The Project Gutenberg eBook of La puritaine et l'amour

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Title: La puritaine et l'amour

Author: Robert de Traz

Release date: February 21, 2025 [eBook #75433]

Language: French

Original publication: Paris: Payot, 1917

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA PURITAINE ET L'AMOUR ***

ROBERT DE TRAZ

LA PURITAINE
ET L’AMOUR


LIBRAIRIE PAYOT & Cie

LAUSANNE
1, Rue de Bourg
PARIS
Bd Saint-Germain, 106

1919
Tous droits réservés.

DU MÊME AUTEUR

Au Temps de la Jeunesse
Un vol.
Vivre
Un vol.
Les Désirs du Cœur
Un vol.
L’homme dans le Rang
Un vol.

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

Copyright 1917 by Payot et Cie.

A Madame G. H.
Hommage de fidèle amitié.

I

— Mais vous, Clarisse, s’écria Desnouettes, vous êtes une puritaine… une incontestable puritaine !

La jeune femme lui jeta un coup d’œil interrogateur.

— Moi ? Expliquez-vous donc…

Autour d’eux s’élevait le bruit du dîner de famille Bourgueil. La grande table, chargée de fleurs, miroitante d’argenteries et de cristaux, assemblait une vingtaine de personnes occupées deux à deux à des conversations particulières. Desnouettes, nerveux et blême, commença sa démonstration :

— Eh bien, d’abord, vous êtes pieuse, pratiquante même…

— Si vous voulez.

— Très charitable…

— Allons donc !

— Comment, allons donc ?… Hubert et vous, vous êtes riches mais vous vivez sans luxe. Jamais de voyages, pas d’auto. Vous recevez peu. Par contre, vous soutenez des familles entières de pauvres gens, vous remettez d’aplomb les bonnes œuvres en faillite…

— Mais c’est mon mari qui…

— N’interrompez pas mon raisonnement. Vous êtes bienfaisante, simple dans vos habitudes, sincère dans vos paroles. Vous vous habillez sans faste. Vous ne lisez pas de vaines littératures. Je ne vous ai jamais entendue dire du mal de vos amis, et je n’oserais pas vous tenir des propos lestes. Que vous le vouliez on non, je vous appelle une puritaine.

Comme il parlait trop vite et sans arrêt, le souffle lui manqua. Clarisse en profita pour lui répondre de sa voix raisonnable et douce :

— Vous exagérez, mais je vous pardonne. D’ailleurs, être puritaine, on dit que c’est une tradition genevoise.

— Voilà justement ce qui m’intéresse chez vous, reprit Desnouettes avec une verve nouvelle. Aujourd’hui, Genève a cessé d’être la « sombre cité de Calvin ». L’atmosphère y est heureuse, la vie aimable et ornée. Toutefois, certains milieux conservent les mœurs abolies. Si je suis loin de regretter les lois somptuaires, j’éprouve une vive curiosité pour telles personnes bien dressées, rigoristes, de langage convenu, susceptibles sous des dehors froids, et qui apportent du raffinement dans les cas de conscience. Ailleurs on se permet tout. Ici, il y a des choses vraiment défendues. Peut-être les âmes austères, grâce à leurs préjugés et leurs scrupules, sont-elles plus complexes que les âmes jouisseuses… Or, j’adore la complexité, puisque je suis psychologue !

Il but hâtivement, au risque de s’étrangler, une gorgée de vin, puis repartit à toute allure :

— J’étudie de la sorte un certain nombre de caractères des deux sexes, revêches, anguleux, d’une franchise quelquefois excessive, riches de pensées secrètes, de silences, d’imaginations inavouées, nourrissant au fond d’eux-mêmes une ou deux passions — rarement des passions amoureuses, — des dévouements très nobles, des manies, des idéalismes orgueilleux ou sublimes, enfin un goût amer du sarcasme et de la contradiction. Si vous saviez combien je les admire et combien ils me rebutent ! Leur commerce, pas toujours souriant, prête à d’étonnantes observations morales. Les Genevois étaient dignes de Stendhal et de Balzac qui sont venus ici et les ont regardés…

Satisfait de cette dernière pointe, Desnouettes arrêta son discours et tourna son visage pâle, tiraillé de tics nerveux, vers les autres convives.

Au milieu de la table, dominait le père de Clarisse, le vieux Jean-Étienne Bourgueil, chef de la branche aînée. En face de lui, et contrastant avec sa tête glabre d’historien doctrinaire, sa femme dodelinait un visage bienveillant et poupin sur un corps tassé dans de la soie noire et des dentelles anciennes. « Courte, mais bonne », l’avait surnommée Desnouettes. Plus loin, Amédée Roset, le frère de Mme Bourgueil, petit comme elle, portait sur ses traits une expression qu’elle n’avait pas, l’expression tendue et mélancolique de l’homme à l’oreille dure qui guette de phrase en phrase. A côté de lui, la ravissante Fanny Gaillardoz plaisantait son voisin de droite, l’avocat Gouvieux, que Desnouettes n’aimait pas parce qu’il lui coupait toujours la parole. Plus loin, c’était Mme Henri Bourgueil dont le profil et les épaules de statue avaient naguère enchanté les salons romains : son mari, frère cadet de Jean-Étienne, après avoir représenté la Suisse en Italie pendant une dizaine d’années, avait donné sa démission de ministre, et ils étaient rentrés au pays pour se consacrer à l’éducation de leurs quatre fils. Desnouettes affectait volontiers de s’attrister sur cette Vénus dont la beauté, vouée au seul amour conjugal, disait-il, s’était alourdie dans ses maternités. Il la quitta des yeux pour regarder à côté d’elle le mari barbu et jovial de Fanny Gaillardoz, ensuite, plus loin, Hubert Damien, le mari de Clarisse, à la face ronde et aux prunelles si claires qu’elles semblaient toujours sur le point de se dissoudre, de s’évanouir dans le sommeil ou dans la mort. Et passant encore en revue quelques autres cousins et cousines, Desnouettes ne put s’empêcher d’admirer une fois de plus cette gens Bourgueil dont il ne faisait pas partie, ce dîner de famille où il n’était invité que comme ami, et qui représentait une si respectable valeur sociale.

Ces convives s’unissaient les uns aux autres par une solidarité de fait et de volonté. Ils étaient riches presque tous, mais sans ostentation. Ils témoignaient de qualités analogues : la probité, la persévérance dans le travail, le dévouement à la chose publique, mais c’était par tradition plus encore que par vertu. Leur culture d’esprit était réelle, toutefois l’histoire, le droit, les sciences y tenaient une place plus importante que la poésie. Surtout ils se considéraient, presque naïvement, comme une race particulière et choisie par la Providence pour donner l’exemple. L’application qu’ils mettaient à remplir leurs devoirs leur rendait l’orgueil naturel. Il y avait quelque chose du sentiment dynastique dans leur sentiment de famille. Depuis des siècles les Bourgueil avaient fourni à la République des savants, des pasteurs, des magistrats, dont les parchemins, les portraits, les mobiliers ornaient leurs demeures d’aujourd’hui et nourrissaient leur fierté. Ils tenaient à leurs souvenirs comme à des droits spirituels, seuls restes de leurs privilèges abolis. Sûrs et satisfaits d’eux-mêmes et de leurs généalogies, conscients des obligations politiques et morales que leur créait leur passé, désireux de jouer un rôle sans que ce fût toujours par intérêt personnel, ils se retrouvaient volontiers tous les quinze jours à ce repas de famille où ils prenaient une notion exacte de leurs ressources, de leur caractère et de leur parenté. D’ailleurs, ils ne déméritaient ni par le talent, ni par la fortune. Du haut de son cadre, Gaspard Bourgueil, l’ami de Théodore de Bèze, avec sa mine jaune et son rabat, comme, du haut de son socle, Bénédict Bourgueil, sculpté par Houdon, et qui joua Zaïre sur le théâtre de Voltaire, contemplaient avec satisfaction l’assemblée de leurs descendants, et montraient le même air volontaire sur leurs visages rasés, le même nez proéminent que Jean-Étienne Bourgueil présidant la table et trônant parmi les siens.

Clarisse réveilla Desnouettes de sa méditation :

— Et ma cousine Fanny, est-elle une puritaine ?

Il s’empressa de dévisager celle qu’on lui nommait : la jolie Mme Gaillardoz riait à pleine gorge. Il voulut s’expliquer, mais les termes exacts ne vinrent pas à son esprit. Alors il soupira, car il n’était content que lorsqu’il avait condensé sa pensée en une formule :

— Votre cousine… non certes… Elle est si vive… si…

Brusquement, il cessa de bafouiller, et se penchant vers Clarisse :

— Pourquoi me demandez-vous cela ? Vous a-t-on raconté quelque chose ?

Clarisse s’étonna à son tour. Elle n’était au courant de rien, ayant horreur des potins et ne sollicitant jamais les confidences. Les secrets des autres ne l’intéressaient pas, ou plutôt elle ne songeait pas que les autres eussent des secrets.

Desnouettes reprit son aplomb.

— J’admire beaucoup Mme Gaillardoz. C’est une nature si extraordinairement féminine, si contradictoire souvent…

— Mais non, mais non. Elle est comme tout le monde, elle ne pense qu’à une chose à la fois.

— Quelle erreur, chère amie. Vous, vous êtes complètement maîtresse de vous-même. Mais il existe des natures moins heureuses, plus compliquées…

On se levait de table et il dut s’interrompre. On passa au salon. C’était une vaste pièce à boiseries grises, tendue de belles tapisseries où dominaient les rouges et les verts, et dont les scènes bibliques étaient bordées de fleurs et de fruits en guirlandes : elles représentaient Déborah après son crime, Esther au festin d’Assuérus, entre les lances des gardes, et, sur une autre paroi, le roi David venant à la rencontre d’Abigaïl. Des rideaux d’un riche damas pourpre étaient tirés sur les fenêtres ; la cheminée de marbre noir encadrait un feu de bûches. Le café fut servi dans des tasses de vieux Nyon.

Puis les hommes se rendirent en cortège au fumoir. Desnouettes faisait profession de ne s’intéresser qu’aux femmes : aussi, renfermé dans un silence qui lui était, d’ailleurs, pénible à soutenir, affecta-t-il de regarder, dans l’importante bibliothèque, le dos des livres. Au milieu d’une rangée, reliés de sombre avec leurs titres en or, se présentaient les ouvrages du maître de maison, et notamment sa grande Histoire de la Liberté qui l’avait rendu célèbre en Europe. Tome Ier : Athènes ; tome II : Florence ; tome III : La Réforme ; tome IV… Tout en lisant, Desnouettes ne pouvait s’empêcher d’entendre, derrière lui, l’auteur, le vieux Bourgueil qui, à propos d’un incident de la politique quotidienne, se livrait à son éloquence habituelle :

— Le monde, quoi qu’on dise, reviendra aux éternelles idées directrices ; il ne peut compromettre pour une aventure, le salut de son avenir.

Son frère le diplomate, flattant sa jolie barbe blanche bien assortie à son visage d’un rose soigné, lui rétorqua :

— Des idées directrices ? Il n’y en a pas ; il n’y a que du va-et-vient ; et les hommes, comme des bouchons de liège, dansent malgré eux dans les remous…

— Je crois à l’intervention de l’homme dans les événements et je crois qu’elle se multiplie en raison du progrès. A l’origine, les sociétés ont besoin d’un chef unique. Mais, à mesure qu’elles se civilisent, le maître devient moins utile, et l’enfant commence à marcher seul. Le sens de l’évolution humaine, c’est l’apprentissage de la liberté. Ceux qui se laissent diriger s’aperçoivent qu’ils peuvent à leur tour agir sur les choses et sur eux-mêmes ; ils prennent ainsi l’ambition de marquer le monde à leur ressemblance… Il y a du César dans le fond de toute âme…

M. Henri Bourgueil n’avait pas du tout l’âpreté enthousiaste de son frère. Il pensait mettre de la profondeur à paraître léger, et s’imaginait railler par tradition diplomatique et scepticisme mondain, alors qu’en réalité il obéissait à une timidité naturelle et à une peur de la critique, qui l’empêchaient d’affirmer. Son amour des belles relations lui venait du besoin de se rassurer sur lui-même. Désireux d’observer toutes les convenances, la solitude, la nudité, la sincérité lui eussent causé une égale confusion. Il admirait son frère, mais ne le jalousait point, car il préférait n’être pas célèbre. Il lui répondit avec une malice apprêtée :

— Tu es un historien et je ne connais que le présent. La pratique des affaires enseigne à ne compter que sur le hasard. Un souverain, un général, un ministre font des gestes et donnent des signatures, mais ils obéissent à un nombre considérable de faits extérieurs, d’influences anonymes, et d’irrémédiables nécessités…

La tradition des dîners de famille exigeait ainsi que les deux frères, à propos des questions du jour, opposassent leurs points de vue en un dialogue toujours recommencé. Ils discutaient volontiers, l’un avec un mélange de solennité et de violence, l’autre disert et méticuleux, n’étant pas toujours si différents qu’ils le pensaient, mais prenant bien garde de ne pas s’accorder, car ils aimaient leurs éternelles controverses.

— A propos, fit l’avocat Gouvieux, qui est-ce qui a été à l’assemblée générale d’Ain-Bessem ?

La Société d’Ain-Bessem avait été fondée par des banquiers genevois pour exploiter un domaine agricole au Maroc. Depuis trois ans, elle donnait de beaux bénéfices.

— Moi, répondit Hubert Damien d’un ton bourru.

— Est-il vrai que le dividende a été fixé à huit pour cent ?

— Oui. Ils ont tort.

— Pourquoi donc ? fit Gouvieux, inquiet. Il avait « en portefeuille », comme il disait, un certain nombre de ces valeurs qu’il jugeait « intéressantes ».

— Eh bien, répondit Hubert, parce qu’ils devraient augmenter leurs réserves dans de beaucoup plus fortes proportions. Leurs titres y gagneraient de la stabilité.

— Puisque vous parlez d’affaires, dit M. Henri Bourgueil à son neveu, me conseillez-vous de vendre mes Uritanys ? Ces valeurs brésiliennes ne me plaisent pas.

— A combien sont-elles cotées ? demanda Gouvieux.

— Au pair, je crois.

— On prétend qu’elles vont baisser quand on connaîtra le résultat du dernier exercice.

Amédée Roset, la main en cornet sur l’oreille, avait saisi en partie les aphorismes de son beau-frère Jean-Étienne, mais cette conversation financière lui parut trop dure à suivre. D’ailleurs, elle ne le regardait pas. Serré dans une petite jaquette démodée et pas très propre, l’air modeste, il n’avait rien du capitaliste ; et il aurait frémi à l’idée de déplacer les quelques obligations de villes et de cantons qui formaient son maigre revenu. Sans faire de bruit, il gagna un autre groupe où il tâcha de comprendre. Justement Gaillardoz racontait une anecdote ; l’oncle Amédée n’en savoura guère les détails, tendu qu’il était dans son appréhension de manquer le mot de la fin. Et il le manqua en effet, mais il se mit à rire comme les autres.

Hubert s’approcha de son beau-père, Jean-Étienne Bourgueil.

— J’ai entendu parler aujourd’hui d’un de vos anciens amis.

— Lequel ?

— Richard Fabre-Gilles, de Nîmes.

— Comment, qui vous a parlé de lui ?

— Son petit-fils.

Hubert expliqua que M. Georges Fabre-Gilles, banquier à Nîmes, avec qui il était en relations d’affaires, lui avait demandé de prendre son fils Laurent dans ses bureaux pendant quelques mois. Rien n’était plus simple : la maison Damien & Cie avait l’habitude d’accueillir chaque année des volontaires allemands, italiens ou français, attirés par la réputation de la finance genevoise. Le jeune homme, tout nouvellement arrivé, était venu dans l’après-midi rendre visite à son futur patron, et il avait parlé de son grand-père Richard.

Le vieux Bourgueil releva vers le plafond son nez lamartinien :

— Quel souvenir ! Nous nous sommes rencontrés à Athènes, lors de mon premier voyage en Grèce. Plus tard, je l’ai revu chez lui, nous avons échangé une longue correspondance. Mais il y avait bien quinze ans que nous ne nous étions plus donné signe de vie quand il est mort.

— Faisait-il des affaires ?

— Non, de l’archéologie. Comment est son petit-fils ?

— Oh, insignifiant…

— Fabre-Gilles ? N’y a-t-il pas eu une alliance de ce nom-là avec les de Végabre, la famille de notre mère ? demanda M. Henri Bourgueil.

— Attends. Il y a deux branches de Végabre : l’une qui est allée s’établir en Angleterre au commencement du XVIIIme siècle, et dont un membre en effet s’est marié à Nîmes et y est mort. L’autre branche s’est éteinte, faute d’héritier mâle, lors du mariage de notre mère, en mil huit cent trente-neuf…

— … Trente-huit.

— Permets. Je tiens aux dates précises. Nos parents se sont épousés en avril mil huit cent trente-neuf. Notre père, qui était de mil huit cent dix, avait vingt-neuf ans. Notre mère était de mil huit cent dix-huit.

— Tu as raison. Mais tu oublies une autre alliance. Notre grand-oncle Antoine Mérienne avait également épousé, vers mil sept cent soixante-quinze, une Végabre. Ceux-là étaient d’Aubonne, où ils possédaient un château. C’était une bonne famille de la Côte.

— Comment, fit Gaillardoz, vous êtes parents des Mérienne. Est-ce la même famille que Théodore Mérienne, mon camarade ?

— Sans doute. Nous cousinons encore.

« Parler d’argent, ensuite de généalogies, pensa Desnouettes, ce sont les thèmes habituels. Mais ce sont des thèmes ennuyeux. » Il préféra songer à Fanny Gaillardoz. Il l’avait définie : une coquette. Fort de cette définition, il avait commencé à lui faire une cour selon les principes. Pour séduire, il n’agissait pas au hasard, mais suivait une tactique. Dans le cas présent, les résultats n’avaient pas été fameux. « Assurément, c’est une coquette, ajouta-t-il avec le souci de ne pas renoncer à une formule, mais une coquette d’une espèce particulière. » Alors, il chercha à dresser un autre plan de campagne, et maudit cette interminable conversation de fumoir.

Enfin l’on revint au salon. Fanny, debout près du piano, feuilletait de la musique. Desnouettes se précipita. Jusque-là il avait affecté auprès d’elle une courtoisie de bon ton ; il se mit, par contraste et à l’improviste, à lui débiter des galanteries presque libertines.

Fanny le regarda d’un œil arrondi sous son beau sourcil noir, puis elle recommença à tourner les pages. Comme elle venait de s’accouder, le jeune homme dominait son épaule blanche, sa poitrine décolletée sur laquelle se baissait son profil mince, sa bouche en cerise qui faisait une moue de moquerie. Enfin elle n’y tint plus et murmura :

— Mais c’est scandaleux, ce que vous me dites… Et ici, en plein dîner de famille…

Desnouettes se sentit encouragé. « C’est bien cela, pensa-t-il, elle cache son jeu, mais elle a des intentions. » Fanny ajouta, avec un demi-sourire de côté qui lui était habituel :

— Regardez donc…

De nouveau, Desnouettes jeta un coup d’œil circulaire. Le vieux Bourgueil, droit devant la cheminée, glabre et emphatique, la main passée dans son gilet, continuait à paraphraser des idées générales ; son frère l’écoutait, calé dans un fauteuil et aplatissant entre ses deux mains comme pour la repasser, sa barbe d’argent. Autour de la grande table, sous la lampe, des femmes travaillaient à des ouvrages. Un peu en retrait, Clarisse penchait sur une broderie sa tête bien coiffée. Trois jeunes filles sur un sofa se racontaient des histoires puériles avec de fous rires impossibles à réprimer. L’avocat Gouvieux persistait à demander des conseils financiers à Hubert Damien qui avalait ses bâillements : on voyait ses yeux se plisser et sa gorge se contracter sous l’effort. Amédée Roset, résigné au silence, assis sur une chaise basse, attendait.

— Vous êtes indigne, murmura Fanny en raillant, de troubler cette atmosphère.

— Avouez que cela vous amuse.

— Croyez-vous que je m’amuse de si peu ? fit-elle avec brusquerie et lui tournant le dos.

Mme Bourgueil avait une faiblesse : elle aimait porter le soir de nobles toilettes, ce qu’elle appelait des « robes de style ». Elle rapprocha son fauteuil de sa fille.

— Clarisse, je ne suis pas contente de ma couturière, elle perd la tradition, elle veut me pousser à des extravagances. J’ai bien envie de l’abandonner. Que me conseilles-tu ?

Clarisse continua sa broderie. Elle était habituée à ce que sa mère la consultât sur toutes ses démarches. Elle demanda de sa voix paisible :

— Avez-vous quelqu’un d’autre en vue ?

Mme Bourgueil soupira et regarda ses magnifiques dentelles : l’idée de trahir la couturière qui l’habillait depuis trente ans lui parut soudain monstrueuse.

— Ah, si tu pouvais m’accompagner chez elle, tu l’obligerais à faire ce que je veux. Tu as tellement plus d’autorité que moi…

Et comme Clarisse souriait, elle ajouta :

— Mais si, mais si. Personne ne te résiste.

Mme Henri Bourgueil se leva. Elle ne semblait jamais se rendre compte combien, quoique un peu lourde, elle était classiquement belle ; ses attitudes étaient sculpturales à son insu. Elle traversa le salon d’un pas de déesse, vint s’asseoir à son tour près de Clarisse, et la chaise cria sous sa majesté.

— Renseigne-moi, dit-elle. On m’a beaucoup vanté l’École nouvelle de Céligny, et j’ai l’idée d’y mettre François. Qu’en penses-tu ?

Comme sa belle-sœur, comme toute la famille, Mme Henri Bourgueil tenait à l’opinion de Clarisse, et son adhésion à un projet le faisait paraître légitime et raisonnable.

— François, ajouta-t-elle, est un peu diable, il a besoin d’être surveillé. J’irai parler au directeur. De tous mes enfants, c’est Nicolas qui me préoccupe le moins. Il est si travailleur, si consciencieux.

Et elle entama l’éloge de Nicolas. L’éducation de ses quatre garçons était son souci principal. Sa beauté de matrone s’animait dès qu’elle parlait de ses fils.

L’oncle Amédée dit tout à coup :

— J’ai été ce matin au sermon de M. Lachault, à Saint-Pierre.

— Sur quoi a-t-il prêché, mon oncle ? demanda Clarisse, en articulant avec soin pour se faire mieux saisir.

— J’étais près de la chaire, répondit-il, j’ai très bien entendu.

La bonne Mme Bourgueil déclara qu’elle ne tenait plus à l’écouter : elle le trouvait trop sévère, et n’allait pas à l’église pour qu’on la décourageât. Le pasteur Lachault était un homme d’une âpre éloquence, un prophète de l’Ancien Testament. Il ne prêchait pas, il dénonçait. Il requérait à la face de Dieu, comme un procureur, contre les péchés innombrables de l’humanité.

— J’ai longtemps hésité à lui confier l’instruction religieuse de Nicolas, dit Mme Henri Bourgueil.

Son mari, s’étant approché, déclara d’un air fin :

— Sa sévérité bien connue n’éloigne personne, tant on a besoin qu’un pasteur ou un médecin prenne au sérieux les fautes ou les maux qu’on vient leur confier. M. Lachault peut à peine suffire aux entretiens, aux conseils qu’on réclame de lui. Il est très couru !

— C’est, paraît-il, un théologien remarquable, fit l’oncle Amédée.

— Mais surtout un connaisseur de l’âme humaine. Ses yeux sont perçants et sa conscience inflexible. Dès qu’on se trouve devant lui, il vous devine, il met le doigt sur votre plaie, et il vous oblige à guérir.

— Eh bien, je trouve cela indiscret, s’écria la bonne Mme Bourgueil.

Clarisse dit, d’une voix lente qui fit taire les autres :

— C’est un grand chrétien.

Tout de suite, chacun oubliant son avis particulier, se rallia à ce jugement : il parut être, parce que Clarisse l’avait prononcé, la juste expression d’une vérité incontestable.

Là-dessus, dans le silence, à travers les fenêtres fermées, résonna le carillon de la cathédrale qui annonça la demie de dix heures : la pendule du salon lui fit écho tout de suite, car dans la famille on avait le goût de l’exactitude et l’on réglait les pendules. Alors chacun se leva et prit congé. Plusieurs autos, qui attendaient à la porte, emmenèrent les principaux couples, mettant pour quelques minutes dans ce quartier déjà endormi de la haute ville et tout blême d’une neige récente, une animation imprévue.

Les Damien, qui habitaient à deux pas, rentrèrent à pied. Hubert raconta en bâillant à sa femme que son père se souvenait très bien de Richard Fabre-Gilles. La bise, soufflant fort, l’interrompit un instant au coin du Bourg-de-Four, et ils se hâtèrent vers la rue de l’Hôtel de Ville où était leur maison.

Clarisse demanda :

— Quand mon père l’a-t-il connu ?

— En Grèce, autrefois…

Ils arrivèrent devant leur porte, une haute porte cochère qui grinça lorsque Hubert l’ouvrit. Ils traversèrent la cour, montèrent l’escalier. Mais comme, selon son habitude, le concierge avait tout éteint de bonne heure, ils durent gravir l’escalier à tâtons, dans le noir.

— Sapristi, s’écria Hubert, j’oublie toujours mes allumettes…

Clarisse songeait aux dernières paroles de son mari et revoyait ce petit Fabre-Gilles qui était venu leur rendre visite dans l’après-midi : un jeune garçon très intimidé, qui n’était resté qu’un instant et n’avait prononcé que peu de paroles. Tandis qu’elle montait ainsi, dans l’obscurité, sa pensée ranimait son image, et elle croyait le voir encore et l’entendre.

— Comment, nous voilà déjà en haut ? fit-elle en atteignant leur palier.

II

La maison des Hubert Damien fait partie de cette rangée de belles demeures, bâties pour la plupart au XVIIIme siècle dans le goût français, qui couronnent au midi la cité. D’un côté, elles donnent sur l’étroite rue des Granges, inégale et pavée, ou sur la rue, à peine plus large, de l’Hôtel de Ville ; de l’autre, s’élevant sur de hautes terrasses, elles dominent l’ancien rempart et les frondaisons de la Treille. En contrebas s’étendent le vaste jardin des Bastions, des quartiers entiers dont les toits fument et miroitent, puis, au delà, des collines chargées de bois et de maisons, enfin la campagne, bordée à gauche par les falaises rayées du Salève, à droite par le Jura qui s’éloigne. Au-dessus de ce large paysage, le ciel paraît immense.

Clarisse avait souvent remarqué l’étonnement des personnes qui lui rendaient visite pour la première fois : elles venaient de suivre la rue resserrée, de traverser la cour humide, de gravir l’escalier sombre, puis, entrant dans le salon, elles recevaient tout à coup cette lumière dans les yeux, et, attirées par l’espace, ne pouvaient se retenir d’aller aux fenêtres. Desnouettes prétendait que beaucoup d’habitants de ces maisons étaient à leur image : ils offraient au passant un visage sérieux ou maussade, mais leur intimité révélait des surprises et s’ouvrait sur des horizons. Clarisse, plus pondérée, lui reprochait d’être paradoxal.

C’est qu’elle avait admis, une fois pour toutes, la beauté de sa demeure dont la façade claire semblait, au sommet du coteau, arrêtée en plein vol, et qu’elle ne croyait pas devoir s’extasier hors de propos. Elle n’aimait pas les exubérances, qu’elle estimait toujours peu sincères, ni les interjections, qu’elle trouvait bruyantes. Elle n’aimait pas non plus à remettre en question, fût-ce pour s’en réjouir à nouveau, ce qu’il y avait de définitif dans son existence. Tout étalage la choquait. Elle était l’exacte contraire d’une parvenue. Son sens délicat de la mesure, de ce qui convient, son tact un peu prude la faisaient parfois juger insensible. Certaines personnes, tout en l’admirant, en l’enviant en secret, la disaient froide. Elle vivait sans hésitations ni rêveries inutiles. Où aurait-elle trouvé l’occasion d’une plainte ou d’un regret ? Depuis son enfance, puis au cours de sa première jeunesse, et ensuite durant ses huit années de mariage, chaque chose lui était venue à son heure. Elle était trop raisonnable pour inventer de l’inédit, de l’impossible ou de l’étrange.

Ce qui achevait de satisfaire Clarisse, c’est qu’elle se sentait entourée d’affection et de respect. On lui était reconnaissant de se montrer bonne et sage, et de donner ainsi, sans ostentation ni effort, et tout naturellement, l’exemple. Desnouettes, que sa perfection irritait, lui avait dit un jour qu’elle était conservatrice de vertus traditionnelles : sur quoi elle avait haussé les épaules. Elle ne se croyait pas meilleure que les autres. Par une chance extraordinaire elle n’avait jamais été victime de l’envie, et elle se trouvait en accord avec son monde qui ne l’empêchait pas de jouer le rôle qu’elle préférait. Et enfin, de même qu’elle était en harmonie avec les hommes, elle l’était avec Dieu. Sa piété était normale. Elle n’éprouvait aucune peine à croire, ayant accepté la religion comme le reste. Rien en elle n’était répréhensible ou douloureux : pourquoi aurait-elle fui la Providence, pourquoi l’aurait-elle contestée ? Au contraire, Dieu apparaissait comme la confirmation suprême, la justification de Clarisse Damien et de la tâche qu’elle remplissait dans une société en ordre. Ses croyances augmentaient sa sécurité.

Ne professait-elle pas, d’ailleurs, que seules les personnes inactives se tourmentent ? Elle disait, d’une façon simpliste, que la mélancolie est le résultat de l’oisiveté. Étant bien portante et pratique, elle agissait. Par devoir aussi bien que par habitude, elle tenait son ménage avec grand soin, économe, sachant le prix des choses, soucieuse de ne pas être trompée, mais jamais avare, ni mesquine. Elle rendait fréquemment visite à ses parents, aux membres de sa famille, à ses amies. Elle sortait avec son mari : peu de théâtre, mais quelques dîners où participaient toujours les mêmes personnes, des conférences, des concerts ; — ils croyaient tous deux aimer la musique parce qu’elle ne les ennuyait pas, et, ayant choisi cet art pour s’y intéresser, ils ne s’occupaient pas des autres. Au printemps, ils allaient s’installer à la Cômerie, une propriété de famille qu’ils possédaient dans les environs de Genève. A l’automne ils revenaient rue de l’Hôtel de Ville. Et le cycle recommençait, un cycle aux obligations réglées d’avance, aux divertissements prévus.

Mais surtout Clarisse avait ses charités. Elle était trop Bourgueil pour ne pas rechercher les responsabilités et pour ne pas se plaire au commandement. Présidente de deux comités de bienfaisance, trésorière d’un asile pour filles repenties et d’un dispensaire, elle organisait trois fois par an des comptoirs à des ventes, et s’occupait activement de la paroisse. Elle mettait dans son dévouement un certain autoritarisme qui éclaircissait les questions et tranchait les difficultés, mais elle exprimait sa volonté avec une voix douce et enjouée. Elle ramenait d’un mot juste les discussions qui s’égaraient entre femmes bavardes, peu pressées de conclure et qui n’observaient jamais leur tour de parole. Même quand son jugement était trop sommaire, elle emportait l’adhésion grâce à sa certitude d’avoir raison, qu’elle tenait de son père, mais qui était chez elle plus innocente et plus gentille… Cependant, aux réunions où il fallait discuter et voter, Clarisse préférait les charités plus personnelles, plus discrètes. Combien d’êtres malheureux et souffrants la voyaient entrer dans leur chambre, leur apporter un cadeau ou une bonne parole ! Elle aimait s’occuper d’eux, les influencer et les diriger.

Ainsi, rue du Soleil-Levant, dans une triste mansarde sur la cour, il y avait un petit garçon malade, enveloppé de draps sales, et qui ne cessait de gémir que lorsqu’elle lui tenait la main. Dans la Cité, c’étaient trois sœurs qui avaient connu un meilleur sort avant d’être complètement ruinées, et dont elle devait écouter chaque fois l’éternel défilé de souvenirs. A la Pélisserie, elle montait cinq étages d’un escalier noir et visqueux pour rendre visite à un vieillard, Pigueret, ancien batelier du lac, presque aussi sourd que l’oncle Roset, et qui réclamait d’elle des lectures pieuses : il lui fallait hurler des passages de l’Écriture, et souvent les voisins de palier venaient rire derrière la porte. Mais sa préférée, c’était, rue des Belles-Filles, la vieille Winiger, qui était un peu folle.

Là, on se trouvait dans une pièce basse de plafond et prenant jour d’une fenêtre à guillotine. Le lit disparaissait sous un énorme édredon rouge et blanc. Aux murs étaient épinglées des gravures de modes périmées : jeunes dames à petit chapeau rond et la taille rehaussée d’une tournure, messieurs à favoris. Dans un fauteuil se pelotonnait, ramassée sur elle-même comme pour se défendre, avec un air de vieille fée qui n’a pas encore jeté tous ses sorts, Mme Winiger.

Comme d’habitude, elle accueillit ce jour-là Clarisse avec mille cris puérils et des questions dont elle n’attendait pas la réponse. Mais tout le temps de ses phrases sans suite, ses yeux égarés s’attachaient au paquet que tenait la visiteuse.

— Je vous apporte votre châle, dit Clarisse.

La vieille se jeta dessus, défit en tremblant la ficelle, tira le châle de laine et essaya de s’en envelopper. Clarisse l’aida et, comme elle regardait la nuque ridée, les mèches blanches, — tout à coup, sans même qu’elle l’eût sollicitée, sa mémoire lui présenta l’image très nette de Laurent Fabre-Gilles entrant dans son salon, l’autre dimanche, les yeux baissés, silencieux…

Mme Winiger riait de plaisir dans son châle. Clarisse s’approcha du lit, tapa les oreillers, tendit les couvertures.

— Je vous ai fait porter du bouillon. Était-il à votre goût ?

Ah, le bouillon lui avait fait du bien. Seulement il lui aurait fallu autre chose…

— Quoi donc ?

La vieille recommença à s’agiter. Elle prit Dieu à témoin, et les hommes, qu’elle ne demandait rien, qu’on était bien bon pour elle, qu’elle était si reconnaissante…

— Mais que voulez-vous ?

Elle regarda Clarisse avec une expression qui devenait joviale : « Voilà, le médecin m’avait conseillé de… » Elle ferma un œil pour avertir qu’elle allait dire une bonne farce, ensuite, d’une voix flûtée :

— … de boire du champagne !… Oui, chaque soir, avant de me coucher.

Puis elle affecta une mine pudique, à demi choquée, comme s’il s’agissait d’une indécence, et elle guetta. Clarisse, qui était de bonne humeur, promit de lui en faire porter une bouteille.

— Mais vous n’en boirez pas trop à la fois, recommanda-t-elle avec inquiétude.

— Peuh, je sais bien ce que c’est que le champagne. J’en ai bu quand j’étais jeune… Une cuillerée, c’est la dose.

Elle reprit son bavardage, ses miaulements et ses éternuements de chat. Mais Clarisse s’en alla.

Dehors, les vieilles rues étouffaient sous le brouillard. Clarisse marcha vite pour échapper à l’humidité. Elle aimait d’ailleurs cette atmosphère épaissie qui avait de la saveur, où les passants disparaissaient comme des ombres. Son pas était réglé, allongé. Elle sentait tout son être en ordre et bien portant. Et, par un retour de scrupule, elle se reprocha un instant cette satisfaction sans cause évidente : « Quelle complaisance facile parce que je viens de me donner l’occasion d’être charitable ! » Mais cet optimisme était si agréable qu’elle s’y laissa aller sans chercher davantage.

Elle n’avait à aucun degré l’habitude de s’analyser. Sa vie extérieure était fort remplie, mais sa vie intérieure était très simple. Elle n’observait pas les moindres variations de son humeur, et ne s’imaginait pas qu’il y eût des obscurités ou des mystères en elle ; elle se considérait comme une personne ordinaire. L’idée ne lui serait jamais venue de tenir un journal, d’entretenir une correspondance sentimentale. Elle n’avait pas d’amie intime et n’éprouvait pas le besoin d’en avoir. Elle n’aurait pas admis qu’on fût indiscret. On ne s’y risquait pas d’ailleurs, car, malgré sa bonne grâce, elle avait parfois une expression un peu distante, son « air Bourgueil », comme elle disait elle-même, et qui l’affligeait dès qu’elle s’en rendait compte. Seul, Desnouettes finissait par être assez familier. Elle était indulgente à sa faconde où elle trouvait un contraste à sa propre douceur. Et puis elle se plaisait à lui faire la leçon.

Il vint la trouver vers la fin de l’après-midi, toujours fébrile :

— Il y a des siècles que je ne vous ai vue !

— Nous avons dîné ensemble la semaine dernière, — remarqua-t-elle autant par désir d’exactitude que par malice.

— Vous m’avez beaucoup manqué. J’ai énormément de plaisir à causer avec une femme aussi intelligente que vous.

Clarisse n’était pas gênée par les compliments, mais elle les trouvait inutiles. En général, son attitude décourageait les hommes de lui en faire, sauf Desnouettes l’aveugle. Comme elle se taisait, il dit :

— Voilà, j’ai un service à vous demander.

Et il raconta qu’il était extrêmement inquiet de l’opinion que Mme Gaillardoz se faisait de lui. Il l’avait rencontrée l’autre jour chez des amis, et ils avaient bavardé tête à tête. Très gaiement. Peut-être avait-il été un peu loin dans ses propos. Depuis ce jour, quand il la rencontrait, elle répondait avec froideur à son salut.

— Vous l’avez rencontrée souvent ?

— Une fois.

— Eh bien, que voulez-vous que je fasse ?

— Demandez à votre cousine ce qu’elle pense de moi.

Clarisse lui fit remarquer qu’il pourrait le demander lui-même. Desnouettes, agacé, se dit que cette bonne amie était un peu candide. Alors il recommença ses explications, en phrases pressées, et finit par obtenir qu’elle « tâterait » Fanny.

Ensuite, quoique rassuré, le jeune homme ne voulut pas s’en aller tout de suite. Il prit un air avantageux et déclara :

— Vous vous étonnez sans doute de mes manières. C’est que j’observe un plan général soigneusement élaboré. A chaque être humain correspond une méthode qu’il suffit d’employer avec adresse pour le maîtriser ou le séduire. J’obtiens ainsi des résultats extraordinaires, que la discrétion malheureusement, et aussi la modestie, m’interdisent de citer. Ne jugez donc pas mes subtilités trop absurdes.

— Je ne vous trouve pas absurde.

— Si, si, je vois bien que vous ne me comprenez pas tout à fait… Je perçois très vite ces infimes désapprobations… Comment dirai-je ? Je possède comme des antennes morales.

Satisfait de sa formule, il répéta, avec préciosité :

— Des antennes morales…

Clarisse sourit, il continua :

— Je suis sûr qu’en ce moment vous êtes un peu, un tout petit peu fâchée contre moi.

— Mais non.

— Mais si. Je vous devine… Savez-vous que je vous devine beaucoup plus que vous ne le croyez ?

Clarisse n’avait rien de caché, mais elle n’aimait pas qu’on la devinât. Il s’agissait là d’une question de convenance. Son âme, c’était comme sa chambre à coucher : un lieu non pas mystérieux, mais réservé à elle et à son mari.

— Mon bonheur, ajouta Desnouettes avec pédanterie, c’est d’observer les gens à leur insu, de percer leurs secrets. Chacun de nous cache quelque chose. Comment le découvrir ? Voilà mon étude favorite…

— Voulez-vous, dit Clarisse, me passer une bûche. Le feu va s’éteindre.

Desnouettes passa la bûche, puis, sautant à une autre idée :

— Penchée sur le feu, Clarisse, et l’entretenant pour tous, vous m’apparaissez comme une Vestale !

— Non, une maîtresse de maison.

Hubert entra au moment où Desnouettes s’en allait. Il était fatigué, avec de grands cernes sous ses yeux pâles. Il se jeta dans un fauteuil et gémit :

— Ce soir, je me coucherai de bonne heure.

Clarisse, qui regardait toujours les flammes, vit nettement surgir d’entre elles le jeune Fabre-Gilles. Encore une fois, l’image la frappa par sa scrupuleuse exactitude. Il se tenait un peu penché en avant, et son visage régulier, imberbe, bruni, avait quelque chose de méditatif. Dans le même instant, elle entendit son mari qui disait :

— J’ai mis ce matin le petit Fabre-Gilles à la correspondance.

