The Project Gutenberg eBook of En Asie centrale

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Title: En Asie centrale

Author: Gabriel Bonvalot

Release date: December 20, 2024 [eBook #74946]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, Nourrit et Cie

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the HathiTrust Digital Library and the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EN ASIE CENTRALE ***
Couverture

EN ASIE CENTRALE
DU KOHISTAN A LA CASPIENNE

PAR
GABRIEL BONVALOT

OUVRAGE ENRICHI D’UNE CARTE ET DE GRAVURES

PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10

1885
Tous droits réservés

L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l’étranger.

Cet ouvrage a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en avril 1885.

DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE :

En Asie centrale : De Moscou en Bactriane, un vol. in-18, enrichi de gravures et d’une carte. — Prix
4 fr.

PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.


VUE DU CHAH-SINDEH, A SAMARCANDE.

Comme dans notre premier volume, De Moscou en Bactriane, nous tâcherons, dans ce deuxième, de donner au lecteur une idée des régions que nous avons parcourues, — sans échafaudage scientifique, au moyen de menus faits, avec ces riens qui font la vie d’un peuple.

Comme par devant, nous nous abstiendrons de citations, et si nous nous permettons des digressions, elles seront courtes. Car c’est un récit de voyage que nous offrons au public, un récit que nous avons voulu concis, rapide, aussi précis que possible et facile à lire pour tous : ce n’est pas un ouvrage sur l’Asie centrale. Il y aurait plus et mieux à dire.

Donc, le lecteur ne trouvera pas les modulations harmonieuses que quelques-uns recherchent, mais une pincée de chaque chose, en somme des faits, peut-être des matériaux et nullement un édifice.

Sur ce, lecteur, ayez le courage de nous suivre dans les montagnes qui se rattachent au massif du Pamir ou des Pamirs ; dans les montagnes du Tchotkal, derniers contre-forts ouest du Tian-Chan ; sur l’Amou-Darya ; à Chiva et dans le désert d’Oust-Ourt.

Que les Français se joignent à nous pour remercier les Russes de leurs bontés à l’égard de deux voyageurs qui furent bienvenus parce qu’ils étaient fils de la France. Qu’ils retiennent le nom du général Kauffmann, du général Kalpakovski, du général Ivanoff, et entre tous, de notre bienfaiteur, l’excellent général Karalkoff.

Capus, mon compagnon de voyage, dit avec moi merci du fond du cœur aux rares Français habitant le Turkestan russe, et qui nous furent des amis solides, à MM. Müller, Gourdet, Révillon et leurs familles. Nous ne les oublierons pas.

EN ASIE CENTRALE

I
SAMARCANDE ET LA STEPPE DE LA FAIM.

Promenade dans Samarcande. — Les canettes, les osselets, le jeu de la guiche, etc. — Les monuments, le papier-monnaie. — Djizak. — La steppe de la Faim. Comment on y chasse. — Un chef de famille. — La soif. — Aoul-Beg n’est pas sédentaire pour son plaisir. — Près d’Outch-Tepe. — Le thé. — L’eau.

Nous avons vu une partie du Bokhara en compagnie de la famille d’Abdourrhaman, l’émir afghan, puis un coin de la Bactriane et les montagnes de Baïssounne. Notre programme comporte encore la steppe de la Faim, des environs de Djizak, le Kohistan, l’extrémité ouest du Tian-Chan et le retour par le Bokhara, le Khiva et l’Oust-Ourt.

Nous allons prendre quelques jours de repos à Samarcande avant de gagner la « steppe affamée », où nous continuerons nos collections. Nous utiliserons ce répit à parcourir la ville.

Malgré la chaleur écrasante d’une après-midi, nous quittons les chambres fraîches de notre excellent hôte, et nous nous dirigeons vers le quartier indigène.

Du haut des talus de la forteresse russe dissimulée, comme un fauve aux aguets, derrière de bonnes murailles, nous jetons un regard sur la vieille Samarcande, autrefois splendide et vivante, maintenant chétive et calme.

En bas, nous apercevons quelques milliers de maisons basses pressées au bord d’un ruisseau desséché, Xenil de cette autre Grenade. Comme celle-ci, en effet, elle fut une des plus illustres capitales du monde musulman, et à l’époque où Berlin n’était qu’un village, où la Bastille venait d’être construite, elle n’avait de rivale en Asie que Pékin, et ses princes, qui étaient les égaux des empereurs de Chine, tenaient l’Europe pour une proie facile.

Bien que les conquérants l’aient mise à mal, la « cité grandissime et noble » a conservé une mine imposante. Les bosquets de peupliers blancs qui émergent entre les monuments, par le soleil éblouissant, prennent la teinte sombre de cyprès ; les médressés, les mosquées lançant dans le ciel leurs dômes luisants, ternes aux places où manquent les briques émaillées, semblent d’énormes méguils négligés : c’est l’image d’une nécropole délabrée de héros qu’on n’honore plus.

Au fait, à Samarcande on se soucie bien des héros ! Qui se douterait que la ville fut célèbre par ses guerriers, ses savants et ses artistes ? Ses habitants ne savent plus construire ; ils sont lâches ; pour eux l’étude consiste en acrobaties de la mémoire et la science en jongleries de mots.

Depuis cinq siècles, les gens de ce pays semblent être restés immobiles et s’être complu dans l’inaction. Il est vrai que pour celui qui passe à toute vapeur le piéton semble reculer ; or nous autres Occidentaux, sommes sortis de l’ornière du moyen âge, et à mesure de nos progrès, grâce à la perspective des siècles, l’ornière nous paraît de plus en plus profonde et comme une tombe où l’Asiatique aurait mis un pied déjà.

C’est que dans l’histoire il arrive aux peuples d’avoir le sort des ouvriers de l’Évangile à qui le maître de la vigne disait : Les derniers seront les premiers. En effet, les centres de richesses se déplacent quand les courants civilisateurs changent de direction, et telle position géographique qui valait autrefois à une nation d’être au premier rang lui vaut à présent d’être reléguée au dernier, et le nouveau venu sur la scène du monde finit par y tenir le premier rôle.

Le commencement de la décadence ou plutôt de la stagnation de l’Asie centrale coïncide avec la découverte de la voie des Indes, grâce aux pilotes arabes sans doute, et de l’Amérique, grâce aux pilotes dieppois. Il y a là plus qu’une coïncidence et bien une relation de cause à effet, comme disent MM. les logiciens. Du moment que l’on avait trouvé la route plus sûre de la mer, l’Asie centrale n’était plus sur le chemin des peuples, elle cessait d’être à la confluence de l’Orient et de l’Occident, elle restait à l’écart. En outre, les déserts qui la protégeaient à une époque où la guerre était une industrie, devenaient une cause de ruine en l’isolant le jour que le sifflement des machines tendait à remplacer le cliquetis des armures…

Estimez-vous donc heureux, ô mes compatriotes, d’habiter un pays qui est comme le dernier caravansérail qu’on trouve au sortir de l’Occident, et le premier où l’on frappe après avoir traversé en barque l’Océan qu’on appelle Atlantique, du nom de ses prétendues filles.

Mais revenons à notre sujet, comme dit très-fréquemment Aboul-Ghâzi-Behadour-Khan, dans ses mémoires, et visitons rapidement Samarcande.

Nous allons d’abord au Gour-Émir, mausolée situé en face de la forteresse, au milieu des maisons indigènes. Une ruelle mène au pied de l’édifice, dont nous ne trouvons pas immédiatement l’entrée. Nous cherchons dans le fouillis des masures depuis quelques minutes quand des enfants déguenillés flânant aux environs s’approchent, et l’un d’eux offre de nous conduire. On se croirait en Italie.

Les jeunes cicerone nous font grimper jusqu’à la plate-forme entourant la coupole. Nous découvrons la ville, et nos regards plongent à l’intérieur des cours voisines ; les femmes qui vaquent aux occupations du ménage, le visage découvert, nous aperçoivent et fuient. Il va sans dire qu’après s’être dérobées à l’indiscrétion des infidèles, elles nous regardent tout à leur aise.

A la descente, nous sommes accueillis par le gardien du sépulcre ; il menace du bras les enfants qui s’enfuient. Ce mollah long, maigre, à profil d’aigle, très-grave, n’entend pas qu’on lui fasse concurrence. Il a la charge de crier les cinq prières du lever au coucher du soleil, et lorsque des infidèles manifestent le désir de visiter l’intérieur du monument, il se transforme en guide très-bavard. Pour prix de ses explications, il accepte volontiers la pièce de monnaie qui lui permet de mettre dans son riz… de la graisse de mouton.

Il nous montre la place où l’émir Timour est étendu sous un bloc énorme de néphrite, à côté de son précepteur et de son petit-fils Ouloug-Beg ; au-dessous, dans un caveau, de grands saints reposent sous la pierre : « De grands popes », dit le mollah, qui nous tient pour des Russes. Nous sortons par une cour où des saules penchent sur le réservoir aux ablutions, et ayant donné quelques kopecks au cicerone qui les empoche avec son plus gracieux sourire, nous enjambons la barrière et nous dirigeons vers le bazar.

Partout, dans les rues, les enfants jouent. Les uns, sur les toits en plate-forme, font flotter des cerfs-volants ; les autres, devant les maisons, font rouler des noix comme nous-mêmes des billes. Ils lancent la noix avec tout le bras ou bien, la saisissant avec les deux premiers doigts de la dextre, l’appuient sur le majeur de la main gauche qu’ils tendent en arrière. Ils visent, détendent le doigt, et la noix est projetée à l’aide de cette baliste peu coûteuse. Qui touche le but, gagne.

Sur une petite place, de jeunes Samarcandais s’ébattent, courant pieds nus, se roulant dans la poussière, se dressant contre un mur, la tête en bas, les pieds en l’air.

Voici l’un d’eux posté près d’un bâton fiché dans la terre, en tenant un autre à la main. Un de ses camarades, en face de lui, lui lance un chevron de bois ; le premier essaye de le renvoyer d’un bon coup, mais il ne l’atteint pas. Il pose alors son bâton sur le sol et mesure ; il constate que du but au chevron il y a plus que la longueur de son bâton, et il le repousse en frappant de toutes ses forces. Cela continue jusqu’à ce que le chevron tombe assez près. Tel est le « tchilak ».

Je regarde là un jeu français, celui de la « guiche », usité dans l’est de notre pays. Les règles en sont les mêmes ; la seule différence est qu’on trace un cercle où se tient le joueur favorisé. Ici l’on se contente d’un centre, et l’on doit mesurer chaque fois le rayon du cercle. Les enfants d’Europe ont simplifié, et ils gagnent du temps, montrant par là qu’ils en ont moins à perdre que leurs frères d’Asie. Chez les Anglais, qui n’ont pas leurs pareils dans l’art de mêler l’utile à l’agréable, la guiche est devenue le jeu athlétique du « cricket », et les rudes fils de John Bull s’amusent tandis qu’ils durcissent leurs muscles et rendent leurs poitrines plus vastes.

Un peu plus loin, des hommes jouent à l’aral avec des osselets. C’est le pile ou face de chez nous. La monnaie de billon en usage dans ce pays est lisse, semblable aux tchavitos d’Espagne, sans image ni inscription. Quant aux pièces d’argent (tengas) qui sont frappées, on ne les sort point volontiers de sa bourse ; pourtant elles ont sur chaque face une inscription différente. Ce serait un point de repère, mais les joueurs ne savent point lire en général, et les lettrés sont trop soucieux de leur dignité pour participer, en public, à des divertissements aussi vils. Bref, on se sert d’osselets de deux manières : le joueur les jette en l’air, ou bien contre un mur, assez fort pour qu’ils rebondissent, et aussitôt il frappe énergiquement son épaule gauche en annonçant à haute voix l’enjeu qu’il risque. Si tous les osselets présentent à l’œil la même surface, il a gagné ; dans le cas contraire, il a perdu et dépose à terre la somme engagée ; ce que souvent il est tenu de faire à l’avance.

Certains joueurs se démènent si furieusement, se frappent si consciencieusement que la partie finie et leur fureur tombée, ils ressentent une vive douleur à la main droite qui donne les tapes et à l’épaule gauche qui les reçoit. A les entendre crier, on dirait des Napolitains faisant une partie de mora.

Ce jeu donne lieu à des discussions et à des rixes, les indigènes étant d’une mauvaise foi sans égale. Aussi du temps de la domination bokhare, par ordre de l’Émir, un homme de police était chargé de rappeler aux fidèles les prescriptions du Coran qui sont formelles à cet égard. Le même individu, paraît-il, veillait à ce que les fidèles fissent les prières canoniques, et à coups de bâton les invitait à honorer Dieu, le seul vrai.

Tout près du bazar, dans une petite échoppe de marchand de thé, trois individus sont accroupis autour d’une moitié de melon coupée par petits morceaux entassés sur l’écorce, et en piquent un, chacun à leur tour, avec la pointe du couteau. Ils agissent avec beaucoup de précautions. C’est à qui d’entre eux ne fera point crouler le tas. En Europe, les jonchets remplacent les morceaux de melon.

Plus loin, un groupe regarde un individu qui tient une grande aiguille et trois fils de couleurs variées. « Qui veut gagner un demi-tenga avec le fil rouge ? » Et il feint de le passer dans l’aiguille. Il y a eu un parieur qui… a perdu naturellement, car très-habilement l’industriel a remplacé le fil rouge par un noir. C’est le bonneteau, tout comme au Point-du-Jour.

Puis nous débouchons d’une ruelle étroite dans la principale allée du bazar où les ouvriers en métaux tiennent boutique. Quel tintamarre ! Assis sur leur natte, les jambes écartées, ils aplatissent le cuivre des koumganes[1], et le marteau rebondit sur l’enclume à un seul bec avec des notes aiguës ; les maillets sur les chaudrons donnent les notes basses, et voilà un concert assourdissant, une cacophonie qui nous fait allonger le pas et arriver vite sur la place du Righistan, où un conteur hurle au milieu d’un cercle d’auditeurs nombreux. Il a son chœur ou sa claque, si l’on veut, formée par cinq ou six individus assis près de lui qui poussent des Ho ! ho ! soit d’admiration, soit d’épouvante, soit d’étonnement, afin de souligner les passages intéressants du récit. Parfois ils rient à gorge déployée, et la foule les imite. Un agent de police russe les écoute le bâton à la main. Autour se dressent les trois plus belles médressés de l’Asie centrale, celle d’Ouloug-Beg, des « deux lions », et la « Vêtue d’or », qui ne l’est plus aujourd’hui.

[1] Théière.

Elles sont tranquilles, et d’innombrables disciples ne les emplissent pas comme autrefois. Nous traversons les salles vides, aussi silencieuses que des cryptes ; par hasard, nous trouvons dans une encoignure un étudiant qui se balance devant un grand livre. Le proviseur de l’établissement accepte un pourboire sans hésiter. Ces monuments auraient grand besoin d’être réparés, mais les indigènes se gardent bien de rien reconstruire, ils regardent avec indifférence s’émietter ces merveilleuses constructions de Timour et de ses descendants.

La plus merveilleuse de toutes, le Chah-Sindeh (le roi vivant), qui se trouve plus loin, est complétement ruinée, et on ne l’approche qu’avec défiance, on craint d’être écrasé par une colonne fendillée, par une voûte lézardée. La coupole principale ne tient plus que par son propre poids, au premier tressaillement de la terre elle tombera. Tout cela reluit au soleil, mais tout ce qui reluit n’est pas solide.

Le Chah-Sindeh a été construit par Timour, en mémoire d’un martyr musulman qui, à l’exemple de saint Denis, ramassa sa tête, puis alla se cacher dans un puits très-profond. Kasim-Ibn-Abbas, tel est son nom, doit en sortir un jour et chasser les infidèles : Barberousse non plus n’était point mort pour les gens du moyen âge.

Quoi qu’il en soit, cet édifice dut coûter des sommes folles à l’émir Timour ; c’est peut-être à sa porte qu’il eut l’idée des billets de banque. Car d’après la légende, après avoir conquis nombre de royaumes, construit d’innombrables mosquées et finalement le Chah-Sindeh, le grand Timour ne possédait plus un sou. Un jour qu’il errait dans Samarcande, vêtu de loques, n’ayant qu’un oignon et pas même de pain à manger, il pria une vieille femme d’avoir pitié du maître du monde.

« Comment, dit la vieille, toi, Timour, tu ne possèdes pas de quoi te nourrir ! Tu commandes à des milliers de soldats, la terre tremble devant toi, tu peux tout ; prends du papier, une calame, écris de ta main sur ce papier qu’il vaut cent tengas, et il les vaudra. »

L’Émir remercia la vieille de ce bon conseil, et, le lendemain même, il prit du coton, fabriqua beaucoup de papier, et, le couvrant de son écriture, lui donna instantanément une valeur que tous les sujets lui reconnurent. Et voilà comment les billets de banque furent mis en circulation pour la première fois en Asie centrale.

Nous n’avons malheureusement pas le temps de décrire par le détail la ville de Samarcande ; au reste, c’est chose faite et bien faite par M. Schuyler, dans son ouvrage intitulé Turkestan. Nous visitons donc à la hâte Bibi-Khanym, mosquée construite par une femme favorite de Timour, puis les caravansérails et la « pierre verte » (kok-tach) à l’intérieur de la forteresse russe.

La pierre verte, un bloc quadrangulaire de marbre gris posé au fond d’une cour fermée par une galerie, était le trône où les descendants de Timour s’asseyaient pour prendre possession de l’empire. C’était une pompeuse cérémonie provoquant de grandes réjouissances et le déploiement d’un faste étonnant, comme à l’occasion du sacre de nos rois. Aucun khan ne s’assoira plus sur la pierre verte. Au moment où nous pénétrons dans la cour déserte, un gros soldat russe y est irrévérencieusement adossé et s’exerce à jouer de la clarinette. Le véritable khan de l’Asie siége à Pétersbourg.

Mais il importe d’aller vite récolter les plantes de la steppe dont les fleurs ne sont pas encore flétries et les graines de celles que le soleil a desséchées avant que le vent fécondateur les disperse. C’est aussi le moment de chasser les insectes et d’augmenter nos collections. Il est probable même que nous sommes un peu en retard : voilà la mi-mai bientôt.

Nous laissons donc nos chevaux à Samarcande et partons en voiture pour Djizak avec le bagage indispensable et nos selles anglaises, car s’il est facile de trouver des chevaux de louage, on ne peut guère se procurer que des selles indigènes. L’essai que nous en avons fait récemment ne nous a point réussi. Elles sont en bois, étroites, à pommeau proéminent, façonnées à l’usage d’hommes de petite taille : autant de raisons pour qu’elles ne conviennent point à des Européens de taille élevée, et que nous y soyons fort mal assis.

Un jour après notre départ de Samarcande, nous traversions la porte de Tamerlan par une matinée brûlante. Que le lecteur nous permette une digression tandis que nous sommes cahotés sur les cailloux de la rivière de Sanzar qui serpente entre des collines dans une étroite vallée.

Pourquoi appelle-t-on ce défilé porte de Timour ou de Tamerlan ? Le souvenir du grand conquérant n’a-t-il pas été la cause d’un calembour commis fort à propos dans son pays natal et au sujet d’un défilé voisin de la capitale qu’il habita ?

Les Turcs et surtout les Mogols avaient la coutume de nommer « porte de fer » ces passages resserrés que les Grecs appelaient pulai, les Romains pylæ, et nous-mêmes, pas.

Or Timour veut dire fer, et dans la suite ceux qui écrivirent l’histoire, séduits sans doute par la perspective de trouver une étymologie intéressante du nom de ce pas, la tirèrent du nom du plus grand des émirs. Et la porte de fer devint définitivement la porte de Timour-Kouragan ou Timour-Beg pour les Turcs, et porte de Timour-Lang pour les Persans et les Occidentaux.

Mais le postillon vient d’arrêter ses chevaux devant la station de poste de Djizak. Il dételle, et le staroste sur la porte demande si nous voulons le samovar.

« Samovar », répondons-nous avec beaucoup d’ensemble et d’une voix également altérée… de soif. C’est la première question des starostes aux voyageurs, à moins que ceux-ci ne prennent l’avance, et cela leur arrive souvent ; qu’ils soient transis de froid ou couverts de la fine poussière soulevée par les chevaux lancés à toute vitesse, comme c’est notre cas en ce moment.

Le staroste apportant l’eau où nous allons nous laver nous prévient qu’elle n’est point bonne, et nous recommande de ne la boire que bouillie.

— Pourquoi ?

— Elle donne le richta.

Le richta est le nom indigène du « filaire de Médine », un ver très-désagréable, imperceptible dans l’eau, qu’on avale si l’on n’est point prévenu et qui se loge alors sous la peau, grandit, atteignant parfois un développement de quatre-vingt-dix centimètres. Il gîte de préférence sous la peau des mains, des bras ou des jambes.

C’est entendu, brave staroste, nous ferons bouillir notre eau avant de nous en servir.

Quelques heures après notre arrivée, nous nous présentons au chef de district avec le mot de recommandation que nous avait remis le général Karalkoff. L’accueil est cordial, et une hospitalité russe nous est immédiatement offerte ; c’est la meilleure, et nous l’acceptons. Car dans le Djizak russe il n’y a point d’hôtel ni d’auberge, par la raison que Djizak n’est qu’un embryon de ville, un poste de guerre habité par le chef administratif, le chef militaire, l’employé des postes, du télégraphe, le pope, et leurs familles. Quelques maisons en terre badigeonnées de blanc, clair-semées à côté de la caserne fortifiée où se tiennent plusieurs centaines de soldats, constituent la nouvelle ville tout entière.

Le lendemain, nous commençons nos collections dans le voisinage, et à l’heure de la sieste nous faisons la connaissance du commandant militaire, M. K…, charmant homme s’il en fut.

Un incident vous donnera une idée de la chaleur que l’on supporte dans la steppe de la Faim en plein soleil et même à l’ombre. En entrant chez le commandant, une impression de fraîcheur nous fait dire :

« Quelle agréable température dans cet appartement ! »

On regarde le thermomètre, il marque 34° centigrades ; quatre heures ne sont pas sonnées et c’est le 15 mai.

Étonnez-vous maintenant que la steppe environnante soit inhabitable en été, qu’elle soit désolée et inculte, et mérite le nom d’« affamée ». Les rares gouttes d’eau tombant en mars ou en avril et donnant de la vigueur aux rustiques plantes qui peuplent cette plaine sont impuissantes à faire vivre les plantes cultivées qui ont besoin d’irrigations.

Les premières chaleurs coïncident avec la trop courte saison pluvieuse — le vent souffle alors du S. S. E. ou du S. O. — et les plantes à la fois arrosées et chauffées se trouvent subitement dans les meilleures conditions de vie. Elles sortent de terre rapidement, s’épanouissent, offrant un spectacle enchanteur, mais d’un instant. Durant quelques semaines, les tulipes, les gagea, les anémones, sont resplendissantes ; puis le soleil, comme par jalousie de cette parade de la terre, pompe l’eau avidement, transforme le jardin paradisiaque en broussaille terne où les animaux, petits et grands, vivent en état de guerre, les uns aux dépens des autres.

Vers la mi-juin, le sol craquelé prend l’aspect d’une marqueterie monotone où les plantes épineuses, mieux outillées pour la lutte, se dressent seules vigoureuses, à côté des tiges penchées, flétries, cassées, de leurs sœurs à la beauté fugace, les plantes bulbeuses.

On voit des milliers de phalanges courir avec une vitesse surprenante sur leurs pattes démesurées qu’elles ne veulent point utiliser comme fuseaux. Ces puissantes arachnides sont armées en guerre, et, plutôt que de tendre patiemment des filets, elles préfèrent quêter, faire la course, et lorsqu’elles aperçoivent une proie, s’en emparer par la ruse et la force.

Pelotonnée sur une brindille, la phalange surveille les moindres mouvements d’une sauterelle qui vient de s’abattre et déjà dévore les feuilles encore vertes d’un yantag, puis s’acharne sur l’écorce. La sauterelle est insatiable. Mais le festin va être interrompu dramatiquement.

L’araignée approche sans bruit, s’arrête, se replie pour l’attaque. La gloutonne n’en a cure. Soudain l’insecte de proie bondit, la sauterelle s’élève d’un vol précipité, mais la phalange est sur son dos qui l’enlace, la mord et la jette à terre en lui cassant une aile de ses formidables mandibules. Ce sont des sauts désordonnés, d’abord prodigieux, puis de plus en plus faibles ; enfin le fauve arrête sa proie, il lui a rompu une cuisse. Après quelques efforts pour s’échapper à cloche-patte et une chute définitive sur le flanc qui palpite, les rôles changent : la dîneuse sert au dîner.

Les fourmis profitent des reliefs de la table, sont mangées par les passereaux que dévorent les faucons, et ainsi de suite… jusqu’à ce que le vent glacial du nord-est les mette tous d’accord en les engourdissant jusqu’au printemps prochain.

Les plantes qui ont fait leur provision de chaleur attendent les beaux jours, puisant la vie par leurs radicelles plongées dans les profondeurs du sol. Les insectes imprévoyants meurent, les prévoyants vivent dans leurs caves, les oiseaux émigrent. Les arachnides dorment dans les crevasses, sous les mottes, entre les fentes des murailles. Le vent mugit, fait bondir les broussailles, ainsi que des animaux fantastiques. Un matin, la plaine est saupoudrée de neige, le froid devient insupportable, et le désert qui fut gris, puis bariolé de mille couleurs, est d’une blancheur éblouissante, mais c’est toujours le désert. L’homme n’y peut vivre et l’appelle « affamé ».


« Voulez-vous boire une tasse de thé ? nous dit le commandant, tandis qu’un de mes hommes ira prévenir le capitaine N…, un excellent chasseur, un véritable enfant de la steppe, qui se fera un plaisir de vous guider dans vos excursions. »

Entre la deuxième et la troisième tasse de thé, la portière est soulevée. C’est le capitaine, un homme solide, avec une bonne figure tannée par le vent et le soleil. La présentation faite, nous disons notre intention de passer quelques jours près de Djizak à ramasser des plantes, des insectes, à collectionner des oiseaux si la chose est possible. Notre nouvelle connaissance offre obligeamment de nous tenir compagnie. Le commandant, de son côté, met deux Cosaques à notre disposition.

Le capitaine, retraité depuis peu, a des loisirs ; prochainement, il partira pour S…, où sa famille doit être déjà arrivée. Son unique compagnon à Djizak est un jeune Kara-kirghiz[2] qu’il a recueilli. Il l’a trouvé vagissant sur les cadavres de ses parents que les gens d’une tribu ennemie avaient massacrés. Depuis lors, il n’a point quitté son fils adoptif, il lui a enseigné à lire, à écrire, à calculer, mis de bons livres entre les mains. L’orphelin est très-intelligent, et donne les preuves d’un naturel excellent. Il apprend sans peine et montre surtout des dispositions pour le dessin. Aussi, c’est affaire entendue, il entrera prochainement au gymnase de V… Pour le moment, le capitaine lui a acheté des crayons, du papier, des couleurs, et le jeune artiste dessine tout ce qu’il voit, couteaux, marteaux, fleurs, arbres, etc. ; il copie les gravures qu’il embellit en les coloriant. Il est très-assidu à son travail, que le père surveille de son mieux. Il est touchant de voir petiller de joie les petits yeux noirs de l’enfant, et sa figure large de Mogol rayonner de plaisir quand son vieux maître lui adresse un compliment mérité en lui caressant la tête de la main.

[2] Kirghiz noir.

Ses récréations sont la chasse, car il possède son propre fusil qu’il a manié tout de suite avec habileté, devenant rapidement un tireur parfait. Il partage avec son père le goût des armes : les fourbir est un de ses divertissements favoris. Nul ne s’entend mieux que le Russe à éduquer les peuples demi-sauvages qui lui sont soumis.

Après avoir parcouru les derniers contre-forts du Sanzar-Taou qui ondulent dans la direction du nord-est et finissent en fourche à une centaine de kilomètres de Djizak, nous partons pour le marais de la Kli, distant de vingt kilomètres. C’est l’extrémité sud d’un lac salé qui se dessèche et qu’on appelle en turc Touskane (qui a beaucoup de sel), et en effet son degré de salure est considérable.

Guidés par le capitaine et les deux Cosaques, nous longeons le bord du marais qui paraît avoir été ici une rivière au lit peu large et au cours tortueux. Aujourd’hui, les roseaux poussent très-dru dans les anses, l’eau n’est plus courante, elle est peu profonde, dort, n’ayant l’apparence du mouvement que lorsqu’elle frissonne sous le vent. Les canards et les sarcelles cancanent dans le fourré des roselières. A la nuit tombante, nous allumons le feu du bivouac au pied d’une colline, près de la Kli. Soudain un bêlement nous révèle la proximité d’un aoul. On hèle. Quelqu’un répond. La conversation s’engage dans l’ombre. Le capitaine demande s’il y a du koumiz.

« Non, mais du kattik (lait aigre) et du lait.

— Apporte du lait.

— Ha ! ha ! »

Ha ! ha ! veut dire oui dans ce pays-ci. Les Cosaques déploient le feutre quand on entend dans le bas le bruit que font des personnes dans l’eau, et voilà deux jeunes Kirghiz ruisselants qui saluent ; l’aîné prend des mains du plus jeune une panse de mouton contenant du lait fraîchement trait et nous le présente. Ils reçoivent en échange quelques pincées de thé.

Nous leur disons que nous sommes venus chasser des perdrix et des canards rouges[3] qui vivent ici, nous a-t-on conté.

[3] Une oie rougeâtre de petite taille appelée baklane.

« Des canards rouges ! mais j’en ai deux petits vivants sous ma tente.

— Veux-tu nous les vendre ?

— Volontiers », fait l’aîné, et il donne l’ordre à son plus jeune frère de les aller querir. Celui-ci part sans la moindre observation. Car, bien que la différence d’âge soit peu considérable, d’une année au plus, que son aîné n’ait pas encore de barbe, il lui doit l’obéissance qu’il marquait au père mort récemment.

Le jeune Kirghiz de dix-sept ans à peine qui est assis là sur un de ses talons, les bras appuyés en croix sur le genou qu’il n’a pas mis à terre, a déjà la tenue grave d’un homme qui commande. Il est chef de famille, a hérité du bétail, des tentes, de tout l’avoir de son père aussi bien que de ses haines. C’est le maître qui distribuera le travail à ses sœurs, à ses frères, que la mère elle-même consultera dans les occasions solennelles, lorsqu’il s’agira de vente, d’achat, de la saillie des cavales ou des brebis, de fixer le jour où l’on devra changer de campement, de discuter la valeur du kalim qu’on demandera pour ses sœurs à leurs futurs époux. Il veillera à ce qu’il n’y ait point de mésalliance, contera aux plus jeunes l’histoire des ancêtres et de la tribu.

Le cadet arrive portant un sac où s’agitent les canards âgés de quelques jours. Les deux frères avaient découvert le nid et pris les petites bêtes au sortir de la coquille. Pour ne point les perdre, ils leur ont passé dans le maxillaire supérieur à chacun une verroterie rouge. Le capitaine les acquiert moyennant quelques kopecks.

Nous nous endormons dans notre couverture à la belle étoile et d’un bon sommeil. Dès le matin la chasse commencera.

Notre chien aboie ; je dresse la tête. L’aurore pâlit le ciel, à quelques cents pas défile une caravane se dirigeant vers le nord-ouest. Les dromadaires cheminent à la file, d’un pas étouffé, derrière les conducteurs silencieux sur leurs chevaux. Les profils sont à peine perceptibles : on dirait des fantômes qui passent lentement devant un rideau faiblement éclairé par une lumière cachée plus bas que l’horizon. C’est une scène de féerie avec un joli feu de rampe dont la pointe du jour fait les frais.

Les chameliers profitent de la fraîcheur, dormant dans la journée, tandis que les bêtes mangent et se reposent.

Une heure après, nous nous détirons, puis d’un bon pas longeons la rive du marais. Capus s’en va dans la montagne.

Ici, on ne chasse pas de la même manière que dans nos pays. En France, le gibier se cache ; dans la steppe, c’est le chasseur. Dans la plaine nue, les ennemis se voient de loin, et à la moindre alerte le plus faible prend son vol et disparaît.

On tue les perdrix de montagne à l’heure où elles viennent boire l’eau des rivières ou des marais. En cette saison elles ont coutume, à leur réveil, de quitter la montagne où elles passent la nuit, car elles reviennent dormir non loin du nid où elles sont nées. Fendant l’air avec une rapidité dont la perdrix de nos pays est incapable, elles volent parfois plus de vingt kilomètres d’un trait, rien que pour boire. Après quoi elles picorent dans la steppe par bandes. Avant le coucher du soleil, elles rappellent et rentrent dans la montagne.

Le capitaine, à qui ces particularités sont familières, me mène directement à l’endroit où il suppose qu’elles vont s’abattre. Vers sept heures le soleil est déjà insupportable ; c’est l’heure de la venue du gibier. Nous nous accroupissons, dissimulés au bas de la berge, et attendons. Mais bientôt le sol est chauffé au point que nous ne pouvons tenir en place, et malgré les épaisses semelles de nos bottes, nous avons à la plante des pieds une intolérable sensation de brûlure. Nous coupons des roseaux, et les ayant étalés, nous nous posons dessus.

Tout à coup on entend le bruissement d’oiseaux qui volètent, les perdrix vont s’abattre, mais elles nous ont vus, se dispersent. Les coups de fusil partent. On ramasse les tuées qui tombent sur la rive droite, on les cache dans la roselière, et la place marquée en tordant des tiges, on va plus loin. Au retour, on recueillera les victimes qui gisent sur la rive gauche.

Après avoir choisi d’autres embuscades et répété deux ou trois fois cette manœuvre, nous avons massacré nombre de perdrix rouges à la poitrine large, bien musclée, de la taille d’une poulette.

Huit heures passées, nous ne pouvons plus tirer que des bécassines et des sarcelles. Puis nous rencontrons un petit aoul kirghiz. Nous demandons à boire, et l’on nous invite à venir sous la tente du chef savourer de l’aïrane (lait caillé). C’est tout ce qu’on peut nous offrir. Le chef est très-malade, il souffre d’une fièvre violente, et sa prostration est complète. Il est étendu sous sa pelisse agitée par le grelottement. Il fait effort pour nous saluer, se dresse sur les genoux ; il peut à peine remuer les lèvres, regarde d’un œil hébété et retombe inerte la face contre terre. Ses deux femmes et sa vieille mère demi-nues le soulèvent, le traînent jusqu’à la fosse creusée pour ses vomissements, dans un coin.

« Quel médicament donnez-vous au malade ?

— Aucun. A-t-il soif, on lui donne à boire ; a-t-il froid, on le couvre de peaux. Un peu de sucre lui ferait du bien. En avez-vous ? »

Nous répondons que nous n’en portons point dans nos poches, mais que s’ils veulent aller à notre bivouac, on leur en donnera. L’un d’eux monte à cheval et part immédiatement. Il fera environ trente kilomètres pour quelques morceaux de sucre. Nous attendons sous une tente que la chaleur de midi soit tombée. On a produit une ventilation indispensable en débouchant le tchanarak, ouverture du haut par où sort la fumée, en ouvrant la porte et relevant le feutre qui entoure les keregas ou treillis du bas. Tout est fermé du côté du soleil. Dans l’après-midi, nous regagnons le bivouac, le capitaine d’un côté du marais, moi de l’autre, et ramassons le gibier à mesure que nous passons devant nos cachettes. Il y a au moins 40° à l’ombre et 50° au soleil. Quelle soif !

J’aperçois le capitaine qui entre sous une tente, puis sous une deuxième ; il me regarde, et d’un geste de la main et secouant la tête, il m’explique qu’il n’a point trouvé à boire. Les outres sont vides, et les bêtes laitières paissent dans la steppe.

Je suis plus heureux que lui. Voici à une portée de fusil un troupeau de chèvres gardé par de jeunes pâtres. Je m’approche. Ils n’ont qu’un peu de lait aigre dans une panse de mouton. Je la soupèse. En vérité, c’est bien peu de liquide pour un homme aussi altéré. J’y fais ajouter le contenu des mamelles pendantes d’une belle chevrette. En dépit des malpropretés qui surnagent, c’est un nectar que je savoure.

Mon compagnon de soif est là-bas qui me regarde, appuyé sur son fusil. Je lui envoie un des jeunes garçons qui traverse l’eau dans le plus simple des costumes. Ce jeune sauvage est sculptural avec son corps nerveux et bronzé, ses bras arc-boutant l’outre posée sur la tête, et maintenant que j’ai bu, je prends plaisir à voir le Ganymède un peu trapu, grimper la berge sous le soleil éblouissant.

Ce spectacle valait bien la pièce de monnaie que l’aîné des pâtres noua dans sa ceinture sans dire merci.

Telle est la manière de boire des bocks dans la steppe.

Sous notre abri, le thermomètre marque d’abord 38°, puis 40° centigrades.

Nous voyons ces fameux canards rouges qui sont de la taille d’une petite oie. Il nous est impossible de les approcher. Toutes nos ruses échouent.

Nous nous rattrapons aux dépens des insectes qui aiment à voltiger au-dessus des eaux stagnantes ; mais les fleurs étant déjà presque toutes flétries, la plupart des variétés qui vivent de suc ont disparu. Capus a la chance de trouver dans le flanc d’un ravin les restes fossiles d’un ruminant enfouis dans une couche de marne tourbeuse, au-dessous du lœss jaune de la steppe.

Constatations faites, il est trop tard pour collectionner dans cette région ; nous allons rentrer à Djizak et faire une tentative dans une autre direction.

Au pied des hauteurs, à l’ouest de la Kli, des nomades s’apprêtent à quitter leur campement ; quand nous passons, ils ont déjà plié bagage, les chameaux sont chargés en partie : les uns debout et écoués, les autres agenouillés attendent qu’on les charge des quelques carcasses de tentes encore dressées que les femmes démolissent. L’aoul s’ébranlera après le coucher du soleil.

Rentrés chez le chef du district, nous lui disons notre intention de voir les étangs situés aux environs d’Outch-Tepe au nord de Djizak. Notre hôte nous offre immédiatement comme guide son propre djiguite, un Kirghiz nommé Aoul-Beg.

Aoul-Beg est de petite taille, solidement construit, très-agile. Sa tête est aussi ronde qu’une boule, sa face large, ses yeux imperceptibles ; quant à son nez, je n’en ai jamais vu de plus retroussé, de plus minuscule. A le regarder, on comprend que les voyageurs du moyen âge aient prétendu que les gens de cette race n’en avaient point, se contentant pour respirer de deux trous au-dessus de la bouche en guise de soupiraux. Au résumé, notre guide est laid, mais son âme est belle, et c’est un brave garçon : il suffit d’entendre son gros rire plein de franchise. C’est un bon fils qui soigne affectueusement sa vieille mère et lui remet fidèlement ses appointements à la fin du mois.

« Il est naturel, dit-il, que je la nourrisse et l’aime ; elle est âgée, ne peut travailler. Je ne dois pas oublier qu’elle m’a élevé et nourri quand j’étais petit. A chacun son tour. »

Aoul-Beg, qui parle sans ambages, me fait des confidences. Quoique vivant à l’aise sous une bonne tente plantée près de la demeure de son chef, quoiqu’il possède une bonne femme, robuste fille de sa tribu, qu’il soit propriétaire de deux vaches et d’un très-bon cheval, malgré tout cela, notre homme n’est pas heureux. Il regrettera « toute sa vie » de n’avoir pas été à l’école des Russes ; s’il eût appris à parler et à écrire leur langue, il serait maintenant interprète.

« Je porterais une casquette galonnée, un bel uniforme, je serais mieux payé. Mais je n’ai pas voulu suivre les bons conseils. J’étais jeune, j’avais une tête de fer et ne savais pas ce qui était bien. »

Le rêve d’Aoul-Beg, — car il a un rêve également, — est de reprendre la vie nomade ; il économise dans ce but. Dès qu’il sera assez riche, il achètera des chameaux et des chèvres et s’en ira dresser sa tente près de Tchimkent, la ville verte, à la place que ses ancêtres occupèrent. Et le brave garçon précise l’endroit ; il sait que je suis passé par là et est convaincu que j’ai été frappé d’admiration en voyant le pâturage de ses pères.

« Tu sais, dit-il, à la sortie de Tchimkent du côté du soleil couchant, il y a un grand peuplier et deux ormes au bord d’un ruisseau tout petit, qui coule. C’est là. Tu te souviens… du côté du soleil couchant.

— Ha ha ! fais-je, afin de contenter mon interlocuteur, qui répète :

— C’est une bonne place, une bonne place ! belle herbe, belle herbe ! »

Et ses yeux brillent de plaisir à la pensée de ce riant avenir.

« Quand penses-tu exécuter ton projet ?

— Allah seul le sait ! » Et Aoul-Beg fait siffler son fouet, car nous sommes sur la route d’Outch-Tepe. Outch-Tepe veut dire trois collines.

De temps à autre le djiguite descend de cheval ou se penche, tenant d’une main la crinière, et ramasse un insecte. C’est mon collaborateur. Avant de l’introduire dans le flacon suspendu par une corde à sa ceinture, Aoul-Beg me montre la bestiole et dit chaque fois en russe, très-grave :

« Samoui pervi exemplar, le plus beau des échantillons. » J’approuve de la tête. Le mot exemplar qu’il a entendu je ne sais où, lui plaît, par ce qu’il a de vague pour lui, et il le prodigue. Sous toutes les latitudes, nombre d’hommes emploient de préférence les mots dont ils saisissent mal le sens.

Après avoir traversé le Djizak indigène sans nous arrêter, le soir du même jour nous étions à Outch-Tepe. Nous couchons dans la station postale sur les estrades en briques séchées qui servent de lits. Une partie de la maison est occupée par un piquet de Cosaques. Ils célèbrent précisément une fête et passent la nuit à boire, danser, chanter. Le bruit des réjouissances, les importunités de certains insectes, la chaleur suffocante du garmsal[4] nous empêchent de fermer l’œil. Au jour, nous partons dans la direction des étangs.

[4] Vent chaud.

Leur eau est salée. Ils se dessèchent ; autrefois il y avait sans doute un petit lac au lieu de ces flaques d’eau isolées, de cette suite de marais détachés l’un de l’autre où les oiseaux aquatiques sont cachés dans les roseaux. Nous apercevons des canards, des poules d’eau noires, des bécasses noires et blanches. Nous abattons quelques pièces. Ici, non plus qu’à la Kli, nous ne pourrons beaucoup collectionner. Décidément, il faut gagner la montagne. Je fais ces réflexions par plus de 40 degrés de chaud à l’ombre. Aoul-Beg manifeste le regret de n’avoir pas une pastèque dans son sac. Les deux Cosaques le questionnent, l’engagent à nous mener dans un aoul voisin. Au fait, il est bientôt onze heures, et l’on suffoque dans ces marais.


UNE PORTE DU CHAH-SINDEH.

Aoul-Beg grimpe sur un tertre, regarde ; il a découvert des tentes grâce à ses yeux kirghiz, les plus petits et les meilleurs que je connaisse. On galope.

Voici des yourtes dans un affaissement de la steppe, avec du bétail couché, des chevaux placés tête-bêche qui s’émouchent, se pouillent fraternellement. Les chameaux sont repliés, le cou allongé, le nez à ras du sol, tendant irrespectueusement le dos au soleil, et grâce à leur bosse se mettant à l’ombre d’eux-mêmes. Il n’y a personne dehors que les animaux.

Aoul-Beg nous présente au chef de l’aoul, comme des amis de l’Hakim (gouverneur), et aussitôt un tapis est étendu en notre honneur. La tente est très-grande, en bon feutre. Elle s’emplit rapidement de la famille du chef. Nos Cosaques, parlant turc, s’entretiennent familièrement avec les curieux.

Le chef est un homme de taille moyenne, borgne, à la figure intelligente et joviale, aimant le mot pour rire. Il est vêtu comme tous ces gens d’une chemise et de culottes larges en toile de coton. C’est bien assez en cette saison. Bien qu’il se donne pour Kirghiz, ses traits font un contraste frappant avec les nomades que nous avons vus il y a quelques jours près de la Kli, et surtout avec notre djiguite. Ils n’ont de commun que l’œil bridé.

Cette divergence chez des hommes de même langue et de mêmes mœurs provient des croisements, bien entendu.

En règle générale, les nomades sont plus riches que les sédentaires cultivateurs du sol. — Un nomade est un rentier dont le capital est le troupeau. — Plus riches, ils peuvent nourrir plus de femmes, les payer plus cher et partant les choisir à leur goût. Tel qui a épousé d’abord une fille, deux filles de sa tribu, se payera la fantaisie d’en prendre une ou deux chez les voisins pauvres, parce qu’il les acquiert à bon compte. Ces femmes ne sont pas un superflu, elles trouvent chez leur seigneur de quoi s’occuper.

Il advient alors que les nomades de langue turque vivant dans les plaines qui se déploient de l’Amour au Volga, ont la figure plus longue ou plus large, l’œil plus ou moins bridé selon qu’ils sont en contact, qu’ils voisinent avec des Iraniens à tête allongée, au nez droit, à l’œil horizontal et bien fendu, ou bien avec des Mogols qui portent une pleine lune sur les épaules et clignent des yeux tellement obliques qu’au dire d’un ousbeg, « ils se regardent dans le ventre ».

Notre hôte est un exemple à l’appui de ce que nous avançons, il est le maître de deux dames. La première est petite, trapue, à face ronde ; la deuxième, plus jeune, qu’il a prise chez les Kouramas[5], a les traits relativement fins, la taille svelte. Costumée en paysanne de France, on la pourrait confondre avec une fille de Lorraine aux joues rebondies.

[5] Mélange de Tadjiks et de Kirghiz, habitant la fertile vallée du Salar, au sud de Tachkent.

Après avoir bu du thé brûlant et salé, je quitte le borgne en bons termes, malgré que j’aie refusé de lui vendre ma chemise, et nous battons en retraite vers Outch-Tepe, et vite, car le garmsal[6] souffle.

[6] Vent chaud.

Le thé salé commence à produire son effet, et les Cosaques, Aoul-Beg, tout le monde se plaint de la soif. On aperçoit des tentes. On pique sur les tentes au grand galop. Des femmes nous offrent le fond d’une outre, l’eau est sale et salée ; en un clin d’œil elle est bue.

Les chevaux halètent, eux aussi ont soif. Où trouver un puits ? A notre droite, on distingue des chameaux qui se dressent en basculant. On vient de les abreuver sans doute à tour de rôle, et ils ont pris du repos par la même occasion. Aoul-Beg reconnaît l’auge d’un puits. On galope. Mais les chameliers pressent leurs montures qui ne sont point chargées, et elles trottent comiquement, et leurs bosses amaigries vacillent de droite, de gauche, ainsi que l’extrémité d’un bonnet catalan sur la tête d’un coureur.

Un des Cosaques part à fond de train, les oblige à retourner. En somme, ils peuvent bien nous prêter leur seau de cuir attaché par deux cordes à l’extrémité d’une longue perche. On emplit l’auge de bois, hommes et chevaux happent l’eau fraîche, limpide et salée. Tant pis, c’est une satisfaction d’un instant que nous nous procurerons aussi souvent que possible.

Voilà encore des tentes. On nous reçoit mal.

« Je n’ai rien à vous donner », affirme la maîtresse du logis.

« Rien ! »

Aoul-Beg saute à terre, entre sans hésiter, cherche, soulève les hardes et découvre sous une peau de mouton, dans un seau de cuir, une boisson qu’il intitule « bouza ».

« C’est très-bon », dit-il.

Je constate que dans un bouillon sans goût prononcé, de couleur indécise, surnagent des grains de millet qui paraissent avoir été pilés. Ce n’est pas le moment d’être difficile, et nous vidons le seau.

Là-dessus, en avant pour le puits d’Outch-Tepe, car il n’y a plus de tentes dans la steppe. Le garmsal souffle toujours, soulevant une poussière fine qui tourbillonne, obscurcit le ciel, voile le soleil, semblable à une boule de feu près de s’éteindre. Le thermomètre à l’ombre, opposé au vent, marque plus de quarante et un degrés de chaud.

Inutile de vous dire que notre premier acte en arrivant à la station fut de demander le samovar. Quelle bonne tasse de thé ! Vive le thé ! Quel produit du sol fera jamais concurrence au thé en Asie centrale ? En est-il de plus commode à transporter, d’un volume et d’un poids moindres, d’un emploi plus facile ? On l’enferme dans un sachet qui trouve place aussi facilement qu’une tabatière.

Le voyageur est harassé par une étape qu’il a crue interminable ; un jour entier la pluie a fouetté son visage ; la neige se congelant a mis dans sa barbe des stalactites ; le vent froid l’a percé d’aiguilles de glace, lui donnant la sensation bizarre de n’avoir plus de nez, ni mains, ni pieds ; le soleil aveuglant a mis son corps en fusion, et l’eau perle de chacun des pores comme par une outre fendillée. Il fait halte, le feu est allumé, et l’eau bout en moins de temps qu’il ne faut pour harnacher trois chevaux. On prend une pincée dans son sac, on la jette dans le koumgane. Immédiatement les feuilles recroquevillées de la divine plante se déroulent, s’étalent. Bientôt l’infusion est prête. Et alors, le voyageur savourant la plus agréable, la plus parfumée des boissons, oublie les misères de tout à l’heure.

Que le lecteur nous pardonne de lui avoir parlé deux fois en un chapitre du dessèchement de notre gorge. Mon excuse sera qu’ici la terre elle-même est altérée ; ni les animaux ni les plantes ne boivent à leur gré ; un puits a une valeur inimaginable. L’eau a le prix de la terre dans le quartier de l’Opéra.

En France, le paysan injurie, traîne devant le juge de paix le voisin qui lui a pris la largeur d’un sillon ; ici, pour quelques litres d’eau, on se bat, on se tue, et, dans l’oasis, quand c’est l’époque des irrigations, les cultivateurs se surveillent les uns les autres avec la défiance d’Harpagon.

Djizak, au seuil de la steppe, est « nourrie » par une petite rivière sortant des montagnes voisines. Les hommes sont allés au-devant de ce cours d’eau, et dès qu’il a débouché dans la plaine, ils l’ont attaqué, la pioche à la main, lui faisant des saignées nombreuses, l’épuisant par mille canaux qui le répandent sur les champs cultivés. Le chef des irrigations dit à chacun pendant quel espace de temps il a le droit d’arroser ses terres. A l’heure dite, l’intéressé renverse la petite digue arrêtant l’eau, et son champ aspire l’humidité et la vie. Le temps passé, le petit barrage doit être reconstruit, et c’est le tour du voisin. Parfois des gens malhonnêtes et rapaces percent les digues à la dérobée et s’octroient plus que leur part de la rivière. Que quelqu’un s’en aperçoive, qu’on les surprenne, et une rixe s’engage, et fréquemment le voleur est assommé sans autre forme de procès.

Si les premiers hommes ont habité l’Asie centrale, c’est évidemment à propos d’arrosage des terres que Caïn a tué son frère Abel.

II
LE KOHISTAN.

Préparatifs. — Pendjekent. — Départ des soldats russes. — Singulière emplette d’un soldat tatare. — A propos d’ânes. — Une forteresse. — Vie de l’alpage. — Dans la montagne. — Ourmitane. — Varsiminor. — Façon de se nourrir des habitants. — Femme à bon marché. — Les Tadjiques. — Mercuriale. — Le bois, la terre. — Les balcons du Fan-Darya. — Aventures de Klitch ; un de ses amis. — Les éboulis. — Kenti, misère des habitants.

Nous sommes de retour à Samarcande, notre quartier général. Maintenant, il s’agit de visiter le pays des montagnes ou Kohistan. Il nous faut un homme pouvant servir d’interprète et qui soit accoutumé à ce genre de voyage. A moins d’apprentissage, un habitué de la plaine sera embarrassé dans la montagne, où les précautions à prendre ne sont plus les mêmes.

Grâce à notre hôte le général Karalkoff, nous engageons un djiguite qui a accompagné autrefois le grand naturaliste Fedchenko dans cette région du Turkestan.

Le mollah Klitch est un homme très-poli, très-soigneux de sa personne, pratiquant le maquillage, montrant les dents à tout propos, qui s’exprime en russe mal et péniblement, mais comprend bien les différents dialectes du pays. Nous n’aurons qu’à nous louer de son honnêteté et de son dévouement.

Il prend les devants et part pour Pendjekent avec nos chevaux. J’ai comme monture une excellente petite bête que le général Karalkoff a bien voulu me confier, et qui ne bronchera pas une fois dans les sentiers les plus difficiles.

A Pendjekent nous sommes reçus cordialement par la petite colonie russe composée des officiers de la garnison et des employés de l’administration. Nous faisons nos préparatifs.

Le mollah Klitch nous fait observer que souvent nous suivrons des chemins en corniche et trop étroits pour des chevaux chargés, qu’il faut acheter des ânes pour le transport des bagages et des futures collections. Nous en payons trois quarante-cinq roubles. Ils seront commis à la surveillance du jeune Djoura-Bey, robuste garçon d’un caractère égal et d’un pas non moins égal, qui est baptisé le « chaïtan-toura » (seigneur des ânes). C’est un marcheur infatigable qui a dirigé à merveille ses bêtes de bât.

Klitch recommande d’emporter surtout des fers pour les chevaux et des clous pour les fers ; la quantité de clous que l’on use sur les cailloux de la montagne est énorme, on n’en saurait trop avoir. Faute d’une provision suffisante, à un moment donné, le voyage deviendrait impossible. Si les chevaux ne sont point ferrés, ils liment sur les pierres la corne de leurs sabots au point de ne pouvoir poser le pied sans douleur intense. Incapables de pincer le sol, de se cramponner à la montée, de s’arc-bouter à la descente, ils se fatiguent outre mesure : leur marche n’est plus sûre, et monture et cavalier courent le risque de rouler de très-haut… très-bas.

Nous n’oublions point le sucre, le thé, le riz, la chandelle, le pain cuit sans levain, le tabac pour le tchilim, ni le mata, toile de coton grossière qu’on roule autour des pieds et des jambes de façon à emplir les larges bas de cuir indigènes indispensables aux grimpeurs de rochers.

Cette façon de bottes appelées galtchas garantit le pied des aspérités de la pierre.

On a donné le nom de Galtchas à des peuplades qui habiteraient le Kohistan et que nous avons cherchées sans les trouver nulle part.

Nous pouvons affirmer qu’à toutes nos questions au sujet des Galtchas, lorsque nous avons insisté pour voir ce peuple qui a fourni matière à des discussions scientifiques, notre interlocuteur indigène a répondu avec un sourire, invariablement : « Au bazar de Pendjekent », et quand par hasard nous étions chaussés à la mode des gens du pays, il baissait les yeux, disant : « Voilà des Galtchas. »

Pendjekent (cinq villages) est une petite ville sur la rive gauche du Zérafchane. Située à l’endroit où le lit du fleuve commence à s’élargir, elle commande par sa position l’entrée du Kohistan. Les Russes y ont placé des troupes.

Une partie des soldats est congédiée le jour même de notre arrivée à Pendjekent. Des permissions nombreuses ont été accordées, et, toute la nuit, le départ est fêté la bouteille à la main. L’unique cabaret retentit de chants joyeux ; on se trémousse au son de l’accordéon, de la balalaïka ; les danseurs font trembler la baraque du choc de leurs talons ferrés. On vide force bouteilles de votka. Dans l’attendrissement d’une demi-ivresse, les amis pleurent de se quitter. Ceux qui partent sont chargés de mille commissions pour la Russie ou la Sibérie, à l’adresse des connaissances qu’ils rencontreront sur la route, à l’adresse des parents qu’ils retrouveront dans le village perdu au milieu d’une gaie forêt de bouleaux. « Tu penseras à mon frère Michel, à mon amie Sabina », etc., et l’on bavarde au milieu du brouhaha, des chants, la main sur l’épaule, se tenant par la taille. Cela dure jusqu’à l’aube du jour, puis ils rentrent au cantonnement par groupes, en chantant ; plus d’un titube.

La coutume est de reconduire durant la moitié d’une étape les hommes libérés. Quand on est arrivé à l’endroit de la séparation, les soldats disent adieu à leurs chefs, leur souhaitent bonne santé, longue vie ; ceux-ci les remercient de quelques paroles touchantes. On s’embrasse ensuite une dernière fois, et chacun tire de son côté. Les uns gagnent la vaste plaine russe, les autres retournent au cantonnement dissimulé dans une gorge étroite.

Le jour luit depuis une heure à peine. Soudainement un chant éclate dans la rue, c’est le bataillon qui s’avance d’un pas cadencé : en tête, le vieux commandant, solidement campé sur son fringant cheval couleur d’ébène ; puis les chanteurs à qui le tam-tam indique la mesure et le sifflet les reprises ; enfin le gros de la troupe, par quatre, chacun à sa place habituelle, sans armes, en blouse et képi de toile blanche, le pantalon de cuir dans les bottes souples. Ils marchent joyeusement ; les libérés ont au côté la besace d’où sort quelquefois le goulot d’une bouteille. Ils s’éloignent dans la poussière ; bientôt on n’entend plus qu’un bruit sourd que perce la voix d’un ténor, un sifflement ou la note stridente du triangle. Les voitures sont parties à l’avance chargées des bagages, des femmes et des enfants, car les soldats pères de famille sont assez nombreux. Le soldat sert sept ans et vient quelquefois au régiment avec sa femme. Parmi les retardataires je reconnais des Tatares à un teint basané, à des cheveux très-bruns, à une mine plus grave. Ils sont économes, sobres ; et puis, le Coran défend les liqueurs fortes. Étant musulmans et sunnites comme les indigènes du Turkestan, il arrive qu’ils prennent femme parmi les filles de leurs coreligionnaires.

On me conte que l’un d’eux, avant son départ, a fait l’emplette d’une pendjekentaise moyennant un kalim de quarante-huit roubles. Trois roubles de plus que pour nos trois ânes.

Puisque je parle de nos ânes, il est utile de faire observer que le mollah Klitch a tenu à ce que nous les achetions à Pendjekent. « Les chaïtan[7], a-t-il dit, sont plus forts ici que dans la montagne, et plus gros, de même que les moutons et les chèvres. Et puis nous pourrons les revendre où nous voudrons ; tandis que si nos ânes sont de plus haut, dans la plaine, personne n’en voudra, car on sait bien qu’ils s’y portent mal et meurent souvent. » Peut-être que notre djiguite avait intérêt à nous faire cette recommandation, peut-être qu’un pourboire promis par le vendeur lui déliait à propos la langue.

[7] Chaïtan veut dire diable ; on donne ce nom aux ânes. Nous croyions, au moyen âge, que le démon empruntait la forme de cet animal.

Toutefois son observation nous paraît sensée. On peut admettre que les animaux se sont acclimatés dans le Kohistan, et que s’accoutumant aux froids polaires et persistants des vallées élevées, ils ont perdu l’aptitude à supporter la chaleur excessive de la plaine. Et si brusquement, sans transition, on les oblige à vivre à des milliers de pieds plus bas que leur pays d’origine, si on les astreint à une autre nourriture, à un autre travail, ils peuvent bien perdre leur vigueur en peu de temps et contracter des maladies mortelles ; tandis que leurs frères de Pendjekent se trouvant à l’entrée de la plaine, à la sortie des montagnes, ont conservé les immunités des habitants de l’oasis, en même temps qu’ils acquéraient le jarret des montagnards.

Au reste, nous allons bientôt constater que leurs maîtres, les hommes, sont soumis aux mêmes influences climatériques. Nous rencontrerons plus d’un habitant du Yagnaou qui sera malade d’être descendu dans la basse vallée du Zérafchane où il aura contracté la fièvre en peu de temps. Généralement les gens du haut pays ne quittent leurs villages que contraints par la nécessité. Tous savent que descendre dans l’oasis, c’est s’exposer à la maladie, et ils montrent de la répugnance pour la contrée où les rivières ont un lit plus large, un cours moins rapide, et ils n’en aiment point les habitants. C’est une des raisons qui contribuent à perpétuer leur isolement et, jusqu’à un certain point, la pureté de leur race, l’originalité de leur langue et aussi leurs préjugés et leurs superstitions.

La civilisation est fille des plaines, où les peuples se rencontrent, se heurtent et s’affinent au contact les uns des autres. Quant à la montagne, elle imprime en quelque sorte son immuabilité à ceux qui la peuplent.

Mais nous sommes en marche le long de la rive gauche du Zérafchane, la vallée est encore large et la pente relativement douce. Cette première étape finit à Yori, sur la rive droite, où nous parvenons par un pont pittoresque et une pluie battante. Le sol, la faune et la flore ont conservé le même caractère de plaine qu’à Pendjekent.

Yori possède une forteresse, mais sans donjon ni pont-levis, et ne rappelant aucunement l’aspect monumental du fort de Vincennes. A quoi, du reste, servirait toute cette architecture ? Des murs de terre sont une défense suffisante dans un pays où les guerriers combattent de près à coups de mauvais sabres, et, de loin, lancent des pierres à tour de bras quand les munitions sont épuisées ou la mèche du fusil éteinte.

Ici l’on appelle forteresse tout îlot de maisons où l’on n’entre et d’où l’on ne sort que par une porte. La moindre artillerie en a vite raison.

Nous nous dirigeons sur Dachti-Kazi, où nous ne trouverons point de provisions. Les saklis sont, paraît-il, abandonnés de leurs propriétaires. C’est la saison où les montagnards chassent devant eux le bétail et gagnent les hauteurs vertes où l’herbe drue des pâturages est une couche moelleuse aux pâtres. Ils sommeillent le jour entier, parfois s’étirent les membres, sifflent les chiens à poil rude, ou regardent d’un œil fixe la blancheur des pics que le soleil illumine. Dans les airs, sur leurs têtes, les grands aigles noirs décrivent des cercles, glissant sur le fond bleu du ciel avec d’imperceptibles battements d’ailes. Lorsqu’ils poussent des cris aigus, les moutons lèvent la tête la bouche pleine, puis broutent à nouveau. Sur les crêtes, les chèvres sauvages se découpent immobiles, abaissant le regard sur ces intrus d’hommes ; puis un aboiement les fait bondir et rebondir élastiquement, le nez au vent, les longues cornes en arrière. Telle est la vie de l’alpage ici comme ailleurs.

Avant de partir, Abdourrhaïm nous recommande de ne point oublier l’orge destinée aux chevaux. Abdourrhaïm est un vieux djiguite que nous nous sommes adjoint : il remplit les fonctions de cuisinier. Des fils blancs se mêlent à la barbe de cet ancien batcha. Il porte un turban volumineux et des culottes en grossière étoffe aux fonds si vastes, que nous ne l’avons jamais regardé sans rire. C’est un mangeur d’opium, paresseux, mais cuisinant bien. Klitch prétend qu’il soigne trop bien son cheval aux dépens des nôtres, et il l’a déjà pris en grippe.

