The Project Gutenberg eBook of Essai d'éducation nationale, ou, plan d'études pour la jeunesse This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Essai d'éducation nationale, ou, plan d'études pour la jeunesse Author: Louis-René de Caradeuc de La Chalotais Release date: February 14, 2025 [eBook #75373] Language: French Original publication: Unknown: Unknown, 1763 Credits: J.-M. Mariot from files generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica). *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAI D'ÉDUCATION NATIONALE, OU, PLAN D'ÉTUDES POUR LA JEUNESSE *** ESSAI L’EDUCATION NATIONALE, OU PLAN D’ÉTUDES POUR LA JEUNESSE, Par Messire LOUIS - RENÉ DE CARADEUC DE LA CHALOTAIS, Procureur - Général du Roi au Parlement de Bretagne. M. DCC. LXIII Du 24 Mars 1763, Chambres assemblées. LE Procureur-Général du Roi entré à la Cour, les Chambres assemblées, a dit : MESSIEURS, un des principaux objets de mes Réquisitoires du 7 Décembre 1761, & du 24 Mai 1762, étoit de vous porter à représenter à Sa Majesté combien il est important de réformer les Colleges du Royaume & l’éducation qu’y reçoit la jeunesse ; à la supplier d’ordonner aux Universités & aux Académies de dresser un Plan d’Etudes, & de composer les livres élémentaires propres à le remplir. Il paroît que la Nation est pleinement convaincue aujourd’hui de la nécessité d’une réformation générale dans la méthode ordinaire des Colleges. J’avois eu l’honneur de vous dire que je me proposois de vous présenter un Mémoire sur ces objets ; ils sont si importants, que je ne cesserai jamais de les recommander à votre vigilance. Je remplis ma promesse, & mon desir est que ce Mémoire réponde à votre attente & à vos espérances. Je ne me suis pas borné à des vues générales qui n’eussent servi qu’à nous éclairer sur nos abus ; je suis entré dans quelques détails qui m’ont paru nécessaires pour y remédier. J’ai mieux aimé vous offrir un ouvrage utile qu’agréable. Mon but est de prouver qu’à la place d’une éducation qui n’étoit propre tout au plus que pour l’Ecole, on peut en substituer une qui forme des Sujets pour l’Etat. Ce sont ici les vues d’un Citoyen qui vous demande, & à la Nation entiere, des éclaircissemens pour le bien général de la Nation. Le Ministere public n’est étranger à rien de ce qui est utile à l’ordre public, mais il n’a que des vœux à former ; c’est au Roi qu’il appartient de prescrire ce qui doit être fait, & c’est à vous, Messieurs, qui exercez la Police en son nom, de faire exécuter, par l’autorité qu’il vous a confiée, ce qu’il aura disposé par sa sagesse. Je demande acte du dépôt que je fais d’un Mémoire sur l’éducation, intitulé : Essai d’Education nationale, ou Plan d’Etudes pour la Jeunesse. Fait au Parquet, ce 24 Mars 1763. Signé, DE CARADEUC DE LA CHALOTAIS : Retiré, & sur ce délibéré, LA COUR a décerné acte au Procureur-Général du Roi du dépôt qu’il fait présentement sur le Bureau, d’un Mémoire sur l’Education, intitulé : Essai d’Education nationale, ou Plan d’Etudes pour la Jeunesse. ESSAI D’ÉDUCATION NATIONALE, OU PLAN D’ÉTUDES POUR LA JEUNESSE, Déposé au Greffe du Parlement de Bretagne, par Messire LOUIS-RENÉ DE CARADEUC DE LA CHALOTAIS, Procureur-Général du Roi. Réflexions préliminaires sur l’utilité des Lettres, sur la mauvaise maniere de les enseigner, & sur la qualité des Maîtres. LEs Cours Souveraines se sont occupées, depuis un an, des moyens d’établir dans les Colleges, des Sujets capables d’instruire la jeunesse. C’est peu de détruire, si on ne songe à édifier. Nous avions une éducation qui n’étoit propre tout au plus qu’à former des Sujets pour l’Ecole. Le bien public, l’honneur de la Nation, demandent qu’on y substitue une éducation civile qui prépare chaque génération naissante à remplir avec succès les différentes professions de l’Etat. Je me suis proposé, dans ce Mémoire, d’en établir la nécessité, & d’en indiquer les moyens. Pour en bien juger, il est peut-être nécessaire de reprendre les choses de plus loin, de faire voir l’utilité des sciences & des lettres, combien une bonne ou une mauvaise éducation influent sur le bonheur ou sur le malheur d’une Nation, & d’examiner en même tems ce qu’elle a droit d’exiger de ses Instituteurs. Les sciences sont nécessaires à l’homme ; s’il a des devoirs à remplir, il est important qu’il les connoisse : les connoître, c’est posséder la plus utile de toutes les sciences ; c’est être fort avancé dans la carriere où se forment les Citoyens utiles. L’ignorance n’est bonne à rien, & elle nuit à tout. Il est impossible qu’il sorte quelque lumiere des ténebres, & on ne peut marcher dans les ténebres sans s’égarer. Si les apologistes de l’ignorance ne prétendent préconiser que celle qui conduiroit à un doute sensé & raisonnable, qui ne décide point, parce qu’elle se connoît elle-même, ils auroient dû lui donner le nom de science ; c’est en effet une science très-réelle & très-estimable, que de savoir douter & apprécier son impuissance. Mais je parle ici de l’ignorance proprement dite, qui est presque toujours présomptueuse, qui décide, approuve & condamne avec une égale témérité ; & je dis que si on en compare les funestes effets avec l’abus des sciences, la question est décidée. Il n’y a personne qui ne dise comme moi, que l’ignorance nuit à tout, & qui ne forme des vœux pour le rétablissement des bonnes études, afin de diminuer, autant qu’il est possible, l’abus du savoir. Les siecles les plus grossiers & les plus ignorans ont toujours été les plus vicieux & les plus corrompus. Laissez l’homme sans culture, ignorant & par conséquent insensible sur ses devoirs, il deviendra timide, superstitieux, peut-être cruel. Si on ne lui enseigne pas le bien, il se préoccupera nécessairement du mal. L’esprit & le cœur ne peuvent rester vuides. Abandonnons tous les paradoxes sur l’inutilité ou sur le danger des sciences ; séparons les choses de l’abus qui peut s’y trouver ; dirigeons les études vers la plus grande utilité publique ; & en attendant que l’on sache si la société humaine telle qu’elle est, si l’homme tel qu’il n’est pas, pourroient s’en passer, travaillons à imprimer dans l’esprit des jeunes gens les connoissances qui leur seront nécessaires pour remplir les différentes professions, y travailler à leur bonheur, à celui des autres, & contribuer par conséquent au bien général de la société. On ne craint pas d’établir en général, que dans l’état où est l’Europe, n’ayant point à redouter les invasions des Barbares, le peuple qui sera le plus éclairé (toutes choses étant égales d’ailleurs, ou même ne l’étant pas entièérement) aura toujours de l’avantage sur ceux qui le seront moins ; il les surpassera par son industrie, il les subjuguera peut-être par ses armes : toutes les professions étant mieux remplies, les emplois mieux exercés, les esprits plus cultivés & plus solides, les opérations publiques & particulieres mieux concertées & mieux exécutées ; la discipline en tous genres sera meilleure & mieux observée, l’administration intérieure & extérieure plus sage, les abus seront moindres & plutôt réprimés. Il faut s’appliquer dans l’enfance & dans la jeunesse, sans quoi on devient ordinairement incapable de s’appliquer le reste de sa vie. La nature met de la différence entre les hommes (on n’en peut douter), l’éducation en met peut-être davantage. Le talent est un don de la nature ; mais il entre dans le talent bien apprécié, beaucoup de ce qu’on appelle art acquis, habitude. S’il étoit possible de décomposer le talent d’un Bossuet, d’un Corneille, d’un Racine, d’un la Fontaine, on trouveroit à la vérité le fonds le plus riche, mais perfectionné par un long & continuel exercice ; la culture ajoute toujours à la bonté & à la fécondité du terroir. L’application sans talent ne fera que des hommes médiocres ; le talent sans application ne produira jamais des hommes supérieurs. Supposer que la nature fait tout, que l’exercice & l’application n’ajoutent rien aux talens naturels, c’est une maxime pernicieuse qui entretient la nonchalance des bons esprits, & augmente le découragement des médiocres. On reconnoît, par l’expérience, que presque tous les hommes ne vont pas si loin qu’ils pourroient aller, s’ils apportoient à ce qu’ils sont, une grande application. Il ne faut pas s’y méprendre, tous ceux qui sont nés pour avoir de l’esprit, ne sont pas gens d’esprit. Il est d’une utilité universelle, que l’on soit convaincu dans toutes les professions qu’il est impossible de bien savoir ce que l’on n’a pas bien appris. Nier la force de l’éducation, c’est nier contre l’expérience la force des habitudes. Que ne pourroit point une institution formée par les loix, & dirigée par des exemples ! Elle changerait en peu d’années les mœurs d’une Nation entiere ; chez les Spartiates, elle avoit vaincu la nature même ; il y a un Art de changer la race des animaux ; n’y en auroit-il point pour perfectionner celle des hommes ? Si l’humanité est susceptible d’un certain point de perfection, c’est par l’institution qu’elle peut y arriver. L’objet du Législateur doit être de procurer aux esprits le plus haut degré de justesse & de capacité qu’il est possible, aux caracteres le plus haut degré de bonté & d’élévation, aux corps le plus haut degré de force & de santé. On ne doit pas espérer d’atteindre aisément à ce point de perfection ; trop d’obstacles s’y opposent, sur-tout parmi nous ; mais on doit toujours tendre au but, c’est le moyen d’en approcher de plus près. Les mœurs publiques d’une grande Nation ne sont pas toujours bonnes ; la débauche trop universelle de la jeunesse, le luxe trop répandu, le peu d’amour de la Patrie & du bien public, l’inquiétude naturelle de nos esprits, la dissipation, l’oubli des devoirs essentiels de sa profession, une multitude de causes connues, s’opposent à la considération due au mérite & à la vertu, & qui en est la plus flatteuse récompense. Sans la considération personnelle, toute institution sera imparfaite, quand même les loix la favoriseroient. Quid leges sine moribus vanæ proficiunt ? disoit un des plus beaux & des meilleurs esprits de l’Antiquité. [Horace 3, Od. 24.] Mais le Gouvernement peut subjuguer les mœurs même ; les titres, les honneurs, le blâme qu’il distribue, ont cours comme sa monnoie. Les études publiques ne sont pas dirigées vers la plus grande utilité publique ; c’est un fait dont la vérité est portée jusqu’à la démonstration : heureusement la possibilité de les réformer, est aussi-bien prouvée que sa nécessité. Il y a un nombre prodigieux de vérités connues, éparses dans une infinité de livres, répandues dans une infinité de têtes ; il ne s’agit que de les recueillir & de les mettre en ordre, pour éclairer les Maîtres & les Instituteurs ; mais puisque l’éducation péche dans le principe même, il faut reprendre l’édifice dès le fondement. Je ne répéterai point ici tout ce qu’on a remarqué de défectueux dans la méthode ordinaire. La somme des lumières a beaucoup augmenté depuis deux siecles ; ainsi il est facile de mieux faire que ceux qui nous ont précédés ; mais nous ne devons pas oublier les services qu’ils ont rendus à l’humanité. L’établissement des Universités & des Colleges a banni l’ignorance grossiere ; & le plan d’études, qu’on adopta, étoit peut-être le meilleur qu’il fût possible de suivre alors. Dès le commencement du dernier siecle, l’Université desiroit une réformation dans les études. Des circonstances plus heureuses doivent déterminer aujourd’hui à corriger la mauvaise routine des Colleges, & à chercher une maniere plus utile d’enseigner & d’appprendre. Notre éducation se ressent par-tout de la barbarie des siecles passés, où l’on ne faisoit étudier que ceux que l’on destinoit à la Cléricature ; où l’on n’avoit de livres que ceux qui étoient copiés par des Moines ; où l’on étoit obligé d’envoyer à Rome pour faire transcrire les Ouvrages de Ciceron ; où les Nobles savoient à peine lire & écrire ; où les guerres & les pillages rendoient les livres si rares & les études si difficiles ; où il n’y avoit d’Ecoles que dans les Cathédrales & dans les Monasteres. La Langue maternelle des François n’était alors qu’un jargon informe & incertain : un Latin barbare s’étoit emparé des Ordonnances, des Chartes des Rois, des Arrêts des Cours Souveraines. La Philosophie se réduisoit à disputer sur les livres d’Aristote ; la Morale n’instruisoit point l’homme de ses devoirs ; la Physique ne rapportoit qu’à des causes chimériques, des effets qu’on ne songeoit pas même à observer. A la place de l’Astronomie & de l’Histoire naturelle, régnoient des Fables qui amenerent les délires de l’Astrologie & des pratiques superstitieuses de Médecine. La Théologie & la Jurisprudence n’aboutissoient qu’à des disputes d’Ecoles ou à des opinions de Docteurs, parce qu’on abandonnoit les textes, faute de critique, pour s’en rapporter à des sommaires ou à des gloses. Si l’on voit des vertus sublimes & des talens éminens briller au milieu des ténebres de ces siecles d’ignorance, c’est par un effort de la nature seule, & qu’elle ne fait que rarement. Quels hommes qu’un Abbé Suger, un Bertrand du Guesclin, un Barbasan, un Bayard, & dans les tems moins reculés, un Connétable de Montmorenci, un Colbert, qui n’avoient pas étudié ! Qu’on ne s’en étonne pas ; les idées d’honneur & de vertus prédominent dans les ames supérieures, & les sentimens sont bien au-dessus des connoissances acquises : il doit paroître plus étonnant encore, qu’on ait fait des découvertes du premier ordre dans ces tems de barbarie. Elles ont été le fruit du génie dont le caractere propre est de percer les ténebres les plus épaisses, & de s’élever même au-dessus des siecles éclairés. La meilleure culture de l’esprit ne peut donner le génie, mais on doit tâcher au moins d’établir une éducation qui ne l’étouffe pas. Au renouvellement des lettres & des sciences, les ténebres qui couvroient l’Europe depuis si long-tems, disparurent ; l’Imprimerie fut inventée, des Colleges furent fondés, l’émulation fut excitée, & on eut honte d’être ignorant ; mais l’éducation fut trop concentrée dans les Colleges, & elle est restée presque toute scholastique. Les Lettres ne sont qu’une partie de l’institution d’une nation ; l’institution a des vues plus étendues : elle est pour un Etat ce qu’est l’éducation pour les Particuliers. Son objet est de rendre une nation plus éclairée en tout genre, & par conséquent plus florissante. Les lettres sont à la fois la nourriture des esprits, l’instruction & l’ornement du monde. Platon & Ciceron, qui ont instruit leurs contemporains, éclairent encore aujourd’hui l’univers ; & la postérité la plus reculée profitera de leurs leçons. On doit regarder les lettres dans un Etat, comme la source & l’appui des vertus humaines & civiles. Malheur aux Nations, chez qui l’amour des lettres viendroit à s’éteindre !. Elles ont reçu en France les témoignages les plus éclatants de la protection de nos Rois ; & les établissemens qu’ils ont faits pour assurer toute espece d’instruction, eussent été le fondement le plus solide de la prospérité publique, si la premiere institution de la jeunesse eût été bien dirigée. Les Universités, les Académies, les Chaires de Langue, les Ecoles d’Hydrographie, tout sembloit concourir à former des Citoyens distingués dans tous les genres. Le Monarque qui nous gouverne, a encouragé les sciences, & a excité l’émulation en envoyant des Observateurs au Nord, à l’Equateur, au Cap de Bonne- Espérance, en fondant une Ecole Militaire ; mais malheureusement des secours si précieux ne sont offerts qu’en sous-ordre, si j’ose m’exprimer ainsi. La premiere institution nationale est demeurée la même, & on y a tout asservi : elle est restreinte par-tout à l’éducation des Colleges, & cette éducation a été bornée à l’étude de la langue Latine. On n’acquiert dans la plûpart des Colleges aucune connoissance de notre langue ; on n’y apprend qu’une Philosophie abstraite qui ne peut être d’aucun usage dans le cours de la vie ; qui ne renferme ni les principes de Morale nécessaires pour se bien conduire dans la société, ni rien de ce qu’il importe de savoir, étant homme. La Religion n’y est pas enseignée avec plus de soin ; ensorte que la jeunesse quitte le College sans avoir presque rien appris qui puisse lui servir dans les différentes professions. J’en appelle à l’expérience & au témoignage de la Nation, de ceux même qui par préjugé soutiendroient la méthode ordinaire. Les connoissances que l’on acquiert au College, peuvent-elles s’appeler des connoissances ? Que fait-on après dix années qu’on emploie, soit à se préparer à y entrer, soit à se fatiguer dans les cours des différentes Classes ? Sait-on même la seule chose qu’on y a étudiée, les langues, qui ne sont que des instrumens pour frayer la route des sciences ? A l’exception d’un peu de Latin qu’il faut étudier de nouveau, si l’on veut faire usage de cette langue, la jeunesse est intéressée à oublier, en entrant dans le monde, presque tout ce que ses prétendus Instituteurs lui ont appris. Est-ce-là le fruit que la Nation devroit tirer de dix années du travail le plus assidu ? Sur mille Etudians qui ont fait ce qu’on appelle leur cours d’Humanités & de Philosophie, à peine en trouveroit-on dix qui fussent en état d’exposer clairement & avec intelligence les premiers élémens de la Religion, qui sçussent écrire une lettre, qui pussent discerner habituellement une bonne raison d’une mauvaise, un fait prouvé de celui qui ne l’est pas. Les Grecs & les Romains plus sages que nous & plus vigilans sur un objet aussi important que l’éducation, ne l’avoient pas abandonnée à des hommes qui eussent des vues & des intérêts différens de ceux de la patrie ; elle étoit dirigée par des Législateurs ou par des Philosophes capables de l’être. Solon n’eût jamais confié à des Spartiates, à plus forte raison à des Ilotes*, l’éducation des Athéniens & Lycurgue n’eût pas confié aux Athéniens celles des Spartiates, Lorsqu’Antipater demanda à ces derniers cent cinquante enfans pour ôtage, ils répondirent qu’ils aimoient mieux donner le double d’hommes faits, de peur qu’une éducation étrangere ne corrompît leurs enfans. * C’étoient des Esclaves de Sparte. L’éducation devant préparer des Citoyen à l’Etat, il est évident qu’elle doit être relative à sa constitution & à ses loix ; elle seroit fonciérement mauvaise, si elle y étoit contraire : c’est un principe de tout bon Gouvernement, que chaque famille particuliere soit réglée sur le plan de la grande famille qui les comprend toutes. Comment a-t-on pu penser que des hommes qui ne tiennent point à l’Etat, qui sont accoutumés à mettre un Religieux au-dessus des Chefs des Etats, leur Ordre au-dessus de la Patrie, leur Institut & des Constitutions au-dessus des Loix, seroient capables d’élever & d’instruire la jeunesse d’un Royaume. L’enthousiasme & les prestiges de la dévotion avoient livré les François à de pareils Instituteurs, livrés eux-mêmes à un Maître étranger. Ainsi l’enseignement de la Nation entiere, cette portion de la législation qui est la base & le fondement des Etats, étoit resté sous la direction immédiate d’un Régime Ultramontain, nécessairement ennemi de nos Loix. Quelle inconséquence, & quel scandale ! Sans approfondir toutes les conséquences qui résulte d’un abus si énorme, doit-on s’étonner que le vice de la Monasticité ait infecté toute notre éducation ? Un Etranger à qui on en expliqueroit les détails, s’imagineroit que la France veut peupler les Séminaires, les Cloîtres & des Colonies Latines. Comment pourroit-il supposer que l’étude d’une langue étrangere, des pratiques de Cloître, fussent des moyens destinés à former des Militaires, des Magistrats, des Chefs de famille propres à remplir les différentes professions, dont l’ensemble constitue la force de l’État ? Nous sommes imbus des notions Monastiques qui nous gouvernent sans que nous le sachions & sans qu’on s’en apperçoive. De petites pratiques de dévotion (& pourquoi n’oseroit-on-pas le dire, puisque le sage & le vertueux Abbé Fleury l’a dit) qui ne rappellent point les grandes idées de la Religion, ont saisi les Chefs des Eglises. De là ces Congrégations, ces Confrairies, ces Conventicules, qui détournent les Chrétiens des lieux où ils doivent apprendre la Religion, qui empêchent les Pasteurs de s’instruire assez solidement pour être en état d’instruire les autres. S’il est question d’Ecoles, de Colléges, dans l’instant les notions mystiques s’emparent des personnes principales, & on ne parle que de Communautés de Religieux ou au moins d’Ecclésiastiques, pour leur en confier la direction. On doute si des Professeurs mariés peuvent instruire les enfans. Quand on songe que dans le quinzieme siecle il fallut une Ordonnance, & une Ordonnance d’un Légat du Pape* en France pour permettre aux Médecins de se marier, que peut-on penser de l’effet des préjugés Ecclésiastiques ? On veut exclure ceux qui ne sont pas célibataires des places purement civiles. Quel paradoxe ! Il semble qu’avoir des enfans soit une exclusion pour pouvoir en élever, que l’on prenne des précautions pour empêcher l’Etat de se peupler, ou pour qu’il ne se peuple pas trop. Le bien de la société exige manifestement une éducation civile ; & si on ne sécularise pas la nôtre, nous vivrons éternellement sous l’esclavage du pédantisme. * En 1452, le Cardinal d’Estouteville, Légat en France, réforma l’Université, accorda aux Médecins la liberté de se marier, & leur défendit en même temps, comme marque de souillure, de faire à l’avenir leurs assemblées dans l’Eglise de Paris, sous les tours, comme ils faisoient quelquefois. Pasquier. Recherches, tom. 1, pag. 275. Pourquoi faut-il en effet, que les Colleges soient administrés par des Moines ou par des Prêtres ? Sous quel prétexte l’instruction dans les lettres & dans les sciences leur seroit-elle exclusivement dévolue ? Les Ecclésiastiques présenteront toujours le motif d’instruire les enfans dans la Religion. Il est certain que de toutes les instructions c’est la plus importante ; mais est-il vrai que les seuls Ecclésiastiques puissent leur apprendre le Catéchisme, leur enseigner le François & le Latin, expliquer Horace & Virgile ? Il y a d’excellens Catéchismes imprimés ; il n’est pas nécessaire d’être promu aux Ordres pour lire à des enfans ceux de Bossuet ou de Fleury ; & l’on peut demander s’il est besoin d’en faire tous les jours de nouveaux, ou de réformer si souvent ceux qui sont faits. C’est dans le sein des familles chrétiennes, dans les instructions de la Paroisse, que les enfans doivent prendre les élémens du Christianisme. Les Eglises sont les véritables écoles de la Religion. Les Jésuites, qu’on nommoit Ecoliers approuvés, & qui l’enseignoient, n’étoient pas véritablement Ecclésiastiques, quoiqu’ils en portassent l’habit. Au surplus, employer 40 ou 50 demi-heures par an à expliquer bien ou mal le Catéchisme de Canisius, ce n’est pas ce que des personnes instruites appelleroient enseigner la Religion. Un Aumônier ou Chapelain dans chaque College pourroit suffir à cette fonction, sous prétexte de laquelle les Ecclésiastiques prétendant l’administration des Colleges comme un patrimoine exclusif. Je ne dois pas oublier une remarque importante ; c’est que présentement presque tous les hommes distingués dans les sciences & dans les lettres, sont des laïques. On ne cesse de répéter qu’il n’y a pas assez de Prêtres pour remplir les fonctions du Ministere Ecclésiastique ; & pourquoi donc veut-on en faire des Professeurs de Colleges & des Précepteurs ? Une foule de Prêtres oisifs inondent les villes, tandis que les campagnes sont dépourvues de Ministres. Ils ne veulent plus les habiter ; & voilà qu’on leur cherche dans les Cités de nouvelles places dont on puisse disposer, comme de titres de Bénéfices amovibles. Une des maladies de l’Etat est que chacun veut avoir à ses ordres des troupes qui ne soient pas à ses frais. Pour professer les Lettres & les Sciences, il faut des personnes qui fassent profession des Lettres. Le Clergé ne peut pas trouver mauvais qu’on ne mette pas, généralement parlant, les Ecclésiastiques dans cette classe. Je ne suis pas assez injuste pour les en exclure ; je reconnois avec plaisir qu’il y en a plusieurs dans les Universités & dans les Académies qui sont très-instruits & très-capables d’instruire. Je n’omettrai pas les Prêtres de l’Oratoire, qui sont dégagés des préjugés de l’Ecole & du Cloître, & qui sont Citoyens ; mais je réclame contre l’exclusion des Séculiers. Je prétends revendiquer pour la Nation une éducation qui ne dépende que de l’Etat, parce qu’elle lui appartient essentiellement ; parce que toute Nation a un droit inaliénable & imprescriptible d’instruire ses membres ; parce qu’enfin les enfans de l’Etat doivent être élevés par des membres de l’État. Le droit exclusif qu’on voudroit accorder aux Prêtres séculiers & réguliers, d’instituer la jeunesse, n’est pas le seul inconvénient qui résulte des notions monastiques ; on peut en remarquer de nouveaux jusques dans les détails de l’éducation des Colleges. Chez les Réguliers, l’objet des exercices est plutôt de former les Maîtres