— Tiens, c’est curieux, je pensais justement à lui, s’écria-t-elle.

— Dis donc, Gaillardoz est venu me voir. Nous dînons chez eux le quinze, paraît-il…

— Sans doute, répondit Clarisse, qui n’oubliait jamais un rendez-vous.

— Cela m’était sorti de la tête. J’espère que ce n’est pas un grand dîner…

Clarisse fit un geste involontaire, comme pour chasser une pensée inutile.

III

Clarisse se demanda comment elle occuperait son après-midi. Hubert venait de partir pour le bureau. Elle commença par s’asseoir à sa table et pendant une heure elle mit ses comptes à jour, mais son esprit était distrait. Alors elle appela sa cuisinière et lui commanda les repas du lendemain. Après quoi, la cuisinière rentra dans sa cuisine, et Clarisse retomba à sa solitude.

Irait-elle payer une note chez son fourreur ? En général, elle tenait à régler ses dettes le plus tôt possible. Mais elle écarta ce projet avec une sorte d’impatience… Irait-elle voir sa mère ? Mais, son habitude était de rendre visite à Mme Bourgueil le matin, ou bien le jeudi qui était son jour. Peut-être sa mère serait-elle sortie. Eh bien, elle demanderait son père ! M. Bourgueil, il est vrai, s’étonnerait d’être ainsi dérangé à l’improviste. N’importe !

Dès qu’elle fut déterminée, elle se sentit d’excellente humeur. Elle retrouvait son équilibre en recommençant à agir. Elle mit son chapeau et sortit. Comme elle tenait à ne pas arriver trop tôt, elle passa chez son confiseur afin de commander des petits fours. C’était le confiseur patenté de la famille qui se servait déjà chez son père et son grand-père. Sa boutique était étroite, mais son mérite reconnu. Justement une cliente qu’on servait avant Clarisse était en train de féliciter le patron :

— Alors, vous êtes heureux ?

— Ils sont énormes, — répondit l’homme au tablier blanc, avec une vanité joviale peinte sur sa face bien nourrie.

— Juliette n’a pas trop souffert ? Il faut qu’elle prenne garde…

— Énormes tous les trois, à ne pas savoir lequel est le plus gros !

Il accompagna la dame jusqu’à la porte et revint, toujours hilare, vers Clarisse.

— Je voudrais… fit-elle.

— D’abord je ne voulais pas le croire, et puis quand je les ai vus…

— Mais quoi donc ?

— Mes fils, madame. Depuis ce matin je suis père de trois jumeaux !

Il était si glorieux que Clarisse ne put s’empêcher de se réjouir aussi. Elle mêla ses félicitations à la commande. Et l’autre inscrivait et répétait : « Des tartelettes à la crème, oui, madame, pour ce soir… C’est un cas très rare, m’a dit le médecin… Une douzaine de cerises à l’eau-de-vie, je les soignerai. » Il s’embrouillait un peu, dans l’excès de sa joie, mais il se montrait très désireux de bien faire, et d’étonner sa clientèle, maintenant que la Providence lui avait donné une marque, à ce point éclatante, de sa faveur particulière.

Clarisse en l’écoutant ne fit aucun retour sur elle-même. Elle n’avait pas d’enfant, mais sur ce point, comme sur les autres, elle ne souhaitait pas ce dont elle était privée. Son existence était trop occupée pour qu’elle en pût remarquer les vides. Jamais elle n’avait eu besoin de plus d’affection qu’elle n’en possédait. Elle n’imaginait pas les ressources dont son cœur eût peut-être été capable, si elle avait eu un enfant…

En arrivant au Bourg-de-Four elle demanda :

— Madame est là ?

Tout de suite elle fut rassurée. Mme Bourgueil, tenant sur ses genoux son petit chien familier, était dans le salon aux tapisseries bibliques, entre David, Assuérus et Déborah. Une vieille amie, Mme de Griffeuilhe, lui faisait ses confidences.

Mme de Griffeuilhe était redoutée à juste titre. Ses deux filles s’étaient enfuies de chez elle pour aller se marier à l’étranger. Son mari était mort de ses taquineries. Elle occupait activement sa vieillesse à colporter des histoires que son ingéniosité savait rendre dangereuses. Papelarde, roulant de gros yeux engageants, la langue embarrassée comme si elle suçait un éternel bonbon, elle mentait avec bonhomie et insinuait sans en avoir l’air. Elle avait trop besoin des autres pour être ostensiblement méchante. Mais elle ressemblait, sous ses voiles de veuve, à une araignée dans sa toile, en deuil de ses victimes.

Elle fit un accueil câlin à Clarisse, et lui posa quelques questions sur ses amies — sa maxime étant qu’il n’est jamais inutile de s’informer, surtout quand il s’agit de la « jeune génération ». D’ailleurs, elle préférait suspendre, devant ce témoin, les récits extraordinaires qu’elle faisait à la bonne Mme Bourgueil. Celle-ci excusait sa visiteuse, et trouvait très naturel de ne la jamais croire qu’à moitié.

Comme la conversation ralentissait, Clarisse, pour dire quelque chose, parla des trois jumeaux.

— Trois jumeaux ? fit Mme de Griffeuilhe, brusquement intéressée. Où cela ?

Clarisse raconta l’histoire. L’autre ramena ses voiles afin de dissimuler sa curiosité terrible.

— Trois jumeaux ! répéta-t-elle. J’y vais.

Et elle disparut. Jimmy, brusquement réveillé, sauta sur le tapis et l’accompagna jusqu’à la porte de ses aboiements minuscules. Pour le faire cesser, Mme Bourgueil agita un fouet d’enfant qu’elle tenait à portée de sa main débonnaire. La petite bête, observant ses distances, ne se tut qu’à son gré.

— Papa est-il là ?

— Oui, il travaille. Il viendra tout à l’heure. Je ne t’attendais pas avant demain.

— Mon après-midi était libre, murmura Clarisse.

— Eh bien, puisque te voilà, je vais te raconter tout de suite ce qu’on attend de toi.

— De moi ?

Mme Alexandre Gaillardoz, la belle-mère de Fanny, était venue récemment trouver Mme Bourgueil pour se plaindre des allures de sa belle-fille. Fanny ne poussait-elle pas l’originalité jusqu’à se peindre les lèvres ? Naturellement, elle n’avait rien osé lui dire ! Mais elle en avait touché deux mots à son fils, qui s’était rebiffé et avait défendu sa femme. Son fils était absurde, prétendait Mme Alexandre Gaillardoz, et Fanny se faisait du tort. Alors elle avait pensé que, peut-être, Clarisse, qui était l’amie de Fanny, pourrait…

— Mais, maman, interrompit Clarisse, ce n’est pas possible ; jamais Fanny ne m’écoutera…

— J’oubliais de te dire que Mme Gaillardoz t’a naturellement couverte d’éloges que j’ai trouvés très raisonnables.

Clarisse haussa les épaules et s’écria :

— Est-il bien vrai que Fanny se peigne les lèvres ? Et si c’est vrai, n’est-elle pas libre de le faire ?

Mme Bourgueil, toujours prête à suivre l’avis de sa fille, déclara — ce qui n’était pas tout à fait exact — qu’elle avait fait les mêmes objections, mais qu’on avait insisté.

— Il paraît bien, ajouta-t-elle, que Fanny prend un genre impossible. Mme de Griffeuilhe me disait tout à l’heure…

— Oh, Mme de Griffeuilhe !

— Elle n’est pas la seule ! Je t’avoue que dans la famille on commence à trouver…

— Comment ?

— Mais oui, la famille s’étonne… L’autre soir encore, à dîner…

— Ah !… dans la famille, on s’étonne…

Clarisse hésita. La question changeait d’aspect. Autant elle trouvait légitime la liberté individuelle de Fanny, autant elle jugeait inconvenant d’associer certaines excentricités au dogme Bourgueil. Sa mère, que son désir d’être toujours d’accord avec elle rendait perspicace, devina cette hésitation et voulut l’aider à modifier son avis.

— Oui, je t’assure, on en parle… On ne comprend pas que toi, tu ne dises rien…

Clarisse se sentit dominée par la famille, et cessa de résister : la Famille faisait partie de ce qu’elle ne discutait jamais. Quand elle vit Clarisse décidée, sa mère se rallia comme elle, et sans réserve, au projet.

— Je suis bien contente. Ce que tu diras fera beaucoup d’effet à Fanny. Elle t’admire tellement. Mais oui, je t’assure. Le fait est que tout le monde a pensé à toi pour cette… ambassade. D’ailleurs, vous dînez bientôt chez eux, n’est-ce pas ?

Mme Bourgueil, qui n’était devant la vie qu’une ignorante débordant d’indulgence, avait la certitude que sa fille viendrait toujours à bout de toutes les difficultés. Les compliments qu’on lui faisait sur Clarisse — car son faible était connu — lui causaient du plaisir, certes, mais lui paraissaient bien anodins comparés à ce qu’elle pensait elle-même.

— Voyons, Jimmy, dit-elle, ne nous ennuie pas…

Le griffon, qui avait longuement frotté contre le fauteuil de sa maîtresse son petit corps aux poils emmêlés, voulait attirer maintenant l’attention du public en faisant le beau et en tournant sur ses deux pattes de derrière : la gueule ouverte, recourbant entre ses dents aiguës une langue de jambon, il semblait rire. Mais il disparut instantanément sous le fauteuil au bruit de la porte, et devinant le nouveau venu.

C’était M. Bourgueil. Il était enveloppé d’une vaste robe de chambre qui le drapait comme une toge. Tout en lui prenait un caractère oratoire.

— Je ne trouve pas ton père bien portant, ces jours-ci, fit Mme Bourgueil. Nous conseilles-tu de faire venir le docteur ?

— Ma chère, déclara le héros vieilli penchant son profil de médaille, laissez-moi le soin de ma santé. Vous savez que je ne crois pas aux médecins.

— Mais enfin, Clarisse, qu’en penses-tu ?

Clarisse se taisait, cherchant en elle-même comment diriger la conversation. Elle avait besoin de son père : elle se rangea de son côté.

— Papa a raison. A quoi bon se droguer ?… Tenez, mettez-vous près du feu, étendez vos jambes sur ce tabouret.

Elle écarta une lampe dont la lumière le gênait et l’installa en souriant. Sa mère n’osait pas la contredire. Néanmoins, s’adressant à Jimmy qui sous la table la considérait de ses noires prunelles, elle murmura :

— Moi, je suis pour appeler le médecin quand on est malade.

Ensuite elle soupira. Elle obéissait à son mari comme à sa fille. M. Bourgueil n’était pas un méchant homme, mais il était dédaigneux et autoritaire, et pendant quarante ans n’avait jamais admis que sa femme eût une autre opinion que la sienne. Comme elle s’était pliée à cette tyrannie, c’était un très bon ménage.

— Hubert va bien ?

— Oui, il est fort occupé en ce moment. Je me demande s’il n’entreprend pas trop de choses. Vous savez que son associé vient de partir pour le Midi. Peut-être n’est-il pas assez secondé. Ses employés…

— Bah ! fit M. Bourgueil, on travaille mieux quand on est seul. Est-ce que le journal est arrivé ?

— Non, pas encore, répondit sa femme. Il est chaque jour plus en retard.

Clarisse s’empressa de revenir à la piste qu’on venait de croiser.

— Je vous assure… il devrait avoir plus d’employés, et peut-être plus de jeunes gens en stage…

— Au fait, est-il content du petit Fabre-Gilles ?

Elle murmura d’un air indifférent :

— Je ne sais pas… je crois que oui…

Au dehors, on entendit le carillon de la cathédrale, très pur dans l’air gelé, tout de suite imité par la pendule sur la cheminée de marbre noir. Clarisse se sentit satisfaite, comme si de tout l’après-midi, elle n’avait visé que cette minute. Elle demanda :

— Vous avez beaucoup connu son grand-père, n’est-ce pas ?

— Oui, autrefois.

— Comment vous êtes-vous rencontrés en Grèce ?

— J’ai toujours pensé que sa famille l’avait envoyé là-bas pour le consoler…

— Le consoler ?

— Oh ! il ne m’a pas fait de confidences, et je ne trahis aucun secret. Je n’ai jamais vu quelqu’un de plus réservé. Tout cela, d’ailleurs, est si vieux ! J’avais cru deviner un chagrin chez lui. Plus tard, à Nîmes, on m’a raconté qu’il avait été fiancé à une jeune fille, qui en avait épousé un autre…

— Ah !

Il y eut un silence, puis Clarisse questionna de nouveau :

— C’est une vieille famille de Nîmes, les Fabre-Gilles ?

Elle se plaisait à prononcer ce nom auquel elle trouvait une sonorité particulière, et comme une signification. Étant Bourgueil, elle se sentait solidaire de cette autre lignée citadine et rapprochée d’elle par leur commune antiquité. Son père reprit :

— Tu sais qu’on me demande d’être un des rapporteurs au prochain congrès de philosophie, à Bologne ?

Clarisse voulait savoir encore. Elle demanda :

— Dites, les Fabre-Gilles…

— J’hésite encore à accepter. Cependant il y a longtemps que je veux aller passer trois mois en Italie.

— Mais, objecta sa femme, vos travaux, vos livres ?

— Hé, j’en trouverai là-bas. Tiens, Clarisse, je vérifierai à Florence ou à Sienne, comme dans cette Grèce dont nous venons de parler, que la civilisation réellement humaine ne fleurit que dans les petits États. C’est une de mes conceptions favorites. Je découvrirai là-bas des documents pour l’appuyer. Et il faut bien l’époque bassement utilitaire que nous vivons, et où ne comptent que la quantité, le poids, l’argent, la matière et le nombre, pour l’avoir méconnue. L’avenir de l’Europe serait dans le rétablissement des anciennes républiques et principautés, aux dépens des grandes puissances matérialistes.

Il se leva, fit quelques pas, saisi par son idée ; c’était un improvisateur autoritaire qui se lançait volontiers dans des théories générales qu’il ornait de façon heureuse, grâce à son admirable culture, plus qu’il ne les fondait solidement. Il puisait dans sa sincérité la certitude qu’il avait raison, et affirmait avec une force qui intimidait beaucoup de monde. Il croyait discuter lorsqu’il ne faisait que proclamer. Les réalisations pratiques ne l’occupaient pas. Il aimait à semer, et abandonnait le souci des moissons à ceux qu’il appelait — avec sa hauteur magnifique d’un homme comblé par l’existence — les « gens intéressés »…

Il s’arrêta dans sa marche, tournant vers le plafond son visage anguleux, et, imposant de la main silence aux deux femmes, il continua :

— Savonarole, Machiavel, grandes figures ! J’irai les interroger…

Mais Clarisse reprit, obstinée :

— Papa, il y a longtemps que vous ne les avez revus, les Fabre-Gilles ?

— Richard, mon ami, est mort il y a trente ans. Et tiens, puisque tu me parles de lui, je le revois tout à coup : un beau garçon, du type classique, avec des traits réguliers brunis par le soleil de Provence. Il demeurait volontiers silencieux et, de nous deux, c’était moi qui paraissais le Méridional. Très fier, il savait se dominer et ne m’a jamais trahi cette déception dont je te parle. Je ne crois pas que son mariage lui ait apporté l’oubli. Il a dû mourir silencieux et inconsolé.

— Ah !…

— Sa femme, reprit M. Bourgueil en cédant à son besoin perpétuel d’affirmer, a écoulé près de lui son existence sans pressentir, j’en suis sûr, cette douleur, et la générosité de son compagnon. Les femmes sont parfois bien coupables…

— Coupables de quoi, mon ami ? demanda innocemment Mme Bourgueil.

Le vieux Jean-Étienne laissa tomber sur elle son regard qui s’était perdu au loin. Lui aussi était une grande intelligence, lui aussi n’avait pas toujours été compris par sa femme, si excellente qu’elle fût. Aurait-elle pu partager ses ardeurs cérébrales, la foi qui l’avait réchauffé durant des années dans son cabinet de travail, lorsqu’il surexcitait ses thèses, enfiévrait, pour mieux les solliciter, ses paperasses et ses notes ! Il se tourna vers Clarisse :

— Vois-tu, mon enfant, chaque année élargit autour de nous le cercle de l’isolement. Les amis nous quittent les uns après les autres. Nous devons, par l’enrichissement progressif de notre âme, préparer notre heure dernière qui sera celle de l’absolue et définitive solitude.

Clarisse, recueillie en elle-même, se recula dans l’ombre, au pied de la tapisserie où le roi David s’avançait, galant et cuirassé, parmi les verdures. Maintenant, elle était renseignée. Et comme le silence du salon n’était plus interrompu que par le crépitement du feu dans la cheminée, elle dit adieu et s’en alla.

IV

Les jours qui suivirent, Clarisse mena ses comités d’œuvres plus rondement que de coutume. Desnouettes, qui la rencontra dans la rue, s’étonna de la trouver plus jolie qu’il ne pensait, en dépit d’une robe qu’il n’aimait pas. C’est que la figure de Clarisse valait surtout par l’expression de ses traits légers. Son teint n’était pas éclatant, mais pur, frais, d’une délicatesse morale, semblait-il, aussi bien que physique. Son cou un peu long faisait souvent pencher sa tête, dans une pose attentive. Elle n’avait pas tant de beauté que de physionomie. Aussi risquait-elle de paraître insignifiante aux personnes pressées, ou d’attirer par contre et retenir, selon le reflet qui montait de son âme à son visage.

Son mari éprouva les effets de cette humeur aimable, et il y eut entre eux un renouveau de bonne entente. Huit années auparavant, ils s’étaient épousés, sans grand élan, il est vrai, mais avec bienveillance et bonne foi. Ils se connaissaient depuis toujours. Entre eux, pas de mensonges, ni de surprises. Ils appartenaient au même monde, leurs familles traitaient d’égale à égale. Quand Hubert, après deux ans passés dans les affaires à Londres et à New-York, revint à Genève pour prendre sa place dans la maison de banque paternelle, il ne demandait qu’à se marier, afin de s’installer définitivement. Il revit Clarisse, il la trouva « changée en bien », et elle lui plut beaucoup. Clarisse venait de refuser l’un après l’autre deux jeunes hommes : le premier parce qu’il n’était pas de son rang, le second parce que, de notoriété publique, il était un viveur, et tous deux parce qu’elle ne les aimait pas. Elle fut sensible aux attentions que lui témoigna Hubert, elle redouta de refuser un troisième parti en si peu de temps : ils s’épousèrent. On vit là un beau mariage, l’union de deux anciennes familles, parmi une nombreuse parenté accourue de partout.

Hubert, en dépit de quelques aventures, avait au fond toujours dédaigné les femmes. Jamais il n’avait souffert par elles ; il ne leur avait jamais rien sacrifié. Il sut gré à Clarisse d’être une épouse sans coquetterie, parfaitement simple et loyale. Il aurait cru indigne d’elle, et inutile aussi bien qu’ennuyeux, de lui dire des flatteries ou de se montrer sentimental.

L’amour physique n’avait pas transformé moralement Clarisse. Elle s’y était soumise puisque c’était la volonté légitime de son mari, mais ni l’un ni l’autre n’étaient des voluptueux. Parfois cependant, à cause d’un souvenir, d’une comparaison, par l’effet naturel de la saison ou de la jeunesse, l’un des deux sentait un recommencement d’amour : l’autre s’y prêtait de bonne grâce et ils pouvaient se croire épris de nouveau. Bien rarement ils se trouvaient ensemble dans le même état de la chair. Aussi ces flambées soudaines, qu’ils ne savaient entretenir, s’éteignaient-elles assez vite. Ils assistaient sans trop de regret à ce déclin, et retournaient à la régularité habituelle de leurs relations conjugales.

Le grand intérêt d’Hubert, c’était sa banque. Ce garçon d’apparence endormie avait accepté comme un destin naturel d’être bien portant, bien marié, bien pourvu de rentes, de parents et d’amis, et il ne demandait rien d’autre à la vie, à celle du moins qu’on lui connaissait. Dans son bureau par contre, il se réveillait de son indifférence superficielle. Laissant à ses fondés de pouvoir les besognes courantes dont la longue et honorable pratique avait fait la prospérité de la maison, il spéculait. Du fonds de son tempérament paresseux montait alors une excitation délicieuse qu’il n’avait jamais connue ailleurs, et dont il réclamait impérieusement le retour. Telle était la raison de son assiduité au bureau et à la Bourse : il lui fallait le bonheur anxieux du risque. La seule fièvre dont il était capable lui venait du jeu, et non pas n’importe lequel — il n’avait jamais tenu une carte — mais celui de la finance. Il ne cherchait pas à gagner de l’argent, car il n’était ni intéressé, ni avare : il poursuivait des sensations fortes. Il croyait exercer un métier, et il ignorait qu’il satisfaisait une passion. Ce n’était pas dans un musée, dans un théâtre, dans une salle de tribunal ou de délibérations politiques, dans un cabaret, dans un laboratoire, dans une chambre de femme, qu’il avait savouré les plus puissantes émotions de son existence : c’était entre les quatre murs tristes de son cabinet de travail, parmi les cotes, les dépêches et aux appels stridents du téléphone.

Dès qu’il quittait son bureau pour rentrer chez lui ou pour aller chez ses amis, Hubert redevenait apathique ou maussade. Il cherchait ainsi à protéger le travail de sa pensée spéculative qui ne s’arrêtait pas. Huit années de mariage l’avaient engraissé. Son visage, jadis agréable, s’était bouffi ; de grosses paupières couvraient ses yeux trop pâles où rien ne semblait se passer. Il demeurait volontiers assis, bâillait, n’écoutait jamais les conversations où il n’était pas pris directement à partie. Sans doute aurait-il été jugé ennuyeux si la plupart des interlocuteurs qu’il rencontrait dans son monde ne l’avaient été davantage. Et il était certainement peu poli : mais le genre caractéristique des Damien consistait, depuis des générations, à manquer d’urbanité. Hubert, quand il ne répondait pas aux saluts, pensait suivre une tradition de famille et prouver par un sans-gêne de manant qu’il était aristocrate.

Clarisse s’approcha pour l’embrasser.

— Oui, ma chérie, dit-il avec un accent de contrariété.

Elle sentit sa froideur, s’assit sur le bras de son fauteuil et demanda :

— Fatigué ?

— Non, non. Tout va bien.

Tout n’allait pas bien au contraire, et il était préoccupé de la baisse à New-York. Mais il ne parlait jamais de la banque dans son ménage. Il avait horreur qu’on s’occupât de ses affaires personnelles.

— Qu’as-tu fait aujourd’hui ? demanda-t-il pour détourner les questions.

— J’ai été voir ma tante Henriette.

— Que dit-elle de ses quatre fils ?

— Ils vont aller passer quelques jours à la montagne. Faire du ski…

Hubert haussa les épaules. Il n’aimait pas les sports. Il raconta qu’on lui avait parlé à la Bourse d’un accident récent survenu à Saint-Cergues. D’ailleurs les hôtels étaient mal chauffés et on y attrapait des fluxions de poitrine.

Clarisse voulut lui dire qu’elle avait rencontré le petit Fabre-Gilles… Elle revenait de chez sa tante, au crépuscule. Elle longeait la promenade du Pin, elle avait regardé les arbres qui se détachaient sur le ciel encore clair et doré : il lui semblait les voir toujours. Et soudain, comme elle ramenait les yeux sur le trottoir, elle avait croisé le jeune homme. Il avait passé près d’elle sans la reconnaître. Il était vêtu de noir. Elle aurait dû l’arrêter, lui adresser la parole… Depuis cette minute, elle ressentait une sorte d’étonnement, et elle conservait dans sa mémoire, sans pouvoir s’en défaire, le souvenir précis de cet étranger sombre, marchant vite, sous un ciel étrange. Elle s’impatientait du retour périodique de ces images détaillées à la fois et mystérieuses, indépendantes de sa volonté et comme chargées d’une signification qu’elle ne comprenait pas.

Ne pouvant se retenir plus longtemps, elle s’adressa à son mari qui, replongé dans le journal, n’avait pas remarqué son silence :

— J’ai rencontré le petit Fabre-Gilles.

— Ah ?

Il plia son journal, et dit, sans se presser :

— Son père m’a écrit une nouvelle lettre.

— Une lettre ? Montre donc.

Hubert haussa les épaules.

— Voilà des parents qui se font bien du souci ! Qu’ils laissent donc ce garçon se débrouiller tout seul. Quand j’étais en Amérique…

Clarisse, sans l’écouter, lisait la lettre. M. Fabre-Gilles y parlait de son fils avec un autoritarisme anxieux. On devinait qu’il craignait pour lui les hasards d’une existence inconnue. Ses phrases trahissaient de l’inquiétude, de l’austérité, presque de la jalousie. Il demandait à Hubert de s’intéresser à Laurent, de lui ouvrir sa maison, afin qu’il ne fût pas seul et exposé aux tentations du dehors. « C’est une nature un peu sauvage, écrivait-il, et que je ne connais pas bien moi-même. Jusqu’à présent, il ne m’a guère donné d’ennuis, mais voici les années décisives ! On voudrait être l’ami de ses enfants, et parfois ils vous témoignent une froideur, presque une méfiance qui désespèrent. N’hésitez pas à le surveiller, à l’interroger au besoin, et même à le punir s’il le faut : je vous délègue ma sévérité paternelle. »

Clarisse laissa retomber la main qui tenait la lettre, en proie à des impressions d’une vivacité extraordinaire. D’abord elle était touchée par cette appréhension mélancolique, cette susceptibilité sincère et peut-être maladroite. Elle s’empressa de partager une telle sollicitude pour un jeune être désarmé, dont il est juste de protéger l’innocence et la faiblesse. Puis elle connaissait trop bien le plaisir d’ordonner pour ne pas sympathiser avec cet homme dominateur auquel le monde allait disputer la possession de son fils. Le vague portrait que traçait M. Fabre-Gilles ne s’opposait pas à ce qu’elle pensait du jeune homme, de ce passant mélancolique qu’elle venait de rencontrer au crépuscule. Enfin surtout cette lettre — et elle la relisait encore — lui proposait un devoir à remplir. A travers les termes employés, elle reconnaissait son propre style, son propre désir d’être honnête, d’être sérieuse, d’être pure. Elle n’aurait pas parlé d’autre manière pour son enfant. Tout ce qu’elle avait de meilleur répondait à la requête, non dépourvue de grandeur et de gravité, de ce père chrétien. Sa conscience s’ébranlait…

— Hubert, fit-elle d’une voix lente. M. Fabre-Gilles a raison, nous devons nous occuper de son fils.

Hubert haussa les épaules. Elle reprit :

— Nous avons vis-à-vis de ce jeune homme une responsabilité.

— Mais que veux-tu qu’il lui arrive ?

— Je l’imagine assez facilement, répondit Clarisse un peu agacée.

« Il est vrai, songea-t-elle, que Hubert est très pris ! Peut-être vaudrait-il mieux me charger moi-même d’une tâche si maternelle ». Elle ne se déroberait pas à ce devoir puisqu’elle en avait reconnu l’exigence. Elle l’expliqua à son mari.

— Occupe-toi de ce garçon, dit-il d’un ton rasséréné puisqu’il ne s’agissait plus de se déranger lui-même… Après tout, tu as raison, nous avons charge d’âme. Et puis, j’aime mieux être en bons termes avec la maison Fabre-Gilles, qui est une excellente banque de province… Tiens, je te l’enverrai un de ces jours prendre le thé avec toi.

Clarisse ne dit rien. Toute activité nouvelle lui plaisait, mais celle-ci plus particulièrement. Une fois de plus, elle aurait la satisfaction d’exercer une influence. Elle n’hésita pas à reconnaître l’intérêt que lui inspirait Laurent Fabre-Gilles puisqu’elle s’intéressait à lui pour son bien. Et elle se sentit impatiente de se mettre à l’œuvre.

Hubert fut frappé de l’expression de sa femme, et il eut brusquement envie de l’embrasser. Mais elle lui échappa. Alors, tout à coup réveillé, il la rattrapa et la prit dans ses bras. Elle ne se déroba plus à son baiser, et il la sentit abandonnée dans son étreinte.

— Tu me plais, ce soir, fit-il.

Elle regarda son mari avec plaisir. Il la câlina contre lui, l’embrassa encore, lui murmura quelque chose à l’oreille, et elle, baissant la tête et heureuse, accepta.


D’une fenêtre de son salon, Clarisse regardait au dehors la fin du jour. Le ciel était d’argent, reluisant par places de reflets qui allaient mourir. Au pied de la Treille, le jardin des Bastions, assombri déjà, emmêlait ses ramures noires. Les premiers réverbères commençaient à s’allumer. Clarisse contemplait tantôt le vide glacé d’en haut, les nuages annonciateurs de neiges prochaines, et tantôt, en bas, le scintillement des lumières qui se multipliaient pour combattre la nuit tombante, le flamboiement des magasins au ras des rues, les feux mobiles des autos et des tramways. Mais elle ne rêvait pas devant ce double spectacle : sa pensée précise combinait ses visites du lendemain.

Tout à coup elle eut l’impression qu’on entrait derrière elle dans la pièce : elle se retourna et vit Laurent Fabre-Gilles.

Il paraissait très intimidé. Il expliqua maladroitement :

— Monsieur Damien m’a envoyé vous voir…

Clarisse voulait qu’il se montrât à son avantage. Elle coupa sa phrase et répliqua :

— Oui, je vous vaux quelques heures de congé !

Et elle le regarda avec attention, sans s’occuper de son silence interdit. Ses cheveux étaient noirs ; son visage régulier, allongé, avec des sourcils épais au-dessus de ses paupières baissées ; sa bouche étroite à peine ombrée d’un commencement de moustache. Il paraissait si peu dégagé de l’enfance, ou du moins de l’adolescence, qu’elle se sentit en face de lui très « grande personne ».

Elle lui demanda :

— Êtes-vous déjà venu à Genève ?

Il répondit qu’il n’y était jamais venu auparavant. Sa voix grave contrastait avec son air d’extrême jeunesse.

— Connaissez-vous quelques personnes ?

Non, il ne connaissait personne.

— Où habitez-vous ?

Il expliqua qu’il s’était installé dans une pension pour étrangers, boulevard de la Cluse, numéro 180.

Gêné par le mutisme où il retombait après chaque parole, il leva un instant les yeux vers Clarisse, montrant des prunelles sombres ; ensuite il les baissa de nouveau. Mais elle ne dit rien, exprès, afin d’augmenter un peu sa gêne, se plaisant ainsi à être la plus forte. Elle le tenait à sa disposition, et il ne lui échapperait pas comme l’autre jour, quand il l’avait croisée sans la reconnaître.

— Vous êtes né à Nîmes, n’est-ce pas ?

— Oui, madame.

— Avez-vous voyagé ?

Il avait été deux fois à Marseille, voilà tout.

— Seulement ? Que de découvertes vous avez à faire !

Il rit, d’un petit rire nerveux qu’elle entendit là pour la première fois et qu’elle trouva un peu bête. Alors elle reprit, d’une manière engageante :

— En attendant, il faut travailler. Vous intéressez-vous aux affaires ?

Il récita :

— Je suis très content d’avoir commencé la pratique.

— Vous verrez, vous apprendrez beaucoup de choses dans la banque de mon mari. Vous allez passer ici quelques mois ?

— Oui, madame.

— Et après ?

Après il irait à Londres.

— Et après ?

— Je ne sais pas…

Peut-être commençait-il à se méfier d’un interrogatoire si précis. Une seconde, son regard se fit attentif, curieux à son tour, puis il reprit son expression de petit jeune homme bien élevé.

— Avez-vous des frères et des sœurs ? demanda Clarisse.

Là, il s’anima un peu, comme s’il ne risquait plus de se trahir. Il avait deux sœurs mariées, l’une à un avocat, l’autre à un propriétaire campagnard : elles avaient toutes deux des enfants. Son frère aîné était à Paris, où il faisait de la littérature. Mais ce frère, qui avait trente-cinq ans, revenait peu à la maison. Clarisse songea que Laurent avait dû être élevé en rejeton tardif, à l’écart, entre des parents âgés, et sans compagnon.

— Et votre grand-père, reprit-elle, l’avez-vous connu ?

— Très peu. Il m’aimait beaucoup. On dit chez moi que je lui ressemble…

Clarisse se rappela soudain ce que M. Bourgueil avait raconté de son ami d’autrefois. Et il se fit alors dans son esprit un étrange et brusque travail de substitution. Elle cessa d’écouter son interlocuteur, mais elle s’occupa de lui bien davantage qu’en l’écoutant. Elle venait enfin de rencontrer ce qu’elle réclamait sans le savoir depuis le début de l’entretien : l’occasion de s’intéresser à son sujet. Elle fit à l’improviste bénéficier le jeune Fabre-Gilles de ce qu’elle avait appris sur l’ancien, et elle interpréta son attitude et ses paroles à la ressemblance de son grand-père. S’il était réservé, c’est qu’il était méditatif, peut-être fier ; s’il était taciturne, c’est qu’il était mélancolique, peut-être malheureux. Comme l’autre jadis, il était loin des siens, seul, exilé…

— N’oubliez pas, s’écria-t-elle, que notre maison vous est ouverte. Considérez M. Damien comme un ami.

Il remercia avec une politesse appliquée. Mais Clarisse, entrant toujours plus dans son hypothèse, ne se contenta plus de se renseigner et voulut encore intervenir :

— Si vous vous sentez trop isolé ; rapprochez-vous de nous… Peut-être pourriez-vous changer de pension ?

D’un air indifférent, et sans s’apercevoir du ton plus vif que prenait toujours Clarisse quand elle se mettait à commander, il dit qu’il ne voulait pas changer. Elle insista, retrouvant sa pente naturelle qui n’était pas d’analyser mais d’agir. Alors il murmura :

— Je tiens à rester où je suis. J’y ai rencontré des personnes très agréables…

Ce dernier mot l’inquiéta. Elle le jugeait depuis quelques minutes si délicat, si fin, qu’elle craignit tout de suite qu’il fût menacé.

— Quelles personnes ?

— Un Hongrois, qui joue très bien du violon.

Elle fut soulagée. Elle ne voulait pas qu’il démentît l’idée qu’elle se formait de lui. Désormais, elle avait sur lui un parti pris autoritaire. Jusque là elle ne connaissait qu’une image de Laurent, qui était venue plusieurs fois s’imposer à sa mémoire : derrière l’image s’évoquait maintenant une personne morale, un certain type dont elle fixait les grandes lignes et qui lui plaisait.

Cependant il s’était levé et s’embrouillait dans une formule de départ. Clarisse, désireuse de trouver chez lui d’autres points de repère, l’obligea à se rasseoir.

— Faites-vous de la musique ?

Non, il se bornait à écouter son Hongrois… Sur quoi l’interroger encore ? Ses questions étaient banales, mais il fallait les essayer avant de trouver une piste qui menât plus loin. Pour le joindre de plus près, alors elle demanda :

— Quel âge avez-vous ?

— Dix-huit ans.

Tout de suite, elle estima que cet âge était conforme à ce qu’elle attendait de lui. Elle le considéra avec un sourire et dit, autant pour lui faire sentir sa propre prépondérance que pour le complimenter :

— Comme vous êtes jeune…

Mais il ne paraissait pas goûter les remarques trop personnelles. Il se leva, et cette fois avec un élan qui témoignait d’un ferme propos de partir — et il s’en aperçut, sans doute, car, pour compenser, il se mit à être cérémonieux. Elle dut le mener jusqu’à la porte pour l’aider à s’en aller.

V

Les Gaillardoz continuaient de scandaliser la famille. Mais ils ne s’en troublaient pas. Lui, Gaillardoz, s’apercevait bien de cette réprobation tacite, mais il y opposait une malice très fine dissimulée sous ses dehors robustes de Jupiter tonnant, aux sourcils touffus. La famille, qui n’osait pas l’aborder de front, estimait qu’il était aveuglé sur le compte de sa femme, la ravissante Fanny, à laquelle il passait tous ses caprices. La famille trouvait qu’ils dépensaient trop. La famille jugeait qu’ils voyaient des gens qui n’étaient pas de leur monde… Et Fanny, jolie, élégante, méchante parfois, énigmatique surtout, choquait à journée faite la famille.

Le soir où elle dîna chez eux, Clarisse se sentit chargée d’une responsabilité bien lourde. Les deux hommes étaient allés fumer ; elle se trouva tête à tête avec sa cousine, sans trop savoir comment s’acquitter de ses deux commissions, celle de sa mère et celle de Desnouettes. Suivant le pli de son éducation, elle débuta par la plus difficile :

— Fanny, vous allez me trouver très indiscrète…

Le teint de Fanny, ce soir, était parfaitement clair. Mais elle avait promis. Elle continua, en réponse à l’air étonné de la jeune femme :

— Je ne suis qu’une intermédiaire… Je vous transmets une observation…

— Laquelle, dites vite ?

— Eh bien, voilà : on estime que peut-être…

Fanny se mit à rire en s’écriant qu’elle devinait tout. Clarisse ne l’espérait guère, mais l’autre insista :

— Si, si. On se plaint de moi dans la famille. Alors ce dernier reproche…

Elle affecta une mine contrite. Clarisse sourit à son tour :

— Eh bien, on vous reproche de vous peindre le visage… C’est absurde, car si vous avez un joli teint, il n’est que naturel, et je le constate ce soir encore.

Fanny haussa les épaules :

— Vous vous trompez, chère amie.

Elle ouvrit un petit sac qu’elle avait à portée de la main, en tira un bâton de fard, et, se dévisageant dans une glace de poche, elle se rougit les lèvres. Puis elle ajouta, avec beaucoup de calme :

— Les sourcils, je les ai faits avant dîner.

Elle se rejeta au fond du canapé et murmura, avec une moue de sa bouche en cerise :

— Oh, comme ces gens-là m’agacent ! Clarisse, je vous en prie, ne prenez pas cet air scandalisé !

Clarisse n’était pas scandalisée, mais elle trouvait que sa cousine avait tort. Elle lui dit :

— Ne croyez-vous pas qu’à votre âge, il est inutile…

— A mon âge, je suis libre de me colorier la figure en jaune, si je le veux… Et si l’on prétend m’en empêcher…

— Voyons, Fanny, vous n’agissez que par contradiction. Cela vous amuse-t-il vraiment ?

Un peu agacée, et cédant à cet esprit de contradiction qu’elle reprochait à son interlocutrice, Clarisse vanta la simplicité, blâma le mensonge. Sûre d’avoir raison, sa parole devint plus sèche, plus autoritaire, comme si elle parlait à un enfant qui ne veut pas obéir… L’autre finit par l’interrompre :

— Voilà de beaux conseils. Mais qui vous a chargé de me les transmettre ?

Clarisse hésita, Fanny insista :

— Ma pauvre amie, vous n’êtes pas assez rouée : c’est la mère de mon mari.

— Écoutez, Fanny…

— Ah vous n’allez pas dissimuler à votre tour, « farder » la vérité !

Elle se mit devant la glace de la cheminée, prit dans son sac un crayon de khôl et s’allongea les yeux.

— Tenez, fit-elle, voilà pour ma belle-mère !

Puis elle revint vers Clarisse, se pencha en souriant de côté :

— Je ne vous en veux pas, vous savez… Ni à elle non plus… Et maintenant, abordons d’autres sujets !

Clarisse, vexée, se sentait légèrement ridicule. Fanny, qui avait l’air de deviner toutes ses pensées, lui dit :

— Racontez-moi quelque chose. Avez-vous vu Desnouettes ?

Pressentant qu’un moyen de rabattre l’assurance de sa cousine serait peut-être de débiner le jeune homme, Clarisse s’écria :

— Ah, par exemple, qu’il est donc absurde, qu’il est donc ridicule !

— Pourquoi ?

— Il est persuadé que vous lui en voulez.

— Moi ? s’exclama Fanny d’un air ravi.

— Oui. Je lui ai affirmé qu’il n’en était rien, et que vous ne lui accordiez pas la moindre attention. Mais il s’imagine qu’il vous fait la cour.

— Il est bête de le dire.

— Aussi l’ai-je bien découragé. Il m’avait chargé de vous demander si vous aviez un parti pris contre lui. Je vais lui dire que non, qu’il vous est aussi indifférent que possible, et, soyez tranquille, il n’insistera plus.

— Ah mais pardon, s’écria Fanny avec un rire un peu forcé, ne le découragez pas trop. Ne m’enlevez pas mes adorateurs. Ce pauvre Desnouettes ! Il se tuerait — ou ne viendrait plus me voir.

— Lui ? Il ne se tuera jamais pour personne.

— Prenez garde de ne pas le défier !