On a bon chemin jusqu’à Dachti-Kazi (plaine du Kazi), mais on est définitivement dans la montagne ; l’horizon est borné de toutes parts, on aperçoit des masures dans les gorges qui s’ouvrent de chaque côté de la route et que suivent les torrents.

Avant Vichnek, les corniches commencent, mais elles sont larges encore, et les chevaux peuvent trottiner. Bonne récolte d’insectes à Dachti-Kazi. Capus trouve des pistachiers sauvages. Un homme arrive en boitant ; il s’est fait une entaille profonde et large en sautant sur un caillou, malgré l’épaisse semelle de corne que l’habitude d’aller sans chaussures lui a mise sous la plante des pieds. Nous le pansons, il remercie et s’en retourne en sautillant d’un pas très-alerte. Un Européen eût gardé le lit.

A mesure que l’on s’élève, les figures deviennent plus longues, les gens parlant le turc sont de plus en plus rares, le tadjique domine déjà.

Après Dachti-Kazi, nous avons une languette de steppe avec sa flore caractéristique, avec ses sauterelles et ses phalanges. Je parviens à prendre quelques-unes de ces araignées, mais difficilement, leur course étant plus rapide qu’on ne l’imaginerait.

Puis les corniches recommencent ; à notre droite le Zérafchane dégringole comme un fou. Voilà une gorge qu’il faut tourner. Nos ânes sont devant nous, ils sont de l’autre côté déjà, avancent lentement et semblent des mouches rampant contre un mur grisâtre. Au bas mugit un torrent semé de blocs de rocher qu’il éclabousse en dévalant ; il se mêle au fleuve avec des bouillons d’écume.

Encore des gorges que nous traversons à leur partie la plus étroite, puis des torrents dont nous goûtons l’eau fraîche ; elle est si limpide qu’on n’hésite pas à descendre de cheval, à se mettre à genoux et à laper en y plongeant le nez.

Le paysage est sauvage et grandiose ; la vallée, de plus en plus resserrée. Par précaution, on place du côté du vide le canon du fusil en bandoulière. De l’autre côté, c’est le rocher ; que le cheval fasse un faux pas, prenne le galop inopinément, que le fusil s’accroche à une saillie, et la culbute sera vite faite et désagréable.

A Ourmitane, le chef du village nous reçoit et nous installe dans sa maisonnette ; on y arrive en grimpant sur la maison située au-dessous : les habitations sont placées les unes au-dessus des autres, la plus élevée ayant comme cour le toit de la plus basse. En face de nous se dresse une montagne que nous nous proposons d’escalader le lendemain ; elle est encore couverte d’un peu de neige au sommet ; nous lui donnons 10,000 pieds anglais de haut, Ourmitane étant à 4,000 environ. Beaucoup de phalanges et de scorpions près du village.

Notre logis est à côté de la mosquée, que de beaux tilleuls dominent. Ils ombragent la petite place, le forum où des oisifs sont venus jaser au frais à côté d’hommes qui équarrissent des troncs de peupliers. Voilà que les ouvriers passent la hache à deux vieillards à longue barbe blanche qui les regardaient travailler. Pourquoi ?

« Parce que les vieux sont les maîtres ouvriers, et ils ne prennent l’outil qu’afin de parfaire l’œuvre ébauchée par de plus jeunes. »

Nous descendons sur les bords du Zérafchane ; son eau est verte, sale et froide, par suite de la fonte des neiges.

Le lendemain, nous gagnons l’autre rive par un pont primitif ; deux longues poutres ont été jetées en travers du fleuve, le tablier a été formé avec des branches dégrossies, de larges galets comblent les espaces vides. Les chevaux posent le pied avec précaution, et le pont flexible a un balancement agréable. Une forteresse dont nous voyons les ruines en gardait l’entrée.

Nous montons lentement une pente assez roide entremêlée de plates-formes cultivées où nous faisons souffler nos chevaux. Dans la vallée haute vivent des tadjiks gardant leurs troupeaux composés de chèvres, de vaches, d’ânes et de moutons.

Ils nous entourent immédiatement, nous offrent de l’aïrane et du lait dans des écuelles de bois. Nous les régalons de thé. L’un d’eux appelle sa fille qui garde les chèvres dans les rochers, il veut la faire participer au festin. Elle avance en hésitant, puis se décide à tremper ses lèvres dans la tasse de son père. Elle n’avait jamais bu de thé. La source où nous puisons l’eau est placée au milieu du thalweg et légèrement sulfureuse. Aidé du conducteur des ânes, je fais la chasse aux insectes qui tettent les fleurs et aux cigales à robes sombres dissimulées dans la broussaille ; elles font un bruit strident en frottant l’une contre l’autre les écailles de leur corselet. On les cherche, elles se taisent, se dérobent, puis recommencent plus loin leur grincement comme par défi. Mon collaborateur a les doigts gantés d’un épiderme tellement épais, qu’il est insensible aux piqûres des nombreuses variétés de mouches à miel ; il prend placidement avec ses doigts les bestioles, sans se préoccuper de leur dard. Nous faisons une jolie récolte ; beaucoup d’espèces sont nouvelles. Capus n’est pas moins content du résultat de ses recherches.

Peu d’oiseaux ; quelques pies, quelques corbeaux croassant au sommet d’un roc, des perdrix rouges caquetant dans la profondeur d’une gorge.

Quand on est près du sommet du Koumbaz que nous gravissons, si l’on se retourne, on aperçoit sur les petits plateaux herbeux où les sources jaillissent, des tentes bien abritées du vent par les hauteurs environnantes ; des tadjiks les habitent, qui abandonnent leurs villages pendant l’été et vivent alors à la mode des nomades turcs.

Pour nous remercier d’un petit cadeau de thé, l’un de nos hôtes d’un instant apporte deux perdrix qu’il a prises durant leur sommeil ; elles avaient la tête coupée selon la coutume. Dans la soirée, nous quittons ces braves gens, qui nous comblent de salamalecs et de souhaits de bon voyage.

A mi-chemin, nous croisons une belle jeune fille d’une douzaine d’années ; ses traits sont d’une régularité parfaite, l’œil noir est grand, la bouche petite. Accompagnée de ses frères plus jeunes, vêtue d’une longue robe de couleur rouge, avec ses tresses éparses et tombantes, elle semble une jeune vierge, une image, comme disent nos paysans. Lorsqu’elle passe devant nous, chassant gravement ses ânes avec une baguette, elle baisse timidement ses longs cils. C’est une figure telle que la Bible en évoque aux yeux des artistes.

Le chemin de Varsiminor n’est pas bon ; au reste, à mesure que croîtra l’altitude, on traversera une région où la fonte des neiges sera de plus en plus récente et plus nombreux les éboulis, les crevasses, les ravinements produits par les lentes infiltrations de l’eau ou le choc des torrents qui se précipitent.

Ce 17 juin, les villages sont animés, les habitants sont descendus des campements d’été pour la prière à Dieu dans les mosquées. Les fidèles passent le jour à deviser aux alentours du temple, et le soir, après la cinquième prière, ils retournent au campement d’été.

La population paraît jouir d’un certain bien-être, les hommes sont proprement vêtus et d’une mine qui respire la santé. Il est vrai qu’ils nous apparaissent un jour de fête, lorsqu’ils sont « endimanchés », et dans une saison où l’herbe étant succulente et abondante, le bétail fournit un laitage copieux ; d’autre part, ils travaillent peu et mangent beaucoup.

Certains montagnards sont riches : ils possèdent d’innombrables arbres fruitiers et des troupeaux considérables, ainsi que le prouvent le nombre des étables et les mille traces de piétinement sur les sentiers.

En ce moment, ils se nourrissent surtout de mûres. Les femmes et les enfants penchés vers la terre les ramassent, et sur les toits on voit sécher au soleil les fruits éparpillés sur des pièces de toile déroulées. La récolte des abricots suivra ; nous en cueillons quelques-uns du haut de nos selles, ils sont encore verts. Les abricotiers bordent le chemin comme les marronniers chez nous, mais sont plus serrés. Les indigènes font sécher les abricots de la même manière que les mûres et en rassemblent des provisions énormes pour eux-mêmes, vendant le superflu dans les bazars. Puis ce sera la cueillette des cerises, des noix. Entre temps, ils cultivent les minces couches d’alluvion qui couvrent les pentes ou sont déposées dans le delta des ruisseaux alimentant le Zérafchane. Ils les cultivent sans peine : ils ont une saison de pluies plus abondantes que dans la plaine ; grâce à la déclivité du terrain, ils irriguent plus facilement, et en peu de temps, en trois mois à peine, de juin à septembre, ils sèment et récoltent la quantité de blé, de millet suffisant à peu près à leur consommation personnelle.

Tel d’entre eux possède mille moutons, tel autre deux mille ; « aussi, dit Klitch, c’est un pays où les femmes sont chères. Ce n’est pas comme du côté de Chink, village situé plus loin, où les habitants sont tellement pauvres qu’on peut avoir une femme, et une très-belle, au prix de huit à dix roubles.

— Pourquoi n’en as-tu pas acheté une ?

— Je m’en garderai bien : ma première femme est déjà âgée, c’est une bonne ménagère, elle m’a donné deux garçons. Je n’en veux pas une autre qui ne la vaudrait pas. Et puis je ne suis plus jeune moi-même et je passe ma vie à cheval, demeure rarement dans ma maison. Pendant mon absence il y aurait des querelles. Tenez, voilà Dardane. »

Nous sommes en effet à l’extrémité de la corniche qui aboutit dans un véritable verger parsemé de petites maisons carrées et basses ; les murs consistent en éclats de rochers et en galets superposés, crépis de mortier un peu plus soigneusement à l’intérieur qu’à l’extérieur ; les toits, façonnés au moyen de branches d’arbres, sont chargés de terre et de pierres.

A Dardane, nous laissons reposer nos chevaux, et, tandis qu’ils vident une musette d’orge, nous nous étendons sous un splendide sadda-karagatch[8] dans la cour de la mosquée. Bientôt la foule des fidèles sort du temple, se disperse lentement et va s’embusquer aux alentours afin de regarder à l’aise les étrangers.

[8] Orme s’arrondissant en vadrouille.

Un indigène vient nous dire qu’un peu plus loin que le mazar[9] d’un saint dont je ne comprends point le nom, on a dû décharger les ânes, transporter les bagages à dos d’homme, et que nos serviteurs arriveront fort tard à Varsiminor. Cependant, le chemin est meilleur à partir de Dardane, mais plus loin il n’est pas certain que nous puissions continuer la route par la vallée du Fan-Darya. Sans attendre plus longtemps nos ânes, dont le sort ne laissait pas de nous inquiéter, nous gagnons Varsiminor.

[9] Tombeau.

On s’éloigne de Dardane à travers les arbres fruitiers. Puis ce sont des ruisseaux coupant l’étroit sentier : ils forment souvent des cascades où l’eau qui s’étale en tombant reflète le soleil, et semble alors un cristal qui coule en rais solides ou bien s’éparpille en gouttelettes brillantes comme des globules d’argent.

Ensuite on passe sur la rive gauche. La passerelle est fort élastique, et ses ondulations pourraient inquiéter certaines personnes. La vallée est plus large durant quelques kilomètres, et au débouché d’un couloir on a la sensation de la plaine ; l’horizon est cependant bien proche. Le sol est aride ; c’est un coin de la steppe avec sa flore spéciale au milieu des rochers.

Le minaret d’où le village de Varsiminor prend son nom émerge devant nous sur la rive droite. Au bas d’une pente roide, un pont s’allonge. Un troupeau l’encombre : en tête, marche majestueusement un vieux bouc aux longs poils, à la barbe pendante ; puis les chèvres tranquillement montrent le chemin aux moutons qui s’enhardissent à les imiter en se pressant, se bousculant, le museau posé sur la croupe de celui qui précède. Ils bêlent à qui mieux mieux. Les pâtres déguenillés, les jambes nues, courent après les bêtes qui sont encore sur la rive et chassent devant eux les traînards et les vagabonds à coups de pierres lancées avec une adresse inimaginable.

Notre tour vient ensuite, et une fois de l’autre côté, nous grimpons l’escalier en spirale ménagé dans le flanc de la berge. Pour ne point glisser de la selle, on tient à pleine main la crinière du cheval qui avance à petits pas, l’échine tendue, le cou penché jusqu’à effleurer les rocailles de ses naseaux agrandis par l’essoufflement.

Puis le sentier contourne un mamelon supportant les débris d’une forteresse qui commande le passage.

Généralement on trouve dans ce pays des redoutes à la tête des ponts, quand la largeur de la vallée permet d’élever une fortification.

A Varsiminor, nous logeons chez l’aksakal, très-riche propriétaire, paraît-il. Il ne sait que quelques mots de turc qu’il a appris aux bazars d’Oura-Tepe et de Samarcande, où il va vendre des fruits secs et la laine de ses moutons. C’est que nous sommes en plein pays de langue tadjique, dialecte iranien plus pur que celui de la Perse, à peine mélangé de turc et d’arabe.

A partir de Pendjekent, les figures devenaient plus longues, portaient moins de traces d’un mélange avec les gens de race turque.

A Ourmitane, nous trouvions encore quelques Ousbegs à petits yeux ; à Dardane, c’étaient des bruns à profils maigres de Gascons ; à Varsiminor, telle face rougeaude à barbe blonde fait penser à un Anglais ; — les blonds sont très-rares, il est vrai.

Nous sommes probablement en présence d’antiques habitants du Turkestan qui ont pu conserver leur langue à peu près intacte grâce à leur éloignement de la route suivie par les diverses invasions. Ceux qui fuyaient devant les conquérants ont dû également se mêler à la population montagnarde et en augmenter le chiffre. A Varsiminor, un grand gaillard qui écorche quelques mots de russe est fils d’un Ousbeg ayant quitté la plaine à la suite d’une rixe suivie de meurtre. Un autre se trouve là depuis l’arrivée des Russes ; autrefois il habitait Djizak ; sa maison a été brûlée, et lui-même ayant pris part à la défense, a fui par crainte des représailles du vainqueur.

Les causes d’immigration dont nous citons un exemple existent depuis des siècles nombreux et ont contribué à modifier le type des premiers maîtres du Kohistan, peu à peu, par des apports successifs. Un vrai Tadjique est maintenant difficile à trouver. A quoi le reconnaître exactement ? Ne faut-il point procéder par élimination, chercher les individus qui n’ont rien du Kirghiz ou du Mogol ? C’est ce que nous avons fait, et nous sommes arrivé à ce résultat qu’un Tadjique ressemble à s’y méprendre à un Européen de la Méditerranée aux traits réguliers. La taille est plus ou moins grande, selon la somme de bien-être.

Ajoutons qu’il existe une langue plutôt qu’une race tadjique, et cet idiome ne domine guère que dans la vallée du Zérafchane.

En face de Varsiminor nous faisons une bonne récolte de plantes et d’insectes. Nous demandons aux curieux qui nous environnent le nom des différentes herbes ; ils sont d’accord au sujet des variétés trouvées au pied de la montagne, ils discutent à propos de celles récoltées plus haut et ne savent absolument rien touchant les spécimens qui poussent dans le voisinage des sommets neigeux.

Nous prenons des échantillons d’orge, de millet, des diverses céréales, et l’aksakal dit à Capus en lui remettant quelques poignées de blé : « Il va aller voir son frère dans le pays des Faranguis. »

L’aksakal a raison, mais lequel est le frère aîné ?

Le brave homme répond de bonne grâce à nos questions. Il nous apprend qu’une vache coûte de 30 à 50 francs, — la race est de petite taille, — qu’un mouton vaut de 15 à 30 francs, une chèvre de 6 à 8 francs, qu’on ne fait point le commerce des poules, mais qu’on les vendrait 30 à 60 centimes pièce.

Pour 120 francs on construit une belle maison, car les poutres d’artcha (genévrier) servant à édifier la charpente ne coûtent pas cher. Un madrier de quatre mètres de long et de trente à quarante centimètres de côté est payé soixante centimes. La raison de ce bon marché est que les genévriers poussent au hasard sur les hauteurs, qu’ils appartiennent à qui les abat le premier, et ne valent en réalité que le prix du transport et de l’équarrissage. Il en est de même des autres matériaux de construction, on les a sous la main ; pour les murs, on ramasse les pierres des éboulis, et les branches des arbres voisins qu’on émonde forment les traverses du toit, consolidé avec des pierres, afin de résister aux rafales furieuses des vents.

On réserve aux bâtiments d’utilité publique, tels que les temples et les ponts, le mûrier, qui coûte plus cher. Cet arbre fournit les longues poutres flexibles supportant le tablier des ponts et les élégantes colonnettes de la galerie des mosquées, que les maîtres ouvriers ornementent de palmettes naïvement sculptées. Comme il importe à tout le monde que les passerelles soient solides, personne ne recule devant les frais qui sont répartis entre les intéressés. Quelquefois un indigène riche et généreux prend les dépenses à sa charge et soulage d’autant ses concitoyens qui, avec le temps, lui mettent par reconnaissance une auréole de sainteté. Et les générations suivantes disent : « Cette mosquée fut bâtie par Abdoullah, un saint. » La gloire de cette bonne action rejaillit sur les descendants et leur est un titre de noblesse.

Le bois a une valeur considérable dans la plaine, et l’eau est le plus coûteux des biens. Des surfaces immenses sont incultes faute d’une humidité suffisante.

Ici, au contraire, la fonte des neiges enfle les ruisseaux démesurément, et les pluies contribuent encore aux débordements ; mais la terre cultivable est rare, trop rare au gré des habitants.

On dirait que sous les climats extrêmes la nature se plaît à répandre inégalement ses faveurs, qu’excessive dans le bien comme dans le mal, tantôt elle invite l’homme à la paresse par des largesses inconsidérées, tantôt le décourage par une parcimonie inopportune qui crée des obstacles insurmontables.

Un piéton venant de Pitti nous apprend que le chemin du Fan-Darya est praticable, que les balcons sont en état de supporter des cavaliers, et que les ponts n’ont pas encore été balayés par les eaux.

Le Fan-Darya est le principal affluent du Zérafchane. Le Zérafchane vient de l’est, le Fan-Darya du midi. Notre intention est de gagner la rivière du Yagnaou, qui s’appelle Fan-Darya après avoir reçu de l’ouest l’Iskander-Darya.

Nous faisons nos adieux au Zérafchane ; ses eaux sont noires près de Varsiminor, où il reçoit le Fan, qui a lavé en passant des couches de houille.

Notre guide a soin de descendre de cheval avant de traverser le pont, et, afin de nous éviter un accident, il place de larges galets dans les interstices. Le long du Fan on chemine sur des balcons. La vallée est excessivement étroite ; des deux côtés ce sont des parois de rochers à pic sans le moindre sentier naturel. Afin d’éviter un long détour par les hauteurs, les indigènes ont dû créer un chemin. Ils ont foré la pierre, enfoncé des poutrelles, et les recouvrant de branchages, de pierres, de terre, ils ont établi un plancher large de deux à trois pieds qui surplombe la rivière, qu’on aperçoit rouler ses eaux vertes avec grand fracas, dans un lit bossué de rochers.

En maintes places, les balcons ont besoin d’être réparés, « la moitié du chemin est tombée », comme dit l’homme qui marche en tête ; chacun met alors pied à terre, tire le cheval par la bride, avance avec précaution.

Parfois le chemin n’existe pas à l’endroit où la montagne s’effrite, et l’on hésite la première fois que se présente cette solution de continuité de la route. C’est devant soi un ruisseau de menues pierres qui coule un instant, chaque fois qu’un caillou tombant d’en haut donne le branle à ces miettes de la montagne. Le pied n’y laisse point de trace, et une fois passé, on entend derrière et au-dessous de soi comme un bruit lointain d’éboulement. On constate bientôt que cela n’est pas dangereux ; un cavalier peut passer sans crainte pourvu qu’il aille vite, les pieds du cheval enfoncent et trouvent un point d’appui.

Parfois le passage suffit tout juste à la monture, et l’homme doit descendre ; parfois le chemin a été taillé dans une saillie du roc, et il faut se courber.

Soudain l’on s’arrête, on entend devant soi les hommes exciter les ânes qui peuvent à peine se glisser, malgré l’exiguïté de leur taille, car ils portent deux coffres en balan. Ils posent pourtant leurs petits pieds bien l’un devant l’autre, tout près du bord, comme s’ils marchaient en équilibre sur une corde tendue. La moitié de leur charge frôle le rocher, l’autre moitié est dans le vide. Le chaïtan avance lentement ; deux montagnards le soulèvent presque, l’un tirant la tête, l’autre la queue. La bête se prête à cette manœuvre qui l’empêche de rouler dans l’abîme. Notre troupe va maintenant plus vite, le sentier a presque un mètre de large.


DÉTAIL DES RUINES D’UNE VOUTE (CHAH-SINDEH).

« Halte ! dit Klitch.

— Qu’y a-t-il ?

— Il faut décharger les ânes ; prenez garde.

— Attendons. »

Les ânes sont soulagés de leurs fardeaux qui passent sur les épaules de nos porteurs, et ceux-ci cheminent avec mille peines, tantôt courbés, tantôt agenouillés. Il faut soutenir les chevaux de la même manière que les ânes tout à l’heure. Puis on quitte le balcon pour un sentier où l’on voit sortir des crevasses les touffes vertes de vignes sauvages.

Sur la rive gauche la route vaut mieux. Voilà une montagne de houille d’assez mauvaise qualité en apparence ; encore un pont et un village dans une gorge avec sa petite mosquée bien en vue, reconnaissable à une galerie ouverte du côté de l’est. Chez nous, au contraire, les porches de nos églises regardent le couchant. C’est que l’Orient est le centre religieux vers lequel tout converge. Le sanctuaire de nos églises est adossé à la crèche, la niche des mosquées où l’on dépose el kitab (le livre) est comme appuyée à la kaaba. Bethléhem et la Mecque, sans compter Jérusalem, sont en effet bien près l’une de l’autre.

Pitti est le nom du village où nous ferons halte. Quelques masures inhabitées pour la plupart, puis la mosquée, voilà Pitti. La galerie que nous apercevons de la rive opposée nous sert d’abri. Je collais des bandes de papier sur les jointures des boîtes à insectes afin de les protéger des termites, Capus rangeait les plantes dans son herbier, quand le « gros turban » de Pitti vint nous rendre visite, — en France on dit gros bonnet, — ici l’expression n’est pas figurée.

Le personnage qui est sorti de la maison d’en face et nous salue gravement est un grand homme maigre à barbe grisonnante qui fut autrefois dans les grandeurs.

« Un ancien kazi », dit Klitch, et immédiatement il lui donne l’accolade ainsi qu’on fait à une vieille connaissance.

« Tu connais le kazi ?

— Ha ! ha ! j’ai habité ce pays où j’étais le représentant de l’Émir avant que les Russes fussent maîtres du Zérafchane. Le kazi est un brave homme, il est bien regrettable qu’on ne l’ait point laissé en place. Puis-je offrir du thé au kazi ?

— Oui. Que faisais-tu dans la contrée, Klitch ?

— J’étais chef d’une forteresse qui est située plus loin, dans la vallée du Fan. J’ai habité longtemps le Bokhara du temps où le père de l’émir actuel vivait encore ; je suis même allé à Pétersbourg avec une ambassade envoyée au tzar blanc, il y a vingt-cinq ou vingt-six ans. » Et le vieux djiguite, qui nous semblait plus jeune, tant sa barbe est noire (il est vrai qu’il la teint de sourma[10]), se met à nous conter son voyage en Russie, son arrivée à Orenbourg, le Volga remonté en bateau à vapeur jusqu’à Nijni, le fourmillement de la foire, la rapidité de la voiture du diable[11], « chaïtan-arba », et son épouvante la première fois qu’il vit les arbres courir. Puis c’est la réception à la cour, dans un palais immense où il y a des soldats, des soldats partout, avec de beaux costumes, mais les plus magnifiques sont les Tcherkesses. Quelle majesté avait le Tzar, qui était plus grand que les autres et qu’un nombre incalculable de chefs d’un grand tchin (rang) entouraient respectueusement ! Après la réception, le Tzar a fait distribuer beaucoup de tengas, afin que ses hôtes pussent se divertir dans la ville. Klitch y a vu de belles mosquées, mais rien ne l’a autant surpris que les femmes se promenant dans la rue, le visage découvert et la tête surmontée de coiffures « qu’il est impossible de décrire ».

[10] Antimoine.

[11] Chemin de fer.

En revenant sur ses pas, il s’est arrêté à Moscou, où il a vu dans la cour d’un très-grand sakli[12] une cloche cassée. Dans son idée, le Tzar est l’empereur des empereurs, et il nous demande si les Faranguis lui fournissent des soldats et si nous lui payons l’impôt.

[12] Maison entourée de hauts murs.

« Nous n’avons pas de tzar. »

Le djiguite n’y comprend rien ; il fait part de cette bizarrerie au kazi, qui hoche la tête et demande : « Qui donc reçoit l’argent chez les Faranguis et le dépense ? Ils vivent donc comme les Turcomans ? »

Je réponds affirmativement, car il me semble impossible d’expliquer à nos interlocuteurs ce qu’est notre machinerie gouvernementale. Quelle cervelle à Pitti comprendrait les complications du régime parlementaire et ses beautés ? Le kazi ajoute :

« Naguère, au pays des Matcha, on n’avait pas d’émir non plus. Les habitants choisissaient un chef et ne lui obéissaient qu’autant qu’il tenait ses engagements. S’il faisait mauvais usage du pouvoir dont on l’avait investi, on le punissait : des hommes courageux entraient dans sa maison la nuit et lui coupaient le cou. » Très-simple.

Le lendemain matin, le kazi nous faisait ses adieux avant de monter à l’alpage où les siens sont déjà installés, quand un vieillard tout courbé, déguenillé, s’approche, marmotte une supplication, puis attend, appuyé sur deux bâtons. Il a appris par la rumeur que des seigneurs se trouvaient à Pitti, il est parti au soleil levant de son village éloigné de plusieurs heures, et il s’est traîné péniblement afin de leur rendre hommage, persuadé que sa démarche portera ses fruits, qu’on aura pitié de sa misère profonde. Après avoir reçu une pièce de monnaie, bu du thé, l’homme s’en fut lentement. Il était environ dix heures, et il pensait rentrer à son gîte avant le coucher du soleil. Nous partons pour Kenti, petit village sur la rive gauche, près des montagnes de charbon dont on nous a parlé.

Le sentier est très-étroit, il s’élargit au bas des gorges, et alors les guides nous recommandent de lever la tête et d’avoir l’œil sur les crêtes dénudées qui dominent. On court risque d’être broyé par les blocs qui s’en détachent.

A chaque pas, on voit, enfoncés profondément dans le sol, d’énormes quartiers de pierre, et ceux qui ont roulé jusqu’au fleuve ont laissé à droite et à gauche les traces de leurs sauts désordonnés. Ici c’est un arbuste broyé, là une pierre pulvérisée, et dans le sol des entailles en coin qui marquent chaque bond des masses lancées à toute vitesse… en vertu des lois de la pesanteur.

De temps à autre on entend le fracas d’une dégringolade suivi d’un choc sourd, et l’on redouble d’attention.

Dans le carrefour où le sentier bifurque vers Kenti, sur un mamelon isolé qu’un torrent lèche d’un côté, que le Fan sape de l’autre, la forteresse de Sarvadane se dresse, telle une sentinelle perdue. Ses murailles ne sont plus solides ; maint créneau s’est agrandi : on y passait la tête à peine, on y passerait bien le corps maintenant. Sur la haute cour carrée, nul guerrier ne veille, la lance au poing, aux fenêtres béantes pas un turban ne s’agite. Le château fort de Sarvadane est abandonné depuis la chute de l’empire bokhare. Klitch avait le commandement de cette forteresse où il tenait garnison avec une vingtaine de sarbasses.

« Klitch, regrettes-tu ce temps-là ?

— Non, je gagne davantage au service des Russes et mène une existence plus agréable. Je n’avais pas beaucoup de distractions à Sarvadane ; en hiver, je ne pouvais pas sortir. » Ce n’était point gai, en effet.

On n’arrive pas à Kenti sans pauses, car le sentier est escarpé. A mi-route, nous joignons, sur une petite plate-forme où ils se reposent, des montagnards conduisant des ânes chargés. Impossible d’imaginer des êtres plus misérables que ces hommes à figure de faunes, à la barbe hirsute, laissant voir par les déchirures de loques effilochées des membres amaigris, un dos voûté où les omoplates saillissent sous la peau tannée par les intempéries, où les vertèbres de l’échine font des crans de crémaillères. Des guenilles retenues par des cordes cachent mal les cuisses ; les jambes découvertes sont cagneuses et impriment au corps un balancement bestial ; un enfant d’une dizaine d’années est presque nu. Ces pauvres diables nous entourent suppliants, et les aumônes que nous distribuons les comblent d’aise. Ils nous livrent passage.

Plus loin, mon cheval s’arrête, dresse les oreilles, recule et s’ébroue avec des tressaillements d’effroi. Devant lui, à terre, est pelotonné, informe, immobile, n’ayant rien d’humain, le plus hâve, le plus décharné de nos semblables. Je dois le faire lever afin de pouvoir avancer, le sentier est large d’un pied environ ; à droite la paroi schisteuse se tient inébranlable, à gauche l’abîme est béant.

Nous ramassons des morceaux de minerai de fer qui ont roulé des hauteurs, puis nous traversons une faille où la houille est accumulée en couches profondes. Plus bas, à la surface de la berge d’un ravin, à une hauteur considérable, un tronc d’arbre fossile apparaît. L’offre d’une récompense insignifiante décide les montagnards qui nous suivent à le détacher au péril de leur vie.

Les quelques cabanes qui s’appellent village de Kenti sont posées sur un plateau à 2,270 mètres d’altitude d’après mon baromètre. Les habitants vivent en cultivant leurs maigres champs, où ils sèment principalement le bokala (la fève). Les semailles se font en avril, et en août la récolte. La farine de fève forme le fond de leur nourriture quotidienne, soit qu’ils la cuisent en bouillie ou la pétrissent en mauvais pain. Les plus riches la mélangent d’un peu de blé.

Le froid est, paraît-il, terrible à Kenti, et nous en avons facilement la preuve. Aussi loin que l’œil peut porter, on ne voit point trace d’arbres ni d’arbustes ; tout ce qui peut alimenter le feu a été abattu. Il ne subsiste que quelques saules à la tête des fontaines ; ils sont d’une belle venue, grands comme les beaux ormes de nos pays. Ces saules n’ont même pas été respectés : les basses branches d’abord, puis toutes celles qu’on a pu atteindre en grimpant, ont été coupées ; finalement l’écorce du pied a été enlevée aux trois quarts, et le tronc lui-même tailladé à coups de hache. L’indigène n’a laissé à l’arbre que son minimum nécessaire ; au reste, il est lui-même dans cette situation, et la nature ne lui ménage point les avanies. Ces pauvres diables végètent littéralement.

III
LE KOHISTAN (suite).

Pas de chemin. — Tok-Fan. — Le iahni, l’umosch. — La montagne qui brûle. — En allant à Anzobe, paysage désolé. — Tolérance des musulmans. — Les habitants se préparent à passer l’hiver ; travail des femmes. — Comment un Yagnaou emploie sa journée en hiver. — Supercherie. — Habitation d’un montagnard. — Spoliations. — Les Sougours. — Le Kaïmak. — Pas de médecins. — Pas de mesures de chemin. — Un chasseur. — Partons pour les sources du Yagnaou. — A Sangi-Malek. — Un boucher. — Scènes d’alpage. — Les Ousbegs du Hissar. — Renard blanc ; froid polaire.

Le 21 juin, nous passons derechef au pied de la forteresse de Sarvadane. Un très-mauvais pont nous mène sur la rive droite ; un deuxième pont que nous devons traverser plus loin ayant été enlevé par les eaux, nous n’avons d’autre chemin qu’un torrent desséché pour passer dans la vallée du Yagnaou. Comment arriver là-haut ?

Nous restons sur les chevaux tant qu’ils peuvent nous porter, et lorsque nous mettons pied à terre afin de les soulager, nous sommes surpris de la vigueur et de l’énergie de ces excellentes petites bêtes. Nous avons grand’peine à nous traîner là où ils allaient d’un pas relativement alerte, avec le cavalier sur le dos.

Dans le haut du torrent, c’est la pierre lisse avec de rares saillies pour s’accrocher. Il nous faut hisser successivement les chevaux, qui se laissent manier avec une docilité remarquable et joignent, autant qu’ils peuvent, leurs efforts à ceux des porteurs. Quand ils s’abattent, les hommes placés derrière les soutiennent.

Le coursier d’Abdourrhaïm étant moins vigoureux, perd pied, glisse sur le dos, renverse un des hommes, et en entraîne un autre qui lui tenait la bride. Celui-ci ne lâche point prise et s’efforce de se cramponner aux aspérités ; mais la lanière de cuir casse dans sa main, et le cheval roule jusqu’à un quartier de roche qui l’arrête fort à propos.

On relève l’homme et la bête, qui en sont quittes pour quelques écorchures. Les ânes viennent ensuite, et les bagages sont portés à dos d’homme.

La descente jusqu’au Yagnaou est pénible : on ne sait vraiment pas où poser le pied sur ce sentier de chèvre, et le cheval qu’on tire par la bride hésite à suivre son conducteur.

Klitch est mauvais marcheur ; il n’est point fâché de se mettre en selle et de prendre un petit temps de galop ; car la vallée s’évase, et voici une prairie où un pâtre garde des chèvres.

Klitch, qui aime beaucoup le lait, s’approche du jeune garçon, descend de cheval afin de boire plus commodément à l’écuelle en cassant une croûte de pain. Il laisse son Bucéphale en liberté tondre l’herbe. Il se régale et me dit en s’essuyant la barbe : « Voilà de fort bon lait » ; puis il se prépare à prendre son cheval par la crinière ; mais subitement la bête lui échappe, se donne du champ, et exécute des gambades accompagnées de bruits irrespectueux pour le maître, qui court derrière sans parvenir à l’atteindre. Klitch peste, s’arrête ; le cheval s’arrête immédiatement et broute. Klitch court ; le cheval court ; le sac accroché au pommeau tombe, puis le manteau posé sur la croupe. Klitch les ramasse, court encore, traînant son sabre, son sac, son manteau, ses jambes arquées, buttant contre les pierres, et finalement il s’allonge, les bras écartés.

Je ris aux éclats. Notre homme se relève, désespéré, furieux, jette à terre tout ce qu’il porte, son sabre, son sac, son manteau, puis frappe du pied, grince des dents, crie, et sa face noire de roi mage sous le turban de travers se contracte atrocement, avec les grimaces d’un démon qui a la queue prise et serrée fortement dans une porte. Tout à coup, de l’agitation d’un épileptique passant au calme, à la résignation d’un fakir, il s’assied les jambes croisées et ne dit mot. Je galope après l’animal capricieux, le saisis au milieu du troupeau de chèvres, et le remets à son maître.

Nous sommes en face de Rabad, gentiment situé sur la rive gauche, au milieu d’abricotiers, de noyers, de pommiers, au bord d’une nappe de verdure, descendant jusqu’au fleuve, et Klitch maugrée encore contre son cheval, lui reprochant ses frasques intempestives.

Le guide nous montre la montagne qui brûle ; nous apercevons en effet près du sommet, au-dessous des neiges, comme la fumée floconnante de plusieurs hauts fourneaux. C’est le Kan-Tag.

Notre étape finit à Tok-Fan, sur la rive droite du Yagnaou. Ce village est à 1,890 mètres d’altitude, assis sur un torrent qui longe le portique servant de mosquée où nous bivouaquons. Devant nous, tombent les rochers de la berge ; à gauche, un bouquet d’arbres indique l’entrée d’un vallon. En somme, nous voyons loin, à quatre cents mètres à peu près.

L’aksakal[13] nous vient présenter ses hommages. Sa protection nous vaut de manger une première fois de la chèvre sauvage, de l’ahou, comme il dit ; c’est aussi le nom persan de la gazelle du désert. Un chasseur nous en offre un gigot rôti, et bien rôti, ma foi. La bête a été tuée au moyen d’un fusil à mèche. Les montagnards, chassant la chèvre sauvage, doivent se munir de vivres pour plusieurs jours, gagner les crêtes où ces bêtes se réfugient pendant l’été, car elles fuient devant les hommes, et cherchent la tranquillité près des neiges éternelles, et, à force de ruse, de patience, la chance s’en mêlant, ils finissent par abattre une pièce de gibier. C’est la manière de chasser l’isard dans les Pyrénées. L’ahou que nous savourons était jeune et ne portait point de cornes.

[13] Barbe blanche, chef du village.

Le brave aksakal qui nous engage vivement à faire des provisions avant d’aller plus loin, nous procure un mouton avec lequel Djoura-Bey prépare du iahni.

A dater de ce jour, le iahni sera la base de notre alimentation, et durant notre voyage, autant que possible, nous ferons en sorte de n’en point manquer.

On le prépare de la manière suivante : on dépouille un mouton, le taille en morceaux, qu’on jette dans une immense marmite pleine d’eau, puis on fait bouillir ; on tire la viande, la sale, la roule dans la graisse du mouton, et la place par couches dans la panse bien nettoyée, tenant lieu de nos saloirs. On ferme solidement chaque panse, et selon la température, la longueur du chemin, le nombre des hommes à nourrir, on emporte dans un sac cinquante, cent livres ou plus de cette viande, et le soir, lorsqu’on a du combustible à portée, que l’on a le temps de cuire du riz, on y mêle quelques morceaux de iahni ; si le temps ou le combustible font défaut, on mange alors la viande telle qu’on l’a préparée, avant de l’ensacher.

C’est à Tok-Fan que nous faisons également connaissance avec l’umosch, une soupe que madame l’aksakal prépare avec un talent merveilleux.

« Rien de meilleur », dit Klitch.

L’umosch consiste en des boulettes de farine cuites dans du lait aigre. Ça « se laisse manger ».

A Tok-Fan, on trouve également une lanterne, la seule qui existe sans doute dans la vallée du Yagnaou. Elle est à quatre faces, en bois, avec des carreaux en papier. Il va sans dire que ce meuble est la propriété de l’aksakal. C’est la marque d’une haute situation, d’une belle position de fortune, car dans ce pays de misère, veiller, faire des dépenses d’éclairage, indique qu’on a beaucoup plus que le nécessaire.

Je m’aperçois que la lanterne n’a pas servi depuis très-longtemps.

« As-tu de la chandelle, aksakal ?

— Non. » Je me doutais que le « phanous » n’était qu’un objet de collection, et qu’on nous le montrait par gloriole, afin que nous sussions que l’on avait du « butin ».

Aujourd’hui, 22 juin, nous faisons l’ascension du Kan-Tag, de la montagne qui brûle. Des habitants de Rabad, servant de guides, vont à pied devant nous, beaucoup plus vite que nos chevaux. Les pentes sont dénudées ; quelques genévriers chétifs, enfouis dans des crevasses, apparaissent parfois derrière les roches calcinées ; car l’incendie est parti d’en bas, dévorant d’abord les couches inférieures de houille, puis s’élevant à mesure qu’il épuisait les provisions de combustible amassées par l’économie des siècles.

Vers le milieu de la montagne, à gauche du sentier, une vapeur blanchâtre flotte au sortir d’une cavité ; la température s’élève subitement. On met pied à terre, le sol est brûlant ; les pierres qui nous servent de siége sont chauffées à plus de cinquante degrés. Dans le trou naturellement disposé en forme de four, le thermomètre posé sur les dalles monte rapidement à 75° Réaumur ; son bois noircit, je dois retirer l’instrument.

C’est une occasion de faire bouillir un koumgane de thé.

Un être en haillons qui semble avoir deviné notre intention, arrive du sommet avec une écuelle remplie de neige. On en bourre le koumgane, on l’expose à la chaleur souterraine, tandis que le montagnard pétrit dans son écuelle de la farine de blé. En un instant, le thé est prêt, la galette cuite sur la plaque de pierre. N’est-ce pas là un mode de cuisson économique ? Il paraît qu’en hiver les gens de Rabad n’en ont point d’autre.

Une centaine de mètres au-dessus, sur une surface assez considérable, par les fissures élargies de main d’homme, le soufre et l’alun s’échappent en poussière fine comme une buée. L’air en est imprégné, à peine respirable ; en un instant la barbe, les sourcils, sont poudrés de jaune. Aux paupières on sent une brûlure. Les bouches multiples de la gigantesque fournaise ont été fermées au moyen de moellons qui se couvrent de beaux cristaux qu’on recueille deux fois l’an.

Du temps de la domination bokhare, cette usine était considérée comme la propriété de l’Émir, qui l’affermait à un indigène au prix de quelques centaines de francs. Les Russes n’ont rien changé et laissé le soin de l’exploitation à des particuliers. Le poud (seize kilogr.) de ces cristaux se vend environ douze francs au bazar d’Oura-Tepe. A la faveur d’une tolérance datant de loin, les pauvres des villages environnants ont l’autorisation de ramasser les pierres auxquelles l’industriel a enlevé imparfaitement la couche d’alun et de soufre, et ils les font cuire, recuire trois fois, obtenant par ce procédé quelques livres de cristaux qu’ils vendent dans les bazars, et cela les aide à traîner leur misérable existence.

Anzobe est le premier village en remontant le Yagnaou.

On peut y parvenir le long de la rive gauche ; malheureusement, un montagnard vient nous annoncer que le chemin est tombé dans l’eau sur une longueur de vingt-cinq à trente pieds. Au lieu de couper au court, il faut maintenant prendre par les hauteurs et par conséquent dépenser beaucoup plus de temps et d’efforts. Après avoir traversé un pont, gravi la berge, on suit la petite rivière de Djijik, qui se heurte avec grand fracas aux énormes blocs obstruant son lit. Les rives sont égayées par une végétation qui semble luxuriante après la désolation du Kan-Tag et du Fan. On s’arrêterait volontiers quelques heures à savourer le frais au pied d’un saule entouré de rosiers sauvages épanouis et d’eremurus gigantesques, tandis que les insectes bourdonnent aux oreilles, et que passent et repassent les libellules guindées dans leur corset luisant comme une armure.

Mais il s’agit bien de repos, en avant. Après avoir dépassé Intris, hameau dont les maisons sont abandonnées en cette saison, nous traversons à gué le Djijik. Quelques centaines de mètres plus haut, on passe à nouveau la rive droite par un pont large d’un pied environ, consistant en deux longues poutres, supportant de larges dalles de pierre. Une troupe de voyageurs fait halte en cet endroit. Ils viennent du Hissar, à pied, sous la conduite d’un mollah, et vont demander des prières, des bénédictions à un saint qui habite près de l’Iskander-Koul (lac d’Alexandre). Par la même occasion, ils se divertiront. Ils chassent devant eux deux beaux moutons et une chèvre grasse. Ils donneront au saint qu’ils vont visiter la bête la plus grasse et se contenteront des autres. Un marchand de moutons les suit à distance, qui conduit à Samarcande du bétail acheté dans le Hissar.

Nous montons. La rivière fait un coude vers l’est, puis serpente vers le sud-est. Voici Djijik à 2,630 mètres d’altitude ; le thermomètre descend ; le ciel couvert dans la matinée est maintenant gris de nuages. Nous ne sommes pas fâchés de nous approcher d’un feu qu’on allume à l’abri d’une masure. Sa porte est fermée par une serrure en bois d’un mécanisme ingénieux dont le propriétaire a emporté la clef et le secret.

Dans les champs cultivés d’alentour, on sème du lin, des fèves, du blé. Jusqu’à près de trois mille mètres, on aperçoit des cultures. Plus haut, c’est la flore alpine, puis le genévrier tenace, qui verdoie ici à 3,000 mètres.

Presque au sommet du premier chaînon, en travers d’Anzobe, sur le versant regardant le midi, la neige vient de fondre. L’herbe fraîche apparaît, drue, humide de l’eau qui suinte et forme des ruisselets glissant dans l’épaisseur de la pelouse, emplissant plus bas les creux du sol où luisent comme des miroirs limpides, puis débordant en cascatelles jusqu’à sa chute dans le Djijik. Sur la rive gauche du Djijik qui a disparu et n’est de loin qu’une profondeur noire, à la même altitude, la neige échappant aux rayons du soleil fond lentement. Le manteau d’hermine d’une blancheur éblouissante, qui enveloppe de ses mille replis l’ossature de la montagne, paraît s’effranger par le bas ; il est usé, liquéfié par la tiède haleine des vents remontant de la vallée et par les brûlantes caresses du soleil levant. A la cime, la neige, entassée par couches épaisses, a la solidité d’une pétrification inusable ; elle est éternelle… aussi longtemps que le climat ne changera pas. Car tout passe ici-bas.

Mais le vent du nord-est souffle glacial, et nous rentrons les mains dans les longues manches de la pelisse ; le thermomètre descend à + 5°. Notre djiguite trouve qu’on n’est pas bien, que c’est l’hiver ; on est mieux à Samarcande. A Samarcande, en effet, on déjeune à l’ombre des mûriers, et à Djizak on rôtit.

Par la passe de Kouhi-Kabra de 3,430 mètres, nous descendons dans une vallée parallèle à celle du Djijik ; la neige est amassée dans les gorges ; une population misérable grelotte devant des tanières carrées qui s’étagent à la file, et vues de face semblent s’emboîter l’une dans l’autre. Trois murs de pierres superposées sans mortier, accotées au flanc d’un contre-fort, avec des nattes éraillées comme toiture et comme porte, tel est le gîte de toute une famille.

Dans cette saison où la pluie tombe en averses furieuses pendant la journée, où, le soir, au coucher du soleil, les vents froids descendent, il n’est pas agréable d’habiter cette place. Et seules, l’excellence et l’abondance des pâturages ont pu décider ces gens à venir séjourner dans une glacière semblable.

Klitch, qui n’est pas ennemi du bien-être, est frappé de la misère de ces êtres maigres, décharnés, à peine couverts de loques sordides, et, traduisant à sa façon le suave mari magno de Lucrèce : « As-tu de la chance, s’écrie-t-il, d’avoir une bonne maison à Samarcande, avec de larges coffres autour de la chambre tapissée d’un feutre épais pour s’étendre ! As-tu de la chance de pouvoir manger chaque jour un palao bien gras, de posséder une femme bonne ménagère et propre ! Ah ! je ne manquerai pas de lui conter ce que j’ai vu, à ma bonne femme, et elle sera plus heureuse, quand elle saura quelle vie épouvantable d’autres mènent ici-bas. »

Klitch parlerait encore, si le vent du nord-est ne venait pas lui cingler la figure, ce qui lui fait répéter : « C’est tout à fait l’hiver », puis se cacher la face avec le coin de son turban. Car nous sommes parvenus au sommet d’une deuxième passe, par une véritable forêt d’orchidées gigantesques ; quelques-unes de ces belles et vigoureuses plantes ont conservé leurs fleurs éclatantes en dépit de la froidure.

La neige obstrue encore le haut des passes, et dans les gorges, on chevauche sur une croûte, qui est comme la voûte d’un canal souterrain ; au-dessous, on entend couler l’eau bruyamment. Les chevaux enfoncent à mi-jambes, sans trop s’effrayer de la fragilité du point d’appui. Seul, celui de notre guide s’effarouche, et n’avance qu’à coups de fouet. Quand la neige congelée ne met pas un pont au-dessus des torrents, il faut chercher un gué qu’on ne trouve pas facilement dans l’après-midi, qui est le moment où le niveau d’eau est le plus élevé. Et à chaque passage, c’est un bain de pieds trop rafraîchissant.

Par un sentier qui paraît un trait noir, ondulant sur le flanc des pentes, nous grimpons au sommet de la troisième et dernière passe avant de descendre dans la vallée du Yagnaou.

Le vent du nord-est nous fouette toujours avec violence ; nous grelottons malgré nos fourrures. D’après notre baromètre, nous sommes à 3,100 mètres. La passe précédente est plus haute de 230 mètres. Le paysage est grandiose, sauvage, dénudé ; il n’y a point d’arbres comme dans nos Alpes ; le déluge des pluies n’est point atténué, ni l’eau des neiges arrêtée dans sa course, et, immédiatement au-dessous des cimes toujours blanches, les rocs qui se dressent trop fièrement sont lavés, déchiquetés ; on voit bien aux larges fissures qu’ils crouleront bientôt.

Au niveau de l’œil, c’est bien la région où le froid règne en maître ; pas d’oiseaux au ciel bleu, rien que des pics blancs immobiles.

Le guide nous montre le plus haut d’entre eux :

« La montagne blanche », dit-il.

Blanche, même très-blanche, pensai-je.

Au-dessous de nous, des croassements furieux éclatent ; j’abaisse les yeux : des corbeaux se battent avec acharnement ; ils se disputent le cadavre d’un oisillon. Les vainqueurs restent sur la neige et dévorent gloutonnement leur part du butin ; les vaincus voltigent à distance, avec des cris de dépit et de rage. Pas d’autre signe de vie.

Une étroite bande de bocages verts commence à mi-chemin et se déroule jusqu’en face d’Anzobe, que nous dominons.

Les maisons, imparfaitement alignées sur la rive droite, paraissent minuscules ; on dirait des carreaux de terre exposés sans ordre afin que le soleil les cuise.

Le froid nous oblige à marcher d’un bon pas jusqu’au village. Anzobe est désert, tout le monde est dans l’alpage ; il n’est resté qu’un boiteux, un idiot et deux ou trois malades.

La mosquée nous sert de caravansérail. C’est une des plus belles de la vallée. Elle est vaste, carrée, avec de sveltes colonnes de mûrier, style persan. Dans un angle sont les trois marches que gravit le mollah afin d’être en vue des fidèles. Elle est meublée de quelques nattes et d’une marmite de très-fort calibre, qui se gonfle précisément au bas de la niche où le Coran est déposé pendant la prière. A l’occasion des grandes fêtes, on y fait cuire des monceaux de palao ; nous l’utilisons pour notre propre usage. Cette marche a aiguisé les appétits, et il importe de préparer un bon repas aux hommes qui viennent derrière nous avec les bagages.

Les ânes n’arrivent qu’à dix heures passées. On les a déchargés pour la traversée des torrents ; il paraît qu’à certaines places, ils enfonçaient jusqu’à mi-cou. Les porteurs ont dû se déshabiller, placer les bagages sur la tête et avancer avec précaution dans l’eau glaciale. Abdourrhaïm a eu la malechance de faire une chute et de prendre un bain à peu près complet ; aussi a-t-il gratifié son cheval de nombreux coups de fouet entremêlés de toutes les injures qui se disent en turc et en persan.

Gens et bêtes sont harassés. Djoura-Bey, notre ânier, ne chante plus, contre son habitude. Le palao préparé à l’avance pour les retardataires est expédié en un clin d’œil. Pas de conversation après le souper. Tous se roulent dans leur chakman[14] et s’endorment rapidement.

[14] Manteau de bure.

Le lendemain est une journée de pluie d’orage, que nous passons à mettre en ordre les collections, à revoir les notes, à rôder autour de la mosquée et à deviser du pays. Une journée de repos dont tout le monde a besoin.

Dans l’après-midi, durant une éclaircie, quelques habitants d’Anzobe viennent nous voir, mollah en tête, car c’est vendredi jour de prière. Nous entrons immédiatement en pourparlers pour l’achat d’un mouton, le plus gros et le plus gras possible. La température baisse, et nous consommons chaque jour une quantité considérable de viande et de graisse, et, plus loin, nous trouverons difficilement des vivres. Le mollah se charge de nous procurer le mouton.

Nous demandons conseil à Klitch, car notre intention est de quitter la mosquée afin que les fidèles puissent se livrer aux exercices de leur culte ; mais Klitch nous dit de n’en rien faire, attendu que « cela leur est égal de réciter la prière en plein vent, et puis ils ne veulent pas nous déranger ». Nous eussions été désolés de froisser les susceptibilités religieuses de ces braves Yagnaous. Je crois bien que nous ne les avons point choqués, car rien dans leur manière d’être à notre égard ne témoigne qu’ils soient mécontents de notre conduite. Ils rendent à nos hommes mille petits services, aidant à allumer le feu, apportant de la paille, du bois, etc.

Comme tout bon vouloir mérite sa récompense, Klitch leur permet d’assister, accroupis sur le toit de la maison voisine, au dépeçage de notre mouton, et il distribue généreusement les bas morceaux aux plus empressés. Puis, quand on fait étuver le iahni et enfin cuire le palao, il ne les oblige point à déguerpir, et ils ont le droit de humer au passage la vapeur appétissante qu’exhale la marmite. L’heure du repas venue, il invite le mollah et le chef du village à s’asseoir autour de sa propre écuelle, et ils mettent la main au plat dans l’ordre hiérarchique : Klitch le premier, puis la barbe blanche, puis le mollah.

Il est aussi distribué deux ou trois autres écuellées aux assistants adultes ; quant aux jeunes gens, on leur accorde la faveur insigne de se lécher les doigts après les avoir d’abord frottés au ventre graisseux de la vaisselle qui leur est abandonnée avec quelques parcelles de riz oubliées à dessein dans le fond et sur le bord.

Aussi tous donnent du mollah long comme le bras à maître Klitch, qui ne les bouscule pas trop, lorsque, agenouillés près du feu, ils se chauffent silencieusement, la main tendue devant la face comme un écran.

Afin de ménager notre provision de chandelle, nous demandons s’il n’y a point d’huile de sésame que nous brûlerons dans un vase avec une mèche de coton. Il est inutile de chercher de la chandelle.

La réponse est que pendant l’été on n’a pas besoin de lumière ; que pendant l’hiver on se contente de l’éclairage fourni par la flamme du foyer ; que l’huile sert à la confection des mets, et ici on ne l’emploie point, parce que le prix en est trop élevé.

Nous insistons, et l’on nous apporte, toutes prêtes, des torches primitives qui coûteraient cher à fabriquer chez nous.

A l’extrémité de baguettes minces, on a entortillé des mèches de coton roulées à la main, puis imprégnées de beurre. Cela donne une lumière faible et inégale. L’emploi n’en est pas extrêmement facile, car il faut un homme qui surveille le primitif ustensile et déroule la mèche à mesure qu’elle est consumée. Décidément, il est préférable de se servir d’un semblant de lampe, d’allumer une mèche nageant dans un vase en terre rempli de beurre. Il y a des flambées subites qui s’élancent, font vaciller nos ombres sur les murs de la mosquée, et les curieux regardant par les fentes doivent penser que les Faranguis, occupés à remuer des herbes et des insectes, font œuvre de sorcellerie.

Dorénavant nous écrirons, autant que possible, à la lueur d’une lampe au beurre, et réserverons notre chandelle pour veiller dans les endroits inhabités ou les campements en plein air. Tout près du village, en descendant la rive droite du Yagnaou, on aperçoit comme de gigantesques champignons de brèche. Ils ont de cinq à six mètres de haut et portent souvent de travers un lourd chapeau sur une colonne plus ou moins svelte. C’est un phénomène d’érosion très-curieux.

La pluie tombe presque sans interruption, nos plantes sèchent difficilement. On quitte Anzobe dans la matinée, et malgré un rayon de soleil qui éclaire le départ, nous endossons nos chakmanes. L’été est court dans le Yagnaou ; le 26 juin, on y grelotte ; que sera-ce durant l’hiver ?

Aussi, en passant dans les villages de vingt à soixante maisons, bâtis sur des îlots de terre cultivable, nous trouvons tous les gens occupés au même travail, à ramasser du combustible et à préparer les conserves destinées à passer les temps froids.

Les cigales seraient mal venues dans ce pays, et le sexe faible n’y chante point, ne pince point de la guitare. La plupart de ces dames, que nous apercevons au-dessous de nous, derrière les masures, pétrissent en ce moment des galettes de kisiak, dont la pâte est le fumier du bétail.

Chaque galette pétrie, façonnée à la main, est ensuite collée contre la muraille et sèche à l’air. Lorsque le soleil a disparu, que le froid, mettant dans l’air des paillettes de glace, fait pâlir même le bleu du ciel, on détache ces massepains précieux, et on les rompt en petits morceaux qui alimentent le feu de l’âtre et empêchent les êtres de périr.

Déjà chacun amoncelle les broussailles, recueille la moindre écaille de bois, et place la provision près de sa porte.

Les plates-formes des toits supportent fréquemment des nattes avec de longues files de petits fromages. Ils sont préparés avec du lait caillé qu’on expose à l’air tout simplement : c’est la provision d’hiver.

L’herbe est coupée, étalée ; ailleurs, les meules commencées : c’est du fourrage pour soutenir le bétail pendant l’hiver.

Partout les femmes travaillent, vêtues d’une longue chemise de couleur sombre, d’un pantalon de grosse toile de coton ; elles sont quelquefois nu-tête, et, très-brunes, les longs cheveux en broussailles sur les épaules, elles ont l’air de Salomés mal peignées.

Il est vrai qu’elles n’ont pas le loisir de se livrer aux soins de la toilette, et que la coquetterie leur est inconnue. Le meilleur moyen de plaire à leurs seigneurs, pères ou maris, est de travailler sans relâche. Eux se réservent le labeur des champs ; ils sèment, ils moissonnent ; ici l’on cultive peu, et le sexe fort a la part belle, au détriment des esclaves à longue robe.

A Kichartab, sur la rive droite, où une pluie battante nous oblige à faire halte, un brave homme nous offre un abri sous le portail de sa maison. Dans l’attente d’une éclaircie, nous le questionnons ; il nous répond très-gentiment.

« Aksakal, lui dit-on, ne trouves-tu point que les nuits sont déjà bien froides, en ce mois de juin ?

— Non, car nous sommes accoutumés à supporter des hivers très-longs et très-rigoureux, et le chaud est notre ennemi.

— A quelle époque commence l’hiver ?

— En septembre, avec la chute des premières neiges ; puis, pendant quatre mois au moins, les communications sont interrompues entre les différents villages de la vallée. Aussi devons-nous faire assez de provisions pour attendre les beaux jours. »

Il nous montre des amas d’herbes, de bois, de broussailles, tels que nous en avons remarqué avant Kichartab.

« Tiens, voilà les préparatifs commencés ; c’est avec cela qu’on se chauffe, et, dans un but d’économie, ceux de même sang se réunissent au même foyer.

— Quelles sont vos occupations durant la mauvaise saison ? L’ennui ne vous prend-il point de vivre ainsi cloîtrés dans vos maisons ? Comment passez-vous votre journée ?

— Au réveil, le premier travail est d’enlever la neige qui s’est accumulée pendant la nuit dans les petits sentiers reliant nos demeures entre elles ; puis on débarrasse les toits qu’un surcroît de charge pourrait rompre. Les hommes se rendent ensuite à l’appel du mollah, et la première prière est d’abord dite en commun.

— Et vos femmes ?

— Elles nettoient les étables, donnent le fourrage au bétail, mais fort peu, la quantité rigoureusement indispensable à calmer la faim. C’est par prévoyance et parce que les bêtes dorment continuellement.

— Et après la première prière ?

— Nous mangeons ; puis vient la seconde prière, car nous disons les cinq prières canoniques. Nous mangeons tantôt des abricots secs qui ont bouilli dans l’eau ; c’est une bonne soupe, ma foi ! où l’on trempe le pain ; tantôt de l’aïrane séché, ou bien des noyaux d’abricots. A les casser avec une pierre on passe des heures. Les mollahs content des histoires, nous lisent le Coran. On les écoute attentivement.

— Les mollahs sont-ils nombreux parmi vous ?

— Oui, beaucoup peuvent réciter la prière, déchiffrer les livres.

— A quoi cela tient-il ?

— C’est que, pendant l’hiver, nos enfants sont oisifs, et ils apprennent à lire sous la direction du plus instruit d’entre nous. Quand ils ont bonne mémoire, ils retiennent les enseignements ; puis, devenus à leur tour mollahs, ils descendent quelquefois dans la vallée vivre de leur savoir. »

Mais les nuages se dispersent, il est temps de partir. On saute à cheval et l’on continue la marche par les sentiers glissants. Partout les abricotiers sont chargés de fruits innombrables, mais encore verts. A l’entrée du village est un cimetière ; des perches ornées de guenilles sont piquées sur les tombes.

Est-ce aussi pour rendre hommage à ses frères morts qu’on a attaché des loques de toutes couleurs aux basses branches d’un saule qui se dresse solitaire sur le chemin de Kichartab ?

Il n’en survit guère, de ces beaux arbres, qui ornaient autrefois les bords de la rivière, et ils disparaîtront probablement jusqu’au dernier. Voici des montagnards qui s’acharnent à grands coups de hache sur quelques peupliers encore debout.

La vallée devient plus large, et le chemin moins étroit serpente à travers des rosiers sauvages ; le soleil fait bonne mine ; les insectes innombrables butinent avec des bourdonnements joyeux ; cette petite fête de la nature, et sans doute l’agréable sensation de chaleur qu’il ressent dans le dos comme nous-même, délient la langue à Klitch.


REVÊTEMENT EN BRIQUES ÉMAILLÉES (CHAH-SINDEH).

Il songe à ce que l’habitant de Kichartab vient de conter au sujet du savoir de ses compatriotes, et il s’exclame :

« Ces Yagnaous, quels mendiants ! quels mendiants ! Je le crois bien, qu’ils s’entendent à tirer profit de ce qu’ils apprennent pendant l’hiver ! Sais-tu ce que font beaucoup d’entre eux ? Ils s’habillent comme des misérables, prennent le bâton recourbé et la gourde du pèlerin, puis descendent dans la plaine. Ils rôdent alors de bazar en bazar, égrenant constamment un chapelet énorme, laissant passer par le chalat entr’ouvert la corne du Coran ; ils tendent la main aux fidèles en récitant les prières, et disent : « Donnez au pèlerin qui s’en va à la Mecque, il priera pour vous, et Allah sera content. » On leur donne quelques pouls[15], et quand ils ont ramassé un pécule, ils jettent les loques de mendiant, achètent un bon chalat, une bonne charge de coton, un âne qu’ils enfourchent, et s’en retournent tranquillement dans leurs montagnes.

[15] Menue monnaie de billon.

— Que font-ils de ce coton ?

— Ils le mettent entre les mains de leurs femmes, qui le filent, en tissent une toile grossière, puis ils vont la colporter dans le Hissar. »

Voilà Vasraout, village d’une quinzaine de maisons éparses à distance l’une de l’autre. Les habitations sont généralement adossées à l’extrémité la moins renflée d’un contre-fort. C’est une mesure contre les avalanches, autant que pour assurer la solidité de la construction.

Depuis Margib, le village après Kichartab, outre la langue tadjik, on parle le dialecte yagnaou.

Vasraout, étant à 2,500 mètres d’altitude, est peu éloigné des pâturages récemment débarrassés de neige ; aussi une partie de la population qui n’a point quitté le village, dès notre arrivée, s’empresse autour de nous.

