Title: Manuel de politique musulmane
Author: Un Africain
Release date: January 29, 2025 [eBook #75245]
Language: French
Original publication: Paris: Bossard, 1925
Credits: René Galluvot (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)
UN AFRICAIN
ÉDITIONS BOSSARD
43, RUE MADAME, 43
PARIS
1925
Copyright by Éditions Bossard, Paris, 1926.
Ce petit ouvrage est un livre de bonne foi ; il résume une expérience de dix années en terre musulmane vécues au cœur des grandes villes maures du Maghreb ou à travers le rude bled berbère. Son seul prix réside dans son effort de clarté pour être véridique. On connaît mal l’Islam chez nous, et l’on déploie bien peu de soins afin de l’ignorer moins.
Il y a bientôt quatre-vingts ans qu’Alexis de Tocqueville, dans un magistral rapport présenté à la Chambre des députés, au nom de la Commission des affaires d’Algérie, écrivait ces lignes : « Jusqu’à présent, l’affaire de l’Afrique n’a pas pris, dans l’attention des Chambres et surtout dans les conseils du Gouvernement, le rang que son importance lui assigne. Nous croyons qu’il peut être permis de l’affirmer, sans que personne en particulier ait le droit de se plaindre. La domination paisible et la colonisation rapide de l’Algérie [nous dirions, aujourd’hui, de l’Afrique du Nord] sont assurément les deux plus grands intérêts que la France ait actuellement dans le monde ; ils sont grands en eux-mêmes et par le rapport direct et nécessaire qu’ils ont avec tous les autres. Notre prépondérance en Europe, l’ordre de nos finances, la vie d’une partie de nos concitoyens, notre honneur national, sont ici engagés de la manière la plus formidable. On n’a pas vu jusqu’ici que les grands pouvoirs de l’État se livrassent à l’étude de cette immense question avec une préoccupation constante, ni qu’aucun en parût visiblement et directement responsable devant le pays. Nul n’a semblé apporter, dans la conduite des affaires d’Afrique, cette sollicitude ardente, prévoyante et soutenue qu’un gouvernement accorde d’ordinaire aux principaux intérêts du pays ou au soin de sa propre existence. Rien n’y a révélé jusqu’à présent une pensée unique et puissante, un plan arrêté et suivi. La volonté éclairée et énergique qui dirige toujours et contraint quelquefois les pouvoirs secondaires ne s’y est pas rencontrée. »
Le temps écoulé n’a fait que donner plus de force à ces justes remarques. Puissent les quelques chapitres de mise au point qu’on va lire contribuer pour leur faible part à la formation d’un état d’esprit propre à favoriser dans la métropole l’établissement d’une politique musulmane réaliste, née de l’expérience des faits, pratiquée avec continuité, et qui, seule, pourrait permettre à notre pays de maintenir, au milieu d’un monde bouleversé, son rang de grande puissance africaine et méditerranéenne.
MANUEL DE POLITIQUE MUSULMANE
La fermentation générale des esprits due à une guerre qui a détruit nombre de dogmes et d’habitudes politiques en les remplaçant souvent fort mal, et développé, de façon parfois subite et démesurée, certaines tendances latentes ou en germe, a été particulièrement sensible dans les pays de l’Islam, dont plusieurs s’agitaient, dès avant 1914, vers des évolutions contradictoires ou confuses.
Les étapes de la transformation du monde musulman ont été si rapides qu’on croit assister depuis quelque dix ans aux changements à vue, semés de péripéties, d’un assez singulier film politique.
Rappelons sommairement, pour fixer les idées, les épisodes principaux de ce spectacle.
Le dix-neuvième siècle et le commencement du vingtième ont vécu en matière de politique islamique sur la formule de l’« homme malade ». Il y a encore quinze ans, quatre groupements islamiques faisaient encore figure, aux yeux du monde, d’États indépendants. C’étaient le Maroc, la Turquie, la Perse et l’Afghanistan. Balkans, Russie et Angleterre guettaient les premiers symptômes, chez les trois derniers, d’une agonie qu’on espérait prochaine. En 1911, la Tripolitaine était annexée à l’Italie ; trois ans plus tard, le traité d’Andrinople amputait gravement la Turquie. 1912 vit l’inauguration du Protectorat français au Maroc. Survint la grande guerre. Durant qu’elle se poursuivait, des projets d’accords ou de traités instituaient le dépècement méthodique de l’empire turc, consacré plus tard par le traité de Sèvres, aussi délicatement fragile que la pâte de ce nom. Le Protectorat de l’Égypte, proclamé au début de la guerre, était solennellement ratifié. Sitôt signée la paix de Versailles, le pacte anglo-persan du 9 août 1919 remettait à l’Angleterre le contrôle de l’organisation de l’armée et des finances de la Perse, ce qui était un Protectorat déguisé.
L’Afghanistan, où le Foreign Office comptait sur l’attitude anglophile de l’émir Habibullah, semblait virtuellement voué, dans un avenir proche, au même sort que la Perse.
La chute définitive de la puissance politique de l’Islam semblait donc révolue. Mais ce n’était que sur le papier, et les surprises aussitôt commencèrent.
Sous l’influence du malheur, des idées wilsoniennes et aussi grâce à l’action d’une tenace et adroite infiltration bolcheviste, habile à exploiter les fautes des Alliés, il se manifesta un immense ébranlement de l’Islam qu’on put suivre dans sa marche de l’est vers l’ouest, comme une lente secousse sismique. Ce fut d’abord l’éclosion, dans le réduit d’Anatolie, d’un nationalisme turc, patient et fort, durci par les épreuves. « Une nation, disait Renan, ne prend d’ordinaire la parfaite connaissance d’elle-même que sous la pression de l’étranger. » Ce fut le cas pour la Prusse en 1813 et pour la Turquie de 1919. Alors que Constantinople vivait paralysée sous les canons braqués des flottes alliées, Angora résista et triompha. Le résultat en fut une exaltation littéralement extraordinaire du nationalisme ottoman dont les péripéties de Lausanne ont pu fournir une idée, une transformation et un rajeunissement singulier du vieil empire d’Abdul-Hamid et dont le moindre signe n’est pas cette mesure révolutionnaire de politique intérieure portant suppression pure et simple du Califat.
En Perse, le mouvement contre l’impérialisme anglais, exploité par les bolchevistes qui envahirent le pays, amena le retrait des troupes britanniques, et, en août 1921, deux ans à peine après le traité qui autorisait un espoir de mainmise absolue, lord Curzon dut reconnaître à la Chambre des lords l’échec complet de la politique anglaise.
En Afghanistan, l’émir Amunallah, qui avait succédé à son père, assassiné, déclara la guerre à l’Angleterre et causa de vives inquiétudes au gouvernement de l’Inde ; une paix fut signée à Kaboul qui affirma l’autonomie de l’Afghanistan, en déliant l’émir de son ancienne obligation de ne pas entretenir de relations diplomatiques avec d’autres pays que l’Inde anglaise[1].
[1] En conséquence, une légation française a été créée en Afghanistan. En dépit de ses attaches avec Moscou, l’émir actuel semble très favorable à la France et désireux d’entretenir avec elle des relations cordiales. Saurons-nous profiter de l’occasion qui nous est offerte de nous créer un puissant centre de renseignements en même temps qu’une amitié solide en Asie Centrale ?
L’Égypte, après des efforts douloureux, a secoué sa tutelle. En Tripolitaine, grâce au gouvernement des « grands féodaux », en qui l’Italie avait placé une bien imprudente confiance, en même temps qu’elle promulguait, mue par un libéralisme ingénu et de façade, une constitution inapplicable, l’occupation effective, se trouva bientôt réduite à la seule ville et aux alentours immédiats de Tripoli.
Cependant, dans la Régence, la publication bruyante du pamphlet antifrançais La Tunisie martyre, les promenades à Paris d’une délégation de jeunes intellectuels agités, soutenus en sous main par de « vieux turbans » aigris, les intrigues du palais beylical, furent l’indice d’une agitation autonomiste assez sérieuse, qui atteignit son comble peu de temps avant le voyage de M. Millerand, et contre laquelle il fallut promptement réagir. En Algérie, l’application inopportune de la loi de 1919 sur l’électorat permit aux fauteurs de troubles de semer du désordre. Enfin, au Maroc, si la zone française de l’Empire restait calme, la révolte du Riff contre les Espagnols et la proclamation toute nominale d’une république riffaine, signala, en même temps, qu’une adaptation un peu hâtive chez les frustes Berbères au formulaire politique, un singulier désir de se rendre indépendants d’un joug aussi maladroit que pesant.
Ces mouvements divers, et tous à peu près concomitants, peuvent-ils être considérés comme le fruit passager du bouleversement que la guerre a mis dans les consciences ? Ne manifestent-ils enfin qu’un de ces brefs sursauts d’énergie comme l’Islam, au cours de sa carrière, en a présenté quelquefois pour mieux retomber ensuite dans son apathie coutumière ? Ou bien s’agit-il, sous le double choc des tribulations subies et de l’exemple fourni par l’Europe, d’une véritable renaissance, analogue à celles qui firent sortir en Occident les temps modernes du moyen âge, un immense risorgimento dont on ne peut prévoir encore ni calculer le développement futur et les conséquences infinies pour l’avenir du monde ?
Une opinion longtemps soutenue, et qui paraissait déduite des faits, tend à démontrer que l’Islam est une puissance d’inertie, hostile à la civilisation occidentale, qu’elle repousse d’instinct. En dépit des apparences et de certains travestissements qui trompent les profanes non rompus à la pratique de ses hommes et de ses choses, l’Islam est intransformable et incapable dans sa substance même d’une évolution normale et profitable. Il constitue un bloc à tout jamais impuissant à se mettre de pair — d’énergie et d’âme — avec les nations occidentales. Le meilleur sort qui puisse advenir aux pays islamiques est qu’ils se placent, de gré ou de force, sous la tutelle de dominations étrangères dont la ferme direction leur accordera le bienfait de l’ordre qu’ils sont bien empêchés d’instituer par eux-mêmes. Renan avait proclamé cette thèse, qui semblait confirmée par presque tous les hommes d’action ou de pensée ayant vécu en terre d’Islam. Il y a une vingtaine d’années, colons, administrateurs ou officiers d’Algérie ou de Tunisie, vieillis sous le harnais, se trouvaient là d’accord. Lord Cromer fut aussi un interprète particulièrement autorisé de cette manière de voir lorsqu’il disait : « On ne peut pas réformer l’Islam, c’est-à-dire que l’Islam réformé n’est plus l’Islam, c’est autre chose. » (Modern Egypt, II, 229).
Et, à l’appui de cette constatation, les exemples semblent affluer. L’histoire montre le pitoyable état de l’Afrique du Nord durant le long interrègne entre les empires romain et byzantin et la domination française, où l’autochtone et l’Arabe, livrés à eux-mêmes, ne firent que piller et épuiser le pays, au milieu d’une anarchie irréductible. L’observation la plus élémentaire établissait encore naguère comme un triste privilège des pays orientaux le mépris des longs desseins, l’absence d’idéal et de vertus civiques, la concussion admise et élevée à la hauteur d’une institution, l’immense apathie traversée de courtes crises violentes et sans grande portée. Dans quel état de décrépitude et de décomposition interne n’avons-nous pas trouvé le Maroc, qui, actuellement soumis à notre obédience et plié à nos disciplines, sort presque trop vite de sa torpeur, et dont demain, peut-être, il faudra refréner l’essor inquiet et vite frondeur.
D’ailleurs, chaque fois que l’Islam a brillé dans le monde d’un vif éclat, n’était-ce point seulement lorsque le contact d’une civilisation voisine lui infusait ses vertus actives et l’élevait en quelque sorte au-dessus de lui-même. La prospérité et les grâces charmantes des royaumes andalous au moyen âge, l’affinement et le goût de la spéculation joints à celui des affaires chez la population de Fez, ne sont-ils pas dus à l’abondante influence du génie juif, qui fit germer là des qualités qui sans lui ne seraient jamais venues à jour ? L’exceptionnel rayonnement des dynasties saadiennes au Maroc, au début du dix-septième siècle, ne provient-il pas de ce que le Maghreb d’alors était en contact étroit et permanent avec l’Europe. Le Maroc était infiniment plus ouvert, il y a trois siècles, à tout ce qui venait d’Europe qu’au début du vingtième. L’époque des Sultans saadiens fut incomparablement brillante par l’étendue et l’activité des relations entretenues avec les nations chrétiennes : celles-ci fournissaient alors aux Sultans une garde prétorienne de renégats, des instructeurs pour les troupes, voire de hauts fonctionnaires, sans compter les ingénieurs, les architectes et les artistes.
La fameuse bataille des Trois-Rois à El Ksar, où périt Don Sébastian, roi de Portugal, marque l’apogée de la puissance militaire marocaine à la fin du seizième siècle. Au point de vue maritime, il y eut des pirates et corsaires salétins tant que la Hollande et l’Angleterre voulurent bien fournir les navires et leurs agrès, et très probablement aussi capitaines et subrécargues, pour instruire les équipages et les mener, aiguillonnés par le goût du pillage, vers les chemins de l’aventure. La dynastie actuelle, née précisément de la réaction de puritains sahariens, bornés et barbares, contre cette infiltration chrétienne, pourtant si bénéfique, s’opposa radicalement à toute influence étrangère dans les destinées du Maghreb. Il s’ensuivit cette décadence profonde ou plutôt cette stagnation dans laquelle sommeillait encore le Maroc il y a quelque vingt ans. Si le Maroc avait évolué dans le sens où l’avaient engagé les princes saadiens, il serait rapidement devenu une Turquie occidentale.
La Turquie et l’Égypte dominent incontestablement le monde musulman par leur facilité d’adaptation aux mœurs européennes ; la cause n’en doit-elle pas être recherchée dans le mélange extrême de races, au cœur des grandes villes du Levant, qui a peuplé au dix-neuvième siècle les harems de nombreuses femmes d’origine chrétienne et assuré ainsi un apport non négligeable de sang occidental ?
Sans se laisser convaincre par tout cet étalage de raisons, les amis de l’Islam répondent que le monde musulman n’est pas cet organisme figé que seule une vue superficielle permet d’entrevoir. La civilisation sarrazine était, il y a huit ou neuf siècles, la plus florissante du monde, et Charlemagne un reître grossier auprès d’Haroun. L’Islam a pu présenter une longue période d’éclipse et de vie ralentie. Qui peut démentir que, sortant de son stade médiéval, il ne s’élance pas vers une période nouvelle où, tout en gardant son originalité propre, il vivra d’une existence régénérée et désormais sans lisière ? L’Islam se trouvait hier au même point que la chrétienté au quinzième siècle, au début de la Réforme. « Il y a la même suprématie du dogme sur la raison, la même adhésion aveugle aux préceptes et à l’autorité, la même suspicion et la même hostilité à l’égard de la liberté de penser et de la science. » Cette attitude des Vieux-Croyants n’est-elle pas celle de l’Église catholique avant le grand mouvement de la Renaissance ? Au demeurant, la pure doctrine islamique est peut-être moins fermée qu’on ne le croit au progrès, aux transformations nécessaires. En vertu du principe traditionnel de l’Idjmâ, le consentement de la majorité des musulmans à toute proposition nouvelle a force de loi. « Le principe de l’Idjmâ, a dit Goldziher, contient en germe la faculté pour l’Islam de se mouvoir librement et d’évoluer. Il offre un correctif opportun à la tyrannie de la lettre morte et de l’autorité personnelle. Il s’est affirmé, au moins dans le passé, comme le facteur primordial de la capacité d’adaptation de l’Islam. » Dans l’Inde, toute une école de libéraux musulmans, qui s’intitulèrent les néo-motazélites, en vint à préconiser une modernisation générale de l’Islam. « Rien n’est plus éloigné de la pensée du prophète, écrit un de ses principaux représentants, Si Kudda Bukhsh, que d’enchaîner l’esprit ou d’imposer des lois fixes et immuables à ses partisans. Le Coran est un livre qui doit servir de guide aux fidèles, mais non d’obstacle dans la voie de leur développement social, moral, légal et intellectuel. » Et il ajoute : « L’Islam moderne, avec sa hiérarchie sacerdotale, son fanatisme grossier, son ignorance effroyable et ses pratiques superstitieuses, est incontestablement une honte pour l’Islam du prophète Mahomet. » Et il conclut par la profession de foi libérale suivante : « L’Islam est-il hostile au progrès ? Je répondrai délibérément non. Dépouillé de sa théologie, l’islamisme est une religion parfaitement simple. Son principe cardinal est la croyance en un Dieu unique et la croyance que Mahomet est son prophète. Le reste n’est qu’addition superflue[2]. »
[2] Kudda Bukhsh. Essays : Indian and Islamic, p. 20, 24 (Londres, 1912), cité par Lothrop Stoddard. Le Monde nouveau de l’Islam, p. 41. Payot, 1923.
D’ailleurs, la rigidité primitive de l’Islam, faite pour se garantir des atteintes que le contact d’autres religions pouvait porter à sa pureté, n’est guère plus de mise aujourd’hui. Le temps des grandes luttes religieuses semble terminé dans le monde. Il n’y a plus de croisades[3]. La chrétienté est tolérante, et l’Islam également, qui vient de réaliser en Turquie une laïcisation assez radicale[4].
[3] Elles sont remplacées par les grandes luttes économiques et sociales, davantage sanglantes et dévastatrices.
[4] « En Égypte, on a vu des prêtres prêcher dans les mosquées sur le patriotisme, des cheikhs traiter le même sujet du haut de la chaire d’une église, et les fidèles de tous les cultes prononcer le même jour, à la même heure, la même prière pour demander la libération de leur pays. De telles manifestations auraient été naguère inconcevables. » (XX. L’Islam et son avenir. Revue des Deux Mondes, 1er août 1921).
Le 11 décembre 1921, le prince héritier de Turquie, entouré des membres de la famille impériale et des ministres, assisté du grand-rabbin et des patriarches grecs et arméniens, inaugurait sur une des places de la capitale un monument élevé à la gloire du pape. On lisait cette inscription sur le socle de la statue : « Au grand pontife, qui régna à une heure tragique du monde, à Benoît XV, bienfaiteur des peuples, sans distinction de nationalité et de religion, l’Orient. »
L’Islam est certes davantage qu’une religion ; il est aussi une dogmatique et une législation ; il est enfin une civilisation qui confère à tous ses adeptes dans le monde une attitude commune devant les problèmes humains et divins, d’identiques façons, aux nuances près, d’imaginer, de raisonner métaphysiquement et de sentir. Or, le Japon possède aussi une civilisation originale et qui lui est propre ; cela ne l’a pas empêché d’évoluer d’une façon surprenante en un demi-siècle ; il est un exemple merveilleux d’une assimilation extérieure produite dans un laps rapide, tout en conservant à peu près intact le patrimoine moral qui faisait sa force.
Rien ne fait donc obstacle, concluent les islamisants optimistes, à ce que l’Islam soit semblable à la chrétienté, qui a conservé sa religion en passant du moyen âge aux temps modernes et des temps modernes à la Révolution et à l’époque contemporaine ; il peut se transformer complètement dans le domaine pratique sans que soit modifié en rien l’essentiel de ses croyances et de son idéologie. D’ailleurs, une religion qui compte 250 millions d’adeptes et recrute tous les ans des dizaines ou des centaines de milliers de néophytes, possède une telle vitalité et une telle puissance d’expansion que sa doctrine ne se peut altérer, en dépit de la modernisation des mœurs dans la masse des croyants. A la condition expresse, toutefois, que ses foyers primitifs ne soient pas soumis à un joug étranger et viciés pour ainsi dire dans leurs sources de rayonnement. La renaissance de l’Islam politique, dans le sens de son affranchissement, apparaît donc ainsi comme une nécessité vitale pour la conservation de l’Islam religieux et la continuation de son essor.
Comme le Japon au milieu du dix-neuvième siècle, les États musulmans, plus spécialement la Turquie qui est à leur tête, doivent s’adapter ou disparaître. C’est ce qu’avaient compris, au cours du dernier siècle, en copiant gauchement les institutions européennes, Mahmoud II et Méhémet Ali, puis les premiers Jeunes-Turcs de 1876, qui tentèrent l’essai éphémère d’un parlement. Comme celle de tous les précurseurs, l’œuvre des uns et des autres, trop prématurée, après avoir jeté un faible éclat, échoua ; elle fut reprise en 1908 par la génération qui suivit et qui fit la révolution à la fois en Perse et en Turquie. Malheureusement l’entreprise manquait encore d’une base assez solide : les esprits et les cœurs n’étaient pas encore mûrs pour donner un soutien efficace aux institutions nouvellement implantées. Les minorités turques et persanes qui dirigeaient cet effort ne s’appuyaient pas sur une opinion publique puissante, n’étaient pas soutenues par la pression d’un grand mouvement populaire.
Il fallut l’éclosion d’un nationalisme, lui-même issu des malheurs de la guerre et des appétits non déguisés des nations européennes et se substituant au panislamisme de naguère, pour amener la renaissance actuelle de l’activité politique de l’Islam.
Le panislamisme est chronologiquement le premier grand mouvement de réaction qui se soit dessiné en Islam contre l’envahissement par les puissances européennes des pays orientaux tombés, à la fin du dix-huitième siècle, dans ce profond état d’anarchie et de caducité dont le Maroc d’il y a vingt ans nous donnait encore une assez exacte idée.
L’éphémère agitation wahabite, courte dans l’espace et la durée, mais profonde de conséquences par son caractère de renaissance religieuse et de rénovation de l’esprit public, la propagande senoussiste et la multiplication des confréries religieuses, l’action personnelle d’Abdul-Hamid et de son grand agent de publicité Djemal-ed-Din marquent, en un peu moins d’un siècle, les grandes étapes du panislamisme dans le Proche-Orient.
Le panislamisme, qu’il importe de bien définir, est en premier lieu l’affirmation posée comme principe et l’extension admise comme but de la solidarité morale qui lie entre eux tous les musulmans ; c’est ensuite la conviction que l’Islam possède en lui des forces spirituelles assez puissantes pour assurer sa régénération matérielle et son prestige. L’Islam peut s’inspirer de toutes les transformations politiques, juridiques et sociales, ainsi que des méthodes qui font la vigueur constitutive des nations occidentales, mais il doit se les assimiler par une élaboration personnelle et non les copier servilement, les utiliser, mais en les pliant à la forme de son génie. C’est la notion du fara da se. Elle est parfaitement développée dans l’ouvrage Le Réveil des peuples islamiques au quatorzième siècle de l’Hégire, paru au Caire quelques années avant la guerre et dont l’auteur est un jeune Égyptien, Yahya Seddik, licencié en droit de l’Université de Toulouse, devenu juge dans son pays. Quoiqu’il ait écrit près de dix ans avant le cataclysme européen, Yahya Seddik avait prévu l’imminence de la guerre européenne. « Contemplez, écrit-il, ces grandes puissances qui se ruinent en armements effrayants, qui comparent leurs forces réciproques d’un œil de défiance, se menacent l’une l’autre, contractent des alliances qu’elles rompent continuellement et qui présagent ces chocs terribles qui mettent le monde sens dessus dessous et le couvrent de ruines, de feu et de sang ! L’avenir est à Dieu, et rien ne dure que sa volonté. »
Yahya Seddik considère le monde occidental comme dégénéré. « Cela signifie-t-il que l’Europe, notre guide éclairé, ait déjà atteint le sommet de son évolution ? se demande-t-il. A-t-elle déjà épuisé sa force vitale en deux ou trois siècles de surmenage ? En d’autres termes, est-elle déjà frappée de sénilité et sera-t-elle bientôt réduite à abandonner son rôle civilisateur à d’autres peuples moins dégénérés, moins neurasthéniques, c’est-à-dire plus jeunes, plus robustes, plus sains qu’elle ? A mon avis, l’Europe a atteint actuellement son apogée, et son expansion coloniale immodérée est un signe non de force, mais de faiblesse. En dépit de l’auréole de tant de grandeur, de puissance et de gloire, l’Europe est aujourd’hui plus divisée et plus fragile que jamais et elle masque mal son malaise, ses souffrances et son angoisse. Sa destinée s’accomplit inexorablement.
