Title: L'appel de la route
Author: Édouard Estaunié
Release date: January 28, 2025 [eBook #75235]
Language: French
Original publication: Paris: Perrin, 1922
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
ÉDOUARD ESTAUNIÉ
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1922
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
ŒUVRES D’ÉDOUARD ESTAUNIÉ
Académie française. Prix Née, 1919.
ROMANS
CRITIQUE D’ART
Impressions de Hollande :
E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY
Il a été tiré de cet ouvrage
5 exemplaires sur papier des Manufactures impériales
du Japon, marqués A. B. C. D. E.
et 125 exemplaires sur papier vergé pur fil
des Papeteries Lafuma, numérotés 1 à 125.
Copyright by Perrin et Cie, 1922.
Pour ANDRÉ BELLESSORT
Au maître écrivain,
A l’ami,
son ami,
E. E.
L’APPEL DE LA ROUTE
La vie courante est parsemée d’extraordinaires rencontres. Toutefois il est rare qu’on s’en étonne. Pris entre l’alternative d’un hasard inexplicable ou d’une volonté mystérieuse qui guide les hommes, on détourne les yeux d’un problème devenu indifférent à force de se présenter, et l’on se croit quitte de solution en décrétant que le monde est très petit.
Qu’un soir de 1918, au retour de la guerre, nous nous soyons ainsi retrouvés, trois camarades d’enfance, à la terrasse du café de la Paix, et que, pris du désir de mieux nous informer les uns des autres, nous ayons décidé de dîner ensemble au cabaret, ceci, j’y consens, n’a rien que de naturel. Mais qu’ayant suivi, à partir du collège, des carrières parfaitement divergentes, qu’ayant vécu l’un à Versailles, l’autre à Paris, le dernier dans une ville retirée de Bourgogne, nous ayons été chacun témoin d’une des faces d’un drame unique ; que de plus, sans nous donner le mot ni d’ailleurs soupçonner où nous allions, nous ayons eu l’idée, ce soir-là, de raconter ce que nous en avions vu, et découvert de cette manière qu’au total nous avions assisté à une même aventure ; qu’enfin nous soyons aujourd’hui encore les seuls à le savoir tandis que les acteurs eux-mêmes l’ignorent, voilà en revanche de quoi provoquer chez tout être qui réfléchit un « pourquoi » d’autant plus anxieux que nulle réponse n’y peut être donnée.
Quoi qu’il en soit, telle fut l’impression produite alors sur chacun de nous que je me sens en mesure de rapporter ici non seulement les récits dont s’illustra une soirée si singulière, mais les propos beaucoup plus vagues qui leur servirent de prétexte ou de préface, comme on voudra.
Ils commencèrent, si j’ai bonne mémoire, le repas terminé, à ce moment où, les coudes sur la table, la cigarette allumée, et humant l’odeur d’une tasse de café brûlant, on est tenté, suivant le mot d’un humoriste, de souscrire à l’immortalité de l’âme.
En réalité, nous ne nous étions guère entretenus auparavant que de choses indifférentes. Comme ceux qui ont vraiment fait la guerre, nous avions surtout le besoin de n’en plus parler. Donc, en réponse aux questions sur nos destins divers, chacun s’était contenté d’esquisser à larges traits sa vie d’avant. J’appris ainsi que mon ami Tinant, devenu professeur libre et passablement vagabond, enseignait en dernier lieu au collège R*** à Paris ; que Pierre Duclos, au contraire, avait sagement chaussé les souliers de son père, feu le docteur Duclos, médecin-chef de l’hôpital de Semur ; enfin aucun de nous n’était encore marié. Que le rude effort d’une existence paraît peu de chose quand on le résume de la sorte pour l’édification d’un labadens !
Mais, à peine ces renseignements fournis, il avait semblé que l’intérêt de la réunion fût épuisé et notre curiosité à bout de souffle. Très rapidement la conversation prit un ton neutre, ce je ne sais quoi d’un peu gêné, propre aux entretiens où l’on désire marquer n’être pas entre indifférents, et où l’on ne saurait cependant livrer ses pensées intimes. A l’élan des premières effusions succédait une fatigue intérieure, peut-être la désillusion de nous retrouver en somme aussi étrangers qu’avant nos confidences, si bien, je le répète, qu’une fois le café servi, nous étions mûrs pour une parfaite mélancolie, ou, ce qui revient au même, pour un débat métaphysique.
Et ce fut alors, précisément pour couper court à un silence qui menaçait, que Pierre Duclos, le premier et sans le vouloir, entra dans le chemin où nous attendait la surprise des récits que je souhaite évoquer.
— Tout compte fait, déclara-t-il soudain, on a traversé quatre années assez rudes ; quels enseignements en avez-vous tirés ? Pour ma part, aucun… A peine une ou deux lumières sur des choses que je savais. Par exemple, il est clair que la guerre n’est que souffrance, un grand torrent de souffrance roulant à la même heure dans son flot imbécile une portion d’humanité ; mais c’est de la souffrance collective, de la souffrance dans le bruit. Hé bien ! je comprends maintenant très bien pourquoi les charlatans opèrent au milieu de la foule et au son de la caisse : ce n’est pas pour étouffer les cris du patient, c’est que la sensibilité de chacun en devient beaucoup moindre. A parler franc, une guerre nouvelle m’effrayerait moins que la paix qui guette chacun de nous, car la paix est silencieuse et l’on y est solitaire… Autre indication encore : je soupçonnais, j’étais même convaincu que la souffrance tire son origine le plus souvent de sources irresponsables, inconscientes de l’œuvre qu’elles font. Dans la vie normale, on va, on vient, on parle, on n’a aucune intention mauvaise, et parce qu’on a passé à droite plutôt qu’à gauche, prononcé un mot au lieu d’un autre, à distance, quelqu’un est frappé auquel on ne songeait pas, dont on ignorait même parfois l’existence. Toutefois, ce jeu de la bête humaine, fabriquant le mal à la manière d’une sécrétion, ne m’était apparu que par éclairs et dans des cas que je croyais exceptionnels. La guerre, au contraire l’a illuminé. Un homme épaule, vise dans une direction donnée, parce que telle est la consigne. Le coup part ; un corps tombe ; et le meurtrier ne connaît pas la victime, il ne saura jamais ni pourquoi il a tué, ni même parfois s’il a tué. Simplement, il a fait son métier d’homme… Et voilà… Nous aussi allons continuer de le faire, plus ou moins… Seulement, plus de coups de feu pour avertir, plus d’abris pour se protéger, les balles viendront on ne sait d’où. La guerre encore, mais cette fois contre l’insoupçonnable et où l’on tombe sans témoin… tout à fait seul…
Je me rappelle qu’en parlant, Pierre Duclos avait pris une cuiller et scandait chaque début de phrase d’un heurt sur la soucoupe, comme pour donner plus de force à ce qu’il disait. Il s’exprimait cependant avec une certaine hésitation, à la manière d’un homme qui, après avoir longtemps médité des pensées familières, s’efforce, sans y parvenir, de leur trouver une traduction satisfaisante.
Je répliquai avec un peu d’ironie :
— Si c’est là toute la joie que te procure la vue des drapeaux aux fenêtres, je la trouve mince. Pour fâcheuse que nous apparaisse l’obligation de recommencer une carrière, la paix n’en a pas moins un visage plaisant. Je ne me sens point non plus si féroce que tu dis : surtout, j’ai garde de dédaigner une existence que tu es, autant que moi, ravi de posséder encore.
Tinant dit à son tour :
— Sans dédaigner la vie, il est loisible d’en examiner le mécanisme. Quant à en tirer une conclusion, autant rêver de la suppression des catastrophes, une fois monté dans le train qui vous emporte vers elles !
La cuiller de Duclos se remit à tinter avec violence :
— Ai-je prétendu autre chose qu’établir un constat ? Je répète que la paix institue l’état de guerre individuel. Qu’il le veuille ou non, l’homme crée de la souffrance pour quoi que ce soit qui l’approche.
Je ripostai :
— Et tout l’effort de l’homme n’a d’autre objet que de supprimer cette souffrance : accorde cela qui pourra !
— Accorder entre elles des contradictoires, souffla Tinant, est également le propre des humains : témoin la Croix-Rouge et la bataille…
Mais Pierre Duclos, tourné vers moi, reprenait déjà :
— L’effort de l’homme est aussi tout entier dirigé vers le bonheur : en sommes-nous moins malheureux ? Entre nos vœux ou nos tentatives et la réalité, se dresse toujours, infranchissable, l’obstacle des lois physiologiques. De même qu’abandonné, un champ se couvre d’orties et de chardons sans que jamais du blé s’y mêle, pareillement, livré à lui-même, le monde ne produit que souffrance et ne supporte qu’elle. Oh ! je ne demande même pas pour quelles raisons on est frappé ! Les faits immédiats me suffisent. L’universalité de la souffrance et sa nécessité, voilà au fond le mystère qui n’a cessé de me hanter durant la campagne, et ce ne seront ni l’armistice, ni la victoire, ni la paix qui l’empêcheront de nous guetter encore au tournant de l’heure !
— D’où vient le mal ? à quoi peut-il servir ? soupira de nouveau Tinant. Problèmes très anciens et dont aucune métaphysique ne s’avisa sans trébucher. S’il y a un Dieu, comment tirer le mal de lui ? Si tout est hasard, pourquoi celui-ci tourne-t-il toujours du mauvais côté ? A ces questions, jamais de réponse. Toutefois, l’humanité résignée a cessé d’en gémir : Duclos, tu retardes…
Je le regardai. Bien qu’un sourire sceptique animât sa lèvre, l’expression de son visage était devenue très grave. Après tout, peut-être avait-il comme Duclos l’appréhension des temps qui allaient venir.
— Bah ! m’écriai-je, laissons de côté les métaphysiques et ce qu’inventèrent les philosophes. Je n’ai, pour ma part, jamais constaté qu’une loi de nature fût sans bénéfice pour les vivants. Si donc la souffrance est une nécessité, ce ne peut être qu’une nécessité bienfaisante !
Ils s’exclamèrent.
Aussitôt, comme il arrive souvent, fouetté par la contradiction, j’insistai :
— N’est-il pas reconnu que la souffrance transforme les êtres en les améliorant ? Au physique, elle sert de garde-fou contre les excès possibles. Au moral, elle martèle les âmes, en tire des accents supérieurs, et, comme un creuset, purifie ceux qu’elle dévore !
— Entendu, coupa Tinant, il paraît qu’elle aide les incroyants à se convertir !
— A moins qu’elle ne jette les croyants dans la révolte ! poursuivit Pierre Duclos en haussant les épaules.
Et il conclut :
— Car cela seul est évident que la souffrance est injuste !
— Ou incompréhensible, précisa Tinant.
— Incomprise plutôt ! interrompis-je.
— C’est pire !
Dans l’ardeur de la discussion, nous nous étions levés. La passion que nous apportions soudain était vraiment curieuse. Aucun de nous toutefois ne songeait à s’en apercevoir.
Et c’est alors que, poussé par je ne sais quelle obscure intuition, je déclarai :
— Assez parlé dans les ténèbres : un exemple concret vaudrait mieux qu’une heure de théorie. Donnez-le-moi, et je me fais fort d’y découvrir la justification de cette souffrance que vous nommez une injustice et qui n’est peut-être que le ressort le plus efficace de la vie !
— Des exemples ! s’écria Pierre Duclos. En veux-tu un ?
— Certes !
— Quels que soient les faits apportés par Duclos et la conclusion qu’on en tirera, d’avance je m’engage à en apporter d’autres, montrant des résultats inverses, s’exclama Tinant.
— Soit, toi aussi, tu parleras ! Et après… après, parions que nous conclurons comme j’ai dit, ou, si l’on n’y parvient pas, c’est que, ainsi qu’il arrive trop souvent, nous n’aurons eu devant nous que des apparences, l’essentiel nous ayant échappé.
— Sérieusement, reprit Pierre Duclos, tu demandes ?…
— Ton histoire, et celle de Tinant. Une condition, toutefois…
— Laquelle ?
— Pas de récit de guerre.
— Hé ! mon cher, n’ai-je pas dit tout à l’heure que le vrai tragique se rencontre surtout en temps de paix, là où personne ne le soupçonne ?
D’un commun accord, chacun retournait déjà vers sa place. Un instant, le bruit du boulevard déferla seul dans la pièce, différent de jadis, plus vulgaire et moins varié. Pierre Duclos, ayant avalé d’un trait son café et repoussé la tasse, commença ensuite le récit annoncé. Tinant et moi, nous nous attendions à une brève anecdote : mais de même que tous ignoraient pourquoi la conversation avait pris ce tour inattendu, nous ne pouvions prévoir quels sentiers nous allions suivre, ni la lumière qui nous attendait au bout.
Il est superflu d’affirmer que je ne cacherai rien, sauf les noms. Qu’importent ceux-ci ? le fond seul est en cause. Je n’ai pas non plus été témoin de tout : j’ai vu certaines choses, j’en ai deviné d’autres… Qu’importe encore ? on n’est jamais en somme le témoin complet d’une pensée : cela empêche-t-il d’en inférer des conclusions que nous jugeons certaines ? En revanche, je ne ferai point mystère du lieu où l’aventure se déroula. Une maison, une rue, une ville sont des éléments essentiels à défaut desquels on n’explique pas des actes parfaitement clairs : et tel dénouement, impossible à Paris, avenue de Messine, devient au contraire seul acceptable à Semur.
Mais j’oublie qu’en bons Dijonnais vous ne connaissez pas Semur ou ne l’avez parcouru qu’en passant…
Imaginez donc une falaise hérissée de donjons, cernée par une rivière de toutes parts, sauf en un point qui est un isthme étroit par où la falaise se rattache au plateau. Le plateau lui-même, pris entre les pinces de la rivière, a peine à s’approcher et n’y parvient qu’en s’effilant en pointe.
Il va de soi que, dans les temps anciens, une forteresse couronnait la falaise, tandis que la ville, collée de son mieux au réduit tutélaire, tassait pêle-mêle à l’extrémité du plateau son beffroi, sa cathédrale et ses maisons ventrues. Puis une époque vint où la forteresse parut moins redoutable. Déjà, sous Louis XI, elle comptait peu. Henri IV fit mieux et, pour se venger de quelques ligueurs retardataires, la démantela. Aujourd’hui, seules, une ligne de murailles et quatre tours colossales subsistent encore, témoignant de la vengeance du roi aux yeux d’un peuple qui ne s’en soucie plus.
Ne jugez pas inutile ma digression… Sans elle, vous n’auriez pas compris la séparation de Semur en deux parties distinctes et devenues rivales : celle du plateau ou vieille ville, fleurie de maisons du XIVe et du XVe siècle ; celle du château, bâtie à la fin du grand siècle, composée de demeures solennelles à son image. Comme sous le bon duc Philippe, la première uniquement s’obstine à vivre. L’autre qui a nom le Rempart dort dans sa grandeur sans témoins, et son pavé, quand on le foule, rend le son d’une dalle de cloître.
Au total, une cité qui agonise. Le pays alentour est délicieux, les terres parmi les plus riches, mais le rucher se vide, insecte par insecte, au fil des jours. Pourquoi ? on ne sait pas… Dans les rues, aucun bruit, sinon celui qui arrive des maisons. Ni passants, ni voitures. On s’étonne qu’il y ait encore des marchandises aux étalages. Un chat dort à la vitre du libraire, entre des cartes de visite jaunies par le soleil, une photographie de l’hôpital et d’antiques porte-monnaies. Tel quel, cependant, je trouve adorable mon coin natal. Pas une pierre qui n’y parle d’histoire, une église pareille à un joyau, des rues en labyrinthe à l’issue desquelles se découvre chaque fois un horizon surprenant, enfin partout un air de discrétion, une manière distinguée de vous envelopper dans du silence, sans que vous vous sentiez tout à fait solitaire. Ce n’est que chez nous que se rencontrent pareille ardeur à ne jamais paraître, et tant d’ingéniosité à tout savoir, quitte ensuite à tirer de l’humble fait divers journalier une leçon générale, voire des lois à appliquer à l’univers.
Et maintenant, venons au fait.
En 1907, de retour chez mon père, à Semur, je commençais à prendre sa clientèle. Or, un soir, vers onze heures, un coup de marteau frappé à la porte avec une vigueur inaccoutumée, nous fit tressaillir l’un et l’autre. Les domestiques étaient couchés. Mon père, qui lisait près de moi, dit :
— Ouvre la fenêtre, et vois ce qu’on nous veut.
J’obéis. A peine avais-je penché la tête au dehors qu’une voix de femme s’éleva :
— C’est pour avoir le docteur tout de suite. Madame Lormier s’est trouvée mal ; on croit qu’elle va passer.
Je me retournai vers mon père :
— Tu as entendu ?
Il répliqua :
— Naturellement, il faut y aller. Je n’ai jamais soigné les Lormier, mais puisqu’on vient à pareille heure, le cas doit être sérieux.
En hâte, j’allai donc passer un vêtement convenable et, trois minutes après, je trouvais en bas une servante qui, redevenue paisible une fois sa commission faite, allait et venait sur le trottoir. On partit.
Tout en marchant, je m’informai et démêlai, à travers des réponses assez embrouillées, qu’il s’agissait probablement d’une attaque, — un de ces cas, en effet, où la présence immédiate du médecin peut être utile, mais où, hélas ! la médecine est parfois, quoi qu’on tente, d’un bien pauvre secours.
Je ne connaissais pas de nom les Lormier : encore moins savais-je où ils gîtaient. Très vite, je compris que ce devait être au Rempart. En effet, quelques minutes plus tard, nous passions devant l’hôpital, et cinquante mètres au delà, nous nous arrêtions devant une porte. La servante prit une clé dans son trousseau, la serrure grinça, le battant s’ouvrit : nous étions au but.
Pour vous représenter ce qu’était la maison Lormier et l’étonnement qu’elle me donna, rappelez-vous qu’au Rempart, la moindre bâtisse fait figure de palais. Celle-ci était au contraire étroite et haut sur pattes. Elle n’avait que deux fenêtres de façade ; en revanche, trois étages, dont le dernier mansardé, lui donnaient un air de gratte-ciel, exagéré par la pénombre de la nuit. Pareillement on voit des plantes privées de soleil allonger le cou démesurément, sans que les feuilles, le long de la tige, parviennent à s’étaler.
A l’intérieur, l’impression était pire : un corridor étroit qui tenait lieu d’antichambre, un escalier juste large pour laisser passer une personne, des plafonds bas à les toucher de la main, bref un arrangement tel que, dans tout le Rempart, on n’en devait point trouver de pareil.
— Attendez là, dit la servante, je vais prévenir.
Elle indiquait une pièce éclairée vaguement par une bougie, dont on se demandait si elle était atelier ou salon. A côté de meubles anciens y voisinaient en effet un tour, une table à dessin et nombre d’outils de mécanicien, le tout dans un parfait désordre et dans la poussière.
Je songeai : « Suis-je chez de petites gens, un ouvrier arrivé ou un bourgeois avare ? » Je n’eus d’ailleurs pas le loisir de décider. Déjà, une femme venait de paraître.
— Ah ! c’est vous qui venez ? fit-elle d’une voix sourde. — Elle s’attendait sans doute à voir mon père. — Je crains que vous n’arriviez bien tard… allons…
Et je suivis encore, guidé par la lueur vacillante de la bougie qu’elle avait prise aussitôt. Nos pas firent crier les marches de l’escalier. En vain avançais-je avec précaution, on aurait pu croire qu’une troupe de gens montait. Puis, au premier, j’aperçus une chambre ouverte, un corps étendu sur un lit défait… La malade était là : je cessai d’observer l’extérieur, pour ne plus m’occuper que de la sauver, si l’on pouvait…
Je ne m’étais pas trompé : au premier coup d’œil, je reconnus une attaque qui, sans doute, ne pardonnerait pas. Toutefois j’avais besoin de détails, et c’est à ce moment qu’il faut placer ma première vision des acteurs du drame, vision à ce point inoubliable que le temps n’en a rien effacé.
Imaginez, je vous en prie, le décor où nous sommes, une pièce vaste, très basse de plafond, où la nuit règne. Les meubles sont à peine distincts, à peine la cheminée : sur une paroi seulement l’alcôve se détache en lumière, et dans celle-ci, le lit, car à la tête de ce dernier, la servante tient une lampe levée juste au-dessus de la malade qui, de son regard fixe, semble vouloir dévorer la clarté hallucinante… Moi, je n’interroge d’abord que ce visage : figure sèche et longue, cheveux gris épars, regard terne et bleu. Mais voici qu’avant de rien décider, je lève la tête pour demander comment la chose est venue, et tout à coup je les vois… Ils sont, tous deux, à l’autre bout du lit. Ce n’est pas la mourante, c’est moi qu’ils surveillent avec une telle acuité d’attention que je crois sentir une morsure. Légèrement inclinés, eux aussi reçoivent en pleine face le choc de la lumière, cependant qu’en arrière le noir reprend, les murs s’effacent.
L’homme, lui, porte cinquante-cinq ou soixante ans. Il est en chemise de nuit et gros veston de laine. Autant qu’on en peut juger encore, il a dû jadis être assez beau, mais on ne s’en aperçoit pas, tant il n’y a place sur ses traits que pour une discordance frappant jusqu’au malaise. D’une part, le front, la courbe du nez, les contours de la bouche, tout le modelé des chairs expriment la timidité ou peut-être la peur, et d’autre part, les yeux ont un éclat insupportable. L’iris et la pupille y étant rigoureusement du même noir, on dirait des yeux vernis ; ce sont à la fois des yeux où on ne lit rien, et des yeux volontaires : exactement le contraire du reste du visage.
A côté, la fille… Sans âge visible, et laide. Il est très difficile d’expliquer à quoi tient la laideur d’une femme. Maintes fois depuis lors, j’ai revu mademoiselle Lormier ; pas plus aujourd’hui qu’hier je ne saurais définir d’où venait sa disgrâce. Je répète que sa laideur frappait… et pourtant, là encore comme pour le père, une discordance éclatait entre l’âme et l’étui ; derrière cet écran de muscles tirés comme une chevelure de pensionnaire, jaunes comme des feuillets d’incunable, on pressentait la flamme, je ne sais quoi de hardi, peut-être des passions sans frein, de toutes manières une vie ardente qui cache ses ardeurs sans tout à fait y parvenir.
Soudain, lasse de tenir le bras levé, la servante déposa la lampe sur la table de nuit : la vision disparut.
— Qu’augurez-vous ? dit en même temps M. Lormier.
Je me contentai de hocher la tête. Aucun mot nouveau, aucun geste n’accueillit ma réponse décourageante. Bien mieux, je crus sentir qu’un autre verdict aurait déçu. La malade intéressait moins, peut-être, que sa disparition. Que de drames muets j’aurai ainsi côtoyés, et qu’il faut ignorer, après les avoir entrevus !
Je passe sur la suite qui n’eut rien de particulier. Vainement je pratiquai la saignée d’usage et le reste. A trois heures du matin, madame Lormier expirait. Aucun de nous, cela va de soi, n’avait quitté la chambre.
A l’annonce de la fin, mademoiselle Lormier vint s’agenouiller aux pieds de sa mère, mais ne l’embrassa point. M. Lormier abandonna la fenêtre où il surveillait le jour naissant, contempla gravement les yeux qui ne verraient plus jamais et s’incline en murmurant :
— Que la paix soit avec elle !
Après quoi, je m’éloignai. Le spectacle de la mort laisse toujours un malaise. Mais cette nuit-là, avouerai-je que j’eus plus de peine que d’ordinaire à le dissiper ? C’est qu’aussi, en dépit des apparences, j’avais assisté rarement à une fin plus solitaire…
Le lendemain, j’interrogeai autour de moi. Qu’étaient ces Lormier ? D’où venaient-ils ? Pourquoi ne les rencontrait-on jamais ?
En réalité, on en connaissait peu de chose. Établis depuis quelques années à Semur, ils n’y avaient pas noué de relations. Madame, très pieuse, passait pour conduire sa maison avec maîtrise, mais peu de douceur. On tenait au contraire Monsieur pour un original sans conséquence. Il s’occupait, paraît-il, de travaux scientifiques et eût certainement fait partie de la Société des Arts et des Sciences, si l’on n’avait craint de se heurter à un refus imposé par sa femme. Mademoiselle, enfin, ne comptait pas. On se bornait à la plaindre de n’être pas jolie.
— Quelle fortune ?
— Aucune, probablement, ou fort mince.
Ce que je vis au service funèbre de madame Lormier ne put que confirmer ces dires sans y ajouter rien. Dans le cortège ne figuraient que des ecclésiastiques et quelques voisins. On s’y contenta d’une messe basse. A la minute des serrements de main, M. Lormier, qui ne pleurait pas, me remercia en termes mesurés. Sa fille ne parut pas me reconnaître. Ni l’un ni l’autre ne paraissaient souhaiter me revoir. Je n’avais aucune raison non plus pour y tenir. Si bien que je les laissai, convaincu d’avoir eu affaire à une clientèle de hasard, celle que nous nommons sans grâce les profits et pertes de profession.
J’avais mal compté puisque, deux mois plus tard, un matin cette fois, la même servante vint de nouveau frapper à ma porte et me réclamer d’urgence pour Mademoiselle : désormais les Lormier étaient devenus mes clients.
En arrivant devant leur maison, je ne sais si je ressentis plus la satisfaction d’être ainsi rappelé, malgré les tristes souvenirs attachés à ma première venue, ou celle de contenter une curiosité demeurée entière, malgré les apparences. Toujours est-il que la servante n’eut pas à me prier de presser le pas. Il n’y eut pas besoin non plus de tirer des clés devant la porte ; au bruit de notre approche, celle-ci s’ouvrit d’elle-même et M. Lormier parut.
Tout de suite, à un air tendu, au timbre de sa voix, à cette attente même dès le seuil, je compris que l’impassibilité d’antan n’était plus de saison. J’en fus même effrayé : allais-je me heurter à un nouveau désastre ?
— Je tremblais que vous ne fussiez déjà sorti, murmura-t-il.
Et m’entraînant aussitôt vers l’escalier, il m’expliqua brièvement comment sa fille avait été prise une demi-heure auparavant d’une crise de suffocations et de douleurs telles qu’il redoutait une angine de poitrine. Par bonheur, depuis un instant, le mal venait de s’apaiser… Tout cela exprimé en termes concis. J’admirais la netteté de l’analyse. Mais en même temps, je sentais, derrière la façade des explications spéculatives, la houle d’un immense émoi. Ah ! nous étions loin du premier soir !
Heureusement pour tous, la supposition de M. Lormier était absurde. Je trouvai sa fille étendue sur une chaise longue, dans la chambre du dernier étage. Bien qu’assez lasse, elle m’expliqua à son tour ce qu’elle avait éprouvé. Elle aussi s’exprimait clairement, comme son père, et d’une manière encore plus nette.
Après avoir écouté, j’eus plaisir à rassurer tout le monde. Rien de sérieux, des névralgies passagères, il paraissait même inutile que je revinsse. Je joignis à mon avis quelques propos d’usage, tout en considérant la pièce, — juste le temps de découvrir que des fenêtres on apercevait l’hôpital et les deux rues du Rempart, — et je m’empressai de partir, d’autant plus décidé à me montrer discret que je me sentais moins disposé à le rester.
J’étais déjà dans le corridor d’entrée quand la voix de M. Lormier me rappela.
— Docteur ! encore un mot…
Étonné de le trouver derrière moi, je répondis :
— De quoi s’agit-il ?
— Entrons d’abord dans mon cabinet que voici…
Sans attendre mon acquiescement, il ouvrit la porte de la pièce bizarre où j’avais attendu le premier soir, entre des outils de serrurier et des sièges Louis XVI authentiques et m’obligea à passer le premier.
De plus en plus surpris, je me laissai faire, acceptai le siège qu’il m’offrait et attendis qu’il s’expliquât.
Cependant, après avoir soigneusement vérifié que personne ne nous avait suivis, il revenait devant moi et, silencieux, me considérait. J’ai déjà dit quels yeux étaient les siens. A ce moment, je me sentis fouillé par eux jusqu’à l’âme.
— Qu’y a-t-il de vrai dans ce que vous nous avez dit ? murmura-t-il enfin.
Si calme qu’il s’efforçât de paraître, un imperceptible tremblement agitait sa voix. De même, ses mains qu’il tenait cachées dans les poches du veston, devaient se crisper pour résister à l’assaut nerveux que subissait son corps.
— Ce qu’il y a de vrai ?… répétai-je. Mais… tout… naturellement.
Encore ses yeux s’appesantirent sur moi, mesurant la capacité de mensonge professionnel dont j’étais capable. Il approcha ensuite d’un pas.
— Êtes-vous seulement capable de la sauver ? Les médecins peuvent si rarement quelque chose !
Je haussai les épaules.
— Si c’est là votre inquiétude, fis-je assez rudement, il était fort inutile de me retenir et de perdre votre temps. Je répète qu’avant quinze jours ce sera une affaire oubliée.
Du coup, ses yeux m’abandonnèrent.
— Quinze jours !… quel délai !…
Puis il se mit à déambuler à travers la pièce. Il semblait avoir oublié ma présence, absorbé tout entier par je ne sais quelle préoccupation qui le dévorait. Quand il revint en face de moi, je m’aperçus avec étonnement qu’il pleurait.
— Excusez-moi, dit-il. Que voulez-vous ? je n’ai plus que ma fille…
— En effet, murmurai-je, je comprends qu’après le malheur qui vous a déjà frappé…
Il m’interrompit :
— Vous n’y êtes pas… pas du tout…
Et s’asseyant brusquement :
— Quand j’affirme n’avoir plus que ma fille, j’entends par là que je n’ai jamais eu qu’elle. Le reste…
D’un geste nerveux, il sembla vouloir balayer à travers l’espace le reste dont il parlait ; sa main ensuite s’arrêta, désignant la table à dessin :
— Même cela ne compte plus !
Il vit à mon air incertain que je comprenais de moins en moins.
— Vous vous demandez ce qu’est cela ?… Ma vie depuis vingt ans, simplement… Oui, monsieur, pendant vingt ans, je n’ai pas quitté cette table, choisie d’abord comme un refuge, et devenue peu à peu la confidente de mes espoirs. Quand je m’y installai, je ne songeais vraiment qu’à m’effacer. J’étais marié depuis six mois à peine. Il se trouvait que j’avais rêvé d’un certain mariage, d’une certaine tendresse, enfin de choses qui n’existent pas, puisque précisément on en rêve. Par bonheur, la réalité est là qui vous redresse sans tarder, et comprenant mon tort, j’avais décidé de me faire oublier et d’oublier moi-même… Un homme qui s’enferme toute la journée dans une pièce, qui n’ouvre la bouche que pour répondre : « Comme il vous plaira ! » ou bien : « Faites à votre gré », cet homme vous l’avouerez, peut bien passer pour absent de chez lui ? On finit même par ne plus s’apercevoir qu’il est en vie. Donc, au début, je ne prétendais que m’effacer. Je perdais le temps, sans but. Je ne travaillais pas, je flânais… J’ai flâné jusqu’à l’heure où une pensée vint transformer le flâneur que j’étais en chercheur obstiné. Cette pensée, — n’en souriez pas, vous auriez tort, — cette pensée était la suivante : si l’on m’interdisait d’élever à mon gré ma fille, si je passais à ses yeux pour un homme mort, ou insignifiant, ce qui est pire, du moins avais-je le pouvoir de lui procurer la fortune. Comment ?… Mais avec cela, monsieur !… Avec cela, vous dis-je, soulevé par la chimère, dans la fièvre, dans le désespoir, dans l’ivresse, je n’ai plus cessé de poursuivre la découverte qui devait doter ma fille ! Et le plus extraordinaire n’est pas encore dit : cette découverte, je l’ai réalisée !… Tenez, c’était quelques jours à peine avant la nuit où vous fûtes appelé… Subitement la lumière s’est faite. On tâtonne, on erre, on doute pendant un quart de vie : puis, tout à coup, l’idée, — une toute petite idée qui semble insignifiante, — passe, et c’est fini, on tient le miracle au bout du doigt. Je voulais la fortune pour Geneviève : elle est là, sur la table !… Hé bien ! monsieur, croyez-m’en, si vous pouvez, depuis trois mois qu’elle y est, je l’y laisse et je ne m’en soucie plus ! Ah ! c’est qu’aussi depuis trois mois, j’ai repris possession de ma fille ! Trois mois d’un rapprochement… ineffable… Vous ne connaissez pas Geneviève, cela va de soi : une âme de feu, un cerveau dont les éclairs me déconcertent, un cœur de cristal… enfin elle m’aime ! Elle m’avait plaint ! Ah ! trouver cela est autre chose, je pense, qu’inventer une mécanique quelconque, dût-elle rapporter des millions ! Je vous demande un peu à quoi ils serviraient aujourd’hui ? On nous offrirait l’univers, qu’en ferions-nous, puisque désormais nous sommes là, tous les deux, tout près ?… Autant proposer de traîner la jambe dans la plaine, à qui respire l’air sur un sommet ! Un sommet, voilà le mot qui exprime exactement où nous en sommes. Seulement, il est de règle que le sommet attire la foudre. Ce matin, elle est tombée. Comment rendre ce que j’ai senti ? J’ai vu le sol s’effondrer, j’ai roulé dans le vide, j’en tremble encore et c’est pourquoi je vous demande, je vous conjure en grâce de ne pas me leurrer : est-il vrai, absolument vrai, que j’ai le droit de me rassurer, et que bientôt, dans quelques jours, mais en toute certitude, nous nous retrouverons comme avant ?
Il s’arrêta enfin. Il avait joint les mains à la manière d’un suppliant. Il ne se rendait probablement pas compte d’avoir parlé aussi longuement. Et moi, je l’écoutais, abasourdi par ces confidences imprévues où transparaissaient à la fois l’aveu d’une vie de ménage invraisemblable et celui d’une passion paternelle telle que je n’en avais pas encore rencontrée. Divaguait-il ? D’un inventeur tout est possible, surtout quand il prétend tenir des millions au bout de son compas ; mais le reste eût-il été un rêve que son angoisse, elle, demeurait certaine et poignante. Touché de compassion, je répondis donc :
— Je vous jure que vous n’avez rien à craindre. Si cela peut d’ailleurs aider à vous rassurer, je reviendrai.
Il eut un cri :
— Oui, souvent… tous les jours… ne fût-ce que pour me le répéter !
Puis je le vis rougir. La conscience du présent lui revenait.
— Je vous demande pardon, poursuivit-il d’un air gêné, j’en ai peut-être trop dit.
— Bah ! répliquai-je, un médecin peut tout entendre, puisqu’il se tait.
Nous nous levâmes ensuite avec une hâte involontaire. Il me reconduisit jusqu’à l’entrée.
Sur le seuil, pris d’un doute, je demandai encore :
— Y a-t-il indiscrétion à savoir sur quoi porte la découverte ?
Il haussa les épaules :
— Peu de chose, une lampe électrique nouvelle qui, à prix égal, donne le double de lumière. A demain, peut-être ?
— A demain, puisque vous y tenez.
Fidèle à ma promesse, je revins, durant quatre ou cinq jours, chaque matin. S’il faut l’avouer, un si beau zèle n’avait pas pour objet unique de calmer des inquiétudes reconnues illusoires dès le début, mais, après avoir entrevu le père, j’étais devenu curieux de la fille.
Hasard ou calcul réfléchi, M. Lormier, hélas ! s’attachait à mes pas dès l’arrivée, pour ne me lâcher qu’à la sortie. Quant à mademoiselle Lormier, aussi calme que son père l’était peu, elle se montrait avare de paroles et toujours désireuse de couper au plus court. A ce régime, je pouvais revenir indéfiniment sans découvrir en elle autre chose qu’une intelligence évidente et une froideur qui ne l’était guère moins.
Tant de réserve, loin de me décourager, m’excita au jeu. Loin de me tenir pour battu, quand le jour vint de signifier à ma malade que je lui rendais sa liberté, je n’hésitai donc pas à annoncer que je reviendrais encore m’assurer de la parfaite convalescence, mais je n’eus garde de fixer une date.
— Je profiterai, dis-je, de la première occasion qui me ramènera dans le quartier.
On acquiesça, et je laissai passer une semaine environ, jusqu’au jour où, apercevant depuis ma fenêtre M. Lormier, canne en main et l’allure preste, en train de se diriger vers la rue Bourg-Voisin qui est à l’opposé du Rempart, je songeai : « Voici l’occasion de trouver la fille seule. » Aussitôt je partis à mon tour. A supposer que mademoiselle Lormier fût demeurée chez elle, j’étais bien sûr cette fois de rattraper mon avance et d’éclairer la nuit qui m’intriguait.
Non seulement mademoiselle Lormier n’était pas sortie, mais je fus accueilli par un : « Je comptais vous voir paraître » qui, à défaut de sourire, me donna tout de suite à penser.
Je répliquai, de l’air le plus naturel du monde :
— J’avais promis de profiter de la première course au Rempart pour vérifier que votre guérison est complète. Me voici fidèle à la parole donnée. Comment vous trouvez-vous ?
— Tout à fait bien.
— Rien de particulier à signaler ?
— Absolument rien.
— Allons ! voilà de quoi enchanter votre père !
Et parfaitement décidé à ne point lâcher la place, toutefois avec un air de complète bonhomie, je pris le siège qu’on ne m’offrait pas.
— Mais, repris-je, je n’entends pas M. Lormier ; aurais-je la malchance de ne pas le rencontrer ?
Mademoiselle Lormier me regarda fixement :
— Ne le saviez-vous pas ?
Je fus surpris en même temps de constater combien son regard à ce moment rappelait celui de la morte.
— Comment l’aurais-je appris ?
— Je pensais que, demeurant sur la place, vous l’aviez vu passer.
Une telle clairvoyance ne parvint pas à me déconcerter.
— Tant pis, expliquai-je en affectant un entier détachement : il en sera quitte pour se contenter du rapport que vous lui rendrez d’ailleurs avec votre précision coutumière.
Puis, achevant de m’installer sur ma chaise, paisiblement je commençai de regarder autour de nous.
Au fait, je n’ai pas encore dit où nous étions. Il s’agit toujours de la chambre du troisième étage où je n’avais cessé de soigner mademoiselle Lormier. Ayant cette fois le loisir de l’inspecter, je tentai d’analyser les raisons de l’impression revêche qu’elle produisait. Ceci frappait à première vue qu’on n’y apercevait, en guise d’ornements, aucune des niaiseries chères aux jeunes personnes. Pas de vide-poches : point de photographies encadrées avec des rubans, encore moins de filet brodé, mais des meubles nus, qui manquaient de style : sur la cheminée, un Christ entre deux torchères de bronze coulé ; sur le sol, une simple sparterie. Bref l’ensemble d’un garni de couvent, et sur toutes choses l’air glacé de celle qui vivait là.
Autre remarque : lorsque j’étais entré, mademoiselle Lormier ne travaillait pas des doigts ainsi qu’il sied, en province, chaque fois qu’une demoiselle reçoit. Installée à sa fenêtre comme à un observatoire, elle tenait un livre à la main, et quand elle l’eut déposé sur le guéridon qui nous séparait, me surprise fut grande à déchiffrer son titre. C’était le Discours sur les passions de l’amour, c’est-à-dire de beaucoup l’œuvre la plus inattendue chez une fille vivant sans relations à Semur, tout au fond du Rempart.
Je note ces détails au passage. Ils aideront, je pense, à vous orienter à travers les sinuosités de l’entretien qui va suivre. Si décousu que celui-ci paraisse, croyez aussi que j’en ai gardé un souvenir très fidèle, tant il me parut révélateur.
Quand mademoiselle Lormier eut reconnu que non seulement je m’installais, mais prétendais en outre me taire et laisser venir, elle haussa les épaules et reprit :
— J’imagine, puisque vous ne dites rien, que vous avez une communication à me faire. N’hésitez plus. J’aime aller au but sans détours inutiles.
Il m’apparut, en l’écoutant, qu’elle savait prêcher d’exemple : mais il y a des façons qui coupent court aux meilleures volontés d’entretien.
— Oui et non, répliquai-je.
— Puisque j’ai deviné l’essentiel, rassurez-vous et parlez.
— Il est vrai, mademoiselle, et bien que vous ne paraissiez pas beaucoup m’y encourager, que j’avais résolu de profiter de cette visite du médecin, — la dernière d’ici longtemps, espérons-le, — pour vous faire part de sentiments amicaux probablement déjà devinés. Au cours d’épreuves récentes, je n’ai pas été sans m’attacher vraiment à votre père. Ce que j’ai vu de lui me prouve qu’il vous aime… au delà des mesures habituelles. J’imagine que vous le lui rendez. De tels sentiments sont rares : ils peuvent, suivant les circonstances, devenir une source de joies exceptionnelles et de douleurs sans égales. De toutes manières, vous me trouverez prêt à les servir. Si donc vous avez jamais à utiliser mon dévouement, pour votre père ou pour vous-même, je vous serai obligé de n’y pas apporter de scrupules.
Il va de soi que j’avançais assez péniblement dans mes phrases. Je n’ai pas coutume d’improviser. De plus, je me sentais suivi sans indulgence. Tournée vers moi, mademoiselle Lormier avait moins l’air d’écouter ce que je disais, que de chercher quelle arrière-pensée me guidait.
— Qu’entendez-vous par là ? dit-elle enfin.
— Mais… rien que ce que j’exprime : n’en ôtez rien, n’y ajoutez rien.
Puis j’affectai de regarder, moi aussi, par la fenêtre et pour changer de sujet :
— Vous commandez ici, je le vois, toutes les rues d’accès. On ne saurait approcher, sans être signalé du haut de votre tour !
Mademoiselle Lormier redemanda, paisible :
— Oui, que faut-il entendre par « amitié » et ces offres vagues auxquelles, je l’avoue, le passé ne m’a pas préparée ?
Je m’efforçai de sourire.
— Mon Dieu ! mademoiselle, n’allons pas supposer plus qu’il n’y a : je répète qu’un jour ou l’autre, vous pouvez avoir besoin soit d’une aide amicale, soit d’une démarche, enfin d’un de ces riens, fréquemment à la portée d’un habitant du pays, et au contraire, délicats si c’est une jeune fille seule qui s’en occupe. Dans ce cas, rappelez-vous que j’existe, usez de moi, vous et votre père… c’est tout.
Un pli d’ironie tendit les lèvres de mademoiselle Lormier.
— En cas de mariage, par exemple, vous vous chargeriez des enquêtes ?
Je répétai, sans relever la raillerie :
— En cas de mariage ou en tout autre.
Subitement, je vis les yeux traversés par une lueur :
— Voyons, cher monsieur, n’êtes-vous plus sérieux ? Je sais lire dans ma glace.
Et comme j’esquissais un geste de protestation :
— Parfait ; vous demeurez poli, mais n’en pensez pas moins. Qui songerait à épouser le laideron que je suis ?
— Cependant, mademoiselle, sans accepter ce que vous dites, ne puis-je rappeler qu’on n’épouse pas qu’un visage ?
— Alors une dot ? La mienne est mince.
— Qu’en savez-vous ?
— Vous croyez aux inventions de mon père ?
— Je vois que vous êtes au courant.
— Mon père ne me cache rien, pas même ses illusions… Pauvre père ! il s’en fera jusqu’à la mort.
— A mon tour, interrompis-je, me permettrez-vous de craindre que vous ne vous en fassiez pas assez ?
Elle eut un mouvement de tête singulier.
— Vous vous trompez. Les miennes sont assez grandes pour diriger ma vie.
Et elle conclut :
— Enfin, merci pour vos bonnes intentions : soyez certain qu’il vous en sera tenu compte.
Je me levai, croyant à un congé, mais il paraît qu’elle n’était plus pressée de me renvoyer.
— Pourquoi n’attendez-vous pas ? Mon père sera ici dans cinq minutes et vous seul parvenez à le rassurer.
Je répliquai sans conviction :
— C’est que… j’ai encore beaucoup à faire.
— Tant que cela ? Je ne m’en doutais pas…
— Soit, encore un instant.
Je revins à ma chaise. J’étais à la fois retenu et intrigué par l’attitude de cette étrange fille, tour à tour accueillante et hostile.
— Vous avez dû très mal me juger, fit-elle, voyant que j’hésitais à renouer l’entretien.
— Quand ?
— A la mort de ma mère.
— Je ne me le serais pas permis. Je suis trop convaincu qu’il y a toutes les formes de chagrin. Les silencieuses ne sont pas les moins vives.
Ses yeux semblèrent soudain se perdre au loin.
— Ma mère avait une manière à elle de nous aimer. On ne choisit pas toujours celle que les autres souhaitent : cela n’empêche pas d’aimer vraiment…
— Il y a même des bonnes volontés qui font beaucoup souffrir, murmurai-je.
Mademoiselle Lormier haussa les épaules.
— Elles valent mieux que rien. En somme, j’adore mon père, mais je comprends aussi très bien ma mère.
Pour le coup, c’est moi qui ne suivais plus. Elle dut le sentir, car elle poursuivit :
— Si jamais je m’avisais d’aimer, je crois que, moi non plus, je ne regarderais pas aux moyens.
— Le bonheur de l’autre vient ensuite, s’il peut, continuai-je, un peu railleur. Votre père, par exemple…
— Oh ! je ne prétends juger personne, mais j’imagine que mon père, s’il s’y était prêté, aurait pu être heureux.
Je m’abstins de répondre. Elle-même, sans doute, ne tenait pas à insister, car elle était revenue à sa croisée.
Il se fit un silence. M. Lormier décidément ne rentrait pas.
— Quoi ! reprit mademoiselle Lormier, déjà quatre heures ! Voici l’abbé Valfour qui sort de l’hôpital.
— Je vois que vous connaissez les habitudes de chacun.
— C’est vous-même qui l’avez dit : j’observe, du haut de ma tour.
— L’abbé Valfour était, je crois, aux obsèques de votre mère ?
— Nous le connaissons un peu et il la confessait.
— Votre mère était très pieuse, n’est-ce pas ?
— Oui, plus que moi.
— Ne le seriez-vous pas ?
— Vous avez envie d’être scandalisé ?
— En aucune manière.
— Avant de répondre, qu’entendez-vous par être pieuse ?
Je ne pus retenir un sourire.
— C’est difficile à préciser, en effet. J’imagine qu’être pieuse consiste principalement à suivre avec conscience les prescriptions de l’Église.
— Et à faire maigre le vendredi ?
— Par exemple.
Mademoiselle Lormier eut un nouveau coup d’œil ironique de mon côté.
— Là encore, nous ne parlons pas de même. Si j’étais vraiment pieuse, j’aimerais Dieu à la folie, c’est-à-dire jusqu’à l’extrême et sans réserve.
— Ce qui signifie que vous en mettez une pour le moment ?
— Il est possible.
Mais en même temps, elle examinait le Christ qui décorait la cheminée. Curieuse fille, décidément, tenant tour à tour des propos de vieillard désabusé et d’amoureuse exaltée.
— Qu’est-ce qu’aimer jusqu’à l’extrême et sans réserve ? continuai-je, songeur.
Mais cette fois, elle m’arrêta vivement :
— Vous n’êtes pas l’abbé Valfour ; ne comptez pas le remplacer. Je déteste d’ailleurs me confesser.
— Vous avez raison : ce sont là matières secrètes. On en disserte, tant qu’elles sont loin : on se tait, dès qu’elles paraissent.
— Alors, soyez rassuré : vous êtes témoin que j’ose en parler.
— Nous serons même deux à pouvoir témoigner, acheva M. Lormier derrière moi.
Je me retournai vivement : il avait poussé la porte sans bruit et nous écoutait déjà depuis un instant.
Il y a des choses qu’on ne dit point et qui s’entendent plus clairement que si on les prononçait. L’accent de M. Lormier, son visage, son maintien n’exprimaient rien de particulier : et cependant, avant qu’il eût achevé sa phrase, j’avais déjà compris que, se méprenant au sens de nos paroles, et convaincu d’interrompre une tentative de déclaration, il avait envie de me jeter par la fenêtre.
Résolu de faire tête à cette situation absurde, je montrai le livre déposé sur le guéridon :
— Votre fille, monsieur, me paraît s’adonner à des lectures bien dangereuses, lui dis-je gaiement. Pascal a mal fini : prenez garde qu’elle ne l’imite !
M. Lormier tenta en vain d’esquisser un rire qui répondit au mien.
— Craindriez-vous que le jansénisme ne lui monte à la tête ?
— Pis que cela : l’amour de Dieu ! c’est elle qui vient de l’affirmer. Soyons justes toutefois : il n’est plus question d’autre danger. J’ai ainsi le plaisir de vous promettre que je ne reparaîtrai que sur convocation spéciale.
Soit pour couper court à l’incident, soit qu’elle n’eût point remarqué que j’étais déjà levé, mademoiselle Lormier, de son côté, demanda sans transition :
— Hé bien ! père, quelles nouvelles du notaire ? Tu n’as pas l’air content.
M. Lormier se détourna vivement.
— Si… si… absolument.
Et je sentis encore qu’il aurait souhaité que la question ne fût pas posée en ma présence. Il était écrit que nous manquerions tous d’à-propos.
— Adieu, dis-je, il s’agit d’affaires. Je ne veux pas être indiscret.
Les serrements de main d’usage s’échangèrent ; je m’esquivai. Contrairement à son habitude, M. Lormier n’avait pas tenté de m’accompagner.
Dehors, la promenade du Rempart s’offrait toute proche ; je ne sus pas résister à son appel et, installé sur un banc, laissai courir ma rêverie.
Devant moi ne s’élevaient que des collines riantes. Deux enfants demi-nus s’ébattaient à l’extrémité de la pelouse. En ce lieu plein de silence, leurs rires éclataient comme une fleur rouge au centre d’un parterre sombre. Partout ailleurs un calme doux et la sérénité poignante des ombrages qui ont vu les générations disparaître l’une après l’autre, sans cesser de reverdir. Devant cette magnifique indifférence de la nature, qu’étaient les Lormier, les petites curiosités qui m’avaient tourmenté à leur égard, et même l’imperceptible désillusion que je ramenais de ma visite ? Cependant je n’aurais pu songer à autre chose.
Il est rare que se découvre tout de suite le mobile profond qui a guidé nos actes. En voulant connaître mieux mademoiselle Lormier, j’avais cru d’abord n’obéir qu’à un goût d’indiscrétion désintéressée que je confesse, et qui s’irrite d’autant mieux qu’on affecte de le défier. La vérité, autrement complexe, était, je le reconnaissais maintenant, que j’espérais découvrir beaucoup plus que des précisions sur un caractère, la nature même du lien unissant entre eux des êtres aussi dissemblables que le père et la fille. Inconsciemment, j’avais pressenti que, différents à ce degré, ils devaient vivre sous la perpétuelle menace de conflits irrémédiables. Mademoiselle Lormier m’intéressait moins encore que le drame souterrain minant peut-être deux vies, en apparence si parfaitement unies.
Vous souriez : je parle de drame, alors qu’il n’y a eu devant nous jusqu’à présent qu’une maison, des personnages quelconques et l’extérieur le plus paisible qui soit. Mais, en province, plus l’extérieur est dépourvu de rides, plus les gens s’efforcent d’être pareils à tout le monde, et moins on doit y croire. Ici d’ailleurs, n’avais-je pas eu pour aiguiller mes soupçons l’aveu d’un passé singulièrement troublé, auquel la mort seule avait mis fin ?
Bref, quels qu’aient pu être mes désirs secrets, un seul point apparaissait désormais évident, et c’était, qu’ayant entrevu un instant chacun des deux Lormier, j’avais de fortes chances pour ne plus jamais les approcher. On voit de même une barque se détacher de la rive où elle semblait amarrée, et fuir sans vous laisser le loisir de reconnaître qui la monte. Après tout, si c’est une déception, il en existe de plus cruelles. Résigné, je m’efforçai donc d’accueillir celle-ci avec bonne humeur, et las de philosopher, je m’apprêtais à regagner la ville, quand soudain j’aperçus de nouveau M. Lormier. Au rebours de mon attente, la barque restait en vue : je devais encore longtemps suivre ses passagers.
Il approcha de moi, rapidement, l’air gêné.
— Hé quoi ! m’écriai-je, aurais-je par hasard oublié de faire une ordonnance ?
Je m’étais efforcé de prendre un accent jovial : par contraste, son expression soucieuse n’en devint que plus visible.
— Non, dit-il, mais vous ayant vu entrer ici et sachant que la promenade n’a qu’une issue, j’espérais bien vous joindre. Au cas où vous ne seriez pas trop pressé, j’aurais voulu aussi… enfin je tiendrais à vous entretenir de choses… particulières…
— Rien de plus simple : voici une place qui nous attend.
En même temps, je montrai le banc sur lequel j’étais assis auparavant.
— Merci, je préfère marcher.
— A votre gré… De quoi s’agit-il encore ?
Et prenant son bras, je l’entraînai vers la terrasse. Il hésita, puis avec un peu d’effort :
— Je suis sans fausse honte, commença-t-il, et tiens d’abord à m’excuser.
— De quoi, grand Dieu ?
— Oh ! vous le savez aussi bien que moi. En ne m’obligeant pas à préciser, vous me prouverez que vous ne m’en voulez plus… A peine étiez-vous parti que ma fille me contait votre entretien : — elle ne me cache jamais rien, cela va de soi. Mis au courant des sentiments que vous veniez de témoigner pour tous les deux, il m’a semblé désirable de ne pas remettre mon remerciement. Elle et moi, croyez-le, sommes touchés… extrêmement.
Je me contentai d’acquiescer d’un signe de tête. Excuses et remerciements ne me paraissaient ni si urgents ni même utiles.
— … Le plus délicat enfin reste à dire… acheva-t-il avec un embarras croissant. Consentiriez-vous à me laisser mettre à l’épreuve sur l’heure le dévouement que vous nous offrez et dont je ne doutais pas, quoi qu’il y parût ?…
Cette fois, du moins, le but véritable de son retour apparaissait. Je répondis, intrigué :
— Mais… certainement !… Que désirez-vous que je fasse ?
— Rien que répondre à ma question : qu’avez-vous appris chez le notaire ?
Je l’abandonnai stupéfait :
— Quel notaire ?
— Le mien… cela va de soi.
— En vérité, cher monsieur, vous me voyez tout à fait dérouté. J’ignore qui est votre notaire. Personne ne m’a jamais parlé de vous. Si donc vous désirez que je sache quelque chose, c’est à vous de me l’apprendre.
Il parut réfléchir.
— Soit… je vous crois…
Son visage parut ensuite se détendre. A coup sûr, sans savoir de quelle manière, je venais de dissiper en lui une prévention dernière, demeurée en dépit des protestations qui avaient précédé.
— A défaut du notaire, ce sera donc moi qui vous mettrai au courant, reprit-il d’un ton plus libre. Je vous ai avoué, l’autre jour, que j’avais jadis rêvé la fortune pour ma fille. Admirez l’ironie de la vie : je viens d’apprendre que cette fortune existe et qu’il est inutile de la conquérir. Grâce à ma femme, qui s’occupait de tout sans me rien dire, nous sommes riches, trop riches, et non seulement je n’en éprouve aucune satisfaction, mais je tremble… au point de vous supplier, si le bruit en courait, de vouloir bien le démentir. Pour tout le monde, Geneviève doit rester pauvre.
Il n’exagérait pas : il tremblait, en effet.
— Et pourquoi ce mensonge ? murmurai-je interdit.
— Pourquoi ?… parce que si Geneviève se marie un jour, — ce qui est possible et je ne songe pas à m’y opposer, — je ne veux pas ajouter, aux risques courus normalement, celui d’un calcul intéressé chez l’homme qui me la prendra.
Il tremblait toujours, mais à travers les derniers mots avait passé je ne sais quelle vibration de colère ; j’eus la sensation que de toutes les forces de son être il se dressait à l’avance contre le ravisseur inconnu qu’il évoquait.
— N’y a-t-il pas danger, pour le moins équivalent, à donner à votre fille figure de parti sans dot ? répondis-je froidement.
Il haussa les épaules :
— La préserver de la plus basse des duperies, d’abord !
— Sans la consulter ?
— Ne suis-je pas le meilleur juge, ayant, hélas ! une expérience qu’elle n’a pas ? Le notaire, bien entendu, a juré qu’il se tairait : mais, dans une étude où tout le monde passe, quel secret voulez-vous qu’on garde ?
Il s’interrompit, hésita de nouveau, puis brusquement :
— Et tenez, l’avouerai-je ? si tout à l’heure j’ai paru troublé en vous découvrant en tête-à-tête avec Geneviève, vous qui auparavant n’aviez jamais cherché seulement à la mieux connaître, c’est que tout de suite j’ai pensé : « Voilà ! il sait et il commence ! » Absurde, n’est-ce pas ? Oui, je m’en rends compte, et je vous demande encore pardon… Mais demain ! un autre paraîtra, et ce sera vrai ! Que dis-je, demain ?… Suis-je assuré qu’il n’a pas pris les devants, qu’il n’est pas dès ce soir installé dans l’âme de ma fille ?… Pour me rendre un peu de sécurité, il faut, je le répète, qu’aux propos qui vont courir, un homme comme vous, autorisé, reconnu pour être au fait de la situation, puisse répondre hardiment : « Les Lormier ? Évidemment ils ont hérité, mais de dettes ! Le père est un vieux fou qui avait tout mangé d’avance ; ils n’ont rien… absolument rien ! » Cet homme, voulez-vous l’être ? Y consentirez-vous ?
J’écoutais, moins attentif à ce qu’il demandait qu’au spectacle d’une telle passion désordonnée et aux lumières qu’elle me livrait. N’y avait-il pas déjà une contradiction tragique entre le cri qui venait de lui échapper : « Sais-je s’il n’est pas dès ce soir installé dans l’âme de ma fille ? » et la certitude dont il se targuait, cinq minutes avant : « Elle ne me cache rien, cela va de soi ! »
Effrayé peut-être de mon retard à lui répondre, il reprit :
— Qu’y a-t-il ? vous vous taisez… Serait-ce donc là ce dévouement…
Je l’arrêtai :
— Rassurez-vous, j’accepte le mandat, à condition toutefois de n’être, ni de près, ni de loin, responsable de l’issue.
— Ah ! s’écria-t-il, vous êtes donc bien l’ami que j’espérais !
Je hochai la tête et poursuivis :
— Je voudrais aussi vous poser une simple question : qu’arrivera-t-il le jour où se trouvera sur votre chemin le prétendant, officiel ou caché, choisi par la destinée pour prendre votre place dans le cœur de votre fille ?
Il recula, comme au reçu d’un choc :
— On ne prend pas la place d’un père !
— On ne prend pas la même, c’est entendu, mais vous croirez qu’elle l’est.
Je vis un flux de sang colorer ses joues.
— Vous ne craignez pas, j’espère, que je devienne jaloux de ma fille ?
— Vous ne le deviendrez pas : vous l’êtes.
— C’est fou !
— Ce ne sont jamais les choses raisonnables qui arrivent.
Il parut se recueillir.
— Non, vraiment, assura-t-il d’une voix pesante, si j’étais sûr qu’un être existât, capable de rendre ma fille heureuse, j’aurais le courage… il me semble que je n’hésiterais pas à lui ouvrir notre porte.
— Alors, tout va bien, répliquai-je.
Et en même temps, une phrase de mademoiselle Lormier me revint en mémoire : « Si je m’avisais d’aimer, je crois que je ne regarderais pas aux moyens. » Avais-je eu tort, tout à l’heure, quand, sur mon banc, j’envisageais la possibilité d’un drame ? J’étais sûr désormais qu’un jour viendrait où, dressés passionnément l’un contre l’autre, le père et la fille se porteraient des coups mortels.
Cependant, côte à côte, nous cheminions le long de la terrasse, devant le beau paysage indifférent ; invisible et chuchotant, l’Armançon faisait monter vers nous sa chanson paisible qui se mariait au bruit des feuilles. Soudain, j’eus l’impression d’une solitude plus grande. Ayant probablement tout dit, M. Lormier venait de me quitter.
Je le regardai s’éloigner et murmurai :
— Le malheureux ! que deviendra-t-il plus tard ?…
Pauvre chose que l’imagination humaine ! Je pensais à un avenir éloigné, et le ver était dans le fruit ! J’appréhendais un éclat terrifiant : pour se torturer, ces deux êtres déjà avaient commencé de se taire !
Il faut ici faire un détour et en venir à des gens qui, en apparence, sembleront étrangers à l’histoire. Qu’ils aient été au cœur de celle-ci, c’est possible, et même probable : mais qu’ils y aient tenu au moins d’une certaine manière et par des fils ténus, j’en suis certain. Au surplus, puisqu’il s’agit de comparses dont les silhouettes seules se profilèrent à l’horizon, je me contenterai de l’essentiel. Admettez aussi que pour eux, plus encore que pour les Lormier, je laisse dans l’ombre les noms véritables.
A quelques pas de la maison Lormier, en bordure de la falaise et dominant l’Armançon, s’élevait l’hôtel de Thil.
Les touristes les moins avertis le remarquent au passage. C’est un spécimen magnifique du style parlementaire bourguignon. Il comprend un corps central, flanqué d’ailes en saillies, et reculé au fond d’une cour d’honneur qu’achèvent de dessiner le porche monumental et des communs reliés aux ailes. Du côté de la rivière, une longue façade, dans le goût de Versailles, domine des terrasses en étages dont chacune tend, comme une guirlande au-dessus du ravin, son parterre à la française. L’ensemble est d’ordonnance sobre, grandiose, et un peu nu.
Au temps dont je parle, l’hôtel de Thil était en propre aux Traversot qui, en dépit du nom roturier, l’avaient recueilli par voie de cousinage. Il faut aller au fond de la province française pour trouver ainsi des propriétés maintenues dans une même tradition, à travers deux siècles de convulsions sociales. Chez nous, on change de régime, mais il est rare qu’on touche au fond.