— En tout cas, pas pour vous…

Clarisse s’arrêta net, surprise de l’âpreté qu’elle mettait dans ses paroles, et un peu confuse. Elle était fâchée que ce bref dialogue l’eût remuée à ce point ; elle était en train de rougir sous le regard de sa cousine devenue silencieuse. Il y eut un silence. Puis, s’efforçant d’avoir l’air de ne pas attacher d’importance à toutes ces choses, elle demanda à Fanny :

— Eh bien, votre dernier mot ?

— Dites à Desnouettes qu’il est absurde en effet, et ridicule, de vous faire faire ses commissions. S’il a des scrupules, qu’il vienne me trouver.

Gênée, Clarisse murmura :

— Fanny, ne soyez pas imprudente.

Fanny se leva, affecta son demi-sourire de côté, plein d’une fausse innocence, puis prenant son amie par le bras :

— Je sais l’affection que vous avez pour moi, et je compte sur elle. Mais ne vous effrayez pas. Et allons rejoindre nos maris.

Elles gagnèrent le fumoir. C’était une pièce confortable qu’éclairait avec douceur la lumière voilée d’une lampe. Les sièges larges et profonds, recouverts de cuir, étaient flanqués de petites tables où l’on pouvait atteindre, sans presque allonger le bras, des cigarettes, une tasse de café ou un livre. Gaillardoz accueillit les deux jeunes femmes avec l’empressement joyeux qu’il manifestait toujours.

— Comme c’est aimable de venir nous trouver dans cette caverne remplie de fumée. Clarisse, un petit verre d’eau-de-vie ? Non ? Bien sûr ? C’est dommage, car elle est bonne. Dois-je jeter mon cigare ?

— Naturellement, dit Fanny.

Il tira encore une bouffée, regarda avec regret son long Corona à moitié fumé, puis, malgré les protestations de Clarisse, le jeta dans le feu.

— Fanny, vous êtes sans pitié, remarqua Hubert en continuant à fumer le sien.

Il était à demi vautré sur un divan et essayait de dissimuler des bâillements de plus en plus nombreux. Dès neuf heures et demie, il avait envie d’aller se coucher. On voyait passer dans ses prunelles décolorées comme des ondes de sommeil.

Clarisse, cherchant une conversation de tout repos, dit :

— Vous savez que notre oncle Henri va avec ses quatre fils à Saint-Cergues.

Gaillardoz poussa un cri :

— Quelle bonne idée ! Si nous allions les rejoindre, Fanny ? Hein, un premier janvier dans la neige, là-haut !

— J’aimerais mieux Villars : il paraît qu’on s’y amuse beaucoup plus.

— Nous irons à Villars. Tu danseras tous les soirs, et tu remporteras tous les succès !

Sa femme se plaignit de ses clameurs. Alors il se redressa, le sourire aux lèvres, et cambra son large torse. Son attitude était celle d’un lutteur forain, mais une expression narquoise courait sur sa face puissante.

— Est-il beau, mon énorme mari ! s’écria Fanny presque malgré elle.

— Certes, répondit Gaillardoz, il est magnifique.

Il affecta de faire valoir ses muscles, avec des gestes d’athlète, puis, se retournant :

— Et vous, les Damien, viendrez-vous à Villars ?

Hubert s’effara. Il avait horreur de se déplacer. Il répéta ce qu’il disait toujours : les hôtels étaient mal chauffés. Sa préoccupation profonde, qu’il n’avouait pas, était de ne pas s’éloigner de son bureau.

Pour changer de thème, Fanny demanda :

— Que faites-vous ces temps-ci ?

— J’ai après-demain un arbre de Noël pour de petites orphelines.

— Charitable Clarisse, s’écria Gaillardoz, voilà une distraction que je ne vous envie pas.

— Voyons, dit sa femme, tu ne vas pas te moquer de ces enfants ?

Il protesta et offrit même ses services.

— Je vous prends au mot, répondit sa cousine ; envoyez-nous des jouets ; nous avons si peu de chose à leur donner à ces pauvres petites, et cela leur fait tant de plaisir !

— Vous verrez qu’il oubliera, dit Fanny.


Gaillardoz n’oublia pas, au contraire, et Clarisse ne put s’empêcher de sourire devant l’amoncellement de ses paquets. Il avait dû se ruiner. Tout en coupant les ficelles, elle songea que, là encore, la famille l’accuserait de dilapider son patrimoine.

Clarisse se trouvait dans une vaste salle, au pied d’un arbre auréolé de lumières et qui sentait bon la forêt. Les petites filles entrèrent. Elles avaient des robes pareilles et leurs figures se ressemblaient, à cause du sentiment unique qui se peignait sur toutes. Elles se tenaient immobiles, la bouche ouverte, sans très bien comprendre, et leurs yeux reflétaient les bougies. Clarisse vint à elles, les engagea à se rapprocher. Elles la regardèrent d’abord avec inquiétude, sans la reconnaître tout à fait, et craignant qu’on ne les arrachât à ce spectacle extraordinaire. Plus près du sapin, elles sentirent mieux la chaleur égale, elles virent les noix dorées, les fils d’argent. Et plusieurs, soudain, la tête renversée en arrière, découvrirent l’étoile plantée sur la dernière branche. Alors, comme si on les délivrait de leur timidité, ce fut une explosion de joie et, toutes, elles tendirent les bras vers l’arbre, dans leur désir de posséder ces choses brillantes.

Clarisse, au milieu d’elles, et s’occupant de chacune, trouva poignant ce désir puéril, d’une violence si naïve et si pure. Quand on est une grande personne, pensa-t-elle, on n’éprouve plus ces minutes d’extase. Et elle devint mélancolique à l’idée que ces petites filles, plus tard, lors de ces mêmes anniversaires, seraient seules, et qu’elles écouteraient, sans y prendre part, la joie des autres. Elle plaignit ceux dont personne ne s’occupe, qui sont silencieux et timides… Puis elle s’aperçut qu’elle ne pensait plus aux orphelines, qu’elle pensait à Laurent Fabre-Gilles, éloigné des siens durant les fêtes de Noël. Il lui parut un orphelin aussi, en tout cas un exilé. Elle le revit, taciturne, et de nouveau elle le crut en proie à un chagrin qu’elle ne connaissait pas.

Mais comme son visage de jeune Arabe mélancolique s’imposait à sa mémoire avec trop d’évidence, elle voulut chasser cette image qui l’engourdissait. Elle se rapprocha des orphelines : maintenant rassemblées, elles chantaient en chœur. Une seule, à l’écart se taisait. Elle était toute petite, et portait de grosses lunettes noires qui couvraient la moitié de sa face. Elle semblait encore plus abandonnée que les autres. Clarisse la prit brusquement dans ses bras. L’enfant, d’abord effrayée, sentit que cette dame l’aimait et tourna vers elle sa figure aveuglée par les deux ronds noirs. Clarisse alors l’embrassa : elle avait un besoin poignant en cette minute de consoler les malheureux, de leur témoigner sa pitié. Son cœur, tout à l’heure inquiet et incertain, se fondit en une vaste aspiration à la charité. Et tandis qu’elle serrait cette petite, des larmes mouillaient ses paupières.

VI

L’époque de Noël et du jour de l’An était pour la famille l’occasion de rencontres solennelles. On renouvelait dans ces réunions la notion si confortable d’appartenir à un même clan. On se plaisait aux cadeaux, aux compliments et aux dindes truffées.

Ces journées importantes étaient réglées selon un protocole traditionnel auquel chacun se pliait. Le 31 décembre on dînait chez les Henri Bourgueil dans leur hôtel de Saint-Antoine : c’était luxueux et correct. Les fils de la maison, assistés de quelques cousins, jouaient après dîner une comédie de paravent qui attendrissait l’auditoire. Ensuite, à l’issue de la soirée, sauf les personnes âgées — et les Gaillardoz qui allaient au restaurant réveillonner avec des amis — on ne manquait pas de se rendre devant la cathédrale. Clarisse aimait particulièrement entendre à minuit s’ébranler les cloches qui saluaient la nouvelle année, mais elle ne s’attristait pas sur la fuite du temps.

Le lendemain, il y avait un grand déjeuner chez Jean-Étienne Bourgueil. Il avait droit au 1er janvier, étant le chef de la branche aînée. A ce repas était conviée une parenté considérable. On voyait là des cousins éloignés, de vieilles tantes qui ne sortaient plus guère qu’à cette occasion, des célibataires revenus de l’étranger pour quelques jours, et même des gens qui, par la faute de leur mariage, avaient perdu quelque peu de leur titre originel mais dont on consentait, une fois par an, à reconnaître la consanguinité. Chacun s’enorgueillissait d’assister à une pareille agape, et ne manquait pas, lors des visites qu’il faisait dans l’après-midi, de laisser entendre, avec une négligence affectée, qu’il arrivait du « déjeuner Bourgueil ».

La grande table de la salle à manger ne suffisant pas à cette foule, de nombreuses petites tables étaient dressées dans tout le bel appartement. Plusieurs étaient pour la jeune génération qui apprenait là le bonheur d’appartenir à une race choisie. La domesticité même portait sur son visage la fierté de participer à cette cérémonie si pleine de significations. Chaque année le repas se déroulait selon un menu invariable. Vers deux heures on parvenait au dessert, et le champagne était versé à la ronde. Alors un grand silence se faisait, comme dans une église. Personne, même les enfants, ne se permettait plus un rire ou une plaisanterie. C’est que Jean-Étienne Bourgueil se levait pour son discours. Beaucoup de convives ne le voyaient pas ; ils l’entendaient à peine par les portes ouvertes, à travers l’enfilade des pièces. Mais tous allongeaient l’oreille. Régulièrement le vieillard commençait par une revue des événements politiques de l’année ; puis il passait aux événements privés et récapitulait les deuils, naissances, mariages, nominations, succès, épisodes de toutes sortes qui avaient marqué pour la famille ces douze mois écoulés. Enfin il terminait en formulant ses vœux pour l’avenir, en remerciant ses convives d’être venus dans sa maison et en appelant sur eux la bénédiction du Seigneur. Cette harangue était toujours préparée avec grand soin par l’orateur, qui variait à chaque anniversaire ses formules, mais se tenait au plan traditionnel ; il la prononçait d’une voix majestueuse, et levant vers le plafond sa tête osseuse, glabre et sèche. Lorsqu’il avait fini, on retenait encore son souffle, puis tous les visages se tournaient vers la pièce d’où la voix était venue et l’on applaudissait furieusement, avec satisfaction, avec optimisme, avec émotion aussi : n’avait-on pas vu, une fois, un vieux valet de chambre depuis trente ans dans la famille, éclater en sanglots au discours de son maître ? Ensuite les conversations reprenaient de partout, plus bruyantes après ces instants solennels.

Cependant, en ce premier janvier 1913, Clarisse fut distraite. C’est qu’elle songea — et cette idée lui venait du Noël de l’orphelinat — à ceux qui sont seuls tandis que d’autres se groupent, à ceux qui ne sont pas soutenus et encadrés comme elle l’était, à ceux qui ne reçoivent rien alors qu’elle était comblée. Jusque-là, quelque vive que fût sa charité, elle admettait comme une chose naturelle qu’il y eût des riches et des pauvres, des heureux et des malheureux ; c’était grâce à cet ordre réglé que les premiers avaient le devoir de secourir les seconds. Or, une idée nouvelle se faisait jour dans sa conscience : l’idée qu’il ne fallait pas se résigner à l’injustice comme à une nécessité. La pauvreté et la souffrance ne lui parurent plus simplement des occasions de faire le bien par tradition, par convenance : elle pensa qu’il fallait témoigner à ceux qu’on secourait une pitié personnelle. La charité, ce ne devait pas être l’exercice d’une vertu égoïste, mais un élan d’amour — d’amour chrétien.

Cette pensée poursuivit Clarisse au cours des visites qu’elle fit à ses amis modestes ; la vieille Winiger dont les fêtes attristaient la folie, Pigueret, très jovial au contraire et qui réclama une lecture appropriée, d’autres encore auxquels elle apporta des paquets choisis avec soin et dont elle avait noué elle-même les faveurs bleu pâle. Et elle se répéta les mêmes choses, mais avec plus de force, en songeant à ses orphelines ou au petit Fabre-Gilles. Assurément ce dernier n’était la victime d’aucun malheur. Mais Clarisse, pour mieux s’occuper de lui, le rangea parmi ses autres protégés. Il bénéficia de cet accès généreux qui ne pouvait se maintenir dans les généralités anonymes.

Pourtant Clarisse n’osa pas le faire inviter aux grandes réunions de la famille, car il n’était pas admis qu’on y amenât des étrangers, et elle s’exagérait elle-même les lois de la tribu. Elle ne tenait pas non plus à le livrer à la curiosité de tant de personnes. Elle mettait un point d’honneur à réaliser à l’insu des autres une œuvre dont, seule, elle concevait l’importance morale. Son amour-propre et sa conscience collaboraient ainsi à la tâche entreprise.

Sitôt le premier janvier passé, et obéissant à cette recrudescence de charité active, Clarisse expliqua à Hubert qu’elle voulait améliorer la situation matérielle de ses orphelines. Hubert sortit de son portefeuille une liasse de billets de banque.

— Tiens, fit-il.

Clarisse, reconnaissante de sa générosité, essaya de mieux dire sa pensée, car elle savait mal exprimer ses délicatesses, et il ne l’avait peut-être pas comprise.

— Inutile… Tu sais mieux que moi ce qui est nécessaire. Je ne te refuse pas l’argent, je te laisse l’exécution.

Et il partit pour son bureau, retrouver ses jouissances habituelles. Sa conscience, à lui, était satisfaite dès qu’il avait largement versé. Clarisse fut déçue : elle aurait voulu faire saisir à son mari l’intérêt nouveau que lui inspiraient les malheureux.

Elle se rendit à l’orphelinat et expliqua à la directrice les réformes qu’elle comptait introduire. Elle passa à travers un dortoir, s’enquit d’une petite qui était malade, donna des ordres. Ensuite, ayant réglé cette question, elle voulut s’occuper de l’autre, c’est-à-dire de Laurent Fabre-Gilles, puisqu’elle l’avait fait rentrer dans son plan général de bienfaisance. Mais pour cela il fallait le rejoindre, et lui faire sentir son autorité.

Elle manquait de renseignements sur lui. Elle lui prêtait un certain état d’esprit, qui correspondait à ce qu’elle souhaitait, mais elle ne pouvait le situer, ni se représenter les détails matériels de son existence. Elle pensa qu’elle le garderait mieux sous sa dépendance quand elle saurait où il habitait, où il fréquentait, ce qu’il faisait. Aussi résolut-elle d’aller constater quel air avait sa pension. Elle n’entrerait pas, elle regarderait simplement du dehors.

S’étant arrangée pour passer boulevard de la Cluse à une heure où elle savait le jeune homme au bureau, Clarisse s’arrêta sur le trottoir d’en face et considéra l’immeuble où il vivait. C’était une maison grise et sale. Au second étage, des lettres dorées, fixées au balcon, annonçaient l’endroit. Clarisse suivit des yeux la rangée de fenêtres aux rideaux blancs : laquelle était la sienne ? Attirée, elle traversa la rue. Une vieille concierge, qui sortait avec un balai et un seau plein d’une eau dégoûtante, crut que Clarisse voulait entrer et s’effaça contre le mur. Alors Clarisse entra.

— Il faut que je sache, se disait-elle en montant l’escalier. Il s’est logé ici au hasard, il peut très bien être tombé sur des gens impossibles. Beaucoup de pensions abritent des étrangers suspects.

Au second palier, elle se demanda comment expliquer sa démarche. Bah ! elle ferait semblant de prendre des renseignements pour une amie. Elle avait l’habitude, par ses visites de paroisse, d’aller questionner ainsi dans toutes sortes de maisons.

Elle sonna. Une dame âgée, aux cheveux blancs tirés avec soin jusqu’à un chignon tortillé, les épaules couvertes d’un petit châle de tricot, vint ouvrir :

— Vous désirez ?

— Je viens voir si vous avez une chambre libre pour une personne à laquelle je m’intéresse, une amie.

La dame fit entrer Clarisse dans un vestibule sombre où l’air était chargé d’une odeur de cuisine. D’une chambre voisine venaient les cris aigus d’un violon : on eût dit que le musicien invisible suppliciait son malheureux instrument. Les deux femmes pénétrèrent dans un petit salon encombré de meubles en peluche, de poussiéreuses plantes vertes et d’innombrables photographies. La dame, accompagnée par les gémissements du violon, expliqua à Clarisse les prix, le régime de la pension, puis elle proposa :

— Si vous voulez voir une chambre pour vous rendre compte ?

— Oui, certes.

Elles suivirent un corridor étroit où s’affirmait l’odeur de soupe qui remplissait tout l’appartement. Clarisse pensa qu’on allait peut-être lui montrer la chambre de Laurent Fabre-Gilles. Elle en éprouva, sur le moment, presque un remords : n’était-ce pas de l’espionnage ? Mais sa curiosité s’excitait et l’entraînait à être indiscrète.

La dame ouvrit une porte. Clarisse vit un lit de fer aux draps en désordre, une table de nuit chargée de journaux et de brochures, au milieu du tapis des bottines crottées, et, dans un coin, un petit squelette.

— Nous avons ici un étudiant en médecine…

Suspendant sa torture, le musicien s’était arrêté de jouer. Il sortit dans le couloir. « Le Hongrois », pensa Clarisse. Et elle se sentit confuse, redouta l’arrivée inopinée de Laurent, voulut s’en aller.

— Madame me donne-t-elle son nom ?

— Je vous écrirai.

Clarisse prit son air le plus Bourgueil pour passer sous les yeux du méchant violoniste, et partit.

Dans la rue, elle décida avec force que le jeune Fabre-Gilles devait déménager. Cette pension ne lui plaisait pas du tout : c’était sale, c’était triste, c’était vulgaire. Et comme il était retenu tout le jour au bureau et qu’il ne connaissait personne à Genève, c’était à elle, évidemment, de lui trouver autre chose. Elle se souvint que sa mère lui avait recommandé à Florissant deux demoiselles sans fortune qui prenaient des pensionnaires. Elle se dirigea tout de suite vers l’adresse indiquée.

Les demoiselles Moeuffre habitaient une petite maison à balcon de bois au bout d’un jardin très bien tenu. Elles-mêmes étaient aussi soignées que leur pelouse. L’une portait des lunettes d’acier, ce qui aidait à les reconnaître, car elles se ressemblaient étonnamment. Elles croisaient de façon identique leurs bras pointus sur des blouses de flanelle. Leurs visages jumeaux exprimaient la même timidité effarouchée ; on eût dit deux perruches pareilles, rapprochées sur le même barreau.

La chambre qu’elles louaient était libre, leur dernière pensionnaire, une Anglaise, étant partie la semaine précédente.

— Une dame si charmante, dit la Moeuffre à lunettes, qui a beaucoup voyagé, et qui raconte si bien ses voyages.

Clarisse leur demanda leurs conditions. Elles répondirent vite, puis l’autre Moeuffre recommença la louange frémissante de l’Anglaise.

— C’est la veuve d’un officier des Indes. Elle appartient à une excellente famille de Sussex. Elle a été présentée à la cour.

La Moeuffre à lunettes joignait les mains en écoutant sa sœur. Toutes deux s’attendrissaient au souvenir de la disparue, et n’accordaient pas la moindre importance à qui la remplacerait. Un peu impatientée par ce verbiage, Clarisse déclara que leurs conditions conviendraient à M. Fabre-Gilles. Toutes deux poussèrent un cri :

— Comment, il s’agit d’un monsieur ?

— Oui, un jeune homme.

— Un jeune homme !

Une agitation naïve se peignit sur leurs figures pareilles sans qu’elles prissent soin de la dissimuler. Jamais elles n’avaient eu de pensionnaire mâle. « Ce n’est pas possible, pas possible », dirent-elles ensemble. Clarisse essaya de discuter, mais elles ne l’écoutèrent pas. Elles ne suspendirent leurs pépiements qu’en l’entendant :

— Ma mère, Mme Bourgueil, m’avait cependant affirmé que…

Aussitôt elles changèrent d’avis. Madame était la fille de Mme Jean-Étienne Bourgueil ? Si elles avaient su ! Elles se dévisagèrent, elles battirent des paupières, par assentiment, enfin celle qui portait des lunettes, plus hardie, déclara qu’elles acceptaient.

— Voulez-vous voir la chambre ?

Clarisse monta un petit escalier bien ciré et pénétra dans une vaste pièce qui donnait sur le jardin, et d’où l’on découvrait le Salève, rose dans le jour finissant. Un lit de cuivre s’avançait dans la chambre ; les murs étaient couverts d’un papier jaune pâle semé de marguerites, et aux fenêtres pendaient des rideaux de toile brodée ; le lavabo était en laqué blanc. Clarisse pensa que, cette fois, c’était un peu trop « jeune file ! » N’importe. Sans écouter les demoiselles Moeuffre, elle s’efforça de retenir l’aspect de ces lieux : Laurent dormirait ici, s’assiérait là, regarderait par la fenêtre, entre ces arbres noirs, cette montagne de rocher rose.

Dès qu’elle fut rentrée, elle expliqua à Hubert la nécessité de ce changement de domicile. Hubert l’approuva.

— Tu as raison. Et puis il l’écrira à sa famille, et nous aurons l’air de nous occuper de lui.

Restait à décider l’intéressé principal. La cage était prête : il n’y avait plus qu’à le pousser dedans. C’est alors que Clarisse se demanda si elle n’avait pas été trop vite en besogne. Elle avait cédé à son goût de décider, et elle avait pris tant de plaisir à régler son sort qu’elle s’était persuadée d’avoir raison. Mais, si peu apte qu’elle fût à imaginer les pensées des autres, elle se douta qu’il serait surpris.

Elle conseilla à Hubert de l’inviter à dîner. Il vint et comme elle le guettait avec une attention minutieuse, elle s’aperçut vite qu’il était moins réservé qu’à sa visite précédente. Elle s’en félicita, pensant qu’elle commençait à l’apprivoiser. Il fit des frais, et, à plusieurs reprises, de brusques sourires animèrent sa bouche étroite.

Cédant aux questions de Clarisse, il parla de Nîmes, de la vie qu’on y menait ; il décrivit sa famille qui ressemblait par bien des côtés à la famille Bourgueil. Ce jeune étranger avait été élevé comme Clarisse, il se rapprochait d’elle, devenait plus normal, bientôt plus familier. Elle n’éprouvait pas en général l’attrait de ce qui est exotique ou mystérieux. Fidèle dans ses idées et ses sentiments à toutes ses traditions héréditaires, totalement dépourvue de scepticisme, elle préférait retrouver chez les autres ce qu’elle possédait déjà. Elle aurait eu horreur de se dépayser ou de se déclasser. Elle était contente que Laurent fût de sa race.

Elle l’interrogea sur son frère aîné qui faisait de la littérature. Il répondit qu’on ne le voyait guère à la maison, sauf parfois en été, où son retour provoquait des orages. Il laissa deviner qu’il ne donnait pas une entière satisfaction à ses parents… Clarisse se hâta de changer d’entretien, autant par discrétion que pour ne pas attarder la pensée de Laurent sur ce fâcheux exemple. Il la suivit docilement à travers tous les sujets de conversation qu’elle choisit. Si bien que, rassurée par cette politesse qui le dissimulait cependant mieux encore que son silence, elle n’hésita pas, après dîner, à lui dire avec un air de ne pas y toucher :

— Vous savez, j’ai eu de mauvais renseignements sur votre pension.

— Cela ne m’étonne pas, fit-il avec bonne humeur, le service y est bien mal fait.

Aussi, l’engageait-elle à déménager. Et même, pour lui rendre service, elle s’était chargée de lui trouver un autre logis…

— Je crois, dit-elle, que c’est la solution préférable. N’est-ce pas, Hubert ?

— Assurément.

Laurent perdit sa bonne humeur. Il baissa les yeux, reprit son expression d’éternelle méfiance. Puis il voulut ajouter quelque chose, mais il vit que Hubert le regardait. Hubert, c’était le « patron », de la même espèce que son père et ses professeurs : il n’osa pas le contrarier. Alors, avec une intonation indifférente, il répondit :

— Vous êtes bien aimable, madame…

Clarisse respira. Très vite, elle décrivit les demoiselles Mœuffre, leur intérieur confortable, leur bonne grâce. Mais comme Laurent, sans répondre, considérait avec obstination le tapis, elle finit par adresser son discours à Hubert, puis — celui-ci paraissant se désintéresser à son tour de la question — elle se tourna vers le feu et acheva ses dernières phrases en regardant les flammes.

Il y eut un silence. Clarisse, agacée, affecta de rire :

— Monsieur Fabre-Gilles, vous avez l’air de regretter ce que j’ai fait ?

— Pas du tout.

Cependant il gardait son air insensible. Clarisse s’arrêta de rire, fâchée contre elle-même. Elle devina qu’il pliait devant une volonté plus forte, mais qu’il conserverait un fond de rancune. Son succès, qui l’avait réjouie auparavant, lui parut trop facile, trop dangereux aussi. Alors elle dit :

— J’ai agi dans votre intérêt.

Il releva les yeux, étonné de cet accent plus doux, presque modeste, et puis, soudain, il prit congé.

Bien des fois déjà, Clarisse s’était mêlée de l’existence des autres. Pourquoi éprouvait-elle un scrupule tardif d’avoir agi de même dans le cas présent ? Et tout à coup elle trouva une raison : c’est que le jeune homme était plus délicat, plus susceptible que les autres. Sous son apparence très juvénile se cachait bien sûr une âme ombrageuse et méditative. Elle se promit de mieux respecter dorénavant sa personnalité. Et, revoyant comme il était parti, elle eut le cœur serré à l’idée que peut-être, par sa faute à elle, il ne reviendrait plus.

VII

Clarisse, marchant d’un bon pas selon son habitude, s’entendit rejoindre. C’était Desnouettes qui lui demanda où elle allait ; comme elle lui disait qu’elle faisait des courses, il la supplia d’y renoncer.

— Clarisse, j’ai besoin de vous…

Elle devina de quoi il s’agissait ; elle avait décidé qu’elle ne se mêlerait plus de cette affaire, et elle secoua la tête. Mais il insista, très vite :

— Non, non, ce n’est pas un service que j’ai à vous demander, aujourd’hui… C’est un conseil, une grave consultation morale…

Il l’entraîna, ils traversèrent la rue et pénétrèrent dans le Jardin anglais, presque vide en cette fin d’après-midi. Les pelouses étaient sèches comme le sol des allées. Contre le ciel gris, les arbres se découpaient, minces, nus et fragiles, sauf quelques pins et quelques cèdres dont la fourrure noire rendait par contraste les autres branches plus frileuses. Mais Desnouettes ne voyait rien de cette délicatesse frissonnante. Il exultait :

— Ma chère amie, j’aime… Oui, j’aime. Enfin !

— Encore, voulez-vous dire.

— Ne plaisantez pas, je vous prie. Souvent j’ai cru aimer, ce n’était que les tâtonnements d’un cœur aveugle. C’est cela : les tâtonnements d’un cœur aveugle. Aujourd’hui…

Il poussa du pied un caillou solitaire ; il étendit les bras comme pour s’étirer.

— Amoureux de qui ? demanda Clarisse.

— Mais d’Elle, naturellement.

Ils arrivèrent au lac. L’eau était d’un vert pâle qui donnait froid. Une bande de mouettes criaient ensemble leur plainte mécanique. Des canards ramaient de leurs petites pattes contre le courant, et leur énergie désespérée ne suffisait qu’à les maintenir sans les faire avancer. Au ciel de grands nuages tristes gonflaient d’énormes joues blanches, lourdes de neiges prochaines. Mais Desnouettes ne sentait rien de toute cette mélancolie glacée : sa joie lui réchauffait le sang. Clarisse l’interrogea :

— Voulez-vous parler de Mme Gaillardoz ?

— Sans doute, il n’y a qu’elle au monde.

— Eh bien, dispensez-moi de vos confidences, car je ne veux rien savoir de votre intrigue.

— Mais ce n’est pas une intrigue, s’écria Desnouettes. C’est l’amour, le vrai amour !

Clarisse trouva qu’il dépassait la mesure. Elle voulut le ramener à des expressions plus convenables :

— Savez-vous ce qu’elle pense de vous ?

— Je ne lui ai encore rien dit.

— C’est prudent : je crois qu’à vous avancer trop, vous risqueriez d’être déçu.

Elle avait le ton sec de qui veut donner une leçon. Mais il n’y prit pas garde. Ses tics nerveux tiraillèrent sa face dans tous les sens, et il ajouta :

— Attendez… si je ne lui ai rien dit encore, je lui ai fait comprendre… Et du moment qu’elle ne me témoigne aucune désapprobation, c’est que… Non, non, je connais les femmes.

— En êtes-vous bien sûr ? Croyez-vous donc qu’elles sont toujours pareilles, et qu’aucune n’aura de secret pour vous ?

Il essaya de répondre, mais Clarisse, qui ne tenait pas à en entendre davantage, lui coupa la parole :

— Vous vouliez me demander un conseil. Lequel ?

Il retint son chapeau qu’un souffle froid faisait s’envoler et, entraînant sa compagne le long de la promenade, il avoua :

— Ce n’était qu’un subterfuge pour que vous m’écoutiez. Ah, Clarisse, il faut que je parle d’elle, et à qui d’autre qu’à vous qui saurez vous taire. Si vous me repoussez, j’irai tout dire au premier venu !

Clarisse baissa la tête. Malgré elle, une sorte de curiosité l’attachait à ce bavardage. Desnouettes reprit, avec un mélange de pédanterie et d’excitation :

— Je l’ai vue hier dans une soirée. Ravissante ! Cette bouche rouge et petite comme une cerise, cet air perpétuel de se moquer. Et une délicieuse robe noire et blanche, drôlement ajustée : elle seule s’habille avec une telle hardiesse ironique. Est-elle une « fausse coquette », comme il y a de fausses maigres ? Je ne sais.

Le portrait parut à Clarisse flatté, mais ressemblant. On existe donc d’une manière particulière aux yeux de celui qui vous recherche, pensa-t-elle. Tout, dans votre personne, lui est un motif à vous goûter davantage… Cependant Desnouettes, sans prendre le temps de respirer, conta les détails de la soirée. « Assurément, il se vante, comme toujours, mais peut-être moins que d’habitude. Serait-il aimé ? Lui, Desnouettes ? Pourquoi et qu’a-t-il fait pour le mériter ?… » Clarisse voulut s’informer :

— Que lui avez-vous dit ?

Il recommença ses récits enthousiastes, puis tout à coup s’arrêta et, la regardant d’un air soupçonneux :

— Ah, mais vous irez la chapitrer, je le devine… Vous me questionnez, mais c’est pour mieux intervenir entre nous…

Clarisse se mordit les lèvres et d’un ton catégorique :

— Mon cher, si j’avais pris un instant au sérieux vos confidences, croyez-vous que je vous aurais permis de continuer ?

Desnouettes, stupéfait, murmura :

— Il n’y a pas à dire, quand vous voulez remettre les gens à leur place, cela ne traîne pas.

— Vous imaginez-vous que ma cousine prêterait sincèrement l’oreille aux compliments d’un autre que son mari ? Mais elle devrait prendre garde de ne pas donner prise à la médisance, ni encourager de vaines illusions.

— Vous me comprenez mal…

— Non, je vous comprends très bien, et c’est pourquoi je vous avertis.

Ils étaient parvenus au quai des Eaux-Vives et ils regardèrent le port dans son autre sens. Un bac arriva, vira au ponton en chassant des vagues et des canards balancés. Quelques personnes débarquèrent, passèrent hâtivement. Plus loin, un chaland était amarré : il n’avait de vivant qu’une fumée mince qui sortait par une cheminée de l’entrepont. Desnouettes parut enfin frappé par cette désolation de l’hiver. Il frissonna. Clarisse de son côté regretta sa trop brusque réponse. Si elle voulait un jour ou l’autre empêcher Desnouettes de commettre l’irréparable, il fallait demeurer son amie et conserver sa confiance. Elle l’interpella, en souriant un peu.

— Parlez-moi plutôt de vos précédentes conquêtes. Et ne me dites pas les noms…

Ranimé, quoique encore un peu vexé de ses remontrances, il fit l’important et se défendit de ne rien trahir. La jeune femme allait changer de sujet lorsque tout à coup il commença :

— C’était une petite fleuriste…

On le reconnaissait en entier dans ses histoires, avec ce qu’il avait de léger, de sincère, de prétentieux, d’ardent. Parfois il s’arrêtait sur une formule, il la répétait avec satisfaction. Ou bien, cédant à sa manie de psychologie, il émettait des observations générales… Par contraste, Clarisse songea que le petit Fabre-Gilles ne lui ressemblait guère. Il n’avait pas cette vanité trop voyante. On le devinait plus concentré, plus riche de sensibilité neuve et pas gaspillée. Elle continua le parallèle, et chaque chose que disait Desnouettes, elle en fit profiter l’autre. Desnouettes se livrait à toutes ses impulsions ; lui, il était réservé ; Desnouettes prêtait à la raillerie, même lorsqu’il était ému ; lui, il était grave. Desnouettes devenait vite familier, lui ne quittait jamais un air de noblesse hautaine. Malgré ses aventures, Desnouettes ignorait assurément ce qu’était l’amour, il manquait trop de sérieux, de force d’âme, de conviction profonde. Laurent Fabre-Gilles, lui, n’avait sans doute jamais aimé. Il était trop jeune. Mais quand son heure viendrait…

— Si nous retournions sur nos pas, proposa Desnouettes qui avait épuisé ses histoires.

Elle y consentit. C’était à son tour de ne plus entendre la plainte maussade des canots amarrés, tirant sur leur chaîne et claquant l’eau ; de ne plus voir s’ouvrir sur sa tête l’immensité triste du ciel. Elle avait dans le cœur un sentiment qui lui tenait chaud. Et elle demeurait insensible au paysage inquiet et neigeux.

Le soir, Hubert se plaignit du jeune homme.

— Pourquoi ?

— Il ne s’intéresse pas à son travail. Il commet des erreurs à chaque instant.

Sans rien dire, Clarisse tourna ce grief en éloge : Laurent Fabre-Gilles valait mieux que sa besogne. Pourtant elle avait été habituée à considérer avec respect la banque Damien & Cie. Mais elle décida ce soir-là que les affaires n’avaient pas le prestige que son ignorance leur avait longtemps prêté. Ce « bureau » qu’elle entendait citer tous les jours, perdit à ses yeux son caractère absolu.

Hubert continua d’ennuyer sa femme en lui parlant de politique. Une loi, pour laquelle il avait voté, venait d’être repoussée par le peuple, et il s’en indignait. Il émettait son opinion de manière tranchante, comme pour signifier qu’il n’entrerait à aucun prix dans les raisons d’un contradicteur, d’ailleurs inexistant. Réfugiée au fond d’une bergère, sans penser à rien, Clarisse se tenait tranquille.

Hubert arrêta net ses récriminations, s’approcha d’elle et voulut l’embrasser. Elle se retira.

— Hé bien ? fit-il.

Son ardeur politique bouillonna en lui, se transforma en désir. Battu sur un terrain, il voulut triompher sur un autre, et tout de suite.

— Non, Hubert, laisse-moi.

— Mais pourquoi donc ?

Elle se dégagea des bras qui voulaient la saisir. C’est qu’elle venait de revoir le jardin glacé par l’hiver — et d’éprouver dans son cœur le sentiment chaleureux. Elle balbutia :

— Je suis souffrante.

— Qu’est-ce que tu as ?

— La migraine…

Et elle obtint sa liberté.


Quelques jours plus tard, Fanny vint chercher sa cousine. Clarisse, un peu étonnée de cette démarche, y consentit volontiers et toutes deux s’en allèrent chez Mme de Griffeuilhe. Celle-ci les reçut au fond d’un salon obscur qu’on eût dit rempli de pièges cachés. Elle fit l’aimable avec les deux jeunes femmes, leur adressa quelques compliments, mais ne put s’empêcher, à la fin, de leur dire :

— Je suis heureuse de vous voir ensemble, mes chères petites. On m’avait prétendu que vous étiez en froid.

— Quelle idée, madame ?

— C’est que vous êtes si différentes : l’une, très mondaine, l’autre sérieuse, l’une…

Fanny l’interrompit :

— Ma cousine a pour moi beaucoup d’affection. Vous le voyez, nous ne nous quittons guère ! C’est qu’elle me juge telle que je suis, sans croire les interprétations fâcheuses…

Dehors, dès l’escalier, Fanny éclata de rire :

— Est-elle mauvaise, cette vieille ! Je savais qu’elle disait pis que pendre de moi et prétendait que nous étions brouillées. J’ai tenu à me montrer chez elle avec vous, sous votre égide. Voilà pourquoi je suis venue vous chercher.

Clarisse sourit de cette combinaison et protesta qu’elle n’avait guère d’autorité sur Mme de Griffeuilhe.

— Allons donc ! Vous seule trouvez grâce à ses yeux. Elle vous considère comme une femme modèle. Au fond, elle se sert de vous pour mieux vilipender les autres. Alors vous comprenez combien c’est excellent pour moi d’être garantie par vous.

— Écoutez, Fanny…

— Non, non, ne me grondez pas. Ne vous plaignez pas de me rendre service. Pour moi, je n’aime que les gens qui me sont utiles.

Elle était, comme le voyait très bien Mme de Griffeuilhe, le contraire de son interlocutrice : moqueuse, imprévue dans ses paroles, et câline. Clarisse se sentait toujours un peu choquée par elle, mais croyait devoir lutter contre cette impression. Fanny reprit :

— Avez-vous grande envie de continuer ces visites ? Je meurs de soif. Allons goûter quelque part. Tenez, à la Métropole.

De son premier mouvement, Clarisse allait refuser. Et puis, toujours pour se vaincre, elle accepta.

Comme elles entraient dans le hall de l’hôtel, au son de musiques faciles, un homme se leva d’une table et vint à leur rencontre. C’était Desnouettes.

— Chère amie, je commençais à être d’une impatience…

Fanny regarda Clarisse avec son demi-sourire de côté, et dit :

— Cela aussi, c’était combiné. Asseyons-nous.

Clarisse s’assit, vexée. Quel rôle lui faisait-on jouer là ? Très droite sur sa chaise, évitant de regarder sa cousine, elle considéra Desnouettes. Il était selon son habitude, nerveux et essoufflé. Il entourait les deux femmes d’un tourbillon incessant de paroles. On eût dit un jongleur faisant bondir dans l’air des boules brillantes et toujours relancées.

Sans l’interrompre, Fanny beurrait son pain grillé et le dévorait. Clarisse se demanda comment elle pouvait se contenter d’un pareil bavardage. Un homme qui ne sait pas se taire, songea-t-elle, n’est pas un homme séduisant. Mais Fanny saurait-elle deviner chez quelqu’un sa vie intérieure ? Et alors, cessant de blâmer ce rendez-vous, l’empressement du jeune homme, la complaisance de la jeune femme, Clarisse se borna à les écouter avec une grave ironie. Elle éprouva le sentiment agréable d’être supérieure à sa cousine, d’être meilleure qu’elle, et, quoique moins jolie, moins élégante et moins spirituelle, plus apte à comprendre les finesses morales.

— Vous rappelez-vous, dit Desnouettes, notre promenade au bord de l’Arve, quand vous vous êtes tellement mouillé les pieds…

— Prenez garde, s’écria Fanny, Mme Damien ignore le secret de nos rencontres. Vous évoquerez plus tard ce souvenir.

Soudain Clarisse vit Desnouettes s’interrompre d’un air piteux, comme le jongleur lorsqu’il laisse tomber ses boules. Fanny dit, paisiblement :

— Voici mon mari.

Et comme Clarisse se retournait, elle ajouta :

— Je lui ai dit de venir nous rejoindre ici dès qu’il serait libre.

Décidément, Clarisse n’y comprenait plus rien. Avec lequel de ces deux hommes Fanny était-elle sincère ? Lequel voulait-elle rendre jaloux ? Gaillardoz s’avança entre les tables, dit bonjour sans la moindre surprise et s’installa avec la préoccupation de confort qu’il apportait dans toutes les circonstances.

