seulement à cette hauteur de position que la nécessité s’en fait sentir et qu’elles jaillissent de l’égoïsme même. Alors que ceux qui commandent au peuple ne se seraient proposé d’autre fin que la possession du pouvoir, ils ne le conserveront jamais qu’en instituant un ordre général dont l’entretien leur incombera. Dévoués primitivement à eux-mêmes, ils seront contraints de se faire serviteurs de la chose publique. Qu’importe que le subordonné, sa tâche spéciale une fois accomplie, ne pense plus qu’à lui-même et à sa nichée ? Le chef, le responsable, doit faire passer avant tout la pensée de la totalité.

Nietzsche se moque des théories mystico-démocratiques qui attribuent à la foule on ne sait quel mystérieux pouvoir de création inconsciente dans l’ordre poétique et moral. Elles font partie de la défroque romantique. Bien plus, il tient toute foule pour ennemie de la morale, d’une haute morale au moins. S’il y a un inconscient en elle, le voilà. Comment concevoir une masse humaine où les faibles, les manqués, les impotents, les malades ne domineraient pas ? C’est une donnée élémentaire. Les forts, les biens nés, les biens centrés sont toujours un très petit nombre. Et c’est le signe le plus avéré de la faiblesse organique et surtout intellectuelle, ou mieux, c’est la faiblesse même que l’incapacité de se gouverner, l’inaptitude à la maîtrise de soi, condition commune de toute morale caractérisée. Le faible est, de par la nature, esclave, esclave d’abord de ses propres sensibilités. Anarchique, il est un propagateur né d’anarchie, de laisser-aller. Le laisser-aller, les mœurs, deux antipodes. Une morale, comme toute culture, demande, pour pousser de vigoureuses racines, un riche terrain, de profondes réserves de vitalité. Elle ne saurait donc se faire reconnaître et prendre pied sur un peuple que par le ministère d’une élite. Qui désignera cette élite comme maîtresse ? Les effets mêmes de la force et de l’intelligence ; la victoire, la conquête, les services rendus par des capacités hors de pair pour l’organisation et la protection commune. De cette supériorité d’énergie, prouvée tout d’abord par le talent de se commander à soi-même en vue de quelque chose d’ordonné et de grand, résulte pour l’élite, non seulement le devoir de commander à la masse, mais aussi celui de défendre contre elle sa propre intégrité. Si indispensable que soit pour la paix et la sécurité de la nation une aristocratie forte et sûre de soi, la fin essentielle de l’aristocratie, ce n’est pas le bien général, mais sa propre vertu. Elle a la jouissance des honneurs et seule elle fait figure. Mais la tâche supérieure qui constitue sa raison d’être lui impose les responsabilités les plus rigoureuses et les plus délicates, en même temps que les plus incompréhensibles pour l’homme de la masse. Cette tâche c’est l’enfantement et l’entretien de belles mœurs. Bref, qui dit mœurs dit une aristocratie, dit des maîtres.

Si la multitude ne participe pas à l’enfantement des belles mœurs ou si elle n’y participe qu’indirectement, comme subordonnée de l’aristocratie, — il s’en faut qu’elle souscrive toujours à cette distribution des rôles et demeure à sa place[4]. Il ne s’agit pas ici des révoltes causées par l’oppression matérielle, l’exploitation brutale, les souffrances. Des temps viennent où, même pourvue de toute la sécurité et de tout le bien-être possibles par la vigilance et la justice des maîtres, ne désirant dans sa généralité ni plus de pain ni plus de jouissances, la plèbe s’insurge contre le privilège constitutif des aristocraties : créer la morale, déterminer le type de l’homme. Elle prétend l’accaparer, le faire descendre jusqu’à elle. Il en résulte en opposition avec la « morale des maîtres » une « morale des esclaves ». Laissons Nietzsche développer avec ampleur cet important parallèle.

[4] Voir, pour l’atténuation de ce qu’il y a de trop dur, de trop tendu dans cet aristocratisme, notre appendice II, sur la hiérarchie. Se reporter aussi à notre avertissement.


Au cours d’une excursion entreprise à travers les morales délicates ou grossières qui ont régné dans le monde ou qui y règnent encore, j’ai trouvé certains traits se représentant régulièrement en même temps et liés les uns aux autres : tant qu’à la fin j’ai deviné deux types fondamentaux et une distinction fondamentale. Il y a une morale de maîtres et une morale d’esclaves ; j’ajoute de suite que, dans toute culture plus élevée et plus mêlée, apparaissent aussi des tentatives d’accommodement des deux morales, plus souvent encore la confusion des deux et un malentendu réciproque, parfois même leur étroite juxtaposition — et jusque dans le même homme, à l’intérieur d’une seule âme. Les différenciations de valeurs morales sont nées ou bien sous l’empire d’une espèce dominante qui, avec un sentiment de bien-être, a eu pleine conscience de ce qui la place au-dessus de la race dominée — ou bien parmi les dominés, les esclaves et les dépendants de toutes sortes. Dans le premier cas, quand ce sont les dominants qui déterminent le concept « bon », ce sont les états d’âmes sublimes et fiers que l’on regarde comme ce qui distingue et détermine les rangs. L’homme noble met à l’écart et repousse loin de lui les êtres en qui s’exprime le contraire de ces états sublimes et fiers : il les méprise. Qu’on remarque de suite que, dans cette première espèce de morale, l’antithèse « bon » et « mauvais » revient à celle de « noble » et de « méprisable » ; l’antithèse « bien » et « mal » a une autre origine. On méprise le lâche, le craintif, le mesquin, celui qui ne pense qu’à l’étroite utilité ; de même le méfiant, avec son regard inquiet, celui qui s’abaisse, l’homme chien qui se laisse maltraiter, le flatteur mendiant, — surtout le menteur — c’est une croyance essentielle chez tous les aristocrates que le commun, peuple est menteur. « Nous autres véridiques », tel était le nom que se donnaient les nobles dans la Grèce antique ! Il est évident que les estimations de valeur morale ont eu primitivement pour objet des hommes et n’ont été que par la suite rapportées à des actions. Aussi les historiens de la morale commettent-ils une lourde bévue lorsqu’ils prennent comme point de départ des problèmes tels que celui-ci : « Pourquoi des actions inspirées par la pitié ont-elles été jugées louables ? » Les hommes de l’espèce noble sentent que ce sont eux qui définissent les valeurs des choses, ils n’ont pas besoin de se faire approuver, ils jugent : « ce qui m’est nuisible est nuisible en soi. » Ils savent en un mot qu’il n’y a d’honneur que ce qu’ils en confèrent ; ils sont créateurs de valeurs. Tout ce qu’ils reconnaissent appartenir à leur nature, ils l’honorent. Une telle morale est glorification de soi-même.

A son premier plan se trouve le sentiment de la plénitude de la puissance qui veut déborder, le bonheur de la grande tension, la conscience d’une richesse qui voudrait donner et répandre : l’homme noble, lui aussi, vient en aide au malheureux, non pas ou presque pas par compassion, mais plutôt par une impulsion que crée la surabondance de la puissance. Il honore le puissant, et non le moins, celui qui a le pouvoir sur soi-même, qui s’entend à parler et à se taire, qui a plaisir à exercer contre soi sa sévérité et sa dureté, qui a le respect de tout ce qui est sévère et rigoureux. « Wotan me plaça dans la poitrine un cœur dur, » est-il dit dans une vieille Saga scandinave… cette sorte d’hommes s’enorgueillit justement de n’être pas faite pour la pitié : c’est pourquoi l’auteur de la Saga ajoute : « Celui qui n’a pas dès sa jeunesse un cœur dur ne l’aura jamais. » Des nobles et des braves qui pensent de la sorte sont aussi éloignés que possible de cette morale qui fait justement consister dans la pitié ou dans le fait d’agir pour autrui, ou dans le désintéressement (en français dans le texte) le signe décisif de la moralité… Les puissants savent honorer ; c’est là l’art où se déploie leur richesse d’invention. Respect pour la vieillesse et respect pour la tradition, double fondement pour eux de tout le droit. Une foi, une disposition d’esprit qui porte toujours à juger favorablement les aïeux et défavorablement les nouvelles générations, voilà un trait typique de la morale des puissants ; réciproquement, quand on voit les hommes des « idées modernes » croire presque par instinct au « Progrès » et à « l’avenir » et manquer de plus en plus de respect pour l’âge, on a là un signe bien suffisant de l’origine basse de telles idées… Être capable de longue reconnaissance et de longue vengeance — à l’égard seulement de ses pairs — et s’en sentir le devoir ; savoir nuancer le talion, avoir des idées raffinées en amitié, éprouver une certaine nécessité d’avoir des ennemis (peut-être comme exutoire aux humeurs d’envie, de dispute, de témérité, et au fond, pour pouvoir être bien ami) : autant de caractères significatifs de la morale noble, laquelle, on l’a dit, n’est pas la morale des « idées modernes », raison pour laquelle il est difficile de la bien sentir, difficile aussi de la déterrer.

… Il en est tout différemment de l’autre morale, la morale des esclaves. En supposant que les asservis, les opprimés, les souffrants, ceux qui ne sont pas libres, qui sont incertains d’eux-mêmes et fatigués, se mettent à moraliser, que trouveront-ils de commun dans leurs appréciations morales ? Vraisemblablement s’exprimera une défiance pessimiste de la position de l’homme, peut-être une condamnation de l’homme avec toute sa situation. Le regard de l’esclave est défavorable aux vertus des puissants : il est sceptique et méfiant, il a la subtilité de la méfiance contre toutes les « bonnes choses » que les autres vénèrent — il voudrait bien se persuader que le bonheur même là n’est pas véritable. Par contre il met en avant, en pleine lumière, les qualités qui servent à adoucir l’existence de ceux qui souffrent : ici nous voyons honorer la compassion, la main complaisante et secourable, le cœur chaud, la patience, l’application, l’humilité, l’amabilité, — car ce sont là les qualités les plus utiles, et presque les seuls moyens pour alléger le poids de l’existence. La morale des esclaves est essentiellement une morale utilitaire. C’est ici le foyer d’origine de la fameuse antithèse « bon » et « mal » : — c’est dans le concept mal que l’on fait entrer la puissance et ce qui est dangereux, quelque chose de formidable, de subtil et de fort qui ne laisse pas approcher le mépris. D’après la morale des esclaves, c’est le « méchant » qui inspire la crainte ; d’après la morale des maîtres, c’est justement le « bon » qui l’inspire et la veut inspirer, tandis que l’homme « mauvais » est l’objet du mépris. L’opposition des deux principes se rendra tout à fait sensible si l’on remarque la nuance de dédain (même léger et bienveillant) qui s’attache au « bon » selon l’acception de la morale d’esclaves parce que le « bon » de cette morale c’est l’homme inoffensif, de bonne composition, facile à duper, peut-être un peu bête, un bonhomme. Partout où la morale d’esclaves a pris le dessus, on observe dans la langue une tendance à rapprocher les mots « bon » et « bête »… Dernière différence fondamentale : l’aspiration, vers la liberté, l’instinct pour le bonheur et les délicatesses du sentiment de liberté appartiennent aussi nécessairement à la morale et à la moralité des esclaves que l’art et l’enthousiasme dans la vénération et dans le dévouement sont le symptôme régulier d’une manière de penser et d’apprécier aristocratique[5]. (Jenseits von Gut und Böse, p. 239.)

[5] Il y aurait infiniment à dire sur ce morceau, qui prendra des sens bien différents selon qu’il sera lu par un homme délicat ou par un goujat audacieux. Il ne faut pas perdre de vue que Nietzsche a toujours devant lui l’hypocrisie humanitaire. C’était un peu mon propre cas lorsque je le présentais si favorablement. Je renvoie aux considérations générales de ma préface.

VI

La morale des maîtres est positive et créatrice. Elle fonde les civilisations. La morale des esclaves est négative et subversive. Elle est le principal agent et le grand symptôme des décadences. Nous allons les montrer l’une, et l’autre à l’œuvre.