De mémoire d’homme, les Traversot ont toujours occupé à Semur une situation considérable. Non du fait de leur fortune, — celle-ci, médiocre et composée de biens fonciers, ne cesse de s’amoindrir, — mais parce qu’étrangers aux dissensions locales, et gardant avec jalousie le culte de leur passé, ils ornent la ville au même titre que la tour Lourdeau. Et cela, également, est bien un phénomène de chez nous : on y clame l’égalité, on ne vénère que ce qui s’en éloigne…
Les Traversot étaient au nombre de quatre : monsieur, madame et deux enfants dont un fils, officier de cavalerie, vivant on ne sait dans quelle garnison, et une fille, Annette, alors âgée de dix-neuf ans ou à peu près.
Il va de soi qu’aucun rapport n’existait entre le train des Traversot et le cadre où ils vivaient. Comme ils prétendaient garder intact leur palais et y ajouter au besoin des embellissements nouveaux, on peut dire qu’à la lettre, la demeure dévorait ses habitants. D’où la nécessité impérieuse de rechercher pour Annette un établissement avantageux. Il était à craindre, hélas ! que l’occasion ne s’en présentât jamais. Réduits au cercle étroit du Semurois, les Traversot avaient inutilement fait le tour des partis acceptables. De plus, très entichés de noblesse, ils désiraient un titre : avantage qui va rarement avec la fortune quand il s’agit d’une fille pauvre. Jeune et assez jolie pour ne passer nulle part inaperçue, Annette Traversot semblait donc destinée à vieillir solitairement sous les lambris du palais auquel on la sacrifiait, ce qui, après tout, est une façon de finir aussi grande que bien d’autres.
Jugez maintenant de l’émoi dans Semur quand le bruit se répandit tout à coup des fiançailles probables de mademoiselle Traversot avec un jeune homme, nouveau venu dans la ville et répondant au nom de La Gilardière.
Émoi est un terme qui rend mal ma pensée…
Il y a, en effet, dans nos cités provinciales, quelque chose de plus étonnant que l’apparence morne et l’indifférence affectée pour toute forme de vie sociale : c’est le besoin exaspéré de connaître la vie privée de chacun. Non content d’atteindre les faits et gestes quotidiens et comme si le présent ne suffisait pas, il remonte aux origines, fouille dans la famille, et de proche en proche, finit par joindre les grands-oncles et les arrière-cousins. Comment des êtres qui ne se rencontrent presque jamais, ne se communiquent rien, n’écrivent pas, lisent encore moins, comment, dis-je, parviennent-ils à connaître ce que des familiers ou des parents ne soupçonnent pas ? Là est le mystère.
Impossible pourtant de nier l’existence et le pouvoir de cette police officieuse, qu’on ne saisit nulle part, que chacun ignore et que tout le monde suit. Si loin qu’on prétende s’en tenir, si hostile qu’on lui soit, à l’heure propice, elle surgit, souffle à l’oreille la nouvelle importante ou niaise, tantôt éclaire une aventure inexpliquée, tantôt d’une chiquenaude démolit l’œuvre de longues patiences, enfin toujours affirme son droit de contrôle et de justice sans appel.
Qui l’incarne ? Où découvre-t-elle ses documents ? Quels agents la servent ? Ne cherchez pas : c’est vous, moi, tout le monde… Il m’est arrivé d’apprendre le même fait, et le même jour, par l’entremise d’un cordonnier, du vicaire, de l’adjoint radical et d’une dame royaliste. Elle est partout et elle s’occupe de tout, sans indulgence, avec férocité. Mais s’agit-il de l’étranger, de celui-là surtout qui tente de forcer la confiance de la communauté ou de prendre place parmi les habitants, elle devient sans pitié. Pour un mot l’homme est compromis ; une démarche, le plus souvent innocente, l’achève ; pris à la gorge par l’opinion, il n’a plus qu’à partir, laissant derrière lui la ville indemne, et délivrée.
Que les fiançailles d’Annette Traversot eussent suffi par elles-mêmes à émouvoir Semur, vous n’en doutez pas : mais la qualité du fiancé, l’ombre dont il avait réussi à s’envelopper allaient faire bien autrement bouillonner les cervelles.
Qu’était, en somme, ce La Gilardière ?
Débarqué depuis cinq mois à peine, tout de suite introduit dans la banque Chasseloup, il y figurait en qualité d’associé libre, c’est-à-dire que, sans être rien en titre, il passait déjà pour futur successeur. Ses références étaient diverses. Au mieux avec le sous-préfet, il avait aussi pour lui le clergé de Notre-Dame et recevait à dîner l’abbé Valfour. Élégant, il menait un train qui, modeste à Paris, offusquait à Semur la parcimonie générale. On assurait qu’il avait une mère, mais celle-ci n’avait jamais paru. Son nom enfin était sonore. Toutefois, nul dans le pays ne connaissait des La Gilardière, si bien que le titre, la famille et la fortune demeuraient sans gérants : un aventurier en quête d’héritière n’eût pas semblé très différent.
Chose curieuse, on n’en savait littéralement rien de plus. Interrogé, le clergé se bornait à louer un jeune homme si bien élevé. Les Chasseloup restaient muets. Quant au sous-préfet, les recommandations venues de Paris lui paraissant des ordres, il se moquait du reste.
L’annonce qu’un tel homme osait prétendre à la main d’une Traversot provoque un déchaînement. Personne qui, à propos de rien et de n’importe quoi, ne vous en entretînt. Les gamins dans la rue, l’épicier à son comptoir, les dames en visite, tous en jasaient. Si bien que moi-même, gagné par la contagion, mais désireux de remonter aux sources, je décidai de faire visite aux Traversot.
Quinze jours environ s’étaient écoulés depuis mon entretien avec les Lormier, quand je me rendis ainsi à l’hôtel de Thil.
Reçu fort aimablement par madame Traversot, et après un certain nombre de détours préalables, je réussis à aborder le sujet délicat. N’ayant nourri de son côté aucune illusion sur la raison de ma politesse, madame Traversot s’empressa aussitôt de me décocher en plein visage un éloge de M. de La Gilardière, où je fus libre d’admirer à volonté comme il était fait avec ardeur et combien cette ardeur manquait de conviction. J’en conclus sans effort que la situation de La Gilardière était moins solide que le bruit n’en courait, mais qu’à défaut des parents, il avait dû conquérir la fille. L’aventure est fréquente.
En manière de péroraison, madame Traversot termina d’un air moitié figue, moitié raisin :
— Annette a la candeur des personnes de son âge : j’ai confiance toutefois dans sa raison. Et puis… de tels projets ne sauraient se préciser qu’avec l’aide d’une mère : madame de La Gilardière n’est pas encore venue chez son fils, que je sache ?…
— Quel que soit l’heureux élu, répliquai-je poliment, le choix de mademoiselle Annette sera toujours accueilli avec sympathie. Elle est de celles à qui chacun souhaite le bonheur.
Madame Traversot, qui m’avait accompagné jusqu’au perron, mit le doigt sur sa bouche pour m’inviter une dernière fois à une discrétion qu’elle estimait illusoire :
— Nous ne sommes pas pressés, croyez-le bien. Annette non plus… Elle est si jeune encore !
Et nous nous quittâmes sur cet adieu dont la diplomatie résumait assez bien le mélange d’espoirs et de craintes à travers lequel les Traversot devaient s’égarer pour le moment.
Je m’apprêtais à quitter le Rempart quand, machinalement, je levai les yeux vers l’observatoire de mademoiselle Lormier. Je ne pouvais penser à elle sans me la figurer là : il ne me venait pas à l’esprit qu’elle fût libre de se trouver ailleurs, comme tout le monde. J’eus la déception de n’apercevoir personne.
Bien entendu, je ne m’y arrêtai pas autrement, et j’allais dépasser la porte Lormier, quand celle-ci s’ouvrit pour livrer passage à une dame en noir que j’hésitai un instant à reconnaître, tant son visage était caché par une voilette épaisse. Tandis que je cherchais en haut mademoiselle Lormier, c’était elle en personne qui paraissait au bas.
Amusé par la coïncidence, je n’hésitai pas à m’approcher.
— Admirez, mademoiselle, la puissance mystérieuse de nos désirs secrets : je songeais à vous !
Elle fit un geste de surprise et, négligeant de tirer la porte derrière elle :
— Singulière occupation ! Quel prétexte vous y incitait ?
— La vue de votre tour… Mais vous sortiez ; moi-même, je rentrais ; me permettrez-vous de faire route avec vous ?
Elle se mit à rire :
— Vous souhaitez donc bien me compromettre ?
Elle demeurait devant sa porte ouverte : impossible ainsi de savoir si elle acceptait. Elle poursuivit, toujours riant :
— Et… qui est malade chez les Traversot ?
Je haussai les épaules.
— A quel propos pareille demande ?
— Parce que je vous vois revenir de l’hôtel de Thil.
— Allons, répondis-je égayé par ce contrôle, que vous soyez au pied de la tour ou au sommet, je vois que rien ne vous échappe. Rassurez-vous, les Traversot sont tous en bon état.
— Même la fille ?
Ceci était parti si net que j’en fus d’abord interloqué.
— Mademoiselle Annette, comme les autres.
Mais déjà un nouveau sourire éclairait mademoiselle Lormier.
— Alors, plus de mariage à l’horizon ?
— Quoi ! vous vous intéressez aussi ?…
— J’en ai entendu parler, probablement moins que vous ; et d’ailleurs, cela m’est indifférent.
— Vous êtes une sage !
— Ce qui signifie que, ne l’étant pas au même degré, vous venez de vous informer à la source.
Je la regardai avec inquiétude.
— Décidément, murmurai-je, je ne cesserai pas d’admirer votre perspicacité. S’y mêlerait-il de la rancune ?
— Non, fit-elle d’une voix un peu moins claire, je ne suis que désœuvrée et m’amuse quelquefois à plaider le faux pour découvrir le vrai. Voici d’ailleurs qui vous donnera la mesure de mes ignorances : qu’est-ce au juste que mademoiselle Traversot ?
— Ne l’avez-vous jamais aperçue ?
— Si.
— Hé bien ! vous en savez autant que moi. C’est une jeune fille, et elle paraît charmante.
— Dans ce cas, une girouette au vent ?
— N’en avez-vous jamais vu qui, une fois orientées, restaient calées ?
— Vous croyez que celle-ci ?…
— Mais, mademoiselle, je ne crois rien : pas même que le vent souffle !
Elle ne répondit pas. Tout à coup, elle s’était mise à surveiller la rue : encore le faisait-elle distraitement.
Je repris :
— Vous ne me demandez pas qui est l’autre ?
— Quel autre ?
— Le futur… conditionnel.
— Un temps dont je n’use pas.
— Sérieusement, que pensez-vous de ce La Gilardière, qui doit passer à vos pieds chaque jour ? Au surplus…
Je n’achevai pas ; celui dont nous parlions venait de paraître.
Il arrivait, une badine à la main, l’allure allègre. Je ne vous le décrirai pas. Il me suffira de vous dire qu’il était beau, d’une beauté peut-être un peu efféminée, peut-être pas régulière, mais telle qu’elle provoquait l’envie. Il était beau comme mademoiselle Lormier était laide. Ni pour l’un, ni pour l’autre, on ne pouvait ignorer cela.
Comme nous nous taisions, nous étions, aussi, bien obligés d’entendre son pas. C’était, on n’en pouvait douter, le pas d’un homme qui aime et qui se sait aimé. Pourquoi sent-on de la sorte l’amour autour d’un être ? Parce que les talons de La Gilardière frappaient avec une certaine cadence les pavés du Rempart, je compris tout à coup que madame Traversot se leurrait d’illusions et que sa fille ne lui appartenait plus.
Quand il passa, il nous jeta un bref regard ; mais nous aperçut-il ? Il était clair qu’à ses yeux, nous comptions autant que deux cailloux sur la route. Il remarquait l’obstacle matériel que nous pouvions être : rien de plus, rien de moins.
Et puis, arrivé à l’hôtel de Thil, il poussa la porte sans même sonner. Il rentrait vraiment chez lui ; on devinait que rien n’aurait pu s’opposer à sa venue, et qu’une hâte pareille répondait à la sienne, derrière les murs silencieux. Ensuite, on ne le vit plus.
Je me tournai vers mademoiselle Lormier. Elle continuait de contempler la rue redevenue déserte.
— Qu’augurez-vous de cette marche en fanfare ? demandai-je.
Mademoiselle Lormier tressaillit, rappelée à elle-même.
— Ah ! fit-elle, excusez-moi ; j’étais en train de songer à mon père qui m’inquiète depuis quelque temps. Je le sens nerveux et il a cessé tout travail.
Je répliquai distraitement :
— Ne vous tourmentez pas : je crois savoir pourquoi ses inventions ne l’intéressent plus.
Et revenant à mon idée :
— Si j’en crois les apparences, avant huit jours, vous verrez passer aussi la mère du beau fiancé.
Au même instant, mademoiselle Lormier qui s’appuyait, sans y penser, à la porte demeurée entre-bâillée, faillit tomber en arrière. Quand elle eut repris son équilibre, elle parut hésiter, puis brusquement :
— Vous appréciez beaucoup la jeune fille ?
— J’ai déjà répondu qu’elle me paraît charmante.
— Tant pis ! à sa place, j’aurais moins de confiance dans un inconnu.
Frappé du ton qu’elle y avait mis, j’attendis qu’elle complétât sa phrase ; mais elle n’ajouta rien.
— Si vous avez appris quelque chose de sérieux, repris-je enfin, peut-être serait-il bon d’éclairer mieux la lanterne.
— Non, dit-elle, je formulais une opinion que je croyais répandue à Semur. Au surplus, cher docteur, j’aperçois mon père : fermons le feuilleton.
Et tout en répondant aux signes de reconnaissance que nous adressait M. Lormier :
— Aidez-moi à obtenir qu’il vous consulte : je vous assure que sa santé me préoccupe.
Puis s’adressant à celui qui nous rejoignait :
— Cette fois, père, j’ai retenu le docteur : tu ne peux plus lui échapper.
M. Lormier balbutia :
— Elle veut, en effet… je comptais…
Je ne sais pourquoi, j’eus tout de suite l’impression qu’il n’irait pas plus loin.
— N’est-ce pas demain jour de consultation ? reprit mademoiselle Lormier.
— Certainement.
— Hé bien ! comptez que mon père ira vous voir.
— Entendu, je l’attends. D’ailleurs, il n’a pas l’air souffrant.
— Je ne le suis pas, interrompit M. Lormier.
— Alors, visite d’ami : ce n’en sera que plus agréable.
Je regardais en même temps M. Lormier avec plus d’attention. Qui avait raison ? sa fille, ou lui ? Point changé évidemment : la même mine que l’autre jour, au Rempart… Mais quand approchent les grandes crises de l’organisme, n’est-ce pas à d’autres signes indéfinissables qu’on les dépiste : une modulation nouvelle dans la voix, des modes de penser inaccoutumés, parfois un changement de caractère ? La fêlure commence toujours par l’âme. Et je m’avisai soudain d’un symptôme grave : ce jaloux semblait avoir perdu sa jalousie. Me retrouvant en tête-à-tête avec sa fille, il n’en manifestait aucun souci. Résolu de vérifier si je ne me trompais pas, et sous couleur de changer de conversation, je poursuivis :
— Savez-vous, cher monsieur, que nous étions en train, mademoiselle et moi, de parler encore d’amour ?
Il ne broncha pas :
— L’amour de Dieu ne m’inquiète pas.
— Il s’agit bien de cela ! M. de La Gilardière venait de passer.
— Tant mieux pour mademoiselle Traversot !
— Ah ! m’écriai-je, je vous prends aussi à en parler, comme tout le monde !
Mais à ma grande surprise, il ne sourit pas :
— Non, dit-il, je n’en parle pas comme tout le monde et même, à ce propos, peut-être demain vous demanderai-je…
— Rentrons-nous ? interrompit mademoiselle Lormier. Tu parais fatigué.
Nous échangeâmes de rapides serrements de main.
— Demain donc, vers deux heures…
— Oui, répondit mademoiselle Lormier pour son père.
Je me retrouvai seul. Je m’expliquais mal les dernières paroles de M. Lormier. Y avait-il donc un lien entre La Gilardière et lui ? et encore, de quelle manière, sous quel prétexte, prétendait-il me mêler à l’histoire ?
— Bah ! murmurai-je, je verrai demain ce qu’il en retourne !
Ensuite, à grands pas, je m’éloignai du Rempart. Cependant, parvenu à la hauteur de l’isthme qui rejoint la ville, je me retournai de nouveau, peut-être pour chercher une réponse anticipée aux questions que j’agitais, et voici le spectacle que j’aperçus.
Sur la chaussée passaient un monsieur, la badine à la main, et les dames Traversot. En arrière, mademoiselle Lormier, oubliant qu’elle devait sortir, et remontée à sa tour, avait ouvert ses fenêtres toutes grandes ; accoudée à l’une d’elles, elle regardait les promeneurs…
M. Lormier ne parut pas le lendemain, malgré sa promesse. Une semaine s’écoula. J’avais cessé de l’attendre et ne songeais plus à sa visite, quand j’eus la surprise de l’entendre annoncer. En l’apercevant, je me rappelle avoir éprouvé même un peu d’humeur, ayant, je ne sais pour quelle raison, besoin de ma fin d’après-midi. Je ne me doutais guère en revanche que, grâce à lui, j’allais découvrir un aspect de la vie, et me heurter pour la première fois à des idées qui, depuis lors, n’ont plus cessé de me hanter.
Il entra, l’air résolu, et sans montrer l’hésitation habituelle.
— Me voici, dit-il ; me portant à merveille, je ne viens pas consulter, mais remercier l’ami que vous avez été pour nous. Il y a longtemps déjà que j’avais décidé de le faire. Si ma démarche est tardive, cela tient à ce que personne n’est jamais tout à fait maître d’agir comme il le voudrait.
Je répondis :
— J’espère que vous ne vous êtes pas dérangé pour si peu, et je compte bien que vous satisferez, par-dessus le marché, ma curiosité.
— Votre curiosité ?
— Ne deviez-vous pas me parler des Traversot ?
J’allais ainsi droit au but. J’ai toujours trouvé que la méthode est bonne. Il prit, au contraire, un air évasif :
— Ah ! oui, j’oubliais… seulement cela n’a plus d’importance.
— Que comptiez-vous m’en dire ?
— Rien en vérité. Je croyais l’autre jour avoir besoin d’un conseil. Il se trouve qu’il arriverait trop tard, la décision étant prise et… exécutée.
— Et moi qui rêvais de révélations sensationnelles ! m’écriai-je.
— J’hésitais précisément à les porter à qui de droit. Partagé entre le scrupule de me mêler de choses qui ne me concernent pas, et le désir de ne pas laisser duper des gens honorables, je comptais vous soumettre mon embarras. Mais hier, conversant avec mon notaire, j’eus l’idée de lui sortir mon cas. Jugez de ma chance : il gère aussi les intérêts des Traversot, chose que j’ignorais. Sans que je l’aie voulu, ma conscience s’est donc trouvée libérée, et le cas qui me troublait a cessé d’exister.
Je répliquai, désireux d’en tirer au moins le peu que je pourrais :
— Tant pis : cela prouve du moins que vous connaissez M. de La Gilardière.
— Moi ?… pas du tout.
— Alors comment étiez-vous renseigné sur lui… car il s’agissait de lui, n’est-ce pas ?
— Oh ! un hasard trop long à expliquer… Une compagne de couvent de ma femme qui, devenue dame de compagnie chez la mère du jeune homme, a voulu s’informer près de nous des Traversot et qui, du même coup… bref des histoires ; fort heureusement, elles ne m’intéressent plus.
— Allons ! fis-je déçu, il reste que vous aviez songé à moi pour vous éclairer dans une circonstance délicate : je vous en remercie.
Tout ceci, échangé sans qu’il prît seulement la peine de choisir un siège. Je crus qu’il allait repartir aussitôt ; mais non, après avoir regardé l’heure, il reprenait :
— Si je ne dérange pas, puis-je m’asseoir ? Depuis quelque temps, je me sens vite las.
Sans attendre la réponse, il s’affala ensuite sur un fauteuil. Du même coup, l’air du début fit place à un autre, accablé. Ainsi qu’il arrive fréquemment aux nerveux, après avoir paru prêt à tout renverser sur son passage, il ne semblait plus capable que de crier grâce, comme un coureur à bout d’étape.
— Est-il bien sûr, demandai-je, que votre fille ait tort quand elle vous pousse à vous soigner ?
— Oh ! murmura-t-il, ma fille ne s’inquiète pas de moi autant que vous le croyez…
Et sa main, qui avait tenté de se soulever, retomba lourdement sur l’accoudoir.
— Je suis témoin pourtant du souci que lui donne votre état.
— On parle, les mots s’envolent, l’âme est ailleurs…
— Vous n’allez pas prétendre que votre fille soit indifférente à ce qui vous concerne ?
Il releva la tête, me considéra un instant :
— Non, soupira-t-il, je crois qu’elle m’aime encore.
— Vous n’en êtes pas sûr ?
Il ne répondit pas. Je n’osai insister : j’attendais qu’il lui plût de reprendre la conversation, là où il voudrait. Et ce fut alors un silence d’autant plus pesant qu’à Semur, et sur la place que j’habite, il n’y a jamais de bruits au dehors : les seuls que je connaisse sont au moment des offices ou quand l’heure sonne à Notre-Dame.
En même temps que j’attendais, j’eus aussi l’étonnement de m’apercevoir que le visage de M. Lormier avait repris exactement l’expression de la première nuit, au chevet de la mourante. Même aspect de relâchement total, souligné par la torpeur du regard fixe. Il faut croire que les traits humains disposent de bien peu d’éléments pour extérioriser l’âme : ils ne diffèrent pas, qu’il s’agisse d’escompter la fin d’une catastrophe ou d’en appréhender la venue !
Soudain, il parut prendre une résolution définitive. Le regard redevint net, se fixant sur le mien. Je compris que le sujet véritable de la visite, encore inexpliqué, allait paraître.
— Docteur, recommença-t-il d’une voix qui s’efforçait d’être posée, y a-t-il des cas où l’on soit fou, tout en gardant la conscience nette de sa folie ?
— Ouais ! m’écriai-je, à quel propos ces balivernes ?
— Parce qu’obsédé par une pensée que la raison des autres jugerait démente et qui doit l’être par conséquent, je ne la discute plus et l’accepte.
— Et peut-on connaître de laquelle il s’agit ?
— Entre ma fille et moi, il y a quelqu’un.
— Qui ?
— J’ai dit quelqu’un : si je savais qui, je ne serais pas ici.
De nouveau, son visage changeait. J’y déchiffrai une telle angoisse que brusquement une pensée m’étreignit. Le drame — que, l’autre jour, candide, j’attendais seulement pour des temps à venir, — aurait-il déjà paru ?
Ne sachant plus très bien si je voulais le confesser ou le consoler, je pris ses mains dans les deux miennes, et m’efforçant de ne rien laisser voir de mes appréhensions :
— Vous êtes fou, en effet, cher monsieur, mais d’une folie sans fièvre et dont je vous ai donné le nom, quand nous étions au Rempart : la jalousie.
Il secoua les épaules.
— Je vous affirme que je ne me trompe pas.
— Je vous affirme aussi que la jalousie est un état dans lequel on s’épuise à interpréter le réel à la lueur d’une chimère. Qu’on écarte celle-ci, tout redevient clair. Dès qu’on se sait jaloux, d’ailleurs, la moitié de la cure est réalisée : la seule difficulté est de le reconnaître. Essayez.
Il avait paru m’écouter attentivement : cependant, à peine eus-je achevé qu’arrachant ses mains prisonnières, il répéta :
— Non, je ne me trompe pas…
Puis martelant les mots, comme s’il prétendait les graver mieux dans mon cerveau :
— Aucune chimère ne me trouble ; j’ai des yeux et ils voient. Ma fille n’est plus à moi : quelqu’un me l’a prise. Nous avons l’air encore de vivre en tête-à-tête : ce n’est pas vrai, entre elle et moi, il y a lui !
Convaincu que plus je garderais de ménagements et plus il s’entêterait dans ses affirmations sans les éclairer d’aucune manière, je ripostai alors rudement :
— Pour prendre votre fille, il faudrait d’abord pouvoir en approcher ! Vous ne vous quittez pas. Elle sort si vous sortez, et rentre quand vous rentrez. Et qui connaissez-vous ici ? Quelques prêtres, des voisins, personne… Nulle maison plus fermée que la vôtre ! Songez que, lorsque vous m’avez appelé, j’avais à peine entendu prononcer votre nom ! Ma venue a été un fait tellement extraordinaire que vous en avez conçu, un instant, les pires craintes ; celles-ci se sont dissipées, soit, mais jugez des autres ! Le voilà, le réel ! Y ajouter quoi que ce soit est inductions et sottises. Quant au traitement, il dépend de vous seul. La jalousie n’est pas une maladie : elle est un vice. On ne s’en guérit pas avec des drogues : on s’en corrige. A vous de la dompter, comme on y arrive pour la morphine ou le vin.
Il s’était remis à m’écouter avec l’avidité de l’enfant qui tente de se rassurer auprès d’une grande personne. Peut-être aurait-il été déçu si je ne lui avais pas dit ces choses qu’il s’était déjà dites, et précisément de cette manière ; mais, comme auparavant, je sentais aussi que mes paroles glissaient sur lui sans l’atteindre, telle une averse sur des ardoises. Quand il comprit que j’avais fini, ce fut cette fois sur un ton rectiligne qu’il reprit :
— Vous avez raison, le réel est cela : deux êtres qui matériellement ne se quittent pas, que jamais ou très rarement un tiers visible ne distrait ; deux êtres encore qui mangent à la même table, sont abrités par le même toit, échangent des apparences de confidences avec une apparence d’abandon… Seulement, est-ce tout ?… Quand ma fille ne croit pas que je la surveille, avez-vous vu ses yeux ?… des yeux d’absente !… Quand, après un long silence, je m’avise de lui parler, avez-vous vu l’effort de son visage pour revenir au présent ? Quand nous sommes à table, avez-vous vu avec quelle attention elle surveille le moindre bruit de rue, et, si par hasard quelqu’un passe, avec quel art elle invente un prétexte pour approcher de la fenêtre et vérifier si par bonheur ce serait lui ? Pas de tiers visible, c’est exact : mais à quel moment celui dont je parle consent-il à nous quitter ? A lui, les seuls vrais sourires de ma fille ! Essaie-t-elle de livrer un peu d’elle-même, comme elle s’adresse à lui ! Pas une phrase qui ne passe alors par-dessus moi, pour l’aller retrouver, je ne sais où ! Il est là, vous dis-je, sans répit, dans nos silences douloureux, nos causeries importunes ; non seulement il a violé la demeure, mais il s’étonne de m’y trouver : avant longtemps, il tentera de m’en chasser !
Il conclut :
— Et puis, qu’ai-je besoin de voir ? Si par hasard vous avez jamais aimé, ce dont je vous plaindrais, fallait-il que vous vissiez pour apprendre quand on était las de votre présence ? Vous le sentiez ! Ce que l’on sent est autrement certain que ce que l’on voit. Sentir, c’est happer l’impondérable, tâter l’invisible, atteindre là où le regard ne pénètre pas. Dans un doute poignant, je vous le demande, est-ce vos yeux que vous consultez ou la perception intime, continue, que la raison méprise et qui, heureusement, veille à sa place pour notre garde ?
Tandis qu’il parlait ainsi, j’avoue qu’une partie de son discours m’échappait ; j’étais trop à la découverte de l’homme nouveau qui se révélait. Je ne savais pas encore que l’âme s’abrite toujours derrière de fausses apparences, comme l’amande derrière une coque et qu’il faut le marteau de la souffrance pour les briser. J’avais connu jusqu’alors un Lormier un peu falot, un peu rêveur, et dont l’unique originalité consistait dans une tendresse paternelle qui confinait à l’état maladif : c’était un autre que j’écoutais, certainement le seul vrai, un autre, maître de sa pensée et de sa parole, soulevé par la passion et l’analysant comme si elle lui demeurait étrangère, tour à tour s’exprimant avec la monotonie d’un greffier et plongeant brusquement dans le détail subtil de sentiments inexprimés, mais toujours avec une telle force logique que je commençais à subir l’entraînement de ses raisons. Se trompait-il d’ailleurs ? Sans aller jusqu’à le croire tout à fait, je me sentais ébranlé. Déjà, je ne criais plus à l’impossible. Après tout, qu’il fît erreur ou non, le fait de deux êtres amenés à vivre ainsi l’un près de l’autre, en simulant une confiance qui n’existe plus, n’était-il pas déjà par lui-même un drame certain ?
— Admettons, répondis-je enfin après une courte réflexion. Il est entendu que le cœur de votre fille ne vous appartient plus, ou plutôt qu’il se partage entre vous et un autre. Il existe, semble-t-il, un moyen assuré d’obliger l’autre à découvrir son visage et, — très probablement, — de l’écarter. Votre fille a l’audace de la vérité : interrogée, elle répondra. Ayez le courage d’aller droit à l’ennemi, demandez le nom, et après…, après, suivant ce qu’il sera, vous chasserez l’homme, ou, s’il est digne d’elle, donnez-le lui !
— Inutile. J’ai posé la question : Geneviève s’est tue.
— Ah ! murmurai-je, voilà qui est plus grave ; il y aurait donc un obstacle qui vient d’elle ou de lui. Le soupçonnez-vous ?
— Il n’y en a pas. J’ai osé aussi tout dire à ma fille, même qu’elle était riche, même que je pardonnais à cet homme !
— Et s’il aimait ailleurs ?
— Allons donc ! Croyez-vous ma fille de taille à se contenter des restes d’une autre ?
— Dans ce cas, j’en suis fâché pour votre clairvoyance : le sentiment vous trompe, votre fille n’aime pas, et je reviens au premier diagnostic : des chimères !
— Chimères étrangement réelles, puisque nous en serons bientôt à ne plus nous connaître sous un même toit !
— De grâce, pas de grands mots : vous n’en êtes pas là.
— Croyez-vous ?
Il me considérait avec un air de défi. Je pensai qu’il allait entrer dans de nouveaux détails, mais non : ses paupières s’abaissèrent, et comme, pressentant la discussion sans issue, je ne répliquai rien, nous eûmes la sensation que tout s’arrêterait à ce point.
Quelques secondes s’écoulèrent dans une indécision pénible. Je m’attendais à la voir tranchée par un départ. De fait, M. Lormier se leva : seulement, ce fut pour se promener à travers mon cabinet. Nous imaginions n’avoir plus rien à nous dire, et ce qui allait suivre devait nous plonger au cœur même des questions que je vous ai posées tout à l’heure…
Oublieux de ma présence, M. Lormier, à ce moment, était en effet en train de se replier sur sa propre vie, pour découvrir quelles lois la conduisaient.
L’homme est toujours ainsi, rebelle au cas particulier. Parce qu’il place en lui-même le centre de l’univers, il prétend ne subir que des lois universelles, et s’indigne de ne pouvoir conclure de son aventure misérable à la destinée de tous.
Quand il eut marché un assez long temps, M. Lormier s’arrêta brusquement devant moi :
— Si je savais au moins pourquoi je souffre ! s’écria-t-il. Il y a des gens pour croire en Dieu : sérieusement, que penseriez-vous d’un homme apportant à ses rigueurs la dixième partie de l’incohérence qui préside à nos vies et que ces gens taxent de providentielle ?
J’allais tenter de répondre ; il m’arrêta d’un geste rude.
— De grâce, ne m’interrompez pas ! J’ai besoin de crier. Je ne suis même venu que pour cela. Dans une heure d’abandon, j’ai commencé l’autre jour de me livrer à vous : autant continuer jusqu’au bout. De cette façon, il n’y en aura jamais qu’un à être informé !… Oui, qui décide du lot de bonheur ou de malheur attribué à chacun ? Au nom de quelle justice y a-t-il des êtres comblés, et d’autres toujours broyés ? Tenez, moi, par exemple…
Il jeta autour de nous un coup d’œil circulaire, comme s’il dominait une foule suspendue à son récit :
— Voulez-vous le compte de ce qui me fut octroyé ? Dès mon enfance, gêne, misère et maladie. Mes parents étaient de pauvres vanniers qui allaient de village en village, gagnant au jour le jour de quoi manger. Encore, si humble soit-elle, pareille origine pouvait-elle rester honorable ? Point : mon père, faussement accusé de grivèlerie, est mort en prison. Quant à ma mère, j’ignore comment elle a fini : personne, cela va de soi, n’a paru autour de moi pour entretenir son souvenir. Ainsi, un début de gueux, et l’aurore d’une vie que je n’avais point sollicitée, tarée avant même que j’aie pu m’en rendre compte. Où est mon délit jusque-là ? Pour quelle dette suis-je déjà recherché par le sort ?… Mais continuons… Donc, on me recueille dans une ferme pour garder les bêtes ; je vais à l’école ; le curé fait de moi un enfant de chœur ; finalement, je suis expédié au petit séminaire, tant on me trouve intelligent. L’intelligence ! Ah ! cette fois, vais-je me plaindre ? Je pouvais n’être qu’un berger idiot, et grâce à une cervelle que je n’ai pas plus choisie que je n’avais désiré l’existence, je vais devenir apprenti curé ! Je suis honnête aussi, — le sort, vous le voyez, me prodigue les dons de qualité supérieure, — et ne pouvant me résoudre à vivre d’une vocation que je n’ai pas, je m’enfuis à Paris, honni par mes bienfaiteurs, sans autre désir que de satisfaire une soif d’apprendre qui m’a été injectée comme un venin, que je croyais exceptionnelle, et qui était celle de tout le monde. Nouvelle chance, direz-vous : comptez vite, nous arrivons au bout. Aussi bien, peu importe comment je devins, non pas un savant, non pas même un ingénieur de talent, simplement un bon ouvrier de laboratoire, honnête, ingénu grâce à la pauvreté, et dont on disait que peut-être il ferait fortune. C’est à ce moment que j’ai rencontré ma femme et que l’amour a paru dans ma vie…
Il eut une sorte de hoquet convulsif.
— L’amour… Regardez-moi : ce mot, dans ma bouche, a l’air d’une gageure. Cependant toute l’humanité, belle ou laide, grande ou vulgaire, tout ce qui pense et tout ce qui sent sur notre boule de terre, ne le prononce-t-il pas de même et avec un égal frémissement ? Si j’avouais qu’en découvrant l’amour, j’ai trouvé l’existence un bienfait et cru qu’elle a de quoi se faire pardonner le reste ? Il était donc possible de mettre contre son cœur un autre cœur battant à l’unisson, et, côte à côte, des pensées qui, pareilles à une fonte en fusion, ne seraient plus qu’un grand jet lumineux ! Entrevoir une telle ivresse, soupçonner seulement qu’on en approche, n’est-ce pas assez, je vous le demande, pour rendre le présent ineffable, et le passé inconsistant ? En revanche, que j’aie attendu ce miracle, que j’aie cru le pouvoir vivre, de quel nom nommerez-vous cette cruauté, vous qui savez que cela n’a pas été ? Paix à la morte ! j’ai trouvé dans mon mariage les rations de confort que beaucoup auraient souhaitées et je ne souhaite à personne la misère et la soif qui m’y ont consumé… Paix à la morte, encore un coup ! Mais pourquoi la passion d’aimer qui m’a dévoré, et ce don fatal attaché à l’être, comme une robe de Nessus, sinon pour mieux faire souffrir ? Souffrir !… enfin, voici le mot lâché ; il n’explique rien mais commence et conclut tout. La souffrance est injuste, bête, incompréhensible ; elle ne conduit nulle part, elle est inutile ; et, pareille à une bête de proie, elle ne guette que certains, s’en repaît, s’en amuse et va pour prolonger son plaisir jusqu’à négliger tous autres gibiers à sa portée… Ma femme n’est plus là pour me séparer de ma fille : Dieu merci ! c’en est fini des heures cruelles, je vais être libre d’adorer mon enfant ? Sottise ! La bête m’ayant pris au début sous sa griffe ne me lâchera point : non seulement ma fille m’échappe, mais j’en suis à redouter qu’un inconnu ne la torture. Cependant, ailleurs, d’autres s’obstinent à être heureux ! vous, ce La Gilardière dont nous parlions, ce boutiquier peut-être que j’aperçois là, au seuil de sa boutique… Je connais des voleurs triomphants, des cœurs que l’amour comble, bien qu’ils soient à soulever de dégoût… Alors je demande : au nom de quoi ceux-ci plutôt que ceux-là ? Quelle est la règle qui protège ? On parle d’un Dieu : où est-il ? d’une justice : où la trouve-t-on ?
Je me suis efforcé de reproduire ce long discours tel que je l’entendis. Ce que je ne puis rendre, c’est l’impression extraordinaire que donnaient la mimique de cet homme, la variété du ton, les alternances d’une voix tantôt basse comme pour confier un secret, tantôt éclatant sous la révolte ou brisée par un sanglot mal contenu. Et quelle sensibilité exaspérée dans ces aveux arrêtés à mi-route ! car il était évident que plus le récit approchait de l’intime de sa douleur, moins il parvenait à s’exprimer. A peine quelques mots sur le naufrage de son amour, rien sur le drame actuel.
Au dernier cri, enfin, il passa la main sur son front, de l’air d’un homme qui s’éveille. Peut-être ne se rendait-il pas compte de tout ce qu’il avait dit. Puis, s’interrompant soudain :
— Je vous demande pardon, balbutia-t-il, je crois que je me suis égaré…
Et de nouveau, nous demeurâmes silencieux.
Que répondre en effet aux questions qu’il posait ? Quelle justification lui donner de la souffrance imméritée qui l’avait amené, pantelant, dans mon cabinet habitué jusqu’alors à n’entendre que le cri de la chair douloureuse ? Cependant, si impuissant que je fusse à l’éclairer, pouvais-je aussi continuer de me taire ? A de certains moments, et quoi qu’elle prononce, la parole humaine est source d’apaisement. Après avoir hésité, j’approchai de lui, et prenant ses mains comme au début :
— Cher monsieur, combien je vous plains ! Les problèmes que vous soulevez sont, hélas ! sans solution. D’ailleurs, à quoi bon la chercher ? Nous vivons dans l’inexpliqué. Que la souffrance soit un don divin ou l’œuvre d’un destin malfaisant, qu’elle perde ou non son mystère, elle pèse du même poids. En revanche, je doute qu’un bilan, tel que vous tentiez tout à l’heure de l’établir, puisse être exact : il y manque toujours quelque chose, et parfois l’essentiel. On ne néglige aucune douleur, on ne compte pas les joies. S’efforce-t-on de le faire, il n’est pas de commune mesure entre les unes et les autres. J’ajoute que, s’il en existait…
Il m’interrompit :
— Je devine que vous allez dire : tout se compense. Ce n’est pas vrai.
— J’entends bien, repris-je à mon tour, vous croyez au voleur triomphant : accepteriez-vous pourtant de prendre sa place ? Pour changer de sort, changeriez-vous d’âme avec lui ?
Il haussa les épaules.
— Vous pensez que je refuserais ?… La vérité est que je ne sais pas… on ne sait jamais rien.
— Si, on sait parfaitement qu’il existe, jusque dans la pire, un bien qui le balance. Par exemple, imaginez une seconde que, d’une manière ou d’une autre, votre fille cesse d’exister…
Il eut un cri :
— Taisez-vous !
— Vous voyez bien ! Même s’il n’était pas imaginaire, votre supplice actuel se double encore de joies dont la seule pensée qu’elles pourraient disparaître vous fait pâlir d’effroi. Alors, cessons de discuter. Que votre cœur s’apaise ! qu’il tue la chimère ! et…
Je le regardai avec une pitié sincère. Son accablement me touchait.
— … Et quand vous aurez encore envie de crier, comme tout à l’heure, n’hésitez pas à revenir. Vous trouverez ici, je vous l’affirme, une compréhension affectueuse et le secours d’un ami.
Ayant remercié d’un signe de tête, il prit son chapeau sans répliquer et se dirigea vers la porte.
Je compris qu’arrivé à ce point, il n’aurait pu poursuivre. Moi-même, changeant d’attitude pour l’accompagner, m’efforçai de reprendre un ton plaisant.
— Admirez, dis-je tandis que nous descendions ensemble, combien c’est toujours l’imprévu qui vient. J’avais compté apprendre grâce à vous des merveilles sur La Gilardière, et je ne saurai rien, pas même s’il est amoureux de votre fille !
Un pâle sourire erra sur la face désolée de M. Lormier.
— Oh ! pour celui-là, je suis tranquille ! Tout le fâcheux que j’en ai su me venait par Geneviève.
Sur le seuil, il dit encore :
— Je reviendrai peut-être… probablement…
Je songeais de mon côté :
— Pauvre homme ! je le reverrai avant huit jours.
Or, non seulement il ne devait plus reparaître dans ce lieu, témoin de notre amitié naissante, mais convaincu d’avoir atteint au sommet de son calvaire, à peine commençait-il d’en gravir les premières marches.
J’ai toujours pensé que si une intelligence humaine était en mesure de percevoir les millions d’aventures individuelles qui s’entrecroisent à une heure donnée, la notion du hasard s’effacerait pour elle. L’enchevêtrement de tant de faits, dus en apparence aux seules fantaisies du sort, est en réalité le produit d’une logique implacable. C’est pourquoi je demande à interrompre une seconde fois mon récit, au profit d’une poussière de menus événements tous relatifs encore au mariage de La Gilardière. Précisément parce qu’il est resté dans l’aventure Lormier une part de mystère, je m’en voudrais de négliger rien. A vous ensuite de juger du fond et de lier entre elles des parties que vous jugeriez devoir l’être.
Donc, après la visite que je viens de raconter, un temps s’écoula durant lequel je m’attendais chaque jour à voir reparaître M. Lormier. Attente parfaitement vaine. Il ne vint pas. Je cessai même d’en avoir des nouvelles, n’allant pas du côté du Rempart, et ne l’ayant plus rencontré dans Semur. En revanche, il sembla brusquement que l’aventure Traversot-La Gilardière remplît l’horizon visible.
Il y eut d’abord l’annonce de l’arrivée prochaine de madame de La Gilardière. On donnait du même coup des précisions sur celle-ci. Elle habitait Paris, mais possédait, assurait-on, un hôtel somptueux à Orléans et des propriétés en Beauce que, pour des raisons inexpliquées, elle ne visitait jamais. Ses sentiments religieux ne pouvaient faire doute, car son fils aîné, seul frère de La Gilardière, entré fort jeune dans les ordres, desservait actuellement, en qualité de vicaire, une paroisse de Versailles. On affirmait enfin que, si excellente chrétienne qu’elle parût, elle aimait l’argent, et exigerait certainement une dot des Traversot. Comme il était douteux que ceux-ci pussent la fournir, on en concluait que le projet sombrerait au cours du voyage.
Puis, ce fut une autre histoire. Plus d’arrivée en perspective. Madame de La Gilardière ne viendrait pas. Le mariage était rompu. La raison ? Un conte à dormir debout. La Gilardière n’était pas La Gilardière, mais prosaïquement un sieur Manchon, frère de l’abbé Manchon fort lié avec l’abbé Valfour, lequel, comme on sait, avait été des premiers à patronner dans Semur le nouvel arrivant.
Alors, pourquoi ce titre, et comment expliquer que l’abbé Valfour, si honorablement connu, se fût prêté à une usurpation d’état civil, quitte à compromettre la famille la plus notable du pays ? Ici les explications variaient. L’une d’elles, très répandue, consistait à affirmer la naissance illégitime de La Gilardière. Faute de pouvoir le reconnaître, sa mère l’avait fait inscrire sous un nom de fantaisie, peut-être celui du lieu de naissance. Quant à concilier pareille aventure scandaleuse avec ce qu’on affirmait de l’intransigeance de madame de La Gilardière, c’était affaire aux habiles, et, de plus, sans importance.
Bientôt, d’ailleurs, un fait donna tort à tout le monde. Si, en effet, madame de La Gilardière ne paraissait toujours pas, si même les Traversot avaient fait subitement une absence de quelques jours, l’hôtel de Thil se rouvrit. La Gilardière continua d’y fréquenter comme avant.
Ainsi groupés, de tels racontars prennent un aspect incohérent, j’en conviens. Était-il assuré pourtant qu’il ne s’y trouvât que du roman ? Plus d’une fois, les recueillant, je me rappelai que M. Lormier avait hésité à communiquer au notaire des Traversot un renseignement « à défaut duquel des personnes honorables risquaient d’être dupées ». Inconsciemment, il s’établit de la sorte au fond de moi une sorte de lien mal défini entre les deux histoires. Je m’habituai à les associer comme si véritablement l’une eût conduit l’autre. Vous verrez plus loin quelles inductions je me risquai même à en tirer…
On en était là, c’est-à-dire qu’en dépit du tourbillon de médisances qui emportait la ville, les intéressés suivaient paisiblement leur chemin, quand une aventure mystérieuse bouleversa les cervelles et provoqua le dénouement.
Mais auparavant, que je mentionne encore une courte et fortuite rencontre avec M. Lormier. Ce devait être la dernière d’ici longtemps, et elle eut lieu précisément la veille du jour où le scandale éclata…
Ce soir-là, je ne sais pourquoi, pris d’un irrésistible désir de solitude et de flâne, je m’étais décidé à me rendre au Rempart. Il y a des heures, où, fût-on libre d’inquiétudes et parfaitement heureux, on éprouve ce que j’appellerais volontiers la nostalgie de la mélancolie. N’importe qui a connu cela. Arrivé à la promenade, je m’installai sur un banc, et face au paysage paisible, savourai la tristesse qui m’accablait sans cause. Elle m’oppressait comme si ma misère eût été véritable, et je n’aurais pu dire cependant à quoi elle tenait ni pourquoi elle était venue. Las de rêver, je m’apprêtais à repartir, quand au bout du mail surgit à son tour la silhouette de M. Lormier. Il avait l’air de se diriger vers moi et je crus qu’il m’avait aperçu. En réalité, il regardait bien devant lui, mais tout entier à ses pensées, ne voyait rien.
Mon premier instinct fut de m’enfuir, tant je souhaitais garder intacte la tranquillité que j’étais venu chercher. Je réfléchis ensuite que je risquais de me montrer impoli et que le mieux serait d’expédier rapidement la corvée que le hasard m’imposait.
Allant à sa rencontre, je l’abordai, le premier.
— Voilà, dis-je, une heureuse coïncidence. Il faut venir ici pour avoir de vos nouvelles. Êtes-vous mieux, au moins, et vos soucis se sont-ils un peu dissipés ?
Tiré d’une rêverie profonde, M. Lormier ne put réprimer un léger sursaut, puis, revenant à lui, non sans peine :
— Ah ! c’est vous, docteur ? En effet, je suis bien… tout à fait bien…
— Votre fille ?
— Ma fille aussi.
— Toujours à sa tour ?
Il eut d’abord l’air de ne pas comprendre.
— Vous voulez dire dans sa chambre ?… Oui… c’est-à-dire, non… enfin elle y est en ce moment.
— J’entends bien qu’elle n’y saurait demeurer sans cesse ! Rappelez-lui de ma part que l’exercice est excellent pour son cas.
— Inutile : elle ne vous obéit que trop. Depuis une semaine, elle est toujours par voies et par chemins.
— Parfait. L’accompagnez-vous ?
— Moi ?
Il hésita. Une ombre passa sur son visage.
— Non, je n’ai plus le temps… Imaginez-vous que je me remets au travail.
— De mieux en mieux : rien ne peut être plus favorable.
— Cela réussit aussi à Geneviève : je l’ai rarement vue si gaie.
— Allons, m’écriai-je en guise de conclusion, j’avais donc raison ! vous voyez que tout s’arrange.
Il me regarda encore, mais de l’air d’un homme qui n’y est pas.
— En effet.
Puis, comme las de l’effort d’avoir tant parlé :
— Charmé de la rencontre… A une autre fois !
Il inclina la tête et repartit.
En dépit de ses assurances, il ne semblait pas, à le voir, qu’il fût sorti de soucis. Je rentrai obsédé malgré moi par la pensée de l’extraordinaire dissentiment qui torturait désormais ce père et cette fille. J’avais en même temps l’espoir irraisonné qu’une chose surviendrait bientôt qui me ramènerait au cœur de l’aventure, ou bien y mettrait fin. Je ne me trompais qu’à demi : vingt-quatre heures plus tard, on apprenait l’affaire du vol.
Par qui fut-elle révélée ? Comment en un après-midi une ville entière s’en trouva-t-elle bouleversée ? Je l’ignore, et ne tenterai pas de l’expliquer. C’est à de pareils faits que se découvre la puissance de la police anonyme dont je parlais tout à l’heure.
Quoi qu’il en soit, le vol ayant eu lieu vers onze heures, dès midi l’annonce en était donnée, heurtait une porte après l’autre, courait, s’enflait de gloses décisives, si bien qu’à deux heures il était clair déjà que l’étranger ne pourrait résister et n’avait plus qu’à partir : la ville enfin avait vaincu !
Résumés, les faits constatés étaient les suivants :
Dans la matinée, le banquier Chasseloup avait déposé sur la table de son cabinet de travail une liasse de dix billets de mille francs. Quand il voulut la reprendre, elle avait disparu. Il cherche, bouleverse ses papiers, interroge discrètement. L’évidence s’impose : sans doute possible, il y a vol. Mais qui a pu le commettre ?
Ici l’inexplicable. Dans le bureau de Chasseloup, en effet, ne pénétraient que Chasseloup, — cela va de soi, — La Gilardière, éventuellement des clients notoires de la banque et enfin un garçon de bureau nommé Broquant. Ce matin-là, on n’avait pas connaissance qu’aucun client se fût présenté, et la pièce n’avait cessé d’être occupée tantôt par Chasseloup, tantôt par La Gilardière, tantôt enfin par tous les deux. S’il y avait eu détournement, force était de choisir entre trois personnes : Chasseloup lui-même, ce qui était ridicule, La Gilardière, ce qui ne l’était pas beaucoup moins, enfin Broquant, vieil homme d’une honorabilité reconnue et qui, de plus, aurait dû opérer sous les yeux mêmes des patrons, alors que tant d’autres occasions meilleures s’étaient auparavant trouvées à sa portée.
L’opinion populaire, elle, n’hésita pas. Pour tout Semur, La Gilardière devint le coupable. On découvre toujours des raisons valables à l’absurde. En somme, La Gilardière passait pour mener grand train : or, que savait-on de ses ressources ? Rien. Il y a d’ailleurs voleur et voleur. La Gilardière, gêné par une échéance, n’aurait évidemment pas songé à détrousser un passant : rien d’excessif en revanche à lui imputer un emprunt momentané, auquel Chasseloup n’eût peut-être pas consenti de plein gré, et qui, la passe difficile franchie, serait restitué de la même manière mystérieuse. Autre chose : aucune plainte ne partit de la banque ; sans les recherches faites en première heure par Chasseloup, on aurait même tout ignoré. Nouvelle charge contre La Gilardière. Dès lors qu’on avait songé à lui céder l’entreprise, pouvait-on rendre public un éclat qui eût prouvé avec quelle légèreté Chasseloup s’apprêtait à traiter ? Je vous fais grâce du reste. Vous avez le principal.
Ce que je voudrais rendre, est la folie qui suivit. Je n’ai jamais senti à ce degré combien une opinion, même stupidement orientée, peut devenir un impondérable irrésistible. A Paris, où le regard ne pousse jamais au delà d’une façade, on ne saurait le comprendre : on ne rencontre les grandes lames qu’au milieu de l’océan et loin des côtes, et pareillement, il faut la solitude de la province pour découvrir de tels remous. Ce n’est aussi qu’en province que se trament les machinations véritables, j’entends par là celles que non seulement la justice ne peut atteindre, mais qui frappent leur homme sans que celui-ci soupçonne d’où vient le coup.
En apprenant ces sottises, je haussai d’abord les épaules. J’en vins ensuite à me demander si l’on ne se trouvait pas précisément devant une tentative savamment combinée pour prendre un adversaire contre lequel les efforts précédents avaient échoué. Je me le demande encore. Mais allez-y voir ! Tout compte fait, je ne fus pas loin non plus de considérer, avec la plupart, que La Gilardière avait au moins le tort de beaucoup faire parler de lui. Je ne devais pas le penser longtemps. Deux jours plus tard, en effet, on sut que les billets avaient été retrouvés précisément dans son bureau. En revanche, l’essentiel était obtenu : La Gilardière venait de partir sans crier gare. Il ne revint plus. Il était écrit qu’Annette Traversot resterait fille.
Autant la tempête avait soufflé violente, autant la victoire fut accueillie avec calme. Subitement les langues s’arrêtèrent. Plus de retours sur le passé. Il semblait positivement qu’aucun La Gilardière n’eût existé, ou, si l’on veut, l’équipage l’ayant jeté par-dessus bord, le navire continuait sa route, et rien dans le sillage ne décelait qu’un homme eût disparu.
Ah ! cela encore est bien particulier à la province, qu’elle puisse ainsi se passionner pour ou contre un étranger et que, celui-ci reparti, elle oublie du jour au lendemain jusqu’à son nom ! Les Traversot eux-mêmes affectèrent d’ignorer que leurs espoirs avaient sombré. On mit cependant un certain empressement à leur rendre visite, sans doute par manière de condoléance, et je dus me résoudre à y aller, comme les autres, mais j’attendis pour cela qu’une quinzaine se fût écoulée.
Si maintenant vous me demandez quels liens rattachent ces faits à la vie des Lormier, je vous répondrai bien entendu : « Aucun, si l’on s’en tient aux vraisemblances ». En revanche, peut-être serez-vous frappés comme moi de la coïncidence qui va suivre.
En me rendant chez les Traversot, je m’étonnai tout d’un coup de n’avoir plus de nouvelles des Lormier. Passer devant leur maison, n’était pas un détour. Mais voici qu’en approchant j’eus l’extrême surprise de voir les volets clos, la porte barricadée.
Alors, résolu d’en savoir plus, je m’informai près d’un voisin.
— M. Lormier serait-il absent ?
— M. Lormier a dû partir mardi passé.
— Savez-vous quand il sera de retour ?
— Mais, monsieur, puisque je vous dis qu’il est parti… tout à fait parti… voire même que la maison est présentement à louer.
— Alors sa fille ?
— Sa fille est avec lui.
— Et ils n’ont point dit où ils allaient ?
— Ah ! pour cela, monsieur, nous ne savons pas.
Ainsi, comme La Gilardière, les Lormier eux aussi s’étaient envolés sans prévenir !
Abasourdi, je contemplai la demeure vide et me surpris à murmurer :
— Il eût au moins été convenable de m’envoyer un avis de congé !
En réalité j’éprouvais une violente déception. On a toujours quelque peine à fermer un livre à mi-chemin du dénouement, surtout si l’on se croit sûr de ne jamais le rouvrir. Pouvais-je me douter en effet qu’une heure viendrait où j’en saurais autant que M. Lormier, où même, allant plus loin, je me flatterais de soupçonner la vérité inconnue de lui ?…
Ce jour vint quatre ans plus tard.
J’achevais à Paris mon voyage de vacances. La veille du départ, tenté par un admirable après-midi d’automne, j’avais pris le train pour Versailles et me promenais dans le grand Trianon.
Je ne sais si vous avez le goût de Versailles ? Le parc m’a toujours semblé de dimensions forcées. Quelque chose comme un Saint-Pierre de Rome devenu forêt… Au grand Trianon, en revanche, plus d’espaces démesurés, des proportions humaines, et, parce que les passants n’y vont pas, une solitude qui enchante. A peine de temps à autre un bruissement d’ailes traverse-t-il le silence ; des écureuils fuient, les branches molles se balancent sans murmurer, et rien n’est beau comme ce lieu désert où la nature et l’homme unirent leurs forces, pour la seule joie des nuages qui passent par-dessus lui.
J’arrivais à peine et commençais d’errer à ma fantaisie, quand, non loin du buffet, un second promeneur se montra.
Soit désœuvrement, soit déplorable manie provinciale, j’eus aussitôt le désir de voir de près l’homme rare qui partageait mon goût. Revenant sur mes pas, je me mis en mesure de le dévisager.
Autant que j’en pouvais juger à distance, c’était un vieillard vêtu de noir, coiffé d’un feutre à larges bords, et dont la figure, en partie cachée, frappait par sa pâleur extrême. La coupe des vêtements, leur usure, les taches que la grande lumière y révélait sans mystère, tout marquait sinon la pauvreté, du moins une absence de soins, corollaire fréquent de la personnalité qui s’abandonne.
Cependant, à mesure que je me rapprochais, la tournure, l’ensemble de l’être me donnaient la sensation du déjà vu. Je me demandais : « Où ai-je rencontré cet homme, et quand ? ou plutôt, à qui ressemble-t-il, puisqu’à Versailles je n’ai point de relations ? »
Soudain, un nom jaillit dans ma mémoire : Lormier !
Ce sont là, en vérité, des phénomènes déconcertants. Depuis que M. Lormier avait quitté Semur, je ne m’en étais plus occupé. Après le premier étonnement provoqué par son départ, et faute d’en rien apprendre, très vite, j’avais cessé de penser à lui. Il semblait donc que j’eusse oublié jusqu’à son existence : et simplement parce qu’une silhouette présentait avec la sienne une vague ressemblance, voici que, sans effort, je me remémorais son histoire comme d’hier, son visage comme si je venais de le rencontrer !… Lormier d’ailleurs avait le teint coloré, des cheveux noirs… Si j’avais pu apercevoir les yeux ?… Hélas ! pourquoi l’ombre du feutre les cachait-elle ? Il est vrai que rien non plus n’était plus simple que d’éclaircir mon doute, si sot qu’il fût. Arrivé à la hauteur de l’inconnu, sans hésiter, je demandai :
— Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer dans quelle direction se trouve la sortie ?
Le son de ma voix dut produire aussi sur mon interlocuteur un effet singulier, car je le vis s’arrêter net avec une expression d’effroi, puis, sans prononcer rien, tendre la main vers une allée. Mais, en même temps, il avait levé la tête. J’eus peine à retenir un geste de stupeur. Mon instinct ne m’avait pas trompé.
— N’est-ce pas à M. Lormier que j’ai l’honneur de parler ? m’écriai-je.
Il balbutia :
— En effet.
Puis, après une courte incertitude, — peut-être balançait-il à passer outre, — je le vis devenir plus blafard, s’il était possible :
— Excusez-moi, docteur ; moi non plus je n’osais pas vous reconnaître.
— Si bien que sans l’heureuse idée de vous aborder…
— Je vous aurais probablement laissé passer…
Deux phrases qui occupèrent à peine une seconde. Mon Dieu ! que de choses dans ce qu’on dit en une seconde, et surtout dans ce qu’on ne dit pas ! J’avais envie de lui crier : « Qu’est-il donc arrivé, pour que je retrouve seulement le spectre de vous-même ? » Aussi vives que si nos quatre années de séparation venaient de s’abolir, je retrouvais toutes mes curiosités d’antan. Allais-je éclaircir le mystère de sa disparition ? Qu’avait-il fait de sa fille ? Quel dénouement avait dissipé leurs silences ou couronné leur rupture ? J’étais surpris enfin qu’il ne m’eût pas tendu la main. Une rencontre importune n’aurait pas reçu d’accueil plus glacial…
Et lui, probablement, devait songer : « Est-il là par hasard, ou parce qu’il m’a cherché ? Est-il la chance inattendue qui s’offre à moi, ou vais-je inventer un prétexte pour le quitter ? »
Oui, durant que s’échangeaient deux pauvres phrases, brèves et insignifiantes, nous pensions cela, et d’autres choses encore, certainement ; mais, surtout, comme nous étions accablés déjà par ce que nos présences contenaient d’irrémédiable, comme déjà nous nous sentions la proie de ce je ne sais quoi de fatal qui, à une heure donnée, saisit l’homme malgré lui, et le jette à l’opposite de son désir !
Pour cette raison, sans doute, je repris :
— N’est-il pas surprenant de nous rejoindre ici, alors que, suivant toute vraisemblance, ni vous ni moi n’y passons peut-être une fois l’an ?
Il murmura, en écho :
— Surprenant… oui…
Il avait d’ailleurs l’air de m’écouter d’une façon machinale. Si les mots lui parvenaient matériellement, il devait s’abstenir de les associer pour construire une pensée.
Je poursuivis :
— Que de temps depuis votre départ de Semur !
L’écho répéta :
— Que de temps… oui…
— J’avais bien supposé d’ailleurs que Paris était votre nouvelle résidence.
— Paris… naturellement…
Vous le voyez, c’était moi qui parlais. Je ne m’interrompais que pour recevoir mes propres paroles renvoyées par un mur. Cependant, et si étrange que cela soit, je n’en étais pas troublé. Je m’accoutumais à vue d’œil à retrouver M. Lormier tel qu’il était désormais, c’est-à-dire ne donnant pour réponses que mes demandes, et encore en deuil, toujours en deuil, de la femme qu’il n’avait pas regrettée…
Je n’avais non plus aucune intention particulière en débutant par des niaiseries, au lieu de courir droit à la question qui seule m’intéressait et par laquelle, au contraire, je terminai :
— Et votre fille ? Comment va-t-elle ?
Six mots ajoutés au reste, tels qu’on en déballe par politesse à chaque rencontre avec une personne de connaissance… Mais à peine eus-je entendu leur son qu’ils me firent peur. Cette fois, en effet, l’écho ne me renvoya rien. M. Lormier tentait bien d’agiter ses lèvres ; seul un flot rouge parvint à envahir ses joues qui étaient blanches jusque-là. Je balbutiai, interdit :
— Aurais-je, sans le vouloir ?…
Ma question expira avant de s’achever : M. Lormier, maintenant, me regardait. Se pouvait-il que je n’eusse pas vu encore le désespoir de ses prunelles sans lueur ?
— Partie peut-être ?… soupirai-je d’une voix éteinte.
Les épaules de M. Lormier se soulevèrent, répondant à leur manière : « Si ce n’était que cela ! »
— Grand Dieu ! vous ne voulez pas dire ?…
Il approuva d’un signe de tête ; un commentaire suivit, neutre, décoloré, du même ton, je vous le jure, que les oui qui avaient précédé : car, lorsqu’on a dépassé certaines limites dans la douleur, tout prend le même accent :
— N’aviez-vous pas remarqué que je suis en noir ?…
Et M. Lormier rentra dans son mutisme. Moi-même, j’étais incapable de prononcer une syllabe. J’avais cru jadis apercevoir la souffrance : quelle erreur ! A ce moment, enfin, j’en découvrais le visage.
