The Project Gutenberg eBook of Mon cousin Guy

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Title: Mon cousin Guy

Author: Henri Ardel

Release date: January 3, 2025 [eBook #75029]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1896

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MON COUSIN GUY ***

HENRI ARDEL

MON COUSIN GUY

PARIS
E. PLON, NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10

1896
Tous droits réservés

L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.

Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en juin 1896.

PARIS. — TYP. DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8. — 1493.

POUR MARIE-LOUISE

De son très affectionné

H. A.

MON COUSIN GUY

I

— Voyons, Guy, tu n’oublieras pas mes instructions ?… Tu n’oublieras pas que nous attendons une dépêche de toi pour prendre le chemin de Douarnenez, de façon à y être la veille du Pardon, répéta encore Mme Chausey à son frère, un beau grand garçon d’environ vingt-huit ans, très élégant d’allures, plus jeune qu’elle d’une quinzaine d’années, et que, pour cette raison, elle considérait un peu comme son fils aîné.

Sur le seuil du grand hôtel de Pont-Aven, ils étaient, attendant la voiture qui devait conduire Guy de Pazanne à la petite station de Quimperlé. Il s’était mis à rire gaiement aux recommandations de sa sœur.

— Louise, je t’en prie, ne m’en dis pas plus. Tu m’humilies avec ton peu de confiance en ma mémoire. Je te certifie que je serai à la hauteur de ma mission de fourrier ; que vous aurez « logis et couche molle », comme l’on dit en poésie, voiture pour le Pardon, etc., etc. Fiez-vous à moi pour cela !

— Le pouvons-nous vraiment, oncle ? lui glissa malicieusement une jeune fille blonde, svelte dans sa blanche toilette parisienne.

Près d’elle se tenait son fiancé ; et rien qu’à les voir à côté l’un de l’autre, il apparaissait de toute évidence que leur mariage ne pourrait être rangé parmi les « unions de convenance ».

Comme un écho, dans le cadre de la fenêtre, une autre jeune fille répétait gaiement :

— Vraiment, nous le pouvons, oncle ?

En manière de plaisanterie, elle lui donnait ce titre, car, d’ordinaire, fraternellement, ils s’appelaient tout simplement par leur nom de baptême.

— Vous le pouvez, mes nièces, je vous en donne ma parole sacrée. Aussi, jouissez en paix de vos dernières heures à Pont-Aven.

Et, se tournant vers les fiancés, il acheva drôlement :

— Jouissez-en, heureuses gens, pour qui Pont-Aven restera synonyme de lieu de délices, tant il vous apparaîtra toujours rempli des plus délicieux souvenirs !

— Voyons, Guy, ne te moque pas d’eux, fit Mme Chausey en riant ; sans quoi, prends garde, quand ton tour viendra…

— Quand il viendra !!!… J’imagine que ce sera si tard que nous serons tous alors des gens trop rassis pour avoir la moindre tentation de plaisanter ou de nous moquer les uns des autres !

— « Ils sont trop verts », Guy, lança gaiement Charlotte, la fiancée. Si Jeanne d’Estève était ici, feriez-vous encore de semblables déclarations, mon oncle, mon cher oncle ?

— Chi lo sa ?… Peut-être, en effet, que l’occasion, la délicieuse verdure de Pont-Aven, l’influence du ciel breton, de toutes les coiffes bretonnes, de… que sais-je encore ? Peut-être que tout cela réuni opérerait sur moi de façon à me faire risquer une déclaration décisive à la belle Jeanne, mais…

— Mais, interrompit Mme Chausey, pour l’instant, tu dois songer, non à conquérir la dame de tes pensées, mais bien à nous faire tes adieux et à partir ; sans quoi, tu manqueras ton train, et tu sais que…

— Que je dois vous chercher à Douarnenez domicile, voiture et le reste. Louise, je t’assure que je n’ai pas besoin que tu me le répètes encore. Je me sauve… Voici justement mon véhicule qui approche.

Il était peu élégant ce véhicule, une espèce de petite carriole boiteuse et cahotante, conduite par un pâle Breton à face maigre sous son feutre à larges bords dont la brise faisait ondoyer les rubans. Peu élégant, en vérité ; et Guy l’enveloppa d’un coup d’œil amusé, tandis que, dans son esprit, passait, fugitive, la vision du fringant attelage qu’il conduisait au Bois, chaque jour, à Paris.

Mme Chausey répétait :

— Guy, dépêche-toi, si tu ne veux pas manquer le train ; ton équipage ne demande qu’à t’emporter. Promène-toi bien à Douarnenez en nous attendant. Si le temps te semble trop long en notre absence, va faire connaissance avec la famille que nous avons par là-bas.

— Ah ! oui, la famille que tu nous as découverte à Douarnenez !

— Découverte ! Pas le moins du monde !… Voyons, Guy, rappelle-toi… Hier encore, je t’ai expliqué que le docteur de l’endroit, Yves Morgane, était un cousin à nous, par sa première femme.

— Cousin à la mode de Bretagne !

— Mais non, un cousin authentique, à la mode de tous les pays… Guy, ne plaisante pas toujours ainsi… Tu es insupportable !

— Cousin authentique ou non, peu m’importe, dit-il avec un rire insouciant. Je n’ai nulle envie d’aller faire la connaissance de cet estimable Douarneniste. D’ailleurs, puisqu’il est aujourd’hui en puissance d’une nouvelle épouse, il ne m’est plus parent, non plus que la smalah d’enfants dont tu le dis gratifié par cette nouvelle épouse. Tu iras le voir si bon te semble, Louise, ma très aimable et très sociable sœur ; mais, pour mon compte, je laisserai cet Esculape, excellent, je n’en doute pas, à ses malades.

— Monsieur, il serait temps de partir, insinua timidement le cocher, qui, du bout de son fouet, caressait les oreilles de ses petits chevaux.

Guy regarda sa montre :

— Diable ! c’est vrai, l’heure avance. En route ! Louise, mes nièces, au revoir. Dans deux jours, donc, je vous attendrai.

Il serra cordialement la main du fiancé de Charlotte, Pierre Rivesaltes, un camarade d’enfance à lui, et il monta dans la carriole.

Quelques jeunes misses de la colonie anglaise, — très nombreuse à Pont-Aven, — assistaient au départ du jeune homme avec un sans-façon parfait, chuchotant entre elles dans leur caquetage anglais qui donnait à leurs paroles une sonorité de gazouillement, échangeant leurs remarques sur les brillantes Parisiennes, si gaies, si jeunes toutes les trois, qu’on aurait pu, sans peine, prendre Mme Chausey pour la sœur aînée de ses filles.

Elles avaient également produit un effet très sensible sur les artistes, toujours en grand nombre dans ce délicieux petit coin du Finistère.

— Des gens du monde ! avaient-ils murmuré entre eux la première fois qu’escortées des deux jeunes gens, elles étaient entrées dans la curieuse salle à manger du « grand » hôtel de l’endroit.

Et d’un œil connaisseur, ils avaient examiné discrètement les trois voyageuses : la mère, dans tout l’épanouissement d’une belle maturité de femme qui lui avait donné un buste superbe, tout en laissant au visage un éclat surprenant sous la caresse des cheveux châtain clair, savamment soignés, moussant avec art au-dessus des yeux bleus presque toujours rieurs comme les lèvres, qui se relevaient volontiers sur la ligne ivoirine de dents restées irréprochables.

En sa fille aînée, elle semblait revivre telle qu’elle avait été vingt ans plus tôt ; c’était la même beauté blonde, le même entrain joyeux et inaltérable qui s’était atténué chez sa seconde fille, une brune délicatement jolie, à la façon d’une statuette de Saxe dont elle avait l’élégance ; mais une élégance discrète, imprégnée d’une distinction extrême comme l’était sa nature même, très douce, naturellement éprise de calme et de correction, ennemie instinctive de toute originalité même, pour peu que cette originalité voisinât de trop près avec l’excentricité.

Ceux qui classaient Mme Chausey parmi les privilégiées de ce monde ne se trompaient point. Elle était, par caractère, absolument réfractaire à tout sentiment pessimiste ; et la perte d’un mari, pour qui elle éprouvait plus d’estime que d’affection, avait été la seule épreuve qui eût assombri son existence de femme. Ses filles ne lui avaient jamais donné nul souci sérieux, d’autant qu’elles avaient hérité de son heureux caractère. Très charmantes, elles avaient infiniment de succès dans le monde, ce à quoi leur mère était fort sensible. Enfin, elle allait marier l’une d’elles, de la façon qu’elle avait souhaitée, avec un homme qu’elle connaissait de longue date, comme ami de ce frère pour qui elle éprouvait une vraie tendresse maternelle, dont ses filles, Charlotte et Madeleine, se disaient, en riant, jalouses.

Fort séduisant, il est vrai, ce Guy de Pazanne, qui, chose rare, était également apprécié des hommes et des femmes ; des premiers, parce qu’il était un très galant homme, ami aussi dévoué que camarade sûr ; des secondes, parce qu’avec elles il se montrait d’une courtoisie chevaleresque, discrètement relevée d’une pointe de hardiesse donnant une saveur toute particulière aux hommages qu’il leur offrait en adoucissant l’éclair toujours un peu railleur de son regard, fait pour étudier les gens et les choses. Soldat, et en temps de guerre, il eût été de ceux qui accomplissent comme un jeu des actions d’une témérité héroïque et folle. Mais il n’était pas soldat, n’avait aucunement à faire dépense de courage militaire et n’accomplissait d’autres actions que celles à lui dictées par son bon plaisir. Pourtant, sous son scepticisme souriant, il cachait une très réelle et très chaude bonté de cœur, une puissance de dévouement qu’on n’aurait pas soupçonnée chez ce clubman élégant à qui la vie avait toujours été bonne et la fortune complaisante. Sans qu’il eût la peine de les gagner, celle-ci lui fournissait, en effet, des revenus allégrement dépensés, aussi bien à Paris, dont il n’eût pu longtemps se passer, que partout, en France et à l’étranger, où l’attiraient ses curiosités d’homme très intelligent, doué de goûts artistiques très sûrs.

Et c’est parce que la généreuse nature l’avait ainsi doté qu’il venait de trouver un plaisir aussi vif dans son excursion en Bretagne ; c’est pour cela que la perspective d’assister au Pardon de Kergoat lui était agréable ; pour cela que, dans le train qui l’emportait vers Douarnenez, il regardait, sans se lasser, fuir le paysage, l’œil distrait aux stations par le spectacle des costumes caractéristiques du pays, des coiffes blanches aux ailes relevées, frémissantes autour du visage des fillettes comme des vieilles ; distrait par tout ce qui révélait l’existence, dans cette extrême fin de la Bretagne, d’un petit monde à part, pittoresque comme la terre où il vivait ; encore fermé aux mœurs, aux usages, à la langue même qui était celle de tous les autres êtres nés sur la vieille terre de France…

Mais, après une courte station à Quimper, le train venait de s’arrêter définitivement avec un sifflement aigu, et sur la plaque bleu vif qui dominait le quai de la gare, en grosses lettres blanches, s’alignait le mot : Douarnenez.

II

Le soir maintenant. Une nuit tiède d’août à travers laquelle flottait, portée par la brise, une exquise odeur de chèvrefeuille et de verdure mouillée, ainsi qu’il arrive après les pluies chaudes qui font la terre odorante et le ciel limpide sous un ruissellement d’étoiles.

Dans sa chambre d’hôtel, Guy de Pazanne écrivait à la clarté de la lampe, et sa correspondance devait l’amuser, car un demi-sourire éclairait sa physionomie. Il écrivait :

« D’où pensez-vous que je sorte à cette heure du soir, tardive quant aux usages de Douarnenez ; d’où pensez-vous que je sorte, alors que j’arrive seulement dans le très respectable hôtel où vous aurez bientôt à établir vos pénates, ô ma sœur, ô mes nièces, ô mon futur neveu ?… Si, au lieu d’une simple lettre, je devais, sous les peines les plus graves, écrire un chapitre de doctes réflexions teintées de philosophie, je l’intitulerais, — et combien justement ! vous le reconnaîtrez tout à l’heure : — « De l’influence des orages sur les actions des hommes et sur les miennes en particulier… »

Oui, ma chère Louise, si le ciel n’avait pas été de plomb cet après-midi, lourd de nuages ; si ces nuages ne s’étaient pas ouverts sur ma tête et celles des Douarnenistes en averses formidables avec accompagnement d’éclairs et de coups de foudre, — sans métaphore : — si ma curiosité de touriste ne m’avait pas entraîné à ce moment même loin de tout asile ; si le grand, le puissant, le mystérieux Hasard enfin n’avait pas jugé à propos de s’occuper de mon infime personne, je n’entrais point là où je suis entré, où j’ai dîné même, pour ma grande distraction…

Charlotte, ma mie, d’ici je vous entends me jeter un impatient : « Où était-ce donc ? » Du calme, ma nièce. Un récit complet, vous l’aurez, un récit détaillé, tout comme pourrait l’être un roman de… Pour ne froisser personne, ne mettons aucun nom… Un récit dont l’étendue vous révélera que les plaisirs du soir brillent à Douarnenez par une absence totale, et que bienheureux sont les mortels qui savent se suffire à eux-mêmes. C’est une vérité de tous les temps que je prise fort à cette heure…

Et mon récit ?… Le voici, ô la plus curieuse des nièces.

Déjà, vous l’avez deviné, n’est-ce pas ? ce récit a une héroïne, une héroïne qui serait une petite créature unique en son genre, quand bien même elle ne serait pas mon héroïne. Enfant ou jeune fille, tout simplement fillette, peut-être ; je ne sais trop vraiment lequel de ces noms lui convient le mieux. Elle est le tout ensemble, et, selon les minutes, elle mérite particulièrement l’un ou l’autre. En toute franchise, — car nous sommes à cette heure fort bons amis, et cela sans qu’il y ait eu hardiesse dans son fait ou audace dans le mien, soyez-en sûre, sage Madeleine, — donc, en toute franchise, elle m’a confié qu’elle avait dix-sept ans fraîchement sonnés. Mais elle est si menue, non pas frêle, que, sur sa taille seule, on la rangerait parmi les très jeunes.

Où je l’ai rencontrée, maintenant ? Voici la chose :

Premier tableau. — Je descends de mon wagon en gare de Douarnenez. Je constate que l’air du pays est brûlant, peut-être par aventure, et que le ciel y est d’un bleu gris tout à fait menaçant. Je protège tant bien que mal ma valise contre l’empressement excessif des représentants de tous les hôtels, petits et grands, et je m’engage sur le pont majestueux qui s’allonge bien haut sur le Pouldavid. Devant moi chemine alertement un groupe composé de deux solides garçonnets, — pas beaux, ma foi, vus ainsi en profil perdu, mais de robuste carrure, — escortant l’un à droite, l’autre à gauche, une mignonne personne en robe rose, toute mince, dont je n’aperçois pas le visage. Il m’est donné uniquement de contempler la ligne souple d’une joue veloutée comme un beau fruit, une adorable nuque d’une blancheur dorée sous le retroussis de cheveux châtain foncé, à reflets de cuivre rouge, tordus à la diable, de façon à laisser en pleine liberté, tout juste effleuré par de petites mèches indisciplinées et frisantes, un cou de fillette supportant fièrement la tête fine dont je ne vois pas les traits. Mais, par instants, m’arrivent les éclats d’une voix jeune et d’un rire gai, à épanouir le plus sombre misanthrope de la terre… Charlotte, ne juge pas mal mon excellent ami ton fiancé Pierre ; lui, me comprendra si je vous dis que, poussé par une vague curiosité, je fais quelques pas en avant afin de dépasser le groupe qui continue à détaler devant moi, toujours aussi prestement. Je le dépasse, en effet ; mais ledit groupe, qui certes n’y entend pas malice, se détourne au moment même comme un seul homme ; et tout juste, j’entrevois, de mon inconnue, des lèvres qui rient et deux larges yeux noirs, très noirs, un peu enfoncés sous les sourcils, dont les larges prunelles flambent joyeusement de tout l’éclat de la vie jeune.

En ma qualité d’homme sérieux, je poursuis mon chemin sans commettre davantage le péché de curiosité, et j’arrive à l’hôtel réputé le plus agréable de l’endroit.

Deuxième tableau. — Au moment où j’y pénètre, l’atmosphère y est tout imprégnée d’allégresse, car le premier héritier de son propriétaire vient d’être baptisé à grand renfort de dragées et de sonneries de cloches. Le père exulte et m’invite à célébrer la naissance de son nouveau-né avec les hôtes actuels de la maison, auxquels il offre un punch de réjouissance. Les domestiques masculins rayonnent également, et les soubrettes de même, sous l’envolement de leurs coiffes, qui ont l’air de palpiter, toutes joyeuses, elles aussi.

Vous comprenez que je me sens un peu désorienté au milieu de ce rayonnement général. Positivement, je me produis l’effet d’un intrus dans cette demeure où les efforts les plus consciencieux ne sauraient me mettre au diapason voulu. Aussi m’en vais-je explorer la petite ville et ses environs les plus proches, en homme imprudent qui oublie que les orages ont, de toute éternité, fondu, à l’heure marquée, sur les mortels exposés à leurs effets. Loin de m’effrayer des nuages d’un gris lourd nuancé de tons roux qui s’amoncellent sans relâche ; loin de m’effrayer des éclairs encore fugitifs, des premiers grondements de la foudre, je m’arrête pour admirer plus à mon aise — ô imprudence ! — l’horizon superbe que forme le ciel tourmenté. Bien plus, je m’arrête sur une grande route, dite du Ris, là où s’en détache une ombre de sentier qui dévale presque à pic jusqu’à l’enchevêtrement des rochers hérissant la côte, et qui dévale de très haut, pittoresque à souhait dans sa bordure d’ajoncs et de bruyères, mais abrupt à l’avenant… Un sentier de chèvre, vous dis-je…

… Et cependant, au moment même où j’en jugeais ainsi, des promeneurs surgis des rochers, semblait-il, s’y engageaient… Ils étaient un… deux… trois. Et l’un de ces promeneurs était une promeneuse, habillée de rose, qui ramena dans ma pensée la vision déjà effacée de ma jeune inconnue du Pouldavid… Était-ce elle encore ? En guise de réponse, le grand vent qui s’élevait m’apporta l’écho lointain des paroles prononcées par une voix jeune, et je distinguai ces simples mots :

— Vite ! Corentin… L’orage est tout près… Qui de nous deux sera le plus tôt sur la route ?…

Tout uniment, voilà ce que j’entendis. Et j’avais bien entendu, car aussitôt je vis s’élancer et courir une petite forme rose, d’un mouvement si rapide qu’elle paraissait tout juste effleurer l’herbe poudreuse sur laquelle déjà, hélas ! s’écrasaient de larges gouttes de pluie. Elle grimpait sans relâche, ma foi, me donnant, je vous l’affirme, une haute idée de son agilité et de l’excellence parfaite de ses poumons… Elle grimpait aussi aisément que nous autres avançons dans notre allée des Acacias, bien sablée… Elle grimpait, pareille à un léger tourbillon rose, sans paraître se douter le moins du monde de l’incroyable rudesse du sentier.

Par exemple, derrière elle, à distance, le garçonnet qu’elle avait appelé Corentin trottinait lourdement, buttant de-ci de-là, les joues enflammées, ses robustes jambes de gamin trop gros incapables de lutter avec succès contre les pieds de jeune fée de sa compagne… Une seconde pourtant, elle s’arrêta pour se détourner, et elle aperçut, loin derrière elle, l’infortuné Corentin continuant à se démener pour avancer vite ; puis, plus bas encore, son autre compagnon qui se mettait en devoir de la rattraper. Il allait à grandes enjambées, sautant par-dessus les massifs d’ajoncs, piqué au jeu, sans doute, en apercevant cette vraie petite elfe presque en haut du sentier. Elle était déjà repartie, après avoir jeté au garçon un joyeux : « Impossible de m’atteindre ! » et elle arrivait le nez au vent, ses cheveux à demi dénoués s’envolant autour de son visage sous les rafales, devenues furieuses ; l’une d’elles, même, lui enleva son chapeau sans qu’elle parût s’en douter, et, triomphante, adorablement grisée par l’excitation de la course, elle apparut sur la grande route, juste devant moi. Ses joues étaient pourprées et la peau toute moite sous le frissonnement des petites mèches folles de sa nuque et de son front ; un souffle rapide entr’ouvrait ses lèvres, fraîches à faire rêver des folies, et dans ses grandes prunelles noires dansait une flamme de plaisir dont le reflet avivait l’éclat du visage, d’une irrégularité piquante, gamine et délicieuse.

Elle n’avait pas eu soupçon de ma présence jusqu’alors. Se trouvant subitement à quelques pas de moi à peine, elle fit un léger « Ah ! » de surprise qui s’étouffa tout de suite ; car au moment même, un éclair aveuglant déchirait les nuages massés sur nos têtes, suivi aussitôt par un formidable roulement de tonnerre. Elle eut un sursaut effaré et appela, tout en replantant au hasard son peigne dans l’épaisseur de ses cheveux ondés :

— Corentin, Yves, sauvons-nous ! Vite !… Nous allons être mouillés !

Ils allaient l’être — et moi aussi ! par ma faute, ma très grande faute, en punition de ma curiosité… Et mouillés d’importance. Cela ne faisait plus l’ombre d’un doute ; le ciel s’ouvrait pour jeter sur nos têtes une véritable trombe. Les garçons, à leur tour, surgissaient sur la route, le brave Corentin, sans rancune de sa défaite, apportant le chapeau abandonné par sa propriétaire, qui semblait n’en avoir cure. Mais l’averse s’abattant sur ses cheveux dut lui donner la pleine conscience qu’elle était nu-tête, car promptement elle replaça son chapeau au petit bonheur, tandis que j’ouvrais, avec une rapidité analogue, le parapluie que j’avais emporté, grâce à mon flair d’animal civilisé… J’en étais presque honteux en voyant ma jeune Atalante arrosée à la façon des fleurs dont elle avait l’éclat. L’aisance avec laquelle elle supportait l’assaut de cette formidable douche me remplissait d’admiration pour sa vaillance et de mépris pour le soin que je prenais de mon individu…

Entre nous, je me sentais positivement grotesque, cheminant d’un pas vif et digne, à l’abri de mon parapluie, moi homme ! tandis que ces trois enfants se faisaient tremper jusqu’aux moelles. Offrir mon parapluie tout entier était bien héroïque, car il pleuvait… oh ! combien ! sur cette route sans abri, bordée seulement de hauts sapins, insuffisants en la circonstance. En offrir une partie n’était pas sans charme, mon vieux Pierre. Mais savais-je comment je serais reçu ? Ma courtoisie, ma discrétion, et mon égoïsme se livraient une bataille acharnée pendant que, devant moi, mon inconnue courait entre ses deux gardes du corps. Je voyais l’eau marbrer peu à peu le corsage rose… Alors je pensais qu’il est des moments où les convenances doivent s’effacer devant les lois de la simple humanité, et, à l’aide de quelques enjambées considérables, je rattrapai le groupe et appelai :

— Mademoiselle !

Elle se détourna. Je vis les grands yeux faits d’ombre et de lumière s’arrêter sur moi tout étonnés, avec un regard d’enfant.

— Mademoiselle, la pluie tombe avec une telle force que je vous prie de me faire l’honneur d’accepter l’abri de mon parapluie.

L’expression de surprise devint plus accusée encore. En même temps, elle eut un geste d’épaules insouciant :

— Merci, monsieur. Ça m’est égal d’être mouillée !

Je m’en doutais déjà depuis quelque temps. Mais je n’eus pas même le loisir de lui répondre, car un coup de tonnerre éclata, tellement strident que tous les quatre nous tressautâmes. Corentin, qui n’était pas la vaillance même, se rapprocha de sa sœur, et j’entendis vaguement la voix du grand Yves prononcer :

— Arlette, tu ferais mieux d’accepter la proposition de monsieur, car mon père sera tourmenté de savoir que tu as reçu l’orage !

Arlette ! Que vous semble de ce vieux nom appliqué à cette toute jeune créature ?

Probablement, le père de Mlle Arlette était une puissance pour elle, — encore qu’elle eût une bouche volontaire tout à fait significative, car à sa seule évocation, elle vint docilement se ranger à mes côtés. Et de plus belle, nous nous mîmes à courir sur la route, au bas de laquelle on distinguait, enfin ! la bonne ville de Douarnenez, noyée sous ce nouveau déluge.

Près de moi, Mlle Arlette volait silencieusement, son regard vif errant de droite et de gauche, sans d’ailleurs s’arrêter sur ma chétive personne, mais bien, de temps à autre, sur quelques brins de chèvrefeuille, glissés dans sa ceinture, dont le parfum m’arrivait par bouffées. Je la voyais seulement de profil ; une mèche rebelle, toute dorée, retombait bouclée sur sa tempe gauche, balancée par le vent, et à toute minute elle la rejetait en arrière d’un geste impatient.

Les deux garçons galopaient à grandes jambes.

Dans notre course échevelée, je demandai à ma compagne :

— Veuillez me dire, mademoiselle, où je dois vous conduire.

— Nous arrivons… Là !… Dépêchons-nous ; dans une seconde, nous allons être à l’abri !

Se dépêcher devait lui être familier, car elle s’en acquittait à merveille. Je la suivais tout juste, moi qui n’avais pas sa légèreté de petite fille. Les garçons s’engouffrèrent dans l’allée d’un jardin enserré par une grille. Mlle Arlette s’élança, et moi à son exemple, m’efforçant de la protéger de mon mieux contre la grêle, qui nous cinglait maintenant. Elle gravit d’un bond les marches ruisselantes d’un petit perron, atteignit le seuil d’une porte étroite et haute. Là, je m’arrêtai discrètement. Mais sa voix résonna presque impérative :

— Entrez, monsieur, entrez donc vite !

Et j’obéis, poussé d’abord par l’instinct qui nous porte à chercher un abri quand il pleut, et ensuite par la curiosité de savoir qui était cette jeune sylphide. Alors, je me trouvai en présence d’une grosse bourleden aux joues de pomme d’api qui, en langue bretonne, fulminait d’importance contre le grand Yves et l’infortuné Corentin, leur montrant d’un geste courroucé la trace de leurs pieds boueux sur les dalles du vestibule. A ma vue, elle s’arrêta court avec un air de se demander quel était l’audacieux personnage qui se permettait de pénétrer ainsi tout trempé dans un logis étranger ; et sa mine était tellement significative, que j’eus envie de lui adresser bien platement des excuses et de filer vers Douarnenez.

Mais Mlle Arlette me répétait :

— Entrez donc, monsieur.

Et sans plus d’hésitation, j’entrai. Elle avait fait un mouvement pour ouvrir une porte près d’elle, — un sanctuaire que je devais être indigne de connaître car la farouche matrone eut un geste d’indignation et prononça en breton quelques mots de ce ton furieux qui semblait lui être familier ; sans que d’ailleurs Mlle Arlette en parût le moins du monde troublée. Une ondée pourpre monta seulement vers ses joues rosées, le pli volontaire de ses lèvres s’accentua et, redressant sa petite tête, elle dit, la main sur le bouton de la porte :

— Je veux, moi ! Mon père est-il là ?

— Non, grommela en français, cette fois, cette terrible bourleden. Non, M. le docteur n’est pas rentré.

M. le docteur ! Je dressai l’oreille. J’étais chez un docteur ! à Douarnenez ! Louise, les Turcs sont éminemment sages : on n’échappe pas à sa destinée, et la voix du sang n’est pas ce qu’un vain peuple pense… J’interrogeai aussi respectueusement que possible :

— Veuillez m’excuser, mademoiselle, de vous adresser cette question ; mais ne serais-je pas chez le docteur Morgane ?

— Bien entendu ! fit Mlle Arlette, me regardant avec de grandes prunelles curieuses.

— Et n’est-ce pas Mlle Arlette Morgane qui a la bonté de m’offrir l’hospitalité en ce moment ?

— Oui ! fit-elle encore, du même accent de surprise extrême. Je suis sûr qu’en ce moment ma petite apparition du Pouldavid commençait à croire que l’orage avait troublé ma cervelle. Oui, je suis Arlette Morgane.

Et, sans cérémonie, elle acheva naïvement :

— Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pour avoir l’honneur, mademoiselle, de me présenter à vous comme votre cousin, Guy de Pazanne…

— Mon cousin !!! Vous êtes mon cousin ? Quel cousin ? Pas de Châteaulin, parce qu’alors vous sériez cousin de ma belle-mère, mais pas de moi… Oh ! non, pas de moi !

Pourquoi diable me parlait-elle de Châteaulin ? Mystère ! A tout hasard, je répondis :

— Non, pas de Châteaulin, de Paris. Je suis de passage seulement à Douarnenez, et ma sœur, Mme Chausey, y arrive après-demain avec ses filles. La connaissez-vous au moins de nom ?

Je me faisais positivement l’effet d’un intrus, d’un de ces cousins de fantaisie qui surgissent dans les comédies ; et une terrible envie de rire me prenait à la gorge devant l’air effaré de la grosse bourleden, d’Yves et de Corentin, mes cousins aussi, mais qui ne ressemblaient en rien à leur délicieuse petite sœur. Je ne sais quelles pensées s’agitaient dans sa cervelle de fillette ; mais, les dieux en soient loués ! elle paraissait avoir accepté déjà tout simplement, comme je le lui offrais, ce parent inconnu trouvé sur une route pendant un orage, quand, sur le seuil du vestibule, une grande silhouette se détacha, celle du docteur lui-même. Dans le trouble de cette présentation impromptu, nous ne l’avions pas entendu approcher. Avant que j’eusse pu articuler un mot, Mlle Arlette avait bondi vers lui, s’était pendue à son cou d’un mouvement caressant et s’écriait :

— Oh ! père, figurez-vous une chose très drôle ! Monsieur m’a prêté son parapluie ; il s’appelle M. de Pazanne, et il est notre cousin !

— Monsieur qui ?… Qu’est-ce que cette histoire ? fit le docteur, abasourdi.

Je m’avançai, recommençant une présentation sérieuse au docteur, nommant mes tenants et mes aboutissants, ressaisi de la crainte que cet homme, de physionomie très intelligente, de visage triste et fatigué sous les cheveux presque blancs, que cet homme ne me prît pour une façon d’aventurier, désireux de s’introduire dans son home. A Paris, j’eusse, il est probable, éveillé cette crainte peu flatteuse ; mais, à Douarnenez, l’on est plus confiant et plus hospitalier. Le docteur ne douta pas de mon identité, se souvint de toi, Louise, de moi-même au temps où j’étais un peu plus jeune que le grand Yves, me tendit la main et, finalement, m’ouvrit, non la porte du sanctuaire, mais celle de son cabinet, une grande pièce dont le bureau était encombré de papiers et de livres. Les deux garçons avaient disparu ; Mlle Arlette, seule, était entrée à notre suite et, bien vite, s’était pelotonnée près de son père, comme une jeune chatte câline ; mais il sentit aussitôt qu’elle avait sa chevelure et sa robe trempées, et, bien qu’elle trouvât « que ça ne lui faisait rien d’être mouillée », il l’envoya vite se sécher. — Et avec quel accent de sollicitude tendre !

Nous restâmes tous les deux dans la vaste pièce assombrie par l’orage, et le docteur, comme si c’eût été pour lui une douceur extrême, se mit à me parler du passé, du temps où toi, Louise, étais si liée avec sa jeune femme, qu’il paraît avoir adorée, comme il adore aujourd’hui le seul enfant qu’elle lui ait donné, son Arlette. Les autres, les deux garçons et sa seconde fille, en ce moment à Châteaulin avec Mme Morgane, il les aime, je n’en doute pas, mais autrement ; Arlette doit être la seule vraie joie de son existence. On le devine rien qu’à la façon dont il la suit des yeux. Elle seule paraît avoir le pouvoir d’éclairer la sombre expression de ses traits.

Dans son second mariage, il n’a pas l’air d’avoir rencontré le parfait bonheur ; à chaque instant, un mot dans sa conversation trahit, en lui, une effrayante intensité de désespérance, de scepticisme et d’amertume. Il donne l’impression d’un homme qui aurait un jour été frappé d’une blessure inguérissable dont il garderait le secret, mais qui le minerait peu à peu, lentement et sûrement. Son visage pâle et creusé m’aurait à lui seul paru révélateur ; une parole de lui a confirmé mon sentiment.

Comme il venait de rappeler les jours où, toi et lui, vous rencontriez souvent, il m’a dit tout à coup avec un sourire triste :

— Votre sœur ne me reconnaîtrait pas. La vie a fait de moi un vieillard avant l’âge. Dès le début de mon existence d’homme, j’ai été frappé par un coup dont je n’ai pu jamais me remettre.

A son accent, j’ai deviné qu’il faisait allusion à la mort de sa jeune femme. Il est resté un moment silencieux, le regard perdu dans quelque vision intérieure… Moi, je pensais à ce que tu nous avais raconté, il y a quelques jours, du mariage du docteur Morgane avec ta cousine, Reine de Pazanne. Aucune fortune ni d’un côté ni de l’autre, n’est-ce pas ? mais un mariage d’amour, qui fit deux heureux pendant quelques années à peine. Je pensais aussi à cette seconde union du docteur à laquelle il s’était décidé, dis-tu, pour que la petite Arlette ne se trouvât pas abandonnée, tandis que son père était absorbé par ses malades. Non pas un mariage d’amour, celui-là ; je puis en jurer sans avoir vu la deuxième Mme Morgane. Il est vrai que j’ai entendu parler d’elle !

Le docteur a repris soudain :

— Vous n’avez pas connu la mère d’Arlette ? Vous étiez un enfant quand elle s’est mariée !

— Mlle Arlette lui ressemble ?

— Non pas de traits, peut-être… Mais, dans son ensemble, elle est pour moi la vivante image de sa mère… Vous allez en juger. Avec votre présence, il me semble, mon Dieu ! que le passé ressuscite un instant… Cette résurrection m’est terriblement douloureuse, et pourtant elle m’apporte aussi une joie inattendue dont je vous remercie !

Il a pris, dans un tiroir fermé de son secrétaire, un portefeuille, l’a ouvert et l’a tendu vers moi, sans le quitter, sans en détourner les yeux ; et j’ai vu, sur une miniature, une adorable tête brune, des yeux étincelants, une bouche d’enfant comme celle d’Arlette, des épaules rondes émergeant d’un nuage de draperies blanches…

Le docteur m’a indiqué, la voix brève :

— L’année de notre mariage !… Elle était coiffée ainsi, habillée de blanc ainsi, la première fois que je l’ai vue… C’est l’image d’elle que j’aime le plus à revoir !

Il la regardait avec une sorte d’avidité, le visage plus creusé encore, une contraction douloureuse autour des lèvres, n’entendant même pas, j’en suis certain, les mots de sympathie profonde qui me venaient pour lui. Un silence est de nouveau tombé entre nous, si absolu, que m’arrivait très fort le bruit des gouttes de pluie ruisselant des branches sous le ciel éclairci… Puis tout à coup, la voix fraîche d’Arlette s’est élevée, coupée par un éclat de rire. Le docteur a tressailli. Sans un mot, il a refermé le portefeuille. Et il m’a dit, avec son même sourire d’indéfinissable amertume :

— Je dois vous paraître bien faible, n’est-ce pas ? et bien étrange aussi de me laisser de la sorte dominer par les souvenirs… d’autrefois, alors que je me suis créé une nouvelle existence… Mais, à mesure que l’on approche de sa fin, on aime à retourner en arrière, vers le temps, le beau temps de la jeunesse !… Et, d’une minute à l’autre, ma fin peut venir… J’ai, au cœur, un mal avec lequel je ne vivrai plus de longues années… Moi, médecin, je ne puis m’illusionner…

Il s’est arrêté une seconde ; puis, changeant de ton, il a achevé :

— J’ai été très heureux de vous voir, comme je le serai de revoir madame votre sœur. Si votre soirée est inoccupée, voulez-vous nous faire le plaisir de nous la donner ? Dînez avec nous. Je regrette que Mme Morgane soit à Châteaulin, dans sa famille, pour quelques jours encore, car, ni Arlette ni moi nous n’entendons grand’chose aux réceptions ; mais vous voudrez bien excuser la simplicité de la nôtre…

J’allais répondre. Je n’en ai pas eu le loisir.

La porte du cabinet s’était ouverte devant une svelte petite personne qui, ayant entendu l’invitation, s’écriait, d’un accent où la prière et le commandement s’amalgamaient de la façon la plus drôle :

— Oh ! oui, monsieur, restez, ce sera si amusant !

Puisque c’était « si amusant » que je vinsse, j’aurais été tout bonnement un trouble-fête en me dérobant à l’invitation de M. Morgane, appuyée avec tant de chaleur par ma cousine Arlette. Je suis seulement retourné à l’hôtel pour quitter ma tenue de touriste malmené par un orage. Puis, comme Mlle Arlette avait pris la peine de me le recommander, je n’ai pas tardé beaucoup à reprendre le chemin de la maison.

Quand je suis arrivé, elle arpentait le jardin d’un air de souveraine dans son royaume, et, après m’avoir accueilli avec le plus charmant des sourires, elle m’a glissé d’un ton plein d’insinuation :

— Voulez-vous que nous restions dans le jardin ? On y est si bien !

— Je suis tout à vos ordres, mademoiselle, ai-je commencé.

Elle m’a arrêté.

— Ne dites pas comme cela solennellement « mademoiselle », puisque vous n’êtes plus un monsieur quelconque, mais un parent…

— Je dirai « ma cousine » alors ! Est-ce mieux ?

— Oui, c’est mieux, et quand vous me connaîtrez plus, vous direz tout simplement « Arlette », n’est-ce pas ? Ce sera tout à fait bien.

La chose entendue, a commencé entre ma jeune compagne et moi, dans le jardin qui embaumait le réséda, la plus fantaisiste, la plus piquante, la plus amusante, — pour votre serviteur, — des conversations, étant donné que Mlle Arlette Morgane, élevée loin du monde, n’a pas la moindre idée qu’on puisse jamais déguiser sa pensée. Aussi elle exprime ses sentiments, ses opinions, ses impressions avec une spontanéité et une candeur d’une drôlerie savoureuse, sans s’inquiéter une seconde du jugement que le ciel et la terre pourraient s’en former.

Grâce à cette franchise imperturbable, je sais maintenant à merveille quel est l’état de son cœur, une façon de sanctuaire où n’entre pas qui veut… Diable ! elle n’y admet que bien peu d’élus ! Le dieu tout-puissant du sanctuaire est son père, qu’elle adore uniquement, exclusivement, avec tous les trésors de tendresse qu’elle paraît posséder en abondance. Bien loin en arrière, mais encore dans le temple, sont les deux garçons, Corentin et Yves. A la porte même, se trouve la grande fille de Mme Morgane ; et derrière la porte, m’a tout l’air reléguée sans pitié Mme Morgane elle-même, qui, à travers les naïves réflexions d’Arlette, m’apparaît comme une espèce de tyran domestique régentant son monde sous des règles inflexibles ; je l’ai jugée telle, bien plus encore quand j’ai vu son portrait dans la pièce de la maison qui est son domaine sacré, le salon !… Et quel salon !

— La pièce la plus sotte de la maison ! m’a prestement expliqué Arlette.

— Vraiment ? Comme vous êtes dure pour cette pauvre pièce !

— Pas du tout ! Vous allez voir !… Les meubles y sont rangés correctement les uns près des autres. Ils ont l’air de vieilles personnes désagréables, laides et immobiles qui s’ennuient. Papa est comme moi : il déteste le salon et y entre seulement quand il ne peut faire autrement. Moi, lorsque j’y vais trouver mon piano, je ferme les yeux pour le traverser… Vous comprenez que comme les chaises et les fauteuils y ont été, y sont et y seront éternellement à la même place, je ne risque pas de les rencontrer sur mon chemin !

J’ai demandé curieusement :

— Vous êtes musicienne ?

— C’est-à-dire que je chante ce que j’aime. Mais à ma manière… Et cette manière vous semblerait peut-être très laide, car je n’ai jamais pris de leçon.

De plus en plus intrigué, j’ai interrogé :

— Est-ce que je n’aurai pas le plaisir de vous entendre ?

— Quoi ? Chanter ? Oh ! ce soir tant que vous voudrez !

J’ai dû me contenter de cette réponse et écourter mes remerciements, car Arlette ouvrait devant moi la porte du fameux salon… Ah ! elle n’avait pas trop sévèrement qualifié la pièce favorite de Mme Morgane. Alignés les uns à côté des autres avec une correction géométrique, il y avait là une file de fauteuils et de chaises, sans oublier un vaste canapé, tous également recouverts du plus aveuglant des reps verts, semé de pivoines rouge ponceau ; sur la cheminée, des vases de porcelaine décorés de roses d’un pourpre incandescent, et dans ces vases, Louise, des fleurs en papier !… Ah ! certes non, ma cousine Arlette n’avait pas mal jugé le salon de sa belle-mère. Elle me regardait malicieusement, un sourire retroussant sa lèvre :

— J’avais raison, n’est-ce pas ?… Dites-le ! Cela me fait tant de plaisir quand on est de mon avis ! Vous ne trouvez pas cette pièce bien séduisante ?

— Non, pas précisément, ai-je avoué, tandis que mes yeux, qui erraient peu charmés autour dudit salon, trouvaient sur leur passage deux portraits enserrés dans des cadres dignes de tout le mobilier.

Arlette, dont le regard vif avait suivi le mien, m’a glissé d’un ton expressif :

— Mme Morgane et sa fille, ma sœur Blanche. Voulez-vous voir leurs photographies ?

Et avant que j’eusse répondu, elle avait, en tourbillon, traversé le salon et, revenant avec les deux portraits, elle s’arrêtait devant la fenêtre grande ouverte par laquelle nous arrivait la même odeur fraîche de réséda. Alors, au premier regard jeté sur Mme Morgane, j’ai compris pourquoi entre elle et sa mignonne belle-fille les affinités doivent être tout le contraire d’excessives. Les traits du visage étaient assez réguliers, lourdement tracées, mais une ligne dure marquait le dessin des lèvres, comme celui des sourcils, allongés sous un front étroit, — un front têtu, — et des cheveux plantés bas, lissés en bandeaux bien tendus, bien corrects… En résumé, un ensemble vulgaire et une physionomie de femme impérieuse pénétrée de son importance… Sa fille, pour sa part, jouissait, tout en lui ressemblant beaucoup, d’une figure ronde et placide, de deux petits yeux quelconques et d’un buste si majestueux, qu’il me fallut vraiment les assurances réitérées d’Arlette pour être persuadé qu’elle avait seulement quatorze ans, non dix-huit ou vingt comme sa… robustesse me l’aurait fait croire sans peine.

— C’est qu’elle est très grande et très grasse ! m’a expliqué Arlette. Moi, j’ai l’air d’une pauvre mouche à côté d’elle !… Aussi elle me trouve tout à fait un avorton ! Est-ce que vos nièces sont grandes aussi ?

— Mais oui, assez !

— Et elles sont jolies tout de même ?

Mes nièces, par égard pour votre modestie, je ne rapporte pas ma réponse. Mais Arlette en tira cette conclusion, échappée de sa bouche, avec un profond soupir d’envie :

— Comme ce doit être délicieux d’être jolie !

Ma foi, elle était si charmante avec cette expression de naïf désir dans les yeux, sur les lèvres, qu’une exclamation m’a échappé :

— Mais, ma cousine, vous devez à merveille connaître ce plaisir-là !

Elle a dressé la tête :

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— Parce que je le pense.

— Vous pensez quoi ?… Que je…

Elle s’est arrêtée, une flambée pourpre aux joues.

— Que dame Nature a été très généreuse à votre égard !… Certes oui, je le pense ; et j’imagine que tout le monde le pense comme moi.

— Je ne sais pas… Personne ne m’a jamais rien dit de pareil… Et Mme Morgane, même, répète toujours le contraire ! Alors, vous parlez pour de bon ?

— Pour de bon, certainement !

— Vous ne parlez pas seulement par politesse, pour me faire plaisir ?

— Mais pas le moins du monde… Je ne vous dis que la vérité vraie !

Son visage s’est éclairé d’un plaisir d’enfant, et elle a pirouetté avec sa légèreté de fée :

— Oh ! quel bonheur ! quel bonheur ! Ainsi, Mme Morgane ne pourra plus me faire croire que les petites femmes ne sont que des monstres, puisque vous, qui habitez Paris, vous me trouvez jolie ; et vous devez vous y connaître ! Que je suis donc contente que vous soyez venu !

Tout cela dit avec une joie juvénile et sans ombre de vanité. Mais je ne sais quelles révélations sur Mme Morgane m’aurait encore values notre conversation, si le docteur qui rentrait ne nous avait emmenés dîner.

Arlette avait été dure pour les assiettes de sa belle-mère, qu’elle m’avait annoncées comme affreuses. Elles étaient laides, sans conteste, mais moins encore que le meuble du salon. Le couvert brillait par une absence totale d’élégance ; toutefois, une admirable botte de chèvrefeuille s’épanouissait au milieu de la table, dans une jatte de cristal, de par les soins de Mlle Arlette, qui paraissait ravie, d’ailleurs, de cet embellissement et l’enveloppait, à la moindre occasion, d’un œil satisfait tout à fait amusant. Ce qui ne l’empêchait point de causer avec sa joyeuse vivacité, insatiable de détails sur vous toutes, ma sœur et mes nièces ; détails qu’elle écoutait en dévorant son dîner de ses jolies dents de chatte, laiteuses et fines, tandis qu’à ses côtés les garçons engloutissaient silencieusement le leur.

Mais s’ils étaient figés dans leur mutisme, ils paraissaient pénétrés d’admiration pour l’animation de leur jeune sœur, dont ils me font l’effet d’être les dévoués serviteurs. Le docteur Morgane lui-même subissait l’influence de sa rieuse jeunesse, car son visage s’était un peu éclairé, et il se révélait causeur très intéressant, au courant de tout ce qui caractérise le mouvement scientifique, comme le mouvement artistique contemporains ; tellement, que je me demande encore comment un homme de sa valeur a pu accepter de s’enfouir sa vie entière dans une petite ville de pêcheurs…

Entre lui et Arlette, j’avais tout ce qu’il fallait pour passer une soirée charmante de causerie, — sur des tons différents, — mais ma jeune cousine me réservait, sans le soupçonner, une surprise exquise. Cette surprise, elle me l’a procurée après le dîner, pendant que nous étions dans le jardin à jouir d’une nuit incomparable. Tout à coup, en l’écoutant parler, j’ai été frappé de la richesse de son timbre de voix ; et aussitôt m’est revenue en mémoire sa promesse de me faire un peu de musique. Je la lui ai rappelée. Elle s’en est souvenue de très bonne grâce ; mais comme je me levais pour rentrer à sa suite dans la maison, elle m’a arrêté :

— Si vous êtes bien ici, restez… A la place où vous êtes, on m’entend très bien. Tous les soirs, c’est là que se met papa quand je chante pour lui !

J’ai accepté, tant le conseil était séduisant à suivre. Je vous répète que la nuit était digne de Charlotte et de son fiancé Pierre.

Dans le cadre de la fenêtre, faiblement éclairée, la forme svelte d’Arlette s’est découpée.

— Mon cousin, que désirez-vous entendre ? Du triste, ou du gai ?

— Du triste et du gai !… Tout ce que vous voudrez, car j’aime la musique avec passion et sous toutes ses formes, pourvu qu’elles soient belles !

— Moi, je l’adore ! m’a jeté Arlette disparaissant.

Louise, tu entendras chanter cette fillette et tu reconnaîtras qu’il n’y a pas le moindre « emballement » dans mon fait si je déclare qu’elle est merveilleusement douée. Ce qu’elle chante et la façon dont elle le chante ne ressemblent à rien de ce que nous avons coutume d’ouïr ; ce sont de vieilles poésies bretonnes, des ballades, des rondes, les unes plaintives, les autres d’un entrain endiablé ou encore follement passionnées. Elle les dit comme elle les sent, — et elle sent très vivement, — leur donnant un accent, un relief, une intensité d’expression qui sont tout bonnement stupéfiants. Elle les chante « à sa façon », selon son mot, n’ayant jamais pris ombre de leçon, d’une voix tout ensemble fraîche et grave que la bonne nature lui a donnée pleine, souple, étonnamment timbrée. Elle les chante avec des accompagnements très simples qu’elle a presque tous imaginés elle-même, selon le caractère de la poésie à laquelle ils étaient destinés. Pour certaines ballades, elle a trouvé des accords qui ont des sonorités d’orgue…

Ah ! certes, je comprends que son père demeure des instants et encore des instants, le soir, à l’écouter… Quand elle s’est tue, un instinctif : « Encore ! » m’est monté aux lèvres. Mais elle ne m’a pas entendu. Revenue à la fenêtre, elle me criait gaiement :

— Quel silence ! Mon cousin, est-ce que je vous ai endormi ?

— Endormi ? Dites que vous m’avez tellement charmé, que j’ai peine à revenir sur la terre et que je ne trouve pas de mots pour vous remercier.

— Ne me remerciez pas. C’est un immense plaisir pour moi de chanter ! Je suis seulement contente de ne vous avoir pas ennuyé en vous obligeant à m’écouter si longtemps !

Avait-elle donc chanté longtemps ?… Juste à ce moment, une horloge, — celle de l’église sans doute, — a sonné dix coups. Ce devait être une heure tardive pour Douarnenez, car je me suis aperçu alors, revenu du monde enchanté où m’avait emporté la musique d’Arlette, que le gros Corentin sommeillait, le nez dans sa cravate, et que le grand Yves était violemment tenté de l’imiter.

Bien vite, je me suis levé, prenant congé du docteur, qui paraissait sensible au plaisir que m’avait fait Arlette ; mais, à mes paroles enthousiastes, il a simplement répondu :

— Comment ne serait-elle pas musicienne !… Sa mère l’était à un point que vous ne pouvez imaginer !

Quant à la jeune personne elle-même, elle ne semblait pas se douter le moins du monde de la somme de talent dont l’a gratifiée le ciel. Suspendue au bras de son père, de cette manière câline qui lui est propre, elle m’accompagnait jusqu’au seuil du jardin ; la flamme de la lampe baignait de reflets capricieux sa blanche figure, son regard de feu, sa bouche de petite fille… Dans la nuit, comme je laissais retomber la grille derrière moi, j’ai entendu sa voix fraîche me crier une dernière fois : — Bonsoir, Guy. A demain.

Et c’est ainsi, dans une mémorable journée, que j’ai fait la connaissance de ma cousine Arlette… »

III

Sur la grande place de Douarnenez, il y avait une petite boutique basse, bien connue non seulement des ménagères du pays, mais encore des artistes et des hommes de lettres venus là en séjour d’été, car ils faisaient volontiers de fréquentes stations pour causer avec la propriétaire de ladite boutique, Mlle Catherine Malouzec. C’est qu’elle avait vraiment sa personnalité, cette solide Bretonne, frôlant la soixantaine sans que sa haute taille robuste en subît, même de loin, l’effet ; à peine quelques rides sillonnaient le visage d’un ton de cire blonde, où luisaient des yeux très vifs qui éclairaient une indiscutable laideur, — mais une laideur souriante et aimable. Éternellement habillée de même, elle avait un air de nonne, ses cheveux gris allongés en bandeaux plats sous la coiffe plissée, sa robe unie, toujours noire, tombant en plis rigides le long de son grand corps sans grâce.

Dans la petite boutique vieillotte, vitrée de carreaux étroits derrière lesquels s’alignaient, en la saison, des pots alternés de géraniums et de fuchsias, non seulement elle vendait de tout, — les pelotes de laine voisinant avec les images bariolées de couleurs vives, les faïences de Quimper, le chocolat et les plumeaux à l’usage des ménagères douarnenistes, — mais encore elle accueillait, avec une dignité singulière et innée, les visiteurs de choix qui venaient chercher auprès d’elle les détails sur les coutumes, les légendes, les poésies du pays. Ces détails, elle les leur donnait dans une langue originale de femme intelligente, d’un tour d’esprit bien personnel, puisqu’elle n’avait jamais subi aucune influence intellectuelle.

Ni riche ni pauvre, elle était de fort honorable famille et aurait pu vivre « en dame » dans sa maison. Mais, avant tout, elle était observatrice rigoureuse de la tradition ; et sa grand’mère et sa mère ayant été successivement les souveraines maîtresses de la petite boutique basse, elle avait tout naturellement suivi leur exemple, mais en restant fille, car elle s’était jugée, sans pitié, trop laide pour tenter avec succès l’aventure conjugale.

Son frère, non moins respectueux des usages de la famille, où les hommes étaient marins de père en fils, avait longtemps navigué, faisant le commerce un peu sur toutes les côtes, jusqu’au jour, — très long à se lever, — où, fatigué enfin de sa vie errante, il était revenu se fixer dans ce coin de terre où il avait joué gamin, avec de vigoureux petits gars, aujourd’hui hommes vieillis comme lui. Il avait retrouvé la maison filiale telle qu’il l’avait vue tout jeune ; il avait repris possession de la chambre qu’il occupait garçonnet, celle-là même où il avait fait ses premiers rêves de vie aventureuse et dont les murs, par endroits, portaient encore la trace des tatouages qu’il leur infligeait pour représenter les scènes décrites dans ses chers livres de voyage.