« Le contact entre l’Europe et l’Orient nous a fait beaucoup de bien et beaucoup de mal : beaucoup de bien au point de vue matériel et intellectuel, beaucoup de mal au point de vue moral et politique. Épuisés par de longues luttes, énervés par une civilisation brillante, les peuples musulmans n’ont pu que ressentir un malaise ; mais ils ne sont pas frappés au cœur, ils ne sont pas morts ! Ces peuples vaincus par la force du canon n’ont en rien perdu leur unité, même sous les régimes d’oppression auxquels les Européens les ont longtemps assujettis…
« J’ai dit que le contact de l’Europe nous a été salutaire et au point de vue matériel et au point de vue intellectuel. Ce que les princes musulmans partisans de réformes désiraient imposer de force à leurs sujets est réalisé cent fois aujourd’hui. Au cours des vingt-cinq dernières années, nos progrès dans les sciences, les lettres et les arts ont été si considérables que nous pouvons parfaitement espérer être, dans tous ces domaines, égaux de l’Europe en moins d’un demi-siècle…
« Une ère nouvelle s’ouvre pour nous avec le quatorzième siècle de l’Hégire, et ce siècle heureux doit marquer notre renaissance et notre grand avenir ! Un nouvel esprit anime les peuples musulmans de toutes races ; tous les mahométans se pénètrent de la nécessité du travail et de l’instruction. Nous désirons tous voyager, faire des affaires, tenter la fortune, braver des périls. On voit chez les mahométans, en Orient, une activité surprenante, une animation inconnue il y a vingt-cinq ans. Il existe aujourd’hui une véritable opinion publique en Islam. »
L’auteur conclut ainsi : « Tenons bon ! Chacun pour tous, et espérons, espérons, espérons ! Nous sommes lancés sur le chemin du progrès ; profitons-en ! C’est la tyrannie même de l’Europe qui a opéré notre transformation ! C’est notre contact avec l’Europe qui favorise notre évolution et hâte l’heure inéluctable de notre réveil. Ce n’est qu’une répétition de l’histoire, la volonté de Dieu qui s’accomplit en dépit de toute opposition et de toute résistance… La tutelle de l’Europe sur les Asiatiques devient de plus en plus nominale. Les portes de l’Asie se ferment aux Européens ! Nous entrevoyons certainement devant nous une révolution sans parallèle dans les annales du monde. Un nouvel âge est proche ![5] »
[5] Cité par Lothrop Stoddard. Le Nouveau monde de l’Islam, p. 79 à 81. Payot 1923.
Il y a plus de quinze ans que ces lignes ont été écrites. L’état d’esprit qu’elles dénotent n’a fait, au lendemain de la guerre, que se préciser davantage et s’étendre en cercles de plus en plus agrandis. Il s’est manifesté très nettement dans le mouvement égyptien en vue de l’indépendance et plus dernièrement à la Conférence de Lausanne. « Les Turcs vivent dans un rêve de gloire militaire et d’omnipotence absolue, écrivait un journaliste accrédité près de cette réunion diplomatique ; ils méprisent l’Occident, ses coutumes, ses lois et ses mœurs, et se croient capables, avec leurs 200.000 hommes, d’aller cette fois beaucoup plus loin que sous les murs de Vienne. Un d’eux disait hier à un Européen : « Me trouvez-vous très différent d’un Français ou d’un Anglais quand je vous parle ? Croyez-vous pourtant que j’ai reçu une éducation européenne ? Tout ce que je sais, je l’ai appris chez moi ; je suis soumis à des lois turques, à une morale turque, et vous devez convenir que je suis quand même votre semblable. » Qu’il s’agisse du plus humble fonctionnaire de la délégation ou de ses chefs, c’est la même exaspération de l’individualisme, le même orgueil déçu, la même crainte d’être traités en inférieurs, la même méfiance envers l’Occident[6]. »
[6] P. de Lacretelle. Journal des Débats, édit. hebd., 5 janvier 1923.
Le grand mouvement de diffusion islamique inauguré par Djemal-el-Din-el-Afghani se poursuit, de plus en plus vivace. Les circonstances l’ont aidé puissamment. L’extrême commodité et le bon marché des communications, le télégraphe, la presse[7] facilitent étrangement cette interpénétration de toutes les parties de l’Islam. Notre Afrique du Nord est à cet égard un champ d’observation fort intéressant. L’évolution s’y accomplit sous nos yeux avec une singulière rapidité. On sait les turbulentes manifestations qui ont éclaté dans la Régence de Tunis, sitôt après la guerre, ainsi que les incidents qui ont marqué en 1919 la campagne électorale en Algérie. Le Maroc était, avant la guerre, profondément indifférent au reste de l’Islam, avec lequel il ne communiquait guère qu’à l’occasion des pèlerinages de la Mecque. L’opinion de Stamboul le laissait froid. Le vieux Maghreb vivait comme isolé dans son empire du Soleil-Couchant, sis entre l’Atlas et la mer des Ténèbres, et les bruits du dehors ne troublaient ni même ne sollicitaient sa curiosité. Or, le voilà qui sort de son séculaire dédain pour l’Orient méditerranéen, s’intéresse aux affaires ottomanes, se réjouit, avec nous d’ailleurs, du triomphe de Moustapha-Kémal ; et les jeunes habitants de Fez circulent autour de Karaouyne avec sous leurs tapis de prières les journaux de Tunis ou du Caire que laisse filtrer la censure, et les autres, plus subversifs, venus parfois de fort loin par les mains des moqaddems ou quêteurs des confréries religieuses.
[7] En 1900, il n’y avait pas plus de 200 journaux de propagande dans tout le monde musulman. En 1906, il y en avait 500, et en 1914 il y en avait plus de 1.000. Cf. Servier. Le Nationalisme musulman, p. 182. Le chiffre actuel doit être encore plus considérable.
Beaucoup plus récent que le panislamisme, mais davantage fécond en résultats positifs, le nationalisme est venu donner des directives plus concrètes aux aspirations des peuples islamiques.
En Égypte, au Hedjaz, mais surtout en Turquie qui tient la tête de la renaissance islamique en cours, l’idée de patrie jusqu’alors diluée dans le concept vague d’une grande communauté islamique aux limites élastiques ou au contraire rétrécie aux limites de la tribu et du clan, s’est constituée au cœur des masses avec une vigueur insoupçonnée. L’Islam turc, menacé, a saisi d’instinct la valeur en quelque manière axiale de l’idée de patrie pour la sauvegarde de son indépendance. Elle seule permettait de réunir toutes les forces éparses, de les intégrer dans un même idéal, en un mot de faire front. Peut-être le Proche-Orient a-t-il eu la vision dans le passé de la tragique destinée du peuple juif, éternel opprimé parce que sans patrie, toujours brimé parce que destiné à camper chez les autres. La guerre, partout dans le monde, paraît avoir exaspéré chez les moindres groupes ethniques un désir d’individualisme et d’indépendance. Les réformateurs de 1908, proclament les nationalistes turcs d’à présent, étaient des idéologues, s’exaltant aux idées de liberté, d’égalité, d’un progrès théorique ; nous nous inspirons, nous, de l’idée nationale[8]. Désir, avant tout, d’affranchissement : il faut libérer la Turquie de la tutelle politique de l’Europe, d’abord être maître chez soi. « Lorsqu’on interroge les Turcs à ce sujet, la réponse ne varie guère : « Qu’importe la grandeur de notre pays, pourvu que nous soyons maîtres chez nous ! Les questions territoriales ont moins d’importance à nos yeux que celles qui visent ces garanties financières et économiques que vous nous demandez et qui vicient notre indépendance. Nous nous contenterions d’une seule province si nous étions sûrs d’être débarrassés complètement de toute capitulation. » Cette unanimité prouve jusqu’à quel point les clauses sur lesquelles la rupture s’est faite à la première Conférence de Lausanne constituaient pour les Turcs un point sensible presque affectif… « Pourquoi nous demander des garanties spéciales, ont-ils l’air de nous dire, alors qu’on n’en exige pas d’autres États ? » N’est-ce pas considérer le peuple turc comme incapable et inférieur ?[9] »
[8] Maurice Pernot. La Question turque, p. 42, Paris 1923.
[9] P. Gentizon. L’état d’esprit en Turquie ; Le Temps, février 1923.
C’est bien par cet ardent désir de vivre libres et d’organiser leurs destinées nationales afin de continuer à faire figure dans le monde, désir traduit souvent par d’excessives et injustes susceptibilités, que se manifeste chez les Turcs le germe vivace et gros de promesses d’une renaissance qui entraînerait vraisemblablement tout l’Islam à sa suite.
La Turquie joue donc l’expérience entreprise par le Japon il y a soixante-dix ans. Figurant aujourd’hui par son développement et la valeur de ses élites au premier rang de l’Islam, elle peut créer chez elle, par la vertu de son exemple et le modèle de ses disciplines, une profonde transformation de ses conditions d’existence. Le sort moderne de l’Islam, de Mogador à Téhéran, est suspendu tout entier aux chances de cette réussite.
La première démarche de cette renaissance est déjà effectuée : elle est d’ordre politique et militaire. C’est beaucoup comme indice, c’est encore peu comme réalisation effective. La principale condition du relèvement d’un peuple est accomplie ; l’assise est fondée ; il reste à bâtir.
Le législateur primaire et léger de 1908 a cru à la vertu des réformes hâtives et « plaquées » pour transformer la nation. Elles ne vécurent que sur le papier. Il y a un mot d’Auguste Comte, que tous les réformateurs peuvent méditer, sur l’erreur de « confier aux lois le soin de solutions qui doivent être réservées aux mœurs ». Les réformes ne valent qu’autant que le terrain social et moral a été aménagé suffisamment pour les rendre fécondes ; si elles n’existent que dans leur lettre seule, leur vitalité est éphémère.
L’œuvre de volonté entreprise par le Gouvernement d’Angora, ayant triomphé à l’extérieur, doit maintenant s’atteler à la grande besogne de l’intérieur. Il ne s’agit ni plus ni moins que de construire une nation moderne ; tout demeure à faire dans l’instruction publique, la législation, l’économie sociale. Ce n’est pas là travail d’un jour, d’autant qu’en adaptant la Turquie aux exigences de la vie internationale, il faut conserver intactes les aspirations du peuple turc et de l’Islam, ce qui constitue, pour l’un et l’autre, leur armature, leur ressort et leur raison d’être.
La tentative de la Turquie, sur laquelle est posée l’attention de l’Islam tout entier, offre pour l’avenir du monde un exceptionnel intérêt. Il serait vain de s’étendre sur des anticipations prématurées. Mais est-il permis cependant de décréter a priori comme impossible le fait de voir jamais une Turquie fortement constituée, aux portes de l’Europe, devenir le noyau d’un esprit fédéraliste musulman s’étendant de l’Atlantique au golfe Persique ? Et l’idéal de ce fédéralisme ne serait-il pas dans la formation d’États-Unis d’Islam libérés de toute attache avec les anciennes nations suzeraines ? Le Congrès panislamique qui a eu lieu à Sivas au début de 1921 paraîtra peut-être alors comme l’indice précurseur de l’événement.
Une pensée politique digne de ce nom se doit de suivre les aspirations et les courants qui traversent les groupes islamiques. En France, une telle préoccupation s’impose plus que partout ailleurs. Notre empire nord-africain nous tient par tant de liens, il constitue à un tel point l’assise de notre puissance méditerranéenne que tout ce qui touche à sa conservation ou à sa sauvegarde prend aujourd’hui une valeur inusitée. Gouverner, répète-t-on souvent, c’est prévoir, et prévoir, c’est d’abord être attentif. Il faut observer pour comprendre et agir en connaissance de cause. Devant les prétentions qu’élèvent certaines minorités, les excitations qu’elles subissent et répandent à leur tour, déformées, au sein de masses ignares, les propagandes dont elles sont sollicitées, on ne saurait trop voir clair et veiller ; un feu qui couve, s’il se déclare brusquement, peut enflammer des foules impulsives qui confondent une émancipation dont elles ne peuvent saisir les termes ni les bornes avec une aveugle xénophobie ou un retour à l’anarchie trop naturelle à leurs penchants.
En cette matière, qui est sérieuse, une haute impartialité, qui n’est pas exclusive d’une sympathie et d’une sollicitude profondes, doit nous prémunir contre tout ce qui est étranger à son dessein ; celui-ci consiste en l’adoption de points de vue et de solutions réalistes. Dans les chapitres de ce petit livre, il s’agit avant tout d’une mise au point permettant à tout lecteur sans parti pris d’embrasser les données du problème et d’en apprécier l’importance unie à la souveraine actualité.
Il nous est, en effet, plus que jamais nécessaire d’avoir ce qu’on est convenu d’appeler une « politique musulmane ». Et pour qu’elle ne soit pas un mot vide, il est peut-être opportun de la préciser.
Tous les problèmes touchant la « politique musulmane » ont été obscurcis à la fois par des romanciers amateurs de turqueries, des publicistes peu avertis ou exploitant une veine alimentaire, des politiciens en mal de réclame. Il serait bon, une fois pour toutes, de réagir contre des courants d’idées aussi troubles au moyen de considérations qu’inspirent le seul examen du réel et l’élémentaire souci de la bonne foi.
« Politique musulmane » est le sésame des parlementaires et des journalistes qu’intéressent peu ou prou, et pour des raisons variées, les choses de l’Afrique du Nord, de la Syrie ou d’ailleurs. On le prodigue même un peu à tort et à travers. Toutefois les esprits évidemment lunatiques, que l’à peu près satisfait mal, s’étonneront peut-être du caractère étrangement vague de ce terme et de son épithète.
« Politique musulmane », cela sonne bien dans un discours, mais a-t-on jamais entendu parler d’une politique protestante ou bien bouddhiste, voire mormone ? La France est une puissance musulmane, comme on dit, et il y a une solidarité entre tous les musulmans, du fait de leur religion identique ; voilà qui est bien entendu. Mais il y a des Espagnols, des Allemands, des Autrichiens, des Français catholiques et protestants, comme il y a des Hindous, des Turcs, des Marocains, des Soudanais musulmans, et cette étiquette confessionnelle ne constitue encore à présent entre eux qu’un lien politique nul dans un cas, très faible dans l’autre. Nous avons, nous devons avoir, en tout cas, des politiques turque, algérienne, marocaine, syrienne aussi, si l’on veut bien. Nous n’usons pas partout de procédés identiques. Cela va sans dire, objectera-t-on ; certes, mais, comme disait un homme d’esprit, cela irait encore bien mieux en le disant. Les formules toutes faites présentent un écueil. La politique est un mot dont le contenu doit être souple et non rigide ; le seul critérium d’une bonne politique française, en pays musulman comme ailleurs, est le prestige moral et matériel de la France ; et si les voies de cette politique sont quelquefois dissemblables, suivant le lieu et le moment, c’est afin d’être davantage précises et mieux adaptées à leur objet.
En vérité, ce terme, cette idée même de « politique musulmane » est à la fois concomitante et corollaire de celle qui a présidé à la conception d’un ministère ou sous-secrétariat de l’Afrique du Nord. Le projet d’un ministère de l’Afrique du Nord a eu du succès quelque temps. Il subit à présent une éclipse ; soyez sûrs qu’il s’imposera à nouveau quelque jour avec force et insistance. Il correspond à un besoin de symétrie verbale. N’avons-nous pas l’Afrique Occidentale, l’Afrique Équatoriale ? Il faut l’Afrique Septentrionale, troisième entité, pour faire pendant, même si le désir d’unification artificielle, dans le troisième cas, doit l’emporter sur toutes considérations d’opportunité. Toujours le même appétit de généralisation abusive autour d’une formule, fût-ce au mépris des réalités et des faits, qui seuls comptent[10].
Cette réserve établie, il reste à déterminer les notions générales et effectives qui peuvent se grouper sous la formule un peu trop élastique, mais commode et qu’on adopte par suite, de « politique musulmane ».
La politique musulmane, les gens qui en vivent ont intérêt à faire croire qu’elle est une chose très compliquée ; ses arcanes ne seraient familières qu’aux initiés et le commun des mortels n’y entendrait rien.
Faisons descendre la politique musulmane du ciel sur la terre, comme un illustre le fit jadis de la philosophie. Développements oratoires, philosophiques et sociaux mis à part, ce qu’on nomme politique musulmane peut se résumer en quatre propositions :
1o Il faut d’abord connaître l’Islam et les musulmans avant d’en parler et surtout d’agir à leur endroit.
Ce sera là l’objet de notre chapitre Les Dangers de l’islamomanie.
2o Pour qu’une nation européenne puisse agir efficacement en Islam, il faut d’abord qu’elle s’impose par la force matérielle et l’éclat moral à la fois sur les peuples qui doivent être mis en tutelle ou le sont déjà, et sur ceux libres ou récemment affranchis dont elle veut acquérir des avantages ou simplement des égards. Le Memento tu regere devient en l’occurrence un principe politique imprescriptible.
3o Il faut accorder aux musulmans que nous avons charge de régir ou de « protéger » ce qu’ils réclament raisonnablement et correspond à leurs besoins et à leur mentalité.
Le chapitre Les Bienfaits nécessaires sera consacré à l’examen de cette simple vérité.
4o Il ne faut pas imposer à ces musulmans ce qu’ils ne demandent pas et ne correspond ni à leurs besoins ni à leur mentalité, c’est-à-dire des bienfaits périlleux.
Dans un chapitre de conclusion, nous tirerons de ce rapide examen une idée générale de ce que doit être Le Rôle français en Islam.
La politique musulmane n’est ni ne doit être une somme de recettes mystérieusement élaborée dans des bureaux parisiens par de soi-disant spécialistes, d’après des données fournies par des informateurs parfois douteux ; elle ne réside pas non plus dans un programme aveuglément libéral, conçu dans l’abstrait, dont le seul énoncé doit faire théoriquement bondir de joie les cœurs de tous les musulmans des colonies et protectorats ; c’est à la fois plus et moins.
La politique musulmane n’a pas d’autres ressorts ni d’autres secrets que toute politique digne de ce nom, passée, présente et future. Elle demande une connaissance froide et raisonnée des problèmes, la compréhension de leur diversité, l’intelligence précise de leur portée et de leurs résultats. Elle veut par surcroît de l’attention et de la prudence, l’une et l’autre excluant toute sentimentalité, aussi inutile que dangereuse, tout emballement regrettable et tout jugement aventureux. Elle réclame en un mot ce qui est le fin mot de toute politique : une souple adaptation au réel.
Il y a plus de vingt-cinq ans, le meilleur Gouverneur général qu’ait peut-être eu l’Algérie, M. Jules Cambon, disait ces paroles que bien de ses successeurs auraient pu méditer : « Ne cherchez pas à doter ce pays d’institutions qui se heurtent aux traditions du passé ; donnez-lui, au contraire, un administrateur capable de pénétrer la complexité de l’œuvre qui lui est confiée et muni de pouvoirs qui lui permettent de tenir compte d’intérêts en apparence opposés et d’approprier son action à la nature diverse des hommes et des choses. »
Le seul secret de la politique musulmane gît dans ce conseil d’attitude circonspecte et d’entreprise avisée que traduisent ces quelques lignes
L’Orient, l’Orient, qu’y voyez-vous, poètes ?Victor Hugo.
Le sens commun enseigne qu’il est convenable, avant de parler d’un sujet, de le connaître. L’expérience montre, en outre, qu’à négliger cette précaution, on s’expose à donner dans l’erreur et à en subir de la confusion. Mais le domaine de la connaissance serait bien sévère si des licences n’y étaient permises dont le sens commun, au profit de l’imagination ou du sentiment, a fort à souffrir.
Nous avons, Français que nous sommes, l’habitude de parer la réalité de tous les nuages brillants nés de notre enthousiasme ou du goût du moment.
C’est là l’histoire de nos amitiés politiques. Nous avons chéri la Grèce de Canaris (« En Grèce, en Grèce, allons, poète, il faut partir »), la Pologne de 1830 (« Nous vivons surtout en Pologne », disait Louis Blanc), l’Italie de Garibaldi. Nous avons cultivé, plus tard, la Russie des emprunts, salué frénétiquement l’Amérique du Président Wilson.
Le temps, impeccable metteur au point, nous a guéris de beaucoup d’engouements passés ; notre tempérament nous en réserve de futurs.
La France, devenue grande puissance en terre d’Islam, où elle sut acquérir, à la fois dans les territoires de son empire et hors de leurs limites, des amitiés anciennes et précieuses, doit à sa tradition, aux nécessités de sa politique, à son rôle de tutrice, enfin à sa loyauté nationale, de manifester à l’Islam une générosité de cœur sans réserve. Il en est bien ainsi. Toutefois notre sympathie, si vive, si justifiée qu’elle soit, ne doit pas faire tort à la clairvoyance de notre intelligence politique.
Notre bienveillance agissante pour l’Islam ne peut qu’avoir à gagner d’être lucide et de se débarrasser du brouillard fantasmagorique dans lequel le snobisme ignorant de la plupart et l’intérêt de quelques-uns semblent avoir à cœur de la noyer. En parlant ici d’islamomanie, nous voudrions essayer de dissiper les dernières nuées d’un malsain romantisme politique au profit d’une vision réaliste qui, seule, ne saurait donner de mécomptes et permettrait à une opinion avertie de s’établir, allégée de toutes scories d’ordre sentimental ou idéologique.
Il y a un Islam conventionnel en littérature d’imagination et en littérature politique, comme il y a, en peinture, un Orient conventionnel aux poncifs rebattus.
M. Louis Bertrand, dont le ferme esprit s’est le plus nettement élevé contre la tournure d’esprit déformante que nous dénonçons ici, raconte quelque part qu’à Constantinople l’ambassadeur Constans, Toulousain plein de malice, répondait un jour à un touriste naïf : « Vous croyez que la mosquée Y… vous intéressera ? Allons donc, c’est parce que Z… a écrit un papier là-dessus. Oui, si Z… n’avait pas écrit son papier, personne n’irait voir la mosquée Y… » L’intonation, le nasillement goguenard à la Vincent Hyspa du fameux tombeur du boulangisme, devaient donner à cette réflexion empreinte de bon sens une saveur encore plus grande que celle qu’on en goûte à la simple lecture.
Hélas ! que de gens, s’ils n’avaient pas lu des papiers de tel ou tel, ne trouveraient dans l’Islam africain, au clair ciel près, qu’un affreux mélange de masures, d’immondices et d’indigentes velléités artistiques. Nous avons vu nous-mêmes des gens cultivés, et qui avaient voyagé, s’extasier avec bruit devant les gentils stucages des médersas de Fez et pousser des exclamations ravies qui se seraient sans doute traduites avec moins d’entrain, mais de façon plus légitime, devant les tombeaux des Médicis ou l’église de Brou. Nous avons entendu traiter de « merveille unique » les jardins de l’Aguedal, à Marrakech, grande oliveraie ceinte de remparts à qui, certes, l’écran neigeux de l’Atlas forme un beau fond de tableau. Mais les personnes qui s’exaltaient ainsi, quelle épithète en réserve n’eussent-elles point gardée en l’honneur des jardins Boboli, des terrasses des Borromées ou du parc de Versailles ? Il semble bien que le « mirage oriental » s’impose immédiatement comme verres colorés devant la vision de nombre de nos compatriotes qui mettent le pied sur la terre d’Afrique.
Un peintre qui décrivait en une admirable langue tout ce que son pinceau ne pouvait exprimer, Fromentin, nous a donné, il y a plus d’un demi-siècle, dans deux livres célèbres, des impressions visuelles et intellectuelles de l’Afrique qui sont sobres, justes et belles. Gobineau, dans ses immortelles Nouvelles asiatiques, a tracé de l’Islam un tableau moral d’une touche toute stendhalienne, peu appuyée, parfaite. D’autres littérateurs, qui, il est vrai, n’étaient pas peintres ni historiens, ne s’en sont point tenus à la salutaire formule du « rien de trop ». De grands écrivains, d’ailleurs, poètes en prose tissant de somptueuses rêveries, ont mis à la mode un Islam décoratif et conventionnel de la même veine, à peine démarquée, que celle des Orientales et de Byron. Le résultat en est, comme l’a écrit Louis Bertrand, que « les mots d’Islam, de Maghreb, de Hedjaz, employés à tort et à travers par des gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est, ont fini par prendre chez nous un sens quasi mystique. On ne les prononce qu’avec un air béat et content de soi. On s’en gargarise littéralement… »
Cet Orient de bazar, qu’on dirait tiré de mauvaises chromolithographies, sévit plus que jamais en France. On ne saurait trop mettre en défiance contre lui, puisqu’il contribue à installer dans les cervelles des idées et notions complètement « à côté ». On a représenté au théâtre Antoine, l’un de ces hivers derniers, une assez mauvaise pièce où une aimable Parisienne, au goût éclectique, tour à tour amoureuse et oublieuse d’un caïd marocain ahurissant, après diverses mésaventures dans un palais de Fez à la comique couleur locale (eunuques et cimeterres), était enfin empoisonnée par ce Maure de la place Clichy, chez qui les farouches instincts se révélaient en une crise de jalousie vengeresse. C’est Othello chez la portière. Dans un livre récent, un auteur célèbre, d’ordinaire mieux inspiré, nous plante un autre seigneur africain, sorte de Narr’Havas pour journal de modes, invraisemblable et truqué, qui en vient à renoncer par chevalerie à des profits pécuniaires sérieux (rara avis !) pour ne pas faire pleurer les beaux yeux de la femme aimée par son ami, un officier français.
Ces atrocités prévues ou ces berquinades font bien rire les gens avertis, mais la grande masse des spectateurs ou lecteurs se représentent, bon gré mal gré, l’Islam, et plus spécialement l’Algérie et le Maroc, comme peuplés de pareils polichinelles, et il n’y a vraiment aucun profit à répandre ou à accréditer d’aussi absurdes fables.