Comprenez ce que ceci veut dire.
A nos pieds, la lumière filtrée par les branches coulait en ruisseaux d’or sur le sol. Un souffle tiède animait l’allée illuminée. Tout ce que les yeux atteignaient était serein et beau… Cependant, une telle certitude de douleur définitive émanait de nous que la splendeur n’existait plus : le silence d’un homme qui souffre suffit pour éteindre la beauté de l’univers et l’univers lui-même.
Quatre années auparavant, dans mon cabinet, M. Lormier avait prononcé des plaintes, poussé des cris, clamé la révolte : ce n’était pas non plus la souffrance. La vraie, la seule dont il convienne de s’occuper parce que seule elle nous appartient en propre, se reconnaît aux faces impassibles qu’elle modèle et à ce fait qu’on la sait sans remède.
Cette fois nous touchons le fond ; le privilège effroyable de l’homme vient de paraître. Tout, dans la nature, vit, subit, et meurt, mais sans savoir. L’homme, lui, sait et parce qu’il sait, ne peut être consolé…
La fille de M. Lormier était morte. Qu’est-ce que la mort, sinon une absence qui ne finit pas ? Des milliers de gens, par le monde, supportent sans peine l’absence de vivants qui eux non plus ne reviendront pas : que suffit-il pour cela ? ignorer que le voyage ne sera suivi d’aucun retour. Du coup, on se nourrit d’espoir, on est libre d’attendre l’absent. Mais M. Lormier, lui, savait que nulle puissance n’était capable de le ramener. Alors, quelle consolation lui offrir ? De la pitié ? elle exaspère. Un appel à la croyance ? Croire n’est point tenir, et on ne se reprend à des possibles que s’ils ne vous sont pas nécessaires.
Pour calmer M. Lormier, il n’y aurait eu qu’un moyen : obliger la mort à rendre ce qu’elle avait pris, et justement, je le répète, on savait que la mort ne rend jamais !
Ainsi, toute parole impuissante, tout geste inutile : il n’y avait bien qu’à ne plus bouger, à se taire… et je me tus, je ne bougeai plus : pendant un long moment, on aurait pu nous confondre avec les arbres d’alentour…
Soudain, M. Lormier tira son mouchoir pour s’éponger le front. A quoi tiennent les choses ! il parut que ce mouvement produisait une rupture dans la tension momentanée qui nous paralysait. Les liens que je sentais me garrotter se relâchèrent. Je pus enfin m’efforcer de parler, et je dis :
— Je devine ce que ma rencontre inopinée a dû éveiller en vous de souvenirs déchirants. Je ne veux pas les aggraver par l’expression des sentiments qui m’oppressent : cependant, puisque le mal est fait, ne puis-je vous être utile ? De grâce, usez de moi, sans hésiter…
Ce n’était pas là une offre vaine. J’éprouvais une telle pitié de cet homme, que, pour l’alléger, j’étais prêt à tenter n’importe quelle entreprise. Je ne m’attendais d’ailleurs à aucune acceptation. A mon grand étonnement, M. Lormier, au contraire, leva la tête, et posant ses yeux sur moi, eut l’air de supputer le secours que je lui proposais. La conclusion fut également imprévue.
— Venez, dit-il, sans s’expliquer plus.
— Où souhaitez-vous me conduire ?
— Chez moi…
— A merveille ; le prochain train pour Paris…
Il m’interrompit :
— Inutile d’ouvrir l’indicateur : j’habite Versailles…
— Quoi ? c’est ici…
— Ici qu’elle vivait… oui.
— Et que vous-même ?…
— Mais venez donc !
Je crus qu’il allait tomber. Vivement, je le pris à mon bras et nous partîmes.
Retour à l’entrée du jardin, sur le tapis des feuilles bruissantes. Chaque foulée faisait voler une musique fluide qui expirait derrière nous, sans que nous eussions le désir de tourner la tête pour l’écouter.
Dans l’avenue de Trianon, généralement déserte, autre spectacle. Un orphelinat prenait ses ébats sous la garde de deux religieuses. M. Lormier eut une hésitation avant de traverser l’essaim, puis se laissa entraîner. Mais, tout à coup, une fillette qui courait sans nous apercevoir vint le heurter. D’un bond, il recula comme à un contact odieux. Je l’entendis murmurer :
— Elles n’ont plus de parents, et elles vivent !…
Il n’acheva pas sa pensée, mais je la lus dans le regard qu’il jetait à l’importune : pourquoi la vie à ces déshéritées qui n’avaient personne pour les regretter ? Quelle sottise dans les choix de la mort !
Et nous passâmes, affectant de ne rien remarquer, pas même le salut des religieuses qui se rangeaient pour nous laisser le chemin libre.
Nous allions tout droit, sans hâte apparente. Nous allions, telles des ombres, dans l’immense avenue qui, empourprée par le soleil déclinant, semblait railler notre petitesse et notre misère. Qu’est-ce que deux pauvres hommes, devant une futaie géante et l’embrasement d’un ciel d’automne ? Cependant, jamais — non jamais comme au cours de cette marche — je n’ai perçu de quelle hauteur infinie nous dominions l’univers. Entre nous et lui, il y avait ce mystère — la souffrance — cette grandeur — la conscience du mal sans remède — ce pouvoir atroce enfin réservé aux seuls humains — désespérer…
Vingt minutes plus tard, M. Lormier s’arrêta devant une maison située, je crois, à l’angle de la rue d’Angiviller et de la rue d’Angoulême. La porte cochère franchie, il fallut traverser une cour au fond de laquelle d’anciens communs avaient été aménagés en logements. Après avoir gravi un escalier de bois ciré, M. Lormier introduisit une clé dans la serrure, poussa la porte, et s’effaçant :
— Nous y sommes, dit-il.
Je passai le premier, comme il le désirait.
L’étroitesse et la médiocrité du lieu m’étonnèrent. Une antichambre de quelques pieds carrés et deux pièces exiguës le composaient tout entier. Je n’aperçus pas non plus les meubles de Semur. C’était le garni médiocre, avec des voiles au crochet, des tapis maculés et les inévitables gravures que grignotent des champignons sous la vitre. La pensée que M. Lormier avait abrité sa fille dans un tel campement, qu’elle y était morte peut-être, me désorientait.
Cependant, M. Lormier, après avoir jeté son chapeau sur le lit, prenait un siège, m’en désignait un autre.
— Permettez d’abord que je me repose, dit-il.
Et sans plus se soucier de ma présence, il parut réfléchir. Regrettait-il déjà de m’avoir amené ? Résolu en tout cas à empêcher le silence de s’installer, je demandai :
— Comment se fait-il que je ne revoie pas votre ancien mobilier ? Vous aviez, je m’en souviens, des fauteuils Louis XVI délicieux…
— Vendus. Je n’y tenais pas. Ils venaient de mes beaux-parents.
— Depuis combien de temps habitez-vous ici ?
— Mais depuis que j’ai vécu seul… trois ans bientôt… Le garni a bien des avantages : point de soucis de ménage, la possibilité de changer sans que ce soit une révolution…
Il parlait cette fois avec volubilité, et d’autant plus qu’il s’agissait de futilités. Avez-vous remarqué quel dédoublement se produit chez les gens, au seuil de paroles qu’ils redoutent de prononcer ? Ils semblent absorbés par l’inutile, s’épandent en bavardages : mais, en même temps, ils ne cessent de penser à la chose qui seule importe, et préparent les mots qui aideront à l’exprimer.
— Trois ans ! répétai-je surpris. J’avais cru votre malheur de date plus récente.
Il ne répondit pas, je doutai même qu’il eût entendu. Brusquement, il venait d’appuyer ses coudes sur la table qui nous séparait et, de nouveau, me regardait. Je crus encore lire en lui l’hésitation qui m’avait frappé tout à l’heure et sans doute mesurait-il à ce moment si l’évocation du passé dépasserait ou non ses forces. Puis, son visage, déjà blafard, devint couleur de cendre ; la résolution était prise.
— Tel que vous me voyez, commença-t-il lourdement, je cherche la solution d’un problème… auquel ce qui me reste de vie est suspendu… Disposez-vous d’une demi-heure ?… Oui ? C’est bien. Vous n’aurez d’abord qu’à m’écouter… Le temps d’exposer les données… et après, grâce à vous…
Je n’avais garde de l’interrompre. Je me contentais de suivre en approuvant avec des signes de tête. Il poursuivit :
— Naturellement, c’est un récit cruel : vous me ferez plaisir en ne posant pas de questions ; les éclaircissements, s’il en est besoin, viendront après… Pour arriver au bout, j’ai besoin d’aller d’une traite… même, faites mieux : détournez vos yeux… Que je ne les voie pas, comme maintenant, s’inquiéter de ce que je puis ressentir ou craindre. Admettez que ce n’est pas moi qui parle, mais un inconnu, dans la pièce à côté, et que vous le suivez à travers une cloison.
Il eut un sourire navrant.
— … A travers la cloison !… Tout à fait exact. Vous serez d’un côté, moi de l’autre. Surtout, je vous souhaite de ne jamais me rejoindre.
Ainsi, dans un dessein que j’ignorais, il m’avait ramené pour me livrer d’abord le mystère de sa vie douloureuse ! Avouerai-je que devant ce visage tragique qu’il me demandait de ne plus regarder, dans ce garni désolé où régnait, en dépit de la fenêtre ouverte, un air oppressant et lourd de drame, toute curiosité vaine m’avait déjà quitté ? J’eus peur seulement de profiter d’une confiance arrachée par un émoi accidentel.
— Un dernier mot avant que vous ne commenciez, interrompis-je : êtes-vous assuré de ne jamais regretter vos confidences ?
M. Lormier coupa d’une voix tranchante :
— Je vous prie de penser qu’avant de vous conduire ici, j’avais pesé mon acte.
Alors, sans discuter, je fis ce qu’il souhaitait et détournai la tête. Je n’avais désormais qu’à écouter. Quant à la cloison, dès lors que M. Lormier décidait de parler, n’était-ce pas que nous allions l’abattre ?
Voici, rapporté autant que possible avec les couleurs diverses qui l’animèrent, le récit de M. Lormier. Imaginez à votre gré la mimique et l’accent. Je fus trop vite saisi par le fond pour m’arrêter à l’accessoire. L’un a détruit l’autre dans ma mémoire.
« Dois-je, commença-t-il, rappeler l’unique visite que je vous aie rendue, et les aveux qui s’y mêlèrent ?… Non ?… Alors, laissons cela. A tort ou à raison, j’accusais un inconnu de me séparer de ma fille. « Folie ou jalousie, deux choses qui vont de pair », prétendiez-vous. Je partis, répliquant : « Ni l’un ni l’autre ». Vous n’aviez pu parvenir à me convaincre : et pourtant de notre entretien devait sortir un résultat inattendu. Certain de ne pas me tromper, je vous quittai, résolu à ne plus discuter les moyens. Après m’être contenté si longtemps de renseignements accidentels ou d’intuitions, je rentrais décidé à espionner ma fille !…
Le premier pas sur une telle route paraît toujours facile. On se dit : « Je me contenterai d’une surveillance muette » et il semble que le fait de regarder d’une manière continue ne changera rien au cours des choses.
Dès qu’on passe à l’acte, la réalité se venge et les ruines commencent. Ce même soir, j’étais à peine de retour que déjà je mentais. Il fallait donner à Geneviève l’apparence de plus de liberté : j’annonçai qu’à partir du lendemain, je reprendrais mes travaux. « J’ai la nostalgie de l’étau », déclarai-je. Ma fille aurait dû s’étonner : elle ne parut que joyeuse. « Allons, dit-elle, tu as eu raison d’aller chez ce médecin : il t’a rendu l’équilibre ». Ainsi, avant même que rien eût commencé, chacun prenait le rôle. N’importe ! je me refusai à reculer : à dater de là, j’entrai dans l’allée sombre et j’espionnai…
Pour la seconde fois, je prononce le mot. A le sortir dans sa hideur, je me rends compte aujourd’hui qu’alors seulement débutait la folie dont vous m’accusiez auparavant… Folie, en effet, d’employer de la sorte des heures que je pleure maintenant avec des larmes de sang, et qui étaient les dernières où j’aurais pu jouir de mon enfant ! Quant au résultat, nul. Je constatai que ma fille causait avec nombre de gens dont aucun ne comptait. Elle allait à Notre-Dame se confesser à l’abbé Valfour : mais quel rôle cet abbé aurait-il pu jouer ? je ne le vois pas. Ajoutez une ou deux courses de banques, car, devenue majeure, elle avait désiré et obtenu de moi l’autorisation de gérer elle-même la fortune de sa mère… et voilà le gain d’un mois de contraintes, de sorties à la dérobée, de trahisons quotidiennes. En suivant comme jadis les seules nuances du visage, j’aurais du moins vécu près de lui et, — qui sait ? — avec plus de résultats !
Aussi bien, ces nuances mêmes ne servaient qu’à exaspérer mon inquiétude par leur diversité désolante, tellement qu’un soir, n’y tenant plus, j’osai demander : « A qui penses-tu ? »
Point de réponse…
Ah ! ce fut une scène étrange ! Tour à tour commandant et suppliant, j’exigeais le nom, j’offrais d’aller chercher l’homme, je consentais d’avance à pardonner, à disparaître… Elle, cependant, se bornait à secouer la tête :
— Père, à quoi songes-tu ? Quel délire t’a pris ?
Quand je me calmai, nous n’avions rien obtenu l’un de l’autre ; toutefois, nous étions assez émus pour croire à l’avènement de temps nouveaux. Puis, le lendemain, chacun reprit son souci profond : une fois de plus, des cœurs douloureux s’étaient heurtés, la situation restait pareille…
Ou plutôt non… Brusquement, la mélancolie de ma fille disparut. A la tristesse accablée des jours anciens, succéda une gaieté fiévreuse qui accrut mes appréhensions. Geneviève, maintenant, semblait soulevée par une ivresse intérieure, un continuel bondissement de joie, une impatience à dévorer les heures telle qu’en peut seule donner l’attente victorieuse. Et celle-ci se prolongea une semaine, semaine interminable durant laquelle j’attendais, moi aussi, mais autrement… Jamais, en effet, je n’avais plus senti la chose planer sur nous. Je discernais le battement sourd de ses ailes. J’étais sûr qu’elle venait, sûr qu’elle nous emporterait…
Je me rappelle vous avoir alors rencontré, et un mot de vous me reste, tant j’en perçus la tragique ironie : « Vous voyez bien que tout s’arrange. » Prophétie admirable ! Quarante-huit heures plus tard, voici comment elle se réalisait :
J’étais dans mon laboratoire. C’était le soir. Soudain, la porte s’ouvre, doucement, et j’aperçois ma fille, les traits décomposés, méconnaissable… Aussitôt, je me jette vers elle :
— Qu’as-tu ?
Elle tenta de sourire :
— Rien… je voulais simplement… enfin, je me décide à te demander peut-être un sacrifice, en tout cas une chose à laquelle je tiendrais… passionnément.
A ce mot, j’imaginai aussitôt qu’il s’agissait de l’autre. L’élan coupé, j’eus à peine la force de balbutier :
— Explique-toi.
— Tiens-tu beaucoup à habiter Semur ?
Toujours obsédé par la pensée de l’autre, je balbutiai encore :
— Avec toi, peu importe où je suis : pourquoi demander cela et que veux-tu ?
Je la vis frissonner ; cependant, ses yeux ne tentaient pas de me tromper :
— Je souhaiterais partir d’ici : j’ai un désir absurde de nous noyer dans Paris…
L’autre était-il donc parti aussi ? Voulait-elle le rejoindre ? Certes ! il m’était bien indifférent de quitter la maison, ou d’y rester ! J’ai toujours été sans racines, moi… Mais songez qu’en acceptant, j’allais peut-être renouer la chaîne, au moment même où le hasard la brisait ! Et je n’eus pas le courage de dire tout de suite : « Faisons ce qui te plaît », mais, au contraire, je biaisai :
— Pourquoi non ? On peut y réfléchir… donnons-nous le temps.
Elle joignit les mains, suppliant :
— Justement, je voudrais qu’on ne réfléchît pas et partir… tout de suite… après-demain, par exemple.
Grand Dieu ! Était-ce moi qui me trompais ? Une telle peur dans sa voix !… Si, au lieu de rejoindre l’autre, elle cherchait au contraire à lui échapper ?… Du coup, je cessai d’hésiter :
— Après-demain, soit : à une seule condition.
— Laquelle ?
— Dis-moi le motif de ton désir, le vrai…
Son regard vacilla, éperdu. Nous étions au bord de l’aveu, je le jure ! Cela ne dura qu’un millième de seconde : déjà elle s’était ressaisie.
— Père, murmura-t-elle, ne suffira-t-il pas de te le dire… à Paris ?
Je fis un geste farouche.
— Le motif ! je l’exige… il me le faut… sur l’heure !
Je n’achevai pas. Les mains tendues comme pour repousser les mots qui pourraient suivre, elle avançait vers moi :
— Je t’en conjure !… là-bas seulement… Tu as ma parole… une parole sacrée. En revanche, aujourd’hui épargne-moi… épargne-nous ! Ne me repousse pas, surtout, quand je ne demande qu’à me réfugier près de toi !
Alors, désespéré de sentir qu’elle souffrait, je ne savais pour quoi ni pour qui, mais ivre à la pensée qu’enfin elle revenait s’abriter dans mes bras, je l’étreignis.
Je ne me rappelle plus ce qui a suivi. Je criais :
— Quand tu voudras ! Où tu voudras ! pourvu que tu sois heureuse !
Et je connus la minute ineffable après laquelle on devrait mourir, car la vie ne la donne qu’une fois, car son souvenir ne sert qu’à mesurer de quel sommet l’on tombe, quand le désastre vient…
Notre départ eut lieu le lendemain. Les meubles suivraient, aussitôt l’appartement trouvé.
Premières journées de Paris… Je suis en quête de logis et grimpe des étages. Geneviève de son côté, et soi-disant pour aboutir plus vite, fait de même. Nous ne nous retrouvions que le soir, harassés. La fatigue m’anesthésiait. Sans elle, n’aurais-je pas senti que, déjà, sous des formes différentes, le supplice recommençait ?
Enfin, je crois avoir trouvé. J’amène Geneviève, lui demande si mon choix lui convient.
— Oui, c’est parfait.
— Dans ce cas, je vais presser l’installation.
— Oui, cela vaut mieux.
— Comment ! cela vaut mieux ?… N’est-ce donc plus ce que tu souhaites ?
— Oui, sans doute.
A chaque oui, un geste vague, indifférent ; mais soudain, elle se ressaisit, m’embrasse :
— Père ! que tu es bon !
Je répète de tels mots parce que, devant eux, tout s’efface… Ce jour-là, ils suffirent encore pour m’aveugler. Mais l’emménagement terminé, nos tête-à-tête repris, quelle illusion garder ? Non seulement l’autre nous avait rejoints ; à la lettre, il dévorait ma fille !
Oui, jadis Geneviève me souriait encore de temps à autre : désormais devenue sa proie, muet fantôme, elle demeurait accablée, immobile, toujours absente. Je me disais : « Pourra-t-elle seulement continuer à vivre ? » A d’autres instants, soulevé de colère, j’avais envie de crier : « Qu’attends-tu pour remplir ta promesse et m’éclairer ? » Cependant ni l’un ni l’autre n’ouvrait la bouche. C’était une contagion de silence. En vérité, nous ne savions déjà plus qu’attendre encore, souffrir et craindre ! Oh ! la folie d’escompter toujours l’avenir en méconnaissant le présent ! Que ne sommes-nous restés comme nous étions alors ? Pourquoi ma fille, fidèle à sa parole d’honnête homme, a-t-elle enfin parlé ?
Ici, arriverai-je à poursuivre ?
Elle parla… Depuis quatre mois bientôt, j’attendais cette heure… Elle parla, et sa voix douloureuse m’arrivait du fond d’un abîme, disant :
— Père, le moment est venu…
Le Christ, au jardin des Olives, a dû gémir de même : « Père ! que votre volonté s’accomplisse ! »
Moi, j’écoutais sans soupçonner ce qui approchait, certain déjà d’être au Calvaire. J’avais envie d’ouvrir les bras en croix !
Puis la massue qui s’abat :
— Père, pardonne-moi : je ne t’aurais jamais quitté pour un homme, mais l’époux que j’ai choisi ne tolère pas de partage. Obéissons à Dieu qui me veut toute à lui. Je ne résiste plus, je subis sa grâce, j’entre au Carmel…
N’insistons pas. Que j’aie vécu cela sans être anéanti sur place me confond. Saviez-vous seulement qu’on pût perdre son enfant sans qu’il cessât d’être vivant ! qu’à partir d’un jour donné, des pères sont condamnés à se dire : « Ma fille vit dans une maison qui touche la mienne, et je ne la reverrai jamais, fût-ce dans son cercueil ! » Moi, je l’ignorais… Je ne suis même pas sûr de l’avoir compris tout de suite. Il faut du temps pour s’accoutumer à l’énormité du mal. Si on le percevait en entier dès qu’il paraît, on cesserait de souffrir en cessant de vivre, et l’on assure que la bonté de Dieu s’y oppose… Mais je m’égare… Je ne veux que raconter des faits. Le reste, mon délire, le conflit au cours duquel, trois semaines durant, nos misères se sont heurtées, les larmes qui ont brûlé mes yeux, — car je pleurais, en ce temps-là, — mes cheveux blanchis, tout cela n’est que l’accessoire. Revenons à l’essentiel.
Un matin, je me réveillai dans un appartement vide. Enfin, l’autre avait gagné la victoire. Geneviève était partie. Je n’avais plus d’enfant…
Ensuite, un temps vague, aboli dans mon souvenir… Geneviève était entrée au Carmel de Versailles. Je vendis mes meubles, mes instruments, mes livres, — pour fuir le passé, j’aurais vendu jusqu’à mes vêtements ! — et je vins ici. C’était il y a trois ans : c’est d’hier.
Quand j’entrai dans ce garni, mon existence, ne pouvant être pire, semblait aussi défier le sort. L’excès du désespoir a ceci de consolant qu’on se croit à sa limite.
Ah ! si ma fille s’était faite carmélite, j’étais bien devenu, moi, un religieux laïque, dépouillé de tout, même de l’espoir en Dieu. Nul intérêt à rien, un détachement absolu, le dégoût du bien comme du mal, de la journée qui passe et du lendemain qu’on souhaite ne point voir. Une seule chose vivait encore au milieu de ces ruines : la pensée que ma fille était là, — tenez, on aperçoit d’ici le couvent, — qu’elle était là, presque à portée d’appel, et que, cependant, elle était morte !
Au début, je tentai de la voir. Vous connaissez le rite. Les demandes s’engouffrent dans un rideau qui double les barreaux ; les réponses, surveillées par une sœur écoute, ne répondent à rien. Pour savoir si votre fille est heureuse, si elle est bien portante, si votre présence lui est importune, rien d’autre qu’un son de voix. Encore celui-ci n’est-il plus comme autrefois. Toutes les écritures de couvent sont identiques, toutes les voix s’y ressemblent. A chaque visite, j’assistais ainsi à l’effacement progressif de celle qui avait été ma fille. L’ombre du cloître, comme celle de la nuit, dévorait par degrés insensibles son apparence visible. Positivement, j’en arrivais à me demander parfois si c’était encore elle qui répondait, ou une remplaçante. Bientôt, découragé, je cessai de venir. Je n’assistai même pas à la prise de voile. On m’assurait que ma fille était heureuse ; que demander de plus, et tous les pères ne devraient-ils pas renoncer à leur enfant pour lui assurer pareille chance ?
Hélas ! monsieur, il paraît que je n’en étais pas là, puisque, non content de repousser d’un cœur révolté ce dénouement bienfaisant, je me suis mis à haïr Dieu !
Songez qu’un amant m’aurait du moins permis de voir ma fille ! Tôt ou tard, d’ailleurs, les hommes se lassent ; un jour ou l’autre, ma fille abandonnée me serait revenue ! Tandis que Dieu !… un Dieu qu’on n’aperçoit pas, qui n’existe pas, peut-être… un Dieu qui a pour festin de choix la douleur humaine… ah ! celui-là, quand lâcherait-il sa proie ? Il prend et garde tout.
Que de fois, alors, me suis-je rendu, l’après-midi, à la chapelle du Carmel. J’y arrivais à l’heure de l’office, avec l’espoir que, parmi les chants, je distinguerais, qui sait ! le seul qui m’importât : mais, à peine assis, je n’étais plus frappé que par le symbole du spectacle : derrière une toile noire, des femmes s’obstinant à prier devant un tabernacle qu’elles ne voient pas, et vide comme la nef. « Voilà donc, pensais-je, pourquoi je n’ai plus de fille : un rideau l’empêche de voir ! » Et pris de rage, je repartais, puisque jamais ce rideau ne devait se relever, puisque rien non plus ne peut suspendre l’appel à un Dieu qui ne répond pas !…
Pardon… Je parle encore de moi. Quelque volonté qu’on en ait, on a peine à faire abstraction de certains souvenirs. Et pourtant que sont ceux-là, auprès du reste !…
Deux ans passèrent.
Le 10 juillet dernier, un mot de la Supérieure m’avisait que Geneviève était tombée malade. On me mentait d’ailleurs : j’ai appris depuis lors que, dès son entrée, la phtisie l’avait minée.
Je ne sais si vous imaginez exactement ce qu’est la situation d’un père auquel on fait part du danger grave couru par sa fille, et qui, en même temps, n’a ni le droit, ni la possibilité d’approcher d’elle ? Durant une quinzaine, je dus me contenter d’aller au couvent solliciter des nouvelles. Nanti d’un bulletin verbal et sommaire, la famille ainsi satisfaite, je n’avais plus qu’à repartir, laissant à des indifférents la charge de soigner mon enfant. Libre à moi d’ailleurs de participer à la joie mystique des religieuses qui me renseignaient. Une fin rapide et pieuse n’est-elle pas la récompense suprême à laquelle toutes aspirent ?
De retour ici, terré le reste du jour comme une bête touchée à mort, libre encore à moi soit de me jeter par la fenêtre, soit de supplier la divinité avec l’ardeur du sauvage qui conjure le tonnerre de ne plus tonner. Ceci aurait de me rendre fou : même cette grâce m’a été refusée !
Enfin le 27 juillet, arrivé à l’heure habituelle, je fus accueilli par la Supérieure en personne. Grâce à Dieu ! sœur Thérèse du Sacré-Cœur s’était heureusement endormie dans le Seigneur, au jour levant. Une sainte de plus venait d’entrer dans le ciel. Vous le voyez, la mort prise de la sorte n’est qu’allégresse. On se demande même pourquoi la Bible en fait un châtiment.
Vous croyez aussi, peut-être, que j’ai tenté de rompre les barreaux qui me séparaient du corps de ma fille ? Je suis parti sans répondre, sans un geste, sans une larme. Tout à coup j’étais devenu exactement pareil à ce bois de fauteuil… insensible… je le suis encore. D’ailleurs, de quoi me plaindre ? Depuis si longtemps déjà, ma fille était morte pour moi ! Alors, n’est-ce pas, il n’y avait rien de nouveau, rien sinon que, derrière le voile, les survivantes prieraient encore avec plus de joie ?…
Hé bien ! non… Tout est changé : avant, je ne la voyais plus, elle était perdue pour moi, mais je la sentais vivante ! Avant, ce n’était qu’un couvent qui me la prenait, c’est-à-dire d’autres êtres humains capables, comme vous et moi, de changer d’idée, et même de lâcher leur proie ; tandis que cette fois, le voleur ne rendra pas ! Un vol, voilà le mot ! et dans quelles conditions !…
Si rude que soit le jeu de la vie, il y a des conventions qui le régissent. Les parents, par exemple, disparaissent avant les enfants. L’inverse est une tricherie. Or, pour moi, la mort a biseauté les cartes ! Elle m’a volé, vous dis-je, contrairement aux règles, volé comme on détrousse un provincial dans un tripot ! Et il n’y a pas de police pour interdire cela, pas de magistrat pour le punir !… Étonnez-vous, maintenant, si des pensées atroces se lèvent dans mon cerveau ! La vue d’une mère avec son mioche me fait serrer les poings. Quand une jeune fille passe, je me demande : « Pourquoi n’est-ce pas elle qui est morte ? » Je hais la jeunesse qui s’étale, les infirmes qui prennent au soleil la place de ma fille : la lumière, la joie des autres me crucifient… Ce n’est rien encore : retourné vers le passé, je prétends y traquer le misérable que j’y pressens, et qui, sans se découvrir, nous a poussés, elle et moi, sur le chemin où la mort attendait !…
Mais vous hochez la tête… Attendez ! je n’ai pas achevé… Sans ce qui va suivre, aurais-je tenté l’incroyable effort de ce récit, et que feriez-vous ici ?…
Trois jours après, je revenais du cimetière. Un homme se présente ici, — un prêtre qui est, paraît-il, l’aumônier du couvent…
A sa vue, je fus tenté de refermer la porte. Bien que je ne le connusse pas, j’aurais juré que lui aussi arrivait de là-bas : il portait encore dans sa soutane des relents d’encens, de terre mouillée et de cire mortuaire. Cependant, il insiste, exige presque d’être reçu : enfin il pénètre, et le voici, là, exactement à votre place.
Il m’adresse d’abord de vagues consolations que je n’écoute pas, s’excuse de me déranger dès les premières heures de mon deuil, puis soudain s’interrompt : s’il est venu, c’est qu’il est chargé d’une mission et a promis de s’en acquitter ce jour-là même.
— Voici, acheva-t-il, le papier que sur l’ordre de madame la Supérieure, et en conformité du désir exprimé par votre fille, je suis chargé de vous remettre. Lisez-le. Sachant ce qu’il contient, je compte qu’il vous aidera dans votre épreuve. Il est le dernier acte d’humilité d’une carmélite dont je n’ai jamais cessé d’admirer les vertus et, — je voudrais au moins l’espérer, — la preuve éclatante qu’après Dieu, vous avez eu la part de choix dans l’âme d’une sainte.
Il me tend l’enveloppe. Je la dépose sur cette table.
— C’est bien, monsieur l’abbé, je vous remercie.
Il attend un instant, croyant que je vais lire, mais je ne bouge point. Après quoi, il se lève :
— Je comprends, monsieur, que vous préfériez être seul pour en prendre connaissance. Que Dieu vous aide ! Si vous le permettez, je reviendrai dans quelque temps.
La porte bat : je me retrouve seul. Et je contemple l’enveloppe blanche sur laquelle mon nom n’est même pas écrit, cette enveloppe qui, paraît-il, vient de ma fille, où elle a mis peut-être sa vraie pensée, où je trouverai, m’assure-t-on, ma première consolation.
Près de quarante-huit heures s’écoulèrent, le croiriez-vous ? durant lesquelles je n’y touchai pas, tant j’avais l’effroi de ne trouver que des phrases pieuses, l’espoir d’y découvrir que j’étais encore aimé, et une crainte sourde de me heurter à de nouvelles douleurs.
Enfin, vaincu par le désir d’approcher une dernière fois ma fille, je sortis, en tremblant, le feuillet, et je lus.
Que je dise tout de suite que je n’ai plus la possibilité de montrer cette lettre, cette confession plutôt : je l’ai brûlée. Elle n’était pas d’ailleurs de la main de Geneviève, trop faible déjà pour écrire elle-même. Le contenu, cependant, en reste gravé là… Il y a des phrases qu’on lit une fois et qui s’impriment au fer rouge. Ces phrases, non plus, je ne les répéterai pas. Trop souvent, depuis lors, je me suis demandé s’il n’eût pas été mieux de les ignorer !… En revanche, pour vous éclairer, il est nécessaire de résumer l’essentiel…
Et d’abord, ma fille me demandait pardon ! oui, — pardon de m’avoir quitté, pardon de s’être dérobée à l’immense tendresse qu’elle savait lui être donnée, pardon de n’avoir pas dit comme elle me la rendait…
Je sais bien qu’à la veille de sa vêture, elle m’avait écrit les mêmes choses : mais alors, elle obéissait à une règle, tandis que maintenant rien ne l’obligeait à rappeler ainsi notre passé, rien surtout ne l’obligeait à le justifier. Or, monsieur, la suite n’avait pas d’autre objet.
Acte d’humilité, avait dit l’aumônier. Suprême élan de contrition ? possible encore… Avant tout, besoin de m’expliquer, à moi le père, pourquoi j’avais été torturé et quelle fatalité supérieure dicte les événements.
Si ma fille, en effet, est morte carmélite, si vous me voyez là, dépouillé, solitaire et révolté, c’est que ma fille, ayant cru tuer une âme, n’a vu, pour la racheter devant Dieu, qu’un sacrifice possible : le sien. Supposez une seconde qu’il n’y ait pas eu l’autre, ma fille n’eût jamais été religieuse, je n’aurais pas souffert, et probablement je bénirais la vie. Laissons de côté la phraséologie pieuse, les remords de pécheresse accablée sous le fardeau d’une faute problématique, que reste-t-il de la confession de ma fille ? L’autre. Car, à Semur, mes yeux avaient bien vu. De toutes les forces de son être, ma fille adorait l’autre ! A la suite de quel drame l’autre a-t-il disparu en menaçant de se tuer, comment ma fille a-t-elle perdu sa trace, cru la menace réalisée, comment surtout en est-elle venue à se traiter en justicier ? je l’ignore ; et à quoi bon d’ailleurs ? Ah ! si seulement elle m’avait alors ouvert son cœur, ensemble, n’est-ce pas ? nous aurions vu clair, j’aurais dissipé ces folies : je lui aurais ramené l’autre, à coup sûr demeuré bien vivant ! tandis que maintenant… Maintenant, monsieur, ma fille est morte, je voudrais être mort, et c’est un autre qui a fait cela, un autre dont ma fille a probablement ignoré ce qu’il est devenu, un autre dont je ne connais toujours pas le nom… Auparavant j’accusais Dieu : désormais, je dois accuser, haïr dans le vide !
Ainsi, quelque part un homme existe, que ma fille a aimé, qui a dédaigné ma fille, pour lequel ma fille a tout sacrifié, y compris moi : et cet homme m’échapperait ? Allons donc ! dussé-je y consumer ce qui me reste de fortune et de vie, je prétends, j’exige de l’atteindre !
Comprenez-vous aussi pourquoi vous êtes là, pourquoi vous m’écoutez ?
Depuis deux mois, je fouille le passé, je scrute, je tâtonne… Ah ! tous les gens que nous avons pu connaître, comme je les ai déjà interrogés, soupçonnés, jaugés !… Rien encore, pas même la pauvre lueur qui, sans éclairer, marquerait au moins la voie ! Et voici que, soudain, vous reparaissez… vous qui avez dû savoir… qui savez peut-être… Du coup, j’ai vu l’horizon se rouvrir. Il me semblait que ma fille elle-même vous amenait pour mettre fin à ma dernière angoisse. Elle était là, me commandant de ne rien omettre, assurée d’éclairer ainsi vos soupçons, ou mieux, de justifier votre certitude. Alors, à votre tour ! Quand on a été mêlé comme vous à la vie quotidienne d’une ville, on n’ignore rien de ce qui s’y passe. Je sens, je suis sûr que vous, du moins, n’hésitez pas… Donc, répondez ! qui est l’autre ? A qui dois-je l’enfer où je descends ? Oh ! ne détournez pas les yeux… Même si c’était vous, par hasard, vous ne devez pas vous taire ! parlez… j’ai tout dit… j’attends… »
Arrêtons-nous un instant, avant de poursuivre la scène.
Il est clair que n’importe quel auditeur eût senti son indifférence fondre au rayonnement de douleur qui émanait de M. Lormier. Qu’était-ce, quand on avait mesuré, comme moi, la passion jalouse dont ce père avait vécu ?
Admirez aussi l’ingéniosité de la souffrance, une fois la blessure faite, à se renouveler. Quelle gradation savante ! Pour une indisposition sans gravité, j’avais vu M. Lormier trembler d’épouvante à la pensée de perdre sa fille : il l’avait maintenant perdue deux fois. A un autre, qui eût aimé son enfant d’une manière ordinaire, cela ne serait pas arrivé ; mais au père exceptionnel, l’exceptionnelle aventure. Pour être choisi, il suffit qu’on soit entre tous le plus apte à goûter l’amertume du breuvage…
Restait qu’au milieu de tant de ruines, un vague désir agitait le cœur du malheureux. Que ce désir fût ou non déraisonnable, il était. A tort ou à raison, M. Lormier voulait connaître l’autre. Allais-je lui répondre, et m’abandonnant à mon tour à l’intuition qui, brusquement, illuminait mon esprit, devais-je, pour l’apaiser, lui livrer celle-ci ?
Ici, en effet, se place pour moi une série de phénomènes mentaux que je ne tenterai pas d’expliquer et dont il me suffit que je les aie subis. Et d’abord, à peine M. Lormier achevait-il son récit, que, brusquement, une image avait surgi devant mes yeux : La Gilardière.
Pourquoi lui ? quelles preuves en apporter ? Un seul jour, il avait passé devant nous, et mademoiselle Lormier avait semblé ne pas le voir. Une autre fois, M. Lormier en avait parlé et c’était pour en dire du mal, précisément sur la foi de sa fille. Enfin La Gilardière parti, les Lormier étaient partis à leur tour : coïncidence, rien de plus.
Cependant, aujourd’hui encore, j’ai la conviction de ne pas errer : La Gilardière dut être l’autre. Si, comme l’imaginait M. Lormier, sa fille m’avait conduit ici pour l’éclairer, elle faisait mieux encore : elle me criait le nom ! Je ne pouvais pas ne pas l’entendre !
Mais il y a plus : à la minute même où ceci s’imposait à moi, alors que j’allais ouvrir la bouche pour accorder à M. Lormier le pauvre soulagement momentané qu’il mendiait à grands cris, aussi impérieuse que la suggestion du nom, une force intérieure m’ordonna de me taire.
Le comprenne qui voudra ! il semblait positivement que la lumière ne m’eût été révélée que pour mieux la préserver. Mademoiselle Lormier serait apparue soudain pour me commander le silence, que j’eusse senti la même impossibilité à livrer ce que je tenais désormais pour certain. J’ignore si les morts parviennent à nous parler : s’ils le font, ce ne peut être que de cette manière invisible et secrète, sous forme d’une volonté à laquelle on désespère d’échapper… Et c’est ainsi que, voulant de toute mon âme satisfaire M. Lormier, je tentai au contraire de lui brouiller la piste ; quand il eut jeté : « Parlez, j’ai tout dit, j’attends ! » ce ne fut pas non plus le nom de La Gilardière que je prononçai, mais des paroles qui m’étonnèrent moi-même, tant elles m’étaient étrangères.
— Hélas ! cher monsieur, il était écrit que je vous apporterais une désillusion nouvelle. Après votre récit, et m’efforçant d’en tirer des conclusions, je ne rencontre qu’une pensée, plus désespérante qu’utile. Non, l’autre, comme vous le nommez, n’habitait pas Semur. Vivant à Semur, pour habile qu’on l’imagine, il n’aurait pas esquivé les curiosités d’alentour. Ouvertement ou non, on aurait parlé de lui. Or, j’affirme que jamais je n’entendis prononcer un nom en même temps que le vôtre. Bien mieux, j’ai toujours été surpris du silence total dans lequel on vous laissait. La malignité des petites villes a des instincts sûrs : il est probable que, dès le premier jour, on vous a sentis occupés ailleurs… Ailleurs est le terme exact : croyez-moi, l’autre vivait ailleurs, probablement à Paris, ou plus loin encore… Ailleurs, ce peut être la France, c’est partout… Mais qu’est-ce qu’une recherche destinée à se perdre ainsi à travers le monde ? Ne serait-il pas plus sage d’envisager tout de suite la déception qu’elle doit donner et de renoncer à poursuivre un mystère, que, sauf le cas d’une chance bien improbable, on ne saurait atteindre ?
J’évitais en parlant de rencontrer le regard de M. Lormier. En revanche, je pouvais suivre sur sa poitrine le rythme de ses impressions. Après avoir été suspendu un instant, le souffle de M. Lormier recommença, d’abord doucement, puis de plus en plus rapide. Quand j’achevai, j’eus l’impression que le corps tout entier se ramassait pour un élan. Je m’attendis à un bond. Il ne bougea pas.
— Ainsi, vous estimez, vous, que l’autre est à Paris ?
Je hochai la tête, et toujours sans regarder :
— J’ai dit Paris… ou ailleurs.
— C’est tout ce que vous trouvez ?
— Tout… je le regrette…
Les épaules se levèrent ; un sourire sardonique contracta la bouche :
— Mon compliment ! vous êtes discret.
Je ne pus maîtriser un tressaillement :
— Pourquoi discret ?… ignorant suffit.
Il fit quelques pas dans la pièce, l’air songeur. Revenu ensuite vers moi, il s’arrêta. Je me sentis dépouillé par un examen aigu.
— Et pourtant, reprit-il, je lis dans vos yeux que vous gardez quelque chose que vous ne voulez pas dire !
Effrayé par sa clairvoyance, je compris en même temps qu’il prétendait passer outre à mes défaites. Je n’avais qu’à faire front.
— En effet, répliquai-je résolument, il y a autre chose, mais je m’abstiens de le formuler, crainte de vous blesser.
Il secoua les épaules ironiquement :
— En serais-je là que quoi que ce soit puisse encore me blesser ? Je ne le crois pas vraiment… Hé bien ?… reprit-il, voyant que je tardais à m’expliquer.
— Supposons, dis-je, que vos recherches aient abouti, que vous connaissiez l’autre… A quoi cela vous avancera-t-il ?
Ses joues devinrent pourpres :
— Vous oubliez que cet homme a tué ma fille !
— Mais s’il est mort lui-même, ou disparu ?
— Il ne l’est pas : les gens de sa sorte ne passent jamais à l’acte !
— Cependant, c’est possible.
— Non.
— Soit : admettons-le vivant. Alors, que ferez-vous ?
Je vis, comme auparavant, son corps se ramasser pour un élan et toujours sans bouger.
— Ce que je ferai ? J’irai à lui, où qu’il soit. Face à face, je le confronterai avec son œuvre, puis…
Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Je ne le laissai pas achever.
— Et puis, déclarai-je froidement, vous rappelant que votre fille l’aima au point de vous sacrifier à lui, vous prendrez la fuite, avec le remords d’en avoir trop dit et la pensée que mieux valait respecter le dernier vœu de celle qui, jusqu’au bout, souhaita le laisser inconnu !
Il m’écoutait peut-être. Il tentait surtout de découvrir sous mes phrases la réticence qu’il était assuré d’avoir surprise tout d’abord. Après que j’eus achevé, il attendit encore un peu afin de s’assurer que je n’ajouterais rien, puis d’une voix coupante :
— Non, répliqua-t-il, je ne fuirai pas. Je ne croirai pas non plus que ma fille me désapprouve. Il faudrait pour cela que les morts ne fussent pas morts, et ils le sont… tout à fait… Où serait la justice, si les vivants renonçaient à l’établir eux-mêmes ? Songez à l’autre qui ne sait rien, ou qui s’en moque, et qui est heureux !
Et approchant de moi soudain :
— … Car vous ne niez plus qu’il vive, n’est-ce pas ?
Je me redressai avec violence :
— Je l’ignore absolument !
— Il vit, et vous savez où !
— J’affirme…
— Ah ! plus de faux-fuyants ; je veux le nom, le lieu…
— Faut-il jurer que je ne les soupçonne pas ?
— Allons donc ! voici là, dans vos yeux, la lueur qui me renseigne. Mon récit ne vous a rien appris : vous saviez tout !
— Vous rêvez.
— Je vois !
Nous parlions désormais sans mesurer les mots. Je me demandais où nous allions, quand le timbre retentit dans l’antichambre.
— Quelqu’un ! murmurai-je, le cœur bondissant à la pensée d’un arrêt dans le duel qui s’engageait.
M. Lormier regarda machinalement la pendule.
— Ce n’est personne : c’est la femme de service ; elle passe à cette heure-ci.
Et précisément parce qu’il s’agissait d’une chose habituelle, il trouva naturel de s’interrompre pour aller ouvrir : tant, aux instants les plus tragiques, nous demeurons serviteurs du geste coutumier.
Laissé seul dans la pièce, j’aspirai l’air comme on boit un verre d’eau. Si l’arrivée d’une femme de service n’était point la diversion espérée, elle apportait du moins un répit. Quand, dans quelques instants, le débat reprendrait, nous aurions eu le temps l’un et l’autre de nous ressaisir. Les emportements soudains risquent seuls de déchirer les voiles.
Cependant M. Lormier, ayant passé dans l’antichambre, approchait de la porte. Je perçus le gémissement de la serrure qui tournait sous sa main irritée. J’attendis ensuite le renvoi de l’importune. Un dialogue bref, au contraire, me parvint :
— Vous, monsieur !
— Au moins, ne suis-je pas indiscret ?
— Si… non… enfin, peu importe. Entrez.
Puis des pas qui piétinent, s’emmêlent, semblent traîner comme la pensée qui les dirige… Avez-vous noté avec quelle précision des pas, s’agît-il de traverser un couloir, révèlent un accueil, l’embarras de celui qui tombe mal, l’impatience de celui qu’on dérange ?
— Passez, monsieur.
— Après vous.
Et M. Lormier reparut. Un prêtre le suivait.
Il entra, timide, petit, les épaules effacées, son corps maigre perdu dans une soutane trop vaste, sans autre souci visible que celui d’éviter les meubles et de trouver un coin obscur où s’abriter. Bien qu’il ait dû m’apercevoir dès le seuil, il ne parut remarquer ma présence qu’une fois arrivé à la place qu’il s’était choisie, et, alors, son embarras redoubla. Tout en m’adressant une salutation suppliante, il balbutia :
— Ah ! voilà qui confirme mes craintes… je dérange…
— Point du tout, répliqua M. Lormier ; monsieur est un ami d’autrefois, notre médecin, à Semur.
Puis, me désignant le prêtre :
— Je vous présente monsieur l’aumônier… Aumônier du Carmel, bien entendu…
Je repris ma chaise ; l’abbé s’installa de l’autre côté de la table ; M. Lormier, lui, venu devant la cheminée, resta debout, et aucun n’ayant envie de commencer, nous attendîmes…
Brusquement l’irruption de ce tiers, si humble, modifiait tout. M. Lormier, l’air absent comme au début de notre rencontre, semblait avoir oublié ses projets. L’abbé souriait ingénument pour se donner une contenance. Moi-même, je savourais l’imprévu d’une accalmie, qui, si brève fût-elle, nous rendait au sang-froid. La pièce où nous étions ressemblait à ces maisons où un malade agonise : les voix se taisent, les pas se font discrets, et les cœurs battent affolés…
Je profitai de l’arrêt pour examiner l’abbé plus à loisir. A y mieux regarder, il me parut un personnage singulier : des yeux pâles, des joues couperosées, un nez volontaire qui descendait en flèche vers une bouche morne et encadrée de lèvres sereines, le tout faisant l’exacte contre-épreuve de M. Lormier. Au repos, on oubliait l’incertitude du geste pour l’ascétisme du visage ; l’expression d’anxiété peureuse se muait en immobilité réfléchie.
M. Lormier et moi nous obstinant à ne rien dire, il fallut bien pourtant que le troisième se décidât.
Prenant donc son parti et roulant d’un air gêné son chapeau dans ses mains, l’aumônier débuta :
— Je tenais d’autant plus, monsieur, à vous rendre mes devoirs que ma première visite ne comptait pas, étant uniquement consacrée à une fonction de fidèle commissionnaire.
Ainsi, il n’était pas revenu depuis le jour de l’enterrement.
— Puis-je espérer, poursuivit-il avec effort, qu’aujourd’hui votre cœur est un peu moins meurtri, sinon en voie d’apaisement ? Le désespoir où je vous ai trouvé, n’a pu qu’être adouci par la certitude que votre chère fille est au ciel. Je compte beaucoup sur l’intercession de sœur Thérèse. Priez-la souvent, comme je le fais moi-même… et vous verrez…
Le silence reprit, accablant. Les yeux du prêtre erraient avec angoisse autour de la chambre, en quête d’une réponse qui ne venait pas. On le sentait découragé de poursuivre. Il ne parlait que par devoir.
— Qu’est-ce que je verrai ? reprit enfin M. Lormier.
Lui aussi contemplait les murailles : évidemment, il posait la question sans se soucier d’une réponse.
— Peu à peu, le fardeau s’allégera : Dieu aidant, vous vous résignerez.
— Oh ! pour cela, monsieur l’abbé, je n’ai besoin de personne. Comment ne pas se résigner à ce que l’on sait ne pouvoir changer ? riposta M. Lormier.
Il s’était tourné vers le prêtre avec une sorte d’irritation. J’en avais fait autant, comme pour m’associer à des paroles qui résumaient si bien ma propre pensée : seule compte la douleur qui se sait définitive. Sans paraître remarquer notre mouvement, l’aumônier hocha la tête :
— Je me fais mal comprendre. J’ai entendu par « se résigner » accepter avec reconnaissance le don divin qui nous est accordé sous les espèces de la souffrance.
M. Lormier eut l’air de balancer entre l’étonnement d’un pareil propos et le découragement de parvenir à être compris à son tour :
— En ce cas, en effet, monsieur l’abbé, n’attendez pas de moi pareil effort.
— La foi, pourtant…
— La foi est un don que je n’ai jamais eu beaucoup, mais qui m’échappe entièrement aujourd’hui.
— Votre chère fille m’avait dit cependant… j’avais cru… c’est un malheur, monsieur… oui… le plus grand de tous !
— J’en supporte tant d’autres, que, dans le nombre, celui-là ne compte pas, dit encore M. Lormier.
Et l’on eut la certitude qu’il n’ajouterait rien. Désormais, il avait résolu d’ignorer cet homme qui, ayant renoncé à la paternité et ne risquant pas d’être dépouillé, affichait sans grâce une intolérable sécurité. Je ressentis au contraire une impression inverse. Il me semblait que grâce à lui, — qui en avait parlé pourtant si peu, — le souvenir de la morte tendait à s’installer au milieu de nous, d’une manière concrète. Sans doute nous nous trompions l’un et l’autre ; cela suffisait pourtant à nous donner l’apparence absorbée de gens qui, écoutant leurs pensées, se détachent de toute conversation.
Un nouveau silence ayant suivi, dont rien ne permettait d’entrevoir la fin, l’abbé, de plus en plus gêné, et toujours roulant son chapeau, se pencha cette fois de mon côté :
— Monsieur habite encore Semur ?
— En effet.
— Bien agréable ville, dit-on.
— Charmante.
— Vous y étiez déjà, naturellement, du temps de M. Lormier ?
— J’étais même son médecin, comme il le rappelait tout à l’heure.
— Alors, vous avez connu aussi sœur Thérèse du Sacré-Cœur, quand elle était dans le monde ?
Vous suivez, n’est-ce pas ? ces questions et ces réponses que nous jetions dans le vide de la pièce. Rien de plus inoffensif, en apparence. A moins de gémir sur le temps, quels autres propos tenir ? Cependant, grâce à eux, nous courions à l’abîme !
L’abbé n’avait pas terminé sa phrase que déjà M. Lormier intervenait :
— En effet, le docteur a connu ma fille, beaucoup plus que vous ne le pensez : il sait même qui est l’autre !
Incertain, l’abbé releva la tête pour considérer M. Lormier. Il cherchait à comprendre.
— C’est vrai, dis-je à mi-voix, j’oublie que vous ignorez… M. Lormier désigne ainsi la personne à laquelle sœur Thérèse fait allusion dans ses dernières confidences ; mais, contrairement à ce qu’il suppose, je ne pourrais lui fournir aucun renseignement à ce sujet.
— Ah ! répondit l’abbé, du moment que vous êtes au courant des confidences de sœur Thérèse, je me permettrai de remarquer qu’il y faut moins voir l’expression d’une réalité positive que celle d’une admirable humilité et de touchants scrupules.
Il s’adressait à moi ; néanmoins, il s’exprimait comme si son conseil devait aller ailleurs, et sa voix avait pris une assurance qui m’étonna.
— Compris, dit M. Lormier ; si bien que, venus l’un et l’autre m’offrir des consolations dont je n’ai que faire, vous êtes résolus à ne point répondre à la seule question qui m’intéresse !
Une double exclamation suivit :
— Quoi, monsieur ! vous cherchez…
— Allons-nous recommencer ?
— Si je ne prétendais pourtant connaître enfin la vérité, vous aurais-je laissés entrer chez moi ? s’écriait de son côté M. Lormier.
Puis, tragique, tant son ironie demeurait glacée :
— Avouez, poursuivit-il, que la situation est pour le moins piquante. Nous sommes trois ici, dont deux étrangers. Un drame intime a ruiné la vie de ma fille et la mienne. Qui devrait être au courant, sinon moi, le père ? Point ! Seuls, les étrangers possèdent ce privilège. Le docteur, j’en ai la conviction, sait tout. Quant à vous…
— Moi ? interrompit l’abbé.
— Oui, vous… osez nier que vous ayez été le confident de ma fille ! Bien mieux, du jour où elle devint votre pénitente, ai-je rien connu d’autre que ce qu’il vous a plu de l’autoriser à me dire ?
Durant une seconde ensuite, on n’entendit rien d’autre que le bruit léger de nos souffles. A nous voir ainsi, muets et immobiles, il semblait que nous attendissions l’arrivée d’un être chargé de dissiper les ténèbres au sein desquelles nous étouffions. Et, tout à coup, je crus en effet qu’il entrait ! L’abbé enfin se levait. Une volonté contenue redressait son corps peureux. Il commença d’une voix sourde, bien que libérée déjà des incertitudes antérieures :
— Avant tout, monsieur, permettez-moi de relever une erreur que votre ignorance de nos règles suffit à excuser, mais qu’il importe de chasser de votre esprit. Si j’ai bien saisi le sens de vos dernières paroles, vous supposez que j’ai demandé à ma pénitente le nom de celui qui… avait pu jadis l’intéresser. C’est là une assertion gratuite. C’est aussi croire qu’un confesseur, digne de ce nom, s’intéresse à autre chose qu’au seul pénitent dont il reçoit les aveux. Au risque de vous surprendre, j’atteste devant Dieu que si votre fille avait été tentée de prononcer un nom, je lui aurais imposé silence. Au tribunal de la pénitence, chacun s’occupe de soi : la Providence s’avise du reste !…
Dès le début, je le répète, si les mots marquaient encore une certaine hésitation, l’accent, tour à tour âpre et mollissant, oscillait déjà entre la timidité qui s’efface et une ardeur profonde qui brise son lien. Mais à ce point, que dire de ce que nos yeux aperçurent ? Rejetant le masque, un homme nouveau, le véritable à coup sûr, venait de paraître. Plus de mièvreries, plus de douceurs : un front altier, des lèvres impérieuses, un regard dont le poids obligeait les nôtres à baisser, un ton de maître… C’était une transformation telle qu’on hésitait à en admettre la réalité, telle encore qu’il eût été impossible d’interrompre ou de ne pas écouter. On se demandait : « Est-ce toujours lui ? » On ne pouvait y croire, et déjà on savait qu’on devrait obéir.
Il poursuivit :
— Au risque de vous surprendre une seconde fois, j’atteste aussi que si l’idée de chercher à votre tour le nom de cet homme vous est venue, vous y renoncerez aujourd’hui, demain peut-être, d’ici peu à coup sûr… Ceci pour une raison bien simple, et qui, si elle ne vous touche aussitôt, l’emportera quelque jour et malgré vous. Si je vous en priais au nom de votre fille, dont je fus, c’est exact, le suprême confident, oseriez-vous me résister ? Hé bien ! je vais plus loin : assuré de remplacer ici une morte qui ne peut se défendre, et certain de rester l’exécutant fidèle de sa volonté, je vous intime l’ordre de laisser intact un mystère qui doit vous être sacré, comme la mémoire même de celle qui l’a gardé !
Entamée dans le silence, l’injonction s’éteignit de même. Prononcées par un autre, je venais d’entendre précisément les raisons qui, auparavant et dans l’intime de mon être, m’avaient obligé à me taire. Mais avec quelle puissance elles avaient retenti ! Après cela, qu’ajouter ? M. Lormier, lui-même, devait avoir compris que la lueur à laquelle il tentait de raccrocher sa vie, allait s’éteindre et je le vis quitter sa place pour errer indécis, un long moment. Toutefois, de tels désirs ne meurent pas sans soubresauts.
— Ainsi, murmura-t-il enfin, il vous paraît naturel, monsieur l’abbé, que je sois devenu ce que je suis et que j’ignore, pour jamais, à qui je le dois ?
Il y eut dans la réponse le même accent d’autorité :
— Peu importe, monsieur, d’où vient la souffrance. Le plus souvent, celui qui la provoque est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu’il a fait. Une seule chose compte : la souffrance en elle-même, et le mérite qu’elle nous acquiert.
Une dernière colère souleva M. Lormier contre la formule implacable.
— Dites tout de suite que la souffrance est un bienfait !
— Une semence divine, oui, monsieur.
— Parce que vous croyez en Dieu !
— Parce que j’ai toujours vu la vie naître, grandir, et ne subsister que par la souffrance.
— Il suffit, monsieur l’abbé : contemplez donc une fois au moins un homme en qui la semence divine a fait germer le goût du néant et la haine de la vie. Du sommet où je suis, on juge la réalité à sa mesure. Ma fille s’est sacrifiée pour rien. Ma douleur ne sert à rien. Un temps de douleurs entre deux riens, voilà l’histoire de tous, la mienne aujourd’hui, la vôtre demain…
L’abbé interrompit doucement :
— Non, monsieur, puisque je crois à la vie éternelle.
— Tant mieux pour vous ! Chimère ou mensonge sont en effet les seuls refuges de l’homme. Au surplus, et quoi que je décide au sujet de l’autre, je vous supplie de ne plus revenir. Vous êtes ici… et je suis là… (il montrait les angles opposés de la pièce). Alors, n’essayons pas de nous rejoindre… et quittons-nous.
M. Lormier se tourna vers moi :
— Et vous aussi, docteur, allez-vous-en. Vous avez préféré mentir, ou vous taire, ou peut-être tous les deux. Je ne vous en veux pas. Le rôle normal des bêtes humaines est de se torturer, même par pitié. Je ne me plains pas non plus ; simplement, pareil au chien qui va mourir, je demande à rendre le dernier souffle à l’abri des regards, et solitaire…
Après cela, il se tut. De nouveau, il y eut un grand silence. L’abbé, immobile, semblait redevenu le pauvre homme du début, timide et incertain. Moi, je m’étais levé, hésitant à obéir, et percevant avec découragement l’inanité de nouvelles paroles.
Je ne me rappelle plus ensuite quels furent nos adieux. Il est possible que l’abbé ait dit :
— N’importe ! je reviendrai.
A quoi M. Lormier dut répondre avec effroi :
— Que m’apporteriez-vous ?
Puis, je me revois tenant la rampe de l’escalier. En avant de moi, l’abbé, qui descend, balaye les marches avec sa soutane flottante. Derrière, la porte de M. Lormier est demeurée entr’ouverte, probablement pour permettre à la fille de service, quand elle viendra, d’entrer sans déranger. On ne voit plus M. Lormier ; mais ce qui paraît du garni devenu son refuge, clame la détresse. J’ai l’impression de laisser derrière moi la plus grande douleur humaine que j’aie encore connue, et je me demande : « A quoi sert-elle ? »
Oui, à quoi bon tant de souffrance ? Où mène-t-elle ? Vous prétendiez en commençant qu’elle épure et perfectionne : par elle M. Lormier n’a appris que la révolte, l’envie et l’incrédulité. Singulière moisson, si la semence est divine ! Pourquoi d’ailleurs Lormier plutôt que vous, ou moi, ou n’importe qui ? Le dieu qui préside au choix est-il le hasard aveugle ou un roi cruel qui s’ennuie ? Maintenant que le temps est écoulé, comme je comprends aussi qu’au naufrage d’une pareille existence une seule pensée ait d’abord survécu : vérifier ce qu’était devenu l’autre. Le bonheur de l’autre ! voilà bien le corollaire attendu, qui eût complété l’injustice universelle… Mais n’ai-je pas, moi-même, et le premier, contribué à priver Lormier d’une satisfaction si dérisoire ? Quand j’affirmais que tous, spontanément et sans volonté de mal faire, nous fabriquons de la douleur pour ce qui nous approche !
Si maintenant vous souhaitez apprendre ce qu’est devenu M. Lormier, je dois avouer que je l’ignore. Est-il mort comme il souhaitait « à l’abri des regards et solitaire » ? Peut-être. Vit-il toujours ? Il est possible… Et ceci aussi m’est un remords : des deux hommes qui le quittèrent ce jour-là, n’étais-je pas celui qui devait dire : « Je reviendrai », plutôt que l’abbé ?
Au fait, j’oublie que je n’en ai pas fini avec lui.
Sur le trottoir, et au moment de nous séparer, je l’entendis murmurer de sa voix tremblotante et gênée :
— Croyez-moi : sa fille le gardera demain comme elle le fit aujourd’hui ; le dernier mot n’en est pas dit…
— Quel dernier mot ?
Il ne répondit pas. Alors, cédant malgré moi à une curiosité absurde :
— En tout cas, monsieur l’abbé, très intéressé par notre rencontre, pourrais-je apprendre à qui j’ai eu l’honneur…
Il m’interrompit précipitamment :
— Abbé Manchon… aumônier du Carmel.
Puis reprenant son idée interrompue :
— Le dernier mot, le voici : le malade crie sous le bistouri, mais après, longtemps après parfois, le mieux commence et la guérison suit. Au revoir, monsieur.
Je ne tentai pas de le rappeler pour l’interroger : tout à coup cette idée venait de me clouer au sol que le confident de sœur Thérèse du Sacré-Cœur, le prêtre résolu à sauver M. Lormier, était le frère de La Gilardière ! Calcul suprême d’une amoureuse devenue sainte ? vaine coïncidence, ou jeu encore d’un destin avide de préparer de nouvelles souffrances ? A vous de choisir : on ne saura jamais !