que d’instruire les Disciples. Dans les premières années, un jeune Régent, qui n’est qu’un vieil Ecolier, acheve le cours de ses études aux dépens d’autrui. Il surcharge ses éleves de thêmes qui lui coutent peu à dicter, de longues & d’ennuyeuses leçons. Toute la peine & tout le travail est du côté des enfans ; pendant ce temps il s’occupe à ce qui peut lui être utile : il fait des collections, des extraits ; il se prépare par des discours à la prédication, ou à la direction par des lectures. Dès qu’il est formé & qu’il s’est mis en état, par les connoissances qu’il a acquises, d’être utile aux autres, il abandonne cet enseignement, & va remplir la vocation à laquelle il est destiné pour la gloire & le profit de son Ordre. L’administration des Classes se ressent de l’uniformité des Cloîtres ; les corrections tiennent de la discipline claustrale, & semblent faites pour abaisser les cœurs qu’il faudroit chercher à élever. Toute cette manutention est triste & rebutante ; son effet le plus ordinaire est de faire haïr l’étude pour toute la vie. Des hommes faits résisteroient à peine à la vie sédentaire & contrainte, à laquelle on assujettit les enfans. Il est contre la nature, que dans un demi-jour ils demeurent assis pendant cinq ou six heures. Il regne d’ailleurs dans les études qu’on leur fait faire, une monotonie, qui les jette presque nécessairement dans l’indolence & le dégoût. Toujours du latin & des thêmes ! Loin d’inspirer du goût pour aucune Science, pour aucun Art, l’ennui & la sécheresse qui accompagnent par-tout l’étude, donnent de la répugnance pour les élémens de toutes les Sciences, de tous les Arts : aussi rien n’est plus ordinaire que de voir les jeunes gens abandonner toute lecture au sortir des Colleges. Le premier fruit de ce qu’on nomme institution de la jeunesse, est de la laisser sans objet d’application, dans l’âge où il seroit plus nécessaire de l’appliquer, pour prévenir les dangers multipliés d’un loisir, que remplissent les assauts des passions les plus fougueuses. Comparons la sombre obscurité de nos classes à la gaieté du Portique & du Licée. Parmi nous, un Régent presque enfant, qui revient l’esprit frappé d’une extase de deux années, opprimé par le despotisme, opprime d’autres enfans. Chez les Grecs, les jeunes gens se promenoient ; ils prenoient dans ces lieux, s’il est permis de me servir de ce terme, leurs leçons & leurs ébats ; ils conversoient avec les Aristides, les Miltiades, les Platons, les Aristotes, les Xénophons, les Démosthenes, &c. Dans nos Colleges, nul amusement pour des esprits légers qu’il faudroit plutôt réjouir par quelque diversité & par des études agréables ; les seuls divertissemens sont des Enigmes, des Ballets, des pieces dramatiques aussi ridiculement composées que déclamées ; exercices d’autant plus méprisables, que la perte du temps se réunit aux exemples du plus mauvais goût. Des Maîtres habitués aux subtilités scholastiques, y exercent les jeunes gens qui contractent l’habitude de disputer & de chicaner. Il y en a qui dans le reste de leur vie semblent être toujours sur les bancs de l’école. Mais le plus grand vice de l’éducation & le plus inévitable peut-être, tant qu’elle sera confiée à des personnes qui ont renoncé au monde, & qui, loin de chercher à le connoître, ne doivent songer qu’à le fuir, c’est le défaut absolu d’instruction sur les vertus morales & politiques. Notre éducation ne tient point à nos mœurs comme celle des Anciens. Après avoir essuyé toutes les fatigues & l’ennui des Colleges, la jeunesse se trouve dans la nécessité d’apprendre en quoi consistent les devoirs communs à tous les hommes ; elle n’a reçu aucun principe pour juger des actions, des mœurs, des opinions, des coutumes ; elle a tout à apprendre sur des articles si importans. On lui inspire une dévotion qui n’est qu’une imitation de la Religion ; des pratiques pour tenir lieu de vertu, & qui n’en sont que l’ombre. On a trop mis à l’écart le soin de la santé, les moyens de la conserver, & les exercices du corps. On a négligé ce qui regarde les affaires les plus communes & les plus ordinaires, ce qui fait l’entretien de la vie, le fondement de la Société civile. La plupart des jeunes gens ne connoissent ni ce monde qu’ils habitent, ni la terre qui les nourrit, ni les hommes qui fournissent à leurs besoins, ni les animaux qui les servent, ni les ouvriers & les artisans qu’ils emploient ; ils n’ont même là-dessus aucun principe de connoissance. On ne profite point de leur curiosité naturelle, pour l’augmenter. Ils ne savent admirer ni les merveilles de la nature, ni les prodiges des Arts. Ainsi ce qu’on leur enseigne, ce qu’on ne leur enseigne pas, la maniere de leur donner des instructions & de les en priver, tout est marqué du sceau de l’esprit Monastique. Cet esprit qui n’a pour but que d’asservir toutes les facultés de l’ame à l’observance d’une Regle Religieuse, ne pouvoit que donner des bornes aux Sciences, & mettre, pour ainsi dire, entre elles un mur de séparation. Ce n’est pas dans ces lieux, où l’étude des Sciences utiles au monde est purement accessoire, qu’on pouvoit songer que les vérités ont toutes un rapport entre elles ; qu’elles sont plus aisées à saisir lorsqu’on a des points de jonction ; qu’il étoit essentiel de les rapprocher les unes des autres, afin de les mieux reconnoître, puisque c’est ordinairement le caractere des erreurs, d’être isolées & inconséquentes. Ce n’est pas d’une administration des Colleges, semblable à la pratique de la Regle d’un Ordre Religieux, qui oblige également tous les Membres, qu’on pouvoit espérer de diversifier l’instruction, & de la rendre quelquefois différente, selon les personnes. Celui qui doit commander un jour des Armées, ou qui est destiné aux premieres places de la Magistrature, est élevé comme le fils d’un Major de Milice Bourgeoise ou comme le fils d’un Praticien de village. Je ne me plaindrois pas de ce que l’on donnât une bonne éducation aux petits comme aux grands. Je regrette de ce qu’on en donne une également mauvaise à tous. Ce n’est donc qu’en nous délivrant de cet esprit Monacal, qui depuis plus de deux siecles embarrasse les Etats policés, par des entraves de toute espece, qu’on peut parvenir à établir une base d’éducation générale, sur laquelle portent toutes les instructions particulieres. Cette base ne peut être fondée que sur un systême lié des connoissances humaines, comme l’a dit judicieusement, il y a plus de quinze ans, l’Auteur des Considérations sur les mœurs, puisqu’il est indispensable que toutes les parties de l’instruction tendent au même but. Du nombre des Colleges & des Etudians. Tout se tient dans l’ordre moral, comme dans l’ordre physique ; l’éducation des Particuliers & celle des Colleges, sont relatives à l’institution d’une Nation, & à la constitution même de l’Etat. Est-il Militaire ou Commerçant ? Est-ce une Monarchie, une République, une Aristocratie, un Etat peuplé ou dégarni d’habitans ? Il est évident que toute police générale, toute opération politique, dépend d’un calcul exact des différentes professions du Clergé, de la Noblesse, du Militaire, des Officiers de Justice, des Commerçans, des Laboureurs, des Artisans, &c. Par exemple, on demande s’il y a trop, ou trop peu de Colleges en France. La résolution de cette question dépend de savoir s’il y a assez de Laboureurs, assez de Soldats ; s’il n’y a pas trop de Praticiens, s’il y a trop ou trop peu d’Ecclésiastiques, de Gens de lettres ; en un mot, elle dérive de la proportion qui regne ou qui doit regner entre les différentes professions combinées avec leur utilité & leur nécessité. Sans entrer dans un détail qui seroit inutile ici, & en supposant la proportion qui paroît fixée à un centième pour le Militaire, par l’expérience des siecles & des Nations, je réponds qu’il n’y a pas assez de Laboureurs dans un Pays où il y a des terres en friche, & où l’État, assez riche par lui-même pour exporter ses productions naturelles, importe souvent celles de l’Etranger qu’il pourroit fournir. L’excès n’est point à craindre dans une profession qui nourrit les autres, & qui apporte continuellement des valeurs réelles dans l’Etat, mais il est dangereux dans toutes celles qui ne créant aucune nouvelle valeur, vivent par celle qui les crée. Est-il besoin pour l’instruction des Peuples & pour le bien de la Religion, qu’il y ait au moins deux cens cinquante mille Prêtres, ou Religieux ou Religieuses dans le Royaume ? Du temps du Pape Saint Corneille, il n’y avoit dans la Ville de Rome* que quarante-six Prêtres, & en tout cent cinquante-quatre Clercs, quoiqu’il y eut un peuple innombrable ; il y en a maintenant plusieurs milliers. Il n’y en avoit pas assez alors, ou il y en a trop présentement. Le nombre des Ecclésiastiques s’est prodigieusement accru dans tous les Pays Catholiques. Quelles fonctions ont-ils donc aujourd’hui qu’ils n’eussent pas dans ces temps florissans de la Religion ? * Eusebe, Hist. Eccles. l. 6. chap. 43. Fleury, Mœurs des Chrétiens, p. 192. L’instruction des Procès exige-t-elle ce nombre incroyable d’Officiers & de Suppôts de judicature, qui désolent les Habitans des Villes & des Campagnes. Seyssel, sous Louis XII, comptoit en France plus d’Officiers de Justice, que dans tous les Royaumes de l’Europe ensemble. Ce calcul étoit sans doute exagéré ; mais à quel point ce nombre ne s’est-il pas augmenté depuis ? N’y a-t-il pas trop d’Ecrivains, trop d’Académies, trop de Colleges ? Autrefois il étoit difficile d’être sçavant, faute de Livres : maintenant la multitude de Livres empêche de l’être. On peut dire, comme Tacite : Ut multarum rerum, sic litterarum intemperantia laboramus. Il n’y a jamais eu tant d’Etudians dans un Royaume où tout le monde se plaint de la dépopulation le Peuple même veut étudier ; des Laboureurs, des Artisans envoient leurs enfans dans les Colleges des petites Villes, où il en coûte peu pour vivre ; & quand ils ont fait de mauvaises études qui ne leur ont appris qu’à dédaigner la profession de leurs peres, ils se jettent dans les Cloîtres, dans l’Etat Ecclésiastique ; ils prennent des Offices de Justice, & deviennent souvent des Sujets nuisibles à la Société. Multorum manibus egent res humanæ, paucorum capita sufficiunt. Les Frères de la Doctrine Chrétienne, qu’on appelle Ignorantins, sont survenus pour achever de tout perdre ; ils apprennent à lire & à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner & à manier le rabot & la lime, mais qui ne le veulent plus faire. Ce sont les rivaux ou les successeurs des Jésuites*. Le bien de la Société demande que les connoissances du Peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. Tout homme qui voit au-delà de son triste métier, ne s’en acquittera jamais avec courage & avec patience. Parmi les gens du Peuple il n’est presque nécessaire de sçavoir lire & écrire qu’à ceux qui vivent par ces arts, ou à ceux que ces arts aident à vivre. * Depuis qu’ils sont établis à Brest & à S. Malo, on a peine à trouver des Mousses ou de ces jeunes garçons qui servent dans un vaisseau, & qui sont destinés à être Matelots. Dans trente ans d’ici, on demandera pourquoi il manque des Matelots dans les Ports. On sçait que dans une bonne institution on ne doit pas multiplier l’espece des hommes qui vivent aux dépens des autres, & qu’il faut contenir ces professions dans les bornes du nécessaire. Il semble que dans la pratique on ait adopté la maxime contraire. Bientôt nous n’aurons plus dans le Peuple que de misérables Artisans, des Miliciens & des Etudians. Ainsi il est plus avantageux à l’Etat qu’il y ait peu de Colleges, pourvu qu’ils soient bons, & que le cours des études y soit complet, que d’en avoir beaucoup de médiocres. Il vaut mieux qu’il y ait moins d’Etudians, pourvu qu’ils soient mieux instruits ; & on les instruira plus facilement, s’ils ne sont pas en si grand nombre. Nous vivons de systêmes, d’inconséquences & de lieux communs. Il faut, dit-on, faire le bien ; on n’en peut trop faire, ni trop le multiplier. Les Colleges sont utiles & nécessaires, il ne peut donc y avoir trop d’Etudians. Il est essentiel d’apprendre la Religion, il ne peut donc y avoir trop de Couvens, de Congregations, trop de Retraites, même pour des gens de la Campagne, pour des peres & des meres de famille, qu’il est contre le bon ordre de faire quitter leur maison & leur travail. D’un autre côté, le monde va-t-il mieux ? la société es-elle mieux réglée ? la corruption n’est-elle pas aussi grande & aussi universelle ? Comment accorder ces maux qu’on ne peut se dissimuler, avec les lieux communs qu’on entend tous les jours sur les mœurs plus pures de nos peres qui ne connoissoient presqu’aucune de ces institutions ? D’autre part, on soutient que les Colleges ne sont ni bien dirigés, ni bien conduits, que les sciences y sont mal enseignées, & l’on ne peut gueres s’empêcher d’en convenir : donc on doit supprimer les Colleges & ne point enseigner les sciences. Les Livres, dit-on, sont le fléau des enfans : on en conclut qu’ils n’en doivent lire aucun. Ainsi s’établissent les opinions extrêmes. La vérité n’est jamais outrée, la raison n’exagere point ; mais il y a une infinité de personnes qui ne distinguent point la nuance des couleurs : tout est blanc ou noir pour eux. Il est bien étonnant que la politesse & les lumieres du dernier siecle aient pu supporter une éducation aussi informe que la nôtre, en la critiquant sans cesse. L’habitude qui conduit les hommes, la routine des corps, une institution du seizieme siecle, qui n’avoit jamais été réformée & qui étoit irréformable par principe, je le repete, des idées Monastiques en eussent éternisé l’abus & le vice. Ce que l’on fit dans les commencemens pour perfectionner l’éducation, la rendit un peu meilleure alors. C’est précisément ce qui en a perpétué les imperfections & les défauts. Les Jésuites étoient convaincus que le plan d’études (Ratio studiorum) dressé sous Aquaviva, dans le seizieme siecle, & le foible opuscule de Jouvenci, étoient des chef-d’œuvres de littérature. Attachés à de vieux préjugés, ils étoient les derniers à les quitter, & ils s’opposoient à toute réformation ; ils n’admettoient de Livres que les leurs ; ils n’ont commencé à adopter le Cartésianisme, que quand les autres ont commencé à l’abandonner. On sort plus aisément des ténebres de l’ignorance, que de la présomption d’une fausse science. La Russie en dix ans a plus avancé dans la Physique & dans les sciences naturelles, que d’autres Nations n’auraient fait en cent ans. Il suffit de voir les Mémoires de l’Académie de Petersbourg. Peut-être que le Portugal qui réforme entiérement ses études, avancera beaucoup plus que nous à proportion, si nous ne songeons pas sérieusement à réformer les nôtres. Dans les siecles derniers toute l’instruction étoit tournée vers l’étude des Langues ; dans celui-ci la manie du bel-esprit s’est emparé de la Nation, & a dérangé toutes les professions. La société est peut-être devenue plus aimable pour quelques Particuliers ; mais la société générale, l’Etat y a perdu. Son intérêt exige que toutes les professions soient exercées par des hommes capables. Des malades ne s’embarrassent pas que les ordonnances de leurs Médecins soient en épigrammes. On cherche un Avocat qui sache les Loix, & non un bel-esprit. En un mot, le bien de l’Etat demande que chacun s’attache à sa profession ; & si les mœurs ne changent pas, bientôt on ne professera plus véritablement que les arts méchaniques. Le goût du bel esprit devenu une mode, a banni la science & la véritable érudition, à laquelle on avoit tant d’obligation ; sur le fonds de laquelle nos grands Hommes s’étoient formés, & qui est de beaucoup trop négligée, pour ne pas dire méprisée absolument. Il se peut faire qu’il y ait dans une Nation des Particuliers très-habiles, & que le gros de la Nation soit peu instruit. Ce sont les Colleges comparés, qui marquent la somme des lumieres répandues dans les différentes têtes des Citoyens ; mais ce sont les Mémoires des Académies, les bons Livres qui désignent les lumieres de la Nation. Que l’on compare nos Colleges, dont les méthodes sont vicieuses, avec ceux d’Oxfort, de Cambrige, de Leyde, de Gottingue, qui ont des Livres élémentaires mieux faits que les nôtres ; on verra qu’il est nécessaire qu’un Allemand & un Anglois soient mieux instruits qu’un François. Par la même raison il étoit impossible qu’un Romain bien élevé, qui se façonnoit dans la conversation & dans la société d’un homme respectable, qui plaidoit des causes, qui devenoit Edile, Préteur, Augure, Consul ; qui présidoit au Sénat & commandoit des Armées, ne fût pas un homme supérieur à nos Anglois & à nos François, parce que c’est l’expérience seule qui peut former les hommes. Mais quand on mettra nos Mémoires de l’Académie des Sciences, en parallele avec ceux de Londres, de Leipsick, &c. nos bons Livres avec ceux des Etrangers, on verra qu’un François qui sera mis de bonne heure sur les bonnes voies, est aussi habile & peut-être mieux instruit qu’un autre ; qu’il a plus d’ordre, de méthode & de goût ; car il faut rendre justice à la Nation Françoise ; elle sera tout ce qu’elle voudra être, ou tout ce qu’on voudra qu’elle soit. Elle a dans tous les genres des exemples & des modeles à opposer à ceux de l’Antiquité. Elle a eu ses Thémistocles, ses Miltiades & ses Periclès, ses Demosthenes, ses Sophocles & ses Aristophanes ; elle les aura encore quand on le voudra sérieusement. C’est l’Etat, c’est la majeure partie de la Nation qu’il faut principalement avoir en vue dans l’éducation : car vingt millions d’hommes doivent être plus considérés qu’un million, & les Paysans qui ne sont pas encore un Ordre en France, comme en Suede, ne doivent pas être négligés dans une Institution : elle a également pour but que les Lettres soient cultivées, & que les terres soient labourées ; que toutes les Sciences & les Arts utiles soient perfectionnées, que la justice soit rendue, & que la Religion soit enseignée ; qu’il y ait des Généraux, des Magistrats, des Ecclésiastiques instruits & capables, des Artistes, des Artisans habiles, le tout dans une proportion convenable. C’est au Gouvernement à rendre chaque Citoyen assez heureux dans son état, pour qu’il ne soit pas forcé d’en sortir. Pour remplir ces différens objets, il n’est pas nécessaire que l’Etat gêne les Particuliers ni la liberté des Citoyens ; il doit seulement présider à tout, animer tout, lever les obstacles, donner des facilités, des encouragemens à une Nation industrieuse ; &, pour dire ce que je pense, une Nation comme la nôtre (je parle du commun de la Nation) n’a besoin que d’être instruite. Nous avons une infinité de Livres excellens, peu de Livres classiques & élémentaires. Qu’il en soit fait pour les enfans & pour les ignorans, qu’on laisse ensuite agir le génie, qu’on ne gêne pas la liberté des esprits, qu’on inspire l’amour de la patrie & du bien public, & que les talens ne nuisent pas à ceux qui les possedent, quand ils n’en abusent pas. II y aura des Savans en France, quand la Science sera honorée, & qu’elle ne sera pas toute tournée vers un objet de parti, de cabale & d’intrigue, comme nous avons vu pendant un siecle l’Erudition Ecclésiastique réduite à ce qu’on nommoit l’affaire du temps ; ou, pour mieux dire, à celle du jour. Il y aura des professions quand il y aura des apprentissages réels, & que l’application & les talens meneront à la considération. Il est aisé de voir que tous ces grands objets tiennent à la Législation, mais il est bon de les remettre sous les yeux d’un Gouvernement sage & prudent, pour marquer toute l’étendue qu’on doit donner à une bonne Institution. Ce seroit ici le lieu d’examiner à quel âge on doit faire entrer les enfans dans les Colleges ; mais cela dépend de l’âge où l’on doit les en faire sortir pour commencer l’essai des différentes professions : & c’est encore une portion de la Législation qui mériteroit d’être approfondie. Est-il convenable que l’on s’inscrive à dix ou douze ans dans des Rolles de Milices de terre ou de mer, uniquement pour gagner du tems & obtenir la récompense d’un service que l’on ne peut faire ? C’est une injustice évidente contre ceux qui servent en effet. Les temps pour la Cléricature & pour la Magistrature, sont fixés par les Loix ; & il semble que l’on n’ait considéré les apprentissages que par rapport à ces professions, comme-si les autres n’en avoient pas également besoin. Je pense que l’on pourroit déterminer à peu près l’âge de dix ans pour entrer dans les Colleges, & celui de dix-sept ans pour en sortir. Dix-sept ans accomplis est l’âge où les Romains prenoient la robe virile. On ne parle jamais de l’institution, sans traiter la question de l’éducation publique & de l’éducation particuliere ; mais si l’on avoit de bons Plans d’étude & des Livres élémentaires, peut-être verroit-on que celle-ci deviendroit aussi facile que l’autre, & en ce cas il n’y auroit pas de comparaison à faire. Le lait de la mere vaut toujours mieux pour les enfans que celui des mercénaires. Un homme de beaucoup d’esprit* a dit que le plus grand service que les Sociétés Littéraires pussent rendre aux Lettres, aux Sciences & aux Arts, étoit de faire des méthodes & de tracer des routes qui épargnassent du travail & des erreurs, & qui conduisissent à la vérité par les voies les plus courtes & les plus sûres. * Considérations sur les Mœurs. Un jeune homme qui est sur les bonnes voies, en saura plus à vingt-cinq ans qu’un autre à trente-cinq, si celui-ci n’a pas été bien conduit. Les études sont trop longues & trop difficiles, parce qu’elles sont trop embarrassées d’inutilités ; cela est évident pour les Colleges : voilà pourquoi en étudiant beaucoup on sait si peu de chose. Quand on n’est pas dans le vrai chemin, plus on avance, moins on arrive au terme : un bon guide épargnerait bien des longueurs. Ce sont les inutilités & les faussetés qui sont longues & prolixes. Le vrai a encore le mérite d’être plus aisément entendu ; c’est le faux qui est inintelligible. Il paroît que par rapport aux vues d’éducation, il y a dans le Public de l’Europe même, une espece de fermentation qui doit naturellement faire de bons effets ; elle en produira certainement chez nous, si elle est soutenue & ménagée, si on ne se contente pas d’une spéculation inutile, & si on n’oublie pas avant six mois ce qu’il faudroit mettre en pratique dès-à-present. Il s’agit de savoir s’il est possible de tirer de nos Colleges plus d’utilité que l’on n’en tiroit. Je crois qu’il est facile de prouver l’affirmative par des raisons & par des exemples, & c’est l’objet que je me suis proposé dans cet Essai. Je n’entrerai pas dans les détails qui seraient infinis, & j’exhorte les Maîtres à lire tous les bons Livres sur l’Education* & sur le choix des études. J’établis les principes & la formule générale de l’éducation littéraire, les opérations principales de chaque âge : je marque les bons Livres élémentaires qui manquent à la société ; les conséquences & les détails viendront s’y joindre d’eux-mêmes. * Locke, l’Abbé Fleury, la Dissertation de l’Abbé Gédouin sur l’éducation ; Education des filles, par M. de Fénelon ; le Chapitre de Montagne sur l’institution des enfans, qui est admirable, & il est bien étonnant qu’étant connu de tout le monde, on n’en ait pas plus profité : c’est la malheureuse routine qui en a été cause ; l’Abbé de Saint-Pierre, où il y a des choses excellentes sur les vertus morales & politiques ; le Discours de M. Nicole sur l’éducation du Prince ; Crouzas, Bacon, Milton, œuvres mêlées ; Dumarsais, Erasme, le P. Lamy, tous généralement sans exception. Quel est le meilleur plan d’études pour l’éducation de la jeunesse & quelle méthode doit-on suivre pour remplir ce plan ? On voit qu’il ne s’agit point ici d’un traité entier d’éducation, qui demanderoit des vues plus approfondies, mais simplement du plan des études que l’on pourroit substituer à celles des Colleges. Je suppose dans tout ce Mémoire la distinction que l’Abbé Fleury a établi des connoissances nécessaires, utiles & agréables, de celles qui sont le plus généralement utiles, suivant la différence des personnes. Ces distinctions suffisent, pourvu que l’on ait soin de proportionner les études à la différence des âges, d’en bien désigner le but, de ne pas confondre les moyens avec la fin, les mots avec les choses, & l’instrument avec l’art même ; pourvu que l’on marque avec précision, en chaque genre, les bornes des connoissances au-delà desquelles l’esprit humain ne peut atteindre ; & c’est ce qui me paroît le plus essentiel dans un plan d’éducation. Principes d’un Plan d’études. Un plan est le dessein d’un édifice dans lequel il entre plusieurs parties, qui doivent si correspondre & former un ensemble. Un Plan d’études pour la jeunesse, c’est l’ordre, l’arrangement des instructions, suivant lequel les connoissances qui précedent, doivent servir à acquérir celles qui suivent, & concourir toutes au but & aux vues qu’on s’est proposées. Il semble que cette méthode ne devroit pas être un grand mystere. Les principes pour instruire les enfans doivent être ceux par