La morale des maîtres se présente sous deux aspects bien différents selon qu’on la considère dans un âge barbare ou dans un âge poli. C’est dans le premier cas qu’elle est le plus forte, mais aussi le moins intéressante. Moins des hommes sont complexes, plus il est facile de les discipliner, de concentrer leurs énergies en quelques vertus simples et vigoureuses. On pourrait dire que le fonds d’une morale barbare, c’est l’énergie brute, l’énergie pour elle-même.

Mais, à mesure que le développement de la sécurité, du bien-être et des plaisirs, le progrès des connaissances et des arts, une expérience trop longue de la morale elle-même viennent accroître et compliquer le contenu de la conscience humaine, l’homme se dérobe de plus en plus aux prises : il en sait, il en veut, il en rêve trop. L’établissement de disciplines à la fois puissantes et adaptées est alors l’entreprise la plus difficile. Nietzsche remarque que les grandes ou plutôt les grosses systématisations de la morale accréditées aujourd’hui (kantisme, utilitarisme, etc.) se rapportent en fait à une humanité psychologiquement fort rudimentaire (toute théorique et abstraite au surplus), et que tous les vrais éléments de moralité, c’est-à-dire les nuances et les finesses d’appréciation morale, qui se sont développés d’eux-mêmes dans nos civilisations, n’ont rien à voir avec ces lourdes machines. Et il est certain que, si ces fameux doctrinaires des mœurs sont ingénieux, puissants même, puissants à vide, dans la déduction des principes généraux, ils se montrent, Kant notamment, dans l’exposé des préceptes pratiques, d’une lourdeur, d’une vulgarité, d’un ridicule difficiles à accorder avec ce qu’on sait parfois de leur tact personnel.

Le problème pour l’homme moderne ne serait-il pas de joindre à sa précieuse complexité l’énergie du barbare ? Ce problème ne sera pas résolu par des formules, mais par des individus…

Dans l’âge barbare, la morale en faveur est l’objet d’une foi si prépondérante que les croyances théologiques et les traditions légendaires du peuple se façonnent à son image et selon ses exigences. De là l’invention de ces généalogies qui, en faisant descendre les princes des dieux, divinisent les hautes mœurs elles-mêmes. De là, l’imagination de ces paradis où seules les vertus qui font le chef auront leur récompense, les autres n’étant sans doute que vertus viles. Nous verrons que la morale des esclaves a, elle aussi, ses au-delà… Mais on sent, dès ici, la différence profonde de signification qui existe entre un Walhalla, un paradis scandinave de guerriers, et un paradis juif de misérable. Les cieux des peuples maîtres sont une exaltation de la terre. Ceux des peuples esclaves ont été conçus en haine et en horreur de la terre.

Une morale de barbares est tournée tout entière vers des fins de combat et de conquête. Il est des peuples qui ne sont jamais sortis de l’état barbare, soit que les circonstances ne le leur aient pas permis, soit qu’il y eût dans leur forme propre d’énergie quelque chose de trop épais et de trop court, comme dans le cou d’un taureau. D’autres, plus heureux et mieux doués, ont pu s’épanouir, se donner — parfois sans que la guerre cessât de les harceler — des siècles de jouissance, exercer leur force dans tous les jeux de la civilisation. Ce sont les peuples artistes, peuples de maîtres essentiellement.

Un peuple est artiste quand son élite au moins n’a plus besoin de théologie, quand il ne lui est plus nécessaire de s’appuyer sur des autorités surnaturelles pour se rester fidèle à lui-même, quand enfin sa morale lui apparaît suffisamment justifiée par l’ordre qu’elle met en l’homme, par la logique et la perfection du type humain qu’elle a formé. Il y a donc, selon Nietzsche, au sommet de toute civilisation artiste, un certain athéisme[6]. L’amour de la perfection et de l’ordonnance pour elles-mêmes est le sentiment civilisé par excellence. Dans l’état barbare, la vertu était tendue ; elle était au prix d’une dure et vigilante contrainte, à laquelle l’imagination donnait quelque chose de sacré, mais de sombre aussi ; maintenant elle est devenue un jeu (ce qui ne signifie pas une facilité), une chose belle. La vigilance sur soi, sans se relâcher, en se faisant même plus minutieuse et plus nuancée, a perdu de sa raideur. Elle a pris des formes agiles et promptes. Elle se manifeste par le tact et le goût. Dans les époques rudes, la morale n’était que joug ; sa force était au prix d’un certain aveuglement. Mais c’est son plus beau triomphe d’avoir préparé une espèce d’hommes assez finement maîtres d’eux-mêmes, pour qu’elle n’ait plus de très grands dangers à redouter de leur clairvoyance. Génératrice de l’ordre, elle fournit à présent l’aliment de hauts plaisirs intellectuels. Monté fort haut grâce à elle, l’homme prétend jouir de son ascension, affirmer le rapport où il se sent être avec l’univers. Il a acquis, au prix d’une discipline séculaire, l’aisance et la liberté des mouvements, de nobles loisirs. Sa volonté de maîtrise, sans s’affaiblir, se raffine, se tourne vers de plus vains objets. Sa propre harmonie détermine le désir de toute son intelligence et l’objet de ses activités supérieures. Il s’ingénie à trouver entre les éléments de la nature des harmonies subtiles et profondes, et à les représenter dans cette ordonnance idéale. C’est l’origine et la raison d’être de l’art, glorification de l’homme — de l’homme d’une certaine culture — temple que les maîtres d’une civilisation élèvent à leur vertu. Si indépendant que l’art tende à devenir par la suite, si séduisant qu’il se fasse par la richesse de ses perfectionnements et de son éclat propre, si tenté qu’il puisse être un jour de se diviniser lui-même — il ne doit pas oublier sa signification première, sous peine de perdre son point d’attache et sa solidité. L’homme, une certaine sorte de grandeur et de perfection humaines, voilà donc le thème fondamental de l’art, son centre et sa mesure, voilà l’art comme chose de civilisation. L’art est l’épanouissement de la morale, de la morale des maîtres, la fleur qu’elle arrive enfin à produire. Une certaine qualité d’art comme elle est une certaine qualité de morale, au grand sens du mot : un style. Là où un style règne n’éprouve-t-on pas jusqu’à l’évidence que les maîtres ont passé ?

[6] Il est plus vrai de dire que la notion de Dieu et des choses divines, sur laquelle l’esprit de l’homme peut travailler indéfiniment, s’épure et devient plus lumineuse à mesure que la civilisation progresse.


Toute morale, dit Nietzsche, est, par opposition au laisser-aller, une sorte de tyrannie contre la « nature », aussi contre la « raison » : ce n’est cependant pas encore une objection contre elle, si ce n’est que l’on veuille décréter soi-même, de par une autre morale quelconque, que toute espèce de tyrannie et de déraison sont interdites. L’essentiel et l’inappréciable, dans toute morale, c’est qu’elle est une longue contrainte ; pour comprendre le stoïcisme, ou Port-Royal, ou le puritanisme, il faut se souvenir de la contrainte qu’il fallut imposer à toute langue, pour la faire parvenir à la force et à la liberté, contrainte métrique, tyrannie de la rime et du rythme. Quelle peine les poètes et les orateurs de chaque peuple se sont-ils donnée, — sans excepter certains prosateurs de nos jours, qui ont dans l’oreille une inflexible conscience, — « pour une absurdité », comme disent les maladroits utilitaires qui se croient avisés, — « par soumission à des lois arbitraires », comme disent les anarchistes, qui se prétendent ainsi libres », — libres-penseurs même ! C’est, au contraire, un fait singulier que tout ce qu’il y a, ou tout ce qu’il y avait sur terre de liberté, de finesse, de hardiesse, de légèreté, de sûreté magistrale, que ce soit dans la pensée, ou dans la façon de gouverner, dans la manière de dire ou de persuader, dans les arts comme dans les mœurs, ne s’est développé que grâce « à la tyrannie de ces lois arbitraires » ; et sérieusement, il est très probable que c’est précisément cela qui est « nature » et « naturel » — et nullement ce laisser-aller… Le principal « au ciel et sur la terre », semble-t-il, pour le dire encore une fois, c’est d’obéir longtemps et dans une même direction : il en résulte toujours à la longue quelque chose pour quoi il vaut la peine de vivre sur terre, par exemple la vertu, l’art, la musique, la raison, l’esprit, — quelque chose qui transfigure, quelque chose de raffiné, de fou et de divin.

(Par delà le Bien et le Mal, trad. L. Weiskopf et G. Art, page 104.)

VII

Hostile aux maîtres et jalouse de leur inimitable vertu, la morale servile sera nécessairement ennemie de la civilisation et de l’art qui les glorifient, du style qu’ils ont fondé. Elle n’a rien plus à cœur que de ruiner des palais. Elle n’est pourtant pas le vandalisme. Les Vandales sont des maîtres par leur sauvagerie même, — au moins de la graine de maîtres[7]. De plus, ce que l’esclave moralement révolté hait et envie, ce n’est pas la richesse et l’éclat extérieur des aristocraties, c’est un bien infiniment plus précieux : leur privilège spirituel, leurs titres humains. Il ne s’agit donc pas, pour lui, de saccager, mais de déprécier, de flétrir. Les révolutions des esclaves par la morale peuvent être appelées d’immenses entreprises de déconsidération.

[7] Voilà de ces outrances littéraires que je laissais passer trop innocemment. En France, elles sont sans danger. Mais songez à l’effet qu’elles peuvent produire sur le cerveau des incendiaires de Louvain.

Les Juifs, écrit Nietzsche, peuple « né pour l’esclavage », comme le disent Tacite et tout le monde antique, « peuple choisi parmi les peuples », comme ils le disent et le croient eux-mêmes, les Juifs ont réalisé cette merveille du renversement des valeurs, grâce à laquelle la vie sur terre, pour quelques milliers d’années, a pris un attrait nouveau et dangereux : leurs prophètes ont fondu ensemble les termes « riche », « impie », « méchant », « violent », « sensuel », pour frapper pour la première fois le mot « monde » à l’effigie de la honte. C’est dans ce renversement des valeurs (dont fait partie l’idée d’employer le mot « pauvre » comme synonyme de « saint » et d’« ami ») que réside l’importance du peuple juif : avec lui commence l’insurrection des esclaves dans la morale. (Ibid., p. 113)


On le voit : si Nietzsche se montre épris, jusqu’à un étrange degré de passion qui est son génie même, de toutes les belles formes d’ordonnance sociale, politique ou esthétique que l’histoire nous présente et que les esclaves ont minées, si ces magnifiques réussites lui apparaissent comme le but de la terre, il ne s’ensuit nullement qu’il juge la morale servile sommairement, en grand seigneur, par l’inintelligence hautaine et le dédain. Il dirait presque qu’elle est, des deux, de beaucoup la plus intéressante, la plus tentante pour le psychologue, la plus complexé, la plus riche en nuances. Assurément elle est la plus « intérieure » et la plus intellectuelle ; car, au contraire de la morale aristocratique qui recherche le grand jour, modèle l’homme tout entier, se réalise en œuvres brillantes et en gestes harmonieux, celle des esclaves naît et grandit dans le secret des âmes. C’est là qu’elle opère. Son action est invisible. Ses voies sont sombres et souterraines ou, si l’on préfère, spirituelles.