Bien que nous eussions suivi sans l’interrompre le long récit de Pierre Duclos, je n’avais pas tardé à m’apercevoir d’un changement considérable dans la curiosité de Tinant. Condescendante au début, elle était devenue bientôt plus attentive, puis, à mesure qu’on avançait, véritablement passionnée, comme si les faits racontés lui fournissaient un tribut personnel. Je ne fus donc qu’à demi surpris quand, Pierre ayant achevé, j’entendis Tinant demander :
— Est-ce tout ce que tu sais ? Tu en es vraiment resté là ?
— Sans doute : pourquoi aurais-je caché quelque chose ?
Un sourire de triomphe éclaira le visage de Tinant :
— Hé bien ! mon cher, tes curiosités ne resteront pas où elles en sont. J’avais promis, quel que fût l’exemple que tu donnerais, d’en apporter un second où la souffrance produirait des résultats inverses : preuve que ce bienfait divin est pour le moins incohérent dans ses effets. Je ne me doutais pas que l’occasion se présenterait si belle ! C’est ton histoire que je vais recommencer.
— Mon histoire ! s’écria Pierre, stupéfait. Il faudrait pour cela avoir connu Lormier !
— Pourquoi non ? quand je dis recommencer, j’entends reprendre les mêmes faits, mais vus de l’autre bord. Sur la rive où j’étais, on n’apercevait pas mieux Lormier que sur la tienne on n’a vu La Gilardière : n’empêche que, prise ainsi par les deux faces, la tapisserie s’éclaire. Grâce à toi, bien des points qui m’étaient restés inexplicables, viennent de devenir limpides comme une eau de source. Parions qu’après m’avoir entendu à mon tour, sœur Thérèse en personne n’aura plus pour vous aucun mystère !
Il y eut parmi nous une hésitation étonnée. Je partageais l’incrédulité de Pierre. Celui-ci reprit, après une courte réflexion :
— Impossible ! Tu es dupe d’analogies !
— Il n’y a pas deux sœur Thérèse, ni deux La Gilardière !
— Je me suis servi de noms supposés !
— Rassure-toi, je les garderai : simples masques pour sauvegarder un reste d’anonymat que j’ai percé.
— Cependant tu vivais à Paris, ailleurs encore, mais toujours loin de Semur. Si tu avais eu un ami dans ma ville, je l’aurais su !
— Même s’il était La Gilardière ?
Alors, ébranlé, Pierre Duclos se tourna vers moi :
— Que penser d’une telle rencontre ?
Je répondis, railleur, bien qu’à demi convaincu :
— Je pense que, faute de lumière, on ne pouvait tirer du cas Lormier des conclusions raisonnables. Tinant sans doute nous les apporte. Le hasard, qui semble toujours cruel, se montre aussi parfois, bien que plus rarement, assez avisé.
— Permettez, reprit Tinant, que je remonte d’abord le cours du temps. Je suis si étonné moi-même de me retrouver ce soir au milieu d’êtres dont l’aventure m’a intrigué jadis et dont l’un, au moins, m’était très cher !
— Hâte-toi, dit Pierre, car l’heure avance : et compte que je t’arrêterai, si je m’aperçois que tu as fait fausse route.
— Je suis donc très sûr d’arriver au bout ; mais, encore une fois, quelle étrange sensation que de se heurter à du passé que l’on croyait mort et qui, soudain, se remet à vivre !…
Son visage venait de prendre une gravité qu’il devait garder jusqu’à la fin. Certains d’aller par les mêmes chemins, Pierre et moi avions aussi l’air d’attendre le retour d’êtres familiers, après avoir craint leur disparition sans retour…
Avant tout, débuta Tinant, et pour rassurer Duclos, apprenez comment j’ai connu les acteurs.
Au temps où j’achevais mon doctorat, un de mes parents me proposa d’accompagner en Italie un jeune homme pour lequel on cherchait un mentor. Au retour, et le voyage payé, une somme convenable devait récompenser mon agréable labeur.
— Il faut, m’écriai-je, que la compagnie soit bien mauvaise pour qu’elle entraîne une indemnité de retour.
— Point : elle est charmante, mais il importe que la mine revienne, j’espère que tu plairas.
Sur quoi, le lendemain, muni de l’adresse et du nom, je me présentai, rue Monsieur, chez madame Manchon de La Gilardière.
Vieil hôtel d’aspect triste et cossu ; mobilier dépourvu de style, mais en bois solides ; tentures lourdes et fanées : au total, une grandeur négligée, qui laissait indécis. Toutefois introduit dans la chambre même de madame Manchon, je ne tardai pas à sortir d’incertitude. Je n’étais pas assis qu’une grêle de questions tombait sur mes épaules :
— Quels sont vos projets d’avenir ? Comment bouclez-vous votre budget ? Quelles ont été jusqu’à présent vos distractions ? La philosophie est-elle pour vous une foi ou un gagne-pain ?
En dernier lieu seulement, madame Manchon daigna demander si je connaissais l’Italie, et sur ma réponse négative :
— Tant mieux : vous serez ainsi intéressé pour votre compte.
D’où je conclus que ma tête avait plu.
Cinq minutes après, un jeune homme qu’on avait fait appeler se présenta.
— René, dit madame Manchon, voici M. Tinant qui est disposé à voyager avec toi. Il doit être plein d’idées sur l’Italie puisqu’il s’occupe de philosophie. Entendez-vous pour un départ dans la huitaine. M. Tinant dîne avec nous ce soir, cela va de soi.
Je m’inclinai, bien que l’invitation eût plutôt l’air d’un ordre. René dit poliment :
— Nous aurons, dans ce cas, tout loisir pour accorder nos convenances après dîner.
Il ajouta allègrement :
— D’ailleurs, j’espère bien qu’on s’en remettra surtout à la fantaisie du jour. J’ai l’horreur des itinéraires à heure fixe.
Je m’esquivai ensuite, charmé par le sourire du fils, autant qu’étonné des manières décidées de la mère, et j’admirais aussi comme, en trois phrases, peut se manifester l’écart des caractères.
Bien entendu, une fois dehors, je m’empressai d’aller remercier mon parent. Sollicité de me fournir des précisions supplémentaires au sujet des Manchon de La Gilardière, il m’apprit ce qui suit.
Les Manchon, paraît-il, étaient papetiers de père en fils, aux environs d’Orléans. Le dernier venu avait agrandi l’entreprise au point d’en faire une rivale des usines d’Annonay, puis était mort jeune, dans des circonstances mystérieuses, suicide ou accident, on ne savait. Demeurée veuve à trente-huit ans, madame Manchon avait entrepris d’achever l’œuvre commencée par son mari. On vit, non sans quelque étonnement, une femme assumer la direction de nombreux ouvriers, apporter aux affaires une ténacité réfléchie, et la réussite répondre à son effort. La surprise ne fut pas moindre quand, après quelques années, on annonça qu’une société anonyme achetait les établissements Manchon. Libérée, riche, atteignant à peine la cinquantaine, madame Manchon, qu’on commençait d’appeler madame Manchon de La Gilardière, venait de planter là l’œuvre familiale et s’installait à Paris. Depuis lors, elle y vivait, en apparence désœuvrée, en réalité ne s’occupant que de son fils cadet qu’elle adorait. Par une gloriole assez inexplicable, celui-ci ne portait plus que le nom de La Gilardière.
La soirée acheva de m’éclairer sur le présent.
Arrivé très exactement, je vis dans le salon un curé maigre, une vieille demoiselle et René réunis en groupe autour de madame Manchon. Celle-ci m’accueillit avec une satisfaction non déguisée :
— Ravie de vous savoir ponctuel… Au moins, vous ne vous croyez pas impoli en arrivant à l’heure.
Puis, me désignant le prêtre :
— L’abbé Manchon, mon fils aîné.
Elle s’abstint de me présenter à la vieille demoiselle, mais se tournant vers elle :
— Lapirotte, allez secouer la cuisine qui est encore en retard.
Par bonheur pour Lapirotte, on vint annoncer presque aussitôt que le dîner était servi, et l’on passa dans la salle à manger.
Je ne me rappelle pas, bien entendu, les propos qui animèrent le repas. J’aurai en revanche et toujours, sous les yeux, le spectacle des convives.
Madame Manchon d’abord… Installé à sa droite, je ne l’apercevais guère que de profil, sauf lorsqu’elle m’adressait la parole. Surveillant les convives, elle n’intervenait que pour donner des ordres brefs. Ils étaient, chaque fois, scandés par une crispation de la main qu’elle avait jolie et prodigieusement volontaire.
En face de nous, et côte à côte, les deux frères. On imaginait difficilement deux êtres plus divers. René était bien tel que l’a dessiné Duclos : élégant, nonchalant et beau. Son sourire avait une grâce sûre d’elle-même. Le charme est un don qui enchante à la fois qui le possède et qui en approche : René jouissait du sien, en homme qui connaît son pouvoir et pourtant dépourvu de fatuité. Assuré de plaire, il se donnait la peine de conquérir. Enfoncé dans son assiette, l’abbé montrait au contraire une figure ingrate, dépourvue de lumière et plus encore de grâce. Le geste gauche, la parole rare, il semblait toujours sur le point d’éclater en reproches, comme si les mots ou la compagnie ne cessaient de l’offusquer. En somme, l’air d’un voyageur à table d’hôte, que gêne le voisinage, qui peste contre la lenteur du service et compte les minutes le séparant de la liberté.
Au bout de la table, enfin, la demoiselle de compagnie, Lapirotte. Tremblante, effacée, suivant avec une égale anxiété la marche des plats et les crispations de main du tyran, répondant au sourire de René et à l’humeur de l’abbé par des acquiescements tour à tour satisfaits ou navrés, puis s’échappant soudain au point de paraître oublier où elle était, cependant que passait sur ses traits la lueur d’une rancune indéfinissable.
Un monde, ces quatre visages. Derrière leurs expressions variées apparaissaient des âmes si dissemblables, qu’on se demandait par quel miracle elles réussissaient à vivre sous le même toit. Il n’était pas jusqu’aux noms qui ne traduisissent la différence profonde établie entre ces êtres soi-disant unis familialement : et n’était-ce pas déjà un symbole inquiétant que d’entendre nommer le prêtre : M. Manchon ; René : M. de La Gilardière, cependant que tous deux entouraient une Manchon de La Gilardière, de concert avec une Lapirotte ?…
Mais revenons à ma soirée.
A peine sortis de table, j’arrêtai le départ avec René. J’avais, cela va sans dire, subi comme tout le monde la séduction : au cours de notre rapide entente, j’eus aussi conscience de ne pas lui déplaire. Il nous quitta ensuite sous un prétexte quelconque. Auparavant, l’abbé s’était éclipsé sans bruit. Un signe du tyran congédia Lapirotte, et je me retrouvai en tête-à-tête, de même que le matin, avec cette différence toutefois que le repas excellent m’induisait à l’optimisme, et que j’espérais bien interroger à mon tour.
J’étais loin de compte : tout de suite, madame Manchon me remit au point :
— Du moment que vous me convenez, cher monsieur, me dit-elle, il est nécessaire que vous sachiez exactement ce que j’attends de vous. A tort ou à raison, j’ai l’ambition de faire de René un homme utile. J’avais compté jadis sur son aîné pour reprendre la conduite de l’usine paternelle. Malheureusement, j’ai eu le chagrin de lui voir tourner bride vers la prêtrise. Il restera toute sa vie curé, et même petit curé de petite paroisse ou de couvent ; c’est une désillusion à laquelle je me suis résignée sans plaisir : elle demande à n’être suivie par aucune autre. Pour René, il ne saurait être question d’industrie. Vous l’avez vu. Il est chimérique et nerveux : défauts irrémédiables pour qui dirige des ouvriers. D’autre part, sans être dépourvu d’esprit de volonté, il s’abandonne aisément aux circonstances, quitte à leur échapper ensuite par un coup de tête. Heureusement, je suis là pour reprendre la barre. J’ai décidé qu’il serait banquier. Il y a dans la finance une part de hasard et d’invention qui s’accorderont avec ses dons. Le métier, de plus, est mondain, et mène haut, si l’on sait s’y prendre. Dans un an, après apprentissage dans une maison sûre, René aura donc une commandite, ou je l’établirai à neuf, suivant l’occasion. Le voyage que vous allez entreprendre est une concession, — la dernière, — faite à son dilettantisme. Je m’y suis ralliée avec peine, et à condition qu’au retour nous passerions immédiatement aux réalisations d’avenir. Il importe, dès lors, qu’en cours de route la fantaisie ne reprenne pas son vol. Votre influence, à cet égard, doit être décisive. Je compte sur vous pour ramener, si besoin est, l’imagination de René au point de vue solide qui est le mien. Comment ? affaire à vous : un philosophe en sait plus que moi sur ce sujet et vous avez le champ libre. René m’écrivant à peu près chaque jour, je me réserve d’apprécier votre action, et même, s’il est utile, de vous faire part de mes remarques…
Tout cela, net, jeté de haut, avec des nuances assez marquées pour ne pas échapper : dédain évident du fils aîné, inflexion attendrie dès que passait le nom de René.
Je m’inclinai sans discuter. Je quittais la cour de l’hôtel quand René me rejoignit.
— Puisque vous vous en allez, dit-il, me permettez-vous de vous escorter un peu, histoire de faire vraiment connaissance ?
Et ce que je prévoyais, suivit. Après la mère, le fils.
— Amis ou ennemis ? poursuivit-il.
J’affectai de me méprendre :
— De qui parlez-vous ?
— Mais de nous, bien entendu.
Il prit mon bras d’un geste cordial, et gaiement :
— Allons, j’abats mon jeu. Je n’ai aucune envie de m’ennuyer pendant le voyage. Il dépend de vous que nous en jouissions sans arrière-pensée, puisque vous représentez auprès de moi l’autorité, c’est-à-dire, maman. (Il disait maman.) Or j’adore maman, elle m’adore, mais nous sommes aux antipodes. Maman est un homme d’action. Jadis elle menait l’usine à la baguette : aujourd’hui, à défaut de mieux, son empire s’exerce sur les domestiques, sur la pauvre Lapirotte, surtout sur moi. Par malheur, je représente le dernier lot d’ambitions réalisables. Dieu me pardonne ! maman rêve pour moi de grand monde, de fortune, enfin d’un tas de choses qui me sont parfaitement indifférentes et même me semblent désagréables. Jugez des désillusions que je procure ! Est-ce ma faute si j’aime flâner, si la paresse est mon fait, enfin si la moindre petite fleur bleue me paraît plus enviable qu’une place de ministre ? Oh ! je me connais, allez ! Je sais aussi que je suis très faible, à preuve que, de guerre lasse, j’ai juré d’aller au retour moisir dans une banque… Mais, de grâce, et sous prétexte d’entretenir mes bonnes intentions, allez-vous, le long de la route, m’accabler de sermons ? Plutôt que de subir la morale que j’entrevois, je préférerais renoncer à l’Italie !
Je me mis à rire, conquis par un tel mélange de lucidité, de candeur et de rouerie :
— Jurez-moi qu’une fois de retour, vous obéirez aux désirs de votre mère !
Il tendit comiquement le bras :
— Sur quelle tête faut-il prêter serment ?
— En ce cas, topons. Bouclez vos malles ; on n’en parlera plus.
Il eut une exclamation joyeuse :
— Savez-vous que vous serez peut-être un compagnon aimable ?
— Certainement votre ami.
— Je commence à le croire.
— J’en suis sûr !
Et je rentrai surpris que deux êtres capables de s’exprimer l’un sur l’autre avec une telle clairvoyance et se sachant à ce point différents ne doutassent pas cependant que l’avenir fût impuissant à les séparer. J’avais compris, au surplus, que pour madame Manchon, il y avait d’un côté René et de l’autre le reste de l’univers représenté par l’abbé, mademoiselle Lapirotte, ou n’importe qui…
Je n’ai plus qu’à courir pour achever ce qui me fut personnel dans cette histoire.
Trois jours plus tard, je partais avec René et notre amitié commençait. D’elle je dirai seulement que j’éprouvai très vite les sentiments d’un jeune père pour un grand fils et que cette affection m’était rendue.
J’ai gardé aussi de notre commerce durant le voyage un souvenir attendri. René n’était pas uniquement ce qu’il avait dit : il était mieux. Cœur distrait, volontés fugitives, soit : en revanche, que d’élans à l’approche de l’art et toujours le goût du plaisir d’autrui pour arriver à mieux plaire !
Je m’aperçus avec surprise qu’il connaissait peu la vie. L’éducation à domicile, l’habitude prise de se laisser guider par sa mère dans les moindres difficultés quotidiennes l’avaient en fait isolé du monde. Des quelques aventures que lui avait attirées sa tournure, il n’avait rapporté qu’un désir plus conscient de l’amour véritable. La froideur de son frère le laissait sans rancune. « Maman laisse trop voir sa préférence ; il y a là de quoi vexer même un curé ! » disait-il plaisamment. L’écart des âges, — près de dix ans, — pouvait d’ailleurs expliquer aussi cette attitude dont il avait pris son parti. Il nourrissait enfin une admiration mêlée de soumission clairvoyante à l’égard de madame Manchon : au contraire, il parlait rarement de son père et toujours comme d’un être dont la mémoire est indifférente : la place tenue par madame Manchon n’en était que plus grande.
Un peu avant de rentrer, une lettre informa René des conditions de sa vie prochaine. La banque Chasseloup, de Semur, consentait à l’accueillir et à le traiter en associé. La province seule permet de trouver de ces combinaisons heureuses qui unissent les avantages d’un apprentissage rapide à la dispense de s’immobiliser dans les emplois inférieurs. Madame Manchon n’avait donc pas hésité à accepter le sacrifice d’une séparation momentanée. Au surplus, René, affirmait-elle, trouverait sur place, dès l’arrivée, des relations agréables, car l’abbé Manchon avait pour camarade de séminaire un prêtre de Semur fort répandu, l’abbé Valfour.
René, après sa lecture, jeta la lettre au fond d’une valise et, maîtrisant son humeur, déclara :
— N’y pensons plus : il sera temps d’y revenir une fois en route pour Semur.
Trois semaines nous séparaient à peine de l’échéance. Elles passèrent comme un éclair. De retour à Paris, René venait me voir à peu près chaque jour. J’étais le confident de sa mélancolie : elle cédait aisément devant la moindre plaisanterie. Peut-être, au fond, découvrait-il déjà l’attrait de la liberté.
Enfin, la veille du départ, je fus convié à un dîner d’adieu, en tous points semblable à celui que je viens de décrire. Mêmes convives, mêmes contrastes dans les attitudes : l’abbé plus silencieux encore, madame Manchon un peu nerveuse, Lapirotte assez souriante, René parfaitement gai.
Après le repas, madame Manchon me fit asseoir près d’elle et me remercia d’un ton ému :
— J’apprécie votre tact, me dit-elle ; il est excellent que vous soyez devenu l’ami de mon fils. Dans quelques années, je tâcherai de lui trouver la compagne qui me remplacera près de lui et ma tâche sera terminée.
— Pourquoi vous remplacer ? répliquai-je en riant : je vois très bien René trouvant à Semur une femme charmante, et vous-même ravie de diriger deux enfants au lieu d’un.
— A Dieu ne plaise ! s’écria-t-elle. René, seul, choisirait au rebours du sens commun. Et puis… ce n’est pas pressé…
A défaut du ton qui s’efforçait de rester plaisant, l’expression du visage devenu fermé en disait long sur ce manque de hâte.
— De quoi parlez-vous donc ? dit René s’approchant de nous.
— De votre prochain mariage.
— Oh ! fit-il à son tour, d’un air comiquement effrayé, n’envisageons pas toutes les catastrophes : Chasseloup, par bonheur, n’a pas d’héritière.
Madame Manchon répliqua :
— Quelles que soient les héritières de Semur, aucune ne vaut qu’on s’y arrête : n’oublie pas que, dans six mois, tu reviendras ici…
Les derniers mots de René, en me quittant, furent :
— Si je fais là-bas des sottises, j’aurai du moins la consolation de vous en aviser. Comptez que j’écrirai souvent.
Il a tenu parole. Presque tout ce qui va suivre est tiré de ses lettres. Je n’ai pas eu, comme Duclos, à quêter jour à jour les éléments d’un drame soigneusement célé par les auteurs : ils me sont venus sans effort, dans ma chambre de Paris, envoyés par l’intéressé devenu historien de la tempête qui devait l’emporter. Et vous ayant ainsi prouvé ma véracité, je n’ai plus qu’à m’effacer pour laisser parler les faits ; il est bien inutile, n’est-ce pas, d’y ajouter l’exposé d’impressions personnelles, demeurées par force lointaines et surtout impuissantes à rien modifier ?
Quatre mois après son arrivée à Semur, René en était au point suivant : installation confortable, vie monotone et chaste, relations clairsemées et couleur de province, ennui de vivre distillé par le contact des chiffres, mais contrebalancé par un optimisme imperturbable et un voyage à Paris tous les huit jours.
Dans son existence, il se trouvait beaucoup de choses indifférentes, une seule insupportable et une dernière agréable.
La chose insupportable était l’hostilité de l’habitant, dont il se sentait enveloppé, hostilité latente et tenace qui lui infligeait l’humiliation de ne pouvoir, pour la première fois de sa vie, désarmer l’adversaire. La chose agréable était la découverte de la campagne de chez nous. Il y trouvait en effet comme un reflet de sa propre image, je veux dire un mélange de séduction et de joie.
Au total, plus d’ennui que d’agrément ; toutefois aucune humeur, et une résignation d’autant plus aisée qu’elle ne cessait d’escompter l’imprévu.
Or, un après-midi de mars, si je ne me trompe, il arriva que séduit par la lumière jeune et la tiédeur de l’air, René décida de partir en promenade et fit une longue course.
Comme il était sur le retour, vers quatre heures, à la nuit tombante, le ciel devint d’abord maussade, puis chargé de nues, enfin commença de se déverser en pluie rageuse. Imprévoyant à l’ordinaire, René avait pour seule protection un manteau léger. Par bonheur, la gare se montrait proche : il put l’atteindre, s’y abrita et, résigné, attendit une accalmie qui ne vint pas.
Il paraît qu’à Semur la gare est à vingt minutes de la ville. C’est aussi une gare à peu près sans trains et sans voyageurs. Il n’est pas question d’y trouver une voiture.
Regardant l’averse qui se prolongeait, René décida :
— Prenons patience ; il est vrai que je dîne ce soir chez les Traversot, mais le repas est pour sept heures : d’ici là, j’aurai revu le ciel à sec.
Et il songea aux Traversot. Il connaissait madame pour lui avoir rendu une ou deux visites, monsieur pour l’avoir aperçu dans la rue, et la fille point du tout. L’invitation reçue était donc la première. Il la devait à l’abbé Valfour qui avait promis de le venir prendre, ayant à cœur de l’introduire lui-même dans les salons de l’hôtel de Thil.
« Invitation doublement précieuse, avait dit l’abbé, car les Traversot reçoivent peu et seulement à bon escient. »
Précieuse ou non, elle occuperait un soir. Il n’est jamais non plus désagréable de se rendre en pays inconnu. Si par hasard on y trouve mieux que son attente, la surprise enchante : sinon, la déception est nulle.
Une demi-heure avait passé sans que s’altérât la bonne humeur de René, sans qu’aussi âme qui vive parût dans la gare, quand une femme entra, vêtue de deuil et un paquet à la main. A grand-peine, elle découvrit un employé, expédia le paquet, et s’apprêta à repartir.
Bien qu’enveloppée dans un manteau de pluie, coiffée de crêpes et à peu près invisible, cette femme avait une tournure jeune et la mise avenante.
La voyant ouvrir un parapluie, René, qui sentait l’ennui le gagner, eut alors une idée plaisante et l’abordant :
— Mademoiselle, dit-il, il est d’usage que, par un temps de déluge, les hommes offrent aux femmes leur parapluie. Si vous rentrez dans Semur, serait-il indiscret de vous prier d’inverser les rôles en m’accordant une part d’abri sous le vôtre ?
Reconnaissez que de tels propos sont de ceux dont on serait le moins tenté de se défier, et qui vraiment semblent, entre tous, sans conséquence : après eux, cependant, l’avenir de deux familles était joué. On croit ne pas avoir bougé, déjà on roule dans le gouffre. Ah ! les moyens du destin sont simples ! S’ils ne l’étaient pas d’ailleurs, on les reconnaîtrait tout de suite, et ce ne serait plus le destin.
Étonnée qu’on lui parlât, la femme tourna la tête avec un air de crainte. La vue de René la rassura. Nul doute qu’il n’eût été aperçu maintes fois auparavant par celle dont il sollicitait les bons offices. Qui sait même si la requête ne fut pas accueillie avec empressement ? Quoi qu’il en soit, la réponse vint aussitôt :
— Volontiers, monsieur, à condition que vous accepterez de porter vous-même cet objet encombrant que le vent, tout à l’heure, s’obstinait à vouloir retourner.
— Cela va de soi, fit René. Bien qu’il n’y ait personne, sauf nous, à se hasarder dans pareille tempête, vous aurez ainsi l’air d’être mon obligée et les convenances seront sauvegardées.
Elle eut un petit haussement d’épaules :
— Simplement, ce sera commode. Les convenances me sont indifférentes.
Il prit le parapluie, le tendit à bout de bras pour protéger sa compagne imprévue et, côte à côte, ils partirent…
On n’avait pas avancé de vingt pas que, pour éviter de choir dans les flaques, l’un dut aller à droite, l’autre à gauche. Il en résultait que René était au sec et la femme à la pluie.
— Je crois, dit-il, que la sagesse serait de rester à mon bras.
La femme répondit encore avec la même décision :
— En effet, je le crois plus pratique.
Ayant fait comme il demandait, ils marchèrent désormais collés l’un à l’autre pour mieux tenir tête à l’ondée. Le bras de l’inconnue pesait sur celui de René juste assez pour laisser apercevoir son ferme contour, mais sans abandon qui eût donné du plaisir.
Résolu à ne pas remercier sa compagne par un silence gênant, et égayé par l’aventure, René reprit :
— Il est bien heureux que les convenances vous soient indifférentes.
— Pourquoi ?
— Ce que vous m’accordez est fort compromettant.
— Vous avez peur pour vous ?
— Pour tous les deux.
— Hé bien ! monsieur, si, à la réflexion, vous pensez avoir commis une sottise en me demandant service, vous êtes libre de me quitter à l’entrée du faubourg. Je ne voudrais à aucun prix que votre réputation fût atteinte, parce qu’on vous aurait aperçu à mon bras.
Raillerie ou aveu discret d’une profession douteuse ? René brusquement se demanda : « Qui est-ce ? » L’aisance avec laquelle on avait accueilli son escorte, la liberté qu’on offrait de lui rendre, indiquaient pour le moins des allures inaccoutumées en province, dans la bonne société. D’autre part, la distinction du ton, le tour aisé, marquaient l’usage du monde. Pour décider, il eût suffi sans doute d’apercevoir le visage : mais allez découvrir un visage sous des crêpes, et quand les becs de gaz, espacés de loin en loin, servent à jalonner la route plutôt qu’à l’éclairer !
Il fallait cependant prendre parti : au risque de se tromper à fond, il prit l’aveu pour bon.
— Me lâcher au Bourg-Voisin, s’écria-t-il allégrement ; voilà qui tomberait mal, quand je compte au contraire vous prier de faire peut-être un détour pour me ramener à ma porte !
— Vraiment ! vous souhaitez à ce point de n’être pas mouillé ?
— Je souhaite surtout profiter de votre compagnie.
— Oh ! la compagnie d’une inconnue !…
— Il ne tient qu’à vous de ne plus l’être. Qui dois-je remercier de m’abriter de la pluie en me procurant une heure charmante ?
La femme eut un rire discret :
— Mille regrets : je sauve les messieurs qui se noient, mais ne leur dis pas mon nom.
— Même s’ils insistent pour le connaître ?
— Dans ce cas, de préférence.
— Voilà qui est absurde !
— Très sage au contraire. Le bien qu’on fait au prochain ne se pardonne que s’il est anonyme.
— Si je tenais pourtant à vous être reconnaissant ?
— Je ne goûte pas ce genre de sentiment.
— Alors, restent les autres.
— Quels autres ?
— Tous, y compris l’amour…
— Voulez-vous avoir l’obligeance de me rendre mon parapluie ?
— Prétendez-vous me renvoyer sous l’averse ?
— Plutôt que d’aborder les sottises, je n’hésite pas.
— Je me tairai donc.
Imaginez ceci dans les bourrasques, les répliques ramassées au vol, pour être renvoyées de même, comme avec des raquettes, un libertinage discret se jouant sous les mots, la jeunesse irrésistible de deux voix qui ne cachent pas leur amusement, et comprenez que, trompé au jeu, René se soit laissé entraîner : quel autre à sa place n’aurait agi de même ?
Il reprit donc après un temps de silence affecté :
— Est-il défendu aussi de parler de la ville, en général ?
— Autant vaudrait peut-être nous entretenir des giboulées de mars.
— Puisque vous habitez ce lieu paisible, comment se fait-il que je ne vous aie jamais rencontrée ?
— C’est probablement que vous regardez mal.
— Je vous demande pardon : je ne manque jamais de regarder une femme.
— Il paraît que non.
— … A moins qu’elle ne soit tellement laide, évidemment !…
— Ce doit être mon cas.
— Vous vous calomniez.
— Qu’en savez-vous ?
— Votre démarche suffit : parions que vous êtes ravissante.
— Vous perdriez.
— Parions toujours… et levez votre voilette.
— Le Ciel m’en préserve ! Pour une fois où je fais illusion, je tiens à ne pas dissiper le charme.
Dans l’ardeur du dialogue, ils avaient ralenti le pas et même oublié que le ciel se répandait en cataractes. A ce moment, une rafale plus violente les enveloppa de son humidité glacée. D’instinct, la femme se serra contre René.
— Vous ne prenez pas froid, j’espère, dit celui-ci anxieux.
— Non.
— Le parapluie à deux est une solution moyenne qui, selon la règle, ne garantit personne.
— Voilà un remords tardif.
— Il n’en est que plus cuisant. En vérité, je suis confus de vous protéger si mal et j’aimerais vous protéger tout à fait.
— Comment l’entendez-vous ?
— A votre gré.
— Ah ! pour le coup, que deviendrait, dans la ville, votre réputation ?
Une nouvelle rafale, pire que la première, les enveloppa. Avant de céder enfin, l’ondée prétendait balayer tout ce qui avait mine de la braver. Ils durent s’arrêter, attendre un instant sans parler. Abrités sous le parapluie, que secouaient de violents ressauts, ils mêlaient presque leurs souffles. Des amants n’eussent pas été plus étroitement blottis.
Soudain le vent expira, tel une bête hors d’haleine. Un calme de mort s’abattit alentour. La tempête venait de s’enfuir, ne laissant après elle qu’un peu de pluie fine à travers la brume redevenue tiède.
Surpris par un changement si rapide, ils s’attardèrent dans la même position, juste assez pour sentir leurs cœurs battre : puis la femme tenta de dégager son bras.
— Je crois, murmura-t-elle, que c’est terminé.
— Où demeurez-vous ? demanda brusquement René.
— Que vous importe ?
— Puisque le temps est remis, n’est-ce pas le moins que je vous escorte jusqu’à votre domicile ?
— Je vous en dispense.
— Et si je vous suivais ?…
— Avisez-vous-en !
— Alors, votre adresse ?
— Non.
— J’enrage de ne savoir qui je dois remercier !
— Je vous ai déjà dit que mes charités sont anonymes : mais voici qu’il ne pleut plus, rendez-moi mon bien comme je vous rends la liberté.
En même temps le bras de l’inconnue parvint à se détacher tout à fait, mais René n’était pas disposé à obéir. Ils continuèrent de marcher, cette fois séparés, cependant qu’on ne savait quoi de trouble semblait se glisser entre eux.
— C’est bien rue Saint-Jean que vous allez ? reprit-elle quand elle comprit que René avait résolu de persister dans son escorte.
Il ne put réprimer un mouvement de dépit :
— Ainsi, vous connaissez qui je suis, et vous prétendez garder pour vous tout ce qui vous concerne, fût-ce votre prénom ? Lequel est-ce ? Marcelle ?… Yvonne ?…
Un nouveau rire railleur interrompit l’énumération.
— … ou Colette, ou Thérèse… Choisissez.
— Thérèse, en effet…
— Pourquoi pas Colette ?
— Parce que, telle que vous êtes, vous ne pouvez que parler gaiement de choses graves.
— Vaudrait-il mieux parler gravement de choses gaies ?
— Soit : je me résigne. Je me contenterai d’une seule réponse à une question… générale.
— Gardez-la pour vous : elle doit être indiscrète.
— Aimez-vous ?
— Ceci, en effet, passe la mesure !
— Qui que vous soyez, pourtant, vous devez bien conjuguer le verbe, comme tout le monde. Le temps seul diffère : passé, présent ou futur. On aime, on a aimé, ou on aimera !
La femme cette fois se tut. René s’enhardit :
— Si vous avez besoin d’un professeur…
Et se rapprochant d’elle :
— Après tout, je ne suis pas très fort en grammaire, mais à deux, on tournerait les pages et la leçon irait d’elle-même…
La femme persistait à se taire. Il était possible que cette audace lui plût. Sait-on jamais quelles émotions contradictoires traversent un cœur ? Les plus honnêtes, à une heure donnée, écoutent complaisamment la voix de la folie, quitte à s’enfuir ensuite, et même à regretter d’avoir fui.
— Vous ne parlez pas ?… De grâce, ne vous hâtez pas ainsi. J’aperçois déjà Notre-Dame : que j’aie le temps de m’expliquer un peu… Vous imaginez peut-être que je suis heureux ? vous vous trompez. Si vous vous doutiez seulement comme il est triste, chaque soir, de rentrer dans une chambre déserte, et de contempler des chenêts, en tête-à-tête eux-mêmes avec des bûches ! Que de fois j’ai rêvé d’un hasard, tel que celui-ci, qui mettrait sur ma route une amie… oh ! pas n’importe laquelle !… pareille à vous, dont le rire serait gai et l’âme profonde, tour à tour jeune et réfléchie, ironique et pitoyable… Supposons qu’après l’avoir longtemps attendue, je la rencontre enfin, et qu’elle soit là… Ce n’est qu’une supposition… Avec quelle ardeur alors je la supplierais de s’arrêter un instant, de rester silencieuse si cela lui plaît, et de m’écouter ! Ensuite ?… ensuite, je reprendrais son bras, doucement je l’attirerais vers moi pour qu’elle sentît mon cœur battre, je pencherais sa tête et malgré le voile…
Tout en parlant, il faisait comme il disait, ramenait à lui le visage de l’inconnue, et celle-ci, devenue tout à coup passive, comme soustraite à la réalité, ne résistait pas. Une seconde, elle ferma les yeux, eut l’air d’appeler le baiser qui s’approchait : mais brusquement, René la sentit se raidir.
— De grâce, fit-elle d’une voix défaillante.
— Il n’est plus temps ! Veux-tu ?…
Victorieux, il venait d’atteindre la bouche convoitée, y appliquait la sienne et même crut sentir qu’un abandon consentant et apaisé répondait à sa prise imprévue… Soudain le réveil, un recul violent… D’un effort désespéré, l’inconnue s’est soustraite à l’étreinte, se rejette à l’arrière. A distance, ils se regardent, avec l’expression étrange qu’ont les gens, réveillés subitement par un coup brutal frappé au dehors, et René songe : « Me serais-je trompé ? Ne serait-elle pas ce que j’ai cru ? » Elle, de son côté, après avoir à demi relevé sa voilette, passe une main crispée sur sa bouche. Un intervalle suit, incertain… Enfin, d’une voix sourde, où l’on ne saurait ce qui l’emporte de la rancune, de la raillerie ou du mépris :
— Compliments, cher monsieur ! vous avez une manière bien à vous de reconnaître les services qu’on vous rend ! Il est possible que j’aie profité d’une heure d’incognito pour laisser courir les mots sans me soucier de leur valeur. Il n’y a pas tant de distractions dans l’existence ! Malheureusement, j’avais oublié que, dès qu’une femme est près d’un homme, il se croit obligé d’offrir son amour, et lequel !… Ce qui vient de se passer en fixe la qualité. Merci bien.
Il tenta de l’interrompre :
— Je vous conjure de croire que les sentiments que j’exprime…
Mais à son tour, elle coupa la phrase et de plus en plus ironique :
— Mon parapluie, je vous prie… Il est curieux de voir comme certaines phrases paraissent tout à coup ridicules, quand on les accole à celles de la vie réelle… Là… nous voilà quittes, ou plutôt, nous ne pouvons plus l’être. La vie, décidément, est bien toujours pareille : quel que soit l’agrément de la promenade, les uns reviennent trempés et les autres au sec.
— Quand vous reverrai-je ? interrompit de nouveau René que ce persiflage achevait d’exciter.
Elle haussa les épaules et s’éloigna sans répondre.
— Il ne sera pas dit… reprit René, se précipitant pour la rejoindre.
— Un pas de plus et je sonne au hasard pour appeler du secours, fit-elle encore se retournant.
Cette fois, il n’y avait qu’à obéir. Immobile, déconcerté, il la suivit des yeux, jusqu’à ce qu’il l’eût vue disparaître. Ensuite, il écouta le bruit des ruisseaux qui achevaient de se déverser dans l’égout, ne vit plus autour de lui que des pavés ruisselants, une solitude complice :
— Singulière fille ! murmura-t-il. Dommage d’en rester là… Mais qui est-ce ? Bah ! je la retrouverai peut-être… et sinon, je lui devrai toujours un retour distrayant.
A ce moment, l’horloge de Notre-Dame commençait de sonner.
— Quoi ! Six heures et demie ? Quel retard pour se présenter chez les Traversot !
Sa légèreté reprenant le dessus, il ne pensa plus qu’à regagner du temps. A grands pas, il atteignit son domicile…
Depuis un quart d’heure déjà, roulé dans un grand manteau de pluie, pareil à un ballot d’étoffes que surmontait, en guise d’étiquette, une boule ronde et rose qui était sa tête, l’abbé Valfour faisait les cent pas devant la porte. A la vue de René, il eut un geste soulagé :
— Je commençais à désespérer !…
— Excusez-moi, dit celui-ci ; bloqué par l’averse, j’ai laissé passer la consigne : heureusement, je suis leste. Montons.
Puis, parvenus au salon qui précédait la chambre :
— Installez-vous là : le temps de changer de vêtements… dans dix minutes, je suis à vous. Par-dessus le marché, la porte reste entr’ouverte. Rien ne nous empêche de converser, tandis que je m’habille…
L’âme rassérénée, l’abbé Valfour retira son manteau, tendit sur son abdomen sa belle ceinture de cérémonie que la marche sous la pluie avait un peu froissée, enfin, planté devant la glace, remit dans l’axe son rabat. Ceci fait, et parce qu’il était naturellement incapable de retenir ses pensées, il entama un soliloque qui s’adressait aussi bien aux murs d’alentour qu’à René, en train de procéder à sa toilette dans la pièce voisine.
— Vous avez beau vous prétendre leste, hâtez-vous… Je crois les Traversot stricts sur l’heure : ne gâtez pas votre chance par une première inexactitude que le temps excuse, mais qui marquerait à tort des habitudes jugées fâcheuses… Ce que j’en dis est pour le père : Madame n’est que charité et indulgence… Il le faut bien, d’ailleurs, car entre nous, son mari ne lui a pas donné toujours, paraît-il, les satisfactions de l’époux modèle. Quant à la fille, mademoiselle Annette… une personne accomplie… toutes les grâces… toutes les vertus… Ah ! celui qui l’épousera pourra se vanter d’être béni par la Providence ! Si vous songiez à vous marier, je vous dirais… mais, hélas ! vous n’y songez pas… Les jeunes gens, maintenant, attendent d’être mûrs avant de fonder une famille. Méthode déplorable, qui explique d’ailleurs nombre de ménages mal assortis et tournant de travers…
Dans la chambre, la voix de René interrogea :
— Mon cher abbé, m’expliquerez-vous aussi pourquoi les curés, qui ne se marient pas, songent toujours à marier les autres ?
Le discours reprit :
— C’est, mon enfant, que connaissant mieux que personne la qualité des âmes, nous nous rendons un compte exact de leurs besoins. En ce qui vous concerne, si je m’en rapporte par exemple à votre cher frère…
— Allons donc ! ce serait bien la première fois que mon cher frère, comme vous le nommez, s’occuperait de moi !
— Vous vous trompez, mais passons… Je racontais que mademoiselle Annette…
— De grâce, un renseignement : dites-moi d’abord si ce n’est point une personne svelte, de taille moyenne, vêtue de noir, et circulant le soir sans autre chaperon que son parapluie ?
— Vous raillez ! Une Traversot sortir seule dans la rue !… Mais pourquoi cette description ?
— Pour rien : une image qui s’obstine à me poursuivre.
— Ah ! mon enfant, je crains qu’il n’y ait encore là quelque imprudence sous roche ! Gardez-vous des imprudences ! Toujours dangereuses, elles peuvent le devenir ici plus qu’ailleurs.
A ce point, il y eut un court silence. Brusquement, la voix de René reprit :
— Mon cher abbé, j’ai envie de vous confier une chose invraisemblable et que vous ne comprendrez certainement pas.
— Taisez-la donc, surtout si elle ne peut être utile ni à l’un, ni à l’autre.
— Est-ce la perspective du dîner que nous allons faire, la détente de l’air après la giboulée, ou vos propos matrimoniaux, ce soir, j’ai envie d’aimer à tort et à travers.
— Oh ! mon cher enfant, pourquoi pas tout droit ?
— Tout droit, si cela se trouve, mais sait-on jamais ? L’amour est une façon d’aérolithe qui tombe sur la tête à l’heure où l’on y songe le moins : quelquefois dans la rue…
— Pourquoi pas autour d’une table… tout à l’heure par exemple ?
— Vous m’effrayez : auriez-vous comploté ?…
— Rien du tout : je vous avertis seulement que ce serait sans inconvénient… bien au contraire… à votre point de vue, s’entend…
— Vous semblez croire en revanche qu’au point de vue Traversot…
— De grâce, le temps presse : ne me faites point dire ce que j’ignore.
— Je suis prêt.
— Alors en route !
Ayant vivement ramené son manteau, M. l’abbé Valfour descendit le premier. René suivait, achevant de s’équiper. Ils s’engagèrent ensuite dans la nuit claire, sous un ciel lavé. Ils avançaient d’une allure allègre, comme si chacun d’eux eût nourri des pensées également claires.
Avez-vous remarqué que plus les idées sont claires et moins elles ont chance d’être justes ? La vérité n’est jamais simple, ni conforme à la logique.
En se rendant à l’hôtel de Thil, l’abbé Valfour songeait :
« Puisque l’abbé Manchon souhaite que je marie son frère, puisque ce jeune homme semble fort disposé à trouver toutes les femmes à son gré, j’aurai, quoi qu’il arrive, l’approbation des Manchon. Si je parviens tout à l’heure à convaincre madame Traversot, la partie est gagnée ; mais, arriverai-je à la convaincre ? »
Pareillement, René calculait :
« J’aurais dû pressentir qu’un dîner à Semur cache toujours une intention : celles de l’abbé ont au moins le mérite de se montrer sans fard. Tout de même, si j’ai l’amour en tête ce soir, cela ne signifie pas que je rêve d’avoir la corde au cou. La petite Traversot en sera pour ses frais. »
Tous deux se trompaient lourdement. Raison de plus pour se croire raisonnables, et c’est pourquoi on les vit arriver, d’un pas également preste, l’un et l’autre souriant à la soirée qui s’annonçait.
Un extra, recruté pour la circonstance, aida « ces messieurs » à se dépouiller de leurs manteaux dans le vestibule grandiose qui donne accès à l’hôtel de Thil, puis ouvrit une porte à deux battants et jeta leurs noms avec solennité. Ce fut ensuite comme une entrée dans un nouveau monde, le grand monde de province, pompeux, suranné, mais qui garde jusque sous la troisième République un reflet de l’honnêteté du grand siècle.
A l’apparition de l’abbé qui, naturellement, passa le premier, tous les Traversot se levèrent. Vous vous rappelez qu’ils étaient trois. Depuis un certain temps déjà, ils attendaient leurs invités, l’œil à la pendule, assis sur des fauteuils de Beauvais qu’on avait dépouillés de housses pour la circonstance, et incapables d’y trouver leurs aises, car il faut pour cela avoir l’habitude d’un siège, et ceux-ci ne servaient qu’aux jours de réception.
Madame Traversot avança, les mains tendues. Petite, fort grasse, elle mettait le principal de ses élégances dans l’ondulation de ses cheveux blancs. M. Traversot saluait à l’arrière. Il était, à l’inverse de sa femme, grand, maigre et chauve.
Enfin se présenta Mademoiselle.
— Ma fille, dit simplement madame Traversot, la désignant à René.
Et l’on resta debout, dans le salon à demi éclairé : l’éclairage entier était réservé pour le retour.
Gravement s’échangèrent des propos inutiles sur le temps affreux. On s’enquérait des santés.
— Vous allez bien ?
— A merveille.
On ne va jamais mieux que dans les circonstances solennelles, même si l’on va mal.
L’extra reparut presque aussitôt.
— Madame la baronne est servie !
Les Traversot, chez eux, portaient couronne : le contraire eût gêné dans ce cadre. On se rendit à la salle à manger sans offrir le bras, madame Traversot ne trouvant pas convenable d’imposer le sien à un ecclésiastique. Elle distribua ensuite les places : l’abbé à sa droite, René à sa gauche, en face d’elle M. Traversot, Annette entre son père et M. Valfour. Ainsi René aurait toutes facilités pour regarder, mais sans risque de conversations compromettantes.
J’ai eu entre les mains une photographie d’Annette Traversot. Elle aidait à comprendre les premières impressions de René…
Jolie, évidemment : ou plutôt gracieuse, avec de la réserve, je ne sais quoi de guindé qui marque l’excès des bonnes manières et, grâce au dessin du front, une expression particulière de ténacité. On rencontre fréquemment ce type à Saint-Thomas d’Aquin. Il est caractéristique d’une éducation et d’un milieu.
Ce soir-là, absorbée par le souci de surveiller directement le service, ne répondant que si on l’interrogeait, elle semblait trouver normal d’occuper le bout de table et de ne compter pour rien. Je ne sais pourquoi René jugea aussitôt qu’elle n’aurait pu se nommer autrement qu’Annette. Les noms de baptême ne sont pas indifférents autant qu’on le suppose : j’imaginerais plutôt qu’ils attachent à qui les porte une part de destinée. On ne concevait pas Annette Traversot en Célimène : on la voyait d’instinct pénitente de M. Valfour et soumise avec résignation aux règles d’une politesse inexorable.
Quel contraste d’ailleurs avec les parents : M. Traversot distrait, principalement occupé de faire valoir l’argenterie, la vaisselle, toutes choses qui dévoraient sa vie ; madame courant les lieux communs, ayant opinion sur n’importe quel sujet comme d’autres ont pignon sur rue, et si convaincue de penser juste qu’elle ne prenait cure des réponses…
René conclut :
— Pauvre fille… Ce doit être Cendrillon, sans pantoufles.
Il ne se rendait pas compte que cette appréciation était déjà une nouveauté. Jusqu’alors, il n’avait jugé les femmes qu’au seul point de vue des sens. Annette, pour la première fois, lui suggérait la pensée d’une âme. Il y avait loin encore de l’évocation de Cendrillon au désir de jouer le rôle de Prince Charmant, — fût-ce pour un soir, — mais beaucoup moins qu’on ne le suppose…
Le repas achevé, on revint au salon. Une détente transformait les visages. L’abbé Valfour, les mains glissées dans sa ceinture de soie, semblait tout à la satisfaction d’une digestion aisée, qu’accompagnait le souvenir de mets excellents. Madame Traversot, près de lui, savourait de même le plaisir d’un dîner sans accroc et, le plus difficile accompli, paraissait disposée à laisser filer une fin de soirée dépouillée de soucis. M. Traversot, enfin, ayant pris le bras de René, disait :
— Puisque vous vous intéressez à l’art, je vais vous montrer des bibelots de famille qui, je le crois, méritent d’être vus.
Annette, elle, avait disparu, sans doute pour donner un ordre.
Tandis que les deux hommes s’apprêtaient à rechercher les bibelots annoncés, M. Valfour s’assit au coin de la cheminée où flambait un feu réconfortant.
— Quand croyez-vous utile de réunir les mères chrétiennes ? demanda-t-il à madame Traversot.
Et bien que son sourire restât pareil, on l’aurait cru vraiment suspendu à la réponse qui allait venir.
— Si vous voulez bien me suivre, dit M. Traversot, les miniatures sont dans le petit salon.
Il entraîna René, laissant l’abbé et madame Traversot devenir soudain deux points perdus dans l’immense pièce solennelle. Pour s’entretenir des mères chrétiennes, même Notre-Dame eût offert un asile moins propice. La cheminée, torchères allumées, flambait comme un autel. Aucun gêneur ne risquait de troubler le recueillement. Madame Traversot prit un air réfléchi ; sans doute cherchait-elle la date souhaitée, choix délicat, « car tant de personnes s’absentent en ce moment », quand, penché vivement, l’abbé reprit :
— Puisque nous sommes seuls, vite ! votre opinion ?…
Madame Traversot, qui était debout, lança un coup d’œil rapide vers le petit salon où les deux hommes stationnaient devant une vitrine, puis revenue à son attitude primitive :
— Je crois que le troisième dimanche de carême serait le meilleur, répondit-elle d’un ton convaincu.
Le front lisse de l’abbé perdit son poli marmoréen. Il ne s’était donc pas trompé ! Les difficultés viendraient de ce côté : elles commençaient…
Au même instant, une voix jeune dit près de lui :
— Un peu de café, monsieur l’abbé ?
Annette venait d’approcher. Madame Traversot l’avait aperçue dans la glace. Ainsi s’expliquait qu’elle s’en tînt aux mères chrétiennes.
L’abbé prit la tasse qu’Annette tendait :
— Volontiers, mon enfant ; vous êtes charmante, ce soir.
— Oh ! des compliments !…
— Je vous regardais à table… Un peu trop sérieuse toujours, mais intéressée, n’est-il pas vrai ?… La jeunesse a besoin de jeunesse. Allez, mon enfant… Le café est brûlant… tout à fait à point…
Déjà la jeune fille repartait, se dirigeant avec une autre tasse vers son père et René.
— … Tout à fait à point…, murmura de nouveau l’abbé, sans toutefois se risquer à rencontrer les yeux de madame Traversot.
Ce fut alors elle qui revint au sujet véritable.
— Pourquoi, s’il est riche autant que vous l’affirmez, s’occupe-t-on de le marier à tout prix ?
— Pas à tout prix, protesta M. Valfour entre deux gorgées.
Du moment que madame Traversot avait spontanément recommencé, il reprenait courage.
— Annette aura peu de chose.
— Elle a son nom, la famille, la situation…
— Seraient-ce des choses qui manquent à ce jeune homme ?
— Non, certes !
— Alors, je ne m’explique pas.
— Je vais vous expliquer, au contraire…
Inconsciemment, ils s’étaient mis à parler bas. De plus en plus, ils pouvaient se croire à Notre-Dame.
— Et d’abord, si l’abbé tient à marier son frère, c’est par une délicatesse bien rare de notre temps et qui n’en est que plus touchante. Pour mon compte, je l’admire… Imaginez un apôtre… un apôtre s’efforçant que toutes les âmes, comme la sienne, conservent leur pureté virginale. Celle de son frère l’inquiète. Il pare d’avance à des dangers que, pour ma part, je trouve exagérés.
— Voulez-vous dire que ce jeune homme…, interrompit madame Traversot.
— Non, coupa l’abbé. Ce que j’en connais est parfait…, absolument. Quant à la famille, parfaite aussi… Industrielle, évidemment…, mais de souche honorable. Les papetiers, comme les verriers, passaient jadis pour gentilshommes.
— Ils l’affirment, soupira madame Traversot indécise. Savez-vous seulement quel titre est attaché aux La Gilardière ?
M. Valfour ne répondit pas.
— J’aimerais avoir des précisions, reprit madame Traversot après un silence.
— Oh ! soupira M. Valfour, laissons d’abord agir la Providence.
Il éprouvait un plaisir soudain à s’en remettre à Dieu, dès lors que, malgré ses craintes, madame Traversot en était à demander des précisions.
— Voyez plutôt, reprit-il, n’est-ce pas elle déjà qui opère ?
Sans bouger, il désignait du regard sur la glace une double image qui s’y reflétait : Annette et René.
Tandis qu’au coin de la cheminée du grand salon s’échangeaient ces propos solides, d’autres, en effet, commençaient là-bas, combien moins raisonnables, combien plus décisifs !
Tête-à-tête inattendu. Tout à l’heure, M. Traversot, à propos d’une miniature, avait entamé un long récit des recherches faites pour identifier le personnage. Sans la découverte d’un document extraordinaire, probablement n’y serait-il jamais parvenu. Quant au document…
Il s’était interrompu :
— Mais rien ne vaut de le voir, et si j’osais…
— Osez, monsieur, avait répondu René.
Annette, qui offrait à ce moment des liqueurs, avait protesté ; mais, tout à sa marotte, M. Traversot s’était empressé de courir à la recherche du précieux papier.
— Trois minutes… Je reviens…
Si bien que, face à face, Annette et René demeuraient là maintenant, embarrassés d’une chance qu’ils n’avaient point cherchée, ne trouvant pour l’accueillir qu’un même sourire niais, qui immobilisait leurs lèvres à l’image de leurs pensées.
Ils se regardaient aussi. Pour s’apercevoir, on doit n’être séparés ni par une table, ni par des témoins.
— Votre père semble très attaché à ses souvenirs de famille, prononça enfin René après avoir cherché avec angoisse la banalité qui couvrirait, ne fût-ce qu’un instant, la timidité soudaine qu’il ressentait.
— Mon père vit beaucoup avec le passé, dit-elle de même avec une légère hésitation : par bonheur, ma mère est là pour s’occuper du présent.
— Avec votre aide, cela va de soi.
— Oh ! je ne suis qu’une jeune fille, et les jeunes filles ne font jamais grand’chose.
Les yeux levés, elle continuait d’examiner René. Cendrillon découvrant le Prince Charmant a-t-elle compris tout de suite qu’elle deviendrait son esclave, ou seulement ressenti une grande inquiétude ?
Lui, de son côté, s’étonnait de n’oser rien lui dire ; tout à l’heure, quand il l’apercevait de loin, elle lui paraissait comme tout le monde. De près, il découvrait à son visage des lignes ignorées, et une gravité qui l’obligeait, lui d’habitude si entreprenant, à se réfugier derrière des politesses vagues.
Il y eut un petit silence gêné, à travers lequel toutefois s’insinuait on ne sait quel plaisir inexprimé. On goûte le bien-être d’une présence avant de soupçonner qu’elle deviendra chère.
Et René reprit :
— Vous devez beaucoup aimer cette maison ?
— J’y ai toujours vécu.
— Pourtant, il faudra bien la quitter un jour…
— Voilà une chose à laquelle j’avoue n’avoir jamais pensé. Je me sens d’ailleurs capable d’être heureuse, où que je sois, pourvu que mon bonheur existe.
Puis, haussent les épaules après une courte réflexion :
— Ce que je dis semble une sottise, bien que cela corresponde à quelque chose…
— Non, dit René, je le comprends, et ne saurais non plus le rendre mieux.
Comme leurs âmes, les mots qu’ils prononçaient avaient l’air enveloppés de brume. Déjà, ils ne souhaitaient plus le retour de M. Traversot.
— Votre père ne revient pas, reprit hypocritement René.
— Il a souvent peine à se retrouver dans ses papiers.
— Il paraît avoir pour vous une grande affection. Comme vous lui manquerez, quand vous vous marierez !
— … Si je me marie…
— Pourquoi non ?
— Le mariage est chose effrayante. Je me demande comment on peut s’y décider.
— Beaucoup assurent que c’est facile.
Annette sourit de nouveau :
— Ils se vantent ; je ne les crois pas.
— Il suffit de s’aimer.
— On le dit, mais à quoi reconnaître qu’on s’aime ?
— Oh ! cela, c’est encore plus aisé…
Cependant, au lieu de poursuivre, René baissa les yeux. Une pudeur, qu’il ignorait en lui, venait de retenir la suite. On hésite parfois à parler devant un miroir, crainte de le ternir de son haleine.
— Oui, à quoi le reconnaître ? redit Annette pensive.
En même temps, ses yeux interrogeaient René. Il n’y passait aucune coquetterie, mais une extraordinaire expression de confiance.
— Le jour où cela sera, vous ne poserez sans doute plus la question, répondit enfin René.
— Cela vous est-il arrivé ?
— Non, certes !
Et subitement, René comprit qu’en effet cela ne lui était jamais arrivé. Il l’avait cru : il s’était trompé. Jusqu’à ce moment, où aurait-il appris que l’amour, — le seul dont pût parler Annette, — est un sentiment très pur, doux comme le miel, profond comme la mer, ivresse de l’âme devant laquelle s’efface l’autre, fusion que le temps n’atteint pas, car, dès le premier instant, elle s’est promis l’éternité ?
— Alors, reprit Annette, qu’en savez-vous ?
— On imagine…
— On peut se tromper.
— Pas dans ce cas-là… Seulement j’aurais peine à l’expliquer. Moi, par exemple…
Il n’acheva pas. Une chose nouvelle lui apparaissait encore. Autant ce « Moi, par exemple… » était acceptable et même naturel dans certains cas, en particulier quand on revient d’une gare sous le parapluie d’une inconnue, autant il sonnait mal ici. Mais pourquoi le besoin d’écarter d’ici pareils souvenirs, pourquoi surtout ce désir brusque d’un vent salubre qui rafraîchirait ses phrases et rendrait à toutes ses pensées une innocence enfantine ?
— Hé bien ? fit Annette, désireuse qu’il poursuivît jusqu’au bout.
— Hé bien ! reprit-il, un peu hésitant, supposez que je vous aime…
— Ne raillez pas.
— Croyez-vous que je ne m’en apercevrais pas aussitôt ? Ce serait en moi le désir constant de ne plus vous quitter, de devenir la petite ombre qui escorte sans bruit celle que le soleil vous fait… Et je serais triste quand vous seriez loin, joyeux dès que vous paraîtriez, toujours jaloux du temps qui vous prendrait à moi… Quelle attente passionnée, avant de vous rejoindre ! Quel élan dès que vous approcheriez ! Surtout, comment savoir si l’univers est beau ou laid, puisque, suivant que vous seriez ou non présente, il s’illuminerait ou plongerait dans la nuit ?
— Allons, fit Annette pensive, je crains, si vous avez dit vrai, qu’il ne faille beaucoup de temps pour découvrir en soi tant de belles choses.
— N’en croyez rien, s’écria vivement René : une seconde parfois suffit. Pendant des années on se posait des questions… tout à coup, on n’a plus besoin d’interroger.
A son tour il la regardait. En vérité, il ne savait plus très bien s’il disait cela d’une manière générale ou si la tempête ne soufflait pas déjà au fond de son cœur. On ignore aussi toujours pourquoi les choses viennent. En commençant, il n’avait voulu qu’entretenir poliment une petite fille de province qui ne l’intéressait guère : dix minutes à peine de causerie, et déjà, par la puissance d’une grâce ingénue, Annette se trouvait installée dans sa vie, comme après une longue amitié…
Près de la cheminée du grand salon, les voix de l’abbé et de madame Traversot gonflèrent soudain :
— Le troisième dimanche de carême me paraît en effet le plus convenable…
— Mais, grand Dieu ! monsieur l’abbé, on ne vous a pas offert de liqueur ! Annette est la coupable : où a-t-elle passé ?… Annette !…
— Je crois qu’on vous appelle, dit René.
Elle ne répondit pas : peut-être se demandait-elle à son tour : « Quand il sera parti tout à l’heure, aurai-je envie de penser à lui plutôt qu’à d’autres ? »
René reprit vivement :
— Toute leçon mérite salaire : le jour où l’élu aura paru, ne pourrai-je apprendre si mes… suppositions étaient justes ?
— Annette ! appela de nouveau madame Traversot, M. l’abbé Valfour qui est sans liqueur !
— Oh ! dit la jeune fille à mi-voix, je pense que tout ce que vous avez dit doit être exact…
Quittant René, elle s’empressa auprès du prêtre.
Demeuré seul dans le petit salon, sous prétexte d’attendre M. Traversot qui ne revenait toujours pas, René ne quitta pas des yeux la jeune fille.
— Ce n’est rien, mademoiselle, disait M. Valfour, tandis qu’Annette lui versait la chartreuse en balbutiant des excuses, je vous attendais sans impatience en la compagnie de votre excellente mère… Ah ! voilà qui est un excès ! presque un verre plein… Pour boire à la santé de madame Traversot et à votre bonheur, ce ne sera jamais trop… Mais oui… à votre bonheur, pourquoi pas ? Le bon Dieu, qui n’est pas un méchant homme, le mettra bien un jour ou l’autre sur votre route, n’en doutez pas !
— Je vous assure, monsieur l’abbé, répliquait Annette, que je ne doute pas : le tout est de savoir quand il se présentera.
— Enfin ! je l’ai trouvé !
Triomphant, M. Traversot reprit le bras de René qui tressaillit comme au sortir d’un rêve.
Puis ce fut une sorte de reprise automatique de la soirée. Les propos, les attitudes, le genre même de plaisir ne différaient plus de ceux du repas. Il en était des deux entretiens que je viens de raconter comme des paysages fantastiques qui surgissent parfois en montagne dans une déchirure de brouillard. Ils apparaissent, ils s’effacent, on se demande s’ils sont vrais ou si c’est à l’éternelle brume qu’il faut croire : et la brume n’est que fumée, eux seuls comptent…
A dix heures, M. Valfour prit congé. Le cérémonial de sortie fut un peu différent de celui d’arrivée, car à défaut de l’extra, déjà reparti, les Traversot accompagnèrent leurs hôtes jusqu’à la cour d’honneur.
La bourrasque passée, le ciel redevenu limpide, on avait envie de s’attarder sur le perron, mais par convenance on s’en abstint. Annette tendit à René la main :
— Au revoir, monsieur.