Maintenant, M. Malouzec ne lisait plus, ses souvenirs lui formant désormais un livre qui suffisait à le charmer ; et son occupation préférée était devenue le soin de son jardin, qu’il entourait d’un véritable culte, en compagnie d’une jolie fleur humaine, sa favorite, Arlette Morgane, qui faisait de lui tout ce qu’elle voulait, comme Mme Morgane le remarquait aigrement en toute occasion. En effet, ce vieux loup de mer de taille athlétique, au demeurant l’homme le plus paisible, le meilleur, le plus doux qu’on pût souhaiter rencontrer, était le docile serviteur de la fantasque Arlette Morgane. « Elle est la seule passion de sa vie ! » affirmait en riant Mlle Catherine, qui ne s’en montrait point jalouse. Elle-même adorait l’enfant, qu’elle avait vue naître, de toute la tendresse inemployée qu’enfermait son cœur de vieille fille. Et l’enfant le savait bien…

Quand elle était bébé, la boutique basse de la grande place lui faisait l’effet d’un monde un peu mystérieux, tant elle y apercevait de choses dont elle ne devinait pas bien l’usage. Aussi elle y arrivait tout ensemble craintive et charmée, sans rien perdre toutefois de son assurance drôle, sa petite bouche fière, qui n’avait point de baisers pour tout le monde, allant chercher, caressante, la grande figure maigre de Mlle Catherine, toujours éclairée pour elle par un bon sourire… Et puis, là, elle était souveraine maîtresse, ce qui convenait fort à sa jeune indépendance ; elle était reçue comme une reine par Mlle Catherine, ravie de la voir promener sa mignonne personne dans la boutique sombre, amusée de l’adresse des doigts menus fourrageant de droite et de gauche, même dans les profondeurs des boisseaux pleins de lentilles sèches, pour le seul plaisir de disperser ensuite les innocentes lentilles aux quatre vents du ciel, d’un mouvement vif de la main.

Quelquefois pourtant, si les fantaisies d’Arlette devenaient trop audacieuses, Mlle Catherine perdait patience et morigénait un peu la petite reine, qui ne se troublait guère, mais cessait tout de suite son jeu. Avec ceux qu’elle aimait, elle était docile, pliant son impétuosité au joug pour répondre à la tendresse qu’on lui donnait ; — d’ailleurs, vite cabrée devant l’autorité des autres. De là, ses rébellions plus ou moins accentuées devant Mme Morgane, incapable de comprendre une nature prime-sautière, ardente comme celle de l’enfant ; irritée de ne pouvoir la transformer en une fillette quelconque, docile, calme, travailleuse, une espèce de machine vivante bien facile à faire mouvoir.

Travailleuse, Arlette l’était, certes, mais à sa manière, passionnée pour ce qui l’intéressait, d’une indifférence totale pour tout le reste ; son esprit étant un personnage d’humeur fort indépendante qui habitait un palais très précieux, tout neuf encore, aux murailles de cristal, lumineuses et irisées, hermétiquement closes pour les intrus… De ce nombre, en première ligne, la propriétaire du brillant palais mettait sans hésitation l’arithmétique, science fort estimable sans doute, mais à la façon du grimoire des sorciers ; bonne, déclarait-elle dédaigneusement, pour les marchands et les vieilles gens qui ont fait beaucoup d’économies, — non, certes, pour les petites filles à l’aube de leur vie.

En revanche, les portes s’étaient ouvertes bien grandes devant deux illustres sœurs, l’histoire et la géographie ; mais elle les avait accueillies à sa manière, les interrogeant sur cela seul qui la charmait, tirant sa révérence à ce qui était chronologie, dates, administration ; laissant de côté, avec une désinvolture parfaite, les listes des fleuves, montagnes et autres accidents géographiques, qu’elle abandonnait là où ils devaient rester jusqu’à la fin des siècles. Cependant, elle était captivée par les visions que certains d’entre eux, parfois par leur nom seul, évoquaient dans son imagination, déjà préparée à goûter le pittoresque des contrées lointaines par les récits du capitaine. Lui, avait navigué par là-bas, dans les pays charmeurs qu’Arlette ne connaîtrait jamais, où poussaient de grandes fleurs étranges sous des ciels d’un bleu insondable, à l’ombre d’arbres splendides, tels qu’il en existait dans ces contes, ces légendes qu’elle aimait tant à lire.

Car elle avait, comme tous les êtres très jeunes, le goût du merveilleux. Elle adorait les histoires de saints accomplissant des miracles, qui la transportaient d’admiration et ne semblaient jamais surprenants à sa foi naïve et ardente. Elle avait plein la mémoire de vieilles chansons, de vieilles poésies celtiques qui la faisaient vivre dans un monde charmant, inconnu aux profanes, peuplé d’enchanteurs, de saints, de fées, de héros échappés d’un peu partout. Légende et histoire s’étaient, en effet, si bien amalgamées dans ce jeune cerveau, indifférent à l’ordre des siècles, que bien impossible eût été de lui faire distinguer le domaine propre de chacune. Pour Arlette, étaient contemporains tous les personnages qui lui plaisaient. C’est ainsi qu’elle faisait vivre en excellent voisinage, le vaillant Arthur, Henri IV, Roland le paladin, Marie Stuart ; voire même la belle et fatale Dahut, la fille maudite du roi Gralon, dont, toute petite fille, elle écoutait l’histoire avec un effroi charmé, pour s’en aller ensuite, à la marée basse, chercher à entrevoir, dans l’infini blond des sables, les ruines saillantes encore de la ville d’Ys, — racontait-on… Quant aux héros qui n’avaient pas le don de la séduire, elle les rejetait pêle-mêle dans le chaos très sombre où jamais ne s’aventurait le lutin qu’elle avait pour esprit ; et, à la tête des victimes reléguées dans cet abîme ténébreux, trônait l’infortuné Louis XIV. Ce grand roi majestueux, casqué d’une encombrante perruque, paraissait à Arlette tout crûment un sot d’avoir enseveli son visage sous un pareil édifice, et sa liberté sous les mille liens de l’étiquette.

C’est que la liberté lui semblait le plus grand des biens, à elle, vrai farfadet, sœur de ceux que les bonnes gens croyaient voir, le soir, danser éperdument dans la lande ; comme eux, toute de flamme, éprise de mouvement, pétillante de malice rieuse, le cœur infiniment tendre, la pensée d’une clairvoyance destinée à devenir sans merci quand sa candeur extrême n’y mettrait plus une sourdine ; ayant en elle tout un monde de sentiments, d’idées, d’impressions qui s’unissaient, se succédaient de façon à faire d’elle une petite créature singulièrement vivante.

Une petite créature qui tenait donc une très grande place dans l’existence actuelle du bon capitaine Malouzec ; lequel, tout bas, la considérait bien un peu comme son enfant, par cela seul qu’il l’avait vue pouponne et qu’elle avait toujours été sa favorite, depuis le temps où il prenait tant de plaisir à soutenir sa marche chancelante de bébé…

… Et vraiment si, ce jour-là, M. Malouzec ne goûtait pas davantage la paix radieuse de cette matinée de dimanche, c’est qu’il attendait inutilement la visite de cette petite amie. Il l’avait à peine entrevue depuis que cette famille Chausey avait surgi tout à coup, réclamant le droit de faire ample connaissance avec elle et l’accaparant complètement.

Rencontre providentielle dont il y avait lieu de se réjouir, déclarait Mlle Catherine. De la sorte, l’enfant connaîtrait les parents de sa mère.

Oui, c’était très bien, le capitaine l’avouait ; mais, à part lui, il songeait avec un secret plaisir, tout en se jugeant très égoïste, que cette brillante famille d’Arlette allait seulement faire une apparition à Douarnenez.

Et il se le répétait encore, tandis qu’il contemplait, assis à l’ombre d’un noyer bien feuillu, les perspectives verdoyantes de son jardin. Autour de lui, dans les allées, le soleil épandait une clarté intense, tachée çà et là par l’ombre crue de quelque branche autour de laquelle des insectes bourdonnaient, ivres de lumière ; et dans l’infini bleu de ce ciel d’été, des hirondelles tournoyaient avec des courbes folles, de larges envolements d’ailes qui semblaient les emporter vers la mer palpitante.

La brise chaude qui errait chargée d’une indéfinissable odeur de fraises mûres et de lis, apporta tout à coup au capitaine le bruit d’une lointaine sonnerie de cloches dans l’église qu’on ne voyait pas, et il pensa :

— Tout à l’heure, Catherine, en revenant de la grand’messe, me donnera des nouvelles d’Arlette, puisque l’enfant me délaisse !

Cette accusation était un jugement téméraire. Voici que, soudainement, le capitaine en recevait la preuve, car sur le seuil de la maison apparaissait, en cette minute, une mince personne qui descendait en courant les marches du perron et traversait de même le jardin inondé de soleil.

— Capitaine, bonjour ! criait-elle gaiement.

— Comment ! c’est vous ? bien vous, petite reine ? Je croyais que vous m’oubliiez tout à fait, que vous alliez partir pour le Pardon sans faire la charité d’un bout de visite à votre vieil ami !

Et, dans ses deux grosses mains, il emprisonnait toute la main d’Arlette.

— Si vous avez cru pareille chose, capitaine, vous êtes un ingrat ! Seulement, je suis bien sûre que vous ne l’avez pas cru, ce serait trop mal ! Tout à l’heure, nous partons pour Kergoat… Mais je me suis échappée pour venir vous trouver. Il y avait trop longtemps, vraiment, que je ne vous avais vu ! Aussi, regardez comme j’ai chaud de m’être tant dépêchée pour courir jusqu’ici !

Elle levait vers lui son jeune visage qu’une ondée de sang empourprait plus vivement aux joues. Vers la racine des cheveux fous, moussant autour des tempes, la peau était toute moite. M. Malouzec en fut inquiet.

— Mon petit enfant, il ne fallait pas vous mettre à cause de moi dans un pareil état ! J’aurais bien attendu un jour de plus pour que vous ayez recouvré toute votre liberté. C’est demain, n’est-ce pas, que repart la famille Chausey ?

— Je ne sais pas bien au juste ! Oh ! capitaine, je voudrais les voir rester ici toujours ! C’est si charmant de les avoir ! Et surtout pendant que Mme Morgane est absente !

— Comme vous vous éprenez vite, Arlette ! fit-il, remué par un vague sentiment de jalousie.

— Mais, capitaine, ils sont tellement aimables pour moi ! même le fiancé de Charlotte !… Un officier, vous savez, et tout à fait bien !… Il a l’air enchanté d’épouser Charlotte !

— Je le crois bien !… A distance, le mariage est toujours une histoire amusante !

— A distance ?… Et de près ?…

— De près… de près… C’est selon les goûts ! bredouilla le capitaine, saisi du sentiment qu’il s’était aventuré sur un terrain délicat.

Aussi, pour détourner le cours des réflexions d’Arlette, il interrogea :

— Et votre tante ?… Vous ne dites rien d’elle !

— Ma tante ? Elle est excellente… Et je l’aime déjà beaucoup !

— Allons, c’est complet ! Vous adorez toute la famille, y compris le fiancé et votre beau cousin.

— Je ne les adore pas, je les aime !… C’est si bon d’aimer !… Mais, d’eux tous, c’est encore Guy, je crois, que je préfère… Capitaine, il est très bien !

— Très bien ?… Mon petit enfant, que vous êtes donc enthousiaste pour rien !

Arlette bondit hors du fauteuil-berceuse où elle se balançait allégrement.

— Pour rien ! Si vous voyiez Guy, je vous assure qu’il vous ferait le même effet qu’à moi !… Il est délicieux ! Il serait parfait si…

— Si quoi ?

Elle reprit sa place dans le fauteuil, attrapant au passage une fraise dans laquelle mordirent ses petites dents fines.

— Si j’étais sûre qu’il ne se moque pas de moi !

— Il se moque de vous ! Mais c’est un homme fort mal élevé alors… Comment peut-il vous plaire ?

— Je ne suis pas bien certaine qu’il se moque de moi… Il a seulement des yeux qui m’examinent comme une curiosité… Est-ce que j’ai quelque chose d’extraordinaire ? Regardez-moi bien… comme si vous ne me connaissiez pas…

Consciencieusement, le capitaine regarda. Elle s’était redressée devant lui, bien droite dans sa svelte petite taille, aux proportions si harmonieuses qu’on ne songeait pas à en remarquer l’exiguïté. Le sang courait sous la peau transparente, empourprant les lèvres, et les yeux étincelaient d’un noir de velours, interrogeant, large ouverts, le vieillard qui poursuivait son examen.

— Eh bien, capitaine, ai-je quelque chose d’extraordinaire ?

— Rien du tout, mon enfant. Mais peut-être que les demoiselles de Paris sont différentes de vous ! C’est peut-être pour cela qu’il vous accorde tant d’attention…

— Oui, c’est peut-être pour cela ! fit-elle pensivement. Enfin, j’espère que ses yeux indiscrets n’ont pas vu dans ma pensée que…

— Que ?…

— Que je le trouve tout à fait à mon idée !… Oh ! capitaine, je comprends qu’on déclare les jeunes gens charmants, quand ils sont si vifs, si gais, si aimables, quand ils vous baisent la main en arrivant et en partant, quand ils ont vu d’autres villes que Douarnenez, quand ils connaissent des quantités de choses que vous ne connaissez pas ! Car je suis sûre que mon cousin Guy sait beaucoup de choses que je ne sais pas !

— Naturellement, ma petite fille, naturellement ; il a bien plus étudié que vous…

— Mais, capitaine, je ne parle pas de ce qu’il a appris dans les livres ! Je parle de ce qu’on apprend dans… dans la vie, de tout ce que je ne peux pas deviner…

— Heureusement, car ce sont des choses qui ne vous regardent pas, Arlette.

— Mais c’est justement pour cela que j’ai tant envie de les savoir ! Dans les yeux de Guy, quand il m’écoute bavarder, toutes sortes d’idées passent, je le vois bien. Aussi, il y a des minutes où j’ai une envie folle de lui crier : « A quoi pensez-vous ?… » Et puis je n’ose pas…

— Par bonheur, ma petite fille, car il vous trouverait très indiscrète !

Le visage souriant du capitaine s’était rembruni devant la pluie d’éloges qui tombait sur ce Guy, et, la mine un peu déconfite, il demanda :

— Mais, enfin, comment est-il, votre cousin Guy ?

— Ni trop gros ni trop mince, et très grand ! plus que vous ! Et bien plus que moi ! Quand je lui parle, il faut que je lève le nez très haut pour voir s’il m’écoute !

— Arlette, je croyais que vous détestiez les personnes grandes !

— Les femmes, oui ; mais pas les hommes ! C’est même très amusant de se sentir toute petite près d’eux et de voir que, cependant, ils en passent par tout ce que vous voulez !

Le capitaine écrasait rageusement une légère motte de terre.

— Et vos cousines ? Êtes-vous aussi pénétrée d’admiration pour elles ?

Naïvement, elle dit :

— Figurez-vous qu’elles m’intimident beaucoup ! Elles sont tellement bien, élégantes, gracieuses, aimables, parfaites, enfin ! que je me produis l’effet d’une espèce de sauvage auprès d’elles ! Je me demande comment Guy, habitué à les voir, peut me trouver jolie !

— Comment savez-vous que ce monsieur vous trouve jolie ? fit M. Malouzec, fronçant ses gros sourcils blancs.

Triomphante, elle répliqua :

— Parce qu’il me l’a dit !

— Comment, il vous l’a dit ?… Mais c’est un insolent que votre cousin !

— Pourquoi ? fit-elle effarée ; pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas l’usage… parce qu’on ne doit pas faire de compliments aux demoiselles bien élevées… D’ailleurs, mon enfant, les jeunes gens disent cela à toutes les femmes qu’ils rencontrent… C’est une bêtise à laquelle il ne faut pas faire attention !

— Une bêtise ?… Alors, capitaine, vous me trouvez un avorton comme Mme Morgane prétend toujours que je le suis ? Oh ! non, ne me dites pas cela !… Je suis si contente de penser que je puis être jolie même étant petite et brune, même en ayant les cheveux ébouriffés ! A Paris, on n’a pas les mêmes goûts qu’à Douarnenez ! Tant mieux !

— Arlette, ma chère enfant, savez-vous que vous êtes abominablement coquette !

— C’est de la coquetterie d’être contente qu’on vous trouve bien ?

— Mais oui ! affirma doctement le capitaine.

— Alors, tant pis ! je suis coquette, car je suis ravie de n’être pas laide comme je le croyais ! Capitaine, ne me grondez pas ; vous seriez tout à fait content comme moi si, depuis votre enfance, vous vous étiez entendu traiter de personne insignifiante, ne valant rien du tout, bonne seulement à faire des sottises et à être grondée ensuite !… Vous trouveriez délicieux d’apprendre que vous n’êtes rien de tout cela, et vous diriez avec moi : « Vive la coquetterie ! »

Et Arlette, de plus belle, se balança triomphalement dans son vaste fauteuil.

Mais au même moment s’élevait dans le jardin une voix de femme, forte et timbrée :

— Dieu juste ! Qu’est-ce que j’entends ? Yves, écoutez-vous votre fille ?… Elle va scandaliser M. de Pazanne.

En sursaut, Arlette se retourna. A quelques pas d’elle arrivait Mlle Catherine ; portant sa plus belle coiffe, ayant sous le bras son livre de prières, et accompagnée non seulement du docteur Morgane, mais de Guy lui-même.

— Comment, mon cousin, vous voici ? fit-elle stupéfaite, — et point fâchée.

— Oui, moi-même en personne ! M. Morgane m’a arrêté au passage, et Mlle Malouzec a été assez aimable pour m’autoriser à venir vous chercher avec monsieur votre père.

— Me chercher ?

— Parfaitement. Nous venons vous enlever pour déjeuner avec nous avant d’aller au Pardon.

— Père, vous viendrez aussi à Kergoat ? interrogea-t-elle, déjà joyeuse.

— Non, chérie, cela ne m’est pas possible… Je vous retrouverai ce soir. C’est ta tante qui te fait demander.

Il posait sa main sur la jeune tête brune. Mais Arlette, se dégageant très vite, attira d’un geste tendre cette main sous ses lèvres. Puis elle se prit à causer avec Guy ; et le capitaine étouffa un soupir résigné.

Il ne soupçonnait guère que ce Parisien redoutable allait, quelques instants plus tard, le conquérir à son tour, en admirant ses fleurs.

Le miracle se fit pourtant ; et quand, un quart d’heure après, Guy de Pazanne sortit du jardin qui fleurait bon les lis et les fraises, le brave capitaine ne considérait plus comme un ennemi ce beau grand garçon, surgi tout à coup de Paris pour occuper une cervelle de fillette. Aussi ne trouva-t-il rien à répondre quand, au moment du départ, son amie Arlette lui glissa d’un ton entendu :

— N’est-ce pas, capitaine, que vous aussi, vous trouvez bien mon cousin Guy ?

IV

Assise entre ses deux cousines, Arlette était emportée sur la route de Kergoat dans un break qui filait bien, ayant été choisi par Guy, un connaisseur s’il en fût.

— A vous, Arlette, de nous présenter votre Bretagne, avait dit gaiement Mme Chausey, conquise dès la première rencontre par la rayonnante jeunesse de cette petite fille dont elle avait réellement beaucoup aimé la mère et qu’elle se sentait toute prête à aimer aussi, — d’autant qu’elle était tout ensemble très sensible et foncièrement bonne. En souriant, elle l’écoutait causer, raconter drôlement les menus faits de son existence quotidienne, livrant ainsi à toutes les questions le secret de sa jeune pensée, avec cette franchise naïve et originale que Guy trouvait si savoureuse et qu’il dégustait avec un plaisir de blasé rencontrant sur son chemin un régal inaccoutumé. Sans en avoir l’air, il faisait en sorte de la contredire un peu, de mettre en doute l’orthodoxie des légendes qu’elle racontait, de s’étonner de sa grande sympathie pour les marins, « ses marins », comme elle les appelait ; tout cela discrètement, mais assez pour qu’il eût la jouissance de la voir s’insurger et défendre ardemment ses opinions. D’ailleurs, tout à coup, à un mot de lui qui faisait dévier sa pensée, elle interrompit ses plaidoyers pour le questionner à son tour, sur Paris surtout, dont le nom semblait éveiller dans son esprit la vision de quelque ville splendide pareille à une ville de rêve. Guy le devinait, elle n’eût pas été autrement surprise d’y voir, en guise de maisons, des palais entourés de jardins féeriques, décorés de fontaines d’eau jaillissante, aux reflets irisés, des allées ombragées de ces arbres qu’elle aimait tant, où circulaient des hommes et des femmes tous fortunés, tous heureux, trouvant tous la vie une fête exquise, digne d’être jugée telle.

— Je suis sûr, dit-il en riant, que vous supposez qu’à Paris il n’y a jamais ni pluie, ni boue, ni autres désagréments du même genre ?

— Il y en a ?… Je n’avais jamais pensé à cela ! fit-elle d’un accent déçu d’enfant devant qui l’on assombrirait une image lumineuse.

— Oui, il y en a… Comme il y a partout des hommes et des femmes détestables, des enfants qui pleurent, des cheminées qui fument, des…

— Mon Dieu, Guy, quelle énumération ! interrompit Mme Chausey, qui s’amusait autant du sérieux affecté de son frère que de la mine d’Arlette. N’enlève pas les illusions de cette enfant.

— Le fait est que les illusions ne sont pas au nombre des objets susceptibles d’être retrouvés, une fois perdus. Ma cousine, soyez donc très prudente et très sage en gardant soigneusement les vôtres… Après tout, je serais un véritable ingrat de médire de Paris !… C’est une ville délicieuse, aussi délicieuse que vous vous l’imaginez, et elle surpasse votre Bretagne de je ne sais combien de coudées !

— Oh ! cela non ! fit-elle indignée. Votre Paris peut être beau, mais pas plus que ma Bretagne !… Regardez-la ici même, et osez me dire le contraire ! Regardez la mer, mon amie la mer ! Car elle est vraiment mon amie. Nous nous entendons si bien toutes deux !… Comme une personne, elle me comprend. Je lui parle de tout ce que j’aime, je lui raconte ce que je désire, ce que j’attends, ce que j’espère ou je voudrais… Et elle me répond, dans le chant de ses vagues, toujours comme je souhaite qu’elle me réponde… Ah ! la mer, je l’adore !

Madeleine regardait Arlette, un peu surprise. Cette petite créature enthousiaste et vibrante, non coulée dans le moule habituel des jeunes filles, la déroutait légèrement ; et elle sourit de l’entendre répondre du même accent convaincu à un mot de Guy :

— Vous verrez, ce soir, ce qu’elle est au soleil couchant, mon amie la mer ! Vous verrez…

— Eh bien, nous verrons tous ! intervint Mme Chausey. Mais, pour le moment, ne serait-il pas temps d’aller voir le Pardon ? Guy, dis au cocher de se hâter. Si nous tardons ainsi, nous arriverons quand il sera fini !

La mésaventure n’était pas à craindre, affirma Arlette, pleine d’expérience sur ce point. D’ailleurs, Kergoat n’était plus loin. Encore quelques villages laissés de côté, puis, indécise d’abord, mais plus distincte d’instant en instant, apparut la masse verdoyante du bois minuscule qui enveloppait la chapelle de Kergoat. Déjà se détachaient plus nettement ses cimes feuillues, ses branches qui jetaient des découpures d’ombre sur la foule encombrant non seulement la route, non seulement le bois, mais encore le petit cimetière, tout voisin de la chapelle, où les tombes disparaissaient sous l’herbe haute.

Car les pèlerins étaient nombreux, de tout âge, de tout sexe, de tout costume, emplissant le couvert des arbres d’une rumeur joyeuse où se mêlaient fraternellement, — l’heure de la procession n’ayant pas encore tinté, — les sonorités gutturales des mots bretons, les exclamations des buveurs attablés devant l’unique auberge, le piétinement des chevaux et des ânes attachés de-ci de-là, auprès des carrioles, les appels des marchands qui vendaient des jouets pour les petits, des bonbons et des cierges pour tous.

Dans le cimetière, comme dans les allées baignées de soleil, c’était une foule bariolée ; les hommes, tous coiffés du chapeau de feutre à larges bords ; ceux de Douarnenez vêtus de la veste bleu pâle, ourlée de velours noir, le pantalon gris rayé de carreaux d’un dessin effacé ; ceux de Pont-l’Abbé portant la veste courte de drap noir, brodée en couleur d’or ; ceux de Plougastel ayant, dessiné au dos de leur veste, un grand « Saint Sacrement… ».

Il y avait là des pèlerins qui, venant de villages très éloignés, avaient marché toute la nuit afin de pouvoir assister à la messe du matin ; et lassés, maintenant que le désir d’arriver ne les soutenait plus, ils s’étaient assis partout où ils pouvaient trouver place, sur les tertres gazonnés du bois, sur les marches du porche. Même, sur les tombes faites d’une longue pierre plate, des mères allaitaient leurs tout petits, tandis qu’autour d’elles de plus grands, drôles dans leurs jupes tombant aux pieds, très bouffantes à la suite d’un corsage très étroit, dévoraient de belles pommes carminées, leurs figures rondes épanouies sous le béguin pailleté qui couvrait les cheveux. Des jeunes filles, le visage nimbé par la coiffe, riaient doucement avec les garçons qui se tenaient devant elles ; et, à travers les groupes, erraient des mendiants infirmes, d’une laideur monstrueuse, étalant bien haut leur misère sous le ruissellement de lumière qui tombait de ce ciel clair d’août.

Conduites par Arlette, qui connaissait son monde et glissait habilement sa mince personne dans la foule, Mme Chausey et ses filles avaient pu, malgré la présence de très nombreux touristes arrivés déjà, trouver place sur une sorte de talus qui dominait l’entrée même de la chapelle. Grâce aux sièges que leur avaient procurés les jeunes gens, elles attendaient sans aucune fatigue le moment où allait sonner la procession, amusées par le pittoresque de la scène qui les ravissait. Guy, tout le premier, y était sensible, et, d’un crayon alerte, il croquait au passage les silhouettes curieuses, considérant le Pardon à un point de vue qui étonnait un peu Arlette ; car pour elle, Bretonne dans l’âme, le Pardon était vraiment une fête religieuse.

— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? fit-il, intrigué de l’expression des yeux d’enfant attachés sur lui.

— Parce que vous avez l’air de vous préparer à voir une représentation ! avoua-t-elle spontanément.

— Et n’est-ce pas un spectacle qui nous attend, ou plutôt que nous attendons ?

— Mais, pas du tout, puisque c’est une procession.

Une flamme légère avait jailli dans ses prunelles. Et Guy, le Parisien sceptique et curieux, eut tout à coup l’intuition exquise, pour son goût de blasé, de ce qu’était une âme vraiment jeune, ardente dans sa foi.

— Je vous ai scandalisée, dit-il, je vous en demande bien pardon. Sans compter que vous aurez désormais de moi une détestable opinion !

— Oh ! non. Seulement, je crois que vous n’êtes pas très pieux !

Il se mit à rire gaiement, tandis que Mme Chausey répondait :

— Vous avez bien raison, Arlette, de croire cela ; Guy est un grand mécréant. Il ferait bien de songer à son salut, sans quoi il risque fort d’avoir une très triste destinée dans l’autre monde !

Arlette, un peu interdite, regardait alternativement Guy et sa tante, Guy surtout, étonnée qu’on pût être aussi peu troublé devant une perspective comme celle qu’évoquait Mme Chausey ; et, incapable de contenir sa pensée, elle demanda :

— Vous n’êtes pas effrayé, mon cousin, de l’idée que vous pourriez griller éternellement ?

— Mais j’espère bien que je ne mériterai pas tout à fait un sort qui semble vous épouvanter !

— S’il m’épouvante !!! Il me fait une peur terrible quand j’y pense, le soir, avant de m’endormir, surtout les jours où il y a eu des orages avec Mme Morgane. Heureusement, pendant le jour, je me rassure !

— Eh bien, alors, répliqua Guy avec une gravité affectée, vous n’êtes pas une bonne chrétienne.

— Moi ! fit-elle stupéfaite et vaguement inquiétée.

— Voyons, Guy, ne la tourmente pas, interrompit Mme Chausey. Elle ne peut pas savoir que tu plaisantes !

— Vous plaisantiez ?… Oh ! tant mieux !

Elle ne continua pas. Une sonnerie de cloches éclatait tout à coup dans l’air, qu’elle animait de vibrations profondes. Un remous aussitôt se produisit dans la foule des pèlerins agenouillés sur l’herbe du cimetière depuis que l’office avait commencé. La porte de la chapelle venait de s’ouvrir, laissant apercevoir, dans l’ombre de ses profondeurs, un scintillement de lumières, de cierges qui, portés par les fidèles qu’on ne distinguait pas, paraissaient d’errantes étoiles allumant des éclairs sur les ors de l’autel.

— Vous allez voir, dit Arlette à Guy, debout à ses côtés ; les garçons vont sortir les bannières. Comme la porte est un peu basse et qu’elles sont très hautes et très lourdes, ils prennent leur élan et sortent en courant, afin de les redresser d’un seul coup. Pour ceux qui réussissent sans se reprendre, c’est une très bonne note, plus tard, quand ils veulent se marier !

— Vraiment ? Eh bien, alors, regardons.

Toute la foule aussi regardait, à commencer par Charlotte et Pierre qui, discrètement, saisissaient l’ensemble de la scène à l’aide de leur « instantané » ; à finir par les nombreuses petites Bretonnes qui la contemplaient les yeux attentifs, une curiosité éclairant l’expression naturellement grave de leur visage… Une, deux, trois bannières apparurent successivement sous la voûte écrasée du porche. Avec effort, les garçons, de grands gars bien solides, les redressaient lentement. Deux s’y reprirent à plusieurs fois, avec des mouvements incertains qui faisaient palpiter dans l’espace les franges d’or rougi. Mais un troisième, d’un seul coup, éleva dans l’air la lourde hampe à laquelle flottait, sur le fond de velours d’un rouge éteint, l’éclatante image de Madame Sainte-Anne, superbement habillée dans une robe tissée d’or.

Un murmure d’approbation courut dans la foule. Puis un silence recueilli s’établit parmi les pèlerins. La procession commençait ; et déjà se mettait en marche la théorie des jeunes filles, habillées de grosse mousseline blanche, ceinturées de bleu, coiffées du bonnet scintillant de paillettes des bourledens, tenant d’une main leur livre de cantiques, de l’autre une des oriflammes de gaze azurée, rose, jaune vif, qui ondoyaient au soleil, pareilles à de gigantesques papillons aux ailes déployées.

Elles passèrent lentement, les yeux fixés à terre ou arrêtés sur leur livre entr’ouvert. Derrière elles venaient les garçons de Douarnenez, de Pont-l’Abbé, de Châteaulin, de Plougastel, faisant une garde d’honneur aux bannières déployées bien haut ; et leurs visages avaient une expression sérieuse d’êtres croyants et simples… A leur suite avançaient des vieux ayant conservé le costume des bragou bras, des vieux à mine de chouans, la tête découverte, les cheveux blancs flottant longs sur leur cou ridé. Entre leurs doigts, les premiers égrenaient dévotement leur chapelet, tout en tenant un cierge dont la flamme semblait toute pâle sous l’intense clarté du soleil. Mais les derniers, précédant le clergé, dont les aubes blanches se montraient déjà, en rythmaient la marche lente par le son du biniou et du tambourin ; et les notes grêles se perdaient dans le chant sonore des cloches agitées sans relâche. Enfin, voici qu’apparaissait, élevée sur une sorte de trône, la Vierge miraculeuse qui, sur son passage, faisait courber les têtes bretonnes, — bien plus que celles des étrangers curieux.

Arlette, pieusement, s’agenouilla ; ses cousines s’inclinèrent. Guy continuait à regarder en artiste et en dilettante, insatiable, détaillant le costume des porteuses de la statue. Avec leur haute coiffure criblée de paillettes, leur figure brune et impassible, leur corsage chamarré de broderies, elles avaient un aspect d’idoles indiennes, alors qu’elles défilaient solennelles, dans le bruissement de leurs tabliers de soie à grandes fleurs bizarres qui enveloppaient presque toutes leurs robes blanches à ceinture pendante, couverte d’arabesques d’argent…

D’un pas lourd et cadencé, elles s’éloignaient maintenant. Derrière elles la multitude des pèlerins défilait, cierge et chapelet en main, même les tout petits, empêtrés dans leurs longues jupes ; et le déroulement de la procession se poursuivait sous les arbres, enserrant dans un cercle humain la vieille chapelle, dont les voûtes avaient entendu tant de prières…

— Est-ce que la procession ne va pas revenir ? questionna Charlotte.

— Si, elle repassera une fois encore devant nous ; et puis, ce sera fini !

Ce sera fini ! Une sorte de regret inconscient palpitait dans ces mots d’Arlette. Qu’est-ce donc qui allait finir ? Était-ce seulement le Pardon ? Était-ce la procession qui se rapprochait maintenant, conservant la même allure grave et lente ? N’était-ce pas surtout cet après-midi dont elle sentait confusément qu’elle garderait toujours le souvenir, comme de ces songes enchanteurs qu’elle faisait quelquefois et dont les détails restaient gravés dans son cerveau de fillette ?

— A quoi songez-vous, Arlette ? interrogea Guy, étonné de l’expression pensive qui transformait soudain ce visage d’enfant en un visage de femme.

— Je songe qu’il est bien triste que les heures passent si vite, si vite ! Je voudrais tant que cet après-midi durât longtemps encore !

Avec une curiosité, il demanda :

— Vous aimez à ce point le Pardon ?

— Ce n’est pas le Pardon que je regrette tant de voir finir ; c’est votre visite. Demain, vous partez…

— Oui, demain. Mais nous nous retrouverons, je l’espère bien.

— Vous reviendrez à Douarnenez ? fit-elle incrédule.

— Peut-être bien… pour vous voir !… Mais le mieux serait que vous vinssiez nouer connaissance avec notre Paris, dont nous vous ferions les honneurs comme vous nous avez fait ceux de votre Bretagne !… D’ailleurs, rien que par politesse, vous devez nous rendre notre visite !

— Ah ! si je pouvais ! Je vous assure que je ne me ferais pas prier pour partir !

Il sourit de l’entendre parler aussi ardemment, et, comme Mme Chausey les appelait, il la fit monter dans le break qui devait les ramener par Locronan, la petite ville morte qui, jadis, avait été une importante cité. Aujourd’hui, elle n’avait plus pour elle que le pittoresque de sa vieille église, où était pieusement honoré l’évêque saint Ronan, et de ses quelques hautes maisons de pierre, la plupart à demi croulantes sous la verdure vivace. Ils la visitèrent en touristes infatigables. Puis, comme l’heure avançait, il fallut repartir ; et de nouveau la voiture roula sur la route qui rejoignait la côte entre des haies touffues, embaumées de chèvrefeuille. On devinait la mer, toute proche maintenant, au souffle plus âpre de la brise, à la silhouette plus grêle des arbres, rejetés vers la terre par les éternels vents du large. Et soudain, devant eux, après une dernière courbe du chemin, la baie se déroula dans sa radieuse étendue, cernée vers le nord par les hauteurs du Menez-Hom et s’en allant rejoindre l’infini de l’Océan sous la clarté pourpre du couchant, qui faisait flamboyer les lointains. Mollement caressées par ces lueurs de feu, les vagues ondulaient, berceuses, irisées de teintes changeantes tombées du ciel limpide, où s’allumait déjà une première étoile.

Arlette eut une exclamation :

— Dites, vous avais-je trompés ? N’est-ce pas plus beau encore à cette heure que tantôt ? Descendons jusqu’à la plage !… Voulez-vous ?

Ils la suivirent, dominés tous, — selon leur nature, — par le charme de cette admirable fin de jour, et ils s’arrêtèrent là seulement où les vagues venaient mouiller le sable, distillant dans l’air fraîchi leur vapeur saline, qui imprégnait les lèvres.

Arlette, elle, jouissait du spectacle avec toutes les fibres de son être enthousiaste et vibrant ; et, la voix un peu assourdie, elle dit à Guy, sûre d’instinct d’être comprise par lui :

— N’est-ce pas que c’est bon de sentir cette beauté ?… Oh ! regardez cette vague toute rosée… et si souple !… Et celle-ci ! Comme elle est majestueuse !… Elle a un véritable manteau d’or et d’argent, le manteau de Dahut…

— De Dahut ?

— La fille du roi d’Ys ! expliqua-t-elle avec un mouvement étonné des sourcils, à l’idée qu’il pouvait ignorer une légende qui lui était si familière à elle.

— Vous me raconterez son histoire ?

— Oui, tout à l’heure, en voiture. Maintenant, laissez-moi admirer bien à mon aise… Cela vous est égal d’attendre, n’est-ce pas ?

— Tout à fait ! dit-il, souriant de son accent de prière.

Il la regardait toute droite près de lui, les yeux étincelants, les lèvres entr’ouvertes au grand souffle pur qui venait du large et avivait de rose la blancheur dorée de son charmant visage. Il devinait dans cette petite fille l’existence d’un monde moral, à lui fermé depuis longtemps, un monde peuplé d’idées juvéniles, fraîches, toutes parfumées de poésie, adorablement naïves ; d’idées comme ne peuvent en avoir la plupart des petites filles de Paris, que la vie réelle effleure de trop près pour leur laisser entières leurs délicieuses ignorances ; des idées venant à celles-là seules qui vivent dans une solitude où le rêve voit toujours, pour lui, la porte grande ouverte.

Et un regret le prenait de ne pouvoir pénétrer un peu dans cet inconnu ; car ce devait être une chose charmante de fouiller, — oh ! délicatement, — dans cette pensée, dans cette âme neuves, plaisir qu’il ne goûterait pas davantage, puisque le lendemain il s’éloignait.

Après tout, mieux valait peut-être qu’il en fût ainsi… De la sorte, il n’aurait point de désillusion et pourrait conserver, de sa petite cousine bretonne, un souvenir parfumé, comme les senteurs du chèvrefeuille qu’elle portait à sa ceinture le premier jour où il l’avait vue…

— Eh bien, mes enfants, appela Mme Chausey, restée un peu en arrière, ne partons-nous pas ? Il commence à faire froid !

Avec docilité, Madeleine obéit. Les fiancés la suivirent machinalement. Tout occupés l’un de l’autre, comment avaient-ils vu l’admirable spectacle ?… à travers quelles pensées et quels espoirs ?

Arlette, qui s’était retournée à la voix de sa tante, les enveloppait d’un regard attentif et étonné.

Et sur les lèvres de Guy, jaillit de nouveau une question devant ce regard :

— Qu’y a-t-il ? Pourquoi contemplez-vous ainsi Charlotte et Pierre ? Vous trouvez que, devant votre amie la mer, ils n’étaient que des profanes, indignes de la voir ?

— Non, ce n’est pas cela… Non…

— Quoi, alors ? Est-ce qu’il serait très indiscret de vous le demander ?

— Oh ! non !… Je pensais que Charlotte paraissait très contente de se marier !

— Mais, bien entendu, elle l’est ! Pourquoi ne le serait-elle pas ?

— Parce que c’est très ennuyeux d’être mariée ! Il faut faire des comptes, surveiller la cuisine, la lessive, gronder les domestiques, se fâcher après ses enfants, dire des choses désagréables à son mari, à moins de ne rien lui dire du tout…, ce qui est peut-être encore plus ennuyeux.

— Quoi encore ?… grand Dieu ! Quelle singulière opinion vous avez du mariage ! Où avez-vous pris qu’il apportait à la femme les obligations dont vous la gratifiez généreusement ?

— J’ai bien vu ce que faisait ma belle-mère ; aussi…

— Aussi, vous ne voudriez pas vous marier !

— Certainement non ! Je trouve détestables et laids tous les hommes de Douarnenez, — sauf mon père et le capitaine ! et sauf les pêcheurs, que j’aime presque tous ! Et puis Mme Morgane dit que les hommes sont des menteurs, qu’ils rendent toujours leurs femmes très malheureuses, que ce sont des tyrans qui les font pleurer… Et cela, à cause d’Ève !!!

— Comment d’Ève ? questionna Guy, gagné par une irrésistible envie de rire.

— Mais oui ! Mme Morgane prétend que nous avons à expier sa désobéissance, nous autres pauvres femmes… Seulement, moi, je n’ai pas du tout envie d’expier !… C’est pourquoi je ne me marierai bien sûr pas !… Pourquoi riez-vous ? Est-ce que j’ai dit quelque chose de très ridicule ?… Ce n’est pas poli de rire ainsi des jeunes filles !

Elle avait cet imperceptible froncement des sourcils qui donnait une soudaine expression d’énergie à son visage mutin.

— Je ne ris pas de vous, Arlette, je ne me permettrais pas de le faire, répliqua, en hâte, Guy s’efforçant de redevenir sérieux… Je suis seulement un peu… étonné par les opinions de Mme Morgane sur la vie conjugale considérée au point de vue… expiatoire.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elles sont assez… inattendues…

— Inattendues ? Ce n’est donc pas la vraie vérité, tout ce que dit Mme Morgane ?

— C’est-à-dire qu’elle me semble bien sévère dans ses jugements, et que tous les pauvres hommes ne méritent pas d’être ainsi voués aux gémonies. Demandez à Charlotte ce qu’elle en pense !

— Ce que je pense de quoi ? questionna la jeune fille, qui avait entendu au vol les paroles de Guy.

— Nous allons te raconter cela en voiture. Arlette a des renseignements à te demander.

Et Arlette, sans façon, adressa à sa cousine une série de questions qui eurent pour effet d’amener sur les lèvres de la jeune fiancée les déclarations les plus rassurantes, qu’Arlette recueillit avec une attention extrême et un intérêt non moins marqué. Évidemment, il ne lui était pas autrement désagréable que le sexe masculin ne fût pas bon seulement à englober dans une réprobation universelle.

Mme Chausey écoutait, très amusée :

— Arlette, savez-vous ce qu’il faut faire pour être bien convaincue que Charlotte ne s’attend pas à être inévitablement malheureuse ?

— Qu’est-ce, ma tante ?

— Il faut assister à son mariage !

Arlette leva vers Mme Chausey des yeux stupéfaits.

— Assister au mariage de Charlotte ! Oh ! cela me ferait un plaisir… énorme ! Mais ce n’est pas possible, puisqu’elle ne se mariera pas à Douarnenez…

— Non, en effet. Mais si la montagne ne vient pas à Mahomet, Mahomet peut venir à la montagne. Vous, ma chérie, vous pouvez bien venir à Paris au mariage de Charlotte.

Elle sursauta, les yeux rayonnants :

— Aller à Paris ! Oh !!!

— Vous en seriez contente ?

— Oh ! oui, tellement ! Oh ! tellement !

— Eh bien, cela nous ferait à nous « tellement » plaisir de vous recevoir, qu’il faut absolument que nous arrivions à vous avoir…

— Et Arlette sera l’une de mes demoiselles d’honneur, conclut Charlotte, aimable.

— Comme ce serait amusant ! Que vous êtes bonne de m’inviter ainsi !

Et, impétueusement, Arlette jeta de chauds baisers d’enfant heureuse sur le visage de sa tante et sur ceux de ses cousines.

— Alors, c’est convenu. Ce soir, petite Arlette, nous arrangerons la chose avec votre père, de façon que nous emportions, en partant, la promesse de votre visite pour cet hiver…

— Oui !… Mais, mon Dieu ! je n’y pensais pas… Mon père, lui, ne pourrait venir ! Et il est impossible que je le quitte… Je sais qu’il serait triste sans « sa petite enfant », comme il m’appelle ; et je ne veux pas qu’il soit triste à cause de moi !

— Eh bien, nous l’arracherons à ses malades, voilà tout ! déclara Guy d’un ton de bonne humeur, désireux de ramener la gaieté sur le jeune visage assombri. De cette façon, vous n’aurez aucun prétexte pour nous refuser votre visite !

— Croyez-vous vraiment que père consentira à laisser ses malades se guérir seuls ? interrogea-t-elle ardemment.

— Mais oui… Il… il se fera remplacer par un confrère complaisant… Et tout s’arrangera à merveille !

Comme une enfant, elle battit des mains :

— Oh ! ce sera délicieux ! Nous serons si bien, lui et moi, seuls tous les deux avec vous, sans avoir à craindre d’être grondés par Mme Morgane !

Ils se mirent à rire de cette manifestation de la joie d’Arlette. Mais elle n’y prit pas garde. La soudaine perspective de ce voyage lui était si séduisante qu’elle en oubliait un instant son regret de voir la journée s’achever…

Maintenant, le break s’engageait dans Douarnenez, tout animé par le retour du Pardon, et approchait de la maison du docteur. Une voiture était arrêtée devant la porte, et le jardinier en descendait des malles.

— Mon Dieu ! fit Arlette, saisie, est-ce que par hasard ce serait déjà Mme Morgane qui reviendrait ?…

Elle sauta hors du break et entra dans le jardin. Devant le perron, une grande femme, d’aspect assez vulgaire, parlait d’un ton sec et rude à Anaïk, qui avait baissé pavillon et recevait, sans protester, la grêle de mots tombée sur elle ; semonce que paraissait approuver une lourde jeune fille immobile, un panier dans les mains.

— Vous dites que Monsieur a commandé le dîner pour huit heures seulement, afin que son Arlette ait tout le temps de revenir, sans se presser, du Pardon. Eh bien, je vous dis, moi, ma fille, que vous allez préparer et servir le dîner tout de suite, car je suis la seule maîtresse ici, vous m’entendez ? Il serait vraiment charmant de me voir attendre une gamine qui s’en va faire la princesse avec ses beaux parents de Paris… Qu’ils la gardent jusqu’au soir, puisqu’ils l’emmènent… Moi, je n’attends pas… Je serais bien sotte de me déranger pour des gens qui choisissent le moment où je n’y suis pas pour venir se distraire et dîner chez moi… Ah ! c’est une bonne idée d’arriver ainsi à l’improviste… On se rend compte de bien des choses.

— Desquelles ? fit la voix claire d’Arlette. En effet, si c’est de cela que vous vouliez vous rendre compte, nous ne vous attendions pas du tout aujourd’hui !

Mme Morgane se retourna, et une véritable stupeur se peignit sur sa physionomie maussade quand elle aperçut Mme Chausey, ses filles et les deux jeunes gens qui se découvraient devant elle.

— Mme Morgane, sans doute ? fit Mme Chausey.

La belle-mère d’Arlette inclina machinalement la tête ; et Mme Chausey, devant son mutisme effaré, continua d’un ton de froide et parfaite politesse :

— Vous voudrez bien nous excuser, madame, si nous usons de l’autorisation que nous a donnée M. Morgane de profiter le plus possible de la présence de sa fillette, pendant notre court passage à Douarnenez ; et nous vous demandons la permission de la garder jusqu’à ce soir, puisque demain nous partons.

— Faites comme bon vous semblera, madame, fit Mme Morgane, trop abasourdie par la soudaineté de la rencontre, pour avoir l’idée même de faire montre d’autorité. D’ailleurs, Arlette sera charmée de nous retrouver, sa sœur et moi, le plus tard possible ! Elle nous porte tant d’affection !

Personne, pas même Arlette, si portée cependant aux promptes ripostes, ne releva la réflexion de Mme Morgane. Mais quand ils furent sur la route, Guy remarqua philosophiquement :

— On ne pourra reprocher à Mme Morgane de ne pas se rendre justice quand elle reconnaissait qu’Arlette n’avait aucun désir de se retrouver avec elle… Dieu ! petite Arlette, que je vous comprends sur ce point !

— N’est-ce pas ?… C’est bien dommage qu’elle ne soit pas encore restée à Châteaulin. Nous étions si bien depuis dix jours, papa, les garçons et moi, sans elle ni Blanche, qui lui ressemble… tant ! Maintenant, je crains bien qu’elle ne voyage plus de tout l’hiver !

— Mais c’est vous qui voyagerez. Avez-vous déjà oublié que vous devez venir nous voir ?… Si Mme Morgane vous paraît toujours à cette époque d’humeur aussi peu séduisante, nous vous garderons… Rien n’est plus simple… C’est chose entendue !

— Chose entendue ! répéta-t-elle avec un rire heureux et gai.

....... .......... ...

« Vous viendrez nous voir, et nous vous garderons. »

Ils bruissaient bien fort dans sa pensée ces mots, le lendemain de ce jour mémorable du Pardon, tandis que, le soir, assise seule dans le jardin silencieux, elle reprenait, un à un, les incidents qui avaient marqué le passage à Douarnenez de Mme Chausey, de ses filles, de Guy… Tous partis maintenant… Elle recueillait ses souvenirs comme elle eût recueilli un trésor dont elle devait vivre pendant des mois et encore des mois. Surtout, voici qu’en cette minute la scène du départ lui revenait étrangement vivante. Elle sentait encore, sur son visage, les affectueux baisers de sa tante et de Charlotte, l’effleurement délicat des lèvres de Madeleine ; elle se rappelait l’étreinte amicale des doigts de Pierre ; et, plus encore, elle gardait l’impression de sa main emprisonnée dans celle de Guy, si ferme et si souple en même temps ; elle l’entendait lui répondre, comme elle disait « adieu » :

— Non, pas adieu, au revoir… Nous vous attendons à Paris pour le mariage de Charlotte. Votre père vous a promise à nous !

Était-ce possible, vraiment, qu’elle fît ce voyage ? Il lui apparaissait un peu comme ces rêves merveilleux qui naissent dans l’imagination des très jeunes, tellement merveilleux qu’ils n’osent y croire même !

Et cependant, pourquoi n’irait-elle pas les retrouver pour un moment, eux tous qui avaient été bons pour elle, si bons que jamais elle ne pourrait les oublier… oh ! jamais !!!

Les yeux perdus dans l’ombre claire de cette nuit d’été, pailletée d’étoiles, elle songeait, cherchant à deviner ce que pourrait bien lui apporter l’avenir qui approchait. Elle n’en avait pas peur… au contraire ! La vie ne lui semblait-elle pas aussi lumineuse qu’un verger en fleur sous le soleil printanier ? Et, remplie d’une joie confiante, elle l’attendait, elle l’appelait, ce bienfaisant avenir, elle le désirait, ayant foi en ses mystérieuses promesses, lui offrant sa jeunesse toute, naïvement certaine qu’il l’éclairerait d’une clarté sans nom…

V

Septembre, octobre s’en étaient allés.

Un vrai temps d’hiver maintenant cet après-midi-là. Le jour tombait vite, tout embrumé par un pénétrant brouillard de novembre qui confondait à l’horizon la mer et le ciel dans une même teinte grise et sombre, d’une intense mélancolie, faite pour oppresser même des âmes bien trempées.

Et plus que personne, le docteur Morgane était disposé à en sentir l’atteinte, tandis qu’il revenait vers Douarnenez, fatigué par des visites au loin, dans des hameaux écartés. Jadis, il supportait sans peine le poids de semblables journées ; mais, ainsi qu’il l’avait dit à Guy de Pazanne, avant l’âge il était un vieillard. Le moral, chez lui, avait usé le physique ; et il se sentait accablé par une infinie lassitude, — celle que connaissent trop bien les êtres meurtris par l’existence, — durant cette fin d’après-midi qui s’achevait pour lui pareille à toutes les autres, sans qu’il eût, dans la pensée, la vision fortifiante d’un foyer où il serait attendu et aimé. Sauf Arlette, qui souhaitait sa présence chez lui ? Non pas l’apathique Blanche, froide comme sa mère ; non pas les garçons, à cette époque au lycée de Quimper ; non pas Mme Morgane, absorbée dans sa propre personnalité.

Certes, quand il l’avait épousée, quinze ans plus tôt, il n’avait pas eu, une seconde, l’espoir ni même le désir de se reprendre à une nouvelle existence qui pût lui apporter une ombre même de bonheur. Une indifférence sans limites le pénétrait désormais pour tout ce qui le touchait seul. Mais, loyalement, il avait fermé son âme et sa pensée au cher passé enfui irréparablement, résolu à faire son possible pour rendre heureuse la jeune fille qui acceptait de devenir la mère d’Arlette. Il l’avait épousée parce qu’il la croyait douce et bonne, compatissante à l’inguérissable blessure dont elle le savait atteint. Mais elle n’était rien de tout cela. Il n’y avait en elle qu’une âme glacée et un esprit étroit servis par une volonté tenace qu’aucune puissance n’était capable de vaincre. D’humble origine, petite-fille et fille de pêcheurs enrichis par le commerce, elle avait, enfant encore, résolu d’être un jour « une dame », comme elle disait ; et, avec une patience, une persévérance infatigables, elle avait insensiblement profité de toutes les circonstances pour amener le docteur Morgane à songer à elle.

Dans sa maison, celle était entrée enfin, l’ambition satisfaite, secrètement triomphante, forte de la pensée inavouée qu’elle y serait maîtresse absolue de par les droits que lui assurait son argent, car elle y arrivait avec beaucoup d’écus bien sonnants, alors que le docteur avait les seuls revenus de sa profession. Leur différence de fortune, jamais elle ne l’avait oubliée ! Seulement, depuis une scène très grave, venue après bien d’autres, elle ne hasardait plus la moindre allusion sur ce sujet ; et, à certaines heures encore, lui revenaient toutes vibrantes à l’oreille les paroles de son mari déclarant que jamais, ni pour lui ni pour Arlette, il ne toucherait à un centime de cette fortune dont elle lui avait, ouvertement cette fois, jeté l’importance au visage.