Clarisse s’irrita contre lui, contre ses épaules carrées, son corps bien nourri, sa voix sonore. Ne voyait-il pas que Desnouettes faisait la cour à sa femme ? Et s’il le voyait, pourquoi conservait-il sur sa face pleine un sourire d’homme épris et rassuré ? Ce colosse aurait renversé son fébrile rival du revers de la main ; pourquoi, avec tous les attributs de la force, n’usait-il pas de son autorité ? Les gens qui l’entouraient, qui bavardaient aux tables voisines, cette musique de violons, ce va-et-vient, parurent à Clarisse d’une médiocrité affreuse. La salle était vide. Il y manquait quelque chose, — ou quelqu’un, — pour redonner la vie à cette foule sans âme, un sens élevé à ces paroles vaines.

Desnouettes, qui avait passé par l’étonnement, la gêne, la colère, recommença de parler. De nouveau ses boules de jongleur dessinèrent dans l’air des figures fugaces. Fanny montra à la foule un visage innocent. « Pourtant, se dit Clarisse, elle est peut-être coupable ! » Mais aussitôt elle repoussa cette idée en se reprochant de l’avoir formulée. Elle la repoussa par honnêteté native, par solidarité de famille, et aussi faute d’imagination pour la développer. Elle n’ignorait pas l’existence du mal, certes, mais elle ne l’avait jamais constaté dans son entourage. Elle ne lui prêtait aucun attrait. Elle y pensait comme à une chose triste et étrangère. Ce désir, qui ne la quittait pas, d’être bienveillante et loyale, l’avait toujours empêchée d’observer utilement autour d’elle. Le sentiment de son propre devoir à accomplir détourne d’autrui.

Alors elle se morigéna, elle s’obligea à être aimable, à quitter son « air Bourgueil ». Gaillardoz lui répondit avec cordialité. Sous ses gros sourcils, touffus comme des moustaches, il avait des yeux plus ironiques qu’on ne le pensait d’abord. Sa bonne humeur, son sang-froid suffirent à dissiper le malaise provoqué par son apparition. Et grâce à lui, il n’y eut plus rien que de régulier et de légitime autour de cette table.


On avait indiqué à Clarisse, qui avait besoin de dentelles, une marchande « en chambre » chez laquelle on trouvait des « occasions » extraordinaires. C’était à la Servette. Clarisse ne connaissait guère ce quartier de jardins étroits, de villas démodées parmi lesquelles se dresse, de loin en loin, une vaniteuse maison à cinq étages, toute neuve. Elle suivit des rues solitaires qui se coupaient au hasard, s’égara, et, comme elle cherchait auprès de qui se renseigner, elle n’entendit que le sifflement d’un merle. Par-dessus la haie, elle le regarda qui sautillait sur le sable d’une allée, tournait son bec jaune vers elle, et recommençait éperdument à dire sa joie.

Continuant sa marche, plus lente, Clarisse s’étonna de prendre plaisir à flâner. C’était une de ces journées de printemps hâtif, promesse soudaine que la saison ne tient pas toujours, mais qui suffit à attendrir. Clarisse qui, d’habitude, préférait l’air vif ou même la bise d’hiver, savoura cette tiédeur, et songea avec complaisance au prochain renouveau, comme si elle en espérait quelque chose.

Elle finit par trouver le rez-de-chaussée, au fond d’un enclos déjà rempli de primevères, où Mme Grandchamp, la dentellière, tenait son commerce. Elle fit quelques achats à cette forte femme, de ton énergique, à la poitrine rebondie, puis, comme elle s’en allait, elle croisa presque sur le seuil son oncle, Amédée Roset. Il parut surpris, inquiet même de la voir :

— Que faites-vous donc ici, Clarisse ? Vous connaissez Mme Grandchamp ?

Cependant, rebroussant chemin, il entraîna la jeune femme dans l’avenue. Elle expliqua :

— C’est une très brave femme qu’on m’a recommandée. Elle vit seule et a besoin de gagner.

Il soupira. Clarisse, croyant qu’il n’avait pas entendu, reprit d’une voix plus haute :

— Je ne connaissais pas ce quartier. Je le trouve charmant, retiré, silencieux…

Ils marchaient sur un trottoir de terre battue où ils étaient les seuls promeneurs. A gauche et à droite, de petits pavillons essayaient de se dissimuler derrière des bosquets sans feuilles. Elle ajouta :

— Je ne pensais pas vous y rencontrer.

Cette fois l’oncle Amédée toussa, la dévisagea avec ce regard triste qui lui donnait l’air d’un pauvre honteux. Il releva le col du paletot verdâtre qu’il portait toujours, puis désignant de sa canne une bâtisse entourée d’échafaudages :

— Tenez, fit-il, ils achèvent le toit.

Des longues années qu’il avait passées chez un architecte — toute son existence de petit employé, — il avait conservé un goût très vif pour la construction ; l’intérêt de son vieil âge était de suivre le progrès des travaux publics. Il partait pour des après-midi entières et allait, comme à des rendez-vous, surveiller aux quatre coins de la ville des édifices nouveaux qui s’élevaient vers le ciel. L’érection d’un monument le passionnait pendant des mois, et rien n’égalait la curiosité qu’il promenait parmi les démolitions de quartiers insalubres.

— D’ici dix ans, murmura-t-il avec orgueil, il y aura ici des rangées d’immeubles.

Rassuré comme chaque fois qu’il menait la conversation et n’appréhendait pas d’être interrogé, il déclara :

— Hubert m’a parlé de vos réparations à la Cômerie. J’irai voir cela un de ces jours.

Clarisse cherchait toujours à faire plaisir ; elle lui proposa :

— Hubert doit y aller bientôt : vous devriez l’accompagner.

Il la comprit, et ses yeux brillèrent de confiance. Clarisse ne l’intimidait pas comme les autres personnes, parce qu’elle le laissait parler et ne lui posait jamais de questions. Il l’aimait bien. Il admirait sans rancune son existence heureuse et régulière, son esprit de décision, et ce qu’il appelait sa chance. Car l’humanité pour lui se partageait en veinards et en déveinards. Il se rangeait sans hésiter, avec résignation, parmi les derniers, tandis que sa nièce resplendissait loin de lui, dans le paradis de la bonne fortune. Et comme il était superstitieux, il lui était reconnaissant de ses moindres attentions qu’il prenait pour des fétiches.

Il lui saisit la main, la serra dans ses doigts maigres aux ongles trop longs.

— C’est entendu, ma chère enfant. Hubert m’écrira le jour et l’heure, n’est-ce pas ?

Il fit mine de s’en aller tout à coup, fuyant, selon son habitude, l’adieu qu’il n’aurait point entendu, mais il s’arrêta, et d’une voix changée :

— Je connais Mme Grandchamp. C’est une vieille amie. Vous avez raison, elle est femme de mérite, et elle travaille… Que voulez-vous ? Elle n’a pas eu de chance.

Puis, craignant d’en avoir trop dit, il s’échappa de son petit pas pressé.

VIII

— Hubert, iras-tu bientôt voir les travaux de la Cômerie ?

Hubert leva les épaules avec incertitude. Une révolution venait d’éclater au Mexique, et justement il était engagé à fond dans des affaires mexicaines. Depuis une semaine, la lecture des dépêches et des cotes donnait à cet homme d’apparence ennuyée des émotions délicieuses. A vrai dire, le côté réel de la crise le touchait peu : les massacres, les incendies, les crimes qui se succédaient là-bas ne constituaient pas à ses yeux des faits, mais des signes. Les entreprises qu’exprimaient les titres menacés — chemins de fer, ports, compagnies d’eaux et d’éclairage, — il ne se les représentait guère, n’étant pas ingénieur, mais banquier. Sa spéculation, semblable sur ce point à la spéculation métaphysique des philosophes, était abstraite, désintéressée des choses, pure même de toute avidité pécuniaire. Il n’avait pas peur de se ruiner. Devant le risque, il éprouvait une clairvoyance extraordinaire, à peine fiévreuse. Sa jouissance, comme il arrive chez les grands voluptueux, était lucide. Mais c’était une jouissance chaste et une volupté toute cérébrale, faite de calcul et d’hypothèse. Que lui importait la Cômerie !

Il pria donc Clarisse, sans lui donner d’explications, d’y aller à sa place et d’emmener l’oncle Roset comme il avait été convenu.

— Mais quel jour choisir ?

Clarisse allait répondre au hasard, puis elle se reprit :

— Demain, dit-elle, je ne peux pas. Jeudi, c’est le jour de maman. Vendredi… je ne peux pas non plus… Reste samedi.

— Eh bien, samedi, c’est entendu.

— Mais, j’y songe, samedi le bureau ferme à midi. Si je proposais au petit Fabre-Gilles de venir avec nous. Il y a bien longtemps que nous n’avons rien fait pour lui. Qu’en penses-tu ?

— Comme tu voudras…

— Eh bien, je lui écrirai. Tu es bien d’accord ?

Hubert, préoccupé du Mexique, acquiesça. Clarisse écrivit à l’oncle Roset. Puis il fallut prévenir Laurent. Elle ne l’avait pas revu depuis qu’elle lui avait imposé de déménager. Or dans l’intérêt même de la tâche qu’elle avait assumée, il ne fallait pas qu’il eût d’elle une opinion défavorable. Elle devait acquérir sur lui une influence utile. Cette promenade à la Cômerie lui permettrait de le revoir et de lui faire comprendre que sa sollicitude n’était dictée que par une sincère sympathie.

Le samedi, vers deux heures, l’oncle Amédée et le petit Fabre-Gilles se trouvèrent à la gare. Clarisse les présenta l’un à l’autre, rapidement, puis elle les emmena vers le train. Dans le wagon, elle fut obligée de parler toute seule, car ils se taisaient tous deux, pour des raisons différentes. Ensuite, ayant fait les efforts qu’elle jugeait convenables, elle se mit à regarder par la portière. Hors de ville, dans la banlieue, c’était un paysage gris et brun de premier printemps. Le long des haies, les bourgeons commençaient à rougir. Aux jardins de maraîchers, aux villas minuscules succédèrent des prés bordés d’arbres, de vrais chemins de campagne.

A la station où ils descendirent, ils étaient attendus par un cocher à grosses moustaches, à casquette plate, qui menait une victoria fatiguée. Clarisse expliqua à Laurent que la Cômerie appartenait depuis cent vingt ans à la famille de son mari. Il l’écoutait avec une politesse déférente, et se félicitait de ne pas être au bureau.

— Vous verrez, ajouta-t-elle pendant le trajet de la station au village, on se croirait ici dans un pays perdu. Nous avons des chênes magnifiques, des bois, un vieux hameau groupé autour de sa fontaine. Sur la place s’ouvre la grille de notre cour ; on entre, d’un côté il y a la ferme basse et noire, et, vis-à-vis, la maison dont les autres faces donnent sur un parc à moitié abandonné.

Le parc n’était pas si abandonné que le disait Clarisse. Mais elle cédait à l’envie de rendre sa maison plus séduisante, de peindre le fond de son propre portrait. Pourtant elle suspendit des descriptions plus intéressées que des éloges, et demanda à son oncle :

— Vous n’avez pas froid ?

Il fit signe que non et elle lui sourit. Elle voulait qu’il fût content, et qu’il eût entre eux trois une entente de bonne camaraderie.

Comme ils approchaient du village, ils dépassèrent le facteur et Clarisse fit arrêter la voiture :

— Bonjour, Monney, comment vont vos rhumatismes ?

Le facteur les rejoignit en traînant la jambe, et souleva sa casquette.

— Bonjour, madame Damien, merci, ça va.

Clarisse lui demanda des nouvelles de sa fille. Elle n’était pas encore accouchée ? Savait-on quelque chose du dernier fils qui était à la caserne ? Elle posait ces questions d’une voix nette, en personne qui veut se tenir au courant. Laurent, pensa-t-elle, la connaîtrait mieux après cette après-midi passée ensemble : il sentirait qu’elle était décidée, pratique, et qu’il n’avait, comme les autres, qu’à se remettre à elle pour se laisser conduire.

Ils arrivèrent au hameau, passèrent la grille, et descendirent de voiture dans la cour.

— Regardez, mon oncle, voici les premiers travaux. On a refait le portail qui vraiment menaçait ruine. Et puis on a pratiqué des mansardes dans le toit.

L’oncle Roset déclara :

— Le portail, c’était nécessaire. Mais ces mansardes ! Comment avez-vous pu faire ces mansardes ? Elles rompent toute l’harmonie de la façade…

— Hubert tenait à avoir des chambres nouvelles.

Le vieil homme fronça les sourcils, fit la moue, en personnage compétent auquel on demande une expertise.

— Il aurait fallu respecter les proportions. Elle est jolie, votre façade, les proportions du toit n’y sont plus.

Il se recula, dessina dans l’air avec des gestes la silhouette de la maison. Clarisse se rapprocha de Laurent qui, éloigné de quelques pas, releva sur elle avec une soudaine confiance ses paupières toujours baissées. Alors, elle fut certaine qu’il n’avait aucun ressentiment et, rassurée, lui dit à mi-voix :

— Voilà mon oncle qui s’indigne !

Laurent sourit. Son visage, rajeuni encore par cette gaieté, parut celui d’un gamin. Elle ne voulut pas laisser voir combien il lui plaisait et, se retournant :

— Ah, voilà Mme Lecerf !

Mme Lecerf, la fermière, était une personne importante et malade, hautaine et pâle. Lorsque Clarisse s’informa de sa santé, elle prit une expression aigrement ironique et répondit qu’elle avait craché du sang tout l’hiver. Ensuite elle ajouta que les ouvriers lui avaient donné bien du tracas.

— Des malhonnêtes gens, madame. Et puis qui salissent partout.

— Mais c’est fini maintenant, dit Clarisse.

Mme Lecerf en convint avec amertume. Poussant une série de soupirs, elle sortit des clefs de son tablier pour ouvrir les portes. Clarisse proposa aux deux hommes, pendant ce temps, de faire le tour de la maison.

De l’autre côté, devant le perron sur lequel donnaient des portes-fenêtres, s’étendait une terrasse sablée où foisonnaient les mauvaises herbes, puis une pièce d’eau dont la bordure de pierre était rongée de mousses jaunes ; plus loin s’étendait une vaste pelouse. A gauche, se dressait un noyer, puis des chênes dont les silhouettes dépouillées frémissaient. Au bout du pré, s’allongeait transversalement, bordée de haies, la route où il ne passait presque jamais personne. Après, les champs et les arbres reprenaient. Clarisse expliqua à Laurent :

— C’est ici que nous nous tenons le soir, dans la belle saison. Même durant les plus grandes chaleurs, il y a toujours de l’air.

Elle voulait que Laurent considérât cette maison, ce jardin comme des lieux où il était bon de vivre. L’oncle Amédée partageait cet avis. Sans jalousie, d’un ton sentencieux où il faisait tenir sa philosophie simpliste de l’existence, il dit :

— Ah, vous avez de la chance de vivre ici !

— Ou bien, continua Clarisse, nous nous installons sous le noyer. Le bassin de pierre est presque vide aujourd’hui, mais quand nous sommes là on le remplit et on fait marcher le jet d’eau… Et puis, regardez mes rosiers.

Contre la façade grise aux volets bleus montaient des treillages où se suspendaient des ramures sèches. Mais l’intensité de persuasion de la jeune femme était telle que Laurent crut entendre retomber l’eau dans le bassin et crut voir fleurir les roses.

Mme Lecerf vint leur dire que la maison était ouverte. Ils retournèrent. Comme l’atmosphère du vestibule était froide, l’oncle Amédée alla chercher son foulard qui était resté dans la voiture. La fermière monta au premier étage et Clarisse emmena Laurent.

— Venez avec moi, dit-elle. Je vais vous montrer le salon.

Profitant du demi-jour qui régnait dans le vestibule, ils suivirent un corridor qu’imprégnait une odeur de prune et de moisi, puis entrèrent à tâtons dans une pièce complètement obscure mais qu’on devinait vaste à cause de sa sonorité.

— Je ne voudrais pas me cogner aux meubles, dit Clarisse. Avez-vous des allumettes ?

Il avait une boîte, il frotta. La petite flamme laissa entrevoir des fauteuils et des chaises drapés de housses et assemblés sous un lustre. Puis l’allumette s’éteignit et ils se retrouvèrent dans l’obscurité.

— Recommencez, fit Clarisse, je ne m’y reconnais plus.

Laurent alluma encore, et ils avancèrent. Cette fois ils étaient devant une grande glace verdâtre qui renvoya bizarrement leurs vagues images. Ils ne dirent rien, et, au bout d’un instant, l’allumette s’éteignit. Impatientée, Clarisse avança de quelques pas pour gagner une fenêtre, mais elle heurta un meuble et s’arrêta, désorientée. Son optimisme avait disparu. Elle souhaita que le jour se fît, car elle éprouvait une angoisse puérile à être dans le noir. Il lui sembla que cette invisibilité lui conférait une liberté étrange, comme si l’ombre supprimait sa personnalité et la rendait pareille à n’importe qui : elle ne possédait plus ni visage ni nom. Pendant une seconde, elle eut l’indéfinissable impression d’être au bord de tout le possible, de tout l’improbable… Laurent fit entendre son petit rire bref :

— Mes allumettes ne prennent pas !

Alors Clarisse s’aperçut au son de sa voix qu’il s’était éloigné d’elle. Elle l’avait cru tout près, à portée de la main, mais il était à l’autre bout de la pièce. Elle s’avança, trouva une fenêtre, l’ouvrit, poussa énergiquement les volets : le soleil entra d’un coup et l’auréola d’une lumière dorée.

— Aidez-moi.

Il se mit à ouvrir les volets avec entrain. Quand ils eurent fini, ils se retournèrent. Toutes les ombres avaient disparu, l’odeur de prune se dissipait : dans la vaste pièce sans mystère, les choses et les gens se trouvaient à leur place.

— Je vous oblige à travailler, dit Clarisse.

Elle vit se lever vers elle le regard de ses prunelles marron, chargé cette fois d’une expression inédite de bonne amitié. Et elle éprouva de nouveau le besoin de s’expliquer.

— Vous savez, je n’ai jamais aimé les paresseux. Moi-même, je m’occupe beaucoup, j’agis de mille manières. On me plaisante là-dessus dans ma famille. On me dit que…

Bien qu’il ne lui eût rien demandé, elle s’efforça de le renseigner sur elle. Elle ne se contenait plus de lui faire connaître le décor de son existence, elle voulait qu’il la connût elle-même. En prenant les devants, elle ne lui permettrait pas de la juger de façon indépendante. Elle alla jusqu’à dire du mal de sa personne, en se moquant : elle avoua qu’elle était autoritaire, exigeante, susceptible. Raconter ses défauts, c’est encore parler de soi, mais elle prenait garde de ne pas les montrer sous un jour antipathique. Avec quelqu’un d’autre, elle se serait peut-être méfiée, mais vis-à-vis de ce tout jeune homme, qui ne témoignait d’aucune ironie, elle se laissait aller à sa propre duperie. Le principal c’était d’intéresser Laurent.

L’oncle Amédée vint les rejoindre.

— Et ici ?

— Le plafond a été remis en état.

Ils levèrent les yeux tous les trois, mais l’oncle Amédée seul fut sincère.

— Bon, fit-il en connaisseur, ça va bien.

Laurent voulut dire quelque chose à son tour et demanda qui était le portrait accroché en face d’eux : un homme maigre, d’une cinquantaine d’années, aux moustaches tombantes, à l’expression ennuyeuse et découragée.

— C’est mon beau-père. Il est mort il y a dix ans.

— Je l’ai pas mal connu autrefois, s’écria l’oncle Amédée. Nous lui avons bâti un petit hôtel aux Tranchées, dans un style trop riche. Pauvre homme ! Il a perdu sa femme à la naissance d’Hubert. Il a cherché à faire une carrière politique, il n’a récolté que des insuccès. Il était malade du cœur. Il est mort dans un accident d’ascenseur.

Il s’approcha du portrait qui le regardait d’un air amer et dégoûté, et il l’interpella, avec défi :

— Un déveinard !

Puis il se tourna vers Laurent :

— Et vous, jeune homme, avez-vous de la chance ?

Laurent parut interdit, ensuite il se mit à rire :

— Oui, dit-il.

Son interlocuteur l’observa d’un œil soupçonneux afin de savoir comment se manifestait pour lui la Fortune. Il était jeune, charmant de sa personne, avec, sous sa politesse et sa réserve, une ardeur qu’il devina. Alors le bonhomme eut un soupir.

Ils montèrent au premier. Sur les marches usées et basses de l’escalier, traînaient des feuilles mortes de l’automne précédent. Contre le papier du mur apparaissaient des taches d’humidité : traces froides de l’hiver. Ils entrèrent dans une chambre, tendue d’andrinople rouge, et le plancher endormi craqua sous leurs pas comme s’il s’éveillait. Des plaques de suie étaient tombées dans l’âtre. Ici, cela sentait le bois frais et la cretonne. Longtemps fermée, la maison conservait dans chacune de ses pièces une odeur particulière.

Clarisse ouvrit une armoire qui résista, grinça pour se plaindre : au fond, elle retrouva une ombrelle qu’elle avait oubliée et qui l’attendait. Ce fut une petite secousse donnée à sa mémoire d’où montèrent de vagues rappels, des réminiscences qu’elle n’aurait pu préciser mais qui l’émurent. Elle eut, l’espace d’une minute, la notion aiguë, désespérante, du temps qui s’en va et qui ne reviendra jamais et qu’on n’a peut-être pas employé comme il aurait fallu. Avec une soudaine mélancolie, elle songea à tous les étés qu’elle avait déjà vécus dans cette maison, aux innombrables journées de lumière, aux innombrables nuits d’étoiles qui avaient déjà passé sur ce vieux toit de tuiles.

Elle marcha à la fenêtre et s’y accouda. La différence était bizarre à sentir, entre l’air tiède du dehors et l’air refroidi du dedans. Mais celui du dehors pénétrait de plus en plus, circulait d’une chambre à l’autre grâce aux portes restées ouvertes. Cela faisait un léger courant d’air réchauffé, un flottement tiède. L’atmosphère devenait de plus en plus agréable à goûter : on en sentait la caresse sur le visage. Et ce souffle moite comme une haleine faisait éclore la maison, les meubles, les rideaux, les souvenirs, qui étaient restés engourdis pendant de longs mois. Étreinte par le soleil de mars, la Cômerie s’animait, souriait comme une femme entre les bras de celui qu’elle aime.

A côté de Clarisse, et subissant comme elle l’influence de cet éveil mystérieux, se tenait Laurent. Tournant le dos à la pénombre humide de la maison, ils se penchèrent vers la terrasse, les prés, l’œil glauque de la pièce d’eau, et respirèrent la douceur de ce jeune paysage verdoyant par places de petites feuilles et de nouvelles pousses. Un jour, cette terre à peine vêtue, ces arbres presque dépouillés encore se réjouiraient de feuillages complets, d’herbes hautes et de floraisons. Ce serait au bout d’un lent travail dont la jeune femme et son compagnon pressentaient, sans bien les concevoir, les débuts, les tâtonnements, la persévérance… Soudain, interrompant leur contemplation paresseuse, quelque part, un coq chanta. Et très vite, après un premier éclat de voix, il recommença ses appels, il les lança dans toutes les directions, il les affirma comme s’il eût craint de n’être pas compris.

Alors Clarisse se détourna vers Laurent. Rapprochés par l’étroitesse de la fenêtre à laquelle ils s’appuyaient, elle voyait de près son visage allongé, ses yeux attentifs, sa bouche étroite et sérieuse. Elle le dévisagea, le dominant de sa personne. Elle devina qu’il n’était pas insensible à cette tiède après-midi ; elle le sentit prêt à lui obéir comme un docile enfant auquel elle dicterait ses devoirs.

Mme Lecerf cria d’en bas que le goûter était préparé dans la salle à manger. Ils y descendirent et furent rejoints par l’oncle Amédée qui revenait de la nouvelle salle de bains. La fermière avait allumé un feu de bois dans le poêle de faïence ancienne, qui ronflait comme un orgue. Sur la table elle avait préparé du thé, des confitures, un gros pain de ménage.

— Mon oncle, s’écria Clarisse, laissez-moi vous servir !

Le bonhomme retira son foulard et regarda autour de lui avec satisfaction. Les proportions de cette pièce à boiseries lui avaient toujours plu. Et puis l’amitié qu’il portait à sa nièce s’attendrissait devant les tartines qu’elle lui préparait d’une main sûre, sans faire de miettes inutiles. Et il murmura avec un air de confidence :

— Vous savez, Clarisse, vous auriez pu faire votre salle de bains dans l’autre aile. J’ai pris des mesures.

Il sortit son carnet où il avait inscrit des chiffres et il exposa complaisamment son idée, avec la certitude facile des personnes qui n’entendent jamais les objections. Puis, penché sur sa tasse fumante, les yeux à mi-clos de plaisir et suçant sa tartine, il interpella Laurent :

— Eh bien, jeune homme, vous plaisez-vous dans la banque ?

Enhardi, il posait cette question parce qu’il était sûr de la réponse. Mais Laurent, répliquant à côté, dit qu’il avait beaucoup travaillé durant la semaine et M. Roset redevint soucieux, mit sa main en cornet. Clarisse s’empressa d’intervenir :

— Vrai ? Vous avez travaillé tant que cela ?

— Certainement, madame. Hier c’était la fin du mois : j’ai dû rester au bureau jusqu’à deux heures du matin…

— C’est juste, mon mari est rentré tard. Mais alors vous devez être très fatigué…

Déjà elle le plaignait. Lui se rengorgea, puis, avec son petit rire bref, nerveux comme un sanglot, il ajouta :

— Et ce matin, j’y étais de nouveau à huit heures…

— Voulez-vous que je demande à mon mari de vous dispenser…

Il l’interrompit, protesta. Clarisse lui dit :

— Racontez-moi pourquoi vous avez été retenu si tard.

Laurent, satisfait de révéler à des ignorants des choses qu’il ne connaissait lui-même que depuis peu, expliqua son travail. Il parla du bureau comme un écolier parle de sa classe. Il décrivit ses chefs, ses camarades, leurs relations réciproques, il cita quelques-unes de leurs plaisanteries favorites, de leurs surnoms. Clarisse s’étonna qu’il fût devenu si bavard : dans sa voix passait même quelque accent du midi. Ce qu’il disait lui sembla un peu mesquin, mais en l’écoutant elle le regardait, et elle trouva dans sa personne l’intérêt que n’offrait pas son discours.

Mme Lecerf revint sur ces entrefaites et pria aigrement Clarisse de visiter le poulailler. Elle n’en avait guère envie, pourtant elle crut devoir y aller et dit aux deux hommes :

— Attendez-moi, je reviens dans quelques minutes.

La fermière la mena à travers la cour et lui montra d’abord le grand marronnier dont la maîtresse branche, en janvier, s’était brisée sous le poids de la neige. Les deux petites filles de Mme Lecerf les rejoignirent. Leur mère les obligea à dire bonjour, et ce fut long, car elles commencèrent d’abord par pleurer. On put enfin obtenir d’elles un marmottement confus derrière des coudes levés qui fut jugé suffisant.

Le poulailler avait été rebâti en briques. Mme Lecerf en fit valoir d’un air pincé le mérite :

— Voilà les poules mieux logées que bien des malheureux… Petites, petites, petites.

Claire dut assister à une distribution de grains. La fermière les répandait avec hauteur, mais elle n’égalait pas la superbe du coq, verni de rouge et de jaune, qui affectait de ne rien voir et marchait avec précaution le long du grillage. « Est-ce lui, songea Clarisse qui chantait si fort tout à l’heure ? » Elle revécut en un éclair l’impression si nouvelle qu’elle avait eue à écouter ce cri redoublé d’espérance lorsqu’elle était penchée au-dessus du jardin à côté du petit Fabre-Gilles et serrée contre lui. Inattentive désormais à Mme Lecerf, elle retourna vers la maison.

Comme elle approchait de la salle à manger, elle fut surprise du silence qui y régnait, puis, une fois entrée, elle se mit à sourire. L’oncle Amédée avait disparu. Et Laurent, confortablement installé à côté du poêle, dormait… Sans doute, seul dans cette pièce chauffée, n’avait-il pu résister au sommeil en retard de la nuit précédente. Il dormait, les bras allongés, la bouche un peu ouverte. Clarisse s’attendrit en le contemplant : il avait l’air si juvénile. Et si désarmé : il reposait, étendu sur le canapé comme sur un lit. Tous deux étaient ensemble, et personne ne les observait. Ainsi que dans le salon obscur, Clarisse se sentit étrangement libérée. Et il lui parut très beau, ce visage d’Arabe un peu pâli par la fatigue où passait le reflet de rêves inconnus, très belle cette bouche offerte qui laissait luire les dents…

Cependant il fallait le réveiller. Clarisse s’approcha pour le toucher à l’épaule. Mais comme elle était à côté de lui, tout à coup, sans y réfléchir et sans même le vouloir, invinciblement séduite, elle se pencha et posa ses lèvres sur sa joue tiède…

Ensuite elle se redressa, écarlate : il n’avait pas bougé. Elle sortit en hâte, gagna la terrasse. Qu’avait-elle fait ? Elle tourna le coin de la maison, trouva l’oncle Amédée qui dessinait le profil du portail sur le revers d’une enveloppe.

— Nous partons, cria-t-elle. Allez dire au cocher d’avancer.

Puis elle revint sur ses pas. Laurent parut sur le perron.

— Il faut partir ?

— Oui, fit-elle sans le regarder.

Il n’avoua pas qu’il avait dormi. Tous trois montèrent dans la voiture. Au jour tombant l’air se refroidissait et ils ne dirent pas grand’chose jusqu’à la station. Le train les emmena à travers un crépuscule infiniment triste. Sur le quai de Genève, Clarisse jeta son adieu à ses compagnons, avec une brusquerie qu’ils ne s’expliquèrent pas. Et elle s’en alla le long des rues éclairées et bruyantes, écartant violemment de son esprit toute réflexion.

IX

Clarisse n’avait jamais connu des autres et d’elle-même que des apparences logiques et naturelles. Née dans ce qu’on appelle la bonne société, habituée au confort moral, aux mœurs régulières, de tempérament calme, sans nostalgies ni désirs impossibles, elle ignorait tout imprévu.

Aussi était-elle prodigieusement étonnée de ce qui s’était passé à la Cômerie… Comment, on lui avait recommandé un jeune homme ; elle s’était intéressée à lui comme à n’importe quel autre de ses protégés, Mme Winiger ou le vieux Pigueret ; elle avait admis chez lui, chemin faisant, une qualité d’âme qui rendait ses soins plus légitimes encore — et tout cela finissait par un irrésistible baiser !… Elle n’avait pas dissimulé la curiosité et la sympathie qu’elle éprouvait à son égard ; elle avait parlé de lui à son mari, à sa famille ; personne, bien entendu, n’y avait trouvé à redire, et pourtant, si on l’avait vue en cette minute qu’aurait-on pensé ?

Malgré les reproches théoriques qu’elle s’infligeait, elle ne parvenait pas à se rendre responsable de ce geste furtif, puisqu’elle était pure de toute volonté coupable. Elle n’avait pas succombé puisqu’il n’y avait pas eu combat. Elle regretta le fait, elle le blâma, elle décida d’exercer un contrôle plus serré sur sa conduite, mais elle n’eut pas l’idée de faire, au dedans d’elle-même, une enquête. Son sérieux natif, son application honnête à vivre, l’empêchèrent de se considérer elle-même avec ironie. Elle subsistait avec ses convictions, ses jugements, ses habitudes — intacte, sauf qu’elle avait embrassé un jeune homme. Mais ce baiser demeurait extérieur à sa vie.

Hubert lui demanda comment s’était passée la journée, et elle n’hésita pas à lui répondre qu’elle s’était passée fort bien. Elle donna son avis sur les réparations et décrivit l’aspect de la compagne. Elle n’omit pas de mentionner l’oncle Amédée et Laurent… Et tandis qu’elle parlait, l’idée même qu’elle se faisait de Laurent la rassurait sur son acte irréfléchi. Il représentait à ses yeux un ensemble de sentiments honorables qui, en principe, contredisait toute interprétation fâcheuse. Clarisse ne pensait pas souvent à la tentation, sinon d’une manière abstraite et pour autrui ; elle n’y avait jamais rêvé, et pour elle-même, sous les espèces d’un jeune garçon. Un instant, peut-être, à constater le plaisir qu’elle avait éprouvé à poser ses lèvres sur sa joue aurait-elle pu comprendre… Et alors elle se serait révoltée. Mais cet instant avait été trop court, et maintenant les nuées l’entouraient à nouveau. Elle ignorait complètement les surprises des sens. Elle ne lisait pas de livres qui l’auraient renseignée. Hubert ne s’était pas soucié de l’instruire, suivant une politique de mari prudent, désireux de ne pas compromettre chez elle un équilibre sentimental qui lui suffisait. Les choses de la chair, Clarisse les connaissait d’une façon méthodique en quelque sorte, à leur heure, et sous la forme d’une habitude. Émotions permises mais secrètes, auxquelles elle ne faisait jamais allusion, et qu’elle ne devait jamais à personne d’autre, bien entendu, que son mari. Or ce qu’elle éprouvait pour Laurent était bien loin de ressembler à ce qu’elle éprouvait pour Hubert, si bien qu’elle n’avait pas même l’idée d’établir la comparaison. C’était à la fois plus et moins — mais elle ne s’apercevait que de ce qui était en moins.

Cependant, puisqu’elle reconnaissait avoir commis une imprudence involontaire, Clarisse était trop portée à l’action pour ne pas chercher à prendre une mesure pratique. Elle chassa le reste de gêne qui, malgré tout, la poursuivait, en décidant de ne plus voir pendant quelque temps le jeune homme. Elle ne reprendrait leurs relations que plus tard, avec plus de sang-froid et quand se seraient dissipés cette légère excitation, cet excès de zèle qui l’avaient entraînée et qui étaient si contraires à ses habitudes de raison.

C’était un sacrifice, et elle le fit d’autant plus volontiers qu’il ne portait que sur un détail. Comme beaucoup de personnes disciplinée, elle acquérait un sentiment de bonne conscience à s’obliger, quelle que fût la nature de l’obligation. Et elle se persuada d’autant plus de faire son devoir qu’il s’accompagna d’une certaine tristesse : il lui était pénible de s’interdire Laurent.

Pour rien au monde, elle ne l’aurait mis au courant de ce qu’elle avait décidé. Son geste irréfléchi devait demeurer inconnu à tous, mais surtout à lui. Elle l’aurait plus facilement avoué à Hubert. Ce qu’elle souhaitait connaître de Laurent, ce qu’elle souhaitait qu’il connût d’elle, c’était ce qu’ils avaient de meilleur. Elle ne réclamait de lui qu’une âme généreuse et pure. L’image d’elle-même qu’elle voulait imposer à Laurent devait n’avoir nul besoin de commentaire ou d’excuse. Le respect cérémonieux qu’il lui témoignait lui plaisait comme un hommage et comme une soumission. Elle ne voulait à aucun prix qu’il eût le droit d’être moins docile ou plus familier…

Mais un jour, à l’improviste, il vint la voir. Elle était seule. Dès les premières paroles, elle fut déçue par la banalité des phrases qu’il prononça. Il ne se doutait pas des scrupules qu’elle avait dû combattre ni de la décision qu’elle avait prise. Il se tenait assis dans le même fauteuil qu’à sa première visite. Toutefois il avait remplacé son embarras de naguère par une sorte d’affectation qui lui allait très mal. Dans ce visage satisfait, Clarisse ne retrouvait pas le visage abandonné, endormi, dont elle avait senti contre le sien la douceur chaude.

Après un silence, et comme prenant un parti, Laurent s’écria :

— Je venais vous remercier, madame, pour la journée de samedi.

— N’est-ce pas que la Cômerie est une jolie maison ?

— Je veux dire pour votre accueil. Vous m’avez fait oublier ma solitude, et d’une manière si agréable !

Clarisse se sentit un peu rougir. Ces mots, que Laurent avait prononcés avec application, l’auraient réjouie la semaine précédente. Mais elle y vit une allusion involontaire. Elle répondit qu’elle avait été heureuse de l’emmener là-bas, et qu’il était tout naturel qu’elle s’intéressât à lui… Elle s’arrêta, songeant que ces phrases si simples pouvaient être interprétées, et elle acheva, afin de se rendre justice :

— D’ailleurs, j’ai fait très peu pour vous jusqu’à présent… Nous avions promis davantage à votre père…

— Je vous remercie de ce que vous ferez d’autre. Je sais que vous êtes très indulgente pour moi.

Clarisse s’irrita d’être si peu maîtresse d’elle-même parce qu’elle se croyait soupçonnée. Alors, elle prit son grand « air Bourgueil ».

— Hélas, cher monsieur, je regrette que, d’ici quelque temps, nous ne puissions plus vous voir. Je vais probablement m’absenter. Mon mari désire aller à la montagne.

Le mensonge la servit mieux que la sincérité. Laurent perdit du coup son air d’assurance, redevint très « petit jeune homme » et se leva pour partir.

Alors elle crut qu’il s’en allait en même temps de sa vie. Elle se sentit transportée par le sentiment exaltant mais amer qu’en l’écartant elle accomplissait son devoir. Rien de vil n’était entre eux : tout se passait sur les sommets.

— Je pense parfois, fit-elle avec lenteur, que vous devez vous attrister d’être seul et loin des vôtres. Dites-vous que vous n’êtes pas ici pour faire seulement un stage dans une banque, mais aussi l’apprentissage de l’existence. Nous sommes très souvent isolés les uns et les autres, mais c’est une bonne école. Soyez courageux…

Il la considéra, étonné de ce prêche qu’elle débitait presque doctoralement, et ne saisissant pas qu’elle voulait dire : « Soyez digne de moi. » Puis elle continua, avec une gaucherie qui donnait de la sécheresse à ses paroles :

— Nous ne nous verrons pas pendant quelque temps. Mais l’absence ne signifie pas l’oubli. J’aurai de vos nouvelles. Travaillez, continuez dans la voie que vous avez choisie.

Gêné par son accent, où il retrouvait l’écho solennel de son père, ne sachant comment répondre, il s’inclina pour partir. Elle lui tendit la main, l’enveloppa d’un regard d’adieu, plein d’une fierté noble. Mais comme il était encore incliné, elle vit tout à coup sur la peau de sa nuque un signe, un grain de beauté. Et longtemps après le départ du jeune homme, cette découverte lui laissa une sorte de malaise…

Par sa décision d’éloigner Laurent, Clarisse dissipa l’humiliation première que lui avait inspirée son inconséquence. Elle goûta l’orgueil d’avoir tranché dans le sens le plus digne une question de conscience. Son amour-propre, elle le mettait à être impeccable comme d’autres femmes le mettent à être élégantes ou courtisées. Elle éprouvait du plaisir à ne pas commettre de fautes. Il est vrai qu’il lui était presque plus facile de s’abstenir que de pécher : manque d’occasions. La vie ne l’ayant menacée ou atteinte encore en aucune manière, elle ignorait tout compromis, toute concession à l’inévitable. Quels que fussent ses scrupules, l’épisode de la Cômerie était impuissant à ébranler sa certitude d’elle-même. Bien mieux : il la renforçait maintenant qu’il était résolu.

Et elle fut heureuse aussi d’associer Laurent à sa bonne conduite. Elle le fit délibérément participer à cette orgueilleuse sagesse, et l’embellit de sa propre vertu. Si elle s’obligea à ne plus le rencontrer, rien ne l’empêcha de penser à lui. Au contraire, elle s’attacha d’autant plus à son souvenir qu’elle se privait de sa présence. Elle le fit aussi fier, aussi intact qu’elle-même. Ainsi s’établit, dans sa pensée, un rapport entre ce qu’ils avaient de pareil et de mieux. Elle pressentit même, pour plus tard, une sorte d’enrichissement moral l’un par l’autre, une compréhension réciproque, bref, une amitié exceptionnelle, où elle jouerait le rôle séduisant de directrice de conscience, de grande amie sérieuse à la fois et enjouée.

Cependant, à mesure que les jours passèrent, le souvenir qu’elle entretenait avec tant de zèle commença de lui échapper. Non seulement les mots qu’il avait prononcés, mais aussi la personne physique de Laurent perdirent à certaines minutes leur netteté. Par exemple, elle découvrit qu’elle ne se rappelait plus la forme de ses mains. Elle ne les avait pas remarquées, et ce détail méconnu lui parut très important. Dans son ensemble elle conservait du jeune homme une image qui tantôt demeurait vague, et qui tantôt se ranimait avec exactitude, mais à l’improviste. Parfois elle contemplait devant elle sa silhouette, elle entendait sa voix dont telles intonations profondes contrastaient avec son extrême jeunesse, et son rire brusque et comme confus — puis tout s’évanouissait dans l’oubli. Elle était incapable de le ressusciter à son gré. C’était comme une ombre qui vous précède, qu’on croit rattraper, et qui disparaît au moment d’être saisie. Cette chasse à l’image, cette anxiété de la perdre quand elle était apparue, rendit plus intense l’obsession de Laurent. Laurent n’était pas quelqu’un que Clarisse pouvait susciter selon son humeur. Elle était obligée de demeurer sur le qui-vive pour accueillir son fantôme.