Il répliqua :
— Savez-vous qu’« au revoir » signifie qu’on revient, et même bientôt ?
Elle répondit sans embarras :
— Évidemment, je ne voulais pas dire autre chose.
Ceci se perdit d’ailleurs dans le brouhaha des autres adieux. Ensuite l’abbé Valfour prit le bras de René :
— Allons, déclara-t-il, j’emmène coucher les enfants sages.
Il paraissait enchanté. Sûr d’avoir pour lui les Manchon, il ne doutait plus des Traversot. Quand on a mis les parents d’accord et vu le reste dans une glace, il ne reste qu’à bénir les voies de la Providence.
Trop préoccupé de ses propres impressions pour observer son compagnon, René de son côté songeait. Il semblait qu’une brise du large eût passé sur son âme, et balayé comme des feuilles mortes ses aventures de jeune homme, les plaisirs qu’il avait pris pour de la passion, jusqu’au nom des femmes qu’il avait cru aimer. Quelles raisons inconnues rendaient donc Annette Traversot si différente des autres ? Non seulement elle s’éloignait de tous, mais elle entraînait à sa suite ceux qui l’approchaient, puisqu’auprès d’elle il s’était découvert une âme et des pensée insoupçonnées…
Soudain l’abbé dit dans la nuit :
— Hé bien ?… à propos… que pensez-vous d’Annette ?
René tressaillit : puis jaloux de ne rien livrer de lui-même :
— Mon Dieu ! murmura-t-il, que pourrais-je en dire ? C’est une jeune fille…
Il arrive ainsi qu’on trouve par hasard et sans la chercher, la réponse à une question insoluble : René qui, de sa vie, n’avait approché une jeune fille, venait d’en rencontrer une. Il ignorait encore s’il l’aimerait ; mais aurait-il été plus heureux, le sachant, et n’est-ce pas à l’heure où naît la fleur bleue que l’on se sent le mieux monter vers les étoiles ?
Il faut maintenant quitter l’oasis et revenir à Paris où le drame commençait. Au cours de mon récit, d’ailleurs, je ne cesserai d’osciller entre Paris et Semur, les événements, ici et là, tendant à se joindre et n’y parvenant que lorsqu’il sera trop tard.
Quand je dis que le drame commençait alors à Paris, j’exprime mal ma pensée. Le début en remontait au départ de René pour Semur, mais ce début avait été soigneusement masqué par les intéressés.
Extérieurement, en effet, René parti, la vie avait repris rue Monsieur un cours normal. Aucun changement, soit dans les habitudes, soit dans les propos. Comme avant, l’abbé venait dîner chaque soir, Lapirotte obéissait aux ordres du tyran, madame Manchon décidait et grondait… Presque aussitôt, cependant, un œil averti eût déjà découvert certains gestes mal surveillés, telle attitude momentanée et qu’on ne reverra plus, toutes choses qui sont les craquements sourds par lesquels s’annonce le bouleversement proche.
En fait, madame Manchon était sans cesse à la limite d’impatiences sans cause visible. On constatait qu’elle faisait tout avec la même attention : elle ne se plaignait de personne, et l’on humait autour d’elle une mauvaise humeur continue, une perpétuelle irritation contre la vie et les gens qui l’approchaient.
Pareillement, l’abbé ne paraissait pas moins taciturne que de coutume. Sa parole demeurait rare, toujours marquée au coin d’une hostilité latente. Toutefois, on lui voyait parfois un air interrogateur, comme s’il avait espéré des nouvelles importantes qui ne venaient pas.
En revanche, jamais Lapirotte n’avait montré résignation plus enjouée.
Arrêtons-nous un instant sur cette fille. J’ai esquissé tout à l’heure sa silhouette, telle qu’elle m’apparut d’abord. Plus tard, je l’ai revue assez souvent, car, soit effet du hasard, soit calcul, on ne parvenait guère auprès de madame Manchon qu’à travers elle et par son entremise. Or, à chaque occasion, mes impressions premières se sont modifiées. Après l’avoir supposée sotte, j’ai dû reconnaître qu’elle avait des parties d’intelligence supérieure ; après l’avoir crue neutre, j’ai pressenti en elle des abîmes à faire trembler. D’une curiosité qui, depuis son entrée dans la famille, n’avait jamais désarmé, elle avait enfin tout vu et tout retenu ou tout compris. Ne doutez donc pas qu’elle, au moins, dès l’origine, ait perçu la raison profonde de ce qui commençait.
Elle disait, par exemple :
— Je me demande si M. René nous confie vraiment les aventures qui ne manquent pas de lui arriver là-bas.
Madame Manchon répliquait sèchement :
— Mon fils m’a toujours fait part de tout, même de ses sottises.
Ou bien, c’était un soliloque à mi-voix :
— Ah ! à votre place, il me semble que je n’aurais jamais eu le courage de jeter un si beau garçon dans le tourbillon de l’existence, car il est beau, madame !
— Un tourbillon ! s’exclamait madame Manchon : Semur est une mare.
N’importe, chaque fois le trait portait : et satisfaite de ce que l’accent lui avait révélé, Lapirotte se sentait assurée de rester un témoin qui voit juste.
Je viens de trouver le terme exact… Elle et l’abbé étaient devenus des témoins, — les témoins de madame Manchon qui, sans en rien dire, ne songeait, elle, qu’à une chose, ne souffrait que d’une chose : l’absence…
L’absence de René, telle est la cellule initiale, la nébuleuse au noyau de laquelle vont peu à peu s’agglomérer les éléments du drame.
Auparavant, René avait souvent quitté la maison, fait des voyages : ce n’étaient pas des absences. Pour qu’il y ait absence réelle, il faut que la vie s’établisse ailleurs, c’est-à-dire se détache de celle qui précédait. Pour la première fois, René avait ainsi une maison à lui, des occupations à lui, et la possibilité d’engager son existence sans avertir : tout cela, madame Manchon l’avait voulu, désiré, préparé, mais en aveugle et sans comprendre qu’elle préparait aussi son désastre. A peine la maison vidée, ses yeux s’étaient ouverts ; maintenant elle en mourait d’angoisse.
Avant l’absence, madame Manchon avait pu aussi se croire une mère comme la plupart. Elle trouvait alors normal que René habitât près d’elle, lui obéît, et, inconsciente de la tutelle qu’elle exerçait, ne l’était pas moins de la passion maternelle qui la dévorait. René ne s’était pas éloigné depuis une semaine qu’une lumière l’éblouissait : comprenant l’impossibilité totale de vivre sans lui, elle n’apercevait plus à travers le monde que des ennemis décidés à le lui voler.
Tout à l’heure Duclos nous a montré la jalousie paternelle d’un Lormier : celle de madame Manchon, aussi exclusive, aussi violente, était pire. Non seulement, elle se refusait à un partage quel qu’il fût, mais elle prétendait commander. Toutefois, jusqu’au départ de René, ces sentiments avaient conduit madame Manchon sans qu’elle le sût : désormais, elle ne les ignorait plus. L’absence, encore, en lui montrant ce qu’elle pouvait perdre, du même coup, lui en avait révélé la valeur.
Vous me direz : « Si madame Manchon en était là, quoi de plus simple que de rappeler son fils ? De même qu’elle avait décrété l’apprentissage à Semur, ne pouvait-elle y renoncer ? »
D’accord : comptez cependant qu’avouer son erreur en une matière si grave, la seule à vrai dire où la soumission de René eût manifesté des résistances, était un risque redoutable. Quand on a pris le parti d’être infaillible, on n’a plus le pouvoir de revenir sur ses arrêts, c’est-à-dire de reconnaître qu’on se trompe autant qu’un autre. Cela, madame Manchon le sentait à l’évidence : de là, son malaise et l’irritation latente qui ne cessait de la dresser contre le présent. La ponctualité même de René à revenir, chaque dimanche, ne parvenait pas à les calmer. Parce qu’il était las de sa vie à Semur, il la racontait le moins possible : on en pouvait conclure aussi qu’il en tenait à dessein des parties cachées. D’une semaine à l’autre, madame Manchon en doutait moins. Et, convaincue d’avoir de ses propres mains creusé l’abîme, elle se sentait y courir, sans soupçonner par quels chemins, sans oser non plus revenir en arrière.
Trois jours après la réception Traversot, René, désireux de présenter son remerciement à l’hôtel de Thil, apprit que le jour de madame Traversot était précisément le dimanche et jugea nécessaire de renoncer pour une fois au voyage coutumier. Déjà, et sans qu’il le soupçonnât, Annette dominait sa vie. De plus, et par un scrupule explicable en somme, avisant sa mère de ce grave changement dans une habitude prise, il s’abstint d’en donner la raison véritable, car lui-même la trouvait futile autant qu’impérieuse.
Ceci suffit : le drame qui, jusqu’alors et comme une eau souterraine, avait miné les âmes, rue Monsieur, était libre d’affleurer à la lumière : désormais, rien n’allait plus en endiguer la marche.
Au reçu de la nouvelle, madame Manchon blêmit, avertit la femme de chambre qu’il était inutile de préparer la chambre de M. René et ne souffla mot ni à Lapirotte ni à l’abbé. Simplement, quand l’abbé parut le dimanche soir, et pour qu’il ne s’étonnât pas, madame Manchon dit :
— J’ai prié René de ne pas venir aujourd’hui : je ne le trouvais pas bien. Trop d’allées et venues fatiguent.
Elle mentait hardiment, résolue de laisser aux choses l’aspect qu’elle leur voulait. Lapirotte approuva, plus souriante que jamais. L’abbé fit de même, et chacun s’enferma dans une indifférence affectée. Il n’était pas jusqu’aux domestiques qui n’eussent l’air de trouver naturelle l’explication donnée.
Toute la semaine qui suivit, madame Manchon se demanda par quelles voies confesser son fils, quand il paraîtrait, sur la cause véritable qui l’avait retenu. Tour à tour, elle imaginait des questions captieuses, une explication directe, une scène attendrie. Incapable de se résoudre, mais guidée par un instinct sûr, elle demeurait persuadée que le danger redouté venait de paraître, cherchait en vain à le concevoir, et s’en désespérait.
Le samedi, dépêche de René annonçant encore une remise de voyage ; cette fois, il donnait pour excuse un rhume violent.
Ce fut Lapirotte qui reçut le télégramme des mains du facteur, elle qui en donna lecture à madame Manchon. Probablement touchée par l’air de celle-ci, elle jugea même nécessaire d’ajouter une remarque :
— Les rhumes de M. René sont toujours sans gravité. Je doute qu’il soit obligé de garder la chambre.
— Si mon fils pouvait sortir, il serait ici, répartit madame Manchon. D’ailleurs, je vais l’inviter à venir se reposer près de moi dès qu’il sera mieux. C’est un retard de quarante-huit heures au plus…
— Espérons-le, soupira Lapirotte.
Il faut croire qu’elle voyait juste : quatre nouveaux jours s’écoulèrent sans autres nouvelles de René, que des bulletins de santé, aussi brefs que rassurants. Il s’agissait bien de santé ! l’inquiétude de madame Manchon était ailleurs.
On atteignit ainsi le vendredi. Si René ne s’était pas décidé à avancer son voyage, comme sa mère l’en avait prié, du moins s’était-il abstenu, jusque-là, d’annoncer un nouveau délai.
Ce même vendredi, l’abbé Manchon, venu dîner suivant l’usage, pénétra dans le salon de la rue Monsieur, avec l’air interrogateur qui lui était habituel depuis quelque temps. Une fois assis, il se tint coi en se frottant les mains.
— Avez-vous froid, Henri ? demanda madame Manchon.
Il répondit non, d’un signe de tête. Mais, et bien que ce ne fût pas sa coutume, il s’informa le premier de René :
— Mon frère vient-il enfin ?
Madame Manchon étouffa un soupir :
— Vous savez bien que le courrier n’est pas encore passé : je n’aurai pas de nouvelles avant huit heures.
L’abbé répliqua :
— En tout cas, rassurez-vous : il est tout à fait bien.
— Vous aurait-il écrit ?
— Non.
— Alors d’où le tenez-vous ?
— De mon ami, M. l’abbé Valfour.
Madame Manchon haussa les épaules :
— Les indifférents trouvent toujours excellent l’état du voisin.
Apercevant ensuite Lapirotte à côté d’elle, elle lui fit signe de s’en aller. Docile, Lapirotte obéit.
— L’abbé Valfour ne vous communique-t-il rien d’autre ? reprit madame Manchon, dès que la porte se fut refermée.
L’abbé Manchon continuait de se frotter les mains.
— Non, fit-il encore d’un ton détaché ; du moins rien de précis…
— Rien de précis ? Il dit donc quelque chose ?
— En effet… ou plutôt, pour être exact, il me fait part de certaines pensées personnelles… qui d’ailleurs concordent avec les miennes.
— Je goûte peu qu’un inconnu se mêle de nos affaires.
— M. Valfour n’en est pas un pour moi.
— Enfin, à quoi songe-t-il ?
— A marier René.
Madame Manchon, qui mettait en ordre des livres sur une console, se retourna violemment :
— Votre ami est fou, je pense ?
— Pas plus que moi, puisque je partage son avis.
— Et pourquoi, s’il vous plaît ?
— René est à l’âge où, sous peine de faire des sottises, un jeune homme doit s’établir. Il est naturel que je préfère un nœud légitime à des… expériences momentanées, aussi dangereuses pour le corps que pour l’esprit.
Madame Manchon eut un sourire dédaigneux, puis laissa tomber :
— Je n’entends rien pour mon compte aux raisons théologiques : il me suffira que René se marie quand je le jugerai utile, et avec une femme que j’aurai choisie. J’en suis fâchée pour votre ami Valfour, avertissez-le que, m’estimant le meilleur juge en la circonstance, je l’invite à pratiquer désormais une réserve dont il n’aurait pas dû sortir.
— Cependant, répliqua l’abbé avec une nuance d’irritation, si René avait trouvé à Semur une personne…
— Je le saurais.
— Vous serez, je le crains, la dernière informée.
— Ne calomniez donc pas votre frère !
Et madame Manchon, cette fois, couvrit d’un regard dur son fils aîné, avant d’achever pour elle-même :
— D’ailleurs, je suis sûre de mon fils.
Une ride légère barra le front de l’abbé. Sans doute ne supportait-il pas sans impatience la manière dont madame Manchon prononçait « mon fils », en parlant de René. Ce sont le plus souvent de très petites choses qui irritent, de préférence aux grandes.
— Vos avis, ma mère… commença-t-il sur un ton singulièrement raffermi.
Mais Lapirotte rentrait, annonçant le repas.
— Tout à l’heure, s’interrompit l’abbé, nous reprendrons ce sujet.
— Je ne le crois pas, répliqua madame Manchon.
— J’en ai pourtant le désir.
Madame Manchon affecta de ne pas entendre. Elle se dirigeait déjà vers la salle à manger, suivie par Lapirotte.
Dîner rapide, inquiet et silencieux. Depuis le départ de René, des ondes n’avaient cessé de glisser dans la demeure, donnant le même frisson qu’une approche d’orage. Fréquemment aussi, on y subissait une sorte d’appréhension muette, telle qu’on avait envie de tourner la tête pour voir si quelque malfaiteur n’avait point profité d’une porte ouverte. Malgré cela, les apparences restaient paisibles. Ce soir-là, au contraire, il eût été impossible de méconnaître la tension dont souffraient les convives. Les gestes étaient saccadés, les visages clos, les pensées absentes.
On achevait le dessert quand enfin le courrier vint.
— Dieu merci ! déclara madame Manchon, apercevant de loin le plateau qu’on apportait, je commençais à craindre que le facteur n’eût rien laissé !
— Il ne faudrait pas s’étonner pourtant si M. René n’avait pas écrit, dit Lapirotte. Qui sait s’il n’hésite pas encore à se mettre en route demain ?
Elle se trompait. Il y avait deux lettres, dont l’une de René, mise soigneusement en évidence. Madame Manchon se saisit du tout. Elle s’aperçut ensuite que la seconde était pour Lapirotte, mais avant de la remettre, en examina par habitude la suscription et le timbre.
— Tiens, dit-elle, vous avez aussi des correspondants à Semur ?
— Moi ?… non… du moins je n’en connais pas, s’exclama Lapirotte.
— Il paraît que si, puisque ce papier en vient.
— En effet… voilà qui est curieux.
— S’il s’agit d’une conquête imprévue, poursuivit madame Manchon satisfaite de lâcher bride à son humeur, avisez-moi. Sans tenir à vos secrets, je prétends ne pas vous perdre à l’improviste.
Lapirotte ne répondit que par un de ces regards où madame Manchon était libre de lire un reproche attendri pour ses rigueurs, mais où d’autres auraient découvert peut-être une rancune effrayante.
On entendit, après cela, le double bruit des papiers que déchiraient des mains pareillement fiévreuses. Parties le même jour et de la même ville, écrites par des êtres qui ne se soupçonnaient guère occupés des mêmes choses, les deux missives venaient échouer simultanément sur cette table, chacune apportant sa part au destin de tous qui commençait. Dès les premières lignes, madame Manchon et Lapirotte semblèrent évadées du présent. Le silence n’était pas plus grand qu’auparavant, mais le froissement des feuillets tournés y ajoutait on ne sait quoi de tragique, en même temps qu’il mesurait l’avidité avec laquelle on lisait.
Soudain madame Manchon rejeta la serviette sur la table, et se leva. Elle avait terminé. La lettre adressée à Lapirotte devait être plus courte que celle de René, ou avait été lue plus vite, ou encore n’avait pas été lue tout entière : quoi qu’il en soit, elle avait disparu depuis un instant dans la poche de son destinataire.
A l’exemple de madame Manchon, Lapirotte et l’abbé s’apprêtaient à retourner au salon, quand un ordre arrêta celle-ci :
— Lapirotte, je n’ai plus besoin de vous et j’ai à m’entretenir avec Henri. Ainsi, laissez-nous, bonne nuit, et à demain.
Le ton était impérieux comme de coutume, mais une chose nouvelle y paraissait : la colère, — une colère qui, pour la première fois, agitait les syllabes, comme eût fait un grand vent fouettant les feuilles d’un arbre.
Lapirotte, la main dans une poche, pour bien s’assurer sans doute qu’elle n’égarait pas le précieux écrit qu’elle venait d’y mettre, lança sur madame Manchon un regard perçant.
— J’espère que Madame n’est pas souffrante ?
— Nullement, dit l’abbé. Allez en repos, mademoiselle Éva.
Il acheva, décidé à se montrer gracieux autant que sa mère avait été sèche :
— Surtout ne rêvez pas du tentateur !
Elle rougit violemment :
— Je ne saisis pas.
— Auriez-vous déjà oublié votre conquête de Semur ?
— Quoi ! vous aussi, monsieur l’abbé ?…
Les yeux de Lapirotte exprimaient cette fois une surprise douloureuse :
— Ne puis-je avoir, comme tout le monde, une amie de passage à Semur ?…
— Je ne vous demande point de confidences ! interrompit le prêtre, étonné pourtant du trouble qu’avait provoqué sa plaisanterie.
— Henri, j’attends ! appela madame Manchon.
Et le tête-à-tête qu’avait interrompu le dîner, recommença : toutefois, tandis que l’abbé, plus effacé que jamais, reprenait sa place et le frottement des mains d’auparavant, madame Manchon, la face contractée, les yeux mi-clos, allait et venait à travers la pièce. Elle ne semblait plus s’apercevoir que son fils était présent : absorbée par son étrange promenade, elle paraissait résolue à ne rien dire, comme à ne rien écouter.
— C’est bien une lettre de René que vous avez reçue ? dit enfin l’abbé, las d’attendre.
Sur un signe affirmatif de sa mère, il reprit :
— Vous semblez mécontente. Auriez-vous de mauvaises nouvelles ?
Un certain temps s’écoula avant la réponse. Madame Manchon, prise de crainte à la pensée de traiter René trop rudement, recueillait ses forces pour mieux se maîtriser.
— En effet, reconnut-elle d’une voix sourde : les racontars de votre abbé n’étaient que trop vrais. On a eu le tort, — je dis on ne sachant qui, mais je compte bien l’apprendre, — on a eu le tort de mettre sur le chemin de votre frère une fille, probablement à court d’épouseurs, et désireuse de se conquérir un état sans regarder aux moyens. René, qui est plein de candeur, se laisse prendre, parle mariage, et m’invite à me rendre à Semur pour faire la demande… Oh ! tout lui paraît simple ! Elle me plaît, je l’adore, tu l’aimeras, marions-nous… Heureusement pour lui qu’à mon âge et avec mon expérience, on est moins romanesque. Quatre mots suffiront pour ramener l’idylle aux proportions véritables, c’est-à-dire une flambée sans lendemain.
Visiblement, elle s’efforçait de réduire les événements à la dimension d’une petite chose, à la fois ridicule et sans conséquences dignes qu’on s’y arrêtât. Mais sentez-vous quel bouleversement d’âme se cachait sous ces apparences détachées ? Il y a un monde entre la peur d’un vol et le vol lui-même. Jusqu’à hier, jusqu’à tout à l’heure, elle avait tremblé qu’on ne lui prît René ; mais elle tremblait dans le vide. Entre deux hypothèses qui la faisaient blêmir, elle trouvait le temps de se dire : « Peut-être qu’il n’y a rien », et du coup, un peu d’espoir rafraîchissait son âme. Désormais l’incertain n’était plus : l’abîme était devant elle !
— Serait-il indiscret de connaître le nom de cette… demoiselle, comme vous dites ? fit l’abbé sans quitter son air de parfaite tranquillité.
— Traversin… non… Traversot… enfin un nom quelconque.
— Hé bien ! ma mère, ainsi que vous deviez le prévoir, je me permets de n’être pas de votre avis, et même d’insister pour que vous reveniez sur le vôtre. Il s’agit de l’avenir de mon frère, j’entends son avenir moral, le seul qui compte à mes yeux : puisque l’occasion s’est présentée, puisque lui-même s’y offre, il me paraît excellent qu’il fasse une fin satisfaisante.
L’abbé, je le répète, affectait de garder un calme parfait, ses mains ne cessaient pas d’aller et venir l’une contre l’autre, son dos demeurait courbé et pourtant les mots semblaient maintenant prendre progressivement dans sa bouche une autorité dont l’origine ne s’expliquait pas. Elle était due peut-être aux seules idées qu’il exprimait, peut-être encore au ton devenu plus ferme.
— Pour faire une fin, il serait bon qu’il y ait eu un commencement, coupa rudement madame Manchon.
L’abbé négligea de relever l’interruption et poursuivit :
— J’ai eu de mon côté des renseignements excellents sur les Traversot. La famille est honorable, la jeune fille est accomplie. Je ne mentionnerai pas les sentiments des intéressés qui sont, m’assure-t-on, fort vifs : cette question m’échappe. Mais du moment qu’ils existent, je suis heureux de constater qu’ils peuvent concorder avec les vues de parents chrétiens, et cela suffit pour me les faire approuver.
— D’où savez-vous tant de choses ? interrompit encore madame Manchon, sans parvenir à cacher son étonnement.
L’abbé eut un vague haussement d’épaules.
— Vous croyez toujours que je ne m’intéresse pas à mon frère : reconnaissez que vous êtes injuste, puisque me voici à prendre la défense d’un projet qui lui est cher et que vous auriez tort de vouloir entraver.
— Tort ? répéta madame Manchon, dont l’étonnement croissait.
Elle fit deux ou trois pas, puis s’arrêtant devant l’abbé :
— Voici un mot auquel vous ne m’avez pas habituée ; j’aime à croire qu’il a dépassé votre pensée. De toutes manières, Henri, vous allez l’expliquer.
L’abbé plongea dans son siège de l’air d’un homme qui quitte enfin les sujets inutiles.
— C’est en effet d’autant plus nécessaire, que, malgré tout mon respect, je ne pourrais le retirer, répondit-il froidement.
Une expression indéfinissable mit ensuite des lueurs inaccoutumées sur son visage émacié. Il y paraissait à la fois le respect dont il parlait, du dédain et une subite hauteur.
— Excusez-moi, reprit-il, si, pour arriver au but, je dois faire d’abord un bref retour sur le passé : il est nécessaire, ce soir… Je ne vous ai jamais reproché, je pense, des préférences dont je ne veux pas apprécier les raisons…
Madame Manchon eut un sursaut :
— Henri ! je ne puis non plus accepter cela !
L’abbé fit un geste évasif.
— Mettons, si vous y tenez, que vous ne nous avez pas aimés de la même manière et passons… Ce n’est pas d’ailleurs en fils que je me permets de parler en ce moment. Le prêtre seul a le droit d’évoquer ce que le fils ignore, et, puisqu’il s’agit d’âmes, pour ceci comme pour le reste, acceptez que, prêtre, je continue de m’exprimer en prêtre.
Un second sursaut secoua madame Manchon.
— Henri, ne mêlez donc pas vos rancunes de famille à ce qui n’a rien à y voir !
— Je vous demande pardon, ma mère : je tiens beaucoup au contraire à oublier que je fais partie de la famille. De grâce, ne m’obligez pas à quitter un terrain que j’ai choisi : il est le seul possible… et le meilleur… pour tout le monde.
— Je ne comprends pas.
— Préciser mes raisons serait inutile ou encore… déplacé, répartit l’abbé d’un ton détaché.
Toutefois, ses yeux s’étaient levés en même temps vers sa mère et la regardaient fixement. Il y eut un choc silencieux, suivi d’un de ces arrêts imperceptibles à l’oreille mais durant lesquels l’inexprimable passe en trombe, laissant derrière lui l’épouvante d’une chose dont on n’a point parlé, que l’un a crue cachée, que l’autre sait, peut-être !… Et soudain madame Manchon, lasse de marcher, regagna son fauteuil, au coin de la cheminée. Accoudée dans la même attitude que son fils, elle inclina la tête et contempla le feu.
— Je reprends… dit paisiblement l’abbé. En traitant René comme vous fîtes, je ne doute pas que vous n’ayez désiré son bonheur. Sans le vouloir pourtant, vous n’aviez cessé auparavant de favoriser en lui un penchant à s’en remettre à des volontés étrangères qui, pour un homme, est le pire des dangers. C’est avec regret que je vous voyais vous obstiner à le garder près de vous. C’est avec joie que j’ai considéré la première séparation temporaire dont vous souffrez. L’occasion se présente aujourd’hui d’une… émancipation définitive. Épargnez-vous les risques d’un avenir que le passé rendait problématique et puisque, pour une fois, l’intéressé fait preuve de décision… que Dieu le bénisse et qu’il épouse !
La fin de la dernière phrase parut jetée avec violence, bien que la voix n’eût pris aucun éclat. Madame Manchon s’aperçut qu’après avoir entendu parler son fils, elle n’entendait plus que le tic-tac de la pendule. Elle ne cessait point de considérer les flammes.
— Et si j’ai, moi, le désir de ne pas laisser mon fils s’établir loin de moi ? dit-elle soudain, comme si elle s’éveillait d’un rêve.
— Justement, ma mère, vous m’obligez à aller au fond d’une pensée que j’espérais déjà comprise. En envoyant René à Semur, pour quelques mois, vous avez accompli, je crois, le commencement du devoir. Je vous demande d’aller au bout et de rendre stable ce que vous aviez cru passager. Non seulement vous rendrez à René la conscience de sa destinée, mais le sacrifice, — si grand qu’il vous paraisse, — sera pour vous un élément de salut… nécessaire… C’est tout ce que j’avais à dire.
Vers la fin, madame Manchon avait peu à peu tourné de nouveau la tête pour examiner son fils. Une seconde fois, les yeux se rencontrèrent. Après le choc, le duel : en silence, ces deux êtres également passionnés et volontaires affrontaient leurs secrets. On n’évalue pas la durée de tels instants : ils abolissent la réalité.
L’abbé baissa le premier les paupières. Il tira sa montre.
— Neuf heures : je dois partir, sous peine de manquer mon train.
Madame Manchon parut, à son tour, revenir à elle :
— Henri !… commença-t-elle.
Mais elle n’ajouta rien.
— Bonsoir, ma mère.
Et ayant ramassé sur la cheminée son bréviaire qu’il y avait déposé avant le dîner, l’abbé sortit.
Immobile, madame Manchon se remit à surveiller les braises. Elle revoyait des figures disparues. Une émotion inexprimable faisait battre son cœur. Elle avait aussi la sensation qu’une dalle s’abattait sur ses épaules, tandis qu’elle s’efforçait de se rappeler exactement une parole de son fils : « Ce sera pour vous un élément de salut… nécessaire… » ; mais brusquement, la pensée de René balaya ces fantômes.
— Bah ! murmura-t-elle, des phrases de prêtre !
Reprise ensuite par la conscience du seul péril immédiat qui survenait, elle alla vers son bureau, et d’une écriture appuyée, débuta :
« Mon cher enfant, je ne viendrai pas. Je ne te laisserai pas non plus consommer une sottise… »
La plume courait. On aurait dit qu’elle prétendait aller plus vite que le cœur qui dictait. C’est qu’aussi, après s’être longtemps dissimulé, le destin entamait au grand jour son œuvre. Des deux fils de madame Manchon, l’un menaçait de lui être volé : l’autre… Au fait, qu’arrivait-il avec l’autre, et pourquoi cette question suffisait-elle pour troubler l’image même du premier ?
Le lendemain, la réponse de madame Manchon partit pour Semur. Avec elle, Lapirotte jeta dans la boîte une seconde enveloppe également adressée à Semur, puis, au retour, s’enquit auprès du tyran si elle ne pourrait exceptionnellement disposer de quarante-huit heures pour aller à la fin de la semaine rendre service à une parente. Madame Manchon, qui était dans ces moments de trouble profond où l’on consent à tout, ne fit point d’opposition.
Trois jours plus tard, à Semur, les Traversot disparaissaient, et le principal acteur du drame, — quoique le plus caché, — entrait en scène. Mais avant d’y venir, quelques mots sur ce qui précéda.
L’abbé Valfour, dans sa lettre à son confrère, n’avait rien exagéré et même était resté un peu en arrière. Dès leur seconde entrevue, Annette et René, éblouis, avaient senti leurs vies fixées.
En réalité, il y avait de l’un à l’autre la distance de la mer profonde au clair bassin d’un beau parc. La première joue mal avec la lumière, mais porte en elle une force latente et continue qui use le roc : le second a la beauté d’un miroir, chauffe au moindre rayon et se refroidit à la première gelée blanche. Toutefois, le propre de l’amour et de la passion est d’obliger à marcher les yeux bandés. Aucun d’eux ne songea donc à analyser les nuances qui les séparaient ; et le torrent les emporta…
Du soir au lendemain, Annette Traversot cessa d’être une jeune fille, c’est-à-dire une matière plastique qui attend du hasard sa forme définitive de conscience. Auparavant, elle obéissait et, faute de mieux, acceptait le présent sans s’y attacher ni s’en plaindre : subitement, elle aperçut dans un éclair le seul bonheur qui lui convînt et, dressée contre les siens, n’admit plus qu’un autre qu’elle-même en décidât : elle aimait.
René, de son côté, sentant passer sur lui l’émoi ineffable de la première tendresse véritable, subit l’ivresse de la découverte, crut sincèrement que ce qu’il éprouvait n’avait été éprouvé par aucun autre, et convaincu d’obéir à des forces divines, n’admit pas un instant que sa mère tentât de leur résister. Lui aussi, dressé d’avance contre les siens, aimait ou plutôt croyait aimer.
Peu importent maintenant les voies suivies pour en arriver aux aveux. L’essentiel pour vous est de savoir que, le jeudi de la deuxième semaine où René s’abstint d’aller à Paris, l’abbé Valfour parut en ambassade à l’Hôtel de Thil. Sa démarche, toute personnelle, assurait-il, n’avait d’autre objet que de s’informer si une demande de son protégé serait accueillie. Or, en réalité, depuis la veille, Annette et René étaient fiancés. L’amour se moque des barrières ; s’il se plie à la comédie des usages, c’est par-dessus le marché et parfaitement résolu à les compter pour rien.
Il n’est pas inutile de relater une partie de l’entretien de M. Valfour avec madame Traversot ; il projette en effet des lueurs sur la suite et déjà eût permis, pour qui sait voir, d’augurer des incidents prochains.
Soit par tenue mondaine, soit qu’elle fût réellement hésitante, madame Traversot ne reçut qu’avec réserve les ouvertures de l’abbé.
— Avant de consulter ma fille, déclara-t-elle, ne serait-il pas prudent de savoir si madame de La Gilardière est consentante ?
— Avisée par lettre, soyez sûre qu’elle paraîtra aussitôt, s’écria l’abbé.
— Parfait. Du coup, bien des obscurités s’éclairciront.
— Des obscurités ! Lesquelles, grand Dieu !… Douteriez-vous de la fortune ?
— Non.
— De la famille ?
— Vous vous en êtes porté garant.
— Alors ?
— Alors, attendons cette dame…
En revanche, comme l’abbé sortait, Annette, qui avait dû faire le guet, le rejoignit dans la cour d’honneur.
— Monsieur l’abbé, dit-elle rapidement, je tenais à vous remercier d’être venu. Il est bon que vous sachiez aussi que, quoi qu’il arrive, ma décision est prise. Je ne m’en remettrai à personne du soin de choisir mon bonheur.
— Pas même à votre mère ? répliqua l’abbé interloqué.
— Pas plus à elle qu’à d’autres.
A peine sur le Rempart, autre rencontre et même chanson.
— Hé bien ? demanda René qui accourait aux nouvelles.
— Hé bien, avertissez votre mère : il importe qu’elle arrive bientôt.
— Soit, elle débarquera dans la semaine.
— Si elle tardait…
— A quoi songez-vous, l’abbé ? Oubliez-vous que je suis majeur ?
— Ainsi, vous aussi !…
Et M. Valfour revint de son ambassade, assez rêveur. Après s’être étonné que l’amour dressât si vite les enfants contre les parents, il réfléchissait qu’on ne voit guère le moyen qu’il en soit autrement, puisque sa fin naturelle est justement de séparer les uns des autres…
Ce même soir, la lettre de René partait pour Paris.
Vous voyez à quel point jusque-là tout avait été rapide et simple. Une marche sous le ciel bleu, des cœurs qui rêvent, nulle appréhension. On devrait frémir quand le bonheur est ainsi à portée du désir. N’est-ce pas toujours aux approches de l’orage que nous goûtons le mieux l’enchantement des jours d’été ?
La réponse de madame Manchon arriva en coup de foudre. Les sentiments de René en la lisant furent un mélange de stupeur et de colère. La légèreté avec laquelle sa mère traitait ce qu’il imaginait être la plus grande aventure de sa vie lui parut sacrilège. Pour la première fois, il eut une révolte d’homme et répliqua sur l’heure. Rappelant qu’il n’était plus un enfant, il affirmait son droit de choisir à son gré la femme qu’il épouserait, ne priait plus, mais exigeait. Mieux informée, madame Manchon lui devait de venir ; il l’attendait : il ne quitterait pas Semur qu’elle ne se fût décidée à l’y rejoindre.
De telles choses, écrites, prennent une valeur énorme, car on les relit et elles subsistent. Il est probable que si René, au contraire, avait pris le train, tout en prononçant les mêmes mots, il aurait obtenu gain de cause. C’est le propre de certaines situations que, fausses dès le début, elles ne cessent pas de s’alimenter à contre-temps.
Sa réplique lancée, restait à René d’aviser l’hôtel de Thil du retard de sa mère : mais il s’abstint d’en donner la raison véritable.
— Une indisposition légère en est la cause, déclara-t-il.
— Avant-hier, pourtant, vous ne sembliez pas inquiet ? répondit madame Traversot avec une défiance à peine dissimulée.
— Avant-hier, je l’ignorais : ma mère tait souvent ce qui pourrait me donner du souci. Je conclus d’ailleurs de son silence que ce ne doit pas être grave.
— Espérons-le, répliqua madame Traversot ; quoi qu’il en soit, pour ne pas prêter aux commérages, je vous serai obligée, d’ici l’arrivée de madame de La Gilardière, d’espacer vos visites. Vous êtes-vous aperçu que, depuis quelque temps, vous venez chaque jour ?
Il parut accepter la leçon, s’inclina… et se présenta le lendemain. Seulement, le lendemain, en mère prudente, madame Traversot avait pris le train du matin et emmené sa fille : par un heureux hasard, une cousine de Dijon s’était trouvée assez malade pour que la présence de ces dames fût exigée d’urgence…
Ce même jour, à Paris, Lapirotte prenait aussi le train pour rendre service à sa parente, et à Semur le chœur entrait en scène.
Je dis : le chœur. Où découvrir, en effet, sinon dans la tragédie antique, l’analogue de ce personnage insaisissable, omniscient et malfaisant, qui discute, commente, au besoin souffle le conseil perfide ou la nouvelle qui égare, tour à tour s’indigne, persifle, rit, et, victorieux en fin de compte, reste seul debout au dénouement ? Police anonyme, affirmait Duclos : oui, sans doute, mais aussi beaucoup plus, car dans le cas de René se manifestèrent une continuité d’effort, une sûreté de direction telles que n’en comportent pas d’ordinaire des groupements fortuits ou des voix dispersées. Quelqu’un, dans l’ombre, marquait la mesure, — quelqu’un, renseigné mieux que les intéressés eux-mêmes, sur le présent, qu’il se déroulât rue Monsieur ou à Semur, et même sur le passé. Seulement, qui aurait eu l’idée de le chercher là où il était, et comment supposer qu’en remontant plus loin encore on trouverait une Lapirotte à la source ?
Bien entendu, je ne vais pas recommencer le récit de Duclos que je rejoins ici ; je voudrais cependant marquer ce qu’il semble n’avoir pas suffisamment observé, et c’est la gradation savante, l’art souverain que mit ainsi le chœur à détruire à l’avance les projets de René, dès qu’ils furent soupçonnés au dehors. On ne mit en doute tout d’abord que la fortune ; puis on parla vaguement des noms différents portés par les deux frères, et l’honorabilité passa au premier plan. Le titre usurpé semblait ne pouvoir que couvrir une tare ; la famille prit couleur d’aventurière. Enfin, de proche en proche, l’opinion étant préparée d’avance à tout admettre, on put en venir à l’essentiel qui, pensait-on, allait arrêter les Traversot ; et l’histoire courut de la naissance illégitime de René… Tout cela, je le répète, mesuré, distillé avec une méthode et une sûreté marquées au coin de l’intelligence supérieure. Au départ des Traversot, il n’y avait rien encore contre René ou à peine l’hostilité de rigueur dès qu’il s’agit d’un étranger ; quand ils revinrent, la partie était jouée sans que René en eût seulement le soupçon, et les précautions si bien prises, qu’à peine débarquée, madame Traversot courait chez son notaire où l’appelait une convocation d’urgence.
Saisissez-vous qu’un tel enchaînement ne pouvait être le produit inconscient de quelques-uns, mais, au contraire, résultait d’une volonté unique ? Commencez-vous de soupçonner, derrière le chœur, et dirigeant sa marche, l’acteur principal dont je parlais tout à l’heure ? Plus tard, il se découvrira de lui-même ; pour le moment, contentons-nous d’admirer l’œuvre et arrivons au résultat, imprévu de tous comme il convient.
Madame Traversot, après s’être rendue en toute hâte chez son notaire, rentra chez elle, le visage décomposé. Elle était de ces femmes qui ne cessent d’envisager les difficultés, quand un projet leur tient au cœur, car elles imaginent de la sorte et par avance désarmer la mauvaise chance. Hélas ! parmi les obstacles prévus, celui qu’on venait de lui révéler n’avait point figuré : il n’en était que plus infranchissable. Le mariage d’Annette était perdu : ajoutez que l’année s’annonçait avec des récoltes mauvaises, que l’abandon d’Annette risquait de troubler la confiance des créanciers : ainsi tout croulait, présent et avenir.
A la vue de sa mère bouleversée, Annette tenta en vain de l’interroger.
— Il n’y a rien, ou peu de chose, répondit celle-ci, évasive et redoutant d’aborder tout de suite le conflit qu’elle pressentait inévitable.
En prétendant séparer Annette de celui qu’elle aimait, on n’était parvenu en effet qu’à mieux l’attacher à lui.
Une heure plus tard, René, qui ne cessait de surveiller l’hôtel de Thil, informé du retour des Traversot, accourait. Annette parut aussitôt.
— Enfin ! vous voici !
Mais elle ne put en dire plus. Madame Traversot s’était également précipitée, et sans laisser à René le loisir de se reconnaître :
— Votre visite, cher monsieur, tombe à merveille : j’avais hâte de m’entretenir avec vous.
Elle l’entraîna vers le salon. Annette voulut suivre. Un geste l’arrêta.
— Non, pas toi. Ta présence ne pourrait que nous gêner.
Alors, interdite, elle se pencha vers sa mère :
— Quoi qu’il arrive, rappelle-toi que je serai sa femme.
Elle ne s’était jamais expliquée avec pareille franchise. Madame Traversot lui jeta un regard angoissé :
— Qui peut répondre de ce que l’avenir réserve ?
— Quoi qu’il y ait, mon choix est fait.
René, lui, s’étonnait qu’on le reçût au salon. Il n’y était plus entré depuis le soir du premier dîner ; quelle différence d’aspect et d’accueil ! Aujourd’hui les meubles gisaient sous des housses. Une partie d’entre eux, groupés sous un drap, érigeait dans la pénombre un catafalque ; aucun feu ne brûlait dans la cheminée.
— Quelles nouvelles de votre mère ? demanda madame Traversot dès qu’elle eut fermé la porte derrière elle.
— Hélas ! balbutia René, interdit par cette brusque entrée en matière.
— Toujours souffrante ?
— Je le crains. Pour ne pas m’inquiéter, elle me laisse sans détails. Le principal suffit, puisqu’elle n’est pas en état de se mettre en route.
— Ah ! c’est fâcheux… tout à fait fâcheux…
Et le visage de madame Traversot acheva de se fermer. René rougit :
— Bien que ce soit une affaire de quelques jours au plus, attendre ainsi ne m’est pas moins pénible qu’à vous, mais voyez-vous autre chose à tenter ?
Il comptait qu’on lui répondrait non ; il n’en fut rien.
— Autre chose ?… En effet, à défaut du voyage, votre mère ne pourrait-elle écrire ? Nous entendre serait au plus l’affaire de trois courriers.
Posant ses yeux sur ceux de René, madame Traversot attendit ensuite la réponse, comme assurée d’avance d’un refus.
Il fallut à René un petit instant pour maîtriser l’embarras où le jetait pareille proposition.
— Vous n’y songez pas, fit-il ; si grande que soit la confiance que m’accorde ma mère, elle souhaite connaître Annette avant que d’acquiescer à des projets qui lui paraissent engager un avenir dont elle se tient, — bien à tort, — pour responsable.
On ne sait pourquoi, cette phrase longue et mal tournée eut l’air de tomber dans un air raréfié. Les mots en tintaient comme du bois sec.
Madame Traversot parut se recueillir, bien qu’elle ne pût ignorer ce qui devait suivre.
— Alors, cher monsieur, reprit-elle d’un air incertain, je n’aperçois plus très bien où nous allons. Dès lors que madame votre mère ne peut ni venir, ni écrire…
— Mais elle viendra ! interrompit vivement René.
— Quand ?
— Bientôt !
Madame Traversot eut un hochement de tête entendu :
— Et si je vous disais, moi, que je ne crois pas à ce voyage ?
René sursauta : aurait-elle appris l’opposition de sa mère et qu’il mentait en parlant de maladie ?
— En vérité, madame, balbutia-t-il, je ne vois pas pour quelles raisons…
Madame Traversot, encore, l’interrompit nerveusement :
— Pour quelles raisons ?… Mon Dieu ! je me ferais scrupule de vous les communiquer, et même je m’en garderai : mais elles courent les rues, semble-t-il : je n’étais pas de retour depuis une heure qu’on me les donnait, comme à tout le monde. Vous n’aurez donc aucune peine à les apprendre, à supposer que vous y teniez. Interrogez, renseignez-vous, et si vous n’êtes point convaincu, attendez du moins, pour nous en informer, que les faits donnent tort à mon sentiment présent.
Elle s’était levée, le visage devenu de glace. René sentit passer le souffle avant-coureur de la catastrophe. Il répliqua d’une voix tremblante :
— Je comprends, madame… il s’agit d’une mise en demeure. Sans m’attacher outre mesure à ce qu’elle peut avoir de blessant, me permettez-vous de demander si vous parlez ainsi au nom d’Annette ?
— Ceci, monsieur, est affaire entre ma fille et moi et ne vous concerne pas.
Il respira.
— Ce qui revient à dire qu’elle, pas plus que moi, n’est au courant des appréhensions que vous donne le retard de ma mère. Oserai-je aussi faire remarquer que, si je n’étais pas entièrement d’accord avec les miens, j’ai l’âge de passer outre à des volontés mal informées ?
Madame Traversot riposta sèchement :
— Je n’ai point dit que madame votre mère s’opposait au mariage : je suis même convaincue du contraire. J’estime simplement qu’elle ne se soucie pas de venir s’entretenir avec moi de certaines choses… qui importent entre familles honorables. Quant à votre liberté d’action vis-à-vis d’elle, j’en doute aujourd’hui moins que jamais…
René, cette fois, ne comprenait plus. Puisqu’on croyait toujours sa mère d’accord avec lui, que signifiaient ces phrases énigmatiques ? Plutôt que de prononcer des paroles peut-être ineffaçables, il domina sa colère et s’inclinant :
— Il suffit, madame ; avant demain, j’aurai percé le mystère auquel je me heurte ici : je ne doute pas à mon tour que vous ne m’exprimiez alors des regrets pour un traitement que je ne méritais pas.
— C’est tout ce que je souhaite, conclut madame Traversot.
Et elle l’accompagna jusqu’à la cour d’honneur, ne se souciant pas d’une nouvelle rencontre avec Annette : mais celle-ci ne parut pas. Quant à René, il ne songeait plus qu’à foncer sur l’obstacle inconnu inopinément surgi sur sa route. Il n’avait encore aucune crainte et croyait bien, ainsi qu’il l’avait annoncé, revenir le lendemain.
Il est curieux de constater comme les événements avancent par soubresauts. Durant des jours rien n’arrive, les heures traînent, on a l’air d’attendre sur un banc la venue d’un passant qui ne passera jamais : soudain, le tumulte succède au silence, la foule à la solitude ; on est happé, roulé, on n’a plus le loisir de se reconnaître et moins encore celui de se défendre…
En quittant l’hôtel du Thil, René se disait : « Je vais me renseigner. » Mais où ? Auprès de qui ? Les raisons mystérieuses qui motivaient la mise en demeure de madame Traversot couraient les rues, soit : encore fallait-il s’adresser à quelqu’un pour les connaître.
Or, c’était l’heure où, chaque après-midi, M. Valfour s’en retournait par le Rempart après sa visite d’hôpital. René n’avait pas fait cent mètres qu’il aperçut devant lui l’abbé en train de regagner la ville. La rencontre de cet homme lui parut providentielle. Aussitôt, doublant l’allure, il le rejoignit.
— Hé quoi ! monsieur l’abbé, s’écria-t-il en affectant la gaîté, vous ne regardez même pas si des amis vous suivent ?
Tels mouvements imperceptibles se sentent, à défaut de les voir. Tout de suite, avant que d’achever, René comprit ainsi qu’il tombait mal, ou encore que sa compagnie, dans la rue et à cette heure, ne procurait pas d’agrément. Raison de plus pour s’obstiner.
L’abbé, pourtant, toujours poli, répondait déjà :
— Je ne demande pas, mon cher enfant, d’où vous venez. Nous avons, chacun, nos occupations dans ce quartier… pas les mêmes… évidemment… Puisse Dieu les bénir avec une pareille indulgence !… Toutefois les miennes m’ont mis en retard : vous m’excusez, n’est-ce pas, de ne pas m’arrêter ? On m’attend à Notre-Dame.
Pour mieux marquer sa hâte, non seulement il ne ralentit pas, mais parut prendre un élan supplémentaire. En même temps son calme visage avait rougi et ses yeux trahissaient un désarroi.
René, sans se démonter, lui prit le bras.
— Pressé, je le veux bien, murmura-t-il : serait-ce au point de ne pouvoir m’accorder audience ?
— Pas dans la rue, je pense ? s’écria l’abbé visiblement effrayé.
— Dans la rue, à Notre-Dame, où il vous plaira enfin, pourvu que ce soit sur l’heure !
— Impossible ! D’ailleurs de quoi s’agit-il ?
— D’une chose importante à laquelle sont suspendus tous nos projets.
— Vos projets, mon cher enfant : ce n’est qu’une nuance, toutefois bonne à rappeler, fût-ce au passage.
René le considéra, interdit :
— Bigre ! vous aussi ?…
Il n’acheva pas, mais serrant de plus près l’abbé pour bien marquer qu’il se refuserait à lâcher prise :
— Raison de plus : cela prouve que vous êtes au courant.
— Vous me désolez. Je vous sens résolu d’obtenir satisfaction, et pourtant… Enfin, soit… à la sacristie… rien qu’un instant…
— Parfait. Du coup, pour vous témoigner ma reconnaissance, je cesse de vous compromettre.
René en même temps lâcha l’abbé : ceci encore le frappait que son dernier mot n’attirait aucune protestation.
A grands pas et en silence, ils poursuivirent leur route. M. Valfour donnait vraiment l’idée qu’il ignorait son compagnon : il semblait, à force de serrer les épaules, devenu une chose noire, toute ronde, sur laquelle les yeux n’ont pas de prise. Dans Notre-Dame, il choisit pour monter au chœur le bas-côté opposé à son confessionnal et, après une courte révérence au maître-autel, gagna la sacristie. René ne cessait pas de suivre.
Une sacristie est un lieu propice aux entretiens rapides, car on s’y tient debout. Nul doute que M. Valfour n’eût escompté cette incommodité pour abréger des propos dont la perspective l’importunait. A peine entré, il déposa son bréviaire sur l’armoire aux ornements et, adossé à celle-ci, les deux mains dans ses manches, les yeux à terre :
— Qu’y a-t-il ? je vous écoute, reprit-il d’une voix terne.
René, que l’attitude imprévue de l’abbé achevait d’irriter, lança son chapeau près du bréviaire.
— Il y a, déclara-t-il, que je reviens de l’hôtel de Thil.
— Ah ! fit l’abbé comme s’il apprenait une nouvelle extraordinaire, ces dames sont de retour ?… Mademoiselle Annette toujours satisfaite ?
— Je l’espère : je ne l’ai pas vue.
— Ah !… répéta l’abbé, un demi-ton plus bas.
— Madame Traversot seule a consenti à me recevoir : recevoir est d’ailleurs une manière de s’exprimer, puisque je suis sommé de ne plus reparaître tant que ma mère ne sera pas venue.
— Oh ! soupira l’abbé, continuant de descendre la gamme.
Son visage cependant n’exprimait pas de surprise.
— On dirait que vous le trouvez naturel ?
— Naturel, non… explicable plutôt…
L’abbé Valfour poussa ensuite un nouveau soupir, sans cesser de contempler le sol. Tout dans son attitude ajoutait : « Que voulez-vous que j’y fasse ? »
René répéta d’un ton rude :
— Explicable… c’est bien vous qui l’affirmez… donc il y a des raisons, et vous les connaissez. Il ne reste plus qu’à me les dire : après quoi, je vous tiendrai quitte et vous serez libre de retourner à vos ouailles.
Cette fois plus de réponse, mais un bruit de pas s’étant fait entendre dans l’église, l’abbé Valfour jeta un regard vers la porte : il espérait l’entrée d’un importun. Fausse alerte : personne ne parut.
— Hé bien ? reprit René, décidément exaspéré.
— Eh bien, en vérité, je me demande… Il est possible que des sottises aient couru… mais sont-ce les mêmes ? et quel besoin avez-vous…
— Quel besoin !
— Plus bas, jeta vivement l’abbé, n’oubliez pas dans quel endroit nous sommes !
Et soudain il abandonna l’appui de l’armoire. Ses mains libérées des manches esquissèrent ensuite un geste de retraite :
— Je comprends d’ailleurs votre état, poursuivit-il : oui, je comprends… Moi-même, vous l’avouerai-je, et vous l’avez dû voir, je me sens troublé… extrêmement… par une lettre de madame Traversot reçue ce matin.
— Que dit-elle ?
— Oh ! mon cher enfant, les femmes n’expliquent jamais à fond leur pensée.
— Dans ce cas, c’est à vous, l’abbé, de m’expliquer la vôtre ! Après quoi j’aviserai.
— En effet… en effet… Notez avant tout que madame Traversot, pas plus que moi, ne croit… Seulement, voilà : il est de certaines questions qui ne devraient jamais être posées. Cela ne les empêche pas d’exister, certes ! et même les gens sont libres de s’en entretenir, s’ils le veulent, pour l’agrément ; mais enfin, tant qu’on ne s’est pas avisé de demander officiellement : « Cela existe-t-il ? » on est libre d’agir comme si elles n’étaient pas.
— Allez donc au fait ! interrompit de nouveau René, impuissant à maîtriser la colère que tant de précautions achevaient de déchaîner au fond de lui.
— J’y viens… j’y suis déjà !
Puis, secouant les épaules, comme un homme décidé à brûler ses vaisseaux, l’abbé reprit très vite :
— Justement, dès le début de nos relations, madame Traversot m’avait exprimé à diverses reprises son désir de mieux connaître votre famille. Simple souhait d’elle à moi : satisfaction facile à obtenir et qui n’intéressait que nous… Qui, hélas ! à Dijon ou ailleurs, s’est avisé ces jours derniers de lui dire… ou encore de lui suggérer ?… bref, la question qui n’existait pas, brusquement a pris corps et, du coup, madame Traversot, devenue inquiète, a pensé… enfin elle se demande dans quelle mesure vous avez droit au titre que vous portez.
René abasourdi recula :
— Quel titre ? je n’en ai pas, que je sache !
— Oh ! poursuivait maintenant l’abbé définitivement lancé, je sais bien qu’il s’agit là de puérilités ! Qu’importe au bonheur de ma charmante petite Annette, que vous soyez La Gilardière, tandis que votre frère n’est que Manchon ? Curiosités de province, scrupules de vieille bourgeoisie : rien de plus. Il est probable d’ailleurs, je suis même assuré que les deux noms appartiennent à chacun, et encore qu’ils figurent l’un et l’autre sur le registre d’état civil… Au fait avez-vous jamais eu seulement l’occasion de lire votre acte de naissance ?
Enfin arrivés là, les yeux de l’abbé, qui jusqu’alors n’avaient cessé de contempler le sol, s’étaient levés : tout ce qui précédait, tant d’hésitations, de détours, simples manœuvres pour aboutir à poser, — et de quel ton détaché ! — cette unique question, la seule utile.
Déconcerté par le jeu, mais incapable d’en soupçonner les dessous, René ne put que répliquer :
— Quelle est cette plaisanterie, et pourquoi n’aurais-je pas lu mon acte de naissance ? En souhaitez-vous un double ?
M. Valfour saisit les mains de René :
— Ainsi vous l’avez lu… ce qui s’appelle lu… et vous n’y avez rien remarqué de particulier ?
— Comptiez-vous par hasard sur la mention : père et mère inconnus ?
Alors, subitement changé, la face éclaircie, l’abbé acheva d’attirer à lui René. Il soupirait, il riait, il retrouvait la bonté de la Providence :
— Ah ! mon enfant !… mon cher enfant !… quel poids vous m’enlevez ! Et puisque vous avez cette pièce chez vous, de grâce courez la chercher. Je me charge d’éclairer tout… Après cela, madame Traversot…
Mais René se dégageant, coupa la phrase :
— Je vous demande pardon, mon cher abbé : pourrai-je savoir auparavant quel rapport imprévu existe entre mon acte de naissance, madame Traversot, et le motif qui, au dire de celle-ci, interdirait à ma mère de jamais paraître ici ?
Tout entier à sa joie de retrouver une situation correcte, là où il avait redouté la pire aventure, M. Valfour rit encore :
— Quant à cela, inutile de vous en battre les oreilles : l’essentiel n’est-il pas que madame Traversot revienne sur son sentiment ? et dès lors que j’en fais mon affaire…
Pour la seconde fois, René l’empêcha d’achever :
— Non, l’abbé, j’exige d’être éclairé.
— Des sottises !
— Raison de plus pour n’en rien perdre.
L’abbé riait toujours, bien qu’un peu du bout des lèvres.
— Soit : admirez donc où peuvent en venir des gens inoccupés que tourmente la soif d’aventures chez les autres. La différence de nom entre votre frère et vous, avait frappé : de là à supposer que vous n’étiez peut-être que le fils adoptif de votre mère…
— Il n’y avait qu’un pas, conclut René d’une voix glacée.
— Naturellement, on l’a franchi…
— Vous le premier.
— Ah ! mon enfant, ne me calomniez pas : j’y ai cru si peu que j’ai tenu à prévenir votre frère du bruit qui courait.
— Et mon frère a répondu ?
— En ne m’en parlant pas, ce qui était la plus spirituelle des réponses.
De nouveau, un bruit de marche sonna sur les dalles. Une dame en noir parut sur le seuil.
— A la minute… je suis à vous…, jeta l’abbé.
Et revenant à René :
— Vous le voyez, on s’impatiente, mais qu’importe ? Tout à l’heure, n’est-ce pas, apportez l’acte, et demain…
— Oh ! demain, dit René, impossible ; je ne serai pas ici.
— Vous partez pour Paris ? J’espère bien que vous n’y conterez pas…
— Que vous avez cru, au roman chez la portière ? Rassurez-vous : toutefois il est urgent de couper court à cette littérature. J’en connais un moyen radical et prétends y recourir dès ce soir.
Sans ajouter rien, René ensuite s’éloigna. Il avait la démarche un peu saccadée. A mesure qu’il s’en allait, le sourire de l’abbé s’évanouissait aussi. C’est qu’après avoir cru faire une lumière complète, M. Valfour se demandait si les voies de la Providence ne sont pas quelquefois beaucoup plus tortueuses qu’il n’y paraît.
René sonna le même soir rue Monsieur. Il devait être minuit ou environ. A ce moment, madame Manchon dormait. Il défendit qu’on la prévînt, et, réfugié dans sa chambre, tenta de reposer.
On rencontre chaque jour des gens qui vivent dans des conditions extraordinaires et ne s’en aperçoivent pas, car l’extraordinaire ne l’est jamais que par rapport à nos habitudes. Toutefois, qu’un hasard insignifiant éveille leur défiance, sans être mieux éclairés qu’avant, ces mêmes gens perdent soudain la sécurité dont ils étaient jusqu’alors les bénéficiaires inconscients. Désormais, pour René, ce hasard était venu.
Insignifiant, évidemment, ou plutôt sans valeur : quel crédit en effet accorder à des racontars de petite ville en mal de nuire ? Que des bruits aient couru dans Semur assez précis pour inquiéter M. Valfour ou incliner madame Traversot à juger impossible un entretien direct avec madame Manchon, voilà qui n’avait en soi-même aucune importance et n’aurait pas dû retenir un instant la pensée de René. Cependant, parmi tant de calomnies possibles, pourquoi celle-là, de préférence à d’autres ? Et René, malgré lui mal à l’aise, non seulement ne savait que répondre, mais s’étonnait de questions nouvelles, surgies à la suite comme d’elles-mêmes, et sans que Semur, cette fois, y fût pour rien.
L’attitude de son frère, d’abord. Hostile, ou indifférente ? impossible d’en décider. A coup sûr réservée et suggérant l’idée d’une arrière-pensée continue qui interdisait jusqu’à l’esquisse d’une familiarité.
Autre énigme : pourquoi René n’entendait-il jamais parler de son père ? Pas une image pour l’évoquer. On aurait voulu qu’il oubliât, qu’on n’aurait pas agi d’autre manière.
Bien singulier enfin, le désir de madame Manchon d’appeler un de ses fils uniquement La Gilardière cependant qu’elle et l’abbé restaient Manchon ! Pareille vanité s’accordait mal avec le dédain des petits sentiers et des petits moyens, souvent affiché et toujours pratiqué par elle dans le courant de l’existence…
J’expose cela d’une manière précise ; gardez-vous de croire pourtant que ce fût aussi net pour René. Des inquiétudes confuses, des lueurs passagères perçant une brume dense, il ne percevait rien de plus : trop déjà pour échapper à un irrésistible malaise, pas assez pour aborder la vérité corps à corps. Au trouble de sa nuit d’attente, correspondaient ainsi, dans des proportions diverses, le souci d’un passé incertain et celui d’un avenir encore très cher : mais à la perspective du oui ou du non que madame Manchon devrait prononcer au matin, qui sait si déjà il ne s’épouvantait pas moins de perdre Annette que de se heurter à un constat redouté ?
Une à une, les heures et les demies scandèrent ces rêveries. Quand, épuisé par elles, il succomba enfin au sommeil, le jour commençait, les premiers charrois retentissaient dans les rues voisines, et madame Manchon s’éveillait…
Depuis la réponse folle de René, elle s’éveillait ainsi tous les jours, dès l’aube. Après avoir si longtemps envisagé le temps qui vient avec une entière sérénité, elle ne renaissait plus au présent que l’âme trouble et sous le coup d’appréhensions intolérables.
— Aujourd’hui, songeait-elle, que va-t-il arriver ?
Mais il n’arrivait rien, ou du moins rien qui comptât.
Un soir, vous l’avez vu, son fils aîné avait prononcé des paroles singulières qui l’avaient fait trembler sur le moment : elle n’y pensait plus, ou si parfois le souvenir lui en revenait, elle s’en détournait. D’ailleurs l’abbé, depuis lors, était redevenu muet. Aucun indice nouveau n’avait renouvelé des craintes probablement mal fondées. Et puis, qu’importe devant le reste, c’est-à-dire la rupture avec René ? Depuis dix jours déjà, René avait cessé d’écrire : elle de son côté, s’obstinait dans l’attente d’une soumission qui ne venait pas. Quand on s’est accoutumé à ne vivre que pour un être, quand toute ambition, toute tendresse n’ont cessé de graviter autour de lui, imaginez ce que deviennent dix jours de silence ! Hier, il n’y en avait que neuf : aujourd’hui, un de plus, demain un autre… Ah ! ne pouvoir dire si le fossé cessera de s’élargir, ni quelles pensées, là-bas, répondent à celles qui dévorent ici !…
Machinalement madame Manchon consulta sa montre : six heures. Elle écouta ensuite le trottis du rouage. Étrange machine, si compliquée, toujours en mouvement ; et que d’efforts pour mesurer l’insaisissable, en donnant une réalité à ce qui peut-être n’en possède aucune ! Dix minutes font parfois la durée d’une existence ; en d’autres cas, vingt années coulent sans qu’on les voie.