Et chaque jour, plus profonde, la séparation morale s’était accentuée entre eux. Ils avaient, l’un près de l’autre, vécu comme des étrangers qu’aucun lien de sympathie même ne rapproche ; lui, se livrant tout entier à sa carrière, s’y adonnant avec une sorte de passion comme pour échapper à lui-même ; elle, maîtresse impérieuse dans la maison, autoritaire et exigeante à la façon des natures vulgaires, soigneuse d’affirmer sa volonté en toute circonstance, sourdement, mais profondément jalouse d’Arlette, — jalouse pour sa fille, car elle la sentait d’une autre espèce que cette petite créature élégante et fine, d’une irrésistible séduction ; jalouse aussi du lien si fort qu’elle devinait entre le père et l’enfant orpheline. De plus, à chaque instant ses instincts de domination s’exaspéraient devant l’indépendante vivacité d’Arlette dont l’originalité choquait toutes ses idées de femme positive, dépourvue du moindre atome d’imagination.

De là des chocs continuels, surtout en l’absence du docteur, entre la belle-mère et la belle-fille : l’une rude, agressive, facilement violente ; l’autre, ombrageuse, tout de suite cabrée devant une volonté tyrannique qui la révoltait et qu’elle supportait impatiemment, toute frémissante, et seulement par tendresse pour son père. Toutefois, par une vraie grâce du ciel, Arlette ne souffrait, en somme, nullement de cette situation difficile. Il y avait, en effet, en elle, un fonds d’énergie native et d’élasticité, une intensité de vie, de jeunesse, de gaieté qui ne la laissait jamais abattue sous les attaques malveillantes de sa belle-mère, qu’elle soutenait, résolue et hardie, comme un petit coq de combat.

Mais, son père disparu, que deviendrait-elle alors ? Et c’était là l’incessante crainte qui torturait le docteur Morgane depuis qu’il voyait devenir plus graves les symptômes de sa maladie de cœur. C’était la terrible angoisse de ses longues nuits sans sommeil, quand une des crises dont il gardait le secret l’obligeait à demeurer levé des heures afin que l’air pût mieux pénétrer dans sa pauvre poitrine haletante.

Et de nouveau, ce jour-là, il songeait à cet avenir menaçant, tandis que, d’un mouvement instinctif, il dirigeait son cheval sur la route déserte où s’entendait, très sonore, le roulement de la voiture. Mais Douarnenez se montrait, les maisons les plus proches profilant des silhouettes massives dans le brouillard, que trouaient faiblement les lueurs jaillies, çà et là, des fenêtres aux volets ouverts encore.

Le docteur arrêta sa voiture devant la petite boutique basse de Mlle Malouzec, d’où s’échappait, à travers les vitres, une lumière pâle et tremblotante ; et il entra.

— Eh ! c’est vous, Yves ? fit Mlle Malouzec, dont le visage s’éclaira d’un cordial sourire de bienvenue. Et elle posa son tricot pour serrer la main du docteur.

— Bonsoir, Catherine.

— Bonsoir ; vous avez bien fait d’entrer. Mon frère sera content de vous voir. Il se plaignait de n’avoir pas reçu votre visite aujourd’hui.

— Est-ce que son rhumatisme le fait souffrir davantage ?

— Le brouillard lui est mauvais, et il s’ennuie d’être prisonnier au logis. Les journées passées sans sortir sont interminables pour lui. Mais, en définitive, il a plus besoin de l’ami que du médecin.

Elle parlait d’une voix sonore que l’accent breton rendait guttural un peu ; et, la boutique laissée aux soins de la petite servante, elle traversa le couloir qui amenait à la maison, conduisant le docteur vers son frère.

Celui-ci, qui somnolait, sa jambe malade allongée devant la flamme du foyer, tourna la tête à leur entrée.

— Morgane, mon vieil ami, je commençais à croire que vous oubliiez votre pauvre invalide, comme Arlette, d’ailleurs, qui n’a pas paru, même une seconde.

— Arlette ne m’avait pas dit qu’elle viendrait. Elle n’aura pu sortir.

— Sans doute, elle aura été mise sous clef par son geôlier ! gronda le capitaine, qui ne parvenait pas toujours à dissimuler son antipathie prononcée pour Mme Morgane.

Mais comme il était de cœur excellent et craignait d’avoir désobligé le docteur, il reprit aussitôt :

— Ah çà, Morgane, votre diable de médecine n’arrivera donc jamais à me remettre sur pied, si elle ne me rend pas ma belle santé d’autrefois ? J’enrage de rester ainsi transformé en impotent !

— Ah ! mon ami, ne vous plaignez pas trop, vous qui n’avez pas charge d’âme, vous qui ne connaissez pas ce tourment de toutes les minutes, savoir que, d’un moment à l’autre, on peut manquer à des êtres qui ont absolument besoin de vous…

Ces mots étaient échappés au docteur. Il le regretta, sentant tomber sur lui le regard perspicace de Mlle Malouzec. Mais elle ne releva pas ses paroles. Elle était pour Yves Morgane une amie de trop vieille date pour ignorer qu’il prétendait porter seul les fardeaux qui pesaient sur lui. Et elle demanda seulement, afin de le distraire de sa pensée :

— N’est-ce pas bientôt, Yves, que se marie la cousine d’Arlette, Mlle Chausey ? Il me semblait que votre fillette devait être demoiselle d’honneur ?

— Oui, en effet, il avait été question de cela. Sa tante et ses cousines ont été charmantes pour elle durant leur séjour ici. Elles lui ont témoigné un intérêt que j’ai eu la naïveté de croire réel. Ses cousines lui ont même écrit. Mais vous connaissez ma petite sauvage. La correspondance n’est pas son fort. J’imagine que l’extrême naïveté de ses lettres aura un peu découragé ses brillantes cousines, et voilà bien six semaines que nous n’entendons plus parler d’elles. Que voulez-vous ? les heureux n’ont guère le loisir de songer aux pauvres diables qui gagnent plus ou moins péniblement leur pain de chaque jour. C’est dans l’ordre !

— Yves, prenez garde d’être injuste.

— Je vous assure, Catherine, qu’à cette heure je serais ravi d’avoir la preuve de mon injustice, comme vous dites… Je m’étais pris à espérer que, peut-être, mon Arlette allait se trouver rapprochée de la famille de sa mère, sa seule famille, et que, dans la suite, elle pourrait trouver appui de ce côté… Un vrai rêve, enfin ! Est-il possible que moi, à cette heure, je me prenne encore à rêver ! Mon Dieu, c’est tout simplement risible. Avouez-le, Catherine.

— Pourquoi voulez-vous que je fasse une déclaration de ce genre ? Grâce au ciel, je ne suis pas une créature de peu de foi et je ne désespérerai jamais de rien ni de personne. Mme Chausey m’a paru trop réellement bonne pour oublier Arlette.

— Espérons-le, conclut le docteur avec un sourire lassé.

Et, se détournant, il interrogea :

— Quelles nouvelles ce soir, Malouzec ? Le courrier vient de vous arriver.

Le capitaine prit le journal de Quimper, posé près de lui, encore enserré dans sa bande d’adresse, et le déplia distraitement. Soudain son regard, errant sur les pages, s’arrêta si fixement sur l’une d’elles, que le docteur Morgane, surpris, interrogea :

— Qu’y a-t-il donc ? Que voyez-vous ?

— Une nouvelle qui ne m’étonnerait pas ; mais, si elle est exacte, ce serait pour bien des gens ici une véritable catastrophe…

— Laquelle ? Qu’avez-vous lu ?

— Une dépêche concernant la banque Le Goanec.

— A quel propos, cette dépêche ?

Un léger frémissement agitait la voix d’Yves Morgane. Le capitaine semblait hésiter à répondre.

— Pour annoncer que Le Goanec aurait, ce matin, suspendu ses payements et…

— Et ?…

— Et serait en fuite !

— Mais c’est impossible ! fit le docteur, redressant sa haute taille maigre, comme pour ressaisir le souffle qui lui faisait défaut. C’est impossible ! Une maison si sûre !

Le capitaine secoua la tête :

— Non, pas si sûre ! Rappelez-vous les bruits qui ont couru sur sa solidité, il y a quelques mois déjà. Nous en avions causé ensemble !

— Oui, c’est vrai, nous en avions causé, répéta M. Morgane d’un ton si étrange que le capitaine, soudain bouleversé d’inquiétude, interrogea :

— Morgane, est-ce que vous aviez encore des capitaux chez Le Goanec ?

— J’y avais tout ou presque tout ce qui constitue la mince fortune d’Arlette, ce qui lui revient de sa mère et ce que j’ai pu économiser pour elle… Vous entendez, tout !

L’accent du docteur était si poignant dans sa rudesse, que M. Malouzec fit instinctivement :

— Morgane, ne vous tourmentez pas ainsi à propos d’une nouvelle qui, après tout, pourrait bien être fausse, ou du moins fort exagérée.

— Fausse ! Montrez-moi le journal.

Il lut les quelques lignes et rejeta le papier sur la table.

— Comment voulez-vous que je doute devant ces détails si précis ? Probablement, j’ai en ce moment chez moi une dépêche qui m’apprend le désastre… A cette heure, Malouzec, mon enfant est aussi pauvre que la plus pauvre des gamines de Douarnenez. Vous comprenez, aussi pauvre !… Si je disparaissais demain, tout à l’heure, comme j’en suis menacé, elle n’aurait d’autre ressource que la charité de sa belle-mère… Et cela, mon Dieu, par ma faute !

— Par votre faute ? demanda Mlle Catherine, dont le visage s’était tout à coup creusé au point qu’elle semblait une très vieille femme.

— Oui, par ma faute. Malouzec m’avait, je m’en souviens maintenant, averti des bruits qui couraient sur la banque Le Goanec. Et moi, au lieu de me renseigner, d’agir, de me transformer s’il le fallait en homme d’affaires, je me suis laissé absorber stupidement par mes occupations de chaque jour. Je les ai faites aussi nombreuses que possible, toujours poursuivi par mon éternelle pensée, travailler à l’avenir d’Arlette que je voulais assurer, puisque mes autres enfants ont la fortune de leur mère… Et je n’arrive ainsi qu’à lui faire perdre le peu qu’elle possédait ! Quelle fatalité pèse donc sur moi ! Quelle malédiction !

Il s’arrêta, la voix brisée. Un des spasmes qu’il connaissait trop bien lui tordait le cœur, y éveillant une douleur aiguë. Et un silence lourd de pensées tomba dans la pièce, où les hautes flambées du foyer allumaient une lumière joyeuse. Le capitaine, consterné, songeait ; une émotion intense bouleversait son cœur d’ami dévoué.

Mais Mlle Catherine, elle, regardait le docteur silencieux, toujours debout, le visage contracté par une expression de souffrance qui l’effrayait. Elle eût mieux aimé l’entendre se plaindre, s’accuser, éclater en paroles amères ou violentes, que de le voir ainsi, sans un mot, enfermant en lui-même la blessure de ce nouveau coup. L’altération de ses traits était si grande, qu’une question s’échappa des lèvres de Mlle Malouzec :

— Yves, vous souffrez ?

— Oui, un peu… Ce n’est rien. Je me demande s’il vaut mieux que je parte dès maintenant pour Quimper, afin de tâcher de savoir…

— Quoi ?… A cette heure-ci, vous ne saurez rien… De qui pourriez-vous avoir des renseignements précis ?… D’ailleurs, vous n’avez plus de train avant ce soir… Attendez à demain…

— Attendre ! Passer une soirée, puis une nuit, avec cette incertitude dans l’âme !… Est-ce que je pourrai jamais ? Ah ! apprendre ce qu’il y a de vrai !… Je vais télégraphier à Quimper… Dans quelques heures, au moins, j’aurai une réponse… Je saurai…

Il reprenait encore le journal et, avec une avidité fiévreuse, relisait la dépêche qui précisait impitoyablement les détails de la catastrophe, la révélant déjà dans son entier, donnant des chiffres qui en accusaient l’étendue… A quoi bon s’obstiner à douter ? Le désastre était complet. S’il l’eût atteint lui seul, combien il lui eût paru plus aisé à supporter. Mais c’était son Arlette qui était frappée ; c’était pour elle que l’avenir menaçait d’être rude, comme il l’est sans merci pour les pauvres ; c’était elle, la chère et joyeuse petite créature, qui connaîtrait peut-être la gêne, la misère des conditions dépendantes, l’amertume du pain à gagner.

Tout cela, le docteur en eut en un instant la perception nette, et une angoisse l’étreignit tout entier, tandis qu’une supplication désespérée sanglotait dans son cœur :

— Vivre, mon Dieu ! Vivre encore ! Vivre longtemps à cause d’elle !

La voix du capitaine s’éleva, enrouée par l’émotion :

— Morgane, mon vieux camarade, si je puis vous être bon à quelque chose, vous savez, n’est-ce pas ? que je suis tout à vous et que vous me causerez une grande joie, une des plus grandes joies que je puisse encore éprouver, en usant de moi le plus que vous le pourrez… Catherine et moi, nous avons toujours considéré votre Arlette comme étant un peu à nous, et nous l’aimons comme notre enfant !

— Je le sais, mon ami, et je vous remercie de me le redire aujourd’hui ! Mais, en ce moment, vous êtes impuissants comme moi devant ce nouveau malheur, s’il est réel… Et il faut que j’aille m’en assurer. C’est une torture que cette incertitude !

Les deux hommes se rapprochèrent dans une étreinte profonde, sans que le capitaine ajoutât un mot, sûr que Morgane et lui se comprenaient, ayant foi l’un dans l’autre.

Avec Mlle Malouzec, le docteur sortit de la chambre. Dans la pièce voisine, il s’arrêta une minute, rassemblant toute sa volonté pour dominer la double souffrance, morale et physique, qui le meurtrissait. D’un geste spontané, la vieille demoiselle lui tendit ses deux mains. Leurs yeux se rencontrèrent, et ils étaient pleins de larmes.

Sourdement, le docteur murmura :

— Croiriez-vous, Catherine, que je ne puis encore m’imaginer que le désastre est réel ! Il me semble que je fais un mauvais rêve, que, tout à l’heure, je vais me réveiller et recevoir la nouvelle que je m’étais effrayé comme un enfant ! Que vous devez me trouver faible !

— Faible ! mon pauvre ami ! Ah ! si nos misérables désirs signifiaient quelque chose, que je voudrais, Yves, prendre pour moi votre épreuve nouvelle !

— Oh ! une épreuve terrible ! Dieu ! si encore j’étais certain d’avoir le temps de remédier au mal que j’ai fait !… Mais j’ai, moins que personne, la certitude du lendemain !

Une contraction crispa une seconde les traits de Mlle Malouzec.

— Yves, pourquoi vous êtes-vous obstiné à cacher que vous souffriez ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas soigné… sérieusement, ainsi que vous le deviez ?

— Je me suis soigné ; mais, comme médecin, je ne puis m’illusionner. Je ne guérirai jamais. Toute la science du monde n’y peut rien. Je ne suis plus qu’une pauvre machine humaine tout usée, et j’ai le cœur atteint de telle sorte, que les mois, peut-être les jours, me sont comptés.

Il parlait avec une sorte de calme désespéré plus déchirant à entendre qu’une plainte ; et l’inexorable conviction qui était en lui entrait brutalement en elle aussi, y éveillant une douleur âpre qui lui meurtrissait l’âme.

— Cela, Catherine, je le dis à vous seule, parce que nous sommes de bien vieux amis et que j’ai en vous une absolue confiance… Et puis, il y a des moments où la force finit par manquer pour ne pas crier sa détresse, alors qu’on est sûr d’être écouté. Mais personne, à cette heure, ne doit rien savoir de l’aveu que je vous ai fait. A quoi servirait qu’ils sussent tous que je suis un condamné à mort ? J’ai votre promesse, Catherine ?

Gravement, elle dit, et ses lèvres tremblaient :

— Vous l’avez, Yves. Mais je crois fermement que vous êtes mauvais juge de l’état de votre santé, parce que vos inquiétudes au sujet d’Arlette ne vous laissent pas toute votre clairvoyance. Quoi qu’il arrive, je vous jure, comme mon frère l’a dit, qu’Arlette sera notre enfant. Soyez sûr que jamais nous ne la considérerons autrement. Que cette idée vous rende, s’il est possible, votre peine un peu moins lourde.

— Merci ! fit-il presque bas. Quel cœur vous avez, Catherine !

— Pourquoi ? Parce que j’aime votre enfant qui me donne l’illusion d’avoir, moi aussi, comme les autres femmes, un jeune être à chérir, avec tout ce que mon vieux cœur contient de tendresse sans objet ? Ah ! mon ami, ne me sachez pas gré d’aimer votre Arlette ! Elle m’a fait plus de bien que je ne lui en ferai jamais !

Elle s’arrêta brusquement, la voix étouffée.

Une flamme secrète transfigurait l’expression de cette grande figure énergique et laide.

Peut-être, en ce moment, eut-il l’intuition de ce que cette femme aurait pu être pour lui, s’il l’avait voulu. Peut-être eut-il la vision confuse de ce que serait devenu son foyer dévasté, si Catherine Malouzec y était entrée jadis, pour remplacer la jeune femme morte. Mais il n’eut pas un mot qui trahit la pensée jaillie obscurément en lui ; et, en silence, ils se séparèrent.

Le brouillard était devenu plus intense encore ; et les rares passants apparaissaient comme des silhouettes fugitives dans la brume épaisse. Devant l’hôtel Le Bihan, un groupe se tenait, faiblement éclairé par les globes lumineux de la porte d’entrée, et un bruit de voix s’en échappait. En approchant, le docteur distingua des visages connus ; sur tous était le même air de consternation. Il interrogea, le cœur battant à larges coups dans la poitrine :

— Qu’y a-t-il donc ?

— Ah ! c’est vous, docteur ?… Une mauvaise nouvelle, ce soir… La banque Le Goanec a suspendu ses payements…

— Cela est certain ?

— Mais oui, par malheur. Kergorian était à Quimper aujourd’hui ; et c’était une agitation dans toute la ville !!! Le Goanec est en fuite. Il était parti ouvertement hier matin et n’a pas reparu… Il y a beaucoup de victimes. Le Goanec était un véritable hypocrite… Il passait pour un dévot s’il en fût, et il tripotait ferme avec les fonds de ses clients…

Yves Morgane n’écoutait plus… A quoi bon les renseignements qu’on pourrait lui donner maintenant ? Il ne lui était plus possible de douter. Le malheur s’était abattu sur lui, tellement imprévu, qu’il en gardait encore l’impression confuse de se mouvoir dans un cauchemar, alors que, cependant, la certitude venait d’entrer en lui avec une impitoyable netteté, qu’elle était vraie, cette ruine d’Arlette, vraie, affreusement vraie !

Machinalement, il répondit quelques phrases à celui qui venait de lui parler, serra au hasard les mains qui se tendaient vers la sienne, et, dans la nuit embrumée, il s’éloigna, allant droit devant lui, l’âme écrasée, envahie par le désir lâche d’en finir avec cette vie mauvaise qui venait de le vaincre une fois de plus…

Mais ses pas inconscients le ramenèrent devant sa maison. Personne, dans cette demeure, ne devait savoir quelle nouvelle et saignante blessure il portait en lui. Les phrases de condoléance banale que Mme Morgane aurait peut-être cru devoir lui adresser lui étaient odieuses à l’avance, car il savait qu’elles seraient mensongères. La ruine d’Arlette n’inspirerait aucune pitié vraie à sa belle-mère.

Avec un soin instinctif, il ouvrit silencieusement la porte, désireux d’échapper en ce moment à un rapprochement même fugitif avec elle. Mais l’oreille attentive d’Arlette avait perçu le bruit léger de la porte ; et, traversant le vestibule, elle courut à lui.

— Père, est-ce vous, enfin ? Comme vous rentrez tard ! Je commençais à être tout à fait tourmentée, et j’allais me sauver chez le capitaine pour être sûre que vous y étiez…

— Te « sauver » ?… Pourquoi, chérie ?

— Vous comprenez que si j’avais demandé la permission, elle m’aurait certainement été refusée… Ainsi, vous n’êtes pas trop fatigué, père ?

— Non, mon aimée, pas trop.

— Vraiment ?

Et ses yeux, dans l’ombre du vestibule, interrogeaient avidement le cher visage.

— Vraiment ! répéta-t-il, attirant contre lui, d’un geste enveloppant, la petite créature qu’il adorait et pour laquelle il souffrait tant à cette heure.

Des profondeurs de la pièce où elle surveillait une lessive, Mme Morgane cria de sa voix sèche :

— C’est vous, Yves ? Il y a des lettres pour vous dans votre cabinet. Anaïk va vous y porter de la lumière.

— Non, pas Anaïk, moi ! s’écria Arlette, qui avait déjà saisi la lampe.

— Naturellement ! Vous ne songez qu’à perdre du temps en promenades, au lieu de travailler comme votre sœur, gronda Mme Morgane.

Le docteur arrêta d’un regard, au passage, une prompte riposte d’Arlette, et lui-même, sans répondre, entra dans son cabinet. Un feu pâle y brûlait tiédissant à peine l’air de la vaste pièce, que la petite lampe montée par Arlette éclairait faiblement. Il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit ; et l’enfant, comme de coutume, vint se blottir à ses pieds, la tête sur ses genoux. D’un mouvement de caresse, il effleurait les cheveux légers ; mais il resta silencieux, épuisé par la crise morale qu’il venait de traverser, ne pensant presque plus, sentant seulement qu’elle était là, sa fille, et qu’à cette heure encore elle ne subissait nulle atteinte du malheur tombé sur sa jeune vie.

Mais elle avait un peu soulevé la tête, et elle le contemplait, inquiète de l’altération de son visage pâle.

— Père, est-ce que vous êtes souffrant ce soir ? interrogea-t-elle, anxieuse.

— Non, chérie, je suis seulement fatigué, bien fatigué…

— Vous n’êtes que fatigué ? Vous avez l’air triste ! Père, je suis certaine que vous êtes triste ! Est-ce que vous ne voulez pas dire à votre « petite » ce que vous avez ?… Peut-être pourrait-elle vous consoler un peu, elle qui vous aime tant !

La voix d’Arlette tremblait, car une crainte l’ébranlait toute ; mais il y avait une telle tendresse dans son accent, dans les yeux qu’elle attachait sur lui, qu’il en éprouva tout ensemble une joie et une douleur aiguës… Était-il donc si peu fort, qu’il se trahissait ainsi devant elle ? Par un suprême effort de volonté, il dit, s’efforçant de reprendre le ton ordinaire :

— J’ai eu aujourd’hui, en effet, de grands soucis, mon Arlette… Mais j’y remédierai ; ne t’en tourmente pas, chérie… Laisse-moi maintenant, j’ai beaucoup à travailler…

Et il trouva encore une ombre de sourire pour achever :

— Tu le vois, je n’ai pas même encore regardé mon courrier du soir… Veux-tu le mettre près de la lampe ?

Il parlait ainsi pour l’écarter et fuir la perspicacité de son regard aimant. Elle obéit, et, distraitement, du doigt, elle écarta les lettres posées sur le bureau. Une exclamation joyeuse lui vint :

— Ah ! père, une lettre de Paris ! de ma tante Chausey ; je reconnais l’écriture !

— Je la regarderai tout à l’heure… Va auprès de ta mère maintenant…

— Pour plier encore du linge ? Oh ! père… C’est tellement ennuyeux !… Et puis, ce que je fais n’est jamais bien !… Alors, il me faut recommencer. Cela m’agace… Et je suis grondée… Père, gardez-moi encore !

— Non, chérie, c’est impossible, fit-il de cet accent auquel jamais elle ne résistait. Sois patiente, ma petite enfant aimée… Sois patiente en pensant que je le désire…

— Oui, père.

Et les mots tombèrent de ses lèvres avec la gravité d’une promesse, tandis qu’elle cherchait une fois encore son baiser.

Le docteur entendit son pas léger s’éloigner, se perdre dans l’escalier… Puis, indifférent, il ouvrit d’un doigt machinal la première lettre tombée sous sa main, celle de Paris, et il lut :

« Mon cher ami,

« Vous m’avez promis la visite de votre Arlette pour cet hiver, et je viens vous réclamer l’enfant ; coûte que coûte, il faut que vous nous fassiez le sacrifice de vous séparer d’elle et que vous nous la donniez pour le mariage de sa cousine, qui a lieu dans trois semaines environ. Envoyez-nous votre trésor, mon cher Yves, ou amenez-le-nous, ce qui serait mieux encore. Nous vous le garderons précieusement, mais aussi le plus longtemps possible, je vous le déclare à l’avance en toute honnêteté, car nous sommes tous désireux, mes filles, Guy et moi, de faire plus ample connaissance avec la chère petite. Soyez bien sûr, mon ami, qu’elle sera pour moi une véritable fille, tout le temps que vous nous ferez l’amitié de me la confier, et j’espère bien que nous arriverons à la gâter assez pour qu’elle ne regrette pas trop sa Bretagne… Une bonne réponse, n’est-ce pas, et bien vite ?

« Tous mes compliments, je vous prie, à Mme Morgane. Mes baisers très tendres à Arlette, avec mes meilleurs souvenirs pour vous-même. Croyez-moi, mon cher Yves, votre très dévouée,

« Louise Chausey. »

VI

C’était chose maintenant décidée pour le docteur que le séjour d’Arlette à Paris, et il venait de l’annoncer à Mme Morgane. Certes, la connaissant, il avait bien prévu qu’elle n’accepterait pas de bonne grâce l’idée qu’Arlette jouirait d’un plaisir dont ni elle ni sa fille ne profiteraient en rien ; mais il ne pensait pas, en lui faisant part de ce projet de voyage, provoquer une scène comme celle qui venait de se passer, et dont il sortait brisé, tant il avait souffert de se heurter à l’animosité froide et impitoyable de Mme Morgane pour Arlette.

Combien, lui aussi, elle avait cherché à l’atteindre, et de toutes les manières, ne craignant même point, triomphante dans la pleine possession de sa propre fortune soigneusement gardée, de lui reprocher le désastre financier dont il était victime, et qu’elle devinait en partie malgré son silence !

Et c’était à la merci de cette femme envieuse et mauvaise que se trouverait Arlette, s’il disparaissait, — bientôt peut-être, comme il en était menacé !… Eût-il hésité sur la réponse à faire à Mme Chausey, sa décision lui eût été dictée irrévocable par cette conversation. C’était, certes, pour lui un sacrifice immense de se séparer de son enfant, alors que les jours de son existence étaient comptés, — il en avait la terrible conviction. Mais il s’agissait du bonheur d’Arlette, de son avenir, et, devant cette raison si grave, toutes les objections s’effaçaient. Non, il ne fallait point se dérober à un rapprochement qui, dans la suite, pouvait avoir une grande influence sur le sort de la fillette.

Cette opinion était aussi celle de Mlle Catherine, car le docteur, ayant peur de faiblir devant son ardent désir de ne point éloigner Arlette, était venu prendre conseil de sa vieille amie ; et, comme lui, elle avait jugé utile pour Arlette ce séjour à Paris, s’offrant même, avec la décision et la spontanéité qui lui étaient propres, à conduire l’enfant auprès de sa tante, puisque M. Morgane ne pouvait abandonner ses malades. C’était, du moins, le motif qu’il avait indiqué à Mlle Malouzec ; la vérité était qu’il se savait trop épuisé pour supporter la fatigue de deux longs voyages précipités ; et maintenant qu’Arlette avait plus que jamais besoin de lui, il devenait pour sa propre santé d’une prudence excessive et inaccoutumée, luttant de toute sa science contre le mal.

Donc, elle allait partir, et partir bientôt, pour revenir il ne savait quand… Les circonstances en décideraient. Mme Chausey ne la demandait-elle pas pour tout l’hiver ? Ah ! qu’elles seraient longues, ces semaines où il devrait vivre isolé dans cette maison, véritable demeure étrangère pour lui quand elle en était absente. Dieu ! comme, après avoir écouté tant de paroles cruelles, il avait besoin d’entendre sa voix fraîche, son rire éclatant de petite fille heureuse, de sentir la caresse de ses chauds baisers !… Où était-elle ?

Entendant Blanche qui passait devant la porte de son cabinet, il appela et demanda :

— Où est ta sœur ?

Elle s’arrêta sur le seuil, la figure maussade.

— Je ne sais pas… Elle est toujours dehors. Après tout, je crois qu’elle est chez Mlle Malouzec.

Le docteur ne répondit pas tout de suite. Il songeait, enveloppant du regard cette fillette de quinze ans qui avait déjà la stature d’une femme et se tenait, devant lui, raide et compassée, presque bourrue, sans un éclair dans ses yeux d’un gris terne. Était-ce donc sa faute à lui, si elle se montrait ainsi avec lui, sans abandon ni tendresse ? Pourtant, il avait été bon père pour elle… Même, quand elle était toute petite, il avait cherché à pénétrer dans cette âme fermée, à ouvrir cette intelligence un peu lente, sans envolées ni aspirations ; il s’était efforcé de rapprocher l’une de l’autre les deux sœurs, de natures si différentes… Peine perdue. Blanche était restée la même, se révélant peu à peu tout à fait semblable à sa mère… Pensif, il demanda encore :

— Pourquoi ne vas-tu jamais chez Mlle Malouzec avec ta sœur ?

Carrément, elle répondit de sa voix nette :

— Parce que je m’y ennuie… Elle et Arlette causent toujours ensemble de choses qui ne m’intéressent pas, de fleurs, de livres, de pauvres. Est-ce que je sais ?… J’aime mieux rester à travailler avec maman.

Toujours debout dans le cadre de la porte ouverte, elle avait l’air d’attendre qu’il la laissât s’éloigner. Il devina son secret désir.

— Je ne te retiens pas, mon enfant. Tu peux aller travailler.

— Pas maintenant ; maman m’attend dans le salon pour voir M. le recteur.

Elle ferma la porte d’un geste précis. Et, dès qu’il n’entendit plus le bruit de son pas lourd dans le vestibule, il sortit avec une sorte de hâte, comme si c’eût été l’atmosphère de cette grande maison maussade qui pesait sur lui, au point de rendre douloureux chacun des battements de son cœur. Chez Mlle Catherine, il ne demeura pas, tant il avait soif d’être seul avec Arlette. Mais quand ils furent dehors, il lui demanda avec une sollicitude tendre :

— Tu es bien couverte ? assez pour n’avoir pas froid en montant avec moi jusqu’à Ploumar’ch, où je vais voir le petit Kerdec, qui s’est donné, hier, une entorse ?

— Sûrement non, je n’aurai pas froid ! Oh ! père, que vous êtes bon d’être venu me chercher !… C’est bien, tout à fait bien !

Vraiment elle le regardait avec un tel rayonnement de plaisir dans les yeux qu’il sentit moins accablant sur ses épaules le poids de la vie. Ils s’engagèrent sur la route qui dominait la mer ; elle marchait auprès de lui de son pas souple, les lèvres entr’ouvertes pour mieux aspirer le souffle puissant du large qui passait sur elle comme une grande caresse enveloppante, lui mettant aux joues un rose plus vif, avivant l’éclat pourpre de ses lèvres, soulevant autour du front ses cheveux légers aux reflets d’or bruni. Ils allaient, elle, causante et joyeuse, lui, apaisé par l’irrésistible charme de cette jeunesse en fleur et cependant ressaisi peu à peu par la pensée qu’il fallait lui faire connaître la demande de Mme Chausey.

L’impression bizarre l’étreignait que, quand il aurait parlé, l’enfant ne serait plus à lui toute, comme elle l’était en ce moment. Cet inconnu qu’il allait évoquer devant sa jeune pensée attirerait tout de suite à lui quelque chose d’elle… C’était fatal. A quoi bon lâchement reculer ? Et il demanda :

— Arlette, serais-tu contente d’aller à Paris ?

— Aller à Paris, moi ?

— Oui, toi. Cela te ferait-il plaisir ?

— D’y aller avec vous ?… Oh ! père, ce serait délicieux ! Mais comment cela se pourrait-il ? Dites, papa !… Oh ! dites vite ? Est-ce donc que ma tante demande…

Elle n’osait achever.

— Oui, j’ai reçu une lettre de Mme Chausey qui réclame ta présence au mariage de ta cousine Charlotte.

— Vrai ? ma tante vous a écrit cela ? Et elle me demande pour de bon ? sérieusement ?

L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres du docteur, tant cette joie naïve d’Arlette était bienfaisante à voir, — pareille à la flambée claire du foyer qui réchauffe un pauvre être glacé.

— Elle t’invite pour tout de bon, et avec tant d’amabilité que je suis tout prêt à te confier à elle, si tu le veux !

— Oh ! si je le veux !

Elle s’arrêta court, anxieuse, devant une crainte subite.

— Papa, pourquoi dites-vous « me confier » ? Est-ce que vous ne viendriez pas avec moi ?

— Ce ne serait pas possible, mon enfant chérie. Je ne peux pas quitter Douarnenez ; tu le sais bien.

— Et vous m’enverrez vivre là-bas à Paris, toute seule ! Oh ! père, c’est impossible ! je ne veux pas vous quitter, jamais, jamais !… Je ne veux pas et je ne peux pas ! Qu’est-ce que nous ferions l’un sans l’autre, nous qui ne nous sommes jamais séparés ?

D’un brusque élan, elle s’était jetée vers son père, se serrant contre lui dans cette attitude enfantine qui lui était familière. Et, une seconde, ils restèrent également silencieux, également chers l’un à l’autre, bien unis dans cette solitude embrumée déjà par l’approche du crépuscule d’hiver. Le docteur posa sa main sur la jeune tête appuyée sur son cœur palpitant de tendresse et dit, avec un effort pour mettre un peu de gaieté dans son accent :

— Nous ne nous quitterions pas bien longtemps, mon aimée. Nous nous écririons beaucoup, de si longues lettres que ce serait presque comme si nous causions ensemble !

— Cela vous suffirait, père ?… Vous n’auriez pas de peine de me savoir loin de vous ?

— Je serais avant tout heureux, ma chérie, de te savoir dans une famille toute disposée à te témoigner beaucoup d’affection. Rappelle-toi combien, tout de suite, ta tante s’est montrée charmante pour toi…

— Oui, c’est vrai…

Elle murmura ces mots d’une voix rêveuse. La main toujours glissée sous le bras de son père, elle avançait auprès de lui, qui avait repris sa marche vers la chaumière basse de Ploumar’ch où il allait, maintenant toute proche.

— Oui, ils ont été bons, très bons, ma tante, mes cousines, et lui aussi… Guy !

— Et ils le seraient encore. Ils feraient voir à mon Arlette un coin de ce monde qu’elle a si grande envie de connaître ! Ils transformeraient ma petite sauvage en une vraie jeune fille.

— Oh ! père, ce ne serait pas possible… Jamais je n’arriverai à ressembler à Charlotte et à Madeleine ; elles sont trop bien !

Le docteur eut un pâle sourire devant cet humble aveu, devinant le mystérieux travail qui s’accomplissait dans cette âme juvénile, troublée par les soudaines perspectives dressées devant elle. Pensive, elle demandait :

— Père, si votre « petite » allait sans vous à Paris, vous ne vous ennuieriez pas d’elle, réellement ?

— Je penserais que « ma petite » est bien entourée, bien aimée, et j’attendrais avec patience le moment où elle m’écrirait de venir la chercher.

— Vous viendriez aussitôt que je vous appellerais ?

— Aussitôt, dès que tu me ferais signe… Et, qui sait ? peut-être une fois à Paris n’aurais-tu pas, de longtemps, le désir de me faire signe !

— Oh ! cela, c’est impossible, puisque je ne serais pas près de vous !

Elle avait dit ces mots avec un tel accent jailli du cœur, que M. Morgane tressaillit, et une douceur pénétrante lui traversa l’âme. Ils étaient arrivés devant la chaumière où le docteur était attendu. Il détacha le bras d’Arlette, toujours serré contre le sien, et, de ce ton qu’il avait pour elle seule, il dit :

— Pendant que je vais voir mon malade, pense, chérie, à tout ce dont nous venons de parler ; et tu décideras toi-même de la réponse définitive que je dois envoyer à ta tante.

Elle inclina la tête, et, songeuse, elle s’assit sur l’unique banc du jardinet, d’où la vue s’étendait très loin sur l’horizon assombri de la mer. Un grand silence était autour d’elle, animé seulement par le chant grave des vagues. Mais les entendait-elle, ce jour-là ? Le visage appuyé sur ses deux mains croisées, elle pensait, troublée par les paroles de son père.

Certes, elle avait gardé inoubliable le souvenir de l’invitation à elle adressée par Mme Chausey, au retour du Pardon de Kergoat ; mais jamais elle n’avait absolument cru qu’elle pourrait y répondre. Et cependant, voici que le rêve se précisait, devenait réalisable. Elle si curieuse de nouveau, si avide de mouvement, si vive d’imagination, elle avait tout à coup la possibilité de jeter un regard sur ce monde dont Douarnenez lui paraissait la petite, toute petite entrée… Et cette idée seule avait pour elle un charme magique et attirant que l’unique pensée de quitter son père pouvait affaiblir… Mais le docteur ne lui affirmait-il pas que le temps de la séparation passerait vite ? Elle avait en sa parole une foi absolue et naïve ; n’importe ce qu’il lui eût dit, elle l’eût cru, comme l’on croit ceux que l’on aime par-dessus tout.

Aller à Paris !… Revoir ses charmantes cousines ! Revoir aussi son cousin Guy !… Si Arlette eût été capable de démêler ce qui se passait en son esprit, elle se fût aperçue que, maintenant, les héros de ses lectures, qu’ils fussent de preux chevaliers ou de simples gentilshommes appartenant à la société contemporaine, prenaient invariablement l’apparence d’un homme de haute taille, tout à la fois mince et robuste, les cheveux taillés en brosse au-dessus du front large, les yeux très vifs, un peu moqueurs, le sourire gai, éclairé par de belles dents sous une moustache blond fauve. Or, cet homme-là ressemblait fort à ce Guy de Pazanne qu’un hasard avait jadis placé tout à coup sur son chemin. Rien qu’en tournant un peu la tête, elle apercevait cet endroit de la route où, pour la première fois, elle l’avait aperçu sous les traits d’un étranger qui la contemplait curieusement ; où, pour la première fois, il lui avait parlé…

Ensuite, comme ils avaient causé ensemble ! car, tout de suite, il lui avait inspiré une confiance étrange, l’attirant en même temps qu’il la déroutait un peu… Et maintenant, elle n’avait qu’un mot à dire, et elle le reverrait. Elle irait vivre là où il vivait ; elle connaîtrait ce qu’il connaissait ; elle aimerait ce qu’il aimait, peut-être…

Aller à Paris ! Ces trois mots bourdonnaient dans son jeune cerveau, et ils y éveillaient toute sorte d’images incertaines et confuses, tandis qu’elle demeurait les yeux perdus vers l’horizon gris. C’était comme si, tout à coup, un pli de l’impénétrable rideau qui lui fermait le monde se fût soulevé brusquement, laissant filtrer jusqu’à elle un rayon de lumière inconnue. Derrière ce rideau, qu’y avait-il ?

Une voix près d’elle la fit tressaillir… celle de son père, qui sortait de la chaumière et interrogeait doucement :

— A quoi pense mon Arlette, d’un air si grave ?

Une rougeur courut sur les joues de l’enfant, soudain arrachée à sa vague songerie.

— Je pense au voyage dont vous m’avez parlé…

— Est-ce donc qu’il t’effraye ? Préférerais-tu y renoncer ?

— Oh ! non, fit-elle avec une sorte de hâte.

Elle aurait eu, à cette minute, un regret extrême de voir se clore hermétiquement le mystérieux rideau.

— Non… Père, désirez-vous que j’aille à Paris ?

Il hésita une seconde, rassemblant toute sa volonté pour que sa voix ne tremblât pas.

— Je le désire beaucoup, mon enfant.

Elle murmura, presque effrayée de sa réponse :

— Alors, j’irai, et je tâcherai de n’être pas trop malheureuse en me trouvant loin de vous.

Sans un mot, il se pencha et baisa le petit visage levé vers le sien, où rayonnaient les yeux candides, — des yeux d’enfant, avait trouvé Guy de Pazanne, habitué à voir des yeux de femme dans ceux des jeunes filles qu’il rencontrait d’ordinaire.

Et silencieux, l’esprit plein de pensées, ils revinrent vers le pays, que la brume du soir enveloppait. Au loin, des lumières s’allumaient aux vitres, trouant la nuit de leur flamme tremblotante, et sous le ciel obscurci se profilait en noir la silhouette élancée d’un clocher.

Arlette demanda :

— Père, entrez avec moi dans l’église… Voulez-vous ? J’ai besoin de faire une prière pour vous !

— Oui, mon aimée, entrons.

L’église était toute sombre. Seuls, de distance en distance, des cierges étoilaient l’ombre, et leur clarté scintillante tombait sur les coiffes blanches de quelques femmes agenouillées sur la pierre, égrenant leur chapelet.

Arlette s’agenouilla comme elles, en vraie Bretonne, murmurant avec toute l’ardeur de son âme croyante les mots de prière qui lui jaillissaient du cœur… Et le père, que la vie cruelle avait rendu sceptique, eut cependant un appel suprême vers l’Être mystérieux qu’invoquait son enfant avec tant de foi, afin que l’avenir fût indulgent à la petite créature qui lui était si passionnément chère…

VII

Le train filait toujours avec sa vertigineuse rapidité d’express. Mlle Malouzec somnolait, la tête un peu retombée sur le buste bien droit, dont la fatigue même du long voyage ne parvenait pas à briser la rigidité, et la lampe du wagon jetait sur son visage des reflets rougeâtres qui en accusaient les rides, en durcissant l’expression d’ordinaire vive et souriante. Arlette en fut saisie, tournant par hasard la tête vers elle. Il lui semblait tout à coup se trouver avec une inconnue, une Mlle Catherine ne ressemblant plus du tout à celle qu’elle avait connue jusqu’alors. Et une bizarre sensation de solitude traversa son âme impressionnable. Rien, d’ailleurs, ne la distrayait plus. Au dehors, la nuit, une nuit sans étoiles, régnait tout imprégnée d’un froid qui envahissait peu à peu le wagon ; et l’on eût dit que le train courait entre deux murailles d’une ombre impénétrable, par delà lesquelles s’étendait ce monde qui éveillait si fort la curiosité d’Arlette. Mais voici que, tout à coup, ce monde l’effrayait presque…

Dans le silence de ce wagon d’aspect maussade, où s’entendaient seuls le bruit incessant des roues sur les rails et l’appel aigu du sifflet, une appréhension subite s’éveillait en elle à l’idée qu’elle allait se trouver toute seule au milieu d’une famille qu’en somme elle connaissait à peine. Avidement, elle cherchait à les revoir un à un, ces parents, presque des étrangers pour elle, à les revoir tels que leur image s’était gravée dans son souvenir : Mme Chausey, avec son bon sourire ; Charlotte, rieuse et amicale comme Madeleine ; Guy, un beau grand garçon qui avait un peu l’air de la considérer comme une poupée vivante, amusante à écouter causer, à voir aller et venir, mais qui, en même temps, se montrait cordialement attentif auprès d’elle et la regardait par moments avec des yeux d’où la raillerie était bien absente…

Vraiment, en cette minute, elle avait besoin de se les rappeler tous ainsi, car, pareilles à un bourdonnement de mouche importune, lui revenaient les insinuations perfides et malveillantes de sa sœur Blanche au sujet de son séjour à Paris ; les réflexions non moins décourageantes de Mme Morgane sur l’impression peu flatteuse qu’allait produire, dans une société très élégante, l’arrivée d’une petite Bretonne sans aucun usage du monde. A tout cela Arlette n’avait point pris garde, tant elle était réconfortée par la confiance que montrait son père dans l’accueil de Mme Chausey. Mais maintenant son père était loin, ah ! bien loin d’elle… Et, à cette pensée, son cœur se gonfla de regrets aigus réveillant tout le chagrin éprouvé à la minute des derniers adieux, inondant son visage de larmes brûlantes… Oh ! pourquoi était-elle partie ?… Pourquoi, lui, avait-il tant tenu à ce qu’elle s’éloignât ?…

Comme Paris était proche déjà ! Voici que Mlle Catherine, réveillée, se levait et rassemblait ses menus colis. Arlette passa son mouchoir sur ses yeux et, le front appuyé contre la vitre, regarda se préciser les milliers de feux qui annonçaient la grande ville. D’instants en instants, ils devenaient plus brillants, plus nombreux ; des silhouettes sombres de maisons se profilaient vaguement. Sur la voie élargie où courait le train, des wagons au repos s’alignaient, et voici qu’à son tour la masse de la gare se dessinait sous l’aveuglante clarté des phares électriques… Encore quelques minutes, puis quelques secondes, et, bruyamment, le convoi s’engouffra sous la toiture vitrée.

— Paris ! tout le monde descend ! cria un invisible employé qui courait le long du train.

Arlette se dressa, ne sachant vraiment pas, en cette minute, si elle était, ou non, contente d’arriver au terme de son voyage. Une lumière crue tombait des globes d’un blanc laiteux, inondant la gare, éclairant la foule des créatures humaines qui s’agitaient en tous sens, s’appelaient, se répondaient, emplissaient d’une sourde rumeur cette grande halle où la machine du train haletait avec un panache de vapeur et un bruit strident de sifflet.

— Allons, vite, petite, descendons, fit Mlle Malouzec, prenant ses paquets ; sans quoi, ta tante croira que nous avons manqué le train, et elle s’en ira.

— Et nous laissera ? Oh ! mademoiselle, dépêchons-nous !

Elle sauta hors du wagon, suivie de Mlle Catherine ; et toutes deux, emportées par le flot des voyageurs, se dirigèrent vers la porte que surmontait le mot : Sortie.

— Je suis sûre que la voilà ! Je reconnais sa petite figure ! fit tout à coup une voix masculine bien timbrée.

En relevant la tête, Arlette aperçut un visage d’homme qu’elle n’avait pas oublié et qui lui souriait, émergeant d’un large col de fourrure.

— Mon cousin Guy !… Oui, c’est bien moi ! Aidez-nous à sortir de cette foule ! Je vais me perdre !

— Pas du tout ! dit-il gaiement, puisque nous sommes là maintenant pour vous garder. Louise, approche ; voici notre petite voyageuse avec Mlle Malouzec.

Fendant la presse, il attira derrière lui Arlette, étourdie de tant de mouvement, et l’enfant, sans savoir comment la chose s’était faite, se trouva entourée, caressée, embrassée par trois femmes, également élégantes et jolies, qui lui adressaient toute sorte de mots affectueux de bienvenue. Elle se laissait faire, répondant un peu au hasard, dans le trouble de cette première rencontre, entendant que Mlle Malouzec, elle aussi, parlait, et comprenant à peine ses paroles !

Quand elle reprit un peu conscience d’elle-même, elle aperçut devant elle ses deux cousines, séduisantes comme à Douarnenez dans leur costume d’hiver, puis sa tante, dont les lèvres s’entr’ouvraient sur de belles dents, pareilles à celles de Guy, qui luisaient justement entre ses moustaches, tandis qu’il la regardait de cet œil amusé qu’elle lui avait déjà vu en Bretagne.

— Petite Arlette, qu’avez-vous ? demandait-il en même temps. Comme vous nous regardez ! Est-ce que vous ne nous reconnaissez pas ?… Moi, je reconnais bien vos yeux, quoiqu’ils n’aient plus tout à fait leur même expression… Ce sont, pour le moment, des yeux de petite gazelle effarouchée.

— C’est effrayant tout ce monde, tout ce bruit ! dit-elle à demi-voix.

Elle avait l’impression de vivre en rêve, dans un rêve très fatigant.

— Elle n’en peut plus, la pauvre chérie, interrompit Mme Chausey. Et puis, elle doit être glacée après un pareil voyage ! Rentrons vite pour la réchauffer et la faire dîner. Guy, vois donc si l’on s’occupe de ses bagages. Tu les feras envoyer. Nous allons toujours partir…

Et, se tournant vers Mlle Malouzec, elle acheva gracieusement :

— Vous venez avec nous, mademoiselle. Nous vous enlevons aussi.

— Madame, vous êtes bien bonne et je vous remercie beaucoup. Mais je suis attendue…

— Attendue ? Oh ! mademoiselle Catherine, laissez-moi vous dire que vous avez tout l’air de me donner une mauvaise excuse !

— Et pourtant, madame, je vous dis la pure vérité. Je connais ici une femme de Douarnenez qui tient un petit hôtel ; je lui ai écrit. Elle m’a réservé une chambre pour ce soir. Excusez-moi si je ne vous accompagne pas, comme vous avez l’amabilité de me le demander, mais les vieilles plantes, pour se bien porter, ont besoin de n’être pas tout à fait dépaysées ! C’est déjà beaucoup, pour une Bretonne de mon espèce, de se trouver aussi loin de sa Bretagne.

Elle riait franchement, et elle était bien plus sincère encore que ne l’eût jamais supposé Mme Chausey. Le fait est qu’elle ne se fût pas du tout sentie à son aise, transportée dans l’atmosphère parisienne qui était celle de Mme Chausey et de ses filles. Elle achevait :

— Merci encore beaucoup, madame, de votre invitation. Si je ne vous dérange pas, j’irai demain voir la petite, qui est bien un peu mon enfant, puisque je l’ai vue pouponne !

Elle embrassa chaleureusement, sur l’une et l’autre joue, Arlette qui se jeta à son cou, puis serra la main des deux jeunes filles et de leur mère. Celle-ci, toujours attentive, dit aussitôt à son frère :

— Guy, tu accompagneras mademoiselle jusqu’à sa voiture. Nous allons regagner la nôtre. Tu viendras nous y dire adieu.

Courtoisement, il escorta Mlle Malouzec, qui s’en défendait, essayant de garder en main son vaste sac de voyage. Mais Guy insista avec tant de bonne grâce pour s’en charger, qu’elle dut capituler et en passer par où voulait ce grand garçon, qui avait l’air d’un prince, pensait-elle, dans sa pelisse de fourrure. Pour la première fois de son existence, elle se laissait traiter en dame et en oubliait un peu ses préventions contre « les messieurs de Paris ».

Lorsque Guy revint vers la voiture de sa sœur, les quatre femmes étaient déjà installées, et la forme mince d’Arlette se distinguait dans l’ombre du coupé, où sa blanche petite figure faisait une tache claire.

— Alors, Guy, à ce soir, n’est-ce pas ? demanda Mme Chausey. Tu viendras un instant avant d’aller aux Français ?

— Oui, sûrement.

— Mon cousin, vous ne montez pas avec nous ? fit Arlette des profondeurs de la voiture.

Et il y avait un imperceptible désappointement dans son accent.

— Hélas ! ma cousine, je ne dîne pas chez moi. Mais je ne manquerai point d’aller vous faire ce soir ma visite de bienvenue, savoir si vous ne vous déplaisez pas trop à Paris. Au revoir, Arlette.

— Au revoir, Guy, fit-elle, amusée de prononcer ainsi familièrement le nom de son beau cousin.

Il s’inclina en fermant la portière et salua une dernière fois comme la voiture s’ébranlait.

… Si, quelques heures plus tard, on eût demandé à Arlette ce qu’elle avait fait depuis sa sortie de la gare, elle eût été bien en peine de le raconter clairement, car il lui semblait, à partir de ce moment même, avoir été plus que jamais emportée en plein rêve. Dans son souvenir, elle gardait d’abord la vision confuse de rues nombreuses traversées par la voiture, garnies de maisons hautes et sombres ; puis de magasins très nombreux aussi ; d’un fourmillement de voitures et de silhouettes noires fugitives qu’on lui disait être des passants… Ensuite le coupé s’était arrêté. Elle avait monté un large escalier dont les marches disparaissaient sous un tapis souple au pied… Elle avait vu s’ouvrir devant elle une succession de pièces qui lui paraissaient dignes de figurer dans un palais, jusqu’au moment où la voix affectueuse de sa tante lui avait dit :

— Ici, chérie, tu es chez toi !

Chez elle, c’était une chambre riante, tendue d’étoffe japonaise à dessins bizarres sur un fond bis ; une lampe coiffée d’un abat-jour clair y brûlait, et des violettes épanouies dans une coupe de cristal l’imprégnaient d’une senteur très douce. Elle se souvenait vaguement d’avoir témoigné son ravissement d’une aussi jolie chambre, avec des mots qui lui valaient des baisers, mêlés de rires, de la part de sa tante et de Charlotte. D’ailleurs, elle parlait au hasard, suivant ses impressions successives. Puis Charlotte l’avait emmenée dîner, et plus que jamais, dans cette salle à manger si différente de celle de Douarnenez, elle avait eu, plus intense encore, la sensation de vivre en un rêve, un rêve brillant cette fois, pareil à un conte de fées. N’était-elle pas vraiment la petite Cendrillon transportée chez sa marraine ?

Est-ce que, dans la réalité, elle aurait vu ainsi autour d’elle ces visages nouveaux qui lui souriaient ? Est-ce qu’elle aurait eu ainsi, sous le regard, une table fleurie de cyclamens roses, supportant de fins cristaux irisés par la lumière de la lampe, des plats d’argent marqués d’un grand chiffre que lui présentait un domestique qui avait une mine solennelle de fonctionnaire dans l’exercice de son ministère…

Et, dans cette sorte d’éblouissement qui lui montait au cerveau comme une griserie légère, elle en oubliait sa crainte instinctive de commettre une bévue, trahissant, sans en avoir conscience, ses étonnements de petite fille très neuve, avec des expressions d’une drôlerie naïve qui amusaient beaucoup son entourage.