C’est une observation presque banale que rien ne développe chez un homme une intensité plus passionnée de réflexion et de critique, ni de plus obscures puissances de rêverie, que de porter dans une condition servile un orgueil et des prétentions de maître. La souffrance qu’il en éprouve ne peut trouver d’adoucissement que s’il parvient à se représenter son humiliation comme un scandale. Or, ce résultat suppose un travail mental qui n’est pas chose simple. Car, en dehors du fait matériel et des signes extérieurs de la dépendance, dont on pourrait se consoler facilement, il y a la supériorité psychologique que le moins intelligent des maîtres garde pour les mœurs, pour le discernement rapide et sûr de tout ce qui y touche, sur le mieux doué des hommes marqués pour servir. Celui-ci peut l’emporter par tel ou tel talent particulier ; mais il reste chez l’aristocrate quelque chose d’inimitable, un art très sûr d’assigner leur vrai rang aux choses et aux personnes, de les estimer d’un point de vue plus libre et plus haut que toutes les considérations d’utilité spéciale et de mérite relatif, d’un pur point de vue de style et de goût. L’aristocrate est le dépositaire né des acquêts les plus précieux et les plus impalpables de la civilisation. On peut être meilleur logicien, meilleur grammairien, meilleur astronome que lui, mais on est un moindre civilisé, on est d’une moindre qualité humaine. C’est cette vérité qui blesse l’esclave : car son propre sentiment l’en avertit de façon bien plus irrécusable et cruelle que le fait — tout matériel — de sa domesticité. Même devenu maître par un bouleversement de l’ordre social, il la reconnaît et en souffre encore. C’est la pointe enfoncée dans son amour-propre dont il brûle de se débarrasser à tout prix. Comment ? Il ne peut rivaliser d’aisance, de liberté, d’eurythmie, d’humanité avec les maîtres. Un seul moyen lui reste : convaincre le monde que, dans leur grandeur, les maîtres sont vils et que, dans leur avilissement, les esclaves sont grands, que les apparences mentent, qu’il y a une autre beauté que la beauté visible, d’autres vertus que les vertus triomphantes, une autre gloire que la gloire, une autre force que la force, une autre mesure de la noblesse humaine que celle devant laquelle s’inclinent l’imagination et les sens misérablement éblouis. Ainsi, la rancune de l’esclave, sa soif de vengeance et de primauté lui suggèrent cet artifice grandiose : en appeler de la réalité matérielle et visible à une réalité invisible et immatérielle. La terre donne tort aux esclaves. Selon la terre, ils sont impies ; car les œuvres de la civilisation sont l’ornement et l’honneur de la terre. Il faudra donc qu’ils tirent leurs arguments d’ailleurs que de la terre pour mettre le bon droit de leur côté. Comment flétrir et déshonorer, dès ici-bas, la superbe et la puissance des maîtres, si ce n’est au nom d’une autre vie — non plus passagère, mais éternelle, dont l’ordre sera le renversement de l’ordre terrestre et où les déshérités seront les élus ? Le Paradis et tous les au-delà ont été conçus par la rancune, l’orgueil et la folle espérance des esclaves[8].

[8] Tout ce qui dans les idées exposées ici apparaît comme une allusion au christianisme doit être compris et apprécié d’après ce qui est dit dans ma nouvelle préface de l’origine des idées anti-chrétienne de Nietzsche.


Arrêtons-nous un instant avec Nietzsche devant cette falsification prodigieuse et songeons à ce qu’elle implique de ruse, d’ingéniosité raffinée, de moyens sophistiques. Que sont les découvertes d’un Copernic ou d’un Colomb, ces empires gagnés sur une étendue que les yeux voient ou que les pieds foulent par des intelligences affamées de réalité, à côté de cette conquête d’un monde invisible et impalpable, de cette formidable captation et organisation du néant dans laquelle se lancent des âmes ivres de souffrances et d’orgueil ? Non seulement inventer un monde, mais le rendre si croyable que les cœurs mêmes qui n’en connurent pas le besoin doutent s’il ne serait point vrai et n’y pensent point sans vertige ! Persuader à l’homme que ce monde ne lui est pas étranger, mais qu’il le porte en lui-même, qu’il y participe par une immatérielle essence ! Plus encore : cet au-delà, d’où personne pourtant ne revint jamais annoncer de nouvelles, le célébrer, le glorifier avec un enthousiasme sans vergogne, avec une divine impudence ! Le parer d’une dignité incomparablement supérieure à celle de la terre, afin de ravaler la terre et tout ce qui est d’elle, par la comparaison ! Ce n’est rien que de haïr. Et il n’est pas difficile de crier que la vie est méchante et diabolique quand on est un vaincu et un manqué de la vie ! Mais faire taire sa rancune, étouffer des cris qui seraient un aveu, attireraient le mépris et le courroux des forts, perdraient à jamais la cause de l’esclave, et se réserver pour une vengeance profonde ! Tourner lentement la civilisation et déposer dans la source où elle s’alimente, dans la conscience et l’énergie des maîtres, un poison mortel qui les paralysera : le souci de l’invisible, la terreur d’être mauvais et stérile peut-être, là où on se sentait fécond, heureux et juste ! S’élever contre un ordre de grandeur et de justice terrestre qu’on ne peut souffrir (parce qu’il est une insulte sereine à l’indiscipline et à l’anarchie), non pas d’une façon sincère, pitoyable et basse, au nom de la vanité blessée — mais d’une façon doucereuse et sévère, les yeux levés au ciel, au nom d’un ordre de justice et de vérité supra-terrestres ! Et pour cela construire tout un mécanisme d’idées et de démonstrations abstraites d’où découlera la réalité d’un tel ordre et sa supériorité ! Voilà qui n’est pas petit ! Voilà bien le « génie de la destruction » et le grandiose du travestissement ! La vraie révolution des esclaves n’est pas l’œuvre de la violence, mais celle de l’esprit. A ce titre, elle ne peut se produire que dans un état de culture très avancé. Elle suppose derrière soi tout un passé de réflexion et de spéculation.

VIII

Or il se trouve qu’une civilisation artiste est contrainte de procurer l’éducation philosophique des esclaves et de leur mettre ainsi entre les mains l’instrument avec lequel ils la ruineront. Plus elle se perfectionne, plus il lui faut d’hommes qui la servent non pas avec leurs mains, mais avec leur cerveau ; plus relevés et plus difficiles sont les services intellectuels dont elle a besoin. Bref, la science — dans la plus grande étendue du mot — devient une fonction indispensable de l’ordre social. Elle est sans doute la première et la plus honorable des fonctions de subordonnés. Mais elle est une fonction de subordonnés. Nietzsche y tient et il ne se dissimule pas qu’une telle proposition est bien faite pour scandaliser une époque où les « savants » règnent et donnent le ton. Elle paraîtra anti-civilisée au premier chef. Ne nous ramène-t-elle pas à ces temps où il ne convenait pas que les rois sussent signer ? Mais elle dépend, sans doute, dans la pensée de Nietzsche, d’une vérité plus compréhensive, à savoir : que tout emploi spécial, toute utilité limitée et définissable sont, — en un sens nullement péjoratif du mot, — serviles, c’est-à-dire regardent les serviteurs. Or, les sciences sont des spécialités. Il y faut du génie. Qu’importe ? Est spécialité tout emploi de l’intelligence qui ne se rapporte pas immédiatement à la morale, à l’homme. Les maîtres n’ont pas de spécialités parce qu’ils ont la charge des mœurs. Et cette charge devient d’autant plus lourde, demande d’autant plus de finesse et d’énergie que précisément les progrès de l’érudition — en éclairant l’humanité sur l’origine des traditions religieuses ou sociales, menacent de la rendre impatiente de toute discipline, ou que les conquêtes de l’expérience, en accroissant son empire sur la nature, bouleversent les conditions matérielles de son existence. Car il ne suffit pas que l’utilisation de la vapeur soit découverte ni que des locomotives soient construites. Il faut aussi que ces monstres ne stupéfient pas l’homme par leur énormité, ne le rapetissent pas par leur voisinage, qu’il apprenne au contraire à s’en servir pour être encore plus libre. Voilà ce à quoi les physiciens et les ingénieurs ne songent guère, et c’est, en effet, souci de maîtres. Les maîtres manqueraient donc à leur office essentiel en s’en fermant dans des laboratoires ou des bibliothèques. Comment concilier le devoir d’une attitude modèle avec l’obligation de rester penché sur des cornues et des grimoires ? Et, au surplus, d’où viendrait le dédain unanimement attaché à la qualification de spécialiste, si ce n’est de ce sentiment profond, que le succès, la grandeur même dans une spécialité suppose des vertus ou, si l’on veut, des défauts incompatibles avec une certaine aisance noble de la personne, avec une moralité supérieure ? Notre siècle, qui pousse jusqu’à l’idolâtrie le culte des grands spécialistes, confesse son propre errement en leur attribuant, par une phraséologie creuse, mais bien significative, je ne sais quel sacerdoce général[9].

[9] Voici un ordre d’idées dans lequel on peut entièrement sympathiser avec Nietzsche et qui n’a pas de solidarité avec ses frénésies antichrétiennes et anti-métaphysiques.

Malheureusement la pratique des hautes spécialités développe un genre d’intelligence qui menace de se tourner en agent de dissolution et de ruine, si l’usage n’en est pas modéré, contenu en de justes limites par le sens des mœurs et par le goût. Elle exige une grande perfection dans l’art de définir, d’expliquer, de généraliser, de déduire. Art précieux, mais dangereux, quand il ne se subordonne à rien, quand il n’est pas averti de certaines choses sur lesquelles il ne doit pas entreprendre. Imaginons-nous, dans les commencements de la statuaire grecque, un praticien qui, à force d’équarrir des pierres pour un sculpteur, eût découvert les premiers principes de la géométrie et de la mécanique. Il lui eût fallu un très sérieux respect, un amour bien fin de la beauté des Apollons et des Dianes pour ne pas se croire, par la possession de ces « vérités », bien au-dessus de l’artiste qui les ignore, — pour ne pas mettre au premier rang ce qui est au second. Le grammairien, qui sait rendre un compte minutieux des merveilles du langage et en voit le comment, risque d’oublier qu’il n’a, en comparaison avec le poète, sans qui ces merveilles ne seraient pas, que des vertus de domestique. En général, il y a danger que ceux qui ont pour fonction d’expliquer, de tirer les conséquences, s’enivrent de leur compétence spéciale jusqu’à ne plus mesurer l’étendue qui les sépare de ceux qui créent, qui osent, qui ont pris et portent les souveraines responsabilités. Ainsi l’habitude de démêler dans les cas obscurs les indications de la coutume et de comparer les droits, donne au juriste, avec une aptitude à la démonstration et à la justification tout à fait étrangère aux aristocraties (il n’y a rien de moins aristocratique que de vouloir toujours justifier ce qu’on est, ce qu’on fait), une habileté de dialectique par laquelle il peut prouver l’absurdité des plus beaux usages, d’institutions glorieuses et en pleine force : jeu de sophistique où il sera tenté de s’essayer, s’il perd de vue ou bien s’il n’est pas apte à goûter la qualité de civilisation dont est dépendante sa mission particulière. Les magistrats de l’ancienne monarchie française, nourris pourtant aux meilleures lettres et à la merveilleuse dialectique de Rome, nous donnent à cet égard un admirable exemple. Grâce à leurs hautes mœurs, ces serviteurs nous font aujourd’hui l’effet de maîtres et, s’ils sont grands par la fermeté et la lucidité de la raison, ils sont uniques par une intelligence bien supérieure à la raison raisonneuse. Quand un homme est rompu au maniement des idées et des mots, il lui faut en effet une éducation du jugement tout à fait rare et en tout cas venue d’autres sources, pour s’attacher fortement à la beauté et à la justice propres d’une institution sociale donnée, et résister aux attraits de cette justice et de cet ordre possibles, qui se laissent si bien déduire de quelques notions absolues prises pour principes. Aristote, qui semble avoir de son temps réuni toutes les compétences particulières et qui avait, pour ainsi parler, le génie des principes en toutes choses, est le type le plus élevé de ce bel équilibre. L’esprit fut assez fort et surtout assez libre en lui pour modérer l’esprit et en régler l’usage. La métaphysique elle-même ne lui fit pas perdre pied et, à la lumière de l’ordre universel tel qu’il l’imagina, l’ordonnance de la cité grecque parut plus belle et plus raisonnable, tant ses plus hautes spéculations en étaient en quelque sorte imprégnées. Socrate, au contraire, c’est le raisonneur de la plèbe, le dialecticien effréné dont le génie, privé de la substantielle nourriture des mœurs, se grise des idées pures et sème, avec un mélange d’innocence et de malice, les prémisses de toute anarchie.