L’admiration pour les burnous drapés, les couchers de soleil sur les palmeraies et le plâtre polychrome, ainsi que pour les conflits de beaux sentiments entre pachas et giaours, conduit par une voie rapide à l’émerveillement devant la religion, la tradition, la science arabes. Cette variété de snobisme est en même temps plus délicate et dangereuse si elle se manifeste en terre d’Islam même. Un mur de sentiments et de susceptibilités sépare en ce domaine l’Occidental du Musulman. Celui-ci s’offusque d’un dilettantisme auquel il est fermé et qui lui paraît en même temps, chez l’Européen, constituer un reniement de sa propre foi, chancelante devant l’éblouissante lumière de l’Islam[11].
Bonaparte, en Égypte, croyait bien faire en se costumant en musulman et en allant discuter avec les ulémas ; il organisait des fêtes de l’Être suprême sur les bords du Nil, où l’on disposait sur des autels jumeaux le Coran et la Bible. Ces manifestations, qui sont bien dans le goût de la mascarade révolutionnaire, ne sont pas de celles, qu’on en soit persuadé, qui ont le plus assis notre prestige sur la terre des Pharaons.
La haute considération dans laquelle nous avons été toujours tenus là-bas provient de ce que nous n’avons jamais, par la suite, cherché à nous mêler de ce qui ne nous regardait pas, sur le terrain strictement musulman, et d’autre part et surtout de nos œuvres d’assistance et de charité. Ce sont, en effet, nos qualités morales qui séduisent le mieux les musulmans de toutes classes, notre générosité dans son sens le plus étendu. Ils n’apprécient que médiocrement, en leur ensemble, nos dons intellectuels et les hommages éclatants et extérieurs que nous rendons à leur religion les laissent froids dans le fond de leur cœur, encore qu’ils se croient obligés par politesse de nous remercier.
Quant à la science arabe, irrémédiablement morte et désuète, faite de compilations d’auteurs grecs rédigées au moyen âge par des juifs, de nos jours recueil de formules vides que répètent sans se lasser des fkihs hébétés dans l’ombre des mosquées, l’intérêt que nous lui portons est tout juste celui que nous avons aujourd’hui pour l’œuvre de Guillaume d’Okkam ou d’Érigène. A tout le moins ne faut-il pas omettre qu’elle constitue un merveilleux instrument d’obscurantisme et de xénophobie étroitement bornée.
L’islamomanie littéraire et artistique conduit à l’islamomanie politique. L’une et l’autre ont souvent un caractère alimentaire marqué et nourrissent leurs hommes. Ayez vécu quinze ou vingt ans en Islam, frôlé tous les milieux, assisté à toutes les misères, pénétré dans tous les recoins de l’âme musulmane par un commerce journalier, puis fréquentez les cercles ouverts ou fermés qui font profession en France de s’occuper de choses coloniales : on écoutera votre opinion d’une oreille distraite et toujours avec scepticisme. Amusez-vous, au contraire, à munir de quelques lettres de recommandation pour des personnages de la presse ou du Parlement le moindre porteur de chéchia, vaguement bachelier ou certifié de quelque chose ; serinez-lui quelque petit discours sur les « aspirations » ou les « revendications » des Algériens, des Tunisiens ou des Marocains, et lancez-le à travers Paris, sa leçon bien apprise et le gousset garni : notre cadet fera recette. On écoutera gravement ce porte-parole de l’Islam nouveau ; on prendra en note ses balivernes ; on l’invitera, on le montrera aux amis ; on le montera en épingle, il ne trouvera point de cruelles. Le Parisien, né badaud, s’émerveille toujours que des gens puissent être Persans. Et il est aussitôt disposé à les croire sur parole. C’est ainsi qu’un grand nombre d’hommes politiques ou d’écrivains se documentent sur l’Afrique du Nord, par des témoignages suspects de petits arrivistes ou de ratés aigris, recherchant les places ou la notoriété, minorité représentant elle-même une minorité de leurs pareils généralement peu considérée dans son pays d’origine.
On a eu l’exemple de ce particulier état d’esprit lors du voyage à Paris, il y a quatre ans, d’une pseudo-délégation de Tunisiens, parmi lesquels se trouvaient les auteurs anonymes de l’abominable pamphlet La Tunisie martyre, où toute notre œuvre tunisienne était odieusement dénigrée et salie. Ces voyageurs, qui faisaient leur promenade à Paris aux frais d’une souscription de bons gogos de chez eux, furent reçus avec honneur par la Ligue des Droits de l’homme, la Ligue de l’Enseignement, même par le Président de la Chambre. Comment être étonné qu’ils se soient pris eux-mêmes au sérieux, du moment que la métropole leur conférait des égards auxquels ils n’étaient pas habitués dans leur pays natal ni de la part des autorités administratives, ni de leurs pairs ?
On ne sait, au juste, s’il est encore de mode en Algérie, aujourd’hui comme naguère, de s’enquérir auprès du nouveau débarqué sur le point de savoir s’il est arabophile ou arabophobe. Pareille question était vide de sens ; on peut demander à quelqu’un s’il préfère le Graves sec au Chablis ; on ne lui demande pas de manifester s’il est partisan ou non des lois de Faraday ; on n’est pas pour ou contre un fait, on le constate, on l’admet, on le décrit ensuite, et l’on en tire des conclusions ; il n’y a pas là affaire de goût ou d’impression, mais de connaissance. Or, il y a d’abord un fait : l’Islam existe ; il y a des Algériens, Marocains ou Syriens et, par le jeu de leur propre nature et des réactions amenées par la conquête, ces musulmans offrent dans l’ensemble tels et tels caractères, qualités ou défauts, le meilleur et le pire, et il faut bien les admettre comme ils sont, sauf à tâcher par des mesures appropriées de faire prévaloir, sans les mécontenter, le meilleur sur le pire. Mais il est tellement plus commode — et si français — de s’installer dans un parti pris et, le pavillon de son opinion arboré, de tirailler à droite et à gauche à coups d’arguments qui renforcent la conviction de qui les émet beaucoup plus qu’ils n’ébranlent celle des autres qu’on veut gagner.
Pour connaître les musulmans, une expérience rapide et presque toujours viciée par une formidable équation personnelle d’intérêts en jeu ne suffit pas. Il faut, de sang-froid, et longtemps, les avoir pratiqués, connaître leur idiome, leurs mœurs et leur religion, acquérir ainsi de leur mentalité une familiarité véritable et suivie. Voici des millions d’individus qui, dans leur langue, n’ont qu’un même temps verbal pour exprimer à la fois le présent et le futur, qui écrivent de droite à gauche alors que nous faisons le contraire, qui ôtent leurs chaussures en entrant dans le salon d’un hôte quand nous enlevons notre chapeau, qui font commencer leurs repas par les plats sucrés et les terminent par les hors-d’œuvre ; tous ces détails et cent autres qui égayaient les turqueries du dix-huitième siècle sont tout de même un indice certain que la psychologie musulmane diffère de la nôtre et qu’elle ne se laissera pas pénétrer facilement.
Ajoutons à cela une religion qui inspire, tout au moins à la masse, le mépris du changement, la haine du chrétien, le fatalisme, un climat qui se prête peu aux efforts prolongés et à l’activité soutenue. Par suite, comment préjuger facilement des besoins, des désirs de pareilles gens au regard des nôtres ? De tout cela, politiciens et diplomates qui s’occupent des affaires de l’Islam n’ont cure. Ils affirment qu’ils sont renseignés et que leurs avis proviennent de bonne source. Effectivement ils sont renseignés, mais fort mal.
De quelques affirmations mal contrôlées, de détails incomplets ou erronés, en tout cas jamais situés, la rapide faculté française de généralisation bâtit un ensemble ; elle prend feu et flamme ; elle affirme et décrète. Cela est bien dangereux. Combien de parlementaires et de personnalités, qui traitent avec un formidable aplomb des questions musulmanes, ne les connaissent ainsi que par cette voie indirecte et peu sûre ! Combien peu sont allés en Algérie ! Et, d’entre les hardis voyageurs qui ont fait la traversée de trente heures, peut-on citer ceux qui ont couché de longues nuits sous la tente, suivi dans les pistes du Sud les traces d’Isabelle Eberhardt, mangé le couscous du Bédouin, parlé avec les autochtones et sans tiers ? A défaut de cette expérience immédiate, en est-il qui aient longuement écouté les Européens familiers des musulmans : explorateurs, colons, administrateurs, officiers ; fait le recoupement des précisions fournies en tenant compte des coefficients de pli professionnel ; et enfin justifié leurs avis par la confrontation, honnêtement menée, des opinions ? Affirmons sans hardiesse que, parmi les politiciens spécialistes des questions musulmanes, des enquêteurs aussi scrupuleux sont rares. Et cependant, presque tous sont de bonne foi. Alors qu’en tant que juristes, universitaires ou médecins, ils déploient dans l’exercice de leur métier sens critique et conscience professionnelle, ces docteurs en science politique et sociale africaine se livrent aux sommaires appréciations et aux vues superficielles. Métaphysique, éloquence et légèreté ; les trois vices du gouvernement des partis se trouvent là comme ailleurs.
On peut même, en principe, établir qu’en France les milieux parlementaires et gouvernementaux font preuve d’une ignorance complète de la psychologie musulmane. Qu’on se souvienne du scandale de ces séances du matin à la Chambre où étaient discutées des lois pourtant capitales touchant le développement de l’Afrique du Nord et qui groupèrent huit députés !… C’est ainsi que sottises et contresens, plus néfastes encore qu’une avalanche de sauterelles, ont plu sur la malheureuse Algérie, qui n’est défendue par la barrière d’aucune fiction diplomatique et où, par suite, toute licence législative peut se déployer sans frein.
On peut se tromper de bonne foi dans ses appréciations vis-à-vis de l’Islam et se méprendre tout à fait sur la nature et la portée de ses tendances et de ses désirs profonds, mais persévérer dans l’erreur serait néfaste, surtout pour une nation européenne à la tête d’un empire musulman.
L’Islam est une civilisation qui brilla d’un éclat magnifique dans le bassin méditerranéen, alors que nos aïeux du moyen âge, descendants de Francs ou de Celtes, étaient encore d’obscurs butors. Sa religion est pleine de grandeur, sa morale est élevée, ses traditions sont enduites de noblesse, certains aspects de ses mœurs ont gardé cette couleur et cette simplicité antiques qui donnent dans notre genre d’existence frénétique et désaxée une leçon constante de modération. Mais les façons de concevoir et de réagir dont l’Islam a imprégné ses fidèles, les catégories de l’entendement et de la raison qu’il leur a imposées, d’autant plus facilement qu’il s’adaptait lui-même à leur mentalité primitive, toutes ces formes d’esprit sont dans un tel contraste avec les nôtres que, suivant les tempéraments individuels, les uns parmi nous, mus par la contradiction, s’en entichent, et les autres, plus rétifs et moins compréhensifs, — ou moins snobs, — s’en rebutent. D’où des affirmations de part et d’autre aussi vives qu’opposées, des enthousiasmes peu intelligibles et des dégoûts injustifiés.
Il y a pourtant une moyenne solution entre chérir aveuglément et haïr sans cause : c’est celle de connaître et de juger sans passion. Cette équitable position est la seule qui ne déçoive pas et soit propre à garantir d’irrémédiables fautes.
Le vrai est que l’Islam, du moins dans notre Afrique du Nord, ne présente qu’une couche extrêmement mince d’une élite souvent ombrageuse, avide, et dont l’inquiétude est nourrie par le sentiment de la désharmonie que crée en elle son européanisation rapide, opposée par tous les bouts à son atavisme et à ses attaches actuelles. Or, de ce que quelques représentants de cette généralité plus policée, tout au moins par ses allures, entrent en contact avec nous, grâce à la langue, et racontent ce qu’ils veulent sur eux et leurs congénères, ou ce qu’on leur souffle, nous concluons trop vite du particulier au général et croyons de bon gré qu’une évolution immense s’est accomplie, que le Berbère et l’Arabe sont mûrs pour l’assimilation et que la citoyenneté leur est due.
L’illusion est profonde. Grattez cette légère surface, ce vernis d’apparence brillante, et vous trouverez des masses dans l’état le plus fruste, vivant en un amoralisme invétéré (en contradiction d’ailleurs avec leurs principes religieux), attachées à des superstitions antéislamiques et qui, follement impulsives, sont à la merci de toutes les excitations du charlatanisme[12]. Quelle folle présomption de croire qu’un demi-siècle de coudoiements peut suffire à abolir le pli formé par le temps et dont la durée se perd. Et cependant, par un paradoxe singulier, c’est dans ces foules ignorantes et nullement dégrossies, mais que notre puissance et nos vertus d’ordre fascinent, que nous trouvons les sujets les plus fidèles et les soldats les plus valeureux[13]. A la seule condition qu’ils soient dirigés et commandés, et non pas déroutés par la faculté d’user d’une liberté qui pour eux est licence.
[12] Les élections faites en Algérie, à la suite de la loi de 1919, en ont donné un bel exemple. Certains candidats, comme le fameux capitaine Khaled, appelé abusivement émir, firent appel aux marabouts pour prêcher en leur faveur et semèrent une agitation antifrançaise avec des procédés qui semblaient rappeler un réveil de la guerre sainte.
[13] Pendant la guerre, le groupe des jeunes Algériens ne fournissait à la France aucun défenseur. (Constatation faite par le gouverneur général au Conseil supérieur du Gouvernement, 30 juin 1916.)
« En Tunisie, tirailleurs ou spahis se recrutent uniquement parmi les paysans ou les ouvriers. Couverts par leur privilège, les jeunes bourgeois tunisiens, si ardents en ce moment à monnayer en faveur de leurs propres ambitions le sang versé par leurs coreligionnaires, se gardent bien, en s’engageant, d’exposer aux balles aveugles leurs précieuses personnes. Parmi les protagonistes du destour, aucun qui ait servi pendant la guerre sous les drapeaux. » (Rodd Balek. La Tunisie après la guerre, p. 52).
L’Islam est une grande force à la fois incohérente et homogène. En dépit des apparences, elle a peu de sympathie pour le Latin actif, réalisateur, en même temps idéaliste et positif.
Or celui-ci seul, pourtant, peut, renouant la tradition de sa race, l’apprivoiser, puis le guider, lui imposer des disciplines. Et si la Turquie s’organise actuellement et intègre ses forces éparses sous l’égide d’un nationalisme défensif et exalté, n’est-ce point en faisant violence à sa longue inaptitude islamique à prendre connaissance d’elle-même et à constituer son armature en se mettant à l’école du conquérant latin ?
Cette mauvaise façon chez quelques Européens de s’émerveiller niaisement devant l’Islam, de le surestimer, lui semble un abandon, dû à une aberration passagère et dont il interprète, bien peu à leur avantage, les causes supposées.
La générosité, la bonté peuvent s’unir sans se diminuer à une vigilante fermeté. Ayons, si nous voulons, de l’amour pour l’Islam, — et pour le nôtre d’abord, celui que nous protégeons et éduquons, — mais un amour de frère aîné, de tuteur à pupille, lucide et clairvoyant, et où s’affirme sans cesse la supériorité d’un champ intellectuel au tour d’horizon plus étendu. Guérissons-nous de l’exotisme sentimental qui obscurcit si étrangement notre vision des choses et nous détourne de la réalité. Elle seule compte en politique ; et c’est de sa considération exclusive que naissent le dessein utile et l’action féconde.
La conquête, entreprise procédant à la fois de buts politiques et économiques, est l’ensemble des dispositifs qui permettent à une nation plus forte et plus avancée en civilisation matérielle de s’implanter durablement chez un peuple plus faible et de prendre en main ses destinées avec le minimum d’efforts, et par les moyens les plus souples et les moins pénibles, facilement acceptés par le peuple conquis.
Réalisant le contact immédiat d’une civilisation archaïque et traditionnelle et d’une civilisation moderne, provoquant donc sans transition le choc de deux mentalités qui ont des façons diverses de concevoir, d’imaginer et de réagir, la conquête européenne en Islam est rarement reçue de bon gré. Chez le musulman, elle choque le plus intime du sentiment religieux. N’entraîne-t-elle pas la domination et le coudoiement forcé d’une race d’hommes estimés impurs, qui, par tous les détails de la vie, le heurtent et le froissent.
Chez le Berbère anarchique, elle soulève la crainte de l’étranger. Ému par ses agitateurs, il se figure la conquête sous la seule forme qu’il ait jamais connue : l’accaparement des terres et des richesses, le rapt des femmes. Bien pis, mené par un peuple de religion ennemie, ce dépouillement s’accompagnera sans doute d’une subversion de tout ce qui fait le fondement de la société existante. Au désastre radical et monstrueux des habitudes qu’il doit entraîner va s’ajouter l’idée d’un bouleversement prévu ; d’où la naissance de ces fables absurdes sur les mœurs et les coutumes du vainqueur. Que n’attendre point du chrétien qui vient de la mer ? L’épouvante du changement et la défense d’un sol avare mais nourricier sont les deux grands mobiles qui provoquent la réaction hostile du Berbère autochtone.
L’étranger est un facteur de changement. Or, n’est bon en Islam primitif que ce qui demeure. De ce nouveau ne peut surgir aucun bien. Ce qu’on appelle la pénétration pacifique est la méthode délicate et patiente d’apprivoisement des indigènes effarouchés. Elle doit être précédée toutefois, pour être efficace, d’un certain déploiement de manifestations énergiques.
Bourgeois, notables, artisans des villes, fellahs de la plaine ou de la montagne ne céderont qu’à la force, soit par simple crainte de son appareil déployé, soit pour en avoir éprouvé l’irrésistible effet.
L’opinion des classes dirigeantes et citadines peut se résumer facilement ainsi : l’invasion des chrétiens est un terrible malheur ; elle est semblable à la peste ; mais comment lutter contre un fléau qui dépasse nos faibles forces ? A l’impossible nul n’est tenu ; supportons l’inévitable en gardant l’espérance que cette épreuve venue de la volonté de Dieu — comme tout ici-bas — aura un jour sa fin.
Un passage du Kitab-el-Istiqça (ouvrage rédigé au Maroc il y a plus d’une trentaine d’années) traduit à merveille cet esprit fataliste et prudent :
« On sait qu’à l’heure actuelle les chrétiens sont arrivés à l’apogée de la force et de la puissance et qu’au contraire les musulmans — Dieu les rassemble et répare leur déroute ! — sont aussi faibles et désordonnés que possible. Dans ces conditions, comment est-il possible, au point de vue du bon sens et de la politique, et même de la loi, que le faible se montre hostile au fort et que celui qui est désarmé livre combat à celui qui est armé de pied en cap ? Comment peut-on trouver naturel que celui qui est assis renverse celui qui est debout sur ses jambes ou admettre que les moutons sans cornes combattent ceux qui en ont ? »
Et plus loin : « Nous sommes, elles (les nations européennes) et nous, comme deux oiseaux, l’un pourvu d’ailes, qui va partout où il lui plaît, et l’autre qui aurait les ailes coupées et qui retomberait toujours à terre sans pouvoir voler. Croyez-vous que cet oiseau sans ailes, qui n’est pas autre chose qu’un morceau de viande sur une planchette, puisse combattre celui qui vole où il veut ? »
De ce sentiment d’une lutte impuissante à soutenir, le loyalisme peut même surgir par un détour à la fois singulier et logique. Le romancier Maurice Le Glay, qui a profondément pénétré la psychologie marocaine, place dans la bouche d’un chef berbère ces paroles vraisemblables, tout au moins dans leur fond : « Soyez certains, dit le caïd Driss, des Beni-Mtir, que si je croyais notre peuple capable de vivre seul et de se guider, je ne serais pas avec vous. Je sais que, pour être en état de gouverner, il lui faudrait d’abord dominer l’anarchie, unir ses forces et vaincre. S’il possédait ces qualités, vous me verriez à sa tête, vous combattre avec acharnement, vous repousser à la côte, vous jeter à la mer dont vous êtes sortis. Mais j’ai perdu tout espoir que notre peuple puisse l’emporter. Vous êtes trop forts, trop disciplinés, et d’ailleurs vous n’êtes pas les seuls de ce genre. Si ce n’était vous, une autre nation européenne nous subjuguerait tôt ou tard. C’est écrit pour toujours dans ma pensée. La lutte sera longue, sanglante ; inutile et douloureuse la résistance de nos malheureux frères[14]. »
[14] Maurice Le Glay. — La mort de Mohand, p. 224, dans Badda, fille berbère. Plon, édit.
Lucidité fréquente dont nous sûmes user en la récompensant. La pensée des profits à obtenir d’un ralliement pas trop tardif, qui seul permet d’avoir un pouvoir consolidé et même agrandi sous l’égide du conquérant, a toujours, en pays musulman, apaisé beaucoup de répugnances. Mais quelle dualité subsiste toujours entre ce calcul de l’intelligence qui admet l’étranger et l’appel puissant du sentiment et de l’atavisme qui voudrait l’anéantir !
On se figure volontiers en France que le loyalisme indigène, berbère ou musulman offre à son origine une allure théâtrale et lyrique ; on semble croire qu’un beau jour, en contemplant l’uniforme d’un colonel ou en entendant la Marseillaise, les autochtones ont été touchés de la grâce et que cette conversion brusquée les a aussitôt saisis d’une indéfectible admiration pour nos vertus civilisatrices et républicaines. Conception brillante, sommaire, peu nuancée, à ce titre utile à développer à la fin des banquets ! La réalité est plus complexe, plus humaine et, par là, davantage attachante.
Il existe, en effet, chez le primitif vaincu ou qui va bientôt l’être, l’attraction mystérieuse vers le conquérant qui représente la force et la puissance ; de ce prestige, qui exerce une suggestion véritable, naît la fidélité, attachement instinctif et presque animal.
Nous n’avons pas de tribus plus fidèles que celles où nous dûmes vaincre la plus courageuse opposition ; les anciens dissidents font les meilleurs partisans. Le dévouement aveugle et comme forcené, c’est celui qu’on trouve chez les Mokhraznis qui hier nous tiraient des balles et maintenant se font casser la tête pour nous. Ils ont subi le magnétisme du vainqueur.
Il faut l’étourdissement du coup de poing. Le conquérant, le vainqueur sont des instruments de Dieu ou du destin devant lesquels on est bien contraint de s’incliner. Le conquérant ne sera admis, puis respecté et obéi qu’autant qu’il aura mieux témoigné de cette force mêlée d’équité et que l’indigène en aura davantage senti les effets et les aura jugés irrésistibles. On peut même aller plus loin et dire que toute occupation est éphémère si elle n’a pu débuter par des actes de force mesurée et dénuée d’inutiles violences.
Le conquérant, en dépit de toutes concessions bienveillantes ultérieures, devra toujours garder l’attitude du chef, de celui qui prévoit, ordonne, dirige et, au besoin, après avoir prévenu, réprime tous les écarts. Avec toutes les nuances que le tact et le sens des circonstances, un long usage des musulmans et l’instinct de leur psychologie peuvent permettre de déployer afin de ménager les amours-propres légitimes et les susceptibilités, il ne se départira, dans aucune occasion, de son privilège d’autorité souveraine.
L’indulgence, en cas de manquement grave, est considérée comme faiblesse et n’est pas appréciée ; l’important n’est point de frapper aveuglément et fort, mais bien de frapper juste et au moment opportun. Ainsi naît le respect et ainsi se maintient-il. Comme tous les gouvernements faibles, l’ex-beylik algérien, le vieux makhzen au Maroc, avaient la main très dure et même cruelle ; un gouvernement mieux organisé peut être moins sévère, mieux graduer l’échelle des peines, mais il ne doit jamais abdiquer la fermeté.
Un historien arabe, qui passa trois années en Égypte pendant l’expédition de Bonaparte, raconte que lorsque les Français entrèrent au Caire ils demandèrent d’abord que toute la population livrât les armes ; mais comme le peuple s’effrayait en murmurant que c’était là prétexte pour entrer dans les maisons et piller, les vainqueurs magnanimes y renoncèrent. Peu de temps après, ces armes ainsi imprudemment laissées étaient employées contre eux.
La révolte du Caire n’entraîna, du reste, qu’une répression très faible. « Les habitants se complimentèrent, dit le même historien, mais personne ne croyait que cela pût se terminer ainsi. »
Les gens de Fez durent éprouver la même impression après les Vêpres marocaines de 1912, lesquelles, suivant certains, furent médiocrement châtiées ; il y eut de sommaires exécutions de pillards ou de passants miséreux ; mais nul obus tiré comme par inadvertance sur le sanctuaire le plus vénéré, et y éclatant, ne vint suggérer à la cité scélérate ce sentiment que la protection divine ne couvre pas le crime, même celui dont est victime l’infidèle exécré.
La force ayant consacré par son triomphe les droits du vainqueur, le problème du gouvernement des masses musulmanes peut être résolu de deux manières : administration directe ou protectorat.
L’idée d’administration directe, qui va de pair avec celle d’assimilation, surgit tout naturellement à l’esprit du conquérant européen entrant en contact, sans préparation, avec une société musulmane en décadence.