lesquels la nature les instruit elle-même. La mature est le meilleur des maîtres. Il suffit donc d’observer comment les premières connoissances entrent dans l’esprit des enfans, & comment les hommes faits en acquièrent eux-mêmes. L’expérience, contre laquelle on philosopheroit en vain, apprend que nous n’apportons en naissant qu’une capacité vuide, qui se remplit successivement ; que pour introduire des notions dans les esprits, il n’y a d’autres passages ouverts, que la sensation & la réflexion. Il paroît certain que l’homme ne commence à avoir des connoissances, que lorsqu’il commence à faire usage de ses sens ; sa premiere sensation est sa premiere connoissance. Les enfans, non plus que les personnes avancées en âge, ne sont capables de réflexions, qu’au moyen des idées acquises : les idées abstraites supposent dans l’esprit, des connoissances avec lesquelles elles puissent se lier ; on ne les appelle abstraites, que parce qu’elles sont tirées des idées particulieres ; elles doivent par conséquent en être précédées dans l’ordre de l’enseignement, comme dans l’ordre de la nature. Vous ne feriez jamais comprendre que le tout est plus grand que la partie à une personne qui n’auroit pas auparavant une idée de la partie & du tout. Ainsi le principe fondamental de toute bonne méthode, est de commencer par ce qui est sensible, pour s’élever par degrés à ce qui est intellectuel ; par ce qui est simple, pour parvenir à ce qui est composé ; de s’assurer des faits avant de rechercher les causes. Le plus sûr moyen d’instruire les autres, c’est de les conduire par la route qu’on a dû suivre pour s’instruire soi-même : or chacun peut connoître, par sa propre expérience, que les idées sont plus faciles à proportion qu’elles sont moins abstraites & qu’elles se rapprochent davantage des sens ; elles ont encore l’avantage d’être déterminées par elles-mêmes : les notions abstraites au contraire sont vagues, n’offrent rien de fixe à l’essprit, & l’objet du Philosophe doit être de déterminer ses idées, & de les fixer. C’est donc une regle invariable d’inculquer par des exemples sensibles & réitérés, les connoissances particulieres dont les maximes générales & les termes abstraits supposent les impressions. « Si l’on saisissoit les progrès des connoissances, dit un homme qui en a bien démêlé l’origine (l’Abbé de Condillac), elles se suivroient dans un tel ordre, que ce que l’une ajouteroit à celle qui l’auroit immédiatement précédée, seroit trop simple pour avoir besoin de preuves. De la sorte on arriveroit aux plus compliquées, & de celles-là on descendroit sans peine aux plus simples : à peine pourroit-on les oublier, ou du moins si cela arrivoit, la liaison qui seroit entre elles, donneroit la facilité de les retrouver. Par ce moyen, continue cet Auteur, on paroîtroit plutôt trouver des vérités nouvelles, que démontrer celles qui sont déjà trouvées. On ne convaincroit pas seulement les jeunes gens, on les éclaireroit ; on les mettroit en état de se rendre raison de tous leurs progrès, & d’en faire par eux-mêmes ; ils sauroient toujours où ils sont, d’où ils viennent, où ils vont ; ils pourroient juger par eux-mêmes de la route que le guide leur traceroit, & en prendre une plus sûre, s’ils trouvoient du danger à la suivre. » On doit autant étudier pour se former que pour s’instruire. Comment est-ce que les hommes se forment & qu’ils acquierent des connoissances ? C’est en voyant différens objets ; c’est en écoutant les gens instruits, en expérimentant, en réfléchissant : celui qui a plus vu, plus observé, plus réflechi, est le plus habile ; celui à qui on a montré de meilleurs modeles, a le goût le plus sûr ; c’est l’avantage que certains enfans ont sur d’autres : il a passé sous leurs yeux un plus grand nombre d’objets ; il y a plus de choix dans ceux qu’on leur a montrés ; ils ont de meilleurs modeles, plus d’idées exemplaires. Un homme qui n’auroit vu que des tableaux de Raphaël & du Titien, ne se contenteroit pas de peintres médiocres. Il s’ensuit de ces observations, que toute méthode qui commence par des idées abstraites, n’est pas faite pour les enfans, & qu’elle est contraire à la nature de l’esprit humain : cette seule réflexion bannit les abstractions de tous les Livres élémentaires de Grammaire, de Rhétorique, de Philosophie & de Religion. Il s’agit de bâtir une maison, on doit d’abord amasser des matériaux : il s’agit d’élever l’édifice des connoissances humaines, il faut avoir les idées particulieres qui composent cet édifice ; les faits, les observations, les expériences en sont le fondement : c’est donc à les assembler, à se rendre ces objets familiers, qu’on doit s’appliquer dans les commencemens. Que les enfans voient beaucoup d’objets, qu’on les varie, qu’on les montre sous plusieurs faces & à diverses reprises ; on ne peut trop remplir leur mémoire & leur imagination de faits & d’idées utiles, dont ils puissent faire usage dans le cours de la vie.* « La variété plaît sur-tout à cet âge, dit l’Abbé Fleury ; les enfans étudient puis volontiers deux heures durant, quatre matieres différentes, qu’une seule pendant une heure. Une étude sert de divertissement à l’autre ; & plus elles sont diverses, moins il est à craindre qu’elles se confondent. » Un autre grand Maître dans l’art d’enseigner (s’Gravesande) dit dans le chapitre 30 de sa Logique, « que ceux qui ont pris l’habitude de ne considérer qu’une sorte d’idées, quelque habileté qu’ils puissent y avoir acquise, raisonnent presque toujours mal sur d’autres objets ». Il ajoute, que pour « acquérir de la flexibilité dans l’esprit & de l’étendue, il faut s’être appliqué à plusieurs choses différentes entre elles. » * Segnius irritant animos demissa per aures Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus... Tout ce qu’on doit savoir, n’est pas contenu dans les Livres : il y a mille choses dont on peut s’instruire par la conversation, par l’usage et la pratique ; mais il n’y a que des esprits déjà un peu formés, qui puissent profiter de cette instruction. L’homme est fait pour agir, & il n’étudie que pour s’en rendre capable. L’esprit d’étude dans le monde, seroit opposé à celui d’affaires ; mais on entendra mal les affaires, si on n’a pas étudié. L’important est d’acquérir les grands principes des connoissances les plus ordinaires : l’expérience, qui est la meilleure leçon, achèvera le reste. Si l’on n’a pas ces principes, le seul conseil que l’on puisse prendre, c’est de suspendre son jugement : de tous les préceptes de la Philosophie, c’est le plus universel. L’étude doit être l’occupation de la jeunesse, & le délassement du reste de la vie pour remplir utilement les intervalles de l’action. Le premier âge n’est pas la saison des récoltes, c’est le tems de semer & de faire des provisions : l’objet des études n’est pas que les jeunes gens, au sortir de la premiere éducation, possedent les idées formées de toutes les Sciences : ce seroit un projet chimérique, un beau rêve ; mais il se peut faire aisément qu’ils aient une teinture des principales, qu’ils aient acquis un grand nombre de matériaux de connoissances, & qu’ils aient l’art d’en acquérir ; art inestimable, & peut-être supérieur aux connoissances mêmes. Presque toute notre Philosophie & notre éducation ne roulent que sur des mots ; ce sont les choses même qu’il importe de connoître. Revenons au vrai & au réel ; car en soi la vérité n’est autre chose que ce qui est, ce qui existe, & dans notre esprit ce n’est que la connoissance des choses existantes. Ce but est certainement plus juste, & le chemin pour y arriver, est plus droit que le chemin tortueux par lequel les jeunes gens n’arrivent qu’à la connoissance de mots ou d’abstractions. Le moyen pour réussir, est d’exciter leur curiosité, d’aider l’esprit & le génie, de donner du ressort à leur ame : c’est ce que l’on ne fera jamais par des études abstraites, seches & ennuyeuses. Que ce que vous leur présentez soit agréable ; piquez leur curiosité ; flattez leur amour propre ; entretenez-les dans la gaieté qui est naturelle à cet âge, & ne joignez pas aux études, l’idée de labeur & de peine ; parmi les connaissances choisissez celles dont on peut tirer plus de conséquences utiles, qui ont plus de rapport à l’usage de la vie civile, aux mœurs & à la vertu ; celles qui élèvent l’ame & l’esprit : préférez les opérations qui ont plusieurs utilités à la fois ; répétez & approfondissez les mêmes dans toute la suite de l’éducation, de sorte que depuis le commencement jusqu’à la fin ce ne soient que les mêmes vérités, les mêmes choses plus développées. L’expérience fait voir qu’on oublie, au sortir du College, presque tout ce qu’on y a appris. Pourquoi ? C’est que les connoissances qu’on y a acquises ne sont point liées avec les notions communes ; c’est que l’on ne retient bien que ce qui a été souvent répété, & qu’il n’y a que la répétition des mêmes idées qui puisse former des traces assez fortes pour les conserver long-tems. L’expérience fait voir également qu’on n’oublie jamais ce qui est gravé pendant l’enfance dans les fibres délicates du cerveau, par des actes fréquens & réitérés. Il n’y a point d’enfant qui ait oublié à jouer aux cartes. C’est sur ces principes simples qu’est fondé le Plan que je propose. Toute bonne méthode doit porter sur la nature de l’esprit humain & sur des faits incontestables. Un Plan court peut contenir plus de choses qu’un Plan allongé : ce qu’il y a de plus long, c’est l’Histoire ; encore pourroit-on y faire beaucoup de retranchemens. Toutes les sciences nécessaires à chaque homme peuvent être resserrées en peu de volumes. Une précaution nécessaire, c’est que l’on ne rejette pas, comme on fait, toute la peine & tout le travail sur les enfans ; c’est en quoi l’usage des Colleges est le plus vicieux, parce qu’il y a un trop grand nombre d’Eleves dans une seule classe. C’est aux Maîtres à faire travailler les enfans, mais ils doivent se charger de ce qu’il y a de plus pénible ; & l’Etat doit soulager les Maîtres, autant qu’il est possible, en faisant composer par des gens habiles des Livres élémentaires & classiques. De l’Education du premier âge, jusqu’à environ dix ans. Les enfans n’ont point d’expérience, parce qu’ils n’ont rien vu ; ils n’ont point d’attention, parce que la foiblesse de leurs organes ne résisteroit pas à une tension soutenue sur le même objet ; ils n’ont pas de jugement, parce qu’ils n’ont ni assez de matériaux dans l’esprit pour les comparer, ni assez d’exercice & de force pour saisir les détails sans lesquels toute comparaison manque de justesse. Ils ont des sens qui sont les portes des connoissances ; de la mémoire qui leur rappelle les choses absentes qu’ils ont vues ; ils ont de plus la faculté de réfléchir sur leurs sensations, sur le sentiment intérieur qui ne les abandonne jamais, non plus que les autres hommes, & sur les représentations des uns & des autres, c’est-à-dire, sur leurs idées. Il ne s’agit que d’employer ces facultés pour fixer leur attention, pour perfectionner leur jugement, & leur procurer l’expérience qui manque à cet âge. J’avoue qu’après l’effort inconcevable qu’ont fait les enfans pour apprendre à parler, ce qui me paroît le plus difficile dans toute l’éducation, c’est de leur apprendre à lire. J’ai peine à comprendre comment on y parvient, sur-tout par la méthode qu’on emploie pour les instruire. Si l’on fait attention aux différentes combinaisons, à la multiplicité des opérations que cette étude exige, à la quantité de sons inutiles ou impropres qu’on leur fait articuler : on conviendra que ce n’est pas une chose aisée, quoiqu’elle soit commune, & qu’il faut nécessairement ou que ce soit presque l’effet d’une routine méchanique, ou que leur esprit soit déjà capable d’une infinité de combinaisons, lorsqu’il s’applique à des objets sensibles. Ce qui porteroit à supposer cette capacité dans les enfans, c’est le peu d’effort avec lequel ils apprennent des jeux qui exigent des combinaisons assez fines. Mais d’un autre côté on peut demander si cette facilité ne viendroit pas plutôt de ce qu’ils ont les idées particulieres de la chose qu’ils font, & qu’ils font avec plaisir. Je remarque que tout ce que fait la nature, quelque compliqué qu’il soit, elle le fait aisément ; dès que l’art survient, la difficulté naît ; l’art est long & pénible. Apprendre à parler, apprendre une langue par l’usage, cela se fait naturellement & facilement : apprendre à lire, apprendre une langue par regles & par art, c’est l’occupation de plusieurs années. Ainsi ce seroit une matiere digne de la recherche des bons Citoyens & de l’attention des Gouvernemens que de fixer une fois la méthode la plus simple d’enseigner à lire & d’enseigner les langues. Ce seroit épargner beaucoup de peine aux enfans, d’embarras aux peres & aux maîtres ; ce serait ménager bien du temps pour l’acquisition des connoissances réelles. Je crois, d’après plusieurs expériences réitérées, que le Bureau Typographique est sans comparaison ce qu’il y a de mieux pour la lecture. Mais je suppose qu’un enfant sache déjà lire & écrire ; qu’il sache même dessiner, ce que je regarde comme nécessaire, je dis que les premiers objets dont on doit l’occuper depuis cinq ou six ans jusqu’à dix, sont l’Histoire, la Géographie, l’Histoire naturelle, des Récréations physiques & mathématiques ; connoissances qui sont à sa portée parce qu’elles tombent sous les sens, parce qu’elles sont les plus agréables, & par conséquent les plus propices à occuper l’enfance. S’il est vrai que ces objets soient la base & les matériaux de nos idées, le fondement de la vie civile, de toutes les sciences & de tous les arts sans exception, il est évident que c’est par-là qu’on doit commencer l’instruction. De l’Histoire.* * M. Rousseau exclut les histoires de l’instruction des enfans. Est-il nécessaire de dire ici que les Histoires sont à la portée des enfans, & de prouver dans le dix-huitième siecle une vérité connue il y a deux mille ans. Mais l’esprit de paradoxe sait tout réduire en problême : sous prétexte de procurer aux enfans une expérience qui leur soit propre, on prétend les priver du secours de l’expérience d’autrui, comme s’il étoit impossible d’allier l’une avec l’autre. On veut qu’ils n’aient pas d’autre école que le monde ; & on leur défend de voir le monde : on veut qu’ils n’apprennent leur chemin, qu’en s’égarant. Le mal qu’il y a dans ces instructions, n’est pas qu’elles soient toutes fausses ; c’est au contraire dans le mêlange du vrai, que réside l’inconvénient. Personne ne peut nier ce principe incontestable, & qui n’est pas nouveau, c’est que la premiere instruction doit commencer par les choses sensibles, par des faits, par ce que l’on voit, ce que l’on touche, ce que l’on pese, ce que l’on mesure, ce que l’on dépeint, ce que l’on décrit. Ce sont les faits de la nature, ceux de l’art & ceux des hommes : je parlerai dans un moment des premiers ; je n’envisage maintenant que les faits des hommes, ou ceux de l’Histoire. Le spectacle de ce qui s’est passé dans le monde, n’est autre, à la rigueur, que la représentation de ce qui se passe tous les jours dans la place publique ; les enfans peuvent voir l’un aussi bien que l’autre, si l’on sait diriger leur vue : & il n’est pas besoin d’une plus grande contention d’esprit. On sait qu’ils aiment avec passion les Contes & les Histoires ; pourquoi les sévrer entierement d’un plaisir auquel ils sont si sensibles ? On ne sait que mettre entre les mains des peres, des meres, des gouvernantes, pour les instruire à un certain âge, ou pour ne les pas gâter : on leur lit des Contes de Fées ; on leur en fait d’effrayans qui ont quelquefois des suites pour toute la vie : pourquoi ne pas chercher à les instruire en les amusant ? Si la plupart des Histoires sont au-dessus de leur capacité, est-ce une raison pour ne les pas mettre à leur portée ? Ce seroit la faute des Ecrivains. L’enfant qui entendra le Petit Poucet, la Barbe bleue, peut entendre l’Histoire de Romulus & de Clovis. Ils savent, aussi bien que les hommes avancés en âge, qu’on ne doit faire de mal à personne ; qu’on n’en doit pas faire au public qui est composé de plusieurs personnes ; que les méchans, c’est-à-dire, ceux qui font du mal, sont dignes de l’exécration publique. Ces maximes toutes simples suffisent pour entendre presque toutes les Histoires & pour en juger. Une autre raison décisive pour en occuper les enfans, est que si on les laisse jusqu’à un certain âge sans en entendre parler, ils ne pourront plus dans la suite en apprendre, ni en retenir aucune : la chose deviendroit physiquement impossible. Ils se trouveroient à l’égard de toute Histoire, dans le cas où nous sommes par rapport à celles de la Chine & du Japon, qu’on a tant de peine à imprimer dans la mémoire, parce que les noms des hommes, des villes, des fleuves n’ont jamais frappé nos oreilles. Ils se trouveroient dans le cas où sont la plupart des femmes qui se plaignent de leur mémoire, parce qu’ayant peu lu dans l’enfance, les traces que font des objets tous nouveaux, s’effacent presque dans l’instant. Qu’on essaie de faire retenir à un jeune homme de la campagne, la suite des Rois depuis François I, & l’on verra ce que l’on doit penser de la proposition que je combats. Il faut donc se résoudre à lire de l’Histoire aux enfans, ou à la leur laisser ignorer pendant toute la vie. Il y a même des contes & des récits d’aventures fabuleuses, je ne les exclurois pas, s’ils ne donnoient pas des idées d’êtres ou de vertus imaginaires. Les Romans nuisent en ce qu’ils ne décrivent que les foiblesses de l’humanité, ou en ce qu’ils peignent les hommes tels qu’ils ne sont pas. On verroit mal, si les yeux étoient faits comme des Microscopes. Ces narrations fausses augmentent, diminuent, ou affoiblissent la nature. Presque tous les tableaux de Roman ne sont point de grandeur naturelle. Mais laissons les paradoxes métaphysiques, & ne craignons point de leur préférer des maximes enseignées par tous les Philosophes de l’univers, adoptées par tous les hommes d’Etat, & consacrées par la pratique de toutes les Nations policées ; tâchons seulement de rendre les Histoires utiles aux enfans, & d’indiquer ce qu’elles doivent contenir. Je voudrois que l’on composât, pour leur usage, des Histoires de toutes Nations, de tout siecle, & sur-tout des siecles derniers ; que celles-ci fussent plus détaillées ; que même on les leur fît lire avant celles des siecles plus reculés ; qu’on écrivît des vies d’Hommes illustres dans tous les genres, dans toutes les conditions & dans toutes les professions ; de Héros, de Savans, de femmes & d’enfans célebres, &c. qu’on leur fît des peintures vives des grands événemens, des exemples mémorables de vice ou de vertu, de malheur ou de prospérité, &c. Il faudroit que l’instruction fût toute faite dans ces livres ; qu’on n’y laissât presque rien à ajouter au Maître, & qu’il n’eût, pour ainsi dire, qu’à lire & à interroger. Je desirerois qu’à la suite de chaque Histoire, on plaçât des questions pour voir ce que l’enfant auroit retenu, pour le redresser, s’il avoit mal entendu, ou s’il ne s’était pas attaché au plus essentiel. C’est la méthode du judicieux Abbé Fleury, dans son Catéchisme historique : il en prouve l’utilité dans une Préface très-philosophique, qu’on lit peu, parce qu’on ne lit gueres les Préfaces, & sur-tout celle d’un Catéchisme. Ces Livres & ces Histoires serviroient en même-tems à former le coeur & l’esprit des enfans, & on pourroit y faire entrer une morale* entiere à leur portée, non en établissant, par des principes abstraits, les regles du juste & de l’injuste ; mais en excitant ce sentiment qui est assez vif chez eux, & qui le seroit également chez tous les hommes, s’il n’étoit pas étouffé par le préjugé & par l’intérêt. * On peut faire ensorte, comme dit Nicole, qu’ils sachent toute la morale, sans savoir presque qu’il y a une morale, ni qu’on ait eu dessein de les en instruire ; ensorte que lorsqu’ils l’apprendront dans le cours de leurs études, ils s’étonnent de savoir par avance beaucoup plus qu’on n’y enseigne. On pourroit ainsi les accoutumer de bonne heure à juger les hommes & les actions : on leur inspireroit l’humanité, la générosité, la bienfaisance, soit par l’éloge des hommes généreux & bienséance, soit par la comparaison des grands exemples, de vertus ou de vices, de Ciceron & de Catilina, de Neron & de Titus, de Sully & du Maréchal d’Ancre. Des questions simples & des réponses courtes indiqueroient le chemin ; leur esprit s’ouvriroit insensiblement, & se formeroit sans effort à goûter ce qui est bien, & à détester ce qui est mal : ils apprendroient par leurs exemples même, & par les jugemens qu’on leur feroit porter sur leurs querelles particulieres, sur leurs actions, qu’il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudroit pas qui nous fût fait ; que l’on n’est véritablement grand que pour le bien que l’on fait aux hommes ; & qu’il faut faire à autrui tout le bien que l’on peut faire. La morale des enfans, & même celle des hommes faits, se réduit presque à ces deux points.* * On trouvera sur les vertus morales & politiques, des choses excellentes dans l’Abbé Fleury, choix des études ; dans la Cyropédie de Xénophon, dans Plutarque, dans les ouvrages de l’Abbé de Saint-Pierre, dans Nicole, dans Locke, éducation des enfans, dans le Sethos de l’Abbé Terrasson, qui n’a pas trop réussi, quoiqu’il y ait des choses admirables pour la morale, parce qu’il n’y a que du jugement, de la physique & de l’érudition, & qu’il faut de l’imagination pour faire un Roman. Combien l’émulation des enfans ne seroit-elle pas excitée par la lecture des vies d’enfans célebres ? Il est étonnant que depuis Baillet, qui en a fait un Livre exprès, on n’ait pas suivi cette idée pour leur inspirer l’amour si précieux de la distinction. On a dit qu’il falloit préférer dans les études celles qui sont plus utiles, celles dont on peut tirer plus de conséquences pour les mœurs, pour la conduite de la vie, pour les affaires publiques & particulieres : or il n’est pas douteux que les Histoires modernes renferment à cet égard plus d’utilités que les Histoires anciennes ; celles de l’Europe, plus que les Histoires de l’Egypte & de la Chine ; les Histoires du pays, plus que les étrangeres : c’est l’avis du savant Grotius qui avoit employé un temps considérable à l’étude de l’antiquité*, & c’est celui de tous les gens sensés. * In universum non incipere ab antiquissimis, sed ab his quæ nostris temporibus nostræque notitiæ propiùs cohærent, ac paulatim deinde in remotiora eniti, magis è re arbitror. Ep. Hug. Grotii ad Maurerium. Un homme, de goût pourroit extraire des Livres des Antiquités Egyptiennes, Grecques, Etrusques & Romaines, des Monumens de la Monarchie Françoise, du Livre des Cérémonies religieuses, des Livres de Médailles, de ceux qui traitent des mœurs des Nations en général & en particulier, du Dictionnaire de la Bible, tout ce qui mériteroit d’être retenu : on montreroit le plan des Villes célebres, des Ports, des plus beaux édifices ; quelques ouvrages des meilleurs Peintres, si cela étoit possible ; des estampes : enfin on recueilleroit parmi les monumens anciens & modernes, ce qu’il y a de plus curieux ; on pourroit y joindre une description très-simple. Ces Histoires & ces Recueils, pour être utiles, devroient être composés par des Philosophes. Ce n’est pas rabaisser la Philosophie, que de lui faire parler le langage des enfans ; c’est en faire l’usage le plus digne d’elle : & à quoi est-elle bonne, si ce n’est à former le jugement de tous les âges ? Plus il y auroit de volumes d’Histoires bien faites, plus la société & les familles seroient instruites, plus les études seroient préparées ; elles serviroient aux meres, aux enfans & à toutes les générations. Duché en fit pour Saint-Cyr, dans le siecle dernier ; l’Abbé de Choisy, pour Madame la Duchesse de Bourgogne : elles sont agréables ; mais ces Ecrivains, comme plusieurs du siecle passé, avoient peu de philosophie dans la tête. Je suppose donc quelques volumes de pareilles Histoires composées par des Philosophes. On les feroit lire aux enfans, pour apprendre à bien lire. Ils répondroient aux questions qui y seroient contenues, & par-là ils s’accoutumeroient à juger. On leur feroit raconter ces mêmes Histoires, pour leur apprendre à parler. Ce ne sont-là que les matériaux de l’Histoire : on réserveroit pour le second âge l’arrangement des faits par la Chronologie, la suite des Empires, les principes qui servent de fondement à la certitude historique, & les usages innombrables de l’Histoire. De la Géographie. La Géographie ne doit jamais être séparée de l’Histoire : c’est l’affaire des yeux & de la mémoire, & par conséquent une étude faite pour les enfans. Mais il faudroit une Géographie à leur portée, qui sans entrer dans un détail sec & ennuyeux (comme la Géographie de Lenglet), les fît voyager agréablement dans les différentes contrées, remarquant ce qu’il y a de principal & de curieux, les faits les plus frappans, la patrie des grands hommes, les batailles célebres, tout ce qu’il y a de plus