Madame Manchon ferma les yeux : les années mortes auxquelles elle songeait, la séparaient d’autres dont le souvenir demeurait cher : hélas ! celles-là aussi lui échappaient ; depuis son entretien avec l’abbé, elle n’osait plus y revenir.
Premier fracas d’omnibus, bavardage des gens de service sur le trottoir, Paris qui, après l’accablement de la nuit, s’étire, bâille au soleil levant et peu à peu se remet à gronder… Quelle solitude, quand on écoute, au fond d’une chambre, rideaux tirés et rêves en dérive !
Dans la pièce voisine, un réveil lâcha brusquement sa sonnerie. C’était un crissement aigu qui n’épargnait personne. Sous prétexte d’aller à la messe de sept heures, Lapirotte en remplissait la maison, chaque matin. Madame Manchon fit un geste d’agacement.
— Pourquoi gardai-je cette fille ?
Elle ne l’avait jamais que tolérée, et depuis quelque temps ne la supportait plus. Elle méditait de s’en débarrasser.
Le réveil persistant, madame Manchon frappa contre la cloison.
— Cessez donc ce tapage !
Mais Lapirotte affirmait ne se réveiller jamais qu’à la fin, tout à la fin de la sonnerie, qui roula jusqu’au bout, avant de s’achever en hoquets pareils aux halètements d’un asphyxié.
Des minutes passèrent : puis un coup discret fit tressaillir madame Manchon.
— Qu’y a-t-il ?
De l’autre côté de la porte, Lapirotte jeta :
— Je voulais annoncer tout de suite à madame…
Ici un temps d’arrêt. Madame Manchon, n’ayant aucun désir de faire entrer Lapirotte, restait sans souffler mot. Il fallut bien se décider à poursuivre, puisqu’on avait commencé :
— M. René est arrivé cette nuit !…
Comme soulevée par une lame de fond, madame Manchon se dressa sur le lit.
— Il est dans sa chambre… il doit dormir encore…, continuait Lapirotte, surprise de ne recevoir aucune réponse.
Madame Manchon dit enfin :
— Merci ! j’étais au courant… surtout, qu’on le laisse reposer !
Sans qu’on pût l’entendre, elle s’habillait déjà. Ses mains avaient peine à retrouver les agrafes. Un tremblement de fièvre la secouait tout entière. Puis, approchant de la porte, elle devina que Lapirotte n’avait pas bougé, retint son souffle, attendit que, lasse d’épier des événements qui ne venaient pas, celle-ci voulût bien s’éloigner. Le cœur de madame Manchon, en ces instants, recouvrait tous les bruits, et cependant aucun bruit ne lui échappait. Si légère qu’ait été la démarche de Lapirotte abandonnant sa faction, elle sut ainsi tout de suite quand le passage devint libre. Alors, enveloppée dans un peignoir, encore coiffée de nuit, à son tour elle s’évada, pénétra chez René avec des précautions infinies, et s’assit dans le fauteuil au pied du lit. Accablé de fatigue, René dormait toujours…
Elle le regarda dormir. Elle le contemplait avec avidité. Elle n’avait même plus la pensée de lui en vouloir, dès lors qu’il était présent. Jamais, non plus, il ne lui avait paru si beau.
Puis, elle imagina que puisqu’il avait accepté de revenir, il lui revenait tout à fait, et une joie sourde, inexprimable, la baigna toute. Si, dès la première heure, elle s’était dressée si rudement contre le projet de René, ce n’était pas qu’elle en voulût aux Traversot ni à n’importe qui : simplement, elle ne consentait pas qu’on lui volât son fils. Elle se refusait à le partager. Peut-être aurait-elle toléré une maîtresse : mais une femme, — c’est-à-dire la vie de René loin d’elle, en dehors d’elle, sans doute même tournée contre elle, — elle n’aurait pu. Dieu merci ! lui semblait-il, l’alerte était finie ! il ne restait plus qu’à attendre l’éveil, à se plaindre pour la forme et à pardonner. Oh ! comme elle pardonnerait tout à l’heure !
Après cela, durant un long moment, il n’y eut dans la pièce que le murmure de deux souffles réguliers, symbole d’une paix indicible. Enfin un bruit léger déchira le silence. René, tel un plongeur qui revient à la surface, aspirait l’air, détendait ses bras, et se redressait…
A la vue de sa mère, il eut un tressaillement qui acheva de l’arracher au sommeil.
— Quoi ! dit-il, déjà levée, maman ?
D’un geste de main apaisant, madame Manchon lui fit signe de ne pas bouger.
— Oui, il est très tôt… dors encore… tu es fatigué… j’ai le temps.
Il ne répondit pas tout d’abord, en proie à l’effarement qui succède aux fins de nuit écrasées. Une seconde auparavant, le repos de la mort ; subitement, la rentrée dans le réel ; au fond de l’âme, les lourdeurs et l’obscurité se retrouvent intactes, avivées par le contraste.
— Bonjour, murmura-t-il, comment vas-tu ?
Madame Manchon renouvela le même signe apaisant. Bien qu’elle n’eût aucune crainte, elle souhaitait retarder les explications qu’elle sentait devoir suivre, et qui d’avance lui semblaient si inutiles !
A demi soulevé sur l’oreiller, René cependant poursuivait :
— Rien de changé dans la maison ?… Lapirotte toujours en sucre ? mon frère toujours acide ?…
Et madame Manchon encore hocha la tête : non, rien n’était changé, pas même son désir de se taire qui la tenait assise au bout du lit, sans se pencher seulement pour embrasser son fils.
Étonné, René fronça les sourcils :
— M’en voudrais-tu au point de ne plus vouloir répondre ?
Alors se décidant enfin :
— Trois semaines sans te voir, soupira-t-elle : bientôt dix jours sans nouvelles !…
Il riposta d’un ton léger, bien qu’en réalité dépourvu d’assurance :
— Mais il me semble que toi aussi…
— Ne continue pas ! Laisse-moi d’abord reprendre possession de toi. Que je te sente redevenu mon fils et point changé !
— Oh ! maman, répliqua-t-il en riant, tu vas me faire croire qu’on aurait pu me voler en route : heureusement que, me tâtant, je me sens vraiment le même.
Elle sourit à ce mot qui le lui montrait, comme elle s’y attendait, dégrisé, repentant, et répéta :
— Le même ?… pas tout à fait, j’espère ?
Une seconde s’écoula, encore joyeuse… et tout à coup la chimère qui s’écroule, la vérité qui s’abat sur le rêve.
— Pas tout à fait… tu l’as dit, maman, puisque je viens te chercher et veux te ramener auprès de celle que j’aime, sûr que tu l’aimeras aussi dès que tu la connaîtras.
Anéantie, madame Manchon contemplait René, tandis que les syllabes légères tombaient sur elle, pareilles à des gouttes de plomb, et que René, de son côté, les prononçait d’un ton résolument détaché, ayant l’air de supposer que les choses ne pourraient suivre un autre cours.
Quand ce fut terminé, elle joignit les mains :
— Ainsi, fit-elle d’une voix éteinte, ce n’est pas fini ?
— Pouvais-tu en douter ?
Elle ne répondit pas. Elle venait de baisser la tête. On aurait pu la croire échappée ailleurs : et de fait, toute sa jalousie revenue, éperdue devant l’imminence du péril, elle se demandait : « Au nom de quoi refuser de nouveau mon consentement ? — Quelles raisons lui donner, puisque la vraie ne peut se dire et qu’il n’y a rien contre cette femme ? » Elle se le demandait, ne trouvait pas, et désespérée se taisait.
Enhardi, René reprit :
— Voyons, maman, il est temps de renoncer à des silences qui n’ont servi qu’à nous faire souffrir l’un et l’autre. Dès lors que tu t’obstinais à tenir ta plume au sec, le meilleur était de prendre le train : c’est ce que j’ai fait. Maintenant, il n’y a plus qu’à tirer au plus court en nous expliquant sans ambages… Tu m’as écrit que tu me désapprouvais : mais tu as omis de m’en donner les motifs. Hé bien ! reconnais ma bonne foi : je ne demande qu’à les entendre, et même à m’incliner devant eux, s’ils tiennent. Quels sont-ils ?
Toujours tête basse, madame Manchon continuait de se taire. René poursuivit encore :
— Est-ce la famille qui ne te plaît pas ? elle vaut au moins la nôtre. La fortune ? médiocre, j’en conviens : combien de fois, cependant, ne m’as-tu pas assuré que j’en avais pour deux ? Annette ? mais tu ne sais qui elle est, et que te demandais-je, sinon précisément de venir la juger ?
— Tu prétends ?… interrompit cette fois madame Manchon.
— Je ne prétends pas : je suis sûr que mieux éclairée, et ravie d’aider à mon bonheur, tu vas consentir à m’accompagner, aujourd’hui même, là-bas… où tu es attendue, soit dit sans reproche, avec une patience que d’autres peut-être n’auraient pas eue. Tu ne réponds toujours pas ? Faut-il m’expliquer mieux en…
— Inutile, interrompit madame Manchon d’un ton bref.
Puis, pensive :
— Je croyais cependant m’être exprimée assez clairement dans ma lettre pour que tu connusses d’avance l’accueil que je ferais à pareille demande.
— Tu refuses ?
— Évidemment.
Chose curieuse, à mesure qu’ils précisaient leur dissentiment définitif, leurs voix, au lieu de s’irriter, s’apaisaient, et leurs regards s’éteignaient. Il semblait qu’au fond d’eux-mêmes d’autres sujets plus importants se substituaient au premier. De toute son âme, en effet, madame Manchon, au lieu d’écouter, continuait de chercher le prétexte avouable, qui, arrêtant son fils, la sauverait du dépouillement dont elle était menacée. René, de son côté, parlant de son avenir, ne s’occupait déjà plus que du passé. Ainsi, chacun était ramené à son instinct profond : ici, la passion maternelle résolue à toutes les ruses plutôt que d’être dépossédée ; là, le souvenir des gênes insaisissables qui, tolérées hier, risquaient demain de ne pouvoir être supportées.
Ni l’un ni l’autre ne s’aperçurent qu’ils avaient cessé de parler.
Soudain, René parut obéir à une impulsion nouvelle, et avec l’expression distraite de quelqu’un qui ouvre une parenthèse sans importance :
— Au fait, maman, pendant que j’y songe, et avant de revenir à ce qui nous occupe, voudrais-tu me donner la réponse à une question qui m’a été posée, il y a quelques jours, et devant laquelle je suis demeuré perplexe ?
— Quelle question ? répéta madame Manchon qui, à mille lieues des pensées de René, voyait avec bonheur dans ce détour une occasion de gagner du temps pour réfléchir encore.
— Pourquoi m’avoir imposé un nom que je suis seul à porter dans la famille ?
Toujours ignorante du chemin qu’elle suivait, madame Manchon sourit :
— Mais rien de plus simple, mon enfant… c’est ton frère qui m’en a donné l’idée.
— Ah ! c’est mon frère…
Et soudain, le visage de René se ferma.
— Cela te surprend ?
— Un peu.
— Tu as tort. Ton frère s’occupe de tes intérêts, à sa manière, il est vrai, qui est assez froide, mais pleine de sens quelquefois.
— Et sous quel prétexte a-t-il souhaité ?…
— Rien de plus simple encore. Il me voyait ambitieuse pour toi. Qu’il eût ou non raison, il estimait qu’une apparence de titre fait bien en république. Je me suis laissée convaincre. En fin de compte, tes enfants, à défaut de mieux, en profiteront.
Ceci d’une voix nette ; le regard posé sur René semblait ajouter : « A quel propos de l’inquiétude quand il s’agit de choses évidentes ? » Cependant, pourquoi madame Manchon s’apercevait-elle tout à coup que ces choses évidentes le devenaient déjà moins ? pourquoi surtout suffisait-il d’en parler pour évoquer l’abbé et le cortège d’appréhensions dû à l’un de ses entretiens ?
— Qui t’a interrogé à propos de cette sottise ? reprit madame Manchon, poussée malgré elle à aller au delà.
— Oh ! dit vivement René, quelqu’un… à la banque peut-être… je ne sais plus.
— Pas l’ami de ton frère, je pense ?
— L’abbé Valfour n’y est vraiment pour rien.
En ce moment, l’apparition du nom de M. Valfour aurait pu paraître puérile : mais tous deux suivaient une logique intérieure qui leur interdisait de s’étonner.
— C’est tout ? conclut madame Manchon après une courte pause durant laquelle il lui parut qu’un danger, dû à son fils aîné, venait de la frôler.
— Non, maman, dit René subitement dressé sur l’oreiller.
Elle frémit :
— Qu’y a-t-il encore ?
— Il y a que, puisqu’il en est ainsi, tu dois m’accompagner là-bas.
Elle ne comprit pas tout d’abord, ou plutôt elle se refusait à admettre un lien quelconque entre la question posée par René et le conflit qui recommençait :
— Faut-il te répéter que ma décision est prise ?
— C’est que tu ignores les bruits qui courent !
— A Semur, il court des bruits sur nous ?
— On dit… on ose dire que, quoi qu’il arrive, tu ne consentiras jamais à revenir avec moi.
— On ne se trompe pas.
— Seulement, on en donne pour raison précisément cette différence de nom entre mon frère et moi. C’est tout juste si l’on n’exige pas que je sorte mon acte de naissance pour prouver que je suis vraiment ton fils !
Madame Manchon, aux derniers mots, promena un regard épouvanté sur les murs, comme si, aspirée par une trappe, elle voulait, avant de disparaître, leur jeter un dernier adieu. Tout à coup elle venait d’apercevoir un dépouillement devant lequel l’autre ne comptait plus. Mais qui avait osé cela ? De qui René tenait-il ses soupçons ?
Dans les instants de grand émoi, on ne saurait mesurer ni la vitesse ni le nombre des pensées diverses fulgurant à travers un cerveau. En une seconde, je le répète, madame Manchon, eut le temps de supputer la douleur d’être jugée par le fils de son âme, de chercher à qui elle le devait, et d’en accuser son autre fils. Elle eut le temps encore de songer : « C’est bien un crime de prêtre : je ne pardonnerai jamais. » Puis brusquement, une autre perspective s’ouvrit à elle, celle-là rayonnante. Non seulement, René ne savait rien, puisqu’il interrogeait, mais grâce à lui, la raison tant cherchée pour écarter définitivement les Traversot venait de paraître !
— Et c’est cela… cela… que ces gens ont pensé de ta mère ! murmura-t-elle presque à voix basse, tandis que de la main elle semblait écarter une affreuse vision.
— Maman ! jeta René décontenancé par l’attaque, je n’ai pas dit…
— Allons donc !
De nouveau, la main de madame Manchon fendit l’air. Il semblait qu’elle achevât de débarrasser l’espace des intrus qui depuis une heure volaient ici l’air respirable.
— Allons donc ! si ce n’était venu par eux, aurais-tu retenu, fût-ce une minute, ces ordures ? Admirable, en vérité, la délicatesse d’une famille qui, pour mieux t’accaparer, n’hésite pas à salir la tienne et, férue d’honneur, offre pourtant de s’accommoder de nos restes ! Ne caches-tu plus rien au moins ? S’en est-on bien tenu là pour te détacher de moi ? Et tu veux que j’accoure en pénitente, prouver que grâce au ciel… Ce serait imbécile si ce n’était risible !
Comment rendre l’accent de ces phrases ? Il y passait même du triomphe ! Ce ne devait être, hélas ! qu’une ivresse passagère. Désormais tout à son angoisse, déjà René répondait :
— Tu te trompes : ce n’est ni imbécile, ni risible. Il ne s’agit plus des Traversot, ni d’Annette, mais de moi ! En apprenant ces bruits, j’ai ressenti un malaise que je ne parviens pas à exprimer. La pensée qu’ils persistent me trouble plus encore. Crois-moi, je ne trouverai la paix qu’en leur infligeant un démenti par ta venue, et c’est pourquoi tu dois… je te supplie de repartir avec moi !
Butée, elle répéta :
— Non, c’est toi qui vas rester !
— Maman ! n’as-tu pas entendu ? il est impossible de laisser affirmer que tu ne peux m’accompagner là-bas parce que tu ne peux expliquer des choses du passé.
— Que t’importe, puisque tu sais que les autres se trompent !
— Maman ! les autres ne comptent plus : c’est moi maintenant que je te demande de rassurer !
— Te rassurer !… tu en es là ?…
Et cette fois, madame Manchon se renversa sur son fauteuil. En trombe, le doute de son fils venait de passer sur elle et l’écrasait. Elle avait redouté de voir le cœur de René pris par une passante : mais cela, ce n’est que l’épreuve d’un Lormier ! il s’agissait de bien autre chose !
Le mot de René, d’ailleurs, avait été prononcé, comme il arrive souvent, sans que fût mesurée sa portée réelle. Dans ces cas-là, est-ce encore nous qui parlons, ou un autre enseveli au fond de nous-même et qui prend place d’office parce qu’il voit mieux ? A peine eut-il compris ce qu’il venait de dire, que René aussi s’effraya autant que sa mère. Leurs deux regards se croisèrent. Celui de madame Manchon était pesant, chargé de stupeur : par-dessus tout, il y paraissait l’immense désarroi d’une âme ; celui de René mendiait de la lumière ou peut-être un pardon — comment le savoir ? — Puis on entendit un bruit à peine perceptible : madame Manchon se levait.
On n’est jamais plus proches que lorsqu’on a conscience de s’être fait beaucoup de mal.
A la vue de sa mère debout et qui sans doute allait partir, René tendit les bras :
— Maman ! appela-t-il d’une voix défaillante.
Elle se retourna, secouée jusqu’au plus intime de l’être, aperçut le geste, et s’arrêta.
— Maman, j’ai tant de chagrin !
— Et moi donc !
Le double cri de leurs effrois devant la douleur souveraine. Pourtant, tout au plus en avaient-ils senti passer l’ombre sur eux.
— Maman ! tu ne vas pas m’abandonner ainsi ?
— T’abandonner !
Encore un cri, mais combien différent du premier ! Subitement projetée vers René, redevenue tendresse vivante, enfin madame Manchon cédait à l’appel des bras ouverts, se précipitait vers eux. Elle et lui s’étreignirent. Ils ne se parlaient plus. Ils auraient eu peur de troubler ce moment ineffable où, rapprochés, fondus, ils avaient conscience d’échapper à la tourmente en oubliant ce qui n’était pas eux. Ce fut un moment unique, l’ivresse sur la cime : mais on ne demeure jamais longtemps sur la cime. Avant même que l’étreinte ne devînt plus lâche, l’un et l’autre étaient déjà redescendus dans la plaine : René pour sentir qu’un double désastre continuait d’emporter à la fois le passé et l’avenir, madame Manchon pour ne découvrir autour d’elle que des abîmes. Que se passa-t-il ensuite en celle-ci ? Sans doute dut-elle songer : « Avec ou sans moi, il partira ; si je vais avec lui, non seulement je le rassure, mais il me reste la chance de tout rompre sur place. » Quand on en est à sentir trébucher l’effort entier d’une vie, on cesse de vouloir tout sauver : régler la part du feu suffit. Quoi qu’il en soit, elle reprit soudain très bas :
— Maintenant lève-toi… Ce qui précède était pour t’éprouver… Tu persistes : je ne résiste plus. Demain… ce soir… quand tu voudras !…
Le miracle n’étonne pas, dès qu’il est conforme à nos désirs. Sans desserrer l’étreinte, René répondit simplement :
— Ah ! maman ! je savais bien que tu voudrais me rendre heureux !
Il faut avoir cru son bonheur perdu pour le savourer dans sa plénitude. Les heures qui suivirent furent pour René et madame Manchon la lueur suprême d’une intimité que les événements s’apprêtaient à détruire. Jamais René n’avait eu plus conscience d’être le fils d’élection de sa mère : jamais madame Manchon, sacrifiant en apparence sa passion jalouse aux désirs de son enfant, ne s’était crue aussi près de le posséder tout entier.
Toutes choses pesées, une demande officielle fut adressée sur l’heure à madame Traversot. On convint de remettre le voyage décidé à la réception de la réponse ; René, lui, partirait seul, le lendemain.
Quand l’abbé parut pour le repas du soir, il ne marqua d’étonnement ni de la présence de son frère, ni de l’accueil glacé de madame Manchon. Celle-ci, durant les intervalles de liberté que procurait la conversation joyeuse de Lapirotte avec René, jetait de temps à autre sur le prêtre un regard aigu.
A la sortie de table, René crut bon de le remercier :
— Il paraît, dit-il, que tu m’as approuvé dès le début. Je ne l’oublierai pas.
L’abbé répondit avec simplicité :
— Dans cette occasion comme en toute autre, je m’efforce d’accomplir mon devoir. Il ne faut pas me savoir gré de ce qui est d’obligation.
A peine débarqué à Semur, René courut à l’hôtel de Thil. La lettre qui le précédait et sans doute une visite de l’abbé Valfour y avaient tout changé. René fut accueilli par le premier vrai sourire de madame Traversot. On le retint à dîner. Annette seule avait pris un air grave. Un dénouement si prompt l’effrayait : c’est maintenant qu’elle commençait d’avoir peur.
Deux jours plus tard, René aperçut à la devanture de l’unique bijoutier de Semur une perle montée sur bague et qui était d’une eau rare. Il eut la fantaisie de l’acheter et, dès qu’il fut avec Annette, lui offrit ce bijou, se réservant de le remplacer plus tard par un autre plus digne.
— Vous m’aviez accordé votre main, quoi qu’il arrive : que ceci soit de même le gage de nos fiançailles pour nous seuls.
Annette, inquiète des moindres signes, essaya l’anneau qui se trouva trop large.
— Qu’importe ! dit René : j’aimerai vous le voir, quand nous serons en tête-à-tête.
— Mais je craindrai de le perdre…
— Qu’importe encore, dès lors que je ne vous perdrai pas !
Et ce fut, là aussi, une minute heureuse. Ils erraient sur la terrasse. Alentour, les collines vertes tendaient vers eux les prémices d’un été précoce. A leurs pieds, l’Armançon chuchotait son approbation rieuse. On n’apercevait que lumière, on ne respirait que parfums ; mais quelle parure plus belle la terre eût-elle souhaitée, que ces deux êtres frissonnant au souffle de l’amour ?
La nouvelle de la demande officielle, de l’arrivée certaine de madame Manchon, et de l’acquisition chez le bijoutier d’une bague qu’on ne voyait pas encore au doigt d’Annette, fusa à travers la ville avec une rapidité qui tient du prodige. René s’en rendit compte aux compliments que lui adressa, dès le lendemain de son achat, M. Chasseloup avant d’entamer le travail du matin. Et ceci nous ramène à la banque, dont je n’ai pas encore parlé…
Le moment vient d’indiquer en quelques mots quelles y étaient les attributions de René et d’en faire une description, telle du moins que je m’en suis fait idée. Duclos rectifiera mes dires, s’il en est besoin.
Située rue Buffon, la banque Chasseloup occupait une maison ancienne dont on avait aménagé, tant bien que mal, le rez-de-chaussée et le premier. Le rez-de-chaussée servait aux employés et au public, le premier abritait la direction. Trois portes donnant sur le palier de l’étage y desservaient l’une le cabinet de René, l’autre une pièce banale réservée au gardien, et la dernière enfin, située entre les deux précédentes, le bureau de M. Chasseloup. Au fond, à droite, une sortie dérobée permettait de gagner le bas par un petit escalier intérieur. Entre le bureau de Chasseloup et le cabinet de René existait en outre une communication directe. Vous jugerez dans un instant combien ces détails ont d’importance.
Le travail de René se réduisait à étudier, chaque matin, de concert avec M. Chasseloup, la cote du dernier marché, à suivre le mouvement des fonds et à parler ensuite interminablement des menues affaires que les spéculateurs en mal d’argent s’efforcent de passer à la province, quand Paris a refusé de les suivre.
La force de Chasseloup en ces matières était son extrême défiance. Il traitait la banque avec des méthodes de paysan, sans audace mais sans risques. Cela ne l’empêchait pas de jouer en imagination. Il se procurait ainsi la satisfaction de dire : « Si j’avais voulu, j’aurais gagné ceci… » ou bien : « Sans mon coup d’œil, j’aurais perdu cela… » Plaisir sans danger, qui joint à des bénéfices réguliers, suffisait à le rendre d’humeur joviale.
L’espoir de vendre la banque, à un prix inespéré, et la séduction de René avaient, comme il sied, mis très vite les relations des deux hommes sur un pied de confiance réciproque. En l’absence de Chasseloup, le personnel, qui en avait conscience, s’adressait donc à René. Des clients prirent même l’habitude de frapper directement chez lui. En cas d’hésitation, René passait chez Chasseloup par la porte de communication et, de toutes manières, l’affaire était réglée.
Un dernier détail, enfin : une maison telle que celle-ci est un établissement régional dont le public se trouve repéré d’avance et demeure à peu près invariable. Or, deux mois environ avant l’époque qui nous occupe, la banque Chasseloup s’accrut d’un compte important, — plusieurs centaines de mille francs, — déposé par une demoiselle Lormier, inconnue de Chasseloup autant que de René. C’était là une aubaine point négligeable ; le nom de Lormier figura dès lors sur la liste des personnes à traiter avec égards.
Ceci dit, René venait à peine de recevoir les félicitations de Chasseloup que survint l’abbé Valfour, monté à tout hasard pour s’enquérir.
— Est-il exact que vous ayez acheté déjà l’anneau de fiançailles ? demanda-t-il.
René ne put cacher son agacement :
— Je commence à craindre, répondit-il, qu’on ne puisse éternuer dans cette ville sans qu’y réponde le tocsin.
M. Valfour sourit avec indulgence.
— Rançon des grandeurs : on les contrôle. Cela ne gêne pas, en somme, et pourquoi vous en occuper ?
— Peste ! s’écria René avec une nuance de rancune, vous ne teniez pas le même langage lors de mon départ pour Paris !
— C’est qu’aussi, que voulez-vous qu’il arrive ? riposta l’abbé sans se démonter.
Au même instant, le gardien de bureau entra : mademoiselle Lormier désirait parler à M. Chasseloup.
— Hé bien, introduisez-la !
— Mais M. Chasseloup vient de sortir, et il s’agit, paraît-il, d’un renseignement urgent.
— Soit : qu’elle attende !
Et se tournant vers M. Valfour :
— Connaissez-vous ?
Toujours prudent, l’abbé fit une moue incertaine.
— Un bon prêtre doit connaître chacun de ses paroissiens, au moins de vue.
— Qui est-ce ?
— Une personne fort bien, je crois, intelligente, pieuse, et qui vit avec son père. Toutefois que vient-elle faire ici ?
— J’en sais autant que vous. C’est une recrue nouvelle. M. Chasseloup tient à la satisfaire.
L’abbé prit un air entendu :
— Je reconnais les procédés de la maison : les petits ruisseaux font…
— Les gros, voulez-vous dire.
— Pas possible !
— C’est ainsi.
L’abbé considéra René avec étonnement, puis ramassant son chapeau :
— Au genre de vie des Lormier, je ne l’aurais pas cru… Par où puis-je m’évader sans être vu ?
— Vous avez peur d’une rencontre ?
— Non : pourtant, quand c’est réalisable, je préfère n’être aperçu qu’aux lieux convenant à mon ministère.
— Parfait ! Allez avec Broquant (René désignait en même temps le gardien de bureau) : il vous mènera au petit escalier.
Laissé seul, René revint ensuite attendre à sa table la cliente annoncée. Corvée de métier, dépouillée d’imprévu. Chasseloup serait désolé de ne pas recevoir lui-même cette Lormier. Au fait, peut-être celui-ci rentrerait-il sous peu ? Alors, autant ouvrir la porte de communication, de manière à ne point le manquer : et s’étant levé, René fit comme il disait. Quand il revint sur ses pas, la visiteuse entrait.
— Je vous en prie, mademoiselle, prenez place…
Il avança un fauteuil, et s’installant lui-même, poursuivit :
— Vous désiriez un conseil ? A quel propos et en quoi pouvons-nous vous être utiles ?
Déjà plié au métier, il s’exprimait avec le ton détaché d’un marchand d’épices prêt à ouvrir ses tiroirs au gré de la demande. Il ne regardait même pas celle à qui il s’adressait : toutefois, en terminant, il se sentit brusquement retenu par un détail stupide.
La personne qui était là, tenait dans une main un paquet de récépissés et dans l’autre un parapluie, inutile par ce jour de beau temps, mais dont le bec avait une forme que René croyait avoir aperçue déjà en d’autres circonstances.
— Avant de vendre quelques-unes de ces valeurs, j’aimerais avoir l’opinion de la banque, répondit mademoiselle Lormier.
Déposant ensuite les récépissés devant René, elle prit à deux mains le parapluie, en promena l’extrémité sur le tapis et parut s’absorber dans les dessins qu’elle traçait. Plus de doute : René reconnaissait aussi la voix. L’inconnue de la gare et mademoiselle Lormier ne faisaient qu’un.
Il est parfaitement désagréable de se rendre compte qu’on s’est mépris en certaines occasions : il est aussi d’usage qu’on affecte alors d’ignorer ce qui a pu se passer. René reprit donc :
— De quelles valeurs s’agit-il ?
Il fit mine en même temps de parcourir les récépissés : puis, parce qu’aucune réponse ne venait, il se tourna de nouveau vers la visiteuse. Celle-ci continuait de jouer avec le parapluie.
— C’est bien le même, dit-elle enfin, à l’instant où, entraîné par l’exemple, René en regardait la pointe.
Aucune ironie perceptible, d’ailleurs. Mademoiselle Lormier semblait évoquer ce souvenir comme une chose indifférente de sa vie.
Il balbutia, décontenancé :
— Mon Dieu ! mademoiselle, croyez bien que, de moi-même, je ne me serais jamais permis… Aussi bien, je sens en ce moment quelles excuses…
Elle l’interrompit :
— Vous plaît-il de me rendre ceci ?
Elle désignait les papiers. Il crut que pour couper court à une explication gênante, elle souhaitait y chercher tout de suite un renseignement, et obéit. Mais elle en refit un paquet et de l’air le plus naturel :
— La vérité est que je n’ai besoin d’aucune indication financière. J’avais envie tout simplement de revoir mon compagnon d’un soir et de m’entretenir avec lui. Êtes-vous disposé à reprendre une conversation… qui fut, je l’avoue, un peu vivement interrompue ?
Le plafond se serait écroulé aux pieds de René qu’il n’eût pas éprouvé une moindre surprise.
— Il est clair, mademoiselle, que je ne puis que m’incliner devant ce désir… inattendu ; les souvenirs que j’ai dû vous laisser rappellent par trop une inconvenance dont je sollicite humblement le pardon, balbutia-t-il.
— Je conçois qu’ils vous gênent, surtout en ce moment, répartit mademoiselle Lormier toujours paisible. C’est sans doute la raison pour laquelle, passant tous les jours devant moi, vous ne m’avez jamais aperçue.
Il protesta du geste :
— De cela, du moins, vous ne sauriez m’en vouloir, puisque je n’avais pas entrevu votre visage !
— Mettons que vous êtes surtout occupé par un autre.
Et la pointe du parapluie sembla tenter de percer le tapis, cependant que René s’inquiétait soudain.
Mademoiselle Lormier poursuivit :
— On annonce vos fiançailles : mes compliments… A quand la noce ?
René, de plus en plus gêné, secoua les épaules :
— Mais… en vérité, rien n’est fixé… Cela dépendra.
— Oui, de beaucoup de choses : avec vous, il est prudent de ne rien arrêter d’avance, car vos sentiments changent assez vite, si je m’en rapporte à ma propre expérience.
Et mademoiselle Lormier, détournant la tête, sans doute pour ne point voir l’accueil reçu par sa remarque cruelle, considéra la pièce voisine, c’est-à-dire le bureau de M. Chasseloup. René trembla qu’elle ne voulût fermer la porte ; mais il n’en fut rien. Mademoiselle Lormier, maintenant, était occupée à relever sa voilette. La chose faite, elle revint à sa position primitive.
Durant un court moment se déroula ensuite une scène muette et singulière. Tandis que le regard de mademoiselle Lormier, planté droit sur René, semblait commander qu’il daignât au moins examiner les traits qu’on lui montrait, René, tout à l’inquiétude du présent, persistait à ne pas les voir, et devenu on ne sait quoi de fuyant, ajoutait sans le vouloir un grief cuisant à ceux contre lesquels il prétendait se défendre. Mademoiselle Lormier parut la première se lasser du jeu :
— Nous disions donc, reprit-elle, que la noce est retardée…
— Non, rectifia René, que la date n’en est pas arrêtée.
— Hé bien, je crois justement me rappeler qu’en entrant ici, je m’étais proposé de vous inviter à l’ajourner tout à fait.
René accueillit, impassible, la menace que ces mots recouvraient.
— Me permettrez-vous, mademoiselle, de remarquer que, si réels que soient mes torts à votre égard, vous n’avez aucun titre à me donner pareil avis ?
Mademoiselle Lormier eut un léger haussement d’épaules :
— Vous ferez bien pourtant de tenir compte de mon avertissement.
— Ah !… ce n’est plus déjà qu’un avertissement ?
— Croyez-moi. Si vous ne vous résignez à la rupture, les Traversot en prendront l’initiative.
— J’ignorais que vous eussiez le don de prophétie.
— Ce que je sais de vous me suffit.
— Vraiment ! vous savez de moi…
— Beaucoup de choses… plus que vous n’en savez vous-même.
— Vous m’étonnez. Peut-on savoir lesquelles ?
— Non.
On entendit un bruit sec : René jetait sur la table le coupe-papier avec lequel il jouait machinalement.
— En tout cas, et si compromettant que puisse paraître l’abri momentané offert par un parapluie, je doute que la divulgation en soit de nature à me gêner !
— Si je désirais autre chose que votre bonheur, il eût été bien simple de ne pas vous avertir, répliqua mademoiselle Lormier d’un ton paisible.
Et le jeu des yeux, les uns cherchant René, les autres fuyant devant un appel qu’ils ne remarquaient pas, recommença silencieux.
On peut trouver surprenant que parvenus à ce point, René n’ait pas tenté de rompre ou mademoiselle Lormier se soit obstinée à poursuivre un but qui, à l’évidence, prétendait se dérober : c’est qu’il y a, quoi qu’on pense, d’autres modes que la parole ou le regard pour communiquer. Dans les circonstances importantes, les âmes recourent au contact direct. Ils savaient tous les deux que, loin d’être épuisé, l’entretien n’avait pas encore abordé l’essentiel.
Soudain, mademoiselle Lormier se raidit : enfin ! René venait de l’apercevoir.
Une seconde s’écoula, puis douloureusement :
— Vous n’aviez pas voulu me croire : suis-je assez laide ?
— Oh ! répliqua-t-il sans parvenir à cacher que cela lui était indifférent, une femme ne se prétend jamais laide que lorsqu’elle ne l’est pas.
— Vous êtes bien demeuré le même !…
Et un sourire bizarre éclaira les lèvres de mademoiselle Lormier. On n’aurait pu démêler quelles parts de satisfaction et d’ironie y figuraient.
— Le même ? interrogea René.
— Si j’étais tentée de vous croire, je n’aurais qu’à rassembler mes souvenirs pour m’assurer, grâce à eux, qu’entre deux déclarations, vous mettez au plus un intervalle d’une heure. Supposons que, pour mon malheur, j’aie pris autrefois la vôtre au sérieux…
— Mais vous ne l’a avez pas fait ?
— Que je l’aie fait ou non, en quoi cela excuserait-il votre façon de jouer avec le cœur des autres ? A vos yeux, révéler à une pauvre fille les premiers troubles de l’amour, l’enivrer de perspectives qui la détacheront des bonheurs qu’elle avait, quoi de plus simple et pourquoi s’en soucier ? Par contre, il se trouve que je suis de votre monde ou à peu près ; que ma fortune est suffisante pour me valoir l’accueil empressé de Chasseloup et Cie : aussitôt votre conscience s’inquiète : avec très peu d’effort, vous songeriez à réparer !
— Êtes-vous donc si sûre qu’il n’y ait eu qu’un coupable ? dit brusquement René.
— Rassurez-vous, je ne m’épargne pas non plus.
— Alors, nous voilà quittes !
— Qu’en savez-vous ? On ignore toujours le retentissement de certains actes dans une âme, acheva mademoiselle Lormier tandis que son regard allait chercher le sol.
L’accent et la phrase étaient si singuliers qu’aussitôt une pensée effleura René. N’oubliez pas qu’il était accoutumé de conquérir et de plaire.
— Vous ne prétendez pas ?… commença-t-il, baissant subitement la voix.
Aucune réponse. Il était possible que mademoiselle Lormier se tût parce qu’elle refusait de s’expliquer mieux, possible aussi qu’elle n’eût pas écouté.
— Allons donc ! reprit René, votre éducation, votre intelligence, votre fortune même, tout affirme… je ne puis admettre qu’un bavardage d’une heure ait suffi pour faire de moi autre chose qu’un passant !…
Mademoiselle Lormier releva brusquement la tête :
— Le regretteriez-vous, si cela était ?
Il la contempla, à la fois désarçonné et satisfait. Il craignait aussi d’être entraîné dans un piège.
— A quoi bon vous le dire, puisque cela ne peut être ?
— Supposons pourtant… Il y a tant de gens dont la destinée s’oriente en une minute ; pourquoi pas la mienne ?
— Dans ce cas, vous auriez su me retrouver. Je ne vous connaissais pas, mais vous me connaissiez, n’est-ce pas ? Vous m’auriez vu, parlé…
— Vous auriez même daigné me faire confidence de la dernière passion en cours…
Un rire nerveux ponctua la réplique. Puis, soudain, changeant de visage et redevenue pensive :
— Non, vraiment, surtout alors, je crois que je n’aurais pas reparu. De loin, plutôt, sans me découvrir, je me serais d’abord attelée à vous séparer de l’autre. La place nette, vous auriez accusé le hasard, maudit les circonstances, jusqu’au jour où, me découvrant enfin, avec ou sans votre consentement, je vous aurais conquis !
— Permettez-moi d’en douter, murmura René presque malgré lui.
— Parce que vous ignorez comment on aime ! L’amour pour vous n’est que caprice passager, dont la mémoire s’évapore avec le temps : pour moi, c’est le monde où ceux qui se donnent ne se donnent qu’une fois. Ah ! comme je serai bien tout entière à celui que je choisirai ! J’adore mon père : il ne comptera plus. Je crois en Dieu : je ne saurai plus s’il existe ! Une seule volonté au fond de moi : vivre pour lui, avec lui… Et ne croyez pas que je m’illusionnerai : à l’avance, j’aurai mesuré tout ce qui nous sépare, et jusqu’à son cœur ! Cependant, ayant appris déjà à quel point il peut oublier, je n’aurais pas peur, tant je serais assurée de faire toujours précisément ce qu’il souhaite. Je me sens de taille à le rendre célèbre s’il en avait envie, et à vivre au fond d’un bois, si cette ombre lui plaisait mieux. Pour le conquérir, pour le garder, j’oserais… tout…
— Même le lui dire ! interrompit René effrayé par la violence que de tels mots trahissaient.
— Pourquoi pas ?
Dédaignant désormais les faux-fuyants, abattant le jeu sans honte, elle s’était dressée, le couvrait d’un regard impérieux ; mais il arrêta du geste les paroles qu’elle allait dire :
— Mademoiselle, n’estimez-vous pas que pour vous comme pour moi, il convient d’interrompre ici un entretien qui ne peut être… qu’inutile ?
En même temps, il s’était levé. Les yeux de mademoiselle Lormier s’éteignirent.
— En effet, dit-elle, pour un peu, vous alliez prendre au sérieux mes… suppositions, et moi oublier le reste…
— Le reste ? répéta René.
A son tour, elle se leva sans répondre et abaissa sa voilette. Elle faisait cela sans effort apparent : cependant, elle avait tant de peine à se tenir debout, qu’elle dut prendre contre la table un appui momentané.
— De grâce, interrompit René, se rassurant déjà, allons-nous ainsi nous quitter sur des paroles amères ? Oh ! je comprendrais très bien que vous m’eussiez haï : mais puisque vous êtes venue, puisque j’espère vous avoir témoigné mon sincère repentir, ne pourrions-nous, avant de nous séparer, nous tendre amicalement la main, et de nos deux brèves rencontres, garder au moins le regret de ne pas nous être mieux connus ?
Il avait repris, sans y penser, les mêmes inflexions de voix caressantes qu’au retour de la gare. Il était de ceux qui ne peuvent supporter de n’être pas aimés, et qui, même sur le pas d’une porte, s’efforcent de gagner quelqu’un qui ne reviendra plus.
— Mais où prenez-vous que nous ne nous reverrons pas ? répliqua mademoiselle Lormier.
— C’est peu probable.
— Vous avez tort, puisque je voulais précisément vous donner rendez-vous ici dans huit jours.
— Pour quoi faire ?
— Pour m’annoncer que, tenant compte de mes avertissements, vous avez renoncé à l’idylle.
— Sinon ?…
— Je m’engage à la rompre d’office.
René la contempla, se demandant s’il avait entendu.
— Quelle comédie jouons-nous ? interrogea-t-il, se refusant à prendre au sérieux la menace.
Mais les yeux de mademoiselle Lormier heurtèrent les siens :
— Aucune. Je finis seulement par où je comptais commencer : oubliez le détour… et suivez mon avis.
— Quoi que vous pensiez de ma prétendue légèreté, imaginez-vous que mon cœur va se déprendre dans la huitaine, parce qu’il vous plaît de vous venger ? riposta René, soulevé par une brusque colère.
— Je n’imagine rien. Je vous défends contre vous-même : cela suffit.
Elle continuait de le défier du regard. On la sentait implacable et décidée à briser l’obstacle, quel qu’il fût, qui s’opposerait à ce qu’elle avait résolu.
— Alors, c’est la guerre ?
— Ou la paix… à votre choix.
— Jusques à quand ?
Elle eut une brève hésitation et dut s’appuyer de nouveau contre la table ; puis, gravement :
— Jusqu’au jour où, ayant découvert la vérité, vous découvrirez aussi qu’un grand amour vaut bien le sacrifice d’un peu de souffrance et même les risques de la haine !
Une entrée bruyante l’empêcha de poursuivre : Chasseloup, revenu dans son bureau, approchait brusquement et, pris de curiosité, dévisageait l’inconnue.
— Mademoiselle Lormier, dit René froidement, qui vous attendait pour vous entretenir de ses titres.
La haute taille de Chasseloup fit un plongeon :
— Ah ! mademoiselle, désolé…
Ce fut ensuite l’entretien muet de trois visages. Celui de Chasseloup s’offrait avec l’obséquiosité des grands jours ; celui de René exprimait le soulagement que donne l’arrêt, fût-il momentané, d’un entretien dont on ignore s’il vaut mieux le poursuivre ou l’abandonner ; mademoiselle Lormier redevenue impassible toisait tour à tour les deux hommes.
— Vous désiriez, mademoiselle ?… reprit soudain Chasseloup.
— Je ne souhaite plus rien, monsieur, puisque, grâce à M. de La Gilardière, je pars aussi renseignée que je le pouvais souhaiter.
Et s’adressant à René :
— Il est donc entendu qu’à défaut de nouvelles, je serai fidèle au rendez-vous. D’ici là, j’aurai pris mes mesures pour aider au résultat.
— Vous oubliez les récépissés, fit René d’une voix sourde.
— En effet…
— Accompagnez donc mademoiselle ! dit Chasseloup.
— Inutile, je connais le chemin. Je ne l’oublierai pas.
Et l’allure hautaine, elle atteignit le seuil.
— Bigre ! déclara Chasseloup, en voilà une qui me paraît savoir ce qu’elle veut. De quoi s’agissait-il ?
— Rien de sérieux… des indications d’avenir…
La voix de René était mal assurée. Tant que mademoiselle Lormier avait été présente, elle ne lui avait pas fait peur : tout à coup, il commençait de trembler pour Annette.
— L’avenir !… grommela Chasseloup, comme si vous ou moi étions capables de le prévoir ! Qu’elle le fabrique elle-même, si elle tient à l’avoir à son gré !
René ne répliqua rien : n’était-ce pas cela précisément que mademoiselle Lormier venait d’annoncer qu’elle ferait ?
Et les huit jours commencèrent…
Le soir même de la visite de mademoiselle Lormier, René m’écrivit pour me communiquer son anxiété. Au vrai, il se demandait : « Que cherche-t-elle ? Est-ce une femme qui venge son orgueil blessé ? Est-ce, au contraire, une détraquée en quête de chantage ? »
Je répondis : « Un chantage m’effraierait moins ; elle aime. » Et c’était bien ma pensée : je ne doutais pas que mademoiselle Lormier aimât René. J’allais plus loin : précisément parce qu’elle se manifestait de cette manière, tardive, maladroite et violente, j’étais assuré qu’il s’agissait là d’une passion sincère qui ne reculerait devant aucune extrémité.
Quoi ! direz-vous, de la passion pour un homme qu’on approcha quelques instants, qui n’a pas reparu, dont le peu qu’on apprit a seulement révélé qu’il adorait ailleurs ? Admettons un caprice de fille perverse, un goût passager qui flambe ainsi qu’un papier mince, et dont le moindre souffle dissipera ensuite la cendre légère : mais de l’amour !
Erreur : seul l’amour, et, j’ose affirmer, le grand amour, est capable d’agir de la sorte. Remontez aussi dans vos souvenirs, cherchez autour de vous les vrais amants : à l’origine du bouleversement de leur existence, vous trouverez toujours le même fait inexplicable et souverain : on aperçoit un être, on ne sait pas quel il est, on ignore parfois le son de sa voix, on ne soupçonne rien de son âme, et, instantanément, on est sûr de le retrouver, sûr de ne pouvoir suivre désormais que son sillage. Se heurterait-on ensuite à toutes les tares, cela n’arrête pas. Une seconde, un regard ont fixé le destin. La langue usuelle donne au phénomène un nom dont on abuse : le coup de foudre. Il n’y a jamais de coup de foudre au départ d’une fantaisie ou des longues tendresses ; l’amour total, au contraire, ne débute que par lui. Presque toujours encore le coup de foudre qui atteint l’un épargne l’autre. La réciprocité immédiate existe rarement. La vie est faite ainsi de courses d’aveugles, tragiques, où chacun, poursuivant sa propre chimère, est en même temps la chimère vainement poursuivie par un autre qui suit : et tels m’apparaissaient déjà mademoiselle Lormier et René. Inconscient, René avait passé : éblouie par la terre promise, une âme courait après lui, et, dût-elle expirer sur la route, tenterait tout pour le joindre !…
René, dans sa lettre, ajoutait : « Quand elle se vante d’en savoir sur moi plus que moi-même, est-ce bravade ou moyen d’égarer ma défiance ? Je crains qu’Annette ne soit la seule visée. »
Là encore, je répondis : « Parce qu’elle vous aime, c’est vous seul qu’elle tentera d’atteindre ; il est vrai qu’on ne peut soupçonner par quelle voie. » Hélas ! combien je voyais juste !
Quoi qu’il en soit, René, qui avait songé d’abord à prévenir les Traversot, y renonça. Une communication à l’abbé Valfour, intermédiaire avisé et conseiller discret, lui parut de même inutile. D’ailleurs, à la lettre suivante, et parce que la moitié du délai s’était passée sans incident, il semblait déjà rasséréné : « Le plus sage, concluait-il, n’est-il pas d’attendre les événements ? » Bien que l’attente m’ait toujours paru la ressource des tempéraments légers, c’était là peut-être le plus raisonnable.
Rarement, d’ailleurs, semaine s’écoula plus vide d’incidents. Autour d’Annette et de René, la ville même avait fait trêve. Le chœur semblait s’être évanoui. A Paris seulement, madame Manchon eut un accès de grippe, qui retarda une fois de plus sa venue. La logique des choses veut que, lorsqu’un premier mensonge a paru vrai, la vérité prenne à son tour air de mensonge. Madame Traversot, qui avait cru à l’indisposition imaginaire de madame Manchon, conçut de l’inquiétude à l’occasion de celle qui était véritable ; toutefois, comme la correspondance continuait, ce contretemps perdit sa signification menaçante.
Tant de calme endormait ; à mesure que, pareilles au sable de la clepsydre, les heures glissaient d’un cours égal et sûr, malgré lui René se prenait à croire que l’apparition de mademoiselle Lormier aurait été une alerte sans lendemain. Je ne ressentais pas, je l’avoue, la même confiance ; mais qu’importe ? Pour nous départager, il aurait fallu pénétrer auprès de l’intéressée, et qui de nous pouvait se vanter de connaître les pensées de mademoiselle Lormier ?
On atteignit ainsi le huitième jour.
Le récit que j’en ferai vous paraîtra sans doute plus obscur encore que celui de Duclos ; mais, rassurez-vous, il s’éclairera dans peu d’instants.
Ce huitième jour, donc, René se rendit à la banque, à l’heure du matin habituelle et, à tout hasard, recourut dès l’arrivée à la précaution des faibles, qui est de tenter de se dérober au danger.
— Mademoiselle Lormier se présentera peut-être, dit-il au gardien de bureau Broquant. Dans ce cas, conduisez-la chez M. Chasseloup ; je ne veux pas la recevoir et n’y suis pour personne.
A onze heures, rien n’avait encore troublé le travail coutumier. Chasseloup et René prolongeaient une conversation que la venue d’un chargement interrompit à peine.
D’ordinaire, quand Chasseloup recevait des billets, — fait assez rare, — il s’empressait de les envoyer au caissier ; mais, ce jour-là, entraîné par ses propos, il mit machinalement à côté de lui la liasse de dix coupures de mille francs retirée de l’enveloppe.
Vers onze heures et quart, quelqu’un frappa à la porte. René crut que Broquant venait annoncer mademoiselle Lormier. Il se trompait : c’était le teneur de livres, amené par un incident d’écritures.
— On ne peut s’en tirer sans les livres eux-mêmes, dit Chasseloup après avoir suivi l’exposé des difficultés rencontrées ; descendons. Venez-vous, La Gilardière ?
Mais René qui ne se souciait pas d’errer au hasard dans la maison, s’excusa :
— Encore une lettre à finir : je vous rejoins dans une minute…
— Soit : dépêchons, reprit Chasseloup.
Et il sortit précédé par le teneur de livres. Il avait négligé de ramasser les billets qui restèrent sur sa table, cependant que René repassait lui-même dans son bureau, laissant ouverte par habitude la porte de communication.
Ici, j’aimerais à m’arrêter pour constater combien exacte est la conception de Duclos quand il prétend toujours trouver, à l’origine de la douleur, l’homme créateur inconscient d’une souffrance qu’il ignore.
Si Chasseloup n’avait pas eu de distraction, et si le teneur de livres n’avait pas réclamé sa présence, il est clair qu’aucun des événements qui suivirent n’aurait été possible : il n’y aurait pas eu de drame, ou en tous cas, le drame, uniquement dirigé par des volontés calculées, eût perdu la majeure partie de sa cruauté. Au contraire, Chasseloup oublie par mégarde un geste usuel, un employé l’entraîne, et ces actes indifférents de gens, eux-mêmes indifférents, vont déchaîner sur tout un groupe humain, totalement inconnu d’eux, une tragédie mortelle.
J’entends bien qu’on répond : « Retardons de cinq minutes les événements, la tragédie n’existait plus ! » Il est probable : toutefois, ce qui se passe compte seul et non ce qui aurait pu se passer ! Or ce qui se passe est toujours dans le sens que je montre. Tant pis si l’explication fait défaut : les lois inexplicables, et surtout insoupçonnées, ne s’imposent-elles pas comme les autres, je dirai même plus que les autres, puisque, les ignorant, nous ne pouvons essayer de nous défendre contre elles ? Mais revenons à René.
Cinq minutes après la sortie de Chasseloup, Broquant enfin apparaissait :
— Mademoiselle Lormier est repartie. En apprenant que vous n’y étiez pas et que M. Chasseloup la recevrait, elle a préféré remettre sa visite à un autre jour.
— Ainsi, précise René, elle n’est plus là ?
— Non.
— Parfait.
Il attendit encore un peu, puis convaincu que les voies étaient libres, rejoignit Chasseloup. Toutefois, par excès de prudence, il prit l’escalier dérobé. Broquant, lui, avait déjà regagné sa case depuis quelques instants.
Arrivé au bas, René trouva l’affaire des livres réglée, et Chasseloup qui s’apprêtait à remonter.
— Si vous le voulez bien, fit-il, et comme nous n’avions plus rien d’important à nous dire, je m’en irai tout de suite. Ne comptez pas non plus sur moi, ce soir.
— A votre gré.
Les deux hommes échangèrent encore quelques vagues propos avant de se séparer. René, qui tenait à fuir la banque, se glissa ensuite dans la rue, non sans avoir au préalable scruté les alentours : Chasseloup, de son côté se rappela qu’il avait laissé des billets sur sa table, et du coup se hâta de reprendre l’escalier dérobé.
Sept à huit minutes en tout avaient suffi pour ces allées et venues. Quand Chasseloup rentra dans son bureau, les billets n’y étaient plus…
Duclos, doutes-tu encore que ton récit et le mien soient les deux faces de la même médaille ? C’est ici la croisée des chemins. Pour un instant, à l’heure du vol, nos héros piétineront si bien les mêmes sentiers, que me voici contraint de répéter ce qui fut dit déjà, — toutefois en y portant une première clarté.
Donc, Chasseloup rentré s’aperçoit que la place des billets est vide, procède à une recherche sommaire et, tout de suite persuadé qu’il y a eu vol, sonne Broquant.
— Qui a passé ici dans les dernières dix minutes ?
Seule mademoiselle Lormier s’était présentée à l’étage, mais sans entrer nulle part. Broquant l’avait vue redescendre aussitôt ; on ne pouvait songer à elle. D’ailleurs l’idée de la soupçonner était inacceptable. La même raison écartait René.
Restait que Broquant fût le coupable : ses antécédents rendaient la chose incertaine, mais possible.
Une scène violente suivit. On perçut jusqu’en bas les éclats de Broquant, ivre de fureur à la pensée d’être accusé. Chasseloup, obstiné, ne sortait point du dilemme initial :
— La Gilardière ou vous !
Broquant finit par jeter :
— Pourquoi pas La Gilardière ?
— Vous savez bien que c’est absurde !
— Alors les billets sont ici, quelque part, dans un coin où on ne les voit pas… Êtes-vous sûr seulement de ne pas les avoir égarés vous-même ?
— J’ai cherché.
— Il faut recommencer !
— Soit.
Et de nouveau Broquant bouleversa tout, mais, notez bien ceci : dans le seul bureau de Chasseloup.
Aucun résultat : les billets demeuraient introuvables. Pourtant l’heure avançait. Décidé, à part lui, de faire surveiller les dépenses de Broquant, Chasseloup dit :
— Soit ; nous reprendrons à deux heures. D’ici là, je vous interdis d’en parler à personne.
Il ferma lui-même les trois portes, mit les clés dans sa poche et partit.
Quand Broquant retrouva des employés dans la rue, il semblait à demi-fou. Aussitôt on s’empresse, on l’interroge. Sans se soucier des ordres de Chasseloup, il éclate en récits entrecoupés et conclut : « La Gilardière ou moi, d’accord : mais puisque je sais que ce n’est pas moi, il faut bien que ce soit lui… avec quoi paierait-il ses bagues en perle ? » Autour, on s’écriait : « Évidemment ! » Broquant, d’ailleurs, de la maison depuis sa fondation, jouissait des sympathies. On était sûr de son innocence.
Une heure après, grâce aux employés, Semur, mis au courant, et contrairement à tout bon sens, prenait parti et accusait René…
Personne en revanche n’apprit que dans l’après-midi, profitant de l’absence de René, Broquant, toujours mené par son idée, s’avisa de fouiller dans le bureau de celui-ci et en ramena triomphalement les billets, découverts dans la corbeille à papier.
Du coup, cependant, l’hypothèse du vol s’évanouissait. Il est vrai que pour la remplacer, on avait le champ libre. Pourquoi les billets avaient-ils été jetés là ? Était-ce pour les y abriter provisoirement ? ou pour permettre, toute réflexion faite, de les retrouver ? ou bien encore à la suite d’une étourderie ? Chasseloup reprit la somme sans insister, se promettant d’interroger René le lendemain ; quant à Broquant, il demeura convaincu plus que jamais que René l’avait cachée lui-même, avec l’intention de l’emporter dès que l’éclat, dû à la disparition, se serait apaisé.
René, pendant ce temps, ignorait tout, le vol supposé, les billets égarés dans sa corbeille, la fureur de Broquant, et surtout la rentrée du chœur dans l’aventure. Réfugié chez lui, il attendait…
Par une inconséquence normale en pareil cas, après avoir tout fait le matin pour éviter mademoiselle Lormier, il s’étonnait qu’elle ne reparût pas. Pendant près d’une semaine, il s’était bercé de l’espoir qu’au terme fixé, rien ne surviendrait : maintenant que son espoir semblait réalisé, il s’en effrayait plus que d’un acte défini. Que signifiait pareil silence ? Il en était à ressasser sans trêve la question, quand, vers le soir enfin, l’abbé Valfour se présenta, inquiet des propos qui couraient.
René fut stupéfait d’apprendre la disparition des billets, perçut immédiatement qu’un lien devait exister entre elle et le passage de mademoiselle Lormier, mais se garda d’en souffler mot. Quant à l’opinion de Semur à son sujet, il la trouvait à juste raison bouffonne et négligeable.
L’abbé, cependant, avait repris l’air soucieux de la sacristie.
— Je commence à me demander, dit-il, si quelqu’un n’a pas intérêt à répandre en ville des bruits sur vous, dans l’espoir qu’il en restera toujours quelque chose.
— Dois-je entendre, l’abbé, que vous allez me soupçonner aussi ?
M. Valfour haussa les épaules :
— A Dieu ne plaise ! mais, croyez-moi, il y a contre vous je ne sais qui ou je ne sais quoi, dont l’action est à rechercher et à supprimer au plus tôt.
— Peut-être avez-vous raison, répondit René sans s’expliquer plus.
Je passe sur la soirée, — la dernière, — chez les Traversot. A l’hôtel de Thil, rien n’avait encore pénétré et la paix régnait.
Rentré chez lui, René voulut en vain dormir. On n’est jamais plus clairvoyant qu’au sein de l’ombre et quand, les yeux fermés, on s’efforce de ne point raisonner. Aiguillé par les propos de l’abbé Valfour, il ne cessait de réfléchir à des choses qui auraient dû le frapper dès le début, et qui, alors seulement, lui apparaissaient.
Si mademoiselle Lormier n’avait pas renouvelé sa démarche du matin, qu’en conclure sinon qu’elle avait achevé son œuvre ? Dans quelle mesure l’histoire des billets s’y trouvait liée, peu importe ; les heures prochaines sauraient bien le dire : mais ne fallait-il pas remonter plus haut, et attribuer à la même origine les calomnies atroces sur la naissance douteuse ?
A cette pensée, René ressentit un trouble extraordinaire, puis une colère rétrospective, enfin le besoin de démasquer, coûte que coûte, l’adversaire auquel il devait la première angoisse profonde de sa vie. Assez de manœuvres obliques ; le seul mode assuré de lutter contre elles, n’était-il pas justement de briser l’anonymat de leur auteur ? Ainsi vont et viennent les volontés humaines ; après avoir souhaité ardemment éviter toute rencontre avec mademoiselle Lormier, René allait se lever, souhaitant non moins ardemment de la rencontrer. D’ailleurs, si contradictoires que soient les solutions successives adoptées, on ne cesse point de marcher au destin.
Mais où trouver mademoiselle Lormier ?
Ici, point de difficulté. Il suffirait de consulter son compte chez Chasseloup, l’adresse y figurait. Et là encore, sans qu’on le sût, c’était la marche au destin.
Au matin, René quitta ainsi sa maison, avec deux décisions prises : s’informer à la banque, forcer ensuite l’ennemi, où que soit son domicile… A l’avance, la lutte lui donnait des ailes ; il se sentait en vue de la mer libre, et humait la brise qui apporte la victoire.
Je vous demande pardon de courir à travers les événements : je les donne aussi sans justifications, tels qu’ils parurent alors se présenter à un simple témoin : dans quelques instants, une part au moins des mobiles intérieurs se dévoilera, mais, en ce moment, que l’extérieur suffise : et comme les acteurs du drame, sans en savoir plus qu’eux, laissons-nous rouler par le torrent…
Un quart d’heure plus tard, René, muni de l’adresse désirée, quittait son bureau quand il se heurta contre Chasseloup :
— Quoi, vous repartez ?
— Oui, je reviens dans un instant.
— J’aurais voulu auparavant…
— Me raconter ce qui s’est passé hier ? Nous avons le temps. D’ailleurs on m’a mis au courant, dès l’arrivée.
— Ainsi, vous savez que c’est dans votre panier…
— Hé, cher monsieur, mon panier ou le vôtre, voilà qui est indifférent, dès lors que les billets sont retournés à la caisse !
— A moi, en revanche, il ne serait pas inutile de savoir par quelle voie…
— Vous ne comptez pas sur moi, je pense, pour vous la révéler ?
— Au contraire ; je pensais être sûr qu’en rassemblant vos souvenirs, vous éclairciriez tout.
A tort ou à raison, René crut en même temps lire dans les yeux du bonhomme que sa certitude n’était pas feinte.
— Vous êtes fou ! s’écria-t-il ; mais pour le moment, j’ai autre chose à faire. Bonsoir.