Socrate peut être pris comme le type le plus imposant de l’idéologue anarchique. La mauvaise idéologie se produit, quand des esprits originaux peut-être, mais sans discipline et sans qualité, se mettent à raisonner abstraitement sur la matière des mœurs et du goût — à juger de points de vues généraux, ce qui est essentiellement particulier, unique. Elle consiste à réclamer des justifications théoriques de ce qui ne peut se justifier que par la beauté et la saveur de ses fruits. Elle sent la plèbe. Au fond, cette prétention de mettre à tout prix de la raison, de l’absolu dans la morale, a pour fin secrète de ruiner le privilège moral de l’aristocratie. Tout le monde n’est-il pas égal devant la raison, également apte à juger d’une déduction correcte ? L’idéologie fait tout le monde juge des mœurs, elle introduit la foule dans les palais.

L’idéologue est un spécialiste débauché, un homme qui, marqué pour quelque fonction intellectuelle dépendante, ne se contenterait pas d’y être supérieur, et se laisse abuser par la puissance de ses facultés mentales jusqu’à n’avoir plus conscience de leur caractère secondaire et servile. C’est un serviteur qui a perdu les mœurs, lesquelles consistent pour lui dans le respect. En cessant de respecter ce qu’il devrait servir, il cesse de se respecter lui-même comme servant. Il prend honte de lui-même. Par là il devient esclave. Et il conçoit le grand dessein de vengeance des esclaves. Désormais, sa force de raisonnement ne va plus s’exercer sur des questions utiles et subordonnées, mais sur toutes questions humaines et divines. Sa passion de généraliser ne connaîtra plus de bornes. Il devient le grand réclameur de titres et de pourquoi, l’homme de la raison pure, le maniaque de l’idée, de l’absolu.

IX

Telle est la « mentalité » servile. Merveilleux instrument pour les desseins de l’esclave contre la civilisation. Des cœurs blessés par tout ce qui a forme sous le soleil se trouvent en complicité merveilleuse avec des cerveaux qui ne se représentent plus le vrai que dans l’abstraction de l’idée. Cette alliance d’une sensibilité offensée par la terre et douloureusement avide du néant de l’au-delà, avec une intelligence dépersonnalisée, coupée de toute communication avec les sens, l’énergie, le corps — engendre la folie de l’« Esprit pur ». L’esprit pur ! écoutez bien ces mots, l’invention la plus raffinée de l’esclave — ces mots qui ont plus fait pour la ruine de la cité antique, que la torche du barbare. Écoutez-les en psychologue, et percevez tout ce qu’ils étouffent de pâle haine sous leur inoffensive apparence de préciosité métaphysique ! La morale des esclaves, c’est la revanche de l’Esprit pur.

« La révolution des esclaves dans la morale, écrit Nietzsche, commence lorsque le ressentiment devient créateur. »

Qu’elle condamne la méchanceté des royaumes de la terre au nom d’un royaume de Dieu destiné à se réaliser, à recueillir tous les bons, tous les purs à la fin des temps, ou seulement au nom d’un ordre idéal de justice inscrit dans la conscience humaine — en d’autres termes, qu’elle s’enveloppe de mythologie ou de philosophie, la morale servile ne change pas de méthode. Sa visée reste la même. Son procédé aussi. Il consiste toujours à falsifier des faits, à en dénaturer la couleur et la signification par des dénominations abstraites et métaphysiques. De la sorte, tout ce dont l’esclave souffre ou est impatient — et au premier chef sa qualité servile — se trouve transformé en scandale pour le cœur et la raison, apparaît comme une insulte à Dieu lui-même. En même temps les ressentiments et les vœux de l’esclave se dépouillent de leur caractère sombre et jaloux pour recevoir une auréole de désintéressement et de religion. Ils n’expriment plus la soif de vengeance de l’être indiscipliné et faible, irrité par le sentiment de sa propre anarchie et par ce manque d’aisance, de liberté, de souveraineté intérieure qui l’exclut des sommets lumineux de la civilisation. Ils deviennent la sublime inspiration de l’homme pieux dont les regards dépassent les courts horizons de la cité terrestre et se lèvent vers une éternelle justice.

Le servile s’appelle l’« Opprimé » ; opprimé, il l’est, en effet, de la pire façon, parce qu’il se sent vil et se hait lui-même, parce qu’il ne s’estime pas assez pour servir sans un sentiment de déchéance. Mais voyez l’effet redoutable de cette majuscule, de ce grand mot isolé, de ce silence sur la cause et le genre de l’oppression ! Il semble que la responsabilité en retombe sur la terre entière et qu’il ne faudrait pas moins qu’un bouleversement total pour y mettre fin. — L’Opprimé est le Juste. Et la hiérarchie non pas seulement formelle et sociale, mais plus encore réelle et psychologique d’où sa condition résulte : — l’Iniquité. — De misérables timidités, de sottes innocences, des impuissances niaises, se promeuvent à une céleste dignité et se haussent à je ne sais quel état de pureté transcendante sous le nom d’Idéal.

Cette résolution dans l’action, qui naît de la certitude qu’on agit droit, qu’on sait ce qu’on veut et qu’on le payera ce qu’il faut, est rabaissée au niveau de la simple brutalité sous le nom de Force. Dans la bouche de l’esclave (qui ne comprendra jamais que toute force créatrice est force sur soi-même d’abord, est morale), ce mot devient une injure. A cette abstraction, on oppose cette autre : le Droit. Mais ce droit devient lui-même entre certaines mains une force, toute négative, il est vrai, et décourageuse des entreprises de l’Energie. Enfin, comme tout ce qui offense l’esclave a son principe dans les différences que la nature indique, mais que l’effort dur et artiste, la discipline sévère des privilégiés, va accentuant et légitimant sans cesse entre les individus, les peuples et les races — la morale servile s’est élevée jusqu’à l’idée d’on ne sait quelle essence pure et absolue de l’Homme, présente dans le plus humble comme dans le plus glorieux, au regard de laquelle toutes les humaines inégalités apparaissent comme autant d’absurdités et de vivants blasphèmes.

Ce n’est donc pas par des violences destructives, mais en falsifiant les idées, en corrompant les intelligences, que la philosophie servile travaille à ses fins. Elle est, en ce genre, d’une fécondité et d’une ampleur d’invention singulières. A toute conception, à tout sentiment particulier et caractérisé d’ordre politique ou social, d’honneur et de dignité privée, de beauté artistique, elle s’efforce de substituer des notions universelles qui, en se faisant accepter de tous les hommes demi-réfléchis, de la majorité, par les airs de grandeur qu’elles ont incontestablement pour elles, et les apparences de vérité absolue qu’elles doivent à leur abstraction même, amènent à mépriser, comme œuvres de la convention et de l’arbitraire, jusqu’aux plus magnifiques formes de civilisation, de sociabilité et d’art qui aient brillé dans l’histoire et les rend surtout impuissants à en rêver, à en chérir de nouvelles. Admirable façon de dévoyer et de griser les esprits et les cœurs que de leur tendre ainsi l’appât de l’absolu. Merveilleux moyen de stériliser les activités que de les lancer à la poursuite de l’inattingible. La philosophie servile semble n’élever l’homme au-dessus de tout idéal borné de nation ou de race que pour lui ouvrir des horizons illimités. Elle lui fait prendre en dégoût les devoirs, les enthousiasmes, les points d’honneur, les maximes de civisme et de loyalisme, les sensibilités artistes, toutes ces marques intérieures de noblesse qui, comme Athénien, Romain ou Français, le distinguaient du barbare et de la plèbe. Elle le persuade qu’il ne relève raisonnablement que de Dieu et de la nature. Par là, elle donne une valeur mystique à tout le monde. Méfiante et haineuse, en général, de toute ordonnance, de toute norme, de tout style, il faut qu’elle aille jusqu’au bout de son dessein, et glorifie l’amorphe, lui constitue une dignité. Elle le nomme l’« Infini ». Comment résister au vertige de l’Infini ? Ennemie du Temps, — du Temps qui, par la rapidité de sa fuite, donne la fièvre aux forts, les stimule à des créations durables — elle gagne la pensée de l’homme à l’illusion d’une réalité qui ne passerait point, et l’immobilise dans le souci de l’Éternel…

L’Éternel, l’Infini, l’Intemporel, l’Impersonnel, images grandioses et vides, que la philosophie servile fait miroiter sur le gouffre du rien. La révolution des esclaves soulève, par-dessus les palais de la civilisation, une poussière qui empêche d’en discerner les belles lignes. Dans cette poussière, la philosophie des esclaves dessine de monstrueux et fuyants fantômes, divinités gigantesques du néant[10].

[10] Il y a quelque chose de grand, de généreux, disons mieux, d’essentiellement vrai dans ce culte des belles civilisations et de tout ce qu’elles créent dans le domaine des arts. Mais l’effort du génie humain pour vaincre le temps ne s’expliquerait pas sans sa foi implicite à quelque chose d’absolu et d’éternel.

X

Il y a un art qui correspond à cette philosophie : le Romantisme. L’art classique est l’art des maîtres.

Négatrice et contemptrice de la Terre, on a vu de quels dehors la philosophie servile pare son nihilisme, et on comprend la séduction qu’elle doit exercer sur l’élite des générations de décadence. Il semble qu’elle représente, en toute question, la thèse libre et généreuse, qu’elle ne ruine les cités particulières que pour rendre possible une cité humaine universelle, qu’elle fasse passer sur les décombres des civilisations le vent purificateur de la Nature. Elle met la foi et l’ardeur de son côté. Elle éveille des espérances obscures, mais énormes. Elle annonce de grands commencements. En détachant la partie pensante des peuples de toute discipline, de toute tradition, on dirait qu’elle ramène l’humanité à la fraîcheur des origines. Elle est une source de lyrisme. Elle suscite ses poètes et ses prophètes, lesquels, affranchis de toute loi particulière de tenue et de beauté dans leurs imaginations, en éprouvent tout d’abord une impression de libération et de rajeunissement. Le romantisme naît de l’enthousiasme provoqué par les idéaux vides, mais grandioses, de la philosophie servile chez des hommes dont c’est l’ardent et secret besoin d’échapper, à tout prix, au sentiment cruel de la décadence qui, par eux, s’accomplit.

Le premier romantique, c’est Rousseau, celui des génies modernes en qui la morale des esclaves a atteint son plus haut degré d’ébullition. Chez Rousseau on surprend le passage des rancunes et des sensibilités de l’esclave à l’idéologie qui va les magnifier en dogmes, en vérités de raison et de sentiment. Il y a de la malice dans Rousseau, malgré qu’il s’enivrât tout le premier des fumées de cette transmutation. Après Rousseau, les romantiques se plongent et nagent innocemment dans l’océan de la Nature, de l’Infini, de l’Universel, de l’Originaire. Ils n’ont plus le caractère équivoque et sombre de leur père, si soupçonneux parce qu’il prêtait lui-même à tant de soupçon. Sont-ils cependant si naïfs et si purs ? Vigny, par exemple, dans sa tour d’ivoire ? Il y aurait une jolie psychologie, une fine classification des grands romantiques à faire, d’après ce qui s’est mêlé à leur religieuse inspiration d’anarchique amertume, d’esprit de vengeance contre les formes ordonnées et les bonnes mœurs. Nietzsche souligne ce trait commun à la plupart d’entre eux : l’affectation de sentiments grandioses, l’impudeur à s’attribuer de sublimes émotions. Signe de natures sans mœurs et que le sentiment d’en manquer fait souffrir, enfièvre.

Dans la morale des maîtres, nous l’avons vu, les vertus exigées de l’homme se rapportent à une fin « désintéressée » éminemment, mais concrète et particulière. C’est, par exemple, à Rome, la grandeur et la pérennité de la cité romaine. Rien n’est plus étranger à cette morale que l’idée d’un Homme absolu, d’une nature humaine absolue.