Les hommes sont généralement de petite taille, très-velus, très-bruns, avec des faces larges, une grosse tête ; souvent leurs sourcils se joignent. Ils ont l’aspect européen et plus ou moins savoyard. Nous en mesurons quelques-uns, après les avoir questionnés sur leurs ascendants et nous être assurés de la pureté relative de leur race. Nous nous gardons bien de promettre à l’avance un pourboire s’ils veulent se laisser examiner, car ce serait le moyen le plus sûr d’être induit en erreur. Dans l’espoir d’une rémunération si minime qu’elle soit, ces pauvres diables prétendraient immédiatement être les plus purs des Yagnaous et jureraient par Allah et Mahomet que depuis le jour où leur peuple a fait apparition sur la terre, il n’y a pas eu dans leur famille un seul croisement.

Une ondée survient, les badauds se dispersent, et nous nous glissons dans la maison d’en face.

La porte, large comme un homme, a un mètre de haut. A l’intérieur, à droite, une sorte de table en cailloutis recouvert de terre fait corps avec le mur ; le toit est supporté par deux traverses : une placée au milieu, l’autre portant sur la première et le mur de la façade. Je touche le toit de la tête en me haussant sur la pointe des pieds. A gauche de la porte, près du mur, le foyer est indiqué par un trou creusé au-dessous de la cheminée faite de quatre dalles formant capote ; une fenêtre permet d’établir un courant d’air et de regarder dehors. Elle est placée sur le même plan vertical que la cheminée et le foyer.

En comparant à celle-ci une habitation de la plaine, on voit que la différence consiste surtout dans l’emploi des matériaux. Ici, c’est la pierre et le genévrier ; plus bas, c’est la terre et le peuplier.

Dans la montagne, on bâtit à peu près sur le même plan, sauf qu’on incline un peu les toits, et que la cheminée est en capote, afin que la neige ne pénètre point dans la chambre et puisse être facilement déblayée.

Une autre particularité est que les appentis et le logement, au lieu de se faire face et de former une enceinte, sont sur la même ligne, faute de place et parce qu’il est inutile de se défendre par de hauts murs. On met les outils à l’abri sous un hangar, et le bétail est enfermé dans les étables adjacentes.

En somme, le montagnard ne se met pas en garde contre l’homme, sa pauvreté l’en garantit, mais contre les intempéries et les rigueurs d’un froid impitoyable. Le contraire a lieu souvent dans la plaine. A chacun son lot.

De même que le nomade, les Yagnaous vivent surtout de la rente que les troupeaux payent en laitage. Ils cultivent un peu de blé, d’orge, de lin, de fèves, mais en quantité ne suffisant pas à leur consommation personnelle, et ils doivent aller querir dans le Hissar le blé qu’ils échangent, autant que possible, contre une toile de coton et une bure grossière fabriquée sur le plus primitif des métiers. Un sol ingrat les a rendus industrieux.

Les chevaux sont rares ; ils ne servent guère qu’à transporter dans la plaine les objets manufacturés, et à en rapporter des céréales.

Un chef de village qui vient de nous quitter à Vasraout montait un excellent cheval, point ferré malheureusement. Une marche de quelques jours avait suffi pour limer les sabots, et la bête ne pouvait plus continuer la route. Du reste, il n’y a point de maréchaux ferrants ni de forgerons, ils ne gagneraient point leur vie. Le fer importé d’un bazar éloigné n’est pas à la portée des petites bourses.

Il résulte de cet enchaînement de circonstances que les Yagnaous emploient surtout leurs jambes, qu’ils les ont magnifiquement musclées, qu’ils marchent avec la sûreté d’une chèvre, plus vite qu’un cheval, et sont à peu près infatigables. Aussi les braves gens qui nous servent dorénavant de guides nous précèdent au petit trot. Ils allongent le pas dans les montées, franchissent les ruisseaux à l’aide d’un grand bâton, et s’asseyent afin de nous laisser le temps de les rejoindre.

Au sortir de Vasraout, durant quelques verstes, on se faufile au bas de la berge à pic, tout près de la rivière ; puis la vallée s’évase, et sur les deux rives les hameaux s’étagent nombreux et très-proches l’un de l’autre. Les framboises sauvages font des haies autour des masures et s’ébouriffent sur les pentes. Nous voyons avec plaisir des géraniums et des coquelicots qui nous rappellent le « pays. »

Soudain, plus de village. On pénètre dans un couloir, on débouche dans une vasque ; la rivière a disparu à gauche ; à droite sont les hauteurs, et devant nous une masse schisteuse, aux reflets rouges et brillants, qui barre le chemin. Elle présente une surface perpendiculaire, unie, telle qu’on la souhaiterait, afin d’y graver commodément au ciseau l’histoire de tout un peuple. A première vue, on se demande où l’on va passer ; on ne peut longer la rivière, car elle s’est insinuée modestement sous le bloc immense qui la surplombe.

Derrière le guide, nous dessinons péniblement un sentier qui était effacé, car on ne l’avait point encore suivi depuis la fonte des neiges.

De l’autre côté, plus de rocailles, mais une pelouse d’herbes s’inclinant doucement jusqu’à un torrent qui déverse dans une rigole l’eau nécessaire à un moulin miniature. Le meunier l’a prudemment construit sur la droite, dans une crique, sans doute par défiance du ruisseau tranquille en ce moment, mais qui passe brusquement de son calme à des emportements terribles.

Le propriétaire du moulin remplace notre guide, et nous conduit jusqu’à Kiansi. Il profite de l’occasion pour nous conter les infortunes de ses concitoyens et les siennes :

« Nous habitons loin des grands bazars de la vallée, dit-il, nous ne pouvons trafiquer ni à Pendjekent, ni à Samarcande, ni même à Oura-Tepe. Ce serait un déplacement considérable et coûteux, — il est vrai que nous serions sous la protection des Russes. — Il nous faut donc aller dans un bazar du Bokhara, à Ramout, où nous parvenons par une passe située vis-à-vis de Déikalan. Mais les hommes du touradjane de Hissar nous traitent avec rigueur. Au moment de passer la frontière, il s’en trouve toujours quelques-uns à cheval et en armes, qui demandent à chacun de nous un péage de la valeur d’un tenga. Si nous avons des marchandises, ils choisissent ce qui leur plaît, et se payent en nature. A la moindre résistance, ils nous frappent de leur bâton, et c’est souvent par un bon coup qu’ils répondent à notre salamalec. Lorsque nous avons terminé nos emplettes, ou vendu nos produits, ils nous attendent à la sortie du village, et prélèvent un nouvel impôt. Tu avoueras qu’il est pénible à de pauvres gens d’être battus et pillés de la sorte. Que veux-tu que nous fassions ?

— Vous défendre, vous plaindre.

— Nous défendre ! les agents du touradjane ont des sabres, ils montent des chevaux, et puis ils ne nous laisseraient plus venir dans le Bokhara. Tu nous engages à nous plaindre, à qui s’adresser ? au touradjane — mais on ne nous laisserait point pénétrer jusqu’à lui, et il ne nous écouterait point. Quant à l’hakim[16], il est trop loin de nous, et pour l’aller trouver on dépenserait bien de l’argent. Que Dieu nous protége ! »

[16] Gouverneur.

Nous consolons le pauvre diable, lui promettant de transmettre nous-mêmes sa plainte au gouverneur de Samarcande, et il nous remercie en portant plusieurs fois les mains à sa longue barbe.

A chaque instant des cris perçants retentissent, je tends l’oreille, je regarde. Rien. Klitch remarque mes gestes.

« Sougour, dit-il.

— Sougour. Qu’appelles-tu sougour ?

— Une bête qui est plus grosse qu’un renard, et qui a sa maison dans la terre. Il n’y en a pas que dans ce pays ; dans l’Alaï, on en trouve beaucoup. J’aime beaucoup les sougours.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils tiennent chaud. » Et Klitch rit d’un air entendu.

« Par Allah, les sougours m’ont rendu service. J’étais pendant la saison froide dans l’Alaï, où j’accompagnais des officiers russes ; le bois manquait, et toute la nuit on grelottait, pas moi, du moins, mais les soldats de l’escorte ; car, aussitôt le campement installé, je cherchais les maisons de sougours, et les ayant trouvées, je plaçais la main devant la porte, et constatais facilement si les bêtes dormaient sous terre. Il sortait de la chaleur. Et au lieu de coucher à côté des autres djiguites, j’allais près du terrier, je me pelotonnais, et couvrant de mon corps l’entrée du four, j’étendais sur moi ma pelisse et mon tchakman ; jamais je n’ai eu froid la nuit. Tiens, en voici un. »

J’aperçois, sur une éminence, une fourrure d’un fauve roux. En effet, cet animal est plus gros qu’un renard. Je me prépare à le tirer, mais la boule velue se détend, le sougour se dresse, tourne vivement la tête, pousse un cri d’alarme, et disparaît comme par une trappe. Le cri est répété, on dirait un écho, et à droite, à gauche, j’entrevois des sougours dressés sur leur séant ; ils regardent une seconde dans notre direction et disparaissent plus ou moins précipitamment, selon qu’ils sont plus ou moins éloignés de nous. Après avoir avancé de quelques pas, je me retourne : ils sont de nouveau là, nous suivant des yeux, immobiles sur les pattes de derrière.

« Le sougour est rusé, dit Klitch, c’est un vrai chaïtan[17] qu’on ne peut tuer avec le fusil. »

[17] Diable.

Nous suivons la rive droite, presque au niveau de la rivière. Le chemin est relativement très-bon. Depuis longtemps nos chevaux ne se sont point trouvés à pareille fête ; les pentes sont douces jusqu’à Déikalan.

Ce village où nous dormirons est à 2,810 mètres d’altitude ; la végétation y est à peu près nulle. La population dispose de fort peu de terre cultivable et fait de maigres moissons. Aussi la pauvreté des habitants est grande, et s’ils ne possédaient des chèvres, ils risqueraient de mourir de faim.

Le soleil est caché derrière les montagnes, et les femmes et les enfants ramènent aux étables le bétail qui a brouté tout le jour loin des habitations. Quand une chèvre s’écarte, on lui jette des cailloux ; les femmes elles-mêmes les lancent très-habilement. C’est ainsi qu’on se dispense de courir, et qu’on remplace les chiens de berger, que nous n’avons encore vus nulle part.

Les femmes ne sont point seulement chargées des travaux domestiques qui leur incombent tout naturellement, elles exercent en outre certains métiers que les hommes pratiquent d’habitude. Elles fabriquent la vaisselle, modelant la terre, la faisant cuire ; les ustensiles de cuisine, les écuelles, les burettes que nous examinons, ont un galbe assez élégant : mesdames les Yagnaous ne manquent pas de goût.

Elles fabriquent également un très-bon mets, le kaïmak, qui est notre régal dans le Kohistan. Chaque fois que nous faisons halte dans un village, notre première demande, à l’adresse des badauds, est généralement : « Y a-t-il du kaïmak ? » Nous avons fait en sorte de n’en point manquer, et d’en avoir une bonne réserve.

J’oubliais de vous dire comment on le prépare à Déikalan. On emplit une grande marmite de lait qu’on fait chauffer jusqu’à la tiédeur, on y verse ensuite environ une tasse de lait caillé. Puis la marmite est exposée à l’air libre. Le liquide refroidit, se couvre d’une pellicule assez épaisse et assez solide pour qu’on puisse l’enlever, la plier, la faire sécher, sans qu’elle devienne cassante. De sorte qu’elle peut être transportée facilement.

Abstraction faite des poils et des crins qui l’agrémentent, le kaïmak, composé en somme de la plus belle crème, est aussi nourrissant que rafraîchissant. Cela explique le peu d’empressement que les indigènes mettaient parfois à nous le vendre. Ils aimaient mieux garder pour eux-mêmes leur friandise préférée que la céder à des passants.

D’après le mollah qui savoure lentement une tasse de thé, en suçant un morceau de sucre, il n’y a pas un seul malade à Déikalan en ce moment.

Le Yagnaou se porte bien. Cela provient sans doute du peu de soins que reçoivent les enfants en bas âge : les faibles sont éliminés immédiatement, et il ne reste que des sujets bien constitués qui s’adaptent au milieu. D’autre part, ils se déplacent rarement, n’importent point chez eux de maladies qui les débiliteraient ; et en vertu de la loi de l’offre et de la demande, on ne trouve pas plus de médecins dans cette région que de chapeliers.

« Mollah, comment soignez-vous vos malades ?

— On ne les soigne point. Dieu donne le mal, Dieu le reprend. Le malade se couche quand il ne peut plus marcher, il se lève quand il guérit, et s’il ne guérit point, il meurt ; on le met en terre, et l’on récite la prière. »

Voilà qui est simple.

Ici, la science de la médecine consiste à se vêtir le plus chaudement possible, à manger le plus copieusement possible, à rebouter à peu près les membres luxés, à guérir les blessures en les enduisant de graisse, et les fractures en attendant qu’elles soient résolues d’elles-mêmes.

« L’hiver vous amène-t-il des maladies ?

— Si Dieu le veut. Mais nous aimons le froid, le chaud des vallées nous fait beaucoup souffrir. Moi-même ai vécu quelques jours à Samarcande, et je ressentais un malaise.

— Vous n’avez jamais la fièvre ?

— Jamais ici ; ceux qu’elle a fait grelotter avaient séjourné dans la plaine.

— N’y a-t-il pas beaucoup de sougours dans le pays ?

— Beaucoup, en effet.

— Quand les chassez-vous ?

— Pas en cette saison, où l’on ne peut les tuer qu’avec le fusil, ce qui est très-difficile parce qu’il faut tirer le sougour juste à l’instant où il sort de son terrier. Et, à moins de le tuer net, il trouve toujours la force de descendre mourir sous terre. D’un autre côté, le sougour ne s’éloigne de son refuge qu’après avoir bien écouté, bien examiné les environs ; alors il donne le signal, et sa famille le suit. Une fois dehors, il y en a toujours quelques-uns qui sont aux aguets ; à la moindre apparence de danger, ils lancent un cri, et tous disparaissent. En ce moment de l’année, ils n’ont pas besoin d’aller chercher leur nourriture à une grande distance de leur demeure, ils trouvent de l’herbe à peu près partout… »

Un des interlocuteurs qui écoutait la conversation s’est dérangé, et il apporte deux peaux de sougours. Le poil est long, rude, d’un roux fauve ; les pattes et la tête ont été coupées suivant la coutume.

« Mollah, comment les a-t-on tués ?

— A coups de bâton, vers la fin de l’hiver. C’est alors que le sougour s’éveille. Ses provisions étant épuisées, il est obligé de quêter au loin sa subsistance et d’approcher de nos habitations. Les empreintes de ses pattes sur la neige révèlent ses promenades quotidiennes ; nous le guettons, lui coupons la retraite, l’entourons en poussant des cris ; la bête surprise ne sait dans quelle direction fuir, et elle ne tarde pas à succomber sous les coups. Les ahous[18], poussés par la faim, viennent aussi rôder près des villages ; ceux qui possèdent des lévriers leur donnent la chasse et réussissent quelquefois à les prendre. »

[18] Chèvre sauvage.

Le vent souffle d’en face, du sud-est ; il nous glace, et nous tendons des pièces de feutre de façon à fermer la galerie. Le thermomètre descend et oscille entre 5 et 7 degrés. Température du 26 juin.

Le village suivant, le dernier de la vallée de Yagnaou, a nom Novobod.

Nous demandons au mollah à combien de tach ou de sang[19] Novobod se trouve de Déikalan.

[19] Tach, sang, veut dire pierre. Combien de pierres marquant la distance, c’est-à-dire combien de lieues de pays.

Il nous répond que « c’est tout près : comme de Déikalan à Déibalan ».

Nous insistons pour qu’il nous donne un chiffre quelconque de verstes ou de sang. Il ignore également la valeur de l’une et de l’autre de ces mesures itinéraires.

Pourtant cet homme sait lire. Au reste, ceux de ses compatriotes à qui nous avons demandé des renseignements nous ont toujours répondu au moyen de comparaisons.

« De tel endroit à tel endroit, on marche du lever au coucher du soleil. » Ou bien : « En partant à l’instant où je te parle, tu arriveras quand le soleil aura tourné jusque-là. » Et, levant le doigt, notre interlocuteur indiquait un point du ciel. Concernant les poids et les mesures pour les liquides ou les corps solides, l’ignorance est la même.

Pour les liquides, cela s’explique, ils n’en font point commerce, ils boivent de l’eau ou du lait ; quant à l’huile, ils n’en fabriquent point, à notre connaissance. S’ils échangent par hasard des grains, soit de l’orge ou du blé, ils prennent une écuelle quelconque, et à défaut se servent de leurs mains. Et l’un dit à l’autre : « Verse-moi tant d’écuelles ou tant de poignées d’orge, je te verserai tant de poignées de blé, ou je mesurerai de la toile tant de fois la longueur de mon avant-bras », c’est-à-dire tant de coudées ; ils s’arrangent à l’amiable, et point n’est besoin de vérificateurs de poids et mesures.

Sur le chemin de Novobod, des cavaliers viennent à notre rencontre. La vallée est large, et ils vont d’un bon pas. Ces grosses faces rondes sont bien sur de larges torses d’Ousbegs. C’est le cortége d’une jeune épouse. Elle est voilée, vêtue de son chalat de canaous[20] aux couleurs voyantes, et monte une belle jument. Elle est immédiatement suivie par deux matrones au visage découvert et ridé, hissées sur les sandouks[21] contenant le trousseau. L’époux ferme la marche avec ses parents, tous en grande tenue.

[20] Étoffe de soie mêlée de coton.

[21] Coffres en cuir.

Plus loin, les frères et l’oncle de la jeune femme boivent le thé sur l’herbe, tandis que cinq vaches et sept ou huit chèvres broutent tranquillement près d’eux. Ce petit troupeau constitue la donation que le père fait à sa fille. Après avoir échangé des salamalecs, les Ousbegs nous apprennent qu’ils sont de Sigdi, village situé sur le versant sud des montagnes du Hissar, et qu’ils viennent de Roufizar, où a été célébré le mariage.

Encore un pont à balancement, pour n’en point perdre l’habitude, et voici Novobod perché au sommet d’un mamelon.

Nous n’irons pas plus loin aujourd’hui, afin de pouvoir préparer notre excursion « à la tête du Yagnaou », comme dit Klitch.

Dans l’après-midi, je pars en compagnie d’indigènes qui savent où terrent les sougours. Un gros gaillard paraît très-déterminé et parle de prouesses de chasse. Ses amis lui donnent le titre de mollah. Il me demande l’autorisation d’examiner mon fusil ; il le regarde, fait sonner l’acier du canon d’une chiquenaude et exprime sa satisfaction : « Très-bon, très-bon », dit-il. Et les autres répètent : « Très-bon, très-bon. »

Voilà un connaisseur, pensai-je, et sans doute un tireur émérite.

Dans les replis de la berge, plusieurs jeunes sougours s’ébattent sous la surveillance des auteurs de leurs jours. Ils sont hors de portée d’un fusil de chasse. Je veux avancer de façon à pouvoir les tirer dans de bonnes conditions. Mais le mollah insiste par signes pour que je n’aille pas plus loin. Selon lui, l’occasion est belle. Il est convaincu qu’un homme venu d’aussi loin possède une arme merveilleuse telle qu’on s’en sert dans n’importe quelle position, à n’importe quelle distance, avec l’assurance d’atteindre immanquablement le but.

Je ne puis résister à l’envie de jouer une petite farce au mollah ; je lui donne mon arme et l’invite à s’en servir. Il accepte mon offre avec une satisfaction visible.

Je dresse les chiens et lui montre la gâchette. Il a compris. D’un geste, il fait agenouiller à terre un petit homme trapu, qui s’appuie sur les coudes et tend l’échine, après avoir appliqué ses mains sur ses oreilles.

Le Nemrod de Novobod ôte son turban afin de viser mieux, pose son fusil sur l’affût improvisé, s’agenouille à son tour, fronce ses sourcils broussailleux, épaule, ajuste avec soin, et pan !… la balle va se perdre à dix mètres à gauche du but et quarante mètres avant. La détonation éclate formidable ; les sougours ont disparu.

Le tireur, persuadé d’avoir tué l’animal, court vers le trou, et ses compagnons le suivent en poussant des cris. Ils regardent, inspectent soigneusement le ravin ; mais rien. Ils reviennent bredouilles en discutant avec animation. Et le mollah conclut, tandis qu’il rajuste son turban, par ces mots prononcés d’un ton sérieux : « Sougour chaïtan, sougour diable ! » Ce qui signifie que, du moment que le diable s’en mêle, on a beau être mollah et très-adroit, ou est sûr de perdre sa peine.

Après avoir tenté inutilement d’arriver à portée de ces marmottes diaboliques, je rentre à Novobod en longeant la rivière. Je rencontre une troupe nombreuse de montagnards chassant des ânes chargés ; ils reviennent du Hissar, où, disent-ils, ils ont été victimes des spoliations de l’insatiable Verrès bokhare. On leur a pris près de quarante tengas.

En approchant de notre logis, je vois un rassemblement d’hommes, Klitch au milieu, gesticulant, pestant, criant à tue-tête et menaçant un individu qui s’en va tranquillement un sac sur le dos. Notre serviteur reprend un peu de calme dès que je m’approche et m’explique avec des râles de colère, car il est très-nerveux, qu’un de ces brigands de Yagnaous lui a voulu vendre de l’orge à un prix exorbitant, parce qu’il sait que nous en avons un pressant besoin et que lui seul en possède.

Vous voyez qu’à Novobod on n’échappe point au désagrément du monopole.

Nous habitons chez un grand mollah, très-instruit, paraît-il, et de mœurs recommandables. Les indigènes en parlent avec respect. Ce doit être un homme très-riche, car il possède une théière de fabrication bokhare. Il est absent. Il a été appelé dans le Hissar par des affaires urgentes. Deux de ses fils sont restés à Novobod. On nous les montre. Leur figure est allongée, leurs traits fins, leur nez aquilin ; ils sont sveltes. Cet ensemble forme un contraste frappant avec la solidité, la lourdeur des enfants qui les entourent. Évidemment, ce ne sont pas des Yagnaous, quoiqu’on nous ait dit que Novobod soit le lieu de leur naissance. Renseignements pris, le père est Afghan. Pour des raisons qu’il n’a jamais exposées, il a fui son pays et est arrivé un beau matin à Novobod, d’où il n’est point sorti depuis une vingtaine d’années. Il lit dans les livres et, d’après la rumeur publique, sait écrire. Un mystère plane sur son existence. Il jouit de la considération générale et exerce une grande influence sur la population de cette extrémité de la vallée. Et un Novobodien qui est déjà devenu notre ami, grâce à quelques douceurs, nous dit : « Si le mollah afghan était ici, vous obtiendriez, par son entremise, tout ce que vous voudriez, et personne ne chercherait à vous vendre l’orge plus cher qu’elle ne vaut. »

D’après les gens qui nous entourent, la tête du Yagnaou est proche d’ici. Nous pouvons l’atteindre en trois journées. La chose est croyable, car la rivière roule un faible volume d’eau. En dépit de la fonte des neiges, son niveau est assez bas pour qu’on puisse la traverser à gué. Quant au chemin qu’il faudra suivre, nul ne sait s’il est praticable. Car personne n’est allé à Sangi-Malek cette année.

Sangi-Malek est un endroit où il fait très-bon bivouaquer, à cause de l’herbe. Nous décidons de partir le lendemain dans la matinée. Le vieil Abdourrhaïm restera ici avec le bagage superflu et nos collections. Le seigneur des ânes, Djoura-Bey, nous accompagne avec deux ânes portant, l’un les provisions nécessaires, l’autre le feutre et les couvertures qui sont nos lits de chaque nuit. Trois ou quatre bons marcheurs serviront de guides et de porteurs au besoin.

Les clous qui manquaient aux fers des chevaux ont été remplacés ; les besaces sont bourrées de iahni, de pain cuit sur la pierre chaude, de riz et de kaïmak. On saute en selle.

D’abord, le sentier est facile ; le soleil luit, les papillons, les mouches brillantes voltigent au-dessus des plantes. Djoura-Bey chante, la poitrine à l’air, excitant les ânes de son long bâton qu’il porte en travers de la nuque. De temps à autre, une glissade des montures ébranle des débris amassés, et l’on entend un bruit de dégringolade. Pas le moindre vent. Très-belle matinée.

Mais cela ne dure pas. Le sentier devient imperceptible ; on se hisse au milieu des cailloux ; la végétation a cessé ; de ci de là, un genévrier rabougri ; Djoura-Bey se tait ; le vent souffle ; les nuages voilent la face riante de ce bon soleil. Il fait froid. On entend le hennissement des chevaux, les excitations de l’ânier. Les guides nous engagent à descendre dans le lit de la rivière peu profonde et à remonter le cours aussi longtemps que possible. La marche sera plus rapide et moins fatigante pour les cavaliers. Eux-mêmes poursuivront la route dans le voisinage des crêtes, et nous préviendront dès que nous pourrons les suivre sans encombre. Puis nous sortons de la rivière en profitant de la pente douce de la berge, qui plus loin sera escarpée. Fréquemment, des gorges, comblées par la neige, coupent le chemin d’une large raie blanche. Les hommes vont à l’avance, tâtonnent, sondant la croûte de leurs bâtons, et l’on traverse à la file à pied. Les chevaux enfoncent ; on les tire, et, décrivant des zigzags afin d’utiliser les surfaces solides, la petite troupe parvient sur l’autre bord. Hommes et bêtes reprennent haleine, et l’on continue avec les mêmes difficultés, les mêmes précautions, chaque fois qu’on rencontre la neige ; on sue, on souffle, empêtré dans sa pelisse quand on se traîne, trop heureux de la porter une fois que l’on est perché sur son bidet et que les rafales du vent cinglent la face au tournant des corniches.

On descend à nouveau dans le Yagnaou, dès qu’on le peut. Dans les criques où la rivière s’enfonce en serpentant, la neige, à l’ombre, n’est pas encore fondue. L’eau qui dévale a percé de part en part l’énorme masse blanche, l’a creusée en limant sans relâche, et maintenant on peut passer à cheval sous de longues grottes à la voûte suintant par des stalactites de glace.

Sur le soir, une troupe de cinq ou six hommes mal vêtus passe à côté de nous. L’un d’eux conduit par la laisse un cheval chargé de bagages et d’outils. Ce sont des Turcomans qui viennent de Kourgan-Tiube, et voulaient gagner directement Oura-Tepe, où ils pensent trouver du travail ; mais la passe qui mène de Sangi-Malek à cette ville n’est point encore praticable ; ils ont dû rebrousser chemin, et ils sont décidés à descendre la vallée du Yagnaou.

Par places, il y a, dans le milieu de la rivière, des îles de verdure, avec des saules et des tamarix. Les pâtres du Karategin et du Hissar viennent y faire paître leurs troupeaux.

Il est déjà tard, et notre troupe ne demande que repos, quand elle parvient, après avoir franchi une dernière gorge, près de Sangi-Malek.

Tel est le nom du roc énorme qu’une main de Titan aurait jeté au milieu d’une vaste prairie encaissée dans les montagnes, bordée par la rivière et deux gorges où la neige se bombe au-dessus de l’eau bruissante.

Sous les auvents naturels que projette la pierre plus large au sommet qu’à la base, on aperçoit la marque du séjour des hommes. Le sol est piétiné, l’herbe a disparu ; la flamme a léché la paroi que la fumée a noircie. Un homme s’avance, salue ; c’est un Ousbeg qui passe à cette place un mois environ de l’été. Il possède un beau troupeau que ses serviteurs mènent paître aux environs. Lui reste près de la pierre tout le jour, et le soir il prépare le repas, qui consiste en pâte qu’il pétrit lui-même et colle à l’intérieur de la marmite pour la cuire. C’est la manière de préparer son pain. Il a, en outre, sa provision de riz et de sel.

Notre bivouac est vite prêt. L’un de nos hommes grimpe sur le « toit », on lui jette les pièces de feutre, et il les suspend comme des tentures, en les fixant au moyen de gros cailloux. On fait porter le pan supérieur sur des branches ; on ferme à peu près les côtés opposés au vent de la nuit, et l’on étend les couvertures avec une pierre plate et ronde en guise de traversin.

Les chevaux entravés, tout le monde part en quête de broussailles, de branches de genévriers et de bouleaux qu’on aperçoit encore sur le flanc des hauteurs. Impitoyablement on casse, on taille les jeunes arbres ; les nuits sont fraîches, et nécessité faisant loi, il importe surtout d’entretenir le feu. La grande question du déboisement des montagnes, la grande utilité du moindre arbuste, tout cela nous sort et vous serait sorti de la tête. Il est écrit que les plus beaux principes prévaudront rarement contre le besoin immédiat.

La nuit tombe ; le troupeau du Hissarien revient chassé par trois pâtres, harcelé par de gros chiens à poil rude. Après avoir brouté une dernière goulée, les moutons quittent la broussaille et se réunissent à la place accoutumée ; les bêlements graves des mères répondent à la voix tremblante des agneaux.

Le maître s’empresse au milieu du pêle-mêle ; il saisit les brebis laitières, les entrave côte à côte et tête-bêche pour les traire. En savourant une écuellée de lait tiède et crémeux, nous marchandons un beau mouton à la queue lourde de graisse. Il nous est vendu environ six francs.

Immédiatement, Djoura-Bey, qui remplit aussi les fonctions de boucher, tire son couteau, saigne la victime et la dépouille. Afin d’enlever plus facilement la peau, il pratique une légère entaille près du tendon d’Achille d’une des pattes de derrière, ayant soin de tailler une lanière qu’il entoure à son doigt. Il applique sa bouche à l’ouverture, souffle comme un Zéphire, les joues arrondies, et, chaque fois qu’il reprend haleine, ferme le clapet en serrant la main qui tient la languette de peau. L’air circule sous l’épiderme, qui se tend, et la bête est soufflée en quelques minutes. Djoura-Bey ferme avec la languette de peau l’ouverture par où il introduisait son souffle, puis il enfonce la lame dans le cuir et le sépare des muscles en moins de temps qu’il n’en faut pour que le feu d’à côté lance sa flamme réjouissante. En l’absence d’Abdourrhaïm, le boucher devient aussitôt cuisinier et confectionne un palao monstrueux. Un des guides crie la prière, sans que Djoura-Bey s’en émeuve ; il est tout à sa cuisine.

Bientôt tout le monde se met à table, par terre, qui les jambes croisées, qui agenouillé, devant l’écuelle. Les pâtres du Hissarien prennent part au festin ; il y a longtemps que ces êtres déguenillés et à l’air véritablement farouche n’ont été à pareille fête. Et ils font chœur avec les gens de Novobod quand ceux-ci nous remercient par un feu de file de borborygmes tout comme les gens de la steppe. Le chef des hoqueteurs exprime sa gratitude en salamalecquant « pour le palao bien gras, ce qui est très-bon contre le froid ».

Le Hissarien ne nous engage pas à poursuivre notre route, car on ne peut atteindre la tête de la rivière en une journée ; plus loin, le bois manque ; la neige n’est sans doute pas encore fondue, et les chevaux n’auraient point d’herbe.

Nous ne voulons rien croire avant d’avoir vu, et décidons de partir dès l’aube. Djoura-Bey restera au bivouac avec les ânes et les bagages.

La nuit a été fraîche ; à cinq heures, le thermomètre est descendu à 2° au-dessous de zéro ; à six heures, il monte à 3° à l’ombre ; au soleil, il marque 4°.

Après deux heures de marche très-pénible à travers les gorges comblées par les avalanches, sur les sentiers minuscules au bord des rives escarpées du Yagnaou qui disparaît parfois dans le bas sous la neige ; après avoir glissé, trébuché cinquante fois, voilà tout à coup que les rochers disparaissent, que les pentes sont douces et qu’une plaine, presque une plaine, se déroule avec des pelouses d’herbe fraîche, où des milliers de moutons, des centaines de chevaux broutent tranquillement, et nos étalons hennissent pour saluer les belles juments au large ventre qui se tiennent graves au milieu d’innombrables poulains gambadant, ruant, parce que la turbulence est le propre de l’enfance. Les sougours eux-mêmes profitent de l’indifférence des hommes et s’ébattent en troupe avec des cris joyeux. Devant nous, à l’est, des pics gigantesques et couverts de neiges éternelles servent de fond à ce riant tableau noyé dans le beau soleil. Nous ne pouvons résister à l’envie de prendre un temps de galop. Voilà trois semaines que nous sommes condamnés au pas saccadé de la montagne.

Le Yagnaou se forme à cette place de deux cours d’eau d’à peu près égale force, formés eux-mêmes chacun de deux ruisseaux qui, à environ cinq ou six verstes de leur point de rencontre, naissent du suintement des neiges. Il y en a un amas colossal sur chacun de ces trois dômes qui nous paraissent formidables et se perdent dans le ciel, bien que nous les examinions d’une vallée située à trois mille deux cents mètres.

Ces ruisseaux roulent une eau claire et limpide, ce qui témoigne suffisamment qu’ils ne sortent point des glaciers. Sans quoi elle serait trouble et bourbeuse.

Dans l’angle formé par les ruisseaux venant du sud et du sud-ouest, qui constituent la branche est du Yagnaou, les tentes des pasteurs des chevaux sont dressées çà et là. On voit des enfants qui courent, des femmes qui circulent, des hommes accroupis autour des feux. Je reconnais le terrain et constate, entre autres particularités, que l’ail sauvage pousse ici aussi grand que dans nos jardins, aussi dru que les roseaux dans nos étangs.

Puis je m’approche du campement. Klitch qui m’accompagne m’engage vivement à rendre visite aux nomades.

« Il y aura du koumys », dit-il. Klitch aime beaucoup le koumys. Moi aussi, j’aime beaucoup le koumys. Qui n’aime pas le koumys ?

Une bande de mâtins féroces se précipite à notre rencontre ; ils sautent à la tête de nos chevaux, leur mordent le jarret. Malgré une grêle de coups de fouet, ils ne se sauvent point. Mon compagnon est furieux ; il dégaîne son sabre, mais les maudits animaux se tiennent à distance et l’attaquent par derrière. Personne ne bouge dans le campement. « Tire avec ton revolver, maître ; tire avec ton revolver, vite… » Je tire, brûle le poil à l’un d’eux qui se sauve en hurlant ; les autres battent en retraite. Au coup de feu, on se décide enfin à rappeler les trop zélés gardiens.

Les hommes se rassemblent. On se salue. Klitch me présente comme un ami des Russes et un Farangui qui veut visiter du pays. On descend de cheval. Le chef de l’aoul, un vieux, nous invite à prendre place à son feu. Il donne des ordres ; un des serviteurs jette dans le foyer une brassée de broussailles, et une belle flambée nous réchauffe.

Nos hôtes sont des Ousbegs du Hissar qui viennent tous les ans, à pareille époque, refaire leurs troupeaux sur le plateau de Dechtigumbaz (plaine de la Coupole). Tel est le nom qu’il donne à ces prairies. Ils sont arrivés depuis une vingtaine de jours. Ils possèdent des étalons et un grand nombre de juments qui leur donnent des poulains. Ils les élèvent et les revendent quand ils sont âgés de deux à trois ans. En somme, ils sont marchands de bestiaux.

Leurs moutons étaient hors de vue, mais ils nous disent en posséder également un grand nombre. Ils sont riches, et nous le prouvent en nous faisant servir une trentaine de côtelettes d’agneau rôties dans la marmite et une outre pleine de koumys. Nous faisons beaucoup d’honneur au festin improvisé, tout en répondant aux questions innombrables qui nous sont posées : Où est mon pays ? Que viens-je faire dans la montagne ? etc., etc.

L’un d’eux remarque que je suis chaussé du large bas de cuir des montagnards. — « Galtcha ! » dit-il, et il se met à rire non sans une certaine ironie, comme si cette chaussure n’était point digne d’un cavalier. Puis le vieux parle du Bokhara, des Russes, et il compare sa situation à celle des indigènes qui vivent dans la province de Samarcande :

« Quelle différence ! s’exclame-t-il ; tandis qu’on nous accable d’impôts, sous le prétexte que les Russes exigent de l’argent, qu’on nous pressure par tous les moyens possibles, les Ousbegs du Turkestan russe vivent tranquillement et s’enrichissent. Ces jours derniers, j’avais vendu à Oura-Tepe un millier de mes moutons ; le touradjane de Hissar l’apprend par ses espions et me mande tout de suite auprès de lui. — Tu as vendu mille moutons, me dit-il, je le sais ; donne-moi mille tengas, tout de suite. — Je n’avais touché que la moitié du prix de mon troupeau, et il fallut s’exécuter immédiatement. Voilà à quoi nous sommes exposés. »

Ces gens habitent sous des abris construits au moyen de perches, de claies et de morceaux de feutre. Ces abris sont plus longs que larges et de dimensions considérables. Cela tient à ce que durant la froidure des nuits ils font coucher les jeunes poulains et les agneaux sous le couvert.

Plusieurs de ces Ousbegs étaient blonds ; le froid avait violacé leur gros nez et leurs pommettes saillantes. Les faces très-larges reflétaient plus de santé que d’intelligence. Au reste, ils exercent leur mâchoire davantage que leur cervelle. Les serviteurs, les femmes, les enfants font la besogne, et ils dorment, devisent, ou bien, comme les deux seuls individus que nous voyons s’occuper, ils réparent les courroies, cousent des bottes et grattent nonchalamment le dombourak[22]. Ils entremêlent les flâneries, les bavardages, de nombreuses écuellées de koumis, et finissent par dormir, car le koumis a des propriétés soporifiques.

[22] Grossière guitare à trois cordes.

Je m’en aperçois à l’instant. En effet, Klitch fléchit sur son cheval, ouvre les yeux avec peine ; il m’avoue avec un bâillement avoir trop bu. « Très-bon, ce koumis, très-bon », dit-il. C’est là son excuse.

Avant le coucher du soleil, nous sommes au Sangi-Malek, où nous attend un excellent palao préparé par les soins du Hissarien que nous avons traité la veille, et qui ne veut pas rester en arrière.

J’étais occupé à guetter les insaisissables sougours, quand les chiens aboient furieusement ; les pâtres les excitent, courent derrière eux dans la direction de la montagne.

« Qu’y a-t-il ?

— Un renard blanc », nous répond-on.

Les chiens reviennent après quelques minutes de bonds désordonnés au milieu des rochers. Le renard leur a échappé.

Il paraît que les renards blancs ne sont pas rares dans cette région, tout comme aux abords du pôle. C’est que la température est en effet polaire, à en croire le thermomètre ; il gèle chaque nuit, et dans deux jours c’est le 1er juillet.


HABITATIONS DE MAZARIF.
Dessin de E. Mansion, d’après un croquis de M. Capus.

IV
LE KOHISTAN (suite).

Singulières coutumes, à propos du feu, d’une naissance. — Sortiléges. — Guérison de la stérilité. — On ne coupe pas le pain. — Farab. — Paris conté par un Kirghiz. — Le lac d’Alexandre. — Moustiques. — Passe de Mourat. — Passe de Doukdane. — Avalanches. — Les arbres brûlent d’eux-mêmes. — Une forêt ! — Façon d’allumer le feu. — Il ne faut pas trop bien nourrir les gens. — Retour dans la plaine du Zérafchane.

Le 30 juin, nous sommes de retour à Novobod. Notre après-midi est employée à des mensurations anthropologiques. La majeure partie de la population mâle passe par nos mains. Puis nous revenons sur nos pas jusqu’à Farab par la pluie ou le vent et quelquefois l’un et l’autre.

Notre retour n’est signalé par aucun événement remarquable. Nous constatons à nouveau certains traits de mœurs qui nous ont frappé le jour où nous entrions dans la vallée du haut Zérafchane.

Tandis qu’un Ousbeg n’hésite pas à souffler un flambeau, le montagnard de langue tadjique l’éteint en agitant la main ou en pressant la mèche entre ses doigts mouillés. Quand on lui demande la raison de cette manière d’agir, il répond laconiquement : « C’est la coutume », ou bien : « Cela me ferait mal à la gorge. »

Pas plus que l’homme de la plaine, le montagnard ne crache dans le foyer : cracher marque le mépris.

Au moment où la chandelle est allumée, on salue la lumière en portant la main à la barbe, comme lorsqu’on voit pour la première fois le croissant de la nouvelle lune briller dans le ciel.

D’autre part, on nous conte que dans la maison où un enfant vient de naître, on pose près de son chevet des chandelles qui brûlent pendant la nuit. Puis on place sous la tête du nouveau-né un couteau et un Coran : cette illumination, ces objets éloignent l’esprit du mal. En outre, le mollah prie pendant trois jours à l’intention de l’accouchée qui a purifié son corps. Parfois un individu malade a recours à des sortiléges pour obtenir sa guérison. Trois petits feux sont allumés à distance l’un de l’autre, autant que possible dans un carrefour, car cela est préférable. Le chef de la cérémonie conduit par la main le malade qui saute par-dessus chacun des feux, en fait le tour trois fois, puis s’assied. Une poule est apportée, on la pique légèrement, elle saigne quelques gouttelettes que l’on introduit dans l’oreille du patient, ou bien on l’oint de sang entre les sourcils. Puis on fait tourner la poule autour de sa tête, on la lui présente, et il crache dessus. Ensuite la poule est jetée pas trop loin, car elle revient de droit au charmeur, qui est en outre payé de sa peine. Quand le malade est affaibli au point de ne pouvoir marcher, un homme le prend sur son dos et exécute les marches, les contre-marches, les sauts. Il est rémunéré pour ce travail.

Une femme est stérile, elle veut être mère. Que fait son mari ? Il tue une chèvre, et il convie autant que possible les jeunes gens qui lui sont alliés par le sang. Chacun d’eux apporte son fouet.

Dans une chambre spacieuse, la femme est accroupie, vêtue de ses plus beaux habits et le visage découvert, à moins qu’un étranger ne soit présent. La chèvre est servie, et on la mange devant l’hôtesse qui regarde. On a soin de réserver les os. On les dispose en cercle autour de la bréhaigne ; puis les festineurs la cernent de tous côtés, et se mettent à pousser des « Ho ! ho ! » de toute la force de leurs poumons. Deux hommes agenouillés brandissant des tam-tams les font résonner, afin d’accompagner une chanson de circonstance hurlée vigoureusement. Le mari, témoin de la scène, invoque Allah sans interruption. De tout cela il résulte un charivari étourdissant dont le but est de terrifier le diable possédant la malheureuse femme. Au reste, il est facile de constater sa présence, car durant cette manifestation hostile, il manque rarement d’essayer de dévorer l’enfant que la femme porte dans son sein, et à chaque morsure la femme tressaille de douleur. Au tressaillement révélateur, les jeunes gens, qui sont attentifs, frappent la possédée du fouet qu’ils tiennent à la main. Il paraît que le malin esprit est expulsé en trois ou quatre séances.

Le mari remercie tous ceux qui ont bien voulu lui prêter un concours bienveillant, et leur distribue quelques pièces de monnaie en manière de silao[23].

[23] Cadeau, pourboire.

Une coutume assez curieuse est de ne point couper le pain et de le toujours rompre. Se servir d’un couteau est, paraît-il, un moyen sûr de faire augmenter le prix de la farine. En France, dans un certain milieu, couper son pain, au lieu de le rompre, serait une marque de mauvaise éducation. C’est ainsi que souvent une crainte inexplicable provoque une superstition donnant quelquefois naissance à un rite ; ce rite perd le sens religieux qu’il avait d’abord, et devient une simple formule de politesse à laquelle on tient d’autant plus qu’on l’explique moins.

Nous traversons le pont qui mène à Tok-fan ; le soleil est sur le point de disparaître, et nous ne sommes pas fâchés de revoir le portail de la mosquée qui nous abrita la première fois.

Au moment de descendre de cheval, un cavalier arrive au galop le long de la rive droite. Il est bientôt près de nous, salue respectueusement, et il nous explique dans un langage fort embrouillé, émaillé d’un peu de russe, que « des toura (seigneurs) sont à Farab, qu’un gouspan (mouton) a été coupé » (il fait le geste d’enfoncer un couteau dans sa gorge), et que l’on nous invite à venir en manger. Quoique nous soyons bien fatigués, nous enfourchons nos bêtes et suivons le gros Ousbeg qui vient de nous apporter l’invitation au « tamacha » (fête).

A Farab, nous trouvons en effet le chef du district dont nous avons fait connaissance à Pendjekent. Il souffre de la fièvre et compte que l’air des montagnes contribuera à le guérir. Il nous annonce l’arrivée prochaine, dans la soirée peut-être, de deux ingénieurs russes qui sont en ce moment à Kenti, où ils étudient la couche de houille dont nous avons constaté l’existence en passant.

Les feux sont allumés, quand ces messieurs paraissent avec leur escorte de Cosaques et de djiguites, mais sans leurs bagages, qui n’arriveront que le lendemain. Un de leurs chevaux de bât, qui était chargé malheureusement d’une partie de leurs instruments, est tombé dans le Zérafchane.

Ils possèdent une pharmacie mieux garnie que la nôtre et nous donnent quelques onguents que nous appliquons sur le dos de nos chevaux écorchés par le frottement de la selle durant un mois de montées et de descentes continuelles.

Notre djiguite Klitch souffre d’un commencement de conjonctivite causé par le froid et la blancheur de la neige, et il réclame un médecin. Nous lui ordonnons de se laver avec de l’aqua simplex, le plus souvent possible.

Parmi les djiguites des ingénieurs se trouve un grand garçon, né dans le district de Kourama. Il est allé de Tachkent à Paris conduire des chevaux du pays à l’Exposition universelle de 1878. Paris lui a laissé une idée de grandeur, de splendeur surnaturelle, et il en parle chaque fois qu’il trouve à qui s’adresser. Les indigènes se délectent aux récits des merveilles des pays lointains. Aussi, jusqu’à une heure avancée, il y a un cercle de nombreux auditeurs autour du djiguite, et nos hommes l’écoutent avidement. Ils sont curieux de connaître par la bouche d’un congénère la patrie de leurs maîtres, les Faranguis.

Il parle avec emphase de la variété et de la richesse des produits, des machines accumulées dans le palais du Champ de Mars, des costumes curieux des femmes et des hommes de tous pays ; mais ce qui l’a surpris, c’est la grandeur de ce bâtiment, de cette « kibitka » qui contenait les choses rapportées de tous les coins de la terre. Une kibitka qui a deux tach de tour, seize verstes, et de cela il en est sûr, ayant chevauché lui-même plusieurs fois tout autour, et il répétait « deux tach, deux tach ». Les auditeurs, bouche béante, hochent la tête, faisant claquer leur langue. Son maître l’a conduit à l’Hippodrome, une maison en fer ; dans les grandes boutiques où des milliers de gens trafiquent dans une même chambre. Une chose très-curieuse aussi, ce sont des maisons où sont représentés les hommes de la terre. Il en est même qu’on fait sécher après leur mort et qu’on conserve. « J’ai vu tout cela, dit-il, et bien d’autres choses. » Et les claquements de langue de l’auditoire reprennent de plus belle. Le conteur est au milieu des curieux, tous éclairés par la flamme du foyer. Le Kan-Tag est en face de nous, et les langues de feu de la montagne qui brûle, apparaissent plus brillantes dans l’obscurité de la nuit, et donnent l’illusion d’un volcan au cratère mal éteint. Cela fait très-bien.

De Farab, on descend près du Yagnaou, qui coule avec une vitesse de 9 kilomètres à l’heure, puis on le quitte à l’endroit où il heurte les eaux de l’Iskander-Darya, et les rejette près de la rive gauche du Fan. Car le Yagnaou s’appelle Fan jusqu’au Zérafchane.

L’Iskander-Darya, ou fleuve d’Alexandre, traverse une vallée qui semble très-large, comparée à celle d’en face. Les chevaux vont d’un bon pas, à travers un bocage de pommiers sauvages, de genévriers et de saules. On est heureux de trouver de l’ombre par une chaleur qui semble écrasante après la fraîcheur de là-haut. Pourtant le thermomètre ne marque que 31° R. au soleil. Un mois auparavant, c’eût été une température fort agréable ; mais nous étions alors accoutumés à la chaleur torride de la plaine.

On passe sur la rive droite de l’Iskander-Darya, et la vallée se rétrécit subitement ; on souffle sur un sentier caillouteux, escarpé ; puis à la descente c’est de la verdure et le miroir tranquille du lac d’Alexandre avec des bouquets d’arbres, une prairie et des blocs de pierre au premier plan. Un petit bois verdoie à l’extrémité ouest ; une bonne place pour bivouaquer. L’eau s’enfonce à droite et à gauche dans les encoignures que font des chaînons parallèles, s’abaissant tout autour du lac ; des touffes d’arbrisseaux sortent des éboulis accumulés à mi-côte ; le bas des pentes est dénudé. Ces sommets lointains et couverts de neige, ces découpures nombreuses, cette végétation relativement luxuriante, font penser à une copie très-mauvaise, très-incomplète du lac des Quatre-Cantons.

Un étroit sentier se glisse au bord de l’eau ; on le suit pour contourner le côté nord. Au-dessus de nos têtes, nous apercevons comme deux rayures creusées dans l’épaisseur des contre-forts, à distance l’une de l’autre, et parallèlement à la nappe d’eau. Ce sont les traces anciennes d’un niveau plus élevé de l’Iskander-Koul, qui deviendrait avec le temps le réservoir d’un volume d’eau de moins en moins considérable. La conséquence immédiate de cet amoindrissement est la diminution proportionnelle de la surface de terre irriguée et cultivée dans la vallée du Zérafchane.

Les oiseaux aquatiques sont rares ; j’aperçois une ou deux couvées de canards qui fuient alignés en coin, une cigogne noire disparaissant dans les arbres, où gazouillent quelques petits oiseaux ; quant aux inévitables corbeaux, ils croassent dans les airs.

Nous bivouaquons sous un abri de branchages supportant des pièces de feutre, sur le tapis vert d’un pré où chevaux et ânes se vautrent gaiement. Les flaques d’eau luisent sous les saules touffus des bocages. Voilà un recoin paradisiaque, sans compter qu’on a le combustible à profusion et pas le moindre vent.

La nuit monte ; une brise légère nous apporte des nuées de toutes petites bêtes très-sveltes, admirablement faites, quoique imperceptibles, mais armées d’un dard aussi long que leur abdomen, et qui nous piquent, nous harcèlent, et nous obligent à nous placer entre deux feux. Ces moustiques importuns se jettent sur nos chevaux et les éveillent ; ils se lèvent, s’ébrouent, se roulent, lançant des ruades, donnant les signes de l’énervement. Notre chien hurle de douleur, nous l’enveloppons dans une couverture. On jette sur les feux des morceaux de bois, dans l’espoir que la fumée nous protégera contre l’ennemi. Chacun se cache sous son manteau et finit par s’endormir, malgré la chaleur insupportable de cette rôtissoire improvisée. De deux maux on choisit le moindre.

Le matin, nous nous levons avec le soleil, et comme les glaces de Venise ne font point partie de notre voyage, chacun dit à son voisin : Qu’ai-je donc sur le front ? sur le nez ? près des lèvres ? Chaque figure est un masque excessivement comique : l’un a le nez énorme ; un autre, des lèvres de nègre, ou sur le front des bosses à faire réfléchir un phrénologue ; quant à moi, je ne puis ouvrir qu’un œil, et l’une de mes mains a la boursouflure informe d’un gant de boxe. Que faire ? rire, et c’est ce que nous faisons tous.

Nous partons pour la passe de Mourat, en suivant le Saratag-Darya qui se déverse dans le lac d’Alexandre. Notre direction est sud-ouest. Aux abords du lac, la vallée est assez large pour qu’on y ait établi deux petits villages. Personne ne les habite en cette saison. Plus loin, quelques parcelles de terre sont cultivées ; on tourne brusquement sur le nord, et la montée commence à être plus difficile ; mais on va à côté des torrents bordés de saules, de genévriers. Un habitant de Saratag nous sert de guide : un gaillard solide, marcheur admirable, à la jambe fine près de la cheville, au mollet rond bien dessiné, quoique un peu haut, — une jambe de contrebandier aragonais.

Après avoir parcouru les deux tiers du chemin, à 10,000 pieds environ, l’affluent du Saratag reçoit un autre torrent venant précisément d’un petit lac situé au pied de la passe de Mourat et coulant au bas du versant gauche d’un chaînon qui fait coin dans cette haute vallée. Il y a de l’herbe partout. On chemine assez facilement. Klitch souffre des yeux, et ne cesse de pousser des soupirs entremêlés d’« Allah ! », de « Mahomet ! »

Nous joignons trois ou quatre cavaliers qui s’en vont dans le Hissar vendre des khalats et des étoffes. Quand ils auront vendu leur pacotille, ils achèteront des moutons qu’ils revendront à Samarcande. Klitch reconnaît l’un d’eux, et se lamente. Puis la végétation disparaît sur les pentes ; les derniers genévriers se trouvent au-dessous de nous, et sont étalés en rosaces sous la pression constante du vent. L’herbe tapisse le thalweg criblé de trous innombrables de sougours qui se plaisent dans le voisinage des neiges, où l’homme ne les importune point.

A environ 400 mètres du lac, Klitch s’arrête, se couche sur une pierre, gémit, invoque tous les personnages influents de l’Islam ; il offre le spectacle de la prostration la plus complète. Environné de neige, caché sous son manteau noir, les bras étendus, avec son cheval couleur isabelle à côté de lui, vu à distance, notre djiguite représente un infortuné accablé par le destin. Les accessoires du tableau sont le torrent pavé de larges dalles, les sougours qui crient en nous regardant, un aigle qui tournoie tranquillement. Les crêtes environnantes couvertes de neige, colorées par le soleil, forment le cadre grandiose à un petit homme dont les paupières suppurent.

J’abandonne Klitch et marche derrière le guide qui talonne de son bâton et se retourne fréquemment, indiquant du doigt la direction que je dois suivre.

Voici le lac, où sont superposés les glaçons que la neige couvre sur les bords ; l’eau s’échappe à l’extrémité nord. Au dire de notre guide, ce réservoir de quatre à cinq cents mètres de circonférence contient toujours de la glace. Il est vrai qu’il est situé à près de quatorze mille pieds d’altitude. A gauche, c’est-à-dire à l’est, le chemin grimpe jusqu’au sommet de la passe.

Le soir, par un beau clair de lune, nous rejoignons les âniers qui attendent près du Saratag-Darya. Cette rivière coule devant nous, et j’observe que la rapidité de l’eau qui frotte les rives est moitié moindre que celle de l’eau coulant au milieu. Les genévriers de belle taille sont nombreux dans cette région. On nous affirme que de l’autre côté de la passe de Doukdane que nous franchirons demain, il existe une forêt très-grande dans l’endroit appelé Artcha-Maïdan.

Avant d’apercevoir la passe de Doukdane, on se hisse d’abord au sommet d’une première plate-forme, où des pâtres gardent des troupeaux de moutons. Ils appartiennent à un marchand de Pendjekent, une connaissance de Klitch qui revient du Hissar ; chemin faisant, cet Ousbeg a trouvé des cornes de kik[24] qu’il nous offre.

[24] Chèvre sauvage (en turc).

Puis on descend rapidement dans une gorge, on dirait qu’on n’en pourra point sortir. Des montagnes blanches se dressent sur les côtés, en face ; dans le bas, c’est le sentier rocailleux qui monte, disparaît dans la neige, et, en travers de l’horizon, une pyramide blanche, tronquée au sommet, jetée au beau milieu de la route, ainsi qu’un obstacle infranchissable.

La grêle tombe, ensuite la pluie ; le vent souffle de l’ouest et nous glace ; les chevaux trébuchent, enfoncent dans la neige jusqu’au poitrail. A notre gauche, il y a un ravin qu’ils regardent de côté ; la peur du vide les fait se cramponner, et malgré leur éreintement, chaque fois qu’ils s’abattent, ils se relèvent vite, avec des efforts désespérés. Ils sentent bien que l’on ne s’arrêterait point sur la pente à pic qu’ils longent.

A la vérité, la couche épaisse de neige amortirait les chocs durant la dégringolade ; mais il ne serait point facile de remonter.

Klitch marche immédiatement devant moi-même, car je ferme la marche, et je l’entends lancer des imprécations, se lamenter comme si sa dernière heure avait sonné. Aussi je ne lui vois point lever la tête, ni admirer la sauvage magnificence du paysage, et les firngletcher qui sont à notre gauche l’intéressent fort peu.

Au sommet de la passe, le thermomètre descend à 3 degrés, malgré le soleil. Le vent hurle, les chevaux lui présentent immédiatement la croupe, sans être sollicités de la bride ; Klitch ne s’arrête point : « Moi mourir ici, dit-il ; si je reste ici, pars, maître, pars. » Le fait est qu’il faut avoir une fière envie de noter la température, pour s’arrêter, couvert de sueur, dans un courant d’air aussi colossal. On descend par la ligne de faîte d’une traînée de rochers partageant la vallée, comme le ferait un môle ; le vent a déblayé le sentier, rejetant la neige à droite et à gauche. Voilà encore des glaciers. De temps à autre, une avalanche se précipite. La neige coule comme de l’eau, et quand un obstacle l’arrête un instant, elle rebondit en cascades formidables, et des flocons blancs qui pèsent des milliers de kilogrammes s’écachent avec le bruit de la foudre. Durant deux ou trois minutes, c’est un roulement de tonnerre continu, entrecoupé de salves retentissantes, puis un grondement sourd d’orage s’éloignant qui marque la fin de l’avalanche.

Alors, on entend les cris d’effroi de tous les oiseaux nichés dans les crevasses, que le fracas arrache à leur torpeur et terrifie. Ils voltigent effarés, se rassemblent et fuient ; les aigles eux-mêmes s’élèvent à grands coups d’ailes, tandis que les passereaux se bousculent, se serrent l’un contre l’autre, et leur nuée s’en va d’un vol inégal, avec les saccades d’un lambeau d’étoffe secoué par le vent qui l’emporte.

« Ils ont peur », dit Klitch, qui se sent plus à l’aise, maintenant que son cheval sait où poser le pied. Il y a de quoi.

Les genévriers deviennent moins rares, et l’on traverse comme un bois durant quelques minutes ; c’est la forêt d’Artchamaïdan. Beaucoup d’arbres sont coupés par le milieu, un grand nombre paraissent avoir été brûlés, et les troncs creux sont noircis par la fumée.

Je questionne le vieil Abdourrhaïm, qui sait exactement les « causes des choses », et qui a réponse à tout :

« Pourquoi les artchas[25] sont-ils brûlés à l’intérieur ? Est-ce que les montagnards y mettent le feu ?

[25] Genévriers.

— Non, non, les artchas s’enflamment d’eux-mêmes.

— Oh ! oh ! Abdourrhaïm, en es-tu sûr ?

— Par Allah ! chacun sait que dans ce pays, quand l’artcha a atteint l’âge de mille ans, il flambe sans que personne s’en mêle. Telle est la volonté d’Allah. »

Il est probable qu’autrefois, cette région du Kohistan était boisée, mais les pentes ne tarderont pas à être dénudées : on abat chaque jour les plus beaux arbres, et jamais on ne parviendra à faire comprendre aux indigènes quel tort ils se font à eux-mêmes en anéantissant toute végétation propre à régler le débit des eaux.

Avant le coucher du soleil, nous traversons un torrent qui s’appelle tout naturellement Artchamaïdan-Darya, c’est-à-dire rivière d’Artchamaïdan. Il roule impétueusement des eaux blanchâtres et troubles dans un large lit. Un glacier lui donne naissance. Nous voyons distinctement les moraines en face de nous.

Quelques montagnards accourent à notre rencontre ; ils paraissent misérables, ne possèdent qu’un maigre bétail. Ils nous vendent une chèvre au prix de deux francs. Notre bivouac est installé près d’un quartier de roche qui nous garantira cette nuit du vent froid soufflant des glaciers. Nous avons bon feu, et le paysage nous en semble plus beau. La lune blanchit les sommets ; on entend la houle des arbres, le bruissement ininterrompu de la rivière. Très-poétique.

A la lueur de la flamme, je panse comme d’habitude les yeux de Klitch, qui trouve qu’on n’est pas mal à Artchamaïdan. Je lui annonce sa complète guérison avant huit jours ; car il est très-préoccupé de savoir s’il pourra rentrer à Samarcande sans bandeau. Il ne voudrait point apparaître à sa femme avec une mine piteuse. Que diraient les amis qui vont accourir chez lui, dès son retour, en le voyant dans cet état ! Je le rassure par une affirmation catégorique. « Maître, dit-il, quel grand médecin tu es ! » Un grand médecin, en effet.

Par l’Artchamaïdan-Darya, nous descendons jusqu’au Vorou, son affluent, et nous le remontons. Voici des champs cultivés, des arbres ombrageant le torrent où des plongeons noirs se baignent. Bonne récolte d’insectes sur les plantes en fleur.

On se reposera au village de Vorou ; toute la troupe est harassée. La température est plus douce, dans ce vallon bien abrité. Une volée de pigeons blancs habite la mosquée où nous logeons. Les roucoulements de ces charmants oiseaux charment d’abord, mais leurs indiscrétions ne tardent pas à finir par devenir insupportables. A chaque instant, nous sommes interrompus dans notre travail par la chute de certaines superfluités que ces bêtes prodiguent. Nous nous réfugions à l’intérieur.

Le village est à peu près désert. Un brave homme nous procure un mouton qu’on abat vite. Tant de fatigues valent bien un festin, et la marmite immense de la mosquée sert à la cuisine d’un palao copieux. Nos serviteurs et les habitants de Vorou qui nous accompagneront le lendemain mangent une quantité invraisemblable de viande et de riz.

Les montagnards sont rarement à pareille fête, et Klitch m’affirme, et Abdourrhaïm dit comme lui, que la perspective de célébrer un mariage en mangeant du mouton suffit à décider un indigène pauvre à se défaire de sa fille.

Un de nos chevaux a le dos tellement écorché, qu’il est impossible de s’en servir ; on lui cherche un remplaçant, ce qui n’est point facile. Sur le soir seulement, on amène une jument. Abdourrhaïm la monte et me passe son cheval. Ainsi le veulent les convenances. Ici, on laisse les juments aux femmes ; un homme qui se respecte n’en fait point usage.

De Vorou, nous gagnons le faîte d’un chaînon, le dernier qui barre le chemin avant d’arriver aux extrêmes contre-forts ouest de la chaîne de montagnes. On louvoie au travers, en descendant dans la direction de Samarcande.

A quelques kilomètres du village, une population misérable vit sous des abris de branchages. Des vaches, des chèvres en petit nombre, composent toute leur fortune. Ils viennent tendre la main et demandent une aumône. L’un d’eux, très-chétif, supplie qu’on lui donne du thé. Il souffre d’une maladie de la glotte.

On monte, les genévriers disparaissent peu à peu. Le sommet de la passe est libre de neige, arrondi en tertre, couvert de mauvaises herbes.