remarquable, soit pour les mœurs & les coutumes, soit pour les productions naturelles, pour les arts ou pour le commerce. On se serviroit du Recueil des voyages & de tous les Livres qui ont été faits jusqu’ici : ce travail ne seroit ni long, ni pénible. Lorsque les enfans seroient plus avancés, on leur feroit faire un second & un troisieme voyage de Géographie historique, politique, physique & mathématique, comme on le dira dans la suite. De l’Histoire naturelle & des Récréations physiques & mathématiques. Une autre étude spécialement propre aux enfans, est l’Histoire naturelle & les Récréations physiques & mathématiques. L’Histoire naturelle ne demande à cet âge que des yeux, de l’exercice & de la mémoire : c’est une des plus utiles connoissances qu’ils puissent acquérir, étant un des fondemens de l’Economie, de la Médecine, du Commerce & de la politique même ; elle est aussi une des plus agréables, & des plus faciles. Il ne s’agit point encore de raisonner ni de découvrir des rapports & des causes : il ne faut à cet âge que voir beaucoup & revoir souvent, comme l’a dit un grand Maître. Qu’ils voient sans dessein, même sans explication les productions diverses, les échantillons de tout ce qui compose la terre : on doit les familiariser avec tous ces objets, dont le commun des hommes jouit sans les connoître, & qui se trouvent si souvent dans l’usage de la vie. Le principal est de montrer d’abord les différens objets, de l’Histoire naturelle, tels qu’ils paroissent aux yeux ; la figure, avec une description précise & exacte, suffit. On pourroit rendre les descriptions moins seches & plus agréables, en y mêlant quelques faits, de la vie & des mœurs des animaux, de la culture & de l’usage des plantes, de la propriété & de l’emploi des minéraux : mais dans cette partie, on doit être sobre, éviter le trop grand détail, & sur-tout écarter le fabuleux, que les Naturalises y ont mêlé trop souvent. Pour les conduire d’abord dans cette immensité d’objets, il ne doit point être question de méthodes savantes, qui ne serviroient qu’à apporter de la confusion : il suffit de s’en tenir à cette premiere & grande division des trois regnes, l’animal, le végétal & le minéral. Pour les détailler, on suivra la maxime déjà posée plusieurs fois, de s’attacher aux objets qui ont plus de rapport avec nous, qui sont les plus nécessaires & les plus utiles. On donnera la préférence aux animaux domestiques sur les sauvages, aux animaux du pays sur les étrangers. Dans les plantes, on préférera celles qui servent pour les alimens & pour les remedes. Les enfans parviendroient insensiblement à distinguer les parties d’un animal, des oiseaux, des poissons, des insectes ; à savoir comment tous ces corps vivans croissent, se nourrissent & se conservent : mais il seroit essentiel que l’instruction n’allât point alors au-delà de ce dont ils pourroient juger par la vue & par le tact. Il en seroit de même pour les fossiles, les minéraux, les métaux, les pierres & les différentes substances que la terre renferme. On les montrera de suite, la figure d’un côté, & la description de l’autre : quand on pourra y joindre les objets mêmes, l’image sera plus nette & plus vive, l’impression plus durable. S’ils sont présentés avec ordre aux enfans, ils se placeront naturellement dans leur tête, suivant l’ordre même dans lequel ils en auront acquis la connoissance. On leur nommera en même tems les Hommes fameux, tant anciens que modernes, qui ont fait des découvertes dans les Sciences relatives à ces objets, & qui, par des travaux souvent immenses, les ont perfectionnées. Rendre un juste hommage aux talens, c’est faire honneur à l’humanité ; ce seroit inspirer aux enfans de la vénération pour les bienfaiteurs des Nations ; une louable curiosité s’empareroit de leurs esprits ; peut-être feroit-elle naître un jour l’émulation d’égaler & de surpasser ceux qui leur auroient d’abord servi de guides. Ce spectacle, quoiqu’ébauché, leur élevera l’ame, & fera croître leurs idées. Il viendra un tems où, après avoir vu & revu plusieurs fois les objets, ils commenceront à se les représenter en gros, & à s’en faire eux-mêmes des divisions : le goût de la Science naîtra, & il pourra être aidé alors par des méthodes & par des réflexions ; mais il faut toujours commencer par des faits & par des descriptions qui sont elles-mêmes des faits. Le Dessein serviroit à tous ces usages, parce que les enfans se font un plaisir de copier ce qu’ils voient. Des Observations physiques, astronomiques ; des Expériences & des Méchaniques. Sous le titre de Récréations physiques, je comprends les observations, les expériences, les faits de la nature les plus simples, les plus frappans, & les plus faciles à retenir. Je dois prévenir ici une objection facile à faire, & plus facile encore à tourner en plaisanterie. On dira peut-être que pour faciliter l’étude à des enfans, je veux qu’ils apprennent l’Histoire naturelle, la Physique, les Arts & l’Astronomie. Je réponds que l’objection ne pourroit être faite que par des personnes qui n’auroient aucune teinture de ces sciences ; elle seroit fondée, si je prétendois qu’on formât à cet âge des Physiciens, des Astronomes & des Méchaniciens ; mais ce n’est pas ce que je propose ; je prends pour exemple l’Histoire naturelle, & je dis pour apprendre cette science, il faut d’abord distinguer les objets, les appeller par leur nom, les reconnoître par la forme, la grandeur, le poids, les couleurs, &c. C’est-là une premiere opération nécessaire, mais qui ne suffit pas pour former un Naturaliste. Pour posséder cette science, il faut non-seulement connoître les qualités sensibles, mais tout ce qui a rapport à la naissance, à la production, à l’accroissement, au développement, aux usages de chaque objet en particulier, son histoire raisonnée, en un mot tout ce que des doctes Académiciens rassemblent dans leur savante Histoire naturelle. Il en est à peu près de même dans les Arts, dans la Physique, dans l’Astronomie, &c. Je conviens que des enfans ne sont point en état de comprendre les secondes opérations, ni les raisonnemens qu’elles exigent ; mais je soutiens que toute personne qui a des sens, est capable des premieres, puisqu’elles ne consistent qu’à distinguer les objets & leurs différentes parties, à les peser, à les mesurer, à remarquer leurs couleurs, à dessiner leurs contours : tout ce qui ne demande que des yeux, des mains & un très-simple calcul, n’est point au-dessus de la portée de l’âge le plus tendre. On ne prétend point démontrer à des enfans la divisibilité de la matiere à l’infini ; mais un enfant de sept ans peut appercevoir qu’un grain de carmin teint sensiblement dix pintes d’eau, & que par conséquent il peut être divisé en autant de particules, qu’il y a de petites gouttes de liqueur. Qu’un grain d’or mis en feuilles, peut couvrir une surface de 50 pouces quarrés ; que chaque feuille d’un pouce quarré, peut se couper en deux cens petites bandes, & chaque petite bande en deux cens plus petites ; de sorte que chaque feuille ainsi divisée, contient des parties presque innombrables. Qu’une feuille d’or couvrant un cylindre d’argent, peut être applatie, alongée & mise en un fil de 444 lieues. On découvre dans les liqueurs, des animaux qu’on démontre géométriquement être 27 millions plus petits qu’un ciron ; ces animaux ont des veines, des muscles, &c. &, ce qui est plus petit encore, des liqueurs qui y circulent & qui en entretiennent le jeu. (Hist. de l’Acad. des Sciences, 1718, p. 9.) On ne demande pas que la Méchanique soit enseignée aux enfans ; mais on ne sauroit les accoutumer de trop bonne heure à voir les machines simples qui produisent & facilitent le mouvement, à remarquer les effets sensibles du levier, des roues, des poulies, de la vis, du coin & des balances. Les femmes considerent des ciseaux par leur matiere & comme un bijou ; les ouvrieres, comme un outil pour couper : y auroit-il de l’inconvénient que l’on fît considérer cet instrument aux enfans, comme étant composé de deux leviers réunis par un clou qui leur sert de point d’appui, & les deux branches tranchantes en dedans, comme deux coins propres à diviser, lorsqu’ils éprouvent l’action des leviers ? Qu’on leur fît remarquer que plus le point d’appui est éloigné de la puissance qui donne le mouvement, plus la force est grande, &c. Il y a un livre assez imparfait, intitulé, Description abrégée des principaux Arts & Métiers, & des instrumens qui leur sont propres, le tout détaillé par figures. L’académie fait imprimer la description des Arts : c’est un des plus beaux monumens que la génération présente puisse laisser à la postérité. Est-il au-dessus de la portée des enfans, de feuilleter ces Livres, d’en dessiner quelques figures ? Seroit-il impossible d’avoir dans un College une salle où l’on mît des modeles de machines en bois ou en fer ? S’il y avoit dans cette salle des armoires garnies, de quelques morceaux d’Histoire naturelle, ne demanderoient-ils pas avec empressement à les voir ! Ils se promeneroient, ils agiroient & acquerroient en même temps des connoissances. On ne prétend point apprendre l’Astronomie à des enfans ; mais seroit-il inutile de leur dire, par exemple, que le soleil est à environ 34 ou 35 millions de lieues de la terre ; qu’il faudrait vingt-cinq ans à un boulet de canon pour y parvenir ? Que le diametre du cercle que nous parcourons en un an autour du soleil est double, ou de 70 millions de lieues. Que l’éloignement des étoiles est incomparablement plus grand. Qu’en supposant égale au Soleil l’étoile Sirius, l’une des plus grandes, des plus éclatantes, & vraisemblablement la plus proche, il faudroit à un boulet de canon, pour y parvenir, 27 à 28 millions de fois 25 ans. Que l’on compte avec les yeux un peu plus de 1022 étoiles ; mais qu’avec le télescope on en découvre dix & vingt fois davantage, dont chacune est vraisemblablement aussi éloignée de l’autre, que le Sirius l’est de nous. Que la terre dans son mouvement journalier autour du Soleil, fait plus de six cens mille lieues en une heure, quatre cens seize en une minute ; qu’un boulet de canon ne pourroit faire que deux mille six cens lieues en vingt-quatre heures ; qu’ainsi la terre va cent cinquante fois plus vite qu’un boulet de canon. Encore une fois je demande s’il y auroit de l’inconvénient à frapper d’admiration & d’étonnement l’esprit des enfans par ces infiniment grands & ces infiniment petits. Quelle idée n’en résulteroit-il pas de l’Etre qui a produit toutes choses ? & faudroit-il leur demander, à quelque âge qu’ils fussent parvenus, Quis est qui creavit hæc ? Seroit-il nécessaire après ces connoissances inculquées de loin, de les préparer à comprendre la pesanteur de l’air, son ressort, tous les phénomènes que la Physique décrit, & tous ceux que la Chymie découvre ? Y auroit-il du danger à leur montrer que la viande où les mouches déposent leurs œufs, se charge de vers ; & que celles où elles n’en déposent pas, ne s’en charge point ? Ce fait, dont les yeux sont témoins, ne les conduiroit-il pas à penser que tout est organisé & a son germe ? N’en concluroient-ils pas naturellement qu’un champignon est l’ouvrage de la Sagesse de Dieu, ainsi que le monde ? Y a-t-ii dans les Livres d’Exercices spirituels des réflexions plus pieuses que celles qui résultent de ces observations & de ces expériences ? Il seroit à desirer que les enfans fussent de bonne heure familiarisés avec des globes, des Cartes, des Sphères, des Termometres, des Barometres ; qu’ils eussent des étuis de Mathématique ; qu’ils sussent faire usage de la regle, du compas, quand ce ne seroit que pour se procurer un divertissement ; qu’ils apprissent qu’il y a un art de rapprocher les objets les plus éloignés, d’appercevoir ceux qui leur semblent imperceptibles. Ils verroient avec le microscope ce qu’ils ne soupçonnoient pas sur la tête d’une mouche, & dans la barbe d’une plume. Ces instrumens seroient de nouveaux organes qu’on ajouteroit à leurs yeux, & qui leur feroient découvrir de nouveaux mondes : ils manieroient la machine pneumatique, & tous ces instrumens inventés par le génie, & employés par l’art pour dévoiler la nature : ils se réjouiroient avec des jeux d’Optique qui leur mettraient sous les yeux les monumens des quatre parties de l’Univers. Ils verroient les phénomènes de l’Electricité qui embarrassent les Philosophes, & qui étonnent tous les hommes. On leur feroit connoître le plus grand nombre d’objets qu’il seroit possible : enfin tout sera bon, pourvu que tout soit exact. Je ne propose de leur apprendre que des faits, des faits dont les yeux déposent à sept ans comme à trente : je demande si ce sont là des études pénibles, ou si ce sont des récréations, utiles & agréables. Je passe aux Mathématiques. Des Mathématiques. Le préjugé commun a attaché à ces Sciences l’idée d’une grande difficulté pour les enfans : & par qui cette difficulté est-elle exagérée ? Par des gens qui dès l’âge de six ans leur mettent en main la Grammaire, c’est-à-dire, la Métaphysique du langage ; un tissu d’idées abstraites, difficiles à saisir par elles-mêmes, & rendues inintelligibles par la façon dont elles sont présentées. La coutume qui régit la multitude, avoit renvoyé les Mathématiques à la fin des études, pour en prendre une légère teinture bientôt effacée. Les lumieres de ce siecle, l’exemple & l’autorité des gens capables ont ramené à l’avis des Anciens, de Pythagore, de Platon, qui vouloient que personne n’entrât aux Ecoles, sans être initié à la Géométrie : Socrate conseilloit d’apprendre les Mathématiques dès l’âge le plus tendre. Platon Rép. Dial 7. L’expérience & le raisonnement prouvent que les enfans sont capables de s’appliquer à ces Sciences. La Géométrie ne présente rien que de sensible & de palpable, rien dont les sens ne rendent témoignage. Les Géometres mesurent ce qu’ils voient, ce qu’ils touchent, ce qu’ils parcourent : les sens sont dans un perpétuel exercice ; & lorsque les sens ne suffisent pas, la mémoire vient au secours pour conserver le souvenir d’une premiere vérité, d’une seconde, d’une troisieme, &c. Nulle science n’est plus assortie à la curiosité des enfans, à leur caractere, à leur tempérament, qui les porte à être presque toujours en mouvement : rien ne flatte davantage l’amour-propre, que de croire inventer soi-même les figures que l’on construit, ou les problêmes que l’on résout. Je ne parle point de leur utilité par rapport aux besoins des hommes, à la perfection de tous les Arts, aux secours qu’en tirent les Sciences, & sur-tout la Physique ; le principal motif pour y appliquer les enfans, c’est le grand avantage qu’elles ont de perfectionner l’esprit. La premiere qualité de l’homme, la plus nécessaire, celle qui s’étend à toutes ses actions, à tous ses emplois, & qui étant jointe à la droiture du cœur, qu’elle doit mettre en œuvre & conduire par sa lumiere, fait toute sa perfection ; c’est la justesse de l’esprit. Pour acquérir cette qualité, il ne suffit pas de savoir les regles qui conduisent à la vérité ; il faut y joindre l’habitude de suivre ces regles, & elle ne s’acquiert que par la pratique continuelle des actes qui la produisent : or il est évident que par la méthode que l’on est forcé de suivre dans l’étude des Mathématiques, on pratique continuellement les actes qui forment cette habitude. Pour apprendre & raisonner, il suffit de bien raisonner sans discontinuation, c’est ce que l’on fait toujours & nécessairement dans les Mathématiques. Il est très-possible & très-ordinaire de raisonner mal en Théologie, en Politique ; cela est impossible en Arithmétique & en Géométrie si l’on n’a pas l’esprit juste, la regle a de la justesse & de l’intelligence pour celui qui la pratique. Les Mathématiques accoutument à l’esprit de combinaison & de calcul ; esprit si nécessaire dans l’usage de la vie ; elles donnent de l’aptitude à lier les idées, & c’est peut-être la plus essentielle de toutes les dispositions ; car on ne voit ordinairement dans tout le reste de la vie, que comme on a vu dans les commencemens. D’ailleurs qu’elle comparaison entre les idées claires des corps, de la ligne, des angles qui frappent les sens, & les idées abstraites du verbe, des déclinaisons & des conjugaisons, d’un accusatif, d’un ablatif, d’un subjonctif, d’un infinitif, du que retranché, &c. La Géométrie ne demande pas plus d’application que les jeux de Piquet & de Quadrille. C’est aux Mathématiciens à trouver une route qui n’est pas encore assez frayée. On pourrait peut-être commencer par des récréations mathématiques : mais celles d’Ozanam ne sont pas si claires que les Elémens même, & ne sont pas si instructives. M. Clairaut a donné des Elémens de Géométrie & d’Algebre dans l’ordre que les inventeurs eussent pu suivre. Il a réuni les deux avantages d’intéresser & d’éclairer les Commençans. Telles sont les opérations que je propose pour le premier âge : apprendre à lire, à écrire & à dessiner ; de la Danse, de la Musique qui doivent entrer dans l’éducation de toutes les personnes au-dessus du commun ; des Histoires & des vies d’Hommes illustres de tout Pays, de tous siecles & de toute profession ; la Géographie ; des Récréations Physiques & Mathématiques ; les Fables de la Fontaine, qui, quoi qu’on en dise, ne doivent pas être retirées des mains des enfans, mais qu’on doit leur faire toutes apprendre par cœur. Du reste, des promenades, des courses, de la gaieté, des exercices; & je ne propose même les études que comme des amusemens. Education des Enfans depuis dix ans. Vers l’âge de dix ans, il seroit tems de commencer le cours de Littérature Françoise & Latine, ou d’Humanités, & on continueroit en même tems les opérations du premier âge. Je joins ensemble l’étude des Langues Françoise & Latine : Ciceron* conseilloit à son fils de réunir l’étude du Grec & du Latin. * Tamen ut ipse ad meam utilitatem semper cum Græcis Latina conjunxi ; neque id in Philosophia solum, sed etiam in dicendi exercitatione feci : idem tibi censeo faciendum ut par sis in utriusque generis oratione. 1. lib. Offici. J’ajouterois pour ceux qui en auront le goût, l’étude du Grec qu’il seroit très-utile de ne pas abandonner comme on a fait. Sans ces deux Langues, il n’y a point de vraie ni de solide érudition. Je conseillerois aussi l’Anglois devenu nécessaire pour les sciences, & l’Allemand pour la guerre ; mais je ne parlerai point ici de ces deux Langues. On traite les Langues vivantes à peu près comme ses contemporains, avec une forme d’indifférence & presque toujours désavantageusement : ce sont les circonstances & le goût qui doivent décider du tems ; on renvoye ordinairement cette étude aux années qui suivent l’éducation. Dans toute institution il faut donner le pas à la Langue maternelle : elle est la plus nécessaire dans tout le cours de la vie. Il est donc déraisonnable de la négliger, sous prétexte qu’on l’apprendra toujours assez bien par l’usage. L’expérience apprend qu’on ne la sait jamais parfaitement si on ne l’a pas étudiée ; & il est honteux que dans une éducation de France on néglige la Littérature Françoise, comme si nous n’avions pas des modeles dans notre Langue. Les Grecs & les Romains cultivoient la leur préférablement aux Langues étrangeres. De cent étudians il n’y en a pas cinquante à qui le Latin soit nécessaire, & à peine en compteroit-on quatre ou cinq, à qui il puisse être utile, dans la suite, de le parler & de l’écrire. Il n’y en a aucun qui puisse avoir besoin de parler ou d’écrire en Grec, de faire des Vers Latins ou des Vers Grecs : il est donc contre la raison de dresser un Plan d’éducation générale pour ce petit nombre de personnes. Les Langues demandent de l’application & du travail ; & quoiqu’elles ne soient qu’une disposition à une étude plus solide, il faut s’y attacher avec ardeur pendant les premieres années, & éviter le peu le peu de conduite de la plupart de ceux qui s’appliquent aux Belle-Lettres, & qui sont contraints d’apprendre toute leur vie à parler & à écrire purement, parce qu’il n’y ont pas donné le tems nécessaire dans les commencemens, ou qu’ils l’ont fait sans ordre & sans principe. Mais il n’est pas inutile de fixer ce que j’entends par Littérature : c’est ce que les Romains appelloient la Grammaire, Grammatica. L’Abbé Gédouin dit que « l’on comprenoit à Rome sous ce terme généralement tout ce qui concerne la Langue, c’est-à-dire, non-seulement l’habitude de bien lire, une prononciation correcte, une ortographe exacte, une diction pure & régulière, l’étymologie des mots, les divers changemens arrivés à la Langue, l’usage ancien & l’usage moderne, le bon & le mauvais usage, les différentes acceptions des termes, mais encore la lecture & l’intelligence de tout ce qu’il y avoit de bons écrits dans la Langue maternelle, soit en prose, soit en vers. » Telle étoit l’idée qu’on avoit à Rome & à Athenes des Maîtres de Grammaire ou des Grammairiens, terme presque ignoble anjourd’hui, mais qui étoit alors en honneur autant que la chose qu’il signifioit. Voilà ce que les enfans venoient apprendre à leurs Ecoles, & ce qu’ils y apprenoient en effet. La Littérature Françoise & la Littérature Latine doivent marcher d’un pas égal ; ainsi il seroit bon que les écoles du matin, par exemple, fussent pour le François, & celles du soir pour le Latin, jusqu’à la Philosophie qui doit, malgré le mauvais usage, être traitée en François. Il se trouverait des enfans qui n’ayant besoin ni de Latin ni de Grec, suivroient seulement celles de François : & je ne regarderois pas comme un mal, que cet usage pût s’introduire. Faut-il six ans pour apprendre deux Langues ? Deux ou trois années d’Humanités suffisent ; une année de Rhétorique & deux de Philosophie. On pourrait ajouter une Chaire de Physique expérimentale & de Mathématiques. Peut-être seroit-il mieux de finir par la Rhétorique, ou du moins de ne pas abandonner les Belles-Lettres pendant la Philosophie. Pour remplir les objets de la Littérature, il faut commencer par une Grammaire générale & raisonnée, qui contienne les fondemens de l’art de parler, qui donne une idée nette de toutes les parties du discours, où l’on voie ce qui est commun à toutes les Langues, & les principales différences qui s’y rencontrent. On a une très-bonne Grammaire générale de Lancelot, avec les notes d’un Académicien qui a autant de netteté & de justesse que de goût ; il lui seroit plus aisé qu’à personne de la mettre à la portée des enfans. On doit compter pour un avantage considérable, d’apprendre tout par principes : cette pratique rend l’esprit juste & accoutumeroit les enfans à faire usage de leur raison dans les différentes fonctions de la vie; ce qui doit être le but de toutes les études. Après ce premier degré, auquel il ne faut pas s’arrêter trop long-tems, parce que l’usage est le meilleur maître en matiere de Langues, on doit passer à la lecture des Auteurs, & la premiere opération seroit de faire faire aux enfans sur un Livre François qu’ils entendent, la construction des phrases, suivant les notions de la Grammaire générale qu’ils auroient apprise, & de la Grammaire Françoise qu’ils apprendroient en même-temps. Ce seroit-là leurs premières leçons ; les secondes seroient un abrégé de Grammaire Latine qui en marqueroit les différences avec la Grammaire Françoise; après quoi on les mettroit dans l’explication du Latin* car je suppose avec les personnes instruites**, que c’est par l’explication qu’il faut commencer & continuer l’étude des Langues. * Par exemple, de Phedre, avec des chiffres qui marquent la construction ; ou des Livres où il y ait une version interlinéaire. Ce sont des méthodes très-utiles. Faire d’abord la construction & des traductions littérales, au lieu de thêmes, pour passer ensuite à des traductions plus correctes. Je conseillerois le Selectæ è profanis Auctoribus Historiæ. C’est un Livre agréable, instructif, utile aux enfans, & qu’il ne seroit pas inutile aux hommes faits de lire. Il ne paroit pas nécessaire d’avertir qu’on doit faire choix d’abord des Auteurs les plus faciles, & ne lire que ceux qui ont écrit, lorsque le Latin étoit dans sa plus grande pureté, c’est-à-dire un peu avant, ou un peu après le siecle d’Auguste, Phedre, Térence, Saluste, César, Ciceron, Virgile, Horace, Valere-Maxime. En tout genre, il ne faut présenter que les meilleurs modeles. Après une préparation de cinq ou six semaines, pour apprendre la Grammaire & à chercher dans les Dictionnaires, on peut se mettre dans la lecture de ces Auteurs & de ceux dont Chompré & Vaniere ont donné des extraits, avec le Novitius qui est sans comparaison le meilleur des Dictionnaires. On a le petit Danet Latin par racines, qui est un ouvrage très-bien fait. ** Scaliger, Tanguy, le Fevre, M. Rollin, M. du Marsais, &c. Il est naturel de penser que pour apprendre une Langue morte, on doit imiter, autant qu’il est possible, la maniere dont les enfans apprennent leur Langue maternelle, & celle que nous employons pour apprendre les Langues étrangeres ; c’est l’usage, l’exercice & l’habitude ; avec cette différence, qu’en apprenant une Langue vivante, les idées des objets que l’on voit, se