Or, ceci se laisse exactement appliquer à l’art. Dans un art de civilisation — un art classique — il est aussi des mœurs, à savoir : les règles dans lesquelles l’expérience de plusieurs générations d’artistes a, non pas du tout donné les moyens de bien faire, mais fortement tracé les limites en delà desquelles on ne saurait rien produire d’excellent, de solide. Ce sont les grandes formes épiques, dramatiques ; lyriques, narratives (pour nous en tenir aux arts littéraires) qu’elle a patiemment construites, découvertes au prix de ses errements mêmes, pour l’usage de siècles plus heureux. Quand ces règles et ces formes règnent, le mérite d’un artiste est jugé, non selon la fidélité, mais selon l’aisance avec laquelle il les observe et les réduit au service de son génie propre. L’idée d’une « inspiration » personnelle, sortant de la nature toute armée comme une Minerve, c’est-à-dire capable de se créer par une espèce de coup divin tout un organisme de moyens d’expression adaptés et puissants, ou seulement empruntant plus à soi-même qu’à la tradition — cette idée (bien romantique, n’est-il pas vrai ?) eût paru en des temps classiques non seulement un scandale, mais une chimère.

Le fond du classicisme, c’est que, si les règles ne valent rien sans le génie, il y a cependant en elles plus de génie que dans le plus grand génie. Ce trait ne montre-t-il pas bien que l’excellence dans l’art est de même nature que l’excellence dans les mœurs ? Quand celles-ci ne correspondent plus aux âmes, tout ce qui y paraît encore de noblesse et de liberté n’est sans doute que formalisme. Et cependant il y a plus de moralité dans la tradition des mœurs que dans l’instinct individuel de la plus belle âme.

Les vrais créateurs d’art sont ceux chez qui l’esprit des grandes formes esthétiques atteint son plus haut degré de conscience et de puissance. Gœthe lui-même, que l’on vit adopter successivement la forme du drame shakespearien et celle de la tragédie grecque, souffrit de l’errance, de l’incertitude perpétuelle à quoi l’absence de hauts canons esthétiques valables pour son temps et son pays le condamnaient dans sa production. Son expérience lui fournissait la substance de chaque œuvre. Mais qu’est la substance sans l’ordre qui la met en valeur, la rend claire et majestueuse, l’amplifie jusqu’à une portée universelle ? Il était contraint d’essayer, de recréer artificiellement les formes d’ordonnance d’une autre humanité, de se faire Grec. Ainsi dans une époque sans traditions, certains hommes peuvent souffrir de ce qu’il n’existe rien de grand pour élever leurs activités à une signification supérieure. Ils se sentent diminués d’être des intelligences « livrées à elles-mêmes ».

« Ce seront toujours, dit Nietzsche, les natures fortes, dominatrices qui, sous ce joug, dans cette tenue et cet achèvement résultant d’une loi qu’on s’impose à soi-même, éprouveront leurs plus fines jouissances ; la passion qui anime leur très puissante volonté éprouve un soulagement à la vue de toute nature soumise à un style, de toute nature domptée et faite servante ; même lorsqu’ils ont à construire des palais ou à établir des jardins, il leur répugne de donner à la nature libre carrière. — Réciproquement, ce sont les caractères faibles, non maîtres d’eux-mêmes, qui haïssent la tenue du style ; ils sentent que si ce joug si méchant leur était imposé, il ne pourrait que les rendre vils ; ils deviennent esclaves dès qu’ils servent, ils haïssent de servir. De tels esprits — ce peuvent être des esprits de premier rang — n’ont qu’une visée : de se modeler et de se donner à comprendre eux-mêmes et ce qui les entoure, comme libre Nature — sauvages, sans règles, fantasques, hors de tout ordre, étonnants… » (Die fröhliche Wissenschaft, p. 220.)

Dans les siècles classiques, une œuvre d’art est d’autant plus goûtée qu’elle unit à une plus impeccable pratique, à une science plus profonde des ordonnances traditionnelles, plus de liberté, de jeunesse, d’imprévu, de fraîcheur. Cela est d’une psychologie très sage. Car, à supposer que les règles qui résultent d’une telle exigence soient un peu lourdes et oppressives, on n’en est que mieux assuré, à voir un génie les porter légèrement, qu’il est plein de force et de ressources. Mais en fait les formes classiques sont des œuvres d’art générales d’un peuple artiste. Elles signifient les diverses sortes d’arrangement sous lesquelles l’intelligence et les sens de son élite se plaisent le plus à embrasser un sujet et en sont le plus capables. La séduction d’un chef-d’œuvre classique, c’est donc bien moins de nous révéler une personnalité nouvelle ou un sujet nouveau que de nous faire retrouver plaisir à la majesté, à la grâce, aux mystères aussi d’un ordre maintes fois, mais toujours diversement éprouvé. Le romantisme est, en principe du moins, la négation de toute forme consacrée. A y regarder de près, on verrait qu’il n’a été le plus souvent qu’un usage effronté et chaotique de tous les styles du passé à la fois.

Se croyant ou se rêvant d’ailleurs sortie directement des entrailles de la nature, l’œuvre d’art romantique sera condamnée, par une conséquence évidente, à chercher l’intérêt dans la nouveauté absolue. Par quoi donc pourra-t-elle être si nouvelle ? Par le sujet tout d’abord. Trait caractéristique du romantisme : la poursuite de sujets extraordinaires, de cas inouïs, laquelle a pour aboutissant extrême la frénésie de l’anormal.

Mais entre les sujets extraordinaires, il en est un qui les dépasse tous, le sujet des sujets, le sujet sans fond et sans bornes. Comment le nommer ? Dieu, si l’on veut, l’Infini, l’Univers, la nature tout entière de l’alpha à l’oméga. Fils de la nature et de la nature seule, nouveau-nés de l’Infini, les grands artistes romantiques ne se sont pas proposé une moindre matière. Celle-là seule les a hantés, toute autre leur apparaissant trop inférieure à ce qu’ils portent en eux. — Avons-nous besoin de montrer que, bien qu’unique (puisqu’elle enveloppe tout), elle est inépuisable et assure inévitablement l’originalité ?

On voit par quelle pente le romantisme, fruit d’une mauvaise métaphysique, inclinait à accaparer pour l’art l’objet de la métaphysique et de la religion, à nous donner un art théogonique, cosmogonique, à inonder l’époque moderne de conceptions du monde et de révélations, le tout — en raison de l’arrière-pensée qu’on a comprise et qui apparaît presque brutalement chez Rousseau, — pour aboutir à quelque mythologie sociale, à quelque idéalisation énorme de la morale des esclaves. Cette phraséologie aujourd’hui courante : que l’art, la philosophie, la religion expriment la même chose et accomplissent le même office en trois langues différentes, est pur romantisme. Pour de véritables artistes, l’art est l’art, et rien d’autre.

Dans le classicisme, les règles, signifiant les conditions sous lesquelles le public peut être artistiquement touché, imposent à l’expression une certaine tenue ; elles la resserrent dans certaines limites en dehors desquelles celle-ci peut émouvoir encore et très fortement même, mais non plus esthétiquement. Il est donc permis de dire que les règles indiquent la qualité de l’effet à produire, du plaisir à procurer, et, de plus, qu’elles la mettent à très haut prix. Mais le romantisme est, par définition, complètement désorienté à cet égard. Il en résulte qu’il visera non plus à la qualité, mais à la quantité, au maximum de l’effet. Et, s’il y atteint, ce sera fort bien. Mais il reste à savoir, dit quelque part Nietzsche, sur qui cet effet s’exerce et sur qui un artiste de ce nom doit avoir cure d’en exercer. « Pas sur la foule assurément ! Ni sur les énervés, les dégénérés, les malades ! Surtout pas sur les abrutis ! »

L’art véritable agit fortement, mais sans violence ; il a la décence dans l’enthousiasme ; il a la clairvoyance et l’équilibre dans l’ivresse ; il saisit, il terrifie, mais sans oppresser physiquement ; il a l’élan, mais sans la frénésie ; le charme caressant et voluptueux ne lui est certes pas interdit, mais il l’enveloppe de je ne sais quelle majesté brillante ; il reste clair et serein jusque dans l’orageux et le passionné, suave jusque dans le cruel. Les larmes qu’il fait couler sont des larmes du cœur. Et c’est par là qu’il est l’art. — Dans le romantisme, le délicieux devient l’aphrodisiaque, le cruel devient le hideux ; la terreur coupe la respiration, l’enthousiasme et l’ivresse tournent à l’hystérie ; on appelle noble et majestueux le mastodontal. Ce n’est pas bien admirable, dira-t-on. Il suffit de forcer la dose ! Justement ; mais cela même n’est pas à la portée de tout le monde.

« Fanatique de l’effet à tout prix », de l’intense pour l’intense — il y a un danger auquel ne pouvait échapper le romantisme. Et il s’y est précipité avec une ardeur croissante. Ce danger, c’était de chercher à provoquer l’émotion par l’abus des moyens matériels de l’art, de s’adresser violemment aux sens dans la crainte que la pensée et le cœur ne « rendissent » pas assez. On arrive à ses fins comme on peut. L’art classique fait pleurer quand il est vraiment grand : mais ces larmes sont un mystère ; la communication qui nous est accordée avec le beau se passe à une altitude où nous n’avons pas l’habitude d’être. Elle va immédiatement et par en haut au plus intime de nous-mêmes. Si elle ébranle nos nerfs, c’est secondairement. L’art finit où la secousse nerveuse commence. Mais ne comprend-on pas quel degré de civilisation, quelles nobles mœurs de l’âme ce genre d’action suppose ? — Il est d’autres voies pour accéder au « moral » de l’homme ; ce sont les yeux, les oreilles, l’épiderme. Le romantisme les a pratiquées timidement, et non sans réserve au début, d’une façon de plus en plus exclusive à mesure qu’il prenait conscience de lui-même et qu’il entrait dans la faveur du siècle : c’est-à-dire qu’il est allé raffinant sans cesse sur les appâts sensuels et la splendeur physique du mot, de la couleur et du son, jusqu’à faire de la jouissance d’art une espèce de jouissance de tout le corps à la fois, ce que vous observerez fort bien chez les « wagnériens » et « wagnériennes ». De cette façon il est évident que l’art « prend » les âmes, mais en les stupéfiant par un vertige sensuel.

Conclusion singulière, mais d’ailleurs bien prévue pour le psychologue ! Religieux, métaphysique dans l’intention, l’art romantique est grossièrement matérialiste dans l’expression ! Ce Dieu romantique, cet Infini équivoque ne serait-il pas quelque chose comme la somme de toutes les excitations nerveuses ?

Ces traits originaires du romantisme, il resterait à les vérifier sur ses plus grands représentants au XIXe siècle. Mais on comprend le principe. Il achèvera de se préciser par les lignes suivantes, capables aussi bien de couronner toute cette étude, car elles en rappellent le thème fondamental.

« Qu’est-ce que le romantisme ? écrit Nietzsche. Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme un secours, un remède réparateur qui s’offre à une vie en croissance et en lutte : ils supposent toujours de la souffrance et des souffrants. Mais il y a deux sortes de souffrants : tout d’abord ceux qui souffrent d’une surabondance de vie et qui veulent un art dionysiaque et aussi une vue tragique de la vie ; — puis, ceux qui souffrent d’un appauvrissement de la vie, et qui par l’art ou la connaissance ne cherchent que repos, accalmie, délivrance d’eux-mêmes, ou bien encore l’ivresse, le spasme, l’étourdissement, la folie. Au double besoin de ces derniers correspond tout romantisme dans les arts et la philosophie… » (Die fröhliche Wissenschaft.)

XI

La critique de Nietzsche s’est répandue en huit gros volumes sur tous les sujets qui intéressent la philosophie sociale, la morale et l’esthétique. On jugera peut-être que l’intérêt du présent écrit est d’en avoir un peu systématisé les principes inspirateurs.

Nietzsche avait coutume d’écrire ou par aphorismes ou par grands développements séparés et formant chacun un tout. Ses ouvrages sont moins des traités distincts que l’assemblage de toutes ses pensées d’une année, d’une période. C’était, je crois, son goût, sa manière naturelle de concevoir. Une maladie des yeux persistante, en l’obligeant à dicter, lui fit une nécessité de ce mode de composition. On en sait les avantages : c’est la spontanéité entière, la flamme continue de l’accent et la faculté pour le lecteur de prendre et quitter le livre. Nietzsche se met, pour ainsi dire, tout entier dans chaque page. Mais aussi il est indispensable de ne pas rester perdu dans cette forêt de théories et de sentences. Nous avons essayé d’en dessiner les grandes avenues et les carrefours.