Pour Bugeaud et les officiers de bureau arabe formés à son école, il n’y a rien à tirer des chefs indigènes, prévaricateurs, fourbes, qui trompent les foules crédules sur nos intentions et nos buts véritables, les grugent et les abusent. Prenons nous-mêmes en main les destinées du peuple et administrons-le à notre manière, celle-ci est la bonne, puisqu’elle est honnête et désintéressée, tournée vers le bien public. Les indigènes ne pourront que reconnaître qu’ils gagnent au change ; ils se rapprocheront de nous et peu à peu leur mentalité se transformera, deviendra pareille à la nôtre.
Bugeaud est là-dessus très explicite : « Nous pourrons espérer de faire d’abord supporter notre domination aux Arabes, de les y accoutumer plus tard et, à la longue, de les identifier à nous, de manière à ne former qu’un seul peuple sous le gouvernement paternel du roi des Français[15]. »
[15] Circulaire du 17 septembre 1844.
Il écrit nettement dans un autre document : « Nous ne pouvons pas plus longtemps livrer les indigènes à l’arbitraire de chefs avides qui semblent ne tenir au pouvoir que pour avoir la faculté de spolier leurs administrés[16].
[16] Circulaire de février 1844.
« Le nombre des officiers français connaissant la langue, les mœurs, les affaires des Arabes sera trop longtemps restreint pour que nous puissions songer à donner généralement aux Arabes des aghas et des caïds français… Mais il ne faut pas avoir peur de placer un officier français réunissant les qualités nécessaires pour diriger les Arabes. »
Conception généreuse, révolutionnaire d’origine, très française, puisque c’est la même qu’on retrouve dans toutes les mesures tendant à répandre l’instruction européenne chez l’indigène, à le munir d’un droit de vote, enfin à éclairer sa conscience et à lui apprendre à s’en servir.
Le tort du régime de l’administration directe et de l’assimilation est de croire qu’on peut réaliser facilement un accord intellectuel et moral que le seul fait de la dissemblance des mentalités, des croyances et des mœurs indique comme fort malaisé. Bonaparte l’avait clairement vu, qui écrivait à Kléber : « Il nous est impossible de prétendre à une influence immédiate sur des peuples pour qui nous sommes des étrangers. Nous avons besoin, pour les diriger, d’avoir des intermédiaires. »
Si nous enlevons aux indigènes leurs cadres naturels, si vermoulus soient-ils, — et leurs chefs reconnus, si médiocres qu’on les trouve, — ce à quoi tend fatalement et par définition tout régime d’administration directe (et quelques atténuations qu’on lui suppose dans la pratique), on arrive à n’avoir en face de soi qu’une poussière d’hommes sur laquelle toute action est souvent inopérante.
On réalise une économie plus grande d’efforts, de temps et d’argent en laissant subsister les cadres naturels d’une société, qui sont son armature, par le maintien judicieux des chefs indigènes et des institutions qui ont fait leur preuve, sous réserve de les contrôler et les éduquer.
A l’expérience, la « formule du Protectorat », qui est de faire vivre une souveraineté indigène sous une suzeraineté étrangère, a paru bien préférable ; elle utilise les forces existantes ; elle est plus souple, plus diverse, davantage adroite ; elle se prête à toutes les transformations, suivant les circonstances de lieu et de temps. Voyons cette formule en action.
Voici au Maroc un contrôleur nouvellement nommé dans le bled, où il succède à un officier du Service des renseignements. Son poste est au milieu de tribus peuplées de 100.000 indigènes que régissent quatre ou cinq caïds assistés de khalifats et de cheikhs ; il y a aussi un cadi pour la justice civile. Le contrôleur a, pour le seconder dans sa tâche, un adjoint, un commis aux écritures, un interprète algérien, une vingtaine de mokhaznis, sorte de gendarmes — plus exactement d’hommes d’armes — indigènes. Quel personnel français plus considérable ne faudrait-il pas pour administrer directement une telle population !
Le rôle du contrôleur est de faire donner le maximum de rendement aux organismes locaux chargés de l’administration, de la justice, de la police, du recensement et de la perception de l’impôt, et ce, en les surveillant et en les stimulant sans cesse.
Des affaires importantes assaillent le contrôle : litiges immobiliers, crimes, successions compliquées, contestations avec des colons. Tout semble d’autant plus embrouillé, que maintes fois le caïd est de parti pris, tels cheikhs ont été circonvenus ; les faux témoins abondent, les pots-de-vin ont circulé.
L’agent français, s’il est novice, n’y comprend goutte. Alors il a recours à son entourage : chaouch et mokhaznis ; là il est également trompé. Les uns ont été achetés par le caïd, les autres, enfants du pays, ont des accointances ou des intérêts lointains dans l’affaire ; les troisièmes font les imbéciles pour ne point se compromettre. C’est à qui s’efforcera, de gré ou de consentement, de mettre sur la mauvaise piste l’agent français et d’égarer ses recherches ou ses investigations ; c’est la conspiration des ténèbres.
Qu’il ne se décourage pas cependant, et surtout qu’il se garde des décisions précipitées. Il ira faire des tournées dans le bled, interrogera les gens ; les langues se délieront, la confiance de certains ira vers lui, surtout si, connaissant l’arabe, il peut s’exprimer sans interprète.
S’il acquiert la conviction d’avoir été mal averti ou mal renseigné par les caïds, il leur exprimera son mécontentement, écrira au makhzen pour obtenir des sanctions ; il exigera la cassation des chioukhs, l’emprisonnement des faux témoins, licenciera et punira les mokhaznis menteurs et vénaux.
Grâce à un arbitraire modéré, quoique inflexible, par quelques exemples bien appliqués, il fera renaître la crainte, qui est le commencement de la sagesse, laquelle est à la base de l’ordre. Sous l’aiguillon de cette attention toujours tendue, la vieille et très simple administration indigène fonctionnera sans trop d’abus (sauf ceux, véniels, qui ne gênent personne et sont monnaie courante en Islam), puis elle s’améliorera peu à peu et finira, avec parfois quelques à-coups, par aller à peu près bien. Il n’était à cette machine que d’avoir un animateur et un bon surveillant.
Que ferait, en effet, seul, le contrôleur au milieu d’une multitude de gens méfiants, hostiles par esprit de race et qui seraient menés sourdement par les anciens chefs dépossédés, mais ayant conservé leur prestige moral, accru par une sourde et passive opposition ?
Le caïd, seul, connaît bien sa tribu ; il y est né ; il y a passé son enfance et sa jeunesse ; il est au courant de tous les tenants et aboutissants des intrigues particulières et des conflits d’intérêts ; par ses familiers, qui composent sa clientèle et nouent ses relations, il est tenu au courant des plus petits délits comme des moindres courants d’opinion. Il est inadmissible qu’un incident prémédité survienne et qu’il n’en soit pas averti. Il faut donc le tenir responsable de tout désordre survenant à l’improviste ; il est caution de tout événement qui peut surgir en sa tribu.
Le caïd, ainsi, lie son sort au nôtre ; nous consolidons son pouvoir, nous soutenons son action, à condition qu’il agisse en conformité de nos désirs pour l’établissement de l’ordre et de la sécurité, qu’il se plie à nos méthodes dont il lui appartient d’atténuer la rigueur quand elles s’appliquent à ses administrés encore trop frustes pour les bien saisir.
En un mot, il est le pont jeté entre nous et la masse inculte et impressionnable des gens des tribus. Je ne sais plus dans quel rapport d’un agent britannique on trouve ces mots qui traduisent une des faces les plus vives de l’application d’un régime de Protectorat : « Le cheikh nous aime parce que nous avons soutenu son autorité sur sa tribu, et le fellah parce que nous le protégeons contre son cheikh. »
La suzeraineté nous demeure tout entière ; elle s’avère par les faits.
Chez les primitifs, les détails ont une grande importance, car les détails, éléments concrets pour des esprits rebelles à l’abstraction, sont seuls retenus par eux, dont le raisonnement procède par analogie. C’est par les détails qu’ils peuvent nous admirer, c’est par les détails que nous les choquons. Nous avons laissé aux caïds du Maroc un très grand pouvoir, puisque ces fonctionnaires ont le droit de condamner sans appel à un an de prison et à 1.000 francs d’amende au maximum. Le contrôle civil suit de près les jugements, les réforme ou les casse s’il les estime exagérés ou insuffisants. En fait, dans beaucoup de territoires où les caïds sont inexpérimentés, l’administration directe est déguisée et c’est le contrôleur qui administre et condamne, sous le couvert du caïd ; les apparences, auxquelles un peuple traditionnaliste est toujours sensible, sont donc sauvegardées. De toutes manières, le pouvoir éminent de l’agent français apparaît aux yeux du populaire par cette particularité que, dans tous les cas, la geôle est au siège du contrôle ; c’est le contrôleur qui emprisonne et fait travailler les prisonniers aux corvées qu’il juge utiles ; pour le peuple, c’est donc lui le « surcaïd ». Et si quelque injustice est commise, la victime n’en rend pas responsable le contrôleur ; elle dit, quant à elle : « Il ne savait pas, c’est le caïd qui l’a trompé. S’il m’a puni à tort, c’est sans le savoir. » L’énorme avantage de tout régime du Protectorat, fort élastique puisqu’il peut aller du contrôle proprement dit à l’administration semi-directe ou même directe, c’est qu’il laisse aux autorités indigènes locales toute leur responsabilité.
La main qui ordonne doit être en même temps, si l’ordre n’est pas suivi d’exécution, celle qui va saisir et corriger.
C’est pour avoir méconnu ces remarques élémentaires sur la mentalité arabo-berbère que le législateur français d’avant guerre commit la lourde erreur, en détruisant le pouvoir disciplinaire des administrateurs d’Algérie, de saper complètement leur autorité.
On sait que, jusqu’à la loi du 15 juillet 1914, les administrateurs de commune mixte étaient habilités à condamner l’indigène, sur l’heure et sans appel, à des peines disciplinaires minimes : 1 à 15 francs d’amende, un à cinq jours de prison, s’il se rendait coupable d’infractions déterminées : propos tenus contre l’autorité, trouble sur les marchés, garde d’armes non déclarées, refus d’obtempérer aux réquisitions, mauvaise volonté manifeste dans le paiement de l’impôt, refus d’aide en cas de calamités publiques, etc. En somme, l’administrateur possédait, dans une faible proportion, les anciens pouvoirs de justice arbitraire et expéditive des caïds auxquels les indigènes étaient séculairement habitués. Pratique nécessaire : pour des populations rudes encore et qui ne peuvent comprendre ni même concevoir nos subtilités juridiques, « la réponse à une infraction doit avoir la soudaineté d’un réflexe ». Cette justice immédiate, vraiment patriarcale d’origine, appliquée avec modération, gênait infiniment moins l’indigène, par sa simplicité, que sa comparution devant un tribunal souvent lointain, la perte de temps qu’elle entraîne, les obligations d’une procédure compliquée et, pour lui, inintelligible. D’ailleurs, l’intervalle entre la faute commise et la sanction encourue affaiblit l’efficacité de celle-ci. Enfin l’indigène ne respecte le chef que s’il sait qu’il a le droit de sévir, et de sévir sans intermédiaire ni formalités.
Pour les esprits qui saisissent seulement le concret, il existe ainsi une notion simple et forte de l’autorité. Le mot « hakem » (savant, en arabe) en est venu à exprimer par analogie l’idée d’habile à statuer, à gouverner.
Comme on l’a dit très justement, l’administration des masses musulmanes a toujours reposé sur le concept d’autorité arbitraire, dans de certaines limites, du chef, chef naturel de même religion ou de même race, ou chef européen imposé par la conquête.
Jules Ferry écrivait des Arabes, il y a plus de vingt-cinq ans, dans un rapport demeuré fameux : « Ils n’entendent rien à la séparation des pouvoirs, mais ils ont au plus haut degré l’instinct, le besoin, l’idéal d’un pouvoir fort et juste. » Ce fut cependant au nom du principe de la séparation des pouvoirs que les adversaires de ce régime de l’indigénat obtinrent la suppression de ces attributs disciplinaires décriés ; ils avaient pu donner lieu à des abus autrefois, lorsque le recrutement des administrateurs offrait moins de garanties et qu’ils étaient moins contrôlés qu’aujourd’hui ; mais, strictement réglementés, ils étaient nécessaires.
Il semblait que le législateur, devant la vague appréhension qu’il commettait une erreur, reculait au dernier moment devant son application, puisque, en votant la loi, il spécifiait qu’elle n’entrerait en vigueur que cinq ans après sa promulgation. L’échéance arrivée, sans que le Parlement ait eu le temps d’examiner à nouveau la question, les administrateurs furent désarmés au moment précis où leur pouvoir et leur prestige auraient dû, plus que naguère, être incontestés, c’est-à-dire au lendemain de la guerre, dans tout le trouble et la fermentation qui suivent les grands cataclysmes prolongés. Les mauvais éléments de la population eurent toute licence, au grand dam et mécontentement de la majorité honnête et paisible.
Pour comble, la loi du 4 février 1919, qui étendait le droit de vote à plus de 400.000 indigènes, les assimilant aux citoyens français, leur permettait l’acquisition des armes sans autorisation préalable ni contrôle. Ainsi, par le jeu convergent de ces textes, on armait les indigènes, dont les esprits s’agitaient à la suite des événements formidables de la guerre, et on supprimait, d’autre part, la seule barrière immédiate et efficace qui pouvait, en les surveillant de près, les contenir. Les conséquences d’une expérience sociale réalisée dans de telles conditions, vu le milieu, les hommes et les circonstances, ne pouvaient être que désastreuses.
Les indigènes, que les hauts prix d’achat des denrées agricoles et les salaires élevés pratiqués pendant la guerre avaient muni d’argent, se ruèrent littéralement sur les boutiques d’armuriers et se rendirent acquéreurs de fusils, carabines et revolvers — mirifique fruit défendu ! D’autre part, leurs compatriotes, venus en France pour y travailler, ne rentraient en Algérie qu’avec des armes ; les démobilisés n’oublièrent pas les couteaux de tranchée et les grenades. Enfin, les uns et les autres pratiquèrent presque ouvertement le commerce des armes, les cédant avec bénéfice à ceux, non électeurs, qui n’avaient pas le droit d’en posséder. Or, comme on l’a remarqué très bien, « l’indigène qui a des armes n’a qu’un désir : celui de s’en servir, et il s’en sert pour le plaisir, même quand rien ne l’y pousse, ni la haine, ni le désir de vengeance, ni la famine ». En lui vit la vieille mentalité atavique berbère des gens pour qui le baroud est à la fois la garantie la plus sûre et l’ultima ratio même des particuliers. Aussi bien, désormais, les querelles privées ou les rivalités de çofs se liquidèrent-elles au milieu des coups de feu ; l’on éteignit des rancunes ainsi de façon définitive. Enfin, le malaise général causé par la grande guerre, la faible organisation de la police rurale et la crise d’autorité généralisée et provoquée, donnèrent au brigandage une extension illimitée. On vit les trains dévalisés après une attaque à la grenade, des autobus pillés, des troupeaux razziés, des fermes enlevées de haute main par des bandits masqués. Depuis un demi-siècle on n’avait pas assisté à un tel déchaînement de crimes ; en 1919, le nombre des attentats subit une augmentation de 3.390 sur le chiffre de 1918.
Les indigènes ne comprenaient rien à cette subite carence de l’autorité. A ce sujet, une anecdote, rapportée par M. Thomson, est, plus que tout commentaire, suggestive : « Quand les pouvoirs disciplinaires ont disparu dans la Haute-Kabylie, à Fort-National, les djemâas, le conseil des anciens des différentes communes, au bout de quelques mois, sont venues trouver l’administrateur et lui ont dit : « Tu n’a plus d’autorité ; tes pouvoirs ont disparu. Les infractions et les délits augmentent tous les jours et d’une façon absolument inquiétante. Cela ne peut pas durer.
« — Mais il y a le juge de paix, répond l’administrateur.
« Le juge de paix, les témoins ; non, ce n’est pas cela ! Quand une faute est commise, il faut frapper tout de suite le délinquant. Il n’est pas nécessaire de frapper très fort, mais il faut que la répression soit immédiate. Nous te prévenons que, puisque tu n’as pas les pouvoirs disciplinaires, nous allons faire revivre les Kanouns, c’est-à-dire les vieux usages, les vieilles pénalités berbères dont les djemâas frappaient les délinquants. »
« Et malgré les observations et les protestations de l’administrateur disant qu’on n’avait pas le droit d’appliquer les Kanouns, on les a fait revivre, et cela avec l’assentiment de la population kabyle. Ceux qui sont ainsi frappés s’inclinent. Et cela a duré tant que les pouvoirs disciplinaires n’ont pas existé ![17] »
[17] Officiel, 1920. Discours Thomson, p. 4074.
On ne s’étonnera pas que beaucoup d’indigènes, en présence de ces prétendues garanties qu’on leur fournissait et qui les obligeaient à faire parfois 50 ou 60 kilomètres pour aller devant le juge de paix, — au lieu de verser de plano 10 francs d’amende ou de coucher deux nuits à la boîte, — aient cru, dans la candeur de leur âme, qu’une telle complication inusitée, loin de constituer une réforme en leur faveur, était bel et bien une pratique résultant de l’état de siège, une sévérité du Gouvernement[18].
[18] Officiel, 1920. Discours Morinaud, p. 4089. Ajoutons que sur 120 postes de juges, il y eut, en 1919, 64 vacances ; d’où rôles encombrés, retards dans les jugements et autres inconvénients.
Il était temps de réagir contre un état de choses aussi fâcheux. La loi du 4 août 1920 apporta une restriction sérieuse à la détention des armes ; néanmoins le mal était fait, car des milliers d’armes étant en circulation, il fut bien difficile d’en récupérer beaucoup. D’autre part, le rétablissement des pouvoirs disciplinaires, demandé non seulement par les colons mais par la partie saine de la population autochtone, fut vite chose faite. En somme, la légèreté du législateur avait institué une sorte d’essai en matière sociale ; on en vit les fruits : ébranlement du prestige français, augmentation de la criminalité et, par suite, exode de nombreux colons fuyant le bled et vendant à des indigènes leurs propriétés insuffisamment protégées[19] ; d’où recul dangereux de la colonisation française dans un pays de peuplement, à la fois dommage politique et économique, régression.
[19] Dans le département de Constantine, pour l’année 1919, les ventes d’immeubles ruraux consenties par les indigènes aux Européens s’élèvent à 13.516.000 francs ; celles consenties par les Européens aux indigènes dépassent 30.500.000 francs. Les colons ont eu l’impression que leur sécurité était en péril et tout un ensemble de faits venait justifier leurs appréhensions. Officiel, 1920. Discours Thomson, p. 4072.
Tels sont les résultats d’une idéologie politicienne contre laquelle le Parlement semble, heureusement, et pour un temps tout au moins, prémuni.
La souveraineté appartenant de droit à la race conquérante, c’est à elle de prouver, par la valeur de ses agents, qu’elle est digne de l’exercer. Le prestige est l’élément le plus sûr de toute domination. La métropole doit envoyer dans les pays musulmans soumis à son empire une élite de fonctionnaires. Le musulman, très sensible aux dons extérieurs, au maintien, à l’habitus corporis, l’est aussi très vivement aux qualités morales et à la dignité de la vie, au désintéressement et à l’équité surtout, qu’il prise d’autant plus fort qu’il les rencontre plus rarement autour de lui.
C’est donc une sorte de contre-sens que d’aliéner une part de cette souveraineté, en admettant même dans de faibles proportions, aux fonctions d’autorité et de contrôle des représentants de la race conquise. Dans l’Inde, un act de 1833, voté par le Parlement, édictait qu’« aucun natif ne pouvait être écarté de n’importe quel poste ». La volonté de la métropole, bien que confirmée avec des modifications par une loi de 1853, une proclamation de la reine Victoria de 1858, enfin une autre loi de 1870, se heurta toujours à la résistance du Gouverneur, lequel, vivant au contact de la réalité, sentait tous les dangers qui pouvaient surgir de cette porte entre-bâillée. Le fonctionnaire européen d’autorité est avant tout l’interprète de la politique de son pays, ce que ne sera jamais le fonctionnaire d’origine indigène, théoriquement muni des mêmes pouvoirs ; il est aussi l’intermédiaire entre le peuple conquérant et le peuple conquis, l’éminent départiteur entre les exigences de l’un et les aspirations de l’autre. Il doit donc posséder le don impérial par l’effet d’une tradition devenue instinct. Les Anglais sont tellement imbus de ce principe essentiel, nonobstant la concession platonique et sans effet pratique qu’on vient de signaler, qu’ils vont plus loin : une règle non écrite, mais fidèlement suivie, de leur politique — analogue à celle qui a écarté jusqu’à ce jour chez nous les Israélites de la carrière diplomatique — veut que les postes d’autorité du Civil Service ne soient dévolus qu’aux Anglais, sinon nés, tout au moins élevés en Angleterre. Des Anglais, nés dans l’Inde de parents anglais et ayant reçu leur éducation dans la colonie, seront toujours écartés des hautes fonctions de contrôle et de direction[20].
[20] J. Chailley. L’Inde britannique, p. 469. L’auteur, après avoir signalé le fait, ajoute : « Il leur aura manqué de vivre dans le vieux pays, de fréquenter la robuste et rude jeunesse anglaise, de s’imprégner avec elle des antiques préjugés qui font la savoureuse originalité de la race et des fortes notions qui lui inculquent son puissant orgueil. Et si aiguë que, plus tard, se révèlent leur intelligence et si étendues leurs connaissances, l’Angleterre ne les classera pas volontiers parmi ceux à qui d’avance elle destine la direction des masses et remet le sort du pays ; elle se défiera de leur conscience et de leur caractère. »
En un mot, la métropole redoute la déformation morale et intellectuelle provoquée par l’ambiance exclusivement coloniale et indigène. Cette pratique, si elle était adoptée chez nous, éliminerait en Afrique du Nord des hautes fonctions administratives tous les Français nés en Algérie qui n’auraient pas passé leur adolescence et une partie de leur jeunesse en France.
« Le souverain, remarquait Ibn-Khaldoun, est un modérateur. » Il est aussi un redresseur de torts. C’est une autre sérieuse erreur que de laisser aux chefs indigènes un pouvoir et une autorité tels que notre contrôle en devienne illusoire.
En 1918 et 1919, les Italiens trouvèrent opportun de combler de faveurs les grands chefs bédouins qui les avaient contraints en 1915 à se réfugier sur la côte. Ils en furent mal récompensés : les grands chefs en usèrent à leur guise dans nombre de points et, sans qu’aucune sanction ultérieure n’intervienne, forcèrent à décamper les résidents locaux avec leurs garnisons.
C’est un art délicat que celui d’utiliser les grands chefs, en leur lâchant la bride, sans diminuer pour cela son prestige.
Ce qu’on a appelé politique « des grands caïds » en Afrique du Nord, et plus particulièrement au Maroc, dans un passé récent, ne correspond heureusement pas à un plan d’ensemble et durable, établi sur des données logiques et visant au définitif. Cette politique est une politique d’expédient, ayant sa source dans les nécessités immédiates du moment, qui seules la justifient (pénurie d’effectifs, insuffisante préparation en vue d’une occupation territoriale). Elle se résume ainsi : la nation conquérante demande aux chefs indigènes locaux, à qui elle suppose de l’influence et sait des moyens d’action matériels, une activité très étendue dans leur rôle militaire et de haute police ; en échange des efforts consentis par ces chefs, et qui les déchargent d’autant des leurs, les représentants de la nation conquérante restreignent leurs pouvoirs de contrôle, se contentent d’une occupation de fait et consentent à fermer les yeux sur les abus et exactions inhérents, en Islam, à l’exercice de tout pouvoir fort non modéré par la crainte.
Une sorte de contrat tacite — do ut des — lie le chef indigène au gouvernement protecteur ; celui-ci se relâche de son rôle de surveillance administrative en proportion du concours qu’il exige par ailleurs du caïd ; le caïd s’appuie sur le pouvoir du conquérant, qui consolide et étend ses privilèges et avantages, et au besoin les défend.
Cette politique est un pis-aller dont l’emploi, suivant le temps et le lieu, — pendant une guerre européenne, par exemple, dans des régions vidées de troupes, — rend de précieux services. Simple mesure d’opportunité, elle ne saurait être érigée en méthode suivie.
Elle rompt le contact entre le peuple conquérant et la masse indigène, devenue sans recours effectif la proie de la clientèle avide qui entoure les chefs locaux. Elle ne justifie pas moralement la conquête. Au malaise que provoque la venue du chrétien s’ajoute le ressentiment venu de l’oppression qu’il tolère et fortifie. Une telle politique hypothèque l’avenir en préparant les ferments de haine et de désordre.
On a essayé de légitimer la politique des grands caïds, non pas en arguant de la nécessité où l’on se trouvait dans certains cas de ne pouvoir en pratiquer de meilleure, mais par des considérations assez aventureuses sur le caractère féodal de ces chefs indigènes.
Si ce n’est que ces « seigneurs » parfois chassent au faucon et logent dans des demeures fortifiées, — ce qui n’est qu’une analogie de surface, — aucun parallèle possible n’est à intervenir entre l’état social où ils vivent et celui de la féodalité.