lient immédiatement avec les noms qu’on entend prononcer ; au lieu qu’en étudiant une Langue morte, la liaison des mots ne se fait qu’avec ceux de la langue maternelle, & non avec les objets même : dans l’un, c’est le signe de la chose; dans l’autre, c’est le signe du signe, ce qui cause une double contention d’esprit. Dans la seconde, ou même la troisieme année, il seroit tems, si l’on veut, de joindre à l’explication & à la traduction des Auteurs Latins, la méthode des thêmes. Il faut entendre avant de parler. On choisiroit un Auteur bien traduit en François par un homme habile dans les deux Langues, tels que Phedre, Terence, Saluste, quelques Livres de Ciceron : on feroit traduire quelques morceaux choisis, on compareroit le François avec celui du Traducteur. Quelque temps après l’enfant mettrait la traduction en Latin que l’on corrigeroit sur le texte original. Par-là le Disciple auroit Ciceron pour Maître de Latin, & l’Abbé Mougaut, par exemple, pour Maître de François : ce serait le moyen d’apprendre parfaitement les deux Langues. Un Livre classique nécessaire seroit un recueil relatif à l’état actuel de notre Langue, extrait des Remarques de Vaugelas, de Bouhours, de Corneille, de Patru, Saint-Evremond, & tous ceux qui ont écrit sur la Langue, avec les raisons de leurs décisions. Ce Recueil seroit au moins aussi utile que les Particules de Turcelin, & seroit d’un plus grand usage. On commencerait par des Fables, par des Lettres, dont le discours est moins figuré ; on auroit soin de parcourir tous les genres de Littérature en vers et en prose, depuis l’Epigramme jusqu’à l’Epopée, depuis les Lettres jusqu’au Discours public ; observant, autant qu’il seroit possible, de joindre les Auteurs François & Latins, comme Phedre & la Fontaine, Horace & Boileau, Homere & Virgile, avec le Tasse & la Henriade, &c. L’objet de cette étude, seroit d’inspirer aux jeunes gens le goût du beau & du bon en chaque genre de Littérature, & celui des beautés particulieres des Langues, sur-tout de la Langue Françoise. Des Gens de Lettres ont prouvé qu’il est impossible de connoître parfaitement les beautés d’une Langue morte ; mais s’il est difficile d’appercevoir toutes les finesses de l’élocution de Demosthene, de Ciceron, de Virgile, il est aisé de sentir les charmes de leur éloquence, de reconnoître la maniere noble & grande dont ils s’expliquent. On peut imiter les Auteurs sans parler leur Langue, & on doit tâcher de traiter les matieres dans la sienne, de la même façon qu’ils les traitoient dans la leur. Ici il manque aux enfans un Livre de Préceptes qui les conduisent, & dont ils fassent une continuelle application ; ou, pour mieux dire, ce livre est fait, si les Maîtres sçavoient l’appliquer & le mettre à la portée des enfans ; c’est le Cours des Belles-Lettres, de M. le Batteux, où les regles sont si bien éclaircies par des exemples. Ce que c’est que le goût, & quels sont les moyens de le former. L’art de parler a été formé en observant ce qui persuadoit & ce qui nuisoit à la persuasion : de ces observations on a formé un corps de préceptes & de regles; mais les préceptes seuls ne donnent jamais le goût : tous ensemble ne valent pas, pour instruire, un ouvrage de génie ; & comme l’a remarqué un génie supérieur (M. de Voltaire) il y a plus à apprendre dans Demosthene, dans Ciceron, dans Bossuet, que dans toutes les Réthoriques : ce sont-là les Maîtres de l’art. Je citerai parmi ces grands modeles l’Auteur même de cette réflexion, quoiqu’il soit vivant. Quand il est question de Science & de Littérature, il faut que la jalousie contemporaine se taise, & l’on doit parler le langage de la postérité. Les préceptes de tous les arts sont aisés & simples, ils sont pris dans la nature & dans la raison ; l’important n’est pas de les connoître, quoique ce soit quelque chose, mais d’en faire l’application. Le goût est un discernement prompt, vif, & délicat des beautés qui doivent entrer dans un ouvrage ; il naît de la sagacité & de la justesse de l’esprit, & par conséquent c’est un don de la nature ; mais il se perfectionne par l’étude & par l’exercice : il apperçoit les beautés & les défaut ; il les compare, les balance & les apprécie par un examen si fin & si prompt qu’il paroît être plutôt l’effet du sentiment & d’une espece d’instinct, que de la discussion. Le goût peut être regardé comme un sens ; puisqu’il agit comme les autres sens. Nous avons par la vue le sentiment des objets, sans sçavoir comment ce sentiment est produit en nous. Il en est de même de ce que l’on appelle le goût : nous jugeons naturellement de ce qui est beau, & ce jugement naturel se forme dans notre esprit, de même que si nous sçavions la cause & l’origine du plaisir que nous sentons ; si nous avions présentes les regles invariables du beau, & que sur toutes ces connoissances, nous fissions en un instant une infinité de raisonnemens qui en seroient le résultat. On ne peut pas donner le sentiment de la vue à un aveugle, mais Locke prouve que les enfans apprennent à voir, ou, pour mieux dire, à juger par la vue, de la distance des corps & de leur figure. Le goût ne differe pas des autres sens, l’organe ne se peut acquérir ; il doit être fort grossier dans ceux qui n’en ont pas souvent fait usage ; mais il peut être perfectionné par l’exercice. Le goût sans regle & sans raisonnement, seroit un mauvais guide, le raisonnement sans goût, seroit un guide encore plus trompeur. On demande si c’est par le sentiment, ou par la discussion, qu’on doit juger des ouvrages d’esprit ; question qui a causé de grandes disputes, & qui pourroit bien n’être qu’une dispute de mots. Le sentiment est nécessaire ; sans lui, on se fait des regles fausses. La discussion est nécessaire aussi, & il faut du sentiment pour la bien faire ; ainsi il paroît qu’une de ces voies rentre dans l’autre. Tout ce que peut faire le raisonnement, c’est de justifier le sentiment du goût, comme la Méchanique démontre les mouvemens d’un Danseur de corde : mais la Méchanique n’apprend point à danser ; il faut de l’usage, de l’exercice & de l’habitude. Le moyen de former le goût, est donc d’examiner les principes & les regles, de s’exercer à juger, à comparer ; de lire les bons Critiques, & sur-tout d’étudier les grands Maîtres. Veut-on donner à un jeune homme le goût de l’Epopée, qu’il lise Homere, Virgile, le Tasse, la Henriade ; qu’il fasse d’abord l’analyse de chaque chant, & ensuite l’analyse du tout ensemble ; il examinera le sujet du Poëme, l’invention, la distribution ; il verra comment chaque partie est traitée ; il fera une attention particuliere à la Poésie de style ; il se rendra le sujet, le plan, l’ordre & les détails familiers ; qu’il lise ensuite quelques réflexions sur le Poëme épique. Qu’il s’exerce de la même maniere dans tous les genres, & il acquerra infailliblement du goût, ou il doit être déclaré incapable d’en avoir. L’Auteur de la Henriade dit que l’on reconnoît l’esprit des jeunes gens au détail qu’ils font d’une Piece nouvelle qu’ils viennent d’entendre ; & il ajoute avoir remarqué que ceux qui s’en acquittoient le mieux, ont été ceux qui depuis ont acquis le plus de réputation dans leurs emplois ; tant il est vrai, dit-il, qu’au fond l’esprit d’affaires & le véritable esprit des lettres, est le même. On doit appliquer cette pratique utile, à tous les ouvrages d’esprit ; après un Sermon, un Plaidoyer, une Tragédie, une Comédie, faire exposer en termes clairs le sujet, le plan, l’ordre, les preuves du Discours, l’intrigue de la Piece ; remarquer ce qui a paru le mieux ou le moins bien prouvé ; saisir le mérite ou le vice général du style : c’est, ajoute le même Auteur, ce qui est fort rare chez les gens de lettres même. Un moyen pour connoître les beautés & les défauts des Auteurs, est de les comparer ensemble ; on a imprimé Despreaux avec les passages qu’il avoit imités des anciens. Dans le Théatre des Grecs, un du petit nombre des ouvrages de goût qui soient sortis des Colleges, on a rapproché quelques Tragédies modernes, des anciennes. On devroit imprimer les Auteurs avec ces sortes d’imitations ; ce seroient les meilleurs commentaires ; les autres ne sont souvent que des scholies de Grammairiens ou de Savans sans goût. Quand les bons Auteurs modernes ont traité les mêmes sujets en prose ou en vers, il seroit très-utile d’en faire la comparaison ; ces parallèles formeroient le goût des jeunes-gens ; sur-tout si on les accompagnoit de réflexions sur chaque genre de littérature. On leur feroit lire avec attention toutes les bonnes critiques qui ont été faites des bons ouvrages ; celle du Cid, par l’Académie ; celle du Livre de Bouhours, par Barbier Daucour ; l’Examen de l’Epître dédicatoire du premier Dictionnaire de l’Académie, qui est à la page 122 des Remarques de l’Abbé Dolivet sur Racine ; ces Remarques && les Réponses qui y ont été faites ; celle du fils de Racine sur les Tragédies de son illustre pere ; de pareilles Remarques sur Corneille ; les Examens que le grand Corneille a faits de ses Pièces même ; celui que promet M. de Voltaire ; le Livre imprimé en 1750, intitulé, Connoissances des beautés & des défauts de la Poésie & de l’éloquence dans la Langue Françoise ; l’Examen des trois Epîtres de Rousseau ; quelques Observations de l’Abbé Desfontaines ; toutes les Préfaces & les Dissertations de M. de Voltaire ; les Conseils à un Journaliste, qui valent seuls un Traité complet. De jeunes-gens qui auroient lu ces ouvrages avec réflexion, remarqueroient d’un coup d’œil toutes les fautes de langage dans les Auteurs qu’ils liroient, & ils n’en feroient pas. Savoir sa Langue, ce n’est pas un petit mérite ; & on ne peut négliger la diction, sans avoir en même tems de l’indifférence pour les pensées même. On les sera ressouvenir que pour apprendre la Langue, trois choses sont nécessaires ; le commerce des gens instruits, la lecture des bons Auteurs, & celle des Livres qui ont traité de la Grammaire. Ils liront les Tropes de M. du Marsais, ouvrage très-philosophique de Grammaire & de Rhétorique ; la Préface de la Traduction de l’Orateur de Ciceron, par l’Abbé Collin, qui suffit pour les préceptes ; le Traité des Etudes de Rollin, & ils en suivroient les pratiques ; les Livres de M. de Fénelon sur l’Eloquence ; le Cours de Belles-Lettres de l’Abbé le Batteux ; les Réflexions de l’Abbé Dubos ; les Réflexions & Remarques de Gillet ; la Prosodie de M. l’Abbé Dolivet, &c. J’ajoute une réflexion sur le goût des Lettres, indépendamment des Langues. Cette fleur de littérature est utile à toute personne qui veut cultiver son esprit ; elle ne s’acquiert que dans la jeunesse, & elle manque à tous ceux qui n’ont pas été bien élevés, qui ont mal lu, ou qui n’ont pas lu avec attention les bons modeles. C’est peut-être l’Atticisme des Grecs, l’Urbanité Romaine & le goût François ; Quintilien l’appelle une teinture d’érudition puisée dans le commerce des personnes instruites : Sumptam ex conversatione Doctorum tacitam eruditionem. On reconnoît aisément si un homme a l’esprit cultivé, à sa façon de s’exprimer, de juger, de parler, d’écrire : souvent une allusion, la citation d’un vers connu, annonce la culture de l’esprit, & on distingue facilement l’homme qui a vécu dans la compagnie des bons Auteurs, comme dans le monde, celui qui a vécu dans la bonne compagnie. Après ces observations, est-il tolérable d’entendre demander par des ignorans, ou par des imbéciles, ce que feroient des enfans, si on ne les occupoit pas, soir & matin, de thêmes, de particules, de prosodies, des vers grecs & latins, d’amplifications, de figures de rhétorique. Opérations & exercices du second âge. Les opérations de cet âge, relatives à la littérature françoise & latine, seroient, outre celles que j’ai marquées, quelques compositions que je vais indiquer. Mais j’observerai auparavant une chose essentielle & des plus importantes dans toute l’éducation ; c’est de ne jamais faire faire à de jeunes-gens aucune composition, que sur des sujets dont ils aient auparavant une connoissance suffisante ; ce seroit les faire travailler dans le vuide, les accoutumer à parler sans idées, à s’exprimer par des lieux communs, à employer beaucoup de paroles pour dire peu de chose ; ce qui leur gâte l’esprit & leur corrompt le goût pour toute la vie. Ainsi je voudrois proscrire entiérement ces amplifications puériles, ces amas de figures de commande, ces paraphrases où l’on dit en dix vers, ce qu’Horace ou Boileau ont dit en quatre. Quelles peuvent être les idées d’un jeune-homme à qui on donne pour sujet d’amplification, la harangue de César à ses Soldats dans les champs de Pharsale : il ne connoît ni César, ni Pompée, ni les Romains, ni les intérêts, ni la force, ni la foiblesse des deux partis. Le Régent qui ose se mettre à la place de César, ou lui prêter des sentimens, ne le connoît pas mieux. Il ne peut sortir d’un fonds si mal préparé, que des fruits mauvais & sans goût. Il est important que les jeunes-gens soient pleinement convaincus qu’avant d’écrire on doit apprendre à penser ; qu’on peche plus souvent en disant trop, que trop peu ; que le seul moyen de bien parler d’un sujet, c’est de le bien concevoir, que quand on a dit ce qu’on doit dire sur une matiere, tout ce qu’on ajoute est ennuyeux, rebutant & nuisible. Il est bon qu’ils sachent par expérience, que les phrases & les lieux communs sont insupportables à lire & à entendre ; scribendi recte sapere est principium & fons. Ils feront des extraits, des analyses ; ils écriront l’éloge d’un grand homme, des lettres, non des épîtres en l’air sur des faits soit sur des matieres qu’ils ignorent, mais sur ce qui leur est arrivé effectivement, sur leurs occupations, leurs divertissemens, leurs peines ; ils feront le récit d’une cérémonie, d’une fête à laquelle ils auront assisté ; ouvrage plus difficile peut être qu’on ne pense : pour en sentir la difficulté, il suffit de l’avoir tenté. On les exerceroit à faire des définitions ; exercice infiniment utile, & capable seul de former l’esprit, d’apprendre à parler & à écrire avec exactitude & avec précision. Demandez à la plupart des hommes ce qu’ils entendent par un mot, ils vous répondront difficilement, ou ils le feront d’une maniere si vague, que vous appercevrez qu’ils n’en ont point de notion déterminée : leur langage est comme leurs idées ; ils n’emploient des termes vuides de sens, des lieux communs, des circonlocutions, que parce qu’ils ne connoissent pas la propriété des termes. Des Philosophes (l’Abbé de Condillac) ont approfondi l’analogie qui se trouve entre l’esprit des hommes & leur langage, & par des discussions très-fines, ils ont prétendus prouver que les progrès des talens suivoient les progrès du langage. Les définitions du Dictionnaire de l’Académie sont exactes, & c’est un des principaux mérites de cet Ouvrage, si estimable d’ailleurs. Sous le nom de définition je comprends la description des choses ; on ne peut les définir qu’en les décrivant ; & dans les commencemens il suffit de décrire de façon à distinguer l’objet dont il est question, de tout autre objet. J’aimerois mieux qu’un jeune homme sût faire une description nette d’une fleur, d’une plante, de la façon d’un vase de terre qu’il auroit vu tourner ; qu’il sût décrire une machine, une charrue, un moulin, une horloge, &c. que de savoir faire toutes les amplifications de college & autres pareilles inepties ; cela seroit plus utile dans tout le reste de la vie. Un autre exercice à joindre à celui des définitions, ce seroit de comparer les mots qui paroissent synonymes, de marquer leurs différences, comme a fait l’Abbé Girard dans son Livre des Synonymes François, & comme Laurent Valla avoit fait avant lui sur les Synonymes latins dans son Livre intitulé Elegantium latini sermonis. Il seroit bon aussi de marquer les véritables opposés, quand cela se peut. Toutes ces opérations faites avec soin seroient d’une utilité inexprimable pour rendre l’esprit juste. La justesse est préférable à tout, mais il s’agit quelquefois d’échauffer des imaginations froides, & de faire enfanter des esprits stériles. Un moyen presque infaillible seroit, par exemple, de décomposer un acte de Racine, & de le réduire, pour ainsi dire, en thême, comme l’Auteur l’avoit pu concevoir avant de se livrer à sa verve ; d’en tracer une esquisse, comme celle que l’on a conservée d’après Racine même, d’une tragédie d’Iphigénie en Tauride qu’il n’a jamais achevée ; faire remarquer comment ce beau génie a su animer ce squelette décharné, lui donner des chairs vives & des couleurs naturelles. Continuation des Etudes du premier & du second âge. De l’Histoire naturelle, des Récréations physiques & mathématiques, des Méchaniques, &c. Je passe peut-être trop rapidement sur ce qui regarde la Littérature françoise & latine. Mais les personnes instruites suppléeront ce que je ne dis pas. Je reviens aux opérations du premier âge, que j’ai indiquées & qu’on doit continuer jusqu’à la fin de l’éducation. Apprendre à lire, à écrire, à manier le crayon, est l’exercice du premier âge : apprendre à bien lire, à bien prononcer, à bien écrire & à bien dessiner est celui du second. Je joins toujours la Musique, l’Histoire, la Géographie, les Mathématiques, l’Histoire naturelle & la Littérature. C’est alors qu’on doit commencer à étudier la nature sur la nature même, les arts & les manufactures dans les atteliers ; qu’il faut joindre aux faits historiques appris dans l’enfance, l’Histoire générale des Nations ; & ce qui n’est pas moins utile, celle des sciences, & sur-tout des arts qui ont le plus de rapport à nos besoins. Pour initier les jeunes gens dans la connoissance de ces arts précieux, il suffiroit de leur montrer les machines les plus simples, qu’ils se feraient un plaisir de démonter & remonter. Je suis persuadé qu’en allant par degrés, on parviendrait à faire assembler à un enfant de douze ans tous les mouvemens d’une horloge ou les ressorts de toute autre machine, & par conséquent de lui en faire comprendre le méchanisme. La plupart ne demandent que des yeux & du dessein, avec quelque connoissance de Géométrie. Plusieurs articles des arts imprimés dans l’Encyclopédie sont des chef-d’œuvres : ce qui concerne la Physique & les arts dans le Spectacle de la Nature, est excellent, mais le dialogue est de mauvais goût. Il seroit à souhaiter que d’habiles Académiciens voulussent bien se charger de faire les livres élémentaires qui seroient nécessaires, & je réponds que des enfans de douze à quatorze ans, préparés par des récréations mathématiques & physiques, les entendront plus aisément que les rudimens qu’on leur enseigne ; car ce sont des vérités sensibles. Croit-on qu’il fût fort difficile de leur apprendre les principes & les pratiques de l’arpentage, de la mesure des terreins, & que ce ne fût pas pour eux un grand plaisir de mesurer un jardin, un champ, une plaine, de voir & dessiner des fortifications, d’en construire eux-mêmes avec du carton ? Enfin puisque, de l’aveu de tous les hommes, ces connoissances sont le fondement de la vie humaine, pourquoi ne les pas enseigner préférablement à celles que tout le monde s’accorde à regarder comme inutiles, difficiles & ennuyeuses ? De la Géographie et de l’Histoire. Je passe à ce qui regarde la Géographie & l’Histoire. Il faudroit un second tome de Géographie qui réunit l’ancienne & la moderne, l’ancien & le nouveau monde, les divisions exactes des Empires, suivant les derniers Traités, la description des Pays, non par un détail ennuyeux de Villes, de Bourgades, de Bailliages ou d’intendances, mais par la situation, la qualité, la fertilité, les productions du terrein, la population, les mœurs des peuples, le Gouvernement, la Religion, les loix, la force, la puissance par mer & par terre, les richesses, le commerce, &c. On pourroit y faire entrer, des réflexions sur la politique, sur l’intérêt des Princes ; en un mot, des choses faciles à apprendre, & utiles à retenir, & non des détails dont on n’a presque jamais besoin, & qu’on trouve alors dans les Cartes & dans les Dictionnaires. A la place de ces détails, qu’un jeune homme soit élevé à savoir comment vit cette multitude d’hommes qui composent la société ; comment & de quoi ils subsistent ; quel pain mange & sur quel lit est couché un laboureur, un journalier, un artisan ; le détail des professions & de quoi elles s’occupent. Il verra dans la suite comment on leur ôte ce pain qu’ils gagnent avec tant de peine ; & comment une portion des hommes vit aux dépens de l’autre. De l’Histoire. A l’égard de l’Histoire, la matiere ayant été préparée dès le premier âge par le récit de la vie des grands Hommes qui ont fait quelque figure dans le monde, des Savans illustres, & des Artistes célebres ; par les tableaux des grands événemens & des grandes révolutions, on donneroit aux jeunes gens des histoires où la morale fût plus éclaircie, les réflexions plus approfondies, les maximes du droit des gens, les principes du juste & de l’injuste, ceux d’une bonne administration, plus fortement établis ; en s’arrêtant davantage, comme on l’a dit, sur l’Histoire moderne. Croiroit-on qu’un recueil des vies des Hommes illustres de France, ne fût pas un monument très-cher à la Nation, & très-utile pour y conserver l’honneur & les sentimens, ou pour les y faire croître. Qu’il naisse un Plutarque François, & des cendres des Héros donc il célébrera la gloire, il naîtra des hommes qui feront honneur à leur maison, à leur siecle, à l’humanité. Vers dix ou douze ans, dit l’Abbé Fleury, il seroit tems d’arranger ces Histoires, sans embarrasser les enfans d’une chronologie exacte qu’il est impossible de fixer, ni les forcer & retenir des dates qui fatiguent trop la mémoire : je me contenterois de leur expliquer la belle Mappe-monde historique*, qui divise les temps avant & après Jesus-Christ, en remontant & en descendant, sans entrer dans de plus grands détails de chronologie, qui sont inutiles. * Elle est imprimée en 1740, & approuvée par l’Académie des Inscriptions. Je leur répéterois quelques observations générales qui rendent l’étude de l’Histoire plus courte & plus utile. Je leur dirais, comme l’Abbé Fleury, que « nous n’avons pas les Histoiriens de tous les temps, non plus que de tous les pays. Il y a toujours eu une infinité de Nations ignorantes ; & de celles qui ont écrit, il y en a peu dont nous connoissions les Livres. Toutes les Histoires des anciens Orientaux, des Egyptiens, des Syriens, des Chaldéens & des Perses ont péri, & la plus ancienne qui nous reste, hors celle du Peuple de Dieu, est l’Histoire d’Hérodote, qui a écrit environ 400 ans avant Jesus-Christ. Nous n’avons jusqu’à ce temps que les Livres des Grecs & des Romains, qui ne contiennent guere d’Histoires dignes de foi, plus anciennes que la fondation de Rome. Après Jesus-Christ, pendant près de 500 ans, on n’a qu’une seule Histoire à suivre, qui est la Romaine ; mais depuis la ruine de l’Empire d’Occident, l’Espagne, la France, l’Italie, l’Angleterre font chacune leur Histoire particuliere, à quoi il faut ajouter celle d’Allemagne, de Hongrie, de Suede, de Dannemarck, à mesure qu’elles commencent. Voilà toute la suite de l’Histoire qui nous soit connue, si ce n’est qu’on y veuille ajouter l’Histoire Bizantine, que nous connoissons depuis deux siecles. Pour celle des Musulmans, qui comprend tout ce qui s’est passé depuis mille ans dans l’Egypte, dans la Syrie, la Perse, l’Afrique & les autres Pays où la Religion de Mahomet s’est étendue, nous l’avons ignorée jusqu’à présent. Nous savons encore que les Chinois ont une très-longue suite d’Histoires, dont on a donné un échantillon en Latin. Les Indiens ont une tradition très-ancienne, écrite en une Langue particuliere. On sait quelque chose du Mexique & des Incas, mais qui ne remonte pas loin, & on a depuis deux cens ans une infinité de relations & de voyages. C’est tout ce qu’on connoît d’Histoires. On voit combien c’est peu en comparaison de toute l’étendue de la terre & de toute la suite des siecles ; & c’est particuliérement en cette étude qu’on doit choisir & se borner. » L’étude de l’Histoire est celle qui a le plus besoin de guide. Ce qui manque d’ordinaire à ceux qui l’écrivent & à ceux qui la lisent, c’est l’esprit philosophique. On lit pour se désennuyer, sans but & sans principes ; on entasse dans sa mémoire des faits sans discernement & sans examen ; & après avoir lu beaucoup d’Histoires, on ne connoît ni les hommes, ni les mœurs, ni les loix, ni les Arts & les Sciences, ni le monde présent, ni le monde passé, ni les rapports de l’un avec l’autre. L’important seroit de donner aux jeunes gens des principes & des regles pour lire l’Histoire avec fruit, premiérement pour savoir l’usage qu’ils en doivent faire, le but qu’ils doivent se proposer. Secondement, pour distinguer les faits prouvés de ceux qui ne le sont pas, & afin qu’ils ne deviennent pas les dupes de l’ignorance, de la prévention & de la superstition. Troisiémement, pour qu’ils pussent discerner les Historiens auxquels ils doivent donner quelque confiance, & les temps qu’il est possible d’éclaircir. De l’usage de l’Histoire. 