Derrière nous se déroule le profil dentelé de la chaîne du Hissar, avec des pointes inégales, quelquefois tronquées, rognées horizontalement à l’extrémité et figurant alors, sous la neige, des tables cachées par une nappe blanche trop longue dont les pans se perdent dans les gorges. A notre droite, nous reconnaissons la passe de Doukdane marquée par cette teinte sombre des profonds abaissements du sol. En se retournant, on sent un grand vide au delà des soulèvements de plus en plus faibles du terrain ; cette brume grise dérobe à nos yeux un horizon lointain ; qu’une rafale de vent déchire le voile de vapeur ou l’emporte, et la plaine du Zérafchane nous apparaîtra.

L’ennui naquit, dit-on, de l’uniformité, et nous sommes aises de quitter le Kohistan et de revoir la steppe unie. La passe de Vorou peut avoir 11,000 à 12,000 pieds d’altitude. Nous allons dorénavant beaucoup plus descendre que monter.

Le sentier paraît un fil se déroulant capricieusement sur les flancs des contre-forts ; cependant il est large, comparé à ceux du Yagnaou. Les gorges sont aussi moins étroites.

Il est midi, il fait chaud ; voilà un rocher sur le chemin s’élargissant en plate-forme. La place est belle pour déjeuner. Il y a trace d’un foyer ; nous essayons vainement d’allumer du feu. La provision d’allumettes est sur les ânes ; celles que nous avons ne valent rien, et notre amadou a été mouillé. Pas moyen de faire bouillir du thé. Fort heureusement, voici en dessus de nous, en face, des pâtres accroupis au milieu de chèvres à très-longs poils. On les hèle ; un de nos guides s’en mêle, leur demande du feu. Ils hésitent un instant, paraissent tenir conseil, puis descendent vers nous, mais sans hâte. Leurs chiens les suivent sur les talons.

Ils arrivent, saluent, et tout de suite, sans plus de discours, l’un d’eux s’agenouille, tire du sachet suspendu à son côté la moelle séchée d’ombellifères tenant lieu d’amadou ; il choisit parmi les charbons qui gisent devant lui celui qui paraît le plus facilement inflammable. Il bat le briquet, allume sa moelle, la pose sur le charbon, dans la main, et souffle. La braise est incandescente, il la couvre de brindilles assemblées par son compagnon, et, toujours soufflant, il prépare un excellent feu en quelques minutes. Klitch leur offre une tasse de thé, mais pas de sucre.

« Donne-leur un peu de sucre, dis-je.

— Il ne faut pas, répondit Klitch, qui vient de quitter l’endroit où il gémissait à l’ombre, près de notre chien.

— Et pourquoi donc ? Sans eux tu n’aurais pas eu du feu, et tu n’étancherais pas ta soif.

— Il ne faut pas. Regarde le guide ; il a trop mangé hier, et aujourd’hui il ne peut plus marcher. Vois-tu, il ne faut pas trop bien traiter les croyants. Juge d’après le guide. »

Le fait est que depuis Vorou, le montreur de chemin qui nous accompagne s’arrête fréquemment et ne rencontre pas un torrent sans s’étendre à plat ventre et boire gloutonnement ; il paraît accablé et mange d’une dent dédaigneuse. Il est probable qu’il souffre d’une indigestion de palao ; la veille, il a été invité à l’écuelle de Klitch, et l’occasion étant très-belle, il en a profité.

Et Klitch, qui aime à morigéner les autres, lui fait des reproches, et il ajoute d’un ton sentencieux :

« Garde-toi de bien traiter les croyants, maître, ne leur donne point trop à manger ; car ils ne voudraient plus travailler. Une fois leur estomac rempli, ils veulent rester en place et ne pas bouger non plus qu’un sac plein jusqu’aux bords. Ils sont comme les tazis[26] et les chevaux turcomans, qui ne peuvent courir quand ils ont trop mangé. »

[26] Lévriers.

Nous arrivons ensuite dans une gorge où des huttes de branchages d’une forme conique sont éparses au milieu des genévriers. Cela s’appelle Mazarif.

Autrefois, les habitants de ce village n’étaient pas réduits à la profonde misère où ils croupissent maintenant. Ils se faisaient un joli revenu en abattant les artchas qu’ils transportaient équarris dans les bazars voisins. Mais depuis deux ans, l’administration russe, voulant arrêter les progrès du déboisement, a défendu la vente du bois vert. L’intention qui a dicté cette mesure est bonne à première vue, mais le but n’a pas été atteint. Cependant les indigènes se conforment exactement à l’ordre qui a été donné et ne débitent que du bois mort. Ils usent de la supercherie suivante : ils allument des feux au-dessous des arbres qui se vendront en solives et à l’intérieur de ceux qui ne peuvent servir que de bois de chauffage. Il va sans dire que le bois cesse d’être vert. Ils les abattent, en chargent des ânes et vont tranquillement l’offrir aux clients, sans crainte d’être inquiétés par les agents du gouverneur.

A Mazarif, beaucoup de genévriers sont noircis par la flamme. Comme à Artchamaïdan, je questionne les anciens du village, et ils me répondent sans broncher « que le bois brûle sans qu’on y mette le feu ».

« A quelle époque ?

— En été, quand il est sec. »

Or, l’été est la saison où ils pratiquent leur petite industrie dans cette région boisée. En hiver, ils descendent s’enterrer dans leurs masures, au fond de la vallée.

Le chemin est désormais plus facile, la pente est presque douce. « Encore cette montée devant nous, dit Abdourrhaïm, et nous apercevrons les abricotiers de Chink. Il y en a beaucoup dans ce village, et ils portent d’excellents fruits.

— Tu connais donc Chink ?

— Ha ha… »

Mais des cris retentissent derrière nous. Un homme penché sur un sentier parallèle à la route que nous suivons appelle du bras, puis faisant de ses mains un porte-voix :

« Un âne est tombé ! »

Le vieux djiguite lâche une bordée d’imprécations et lance son cheval au galop. Pourvu que ce ne soit point l’âne qui porte le coffre contenant nos notes et les collections de plantes et d’insectes.

Me voici sur le théâtre de l’accident. Dans une petite gorge, à une quinzaine de mètres au-dessous de nous, trois montagnards, y compris Djoura-Bey, soutiennent l’âne que des broussailles ont arrêté dans sa chute. Deux hommes sont dans le haut qui tirent une corde passée au cou du pauvre animal. Il laisse pendre ses longues oreilles et garde l’immobilité d’un cadavre. Sous prétexte de le haler, on l’étrangle tout simplement. Le meurtre serait déjà consommé, si les exécuteurs avaient trouvé un point d’appui convenable sur le sentier. Je fais détacher la corde, et le pauvre animal respire, s’agite ; on l’attache par le milieu du corps, puis on le hisse lentement. Arrivé sur la terre à peu près ferme, bien que sanglant, il se dresse vivement sur ses pieds, agite la queue, secoue les oreilles et donne encore d’autres marques de contentement. On lui ajuste son bât, et nous sommes bientôt au milieu des vergers de Chink.

Ce village est situé dans une vallée bien abritée et chaude, où les tertres de terre cultivée sont nombreux. Nous sommes descendus à 4,500 pieds.

La population est de langue tadjique, en général d’une belle venue. Quelques individus ont une taille élevée, et tous ceux que nous voyons ont une mine respirant la santé. Il est vrai que nous avons eu affaire avec les plus riches d’entre les habitants.

A la sortie de Chink, d’où nous nous éloignons d’un bon pas par un chemin, pour la première fois, sans pierres et plat, la vallée a l’aspect de la steppe.

Nous revoyons le iantag et l’armoise. Puis nous faisons un coude dans la direction de Magiane, et les mamelons de terre s’arrondissent, séparés par de petits vallons où les laboureurs sont occupés à recueillir de riches moissons. Cela rappelle certaines campagnes du sud de l’Italie et de l’Espagne. Des bœufs attachés quatre par quatre battent le blé en tournant lentement ; un homme les suit qui les excite nonchalamment du geste. En Castille, les mules battent sur l’aire en plein vent, et les paysans les fouettent en criant afin d’en avoir plus tôt fini. Ici, il importe peu que la besogne se fasse vite, chacun a du temps à revendre, personne ne se doute que « le temps est de l’argent ».

On dépasse Magiane et sa grande forteresse abandonnée, dont les murs crénelés, vus d’en bas, avaient un air terrible. Nous bivouaquons dans un jardin, près d’un réservoir d’eau, côte à côte avec la famille de l’aksakal de Magiane, sous un magnifique orme (sada karagatch), arrondi comme une tête en vadrouille, formant toit au-dessus de nous.

En été, l’aksakal vit à l’air en cette place. Il est riche, paraît-il. Deux de ses neveux grelottent de la fièvre ; ils nous demandent un médicament, « un peu de poudre blanche ».

C’est la première fois que nous voyons un fiévreux depuis Pendjekent : un signe que l’on sort des montagnes, où l’on est pauvre généralement, mais où l’air est pur.

Jusqu’à Farab, nous sommes dans les champs cultivés. De tous côtés, on aperçoit des moissonneurs à peine vêtus. La chaleur est accablante. Décidément, la plaine est à côté.

Le lendemain, 14 juillet, nous allons coucher à Ourgout, où finit cette seconde partie du voyage. Le 15, nous sommes à Samarcande.

V
LA VALLÉE DU TCHOTKAL.

Retour à Tachkent. — Un compatriote. — La moisson défendue contre les oiseaux. — Un « bouchon ». — Khodjakent, un anachorète. — Une femme changée en pierre. — Charité chrétienne. — Au Karakiz : chasse à la chèvre sauvage ; désolation. — Avantages de la lecture. — Comment on passe une rivière. — Réjouissances à propos de la rupture du jeûne : les œufs de Pâques, coutumes européennes à Pskême. — Iran contre Touran. — Le feu. — Kara-Kirghiz. — Le Clos-Vougeot du koumis. — Politesse kirghiz. — Le moulin des puces. — Scènes d’aoul. — Vie d’un Kirghiz. — Un artiste.

Notre hôte, le général Karalkoff, nous engage vivement à gagner Tachkent et à remonter le Tchirtchik, un affluent du Syr qu’on appelle Tchotkal, aux approches de sa source.

Le général a visité autrefois la partie sud-ouest de cette vallée. Il est certain qu’à la tête de l’Anaoulgane nous trouverons des glaciers, quelques-uns de nos arbres fruitiers à l’état sauvage dans les gorges adjacentes, et, si nous arrivons à temps, nous pourrons augmenter nos collections de plantes et d’insectes d’échantillons nouveaux. Sans compter que durant la route, la population mêlée de ces montagnes fournira matière à des observations ethnographiques intéressantes. Il serait bon, selon lui, de descendre par le Ferghanah dans les environs de Kachan, où, d’après le dire des indigènes, existeraient des forêts de pins. En somme, le Tchotkal n’a pas été exploré non plus que cette fraction extrême du Tian-Chan qui marque la frontière nord de l’ancien khanat de Ferghanah.

Malgré notre peu de ressources, malgré la longue route qu’il nous restera à parcourir de Tachkent à la Caspienne, où nous voulons aboutir par le Bokhara et le Chiva, nous décidons de suivre les conseils du général Karalkoff. Nous ne pouvions, du reste, être renseignés par une personne plus compétente en la matière.

Deux jours après notre arrivée à Samarcande, Abdourrhaïm retourne à Pendjekent, Klitch rentre auprès des siens ; quant à Djoura-Bey, il veut rester avec nous et visiter Tachkent.

Il passe son temps à flâner dans la ville et à soigner ses ânes, qui ont donné la preuve de la solidité de leurs jambes dans le Kohistan, et qui nous serviront encore dans le Tchirtchik.

Une après-midi que nous étions occupés à mettre de l’ordre dans nos collections, un grand gaillard se présente, salue et dit simplement : « Me voilà. » C’est un garçon que nous avons rencontré à Ourmitane et prié de venir nous rejoindre à Samarcande, dès qu’il apprendrait notre retour. Il sait faire la cuisine, comprend le russe, ayant été élevé par un interprète à Pendjekent ; il parle, en outre, les dialectes turcs et persans, son père étant un Ousbeg qui a dû se réfugier en pays tadjique. Nous le prenons à notre service. C’est lui qui conduira sur une araba nos bagages jusqu’à Tachkent ; Djoura-Bey fera route en sa compagnie avec ses ânes. Rachmed, tel est le nom de notre nouveau serviteur, pense faire en huit jours les 280 verstes qu’on compte depuis Samarcande.

Nous nous servirons des chevaux des stations postales échelonnées du Zérafchane au Syr-Darya par les soins de l’administration russe.

A Tachkent, nous trouvons un compatriote, M. H…, un officier d’artillerie, qui est venu visiter le Turkestan russe. Il arrive du Kouldja et du Sémiretché, où il a passé une partie de son congé. Il ira à Samarcande et retournera promptement en France, car il dispose de fort peu de temps. Nous lui devons plus d’une bonne soirée. Nous étions bien aises d’entendre parler « du pays » par quelqu’un qui l’avait quitté depuis peu. L’amour de la patrie, le chauvinisme, comme on dit, qui perd de sa force lorsqu’on ne dépasse point la frontière, reparaît avec une certaine vivacité dès qu’on habite les pays étrangers. Ce n’est pas impunément que l’on reçoit une éducation nationale, qu’on respire l’air des bords de la Seine.

Nos préparatifs sont terminés, nos collections expédiées à Paris, nous avons pris le repos nécessaire, un guide a été engagé, tout est prêt pour le départ. Malheureusement, un accès de fièvre très-fort me retient au lit pendant quatre jours. Aussitôt que je puis me lever, nous partons. Car je suis persuadé que, grâce à l’air pur de la montagne, je reprendrai des forces et verrai mon pouls redevenir régulier, et les frissons cesser incontinent.

Le 16 août, après avoir serré une dernière fois la main au lieutenant H…, nous enfourchons nos bêtes et quittons Tachkent, par une route poussiéreuse.

A la sortie de la ville, sur les deux rives du Salar, un bras du Tchirtchik que nous longeons, on aperçoit la population qui se livre aux travaux de la moisson par une chaleur humide et accablante. On bat le blé avec des bœufs. Le coton s’ouvre et commence à montrer sa ouate, le millet est en butte aux attaques de passereaux innombrables. Sur des piédestaux de terre hauts de trois ou quatre mètres, émergeant au-dessus des épis, sont perchés des vieillards, des enfants, des femmes. Leur unique occupation est de pousser des cris, battre des mains, lancer les mottes amassées à portée du bras, afin de mettre en fuite la nuée des oisillons voraces. On les voit voleter, s’abattre, becqueter précipitamment, puis se sauver dans les champs voisins, d’où on les chassera bientôt.

La plupart des villages que la route traverse sont habités par des Tadjiques et des Kirghiz. Ces derniers occuperaient le pays depuis une époque relativement peu éloignée et seraient moins riches. Leurs yourtes sont nombreuses dans les prairies que le Salar arrose.

A Niazbek, nous faisons halte dans un caravansérail appartenant à un Kirghiz très-affable. Il a dans sa cour une yourte dressée qu’il met à notre disposition. Il est maître d’un bétail nombreux et de plusieurs femmes. Le soir, elles reviennent portant sur la hanche les outres pleines de lait. A la tombée de la nuit, voici que l’une des jeunes épouses chante : la mélodie qu’elle module d’une voix pure est charmante, et à l’écouter telle qu’elle nous arrive sur l’aile de la brise du soir, j’oublie la fièvre qui me fait grelotter sous ma peau de mouton.

Les rizières des environs sont inondées et ont l’aspect de marécages.

A mi-route de Khodjakent, on rencontre « un bouchon pour se rafraîchir », comme disent nos paysans. Sous un orme touffu, une natte d’osier couvrant le sol battu ; un tas de melons ; des charbons sous la cendre ; deux ou trois koumganes en cuivre pour le thé ; un ruisselet d’eau courante où l’on puise ; un tchilim ; telle est l’auberge. Les cavaliers qui passent ne manquent pas de faire une pause, et après avoir salué ils demandent le tchilim, tirent deux ou trois bouffées, laissent tomber un adieu du haut de leur selle, puis s’en vont. La chaleur oblige souvent les voyageurs à mettre pied à terre. Ils mangent alors un des excellents melons du pays, boivent une tasse de thé, font la sieste, fument, bavardent et poursuivent leur route. L’hôtelier se recouche à l’ombre jusqu’à ce qu’un client nouveau le réveille en l’appelant, comme nous-mêmes venons de le faire.


PORTE DU PALAIS DU KHAN, A KOKAN (FERGHANAH).

La vallée se resserre, des bouquets d’arbres verts s’étagent devant nous sur les hauteurs, le paysage a une vive ressemblance avec celui des environs de Pendjekent et d’Ourgout ; car, ici comme là-bas, c’est l’entrée des montagnes.

Khodjakent, qui nous rappelle la Suisse, est bâti en amphithéâtre sur la rive gauche. Un pont y mène, pittoresquement arc-bouté par le milieu sur un roc que le Tchirtchik heurte en écumant, puis dépasse avec un redoublement d’impétuosité.

Une pointe du roc perce le tablier du pont. Dans la pierre, une niche profonde a été ménagée ; elle est occupée par un mendiant, qui nous tend la main sans se déranger. Agenouillé à côté d’une cruche ébréchée, devant une écuelle de bois lui servant de sébile, avec son crâne dénudé, sa longue barbe, ses haillons d’une malpropreté dénotant le mépris des biens matériels, il a tout l’air d’un de ces anachorètes qu’on ne voit plus maintenant que dans les tableaux des musées et qui, autrefois, fuyaient les villes, vivant d’aumônes au bord d’un chemin, par amour du Très-Haut.

Durant la saison des chaleurs étouffantes, les Russes habitant Tachkent, qui peuvent quitter leurs postes, ont coutume de venir passer quelques jours à Khodjakent. Ils goûtent le frais, respirent l’air pur chassant la fièvre, près des fontaines qui sourdent entre les racines de platanes gigantesques. Un de ces géants, que la foudre, les siècles, les hommes ont cassé par morceaux, n’a plus que le tronc, mais un formidable tronc, semblable à un reste de tour lézardée. Il est creux à l’intérieur, où les indigènes se réunissent comme dans une salle et festoient les jours de fête. Son diamètre est de neuf mètres environ ; on marche quarante-huit pas autour de sa base étayée par des racines aussi grosses que des piliers.

A quelques verstes de Khodjakent, les Russes ont un hôpital pour les malades dans le village de Tchimiane, un sanitarium tel que les Anglais en ont dans les Indes, sur les hauts plateaux. Les employés d’administration, les soldats convalescents et débilités par les fièvres y séjournent jusqu’au rétablissement de leur santé.

En marchant droit sur le nord, on arrive à Koumsane, un village aux champs bien cultivés sur les pentes des montagnes. Les Tadjiks y dominent par le nombre. Après avoir tourné vers l’est, jeté un coup d’œil sur le beau site que font les villages étagés derrière nous, nous nous enfonçons par une passe facile dans la vallée de Pskême. Nous voyons des cultures de melons, des vignes, etc. Le village de Sidjak est agréablement situé sur un torrent ; celui de Bogoustane est riche, il domine Nanaï qui s’allonge dans le bas, sur la rive droite du Pskême. Toute cette contrée est relativement boisée. De même que dans le Kohistan, nous constatons ici que l’on brûle les arbres sur pied. Les habitants que nous questionnons prétendent également que les arbres s’enflamment d’eux-mêmes. Ils commencent par couper les branches, puis ils attaquent le tronc, qui disparaît écaille par écaille.

D’après les indigènes de Nanaï, il y aurait quarante jours de forte gelée pendant l’hiver. La neige couvre le sol pendant plus de quatre mois. Les communications alors interrompues avec le haut de la vallée n’existent plus qu’avec Khodjakent et Tachkent. Depuis quelques années, les pluies seraient plus copieuses. La terre n’atteint pas un prix trop élevé, le batman coûte de 12 à 18 francs ; une vache se paye de 30 à 135 francs ; un mouton, de 18 à 24 francs ; un âne, de 24 à 42 francs.

Ce sont surtout les Kirghiz qui font le commerce du bétail. Dans la bonne saison, ils descendent avec leurs troupeaux qui broutent chemin faisant. Ils les conduisent à Tachkent, où ils s’en défont rapidement et à un prix assez élevé. Attendu qu’ils n’attachent aucune valeur au temps passé à se rendre au bazar éloigné où ils font, du reste, d’autres achats, quand les Tadjiks sédentaires de Nanaï les arrêtent, demandant à acheter quelques têtes de bétail, ils ne se donnent pas même la peine de répondre et continuent leur chemin. Il arrive alors que les gens de Nanaï sont obligés fréquemment d’aller acheter à Tachkent les bêtes qui leur sont indispensables.

C’est sans doute pour cette raison que nous avons mille peines à nous procurer un âne dans ce village. Lorsque nos hommes s’en furent en quête de l’aliboron, ils éprouvèrent un refus de la part de tous ceux à qui ils s’adressèrent. On leur répondit qu’il n’y avait point de bétail à Nanaï, que les ânes étaient partis, qu’on n’en trouverait point, même en en payant dix fois la valeur. Il fallut menacer, et, les menaces n’y faisant rien, chercher dans les étables, prendre de force l’animal, sauf à le payer au-dessus de sa valeur réelle.

Le village de Nanaï compte cent quatre-vingt-huit familles : trente-deux sont kirghiz et vivent sous la yourte ; les deux plus riches ont seules des saklis, qu’elles n’habitent point du reste, mais où elles entassent leur fourrage, tandis que leur tente est plantée entre les quatre murs de la cour. A Bogoustane, on récolterait un peu de raisin qui ne mûrit jamais bien, faute d’une chaleur suffisante.

Nous allons dans la direction du nord-nord-est, tantôt au frais, à l’ombre des bouquets d’arbres traversés par l’eau limpide des sources, tantôt au soleil brûlant, quand il y a des coins de plaine dans la vallée, ou bien que les rochers sont dénudés. On chevauche gaiement, car la route est facile.

Un vieux brave homme borgne nous sert de guide jusqu’au village de Pskême. Il nous fait passer sur la rive droite de la rivière. Le sentier la suit presque exactement, mais il s’enfonce à angle aigu dans les vallées nombreuses que descendent les torrents, et la longueur de la route en est d’autant plus considérable.

A deux heures environ de Nanaï, notre borgne étend la main vers un amas de pierres, visible au-dessus des sentiers :

« La sainte femme de pierre, dit-il.

— La sainte femme de pierre !

— Oui, et voilà en face le grand miroir dans lequel elle se regarde. Ne le vois-tu pas, au sommet de la montagne, à ta droite, là-haut ? »

Nous levons la tête, et remarquons une plaque de schiste bien lisse, et qui doit briller en effet, à l’instar d’une glace, lorsque, mouillée de l’eau des pluies, elle réfléchit la lumière du soleil.

« Sais-tu à quel propos cette femme a été changée en pierre et pour quelle raison elle se mire ?

— J’ignore pour quelle raison elle se mire, mais chacun sait que, dans le temps passé, il y a très-longtemps, Tachkent était peuplé exclusivement de Juifs. Or, cette femme qui était une croyante vivait parmi eux, et ils ne lui témoignaient point de respect, ils l’accablaient d’injures, la maltraitaient. Elle pénétra dans ces montagnes, erra de longs mois ; puis, lasse d’aller, elle s’arrêta à cette place. Une existence vagabonde, loin des siens, lui était devenue insupportable ; elle voulut en finir et pria Allah, le seul vrai, de l’immobiliser dans ce recoin tranquille, et tout de suite elle fut changée en pierre. »

La soirée est avancée, et l’âne qui porte le conteur est harassé de fatigue. Il voudrait bien l’échanger contre un autre plus frais. Voilà quelques masures avec des étables contiguës. Il appelle, un homme sort.

« Prête-moi un âne jusqu’à Pskême, le mien est fatigué, je te le laisserai et le reprendrai à mon retour. Par Allah, je ne puis plus suivre les toura qui sont à cheval. Quant à marcher, j’en suis incapable, étant trop vieux.

— Je n’ai point d’ânes, ils sont tous partis. Je regrette bien de ne pouvoir aider un croyant. »

Durant la conversation, Rachmed s’est approché à la dérobée de l’écurie : il a regardé par une lézarde, s’est assuré que le borgne traite avec un menteur, et s’approchant de la porte, il l’ouvre en présence du propriétaire, fait claquer sa langue, et, immédiatement, quatre beaux ânes, s’imaginant qu’on va les conduire à la pâture, sortent, et, plantés sur leurs quatre pattes, regardent, s’étirent.

Le menteur est confondu, il est accablé d’injures par toute la troupe, et comme il craint que des injures on ne passe aux coups de fouet, il laisse prendre le meilleur des quatre par le vieux, qui rit dans sa barbe, et le remercie ironiquement. Ce qui prouve que tous les musulmans ne pratiquent pas la charité chrétienne.

Décidément, Pskême est plus éloigné que nous ne pensions ; la nuit est noire, et nous chevauchons encore à l’aventure, souvent au bord de l’abîme qu’on devine. Les chevaux qui le flairent s’en éloignent, et vont en posant le pied avec précaution. Voici une lumière qui brille à gauche. Serions-nous arrivés ? Nous poussons des cris d’appel, on répond, mais personne ne bouge. Nous approchons ; des chèvres, des chevaux, qui barrent le chemin, endormis sur le sol, se lèvent et caracolent dans l’obscurité comme des animaux apocalyptiques.

Près du feu qui nous attire, un jeune Kirghiz est assis tranquillement, les jambes croisées ; il regarde ébahi ces gens qui l’entourent subitement. Il se lève, car il n’est point trop rassuré. Notre première parole est pour lui demander à manger.

Il nous conduit à son aoul qui est proche ; ses frères sortent de leurs yourtes, allument vite un feu et nous offrent une bonne écuellée de lait aigre, y joignant du pain cuit sur les charbons. L’écuelle est vidée rapidement, et l’on repart derrière un des Kirghiz qui a enfourché un cheval et nous montre le chemin. On se guide avec l’oreille, d’après le bruit du trottinement devant soi.

Nous entrons dans Pskême au milieu de la nuit, et bivouaquons dans la cour du chef, à l’extrémité du village.

La matinée du lendemain est employée à préparer les provisions indispensables à notre excursion aux sources de l’Anaoulgane. Les sacs sont bourrés de riz, de pain, d’orge ; un mouton entier est transformé en iahni.

Le guide pris à Pskême nous annonce que nous irons dormir à Oustara-Sang. Notre direction est nord-nord-est, la route agréable ; il y a des arbres, des champs cultivés. Les ânes suivent presque les chevaux.

Voici deux hommes venant à nous d’un bon pas, malgré le poids qui courbe leur dos. Chacun porte, en travers des épaules, un long fusil à mèche terminé par la fourche pour viser. Ils s’appuient sur un bâton. Ils sont déguenillés, trapus, maigres, robustes. Ils s’assoient sur le revers du sentier sans quitter leurs charges, afin de nous laisser passage.

« Qu’emportez-vous là ?

— Un ahou que nous avons tué.

— Où ?

— Dans le Kara-Kiz.

— Depuis combien de temps êtes-vous partis ?

— Depuis cinq jours. »

Ils ont dépecé l’ahou (chèvre sauvage), ils ont séparé la tête du tronc, et l’ont jetée à cause de son poids ; les cornes étaient très-longues, « aussi longues que le bras ». Ils ont enveloppé la viande dans la peau qui est d’un poil roux, taillé des lanières et ficelé leur butin. L’animal a les jambes fortes, assez courtes, le sabot large. Autant que j’en puis juger, il atteignait la taille d’une petite vache.

Nous faisons aux chasseurs de belles promesses pour les décider à venir nous joindre une fois qu’ils auront déposé leur gibier à Pskême. Nous les engageons à chercher la tête qu’ils ont abandonnée ; s’ils nous la remettent, ils seront payés, et dans le cas où ils nous accompagneraient et parviendraient à tirer encore un ahou, ils peuvent être sûrs de recevoir une grande récompense.

« Volontiers, dit l’un d’eux ; demain nous serons près de vous, mais il nous faut d’abord réparer nos chaussures usées par les courses sur les cailloux ; par Allah ! vous pouvez compter sur nous. » Ils nous quittent après avoir pris cet engagement. Le soir, nous dormons à la belle étoile sur un plateau herbeux bordé d’arbustes.

De l’autre côté de la vallée, par-dessus Pskême, on voit briller dans l’obscurité les feux des nomades : ils ne tardent pas à disparaître.

Nos hommes sont décidés à ne pas laisser éteindre les nôtres : les chevaux, tournés vers l’ombre, regardent fixement dans la même direction, les oreilles droites, ainsi qu’ils font lorsqu’ils flairent un fauve. Or, il y a des tigres dans cette région.

Un vieux guide nous recommande de tenir les armes prêtes, il conseille de rassembler les bêtes et de les entraver. Lui et ses compagnons s’accroupissent près du feu, côte à côte ; de temps à autre, ils jettent une poignée de broussailles, et la flamme s’élance avec une pluie d’étincelles. La lumière, qui leur donne du courage, effraye les animaux sauvages. La nuit s’écoule sans alerte ; au réveil, on regarde du côté de Pskême, dans l’attente des chasseurs rencontrés la veille. Réflexions faites, il est très-probable qu’ils manqueront à leur parole : ils ont des vivres pour quinze jours, et nul intérêt immédiat ne les pousse à supporter de nouvelles fatigues.

La matinée est splendide, et cela met tout le monde en gaieté, même les insectes, qui voltigent, s’enfoncent gloutonnement dans les guimauves et se font prendre au beau milieu du festin. La roche Tarpéienne est près du Capitole. Je m’en aperçois moi-même, car je tombe plus d’une fois sur l’herbe glissante, au moment où j’étends la main vers un des dîneurs. Décidément, il faut abandonner les bottes et revenir aux bas de cuir que nous chaussions dans le Kohistan.

Une fois le Kara-Kiz franchi, il n’y a plus la moindre trace de sentier, et par une chaleur écrasante dans cette étroite vallée, nous avançons avec des peines inouïes, tantôt sur l’herbe lisse sans point d’appui, tantôt sur les éboulis où l’on s’abat à chaque instant. Rachmed et son cheval roulent durant une dizaine de mètres, sans autre inconvénient que quelques meurtrissures.

Aussi le chemin ou plutôt l’absence du chemin de Kara-Kiz lui servira dorénavant de point de comparaison, et souvent il dira :

« Maître, cela vaut mieux que le Kara-Kiz. » Ou bien : « C’est comme au Kara-Kiz. »

Le Kara-Kiz que nous longeons vient du nord, à travers un désert pierreux. En haut des roches, des perdrix nous narguent de leurs cris d’appel. Nous quittons les bords de la rivière et faisons un coude droit vers l’est dans une gorge sauvage. Nous bivouaquons sur des plaques de pierre colossales tombées à plat et unies comme des tables. On pourra s’y étendre à l’aise pour dormir. A notre gauche coule un torrent qu’on appelle Kizil-Kouich en langue turque. Bien que nous interrogions un Tadjik, ses dénominations géographiques ne sont pas en dialecte persan. Cette région n’est guère fréquentée que par les nomades kara-kirghiz, et il en a appris le nom à leur contact. Le nom du premier campement n’était pas turc.

Remarquons que le Kirghiz, ayant le sens topographique et l’œil de l’artiste, désigne volontiers les différents aspects du pays par des noms indiquant la forme ou la couleur. Là où le Tadjik juge à propos de conter une légende, le Kirghiz dit : « Montagnes noire, blanche, en forme de coupole, etc. »

Mais le soleil va se coucher, la température baisse subitement, il sera bon d’amasser du combustible. Personne d’entre nous qui ne soit accablé de fatigue et n’ait déjà apprêté son gîte pour la nuit. Vite qu’on fasse cuire le souper ; on tombe de sommeil.

Mais un des montagnards m’appelle, et faisant un geste de la tête : Ahou, dit-il. Et en effet, sur les crêtes d’en face, à environ deux cents mètres au-dessus de nous, quatre belles chèvres sauvages regardent. Le soleil les éclaire par en bas, et elles semblent colossales. Je prends vite mon fusil, saute à cheval avec un montagnard en croupe qui me montrera le chemin. Nous traversons le torrent, laissons le cheval en liberté, et partons d’un bon pas en examinant le terrain. De nombreuses traces sont apparentes, et les ahous ont tracé un sentier qui descend à la rivière. Elles le suivent lorsqu’elles viennent boire matin et soir. Plus haut, une vasque bien abritée du soleil leur a servi évidemment de buen-retiro pendant la chaleur de l’après-midi. Les corps pelotonnés pour le sommeil, à la longue, ont creusé des « cuvettes ». Le gibier est toujours en vue ; j’emboîte exactement le pas au montagnard qui marche avec précaution. Encore quelques mètres d’ascension, et je pourrai coucher en joue les belles chèvres.

Quel joli coup de fusil ! Jamais l’occasion ne s’est présentée aussi belle ! Telles sont mes réflexions. Mais l’arbuste que mon compagnon tenait en se hissant, casse. Il tombe sur moi, je tombe, et nous voilà tous deux glissant à plat ventre sur les pierres qui roulent avec bruit ; nous nous accrochons à une saillie, recommençons la montée, mais sans espoir aucun de réussite : notre chute aura certainement donné l’éveil aux ahous, bien qu’ils ne nous aient point vus.

Arrivés près du sommet, nous nous dissimulons derrière un rocher et tendons le cou : les chèvres ont disparu ; pas un animal, pas un oiseau n’est visible ; il n’y a que les montagnes nues qui vont s’affaissant par degrés vers le soleil couchant ; elles forment un cirque avec une gorge sombre dans le bas. C’est une solitude parfaite, telle qu’on la rêve dans un cauchemar, quand on s’agite avec la sensation d’un isolement complet d’où il serait impossible de sortir.

Il fait nuit quand nous rentrons au bivouac, plus harassés, plus affamés que jamais. La pierre nous paraîtra le sommier le plus élastique.

A Kizil-Kouich, le baromètre marquait 5,300 pieds. C’est à pied que nous poursuivons notre route le lendemain, par un défilé très-étroit, avec des rochers à droite et à gauche, et des blocs obstruant le sentier.

Notre bivouac est déjà hors de vue, quand Rachmed, à qui j’ai recommandé de chercher des reptiles, et qui marche à côté de moi, me montre une vipère dormant en cercle. Sans hésiter, il la saisit par le cou ; elle se tord, montre les crocs. De la main qu’il a libre il tire de sa poche la petite gourde contenant le tabac en poudre dont il a coutume de remplir sa bouche, et en verse une pincée dans la gorge de la vipère. Elle tressaille, puis devient roide, car la nicotine l’a rapidement empoisonnée. Aux crocs pointus, aux maxillaires puissantes, nous reconnaissons une variété fort dangereuse. Je fais observer au brave Rachmed qu’il a commis une imprudence, qu’il risquait d’être mordu, qu’il doit s’abstenir dorénavant de prendre ces animaux avec ses doigts. Mais Rachmed s’étonne de ma remarque.

« Qu’ai-je à craindre ? fait-il, tu lis dans les livres, tu connais des remèdes à tout, et tu me guériras tout de suite, parce que je suis un bon serviteur ; avec toi, je n’ai rien à craindre. Tu lis dans les livres ! »

Voilà un argument en faveur de l’instruction obligatoire.

Tirant les chevaux, poussant les ânes, suant, trébuchant, après avoir trouvé de la neige à 6,000 pieds, nous atteignons enfin un bel alpage à 7,150 pieds. Le versant qui regarde le midi est tapissé d’herbe, mais il reste encore de la neige dans le creux des ondulations abrité du soleil. Cette région est beaucoup plus froide que le Kohistan, où deux mois plus tôt, à la même altitude, la neige avait disparu complétement.

Cette place convient à une halte. Tandis qu’on allume le feu, on cherche de l’eau pour le thé. On n’en voit nulle part, on en trouvera au bas des thalwegs ou bien dans le lit tracé par le cours des ruisseaux maintenant à sec. On déplace les pierres amassées sur les plates-formes où l’eau tombant brusquement en cascade a creusé de petits réservoirs. C’est là que sont cachés les quelques litres d’eau qui nous sont nécessaires, et point n’est besoin de recourir à la neige gisant plus loin.

La passe menant à la vallée d’Anaoulgane est à 7,420 pieds. En face au nord-est, sur la rive gauche de la rivière, s’allonge le sentier aboutissant à une autre passe nommée Tourpakbel, d’où l’on descend dans la vallée du Talas. Puis à l’est, deux glaciers montrent leur front de chaque côté d’un pic ; un des affluents de l’Anaoulgane en découle. L’eau qui roule au bas de notre campement est blanchâtre ; c’est la preuve qu’elle sort d’un glacier. Nous allons nous en assurer le lendemain.

Sautant de rochers en rochers, car la rive gauche en est semée, nous partons bien décidés à aller jusqu’au bout. Le guide, presque un vieillard, nous précède en sautillant sur ses jambes sèches. Les fleurs sont rares, et partant les insectes ; quelques mouches, des papillons décolorés, des fourmis, deux ou trois variétés de coléoptères, une sauterelle émigrant avec sa femelle sur le dos, mais pas un seul oiseau. Cette contrée n’est guère habitable. La berge devenant abrupte, nous suivons le milieu de la vallée où le torrent se ramifie à travers les rochers, sur lesquels nous posons le pied. Étant partis le matin, nous sommes dans l’après-midi au front de l’ancienne moraine du glacier ouest de l’Anaoulgane. En voici encore quatre qui forment avec le premier un demi-cercle tout blanc, ayant son extrémité au nord-est, et rompu par des pics sombres.

Le soir, nous retrouvions nos gens campés un peu plus bas que le point où nous avions dormi la veille. Ils étaient installés sous un bloc énorme, qui donne son nom de Tchatyrtach (tente de pierre) à cette région. Les Kirghiz l’avaient habité quelques jours auparavant.

Le lendemain, nous voyons, en aval du Tchatyrtach, des empreintes de sangliers. Dès l’aube, toute la bande est venue boire, a piétiné la rive humide.

Nous traversons l’Anaoulgane, à quelques kilomètres de sa confluence avec le Pskême. L’eau est profonde et rapide ; à moins de précautions, nos bagages seront mouillés. On décharge les ânes, on place un bât sur le cheval qui a les jambes les plus hautes ; sur le bât on met du feutre plié en quatre, et l’on a une sorte de piédestal où l’on posera les objets qu’il importe de conserver secs. Moitié des hommes reste d’un côté pour charger ; moitié se met à l’eau, et va de l’autre. Une longue corde est attachée au passeur afin de pouvoir le diriger et le soutenir au besoin, mais il s’acquitte de sa besogne avec une intelligence telle que d’un geste on le guide ; il va et vient, trouvant du premier coup le gué, et le suivant sans broncher.

Quant aux bourris, on les hale, car l’exiguïté de leur taille les oblige à nager, et ils sont à la discrétion des flots, le courant étant très-impétueux. Leur corps disparaît complétement dans l’onde bourbeuse, leur tête paraît s’en aller à la dérive, telle une épave aux mâts couchés sur le flanc, que figurent mal les vastes oreilles. Le soleil qui nous sèche éclaire du même coup cette petite opération, et les hommes solides, au torse nu, ont bon air, soit qu’ils attendent, immobiles comme des bronzes, soit qu’ils roidissent leurs muscles par un effort. Rachmed, qui ferme la marche, exécute un plongeon involontaire, mais il ne lâche point la corde, et le cheval passeur le tire sur le dos. Rachmed rit, tout le monde rit, on charge à nouveau, et l’on descend la rivière. Les pierres rendent la marche fatigante, mais les arbres fruitiers à l’état sauvage, les noyers, les pommiers laissent pendre des branches, lesquelles branches portent des fruits que l’on cueille en se dressant sur les étriers, et la route paraît sensiblement plus agréable. Après plusieurs jours de viande salée, des pommes, même sauvages, sont un régal délicat.

De la vallée de l’Anaoulgane, nous gagnons ensuite par un plateau le bas de celle de Karakiz aux berges couvertes de genévriers. Nouvelle traversée, nouvelle montée pénible, puis descente vers Pskême, où nous étendons notre feutre dans la même cour.

Au réveil, nos hommes se rasent, font toilette, revêtent des chemises blanches pour deux raisons, d’abord parce que ces soins de propreté leur sont indispensables, ensuite parce qu’aujourd’hui 25 août est le premier jour du mois de chewal. Durant le précédent qui est celui de ramadan, les musulmans doivent observer le jeûne. Le temps du ramadan étant comparé au carême de nos catholiques, le premier jour de chewal correspond à peu près à notre Pâques. La rupture du jeûne est une grande solennité religieuse dans ce pays ; aussi, dit Rachmed, qui paraît très-bien disposé, « on va s’amuser un peu ».

Nos serviteurs n’ont, il est vrai, pas suivi les prescriptions du Coran, mais ils ne manquent pas de se réjouir comme leurs coreligionnaires plus dévots. Au fait, après qu’ils ont supporté patiemment les fatigues d’un voyage ne les intéressant aucunement, un peu de flânerie leur est chose due.

Cette coutume d’honorer la Divinité en changeant de chemise est tout européenne. Comme vous savez, c’est le seul acte par lequel bien des gens célèbrent le dimanche, jour du Seigneur. Mais voici d’autres particularités qui sont également occidentales.

Les petits-fils du brave homme qui nous offre sa cour pour bivouaquer, viennent le saluer. Ils sont vêtus d’un habillement neuf qu’on leur a acheté à l’occasion du Baïram. Le grand-père leur donne quelques poignées de fruits secs, de noix, de pistaches, qu’ils emportent dans le pan de leur robe. Ils vont les casser avec une pierre et manger en compagnie de jeunes camarades. Un cousin arrive en écoquillant un œuf teint, il en a d’autres en réserve dans sa ceinture de cotonnade. Il en prend un à main pleine de la main droite, car la gauche est réservée aux gestes vils ; il l’approche de sa bouche, souffle les joues gonflées ; son vis-à-vis l’imite, et ils cognent les œufs l’un contre l’autre, comme il me souvient d’avoir fait dans mon enfance. L’œuf cassé change de propriétaire.

Les adultes ont mis leurs plus beaux habits, et se réunissent pour boire le thé, manger des fruits secs, « des œufs de Pâques ». Les femmes sont réunies dans les cours des maisons ; tandis que les vieilles grignotent un fruit sec, les jeunes dansent et tapent le tam-tam ou chantent d’une voix criarde. Kirghiz et Tadjik courront la chèvre de la journée.

Vers midi, des cavaliers arrivent de tous côtés ; ils se réunissent près de notre bivouac, sur un tertre au pied duquel une terrasse s’étale jusqu’à la rivière. C’est l’hippodrome un peu resserré de Pskême. De jeunes Kirghiz passent n’ayant que la chemise à manches larges et courtes dans le pantalon de cuir jaune, et au sommet de la tête fraîchement rasée, le tépé conique. Ils montent des chevaux de peu d’apparence, maigres, à la jambe sèche. Ils vont courir la chèvre en présence de leurs aînés qui les suivent, moins sommairement vêtus, car ils ne seront que spectateurs. Tous sont petits, trapus, vigoureux, avec des faces larges, la barbe claire du Mogol. Ils s’arrêtent et forment des groupes.

Il vient ensuite des Tadjiks, montant des chevaux de même race, mais plus forts et mieux nourris. Eux-mêmes sont plus soigneusement vêtus que leurs adversaires ; quelques-uns ont le khalat de soie enfoui dans le tchalvar. Ils sont d’une taille plus élevée, ont la barbe noire et fournie. Enfin le Kourbachi arrive, traînant une chèvre récemment tuée.

Immédiatement, les concurrents se rassemblent en demi-cercle, les autres se massent à l’écart. Le Kourbachi pose l’enjeu à terre, le touche du bâton, se retire. Aussitôt le demi-cercle se referme, les chevaux sont pressés les uns contre les autres, les cavaliers les excitent du geste, de la voix, du talon, car il faut s’approcher de la chèvre et la saisir à terre. L’un se baisse, le corps penché jusque sous la selle, cramponné à la crinière, la main près du sol ; son voisin le heurte, l’obligeant à se remettre en selle sans avoir pu rien saisir. Ce sont des chocs, des bousculades, des poussées violentes ; vingt fois ils perdent l’équilibre, vingt fois le reprennent avec la vivacité du chat ; les cris, les coups de fouet, retentissent à travers le piétinement. Un Tadjik colossal au khalat bleu tient la chèvre, il s’efforce de se dégager, de fuir ; un autre la saisit par une patte, à eux deux ils font une trouée, et s’échappent tirant chacun de leur côté. Le Tadjik au khalat bleu l’emporte, il passe la chèvre sous sa jambe gauche, la retenant de la main droite, et de la main gauche fouettant son cheval, il part à fond de train. La masse des cavaliers donnant la chasse au fuyard disparaît dans une nuée de poussière.

Les Kirghiz d’âge mûr se tiennent à cheval dans un coin du champ de course. Les Tadjiks de Pskême, hommes, vieillards, enfants, considèrent le spectacle assis à terre, le dos à la muraille des maisons et à l’ombre. Seules, les femmes kirghiz s’exposent à la vue des hommes, le visage découvert ; elles paraissent s’intéresser vivement aux lutteurs, les suivant attentivement du regard.

La plupart des femmes tadjiks sont restées dans le village ; leurs chants désagréables arrivent jusqu’à nous ; quelques-unes regardent par les portes entre-bâillées.

Cependant, voici les coureurs qui reviennent au galop ; le Tadjik penché sur le cou du cheval les précède, la tête tournée vers les poursuivants. Lorsqu’il est près de nous, trois Kirghiz nouveaux venus, — trois frères, le plus jeune âgé d’environ dix-sept ans, l’aîné de vingt-deux ou vingt-trois ans, — au cou de taureau, larges d’épaules, herculéens, se jettent en travers du vainqueur. Ils gênent sa marche, l’arrêtent. L’aîné saisit à deux mains une patte de derrière et tire, les jambes nouées au cheval, le fouet entre les dents. Le Tadjik tient bon. Les veines jugulaires du Kirghiz gonflent à éclater, les frères fouettent son cheval, on entend craquer les os de la chèvre, le Tadjik lâche prise, l’autre, poussant un cri rauque de triomphe, détale avec sa proie. Et la chasse continue.

Il y a des incidents. Tel est désarçonné, sa selle a tourné ; tel tombe, une sangle ayant éclaté ; à un autre on arrache un étrier, à celui-ci on casse sa bride ; beaucoup sont jetés à terre, mais ils tombent sur leurs pieds, les Kirghiz étant extrêmement agiles. Il est probable que la chèvre restera à un Tadjik montant un vigoureux et rapide cheval pie. Cela est fatal ; ces Kirghiz insouciants du butin courent par divertissement, luttent par un besoin de dépenser leur vigueur. Leurs adversaires de l’autre race, au contraire, emploient la ruse et l’adresse, visant surtout le profit, et ils ménagent leurs forces, autant que les autres les prodiguent. Finalement, un Tadjik parvient à tourner deux fois autour de la piste, sans être atteint, grâce à ses congénères qui assuraient sa fuite ; il jette la chèvre, le Kourbachi la touche du bâton, et la lui adjuge.

La foule des concurrents se disperse, chacun retourne chez soi, en essuyant de sa manche son front ruisselant de sueur. Les Kirghiz des aouls éloignés vont sous la yourte de leurs amis bavarder, boire du koumis, manger du mouton rôti, chanter en s’accompagnant du tchertmek, et demain matin ils gagneront les pâturages, très-contents des réjouissances de la veille.

Depuis des siècles, les gens de race turque ou mogole, comme vous voudrez, sont amateurs de jeux violents, et lorsqu’un chef habile sait les entraîner, ils montent à cheval dans la saison de l’herbe et vont piller les tribus voisines ou les peuples lointains. Maintes fois ils ont abandonné la vie paresseuse du nomade et couru les aventures du côté de l’occident et de l’extrême orient. Jamais ils n’en ont tiré grand profit. Maintes fois Touran a lutté contre Iran : et quoique plus faible, Iran finissait par manger la chèvre, accumulant des capitaux et prêtant à son maître. Aujourd’hui encore, les gens de langue iranienne sont les marchands, sont les plus riches, et ils ont au front l’inquiétude des thésauriseurs.

Quant aux fils de Touran, ils ont la même insouciance du lendemain, le même contentement de peu, la même verdeur de jeunesse qu’aux temps où, comme des enfants terribles, ils allaient pousser une pointe jusqu’aux bords de la Loire, bivouaquer près de Ravenne, ou faire manger une musette d’orge à leurs chevaux dans le palais des empereurs de Chine. Voilà très-longtemps qu’ils chevauchent dans les plaines, depuis le Kamtchatka jusqu’à la Touraine, ne gardant rien, laissant aux autres la chèvre qu’ils ont courue.

Le soir du Baïram, nous allons coucher dans un aoul situé sur le chemin du Tchotkal. Toute la nuit, le vent souffle du sud-ouest ; il gémit, et personne n’entend les chiens qui se glissent dans notre yourte et mangent impudemment la moitié d’un mouton suspendu à portée de la main, que nous devions emporter comme provision de route.

On part par la pluie et le vent. A Pskême, Rachmed a trouvé l’occasion de gagner quelques tengas, en revendant un manteau de bure qu’il avait acheté dans le Yagnaou. Mal lui en a pris, car il n’a plus de vêtements imperméables, et il est trempé jusqu’aux os. Il reçoit gaiement l’averse et se coiffe d’un seau de toile, en manière de parapluie. La pente est roide, son bidet penche la tête, lui-même se replie en arrondissant le dos, baisse le nez, et il offre l’image très-ressemblante du chevalier de la triste figure victime des caprices du sort.

Le sentier serpente, on grimpe toujours en louvoyant entre le sud et l’ouest. Un brouillard nous enveloppe, et au sommet de la première passe de 7,500 pieds, le cavalier qui précède est à peine visible. Vers midi, le vent souffle, le thermomètre descend à 1 degré. Grelottement général. La veille à pareille heure, 30 degrés de chaud nous faisaient suer à grosses gouttes. On tire les bêtes par la bride, glissant sur la roche mouillée ; on quitte la crête, on descend dans une gorge, la nuée glaciale s’évanouit lentement, on se voit à peu près. Tous nous mettons pied à terre, et recroquevillés sous nos manteaux, nous dévorons à la hâte un morceau de mouton salé et repartons.

Les difficultés de la route augmentent, il y a encore un chaînon jeté en travers ; on se hisse au sommet d’une seconde passe imperceptible, et au fond d’un cirque profond on découvre de petits lacs tranquilles, sans un oiseau aquatique, sans un arbrisseau sur les hauteurs à pic, qui leur font une ceinture de pierre. Paysage triste et désolé.

C’est de l’autre côté de cette gorge que l’on campera. Nous devons en gagner l’extrémité qui s’élargit en vallée pierreuse, avec de rares touffes d’herbe, puis redescendre parallèlement par les sentiers de l’autre rive, et obliquer ensuite dans la direction du sud-ouest. C’est la direction que nous suivrions immédiatement si nous avions les ailes de l’oiseau, ou un prosaïque pont suspendu devant nous.

Les traces du passage des nomades sont apparentes ; ils ont quitté cette région depuis peu, le manque d’herbe, le froid les obligent à la retraite. Pas un brin de bois, pas un arbuste dans ce désert, qu’éclaire mal le soleil couchant, terne et sans chaleur aucune.

Rachmed commence à donner des marques d’inquiétude ; il me confie qu’on risque fort de ne point boire de thé de la journée et de dormir sans feu.

« A moins qu’Allah ne nous envoie du bois », dit-il, en portant la main à sa barbe.

Je lui recommande de bien regarder de tous côtés et de ramasser la moindre branche. Toute la troupe cherche du bois ou des broussailles.

Soudain, Rachmed descend la pente au petit trot ; il se baisse, ramasse quelque chose et revient en montrant triomphalement une auge de bois oubliée par les pâtres. Ils y versaient le laitage qui est la nourriture des chiens ; car jamais on ne présente à cet animal une écuelle servant à l’homme.

« Allah nous l’a donnée, maître, dit Rachmed. Louanges à Dieu.

— C’est vrai, mais les Kirghiz l’avaient oubliée. »

A la nuit tombante, notre troupe est arrêtée à 6,000 pieds d’altitude dans une gorge étroite et nue, sillonnée par un torrent. Il dévale, tortueux « comme la corde détendue d’un arc », et disparaît dans l’ombre au pied des montagnes qui se dressent en une masse noire formidable. On se croirait dans l’angle d’une trappe triangulaire avec une issue unique vers ce lambeau de ciel bleuâtre où les premières étoiles paraissent des croix d’argent. Serrés les uns contre les autres dans une encoignure afin d’échapper au vent, abrités le mieux possible derrière nos bagages entassés, nous séchons un peu nos vêtements à la flamme, tout en faisant bouillir le thé qu’on boit très-vite, à tour de rôle, car avec l’auge mise en écailles on peut en préparer tout juste quelques tasses. On mange rapidement, et aussi longtemps que les charbons luisent, on veille. Quand ils jettent une dernière lueur, il semble qu’un esprit bienfaisant nous abandonne, et l’on s’étend sur le feutre, pelotonnés sous les couvertures. Malgré la gelée et les taquineries du vent, on dort. Le matin, à cinq heures, le thermomètre marque 5 degrés de froid. C’est le 26 août.

On s’apprête à la hâte. Il nous tarde d’être hors de ce puits glacial ; nos chevaux vont d’un pas alerte, et point n’est besoin de les exciter. Tous les yeux sont fixés sur la cime des montagnes, à qui le soleil met une frange d’or. Dès que l’horizon s’est enflammé, la caravane a salué :

« Que Dieu te garde, soleil. » Et dans cet acte, Kirghiz, Tadjik, Ousbeg, tous mettent comme un sentiment d’adoration. Jamais le culte rendu au soleil, puis au feu par quoi l’homme le remplace, ne nous a paru plus compréhensible qu’en cette occasion. Chacun l’attendait avec impatience, et aspirait après l’instant où il pourrait s’imprégner de sa chaude lumière. Une fois sur la plate-forme interrompant la ligne de faîte qui court de chaque côté, nous nous arrêtons et restons immobiles, heureux de nous baigner dans le soleil, « de le prendre », comme disent les Espagnols. Réellement on reçoit la visite d’un dieu.

La neige s’étend devant nous, puis la gorge tourne brusquement sur le sud-est ; l’ombre cesse, et en même temps la neige. Le soleil l’a transformée en un gentil ruisseau filant à travers un coin de prairie. Tout autour on voit en pleine lumière des grappes de moutons suspendus au flanc de la montagne et des chèvres juchées sur la pointe des rochers. Deux pâtres dorment sur une grosse pierre plate ; les chiens aboient, les maîtres s’éveillent, se retournent sur le ventre, regardent et attendent la tête dans les mains. Un troisième les rejoint lentement.

De tous les Kirghiz que nous avons vus, nuls n’ont la tête plus grosse, plus ronde, les yeux plus bridés et plus petits. Ils ont l’ossature très-forte et paraissent énormes. Ce sont des Kara-Kirghiz (Kirghiz noirs), et leur type est aussi mogol que possible.

Ils jettent des broussailles sur le feu couvant sous la cendre, nous offrent du lait crémeux, mais sale, et nous proposent de préparer du katlamak. Nous acceptons.

Le plus jeune des trois prend à poignée de la farine dans un sac caché sous le feutre, il la dépose dans une écuelle de bois, y verse de l’eau, la pétrit. Lorsque la pâte est « levée », il la présente au cadet, qui l’étale du poing sur la pierre, la tapote entre les deux mains, et en fait des galettes minces.

Il met de la graisse de mouton dans la marmite, elle fond bientôt, et il y plonge les galettes, les laissant jusqu’à cuisson parfaite. Cuisine primitive, comme vous voyez, et qui ne demande pas d’apprentissage sérieux ; vraie cuisine de nomade qui fut souvent la nôtre. Le katlamak est très-bon et tient à l’estomac.

Mais nous sommes pressés, nous nous levons de table, et, après avoir remercié poliment, poursuivons la marche toujours vers le sud-ouest. L’herbe reparaît, les pentes sont douces, nous débouchons au milieu d’un aoul des Kirghiz-Sarou. Le chef des tentes nous reçoit très-cordialement. Le brave homme est malade et peut à peine se tenir debout : il est criblé de rhumatismes.

Devant notre yourte sont entravées une trentaine de belles juments laitières à la croupe arrondie ; le soleil étant sur le point de disparaître, on va les traire.

Un des frères du chef entre avec son air le plus riant :

« Veux-tu du koumis ?

— Ha ! ha !

— Koumis très-bon », affirme-t-il en secouant la tête et d’un ton convaincu.

Il s’approche d’une outre ouverte, suspendue à un piquet ; il prend entre ses mains la baratte, bâton terminé par deux bouts de lattes en croix, la fait tourner rapidement, et j’entends le petillement de la fermentation.

« Très-bon », répète le brave garçon.

Il prend une écuelle, l’emplit, me la présente en disant :

« Bois, ami, koumis très-bon. »

Et en effet, il est bon, délicieux, et je ne me souviens point d’avoir bu meilleure boisson dans une écuelle plus sale, offerte de meilleur cœur par un individu plus laid.

Avec une herbe aussi succulente que dans cette vallée de Kara-Korum et d’aussi magnifiques juments, il est naturel qu’on fabrique d’excellent koumis. Nulle part nous n’en avons bu qui valût celui-ci. C’est qu’au lieu de le fabriquer exclusivement avec le lait de jument, ainsi qu’on le doit, on y mêle presque toujours du lait de brebis, de chèvre ou de vache, et il est de qualité inférieure. Pareille chose arrive chez nous pour certains vins, lorsqu’on mélange les plants avant de pressurer.

Qu’on nous permette une digression à propos de cette boisson capiteuse des Kirghiz. On l’a beaucoup prônée dans notre pays, on en vend en France, j’en ai bu ; rien ne ressemble moins à du koumis. En admettant que ce breuvage ait les propriétés curatives qu’on lui suppose, il faudrait n’en employer que d’un bon cru, et ce qu’on débite en France sous ce nom est au vrai koumis ce que la plus mauvaise piquette de Champagne pouilleuse est au meilleur bourgogne.


VUE D’INTÉRIEUR DU PALAIS DU KHAN, A KOKAN (HAREM).

Hâtons-nous d’ajouter que parmi les buveurs de koumis d’Asie, nous n’avons pas aperçu un poitrinaire. L’absence complète de ce genre de maladie s’explique facilement sous un climat extrême où l’on est exposé à supporter alternativement plus de 30° de froid et plus de 40° de chaud à l’ombre. A moins d’avoir un excellent appareil pulmonaire, un être quelconque est éliminé inévitablement dès le bas âge.

Le chef des tentes à qui nous donnons tout ce qui peut lui agréer, les médicaments, le thé et le sucre qu’il nous demande, veut nous témoigner sa reconnaissance, et il ordonne d’abattre un agneau. Lorsque le rôti est prêt, il se traîne jusqu’auprès de nous, appuyé sur les bras de deux de ses frères ; un troisième apporte le plat qui nous est destiné. Le chef le lui prend des mains, nous le présente, et, d’un geste, nous invite à manger.

Suivant la coutume que le Kirghiz pratique vis-à-vis des personnes à qui il veut témoigner du respect, on nous a servi un morceau des différentes parties de la bête tuée en notre honneur. Faillir à cet usage passe pour une infraction grave aux lois sacrées de l’hospitalité. Cela peut donner lieu à des querelles et être l’origine de vendettas jamais assouvies. On nous a conté qu’à l’occasion de la mort de son frère, certain khan kirghiz donnait une fête splendide et d’une prodigalité inimaginable. Dix tentes étaient bondées de victuailles, une foule de serviteurs distribuaient les vivres aux nomades accourus de cent lieues à la ronde qui festinaient par bandes autour de leurs chefs. Dans l’empressement ou par mégarde, on présente à l’un des khans l’écuelle contenant le rôti sans un morceau du foie. Le khan signale aux siens ce manque de respect, se plaint de l’injure imméritée qui lui est faite, et toute la tribu se lève incontinent, saute à cheval en proférant des menaces. Il ne fallut pas moins que l’intercession des plus puissants amis du défunt et les excuses du khan pour décider les victimes d’une telle négligence à revenir sur cette décision et à reprendre leur place au banquet. En de telles occasions, un Kirghiz mange en une journée ce qu’un fort mangeur de Flandre absorberait en trois jours de kermesse.

Nous nous reposons une demi-journée dans l’aoul de Karakoroum. Les chiens en sont aussi peu aimables que possible. Chaque fois que nous sortons de notre yourte, il faut deux hommes armés de bâtons qui les écartent, et si l’un de nous s’assied à l’air pour ranger ses collections, les mâtins accourent aussitôt et montrent des crocs menaçants. Si bien que deux jeunes garçons sont placés comme sentinelles à nos côtés avec mission spéciale de leur lancer des pierres. Ces chiens sont des gardiens vigilants, jour et nuit aux aguets ; dès qu’ils aperçoivent un individu qu’ils ne connaissent point, ou qu’ils entendent un bruit insolite, ils lancent un aboiement. Qu’un cheval se détache dans l’obscurité, qu’une des bêtes s’éloigne, qu’un fauve erre aux environs, et ils font un vacarme qui met tout l’aoul sur pied.

De Karakoroum, le Clos-Vougeot du koumis, nous descendons vers le Tchotkal, le long de la rivière bien ombragée de Djar-Sou. La vallée est large d’au moins une verste ; on trotte sur une table, tout surpris de n’avoir pas à grimper. Puis on arrive à un petit bois, le premier que nous voyons en Asie centrale. Dans les clairières où l’herbe pousse, des tentes sont dressées, des troupeaux paissent. Le frère du minbachi[27] absent nous reçoit. Notre hôte est très-riche, et nous avons bon feu et bon gîte. Des lièvres nains courent dans le bois, des cormorans passent sur nos têtes ; la rivière est large, et le volume de ses eaux très-abondant.

[27] Minbachi : chef de mille.

Un de nos djiguites, sorte de Tachkent, déclare vouloir nous quitter. Il avait fait preuve jusqu’à présent de maladresse et de mauvais vouloir ; nous ne sommes pas fâchés d’en être débarrassés. En prenant les devants il nous évite d’avoir à lui administrer une correction. Il prétend qu’on trouvera plus haut des voleurs, des tigres ; qu’il n’y a point de chemin, qu’il fait trop froid. Il a peut-être raison.

Un gros Kirghiz le remplace, qui se dit disposé à nous suivre partout où nous voudrons aller.

Les provisions sont renouvelées ; il s’agit de gagner le Ferghanah et de trouver une passe menant dans la direction de Namangane. Nous marchons vers le nord-est, sur la rive gauche du Tchotkal, traversons le Sanzar, un de ses affluents ; et toujours dans une vallée, souvent large d’une à deux verstes, nous avançons d’un bon pas.