Et il descendit exaspéré, se dirigeant vers le Rempart, non plus cette fois pour gagner l’hôtel de Thil, mais pour joindre enfin celle qu’il jugeait responsable de toutes les traverses qu’il venait de subir, y compris ce dernier et ridicule incident. Si mademoiselle Lormier avait jamais rêvé pareille venue, à coup sûr, ce n’était pas pour cette cause ni avec de tels sentiments. Il était écrit aussi que la visite n’aurait pas lieu, car à la même heure, les yeux lourds d’insomnie, la face ravagée par un désespoir inexplicable, mademoiselle Lormier quittait également sa tour, et soi-disant pour une course nécessaire, gagnait la ville.
A l’entrée du Rempart, il y eut alors deux ombres hâtives allant l’une vers l’autre, cependant qu’alentour le reste était désert, silence, et calme des matins provinciaux. Elles allaient, escortées chacune par l’écho sonore de son pas, plus solitaires au sein de leurs pensées que la rue même : et tout à coup, elles s’aperçurent !
Chose inattendue, on aurait cru les rôles changés. Mademoiselle Lormier parut décidée à fuir : René, au contraire, eut un élan pour la joindre. Mademoiselle Lormier, qui occupait le centre du trottoir, voulut céder la place et obliqua vers le mur : René agit de même, mais pour barrer le chemin. Inversement, il ne s’aperçut pas qu’une détresse sans nom paralysait les traits de mademoiselle Lormier, tandis qu’avant qu’il eût rien dit, elle avait déjà lu dans son regard l’arrêt qu’il lui apportait.
— Je pense, commença-t-il aussitôt, que vous ne vous plaindrez pas de mon exactitude : ayant manqué hier votre visite, je me rendais chez vous.
L’accent qu’il avait pris était comme le regard : âpre au point que, sans répondre et s’acculant au mur, elle joignit les mains. Quelle qu’en fût la raison inconnue, l’orgueil de cette fille n’existait plus : loin de menacer comme l’autre jour, elle implorait. Malheureusement, la colère de René l’empêchait de rien voir.
— Il est vrai, poursuivit-il ironique, que je vous trouve sur le chemin de la banque… Si vous ne souhaitiez que savoir quelles traces y a laissées votre passage, inutile d’aller plus loin, j’en viens.
Elle pâlit sous se voilette noire, mais toujours sans répondre.
— Allons, reprit-il, d’autant moins maître de ses mots qu’aucune réplique ne l’arrêtait. Ayez le courage de vos actes : c’est vous, n’est-ce pas ?
Ce qui suivit fut rapide comme toutes les catastrophes où sombrent des vies humaines. Le récit que j’en donne ne peut qu’en atténuer l’allure foudroyante.
Subitement redressée, mademoiselle Lormier se décidait à parler enfin et d’une voix nette :
— Je ne renie jamais ce que j’ai fait : c’est moi.
— Aviez-vous par hasard l’illusion que je serais pris pour un voleur ?
— Mes intentions m’appartiennent.
— C’est vous aussi, n’est-ce pas, l’inventeur du bruit qui a couru sur ma naissance ?…
De nouveau, un silence.
— Ah ! plus de faux-fuyants ! J’ai juré, ce matin, que les masques tomberaient. Ce roman vient de vous ?
— Non.
— Par vous ?
— Il est possible.
— Enfin ! les aveux commencent ! Ne vous arrêtez plus : pourquoi ce mensonge ?
— Je n’ai non plus jamais menti !
— Pourquoi ces inventions démentes ?
— Je n’ai rien inventé !
— Vous osez…
René s’interrompit. Tout à coup, il s’apercevait que, loin de nier, chaque réplique affirmait. A travers chaque mot, ce qu’il avait cru définitivement aboli, ressuscitait !
Une riposte siffla :
— Mais qu’ai-je à faire de vous écouter ? Vous espérez naturellement que je discuterai ces folies : elles ne me touchent pas.
— Peu importe en effet, pourvu que vous gardiez l’argent avec le nom !
Et défaillante, mademoiselle Lormier, les yeux baissés, attendit le coup qui l’abattrait, qu’elle avait cherché peut-être.
Un instant suivit si prodigieusement riche en mouvements intérieurs qu’aucun temps ne l’aurait mesuré, et qu’à sa suite tout pouvait paraître, même la folie. Puis les bras de René qui, tout d’abord, s’étaient bien levés pour frapper, retombèrent :
— Il suffit, dit-il. Vous êtes une misérable. Ayez soin que je ne vous retrouve jamais sur ma route. Une autre fois, je vous tuerais !
— Avant de me condamner, vous feriez mieux peut-être d’interroger votre frère…, répliqua encore la voix désespérée de mademoiselle Lormier, mais si bas qu’on avait peine à l’entendre.
René, qui allait s’éloigner, s’arrêta net, cloué au sol.
— Mon frère… pourquoi mon frère ?…
Si, à ce moment, mademoiselle Lormier avait relevé les paupières, elle aurait vu sans doute ce qu’est l’invasion d’une lumière mortelle sur un visage : de tous les mots possibles, un seul pouvait faire cela ; il était dit. Ah ! croyez-m’en, le destin ne se trompe pas dans ses choix ! Ne prétendant sans doute que se justifier, mademoiselle Lormier venait de tuer René et de se tuer elle-même.
Tout à coup ébloui par la clarté que le mot lui apportait, René rassembla ses forces et, oubliant jusqu’à l’existence de mademoiselle Lormier, repartit pour la ville.
Il allait, sans détourner la tête, uniquement occupé de suivre jusqu’au bout l’effroyable route qui s’ouvrait.
Quand, étonnée du silence persistant qui l’enveloppait, mademoiselle Lormier, de son côté, rouvrit les yeux, elle s’aperçut qu’elle était seule.
Ensuite, il n’y eut plus qu’une chaussée déserte, paisible comme avant et, contre le mur, la tache noire d’une femme immobilisée par la stupeur. Deux âmes venaient ici de se frapper à mort : mais quelles traces laisse un mot jeté dans l’air dansant au soleil de mai, et vaut-il de s’émouvoir parce que, grâce à lui, la souffrance a pu atteindre enfin les victimes de son choix ?
Les portes d’accès à la souffrance sont innombrables. René, quand par hasard il y songeait, n’avait jamais redouté que les déceptions de l’amour ou la fin d’un être cher. Or, tandis qu’il s’enfuyait ainsi, il ne pensait plus à Annette, aucun des siens n’était menacé : cependant, il sentait qu’endormi depuis de longues années au bord d’un gouffre, il venait d’être happé par la pente et glissait, sans autre défense que des cris d’appel inutiles.
En une seconde, la gêne de son âme, les pensées louches qui, telles des créanciers que rien ne lasse, n’avaient cessé de guetter son assentiment, tout ce que madame Manchon et lui-même avaient cru dissiper au cours de leur dernière rencontre, tout cela, dis-je, reparaissait, mais triomphant.
« Avant de m’accuser, interrogez donc votre frère ! » Une phrase, rien de plus… et l’indicible rejette ses voiles ; ce qui échappait, éclate aux yeux ; là enfin où l’ombre régnait, il n’y a plus qu’évidences suivies de volontés impérieuses.
Acceptons un instant que mademoiselle Lormier n’ait point menti : l’attitude de l’abbé Manchon à l’égard de René, la froideur qui ne le quittait pas, l’hostilité sourde dont il s’enveloppait dès qu’il paraissait rue Monsieur, non seulement devenaient justifiables, mais on aurait eu peine à les concevoir différentes. Vu sous cet angle, ce qu’il y avait d’obscur dans les relations des deux frères, ou des fils avec la mère, devenait logique, limpide, nécessaire. Tout s’était passé jusqu’alors comme si la chose était vraie : de là à conclure qu’elle devait l’être, la distance n’est pas grande, et René la franchit. Il ne se disait déjà plus : « C’est possible », mais, parce que l’âme au choc de certaines révélations va toujours à l’extrême, il se demandait : « N’est-ce pas certain ? » et sans attendre la réponse, courait aux conséquences.
Une première convulsion égoïste suivit. Il se vit pauvre, dépouillé des aisances dont le passé l’avait comblé, réduit aux médiocres ressources de son effort et brusquement prit peur.
Il y eut d’ailleurs dans cette faiblesse une probité supérieure qui ne devait point se démentir. Remarquez en effet qu’en dépit de ce qu’avait affirmé mademoiselle Lormier, rien n’empêchait la vie de René de continuer comme avant. René demeurait libre en somme d’ignorer l’origine d’une fortune que ne menaçait aucun risque légal ; le code était pour lui. Cependant une possibilité de ce genre ne le retint à aucun moment. L’obligation d’abandonner ce qui en fait appartenait à son frère, lui apparut dès l’abord comme un postulat. Le nom même qu’il portait lui semblait impossible à garder. Ainsi les conséquences étaient claires ; la nuit ne subsistait qu’au départ : mademoiselle Lormier avait-elle parlé au hasard, guidée par des apparences, ou possédait-elle une preuve ? Question sans issue : ah ! pourquoi le seul être capable d’y répondre, était-il aussi le seul que René n’oserait jamais interroger ! En même temps l’image de sa mère se dressa devant lui : le reste s’effaça, la vraie douleur commençait…
C’est un fait que, si convaincu soit-on de la faiblesse humaine, une mère demeure à part et pour ainsi dire au-dessus des réalités de la chair. Inviolée, inaccessible, elle plane dans un ciel qu’aucune tempête n’a troublé ou obscurci. Il n’est pas de pire détresse que de renoncer à ce sentiment auguste qui, au cours de l’existence et quelle que soit celle-ci, permet toujours à l’homme de se retrouver enfant.
A la pensée que sa mère avait peut-être disposé de son cœur comme il l’eût trouvé naturel chez n’importe quelle autre femme, René ressentit une telle révolte que, brusquement, une voix cria au fond de lui :
— Impossible ! ce n’est pas vrai !
Puis, une stupeur embruma son cerveau. Il prenait conscience de l’offense mortelle faite à celle qui, malgré tout, était la raison magnifique de sa vie, sa tendresse, son guide. Pour avoir osé soupçonner sa mère, il se sentait l’âme souillée. Un relent de sacrilège empoisonna sa bouche. Il se désespéra de ne pouvoir tout de suite en demander pardon.
Soudain, devant lui, sa rue, sa maison… L’instinct venait de le ramener au gîte ainsi qu’une bête pourchassée. Il monta, s’abattit sur un siège et, épuisé par une souffrance qui n’était pas encore vieille de dix minutes, murmura :
— Essayons de n’y plus penser : il n’y a rien, ou plutôt, je suis fou… tout le monde est fou, ce matin…
Tout le monde, en effet : ce Chasseloup qui avait eu l’air de le suspecter, cette Lormier dont on ne savait si elle prétendait encore menacer ou si elle demandait grâce… Et de nouveau la phrase qui tinte, suprême défense de l’âme :
— Impossible, je n’y crois pas !
Il la répéta. Il aurait voulu se créer par elle une conscience neuve, assez haute pour qu’aucun doute ne pût l’atteindre : trop tard, le doute était en lui…
Telle est la règle : plus on se débat pour arracher le trait, mieux on déchire la plaie. Discuter avec l’idée, condamne à ne trouver de repos qu’on n’ait cru découvrir la vérité. Y a-t-il au monde un être qui, doutant, se soit arrêté en route ?
René, dis-je, répétait : « Je n’y crois pas », et en même temps il commençait de scruter ses souvenirs d’enfant ! Oui, déjà il y cherchait un visage étranger qui peut-être avait été le visage de son véritable père ! Effort inutile au surplus : si loin qu’il remontât, seuls apparaissaient autour de lui son frère et sa mère… En revanche, la vertu de celle-ci rayonnait. Jadis, à l’usine, avec quelle énergie avait-elle, comme un homme, achevé l’œuvre que la mort menaçait d’interrompre : se dévoue-t-on pareillement pour une mémoire devant laquelle on rougit ? Et quelle raison toujours, si continue que le poids en semblait lourd parfois !…
Il le croyait, l’affirmait… Cependant et à mesure, loin de s’apaiser, il percevait avec épouvante qu’une certitude contraire s’installait en lui.
Pourquoi ?… Soupçonne-t-on aussi pourquoi l’on sent, dans certains cas, les choses avec une évidence supérieure à celle que donnerait la vision même ? C’est alors comme une invasion de l’être par une réalité impalpable et souveraine. De toutes parts des voix arrivent, — observations inconscientes, étonnements de trop courte durée pour avoir paru valables, menus faits sans signification précise et qu’on a dédaignés, faute d’y rien saisir. Éparses dans le temps, on ne les avait pas entendues ; réunies, elles assourdissent. L’âme humaine est la seule grève où le flot passe sans effacer la trace du flot qui précéda. Toujours le moment vient où, stupéfaits, nous lisons, d’un coup d’œil sur le sable, ce que des années y tracèrent par petits points indéchiffrables. Devant la certitude qui s’imposait ainsi, René pris d’effroi se releva. Elle ou lui devait disparaître ! Rapidement ensuite, il jeta dans un sac un peu de linge, des instruments de toilette, puis descendit, et de ce pas rythmé qui marque l’extrême désordre des nerfs, gagna la gare. Sans hésiter, il allait tenter du moins ce qu’avait recommandé mademoiselle Lormier, c’est-à-dire interroger son frère. Il y allait, non comme on pourrait le croire pour éclaircir de simples doutes, mais au contraire pour en tirer un démenti à sa propre conviction : tant il est vrai que nous ne saurions étouffer nos sentiments profonds et qu’il leur suffit d’affleurer au jour pour faire de nous un jouet sans résistance.
Une demi-heure plus tard, René montait dans un train qui passait.
Bonnes ou mauvaises, les décisions sont le plus souvent suivies d’anesthésie passagère. Entre l’instant où on les prend et celui de leur exécution, le cours des événements paraît suspendu : et cela va de soi, puisque rien de nouveau n’intervient dans la pensée. Une fois en route, René mit la tête à la vitre et ne songea plus à rien. Les arbres aux pousses verdissantes, les coteaux onduleux, les sillons tendus à leurs flancs comme des cordes, toute la terre harmonieuse et calme qu’il avait tant aimée, lui jetaient un adieu qu’il n’entendait pas. Un sourire figé sur les lèvres, il se contentait de regarder la route fuir, cependant qu’à chaque éclisse, les roues scandaient cette fuite de coups sourds et cadencés.
Semur est sur une ligne locale à voie unique. Le train qui dessert la ville fait la navette, tour à tour déversant aux Laumes les voyageurs à destination de Paris et ramenant ceux qui en viennent.
Aux Laumes, René quitta son compartiment, prit l’express et, de nouveau, contempla un paysage qui avait à peine changé, mais s’enfuyait plus vite.
Le train qui emportait René s’était à peine mis en branle qu’une dame descendit d’un autre arrivé de Paris et, guidée par une sorte d’instinct, alla prendre dans la navette la place qu’y avait occupée René. C’était madame Manchon…
Se sentant mieux le matin, dévorée de l’impatience d’agir, elle avait jeté une dépêche au premier bureau rencontré et arrivait, le cœur tout entier à l’ivresse de retrouver René.
Dès l’entrée en gare, elle pencha la tête à la portière, espérant le découvrir sur le quai. Il n’y était pas.
— Voilà bien les règlements ! songea-t-elle : il doit me guetter à la sortie…
Mais à la sortie, personne. Ce fut le premier coup. Elle ne crut d’ailleurs qu’à un retard et, posant à terre ses paquets, scruta l’avenue qui mène au Bourg-Voisin.
A la vue d’une étrangère, le cocher de l’unique hôtel de Semur approcha pour offrir ses services.
— Merci, dit-elle sèchement, j’attends quelqu’un.
L’omnibus vide démarra dans un cliquetis de ferraille. Puis, un à un, les rares voyageurs s’égrenèrent vers la ville. Les bruits s’espaçaient. On distinguait maintenant le rire d’un employé sur la voie, au loin des abois de chien. Personne à l’horizon…
Madame Manchon se vit tout à coup perdue dans une campagne hostile et inconnue. Son cœur battit follement. René n’était pas venu ! Il ne viendrait pas… Se serait-il trompé d’heure ?… Justement un nouvel horaire avait paru, modifiant les arrivées… Mais non : pourquoi se leurrer ? l’oubli commençait. Alors, un désespoir muet s’abattit sur elle. Elle croyait traverser un des pires moments de sa vie : elle se trompait. Elle se croyait seule aussi, désespérément seule : elle se trompait encore. A défaut de René, la douleur ne la quitterait plus.
Raidie contre les perspectives qu’elle prévoyait, elle se résigna enfin à déposer en consigne ses paquets et demanda son chemin :
— La rue Saint-Jean ? C’est difficile… Droit jusqu’à l’église : après, vous vous ferez indiquer…
— Bien, merci.
Il n’y avait plus qu’à remonter l’avenue, et l’église passée, à s’informer encore. Elle soufflait un peu à cause de l’âge. Quand elle aperçut la porte qui abritait son fils, on n’aurait pu dire si elle éprouvait de la joie ou de la détresse, mais tandis qu’elle sonnait, comme son cœur palpitait au rythme de la cloche !
Vous est-il arrivé jamais de faire un long voyage pour vous heurter à une maison fermée ? Madame Manchon tira la poignée une première fois, puis une seconde… Elle se demandait si elle rêvait. En même temps, elle avait envie de s’asseoir sur les marches du seuil, pareille à une pauvresse…
— Madame cherche ?…
Une voisine intriguée s’empressait à son secours.
— Non, M. de La Gilardière n’y est pas. La domestique aussi est au dehors, mais elle ne doit pas se trouver loin. Attendez ! je vais vous la chercher.
— C’est cela, dit madame Manchon d’une voix éteinte.
Ce jour-là, toute personne qui tenterait d’approcher René était assurée d’aide, puisqu’elle présentait une chance d’apprendre du nouveau.
La domestique bavardait chez l’épicier, au bout de la rue. Elle accourut.
— Monsieur, dit-elle, est bien rentré, mais reparti.
— Peu importe : je l’attendrai chez lui, voilà tout, murmura madame Manchon de la même voix blanche.
Et comme la domestique hésitait :
— Je suis sa mère.
Le premier objet qui frappa madame Manchon une fois entrée fut un télégramme intact déposé sur une table. Elle l’ouvrit sans hésiter. C’était le sien.
— Ah ! murmura-t-elle, tout s’explique.
Ce ne devait être qu’une lueur dans la souffrance qui commençait ; en effet la domestique reprenait :
— Je ne comprends rien à ce qui se passe. Monsieur prévient toujours quand il ne déjeune pas ; ce matin, il n’a rien dit et Angèle, la voisine qui était là tout à l’heure, prétend l’avoir vu sortir avec un sac, comme pour un voyage.
— Hé bien, ma fille, vérifiez : c’est facile.
Et madame Manchon, assise devant la table, s’accouda, épuisée. Elle s’efforçait de ne plus penser. Elle écoutait uniquement le va-et-vient de la domestique en quête du sac. Les pas traînant ici et là avaient la sonorité spéciale aux demeures vides.
Soudain, la domestique reparut :
— En effet, le sac n’y est plus.
Madame Manchon frissonna :
— Vous en êtes sûre ?… S’il prévenait pour un repas, à plus forte raison l’eût-il fait pour une absence.
La domestique glissa d’un ton niais :
— Peut-être s’en est-il allé, rapport à la banque…
Puis, sans insister :
— Madame veut-elle déjeuner ? Le repas de monsieur est encore là.
Madame Manchon répondit comme en rêve :
— Soit, bien que je n’aie pas faim.
Et elle s’installa dans la salle à manger, se laissa servir. L’absence de René dressait devant elle une énigme insoluble. Elle ne parvenait pas à y croire tout à fait. Au pis aller, René reviendrait le soir. Un instant la vérité l’effleura. Qui sait si, inquiet d’elle, il ne s’était pas décidé brusquement à retourner à Paris ? En effet, c’était cela ; seulement pouvait-elle imaginer la raison du voyage ?
— Vous parliez de la banque, fit-elle enfin pour s’arracher à son inquiétude ; à quel propos ?
Mais déjà la domestique, à qui en imposait le grand air de madame Manchon, avait réfléchi :
— Oh ! je ne sais pas, moi… des idées en l’air… Madame pourrait, en tous cas, s’informer auprès de M. Chasseloup.
— M’informer de quoi ?
— Si monsieur est parti.
— Que voulez-vous qu’il en sache ?
— En effet.
Il n’y avait rien autre à en tirer. Alors, son déjeuner achevé du bout des lèvres, madame Manchon commença de rôder à travers l’appartement. Malgré la probabilité d’un départ de René, elle avait résolu d’attendre au moins jusqu’au lendemain. Le silence de la ville, cauteleux, ouaté, se glissant partout, lui jetait un vague effroi. A Notre-Dame, trois heures sonnèrent…
Quoi ! rien que trois heures ? Que faire pour tuer le temps ? Une lassitude de vivre s’exhalait des meubles, des murailles, de la lumière même, morne et grise. Revenue à la table de René, madame Manchon en inspecta le désordre, remit en tas les papiers épars. Près du sous-main, une photographie parut : Annette… Longuement madame Manchon interrogea ce visage par lequel elle avait déjà tant souffert. Chose curieuse, c’était l’ennemi, mais, à ce moment, elle ne s’en souvenait plus tant l’absence de René posait d’autres problèmes.
— Ah ! madame regarde ?
Sans façon la domestique s’était aussi penchée vers l’image :
— C’est la petite Traversot…
Madame Manchon, que ces familiarités irritaient, déposa la photographie et ne dit mot. Elle avait envie de fuir.
— La banque est-elle loin d’ici ? interrogea-t-elle ensuite.
Ne pouvant se rendre à l’hôtel de Thil, l’idée lui venait d’aller chez Chasseloup. Parler de René, fût-ce avec un inconnu, l’aiderait à supporter mieux l’attente.
— La banque ? Justement, j’allais proposer à madame de l’y conduire. Elle est à deux pas.
— Vous alliez me proposer ?… répéta madame Manchon, frappée cette fois par l’insistance de cette fille.
Aucune réponse ne suivit. Qu’y avait-il encore de ce côté ? Les Chasseloup menaçaient-ils de sauter ? Raison de plus pour aller voir sur place. Madame Manchon se fit indiquer la route et descendit.
Dehors la nuit commençait. Projetant leur panse au-dessus du trottoir, les vieilles maisons semblaient vouloir dévorer le peu de clarté qui paraissait au ciel. Une bise aigre s’était levée et sifflait au coin des rues. Madame Manchon, saisie par le froid, avait peine à marcher et ne parvint à la banque que lorsque quatre heures allaient sonner, c’est-à-dire quand celle-ci fermait.
Ayant pénétré au rez-de-chaussée, elle fut accueillie par Broquant en train de balayer devant des guichets vides, et demanda M. Chasseloup. Chasseloup était sorti. Tout le monde aujourd’hui avait donc pris la fuite ?
Elle insista :
— Peut-on savoir au moins quand il sera visible ?
— Pas avant demain matin, bien sûr !
— Et M. de La Gilardière ? reprit-elle d’un air d’autant plus indifférent qu’elle n’avait pas dit qui elle était.
A ce nom, le visage de Broquant s’empourpra.
— Oh ! pour celui-là ! fit-il entre ses dents, fasse qu’on ne le rencontre plus !
La voix de madame Manchon s’étrangla subitement :
— Que racontez-vous ? Aurait-il pris le train pour ne jamais revenir ?
Mais, au lieu de répondre, Broquant brandit son balai :
— Pas possible ! Vous dites qu’il a pris le train ?… Quand j’affirmais qu’il a fait le coup !
Et sans laisser à madame Manchon le loisir d’interrompre :
— Mais oui, madame, c’est comme cela ! Dix billets de mille, hier, volatilisés, soufflés sur la table même du patron… Pour un rien, j’étais collé entre les gendarmes. J’avais beau jurer : « Puisque ce n’est pas moi, c’est lui ! » personne pour me croire. Et puis, patatras ! qui est-ce qui retrouve les billets dans sa corbeille ? Ils y étaient, madame, aussi vrai que je suis devant vous !… Je n’ai eu qu’à fouiller un peu pour les ramener au jour… Ah ! il est parti ? Hé bien ! bon voyage ! On ne le rappellera pas ! Si riche soit-il, on ne m’ôtera pas de la tête…
— Taisez-vous ! je suppose que vous êtes ivre !… parvint à dire enfin madame Manchon et, plutôt que d’entendre plus, elle s’enfuit.
Elle se retrouva dans la nuit. Rêvait-elle ? On accusait René d’un vol… Était-ce donc à cela que pensait la domestique, en s’obstinant à parler de la banque ? Passe qu’on calomnie : encore faut-il respecter les vraisemblances ! Imbéciles qui ne savaient pas qu’à un certain niveau le vol est un acte qui ne se peut concevoir !
Cependant, tout en marchant, elle apercevait derrière les comptoirs de boutique, derrière chaque vitre éclairée, des silhouettes où ne vivait qu’un regard. Après Broquant, la ville muette, hostile, la même qui, parlant de vol aujourd’hui, avait auparavant affolé René en parlant de sa naissance : on se sentait traqué par elle, dépouillé, chassé… Et madame Manchon, saisie de panique, courut, rasant les murs, évitant les lumières ; elle courait sans savoir où ni pourquoi. Si, du moins, René avait été là ! Ah ! ne pas même savoir où le retrouver ! Il était possible qu’à cet instant précis il fût déjà rentré chez lui, possible encore que, révolté comme elle, il eût décidé brusquement de s’en aller sans esprit de retour…
Soudain, les maisons cessèrent, une avenue s’ouvrit au bout de laquelle paraissaient des lumières. La gare ! l’oasis ! Elle, du moins, est faite pour les passants : on ne doit pas vous y regarder avec des yeux aigus dont la malveillance effraye ; qui sait même si on ne s’y souvient pas d’avoir vu partir René et dans quelle direction ? L’élan de madame Manchon s’accrut. Elle était hors d’haleine…
Joie de retrouver l’unique escorte des arbres et cette campagne qui, le matin pourtant, l’avait désespérée : joie d’atteindre enfin le hall désert et d’y apercevoir, derrière son grillage, la femme aux billets en train de tricoter… Et ce bref colloque suivit :
— M. de La Gilardière ?… Attendez… oui… je connais. En effet, il a pris un billet pour Paris.
— Oh ! merci, madame. Quand aurai-je moi-même un départ pour la même direction ?
— Pas avant minuit.
— Pour arriver ?
— Vers neuf heures.
— Ah ! merci encore, madame.
Anéantie, mais délivrée, puisqu’elle savait René retourné près d’elle, madame Manchon recula jusqu’au banc de chêne qui était accolé au mur, et s’y laissa tomber. Ses jambes ne parvenaient plus à la soutenir.
Puisqu’il n’y avait pas d’autre train, c’était bien : elle resterait là jusqu’à minuit. S’il eût fallu, plutôt que de rentrer dans la ville qui calomniait son fils, elle serait restée jusqu’au lendemain. Hélas ! n’eût-il pas mieux valu y rester toujours, et ne jamais aller vers ce qui l’attendait ? A la même heure, en effet, René, sans passer rue Monsieur, arrivait à Versailles et pénétrait chez son frère.
L’abbé Manchon occupait alors un petit appartement rue Saint-Louis. Une gouvernante l’y servait, à demi impotente et d’autant plus autoritaire qu’on exigeait moins d’elle.
La vue de René lui fit lever les bras au ciel :
— Grand Dieu ! Monsieur viendrait-il pour dîner ?
René dit rapidement :
— Rassurez-vous : je ne désire que voir mon frère. Je suppose que, s’il est à Paris comme d’habitude, il ne rentrera pas plus tard que dix heures. Dans ce cas, j’attendrai, voilà tout.
— Quoi, monsieur ne sait pas ? Madame est en voyage, et monsieur l’abbé allait se mettre à table.
— Alors je vais le rejoindre.
Et René gagna le cabinet de l’abbé. Il avait escompté un répit avant l’explication qu’il venait chercher. Ce répit lui était refusé : tant pis. Il acceptait tout avec une égale indifférence : depuis son départ, il était moins une volonté qu’un rouage.
Au bruit de sa porte qu’on ouvrait, l’abbé, qui lisait devant une table, tourna la tête. L’abat-jour de la lampe mettait en lumière le livre, mais laissant le reste de la pièce dans l’obscurité, empêchait de distinguer les arrivants.
— Qu’est-ce ?
— C’est moi.
En reconnaissant la voix de René, l’abbé, pas plus que sa servante auparavant, ne put maîtriser sa surprise.
— Quoi ! pendant que notre mère est en route pour te rejoindre à Semur, tu es ici ?
— Il paraît en effet que maman est partie. Je l’ignorais. Peu importe d’ailleurs, puisque c’est toi seul que je désirais voir.
— Ah ! dit l’abbé, qui se leva ensuite sans hâte et vint poser la lampe sur la cheminée.
Du coup la pièce s’éclaira ainsi que les visages. La pièce était nue comme une cellule. A part un grand Christ d’ivoire dressé à la place qu’occupe d’ordinaire la pendule, on n’y apercevait que de pauvres meubles, deux fauteuils à dossier de bois, des chaises de paille, quelques livres et un prie-Dieu. Quant aux visages, à quoi bon rappeler le contraste qu’ils faisaient ? Toutefois une telle émotion creusait les traits de René que l’abbé, l’ayant regardé, avança l’un des fauteuils.
— Assieds-toi : tu n’as pas l’air bien.
Puis il s’assit à son tour et, les yeux à terre, attendit. Ni l’accent ni le geste ne décelaient en lui la moindre curiosité. Si anormale que dût lui sembler la visite de son frère à pareille heure et en pareil lieu, on était assuré d’avance qu’il ne poserait aucune question.
— En effet, murmura René, le voyage m’a fatigué : c’est le moment qui veut cela.
A l’inverse de l’abbé, il s’exprimait d’une manière saccadée : bien qu’il fût au repos, il avait le souffle coupé comme après une longue course.
— Tu as laissé ta fiancée en bonne santé ? reprit l’abbé.
René ne répondit que par un signe évasif. Sa fiancée ? Qu’elle était loin déjà ! Les pauvres cœurs humains sont trop petits pour contenir à la fois deux grands émois.
Voyant que René tardait à s’expliquer, l’abbé dit encore :
— Je pense que Marguerite va servir. Bien que je fasse maigre chère, veux-tu partager mon repas ?
Et il fit mine d’aller prévenir la domestique.
— Attends, dit René, du coup ramené au présent ; j’aurais auparavant une question à te poser.
— Eh bien, pose-la…
Placide, l’abbé revint s’adosser à la cheminée. Le dos tourné à la lampe, et le visage replongé dans l’ombre, tandis que celui de René demeurait éclairé, il s’était mis à contempler le parquet. Il devait avoir la même expression neutre et attentive quand il écoutait un pénitent.
— Pourquoi… commença René.
Puis au moment de s’exprimer, la peur des mots le saisit et il recourut à un détour :
— Oui, pourquoi ne m’as-tu jamais traité comme un véritable frère ?
— Oh ! dit l’abbé avec lenteur, tu te trompes : j’ai toujours agi à ton égard du mieux que j’ai pu.
— Alors ce que tu pouvais n’était pas grand’chose.
— Affaire d’appréciation. Est-ce pour me communiquer la tienne que tu es venu ?
— Je t’ai demandé pourquoi tu étais ainsi : tu n’as toujours pas répondu.
— N’étant pas d’accord avec toi sur le fond, je ne vois pas comment t’éclairer, dit de nouveau l’abbé, tandis qu’il croisait les bras et, plus que jamais, fixait le sol à ses pieds.
— Henri ! reprit brusquement René, regarde-moi…
L’abbé leva les yeux vers son frère, sans hâte, toujours avec la même apparente tranquillité…
— Henri ! il n’est plus temps de nous rien cacher : je sais tout !
Un léger frisson agita le prêtre : pourtant le timbre de sa voix ne fut pas modifié.
— Qu’est-ce que tu sais ?
— Le passé.
— Le passé de qui ?
René inclina la tête.
— Est-il nécessaire de m’obliger à le dire ? murmura-t-il d’un air accablé.
— Je ne t’y oblige pas, affirma l’abbé sans témoigner aucun désir de poursuivre.
Et le silence s’abattit sur eux : un silence qui, pareil à un voile épais, semblait séparer les temps révolus de celui qui s’amorçait. Eux-mêmes avaient l’air attentif de carriers qui, le feu mis au cordeau, attendent que la mine saute.
— Henri ! recommença René.
L’abbé eut un geste nerveux.
— N’insiste plus.
— Impossible ! Laisse de côté tes manières habituelles : à l’heure la plus grave de ma vie, j’ai besoin de m’assurer que tu as compris.
— Je ne puis faire que je ne sois pas un prêtre, interrompit l’abbé.
— Je te supplie de me parler en frère !
— Je m’y efforce : est-ce une raison pour ne pas nous en remettre l’un et l’autre à la volonté de Dieu ?
René se redressa :
— Encore des phrases de sermon ! De grâce, reviens sur terre. J’ai parlé d’un passé, de tout un passé que je prétendais connaître : c’est inexact, ou plutôt, je soupçonne… j’interroge… je me perds dans les ténèbres… enfin j’en suis là que tout à l’heure je n’aurais pu repasser chez nous, et moins encore, aborder…
Pour la seconde fois, l’abbé interrompit :
— N’achève pas : j’avais très bien saisi. De telles pensées ne servent qu’à troubler inutilement. Écartons-les : et que Dieu nous garde !
Son impassibilité toutefois avait disparu. Les traits durcis, il semblait défier un adversaire invisible, qui était peut-être lui-même.
René, auquel ce changement n’avait pas échappé, haussa les épaules :
— Non, dit-il, il n’est plus temps ! Ne devines-tu pas que si je suis là, c’est que je te sais instruit de ce que j’ignore et que j’ai besoin de l’être à mon tour ? Ainsi, plus de faux-fuyants ! les yeux dans les yeux, maintenant !… comme cela… et réponds : notre père… non… ton père est-il le mien ? Le nom que je porte est-il un nom qui m’appartienne ?…
L’abbé ne bougea plus. Avait-il écouté ? Il était probable, puisqu’un rictus tordait sa bouche. Cependant, qui sait si celui-ci n’était pas encore un défi à l’adversaire ?
La voix de René alla en s’éteignant :
— Henri ! n’as-tu pas entendu ?… un mot suffit pour la réponse : oui, ou non… moins que cela : un signe de tête… Tu restes immobile ?… tu te tais ?… Cela aussi est une manière de s’exprimer : j’ai compris…
Et se cachant la tête dans les mains, René s’efforça d’accueillir enfin la vérité.
Ce ne fut d’abord qu’un immense regret du passé qui s’effondrait. Entraîné dans une chute vertigineuse, il voyait, comme des éclairs, ses bonheurs d’autrefois passer et s’évanouir. Avait-il rêvé auparavant ? Tout alors était facile, beau, joyeux. Il pouvait rire, parler, regarder, sans qu’aucune arrière-pensée troublât ni la gaîté de la voix, ni la lumière du regard, ni la joie d’exister. Rien pour l’empêcher de parer d’insouciance des lendemains abrités au foyer. Soudain plus de foyer, plus d’abri. Il faut se lever, partir et disparaître…
Disparaître ! un mot excessif, évidemment : mais n’oubliez pas que René était un impulsif et un faible. Avec une telle nature, on se laisse longtemps bercer par le flot, puis, brusquement, l’énergie se tend, d’autant plus âpre qu’elle a été plus rare, et l’on saute à l’extrême. Aurait-il pu d’ailleurs revenir auprès de sa mère ? A la pensée de la revoir, il blêmissait. Pourrait-il s’expliquer avec elle, sachant ce qu’il savait ? Plus tard, seulement, — oui, beaucoup plus tard — quand l’apaisement serait venu et l’oubli, il aurait le courage de l’aborder, ayant l’air d’ignorer : mais d’ici-là, où se réfugier ? Quelle solitude désormais !
Ah ! voici bien la vraie douleur qui paraissait ! Devenir pauvre, n’est presque rien : la torture est de se trouver seul tout à coup, si effroyablement seul qu’une fois mort, personne ne saura peut-être quel nom inscrire sur votre fosse.
Jusque-là, René n’avait pas protesté contre la fatalité qui l’écrasait : devant la solitude, l’injustice subie le révolta. En même temps, il considérait son frère. Stupide ironie du sort : celui-là s’était par goût détaché de la famille, n’aimait personne sous prétexte d’aimer Dieu : cependant, il restait comblé de ces dons inutiles. Qu’avait-il fait pour le mériter ? Qu’avait fait René pour être frappé ? Des rancunes, accumulées depuis l’enfance, se réveillaient dans son cœur. Il eut conscience de haïr son frère, puis la solitude effaça même cela, et ces griefs allant rejoindre le passé, il cessa de les voir…
L’abbé, lui, toujours debout devant la cheminée, n’avait pas l’air de soupçonner quel torrent de pensées bouleversait René. Il semblait ignorer qu’il avait répondu tout à l’heure par son silence : on l’aurait cru aveugle et sourd. Soudain, il fit un mouvement léger : René s’était levé, se promenait un instant dans la pièce, et enfin arrêté devant lui, demandait :
— Alors… qui est mon père ?
Question qu’on s’étonnait qu’il n’eût pas posée plus tôt. Dans la débâcle d’existence que l’heure inaugurait, une chance en effet subsistait d’échapper à la solitude totale. René, maintenant, se tournait vers elle.
Aucune réponse encore. Simplement le prêtre levait un peu les épaules, en signe d’impuissance à fournir l’éclaircissement sollicité. Devant cet aveu, René aurait dû désespérer : mais dès que l’homme tente d’échapper au destin, la marche de sa pensée défie toute prévision.
— Comment ! tu te dérobes ?… tu ignores ?… Cependant, ne viens-tu pas d’affirmer que tu connaissais la vérité ? Alors, quelles raisons de te croire ?… Qui me prouve que tu n’as pas menti ?
— Je t’en conjure, soupira l’abbé d’une voix trouble, ne me contrains pas à oublier l’habit que je porte !
Ne voyant là qu’une défaite, ressaisi par ses anciennes défiances, René cependant continuait :
— Oublier qui tu es ? Dieu m’en préserve ! Je sais trop bien que tu m’as toujours détesté. Oh ! à ta façon… c’est-à-dire en te taisant !… Tout à l’heure encore, tu me voyais désespéré et tu es resté muet, sans jeter un regard de mon côté ! ou plutôt, tu semblais satisfait… Quelle chance, si me méprenant sur ton attitude, j’allais tenir pour assurée la chimère qui me hantait ! Par bonheur, ayant réfléchi, je réclame des preuves… Alors seulement tu daignes enfin me faire un signe… « Des preuves ?… Voilà, il n’y en a pas !… » Tu avais espéré me voir mordre à l’hameçon : cet espoir est déçu : quel dommage ! Mais ne pourrai-je, au moins une fois, entendre tes paroles ? Ne serait-ce que pour apprendre pourquoi tu as voulu me tromper et quel caprice te mène, te décideras-tu à répondre ?
Il s’exaltait : il ne calculait plus les termes qu’il employait. Il était devenu pareil au nageur épuisé qui brasse l’eau, sans s’occuper de la distance à la rive et persuadé que la seule violence suffira pour le sauver. A mesure, un espoir irraisonné s’insinuait aussi dans son âme. Pourquoi ne pas admettre qu’il fût victime d’un atroce malentendu ? Il n’avait interprété que des silences. On ne bouleverse pas sa vie sur la foi d’un homme qui, en fait, refuse de s’expliquer, qui, même en s’expliquant, peut ne chercher qu’à se venger ?
Tout à coup, comme il allait poursuivre, une main rude s’abattit sur lui.
— Il suffit : plus un mot ! Ne détruis pas en un instant l’effort de toute ma vie.
L’abbé cependant souriait : dédain pour ces injures, à moins que ce ne fût la marque du triomphe sur l’adversaire que lui seul connaissait. Ensuite son bras retomba, et un aveu suivit, prononcé très bas, ainsi qu’il sied quand on reconnaît une faute dont on sollicite le pardon :
— En effet… je t’ai détesté… il y a longtemps… très longtemps… A prétendre remonter le passé, tu risques vraiment trop de raviver des plaies anciennes : crois-moi, oublions un sentiment dont je m’accuse, me repens, et que j’espère avoir détruit dans ses racines.
— Oh ! riposta René, toujours des mots de prêtre !
L’abbé frémit.
— Bénis le ciel que je me refuse à en prononcer d’autres.
— J’ai demandé des preuves : tu n’en as pas !
— J’en ai.
— Je te défie de les donner !
— A quoi bon si elles doivent anéantir le peu qui nous unit ?
— Prétexte facile ! Il dispense de justifier des assertions auxquelles je ne crois plus !
— Encore ?… Alors, écoute !…
Subitement, le prêtre venait de quitter le refuge de la cheminée ; une tempête transfigurait le masque impassible. Duclos a connu ce spectacle une fois, chez Lormier : mais alors, c’était le prêtre dictant des ordres au nom d’un Dieu : ici se révélait l’homme, rien que l’homme, d’autant plus redoutable qu’il demeurait maître de sa colère.
— Alors, écoute !… Sais-tu seulement comment est mort mon père ? Non. J’avais seize ans : tu en avais quatre. Naturellement, on ne t’a jamais parlé de cela ! Cela, d’ailleurs, est chose entre lui et moi. On l’a ramené de la chasse, expirant… Tout le monde a déploré l’accident… mais moi… oh ! moi ! pouvais-je ignorer que le matin, avant de partir, il m’avait pris à part et fait jurer de t’arracher son nom et de te chasser du foyer ?…
René à ce moment ayant reculé, d’un geste souverain le prêtre le ramena vers lui :
— Ah ! il n’est plus temps ! Tu as voulu m’entendre : désormais, nous irons jusqu’au bout !… Dieu m’est témoin qu’à l’instant tragique dont je parle, je n’hésitai pas à prononcer le serment qui m’était demandé : Dieu m’est témoin aussi que je n’ai d’autres preuves que ce serment, et le suicide de mon père, une heure après…! Qu’elles te satisfassent ou non, elles ont suffi pour faire de l’adolescent que j’étais un vieillard et ta victime !
Abandonnant ensuite René qui alla tomber sur un siège, le prêtre commença de marcher.
— Je dis bien : ta victime ! J’adorais mon père et tu l’as tué ! Si je suis devenu prêtre, c’est à toi que je le dois ! Je ne supportais plus ta présence dans ma maison : désespérant de t’en chasser, j’ai préféré m’en chasser moi-même. Calcul vain : tu ne m’as pas quitté, je t’emportais en moi !… Tant pis ! j’avoue tout et il n’est pas mauvais qu’un jour au moins, nous mesurions ensemble la souffrance que je te dois. Tu ne t’en doutais pas, j’y consens : mais est-ce que les hommes ont besoin de vouloir pour faire souffrir : il leur suffit d’exister !… Donc, tu te croyais loin, tu ne t’occupais pas de moi, et tu n’as cessé de me torturer ! car, prêtre, je me suis trouvé pris entre ma conscience et la dette de mon serment. Désobéir à Dieu, ou renier mon père, voilà le dilemme que ton existence a créé, et dont je n’ai pu sortir. Oh ! je vois clair en moi-même ! j’ai louvoyé… J’avais la prétention d’être un vrai prêtre, tout en ne pardonnant pas. Sur mes instances, tu es devenu La Gilardière : à mon instigation, on a tenté de t’établir à Semur… Demi-mesures qui ne satisfont ni le passé, ni Dieu. Je me flatte que tu m’es devenu indifférent, et dès que j’évoque le cadavre de mon père, une horreur me soulève, je ne puis plus te voir ! C’est un duel au fond de moi qui toujours recommence, que rien n’apaise… non, pas même ces aveux que j’aurais dû retenir. Souffriras-tu moins pour les avoir reçus ? Qu’en rapporterai-je, sinon d’autres remords ? Crois-moi, fût-ce en ce moment, ne souhaite pas de changer avec moi : tu y perdrais. Il n’y a au monde que douleur. Comme Abel paya pour Adam, nous payons, sans autre raison qu’une volonté divine, contre laquelle notre raison se dresse… ou plutôt, non, je blasphème, fermons les yeux, ne tentons pas de comprendre et prions… si tu le peux… si je le puis moi-même…
Hors d’haleine, il s’écroula ensuite, plutôt qu’il ne s’agenouilla sur le prie-Dieu. René, lui, depuis longtemps, ne semblait plus entendre. On se demandait s’il respirait encore.
Admirez, en tout cas, le mensonge des apparences. Si, à ce moment quelqu’un était entré, qu’aurait-il vu ? Deux hommes, l’un agenouillé, l’autre attendant la fin de l’oraison : entre les deux, un Christ, symbole de paix. Si, plus curieux, il s’était enquis de la vie de ces hommes, qu’aurait-il appris encore ? qu’ils étaient frères, menaient des existences séparées, et ne se témoignaient que peu d’intérêt. Or non seulement chacun d’eux subissait alors une crise tragique, mais, amenés à exprimer leurs souffrances, ils découvraient n’avoir jamais cessé d’être leurs propres bourreaux. L’abbé, sans doute, venait de torturer René, mais René, toute sa vie et sans le savoir, avait torturé l’abbé ; même René disparu, quelle absolution effacerait dans l’âme du prêtre le remords d’avoir éclairé son frère ? Ainsi, présents ou absents, ignorants ou conscients, ils ne pouvaient que se faire du mal ; et nous touchons enfin au problème soulevé par Duclos. Je ne demande pas si René fut grandi par la souffrance, si son frère y puisa les éléments d’une sainteté nouvelle ou d’un désespoir sans consolation : la question que je pose est autre. Pourquoi l’être humain ne saurait-il respirer sans créer d’abominables conflits ? Pourquoi l’essaimage automatique de la douleur et la nécessité de toujours tuer pour vivre ?
L’abbé sur son prie-Dieu, René, la tête dans ses mains, ont-ils songé à la loi farouche, dont ils étaient victimes ? Plus probablement, et comme nous tous, se jugeaient-ils une exception ? L’un en appelait à Dieu qui gardait le silence, l’autre à la justice, qui ne paraît jamais. Des deux côtés, même désastre, et point de secours.
Un long intervalle s’écoula avant que l’abbé ne se relevât. Quand il le fit, le rictus de sa bouche avait disparu, la flamme du regard s’était éteinte. Le prêtre était parvenu à reprendre la place que l’ennemi intérieur un instant lui avait volée.
— Et maintenant, demanda-t-il d’une voix sourde, que comptes-tu décider ?
René tressaillit. Il était écrit que ce jour-là, les moindres paroles de son frère traqueraient sa souffrance.
— Pour décider, murmura-t-il, il faudrait avoir eu le temps de réfléchir. Naturellement, avant de venir, je n’avais pensé à rien…
L’abbé se recueillit, puis, sans dissimuler le prodigieux effort qu’il faisait :
— En ce cas, voici mon conseil. Retourne à Semur. J’ignorerai que tu es venu.
René le considéra avec surprise.
— Mais moi, pourrai-je ne pas le savoir ?
— Oh ! fit l’abbé, si difficile que cela paraisse, la volonté parvient toujours à dominer une pensée mauvaise. Pars donc : va rejoindre notre mère. Elle t’attend là-bas.
Au nom de sa mère, il sembla que René découvrît de nouveau la réalité que son frère s’efforçait d’effacer.
— Non, dit-il, ce serait au-dessus de mes forces.
Et quittant le fauteuil, il s’apprêta à sortir.
La voix du prêtre devint suppliante :
— Je te le demande… comme une grâce…
Un sourire navré passa sur les lèvres de René.
— Trop tard. D’ailleurs, si c’est le fruit de ta méditation, tu te fais illusion. Avant une heure le passé te reprendra. Autant qu’il m’emporte tout de suite !
Chose curieuse, les instances mêmes du prêtre aidaient à le chasser. Figé sur place, l’abbé le vit approcher de la porte.
Il était devenu très pâle.
— Ainsi, conclut-il d’un ton défaillant, tu refuses ?
René, au contraire, prenait une expression apaisée.
— Oui. J’ai pu te rendre malheureux, mais que ceci te console : je ne le suis pas moins et je me demande pourquoi…
— On se demande toujours pourquoi : est-ce parce que nous sommes sourds, l’explication ne vient pas, mais il semble chaque fois qu’on se penche sur de l’éternité !
L’abbé, pour répondre, avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit, René n’était plus là.
Dans la même nuit, on sonna chez moi vers deux heures. Je me levai en sursaut et, stupéfait, me trouvai devant René.
— C’est moi, dit-il, qui viens dormir chez vous. L’hôtel m’a fait peur : j’avais besoin d’un toit ami.
Cinq minutes plus tard, il me racontait tout. J’écoutai son récit, détaillé avec une simplicité parfaite et le calme tendu qui, chez les nerveux, marque l’extrême limite de l’émotion. A l’inverse de ce que vous devez supposer, le rôle de mademoiselle Lormier y paraissait réduit à rien. Cette fille, aux yeux de René, n’avait été que l’occasion du destin. Il ne lui en voulait pas : il l’ignorait. On ne s’occupe pas non plus de la pierre qui a provoqué un déraillement. De mon côté, je ne songeai que plus tard à ce qu’il y avait de singulier dans les attitudes successives de l’auteur, volontaire ou non, de la catastrophe. J’avais à ce moment, un bien autre souci !
— En quittant mon frère, acheva René, j’ignorais à quoi me résoudre, mais il y a des grâces d’état. J’ai réfléchi, j’ai vu, et j’arrive avec une décision prise. Elle tient compte de tous, de ma mère que je ne puis me décider à aborder en ce moment, de mon frère qui sera débarrassé de ses scrupules pieux, enfin de moi-même qui tiens à laisser derrière moi le souvenir d’un homme probe.
Je tremblai : il s’en aperçut.
— Oh ! rassurez-vous : aucune tragédie en perspective. Si compliquée que soit une situation, il existe toujours une solution pour la dénouer et la plus simple est la meilleure. Dès ce matin, je gagne Marseille : après quoi, départ pour le Maroc. La légion étrangère est, dit-on, un asile parfait pour qui prétend se passer d’état civil. J’espère y trouver l’anonymat auquel je tiens, l’oubli, à tout le moins le pouvoir de vivre, bref ce que je cherche…
C’était bien, comme il l’avait annoncé, une volonté définitive : mes objections échouèrent devant elle.
Il me demanda ensuite la permission d’écrire et fit trois lettres. A son frère, il expliquait en détail son projet. A sa mère, il adressa un bref adieu, sans donner d’autres motifs de son départ que la soudaine rupture de son mariage et le besoin d’étourdir une déception cruelle. La dernière, la plus longue, était pour Annette. J’ignore ce qu’elle contenait : on peut l’imaginer.
Quand il acheva, l’aube pointait. Nous échangeâmes ensuite des promesses de revoir et de fréquentes correspondances. Nous avions l’air d’y croire, sans parvenir à être dupes. Pareillement les grands malades se livrent au jeu des projets avec d’autant plus d’ardeur qu’ils savent ne devoir jamais les réaliser.
A sept heures, enfin, René me quitta sans me permettre de l’accompagner. Je revois son geste de main au bas de la rampe. J’entends encore son adieu :
— A bientôt des nouvelles !
Il avait à la main le petit sac de voyage pris à Semur. C’est la seule chose, je crois, qu’il emportait de sa vie passée. Le bruit de son pas s’évanouit. Je le guettais encore qu’il n’était déjà plus. Et le rideau tomba sur lui, sur madame Manchon, sur tout ce groupe d’êtres qui avaient connu le bonheur, qui désormais ne connaîtraient plus que la détresse.
L’après-midi en effet, m’étant présenté rue Monsieur, je me heurtai à une Lapirotte munie de la consigne de ne recevoir qui que ce fût. En m’expliquant qu’à son retour madame Manchon avait eu un évanouissement et que le docteur redoutait une congestion cérébrale, elle gardait son sourire neutre, mais ses yeux luisaient de plaisir. Elle ne donnait aucune explication et elle avait l’air de crier : « Voyez quel prophète je suis : rien de ce qui arrive ne m’a surprise ! »
Au cours d’une seconde tentative, l’abbé m’accueillit en personne. Madame Manchon était très malade : lui-même avait décidé de quitter Versailles et renoncé au ministère paroissial afin de ne pas la quitter durant une convalescence qui — si elle venait — serait fort longue. Comme j’annonçais mon intention de repasser aux nouvelles, il m’arrêta :
— Non, ne vous dérangez plus. Si l’état de ma mère s’aggravait, vous en seriez averti. Sinon… je crois meilleur qu’elle ne vous revoie pas, du moins pour un temps. Tous ceux qui ont beaucoup connu mon frère ne peuvent que lui apporter des émotions inutiles.
Devant ce congé en règle, il n’y avait qu’à s’incliner : je ne revins plus.
Que se passa-t-il ensuite durant trois mois ? Je le répète, le rideau était tiré : libre à moi d’imaginer, mais l’imagination, croyez-le, est toujours, dans ce cas, inférieure à la réalité. J’étais devenu comme Duclos après la disparition des Lormier : pas tout à fait pourtant, car je suivais encore René.
« Suivre », me semble aujourd’hui une expression étrange. Est-ce en effet suivre quelqu’un que de percevoir chaque jour un peu plus sa disparition progressive au fond de terres mystérieuses ? Sans doute, il ne cesse pas d’être vivant, on ne peut affirmer qu’on ne le reverra pas : cependant chaque jour aussi le rend plus difficile à atteindre, plus impossible à ramener et l’on sent bien qu’il ne reparaîtra jamais !
Deux billets brefs comme des dépêches : voilà tout le lien me rattachant à mon ami. Le premier parlait de hâte à quitter la vie du camp : le second annonçait un départ en colonne, vers le Sud ; les deux répétaient : « Qu’on ne s’inquiète pas si la correspondance se fait plus difficile ». Pauvres courts billets ! les derniers… Comment rendre l’extraordinaire sensation d’effacement qu’ils m’apportèrent ? Je me représentais le désert, l’immensité mouvante des espaces couverts de sable, et à la limite de l’horizon, la silhouette évanouissante de celui qui me quittait. Vous connaissez cette impression : on se dit : « Le voilà encore ! » Les yeux se troublent, les plans se mêlent : « C’est lui : je ne cesse pas de l’apercevoir ! » Le point dès longtemps n’est plus visible : on se flatte de le distinguer quand même.
Que de fois, dans cette période, me suis-je reproché de n’avoir pas su retenir René ! Un autre, moins impulsif, aurait au moins pesé les conséquences d’une disparition mille fois pire que la situation à laquelle elle prétendait remédier. Après tout, l’aventure, jugée de sang-froid, ne méritait pas d’être prise avec un tel emportement. La plupart à la place de René s’en seraient à peine soucié. Hélas ! de tels regrets ne menaient qu’à me faire sentir mieux la fierté de mon ami. Jugez, d’après ce que j’éprouvais, du supplice que dût être celui de madame Manchon !
Je vous ai dit que fidèle à la consigne reçue, je m’abstins de tenter de la revoir : mais à diverses reprises, il m’arriva de passer devant son hôtel. J’entrais alors chez la concierge :
— Comment va madame ?
— Mieux, monsieur.
— Monsieur l’abbé est toujours là ?
— Oui monsieur.
— Et mademoiselle Lapirotte ?
— Toujours aussi.
Rien d’autre. La façade avec son air habituel. Les volets arrêtés aux crans de jadis. Et derrière les murailles, quelles agonies ! quelle frénésie peut-être ! Car enfin, n’oublions pas que madame Manchon ignorait pourquoi son fils était parti, que l’abbé ne pouvait douter d’avoir condamné son frère, que le sourire de Lapirotte enfin, si stable qu’on le suppose, devait bien refléter un peu de cette douleur et de ce remords vivants…
Mais à quoi bon insister, puisque je n’ai pas vu, puisque les murs gardent le même visage, qu’ils abritent l’extase de deux amants ou étouffent les cris tragiques d’une mère ? Arrivons au dénouement, ou plutôt à ce que je tiens pour tel, faute de terme meilleur.
Il vint, brutal, rapide et, comme de coutume, échappant à mes prévisions.
Un matin, je lus dans les journaux l’annonce qu’une colonne française venait d’être surprise et dispersée aux environs de N…, c’est-à-dire précisément dans la région où devait opérer René.
Saisi d’inquiétude, je courus au ministère. Mes craintes n’étaient que trop réelles : René figurait parmi les disparus.
Je dis bien : disparu.
Depuis la guerre, la plupart des femmes et des mères ont savouré les virtualités de souffrance qu’apporte cette solution, pire que n’importe quelle certitude. S’agit-il désormais d’un mort ou d’un vivant ? Faut-il prendre le deuil ou se réjouir, chercher un cadavre sans sépulture ou guetter un retour et fêter une délivrance ? Mais, alors, madame Manchon a-t-elle compris tout de suite ?
Disparu… Les bureaux ignorent le reste. Ils affirment seulement que du coup de main tenté là-bas, des hommes sont revenus et d’autres pas. René est de ceux qu’on n’a point revus et dont le corps ne fut pas retrouvé. Prisonnier, peut-être, ou mis à mort après avoir été torturé, ou fugitif… Tous les possibles subsistent, la pire douleur alternant avec les confiances les plus chimériques.
J’écoutai les explications qu’on me donnait, les paroles d’espoir que l’on tentait d’y joindre, car on s’imaginait avoir affaire à un parent ; mais je n’eus aucun doute. Pour moi, René avait cherché la mort et n’était plus.
En revenant du ministère, je ne pleurai pas. Je me rappelle par contre qu’une colère intérieure me soulevait contre cette conclusion stupide d’une vie où n’avait passé, j’aurais pu le jurer, aucune pensée basse. Jamais l’injustice souveraine du destin ne m’était apparue avec une pareille évidence. En même temps, et par un jeu naturel de la pensée, j’évoquais les causes du drame, les acteurs qui s’y étaient trouvés mêlés et me demandais : « Que sauront-ils ?… Annette Traversot va-t-elle se consoler, ou veuve sans avoir eu d’époux, s’éteindra-t-elle, silencieuse et fidèle, sous les lambris de l’hôtel de Thil ? Et l’autre, mademoiselle Lormier, cette énigme ?… » Ah ! celle-là, qu’avait-elle vraiment cherché ? N’était-ce qu’une fille qui s’ennuie et que le mal distrait ? ou victime d’une passion véritable, fallait-il voir en elle une amante jalouse et maladroite ? Ironie du sort : mariée et satisfaite, peut-être ignorerait-elle toujours la mort de René : désastre ici, là-bas oubli total, ou même bonheur instauré sur des ruines… Ainsi, au spectacle de cette injustice supplémentaire, trop probable pour n’être pas, ma peine s’exaltait. Pouvais-je supposer que le passé, si vainement interrogé, m’attendait à l’arrivée, prêt à lever la plupart des incertitudes dont il était chargé ?
Et je rentrai chez moi…
Il faut ici me recueillir. Parviendrai-je, aussi bien que Duclos, à évoquer la scène qui terminera mon récit, et à laquelle je dois d’avoir pu, sans l’ombre d’une hésitation, identifier nos deux histoires ? Essayons cependant…
Je rentrai donc. Aussitôt, la domestique, qui me guettait, vint à moi.
— Il y a au salon une dame pour monsieur et qui attend depuis une heure. J’ai eu beau répéter que monsieur peut-être ne reviendrait pas, elle s’est contentée de répondre : « Je resterai le temps qu’il faut, pourvu que je le voie. »
— La connaissez-vous ?
— Non.
Assez intrigué, bien que mal disposé aux aventures un pareil jour, je dis :
— Soit : débarrassons-nous-en.
Et sans plus tarder, je me rendis dans la pièce où se trouvait l’inconnue. A ma vue, elle se leva. Vêtue de noir et le visage caché par une voilette épaisse, on ne pouvait lui donner d’âge. Toutefois, malgré la simplicité de la mise, il apparaissait au premier coup d’œil que j’avais affaire à une femme de bonne compagnie, et d’une distinction de manières peu commune.
— M. Tinant ? demanda-t-elle.
Puis, sur mon signe affirmatif :
— Excusez-moi, monsieur, d’avoir insisté pour vous entretenir : je ne vous retiendrai d’ailleurs que le temps d’obtenir un renseignement qu’il est pour moi nécessaire de posséder sans délai, et que vous serez sans aucun doute en mesure de me communiquer.
Je m’apprêtais à répliquer par les politesses d’usage : elle ne m’en laissa pas le loisir et poursuivit :
— J’ai appris hier soir, — vous voyez combien mes informations sont récentes, — que vous aviez été l’ami très intime de M. de La Gilardière : vous serait-il possible de me donner son adresse ?
Le nom de René, prononcé à cette heure et d’une manière si imprévue, me bouleversa. D’instinct, aussi, je me sentis pris de défiance, et m’efforçant de garder un ton neutre :
— Il est exact, répliquai-je, que j’ai été lié avec M. de La Gilardière et que j’ai su son adresse : toutefois, en raison de circonstances qui importent peu, jusqu’à ce matin, je ne me serais pas reconnu le droit de livrer un secret qui ne m’appartenait pas.
Je parlais : j’allais ajouter qu’aujourd’hui, hélas ! ce secret n’avait plus d’importance ; mais à mesure, une autre pensée s’emparait de moi, une de ces intuitions qui semblent à la fois jaillir du fond de l’être et vous être soufflées par un étranger dont la voix sans timbre couvre irrésistiblement les bruits humains. Et tout à coup m’interrompant :
— D’ailleurs, vous ne vous êtes pas nommée, madame… bien que je craigne de vous reconnaître… Mademoiselle Lormier, n’est-ce pas ?
Elle ne répondit pas, ce qui était un aveu. Je poussai un cri sourd :
— Vous ! et à un pareil moment !
Cette fois, elle murmura :
— Que voulez-vous dire ?
En même temps, à travers la voilette, je découvris ses yeux ; une terreur les agrandissait, non pas celle que vous pourriez croire, puisque le fait de demander l’adresse de René prouvait qu’elle ne soupçonnait rien ; uniquement, elle songeait que l’ayant reconnue, et probablement au courant, j’allais désormais refuser de répondre.
— Ce que je veux dire ?
Je reculai malgré moi. Après avoir découvert les yeux, que n’aurais-je pas donné pour apercevoir le visage. Voilà donc celle par qui René venait de mourir ! Qu’elle fût venue chez moi, et précisément ce jour-là, me remplissait d’une frayeur religieuse. Il me semblait que la volonté de mon ami avait seule commandé une telle rencontre, et que de même que mademoiselle Lormier avait obéi, j’allais à mon tour prononcer des paroles vengeresses qui me seraient dictées.