Suivant donc une loi secrète qu’elle ne savait reconnaître, parfois elle revoyait la Cômerie, la pièce silencieuse aux parquets luisants, la table chargée de faïence, le canapé, et le jeune homme endormi qui l’avait tentée. L’évocation était si forte qu’il lui semblait revivre cet instant, le continuer encore. Étendant les bras, elle était tout à coup surprise de ne rencontrer personne à côté d’elle.


Gaillardoz vint un jour s’inviter à déjeuner chez les Damien, prétextant qu’il était célibataire.

— Que devient donc votre femme ? lui demanda Hubert d’un ton boudeur.

Fanny, dit-il, avait été se promener en bateau avec des amis. Il était enchanté que la journée fût si belle et la promenade de sa femme ainsi mieux réussie. Hubert ne répondit rien.

— Avez-vous lu, demanda Gaillardoz à Clarisse, la brochure que votre père vient de publier ?

— Une brochure ? Non. Vous savez que mon père ne raconte rien de ses projets à l’avance.

— Eh bien, lisez-la. M. Bourgueil propose de considérer la cathédrale de Saint-Pierre, toutes proportions gardées, comme le Panthéon ou Westminster, et d’y ériger des monuments à ceux, philosophes, savants, soldats ou magistrats, qui illustrèrent la République. Je ne sais quel accueil sera fait à cette idée, mais je la trouve intéressante.

— Je m’imagine que ce projet sera vivement combattu.

— Oui, fit Gaillardoz, nos concitoyens vivent du principe de contradiction.

— L’un de ces contradicteurs, ajouta Clarisse avec un sourire, — l’un des plus dangereux, je le prévois déjà : ce sera M. Lachault.

— Le pasteur Lachault ? Mais pour quelle raison ?

— Il est un homme du Décalogue et de l’Église primitive : toute image taillée lui sera en horreur.

L’évocation du terrible prédicateur les rendit silencieux. Lorsqu’on parlait de cet homme si discuté, chacun se demandait à nouveau que penser de lui. Gaillardoz s’écria avec un accent de raillerie :

— En somme, il est plutôt inconfortable !

— Que voulez-vous dire ?

— Je dis qu’on ne doit pas perpétuellement se mettre en travers de son siècle et qu’à se montrer toujours acariâtre, toujours hostile, toujours impitoyable, on finit par dégoûter le monde et perdre toute influence.

— Attendez, fit Clarisse agacée par le ton léger de son interlocuteur, — vous jugez trop vite. M. Lachault n’est pas acariâtre, il est convaincu ; il n’est pas impitoyable, il est sévère. Ce qu’il estime vrai, il l’affirme ; ce qu’il juge mauvais, il le condamne. Je vous assure qu’il mérite le respect.

— Certes, mais il pousse au noir cette pauvre humanité qu’il vaut mieux prendre par ses bons côtés. Il flaire partout le pécheur et le criminel. Il n’est jamais plus heureux que lorsqu’il peut dénoncer.

— Ah voilà ce qu’on ne lui pardonne pas, s’écria Clarisse en s’échauffant. Il est lucide ! Vous êtes donc de ceux qui préfèrent se boucher les yeux devant le mal ? J’avoue que je ne partage pas cette indulgence générale. Nous devons être assez courageux pour nous voir tels que nous sommes : c’est le seul moyen de nous améliorer.

— Voulez-vous une cigarette, Gaillardoz ? fit Hubert.

— Volontiers. Merci.

Gaillardoz était surpris du ton de la jeune femme. Il se reprocha d’avoir provoqué sa mauvaise humeur, et il reprit, plus doucement :

— Croyez-vous qu’il nous soit possible de nous voir nous-mêmes tels que nous sommes ?

— Certes. Je n’ai guère d’illusions sur moi, et je vous assure que je me connais.

— Personne se connaît-il jamais ? Savons-nous de quoi nous sommes capables, avant l’occasion qui nous le révèle ? Et croyez-vous qu’après nous être connus nous puissions nous corriger ?

Clarisse répliqua avec une vivacité nouvelle :

— Comment pouvez-vous poser une pareille question ? Il est évident que si je constate en moi un défaut, je tâcherai de le contraindre, si je commets une faute je m’efforcerai de la réparer. N’essayons-nous pas tous de faire le bien ?

Gaillardoz se leva, baisa la main de sa cousine étonnée et, avec un bon sourire :

— J’ai tort de discuter. Vous avez mille fois raison.

— Mon ami, reprit-elle, c’est vous qui avez tort de faire le sceptique. Il existe des êtres qui cherchent leur propre perfection, qui s’efforcent vers plus de noblesse, de foi, de vaillance… Nous devons tâcher de leur ressembler, vous et moi…

— Et moi, fit Hubert en consultant sa montre.

— … et ne pas céder sur les principes sous prétexte que personne ne les observe. M. Lachault est intransigeant, parce qu’il voit clair, le bien comme le mal, qui tous deux existent côte à côte. Et parce qu’il est lucide, il peut vous rendre le précieux service de vous renseigner sur vous-même. Si vous alliez le trouver, il vous analyserait avec une clairvoyance extraordinaire ; il vous dirait : faites ceci, renoncez à cela, voici ce qui est bon en vous et digne d’être fortifié, voilà qui doit être condamné. Je sais qu’il a remis bien des gens sur le droit chemin de cette façon.

— Oui, fit Gaillardoz qui cherchait la conciliation, c’est un admirable chirurgien, mais il opère sans endormir.

— Il a raison : la douleur morale est un enseignement.

— Clarisse, vous êtes une femme heureuse ! Je ne vous en veux pas d’ailleurs. Mais je reproche à M. Lachault d’être impeccable. Ses fautes, s’il en avait commises, lui auraient enseigné l’indulgence. Quant à moi, je me connais trop bien, hélas, pour ne pas excuser les autres !

Ils sourirent tous les trois. Puis, l’heure s’avançant, les deux hommes partirent pour leurs affaires. Restée seule, Clarisse se reprocha d’avoir eu dans cet entretien si simple un ton brusque et cassant. Mais elle avait voulu affirmer ses principes ! Elle ne se contentait pas, comme Gaillardoz, de la réalité moyenne, elle réclamait un haut idéal. Si tout le monde, pensait-elle, professait une philosophie accommodante qui veut que tout s’arrange et que rien ne soit tragique, que deviendraient les partis pris généreux, l’esprit de sacrifice ? Elle avait protesté contre ses paroles parce qu’elles dépréciaient par contre-coup M. Lachault, et elle-même, et Laurent — Laurent dont elle affirmait les sentiments élevés. Elle ne voulait pas que son souvenir du jeune homme fût terni au hasard d’une conversation. Elle se montrait digne de lui comme d’elle-même en défendant leurs croyances communes, celles du moins qu’elle lui supposait.


Les jours passèrent, le printemps s’installa de plus en plus. Immobile devant la fenêtre ouverte, Clarisse regardait la belle journée transparente. Soudain elle sursauta parce que Hubert, qui venait d’entrer, avait tapé la porte derrière lui. Alors, sans presque le vouloir, elle exprima tout haut le désir qui lui tenait compagnie :

— La campagne doit être délicieuse. Quand irons-nous à la Cômerie ?

— Nous avons bien le temps. Pourquoi y aller plus tôt que d’habitude ? fit Hubert, jetant des journaux en désordre sur la table.

— C’est vrai.

Évidemment, leur sort était fixé pour toujours. Prisonniers de leurs mœurs régulières, ils ne partiraient pour la campagne qu’à la date accoutumée. Clarisse n’était libre que de faire tous les ans la même chose. Elle soupira. « Hé quoi, pensa-t-elle, surprise par ce soupir, ne suis-je pas heureuse ainsi ? » Elle se répondit qu’elle était heureuse. Mais ce bonheur avait un caractère trop définitif. Peut-être serait-il sage de déposer quelque temps cette chaîne d’obligations dont elle sentait tout à coup le poids… Et puis elle songeait qu’elle avait parlé à Laurent d’un voyage, et ce mensonge la tourmentait.

— Hubert…

— Quoi encore !

Elle s’aperçut alors, au ton sec de son mari, que depuis son entrée il donnait des signes d’impatience. Elle le questionna, mais il répondit par des faux-fuyants. Il avait des soucis d’affaires, des choses qu’elle ne pouvait pas comprendre. Comme toujours, par méfiance, par égoïsme, par jalousie, il l’écartait de ce qui lui tenait le plus au cœur. Mais elle vit dans sa mauvaise humeur l’occasion d’obtenir ce qu’elle voulait.

— Hubert, tu te surmènes, cela ne vaut rien.

— Ah ! je me sens éreinté. Au bureau personne ne me seconde…

— Si tu prenais du repos ?

Hubert fit quelques pas sans répondre. Pour la première fois il avait envie de quitter ses affaires, en proie au dégoût du passionné qui se lasse brusquement, et comme un joueur quand il ne sent plus la veine. Clarisse, le devinant tenté, insista :

— Depuis notre mariage, nous n’avons pas bougé d’ici. Si nous faisions une absence ?

Pressée par une brusque envie de fuite, de changement, elle continua :

— Que dirais-tu d’un voyage ?

Il se taisait toujours, et elle comprit combien ses paroles devaient lui paraître imprévues. Elle-même si casanière, s’étonnait de les prononcer. Pour mieux s’expliquer, elle ajouta :

— Je voudrais ne plus voir toujours les mêmes figures. J’aimerais être une étrangère quelque part.

Hubert s’arrêta net dans sa marche et s’écria avec force :

— Tu as raison. Allons-nous-en…

— Tu veux bien ?

— Oui, mais pour un grand voyage, un très grand voyage. Je lâche tout. Qu’ils se débrouillent ! Quand je ne serai plus là ils verront si…

Il s’interrompit encore, pour ne pas livrer ses secrets, ni le motif particulier de son exaspération, puis, sur un ton plus calme :

— Je ne te propose pas l’Amérique, c’est un peu loin. Lorsque j’étais à San-Francisco…

Clarisse lui coupa la parole.

— Mais oui, c’est trop loin. Constantinople, peut-être…

— D’accord. Constantinople me plairait. J’ai un ancien camarade de collège qui a une belle situation dans la Banque Ottomane. Nous irions le voir… Ah, mais nous ferions le voyage par l’Orient Express, parce que, tu sais, je n’aime pas du tout les traversées. C’est pour cette raison que j’exclus tout de suite l’Égypte, ou les Indes…

— L’Égypte ! Les Indes !

Ils firent silence, un peu surpris du tour rapide que prenait leur conversation, et presque intimidés, eux qui n’avaient jamais bougé de chez eux, d’articuler les noms de ces contrées lointaines, dans leur salon tranquille. Quel dépaysement ! Hubert ne savait du monde immense où travaillaient ses capitaux qu’une algèbre financière. Quant à Clarisse, elle n’avait jamais rêvé.

Elle ne voulut pas le laisser refroidir et reprit avec décision :

— Quand partons-nous ?

— Je ne sais pas. Pas avant huit jours en tous cas, puisque dimanche c’est le dîner de famille.

— Bien sûr, il ne peut être question de le manquer.

— Nous pourrons en profiter pour annoncer notre départ. Si nous nous absentons deux ou trois mois, il faudra prévenir tout le monde, faire des visites d’adieux.

— Sans doute, fit Clarisse. Mais il ne s’agit pas d’une absence si longue.

Elle pensait que son projet de voyage aurait plus de chance de réussir s’il n’était pas trop ambitieux. Et puis elle ne tenait pas à disparaître complètement pendant des semaines et des semaines et risquer d’être oubliée. Elle ne voulait être que regrettée.

— Je me demande ce que la famille va dire de notre départ ? fit Hubert. Que de questions ! Ce sera bien ennuyeux.

Clarisse ouvrit son agenda qu’elle tenait avec beaucoup d’ordre, et chercha quelles étaient ses prochaines occupations afin de s’en libérer.

— Le 19, dit-elle, j’ai mon comité de l’orphelinat ; j’écrirai pour m’excuser. Le 21, un essayage, tant pis ; le 22, je devais aller à une vente à Coppet, j’y renonce ; le 23, conférence au Lyceum ; le 24, réunion de paroisse ; le 26, concert de cette jeune Polonaise qu’on m’a recommandée et qui soutient sa mère : j’enverrai vingt francs. Ah ! mais, par exemple, le 27, nous avons le mariage du frère de Fanny. Il ne serait pas convenable de nous en aller juste avant.

— Diable, fit Hubert.

Clarisse se sentit mélancolique : la chaîne était lourde à soulever. Quant à son mari, elle voyait son premier emportement diminuer déjà. Comme elle n’ajoutait rien, il murmura :

— Si nous attendions jusqu’au 27, je resterais ici pour la fin du mois.

L’idée de la liquidation adoucissait son humeur. Mais pour légitimer sa dérobade, il proposa :

— Nous avons envie de faire un voyage, faisons-le. Partons le lendemain du dîner de famille et revenons pour le mariage.

— Ce serait bien court.

— Ou bien, supprimons le mariage, mais revenons alors pour la liquidation.

— Constantinople est trop loin pour si peu de temps.

— Tu crois ? C’est dommage. Constantinople me tentait. Et pourquoi pas l’Italie ?

— Allons en Italie, soit.

— Mais quelles villes voudrais-tu visiter ? Moi, cela m’est complètement égal… Dis ce que tu préfères, choisis toi-même…

— Venise ?

— Peuh, bien « voyage de noce », fit Hubert avec dédain.

— Rome ?

— Ton oncle nous couvrirait de lettres de recommandations, ce serait assommant. Naples ? Il paraît qu’il y a une épidémie de fièvre typhoïde.

— Alors, quoi ?

Ils se regardèrent, inquiets et incertains. Chacun, de son côté, aimait à se décider, mais pour les choses de son ressort ; ce voyage était si inattendu que chacun voulait rendre l’autre responsable d’une pareille originalité. Et puis ils n’avaient pas l’habitude de faire des projets ensemble. Ils se croyaient d’accord sur des sentiments et des jugements qu’ils ne remettaient jamais en question, mais ils n’arrivaient pas à s’entendre quand il s’agissait de choisir à nouveau. L’imprévu faisait apparaître leur dissemblance. Cependant ils se refusaient à l’avouer, même à le voir, et jusque dans la simple discussion d’un voyage, ils se cachaient les vrais motifs qui les faisaient agir.

— Nous pourrions chercher en Suisse, fit Clarisse avec douceur.

— Après tout, pourquoi pas ? Ce serait plus raisonnable. Allons passer trois jours à Montreux.

Mais Clarisse fut plus raisonnable encore. Elle dit :

— Est-ce bien la peine pour trois jours d’abandonner ton bureau ?

Hubert se laissa tomber dans un fauteuil, s’étira, affecta son air habituel de paresse, comme pour mieux écarter l’idée d’un déplacement quelconque. Il n’osait reconnaître tout haut que les affaires, après son accès d’impatience et de dépit, recommençaient à le séduire. Comment prendre du plaisir loin de ses émotions favorites ? Il trouva un prétexte pour masquer l’exigence de sa passion :

— En somme, nous venons de faire de gros frais à la Cômerie. Ce n’est pas le moment de trop dépenser…

La Cômerie, vieille maison indulgente… Clarisse tourna vers elle ses pensées avec une vague gratitude. Existait-il au monde un lieu qui valût celui-là ? Plus elle y songeait, plus elle se persuadait qu’elle y serait heureuse. Là-bas, le bonheur lui faisait signe. Elle répondit à Hubert :

— Comme tu le voudras…


Chez un libraire où elle était allée acheter un livre, Clarisse attendait que le commis lui remît son paquet, quand la porte s’ouvrit, et un jeune homme entra.

Au premier coup d’œil, elle crut voir Laurent, et elle ressentit un petit choc intérieur. Mais non, ce n’était pas lui. Quoique plus âgé, le nouveau venu lui ressemblait. Il avait le même visage régulier, toutefois plus lourd, et vulgaire. Il s’adressa à la caissière et Clarisse entendit qu’il parlait mal le français, avec un accent roumain. Elle demeura immobile à le considérer sans qu’il s’en doutât. Elle cherchait à démêler la parenté entre les deux visages : celui-ci, qui lui était inconnu, et l’autre, qu’elle n’avait pas revu depuis bien des jours déjà. Elle était contente de raviver au contact de cette réalité de hasard l’image qu’elle portait obscurément en elle. Mais, se plaisant à l’illusion de cette présence, dans la même seconde elle en voulait à cet étranger de ressembler à Laurent et de ne pas être lui. De quel droit se permettait-il ces similitudes ? Comme il se retournait vers elle, elle s’irrita qu’au lieu du sentiment pensif de l’autre il montrât, sur des traits analogues, une expression satisfaite, presque basse.

— Voici, madame.

Le commis lui tendit son paquet, elle le prit et s’en alla.

Dehors, il pleuvait. Abritée sous son parapluie, hâtant sa démarche régulière, Clarisse se disait qu’un être, malgré ses parentés d’apparence, est incomparable. Si tel autre a la même bouche, les mêmes yeux, ce n’est jamais l’identité, l’identité qui est cause qu’on le préfère. Cette rencontre lui fut une occasion de chercher ce qui rendait Laurent unique à ses yeux.

Elle l’avait écarté d’elle, mais elle avait la nostalgie de Laurent. Leurs relations interrompues, pourquoi ne pas les renouer ? En définissant le jeune homme, en le séparant de ceux qui lui ressemblaient par quelques traits, mais qui n’avaient ni sa jeunesse mélancolique, ni ses dehors réservés, elle se disait qu’elle le comprenait, qu’elle était peut-être seule à si bien le comprendre. Alors pourquoi laisser inachevée l’œuvre qu’elle avait entrevue, cette œuvre d’influence morale, d’éducation dont elle n’avait esquissé que les premiers éléments ? Mais la séparation était nécessaire : c’était une preuve de force qu’elle se donnait à elle-même, un témoignage éclatant de son honnêteté.

La pluie redoubla, rejaillit sur le trottoir. Elle allait rentrer chez elle, mais elle ne trouverait personne car Hubert, repris d’activité, ne quittait plus son bureau que très tard. Laurent était-il dehors par ces averses qui risquaient de l’enrhumer ? Peut-être pensait-il à elle, en cette minute exacte, comme à une grande amie raisonnable ? Peut-être, puisqu’elle regrettait de ne plus le voir, éprouvait-il lui-même un regret pareil ? Que faisait-il ? Elle eut une envie démesurée de connaître d’humbles détails pratiques de son existence.

Mais ces réflexions solitaires qu’elle renfermait en elle et qu’elle se gardait d’approfondir, lui causèrent une mélancolie désenchantée. Depuis quelque temps, les choses tournaient court, avortaient. Elle demeurait dans l’incertitude, avec le regret vague de ses désirs mal définis. Il lui arrivait de soupirer sans cause. Jamais les journées ne lui avaient paru si longues. Elle refusa un dîner chez les Gaillardoz, témoigna par moments d’une mauvaise humeur qui l’étonna elle-même tant elle était imprévue. Elle s’ennuyait sans oser l’avouer. Et cet ennui qui n’avait pas de motifs évidents, l’entourait d’une sorte de voile gris aux nœuds toujours plus serrés, l’entortillait sans qu’elle pût faire un mouvement pour y échapper. Morne ennui qui pesait sur son existence, découragement voisin parfois des larmes…

X

On vint en hâte prévenir Clarisse : l’un de ses protégés, le petit garçon de la rue du Soleil-Levant, était en train de mourir. Quand elle entra dans la pièce étroite où elle lui avait si souvent rendu visite, il était mort. Sa mère, une grosse blanchisseuse à la figure rouge, assise sur une chaise, se tenait immobile et le regardait fixement. Elle avait interrompu sa lessive, elle était accourue. Puis, ayant assisté à sa dernière heure, maintenant elle demeurait écrasée, sans comprendre.

Son enfant était devenu très beau. L’expression habituellement souffreteuse de ses traits avait disparu. La maladie cessait de le tourmenter : il semblait guéri. Deux voisines qui s’étaient poussées jusqu’au seuil de la chambre, s’extasiaient à voix basse sur les hasards de la vie et le grand calme de la mort. Ce gamin dont elles avaient souvent maudit les cris de souffrance, leur apparaissait comme une étrange victime, et leurs phrases banales trahissaient d’effroi.

La mère finit par sortir de sa stupeur douloureuse, essuya ses yeux qui savaient mal pleurer, et dit à Clarisse :

— Il vous aimait, le petit ! Qu’aurait-il fait sans vous, bien des fois… Il vous a réclamée avant de… eh mon Dieu !… Voulez-vous rester avec lui jusqu’à six heures : il faut que je retourne à mes savonnages.

La mort de cet enfant inspira une affreuse tristesse à Clarisse. Elle tint à s’occuper elle-même des formalités et de l’enterrement. Le service funèbre fut fait par le pasteur Lachault. Elle se rappela avec quelle confiance le petit laissait dans sa main sa main fiévreuse. Elle regretta amèrement d’être arrivée trop tard à son chevet d’agonie, de n’avoir pas revu son sourire hésitant et son regard qui l’implorait. « Comme il est lamentable, songea-t-elle, de faire défaut à ceux qui vous espèrent jusqu’à la dernière minute. Une affection vraie est si rare qu’on ne devrait pas la désillusionner. Faut-il pour témoigner de l’intérêt aux autres attendre qu’on vous appelle ? » Et puis elle se souvenait des paroles de la mère : « Ce petit m’aimait », et cette simple pensée lui donnait un grave et profond contentement.

Clarisse n’était pas privée d’affection : liens du sang ou d’une alliance légitime, liens d’amitié aussi, liens sociaux qui lui étaient assurés publiquement et sans conteste. Mais, par comparaison, ces attachements lui parurent monotones et dépourvus de chaleur. Certes, elle se savait considérée par beaucoup de personnes, mais qui donc la préférait ? Clarisse se reprocha bien vite une telle réflexion : n’avait-elle pas son mari, ses parents ? Toutefois elle ne put s’empêcher de concevoir un sentiment spontané, qui ne ressemblerait pas aux autres, qui résulterait d’une nécessité particulière, peut-être secrète, et non du consentement universel. Elle se disait qu’elle en avait vu la première esquisse chez ce petit garçon qui était mort, mais que jamais elle ne le connaîtrait plus complètement.

Comme elle ne faisait rien pour la chasser, sa tristesse se généralisa. Sous l’impression de cette mort, la vie lui apparut comme une vaste étendue désolée, sans chemins et sans abris. Presque toutes les destinées étaient malheureuses puisqu’elles s’interrompaient brusquement, sans toujours achever leurs désirs. Partout il y avait des séparations. Chaque homme, chaque femme étaient en deuil de quelqu’un. Sa vue entière de l’humanité tourna au noir. Un tel pessimisme était la seule opinion qui pût la satisfaire à cette heure, satisfaire les besoins obscurs d’un cœur ignorant de lui-même.

Un soir, Clarisse se mit à son bureau pour rédiger le compte-rendu de son orphelinat. C’était un travail qu’elle faisait chaque année en y apportant tous ses soins. Il lui valait régulièrement les compliments de ses lecteurs, étonnés qu’une femme pût montrer tant d’ordre et de clarté dans un rapport et des statistiques.

Hubert, qui avait allumé un cigare, s’étala dans son fauteuil.

— Ah, soupira-t-il, quelle chance de passer une soirée tranquillement chez soi.

Comme sa femme, absorbée dans une addition, ne répondait pas, il reprit :

— Tu sais que les Gaillardoz ont acheté une auto ? C’est Fanny qui l’a exigé. Une trente chevaux avec laquelle ils comptent voyager. Gaillardoz a peut-être tort de toujours céder à sa femme : elle deviendra insupportable… Insupportable !

Au bout d’un moment, il recommença :

— Tiens, la pendule est encore arrêtée. Il faudra faire venir l’horloger, ce petit horloger bossu que tu as découvert. Comment diable s’appelle-t-il ?… Mais enfin, pourquoi ne dis-tu rien ?

Les questions de son mari dérangeaient beaucoup Clarisse. Ce soir elle ne parvenait pas à rassembler ses idées et à rédiger ses phrases. Sa pensée se dissipait dès qu’elle cherchait à la préciser. Habituée à exécuter immédiatement ce qu’elle voulait, elle éprouva une humiliation profonde de sentir comme paralysée l’intelligence dont elle était fière.

— Je t’en prie, fit-elle, jette ce cigare. C’est la fumée qui m’entête.

— Mais c’est un très bon cigare. Il m’a été offert au conseil de la Banque générale par un collègue qui les fait venir de la Havane.

— Eh bien alors, va le fumer ailleurs… Je te le demande.

Hubert fronça les sourcils, cessa de jouer ce personnage bourgeois, bonhomme et ensommeillé qu’il affectait chez lui, par dissimulation, et il s’en alla dans son fumoir méditer des opérations de Bourse.

Mais Clarisse, laissée seule n’éprouva pas moins de difficulté dans son travail. Véritablement, sa pensée était rebelle. Elle griffonna quelques lignes, les recommença, puis, d’impatience, déchira la feuille. Qu’avait-elle donc ? Pourquoi son cerveau était-il incapable et son cœur stérile ? Elle s’efforçait de se représenter l’œuvre dont elle devait raconter l’exercice écoulé, mais son cher orphelinat la laissait indifférente. Les mots ne lui venaient pas, c’est qu’elle ne sentait rien. Pourquoi cette impuissance dont le papier raturé était la preuve évidente et qu’elle n’arrivait pas à surmonter ?

Ces questions lui parurent plus indiscrètes que celles de son mari, tout à l’heure. Elle redouta, sans chercher à les préciser, les réponses qu’il faudrait faire. Elle eut peur de sa propre curiosité. Et ainsi il lui était impossible de dissiper ou de contraindre des inquiétudes qu’elle ne voulait même pas définir.

Alors elle reprit son manuscrit et s’appliqua de toutes ses forces. Si elle arrivait à terminer son rapport, c’est-à-dire si elle retrouvait, comme naguère, le plein exercice de ses facultés intellectuelles, elle n’aurait pas besoin de s’interroger davantage. Sous l’empire de cette conséquence, les idées lui revinrent, et elle se remit à écrire avec une sorte de fièvre, et comme l’ardeur d’une personne poursuivie qui se sauve. L’activité renaissante de son intelligence la détourna du mystère mélancolique qu’elle portait en elle. Phrase après phrase, il lui sembla affirmer son intégrité morale, défier l’inconnu. Quel soulagement d’être encore, d’être toujours maîtresse d’elle-même ! Son écriture, redevenue nette et droite, couvrit les pages les unes après les autres, jusqu’à la dernière qu’elle termina d’un grand parafe victorieux.

Minuit sonna. Hubert était couché depuis longtemps. Maintenant que le travail était terminé, l’inspiration ne soutenait plus Clarisse qui se trouva étrangement seule. Elle frissonna à l’idée de retomber dans d’autres incertitudes. Alors pour éviter le retour de ces faiblesses, elle se fixa un programme. Dès le lendemain, elle recommencerait ses visites de pauvres qu’elle avait négligées depuis trop longtemps. Obéissant à son esprit méthodique, elle résolut d’agir afin de rétablir son équilibre, et aussi pour éviter de regarder en elle-même.

Le lendemain, Clarisse alla chez Mme Winiger. Elle revit la porte étroite, l’escalier de pierre aux marches creuses et, dans son petit appartement du quatrième étage, la vieille insensée.

Mme Winiger la considéra en pinçant sa bouche flétrie :

— Ah, vous voilà, vous ? Enfin !… M’aviez-vous donc oubliée ?

Clarisse s’excusa :

— Je vous apporte…

— Chut !

La vieille femme crispa sur son bras sa main maigre afin de mieux lui enjoindre de se taire.

— Prenez garde, fit-elle. On nous écoute peut-être.

— Mais qui donc ?

— Baissez la voix, je vous dis…

Clarisse ne comprenait rien à tant de mystère. Et l’autre, avec un grand air tragique :

— Je suis entourée d’espions, d’ennemis, de gens qui m’en veulent… Mais oui, Ils sont nombreux, Ils cherchent à savoir, Ils veulent me nuire… Ah ! on ne s’en doute guère, dans le quartier. Silence !…

— Mais je vous assure…

— Soyez tranquille. Je suis résolue à me défendre. Et Ils n’ont encore rien obtenu.

Cette menace fictive l’intéressait au point qu’elle reprenait des forces. Clarisse l’avait laissée geignante et malade : elle se dressait, maintenant, attentive comme une sentinelle. L’oreille tendue, elle se glissa de son fauteuil, gagna sans bruit la porte pour mieux écouter ce qui se passait au dehors, puis revint vers sa visiteuse. Une excitation réelle animait son corps débile. Au déclin de son existence elle avait trouvé le moyen de s’amuser.

— Si vous saviez, reprit-elle, toutes les ruses qu’Ils essayent pour me surprendre. Mais je suis plus fine qu’eux tous. Et je ne dirai pas mes secrets, pas même à vous, vous iriez me trahir… Personne ne les connaîtra. Tant pis, messieurs et mesdames !

Elle essaya une révérence, fit une grimace de vieille comédienne, puis, changeant soudain de ton, reprit d’un air sévère :

— Ah ! vous me laissiez seule ici au milieu des dangers et maintenant vous venez me demander pardon.

Clarisse la contempla, un peu attristée, un peu déçue. Son intention était de lui lire des passages des Écritures. Fallait-il se risquer et mêler la parole biblique à ces divagations ?

— Madame Winiger, voulez-vous que je vous lise la parabole…

— Oui, oui, mais pas trop fort : je crois qu’Ils essayent de percer la boiserie.

Clarisse se mit à lire. La vieille, très grave, hochait la tête et se comportait comme si Clarisse soumettait le récit à son approbation. Elle ponctua la lecture de « Pas mal… D’accord… Hé, hé… ». Puis, de temps à autre, reprise par son obsession, elle se tournait vers la fenêtre ou vers la porte, pour ne pas relâcher la surveillance. Clarisse parfois levait les yeux, près de s’interrompre, alors la vieille l’encourageait, avec le sourire supérieur d’une grande personne indulgente à des puérilités.

— Continuez donc…

Et elle avait véritablement l’air d’être celle qui se plie par complaisance aux caprices d’une malade. Après un quart d’heure, Clarisse n’y tint plus et laissa retomber le livre sur ses genoux. Mme Winiger, les yeux perdus, murmura :

— Ah c’est bien joli, bien joli… Moi aussi j’en raconterais des paraboles, si je voulais. Mais, motus !

— Avez-vous besoin de quelque chose ? demanda Clarisse sans vouloir attacher d’importance à ces billevesées.

— J’ai besoin de silence.

— Répondez-moi : qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Je puis vous apporter des fleurs, ou bien des oranges. Un peu de gelée de poulet, peut-être ?

— Leur Chef est un grand homme noir dont j’ai refusé la main.

Découragée, Clarisse se leva et voulut s’en aller. De nouveau la vieille Winiger se laissa glisser de son fauteuil pour accompagner sa visiteuse.

— Prenez garde en sortant : Ils se tiennent tous contre la porte. Je la fermerai vite derrière vous, sans cela Ils entreraient et se mettraient sous mon lit. Ils vous questionneront. Oh ! Ils sont malins et cajoleurs quand Ils ne sont pas méchants… Allez, vite, sortez. Mais dépêchez-vous donc !

Elle tapa la porte, et Clarisse se trouva expulsée sur le palier obscur. Descendant lentement l’escalier, elle songea combien vaine était sa visite. Mme Winiger ne l’avait point entendue. D’ailleurs, avait-elle besoin de consolation ? Cette vieille toquée passait ses journées dans le bonheur, et Clarisse, loin de l’enseigner, aurait dû écouter sa leçon. « Oui, certes, se disait-elle avec un accent de tristesse et de défi, Mme Winiger est plus heureuse que moi. »

Obéissant à l’ordre qu’elle s’était donné, elle se dirigea vers la Pélisserie et monta les cinq étages de Pigueret, le vieux batelier repenti. Du palier où elle reprenait son souffle, elle l’entendit qui chantait gaillardement. Elle frappa :

— Entrez, bon sang de bon Dieu ! fit une voix joviale.

Elle entra et vit bien qu’à son apparition il cachait sa pipe, la mine atterrée, et changeait de ton comme d’attitude.

— Hé, madame, comme vous êtes bonne de venir me voir. Justement aujourd’hui, je vais beaucoup mieux.

— Et vos rhumatismes ?

— Le remède que vous avez eu la bonté de m’envoyer a beaucoup diminué mes douleurs. Grâce à la Providence et à votre charité…

— Laissez donc.

Clarisse fit des yeux le tour de la pièce et rencontra sur la table une bouteille avec cette étiquette : Rhum. Le regard de Pigueret avait suivi le sien et, en réponse, prit une expression doucereuse :

— C’est un de mes vieux camarades qui m’a apporté ça. Il dit que c’est excellent pour les rhumatismes. J’ai voulu essayer, pour ne pas lui faire de la peine. On nous dit toujours de ne pas faire de la peine aux autres, et on a bien raison. Alors, n’est-ce pas…

— Combien en avez-vous bu ?

— Oh, madame, pensez-vous ? Je ne bois pas, je me frotte.

Il dit ces mots avec une indignation vertueuse, puis, quand même, il ne put s’empêcher de sourire de sa blague que démentait son haleine alcoolisée. Cependant comme Clarisse ne manifestait pas cette indulgence complice sur laquelle comptent les pochards, il prit un air contrit et, avec un soupir :

— Moi et les liqueurs, c’est fini. J’ai bien compris que c’est mal d’en boire. Parfois, bien sûr, le besoin me reprend. Dame, la goutte, c’est l’habitude de l’homme. Mais je lutte. Et puis, n’est-ce pas, y a pas : j’ai signé.

Il tendit la main vers un calendrier édité par la Croix-Bleue et cadeau de sa bienfaitrice. Mais il avait oublié depuis un mois d’en enlever les feuillets.

Pigueret le remarqua, et alors, avec une intonation attendrie :

— Vous me lirez bien quelque chose, ma bonne dame.

Clarisse s’excusa et dit qu’elle avait mal à la gorge. Puis, surmontant son dégoût, elle demanda avec un enjouement forcé :

— Et que devenez-vous ? Êtes-vous sorti ces jours derniers ?

Oui, il sortait de temps à autre. Il retournait volontiers sur le port, se chauffer aux premiers soleils. Il regardait les mouettes, les pêcheurs, les barques, il retrouvait des bateliers. Il bavardait. Parfois il poussait jusqu’au bout des Eaux-Vives où habitait une de ses filles qui était charcutière. Et le dimanche, s’empressa-t-il d’ajouter, il allait à l’église…

— Moi, il me faut Saint-Pierre toutes les semaines !

Clarisse écouta ses histoires qu’elle connaissait par cœur. La figure du vieil ivrogne, tannée par le vent et la lumière, avait mille petites rides qui le trahissaient toujours en lui donnant l’air de rire de ses propres paroles. Elle songea qu’il avait dû être autrefois un fier sacripant, buvant sec, jurant comme un païen, et tirant des bordées terribles. Il était devenu patelin, douillet, sournois. Elle l’aurait préféré encore insolent et brutal.

Pourquoi n’avait-elle jamais aperçu chez ce pauvre homme la lâcheté et la dissimulation humaines ? L’hypocrisie des autres lui fit horreur. Et elle haussa les épaules en pensant à la charité « chrétienne », qui la menait chez tant de malheureux : elle souhaitait leur faire du bien, mais eux n’attendaient d’elle qu’un secours matériel, et mentaient, comme Pigueret, pour mieux l’obtenir. Ce n’était pas leur faute, c’était la sienne. Pourquoi vouloir leur imposer ce qu’ils ne demandaient pas ? Ses lectures, ses pieuses exhortations, ses conseils lui parurent ridicules.

Pigueret lui dit, d’un ton papelard :

— M. Lachault est venu me voir…

Par contraste, l’image du grand pasteur fit du bien à Clarisse : celui-là, c’était une conscience, une volonté. Elle comprit ses exigences, son besoin de proclamer la vérité qui scandalisaient ses tranquilles paroissiens. Dans cette mansarde empestée, on sentait mieux la nécessité du grand vent pour balayer ce qui est impur.

Pigueret ajouta :

— Il voulait me prêter un peu d’argent pour envoyer à ma petite-fille qui est en apprentissage à Neuchâtel, et puis, justement, il avait oublié son porte-monnaie. Enfin, je ne discute pas la Providence.

Clarisse vit l’allusion, peut-être le mensonge. Elle se leva, lui donna vingt francs comme pour payer sa propre délivrance, puis, coupant court aux remerciements excessifs, elle s’enfuit, la bouche pleine d’amertume.

Ces deux visites lui firent beaucoup de mal. Désormais son activité quotidienne lui parut sans justification profonde. Elle s’obligea à continuer les mêmes gestes, les mêmes démarches — qu’aurait-elle fait d’autre ? — mais ils prirent un caractère automatique. L’âme manqua. Pour les êtres optimistes et sûrs d’eux-mêmes, chaque journée a une saveur qui suscite l’appétit d’exister : Clarisse continua ses occupations parce qu’il le fallait bien, et comme on se met à table quand on n’a pas faim. Elle douta de sa force, de sa certitude, de son orgueil même.


Assis devant son petit déjeuner, Hubert ouvrait son courrier avec le sérieux qu’il apportait toujours à ce geste. Il coupait les enveloppes au moyen de son canif et les plaçait à sa gauche ; à sa droite il empilait les lettres. Une de celles-ci le retint : c’était une demande de secours que lui adressait une pauvre femme veuve et chargée d’enfants. Sous la maladresse des phrases perçait l’aveu d’une triste misère. Hubert leva les yeux pour demander conseil à Clarisse. D’habitude elle déjeunait à huit heures tapant, soucieuse d’être prête en même temps que lui et de diriger son ménage dès le matin. Mais ce jour-là elle était restée au lit en invoquant une grande lassitude.

Il hésita, puis passa dans la chambre de sa femme et lui montra la lettre. Il était exact, méticuleux dès qu’il s’agissait d’argent, mais il n’était pas avare. Sans jamais en faire étalage, il aimait inscrire sur ses livres d’importantes libéralités.

— J’ai envie, dit-il, de faire quelque chose pour cette malheureuse. Veux-tu procéder à une enquête ? Si elle dit vrai, il faut agir tout de suite.

Que de fois ils avaient prononcé de telles paroles ! L’exercice de la charité était ce qui les unissait le plus. Là étaient leur devoir commun, leur satisfaction partagée. Cependant Clarisse ne répondit pas tout de suite. La perspective de retourner dans un de ces logis populaires, de se créer une nouvelle obligation de bienfaisance, lui était pénible. Hubert, déjà pressé, insista :

— Alors, c’est convenu ?

Peut-être, si Clarisse avait été à sa place coutumière, et habillée, coiffée, et en train de verser à son mari sa tasse de thé, aurait-elle obéi à sa discipline habituelle. Mais la chaleur du lit où elle s’attardait, déguisant en lassitude sa paresse découragée, la rendit lâche : ce changement infime dans ses mœurs lui changea les idées. Elle répondit :

— Pourquoi se presser ? La lettre exagère peut-être… Ne te laisse pas prendre aux apparences.

— Précisément, il faut s’informer, étudier le cas.

Il traitait ces choses-là comme une affaire, avec sa netteté professionnelle.

— Iras-tu ? Je suis en retard…

— J’irai…

Elle n’y alla pas. Elle envoya sa femme de chambre à l’adresse indiquée, avec un billet de banque dans une enveloppe. Pigueret lui avait enseigné sans le savoir le moyen de se libérer. Ensuite elle regretta cette dérobade ; ce qui faisait la valeur de la charité, c’était la visite personnelle, la parole affectueuse, et l’argent ne venait qu’ensuite, comme remède matériel. Quand Hubert rentra pour déjeuner, elle raconta que de violents maux de tête l’avaient retenue chez elle.

— Es-tu malade ?