Nous avons interprété notre auteur un peu à la manière dont les historiens faisaient parler leurs personnages, en s’attachant à l’esprit et aux intentions plutôt qu’au texte. Méthode qui nous était imposée pour le raccourci que nous voulions obtenir et qui peut tourner parfois à une fidélité plus profonde.

FIN

Mars 1897.

APPENDICE

Des trois morceaux donnés dans cet appendice, le premier est la reproduction d’un article que nous eûmes l’occasion d’écrire pour la Revue encyclopédique Larousse sur la position de Nietzsche par rapport à l’esprit français.

Le second est moins le développement d’une idée nietzschéenne qu’un correctif attique et français (un correctif dans le sens de l’humanité, de la cordialité générale et de la bienveillance) dont nous crûmes devoir tempérer la doctrine de Nietzsche sur la hiérarchie dans la société. Doctrine juste dans ses principes, mais exprimée parfois avec une impatience rogue, une brutalité toute allemande. Hiérarchie, oui, certes ! mais avec la bonhomie des mœurs.

I
NIETZSCHE EN FRANCE

Il y a longtemps que le nom de Nietzsche circule en France. A peine commence-t-on à se douter de ce qu’il signifie. L’excellent livre de M. Lichtenberger (La Philosophie de Nietzsche), en excitant la curiosité de quelques « intellectuels », avait eu aussi ce mérite de couper court à des légendes et à des travestissements fabuleux, dont profitait l’instinctive hostilité de beaucoup d’autres. Mais il était nécessaire qu’une bonne traduction achevât d’ouvrir aux Français l’accès d’une doctrine vraisemblablement destinée à obtenir chez eux tant de sympathie. Cette tâche a été entreprise par M. Henri Albert, avec le concours de la société du Mercure de France. M. H. Albert et ses collaborateurs font parler à Nietzsche un excellent et brillant français.

Nietzsche est sans conteste le plus grand prosateur de son pays. Le premier, il a introduit dans la prose allemande cette perfection, ce serré qui règnent depuis plus de trois siècles dans la prose française et en ont fait pendant ce temps la bonne école, jamais impunément négligée, de l’esprit européen. Voilà, sans doute, la cause la plus certaine du succès réservé à Nietzsche en France : son style. Au fond, prose ou poésie, musique même, c’est la grande vertu intellectuelle du Français de n’entendre que ce qui est bien écrit, et, entre les mille formes du mal écrire, de répugner surtout au mou, au traînant, au diffus, à cette germanique lenteur, faite de conscience intellectuelle autant que de paresse musculaire, qui s’épand sans cesse et de tous côtés, pour ne se ramasser jamais complètement. Nietzsche a resserré la prose allemande. Il l’a passée au feu. Il l’a desséchée de tous les éléments aqueux qui, jusque chez Gœthe, la rendent flasque. S’il n’y avait pas d’écrivain allemand qui exigeât de son interprète dans une langue étrangère plus de supériorité, il n’y en avait pas non plus qui se prêtât à être traduit dans la nôtre avec plus de bonheur.

I

Nietzsche est un grand admirateur et, à bien des égards, un disciple de l’esprit français. Il le comprend. Ce trait seul suffirait non seulement pour le rapprocher de nous, mais pour faire de lui une rareté, un vivant paradoxe ou, comme il aimait à le dire, un « contresens parmi ses compatriotes ». Les Allemands ont pourtant de grandes prétentions à l’objectivité. Parmi les vertus intellectuelles dont ils s’honorent, ils mettent au premier rang cette native aptitude à entrer en communion avec le génie et les idées des époques et des races les plus diverses. Mais on ne voit vraiment pas qu’à l’exception de trois ou quatre (ainsi le grand Frédéric, Gœthe, Schopenhauer) ils aient jamais su apprécier, ni même discerner ce qu’il y a de plus significatif et de plus inimitable dans notre littérature. Si ces facultés de divination et de sympathie leur permettent de participer aux visions, aux rêves, aux sentiments d’une humanité encore en enfance, de lire dans l’éclosion de la poésie populaire, dans le mystère des traditions et des crédulités naissantes, de ressentir avec force tout ce qui peint l’inconscient, l’aspiration nostalgique et confuse — ils se montrent certes beaucoup moins connaisseurs quand il s’agit de goûter aux fruits d’or, aux inventions délicates et inutiles d’une civilisation achevée.

Nous autres, hommes du « sens historique », nous avons comme tels nos vertus, ce n’est pas contestable. Nous sommes sans prétention, désintéressés, modestes, courageux, pleinement capables de nous dominer nous-mêmes, de nous donner, très reconnaissants, très patients, très accueillants. Avec tout cela, nous n’avons peut-être pas beaucoup de goût. Avouons-nous le en fin de compte : ce qui nous est le plus difficile à saisir, à sentir, à savourer, à aimer, ce qui, au fond, nous trouve prévenus et presque hostiles, nous, hommes du sens historique, c’est précisément le point de perfection, de maturité dernière dans toute culture et tout art, la marque propre d’aristocratie dans les œuvres et les hommes, leur heure de mer lisse, d’alcyonique contentement, l’éclat d’or, brillant et froid qui apparaît sur toute chose achevée. Peut-être y a-t-il nécessairement une opposition entre cette grande vertu et le bon, tout au moins le meilleur goût. » (Jenseits von Gut und Böse, p. 178.)

Il y a donc des terres choisies où les Allemands ont été, tant par leurs qualités que par leurs défauts, empêchés d’entrer. A partir d’une certaine hauteur, la littérature française leur reste close. En ce siècle notamment, s’ils l’ont connue, fêtée tout ensemble et méprisée, dans ses gros articles de colportage, d’Alexandre Dumas père à Sardou, ils en ont totalement ignoré les produits fins.

En vingt endroits de ses écrits, Nietzsche a donné de notre littérature, ou plutôt de ce qu’il y sent de purement français, une caractéristique très curieuse dans la forme, très éliminatrice et élective, au fond très raisonnable. Il la trouve avant tout aristocratique. Du moins ce mot résume-t-il assez bien les qualités qu’il en signale comme les plus précieuses. Et il ne s’agit pas seulement de ce fait banal, que, depuis la Pléiade, nos grands écrivains n’ont été populaires ni par le langage ni par le choix des sujets. Nietzsche veut dire qu’ils ne se sont proposé d’autre matière à exprimer, à représenter sans cesse sous des aspects nouveaux et rajeunis, que celle qui ferait la principale curiosité d’un aristocrate très intelligent, d’un homme d’entière liberté d’esprit et de goût suprême, vivant dans une société très policée, à une époque de paix publique.

Qu’est-ce qui intéresserait, entre toutes, ces personnages. L’étude de l’homme, je ne veux pas dire l’homme des bois et des cavernes, mais l’homme civilisé (correctif qu’il n’y avait pas besoin d’ajouter avant Rousseau), la nature humaine, telle que l’ont, non pas modifiée ou déformée, mais bien plutôt dégagée et presque créée, en faisant des instincts les sentiments et les goûts, en raffinant, compliquant, intériorisant les passions, plusieurs siècles de vie nationale et de sociabilité progressive. — N’est-ce pas là l’unique thème de tous les bons livres français, de ceux qui ne pouvaient être écrits qu’en France ? De là leur caractère à la fois réaliste et choisi ; ils sont aussi exempts d’idéalisme que de vulgarité, deux choses parfois assez proches d’ailleurs. Née à l’aurore de la plus belle et longtemps la seule civilisation moderne (le signe le plus certain d’un beau moment de civilisation, n’est-il pas une certaine parenté profonde, je ne sais quel grand air commun entre les plus hautes et les plus originales intelligences ?), la littérature française est toute vouée à une œuvre de luxe et de loisir : la peinture, la philosophie des passions. C’est en ce sens que « l’art pour l’art » est sa maxime fondamentale. Mais les passions n’étant belles que par les mœurs, disons que cette littérature a des mœurs. Elle n’est pas utilitaire, ce qui signifie ni religieuse, ni moralisatrice, ni patriotique. Elle est assez dédaigneuse du « sujet » ; le prestige de la grosse aventure, plus encore celui des arrière-pensées métaphysiques ou cosmiques lui sont inutiles. Pour captiver et plaire, elle a de plus fins moyens : la particularité discrète de la vision, le dire sobre, ingénieux et neuf. Enfin, elle est la seule littérature moderne qui eût pu être comprise par des hommes de tous les temps.

Quand on lit Montaigne, La Rochefoucauld, La Bruyère, Fontenelle (particulièrement dans les Dialogues des morts), Vauvenargues, Chamfort, on est plus près de l’antiquité qu’avec n’importe quel groupe de six auteurs d’un autre peuple… Leurs livres s’élèvent par-dessus les vicissitudes du goût national et de ces couleurs philosophiques dont scintille et doit scintiller, pour devenir célèbre, tout livre d’aujourd’hui ; ils contiennent plus de pensées réelles que tous les livres des philosophes allemands ensemble, des pensées de cette espèce… qui fait que ce sont des pensées, et que je suis embarrassé pour définir ; il suffit, je vois en eux des auteurs qui n’ont pas écrit pour des enfants ni pour des enthousiastes, ni pour des vierges ni pour des chrétiens, ni pour des Allemands ni pour… me voilà encore embarrassé pour finir ma liste. Mais voici une louange bien intelligible : écrits en grec, ils auraient aussi été compris par des Grecs. Combien, au contraire, un Platon lui-même aurait-il pu comprendre des écrits de nos meilleurs penseurs allemands, par exemple de Gœthe et de Schopenhauer ! pour ne rien dire de la répugnance que lui eût inspirée leur façon d’écrire… Gœthe, comme penseur, a plus volontiers étreint le nuage qu’on ne le souhaiterait. Et quant à Schopenhauer, ce n’est pas impunément que son esprit se meut parmi des allégories des choses, non parmi les choses elles-mêmes. Quelle clarté, quelle charmante décision, au contraire, chez ces Français ! Voilà un art que les plus fins d’oreille parmi les Grecs eussent pu fêter. Et il est une chose qu’ils eussent vue avec étonnement et adorée, la malice française de l’expression. (Menschliches, Allzumenschliches, Band II, p. 310.)

Je n’ai pas besoin de prévenir le lecteur que, parmi tous nos écrivains du XIXe siècle, un très petit nombre continuent la tradition de l’art français, sont français au goût de Nietzsche. La Révolution et le Romantisme n’ont pas renversé, comme on le prétend, mais corrompu la sensibilité et l’imagination en France. Ce ne sont pas des produits nationaux, mais plutôt les dérèglements et les gestes fous d’une nation fine et nerveuse, intoxiquée par le pesant alcool d’idées étrangères à demi-barbares. Tout ce qui, dans les lettres, en procède, même grandiose, est frelaté, même génial, est de mauvais goût, se force et ment. Il faut suivre dans la monumentale cohue de nos génies littéraires depuis Rousseau, parmi les piliers de stuc colossaux, surchargés, vaniteux, emphatiques, dont l’énormité assemble la foule, la voie de marbre pur et solide, autrefois royale, aujourd’hui délaissée et presque secrète, mais où l’on est du moins assuré de cheminer avec les meilleurs. « Il y a une France du goût, dit Nietzsche, mais il faut savoir la trouver. » Et ailleurs : « Il y a toujours eu en France le « petit nombre » et cela a rendu possible une musique de chambre de la littérature qu’on chercherait vainement dans le reste de l’Europe », enfin une littérature de purs psychologues. De tous nos modernes, ne devine-t-on pas que le préféré de Nietzsche ne pouvait être que Stendhal, ce Stendhal dont l’Allemagne hier encore ignorait jusqu’au nom !

II

Ces vues de Nietzsche sur la littérature française et la vocation intellectuelle des Français sont éparses dans cent endroits de son œuvre. Il n’en est pas de plus caractéristiques de son tour de pensée. Quel accueil trouveront-elles en France ? Y seront-elles comprises comme un paradoxe ou comme une leçon qui vient à son heure ? Ne nous livrons pas au jeu des prévisions. Le lecteur nous saura sans doute beaucoup meilleur gré, après lui avoir fait connaître quelque chose des jugements de Nietzsche sur l’originalité et les traits inimitables de notre nation, de lui présenter les plus significatives des opinions émises sur Nietzsche du côté français, l’état de notre critique à l’égard du Nietzschéisme. Il n’est pas brillant. La gloire de Nietzsche en France aura eu des commencements assez piteux.