1°. A l’égard de l’usage de l’Histoire, on a un petit Livre de l’Abbé de S. Réal qui est bon ; mais ce qui vaut mieux, sans comparaison, c’est ce qu’a dit M. de Voltaire dans son septieme tome, édition de 1757, des mélanges de Philosophie, de Littérature & d’Histoire, chapitre 60 61, ce qu’il a inséré dans quelques Préfaces. Quand il établit des vérités, personne ne les établit mieux & ne les présente si bien ; il n’est pas possible de redire ce qu’il a dit, sans l’affoiblir. Ainsi je me contente, sur cette partie, d’y renvoyer les Maîtres. Qu’ils lisent aussi la judicieuse Préface de Polybe dans son Histoire, le commencement des Réflexions & Anecdotes de la Reine Christine, de l’Eloge historique de l’Abbé Terrasson, par M. d’Alembert, ils seront plus instruits que par des volumes de Méthodes de Thomassin, de Possevin, de Rapin, de Menestrier, qui tous ensemble, ne valent pas un livre d’Histoire bien fait, celle de l’Empereur Julien, par exemple. Des principes sur la certitude historique, ou de la critique. 2°. Il est nécessaire d’avoir des principes sur la certitude historique, & de savoir sur quoi elle est fondée. On est certain des faits que l’on voit & que l’on entend. On sait par relation ceux que les autres voient & qu’ils entendent. Le témoignage est une des voies les plus étendues de la connoissance humaine, mais pour produire la conviction, il doit nous mettre à la place de ceux qui ont vu & qui ont entendu eux-mêmes. C’est le point de vue où les Historiens doivent se placer pour y placer leurs lecteurs ; & les faits qui sont appuyés sur ce fondement, sont d’une certitude à exclure le plus léger doute. C’est-là le principe le plus général de la certitude historique, & d’où dérivent tous les autres principes. Ainsi quand on veut examiner un fait, il faut savoir d’abord de quelle nature il est : est-il conforme à la commune expérience & au cours ordinaire des choses, ou y est-il contraire ? Cet examen demande des réflexions particulieres : par qui est-il attesté ? par un ou par plusieurs Historiens ? Ces Historiens sont-ils témoins, sont-ils contemporains ou voisins du temps où le fait s’est passé ? Peut-on dire qu’ils le tiennent immédiatement de la premiere main ? Citent-ils leurs garants ? Ont-ils les uns & les autres les qualités nécessaires pour témoigner ? On doit discuter leur témoignage & leurs rapports, comme on discute les témoins en Justice ; s’il y a d’autres Historiens, voir s’ils sont contraires, lire à charge & à décharge, examiner le but des Ecrivains, pourquoi, à quelle occasion ils ont écrit, mettre leur témoignage à la balance, savoir s’il a passé jusqu’à nous dans son intégrité, ou s’il n’a point été corrompu ; on peut prononcer ensuite, soit en affirmant, s’il y a des preuves, soit en niant ou en doutant, si les preuves ne sont pas suffisantes ; car entre douter & croire, il y a des nuances différentes qui n’ont pas même de nom particulier. Des temps où l’on peut remonter dans l’Histoire. 3°. Quant aux temps auxquels on peut remonter, & aux Histoires auxquelles on doit ajouter foi, la regle la plus sûre est de tenir pour suspect tout ce qui précede les tems où chaque Nation a reçu l’usage des Lettres. Un autre principe également certain, est que quand il y a des interruptions & de grands vuides dans une Histoire, tout ce qui les précede est faux ou suspect. Aussi rien n’est-il plus incertain que toute l’Histoire ancienne, dont les Auteurs rapportent les faits arrivés long-tems avant eux. Dans les siecles postérieurs, & même dans ceux qui sont les plus proches du nôtre, on trouve la même incertitude, lorsque les Mémoires des contemporains manquent, ou qu’ils sont défectueux ; ce qui exclut de la certitude presque toute l’Histoire ancienne d’Egypte ou d’Orient, dont à peine il s’est conservé quelques vestiges ; tout ce qui précede les Olympiades chez les Grecs, & à peu près la seconde guerre Punique chez les Romains ; en un mot, les origines de toutes les Nations, excepté celle du Peuple Juif dont on ne perd point la trace. On peut mettre dans le même rang la plus grande partie de l’Histoire du moyen âge, non qu’elle soit dépourvue d’Auteurs contemporains, mais leurs Mémoires sont si défectueux, & les lacunes si grandes, qu’il n’est pas possible de les remplir. Rien n’est plus juste ni plus ingénieux que ce que dit sur l’Histoire ancienne M. de Fontenelle, dans l’éloge de M. Bianchini. « Si d’un grand Palais ruiné on trouvoit les débris confusément dispersés dans l’étendue d’un vaste terrein, & qu’on fût sûr qu’il n’en manquât aucun, ce seroit un prodigieux travail de les rassembler tous, ou du moins sans les rassembler, de se faire, en les considérant, une idée juste de toute la structure de ce Palais ; mais s’il manquoit des débris, le travail d’imaginer cette structure, seroit plus grand & d’autant plus grand, qu’il manqueroit plus de débris & il seroit fort possible que l’on fît de cet édifice différents plans qui n’auroient presque rien de commun entr’eux. Tel est l’état où se trouve parmi nous l’Histoire des tems les plus anciens. Une infinité d’Auteurs ont péri ; ceux qui nous restent ne sont que rarement entiers. De petits fragmens & en grand nombre, qui peuvent être utiles, sont épars çà & là dans des lieux fort écartés de routes ordinaires, où l’on ne s’avise pas de les aller déterrer ; mais ce qu’il y a de pis, & ce qui n’arriveroit pas à des débris matériels, ceux de l’Histoire ancienne se contredisent souvent, & il faut ou trouver le secret de les concilier, ou se résoudre à faire un choix qu’on peut toujours soupçonner d’être un peu arbitraire. Tout ce que des Savants du premier ordre & les plus originaux ont donné sur cette matiere, ce sont différentes combinaisons de ces matériaux d’antiquité ; & il y a encore lieu à des combinaisons nouvelles, soit que tous les matériaux n’aient pas été employés, soit qu’on en puisse faire un assemblage plus heureux, ou seulement un autre assemblage. » De la Critique. Les principes & les regles qui doivent servir de guides dans la lecture de l’Histoire, forment ce qu’on appelle la Critique, & j’entends par-là, non cet art qui s’arrête à restituer des passages, à vérifier les variantes d’un texte ; mais celui qui apprend à juger des faits, à en examiner les preuves, à distinguer les faits véritables de ceux qui sont supposés ou incertains, les faits certains de ceux qui ne sont que probables ; enfin, cet art qui sait peser les différens degrés de certitude, & fixer, s’il est permis de parler ainsi, les différentes nuances du vrai & du vraisemblable ; art de la plus grande utilité & d’une vaste étendue ; c’est proprement une Logique de faits aussi nécessaire pour diriger le jugement dans la croyance des événemens, que la Logique pour conduire la raison dans la découverte de la vérité. Leur réunion forme l’homme judicieux & raisonnable. Toutes deux sont le fondement des connoissances en tout genre, & l’instrument des autres études. De la Critique & de la Logique. L’esprit juste, cet esprit qui sert à gouverner les Etats, comme à conduire les affaires des Particuliers ; qui guida Sully, Turenne & Catinat ; qui dicta les Consultations de Charles Dumoulin, les Pareres de Savary, les Essais de Locke, de Nicole, & les Discours de Fleury ; qui inspira dans leurs conjectures sur les événements futurs, Thémistocle, Polybe, Dossat, Richelieu & Charles de Lorraine ; cet esprit, dis-je, n’est qu’un jugement solide qui saisit l’état des questions, le véritable point de vue des affaires, & fait choisir en tout les raisons décisives : c’est ce bon sens si utile dans le monde ; tandis que ce qu’on appelle esprit ne sert souvent qu’à le ravager ; aussi estimable quand il enseigne une bonne administration de Justice & de Finance, que quand il trace les plans d’une campagne. Les hommes sensés dans tous les temps ont connu les principes et les regles. Quand Scipion conversoit avec Polybe, & qu’en épuisant la science de gouverner, ils prophétisoient le changement de la République Romaine ; quand du fond de la Macédoine, Philippe remuoit toute le Grece ; quand César prenoit de si justes mesures pour subjuguer les Gaulois ou pour détruire le parti de Pompée ; quand Richelieu s’occupoit des moyens d’abaisser le Maison d’Autriche ; tous ces grands Hommes s’appuyoient-ils sur d’autres fondements que sur une connoissance exacte des personnes, sur des notions justes des choses, sur des faits circonstanciés, ou sur de fideles rapports ; croyoient-ils légérement tous les discours, tous les bruits populaires ? Le bon sens est la regle de toutes les vertus & de toutes les bonnes qualités : il distingue l’homme raisonnable de celui qui ne l’est pas ; le vrai savant de celui qui n’a qu’un savoir confus, la vertu de la superstition, le grand homme de celui qui n’est que héros. Avec cette faculté de plus, l’Empereur Julien & Charles XII, eussent été peut-être les plus grands hommes de l’univers. Le bon sens est toujours utile sans la science, parce qu’il sait s’arrêter aux choses qui sont à sa portée. La science sans le bon sens, est souvent pernicieuse & toujours ridicule. II y a des notions primitives qui servent de base à toute certitude, auxquelles il est impossible de se refuser sans renoncer au sens commun. Telle est en fait de témoignage, la notoriété ou l’évidence d’une chose de fait généralement reconnue, qui est le résultat d’une multitude de perceptions sensibles ; telle est en fait de raisonnements, la perception immédiate résultant de la simple vue de l’esprit ou du sentiment intérieur. Mais les bornes de la raison ne sont pas fixées, & personne n’a droit de proposer la sienne pour regle de celle des autres. La raison n’ayant donc point de mesure commune bien déterminée, il faut des principes & des regles pour la guider, pour l’aider à discerner le vrai du faux, en matiere de raisonnements comme en matiere de faits ; c’est ce qu’on appelle la Logique & la Critique. Est-il vrai qu’il y a un art de penser & de raisonner, qu’on enseigne en cinq ou six mois à de jeunes gens dans les Ecoles de l’Europe ? on ne l’apprend point aux femmes ni aux enfants qu’on ne fait pas étudier ; cependant il se trouve à la longue que les uns raisonnent à peu près aussi-bien que les autres, & souvent ceux qui ont enseigné cet art, raisonnent le plus mal. Il n’est pas étonnant que cela répande des doutes sur l’utilité des regles, ou du moins sur celle de la méthode qu’on emploie pour les enseigner. On ne commence à apprendre la Logique aux enfants qu’à la fin des études ; on ne leur apprend rien sur la Critique; on attend presque qu’ils aient l’esprit faux pour le redresser. On regarde les sciences comme des pays différents, où l’on fait successivement voyager les jeunes gens. Toutes les regles générales, tous les préceptes de quelque art que ce soit, ne servent à rien, si on n’en fait pas l’application : on ne retient, à proprement parler, que les choses dont on a fait usage, & dont on a l’expérience. Les regles de la Poésie & de la Peinture, sont plus connues & plus parfaites que du temps d’Homere & de Virgile, de Raphaël & du Titien. Avons-nous de meilleurs Poëtes & de meilleurs Peintres ? Avons-nous des meilleures têtes qu’Hypocrate, Aristote & Platon ? Je connois toute l’utilité des regles & même leur nécessité ; elles servent à écarter les causes des mauvais raisonnements, & à dévoiler les sophismes, mais seules, elles n’ont jamais poussé loin les connoissances des hommes. Après le caractere naturel de l’esprit, c’est l’application, c’est l’expérience, c’est la connoissance des faits, qui font qu’un homme raisonne mieux qu’un autre homme. Voilà l’avantage que nous avons sur les Anciens ; nos connoissances sont plus exactes & plus étendues, nous avons une plus grande expérience des faits & des choses ; nous sommes détrompés de quelques préjugés & de quelques erreurs qu’ils avoient adoptés. Quand ils n’ont raisonné que de ce qui étoit à leur portée, ils ont jugé aussi bien que nous. En fait de Politique, de Morale civile, de Loix, je ne crois pas qu’on puisse le leur contester. Pourquoi & par où notre siecle surpasserait-il les précédens ? C’est que depuis environ 250 ans on a fait une infinité de découvertes dans tous les genres ; on a étudié toutes les Langues ; on a vérifié les textes des Auteurs anciens ; les Livres véritables ont été distingués des Livres supposés ; l’Histoire sacrée & profane, la Géographie, la Chronologie, la Critique, la Fable, le Droit, les Médailles, les Inscriptions, &c. tout a été débrouillé & éclairci : on a presque trouvé les bornes des Mathématiques. Depuis les temps de Galilée & de Bacon, on a observé avec soin tous les corps, on les a examinés dans toutes les circonstances, on leur a fait subir tous les changemens imaginables, par les grands agens naturels, l’air, l’eau & le feu ; ceux qu’on n’appercevoit pas, sont devenus sensibles : avec le secours du télescope & du microscope, les extrêmes se sont rapprochés, les corps situés à une distance immense, & ceux qui sont près de nous sont devenus des objets de curiosité, de recherches & de connoissances. Des voyages entrepris dans toutes les parties du monde, ont grossi le nombre des Observateurs, & multiplié les observations. L’invention de l’Imprimerie, l’établissement des Académies, ont servi à publier, à conserver les découvertes, & à garantir leur certitude. Malgré les traverses & les embarras de toute espece, l’industrie & le travail opiniâtre ont franchi les plus grands obstacles. Voilà ce qui a perfectionné notre art de penser ; & si l’ouvrage n’est pas aussi parfait qu’il devroit être, c’est aux systêmes de Philosophie, à l’abus des idées arbitraires, & aux querelles Théologiques, qu’on doit l’imputer. Un homme acquiert la supériorité sur les autres hommes, par les mêmes raisons & par les mêmes moyens qu’un siecle devient supérieur à un autre. Il paroît donc raisonnable d’employer pour apprendre & pour instruire, les mêmes principes & les mêmes regles. On doit éviter en particulier les défauts qui en général avoient arrêté le progrès des connoissances. Regles de la Logique & de la Critique. Une des principales regles qui remédieroit en même tems à un de ces défauts, c’est d’écarter les suppositions des systêmes qu’on emploie pour expliquer des choses dont on ne sçauroit d’ailleurs rendre raison, c’est de ne prononcer que sur ce qui est à sa portée, sur quoi l’on a des connoissances acquises, des élémens assurés : quand on n’a pas ces élémens, ou quand on n’en a pas assez pour juger, la raison veut que l’on suspende son jugement. La seconde regle également importante pour prévenir l’abus des abstractions, est de fixer les idées & de les déterminer : le moyen d’y parvenir, est de réduire les idées abstraites, & composées, à des idées particulieres & simples, ou aux élémens qui les composent ; c’est ce qu’on appelle définir, car la définition n’est que l’énumération des idées simples renfermées dans une idée complexe & abstraite. A la rigueur, les idées simples sont indéfinissables ; on ne peut les fixer qu’en réfléchissant sur la maniere dont on les a acquises, aussi ne les définit-on ordinairement qu’en les rendant par des équivalens ou par des synonymes. La plupart des hommes n’ont point de notions fixes & déterminées, parce qu’ils ne remontent presque jamais à leur origine ; cependant ils décident hardiment les questions les plus obscures & les plus compliquées. Je n’en veux pour exemple que les équivoques qu’on fait tous les jours sur les mots de religion, de vérité, de gloire, d’honneur, de justice, de devoir, de piété & de dévotion, &c. Pour définir exactement un terme qui désigne une idée complexe, il suffit de trouver dans la Langue les mots qui signifient les idées simples & caractéristiques dont elle est formée ; & c’est dans la Langue commune qu’il faut chercher ces mots, parce qu’on ne doit s’écarter du langage ordinaire, que le moins qu’il est possible. Sous le nom de définition, je comprends la description des choses naturelles qu’on ne peut définir qu’en les décrivant ; car il est impossible d’expliquer par des définitions la nature même & l’essence des choses. Ce n’est qu’en faisant des descriptions exactes des sujets, en recherchant avec soin toutes leurs propriétés, en distinguant ce qui leur est propre & ce qui n’est qu’accidentel, qu’on peut parvenir à en acquérir la connoissance. La troisieme regle est de s’assurer des faits avant que d’en chercher les causes, si on ne veut pas s’exposer, comme on a souvent dit, au ridicule de trouver la raison de ce qui n’est point. Si les faits étoient assurés ; si les termes étoient exactement définis ; si les sujets étoient décrits avec précision, la plupart des questions seroient terminées. On voit par-là l’utilité des définitions, &, ce qui est encore plus utile, la maniere de les faire ; mais ce Dictionnaire philosophique doit être composé par des Philosophes. La quatrieme regle est d’appliquer à chaque sujet la preuve qui lui est propre. C’est avoir fait bien du progrès, que de sçavoir en chaque matiere, de quel genre de preuves on doit se servir, en matiere de raisonnement, de faits, d’observations & d’expérience. Tout ce qu’on peut dire & écrire, se réduit là ; de bonnes raisons, des témoignages irréprochables, des expériences certaines : c’est le moyen le plus assuré de ne pas confondre les choses & les preuves ; de ne pas employer des raisonnemens, lorsqu’il est question de faits ; & des faits ou des autorités, lorsqu’il s’agit de raisonnemens ; de ne pas exiger de la démonstration, où l’on ne peut obtenir que de la vraisemblance ; & de ne pas se contenter de vraisemblance, où l’on peut avoir de la démonstration. Je ne parle point des querelles théologiques ; elles sont l’opprobre de la Religion & de la raison, le fléau des Etats, des lettres & des bonnes études. Que n’eussent point fait pour les sciences & pour les arts les Arnauds, les Nicoles & les Lancelots, si des brouillons malheureusement trop puissans, un Annat, un Ferrier, un la Chaise, ne les eussent persécutés cruellement & forcés à s’occuper de ces disputes & de ces bagatelles sacrées ! Les principes & les regles qu’on vient d’établir, outre leur importance dans ce qu’on appelle Logique & Critique, servent à prouver la maxime qu’on a suivie dans ce Plan d’Education, que la base de toute méthode d’enseigner & d’apprendre, est de lier les connoissances à des notions sensibles, à des perceptions immédiates, à des idées simples ; c’est la preuve d’une regle d’arithmétique par une autre. Quand on est parvenu jusques-là, on ne peut remonter plus haut, & l’examen est fini. On doit en conclure que c’est à acquérir ces notions, qu’il faut appliquer les enfans, à meubler leur tête de faits utiles ; à leur procurer par l’usage l’expérience qui leur manque ; à former le caractere de leur esprit ; à appliquer les regles simples & sûres de la Logique & de la Critique, non à les discuter minutieusement. Une bonne méthode est une application continuelle des regles d’une saine dialectique sur toutes sortes de sujets. Tout livre bien fait est une bonne Logique, tout exercice qui accoutume les jeunes-gens à mettre de l’ordre & de la netteté dans leurs pensées : une bonne Grammaire, par exemple, qui leur apprendroit à arranger de suite les objets du discours, à concevoir nettement les raisons simples & naturelles des regles, seroit une dialectique plus utile que tout l’artifice du syllogisme. Voilà pourquoi les Elémens de Géométrie, lus avec attention, sont la meilleure des Logiques. C’est en lisant les bons Critiques, les Grotius, les Petaus, les Sirmonds, les Valois, les Saumaises, qu’on peut apprendre l’art critique. L’art physique le plus parfait, ou l’art de faire des expériences, se trouve dans les Mémoires des Académies. Jusqu’ici on a fait des Logiques pour des Philosophes ou pour des Théologiens ; on a fait des Critiques pour les Sçavans ; on a fait des systêmes métaphysiques. Il a été utile que des gens habiles aient éclairci ces sciences ; mais à présent qu’on a tant écrit sur toutes sortes de matieres, il faut des méthodes qu’on puisse appliquer à l’usage de la vie ; car tout le monde est obligé de raisonner juste, non seulement dans les sciences, mais dans la vie civile, dans tous les âges, dans toutes les professions. C’est là le fondement de ce qu’on appelle sçavoir, connoissance, érudition, raisonnement : posséder de pareilles méthodes, être accoutumé à les bien appliquer, c’est être Philosophe & Sçavant. De la Métaphysique. La Logique & la Critique sont des instrumens qui apprennent à penser ; la Métaphysique est la science des principes ; c’est elle qui instruit du but où tendent les facultés de l’homme, de leur étendue, de leurs bornes & de leur usage. Il n’appartient qu’à cette science, de fixer ce que c’est que la vérité, en quoi consiste l’erreur, & quels sont les moyens de l’éviter :s elle démontre par l’expérience, que tout aboutit aux connoissances sensibles & à la perception immédiate ; avec la Logique, elle apprend à découvrir les vérités, à les déduire de leurs véritables principes, à les ranger par ordre ; enfin elle est la base des autres sciences, dont elle contient le germe & l’ébauche. Elle démontre l’existence de Dieu, ses attributs ; elle justifie sa providence ; elle établit la liberté humaine, les loix naturelles, l’immortalité de l’ame. Elle découvre la foiblesse de l’esprit humain, mais elle en apprécie les forces : elle prouve que la raison est l’unique moyen naturel qu’ait donné aux hommes l’Auteur de leur être, pour les conduire ; que tout ce qui est intelligible, est de son ressort ; que rien ne lui est étranger que ce qui est incompréhensible : que c’est à elle à marquer les caracteres & les bornes de l’autorité, & par conséquent à distinguer les cas & les objets de soumission, à peser les motifs de crédibilité ; que croire, c’est juger que la raison oblige de reconnoître sur la force des preuves externes, l’existence, ou la propriété d’un être ou d’un objet ; qu’ainsi il lui appartient de régler les limites qui sont entre elle & la Foi, parce qu’elle précede, accompagne & suit toujours une soumission raisonnable. Une partie de cette science, qui n’est pas la moins utile, est celle qui apprend jusqu’où l’on peut parvenir en fait de raisonnement, & où l’on doit arrêter ses recherches. Cette science négative, s’il est permis de parler ainsi, seroit d’un aussi grand prix que les connoissances positives. C’est rendre un grand service au genre humain, que de fixer les limites qu’il ne peut passer sans s’égarer. Plutarque, dans la Vie de Thésée, dit que comme les Géographes, quand ils ont situé sur les Cartes les pays habités & découverts, mettent au-delà terres & côtes inconnues, mers inabordables, les Historiens devroient en user de même pour les temps reculés, inconnus & fabuleux ; c’est ce que j’ai essayé dans les réflexions précédentes sur l’Histoire. Il seroit encore plus utile de poser les limites des connoissances dans le raisonnement, & de marquer jusqu’où il peut ou ne peut pas pénétrer, & ce seroit le fruit le plus précieux d’une bonne méthode. C’est étendre l’esprit humain, que d’en faire connoître les bornes ; c’est ménager ses forces, que de ne les pas employer inutilement : un fleuve qu’on reserre dans ses bords, n’en devient que plus rapide. Ce principe d’une saine Métaphysique, que l’évidence irrésistible & la certitude ne sont attachées qu’à des perceptions immédiates, prouve manifestement l’incertitude de tout systême dans les sciences de raisonnement. Où la perception immédiate manque, il est nécessaire de suspendre son jugement : voilà la véritable regle de l’époque que les Pirrhoniens ont si mal appliquée. Par cette seule regle la plupart des systêmes sont réfutés ou renvoyés dans le pays des chimeres. Ces opinions qui causent tant de bruit pendant un siecle, & qui dans le siecle suivant, tombent en oubli, sont démontrées fausses ou incertaines par cette seule raison qu’elles ne sont pas appuyées sur les principes de la connoissance. La perception immédiate manque dans toutes les questions où entre l’idée de l’infini, par exemple, l’espace, le vuide, le plein infini, l’immensité, l’éternité, la création, la prescience, la promotion physique, le concours, les décrets divins, à l’exception des faits clairement révélés ; dans celles qui regardent la nature ou l’essence des choses existantes, des êtres ou qualités, toutes les fois que l’objet de la question va au-delà de l’expérience, comme l’union de l’ame & du corps, les causes occasionnelles, l’harmonie préétablie, les monades, &c. Elle manque dans celles dont on n’a point d’élémens assurés, comme l’astrologie judiciaire, les systêmes sur la divination ancienne & moderne, les imaginations de la cabale, &c. dans toute la Physique de pur raisonnement, & qui ne peut être que conjecturale ; dans tout ce qui concerne la région des possibles, comme de sçavoir s’il y a plusieurs mondes, & quels peuvent être leurs habitans ; presque tout ce qui regarde la vie future, à l’exception de ce que Dieu a révélé formellement, ou ce qui en est une conséquence nécessaire ; enfin