Quand elle voulait rassembler un peu ses idées errantes et capricieuses, ainsi que des papillons fous, ses idées s’échappaient insaisissables. Elle ne parvenait pas à ressusciter, dans sa pensée troublée, les souvenirs du jour précédent, à revoir la froide maison de Douarnenez et son jardin riant, la boutique basse de Mlle Catherine, à retrouver même la dernière image qu’elle avait eue de son père dans la gare bretonne… Jusqu’aux lignes de ce visage chéri qui devenaient vagues, indécises, brouillées !… Et, lasse de cette inutile et énervante recherche, elle avait fini par songer tout à coup :

— Je le verrai ce soir quand je serai toute seule ! Comme il serait heureux de savoir combien tous sont bons pour moi !

Et puis le dîner s’était achevé ; et maintenant Arlette venait de rentrer dans le salon qui lui avait arraché son premier cri d’admiration à son arrivée chez sa tante, car elle n’avait jamais aperçu dans aucune maison bretonne des meubles pareils, de soie claire, ni de semblables palmiers aux feuilles splendidement épanouies, ni tant de fleurs répandues à profusion dans les corbeilles et les vases, sur les tables, la cheminée, le piano à queue.

— Eh bien, petite fée, à quoi pensez-vous, la mine si sérieuse ? interrogea Charlotte, caressant les cheveux d’Arlette, qui l’avait conquise toute.

— Je ne pense pas, je ne peux pas ! Mes idées ne m’obéissent plus… Elles tourbillonnent… Elles s’en vont de droite et de gauche… Elles sont aussi occupées que mes yeux… C’est même bien fatigant !

— Surtout quand on a voyagé dix-huit ou dix-neuf heures. Demain, soyez tranquille, vous verrez sans fatigue, et nous ferons de notre mieux pour que vous ne vous ennuyiez pas de…

Charlotte s’arrêta une seconde, puis, avec malice, acheva :

— … de Mme Morgane.

— De Mme Morgane ? Oh ! si vous saviez comme c’est délicieux d’être loin d’elle et de ne plus s’entendre gronder !

Elle avait parlé avec tant de conviction, que Charlotte éclata de rire. Aussitôt ses joues s’empourprèrent si fort, que sa cousine eut pitié d’elle.

— Je vous taquine, chérie. Et, pour m’échapper, vous voudriez bien vous réfugier, je suis sûre, vers le piano, qui paraît vous tenter ? Voulez-vous nous faire un peu de musique ? Ce serait tout à fait gentil de votre part !

— Oh ! non, pas ce soir… Je ne pourrais pas chanter ce soir, comme je le faisais d’ordinaire auprès de papa. Je ne pourrais pas ! Mais j’aurais tant de plaisir à vous entendre, vous !

— Moi, enfant, je n’ai pas touché mon piano depuis un nombre incalculable de jours. Quand on est fiancée, vous saurez cela plus tard, Arlette, on ne fait plus que des courses !

— C’est positif, insista-t-elle drôlement tandis qu’Alette l’examinait interdite, se demandant si elle plaisantait ou non. Mais Madeleine vous jouera tout ce que vous voudrez !

— Cela ne l’ennuiera pas ?

— Mais pas du tout, au contraire ! C’est une musicienne fanatique, à en juger par les heures d’étude qu’elle s’accorde chaque jour.

— Et je puis aller l’écouter dans la serre ? J’aime tant à entendre la musique sans voir d’où elle vient !

— Comment, à Douarnenez on est aussi wagnérien ? Allez, petite fille, faites comme il vous est agréable.

— Où l’envoies-tu, Charlotte ? interrogea de loin Mme Chausey… Dans son lit ?… C’est ce qui lui serait le meilleur. Elle doit n’en pouvoir plus, la pauvre fillette.

— Oh ! non, je ne suis plus fatiguée du tout, protesta vivement Arlette. Ne me renvoyez pas encore dans ma chambre, je vous en supplie !

C’était vrai qu’elle n’éprouvait plus aucune fatigue. Mais en eût-il été autrement, elle n’aurait bien sûr pas voulu s’en aller dès maintenant se reposer. Guy n’avait-il pas dit qu’il viendrait ? Et pour elle… Qu’aurait-il pensé de la savoir déjà endormie comme un bébé qu’on envoie coucher aussitôt son dîner ?

Madeleine, complaisante, s’était assise au piano. Arlette se glissa dans un coin de la serre d’où le piano était invisible, et elle écouta. De sa place, elle apercevait, au bout du salon, Charlotte et son fiancé en grande conversation, et Mme Chausey qui s’approchait d’eux. Tous les trois, ils se mirent à considérer des papiers que le jeune homme tirait de son portefeuille. Puis, du piano, un accord monta, et Arlette ferma les yeux pour mieux recueillir en elle ses impressions.

Le jeu de Madeleine était, comme elle-même, correct et fin, un jeu de jeune fille très bien élevée, qui livre peu d’elle-même et se révèle seulement l’élève d’un professeur de talent. Mais sur l’être passionné pour la musique qu’était Arlette, la moindre harmonie possédait une incomparable puissance. Qu’y avait-il donc dans la page de Chopin que jouait Madeleine, avec une réelle expression, pour qu’Arlette vibrât toute en l’écoutant ? Les larges ondes sonores jaillies de l’ivoire semblaient l’envelopper. Et, à mesure qu’elles montaient, — chose étrange ! — elles se prenaient à réveiller dans son cœur la vision tant désirée de la calme maison de Douarnenez, où était son père. Les paupières toujours closes, n’étant plus distraite par le monde extérieur, elle se retrouvait dans le cabinet de travail où elle passait tant de délicieux instants avec lui. A cette heure, il devait y être ! Que faisait-il ?… Est-ce qu’il ne souffrait pas de la savoir loin, loin, si loin de lui ? — car il avait fallu des heures et encore des heures pour qu’elle fût à Paris… Peut-être, en cette minute, il pensait à elle… Il regrettait de l’avoir laissée partir. En elle aussi se réveillait l’âpre douleur de la séparation, dont une première fois déjà elle avait senti l’angoisse dans le wagon assombri ; et, peu à peu, des larmes silencieuses glissaient sur son visage sans même qu’elle en eût conscience. Un besoin de tendresse, une soif ardente de ne plus être solitaire, d’entendre une parole amie, de crier à quelqu’un ou à quelque chose sa détresse morale, la pénétrait peu à peu irrésistiblement…

Et, cependant, elle n’osait s’en aller là-bas, à l’autre bout du salon, demander secours contre son isolement à Mme Chausey et aux deux fiancés, toujours absorbés dans leur conversation ; Madeleine jouait maintenant un scherzo avec une prestesse qu’on n’eût pas attendue d’elle, si calme ! Sous ses doigts, les notes roulaient, se pressaient ainsi que, sur la plage du Ris, se pressaient les milliers de gouttes qui faisaient les belles vagues souples tant aimées d’Arlette. Ah ! que d’heures allaient s’écouler avant qu’elle les revît, avant qu’elle retrouvât ce coin de terre bretonne où était son cœur !…

Brusquement, elle tressaillit. A travers les sonorités éclatantes du piano, arrivait jusqu’à elle la voix joyeuse de Guy qui l’appelait :

— Arlette, petite Arlette, où vous êtes-vous cachée ? Ah ! je vous trouve ! Impossible de vous dissimuler davantage. J’aperçois le bout de votre pied, un véritable pied de Cendrillon.

Guy s’avançait vers elle. Il demeura stupéfait en rencontrant le regard humide de ces yeux dont il connaissait surtout l’éclair joyeux.

— Arlette, qu’avez-vous ?

— Je n’ai rien… J’écoute la musique !

— C’est la musique qui vous fait pleurer ? Pourquoi pleurez-vous ?

— Parce que je suis très sotte, fit-elle tamponnant en hâte son mouchoir sur les cils mouillés.

Il sourit, malgré lui, d’un sourire qui se perdit tout de suite sous sa moustache blonde.

— Ce n’est pas une raison, cela. Vous ne voulez pas me dire ce que vous avez ? Quelqu’un de nous vous aurait-il fait de la peine ? Ce serait bien involontairement. Nous étions tous si désireux de vous faire aimer votre séjour parmi nous !

La flamme un peu railleuse du regard de Guy s’était éteinte dans une expression de sollicitude affectueuse, et l’accent de sa voix était devenu très doux. Elle le devina réellement inquiet de ses larmes. Alors, son cœur se détendit un peu, et un faible sourire glissa sur ses lèvres tremblantes encore :

— Ne vous tourmentez pas à cause de moi ! Je vous assure que c’est stupide de ma part de pleurer ! Je ne suis nullement malheureuse au milieu de vous… Seulement… pendant que Madeleine jouait, je me suis mise à penser tout à coup à… la maison, à mon père ! Je me suis sentie si loin que…

— Que vous avez regretté bien fort de vous être laissé attirer hors de votre home. Pauvre Arlette ! Pauvre petit oiseau loin de son nid !

Elle lui paraissait tellement jeune dans la naïveté de son chagrin qu’en lui passa le désir instinctif de l’attirer comme on attire les enfants désolés pour les consoler sous les baisers qui apaisent. Mais il dit seulement de la même voix affectueuse :

— Arlette, ne pleurez pas, je vous en prie. Savez-vous que vous me remplissez de remords ?… Comme il faut que nous pratiquions mal l’hospitalité, pour que vous vous sentiez ainsi dépaysée parmi nous !

— Oh ! non, ne me croyez pas trop dépaysée ! C’est le premier moment ! Je ne suis pas encore habituée à n’avoir personne à qui dire tout ce que j’ai dans l’esprit, à qui parler de la maison !… Et puis aussi, j’ai peur de vous ennuyer tous ! Je me trouve tellement insignifiante et mal élevée auprès de mes cousines !

Elle parlait d’un accent de détresse si sincère que Guy n’eut pas la cruauté de sourire devant cet aveu ; il demanda d’un ton encourageant :

— Est-ce pour que je vous fasse des compliments que vous dites de pareilles choses ?

— Oh ! non ; c’est parce que je les pense ! Quand ma belle-mère me le répétait tous ces temps-ci, je ne la croyais pas. Mais maintenant, je ne suis plus brave du tout !… Je suis sûre que je vais faire beaucoup de sottises, d’autant que je ne peux demander à personne de m’aider à les éviter !

— Et moi, je suis bien certain, au contraire, que vous n’en commettrez aucune. D’ailleurs, si vous avez le moins du monde besoin de secours, n’avez-vous pas ma sœur et vos cousines ?

— Oh ! jamais je n’oserais recourir à elles !

— Pourquoi donc ?

Arlette baissa un peu la voix :

— Elles m’intimident trop ! Et puis, si elles me connaissaient comme je suis, elles n’auraient qu’à ne plus m’aimer du tout ! Je leur ferais peut-être l’effet que je produis sur Mme Morgane ! Madeleine surtout m’intimide. Elle est si raisonnable, si sérieuse, si douce… Tout le contraire de moi, enfin ! Quand j’aurai vécu quelque temps auprès d’elle, je crains qu’elle ne me trouve un vrai monstre !

Guy, cette fois, se mit à rire franchement :

— Je crois que vous ne courez aucun risque de ce genre. Mais, dites-moi… est-ce que je vous intimide aussi ?

Ses yeux limpides plongèrent dans ceux du jeune homme, qui avaient perdu leur expression railleuse, et, en toute sincérité, elle répondit :

— Non, vous ne m’intimidez pas, surtout en ce moment où vous n’avez pas l’air moqueur. Les hommes, d’ailleurs, m’effrayent beaucoup moins que les femmes. Je n’en ai jamais vu que de bons, tandis que des femmes !…

— Eh bien, alors, savez-vous ce qu’il faut faire, petite Arlette ? Il faudra, quand vous en aurez besoin, user sans scrupule de ce que j’ai à vous offrir d’expérience mondaine, y recourir dès que vous serez embarrassée, dès que je pourrai vous être bon à quelque chose…

Elle l’écoutait interdite, ravie, n’osant croire aux paroles qu’elle entendait :

— Et je pourrai vous dire tout ce que je voudrai, vous demander tout ce que je voudrai, vous parler de ce qui m’intéresse, comme je le faisais avec le capitaine ?

— Mais, certainement ! répliqua Guy, amusé de se voir mis au même rang que le capitaine.

— Et cela ne vous ennuiera pas ?

— Au contraire, je serai extrêmement fier, si vous voulez bien me faire l’honneur de me considérer comme un grand ami auquel vous pourrez, autant que vous le souhaiterez, parler de votre « chez vous », de ce qui vous tient au cœur, vous est plaisir ou peine…

— Oh ! merci ! merci ! dit-elle avec une explosion de reconnaissance. Guy, vous êtes délicieux !

Mais, au moment même, un démon malin lui chuchotait à l’oreille les paroles tant de fois répétés de Mlle Malouzec sur le peu de confiance qu’il faut avoir dans les discours des hommes…

Et, troublée dans sa joie, elle interrogea, anxieuse :

— Est-ce que vous pensez bien, Guy, tout ce que vous dites ?

— Comment, si je le pense ?

— Oui… Ce ne sont pas seulement des phrases aimables pour me faire plaisir…, pour me consoler ?

— Quel scepticisme, Arlette ! Où allez-vous chercher ces vilaines suppositions ?

— Oh ! Guy, ne soyez pas fâché… Mais Mlle Catherine assure que les messieurs, à Paris, font toujours des compliments aux dames et qu’il n’y a pas un mot de vrai dans leurs paroles !

— Eh bien, Mlle Catherine n’est pas indulgente pour les messieurs de Paris ! Tous, pourtant, ne méritent pas une pareille sévérité. Il y a des exceptions. Mlle Catherine le reconnaîtrait elle-même, si elle restait un peu dans notre ville… Je vous assure, Arlette, que, sur ce chapitre, quand il s’agit de vous, j’ai le droit, en conscience, de réclamer ma place parmi les exceptions !

— Vrai ?

— Vrai ; me croyez-vous maintenant ?

De nouveau, elle leva sur lui ses yeux clairs. Non, décidément, il ne paraissait pas se moquer d’elle… Et elle avait raison d’en juger ainsi. Pour lui, elle était devenue tout à coup une sorte de petite sœur, très attirante avec cette naïveté et cette complète absence de vanité féminine qui lui donnaient une véritable originalité. Il répéta du même accent amical :

— Me croyez-vous ?

— Oh ! oui. Et c’est tellement meilleur de vous croire !

— Alors, soyez persuadée que je suis revenu ce soir pour vous seule.

— Pour moi ?

— Oui, pour vous souhaiter officiellement la bienvenue. Vous voyez bien que je suis accoutré à la façon d’un homme qui va dans le monde.

C’était vrai. Elle ne l’avait pas remarqué, dans son ignorance des usages mondains. Il était en habit, quelques violettes de Parme fleurissant sa boutonnière, et sa taille élégante et haute s’accommodait à merveille de cette tenue de soirée. Voyant qu’elle l’examinait sans répondre, il interrogea, curieux :

— Pourquoi m’étudiez-vous ainsi avec de grands yeux attentifs ? Est-ce que je me suis habillé de travers ?

— Oh ! quelle idée ! Je vous regarde, parce que je vous trouve très bien !

— Vous êtes trop bonne, ma cousine, fit-il s’inclinant très amusé.

— Pourquoi est-elle trop bonne ? questionna Madeleine, qui venait de se lever du piano.

Les joues d’Arlette s’empourprèrent ; elle était tout à coup saisie de la conscience vague d’avoir dit quelque chose de tout à fait incorrect.

— Ah ! Guy, ne répétez pas mes paroles, je vous en supplie, implora-t-elle.

Madeleine, surprise, demanda :

— Comment, c’est un secret ?

— Non, pas un secret. Je vous raconterai de quoi il s’agit à un autre moment, quand nous serons toutes les deux seules ! Vous me le permettez, n’est-ce pas ?

Bien entendu, Madeleine permit, et Arlette, délivrée de son inquiétude, acheva en paix, et toute rassérénée, sa première soirée à Paris.

VIII

Le visage appuyé contre les vitres de la fenêtre, soulevant à demi le rideau, Arlette regardait au dehors, attendant la minute où sa tante et Madeleine allaient sortir de la maison pour monter dans le coupé qui les attendait… Quelques secondes encore de patience, et elles apparurent, traversant le trottoir. Puis, prêtes à entrer dans la voiture, elles levèrent la tête vers la croisée qui laissait entrevoir une mince silhouette, et envoyèrent un amical signe d’adieu à l’enfant que l’excessive prévoyance de Mme Chausey gardait au logis pour cause de rhume.

Pas bien malade, Arlette ! A Douarnenez, elle n’eût guère pris garde à ce rhume et se fût librement promenée comme d’ordinaire au grand souffle du large. Mais Mme Chausey, ayant une peur excessive de toutes les maladies, se montrait d’une prudence extrême devant les moindres indispositions ; et elle avait jugé sage de ne point exposer Arlette au froid cuisant de cette journée d’hiver.

Arlette, pour sa part, ne s’effrayait nullement de quelques heures de solitude. Une idée séduisante avait d’ailleurs jailli dans son cerveau, quand elle avait su qu’elle ne sortirait pas : relire bien en paix, aussi longtemps qu’elle le voudrait, le journal qu’elle griffonnait depuis son arrivée à Paris, et revivre ainsi les six semaines délicieuses qu’elle y avait déjà passées.

Six semaines ! A peine elle le croyait elle-même. Pour n’en pas douter, il fallait vraiment qu’elle en eût la preuve, en comptant les jours sur le petit calendrier où était marquée d’un trait la date de son arrivée. Comme ils avaient fui, doux, charmants, insaisissables, ces jours qu’à l’avance, à Douarnenez, elle croyait devoir être en nombre si restreint ! Elle s’était donc trompée en pensant qu’elle ne pourrait vivre joyeuse loin de son père ? Pourtant, Dieu sait avec quelle tendresse ardente elle l’aimait toujours ; combien elle mêlait son souvenir à tout ce qu’elle faisait ; comme elle désirait ses lettres et y répondait par de véritables volumes que complétait encore son journal ! Un journal, toutefois, que le docteur lirait seulement quand elle serait de retour, car c’était un ami dont elle ne voulait pas se séparer…

Le matin même, elle avait reçu de lui l’une de ces longues causeries qu’elle lisait et relisait, à les savoir par cœur, prétendait Guy… Elle reprit encore les feuillets, les parcourut avidement, comme si, pour la première fois, ils venaient sous ses yeux ; puis, pensive, elle songea un moment, les yeux perdus dans la flamme claire du foyer, et dans sa songerie passèrent tout ensemble les visions lointaines de son foyer breton et les images toutes récentes de sa vie de Parisienne. Ils étaient décidément doux à évoquer, ces souvenirs, puisque, pour les ressusciter mieux encore, elle s’en alla chercher, dans son petit bureau, les pages déjà sans nombre qui avaient jailli sous sa plume alerte et capricieuse, guidée par le besoin d’expansion inné chez elle. Et les doigts glissés dans ses cheveux, la tête penchée, elle se mit à lire, laissant son regard courir d’abord sur les premières feuilles :

10 novembre.

Eh bien, Paris n’est pas du tout comme je me l’imaginais. Et même, au premier moment, il m’a causé une désillusion. Je m’attendais, je m’en aperçois maintenant, à trouver une espèce de ville merveilleuse comme celles des contes, remplie de palais, de je ne sais quoi au juste, mais ne ressemblant à rien de ce que j’avais encore vu. Guy avait raison quand il me le disait à Douarnenez, et j’ai envie de me moquer de moi-même quand je pense à la singulière idée que je m’en faisais. Tel qu’il est, il me plaît décidément, ce Paris, maintenant que je suis habituée à ces maisons si hautes qu’elles m’étouffaient les premiers jours ; à ces interminables rues toutes grises, laissant voir à peine, — et très mal ! — un misérable bout de ciel ; à ses écraseuses, ses omnibus, veux-je dire, qui s’avancent toujours comme des machines menaçantes à l’adresse des simples voitures et des pauvres gens obligés de traverser la chaussée.

Entre parenthèses, c’est très amusant d’être dans une écraseuse ! On est assis les uns devant les autres, on se regarde, on s’examine, on fait ses petites réflexions, on tâche de débrouiller, à la simple vue, le caractère de ses voisins, on imagine leur histoire, etc. Malheureusement, je n’y suis montée qu’une seule fois ; et encore, parce que j’étais avec Guy, qui s’est aperçu de l’envie que j’en avais, et avec miss Ashton, — l’ancienne gouvernante de Charlotte et de Madeleine, une Anglaise très raide, très solennelle, qui les adore, parle indignement le français et est aussi infatigable que moi pour la marche. Tout le contraire de ma tante et de Madeleine, qui voudraient ne bouger jamais de leur voiture. Quant à Charlotte, comme son Pierre est un trotteur intrépide, elle est toute prête à trotter à sa suite !…

C’est naturellement en voiture que j’ai fait ma première promenade dans Paris ; et plus cette promenade avançait, plus j’étais désorientée ! Il m’intéressait, certes, ce Paris, puisqu’il était nouveau pour moi, mais il ne m’attirait pas ; ma sympathie pour lui ne s’éveillait pas du tout ! Il me paraissait gris comme le ciel chargé de brouillard. Une maussade pluie fine faisait disparaître sous leur parapluie les passants nombreux, oh ! nombreux ! et l’on ne distinguait que des silhouettes grandes, ou grosses, ou petites, ou gracieuses, ou autrement. Mais de figures, aucune ! Seuls, les magasins ne me causaient pas de désappointement. Loin de là ! Quand j’ai pénétré dans l’un d’eux, le Louvre, m’a expliqué Madeleine, j’ai été prise vraiment d’admiration pour lui. Il me paraissait si beau et si immense ! Mais il s’y trouvait tant de monde que, comme la veille, à la gare, la frayeur m’a saisie de me perdre et d’être étouffée ; et sans réfléchir, en stupide petite fille, j’ai attrapé la robe de Charlotte et je ne me suis aventurée qu’en la tenant bien. Quant à Madeleine, elle était aussi à l’aise que si elle avait été seule à se mouvoir dans ces galeries. Elle avançait au milieu de la cohue, toujours calme, fine, élégante, sans bousculer personne ni être bousculée. Une seconde, en se retournant, elle a aperçu ma main qui tenait toujours serrée la jupe de Charlotte, et elle a eu une légère moue :

— Arlette, ne fais donc pas ainsi l’enfant ! Ne te cramponne pas à Charlotte ! Cela ne se fait pas !

C’était la première fois que j’entendais cette dernière phrase tomber des lèvres de Madeleine… Maintenant, je ne pourrais plus compter le nombre de fois qu’elle est venue s’abattre sur mon inexpérience !

Pendant que ma tante et Charlotte choisissaient, dans ce magasin, — pareil à une ville de marchandises, — une quantité de choses de toute espèce, j’employai tous mes regards à contempler les acheteuses, d’abord, habillées presque toutes comme personne ne l’est à Douarnenez, laissant sur leur passage un bon petit parfum ; à contempler aussi la multitude d’objets vendus dans ce magasin étonnant, des objets si jolis que j’aurais voulu les acheter tous !

Aussi quand ma tante, après avoir choisi une étoffe d’un adorable gris tendre, m’a dit : « C’est pour toi, Arlette. Puisque tu es ma fille, pour le moment, c’est bien le moins que je complète ton trousseau ! » j’ai été tellement ravie, que je l’ai embrassée chaleureusement en m’écriant qu’elle était un amour de tante, sans penser que nous n’étions pas seules.

Une dame, qui achetait près de nous, a pris aussitôt une mine si étonnée, que j’ai eu conscience de m’être comportée en jeune sauvage. Pour son compte, l’employé riait dans sa barbe et me lançait des coups d’œil discrets, mais curieux. Ma tante, elle, ne paraissait pas fâchée. Je lui ai chuchoté, confuse :

— Ma tante, pardonnez-moi d’être si ridicule !

Elle m’a répondu très gentiment :

— Les petites filles de ton âge ne sont jamais ridicules quand elles témoignent leur plaisir.

— Seulement, elles feraient mieux de ne pas le témoigner en public, n’est-ce pas ? ai-je fini.

Ma tante s’est mise à rire :

— A merveille ! Salomon lui-même n’aurait pas mieux parlé.

Et là-dessus, nous sommes remontées en voiture pour reprendre la série des courses qui absorbent complètement, en ce moment, ma tante et Charlotte, grâce à l’approche du mariage. Elles en sont occupées à lasser ceux qui, comme moi, n’ont qu’à les regarder faire ! Heureusement, elles ne paraissent pas épuisées du tout, bien que ma tante répète de temps à autre, d’un accent convaincu : « Je n’en puis plus ! »

Mais Guy assure que c’est là une phrase de vraie Parisienne, dans laquelle il n’y a pas un atome de vérité. Faire des courses est l’élément des Parisiennes, paraît-il.

Pour suivre le programme de la journée, nous sommes allées chez une modiste de haut renom, qui vendait des chapeaux tels que les habitantes de Douarnenez, et même de Quimper, n’en ont pas l’idée ; des chapeaux qui m’ont tout de suite expliqué pourquoi, avant que je sorte, Charlotte, l’adresse incarnée, avait fait subir à l’œuvre de la modiste de Mme Morgane une transformation inattendue, à laquelle elle devait une physionomie toute nouvelle.

Devant les hautes et innombrables glaces, des dames étaient assises, presque aussi élégantes que la modiste en chef et les sous-modistes. Ces dernières, sous l’œil de la grande maîtresse du lieu, leur plaçaient les chapeaux sur la tête. Et alors les dames s’examinaient de droite, de gauche, de profil, avec une attention extrême. Jamais jusqu’alors je n’avais soupçonné que ce pût être aussi important de choisir un chapeau ! L’une d’elles surtout, pas jolie le moins du monde, m’intéressait tout à fait, tant elle était sérieuse en contemplant, sur ses cheveux bien souples, les différents chapeaux que la modiste y posait pour essayer. Le plus drôle, c’est que son mari était avec elle, — un grand jeune homme comme Guy ; — il était aussi absorbé qu’elle dans l’examen des chefs-d’œuvre de Mme Caroline. Je le trouvais tout à fait ridicule dans ce magasin de modes, au milieu de toutes ces dames, avec sa physionomie affairée, autant que s’il avait été chargé d’empêcher l’explosion d’une bombe… Mais, en même temps, il m’amusait tellement, j’étais si occupée à le regarder, que je n’entendais pas ma tante qui, après avoir longtemps parlé avec Mme Caroline, m’appelait :

— Arlette ! Arlette !

Charlotte m’a ramenée dans la réalité en me caressant la joue avec les violettes glissées dans sa veste ; et… — Oh ! pourquoi Mme Morgane n’assistait-elle pas à cette scène ! — voici que ma tante m’a fait asseoir, moi aussi, devant une glace, et voici que, sur ma tête, Mme Caroline s’est mise en devoir de faire apparaître successivement une série de ses chefs-d’œuvre. Elle me les posait délicatement, arrangeait, de-ci de-là, les mèches folles de mes cheveux, et puis se reculait, renversant sa taille de petite grosse femme, rejetant en arrière sa tête coiffée de cheveux couleur de cuivre rouge, clignant à demi ses yeux et se répandant en phrases tout à fait extraordinaires :

— Oui, le dessin est harmonieux et fin ! Un vrai Greuze, ou plutôt un Récamier. Un poème, madame, ne trouvez-vous pas, que ce chapeau sur ce visage ? La Jeunesse défiant l’Hiver ! C’est un régal d’avoir à coiffer une tête d’une grâce aussi originale et piquante ! Nous ferons une merveille. Je la vois déjà… Le bouton naît ; la fleur va s’épanouir ! Elle vous plaira certainement, madame.

Et, entre ces exclamations, elle riait d’un rire satisfait qui me faisait penser au gloussement des poules, quand on leur jette du grain. Dans le nombre de ces chefs-d’œuvre, elle en a pris un de forme tellement bizarre et tellement empanaché que j’ai bondi, malgré ma confiance en Mme Caroline.

— Oh ! ne me mettez pas un chapeau pareil ! Je ressemblerais aux chiens savants que l’on voit quelquefois le jour du Pardon.

Mme Caroline a eu un nouveau gloussement. Mais sa mine était un peu moins épanouie, et j’ai deviné que mon exclamation avait été très malencontreuse. Avec dignité, elle m’a répondu :

— Vous pouvez être tranquille, mademoiselle. Jamais nos clientes n’ont l’air de chiens savants. S’il en était autrement, nous n’aurions pas une clientèle aussi exceptionnellement nombreuse et distinguée.

Une chaleur m’a monté aux joues. Mais Mme Caroline n’a pas paru s’en apercevoir, et, jetant de côté le chapeau que j’avais traité d’irrévérente façon, elle l’a remplacé, sur mes cheveux, par un autre qui a reçu l’approbation générale, la mienne comprise. Mais je me suis bien gardée de l’exprimer, de crainte d’articuler encore quelque sottise. Vraiment, en cette minute, m’apercevant dans une glace, je me faisais l’effet d’une autre personne, ainsi coiffée d’un chapeau « idéal » — pour parler comme Mme Caroline — et habillée de la robe que ma tante m’avait fait faire à l’avance, selon votre désir, père chéri, et que j’ai trouvée à mon arrivée. J’avais l’apparence d’une vraie jeune fille ; je paraissais bien plus grande qu’à l’ordinaire, et ma taille aussi était toute différente, bien mieux ! Enfin — tout bas je puis bien l’avouer — je me trouvais très gentille ! Je suis sûre que Mme Morgane et Blanche, me voyant ainsi transformée, n’auraient plus osé me soutenir que les petites femmes ne sont que de vilaines créatures manquées. D’ailleurs, si elles l’avaient soutenu, je ne les aurais pas crues ! Et surtout je n’aurais pas pleuré comme je le faisais autrefois, en petite sotte, à l’idée que j’étais une créature manquée…

Je suis sortie enchantée de chez Mme Caroline, et je continuais à l’être dans la voiture, quand, tout à coup, une ombre a passé sur ma joie. Ma tante, après avoir célébré, en compagnie de Charlotte, les talents de Mme Caroline, finissait en plaisantant :

— Le malheur est que ce sont des talents qui se payent bien cher… Ah ! ce n’est pas une économie de marier sa fille !

Subitement, père, je me suis rappelé que vous m’avez recommandé d’être très, très économe, de dépenser le moins possible ; et j’ai été envahie par la crainte qu’il ne faille justement dépenser beaucoup d’argent pour être habillée comme j’allais l’être au mariage de Charlotte. Je ne savais comment demander à ma tante de me rassurer, et, dans mon embarras, j’étais devenue silencieuse, tout à fait contre mes habitudes ; si bien que ma tante s’en est aperçue et m’a demandé en souriant :

— Qu’as-tu, Arlette ? Est-ce que tu crains toujours d’être coiffée comme un chien savant par Mme Caroline ?

— Oh ! non. Mais… mais… j’ai peur de n’avoir pas assez d’argent pour payer ma jolie toilette !

Ce n’était pas là tout à fait ce que je pensais, mais vraiment l’aveu me paraissait trop difficile à articuler ; et ma tante me regardait avec des yeux que je ne comprenais pas. Ils étaient très affectueux, mais sérieux, et j’ai demandé bien vite :

— Oh ! tante, vous n’êtes pas fâchée après moi, n’est-ce pas ? C’est que papa m’a tant recommandé d’être économe, et je me demande comment y arriver !

— Eh bien, nous te l’apprendrons ; sois tranquille, chérie, j’espère bien que ton père sera content de toi et de nous sur ce point ! Aie confiance en moi…

Je ne demandais pas mieux, et j’ai eu un soupir de soulagement à voir ma tante aussi sûre de son fait. Comme nous étions en voiture, à l’abri des regards curieux, je l’ai embrassée de toutes mes forces pour la remercier, et j’ai pu de nouveau être gaie, sauf quand je pensais à vous, père.

Certainement, cela me faisait plaisir pour moi de savoir qu’au mariage de Charlotte, je serais tout à fait Cendrillon métamorphosée par sa marraine ; mais cela me charmait bien plus encore pour Guy, avec qui je quête. J’étais certaine, de cette façon, de n’être pas pour lui un sujet de honte, ainsi que me l’avait prédit Mme Morgane, et Blanche surtout, qui n’a pas manqué une occasion de me répéter que Guy, me trouvant si peu à la mode de Paris, ne voudrait pas quêter avec moi, etc. Le plus malheureux, c’est que, sans l’avouer, je m’étais mise à le croire depuis que je pouvais me comparer à mes cousines ; il finissait par me sembler que Guy devait sûrement me juger de la sorte.

Aussi, comme j’étais maintenant tranquillisée, j’ai voulu qu’il le fût tout de suite, lui aussi. Et pendant son apparition d’un instant à la maison, le soir de cet après-midi mémorable, je lui ai annoncé qu’il verrait une Arlette transformée au mariage de Charlotte et n’aurait pas à rougir de ma tenue de campagnarde, comme disait Blanche.

— Alors, vous serez très belle ?

Modestement, j’ai répondu :

— Je serai gentille… j’espère…

— Et vous êtes ravie de cette perspective ?

— Oh ! oui !

Ce sourire, dont je n’arrive pas encore à démêler le sens, a couru sous sa moustache :

— Voilà un « oh ! oui ! » bien convaincu… Hum, mademoiselle Arlette. Est-ce que Paris ferait déjà sentir sur vous son influence néfaste ? Est-ce qu’il vous rendrait coquette ?

— Oh ! non, je l’étais déjà à Douarnenez.

— Vous l’étiez ?… Vraiment ? Comment le savez-vous ?

— Parce que le capitaine Malouzec me l’a dit… justement le jour où je lui déclarais que j’étais contente, autant qu’on peut l’être, d’avoir appris que je n’étais pas un misérable avorton !

Et avec effusion, j’ai fini :

— Et c’est vous qui me l’avez appris. Aussi, je vous en aurai une reconnaissance éternelle !

— Vous êtes mille fois trop bonne, ma cousine. Je ne mérite pas tant. J’ai simplement, par esprit de justice, voulu rectifier quelques opinions légèrement erronées de Mme Morgane sur ce point. Ne prenez pas la peine de me parler de votre reconnaissance, et faites-moi plutôt la grâce de me raconter vos premières impressions sur Paris.

Je ne demandais pas mieux. C’est si amusant de bavarder ! Je lui ai tout dit, mes opinions sur les écraseuses, sur les employés du Louvre, sur Mme Caroline et ses produits, sur les messieurs qui achètent les chapeaux de leur femme… J’ai demandé à Guy si, comme moi, il ne les trouvait pas ridicules dans ce personnage. Il m’a répondu par un « certainement » fort convaincu…

Comme nous nous entendons bien avec Guy ! Je voudrais qu’il fût mon frère, mon grand frère ; mais je garderais tout de même Corentin et Yves, que j’aime pour de bon !

14 novembre.

Mlle Catherine est venue me dire adieu. Elle repart ce soir. Je l’ai embrassée, réembrassée je ne sais combien de fois, comme si mes baisers pouvaient laisser sur son visage quelque chose de moi que vous sentirez, père chéri, lorsqu’elle ira vous voir de ma part.

Quand la porte est retombée derrière elle, j’ai eu un frémissement au cœur, me sentant seule, bien seule cette fois dans Paris, tout à fait séparée de mon pays breton…

Mais cette impression n’a pas duré. Je ne puis plus maintenant me trouver perdue à Paris comme le premier jour… Tous, ici, sont excellents pour moi ! Aussi, je les aime !… Mais pas tous de la même façon ; — à mon papier, je peux bien confier la vérité vraie ! — Madeleine continue à m’intimider beaucoup, au fond, avec son inaltérable sagesse et son calme également inaltérable. A cause du mariage de Charlotte, toute la maison est en agitation, et je suis comme la maison : Madeleine, elle, demeure un vrai lac, sans coup de vent, sans vague. Ainsi que tout le reste de l’année, je suis sûre, elle étudie pendant des heures son piano avec une patience qui me stupéfie ; tant elle répète de fois les mêmes passages !! Elle peint des fleurs, copiant son modèle pétale par pétale, et elle en brode sans relâche sur des ouvrages minutieux, sans paraître se douter le moins du monde qu’il faut des trésors d’attention pour les mener à bien… Elle suit des cours, comme l’on dit ici, et pour son agrément ! car elle n’a plus besoin du tout de s’instruire. Ma tante le trouve, et je suis, tout bas, de son avis…

Que de science il y a dans le cerveau de Madeleine ! Quand j’y pense, je suis pénétrée pour elle d’admiration, — d’une de ces admirations qui vous accablent de l’idée de votre propre indignité ; et je comprends que, très souvent, elle trouve (je le devine) que je dis ou fais des choses stupides, c’est-à-dire « incorrectes », quoiqu’elle s’applique à me cacher son impression. Mais je connais maintenant trop bien sa figure pour me laisser tromper ! Quand certain petit pli apparaît entre ses sourcils, je suis sûre de m’être mis une sottise quelconque sur la conscience.

Et puis mes étonnements, mes admirations, mes antipathies lui paraissent en général un peu saugrenus. Elle a une manière de me dire : « Que tu es donc enfant, Arlette ! » qui tombe sur moi à la façon d’une vague bien froide et me pénètre de la résolution de garder pour moi toutes mes idées. Seulement, c’est une résolution qu’il me serait impossible de tenir ! Je suis trop habituée à les laisser prendre la volée dès que bon leur semble. Capitaine, où êtes-vous pour les recueillir ?

Avec ma tante et Charlotte, je suis bien à mon aise. Elles, au moins, je ne les scandalise jamais ! Mais elles ont autre chose à faire que de m’écouter bavarder. D’ailleurs, Charlotte est toujours avec son Pierre, occupée de son Pierre quand elle n’est pas la proie des couturières, modistes, etc.

Par bonheur, pour moi toute seule, j’ai Guy, mon grand ami. Un grand ami que je ne vois guère à loisir, par exemple. Tous les jours, certes, il vient à la maison ; mais, sauf exception, pour de courtes visites, — du moins elles me paraissent ainsi, — et puis il s’en va je ne sais où… Je voudrais savoir même quel est ce « où ». Je l’ai demandé à Charlotte, — non à Madeleine, bien entendu, — et pour tout renseignement, elle m’a dit, avec un sourire que je n’ai pas compris :

— Je ne puis te dire où va Guy. Il ne me fait pas de confidences. Demande-le-lui, si tu désires le savoir.

— Ça ne le fâchera pas ?

— Oh ! non !

Le jour même, comme Guy était venu un instant avant le dîner, je lui ai servi toute chaude ma question. Il en a paru si stupéfait, que j’ai cru que lui aussi allait me répondre la fameuse phrase de Madeleine : « Ce n’est pas convenable ! » Mais il m’en a fait grâce et, de ce ton qui ne m’apprend jamais s’il parle sérieusement ou non, il a répété :

— Où je vais quand je vous quitte ?… Eh bien, selon les heures, je dîne en ville, ou je vais au théâtre, ou aux courses, ou faire des visites et le reste… Enfin, je goûte à tous les charmes de la vie !

— Comme vous êtes heureux, Guy ! Je voudrais bien, moi aussi, y goûter comme vous, car ils doivent être délicieux pour que vous leur donniez ainsi tout votre temps !

A ma grande surprise, il a eu un haussement d’épaules très méprisant pour les charmes en question, et il m’a répondu sans plaisanter :

— Soyez très sûre qu’ils ne méritent pas d’être regrettés par toute personne ayant même une ombre de raison. Ah ! quelle fille d’Ève vous êtes, petite Arlette !

Il est parti là-dessus, après m’avoir baisé le bout des doigts. Mes idées n’avaient pas été éclaircies d’un brin par ses réponses !… J’en étais un peu dépitée, mais pas autant que je l’aurais cru… C’est que, une chose très bizarre ! j’aime à me sentir une petite fille ignorante auprès de Guy qui, lui, a autant d’expérience qu’un très vieil homme. Je le vois dans ses yeux, je le devine à ce qu’il dit, et aussi à ce qu’il ne dit pas ! Quelquefois, en causant avec ma tante, ou encore avec son ami Pierre, il fait une phrase qui m’a un petit air tout simple, et ma tante — ou Pierre — se met à rire. Moi, je ne comprends pas du tout la cause de leur gaieté subite, et cela m’agace. J’ai envie de crier à Guy : « Puisque vous êtes mon ami, apprenez-moi à comprendre tout ce que disent les grandes personnes ! Je ne suis plus une « petite » ! J’ai presque dix-huit ans !… »

Et pourtant je ne lui dis rien de pareil, non parce que Madeleine me glisserait peut-être son éternel : « Ce n’est pas convenable ! » mais parce qu’il m’est agréable d’être pour Guy une espèce de bébé dont il est obligé d’avoir soin !

16 novembre.

A partir d’aujourd’hui, j’aime Paris ! Pour moi, ce n’est plus seulement un immense assemblage de maisons à travers lequel sont, par-ci par-là, jetés quelques arbres dont les pauvres racines s’écrasent sous l’asphalte. J’ai compris qu’il avait ses beautés à lui ; j’étais tout à fait dans mon tort en ne les apercevant pas, parce qu’elles différaient des beautés que j’aime par-dessus tout : celles que le bon Dieu a faites et dans lesquelles les hommes ne sont pour rien, comme la mer, les soleils couchants, les fleurs…

Ce qui m’a réconciliée avec Paris, c’est ma visite de tantôt à Notre-Dame ; et cette visite, je la dois à Guy. Hier, comme il interrogeait Madeleine sur le programme de notre journée d’aujourd’hui, elle lui a répondu par une liste de courses qui l’a fait reculer :

— Comment ! tant d’occupations pour un seul après-midi ! Mais vous allez tuer cette pauvre Arlette ! Sans compter qu’elle doit s’ennuyer à périr, promenée ainsi sans cesse de magasin en magasin.

Pour ça, Guy se trompait absolument ! Mais je n’ai pas songé à protester, quand je l’ai entendu continuer :

— Il vaudrait bien mieux qu’elle visitât un peu Paris. Louise, envoie-la donc « pérégriner » sous l’aile de miss Ashton, si tu n’as pas le loisir de la chaperonner.

— Ce serait très bien, a fait ma tante, si miss Ashton parlait français. Mais elle bredouille autant que si elle venait de débarquer d’Angleterre. Elle et Arlette ne se comprendraient pas et se perdraient dans Paris, pour peu que je les envoie seules.

— Mais tu pourrais les envoyer sous mon escorte. Voyons, Arlette, voulez-vous venir, vous et votre garde du corps, visiter Notre-Dame, par exemple, puisque vous affectionnez tant les églises, en m’acceptant pour cavalier ?

J’accueillais la proposition avec transport. Mais ma tante, je me demande pourquoi, se montrait hésitante. Elle a marmotté à Guy quelques mots parmi lesquels j’ai attrapé au vol le cher « convenable » de Madeleine. Enfin Guy, par bonheur, a fait triompher son idée, et aujourd’hui, tous les trois, nous sommes partis pour Notre-Dame dans une écraseuse, selon mon désir. J’aime toujours beaucoup mieux les écraseuses, où l’on a de l’air et de la lumière, que les fiacres, qui sont de véritables petites boîtes à roues dans lesquelles on ne respire pas…

Oh ! Notre-Dame ! Comme Guy avait raison de m’y conduire… D’abord à cause du marché aux fleurs qui l’avoisine et sentait bon au passage le lilas et les roses du Midi ; puis parce que l’église est elle-même d’une beauté qui m’a conquise toute… J’étais pleine de respect, en y pénétrant, à la seule idée du nombre d’années dont elle porte le poids. Elle me faisait l’effet d’une vieille dame très noble, très majestueuse et très bienveillante qui vous inspirerait tout de suite le désir de vous prosterner…

Guy, qui adore Notre-Dame, — pour de bon, — tout en étant Parisien, a déclaré que nous devions nous comporter en touristes et tout voir. Aussi nous avons tout vu, y compris le trésor et les tours !

Quand nous sommes arrivés en haut des tours, après avoir grimpé marche sur marche, j’ai cru être transportée en plein ciel. Au sortir des interminables escaliers qu’il nous avait fallu escalader, j’apercevais du bleu, du bleu encore, un bleu infini, délicat, doux, que ne voilait aucun nuage ; et puis une clarté de soleil, limpide et transparente, dont je me sentais enveloppée comme par le vent d’hiver qui nous mordait le visage. Autour de nous, rien que l’espace plein de lumière. Et puis à nos pieds, très bas, tout écrasée, la masse des maisons qui s’étendaient si loin qu’elles se confondaient avec le brouillard de l’horizon. J’étais saisie d’en voir tant, de penser aussi à la quantité de personnes qui vivaient sous ces toits innombrables, luisant au soleil, des personnes que je ne connaissais pas, que je ne connaîtrais jamais, qui étaient, les unes très heureuses et les autres, mon Dieu ! malheureuses, puisqu’il paraît qu’il y en a beaucoup aussi de celles-là…

— A quoi rêvez-vous, Arlette, avec cette mine grave ? a questionné Guy.

— Je me demandais si, dans toutes ces maisons, il y a sûrement plus de gens heureux que de gens malheureux. Il y a plus des premiers, n’est-ce pas ?

— Souhaitons-le, en effet.

— Vous ne le croyez pas, Guy ? Vous parlez sans conviction.

— C’est que vous agitez là une grosse question, petite reine, qui a fait méditer des collections de philosophes, sans être bien éclaircie. Et moi qui ne suis pas précisément un docte philosophe, je n’oserais me mêler de la résoudre. Espérons ensemble que la somme des mortels satisfaits de leur sort l’emporte sur la somme de ceux qui ne le sont pas ; et nous nous comporterons ainsi en parfaits optimistes !

En cette minute, au regard, à l’accent de Guy, je devinais qu’il parlait inspiré par son expérience de vieil homme, et j’aurais voulu pouvoir entrer dans sa pensée pour démêler ce qui s’y passait. Nos yeux se sont croisés, et, changeant de ton, il a fini gaiement :

— Je suppose, d’ailleurs, que je prêche une convertie. Je n’ai pas besoin de vous recommander l’indulgence envers la pauvre vie, trop souvent calomniée, même par ceux qui lui doivent le plus. Contentez-vous longtemps de vous la figurer aussi séduisante que les palais habités par vos amies les fées.

— Eh bien, ce n’est pas du tout ainsi que je me la représente. Pour moi, elle ressemble à l’un de mes sentiers préférés, là-bas, près de Douarnenez, longeant la mer… Il n’est pas beau dans toute sa longueur, mon favori ; en certains endroits, les bruyères, les ajoncs, toute sorte de jolies petites plantes lui font cortège ; puis, ailleurs, elles disparaissent ; il ne reste que l’herbe maigre et rousse en été. Mais, sans se préoccuper de son entourage, mon sentier s’allonge toujours jusqu’au moment où il s’arrête court devant une énorme déchirure de la falaise… Alors, c’est le vide… C’est la fin…

J’avais un tel plaisir à reparler de mon cher sentier, d’où la vue sur la mer est sans pareille, que j’en oubliais le lieu où je me trouvais ; et j’ai été presque étonnée d’entendre résonner la voix de Guy :

— Petite Arlette, vous parlez comme un vieux sage. Mais les vieux sages sont des gens fragiles, ne l’oubliez pas, et sur cette tour, il fait un froid sibérien ; descendons vite, vous allez vous enrhumer.

Comme l’accent de Guy ne ressemblait pas du tout à celui de Mme Morgane quand elle me commande la moindre chose, je lui ai obéi tout de suite ; et alors a commencé notre visite de l’église, une visite qui m’intéressait tellement, surtout quand le jour tombant a fait la cathédrale plus intime, plus recueillie, que la nuit était presque venue déjà quand nous en sommes sortis enfin, toujours fidèlement suivis par miss Ashton. Paris était tout gris, maintenant, et, à mesure que les réverbères s’allumaient, il avait l’air de se remplir de grandes étoiles fauves. Aussi, comme il me plaisait ainsi, j’ai demandé à Guy de revenir à pied. Il m’a dit :

— Mais c’est trop loin ! Vous serez épuisée en arrivant, Louise me grondera.

Je lui ai tout de suite assuré et répété que j’avais l’habitude des très longues courses ; que, durant les vacances, Yves, Corentin et moi nous trottions pendant des heures, car nous sommes tous les trois infatigables.

— Et vous êtes alerte à l’avenant, vous, petite fille. Je me souviens de la jeune personne en rose qui montait en courant un chemin de falaise à Douarnenez… Allons, marchons, puisque cela vous amuse. Vous m’avez fait la grâce de m’accepter pour cavalier, je dois vous obéir, n’est-il pas vrai ? Si vous avez eu plus de vaillance que de force, nous trouverons toujours bien un véhicule quelconque pour nous recueillir.

Et ainsi nous sommes partis tous trois, après avoir fait nos adieux, — moi, du moins, — à la cathédrale, qui me paraissait plus imposante encore, sa grande silhouette de pierre tout habillée d’ombre… Nous avons d’abord suivi la Seine, criblée de flammes rouges aussi fuyantes que des feux follets ; des bateaux-mouches, m’a expliqué Guy, comme je lui confiais mon impression.

Là-dessus, il s’est mis à me questionner, non pas du tout en curieux, mais avec un intérêt qui ouvrait mon cœur autant que mes lèvres, sur ma vie à Douarnenez, sur ce que je faisais, je lisais, j’aimais, etc. J’étais tellement contente de parler de mon pays, que j’ai commencé à bavarder comme je le fais avec le capitaine. A la façon dont Guy m’interrogeait, me répondait, j’étais sûre que je ne l’ennuyais pas ; mais, au son de sa voix, je devinais bien qu’en m’écoutant il avait dans les yeux cette lueur de curiosité et d’amusement que je commence à connaître, mais qui ne me fâche plus, maintenant qu’il est mon grand ami. La nuit était complète, et si pure, que j’ai pu lui montrer l’étoile qui est mon habituelle confidente, celle à qui je raconte mes idées folles, mes désirs, mes espérances, quand je ne les dis pas à mon autre fidèle amie, la mer. Ces confidentes-là, au moins, m’écoutent toujours, sans me répondre au nom de la morale.

— Et vous n’aimez pas la morale ?

— Oh ! non ! Pas plus que je n’aimerais une vieille personne grognon, sévère, grondeuse, qui jetterait toujours des obstacles entre moi et les choses qui me tentent.

— Peut-être les choses défendues vous tentent-elles plus que les autres ?

— Mais, bien sûr !… Aussi, quelles tempêtes se sont élevées entre Mme Morgane et moi ! Surtout quand ses défenses étaient injustes… Mais, pour éviter d’être arrêtés par elle dans nos intentions, nous faisions toujours bien vite, les garçons et moi, ce que nous avions en tête. Après, on voyait…

— Qu’est-ce qu’on voyait ?

— Les yeux foudroyants de Mme Morgane, et on l’entendait fulminer un peu contre les garçons et beaucoup contre ma pauvre personne, qui recevait tous les noms. Un jour, elle m’a appelée « suppôt de Satan ». Je ne savais pas trop ce que ce drôle de nom pouvait dire… J’ai cherché dans mes livres de contes, de légendes, etc. Je n’ai pas trouvé d’explication. Qu’est-ce qu’il signifiait ?

— Rien du tout ! C’est une expression sans tête ni queue, m’a vertement répliqué Guy.

Si Mme Morgane avait entendu !…

Je n’étais pas plus renseignée. Comme il me demandait ce qui m’avait valu un pareil qualificatif, je lui ai raconté mon escapade de jadis avec Yves, que j’avais entraîné un soir dans le jardin pour voir si, à minuit sonnant, des fées sortiraient des corolles de toutes les fleurs et viendraient danser, en compagnie des poulpiquets, comme je l’avais lu dans un très beau conte. Yves n’avait que sept ans à peine et mourait de peur. Il se cachait les yeux sous ses poings, dans l’attente des poulpiquets. Moi, le cœur me battait à grands coups, mais je regardais de tous mes yeux. Minuit a sonné. La lune n’a éclairé aucune des apparitions que j’espérais. Ni korriganes, ni poulpiquets ne se sont montrés. Les fleurs sont restées des fleurs… De cette nuit-là, j’ai fini de croire vraies les belles légendes merveilleuses. J’en étais triste, triste ! Et, dans mon découragement de voir qu’elles n’étaient que mensonges, j’ai secoué Yves, qui ne bougeait pas, pour le faire rentrer. Mais il s’était endormi et, se sentant touché, il a cru qu’un poulpiquet voulait l’emporter. Il s’est mis à pousser des hurlements tels que toute la maison en a été réveillée et est accourue. Mme Morgane, en bonnet de nuit, m’a appelée « suppôt de Satan », criant que je voulais la mort de son fils, que j’étais une vraie sorcière, etc. Enfin, elle m’a malmenée à son aise, car papa était à Quimper et ne pouvait me défendre… Et les poulpiquets non plus ne sont pas venus à mon secours… Il est vrai que je ne croyais plus en eux !

— D’où leur droit de vous abandonner, à supposer même qu’ils eussent existé… Petite Arlette, vous avez des mots bien profonds.

Parlait-il sérieusement, ou se moquait-il de moi ? Nous avons fait quelques pas en silence. A quoi pouvait-il bien penser ? Pour l’obliger à continuer la conversation, je lui ai demandé, ayant envie d’entendre, à mon tour, ses récits :

— Et vous, Guy, est-ce que vous étiez insupportable quand vous étiez petit ?