Je ne sais pas dans quelle gazette — « grand journal » ou « revue jeune », — Nietzsche fut mentionné pour la première fois. Mais je connais le nom d’un des premiers admirateurs français de son génie : Taine. Nietzsche avait adressé à celui qu’il proclamait « le premier des historiens vivants » un exemplaire de Par delà le Bien et le Mal. Et sans doute il eut lieu de se sentir compris. Car il pria Taine de le mettre en relation avec une personne capable de traduire ses livres et d’initier un peu le public. Taine recommanda à Nietzsche un homme de lettres qui fait connaître aux lecteurs de quelques périodiques importants les nouveautés philosophiques. Une correspondance s’établit entre Nietzsche et son futur interprète ; elle doit être bien curieuse ; un jour ce dernier reçoit une lettre où l’auteur de Zarathustra lui révèle qu’il est le Christ et qu’il a été le monde. La même communication avait été faite en même temps à George Brandès, le célèbre critique danois, et aux plus notoires amis que Nietzsche croyait compter en Europe. Nietzsche était devenu fou. Il y a quelque temps, on a pu lire au rez-de-chaussée d’un grand journal le lamentable document, suivi à peu près de ce commentaire : « Voilà le personnage dont on fait à présent tant de bruit. » Enfin les propos de Zarathustra devenaient intelligibles : ils sont d’un paralytique général !

L’idée qu’on s’est faite de Nietzsche pendant les dix ou douze années qui séparent la première apparition de son nom dans nos journaux des premiers propos sérieux publiés sur son compte, fut généralement celle de l’anarchiste et du nihiliste le plus forcené. C’est fort curieux. Non seulement Nietzsche n’est pas du tout ce personnage. Mais il en est l’extrême, le violent antipode. D’une aussi étrange méprise je vois plusieurs causes. La principale, c’est la haine de Nietzsche contre le christianisme. Pour beaucoup de personnes sans instruction (et notamment pour les anarchistes), christianisme, gouvernement, ordre public, code pénal, code militaire, gendarmerie, tout cela ne fait qu’un. Qui ruine l’un ébranle l’autre. Une revue « libertaire », que je crois être — sans pouvoir l’affirmer — l’Humanité nouvelle, paraissant alors sous un autre nom, donna la traduction de l’Antéchrist. Elle prenait l’auteur pour un des siens.

Deux écrivains considérables ont adopté fort décidément cette interprétation de Nietzsche et fait ce qu’ils pouvaient pour la propager. Auteur d’un très beau livre sur le Lied en Allemagne et des premiers jugements raisonnables publiés en France sur Richard Wagner, M. Édouard Schuré ne pouvait manquer de dire son mot sur le grand adversaire du wagnérisme. Il l’a fait avec plus de passion que de clairvoyance. Idéaliste et mystique — très noblement d’ailleurs — romantique également, aussi enclin à croire à toutes les mythologies de la « conscience » et du sentiment que scandalisé, je le crains, par des dieux de marbre — on ne pouvait attendre de M. Schuré une sereine appréciation. Il a traité Nietzsche un peu comme les polémistes cléricaux faisaient Renan, après la Vie de Jésus. Ces quelques lignes donneront l’idée de sa thèse :

Il y a dans la vie de certaines âmes de brusques volte-face où, prises d’une haine violente contre l’objet de leur culte, elles brûlent ce qu’elles ont adoré et adorent ce qu’elles ont brûlé. En pareil cas, l’idole renversée n’est qu’une occasion qui fait éclater la vraie nature et jaillir du fond de l’homme l’ange ou le démon. Il y a eu un de ces points tournants dans la vie intime de Nietzsche ; ce fut sa rupture avec Richard Wagner. A partir de ce moment, la maladie de l’orgueil qui couvait en lui se développa en proportions gigantesques pour le conduire à un athéisme féroce et jusqu’au suicide intellectuel. (« L’individualisme et l’anarchisme en littérature », Revue des Deux-Mondes, 15 août 1895, p. 777.)

Que Nietzsche ait pu être sincèrement désanchanté du caractère, des idées et de la musique de Wagner, et cela pour des raisons qui tiennent à la délicatesse de sa nature morale, à la hauteur de sa philosophie et à la perfection de son esthétique, M. Schuré n’y songe pas un instant. Ce fut une apostasie. Elle éteignit chez Nietzsche « toute la lumière de la sympathie ». Et elle l’entraîna de chute en chute jusqu’au crime.

Ce n’est pas impunément qu’on jette l’anathème aux maîtres auxquels on doit son initiation et ce n’est pas impunément qu’on maudit ses dieux. A partir de ce moment, Nietzsche entre dans un désert d’où il ne sortira plus et qu’il peuplera tantôt des rêves ardents de son orgueil, tantôt des fantômes troubleurs de sa mauvaise conscience. Il avoue lui-même sa peur… (Ibid.)

Cet athéisme, cette férocité, ce sentiment d’universelle haine que M. Schuré explique par la rupture de Nietzsche avec Wagner, certain professeur d’université allemande les attribue à une rupture aussi, mais différente. Nietzsche, pendant son service militaire, tomba assez malheureusement de cheval et se brisa la clavicule. Cet accident l’empêcha de devenir officier de réserve. Il en ressentit un désespoir et une fureur qui allèrent jusqu’à la frénésie.

Mais le véritable et trop spirituel inventeur du « nihilisme » de Nietzsche, c’est M. T. de Wyzewa. « Vous prêtez… finement vos qualités aux autres ! » Dans la Revue Bleue du 1er novembre 1891, M. de Wyzewa a publié un article sur Nietzsche, le dernier métaphysicien allemand. Voilà une erreur : la pensée de Nietzsche tend à dissoudre toute métaphysique. Je m’empresse d’ajouter que ce n’est pas, comme il est arrivé trop de fois, à Kant entre autres, par des arguments qui font ou qui laissent passer une nouvelle métaphysique. Selon Nietzsche, ce sont précisément les métaphysiciens qui, par leur labeur à construire un monde idéal et leur zèle à y faire croire, montrent tout ce qu’il peut y avoir au cœur de l’homme de crainte et de méfiance du réel et donnent l’exemple le plus certain, mais d’ailleurs le plus hypocrite, du nihilisme. En fait, l’auteur de Zarathustra est beaucoup plus voisin de La Rochefoucauld et de Stendhal que de Hegel. M. de Wyzewa simplifie en ces termes la philosophie de Nietzsche : « Au commencement était le non-sens et le non-sens venait de Dieu et le non-sens fut Dieu. » Ce résumé ne s’accorde guère avec la grande estime que M. de Wyzewa professe pour les opinions littéraires de Nietzsche, « tout à fait contraires, dit-il, au génie allemand et conformes au génie français ». Il a connu Nietzsche à Bayreuth et l’impression qui lui en est restée est celle d’un « étrange personnage » — d’un « chat de gouttières ». — Mais il sera beaucoup pardonné à M. de Wyzewa à cause de cette phrase : « J’ai trouvé dans Nietzsche la meilleure histoire de la musique qui soit. » Avis à nos musicographes.

J’ai hâte d’arriver aux seuls travaux vraiment sérieux dont Nietzsche ait été l’objet en France. Le livre de M. Henri Lichtenberger, auquel j’ai fait allusion, se recommande à toutes les personnes désireuses de connaître cette philosophie et cette personnalité, encore énigmatiques, autrement que par des caricatures ou des apologies. Il est substantiel et clair, inspiré par une sympathie très loyale pour le maître qui pouvait dire : « Je ne sens pas en moi une seule goutte de sang malpropre », en même temps qu’empreint de la plus fine réserve. M. Lichtenberger expose dans toute sa force et son âpreté la pensée de Nietzsche, mais comme en l’interprétant tacitement par une sagesse plus calme, ce qui rend son exposition agréable et vivante et fait son livre personnel. J’y critiquerais peut-être une tendance à isoler Nietzsche, à nous le donner comme une nature très particulière, bien plutôt que comme fauteur d’un mouvement général de pensée. Sans doute, Nietzsche est plus exceptionnel encore qu’on ne saurait le dire. Et ceci devrait refroidir un peu la jactance « nietzschéenne » de quelques très jeunes gens, pareils, eux, à beaucoup d’autres. Mais on peut penser que cette extrême personnalité a seulement permis à Nietzsche de donner un tour très vif et très surprenant à des idées déjà mûres, attendues en Europe. M. Lichtenberger ne redoute, d’ailleurs, nullement l’influence de ce « professeur d’énergie » qui, chose assez rare parmi ses confrères, fut une très belle âme. Je crois même qu’il fait des vœux sages et modérés pour que cette influence s’exerce.

(Revue encyclopédique, 6 janvier 1900.)


Dans cette brève nomenclature nous ne prétendions pas du tout donner une bibliographie, mais relever, pour leur curieuse signification, quelques-uns des premiers jugements émis sur Nietzsche en France.

Depuis notre article, a paru (Revue hebdomadaire du 23 mars 1901) l’étude déjà mentionnée de M. Jules de Gaultier sur le Sens de la Hiérarchie chez Nietzsche. En dépit d’un titre qui semble en restreindre l’objet, mais en réalité s’attaque à l’idée centrale, cette étude est la meilleure clef du nietzschéisme que nous ayons. Ce travail est trop plein, trop abondant en formules décisives pour que nous le gâtions par une analyse, forcément sommaire. Signalons seulement que, dans une conclusion dont la force logique atteint au pathétique, M. de Gaultier, après avoir observé que conservateurs et révolutionnaires « voudraient également tirer à eux cette pensée nouvelle et en fortifier leur point de vue », s’applique à préciser l’attitude de Nietzsche à l’égard des uns et des autres. On se dispute Nietzsche en effet. Ne nous parlera-t-on pas bientôt d’un Nietzsche anarchiste et fauteur de tous les excès ? Nous l’avons interprété dans un sens conservateur. Les explications de M. de Gaultier montreront jusqu’à quel point nous y étions fondé.

II
SUR LA HIÉRARCHIE

Les Grecs considéraient la cité comme une œuvre de raison et comme une œuvre d’art. Non pas que l’utopie les séduisît. Athènes n’eût jamais pris au sérieux ces vains plans d’organisation sociale, déduits de quelque idéal tout formé, de logique et de justice absolues, qui en imposent si facilement aux modernes. Dans ces phalanstères, dans ces imaginaires Salentes où notre naïveté est trop disposée à reconnaître, sinon l’effort d’une puissante raison constructive, tout au moins le rêve d’un cœur généreux, loyalement humain, ces naturalistes n’auraient pu voir que les aberrations pauvrement fastueuses d’intelligences disqualifiées, perverties par l’isolement ou par la révolte. Platon lui-même mêle à l’idéalité de ses constructions un fort ingrédient de réalisme.