Les bagages sont derrière nous ; le soleil descend. Le guide pense qu’il serait bon d’aller au-devant des âniers, afin de leur indiquer l’aoul où nous camperons. Il nous engage à poursuivre seuls la route ; il galopera en arrière et nous rejoindra à temps.

Nous voilà partis, ramassant de temps à autre un insecte, une plante. Le soleil va se coucher, pas de Kirghiz, la nuit tombe, personne encore. On tient conseil, et l’on décide de continuer jusqu’aux premières tentes, où l’on attendra le jour. La nuit est de plus en plus obscure, la vallée plus étroite ; tout sentier a disparu ; au reste, on ne voit goutte. On appelle, pas de réponse. Il faut retourner en arrière et tâcher de retrouver certain petit moulin posté plus loin que le Sanzar sur un torrent.

Rachmed devine un tas de foin, y met le feu. On retrouve une piste tracée par des cavaliers ; on place les chevaux dans ce commencement de sentier, et on les laisse aller à leur guise, veillant toutefois à ce qu’ils ne sommeillent point. On passe à nouveau un torrent, deux torrents, trois torrents avec toutes les précautions imaginables ; le moulin ne doit pas être loin. Des lumières brillent ; on hèle, on allume encore un tas de foin. Rachmed va en éclaireur, les feux sont sur la rive opposée. Il faut absolument retrouver le moulin, et on le retrouve après avoir écouté, hésité vingt fois.

Ce moulin consiste en une cabane de deux mètres de côté. Le chien du meunier aboie ; le meunier s’éveille : il dormait sur un tas de paille devant son usine. Il allume vite du feu, nous lui demandons des nouvelles de nos gens ; il n’a vu personne. A sa longue barbe, à ses manières, il n’est pas difficile de reconnaître un Tadjik. C’en est un, du reste, des environs de Tchoust. Tous les ans à la même époque, il vient loger dans ce moulin. Les Kirghiz campent en grand nombre dans les environs et lui donnent du grain à moudre. Il est locataire du moulin, propriété d’un riche Kirghiz. Un jeune garçon l’aide dans son travail.

« Pourquoi couches-tu à l’air par ce temps froid ?

— Parce que je ne puis dormir dans ma maison.

— Tu préfères donc une yourte ?

— Non, mais les puces sont innombrables, dans le moulin où je suis venu depuis peu. Durant la nuit, j’y enferme mon cheval dont l’odeur les fait fuir. Quand elles auront disparu, je prendrai sa place. »

Ayant dévoré le pain du meunier, qui reçoit du thé en échange, nous nous étendons sur la paille et tâchons de dormir en dépit du froid glacial du nord-est.

Au jour, notre guide est là, très-heureux de nous retrouver. Il nous conduit à l’aoul où nos gens attendent. Ce campement est dissimulé dans une gorge sinueuse, et la veille, nous n’avions pu l’apercevoir de la vallée.

Nous sommes en plein pays kirghiz, et une fois de plus l’occasion est belle d’observer de près la vie des nomades.

Le soir, le bétail chassé par les pâtres rentre lentement ; les panses sont gonflées, les pis sont pendants ; les agneaux, les chevrettes, les poulains gambadent près de leurs mères. Les femmes sortent des yourtes ; chacune reconnaît les siens, les appelle, s’efforce de rassembler son troupeau. Les jeunes garçons et les jeunes filles aident leurs mères à trier le bétail. Ils courent dans tous les sens. Telle vache, telle jument de caractère paisible attend patiemment en frétillant qu’on la traie ; telle autre, moins calme, lance une ruade dès qu’on la veut saisir ; il faut la prendre au lacet. Une chèvre en humeur de vagabonder échappe aux mains des poursuivants ; on la cerne, elle entre dans une tente ; elle est prise, et on l’entrave. Cela dure longtemps. De gros garçons joufflus, âgés de deux ou trois ans à peine, à la peau tannée par l’air, aux formes rebondies, laids comme des Kirghiz qu’ils sont, petits monstres de santé, se mêlent à la bagarre, se roulent, courent nus comme les bêtes. Ils veulent imiter leurs aînés : l’un saisit la queue d’une vache qui passe, et crie lorsqu’elle lui échappe d’une secousse. Un autre tient une chèvre par le cou et la pourlèche. En voici un, avec un fétu de paille entre ses deux petites fesses, qui patauge dans une mare. Un chevreau s’approche, il l’empoigne, veut l’enfourcher et tombe dans la vase ; il se relève, sans mot dire, sale comme un marcassin qui s’est vautré. Sa mère le torche avec de la paille, en souriant ; elle est fière de son fils, qui s’enfuit dès qu’elle le lâche.

La rentrée des troupeaux est la grande distraction des enfants. Le reste du jour, ils rôdent librement autour des tentes, surtout les mâles. Leur éducation est toute pantagruélique. Ils crient la faim à tout propos, on les gave de laitage, et ils sont trapus comme des oursons. Un fils de chef joue avec les bottes de son père, les jette loin de la yourte, puis les traîne là où il les a prises. Son frère marchant avec peine se promène triomphalement avec une savate appartenant à madame sa mère ; celui-ci cogne gravement deux pierres l’une contre l’autre, puis les lance au chien qui passe ; ensuite, s’asseyant, il pétrit du « kisiak » trop frais et s’en barbouille. Le fils du voisin joue avec une faucille et s’efforce de couper un os. Il aperçoit son père revenant à cheval, il court à sa rencontre, et lui, pose son fils sur le cou du bel étalon, et l’enfant, les mains à la crinière, reçoit sa première leçon d’équitation.

Personne ne les réprimande ; ils vivent avec les animaux, comme les animaux ; on les soigne jusqu’à ce qu’ils aillent sans aide sur leurs jambes ; s’ils sont chétifs, le climat les tue ; s’ils poussent, ils poussent vigoureux. Ils prennent la morale des parents, gens simples, amoureux des récits, coureurs de steppes, manquant d’une notion exacte de la propriété dès qu’il s’agit d’objets appartenant à des tribus voisines. Ils sont paresseux comme les auteurs de leurs jours, travaillant le minimum nécessaire, maigrissant en hiver, s’engraissant en été tout comme leurs cavales, et, comme elles, se plaisant dans les hautes vallées aux prairies vertes ou dans la steppe herbeuse.

Curieux ainsi que tous les oisifs, ils sont à l’affût des moindres nouvelles, et dès qu’un événement de quelque importance s’est produit, ils chevauchent d’un aoul à l’autre, colportant les racontars, les commentant des heures entières. Ils ne manquent pas d’aller flâner aux bazars les plus proches, parfois dans le seul but de regarder, et au retour ils content par le menu l’excursion dans la ville, refuge des marchands sartes qui les trompent toujours.

L’année passe entremêlée de fêtes, à l’occasion d’un mariage, d’une mort, d’une circoncision. De temps à autre, il s’élève une contestation entre deux tribus à propos d’un pâturage ou d’un puits, et si les anciens ne parviennent à régler le différend grâce à l’entremise des bis[28], des horions sont échangés, et parfois il y a mort d’homme. Les parties composent alors, et les meurtriers payent aux parents de la victime une indemnité en chameaux, en moutons, comme prix du sang versé. Mais la réconciliation n’est pas toujours complète ; il reste dans le cœur des offensés un levain de haine, qui devient dans l’occasion un ferment de discordes.

[28] Juges.

Le froid survient, et le nomade gagne le campement d’hiver, où il sommeille constamment, ainsi qu’un rongeur ; puis l’été succède brusquement à l’hiver, et il retourne au campement d’été planter sa yourte à la même place où il revoit encore le cercle tracé par les keregas[29], et il pose sa marmite sur les mêmes pierres qu’il reconnaît bien, la flamme les ayant calcinées. Les enfants succèdent à leurs parents qui leur ont légué des droits aux pâturages, des aptitudes à manger beaucoup et à dormir plus encore, et avec cela, des coutumes bien fixées qui font que leurs actions, — qu’il s’agisse de la construction d’une tente ou des soins du bétail, — sont souvent déterminées par une superstition ayant la force d’une loi, parce qu’elle a été consacrée par les siècles et transmise par une longue succession d’ancêtres.

[29] Treillis de bois.

Telle est, à peine esquissée, l’existence du Kirghiz.

Ajoutons qu’il fait preuve de goût dans le choix des couleurs qui lui servent pour ses tapis ou ses vêtements, qu’il a l’oreille délicate et le sens de la musique tel que nous l’apprécions. Les improvisateurs non plus ne sont pas rares parmi les gens de cette race, ni les bons joueurs de tchertmek, et les ténors foisonnent. Plusieurs musiciens de talent font partie de l’aoul où nous nous reposons des fatigues inutiles de la veille et de la désagréable nuit passée au moulin des puces.

Les bêlements, les beuglements réitérés des troupeaux demandant qu’on les mène paître l’herbe tendre sur les hauteurs voisines, viennent de nous éveiller. Quelques notes tirées d’un tchertmek arrivent jusqu’à nos oreilles. L’instrument primitif doit être entre les mains d’un artiste, car les notes sont pures, et l’air qu’il chante à mi-voix nous paraît d’un sentiment exquis.

Nous faisons inviter le chanteur à nous donner un échantillon de son savoir-faire ; un jeune Kirghiz vient, son instrument à la main, mais il s’excuse, disant qu’il n’a que les premières notions de l’art. Mais son maître habite une tente peu éloignée, et il va lui communiquer notre désir. Le maître arrive, salue brièvement : « Amman, ami », s’assied brusquement, jambes croisées, et en même temps qu’il dégage de sa pelisse le bras gauche afin d’avoir une plus grande liberté de mouvements, il commence à jouer de sa seule main droite, très-habilement.

C’est un homme d’une trentaine d’années, de taille moyenne, bien construit, portant son vêtement avec une élégance naturelle. Sa figure respire l’intelligence, ses gestes sont aisés, et il chante sans contorsion aucune, d’une voix pure, qu’il sait modérer ainsi qu’il convient sous une tente.

Il célèbre d’abord les Faranguis venus de loin qui l’invitent à boire le thé. Après avoir remercié ses hôtes, il chante la légende de celui qui créa les hommes dans le but de les astreindre au travail, et qui finalement fut changé en pierre. Puis, c’est l’éloge de la jeune femme fidèle qui refuse les présents qu’on lui offre et préfère l’homme qu’elle aime, aux richesses, à une belle yourte de feutre blanc, à une selle brodée ornée de pierres précieuses, à des chevaux plus rapides que le vent, à des coffres ornés de beaux dessins, à un troupeau innombrable.

L’artiste raconte aussi les derniers événements, l’arrivée des Russes, la fuite du khan de Ferghanah, la conquête de Tachkent, puis de Samarcande. Tous les auditeurs sont suspendus à ses lèvres. Longtemps il chante sans que personne se lasse de l’entendre. Nous lui faisons un petit cadeau ; il remercie simplement et se retire en grattant sa guitare à trois cordes.

VI
DU TCHOTKAL A BOKHARA.

Départ pour le Ferghanah. — Une aiguille. — A la recherche d’une marmite et d’un guide. — A la recherche d’un chemin. — L’Ablatoum. — Une grotte. — Traversée rapide du Ferghanah. — Musique kachgarienne. — Départ pour le Bokhara. — La légende d’Oura-Tepe. — Divination. — Les Mennonites. — Maladie de M. Tinelli.

Tout l’aoul nous entoure quand se font les apprêts du départ. Chacun nous souhaite un bon voyage.

Personne ne possédant la farine dont nous avons besoin, deux hommes offrent de nous accompagner et de nous en procurer un peu plus loin. « Le chef des tentes, disent-ils, qui est allé visiter un parent dans le voisinage, doit revenir par le chemin que nous suivons. Nous le rencontrerons. Vous lui demanderez ce qui manque, et il ira le querir. »

La route que nous avions déjà faite de nuit, suit la rive gauche du Tchotkal. Quelques champs sont cultivés où l’on a semé du blé. L’herbe gazonne les contre-forts s’abaissant doucement à notre gauche. Les bords de la rivière sont plantés d’arbres assez drus : de genévriers, de bouleaux, de saules.

Voici au sommet d’un petit tertre plusieurs Kirghiz accroupis et paraissant très-occupés ; ils nous entendent bien venir, nul bruit n’échappant à leurs fines oreilles, mais ils ne se dérangent point.

Ils ont près d’eux des sacs pleins de blé qu’ils versent dans trois silos creusés profondément dans le sol. Ils partagent entre eux le grain de la récolte, et, pour que chacun ait son compte, le mesurent exactement au moyen de la calotte de l’un deux, l’emplissant, la vidant à tour de rôle dans chaque grenier. Ce qu’ils enfouissent là, ils le retrouveront l’été prochain au retour du campement d’hiver ; ils s’en serviront pour leur subsistance et pour les semailles. Car ils grattent la terre et lui jettent du blé ; les troupeaux le broutent en herbe, à leur aise, et l’homme récolte les quelques épis qui poussent en dépit des oiseaux et grâce aux pluies.

Le chef des tentes n’a point encore fait son apparition. Le rencontrerons-nous ? Il est prudent de faire halte, tandis que Rachmed se mettra en quête de farine, d’une marmite et d’un cheval de bât qui portera les vivres.

Celui que nous attendions arrive en même temps que Rachmed et d’autres Kirghiz. Nous avons de la farine, mais pas de marmite. Personne qui veuille en céder une, chaque famille ayant juste la sienne. On veut bien vendre la farine qui est là, mais sans le sac. L’aksakal a recours aux hommes qui emplissaient les silos. Il revient avec un sac ; on verse la farine ; mais le sac est vieux, déchiré, et il importe de le réparer immédiatement.

Où trouver de quoi coudre ?…

Notre vieux Kirghiz n’est pas embarrassé de semblables vétilles ; il tire son couteau, coupe une petite branche de genévrier, la taille, l’effile, la perce d’un trou ; voilà une aiguille. Quant au fil, le bord de son manteau qu’il effiloche en fournit du solide. En un clin d’œil, l’accroc a disparu.

Reste à trouver la marmite ; notre bienfaiteur part au galop en nous promettant de rapporter ce meuble indispensable. « Il en sait une, chez un ami ; elle est ébréchée, mais peut cependant servir. »

Il revient avec le précieux ustensile. Nous nous mettons en marche.

Avant de passer le Tchotkal à gué, ceux qui nous ont accompagnés depuis le matin retournent sur leurs pas. L’aksakal n’a pas vu les siens depuis longtemps, et son camarade n’ose se risquer plus loin, car s’il n’a rien à craindre tant qu’il voyagera avec nous, quand il reviendra seul, les karak[30] lui prendront son cheval, et il y en a beaucoup près de la tête du Tchotkal.

[30] Brigands.

Le passage à gué n’offre pas trop de difficultés ; le niveau est bas, le lit de la rivière étant très-ample. Encore quelques champs cultivés sur la rive gauche, puis la steppe au pied des montagnes. On attend les bagages, qui seront transportés plus lentement, parce qu’il faut décharger les ânes.

Rachmed arrive et annonce que le Kirghiz qui portait la farine sur son cheval n’a pas voulu passer la rivière par crainte des voleurs. Il lui a dit que dans une des gorges d’en face un aoul est abrité, qu’on a chance d’y trouver un cheval de bât. Passé cet endroit, la région est inhabitée durant trois bonnes journées de marche.

Il faut à tout prix un cheval, sans lequel nous n’avancerons pas assez rapidement ; d’un autre côté, le djiguite de Karakoroum n’est pas sûr de la direction à suivre ; les sentiers ne sont pas tracés ; la neige vient de fondre, et un guide mieux renseigné sera très-utile.

Me voilà parti avec Rachmed à la chasse d’un homme et d’un cheval. Le fidèle serviteur insinue qu’il serait bien de posséder aussi une bonne marmite, qui remplacerait avantageusement la nôtre, dont la fêlure s’étend très-bas ; le moindre choc peut produire une rupture complète, et alors comment faire cuire le palao ? On tâchera de se procurer la marmite, c’est entendu.

Nous voilà regardant avec persistance vers la montagne dans l’espoir d’apercevoir la calotte d’une yourte. Rachmed, qui va devant, plus à droite, me fait signe.

« Deux hommes », dit-il.

J’accours, et en effet, à l’entrée d’une gorge, deux nomades chargent du foin sur un cheval. Nous fondons au galop sur ces braves gens et leur offrons une récompense honnête en échange d’un cheval de louage et d’un guide qui indiquerait une passe conduisant dans le Ferghanah. Ils refusent. Nous insistons. Ils s’obstinent, veulent retourner à leur aoul. Or c’est le dernier de la vallée, que faire ?… Prendre l’homme et le cheval de force. On jette bas l’herbe entassée sur la bête, on menace l’homme du revolver, on l’oblige à se mettre en selle, et on l’emmène au bivouac. Son camarade est invité à lui querir sa pelisse et à la lui apporter.

Une fois au milieu de notre petite troupe, le récalcitrant lie conversation avec d’autres Karakirghiz qui lui content que la vie est agréable avec les Faranguis. On lui offre le thé, y joignant un petit morceau de sucre, on lui montre le sac de riz, la provision de iahni, et on lui explique que s’il veut manger du palao ce soir même, il lui suffit d’apporter une marmite qui n’ait pas une brèche comme celle-ci.

En sirotant son thé, il finit par tomber d’accord sur toutes choses, et nous promet de revenir dans une heure avec ce que nous lui demandons. Il nous accompagnera aussi loin qu’il nous plaira.

Je demande à un de ses congénères si l’on peut se fier à sa parole, s’il ne serait pas prudent de l’accompagner. La réponse est qu’un Karakirghiz tient sa parole, surtout « quand il a l’espoir de remplir son « sac » pendant plusieurs jours, et qu’il ne manque jamais pareille occasion ».

S’adresser à l’estomac de bien des êtres est encore la meilleure manière de les prendre par les sentiments.

Le lendemain, par une steppe unie, nous arrivons sur les bords de l’Ablatoum, un affluent du Tchotkal qui descend du sud. Dissimulée entre les hautes berges de la rivière, notre troupe se repose sur l’herbe, à l’ombre des genévriers. Soudain, un cavalier apparaît au-dessus de nos têtes, puis deux, trois, puis toute une file qui s’arrête. Les silhouettes immobiles, se profilant sur le fond du ciel, par un soleil de midi, font un tableau oriental. Des deux côtés on s’observe avec défiance.

Après s’être consultés, les nouveaux venus décident de rester sur le haut, puis vont à tour de rôle abreuver les chevaux en amont de notre bivouac. Un de nos hommes engage conversation. Ce sont des marchands de chevaux allant trafiquer à Namangane. Ils sont arrivés d’Aaoulie-ata, par une passe visible au nord, à quelques verstes du nœud de montagnes situé au nord-est où le Tchotkal prend naissance. La plupart de ces maquignons sont Tadjiks ; quelques-uns des palefreniers sont Kirghiz.

Djoura-Bey, qui est parfois un farceur, juge à propos de mettre le feu à un vieux genévrier, de façon que la fumée chassée par le vent enveloppe ceux qui bivouaquent plus haut et les gêne. Je fais à l’ânier des reproches qui paraissent le toucher fort peu ; il est trop Asiatique pour comprendre en quoi molester des étrangers peut être répréhensible. Il n’a point mangé à leur table ; il compte sur notre protection ; pour quel motif se gênerait-il ?

Ces marchands qui suivent la même route que nous-mêmes prennent les devants. A notre tour, nous remontons le cours de l’Ablatoum. Au moment de le quitter et de suivre un dos d’âne qui va droit sur le sud, notre guide nous montre à droite, en bas, la caravane des maquignons s’enfonçant dans un défilé. Il paraît qu’ils se sont fourvoyés. Le guide les hèle ; les derniers de la file tournent la tête, s’arrêtent ; mais ne comprenant rien aux cris ni aux gestes de bras de celui qui les appelle, ils s’éloignent.

Un de nos hommes galope derrière eux qui les ramènera. Notre guide est devant nous ; je le vois qui descend de cheval ; que cherche-t-il à droite, à gauche, en s’accrochant aux pointes des rochers ? C’est que nous sommes au bord d’un ravin haut de plus de trois cents mètres, que pas un sentier n’est visible, et qu’à moins de trouver une faille dans ces rochers, on retournera sur ses pas.

Nous nous tirerons d’embarras, grâce à l’eau qui trace partout des routes. Elle s’est écoulée par une lézarde de la solide muraille, a charrié des pierres, de la terre qui est accumulée dans les creux, y a semé des graines, et des broussailles ont poussé en touffes qui seront autant d’obstacles utiles à la descente. On met pied à terre, on prend sa bête par la bride, puis, l’un après l’autre, et à distance, on se laisse glisser, la jambe tendue, le corps en arrière, jusqu’à une racine ou un caillou. Le cheval suit presque assis sur son arrière-train, glissant des quatre pieds, la tête près du dos de son maître. C’est un tour de force que seuls les chevaux de montagne sont capables d’exécuter facilement. Une sorte d’escalier est vite indiqué ; chaque saillie devient un degré, et deux Kirghiz fermant la marche croient pouvoir se hasarder à rester en selle.

On aboutit à une terrasse dominant l’Ablatoum, qui se déroule à travers un bois de pins s’élançant droits et gigantesques. A voir d’ici le chemin que nous avons descendu, il semble que nous aurions dû rouler vingt fois. Que de choses semblent impossibles avant de les entreprendre !

On se croirait tombé au fond d’un puits dont les montagnes environnantes figurent la margelle colossale, horizontale à l’ouest et ailleurs inégale. La caravane a continué sa marche. Bientôt nos compagnons apparaissent par-dessus les pins ; ils gravissent un sentier escarpé et sinueux, à chaque instant faisant halte, et leur file, tassée à la descente, s’allonge maintenant avec des espaces entre les cavaliers, qui diminuent et augmentent selon que dure l’essoufflement des chevaux.

Nos feux sont allumés ; on entend de moins en moins les cris des caravaniers qui ont disparu. Enfin tout est tranquille. Plus de voix troublant la solitude, sauf la basse grondante de l’Ablatoum à nos pieds. Le soleil descend rapidement, et en même temps le mercure dans le thermomètre, qui marque à sept heures deux degrés et demi.

Puis la lune paraît à son tour ; sa grosse face ronde de Mogol effleure la crête des monts, et l’on dirait qu’elle nous fait la nique par-dessus un mur formidable. Elle verse des flots de lumière blafarde sur ce paysage grandiose où nos feux paraissent des lucioles jaunâtres. Ces beautés de la nature nous sembleraient moins délectables, j’allais dire qu’elles nous laisseraient froids, si nous n’avions du bois à foison. Le vent souffle en effet avec fureur, mais de vieux pins morts gisent là, sous la main ; on les traîne dans le foyer, et le vent peut souffler, le thermomètre descendre, on aura chaud malgré tout.

Par une température basse, un feu petillant entretient généralement la bonne humeur, et Rachmed, qui craint des reproches, profite de la circonstance pour nous annoncer que malgré la provision considérable faite avant le départ, pas un clou ne reste pour ferrer les chevaux. Il y a bien encore quelques fers. Durant ces derniers jours, la consommation de clous avait été telle que nous ne ferrions plus que les pieds de devant, qui supportent surtout la fatigue dans la montagne. La situation serait très-fâcheuse si la route était longue encore ; mais le guide affirme qu’avant trois jours nous trouverons des aouls du Ferghanah et des bêtes de rechange en cas de besoin.

Il résulte d’un examen attentif que tel cheval pourra marcher sans butter durant un jour, tel autre durant deux. Au lieu d’aller à pied la moitié ou le tiers du chemin, comme d’habitude, on ira toute l’étape, grimpant sur la bête dans des recoins où l’on trouvera une prairie ou la nappe souple de la steppe.

Pendant toute la journée du 2 septembre, c’est du vent, de la pluie, de la grêle, des chemins pierreux, glissants, avec des montées le long de l’Ablatoum qui dessine des zigzags entre le sud et l’est. Un désert de pierre ; une passe allant sur le sud ; en haut de cette passe, une mitraille de grêle ; ensuite une recrudescence de pluie, puis des chèvres sauvages qu’on aperçoit bondissant à la file, et comme conclusion d’une marche forcée, pour abri, l’auvent d’une roche qui surplombe. A côté, cinq ou six jeunes pâtres, leur chef ayant une vingtaine d’années, sont installés dans une caverne de trois mètres de profondeur, c’est-à-dire beaucoup mieux que nous.

La pluie coule à flots et sans interruption. Tant que dure le jour, nous restons accroupis sous notre feutre tendu, veillant surtout à ce que nos collections ne soient point mouillées.

A la tombée de la nuit, les pâtres, sonnant de la trompe, appellent leurs troupeaux ; moutons et chèvres descendent de tous côtés : c’est un fourmillement de bêtes dans la vallée. Ce spectacle est intéressant, mais Rachmed s’en préoccupe fort peu, et il revient à la charge, insistant pour qu’on prenne la place des pâtres, car « nous sommes plus nombreux, dit-il, et puis nous sommes des gens comme il faut ; du reste, je viens de ranger leurs effets dans un coin, et nous pourrons nous installer tous dans la grotte ».

La perspective d’être complétement trempés — nous le sommes déjà à moitié — suffit à faire disparaître nos scrupules ; et c’est sans le moindre remords de conscience que nous expulsons les propriétaires de la caverne, réservant le meilleur coin à notre usage. Il nous semble tout simple d’user du « droit » du plus fort. Ajoutons, ce sera notre excuse, que les expulsés ne s’en formalisent aucunement, et qu’ils trouvent tout naturel de se soumettre sans un signe de mécontentement, puisqu’ils sont les plus faibles. Il est à croire qu’à l’époque où les hommes habitaient les cavernes, des faits analogues se produisaient, avec cette différence toutefois que les plus forts hésitaient moins à prendre et les plus faibles moins à fuir.

Si nous leur prenons leur gîte, nous ne leur prendrons point leur souper, un quartier de mouton que l’un d’eux a trouvé mort dans les rochers. A l’odeur que la chair répand, on devine sans peine qu’elle n’est point fraîche.

Après le repas, on entretient un instant le feu à l’entrée de la caverne, puis l’obscurité se répand sur toutes choses. Les moutons de chaque troupeau sont serrés les uns contre les autres, et l’on devine çà et là une masse sombre à la surface du sol. Il y a autant de masses sombres que de troupeaux. Les chiens viennent rôder autour des pâtres qui leur jettent les entrailles du mouton, puis les os, et c’est entre les mâtins une bataille terrible qui n’émeut point leurs maîtres se disposant à dormir. L’aîné des pâtres prend la meilleure place, les autres se replient derrière lui ; ils se tassent sous leurs manteaux doublés de feutre, en échangeant quelques bourrades, chuchotent, puis dorment. Le feu est éteint ; on ne distingue plus rien, on entend parfois une pierre rouler, c’est un chien qui fait sa ronde. La pluie tombe avec un clapotement uniforme, tout à coup précipité par de brusques rafales.

Un ronflement de trompe nous éveille ; il fait jour ; le soleil est levé. Les pâtres se détirent ; l’aîné distribue la besogne et les morceaux de pain pour la journée. Ils partent, pieds nus, poussant des cris, lançant des pierres, sifflant les chiens, et chacun ayant rassemblé son troupeau le chasse lentement. Ils soufflent dans l’écorce roulée, et l’on croirait ouïr le beuglement sauvage d’un taureau gigantesque, à qui les brebis répondent par des bêlements confus et grêles.

Les Kirghiz qui nous accompagnaient avec leur marmite nous font leurs adieux et retournent chez eux. Ils s’en vont très-contents de quelques pièces de monnaie, d’un peu de thé et des morceaux de iahni qu’ils reçoivent avant de partir.

Nous descendons de notre pied à travers les pierres de la gentille vallée d’Ablatoum. Le ruisseau qui va vers le sud porte le même nom que l’autre coulant en sens inverse sur le versant nord. Ablatoum est à peu près le nom de Platon. Il est très-probable que les indigènes n’ont pas songé à lui en l’appliquant à ce cours d’eau. En passant, le guide nous montre le méguil où un saint de ce nom repose.

« C’était, dit-il, un savant mollah. »

Ayant campé chez des nomades kirghiz, dont le type a été modifié par des croisements avec des Tadjiques, nous arrivons le 3 septembre à l’issue des montagnes. Nous sommes au milieu d’un aoul dressé au bord d’étangs et des bras de l’Ablatoum qui se ramifie dans les basses terres, charriant la fraîcheur à travers les prés et les arbres. Tout ce campement est en fête. Le père d’un khan très-riche vient de mourir, et l’on a organisé plusieurs courses à la chèvre, une pour les enfants qui vient de prendre fin. Le vainqueur est un jeune Kirghiz très-laid, qui chevauche très-fier avec un chevreau en travers de la selle. On distribue les vivres aux invités. Ils sont agenouillés par dizaines autour de larges écuelles. Beaucoup attendent patiemment qu’on les serve, autour des marmites fumantes : les uns sont étendus, la main dans la bride du cheval ; les autres en selle, appuyés sur le cou de leurs coursiers, bavardent par passe-temps.

L’aîné des pâtres que nous avons rencontré plus haut est là ; il n’a point manqué une aussi belle occasion de manger beaucoup.

Après le froid, voici de nouveau la chaleur, puis les aryks[31] menant l’eau aux champs cultivés, et les couches épaisses de lœss, et les bandes de steppe desséchée ; enfin, une première araba[32], chargée d’hommes à barbe longue, en bottes, avec des pioches, indique que nous allons trouver des villages de sédentaires. Nous sommes bien dans la plaine du Ferghanah, fertilisée par les eaux abondantes du Syr-Darya et de ses affluents.

[31] Canaux d’irrigation.

[32] Voiture grossière en bois.

Il ne nous reste plus maintenant qu’à rentrer aussi vite que possible à Tachkent, d’où nous gagnerons sans retard la France par le Bokhara, le Khiva, la Caspienne et le Caucase. Nous traverserons rapidement les différentes villes du Ferghanah. En deux jours, nous sommes à Namangane, où nous prenons quelque repos. Les Russes y ont placé une garnison dont les chefs nous reçoivent très-cordialement. Ils nous annoncent la guerre de Tunisie et nous expliquent les différentes opérations militaires qu’elle a entraînées. Dans ce coin reculé de la terre, les hommes de guerre du Czar sont au courant des moindres faits et gestes des armées d’Europe.

Malgré l’amabilité de la petite colonie russe, qui nous invite à prolonger notre séjour, nous partons pour Andidjane.

En allant à Andidjane, notre guide se perd dans les rizières, et nous faisons près de cent kilomètres du lever du soleil à une heure du matin. Nos chevaux tiennent bon, et cependant ils ont subi récemment de grandes fatigues dans la montagne. Les chevaux kirghiz sont doués d’une résistance incroyable.

De même qu’à Namangane, il y a à Andidjane une ville russe récemment fondée à côté de la ville indigène. Elle n’est encore habitée que par les employés d’administration.

A Andidjane, nous croisons un certain nombre d’Hindous venus par la Kachgarie, d’où arrivent également quelques produits des colonies anglaises et du thé en briques qu’on introduit sous le couvert. Ce thé de contrebande, de qualité inférieure, est consommé par les indigènes pauvres.

Autrefois, des caravanes parties de Kachgarie apportaient régulièrement des porcelaines et des soies chinoises ; mais depuis que des bruits de guerre circulent à propos de la province de Kouldja, les marchands ne se risquent plus à franchir le Terek-Davane. Cette passe est, du reste, peu praticable dans la saison présente ; elle est très-pierreuse et ne convient pas aux chameaux chargés ; aussi la traverse-t-on de préférence en hiver, quand la neige a déroulé sur la rocaille son moelleux tapis de neige.

Andidjane est une ville populeuse et riche, arrosée par le Kara-Darya, un affluent du Syr. Ses maisons sont enfouies dans les bosquets. Tout le pays environnant est bien cultivé. Chez le chef de ce district, nous avons l’occasion d’entendre un concert kachgarien. Un des artistes gratte avec un cure-dent une sorte d’immense cithare ; un deuxième racle l’unique corde d’un très-long violon. Les officiers russes présents et nous-mêmes ne prêtons d’abord pas attention à la manœuvre des musiciens, car notre oreille ne perçoit pas la moindre mélodie. Sans doute, pensons-nous, ces gens accordent les instruments. Au bout d’un quart d’heure, nous les faisons interroger, trouvant qu’ils tardent bien à « jouer le grand morceau ». Ils répondent qu’ils l’exécutent depuis un instant. Tous nous nous regardons avec un certain étonnement, puis écoutons curieusement. Nul n’y a rien compris, et pourtant nous avions affaire aux Sivoris de la Kachgarie. Il va sans dire qu’un Kachgarien ne comprendrait pas mieux notre musique.

D’Andidjane, nous expédions une partie de nos bagages à Tachkent et le reste avec nos chevaux à Samarcande. Grâce à la poste russe, nous arrivons assez promptement à Assake d’abord, puis à Marghilan, renommée pour ses fruits, ses merveilleuses pêches et ses étoffes de poil de chameau, puis à Kokand la charmante.

Quant à ses habitants, ils ne sont pas charmants. Nulle part nous n’avons vu les goîtreux en nombre aussi considérable. A chaque pas nous rencontrons des gens atteints de cette infirmité. Au bazar, le nombre nous en semble moins grand, surtout parmi ceux qui travaillent le cuivre et le fer, et parmi les marchands de bijoux. Sans doute ils ne sont point originaires de la ville. Kokand, ancienne capitale du même nom, est une ville moderne. Elle date du siècle dernier. Son bazar est le plus vaste et le mieux construit de toute l’Asie centrale, avec des rues relativement larges ; longtemps il fut le plus animé, mais il semble maintenant l’être moins que celui de Tachkent, devenu la capitale de toutes les possessions russes. Le palais de Koudaïa-Khan, le dernier prince du pays dont les malheurs nous furent chantés au son du dombourak, est vaste, avec un portail de bel aspect ; les constructions de style persan sont inhabitées en partie. Les soldats, les employés occupent quelques bâtiments malheureusement restaurés dans le style russe. C’est le fait de tous les conquérants qui, n’ayant pas les mêmes besoins que les vaincus, croient faire mieux en adaptant les édifices à leur propre usage. La civilisation y gagne parfois, l’histoire de l’art y perd souvent des documents intéressants.

De Kokand nous gagnons Khodjend, bâtie sur les bords du Syr-Darya, à qui elle donna autrefois son nom. Les Arabes appellent en effet le Syr, Nahar-Khodjend, c’est-à-dire rivière de Khodjend. Cette ville commande l’entrée du Ferghanah, et elle est très-antique ; peut-être existait-elle du temps d’Alexandre. Elle a partagé le sort de Tachkent, étant sur le chemin stratégique qui mène à cette ville, qu’on vienne de l’ouest le long des montagnes, ou bien de l’est par la route que nous venons de prendre. L’histoire mentionne qu’elle fut prise en 719 par les Arabes. Chacun connaît l’héroïque défense de cette ville contre les Mogols de Tchinguiz-Khan. Depuis, ses habitants ont toujours résisté avec plus ou moins d’énergie aux envahisseurs, dont les derniers furent les Russes.

Nous traversons le Syr sur un pont de bois construit par les soins des Russes, et, toujours dans la steppe jusqu’à la fertile vallée de l’Angrène, nous rentrons à Tachkent le 14 septembre.

Quelques personnes veulent nous dissuader de retourner en France par le Bokhara et le pays des Turcomans, sous prétexte que l’émir de Bokhara est très-malade, que sa mort est attendue chaque jour, que ses sujets sont déjà travaillés par les différents compétiteurs à sa succession, et que des Européens qui seraient dans le pays au moment du décès de ce prince courraient de grands dangers : car, en pareil cas, les différents partis fomentent des troubles et se livrent des combats sanglants. Quant aux bords de l’Amou, ils doivent être infestés de bandes de pillards. La prise de Geok-Tepe est récente, et beaucoup de Turcomans qui ont pris part à la campagne sont réduits à la misère et partant au pillage, car ils n’ont pas ensemencé leurs champs. Nous n’en voulons rien croire et ne modifions point notre itinéraire.

Le général Kalpakovski, qui remplace le général Kauffmann, nous donne des lettres de recommandation indispensables, et nos dernières collections expédiées vers la France, par la voie d’Orenbourg, nous partons pour Samarcande dans la nuit du 28 septembre, après avoir passé la soirée en compagnie des trois seuls Français que nous connaissions dans le Turkestan russe, et qui nous furent toujours de véritables amis.


VUE DE L’ABLATOUM NORD.
Dessin de M. Capus.

Nous allons dans le Bokhara accompagnés d’un artiste d’origine italienne. M. Tinelli, dont l’intention est de photographier les monuments les plus remarquables du pays, est un voyageur émérite qui a couru le monde et recueilli, chemin faisant, une des plus riches collections de photographies qui se puisse imaginer.

Nous traversons encore une fois Khodjent, puis tournons vers l’ouest, le long des montagnes, au bord de la steppe. La route postale suit à peu près le chemin que prit autrefois Alexandre, et après lui bien d’autres.

Nous nous arrêtons quelques heures à Oura-Tepe, petite ville étagée sur des collines et renommée pour ses fines lames damasquinées, ses draps de laine, ses chevaux élégants et vigoureux. Son nom prêtant à un jeu de mots, a donné lieu à une légende. La voici :

« Au temps jadis, il y a très très-longtemps, lorsque les Chinois envahirent le pays, ils mirent le siége devant la ville, qui se défendit vigoureusement. Mais les assiégeants usèrent de machines ingénieuses, et la capitulation était imminente. C’est alors que les assiégés eurent recours à un de leurs compatriotes nommé Oura, personnage très-révéré, ayant la réputation d’un saint. Celui-ci tira ses concitoyens d’embarras. Une nuit, il prit son tepe (calotte), le posa sur la ville, ainsi qu’on pose un globe de verre sur un melon, et le matin, les Chinois ne virent plus rien. Ils en furent stupéfaits, levèrent le siége et s’en retournèrent comme ils étaient venus. Depuis, les habitants appelèrent la ville Oura-Tepe, c’est-à-dire calotte d’Oura, en mémoire du signalé service que leur avait rendu saint Oura. »

D’Oura-Tepe, nous atteignons Djizak, puis, par la porte de Tamerlan, Samarcande.

Nous faisons les préparatifs indispensables, engageons comme djiguite un certain Radjab-Ali qui est déjà allé à Khiva ; nous serrons une dernière fois la main au général Ivanoff et à l’excellent général Karolkoff, à qui nous devons tant, et nous voilà cette fois définitivement partis pour la France.

Des voitures louées à Samarcande transporteront jusqu’à Bokhara nos ballots et notre petite ménagerie composée de deux gazelles, de deux chiens, d’un blaireau, d’un lagopède de grande taille, connu dans le pays sous le nom de perdrix-empereur (pacha-kaklik). Tous ces animaux et oiseaux sont d’espèces nouvelles. Nous pensions emmener un grand aigle de près de quatre mètres d’envergure, mais il mourut, heureusement pour lui, et échappa aux ennuis d’un long voyage et de la captivité.

A la frontière des possessions russes, nous voyons au pied d’un coteau environ deux cents chariots alignés en carré ; ils sont couverts de bâches et semblables à ceux qui suivaient les colonnes allemandes pendant la guerre de 1870.

Le vent lance des tourbillons de poussière sur le campement silencieux et triste. C’est l’heure du repas, et des femmes vêtues à la mode du temps passé cuisinent sur de petits poêles de fonte entre les timons ; des hommes pansent les chevaux ; des jeunes filles tricotent ; de jeunes garçons aux cheveux d’un blond filasse, coiffés de casquettes, chaussés de sabots, en gilets trop courts que dépassent des bretelles de drap trop longues, viennent sans hâte nous voir passer ; ils nous regardent timidement d’un gros œil clair. Il n’y a pas à en douter, voilà des Allemands. Nous les saluons d’un « guten tag », auquel ils répondent « gott segnet euch ».

Ces gens sont des mennonites, une secte de la secte des anabaptistes qui, persécutés en Allemagne, vinrent se réfugier en Russie, où des terres leur furent allouées sur les bords du Don, je crois. Cultivant le sol, pratiquant l’élevage des chevaux et du bétail, ils s’enrichirent rapidement, grâce à leur sobriété et à leur économie. Longtemps ils vécurent en paix, mais dernièrement on parla de les astreindre au service militaire, et ils émigrèrent en Amérique. Car ils ont la croyance que la guerre est une impiété, l’usage des armes un crime, et à aucun prix ils ne verseraient le sang de leurs semblables. En Amérique, ils ne firent point de brillantes affaires, et quand ils virent diminuer leurs ressources, ils décidèrent de retourner en Russie, où de nouveau on les invita à se soumettre aux lois de leur pays. C’est alors qu’ils partirent pour l’Asie centrale. Et maintenant ceux-ci attendent le retour de leurs chefs, qu’ils ont envoyés à l’émir du Bokhara afin de lui demander des terres.

L’administration du Turkestan russe avait conseillé à ces mennonites de rentrer dans la société d’où ils sont sortis volontairement, mais ils ont répondu avec douceur et obstination : « Nous sommes sans défense et nous voulons vivre notre croyance, nous partirons », et ils vont ailleurs vivre leur croyance.

De Katti-Kourgane, la dernière ville du Turkestan russe, nous arrivons sans encombre à Bokhara par Ziaeddin et Kermineh.

Notons toutefois qu’à Kermineh le beg se montre fort peu aimable à notre égard, et qu’il nous empêche de visiter le bazar ; c’est également à Kermineh que Djoura-Bey, qui s’est chargé spécialement de nos animaux, laisse échapper le blaireau.

Notre serviteur, vertement réprimandé, ne sait où donner de la tête et va consulter un bohémien qui sait lire sur les os qu’on n’a point touchés des dents. Djoura-Bey paye quelques pièces de menue monnaie, et le devin prenant une omoplate de mouton raclée au couteau la jette dans le feu, et lorsqu’elle est calcinée, il l’examine et conclut que l’animal ne se retrouvera pas.

Cette jonglerie est connue depuis des siècles.

Un auteur persan prétend en effet qu’on la pratiquait déjà du temps de Turc, fils de Japhet, et Jornandès conte qu’Attila, sur le point d’en venir aux mains avec Aétius, dans les plaines de Champagne, se conforma à l’usage de sa nation et consulta les os des animaux afin de connaître l’issue du combat et…

Mais laissons l’histoire de côté, car nous sommes à Bokhara avec Capus qui est souffrant et Tinelli qui paraît avoir une fièvre typhoïde et garde le lit. Nous restons près d’une semaine dans cette ville, et lorsque nous sommes assurés que M. Tinelli pourra être conduit à Samarcande, nous partons, car il nous reste encore bien du chemin avant la Caspienne, et l’hiver approche.

Il y aurait beaucoup à dire de Bokhara, une des plus anciennes villes du monde selon les auteurs musulmans, qui partagea longtemps le sort de Samarcande, posée comme elle sur les bords du Zérafchane et buvant aux mêmes eaux. Mais nous ne jetons qu’un coup d’œil sur l’Asie et ne pouvons nous arrêter aussi longtemps qu’il nous plairait dans les endroits qui nous intéressent, ni nous appesantir sur les questions qui nous passionnent.

Disons adieu, les larmes aux yeux, à notre pauvre compagnon Tinelli, et quittons cette ville malsaine et bien connue.

VII
SUR L’AMOU-DARYA.

Le Zérafchane. — Adieux de Rachmed. — Kara-Koul. — Les sables mouvants. — Tchardjoui : réception bruyante. — Descente de l’Amou. — Le château de Sigognac à Oustik ; déportés. — Gens pillés par les Turcomans. — Ils content leur histoire. — Radjab-Ali. — Comment s’organise une expédition dans le but de piller. — Aventures d’un déporté bokhare à Kabakli ; le commandant de cette forteresse. — Alertes. — Le passage des Tekkés. — Les gardiens du fleuve. — Outch-Outchak. — Nous quittons l’Amou.

Les dômes et les minarets de Bokhara semblent s’enfoncer peu à peu derrière nous. Ils ont disparu, le ciel est couvert, la campagne nue. Çà et là, quelques parcelles de terre sont cultivées autour des masures carrées à murs grisâtres. Le paysage est terne, et le vent froid en fait encore mieux sentir la tristesse.

Le mirza qui doit nous accompagner jusqu’à Karakoul indique du fouet, entre les saklis éparpillés, de petits amas de sable en apparence inoffensifs.

« Très-mauvais, dit-il, que Dieu nous protége ! »

C’est l’avant-garde des barkanes[33] qui jetteront bientôt la désolation dans l’oasis du Bokhara et peut-être l’anéantiront.

[33] Nom donné en Asie centrale aux montagnes de sable chassées par le vent.

Mon compagnon de route, actuellement au service de l’Émir, descend d’une famille de Samarcande.

« Mes ancêtres, dit-il, sont des Turcs partis de Roum, à la suite du grand Timour, revenant de l’Ouest où il avait conquis beaucoup de pays. De père en fils nous avons servi les maîtres du Bokhara. Notre famille a compté beaucoup de savants mollahs.

— N’es-tu pas toi-même un savant ? As-tu lu dans les livres ?

— Ha ! ha !

— Que sais-tu du Zérafchane que nous apercevons là-bas ? Ne versait-il pas autrefois ses eaux dans l’Amou ?

— Oui, mais il y a longtemps, longtemps. Avant Timour, le Zérafchane, passant près de Djizak, se joignait au Syr-Darya ; or en ce temps les Kirghiz étaient maîtres de Tachkent ; ils descendaient la rivière en barque, pénétraient dans le pays de Bokhara, et le pillaient chaque fois. Cet état de choses eût pu durer longtemps, si un émir n’avait résolu d’en finir et d’enlever aux ennemis le moyen de pénétrer facilement au cœur de ses États. Donc il donna l’ordre d’assembler un grand nombre de travailleurs, et avant la crue des eaux, il parvint à détourner le cours du Zérafchane, qui cessa d’affluer au Syr, fut dirigé vers l’Amou et se perdit depuis lors dans le lac Dingiz, à gauche et plus loin que Kara-Koul.

— As-tu vu le lac Dingiz ?

— J’y suis allé plusieurs fois ; il n’est pas grand, les sables l’environnent, son eau est mauvaise, puante, salée. C’est en hiver qu’il a son niveau le plus élevé, grâce à l’apport du Zérafchane, qui ne l’atteint pas le reste de l’année, quand les irrigations des terres cultivées en amont l’épuisent. Au reste, les Russes lui prennent une quantité d’eau de plus en plus considérable, au point qu’on ne sème plus de riz à Kara-Koul.

— Au lieu de riz, que sème-t-on ?

— Du coton, qui demande moins d’humidité, et nous achetons le riz dans la province de Samarcande et du Hissar. Tiens, voici le commencement du pays des Turcomans. »

Et en effet, le terrain a repris insensiblement la physionomie des environs de Kilif et de Patta-Kissar. C’est la même surface vaste, semée de saklis aux murs très-élevés, les mêmes ariks profonds, encaissés dans des remblais considérables où poussent quelques djiddas ; les mêmes chiens à poil rude, qui aboient furieusement en trépignant sur les toits.

Plus loin que le village de Yakkatout, derrière le Zérafchane, la masse des sables mouvants apparaît dans le lointain.

A quelques verstes de Kara-Koul, la lune se lève, reflétée par le Zérafchane qui roule à nos pieds un volume d’eau insignifiant dans un lit beaucoup trop large.

Rachmed, ne pouvant croire à tant de maigreur, questionne le mirza :

« Est-ce vraiment le Zérafchane ?

— Par Allah, répond l’autre, c’est le Zérafchane ! »

Rachmed éprouve un sentiment de pitié à la vue de cette rivière bien-aimée dont le bruit tumultueux l’assoupissait chaque soir à Ourmitane, son pays natal ; enfant, il a couru sur les galets du Zérafchane ; homme, il y a baigné maintes fois les chevaux ; que de fois ne s’est-il désaltéré de son eau fraîche ! Il descend de cheval, et d’un ton mi-tragique, mi-comique, portant la main à sa barbe :

« Que Dieu te garde, mon Zérafchane ! Comment te portes-tu ? Tu as bien mauvaise mine. Pourquoi es-tu si calme ? Toi qui grondais si fort à Ourmitane et à Pendjekent, pour quelle raison es-tu maintenant silencieux ? Tu courais naguère aussi vite qu’un bon cheval, et voilà que tu te traînes péniblement. Es-tu fatigué de la longueur du chemin ? Tu t’endors, tu vas mourir. Va, mon sort sera le tien. Avant de partir en compagnie des Faranguis, comme toi je me suis amusé beaucoup à Samarcande.

« J’ai raconté à tous mes amis que je partais pour l’Occident, que je verrais beaucoup de choses nouvelles, et j’étais content, joyeux, j’allais visiter les vendeurs de thé, heureux d’avoir beaucoup de chemin à chevaucher. Je me fatiguerai comme toi, et à moitié mort, je m’endormirai comme toi loin des montagnes d’où nous sommes sortis avec fracas. Demain je boirai tes eaux pour la dernière fois. Salamaleikon, mon Zérafchane ; salamaleikon, mon Zérafchane. »

Et là-dessus, Rachmed monte à cheval, marmotte je ne sais quoi, et poursuit sa route, silencieux, la tête pendante.

Avant Kara-Koul, que nous indiquent des aboiements de chiens, un premier pont est jeté sur un bras du Zérafchane, qui est à sec, ayant gardé dans les creux des flaques d’eau miroitantes. A travers les maisons, on arrive à un second bras de la rivière au lit plus étroit, mais à peu près rempli par les eaux.

Le beg de Kara-Koul nous reçoit très-gentiment dans sa forteresse, où il nous offre l’hospitalité et d’épaisses couvertures ouatées. Il fait froid, et les couvertures sont une surprise agréable.

Rachmed retrouve une connaissance en la personne de notre hôte, qui commanda jadis à Ourmitane avant l’arrivée des Russes. C’est un Ousbeg à la belle figure décidée, qui passe pour un très-adroit chasseur. Il examine nos armes en connaisseur.

Cette ville, ou plutôt ce village de quelques milliers d’habitants, possède un bazar sans importance. On y vend les menus objets d’un usage journalier, et sur une plus grande échelle, le sel apporté des environs d’Ildjik. Les acheteurs sont les Turcomans des environs.

En raisonnant à l’européenne, c’est-à-dire mal, puisque nous sommes en Asie, nous avons cru devoir attendre jusqu’à Kara-Koul, afin de faire l’acquisition de ces peaux de mouton renommées pour la finesse de leur laine, qui s’appellent du reste kara-koul. A la vérité, nous avions supposé que le stock de peaux serait peu considérable, les consommateurs y étant peu nombreux ; mais jamais l’idée ne nous était venue qu’il n’y en aurait pas une seule.

Eh bien, nous quittons Kara-Koul sans avoir pu nous procurer une seule peau de mouton, parce que le commerce se fait au jour le jour et que les propriétaires de troupeaux sont tous absents ; ils reviennent des montagnes où ils ont passé l’été.

Après avoir abreuvé une dernière fois nos chevaux dans le Zérafchane, lui avoir fait nos adieux comme Rachmed, nous nous dirigeons vers Tchardjoui, forteresse bâtie sur la rive gauche de l’Amou. Un fils de l’Émir y réside au milieu de soldats ; c’est par son intermédiaire que nous trouverons la barque sur laquelle nous descendrons le fleuve.

A seize kilomètres environ de Kara-Koul, à Khodja-Daoulat, dont les puits contiennent une mauvaise eau sale, finissent les terres cultivées, et les sables commencent. Ils se sont déjà glissés dans la lande, rampant entre les arbres et faisant des tas à chaque broussaille qui gêne leur marche. Plus loin les amas sont plus considérables, puis ce sont des monticules isolés, et puis les vagues de la grande mer de sable.

Le soleil se couche à notre droite, derrière les saklis à moitié engloutis, d’où le fléau a chassé les hommes. L’impalpable poussière se mouvant ainsi qu’un liquide, au moindre contact, a roulé jusqu’au pied des murs, non pas en vague qui déferle brutalement, mais sans violence, comme une marée imperceptible montant goutte par goutte. Le sable s’est entassé contre la digue que la maison lui opposait, il a trouvé une fente, l’a élargie, et, un grain chassant l’autre, s’est déversé dans la cour. Alors les hommes imprévoyants ont touché le danger du doigt, et le jugeant inévitable, ils se sont courbés sous la main d’Allah. Ils ont chargé les effets, les meubles sur les arbas et les chameaux, coupé à la hâte par le milieu les arbres dont l’ombre leur fut bienfaisante ; puis ayant prié une dernière fois sur les tombes des ancêtres, ils sont partis, et la nature indifférente a poursuivi son travail.

Toujours limant, toujours limant, le grain minuscule a creusé les fissures en larges brèches, il a comblé le bassin aux ablutions, les chambres, et tourbillonnant sans cesse, avec l’aide de la pluie et des tempêtes, lui, poussière, il a réduit en poussière l’œuvre de l’homme, quia pulvis est, et in pulverem

Fiché sur des tombes maintenant invisibles, un toug courbé où flottent des guenilles figurant la crinière, marque la place du village. La hampe est pourrie ; un jour l’ouragan la cassera, ou bien un aigle s’y posant après une longue course, et il ne surgira plus rien qui rappelle le séjour des hommes. On verra seulement les molles ondulations du linceul des sables déroulé à perte de vue.

Voici dans une cour des moitiés de troncs tailladés de coups de hache : les caravaniers de passage sont heureux de trouver ces épaves qui leur fournissent de quoi préparer le thé, à l’heure où les chameaux fatigués se reposent sur leurs genoux calleux.

Nous traversons les barkanes au clair de la lune ; les cavaliers vont à la file sur l’étroit sentier zigzaguant au bord de trous profonds de vingt à trente pieds ; car le sable en marche en creuse un pour combler l’autre. Puis le sabot des chevaux résonne sur la surface sèche de la steppe saupoudrée de sel. Le froid nous oblige à mettre pied à terre, à marcher jusqu’au caravansérail de Farab. Les environs sont cultivés ; des ariks profonds conduisent l’eau de l’Amou quand il déborde de mai à juillet.

En allant au bac, vis-à-vis de Tchardjoui, un vieil habitant de Farab me dit qu’en général, une fois par mois, il vient de Merv à Tchardjoui des caravanes composées de Turcomans et de Persans. Ils apportent du blé et du sésame d’excellente qualité, et achètent pour le retour surtout des étoffes de coton.

Aux abords du fleuve, plusieurs chameaux chargés se dirigent vers le bac. Deux hommes sont installés chacun dans un panier faisant contre-poids à un ballot de marchandises. Il est facile de reconnaître des Juifs à leur type bien caractéristique ; ils portent la main au bonnet, nous saluent poliment d’un « zdrastié », croyant rencontrer des Russes. Ils viennent du Turkestan et vont trafiquer à Tchardjoui, où des marchandises leur seront sans doute apportées par leurs frères de Merv. Il est très-possible qu’ils fassent de la contrebande, car nous savons de bonne source que des commerçants indigènes du Turkestan russe, voulant éviter de payer l’impôt aux douanes du Tzar, achètent des marchandises en Angleterre ou aux Indes, les font passer par la mer Rouge, le golfe Persique, et, au moyen de caravanes par Merv et le Bokhara, parviennent à les introduire en fraude.

Près du fleuve sont des tas considérables de roseaux longs de trois à cinq mètres, tels qu’on les emploie pour la confection des toits et des nattes. On les a flottés à la dérive depuis Kabadiane, ils seront vendus sur le bazar de Bokhara.

Les eaux sont basses, des îlots de sable émergent comme des carapaces, et l’Amou qui serpente a l’aspect d’un bras de mer. Par un beau soleil, des caravanes attendent leur tour de passer. Que n’avons-nous le pinceau de Guillaumet !

Le touradjane, prévenu de notre arrivée, a envoyé quelques-uns des siens à notre rencontre ; nous sommes reçus sur la rive, avec force politesses, par deux ou trois cafards vêtus de khalats aux couleurs éblouissantes. Avec des obséquiosités, ils insistent pour que nous nous reposions quelques minutes sous une tente dressée en notre honneur sur le sable de la berge. Le jeune gouverneur de Tchardjoui nous souhaite la bienvenue ; il est, paraît-il, très-heureux de notre passage, etc.

Nous demandons si l’on a préparé la barque qui nous transportera plus loin, ainsi que la promesse nous en a été faite à Bokhara par le Kouch-Begui. Tout sera prêt demain ; on nous prie de gagner Tchardjoui, après que nos bagages auront été déchargés et placés sous la tente où ils demeureront jusqu’au moment de notre embarquement. Des hommes du Touradjane veilleront à ce qu’aucun objet ne soit dérobé. Nous partons ; à différentes reprises le chemin est barré par des ariks profonds, qui vont chercher l’eau du fleuve à dix kilomètres en amont ; ils sont actuellement à sec.

Voilà la ville aux maisons étagées sur les flancs d’un mamelon portant une forteresse au sommet ; des touffes vertes dépassent les toits, et Tchardjoui en paraît plus riant.

Un gros bonhomme nous réitère que le fils de l’Émir nous attend et désire vivement nous voir. Nous déjeunons à la hâte et grimpons chez lui par une rue fort étroite. Tout près de la porte de la forteresse sont les boutiques des marchands et des ouvriers en métaux, puis le quartier des Juifs, qui vivent aussi de commerce. A peine avons-nous mis le pied dans l’enceinte du palais, qu’une musique barbare éclate ; c’est une cacophonie inimaginable, produite par un orchestre composé de longues trompes, de tambours, de flûtes, de violons à une corde, de grosses caisses que de solides gaillards frappent à tour de bras et à peu près en cadence. On distingue pourtant une mélodie esquissée par le miaulement des violes et les notes aiguës des fifres. Tout ce bruit retentit à notre intention, il n’y a pas à en douter. Heureusement notre système nerveux n’est point débilité ; sans quoi, gare la catalepsie !

L’armée elle-même est rangée en bataille dans la cour quadrangulaire. Elle est composée d’Ousbegs et de Turkomans ; le costume est celui que nous avons déjà vu à Karchi : même bonnet noir gigantesque, même veste rouge se perdant dans un pantalon en cuir jaune d’une ampleur incroyable. Ils sont rangés sur quatre rangs, font un angle droit ; la musique est à gauche, devant le front des guerriers. Le général ou le colonel, grand escogriffe à barbe brune, vêtu d’une magnifique tunique de velours serrée à la taille, d’un beau tchalver brodé, avec une toque ornée d’une fourrure de loutre, lève son sabre, et l’on nous présente les armes. Il vient nous serrer la main, nous invite à mettre pied à terre, et c’est lui qui nous confie à des huissiers graves et cérémonieux.

Partout des armes sont accrochées aux murs des longs corridors qui serpentent en montant jusqu’à une grande salle de réception, à plafond très-élevé, à fenêtres vastes. Elle est précédée d’une chambre où les serviteurs stationnent, et suivie d’une autre pièce où nombre de hauts personnages à barbe blanche sont debout derrière le touradjane et à distance. Nous échangeons quelques banalités avec le jeune homme qui paraît assez intelligent, lui réclamons son appui afin d’avoir une barque prête pour le lendemain, et lui ayant souhaité tous les bonheurs imaginables, nous nous retirons.

Sous le porche, nous retrouvons le général qui s’en vient prendre avec nous le thé offert par le prince. Il nous demande des cigarettes, avec fort peu de dignité pour un grand chef.

Le soir, le canon rappelle aux fidèles que demain est un jour de fête. Au fait, nous sommes dans une ville de guerre isolée sur la rive gauche de l’Amou, destinée à protéger contre les Turkomans les sujets bokhares répandus aux environs. Elle est située à la tête du chemin des caravanes allant de la Perse dans le Bokhara.

Quoique Tchardjoui paraisse être un séjour très-agréable, nous avons hâte de le quitter. Il importe de traverser l’Oustourt avant l’hiver, qui est la saison où le froid sévit et où les pillards rôdent. Or, nous sommes deux Européens ne pouvant compter que sur eux-mêmes, et le mieux est de tâcher d’éviter un danger auquel il est sûr que nous succomberions. Au reste, en venant dans ce pays, notre but n’a pas été de rompre des lances, mais de voir et d’observer. Partons donc le plus tôt possible. En dépit des promesses faites hier, on nous dit dans la matinée que la barque n’est pas prête ; nous insistons pour qu’on se hâte. Je manifeste l’intention d’aller moi-même rappeler au touradjane combien notre temps est précieux ; un Bokhare m’en dissuade, car « le prince est à la prière et n’est point visible, on célèbre aujourd’hui une grande solennité religieuse, le bazar est fermé, il faut attendre jusqu’à midi ». C’est un « holyday ».

Il paraît que le prince est un musulman dévot, qu’il exécute rigoureusement les prescriptions du Coran. On nous a même affirmé qu’il lisait dans les livres. Sa distraction favorite est de courir la chèvre avec les jeunes gens de son entourage.

Après la prière, un cavalier accourt au galop dire que les vaisseaux sont tout prêts… et que les bateliers attendent. La barque où bagages et chevaux sont chargés est longue d’une dizaine de mètres, large de trois environ, profonde de soixante-dix centimètres. Quatre bateliers rament à l’avant, deux à l’arrière gouvernent ; tous se servent de longs avirons, les maniant debout.

Allongés sur nos coffres, presque comme les énervés de Jumièges, nous descendons l’Amou aux rives plates, désertes, grises comme le ciel où le soleil pâlit dans la brume. Un vent froid souffle violemment du nord-est, jette l’embarcation vers la rive gauche et retarde notre marche.

Au coucher du soleil, les bateliers veulent faire halte ; nous les contraignons d’avancer au clair de la lune, notre intention étant d’atteindre Oustik ce jour même. On atterrit enfin, nous demandons qu’un des bateliers nous conduise à Oustik ; tous s’y refusent, prétendant n’en point connaître le chemin.

Là-dessus, menace de les empêcher d’aller sur la rive gauche où ils peuvent trouver des vivres et un abri, de les garder ici sans leur donner même un morceau de pain, et ils décident que l’un d’eux nous guidera. La garde des bagages est confiée à Rachmed, dont le batelier enfourche le cheval, et nous partons avec Radjab-Ali.

Longtemps on louvoie dans un véritable dédale à travers les sables, puis on trouve un sakli : on réveille le propriétaire, qui argumente à travers la porte avant de l’ouvrir ; la promesse d’une récompense le décide à nous accompagner. Le batelier rejoint alors ses camarades. L’ousbeg nous guide durant quelques kilomètres, va frapper à une maison isolée, comptant se débarrasser de la corvée aux dépens d’une connaissance. Car c’est une corvée à pareille heure. La connaissance fait la sourde oreille, et le pauvre diable est contraint de continuer cette promenade désagréable.