— Non, un peu de fatigue…

Clarisse s’écoutait si peu, en général, qu’il insista pour téléphoner au docteur. Elle se défendit, elle lui en voulut de ne pas deviner qu’elle se servait d’un prétexte. Voyant sa mine fâchée, et, pour la satisfaire, il lui dit :

— Quant à la femme de ce matin, ne t’en préoccupe pas. Après tout c’est peut-être une intrigante, une hypocrite. Il y en a tant. En tous cas, je ne veux pas qu’on m’exploite.

Il aurait mieux aimé passer à côté d’une douleur vraie qu’être trompé par un faux malheur. Jamais personne ne l’avait roulé, ni une femme, ni un homme d’affaires. Il en tirait une sorte de vanité astucieuse, un dédain profond pour les naïfs, et il devenait de plus en plus méfiant à mesure que la vie augmentait les enjeux.

Mais Clarisse s’accabla intérieurement de reproches. Elle n’avait pas rempli son devoir, et il lui devenait de plus en plus difficile de le remplir. Elle ne trouvait pas dans son existence personnelle les moyens de s’arracher à l’inertie mélancolique où elle s’enlisait. Alors elle résolut de recourir à autrui, et elle se décida à rendre visite à son père qu’elle n’avait pas vu depuis longtemps. Et comme elle se sentait de plus en plus inquiète, elle y alla le jour même.

XI

M. Jean-Étienne Bourgueil était dans sa bibliothèque où un rhume le confinait depuis plusieurs jours. Le cou enveloppé d’un foulard blanc, sa tête paraissait singulièrement émaciée, avec son grand nez qui pointait, ses rares cheveux ramenés en avant et comme emportés par une silencieuse bourrasque. Clarisse le questionna.

— Eh bien, répondit-il, je tousse et ta mère me soigne. Naturellement, ta mère triomphe. J’ai aussi parfois un peu de peine à respirer. Qu’importe ! Je ne veux pas faire un sort aux petites misères.

M. Bourgueil avait toujours maté la chair. Depuis des années il dormait dans une chambre sans cheminée ni radiateur, sur un lit de camp. A table, il ne buvait que de l’eau. Il n’était pas du tout sensuel, ce qui expliquait à un certain point son fanatisme doctrinaire. Ni gourmand, ni artiste, ni sceptique, ni indulgent, il n’était occupé que d’idées générales mais qu’il rendait passionnées. Son intelligence ardente et forte, nourrie de philosophie antique et d’humanisme chrétien, aimait à grouper les événements de l’histoire en larges perspectives d’hypothèses, ou bien à faire combattre entre elles les abstractions pour donner ensuite à celle qu’il préférait une magnifique couronne d’éloquence. Ses plus belles heures, il les avait passées au travail, lisant, annotant, écrivant, méditant, loin du monde et de la nature, mais recréant un monde et une nature selon sa pensée et les peuplant de nobles chimères. Dans ses yeux, usés par les veilles, le regard prenait maintenant une sorte de lassitude.

— Ah ! fit-il, je suis quand même fatigué.

— Vous devriez vous soigner, dit Clarisse avec inquiétude.

Elle chérissait son père, mais ce sentiment, dont elle ne se rappelait pas la naissance, était plus latent que déclaré. M. Bourgueil n’aurait pas admis, d’ailleurs, qu’on lui témoignât de petites attentions, des tendresses féminines. Et elle l’admirait encore plus qu’elle ne l’aimait. Dès sa petite enfance elle avait subi le prestige de cet homme impératif et absorbé, parfois grondeur, et dont elle n’avait jamais entendu parler autour d’elle qu’avec beaucoup de respect. Sa famille, son monde s’enorgueillissaient de le compter parmi eux. Cependant sa pensée audacieuse aurait effrayé plusieurs des siens, s’ils l’avaient comprise. Dans le public, on était fier de son talent, de sa réputation européenne : on le lisait peu, mais on le louait de continuer, avec quelques autres, la grande tradition genevoise de savants et de philosophes. Sa notoriété ne devait rien à la mode : par son œuvre aussi bien que par sa personne il excluait toute idée de familiarité.

Lorsque Clarisse vit son père mélancolique, elle le jugea plus rapproché d’elle, plus apte à la comprendre. Attendrie de commencer une confidence, elle murmura :

— Si vous passez de mauvais moments, laissez-moi vous dire que moi-même…

Mais comme il n’écoutait jamais très bien les autres, il crut qu’elle s’attendrissait sur lui et voulut redresser sa royauté chancelante :

— N’exagère pas mes paroles. Peu m’importe que ma carcasse gémisse. Aussi longtemps que je pourrai travailler, je ne me plaindrai pas. Tant pis si l’on souffre. L’histoire enseigne que les grandes choses s’accompagnent toujours de douleur. Il ne faut pas se dorloter, ni déguiser sa paresse sous la maladie.

Clarisse se crut visée quoiqu’il ne cessât de penser à lui.

— Vous ne pensez qu’à des sorts tragiques, répliqua-t-elle sans mesurer son audace. Mais il y a des misères plus modestes, des inquiétudes quotidiennes dont on ne s’explique pas le sens et qu’il serait bien légitime de vouloir guérir. Vous me parlez de l’histoire, je vous parle de la vie de tous les jours, de vous, de moi…

— Je ne regrette pas de souffrir, ajouta-t-il sans s’offusquer de cette interruption, parce que c’est la rançon de ma vie, et que je ne regrette pas ma vie. Mais tu ne peux comprendre les ambitions d’un homme, et sa fierté d’avoir accompli sa tâche, sa mission, peut-être.

Il maintenait ses distances, majestueusement. Pour lui, Clarisse était toujours la petite fille, l’enfant qui se tient tranquille sur sa chaise et qui assiste, sans l’entendre, à la conversation des grandes personnes. Elle en fut froissée. Elle répondit :

— Je vous assure que je partage votre idée. Les femmes, il est vrai, n’ont pas une œuvre proprement dite à réaliser, mais elles ont leur vie, leur cœur qui les préoccupe…

M. Bourgueil ramena sur ses genoux les pans de sa robe de chambre et daigna réfléchir à ce que disait sa fille.

— Continue, fit-il.

— Les femmes attachent de l’importance à d’autres choses que vous, mais celles-ci leur importent grandement. Oh ! je ne prétends pas comparer. Leur mission, comme vous dites, et quand elles n’ont pas d’enfant, n’est pas hors d’elles : elle se confond avec leur existence… Aussi sont-elles anxieuses de ne pas la manquer…

Clarisse s’arrêta, ne sachant plus très bien ce qu’elle voulait expliquer. Son père vint à elle, et, sans même incliner son profil d’oiseau décharné, il tapota sa joue.

— Tu as mille fois raison, dit-il en souriant.

Et ce sourire amical, mais qui refusait la discussion, prouva à Clarisse que son père ne supposait même pas qu’elle eût une pensée indépendante. Pourtant, elle voulait un conseil ou une consolation. Elle était venue pour cela. Et son père devait l’aider, oublier un instant sa propre personne et tous les livres dont il était l’auteur, pour tendre les bras à sa fille malheureuse… Elle vit les grandes bibliothèques étageant leurs reliures, et reprit avec un accent de soumission :

— Papa, vous avez écrit l’Histoire de la liberté et elle vous a rendu célèbre. Vous savez combien j’en suis fière ? Mais laissez-moi vous demander si elle est achevée ?

— Que veux-tu dire ?

Si peu observateur qu’il fût, il devina chez Clarisse une arrière-pensée. Il jeta sur elle un regard surpris, presque mécontent, puis il le tourna avec plus de douceur vers les huit volumes, pareillement reliés de noir et d’or, qui s’alignaient sur un rayon à portée de sa main. Clarisse reprit en hésitant, étonnée elle-même des mots qui lui venaient à l’esprit :

— Votre histoire, c’est, comment dirais-je ? l’histoire d’un combat…

— Oui, c’est juste, un combat pour la liberté.

— Ne croyez-vous pas qu’il dure encore, et qu’il existe pour tous les hommes, humblement ? Chaque jour, c’est bien ce problème que nous devons résoudre dans nos destinées particulières. Ce serait un chapitre nouveau à écrire. Moi-même, en ce qui me concerne…

— Mon œuvre est une œuvre de philosophie politique, s’écria le vieux Bourgueil, piqué par le reproche d’avoir été incomplet. — Elle est achevée. D’ailleurs je considère les ensembles, je ne m’occupe pas des destinées particulières. Je ne m’en occupe pas, tu entends… Qu’est-ce qui t’a fourré ces idées dans la tête ?

— Personne, je vous assure…

— On m’a reproché d’être trop systématique, je le sais ! Je ne pensais pas que tu reprendrais cet argument qu’ont développé certains envieux…

Il s’arrêta. Il savait qu’une de ses petitesses était de sentir trop vivement les critiques. Il s’efforçait de dissimuler cette mesquinerie, et voilà qu’il venait de la trahir. Il pria Clarisse de s’expliquer.

— Eh bien ! il me semble que pour être tout à fait libres, nous devons nous efforcer de ne pas nous laisser engourdir par la banalité de nos habitudes. Est-ce qu’il n’y a pas une lutte pour la sincérité, ou plutôt pour la liberté d’être sincère. Nos relations de famille, de société nous empêchent parfois d’être véridiques vis-à-vis de nous-mêmes. Les autres nous empêchent d’oser… Enfin si je me sens tout à coup déprimée, sans courage, entraînée sans que je le veuille vers je ne sais quel but, mon indépendance se voit compromise. Me comprenez-vous ? C’est pour moi que je vous parle.

— Les femmes n’ont jamais su traiter d’idées générales, affirma M. Bourgueil sur un ton de dédain, et rassuré par le désordre des arguments qu’on lui présentait.

— Mais ce ne sont pas des idées générales, papa ! s’écria Clarisse avec angoisse.

— Tu commences par me proposer des objections théoriques et tu continues par des raisons personnelles. Tu cherches l’application de mes doctrines dans ta propre existence. C’est mêler les questions.

Clarisse ne sut que répondre. Elle avait cru ingénieux d’attirer son père sur le terrain qu’il préférait, mais elle se trouvait incapable de diriger la discussion. Les idées qui lui venaient à l’esprit ne s’accordaient pas ensemble et elle était tentée de choisir celles qui l’exprimaient elle-même, plutôt que celles qui correspondaient au sujet débattu.

Le vieux Bourgueil prit sur son bureau une liasse de feuilles imprimées et l’agita :

— Tiens, voilà une coupure de l’Edinburgh Review que j’ai reçue hier. Tout un article de la revue est consacré à ton père. L’auteur fait quelques réserves de détail — elles sont intéressantes d’ailleurs — mais il souscrit à mes conclusions. Il vante la marche générale de l’ouvrage, l’ordonnance des parties. Certaines pages sur la Révolution française l’ont particulièrement retenu…

— Mais, papa…

— Tu te rappelles, le chapitre où je montre dans la Révolution un mouvement religieux qui s’ignore lui-même. Cette thèse a été critiquée à gauche et à droite, mais je l’estime vraie, et l’avenir lui rendra justice. Tiens, ce chapitre je l’ai écrit au moment de tes fiançailles, et tu t’es mariée juste huit jours après qu’il a paru en revue. Tu ne pensais qu’à Hubert à cette époque… Et tu voudrais maintenant remettre en discussion ce qui m’a pris tant d’années de recherches et de travaux ? C’est enfantin !

M. Bourgueil, que les remarques de sa fille avaient mécontenté, redevint condescendant tellement il se sentit le plus fort. Il reprit :

— Et Hubert, au fait ? Comment va-t-il, mon gendre ? Sa finance lui laisse-t-elle des loisirs ? Qu’est-il en train de traiter ?

— Oh ! répondit Clarisse, je ne saurais vous renseigner car il ne me parle jamais de ses affaires : d’ailleurs je ne les comprendrais sans doute pas davantage que la philosophie politique…

— Tant mieux, fit naïvement M. Bourgueil, s’il ne t’ennuie pas avec des histoires de Bourse et d’assemblées d’actionnaires. La banque m’a toujours paru un triste métier. Je me souviens que mon père avait l’habitude de dire…

Clarisse ne l’écouta plus. M. Bourgueil la décevait comme l’avaient déçue la vieille Winiger ou Pigueret. Elle ne savait pas comment s’exprimer et il exigeait d’elle, pour la comprendre, des explications systématiques et générales. Elle lui en voulut de son autoritarisme, — elle qui était inquiète et troublée… Un bruit de porte, qui vint jusqu’à eux, l’arracha à ses pensées. Puisque son père ne lui était d’aucun secours, elle irait demander l’appui de sa mère.

— Voilà maman qui rentre, fit-elle. Je vais la rejoindre.

— Va lui tenir compagnie, dit M. Bourgueil. C’est l’heure où je dois dormir…

Dans le salon aux tapisseries bibliques, Mme Bourgueil tendit les bras à sa fille pour l’embrasser.

— Bonjour, ma chérie, comme je suis contente de te voir !

Mais, tout de suite, elle devina quelque chose que le père n’avait pas su discerner.

— Tu es pâle ? Qu’as-tu donc ?

— J’ai des ennuis.

— Des ennuis ? Viens me les dire.

Mme Bourgueil prit la main de sa fille dans ses bonnes mains tièdes, l’obligea à s’asseoir près d’elle. Clarisse pensa qu’il serait facile de raconter son cœur. Elle commença lentement, s’efforçant d’être sincère, de bien traduire ce qu’elle éprouvait d’insolite et d’incompréhensible.

— Eh bien ! voilà… Oh ! c’est très vague… Je ne saisis pas bien moi-même… Il s’agit de moi, de ma vie qui se transforme sans que je le veuille.

— Hubert n’est pas gentil avec toi ?

— Oh ! si.

— Tu lui reproches quelque chose ?

— Oh ! non.

— Merci, Clarisse, tu me soulages ! Ah ! je viens d’avoir très peur. J’imaginais… je ne sais quoi… Mais tant que vous serez unis, ton mari et toi, tout ira bien. Vous n’avez pas d’enfants, il est vrai, et c’est un grand chagrin pour moi, je t’assure. Raison de plus pour rester étroitement liés… D’ailleurs, vous êtes faits l’un pour l’autre. Vous avez les mêmes goûts, les mêmes habitudes. Au fond, Hubert te ressemble, — en moins bien, mais il te ressemble !

Mme Bourgueil exécutait avec innocence cette fausse peinture. Pour l’achever, elle ajouta :

— Je ne vous ai jamais entendus vous disputer. N’est-ce pas ?

— Vous avez raison.

— Oh ! je sais que Hubert pourrait être parfois plus courtois, plus aimable… Avec moi, par exemple, il manque un peu d’empressement. Mais je ne lui en veux pas : il est très préoccupé de ses affaires. Et dame, on ne saurait lui en vouloir puisqu’il gagne de l’argent et te fait une existence agréable. Je me résigne à le voir bâiller dès neuf heures, quand il vient dîner ici.

— Je vous répète, maman, qu’il ne s’agit pas d’Hubert.

— Et moi je te répète de ne pas laisser la vie relâcher votre affection.

Clarisse regarda la tapisserie qui représentait David et Abigaïl. Et elle songea que David n’éprouvait pas de l’affection, lui, mais de l’amour : aussi, Abigaïl l’accueillait avec un geste de prière et d’invite à la fois… Pourquoi sa mère n’employait-elle pas ce mot « amour » au lieu du terme convenable d’« affection » ? Ce mot, jamais autour d’elle on ne se risquait à l’articuler. Sans doute paraissait-il excessif, peut-être impudique. Elle-même, en ce moment, aurait été presque gênée de le dire tout haut.

— S’il ne s’agit pas d’Hubert, de quoi te plains-tu donc ? demanda Mme Bourgueil.

Clarisse reprit courage. Elle se rapprocha, avec, sur son visage doux et paisible d’habitude, une expression résolue, et elle vit sa mère inquiète, tourmentée avant même de savoir, et toute prête à se rendre malheureuse.

— Il n’y a rien, déclara-t-elle, entre Hubert et moi, mais peut-être vaudrait-il mieux qu’il y ait quelque chose, un grief que l’on puisse formuler et combattre. Tout est calme et habituel dans nos relations. Je suis sa femme, et il est mon mari. Cela vous paraît suffisant. Mais j’éprouve depuis quelque temps une grande lassitude, et des besoins que je ne sais formuler.

— Clarisse !

— Un dégoût, un ennui que je n’ai jamais connus me saisissent tout à coup. Qu’est-ce que cela signifie ? Ce qui me plaisait, ne m’attire plus. Je n’ai plus l’impression de suivre une route droite, et qui me mène quelque part. Parfois je me demande si je ne serais pas capable de commettre de mauvaises actions. Pourquoi ?

— Clarisse !

Mme Bourgueil était douloureusement surprise. Elle dit, sur un ton de reproche :

— Tu ne vas pas me raconter que tu souhaites autre chose que ton bonheur ; que l’existence que nous t’avons faite ne te suffit plus.

— Qui sait ?

— Mais ce serait la porte ouverte à des tentations que tu ne soupçonnes pas, ma pauvre enfant, mais qui te feraient bien du mal si elles venaient à t’effleurer… J’ai moins de sagesse, moins d’intelligence même que toi, mais je pressens ce que tu ignores, ce que tu ne peux pas connaître…

— Pourquoi me prêter cette ignorance ?

— Parce que, pour en venir à dédaigner son bonheur régulier et les devoirs que la Providence vous assigne, il faut avoir passé par des aventures, des complications… après tout, je ne sais pas très bien lesquelles, mais que je devine terribles, et qui sont très éloignées de nous, et principalement de toi. Toi si simple, si honnête, si pure… Toi qui, toute petite, étais si sage. Ah ! c’est impossible. Cela ne te ressemble pas.

— Cela ne m’a pas ressemblé assurément, mais cela me ressemblera peut-être.

Mme Bourgueil ne voulut pas admettre les hypothèses extravagantes de sa fille. Elle entreprit d’écarter ce qui risquait de la contredire ou de l’attrister. Lorsque la réalité la gênait elle réussissait à n’en pas tenir compte et couvrait ses yeux de ses deux mains.

— Ma pauvre Clarisse, fit-elle, comme un étranger se tromperait sur toi en t’écoutant. Tes phrases t’expriment si mal. Je te sais incapable d’une pensée qui n’appartienne pas à ton mari, d’une pensée qui ne soit pas loyale…

— Vous vous faites des illusions sur moi, murmura Clarisse.

— Pas du tout. Tu ne vas pas m’apprendre ton caractère.

— Pourtant…

Mais Mme Bourgueil voulait empêcher Clarisse de se compromettre. Elle l’interrompit avec force :

— Tu es ma fille. Rien de ta vie ne m’est caché. Tu te calomnies en imaginant je ne sais quels désirs impossibles. Tu es trop scrupuleuse, et ta conscience se forge des fantômes… Ou bien, est-ce Fanny qui t’a monté la tête ?

— Mais non, maman.

— Non ! Alors c’est M. Desnouettes ? Je ne comprends guère votre intimité.

Clarisse ne voulut pas que la conversation s’attardât sur les personnalités. Pour détourner sa mère de cette piste qu’elle sentait dangereuse, elle battit un peu en retraite :

— Peut-être est-ce que j’exagère ?

Sa mère tenta tout de suite d’exploiter ce léger avantage :

— Mais j’en suis certaine, moi. Tu n’es pas une rêveuse. Tu es raisonnable. Tout le monde le sait. C’est l’éloge qu’on me fait toujours de toi.

Clarisse songea combien il est difficile d’échapper à l’opinion des autres. Ceux qui nous touchent de près ne se rendent pas compte que nous changeons. Ils nous chérissent toujours, mais pour des motifs souvent périmés. Nous sommes prisonniers de l’apparence qu’ils voient, et obligés par leur logique bien plus que par la nôtre.

Mme Bourgueil, à cause du silence de sa fille, croyait l’avoir convaincue. Alors elle s’attendrit.

— Voilà bien ton portrait, dit-elle. Pourquoi serait-il modifié ? Cela me ferait tant de peine que tu ne sois plus ma petite Clarisse. Et tu ne veux pas me faire de la peine, n’est-ce pas ?

— Mais non.

— Comprends-tu, ma joie, c’est de vous voir heureux. Si le ménage de ma fille n’allait plus, je serais bien tourmentée. Qu’est-ce que je deviendrais, moi ? C’est que ma vie dépend de la tienne.

Jamais Clarisse n’avait causé de chagrin à personne. A cause de sa mère, elle hésita à poursuivre ses plaintes. Il y eut un silence et Mme Bourgueil soupira de satisfaction.

— Dire, murmura-t-elle, que c’est moi qui te donne des conseils, à toi que j’ai toujours écoutée !

Rassurée maintenant, elle jugea adroit de faire une petite concession, et reprit :

— Je sais bien qu’une jeune femme a parfois des tristesses sans cause, des chagrins fictifs plus pénibles que des chagrins réels. Mais je t’en prie, quitte cet air mélancolique : souris-moi.

Clarisse eut un pâle sourire, plus mélancolique encore. L’autre continua, pour montrer qu’elle n’était pas injuste, ni fermée à toute compréhension :

— Moi aussi, j’ai connu de ces mauvaises heures…

Alors sa fille se mit à sourire tout à fait. Mme Bourgueil, avec ses cheveux blancs soigneusement coiffés, son air noble et naïf, n’avait jamais dit une parole défendue, n’avait jamais eu une pensée qu’elle ne pût avouer à l’instant même, et avait écoulé une existence parfaitement heureuse et résignée. L’idée de ses « mauvaises heures » était comique ! D’ailleurs Clarisse avait trop de respect envers ses parents pour se les représenter autrement que maîtres de leur vie et de leur cœur. Il lui était impossible de leur prêter un passé, des hésitations, des défaillances. Toute leur expérience ne pouvait donc servir de rien. Chaque génération doit résoudre à tour de rôle les mêmes problèmes, et les destinées successives s’ajoutent mais ne se corrigent pas l’une par l’autre. Clarisse se leva pour partir, comprenant après coup l’inutilité de sa visite.

— Écoute, lui dit sa mère afin de prouver encore sa bonne volonté, veux-tu que je parle à Hubert ?

— Oh ! non, répliqua vivement Clarisse.

Elle sortit de chez ses parents sans nul réconfort et plus incertaine que jamais. L’un n’avait pas même cherché à la comprendre, et l’autre l’avait si mal comprise. Cependant il lui fallait retrouver son équilibre. A qui demander l’appui nécessaire ? Elle pensa au pasteur Lachault. Et tout de suite l’idée de cet homme austère, judicieux, singulièrement perspicace la rassura : lui seul saurait découvrir la cause de son malaise, et lui indiquer le parti à prendre. Sa déception se transforma en espérance, une espérance fiévreuse. D’un pas allongé, elle se dirigea vers la rue des Chaudronniers ; elle savait qu’il recevait ce jour-là. Il lui sembla qu’elle se rendait chez un médecin, et qu’il allait la guérir.

Elle arriva à la porte de sa maison et pénétra dans le vestibule. M. Lachault habitait au troisième. Déjà le fait de se rapprocher de lui aida Clarisse à voir un peu plus clair. Elle se représenta M. Lachault, son accueil bref et dépourvu de toute fausse cérémonie, sa voix nette, un peu métallique, ses yeux perçants qui avaient fouillé tant d’âmes. Elle avait l’impression d’être déjà devant lui, pour cette auscultation morale, et elle éprouvait à l’avance la pudeur du malade qu’on fait déshabiller afin de mettre à nu sa tare ou son infirmité. Alors, la perspective de l’interrogatoire imminent et lucide qu’elle allait subir révéla à Clarisse ce qui se passait en elle. Et pendant qu’elle montait l’escalier elle sut avec évidence ce que M. Lachault allait amener au jour, comme raison profonde de ses troubles. D’un mot, il la renseignerait :

— Laurent Fabre-Gilles.

Elle s’arrêta dans sa montée. La seule approche du questionnaire faisait donc surgir la réponse ! Ce qu’elle allait demander à un autre, elle-même le savait sans s’en douter. Une voix intérieure venait de lui dénoncer son mal. Si elle ne s’intéressait plus à sa vie coutumière, c’est parce qu’elle s’intéressait trop à ce jeune homme ; si tout lui semblait vide et triste, c’est parce qu’il lui manquait. Elle souffrait d’une absence. Était-ce possible ? Un regret si puéril suffisait à empoisonner sa vie ? Oui…

Que dirait donc M. Lachault ? Oh ! certes, il ne l’accablerait pas. Elle était innocente de son propre aveuglement dont elle venait tout juste de s’apercevoir. Jusque-là elle avait agi avec naïveté, avec honnêteté. La certitude qu’elle n’était pas en faute la réconforta et elle reprit courage pour gravir l’escalier, ce sombre escalier de pierre grise dont les marches lui semblaient si hautes.

Brusquement sa pensée fit un détour et découvrit une hypothèse nouvelle. Certes M. Lachault n’allait pas la maudire. Mais après avoir dévoilé cette plaie secrète, il voudrait la fermer. Il lui dirait : « Chassez loin de vous cette image trop plaisante. Ce regret vous lancine et vous décourage, interdisez-vous d’y penser. Oubliez ce jeune homme. » Voilà ce qu’il dirait, ce qu’elle serait obligée d’entendre. Et autant il serait indulgent à son aveu, autant il serait implacable pour obtenir son renoncement. Ce M. Lachault était un terrible inquisiteur ! Elle entendait déjà ses objurgations violentes, l’appel irrité à sa conscience chrétienne. Elle ne pourrait pas contester ses paroles, elle serait traquée, prise. Il exigerait le sacrifice !

— Oublier Laurent Fabre-Gilles !

Elle dut s’arrêter. La même voix intérieure que tout à l’heure venait de s’élever. Et elle ajouta ces mots avec une expression si passionnée dans son angoisse que Clarisse les crut prononcés tout haut :

— C’est impossible.

Toute la volonté de Clarisse s’écroula. Comme une pierre hissée le long d’une pente et qui, n’étant plus retenue, retombe, elle tourna sur elle-même et redescendit l’escalier qu’elle venait de monter avec tant d’hésitations. En bas seulement, elle retrouva plus de calme.

Là, elle se mit à rougir. « Comme je suis lâche », pensa-t-elle. Maintenant qu’elle n’était plus à la minute de franchir le seuil, elle se gourmanda. « Je ne me reconnais plus. » Cette remarque augmenta son trouble : elle ne retrouvait pas ses points d’appui habituels ; le mouvement et l’association de ses idées ne s’organisaient plus comme auparavant. Tout son être intérieur changeait de plan, et elle ne savait comment se décider au milieu de ce désordre.

Après quelques minutes d’incertitude, elle résolut de remonter ; son amour-propre ne voulait pas rester sous le coup d’une pareille défaite. Mais à peine atteignait-elle le premier étage que de nouveau elle éprouva une sorte de paralysie. Tout à l’heure elle venait chez le pasteur Lachault pour échapper à un ennui et à une inquiétude vagues, et pour retrouver, grâce à ses conseils, le bonheur dont elle se sentait dépouillée. Maintenant, elle reconnaissait que là-haut elle trouverait le chagrin, la privation et une pire tristesse. Pour rassembler ses forces, elle fit appel à l’idée de devoir, ce grand balancier de son être, mais en vain. Elle ne sut plus par quels moyens résister ou se contraindre. Alors elle se résigna à parlementer avec elle-même pour obtenir un sursis. Et elle fut entraînée tout de suite à se faire des concessions.

« En somme, pensa-t-elle, l’important pour moi, c’était d’être renseignée : je le suis. Je connais maintenant la raison de mes troubles. Ai-je besoin d’aller voir M. Lachault puisque je sais si bien ce qu’il me dira ? Je préfère agir par moi-même. » Elle songea encore qu’il faudrait attendre longtemps dans un petit salon morose, puis expliquer son cas à un auditeur sévère justement surpris d’entendre de telles paroles dans sa bouche. Tout à l’heure, il lui était facile d’aller à une consultation ; il lui était beaucoup plus dur de s’obliger à un aveu, un aveu qui étonnerait, qui scandaliserait. Elle profanerait ainsi un sentiment — condamnable bien sûr — mais qui n’avait rien de vil, et qui au grand jour paraîtrait banal et honteux.

— Cela, jamais.

Clarisse redescendit l’escalier pour la seconde fois. Lorsqu’elle fut dans la rue, elle partit au hasard. Il lui fallait le grand air et le mouvement, afin de comprendre ce qui se passait en elle et pourquoi s’était produit ce brusque arrêt de volonté. Pour la première fois de sa vie, il lui avait été impossible d’accomplir une décision régulièrement prise. Une force nouvelle, étrangère, était intervenue. Elle pressa son allure afin d’obéir au rythme accéléré de ses pensées. Du fond de son âme montait comme un remous, ou plutôt une source bouillonnante. Après le va-et-vient contradictoire de tout à l’heure, ce flot s’affirmait avec plénitude. L’incohérence se dissipait : elle commença d’y voir clair.

Son incapacité d’entrer chez M. Lachault, sa fuite loin du seul être qui l’aurait privée de Laurent Fabre-Gilles n’étaient pas l’effet du hasard. Un tel résultat avait été patiemment préparé, à son insu d’ailleurs. Depuis quand subissait-elle cette longue intoxication ? Ce jeune homme l’avait tout de suite intéressée : elle se rappela, dans les premiers temps où elle le connaissait, l’obsession de son image. Bien vite, elle s’était persuadée qu’elle avait une responsabilité à son égard, mais son but secret était de le rejoindre, de s’occuper de lui, de s’imposer à lui. Que de roueries elle avait mis innocemment en œuvre jusqu’au jour où, à sa propre stupeur, un geste lui avait échappé qui avait trahi son arrière-pensée. Mais là encore, aveuglée par son honnêteté, elle n’avait pas aperçu le ressort caché de son acte. Depuis cet épisode de la Cômerie, elle avait éloigné Laurent, mais Laurent était demeuré dans sa vie, mêlé à toutes ses minutes. Il était la réalité de tous les fantômes qui l’avaient troublée : sa tristesse, c’était Laurent ; son ennui, c’était Laurent ; sa lassitude, c’était Laurent.

Depuis plusieurs mois donc, elle agissait comme une somnambule qui ne sait pas qu’elle obéit au magnétiseur. Tandis qu’elle menait au grand jour son existence habituelle, elle conduisait sans le savoir et parallèlement une existence mystérieuse. Des pensées sous-jacentes s’étaient enchaînées l’une à l’autre, des désirs secrets avaient fleuri à l’ombre ; et ainsi s’était constituée dans son âme et dissimulée sous des subterfuges, une seconde âme, différente de la vraie. Clarisse croyait se connaître et elle ne connaissait pas son double fond. Elle logeait dans sa propre personne, une étrangère. Et celle-ci, qui s’était fortifiée à ses dépens, maintenant élevait la voix, donnait des ordres. C’était elle qui, dans l’escalier du pasteur, avait parlé tout haut… Alors Clarisse eut un mouvement de révolte. Son goût natif de l’indépendance, son besoin de compréhension et de logique s’irritèrent devant tant d’obscurités. Maintenant qu’elle l’avait démasquée, elle chasserait l’intruse.

Le hasard de sa course l’avait amenée dans une avenue déserte du quartier de Champel. Elle se sentit fatiguée, s’assit sur un banc. Et puis tout à coup, elle se releva, elle se remit à marcher, prit un chemin qui descendait une côte abrupte entre deux murs. Si cette « intruse » n’était pas une étrangère ? Si c’était son âme véritable qui, longtemps méconnue, engourdie, s’était progressivement réveillée au contact d’un sentiment plus chaud que ses sentiments habituels ? Loin d’être atteinte dans sa personnalité, elle l’affirmerait donc en écoutant cette voix mystérieuse. Ce qu’elle avait pris jusqu’à présent pour son vrai caractère, ce n’étaient peut-être que des habitudes, des répétitions, des imitations — mais sans rien d’original. Elle n’avait donc vécu que d’une illusion. Elle s’était crue libre, et elle n’avait fait qu’obéir ; franche, et elle avait toujours menti. Au fond d’elle-même dormait son être réel. Elle aurait pu écouler des années entières avant de le savoir, et mourir peut-être sans l’avoir jamais su. Or voici que l’être réel sortait de l’indéfini et de l’obscur, et qu’il s’imposait dans son évidence.

Clarisse leva les yeux, en proie à une émotion violente. Elle était devant l’Hôpital cantonal. Ces longs bâtiments alignaient des rangées de fenêtres comme une caserne. Des hommes et des femmes franchissaient les grilles pour entrer et pour sortir. Elle les considéra avec l’intérêt d’un naturaliste devant une espèce mal étudiée. Suivaient-ils en l’ignorant un modèle qu’ils n’avaient pas choisi ? Ou bien avaient-ils su reconnaître leur réalité, avaient-ils délivré au fond d’eux-mêmes les forces latentes ?

Elle regarda les fenêtres de l’hôpital, qui brillaient au soleil couchant. Derrière ces vitres il y avait de la souffrance et de la mort. Elle songea aux misérables qui agonisaient en cette minute, et elle éprouva pour eux une indicible pitié — elle qui commençait à vivre.

Elle revint vers la haute ville, les pieds couverts de poussière, et brûlée par le soleil de printemps qui ajoutait à sa fièvre. « Lorsque nous naissons charnellement, pensa-t-elle, nous n’évaluons pas à son prix le don magnifique de l’existence. Mais moi, je le reçois avec ma pleine raison. » Elle jeta autour d’elle des regards curieux, s’attendant à voir jusqu’aux choses même changer d’aspect et apparaître sous une forme imprévue. Le beau crépuscule qui dorait les maisons, l’atmosphère recueillie où tous les bruits s’apaisaient, elle les goûta comme pour la première fois. Son aube s’associa à cette fin du jour, avec la même confiance dans les éternels recommencements. Il lui sembla que son corps aussi était comme nouveau, et son visage changé. Quand elle arriva chez elle et qu’on vint lui ouvrir la porte, elle se dit qu’on ne la reconnaîtrait pas.

Au moment où elle pénétrait dans le salon, une voix l’arrêta :

— Hé bien ! comme tu rentres tard…

Hubert. Elle l’avait complètement oublié. Elle avait été chercher conseil auprès de son père, de sa mère, elle avait voulu aller chez M. Lachault, mais elle n’avait pas eu l’idée de lui demander son avis…

— D’où viens-tu ?

— J’ai fait des visites, des courses…

— Et tu n’as pas pensé à la date d’aujourd’hui ? Ça, c’est bien la première fois.

Hubert souriait, en affectant sa fausse bonhomie.

— Je ne sais ce que tu veux dire, murmura Clarisse.

— Eh ! c’est l’anniversaire de notre mariage.

Comme sa femme n’ajoutait rien, il ne voulut pas triompher trop bruyamment de son manque de mémoire, et il reprit :

— Bah ! ne te frappe pas… Il ne faut pas attacher trop d’importance aux dates. Et puis, nous sommes un vieux ménage.

Mais Clarisse, sans l’écouter, se demanda avec gravité ce que son âme nouvelle pensait d’Hubert.

XII

Depuis le matin une petite pluie fine tombait, léger brouillard humide qui mouillait à peine. Tous les jardins de la ville la recevaient avec béatitude. Elle imbibait la terre sans l’inonder, elle fortifiait l’herbe, verdissait les feuilles, et, sous sa rosée tiède, s’épanouissaient les lilas. Clarisse, en traversant les Bastions, respira les parfums de cette douceur fondante. Grâce aux frondaisons épaissies régnait un demi-jour silencieux, troublé seulement par la chute d’une goutte d’eau sur les branches et par les cris des oiseaux. Le long des pelouses, Clarisse regarda les fleurs nouvellement installées dans leurs plates-bandes : jamais elle n’avait pris un tel intérêt à ce qui sortait de terre, jeune et nouveau.

Elle revint chez elle, à travers la vieille ville, et, à cause de l’appel printanier, elle considéra comme pour la première fois ces calmes petites rues où elle avait vécu toujours. Des confiseries étroites montraient derrière leurs vitres des gâteaux d’un rose ou d’un vert précieux ; des antiquaires présentaient des porcelaines tendres, des verreries et des armes ; des bouquinistes alignaient des livres vénérables dans leurs reliures fauves ; des éventaires de marchands de légumes mêlaient à leurs primeurs des bouquets de pivoines. Dans la cour d’un hôtel ancien, des musiciens ambulants, suspendant le silence de cette matinée humide, jouaient des airs méridionaux, acclimataient l’Italie dans Genève. Et la musique, au passage, fit plaisir à Clarisse.

Le jour mouillé s’éclaira. Un peu de soleil vint sur le pavé gras, illumina les maisons. Bâties dans la molasse du pays, elles prirent chacune sa nuance particulière, mais d’une délicatesse telle qu’il fallait la remarquer pour en jouir. L’une était verdâtre, l’autre d’un gris fin, celle-ci rose de chair, celle-là d’un jaune doré. Elles se tenaient côte à côte, d’âge inégal, mais imprégnées de la même noblesse un peu sévère, de la même grâce décente. Toute à ses découvertes — jamais elle n’avait si bien regardé que ce matin — Clarisse se reconnut en elles, en ce vieux quartier traditionnel, poli, discret, sans éclat excessif, et qui cachait, sous un style d’une harmonie sobre, ses passions.

Comme elle longeait l’Arsenal et que la pluie recommençait, elle s’arrêta un instant sous les arcades pour la voir tomber. Gaillardoz, qui passait, vint la rejoindre.

— Bonjour, ma cousine, dit-il de sa voix bruyante et avec le sourire heureux d’un Immortel.

Devant ce témoin, Clarisse eut un geste effarouché, inquiète de se protéger contre les indiscrétions. Gaillardoz la dévisagea :

— Vous êtes charmante, Clarisse.

Avait-elle trahi au dehors ses transformations morales ? Elle rougit un peu et s’empressa de répondre :

— Laissez donc à Desnouettes le soin de me faire des compliments, c’est mon fournisseur.

L’autre avait parlé sans réfléchir, frappé par une expression particulière de Clarisse. Il n’insista pas et entama un autre sujet :

— Vous savez que nous avons maintenant notre auto ! Nous formons mille projets, Fanny et moi, et nous espérons bien que vous nous accompagnerez un jour. Tenez, nous voudrions faire le Dauphiné.

Clarisse le remercia vivement : l’idée du départ, des courses sur les routes, la tentait tout à coup. Mais elle s’aperçut que Gaillardoz de nouveau la considérait avec attention. Alors elle éteignit son regard et dit, d’un ton banal :

— Malheureusement je ne sais si nous pourrons accepter votre aimable invitation. Hubert est très occupé.

— Nous le regretterions, mais enfin pourquoi ne pas venir seule ?

Clarisse s’excusa, en prétextant que son mari n’aimerait pas la voir partir… Pour mieux dépister son interlocuteur elle affecta l’expression raisonnable qui lui était auparavant naturelle. Elle l’imita si bien que Gaillardoz la jugea peu empressée, pas très cordiale même, et il fut déçu, car il avait pour elle de l’amitié. Mais son vigoureux optimisme dissipa ce regret, et il se mit à parler d’autre chose, de sa voix réjouie qui faisait retourner les passants. Il ne se douta pas que sa compagne n’était plus la même, et qu’en réalité il causait avec une inconnue.

— Décidément, songea Clarisse, cela ne se voit pas.

Néanmoins, elle se dit qu’elle devait désormais se méfier et dissimuler avec grand soin ce qu’elle était devenue. Elle n’était pas femme à afficher ses opinions et ses sentiments en public. Ayant horreur du bruit, de la singularité, de l’exception, de ce qui pouvait ressembler à une faute de tact ou de convenance, un scandale lui paraissait une catastrophe. Toujours, elle avait été conduite par l’idée d’un type auquel il lui fallait se conformer : type moral, social, religieux. Elle ne ressemblait pas à ces femmes mobiles, tout entières dans leurs sensations, qui changent sans difficulté de genre d’existence en même temps que d’amant. Fixée en un lieu de la terre, en une catégorie humaine donnée, elle ne songeait pas à sortir, par un éclat, de ses habitudes. Elle continuerait donc à vivre comme naguère, avec les mêmes amis, les mêmes mœurs, les mêmes occupations, la même couturière, le même ameublement.

Par l’effet de son éducation, Clarisse trouvait naturel d’avoir à se contraindre. Elle était foncièrement disciplinée. Loin d’accorder une importance excessive à ce qu’elle éprouvait d’inattendu, elle commençait par le critiquer. L’orgueil la soutenait dans cette attitude, un orgueil qui n’était pas de l’égoïsme aveuglé, mais la certitude de sa dignité personnelle. Avant tout elle voulait être maîtresse d’elle-même. Peut-être se mêlait-il à ce souci héréditaire une certaine timidité, l’appréhension des aventures. Elle n’était plus assez jeune pour être imprudente, pour courir le risque d’une humiliation ou d’un ridicule.