dans les espaces vagues des abstractions dont on n’a que des connoissances idéales & confuses, telles que sont les idées de la substance unique de Spinosa, de l’être en général, du monde intelligible, de la vision en Dieu de Mallebranche, &c. Dans toutes ces questions au-delà des connoissances sensibles & de la perception immédiate, on peut dire, comme Plutarque, terres & côtes inconnues, mers inabordables. De la Logique des vraisemblances. Presque tout ce que l’on a dit jusqu’ici ne doit s’entendre que des vérités nécessaires ou des conséquences nécessaires de faits certains, au-delà desquelles ne sont pas encore parvenues la Logique & la Critique ordinaire. M. de Leibnitz, qui connoissoit si bien le fort et le foible de la Philosophie, qui avoit vu les bornes des sciences, & qui étoit fait pour les prescrire ou pour les étendre, avoit déjà dit qu’il manquoit une partie de l’art, qui servit à régler le poids des vraisemblances, qui pesât les apparences du vrai & du faux. Cette Logique est sur-tout nécessaire dans la morale & dans la pratique, où les hommes ne pouvant pas toujours s’assurer de trouver la vérité, sont souvent obligés de se régler sur des indices ou sur des vraisemblances, & ce qu’on appelle en Droit des présomptions ; il y en a de différents degrés & d’une force différente. Comme elle est la base de la plupart des actions & des jugements, il seroit très-important qu’on y apportât plus d’attention qu’on n’a fait jusqu’à présent, & qu’on tâchât de la perfectionner. Il est vrai que l’esprit en s’accoutumant aux démonstrations rigoureuses & aux principes certains, devient plus capable de distinguer la force ou la foiblesse des preuves, & cette partie dépend beaucoup de la connoissance des hommes, qui ne peut s’acquérir que par l’expérience. De l’Esprit philosophique. De la pratique continuelle d’une Logique exacte & d’une bonne Critique, qui seroient fondées sur les principes solides d’une Métaphysique éclairée, naîtroit l’esprit philosophique. Cet esprit de lumiere utile à tout, applicable à tout, qui rapporte chaque chose à ses véritables principes, indépendamment des opinions & de la coutume. L’esprit philosophique est différent de la Philosophie, & lui est autant supérieur que l’esprit géométrique l’est à la Géométrie ; que la connoissance de l’esprit des loix est au-dessus de la connoissance même des loix. C’est le fruit et le but de la Philosophie ; elle connoît & discute les vérités particulieres, l’esprit philosophique les apprécie toutes. La Philosophie est une science, l’esprit philosophique comprend toutes les sciences. S’il est question d’Histoires, il en montre les usages & le but ; il rapproche les temps & les âges pour les comparer : placé dans une perspective élevée, il voit d’un coup d’œil des termes de rapports éloignés, dont il tire ou des ressemblances singulieres, ou des contrastes frappants. S’agit-il de Philosophie, il sçait quelles sont les vérités connues, leur usage & leurs rapports, ce qui manque aux connoissances actuelles & ce qui peut y être ajouté. Il voit non seulement quelques principes, mais l’étendue des principes, la force ou la foiblesse des preuves sur lesquelles on les appuie. Il observe les progrès et les retardemens de l’esprit & de la raison dans les sciences spéculatives & pratiques, dans les mœurs des hommes, dans les différens siecles. L’esprit philosophique est une science réelle, & il est le résultat des sciences comparées : c’est pourquoi il ne vient ordinairement qu’à leur suite. Le seizieme siecle fut celui de la science & de l’érudition, le dix-septieme celui-ci des talens, & le caractere du dix-huiteme siecle est la Philosophie. Cujas & Dumoulin n’eussent pas vraisemblablement fait le livre de l’Esprit des Loix ; mais peut-être que M. De Montesquieu ne l’eût pas fait non plus, si Cujas & Dumoulin n’eussent frayé le chemin de la Jurisprudence. Usserius & Petau ont fait des Annales remplies des plus grandes recherches ; M. de Bossuet a fait une Histoire universelle très-éloquente ; M. de Voltaire a élevé sur ces fondemens une Histoire philosophique ; ce sont des chefs-d’œuvres d’érudition, d’éloquence & de philosophie. Cet esprit philosophique porté à un dégré éminent, vient de produire des éléments de Philosophie, auxquels il ne manque que d’être plus étendus. On ne peut que recommander l’esprit philosophique, qui doit présider à toutes les sciences, même aux Belles-Lettres ; mais l’homme doit toujours se garder des extrêmes. Il est à craindre que dans l’Histoire, découvrant de plus loin, il ne distingue pas si exactement les objets intermédiaires ; que dans la Philosophie il ne veuille remonter trop haut, & pénétrer jusqu’aux premiers principes, qui seront toujours enveloppés de nuages épais : que dans les Belles-Lettres il ne donne trop à une analyse qui refroidiroit le sentiment. Enfin on auroit de trop grands reproches à lui faire, s’il attaquoit la Religion, & s’il abandonnoit la science & l’Erudition sur lesquelles il doit être fondé, & qui lui ont servi d’échelon, s’il est permis de s’exprimer ainsi. De l’Art de l’Invention. Au-delà de la Philosophie & au-dessus de l’esprit philosophique s’éleve, non un art proprement dit, car ce n’est point une méthode de faire quelque chose suivant certaines régles ; non une science, car ce n’est point la connoissance des choses dans lesquelles on est instruit ; mais un art supérieur aux regles & aux instructions, l’art d’inventer, ce génie créateur qui est le sublime de la raison, &, si on peut s’exprimer ainsi, l’ultimatum de la Philosophie, qui n’est donné qu’à des ames privilégiées ; car on compte dans les Annales des Nations les inventeurs célébres. Je ne parle pas seulement de ceux qui ont fait des découvertes dans les sciences, dont les Mathématiques fournissent le plus d’exemples & les plus illustres ; mais dans tous les arts & dans tout ce qui peut être utile au genre humain. On a dit que celui qui inventa la charrue dans les tems grossiers eût été un Archimede dans des temps postérieurs. Il y a tel problême de politique qui demande plus de finesse, plus de combinaisons que les plus forts problêmes d’Algebre. La maladie donnée, trouver le remede, c’est le problême de la Médecine. Des faits donnés, conclure ceux qui doivent arriver, c’est la problême de la politique. Cet art de juger par avance de l’avenir, que possédoit supérieurement Thémistocle, (futura callidissimè prospiciebat) est parallele à l’invention. Il y a des génies à qui Dieu semble avoir départi une portion de sa prescience. C’est un don de la nature seule, & tout l’art humain ne peut y atteindre ; mais comme il n’y a aucune faculté de l’esprit qui ne doive sa perfection à l’art & à l’exercice, toute opération qui porte sur des élémens connus, suppose que la chose n’est pas impossible à découvrir, & que le problême peut être résolu. S’il y a un moyen de développer ce germe précieux dans les génies éminens où la nature l’a placé, c’est celui d’une bonne éducation dirigée suivant les principes d’une exacte Philosophie. S’il peut y avoir quelque art à inventer, il consiste dans l’habitude & dans l’exercice de l’invention. Au lieu de résoudre des problêmes, que l’on s’accoutume à les deviner : voilà pourquoi je préférerois les Elémens de Géométrie & d’Algébre, de M. Clairaut, qui sont trop négligés par les Maîtres, & qui meneroient les enfans par la route que la nature a indiqué elle-même. A l’égard de la conduite de la vie & des affaires, l’expérience est le premier & le plus grand maître, peut-être le seul ; mais il ne faut pas négliger les aides & les secours. On ne les peut trouver que dans des exemples une bonne morale & l’histoire prépareront les voies. Que celui qui voudra s’instruire dans l’art de conduire de grandes affaires, lise, par exemple, les Lettres du C. d’Ossat, du P. Jeanin ; qu’il remarque le sujet leur négociation, leur objet, les moyens de réussir, & les obstacles prévus, il verra que les obstacles sont toujours venus du côté où ils les avoient annoncés, & les moyens de réussir de même : il ne pourra s’empêcher d’admirer le génie prophétique de ces hommes qui semblent inspirés. Qu’on lise le résultat des conversations de Scipion avec Polybe, sur la constitution de Rome, les Epitres de Ciceron à Atticus, la Lettre de M. le Maréchal de Saxe à Folard, sur le blocus de Prague & sur les affaires de Bohême, on reconnoîtra que l’art de ces grands Hommes a été de bien voir, de ne rien ajoûter aux faits, d’avoir présens, sans en omettre aucun, tous les Elémens nécessaires pour prévoir. Une seule circonstance oubliée eût pu causer un paralogisme dangereux. Ces lectures formeroient à la prudence & elles seroient toujours utiles, quand ce ne sauroit que pour connoître la maniere des grands hommes ? & si l’on veut comparer maniere à maniere, que l’on examine Dossat & Duperron dans les Lettres où ils rendent compte dans le même tems de la même négociation, du même événement, on verra, comme quelqu’un a dit ingénieusement de Racine & de Pradon, que ces deux Négociateurs ne sont jamais si différens que quand ils disent les mêmes choses. L’esprit inventeur & celui qui discute, est le même ; mais le premier franchit, par lumiere & comme par instinct, de plus grands intervalles ; il voit d’un coup d’œil plus d’objets à la fois ; il voit la liaison de plusieurs théorêmes éloignés les uns des autres : ce sont toujours les mêmes vérités vues de la même maniere. C’en est sans doute trop sur une matiere, qui n’est pas susceptible de regles, & qui ne peut être que le fruit du génie. Mais il n’est pas inutile de proposer la perfection aux hommes ; ils n’iroient jamais si loin, sans le desir ardent de se surpasser eux-mêmes & de vaincre leurs semblables. De la Morale. La Logique & la Critique ont pour but de former l’esprit & de prévenir ou de corriger les erreurs ; la Morale a pour objet de former le cœur & de combattre les vices ; mais comme tous les vices sont fondés sur de fausses options & sur des erreurs, le Logique & la Critique servent beaucoup à la Morale même. Il est vrai que l’homme ne suit pas invariablement ses principes : mais celui qui n’en a point ou qui en a de mauvais, agira sûrement & presque toujours mal. Celui qui a des connoissances solides ne fera pas toujours le bien qu’il voit ; mais il le fera plus souvent, il y reviendra plus aisément : c’est un état violent, que d’être en contradiction avec soi-même. La lumiere conduit ordinairement à la vertu, les ténebres & l’ignorance conduisent au vice. Dans beaucoup de sciences on peut raisonner juste sans avoir le cœur droit : mais dans tous les cas où les intérêts & la passion peuvent entrer, c’est-à-dire, dans presque toutes les affaires de la vie, la justesse d’esprit & la droiture du cœur sont inséparables ; & comme l’esprit est souvent la dupe du cœur, le cœur est aussi quelquefois la dupe de l’esprit : ainsi travailler à se rendre l’esprit juste, c’est travailler en même-tems à se rendre le cœur droit. Ensorte qu’il pourroit se faire que la vertu eût été bien définie,* la justesse de l’esprit appliquée à la conduite de la vie & aux mœurs. * Par M. Formey. Les actions des hommes sont ordinairement une conséquence de leurs principes, & les principes semés de bonne heure, dans l’esprit, produisent tôt ou tard leur effet. Tant que l’ame gouvernera le corps, les notions des hommes influeront sur leur conduite. Leur influence agit toujours, quoiqu’elle n’entraîne pas toujours, & elle agira plus ou moins à mesure que les notions seront plus ou moins fortement enracinées ; elles porteront au bien ou au mal, selon qu’elles seront bonnes ou mauvaises. Les notions des hommes moderent jusqu’à un certain point le cours des passions. Il faut en convenir : ce monde n’est habitable, & la société du genre humain ne se maintient que par les idées dominantes, quoique souvent confuses, d’ordre, de vertus, de devoirs. Dans les Ecoles on rejette la Morale à la fin des autres parties de la Philosophie ; & on l’a réduite à quelques questions scholastiques & inutiles*. On a oublié, que de toutes les sciences, c’est la plus importante, & qu’elle est autant qu’aucune autre, susceptible de démonstration. * En quoi consiste la béatitude formelle, la béatitude objective, la possibilité de l’état de pure nature, &c. Les regles des actions tirent leur origine, ou de la droite raison, ou des loix divines & humaines ; la premiere partie compose les loix naturelles, ou la Morale proprement dite, qui est également divine & immuable ; car l’existence d’un Dieu Législateur, n’est pas moins nécessaire à la Morale, qu’est à la Physique celle d’un Dieu Créateur ; mais la Morale précede toutes les loix positives, divines & humaines, & par conséquent elle subsisteroit, quand même ces loix n’eussent jamais été portées. Il étoit vrai avant Moyse, & chez tous les Peuples même destitués de la lumiere de la révélation, qu’il faut faire aux hommes le plus de bien & le moins de mal qu’il est possible. Il étoit vrai que Caïn ne pouvoit pas faire violence à son frere ; que Sichem ne pouvoit pas prendre de force la fille de Jacob ; que les frères de Joseph commettoient une injustice à son égard, lorsqu’ils attentoient à sa liberté; que Pharaon faisoit l’action d’un tyran, en opprimant les Hébreux, & en massacrant leurs enfans. Ce n’est point la Loi écrite qui a révélé aux hommes la turpitude & l’injustice énorme de ces actions. Il est une loi naturelle également divine, écrite dans tous les cœurs, dont la conscience rend témoignage, comme dit l’Apôtre, elle est de tous les siecles, de tous les Pays, de toutes les nations &, pour ainsi dire, de tous les mondes. C’est de cette loi que Ciceron dit qu’elle est née avec nous, que nous ne l’avons point reçue de nos peres, ni apprise de nos maîtres, ni lue dans nos livres ; nous l’avons prise, tirée & puisée du fond même de la nature ; une loi dont nous ne sommes pas simplement instruits, mais dont nous sommes, pour ainsi dire, imbus & pénétrés. Est hæc non scripta, sed nata lex, quam non didicimus, accepimus, legimus verùm ex natura ipsa arripuimus, hausimus, expressimus ; ad quam non docti, sed facti ; non instituti, sed imbuti sumus. Et ailleurs, Lex est insita in natura quæ jubet ea que facienda sunt, prohibetque contraria. Seroit-il donc inutile de recommander aux hommes les vertus morales que les Payens même ont tant recommandées. Ne peut-il pas y avoir, n’y a-t-il pas en effet un commerce de mœurs entre les Peuples les plus différens de Religion ? Qu’est-ce qu’un Catholique, un Protestant, un Juif, un Mahométan qui traitent & qui trafiquent ensemble, exigent réciproquement l’un de l’autre ? Et dans la Religion même n’est-ce pas par ces principes que l’on peut entretenir la probité & l’humanité si nécessaires parmi ceux qui ont le malheur de n’être pas assez sensibles à des motifs d’un ordre supérieur ? La seconde partie compose le droit positif divin, le droit des gens, le droit civil ; droits qui emportent chacun leur obligation particuliere. La difficulté de traiter ces droits différens, vient de ce que l’on a perpétuellement confondu les loix différentes dont ils dérivent. Les uns apportent des raisons pour preuve de faits, les autres des faits en preuve de raisons ; ce qui est également contre le bon sens & contre les loix d’une saine dialectique. Par exemple, à l’égard du mariage, les Théologiens & les Philosophes, les Jurisconsultes brouillent à tous momens les loix naturelles & les loix divines, avec les loix civiles & les loix ecclésiastiques. Un grand Philosophe, en distinguant la morale par rapport aux devoirs, l’a divisée en ce que les hommes se doivent, comme membres de la société générale, en ce que les sociétés particulieres doivent à leurs membres ; ce qui renferme, 1°. la loi naturelle, ou la morale de l’homme ; 2°. la morale des Législateurs, ou le droit politique ; 3°. la morale des Etats, ou le droit des gens ; 4°. la morale du Citoyen, ou le droit positif. Il ajoute une cinquieme branche de morale, celle du Philosophe, qui n’a pour objet que nous-mêmes. Il ne s’agit pas dans la jeunesse d’approfondir toutes ces Sciences, & je ne prétends pas donner des leçons aux précepteurs du genre humain. Mais il est important que les jeunes gens connoissent les principes du droit naturel, de la morale & de la politique ; ils les trouveront dans l’Abrégé de la Morale de Wolf par Thumisius, qu’on enseigne dans les Ecoles d’Allemagne, Livre élémentaire très-bien fait ; dans l’Abrégé de Puffendorff ; & ces livres suffiront dans les commencements : ils liront & reliront les Offices du Consul Romain à son fils, & les Instructions du Chancelier de France à ses enfans* ; s’ils ont du goût, ils perfectionneront un jour ces connoissances par la lecture de Nicole, de Mallebranche, de l’Esprit des Loix, de l’Abbé de Saint-Pierre, de Burlamaqui, de Puffendorff, de Grotius & de Barbeyrac, de l’Origine des Loix & des Sciences, par M. Goguet ; des Elémens de Philosophie & de Morale. * Tom. I. des Œuvres de M. Daguessau. Ce dernier livre annonce & promet un Catéchisme de Morale à l’usage commun & à la portée des enfans ; ce seront des leçons pour le genre humain, qu’on attendroit en vain de gens sans raison & sans Philosophie. Je ne m’étendrai pas davantage sur cette partie, quoique la plus importante de l’éducation. Il suffit d’indiquer les sources : l’Histoire aura servi d’école de Morale ; l’expérience & les lectures développeront les principes, & aideront à tirer les conséquences ; elles apprendront à connoître les hommes ; connoissance qui est le fondement de la Morale & de la Politique. On n’ira peut-être jamais en morale au-delà des principes innés de justice & de vertu, ni du sentiment naturel que la conscience en a gravé dans le cœur de tous les hommes ; comme il y a apparence qu’on n’ira point en Métaphysique au-delà des perceptions immédiates, & en Physique au-delà des qualité sensibles. Suite des Etudes du dernier âge. Je joindrai à la morale de Thumisius la Logique & la Métaphysique de s’Gravesande, imprimées en François, & dont les propositions sont dans l’ordre géométrique ; la Physique du même, ou celle de Keil, traduite & développée : je crois que c’est ce que l’on peut trouver de mieux pour les commençans & même pour des personnes plus avancées. C’est ici le lieu & le tems de perfectionner les connoissances sur la Géographie physique, qui commence à devenir une Science, dont Varénius donna, il y a plus de cent ans, un modèle qui n’a pas été assez suivi ; sur les Mathématiques, dont il y a un assez bon abrégé tiré de Wolff. Les cours de Physique expérimentale, de Chymie & de Botanique commencent à s’introduire dans les Provinces ; c’est un des fruits les plus marqués d’une éducation meilleure que celle des Colleges, Les jeunes gens liront un jour l’Histoire naturelle dans M. Buffon, & ils verront les Arts dans les manufactures & dans les boutiques ; & sur la terre même, le premier des arts, l’Agriculture. Ils apprendront l’Anatomie ; les Elémens de la Physiologie, ou le Traité de la structure & de l’usage des différentes parties du corps humain, par Haller, sont un modèle de Livre élémentaire exact & profond. Je suppose qu’ils entretiendront toujours la connoissance qu’ils auront faite avec les bons Auteurs Latins & François, dont plusieurs doivent être appris par cœur, & qu’ils continueront à s’exercer aux opérations du premier & du second âge. Je n’entre point dans les détails, ils sont connus ou faciles à suppléer. Du soin de la santé; des affaires & de la Religion. Il y a trois articles essentiels qu’il ne faut pas oublier dans une institution ; le soin de la santé, les affaires & la Religion. A l’égard de la santé, je renvoie, pour abréger, aux observations judicieuses de l’Abbé Fleury, sur cet art. chap. 20 du Choix des Etudes. L’éducation morale ne doit pas contredire l’éducation physique ; car c’est l’homme entier qu’il s’agit de former. J’ajoute que pour déraciner les préjugés des gouvernantes & des meres qui inspirent sans raison à des enfans, de l’aversion pour certains remedes, la saignée, par exemple, le quinquina, &c. il seroit à propos de traduire la partie des Institutions du célèbre Boerhaave, qui traite de la conservation de la santé Lugiene, avec les Commentaires du savant Haller. On se trompera toujours moins quand on aura de bonne Physique, & des expériences pour guides. M. Tissot vient de publier un Traité de Médecine à l’usage du peuple, qui peut être regardé comme un Livre élémentaire. L’institution sensée d’une Nation telle que la nôtre, mériteroit bien un traité pratique de Gymnastique, ou d’exercices comme ceux des Grecs ; les Carousels & les Tournois, quoique plus agréables que nos jeux de hasard, n’avoient ni le même but, ni la même utilité. Je renvoie également pour la connoissance des affaires, aux Chapitres de l’Economie & de la Jurisprudence de l’Abbé Fleury. Je dirai seulement que pour faciliter l’étude du Droit public en France, s’il y en a un, on doit montrer en détail l’état de la France, la différence des Ordres du Royaume, la division des Offices, la compétence des Juridictions, Civile, Militaire, Ecclésiastique, dont les limites sont si connues dans la spéculation, & si peu respectées dans la pratique ; toutes matieres assez aisées à déterminer, & qui ne le sont le plus souvent que par la loi du plus fort, ou par le manege du plus intrigant. Tout François doit connoître les Libertés de l’Eglise Gallicane. C’est une des parties importantes du Droit public de France. On a sur cette matiere un Livre à la portée des jeunes gens, qui devroit être enseigné dans toutes les Ecoles. Il est intitulé, Exposition des Libertés de l’Eglise Gallicane, par M. Dumarsais. Après avoir examiné, ce qui forme le goût & l’esprit dans tous les genres, on doit rechercher encore avec plus de soin ce qui regarde les mœurs, ce qui constitue la vertu, la Religion. J’ai parlé de la Morale qui précede toutes les loix positives, divines & humaines ; l’enseignement des loix divines regarde l’Eglise ; mais l’enseignement de cette Morale appartient à l’Etat, & lui a toujours appartenu : elle existoit avant qu’elle fût révélée, & par conséquent elle n’est pas dépendante de la Révélation, quoiqu’elle tire sa plus grande force & les motifs les plus puissans, de la confirmation qu’elle en a reçue. La Révélation est un fait. La Morale gît toute en droit. La Révélation est un droit divin positif ; la Morale un droit divin, éternel & immuable. La distinction de la vertu & du vice, du juste & de l’injuste, vient, comme on a dit, de la raison & de la nature même des choses. L’amour de l’ordre ne peut pas être absolument éteint dans le cœur de l’homme ; car on ne peut pas renoncer entiérement à la raison. La Révélation ajoute des motifs surnaturels, elle promet des récompenses, & elle annonce des peines ; mais quand elle n’annonceroit ni peines ni récompenses, l’obligation morale n’en subsisteroit pas moins, même dans la fausse hypothese de l’incrédule. Saint Paul & Saint Augustin ont dit la foi et les prophéties passeront, l’intelligence demeurera éternellement.* * Corin 8 1. 