— Mais je l’étais, je crois, très suffisamment, si je m’en rapporte à l’opinion de Louise.

— Oh ! Guy, racontez-moi des histoires de « quand vous étiez petit », des sottises que vous faisiez. Ce sera drôle de vous les entendre dire maintenant que vous êtes sage !

Guy s’est mis à rire.

— Je vous remercie, Arlette, d’être à ce point certaine de ma sagesse. Je ne mérite pas tant d’honneur. « Des histoires de quand j’étais petit ? » Mais je ne m’en rappelle aucune qui vaille la peine d’être exhumée de l’oubli où elle dort. J’imagine que j’étais un garçonnet pareil aux autres…

— Pas pareil, j’en suis certaine, à Corentin et à Yves ! Vous deviez, d’abord, faire des projets pour quand vous seriez un homme. Papa dit que tous les garçons en font, et il s’impatiente lorsque Yves déclare que ça lui est égal d’être n’importe quoi.

— Mais, certainement, j’avais de très hautes ambitions. Dans ma prime jeunesse, parce que je portais aux chevaux une tendresse extrême, j’ai rêvé d’être écuyer dans un cirque. Ensuite, vers la région de mes dix-sept ans, je me suis cru un prodige, une espèce de grand homme, parce qu’une revue de vingt-cinquième ordre, pour le moins, acceptait quelques-unes de mes élucubrations d’écolier. Puis une légère dose de sagesse m’étant venue avec les années, j’ai humblement renoncé à la gloire littéraire, je me suis borné à faire de la musique en profane, mais avec amour, à peinturlurer de même. J’ai enfoui ensemble mes rêves ambitieux et mes premières illusions, et, ne pouvant espérer davantage, je me suis résigné à n’être qu’un pauvre homme du monde, c’est-à-dire une élégante inutilité, pour ne pas dire plus.

Guy s’est tu brusquement. J’étais un peu interdite de son accent devenu ironique et presque triste ; oui, triste ! et amer aussi ! L’idée m’a traversé l’esprit qu’il venait de parler bien plus pour lui que pour moi. Mais, au bout de quelques secondes de silence, j’ai de nouveau entendu sa voix, qui avait retrouvé ses sonorités habituelles ; et il m’a dit gaiement :

— Petite Arlette, à quelles confidences m’entraînez-vous là ! Oubliez bien vite mes fantaisistes opinions sur moi-même, et entrez goûter chez un pâtissier. Puisque vous êtes Parisienne, il vous faut prendre des habitudes parisiennes.

Nous avons donc goûté. Miss Ashton et moi, tout en croquant nos gâteaux, nous nous faisions des sourires, puisque nous ne pouvons guère nous parler, ne nous comprenant pas. Guy servait d’interprète. En sortant de la pâtisserie, il m’a offert un gros bouquet de violettes dont il a tenu bien aimablement à se charger, pour que je pusse laisser mes mains dans mon manchon, et je suis rentrée ravie de mon après-midi. Ma tante a dit que c’était de la pure folie d’être revenue à pied de Notre-Dame, — je comprends son effroi, à elle qui ne marche jamais ! — qu’elle ne me confierait plus à Guy, car il me tuerait vite, etc. Je l’ai rassurée de mon mieux… et j’espère bien, au contraire, qu’elle m’enverra encore me promener sous l’escorte de Guy… C’est si amusant, et nous continuons à nous entendre si bien, mon grand ami et moi !

20 novembre.

Un, deux, trois jours encore, et le quatrième aura lieu le bal que ma tante donne pour le mariage de Charlotte, et qui sera le premier de mon existence ! Aussi, je ne peux pas m’empêcher d’y penser à toute minute, en cherchant à m’imaginer ce plaisir inconnu qui, pour l’instant, me vaut de discrètes exhortations au calme de la part de Madeleine, détachée des vanités de ce monde, — en sa qualité de savante, je suppose. Quant à ma tante, il lui procure plus de courses encore. Et cependant, comme elle continue à être pour moi une vraie marraine de Cendrillon, au milieu de ses occupations, elle a pensé à me commander, sans m’en rien dire, une robe de bal… Oui, père chéri, vous avez bien entendu, une robe de bal, une vraie, pour moi, votre Arlette ! Une robe exquise ! une robe vaporeuse ! un rêve !

Quand j’ai vu ce rêve entrer dans le petit salon où nous étions, chez la couturière, j’ai cru, naturellement, qu’il s’agissait encore de quelque toilette pour Charlotte, qui passe son temps à essayer des robes, ces jours-ci.

J’ai dit seulement, avec admiration :

— Quelle jolie toilette ! Elle est pareille à une feuille de rose.

— Elle te plaît ? Tant mieux… car c’est toi, chérie, qui es destinée à t’habiller de cette feuille de rose…

— Moi ! vraiment, moi ?

Cela me semblait impossible. Eh bien, j’avais tort ! Le ravissant nuage rose est devenu une jupe, ravissante aussi, et qui me donnait un air de jeune fille tout à fait ! Je me regardais enchantée, quand mes yeux se sont arrêtés sur le corsage que m’attachait l’essayeuse, et une exclamation m’a échappé :

— Oh ! quel malheur ! Il manque un grand morceau au corsage !

Ma tante, Charlotte, Madeleine, l’essayeuse, ont, d’un commun accord, fixé les yeux sur le corsage.

— Il manque un morceau ? Où donc ?

— Mais, dans le haut… On voit toutes mes épaules, tous mes bras ! Qu’est-ce que l’on va faire ?

J’étais désolée. Au lieu de consolations, qu’est-ce que j’entends ? Un rire général, et Charlotte me dit, au milieu de cet accès de gaieté extraordinaire :

— On ne fera rien du tout à ton corsage. Il ne lui manque pas de morceau… C’est un corsage décolleté… il est bien ainsi !

J’étais stupéfaite et scandalisée.

— Comment ! il faudra que j’aille au bal ainsi déshabillée ? Madeleine, entends-tu ? pour le coup, ce n’est pas convenable de se comporter de la sorte !

Madeleine, la sage Madeleine, riait, elle aussi ! Et elle n’était pas de mon avis ! Est-ce qu’elle ne m’a pas répondu :

— C’est l’usage, Arlette. Tu n’as qu’à te résigner… Tout le monde est décolleté au bal !

— Alors, c’est convenable, parce que c’est l’usage ?… Quelle drôle de raison !

— Tu auras bien moins chaud de cette manière, m’a glissé Charlotte, en manière d’encouragement. D’ailleurs, demande à ton ami Guy… Lui-même te dira que toutes les femmes sont ainsi habillées pour aller au bal.

— Oh ! Charlotte, tu ferais mieux de dire ainsi « déshabillées » !

Malgré les assurances répétées de ma tante et de mes savantes cousines, j’ai questionné Guy le jour même, et il leur a donné raison. Je n’ai plus maintenant qu’à prendre mon parti en brave !

Mon grand ami est arrivé bien à propos hier soir. Sur ma prière, Madeleine était en train de m’apprendre la valse ; mais elle le faisait d’une façon si savante, en m’obligeant à compter tant de pas, que je m’embrouillais tout à fait. Ma patience s’en allait, je commençais à trouver la valse une danse beaucoup trop compliquée pour mes moyens, quand Guy est entré… Cher Guy ! Il m’a vue dépitée et m’a demandé pourquoi. Je me suis écriée avec véhémence que la valse était un véritable casse-tête. Il s’est mis à rire et m’a répondu :

— Venez, vous allez apprendre sans peine. Charlotte, joue-nous quelque chose de bien enlevant. Et vous, petite reine, élancez-vous en suivant la musique.

Je me suis élancée. Et cela a été à merveille. Étais-je sotte de trouver la valse difficile !

24 novembre.

Père, êtes-vous jamais allé au bal ? Si oui, comment ne m’avez-vous pas dit que c’était une délicieuse invention ? Comme je comprends maintenant Cendrillon et ses larmes, quand ses méchantes sœurs la laissaient à la maison pour y aller sans elle ! Surtout, comme je comprends qu’elle ait oublié l’heure et les recommandations de sa marraine, quand elle s’est vue au bal ! Saviez-vous aussi, papa, que c’est une autre chose délicieuse de tourner en rond longtemps, les yeux perdus et la tête aussi, au son d’un orchestre qui vous chante des airs de valse ?… Ceux qui disent la vie maussade n’ont jamais été au bal, bien sûr.

Même les préparatifs en étaient amusants. Tout l’appartement était en remue-ménage. Il venait des tapissiers, des fleuristes, des pâtissiers, etc., etc. Et tous avaient des conférences avec ma tante, affairée comme un général doit l’être un jour de bataille. Elle donnait des ordres ; elle était partout ; elle s’impatientait ou félicitait, selon les cas, surveillait l’installation des accessoires du cotillon — une danse plus charmante encore que les autres, car elle dure bien plus longtemps : deux ou trois heures ! une danse pendant laquelle on ne cesse de recevoir des cadeaux de son danseur et de lui en faire, et chaque fois, comme remerciement, on valse l’un avec l’autre.

Charlotte était presque aussi agitée que ma tante ; elle en oubliait un peu son Pierre. Madeleine, seule, restait toujours la même, utile partout avec son adresse de fée. Et si calme ! me disant de-ci de-là, avec une mine étonnée : « Comme tu t’agites, Arlette ! » Elle en parlait bien à son aise, Madeleine : ce n’était pas son premier bal ! Moi, il me semblait que le soir n’arriverait jamais ! Pour m’occuper, j’allais, de temps en temps, jeter un coup d’œil sur ma robe de feuille de rose, sur mon bout de corsage, sur mes gants très longs qui, au moins, allaient un peu me couvrir les bras, sur mes souliers de satin, roses aussi, de vrais amours !

Un peu avant le dîner, comme je me trouvais seule dans le petit salon, je n’ai pas pu résister à la tentation de danser un peu, pour voir si je me souvenais bien des leçons de Guy. Et je tourbillonnais de mon mieux, vite, vite, vite, quand une voix m’a crié :

— Très bien, très bien, mademoiselle ! Quelle bonne élève ! Repasser ainsi sa leçon !

Je me suis arrêtée court. C’était Guy.

— Vrai, c’est bien ? Les jeunes gens voudront bien m’inviter ?

— Mais… je crois que oui !

— Ne croyez pas, je vous en supplie, soyez sûr !

— Je suis sûr que vous ne manquerez pas de danseurs.

— Vous m’amènerez tous vos amis, n’est-ce pas ? Et vous ne leur direz pas que j’ai pris une seule leçon de danse, sans quoi ils auraient de la méfiance… ils me fuiraient. Et je désire tant voir le carnet que m’a donné Charlotte se couvrir de noms, et encore de noms ! Je le rapporterai tel quel à Douarnenez, et Mme Morgane pourra constater qu’à Paris on ne me trouvait pas un misérable avorton. Voilà !

— Voilà !… Mme Morgane sera punie ainsi qu’elle le mérite et que le lui souhaite Mlle Arlette. Et, maintenant, voulez-vous permettre à votre grand ami d’écrire le premier son nom sur votre carnet ? Je commencerai la précieuse série qui aura pour effet d’empêcher désormais la plus terrible des belles-mères de vous calomnier.

Je me suis écriée, ravie :

— Oh ! oui, mettez votre nom. Mettez-le autant de fois qu’il est possible. Avec vous, au moins, si je fais ou dis des choses pas convenables, ce n’est pas trop grave.

— Vous dites donc des choses « pas convenables » ?

— Madeleine trouve que oui. Je m’en aperçois bien !

— Mais nullement. Vous vous trompez. Croyez-en votre grand ami. Et restez vous-même, surtout !

C’était si gentil à lui de me rassurer ainsi, que je lui aurais volontiers sauté au cou pour le remercier ; mais je ne l’ai pas fait, père, soyez tranquille. Je lui ai seulement dit :

— Vous êtes excellent, Guy. Pendant le cotillon, placez-vous près de moi pour m’indiquer ce qu’il faudra faire.

— Bien entendu, si je puis. Mais, ce soir, je ne m’appartiendrai pas. Je serai une manière de maître de maison et je devrai m’occuper de toutes les dames présentes, pour donner le bon exemple.

— Je vous plains, Guy, ai-je répliqué de tout cœur ; ça doit être bien ennuyeux de donner le bon exemple !

Ici, notre conversation a été interrompue par l’annonce que le dîner était servi.

Trois heures plus tard, mon rêve était accompli : j’étais dans ma robe de nuage, et je ressemblais si peu à l’Arlette de tous les jours que je ne me lassais pas de me contempler. Heureusement, j’étais toute seule dans ma chambre, et je pouvais bien à mon aise examiner cette petite personne rose qui me semblait trop jolie pour être moi pour de bon.

Tout à coup, Madeleine m’a appelée. Il fallait passer dans les salons, parce que les premiers invités allaient arriver. Elle était toute prête, Madeleine, et si charmante que je n’ai plus pensé à m’admirer, tant j’étais occupée à la regarder, ainsi que Charlotte et ma tante, majestueuse autant qu’une reine. Guy entrait justement ; il m’a enveloppée toute, d’un coup d’œil, et comme je le sais très difficile, je lui ai demandé, prise d’une vive inquiétude :

— Est-ce que je ne suis pas bien ?

— C’est-à-dire que vous êtes beaucoup trop bien pour le repos de nos danseurs… Ne soyez pas coquette, petite Arlette. Ayez pitié d’eux.

Je n’ai pas très bien compris ce qu’il voulait dire, d’autant qu’il s’est détourné et a chuchoté à ma tante quelque chose comme : « Elle est adorable ainsi… » Mais je ne sais pas si c’est de moi qu’il parlait, parce que, vraiment, je ne peux pas espérer que j’étais « adorable ».

Il arrivait déjà du monde. Ma tante, Charlotte et Pierre sont allés se placer à l’entrée du grand salon, et ils ont commencé une dépense effrayante de sourires, de saluts, de paroles aimables, de poignées de main. A chaque minute, je voyais surgir des dames, des messieurs, des jeunes gens, des jeunes filles qui avaient comme moi des moitiés de corsage. Il en arrivait tant, que je me demandais où ils se mettraient tous. Eh bien, tous se casaient. Par exemple, les chaises disparaissaient de plus en plus, même dans le petit salon, où les curieuses se succédaient pour admirer les trésors que Pierre donne à Charlotte. Les messieurs étaient plus discrets et se tassaient dans les embrasures. Pour mon goût, ils étaient, en général, trop petits. Guy, lui, était dans les grands, les seuls qui me plaisent. Il était si occupé à faire des quantités de politesses, que j’ai eu peur qu’il n’oubliât de me présenter les danseurs promis. A ce moment même, l’orchestre, qui jusqu’alors n’avait joué que des airs quelconques, a commencé une valse. Aussitôt, toute la collection des habits noirs s’est mise en branle et s’est dirigée vers la collection des nuages roses, bleus, mauves, verts qui représentaient les jeunes filles. Et vers moi, allaient-ils venir ? Ça ne se voyait pas que je dansais très mal !

Oh ! Guy, cher Guy ! Il ne m’avait pas oubliée. Il arrivait avec un jeune homme très gentil qui m’a dit la charmante phrase, que j’entendais pour la première fois :

— Voulez-vous, mademoiselle, me faire l’honneur de m’accorder cette valse ?

Je me suis retenue pour ne pas lui crier : « Mais je ne demande que ça !… » J’ai posé ma main sur son bras bien correctement, comme je le voyais faire à toutes les jeunes filles, et nous avons commencé à tourner, tourner !… C’était amusant !!!

Aussi, je me souviens très bien de ce premier danseur, un grand blond, très souriant, mais les autres sont tous brouillés dans mon souvenir. Quand je veux me les rappeler, je ne vois que des habits noirs et, surmontant les habits, des têtes brunes, blondes, rousses, des moustaches, des barbes… mais je ne sais plus à qui elles appartiennent. Je trouve qu’au bal, plus encore que partout ailleurs, les hommes se ressemblent… Et leurs conversations aussi ! Tous, invariablement, ils commençaient par faire les mêmes réflexions ou les mêmes questions. Sans doute, il y a un catéchisme mondain qu’ils apprennent au moment où ils font leur entrée dans le monde et qu’ils n’oublient jamais. Aucun n’a manqué de me dire d’abord :

— Un bien beau bal, celui de ce soir. Et puis, la température est fort agréable, grâce à l’électricité. Êtes-vous sortie beaucoup cet hiver, mademoiselle ?

Au premier qui m’a fait cette question, j’ai répondu vivement :

— Mais non, c’est la première fois. Et j’aimerais avoir beaucoup d’autres bals encore en perspective. C’est tellement délicieux de danser !

Il m’a dit, d’un air désabusé que j’ai trouvé stupide :

— C’est par malheur un plaisir sur lequel vous vous blaserez.

— Quand je serai vieille, peut-être, je ne dis pas… Mais je n’en suis pas là… et il n’y a que les vieilles personnes qui puissent être blasées.

— Pas seulement, hélas !

Probablement, il parlait pour lui. Pourtant, il n’était plus bien jeune ; il avait au moins trente ans, presque pas de cheveux et pas du tout l’air frais. Il paraissait disposé à continuer la conversation ; mais j’aimais mieux valser. Et nous avons recommencé à tourbillonner.

Moi qui avais peur de manquer de cavaliers !… J’en ai eu plus qu’il ne fallait, parce que, quand ils avaient dansé une fois avec moi, ils revenaient me demander une autre danse, ils amenaient leurs amis. Dans les intervalles, ils restaient pour causer ou m’emmenaient au buffet, dont ils connaissaient tous très bien le chemin. Mais je crains de leur avoir dit des choses un peu extraordinaires. Ils riaient en écoutant mes impressions sur Paris, sur le monde, et pourtant je m’appliquais à être aussi correcte que Madeleine.

Pour mon goût, le cotillon est venu trop vite, car je savais qu’il annoncerait la fin du bal. Charlotte et Pierre le conduisaient. Tout le temps, Charlotte voltigeait d’un bout à l’autre du salon. Elle choisissait, par-ci par-là, une jeune fille, lui faisait faire tout sorte d’exercices très gracieux, et toujours l’exercice se terminait par des tours de valse. J’ai dansé plusieurs fois avec Guy. Il était le cavalier d’une très belle jeune fille, Jeanne d’Estève, que j’ai déjà vue une fois en visite chez ma tante, et qui ne me plaît pas, je ne comprends pas pourquoi, puisque j’ai toujours de la sympathie pour les belles personnes ! Et celle-là a des épaules pareilles à du marbre rose ; ses mouvements sont souples, presque caressants… Mais elle a trop l’air d’une dame déjà. Il y a trop de choses dans ses yeux… Et puis, elle a une manière de laisser son regard glisser entre les cils qui me déplaisait encore plus quand elle s’en servait pour Guy, lequel causait beaucoup avec elle. Heureusement, je n’avais pas le temps de les examiner.

Enfin, après une marche triomphale que tous les danseurs ont accomplie dans le salon pour aller saluer ma tante, majestueusement assise dans son grand fauteuil, les petites tables du souper sont apparues. J’étais à celle de Guy. Il m’a demandé :

— Êtes-vous contente de votre soirée ?

J’ai fait un : « Oh ! oui ! » si convaincu que tout le monde autour de moi s’est mis à rire.

Si j’étais contente !… Tellement, qu’une fois couchée, j’ai tâché de ne pas laisser le sommeil me prendre pour recommencer toute la soirée dans mon esprit… Et c’était très facile, tant j’avais encore dans les yeux les images des messieurs et des dames que j’avais trouvés les mieux ! Je les voyais aller et venir, se sourire, se parler pendant que l’orchestre jouait toujours. Mais la musique me semblait de plus en plus douce et lointaine, et, de même, les voix des cavaliers et des danseuses ; leurs mouvements devenaient incertains, leurs silhouettes vagues…, vagues…, vagues… Enfin, je n’ai plus rien vu du tout, ni plus rien entendu… Je m’étais endormie.

27 novembre.

Comme Mme Morgane triompherait, si elle savait que je me suis conduite aujourd’hui en personne peu civilisée ! Ce qui me rend léger le souvenir de mon aventure, c’est qu’elle n’en saura rien… Écoutez l’histoire, père.

Après-demain a donc lieu le mariage de Charlotte. Aussi ma tante, de plus en plus affairée, nous avait envoyées, Madeleine, miss Ashton et moi, faire une course avenue de l’Opéra. Quand nous sortons du magasin, plus de voiture ! Sans doute, le cocher avait mal compris les ordres. J’étais ravie à la seule perspective de revenir à pied, mais je me gardais bien de manifester toute ma satisfaction, à cause de la mine malheureuse de Madeleine, qui m’a répliqué d’un ton d’effroi, quand j’ai insinué la possibilité de marcher :

— Retourner à pied ! Ce serait beaucoup trop loin. Nous allons prendre un fiacre quelconque…

J’ai continué mes insinuations, mais dans un autre sens.

— Ah ! Madeleine, puisque tu ne veux pas marcher, montons dans un omnibus. Ce sera bien plus gai qu’un fiacre !

— Je ne sais si cela plairait à maman…, a fait Madeleine sans enthousiasme.

— Est-ce que ce n’est pas convenable de monter en omnibus ?

— Oh ! si… Mais…

— Je t’en prie, Madeleine, ne trouve pas de « mais… » Miss Ashton, vous voulez bien ?

Vaguement, miss Ashton a fait un signe quelconque, et Madeleine, résignée, a fini par me dire :

— Allons en omnibus, puisque ce genre de véhicule te plaît autant.

Elle-même a pris les numéros, et elle, l’aristocratique Madeleine, a, ainsi qu’une simple mortelle, attendu qu’il y eût des places pour nous. Elle a eu l’air encore moins charmée quand elle s’est trouvée assise à côté d’un gros monsieur soufflant à la façon d’un phoque, et en face de deux jeunes gens très pimpants qui nous ont tout de suite fait les honneurs — intempestifs — de leur attention.

… Tout à coup sur la plate-forme est montée une femme maigre, jaune, chétive, avec un poupon gros et laid dans les bras, et elle est restée debout, ballottée par tous les mouvements de l’omnibus. Je pensais qu’elle devait être très mal, ainsi chargée de son enfant, et j’ai glissé à l’oreille de Madeleine, toujours digne :

— Est-ce qu’elle ne va pas s’asseoir ?

— Tu vois bien qu’il n’y a plus de place.

C’était vrai. Beaucoup de vieilles dames dans la voiture et quelques messieurs : un lisant, un autre plongé dans ses réflexions, et les deux jeunes gens, toujours absorbés dans leur contemplation qui agaçait Madeleine. Je le voyais au rose plus vif de ses joues et au pli révélateur de ses sourcils. Sans doute ils étaient très fatigués, puisqu’ils n’offraient pas leur place à la pauvre femme chargée de son bébé ! A ce moment même, une secousse manqua de la faire tomber. C’était trop fort ! Je ne réfléchis pas si je suis correcte ou non, je me lève et je crie à la femme :

— Madame, voulez-vous prendre ma place ?

Je n’avais pas fini ma phrase que trois exclamations résonnaient : Madeleine me lançait un rapide :

— Arlette, tu ne peux pas être seule sur la plate-forme. Reste tranquille.

Miss Ashton s’exclamait :

— Oh ! miss Arlette, pas bouger ! Moa aller…

Et les deux beaux jeunes gens, comme un seul homme, s’écriaient :

— Mademoiselle, veuillez accepter ma place…

Certainement non, je ne voulais pas l’accepter. Et je leur ai dit sans hésiter :

— Je vous remercie… Mais, puisque vous êtes fatigués, je ne veux pas vous obliger à rester debout pour moi !

L’un est devenu presque cramoisi, l’autre vert. Tout l’omnibus regardait… Une vieille dame a murmuré :

— Très bien, une bonne leçon cela…

Madeleine paraissait tellement suffoquée que je me suis sentie prise d’une grande confusion quand j’ai aperçu la femme installée à côté d’elle à ma place, tandis que je revenais, moi, prendre celle de miss Ashton, pour obéir à l’ordre péremptoire de ma cousine.

Le gros monsieur, durant nos allées et venues, a grogné sourdement :

— Que les femmes sont donc remuantes ! On ne monte pas en omnibus quand on n’est pas capable d’y demeurer en paix.

Ma protégée s’est tournée vers lui, furibonde :

— C’est une pitié de voir des gens qui ne sont pas obligeants se plaindre quand les autres le sont !

Tout l’omnibus a eu un petit ronronnement d’approbation qui a augmenté la mauvaise humeur du gros monsieur, et il a commencé à se disputer avec la femme, sans écouter le conducteur, qui voulait les faire taire.

J’étais tout à fait honteuse d’être la cause de tant de trouble. Heureusement, nous arrivions devant Saint-Philippe du Roule. Madeleine a sauté hors de la maudite écraseuse plutôt qu’elle n’en est descendue. Je l’ai suivie. Je devinais bien à sa figure qu’un sermon se préparait, dans son cerveau, à mon adresse, et je m’apprêtais bravement à le recevoir. J’en ai été tant de fois gratifiée par Mme Morgane qu’un de plus ne pouvait me faire très peur ! Mais elle m’a dit seulement, d’un ton révélateur sur l’état de son esprit :

— Jamais plus, Arlette, je n’irai avec toi en omnibus, puisque tu ne sais pas t’y tenir !

— Je ne sais pas m’y tenir ?

— Non, tu ne sais pas t’y tenir convenablement. Tu t’y donnes en représentation… Tu es cause de disputes.

— Alors, j’aurais dû laisser la femme debout, embarrassée de son enfant ?

— Oui, puisqu’il n’en pouvait être autrement… Une jeune fille ne doit jamais se mettre en évidence !

— Je n’ai pas pensé une seconde que j’allais m’y mettre ! ai-je dit, fâchée d’être grondée à cause des maudites convenances. Sois sans crainte ; maintenant, je n’oublierai pas qu’à Paris il ne faut penser qu’à soi !

Silencieusement, nous avons remonté notre rue. Je ne sais quelles étaient les réflexions de Madeleine, mais les miennes n’étaient pas gaies. Je pensais que ma tante allait me trouver bien mal élevée, regretter de m’avoir à Paris, que Guy serait mécontent et ne voudrait peut-être plus être mon ami, me jugeant une stupide petite créature, bonne à renvoyer dans sa Bretagne… Enfin j’avais la mort dans l’âme, quand je suis entrée dans le salon, escortée par mes deux gardes du corps, pareille à un prisonnier entre deux gendarmes. Ma tante, Guy, Charlotte et Pierre bavardaient au coin du feu. En nous entendant, ils ont tourné la tête, et Guy s’est exclamé :

— Ah ! mon Dieu ! Que vous est-il arrivé ? Vous avez l’air lugubres !

Généreusement, Madeleine s’est tue. Alors, pour ne pas me montrer lâche, j’ai déclaré :

— C’est que j’ai fait une bêtise !

— Laquelle ? Raconte-nous ça ! ont-ils interrogé tous ensemble, avec des mines de gens qui vont s’amuser.

— N’ayez pas l’air aussi enchantés ! Dans deux minutes, vous penserez comme Madeleine, et vous me gronderez.

J’ai entrepris mon récit ; mais, à mesure que je l’avançais, ils riaient de si bon cœur que leur rire m’a gagnée peu à peu. Ils n’étaient pas fâchés contre moi, et, dans la joie d’être délivrée de mes craintes, j’ai demandé à Madeleine, en me jetant à son cou :

— Madeleine, ne sois plus mécontente de moi. Maintenant, je laisserai toujours les femmes debout, même si elles ont des enfants dans les bras… puisqu’il le faut !

Pour toute réponse, elle m’a embrassée de bon cœur, et la paix a été faite.

30 novembre.

Charlotte est mariée !… Charlotte est partie tout à l’heure, avant le dîner !… Et maintenant elle voyage seule avec son mari. Comme il faut qu’elle ait confiance en lui, pour s’en aller ainsi, sans avoir peur, laissant derrière elle tout son monde, et partant le soir encore !… Eh bien, elle n’avait pas l’air effrayée du tout. Au contraire !

Quel dommage que cette journée ait passé plus vite encore que les autres ! La matinée s’est écoulée d’abord avec une rapidité vertigineuse, après une scène attendrissante au petit déjeuner, parce que Charlotte remarquait que c’était son dernier repas de jeune fille. Voyant ma tante très émue, je me suis penchée pour l’embrasser, mais trop vite ; j’ai culbuté ma tasse de chocolat. Cela nous a toutes remises. D’ailleurs, nous n’avions pas le temps de nous livrer aux effusions ; il fallait se dépêcher afin d’être prêtes pour midi. Eh bien, à l’heure dite, Charlotte ne l’était pas. Pierre s’agitait devant la porte fermée, demandant de minute en minute :

— Est-ce que je ne puis pas entrer ?

Et toujours ma tante, impitoyable, répondait : « Non. »

Alors, Pierre reprenait ses allées et venues et ripostait à Guy, qui lui recommandait le calme, avec un drôle de sourire dans sa moustache :

— Je voudrais bien t’y voir ! Je suis certain que tu ne brillerais pas par la patience.

Enfin, cette fameuse porte s’est ouverte ; ma tante a annoncé : « Pierre, votre femme ! » Et, dans le salon plein de monde et de fleurs, Charlotte est entrée, pareille à une apparition dans les blancheurs de son voile, de son satin, de ses dentelles, de ses fleurs d’oranger… Mais je n’ai pu l’admirer bien à mon aise, car Guy est venu me dire :

— Partons, c’est notre tour ; il est temps.

Nous sommes montés dans son coupé, que j’aurais reconnu à la petite odeur très fine de cigare qui y flottait et se mêlait au parfum délicieux de mon bouquet, — celui qu’il m’a donné. Je le trouvais tellement joli, ce bouquet, que je n’ai pu y tenir et je l’ai embrassé à pleines lèvres, en faisant semblant de le sentir. Mais Guy remarque tout, et il m’a dit, souriant, sans se moquer de moi :

— Pourquoi embrassez-vous vos fleurs ?

— Pour les remercier d’être aussi belles ! Je voudrais plonger toute ma figure au milieu d’elles, comme je me glissais, moi, tout entière, dans les corbeilles d’héliotropes du pauvre capitaine, quand j’étais très petite fille. C’était un tel plaisir pour moi, que j’ai cessé de me le donner seulement quand j’ai compris qu’ainsi je faisais mal à mes chères fleurs !

— Ce qui est tout à fait digne de vous, petite reine. Descendons vite, nous sommes à destination !

Beaucoup de membres de la famille étaient déjà là, et aussi des officiers, amis de Pierre.

Enfin, au bout de quelques minutes, Charlotte, à son tour, est arrivée. Elle a monté les marches de l’église au bras d’un vieux monsieur chamarré de décorations, un oncle d’importance. Elle est entrée dans l’église, nous tous à sa suite, en troupeau ; mais un troupeau valant la peine d’être contemplé, si j’en juge par la quantité des regards qui tombaient sur nous, à mesure que nous avancions, au chant d’une marche triomphale, vers l’autel éblouissant et fleuri autant qu’un reposoir.

La cérémonie a commencé. Au moindre mouvement de Charlotte, le suisse et ma tante se précipitaient pour arranger son voile. Ma tante n’avait plus sa physionomie riante d’habitude, mais une nouvelle, toute grave, et, par instants, elle tamponnait son mouchoir, très vite, sur ses yeux. Si Charlotte n’avait pas continué à paraître rayonnante, j’aurais fini par croire que le mariage est une terrible aventure. L’évêque qui donnait la bénédiction semblait dire, lui aussi, que ce n’est pas toujours une chose gaie… Par bonheur, depuis que je vois combien Mme Morgane m’a attrapée sur ce point, je ne m’en rapporte plus sur cette question à l’avis des personnes mûres et même vieilles !… Je pense, avec Charlotte, que c’est charmant d’avoir toujours auprès de soi quelqu’un qui vous adore, qui trouve parfait tout ce que vous dites ou faites, — Pierre est ainsi avec Charlotte, — avec qui on cause, on se promène, on fait de la musique, on danse…

C’est très mal, et j’en garde un gros poids sur la conscience, mais le sermon de Mgr Deronis m’avait plongée dans toute sorte de réflexions très profanes… Et puis ces fleurs, ces toilettes, cette foule m’empêchaient de bien me sentir dans une église, et mon esprit trottait, galopait dans je ne sais quel pays enchanteur… Je pensais que, quand je serais mariée, moi aussi, je ne serais plus grondée, je pourrais faire tout ce que je voudrais. Papa, mon cher papa, serait toujours avec moi. Nous laisserions Mme Morgane où bon lui semblerait, pourvu que ce ne fût pas dans notre proche voisinage. Et nous serions tout à fait heureux, avec Yves et Corentin… J’entrevoyais déjà un beau jeune homme, — dans le genre de Guy, — venant me dire qu’il serait enchanté de m’avoir pour femme. Il me parlait… Je faisais, pour la forme, des cérémonies… C’était charmant !…

Quelqu’un est venu se placer devant moi. Ce n’était pas un beau jeune homme, mais bien le suisse, qui se tenait devant mon prie-Dieu, me faisant un grand salut.

J’ai murmuré à Guy :

— Qu’est-ce qu’il me veut ?

— Il veut que vous quêtiez sous mon escorte.

J’ai eu un battement de cœur à l’idée qu’il allait falloir circuler, sans commettre la moindre gaucherie, sous tous ces regards de connaisseurs et de curieux. Guy, ne se doutant pas de ma subite anxiété, ajoutait avec un imperceptible sourire sous sa moustache :

— Ne contemplez pas trop au passage les belles chrétiennes réunies dans cette église, sans quoi vous oublierez que vous quêtez… et Dieu sait ce que deviendront votre bourse et son contenu !

Je lui ai chuchoté à mon tour :

— Oh ! Guy, je ferai bien attention. Mais que j’ai donc peur de commettre une maladresse !

— N’ayez aucune crainte… Tout marchera très bien.

Son assurance m’a réconfortée. Le suisse m’attendait, discrètement impatienté de mon immobilité. J’ai entrevu la robe couleur de ciel de Madeleine qui ondoyait déjà, et, à mon tour, je me suis mise en route, ma main dans celle de Guy…

Eh bien, notre quête s’est passée avec une correction qui aurait transporté d’aise Madeleine. Sous son voile, Charlotte m’a souri ; mais Pierre m’a donné son aumône sans quitter son air pénétré. Les assistants étaient loin d’avoir le même sérieux ; les dames même n’avaient pas l’air de faire beaucoup de prières pour les mariés. Peut-être, après tout, les faisaient-elles dans leur cœur, tout à fait en dedans. J’ai reconnu plusieurs de mes danseurs du bal. Ils m’adressaient au passage des saluts bien discrets, et j’en ai entendu un qui glissait à Guy :

— Mes compliments, mon vieux.

Des compliments de quoi ?… Ce n’était pourtant pas Guy qui se mariait.

A la sacristie, ils ont recommencé des salutations plus accentuées, en défilant avec le flot des amis de ma tante et de Pierre qui, tous les deux, ainsi que Charlotte, se répandaient en sourires. Madeleine, de son côté, faisait de même. Guy, debout près de moi qui étais atteinte par la contagion, se montrait d’une pareille générosité ; cette générosité s’est même particulièrement manifestée à l’égard de Jeanne d’Estève, que j’aime de moins en moins, décidément, tout en l’admirant pour ses cheveux, — une vraie neige d’or, — son teint couleur d’ivoire, ses lèvres très rouges, sa taille ronde et mince ensemble, son usage du monde, que Madeleine me verrait posséder avec délices !!!… Au lunch, elle a été très ennuyeuse : elle accaparait Guy, elle se faisait servir par lui, elle bavardait avec lui et lui souriait de ses belles dents…

Enfin, par bonheur, comme peu à peu les invités tiraient leur révérence à ma tante, elle a bien été obligée de suivre le mouvement général. Nous nous retrouvions dans l’intimité, quand tout à coup Charlotte, disparue depuis un moment, est rentrée ; mais elle n’était plus en blanc ; elle avait son costume de voyage, son chapeau, son voile même. Pierre, non plus, n’était plus en tenue… A leur vue, voilà la sage Madeleine qui, subitement, éclate en sanglots. Je regarde ma tante avec inquiétude, et il me semble qu’elle est toute prête à faire comme Madeleine.

— Madeleine, ma petite sœur, je t’en prie, ne te fais pas ainsi de chagrin ! répétait Charlotte.

Et elle embrassait Madeleine, elle embrassait ma tante, elle m’embrassait, moi aussi, me les recommandant toutes les deux ; Pierre avait l’air de ne plus savoir où se mettre devant cette désolation. C’était une scène bien plus attendrissante que le matin, au moment des tartines !

Au beau milieu a surgi Guy. Il ne se doutait de rien et venait annoncer que la voiture était avancée ; il fallait partir pour ne pas manquer le train. La figure de Pierre s’est épanouie à cette nouvelle. Il a dit un « Allons, Charlotte ! » tout à fait engageant.

Ma tante a répété : « Allons, Charlotte ! » d’un ton résigné. Il y a eu encore un instant de bousculade, d’effusions, d’adieux, de larmes, et quand cet instant a été écoulé, Charlotte était partie. Nous nous regardions tous, étonnés de nous retrouver sans elle, en face les uns des autres, avec la sensation que quelque chose était fini…

5 décembre.

Tout bas, j’avais toujours pensé qu’après le mariage de Charlotte, je reprendrais la route de Douarnenez. Mais personne ici n’a l’air de songer à rien de pareil… Et vous non plus, papa… vous ne paraissez pas attendre « votre petite ». Pourquoi ? Est-ce donc qu’elle ne vous manque pas du tout ; ou bien la traitez-vous en ingrate, parce qu’elle se plaît à Paris quand vous n’y êtes pas ?…

Père chéri, le cœur de votre Arlette est à vous tout entier… Vous le savez bien, n’est-ce pas ?… Seulement, c’est pour elle si délicieux et si nouveau d’être gâtée par d’autres que par vous, par le capitaine ou Mlle Catherine, et c’est si amusant de mener une vie toute pleine de surprises, d’apprendre ainsi une masse de choses, aperçues aux quatre coins de l’horizon !

Je fais, depuis mon arrivée à Paris, une prodigieuse dépense de regards. Tous ces regards se métamorphosent ensuite en idées qui, ensemble, prétendent s’installer dans mon esprit, où je ne demande pas mieux que de les accueillir. Elles s’y précipitent, s’y pressent, les unes ne faisant qu’y passer, — celles-là ne méritent pas d’attention, — les autres y élisant domicile, — soit avec discrétion, soit en souveraines maîtresses, — sûres de leur importance. De celles-là, père, nous causerons tous les deux quand votre Arlette sera de nouveau blottie à vos pieds, entendant votre chère voix. Rien que de penser à ce moment-là, mon cœur bondit de joie !

Seulement, quand je vous retrouverai, je retrouverai aussi Mme Morgane… Hum ! hum !… Pour l’instant, je tâche d’oublier le plus possible son existence, car, dès que je pense à elle, j’ai l’impression qu’une averse de reproches va tomber sur moi.

Si vous étiez ici, père, votre enfant serait dans un ravissement complet. Mais loin de vous, ce ne peut être ça, même avec vos lettres… N’est-ce pas que, vous aussi, vous regrettez un peu votre Arlette qui vous adore ?

9 décembre.

Je sais maintenant pourquoi il n’est pas question de mon retour à Douarnenez… C’est pour une raison qui m’a jeté au cœur un grand frisson d’inquiétude… Tantôt, comme je parlais justement de ce retour, je ne sais à quel propos, ma tante m’a demandé :

— Est-ce que tu t’ennuies déjà auprès de nous ?

J’ai répondu un : « Oh ! non ! » bien sincère.

— Alors tu veux bien nous rester encore, passer l’hiver avec nous ?

— Mais papa !… Je ne puis le laisser seul si longtemps… Oh ! pourquoi n’est-il pas ici !…

Ma tante n’a pas répondu tout de suite. On aurait dit qu’elle réfléchissait. Enfin, elle a repris :

— Tu as eu une lettre de lui ce matin. Est-ce qu’il te réclamait ?

— Non ; il me dit, au contraire, que je ne me tourmente pas à son sujet, car il supporte très bien notre séparation, étant très occupé par beaucoup de malades à visiter.

— C’est ce qu’il m’écrit… Il y a en ce moment quelques mauvaises fièvres parmi les pêcheurs, une sorte d’épidémie. Aussi désire-t-il que tu ne reviennes pas tout de suite à Douarnenez.

J’ai senti que je devenais toute blanche.

— Oh ! ma tante, s’il allait gagner ces fièvres ! Comment peut-il croire que je resterai tranquillement ici à l’abri de cette maladie le sachant exposé ? Et cela quand Mme Morgane et Blanche sont auprès de lui !

— Elles sont à Châteaulin… Il les a sans doute fait partir par prudence.

J’ai murmuré un : « Mon Dieu ! » où était toute mon inquiétude ; les sanglots me montaient à la gorge. Ma tante s’en est aperçue ; elle m’a attirée sur ses genoux et s’est mise à me rassurer bien tendrement, me donnant tant de bonnes raisons pour calmer mon tourment, que j’ai fini par me tranquilliser un peu… Guy, à son tour, en venant le soir, a achevé de mettre un léger baume sur mon anxiété en m’affirmant que l’épidémie de Douarnenez n’était pas bien grave, et comme jamais il ne m’a trompée, je l’ai cru.

Quelle chose délicieuse d’avoir ainsi un grand ami qui vous comprend toujours, est toujours prêt à vous écouter ! Quelquefois, il me prend des peurs subites de l’ennuyer en bavardant de la sorte avec lui ! Mais, bien vite, il exige que je continue, me rappelant que, le soir de mon arrivée, je lui ai promis de le prendre pour confident et qu’il n’a pas démérité… Alors, je repars de plus belle, je lui dis pêle-mêle toutes mes idées sur Paris et les gens que je vois, sans me troubler maintenant quand apparaît dans ses yeux cette flamme qui, à Douarnenez, me faisait croire qu’il se moquait de moi. Quand je trouve, d’ailleurs, qu’il a trop l’air de se croire au spectacle en m’écoutant, je me fâche, — pas pour de bon !… Nous nous disputons un brin, et puis nous signons la paix…

Par bonheur pour moi ! Car c’est à lui que je recours dans mes embarras sur ce que je dois faire, quand j’ai peur de commettre une de ces sottises qui agissent sur les sourcils de Madeleine, désolée de me voir si mal profiter de ses leçons sur les usages du monde. Lui ne me gronde jamais ; et, dès que je tourne les yeux de son côté avec « ma mine de prière », comme il dit, il vient tout de suite à mon secours. Il me demande simplement : « Qu’y a-t-il ? » Je lui explique mon affaire, et tout s’arrange très bien… Les fins sourcils de Madeleine n’ont aucune évolution à accomplir…

Certes, je m’amuse beaucoup dans le monde, mais les meilleures soirées encore sont celles que nous passons, de temps en temps, à la maison, à faire de la musique, Guy et moi. Il l’aime autant que moi, et il en fait d’excellente, bien qu’il traite dédaigneusement son talent d’amateur. Mais Madeleine, qui s’y connaît, m’a dit qu’il jouait du violon en artiste et qu’il était un vrai musicien. Quand nous sommes tous les deux au piano, moi chantant, lui m’accompagnant, les minutes peuvent s’écouler comme elles veulent ; je ne me doute pas de leur durée, pas plus que de l’existence de Madeleine, qui brode, patiente comme Pénélope elle-même, à la lumière de la lampe. Non seulement je dis tous mes chants bretons, mais encore certains autres que j’ai appris depuis que je suis ici, surtout l’Anneau d’argent, que Guy et moi nous aimons autant l’un que l’autre. Lui ne chante pas, ou du moins il prétend chanter trop mal pour se faire écouter. Je ne le crois qu’à moitié ; il disait être un piètre exécutant, et, quand il joue, il semble que le piano devienne une personne vivante qui s’émeut, chante, se réjouit, ou pleure et sanglote même… Alors, pendant que j’écoute, fermant les yeux pour que cette harmonie reste bien en moi, tout mon Douarnenez m’apparaît dans le petit coin de mon cœur, où vit ce que j’aime le plus. Et c’est délicieux, un peu triste aussi, parce qu’alors je sens bien plus notre séparation, père…

15 décembre.

Décidément, je n’aime pas les messes de Paris, celle du moins où nous allons… J’ai beau faire de mon mieux pour avoir toujours les yeux sur mon livre ou vers l’autel, je n’arrive pas à les empêcher d’envoyer des regards de tous les côtés, — Guy prétend que je vais les user à Paris ! — et ensuite, j’ai une masse de remords !

Nous assistons toujours à la messe d’onze heures. Avant le mariage, Pierre venait régulièrement nous y rejoindre ; Guy vient aussi. Mais je ne sais trop quand il y arrive, puisqu’il ne se met pas près de nous.

Je suppose que Pierre faisait des quantités de prières pour sa Charlotte… Mais lui, mon cousin Guy, à quoi pense-t-il ?

Je crains qu’il ne soit pas pieux du tout. Ma tante l’avait bien déclaré au Pardon de Kergoat. Sauf qu’il ne sourit ni ne cause, il a, dans l’église, tout à fait son air de salon, et, comme presque tous les messieurs que je vois à cette messe, il n’a pas de livre. Tous, ils paraissent être là simplement pour escorter les dames très élégantes qui viennent, pomponnées, frisées, habillées comme pour faire des visites. Ils se tiennent très correctement, ils s’assoient, ils se lèvent quand il le faut… Et cependant !…

Je repensais à cela ce matin à la sortie de la messe, après avoir fait une foule de saluts ; tout le monde se connaît à cette messe ! Nous remontions à pied la rue de Courcelles, Guy et moi en avant, car nous trottons beaucoup plus vite que ma tante et Madeleine. J’étais plongée dans mes réflexions ; lui s’en est aperçu, et m’a dit :

— Comme vous êtes silencieuse, petite Arlette ! Qu’avez-vous donc ?

Avant d’avoir pu me reconnaître, je m’étais écriée déjà :

— Guy, pourquoi venez-vous à la messe ?

— Pourquoi j’y vais ? Comment, c’est une bonne chrétienne comme vous qui me demande pareille chose ?

— Alors, vous n’y venez pas seulement pour nous retrouver ? Ah ! tant mieux !

— Décidément, petite Arlette, vous avez une triste opinion de mes sentiments religieux. Déjà, à Kergoat, vous me l’avez montré. Savez-vous que je suis peu flatté de me voir si sévèrement jugé ?… Et pourquoi ? Puis-je vous le demander ?

Je lui ai dit toutes les idées qui trottaient dans mon cerveau à ce sujet. Il m’écoutait sans répondre, mais très attentif, n’ayant pas du tout l’air moqueur ; je l’ai seulement entendu murmurer, en mordant sa moustache :

— Qui aurait imaginé tant de perspicacité dans un cerveau de fillette !

Puis, toujours sans se moquer, je suis sûre, avec ce sourire que j’aime bien lui voir, il a fini tout haut :

— Eh bien, Arlette, puisque vous jugez que j’aurais fortement besoin de me convertir, faites-moi, de temps en temps, la charité d’un bout de prière, et, grâce à vous, je deviendrai peut-être un peu moins mécréant. Est-ce trop demander ?

— Oh ! non ! ai-je dit avec tant d’ardeur qu’il s’est mis à rire franchement, cette fois.

— Ne croirait-on pas entendre Monique et Augustin ! Aussi, grâce à vous, petite Arlette, me voilà peut-être en passe de devenir un saint.

— Oh ! Guy, ne devenez pas un saint tout de suite. Les saints ne dansent pas, et, dans le monde, j’aime mieux danser avec vous qu’avec n’importe quel autre !

— Soyez tranquille, jeune personne frivole, l’heure de ma conversion absolue n’est, sans doute, pas encore sonnée.

Là-dessus, nous nous sommes dit adieu. Nous étions malheureusement arrivés… Guy nous quittait pour tout l’après-midi, car il allait à son cher concert du Conservatoire.

16 décembre.

Eh bien, nous aussi nous y sommes allées, au Conservatoire, et j’y ai passé l’un de ces après-midi qu’on n’oublie pas ! Après le déjeuner, ma tante ayant à écrire à Charlotte, qui est toujours à Florence, dans le bleu, avec son Pierre, nous a offert, à Madeleine et à moi, d’assister à ce bienheureux concert sous la très respectable protection de miss Ashton. Et sur le coup de deux heures, nous avons surgi à nos places, au grand étonnement de Guy. Madeleine s’est comportée comme un amour. Elle m’a fait asseoir près de lui pour que je pusse, à mon aise, lui confier mes impressions musicales, a-t-elle déclaré. Et je n’y ai pas manqué…

Une chose m’a étonnée de lui tout d’abord : c’est qu’il suivait sur la musique le concerto de Grieg, joué par l’orchestre, au lieu d’écouter seulement !… Cela m’aurait gâté mon plaisir, à moi, de penser même que ces sons délicieux jaillissaient de tous ces petits signes noirs… Je le lui ai dit. Il a ri un peu et m’a répliqué :

— Que vous êtes donc faite pour avoir des ailes, Arlette !

Mais il n’a pas ouvert sa partition quand est venu le tour de l’opéra de Wagner ; et je ne m’en étonne pas… La chanteuse avait une voix tellement belle, que l’on ne pouvait songer à rien d’autre qu’à l’écouter avec tout son être…

Quand l’orchestre et le chant se sont tus, ç’a été dans la salle une véritable explosion d’enthousiasme ; fait très rare, paraît-il, au Conservatoire, où ne viennent que les personnes qui savent admirer en dedans. Moi, je ne songeais pas à applaudir, tant j’étais peu revenue encore du monde exquis où cette musique m’avait transportée. J’ai seulement murmuré, le cœur battant d’émotion :

— Oh ! Guy, que c’était beau !

Il m’a fait : « Oui ! » ; et j’ai vu dans ses yeux qu’il sentait comme moi. Alors j’ai ajouté, remplie d’humilité :

— Comment pouvez-vous me demander de chanter, vous qui êtes habitué à entendre des artistes comme celle-là ? Maintenant, je vois bien que je n’ai plus qu’à me taire.

Mais il m’a tout de suite arrêtée :

— Ne dites pas de mal de votre chant, Arlette. Lui aussi a une âme, et c’est pourquoi j’éprouve à l’écouter la même jouissance qu’à entendre celui de cette cantatrice.

Mes joues sont devenues rouges de plaisir, car Guy parlait très simplement, sans vouloir me faire de compliment. Alors, je n’ai plus autant envié la chanteuse.

Cet après-midi a passé mille fois trop vite. Quand Madeleine m’a dit : « Eh bien, Arlette, c’est fini ; viens-tu ? » je n’ai pu retenir un : « Déjà ! » qui n’exprimait pas assez tout mon regret.

Dans le vestibule, une foule de personnes sortaient, se saluaient, se souriaient, se répandaient en exclamations sur l’excellence du concert, que je n’avais pas été seule à trouver superbe… Tout à coup, j’ai aperçu Jeanne d’Estève qui causait près de sa mère, par extraordinaire, — et avec des messieurs, naturellement ! J’ai eu au cœur une petite secousse, à cette idée : « Guy va nous quitter pour elle ! »

Justement, Madeleine remarquait tout haut sa présence.

Et à ma grande surprise, moins grande que mon plaisir, Guy a répliqué sans cérémonie :

— Partons avant qu’elle nous voie. Je crains ses réflexions sur le concert d’aujourd’hui.

— Pourquoi ? ai-je demandé étonnée.

— C’est une profane en musique… et j’ai aussi peur des appréciations fausses que des notes discordantes.

— Si elle n’aime pas la musique, pourquoi vient-elle au Conservatoire ?

— Bah ! que ne font pas les femmes, par chic !

Guy plaisantait, bien sûr, car autrement il n’aurait pas parlé de la belle Jeanne avec cette désinvolture. Mais une chose certaine, c’est qu’il n’est pas allé auprès d’elle ; il est resté avec nous. J’aurais bien voulu revenir à pied à ses côtés, comme le jour de notre promenade à Notre-Dame ; mais avec Madeleine, il n’y fallait pas songer, et j’ai dû me contenter d’être mise en voiture par lui.

23 décembre.

Il faut vraiment que je l’écrive en toutes lettres pour le croire ! Nous nous sommes fâchés pour de bon, Guy et moi… Et parce que je voulais mettre en pratique une sage résolution ! Aussi, maintenant, je me méfierai ferme des bons conseils et des sages résolutions…

Madeleine qui, bien que très savante, a toujours la passion des cours, allait aujourd’hui écouter une espèce de conférence sur « le rôle de la femme à notre époque », et elle m’avait emmenée, à mon instante prière, tout en disant que je m’y ennuierais, — ce qui était un pur jugement téméraire. Je me sentais, au contraire, pénétrée de la gravité de notre mission, à nous autres femmes, en entendant ce qu’en disait le professeur, un gros blond aux yeux chercheurs derrière son pince-nez, qui tirait une abondance incroyable d’idées de son cerveau. Il me faisait penser à ces prestidigitateurs qui, d’un simple foulard, font sortir une profusion de fleurs, de pièces d’argent, etc. Bref, cet homme étonnant a terminé son discours par une très belle phrase pour nous exhorter à développer notre esprit par de nombreuses et sérieuses lectures… Si je me doutais que cette phrase serait cause de mes malheurs !…

Je rentre tout animée de bonnes résolutions, et, comme justement avant le dîner, je me trouvais seule dans le petit salon, j’avise sur la table un livre tout neuf, — un livre de grande personne ! — Je pense aussitôt à la recommandation du professeur et me dis : « C’est le moment ou jamais de cultiver mon esprit ! » Vite, je m’installe près de la lampe et j’ouvre le livre. Mais je n’en avais pas lu une demi-page, pas claire, d’ailleurs ! — il y était question d’une dame très belle et très nerveuse qui allait rejoindre un ami, je ne sais où… — je n’en avais donc pas lu une demi-page, qu’une voix me fait sauter le nez en l’air. Guy était devant moi :

— Comment, toute seule, Arlette ? Qu’est-ce que vous faites là ?