Il manque à l’Afrique du Nord l’essentiel de la structure du moyen âge : une hiérarchie à degrés nombreux et complexes, les liens de suzerain à vassal avec obligations réciproques très strictes et sanctionnées par l’Église, organisation spirituelle puissante à côté du pouvoir temporel et souvent s’opposant à lui ; la chevalerie, la naissance des institutions communales, bref tout un échafaudage social dont l’équivalent ne s’est jamais présenté en Berbérie.
Ajoutons qu’en fait ces grands « feudataires » ont accédé à un pouvoir de date récente uniquement grâce à l’ensemble des circonstances qui ont favorisé l’anarchie du Maroc à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Ils sont donc des parvenus, sinon des chefs de bande qui ont réussi[21]. Dans la Berbérie, plutôt démocratique, leur élévation est le résultat d’un accident. Il serait donc tout à fait regrettable de transformer un simple état de fait en un état de droit.
[21] Le grand-père de l’illustre Hadj Thami Glaoui, le très décoratif pacha de Merrakech, n’était qu’un petit cheikh de la montagne. Le fameux château-fort de Telouet, ce « Coucy » de l’Atlas, bâti en pisé, a commencé d’être édifié il y a une cinquantaine d’années tout au plus ; son imposante physionomie actuelle remonte à environ vingt ans.
La politique dite des grands caïds, qui a donné de bons résultats pendant la guerre, doit marquer une simple période de transition ; il serait dangereux et au demeurant parfaitement inutile de la prolonger. Un gouvernement avisé lui substituera, pour le plus grand bien de notre établissement, ces habitudes d’ordre, de régularité et d’honnêteté qui ont consacré jusqu’à ce jour les Protectorats de la France.
Nous avons vu quel était le premier stade de la conquête : la manifestation de la force et son emploi dosé et judicieux, puis l’acclimatation. L’indigène s’attendait au pire ; il a réagi ; la situation lui apparaissant sous un jour supportable, il se soumet et s’accoutume. Le fellah cultive dans des conditions plus favorables ; point n’est besoin pour lui de laisser la charrue afin de poursuivre un djich ou de le fuir ; les tribus voisines ne viendront pas, sous le moindre prétexte, brûler ses récoltes ou abattre ses arbres ; les voleurs sont châtiés ; il n’y a plus de coupeurs de route. L’homme des villes commerce plus aisément, ses terrains et maisons ont décuplé leur valeur. Tous jouissent, après l’alerte première, des avantages de l’occupation.
Cependant, au fur et à mesure que l’indigène est plus à son aise, son respect pour le conquérant diminue. Il le voit de trop près. Derrière le vainqueur et le prestige de ses canons ont suivi des nouveaux venus : mercantis qui exploitent, petits fonctionnaires qui tracassent. Délivré de sa crainte primitive et les sachant inoffensifs, l’indigène décèle rapidement leurs ridicules, leurs tares, et il tâche souvent d’en tirer parti. Le génie observateur et critique du Berbère est aigu et direct ; le musulman des villes, plus retors, n’est pas moins fin ; le juif qui le guide en dessous lui commente nos travers et nos défauts et lui enseigne le moyen d’en jouer à son profit.
Les premiers chefs militaires à qui s’est soumis l’indigène sont déjà partis ; la peur des sanctions a faibli ; les sanctions elles-mêmes, en pays pacifié et du fait de la séparation des pouvoirs, se relâchent en tardant ; en devenant moins rapides et plus bénignes, elles perdent de leur efficacité. Il est plus facile de s’y soustraire, car elles échappent au caractère sommaire qu’elles offraient sous le makhzen ou la domination militaire et elles exigent tout l’attirail d’une procédure importée. L’indigène, habitué à un pouvoir autoritaire et fort, s’étonne de cette dispersion des attributions en diverses mains et l’interprète comme une faiblesse[22].
Cependant une nouvelle génération grandit. On l’a élevée dans des écoles ou des collèges dirigés ou contrôlés par nous, en mélangeant les anciennes disciplines islamiques à une sorte d’enseignement primaire supérieur. On s’efforce de la gagner par des mesures de libéralisme, excellentes en principe, nécessaires peut-être, mais dont l’emploi peut être dangereux. Dans la pensée de la nation conquérante, cette « jeunesse des écoles », recrutée d’ailleurs parmi les fils des notables, doit devenir une pépinière de fonctionnaires du gouvernement local ou d’agents subalternes de nos administrations. Ce dessein est certes excellent, et il est bien certain qu’on ne peut faire autrement. Faut-il cependant fermer les yeux de parti pris sur l’ombre qu’il présente ? Dès qu’ils seront titulaires de petits emplois, les jeunes gens élevés dans nos collèges, qui s’estiment déjà supérieurs par leur qualité de musulmans, se figureront vite que la subordination où on les tient est abusive et injuste. Ils voudront se donner de l’air, acquérir de l’influence, car l’influence en Islam est un capital sérieux ; si on les remet comme il convient à leur place, voilà des mécontents. Même observation pour ceux, plus favorisés, qui seront institués hauts fonctionnaires, caïds, pachas, etc. Empressés, obséquieux, habiles à flatter, par tous les moyens, même les moins avouables, les agents métropolitains chargés de les contrôler, ils ne négligeront pas de faire leur propre fortune. Que risquent-ils, en effet ? On ne pratique plus les sanctions terribles d’autrefois contre les fonctionnaires musulmans qui ont cessé de plaire ou abusé : on ne les charge pas de chaînes, on ne les laisse pas mourir au fond d’un silo ; surtout, on ne confisque plus, on révoque seulement ; or, la révocation, après fortune faite, eu égard à la mentalité musulmane, c’est une retraite un peu anticipée. Ajoutons que pour faire excuser leur avidité près de leurs frères de race, ces jeunes fonctionnaires affecteront un grand rigorisme musulman, dauberont tout bas sur le chrétien et jetteront ainsi des ferments futurs d’opposition.
Insidieusement, encore qu’on ait laissé la complète liberté des mœurs, des coutumes et de la religion, une atmosphère nouvelle s’est créée dans les villes autour des masses musulmanes. D’autres conditions de vie, une ambiance transformée, des besoins nouveaux et grandissants, la dissolution lente d’infinis et ténus liens traditionnels, peu à peu, sans que l’indigène même s’en doute, ont changé le rythme de son existence.
Un malaise naît alors, d’autant plus aigu qu’il est moins défini et obscur. Faut-il s’en étonner ? C’est la rançon d’une évolution trop rapide, une civilisation ne se juxtapose pas à une civilisation plus vieille de huit ou dix siècles sans que cette brusque différence de niveau moral et intellectuel n’entraîne avec elle une crise d’accommodation.
C’est le choc en retour de la conquête, souvent d’autant plus rapide que la conquête a été plus facile ; des habitudes mentales ne se déploient plus qu’avec gêne dans leur cadre familier ; en un mot, il s’est produit une sorte de déracinement sur place.
Par une sorte d’instinct de conservation, on voit alors les esprits se retenir à leurs anciens cadres idéologiques ou se jeter sur les plus accessibles : les musulmans exaltent leur foi, la pénètrent davantage ; les Berbères s’islamisent. Le sentiment national, né dans les couches élevées de la population, peut se développer en un tel moment, car il trouve un terrain où croître.
Voyons, par l’exemple récent du Maroc, la manière dont il peut se dessiner par le jeu des circonstances. Le nationalisme marocain n’existe pas, mais tout concourt à le former. Pour le Marocain de naguère, le terme de Maroc, en tant qu’entité nationale, n’était même pas conçu. Il y avait un souverain et un gouvernement, un sultan et un makhzen, et l’un et l’autre régnaient ou étendaient leur administration sur un empire aux frontières imprécises et élastiques, rétrécies s’ils étaient faibles et sans prestige, dilatées, au contraire, s’ils étaient puissants et guerriers. Chacun ne connaissait que sa ville ou sa tribu, dont les rapports avec le makhzen, suivant le temps et les circonstances, étaient étroits ou relâchés. Le Maroc répondait très exactement au type de l’État musulman, qui rappelle, d’après Le Châtelier, « beaucoup plus celui d’un noyau organique, autour duquel s’étend un développement de plus en plus diffus, que celui d’une structure générale et complète[23] ». Partant, nul patriotisme à proprement parler ; la résistance à l’envahisseur est le fruit du fanatisme ou, beaucoup mieux, de la xénophobie.
[23] Revue du Monde musulman, septembre 1910.
Notre Protectorat a forcément changé tout cela. En pacifiant, en organisant, il a unifié et donné précisément au Maroc cette armature intérieure qui lui manquait. Le makhzen, reconstitué, a développé ses rouages ; les limites du Maroc sont désormais assises et le sultan va d’Ouezzan à Marrakech. La route, l’automobile, le téléphone ont aboli les distances dans un pays où les voyages et les échanges étaient, il y a seulement une décade, longs, malaisés et périlleux ; et Allah sait si le Marocain s’est mis furieusement à voyager ! Pour ses 30 ou 40 francs, il prend l’autocar et fait 300 kilomètres comme nous montons en tramway. Les chefs et fonctionnaires indigènes, soit dans des cérémonies chérifiennes, soit dans les nôtres, c’est-à-dire plusieurs fois par an, ont de multiples occasions de se rencontrer et de s’entretenir ; à l’ancien particularisme succède peu à peu une certaine fusion des esprits et des intérêts qui les animent. Enfin, la longue guerre a familiarisé la mentalité indigène, attentive à en suivre les phases, avec la notion de patrie. Alors que, naguère, la majeure partie des Marocains, sauf peut-être dans les villes de la côte où existaient des consuls, ne se représentait pas très clairement les différences nationales entre Européens, à l’heure actuelle, l’idée de nation tend à devenir plus claire. A la eddoula, collectivité imprécise, s’oppose maintenant la gens ou nation ; gens est le mot latin importé par les Berbères et non déformé. L’intégration que nous avons fait subir à l’organisme marocain, la généralisation de nos méthodes, le fait aussi que le sultan, soutenu par nous, perd fatalement son caractère de monarque absolu et religieux et devient en pratique quasi constitutionnel ; le principe d’hérédité dont nous préparons l’adoption pour l’accession au trône, la façade de prestige qu’on laisse à un makhzen, gouvernement sans vergogne d’ailleurs, tout cela et bien d’autres choses encore, font acquérir à l’ensemble du Maroc une physionomie une qu’il ne possédait pas autrefois aux yeux de ses habitants. L’idée nationale peut naître au Maroc beaucoup plus facilement et plus rationnellement qu’en Algérie. Le Maroc constituait un État incomplet et amorphe, mais tout de même il avait figure d’État. L’Algérie, où derrière les garnisons du beylik s’étendait un chaos de tribus divisées et anarchiques, ne fut jamais un État. La Tunisie, province turque, pas davantage.
Le nationalisme, qui s’avère actuellement en Turquie, en Égypte et dans l’Inde britannique, peut fort bien surgir au Maroc. La période de crise qui suit toute conquête, à échéance plus ou moins lointaine mais certaine, offrira sans doute à l’éclosion de ce sentiment national, d’abord confus et vague, un terrain favorable.
Prenons garde alors qu’il ne se fortifie, en effet, et ne s’enrichisse du sentiment, demeuré toujours vivace, quoique assoupi, dans les classes populaires, de la profanation que le chrétien, par sa présence, fait subir à la terre d’Islam. Le vieux mythe de son départ inéluctable reviendra sous mille formes, y compris celle de la légende du sabre de Sidna Ali qui, jaillissant du ciel, doit faire sauter, d’un seul coup de revers balayant le sol, les têtes des infidèles.
Le pays est alors mûr, si l’on n’y prend garde, pour des troubles, des soulèvements ou tout au moins de brusques sursauts.
Le deuxième stade de la conquête, le moins brillant sans doute, mais le plus délicat, c’est de prévenir cette crise presque fatale et de l’apaiser avant qu’elle ne s’envenime.
Il ne faut pas concevoir la pacification en pays d’Islam sous la forme exclusive d’une ombre teintée ou hachurée qui s’avance peu à peu sur la carte, c’est-à-dire comme une simple occupation militaire après laquelle il n’y a plus qu’à administrer sans péril et sans gloire.
La conquête est une conception dynamique ; plusieurs années après le silence imposé aux coups de fusil, elle doit se poursuivre encore et se maintenir en adaptant.
Il n’y a aucun inconvénient à ce que nous fassions une large publicité à notre libéralisme ingénu et souvent médiocrement heureux à l’égard de l’Islam. Il permet des discours et des manifestations ; c’est merveille. Mais il importe aussi que le Memento tu regere soit une formule toujours présente à l’esprit d’un peuple colonisateur. Le sens et comme l’instinct de l’imperium ne doit jamais l’abandonner.
Une tutelle peut être souple, bienveillante et juste, mais ces qualités n’excluent pas la vigilance et la fermeté ; elle doit aussi prévoir et diriger. Protéger et conduire vont de pair.
Il se peut que vous ayez de l’aversion pour ce qui vous est avantageux et que vous désiriez ce qui vous est nuisible. Dieu, seul, sait ce qu’il vous faut, et vous, vous l’ignorez.
Coran. Sourate de la Vache.
En gouvernant les races orientales, la première pensée doit être de faire ce qui est bon pour elles, mais non pas nécessairement ce qu’elles croient qui leur est bon.
Lord Cromer
(Political and Litterary Essays, p. 25).
Un voyageur se promenait un jour — c’était avant la guerre — avec un vieux résident du Maroc sur le chemin de ronde entourant la citadelle de Mazagan, d’où l’on domine la mer, le bled et la ville. En considérant ces lourdes tours, ces murailles formidables, tout l’appareil puissant d’une construction féodale d’Occident, il les comparait à nos baraquements de la garnison, en planches et têtes ondulées, qu’on apercevait au loin, si mesquins, si fragiles, et il disait à son compagnon : « Vous me rappeliez tout à l’heure que la masse populaire du Maroc, ainsi d’ailleurs que tout groupement islamique encore fruste, envisage l’installation des chrétiens sur le sol moghrébin comme une épreuve envoyée par Dieu et, comme telle, ayant forcément son terme. Ne croyez-vous pas qu’elle ne fasse ici un rapprochement, guère à notre avantage, entre ce château fort énorme, bâti comme pour l’éternité par les Portugais, symbole, semble-t-il, d’un véritable établissement, et les faibles abris de nos soldats qu’un rien peut détruire ? N’en tire-t-elle pas conjectures défavorables sur la précarité de notre occupation ?
Les Portugais, au bout d’un siècle, songe-t-elle, durent abandonner ces orgueilleux Alcazars ; toute autre entreprise des chrétiens n’est-elle pas vouée au même sort ?
« — Il est possible, répondit l’interlocuteur, mais remarquez aussi les différences. Les Portugais s’accrochaient à ce rivage ; ils ne pénétraient pas dans le pays, sinon pour piller et asservir ; eux, ils campaient vraiment dans leur citadelle ; nous sommes installés dans nos baraques ; nous ne molestons pas les habitants et les laissons vivre à leur guise ; en assurant la sécurité qui permet l’aisance, nous faisons qu’ils éprouvent dans leur pays même un mieux-être qu’ils ignoraient auparavant ; les captant par les liens de l’accoutumance, nous forçons en tout cas à sommeiller, si nous ne parvenons à l’effacer, cette idée d’un exode futur de l’occupant. Ce qui importe avant tout, ce n’est pas l’allure extérieure de l’établissement, c’est la manière dont il est conçu et poursuivi… »
Pour qu’une conquête européenne en pays d’Islam soit durable et vraiment féconde, elle doit se justifier moralement par les avantages de toute sorte qu’elle apporte au pays conquis.
La conquête n’acquerra sur ce terrain nouveau des racines profondes qu’en réalisant chez l’indigène l’implantation d’habitudes nouvelles et en s’efforçant de les maintenir.
La résistance brisée, il s’agit de rendre la soumission définitive, et c’est alors qu’interviennent utilement les procédés de pénétration pacifique ; ils sont le grand secret grâce auquel l’occupant, d’abord subi, est jugé supportable, puis devient par sa présence et l’effet de sa domination la source de bénéfices certains.
Il faut donc donner aux musulmans ce qu’ils réclament raisonnablement et qui correspond à leurs besoins et à leur mentalité.
D’abord la liberté religieuse et le respect de toutes les institutions, coutumes et rites confessionnels.
Encore que la cause paraisse entendue, il faut y insister pour en saisir l’énorme importance. La convention d’Alger du 5 juillet 1830, signée du général Bourmont, mentionne expressément que la religion musulmane restera libre[24].
[24] L’exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté des habitants de toutes classes, leur religion leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevront aucune atteinte. Leurs femmes seront respectées. Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur. Au camp, devant Alger, le 5 juillet 1830. — Hussein Pacha, comte de Bourmont.
Cet engagement fut respecté à la lettre, c’est-à-dire que les fidèles continuèrent comme devant à se rendre à la mosquée. Mais, dans son esprit, on le suivit assez médiocrement.
On incorpora d’office les habous ou fondations pieuses au domaine, ce qui était altérer de façon grave l’intention des donateurs et créa un froissement très profond dans les âmes musulmanes.
Dernièrement encore, en Tunisie, on a pu voir combien la matière était délicate, lorsqu’il fut question d’assurer la vivification des terres habous incultes au profit de la colonisation : des manifestations eurent lieu, l’opinion indigène s’émut de cette innovation pourtant discrète et entourée de ménagements et de garanties. A la pensée de voir toucher, de si peu que ce soit et dans un but d’utilité publique, à la routine d’une institution séculaire, le fanatisme s’éveilla.
Une autre atteinte détournée à la liberté religieuse en Algérie fut celle qui réduisit les pouvoirs des cadis, juges religieux, en faisant passer à la juridiction française nombre de leurs attributions les plus essentielles. L’indigène, qui réclame une justice prompte, sans complications ni formalités, d’homme à homme, pourrait-on dire, est à la fois déçu et troublé par tout notre appareil judiciaire aux auxiliaires multiples et d’ailleurs onéreux.
« Nous voulons être régis, disent-ils, par la loi de l’Islam qui est d’essence divine. La religion nous fait un devoir de nous y conformer ; nous ne pouvons accepter une loi qui porte atteinte à nos croyances[25].
[25] Rapport de la mahakma d’El Milia lors de la consultation des cadis sur la codification de la loi musulmane, 1906.
« Depuis 1830, exposa en 1914 M. Lutaud à la tribune de la Chambre, jusqu’à ce jour, nous n’avons pas cessé une heure d’enlever aux cadis, morceau par morceau, toutes les attributions qu’ils avaient, malgré les protestations et les plaintes des indigènes qui veulent être jugés par les hommes de leur race, de leur culte, de leur langue, de mêmes habitudes mentales. »
Vingt ans auparavant, M. Jules Cambon s’était fait l’écho des mêmes plaintes : « Nous avons dit aux indigènes que nous leur donnerions une justice moins coûteuse et plus sûre que celle des cadis, et il se trouve qu’ils ne voient jamais la fin non seulement de leurs procès civils, mais encore de leurs procès criminels. La procédure rend souvent la justice plus coûteuse que ne le pouvaient faire les concussions de certains magistrats musulmans, et les indigènes ne font pas la différence entre le prix d’une justice concussionnaire et le prix d’une justice procédurière[26]. »
[26] Jules Cambon. Le Gouvernement général de l’Algérie, 1918, p. 63.
Les constatations de M. Jules Cambon venaient elles-mêmes quelque cinquante ans après celles de Tocqueville, dont le beau rapport du 24 mai 1847 sur les crédits extraordinaires demandés par l’Algérie est empreint d’un si haut esprit politique. Le mal de notre opposition dangereuse, bien que passive en apparence, au libre exercice de l’Islam, y était pour la première fois nettement signalé.
« Autour de nous, écrivait-il, les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de loi et des hommes de religion a cessé, c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. » Et il ajoutait : « Ne forçons pas les indigènes à venir dans nos écoles, mais aidons-les à relever les leurs, à multiplier ceux qui enseignent, à former des hommes de loi et des hommes de religion, dont la civilisation musulmane ne peut pas plus se passer que la nôtre. »
« Les passions religieuses que le Coran inspire nous sont, dit-on, hostiles, et il est bon de les laisser s’éteindre dans la superstition et dans l’ignorance, faute de légistes et de prêtres. Ce serait commettre une grande imprudence que de le tenter. Quand les passions religieuses existent chez un peuple, elles trouvent toujours des hommes qui se chargent d’en tirer parti et de les conduire. Laissez disparaître les interprètes naturels et réguliers de la religion, vous ne supprimerez pas les passions religieuses, vous en livrerez seulement la discipline à des furieux et à des imposteurs[27]. »
[27] Tocqueville signalait dans son magistral rapport un mémoire du général Bedeau faisant connaître qu’à l’époque de la conquête en 1837 il existait à Constantine des médersas réunissant de 600 à 700 élèves. Dix ans plus tard, le chiffre des étudiants était réduit à 60 et celui des msids (écoles primaires musulmanes), de 90 passait à 30.
On réagit contre le mal signalé par Tocqueville par le décret du 30 septembre 1850 qui reconstituait les médersas pour former des candidats aux emplois dépendant des services du culte, de la justice, de l’instruction publique et des bureaux arabes.
Il paraît donc à peu près certain que la décadence des institutions musulmanes et, d’autre part, le médiocre succès de nos tentatives pour les réorganiser sous notre égide, ont provoqué, dans la deuxième partie du dix-neuvième siècle et jusqu’à nos jours, une exaltation populaire du sentiment religieux d’autant plus forte que celui-ci, sans être persécuté à proprement parler, se trouvait à tout le moins comprimé.
D’où cette extraordinaire floraison dans toute l’Afrique du Nord du culte maraboutique, avec ses zaouïas et ses khouans, dont l’évident résultat fut de renforcer la solidarité musulmane, grâce au réseau serré et sans cesse accru de ses relations. « Dans le passé de l’Islam, note Jules Cambon, tous les pouvoirs établis ont été les adversaires de ces prédicateurs antisociaux, et c’est là qu’apparaît la faute que nous avons commise en détruisant à peu près consciemment toutes les forces sociales qui pouvaient subsister dans le monde musulman, parce que ces forces sociales, par leur nature même, étaient hostiles à ces forces religieuses indisciplinées. »
C’est une grave erreur de croire qu’à notre contact la religion musulmane disparaît lentement. Elle a tendance, au contraire, à se raidir dans ses rites essentiels et à prendre davantage conscience d’elle-même en s’opposant à une religion voisine. Les élections d’Alger en 1919 nous ont encore une fois montré l’influence effective des marabouts et des sociétés secrètes ainsi que la répugnance de la masse musulmane à dessiner la moindre manifestation orientée dans le sens d’une européanisation éventuelle. Les Jeunes-Algériens ne sont encore qu’une minorité infime auprès des Vieux-Croyants.
La religion musulmane est donc un fait majeur, dominant toutes les réactions sociales des peuples où elle règne en maîtresse. Aucune de ses manifestations ne doit être négligée. Elle est une force puissante et, en face de l’Europe, une force ennemie ; ennemie des mœurs, des habitudes politiques, de la présence même de l’étranger impie et exécré.
La surveiller, mais sans paraître y toucher, dériver habilement les tentatives et les efforts de ses fidèles les plus ardents, avec infiniment de mesure et de discrétion ; la conserver pour mieux l’endormir, devient une nécessité impérieuse pour toute nation européenne exerçant une domination en pays d’Islam.
L’exemple de l’œuvre accomplie au Maroc peut être utilement cité. Ne rien changer en apparence ; laisser subsister toutes les manifestations extérieures auxquelles le peuple des villes et des campagnes tient tant, qu’elles soient orthodoxes ou simple vestige des anciens rites païens ou magiques (procession d’Aïssaouas, carnaval de l’Achoura, moussems ou pèlerinages locaux) ; augmenter sans ostentation l’éclat des grandes fêtes traditionnelles (Aïd el Kebir, Aïd Seghir, Mouloud) par la reviviscence des protocoles anciens, par des gratifications données à nos serviteurs ou à nos fonctionnaires indigènes ; interdire aux Européens, pour éviter tout incident, l’entrée des mosquées, bref montrer que notre présence ne gêne en rien les traditions du passé, même les plus infimes ; au contraire que, grâce à la paix et à la sécurité revenues, les cérémonies diverses attirent davantage d’adeptes et de plus loin, en un mot et pour tout résumer : quieta non movere, il y a les grandes lignes d’un programme jusqu’ici appliqué avec succès et à quoi rien ne semble devoir être changé[28].
On peut en outre s’efforcer d’acquérir, par le jeu de l’intérêt, la neutralité, sinon la bienveillance des personnages religieux, professeurs ou lettrés, au moyen d’offrandes ou de sinécures adroitement distribuées par l’intermédiaire d’un organisme indigène, afin de ménager des susceptibilités d’ailleurs légitimes.
Par contre-partie de cette attitude favorable, il sera opportun d’exercer un simple droit de regard sur l’enseignement musulman, de manière qu’il ne devienne pas un foyer de fanatisme et de haine contre le conquérant.
La réorganisation des habous au Maroc, suivant les principes traditionnels en vigueur autrefois et que les malheurs des temps avaient seuls effacés, peut être proposée comme un modèle des bienfaits du Protectorat en matière de politique religieuse.