13th. S. Aug. de lib. arbit. Il s’en suit de là (comme dit l’Abbé Gédouin) que l’on fait trop dépendre les mœurs de la Révélation. « Quelque soin, dit-il, que l’on prenne d’inspirer des sentimens de Religion aux enfans, il vient un âge où la fougue des passions, le goût du plaisir, les transports d’une jeunesse bouillante, étouffent ces sentimens. Si on leur avoit dit que les mœurs sont de tout pays & de toute religion ; que l’on entend par ces mots les vertus morales que la nature a gravées dans le fond de nos cœurs, la justice, la vérité, la bonne foi, l’humanité, la bonté, la décence ; que ces qualités sont aussi essentielles à l’homme, que la raison même, dont elles sont une émanation ; un jeune-homme en secouant peut-être le joug de la Religion, ou s’en faisant une à sa mode, conserveroit au moins les vertus morales, qui dans la suite pourroient le rapprocher des vertus chrétiennes : mais parce qu’on ne lui a prêché qu’une Religion austere, tout tombe avec cette Religion. » L’expérience prouve la vérité de cette réflexion. Dans ce tems d’une fermentation visible qui agite les esprits, pendant ces crépuscules d’une lumiere qui naît, dirai-je, ou qui s’éteint, la Religion est attaquée, & elle manque de défenseurs (car des condamnations vagues ne prouvent rien, & n’ont jamais convaincu personne) ; elle est compromise par des questions interminables & par des controverses futiles, qu’on a voulu faire regarder comme l’essentiel de la Religion. A cet âge dont parle l’Abbé Gédouin, toute l’érudition acquise par un jeune-homme dans les Congrégations & dans les Retraites, succombe sous la moindre objection spécieuse d’un incrédule ; & malheureusement tout l’édifice d’une morale mal étayée, s’écroule. Les jeunes-gens se livrent avec une espece de sécurité, à des passions qui font le malheur de leur vie. Ils se croient dégagés de tous liens ; tout est confondu dans leur tête avec de petites idées de dévotion, dont ils ont honte, & qu’ils viennent à mépriser. Je ne parle que d’après les faits ; j’énonce ici la voix de presque tous les peres de famille, ce sont des témoins irréprochables, & de meilleurs juges que des hommes étrangers à la société. J’ose dire que les Anciens, les Payens même paroissent avoir été plus religieux que nous. Leur Législation portoit toute sur la crainte des Dieux ; on peut avoir les Loix de Zéleucus, de Minos, celles des douze Tables, &c. Platon dans ses spéculations sur les Loix, établit la Religion pour premier fondement ; il rappelle à la Divinité dans toutes les pages de ses ouvrages. Ciceron, en définissant les principes des Loix, dans son premier Livre de Legibus, pose pour base l’existence des Dieux & leur providence. Chez les Payens c’étoient les Législateurs & les Philosophes qui prêchoient la vertu ; les Prêtres n’enseignoient point la regle des mœurs ; les Scribes & les Pharisiens chez les Juifs la corrompoient par leurs traditions & par leur attachement à de vaines pratiques. Le Philosophe Panoetius enseignoit la vertu & les devoirs, tandis que l’Augure Scevola ordonnoit les Sacrifices & les cerémonies de la Religion (a). Nous avons un Sacerdoce & des Pontifes qui doivent enseigner toute sorte de bonté, de justice & de vérité, ce qui est agréable à Dieu ; (b) la douceur, la tolérance à se supporter les uns les autres ; (c) tout ce qui est véritable & sincere, tout ce qui est honnête, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui peut rendre aimable, tout ce qui contribue à une bonne réputation, tout ce qui est vertueux, tout ce qui est louable. (a) Eph. c. 5. v. 9 & 10. (b) Eph. c. 4. v. 2. & Rom. v. 14 & 15. (c) Philip. c. 4. v. 8. Au surplus il y a tout à perdre pour les Etats & pour les Particuliers chez qui se détruit la Religion. Eh ! qu’on dise quel avantage il peut résulter pour le genre humain d’affoiblir dans les Citoyens les motifs de la vertu, & les principes des bonnes actions ! n’est-ce pas autoriser le vice & le crime qui n’ont jamais de digues assez fortes, & que déjà des motifs plus puissans ne peuvent arrêter. Je demande si l’Histoire fournit un seul exemple de peuples dont la Religion nationale ait été le corps entier de la Religion naturelle, (je dis le corps entier) & si ce n’est pas le Christianisme seul qui l’a notifié à l’univers ? Si les Philosophes modernes ne sont pas redevables de leurs lumieres sur les points les plus importans de cette Religion, à l’avantage qu’ils ont d’être nés dans la Religion Chrétienne ? Si par les seules lumieres de la raison ils eussent été sur les points qu’ils établissent maintenant avec tant de vérité & tant de force, moins vacillans & plus affermis que Socrate, que Ciceron & les plus grands génies de l’antiquité ? Je demande d’ailleurs, s’il est possible de rendre nationale une Religion purement philosophique ? si une Religion sans culte public ne s’aboliroit pas bientôt, & si elle ne rameneroit pas infailliblement la multitude à l’idolâtrie ? Quand les incrédules auront résolu ces questions d’une façon satisfaisante, on pourra répondre à des objections qui sont proposées 15 siecles trop tard ; des objections que les Porphires, les Celses, les Juliens ont ignorées, & qu’ils eussent pu faire valoir sans replique, s’ils avoient détruit auparavant trois ou quatre faits de l’établissement de la Religion Chrétienne, qui n’étoit pas éloigné de leur tems. La méthode d’étudier la Religion, comme science, dérive de la méthode générale des études. Il n’est pas nécessaire d’être Médecin pour savoir le meilleur moyen d’apprendre la Médecine ; & sans usurper le droit d’enseigner la Religion, qui est réservé aux Ecclésiastiques, on peut assurer qu’on l’enseigne mal dans la plûpart des Colleges. Pendant les premières années, une simple explication du Décalogue, de l’Oraison Dominicale & du Symbole, suffit avec les Catéchismes de Fleury ou de Bossuet. L’Abrégé de l’Ancien Testament où M. de Mésangui a conservé, autant qu’il est possible, les paroles de l’Ecriture, imprimé à Paris en 1732, l’Evangile & les Actes de Apôtres. Le spectacle de la nature, tel qu’il est représenté dans Fénelon & dans Derham ; la nature même que les jeunes gens connoîtroient en partie, leur auroit déjà prouvé l’Existence d’un Dieu que ses œuvres annoncent à la terre. Je suppose que dans la Métaphysique ils eussent pris des notions justes des Attributs divins & de la Providence ; il seroit temps vers la fin des études, de leur faire appliquer aux faits de la Religion Chrétienne, les principes de l’art critique, & sans les embarrasser dans des discussions au-dessus de leur portée, on pourroit leur faire lire le Traité de la vérité de la Religion Chrétienne, par Grotius ; ou celui qui est tiré en partie de Turretin, traduit par Vernet, revu & corrigé par un Théologien Catholique, imprimé à Paris en 1753, en 2 volumes par Garnier. Un jeune homme qui auroit lu ces Livres avec attention, seroit plus affermi dans sa Religion & mieux préparé contre les attaques des incrédules, que par dix ans d’exercices spirituels. Le spectacle de la nature, la connoissance de l’Existence de Dieu & de ses Attributs, est le premier Traité de toute bonne Théologie. Il se prépareroit par ses lectures à lire un jour les excellens Livres qui ont été faits sur la Religion. Réflexions sur deux abus dans les Colleges. L’objet d’une bonne méthode doit être également de déraciner les abus, comme d’indiquer & de frayer le chemin. Je dirai deux mots sur l’abus des Cahiers de Réthorique & de Philosophie, que l’on dicte dans les Colleges ; outre que ce sont de misérables leçons que l’on fait plutôt pour exercer les Maîtres, que pour instruire les enfans ; c’est la perte d’un tems considérable qu’ils emploient à écrire ; il n’y en a point qui les écrive en entier, & sur mille il n’y en a pas un seul qui les ait conservés pendant deux ans, ou qui en ait fait quelque usage dans le reste de la vie. J’en appelle à l’expérience. Autre abus sur les leçons de Mémoire : on fait apprendre par cœur à des enfans des Rudimens, des Particules, &c. des regles qu’il suffit d’entendre & de concevoir ; on les ennuie, on les fatigue par la longueur des leçons désagréables ; ils perdent le tems qu’ils pourroient employer utilement & agréablement à apprendre les plus beaux morceaux de Littérature Françoise & Latine. Tous ces morceaux joints ensemble ne seroient pas la moitié des leçons qu’on oblige les enfans d’apprendre par jour, depuis la premiere classe jusqu’à la Réthorique. On ne doit faire apprendre par cœur aux enfans, que ce qu’ils doivent retenir, ce qui peut leur servir de modele. N’y a-t-il pas assez de beaux endroits dans les Auteurs, sans les fatiguer à apprendre ce qu’ils doivent oublier ? Avantages de ce Plan d’Etudes. Tel est l’essai du Plan des Etudes d’une premiere éducation ; ce ne sont que les élémens de l’institution d’une Nation qui exigeroit des vues plus profondes, & qui demanderoit des hommes plus habiles & plus éclairés que moi : elle est réservée, cette institution, à un Monarque sage & prudent, dont les intentions sont droites & pures : image de Dieu sur la terre, qui peut créer des esprits & façonner les cœurs. II ne laissera pas imparfait un ouvrage qui peut tant contribuer à sa gloire & au bien de ses peuples. Il consultera ses Universités, ses Académies, sa Faculté de Médecine même, afin que de ces lumieres réunies il résulte une nouvelle institution ou une régénération si nécessaire dans les Lettres & peut-être ailleurs. Je me persuade que ce plan est juste, parce qu’il est fondé sur la nature de l’esprit, sur des faits constans & sur des principes de la connoissance humaine. Je crois qu’un jeune homme ainsi élevé, seroit plus disposé à recevoir la seconde éducation nécessaire pour la profession qu’il embrasseroit ; & s’il y avoit des plans d’instruction & des Catalogues de Livres raisonnés pour chaque profession particuliere, comme en Allemagne, on lui épargnerait bien de la peine & du temps qui est en pure perte*. Il auroit l’esprit net & précis autant qu’on peut l’avoir à dix-sept ou dix-huit ans ; il se seroit rendu un grand nombre d’objets familiers, il auroit du goût & quelques connoissances ; & ce qui vaut peut-être les connoissances même, il auroit l’art d’en acquérir ; il pourroit se frayer lui-même un chemin, & juger de celui qu’on lui feroit tenir ; il sauroit s’occuper, science si utile & si rare à cet âge & dans tous les âges : il seroit en état de voir le monde avec fruit, de lire les Livres originaux, de voyager utilement. * Ætatem quidem video (dit Ciceron, 33. de finibus, num 7.) sed infici tamen debet iis artibus quas si dum tenera est combiberit ad majora veniet paratior. Les Vies des hommes illustres qu’il auroit lues, serviroient à indiquer ses inclinations & ses talens. Il est impossible que dans le cours des Etudes, plusieurs objets étant présentés aux yeux des jeunes-gens, il ne parût pas dans ceux qui auroient du génie quelques étincelles de ce feu qui se décele lui-même, qui fit Paschal Géometre sans le savoir, Descartes Philosophe, Tournefort Botaniste, &c. La sympathie se déclarera quand il y aura du rapport & de la convenance dans le goût. Ulisse à la Cour de Lycomede, présente à Achille, déguisé en fille, des armes avec des ornemens de femmes ; la passion d’Achille le trahit, & découvrit le plus courageux des Grecs, celui qui devoit être le vainqueur des Troyens. On sait que les triomphes de Miltiade déroboient le sommeil à Themistocle. Combien le Carache, encore enfant, étoit frappé de ce qu’il entendoit dire de Raphaël ! La vie d’Homere & ses ouvrages saisirent Virgile dans son enfance ; Charles XII étoit transporté d’enthousiasme en lisant la vie d’Alexandre. On distinguera les enfans qui ont du goût & du génie, d’avec ceux qui n’en ont point ; ceux-ci resteront froids & immobiles à des récits qui toucheront sensiblement les autres. Au sortir des études les jeunes gens s’occuperont suivant leur inclination ; ils seront en état de choisir une profession avec connoissance, & ils réussiront mieux dans celle qui sera de leur goût & de leur choix. Eh quel avantage n’en résulteroit-il pas pour la société entière & pour toutes les professions ? Des esprits fermes & cultivés ne seroient pas occupés de jeux & de bagatelles ; les Nobles n’iroient pas dans la Capitale dissiper le patrimoine de leurs peres ; ils s’occuperoient avec goût & avec connoissance, à le rendre plus utile, & ils le feroient fructifier au quadruple. Ils diroient avec Horace : Beatus ille qui procul negotiis Paterna rura bobus exercet suis. Ils ajouteraient avec Virgile : Me verò primum dulces ante omnia musæ Accipiant.......... Ils cultiveroient dans le sein de la paix & de l’abondance les arts & les sciences qui auroient nourri leur enfance. Il est inconcevable qu’on ait tant négligé en France l’éducation des femmes ; l’instruction en langue vulgaire pourroit être presque toute entiere à leur usage. Mieux élevées & plus instruites, elles éleveroient & instruiroient mieux leurs enfans. Peut-être aspireroient-elles un jour à la gloire d’imiter une Cornelia, fille de Scipion & mere des Gracches ; une Attia, mere d’Auguste, qui contribuerent tant à former l’esprit de ces hommes fameux. Avec un esprit plus cultivé, elles n’en seroient que plus aimables ; elles sauroient s’occuper ; connoissant quelques remedes usuels & approuvés, elles en distribueroient gratuitement, & sauveroient la vie à une infinité de malheureux. Le Seigneur de Fief accommoderait les procès ; il deviendroit le bienfaiteur de ses Vassaux, & entretiendroit le lien de la bienveillance que la Loi a mis entre eux & lui ; lien usé & devenu sans force. L’homme qui vit de ses rentes, imiteroit le Noble ; il dédaigneroit la vile chicane, & ne se porteroit pas à l’oppression des misérables. Celui qui se destine à la guerre, regarderoit le service, comme une occupation sérieuse ; au lieu que la plupart des jeunes-gens qui s’y engagent, ne cherchent le plus souvent que l’oisiveté & le libertinage. Il auroit acquis dans la connoissance des Mathématiques des dispositions à la pratique des fortifications ; la lecture des Vies ou des Mémoires des grands Capitaines, l’auroit mis en état de profiter de leurs campagnes & de leurs expéditions. Il sçauroit qu’Alexandre & César étoient sçavans ; que César a fait des Commentaires ; que Henry de Rohan, Turenne, Montecuculli ont écrit des Mémoires ; que Feuquieres a donné des préceptes sur l’art militaire. Il apprendroit le droit de la guerre, dont il aura plus de besoin, à mesure qu’il sera élevé à de plus grandes places. Le Magistrat auroit acquis dans une éducation solide, l’habitude d’être appliqué & laborieux ; dans l’étude de la Philosophie, celle d’être judicieux & raisonnable ; dans l’étude des Belles-Lettres, celle de traiter les sujets avec ordre, avec netteté & avec force. Dans la Vie des grands Magistrats, d’un Chancelier de l’Hôpital, d’un de Thou, d’un Molé, d’un Servin, d’un Talon, d’un Bignon, &c. il auroit vu qu’il y a un courage d’ame aussi noble & aussi élevé que le courage guerrier : Sunt domestic fortitudines non inferiores militaribus. Cic. off. 2. Il rechercheroit l’esprit des loix dans les principes du droit de la nature, & dans ceux d’une véritable morale & d’une sage politique : quoiqu’il ne soit chargé que de l’exécution des loix, il se rendroit capable d’être Législateur. Pythagore donna des loix à la grande Grèce, Platon à quelques Républiques ; Locke en a donné à la Caroline. C’est la Philosophie qui a produit le Code-Fréderic. Le Négociant ou le Commerçant porteroit dans les pays éloignés, & en rapporterait des connoissances utiles. La Société Royale de Londres donne aux Navigateurs, des instructions sur l’Histoire naturelle des lieux où ils vont. Des hommes instruits & avertis, verront avec profit ce que d’autres ne voient point, quoiqu’il soit sous leurs yeux ; le Dessein si utile par-tout, leur serviroit encore davantage dans ces circonstances. Par où les Ministres de la Religion peuvent-ils être le plus utiles au monde ? Par quel moyen nos Missionnaires ont-ils pénétré dans les contrées les plus éloignées ? Ce n’est ni par le secours des Langues mortes, ni par leurs controverses (celles qu’ils ont eues dans les pays étrangers, n’ont fait que retarder le fruit de leurs travaux) ; c’est par l’enseignement des connoissances utiles à la société. Ils n’ont franchi tous les obstacles, qu’en apprenant aux hommes ce qui étoit profitable à l’humanité. On croit pouvoir dire qu’un Curé qui enseigneroit à ses Paroissiens la pratique de la Religion, qui est fort simple & fort courte pour eux, les devoirs les plus communs & dès-là les plus essentiels ; qui leur montreroit les moyens les plus simples d’éviter & de guérir les maladies ordinaires à la campagne, de mieux cultiver leur champ ; qui sachant quelques principes des loix & de la coutume du Pays, termineroit les procès, & les préviendroit dans leur naissance ; qui sauroit un peu de Physique, de Médecine usuelle, d’Arpentage, contribueroit d’avantage au bonheur des hommes, que tous les Curés ne le peuvent faire avec leur mauvais latin, une inutile scholastique & leurs querelles théologiques. Il est bon que tous les ordres de l’Etat & que tous les membres de chaque Ordre sachent que la considération est attachée à l’avantage de faire du bien aux hommes, & de leur être utiles ; que la pratique de la Religion consiste dans la bienfaisance ; que d’être bon, est le principal moyen de ressembler à l’Etre souverainement bon, & à celui qui faisoit du bien en voyageant, pertransibat benefaciendo. Celui qui chercheroit à remplir les devoirs d’une profession qu’il auroit choisie avec goût, ou qui seroit occupé des sciences naturelles & des sciences exactes, qui connoîtroit les bornes de la raison & celles de l’autorité, ne seroit point un homme de parti, un factieux, ni un intriguant ; il ne se laisseroit point troubler, & il ne troubleroit point les autres par les délires de la superstition, cette maladie épidémique, ni par les divers fanatismes qui attaquent la tranquillité des ames innocentes ; il ne persécuteroit jamais ses frères. Ne craignez point de semblables malheurs, dit l’Abbé de Saint-Pierre, des Descartes, des Leibnitz, des Newtons & des Derhams. Manière d’exécuter ce Plan. On objectera peut-être que l’éducation que je propose, n’est pas possible ; qu’on n’a ni les Maîtres ni les Livres nécessaires pour l’exécuter ; que les jeunes gens ne pourroient pas dans leurs premières années apprendre tout ce qui est compris dans ce Plan. Je répondrai que l’éducation des Grecs & des Romains étoit beaucoup plus difficile ; que des gens très-sensés ont cru possible ce que je propose ici, & il faut se garder de condamner sur des préjugés le sentiment de grands Hommes, Fleury, Locke, Nicole : quels noms ! & quel est l’homme qui oseroit élever la voix contre leur autorité réunie ? Je déclare que je n’ai fait dans ce Mémoire que les commenter. Enfin tout projet sensé doit être appuyé sur des faits, & je conviens qu’il n’y a rien de plus mauvais en morale, que ce qui est physiquement impossible. Pour former une éducation, il faut des Maîtres ou des Livres, & il faut apparemment l’un & l’autre. On propose de former des Maîtres, c’est un ouvrage de longue haleine, qui ne dispenseroit pas d’avoir des Livres tout faits. Je demande des Livres aisés à faire, qui dispenseroient peut-être d’avoir des Maîtres. Je dis que tous ces Livres sont faciles à faire, ou plutôt qu’ils sont presque tous faits. Il ne s’agiroit, pour la plûpart que de compilations sensées & raisonnables, qui seroient faites non par des hommes qui ne pensent point, & qui n’ont jamais rien imaginé, mais par des personnes capables de composer elles-mêmes les Livres qu’elles compileroient, d’ouvrir des routes, de perfectionner celles qui sont découvertes, d’imaginer des méthodes, & de juger les sciences avec un esprit philosophique. A l’égard de l’impossibilité prétendue d’apprendre les sciences à de jeunes gens, je remarque premierement qu’on leur apprend (mal à la vérité) des choses plus difficiles. De plus, je suppose au moins dix ans d’éducation depuis six ou sept ans, jusqu’à dix-sept ou dix-huit. Et que ne pourroit-on pas apprendre en dix ans, si l’on étoit bien conduit, & que l’on eût de bons Livres élémentaires ? Il n’y a point d’enfant, qui au College, ou pour se préparer à y entrer, n’ait huit heures & demie & neuf heures de travail par jour. Je ne demande que quatre à cinq heures de classe où la peine soit principalement pour les Maîtres, où ils fassent travailler les enfans devant eux, ou les disciples plus avancés feroient les démonstrations aux plus jeunes ; des Livres où l’instruction fût toute faite, une éducation qui n’exige dans les commencemens que des yeux & de la mémoire. Dans les trois ou dans les quatre premieres années, hors ces Classes, nulle étude que des leçons agréables & utiles à retenir, qu’ils pourroient apprendre en se promenant ; la plus grande peine seroit d’écrire, de dessiner & d’apprendre un peu de Géométrie. Des personnes instruites feront aisément l’arrangement de ce Plan & sa tablature, s’il a le bonheur d’être approuvé du Maître & de la Nation. Je le répète, il n’est besoin, pour exécuter un bon Plan d’éducation littéraire, que de Livres qui serviroient d’instruction ou de méthode d’instruction : & ces Livres sont aisés à composer. Le Roi n’a qu’à ordonner ; qu’il dise & tout sera fait ; alors l’éducation sera facile & on ne demandera dans les Maîtres, les Gouverneurs & les Gouvernantes, que de la religion, des mœurs & de savoir bien lire ; cela ramènera à l’éducation domestique, qui est la plus naturelle & la plus favorable aux mœurs & à la société. J’ai conduit les jeunes gens à la porte des Sciences, il est réservé à des plumes plus savantes de les introduire dans leur sanctuaire. FIN. POST-SCRIPTUM. APrès avoir achevé ce Mémoire, il m’est tombé entre les mains une Brochure intitulée De l’Education publique. Je me suis rencontré dans le point important qui est la fixation des objets d’études, avec un homme qui paroît avoir des connoissances étendues dans l’Encyclopédie des Sciences, & qui sait tirer des lignes de communication de l’une à l’autre. Ma premiere idée a été de supprimer mon Mémoire, comme devenant peut-être inutile. Ce n’est pas la peine de faire relire deux fois les mêmes choses ; mais comme je me trouve d’un avis différent de cet Auteur sur la qualité des Maîtres & sur des détails essentiels, on m’a conseillé de donner cet Ouvrage au Public. Des matieres éclaircies à son Tribunal, seront toujours bien jugées. Je crois au surplus que notre Plan est bon, & qu’il peut être utile ; je dis notre Plan, car il est à peu près : le même nous ne différons que dans l’exécution, & en ce que cet Auteur exclut les Séculiers que je voudrois, & où il admet beaucoup d’Ecoles que je ne voudrois pas. L’article le plus essentiel d’un Plan pour les Colleges, est de fixer les objets des études ; car s’ils sont mal fixés, comme je crois l’avoir démontré, il est nécessaire d’y en substituer d’autres. Nous sommes d’accord en ce point, l’Auteur de l’Education publique & moi. Nous sommes même d’accord sur ceux qu’il faut substituer ; c’est sur cet objet qu’il est absolument nécessaire, si l’on veut rétablir les études, que le Gouvernement prononce. Premiérement, parce que c’est au Roi qu’il appartient de régler l’instruction de la Nation ; en second lieu, parce qu’il est convenable que cette instruction soit uniforme dans tout le Royaume, & qu’il est essentiel qu’elle ne soit pas arbitraire. Que Sa Majesté ait la bonté de nommer une Commission composée de cinq ou six personnes pour examiner ces deux projets, ou tels autres que l’on pourroit présenter. Son premier travail seroit de déterminer les objets d’études pour tous les Colleges. On croit devoir dire que cette Commission doit être composée principalement de quelques hommes d’Etat & de gens de Lettres ; qu’on n’y doit faire entrer aucun homme de parti. Le second point, & celui qui importe peut-être le plus aujourd’hui, est une Méthode d’instruction pour exécuter le Plan qui auroit été agréé par Sa Majesté. Pour y parvenir, il s’agit d’avoir des Maîtres. Les uns parlent des Communautés séculieres & régulieres ; les autres veulent des Célibataires ; quelques-uns préferent des gens mariés : il y en a qui les admettent indifféremment. Il est question d’ailleurs de trouver une grande quantité de Maîtres tout formés, ou les moyens de les former en peu de temps. Quand on voudra y réfléchir, on verra qu’il est impossible de faire tout-à-coup une pareille recrue dans le Royaume ; & si l’on veut décider la question de la qualité des Maîtres, on va ouvrir la porte à des discussions sans nombre, où l’esprit de corps, les droits & les privileges entreront nécessairement, & qui par conséquent deviendront interminables. Chaque corps réclamera ; on fera agir l’esprit de parti ; les plus forts l’emporteront, & l’Etat ne sera pas mieux servi ni plus éclairé. Je pense que l’objet des Etudes étant une fois fixé, Sa Majesté pourroit faire composer des Livres Classiques élémentaires, où l’instruction fût toute faite relativement à l’âge & à la portée des enfans depuis 6 ou 7 ans jusqu’à 17 ou 18. Ces Livres seraient la meilleure instruction que les Maîtres pussent donner, & tiendraient lieu de tout autre méthode. On ne peut se passer de Livres nouveaux, quelque parti que l’on prenne. Ces Livres étant bien faits, dispenseroient de Maîtres formés ; il ne seroit plus question alors de disputer sur leur qualité, s’ils seroient Prêtres ou mariés, ou célibataires. Tous seroient bons, pourvu qu’ils eussent de la Religion, des mœurs, & qu’ils sussent bien lire ; ils se formeroient bientôt eux-mêmes en formant les enfans. Il ne s’agiroit donc que d’avoir des Livres, & je dis que c’est la chose la plus aisée présentement. Un mot de la part de Sa Majesté suffiroit. Il y a dans la République des Lettres beaucoup plus de Livres qu’il n’en faut pour composer, avant deux ans, tous ceux qui seraient nécessaires ; & il y a dans les Universités & dans les Académies plus de Gens de Lettres qu’il n’en faut pour bien faire ces ouvrages ; il n’y en a point qui ne se fît un devoir & un honneur de concourir aux vues de Sa Majesté, & au bien général du Royaume. Un autre moyen très-simple seroit de proposer de pareils Livres à faire pour sujets de prix de toutes les Académies : cela produirait en peu de tems des Mémoires excellens, que l’on chargerait des Gens de Lettres de rédiger. Le Gouvernement pourra tout, quand il voudra employer le génie & l’industrie de la Nation. On feroit imprimer ces ouvrages à une Imprimerie Royale, sans qu’il en coûtât aucuns frais au Roi ; & ces Livres coûteroient peu aux familles, pourvu que l’impression ne se fît pas par entreprise, & que la chose ne devînt pas une affaire de finance. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ESSAI D'ÉDUCATION NATIONALE, OU, PLAN D'ÉTUDES POUR LA JEUNESSE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. 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The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.