— Mais je lis !

— Quoi donc ?

Je lui tends le volume. Il y jette un coup d’œil… Mais voilà sa figure qui change ; elle devient tout à fait fâchée, et, au lieu de me rendre le livre, il le jette à l’autre bout du salon, me disant d’une voix que je ne lui connaissais pas :

— Qui vous a permis de toucher à ce roman ?

— Personne. Il était là sur la table… je l’ai pris.

Du même ton, presque dur, il continue :

— Pourquoi prenez-vous ainsi les livres qui ne sont pas à vous ?

J’ai bondi. Son accent tout ensemble m’intriguait et me fâchait.

— Vous pouvez être sûr que je ne l’aurais pas gardé, votre livre ! Je suis honnête !

— Je n’en doute pas. Je dis seulement qu’il y a des bornes à la curiosité, et que vous venez de franchir ces bornes. Ce n’est pas consciencieux d’ouvrir ainsi des livres sans permission.

Il me parlait d’un ton si sévère, qu’un petit brouillard de larmes est monté à mes yeux. Être grondée quand je n’avais rien fait de mal, c’était trop fort ! Et grondée par Guy ! Aussi, très fâchée à mon tour, je me suis écriée :

— Ce n’est pas par curiosité que j’ai ouvert ce livre dont je ne savais même pas le titre, il y a une demi-heure ; c’est pour obéir au professeur de Madeleine.

— Au professeur ?…

— Oui… Il nous a recommandé de lire beaucoup pour développer notre esprit… C’est ce que j’allais faire, pensant que les livres de ma tante étaient sérieux, naturellement… Et je ne me doutais pas que j’y gagnerais d’être secouée comme par Mme Morgane !

Ma voix tremblait, et les sanglots me montaient vite, vite à la gorge. Je me suis détournée brusquement pour le cacher à Guy, mais c’était trop tard, et mes deux mains se sont trouvées emprisonnées dans les siennes. Il n’était plus irrité, un peu inquiet, au contraire.

— Arlette, vraiment, vous ai-je fait tant de peine ?

Mais je lui en voulais encore et j’ai dégagé mes mains :

— Laissez-moi… Vous avez été injuste ! Maintenant que vous vous êtes renseigné, rendez-moi mon livre.

— C’est impossible, Arlette ; ce roman n’a pas été écrit pour des jeunes filles et ne doit pas être dans vos mains.

Je commençais à comprendre.

— Parce qu’il n’est pas convenable, n’est-ce pas ?… Toujours la même histoire !… Votre Paris est décidément rempli de choses peu convenables : des pièces, des livres, etc. Jamais, à Douarnenez, je n’aurais imaginé qu’il y en eût tant !… Mais je regrette de toutes mes forces que vous soyez arrivé avant que j’aie pu voir un peu dans votre livre ce qu’étaient ces fameuses choses qui amusent tant les grandes personnes !

— Où prenez-vous qu’elles les amusent ?

— Je le remarque bien à leur mine… Et c’est exaspérant de ne pouvoir jamais comprendre certains de leurs sourires, de leurs regards, de leurs réflexions !

Je parlais tout droit devant moi, mais avec l’impression sourde que je disais des sottises. Guy m’examinait, debout devant la cheminée, les sourcils froncés, tordant sa moustache.

— Ah çà, me direz-vous quelle rage vous prend ?

— Ce n’est pas une rage. Je ne suis pas enragée ! Je veux seulement m’instruire pour n’être plus d’une ignorance qui fait rire !

— Est-ce que vous n’auriez pas aussi envie de connaître l’histoire de tous les crimes qui se commettent sur la terre, la liste de toutes les maladies, de toutes les misères qui affligent la pauvre humanité ?

— Je n’en ai pas envie du tout… Pourquoi m’en parlez-vous ?

— Parce que vous paraissez griller du désir d’apprendre des vérités peu réjouissantes. Vous et vos sœurs en curiosité, vous êtes de petits monstres d’ingratitude. On s’efforce de vous dissimuler les plus tristes côtés du monde, afin qu’il ne vous semble pas une caverne de voleurs, et au lieu d’en être reconnaissantes, vous n’avez pas de plus cher désir que de rendre inutiles les bonnes intentions dont on est animé à votre égard !

— Je ne demande pas à tout savoir, ai-je fait, un peu confuse et envahie par le remords de mes paroles.

— C’est encore heureux !

— … Mais je voudrais être renseignée autant que les jeunes filles de Paris… Croyez-vous que je ne m’aperçoive pas qu’elles rient toutes de ma naïveté, que je ne voie pas que Mlle d’Estève se moque de moi du haut de sa science !

— Eh bien, tant pis pour elle et pour celles qui lui ressemblent ! Je vous le dis en toute sincérité, Arlette, vous n’avez pas à envier l’opinion que nous autres hommes avons d’elles…

— Oh ! Guy, est-ce que cette opinion est mauvaise ?

— Ce n’est pas du moins, je suppose, celle qu’elles ont l’intention de nous inspirer, et, je vous jure, ce n’est pas surtout celle que nous aimerions qu’on eût de nos sœurs. Restez vous-même, Arlette. Vous perdriez trop au change à ressembler aux autres…

Il a souri un peu et a fini :

— Ne vous transformez pas, sans quoi votre père ne reconnaîtrait plus sa petite fleur bretonne quand il la reverra, et il nous en voudrait justement.

— Vrai, Guy, bien vrai, vous ne désirez pas que je devienne comme les jeunes filles de Paris, comme Mlle d’Estève ?…

— Moi, je n’ai qu’un désir, c’est que vous restiez le plus tard possible la petite Arlette qui courait en montant les sentiers de falaise, qui nous est arrivée un soir, de sa Bretagne, toute gelée, toute curieuse, tout effarouchée, et qui a bien voulu me permettre de devenir son grand ami…

Il s’est arrêté un peu. Il avait l’air de réfléchir, puis il m’a dit avec un bon sourire :

— Ne voulez-vous pas maintenant que nous fassions la paix ? Me refuserez-vous encore la main ?

Pour toute réponse, pleine de remords, je lui ai tendu mes deux mains et j’ai murmuré, ayant un peu peur de ce qu’il dirait :

— Guy, j’ai été mauvaise, mais je vous promets que je ne serai plus curieuse…

— Chose entendue… Pour votre bien, petite Arlette, j’accepte la promesse…

Et ainsi l’orage a fini de se dissiper… Heureusement !

1er janvier 189 .

Est-il possible, père, que j’aie pu commencer l’année loin de vous, sans vous répéter tout ce que je souhaite pour vous, sans recevoir les baisers qui disent à votre petite que vous l’aimez autant qu’elle vous aime, c’est-à-dire avec ce qu’elle a de meilleur dans le cœur ! Oh ! pourquoi n’êtes-vous pas ici ! Vous auprès d’elle, et puis Yves, Corentin, Mlle Catherine, le capitaine, elle n’aurait plus rien à souhaiter !…

Notre séparation a été ma première pensée, ce matin, et je me suis sentie tout de suite affreusement triste ! Je vous voyais seul là-bas dans notre maison, songeant à votre Arlette qui doit vous manquer un peu, quoique vous la reteniez impitoyablement loin de vous… Alors, tout bas, je me suis mise à vous murmurer les tendresses dont j’ai le cœur plein pour vous, comme si vous m’entendiez… Et j’avais un si ardent désir que vous sentiez combien, par la pensée, j’étais près de vous, que je me figurais follement que ce désir s’en allait jusqu’à vous et vous était bon à recevoir. Moi, j’ai relu tant de fois votre lettre, arrivée ce matin, que le papier en est presque déchiré…

Tous m’ont gâtée ici ! Non seulement ma tante, Charlotte, Madeleine, mais Guy encore, qui m’a envoyé les mêmes étrennes qu’à Madeleine, plus des fleurs et des bonbons. Je l’ai remercié avec effusion ; mais je ne pouvais pas être gaie comme à l’ordinaire. Toute ma pensée était à Douarnenez…

Et puis, voir ma tante et Charlotte, de retour de l’avant-veille, si contentes l’une près de l’autre, cela me faisait trop envie !… J’étais tellement hors de Paris que je n’ai pas été surprise quand Guy m’a dit, de cette voix très douce qu’il a lorsqu’il parle un peu bas :

— Petite Arlette, vous êtes en Bretagne, n’est-ce pas ?

— Oui, oh ! Guy… Pourquoi n’y suis-je pas tout de bon ? Puisque Mme Morgane et Blanche sont toujours à Châteaulin, père doit se trouver bien seul… A cause de cette malheureuse épidémie, il n’aura pas permis aux garçons de rester auprès de lui à Douarnenez, et ce jour de l’an sera si triste pour lui !

— Eh bien, savez-vous ce qu’il faut faire ? Lui envoyer un mot de souvenir !…

— Comment cela ?

— Mais par une dépêche. Je suis sûr que cela lui fera beaucoup de plaisir !

J’ai sauté sur cette pensée, et Guy a ajouté :

— Griffonnez votre dépêche. Je l’enverrai tout à l’heure à la sortie de la messe.

— Est-ce que vous y venez avec nous ?

Il s’est mis à rire.

— En ce premier jour de l’année, que ne fait pas un homme pénétré de la gravité de la vie !

En l’honneur du nouvel an, peut-être aussi, il est allé lui-même porter mon télégramme. Aussi quelle prière j’ai faite pour lui à la messe pendant qu’il était à côté de moi, finissant notre rang ! Je le lui ai dit à la sortie, parce que je ne savais comment le remercier d’avoir eu cette idée de dépêche. Ses yeux ont pris cette expression singulière que j’aime sans pouvoir la comprendre ; mais il m’a répondu de son accent habituel de badinage :

— Vous êtes la meilleure petite amie qu’on puisse rêver, Arlette !

9 janvier.

Une chose m’étonne encore beaucoup depuis que je suis ici : c’est de voir combien, à Paris, il y a d’hommes qui ne font rien, c’est-à-dire qui ont l’air de n’avoir pas d’autre occupation que de faire des visites, d’aller aux courses, au bois, etc. Jamais ils ne paraissent travailler. Et Guy, malheureusement, me semble de ceux-là. Alors je ne m’y reconnais plus. Tant de fois j’ai entendu papa répéter à Yves et à Corentin que c’est un devoir rigoureux pour un homme de travailler, que ceux qui ne remplissent pas ce devoir sont des êtres méprisables et jugés ainsi par tous les gens de cœur !… Certes, papa leur a donné l’exemple, à Yves et à Corentin ! Toujours il est occupé, tellement que j’ai à peine le temps de le voir. Lui sait s’oublier pour les autres, consacrer tout son temps à n’importe quel misérable qui l’appelle, sans prendre garde aux grogneries de Mme Morgane, toujours prête à répéter qu’il devrait choisir ses malades et trouvant inepte de soigner des gens qui ne payent jamais…

Est-il possible que Guy vive pour son seul plaisir, qu’il soit du nombre de ces inutiles que papa juge si dédaigneusement ? Pour me rassurer, je me dis que, peut-être, il a des occupations que je ne connais pas, moi petite fille ignorante… Je pourrais interroger Madeleine pour me tranquilliser, mais je n’ose pas. Elle trouverait sans doute ma question ridicule, et y répondrait avec un de ces petits sourires qui me donnent envie de rentrer sous terre.

Quand quelque chose me préoccupe, je ne sais pas le dissimuler, surtout à Guy. Cette fois, j’aurais bien voulu qu’il ne pût lire aussi vite en moi, mais il l’a fait comme d’habitude, et maintenant je ne le regrette pas !

Il dînait justement à la maison, pour accompagner ma tante au théâtre. Madeleine et moi, nous restions au logis parce que, bien entendu, la pièce n’était pas pour les jeunes filles. Ma tante était allée finir de s’habiller ; Madeleine cherchait, dans sa chambre, des soies pour son éternel ouvrage ; moi, je m’étais assise dans un coin de la cheminée, et, tout en regardant le feu, je pensais…

Guy, ayant fini de fumer, est venu à moi ; il m’a regardée une seconde, puis m’a demandé :

— A quoi songiez-vous avec une mine si grave, quand je suis entré, Arlette ?

La lampe était derrière nous, assez loin. Je voyais à peine le visage de Guy, seulement sa grande taille dessinée par son habit, où un œillet faisait une tache rose à la boutonnière… et, sans que je sache comment, la question qui me trottait si fort dans la tête s’est échappée de mes lèvres :

— Guy, quand donc travaillez-vous ?

Il m’a regardée, étonné :

— Quand je travaille… à quoi ?

— Je veux dire, quand donc faites-vous des choses qui ne servent pas seulement à votre plaisir ?

Je n’avais pas fini ma phrase que j’aurais voulu la rattraper. Heureusement, Guy n’a pas eu l’air mécontent. Ses yeux seulement ont cherché les miens, comme s’il voulait ainsi pénétrer dans ma pensée même.

— Pourquoi me faites-vous cette question, Arlette ?

— Oh ! Guy, est-ce qu’elle vous contrarie ? J’en serais si désolée !… Mais je ne peux rien vous cacher…

— Parce que vous êtes une bonne amie, bien sincère, bien fidèle.

Il m’a dit cela très doucement, avec la même expression dans les yeux, et j’en ai eu chaud au cœur, de plaisir.

Puis il a continué :

— Vous ne m’avez pas répondu, Arlette ; vous paraissez désirer que je travaille. Pourquoi ?

— Parce qu’il me semblait que tous les hommes devaient le faire. J’ai tant de fois entendu papa le répéter à mes frères et leur montrer l’exemple !… Mais peut-être, à Paris, n’est-ce pas ainsi qu’à Douarnenez…

Le visage de Guy était sérieux comme je ne l’avais jamais vu.

— A Paris, de même qu’à Douarnenez, il y a des hommes qui emploient utilement leurs heures pour le profit et le bien des autres, qui ne les consacrent pas toutes à leurs… distractions. Il y en a d’autres aussi qui font le contraire. Et vous pensez que j’appartiens à la catégorie de ces derniers ?

— Oh ! Guy, j’espère que non !…

— Vous espérez ?… Vous êtes dure, enfant ! A quoi voudriez-vous donc m’occuper ?

— Je ne sais pas… Je suis trop ignorante pour démêler ce que doivent faire d’utile les jeunes gens comme vous…

— Ma pauvre petite, ils ont autant de peine que vous à le découvrir, croyez-le… Que pourrais-je bien être, moi, par exemple ?… Je vous assure que plus je vais, et plus il y a de jours où je me le demande… En attendant, je tâche de gaspiller mon temps le moins possible. Je tâche de rendre ma vie aussi intelligente que je le puis : je lis, je peins, je fais de la musique. C’est une existence de sybarite, je le sais bien. Mais il faut être un peu indulgent, Arlette, pour ceux qui ne sont pas obligés de gagner leur pain de chaque jour. A cause de cela, ils valent souvent moins que d’autres, et ce n’est pas absolument leur faute…

— Guy, est-ce que je vous ai fait de la peine en vous parlant ainsi ?… Je vous en supplie, pardonnez-moi !… Mon opinion ne signifie rien du tout… Je ne peux pas juger comme les grandes personnes !

— Et c’est pourquoi vous êtes une conscience vivante. Vous pardonner, enfant ? Quoi ? D’avoir raison en méprisant les oisifs ?… Enfin ! j’espère qu’un jour viendra pour moi de n’être plus rangé parmi ceux-là… Alors, petite Arlette, vous aurez le droit de vous dire que vous avez été pour beaucoup dans ma transformation. Oui, pour beaucoup !… Je ne pourrai pas oublier le conseil tombé de votre bouche de petite fille…

Était-ce excellent à lui de me parler de la sorte ? J’en étais tellement heureuse que j’ai murmuré un : « Merci, Guy ! » où j’ai mis tout mon cœur. Mais je pensais à tant de choses, qu’ensuite je suis restée muette, contemplant le feu que je ne voyais pas, ou le visage de Guy toujours très sérieux, presque grave. Lui non plus, mon grand ami, ne parlait plus. Nous étions délicieusement dans ce silence…

Par malheur, ma tante est rentrée tout encapuchonnée, prête à partir, et s’est écriée, nous trouvant ainsi :

— Quel calme ! Comment ! Arlette ne cause pas ?

C’est Guy qui a répondu de son accent habituel, avec une pointe d’ironie :

— Nous réfléchissons, à la suite d’une conversation philosophique que nous venons d’avoir.

— Philosophique ? Rien que cela ? Tu me la raconteras en route. Partons.

Guy a répété :

— Partons, je suis tout à tes ordres.

Il s’est levé. Il a dit adieu à Madeleine, qui était rentrée avec sa mère, et à moi en dernier… Et comme il tenait ma main, il s’est penché très bas et me l’a baisée.

— Oh ! Guy, quelle cérémonie ! a fait ma tante, étonnée.

— C’est un hommage que je rends à la sagesse, Louise.

Et ils sont partis.

J’étais contente, contente !… Mais je ne comprends pas très bien pourquoi.

16 janvier.

Oh ! cette Jeanne d’Estève, pourquoi est-elle si jolie ? Pourquoi la rencontrons-nous partout ? Pourquoi ma tante et Madeleine la trouvent-elles tant à leur goût ? Pourquoi ma tante paraît-elle charmée quand Guy est auprès d’elle, quand il cause, ou danse, ou encore patine avec elle comme hier ?… Moi, au contraire, je déteste les voir ensemble ; je déteste même l’idée qu’ils se rencontrent presque tous les soirs dans le monde, car Mme d’Estève connaît tout Paris et n’est chez elle que quand elle reçoit, quand elle est malade, ou encore le matin… C’est Guy qui nous l’a raconté.

Mais lui, que pense-t-il de cette Jeanne que tous déclarent si charmante ? Mon Dieu, qu’ils le déclarent donc souvent !… Quelquefois, j’ai une envie folle de le lui demander. J’ai dans l’esprit, sur les lèvres, les mots que je vais dire, et puis, au moment de parler, ma gorge se serre, et elle arrête ma question au passage. Comme elle me brûlait encore la bouche, cette question, hier même, quand Guy est venu me demander de patiner avec lui, après l’avoir fait longtemps avec Jeanne, être resté auprès d’elle pendant qu’elle buvait son thé, bien lentement, sous prétexte qu’elle le trouvait trop chaud ! Mais Guy m’a dit gentiment :

— A nous maintenant, ma petite amie. J’ai rempli tous mes devoirs de politesse, je puis songer à mon plaisir !

Et j’ai oublié la belle Jeanne. Et nous sommes partis comme si nous volions, vite, vite… Mais, le soir, pendant que nous bavardions en nous couchant, Madeleine et moi, ma sage cousine s’est exclamée, tout à coup, rappelant notre séance de patinage :

— Que cette Jeanne est donc séduisante !

Tout de suite, le petit démon mauvais qui s’agite en moi dès qu’il est question d’elle, s’est dressé ainsi qu’un diable surgissant d’une boîte, et j’ai demandé à Madeleine :

— Mais enfin pourquoi la trouves-tu si séduisante, Jeanne d’Estève ?

— Parce qu’elle l’est, tout simplement, a fait Madeleine d’un ton qui a achevé de mettre ma sagesse en déroute.

— Parce qu’au bal elle danse tout le temps avec le même cavalier, s’il lui plaît, et cause avec lui durant tout le cotillon au lieu de valser, en laissant briller ses yeux par-dessus son éventail ? parce qu’elle s’arrange pour être toujours entourée de messieurs ? parce qu’elle fait enfin une quantité de choses que tu t’empresserais de trouver très inconvenantes si c’était moi qui les faisais ?

J’avais parlé d’un seul trait… J’étais honteuse de ma méchanceté, et pourtant je ne pouvais m’arrêter. Madeleine, qui nattait ses cheveux devant la glace, est demeurée stupéfaite :

— Arlette, qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que t’a fait Jeanne, pour que tu l’attaques ainsi ?

— Je ne l’attaque pas… Je te demande une explication, ai-je répliqué en tourmentant mon pauvre oreiller bien innocent. Vous êtes tous en adoration devant elle, et je ne comprends pas pourquoi, attendu qu’elle ne me produit pas le même effet qu’à vous, voilà !

— Eh bien, je t’engage à ne pas le dire, surtout devant Guy, car ta sévérité lui semblerait pour le moins bizarre, a riposté Madeleine à son tour, d’un ton courroucé, tout à fait rare chez elle.

J’ai dit, le cœur battant vite :

— Lui aussi l’admire, alors ?

— Mais je l’espère bien, et j’espère de tout mon cœur qu’il finira par l’admirer assez pour…

— Pour quoi ? ai-je crié, voyant Madeleine s’arrêter court.

— Pour ne jamais la laisser critiquer par des personnes malveillantes.

Sans savoir pourquoi, j’ai été certaine que Madeleine venait de finir sa phrase au hasard. Mais c’était tellement inutile de la questionner pour connaître sa pensée vraie, que je n’ai pas même essayé. Je me suis seulement écriée, avec toute la conviction de mon âme :

— Cela ne regarde pas Guy qu’on la critique ou non. Ah ! que je voudrais donc qu’elle se mariât avec un officier ou n’importe quel épouseur qui l’emporterait très loin ! Et…

Probablement, la patience de Madeleine était à bout, car elle m’a interrompue et, d’un ton fâché, m’a déclaré :

— Tu ne sais ce que tu dis ce soir, Arlette. Dors vite ; cela te vaudra mieux… Bonsoir !

Elle a effleuré mes cheveux de ses lèvres. Je lui ai rendu son baiser sans un mot. Elle est rentrée très digne dans sa chambre. Moi, je me suis vite couchée ; ma bougie éteinte, j’ai pleuré toutes mes larmes, le nez sur mon oreiller.

22 janvier.

Il y avait du monde, beaucoup de monde dans le salon. C’était le jour de ma tante. Bien entendu, Jeanne d’Estève était là. Comme à l’ordinaire, elle me questionnait avec ce sourire qui me donne envie de lui dire que je ne suis pas un jouet pour elle, voulant savoir si j’étais encore allée au bal, si j’y avais dansé avec Guy. Toujours elle me parle de lui, et alors ses yeux prennent une expression moqueuse que je déteste…

Justement, il est arrivé pendant qu’elle était encore là, au moment même où Madeleine, s’apprêtant à servir le thé, m’appelait pour l’aider. J’ai fait semblant de ne pas entendre. Guy approchait du coin des jeunes filles, après avoir fait ses politesses aux personnes respectables de la société. Il regardait Jeanne, qui lui souriait en lui tendant la main. J’ai deviné qu’il allait s’asseoir près d’elle. Je me suis sentie toute petite, tout impuissante pour l’en empêcher… et, afin de ne plus les voir, j’ai écouté les appels de Madeleine… J’ai servi tout ce qu’elle a voulu ; j’ai erré dans le salon, là où elle m’a envoyée ; je me suis comportée, autant qu’elle pouvait le souhaiter, en jeune personne bien élevée. Un instant, je me suis trouvée près d’eux, qui causaient si bien qu’ils ne me voyaient pas… Elle lui disait :

— Il me semble que vous délaissez un peu votre poupée aujourd’hui ?

Il a répété :

— Ma poupée ?

— Mais oui, votre poupée bretonne… Et elle va vous en vouloir, le diable sait comme !… A moi encore plus… Oh ! je comprends qu’elle vous amuse. Elle est bien drôle !… Il y a des jouets pour les petits enfants, mais il y en a aussi pour les grands. Et les hommes, n’est-ce pas ? sont, plus ou moins, de grands enfants… C’est une vérité reconnue de longue date !

Guy était-il mécontent ou non de ce qu’elle disait ? Un pli s’est marqué entre ses deux sourcils, et sa voix était singulière quand il a répondu :

— Alors vous jugez que ma cousine Arlette, car c’est, j’imagine, d’elle que vous parlez, est une poupée pour moi ?

— Que sait-on, après tout ? En tout cas, il faut reconnaître que vous avez bien soin de ne pas l’abîmer, de lui conserver toute sa fraîcheur morale. Il paraît que vous veillez sur elle ainsi que le ferait un bon père de famille, que vous la promenez, lui avez appris à danser, que vous lui choisissez ses lectures et vous insurgez quand la pauvrette veut glisser, dans un roman, le bout de son petit nez de Bretonne en rupture de Bretagne…

— Mais je le crois, certes, puisque j’ai charge d’âme. Comme vous êtes bien renseignée ! Peut-on savoir par qui ?

— Par la chronique, tout bonnement ! Avez-vous donc oublié le dicton : « Bavard comme une chronique » ?

Tout en disant cela, elle le regardait de son regard coulé entre les cils. Elle parlait d’un ton un peu moqueur, mais aussi elle souriait, et la moquerie avait l’air de s’en aller se perdre dans son sourire, un sourire qui relevait les lèvres au-dessus des dents, très joliment. Et il me semblait que ces petites dents me mordillaient le cœur, me donnant envie de pleurer. Alors, pour ne plus les voir, je me suis détournée. Je me suis glissée à l’autre bout du salon, derrière les palmiers, fermant les yeux afin d’être sûre de ne pas les regarder.

Mais c’était plus fort que moi, je ne pouvais me décider à ne plus m’inquiéter d’eux… Père, ils causaient encore ! Derrière elle, il y avait une haute lampe allumée, et la lumière flottait autour de ses cheveux, de façon à en faire un brouillard d’or !… Vraiment, en cette minute, je crois que j’aurais tout donné pour avoir son éclat, sa grâce, son aisance, et aussi sa taille de statue, son teint couleur d’ivoire rose, ses yeux qui disent tant de choses que je ne comprends pas, mais que Guy et tous les hommes comprennent, qui les retient près d’elle ; pour être surtout capable de causer comme elle, avec cet esprit qui arrêtait Guy à ses côtés !

Je ne sais s’il y avait beaucoup de temps que je les observais ainsi, quand j’ai entendu la voix de Madeleine :

— Arlette, où es-tu donc cachée ? Ah ! te voilà ! Comme tu es pâle ! Qu’est-ce que tu as ?

Instantanément, je suis devenue pourpre, et j’ai dit très vite :

— Mais non, je ne suis pas pâle…

— Maintenant, non… tu ressembles à un coquelicot. Mais tu n’étais pas ainsi, il y a une seconde… Qu’avais-tu ?

— Rien, mais rien !… Je m’amuse… j’écoute, je regarde.

Madeleine n’a pas insisté. Elle n’est pas curieuse comme moi, et elle a continué tout simplement :

— Maman te fait demander de chanter quelque chose, parce que Mme Harvet a beaucoup entendu parler de toi et voudrait t’écouter.

Chanter ? J’avais bien autre chose en tête ! J’allais répondre à Madeleine, en rejetant bien loin sa proposition ; je me suis arrêtée. Si je chantais, je les empêcherais de causer, elle et lui. Tout de suite j’ai consenti. Je me suis assise au piano, et j’ai commencé une ballade que Guy me demande toujours, celle de la Délaissée

Une chose très étrange m’est arrivée alors. Les paroles que je disais, il me semblait tout à coup que ce n’était plus la Délaissée qui les disait, mais moi qui les criais en désespérée ; que c’était moi qui étais toute seule, abandonnée, moi qui ne pouvais pas supporter cette solitude, qui étais triste à en mourir, qui avais des sanglots plein la gorge…

Quand je me suis tue, il y a eu une seconde de silence profond, puis un grand bruit s’est élevé. Tous applaudissaient, je crois bien, et ils m’ont ainsi réveillée de mon mauvais rêve. Mes yeux ont été vite vers Guy et Jeanne. Enfin, ils ne causaient plus ! Guy, adossé au mur, me regardait, moi, sa poupée !

Mais elle a tourné la tête vers lui, et, comme je n’étais pas bien loin, je l’ai entendue dire avec son petit rire :

— Elle est étonnante, c’est vrai !… Je comprends qu’elle vous intéresse. Quelle drôle de fillette ! Elle a l’air de sentir comme une femme !

Cette fois, je n’ai pu distinguer la réponse de Guy ; mais, quelques minutes plus tard, comme elle lui disait adieu, elle a ajouté :

— A demain, n’est-ce pas ? nous patinons.

Et il a répondu en s’inclinant :

— Mais, oui, avec un très grand plaisir.

Elle était partie, enfin ! Mais pourquoi m’avait-elle laissé cette idée que, demain, ils se retrouveraient, qu’ils causeraient comme aujourd’hui, et qu’après-demain, toujours, ce serait la même chose ! Et je ne pouvais rien, moi, toute faible, pour empêcher cela ? Je l’amuse seulement, Guy ! Elle l’a dit : je suis sa poupée, c’est-à-dire une petite chose qui n’aime ni ne pense, sans cœur, sans esprit, sans âme, sans rien, qu’on laisse ou qu’on prend selon son bon plaisir…

J’aurais voulu crier à Guy : « Ne m’abandonnez pas tout à fait pour elle ! » Et pourtant, jamais ma bouche n’aurait pu, en ce moment, prononcer de telles paroles. J’avais, tout ensemble, peur et envie qu’il lût en moi comme il le fait si vite, et pour retarder ce moment, je causais avec tout le monde, le fuyant, lui…

Il allait partir. J’avais rencontré plus d’une fois ses yeux qui m’interrogeaient. J’ai entendu sa voix me demander un peu bas :

— Qu’avez-vous donc, Arlette ?

Alors, je ne sais quel mauvais démon m’a poussée. Sans le regarder, j’ai répondu avec un rire que j’entends encore :

— Mais, rien ! Que voulez-vous que j’aie ?

Et je me suis sauvée dans ma chambre. J’ai caché ma tête dans mon mouchoir et j’ai pleuré, pleuré, pleuré…

Même soir, 11 heures.

Probablement, j’avais les yeux encore abîmés par mes larmes, à l’heure du dîner, car ma tante s’est étonnée de ma triste mine. Bien entendu, je lui ai dit tout bonnement que j’avais mal à la tête… Et c’était vrai, père, je vous assure. Mais mon cœur me faisait bien plus mal que ma tête. Quand nous sommes remontées dans nos chambres, Madeleine et moi, je me suis assise au pied de mon lit, l’esprit tout plein de pensées désolantes… Je revoyais toujours cette Jeanne si jolie, si aimable avec Guy, tandis que moi, j’avais été tout à fait maussade… Et j’avais tant de regret de ne pouvoir me réconcilier avec lui !

Oh ! cette Jeanne, qui nous avait brouillés !

Tout à coup, j’ai tressauté en entendant Madeleine me demander :

— Arlette, pourquoi tourmentes-tu ainsi tes cheveux, avec des yeux absents ?

— Je réfléchis…

— Tu réfléchis ?…

— Oui, je pense, autant que les vieilles gens, que la vie est une lamentable chose ! ai-je fait, ne pouvant plus garder pour moi seule ma désolation.

Mais, au lieu de me répondre par des paroles compatissantes, Madeleine a souri :

— Oh ! Arlette, quelle misanthropie ! Que t’est-il advenu cet après-midi ?… Tu n’es plus la même depuis tantôt. Guy l’a remarqué comme moi et m’a demandé pourquoi tu avais cette figure sombre…

Comme je ne pouvais avouer à Madeleine la vérité, j’ai remis en avant mon mal de tête.

Elle était trop discrète pour insister ; voyant que je ne voulais rien raconter, elle est partie en disant : « Bonsoir ! »

Père, votre petite voudrait bien se retrouver près de vous à Douarnenez ! Pourquoi ne lui permettez-vous pas encore de revenir ? Pourquoi ne peut-elle se blottir contre vous, en vous demandant tout bas pour quelle raison elle a le cœur lourd comme si une énorme pierre y était tombée tout à coup et y demeurait, le lui écrasant !

28 janvier.

Ne croyez pas ce que je vous ai dit contre la vie, père… Elle n’est pas détestable : elle est exquise, au contraire, et elle a des moments tellement bons qu’ils lui font pardonner tous les autres. Je suis réconciliée avec Guy… Il n’est pas fâché contre moi, et il m’assure qu’il ne l’a jamais été… C’est ce soir que nous avons signé la paix, à six heures… A six heures seulement ! par ma faute, parce que j’avais refusé d’aller patiner avec Madeleine, pour ne pas les déranger, Jeanne et lui.

Ma sage cousine, après m’avoir déclaré que j’étais bien capricieuse, était partie avec ma tante pour jusqu’au dîner, puisque j’avais dit ne vouloir pas faire de visites après la séance de patinage. Quand elles ont été sorties, ne pouvant rester en place avec cette agitation que j’avais plein le cœur et l’esprit, j’ai été chercher miss Ashton, et, tout droit devant nous, en silence, nous avons marché dans l’avenue du Bois… Mais elle a été lugubre, notre promenade ! J’étais comme un vieux philosophe qui, n’ayant plus rien à démêler avec les plaisirs, les joies, les bonheurs du monde, leur aurait forcément fermé sa porte et les considérerait, d’un œil de regret, à travers le trou de sa serrure… Je me sentais jalouse de tous les gens que nous rencontrions et qui n’étaient pas lugubres comme le temps, comme le ciel glacial d’hiver, comme mon cœur, toujours si douloureux ! J’étais jalouse des enfants qui couraient joyeux, et je les enviais ; j’enviais aussi les arbres et tout ce qui ne pensait pas… Moi, je pensais trop, et surtout je voyais, aussi bien que si j’y avais été, Guy et elle causant de même que la veille, que toujours… Quelle comparaison il devait faire entre elle et moi, petite fille boudeuse et fantasque !

La nuit tombant, il a fallu rentrer. J’avais un tel besoin de ne plus garder pour moi seule ma détresse, que j’ai été trouver mon piano et j’ai chanté, chanté tout ce que j’avais de triste dans la pensée, jusqu’au moment où la voix m’a fait défaut… Alors, tout à coup, comme j’étais debout devant le feu, plongée dans mes réflexions, j’ai entendu un pas vif dans le salon voisin… celui de Guy…

Je n’ai pas osé courir à lui ; à peine me suis-je risquée à le regarder, ayant peur qu’il n’eût l’air sévère… Mais, — quelle surprise délicieuse ! — il souriait en approchant et il me dit :

— Une vraie petite Cendrillon ! Toute seule au coin du feu pendant que ses grandes sœurs sont au bal ! Arlette, pourquoi n’êtes-vous pas venue patiner ?

— Parce que j’étais triste !

Et, incapable de cacher davantage ma désolation, j’ai crié :

— Oh ! Guy, dites-moi que vous ne m’en voulez pas ?

— Vous en vouloir ! de quoi ?

— De ce que je me suis montrée désagréable pour vous hier… Mais j’avais de la peine, et…

— De la peine !… Quelle peine, Arlette ?

Je suis restée silencieuse, effrayée de ce que je pouvais avouer. Il a insisté :

— Pourquoi ne me répondez-vous pas ? Est-ce que nous sommes brouillés ?… Vous ai-je donc blessée en quelque chose, sans le vouloir ?… Dites-le-moi, alors, que je vous en demande pardon bien vite… Avez-vous oublié que je suis votre grand ami, et qu’à un ami on ne doit rien cacher ?…

Il me parlait avec tant de bonté, ses yeux sérieux fouillant les miens, que je n’ai plus essayé de lui dissimuler la vérité, et j’ai murmuré :

— Oh ! Guy, c’est trop dur de penser que je ne suis pour vous qu’une poupée bretonne !

— Une poupée ?

Il semblait stupéfait. Mais, sans doute, il s’est rappelé brusquement, et alors s’est écrié, presque avec violence :

— Qui a pu vous raconter un pareil mensonge ?

— Personne ne me l’a raconté… J’ai entendu qu’on vous le disait.

— Qui « on » ? Mlle d’Estève ?

J’ai baissé la tête, ne pouvant articuler une parole.

— Et vous avez cru qu’elle disait la vérité ? Répondez, Arlette… je vous en prie !

— Pourquoi ne l’aurais-je pas cru ? Auprès d’elle, je comprends bien que je ne suis qu’une créature insignifiante, bonne à vous amuser quelquefois, voilà tout… Je comprends que j’ai tout juste, comparée à elle, la valeur d’une poupée, que je dois vous paraître un bébé souvent ennuyeux et stupide… Avant de l’avoir entendue parler de moi, je n’y pensais pas ; mais, maintenant, je ne me fais plus d’illusion !

C’était plus fort que toutes mes résolutions de courage ! A mesure que je parlais, j’étais plus pénétrée de mon indignité, et mes larmes ont jailli : je me sentais tellement pareille à un pauvre chiffon digne d’être mis de côté ou renvoyé à Douarnenez ! J’ai vite attrapé mon mouchoir pour y cacher mes yeux, mais, au passage, il a arrêté mes mains et les a enfermées dans les siennes, comme le jour où il m’avait grondée à propos du livre. Il était resté une seconde silencieux, me regardant avec une expression que je voudrais lui voir toujours, et qui me pénétrait, bienfaisante, jusqu’au fond de l’âme ; puis il a dit très doucement :

— Oh ! la folle petite fille qui se tourmente pour des billevesées, qui ne s’aperçoit pas de ce qu’elle est pour ceux qui l’entourent !…

Quelque chose dans sa voix, autant que dans ses paroles, a emporté soudain mon chagrin, et j’ai murmuré passionnément :

— Guy, n’admirez pas autant Mlle d’Estève !…

— Mais où avez-vous pris, enfant, que je l’admirais ?

— Je le vois bien ! Et je ne m’en étonne pas… Elle est si belle !… Pourtant, Madeleine trouve que vous ne l’admirez pas encore assez, car, autrement, vous feriez je ne sais quelle chose qui l’enchanterait… et ma tante aussi !

Les sourcils de Guy se sont rapprochés, et il a haussé les épaules, la physionomie changée :

— Eh bien, je crois fort que ma sœur et ma nièce ne seront jamais enchantées de cette manière. N’imaginez pas, à leur exemple, Arlette, que Mlle d’Estève soit pour moi l’idéal de la jeune fille… Vous vous tromperiez absolument !

Je me suis arrêtée juste à temps pour ne pas sauter de plaisir… et j’ai questionné, avec un bien léger reste d’inquiétude, déjà tout prêt à s’envoler :

— Alors, Guy, la vérité vraie, vous ne me trouvez pas trop ennuyeuse ?

— Est-ce que j’ai l’air d’avoir une pareille idée ?

— Non… mais peut-être cachez-vous votre opinion par bonté d’âme…

Il s’est mis à rire d’une façon franche qui a envoyé se perdre dans l’espace mon petit reste d’inquiétude.

— Je ne serais capable, je vous l’assure, ni de tant de charité, ni de tant de dissimulation… La vérité vraie, c’est que les minutes n’ont pas de durée pour moi quand nous bavardons ensemble !

— Et…

— Et quoi ?…

J’ai hésité une seconde. Puis, tant pis ! je me suis risquée :

— Et vous vous intéressez à moi plus qu’à Jeanne d’Estève, n’est-ce pas, puisque je suis votre cousine ?

— Mais bien entendu !… Pour moi, elle n’est qu’une étrangère… et vous, vous êtes ma petite amie… Êtes-vous rassurée, maintenant, et me croyez-vous ?

Si je le croyais !!! Je ne demandais que cela…

Père, j’ai un peu peur d’être une très mauvaise créature, une enfant égoïste et sans cœur… Comment, étant loin de vous, puis-je me trouver heureuse, comme je ne me rappelle pas l’avoir jamais été ? On dirait que, dans mon moi intime, une grande flamme s’est allumée. Elle me tient chaud au cœur, et, à sa lumière, tout est beau ainsi que dans les rêves !

....... .......... ...

Les feuillets griffonnés par Arlette s’arrêtaient sur ce cri de juvénile allégresse. Elle les laissa retomber devant elle et demeura songeuse, le menton appuyé sur ses petites mains jointes, emportée toute par le rêve enchanteur que faisait sa jeunesse… L’ombre s’épaississait autour d’elle, la chambre n’était plus éclairée que par les flammes du foyer. Elle n’y prenait pas garde… Et elle tressaillit, ramenée en pleine réalité, quand, la porte s’ouvrant, Madeleine apparut sur le seuil.

— Dieu ! qu’il fait sombre ici ! Arlette, est-ce que tu es endormie ? Nous t’avons trop longtemps laissée seule, ma pauvre petite !

Trop longtemps !… Y avait-il donc si longtemps que Mme Chausey et Madeleine étaient sorties ?

Et, regardant la pendule, Arlette vit alors que l’après-midi entier s’était écoulé pour elle dans cette résurrection charmeuse…

IX

— Que lis-tu donc avec tant d’attention, Louise ? interrogea Guy, qui entrait dans le petit salon où sa sœur, frileusement installée au coin du feu, attendait l’heure de sortir.

Elle eut pour le jeune homme un sourire de bienvenue, tout en lui tendant la main :

— Ce que je lis ?… Une lettre.

— Louise, je t’assure que mes yeux me l’ont déjà appris.

— Une lettre de Mme Harvet.

Guy fit une moue expressive. Elle l’agaçait à un point remarquable, cette Mme Harvet, avec ses enthousiasmes trop souvent intempestifs et sa façon de considérer comme une réalité tout ce que découvrait et inventait sa fertile imagination.

— Que diable te veut cette lunatique personne ? Te demander des secours pour quelque œuvre destinée à devenir inepte dès qu’elle y apportera ses soins ?

— Quelle sévérité ! Eh bien, tu ne brûles pas du tout. Il faut changer le cours de tes suppositions. C’est d’Arlette qu’il s’agit dans la lettre de Mme Harvet.

— D’Arlette ! répéta-t-il, quittant l’attitude nonchalante qu’il avait prise, adossé à la cheminée. Qu’est-ce que cette femme écervelée peut bien lui vouloir !

— Du bien… car elle a le cœur excellent, si son esprit est peu rassis.

— Mais, enfin, quoi ? Prétend-elle faire d’Arlette son héritière ?

Pour le coup, Mme Chausey éclata d’un rire franc qui acheva de mettre Guy en déroute :

— Guy, tu devrais t’improviser romancier, catégorie des auteurs qui ne cultivent pas la vraisemblance. Tu as l’imagination fertile… malheureusement, il ne s’agit pas pour Arlette d’être transformée en héritière. C’est sous une autre forme que Mme Harvet songe à faire son bonheur ; elle pense à la marier…

— Marier Arlette ! Quelle est cette invention ?

Le visage aimable de Mme Chausey se rembrunit un peu.

— Une invention due au bon cœur de Mme Harvet. Elle m’a entendue plusieurs fois exprimer le désir de marier Arlette, et, comme elle entrevoit un parti convenable à m’offrir pour la fillette, elle m’envoie une série de renseignements à ce sujet.

— Et tu les reçois sérieusement, comme si tu ne la connaissais pas ?… Laissez donc en paix la pauvre petite ! C’est une vraie manie de vouloir ainsi marier tout le monde !

Il avait parlé avec une vivacité telle que sa sœur le regarda stupéfaite.

— Ah çà, Guy, veux-tu m’expliquer pourquoi tu bondis de la sorte, absolument comme s’il s’agissait de te marier, toi ? C’est pousser bien loin l’antipathie des « justes noces ».

— Je ne bondis pas, fit-il, prenant et reposant d’un geste impatient une fine statuette d’ivoire. Mais je ne m’attendais pas à voir la pauvre petite Arlette mise, dès maintenant, en demeure d’entrer en ménage… et sous les auspices de Mme Harvet, une enragée marieuse qui ne peut voir un célibataire sans être incontinent saisie du besoin d’attenter à sa liberté ! Tiens, Louise, je ne comprends pas qu’une mère de famille comme toi accorde une seconde d’attention à un pareil projet ! Arlette est encore une enfant… Quand son heure sera venue, elle rencontrera sûrement un épouseur sur sa route, séduisante comme elle l’est !

— Oui, mais séduisante sans dot, ce qui diminue fort la séduction, interrompit Mme Chausey, les sourcils un peu froncés.

Quelle lubie prenait donc à Guy de s’insurger ainsi contre un projet qu’il ne connaissait qu’en principe, dont il ignorait les détails ?

— Les hommes désintéressés sont rares. Nous le savons tous, hélas ! et Arlette est absolument sans fortune. Ce mariage serait pour elle une chance inespérée. Aussi en ai-je parlé à son père, ne voulant rien entreprendre sans son assentiment, et…

— Et tu as cet assentiment ?

— Oui, je vais te montrer sa lettre.

Elle se leva et se mit à chercher parmi les papiers serrés dans son secrétaire. Guy, distraitement, considérait la flambée du foyer, les lèvres assombries, un pli inaccoutumé creusant son front.

— Comment se fait-il, Louise, que jusqu’ici tu ne m’aies jamais parlé de tes intentions matrimoniales à l’égard d’Arlette ?

— Tout bonnement parce que je n’en avais pas l’occasion. Ah ! voici la lettre.

Quelques lignes seulement, tracées d’une écriture irrégulière, comme lassée. Et le jeune homme lut :

« Chère madame,

« Vous êtes mille fois bonne de prendre autant d’intérêt à l’avenir de mon Arlette. Si profond que soit le chagrin que j’éprouverai à la perdre maintenant, je suis certes tout prêt à l’oublier pour ne songer qu’à son seul bonheur. Dans mon état de santé, d’ailleurs, son mariage serait pour moi une grâce inespérée. Je serais ainsi délivré de mes terribles et constantes craintes à ce sujet. Aussi ne saurai-je trop vous remercier de vouloir bien prendre tous les renseignements nécessaires sur le projet en question… »

— Tu vois, Guy, dit Mme Chausey, interrompant la lecture que son frère faisait à demi-voix.

Il répéta : « Je vois », tout en parcourant des yeux les dernières lignes, dans lesquelles le docteur s’excusait de la brièveté de sa lettre, causée par l’état d’extrême fatigue où l’avait mis l’épidémie de typhus de Douarnenez.

— Pauvre homme ! murmura Guy.

Dans sa pensée ressuscitait le souvenir de sa première et mélancolique conversation avec Yves Morgane, dans le cabinet de travail assombri par l’orage… Puis, tout à coup, la grande pièce triste s’était éclairée par l’apparition d’un visage d’enfant d’une blancheur dorée où riaient des yeux étincelants et des lèvres fraîches…

Guy eut un léger mouvement de la tête en arrière comme pour repousser la vision, et il dit :

— A quel heureux mortel destines-tu l’adorable femme que sera Arlette ?

— Je ne le connais pas personnellement. C’est le fils d’une très ancienne amie de Mme Harvet. Il a d’importantes propriétés en Anjou et s’en occupe lui-même toute l’année…

— Une façon d’agriculteur civilisé, quoi !

— Un homme de bon sens qui surveille de près l’exploitation de ses terres et y mène une vie large, car il a une certaine fortune.

— Et il prendrait une femme qui n’en a point ? interrompit Guy railleusement. Il est donc borgne, manchot, ou quelque chose d’approchant ?

— Pas le moins du monde. Si je m’en rapporte aux renseignements élogieux que j’ai sur son compte, Arlette trouverait en lui un excellent mari.

Guy s’inclina…

— Parfait… Ainsi, ce travailleur modèle est désintéressé sans y être obligé.

— Il est veuf, expliqua Mme Chausey.

— Et vieux ! C’est complet !

— Non, il n’est pas vieux. Il a trente-deux ans, et ses enfants sont tout jeunes. Il les adore, et c’est à cause d’eux surtout qu’il désire se remarier. Il souhaite rencontrer une jeune fille douce et simple qui ne redoute point de demeurer toujours à la campagne… Vraiment, Guy, je ne te comprends pas ! A te voir et à t’entendre d’ordinaire, on croirait que tu portes un intérêt sincère à Arlette, et aujourd’hui qu’il s’agit pour elle d’une question d’avenir, tu ne songes qu’à railler !

Elle s’arrêta, réellement mécontente de l’attitude de son frère, dont le motif lui échappait, à supposer qu’il en eût un. Mais leurs regards se croisèrent, et ensemble, l’esprit détendu, ils se mirent à rire.

Guy se pencha vers Mme Chausey et caressa d’un baiser fraternel ses cheveux ondés, ainsi qu’il aimait tant à le faire quand il était petit garçon.

— Louise, ne m’en veux pas. Je suis persuadé que tu ne songes qu’au bonheur d’Arlette ; mais j’avoue que l’idée me semble tout à fait bizarre de vouloir faire une femme et une belle-mère de notre petite amie. Que dit-elle, l’enfant, de cette proposition ?

— Je ne lui en parlerai pas jusqu’à nouvel ordre. Il est inutile de mettre sa jeune cervelle en ébullition, si les choses doivent en rester là.

— Sagement raisonné ! approuva Guy. Mais, malgré son accent de badinage toujours un peu railleur, sa voix résonnait sans gaieté.

Il se leva, fit au hasard quelques pas dans la pièce, la physionomie pensive, presque sombre ; puis il s’arrêta, et changeant de ton :

— Il faut que je te quitte, Louise ; j’ai, à quatre heures, une séance d’escrime.

Il ne poursuivit pas. Dans le tréfonds de sa pensée, une voix impitoyable lui criait la frivolité des occupations qui remplissaient ses heures. Chose étrange, jamais il n’en avait eu plus souvent conscience que depuis sa conversation avec Arlette sur l’obligation morale du travail. Tout à l’heure, il avait raillé cet inconnu qui vivait tout adonné au soin de ses propriétés ; cet homme, pourtant, n’était pas une unité négligeable dans l’espèce humaine, un clubman dilettante, fuyant tous les jougs…

La voix de sa sœur le fit tressaillir :

— Puisque tu as encore du temps devant toi, Guy, attends-moi ; nous sortirons ensemble. Je m’habille tout de suite. Arlette va venir me prendre.

— Elle est déjà sortie ?

— Naturellement… Plus elle s’agite, plus elle est satisfaite. Elle est allée conduire Madeleine à son cours de philosophie, et, comme la philosophie lui paraît trop austère, elle n’assistera pas à la conférence. Nous irons toutes les deux faire quelques courses, et ensuite nous recueillerons Madeleine, saturée de philosophie. Veux-tu sonner pour qu’Adèle vienne m’habiller ? Dans un moment, je suis à toi…

Il inclina la tête et laissa Mme Chausey disparaître dans son appartement. Lui, arrêté à la fenêtre, resta debout, le regard perdu dans le ciel pâle d’hiver. Pourquoi donc les paroles de sa sœur, au sujet de la très modeste situation d’Arlette, qui rendait toute union difficile pour elle, l’avaient-elles si vivement choqué, lui qui, cependant, était si fort de son temps et n’avait jamais eu l’idée qu’il pourrait épouser une femme sans fortune ? Pourquoi donc était-il ainsi ennuyé du projet de mariage formé pour sa petite amie ?

Qu’est-ce que cela pouvait lui faire, en somme, qu’elle se mariât ou non ? Il n’avait pourtant pas la prétention de la voir éternellement demeurer l’enfant qu’elle était à ses yeux, parce qu’il la trouvait exquise ainsi. Qu’elle épousât n’importe quel Breton ou bien cet inconnu sorti tout à coup des profondeurs de son Anjou, il la perdrait toujours de vue. Un moment proche ou lointain devait arriver où elle ne serait plus la délicieuse et confiante petite amie qui lui était chère. Cela, c’était inévitable. Comment, lui, le Parisien sceptique, expérimenté, amoureux de sa liberté, se laissait-il ainsi troubler par cette perspective ?

— Quel être inepte je fais avec mes rêvasseries ! murmura-t-il, secoué d’une sourde colère contre lui-même.

Et pour échapper à sa pensée, il fit comme Arlette en pareil cas, il s’assit au piano et se mit à jouer au hasard de son impression, commençant un air tzigane fiévreux et emporté, d’une fougue nerveuse, interrompu soudain par un chant de rêve. Les notes glissaient sous ses doigts, mais son esprit n’en poursuivait pas moins le mystérieux travail d’analyse qui l’irritait à tel point que, jetant sur le clavier un accord vibrant, il s’arrêta.

— Oh ! Guy, pourquoi ne jouez-vous plus ? Encore ! cria une voix fraîche.

Arlette était là, arrêtée sur le seuil du salon, le visage tout rosé par le froid dans la caresse du col de fourrure, ses yeux brillants, aux reflets de velours, fixés sur Guy.

— Encore ! répéta-t-elle… Reprenez ce chant tzigane. C’est le mien… celui que j’aime le plus !

Mais il n’était plus en disposition pour bien jouer et secoua la tête :

— Je le massacrerais maintenant… Vous savez que je suis un capricieux en musique… Ce soir, à un autre moment, je vous le jouerai.

— Une promesse sérieuse, cela ?

— Tout à fait sérieuse.

— Très bien alors. Causons… d’autant plus que, Guy, il faut que je vous demande votre opinion sur quelque chose.

— Je suis tout à vos ordres.

Sans cérémonie, elle s’assit sur le bras d’un vaste fauteuil, mais resta silencieuse, ses yeux regardant obstinément les arabesques du tapis.