La région n’est point gaie. Pas d’arbres, une plaine nue, des sables ; de temps à autre une maison se dressant semblable à un tombeau avec ses hauts murs sans fenêtres ; nul autre signe de vie que les aboiements des chiens ; le vent hurle, le sable voltige, et la lune glisse toujours, disparaissant derrière un nuage, reparaissant au sommet d’un monticule. Elle rase l’horizon, au moment où surgit la motte de lœss supportant la forteresse d’Oustik.

On tourne, on grimpe le sentier encaissé qui mène à l’unique porte d’entrée. On frappe sur les madriers mal joints à coups de manche de fouet, on appelle le maître de céans ; un serviteur arrive en traînant ses babouches ; des explications sont échangées. Tout comme ce Valois, à qui les historiens font prononcer ces paroles : « Ouvre, c’est la fortune de la France », nous pourrions dire moins héroïquement : « Ouvrez à des Français gelés et affamés. » L’homme a consulté son maître, il revient et soulève la poutre qui maintient les battants.

Nous entrons vite, et derrière nous le vent s’engouffre sous le portail. Le serviteur installe les hôtes dans la plus belle chambre du manoir, excusant son maître que la fièvre ronge, et qui ne peut quitter sa couche. A la lueur du falot, l’inventaire de la salle de réception est vite fait. Un mauvais tapis troué, à côté d’une natte de paille éraillée ; un bonnet à poil accroché à une cheville ; un fusil à mèche à chaque coin, et partout de la vermine qui sautille. Ce n’est pas luxueux du tout. Peu importe, on est à l’abri, on fera du feu et l’on se réchauffera.

Radjab-Ali, qui n’a mangé comme nous que du pain depuis neuf heures du matin (il est deux heures de la nuit), insinue doucereusement :

« On va manger sans doute un peu, je vais demander au serviteur ce qu’il peut nous offrir. »

Celui-ci répond que son maître est pauvre ; qu’il est, comme les autres habitants d’Oustik, condamné à vivre dans ce pays perdu ; qu’il possède pour tout bien une vache, un âne, une femme et des enfants en bas âge. Il nous apportera le peu de lait qui reste et des galettes de pain. Le pain est mauvais, le lait à peine potable.

« As-tu un peu de bois ? Il fait très-froid. »

Un claquement de langue comme réponse signifie que nous nous en passerons. Pour tout combustible, il y a un peu de charbon, juste de quoi faire bouillir quelques tasses de thé. L’eau est saumâtre par-dessus le marché. Les deux portes joignent mal ; car il y a deux portes, une à droite, une à gauche, et de plus une lucarne ; le vent s’élance en chantant par ces deux ouvertures. Décidément, c’est le château de la désolation. Cela fait penser au castel délabré de Sigognac du Capitaine Fracasse. On maugrée en s’enroulant dans sa pelisse afin de dormir ; puis le bourri du castel, que les allées et les venues à une heure insolite ont éveillé, juge à propos de braire plusieurs fois une note lamentable, qui est celle de la situation. Ses frères de bas lieu lui répondent, et, ma foi, on rit.

Dans la matinée, nous découvrons les quelques masures du hameau d’Oustik qui sera couvert totalement par les sables inondant les cultures. Ils vont du nord-ouest au sud-est, bientôt ils auront cerné entièrement la forteresse.

Nous parcourons la demeure de notre hôte. Elle est construite en carré, les quatre murs faisant face exactement aux points cardinaux. Près de l’entrée est le corps de garde qu’habitaient les soldats ; à côté est l’écurie ; puis l’habitation, enfin les greniers et la grande salle où nous avons passé la nuit. Au milieu de la cour, un puits très-profond a été creusé. Non loin du puits est le trou aux punaises : j’ouvre la trappe, je regarde ; il a été habité récemment : j’aperçois un fragment de natte usée, deux ou trois cruches ébréchées, un lambeau de toile.

Radjab-Ali m’explique qu’ici l’on déporte comme en Sibérie, et dans son patois imagé, levant la main comme pour indiquer la taille d’un enfant :

« Tchardjoui, dit-il, tout à fait petit Sibir, Oustik plus grand Sibir, Kabakli, plus loin, tout à fait grand Sibir, très-mauvais Sibir. »

Le fait est qu’Oustik n’est point agréable : nous le quittons sans regret. Après avoir fait nos salamalecs au mirakhor, — car le pauvre exilé porte le titre de maître des écuries, — nous descendons le mauvais escalier avec autant de plaisir que nous le grimpions la veille.

D’en bas, nous envoyons un dernier adieu à notre hôte accoudé au parapet : avec son turban blanc qui tranche sur le fond noir du porche, avec sa longue barbe noire, son air mélancolique, il offre bien l’image d’un prisonnier soupirant après sa liberté. Il restera dans ce triste gîte jusqu’à ce que la fièvre l’emporte ou que son maître l’en tire.

Tous les trois fouettant les chevaux qui avancent péniblement à travers les sables que le Darya dépose quand il s’étale, nous gagnons la grande route. L’Amou, ainsi que tous les grands fleuves, n’en est-il pas une tracée par la nature, et que l’homme aurait bien tort de ne pas utiliser ?

Les chevaux sont réinstallés à l’arrière, et la traversée continue. Le chenal du fleuve changeant journellement de direction, il faut louvoyer, chercher le courant, éviter que le flot heurte en biais la barque et la jette sur un bas-fond.

La rive droite est fréquemment bordée des sables accumulés peu à peu et formant parfois de véritables collines. Ils font une berge plus haute au Darya : ici, ils coulent doucement en filets très-minces ; là, s’écachent par blocs ; le flot rapide entraîne cette poussière d’une ténuité extrême qui s’enfonce lentement et est déposée loin de l’endroit de sa chute.

Les bateliers examinent attentivement la face de l’eau, et dès qu’elle est ridée, ils avancent avec précaution, tâtonnent avec la perche. On échoue quelquefois, lorsque la violence du vent n’est pas amoindrie par les inégalités du sol.

Nous changerons de barque à Ildjik, village sur la rive droite où se tiennent les bateliers qui transportent à Chiva les marchandises peu nombreuses que leur apportent les caravanes : car les commerçants préfèrent la route de terre, plus longue, plus fatigante, plus coûteuse, mais plus sûre. Les Turkomans pillards attaquent de préférence les barques, qui contiennent toujours un butin plus considérable et leur servent immédiatement à passer sur la rive gauche, d’où ils regagnent leurs tentes.

« Ildjik, Ildjik, dit un des pilotes.

— Ces feux là-bas ?

— Ha, ha. »

Voici plusieurs grands feux et des huttes coniques de roseaux, des hommes accroupis autour des feux, d’autres qui circulent. La lune allonge leurs silhouettes ; on les appelle. Tous se lèvent aussitôt et nous entourent. Ils sont coiffés uniformément du grand bonnet noir des Khiviens. Ils ont les yeux plus petits, le nez plus long, plus gros que les Bokhares. Ce sont les marins du port.

Cinq ou six grandes barques sont amarrées, et des ballots amoncelés près de ces abris où dorment les bateliers ; la plupart des sacs sont gonflés de tabac en feuilles importé du Chahrisebz par Bokhara. Il passe pour le meilleur et le plus parfumé d’Asie.

Nous demandons si une des barques est disponible : « Il faut vous entendre avec notre aksakal, répondent les rameurs ; une seule est libre, on va la calfater immédiatement, et elle sera prête demain. »

Nous allons coucher dans le village, à deux verstes du fleuve. Nous y ferons provision de viande fraîche, de farine, de foin, de sorgho pour les chevaux : car on ne trouve point d’orge dans cette région. On nous conduit dans une sorte de grand caravansérail-forteresse où les marchands passent la nuit, après avoir déposé leurs marchandises dans la cour où sont les appentis. La grande salle à droite de l’entrée est bondée de gens accroupis en cercle autour d’un brasier : une partie de la population mâle d’Ildjik est venue se chauffer ici, vider une tasse de bon thé, fumer les tchilims, écouter les racontars des marchands de passage, tandis que deux amateurs grattent agréablement le dombourak. Le public est mélangé ; il y a des Khiviens, des Turkomans, des Bokhares ; c’est que la frontière est proche. On nous cède un coin, où nous nous allongeons sur le feutre. La chambre est bien chauffée, le charbon de Saxaoul ne manque pas, et le feu sera entretenu jusqu’au matin.

Le gîte est meilleur qu’à Oustik. La salle se vide peu à peu, il ne reste plus que les étrangers, et chacun dort sous son manteau.

Au réveil, un vieux djiguite arrive, que nous avions envoyé de Tchardjoui porter une lettre à notre infortuné compagnon Tinelli. Il devait revenir avec un mot de la main du malade, ou tout au moins des nouvelles de sa santé. Nous sommes bien heureux d’apprendre que nulle complication dangereuse n’est survenue, et que bientôt Tinelli pourra gagner en arba Samarcande, où on le soignera plus intelligemment et plus cordialement aussi. On ne peut guère comparer la platitude bokhare à la bonne hospitalité russe.

Le vieux djiguite, le « baba[34] », comme nous l’appelons, viendra en notre compagnie jusqu’à la forteresse de Kabakli, sur la rive gauche. Il est au service du beg commandant cette place de guerre. Les provisions faites, nous regagnons le fleuve. Le patron de la barque est là ; d’abord il nous demande un prix de location exorbitant ; puis, après de longues discussions, nous tombons à peu près d’accord. Il reçoit un à-compte en présence d’une autorité d’Oustik, et s’engage à nous descendre jusqu’aux environs de Petro-Alexandrowsk. A l’arrivée, nous payerons le restant de la somme.

[34] Père.

Ces barques sont mieux construites que celles que nous avons déjà vues sur l’Amou. Cela tient peut-être au nombre considérable d’esclaves russes qui habitèrent Khiva. Ils auront enseigné l’art de travailler le bois aux indigènes, et ceux-ci ne pouvaient avoir de meilleurs maîtres, le premier venu d’entre les moujiks sachant toujours manier habilement la hache.

Le transbordement de nos bagages est à peu près terminé, on va partir, quand un vieillard qui nous a servi d’intermédiaire tout à l’heure, revient accompagné de deux individus déguenillés. Il nous prie de daigner les emmener avec nous. Ils voudraient retourner à Chourakhane, près de Petro-Alexandrowsk ; les Turkomans les ont pillés, il y a quelques jours, tandis qu’ils se rendaient à Bokhara, et ne leur ont pas laissé un fil sur le dos. Ils sont dans la misère, « ayez pitié d’eux ».

L’humble requête est accueillie avec plaisir. Les deux pauvres diables remercient, se serrent modestement dans une encoignure, s’adossent aux coffres dans un état de prostration complète. Ils nous font hommage de tout leur avoir : un melon très-succulent dont un homme charitable les a gratifiés. Rachmed en prendra soin et les nourrira à sa table.


VUE DE L’ABLATOUM SUD.
Dessin de M. Capus.

Tandis que les bateliers, debout, se cambrent sur les avirons par un soleil brûlant, — à une heure, le thermomètre marque 35°[35] à l’ombre, — nos protégés racontent leur lamentable histoire :

[35] Et 44° au soleil, le 4 novembre.

« Nous sommes de Chourakhane, près de Petro-Alexandrowsk ; c’est là que nous avons nos maisons et nos familles. Il y a trois semaines environ, nous chargeâmes trois chameaux d’étoffes et de tapis, et partîmes pour le Bokhara, dans l’intention d’en tirer bon profit. Nous avions pris le chemin le plus court qui côtoie le Darya jusqu’à Outch-Outchak, et pénètre ensuite dans le désert. Tout se passa bien d’abord, on n’apercevait pas de traces de cavaliers, nulle empreinte du pied sans fer des chevaux turcomans. Après avoir marché toute une nuit, nous allions lentement, à moitié endormis sur nos selles. Le soleil était levé depuis quelques heures, et l’on pouvait apercevoir distinctement à main gauche les collines de Koulmouk, qui ont à leur extrémité ouest le puits de Kal-Ata.

« Soudain, le compagnon qui nous manque, qu’Allah lui fasse miséricorde ! m’avertit que des cavaliers nous suivaient. Et en effet, derrière nous, une dizaine d’hommes chevauchaient, chassant un petit troupeau de moutons. Ils avançaient au pas, tranquillement, et notre défiance ne fut pas éveillée. Ce sont des nomades qui s’arrêteront au puits en même temps que nous, pensai-je, et j’étais rassuré.

« Quand ils furent proches, nous reconnûmes bien les chevaux tekkés à leur long cou, à leur tête fine, à leur allure de gazelle. En un clin d’œil nous fûmes environnés par les maudits. Je marchais en tête avec mon parent que voici. Sans donner le temps de saluer, le chef, un grand vieux à barbe grise, le sabre à la main, dit à celui d’entre nous qui venait le dernier :

«  — Mets pied à terre, donne ton cheval.

« Il refuse, tire son sabre ; mais un coup de pistolet éclate, et notre ami tombe, percé d’une balle qui, pénétrant au-dessus de l’épaule, sortit par la poitrine.

« Avec des menaces de mort, les Turkomans nous obligèrent à quitter la selle et nous attachèrent les mains derrière le dos. Ils se sont reposés au puits de Kal-Ata, ont rempli leurs outres, puis nous ont dépouillés de nos vêtements. Ils m’ont donné cette mauvaise chemise, ce mauvais bonnet au lieu de mon tchalma de pure laine, ce khalat percé, et m’ont tiré des pieds mes bottes toutes neuves. Elles étaient si belles que les deux plus jeunes de la bande, voulant tous deux les chausser, faillirent se battre ; les autres riaient ; le vieux intervint, et les mit à la raison.

« Ils nous ont gardés trois jours et trois nuits, ils nous ont cinglés de coups de fouet, afin d’accélérer notre pas. Le deuxième jour, j’avais les pieds ensanglantés et je boitais, n’étant pas habitué d’aller sans chaussure. Alors, le jeune homme qui s’était approprié mes bottes, m’en jeta de vieilles, non sans avoir coupé les tiges. Les voilà ! Elles avaient appartenu au pâtre dont ils emmenaient les moutons. Le troisième jour, étant arrivés aux environs du « passage des Tekkés » qui est en amont de Kabakli, ils frappèrent une dernière fois nos dos lacérés par les lanières, puis, déliant nos mains, ils nous remirent comme provisions de route quelques-unes de ces galettes de pain dont chacun d’eux avait un sac plein, et nous obligèrent à partir dans la direction de Bokhara, disant que s’ils savaient que les Russes fussent nos amis, ils nous tueraient sans hésiter.

— Qu’avez-vous fait ensuite ?

— Nous avons repris le chemin des caravanes, et nous sommes joints à des chameliers, se dirigeant sur Bokhara. Puis tendant la main aux croyants le long de la route, nous avons gagné Ildjik à grand’peine. Grâce à Allah, l’espoir qu’on nous ferait l’aumône d’une place à bord d’une des barques qui descendent le Darya, a été réalisé. Des Faranguis nous ont recueillis, Allah sera content.

— Les Tekkés étaient-ils nombreux ?

— Dix, tous jeunes, sauf le chef ; tous robustes et armés de sabres ; six avaient d’excellents chevaux.

— Qu’ont-ils fait du corps de votre camarade ?

— Ils l’ont laissé sur le sol, complétement nu, emportant même la chemise ensanglantée. Qu’Allah les maudisse !

— Le pain qu’ils t’ont donné était bon, dit du nez Radjab-Ali, avec son accent persan caractéristique.

— A la vérité, il était très-bon.

— Comment sais-tu cela, Radjab-Ali ?

— J’en ai mangé autrefois. »

Car Radjab-Ali est une sorte de condottiere qui a servi en Afghanistan, avant d’entrer au service russe. Pour des raisons qu’il ne dit pas, — Rachmed prétend qu’il a tué un Afghan dont il porte les armes, — il ne se soucie point de revoir l’Afghanistan ; quant à son pays natal, l’Iran, il doit en avoir gardé un peu agréable souvenir, car il n’en a cure. Radjab-Ali, comme il nous l’a déjà dit, a servi autrefois un de nos compatriotes. Ment-il parce qu’il croit faire plaisir à ses maîtres ? Dit-il vrai ?

Quoi qu’il en soit, notre serviteur prétend s’être trouvé dans le corps d’armée que les Turcomans firent prisonnier en l’année 1861. D’après ce qu’il affirme, il faisait partie de l’escorte d’un Français, c’est à M. de Blocqueville qu’il fait allusion, qui fut pris avec le reste des troupes. C’est alors que lui, Radjab-Ali, aurait mangé l’excellent pain qu’il n’a point oublié. Nous lui demandons quelques détails.

« Les Turkomans t’ont-ils maltraité ?

— Nullement. Ils m’ont renvoyé quelques jours après avec d’autres, demander de l’argent au Chah.

— Et le Farangui ?

— Dès qu’ils s’en furent rendus maîtres, ils l’ont invité à s’asseoir et lui ont fait servir du thé. Le Chah a payé pour votre compatriote une rançon d’un million de tengas.

— Merv est-il une grande ville ?

— Non, il y a des saklis où les marchands placent les marchandises le jour du bazar, et des tentes à l’infini.

— Quel est le meilleur chemin conduisant à Merv ?

— Celui qui part des ruines de Ketmenchi, bien que les puits soient rares en suivant cette direction, mais il y a moins de sable. »

Quant au « baba », il connaît bien les Turkomans. Il habite depuis cinq ans la forteresse de Kabakli, dont le commandement est confié à son maître, un beg courageux. Or Kabakli est en même temps une prison destinée aux grands coupables, et un poste créé à l’instigation des Russes, dans le but de protéger les caravanes, d’assurer la tranquillité du fleuve et de repousser les attaques des Turkomans. Trois cents « garaouls[36] » seraient chargés de cette besogne. Ils sont composés de soldats qui se sont mutinés, ont volé ou commis quelque autre méfait. L’Émir les expédie à la frontière, où ils trouvent l’occasion d’épuiser la turbulence de leur caractère à combattre les pillards. Dernièrement, il serait arrivé un convoi d’une cinquantaine de ces condamnés militaires. Ils forment les compagnies de discipline du Bokhara.

[36] Gardiens.

Le vieux serviteur parle avec éloge de son maître ; il est très-brave, et l’Émir l’aime beaucoup.

« Ce n’est pas comme le beg précédent, ajoute-t-il, qui est emprisonné depuis cinq ans à Bokhara.

— Pour quelle raison ?

— Un parti de Turkomans étant venu rôder en été, époque où l’on ne se défie pas d’eux, surprend presque tous les troupeaux paissant aux environs de la forteresse et les emmène. On court prévenir le Beg. Il rassemble ses hommes, les fait monter à cheval, et se met à la poursuite des bandits. Ceux-ci avaient une avance considérable. On ne put les atteindre qu’en forçant l’allure des chevaux. Le butin fut repris, mais les pillards s’échappèrent, car ils montaient des coursiers très-rapides. Le mal fut que la chaleur rendit malades les chevaux de nos soldats, et quatre-vingts moururent de cet excès de fatigue. Lorsque l’Émir apprit ce grand malheur, sa colère fut terrible, et comme il avait déjà eu lieu de se plaindre du beg qui mena cette affaire, il l’a fait jeter en prison à Bokhara, et l’y a gardé depuis lors.

— Comment se fait-il que les Turkomans pillent rarement en été ?

— Parce qu’ils n’en ont pas le loisir, étant alors occupés aux travaux des champs, et que les puits sont presque sans eau, que la chaleur est insupportable, et que pour ces raisons les alamans[37] présentent de grandes difficultés.

[37] Expédition dans le but de piller.

— Et en hiver ?

— Ils n’ont presque rien à faire, qu’à flâner d’une tente à l’autre, écouter les récits des conteurs. C’est alors que se recrutent facilement les hommes d’un alaman. On les trouve surtout parmi les pauvres : il y a celui qui trouvant sa part d’eau insuffisante, veut l’accroître, mais n’a point d’argent ; celui qui l’a perdue au jeu, — car ils jouent leur part d’eau, — et celui qui est incapable de fournir le kalim qu’on lui demande, et puis, les oisifs, les coureurs d’aventures. Qu’il se trouve un riche, propriétaire de plusieurs chevaux, déjà connu par son adresse et son habileté à diriger une expédition ; que ce riche propose à ces hommes sans avoir de leur prêter à chacun un cheval et d’aller en quête d’une riche caravane, et il s’en présentera trois fois plus qu’il n’en faut, capables de tout, ne reculant pas devant une nuit de sang.

« Le chef choisit les plus braves et les plus vigoureux, leur donne ses chevaux à entraîner. Quand le « iarak[38] » est terminé, ils rassemblent les provisions et partent avec des outres pleines. A l’entrée du désert, tous promettent solennellement d’obéir au chef, de lui remettre moitié du butin et de se partager équitablement le reste. Ces karaks[39] tiennent toujours la parole qu’ils ont donnée.

[38] Entraînement du cheval.

[39] Brigands.

« Puis ils se dirigent vers le Darya, le surveillent, et si l’occasion est belle, ils s’emparent d’une des grandes barques chargées qui vont à Ourguentch, la pillent, puis rentrent chez eux. Si la barque est sans fret, ils menacent les bateliers, qui sont contraints de les prendre à bord et de les déposer sur l’autre rive. Quand ils ne trouvent même pas une nacelle, ils traversent à l’endroit où les berges sont proches et le fleuve parsemé d’îles.

« Chacun vide l’outre suspendue à sa selle, la gonfle d’air, place dans son grand bonnet les objets craignant l’humidité, attache ses armes sur les épaules, et tenant d’une main un coin de l’outre, de l’autre main tirant le cheval par la bride, ils se jettent à l’eau et abordent sur le territoire bokhare. C’est alors que la chasse commence. Gare aux caravaniers qui ne montent pas de bons chevaux, qui sommeillent en marche et n’interrogent pas anxieusement l’horizon ! »

Le chef de la barque confirme les dires du baba, ajoutant qu’il a déjà perdu un chargement de blé par la faute des Tekkés, et que plusieurs fois il a dû transporter d’une rive à l’autre eux et le butin.

Et le pilote Iskandar, qui mange à côté de nous, le nez dans son écuelle, tandis qu’on le relaye, et qui ne paraît pas avoir le courage de son homonyme le Macédonien, dit, la bouche pleine : « Tekké ! Tekké ! » avec un air d’épouvante et sur un ton larmoyant. On voit qu’ils lui inspirent un effroi véritable.

Entre temps, nous arrivons vers neuf heures du soir près de Kabakli ; nous mouillons dans une petite crique enfoncée dans la rive gauche, à cette place couverte de peupliers que la lune argente très-poétiquement.

Le baba monte à cheval : « Je vais prévenir mon maître, dit-il, attendez mon retour. » Il fouette sa rosse étique et disparaît au galop dans le taillis.

Il ne tarde pas à revenir avec dix guerriers armés de fusils. A la lueur du feu allumé par les bateliers, ils ont la mine la plus patibulaire. Ces honnêtes gens monteront la garde près de la barque durant la nuit, car on a signalé la présence d’un alaman dans les environs. Nous-mêmes dormirons dans la forteresse où le Beg attend les Faranguis.

Dans une clairière est posée la masse carrée de l’édifice ; on n’y arrive que par un couloir formé de deux petits murs parallèles, longs d’une centaine de mètres, partant de chaque côté de la porte et ayant entre eux l’espace nécessaire au passage d’une arba.

On ouvre une première porte, les soldats du fort présentent les armes, puis une deuxième porte, refermée tout de suite ainsi que l’autre. Nous sommes dans une vaste cour sombre. Un homme nous invite en assez bon russe à entrer dans une petite salle basse et longue, où un brasier luit dans un coin, et une lampe à bec fume dans l’autre.

Des hommes étendus se lèvent et s’en vont. L’individu qui sert d’interprète nous apprend que le Beg viendra nous voir dans un instant, après notre repas.

C’est la première fois que j’entends un Bokhare parler russe aussi couramment, et je lui manifeste mon étonnement de trouver à Kabakli une personne aussi instruite.

« Ah ! monsieur, nous dit-il, je n’ai pas toujours été aussi misérable, j’étais un des plus riches marchands du Bokhara. Maintes fois je suis allé à Moscou, à Nijni-Novogorod ; j’ai même visité Pétersbourg. J’ai vécu longtemps en Russie, vendant du coton, de la soie et des tapis. Mais, il y a dix ans bientôt, l’Émir s’est défié de moi, et sans que j’en aie su la raison, on m’a jeté dans le sindoum de Bokhara. Trois ans, j’ai été enfoui sous la terre. En hiver, je n’avais pas trop froid, mais en été la chaleur était insupportable, et moi qui avais coutume d’habiter de bons appartements, de faire toutes les ablutions prescrites, j’étais rongé par la vermine.

« Et pourtant, je n’osais souhaiter qu’on me tirât du trou. Quand on hissait un de mes compagnons, j’apprenais parfois par un nouveau venu que ç’avait été pour le pendre. Et je me disais : Allah veuille qu’on t’oublie !

« Puis on m’a envoyé à Kabakli ; j’ai appris ma ruine par un homme de l’escorte, mes biens ayant été confisqués ; ensuite ma femme est morte, et mon fils en bas âge est venu vivre auprès de moi. Depuis sept ans, je ne suis pas sorti de la forteresse. Pendant un an et demi, le Beg m’a empêché de converser avec les gens de passage. Il ne veut pas que je parle russe, parce qu’il ne comprend point cette langue.

« Tout à l’heure il viendra ; je vous en supplie, gardez-vous de lui rien dire de ce que je vous ai conté, il me ferait pendre. Ah ! je suis misérable, bien misérable ! quel commerce voulez-vous que je fasse à Kabakli ? Impossible de trafiquer, de gagner de l’argent. »

Tel est, en effet, le plus cruel des tourments qu’on puisse infliger à un Tadjik : l’empêcher de gagner de l’argent et de trafiquer. Quelle race est plus dévorée par l’auri sacra fames ?

Le prisonnier exhalait ses plaintes à mi-voix ; soudain il se tait et recule. Le Beg vient d’entrer par la porte basse.

C’est un solide Ousbeg de taille moyenne, trapu, coiffé d’un bonnet noir, avec une longue barbe grisonnante, des yeux noirs, vifs, brillants, sous des sourcils touffus. Il a fière mine, et les allures souples et lourdes d’un grand fauve, d’un ours. Il salue gravement, puis questionne ses hôtes par l’intermédiaire du prisonnier, s’exprimant posément.

Il ne peut faire de distinction entre Farangui et Français. Pour lui, nous sommes un seul peuple avec les Anglais.

« Mais notre langue n’est pas la même !

— Les Ousbegs non plus ne parlent point le même dialecte que les Tadjiks, et cependant ils sont tous musulmans. »

Ni la géographie, ni l’ethnographie n’ont été l’objet de ses études. Le vieux soudard a appris à monter à cheval, à donner des coups de sabre, laissant aux mollahs le soin de déchiffrer les livres.

Il nous annonce comme un événement tout récent que trois Faranguis sont allés à Merv et ont dit aux Tekkés : « Merv est à nous. »

Je ne sais vraiment à quoi rattacher cette rumeur. Cela donnera idée au lecteur du temps qui doit s’écouler avant que les nouvelles d’une grande guerre, d’un fait marquant de l’histoire d’Occident, arrive aux oreilles des habitants de certains recoins de l’Asie, et jusqu’à quel point un récit sera défiguré en passant de bouche en bouche. Ne sommes-nous pas aussi ignorants de l’histoire contemporaine de l’extrême Orient et de sa géographie ?

D’autre part, le Beg vient d’apprendre que beaucoup de Tekkés se rendent à Khiva, afin de se donner aux Russes.

Je lui demande s’il y a longtemps qu’il a eu maille à partir avec les pillards.

« Non, tout dernièrement, mes garaouls ont dû les poursuivre et reprendre des chameaux qu’ils avaient volés. »

Il est tard, le Beg prend congé de ses hôtes qui dorment jusqu’au moment où la diane sonne. La diane bokhare est un charivari qui dure cinq minutes. On voit bien à la vigueur qu’ils déploient à taper sur les tambours, à souffler dans les trompettes, que cela ne leur arrive qu’une fois par jour. En tout cas, ils jouent bien le rôle qui leur est assigné, ils ont charge de réveiller les croyants, et ils les réveillent. Un bruit pareil, en même temps qu’il arrache brutalement les dormeurs aux bras de Morphée, retentit au loin, et peut donner à réfléchir aux ennemis qui l’entendent. C’est terrifiant comme un concert de tigres qui rugissent au soleil levant.

On a entassé dans la barque du foin pour plusieurs jours ; on a ajouté un sac de sorgho pour les chevaux, du charbon pour le feu. On peut poursuivre la route.

Ayant dit adieu au Beg, à l’infortuné marchand qui nous conduit jusqu’au seuil de la porte, nous arrivons par le soleil du matin près de la rive où les soldats sont assis en désordre. A notre vue, ils se lèvent, s’alignent, présentent plus ou moins bien les armes, puis attendent le fusil au pied que nous prenions le large. Une belle collection de bandits ! Après que les bateliers ont mis la main à la barbe, en saluant, l’un des guerriers, sur l’ordre de son chef, épaule son mousquet, car il a la prétention de nous dire adieu par une salve d’un seul coup — la poudre est rare. — Le chien tombe, et c’est tout. Il arme de nouveau, presse la gâchette ; rien. A la troisième reprise, le coup fait long feu. En somme, voilà de mauvaises armes et de mauvais soldats.

Les bonnets noirs disparaissent derrière les arbres, à la file, tandis qu’Iskandar le pilote s’efforce d’engager la barque dans le courant.

Dès que nous avons perdu de vue Kabakli, les bateliers observent le silence ou parlent à voix basse ; le patron nous engage à les imiter, et à bien observer la rive ; car nous pénétrons dans la région où les Tekkés ont coutume d’attaquer les barques.

Le fleuve est semé de bas-fonds, d’îlots ; le courant rase tantôt la berge droite, tantôt la gauche, et l’on est à portée de fusil des hommes qui seraient embusqués derrière les touffes de roseaux ou derrière les pans de murs de saklis en ruine.

Tout le monde est aux aguets ; inutile de dire que les deux pillés font bonne garde, et qu’ils ne sont nullement rassurés. Les armes sont à portée de la main.

Dès que dans le lointain l’un des hommes croit apercevoir quelque silhouette, il la montre du doigt, et chacun regarde, examine attentivement, la main au-dessus des yeux. Le point noir reste immobile ; c’est sans doute une broussaille, une carcasse de bête, que l’éloignement grandit, et l’on ne s’en occupe plus. Puis, voilà une trace sur le sable, on s’approche : elle date de loin. Une tige froissée, l’herbe qui penche et que peut-être un pied aura foulée, c’en est assez pour raviver les craintes. Soudain, Radjab-Ali montre tout près du bord une plaque humide sur la plage.

« Un homme ! »

L’équipage, les passagers ont froid dans le dos ; mais Radjab-Ali s’est trompé, ce n’est pas un homme, mais un sanglier qui a détrempé le sol. Pourtant nul ne songe à rire de la méprise.

La journée se passe en commentaires sur le moindre indice suspect. Nos compagnons de route ont la mine inquiète, et il est évident que les Tekkés leur causent une terreur insurmontable. Rachmed fume le tchilim avec indifférence, Radjab-Ali a mis une capsule neuve à son pistolet et fait jouer son grand sabre dans le fourreau.

Le soleil resplendit, pas la moindre brise ne s’élève, et l’on descend avec une rapidité relative le cours sinueux du Darya. De temps à autre, des ruines déchiquetées rompent la monotonie de la plaine et rappellent que la désolation ne fut pas toujours aussi complète qu’à présent. Autrefois, des villages étaient sans doute échelonnés sur le cours du Darya, car l’eau ne manque point, ni la terre ; mais l’impossibilité de résister aux attaques, le besoin de sécurité nécessaire au travail des champs, aura contraint les habitants à chercher un refuge dans les oasis peuplées de la rive droite. Ici, le plus grand ennemi de l’homme est l’homme qui, ne possédant pas un capital d’eau suffisant, équilibre son budget aux dépens de son semblable mieux partagé. Nous le montrerons ailleurs.

On cuisine à bord du bateau, on allume le feu dans des fourneaux en terre pétrie, posée à l’arrière sur une couche d’argile. Il importe de manger à la clarté du jour, de ne pas brûler de bois au soleil couchant, la colonne de fumée qui monte très-haut par un temps calme, est vue à des distances considérables. Elle décèlerait notre présence, et attirerait les pillards. Durant la nuit, les bateliers, qui n’oseraient même pas battre le briquet, dissimulent la barque dans une crique au milieu des roseaux ; ils dorment, veillant à tour de rôle jusque vers une heure du matin. Ils partent quand l’obscurité est profonde, enfonçant les avirons doucement, et ne disant mot.

Il est deux heures ; Iskandar, qui gouverne à l’arrière, quitte soudain sa place, et arrive en courbant le dos jusqu’à ses camarades.

« Des barques ! » dit-il.

Du coup, tous abandonnent les rames, se cachent derrière les bords de la barque qui dérive. Rachmed, qui est de garde, me touche la main et tout bas me souffle à l’oreille : « Vois là-bas », et du doigt il m’indique une forme noire barrant le passage.

J’examine, questionne le patron qui est près de moi, au milieu de son troupeau de lions, et lui me répond :

« Tekkés !

— Bien vrai ?

— Par Allah, Tekkés ! »

J’explique rapidement à Rachmed qu’il ait à tendre les cartouches à mesure qu’on les usera. Je secoue Radjab-Ali profondément endormi, il tire son sabre, et je prends mon fusil Berdane. Cependant, on approche de l’embuscade.

Voilà bien une barque avec des hommes debout.

Le patron affirme de plus en plus que ce sont des Tekkés : pas d’autres qu’eux n’oseraient se montrer à découvert.

D’une bourrade, j’oblige Iskandar à retourner à son poste, lui ordonnant de nous mener lentement du côté opposé. Bientôt nous sommes à portée de voix, un petit feu brille dans une île.

C’est le moment de réveiller Capus, qui commence par essuyer ses lunettes et se prépare à l’abordage.

Il faut savoir à quoi s’en tenir, avant d’être près de nos ennemis. Avec des gestes menaçants, je contrains le patron à héler ces gens. Il pousse un « Ha ! ha ! » et tout de suite le feu disparaît. Pas de réponse. Il recommence, dit son nom, demande qui est là. Et on lui répond enfin : « Je suis un tel, ton ami, qui viens de Khiva avec des barques vides, et je remonte vers Ildjik. » Par crainte des Tekkés, les Khiviens s’étaient installés dans une île au milieu d’une roselière. Cette interpellation les avait sans doute terrifiés, et ils avaient immédiatement caché leur feu. Les deux patrons échangent les compliments d’usage :

« Salamaleïkom.

— Valeïkom assalam. »

Et l’on repart, heureux en somme d’en être quitte à bon marché.

Les chalands de Chiva ont à chaque extrémité une poutrelle assez haute où monte le batelier, afin de pouvoir sauter avec l’amarre sur la rive qui est souvent beaucoup au-dessus de la surface de l’eau. Les chalands arrêtés étaient en ligne à côté l’un de l’autre ; nous les voyions de trois quarts, et ces poutrelles paraissaient une rangée de plusieurs individus. Ce qui prouve qu’il n’y a pas que le Pirée qu’on prenne pour un homme.

Le matin, après avoir dépassé les ruines de Ketmantchi, nous traversons silencieusement la goulette où le Darya file très-rapidement entre des rives escarpées. C’est tout près que les Tekkés ont coutume de la traverser. Voici une île qui facilite cette opération. La largeur est ici d’une centaine de mètres.

« C’est ici qu’ils passent », dit laconiquement le patron.

A gauche, un sentier a été tracé sur le sable de la rive par une file de cavaliers. L’empreinte des sabots est bien marquée, et date de quelques jours ; au bas de cette piste, l’herbe est foulée. Ils se sont arrêtés à côté, au milieu des roseaux, allumant du feu dans la clairière, sans doute afin de sécher leurs habits. Le piétinement des chevaux est très-visible sur le sol argileux de l’île, où deux bâts ont été abandonnés.

« Les selles de mes chameaux », dit un des pillés, et cela lui rappelle son malheur. On les a jetées, comme chose de peu de valeur, lors du partage du butin, dont chacun emporte sa part en croupe. Les chameaux déchargés ont marché plus vite.

A main droite, au flanc de la berge abrupte, un chemin serpente jusqu’au point où les Tekkés se mettent à l’eau.

Peut-être nous serions-nous heurtés à ces karaks sans la maladie de notre ami Tinelli. S’il eût plu à ces bandits de nous piller, la chose eût été facile. En réalité, nous eussions été deux à leur résister, car ces bateliers n’auraient pas même fait un geste pour nous défendre. Au fait, à quoi leur servirait le courage ? ils ne possèdent rien en propre que des guenilles et l’existence. Ils savent qu’on ne prendra point le bout de toile qui les couvre ; quant à l’existence, ils veulent à tout prix la conserver, suivant cette manie commune aux hommes, qui attachent une valeur énorme à des riens, par le seul fait de l’habitude.

Plus loin, à un endroit où le Darya contourne une presqu’île, nous apercevons des abris de roseaux.

« Qu’est cela ?

— Karaoul Khana », répond le patron, c’est-à-dire la station des gardiens. Nous allons y faire halte.

Dès que nous approchons du rivage, un petit homme maigrelet, le fusil sur l’épaule, vient à nous ; il pousse un cri, et sept ou huit hommes armés sortent des huttes et du fourré où ils étaient en vedette et guettaient probablement les faisans, très-nombreux dans cette région.

Ce sont des gaillards de vingt-cinq à cinquante ans, coiffés du traditionnel bonnet en peau de mouton, chaussés d’abarcas en peau de chèvre. Le petit homme qui est le chef et marche d’un pas très-alerte, nous invite à son feu. On le questionne :

« Y a-t-il longtemps que des Karaouls sont à cette place ?

— Quarante ans environ.

— Vous n’y restez point toute l’année ?

— Seulement durant l’automne et l’hiver, quand les Tekkés organisent les alamans.

— C’est le khan d’Ourguentch qui vous paye ?

— Lui-même. Une saison de garde vaut à chacun cinquante tengas et une provision de riz.

— Comment passez-vous votre temps ?

— Le jour, on chasse, on pêche, on fabrique des cordes de chanvre que les bateliers payent un bon prix. La nuit, ceux qui ne font pas sentinelle dorment dans la nacelle qui est amarrée près de vous.

— Y a-t-il longtemps que vous avez aperçu des Tekkés ?

— Il y a un mois environ qu’une bande nombreuse est apparue sur la rive gauche du fleuve, quinze jours qu’un parti d’une quarantaine d’hommes a paru sur la rive droite. »

Avant notre départ, le chef, pour nous remercier du thé que nous lui offrons, envoie un de ses hommes querir deux faisans et nous les donne. En échange, il reçoit du thé, un peu de sucre et un paquet de cartouches. Car il est armé d’un berdane, mais possède juste une cartouche. Au reste, l’arme est en très-mauvais état, la batterie ne joue pas, le sable obstruant les rainures, et je ne parviens pas à enlever la cartouche, qui adhère au canon par une couche de rouille.

Ces gardiens chargés d’assurer la descente du fleuve ne me paraissent pas prendre leur besogne au sérieux, et les Turkomans ont la partie belle.

D’après le commandant du poste, nous pourrons atteindre Outch-Outchak dans la soirée. Mais nous avons le vent debout : impossible de continuer la route, il faut atterrir et attendre un temps plus calme ou bien une brise favorable. On mouille dans l’échancrure d’une île. Comme Robinson, je l’explore. Cette île est une presqu’île d’un kilomètre carré au moins. A l’époque des crues, elle est entourée par les eaux, qui laissent de la vase et forment des mares où les sangliers se vautrent et s’abreuvent. Maintenant que les mares se dessèchent, ils vont jusqu’au fleuve, se frayant un passage à travers les roseaux très-grands et très-rustiques.

A l’aube, le vent ayant cessé, nous partons.

A une heure d’Outch-Outchak, nous voyons près de sa rive droite une barque où l’on entasse du charbon de Saxaoul ; des chameaux chargés attendent.

Au coucher du soleil, on aperçoit le mur de la forteresse d’Outch-Outchak, qui, de loin, ne paraît pas difficile à prendre.

Le vent du nord souffle avec violence, et nous nous abritons au bord du fleuve, au milieu des roseaux, qui fourniront le lit et le combustible.

Tandis que nos hommes préparent le souper, nous allons visiter la forteresse ou plutôt l’intérieur des quatre murs croulants qui défendent mal les tanières en terre où des hommes se chauffent autour de brasiers ; leurs chevaux sont au piquet. Tous ces guerriers sont oisifs, comme ceux de Karaoul-Khana ; ils sont chargés de faire la police de la frontière. Ils passent le temps à deviser autour des feux, à fumer, à manger, à jouer ; tous les quatre mois on les remplace.

Le patron de la barque nous assure qu’ils ne servent à rien. « Il y a deux ans, ajoute-t-il, à trois cents mètres des murs, des marchands bivouaquaient avec des chameaux près de l’endroit où nous sommes. Les Tekkés les ont surpris, massacrés, et, tandis qu’une partie de leur monde tenait tête aux Karaouls qui tiraillaient sans oser quitter le retranchement, le reste chargeait le butin et les chameaux sur des barques, passait le fleuve et revenait ensuite chercher le gros de la troupe. »

Près du fortin, nous remarquons de nombreuses carcasses de chameaux blanchies. Elles gisent là depuis 1873, car on sait que la colonne du général Kauffmann, qui se dirigeait sur Chiva, aboutit à cette place après des peines inouïes et avoir perdu plusieurs milliers de chameaux.

Pour la première fois depuis Oustik, nos hommes allument sans hésiter un bon feu, deux même. L’un sert aux maîtres, l’autre, plus loin, aux bateliers, qui consacrent une partie de la soirée à se débarrasser de certains parasites dont nous-mêmes sommes infestés.

Avant que la lune disparaisse, Radjab-Ali réveille les hommes. A dix heures, on arrive aux ruines de Mechekli. Il paraît que des Turkomans habitent cette région. Je pars avec Rachmed à la recherche de fourrage.

« N’oublie pas les melons, lui dit Radjab-Ali ; il n’en est point de meilleurs que ceux de Mechekli. »

Radjab-Ali peut être tranquille ; notre serviteur en est très-friand, et la recommandation est superflue.

On arrive au premier aoul des Ata-Turkmènes en louvoyant entre les roseaux et les buissons de tamaris.

Leur forteresse, placée sur une hauteur, consiste en quatre murs rectangulaires de 60 à 80 mètres de côté, avec des entrées étroites, faciles à barricader, et des embrasures à hauteur d’homme. En temps de guerre, ou dans la saison froide, les Turkomans y transportent les yourtes, le fourrage, les troupeaux, et vivent entassés. Au nord, dans une vallée, une soixantaine de yourtes sont éparses ; il y en a d’autres devant nous, au sud. C’est là que nous allons acheter du fourrage, marchander des melons.

Ces Turkmènes sont d’une structure moins lourde et mieux construits que les Ousbegs. Ils ont le bas de la figure allongé, le nez plus long, les yeux petits et la lèvre grosse, un peu pendante, et parlent avec un zézayement propre à leur race.

Les femmes, qui vont le visage découvert, sont grandes, élancées même, très-brunes, et, sauf l’œil moins ouvert, la largeur de la face à hauteur des pommettes, elles auraient le type de Persanes, mais de Persanes très-vigoureuses.

Les Ata-Turkmènes paraissent vivre dans l’aisance ; leurs tentes très-vastes, de feutre solide, sont fermées par des portières en tapisserie. Ils n’ont pas à redouter les attaques des Tekkés : depuis que les Russes sont à Petro-Alexandrowsk, les pillards n’osent quitter la rive opposée.

Près des ruines de Zenki-Kourgane, nous voyons des falaises de grès. Elles s’émiettent, redeviennent sable.

Nous installons notre bivouac au bas d’une de ces falaises à pic, d’où se sont détachés des blocs de pierre meulière. Le patron de la barque se promet à son retour d’en charger sa barque et de les vendre à des marchands bokhares.

Nous sommes cachés derrière ces hauteurs comme dans l’angle de murailles. Du côté du Darya il y a des touffes de roseaux, et lorsque Rachmed veut en couper une, le patron arrête son bras.

« Il ne faut pas toucher à cela ; après le coucher du soleil, nous en aurons besoin contre le vent. »

Est-ce de cette façon que certains végétaux devinrent sacrés quand on commença à s’en servir sans savoir les cultiver ?

Au moment où le feu est allumé pour le repos du soir, je grimpe au sommet des falaises.

C’est toujours le désert infini, avec son calme, sa solitude parfaite. L’Amou se tord à mes pieds, enlaçant les îles de sable, unies et bombées comme des dos de cétacés monstrueux ; il se dérobe à main droite, reparaît au loin à l’ouest, et le demi-cercle d’un de ses méandres luit, ainsi qu’un lingot d’argent recourbé. Puis on ne le voit plus.

En bas, des pigeons volent une dernière fois avant de se cacher dans le trou où ils dorment en sûreté. Perché à la pointe d’un rocher, un faucon immobile les guette, le bec en avant. Des aigles planent dans l’air, surveillant les ébats de leurs enfants : ils sont repus sans doute et ne chassent point. Les dernières lueurs du crépuscule s’éteignent ; voilà la nuit : il est temps de descendre au campement marqué par le feu qui vacille, tout petit.

J’arrive au moment où les gens de Chourakhan font à nouveau le récit de leurs malheurs aux bateliers qui bayent en les écoutant. Près du port on peut bien conter son naufrage : demain ils arriveront sans doute chez eux. Toute la nuit, la traversée se continue sans obstacle, mais dans l’après-midi le vent du nord-ouest jette notre barque contre la rive, et il est impossible de continuer la route.

Quand le calme se rétablira, les bateliers remonteront le fleuve jusqu’en face de Petro-Alexandrowsk, et des arbas iront querir nos bagages.

Je pars en avant, afin de préparer le logement. Radjab-Ali m’accompagne jusqu’à un aoul de Turkomans où je prendrai un guide. Le djiguite retournera ensuite près de Capus, car seul il connaît le chemin de terre, et dans ce maquis entrecoupé d’aryks, sans une route bien tracée, il est difficile de s’orienter.

Il me faut menacer le chef turkoman à qui je demande un de ses serviteurs comme guide. Il ne veut pas entendre raison ; les promesses d’une récompense, la menace du gouverneur, rien n’y fait. J’avise son cheval favori, facile à reconnaître aux innombrables couvertures qui le couvrent, et lui dis :

« Si tu ne me donnes pas un guide, je le tue. »

Il ne bronche pas, mais appelle un homme étendu à la porte d’une tente, lui donne l’ordre de me conduire à Chourakhan. Celui-ci monte à cheval, je le fais passer devant moi, nous partons au trot par un vent épouvantable.

Bientôt nous atteignons le fort russe, d’où arrive un air de polka joué par la musique militaire. Après le silence du désert, cela égaye comme un chant d’oiseau. La pensée nous vient que d’ici à la Caspienne, il reste à peine le chemin de Paris à Berlin, et nous voilà de très-bonne humeur.

VIII
DANS LE KHIVA.

Petro-Alexandrowsk. — Dernière traversée de l’Amou. — Aspect de Khiva. — S. Exc. le premier ministre : le ministère et le cabinet. — Le Khan. — Air misérable de la population. — Exactions. — Mode d’emprunt. — Un pèlerin. — Les chefs turkomans, tekkés.

Petro-Alexandrowsk, construit pour menacer Khiva, n’est qu’une ville naissante, en tout point semblable à ses aînées du Turkestan. C’est une longue place avec un rectangle de maisons ; la plus vaste, occupée par le gouverneur militaire ; les autres, par les officiers, par les employés d’administration et par les marchands russes et tartares qui forment l’arrière-garde de toutes les armées conquérantes du Tzar. Puis il y a la caserne derrière le palais du chef.

Nous arrivons sur la grande place, ne sachant où chercher un gîte. Le plus simple serait de camper sur notre feutre, ainsi que nous l’avons fait dans le désert.

Mais un officier russe nous aperçoit, reconnaît des étrangers, devine notre embarras, et nous conduit obligeamment chez un marchand de ses connaissances, qui nous offre deux chambres vides de tout meuble, mais où l’on apportera un poêle.

Le poêle ronfle quand une partie de nos bagages arrivent sous la direction de Radjab-Ali. Les couvertures sont étalées, les coffres alignés, et, entourés d’objets d’un usage journalier, nous avons la sensation du chez-soi.

Le lendemain, tous nos bagages étaient transportés à Petro-Alexandrowsk. Immédiatement nous recueillons sur l’Oust-Ourt que nous allons traverser, les renseignements utiles. Un homme connaît bien la route. C’est un djiguite, à l’air très-intelligent, qui a porté, à diverses reprises, des dépêches à Krasnovodsk. Autrefois les Russes devaient payer très-cher ces courriers qui se risquaient au travers du désert alors infesté de pillards turkomans ; aujourd’hui les prix sont plus bas, mais encore trop élevés pour nos bourses, et nous devons renoncer à l’avantage d’avoir un guide ayant fait ses preuves d’honnêteté et de courage. A Khiva, nous tâcherons de trouver un caravanier qui nous en tiendra lieu.

On traverse l’Amou, juste à l’ouest de Petro-Alexandrowsk. Les bacs sont déjà chargés de marchandises quand nous arrivons sur les bords du fleuve, et nous attendons leur retour, plusieurs heures autour des feux de broussailles. Il y a deux îles d’inégale grandeur, divisant le fleuve naturellement en trois bras, d’une profondeur variée, exigeant chacun une barque d’un tirant d’eau proportionnel. Il faut aborder à la première île, décharger la cargaison, en charger les bêtes de somme, gagner l’autre bord, et répéter trois fois cette manœuvre. Cela demande beaucoup de temps, et ces Orientaux en font une dépense considérable ; les heures n’ayant aucune valeur à leurs yeux, ils les gaspillent à tout propos.

Nous cherchons un moyen d’aller plus vite. Il paraît que les barques peuvent descendre à Khanki sans difficulté. On y transportera nos effets par eau, et nous-mêmes ferons route par terre, et nous gagnerons une demi-journée de marche.

La nuit est noire, que nous sommes encore dans la première île à trottiner au milieu des sables derrière le passeur. Arrivé en face de l’endroit où son collègue stationne sur l’autre bord, il crie de toute la force de ses poumons, mais on ne répond point. On fait parler la poudre, et au deuxième coup de fusil, l’interpellé nous fait la politesse d’un « Ho ! ho ! » vigoureux. Le premier passeur l’invite à s’approcher. On entend bientôt les rames frapper l’eau, et une forme noire se meut dans les ténèbres ; telle la barque du nautonier des âmes sur le Styx avare. En deux heures environ nous traversons l’Amou.

Nous quittons dans l’obscurité complète le grand fleuve qu’il nous souvient d’avoir vu torrentueux la première fois, à l’éclat d’un beau soleil. Des cormorans passent brusquement sur nos têtes ; le sifflement de leurs ailes s’éloigne, s’éteint vite dans l’ombre ; les étoiles sont réfléchies par le lisse miroir des eaux qui coulent lentement, sans bruit, et semblent immobiles. On se dirait au bord d’une mer bien calme.

« Kanki est-il loin d’ici ? demandai-je au guide.

— A un tach et demi. »

Cette distance représente deux petites heures de marche. Nous voilà chevauchant exactement l’un derrière l’autre ; à l’allure des chevaux, on devine la steppe où leur sabot résonne, puis les champs récemment irrigués, les terres de labour où ils enfoncent et trébuchent.


CHATEAU D’OUSTIK.
Dessin de E. Cavaillé-Coll, d’après un croquis de M. Capus.

C’est la fertile oasis du Kharezm, sillonnée de mille canaux. On entre bientôt dans les marécages ; le guide perd la direction ; il va à l’aveuglette, louvoie, et, finalement, après trois heures environ de détours, aperçoit une lumière et nous dit :

« Voilà où nous devons dormir. »

Le feu dont la lueur nous a attirés brûle devant une cabane de roseaux, des hommes se chauffent ou dorment sur le sol.

« Ce n’est pas Kanki ?

— Non, mais Kanki est tout près ; il n’y a pas d’inconvénient à dormir ici.

— Si Kanki est proche, conduis-nous à Kanki, où nos gens doivent nous joindre avec les bagages. »

On repart le long d’un talus après avoir franchi plusieurs canaux. Soudain le guide fait bondir son cheval à droite et le lance au galop avec de grands coups de fouet. Le gredin fuit. Je tire un coup de revolver de façon à ne pas l’atteindre, et le menace de recommencer s’il ne reprend sa place de chef de file. En s’échappant il est tombé dans une fondrière, et tandis qu’il s’en tire à grand’peine, je l’admoneste, lui donnant cet accident comme la punition que lui inflige Allah pour sa traîtrise. Le coup de feu l’a effrayé, et il ne bronche plus jusqu’à Kanki. Il est bon d’inspirer de la crainte à ces gens qui vous servent un jour ou deux et ne vous sont pas attachés par une suite de bons traitements. Je n’avais point d’autre but. Car tuer un guide parce qu’il se sauve serait un acte de sauvagerie et de maladresse. Par qui le remplacerait-on ? qui montrerait la route ?

Arrivés au milieu de la nuit, nous logeons dans une vaste maison aux murailles très-hautes, à la porte d’entrée très-spacieuse. Le plafond de la chambre où nous sommes est élevé. L’architecture paraît plus élancée que dans le Bokhara. Ici l’homme hésite moins à construire en hauteur, sans doute parce qu’il redoute moins les tremblements de terre. Étant assuré de la solidité de la base, le riche étage sans crainte d’une chute les matériaux de ses demeures. L’influence de l’art persan est ici plus considérable que dans le Bokhara.

Jusqu’à Chiva, la campagne est peuplée et bien cultivée. Çà et là, des ormes, des mûriers se dressent. L’eau jaune coule rapide et à pleins bords dans les canaux. Le Khiva doit tout à l’Amou, qui donne au sol l’humidité fertilisante et comme une virginité sans cesse renouvelée par les dépôts d’alluvions.

Malgré ces copieuses irrigations, ces terres qui donnent des moissons abondantes, les habitants sont loin d’avoir aussi bonne mine et sont plus misérablement vêtus que dans le Bokhara. A quoi cela tient-il ?

Ceux que nous rencontrons ont une apparence chétive et semblent porter avec peine l’immense kalpak noir qui les coiffe. Lorsqu’ils trottent sur leurs petits chevaux ou bien passent près de nous sur les arbas cahotés dans les ornières, la tête leur oscille de ci de là d’une façon comique. Et Rachmed, qui est un Ousbeg de bonne race et prise fort la vigueur physique, ne peut se tenir d’exprimer son mépris pour ces gens débiles :

« En voilà des gaillards qui n’ont pas la force de porter un kalpak ! »

Et, par moquerie, après avoir salué les passants, ce qui attire leur attention, il imite sérieusement ce dodelinement de la tête qui lui paraît très-ridicule.

Puisque nous venons de l’est et que nous retournons dans la jeune Europe, le soleil se couche en face de nous chaque soir. En ce moment, il étale sa lueur rouge sur les coupoles et les minarets de Khiva, les grandissant, allongeant les arbres, et la ville paraît immense, resplendissante par le sommet. C’est bien une grande capitale :

« Voici des villas appartenant au Khan et à son ministre, dit le guide ; Iarim-Pacha[40] a habité celle-ci. »

[40] Moitié d’empereur. Surnom donné au général Kauffmann.

Et il montre à gauche une vaste habitation, à la fois forteresse et jardin d’été, avec une entrée étroite, des touffes de peupliers verts dépassant les hauts murs gris. Il paraît que le général Kauffmann avait installé à cette place son quartier général pendant l’expédition de 1873. Il est probable que, de longtemps, la campagne de Khiva ne se répétera point. Ce pays a fini d’être conquis. Il est écrit que la Russie ayant subi, la première, le choc de l’Asie débordante, la refoulerait d’abord dans les limites que la nature lui a marquées, l’y maintiendrait, puis avançant insensiblement, la soumettrait et la ferait sienne. Ses soldats ont arraché des gonds la lourde porte qui est là, accotée contre la muraille. On la fermait après l’appel de la cinquième prière, lorsque le labeur terminé, les maîtres avaient ramené dans la ville les troupes d’esclaves où l’on comptait maints sujets du Tzar blanc.

Personne ne nous arrête à l’entrée, et sans formalité d’aucune sorte, nous pénétrons dans l’enceinte. Le magnifique panorama que l’extérieur de Khiva nous offrait tout à l’heure, augmente la vivacité de la désillusion éprouvée à l’intérieur. De loin c’était l’image brillante d’une ville ; de près, tout est terne, sombre, misérable. Ce sont des masures ; un charnier puant où des chiens galeux rongent des os, déchirent une charogne ; et lorsqu’on a fui ce foyer d’infection, on respire l’air imprégné des miasmes de mares d’eau croupissantes qui sont les citernes de la ville, et enfin près du bazar du cuivre, à l’angle de la forteresse centrale enclosant la cité, le gibet boiteux porte une inoffensive tourterelle. C’est toujours le contraste de l’Orient : la vermine dans la chevelure étincelante de pierreries ; la lèpre sous la robe de soie multicolore. Un jeune garçon est là, tenant à la main son cerf-volant :

« Y a-t-il longtemps qu’on a pendu ?

— Trois jours », dit-il en montrant ses doigts.

Une maison qu’on réserve aux amis des Russes est mise à notre disposition. Elle est vaste, et l’on y gèle autour des brasiers. A notre réveil, notre première pensée est de remédier à cet inconvénient en cherchant un logis moins monumental et moins glacial. A Petro-Alexandrowsk on nous a recommandé de nous adresser au divan-begi ou premier ministre. Les autorités l’ont prévenu de notre arrivée, et l’ordre lui a été donné de nous laisser circuler librement dans l’étendue de ses États. Faute de cette recommandation, un étranger aurait chance d’être arrêté ou surveillé jusqu’à ce qu’on ait statué sur son sort.

Le divan-begi s’appelle Makmourad ; il est d’origine afghane, a pris part à la défense du pays en 1873, a été interné par le vainqueur à Samara, où il a appris quelques mots de russe. Avec lui nous pouvons nous passer d’interprète.

Depuis deux ans on lui a rendu la liberté, et, après avoir été l’ennemi acharné des étrangers, il a su gagner leur confiance, et grâce à l’appui qu’il a trouvé à Petro-Alexandrowsk, le Khan l’a élevé à la haute fonction où il est aujourd’hui.

Au moment où nous nous préparons à aller demander la protection au premier ministre, un Khivien, qui se donne comme un de ses employés, vient nous prier poliment de vouloir bien rendre visite à son chef. « Mais sans façons. » Il est inutile de changer de costume, nous n’avons que quelques pas à marcher.

Bien que, aux yeux des Orientaux, il y ait un manque de dignité à se servir de ses jambes, nous laissons au piquet nos chevaux exténués par de longues étapes, mal refaits par le sorgho, à quoi ils ne sont point accoutumés, et nous suivons à pied l’individu malingre à figure grimaçante.

Le ministère est proche de notre logis. Il comprend les finances, l’intérieur, les affaires étrangères et le reste. Une division du travail analogue à celle qui s’est produite en Europe dans l’industrie gouvernementale est inconnue dans le Khiva. Le divan begi, qui est unique et décide de tout, au nom du Khan, son maître, habite un coin de la cité.

Nous traversons d’abord une vaste cour où de nombreux chevaux sellés attendent les cavaliers ; des serviteurs pieds nus promènent ceux qui viennent d’arriver blancs de sueur. Puis nous enfilons plusieurs chambres encombrées du monde des employés et des solliciteurs. Des gens de police se tiennent debout, appuyés sur leur bâton ; des courriers poudreux attendent, le fouet à la main, l’ordre de repartir ; des scribes assis sur le talon droit font courir une calame grinçante sur la feuille de papier tenue de la main gauche appuyée sur le genou ; quand nous passons, ils se lèvent respectueux et s’inclinent, puis chuchotent derrière nous.

Tous sont uniformément vêtus d’un khalat (robe) de cotonnade aux couleurs sombres, coiffés de l’immense bonnet noir en peau de mouton, ayant aux pieds des bottes à bout pointu. Ces figures terreuses sont impassibles.

Dans une dernière pièce carrée, plus vaste, des jeunes gens imberbes, sorte de pages, font l’office de garçons de bureau. L’homme âgé qui les commande écarte une tenture fermant l’entrée du cabinet de Son Excellence. Nous sommes en présence du premier fonctionnaire de l’État achevant de déjeuner en compagnie de son chef de police.

Ces deux seigneurs sont à genoux, près du feu allumé au milieu de la chambre. Ils sont séparés par une écuelle de terre à moitié remplie de viande et de bouillon. D’un geste, le divan-begi nous invite à prendre un siége par terre, et gentiment, à nous mettre à table avec lui. Saluant de la tête, les deux mains sur le cœur, nous déclinons l’honneur qu’il veut nous faire et refusons de pêcher au même plat que d’aussi nobles mains.

Retenant de la main gauche la manche de leur vêtement, ils saisissent tour à tour des trois premiers doigts de la dextre les morceaux qui surnagent et puisent avec une cuiller de bois ce qui reste de soupe et de pois ronds.

Tandis que les dernières bouchées sont expédiées, nous examinons le personnage et la chambre, certainement une des plus belles de la Khivie. Makmourad est un grand homme maigre, à figure allongée, aux lèvres grosses, au nez très-recourbé, à la barbe grisonnante qu’il caresse de sa main effilée d’Afghan ; il regarde froidement avec de grands yeux clairs. En somme, s’il n’a point l’air très-honnête, il l’a intelligent et très-énergique. Son commensal est un solide gaillard à grosse figure, métis de Turc et de Persan, à la barbe teinte et au regard plein de méfiance.

L’appartement est plus long que large, il a environ quatre mètres sur six ; le plafond a près de quatre mètres d’élévation. La lumière pénètre par une ouverture pratiquée dans le mur du côté d’une cour ; cette fenêtre sert en même temps de porte. Des tapis turkomans couvrent le sol battu.

Des armes de provenance russe sont accrochées à la muraille ; il y a des revolvers, des fusils dans des étuis de cuir. Ajoutez une pipe à eau qu’un jeune garçon nous présente allumée, et voilà tout l’ameublement de la chambre du premier ministre chivien.

L’écuelle est enlevée, deux serviteurs versent de l’eau sur les mains des mangeurs, qui s’essuient à un pan de leur ceinture. Ils touchent leur barbe : c’est une manière de rendre grâces à Allah qui dispose des biens de la terre. La conversation s’engage.

Le divan-begi comprend le russe et le parle en termes compréhensibles.