Durant la période de confusion et d’extrême anarchie qui précéda l’installation du Protectorat au Maroc, les biens habous furent dilapidés. L’exemple venait de haut : sous le règne des deux derniers sultans, leur entourage immédiat, les vizirs, les conservateurs ou nadirs pratiquèrent avec un entrain remarquable les détournements, les destructions d’archives et toutes collusions utiles pour s’approprier les fondations pieuses ou en trafiquer.
Les revenus des habous destinés à alimenter les budgets du culte, de la justice et les bourses d’étudiants étaient devenus dérisoires ; aussi les mosquées tombaient-elles en ruines ; les médersas se vidaient et les cadis, non appointés, se rattrapaient sur le disponible des justiciables.
L’objectif du Protectorat fut, en suivant simplement le droit légal et coutumier indigène, de remettre sur pied toute une administration naguère organisée suivant ses principes traditionnels, en la contrôlant. Notre venue et notre action ayant eu pour résultat de faire cesser la gabegie et le gâchis furent considérées en ce domaine comme un événement heureux par l’opinion indigène.
Le rôle du conquérant chrétien, en l’occurrence, fut celui de l’esprit caché qui meut tous les ressorts ; ceux-ci agissent, on ne voit qu’eux, l’impulsion qui les anime est invisible.
Certains s’étonnent que, malgré cette attitude si amicalement libérale, davantage : digne et respectueuse envers la religion des musulmans, nous ne soyons pas aimés d’eux, tout au moins en Islam primitif. On oublie qu’il est déjà bien beau que nous soyons tolérés.
Dans le horm de Moulay-Idriss, à Fez, il y a quelque quinze ans, il était de coutume de dire que les bêtes de somme, les juifs et les chrétiens ne pénétraient pas.
Ces derniers ont forcé la consigne ; aujourd’hui, touristes de toute catégorie circulent librement autour du sanctuaire, jetant de la porte vers l’intérieur un regard rapide et profane.
Certes, s’ils sont attentifs, ils peuvent surprendre chez les fidèles qui les coudoient des visages hostiles ou une indifférence glaciale chargée de mépris. Dans cette étrange cuve que sont les souks de Fez, groupés autour de Karaouyne, Sorbonne du moyen âge musulman, les plus farouches instincts de lucre se mêlent aux élans de la mysticité et le bruit du trafic ne parvient pas à étouffer celui des prières. La religion, l’allure formelle de la vie, l’idéologie, tout repousse là l’Occidental qui passe ; sur lui pèse une réprobation qu’on sent unanime. Mais contre lui nul prétexte n’est donné d’esquisser un geste qui soit un signe de révolte légitime, encore qu’en nul autre lieu peut-être de l’Islam ne s’aperçoive mieux la barrière infranchissable qui sépare le véritable musulman du chrétien, croyant ou non, et qu’il serait folle présomption de croire détruire un jour prochain.
L’Islam étant dans son génie profond une puissance contraire à nos désirs, à nos aspirations, à nos tendances, qu’on peut apaiser et calmer sans songer à la réduire jamais, il est bien évident que notre intérêt est d’éviter, dans la mesure du possible, sa propagation chez les peuples soumis à notre empire.
Cette politique dont l’usage a reconnu la sagesse ne fut pas toujours suivie. Au Sénégal, Faidherbe et ses successeurs ont cru qu’il convenait, pour élever le niveau des sociétés fétichistes, de favoriser l’expansion musulmane et la propagande de ses missionnaires. L’histoire si souvent sanglante de la colonie a montré les méfaits que pouvait causer le fanatisme chez des populations primitives.
Comme on l’a justement observé, un marabout hostile est cent fois plus dangereux que n’est utile un marabout bienveillant.
La même erreur fut suivie en Kabylie, très faiblement islamisée au début de la conquête et que nous crûmes civiliser, rapprocher de nous en y répandant l’enseignement musulman ; or, nous n’eûmes pas à nous en louer.
L’expérience acquise nous a servis en quelque mesure au Maroc où l’on a estimé très sagement que nous n’avions nul intérêt à islamiser les Berbères des montagnes et à changer leur xénophobie native en fanatisme acquis. On se garda d’y répandre l’instituteur algérien et les écoles franco-arabes.
En dépit de cette heureuse abstention, il faut reconnaître que l’islamisation des Berbères se poursuit très rapidement depuis l’occupation française, par suite du contact politique que la conquête progressive du bled siba crée entre lui et l’ancien pays makhzen, très arabisé. L’extrême facilité des communications, l’accroissement des transactions font que les Berbères se mettent vite à la langue arabe en même temps qu’à la religion musulmane, laquelle leur est immédiatement accessible en leur qualité de peuples primitifs. Comme le remarque A. Comte : « Toute religion, surtout à popularité très prononcée, doit évidemment s’apprécier en dynamique sociale, suivant la manière dont elle était habituellement entendue par les masses et non d’après le sens plus raffiné qu’ont pu y attacher secrètement quelques initiés. »
« Depuis trois ans que je réside dans un poste de pays berbère, nous disait un contrôleur civil du Maroc, j’ai vu l’évolution s’accomplir pour ainsi dire sous mes yeux ; le nombre des écoles coraniques a quadruplé dans les douars depuis l’occupation ; celui des néophytes pratiquant toutes les obligations rituelles a augmenté dans les mêmes proportions, et les progrès continuent sans cesse.
Au temps de la siba, le Berbère vivait en quelque sorte en vase clos dans sa tribu d’origine ; ses seules relations normales avec les citadins s’exerçaient par le pillage des voyageurs. Actuellement, la nécessité de vendre et d’acheter aux gens des villes, qui circulent librement et sans danger dans les campagnes naguère infestées de bandits, contraint le Berbère à connaître la langue et même, pour n’être pas dupe dans les contrats, l’écriture arabe.
La religion musulmane suit naturellement. Elle est la religion qui est la plus proche dans l’espace et la plus proche aussi dans le domaine moral. La paix française facilite son extension ; il y a là une évolution presque fatale que nous ne pouvons songer sérieusement à combattre par des palliatifs dérisoires : création d’écoles purement françaises que fréquente une douzaine d’enfants, transcription en français des décisions de djemâas sur des registres ad hoc (ce dernier procédé d’ailleurs irréalisable pratiquement).
Enfin la religion arabe constitue-t-elle aussi peut-être pour ces autochtones qui ont lutté en vain contre l’envahissement de l’étranger une protestation intérieure, un dernier refuge, inviolable celui-là, et que nul ne leur arrachera.
Après la liberté religieuse, bienfait en quelque sorte négatif mais capital, puisqu’il conditionne la sécurité et le maintien de notre établissement, la grande valeur positive qu’apporte notre venue réside dans l’instauration de l’ordre au moyen d’un gouvernement et d’une administration réguliers.
Les populations musulmanes ont été caractérisées jusqu’à ce jour, tout au moins en Afrique du Nord, par leur longue impuissance à se diriger elles-mêmes.
« Une réorganisation administrative dans un pays musulman n’est possible, écrit lord Milner dans son fameux rapport sur l’Égypte, que si elle est imposée du dehors… Les puissances européennes, en respectant les institutions séculaires pour lesquelles les populations musulmanes conservent un attachement religieux, peuvent en obtenir, par un contrôle incessant, un fonctionnement régulier et honnête. »
L’exemple du Maroc vient encore naturellement à l’esprit, car il est le plus récent et le plus curieux. L’histoire du Maroc est celle d’une entité géographique et politique créant l’illusion d’un empire aux yeux de l’ignorance européenne, mais d’un empire où le désordre intérieur, existant comme la variole ou le typhus à l’état endémique, compromettait sans cesse l’autorité du souverain. Cet état d’anarchie n’offrait de rémission qu’autant que l’émir couronné montrait de l’activité et de la poigne.
Les limites des territoires soumis s’étendaient alors pour se réduire aussitôt que Sa Majesté ne guerroyait plus. Le sultan et son makhzen (vizirs à ses côtés, caïds dans les tribus) ne faisaient qu’assurer un semblant de sécurité et de justice, d’ailleurs payé chèrement.
L’organisation financière pouvait offrir à peu près ce tableau. Le caïd, institué par le sultan, après hommage pécuniaire rendu en proportion de l’importance de sa charge, tire de ses administrés le plus d’argent possible, et par tous les moyens. De l’argent ainsi récolté, il fait deux parts : l’une pour lui, l’autre, accompagnée d’une comptabilité fantaisiste, pour le Trésor, dit public. Il est bien certain qu’une tendance vive l’incite à arrondir la sienne et à diminuer celle du makhzen. Dans ce cas constaté, ou deviné seulement, l’arbitraire étant de règle, la destitution, l’emprisonnement et la confiscation des biens s’ensuivaient. Le sultan faisait convoquer le caïd à Fez ou à Marrakech, et, là, ces aimables surprises étaient notifiées au fonctionnaire à l’excessif appétit ; l’exécution suivait sans délai ; les « contribuables » dépouillés n’étaient pas remis en possession de leurs biens, mais ils étaient fort contents tout de même de voir la justice du sultan châtier le coupable.
Pour éviter cette disgrâce lourde, puisqu’il y perdait à la fois sa fonction, sa liberté et sa fortune, le caïd s’efforçait-il de satisfaire aux exigences du makhzen sans trop faire tort à celles de sa propre avidité, en pressurant un peu davantage ses administrés ? Ceux-ci, excédés, se soulevaient, brûlaient et pillaient la demeure du tyranneau, lequel était bien heureux quand, par une fuite opportune, il pouvait échapper à un massacre certain.
Le pouvoir d’un caïd dans sa tribu sous l’ancien makhzen était un pouvoir absolu, tempéré cependant par deux alternatives, en cas d’abus : la confiscation venue d’en haut, la révolte surgie d’en bas.
Le makhzen, au reçu de la nouvelle d’une sédition qui le privait d’un fidèle serviteur, sans autrement s’en émouvoir, acceptait d’un autre candidat au caïdat une forte provision, l’instituait, et le nouveau promu recommençait à ses risques et périls le jeu subtil de faire fortune sans éveiller les susceptibilités de la cour et les réactions du populaire. Il fallait évidemment du doigté.
Le Trésor n’était constitué qu’au profit du sultan et de son entourage. Le pays n’en bénéficiait nullement. Les travaux publics étaient inexistants ; aucun plan suivi et de longue haleine, d’amélioration ou d’utilité générale ne voyait jamais le jour.
A ce régime, il n’était point surprenant que les tribus des pays de montagne, où les faibles armées du sultan ne pouvaient s’aventurer qu’occasionnellement, ne voyaient aucun avantage à reconnaître cette autorité du makhzen dont le poids était lourd et le bénéfice fort peu certain.
Le particularisme des groupements berbères au rudiment d’organisation mi-démocratique, mi-soviétique s’accommodait à merveille de cette absence de joug.
Un passage d’Ibn-Khaldoun traduit bien leur état d’esprit : « Une tribu s’avilit qui consent à payer des impôts et des contributions. Une tribu ne consent jamais à payer des impôts tant qu’elle ne se résigne pas aux humiliations. Les impôts et les contributions sont un fardeau déshonorant qui répugne aux esprits fiers. Tout peuple qui aime mieux payer ces tributs plutôt que d’affronter la mort a beaucoup perdu de cet esprit de corps qui porte à combattre ses ennemis et à faire valoir ses droits[29]. »
[29] Prolégomènes, 297.
Moulay-Hassan, le dernier grand sultan du Maroc indépendant, passa la moitié de sa vie à cheval, à guerroyer dans tous les coins de son empire pour maintenir ses tribus dans le devoir et mater leurs velléités de dissidence.
Après lui et Ba-Ahmed, l’extraordinaire régent de la minorité d’Abd-el-Aziz, à l’énergie débordante et la main de fer, tout s’écroula.
L’argent rentrait mal ou pas du tout ; comme les besoins devenaient plus grands, l’Europe voulut bien consentir des emprunts, mais à la condition de prendre des gages et de s’implanter. C’est ainsi que le Maroc, anachronisme étonnant au dix-neuvième siècle et aux portes de l’Europe, perdit son indépendance, qui ne lui rapportait d’ailleurs que ruine et confusion.
Le premier soin du Protectorat français fut de mettre de l’ordre dans les finances, d’organiser l’impôt sur des bases rationnelles, de le percevoir à dates fixes et de restreindre, dans la mesure du possible, les motifs d’exaction.
L’apport d’une sécurité véritable alla de pair avec l’assainissement du maquis financier. Quand notre protectorat s’est installé au Maroc qui venait de subir une longue période de dissolution interne et de troubles, où les biens et les personnes étaient sans cesse menacés, l’heureux effet de notre présence et de la police qu’elle comportait fut tel qu’il dissipa beaucoup de préventions contre la venue des chrétiens. Aujourd’hui, parmi le bled siba encore réfractaire, le seul argument, le seul apprécié en tout cas, en faveur de notre intervention dans le pays, est bien précisément celui de cette sécurité que nous apportons dans nos fourgons.
Après la sécurité vient le bien-être matériel : aménagement de routes, par suite facilité extrême des communications, forage de puits, distribution d’eau, soins médicaux ; bref tous les avantages que livre, à côté de tant de maux, la civilisation moderne. L’indigène musulman, et surtout au Maroc, est très utilitaire ; il ne vise que le concret et ce qui lui sert. On l’oublie trop souvent en croyant le combler de bienfaits théoriques, dont il se moque quand il ne s’en sert pas contre nous. Il y a une quinzaine d’années, un des rares Européens qui habitaient une ville du Maroc, s’avisant de sortir à bicyclette, faillit être lynché par la population, laquelle s’émut de cet objet plus nouveau qu’un chameau. Peu de temps auparavant, un médecin français fut assassiné dans cette même ville, parce qu’on croyait qu’il était chargé d’installer la télégraphie sans fil, supposée source de calamités. A l’heure actuelle, les Marocains aisés ont leur auto, qu’ils conduisent parfois eux-mêmes, usent du téléphone, de la lumière électrique et de toutes les commodités dues au génie mécanique du roumi.
Sécurité, jouissance paisible d’une paix enfin acquise et de ses divers agréments supposent l’exercice régulier de la justice. La justice en pays d’Islam est un fruit rare ; d’un bout à l’autre des terres musulmanes, de Chiraz à Mogador, la vénalité sévit et l’arbitraire et le déni de justice en vue du profit ; tant dans la justice pénale que dans la justice civile, caïds et cadis rivalisent ; tout s’arrange avec de l’argent, au mépris de toute équité et foi jurée ; ce sont combinaisons appelées là bakchich et ici fabor.
« L’argent est un maître ; il ne laisse pas de non à la parole », dit un proverbe chleuh du Sous. Aussi a-t-on vu avec quel empressement et souvent au prix de quels sacrifices les indigènes en pays de capitulations se précipitaient vers la protection étrangère du roumi, par ailleurs exécré, qui les soustrayait à la manière par trop intéressée de leurs juges naturels.
Comme tous les peuples primitifs, Algériens et Marocains ont le sentiment de la justice, qu’ils sont incapables par ailleurs, livrés à eux-mêmes, d’exercer. Cependant, la vraie formule n’est pas de donner aux musulmans des juges européens, la plupart du temps ignorants à la fois de la loi musulmane et de son esprit, des coutumes locales, de la langue. Il faut leur laisser leurs juges naturels, mais soigneusement les choisir et les surveiller.
L’ensemble des avantages qu’une installation européenne apporte dans un pays musulman peut se définir ainsi : faire vivre la société indigène dans son atmosphère morale traditionnelle, mais épurée de ses misères, y maintenir les cadres naturels, amendés et contrôlés en vue d’une amélioration générale des conditions de vie en usage. Cette œuvre nécessite, chez ceux qui ont la charge de la mener à bien, des qualités nombreuses et variées.
Outre une grande aptitude aux idées générales par quoi l’on domine les détails de la besogne journalière, de la persévérance et du caractère, il faut en même temps une connaissance de l’indigène ne s’acquérant qu’à l’usage, une sympathie vers lui, un effort constant de compréhension et de patience, à la fois de la bonhomie et de l’énergie ; en un mot, une gentillesse grâce à laquelle se crée le lien moral et qui est une qualité bien française.
Le sens de l’indigène musulman est souvent difficile à acquérir ; il y a là toute une psychologie à reconstituer pour savoir ce qui le touche et le séduit, ce qui le choque et le rebute, d’autre part, et qui varie suivant les classes sociales, les régions, les milieux ruraux ou urbains.
Comprendre les aspirations, les vrais besoins, les faiblesses des populations avec qui l’on a affaire est la première démarche à instituer, puis faire la balance entre leurs qualités et leurs défauts, les tenir en main tout en évitant les tracasseries inutiles, exige une variété de dons qu’il n’est pas donné à quiconque de posséder en un jour. Asseoir son prestige d’abord par une grande dignité d’attitude et de vie, puis par un mélange de distance et de familiarité, de jugement sévère et de cordialité, dosage indispensable dans des sociétés sommairement hiérarchisées, tout cela est la marque d’un vrai chef.
Le plus grand bienfait à accorder aux indigènes est de les pourvoir de chefs locaux administrateurs ou contrôleurs qui les comprennent, les aiment sans en être les dupes et avec lesquels ils se sentent en confiance.
On a vu, dans les premières années du Protectorat du Maroc, comme autrefois en Algérie, des populations pleurer assez sincèrement le départ de chefs militaires ou civils qui avaient su acquérir leur sympathie ; ces chefs étaient en général les plus justes, mais aussi les plus sévères et les plus énergiques.
Il est donc souhaitable que le chef qui réussit, demeure longtemps au même poste. Le musulman n’aime pas les figures nouvelles. Si elles se succèdent par trop, il ne se livre plus, se replie sur lui-même ; le lien moral se dissout, au grand dam de l’œuvre poursuivie, et il ne se renoue ensuite que difficilement.
La cause essentielle des mésaventures espagnoles au Maroc vient de ce malentendu fondamental entre l’indigène et l’occupant ; ce dernier considère l’autre comme un ennemi héréditaire ; il ne fait rien pour le gagner après l’avoir réduit ou bien ses avances sont maladroites et prises en mauvaise part ; il creuse le fossé au lieu de l’aplanir ; il heurte sans cesse le soumis de la veille, jusqu’au jour où du foyer mal éteint l’incendie éclate. Les expéditions coloniales ne s’organisent pas aujourd’hui comme au temps de Pizarre. En méprisant son adversaire, en ne se souciant ni de ses besoins ni de sa mentalité, en ne faisant rien pour le gagner, on n’aboutit qu’à de graves échecs.
Cet exemple fâcheux mis en parallèle avec la plupart de nos réussites atteste que la durée et la solidité d’un établissement européen en terre d’Islam sont en raison directe de la valeur intellectuelle et morale des hommes, à tous les degrés de la hiérarchie, qui ont la charge de l’établir, puis de la maintenir.
Elles dépendent aussi de la façon dont ces hommes ont compris leur rôle, lequel est, pour une grande part, de rendre sans cesse visible et palpable, aux yeux des musulmans, l’utilité et les avantages matériels dus à notre présence et à notre action, en allégeant autant qu’il est possible les contraintes obligatoires et pénibles qui en sont la contre-partie inévitable.
Caliban. — Vous m’avez appris à parler et le profit que j’en retire est de savoir comment vous maudire. La peste rouge vous tue !
Shakespeare. La Tempête.
Rien de trop, dit la sagesse antique et de toujours. Et d’autre part, ne forçons point notre talent. Accordons aux musulmans ce qu’ils demandent et satisfaisons à leurs souhaits justifiés, tacites ou exprimés. N’allons pas au delà ; cette erreur psychologique serait une source de graves fautes politiques dont nous serions les premiers punis.
Il ne faut pas donner aux musulmans ce qu’ils ne demandent pas et qui ne correspond ni à leurs besoins ni à leur mentalité.
Or, il est beaucoup de ces présents d’Artaxercès dont on veut à toute force faire cadeau aux musulmans, alors qu’ils les goûtent médiocrement. On s’étonne qu’ils ne soient pas pleins de gratitude pour ces beaux dons inutiles. On part, comme toujours, des généreux et absurdes principes révolutionnaires venus par fil spécial de Sirius à la Terre dans la substance grise de terribles logiciens. Les êtres humains sont partout identiques ; il n’y a entre eux que différences de développement ; par conséquent, la « mission civilisatrice » des peuples évolués est de faire parvenir au même point de progrès des peuples prétendus arriérés. Et le meilleur moyen d’éducation, n’est-ce point de les assimiler pour que, du contact, des habitudes et des idées, de la pratique des mêmes mœurs politiques, surgisse la fusion désirée ?
Un principe aussi erroné ne peut être qu’une source jaillissante d’erreurs. La civilisation musulmane n’est pas seulement « arriérée » par rapport à la nôtre, il n’y a pas seulement différence de degré ou de niveau, un trou dans la durée à combler hâtivement (et quand cela serait, quel danger encore de brûler tant d’étapes !) ; il y a différence de nature dans sa forme et sa contexture mêmes ; de part et d’autres, modes de représentation et catégories de l’entendement ne sont pas les mêmes.
Par suite, quels troubles profonds ne va-t-on pas apporter dans les esprits musulmans, où tout est fixé par l’usage et l’hérédité, par le milieu, l’état social, en leur imposant des façons de voir, de juger et d’agir, alors que, sauf quelques rares individualités, ils ne possèdent pas la même manière de sentir et de « réagir » que nous.
Néanmoins, nos politiciens ne sont point embarrassés de pareilles considérations, sans doute jugées réactionnaires. Ils se sont persuadé qu’il fallait, pour faire de nos protégés musulmans nos amis et presque des nationaux, les instruire. La clarté des notions acquises dissiperait les préjugés et les erreurs, faciliterait les rapprochements, éclaircirait tous malentendus. Bourde écrivait dans le Temps, en un style et avec des images dignes d’Homais, des phrases de ce genre qu’on ne peut qualifier que du nom même de leur auteur : « L’enseignement des indigènes est la clef de voûte de notre œuvre au delà de la Méditerranée. De lui dépend l’avenir de notre action elle-même, car ce n’est que par l’instruction que la France peut espérer absorber les quinze millions d’indigènes qu’elle va désormais porter logés dans ses flancs. »
Et feu Albin Rozet, qui fut un parlementaire digne et laborieux, mais dont les idées sur la politique musulmane étaient à la fois les plus absolues et les plus saugrenues (ce qui va assez bien ensemble), déclarait hautement : « Le jour où notre Nord-Africain parlera français, il sera véritablement une terre française et un prolongement de la patrie. Il sentira et pensera comme la France. »
Ainsi l’on parsema d’écoles l’Afrique du Nord. Il y a plus de vingt-cinq ans que ce mouvement de « fureur scolaire » a commencé de sévir ; on peut donc en voir les conséquences, qui ne sont pas des plus fameuses. L’expérience, d’une manière générale, a montré que plus les indigènes avaient acquis de culture française et davantage ils avaient tendance, en secret ou ouvertement, à nous haïr ; cette constatation, évidemment décevante, vient de l’avis unanime de ceux qui ont observé sans parti pris les résultats offerts. En 1886, le Gouverneur général de l’Algérie le reconnaissait loyalement. « L’expérience, disait-il, tend à démontrer que c’est quelquefois chez les indigènes à qui nous avons donné l’instruction la plus étendue que nous rencontrons le plus d’hostilité. » Et M. Louis Vignon, signalant le fait, d’ajouter : « C’est presque toujours parmi les anciens élèves des écoles primaires que l’Administration rencontre des opposants, réclameurs, fabricants de faux papiers. D’autre part, si l’on voit encore en Algérie, où les esprits sont murés, donc peu curieux d’acquérir, très peu de « jeunes », ceux-ci, loin d’être ralliés et sûrs, sont généralement ennemis. Leurs journaux en témoignaient avant la guerre ; leur abstention, à l’heure des engagements volontaires, l’a souligné. Un certain nombre d’instituteurs indigènes réclament âprement les droits électoraux, discutent l’autorité. Passez la frontière : depuis longtemps on jugeait pour ennemis la plupart des « Jeunes-Tunisiens ». Bien qu’ils fussent très prudents et très habiles, ils se sont découverts une première fois lors des incidents de 1912, une seconde fois pendant la guerre[30]. »
[30] Vignon, Un programme de politique coloniale. Plon, 1919, p. 526. « L’expérience de l’Inde avec sa classe encombrante de babous ou lettrés aurait pu nous servir ; ce ne sont que des arrivistes forcenés, écrivait lord Curzon, animés de la haine la plus profonde non seulement contre tous les Anglais, mais contre tous les Européens, prêts à toutes les destructions pour satisfaire leur vanité exaspérée… Au point de vue politique, les agitateurs professionnels sont ceux qui ont fait leurs études en Angleterre et qui s’inspirent des principes de la liberté politique sans être devenus capables d’en apercevoir les difficultés et d’en saisir les contradictions. »
Au Maroc, on a cru ou feint de croire que les interprètes et instituteurs algéro-tunisiens que nous importions seraient de bons agents de pénétration ; on fut bien obligé de se servir d’eux ; d’ailleurs, on n’avait pas l’embarras du choix ; or, on est contraint de reconnaître que, d’une manière générale, on n’a pas eu de pires ennemis de notre influence.