— Eh bien, Arlette ?

— Eh bien, Guy… Mais vous me promettez que vous ne vous moquerez pas de moi, que vous ne répéterez pas la moindre de mes paroles ?

— Pas la moindre ! Je serai muet comme une tombe.

— J’aimerais mieux une comparaison plus gaie. Enfin !… Guy, est-ce que… Ne pensez-vous pas que… quand on demande à une jeune fille si… elle aimerait… à se marier…, c’est un peu avec intention ?

— Arlette, où voulez-vous en venir ? fit Guy, dont les traits eurent une légère contraction.

— Est-ce que vous ne soupçonnez pas que, pour une raison ou pour une autre, ma tante songerait…

Elle s’arrêta. Le rose de ses joues s’était soudain accentué jusqu’à devenir un superbe incarnat, et les petits doigts dégantés tourmentaient le duvet souple du manchon. Guy, attentif, écoutait ; mais, comme elle se taisait, il interrogea encore :

— Eh bien, Arlette, qu’est-ce que Louise peut bien penser à votre sujet ?

Du bout des lèvres, se décidant, elle jeta vite, confiante et charmée :

— Elle veut me marier !

— Vraiment ! dit le jeune homme secoué d’une impression désagréable, bien qu’il s’attendît à la réponse. Vraiment ! Et peut-on savoir comment elle vous a mis en tête cette remarquable idée ?

— Guy, ne me trouvez pas trop ridicule ! Ces jours-ci, ce matin encore, elle a placé la conversation sur ce sujet, et, avec un air particulier, elle m’a demandé si cela me tenterait d’entrer en ménage.

— Et vous lui avez répondu que le mariage était à vos yeux le purgatoire sur la terre, et que vous vous garderiez bien d’en tâter ?

— Mais, pas du tout ! Je ne lui ai pas répondu cela ! Je ne pense rien de pareil !

— Pourtant, si j’ai bonne mémoire, vous m’avez fait des déclarations de ce genre à Douarnenez, sur la route même du Ris.

— Oh ! dans ce temps-là, j’avais seulement l’expérience de Mme Morgane ! Mais vous m’avez dit qu’il ne fallait pas y croire, et, maintenant, j’ai mon expérience à moi qui m’a montré que vous aviez raison !

— Ah ! ainsi, c’est moi qui ai provoqué votre conversion ?

Elle inclina la tête d’un air mi-sérieux, mi-plaisant. Un éclair joyeux flamboyait dans ses prunelles de velours.

— Quelle belle œuvre j’ai accomplie là !

— Vous ne l’avez pas accomplie tout seul ! Guy, ne soyez pas orgueilleux ; Charlotte et Pierre vous ont aidé beaucoup… Je sais maintenant que c’est une chose charmante de se marier, et je…

— Et vous seriez très contente de convoler aussi.

Drôlement, elle avoua, une flambée pourpre aux joues :

— Il me semble que cela ne m’ennuierait pas !

— Eh bien, bonne chance, mademoiselle Arlette ! Acceptez le premier individu présentable qui vous offrira son cœur et sa main. Soyez heureuse et n’ayez pas de désillusion sur les charmes de l’aventure conjugale.

Il parlait avec une telle âpreté, sous son apparence de badinage un peu mordant, qu’elle se révolta, toute désorientée :

— Oh ! Guy, comme vous êtes crin, aujourd’hui !

— Parce que je ne chante pas avec vous un hymne d’allégresse sur le bonheur de l’hyménée ? Que voulez-vous ? Je n’ai malheureusement plus dix-sept ans !

— Parce que vous prenez, sans motif aucun, un ton tout à fait désagréable pour me répondre !

Elle disait tellement vrai, quant à son accent, qu’il resta un instant silencieux. Pourquoi était-il ainsi d’humeur méchante, irrité contre lui-même, contre l’espèce humaine, même contre le vilain temps d’hiver, agité par un désir mauvais de jeter une ombre sur la riante et juvénile confiance de cette enfant dont la quiétude l’exaspérait ?

— Je vous fais toutes mes excuses, reprit-il lentement, si je vous ai parlé d’un ton maussade.

— Très maussade, comme à un enfant qu’on gronde. Je vais avoir dix-huit ans. Je suis une grande !

— Oui, vous avez raison. Vous n’êtes plus une enfant…

Il répéta ces mots, tout en l’enveloppant du regard. Elle était demeurée assise sur le bras du fauteuil, ses pieds menus, bien chaussés, touchant à peine le sol de leur pointe effilée, son buste souple étroitement dessiné par la veste de drap qui en accusait les lignes harmonieuses. Dans l’auréole du gainsborough, le visage se détachait rayonnant de tout l’éclat de la jeunesse en fleur. Mais, en cette minute, les lèvres chaudement pourprées étaient sérieuses comme le regard, dont une expression pensive adoucissait l’éclair rieur.

Non, elle n’était plus l’enfant, ni la fillette même. Elle devenait vraiment la jeune fille. Comment jusqu’à cette heure n’en avait-il pas été frappé ? Par quelle aberration s’était-il obstiné à ne voir toujours en elle que la joueuse petite créature qui montait, en courant, l’abrupte côte de rochers ? Pourtant, il savait bien qu’elle était davantage, lui qui avait mieux que personne pénétré dans l’intimité de son être moral… Derrière ce front voilé de petits cheveux fous, palpitait une intelligence très vive, une pensée enthousiaste, spontanément ouverte à toute beauté. Ce jeune corps, svelte et fin, enfermait une âme de feu, tendre, passionnée, adorablement limpide et franche… Et voici qu’un jour ou l’autre, un inconnu viendrait ; à lui il attirerait cette âme et cette pensée toutes neuves, il en ferait son bien précieux, et il aurait le droit de railler ceux qui, ayant eu à leur portée ce trésor, n’avaient pas, véritables insensés, daigné le saisir !

— Guy, pourquoi ne me dites-vous rien ? Vous êtes fâché pour de bon ?

Sans en avoir conscience, elle tendait la main vers lui, d’un geste à peine esquissé. Il tressaillit, arraché brusquement à sa songerie. Et, sans rudesse cette fois, il répéta :

— Fâché ?… Pourquoi serais-je fâché ?

— Parce que je vous ai dit que vous étiez crin !

Malgré lui, il sourit, si peu qu’il en eût envie, amusé du contraste entre l’expression familière dont elle se servait et le sérieux de sa physionomie anxieuse.

— Certes, non, je ne suis pas fâché. Si quelqu’un avait le droit de l’être, ce serait plutôt vous, car, je le reconnais, — humblement, — j’ai, sans le vouloir, mérité tout à fait le reproche que vous m’avez adressé. J’en suis très confus… Ne me pardonnez-vous pas, Arlette ?

Pour toute réponse, elle lui jeta les deux mains… Une seconde, il les garda dans les siennes, étreint d’un sourd désir de les porter à ses lèvres, de les baiser longuement, ces petites mains sur lesquelles personne encore qu’elle-même n’avait de droits. Pourtant, il les laissa retomber sans que sa bouche les eût effleurées…

Contente, elle s’écriait :

— Alors, nous sommes réconciliés ! Vous ne me direz plus de choses dures quand je vous confierai mes suppositions… au sujet des idées de ma tante ? Vous ne me gronderez plus ?

— Je ne vous gronderai plus, si tant est que je vous aie jamais grondée ; je souhaite de tout cœur que vos espérances se réalisent pleinement. Êtes-vous satisfaite de moi ?

— Très satisfaite, mon grand ami !

Ces deux mots tombèrent très doux de ses lèvres, en dépit du ton drôlement solennel qu’elle leur donnait exprès ; et à l’accent de cette voix jeune, une fibre secrète tressaillit dans le cœur de Guy.

Au moment même entrait Mme Chausey.

— Guy, me voilà prête… Comment, Arlette, tu es ici et tu ne m’avertis pas ?

— Tante, je vous attendais en causant avec Guy !

— Tu lui faisais tes confidences ? Et, en échange, il te faisait les siennes ? interrogea Mme Chausey, sur un ton de plaisanterie. Mais son regard avait cherché celui de son frère, qui répondit à sa muette question par un signe négatif.

Arlette, pour sa part, répliquait, secouant la tête :

— Guy ne me fait jamais de confidences. Il est comme les Turcs : il juge la femme un être inférieur auquel il ne faut pas se confier, et il le prouve. Voilà.

— Voilà ! Guy, en effet, est un mécréant. Il y a longtemps que je te l’ai dit. Là-dessus, allons-nous-en vite ; Madeleine va nous attendre.

Guy descendit avec sa sœur et Arlette. Il les mit en voiture, mais il ne monta pas avec elles. Après avoir serré la petite main de la jeune fille, abandonnée confiante dans la sienne, il s’en alla vers son Cercle, se disant que l’homme est bien le plus stupide de tous les animaux.

X

Quelques jours plus tard, comme le déjeuner finissait, Mme Chausey dit soudain, tout en croquant son petit four :

— J’ai bien envie d’aller tantôt voir où en sont les palmiers des serres de l’Acclimatation. Veux-tu m’accompagner, Arlette ?

— Avec un très grand plaisir, tante, si je ne vous dérange pas ! fit-elle, tout de suite séduite par la proposition. Elle aimait bien à sortir avec Mme Chausey, toujours très affectueuse pour elle.

— Alors c’est entendu… Puisque Madeleine a aujourd’hui son cours de chant, nous irons toutes les deux seules admirer les palmiers.

Et les choses ayant été ainsi arrangées sans éveiller le moindre soupçon chez Arlette, elle et sa tante s’en furent, une heure plus tard, vers le Jardin d’Acclimatation.

L’après-midi étant fort peu avancé, la serre était presque déserte. Mme Chausey l’enveloppa d’un rapide coup d’œil. Quelques promeneurs solitaires arpentaient le sable fin des allées ; d’autres occupaient quelques-uns des bancs… Parmi ces derniers, les yeux vifs d’Arlette découvrirent au premier regard un visage connu.

— Ah ! tante, Mme Harvet !… Quel ennui ! Nous étions si tranquilles toutes les deux !…

Mme Chausey étouffa cette malencontreuse remarque sous un « chut ! » rapide, et Arlette, troublée dans son plaisir par cette rencontre, la suivit sans enthousiasme aucun.

Mme Harvet, les ayant aperçues, s’avançait, la mine épanouie.

— Chère madame, quel heureux hasard ! Combien je suis charmée de vous voir !… et Mlle Arlette aussi !… Bonjour, ma bonne petite. Chère madame, permettez-moi de vous présenter…

Elle se retourna. Mais personne n’était auprès d’elle : Assis sur le banc qu’elle venait de quitter, il y avait un homme jeune, très gros et très grand, qui considérait le sable d’un air absorbé.

En elle-même, Mme Chausey se demanda avec inquiétude :

— Est-ce que ce serait là l’objet en question ?… C’est un vrai colosse !… Et qu’il a l’air champêtre !

Comme si elle eût deviné cette muette question, Mme Harvet, toujours jubilante, se précipitait vers le très robuste étranger.

— Monsieur Amelot, voulez-vous venir, que je vous présente à Mme Chausey et à sa nièce, Mlle Arlette Morgane.

Le gros homme se leva aussitôt, si vite que sa canne roula sur le sable, et, dans le mouvement qu’il fit pour la rattraper, il culbuta une chaise près de lui. Prestement, d’un geste instinctif, Arlette avait déjà relevé la canne arrivée à ses pieds, tant il lui semblait difficile que ce volumineux personnage pût se baisser jusqu’au sol pour reprendre son bien.

— Oh ! mademoiselle, je vous demande bien pardon, bredouilla-t-il d’un ton tout à la fois confus et vexé. Et il saisit sa canne.

— M. Amelot, présentait Mme Harvet, que la scène n’avait nullement désarçonnée ; le fils d’une de mes bonnes amies, un habitant de l’Anjou…

Cette fois, M. Amelot salua sans encombre, quoique gauchement. Il était d’aspect fruste, la peau colorée, sous des cheveux blond roux poussés drus sur un front bas, et un air de suffisance extrême s’alliait bizarrement avec son aspect rustique.

— Voulez-vous que nous nous asseyions là un instant ? proposa Mme Harvet. Il fait délicieux, dans cette serre ! Vous la connaissiez, n’est-ce pas, monsieur Amelot ?

— Oh ! non, madame. Jamais, pendant mes voyages à Paris, je n’ai de temps à y venir perdre !

Arlette eut un regard étonné vers le géant, — comme tout bas elle l’avait baptisé, — car il venait de répondre sur un ton brusque qui n’était point d’une politesse raffinée. Mme Chausey intervint, voulant remplir en conscience son rôle maternel :

— Vous venez souvent à Paris, monsieur ?

— Le moins que je peux, madame. Je m’y déplais carrément. L’air y est malsain. On y sent mauvais !… A chaque tournant de rue, on risque d’y être écrasé, même par des bêtes efflanquées… On y mange mal, le vin y est frelaté. Oh ! diable non, je n’aime pas Paris… surtout quand j’y suis, comme en ce moment, avec mes enfants ! Aussi je n’y viens guère que pour le concours agricole, ou quand j’y suis forcé. Cette fois, j’avais besoin de machines aratoires, j’en ai trouvé de magnifiques. Il y a de nouveaux modèles qui sont étonnants ! L’industrie fait vraiment de merveilleux progrès !…

Mme Chausey eut un geste vague d’acquiescement. Les progrès de l’industrie, quant aux machines aratoires, la laissaient complètement froide, et ce campagnard commun lui paraissait tout à fait déplaisant.

— Ah ! voici les enfants ! s’exclamait à ce moment Mme Harvet. Ces deux petits n’ont en tête que de monter sur le chameau ; pour leur faire prendre patience, leur bonne les promenait devant les perroquets !

Et, profitant de ce que M. Amelot tournait la tête vers sa progéniture, elle glissa, toujours ravie, à Mme Chausey :

— C’est un homme superbe, n’est-ce pas ?

— Oui, il est de belle taille, dit évasivement Mme Chausey, dont l’opinion était faite.

— Et ses enfants sont aussi remarquables que lui. Regardez-les !

Certes oui, ils valaient la peine d’être regardés. Ils étaient extraordinairement gros et gras, leurs joues écarlates : le garçon, pareil à un petit bonhomme de baudruche dans son long paletot tombant presque jusqu’à ses talons ; la fillette, habillée d’une robe bleu vif qui faisait paraître plus volumineuse encore sa courte personne.

Et en elle-même Mme Chausey, saisie, murmura :

— Mais ce sont de vrais monstres ! On pourrait les montrer dans une foire, en tant que phénomènes de grosseur !

C’étaient, en même temps, des phénomènes sauvages, car lorsque Mme Harvet entreprit de les approcher pour les présenter à Mme Chausey, le garçon se mit à pousser des cris perçants, et la petite, à lancer des coups de pied dans le vide. Le père cependant les contemplait d’un œil paisible et complaisant :

— Ils n’ont pas l’air chétifs, n’est-il pas vrai, madame ? et ils savent se servir de leurs poumons et de leurs membres ! Allons, restez tranquilles, mes agneaux. Obéissez à votre père chéri.

Mais le père chéri ne savait sans doute pas le secret de faire respecter son autorité en toute circonstance, car le gros Félix continua ses hurlements, et la petite ses ruades vigoureuses, tout en marmottant sur une note gémissante :

— Je veux aller sur le chameau !… tout de suite sur le chameau !

Ce que voyant, Mme Chausey prit le parti de ne plus s’occuper d’eux. Arlette, curieuse, les examinait. Les enfants de Douarnenez n’étaient pas, à beaucoup près, aussi sauvages avec elle que ces deux jeunes produits de l’Anjou.

— Quels superbes enfants, n’est-ce pas, mademoiselle ? répéta de nouveau Mme Harvet, qui ne semblait pas soupçonner l’effet produit par ses protégés.

— Ils paraissent d’une santé magnifique, dit Arlette sans enthousiasme. Mais ne peut-on jamais les approcher sans leur être aussi désagréable ?

Avec un sourire bienveillant, M. Amelot expliqua d’un ton sentencieux :

— Ils sont toujours ainsi quand un étranger leur adresse la parole. C’est qu’ils ne sont pas encore familiarisés avec l’impitoyable joug de la civilisation. J’ai pour principe qu’il faut laisser pousser les enfants comme l’herbe des prairies, en pleine liberté, afin de leur former de solides tempéraments. Les miens, jusqu’à l’âge de six ans, ne seront contraints en rien !

— Et ensuite ? interrogea Mme Chausey qui, avec sa bonne humeur habituelle, prenait l’aventure par le côté plaisant. Ce gros homme, prétentieux et sot, qui n’aurait pas sa nièce, l’amusait beaucoup.

— Ensuite, madame, comme vers six ans la raison leur vient…

— Je croyais que c’était sept ans, l’âge de la raison ? glissa Arlette, malicieuse.

Mais M. Amelot n’entendit point, ou jugea indigne de lui de relever cette remarque frivole, et il continua, imperturbable :

— Vers six ans, la raison leur vient… et alors commence le véritable rôle des parents, un rôle d’une gravité qui m’effraye et que je me reconnais peu digne de remplir seul !…

Un imperceptible silence répondit à cette déclaration faite avec solennité, et Mme Chausey, pour détourner la conversation, demanda, se mettant à l’unisson :

— Et vous n’avez qu’à vous louer, monsieur, de ce mode d’éducation ? Comme je suis destinée à être grand’mère en un temps plus ou moins prochain, je me plais à recueillir l’opinion des personnes compétentes en la matière.

Arlette jeta un coup d’œil surpris sur sa tante et un autre, peu flatteur, vers les deux phénomènes qui grognaient sourdement à l’unisson pour décider « le père chéri » à les emmener voir le chameau. Mais le « père chéri » n’y songeait guère. Flatté de la question de Mme Chausey, il répondait très empressé :

— Madame, cette éducation est parfaite, car elle permet à la nature des enfants de s’épanouir librement…

— En bien comme en mal ?… Et cette liberté extrême ne les rend point un peu indisciplinés ?

— Madame, quand mes enfants dépassent certaines limites, j’en suis quitte pour les en avertir en leur administrant une sévère correction.

— Oh ! monsieur, vous ne voulez pas dire que ces pauvres petits sont quelquefois frappés ? interrompit Arlette, saisie de compassion pour les deux phénomènes.

Dignement, M. Amelot déclara :

— Je ne les bats pas, mademoiselle, je les corrige. J’aide à la naissance, chez eux, du sentiment du devoir, et par le seul moyen qu’ils puissent encore comprendre. Car, en somme, les enfants ne sont que de petits animaux…

— Monsieur Amelot, vous êtes étonnant ! étonnant ! fit Mme Harvet, riant aux éclats.

Rien ne lui enlevait sa quiétude, et elle ne paraissait pas avoir la moindre idée de l’impression produite par son candidat.

— Ah ! ces hommes qui vivent hors des villes, comme ils ont leur originalité !

Avec modestie, M. Amelot répliqua :

— Je fais ce que je puis, madame. Mais je voudrais avoir mieux profité des admirables enseignements que renferme l’Émile, de Rousseau, l’une de mes lectures favorites.

— Vous lisez beaucoup, monsieur ? interrogea Mme Chausey, surprise.

— Non, pas beaucoup, car je n’aime que les lectures sérieuses et je méprise les romans, qui ne sont tous qu’un assemblage d’inepties… Mon plus grand plaisir est de lire notre journal, le Progrès angevin. Il est admirablement renseigné sur toutes les nouvelles du pays et rempli de conseils excellents en matière d’agriculture… Ainsi l’année dernière, quand les fourrages…

Personne ne sut jamais ce que M. Amelot allait dire des fourrages, car une violente querelle venait de s’élever entre les deux phénomènes ; Félix tirait avec rage une mèche de Pauline qui, des pieds et des mains, tentait de se délivrer. M. Amelot laissa l’infortunée bonne se débrouiller comme elle le pourrait entre les deux combattants, et, comme Arlette se levait d’un mouvement instinctif pour les séparer, il l’arrêta avec un sourire de condescendance :

— Ne vous dérangez pas, mademoiselle ; ils se disputent très souvent ainsi. Je ne m’y oppose pas. Les querelles forment le caractère. Je n’interviens que dans les grandes occasions, quand leur bonne ne sait vraiment plus qu’en faire. Je n’aurais d’ailleurs pas le temps de rétablir, en toute occasion, la paix entre eux, car je passe la plus grande partie de la journée à surveiller mes terres !…

Sa voix devint si pompeuse quand il prononça ces mots : « mes terres », qu’involontairement Mme Chausey et Arlette échangèrent un coup d’œil malicieux, tandis que M. Amelot achevait du même ton :

— Ma propriété est une des plus vastes du département. Si je l’avais voulu, j’aurais pu être nommé député aux dernières élections, puisque…

Et il eut un ronronnement satisfait :

— Puisque je suis une autorité dans le pays. Mais j’avoue que je ne me sentais pas le courage d’accepter la vie fiévreuse des hommes politiques… Je n’appartiendrai jamais qu’à mes enfants et à la femme qui voudra bien accepter une tâche maternelle auprès d’eux !

Cette fois, les sourcils de Mme Chausey se froncèrent légèrement à cette allusion intempestive, et elle eut un coup d’œil inquiet vers sa nièce. Mais Arlette n’avait rien entendu. Attentive, elle regardait dans la profondeur verte d’une allée où avançait un homme grand et mince. Puis une joyeuse exclamation lui échappa :

— Oh ! tante, je ne me trompe pas ! Voilà Guy ! c’est Guy !

En effet, c’était bien Guy qui arrivait, les prunelles curieuses. Il échangea un léger signe d’intelligence avec sa sœur, tout en s’inclinant devant Mme Harvet, et recueillant au vol les mots que lui jetait Arlette tout bas :

— Vous allez voir, Guy, quel drôle de monsieur est avec Mme Harvet…

Celle-ci, empressée, se disposait à accomplir de nouvelles présentations ; mais avant même que les hommes eussent eu la possibilité d’échanger la moindre parole, une voix furieuse s’élevait derrière le groupe, apostrophant la bonne des rejetons Amelot :

— Ah çà, la fille, vous ne pouvez donc pas faire attention à vos mioches ! Regardez donc votre garçon, sapristi ! Ah ! le mâtin !

Tous se retournèrent. Pendant que la bonne tâchait de distraire la gémissante Pauline toujours acharnée à vouloir monter sur le chameau, son frère n’avait trouvé rien de mieux, pour se distraire, que d’arracher toutes les fleurs qui se trouvaient à sa portée et d’en parsemer le sable des allées. A la main, il tenait encore une superbe branche fleurie. Le garde exaspéré la lui arracha, et aussitôt des clameurs s’élevèrent, tellement assourdissantes que, de tous les coins de la serre, des promeneurs apparurent.

— L’administration vous fera payer de pareils dégâts, répétait le gardien toujours furibond. Quand on a pour enfants des galopins pareils, on les surveille, tonnerre !

Très rouge, M. Amelot gronda à son tour :

— Tâchez d’être poli, d’abord… Et toi, dépêche-toi de te taire, maudit gamin ! Entends-tu ce que te dit ton père chéri… entends-tu ?

Si le petit entendait, il n’y paraissait guère. Ses hurlements retentissaient, d’autant plus qu’il sentait les foudres paternels prêts à tomber sur sa tête.

— Ah ! tu ne veux pas te taire ?… Eh bien, tu vas crier pour quelque chose !…

Et, sans ombre de cérémonie, il empoigna le gamin et lui administra une courte, mais vigoureuse correction avant que personne eût eu le temps d’intervenir.

— Monsieur, oh ! monsieur, laissez-le ! suppliait Arlette, apitoyée par les cris du jeune Félix, auxquels se joignaient maintenant ceux de sa sœur.

— Ne vous tourmentez pas, mademoiselle. Je l’ai habitué à la chose. Il sait qu’il doit se taire quand son père chéri le lui ordonne… Autrement, il est puni… C’est fait, maintenant. Allez, monsieur.

Et, tout essoufflé, il remit le coupable en liberté, tandis que lui-même tombait au pouvoir du gardien, représentant de la justice.

— Mais, Louise, cet homme est tout bonnement idiot !… Allons-nous-en. Tu dois être édifiée, murmura Guy à l’oreille de Mme Chausey.

Une folle envie de rire le gagnait, devant le grotesque de la scène : M. Amelot se démenant aux réclamations de son interlocuteur ; Arlette essayant de consoler le gros Félix, qui considérait d’un œil humide et navré les taches de ses larmes sur sa cravate cerise, pendant que la tenace Pauline recommençait à réclamer le chameau.

— Si nous conduisions ces amours voir enfin le chameau ? proposa Mme Harvet, souriante.

Mais la somme de patience dont pouvait disposer Mme Chausey était épuisée, et l’inconscience de la vieille dame, en cette circonstance, commençait à l’agacer. Aussi, sans répondre à l’insinuation concernant le chameau, elle dit :

— Chère madame, vous nous excuserez si nous vous quittons… mais j’ai à faire dans Paris, et je crains bien déjà d’être en retard pour mon rendez-vous.

— Comment, vous voulez partir ?… Ce n’est pas possible !… M. Amelot est allé s’expliquer… attendez son retour… Il serait désolé de ne pouvoir prendre congé de vous ! Tenez, le voici !

La bonne dame eût pu se mettre bien davantage en frais d’éloquence sans nul profit. Mme Chausey était résolue. Force lui fut donc de recevoir les adieux de la tante et de la nièce, sans compter ceux de Guy, qui paraissait, lui, d’aussi riante humeur que le prétendant l’était peu en saluant Mme Chausey et Arlette, encore tout rouge et furieux de sa scène avec le gardien du jardin d’hiver…

— Eh bien, Arlette, en définitive et en toute conscience, comment trouvez-vous le père chéri ? interrogea Guy, quand ils furent hors de la serre.

Et il fit la question si drôlement, que le fou rire longtemps contenu d’Arlette éclata, joyeux, perlé, étourdissant, gagnant Mme Chausey et Guy.

— Le « père chéri » est un homme ridicule et d’une brutalité abominable !

— Abominable ? Rien que cela ! Hum, quelle sévérité ! Alors, dites-moi…, vous n’aimeriez pas un mari dans son genre ?

— Un mari comme lui ? Oh !… pourquoi me demandez-vous cela ?… Est-ce que…

— Mais non, Guy plaisante, intervint en hâte Mme Chausey. Ne crains rien, chérie. Je t’assure que personne de nous n’a l’intention de te laisser jamais épouser un personnage aussi ridicule que celui-ci.

Et Arlette ne sut pas que, ce jour-là, elle avait été l’héroïne d’une entrevue.

XI

Elle ne l’apprit pas non plus les jours suivants ; pas plus qu’elle ne sut que le protégé de Mme Harvet l’avait jugée une créature de luxe, incapable de remplir dans sa maison le rôle qu’il lui destinait, celui de femme de charge et, en même temps, de croquemitaine à l’égard des deux phénomènes.

D’ailleurs, elle ne songeait même plus à cet inconnu, amené par le hasard, croyait-elle, sur sa route. Une seule pensée maintenant l’occupait toute. En effet, le lendemain même de l’entrevue au jardin d’hiver, Mme Chausey avait reçu une lettre de Mlle Malouzec lui annonçant que le docteur, qui s’était prodigué durant l’épidémie, subissait une crise tellement grave de sa maladie de cœur, que l’issue en était à redouter et que le prompt retour d’Arlette paraissait nécessaire. De toutes façons, sa présence ferait du bien à son père, qui avouait, à cette heure, avoir beaucoup souffert de la séparation exigée par lui. Mlle Catherine terminait en priant Mme Chausey de préparer Arlette à ce retour soudain, ajoutant qu’elle-même lui écrivait pour lui dire que, appelée à Paris par des affaires, elle la ramènerait à Douarnenez.

Puis, deux jours plus tard, était arrivée une dépêche de Mlle Catherine. L’état du docteur demeurait très grave, il pouvait être emporté dans une crise, et la vieille demoiselle venait en hâte chercher Arlette.

Elle avait été bien saisie, la pauvre petite, par ce brusque rappel, en dépit de toutes les précautions dont l’avait enveloppé l’affection de Mme Chausey, qui n’avait pas eu le courage de lui révéler le véritable état de son père. Aussi montrait-elle, à la seule idée de le revoir, une joie qui bouleversait le cœur compatissant de Mme Chausey. Pourtant, chose bizarre ! dès la minute où celle avait appris qu’elle allait s’éloigner, toute sa rieuse animation était tombée. Une impression de déchirement la meurtrissait chaque fois que lui revenait l’idée du départ si prochain, sans retour peut-être… Ainsi, elle était achevée sa vie heureuse dans ce milieu où elle avait été si affectueusement accueillie ! Elles étaient finies les délicieuses soirées de musique avec Guy, leurs longues causeries, leurs promenades !…

Et, de plus, voici qu’une anxiété subite la poignait. Mlle Malouzec venait d’arriver. Elle avait consenti, ne devant passer qu’une nuit à Paris, à descendre chez Mme Chausey, et, passionnément, Arlette la questionnait sur son père, étonnée, vite inquiète des réticences qu’apportait la vieille demoiselle dans ses réponses, surtout de l’expression grave de sa physionomie.

— Mademoiselle, parlez-moi davantage de père… Je ne sais pour ainsi dire plus rien de lui, maintenant. Ses lettres sont à peine des billets !

Mlle Malouzec hésitait, cherchant à atténuer le coup qu’elle allait porter à l’enfant.

— Il a été très occupé tous ces temps-ci, ma petite fille… et, de plus… il est souffrant…

— Souffrant ?… Pourquoi me dites-vous cela avec ce ton ?…

— Mais, Arlette, je te le dis avec mon ton habituel. Je ne peux pas te déclarer gaiement que ton père est malade !

Elle se dressa, les prunelles agrandies :

— Il est malade !… Depuis quand ?

— Depuis une quinzaine de jours environ…

— Et personne ne m’a avertie ?… Oh !… Et l’on m’a laissée être joyeuse, m’amuser, rire !…

Sa voix se brisa, tandis que ses yeux couraient, pleins de reproche, vers Mme Chausey et Madeleine qui écoutaient en silence, remplies de pitié.

— Ma chérie, nous ne t’avons rien dit, fit avec effort Mme Chausey, parce que, malheureusement, tu ne pouvais rien pour soulager ton père… Il était inutile de te tourmenter…

Elle secoua la tête :

— J’aurais bien mieux aimé être tourmentée… Au moins, mon tourment m’aurait rapprochée de lui… Mais, mademoiselle Catherine, qu’a-t-il eu ? Mon Dieu, il n’a pas attrapé cette maladie…

— Non, c’est l’excès de fatigue qui l’a épuisé…

— Mais, maintenant, il va mieux ?

Une supplication inconsciente tremblait, si ardente dans sa voix, que Mlle Catherine n’osa la faire souffrir encore.

— Il était un peu mieux quand je l’ai quitté.

— Un peu, seulement !… Qui est auprès de lui ?

— Mme Morgane.

— Blanche aussi ?

— Blanche est revenue de Châteaulin avec sa mère.

— Et moi, sa petite, je suis loin !… je ne le soigne pas !… je reste à Paris comme une indifférente, quand il me demande, peut-être !… Et si vous n’aviez pas eu besoin de venir à Paris, vous ne m’auriez pas rappelée…

Elle s’arrêta court. Un involontaire geste de protestation avait échappé à Mlle Catherine, et une lueur soudaine, aveuglante, se faisait dans l’esprit d’Arlette.

— Vous êtes venue me chercher ! Vos affaires à Paris n’étaient qu’un prétexte !… Alors, c’est qu’il est très malade… Car vous ne me cachez rien de plus, n’est-ce pas ?… Il n’est pas…

Elle n’acheva pas, haletante, devenue d’une pâleur de cire blanche. Mlle Catherine l’attira tendrement vers elle :

— Ma petite fille, je ne te cache rien… Ne t’affole pas ainsi. Dans deux jours, tu verras par toi-même que je t’ai dit la vérité, et tu pourras soigner ton père autant que tu le désireras, jouir de votre réunion, dont lui-même est déjà si heureux à l’avance.

Arlette inclina silencieusement la tête. Délivrée de l’horrible crainte qui avait, une seconde, traversé sa pensée, une sorte de détente se faisait en elle, comme si elle eût échappé à un danger imminent. Mais la quiétude ne rentra pas dans son jeune cœur, bien qu’elle écoutât, Dieu sait avec quel suprême désir d’être convaincue ! les paroles réconfortantes de Mme Chausey et de Madeleine. Au fond de l’âme, elle ne les croyait pas… Depuis quinze jours, ne lui avaient-elles pas caché la vérité !

Et Guy, son grand ami, avait fait de même… Comme c’était mal à lui de ne pas l’avoir avertie !

Aussi, quand il vint le soir, quand il fut près d’elle, isolé des autres, elle ne put retenir un cri de reproche, tout palpitant :

— Oh ! Guy, pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue que mon père était malade, puisque vous le saviez ?

— Parce que je craignais de vous voir aussitôt vous tourmenter d’une façon excessive, comme vous le faites en ce moment, dit-il d’un ton d’affectueuse gronderie. Heureusement, Arlette, on peut être malade, très malade même, et se rétablir ensuite.

Elle plongea ardemment son regard dans celui de Guy pour voir s’il était sincère.

— Vous pensez bien ce que vous dites ?… Vous êtes sûr que mon père se rétablira ?… Vous me le promettez ?…

— Ma bien chère petite amie, personne au monde ne pourrait vous faire une semblable promesse… mais je l’espère autant que je le souhaite…

— Vous l’espérez seulement !…

Elle murmura ces mots, et deux grosses larmes glissèrent sur son petit visage altéré.

— Arlette, je vous en supplie, ne pleurez pas ! implora Guy d’une voix toute changée… Ne pleurez pas… Je ne puis supporter vos larmes… Oh ! vous voir souffrir et ne pouvoir rien pour vous, ma pauvre chère petite enfant !

— Comme c’est triste, la vie ! fit-elle faiblement. Je voudrais être déjà à Douarnenez, et, en même temps, j’ai tant de chagrin de partir !

— Vous reviendrez… C’est au revoir seulement que nous nous dirons demain.

— Oui, peut-être un jour ou l’autre je reviendrai… Je serai, sans doute, une vieille personne alors, car je ne quitterai plus père ; j’aurais trop peur qu’il ne devînt de nouveau malade pendant que nous serions séparés… Oh ! attendre encore presque deux jours avant de me retrouver auprès de lui ! Que c’est long, mon Dieu !

Une sorte de bizarre sentiment de jalousie s’éleva dans le cœur de Guy, à la voir ainsi dominée par l’exclusive pensée de son père.

— Arlette, ne nous regretterez-vous pas un peu, nous qui vous regretterons tant ?

— Si je vous regretterai, oh ! chaque fois que je penserai à vous !… Mais vous, Guy, ne m’oubliez pas trop vite, je vous en prie…

Il l’enveloppa d’un étrange regard :

— Vous oublier ! Est-ce que cela me serait possible ? Personne ne vous ressemble et ne me remplacera ma chère petite amie… Ah ! je songerai à vous, enfant, bien plus peut-être que ni vous ni moi ne pourrions l’imaginer !…

Un rayonnant éclair illumina une seconde les yeux humides d’Arlette. Pourtant, elle interrogea encore, de sa délicieuse manière d’enfant :

— Et ce n’est pas uniquement pour me consoler que vous me dites des choses si bonnes ?…

— Ah ! c’est en toute sincérité, je vous le promets !…

Et, certes, il pouvait promettre. Jamais il n’oublierait la charmante petite créature qui, pendant plus de deux mois, venait d’être mêlée à sa vie et qui lui était devenue chère à un point qui l’effrayait presque… Bien plus encore que le soir de son arrivée, quand il l’avait surprise en larmes, il éprouvait pour elle un dévouement absolu, une soif de ramener un peu de lumière sur son jeune visage désolé… Et il aurait voulu demeurer longtemps encore ainsi, auprès d’elle, séparé des autres, qui causaient à l’autre extrémité du salon…

Souhait bien inutile ; Mme Chausey, au moment même, terminait la soirée en se levant pour accompagner Mlle Catherine à son appartement et appelait Arlette. L’enfant tressaillit en l’entendant. Cette voix rompait le charme qui, aux paroles de Guy, lui avait un instant fait oublier son angoisse, et le sens de la dure réalité lui revenait brutalement.

La journée du lendemain, — sa dernière à Paris, — lui sembla passer comme un rêve. Les heures s’enfuyaient rapides dans la hâte des derniers préparatifs, des dernières courses. Pareils à des visions de songe qui s’effacent, elle voyait fuir un à un tous les aspects familiers à ses yeux depuis deux mois. Et maintenant, voici que le moment de quitter définitivement tout ce passé souriant venait de sonner. Debout sur le seuil de sa chambre, Arlette l’enveloppait d’un suprême regard d’amie, pour en emporter l’image en ses plus infimes détails. Mais quelqu’un l’appelait. Vite, il était temps de partir. Tout bas, elle dit :

— Adieu, ma chère petite chambre !

Et elle sortit. Les bagages étaient déjà chargés ; en hâte elle monta en voiture, puis silencieusement, tandis que ses amis causaient autour d’elle, le regard obscurci par une buée de larmes, elle contempla ces rues parisiennes auxquelles, vraiment, elle s’était attachée et qui, de même que le soir de son arrivée, s’allongeaient dans l’ombre de la nuit d’hiver, étoilées par les lueurs fauves des réverbères…

— Déjà la gare ! Mon Dieu, murmura-t-elle, c’est la fin !…

Mais tout de suite, d’un geste furtif, elle écrasa ses larmes, se les reprochant à la seule pensée de son père. Sur le quai régnait tout le mouvement du départ. Guy était-il là, ainsi qu’il l’avait promis ? Ses yeux errèrent sur les silhouettes qui se mouvaient toutes noires sur le fond éclairé de la gare. Ils n’errèrent pas longtemps. Vite, elle reconnut la taille haute et mince de son ami qui venait à elle, lui apportant un bouquet de larges violettes au parfum pénétrant :

— Pour qu’elles vous parlent de… nous pendant le voyage, dit-il, les lui offrant.

Elle inclina la tête avec un faible merci, toute tremblante d’émotion. Dieu ! qu’elle aurait voulu passer les dernières minutes toute seule avec lui qui, jusqu’au bout, se montrait pour elle l’ami le plus délicat, le plus attentif ! Qu’elle aurait eu besoin d’entendre encore ses paroles si affectueuses, pour accepter plus courageusement les tristesses de l’adieu et l’inquiétude qui l’étreignait au sujet de son père !… Désir irréalisable ! Tous, au contraire, l’entouraient, sa tante, Charlotte, Madeleine et même Pierre, l’accompagnant jusqu’au wagon où, déjà montée, Mlle Catherine disposait ses bagages.

— Allons, Arlette, monte, monte vite… Il est temps ! appela-t-elle.

L’enfant frissonna, et des larmes brûlantes roulèrent sur son visage tandis qu’elle recevait les baisers de sa tante et de ses cousines. Elle s’arrêta devant Guy. A lui, son grand ami, elle avait voulu dire adieu en dernier… Tous les autres, elle pouvait accepter de les quitter… Mais lui ! Quelque chose en elle se déchirait devant leur séparation…

— Adieu, Guy, murmura-t-elle ; et merci !

Sa voix s’étouffait.

— Non pas adieu ; au revoir, chère petite Arlette… Si vous ne nous revenez pas, j’irai vous chercher… Au revoir… chérie…

Mais ce dernier mot fut dit si bas qu’elle ne l’entendit pas. Il s’inclinait sur ses petites mains, et il y appuya ses lèvres si étroitement, qu’elle sentit leur chaleur à travers ses gants.

— En voiture, messieurs, on part…

Elle monta ; le train s’ébranlait. Une dernière fois, elle rencontra les yeux de Guy pleins de cette expression qui lui faisait battre le cœur… Près de lui, Mme Chausey, ses filles, lui adressaient des signes d’adieu, de seconde en seconde plus lointains… Dominant le groupe, se détachait encore la grande silhouette de Guy… Mais la silhouette s’effaça, elle aussi, devenant toujours plus petite dans la clarté blanche des foyers électriques… et puis, elle ne vit plus rien. Le train courait dans l’ombre.

....... .......... ...

La nuit, puis une interminable matinée s’étaient écoulées. Chaque nouvelle station marquait davantage l’approche de Douarnenez, et, à travers la vitre, Arlette regardait se dérouler les paysages bretons, jadis si familiers à sa vue comme les costumes pittoresques qui, maintenant, l’étonnaient presque, tant elle en était déshabituée. Mais elle n’éprouvait nulle joie à retrouver sa Bretagne tant aimée ; une seule pensée l’absorbait toute, jusqu’à l’angoisse, la maladie de son père, dont peu à peu elle entrevoyait la gravité à travers les réponses de Mlle Catherine.

Pourtant, emportée par un irrésistible désir d’être rassurée, elle demanda, anxieuse :

— Croyez-vous que papa aura pu venir à la gare, au-devant de nous ?

Mlle Catherine retint une exclamation trop expressive :

— Je ne le pense pas, ma petite enfant… Il est trop faible pour sortir.

Arlette n’insista pas. Auprès de Mlle Catherine, elle se sentait, maintenant, un peu dépaysée, — comme elle l’avait été le premier soir, à Paris, jusqu’au moment où Guy était venu à elle… Et puis une crainte enfantine l’envahissait à l’idée qu’elle allait retrouver Mme Morgane et Blanche… L’existence dont elle avait le maussade souvenir allait donc recommencer… Il lui faudrait encore, sans doute, batailler pour se défendre, entendre des paroles malveillantes, aigres, provocantes…

— Douarnenez ! Douarnenez ! annonçait la voix d’un invisible employé.

Malgré les paroles de Mlle Malouzec, malgré sa propre conviction, Arlette jeta un prompt coup d’œil sur le quai. Là, quelques mois plus tôt, elle s’était séparée de son père… Oh ! s’il avait été là pour la recevoir ! Mais il ne l’y attendait pas.

Ni Mme Morgane, ni Blanche même, n’étaient venues à sa rencontre. Seul, un visage ami lui souriait, tout épanoui de plaisir à son apparition, celui du capitaine, dont les petits yeux luisaient plus que jamais dans sa figure tannée.

— Arlette, est-ce bien vous ? fit-il ouvrant la portière. Je commençais à croire que tous ces Parisiens ne vous rendraient jamais à nous ! Attendez que je vous aide à descendre !

Il lui tendait les bras et, l’enlevant comme un bébé, il mit paternellement un baiser sonore sur chacune des joues pâlies par la fatigue et l’émotion.

— Ah ! mon cher petit enfant, que je vous contemple pour être bien sûr que c’est vous ! Quelle belle demoiselle vous êtes devenue ! Oh ! que le temps a été long sans vous, petite reine !… Heureusement, j’avais souvent de vos nouvelles… Votre père avait la bonté de me lire des passages de vos lettres…

— Capitaine, comment est père ?

La physionomie souriante de M. Malouzec s’assombrit aussitôt. Mais il remarqua, au passage, un signe de sa sœur, et il répondit simplement :

— Toujours à peu près de même, ma petite fille ; vous allez le trouver changé, très changé. Il faudra prendre bien garde de ne pas l’agiter. Il est très faible, et le médecin recommande beaucoup de calme autour de lui.

— C’est Mme Morgane qui le soigne ?

— Hum… oui, elle le soigne… Mais il préfère se soigner seul.

— Comme je le comprends ! songea Arlette, dont le cœur battait à larges coups dans sa poitrine. Mais elle n’articula rien de semblable et répondit seulement en hâte aux questions empressées de l’excellent homme sur son voyage de retour, sur Paris, sur la famille Chausey, ne soupçonnant pas qu’il l’interrogeait ainsi parce qu’il avait peur de ses demandes sur l’état du docteur… Mais elle y revint bien vite, insatiable de ces détails qui lui meurtrissaient le cœur.

— Ah ! petite reine, il s’est conduit comme un héros pendant ces deux mois d’épidémie ! S’il n’a pas la croix, ce sera à désespérer de toute justice… Douarnenez était plein de malades… Du côté du port, ils tombaient comme des mouches… Et lui s’occupait de tous, à toutes les heures du jour et de la nuit… Aujourd’hui, c’est lui qui est mis à bas.

La grosse voix du capitaine s’était enrouée ; il tourna la tête pour cacher à Arlette l’altération soudaine de son rude visage, et il ne vit pas les yeux de pauvre oiseau blessé qu’elle levait vers lui.

Mlle Malouzec, restée en arrière pour veiller aux bagages, les rejoignait, et, en hâte, ils se dirigèrent vers la maison Morgane. Le pâle crépuscule de février tombait déjà dans les rues grises où résonnait, très sonore, un bruit incessant de sabots sur le pavé ; et Arlette avançait insensiblement, reprise par son pays breton, enveloppée par la forte brise marine qui lui jetait aux lèvres sa saine caresse et réveillait en elle les impressions un peu oubliées, rejetant tout à coup, dans une sorte de lointain, le grand Paris qu’elle avait quitté. Sur leur passage, ils rencontraient des visages connus… Les femmes s’exclamaient, à la vue d’Arlette, et la saluaient d’un sourire, d’un mot de bienvenue ; des gamins marmottaient son nom, et les marins qui circulaient dans les petites rues étroites, d’une allure roulante, lui ôtaient leur béret, quelques-uns même s’arrêtant pour s’informer de la santé du docteur.

Dans le ciel embrumé, se dressait maintenant plus net le clocher de Ploaré. Puis, la maison d’Yves Morgane apparut. Enfin !… Frémissante, Arlette franchit la grille. Au bruit de la sonnette d’entrée, une grande femme se dressa sur le seuil du vestibule, Mme Morgane ; derrière elle se détachait la grosse figure de Blanche.

— Ah ! c’est toi, Arlette ?… Eh bien, il n’est pas trop tôt ! fit Mme Morgane, mettant un froid baiser sur le front de sa belle-fille… J’espère que tu t’en es donné du bon temps !… Et pendant que nous étions ici gardes-malades !

— Si je l’avais su, il y a longtemps que je serais de retour… Pourquoi ne me l’avez-vous pas écrit ? Tout le monde m’a caché la vérité…

— Et tu ne le regrettes pas trop, au fond, grommela-t-elle. C’est plus amusant d’aller au bal, au spectacle, dans les magasins, que de soigner un malade !

Les yeux d’Arlette flamboyèrent d’indignation ; mais elle était tellement dominée par le désir d’embrasser son père qu’elle ne releva pas les paroles mauvaises qui l’attaquaient dès la première minute de son retour. Après avoir échangé un rapide baiser avec Blanche, elle demanda hâtivement :

— Où est père ? Dans son cabinet ?

— Dans son cabinet !… Ah ! bien oui !… Dans sa chambre, qu’il ne peut quitter… Monte, il t’attend, ma fille, et il a recommandé de te laisser entrer seule pour que tu te livres à ton aise à tes effusions avec lui… Allons, dépêche-toi…

— Va, enfant, dit Mlle Malouzec, qui avait écouté le colloque avec des efforts prodigieux de patience pour ne pas intervenir ; car elle savait que ses paroles ne serviraient qu’à rendre Mme Morgane plus acerbe.

— Va vite, ma chérie, répéta-t-elle. Et, surtout, sois bien calme pour ne pas agiter ton père… n’est-ce pas, petite ?

Elle se pencha et mit un baiser tendre sur le visage bouleversé de l’enfant, dont elle devinait l’émotion. Haletante, Arlette franchit les marches de l’escalier menant chez le docteur. Elle ouvrit la porte et doucement, la voix presque brisée, elle dit :

— Père, c’est moi !

Puis, follement, elle courut à lui et se laissa glisser à genoux pour mieux appuyer sa tête sur la chère poitrine, pour recevoir des baisers pareils à ceux qu’elle donnait toute palpitante de tendresse, pour entendre la voix, inentendue depuis des mois, lui murmurer :

— Ma toute petite, ma bien-aimée, mon tout… Regarde-moi, Arlette, pour que je retrouve les yeux de mon enfant… Enfin !!

Elle releva la tête… et, à temps, elle arrêta un cri. On l’avait bien avertie que son père était changé, mais on ne le lui avait pas dit assez… Oh ! ces cheveux tout blancs ! Cette figure pâle et creusée, cet air de fatigue sans nom !… Et puis ce souffle entrecoupé qui soulevait sa poitrine !…

Rassemblant tout son courage, elle étouffa les sanglots qui lui montaient à la gorge, se souvenant qu’il fallait à tout prix éviter à son père les émotions violentes. Lui, la gardait serrée contre lui, broyé par la joie poignante qu’il éprouvait à la retrouver.

— Ma toute petite, répéta-t-il encore très bas, mon unique bien.

Avec une passion désespérée, elle murmura :

— Père, je vous adore !… Oh ! pourquoi m’avez-vous si longtemps laissée loin de vous !

— Parce qu’il le fallait, ma bien-aimée… Je ne voulais pas risquer de te voir tomber malade…

— Et, pendant ce temps, vous vous épuisiez pour les autres… Si j’avais été près de vous, je vous aurais empêché de donner ainsi toutes vos forces, et, aujourd’hui, vous ne seriez pas malade vous-même !

— Je vais aller mieux bientôt, mon Arlette, fit-il doucement, avec un étrange sourire qui se perdit dans l’ombre du crépuscule… Je ne souffrirai plus longtemps…

A peine elle entendit ses paroles, tant une épouvante l’envahissait, comme devant l’approche d’un inévitable malheur, tandis qu’elle considérait avidement le visage ravagé de son père. Avec une angoisse torturante, elle essayait de se persuader qu’il ne tarderait pas à se remettre ; mais, pareille à un glas, une pensée bourdonnait dans son cœur :

— Il est très malade. Est-ce que jamais il pourra redevenir comme autrefois ?

Et, dans un irrésistible cri de douleur, elle murmura :

— Oh ! père, pourquoi suis-je partie ?… Pourquoi vous ai-je laissé ?…

— Ne regrette jamais d’être partie… Tu entends, ma bien-aimée ?… Ne regrette rien… J’ai désiré qu’il en soit ainsi… et tout est bien… tout sera bien par la grâce du Dieu que tu pries avec tant de foi…

Il s’interrompit un peu ; puis, avec un faible sourire, s’arrêtant de caresser les cheveux de l’enfant, il dit :

— Nous ne nous occupons que de moi… et pourtant j’ai bien grand désir d’entendre ma petite fille me parler de son voyage, de ceux qui l’ont reçue et gâtée, à commencer par son cousin Guy, son grand ami… N’est-il pas vrai, chérie ?

Elle eut un sourd frémissement au nom de Guy, et, dans son souvenir, il se dressa brusquement, le regard arrêté sur elle avec l’expression qu’elle aimait tant…

— Oh ! oui, père… Il a été un vrai ami pour moi…

Elle s’interrompit. La porte s’entr’ouvrait devant la lourde forme de Blanche, qui déclarait :

— Maman te fait dire, Arlette, de venir reconnaître tes bagages… Elle demande, mon père, si vous avez besoin de quelque chose.

— J’ai besoin seulement d’écouter les récits de ma petite voyageuse et de la garder à mes côtés, pour être bien certain qu’elle est vraiment de retour, dit-il avec son mélancolique sourire. Va vite, Arlette, faire ce que ta mère désire, et reviens-moi.

Oh ! oui, qu’elle revînt vite !… Depuis des semaines, et encore des semaines, n’était-il pas privé d’elle ? Et maintenant, comme un affamé, il ne pouvait se rassasier de la contempler dans tout son jeune éclat, de rencontrer ses yeux pleins de tendresse, de recevoir la caresse de sa voix…

… Pour lui obéir, elle était montée dans sa chambre, froide et sombre sous la mourante clarté de cette fin de jour, où rien ne marquait que sa présence fût attendue, — sauf l’ordre méticuleux qui y régnait. Et elle eut la vision fugitive de sa chambre de Paris telle qu’elle l’avait entrevue le soir de son arrivée, doucement éclairée par la lueur rose de la lampe, sentant bon les violettes…

Oh ! les violettes ! Celles que Guy lui avait données la veille étaient mortes maintenant, toutes flétries… Et lui, son ami, était loin d’elle, tellement loin qu’il lui sembla soudain que jamais plus ils ne pourraient se retrouver… Alors, une immense sensation d’isolement s’abattit sur elle, l’ébranlant de sanglots contenus, tandis que, les mains serrées en un geste d’appel, elle murmurait :

— Oh ! Guy, ne m’abandonnez pas ! Il est si malade, et je suis si malheureuse !

XII

On eût bien étonné Guy de Pazanne en lui annonçant, quelques semaines plus tôt, que le départ de la petite Arlette Morgane jetterait dans sa vie un vide pareil à celui qu’il éprouvait. Tout d’abord, irrité contre lui-même de cette impression inattendue, il avait prétendu nier l’évidence. Mais, au bout de quelques jours, il lui avait bien fallu reconnaître que ses visites quotidiennes chez sa sœur lui semblaient dépouillées de leur charme, maintenant que son arrivée n’y était plus accueillie par un sourire et un regard dont le souvenir était devenu pour lui une sorte de hantise.