Et ce qui l’aurait retenue encore, ce qui suffisait à l’incliner au silence, au secret, c’était la crainte des autres. Jusque-là elle n’avait recueilli d’eux que des compliments, et cette louange perpétuelle lui avait été agréable. Son aveu interromprait peut-être l’encens. Elle savait qu’elle représentait aux yeux du monde certaines vertus ou, plus simplement, une certaine qualité de femme ; fallait-il les désobliger en abdiquant ? Sa banqueroute égoïste démoraliserait beaucoup de gens. Elle vit combien il est cynique parfois d’être sincère. Il lui fallait donc obéir à cette image d’elle-même qui, bien qu’inexacte, était généralement admise : c’était faire honneur à sa signature. Encore une fois, elle se tairait. Elle sacrifierait à une vertu plus haute et plus utile les sentiments, les instincts dont elle venait de découvrir l’existence — ou du moins elle sacrifierait leur expression publique… Du reste, elle ne raisonnait avec tant de sûreté que parce qu’elle s’était arrêtée au bord même de la découverte. Elle distinguait mal les forces éveillées au fond de son être et qui n’avaient pas atteint encore la pleine lumière de l’évidence.

Quelques jours plus tard, en rangeant une armoire, Clarisse trouva un paquet d’anciennes photographies, et, parmi elles, son portrait, du temps où elle était une petite fille bien sage. On reconnaissait sans peine, en puéril, son visage doux, raisonnable, d’expression étonnée. Et pourtant ! « Pourtant, songea-t-elle, cette enfant paisible dissimulait déjà, à l’insu de tous, ce qui allait grandir pour me tourmenter. La personne que je suis et que j’ignore presque, existait dans ce corps innocent. Je ne savais pas ; personne ne savait que la vie, beaucoup plus tard, la ferait surgir. Pourquoi n’est-elle pas restée inconnue ! »

Elle s’arrêta, en poussant un soupir, et, comme la porte s’ouvrait, elle cacha la photographie. C’était sa mère, qui vint l’embrasser. Puis, s’asseyant, s’installant, Mme Bourgueil ajouta, le visage un peu rubicond :

— Quelle chaleur ! Vous devriez aller à la campagne le plus tôt possible.

« Bien sûr », pensa Clarisse. Elle songea que le verger, à la Cômerie, devait défleurir et que les pivoines s’épanouissaient autour de la maison aux volets bleus. Distraite, elle écouta sa mère qui lui parlait encore de Fanny. Décidément, affirmait la bonne dame, elle dépassait la mesure. Auparavant, elle n’était qu’excentrique, voilà qu’elle s’affichait.

— Mais avec qui ? demanda Clarisse.

— Avec M. Desnouettes !

Au fait, Clarisse avait oublié cette intrigue. Elle vit combien elle avait dérivé loin de ces choses, loin de ses intérêts de naguère. Elle s’obligea à écouter sa mère avec attention :

— J’ai pensé, dit celle-ci, que tu pourrais agir…

— Pardon, interrompit Clarisse, vous m’avez déjà fait parler à Fanny, et voilà le résultat.

— Sans doute. Mais si tu intervenais auprès de son mari ?

— Triste métier…

— Ou bien auprès de M. Desnouettes ? Tu as beaucoup d’influence sur M. Desnouettes.

Encore ! Vraiment on abusait d’elle ! Pourquoi la chargeait-on toujours de faire régner la vertu ? Clarisse se révolta contre cette perpétuelle mission, et pendant une seconde, elle ne considéra plus le désordre comme un accident auquel chacun était tenu de porter secours, mais comme une sorte d’innovation, un ordre imprévu auquel on devait laisser collaborer les intéressés. Cette protestation silencieuse et passagère en faveur de Fanny, Clarisse ne pensa pas l’appliquer à sa propre situation ; elle ne conclut pas qu’elle pourrait tirer profit d’une indulgence qui serait universelle. D’ailleurs, reprise par ses habitudes, elle finit par accepter d’intervenir auprès de Desnouettes.

Mme Bourgueil considéra dès lors le problème comme résolu. Elle se leva, ronde et souriante, rappela à sa fille que le prochain dîner de famille aurait lieu chez elle, puis s’en alla, en trottant, heureuse.

Clarisse la regarda partir avec une sorte de rancune. Elle lui en voulut de l’avoir faite telle qu’elle était, et de ne pas le savoir. Comme les parents sont peu perspicaces ! Ils créent des enfants de leur propre chair, mais ignorent ce qu’ils leur transmettent. Ensuite ils les élèvent, c’est-à-dire qu’ils les obligent à devenir ce qu’ils voudraient qu’ils soient. Ces êtres nouveaux doivent ressembler à leurs prédécesseurs, qui traitent comme une désobéissance ou une impiété la moindre inquiétude, la moindre recherche personnelle… Mais là encore, Clarisse se tint dans des généralités pour éviter de décider sur elle-même. Son intelligence formula en abstraction ce qui était le désir de son cœur.

Pourtant, livrée à la solitude, elle retourna vers son portrait, elle se dévisagea de nouveau. Alors, devant ces traits indécis et ce regard qui la questionnait, elle cessa de se dérober plus longtemps. Elle vit qu’elle ne pourrait pas éternellement se tirer d’affaire à force de maximes et de vues d’ensemble. « Que deviendras-tu ? murmura-t-elle. Vas-tu étouffer ce que tu es, et te contenter jusqu’au bout d’être docile et mensongère ? Que te procurera cette duplicité que tu n’as point choisie, mais que la vie t’impose ? Je crains pour toi, quoi que tu fasses ? » Et elle reposa son image, le cœur serré.


Dans la pièce aux tapisseries bibliques, sous les yeux d’Esther au repas d’Assuérus, et de Déborah debout devant sa tente, une fois encore la famille se trouvait réunie. Sauf les Gaillardoz, en voyage pour quelques jours, — et eux seuls osaient choisir la date du dîner pour faire une absence — tout le monde était là. Abandonnant l’ouvrage auquel elle travaillait, Clarisse se laissa aller au ronron des entretiens où elle reconnaissait les voix, l’une après l’autre, qui disaient les paroles attendues. Naguère, d’un ton simple et enjoué, elle aurait pris part à la causerie, heureuse d’être au milieu des siens et de rencontrer l’assentiment unanime. Maintenant, elle se tenait sur la réserve. Et elle s’étonna qu’on pût accorder tant d’importance à des détails, à des questions de personnes. On parlait de fiançailles, on discutait d’une élection politique, on vantait un concert récent… Tout cela, désormais, n’était plus l’essentiel.

Mais elle ne l’avouerait pas ! Jamais elle n’aurait le courage d’expliquer aux siens qu’elle était différente de ce qu’ils croyaient. Elle n’osa prévoir ce qu’un pareil récit provoquerait de stupeur, d’incrédulité et d’indignation. D’ailleurs, ils étaient bien loin de se méfier. Leur opinion était faite depuis longtemps, ils ne pensaient plus à elle, mais à eux. Chacun s’occupait de son intérêt propre, de sa passion égoïste. Car — et Clarisse s’étonna de ne pas l’avoir vu plus tôt — ils étaient tous passionnés. Sous des dehors corrects, convenables et convenus, affectant de la froideur, ou de l’impolitesse, ou une éternelle et lourde raillerie, dissimulés par décence autant que par timidité et par faiblesse d’expression, ils avaient tous une manie, une fièvre, un souci, un songe, peut-être un idéal…

Clarisse fut interrompue dans ses hypothèses par l’appel de son nom. Elle tressaillit. De l’autre côté du salon, un groupe l’invoquait dans une controverse. L’oncle Henri, toujours soigné, sa barbe blanche tranchant sur son teint d’un rose congestionné par deux verres d’eau-de-vie, se leva pour interroger sa nièce.

— N’es-tu pas de mon avis, Clarisse ?

— Quoi donc ? fit-elle, interloquée et craignant qu’on devinât ses réflexions.

Tout le monde s’arrêta de parler pour regarder Clarisse. Certains visages étaient attentifs, d’autres souriaient, tous reflétaient un mélange de confiance et d’admiration. L’oncle Henri adorait être écouté. Ravi de cette occasion de montrer sa finesse, son habitude du monde diplomatique, il reprit sur un ton légèrement apprêté :

— Nous discutons la question de savoir si une femme peut épouser un homme beaucoup plus jeune qu’elle. Moi, je prétends qu’une pareille union est absurde, parce que l’homme doit être le protecteur et le chef. Le bonheur n’existe que là où on se conforme aux conditions naturelles. Jamais une femme n’aura la considération nécessaire pour…

— Cependant…, fit quelqu’un.

— Attendez, s’écria l’oncle Henri en s’assurant d’un coup d’œil circulaire qu’on l’écoutait toujours. — Nous avons pris Clarisse pour arbitre : qu’elle décide entre nous.

Il était bien sûr de sa réponse, et il jouissait à l’avance d’entendre sa propre opinion confirmée par la personne la plus raisonnable de l’assemblée. Clarisse piqua son aiguille dans son ouvrage, mécontente d’être l’objet de l’attention unanime.

— On ne peut pas, murmura-t-elle, décider d’une façon générale. Cela dépend des personnes…

L’oncle Henri ne se contenta pas de cette défaite. Sûr de lui, il s’avança au milieu du salon :

— Clarisse, tu te dérobes. Nous réclamons un oracle, un oui ou un non. Faut-il épouser un homme plus jeune que soi, ou bien est-ce une bêtise ?

De nouveau, ce silence attentif, et tous les regards convergents. Clarisse, pour se débarrasser de l’importun, dit d’une voix froide :

— Hubert a quatre ans de plus que moi.

Des rires approbateurs accueillirent cette réponse. On pensait que Clarisse voulait simplement taquiner son oncle. Mais Hubert, qui était accoudé à la cheminée, protesta d’un air boudeur :

— Je demande qu’on ne me mêle pas à l’affaire.

L’oncle Henri tourna sur lui-même pour obtenir le silence, et, l’index levé, recommença :

— Tu entends, ta réponse n’est pas jugée suffisante. Pas de faux-fuyants. Départage-nous.

Alors, d’un élan Clarisse s’écria :

— Je crois qu’on peut aimer, et passionnément, quelqu’un de plus jeune que soi… Il n’y a pas d’âge en amour…

L’oncle Henri resta la bouche ouverte, stupéfait d’être contredit par la personne « la plus raisonnable de l’assemblée ». Sa mine était si drôle qu’on lui fit un triomphe, et qu’on admira, une fois de plus, Clarisse pour ce qu’on crut être une moquerie. Mme Bourgueil battit des mains afin d’approuver sa fille, le vieux Jean-Étienne daigna sourire, Hubert haussa les épaules, et, chacun voulant ensuite donner son avis, cela provoqua une rumeur générale dans laquelle on n’entendit plus que l’avocat Gouvieux qui disait : « Moi, je propose de faire un bridge », et l’oncle Amédée, la main en cornet sur l’oreille, qui demandait à Mme Henri Bourgueil :

— Qu’est-ce qu’elle a dit ? Qu’est-ce qu’elle a dit ?

Et la noble matrone, pour se faire entendre, dut crier à tue-tête :

— Elle a dit qu’on pouvait aimer passionnément un jeune homme !

« Ainsi, songea Clarisse, je leur ai affirmé ma pensée, mais personne ne l’a comprise ! Je leur dirais en face ce que je suis qu’ils ne me croiraient pas. » Pour une fois, ils venaient d’entendre une parole sincère et ils continuaient d’en rire comme d’une bonne plaisanterie.

Un seul être l’écouterait : Laurent lui-même. Et celui-là ne saurait jamais rien. Qu’elle demeurât secrète vis-à-vis des siens, c’était possible, c’était facile. Elle ne souffrait pas de se dissimuler à eux. Mais demeurer une inconnue pour lui, voilà le sacrifice.

XIII

Clarisse savait que Fanny jouait au tennis tous les jours vers cinq heures au parc des Eaux-Vives. Certainement elle y rencontrerait Desnouettes. Elle aurait ainsi l’occasion de lui faire des remontrances puisqu’on persistait à la charger de pareilles commissions. Mais c’était une corvée bien ennuyeuse.

Elle s’achemina le long du quai vers les Eaux-Vives. Dans le port régnait un vif mouvement de bacs pressés qui croisaient leurs sillages. Des pavillons claquaient au mât d’un loueur de canots. Plus loin, des baigneurs, debout sur des pontons, poussaient des cris à l’instant de plonger. Hors de l’étreinte des jetées, le lac étalait sa nappe bleue, élargie, où le soleil traînait des filets d’argent. Et sur la route, soulevant une poussière qui n’était pas encore celle de l’été mais une poudre délicate, des autos passaient, chargées de personnes satisfaites qui, à l’heure du crépuscule, dîneraient sous des tonnelles, au bord de l’eau.

Quittant ce paysage lumineux, Clarisse pénétra dans le parc. Là, les arbres, des buissons de toute espèce étouffaient le promeneur et l’on ne voyait plus que par éclaircies, où à travers des branches retombantes, les pelouses d’un vert cru rutiler au soleil. Le long des allées, faisant des taches blanches ou roses, jouaient des enfants. Clarisse ralentit sa marche pour mieux jouir de cette douceur, de cette limpidité.

Elle parvint à l’entrée des tennis et passa la barrière. La première personne qu’elle vit fut Fanny qui se leva pour venir à sa rencontre. Mais la seconde fut Laurent, debout à quelque distance et qui regardait le jeu.

— Vous ici ? demanda Fanny à sa cousine.

Clarisse n’eut pas besoin de s’interroger davantage pour être renseignée sur elle-même. La simple vue du jeune homme lui causa un brusque battement de cœur. Il lui sembla que le soleil s’était rapproché de la terre, et que les arbres étaient deux fois plus hauts que d’habitude ; le chant des oiseaux faisait un vacarme inouï. Pourtant son visage demeura immobile, et elle répondit à Fanny avec calme, mais d’une voix qui lui parut étrangère :

— Oui, je voulais me promener.

Ensuite elle regarda de nouveau : Laurent était toujours là. Dieu permettait qu’il fût toujours là. Et, parce qu’il tournait le dos, il ne savait pas qu’elle aussi était là.

Fanny dit qu’elle ne jouait pas encore : il y avait trop de monde. Le club était envahi par des Grecs, des Roumains bien encombrants.

— Je n’ai fait qu’une partie avec le petit Fabre-Gilles, qu’on m’a présenté hier… Au fait, il m’a parlé de vous.

— Ah !… Pourquoi ?

— Il m’a dit qu’il vous connaissait. Venez donc vous asseoir.

Clarisse suivit Fanny, s’assit à ses côtés, prête à lui obéir en toutes choses. Mais les fanfares soulevées ne s’éteignaient pas. C’était une vaste rumeur de joie, un cri éclatant répété par vingt échos. Elle se sentait comme délivrée. Et le monde n’avait plus rien de triste ou de maussade. Ce grand parc ombreux où le soleil descendait dans une buée d’or, ces hommes et ces femmes vêtus de blanc qui couraient avec souplesse et se renvoyaient des balles légères, c’était l’image de l’existence elle-même, chaude, odorante et profonde : il n’y avait sur la terre qu’une belle lumière apaisée, des rires et la liberté de soi-même.

Desnouettes s’approcha, une raquette sous le bras, avec un excès fébrile d’empressement :

— Enfin, je vous vois, ma chère amie. Quel dommage que vous n’ayez pas assisté à la partie que j’ai jouée tout à l’heure. Je suis vraiment en forme. Mon système — un système qui me rend imbattable — consiste à me tenir près du filet, et chaque fois que…

Il fut interrompu car on venait le réclamer pour une autre partie.

— Attendez, fit Clarisse, j’ai quelque chose à vous dire.

Mais alors quelqu’un passa. C’était Laurent. Il tenait les yeux baissés, il les releva devant elle, la salua avec cérémonie, hésita comme pour s’arrêter, puis continua. Elle reçut ainsi qu’un coup dans la poitrine ce regard qu’elle avait si longtemps désiré. Cependant elle lui opposa un visage insensible et ne rendit qu’un salut plein de réserve. L’extérieur de son être, une fois de plus, ne l’exprima pas.

— Eh bien ! que me voulez-vous ? demanda Desnouettes.

Clarisse répondit, la gorge serrée :

— C’est trop long, je vous dirai cela plus tard.

— Alors, venez me voir jouer. Je suis sûr que mon système vous intéressera.

Elle l’accompagna jusqu’au groupe de ses partenaires, et, restée debout, suivit la partie. Elle était seule. Elle se reprocha avec amertume de ne pas avoir salué plus aimablement le jeune homme. Peut-être se serait-il arrêté… Mais elle avait obéi à une discipline spontanée, elle avait recouru à un moyen automatique de défense en prenant son « air Bourgueil ». Elle se représenta Laurent, sa sveltesse, son cou libre, son profil ambré. La blancheur intacte de ses vêtements, son extrême jeunesse, sa figure pensive renforcèrent en elle l’idée séduisante qu’il était timide, mélancolique et pur… Ah ! pourquoi ne l’avait-elle pas retenu ?

Elle tourna involontairement la tête, en proie à la gêne légère des personnes qui se sentent observées. Et, pour la troisième fois, elle aperçut celui qui la préoccupait, appuyé un peu plus loin au grillage, et la contemplant. Dès qu’il se vit découvert, il baissa les yeux comme à son habitude. De son côté, elle se remit tout de suite à suivre le jeu, avec une expression attentive, mais sans chercher à juger les coups. Les balles qui passaient et repassaient obéissaient à des lois inconnues qu’elle ne comprenait pas.

Cependant, bientôt elle devina que Laurent avait recommencé à la surveiller : son regard, appesanti sur elle, la réchauffait comme un rayon de soleil. Elle ressentit une vanité enfantine en même temps que poignante à être l’objet de son attention. Elle ne souhaita rien de plus que cet intérêt qu’il lui témoignait de la sorte, sans se douter qu’elle le savait. Elle demeura immobile, arrêtant même le cours de ses pensées pour ne pas effaroucher cette impression de bonheur.

Des gens circulèrent derrière elle, en causant. Elle redouta qu’ils ne vinssent à ses côtés : c’eût été rompre ce mystérieux dialogue, ce lien inavoué qui se tissait entre eux deux : elle voulait à tout prix rester seule et n’exister que pour celui qui la regardait… Les gens ne s’arrêtèrent pas. Et la seconde d’après, tremblante, elle regretta leur départ, car elle pressentit que Laurent venait de faire un pas vers elle.

Elle glissa un regard de côté. Le jeune homme, d’un air indifférent, avec une lenteur calculée, s’avançait le long du grillage. Il s’arrêta, parut s’intéresser à un beau coup, puis reprit sa sournoise démarche. Allait-il l’aborder ? Et que répondrait-elle ? Elle se figura brusquement qu’elle se trahirait dès les premiers mots, qu’il se passerait quelque chose d’irréparable et d’affreux. Elle éprouva au fond de sa chair comme une brûlure. Alors, confuse, effrayée, pudique, elle n’eut plus qu’une envie : la fuite.

Desnouettes changea de camp. En allant de l’un à l’autre il dit quelques mots à deux petites Américaines du Sud, brunes de peau, qui le couvrirent de compliments. Clarisse lui jeta :

— Je suis obligée de m’en aller. Venez me voir un de ces jours.

— C’est entendu.

Puis elle s’éloigna, la tête droite, l’air très fier, mais se maudissant elle-même. Alarmée par l’idée de trahir son secret, humiliée d’avoir entrevu que son âme nouvelle était une âme offerte, une âme prête aux concessions comme aux servitudes, elle se sauva de celui qu’elle désirait de toutes ses forces et qui ne se douta pas que cette fuite était le plus passionné des aveux.

Une fois hors d’atteinte, elle commença de se calmer. Et au moment de passer le guichet de la sortie, elle se retourna, elle l’aperçut de loin. Il était assis sur un banc entre les deux petites Américaines du Sud, et il riait avec elles. Elle discerna ses dents, d’une blancheur éclatante dans sa face ambrée. Jamais jusqu’alors elle ne l’avait vu rire.


Clarisse ne put s’empêcher de repenser à ces deux Américaines. Elles l’agaçaient. Et elle pensa aussi à ce rire de Laurent qui contredisait l’image qu’elle s’était formée de lui. Peut-être, depuis le temps qu’elle ne l’avait pas vu, s’était-il apprivoisé, égayé. Mais elle préférait sa mine sérieuse, et elle s’irrita de ne pas avoir eu de part à cette transformation. Néanmoins autant elle se sentait disposée à être réservée, mélancolique à ses côtés quand elle le jugeait tel, autant, par contradiction, elle se sentait apte, maintenant, à rire avec lui. S’il avait changé, elle était prête à changer aussi son attitude, afin de ne pas être concurrencée par d’autres qui le comprendraient mieux.

« D’ailleurs, songea-t-elle, Desnouettes le connaît puisqu’ils se sont dit bonjour. Je pourrai l’interroger quand il viendra. Desnouettes est si bavard qu’il racontera tout. »

Quelques jours plus tard, Desnouettes arriva, ravi à la fois et agité. Sur son visage tiraillé, vingt sentiments se peignaient en une minute. Il exprima à Clarisse son plaisir de la voir, son regret de ne pas l’avoir vue davantage, son espérance de la revoir bientôt. Bondissant à une autre idée, il reprit l’exposé de sa méthode au tennis, et déclara qu’il allait concourir dans des matchs, à Saint-Moritz. Clarisse profita de cette porte ouverte :

— Partez, mon ami, partez pour Saint-Moritz et sans retard…

Il parut surpris :

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes en train de nuire ici à une femme qui ne mérite pas de courir une aventure.

— Je ne comprends pas.

— Vous savez de qui je veux parler : je n’en dirai pas davantage sinon qu’on commence à bavarder sur votre compte à tous les deux. Je suis certaine que vous ne voudrez pas donner plus longtemps crédit à une fable que vous êtes le premier à trouver absurde…

Ouf, c’était dit ! Clarisse se félicita d’être arrivée sans encombre au bout d’une phrase difficile. Desnouettes avait rougi :

— Je ne sais ce que vous voulez dire. Fanny…

Il rougit plus encore d’avoir par étourderie prononcé ce prénom, et, furieux contre lui-même, se fâcha :

— Écoutez, je sais me conduire. Votre leçon, si leçon il y a… Mais enfin qui diable vous a raconté…

— Vous oubliez la famille, mon cher, qui sait tout et qui surveille.

Elle ne voulut pas l’irriter outre mesure car il lui était nécessaire. Puisqu’elle avait accompli la tâche dont on l’avait chargée, elle désira l’amener à des récits plus intéressants pour elle. Aussi quand il lui demanda d’un air contrit si elle lui en voulait, elle répondit :

— Mais non. Je veux seulement vous mettre en garde.

A son tour, pour se gagner Clarisse, il murmura :

— Ah ! vous êtes une amie comme il y en a peu. D’un jugement si pondéré, et si juste dans vos conseils ! Vous êtes sage comme Minerve. Sage comme Minerve, c’est bien le mot.

Clarisse s’inquiéta de ces éloges qu’elle n’était pas sûre de mériter. Quand les autres se trompent sur votre compte, on aime mieux que ce soit à propos de vos défauts que de vos qualités. Elle voulut l’amadouer encore, et, moitié souriant :

— C’est aussi que vous êtes un dangereux séducteur. Et il faut bien, puisque je suis votre amie, que je m’occupe un peu de vos imprudences. Qu’étaient-ce encore que ces deux oiseaux des îles qui vous regardaient jouer au tennis ?

— Ah ! pour cela il faut demander au petit Fabre-Gilles…

Clarisse se mordit les lèvres, puis, avec quelque nervosité :

— Il les connaît ?

— S’il les connaît ? Dites plutôt qu’elles ne lui ont rien laissé ignorer…

Inconscient de sa cruauté, il revint à ses projets de Saint-Moritz. Clarisse l’arrêta avec brusquerie :

— Permettez. Je veux en savoir davantage sur le petit Fabre-Gilles.

— Pourquoi donc ?

— Voilà. Il est très jeune. Ses parents nous l’ont beaucoup recommandé, à Hubert et à moi. Nous sommes responsables de lui en quelque sorte. Je serais — nous serions désolés que… Qu’est-ce que c’est que ces Américaines ?

Le visage de Desnouettes exprima l’admiration.

— Vous me causez une joie profonde, s’écria-t-il. Je vous retrouve à travers toutes les circonstances, fidèle à votre caractère. Ma psychologie n’a donc pas été mise à défaut. Puritaine, vous avez même le souci de la vertu des autres ! Cela est bien. Très bien.

— Ne plaisantez pas, je parle sérieusement.

— Moi aussi. Mais alors que tant d’autres se démentent, vous obéissez à votre ligne. Toutefois, j’ai le regret de vous dire que votre protégé…

— Eh bien ?

— Eh bien ! il a du succès et il en profite.

Desnouettes, qui prétendait avoir reçu les confidences du jeune homme, n’hésita pas à les trahir, notamment à propos des deux Argentines dont la réputation était douteuse et auxquelles il faisait une cour assidue. Ce n’était pas sa seule aventure : il se jetait dans le plaisir avec une ardeur violente et la curiosité de tous les excès. Clarisse ne pouvait en croire ses oreilles. Irritée contre Desnouettes, elle lui demanda :

— En êtes-vous sûr ?

Il s’empressa de lui donner des détails précis qui la renseignèrent complètement. L’irritation de Clarisse se tourna contre Laurent qui l’avait trompée, puis contre elle-même parce qu’elle s’était trompée. Cependant, pour mieux feindre, elle dit, en ayant l’air de se moquer :

— Eh bien ! ma surveillance n’a pas été très efficace !

Desnouettes revint à ce qui l’intéressait :

— Alors, vous ne m’en voulez pas pour l’histoire, le potin qu’on vous a raconté sur moi et sur…?

Clarisse fit un geste indifférent. Il répliqua :

— Ah bon ! merci. Parce que j’ai besoin de votre indulgence… Et tenez, je puis bien vous avouer que, jusqu’à présent, ce n’est qu’un potin. Il ne s’est rien passé du tout.

Clarisse semblait si absorbée qu’il ne voulut pas partir sans avoir réveillé son attention.

— Mais je vous préviens, déclara-t-il, mes plans sont dressés…

Il fit trois pas vers la porte :

— Et il se passera quelque chose, c’est moi qui le dis !

Puis il s’en alla, comme un héros de théâtre.


Clarisse venait de découvrir un autre Laurent, un incompréhensible Laurent. Elle souffrit à l’extrême de cette découverte imprévue. Beaucoup de femmes admirent chez l’homme l’initiateur, le maître expérimenté. Clarisse, elle, avait été charmée par un adolescent qu’elle croyait généreux et pur. Elle manquait d’imagination pour se représenter ce que valent les ressources de l’expérience. Son idéal l’aveuglait sur son tempérament. La débauche de Laurent la scandalisa dans son puritanisme, dans sa conception étroite et noble des mœurs. N’ayant jamais eu de frère, n’ayant jamais questionné son mari sur sa vie de garçon, ayant repoussé par sa seule attitude certaines confidences, elle était sur ce sujet aussi naïve, aussi intransigeante qu’une jeune fille bien élevée.

Les renseignements de Desnouettes furent comme un démenti brutal à ses croyances les plus chères. Laurent n’était pas le jeune homme candide, farouche, qu’elle avait supposé. Il ne se tenait pas à l’écart des autres, préservé par une sorte d’ombre pudique où, seule, elle avait su le choisir. Qu’avait-elle désormais de commun avec ce nouveau Fabre-Gilles ? Il tombait de la région lumineuse et vague où la pensée de Clarisse allait le rejoindre, pour se mêler à la foule banale où elle ne le retrouvait pas. Et de son côté que pouvait-il éprouver pour Mme Hubert Damien, sinon de l’indifférence ou peut-être de l’ironie ? Il s’éloignait d’elle, elle s’écartait de lui.

Elle reprit dès le début l’histoire de leurs relations. Devant chaque silhouette que lui rendit sa mémoire, elle s’arrêta, étonnée. Lorsqu’il était assis chez elle, là, sur cette chaise, ou bien dans le jardin de la Cômerie ; lorsqu’elle lui parlait avec une tendresse moqueuse qui s’ignorait encore, et une exigeante autorité, il n’était donc pas un enfant timide et secret ? Sa duplicité cachait ses désordres. Elle se révolta contre cet inconnu qui venait de retirer silencieusement son masque ; il n’était pas seulement un pécheur mais un traître. Son beau visage pensif avait menti… Qu’il est difficile de changer les couleurs d’un portrait ! Clarisse s’efforçait tristement de modifier une image qu’elle aurait préférée intangible, mais toujours, sous l’effigie nouvelle qu’elle composait, reparaissait l’effigie ancienne, ainsi qu’une chère obsession qu’on n’arrive pas à oublier. Comment désavouer ces souvenirs légers, presque impalpables, mais qui étaient ses seuls souvenirs romanesques ?

Alors, par souci personnel de ne pas s’appauvrir, elle décida qu’il ne lui avait pas menti dès le début, mais qu’il avait dû changer, et justement depuis qu’elle avait cessé de le voir. Durant ces quelques semaines, il avait certainement subi des influences mauvaises et il était devenu tel que Desnouettes le décrivait. Grâce à cette explication, elle lui rendit un peu de son estime. Heureuse de ne pas être obligée de renoncer au Laurent du passé, elle lui pardonna presque ce qu’elle considérait comme une infidélité dans le présent.

Ce qui l’inclinait encore à l’excuser, c’était le remords qui la tourmentait. Laurent avait déchu, mais parce qu’elle l’avait renvoyé à sa solitude. Par orgueil égoïste de se préserver elle-même, pour éviter un risque hypothétique, elle avait permis à un plus grand mal de s’accomplir. Elle avait manqué à son devoir. Que dirait-elle à M. Fabre-Gilles, le père, s’il venait à lui reprocher sa négligence ? Elle se souvint de sa lettre austère, cette lettre qui l’avait si profondément touchée en lui montrant un beau rôle à remplir. De quelle façon avait-elle répondu à cet appel ? Et que dirait-elle à Laurent s’il lui faisait les mêmes reproches, — car elle pensait qu’un jour il se repentirait de sa conduite présente. Mais alors il serait trop tard pour se repentir, il était déjà trop tard aujourd’hui. Cette âme intacte s’était pour toujours corrompue, et elle, Clarisse, était la coupable… Ainsi, sa conscience lui fit les mêmes reproches que son cœur, et comme elle avait l’habitude d’écouter celle-là mieux que celui-ci, elle fut tout à fait convaincue. Aux regrets de s’être trompée sur le jeune homme se mêla l’amertume de sa faute. Elle se détesta non seulement d’avoir été une dupe, mais d’avoir été une complice, même involontaire.

Et elle se reprocha son aveuglement. Parce qu’elle avait consenti à s’occuper de lui, elle avait cru que ce petit Fabre-Gilles lui appartenait, et qu’entre eux deux s’était nouée une sorte de sympathie qui n’avait pas besoin de s’exprimer. Lorsqu’elle songeait à lui, elle n’était pas loin de penser qu’elle le faisait ainsi songer à elle. Allons donc ! Elle s’apercevait maintenant qu’elle ne le possédait pas, qu’il demeurait libre et qu’il avait été porter ailleurs ce qu’elle n’avait pas pensé à lui demander. Habituée à diriger ses proches sans conteste, elle s’attrista de n’avoir eu aucune action sur celui qu’elle mettait à part de tous. Elle ne lui était pas nécessaire pour vivre. Elle se sentit atteinte dans sa clairvoyance et dans son autorité par l’indépendance et le libertinage de Laurent.

Afin de mieux le comprendre, elle essaya de se représenter ses désordres, mais les quelques traits qu’elle rassembla manquèrent au début de toute vraisemblance. A la place de scènes animées, c’était un vide confus où elle ne distingua rien. Où, quand et comment tout cela se passait-il ? Quel air prenait alors le jeune homme, quels étaient sa voix et ses gestes ? Elle ne le savait pas : elle n’avait pas été élevée à faire de pareilles suppositions. Et si, parfois, l’anxiété de sa recherche évoquait tout à coup une femme, n’importe quelle femme, à ses côtés, alors, sans poursuivre, elle ressentait une brusque et naïve colère. La chaîne de ses raisonnements s’interrompait, et, pour quelques minutes, elle avait mal.

Car sa tristesse n’était pas continue. Elle n’avait pas à se répéter que tel événement s’était produit, et garder constamment à l’esprit la notion de cet événement, jusqu’à en amortir la pointe. Il s’agissait de choses qu’elle n’avait pas vues, et d’une situation qui ne se résumait pas en un mot. Elle n’en prenait pleine conscience que par à-coups. Et ces projections inattendues, grâce à leur effet de surprise, et aussi à leur caractère hypothétique, étaient d’autant plus douloureuses. Toutefois elle ne pouvait s’empêcher de les susciter à nouveau. Obligée d’inventer les circonstances de son chagrin pour le concevoir, elle en était de la sorte le propre artisan, Ainsi, petit à petit, elle se perfectionna dans l’art de se tourmenter. Elle qui était si franche, si optimiste, elle sut de mieux en mieux comment se faire sournoisement mal.

Sa pensée, devenue plus ingénieuse, revint aux petits Argentines de l’autre jour. Elle n’avait gardé d’elles qu’un souvenir presque effacé, qu’elle compléta hâtivement et injustement. « Petites exotiques prétentieuses, songea-t-elle, bêtes et mal élevées. Ah ! comme il se trompe ! Pourquoi se laisse-t-il prendre à ces grâces fardées, à ces ruses animales ? Il vaut tellement mieux qu’elles ! »

Quand même, elles l’emportaient ! L’autre jour elles riaient avec lui. Que d’intimité dans un rire partagé, dans une parole accueillie avec de la joie !… Peut-être étaient-ils rentrés ensemble. L’une, la préférée, il l’avait serrée contre lui. Ou bien toutes les deux ! Peut-être leurs bouches s’étaient jointes. Et là, Clarisse, immobile mais frémissante, réussit à compléter des spectacles qu’elle ne se croyait pas capable de concevoir. Son imagination s’enhardit à la suite de son cœur, et, de tâtonnements en tâtonnements, s’effrayant elle-même mais stimulée par l’affreux désir de savoir, finit par rétablir des morceaux entiers de réalité. De jour en jour, afin de mieux comprendre, elle devint plus audacieuse. Elle s’habitua ainsi peu à peu, et sans s’en douter, à des choses qui l’auraient horriblement choquée naguère.

De ces songeries, naquit une haine véritable pour les femmes qui avaient eu quelque chose de Laurent et qui, sans le savoir, étaient ses rivales. Elle ne pouvait leur pardonner d’avoir obtenu sa préférence et de ne pas se douter, peut-être, de leur bonheur. Elle se croyait leur victime, comme si elles l’avaient élue exprès, et comme si elles n’avaient agi que pour la faire souffrir. Elle aurait voulu les connaître, jouer un rôle entre Laurent et ses complices, être trahie enfin plutôt qu’oubliée ou méconnue. Elle élargit ainsi sa souffrance jusqu’à son amour-propre, et par là se glissa un vague désir de vengeance, un vœu mal défini de reprise. Tout son être commença de s’intéresser à une revanche.

Alors elle se demanda par quels moyens les autres femmes — celles qui plaisaient à Laurent — avaient séduit sa jeunesse ? Clarisse était trop peu coquette pour le pressentir avec exactitude. Et d’une manière fugitive elle se compara : ne les valait-elle pas ? Ou bien n’avait-elle pas su se faire valoir ? Certes elle n’entendait pas offrir à Laurent autant que ces rivales. Mais une sage amitié lui aurait peut-être suffi. Il n’aurait pas cherché ailleurs de troubles délices si elle avait consenti à lui laisser voir sa sympathie. Ah ! le jour de la Cômerie, que n’avait-il pu sentir à travers ses paupières fermées l’ardente candeur de ce baiser involontaire… L’autre jour encore, peut-être qu’une simple parole l’aurait satisfait. Mais elle était partie sans rien dire. Toujours et obstinément elle avait mis de la distance entre eux… Peut-être croyait-il qu’elle le dédaignait ? Et une seconde idée vague commença à ramper au fond d’elle-même, l’idée qu’elle avait été injuste envers lui, et qu’elle lui devait un dédommagement pour une froideur qu’il n’avait pas méritée.

D’ailleurs n’avait-elle pas toute sa vie trop gardé ses distances, à cause de cet « air Bourgueil » qui la glaçait aux moments où elle aurait dû s’épanouir. Elle ne savait pas faire des avances. C’était la faute d’une susceptibilité délicate et d’un sentiment exagéré de sa dignité personnelle, mélange de faiblesse et de noblesse… A ce point de ses réflexions, Clarisse ne se borna plus à être jalouse des femmes que le jeune homme avait choisies, elle devint jalouse de lui. Lorsqu’elle le croyait chaste et sincère, elle se reconnaissait en Laurent ; mais puisqu’il n’était ni chaste, ni sincère, elle en vint presque à regretter de l’être, elle, toujours. Elle commença — tellement elle était désorientée — à l’envier tout bas de mener cette existence libre qu’elle condamnait tout haut. Elle l’admira presque d’obéir à ce qu’elle appela ses passions — elle qui ne se jugeait point passionnée. Que de plaisirs il connaissait, malgré sa jeunesse, dont elle était demeurée ignorante. Tandis qu’elle écoulait une existence monotone, il remplissait la sienne de toutes sortes de choses brillantes et mal définies. Ainsi, elle avait beau vouloir le blâmer, il lui semblait qu’il avait quand même raison.

Elle repassa si souvent par les mêmes impressions successives et contradictoires qu’elle finit par leur ôter toute fraîcheur, comme le cheval qui tourne en cercle use un rond d’herbe sous ses sabots. Tantôt elle en voulait à Laurent d’être coupable — vis-à-vis de la morale ou vis-à-vis d’elle-même, elle ne distinguait plus très bien. Tantôt elle subissait son prestige d’être entreprenant et aimé. Ces contrastes embrouillaient sa pensée. Pour en sortir, pour s’affirmer à son tour elle souhaita de s’imposer à celui qui la délaissait. Mais comment ? L’aimer, c’était être pareille aux autres, et demeurer son inférieure. En aimer un autre ? Impossible. Elle n’aurait voulu se venger de Laurent que par Laurent lui-même. D’ailleurs elle ne prononçait pas le mot amour.


Modifier l’idée qu’on se fait de quelqu’un entraîne souvent à modifier l’idée qu’on se fait de soi-même. Déjà Clarisse — qui jusqu’alors avait prétendu régir son jeune ami — commençait à changer, non sous son influence puisqu’il était absent, mais sous l’influence de ce qu’elle pensait de lui. Elle ne s’étonna pas de cette transformation parce qu’elle en pressentit l’inévitable cause. C’était son âme profonde qui s’enhardissait à vivre et s’affirmait, à travers ces alarmes d’incertitude et de jalousie. Ardente et grave, elle rejetait les scrupules et les explications dont on cherchait à l’enlacer. Elle devenait plus vigoureuse à mesure qu’elle savait mieux ce qu’elle voulait. Et elle était si belle, si résolue déjà dans ses desseins que Clarisse finit par céder à la satisfaction obscure de la sentir palpiter en elle — comme une mère se réjouit que l’enfant qu’elle porte soit fort.

Pourquoi regretter que Laurent eût changé, et lui en vouloir, puisqu’elle-même était différente ? Il témoignait par ses actes qu’il s’était renouvelé ; elle, elle cachait dans son cœur le secret de sa renaissance. Mais ils n’étaient plus tels qu’à leur première rencontre. Leurs deux êtres de ce jour-là avaient disparu. Ils étaient neufs l’un pour l’autre, inconnus, pleins de ressource… Toutefois, Laurent n’en savait rien. Clarisse s’attrista de penser qu’il la jugeait sur son apparence périmée. Il conservait d’elle une image fausse : que dirait-il de l’image véritable ? Étaient-ils destinés à se mieux comprendre maintenant qu’ils étaient devenus étrangers ?

Hélas, ils ne se rencontraient pas. Si elle s’était retrouvée en sa présence, Clarisse lui aurait dissimulé ses pensées brûlantes. Mais il les ignorait. Tout le monde ignorait son secret. Alors, imprudemment, elle ne s’interdit plus d’y penser sans cesse. Elle ne comprit pas qu’elle travaillait à ruiner ses protections morales et que, par contre, elle encourageait un désir qui n’aurait plus besoin, ensuite, que d’une occasion pour se satisfaire. Elle crut avoir fait assez en faisant le silence, — mais elle renferma de la sorte l’ennemi chez elle, et il gagna de proche en proche, s’installa d’autant mieux qu’il ne communiquait plus avec le dehors.