On sait comment, dans sa République, la raide et chimérique géométrie du communisme d’État est corrigée par le principe d’une hiérarchie sociale fondée sur l’inégalité des hommes. En même temps qu’harmonieuse et complaisante à l’ordonnance, la conception politique des Grecs était donc positive et conforme à la nature. Ils se représentaient la cité parfaite à l’image d’un corps humain vigoureux et beau. Ces deux sortes d’économies leur paraissaient avantageusement comparables. L’existence du corps de l’État dépendait à leurs yeux de la même condition essentielle que l’existence de l’organisme vivant : savoir, une hiérarchie de fonctions internes, égales en nécessité, mais non pas en dignité. Platon dit que, dans la république, les magistrats et les philosophes sont la tête, les guerriers le cœur, les artisans et les laboureurs le ventre. Or, si l’activité du ventre et des viscères s’emploie toute à la conservation de la vie physique, il n’en est pas de même de l’activité de la tête, organe noble, dont une bonne partie est prélevée par la pensée, l’art, la philosophie, fonctions de luxe et de loisir. Les parties viles de l’organisme travaillent donc à la fois et pour le bien-être du tout — d’où dépend le leur propre — et pour les plaisirs spéciaux des parties supérieures. A ce dévouement nécessaire les premières ne perdent rien, car, incapables de subsister et de se régler par elles seules, elles ont besoin de l’harmonie générale, laquelle serait évidemment compromise si l’organe dirigeant, sentant se tarir la source de sa nourriture, devenait inquiet et fiévreux. Pléthorique, le cerveau ne pense guère, mais émacié, il pense mal, il a des visions. Ainsi sa bonne alimentation importe au corps tout entier. Les Grecs comprirent à merveille l’unité de la matière et de l’esprit dans la nature humaine. En faisant de l’âme la « forme » du corps, Aristote marque la relation étroite de la pensée, de sa qualité, de ses modes avec l’individualité physique ; l’âme n’est pas un principe absolu, toujours identique à lui-même, mais un certain degré de liberté, de sagesse, de clairvoyance, de générosité, de bonheur, qui caractérise chaque homme et que le tact apprécie. Doctrine souverainement naturelle, à égale distance d’un matérialisme pesant et de la folie de l’Esprit pur, de l’Esprit néant. Il n’y aurait qu’à appliquer d’aussi heureuses intuitions de la réalité humaine au problème de l’État pour concevoir, comme par enchantement, l’harmonie profonde qui existe entre les fins d’utilité générale dont le souci s’impose primordialement au politique, et les fins de civilisation supérieure, de perfectionnement humain, dont il a l’amour.

Nietzsche a plusieurs fois écrit qu’un peuple, une race — à les considérer matériellement, comme suite de générations, foison d’anonymes, — ne sont que la matière gâchée par la nature, en travail de trois ou quatre grands hommes. Peut-être cette vue trahit-elle chez ce classique et cet athée qu’est Nietzsche un reste de romantisme, un goût de sang, de victimes et la manie de la justification. Pourquoi les grandes âmes, les royales intelligences, les sociétés choisies, où s’entretient la fête des délicates et belles mœurs, ne seraient-elles pas la parure d’une nation qui ne s’est pas sacrifiée, mais a trouvé son profit à les produire ? C’est encore une idée d’Aristote que le plaisir résulte d’une activité conforme à la nature, ou plutôt qu’il s’y ajoute comme à la vigueur de l’adolescence sa fleur. On pourrait dire pareillement que, dans la cité, le beau s’ajoute de lui-même à l’utile. Quand la prospérité et l’ordre publics sont assurés par la collaboration suffisamment bénévole de tous, quand chaque citoyen, ayant, pour ainsi parler, le naturel de sa fonction, ne peut que trouver normal et juste un état de choses qui, en l’y bornant sagement, l’y contient et l’y protège, alors il est permis à quelques esprits de jouir, alors il y a place au sommet de la cité pour l’art et pour la philosophie. Que si, au contraire, par le fait d’une politique ou chimérique ou pas assez observatrice, un désaccord général arrive à régner entre les opinions, c’est-à-dire, au fond, entre les caractères et les conditions, si l’inquiétude publique assure d’avance du crédit aux premiers plans venus de réforme sociale ou morale et rend l’heure propice aux prophètes, aux détenteurs de vérité absolue, dans ce cas l’état de désintéressement nécessaire pour la création de la beauté et pour un usage épicurien de la pensée ne se réalisera qu’à grand’peine. Les hommes les plus ingénieux, les plus nettement marqués pour une vocation de luxe, resteront sans emploi. Idéalistes peut-être, mais idéalistes avisés, — faut-il dire ironiques ? — les Grecs trouvaient à un ordre politique fondé sur la hiérarchie naturelle des hommes ce double avantage de procurer le bien-être général et de permettre à une élite les plaisirs de la contemplation.

Cette doctrine est assurément aristocratique, mais non pas au sens féroce ou dédaigneux. Une politique aussi soucieuse de ne demander à chaque citoyen qu’une activité en harmonie avec son naturel et, par une évidente conséquence, de lui assurer la conservation d’un naturel en harmonie avec le genre d’activité dont il est capable, une telle politique mérite le nom d’humaine et de bienveillante. Elle semble autrement apte à procurer la plus grande somme possible de bonheur public qu’un système de gouvernement qui prétendrait appliquer à la conduite des hommes quelque conception idéale et conjecturale de l’humanité. Sans doute, elle sanctionne des privilèges ; ou plutôt elle définit des compétences, pareillement nécessaires, bien qu’inégalement précieuses. Mais où prend-on que des privilèges ne soient que des plaisirs et non des charges ? C’est une désignation fort onéreuse que celle qui nous distingue publiquement, légalement, comme des êtres mieux nés que d’autres, c’est-à-dire comme les maîtres de la générosité, de la magnanimité, de la bravoure, de la hauteur de cœur, de la maîtrise de soi-même, des belles façons. Mais la vérité est que, dans cette République, dont rêvaient les penseurs grecs et qui n’était utopique peut-être que pour ne pas tenir assez compte de l’utopie, de l’élément démagogique et visionnaire, tout était magistère et privilège. A chaque spécialité de fonctions correspondait psychologiquement le monopole de certaines vertus. Chaque classe sociale se distinguait par des traits non seulement matériels, mais moraux, humains. Il faut bien dire ce qui dans toute conception aristocratique et traditionnelle offense le plus les démocrates modernes : ce n’est pas précisément le principe de l’inégalité politique, mais plutôt la franchise à reconnaître le fondement de l’inégalité politique là où seulement il réside : dans les inégalités naturelles.

Ils voudraient que celles-ci fussent niées — effrontément — et que la cité, impuissante sans doute à faire passer tout le monde par les plus hautes charges, proclamât tout au moins une sorte d’égalité métaphysique, spirituelle, entre les hommes, la pareille valeur de toutes les consciences, de toutes les âmes. Obligés de renoncer pratiquement à la folie de leurs vœux puérils, ils admettraient à la rigueur que toutes les fonctions ne fussent pas l’objet des mêmes bonheurs, mais à la condition que chacun fût admis au même titre à se prononcer sur la religion et sur la morale. Or, de toutes les prérogatives possibles, il n’en est pas, justement, dont une répartition aveugle, une concession indiscrète, menaçât l’État et la civilisation de plus de dangers.

Plutôt prétendre tous les citoyens aptes de naissance à tailler dans le marbre un bel Apollon que de les faire indistinctement libres juges du juste et de l’injuste, du bien et du mal, du fondement des mœurs, des origines de l’autorité et de la mission de la patrie. Souveraines questions réservées à moins de personnes encore que la sculpture et la musique, objet d’une plus précieuse espèce de compétence !

Un État où il n’y aurait que des premiers ministres serait moins exposé à la dissolution et à l’anarchie qu’un État dont tous les membres seraient augures ou pythonisses, interprètes des dieux. Car les dieux ont toujours ressemblé singulièrement aux âmes qui parlent sous leur inspiration. Et il n’est pas vrai que toutes les âmes soient égales. Il ne l’est pas davantage qu’une société organisée ait jamais pu se passer de dieux. Pas de pouvoir public qui n’ait tiré de quelque divinité son principal moyen de prestige et de gouvernement : divinités de marbre et d’or, divinités de bois… ou divinités de mots.

Mais l’existence d’une hiérarchie sociale ne se justifie pas seulement par l’intérêt politique et l’intérêt matériel de la nation considérée comme un tout. Elle est nécessaire à la santé et à la beauté de l’espèce humaine. Elle profite à la dignité des individus de tout rang, je dis : du peuple non moins que de l’aristocratie. Le régime de la distinction des classes peut seul faire atteindre à la généralité des citoyens leur maximum de valeur morale et d’intelligence. Celui de l’égalité universelle les mène au dévergondage. En obligeant toujours le premier venu à manifester des opinions sur les intérêts les plus généraux de la civilisation et de l’État, il lui fait une loi de la sottise. Quoi de plus ruineux pour nous-mêmes que des devoirs ou des prétentions supérieurs à la sphère de compétence visiblement circonscrite par notre naturel ? Cette immodestie nous rend nuisibles à l’ordre public, comme sont tous les mal assurés, tous les agités. Mais surtout elle nous défigure ; elle dépense en creuses paroles, en gestes impuissants et mal ordonnés, une activité qui, concentrée sur des objets adéquats, eût enfanté quelque chose. Troubler tous les hommes avec des soucis qui ne laissent de sang-froid que des têtes exceptionnellement averties ! Le dogme fondamental de l’égalitarisme, c’est que si tous n’ont pas la science, tous ont l’inspiration. Verrons-nous jamais la réalisation de ce sombre rêve : les ouvriers de Paris penchant sur leur verre de vin des visages assombris par quelque folle espérance millénaire ! Mais quand même le rôle d’hiérophantes, de révélateurs du droit et la justice, des origines et des fins dernières, resterait en fait réservé à quelques docteurs professionnels, manieurs de mots, la farce ajoutée à l’histoire par le triomphe du dogme égalitaire n’en serait pas moins scandaleuse, car la foule s’assemblerait autour des prophètes, en qui elle se reconnaîtrait ; c’est d’elle qu’ils tireraient leur autorité. Or ce qui importe pour la qualité des produits de la « conscience » humaine, c’est de savoir s’ils seront jugés d’en haut ou d’en bas. Otez au peuple les clartés sûres et apaisantes que les traditions, l’antique religion du pays lui fournissent sur l’ordre social et ses fondements, et persuadez-le que l’esprit de vérité souffle en lui comme le vent dans les forêts vierges, vous le vouez aux visions, au délire. Quels seront alors ses maîtres ? Ceux qui lui offriront son image enorgueillie, des âmes sans mesure qui, sentant comme ces masses égarées, mais avec une impudeur, une fièvre extraordinaires, avec une horrible naïveté, moralement débraillées jusqu’à l’innocence et jusqu’au génie, lui parleront la voix de Dieu. Ainsi libéré, le peuple s’appelle plèbe.

Les Grecs avaient horreur d’une plèbe. Mais ils ne voulaient pas un peuple de fellahs. Ils pensaient à des forgerons sains et de forte humeur, parleurs, libres entre eux, respectables par leur maîtrise et leur marteau, remplis de proverbes et de malice, sûrs de leurs opinions morales et se sachant seuls juges de la conduite des filles et des femmes de leur état. Du moins, ces traits peignent-ils assez l’idée d’un Français de bonne race qui a beaucoup de bienveillance à mettre d’accord avec sa raison politique. Il n’importe que dans cet aperçu de la belle cité grecque nous nous soyons soucié d’autre chose que d’exactitude textuelle et ayons enrichi de quelques finesses psychologiques la construction aérée d’Aristote. Nous montrons ici que la hiérarchie des classes est une condition nécessaire de la sagesse du peuple, non pas seulement de celle qui tranquillise, pour un temps au moins, le pouvoir central, mais de celle-là plus encore dont le peuple lui-même jouit et peut tirer fierté. Il faut voir dans les dialogues de Platon avec quel sérieux ces jeunes gens délimitent le domaine du potier et du corroyeur et l’y déclarent maître. « Qui est bon estimateur d’un vase ? demandent-ils. — Le potier habile. — Et de la chorégraphie ? — Le maître à danser. — Qui est bon interprète des dieux ? — Les prêtres et les augures ? — A qui donc, ô mon fils, dirons-nous qu’il appartienne de juger des mœurs, de la religion et de l’ordre de la cité ? — Aux meilleurs, ô Socrate (οἱ ἄριστοι), aux véridiques (οἱ αληθέοι), aux hommes bien nés qui ont l’âme belle (καλοκαγαθοι). Ainsi leur parole concise sculpte en passant de belles et solides figures de maîtres artisans. Des foules d’hommes de peu de saillie individuelle se trouvent parés de dignité, leur impersonnalité même devient une sorte de grandeur.

TABLE

Nouvelle préface
Avertissement
La morale de Nietzsche
Appendice
I. Nietzsche en France
II. Sur la Hiérarchie

58797-6-23. — Imp. Villain et Bar, Paris (France).