La « politique musulmane » fait donc, en général, fausse route dans le domaine de l’instruction. Qu’on nous entende bien : on ne prêche pas ici l’obscurantisme, mais l’instruction ne doit pas être distribuée et imposée larga manu, comme la quinine ; elle doit être offerte, mise à la disposition des musulmans, nous dirons plus, elle doit être proposée à petites doses, comme une prime et un honneur réservés à l’aristocratie indigène ; ingurgitée à tort et à travers, elle peut devenir un véritable poison pour des intelligences non adaptées ; elle suscite alors la vanité, la paresse, crée des déclassés.
Dans l’esprit de nos idéologues islamisants, l’acquisition des lumières doit pouvoir rendre les indigènes aptes à conquérir la liberté, les droits du citoyen, l’électorat ; le tout considéré comme bien suprême. On ne prend pas garde encore que nous sommes dans une société radicalement incapable, sauf au dire de quelques intrigants ou ambitieux qu’elle peut comprendre, de jouir de ces prétendus avantages. En pays d’Islam, on est toujours dans un monde patriarcal, autoritaire, ou tout au moins très hiérarchisé : il y a le popolo grasso et le popolo minuto, les chefs et ceux qui doivent obéir ; le fonctionnement de la vie sociale repose sur le principe de l’autorité détenue par certains, qui l’ont acquise par la naissance, la possession d’état résultant de quelque coup de force ou la faveur du gouvernement.
Quelle révolution énorme au sein de cette société patriarcale qui n’obéissait jusqu’alors qu’au chef de famille ou au chef de tribu que d’y imposer les principes libéraux et individualistes !
Cette limitation et ce contrôle de l’autorité, cette mise en question (qui viendra vite) de la légitimité elle-même de la domination du peuple conquérant, n’est-elle pas extrêmement nouvelle pour le peuple algérien, mis à part quelques agitateurs ? On ne peut pas mieux préparer soi-même les verges dont on se fera fouetter. Nous avions l’exemple des caricatures de suffrage universel que donnent les consultations électorales de nos vieilles colonies et de l’Inde, des scandales permanents qu’elles entraînent. A quoi bon transporter toute cette misère en Algérie qui en avait été encore exempte ?
Il fallut cependant le tenter.
Issu du sentimentalisme d’une démagogie considérément étendue hors de ses frontières métropolitaines et de l’ignorance exagérée de trop de parlementaires touchant les choses coloniales et islamiques, votée enfin par une poignée de députés présents dans une séance du matin, la loi du 4 février 1919 a, on le sait, un objet double : en premier lieu, elle donne à tous les indigènes autres que les journaliers agricoles ou les ouvriers urbains qui n’ont pas fait de service militaire la faculté d’obtenir de plein droit la naturalisation au titre de citoyen français. En un mot, les neuf dixièmes des jeunes générations peuvent obtenir ad libitum la citoyenneté française. Ce beau cadeau n’a eu aucun succès, comme on pouvait s’y attendre ; c’est une manifestation de notre libéralisme et de nos bonnes dispositions à l’égard des Algériens, un geste noble et platonique, et pas autre chose. « Vous devriez comprendre, disent les notables de la société indigène, qu’il y a incompatibilité absolue à ce qu’un musulman fidèle à sa religion recherche la qualité de citoyen français avec les obligations qui en découlent. Croyez-nous, aucun musulman digne de ce nom n’acceptera de renoncer à son statut, c’est-à-dire à sa loi religieuse, divine, qui est à prendre tout entière et telle qu’elle est. Ce dogmatisme est peut-être fait pour vous surprendre, mais notre loi est d’essence divine et votre loi française est purement humaine. Vous ne pouvez les considérer à un point de vue d’assimilation, ni en rien les comparer. » La seconde innovation de la loi de 1919 remet aux mêmes catégories d’indigènes un droit électoral très étendu. Elle appelle la moitié presque des autochtones à élire les conseils municipaux, les conseillers généraux et les délégués nommés à titre indigène.
Or, la masse de la population n’a jamais rien demandé de pareil ; elle n’en avait ni le goût ni le désir ; l’indigène, nullement préparé à exercer le droit électoral, ne l’a pas réclamé. On ne peut confondre une minorité d’agités ambitieux ou aigris, semi-intellectuels, semi-primaires, se faisant, à dessein ou non, illusion sur la mentalité de leurs coreligionnaires avec les couches profondes de la population ; celles-ci n’ont pas la notion du contrôle et la discussion de l’autorité ; elles veulent la justice du beylik, c’est-à-dire du gouvernement, mais elles n’ont jamais pensé à lui dicter leurs volontés. A ces mentalités inévoluées encore, Il fallait cependant d’urgence remettre l’arme du bulletin de vote comme récompense à l’acceptation de l’impôt du sang. L’immense majorité n’y comprit rien ; les joies du scrutin devaient être sans saveur pour des gens admettant jusqu’à ce jour sans discussion le principe d’autorité ; ils n’appréciaient que l’article 14, article qu’on fut obligé de remanier, qui permettait aux électeurs conscients l’achat d’armes à feu.
Cependant les élections eurent lieu. Elles se traduisirent d’un mot : elles furent faites contre l’administration ou, plus exactement, contre les candidats supposés patronnés par elle et contre toute francisation. Les naturalisés furent battus à Alger ; ils furent combattus comme renégats ; on les jugea trop voisins de nous, mal qualifiés par conséquent pour faire triompher les âpres revendications d’un programme qui ne tendait à rien moins qu’à amoindrir ou même à ruiner la souveraineté française. Nulle part la masse des indigènes n’a donné l’impression qu’elle appréciait un libéralisme dépassant son entendement. Le parti des Vieux-Croyants, soutenu par les familles maraboutiques, plutôt hostiles à notre influence, l’a emporté sur toute la ligne.
La concession du droit de vote aux indigènes, dans les conditions où il fut établi, avec un cadre électoral trop large, peut, en temps de crise, permettre à des agitateurs de manier dangereusement les masses indigènes, cette innovation paraît donc, dès le début de son application, ne servir en rien la cause française.
L’idée de donner une souveraineté locale aux indigènes était bonne en soi-même, mais il fallait poursuivre ce but en réorganisant les djemâas, assemblées communales des seuls indigènes, plutôt que d’élargir encore au sein des assemblées mixtes la fusion de l’élément français et de l’élément indigène.
Il ne faut pas perdre de vue que l’Algérie est directement visée par la propagande bolcheviste et le sera demain peut-être par les menées allemandes. Nombre d’indigènes des ports sont affiliés à la C. G. T., ont fait des grèves de solidarité auxquelles ils ne comprenaient rien et suivi et acclamé le drapeau rouge. Lénine s’est félicité de sa propagande en Afrique du Nord.
Le souvenir des luttes religieuses du Donatisme qui ravagèrent la Berbérie aux premiers siècles du christianisme peut être ici utilement rappelé : le succès de ce schisme provint pour une large part de la vive inclination des Berbères, en embrassant une cause d’ordre spirituel, à manifester leur impatience contre la domination romaine. Les indigènes musulmans n’entendent rien au marxisme ; aussi bien la propagande communiste, en s’adressant à eux, a moins pour objectif de commenter les théories du Capital ou de développer les phases du matérialisme historique que de préconiser la haine religieuse de l’étranger. Il s’agit d’aliéner toutes les populations musulmanes contre les gouvernements capitalistes. Dans ce but, tous les moyens sont bons, même et surtout celui d’exciter le vieux levain d’anarchie et d’insurrection de ces Berbères qui ont supporté et vu disparaître aussi, au cours de l’histoire, tant de dominations étrangères.
Or, ne sait-on pas que lorsque « les problèmes sociaux puisent leur force dans des ressentiments religieux et nationaux, ils ont une force d’explosion incomparable » ? Attendons-nous pour l’avenir à de lourdes complications, si nous abandonnons « notre vieille politique sage et prudente en Afrique du Nord pour nous jeter dans une politique d’utopie, d’idéologie et d’aventure qui pourrait coûter cher à la France et la mener à de véritables désastres ».
A ce propos, on ne saurait trop méditer ces lignes du beau rapport de Jules Ferry, rédigé en 1892 au nom de la commission d’enquête sur l’Algérie : « Assimiler l’Algérie à la métropole ; leur donner à toutes deux les mêmes institutions, le même régime administratif et pénal ; leur assurer les mêmes lois, c’est une conception simple et bien faite pour séduire l’esprit français. Elle a, dans l’histoire de notre colonie, une influence tour à tour bienfaisante et désastreuse ; même aujourd’hui, après nombre d’expériences, il faut quelque courage d’esprit pour reconnaître que les lois françaises ne se transportent pas étourdiment, qu’elles n’ont pas la vertu magique de franciser les rivages sur lesquels on les importe, que les milieux résistent et se défendent et qu’il faut, dans tout pays, que le présent compte grandement sur l’avenir. »
La France, de tout temps, fut le pays des beaux gestes qui servent d’illustration et de prétextes à des développements oratoires ; la guerre n’a pas fait changer et rien ne fera changer, en ce domaine comme en d’autres, le pays des Gaulois et de la Révolution, car un peuple, encore moins qu’un individu, ne peut échapper au fatalisme de son tempérament.
Il y a des actes politiques qui satisfont surtout ceux qui les préconisent et les mettent en œuvre et très peu ceux à qui on les destine.
De ce nombre peut se classer l’institution d’une mosquée à Paris.
Nous avons montré plus haut de quelle circonspection, de quelle adroite tolérance, de quels ménagements effectifs il était indispensable que notre domination s’inspire, en terre d’Islam, dès qu’elle aborde ce domaine de la religion, maîtresse universelle des âmes.
Mais là encore, la formule du « rien de trop » peut être opportunément invoquée. Il nous appartient d’avoir une déférence discrète et un peu distante vis-à-vis de la religion musulmane. De là à l’exalter et à nous constituer ses prosélytes, il y a quelque nuance.
Des islamomanes notoires ont donc préconisé à grands cris la création d’un institut musulman et d’une mosquée à Paris, symbole des liens de la France avec sa population musulmane ! On voit déjà tout ce que l’on peut broder de vibrant, de généreux ou tout simplement d’agréable sur ce thème. Parlementaires abusés ou publicistes gagés n’y ont point failli. N’insistons pas sur leurs développements littéraires ou oratoires d’effet facile.
Écoutons plutôt M. Louis Bertrand. Avec lui le ton change : « Pourquoi nous évertuer à organiser l’Islam qui ne l’est pas, à islamiser des gens qui n’ont pas envie de l’être, à rapprocher des fanatismes ou des ambitions politiques qui ne peuvent que se liguer contre nous ? Comme si les musulmans n’avaient pas déjà trop de tendances à s’aboucher en conciliabules séditieux, il faut que nous-mêmes leur fournissions les moyens de se voir et de comploter ensemble en toute sécurité, à notre barbe, avec l’estampille administrative !… Il faut qu’en plein Paris nous fondions ce qu’on appelle ridiculement une Université musulmane pour permettre aux gens de Boukhara, de Dehli de venir prendre langue, chez nous, avec ceux de Rabat ou de Marrakech ! Au lieu de les européaniser à Paris, nous les convions à s’y musulmaniser davantage ! Sommes-nous fous ou imbéciles ?[31] »
[31] Revue des Deux-Mondes. Sur un livre de Paul Adam, 15 juillet 1922.
Rude langage, moins fleuri, mais langage d’un esprit politique et latin.
Il est assez comique, en effet, lorsque tous les peuples musulmans se cantonnent maintenant dans des nationalismes jaloux, de nous voir pratiquer nous-mêmes, à notre manière, une sorte de panislamisme qu’ils semblent provisoirement avoir abandonné.
A la création d’une mosquée parisienne et d’un institut musulman applaudit à grands cris une poignée de jeunes Algériens plus habitués des boulevards que familiers de la tente ancestrale. Que tout ce bruit, pour ne pas dire tout ce battage, ne nous illusionne pas ! Cette initiative aura dans tout l’Islam le même effet inconsistant qu’aurait provoqué au moyen âge, dans la chrétienté, la lubie d’un Soliman élevant une église pour les chrétiens fréquentant les Échelles. Faut-il répéter encore et toujours que, pour saisir la mentalité de la masse islamique, il faut se transporter par la pensée à notre quatorzième siècle et même, quand il s’agit des Berbères, bien plus avant dans le cours de l’histoire[32] ?
Les Algériens, les Marocains, les Tunisiens sincères qu’on mènera visiter la mosquée parisienne souriront avec aménité et, comme la politesse est la grande vertu musulmane, ils nous loueront en termes subtils et choisis de notre geste gracieux et, pour nous faire plaisir, en augureront merveille.
Mais s’ils osaient parler, ils nous diraient : « Ne vous occupez pas plus de notre religion que nous ne nous occupons de la vôtre. Quand nous voyageons par le monde, loin des terres soumises spirituellement au drapeau vert du prophète, un bout de tapis où l’on s’agenouille, un instant de solitude et de recueillement nous suffisent pour satisfaire à notre devoir religieux ; nous n’avons pas besoin, comme vous, pour nous présenter devant la divinité, d’un prêtre, d’un temple et de tout un cérémonial…
« Votre intention est bonne… Mais, voyez-vous, nous préférerions passer inaperçus à Paris et qu’on n’y cherche pas, malgré nous, à nous y être agréables, plutôt que de nous voir, sur les quais d’Alger, dans les rues de Tunis ou sur les places de Casablanca, traiter impunément de « sale bicot » par le Maltais fraîchement débarqué, l’Espagnol néo-Français ou le petit juif en jaquette.
« Si vous voulez que nous nous sentions chez nous quelque part, eh bien ! que ce soit dans le pays de nos pères et non dans le tumulte de votre capitale, où nous serons toujours, certes, des passants amis, mais enfin des passants. »
Débarrassée et comme épurée de cette islamomanie dangereuse qui brouille la netteté de sa vision, la France doit avoir à l’égard de l’Islam une attitude inspirée par des raisons positives. Si la grande masse française est encore malheureusement indifférente aux questions coloniales, sans voir ni comprendre que le salut d’un peuple à faible natalité réside dans l’utilisation de toutes les forces vives de son empire d’outre-mer, elle est aussi ignorante de tout ce qui concerne de près ou de loin l’Islam, autre puissance d’action susceptible de servir aux fins nationales et, d’une manière générale, à la civilisation tout entière.
La politique à suivre en Afrique du Nord et d’une manière générale en Afrique musulmane française doit se manifester aussi prudente que ferme. Le rôle de la France est là d’un tuteur et d’un guide ; il est de gouverner. Le memento tu regere est un principe qui s’y impose imprescriptible. Les applications prématurées d’un libéralisme livresque y seraient infiniment dangereuses. On n’est respecté en Orient qu’autant qu’on est le maître et que l’autorité dont on est investi s’y montre efficace.
Les peuples que nous régissons ne sont pas encore assez mûrs pour diriger eux-mêmes leurs destinées avec sagesse et profit. Les masses, trop mal dégrossies, n’ont jamais compris l’exercice des libertés que pour satisfaire à l’esprit de passion et d’intrigue ou pour opprimer les peuples plus faibles. L’élite même, ou ce qu’on est convenu d’appeler telle, n’envisage le pouvoir que pour les bénéfices qu’il peut procurer. Aussi toutes les mesures de libéralisme intempestif, à la fois sans utilité profonde et pour nous et pour le peuple auquel elles s’appliqueraient, n’offriraient d’intérêt que pour ceux qui formeraient le souhait d’ébranler notre domination.
La meilleure politique à préconiser pour longtemps en Afrique du Nord sera celle qui, tout en assurant aux indigènes, dans les plus larges proportions, la prospérité, la sécurité, la liberté des coutumes religieuses et locales, bienfaits nécessaires, demeurera impitoyable pour les fauteurs de désordre et les pêcheurs en eau trouble.
Il n’y a qu’une alternative. Nous devons être les maîtres, maîtres discrets, attentifs à ne pas froisser, défendant les indigènes contre leurs oppresseurs naturels, être les maîtres ou nous en aller.
Il est toutefois certain qu’au fur et à mesure qu’un pouvoir effectif est susceptible d’être confié aux peuples protégés, il nous appartiendra de le leur accorder, mais sans précipitation, avec toutes les gradations nécessaires pour en éviter le mauvais emploi ou l’abus. La loi de 1919 en Algérie, dont nous avons parlé, répondait à une louable intention ; mais, faute d’une préparation suffisante chez les diverses classes de la population indigène qui devaient en profiter, son application s’en trouva faussée et son résultat d’ensemble fâcheux.
C’est à ce souci d’une transition indispensable, d’un apprentissage graduel dans la conquête des franchises que répondait le langage tenu par M. Millerand, en 1922, lors de son voyage en Algérie, devant un auditoire indigène : « Je ne serai démenti par personne si je dis que les indigènes ont vu, au fur et à mesure que la colonisation s’installait, se fortifiait, s’asseyait plus sûrement, leur situation à tous les points de vue, intellectuel et moral, grandir et s’améliorer. Nous entendons continuer dans le même sens en les faisant eux-mêmes juges des retards que certains prétendent être apportés à quelques réformes. Ces délais, nous pensons qu’ils sont prudents et nécessaires, parce que, je l’ai dit et je le répète, il y aurait quelque chose de pis que de ne pas aller vite : ce serait, en allant trop vite, de déchaîner des régressions redoutables dont nul ne peut mesurer la gravité. »
Les récentes réformes de Tunisie, davantage opportunes en un pays plus évolué, ont fait leur part équitable aux véritables besoins d’une population déjà rompue à nos méthodes en même temps qu’elles attestaient le néant des tapageuses réclamations d’une minorité d’agitateurs. La création des conseils de caïdat, l’institution du grand conseil, ont accordé aux indigènes une représentation ayant un droit de regard et même une initiative assez étendue.
Au Maroc, le problème de l’étape se pose aussi impérieusement qu’ailleurs et, quelle que soit la rapidité d’assimilation des Berbères et des judéo-Maures, il ne peut être question de leur faire franchir en une ou deux générations une étape de quatre ou cinq siècles.
Notre politique devers les peuples d’Islam vivant à l’abri de notre pavillon et sous notre tutelle est par définition un problème de politique intérieure. Celle à suivre vis-à-vis des nations libérées, toutes neuves dans leurs premières démarches d’une indépendance de fraîche date et frémissantes d’une renaissance en action, relève naturellement de la politique extérieure.
A l’égard de la Turquie, maîtresse de chœur de l’actuel mouvement nationaliste en Islam, notre manière d’agir ne peut être que celle d’un intérêt sympathique et bienveillant, circonspect au demeurant, et qui considère, bien entendu, le bénéfice d’une réciprocité sans réserve pour nous et nos ressortissants. Le rôle constant de la France en Islam méditerranéen s’inspire d’un sentiment généreux qui fut toujours vif. Le Proche-Orient, en retour, a toujours envisagé la France avec admiration et respect. Son prestige y fut longtemps inégalé. C’est vers elle, sauf au temps de la germanophilie jeune-turque, dont Stamboul n’eut pas à se louer, c’est vers la clarté française, depuis Mehemet-Ali jusqu’à Kheir-ed-Din et Moustapha Kemal l’Égyptien, que se sont toujours tournés les esprits des réformateurs. C’est à ses codes, à toute sa législation que la Turquie et l’Égypte ont emprunté les éléments de leur refonte judiciaire. C’est dans ses écoles que se sont formés tant d’esprits qui y ont pris le meilleur de leur lucidité.
Nous avons donc une ligne historique à maintenir et il est bien certain que notre geste d’accord spontanément esquissé avec le gouvernement d’Angora a été, en son temps, bien accueilli. Peut-être nous aurait-on su gré davantage de cette initiative si elle avait été entreprise moins tardivement ; mais, de toute manière, il fut fait ce qui devait. Il faut poursuivre dans la voie des bonnes relations profitables aux deux pays. Cette cordialité ne saurait exclure la clairvoyance. Le sentimentalisme, la gentillesse française se donnent et s’abandonnent volontiers, en oubliant que les égoïsmes nationaux des peuples jeunes n’envisagent que leurs propres fins, parfois âpres et bornées, et réservent ainsi à leurs zélateurs naïfs de fâcheuses surprises. Enfin, n’omettons point que le Proche-Orient est le direct héritier de la foi punique et, en tout et pour tout, ne fait jamais entrer en ligne de compte que son intérêt du moment.
Ne fut-il pas déconcertant, après toutes les avances que nous avions déployées en faveur de la Turquie, après nous être faits les confidents de ses doléances sur l’acharnement britannique à son endroit (qu’on relise, passim, Angora, Constantinople, Londres, de Mme Gaulis), ne fut-il pas d’un lugubre comique de voir la politique ottomane adopter par devers nous une attitude agressive, peu amicale et faire ouvertement risette à l’Angleterre ? Quantum mutata ab illa ! Et cependant, en dépit de tout, malgré toutes les déceptions qui ne manqueront pas de l’assaillir, en vertu de ses traditions, la France, étant « puissance musulmane », suivant le cliché souvent reproduit, doit être liée par des liens d’entente éclairée avec les autres puissances musulmanes. Elle doit être islamiste tout court et sans préfixe. C’est la tâche de ses agents accrédités près de ses voisins d’Islam de faciliter, entre elle et eux, par tous les moyens, les rapports amicaux, en même temps qu’ils se feront les observateurs critiques et attentifs de tous les mouvements susceptibles d’agiter l’opinion et d’avoir leur répercussion dans notre empire islamique.
Il serait donc souhaitable d’organiser à nouveau notre propagande, assez négligée ou mal conçue par des bonnes volontés évidentes, mais ignorantes de l’Islam, de sa mentalité et de ses réactions. Dans le Proche-Orient, de magnifiques jalons ont été posés autrefois ; il serait opportun de ne point les laisser disparaître. Disons plus : le génie français est le plus apte à instruire et diriger, en vertu de sa constitution propre et de ses antécédents historiques, les peuples qui vont faire l’apprentissage délicat de leur liberté, du Bosphore au plateau de l’Iran ; c’est vers lui, d’ailleurs, plus que vers toute autre influence occidentale, qu’ils se sentent instinctivement attirés. Pour l’acquisition ou la sauvegarde d’avantages immédiats et de faible rayonnement, irons-nous détourner de nous cette tendance naturelle de sympathie ? Pour ne point sacrifier des positions étroitement matérielles, abandonnerons-nous les avantages d’une politique du « geste large » qui nous paierait plus tard au centuple ? Il fut affligeant de constater, au lendemain de Lausanne, le déchaînement contre nous de toute la presse turque. L’attitude anglophile récente doit être soulignée et méditée. Peut-être le fond de nos intentions était-il méconnu, mais n’avions-nous pas aussi donné certaines apparences, grâce à quelques maladresses, qui pouvaient justifier d’aussi fâcheux malentendus ? Ces causes d’irritation pourraient être évitées, dans la mesure du possible, si l’on possédait, répétons-le, ce souci d’une politique à longue portée.
Une entente cordiale, mieux, une alliance de la France avec la Turquie et avec l’Italie, renouerait la grande tradition doublement historique qui fait de la Méditerranée une mer latine et musulmane dont les innombrables bases navales assureraient une hégémonie sans contestation possible dans toute l’étendue de l’immense bassin.
Aussi bien n’est-ce pas un rêve, tout au moins une anticipation ? Mais si tout ce qui est rationnel n’est pas nécessairement réalisable, il est toujours permis de le concevoir.
La France peut trouver dans l’Islam un auxiliaire d’une qualité inégalable ou, au contraire, un des éléments de sa ruine. De là l’exceptionnel intérêt qui s’attache à l’élaboration et à la conduite d’une politique musulmane française, cohérente et suivie. Sans paraphraser une formule célèbre, on peut hardiment déclarer que notre avenir est en Islam, ou tout au moins avec l’Islam.
Il est bien certain que le jour où nous aurions laissé nos provinces ou protectorats islamiques se rallier d’un consentement unanime à un fédéralisme musulman dont la tête serait à Stamboul ou à Angora et redevenir, en fait sinon en droit, ce qu’ils étaient autrefois, — sauf le Maroc, — dépendances turques, nous n’existerions plus en Méditerranée et ne pourrions plus prétendre au rang de grande nation. Ne relâchons point les liens de notre tutelle ; fortifions, au contraire, l’armature de notre hégémonie qui restera souple, bienveillante, empreinte d’un libéralisme adroit et prudent et, si nous osons dire, « dosé », mais attentive aussi à réprimer tous les écarts et les tentatives de dissidence. Rome latinisa — nous dirons « naturalisa » — ses sujets africains, qui lui donnèrent jusqu’à des consuls ; puis les Romains se firent chasser proprement par leurs sujets, devenus de nom leurs concitoyens. Or, privés de la haute vertu de la discipline imposée, abandonnés à leur seule turbulence, ceux-ci laissèrent choir ou dégénérer les dons inestimables qu’ils avaient acquis auprès de leurs magnifiques instructeurs. Les cadres disparus, la déliquescence et la ruine s’établirent.