Comment donc s’était-elle ainsi emparée de lui, le clubman sceptique et blasé, insouciant, soigneux toujours d’échapper au moindre joug ?… Qu’avait-elle fait pour lui laisser cette irrésistible soif d’entendre parler d’elle ?… Comment, de loin, le gardait-elle ainsi, lui emplissant l’âme d’une tendresse mystérieuse et émue pour elle, d’un désir de la protéger, en ce moment surtout où il la savait attristée et inquiète ? L’avait-elle donc grisé par le seul parfum de sa fraîche jeunesse ?… Jamais, non plus, il n’aurait imaginé qu’il pût attendre avec cette anxiété, presque douloureuse, les nouvelles que Mme Chausey et ses filles recevaient d’elle, avec cette peur d’apprendre que le coup redouté l’avait frappée dans son père.

Et voici que, depuis plus d’une semaine, elle n’avait pas écrit, ne répondant même pas aux lettres que lui adressait Mme Chausey, tourmentée de son silence. Guy, jetant un regard sur le calendrier posé sur son bureau, compta les jours… Il y en avait douze qu’il ne savait plus rien d’elle. Qu’arrivait-il ?… Était-elle souffrante à son tour ?… Ou bien Mme Morgane avait-elle jugé à propos d’interrompre la correspondance de sa belle-fille avec la famille qu’elle avait à Paris ? Vraiment, Guy ne savait plus qu’imaginer…

Enfin peut-être, ce jour-là même, Mme Chausey avait-elle reçu une lettre… Trois heures !… Il avait quelque chance de trouver encore sa sœur chez elle.

Mais quand il atteignit le seuil de l’hôtel et demanda si elle recevait, il apprit qu’elle était au Palais de glace, avec Madeleine, et avait recommandé qu’on l’en avertît s’il venait.

Au Palais de glace ! Quels joyeux après-midi il avait passés là avec Arlette ! et, en y entrant pour chercher sa sœur, il eut soudain, vivante dans son souvenir, l’image de l’enfant rieuse, si jolie, campée sur ses patins, sa silhouette fine découpée par le costume sombre d’hiver. Le décor était resté le même ; les mêmes couples élégants glissaient sur la glace à reflets bleus, mais Guy ne les regarda pas ; il aimait mieux revoir dans sa pensée les yeux et le sourire ravis de la petite Arlette quand il l’entraînait sur la glace, si légère qu’il ne sentait même pas l’effleurement de son corps léger. Quelle joie de vivre s’échappait alors de tout son être jeune !…

— Tiens ! Pazanne… tu ne patines pas ?

— Non, pas aujourd’hui.

Il serra distraitement la main amie tendue vers lui.

— Tu viens en spectateur ? Eh bien, tu ne t’ennuieras pas… Il y a là une poignée de jolies femmes, à commencer par Mlle d’Estève… Tu n’es donc plus au rang de ses adorateurs ?… Pazanne, mon vieux, tu deviens inconstant…

Il eut un haussement d’épaules et demanda :

— As-tu vu ma sœur ?

— Mme Chausey est là-bas auprès de Mme d’Estève, dans un groupe de parents, et elle attend que la jeunesse ait fini d’évoluer…

Guy eut un merci rapide ; puis, louvoyant parmi les spectateurs, il rejoignit sa sœur. Elle était fort entourée, et il dut remplir force devoirs de politesse avant de pouvoir lui adresser la question qui l’obsédait :

— As-tu des nouvelles de Douarnenez ?

— Non, aucune encore… C’est incroyable ! Arlette ne peut nous oublier… Je crains bien que son père ne soit très malade…

— Le père de qui ? questionna légèrement Mme d’Estève.

— Le père de ma jeune nièce, Arlette Morgane…

— Ah ! vraiment… il est malade ! Qu’a-t-il donc ?

— Une maladie de cœur, très grave.

— Vraiment ?… C’est dommage !… Elle était adorable, cette petite Arlette… Et si gaie !… Comme les jours se suivent et se ressemblent peu, pour nous autres, pauvres mortels !

Et, sur cette conclusion, Mme d’Estève se remit à bavarder avec son entourage, pendant que Guy prenait congé, saisi d’une sourde irritation contre ces papotages frivoles, pareils cependant à tant d’autres, qu’il avait écoutés sans impatience aucune, alors qu’aujourd’hui il les trouvait odieux. Quelle transformation obscure s’accomplissait donc en lui, avivant le dédain, devenu presque du mépris, qu’il avait pour sa vie d’être oisif, jugée un soir, avec tant d’inconsciente sévérité, par une candide petite fille ?…

— Comment, vous partez déjà ? pour de bon ?

Il tourna la tête. C’était Jeanne d’Estève, la belle héritière que sa sœur souhaitait de lui voir épouser.

— Vous partez réellement ?

— Oui, je ne puis rester aujourd’hui.

Lentement, elle dit, d’une voix presque caressante :

— Même si je vous priais de le faire ?

— Vous serez très généreuse, et vous ne me le demanderez pas, pour m’éviter le regret de ne pouvoir vous obéir…

Elle mordit ses lèvres, dont le rouge devint plus intense encore :

— Une réponse très habile que la vôtre, et digne du plus courtois des hommes ! Mais, entre nous, vous savez que vous vous montrez fort peu aimable !

— Vous êtes infiniment trop bonne de prendre la peine de le remarquer…

— Beaucoup plus que vous ne le méritez…

— C’est vrai…

Elle se rapprocha un peu, et, avec un singulier sourire, railleur et provocant, elle continua, ses yeux noirs cherchant ceux de Guy :

— Monsieur de Pazanne, vous avez l’air d’une âme en peine, depuis quelque temps. Or, vous devez connaître le pays des âmes en peine.

— C’est Paris… et à bon droit !

— Pas du tout ! C’est la Bretagne. Là, vous devriez vivre. Vous retrouveriez la jeune Arlette, qui m’a tout l’air de vous manquer ! Cela se comprend… Les enfants laissent toujours un vide quand ils s’éloignent !

A son tour, il la regarda en face et, devenu railleur, lui aussi, il dit négligemment :

— Je ne sais pourquoi vous tenez ainsi à faire d’Arlette un bébé. Elle avait toute la raison qu’on est en droit de demander à une toute jeune fille pétrie d’ignorances délicieuses…

— Et faite ainsi pour séduire un blasé ?

— J’imagine qu’en effet il pourrait en être ainsi, fit-il, tout à fait maître de lui-même.

— Vous imaginez ?… Eh bien, moi, je suis sûre que…

— Que ?

Elle finit hardiment, avec son même sourire :

— Que vous êtes en passe de devenir amoureux… autant qu’un collégien peut l’être de sa cousine.

Il s’inclina profondément, et, toujours d’un ton de sourde raillerie, il finit en souriant :

— Je voudrais que vous fussiez bon prophète, car je me trouverais, de cette façon, considérablement rajeuni…

— Bah ! vous n’êtes pas encore d’un âge si avancé que la jeunesse vous paraisse à ce point désirable… Décidément, vous êtes d’humeur sombre aujourd’hui… Au revoir !… Allez-vous demain chez les de Monty ?

— Oui. Et vous ?

— Ah ! nous, bien entendu !

Guy eut une imperceptible hésitation ; puis, s’inclinant, il demanda :

— Puis-je solliciter la faveur d’une de vos premières valses ?

— Je devrais répondre non, étant donné votre peu de galanterie aujourd’hui. Mais, vous l’avez dit, je suis infiniment bonne. Au revoir !…

Elle lui tendait sa belle main, moulée par le gant de suède. Il la salua très bas, puis s’éloigna, tandis qu’elle filait de nouveau sur la glace.

Il s’éloignait irrité contre lui-même de cette invitation qu’il venait d’adresser sans nul désir de la voir accueillir, entraîné seulement par son habituelle courtoisie d’homme du monde.

Dehors, il tombait une petite pluie pénétrante. Sans y prendre garde, il s’en alla droit devant lui, songeur, jugeant de nouveau, avec une impitoyable sévérité, la frivolité de sa vie trop facile, obsédé tout ensemble par le souvenir des paroles de Jeanne d’Estève, qu’il voulait fuir, et par l’inquiétude qui le tenaillait au sujet d’Arlette.

Quand il rentra chez lui, le premier mot de son valet de chambre fut pour lui annoncer qu’une dépêche lui était arrivée.

— Une dépêche ?

— Oui, monsieur, et si j’avais su où était monsieur, je la lui aurais portée…

— C’est bien. Donnez-la.

Il avait bien l’habitude de recevoir des bleus ; pourtant, il n’eut pas une seconde d’hésitation sur l’origine de celui-ci. Il arracha l’enveloppe et lut :

« Mon père est mort ce matin. Venez si vous pouvez, je vous en supplie.

« Arlette. »

Ainsi le malheur était accompli. L’enfant était orpheline ! Et une compassion infinie émut le cœur de Guy. Dans cet appel qui lui arrivait à travers la distance, il sentait un affolement de jeune créature frappée en plein cœur par une souffrance à laquelle il ne pouvait rien, qu’aucune puissance humaine ne pouvait écarter d’elle et sous laquelle il la devinait écrasée.

— Ma pauvre petite Arlette, ma précieuse enfant ! murmura-t-il, relisant encore une fois les quelques mots de la dépêche.

L’idée qu’elle souffrait lui était insupportable, mais, en même temps, une impression de douceur, presque de joie, lui pénétrait l’âme parce que, dans sa détresse, elle l’avait appelé, sûre qu’il viendrait… Rapidement, il consultait les heures des trains.

Puis, il pensa :

— Il faut que je prévienne Louise, au cas où elle ne le serait pas. Je n’ai que le temps avant de prendre le train de nuit.

Et, après avoir donné des ordres pour que ses bagages fussent prêts à l’heure dite, il se jeta en voiture. Mme Chausey venait de rentrer. Dès que son frère lui fut annoncé, elle parut, le visage ému, et dit tout de suite :

— Est-ce que tu sais ? En arrivant, je viens de trouver une dépêche. Le pauvre Yves Morgane a succombé ce matin… Quel coup ce doit être pour Arlette ! Je m’attendais à cette mort, et pourtant j’en suis bouleversée.

— Je viens de l’apprendre, moi aussi, et je pars ce soir…

— Tu pars !… Où cela ?

— A Douarnenez, naturellement.

Elle regarda son frère, stupéfaite. L’idée ne l’avait même pas effleurée qu’il pût songer à entreprendre un pareil voyage.

— Mais, Guy… y penses-tu ?

— Oui, j’y pense… Je trouve que nous ne pouvons rester bien paisibles dans notre Paris quand une enfant qui est devenue un peu nôtre, que nous disons aimer, est atteinte par une douleur comme celle qu’elle doit éprouver… Et comme le trajet de Paris à Douarnenez serait trop fatigant pour toi, comme ni Charlotte ni Pierre ne peuvent l’entreprendre, je le fais, moi qui n’ai que trop de temps à perdre.

Il y avait dans l’accent de Guy une âpreté inaccoutumée qui frappa Mme Chausey.

— Guy, qu’y a-t-il ?… Tu as quelque chose… Jeanne d’Estève s’en est aperçue tantôt… Elle me le disait toute à l’heure.

— Oh ! je t’en prie, Louise, laissons Mlle d’Estève. C’est une vraie obsession d’entendre ainsi sans cesse parler d’elle. Je lui serais, pour ma part, très reconnaissant de ne pas exercer son imagination sur mon compte. Que veux-tu que j’aie ?… Rien… sinon le regret constant d’avoir ma place marquée parmi les inutiles de ce monde, parmi ceux qui n’ont que la peine de vivre ! Il est vrai qu’à certaines heures cette peine peut compter !… Mais ce n’est guère le moment de nous livrer à des considérations philosophiques ou autres… Le temps presse… Louise, je te dis au revoir.

Toujours sérieuse, Mme Chausey interrogea :

— Resteras-tu longtemps à Douarnenez ?

— Je ne pense pas… à moins que, chose très improbable, je ne puisse, en ton nom ou au mien, être bon à quelque chose pour Arlette…

Elle n’insista pas et dit « au revoir » à son tour. Elle sentait que son frère avait raison de partir, que sa démarche était toute naturelle ; mais, en même temps, un obscur regret l’agitait qu’il fît ce voyage. Pourtant, chose étrange, pas une fois l’idée ne lui vint que Guy pût porter à Arlette plus qu’un simple intérêt fraternel, tant à ses yeux sa nièce était encore une vraie enfant. Elle ne soupçonna pas, quand, le soir même en s’endormant, elle pensa que son frère roulait vers Douarnenez, elle ne soupçonna pas qu’une impatience le brûlait d’arriver, qu’il sentait tomber sur son cœur même les larmes désespérées que l’enfant versait là-bas toute seule, ayant perdu le père qu’elle adorait…

Toute la nuit, Guy de Pazanne voyagea ainsi ; mais seulement au milieu du jour suivant il atteignit Douarnenez. La gare était presque déserte. En cette saison, les touristes ne venaient point, et le chef de gare le considéra un peu étonné. Lui ne s’en aperçut même pas et, en hâte, s’engagea dans le pays par ce même chemin qu’il avait parcouru pour la première fois, alors qu’elle cheminait alertement devant lui, la petite Arlette, si rieuse dans sa robe toute rose… Qu’il était bien enfui ce jour d’été chaud de soleil !… Un vent âpre, maintenant, soulevait les flots gris qu’il apercevait dans un lointain embrumé, et aucun groupe joyeux n’avançait devant lui. Il croisait seulement des femmes en coiffe blanche qui se retournaient sur son passage. A distance, des enfants le suivaient, chuchotant dans leur langue bretonne, et, le voyant se diriger vers la maison du docteur Morgane, ils comprenaient et cessaient de rire pour un moment. Guy arrivait… Il reconnaissait la maison, le petit perron, le jardin où quelques pousses hâtives verdoyaient sur le bois des arbres. La porte était large ouverte.

Quand il approcha, des femmes du pays, qui causaient à demi-voix devant le perron, s’écartèrent, laissant apercevoir sur le seuil une grande femme en noir, Mme Morgane elle-même. Et Guy s’aperçut alors qu’il n’avait pas encore songé qu’Yves Morgane laissait une veuve et d’autres enfants qu’Arlette…

Il n’y avait guère de visible trace de douleur sur ses traits, dont l’expression était plus impérieuse encore que de coutume. Elle toisa le jeune homme et demanda d’un ton raide, sans le reconnaître :

— Vous désirez, monsieur ?

Guy s’inclina avec une aisance légèrement hautaine.

— Permettez-moi, madame, de me présenter de nouveau à vous, Guy de Pazanne.

— Ah ! oui, je me souviens, le cousin d’Arlette…

Froidement, il continua ;

— Nous avons reçu la dépêche nous annonçant la… triste nouvelle, et je suis venu vous exprimer toute notre sympathie pour votre malheur, pour celui d’Arlette.

Elle enveloppa le jeune homme d’un coup d’œil perçant. Si la mort de son mari avait éveillé quelque réelle émotion dans son âme glacée, en cet instant, à coup sûr, elle n’éprouvait plus qu’une sourde irritation de l’arrivée inattendue de Guy de Pazanne, parce que, avec la clairvoyance de sa jalousie, elle devinait tout de suite qu’il était à Douarnenez non pas pour elle, ni pour ses enfants, mais pour Arlette seule !… Et du même ton rogue, elle répondit :

— Vous êtes bien honnête, monsieur, d’être venu de Paris pour assister au deuil de mon mari, dont la mort sera un grand malheur pour beaucoup… Le service a lieu demain.

C’était presque un congé qu’on lui donnait.

Mais Guy, sans se départir de sa politesse, dit froidement, d’un accent très net :

— Je vous remercie, madame, de vouloir bien m’avertir, et je vous serais, de plus, infiniment reconnaissant de me dire si je puis voir ma cousine Arlette.

— Mon Dieu, je n’en sais rien. Certainement, puisque vous vous êtes dérangé pour elle, ce serait bien le moins qu’elle vous en remerciât… Mais c’est une créature si bizarre qu’elle ne voudra peut-être pas vous voir !… On croirait vraiment qu’elle seule est frappée par la mort de mon mari. Les vivants n’existent plus pour elle. Il n’y a pas moyen de l’arracher d’auprès du lit de son père… J’y ai vainement employé mon autorité. Elle est là à le regarder sans même pleurer comme sa sœur, avec des yeux fixes, ainsi qu’une vraie folle… Enfin, je vais lui faire savoir que vous êtes ici et qu’il faut qu’elle descende.

— Je vous en prie, madame, ne faites rien de pareil. Veuillez seulement l’avertir de mon arrivée… Elle me recevra si elle le désire…

Mme Morgane eut de nouveau un regard singulier où il n’y avait pas un atome de bonté.

— Que de cérémonies pour une enfant !… Allez la trouver, ce sera bien plus simple… Excusez-moi seulement si je ne vous conduis pas… j’ai beaucoup de pénible besogne aujourd’hui…

Et elle appela :

— Corentin ! Corentin !

Une porte s’ouvrit, et le jeune garçon apparut. Sa grosse figure était bouffie par les larmes, et Guy, éprouvant tout de suite de la sympathie pour lui, serra affectueusement ses lourdes mains de collégien. En silence, Corentin écouta l’ordre de sa mère et monta devant Guy, qui le suivait, le cœur battant à grands coups dans sa large poitrine.

— C’est ici ! fit-il d’un accent étouffé.

Puis, très bas, suppliant et confus, il finit vite :

— Soyez bien bon pour Arlette, dites !… Elle est si malheureuse !… Nous ne pouvons rien pour la consoler un peu, Yves et moi…

Et, sans attendre un mot de Guy, effrayé de sa hardiesse, il s’enfuit.

Des cierges étoilaient la chambre presque obscure où le pauvre Yves Morgane avait souffert tant d’heures douloureuses… Maintenant la paix infinie était tombée sur lui… Au pied du lit, écrasée sur le sol, se détachait une forme mince.

Au bruit de la porte, Arlette ne tourna pas même la tête. Elle demeura à sa même place, les yeux arrêtés sur le visage marmoréen de son père, farouchement étrangère à ce qui se passait autour d’elle… Alors Guy appela presque bas, la voix vibrante d’une pitié infinie et tendre :

— Arlette, me voici, Arlette !

Reconnut-elle sa voix ?… Fut-elle seulement arrachée à sa torpeur ?… Elle se détourna un peu. Dans le cadre de la porte, il était resté, sa grande taille découpée en sombre.

— Guy !… Ah ! mon Dieu ! Enfin, vous voilà !

Elle se dressa, et jetée par un élan d’enfant en détresse, elle vint s’abattre dans les bras de Guy, qui l’entourèrent… Et elle y demeura sans un mot, sans pensée, sans larmes, toute brisée.

— Arlette, ma pauvre petite enfant chérie ! murmura-t-il, sentant quel besoin elle avait, à cette heure, d’être entourée d’affection.

Sourdement, elle dit, d’un accent de désespoir passionné :

— Guy, je l’ai perdu !… Est-ce que c’est possible qu’il ne puisse plus me parler, m’embrasser, m’écouter, qu’il ne sente plus mes baisers ?… Guy, je ne puis pas supporter cela !… C’est trop horrible !… J’aime mieux mourir avec lui… Oh ! que je voudrais mourir !

Elle parlait d’un ton bas et haletant. A la lueur des cierges, il apercevait son pauvre petit visage creusé où les yeux secs flambaient, grandis encore par une sorte d’effroi devant l’inexorable malheur… et, de nouveau, il répéta avec une extrême tendresse :

— Arlette, ma très chère petite amie !…

Le regard perdit un peu de sa fixité. Mais, serrant la main de Guy, elle reprit du même ton de douleur farouche :

— J’ai été une mauvaise enfant… Je l’ai quitté… J’ai pu être contente et gaie loin de lui… Le bon Dieu m’a punie… Il ne m’a pas écoutée quand je le suppliais pour obtenir sa guérison… Il me l’a repris… pour toujours !… Et moi qui, hier matin, le croyais mieux !… Tous, ici, paraissaient penser comme moi, quoiqu’ils disent aujourd’hui que c’était la fin… Moi, je n’ai rien deviné… Il m’a encore appelé « Arlette ! » et je n’ai pas compris que c’était pour la dernière fois !… Maintenant, personne ne me donnera plus mon nom — comme il le disait !… Et je l’ai mérité…

Elle frissonna ; sa voix s’étouffait dans sa gorge.

— Je vous en supplie, fit Guy, lui parlant très doucement comme à un enfant dont on veut engourdir l’angoisse, ne vous faites pas de pareils reproches !… Je vous jure, moi qui ai vu les lettres de votre pauvre père à ma sœur, que vous réalisiez son désir même en restant parmi nous… Soyez sûre aussi, ma chère petite enfant, que vous entendrez encore prononcer votre nom par… ceux qui vous aiment, comme le disait votre père… Croyez-moi, Arlette !…

Y avait-il donc, dans l’accent de Guy, quelque chose de l’accent d’Yves Morgane parlant à son enfant tant aimée ? En l’entendant, elle tressaillit toute… et puis, soudain, des larmes, les premières depuis son malheur, ruisselèrent sur ses joues blanches, tandis qu’un sanglot déchirait sa gorge… Alors, ce fut comme si le sceau posé sur sa douleur eût été brusquement rompu… Elle se mit à sangloter follement, tordant ses petites mains, d’angoisse… Tout bas, elle parlait à son père, lui donnant les noms tendres qu’elle lui prodiguait la veille encore, mais trop brisée pour aller de nouveau se jeter au pied du lit, pour y demeurer les yeux éperdus, arrêtés sur le visage chéri qui ne vivait plus. Au milieu de sa souffrance, elle éprouvait pourtant une douceur à le sentir, lui, Guy, auprès d’elle, tenant dans les siennes sa main glacée, à l’entendre lui parler de son père avec une sympathie émue, à écouter les mots d’affection qui faisaient sa détresse moins affreuse et lui montraient à quel point elle était comprise par son ami…

Pas plus qu’elle il n’avait conscience du temps écoulé… et il tressaillit au bruit de la porte qui s’ouvrait devant Mme Morgane suivie de Mlle Catherine, aussi blanche que la coiffe qui nimbait son front. Derrière elle, Corentin s’était glissé dans la pièce, au chevet de son père. Du seuil de la chambre, Mme Morgane embrassa d’un regard le groupe formé par sa belle-fille et par Guy.

— Monsieur de Pazanne, fit-elle à demi-voix au jeune homme, lui montrant la vieille demoiselle agenouillée près du lit, Mlle Catherine désire vous offrir l’hospitalité. Je pense qu’Arlette voudra bien vous rendre la liberté.

Mlle Malouzec entendit-elle ? Tout de suite, elle se releva, faisant signe au jeune homme de la suivre dehors. Mais Arlette avait vu son mouvement, et, devenue plus pâle encore, elle murmura, suppliante :

— Oh ! Guy, vous allez revenir ?

— Oui, ma chérie, je reviendrai…

— Pourquoi partez-vous ?… C’est horrible, quand vous n’êtes pas là !

— Parce que Mme Morgane finirait par trouver… indiscrète ma présence ici… Mais…

Il n’acheva pas… Il venait de rencontrer de nouveau les yeux perçants de Mme Morgane arrêtés sur Arlette avec une expression si dure que, dans l’intérêt même de la pauvre petite, il comprit qu’il devait maîtriser la tentation qui l’étreignait de demeurer auprès d’elle aussi longtemps que sa présence lui ferait du bien.

Mais il avait horreur de l’abandonner ainsi toute seule dans cette chambre funèbre, et, suppliant, il lui demanda de se laisser emmener un peu par Mlle Catherine. Tout de suite, elle secoua la tête, son mince visage redevenu farouche :

— Non, je ne veux pas le quitter… Est-ce que, demain, je ne le quitterai pas pour toujours ?

Sa voix semblait un souffle échappé de ses lèvres blêmies, et elle avait l’air tellement épuisée que Mlle Catherine murmura à Guy :

— Elle n’en peut plus. Si vous avez quelque influence sur elle, usez-en pour l’emmener de cette chambre. Vous réussirez peut-être mieux que moi à la décider.

Il se rapprocha de l’enfant, pâle comme une jeune morte.

— Vous reviendrez, Arlette ; mais il faut aller vous reposer un peu, reprit-il de cet accent qui avait tant d’empire sur elle. Venez pour avoir la force de demeurer jusqu’au bout auprès de votre pauvre père… sans quoi, demain, vous ne pourrez plus le revoir ; vous serez malade…

Elle eut dans le regard, redevenu sec, une expression d’indicible souffrance ; puis, fermant les yeux, elle murmura :

— Oh ! demain !…

Et, sans un mot de plus, elle glissa, inerte, dans les bras de Guy, ouverts pour l’envelopper.

XIII

Maintenant, Yves Morgane se reposait de la vie dans la paix suprême d’un petit cimetière breton, et Guy revenait vers Paris. Non, certes, qu’il en eût le désir. Mais Mme Morgane avait jugé avec tant de malveillance son affection pour Arlette et le confiant abandon par lequel elle y répondait, que, pour ne pas nuire à l’enfant, il s’était résigné à quitter Douarnenez sans attendre, comme il le souhaitait, que l’examen des papiers d’Yves Morgane eût éclairci la situation future d’Arlette. Mlle Catherine elle-même le lui avait vivement conseillé, et il savait pouvoir s’en rapporter à son bon sens et à sa prévoyance.

Donc, il était parti, les funèbres cérémonies terminées. Le train de nuit l’emportait vers Paris, seul dans son wagon, hanté par la vision d’une petite figure pâle comme celle d’une Vierge de cire, de deux grands yeux brillant d’un éclat de fièvre, des yeux qu’il avait connus étincelants de gaieté, et qu’il ne pouvait plus revoir qu’avec leur expression de douleur sombre et passionnée, tout pleins, en même temps, d’une sorte de mystérieuse épouvante devant cet au delà entrevu pour la première fois de tout près.

Mais, en cet instant surtout, il avait, vivante dans tout son être, la dernière et poignante image qu’il emportait d’elle, quand, au moment même où il allait partir, exaspéré d’avoir dû lui adresser son dernier adieu sous l’œil méchant de Mme Morgane, elle était arrivée chez Mlle Malouzec, affolée par la scène violente que venait de lui faire sa belle-mère. Brutalement, Mme Morgane, qu’irritait l’intérêt général témoigné à Arlette, lui avait lancé au visage, avec l’affirmation de ses droits sur elle, la révélation de la pauvreté que lui avait léguée son père et qui la livrait à la charité de son entourage ; et l’enfant, révoltée devant les paroles impitoyables qui s’abattaient sur son malheur, s’était enfuie pour venir chercher un refuge auprès de ses vieux amis, — jetée aussi vers leur maison par l’espoir instinctif que Guy serait encore là… Et lui, elle était sûre qu’il ne permettrait pas qu’on la torturât ainsi davantage !

Il était encore là, et, avec une autorité tendre et compatissante, il s’était efforcé de calmer l’enfant éperdue, qui lui répétait tout bas, comme une plainte :

— Oh ! Guy, pourquoi partez-vous ?

Et pourquoi, après tout, était-il parti, après lui avoir promis, il est vrai, de revenir bientôt ?… Maintenant, un regret aigu le poignait à la seule pensée que, s’il l’avait voulu, il eût pu encore, à cette heure, être là-bas auprès de la petite aimée, à l’entourer de cette atmosphère d’affection qui, seule, engourdissait un peu son chagrin désespéré…

— Mais je suis fou d’être parti ! gronda-t-il tout bas. J’aurais dû rester à n’importe quel prix, sans m’inquiéter même de l’existence de Mme Morgane ! J’aurais dû rester près d’elle… ou bien l’emporter !…

Oui, l’emporter !… Pouvoir l’entendre, lui parler, rencontrer son regard d’enfant, si pur et si passionné !… Oh ! l’avoir en cette minute, blottie confiante à ses côtés, pour qu’il pût encore lui murmurer les mots que l’on a pour les êtres chers, quand ils souffrent…

Il tressaillit à cette seule évocation… et soudain, alors, la vérité, devant laquelle il se dérobait depuis des semaines, lui apparut en pleine lumière — la lumière qui illuminait la Terre promise… — Lui, le clubman railleur et blasé, il aimait avec le meilleur de lui-même cette enfant que le hasard avait jetée dans sa vie et qui semblait y être entrée pour n’en jamais plus sortir. Est-ce qu’il pouvait se le dissimuler davantage ? A cette heure, le cri de tout son être, c’était de la voir, de la retrouver, de la garder pour ne plus la perdre jamais… Et l’irrésistible aveu lui en jaillit des lèvres :

— Je l’aime comme je n’ai aimé aucune femme !

Machinalement, il se leva et fit quelques pas dans le wagon, bouleversé par l’aveuglante clarté de cette révélation qui, tout à la fois, le ravissait et l’effrayait… Aimer Arlette !… Depuis des semaines, il en avait la conscience inavouée, devant le vide que lui laissait son départ de Paris, devant son âpre besoin d’entendre parler d’elle, devant la joie obscure qui l’avait saisi à la seule pensée de la revoir à Douarnenez où elle l’appelait.

Mais, après ?… L’aimait-il assez pour lui offrir sa vie entière, pour arriver au mariage qu’il avait toujours redouté ? Sa pensée aiguë fouillait dans son souvenir, y évoquant des visages de jeunes filles que sa sœur avait souhaité de lui voir épouser — et plus séduisante que la plupart, la belle Jeanne d’Estève… Eh bien, ni les unes ni les autres n’avaient eu sur lui un atome de la puissance avec laquelle Arlette le possédait, par le seul pouvoir de sa jeunesse vraie, de ses ignorances délicieuses, de sa fraîcheur d’esprit et d’âme qu’il n’avait rencontrées chez nulle autre, et dont il avait goûté le charme inconnu dès leur première rencontre… Oh ! la faire sienne, la garder contre les misères qui viennent des hommes, lui donner tout son amour et, en échange, recevoir d’elle le don de son jeune cœur, que nul — sauf son père — n’avait jamais possédé !

C’était un rêve sans nom qu’il faisait là, tellement exquis qu’il en eut peur, hésitant à se laisser envelopper par la clarté d’aurore levée tout à coup sur sa vie. Une crainte sourde, d’ailleurs, l’envahissait de céder à une fantaisie de dilettante en allant vers cette petite créature si neuve qui, par cela même, l’attirait étrangement, et, par une sorte de scrupule de conscience, il murmura :

— J’attendrai la lettre du capitaine, concernant la situation d’Arlette, avant de prendre aucune décision ; surtout, pour parler à Louise…

Mais, en lui-même déjà, il savait qu’une heure viendrait où, ses dernières hésitations vaincues, il viendrait, infiniment heureux de sa défaite, supplier la petite aimée de lui confier sa jeune vie…

Il attendit plus longtemps qu’il n’avait prévu la lettre qui devait, selon sa volonté, décider de sa destinée. Il attendit une longue quinzaine, durant laquelle il put se rendre compte de ce que l’enfant était devenue pour lui… Comme un étranger, il se mouvait maintenant dans son milieu habituel, tout l’intérêt de son existence tendu vers le petit coin de Bretagne où elle vivait, et l’idée qu’elle y souffrait sans qu’il fît rien pour elle lui était plus intolérable à mesure que les jours passaient… Tout juste avait-il su quelque chose d’elle par les lettres d’affaires du capitaine, comme lui membre du conseil de famille, par les courts billets, tout palpitants de sanglots, qu’elle avait écrits à Mme Chausey et à Madeleine…

Enfin, un matin, dans son courrier, il aperçut une lettre dont la haute écriture avait une allure un peu gauche, et, rejetant de côté toutes les autres, il l’ouvrit. C’était bien celle qu’il avait tant souhaitée, mais écrite par Mlle Catherine, qui, avec sa franchise ordinaire, lui expliquait tout de suite pourquoi elle était, cette fois, sa correspondante :

« Cher Monsieur,

« Voici, enfin, les affaires de l’enfant un peu débrouillées ; et j’ai préféré venir vous en parler moi-même, car il est certaines questions que les femmes — sans vouloir offenser mon frère — traitent mieux que les hommes, quand le sentiment doit s’y mêler. D’abord, vous verrez dans les papiers ci-joints que l’enfant ne possède guère aujourd’hui plus de cinq cents francs de rente. Tout le reste a été englouti dans la faillite Le Goanec. Mme Morgane le sait maintenant ; et, ma parole, je croirais volontiers qu’elle en triomphe ! Elle avait offert de garder Arlette chez elle, mais en des termes si gros de menaces pour le bonheur et même la tranquillité de la petite, que nous avons rejeté ses propositions, nous conformant ainsi, mon frère et moi, au désir de son pauvre père, qui exigeait qu’elle demeurât auprès de nous ; j’ajoute, moi, si aucun autre meilleur avenir ne se présente pour elle. Maintenant, cher Monsieur, comme vous et Mme Chausey vous représentez la famille de l’enfant, nous avons jugé que nous devions avoir votre assentiment pour l’installer auprès de nous, définitivement, comme notre fille… Ce qui serait pour nous une joie que nous n’avions jamais rêvée. C’était, je vous le répète, le désir même du docteur ; car il souhaitait qu’elle continuât à mener la vie très simple à laquelle elle est accoutumée et qui, probablement, demeurera la sienne.

« Peut-être madame votre sœur, qui est très bonne, penserait-elle à recevoir l’enfant près d’elle ? Eh bien ! j’ai réfléchi à cette perspective ; j’en ai causé avec mon frère, et, devant ma conscience, je vous dis que cette solution ne me paraîtrait pas trop bonne pour Arlette, qui, après avoir goûté à votre luxe, s’habituerait peut-être difficilement à l’intérieur très modeste qu’elle aura forcément si elle se marie. Car, je ne me fais pas d’illusions ; les hommes fortunés n’épousent que les femmes qui le sont comme eux. A Douarnenez, l’enfant trouvera, je l’espère, quelque brave garçon qui se contentera de la petite fortune que nous lui assurerons, et j’ai la ferme conviction qu’elle pourra être aussi heureuse que le désirait son père. Vous pouvez être bien sûr, Monsieur, ainsi que Mme Chausey, que nous ne lui laisserons pas oublier sa famille de Paris. Mais, croyez-en ma vieille expérience, il est mieux qu’elle ne quitte pas son pays ; il vaut mieux (je vais être bien franche) qu’elle ne s’attache pas trop à vous, Monsieur Guy, et que son imagination de fillette n’ait pas l’occasion de mettre une importance qui n’existe pas, dans l’intérêt fraternel que vous avez la bonté de lui témoigner…

« Voilà, Monsieur, tout ce que j’avais à vous dire. J’espère que vous partagerez notre façon de juger et y verrez seulement une preuve de l’extrême affection que nous portons à la chère petite Arlette. »

Guy laissa retomber la lettre et sourit.

— Non, chère mademoiselle Catherine, je ne partage pas votre façon de juger… Vous êtes bonne et généreuse ; mais je ne vous abandonnerai pas ainsi mon trésor…

Un grand calme se faisait soudain en lui, toutes ses hésitations emportées par le souffle d’espoir qui passait sur lui. Il murmura :

— J’épouserai Arlette.

Et ses propres paroles résonnèrent à son oreille ainsi qu’une promesse de bonheur.

Alors, tout de suite, il résolut de parler à Mme Chausey. Jusqu’à cette heure, il avait attendu, sachant la déception qu’il lui causerait en faisant sa femme d’Arlette, alors qu’elle avait rêvé pour lui, de vieille date, un brillant mariage selon le monde…

Dans la matinée, il était sûr de la trouver seule.

En effet, elle écrivait dans son petit salon et eut une exclamation de plaisir à sa vue :

— Guy ! Quelle bonne surprise ! Tu as été à peu près invisible cette semaine… Que deviens-tu donc ?

Il sourit, et Mme Chausey fut frappée du joyeux éclat de son sourire.

— Je ne deviens rien… Je me repose de mon voyage en Bretagne.

— As-tu des lettres de Douarnenez ?

— Oui, ce matin même… J’ai reçu une lettre de Mlle Catherine…

— Qui te dit que…

— Que la position d’Arlette est bien telle que nous le craignions… Yves Morgane est mort ruiné, et Arlette demeure sans fortune aucune.

Mme Chausey enveloppa son frère d’un coup d’œil surpris. Comment, lui qui aimait Arlette, envisageait-il avec ce calme la situation difficile de la jeune fille ?

— Guy, c’est fort triste ! Que va devenir la pauvre petite ?

— Mlle Catherine et le capitaine nous demandent — comme représentant sa famille — de la laisser auprès d’eux… Ils l’adopteraient en quelque sorte. Mais Arlette n’aura pas, je l’espère, besoin de profiter de leur générosité…

Mme Chausey ne répondit pas tout de suite ; puis, lentement, elle dit :

— En effet, elle ne peut guère demeurer à leur charge, pas plus qu’à celle de son odieuse belle-mère… Sa vraie place me paraît auprès de nous… N’est-ce pas ton avis ?

Il se pencha et embrassa sa sœur sur les cheveux, ainsi qu’il faisait du temps qu’il était un petit garçon très caressant :

— Merci de l’avoir deviné, ma chérie… Merci de ta pensée elle-même…

— Qui est bien naturelle. Car, en somme, il s’agit d’une charmante petite fille que nous aimons tous… Pour mon compte, d’ailleurs, je gagnerai beaucoup à sa présence, puisqu’elle sera une société pour moi quand Madeleine à son tour sera mariée… Alors tu dis que la pauvre petite n’a plus rien comme fortune ?

— Rien, à peu près.

Et une joie montait en lui à l’idée qu’il lui donnerait cette fortune qu’elle n’avait pas ; que, grâce à lui, elle ne connaîtrait pas l’amertume des conditions dépendantes.

La voix de sa sœur le fit tressaillir.

— Guy, à quoi penses-tu ?

— A toute sorte de choses très sérieuses… Louise, dis-moi… tu t’intéresses vivement à Arlette ? Tu lui es attachée… sincèrement ?

— Très attachée ! répéta-t-elle, surprise.

— Tu t’intéresses à son avenir ?

— Certes, oui… Je ferai tout ce que je pourrai pour le lui préparer aussi heureux que possible… Je la garderai auprès de moi jusqu’au moment où j’aurai l’occasion de la bien marier… J’espère bien arriver à lui découvrir un parti meilleur que celui qu’avait trouvé Mme Harvet…

Il y eut un léger silence ; puis la voix de Guy s’éleva, grave :

— Je crois, en effet, Louise, que le mieux pour Arlette serait de la marier… Seulement, il est inutile que tu cherches un parti pour elle.

— Parce que ?…

— Parce que, si Arlette y consent, elle deviendra ma femme.

Avec une véritable stupeur, Mme Chausey considéra son frère :

— Ta femme !… Arlette devenir ta femme !… Voyons, Guy, tu plaisantes !

— En ai-je l’air ?

— Ce ne peut pas être réellement que tu songes à épouser Arlette !

— Et pourquoi non ?

— Mais parce qu’elle est une enfant, parce qu’elle n’est ni de ta position, ni de ton monde, ni…

— Louise, je t’en prie, tais-toi. La surprise t’empêche de mesurer tes paroles, et ce ne sont pas de celles que je puisse entendre, en ce moment surtout…

Le ton de Guy était si absolu que Mme Chausey comprit qu’elle se trouvait en présence d’une sérieuse résolution d’homme.

— Enfin, Guy, d’où t’est venue une pareille idée ? Pourquoi veux-tu épouser Arlette ? Pourquoi ?

Un sourire détendit les traits de Guy.

— Parce que je suis aussi faible et aussi égoïste que tous les autres hommes et désire ardemment être heureux ; parce que je sais pouvoir l’être par Arlette seulement, que j’aime…

— Tu aimes Arlette ? Tu l’aimes… d’amour ? A lui sacrifier ta liberté dont tu étais si jaloux ?… Allons donc !… Tu crois que tu l’aimes, voilà tout. Elle t’a amusé d’abord… Tu l’as trouvée séduisante par sa naïveté, parce qu’elle ne ressemblait pas aux femmes que tu avais l’habitude de rencontrer. Puis, tu t’es davantage encore attaché à elle en la voyant souffrir… Tu as eu pitié d’elle, la sachant pauvre… Mais ce ne sont pas là des raisons suffisantes pour briser tout ton avenir…

Les lèvres de Mme Chausey tremblaient d’émotion, et elle s’arrêta, la voix étouffée, sans détourner les yeux du visage sérieux de son frère.

— J’aurais pensé, au contraire, Louise, que c’étaient là de grandes raisons… Mais tu te trompes en supposant que je désire, par compassion… faire ma femme d’Arlette. Je ne suis ni un saint, ni un héros, et, par charité, je ne me sentirais pas capable de sacrifier ma vie à une enfant que je plaindrais seulement… Je veux épouser Arlette parce qu’elle m’est chère infiniment, parce qu’elle réalise mon rêve : épouser une vraie jeune fille candide, ignorante des laideurs de notre pauvre humanité, dont je serai le premier maître, dont aucun homme n’aura défloré l’âme toute blanche !

— C’est par dilettantisme alors que tu veux l’épouser ? interrompit-elle, du même ton violent et contenu.

— J’en ai eu peur un instant… Maintenant, je suis sûr que non… Je sais trop à quel point je lui suis absolument dévoué et combien son bonheur m’est précieux. Louise, si je te disais que je souhaite devenir le mari de Jeanne d’Estève, tu ne t’élèverais pas de même contre mon projet !

— Naturellement ! Tu ferais un mariage convenable… Tu épouserais une femme appartenant à la même société que toi, de même éducation, de même fortune…

Une exclamation sourde échappa à Guy :

— Ah ! le voici enfin franchement donné, le vrai motif de ton opposition !… Ainsi, pour toi aussi, Louise, un mariage est en somme une affaire d’argent. Que le sac de chacun des fiancés soit bien rempli, c’est tout ce que tu trouves à souhaiter… Je voudrais faire ma femme de n’importe quelle poupée de salon, fût-elle même déjà une coquette abominablement expérimentée, mais, en revanche, bien dotée, tu t’inclinerais charmée et serais la première à m’engager à conclure… l’affaire. Et si tu repousses Arlette, que tu disais aimer et vouloir traiter comme ta fille, c’est uniquement parce qu’elle n’est pas une héritière !…

— Guy, tu es dur ! interrompit Mme Chausey, dont les yeux s’étaient remplis de larmes.

Il y avait bien du vrai dans les paroles de son frère ; mais elle avait son excuse. Pour lui elle avait toujours eu une ambition de mère ; et voici qu’il se fermait toute chance d’un brillant avenir en prétendant consacrer sa vie à une enfant sans fortune, délicieuse, elle le reconnaissait, mais pas plus que bien d’autres qui eussent pu venir à lui, leurs petites mains pleines d’or.

— Guy, tu es bien dur !… Car, si tu es dans ton rôle en ne songeant qu’à ton affection pour Arlette, je suis, moi, dans le mien en te rappelant que, marié à une femme sans dot aucune, tu devras renoncer à une grande partie de ton luxe… Ta fortune est importante, aujourd’hui que tu es seul à en user ; elle le sera beaucoup moins le jour où tu auras charge de femme et d’enfants… Prends garde alors, quand tu ne verras plus les choses à travers ta… passion, de regretter ta résolution d’aujourd’hui !…

Il avait écouté sa sœur en marchant à travers la pièce. Quand elle se tut, il s’arrêta devant elle, les traits empreints d’une énergie fière :

— Ce que tu me dis là, je le sais, Louise. Mais, grâce à Dieu, je ne suis pas assez lâche pour y trouver un motif d’hésitation. J’accepte avec joie cette vie nouvelle que tu m’annonces ; avec joie, je te le répète… puisqu’elle m’apportera l’obligation d’en finir avec mon existence d’oisiveté, que je méprisais et que j’avais pourtant la faiblesse de continuer à mener… Grâce à Arlette, je me relèverai dans ma propre estime puisque, pour l’amour d’elle, je travaillerai !… Je me procurerai une occupation quelconque…

Des larmes coulaient cette fois sur les joues pâlies de Mme Chausey. Guy les vit, et son irritation tomba. D’un mouvement vif, il se rapprocha et s’agenouilla auprès de sa sœur, attirant les mains de Mme Chausey dans les siennes.

— Louise, fit-il doucement, sois bonne comme autrefois, quand tu n’étais pas seulement une sœur pour moi, mais une mère très tendre, qui ne songeait qu’à me voir heureux… Accepte avec ton cœur, sans faire de calculs de raison et de sagesse mondaine, la chère petite fiancée que je veux me donner… Laisse-moi chercher mon bonheur où je suis certain qu’il est… Tu ne voudrais pas voir inutilement tourmenter l’une de tes filles… Ne te mets pas contre moi, ma chère, ma meilleure amie…

Il lui parlait du même ton qu’autrefois, bas et tendre, quand il était enfant et voulait obtenir d’elle une faveur suprême… Alors, soudain vaincue, elle posa la main sur cette tête d’homme levée vers elle, du même geste qu’elle avait jadis pour lui, petit garçon, et leurs regards se croisèrent, remplis de l’invincible affection qu’ils avaient l’un pour l’autre. Malgré tout, en dépit de l’écroulement de ses rêves, elle était fière qu’il méprisât ainsi la question d’intérêt pour faire seulement un mariage d’amour.

— Je veux ce que tu veux, Guy, fit-elle lentement. Mais, pourtant, accorde-moi une chose… Attends quelques jours encore pour parler à Arlette… Réfléchis, afin d’être bien sûr de toi… C’est pour son bonheur comme pour le tien.

Il hésita. Attendre ! En aurait-il jamais le courage ?…

— Guy, je t’en prie ! répéta Mme Chausey.

Il sourit de l’air suppliant de sa sœur, puis :

— Soit, fit-il, puisque tu le désires ainsi, ma chère grande sœur, je retarderai le moment d’entrer dans la Terre promise.

XIV

En partant, Guy avait dit à Arlette qu’il reviendrait, et elle l’attendait, confiante… Pourtant, il tardait bien à revenir !… Des jours et encore des jours s’étaient enfuis depuis qu’il l’avait quittée… et quand elle pensait à ces jours, aux derniers surtout qu’elle avait passés sous la tutelle de Mme Morgane, après la mort de son père, elle avait l’impression d’avoir vécu dans un horrible cauchemar… Enfin, grâce à Dieu ! elle sentait maintenant autour d’elle l’atmosphère de chaude affection dont s’efforçaient de l’envelopper le capitaine et Mlle Catherine, avides de ressusciter en elle l’Arlette d’autrefois, ardente et vive, goûtant à la vie comme à un beau fruit savoureux.

A cette heure, elle n’était plus encore qu’une pauvre petite créature toute meurtrie par l’épreuve qui s’était abattue sur elle, soutenue seulement par l’attente inconsciente de quelque chose… Elle ne savait quoi… mais ce quelque chose pouvait bien être le retour de Guy…

Ah ! s’il avait été là, elle n’aurait plus éprouvé cette terrible sensation d’être toute seule au monde dont ne pouvait la délivrer l’affection même de ses vieux amis… Elle eût aussi accepté, sans souffrir autant, de voir toutes les choses renaître sous les premiers soleils du renouveau.

Car le printemps était venu. Les bourgeons s’épanouissaient sur les rameaux gonflés de sève. Des pommiers hâtifs s’étaient couverts d’une neige rose. Une vie nouvelle palpitait dans la terre redevenue féconde, dans l’air tiède, chargé d’indéfinissables senteurs, à travers lequel voletaient les premiers papillons blancs… Et Arlette elle-même subissait la puissance de cette joie mystérieuse épandue sur les êtres et sur les choses, tandis qu’elle errait dans le jardin, écoutant la sonnerie claire des cloches du Samedi saint, qui annonçaient déjà la grande fête de la Résurrection, venue tard cette année-là… Autour d’elle flottait le parfum des violettes dont le jardin était criblé, car elles s’y étaient épanouies par milliers, pressées, embaumantes…

Son père les aimait comme elle, les violettes. Et, frémissante tout à coup, elle se mit à en faire une moisson pour aller les lui porter, là où il dormait depuis de longues semaines déjà. Elle les cueillait avec une sorte de passion ; puis, lassée, elle revint s’asseoir et glissa ses petits doigts dans cet amoncellement de pétales chauds de soleil, songeant à d’autres fêtes de Pâques, si joyeuses que leur seul souvenir la faisait frissonner de l’angoisse des bonheurs irréparablement perdus… Aucun bruit autour d’elle, sauf le chant sonore des cloches ou, par instants, un bruit de voix montant de quelque jardin voisin. Mlle Catherine était dans la petite boutique, et le capitaine recevait une visite quelconque dans la salle basse. Mais, sans doute, le visiteur était parti, car elle entendit M. Malouzec demander à la servante bretonne :

— Où donc est Mlle Arlette ?

Le renseignement fut donné sur une note moins élevée, et la réponse seule du capitaine lui arriva :

— Elle est dans le jardin ? Eh bien, alors, allons la trouver… Vous venez ?

A qui donc parlait-il ? Elle releva la tête avec un sourd battement de cœur, les mains jointes sur sa moisson de violettes. Une ondée de sang était montée à son petit visage, lui rendant soudain tout son délicieux éclat. Le capitaine s’engageait dans l’allée et derrière… Ah ! lui, c’était bien lui ! Guy s’avançait vers elle, devançant son vieil ami ! Elle se dressa, et les violettes ruisselèrent autour d’elle en une pluie parfumée.

— Guy ! Enfin, c’est vous !… Ah ! que vous avez tardé à venir !

D’une voix qui tremblait, il demanda :

— Vous désiriez mon retour, et cela vous fait un peu plaisir de me voir ?

— Un peu !… Oh ! Guy, qu’il y a longtemps que je vous attendais !

— Et moi, Arlette, il y a bien des jours aussi que j’attendais cette minute !

— Vous êtes arrivé quand ?

— Il y a une heure environ.

— Et c’est vous qui étiez avec le capitaine ?

— Oui, j’avais une demande à lui adresser.

Et Guy se tourna à demi vers le vieil homme, qui écoutait, une indéfinissable expression sur sa bonne figure aimable.

— Une demande à laquelle vous répondrez comme il vous conviendra, petite reine ; car, pour moi… M. de Pazanne, puisque Arlette est là pour vous tenir compagnie, je vais chercher Catherine.

Il s’éloigna, et Guy s’assit près de l’enfant, sans détacher son regard du jeune visage affiné et pâli, cherchant les yeux dont il adorait la flamme limpide.

— Oh ! Guy ! fit-elle presque bas. Pourquoi ne pouvez-vous pas rester toujours ? C’est bon quand vous êtes là !

— Non, je ne puis pas rester toujours… et pourtant, depuis que nous sommes séparés, j’ai découvert une chose : c’est que je ne pouvais plus me passer de votre présence, ma précieuse petite amie… et je suis venu vous chercher…

— Me chercher !!!

Son exclamation ressemblait à un cri de délivrance.

— Arlette chérie, vous serait-il très dur de quitter votre Douarnenez pour venir vivre à Paris ?

— Je n’aime plus Douarnenez maintenant, fit-elle, les lèvres tremblantes… Je ne l’aime plus que dans le passé, parce qu’il y a vécu… C’est la demande que vous vouliez me faire ? Oh ! emmenez-moi !… Ne me laissez plus !… Où vous voudrez m’emmener j’irai, Guy…

Il sentit qu’elle disait vrai, que partout où il lui aurait demandé d’aller, elle l’aurait suivi, confiante, parce qu’elle avait foi en lui et, d’âme, était déjà toute sienne.

Une joie ardente le fit tressaillir, telle qu’il n’en avait jamais connu de semblable. Alors, dans les siennes, emprisonnant une des chères petites mains, il interrogea avec une tendresse infinie :

— Et vous ne me demandez même pas où je souhaite de vous emmener, Arlette ?

— Près de ma tante !

— Oui, d’abord, pour quelques semaines, pour le temps que vous déciderez vous-même, jusqu’au jour où vous m’aurez enfin donné le droit…

Il s’arrêta un peu, puis sa voix monta tout ensemble grave et suppliante, attirant vers lui l’âme même d’Arlette :

— Jusqu’au jour où vous m’aurez enfin donné le droit de vous emmener chez moi, devenue ma femme.

Elle devint blanche jusqu’aux lèvres, et un seul mot lui échappa :

— Guy !

— Vous ne repousserez pas votre grand ami, dites, Arlette ? Vous lui donnerez la certitude de ne jamais plus vous perdre ?

Faiblement, elle dit, tremblante devant ce bonheur inouï qui venait à elle :

— Je ne rêve pas, Guy ?… C’est bien à moi que vous parlez ?… C’est bien vrai que vous voulez m’emmener, pour que je ne vous quitte plus jamais ?

Il répéta :

— Plus jamais, si vous avez assez d’affection pour moi pour y consentir.

— Guy, maintenant, il n’y a personne sur la terre que j’aime comme vous !… Mais…

Et elle s’arrêta, troublée par une crainte soudaine dans sa divine allégresse :

— Mais êtes-vous bien sûr que ce n’est pas seulement par charité que vous voulez bien de moi, parce que je vous ai demandé de ne plus me laisser ?…

— Par charité ?…

Il eut un sourire qui transfigura son visage ; puis, plus bas, attirant pour la première fois, sous ses lèvres, le petit visage adoré, il finit, l’enfant blottie dans ses bras, comme il l’avait rêvé :

— Non, ce n’est pas par charité ; c’est parce que, moi aussi, je vous aime plus que tout au monde, mon Arlette…

Et dans la paix souriante de ce paisible jardin breton fleurant bon les violettes de Pâques, au tintement des cloches qui chantaient l’Alleluia de la Résurrection, se firent ainsi les fiançailles de la petite Arlette avec son cousin Guy…

FIN.

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