— Mais, vous-même, repris-je avec une subite colère, que prétendiez-vous tenter encore ? Ignorez-vous donc que ce serait peine inutile, puisque tout est fini ?
— Fini ?… répéta mademoiselle Lormier d’une voix blanche.
— Mort, il vous échappe !
— Mort !
Je jetai :
— Songez que, sans vous, il serait là et que, pas plus que lui, je ne soupçonne pourquoi vous avez commis ce crime !
Aucune réponse, cette fois. En revanche, je vis le corps de mademoiselle Lormier osciller comme un arbre au souffle de l’orage. Puis, tout à coup, elle s’abattit : et stupéfait, je n’eus plus devant moi qu’une loque humaine secouée par des sanglots. Était-ce le remords ? Cependant, pouvait-on ne pas être frappé par l’intensité de cette douleur inattendue ? J’avais vu pleurer souvent : jamais, je vous le jure, de cette manière silencieuse et désespérée ! Ce n’était pas de la révolte ; ce n’étaient pas non plus des plaintes : on percevait seulement qu’au delà de la souffrance abattue sur l’être il n’y avait rien. La limite était atteinte ; après cela, impossible de descendre…
Dans un éclair, j’entrevis que peut-être, elle aussi, mademoiselle Lormier pouvait n’être qu’une victime : toutefois la colère, je vous l’ai dit, m’aveuglait.
Je continuai, impitoyable :
— Vous pleurez ! Trop tard ! Du moins, il ne sera pas écrit que vous êtes venue inutilement. J’exige… la lumière va se faire… qu’au moins je sache pourquoi vous l’avez poussé à un pareil suicide !
Le mot la fit se redresser frémissante :
— Ce n’est pas vrai ! Taisez-vous ! vous me faites mal.
— Nierez-vous que, sans vous, il eût toujours ignoré le secret de sa naissance ? Qui a rempli Semur de racontars ineptes ? vous. Qui lui a donné l’idée de consulter son frère ? vous. A l’heure où son amour pour Annette Traversot triomphait, qui s’est dressée devant lui, avec la menace d’un scandale suprême ? vous toujours… En vérité, quel rôle est le vôtre et que vous fallait-il, à vous qui ne le connaissiez pas, que vouliez-vous encore aujourd’hui, en venant ici, m’escroquer son adresse ? Ah ! tant pis, je m’exprime sans y mettre les formes. Mais le temps est passé où il pouvait se défendre, et c’est moi, son ami, moi qui maintenant le venge de tout ce qu’il a souffert !
Tandis que je m’exprimais ainsi, elle continuait de sangloter ; à chacune de mes affirmations, elle tendait simplement les mains en avant, comme pour en éviter le choc douloureux. Elle ne niait pas : elle demandait grâce. Toutefois, vers la fin, je vis ses yeux se sécher, son attitude changer. Elle avait cessé d’être une suppliante pour devenir un auditeur qui se détache. Elle écoutait toujours : elle ne comprenait plus. Moi-même, parvenu à cet excès d’émoi, je chancelai et dus m’asseoir, hors d’haleine. Je renonçais à poursuivre. Elle persistait à se taire. On se demandait où nous allions ; plus que des cris, le silence qui s’établissait, qui menaçait de rester, et même de tout conclure, donnait le vertige.
— Que ne suis-je morte avec lui ! dit soudain mademoiselle Lormier.
Elle venait d’appuyer ses coudes sur ses genoux, sa tête sur ses mains, et, dans cette attitude, regardait devant elle, très loin, peut-être le passé, peut-être les lendemains qui l’attendaient. Elle me paraissait à ce moment moins occupée de ma présence et de ce que je pourrais ajouter que du spectacle se déroulant sous ses yeux.
Elle répéta :
— Morte…
Puis, se rejetant brusquement en arrière :
— Comme je l’aimais !
Je ne pus retenir une exclamation :
— Étrange façon d’aimer ! où nous a-t-elle conduits !
Mais elle n’entendit pas : elle continuait de ne suivre que ses pensées. Je repris :
— Est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? En ce cas…
Ma phrase ne s’acheva pas, arrêtée par un geste violent :
— De grâce, ne voyez-vous pas que je cherche… que j’ai besoin de me recueillir ? S’il m’entend, qu’une fois au moins il apprenne quel martyre je lui dois !
En même temps, elle se redressa : elle avait pris une expression nouvelle : on n’y lisait pas comme auparavant le désespoir de la femme qui s’abat sur le cadavre de son amant : c’était autre chose encore, plus poignant, — un mélange d’horreur et de défi devant la destinée qu’on évoque. Enfin, elle aussi, allait se libérer ! J’avais cru, en exigeant qu’elle parlât, venger mon ami ; nous ne savons jamais où nous mène la volonté des morts ! Sans m’en douter, je venais d’offrir la seule minute où, certaine de ne pas exposer ses secrets, mademoiselle Lormier pourrait cependant les crier à voix haute, et goûter le soulagement prodigieux de ne plus se taire !
Il y eut un arrêt, — le dernier. — Je trouvais inutile désormais d’interroger. Elle n’avait plus l’air d’ailleurs de songer à moi. Quand elle commença, elle avait aussi changé de voix ; son récit s’adressait vraiment à un autre et, passant par-dessus moi, gagnait les régions mystérieuses où doit planer l’invisible. Je ne me sentais plus qu’un témoin ; le juge était ailleurs.
Ce ne furent d’abord que des phrases brèves, de simples mots de rappel, sans détails, presque sans lien, tant il s’agissait là de choses certainement connues, ou encore évidentes… Comme elle l’avait aimé ! de la seule manière qui pût être la sienne, c’est-à-dire sans mesure.
— J’ignorais tout de lui, et à peine l’ai-je aperçu, j’ai compris que je ne vivrais plus que pour lui…
Puis, tout de suite, l’obstacle qui se dresse. René, assure-t-on, est riche, de famille noble ; elle, au contraire, se croit pauvre, et quelle extraction que la sienne, puisque son grand-père est un vannier mort en prison ! De plus René est beau ; elle s’exagère sa laideur. Cependant, elle s’informe : elle a appris qu’une ancienne amie de sa mère est demoiselle de compagnie chez une dame Manchon : qui sait s’il n’existe pas une parenté entre cette dame et René ? Elle écrit… La même semaine, son père lui révèle qu’elle est riche, et Lapirotte répond…
— Ah ! cette fois le hasard m’arrivait les mains pleines : avec quelle joie l’ai-je accueilli ! Il fallait le maudire et j’ai vu le ciel s’ouvrir ! Non seulement la question de fortune n’existait plus, mais devenue intarissable, Lapirotte me livrait tout le passé de René et jusqu’au roman de sa naissance ! Ainsi, rien ne nous séparait plus : la route libre… Je rêvais… Rêve encore, quand un soir, dans la gare, pour la première fois j’ai entendu sa voix, serré mon bras contre le sien… Mais pourquoi me suis-je tue ? Quelle absurde foi dans une chance qui m’avait déjà trop servie, a retenu sur mes lèvres l’aveu dont le désir me bouleversait ?… Une heure après, le cœur de René se fixait ailleurs : tout était perdu, ou plutôt non, tout commençait…
Je ne rends jusqu’ici, bien entendu, que l’essentiel. Je me rappelle qu’arrivée à ce point, mademoiselle Lormier eut une redoutable hésitation. Je craignis qu’elle ne s’évanouît : mais au contraire, c’est à partir de là qu’elle sembla saisir corps à corps le passé, convaincue sans doute que plus elle y jetterait de lumière et mieux elle se justifierait.
— Et d’abord j’avoue ! Quand on aime comme j’aimais, on ne renonce pas : on se bat. Fiancé ailleurs ? soit ; hé bien ! patiemment, de loin, sans paraître, je dénouerais son lien. J’avoue tout, je le répète : oui, j’ai voulu qu’abandonné par celle qu’il s’imaginait désirer, victime de circonstances qu’il ne connaîtrait pas, il me retrouvât ensuite, lui apportant pour le consoler la merveille d’une passion sans égale. Quant au moyen, qu’importe ! dès qu’on défend sa vie, qui donc y va regarder de près ? Ce moyen était là, devant moi : je l’ai pris. L’histoire de la naissance, après m’avoir rapprochée de lui, allait chasser les Traversot. Il suffisait de parler. Je n’ai pas hésité. Oh ! ne croyez pas que ç’ait été simple ! Pour ne pas me découvrir, il a fallu prendre un détour, cheminer obliquement, me faire sans qu’on le sût la voix d’une ville… Je luttais, moi, à l’aide de l’impalpable ; songez qu’il s’agissait d’atteindre l’ennemie sans effleurer René ! Je ne prétendais que répandre un bruit, assez pour effrayer, trop peu pour une certitude… Et voici la merveille, j’ai failli réussir !… Coup sur coup, j’appris la rupture des fiançailles, le départ de René… madame Manchon, qu’on attendait, se refusait à paraître… Une courte patience, enfin mon tour venait !… Soudain, l’écroulement. Quelles explications René avait-il reçues, données ? je l’ignore ; mais madame Manchon retirait son refus, les Traversot rouvraient leurs bras. Avoir vécu ces heures, quelle torture ! J’ai souhaité mourir : surtout, j’étais devenue folle. C’est qu’aussi tous les jours, il passait devant moi pour aller chez l’autre ! J’avais beau projeter vers lui mon être, implorer en silence l’aumône d’un regard, il ne m’avait même jamais vue ! Et je décidai qu’une fois au moins, il me verrait, m’écouterait… J’allai chez lui : je ne calculais plus mes mots, j’ordonnais, je menaçais…
Ici, je ne pus m’empêcher d’interrompre :
— Je sais, murmurai-je, il m’a tout raconté…
Mademoiselle Lormier tourna son visage vers moi, comme stupéfaite d’entendre près d’elle une voix humaine ; puis, haussant les épaules :
— Alors, vous croyez, vous aussi, qu’en le sommant de rompre, j’avais calculé ce qui suivrait ? Pas une seconde, dans les huit jours que je lui laissai, je n’y ai seulement songé ! J’étais folle, vous dis-je, puisque je comptais qu’il aurait peur ! folle puisque cela seul occupait ma pensée que dans huit jours, je le reverrais encore ! Pouvais-je d’ailleurs me douter vers quoi j’allais ? On va… on va… chaque seconde qui tombe semble rapprocher de ce qu’on espère, mais on ne soupçonne pas ce qui sera. Quand, le délai accompli, je revins à la banque, Dieu m’est témoin que j’arrivais, ivre du seul bonheur de l’approcher ! Cela, c’était ce que j’espérais et voilà ce qui fut. Je me présente : on m’éconduit. Je fais mine de le croire, j’attends au bas d’un escalier que les abords redeviennent muets ; puis je remonte, vais droit à son bureau et pousse la porte sans frapper… On ne m’avait pas trompée : personne ! Ainsi mes espoirs étaient vains et il s’est dérobé ! Que je me dérobe à mon tour, tout est fini… Ah ! faire quelque chose… mais quoi ?… Comment décider sans délai, puisque je vous ai déjà dit que je n’y avais jamais réfléchi ? Comprenez-vous au moins où j’en étais ? Je restais là, titubant dans la pièce abandonnée, assurée, si je ne tentais rien, de le perdre tout à fait, appelant à mon secours les murs, les tables, toutes choses qui m’entouraient et qui restaient muettes, alors que l’une d’elles peut-être détenait mon salut ! Je restais là et ma cervelle demeurait vide ; mes mains fouillaient, agitaient des papiers que je ne lisais pas, bouleversaient des feuillets, et pas une lueur pour m’orienter, pas un projet viable ! Non contente de chercher sur la table de René, je passe à une autre qui, au delà d’une porte grande ouverte, a l’air de m’appeler : mêmes gestes inutiles… Savais-je seulement ce que je cherchais, et pourquoi ?… Tout à coup, des pas dans le corridor, quelqu’un vient : affolée, je quitte la table. Pour fuir, machinalement, je repasse par le bureau de René. Au moment d’atteindre la porte, j’ai le temps de m’apercevoir que je tiens encore une liasse dans la main, je la jette au hasard… Il paraît que c’était de l’argent, des billets… Je jure qu’à ce moment je ne m’en doutai pas ! Et éperdue, je m’évade, disparais. Je croyais n’avoir vécu qu’un instant d’effroi ; je tentais déjà de me dire : « Tout à l’heure, oui, tout à l’heure, dès que je serai calme, je découvrirai la solution : on aborde toujours, quand le port est en vue ! » Je le répétais, je parvenais presque à m’en convaincre, et sans le savoir je venais de creuser la fosse où mon amour allait crouler !
Je continue de reproduire le récit de mademoiselle Lormier comme je le puis ; à travers moi, il reparaît décoloré, telle une fleur séchée qu’on retrouve entre deux feuillets de livre. L’attitude, l’accent, le rendaient unique, et quelle lumière pour l’auditeur que j’étais ! Grâce à lui, non seulement les événements reprenaient leur véritable sens, mais je commençais à comprendre que le drame qu’ils résumaient méritait peut-être autant de pitié que celui sous lequel venait de succomber René.
Mademoiselle Lormier reprit :
— Oui, j’avais fait cela… moi seule… sans le savoir… On s’imagine que le passé n’existe plus, on croit que les actes, une fois commis, cessent de vivre et vont rejoindre le tas mort des œuvres périmées : duperie ! une heure après ma fuite, la voix qui avait été ma servante fidèle, que j’avais conduite, orientée, dirigée, et à laquelle je ne songeais plus parce qu’elle m’était devenue inutile, s’élevait à nouveau, mais sans moi, et malgré moi ! Et savez-vous ce qu’elle annonçait ? qu’on avait volé la banque ! que René était le voleur !
Ici, mademoiselle Lormier eut un rire strident.
— Je me demande si vous percevez le tragique de ce qui arrivait là ? Je déplace des papiers par hasard : un courant d’air entré par la fenêtre aurait pu produire le même résultat : il ne s’est rien passé, et sans que j’aie jamais deviné comment, ceux-là même dont je m’étais servie jusqu’alors, s’emparent de ce néant, en font le scandale qui va nous emporter tous. Le premier qui m’en parla, me parut fou : je ne compris pas d’abord, puis je criai : « C’est imbécile ! Vous savez bien qu’un homme de son rang ne vole pas ! » Mais un autre suit, encore un autre, chacun riposte : « Vous-même, rappelez-vous ce que vous pensiez de lui ! Il ne change pas : c’est vous qui avez changé ! » Ah ! voilà l’abominable ! pas un qui ne dresse contre moi mon propre témoignage ! Et le néant qui s’enfle, grossit, devient peu à peu une telle réalité que René lui-même finit par y croire, et m’accuse à son tour ! Je l’avais menacé : j’étais revenue ; tout coïncidait. Si absurde que cela fût, je ne pouvais plus être à ses yeux qu’une voleuse !… Après… après, en vérité, je perds le fil, je ne parviens plus à préciser… J’ai souffert, comme au moment d’une mort. Même si les Traversot l’avaient chassé, je savais que je n’arriverais plus à le rejoindre. Je n’imaginais pas qu’un tel désastre fût compatible avec le pouvoir d’exister, et je persistais à vivre ! Je n’imaginais pas non plus qu’on pût aller plus loin dans la douleur ; cependant, le lendemain matin, je l’ai rencontré. Je voulais fuir, il m’a retenue. Je voulais me taire : cinglée par son mépris, je n’ai pas retenu les seules paroles que je n’aurais jamais dû prononcer. Ce n’était pas assez de le perdre : je le tuais !
Après ces mots, l’accablement qui succède à de telles confidences, une lassitude d’âme qui nous obligea, elle à rester immobile, comme si elle voulait parler encore, et moi, à guetter une suite à ces aveux, bien inutile en vérité, toute la lumière ayant paru.
J’imagine que nous éprouvions aussi un égal soulagement. N’oubliez pas que la disparition de René apprise le matin avait fait de nous des cordes vibrant au moindre souffle. Certains accords nous auraient fait crier. C’est un immense repos que de pouvoir se retourner alors vers le passé, en n’ayant plus à lui demander : « Que contenais-tu ? »
— Je comprends, lui dis-je enfin, que vous soyez tentée de comparer votre souffrance à la sienne : vous êtes très malheureuse…
Au son de ma voix, elle tressaillit, puis sans répondre fit un effort pour se lever. J’approchai, mais elle refusa d’un signe l’aide que j’offrais et parvint à se mettre debout. Cependant, elle ne paraissait pas décidée à partir, et au contraire, me regardait.
— Vous ne me demandez plus pourquoi je tenais à son adresse ?
Je fis un geste las :
— A quoi bon ?
Elle sembla recueillir de nouvelles forces avant de poursuivre :
— Vous vous trompez : quand je me suis arrêtée, nous n’étions pas au bout.
J’eus une exclamation :
— Que pourrait-il y avoir de pire ?
— Depuis hier, j’ai découvert… la femme dont j’ai parlé et qui me renseignait…
— Lapirotte !
— Cette femme, poussée à bout de questions, a dû reconnaître qu’elle avait menti pour se venger. Tous ses renseignements étaient faux ! tous, l’histoire de la naissance comme le reste !
— Quoi ? m’écriai-je, elle a osé…
D’un geste tragique, mademoiselle Lormier m’empêcha d’achever :
— Comprenez-vous maintenant pourquoi je suis ici ? Ne fallait-il pas lui écrire que, moi aussi, j’ai menti ? Oh ! toujours sans le savoir, mais qu’importe ! J’ai menti ! J’accourais le sauver et j’apprends…
Elle se tordit les mains :
— Désormais comment vivre ?
Jusqu’alors, l’avouerai-je, j’étais demeuré partagé entre ma rancune et l’étonnement de la trouver si différente de ce que j’avais imaginé. A ce moment, j’entrevis tout ce que l’âme de la malheureuse renfermait de sincérité passionnée et de réelle grandeur. Je fus saisi de pitié.
— Lapirotte est une misérable ; c’est aujourd’hui seulement qu’elle vous trompe, dis-je doucement : car aujourd’hui, craignant de votre part un éclat, elle a trouvé le moyen bon pour se débarrasser de vous.
Mademoiselle Lormier me considéra incertaine.
— Ah ! murmura-t-elle, où trouver la vérité ?
— Ici, répondis-je encore.
Elle hésita, puis tristement :
— Quoi qu’il y ait eu, vivant, je voulais le rendre à l’existence dont je l’avais dépouillé ; mort, je n’ai plus qu’à lui sacrifier la mienne.
— Se tuer n’est pas une solution.
— N’ai-je pas dit que ma vie n’est plus à moi ? Je n’en dispose pas.
Elle s’approcha ensuite de la porte. Je ne tentai pas de la retenir. Près du seuil, elle fit un dernier geste découragé.
— Quand je pense, murmura-t-elle, que, si je n’avais pas été une fille abandonnée à ses rêves, isolée au milieu des siens, et croyant à la toute-puissance d’une immense passion, je n’en serais pas à pleurer avec des larmes de sang celui que j’avais choisi ! Dieu n’est pas bon ; espérons qu’il sera juste !
Elle disparut sur cette phrase, qui résumait à la fois son désastre et son attente.
Je ne devais plus la revoir, ni madame Manchon, ni l’abbé, ni personne. Le tragique de la vie réside en cela qu’on surprend de loin en loin les circonstances qui conduisent à la souffrance, mais qu’aussitôt après les êtres s’effacent. On perçoit un cri bref quand surgit la lame de fond ; ensuite on a beau regarder, on ne découvre plus qu’une grève déserte et la mer garde son secret.
Donc jusqu’à ce soir j’avais ignoré le sort de mademoiselle Lormier. J’ignore de même ce qu’il est advenu rue Monsieur, car là on n’a jamais cherché à me rejoindre, et je me suis abstenu de forcer une réserve qui dut avoir des raisons dont, après tout, les intéressés étaient les meilleurs juges. Je me contente d’imaginer l’effrayante réunion de ces trois êtres, vivant d’une existence en apparence sans rides, dans une maison où personne ne vient plus, mais en tête-à-tête avec une angoisse dont ils ne parleront jamais, et toujours la présence mystérieuse du disparu.
Madame Manchon est là, sur le fauteuil où je l’ai aperçue maintes fois. Immobile, prostrée, elle n’a pas encore compris comment s’étant éloignée pour vingt-quatre heures, elle a pu retrouver au retour sa maison vidée, son fils parti sans adieu. Inlassable, elle scrute l’énigme et se demande : « Pourquoi ? »
Devant elle, l’abbé. A quoi pense-t-il, lui qui a tout créé de la douleur qu’il ne peut consoler ? Tente-t-il de convertir sa mère à une religion qui ne parvient pas à l’apaiser lui-même ? Ah ! le temps doit être passé où, du haut du sacerdoce, il préconisait l’expiation ; et, s’il voulait demander un pardon, oserait-il en même temps révéler ce qui le rend nécessaire ?
Entre les deux, enfin, Lapirotte, souriant toujours, et peut-être dévorée d’ennui, car une vengeance trop longue est un plaisir qui lasse.
L’heureux homme, en vérité, qu’un Lormier ! Lui, du moins, savait qu’il y avait eu l’autre ! Ici, tous souffrent dans la nuit, ne supposant même pas que les coups ont pu partir d’ailleurs que d’eux-mêmes ! Supprimez Lormier et sa fille : René vivrait, madame Manchon vieillirait radieuse, l’abbé — qui le sait ? — aurait désarmé peut-être ; Lapirotte, certainement, aurait été chassée. Mais il y avait, là-bas, des inconnus, et le cyclone a passé.
On peut donc s’ignorer totalement, et, par le jeu inéluctable de la vie, se torturer jusqu’à la mort ! Justifie cela qui voudra ! Quant au résultat, jugez-en : Lormier révolté, sa fille religieuse, madame Manchon devenue probablement une automate, l’abbé doutant de son salut… Prétendez, après cela, que la souffrance est loi de grâce ! Une loi, évidemment. Seulement qui l’a édictée et que veut-elle ?
J’entends qu’on va répondre : « Et Lapirotte ? »
En effet, voici l’exception incontestable et monstrueuse. Que Lapirotte ait paru triompher est certain ; mais, à sa place, j’aurais tremblé. Il faut toujours trembler devant la bête qui nous dévorera, en fin de compte, aujourd’hui ou demain. Le cri de Job résumait moins le passé des humains que leur avenir : « Rassasiés d’angoisse jusqu’au matin, tous sont coupés en leur temps, comme la tête de l’épi mûr. »
Tinant cessa de parler et, cette fois, aucun commentaire ne vint. Nous n’étions pas seulement troublés par la rencontre qui avait permis, aussitôt le récit de Pierre achevé, d’en évoquer l’envers. A notre tour gagnés par l’angoisse de la douleur, nous sentions celle-ci inéluctable et vaine. Quel déchaînement de catastrophes inutiles sur des êtres dont les survivants ne se connaissaient pas de nom, et pour quelles futilités ! Jamais non plus, je crois, nous n’avions perçu avec une telle netteté que la souffrance nous guettait, nous aussi, et qu’au jour prochain nous deviendrions sa proie.
Cependant, à mesure que je réfléchissais, deux souvenirs remontant au début de la guerre se levaient au fond de moi, encore imprécis, mais obstinés : une rencontre de personnages qui présentaient avec madame Manchon et M. Lormier de surprenantes analogies, des propos sur une route, dont alors je n’avais pas saisi la portée et qui, aujourd’hui, prenaient une signification singulière.
Le mécanisme de la mémoire est déroutant. Durant des années, on porte en soi des visages, des idées, que l’on a cru ne pas remarquer, ne pas comprendre ; soudain, au gré d’une circonstance fortuite, ils revivent, s’éclairent, et, s’échappant du coffre clos où ils semblaient ensevelis, deviennent l’élément décisif du présent.
— Hé bien ? demanda enfin Duclos, quelles conclusions tirer maintenant de la double aventure ?
Et tourné vers Tinant :
— Car je t’accorde volontiers que, pour inattendu que cela soit, c’est bien la même dont le hasard nous a rendus témoins.
Tinant alluma une cigarette, puis haussant les épaules :
— Quelles conclusions ? aucune. Personne ici, je pense, n’avait la prétention de trouver un but à la souffrance ou de justifier son origine. Elle est, cela suffit. Elle vient aussi d’une certaine manière, qui n’est pas celle que le commun pense ; mais en quoi cette assurance pourrait-elle soulager ?
Duclos me regarda d’un air las :
— Tu te tais ?… La cause est entendue.
— Non, répondis-je presque malgré moi.
Ce qui n’était auparavant qu’images incertaines achevait, en effet, de se préciser. J’en ressentais un allègement, comme lorsqu’on retrouve enfin un nom propre qui, toujours au bord des lèvres, n’a cessé d’échapper. Plus je réfléchissais, moins je doutais de tomber juste dans mes suppositions.
Décidé à en avoir le cœur net, je risquai le tout pour le tout :
— Et d’abord, déclarai-je, vous avez eu jusqu’à présent recours à des noms de fantaisie. Abattons les masques. J’ai cru reconnaître madame Manchon, et M. Lormier : ils se nomment en réalité, madame Z… et M. X… Est-ce une erreur ?
Tinant et Duclos eurent la même exclamation :
— Quoi ! toi aussi…
La preuve était faite.
— Inutile d’insister. Reprenons donc la convention qui a prétendu cacher les personnalités véritables ; et puisque vous réclamiez une conclusion, écoutez celle-ci, qui ne sera pas la mienne, mais bien la leur, telle du moins qu’ils l’ont tirée en ma présence, il y a quelque trois ans.
— Impossible !
— Jugez-en…
En décembre 1914, je dus revenir à Versailles pour un long congé de convalescence. Incapable de supporter une complète inaction, je me mis à la disposition d’une œuvre locale dite « La Recherche du Soldat » et qui avait pour objet de fournir aux familles des renseignements sur les soldats disparus.
Les bureaux de l’œuvre étaient installés rue Notre-Dame : toutefois, l’âme en était ailleurs, chez une femme dont chacun s’accordait à reconnaître l’énergie, l’extrême générosité et qui, sans quitter jamais sa chambre, trouvait pourtant le moyen de galvaniser les volontés.
Appelé auprès d’elle, je ne sais plus à quel propos, j’eus la chance de lui plaire et devins une sorte d’agent de liaison entre elle et l’office qu’elle dirigeait de loin. Durant les quatre mois de mon séjour à Versailles, j’ai donc vu, à peu près tous les jours, celle que nous continuerons d’appeler madame Manchon, et travaillé pour elle.
L’impression qu’elle fit sur moi est difficile à définir, tant il s’y mêle de sentiments divers.
Le premier abord éloignait. D’une politesse froide et mesurée, elle avait des manières brusques, un regard glacé, et ne marquait d’intérêt pour rien, pas même pour l’entreprise à laquelle elle consacrait son temps. Par contre, un sens pratique, une méthode, une clarté de jugement qui s’imposaient, et maintes fois nous firent trouver la voie dans les cas épineux. Bref, une individualité supérieure qu’on n’avait pas envie d’aimer, faute peut-être de sentir qu’elle ne désirât l’affection de personne.
En d’autres temps, sans doute aurais-je été curieux du passé de madame Manchon : mais alors, la tragédie était trop le lot commun. Les heures manquaient pour s’occuper d’événements rétrospectifs que la guerre reculait vers un lointain de préhistoire. Si j’admirais la lucidité de madame Manchon, et l’emploi qu’elle donnait à sa fortune, je ne me souciai donc jamais de l’interroger sur sa vie personnelle. Elle n’encourageait pas d’ailleurs aux confidences. Évidemment, j’aurais dû songer que pour en arriver au point où elle était, il est nécessaire de venir de très loin : je n’en fis rien, et je n’aurais même jamais soupçonné que tant de calme extérieur recouvrît un drame encore saignant, si, un jour et par hasard, un rais de lumière n’avait filtré devant moi, à travers l’entre-bâillement de cette âme jusqu’alors toujours fermée.
De ce jour, à dire vrai, je n’avais conservé jusqu’à ce soir que des impressions confuses. Tout à l’heure, seulement, en vous écoutant, j’ai compris ce qu’il me donna. Si je m’efforce à mon tour de le ressusciter devant vous, ce ne sera pas uniquement pour la satisfaction d’ajouter à vos récits un autre qui leur est lié : en réalité, je crois vous apporter avec lui le dénouement : mieux que cela, une réponse à nos tourments…
Cela se passa un certain après-midi de dimanche, en janvier 1915, si ma mémoire est fidèle.
Suivant l’habitude, j’étais arrivé avec mes dossiers et, installés dans la chambre de madame Manchon, nous en commencions l’examen, quand un coup de timbre retentit à l’entrée.
Il devait être environ trois heures. Comme il y avait ordre de ne pas nous déranger, nous ne songeâmes pas à interrompre le travail : mais presque aussitôt, la domestique parut :
— C’est, dit-elle, le nouveau locataire du second qui voudrait faire visite à madame.
Versailles est déjà la province. On n’y a pas le droit de s’ignorer, quand on habite la même maison.
La première idée de madame Manchon fut de se dérober : puis, à la réflexion, elle jugea sans doute qu’il n’y aurait que partie remise, que, de plus, ma présence couperait court aux politesses.
— Soit : ayez soin auparavant de prévenir ce monsieur que je suis fort occupée.
Elle me demanda ensuite :
— Avez-vous le loisir d’attendre un peu ?
Je répliquai :
— Tout le loisir qu’il vous plaira.
Et je m’apprêtais à déménager par discrétion, quand elle me retint :
— Non, restez au contraire, vous me rendrez service en montrant par votre présence que je n’ai pas de temps à perdre en bavardages.
Déjà la porte se rouvrait. La domestique annonça :
— Monsieur Lormier.
Parfaitement. Vous êtes tentés de crier à l’invraisemblance, mais les rencontres du sort sont inépuisables et déconcertantes dans leur simplicité. Pour des motifs que j’ignore, M. Lormier qui jusqu’alors demeurait ailleurs, venait de s’installer dans la maison de madame Manchon. Tant que M. Lormier et madame Manchon s’étaient mutuellement torturés, ils ne s’étaient jamais approchés. Maintenant que leurs désastres étaient définitifs, ils se rejoignaient. Il va de soi d’ailleurs que chargés d’un effroyable passé commun, ils s’estimaient totalement étrangers l’un à l’autre. Le nom de Lormier ne produisit ainsi aucun émoi. On aurait annoncé de même M. Durand ou M. Nicolas. Le nouveau locataire était catalogué Lormier : soit, l’étiquette importait peu.
L’homme qui entra était un vieillard, ou du moins me parut tel. Il avait des cheveux blancs, le dos voûté, l’allure inquiète. Tout de suite, je remarquai ses yeux qui n’exprimaient rien, sans cesser d’être perçants. La fusion de l’iris et de la prunelle est un fait assez rare. Il m’a permis de m’orienter aux premiers traits qu’en a dessinés Pierre : on ne rencontre pas deux fois dans sa vie les yeux d’un M. Lormier…
Dès le pas de la porte, il commença de balbutier des excuses en les coupant de salutations où se voyait autant de timidité que de gaucherie. Madame Manchon, de son côté, après l’accueil d’usage, l’invita à prendre place, et je nous revois, elle et lui aux deux angles de la cheminée où flambait un feu maigre, moi un peu de côté, près de la table où les dossiers s’étalaient.
Je nous revois… mais idéalement, pour ainsi dire. Je serais incapable en effet de décrire la disposition de la pièce ou ses meubles : je respire au contraire l’atmosphère qui s’établit aussitôt du fait de la présence de cet inconnu, et qui, peu à peu, allait nous oppresser jusqu’au malaise. Les meubles devaient être confortables, la pièce vaste, et j’évoque un décor pauvre, des murs bas, deux interlocuteurs que le froid recroqueville sur eux-mêmes, des gestes de fantôme, une pénombre de caveau.
Il y a plus : à peine M. Lormier fut-il assis, à peine madame Manchon eut-elle pris l’attitude correcte de la dame qui reçoit, qu’une désolation s’abattit sur nos épaules. Elle tombait comme une pluie froide. On en avait l’âme glacée. Certains êtres apportent avec eux de la chaleur : devant M. Lormier on ne souhaitait que se taire ; l’entretien n’était pas amorcé que déjà nous avions l’air d’étrangers, penchés à la margelle d’un puits profond, et qui, pour se distraire, attendent le floc sourd et l’inutile disparition d’une pierre qu’on va jeter.
Cependant madame Manchon, qui avait du monde, ne pouvait en rester là. Mettant donc dans son accent la dose d’intérêt convenable :
— Ainsi, demanda-t-elle, vous êtes devenu, monsieur, mon voisin ?
M. Lormier acquiesça :
— En effet, madame, et pour ce motif désireux de vous présenter mes devoirs en même temps que mes vœux de nouvel an.
Avant de poursuivre, je voudrais traduire encore l’effet produit sur moi par ces premières phrases, si banales pourtant. Les deux voix s’accordaient, l’une s’efforçant d’imiter l’autre, et chacune sourde, chargée d’un poids d’ennui en même temps que distraite. On eut dit qu’un dessous mystérieux se dissimulait sous la futilité des mots. Malgré moi, je devins très attentif. A certains moments, la parole cesse de compter : on n’est plus sensible qu’au peuplement de l’air par l’invisible émanation des âmes.
Sans relever autrement que par un geste aimable les vœux tardifs de nouvel an qui s’abattaient sur sa tête, madame Manchon reprit :
— Vous habitiez sans doute Paris avant de vous installer ici ?
— Non, dit M. Lormier, avec l’expression hésitante d’un homme qui ne se rappelle pas au juste d’où il vient.
— Alors, Versailles ?
— Versailles, oui…
Et M. Lormier me sourit. Il semblait m’inviter à poursuivre à sa place une conversation trop pénible, étant donnée sa fatigue. Je répliquai par un sourire équivalent et qui certifiait mon absence de droit à me mêler de choses qui ne me concernaient pas.
— Naturellement, poursuivit madame Manchon, vous demeurez en famille ?
— Non, madame, dit encore M. Lormier ; vous ne risquez pas d’entendre du bruit sur votre tête.
— Oh ! soupira madame Manchon, le bruit des grandes personnes ne me gêne pas : je ne redoute que celui des enfants.
— Je n’en ai plus.
— Mais vous en avez eu ? répartit madame Manchon qui, probablement excitée par un tel laconisme, se résolvait à lancer des questions comme on laisse tomber du sable sous une roue en train de patiner.
— En effet.
— Plusieurs ?
— Une fille.
— Probablement mariée ?
— Religieuse.
Quelle que soit la réserve que l’on prétend garder, on se retient rarement de comparer les autres avec soi-même. Madame Manchon fit un signe approbateur.
— Je connais cela. Moi aussi, j’ai un fils prêtre. Il exerce à Versailles.
La nouvelle, en revanche, ne provoqua chez M. Lormier aucune sympathie particulière. Il eut un léger vacillement de paupières et cessa de parler. Découragée par l’indigence de son interlocuteur, madame Manchon consulta la pendule. Il est difficile de ne pas accorder dix minutes à une visite de politesse : nous étions loin du compte.
Il me parut bon d’intervenir :
— Le couvent de mademoiselle votre fille, demandai-je, est-il resté au moins à l’abri de l’invasion ?
M. Lormier me considéra avec surprise, et continuant de s’adresser à madame Manchon :
— Je croyais avoir mentionné déjà que cela n’a plus d’importance. Ma fille est morte.
A cette annonce, madame Manchon fit un nouveau signe d’approbation, plus prolongé, puis rencoignée contre le dossier du fauteuil, elle ramena sur les genoux ses mains qui tenaient auparavant les accoudoirs.
— Il arrive parfois que les enfants meurent et que les parents survivent, laissa de nouveau tomber M. Lormier, bien que cela me semble inexplicable.
— Inexplicable… répéta madame Manchon comme un écho.
M. Lormier releva la tête. On pouvait croire que, sans cet encouragement, il ne se serait pas cru autorisé à poursuivre.
— S’il n’y avait plus tard autre chose, fit-il d’un ton tranchant, ce ne serait pas seulement inexplicable, mais monstrueux.
— Qu’est-ce qui serait monstrueux ? demanda madame Manchon, l’air subitement intéressé.
— La vie.
— Oh ! murmura madame Manchon avec un involontaire dédain, la vie diffère suivant les gens.
— Voilà justement l’injustice que je n’accepte pas ! riposta M. Lormier.
— Nous n’avons pas voix au chapitre.
— Il faudrait pourtant se demander par où certains ont passé. Si l’on savait !…
— Mais on ne sait pas…
Les voix qui n’avaient cessé de baisser, comme des lampes auxquelles l’huile manque, s’éteignirent tout à fait. Après cela, le silence…
Il en est de toutes sortes : des silences où l’on se borne à ne rien dire, d’autres qui reposent, d’autres qui font haleter… Celui qui commençait, extérieurement, ne présentait rien de remarquable. Immobiles, madame Manchon regardait M. Lormier et M. Lormier regardait madame Manchon. Entre eux, un feu de pauvre, dont les bûches bavaient en sifflant. Alentour, l’ombre, du soir à son début, qui, voleuse experte et sans qu’on y prît garde, s’apprêtait à dépouiller la pièce. Rien de remarquable, je le répète… et pourtant n’importe qui, à ma place, aurait compris qu’à ce moment seulement débutait l’entretien véritable. De même n’importe qui se serait mis à étudier madame Manchon avec des yeux nouveaux.
C’est qu’aussi ce que prononcent les hommes est peu de chose. Le son des mots n’est qu’un signe. Le véritable échange s’opère sans bruit, grâce à l’étreinte de nos êtres profonds. Pour reconnaître qu’il y a en nous plus qu’une mécanique pensante liée à des organes, il suffit d’avoir ainsi assisté, une fois dans sa vie, à la pénétration de deux cœurs, tandis que les bouches s’obstinent à rester muettes…
Je viens de dire que madame Manchon et M. Lormier se regardaient : ce n’est pas tout, leurs visages changeaient. Ce changement bien entendu s’opéra progressivement, avec des transformations comme on en voit parfois le matin, quand le soleil commence à percer le brouillard. Le sourire de M. Lormier se figeait : madame Manchon, par contre, d’ordinaire si impassible, exprimait une anxiété douloureuse telle que les rôles semblaient inversés. On pouvait croire que ce n’était plus M. Lormier, mais elle, qui avait perdu son enfant !…
Puis je m’aperçus que leurs yeux s’étaient quittés. Maintenant, madame Manchon considérait le plafond ; M. Lormier de son côté, tête basse, contemplait le tapis…
Puis j’eus la sensation étrange que la pièce se vidait… N’en doutez pas : évadé du présent, chacun venait de partir sur les chemins d’autrefois, ces chemins dont ils avaient affirmé : « Si l’on savait ! » Joies, douleurs, catastrophes, chacun revoyait son martyre, et par manière de conclusion le jugeait bien à lui, inconnu de l’autre, inégalable. Qu’auraient-ils ressenti si on leur eût découvert leur illusion et que, convaincus de ne s’être pas approchés, ils n’avaient jamais cessé de se faire souffrir ? Si l’on savait !… Mais, comme avait répondu madame Manchon, on ne sait pas.
Soudain, les paupières de M. Lormier eurent un battement, ses doigts crispés autour du chapeau imprimèrent à celui-ci une faible secousse : du coup, madame Manchon abaissa son regard, M. Lormier leva le sien, la chaîne était renouée.
— Qu’entendiez-vous tout à l’heure par autre chose ? reprit madame Manchon, avec l’air d’une personne que rien ne sépare des phrases précédentes.
— Il est difficile de préciser, balbutia M. Lormier.
J’écoutais, surpris de trouver leurs voix modifiées ; moins décidées et plus cordiales, on y découvrait désormais le tâtonnement de pensées qui tendent à se libérer de contraintes devenues des habitudes, et une sympathie ou plutôt un désir de compréhension mutuelle tel qu’en doit seule créer une longue amitié.
Madame Manchon soupira, découragée :
— Vous croyez au Ciel, peut-être ? Mon fils en parle fréquemment, et je m’efforce de l’admettre, puisque je suis chrétienne. Cependant je ne souhaite pas retrouver Dieu. Je ressens à son égard le même détachement que pour le reste de l’univers.
— Non, dit M. Lormier, il ne s’agit pas du ciel, car je doute qu’il existe.
— Et moi, je n’y tiens pas… pas du tout !…
Nouvelle cause de surprise : Madame Manchon n’aurait pas autrement parlé si elle avait subi le sort de M. Lormier. La lumière ainsi commençait de filtrer.
— Pour rendre ce que je sens, poursuivit M. Lormier, je cherche en vain des mots… Je ne suis pas un savant. J’ai de la peine à finir une phrase… Hier, par exemple, j’errais dans Trianon — j’y vais souvent — et je regardais un peuplier isolé sur la pelouse. Ses branches nues, dressées en suppliantes, avaient l’air de crier : « Pourquoi nous a-t-on dépouillées ? » Et je songeais : « Avant deux mois, toutes auront verdi : suis-je donc le seul auquel on ne rendra rien ? »
— Espérons que votre peuplier vivait encore, cher monsieur : car il y a aussi des arbres morts… définitivement morts…
— Mais la mort elle-même… qu’est-ce que peut bien cacher la mort ? Puisqu’il faut une compensation…
Les yeux de madame Manchon s’animèrent brusquement :
— Pour compenser, interrompit-elle, il faudrait le recommencement de ce qui a été : sinon, inutile d’en parler.
— C’est exactement ce que je voulais dire, insista M. Lormier : pour compenser, on doit me rendre tout ce que j’ai perdu.
— On doit !… L’au-delà payerait-il plus qu’il ne parle ? Je ne l’ai jamais entendu…
— Ici-bas, on entend rarement quelque chose, du moins de ce qui importe. J’ignorerai toujours pour qui ma fille est morte, conclut M. Lormier.
— Et moi, pourquoi mon fils est mort… répliqua madame Manchon d’une voix défaillante.
La lumière qui achève de paraître !…
Je me tournai, stupéfait, vers madame Manchon. Elle avait donc perdu un fils ! Certains accents trahissent, en s’échappant, le secret d’une vie. Au sien je compris de quelles apparences impassibles j’avais été dupe : à l’abri des curiosités, madame Manchon se consumait en révoltes inapaisables. Chose étrange, c’est à un passant qu’elle en avait réservé la confidence !
— Ah ! dit simplement M. Lormier, vous aussi, madame…
Rien dans le ton ne marquait l’étonnement. Il devait trouver naturel que d’autres fussent atteints de la même manière que lui-même.
Madame Manchon reprit très bas :
— On ne s’habitue pas à souffrir dans les ténèbres : on s’habitue moins encore à ne pouvoir découvrir pourquoi l’on souffre. Que de fois ai-je cherché une explication ? Je me débats dans une nuit que le temps épaissit…
— Et pourtant, répliqua M. Lormier, de plus en plus hésitant, sentirait-on qu’on est dans les ténèbres s’il n’y avait quelque part de la lumière ?…
Il se leva sur ces mots.
— Excusez-moi, madame : j’ai oublié que je dérangeais. Je m’oublie souvent, à parler de certaines choses…
— Je ne sors jamais, monsieur, et ne reçois pas : mais vous pouvez revenir, répondit madame Manchon avec un air bienveillant qui me parut une nouveauté.
M. Lormier bredouilla une phrase de remerciement que je ne distinguai pas et après s’être incliné, allait gagner la porte, quand je le vis reculer avec une expression d’effroi : depuis un instant, l’abbé Manchon, entré sans bruit, nous écoutait. Personne ne s’en était aperçu, tant nous étions tous réellement projetés hors de nous-même !
Il y eut ensuite un échange de paroles brèves ; elles étaient tout à fait quelconques et cependant il était impossible de ne pas les remarquer.
— Pardon, monsieur ; ne vous voyant pas, j’ai failli vous heurter.
— Du tout… passez donc !… Je ne me trompe pas… Monsieur Lormier ?
— En effet.
— J’ai eu l’honneur jadis…
— Je me souviens… Croyez, monsieur l’abbé, à ma reconnaissance… toute ma reconnaissance… Madame… Messieurs…
Comme saisi de panique, M. Lormier jetait à nouveau des saluts et se précipitait vers le seuil. Sa sortie fut moins un départ qu’une fuite.
Nous nous regardâmes, interdits. Pourquoi cette déroute soudaine ? J’éprouvais pour ma part la sensation d’une rupture d’équilibre, d’une rentrée imprévue dans une nouvelle aventure pénible. L’abbé avait pris un air soucieux. Quant à madame Manchon, déjà revenue à son expression glacée, elle semblait attendre que son fils expliquât la raison d’une présence qui avait eu le tort, à ses yeux, de ne pas se manifester aussitôt.
— Vous aviez déjà rencontré ce monsieur ? interrogea-t-elle enfin, impatiente d’une justification qu’elle jugeait nécessaire.
L’abbé fit un geste évasif.
— Une ou deux fois… J’ai surtout approché sa fille, morte ici, au Carmel. Mais, vous-même, ma mère, d’où le connaissez-vous ?
— C’est le nouveau locataire.
— Ah !…
Et silencieux, l’abbé fit plusieurs tours dans la chambre. Une pénible hésitation se lisait sur son visage. Lorsqu’il s’arrêta, je devinai qu’il allait passer outre à des scrupules de nature délicate.
— Vous a-t-il raconté qu’il a jadis habité Semur ? reprit-il résolument.
Madame Manchon poussa une exclamation étouffée :
— Du temps de René ?
— Peut-être… probablement…
Les mains jointes de madame Manchon se crispèrent.
— Croyez-vous qu’il l’ait connu ?
— Non… je suis même persuadé du contraire.
Il y eut un silence.
— N’importe, reprit madame Manchon, vous faites bien de m’avertir. On a toujours tort d’ouvrir sa porte à des inconnus. Je ne recevrai plus.
Ses yeux en même temps errèrent alentour, à la recherche peut-être d’un soutien qui fût stable : et alors seulement, elle s’aperçut que j’étais encore là.
— Au fait, cher monsieur, assez de besogne pour aujourd’hui ! Allez prendre l’air ; il est excellent de se donner parfois du repos à l’improviste. Aviez-vous autre chose à me dire, Henri ? Non ? en ce cas, vous aussi, laissez-moi… J’ai besoin d’être seule… Sortir de ses habitudes ne vaut jamais grand’chose ; on revient très fatigué…
L’avis était net et clair. J’obéis, ainsi que l’abbé. C’est à peine si elle s’aperçut que nous la quittions. Laissant retomber sa tête, à mille lieues du présent, elle était retournée sans doute dans le monde lointain, découvert un instant pour M. Lormier, et dont je ne devais plus rien apprendre, avant ce soir…
L’abbé et moi, descendîmes de concert.
Il est utile de vous dire que je le pratiquais peu. A peine nous étions-nous rencontrés auparavant et sans jamais lier conversation. N’escomptant chez lui ni imprévu ni flamme, je le croyais un peu sot, n’éprouvais aucun désir de sa compagnie pieuse et me gardais de lui imposer la mienne.
Ce fut donc avec un léger ennui qu’arrivé en bas, je l’entendis me demander :
— Si vous allez réellement vous promener, serait-il indiscret de me joindre à vous ?
Que répondre, sinon que je m’estimerais enchanté de la compagnie ? J’étais en train de le certifier quand le concierge de son côté m’appela.
— Voici une lettre que je dois vous remettre dès votre sortie : elle est du nouveau locataire.
Je vis passer sur le visage de l’abbé un intérêt subit. J’affectai de ne pas m’en apercevoir.
— Donnez… merci.
Je n’ouvris l’enveloppe que dans la rue et ne pus dissimuler ma surprise.
— Voyez, dis-je à l’abbé ; il est donc bien riche ?
C’était un chèque de 50.000 francs pour la « Recherche du Soldat ».
— Riche ?… J’ai entendu dire en effet qu’il avait vendu une invention intéressante. Détaché de la richesse, à coup sûr… Où souhaitez-vous aller ?
— Où il vous plaira.
— Alors, sur une route… j’aime les routes… les routes ordinaires…
— Voulez-vous celle de Saint-Germain ?
— Celle-là ou une autre : je n’ai point de préférence.
Je glissai le chèque dans mon portefeuille, et nous voilà gagnant la porte Saint-Antoine, moi tout à l’effort d’alimenter l’entretien, l’abbé pensif et à peu près bouche close. Entre temps, je remarquais la nervosité de sa démarche. Elle s’accordait si mal avec l’attitude habituelle de l’homme, que je me demandai soudain quelle part de volonté entrait dans cette dernière.
Lorsqu’on atteignit la route « ordinaire », comme disait l’abbé, à bout d’éloquence, je cessai de parler et résolus d’attendre qu’à son tour mon compagnon voulut bien se mettre en frais.
Le route de Saint-Germain est le type du grand chemin, monotone et bête. Elle monte droit la colline, après avoir lâché une première escorte de maisons sans importance. On y a tout de suite l’impression d’abandonner la ville, mais pour une campagne qui refuse d’être agreste. Des champs tristes comme des terrains à bâtir, une côte rude, l’horizon arrêté par elle et dépourvu d’attraits. Il va de soi qu’on ne rencontre pas de promeneurs. Seules deux formes humaines tachaient devant nous la chaussée : encore n’avançaient-elles pas ensemble ; un large intervalle les séparait.
Notre silence durait déjà depuis quelques instants quand brusquement l’abbé commença :
— Pourrais-je solliciter une grâce ?
— Il va de soi, si elle est à ma portée, répondis-je, trouvant à ce début un air de cérémonie qui m’inquiétait.
— Le hasard a fait qu’ignorant que ma mère eût du monde, j’aie pénétré chez elle et constaté — sans le vouloir, croyez-le bien — que l’entretien venait de prendre un tour… particulier. Je vous serais obligé, quand vous retournerez à votre travail, d’oublier ce que vous avez pu entendre, et de vous exprimer, par exemple, comme si M. Lormier n’était pas venu.
— Je vous le promets bien volontiers.
— Merci.
Et j’eus aussitôt, à la manière dont le merci était prononcé, la certitude que l’abbé n’avait souhaité m’accompagner que pour me dire ces quelques mots.
J’attendis un peu, espérant qu’il ajouterait autre chose : le voyant revenu à son air neutre, et légèrement agacé, je repris ensuite :
— Je conçois que vous souhaitiez d’éviter à madame votre mère l’occasion de s’appesantir sur un passé pénible. Je ne saurais d’ailleurs trop admirer la sérénité de madame Manchon. Sans la visite en question, je n’eusse jamais soupçonné quelle douleur poignante se cache derrière son ardente charité.
— On a tort toujours de ne pas soupçonner la souffrance ; elle est partout, fit l’abbé simplement.
Je le regardai ; mais il continuait d’avancer, comme seul avec ses pensées.
— Il est vrai, insinuai-je, que ce Lormier, lui aussi…
— M. Lormier, j’en suis persuadé, n’a pas été plus épargné qu’un autre.
— N’en savez-vous rien de plus ?
— Non.
— J’avais cru deviner, cependant, à la manière dont il a parlé de reconnaissance…
— Vous vous êtes trompé.
— Votre mère, en tous cas, a trouvé en lui une âme qu’un malheur à peu près identique rendait apte à la comprendre.
L’abbé, cette fois, parut importuné de mon insistance, et pour souper court :
— Quoi qu’il en soit, M. Lormier et mon frère ont habité quelque temps la même ville. Cela me suffit pour ne pas tenir au maintien de relations qui menaceraient de troubler l’œuvre d’apaisement commencée chez ma mère.
— Oh ! murmurai-je, jugez-vous vraiment cette œuvre commencée ? A entendre votre mère parler de sa douleur, j’aurais moins de confiance.
— Apaisé ne signifie pas consolé, dit sèchement l’abbé.
Avouerai-je que sa manière péremptoire de régler ainsi la question des sentiments les plus graves qui puissent importer à un être me choqua ? En dépit de l’impatience que je lui voyais, je poursuivis donc :
— Je crains, monsieur l’abbé, qu’il n’existe aucune commune mesure entre votre appréciation de la souffrance et celle d’un laïque tel que moi. Aux yeux d’un prêtre, tout concourt à l’ordre providentiel ; le malheur, dût-il nous accabler, rentre dans un plan divin qu’il ne nous appartient pas de connaître, et l’effort pour se résigner a été mis à notre portée, comme l’acquisition de n’importe quelle vertu. Par contre, en écoutant votre mère et M. Lormier, j’avais conscience que pour en arriver là, une grâce est nécessaire… rarement accordée.
L’abbé s’arrêta net :
— Et qui vous assure, monsieur, qu’un prêtre reçoive sûrement cette grâce ? D’où tenez-vous que la souffrance ne soit jamais une énigme pour lui ?
Il avait changé de stature, tout à coup, et redressé, fixait sur moi des yeux aussi chargés d’angoisse que ceux de M. Lormier ou de madame Manchon. Une seconde, l’homme extraordinaire aperçu par Duclos, m’apparut. Tant de passion contenue, une telle ardeur impérieuse émanaient de lui que, revenu au sentiment de la réserve nécessaire, je m’inclinai :
— Pardonnez-moi, balbutiai-je, j’ignorais que je risquais aussi, près de vous, de toucher à une blessure.
Il haussa les épaules, et se remit en marche. Je l’imitai.
Quelques minutes s’écoulèrent. La côte, devenue plus raide, obligeait à ralentir l’allure. Le jour baissait, maussade, et j’éprouvais un réel embarras. Il n’était plus question de reprendre un thème qui, seul, m’aurait intéressé ; j’hésitais d’autre part à proposer de rebrousser chemin.
Soudain, j’eus la surprise de sentir qu’on me prenait le bras.
— Vous allez repartir au front où la souffrance vous attend, vous aussi : puisqu’aujourd’hui, vous avez entrevu les questions redoutables qu’elle pose, vous plaît-il d’apprendre ce que j’en sais ? demandait l’abbé d’une voix grave.
Il commença, tenant mon silence pour un acquiescement, et j’ai conscience de ne pas changer un mot au discours qu’il me tint :
— Rassurez-vous d’abord : je ne parlerai pas en prêtre. Je veux m’en tenir aux seuls arguments de raison qui sont de nature à vous toucher. Remarquez pourtant que, par métier, je me heurte à la souffrance plus souvent qu’un autre ; ajoutez qu’elle est installée chez les miens ; oserai-je enfin avouer qu’elle ne m’a pas oublié ? Que de motifs pour méditer sur elle, et trouver auprès de vous un titre de créance !…
« J’ai affirmé tout à l’heure que la souffrance n’épargnait personne. Sans doute, ses moyens varient. Il en est de violents, il en est d’insinuants et de cauteleux ; il en est des lents et des rapides, de toutes les sortes et de toutes les qualités. La victime, elle, est toujours atteinte. Tel dont vous enviez la fortune heureuse, se ronge en secret et appelle la mort : tel autre dont le bonheur est évident, ignore que l’existence le détroussera demain, avec la dextérité d’un bandit de grand chemin. L’universalité de la souffrance sous des formes diverses est un fait.
« Son apparente inégalité en est un second… Gardons-nous cependant de croire trop à celui-là. Le plus souvent, en effet, on est tenté de mettre sa souffrance au-dessus de celle du prochain. D’autre part, nous ne nous attachons guère à observer que les douleurs se rapprochant de la nôtre. On risque ainsi de ne pas tout voir et même de ne rien voir.
« Quoi qu’il en soit, voilà un phénomène de la vie, le plus considérable, le plus constant, le plus redoutable aussi, dont on se demande : « A quoi sert-il ? » Car rien ici-bas n’est inutile ; lui seul, en s’en tenant au point de vue humain, ne semble que nuire. Encore s’il nuisait partout de la même manière ! Mais non : quoi de plus divers que l’œuvre de la souffrance ? Ici, résignation, ailleurs, révolte ; autre part, élans vers Dieu, renoncement, mysticisme ; à côté, fureurs, incrédulité, blasphèmes ; tantôt la charité, tantôt l’ordure, pour s’étourdir. Ah ! croyez-moi, le problème n’est pas seulement dans l’existence de la souffrance. C’est devant le résultat de la souffrance que j’ai le plus tremblé… jusqu’au jour où, grâce à Dieu, j’ai compris et me suis incliné devant ce moyen cruel, et merveilleux !…
Ici, l’abbé abandonne mon bras. Après avoir débuté, comme je l’indique, d’une voix posée, lentement il avait suivi la progression de ses pensées et laissé transparaître une part de la fièvre intérieure qui, j’en suis convaincu maintenant, le dévorait. Désormais, il allait poursuivre autant pour lui que pour moi. On ne met tant d’ardeur à établir un bilan que lorsqu’on est en jeu. J’écoutais, mais le véritable auditeur de l’abbé Manchon était sa conscience.
— Cruel et merveilleux, reprit-il, répétant ces mots avec complaisance, mais combien sûr ! Parmi tant d’effets impossibles à classer et plus encore à juger, j’en vois deux en effet, toujours pareils, qui, tôt ou tard, paraissent comme le fruit sur l’arbre : et tous les deux ne sont à dire vrai que la même conquête imposée à l’homme ou plutôt à l’élu choisi par la souffrance.
« Le premier est le détachement : un détachement du devenir, de ce qui entoure, de soi-même, enfin de tout ce qu’on est convenu de nommer la vie. L’homme qui a vraiment souffert peut avoir l’air consolé : il ne retrouve jamais le goût de vivre. Détaché de la réalité, c’est déjà un mort qui erre. Vous avez été surpris du don Lormier ? moi pas. Je ne m’étonne pas non plus des générosités de ma mère. Son ardeur à diminuer la douleur des familles ne sollicite d’ailleurs aucun remerciement et ne se préoccupe d’aucun nom. Elle aussi, autant que Lormier, est détachée non seulement de la fortune, mais du bien qu’elle tente. Ma mère ne tient plus à elle, ni à moi, ni à rien. La douleur en a fait une plante arrachée brutalement de terre et qui, racines en l’air, achève d’expirer au soleil.
« Mais au-dessus du détachement, et par delà, il est un second effet dont j’estime qu’il est la raison suprême de la souffrance, et qui, rarement formulé, ou mal, ou parfois pas du tout, devient pourtant un élément de la pensée aussi dominateur que salutaire.
« Parce que la souffrance dépouille, parce qu’elle paraît injuste, parce que rien surtout n’est capable ici-bas de réparer ce qu’elle engendre, fatalement, l’être détaché de lui-même en appelle au delà. Sans la souffrance, l’homme n’aurait jamais songé à l’immortalité. Par la souffrance, il en acquiert le besoin et brisant les limites d’un présent qui ne compte plus, projette son existence véritable dans les régions de l’infini.
« Sous quelle forme, pareille induction souveraine ? Ah ! peu importe ! c’est affaire aux métaphysiques et aux religions, de tenter une précision si elles peuvent. Le principal, monsieur, n’est pas qu’on sache ce qu’il y aura : c’est que le regard mental ose enfin dépasser le visible ; c’est qu’à la notion d’un stupide divertissement de quelques années, se substitue celle d’une chaîne prodigieuse et riche, nous prolongeant à travers les réparations et l’agrandissement de l’avenir.
« Quand je suis entré chez ma mère, M. Lormier parlait de ténèbres qui supposent la lumière : c’est bien, il est sauvé ! Ma mère répondait : « Je cherche l’explication, mais la nuit reste… » Elle se trompait : puisqu’elle cherche, elle aussi est sauvée ! Pour tous deux, la souffrance a clos son œuvre…
« Œuvre tragique : soit. La mort aussi en est une autre. Mais on n’aborde l’inconnu, mentalement ou réellement, qu’à travers des cris et des sanglots, c’est-à-dire par la souffrance ! La Vie, la Mort, même chose ! rien de plus qu’un chemin, le grand chemin qui mène à l’inconnu !…
D’un geste large, l’abbé montra la perspective de la chaussée que nous ne cessions de suivre.
— On marche… on va devant soi… comme ces gens, là-bas, qui nous précèdent : on avance à pas toujours plus lourds, sans se connaître, sans regarder autour de soi, uniquement à la fatigue de la côte et à la rudesse du fardeau… et c’est la Vie ! On approche ensuite du sommet… Ah ! justement ! l’un de ces gens y arrive… La silhouette se détache sur le fond net du ciel… Voyez ! ce n’est plus, ainsi qu’auparavant, une forme confuse : maintenant, on distingue les vêtements… la coiffure… une femme… Comme elle paraît grande, malgré la distance ! Mais les pieds disparaissent… les jambes… le buste est mordu… Apercevez-vous encore la tête ?… Plus rien et c’est la Mort !
« Oui, cette femme vient bien de disparaître, ainsi que disparaissent les morts. Cependant, vous êtes sûr, n’est-il pas vrai, absolument sûr que sa disparition n’a pas arrêté le voyage et qu’elle va quelque part ? Vous en êtes sûr, parce qu’on ne suit jamais une route sans un but à atteindre, parce que vous savez d’expérience la toute-puissance de l’appel de la route. Ah ! cet appel magnifique vers le gîte d’étape, la demeure ancestrale, ou le paysage dont on rêve ! cet appel, sans lequel on ne saurait où orienter son pas et qui, en ce moment, fait que nous-mêmes ne souhaitons d’aller ni à droite ni à gauche, mais préférons gravir la côte, pour découvrir un horizon dont nous ne mettons pas l’existence en doute, bien que nous ignorions quel il peut être !
« Vous souhaitiez apprendre, monsieur, la raison dernière de la souffrance dans le voyage qui nous emporte à travers le temps : cette femme vient de parler pour moi. La souffrance est l’appel de la route. Si pénible que soit l’effort, marchons, guidé par lui, vers le pays où j’espère que la Justice de Dieu perdra son obscurité, parce qu’il y fait toujours clair…
« Ainsi soit-il !
Après ceci, l’abbé se tut.
Ne pensez-vous pas, mes camarades, qu’il avait répondu à vos questions et que le plus simple est d’arrêter là nos récits ?
Duclos et Tinant approuvèrent d’un signe. Nous nous sommes quittés ensuite. Chacun, depuis lors, gravit sans doute aussi la côte : mais où sont-ils ?…
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