La Turquie actuelle s’adosse à l’Asie. « La Turquie devient l’éducatrice de ses voisins asiatiques, disait un notoire intellectuel turc à Mme B.-G. Gaulis. Constantinople est un centre d’instruction pour tous les musulmans, mais surtout pour les Turcs de Crimée, de Sibérie, de Boukhara… Sitôt la paix conclue, les écoles d’Asie Mineure se rempliront de jeunes gens venus de l’Asie Centrale. Un réveil de conscience s’opère chez tous les nôtres, et cela jusqu’aux confins de la Chine et de la Sibérie. » A Angora, le ministre d’Afghanistan faisait au même écrivain cette comparaison imagée : « L’Islam est un grand corps dont la Turquie est la tête, l’Azerbeidjan le cou, la Perse la poitrine, l’Afghanistan le cœur, l’Inde l’abdomen. L’Égypte et la Palestine, l’Irak et le Turkestan en sont les bras et les jambes… »
Ces métaphores baroques mises à part, il est patent que le jour où la Turquie, sentant derrière elle la pression formidable de l’Islam asiatique et escomptant l’appui éventuel de l’Afrique du Nord, nourrirait des desseins d’expansion vers l’ouest, il y aurait là un gros danger pour les puissances méditerranéennes et particulièrement pour nous. Et si la Russie lui prêtait un appui ouvert ou caché, on pourrait alors se souvenir de la phrase de Renan, prophétique et redoutable, sur « le Slave, comme le dragon de l’Apocalypse, dont la queue balaye la troisième partie des étoiles, qui traînera un jour après lui le troupeau de l’Asie Centrale, l’ancienne clientèle des Gengis-Khan et des Tamerlan ». Au cas, enfin, où le Germain s’unirait au Slave, ce serait toute la coalition des vaincus de la grande guerre se ruant avec acharnement sur l’Extrême-Occident, trop civilisé, prêt à expier chèrement sa primitive inclairvoyance politique.
Une politique « bon-européenne » serait de tendre à rendre les intérêts de la Turquie solidaires de ceux de l’Europe par de larges concessions et un esprit d’intelligente amitié.
Un bloc islamique méditerranéen, inspiré par la France, pourrait constituer une barrière efficace aux vagues slavo-mongoles.
Bonaparte eut l’idée grandiose d’utiliser l’Islam pour une vaste entreprise de conquêtes guerrières. A l’inverse et à condition que nous sachions nous servir de ces forces disponibles, qui sait si notre Islam africain, où flotte le drapeau français de Tombouctou à Casablanca et Tunis, appuyé à un Islam égyptien et turc, ne serait pas d’un appoint décisif pour la paix de l’ancien monde et le maintien de sa culture et de sa civilisation menacées ?
Il y a cinq ou six ans, l’idée d’un ministère — ou sous-secrétariat de l’Afrique du Nord — fut lancée dans les milieux du Parlement et de la presse. Il y eut même une proposition de loi, due à M. Paul Bluysen. Peut-être, à son début, ce projet ne fut-il émis que dans la seule éventualité, nonobstant toutes autres considérations, d’un nouveau portefeuille à accrocher au mât de cocagne parlementaire. Toujours est-il qu’il rencontra quelque succès. Du moment qu’il s’agit d’unifier ou de centraliser quoi que ce soit, au nom d’une logique sommaire, sous couvert d’une formule répondant à une vue unilatérale de l’esprit, on trouve toujours des législateurs français prêts à entrer en lice. Il ne s’est rencontré jusqu’à présent, par bonheur, aucun gouvernement pour faire passer cette idée de la puissance à l’acte. Mais on sait à quel point le jeu des combinaisons de couloirs et des hasards d’antichambre déterminent quelquefois les décisions gouvernementales. Il peut n’être pas superflu de prémunir des esprits bien intentionnés, mais insuffisamment avertis, contre le danger d’une telle innovation.
L’unité géographique de l’Afrique du Nord abuse les observateurs simplistes. Mais de l’unité géographique à l’unité morale et de là à l’unité historique et politique, enfin administrative, il y a loin. Et là gît le fond du débat. Les trois pays qui constituent l’Afrique du Nord française ont été, dès le moyen âge, politiquement bien séparés et souvent antagonistes ; alors les trois dynasties berbères des Mérinides à Fez, des Zayanites à Tlemcen, des Hafsides à Tunis, poursuivirent leurs destinées propres. D’une manière générale, au cours des siècles, la Tunisie est toujours restée dans l’orbe de la Turquie, plus volontiers tournée vers l’Orient classique, sous l’influence intellectuelle de la Syrie et de l’Égypte ; l’Algérie, tombée en complète décadence économique après l’invasion hilalienne, s’est épuisée en luttes intestines de çofs et de caïds de grande tente, sous le couvert, à dater du seizième siècle, de la domination des deys, réduite en fait à une médiocre occupation militaire ; le Maroc, une fois close l’ère des grandes randonnées almoravides et almohades, s’est toujours cantonné entre la Moulouya et l’Atlantique, la Méditerranée et le Sahara et s’isole, à l’abri des visées turques, du reste de la Berbérie. Nulle solidarité politique entre ces trois pays ; au contraire, conflits continuels entre les deys de Tunis et ceux de Constantine et d’Alger, toute une histoire fastidieuse d’incursions, de razzias et de villes pillées. Sourde rivalité entre l’Algérie et le Maroc ; au temps des Saadiens (fin du seizième siècle), les chérifs appellent dédaigneusement les Barbaresques les sultans des poissons et font la guerre aux Turcs d’Alger ; ils s’entendent avec les Espagnols pour leur enlever Tlemcen ; Soliman répond en mettant à prix la tête du souverain marocain Mohammed-el-Mehdi. L’intervention de Moulay-Abderrahman, lors de la conquête de l’Algérie, et son alliance éphémère avec Abdel-Kader ne sont nullement l’indice d’une entente mûrie entre l’Algérie et le Maroc ; l’initiative du sultan alaouite terminée à son dam par la bataille de l’Isly est due à la crainte de voir les chrétiens pousser vers le Maroc et peut-être à la sourde ambition de réoccuper Tlemcen, bien plutôt qu’au désir de prêter le secours des armes au grand émir en danger sous la pression de Bugeaud.
Au point de vue ethnique, différences très marquées et qui entraînent des dissimilitudes morales accentuées. Si, en Tunisie, les traces de l’élément turc, en Algérie celles de l’élément proprement arabe se sont imposées et se retrouvent dans la tournure générale de la mentalité et du caractère, au Maroc l’élément berbère est presque exclusif ; aussi, bien que l’on confonde assez facilement ces notions, xénophobie assez vive au Moghreb-el-Akça, mais moindre fanatisme religieux ; entre le Marocain, assez ouvert, sitôt dissipée sa première méfiance à l’égard de tout étranger, compréhensif, adroit, âpre au gain et travailleur, et l’Algérien, plus fermé, parfois paresseux, imprévoyant et vaniteux, davantage généreux par contre et accessible aux sentiments d’honneur, il n’y a que peu de contacts ; le Marocain aime peu l’Algérien qui le lui rend bien ; dans tout l’Orient classique, le Marocain est tenu en médiocre gré : c’est un magicien, un jeteur de sorts, un enfant du péché et, dans les Mille et une nuits, il remplit toujours les mauvais rôles.
Sur le chapitre de la religion, autres distinctions à établir entre les trois pays. La Tunisie demeura sous l’obédience religieuse du dey, encore que la prière y fût dite hier encore au nom du sultan de Stamboul ; le Maroc est un État théocratique où le chérif couronné, commandeur des croyants, est en même temps chef spirituel et temporel, conformément au Coran ; c’est au Maroc que les théologiens de la Mecque réservaient le nom de Dar-el-Islam (pays du véritable Islam) où la pureté primitive de la doctrine n’avait pas encore été altérée par la civilisation européenne. En Algérie, pas de chef religieux, puisqu’il n’y a pas de souverain régnant ; dans les prières, les croyants prient pour la personnalité mythique et vague « de celui qui défend la religion musulmane et fait revivre la loi du prophète ». Est-ce, dans le cœur du fidèle, le cheikh-ul-Islam ou un mahdi à venir ? En revanche, l’Algérie a des centres d’influence et de propagande religieuse très actifs dans les marabouts et les grandes confréries ; la voix des chefs d’ordre est seule obéie en Algérie ; ce tissu serré et résistant de congrégations et d’associations qui se sont développées en nombre et accrues en densité au cours du dix-neuvième siècle, c’est la réaction naturelle et pacifique des croyants blessés dans leur foi par l’envahissement de la chrétienté et de toutes les abominations véritables, aux yeux de la loi du prophète, qu’elle entraîne avec elle.
Enfin, la domination française se présente à des étapes différentes et sous des modalités distinctes ici et là. L’Algérie, où derrière une ligne de comptoirs barbaresques se déployait une anarchie turbulente, est devenue, il y aura bientôt cent ans, colonie française ; la Tunisie, province turque, était déjà parvenue à un certain degré d’organisation administrative quand nous y intervînmes, il y a une quarantaine d’années ; en revanche, il y a douze ans que nous sommes au Maroc, État hier encore médiéval, soumis à une aristocratie cléricale et guerrière sous un souverain en principe absolu.
Lorsqu’un orateur vient donc dire, à la tribune de la Chambre, qu’il faut tendre « à l’unification des méthodes administratives de l’Afrique du Nord, parce que c’est le même pays, la même production agricole, la même population indigène et européenne qu’on y rencontre », et lorsqu’il ajoute : « Ce que vous faites pour l’Algérie, vous êtes appelés à le faire pour la Tunisie et le Maroc », il résout le problème en omettant toutes ses données. Il n’y a pas de commune mesure entre le régime du Protectorat établi en Tunisie et au Maroc et celui de l’annexion qui règne en Algérie. Il est entendu qu’il n’entre pas dans l’esprit des réformateurs de modifier d’un trait de plume la fiction diplomatique qui fait de la Tunisie et du Maroc des États théoriquement indépendants, mais protégés, chaque pays garderait son statut particulier ; seule la haute direction serait commune. Or, qu’adviendrait-il fatalement ? C’est que le courant d’influences réformatrices irait, de manière inévitable, du pays ayant le plus fort peuplement français, c’est-à-dire l’Algérie, vers ses voisins, en dépit de la formule du Protectorat et en tournant plus ou moins ses dispositifs tout en respectant sa lettre, on n’aurait de cesse de tenter d’algériser le Maroc et la Tunisie. Par maintes mesures générales ou de détail et sous couvert de l’intérêt général de l’Afrique du Nord, par la pression des parlementaires algériens auxquels nuls collègues marocains ou tunisiens ne pourraient s’opposer, et pour cause, on entamerait peu à peu, mais sûrement, sinon les formes, tout au moins l’esprit, qui préside à la conception et à l’organisation même du Protectorat. Il en résulterait, de part et d’autre, un malaise profond : les Marocains et les Tunisiens considèrent le régime algérien comme d’une application chez eux insupportable ; d’autre part, les Algériens ne manqueraient pas de confronter le propre statut qui leur est appliqué avec les franchises assez larges dont jouissent Marocains et Tunisiens et saisiraient le prétexte de cette haute liaison administrative pour réclamer les mêmes privilèges, incompatibles d’ailleurs avec le droit de vote qui leur est accordé. On assisterait donc à un concert de récriminations et à une sourde atmosphère d’inquiétude et de méfiance. Agitateurs panislamistes, « jeunes » Algériens et Tunisiens, bientôt « jeunes » Marocains, propagandistes bolchevistes et autres pêcheurs en eau trouble, trouveraient là ample, matière à entretenir partout les mécontentements et éventuellement à soulever les esprits.
Cette surprise scandalisée chez les musulmans primitifs devant notre curiosité dans le domaine de la religion, jointe à leur médiocre estime morale pour la tolérance dont nous nous faisons gloire, a été bien notée par le seul romancier du Maroc qui soit connaisseur averti des hommes et des choses de ce pays d’Islam, M. Maurice Le Glay. Citons de lui ce passage où il imagine une conversation sub rosa entre un musulman et un français :
« — Une chose, en tout cas, subsiste : c’est le respect indéniable des nôtres pour votre façon de penser et votre religion.
« Sid-El-Beranesi ne répondit pas. On passait des oranges glacées. La joie de vivre emplissait notre quiétude. Pourtant l’alem reprit la parole.
« — Je ne voudrais pas être incorrect à votre égard, dit-il, en se tournant vers moi, ni paraître malveillant pour vous, pour vos convictions religieuses. Voulez-vous me permettre, sans vous offusquer, de répondre en musulman à ce que vous venez de dire ? Si les vôtres et vous-même avez du respect pour notre façon de penser et pour notre religion, c’est que celle-ci vous domine ou que vous manquez de confiance en la vôtre. C’est dur, n’est-ce pas ? ajouta-t-il, en voyant mon sursaut. Maîtrisez-vous et raisonnez. En tout musulman, il y a un prosélyte et un combattant. La réflexion que je viens de faire est celle qui vient immédiatement à notre esprit quand nous lisons, dans les discours officiels, votre respect profond de la conscience musulmane, car, sur ce terrain, il ne peut y avoir pour nous d’ambiguïté. Quand deux religions s’affrontent, ce n’est pas pour se comparer et se décerner des compliments, c’est pour se combattre. Jamais vous ne nous entendrez dire que nous respectons votre religion. De votre part, ce respect à l’égard de la nôtre nous paraît une abdication ; vous renoncez à nous imposer votre foi, nous ne renoncerons jamais à étendre l’Islam. Matériellement, vous nous avez maîtrisés par votre force guerrière et votre puissance économique ; du point de vue religieux, vous êtes restés les vaincus d’Alcazar-Kébir, où figuraient des combattants de mainte origine chrétienne.
« Je sais, ajouta l’alem, les arguments que vous présentez à l’appui de vos procédés. Sachez qu’ils nous réjouissent et nous mettent à l’aise ; ils marquent la précarité de votre domination. Car rien ne se construit qui n’ait pour fondation la foi en Dieu Très Haut et durable et en la mission de son prophète — sur lui la bénédiction et le salut !
« — Voilà une belle profession de foi, dis-je, et comme chrétien je comprends que notre tolérance puisse vous paraître un renoncement. Cessant d’agir, notre foi, à vos yeux, cesse d’être sincère.
« En notant ici la vigoureuse déclaration de l’alem, je dois ajouter que les paroles de Sid-El-Beranesi m’ont ému et gêné. Je me garderai de les commenter, mais je pense à la naïveté profonde de ce grand libéralisme dont pourtant il ne faut pas plus se départir que de l’honneur même et qui nous conduit aux immenses déceptions. » Maurice Le Glay. Le Chat aux oreilles percées, p. 192.
La bonne administration des indigènes me paraît devoir comporter un certain nombre de mesures nécessaires.
En premier lieu, il est indispensable que nous maintenions l’esprit de discipline chez les indigènes.
Il est extrêmement difficile — c’est, dans ma tâche de Gouverneur général, ce que je trouve de plus difficile — il est extrêmement difficile de faire comprendre à des Français, je ne dis pas seulement à des Français de France, mais à des Français d’Algérie, la différence fondamentale, radicale, essentielle, qui existe entre les mœurs d’un Arabe et celles d’un Européen. (Très bien ! Très bien !)
On se heurte à tout propos, chez les indigènes musulmans, à une sorte d’inintelligence absolue de notre société, de nos mœurs, de nous-mêmes ; mais l’on peut dire que si les musulmans sont fermés à l’esprit français et européen, beaucoup de Français le sont à l’intelligence musulmane. (Très bien !)
Il y a là un point sur lequel j’ai insisté souvent, toutes les fois que j’ai eu l’occasion de prendre la parole en public ou de m’entretenir avec des hommes qui tenaient dans les mains les destinées du pays, un point sur lequel j’appelle l’attention du Parlement, c’est celui de la difficulté réelle que nous crée l’application de nos principes et de nos lois au gouvernement des indigènes.
J’entends répéter tous les jours : « Comment se fait-il que les indigènes soient si bien administrés en territoire militaire, alors qu’ils sont si mécontents et si mal administrés en territoire civil ? Cela est surprenant ; nous avions entendu dire partout, il y a peu d’années, que le gouvernement dit militaire était un gouvernement qu’il fallait renverser à tout prix. »
La raison en est très simple : c’est qu’en territoire militaire les indigènes trouvent un commandement et ne rencontrent pas la séparation des pouvoirs. (Très bien ! Très bien !) Il n’y a rien qui soit plus difficile à faire comprendre à un musulman que ceci : c’est que le représentant du pouvoir exécutif peut être en opposition avec le représentant du pouvoir judiciaire, et il n’est rien qui soit de nature à nuire davantage à notre autorité que les conflits d’attribution, conflits que des fonctionnaires subalternes se plaisent trop souvent à entretenir. (Applaudissements.)
Jules Cambon. Discours prononcé par le Gouverneur général de l’Algérie, Commissaire du Gouvernement, à la Chambre des députés, le 21 février 1895. Cf. Le Gouvernement général de l’Algérie, 1918.
Un exemple assez frappant de manque de psychologie en matière de politique religieuse islamique nous vient récemment de la colonie italienne de Cyrénaïque.
Le gouverneur de cette possession, à la suite de l’expulsion par les Turcs du khalife Abd-el-Mejdid, et délaissant toutes les traditions islamiques au profit d’un zèle intempestif, décida de faire dire des prières dans les mosquées au nom du roi Victor-Emmanuel III. « Ceci, signalait-il, dans un télégramme officiel, atteste éloquemment le loyalisme constant de la population vis-à-vis de l’Italie. »
Cette mesure, présentée comme une initiative spontanée des imams de Benghazi, produisit le déplorable effet qu’on peut deviner sur l’ensemble de la population, dont une grande partie s’abstint d’aller à la mosquée le vendredi pour ne pas s’associer au rite nouvellement créé.
Le comité exécutif suprême du Congrès islamique du Caire adressa une protestation au gouvernement italien, en lui faisant remarquer que le fait de pousser les imams de Benghazi « à prononcer le nom d’un roi qui ne professe pas l’islamisme détruit leur culte et viole leur prière canonique ».
Le Gouverneur italien, dans son désir de trop bien faire, n’y avait point songé.
Apologue.
Paris possédera un institut musulman. Le Conseil municipal a fait don d’un terrain aux fils de l’Islam qui fréquentent le boulevard et à ceux qui encouragent leur entreprise. Si Kaddour ben Ghabrit, qui est le gardien du protocole marocain et qui veille encore sur beaucoup d’autres traditions, louait Allah, l’autre jour, d’avoir donné à la capitale de la France une « djemâa » pleine de munificence et de courtoisie.
J. L. Le Minaret Parisien.
Le Temps du 28 juin 1921.
… Quand Abdesséryl, roi d’Andalousie, succéda à son père, El-Hassan-El-Mostancir, les poètes de cour habiles à flatter les débuts de tout nouveau règne annoncèrent sur des rythmes ingénieux que des torrents de miel et des brises de fleurs d’oranger allaient désormais répandre leur douceur sur le royaume. El-Mostancir, à qui son fils pieux fit ordonner des funérailles magnifiques, était un musulman fervent, mais intolérant et farouche : il persécutait les chrétiens et les juifs et l’on garda le souvenir de cette fête qu’il donna un jour dans son aguedal où les parterres étaient garnis de têtes infidèles fraîchement coupées.
« Quel plaisir, disait-il, que la vue d’un pareil jardin ; il me réjouit le cœur davantage que le jasmin blanc et la rose pourpre fraîchement éclos à l’aurore ! » Abdesséryl fit succéder aux horreurs de la guerre et des massacres le charme bienfaisant de la paix. Il cultivait les lettres, aimait la lecture et l’entretien des philosophes, et des traducteurs diligents garnirent sa bibliothèque de textes issus du grec ou de l’hébreu ; il fit proclamer qu’on ne molestât point les sectateurs de la loi de Moïse et de celle de Jésus… Davantage, et cela faisait parler tout bas les vieux courtisans de son père, il tolérait près de lui les infidèles et jusque dans son intimité. Pendant que les juifs, négociants et trafiquants, ainsi soutenus, contribuaient à la prospérité du royaume, des chrétiens étaient admis à la cour dans de petits emplois. Aux ministres d’El-Mostancir qui s’étonnaient d’une bienveillance, laquelle semblait un fléchissement de sa foi musulmane, Abdesséryl répondait : « Je pratique comme vous l’aumône, le jeûne et la prière ; je n’ai point failli à la devise de ma glorieuse race : Lâ ghâliba illa’llah (il n’y a de vrai vainqueur que Dieu) ; mais je crois qu’on peut bien mieux gagner les cœurs à notre sainte religion en usant de bonté au lieu de violence, en répandant la parole et non le sang. » Peu à peu les bas officiers, médecins, interprètes chrétiens prirent de l’influence ; l’un d’eux, que son intelligence avait fait nommer l’Amin-des-Truchements, devint même le confident et le favori du prince ; il lui dit un jour : « O roi, si tu veux séduire toutes les âmes chrétiennes et en faire comme un rempart inexpugnable autour de la loi de tes pères, accomplis un grand geste de paix, édifie une église où les chrétiens de la ville et du royaume puissent venir célébrer Dieu suivant leur coutume et leurs rites ; les chrétiens désormais soutiendront ta fortune, aussi bien que les musulmans. » Et l’on vit bientôt s’élever une église non loin des mosquées consacrées, et le son des cloches se mêlait le soir à l’appel du muezzin. Bien que les tenants de l’ancien régime criassent à l’hérésie, la richesse générale et la prospérité ayant semé chez les musulmans le scepticisme et l’indifférence, la plupart se bornèrent à sourire de l’audacieuse fantaisie de leur prince ; mais le scandale, pour être plus caché, n’en fut que plus grand chez les chrétiens, car les persécutions de naguère avaient fortifié leur foi. « De quoi se mêle ce mécréant hypocrite ? dirent-ils. Nos misérables chapelles nous suffisent. Mieux vaut dire la sainte messe dans les caves, comme les martyrs au temps des Césars, que de fréquenter un temple bâti par un disciple de Mahom. A chacun sa religion. Si vraiment il nous aimait, le prince veillerait à ce qu’en dessous et malgré ses instructions ostentatoires, le bas peuple ne nous insulte et ses sbires ne nous tracassent de cent manières… »
Mais le prince ne sut rien de ce sentiment populaire. Ses conseillers chrétiens, que leurs frères depuis longtemps considéraient comme demi-renégats, lui assuraient que l’impression produite était immense chez les chrétiens, tous émus, ravis et fréquentant en foule l’église nouvelle ; à la vérité, eux seuls y faisaient apparition et, au nombre d’une ou deux douzaines, ils y créaient par leur va-et-vient et leurs simagrées l’agitation de plusieurs centaines de fidèles…
… Des années passèrent, et puis vinrent des jours sombres. Des conquérants surgis du fond du Maghreb envahirent l’Andalousie, où ils venaient, proclamaient-ils, régénérer la foi défaillante ; mais leur but était surtout de piller sans vergogne. Abdesséryl vit son palais détruit, ses beaux jardins saccagés, ses femmes en larmes enlevées par des gaillards lubriques, et lui-même, chargé de fers, fut traîné devant l’émir africain. Les seigneurs de l’Atlas n’avaient pas alors la réputation de suprême élégance qu’ils acquirent dans la suite des temps, et fort vite ; c’étaient de sauvages guerriers, vêtus de laine rêche et se nourrissant d’orge et de lait de chamelle ; leur politique du moment n’était pas d’affecter le raffinement, aux yeux des crédules, mais l’austérité. « Te voilà, chien immonde, cria le Moghrébin, renégat, abjurateur dans le fond de ton âme de la foi de tes pères ; non seulement tu as laissé la corruption et l’incroyance s’établir dans ton royaume puant, mais encore tu as facilité les manigances de ces suppôts de l’Enfer — que Dieu leur donne la lèpre ! — en osant leur élever un temple ! Ce lieu d’erreurs est en flammes, et tous ces manuscrits, sans doute couverts de formules de diableries, que mes hommes ont découvert dans un coin de ton palais, serviront à faire rôtir les méchouis de la victoire ! »
Abdesséryl, emmené en captivité en Ar’mat, y vécut des jours misérables et mourut. On raconte qu’à ses rares serviteurs fidèles qui l’avaient accompagné dans l’exil il répétait parfois avec des larmes : « J’ai voulu le bonheur de tous les habitants de mon royaume et telle est ma récompense ici-bas… Aucun de ces chrétiens que j’ai tant favorisés n’a vraiment contribué à défendre mes citadelles ; les seuls qui se firent tuer pour moi furent nombre de ces vieux croyants irréductibles, chrétiens modestes et sages, qui ne fréquentaient pas le palais et dont j’étais loin de soupçonner le dévouement secret, fait, pour une grande part, d’accoutumance secrète à ma dynastie ; quant à mes favoris, m’ayant lâchement abandonné, ils n’ont trouvé la vie sauve qu’en se réfugiant, O dérision ! dans le mausolée de mon père, leur persécuteur, lieu d’asile que l’émir épargna… Il est plus facile en ce monde de faire le mal que de tenter le bien. »