« Vous venez du Bokhara, m’a-t-on dit ; ne voulez-vous pas aller à la Caspienne ?

— Oui.

— Quel chemin prendrez-vous ?

— Par le puits de Tcherechli jusqu’à Krasnovodsk.

— Pourquoi ne passez-vous pas par Orenbourg ? la route est plus courte, plus sûre, de même que par Mangichlak.

— Nous voulons gagner le plus directement Stamboul, puis notre pays.

— J’ai lu dans les livres que votre pays est en effet plus loin que Stamboul, que vous formez un grand peuple ne fournissant pas de soldats à Ak-Pacha. Vous habitez près des Inglis ?

— Un bras de mer nous en sépare. »

Le divan-begi, faisant étalage de son savoir, explique à son compagnon que les Faranguis sont formés de plusieurs peuples, dont nous Français sommes un des premiers. Il a appris cela des Russes.

Nous lui demandons de nous faciliter la location des chameaux nécessaires au transport de nos bagages, et lui proposons d’échanger une de nos gazelles mâles contre une femelle. Une troupe de ces jolis animaux erre en liberté dans son jardin.

« Vous destinez sans doute ces gazelles à votre Khan ?

— Oui.

— Il vous en sera remis une. Quant aux chameaux, un de mes hommes vous accompagnera à Zmoukchir et vous les procurera.

— Ne pouvons-nous point rendre visite au Khan ?

— Demain, après la prière du soir, je vous y conduirai moi-même. »

Au moment de prendre congé de Makmourad, un Russe rentre, qui, ayant appris notre arrivée, nous salue en français sans hésiter. C’est M. P…, attaché à la mission scientifique occupée au nivellement de sa région, où l’on suppose qu’autrefois l’Oxus avait son ancien lit. Il est chargé d’établir une statistique des richesses du Khiva, et le besoin d’un renseignement l’amène chez le ministre. Ce dernier cesse d’employer la langue russe et converse avec M. P… par l’intermédiaire d’un interprète.

Nous parlons à Makmourad du projet de détourner les eaux de l’Amou qui le préoccupe fort et ne lui semble point réalisable. Et lorsque M. P… lui affirme que la chose est possible, il secoue la tête en disant :

« Il n’ira pas ; il n’ira pas ! Les hommes ne referont pas l’œuvre d’Allah !

— Mais il y a des traces visibles d’un ancien lit ; des ruines de villes rappellent que les terres actuellement incultes furent irriguées et fertiles. Qu’on creuse un canal, qu’on élève des digues, et les eaux s’écouleront par le chemin qu’elles suivirent lors de la splendeur du Kharezm.

— Il n’ira pas ; il n’ira pas ! Que deviendrait donc notre pays ? il ne serait plus arrosé !

— On a calculé que le volume des eaux de l’Oxus suffirait à remplir un chenal jusqu’à la Caspienne sans cesser d’alimenter la majeure partie du pays habité. Les gens qui séjournent dans le voisinage de l’Aral et du vieux Darya (Kohnia Darya) seront indemnisés et recevront en plus grande quantité d’excellentes terres à proximité du nouveau fleuve. Ils ne pourront que gagner au change. »

Mais Makmourad n’entend point ce raisonnement ; il secoue la tête, répétant :

« Le Darya n’ira pas ! le Darya n’ira pas ! »

Nous quittons le ministre et contons à M. P… que nous grelottons dans notre logement, faute d’un poêle et de combustible. Il nous invite immédiatement à venir loger dans une chambrette où il a fait construire comme une cheminée et même une fenêtre consistant en un carreau de verre fixé dans le mortier du mur. On n’y a point froid, et l’on peut y lire à la clarté du jour sans rien ouvrir.

Nous acceptons.

M. P… habite la ville depuis plusieurs mois, et il a ses entrées chez le Khan. Il nous accompagne jusqu’au palais, bordé d’une place malpropre où débouchent des ruelles puantes.

L’édifice est vaste, sans caractère, assez délabré et moins confortable à l’intérieur que celui du ministre. Nombre de gens stationnaient près de la porte et sous le porche. Nous retrouvons Makmourad dans une chambre basse, à gauche de l’entrée. Il va nous introduire, mais nous prie d’attendre un instant. Le Khan rentre précisément de la mosquée où chaque jour il se rend à cheval au milieu d’une troupe de ses fidèles sans aucun apparat.

Depuis quelques années, le Khan donnerait à son peuple l’exemple d’une dévotion sincère, n’omettant pas une des pratiques religieuses prescrites par le saint livre. Il ne s’en livre pas moins aux plus honteuses débauches et s’enivre presque régulièrement des liqueurs défendues, mais seulement après le soleil couché et la cinquième prière dite.

Un jeune garçon annonce que Son Altesse est visible. Nous enfilons des couloirs sombres, humides. Voilà une éclaircie, une échappée sur le ciel, c’est le patio réservé où est dressée la yourte d’été à côté de la longue salle de réception.

Ce serviteur qui nous a précédés s’arrête, montre du doigt une porte basse, et, Makmourad le premier, nous pénétrons dans le sanctuaire. Mon regard tombe d’abord sur des bouteilles arrondies, au cou luisant, qui ont contenu ou contiennent du champagne. Elles sont dans des niches de style persan, juste en face du Khan, qui est agenouillé au fond de la salle, à l’extrémité d’un tapis. Le premier ministre s’agenouille, se courbe profondément et se tient à distance respectueuse, vis-à-vis de son maître. On nous invite à nous accroupir à gauche, pas trop près.

Ce potentat, à lèvre tombante, à figure bouffie, au ventre énorme, sur lequel s’incline la tête écrasée sous un monstrueux kalpak noir, nous regarde de son petit œil avec défiance. Il tient à portée de sa main un revolver posé sur le sol, et un fusil double est appuyé contre le mur : sa conscience n’est point tranquille, sans doute.

Nous échangeons avec cet individu peu intelligent quelques banalités et le quittons après avoir promis de lui faire voir le lendemain les objets curieux en notre possession.

Le peuple est à l’avenant du souverain. On est frappé de la chétivité des hommes, de la bassesse peinte sur les figures sournoises et souvent abjectes en dépit de la régularité des traits. On dirait des métis sans caractère, plus iraniens que turcs : les nez sont droits, les yeux assez grands.

On dirait que les hommes libres ont préféré vivre loin de la ville, abandonnant aux fils d’esclaves les métiers vils dans l’enceinte des murailles. Cette populace habite des maisons malsaines, et, à la voir se traîner dans un costume sombre, le même pour tous, à voir les têtes branlantes, on pense à une promenade de convalescents dans une cour d’hôpital. Nul individu dont le vêtement indique la position de fortune. Dans le bazar sans animation, pas de marchandises de quoi garnir les boutiques. Est-ce que le mot d’ordre est de paraître pauvre ?

Après la campagne de 1873, les Russes ont contraint le Khan de s’engager par un traité à payer en l’espace de vingt ans une somme de deux millions deux cent mille roubles. Chaque semaine, le divan-begi, suivi d’une faible escorte, va porter le tribut à Petro-Alexandrowsk. Le Khan ne cesse d’exhaler des plaintes : on lui laisse à peine de quoi vivre, il ne peut plus tenir son rang ; ses sujets sont épuisés et incapables de payer l’impôt. En réalité, ce traité lui est un prétexte à des exactions nombreuses.

Le peuple est pressuré parce que « les Russes demandent de l’argent ». Les gens des campagnes environnantes payent facilement l’impôt, mais les Turkomans Yomouds résidant à l’ouest du Khanat n’ont jamais été soumis complétement. Répugnant à reconnaître d’autres chefs que ceux qu’ils ont choisis, ils se soulèvent volontiers. Lorsque les courriers ont apporté à leurs serdars la longue liste des tailles à payer, ceux-ci assemblent les chefs des tentes et proclament la nouvelle, qui est accueillie par des cris de colère, des injures à l’adresse du Khan ; puis, les agents du fisc arrivent, et quelquefois sont assommés.

Le divan-begi a recours au gouverneur de Petro-Alexandrowsk, lui demandant aide et protection ; car si les Yomouds ne payent point, il ne pourra pas apporter à la date fixée les sacs pleins de la somme convenue. On mobilise quelques sotnias[41] de Cosaques, quelques compagnies de tirailleurs, et on les dirige contre les révoltés. Ceux-ci ont conscience de leur faiblesse et versent les contributions demandées.

[41] Sotnia : centaine, escadron.

Quant aux riches marchands de Khiva, ils sont dans une situation fâcheuse. Leur fortune est connue ; on sait qu’ils ont frété des caravanes, qu’à telle époque ils ont été à la foire d’Orenbourg, à Astrakan, à Nijni ; qu’en somme, leur commerce prospère. Les caisses du gouvernement sont vides, et il est juste que des sujets les remplissent de gré ou de force. Un dignitaire de la cour va trouver un de ces bienheureux enrichis par le trafic et lui annonce poliment que le maître a manifesté le désir de voir son fidèle serviteur.

Le fidèle serviteur s’efforce de paraître très-flatté d’une marque d’affection si peu méritée et ne manque pas de se rendre à l’invitation. Selon la coutume, il emporte une belle pièce d’étoffe, une fourrure luisante, ou simplement un petit sac d’écus, de quoi témoigner son respect au puissant seigneur.

On reçoit gentiment le visiteur et son cadeau. On daigne lui conter les misères de l’État : les récoltes ont été peu copieuses, et au lieu de l’excédent de recettes que tout rendait probable, il n’y a même pas le minimum nécessaire. Ces maudits Russes exigent qu’on les paye à heure fixe, et dans l’embarras inextricable qui le tourmente, le Khan a pensé à son serviteur. Il n’ignore point que celui-ci a acheté à bas prix, revendu fort cher, cinquante chameaux de tabac, trente de riz, etc. ; qu’il a réalisé de beaux bénéfices d’un seul coup. Aussi, — telle est la conclusion ordinaire : — Allah sera content qu’un pieux musulman prête au Khan, son maître, la somme insignifiante de quarante mille tengas.

L’autre remercie avec effusion, proteste de son dévouement, mais observe qu’il lui sera difficile de rassembler rapidement une somme aussi considérable ; il serait bien reconnaissant qu’on lui laissât le temps de l’emprunter.

Qu’il prenne son temps, et qu’il l’apporte seulement le dernier jour de la semaine. On le remboursera dans un bref délai, plus tard. Le marchand s’exécute.

Plus tard, un nouvel émissaire vient lui apporter de la part du Khan une bonne nouvelle. Celui-ci a appris que son fidèle serviteur est dans la gêne ; il n’a point oublié le signalé service qui lui a été rendu, et, une noble conduite méritant récompense, à son tour il lui offre quarante mille tengas à titre de prêt, au taux de 40 à 50 pour 100. Par exemple, il est bien entendu que les intérêts seront déposés dans la caisse de l’« État » à la fin de chaque mois, très-exactement. De deux maux choisissant le moindre, le pauvre diable accepte la proposition. N’est-ce pas un moyen très-simple d’accroître les revenus du royaume ?

Il sait bien qu’il ne peut agir autrement, qu’il vaut mieux montrer de l’empressement, faute de pouvoir échapper à une bonté si grande. Quels subterfuges employer ? Ses femmes, ses enfants, ses neveux habitent la ville où lui-même possède des immeubles de grande valeur. Sa famille est surveillée, on ne la laisse point s’éloigner. Jamais on n’a souffert qu’il l’emmenât au delà de la frontière, parce que ceux qu’il chérit sont des otages précieux ; on compte bien que, si loin qu’il aille, en Sibérie, en Russie, en Perse, il reviendra au milieu des siens. On a des gages de sa soumission, et une simple menace que, par expérience, le marchand sait ne pas être toujours vaine, suffit pour le terrifier, et il prête son argent.

On nous affirme que le Khan se débarrasse très-habilement de ceux qui le gênent. Dernièrement, nouveau David, il convoitait la femme d’un de ses sujets. On lui avait dit qu’elle était belle. Il la demande au mari, qui refuse. Le Khan dissimule sa colère ; quelque temps après, le mari était fou. Il paraît que des misérables soudoyés l’avaient enivré, puis lui avaient versé un breuvage préparé avec des plantes, et l’ayant bu, le Khivien perdit la mémoire, puis la raison.

Tel autre, mandé un soir au palais, n’aurait jamais reparu. On l’aurait étranglé et vite enterré.

Quelquefois le prince invite les hauts fonctionnaires à des festins somptueux. Le nombre des plats servis est considérable, et plus considérable encore celui des bouteilles vidées.

Deux mois environ avant notre venue, le Khan aurait eu la fantaisie de marier deux seigneurs favoris à deux de ses favorites, et de fêter le mariage par une orgie de viandes et de liqueurs défendues. Les invités burent beaucoup de vin, d’eau-de-vie et même du champagne apporté d’Orenbourg. Au milieu de la nuit, personne qui ne fût gris. Dès que l’amphitryon, à peu près ivre-mort, commença à laisser tomber lourdement sa tête, chacun se retira discrètement et en titubant. Un seul, hors d’état de bouger, s’endormit sur le sol, trop près d’un des favoris qui étaient restés avec leurs jeunes épouses.

Au petit jour, le serviteur attaché à la personne du Khan entre dans les salles, et, soit par excès de zèle, soit par haine contre le retardataire, il réveille son maître, lui montre un homme étendu près de son ouglan préféré. Sans prendre le temps de se souvenir, le Khan ne voit que l’outrage qu’on a dû lui faire ; il est pris d’une colère furieuse ; il empoigne une hache et assomme les jeunes mariés et le misérable coupable d’avoir trop bu.

Le récit de ces horreurs nous donne l’idée de montrer à ce gentilhomme ce qu’est le sang qu’il prodigue quand il ne coule pas dans ses propres veines. Nous lui apportons notre microscope, et nous lui expliquons qu’en regardant par l’ouverture du haut une goutte de liquide maintenue entre les deux plaquettes de verre, on voit nettement vivre des êtres imperceptibles à l’œil nu ; avec une épingle, nous étalons un peu de sang, puis l’invitons à constater lui-même la véracité de nos dires.

Il paraît ne point vouloir quitter sa place. Capus lui présente le microscope, mais l’appartement est sombre, et rien n’est visible.

« Je ne vois rien, dit le Khan, j’ai mauvaise vue. »

On lui explique qu’il est nécessaire que l’instrument soit en pleine lumière, et on le place sur le bord de la fenêtre. Mais le prince n’est pas rassuré, il lui déplaît de s’éloigner de son revolver, et c’est en hésitant qu’il fait deux pas et plie un genou. Je suis debout derrière lui et lui inspire une réelle inquiétude. Il n’ose me perdre de vue, et baissant rapidement la tête, collant à peine son œil au verre, il se relève rapidement et regagne sa place et ses armes. Puis, s’adressant au divan-begi, il lui dit :

« Je n’ai rien aperçu ; c’est sans doute un jouet de Faranguis. »

Comme nous avons le moyen de faire paraître très-gros les moindres objets, il prend un Coran, l’ouvre, et l’éloignant, le rapprochant, il nous donne à entendre qu’il lui est impossible de lire, étant presbyte. Puis il applique ses lunettes et ajoute :

« Je ne lis pas plus qu’avant. N’en avez-vous pas d’autres qui valent mieux ? je les accepterais avec plaisir. »

Il nous est impossible de satisfaire à cette demande, et lui conseillons d’en faire rapporter de Russie par un marchand. Il n’y manquera pas.

Nous quittons le Khan et parcourons la ville en compagnie de M. P…, à qui tous les recoins sont familiers. Dans les caravansérails, il y a peu de marchandises ; comme objets manufacturés, nous apercevons des tépés de Bokhara, des calottes brodées semblables à celles de nos enfants de chœur, plus pointues, que les musulmans mettent sur le crâne rasé et qui est la coiffe du turban ; des ballots de cotonnade russe, et principalement des sacs de tabac. D’après notre guide, il en est importé du Chahri-Sebz et de Samarcande, par Bokhara, la charge de deux mille chameaux, desquels cinq cents pour la seule ville de Khiva. Un chameau camionneur porte en moyenne vingt pouds, c’est-à-dire trois cent vingt kilogrammes. Cela fait cent soixante mille kilogrammes.

Les marchandises russes sont affranchies de tout impôt. 5,000 chameaux viennent de Bokhara ; par chaque bête chargée de tabac il est prélevé 6 tillahs ou environ 36 francs, et pour les autres seulement 2 tillahs et demi. Le produit des douanes donnerait environ 20,000 tillahs ou environ 120,000 francs.

Les marchandises exportées payent également un impôt ; le coton dirigé sur Orenbourg rapporte 20,000 tillahs pour 50,000 charges de chameaux à 4 tillahs par charge ; 2,000 chameaux de marchandises variées, où il faut compter la soie, les poissons, produisent 18,000 tillahs, à 9 tillahs par charge.

Chaque chameau vendu au bazar paye 1 franc 20 centimes, chaque cheval ou vache 60 centimes, un mouton 30 centimes, un âne 15 centimes ; le même prix une voiture chargée de fruits, de bois, etc. Une boutique paye une patente d’environ 6 ou 12 francs par an (2 tillahs). Tels sont quelques-uns des renseignements que nous devons à l’obligeance de M. P… A la sortie du bazar, un misérable ayant la chaîne au cou était attaché à un solide poteau ; nous en voyons un autre au détour d’une rue. Les passants leur jettent quelques morceaux de pain.

En nous rendant chez le divan-begi, afin de le prier à nouveau de nous faciliter la location de chameaux aux environs de Zmoukchir d’où nous partirons, l’interprète de M. P… nous fait entrer sous un vaste porche. Des hommes assis près d’une porte se lèvent à notre vue. Ils gardent un prisonnier.

« Regardez de quelle manière il est attaché », me dit l’interprète.

Une chaîne est fixée dans la chambre des gardes à un poteau, elle passe par un trou creusé dans le seuil de la porte, puis de la même manière sous la porte contiguë, et cela se termine par une boucle serrant le cou de l’homme.

Il est affaissé, à plat ventre, à peine vêtu, ayant l’œil cave, fixe, aux joues les taches rouges d’un malade. Il se dresse sur les genoux en nous voyant, se plaint hardiment qu’on le maltraite, ce qui lui vaut un coup de pied des gardiens ; il dit n’avoir pas mangé depuis deux jours.

« Qu’ils me nourrissent ou sinon me pendent. On m’a arrêté au bazar où je venais vendre un cheval ; on prétend que je l’avais volé. Par Allah, c’est faux ! Je l’ai acheté. Pouvais-je savoir qu’il n’appartenait point à qui me l’offrait ? »

M. P… manifeste au divan-begi son étonnement de ce que les prisonniers ne soient point nourris.

Le divan-begi n’est pas moins étonné.

« Pourquoi veux-tu qu’on donne à manger aux voleurs ? »

Le divan-begi nous promet une deuxième fois que sous deux jours un de ses employés nous mènera jusqu’au bord du désert et nous procurera les chameaux demandés. Il nous tarde de partir ; c’est le 16 novembre ; ici, les nuits sont fraîches, et dans l’Oust-Ourt elles doivent être froides.

En sortant de l’audience, l’interprète nous annonce qu’il a appris l’arrivée des principaux chefs des Tekkés de Merv. Ils viendraient prêter hommage au Khan et lui demander protection contre les Russes. Ils ne pouvaient plus mal s’adresser.

Dans la même journée, M. P… reçoit la visite d’un Turc Osmanli arrivé à Khiva depuis quelques jours.

C’est un homme solide, maigre, à grande barbe, avec un très-grand nez entre deux yeux noirs pleins de ruse. Il porte turban, et sauf un veston d’origine russe, a le costume d’un Asiatique. Il salue très-poliment, s’assied ; on lui offre le thé ; il roule une cigarette et nous conte son odyssée :

« Je suis d’Erzeroum. J’avais un frère qui faisait le commerce des étoffes. Un jour, il partit dans l’intention de parcourir le Caucase avec ses ballots, puis de gagner le Khiva. D’abord, il donna de ses nouvelles, puis plusieurs années s’écoulèrent sans que l’on en entendît plus parler. Entre temps, je fis un pèlerinage à la Mecque, et revins à Erzeroum. Les instances de ma famille me décidèrent à partir à sa recherche. Longtemps j’errai inutilement dans le Caucase, d’une ville à l’autre ; puis j’appris au bazar de Tiflis de la bouche d’un Arménien que mon frère avait dû se diriger sur Astrakan. Il y était passé en effet, m’affirmèrent des Tartares, mais était parti pour Kasalinsk. Sur les bords de l’Emba, j’appris qu’il était mort à Irgiz, et je gagnai la presqu’île de Mangichlak avec une première caravane. Mes ressources étaient épuisées. Une deuxième caravane m’a amené dans le Khiva.

— De quoi vis-tu ?

— De prières.

— De prières ?

— Oui, car je suis hadji, et j’ai étudié dans les médressés. Je m’arrête dans les mosquées ; je parle aux fidèles des choses du ciel, j’explique les versets du Coran, et l’on me donne de quoi poursuivre ma route. Dans les endroits où il y a des couvents de calendars, je vais frapper à la porte de ces religieux et je suis bien accueilli. Les jours de bazar, je conte des histoires sur les places où le peuple se presse ; on aime à m’entendre parler de la ville sainte : l’un me donne une pièce de monnaie ; un autre, une poignée de riz ; chacun, un peu de ce qu’il possède. Voilà comment je voyage.

— As-tu été bien accueilli à Khiva ?

— Pas trop ; le Khan n’est pas généreux ; il n’aime pas les étrangers.

— Mais les habitants de la ville t’ont bien traité ?

— Les Khiviens ! Je n’ai jamais rencontré de peuple plus misérable, plus ignorant. Ils ne donnent rien, ne comprennent rien, ne savent rien. Croirais-tu qu’ils confondent tous les peuples de l’Occident en un seul ! Pour eux, il n’y a pas d’Italiens, de Français, d’Espagnols. Nous n’en sommes point là à Erzeroum ; car, si nous ignorons ce que sont les nations vivant au delà de Stamboul, du moins savons-nous qu’elles existent.

— Penses-tu demeurer à Khiva ?

— Allah me préserve de rester au milieu de telles gens, dont le Khan vit comme un ours dans sa tanière. Je ne dirais pas ces choses dans la rue, car il me ferait couper la tête. »

Là-dessus, l’Osmanli vide sa tasse de thé. Il a raison de tenir sa langue, la liberté de la presse étant inconnue dans ce pays.

« Où iras-tu en quittant Khiva ?

— Dans le Bokhara, dont l’Émir, dit-on, est aimable aux serviteurs d’Allah.

— Tu ne pourras pas toujours vivre de la prière à Dieu ?

— Je le pense comme vous ; aussi, en vous rendant visite, j’avais l’intention de vous demander un renseignement.

— Lequel ?

— Ne pourriez-vous m’enseigner le moyen de fabriquer les allumettes ? personne ne les connaît ici ; j’aurais la certitude de gagner beaucoup d’argent.

— Très-volontiers. »

Le pèlerin, qui songe à devenir industriel, nous quitte très-heureux. Car M. P… lui promet la « recette » pour la fabrication des allumettes.

Les voyageurs n’ont pas toujours médit autant du Kharezm. Malgré la volonté que nous avons de ne point entremêler de citations ce récit de voyage, nous croyons intéressant de donner en regard de l’appréciation d’un Turc du dix-neuvième siècle, celle d’un Arabe du quinzième :

« Je n’ai jamais vu, dit Ibn-Batoutah, peuple meilleur, plus généreux que les habitants de Khiva, ni qui soient plus affables envers les étrangers. La coutume suivante, à propos du service religieux, est très-recommandable : celui qui quitte sa place pendant la prière dans la mosquée est battu par le mollah en présence de l’assemblée et en outre condamné à une amende de cinq dinars pour l’entretien de la mosquée. Aussi dans chaque mosquée un fouet est suspendu à cette intention. »

Ibn-Batoutah parle de l’Oxus, un des quatre fleuves qui sortent du paradis, gelant comme le Volga, puis de Zmoukchir où des saints illustres ont leur tombeau, enfin des sectes ; finalement il décrit le melon du Kharezm, en fait un éloge pompeux :

« On ne peut comparer au melon de Khiva que celui de Bokhara ; le melon d’Ispahan en approche le plus. A l’extérieur ce fruit est grisâtre et rouge à l’intérieur. Il est d’une succulence parfaite et plutôt dur. Il a la propriété remarquable de pouvoir être coupé en tranches et séché, et mis en caisse comme les figues. On l’expédie dans l’Inde, en Chine, et, de tous les fruits secs étant le meilleur, à l’occasion, on le donne en présent aux princes de ces pays. »

Le melon est comme autrefois le meilleur qui se puisse imaginer. Il a, plus obstinément que ceux qui le cultivent, conservé ses qualités.

Nous nous préparons au départ ; il est entendu que nous quitterons Khiva le 19 novembre. Nous n’emporterons point la tente de feutre que nous avions achetée à Petro-Alexandrowsk, notre intention étant de doubler les étapes. La dresser chaque soir et la démonter dans la nuit obscure, serait incommode et très-fatigant. Or, nous n’avons plus qu’un serviteur, Rachmed, qui est interprète, palefrenier, cuisinier, un véritable maître Jacques. Ce serait pour lui et nous-mêmes trop de besogne. Ici nous achetons seulement des cordes, deux seaux de fer afin de puiser l’eau dans les puits, deux pelles, une hache et une bonne provision de sel et de tabac en feuilles ; il coûte dix à douze sous la livre. Aux haltes, le glouglou de la pipe à eau n’est point désagréable. On achètera les vivres à Gazavad. En faisant nos achats dans le bazar, nous voyons passer des Turkomans Tekkés. Quelques-uns de leurs chefs doivent venir voir M. P…

Le 18 novembre, la veille du départ, étant à deviser comme gens qui vont se quitter et ne se reverront peut-être jamais, la porte s’ouvre, et trois Tekkés entrent. Ils nous serrent la main, s’inclinent légèrement : « Salut, ami ! salut, ami ! » et s’accroupissent. Eux aussi se plaignent des Khiviens et du Khan, et témoignent du mépris à celui qui fut autrefois leur hôte.

En effet, lorsque le général Kauffmann marcha sur Khiva, le Khan épouvanté s’enfonça dans le désert et se réfugia chez les Turkomans. Il ne se décida à rentrer dans ses États qu’après que le vainqueur lui eut envoyé courriers sur courriers afin de le rassurer et lui affirmer que sa personne serait respectée.

Aujourd’hui le Khan paraît oublieux de l’hospitalité qu’il a reçue, et les Tekkés se plaignent amèrement.

Le plus loquace des trois est Kaïd-Pan-Pelani-Agli, un homme de taille moyenne, large d’épaules, sec, nerveux, aux extrémités fines. Il a la face large, osseuse, peu garnie de barbe, où brillent deux petits yeux très-noirs qui regardent bien en face. Il parle avec des gestes calmes.

« Que sommes-nous venus faire à Khiva ? Pourquoi ce khan a-t-il envoyé un émissaire nous invitant à venir demander la paix et à nous mettre sous sa protection ? Que ne sommes-nous allés directement chez les Russes, au lieu de nous abaisser à visiter d’abord le Khivien ? Il nous a reçus comme des marchands de l’Iran. Il n’a pas eu honte de nous donner à chacun deux tengas durant notre séjour et huit pour le retour. Le premier d’entre nous a eu douze tengas. Est-ce que des chefs doivent être traités de la sorte ? C’est la première fois que je vois cette ville. Il y a de grandes maisons, de vastes mosquées, mais quel peuple de Sartes sans vigueur ! Combien pourraient manier un sabre ? Nous sommes à peine une centaine de Tekkés ; quel est celui d’entre eux qui nous empêcherait de prendre la ville, le Khan lui-même, et de trancher la tête à ces êtres plus lâches que des Persans ? »

Un jeune chef de vingt-cinq ans environ, grand, maigre, à figure énergique, fils de chefs célèbres par leur bravoure et leur habileté à conduire les alamans, approuve de la tête les paroles de son compagnon. Lui aussi pense qu’il eût mieux valu s’entendre avec les Russes sans aucun intermédiaire. Et disant son dédain pour les Khiviens, il se sert de termes imagés qui ne s’écrivent guère. Sari-Khan, tel est son nom, a été longtemps propriétaire d’un soldat russe, seul survivant d’un convoi assassiné par des gens de sa tribu. Longtemps, le prisonnier est resté attaché à une chaîne partant d’un poteau planté à l’intérieur de sa yourte. La chaîne était longue, et il pouvait vaquer aux travaux qu’on lui avait confiés : il écrasait le millet, battait le blé, soignait le bétail.

Au commencement de sa captivité, on le contraignit d’écrire aux gouverneurs de Petro-Alexandrowsk et de Krasnovodsk qu’ils eussent à envoyer une rançon considérable. Les lettres étaient remises par les Tekkés à des caravaniers qui les portaient à leur adresse.

Mais les propositions ne furent point agréées, et des querelles éclatèrent à propos du prisonnier. Les uns voulaient le maltraiter, disant qu’il n’avait pas écrit dans le sens qu’on lui avait précisé ; qu’il n’insisterait auprès de ses chefs que le jour où on lui rendrait la vie dure. D’autres, prétextant qu’on nourrissait un espion à qui l’on facilitait son rôle en transmettant ses renseignements écrits dans une langue que nul ne comprenait, conseillaient d’en finir.

Après un nouveau refus de payer la rançon, plusieurs Tekkés vinrent en armes afin de le tuer. Sari-Khan le fit entrer dans sa tente et s’opposa au meurtre, le sabre à la main. Les adversaires du jeune chef, le voyant décidé à verser le sang, n’osèrent porter la main sur lui. Il parlementa, leur exposa que ce meurtre serait inutile, qu’en somme le prisonnier ne pouvait s’enfuir, que peut-être l’occasion se présenterait de l’échanger contre quelqu’un des leurs. Le captif fut épargné. Durant plusieurs années, on le tint à la chaîne, puis on le détacha.

Il paraît que, d’ennui, le pauvre homme s’adonna au haschisch. Son intelligence en fut affaiblie, et il était résigné à son sort au moment où il a recouvré sa liberté. Sari-Khan vient de l’amener à Petro-Alexandrowsk. D’après l’interprète, son cou a conservé la marque du carcan de fer.


LA PRISON-FORTERESSE DE KABAKLI.
Dessin de E. Cavaillé-Coll, d’après un croquis de M. Capus.

On sert le thé, des petits pains ; j’en présente un au kaïd, le partage avec lui ; il le porte à son front en signe d’amitié. Je lui dis que nous souhaitons fort de visiter le pays de Merv.

« Le voyage est-il possible ?

— Il est possible ! Si l’on te demande sur la route où tu vas, réponds que tu viens chez moi, que je suis ton hôte. Nul ne t’arrêtera. Dès que tu auras trouvé des hommes de ma tribu, ils te protégeront. Une fois parmi eux, tu n’auras rien à redouter ; tant qu’un bras pourra lever un sabre, on te défendra. Nous autres vendons notre vie à bas prix, car nous l’estimons à peine la valeur d’un chaka[42] ; et puis, n’est-ce pas chose connue que si nous sommes méchants pour les méchants, nous sommes bons pour les bons ? »

[42] Menue monnaie de cuivre.

— Par Allah ! voilà la vérité », dit le troisième, un vieux qui n’avait encore soufflé mot.

Ce vieux regrette fort d’être venu rendre hommage au khan de Khiva, car il comprend bien qu’en réalité, celui-ci est vassal des Russes. Il sent que les Tekkés se sont fourvoyés, qu’ils ne doivent compter que sur eux-mêmes pour défendre leur indépendance. Or, la prise de Geok-Tepe par Skobeleff l’a convaincu de la puissance des Russes, et il n’y a pas à en douter, il va falloir se soumettre, renoncer aux alamans, et tous les ennemis que les Tekkés terrifiaient redresseront la tête.

Le jeune Sari-Khan et son compagnon ont beau le consoler, lui assurer que les Russes ne les malmèneront pas, le vieux branle la tête, il se tait et il a des larmes dans les yeux. Comme un vieux loup cerné de toutes parts, sentant qu’on va le prendre, il se demande si mourir en combattant un ennemi vingt fois plus fort ne vaut pas mieux que d’accepter une cage, confortable peut-être, mais une cage, en somme.

IX
LE DÉSERT DE L’OUST-OURT.

Départ. — Les inondations. — Chez les Turkomans-Yomouds. — Vendetta. — Un serviteur. — Une course. — Manière d’entraîner le cheval turkoman. — Notre guide. — Au puits. — Au « sable blanc de Tchaguil ». — Attente des chameaux. — Le chamelier Ata-Rachmed. — Rencontre. — Le dîner des chameaux. — Le takyr. — Près des ruines de Chak-Senem. — Pas d’eau. — Une pipe. — Un oiseau qui parle.

Radjab-Ali est à cheval, prêt à partir ; il retourne à Samarcande, et donnera de nos nouvelles à notre hôte, le général Karalkoff ; Radjab-Ali, qui a bu beaucoup de votka avec les deux Cosaques de M. P…, est légèrement gris. Il nous souhaite un bon voyage, et promet à Rachmed de n’oublier aucune des commissions dont celui-ci l’a chargé à l’adresse de ses parents et amis.

Rachmed, complétement ivre, peut tout juste monter à cheval. Il plaide les circonstances atténuantes :

« C’est la première fois que je bois trop de votka depuis que je vous accompagne. J’ai fêté le départ de Radjab-Ali. Les Cosaques sont de bons garçons. »

Deux arabas sont chargés de nos bagages. Comme guide, nous avons un employé du divan-begi, flanqué de ses deux ouglanes ; tous trois montent de jeunes étalons turkmènes appartenant au khan leur maître. Encore une poignée de main à l’excellent M. P…, qui nous engage à reprendre haleine au puits de Tcherechli, où une partie de l’expédition scientifique chargée de résoudre la question de l’Oxus tient son quartier général. « Bonjour à M. un tel, à M. H… » Les Cosaques sur le bord de la porte saluent militairement d’un : « Zdravié jelaïm, Nous vous souhaitons bonne santé » ; les arbas grincent, on fait siffler les fouets.

« Au revoir, crie M. P…

— Au revoir, répondons-nous, et adieu Khiva, adieu l’Asie centrale. »

Au fait, nous sommes à l’extrémité de l’Asie centrale, puisque c’est ici que l’Amou-Darya finit en se ramifiant. En ce pays de sécheresse, s’éloigner du fleuve, c’est s’éloigner de la civilisation. Dans notre Europe, presque à la même latitude, les grands cours d’eau sont des moyens de progrès, de commerce ; ils accroissent la prospérité des peuples ; ici, ils sont la source même où chacun puise la vie. Il est donc naturel que dans la langue persane, un même mot, « abady », signifie à la fois « culture, civilisation », et que la racine de ce mot « ab » signifie « eau ». Aussi croyons-nous n’exagérer point en affirmant que quiconque connaîtrait l’histoire de l’eau et des irrigations en Asie centrale, aurait les meilleurs jalons pour se guider dans l’obscur passé des peuples qui l’habitèrent, et suivre pas à pas les fluctuations successives de leur histoire.

Mais nous sommes hors de Khiva, dans la plaine monotone, sans soleil. Çà et là, au milieu de rares peupliers, se dresse un sakli au bord d’un canal. Des oies, des cormorans, des canards fendent l’air, puis, ayant tournoyé par précaution, s’abattent bruyamment sur les étangs ridés par la brise.

Les oiseaux aquatiques peuvent prendre leurs ébats à l’aise dans le vaste marécage formé par le trop-plein des eaux de l’Amou. Car les Khiviens ne savent pas précisément la quantité de liquide que doit rouler le fleuve qui est à rendement excessif et irrégulier, et quand les canaux sont gonflés à déborder, ils rompent les digues, dirigeant vers les affaissements du sol le surplus inutile à l’arrosage des terres. Et alors, selon la rapidité des pentes et la profondeur des bas-fonds, la plaine est couverte de marais ou de flaques, ou d’étangs plus ou moins vastes, réunis parfois en un lac immense qui, dans la suite, diminue, disparaît par l’infiltration ou l’évaporation.

A la nuit, nous étions à Gazavad. Le beg nous offre l’hospitalité, et c’est par son entremise que nous commençons nos achats de vivres dès notre arrivée : de la farine, du riz, de la graisse de mouton, du mouton salé, de l’huile à l’usage des hommes, du sorgho, du foin pour les chevaux. Ici, on ne les nourrit point d’orge.

Le beg nous vend un émouchet posé sur un perchoir dans la chambre où nous dormons. Il a été dressé spécialement à chasser les cailles et les alouettes. Nous nous chauffions au feu du vieux beg, quand nous entendons crier sur un ton très-élevé. On se dispute dans la cour. Ce sont les voituriers qui veulent décharger leurs arbas et ne pas aller plus loin, sous prétexte que la route est mauvaise et qu’ils ont des occupations à Khiva. Rachmed s’y oppose de toutes ses forces, les accable d’injures. Notre hôte s’en mêle et pose l’alternative suivante : ou bien les voituriers marcheront de plein gré et seront payés en conséquence, ou bien ils marcheront de force et recevront des coups de fouet à profusion. Inutile de dire que les intéressés préfèrent obéir.

A partir de Gazavad, le chemin est très-mauvais, fréquemment on doit s’arrêter, tourner à gauche, à droite, chercher les dos d’âne, les lignes de faîte, car on louvoie au milieu de la campagne inondée. C’est derechef l’aspect des environs de Patta-Kissar et de Kara-Koul où vivent les Turkomans. Ici encore, ils habitent le seuil du désert. De tous les cultivateurs étant les plus éloignés de l’Amou, ils ont construit des ariks très-profonds dont les remblais considérables apparaissent comme des murs d’habitations submergées. Il semblerait que devenu sédentaire, le Turkmène aime à avoir du champ devant lui, soit par une vieille habitude de coureur de désert, soit par prévision. Peut-être aussi parce qu’il est nouveau venu, et que les meilleures places étant occupées, il a dû se contenter de la lisière des oasis.

D’ailleurs, les khans de Khiva n’étaient point fâchés de tenir à distance de leur capitale les plus batailleurs de leurs sujets. Ils fournissaient au prince sa cavalerie et ses meilleurs guerriers, et l’on devait les ménager. Les khans s’assuraient par des largesses l’amitié de gens toujours disposés à tirer le sabre et redoutés du reste de la population. Car si les Turkmènes protégeaient le khanat contre les attaques des ennemis extérieurs, ils n’hésitaient pas non plus à se révolter et à prendre part à toutes les séditions intérieures. Aussi voit-on que dans certaines circonstances, le khanat se trouve à la merci de cette peuplade belliqueuse, qui paraît avoir joué un rôle tel qu’autrefois les prétoriens à Rome et plus récemment les janissaires en Turquie.

A un autre point de vue, le désert est bien commode. Que de services ne rend-il pas à celui qui est poursuivi, soit qu’il ait maille à partir avec les employés du trésor, soit que d’une main trop prompte il ait tué un de ses voisins dans une rixe ! S’il est serré de près, il se cache dans le désert, le temps de lasser la fougue de ses ennemis, et si les siens ne parviennent à composer, il passe sur l’autre rive de la mer de sable où personne ne va l’importuner. Telle est la manière turkomane de filer en Belgique, de passer l’eau, comme on dit à Hambourg.

Avant d’arriver à Tachta, voici à droite, devant sa maison, un Turkmène occupé à battre du sorgho en décrivant un cercle. Il a le fusil en bandoulière, le sabre au côté ; il tourne sur son grand cheval, en guidant deux autres qui foulent les épis de leurs sabots.

Je le montre à un de ses compatriotes qui m’accompagne :

« Que fait-il ?

— Il bat du djougara (sorgho).

— Pour quelle raison est-il armé de la sorte ?

— Il craint une vengeance, et il est sur ses gardes.

— Est-ce la coutume de se venger ?

— Ha ! ha ! Lorsqu’un Yomoud a été insulté ou bien qu’il a subi un grand dommage, et que l’on ne veut pas laver l’offense ni réparer le mal, il profite d’une bonne occasion et se venge. Il ne craint pas de verser le sang et tue son ennemi s’il le peut. Et alors, les parents et amis de la victime ne vont pas implorer le Khan, lui offrir des présents, demander justice avec des lamentations. Ils tâchent de rendre le mal pour le mal, attendent patiemment, et, toujours aux aguets, finissent bien par surprendre le meurtrier. Celui-ci, sachant quel traitement lui est réservé, ne sort point sans son fusil, et, avant de dormir, il pose son sabre à portée de la main. »

Après avoir fait une courte pause à Tachta, le dernier village que nous traversons, nous allons sur Zmoukchir, sous la conduite d’un Yomoud qui nous quitte après nous avoir mis dans le chemin. Notre Khivien affirme « se reconnaître ». On patauge dans un mortier gluant, les chevaux glissent, enfoncent dans les fondrières, et l’on recule, on cherche un terrain solide. Puis on entre dans l’eau et l’on chevauche à distance l’un de l’autre, afin d’éviter les éclaboussures. Pas une silhouette d’arbre ou de sakli, partout de l’eau étalée, qui coule rapide lorsqu’elle est pressée entre les berges des canaux.

Nos montures donnent des marques de fatigue qui nous surprennent ; mon cheval tombe à différentes reprises en sautant les fossés peu larges, il va péniblement. Il fait presque nuit, une nuit de novembre, et notre guide ne sait où il va.

« La dernière fois que je suis venu, il n’y avait point d’eau. Aujourd’hui, l’aspect de la contrée est tout différent. Zmoukchir doit être dans cette direction. » Il étend le bras vers le nord-ouest. Vers huit heures, les îles sont plus nombreuses, l’eau est moins profonde, puis voilà une ligne noire, une flamme rouge, c’est la terre ferme.

« Kara Khodja », dit un des ouglanes.

Il est temps, nos chevaux tremblent sur les jambes. Le guide crie, des hommes sortent des murs ; en vrai Khivien, il commence par demander le « ghalian », — il n’a point fumé depuis six ou sept heures, — puis quelqu’un qui conduise à Zmoukchir.

Mais voilà un incident inattendu. Nos trois chevaux s’affaissent successivement sous leurs cavaliers. Les pauvres bêtes choisissent mal le moment d’être malades, car il nous reste plus de sept cents kilomètres de désert, et les étapes doivent être doublées.

Un vieux Yomoud tâte les malades, regarde avec sa lanterne, questionne.

« C’est l’effet du djougara à quoi ils ne sont point accoutumés. On leur aura donné à boire trop tôt. »

Rachmed attribue ce malaise subit à la méchanceté des voituriers qui se sont vengés de ce qu’on les contraignait de poursuivre la route. Les braves Yomouds nous prêtent trois de leurs chevaux qui sont tout sellés dans la cour, promettant de soigner les nôtres et de nous les amener demain. Les ayant remerciés et assurés d’une récompense, nous enfourchons les immenses bidets. Les étriers sont très-courts, la selle en bois étroite et haute, relevée sur le devant, basse derrière ; on est assis comme sur une chaise, la jambe pliée presque à angle droit. De ce petit trot qui est l’allure favorite des Turkomans, nous arrivons rapidement à Zmoukchir, lieu de naissance, paraît-il, d’un saint fameux mort depuis des siècles.

On nous introduit par une immense porte dans la demeure du sultan des Yomouds. Plusieurs chevaux soigneusement enveloppés sont au piquet près des murs de la cour. Le fils de la maison est prévenu, il vient nous tendre les mains, et lui-même nous installe dans une chambre isolée, qui est meublée de deux pièces de feutre. C’est un grand garçon d’environ vingt-cinq ans, très-robuste, à l’œil petit, aux pommettes saillantes, avec de grosses lèvres, l’inférieure pendante. Il est très-grave. Il ressemble beaucoup au jeune chef tekké, Sari-Khan, que nous avons vu à Khiva. Comme lui, il a un zézayement propre à la plupart des Turkmènes. Il nous dit que son père assiste à une fête donnée à l’occasion d’un mariage, et qu’il reviendra demain. Ayant bu avec nous, le jeune sultan se retire, après avoir dit à un de ses hommes de se conformer à nos ordres.

En tisonnant, le serviteur de céans parle de son maître qui est très-bon, mais n’est point riche, car il reçoit beaucoup de monde. Tous les jours il y a des Yomouds de connaissance qui viennent le voir, et il doit les héberger, eux et leurs bêtes, comme il convient à un sultan. Les chevaux que nous avons vus en entrant appartiennent à des amis. Son maître n’en possède que quatre, mais d’excellents, un surtout, vieil étalon de seize ans, que le fils a monté aujourd’hui dans une course où il a gagné le prix.

« Où a eu lieu la baïga ?

— Dans la plaine du côté d’Iliali.

— A propos du mariage dont on nous parlait à l’instant ?

— Oui. Un mariage de chef, dont les réjouissances durent depuis cinq jours. Le prix était considérable.

— A quelle somme s’élevait-il ?

— Il était de deux cents tengas de Khiva (environ soixante francs).

— Quelle était la distance à parcourir ?

— Quatre tach (trente kilomètres environ), que mon maître a parcourus en une heure de temps.

— Quelles sont les règles de la baïga ?

— Il n’y en a qu’une, d’arriver le premier. Les coureurs sont sur une ligne, le signal est donné, ils partent. Tous les moyens sont bons pour dépasser ou arrêter l’adversaire. Si l’on parvient à l’atteindre, qu’il soit jeune et peu robuste, on le désarçonne, car c’est un désavantage pour un homme fait de lutter avec un jeune garçon d’un poids moindre. Parfois des amis s’entendent, l’un doit gêner le concurrent redouté, et l’autre, entre temps, filer. Aussi il y a quelquefois des accidents et des querelles, mais c’est très-amusant.

— Y a-t-il longtemps que tu sers le sultan ?

— J’étais jeune quand je suis entré dans sa maison, et je ne l’ai point quittée.

— Gagnes-tu beaucoup d’argent ?

— De l’argent ? non. On me donne ce dont j’ai besoin, la nourriture, le vêtement, la place où dormir. Je suis de la famille. J’ai vu grandir les enfants, j’ai élevé le cheval qui a gagné le prix de la baïga.

— Sais-tu entraîner les chevaux ?

— Ha, ha ! mais nul ne le sait mieux que ces brigands de Tekkés, avant leurs alamans.

— Tu n’aimes point les Tekkés.

— Non, ils ont toujours fait du mal aux Yomouds.

— Les Yomouds ne le leur ont-ils pas rendu ?

— Quelquefois.

— On nous a dit que des Yomouds faisaient profession de piller les caravanes.

— Plus maintenant, et puis cela était l’exception. »

Le vieux serviteur jette sur le feu plusieurs poignées de broussailles, consécutivement.

« Ne brûlez-vous pas beaucoup de broussailles ?

— En cette saison seulement, au cœur de l’hiver, on emploie de préférence le charbon de saxaoul qui se consume lentement et donne beaucoup de chaleur. On va faire des provisions loin d’ici, près d’une ancienne ville nommée Chak-Seneme.

— Y es-tu allé ?

— Oui ; au reste, vous-mêmes passerez par là, vous verrez les restes de la forteresse qu’habitait Chak-Seneme, au sujet de qui les chanteurs content des légendes. Demain, je vous en ferai venir un qui chantera cette histoire. »

Là-dessus, le serviteur se retire. Il n’est pas accoutumé de veiller aussi tard, et va dormir.

En nous éveillant, nous regardons dans la cour faisant face à la porte d’entrée si les chameaux promis depuis longtemps sont là. Pas de chameaux.

Nous mandons notre Khivien, agent du Khan. Il nous affirme qu’avant le coucher du soleil les chameaux seront prêts. Nous attendons jusqu’au coucher du soleil, sans trop nous plaindre du retard, car nos chevaux sont dans un état pitoyable. Cette journée de repos leur est presque indispensable. Le vieux sultan, qui a de l’expérience, nous garantit qu’ils se referont vite, et iront jusqu’au bout du chemin. Tant mieux.

Le sultan nous vend un supplément de feutre qui nous servira à camper sur la neige, car la voici qui tombe à gros flocons, et le vent du nord-ouest la chasse avec violence. Les couvertures que nous achetons sont épaisses, imperméables, mais d’un feutre moins solide et moins souple que celui des Kirghiz. Elles ont été fabriquées par les Tekkés, sont bariolées.

Nous nous défions du Khivien et de ses promesses catégoriques. Nous questionnons le sultan. Il n’a pas été prévenu, on ne lui a parlé des chameaux que ce matin, et il est douteux qu’on se les procure avant le soir. Ces bêtes sont rares à Zmoukchir, et l’on n’y trouvera point facilement neuf chameaux gras, en état de partir immédiatement. Nous attendrons jusqu’au lendemain.

J’examine le cheval qui a été victorieux hier. C’est le type du cheval turkoman : haut sur jambes, poitrine étroite, mais profonde ; fémur beaucoup plus grand que celui d’aucun de nos chevaux, cou long, tête petite et chanfrein droit, œil intelligent. En somme, la structure d’un lévrier et d’un parfait coureur.

On comprend qu’il ait été le principal instrument de fortune, et parfois le seul moyen d’existence de ces gens dont l’organisation sociale peut se comparer à celle des Indiens d’Amérique, et qui, une fois « en selle, ne connaissent ni père ni mère ».

Aussi, il faut voir avec quel soin l’étalon est couvert, nourri à heure fixe ; les hommes le flattent, les enfants, les femmes le caressent ; il est le favori de la famille et son orgueil. Au contact de l’homme, son intelligence s’est développée, il comprend le moindre geste, obéit à la parole. Tel cheval ne se laisse approcher que par ceux à qui il est accoutumé, car il a été dressé à voir un ennemi dans chaque étranger, et il est difficile de le voler.

Il s’attache à son cavalier, au point de le défendre dans une mêlée. Après avoir été entraîné, il est capable de fournir des courses invraisemblables, surtout au petit trot, qui est la moins fatigante des allures, sur le sol mouvant du désert.

Lorsque le Turkmène doit faire rapidement un long voyage, ou bien que, membre d’une tribu insoumise, il a décidé de participer à un alaman[43], il prépare son coursier à traverser les contrées inhabitées où les puits sont espacés et l’eau rare et saumâtre.

[43] Expédition de brigandage.

Si son cheval est gras, il commence par l’amaigrir. Il cesse de lui donner du foin et du samane ou paille hachée ; il diminue en même temps la ration d’orge, et chaque jour il le monte, augmentant progressivement la longueur du chemin parcouru d’abord lentement, puis très-vite. Après quoi, l’ayant couvert d’épaisses couvertures, sévisse le froid ou bien le chaud, il l’attache par une longue corde au piquet près de la tente. Le régime d’amaigrissement cesse quand, au retour d’une course au grand galop d’une demi-heure, l’animal à qui l’on présente de l’eau n’en boit pas plus d’une gorgée.

C’est alors qu’on le fortifie par une nourriture substantielle consistant en un pain de farine d’orge et de millet, mêlée à de la graisse de mouton. Les rations données du matin au coucher du soleil sont petites et fréquentes, puis elles sont plus fortes et servies à des intervalles plus considérables, au point que le sixième ou le septième jour il n’y a eu que deux repas, un le matin, l’autre le soir. Alors, le coursier passe pour être prêt à fournir son maximum de résistance et de rapidité. D’aucuns prétendent qu’il peut boire en sueur sans inconvénient et supporter la soif aussi bien qu’un chameau, mais à la condition que le cavalier emporte une provision de ce pain spécial, et que deux fois par jour il en nourrisse sa monture, en accroissant de moitié la ration quotidienne déterminée pour l’entraînement. Quand on trouve de l’eau, le cheval boirait une seule fois le matin. En vingt-quatre heures il mange neuf à dix livres de cette pâte où il entre six livres d’orge, trois de millet, trois de graisse de mouton hachée très-menu.

Les premières étapes du voyage sont courtes, puis de plus en plus longues. Une course de six à sept cents kilomètres en cinq ou six jours est considérée comme un fait ordinaire.


AUX RUINES DE CHAK-SENEM.
Dessin de E. Mansion, d’après un croquis de M. Capus.

Puisque nous parlons du rapide cheval turkoman, en attendant les chameaux qui sont très-lents, il est peut-être bien de dire qu’il est considéré comme le produit du cheval indigène et des juments arabes introduites lors de la conquête du pays par les premiers envahisseurs musulmans. Plus tard, Timour, ayant compris combien il importait de conserver ce type, fit répartir entre les tribus turkomanes un nombre fort considérable de juments arabes de la meilleure race. En dernier lieu, Nazar-Eddin-Schah fit don aux Tekkés de six cents cavales.

Voilà trois jours que ce gredin de Khivien nous promet les chameaux qui n’arrivent point. A chaque réclamation il répond en affirmant « que le matin ils seront là », et le matin, que, « par Allah, nous partirons dans l’après-midi ». Notre impatience est d’autant plus grande que notre provision de vivres est faite pour trente ou quarante jours seulement, qu’elle diminue, et que d’autre part le froid est de plus en plus vif, le vent de plus en plus impétueux. Il entre en sifflant dans notre logis, empêche tout tirage, et l’on s’allonge à plat ventre devant le feu de brindilles mouillées qui dégagent peu de chaleur et trop de fumée. Il paraît que le vent du nord-est souffle régulièrement en cette saison ; les indigènes lui attribuent l’inflammation des muqueuses de la face et les fréquents accès de toux auxquels ils sont exposés au commencement de l’hiver.

Il serait bon de partir.

Après quatre jours de discussions, de promesses, de menaces, on nous présente enfin sept chameaux, en assez bon état. Mais une nouvelle difficulté surgit, leur propriétaire tout à coup refusant de nous guider, parce qu’il fait froid, parce qu’il devra revenir ici par un froid encore plus rigoureux. Nouvelles promesses, puis menaces, et enfin l’homme prend la tête de la petite caravane, et nous partons un peu avant le coucher du soleil. Nos chevaux ne sont pas remis de leur indisposition, ils ne vont plus avec le pas alerte d’autrefois : il est probable que nous ferons une bonne partie de la route à pied.

En sortant de Zmoukchir, on rencontre à droite les restes ensablés d’une longue forteresse quadrangulaire : des pans de mur qui s’émiettent.

Ayant marché quelques verstes, jusqu’au coucher du soleil, nous campons dans une steppe sans eau, loin des puits. Le guide prétend s’être trompé de chemin, mais son erreur est volontaire : il s’en va à contre-cœur et veut nous dégoûter de sa compagnie. Les tamaris nous fournissent la matière d’un bon feu, et nous nous chauffons jusqu’à l’heure où le vent se précipite si brutalement qu’il enlève les brandons comme des allumettes. On éteint le feu, on s’étend sous le feutre, et l’on s’endort sans avoir bu de thé, au bruit de la tempête balayant la neige. Tapis au bas d’une touffe énorme de tamaris, nous passons une assez bonne nuit.

Dès le jour, on cherche la ligne des puits, en premier lieu celui de Tchaguil, qui est plus au nord, à main droite. Le propriétaire des chameaux est monté sur un âne, un garçon mène par une longe son magnifique cheval qui a le dos écorché. Ce Yomoud n’est pas content et ne souffle mot ; la crainte seule le fait marcher. Je pars en éclaireur avec un vieux appelé Kourvan, qui l’accompagne. Il m’explique la répugnance de son ami à franchir le désert. Il aurait un meurtre sur la conscience et ne veut point retourner au milieu des gens de sa tribu. Son intention est de s’installer à Zmoukchir, où le rejoindront les siens. Il n’est parti avec nous que pour nous faire gagner du temps, et parce que le Khivien employé du Khan lui a promis d’envoyer un homme avec neuf chameaux qui le remplacera au puits de Tchaguil.

« Est-ce bien vrai ?

— Cela est vrai, crois un homme qui a servi fidèlement les Russes contre les Tekkés. »

Pour le moment, le plus pressé n’est pas de discuter, mais de trouver de l’eau.

Voici encore une ruine de forteresse, près de laquelle repose un petit troupeau de chèvres et de moutons. Vêtu de peaux, la barbe broussailleuse, l’œil presque caché sous les poils tombants de son bonnet, le pâtre a le regard d’un chien griffon et la tournure d’un sauvage.

D’un tertre, j’aperçois des corbeaux voleter au-dessus d’un vide entouré de collines à peine saillantes. En Europe, dans de semblables bas-fonds, s’étalent des étangs ou de petits lacs ; ici, il y aura peut-être une citerne ou une petite mare d’eau. Je ne me suis pas trompé.

Voilà l’orifice d’un puits, et à côté, une marmite de fonte abandonnée, où deux corbeaux boivent un restant d’eau après avoir rompu la couche de glace à coups de bec. Les oiseaux n’ont point hâte de fuir ; ils s’envolent juste à temps pour éviter un coup de fouet, vont se poster sur le monticule le plus proche, et, furieux de notre venue, ils sautillent rageusement sur place et croassent.

La citerne, qui mesure environ deux mètres et demi de profondeur sur quatre pieds de diamètre, est à moitié pleine d’une eau sale et salée. Les alentours sont complétement dénudés, les caravaniers ayant arraché le moindre brin ; pas un arbuste qui abrite du vent glacial. La seule ressource est de s’enfoncer dans un trou circulaire où l’on allume le feu, et les hommes se chauffent, tandis que boivent les bêtes. Les corbeaux se taisent, attendant immobiles que la caravane file et leur abandonne des reliefs qui feront un excellent dîner. La perspective de se gaver a clos le bec à ces criards.

Cette place est mauvaise pour un campement, le combustible est rare et l’eau mauvaise ; aussi le vieux nous conseille de gagner Ak-Koum-Tchaguil (le sable blanc de Tchaguil), où l’on trouvera du saxaoul et où l’on sera garanti de la bise du nord-est.

A Ak-Koum-Tchaguil il y a en effet des tamaris, un peu de saxaoul, et au bas des monticules de sable on pourra s’installer « à peu près commodément ». On savait que l’eau manquerait ici, et cependant on n’a pas empli les outres. La précaution est inutile et superflue : inutile parce que, malgré les couvertures qui protégeraient les peaux de bouc, l’eau deviendra une glace qui crèvera le cuir ; superflue parce que de gros nuages noirs courent dans le ciel, ils s’accumulent, et avant deux heures la neige couvrira le sol et fournira une boisson délicieuse.

C’est affaire décidée, nous attendons à Ak-Koum-Tchaguil les chameaux qui remplaceront ceux-ci. Le vieux Kourvane va les chercher à Iliali et nous donne sa parole d’arriver demain avec le soleil. Si le Turkmène usait d’une restriction mentale, et jouait sur les mots, il ne prendrait pas un engagement très-sérieux. Car le soleil ne luira sans doute ni demain ni après. Nous conseillons au vieux de tenir parole, lui expliquant que toute tromperie de sa part exposerait à des représailles son compagnon qui nous reste en otage. Celui-ci ne paraît pas rassuré outre mesure et ne quitte point son arsenal, ni son pistolet, ni son sabre, ni son long fusil à un seul canon dont il renouvelle la capsule et qu’il pose sur ses genoux.

A peine le Kourvane s’est-il éloigné d’un bon pas qu’il grésille. On entasse lestement les coffres et l’on construit un baraquement avec les feutres étendus. On ne veut pas être surpris par la nuit qui descend brusquement et vite en novembre. Chacun part avec une corde et revient traînant d’énormes fagots de saxaouls et de tamaris qu’on amasse près du foyer. Puis il neige. On passe l’après-midi accroupi devant le feu à deviser ; le Turkoman, assis à l’écart, en face de nous, tient son fusil sur ses jambes croisées et ne dit mot. Son cheval est à portée, bien couvert ; son serviteur surveille les chameaux qui broutent ; vers le soir, il les rassemble, et, les contraignant de s’agenouiller, les aligne près du campement. De temps à autre, l’un de nous se lève pour secouer la neige amassée sur son manteau, puis s’accroupit ; tous regardent la flamme, hommes, chiens, chevaux, chameaux.

La nuit est descendue, toute noire ; les flocons sont plus drus, plus gros ; les bourrasques de vent arrivent du nord-est plus furieuses et fouettent des tourbillons de neige qui passent dans la flamme, la tordent, et le bois mouillé chante.

Le riz vient de cuire dans la graisse de mouton ; on prend le repas du soir, puis les koumganes sont bourrés de neige qui fond rapidement, et bientôt le thé est prêt. On boit lentement et beaucoup, quoique la neige bue fasse mal au cœur, au dire du Turkoman, et après s’être assuré de la présence des chevaux déjà poudrés de blanc, on se couche sous le feutre, les chiens étendus sur les pieds, les armes au chevet.

En s’éveillant, on sent un poids sur son corps, on dégage la tête, on est couvert d’un demi-pied de neige ; tout est blanc, à l’exception du naseau des bêtes, grâce à la chaleur de l’air expiré. Il gèle, le vent a changé de direction ; il souffle de l’ouest-ouest-sud.

On se lève, on rallume le feu, on déblaye la neige avec la pelle et l’on attend le vieux Kourvan. Durant toute la matinée, on regarde soit du côté d’Iliali, soit le Turkmène, qui garde son mutisme et son fusil. A chaque instant, l’un de nous se détache, va sur la hauteur la plus proche, fixe le lointain, et on lui crie :

« Vois-tu des chameaux ?

— Non. »

C’est tout à fait l’histoire de sœur Anne qui ne voit rien venir. La neige cesse vers midi, et, au moment où l’on s’y attend le moins, en même temps que le soleil sort inopinément des nuages, apparaît sur un monticule la silhouette du Kourvan. Il approche au petit trot.

« Les chameaux arrivent-ils ?

— Oui, ils me suivent. Il y en a sept, bien portants, avec les bosses toutes droites, conduits par un excellent guide. »

Cette nouvelle met tout le monde de bonne humeur, et l’on prépare tous les ballots pour le départ. La figure de notre chamelier s’éclaircit, et nous nous entretenons avec lui, l’interrogeant sur la provenance des divers objets qu’il possède.

« Où as-tu acheté ton pistolet ?

— Iran.

— Ton sabre ?

— Iran.

— Ton fusil ?

— Iran.

— Ton manteau ?

— Iran…, etc., etc. »

Tout ce qu’il porte vient de l’Iran, et est d’une fabrication plus soignée que les objets du Khiva. Le sabre est seul d’origine vraiment persane ; les canons des armes à feu proviennent de vieux fusils russes, montés par des ouvriers persans. Quant au cheval, il est turkoman, fils de coursiers de l’Akkal. Six couvertures de tailles diverses superposées sous un espèce de pardessus enveloppent le bel alezan, ne laissant à l’air que les jarrets et le chanfrein. Il est beaucoup mieux vêtu que son maître, qui le panse avec un soin inimaginable, enlève chaque pièce de l’habillement, la secoue, puis lave les bords de l’écorchure du dos, la graisse ; ensuite il bouchonne la robe luisante, la frotte lentement avec sa manche, en même temps qu’il prononce d’une voix calme les mots les plus flatteurs. Le cheval tourne la tête vers son ami, le flaire, et marque sa joie en agitant doucement la queue.

« Voici Ata Rachmed ! » crie le Kourvan.

Ata Rachmed est le nouveau chamelier qui débouche là-haut à cheval, en tête de ses chameaux bâtés, dont l’un est monté par un autre individu.

Le Kourvan donne le titre de serdar à Ata Rachmed, qui saute de cheval vivement, salue brusquement et ordonne immédiatement à son serviteur de préparer ses chameaux.

Nous avons perdu du temps, entamé la provision de vivres sans avancer ; il faut accélérer la marche autant que possible. On tient conseil en buvant le thé près du feu. Ata Rachmed accepte la proposition qui lui est soumise de doubler les étapes, de marcher jour et nuit, de telle sorte que nous arrivions à la Caspienne en moins de quinze jours.

« Je veux bien faire deux manzils[44] par journée, dit-il, mais à la condition de joindre aux sept que j’amène deux des meilleurs chameaux de l’ami du vieux Kourvan. Je chargerai chacun selon leur force, de 7 à 8 pouds (le poud pèse 16 kilogrammes), pas davantage ; par ce moyen, j’en aurai toujours deux qui porteront à tour de rôle 5 à 6 pouds et goûteront en marche d’un repos relatif. Vous me payerez à Chakadam[45]. »

[44] Étape.

[45] Chakadam, nom de puits, près desquels Krasnovodsk a été bâti.

Le contrat est signé d’un serrement de main, et sans perdre une minute, Ata Rachmed soupèse les bagages, les dispose de façon qu’un ballot soit exactement le contre-poids de l’autre, et, ayant ajusté les selles aux chameaux, les invite à plier le genou par un rauque « Tchok, tchok », et les dromadaires, car ce sont des dromadaires, font jouer leurs charnières, ferment leurs compas articulés, et ils attendent, l’œil de côté, en salivant une dernière bouchée, tendant le cou et beaucoup trop l’échine.

Tout est paqueté, ficelé, les bêtes sont écouées ; on monte à cheval, on échange le salamalec avec ceux qui retournent à Zmoukchir, et en avant ! Pas trop vite pourtant, mais tranquillement à la file, au train de 4 kilomètres à l’heure. Ces braves dromadaires ont des jambes fort longues, des tendons formidables ; leur pas est dans un bon chemin de 98 à 100 centimètres. Pour eux, un chemin est bon quand il est mauvais pour les chevaux, c’est-à-dire sablonneux ou couvert de neige. Car leurs pieds ronds, larges, spongieux, en forme de tampon, qu’ils manœuvrent gauchement, enfoncent à peine dans le sol meuble ; ils ne se pressent pas, car je compte un maximum de 70 à 76 enjambées à la minute, ce qui donne un minimum de 4,080 mètres et un maximum de 4,560 mètres à l’heure.

L’allure n’est pas échauffante pour les cavaliers qui suivent par le vent et une forte gelée. Aussi nous imitons Ata Rachmed qui a renvoyé son cheval, préférant jouer des jambes, sauf à monter sur un chameau quand il sera trop fatigué. Nous prenons la bride et nous nous traînons, nos montures se traînent également, et elles buttent, trébuchent comme nous, et pour les mêmes raisons, la neige adhérant aux clous de leurs fers comme aux clous de nos bottes.

Les chameliers sont mieux chaussés. Ils roulent autour du pied des bandes de toile serrant la jambe jusqu’au mollet ; par-dessus, ils fixent avec des cordelettes une sorte d’abarcas en peau de chèvre souple, et l’articulation du pied jouant librement, leur marche est sûre.

Ata Rachmed conduit les cinq premiers chameaux, en qualité de chef du chemin (youl-bachi), qu’il connaît à merveille. Il est petit, trapu, sec, se dandine sur ses jambes arquées ; les pans du manteau sont pincés dans sa ceinture, où s’entre-croisent un couteau, un pistolet, un fouet et une cuiller de bois. Elle est semblable à toutes les cuillers du pays, taillée dans le genévrier, sans doute par un bohémien, et d’une forme telle que le manche n’étant point dans le prolongement, mais à angle droit du cuilleron, comme dans une poche à saucer, on ne peut s’en servir que de la main droite. La raison en est que les indigènes réservent la main gauche pour les usages impurs, la droite aux nobles. On ne mange que de la dextre et l’on se mouche de l’autre. Cette coutume est vraisemblablement comme d’autres une résultante du milieu. Expliquons-nous : l’eau est rare, et l’expérience nous a appris que l’homme ne peut toujours pratiquer les soins de propreté, qu’il lui est aussi difficile de laver soi-même que sa vaisselle ; alors il s’est arrangé de façon à conserver une main moins sale que l’autre, et ç’a été la dextre, dont il se sert le plus souvent et le plus commodément… Mais en satisfaisant au besoin de « connaître les causes des choses », j’oublie de vous dire qu’Ata Rachmed porte en outre un sabre et un fusil en bandoulière, et que son aide, sauvage inintelligent à face large, imberbe, n’ayant pour toute arme qu’un mauvais pistolet, a une manière de siffler agréable aux dromadaires.

A deux heures d’Ak-Koum pointent à main gauche les ruines de Dourdane. Il reste quelques pans des murs de terre de l’enceinte ; des débris de briques cuites jonchent le sol. A l’extrémité d’une muraille épaisse, voici comme l’entrée d’une cave ; on descend des marches sous une voûte cintrée en briques cuites ; de chaque côté, des niches sont ménagées dans les parois ; au bas, il y a une citerne. Tout cela est bien conservé. On respecte ces sortes d’édifices qui sont indispensables dans le désert. Partout, du reste, les hommes civilisés ou sauvages, pris de la fureur de détruire, poussent rarement l’aveuglement jusqu’à anéantir les choses immédiatement utiles, quoiqu’elles ne leur appartiennent point et qu’ils soient les plus forts.

A la brume, on s’arrête dans une place à saxaoul dans l’encoignure de deux monticules de sable, qui nous préserveront de la bise. En un clin d’œil, les chameaux sont déchargés ; tandis que l’un déblaye la neige avec la pelle, l’autre étend le feutre ; puis le feu est allumé. A coups de hache, on taille dans le sol en pente, durci par la gelée, un trou carré qui sert de four, sur quoi l’on pose la marmite et au-dessous les brandons. La gueule du four est en face d’un buisson, avec vent arrière ; de loin, la lueur sera à peine visible. Les chameaux errent dans la lande. Les armes sont à portée de la main, on fume le tchilim, la graisse du palao fond en crépitant. Rachmed épluche le riz, Ata Rachmed casse à coups de pied les branches, et son aide rassemble ses chameaux ; car la nuit monte rapidement de l’orient ; dans cinq minutes, on ne verra point à dix pas. Soudain nos chiens aboient, regardent fixement l’ombre, l’oreille droite ; on les imite, et, tous immobiles, nous écoutons et ouvrons l’œil. L’aide-chamelier réunit vite ses chameaux. Pourtant il ne vient personne. Sans doute des chacals errent dans le voisinage. Mais les chiens aboient de nouveau plus fort. Brusquement, trois cavaliers armés apparaissent, s’approchent du feu. Ils nous examinent sans descendre de cheval, se donnent comme Yomouds, habitant près d’Iliali ; mais Ata Rachmed ne les connaît point.

« Que faites-vous dans le désert, à pareille heure ?

— Nous avons cherché aujourd’hui deux chameaux que nous avons perdus. Nous ne les avons point retrouvés.

— Où allez-vous ?

— Nous retournons à Iliali. »

Là-dessus, ils saluent et disparaissent au petit trot.

« Crois-tu qu’ils cherchent des chameaux ? dis-je à Ata Rachmed.

— Sans doute, mais pas les leurs. »

Le souper cuit sous l’œil de la bande, qui s’intéresse vivement à cette opération d’une grande importance. Car c’est le principal, à vrai dire, le seul repas de la journée. Afin d’aller plus vite, le matin on se contente d’un morceau de pain, d’un peu de iahni arrosé d’une tasse de thé ; le soir, on répare plus soigneusement ses forces.

C’est aussi pour les dromadaires l’instant du festin ; ils le savent bien, et les voilà qui réclament poliment le pain de chènevis quotidien, d’un glouglou qu’ils s’efforcent de rendre harmonieux ; on dirait le bruit d’un gargarisme, mais d’un gargarisme colossal : ces bossus ont facilement l’eau à la bouche, étant ruminants par excellence et très-gourmands. A l’exception d’un seul, ils s’agenouillent au « Tchok, tchok », du maître qui leur fourre le nez dans la musette contenant la ration et l’attache sous leur menton par une ficelle. Ils sont vraiment risibles avec ce tout petit sac à l’extrémité d’un immense cou. Le dromadaire récalcitrant se dresse dès qu’Adoullah l’approche, en tenant le pain de chènevis ; il n’en veut point, il lève la tête. Adoullah tiraille la corde qui serre les naseaux, la lui passe sur la mâchoire inférieure, le contraint de bâiller et jette dans la gorge de l’animal râlant, morceau par morceau, le pain dont il a besoin. Car le chameau, comme tous les êtres, n’est sobre que malgré lui, et il ne supporte les privations qu’étant très-gras ; dans le cas contraire, il dépérit très-rapidement. Si l’on veut qu’il marche bien et ne tombe pas avant d’arriver au but, il faut le nourrir régulièrement à heure bien fixe, lui accorder un repos suffisant. Il a ses habitudes, et les voyageurs en dépendent. Durant les chaleurs de l’été qui est fort long, la coutume est de voyager à la fraîcheur de la nuit. En hiver, on agit de même, parce que le dromadaire a contracté l’habitude de reposer le jour, et aussi parce qu’en marchant, il résiste mieux au froid des nuits.

Toujours est-il que, dorénavant, nous nous coucherons vers six ou sept heures, et que vers minuit ou une heure nous plierons bagage et poursuivrons notre route.

A minuit, on charge les chameaux, qui ont dormi chacun entre les ballots qu’il portera. Le ciel est étoilé. Le bruit des pas est amorti par la neige ; on dirait un défilé d’ombres. La fatigue fait grimper sur les chevaux, et le froid en descendre. Vers trois heures, le vent déploie les nuages, comme un voile ; plus d’étoiles, une pluie glaciale s’abat avec des bourrasques ; on devine à peine celui qui précède. On n’ose plus sommeiller en se traînant, de peur de perdre la caravane.

Le jour arrive ; on s’arrête près de Kizil-Djou-Gala, après sept heures et demie de marche consécutive. Nous avons mille peines à allumer un petit feu, malgré la pluie. On prépare le bois, le taillant, mettant de côté les parties sèches ; puis on forme la tente, tous en rond, les manteaux étendus, tandis que Rachmed bat le briquet et allume une bûchette, puis deux, puis trois, avec beaucoup de patience. On fait bouillir le thé, on mange à la hâte, on donne un peu de sorgho aux chevaux, et les chameaux, qu’on a déchargés, ayant repris haleine, en avant ! Je m’aperçois que mon bidet a dévoré les branches du buisson auquel j’avais entortillé sa longe.

Les sables finissent en même temps que la pluie cesse. Nous traversons des takyrs que redoutent tant les caravanes. Le takyr est une surface argileuse, bien unie, sans végétation, lisse comme un miroir, qui paraît, en été, quand elle est fendillée par la sécheresse, une poterie craquelée. Quand le vent souffle, le sable glisse là-dessus ainsi que sur un parquet ciré, et, rien ne l’arrêtant, va plus loin. Quand il pleut comme aujourd’hui, la superficie est amollie par l’eau, mais seulement la superficie, de sorte qu’il y a comme une tartine de boue sur un fond très-dur. Or, les chameaux vont à la file, le premier passe difficilement, mais le second qui pose le pied presque exactement sur ses empreintes glisse, et les derniers avancent à grand’peine ; leurs enjambées sont moins grandes, ils se fatiguent, parfois tombent, et la file entière oscille, est tiraillée, et les bêtes perdent patience, et si plusieurs fois de suite elles ont failli s’abattre, elles refusent obstinément d’avancer, et le voyage est interrompu. Il arrive, paraît-il, que des chameaux se luxent l’épaule dans une de ces terribles glissades.

Heureusement que le takyr n’a pas été suffisamment mouillé pour être impraticable, et nous le traversons sans accident.

Par places, nous apercevons des flaques d’eau ; elles séjournent sur cette argile peu perméable. Cela nous donne la certitude de trouver des mares près du bivouac de ce soir, et nos chevaux, au lieu de neige, pourront boire la bonne eau récemment tombée du ciel.

Nous campons non loin de Chak-Senem. Il y a de l’herbe, du bois, de l’eau claire pas trop salée pour les bêtes et de la neige pour nous. La température s’est élevée ; on peut se dévêtir et devant un bon feu secouer la vermine. Les chameaux, les chevaux sont à l’eau et font bombance.

Le ciel devient limpide à l’instant où le soleil se couche derrière les ruines de Chak-Senem.

Les dromadaires, profitant de l’aubaine, sont entrés dans la mare, et ils boivent. Un vieux qui paraît gigantesque sur le fond clair de l’horizon, les jambes écartées, le nez en bas, avale par gorgées régulières, avec un bruit de pompe, une incroyable quantité de liquide. De temps à autre, il relève la tête, regarde notre feu, regarde le crépuscule ; puis il bave, immobile, agitant sa petite queue de contentement. Sans doute qu’il a l’expérience des voyages, et suppose que l’occasion ne se présentera plus aussi belle, car le voilà qui abaisse derechef le nez et continue de faire eau, en vaisseau du désert qu’il est.

Le jour s’enfuit derrière les murailles de la forteresse, qui grandissent encore en s’ombrant et prennent l’aspect d’une ville européenne ; c’est une tour ronde de forteresse, puis des maisons, la longue crête d’un édifice public, d’une caserne, la flèche inachevée d’une chapelle gothique…

Mais écoutons Ata Rachmed qui raconte à notre serviteur l’histoire de cette forteresse :

« Là vivait autrefois un individu nommé Chak-Abbas. Il possédait beaucoup d’eau et semait du bourdaï (blé) et du djougara (sorgho), et la plaine maintenant stérile était couverte de champs cultivés. Sous sa maison qui était très-haute, vivait un homme qui aimait d’un profond amour sa femme Chak-Senem… »

Là-dessus, Ata Rachmed prend un charbon dans sa main, le pose sur le fourneau du tchilim, et se met à fumer.

Nous attendons la fin de l’histoire, mais le conteur se tait.

« C’est tout ce que tu sais, Ata Rachmed ?

— Ha ! ha ! j’ai entendu l’histoire de la bouche d’un chanteur, mais ne l’ai point retenue. Je sais encore que Chak-Abbas vivait il y a mille cent vingt ans. »

Notre guide n’a point la prétention d’être un savant, et il porte légèrement son ignorance. Ce matin encore je lui demandais quel jour nous étions.

« Je ne sais pas, me répondit-il, c’est la besogne du mollah, et non la mienne. »

Peu lui importent les dates, ses points de repère sont les manzils (étapes) dans le désert ; il se préoccupe seulement de soigner ses chameaux, de manger et dormir. Jamais je ne le verrai faire une prière, célébrer d’une façon particulière le vendredi, qui est son dimanche. Cela convient mieux aux sédentaires, aux oisifs des villes, mais nullement à celui qui mène une vie dure, fatigante, dont chaque minute est consacrée à l’action ou à s’y préparer en reprenant les forces nécessaires. A l’heure de la prière du soir, Ata Rachmed pense à ramasser du bois, afin de passer une nuit moins glaciale ; il ne s’agenouille qu’en tendant au feu ses chaussures mouillées ; s’il lève les yeux au ciel, c’est qu’il l’observe afin de deviner le temps qu’il fera tout à l’heure ou demain, et point du tout dans le but d’y chercher la kebla[46] et de prier le Tout-Puissant.

[46] Direction de la Mecque pour la prière.

De Chak-Senem, on va à Djou-Kala par les sables, les bouquets de saxaoul et une nuit noire.

La neige est de plus en plus rare, le vent du nord-ouest toujours violent. Le terrain a toujours ces ondulations propres à ce désert, comme des ondulations de grandes vagues.

Nous rencontrons un cavalier turkoman, nous le questionnons :

« Y aura-t-il de la neige à Sangi-Baba ?

— Ha ! ha ! »

Inutile alors de remplir nos outres, au risque de les voir éclater par la gelée.

Voilà Sangi-Baba, et dans le lointain, au sud, des falaises abruptes. Est-ce le bord d’une mer ? C’est en haut de cette falaise qu’on a enterré un saint qui vécut à Sangi-Baba, où maintenant on trouve une steppe nue.

Toute la troupe en s’arrêtant fait la même remarque :

« Pas de neige. »

On s’installe, puis on se disperse dans tous les sens en quête de neige ou d’eau. Pas une goutte, pas un flocon, rien. Le vent a tout balayé. On se couche sans boire, après avoir mangé la viande salée, et l’on a soif. L’excessive violence de la bise empêche d’entretenir le feu. On prend le minimum de repos et l’on part à onze heures et demie. Toujours le vent d’ouest-ouest-nord. On ne s’arrêtera que lorsqu’on trouvera de l’eau. L’obscurité est profonde ; les chiens hurlent de froid ; impossible de rester en selle, le sang se figerait dans les veines. On tire la jambe. L’aube, puis le jour, montent derrière nous : on n’a pas encore trouvé d’eau. Voici des coquillages sur le sable ; nous en avons déjà vu à Sangi-Baba. Nous foulons le lit d’un lac desséché, d’une ancienne mer.

On laisse les chameaux cheminer en se balançant, et l’on se chauffe à un feu de broussailles rapidement allumé. Les chiens accourent prendre leur part de chaleur.

Rachmed, qui est un enragé fumeur, prend le tchilim dans sa besace, puis, songeant que faute d’eau il ne peut s’en servir, le replace avec un geste de dépit. Il réfléchit un doigt sur les dents, tire sa barbe, puis frappe son front. Euréka ! Il a trouvé le moyen de tourner la difficulté.

Il regarde le sol, le tâte du pied.

« Que cherches-tu, Rachmed ? »

Il rit.

« Regarde », dit-il.

Il s’agenouille, et dans l’argile durcie par la gelée, il creuse avec son couteau un petit trou, puis un second quatre doigts plus loin. Il crache sur la paroi des trous, la maçonne, et prenant mille précautions, d’abord avec la pointe de la lame, ensuite une branche aiguisée, il perce un canal souterrain unissant les deux puits. Il met la main sur un des orifices, applique sa bouche à l’autre, et souffle afin d’être sûr que le tuyau de sa pipe n’est pas obstrué. Car il vient de se fabriquer une pipe.

Sa figure est radieuse. Il prend son tabac, le pose sur le « fourneau », et la face contre le sol, il met « la bouche à la pipe », aspire avec force, et redresse sa longue personne, les joues pleines de fumée qu’il expulse lentement les mains sur les genoux.

Jamais tabac ne lui a semblé plus parfumé.

Il me regarde en disant :

« Un bon tchilim, n’est-ce pas ? »

Je le crois bien.

Mais les chameaux sont arrêtés à trois cents mètres de nous, et déjà déchargés. Est-ce que Ata Rachmed aurait trouvé de l’eau ? Nous avons marché presque dix heures sans une halte : nous avons bien gagné un verre de thé.

La plaine est uniformément plate, où pourrait-il bien y avoir un puits ?

Cependant les chameliers s’empressent d’amener des herbes sèches, des broussailles. Ils nous montrent avec contentement un trou large comme la surface d’un guéridon, contenant à peu près vingt litres d’eau boueuse, jaune, mais tombée de là-haut et nullement salée. Les chameaux, les chevaux, les chiens, la regardent fixement, le cou tendu ; on les éloigne à coups de fouet. Le tour des hommes d’abord, puis celui des animaux, tel est l’ordre naturel, d’après M. de Buffon.

C’est du thé à la terre que nous buvons, mais un excellent thé, et chacun en absorbe autant qu’il peut. Ensuite les chiens sont invités à se désaltérer, puis les chevaux, puis les chameaux. Aucun ne boit son soûl, mais tous apaisent l’ardeur de la soif. Ata Rachmed sait l’emplacement d’une citerne, où nous pourrons arriver avant le soleil couché en marchant bien. Marchons donc.

On traverse un takyr, voici des coquillages au sommet d’une éminence, puis les sables avec les nombreuses traces de gazelles, de lièvres, de perdrix ; malheureusement on ne voit que les traces.

Vers midi, le soleil donne, on a presque chaud, des rats se réveillent, sortent de leurs trous, courent aux provisions. Nos chiens affamés les poursuivent, mais n’en peuvent saisir un seul, ils sont fatigués, et ne sont plus rapides comme autrefois. Ils hurlent de dépit, grattant avec fureur à la porte de la cave où les petites bêtes ont disparu. Vingt fois les chiens recommencent la poursuite, mais inutilement, la proie qu’ils convoitent leur échappe toujours. C’est une chasse aux illusions.

Trois ou quatre alouettes huppées courent sur le sable, et chantent ; elles sont toujours gaies, ces alouettes, qui nous rappellent nos pays. Elles émigrent vers le sud, se reposant aux endroits où elles peuvent becqueter encore quelques graines, puis prennent leur essor. Vraisemblablement la route que nous suivons croise un chemin de migration d’oiseaux : des canards, des oies, passent au-dessus de nos têtes, hors de portée. Ils vont au fil du vent. A terre, les carapaces de tortues sont nombreuses ; le froid les a tuées.

Le seul oiseau nouveau que nous apercevons a la taille d’un petit merle, les ailes à raies noires, le fond du plumage bleu ; il disparaît rapidement en sautillant.

Rachmed me recommande de ne jamais le tuer :

« Il comprend la langue des hommes, dit-il sérieusement.

— En es-tu bien sûr ?

— Tout le monde sait cela, et qu’il parle.

— Pourquoi parle-t-il ?

— Allah seul le sait.

— A qui parle-t-il ?

— Jamais aux grandes personnes, toujours aux enfants.

— Que leur dit-il ?

— Il les appelle auprès de lui en répétant : Psitt, psitt. »

Inutile d’insister et de demander d’autres explications.

On s’arrête pour bivouaquer dans de hautes herbes, où les gazelles ont gîté récemment ; elles étaient à l’abri du vent. La place est bonne à prendre. Le puits annoncé par Ata Rachmed est à quelques cents mètres. On y mène les chevaux. L’eau n’en est pas bonne. Demain nous serons à Tcherechli, où campe l’expédition russe.

X
LE DÉSERT DE L’OUST-OURT.

Au puits de Tcherechli. — La question de l’Oxus. — Un ancien brigand. — L’accordéon. — Un « maral ». — Retraite de Russie. — Le brouillard. — Pas de viande. — Fabrication du pain, force de la coutume. — Le saxaoul. — Le froid, les marches de nuit. — Le fleuve salé. — Hallucinations. — Siouli. — Krasnovodsk.

Une seule étape nous séparant de Tcherechli, nous nous permettons de dormir la grasse matinée du 29 novembre et ne partons qu’à quatre heures du matin.

Après une marche pénible dans les sables, vers dix heures, nous découvrons des yourtes alignées, des abris au pied des monticules dans un bas-fond, où l’on descend par une plage à pente douce.

C’est le quartier général de l’expédition qui s’occupe d’étudier la question de l’Oxus.

Tandis que les chameaux s’agenouillent près du puits, des soldats en pelisse accourent, ils nous prennent pour des marchands, demandent quelles denrées nous transportons et si nous ne voulons rien leur vendre. Ils sont bien étonnés d’apprendre que nous sommes Français, et vont en prévenir leur chef.

Nous pénétrons dans le camp, afin de remettre les lettres de recommandation qu’on nous a données à l’adresse du général Gloukovskoï.

Un officier s’avance à notre rencontre ; nous déclinons notre nationalité, et la conversation est engagée en français. Le capitaine s’offre immédiatement de nous conduire à la tente du général.

Celui-ci nous accueille fort gracieusement, nous invite à rester à Tcherechli le temps qu’il nous plaira, sous la yourte qu’on va dresser à notre intention. Si nous avons un désir qu’il soit en son pouvoir de satisfaire, nous pouvons le manifester, tout sera fait pour nous être agréable.

Nous exposons que quelques livres de viande fraîche nous seraient utiles, que nos chevaux sont éreintés, et qu’ils ont un pressant besoin de fourrage. Le soir, nous dînerons avec le général. L’ingénieur général, M. Golmstrem, dont nous avions fait connaissance à Tachkent, nous traite paternellement, distrayant à notre intention ce qu’il peut de ses provisions, donnant l’ordre d’allumer un bon feu dans notre yourte. Tous les ingénieurs s’en mêlant, grâce surtout à l’empressement du chef du convoi, nous allons vivre une demi-journée dans l’abondance, et avec tout le confort désirable en plein désert.

Le capitaine, chef du convoi, dont nous n’oublierons jamais la bonté, nous fait un cadeau dont la valeur peut être appréciée seulement par ceux qui ont mené la vie nomade. Il nous envoie trois ou quatre litres de l’excellente eau de l’Amou apportée jusqu’ici dans une barrique.

« Il la ménage comme du champagne, nous dit son ordonnance, car l’eau du puits est saumâtre et fort désagréable à boire. »

On n’oublie pas de semblables attentions, et il est juste de dire à ce propos que les Russes ont toujours été à notre égard d’une affabilité touchante.

Bref, nous allons passer cette journée à Tcherechli, malgré notre désir d’arriver à la Caspienne.

Utilisons ce répit, et disons quelques mots de l’intéressante question de l’Oxus, soulevée par un ukase de Pierre le Grand, en 1716, et qui a été seulement vidée en 1883.

Cette lenteur dans la solution d’un problème prouve d’un côté quels obstacles les circonstances mettent à l’exécution de certaines entreprises, et de l’autre combien le Russe a de patience, de ténacité et de suite dans les idées. Trois qualités qui manquent un peu à notre peuple, vous l’avouerez.

Pierre le Grand avait entrevu l’importance qu’aurait pour la Russie une route fluviale, ayant une de ses extrémités à Pétersbourg et l’autre au centre de l’Asie. Il savait qu’autrefois l’Oxus s’était jeté dans la Caspienne, qu’il avait dû se déplacer vers le nord, et qu’à l’ouest de son lit actuel, on avait trouvé la trace d’un lit abandonné. Que l’Oxus reprenne son ancien cours, porte ses eaux à la Caspienne, et voilà la route tracée ; une barque peut traverser tout l’empire sur la Néva et le Volga, puis pénétrer au centre de l’Asie, y porter les produits russes, se charger de ceux du pays, sans compter que, grâce à ce même « chemin marchant », on pourra ravitailler les troupes qui soumettront par les armes des populations turbulentes et assureront les frontières indécises du côté de l’Orient.

Telles sont encore à peu près les raisons qui ont décidé le tzar actuel à permettre au général Gloukovskoï d’étudier sur le terrain, avec l’aide d’ingénieurs dirigés par M. Golmstrem, si le cours de l’Amou-Darya peut être changé.

On a donc procédé à un nivellement précis des environs de l’ousboï (l’ancien lit), qui, d’après les dernières indications, partait du lac Sari-Kamouich au nord, et, passant au puits d’Igdi, aboutissait à la mer, près des collines du Balkan.

Les travaux, commencés en 1880, furent interrompus durant la guerre contre les Turkomans, et repris en février 1881.

Au point où les études ont été poussées, on sait que les lacs d’Aral et de Sari-Kamouich ne faisaient qu’un ; que le Sari-Kamouich, présentement réduit à d’infimes proportions, couvrait autrefois une surface ayant une largeur moyenne de quatre-vingts verstes et une longueur maximum de cent cinquante. Tcherechli est dans cet ancien lit, qui est bordé de golfes nombreux.

Non-seulement l’Oxus aurait autrefois débouché dans le Sari-Kamouich, près de Sangi-Baba, où nous avons vu des falaises et des coquillages, mais il aurait passé plus au sud. En somme, il n’y a pas un ancien lit, mais plusieurs.

Pour que l’Amou-Darya pût être amené à la Caspienne en traversant le bassin desséché de Sari-Kamouich, il faudrait d’abord qu’il le remplît, ce qui demanderait environ quarante années. Il importe donc d’éviter cette difficulté, et on ne le pourrait qu’en construisant un canal très-long, qui porterait les eaux assez au sud, et des sommes énormes seraient nécessaires.

Tout cela n’est pas encore nettement établi, mais est probable[47].

[47] Les prévisions de M. Golmstrem ont été confirmées depuis notre passage à Tcherechli.

Quant à l’histoire du changement de direction de l’Oxus, elle est obscure. Il n’y a que légendes et traditions, pas assez de documents sérieux.

D’après les dires et les écrits des indigènes, les khans de Khiva voyant que les Turkomans, qui habitaient alors les environs du Balkan et la région des puits maintenant déserte, ne payaient point régulièrement l’impôt, qu’ils tuaient les percepteurs, et que sans cesse ils provoquaient par leur turbulence des expéditions coûteuses et fatigantes, les khans donc résolurent d’en finir et d’enlever à ces sujets rebelles l’eau qui leur était indispensable. Ils détournèrent l’Amou vers le nord, afin d’obliger les Turkmènes à se rapprocher d’Ourguentch, le siége de leur empire, d’où ils les eussent contenus plus facilement. D’autres disent que l’Amou a dévié naturellement, que les sables y ont surtout contribué. Il ne subsiste point de traces de digues colossales qui eussent été nécessaires à diriger une semblable masse d’eau.

Et pourtant des restes de ville apparaissent de Zmoukchir à Tcherechli et aux environs du Sari-Kamouich actuel. Près d’Igdi, au sud, on a trouvé une inscription de l’an 79 de l’hégire.

Rien cependant qui permette de tirer une conclusion bien nette, de fixer les dates précises des déplacements successifs de l’Amou. On s’en tient à des hypothèses qui seront éliminées ou fortifiées, les travaux une fois achevés. Il reste 400 verstes à niveler, une fraction de l’expédition est au puits d’Igdi et marche à la rencontre de celle de Tcherechli.

Les Russes emploient comme guides des Turkmènes Yomouds. Quatre d’entre eux, anciens brigands renommés, connaissent le désert à merveille. Pas une place où l’on peut trouver à boire qui ne leur soit connue ; ils savent exactement la quantité, la qualité de l’eau des puits, des citernes, des mares. Le plus illustre est le mollah Klitch, qui porte le même nom qu’un de nos anciens djiguites, un robuste petit homme à barbe pointue, au nez retroussé, à la mâchoire solide, dont les petits yeux étincellent de ruse. Pendant près de quinze ans il vécut embusqué aux environs de Chak-Senem, pillant les caravanes, les rançonnant et n’hésitant pas à tuer qui résistait. On lui reproche, paraît-il, plus de soixante meurtres. Klitch fait très-bien son service ; depuis qu’il est à la solde des Russes, il s’est comporté en parfait honnête homme, et lorsqu’on lui rappelle sa vie passée, il sourit. Ce sont fredaines de jeunesse.

Nous passons la soirée sous la tente d’un des ingénieurs, en compagnie de ses collègues et des officiers de l’escorte, qui nous donnent un concert avec leurs accordéons. On boit force thé, on parle de la Russie et de la France, puis on se dit adieu, et nous allons dormir quelques heures, en attendant qu’Ata Rachmed arrive avec ses chameaux.

L’accordéon est l’instrument favori du Russe, qui est à la fois voyageur et musicien.

Un accordéon tient peu de place dans la malle de l’officier qui part en expédition, du tchinovnik que son administration envoie dans un village perdu des lointaines possessions russes ; les soldats en marche se le passent de main en main ; le soir on en joue au bivouac ; les jours de fête il est tout l’orchestre des agiles danseurs, et lorsqu’on est confiné dans les chambres basses, par le froid, par l’ouragan, un air d’accordéon donne la patience d’attendre que l’eau du samovar soit bouillante.

L’accordéon est un des trois instruments qui ont marqué le pas aux guerriers conquérants de tout un monde.

Est-ce que la lyre des Grecs mercantiles, qui passent dix ans à prendre une ville, évoque des souvenirs tels que le tambour des Arabes, la guitare des conquistadores de l’Amérique ?

C’est au son de l’accordéon que les Russes avancent en Asie d’un pas souple, moins vite que les Arabes sur leurs chevaux, moins vite que les aventuriers espagnols, mais plus sûrement et sans reculer jamais.

Nous remontons l’ancien lit du Sari-Kamouich vers le nord durant quelques verstes, puis nous grimpons une berge et reprenons la direction ouest-ouest-nord, et enfin ouest, tantôt dans la steppe, tantôt dans les monticules de sable.

Le ciel est clair, à onze heures le soleil luit, il est très-pâle. La sécheresse de l’air est si grande que le thermomètre, marquant 27° de chaud, descend rapidement à zéro à l’ombre ; un côté gèle, l’autre rôtit. Aussi en marchant doit-on dégager un bras de la pelisse et couvrir soigneusement l’autre ; à mesure qu’on s’éloigne, la région prend le monotone aspect de la faim au bord du Syr-Darya ; puis l’horizon est borné, le terrain étant bossillé, et c’est encore plus triste ; fréquemment des efflorescences salines blanchissent le sol.

Au moment où nous préparons notre bivouac, à Touni-Koul, près d’un lac desséché où croît un peu de saxaoul, je vois soudain le guide courir, prendre son fusil ; il m’avertit d’en faire autant. Rachmed, qui l’a questionné, m’explique rapidement qu’un grand animal avec de grandes cornes, — il élève les bras de chaque côté de la tête, — est au gîte.

« Quel animal ?

— Un maral », répond-il.

Le maral est un cerf de grande taille qui vit dans le Tian-Chan.

Que vient-il faire en plein désert ?

« Le vois-tu ?

— Ha, ha », fait-il avec aplomb.

C’est tout à fait surprenant que je n’aperçoive même pas la pointe des cornes. Cependant Ata Rachmed s’avance sur le bout du pied, il met un genou en terre, vise et fait feu.

Le « maral » n’est pas peureux, car il ne bronche point ; il ne s’est pas enfui les bois au vent ; voilà un singulier animal.

Je suis aux côtés d’Ata Rachmed, qui me prend par la manche, étend la main :

« Il est là, il est là. »

Je ne vois rien. J’écarquille les yeux, rien. A tout hasard je vise dans la direction, et pan ! toujours rien. Rien que la poussière soulevée par la balle. Décidément, je ne comprends plus.

Ata Rachmed recharge son fusil, tire, et un lièvre débusque. Nos lévriers qui examinent la scène s’en mêlent alors et l’ont bientôt pris ; nous accourons vite, car ils le dévoreraient.

Nous nous moquons de Rachmed ; il n’a pas compris le terme dont s’était servi le Turkoman, et ce dernier ayant placé les doigts de chaque côté de sa tête afin de se faire comprendre facilement, Rachmed, avec son imagination d’Asiatique, a exagéré ; il a répété le geste en plaçant les bras, les oreilles sont devenues des cornes, le lièvre khorgiouche, un maral (khorgiouche signifie « qui a des oreilles d’âne »). L’animal aux oreilles d’âne, cuit dans le riz, n’en n’est pas moins succulent ; il pèche seulement par la taille, car le désert ne nourrit que des lièvres nains.

Il nous reste dix-huit étapes qui promettent d’être fort agréables, car il gèle déjà à cinq ou six degrés pendant la nuit. Le programme de nos journées ne varie point : c’est d’abord une étape de nuit de cinq à huit heures, puis une de jour de quatre à sept heures, selon l’espacement des puits, et surtout la neige nous fournissant généralement à boire, selon que dans telle ou telle place on a plus de chance de rencontrer du saxaoul.

Le calepin n’est pas chargé de notes. Aujourd’hui, 31 novembre, on part à une heure trois quarts, on fait halte à huit heures vingt, à Kaplan-Gir. A neuf heures, deux degrés de froid malgré le brouillard. Nous repartons à dix heures vingt, à cinq heures et quart nous bivouaquons dans le bas-fond de Tach-Bougaz (poche de pierre). Près de quatorze heures de marche. Un peu de neige dans les rainures des pentes, juste de quoi boire. Saxaoul rare.

1er décembre. On part à deux heures et demie, on arrive au puits à six heures et demie : un peu d’eau, peu de saxaoul, toujours le brouillard, toujours la steppe de la faim. On repart à dix heures. A quatre heures on grimpe des collines ; à droite un reste de lac salé s’enfonçant dans des falaises étale ses eaux que rien n’agite, le sel miroite sur la rive. Il ne faut pas moins d’une affirmation catégorique du guide pour en croire nos yeux, car cela a tout l’air d’un mirage. Mais Ata Rachmed connaît ce recoin où les Yomouds autrefois plantèrent leurs yourtes et bâtirent des saklis dont on voit parfaitement les ruines. Son père y a vécu, de même qu’à Tcherechli ; car aux alentours du lac, l’herbe pousse dru après la saison des pluies. Mais les Yomouds durent fuir et abandonner ce campement par crainte des Tekkés qui venaient les attaquer et souvent ravissaient le bétail. Les Tekkés leur ont causé grand dommage, tuant, pillant, réduisant les pauvres à la misère, contraignant les riches de se confiner dans le Khiva et d’abandonner la vie nomade.

Au souvenir de tous ses malheurs, il est pris de colère, et maudit les Tekkés.

« Brigands de Tekkés ! brigands de Tekkés ! » s’exclame-t-il.

Nous laissons Ata Rachmed prendre les devants, parce que voilà presque une petite prairie, et nous arrachons le foin sec à poignées, tandis que nos chevaux broutent. Nous les chargeons de tout ce qu’ils peuvent porter et rejoignons les chameaux.

A cinq heures, halte. A deux heures du matin, départ par le clair de lune dans les sables. La lune se couche à cinq heures, et le brouillard nous enveloppe. C’est toujours très-gênant, le brouillard, pendant la nuit ; il tient éveillé, on n’ose pas monter sur le cheval et y sommeiller comme d’habitude jusqu’à ce que le froid gèle les pieds. En marche, on ne se laisse pas aller à fermer les yeux jusqu’à ce qu’on trébuche ou qu’on tombe : on risquerait de perdre ses compagnons. Il faudrait alors attendre le jour sur place, avant d’essayer de les retrouver, et l’on pourrait s’égarer dans le désert. A sept heures, nous sommes toujours dans les sables, mais entourés de saxaouls ; le bon feu qu’on allume ! Il n’y a point de neige, on recueille ainsi qu’une manne le givre couvrant les branches de lourdes palmettes blanches qui scintillent comme des pierreries innombrables. C’est très-bon à manger, le givre. Nous en emplissons nos koumganes pour le thé, qui prend un goût singulier des quelques feuilles de saxaoul et de tamaris qui ont bouilli par la même occasion.

Après les sables, la steppe, quelques tumulus dont un marqué d’une pierre portant une inscription malhabilement tracée avec la pointe d’une lame.

— Qui repose dans ces tombes ? Invariablement le guide répond : « Des Tekkés. » Ils auraient habité autrefois cette contrée.

Une deuxième étape de six heures nous amène aux collines de Goua-Zengir, d’où je crois voir un petit coin du Kara-Bougaz ; il est éloigné de quatre-vingts kilomètres au moins.

Attendons d’avoir fait les douze bonnes étapes qui nous séparent de la Caspienne avant de crier : Thalassos ! comme les Dix-Mille.

Au reste, nous sommes deux seulement qui regagnons notre patrie, et pas héros le moins du monde.

Exclamation classico-dramatique à part, il est clair qu’il nous reste douze étapes, que depuis hier nous n’avons plus ni graisse de mouton, ni viande, et que nous sommes réduits à l’huile de sésame, au riz, à la farine. Mais nous en avons une provision qui durera plus que ce voyage, et nous sommes assurés de n’avoir pas faim. Le riz cuit dans l’huile de sésame n’est pas un mets délicat ; le pain que fabrique le guide n’est pas comparable à celui des boulangeries françaises à Vienne, ou des boulangeries viennoises à Paris ; néanmoins cette nourriture redonne de la vigueur, et la graisse en étant la base, elle est appropriée aux circonstances, physiologiquement parlant.

Avant le coucher, après chaque repas du soir, Ata Rachmed emplit de farine la sébile de bois, y verse un peu d’eau ; il pétrit de ses mains nerveuses une pâte qui ne lève point, et en quelques minutes façonne une large galette épaisse de deux doigts. Reste à la mettre au four. Il déblaye un coin du foyer, écarte les charbons, et bras étendus, il laisse tomber le gâteau dans l’âtre et nous éclabousse régulièrement de cendres, de braise et d’étincelles. Puis il recouvre son pain de charbons et de cendres, dix minutes après il le dégage, le retourne, le recouvre ; en une petite demi-heure, le tour est joué. Une galette de dix livres est prête, elle est noirâtre, solide, ressemble à ces enseignes de boulanger que le vent agite avec bruit, et en somme elle est digérée sans peine, malgré les ingrédients divers qu’elle contient.

Depuis Tchaguil où il est venu nous joindre, Ata Rachmed ne manque jamais de laisser tomber de haut dans le foyer la pâte qu’il va cuire.

« Pourquoi cela, Ata Rachmed ? En la posant doucement, tu ne nous lancerais pas de la braise à la figure.

— C’est la coutume turkmène », répond-il.

Du moment que telle est la coutume, il est superflu d’insister ; tous les raisonnements imaginables ne pourront rien changer.

Grâce aux coutumes qui règlent toutes ses actions, — on prend d’autant plus volontiers une coutume qu’on mène une vie monotone, — Ata Rachmed se comporte comme le plus discipliné des soldats. Quand nous arrivons à l’endroit où l’on doit bivouaquer, il ôte immédiatement son immense bonnet de peau de mouton et en coiffe un moins volumineux — c’est son képi ; — puis devant la place où le feu brûlera tout à l’heure, il fiche en terre son bâton, le surmonte de son kalpak, et cela figure un toug ; il vient d’enlever son sac. Quant à son moindre bonnet, il l’emploie de mille manières : tantôt à torcher une écuelle, tantôt à essuyer ses mains, sa figure, ou bien à épousseter le sol.

Aussi longtemps qu’elle contient du liquide, Ata Rachmed tient sa tasse dans le creux de sa main, ne la déposant à terre que vide et bien vide. A l’instant même Rachmed voulait jeter les dernières gouttes de thé restant au fond de la sienne, Ata Rachmed arrête son bras, prend la tasse et boit jusqu’à la dernière gouttelette, parce que la coutume de l’homme du désert est de ne jamais perdre rien de ce qui se boit. C’est par un sentiment analogue que nos paysans ne jettent pas le plus petit morceau de pain, qu’ils ramassent soigneusement les miettes qui tombent et réprimandent l’enfant qui le jette : « Cela lui portera malheur. »

Ata Rachmed ne pratique pas ses devoirs religieux, mais il est superstitieux. Au puits de Dachli, où nous avons fait halte, le bois manquait, et notre serviteur Rachmed, sans respect des morts, cassait les hampes des tougs placés sur les tombes. Les deux Turkmènes parurent stupéfaits de cette impiété, et l’aîné reprit sévèrement l’impie :

« Si tu brûles ce bois sacré, il nous arrivera malheur pendant la route. »

Un bois qui n’est pas sacré pour Ata Rachmed, c’est le saxaoul, qu’il gaspille singulièrement ; ceux qui passeront après lui se tireront du froid comme ils pourront. Faute de cet arbuste, il serait très-difficile de traverser l’Oust-Ourt en décembre et d’y séjourner dans la saison froide, à moins d’accumuler des provisions énormes de combustible importé de Russie ou de Perse. Le jour où le saxaoul aura disparu, les Turkmènes auront le choix entre émigrer vers des régions chaudes, mourir de froid ou bien planter. Maintenant ils s’en procurent encore une quantité suffisante pour leurs besoins, l’allant querir à des distances énormes, à cent, deux cents kilomètres.

Nul bois n’est plus facile à abattre ; d’un coup de pied, on le jette bas ; il casse comme le verre, et il est si dur qu’on l’entame à peine avec la hache. Il dégage une chaleur considérable, charbonne longtemps ; souvent, au réveil, on trouve la braise dans les cendres du foyer, malgré le vent et la neige.

Le 3 décembre, départ à deux heures après minuit ; nuit noire ; arrivée à Doungra, où le puits d’eau salée est dissimulé au bas de collines. Nous nous arrêtons le temps d’abreuver les chameaux et les chevaux. On devine à peine les formes des animaux dans ce bas-fond ; il y a un grouillement d’ombres ; on entend le bruit des seaux, de l’eau versée, et les gargarismes de satisfaction des dromadaires qui sont détachés l’un après l’autre et écoués à nouveau dès qu’ils ont bu. Les hommes ne disent rien, agissent rapidement, sans hésitation ; puis la file des bêtes s’ébranle d’un pas étouffé. Le ciel est couvert, et la pluie commence à tomber. Le vent souffle du nord-ouest : gare la neige !

Mais où est donc Rachmed ? S’est-il endormi, égaré ? On l’appelle, pas de réponse. Je pars à sa recherche, me guidant à la lueur de l’aurore qui pointe. Le voilà qui arrive en trottinant. Il était resté en arrière, son cheval s’étant endormi et lui-même. Il a dû sommeiller quelques minutes, puis il s’est réveillé en sursaut ; il a regardé le sol attentivement, a retrouvé les traces, puis est monté sur son cheval ; il l’a fouetté, mais il ne marche guère vite.

La mer Caspienne s’est retirée depuis peu de cette région. Dans l’après-midi, on l’entrevoit au loin à l’ouest, près du puits de Touar, où nous arrivons à trois heures ; il y a des falaises incrustées de coquillages ; on reconnaît d’anciens îlots, désormais collines en décomposition. L’eau est mauvaise, saumâtre.

Le vent du nord-ouest, la pluie glaciale continuent. Le soleil couché, la neige tombe en tourbillons épais. On la préfère à la pluie. Avec la neige on est assuré de boire un excellent thé, et puis de ne pas se perdre en route, à moins que le vent ne souffle au point d’effacer les empreintes. Et, de temps à autre, pendant que les chameaux tracent un sentier avec leurs tampons larges, on s’étend sur le matelas blanc comme camphre ; on dort un peu, le bras dans la bride, jusqu’au moment où la crainte d’avoir trop dormi redonne des jambes. Et l’on rejoint les chameaux qui, de loin, aux montées, semblent un long ver sombre rampant sur une nappe blanche, et par derrière, en plaine, ils ne font plus qu’un seul monstre à bosses énormes, oscillantes, dont on ne distingue pas bien les membres qui s’agitent confusément.

Le dernier venant éveille les dormeurs qu’il rencontre étendus ; un hurlement plaintif, partant d’une broussaille, le salue au passage. C’est un des chiens qui s’est couché, s’abritant du vent le mieux qu’il peut ; il laissera la caravane prendre une grande avance, puis on le verra accourir au grand galop, traînant le feutre dont il est habillé, et nous dépasser en hurlant, puis s’arrêter, attendre encore et nous dépasser encore. Les pauvres bêtes ont des engelures qui les font beaucoup souffrir ; nos chevaux sont dans le même cas.

4 décembre. — La neige a tombé toute la nuit ; il y en a plus d’un demi-pied sur le feutre qui nous couvre. On part à minuit trois quarts, avec le vent du nord-ouest, et la neige tombe toujours, balayée sur les plateaux, accumulée dans les crevasses et au pied des collines. A sept heures et quart on trouve du saxaoul et l’on s’arrête. Cette étape a été très-pénible, avec plus de 15° de froid et le vent maudit. Vers midi, le ciel s’éclaircit ; nous sommes dans les anciens golfes de la mer Caspienne.

J’annonce à Rachmed qu’il va voir la mer.

« Le fleuve salé, dit-il, est-il beaucoup plus grand que l’Amou ?

— Beaucoup plus grand.

— Combien de fois ? trois fois, dix fois ?

— Plus de mille fois. »

Et il porte la main à sa barbe en disant :

« Il n’y a de Dieu que Dieu. »

L’attente d’une grande chose ne laisse pas de l’émouvoir.

Vers trois heures, avant d’arriver à Belzir-Guiri, la mer bleue s’étale devant nous ; ce n’est qu’un coin de mer, mais suffisant à donner l’idée de l’infini. Rachmed s’arrête, regarde fixement, puis répète :

« Il n’y a de Dieu que Dieu. »

Notre homme est étonné ; il ne peut détacher ses yeux du « fleuve salé ». Voilà pour nous le moment de crier : Thalassos ! Nous ne crions rien du tout, mais ce spectacle met de bonne humeur, et comme une bonne chose ne va jamais seule, nous trouvons du saxaoul en abondance, un pli de terrain où installer commodément le bivouac, et, tout en se chauffant, on calcule que dans quatre journées on sera à Krasnovodsk. Il est temps que cette promenade finisse ; les chevaux n’en peuvent mais, les chameaux sont fatigués : l’un d’eux est tombé, on a dû le décharger ; les chiens ont toutes les muqueuses malades du froid, et nous-mêmes ne sommes pas très-frais. Quant à nos deux gazelles, il est douteux qu’elles vivent longtemps ; la femelle surtout semble bien malade. Notre perdrix empereur ne paraît pas avoir beaucoup souffert ; elle a conservé sa gaieté et pousse parfois un roucoulement enroué. Quant aux hommes, ils sont très-fatigués, et sans l’instinct de conservation, tel s’étendrait sur la neige au lieu d’aller, et de fatigue dormirait longtemps, trop longtemps.

Les cervelles sont détraquées par la fourbure du corps, et tous nous avons comme des hallucinations, alors que nous nous traînons dans l’obscurité les uns derrière les autres. Tantôt nous croyons être assis devant une table copieusement servie, près d’un feu crépitant ; tantôt nous dormons dans un lit douillet, avec une agréable sensation de chaleur. On devient gourmand en rêve, et certaine poularde mangée avec appétit, pendant mes vacances de lycéen, me revient à la mémoire, à la bouche. Je trébuche, et cela disparaît ; c’est un mirage de l’estomac.

Heureusement que le guide compte sur ses doigts les « manzils ».

« De tel endroit à tel endroit, deux manzils, puis encore deux autres, puis, etc. ; total : huit manzils ou étapes. » Et notre retraite de Russie vers la Russie prendra fin.

5 décembre. — Le froid nous éveille, et nous partons à une heure du matin. A sept heures et demie, halte à Chah-Zengir. Pas un éclat de bois ; on se chauffe à un tas d’herbes qui flambe, on boit une tasse de thé, le dos au vent. Le soleil se montre, il y a encore 11° de froid. Notre gazelle femelle est mourante ; la pauvre bête se tient à peine sur ses pattes, elle regarde tristement, ne joue plus, ne cosse pas nos chiens qui la flairent. La voilà couchée en rond, la tête appuyée sur la cuisse, comme pour dormir. Elle est immobile, dans une pose charmante ; les caresses ne la font point bouger, elle ferme lentement son bel et doux œil noir, son corps a un soubresaut : elle est morte. L’emprisonnement l’a tuée autant que le froid. Pardonne-nous, pauvre bête, victime de l’histoire naturelle !

Dans les sables, avant d’arriver à Yeri-Balane, un lièvre nous met en émoi. L’espoir de le manger nous donne à tous des jambes, mais il fait des crochets au milieu des saxaouls, et en dépit de nos cris, de nos excitations, les chiens affaiblis le laissent échapper. Un peu de viande rôtie serait pourtant fort agréable. A Yeri-Balane, je m’empresse de tirer mon couteau et de dépouiller notre gazelle, dont il importe de conserver la peau. La viande sera distribuée aux chiens.

Avant Yeri-Balane, nous avons rencontré des tombeaux. Selon le guide, ils renferment les corps d’hommes tués. Les caravaniers ont ramassé les cadavres et les ont ensevelis, marquant la place avec ce qu’ils trouvaient à portée de la main. Sur l’un d’eux il y a des pierres, sur un autre un bâton portant un crâne de gazelle. L’ouragan l’avait jeté à terre, le guide a piqué de nouveau le bâton en terre et posé dessus le crâne en disant : « Il n’y a de Dieu que Dieu ! » Ata Rachmed a le respect des morts, surtout quand ils sont Yomouds comme lui.

6 décembre. — Notre direction est désormais sud-ouest, droit sur Krasnovodsk. La neige tombe toujours. Le vent du nord-est continue à nous cingler, et l’on se fait petit sous le feutre, où l’on dort avec les chiens sur les pieds. Eux aussi se recroquevillent, et, au réveil, ils ne se dressent qu’au dernier moment.

Depuis que les nuits sont toujours obscures, sans ciel étoilé, je ne puis plus dire au guide en lui montrant la grande Ourse ou la constellation de l’Aigle ou Régulus : « Quand l’étoile sera à tel endroit du ciel, tu prépareras les chameaux ». Aussi, je consulte ma montre, et quand c’est l’heure, je siffle doucement. Aussitôt on entend les broussailles craquer sous une masse noire se remuant ; les broussailles sont le matelas d’Ata Rachmed qui dormait près du feu, et il répond immédiatement à mon appel par un « Ha, ha ». Il a le sommeil léger. Son aide est à ses côtés et l’imite ; ils enfilent les manches de leurs manteaux, serrent leur ceinture, et commencent à charger les chameaux, sans dire mot. Avant de dormir, ils ont fait sécher leurs vêtements, leurs chaussures, et dorment habillés comme nous-mêmes. Les soins de propreté consistent à frotter ses mains de neige avant le repas, et c’est tout.

Partis à une heure quarante, nous faisons halte à neuf heures dix, après avoir dépassé le puits de Timourdjane à l’eau limpide, mais puante.

A quatre heures et quart, nous bivouaquons dans les sables de Siouli, à deux heures du puits de même nom. Bon feu de saxaoul à Siouli.

7 décembre. — D’après le guide, la région que nous allons parcourir s’appelle « Yaltchi », comme le prochain puits. Partis à deux heures et demie, nous y arriverons à huit heures vingt par une suite de plateaux et de monticules sablonneux ; un vent d’une violence extrême souffle du nord-est. Nous repartons à dix heures et demie, rencontrons bientôt un tumulus avec une pierre couverte d’une inscription récente. Là reposeraient des Yomouds massacrés par les Tekkés il y a environ cinq ou six ans. Ces Yomouds avaient leurs yourtes aux environs du puits de Sioulmen, au nord de la route que nous suivons. A quatre heures et demie nous bivouaquons près d’une mare d’eau pluviale.

8 décembre. — Départ à minuit et quart par l’obscurité complète. Toujours la neige et le vent, et les hallucinations décevantes. Après avoir descendu une pente escarpée au bas de laquelle nous croyons deviner un village entouré d’eau, — il n’y a rien, — nous arrivons à sept heures dix dans la steppe nue avec des hauteurs derrière, à gauche, à droite, et, en face, au bout de la plaine, une porte donnant vue sur l’horizon barré seulement par le ciel gris qui paraît tomber dans le vide. La mer doit être là, avec Krasnovodsk au bord.

Ata Rachmed tend le bras dans cette direction.

« Chak-Adam », dit-il.

Tel est le nom des puits près desquels a été construit Krasnovodsk. Encore quelques heures de marche, et nous serons arrivés à la Caspienne.

Les mains tendues vers les herbes qui flambent, nous pensons au chemin parcouru, aux fatigues subies, au froid, au chaud, et je dis à Capus qui hume sa tasse de thé :

« C’est fini. Vous ne voyez pas d’inconvénient à recommencer ?

— Aucun.

— Eh bien, nous recommencerons, si la chose est possible. »

Ne faut-il pas voir énormément de choses avant d’en comprendre quelques-unes ?


Environ trois ou quatre heures après cette dernière halte, nous nous installons à Krasnovodsk. Huit jours après, notre chamelier s’en va chez des Turkomans habitant les environs, attendre la fin de la tempête terrible qui vient de rompre le câble reliant Krasnovodsk au Caucase, tempête qui va nous « attacher au rivage » jusqu’à la fin de décembre. Puis un lourd bateau porteur nous ballotte par une mer en furie jusqu’à Bakou, la ville du naphte, où nous débarquons la veille du jour de l’an.

Après un voyage, trop lent à notre gré, jusqu’à Tiflis ; après une tentative infructueuse de revenir par Poti, nous prenons la grande route militaire, passons en traîneau au pied du colossal Kasbeck, et par Rostoff et Moscou nous arrivons à Paris au milieu de février 1882, — regrettant de n’avoir pu mieux explorer l’Asie centrale, mais heureux d’avoir été les premiers Français qui l’aient vue dans son ensemble, parce que cela nous a permis de la faire entrevoir au lecteur.

FIN.


CARTE D’ENSEMBLE
du voyage en
ASIE CENTRALE
de MM. BONVALOT et CAPUS
1880-81-82


TURKESTAN
(PARTIE OUEST)
d’après la carte dressée
par le Lieutenant-Colonel LUSILIN
de l’armée russe 1875.
Carte extraite de l’ouvrage : Une visite à Khiva, par Fréd. BURNABY
E. PLON, NOURRIT et Cie, Éditeurs.

[Voir la carte en haute résolution]

TABLE DES MATIÈRES

I
SAMARCANDE ET LA STEPPE DE LA FAIM.
Promenade dans Samarcande. — Les canettes, les osselets, le jeu de la guiche, etc. — Les monuments, le papier-monnaie. — Djizak. — La steppe de la Faim. Comment on y chasse. — Un chef de famille. — La soif. — Aoul-Beg n’est pas sédentaire pour son plaisir. — Près d’Outch-Tepe. — Le thé. — L’eau.
II
LE KOHISTAN.
Préparatifs. — Pendjekent. — Départ des soldats russes. — Singulière emplette d’un soldat tatare. — A propos d’ânes. — Une forteresse. — Vie de l’alpage. — Dans la montagne. — Ourmitane. — Varsiminor. — Façon de se nourrir des habitants. — Femme à bon marché. — Les Tadjiques. — Mercuriale. — Le bois, la terre. — Les balcons du Fan-Darya. — Aventures de Klitch ; un de ses amis. — Les éboulis. — Kenti, misère des habitants.
III
LE KOHISTAN (suite).
Pas de chemin. — Tok-Fan. — Le iahni, l’umoch. — La montagne qui brûle. — En allant à Anzobe, paysage désolé. — Tolérance des musulmans. — Les habitants se préparent à passer l’hiver ; travail des femmes. — Comment un Yagnaou emploie sa journée en hiver. — Supercherie. — Habitation d’un montagnard. — Spoliations. — Les Sougours. — Le Kaïmak. — Pas de médecins. — Pas de mesures de chemin. — Un chasseur. — Partons pour les sources du Yagnaou. — A Sangi-Malek. — Un boucher. — Scènes d’alpage. — Les Ousbegs du Hissar. — Renard blanc ; froid polaire.
IV
LE KOHISTAN (suite).
Singulières coutumes, à propos du feu, d’une naissance. — Sortiléges. — Guérison de la stérilité. — On ne coupe pas le pain. — Farab. — Paris conté par un Kirghiz. — Le lac d’Alexandre. — Moustiques. — Passe de Mourat. — Passe de Doukdane. — Avalanches. — Les arbres brûlent d’eux-mêmes. — Une forêt ! — Façon d’allumer le feu. — Il ne faut pas trop bien nourrir les gens. — Retour dans la plaine du Zérafchane.
V
LA VALLÉE DU TCHOTKAL.
Retour à Tachkent. — Un compatriote. — La moisson défendue contre les oiseaux. — Un « bouchon ». — Khodjakent, un anachorète. — Une femme changée en pierre. — Charité chrétienne. — Au Karakiz : chasse à la chèvre sauvage ; désolation. — Avantages de la lecture. — Comment on passe une rivière. — Réjouissances à propos de la rupture du jeûne : les œufs de Pâques, coutumes européennes à Pskême. — Iran contre Touran. — Le feu. — Kara-Kirghiz. — Le Clos-Vougeot du koumis. — Politesse kirghiz. — Le moulin des puces. — Scènes d’aoul. — Vie d’un Kirghiz. — Un artiste.
VI
DU TCHOTKAL A BOKHARA.
Départ pour le Ferghanah. — Une aiguille. — A la recherche d’une marmite et d’un guide. — A la recherche d’un chemin. — L’Ablatoum. — Une grotte. — Traversée rapide du Ferghanah. — Musique kachgarienne. — Départ pour le Bokhara. — La légende d’Oura-Tepe. — Divination. — Les Mennonites. — Maladie de M. Tinelli.
VII
SUR L’AMOU-DARYA.
Le Zérafchane. — Adieux de Rachmed. — Karakoul. — Les sables mouvants. — Tchardjoui : réception bruyante. — Descente de l’Amou. — Le château de Sigognac à Oustik ; déportés. — Gens pillés par les Turkomans. — Ils content leur histoire. — Radjab-Ali. — Comment s’organise une expédition dans le but de piller. — Aventures d’un Bokhare déporté à Kabakli ; le commandant de cette forteresse. — Alertes. — Le passage des Tekkés. — Les gardiens du fleuve. — Outch-Outchak. — Nous quittons l’Amou.
VIII
DANS LE KHIVA.
Petro-Alexandrowsk. — Dernière traversée de l’Amou. — Aspect de Khiva. — S. Exc. le premier ministre : le ministère et le cabinet. — Le Khan. — Air misérable de la population. — Exactions. — Mode d’emprunt. — Un pèlerin. — Les chefs turkomans. — Tekkés.
IX
LE DÉSERT DE L’OUST-OURT.
Départ. — Les inondations. — Chez les Turkomans-Yomouds. — Vendetta. — Un serviteur. — Une course. — Manière d’entraîner le cheval turkoman. — Notre guide. — Au puits. — Au « sable blanc de Tchaguil ». — Attente des chameaux. — Le chamelier Ata Rachmed. — Rencontre. — Le dîner des chameaux. — Le takyr. — Près des ruines de Chak-Senem. — Pas d’eau. — Une pipe. — Un oiseau qui parle.
X
LE DÉSERT DE L’OUST-OURT.
Au puits de Tcherechli. — La question de l’Oxus. — Un ancien brigand. — L’accordéon. — Un « canard ». — Retraite de Russie. — Le brouillard. — Pas de viande. — Fabrication du pain, force de la coutume. — Le saxaoul. — Le froid, les marches de nuit. — Le fleuve salé. — Hallucinations. — Siouli. — Krasnovodsk.

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.

TABLE DES GRAVURES

   
Pages.
Vue du Chah-Sindeh, à Samarcande
Une porte du Chah-Sindeh
Détail des ruines d’une voûte (Chah-Sindeh)
Revêtement en briques émaillées (Chah-Sindeh)
Habitations de Mazarif
Porte du palais du Khan, à Kokan (Ferghanah)
Vue d’intérieur du palais du Khan, à Kokan (Harem)
Vue de l’Ablatoum nord, d’après un dessin de M. Capus
Vue de l’Ablatoum sud, d’après un dessin de M. Capus
Château d’Oustik
La forteresse de Kabakli
Aux ruines de Chak-Senem
Carte de l’Asie centrale.

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