Le meilleur moment de sa vie, après toutes les anxiétés du jour, c’était le soir quand elle se couchait. Bien vite, à ses côtés, son mari tombait dans le lourd sommeil qui lui était habituel. Mais elle ne pouvait dormir. Étendue dans son lit, profitant du calme de la chambre, elle se représentait Laurent, Laurent montrant des yeux sombres et tentateurs, et les dents blanches de son sourire. Comme il la regardait ! Elle l’évoquait avec un effort éperdu, acharnée à remplacer ce que son souvenir avait d’incomplet, heureuse à la moindre illusion de réalité.

Le temps passait. Parfois Hubert se tournait en soupirant dans l’obscurité. Clarisse, les yeux ouverts, continuait à disputer à l’inconnu, à l’impossible, à l’absurde celui qui était toujours absent. Mais à la longue la fuyante image, trop de fois ressassée, s’évanouissait et Clarisse se rendait compte combien son effort était stérile. Tandis qu’elle veillait, toute seule, Laurent était ailleurs. Mais avec qui, et que faisait-il ? Quelle anxiété que de ne pas savoir, à une minute exacte, où sont les autres. Elle souhaitait d’être omnipotente, comme Dieu, et de regarder l’humanité d’en haut, pour la connaître dans tout ce qu’elle cache. Elle enviait Dieu de savoir à l’instant même à qui pensait Laurent.

Certes, il ne pensait pas à elle. Durant ces heures de la nuit, il cherchait auprès d’une autre son plaisir, et il savait le lui rendre… Clarisse souffrait à la mort de ces baisers pressentis. L’ombre avait supprimé toute contrainte : sur un lit pareil au sien, elle voyait un couple enlacé. Elle ne pouvait distinguer sa compagne, mais elle contemplait Laurent, sa chère tête pâlie par la volupté — une volupté à laquelle elle demeurait étrangère. Elle ne se doutait pas auparavant à quel point une image inventée peut faire mal.

Une nuit, l’angoisse fut trop forte. Elle ne put admettre plus longtemps d’être seule. Pour mieux susciter sa personne et sa ressemblance, elle eut l’idée de murmurer son nom :

— Laurent…

D’abord à voix basse, à peine articulé. Elle crut qu’elle le disait à travers un demi sommeil. Puis elle le répéta un peu plus haut, avec une intonation doucement caressante :

— Laurent !…

Ce prénom prononcé était, dans cette chambre silencieuse, quelque chose de réel comme une présence. Vraiment le fantôme du jeune homme venait d’apparaître. Ce n’était plus la rêverie muette et isolée, mais le commencement d’un dialogue, un appel qui sollicitait une réponse… L’impression fut si vive que Clarisse, avide d’entendre sa voix qui allait répliquer sans doute, oublia sa prudence et redit — tout haut, cette fois, avec un accent de certitude :

— Laurent !!…

Mais rien ne répondit à son attente. Personne ne l’avait entendue. Il ignorerait toujours qu’elle l’avait appelé si ardemment du fond de sa solitude nocturne. Et des larmes lui vinrent aux yeux, un flot de larmes chaudes, des larmes désespérées.


Un matin à déjeuner, Hubert proposa à Clarisse :

— Le temps est beau, la saison est en avance. Si nous allions nous installer à la campagne ?

D’un éclair, Clarisse, qui rapportait tout à sa préoccupation, vit la conséquence : c’était renoncer à tout espoir de rencontrer Laurent. Elle dit avec une expression indifférente, mais le cœur bouleversé :

— Déjà, crois-tu ?

Hubert, qui avait été chapitré par Mme Bourgueil, inquiète de la mine de sa fille, insista :

— Oui, la campagne te fera du bien.

Il se leva, puis, se retournant, ajouta comme une chose sans importance :

— Nous oublions un peu le petit Fabre-Gilles. Je vais l’inviter à passer quelques jours à la Cômerie.

XIV

Clarisse se réinstalla à la Cômerie selon les rites réguliers de son existence. Une fois de plus, elle fit ouvrir la maison, frotter les parquets, pendre les rideaux. Elle surveilla ces travaux domestiques avec le même calme autoritaire que d’habitude.

Pourtant, elle allait recevoir dans cette maison rouverte un hôte qui ne ressemblait guère à ceux des années précédentes. Mais après les regrets, les angoisses, les jalousies qu’elle venait de traverser, la campagne la fit verser dans une paix étrange et comme stagnante. Elle avait souffert de l’absence de celui auquel elle pensait toujours : sur le point de le revoir, elle s’immobilisa dans cette attente et ne souffrit plus. Elle se prépara à n’être pour le jeune homme qu’une hôtesse attentive. Sûre de ne jamais laisser voir ses sentiments, Clarisse savait bien que rien ne se passerait entre eux de coupable ou d’imprévu. Cette conviction l’enfonça de bonne foi dans sa quiétude. Ce n’était pas que vertu apprise et fierté naturelle, mais aussi naïveté, faiblesse d’imagination et manque total d’expérience. Les femmes auxquelles une aventure semble toujours possible connaissent les risques qu’elles courent et savent se défendre. Mais celles qui sont honnêtes ne se méfient ni d’elles-mêmes ni des circonstances parce que la certitude de leur honnêteté les tranquillise à l’excès.

D’un autre côté, Clarisse était décidée à réparer en quelque mesure le mal qu’elle avait laissé commettre. Elle voulait atténuer les reproches que lui avait faits sa conscience, et qui continuaient à entretenir en elle un remords latent, une confusion humiliée. Elle ne distinguait pas encore les moyens qu’elle emploierait pour sermonner le jeune homme. Mais son idée, arrêtée en principe, était de le purifier. Ses souillures ne le rendaient pas moins intéressant. Au contraire. Ce qu’il avait de mystérieux et de réprouvé augmentait ses attraits. Il ne s’agissait plus de le préserver, comme un innocent, mais de le faire revenir sur ses fautes, de les lui faire avouer pour mieux s’en repentir, et, en le ramenant au bien, de le ramener à elle. Elle n’avait jamais haï, ni méprisé les pécheurs que les hasards avaient mis en sa présence. Elle les avait plaints. Ici encore, et même avec plus de ferveur, elle s’apitoya.

Les jours passèrent. Hubert quittait la maison le matin de bonne heure pour aller prendre son train. Il déjeunait à Genève. Puis il revenait le soir, juste pour dîner. Clarisse écoulait ses heures dans la solitude. Une femme romanesque les eût consacrées à la rêverie. Elle, elle visitait la ferme, le hameau, donnait des ordres au jardinier, dressait un inventaire du linge de table… Cette année les roses étaient florissantes et tapissaient la façade grise aux volets bleus : Clarisse faisait de gros bouquets dont elle remplissait la maison, mais elle ne songeait pas à les respirer longuement. Les crépuscules descendaient avec lenteur sur les grands prés qui s’étendaient devant la terrasse, où les foins n’étaient pas fauchés encore. Clarisse ne s’attardait pas à regarder l’ombre venir, ni les grandes herbes onduler d’un seul mouvement, à peine perceptible. Elle n’était pas habile à enrichir son cœur de toutes les beautés du monde ; sans se préoccuper des sollicitations du dehors, elle attendait, elle attendait.

Un soir, son mari fut en retard. Clarisse, au salon, cousait une petite robe d’enfant pour une amie qui allait être mère. Soudain elle entendit le bruit de la voiture sur le gravier. « Voilà Hubert », se dit-elle, et elle continua de coudre. Mais Hubert, au lieu de venir de suite la rejoindre, comme d’habitude, s’attarda au vestibule : une autre voix se mêla à la sienne. « C’est lui ! » songea Clarisse. Elle se leva toute droite, et la petite robe tomba à ses pieds. Mais elle s’obligea à se rasseoir.

Les voix se rapprochèrent, la porte s’ouvrit.

— Passez donc.

Laurent entra. Dès l’abord Clarisse fut frappée de sa mine pâle. Elle comprit qu’il n’était plus le même. Quand elle lui donna la main, elle crut s’adresser à un étranger, ou plutôt à un frère aîné et inconnu du Laurent de naguère.

D’une voix plus ennuyée que jamais, Hubert expliqua qu’il avait invité le jeune homme le matin même et qu’il l’avait décidé à venir immédiatement. Inutile d’attendre, n’est-ce pas ? Il venait d’ordonner qu’on l’installe dans la chambre rouge.

— Dans la chambre rouge…

Et Clarisse se rappela que, lors de leur visite en mars, c’était dans cette même pièce tendue d’andrinople que Laurent et elle, penchés à la fenêtre, avaient regardé s’épanouir le printemps…

A cause de l’heure tardive, ils se mirent tout de suite à table. Par les baies ouvertes venait un jour verdâtre, filtré à travers les arbres voisins. Clarisse fit allumer la suspension. Sous la lumière qui le colorait, elle se réhabitua à Laurent, ce Laurent si lointain dans ses souvenirs, et dont la présence recommençait sur elle sa mystérieuse séduction. Elle détournait les yeux vers son mari, vers les fenêtres qui s’obscurcissaient, vers un tableau dans son cadre doré, puis elle revenait au jeune homme, irrésistiblement, pour l’observer, le dévisager, se repaître de lui, et chaque fois qu’elle rencontrait son regard, elle sentait un petit choc, une commotion qui descendait par degrés dans son être et la rendait heureuse.

Le voilà donc, non plus vague sur un fonds de mémoire, mais réel, avec son beau visage régulier, allongé, son teint mat, ses gestes un peu convenus de jeune homme bien élevé et qui s’applique. Il s’inclinait volontiers en parlant, dans une intention de déférence ; il écoutait avec grand soin, et scandait les paroles de son interlocuteur de son petit rire brusque. Au fait, et ses mains ? Clarisse se rappela sa déception de ne pouvoir s’en souvenir ; elle se donna le plaisir de considérer ses doigts, longs et forts, aux ongles bombés. Il lui sembla qu’elle le possédait mieux, désormais, puisqu’elle avait complété son image. L’essentiel était de l’avoir retrouvé et de le tenir près d’elle : elle remit à plus tard de l’exhorter.

Après dîner, ils allèrent, selon l’usage, s’installer sur la terrasse devant la maison, dans des fauteuils de paille. Au delà du bassin dont le jet d’eau, en retombant, faisait valoir le calme de la soirée, les prés s’étendaient, dominés de loin en loin par les chênes magnifiques. Dans la maison, la femme de chambre faisait les couvertures, et on l’entendait, par les fenêtres ouvertes, qui passait d’une pièce à l’autre.

Hubert avait apporté une boîte de cigares.

— Fumez-vous ?

Laurent dit qu’il ne fumait pas. Clarisse murmura avec une indéfinissable ironie :

— Comme vous êtes sage !

Elle ne le distinguait plus guère, dans l’ombre accrue, mais quel plaisir de l’interpeller ainsi directement, de tout près. Qu’elle était contente !

— Tiens, fit Hubert, une chauve-souris !

Ils levèrent les yeux et ils virent, contre le ciel demeuré clair, la silhouette instable et malheureuse de la bête. Laurent s’écria :

— Ah ! je n’aime pas ces animaux-là ! Croyez-vous qu’elle vienne sur nous ?

De nouveau, sans presque le vouloir, Clarisse lui rétorqua en plaisantant :

— Mais vous êtes peureux, monsieur Fabre-Gilles ! Craindre une chauve-souris, à votre âge !

Il ne répondit pas. Hubert ne dit rien non plus : c’est qu’il tirait sur son cigare dont on voyait briller le petit feu rouge. Clarisse se demanda pourquoi elle avait employé ce ton de raillerie. L’ombre était presque complète à présent, mais elle devina qu’elle l’avait fâché. Il était près d’elle, et pourtant elle venait de l’éloigner, de le repousser par l’accent involontaire de ses paroles.

Elle voulut lui parler de nouveau, plus gentiment. Elle s’adressa d’abord à son mari :

— Quand donc commencera-t-on à faire les foins ?

— Demain.

— Déjà ? C’est dommage ; je préfère quand les prés sont hauts et remplis de fleurs…

Elle se tourna dans l’obscurité vers Laurent, et dit :

— Ne trouvez-vous pas ?

Il prit un temps, comme pour marquer qu’il voulait bien répondre mais sans se presser, et il raconta que, lorsqu’il était enfant, il adorait les tas de foin parce qu’il s’y roulait avec son frère et ses sœurs…

Clarisse aima tout de suite ce souvenir et elle se plut à le voir petit garçon, courant dans les prairies. Mais, pour la troisième fois, sa voix se fit moqueuse, presque dure :

— Si cela vous amuse encore, vous pourrez ici vous rouler sur les meules… comme un petit garçon !

Dès qu’elle eut prononcé ces paroles, elle l’entendit, sur le gravier, qui reculait son fauteuil. Et elle se désola d’exprimer si mal, par maladresse, par besoin de le régenter toujours, ce qu’elle éprouvait véritablement à son égard. Peut-être avait-elle obéi à un mouvement spontané de défense, et sa taquinerie n’était-elle qu’une mise en garde ? Certainement elle l’avait froissé. S’il allait lui en vouloir ? Vexée, elle demeura silencieuse. Elle n’avait aucun droit sur lui, il n’avait aucun motif de lui pardonner : il leur manquerait les éléments d’une réconciliation… Ah, qu’ils étaient donc séparés !

Hubert bâilla, repris par son sommeil habituel.

— Vous savez que nous devons nous lever de bonne heure, dit-il. A la campagne, on se couche tôt.

— Mais je ne demande pas mieux que de rejoindre mon lit, répliqua Laurent. Et puis j’ai ma valise à défaire.

Clarisse les précéda dans la maison.

— Prenez-vous quelque chose le soir ? demanda-t-elle d’une voix qu’elle s’efforça de rendre aimable.

— Jamais, madame.

Ils montèrent l’escalier en silence. En haut, au moment de se séparer, Laurent porta la main de Clarisse à ses lèvres. Geste banal, mais qu’elle ne lui connaissait pas. Déjà, il gagnait sa chambre, sans détourner le visage. Elle se dirigea vers la sienne, suivie d’Hubert qui ne se donnait plus la peine de dissimuler ses bâillements.

Leur chambre était une vaste pièce, tendue d’une cretonne bleue et blanche, meublée de fauteuils recouverts de housses, et de poufs bas et capitonnés. Une grosse commode de l’époque Louis-Philippe supportait une pendule d’albâtre à cadran doré. Au-dessus du lit, pendait un tableau à la façon de Léopold Robert, qui représentait des paysans dans la campagne romaine ; en face, il y avait des gravures anglaises de chiens et de chevaux.

Hubert ronflait déjà. Clarisse, en se déshabillant, s’étonna que la soirée se fût si vite écoulée et d’une façon si peu sensationnelle. Quoi, après tant de semaines de séparation, ils se retrouvaient ensemble, et ils n’échangeaient que des paroles banales !

Le matin, d’habitude, elle ne sortait pas d’un demi-sommeil quand s’en allait Hubert. Il l’embrassait et elle retombait à sa somnolence. Mais le lendemain elle s’éveilla en même temps que lui, elle le regarda à son insu qui allait et venait dans la chambre. Quand il s’approcha pour lui dire adieu, elle ferma les paupières et ne bougea pas.

Il partit, elle l’entendit qui descendait l’escalier. Maintenant il déjeunait avec Laurent ; ensuite ils prendraient la voiture pour aller à la station.

Alors Clarisse se leva, mit ses mules, sa robe de chambre, et ouvrit la porte : le corridor était vide. Elle se hâta jusqu’à la bibliothèque, qui donnait sur la cour, elle écarta un peu le rideau, le battant de la fenêtre, et elle aperçut, à l’ombre des marronniers, la voiture découverte, le cocher sur le siège, le cheval qui avec sa queue chassait les mouches. L’air était encore frais de la nuit.

Hubert et Laurent sortirent de la maison. Clarisse les vit de dos monter dans la victoria qui s’était avancée devant le perron. Elle était contente d’apercevoir le jeune homme dès le matin, dès le départ, pour le protéger en quelque sorte et afin qu’il revînt vers elle sans encombre… Le cocher rassembla ses rênes, toucha le cheval : la voiture s’ébranla, tourna à l’entrée de la cour où les roues, un instant, étincelèrent au soleil, — puis tout disparut.

Pendant la journée le souvenir de Laurent tint compagnie à Clarisse. Elle était inquiète de l’avoir froissé. S’il allait montrer au retour un visage plus fermé encore que d’habitude !… Ensuite, elle songea qu’elle oubliait toujours la différence d’âge qui les séparait. Parce qu’elle pensait constamment à lui, elle finissait par le concevoir comme son contemporain et son égal. Mais lui n’avait aucune raison d’envisager ainsi leurs relations. Au contraire. Elle l’intimidait peut-être, et il la respectait assurément. Il la mettait à côté de ses parents, de ses maîtres. Elle avait dix ans de plus que lui, et dix ans, pour un tout jeune homme, c’est incalculable ! Elle était à ses yeux une grande personne — de même qu’il lui paraissait un enfant.

Cette situation ne contristait pas Clarisse ; elle y voyait le motif principal de s’occuper de Laurent. S’il avait eu le même âge qu’elle, jamais elle ne l’aurait considéré avec cette tendre familiarité, avec cette autorité affectueuse. Jamais elle n’aurait osé lui faire la leçon. Or, elle y comptait. Il n’était pas un homme qui agit en connaissance de cause, et avec lequel il serait choquant de discuter certains sujets. Il était un adolescent qui, mal surveillé, avait commis quelques erreurs. Elle trouvait tout naturel de le mettre en garde, et de lui montrer les imprudences de sa conduite. Elle se jugeait plus expérimentée que lui et apte à ce qu’elle appelait une « tâche de relèvement ».

Sans doute n’aurait-elle pas grand’peine à ramener Laurent à des sentiments meilleurs. Si vite intimidé, il s’empresserait d’obéir. Et maintenant qu’il était revenu près d’elle, Clarisse sentit s’apaiser sa jalousie, qu’avaient stimulée l’absence et l’impossibilité de rivaliser avec des inconnues. Elle pensa qu’elle reprendrait bien des avantages au contraire, puisqu’elle allait, en lui faisant de la morale, le connaître davantage et l’influencer. Il serait touché de sa sollicitude ; il comprendrait combien elle était attentive et bienveillante. Peut-être sentirait-il, sans en deviner le foyer, la chaleur de son sentiment… Elle le verrait tous les jours, l’écouterait, lui parlerait, le tiendrait dans son intimité comme un enfant qu’on tient dans les plis de sa jupe. — Clarisse ne demandait rien de plus.

XV

Vers le soir, ils revinrent.

Autour de la maison, les rosiers qui s’étaient appesantis sous la chaleur monotone de l’après-midi, semblaient se redresser, s’étirer dans l’air plus éventé. Clarisse regarda le jardinier inonder les plates-bandes et crut revivre à son tour, comme une rose rafraîchie, dans la langueur murmurante et apaisée du jardin.

Laurent parut sur la terrasse et s’avança vers elle. Elle n’était plus gênée comme la veille. Peu spontanée, défiante d’elle-même, il lui fallait toujours s’habituer aux choses pour les goûter. Maintenant le bonheur ne l’effrayait plus, et son plaisir se répandit en elle sans contrainte. Quand elle vit le jeune homme à ses côtés, là, vivant, avec son regard et son souffle, elle oublia tout ce qui n’était pas lui. Il parla, sur le ton de politesse un peu obséquieuse qu’il affectait, et elle l’écouta. La tête baissée, elle respira sa présence. Elle fût demeurée longtemps ainsi, sans rien demander d’autre.

De la salle à manger, Hubert les héla. Ils dînèrent avec plus d’entrain, déjà apprivoisés les uns aux autres. Clarisse, qui n’avait rien à raconter de sa journée oisive, questionna les deux hommes. Hubert se plaignit de la chaleur qui régnait dans les bureaux, puis il commença une ou deux phrases qu’il n’acheva pas, les yeux vagues, et comme inquiet de se compromettre. Laurent avait déjeuné avec Desnouettes : celui-ci annonçait sa prochaine visite à la Cômerie… Tout de suite, Clarisse se demanda si Desnouettes avait parlé d’elle. Mais comment savoir les détails de cette conversation ? Elle envia les gens que rencontrait Laurent, avec lesquels il bavardait à son aise.

— Vous connaissez Desnouettes ? demanda Hubert.

— Oui, nous sortons quelquefois ensemble…

Clarisse dressa l’oreille. Si Desnouettes paraissait bien informé sur le compte du jeune homme, était-ce parce qu’il l’entraînait dans ses aventures ? Léger comme toujours, avait-il contribué à le dévoyer ? D’un ton presque agressif, elle dit :

— Prenez garde, Desnouettes n’est pas bien sérieux !

— Oh ! madame, répliqua Laurent, ne soyez pas sévère : il a tant d’admiration pour vous.

Il s’arrêta, gêné, comme s’il en avait trop dit. Mais elle abandonna du coup son ressentiment et trouva Desnouettes charmant d’avoir fait son éloge au jeune homme.

Ils gagnèrent la terrasse. Sous le ciel pur et vaste il faisait clair. C’était encore le jour, mais un jour sans soleil et comme condamné. Déjà Hubert s’installait, étendait ses jambes. Clarisse songea à la mission qu’elle s’était assignée : il fallait l’entreprendre le soir même, combiner un tête-à-tête pour s’expliquer avec Laurent. Elle proposa de lui montrer le jardin potager qui se trouvait de l’autre côté de la route.

— Ma foi, dit Hubert, je vous laisse aller.

Clarisse et Laurent firent le tour de la maison, traversèrent la cour aux marronniers. Assis sur un banc devant la ferme, un valet et une servante se levèrent pour leur souhaiter bonsoir.

— Bonsoir, répondit Clarisse.

Elle se pencha vers Laurent et murmura :

— Ils sont fiancés.

Ce n’était pas vrai : elle venait de l’inventer pour le lui dire.

La route passée, ils pénétrèrent dans le jardin potager, très ancien et entouré de hauts murs comme un jardin de couvent. Le long des allées qu’ils suivirent, des poiriers étendaient leurs branches sur des fils de fer. Un buis vénérable et touffu entourait les légumes, mêlé par places de plants de verveine et d’estragon. Comme la veille, une chauve-souris voleta dans l’air, devant eux, mais ils firent semblant de ne pas la voir. Ils marchèrent avec lenteur, sans parler, et, dans le jour finissant, devinèrent à l’odeur les bordures d’œillets blanc et les carrés de fraises.

« Quand nous serons arrivés au puits, se dit Clarisse, je parlerai… »

Au moment d’entamer son sujet, elle éprouvait la crainte sourde de commettre une maladresse. Mais elle était certaine d’obéir à son devoir, aussi, à la hauteur du puits, elle commença :

— Vous savez, cher monsieur, j’ai des reproches à vous faire.

— Lesquels ?

Comme il était difficile de s’exprimer ! Les phrases qu’elle avait préparées l’abandonnèrent. Cette conversation lui parut soudain d’une extrême inconvenance… Il redemanda :

— Quels reproches ?

Elle recommença avec lenteur :

— On m’a raconté sur vous des choses… qui m’ont ennuyée ; des choses… que je n’ai cru qu’à moitié… Néanmoins, je crois devoir…

— Quoi donc ?

— Qui sont ces deux Argentines avec qui vous causiez l’autre jour, au tennis ?

Elle comptait l’interloquer par une question directe, et en prendre avantage pour poursuivre. Mais il répondit avec son rire bref :

— Ce sont des personnes de petite vertu !

— Alors, c’est donc vrai ?

Et elle répéta naïvement, mais sans le nommer, ce que Desnouettes lui avait laissé entrevoir sur Laurent. Celui-ci écouta, puis, avec le même ton persifleur :

— On vous a bien renseignée. Tout cela est vrai.

Clarisse eut les larmes aux yeux. Elle avait toujours espéré que Desnouettes mentait, ou exagérait ; elle avait même pensé que Laurent allait protester contre ces accusations, et avec tant de sincérité et de noblesse, qu’elle n’aurait plus qu’à lui demander pardon, confuse et heureuse… Mais non : Laurent proclamait en quelques mots qu’il n’était pas l’être différent des autres qu’elle avait cru. Pourquoi était-ce lui, précisément, et non pas n’importe quel jeune homme auquel elle ne s’intéressait pas, Nicolas Bourgueil, par exemple, son petit cousin. Mais voilà, c’était de Laurent Fabre-Gilles qu’il s’agissait.

Enhardi par l’espèce de trouble où il la voyait, Laurent lui demanda :

— Pourquoi me posez-vous ces questions, madame ?

Elle reprit courage et, vite, elle lui expliqua que sur la demande de ses parents, elle s’occupait de lui plus qu’il ne le pensait. Elle ne voulait pas être indiscrète, bien sûr, mais enfin il était très jeune encore et elle souhaitait lui éviter certaines imprudences, certaines fautes… Tout en proférant ce petit sermon elle se sentit soutenue par sa conviction. Elle s’enthousiasma pour mieux le convertir. La passion qu’elle versait dans ses exhortations, et qui venait d’une autre source, allait peut-être le toucher ! Jamais elle n’avait davantage désiré qu’il fût vertueux.

Il attendit qu’elle eût fini, il attendit qu’elle eût recommencé à dire plusieurs fois les mêmes choses sous d’autres formes. Puis, quand elle ne sut plus qu’ajouter, il lui rétorqua :

— Je vous remercie, madame, de votre sollicitude… Mais vous vous mettez en peine pour peu de chose…

— J’emploie ici le langage qu’emploierait votre père ou votre mère. S’ils étaient à ma place…

Il l’interrompit, et avec une aisance qu’elle ne lui connaissait pas :

— Laissons ma mère. Ses idées sont pareilles aux vôtres, et quoique je n’aie eu, de ma vie, une conversation sérieuse avec elle, je crois que nous nous entendrions fort peu… Quant à mon père, eh bien, je suppose qu’il s’est conduit à mon âge comme je le fais aujourd’hui.

Sa timidité avait disparu : il parlait avec une netteté agressive et semblait traiter d’un sujet qu’il avait médité longtemps. Clarisse murmura avec douceur, pour le calmer :

— Ne vous emportez pas à dire, par besoin de contradiction, des choses que vous ne pensez pas réellement au fond de vous-même et qui vous expriment si mal. Est-ce par modestie que vous redoutez de paraître délicat et scrupuleux ?

— Mais tout le monde…

— Il ne faut pas que vous soyez comme tout le monde.

Elle souhaitait d’autant plus le convaincre qu’en se dérobant il discréditait l’idéal moral auquel elle était fidèle, et ébranlait ainsi sa propre fidélité.

— Croyez bien, reprit-elle — car tout en le blâmant elle voulait encore le louer — que je vous excuse sur quelques points. Vous êtes jeune, plein d’ardeur et vous plaisez. Mais ne serait-il pas beau de résister à ces entraînements, d’attendre celle qui serait votre égale, je veux dire la jeune fille que vous épouserez ?

Cette jeune fille hypothétique, Clarisse, qui ne la craignait pas, la para de qualités nombreuses. Mais Laurent ne fit que ricaner. La veille, Clarisse l’avait agacé en se moquant de lui, maintenant la situation était renversée ; il plaisanta et elle finit par se froisser de cette raillerie.

— Pourquoi rire ? dit-elle. Êtes-vous donc si fier de vous ?

— Comment ne le serais-je pas, à voir qu’on étudie avec un tel zèle ma vie privée ?

— Mais enfin, c’est mon devoir de vous avertir, de vous réprimander même.

— Merci bien, fit-il sur un ton presque malhonnête, je n’ai besoin de personne pour me conduire.

Et s’adressant à lui-même, le regard en avant, il ajouta :

— Je suis un homme.

Le ton aurait dû la fâcher : elle n’y fit presque pas attention. Ce qu’elle retint ce fut son dernier mot. Un homme ! Mais non, il n’était qu’un enfant. Elle ne voulut pas renoncer au préjugé qui l’autorisait à s’occuper de lui.

— Comprenez-moi, dit-elle. Je veux votre bien…

Il ne répondit pas. Alors, d’une voix tendre, avec la hardiesse des êtres purs, elle insista :

— J’espère que vous ne doutez pas de l’intérêt que je vous porte.

Il ne répondit pas davantage.

Cette nuit-là, Clarisse fut longue à s’endormir. Pour la première fois, un doute était entré dans sa conscience, et elle n’était plus tout à fait sûre d’avoir raison. Certes, elle continuait à condamner le libertinage, mais elle se demandait s’il ne fallait pas faire une exception pour Laurent. Elle se rendait compte que sa sévérité risquait de le perdre en l’irritant. Or ce qui l’avait surtout attristée, ce n’était pas tant que Laurent fût un débauché mais qu’il lui échappât. Elle frémit en se rappelant avec quel mépris il avait fait allusion aux idées de sa mère : mieux valait, peut-être, ne pas se solidariser avec elle, si l’on ne voulait pas encourir ce mépris-là.

Ces réflexions l’effrayèrent. Voilà donc à quelles compromissions elle parvenait ! Elle s’interrogea avec inquiétude. Pourquoi ses pensées, ses jugements, prenaient-ils un autre cours, l’entraînant vers d’autres horizons ? Elle espérait purifier Laurent et cette intention si louable finissait par la corrompre elle-même. Qu’arrivait-il ?

Si sa démarche auprès de Laurent avait réussi, s’il s’était reconnu coupable et s’il avait déclaré se repentir — comme dans une morale en action — elle n’aurait pas mis en doute la sincérité des mobiles qu’elle invoquait. Mais elle les suspecta précisément parce qu’elle avait échoué. Le succès aveugle sur soi-même, l’insuccès renseigne. Elle s’aperçut pourquoi Laurent était sorti vainqueur de cette première conversation. Elle sentit qu’il fallait immédiatement réparer cet échec, ne pas permettre au jeune homme d’en prendre avantage.

Aussi finit-elle, durant ces heures d’insomnie, par renoncer à le catéchiser, du moins provisoirement. Dans l’intérêt même du jeune homme, elle conclut qu’elle ne devait pas se montrer intransigeante, mais chercher à sympathiser avec lui et l’attirer ensuite, petit à petit, vers un ordre de sentiments qu’il semblait détester. Elle vit qu’il était absurde d’espérer un brusque repentir. Même il fallait éviter avec grand soin de provoquer chez lui une révolte catégorique. Du moment qu’il se refusait à partager ses idées, il était plus habile d’avoir l’air — jusqu’à un certain point, naturellement — de partager les siennes : l’essentiel étant d’avoir des idées en commun. Dès qu’elle eut fait quelques pas dans cette voie, son allure s’accéléra. Tant qu’elle avait espéré ramener Laurent, elle n’avait pas demandé mieux que de blâmer sa conduite, afin de rendre plus sensible, plus éclatant son retour. Puisqu’il se dérobait au remords, mieux valait s’abstenir par politique de le juger. Elle ne chercha plus qu’à le connaître. Sa curiosité, que ne gênaient plus des considérations de principe, se donna carrière.

Une heure sonna à la pendule d’albâtre. Clarisse ne dormait toujours pas. Par les fenêtres ouvertes, mais dont les volets étaient clos, elle entendit les roulades d’un rossignol. C’était une suite de petites cascades, de trilles, de notes longuement tenues, de pluies de perles, — musique argentine que Clarisse trouva d’une insipide médiocrité. Elle n’avait aucun romantisme dans l’esprit. Elle ignorait beaucoup de choses de la vie, mais elle ne cherchait pas à remplacer ses ignorances par des subterfuges. Le rossignol l’agaça par ce qu’il déversait dans la nuit de fausse poésie et de prétentieuse banalité. Ce qu’elle éprouvait n’était ni « poétique », ni banal : c’étaient des émotions puissantes et amères qui montaient en elle comme une marée. Un être humain l’intéressait donc si prodigieusement ! Elle avait donc besoin pour vivre heureuse, non seulement de le tenir à ses côtés, mais de connaître l’intérieur de son âme ! Or, ses tentatives pour le pénétrer échouaient toujours. Il ne se doutait pas de son désir singulier, peut-être absurde, et il ne laissait qu’entrevoir par échappées son esprit et son existence véritables. Sous le toit de la Cômerie, il apparaissait plus étranger que jamais. Sa chambre se trouvait au bout du corridor, il dormait à quelques pas de Clarisse ; il était si près — mais sa pensée si loin.


Clarisse s’arrêta à l’ombre des marronniers pour dire bonjour à Mme Lecerf, la fermière, dont les deux petites filles se dissimulaient derrière elle.

— Bonjour, Rosa, bonjour, Caroline, fit Clarisse.

Rosa et Caroline étouffaient de timidité. Leur mère voulut les tirer de ses jupes pour les présenter poliment. Chaque fois, c’était le même drame : les petites n’osaient jamais. Mais leur mère tenait à ce qu’elles s’exécutassent et faisait contribuer ainsi tous ses interlocuteurs à l’éducation de ses filles.

— Laissez donc, intervint Clarisse, cela me suffit.

— Non, madame, répondit la fermière irritée, cela ne suffit pas.

Elle empoigna les petites qui se débattaient en se couvrant la figure de leurs mains sales, leur infligea une semonce criarde, les poussa devant elle :

— Maintenant, dites bonjour convenablement et enlevez vos mains.

On vit apparaître deux figures craintives, dont les bouches tordues se préparaient au sanglot. Elles essayèrent d’obéir, mais quand elles eurent levé les yeux vers Clarisse, elles s’échappèrent en poussant des cris aigus. Leur mère les rattrapa bien vite, les ramena et, les serrant par les bras :

— Caroline, dis bonjour.

Caroline, horriblement pincée, balbutia :

— Bonjour, madame.

— Et toi, Rosa !

Rosa pleurait de souffrance, de peur et de honte. Reniflant et bavant elle murmura bonjour. Alors satisfaite, leur mère les gifla toutes deux, et elles s’en allèrent, en larmes, appuyées l’une sur l’autre.

Clarisse ne put s’empêcher de dire à Mme Lecerf qu’elle la trouvait bien sévère.

— Ah ! vous croyez, madame ? répondit la fermière. Eh bien ! j’en ai élevé quatre avant ces deux-là, quatre qui ont bien tourné, je vous le promets. Pourquoi ? parce que je les ai menés raide. Les garçons et les filles, allez, c’est plein de mauvais instincts. Ils ne seront braves que si vous êtes exigeante… L’indulgence les pousse au mal.

Et elle se redressa, acariâtre et sûre d’elle-même.

Clarisse s’en alla au potager. Oui, pour les enfants Lecerf, le système était bon peut-être. Mais il existait des natures plus fines qui voulaient moins de rigueur. C’était plus adroit de paraître consentir sur certains points, afin de se concilier la confiance, d’accorder par moments et puis de réclamer plus tard. Certes, il ne fallait pas généraliser, et l’intransigeance demeurait le plus souvent nécessaire. En principe, Mme Lecerf avait raison, de même que le pasteur Lachault avait raison en principe. Mais il y avait des cas particuliers. Laurent Fabre-Gilles était un cas particulier.

XVI

Le soir, Hubert arriva tout seul au salon où attendait Clarisse.

— Mettons-nous à table, j’ai grand’faim.

— Et notre hôte ?

— Il m’a chargé de l’excuser auprès de toi. Des amis de passage à Genève l’ont invité à dîner. Il rentrera par le train de onze heures.

— Ah ?… Quels amis ?

— Je ne sais pas.

— Mais comment s’appellent-ils ?

— Ma foi, je n’ai pas pensé à lui demander.

Clarisse pendant le dîner fut muette et laissa son mari à ses monologues interrompus de silences. Au dessert, elle s’éveilla pour questionner :

— Où allait-il dîner ?

— Qui ça ?

— Laurent Fabre-Gilles.

— Je ne sais pas.

Elle se tut de nouveau. Hubert la regarda avec étonnement :

— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien.

Elle se demanda s’il ne serait pas bon de mettre Hubert au courant. En somme, il avait le droit d’apprendre ce qu’elle savait sur leur hôte. Il pourrait peut-être intervenir de façon plus efficace. Un homme connaît certaines choses, peut entrer dans certains détails…

Ils avaient passé sur la terrasse. Hubert, qui regardait les roses grimpantes sur la maison, s’écria que le petit Fabre-Gilles aurait pu se dispenser d’accepter cette invitation.

— Pourquoi ?

— Dame, il est ici depuis deux jours et déjà il nous fait faux bond. Oh ! il n’est pas très poli.

— Tu es injuste, répliqua vivement Clarisse, c’est un garçon bien élevé.

Et elle entama son éloge. Du moment qu’on l’attaquait, d’instinct elle se précipitait pour le défendre. Hubert prit un ton morose :

— Avec toi, il est aimable, c’est vrai… Mais c’est au bureau qu’il ne me plaît guère.

— Ah ?

— Depuis quelques semaines il se néglige. Il répond mal aux observations qu’on lui fait. Il vient en retard. Je ne sais pas où il passe ses soirées, mais le fait est qu’il arrive tout endormi le matin.

— Ah ?

— Je devrais peut-être tâcher de savoir à quoi il s’occupe durant ses heures de liberté.

Alors Clarisse, renonçant à trahir Laurent, s’efforça de protéger ses secrets :

— Tu t’exagères, dit-elle, quelques retards et quelques inattentions !

— Mais non, je t’assure. C’est comme son dîner de ce soir…

— Eh bien ?

— De quels amis s’agit-il ? Dieu sait ! Il m’en a probablement conté.

— Ah !

— Et tu as raison, j’aurais dû lui demander des détails. D’ailleurs, ce n’est pas l’essentiel. J’exige que chez moi on travaille.

— Peut-être, fit Clarisse, la banque l’ennuie-t-elle !

— L’ennuyer, comme tu dis ça ! Est-ce qu’elle m’ennuie, moi ?

— Il y a des caractères qui ne peuvent pas s’y habituer.

— Quel caractère a-t-il, M. Fabre-Gilles ? Je n’en sais rien. Il est d’un renfermé. T’en doutes-tu ?

Il s’arrêta, regarda les prés où les faucheurs tout le jour avaient couché les foins. L’espace en semblait élargi. Il respira l’odeur forte de l’herbe qui séchait.

— Ah ! fit-il, les foins sont beaux à la Cômerie !

Il s’enorgueillissait de sa possession. Clarisse s’étant rapprochée, il passa son bras sous le sien.

— Regarde…

Dans le ciel encore clair, la lune avait paru. Un grand calme pacifiait les champs, au soir d’une journée de travail et de chaleur. La terre se reposait de la moisson. Les chênes, dont la longue file faisait penser à des silhouettes d’immenses bergers, frissonnaient une dernière fois avant de s’endormir. Clarisse s’appuya contre son mari : oui, ces champs, ces arbres, cette vieille et chère maison étaient à eux ; c’étaient leur bien, qu’ils tenaient de leurs pères, et qui les unissait l’un à l’autre… Et puis soudain elle se redressa : là-bas, au ras du ciel nocturne et maintenant assombri, montait un vague reflet doré, le reflet de la ville. Son désir anxieux interrogea l’horizon. Tandis qu’elle était ici, dans la paix et dans l’ombre, Laurent là-bas, aux lumières… Que faisait-il ? Avec qui était-il ? Et son cœur, qui ne pouvait répondre, souffrit de regret, d’envie et d’ignorance.

Quand Hubert monta se coucher, Clarisse prétexta qu’elle voulait terminer des comptes. Elle resta dans le salon, les fenêtres ouvertes, à vérifier des additions en se trompant chaque fois.

Onze heures sonnèrent. L’air porta sur la campagne le sifflet affaibli d’un train. Il fallait vingt minutes à pied de la station. Elle pensa que si Laurent la trouvait sur ses cahiers de comptes, il la jugerait bien bourgeoise, surtout après la soirée qu’il venait de passer. Elle ferma son bureau. Quelle attitude adopter ? Elle prit un livre qui traînait sur la table. Mais il devinerait alors qu’elle l’avait attendu. Alors elle s’approcha du plateau que le domestique préparait tous les soirs et elle se versa du sirop : c’est cela, elle dirait qu’elle était redescendue pour boire…

Onze heures vingt, onze heures et demie. Il n’arrivait pas. Clarisse comprit qu’il était resté en ville et que ce dîner n’était qu’un prétexte. L’hypothèse qui l’avait tourmentée toute la soirée se précisa, s’imposa : il passait la nuit là-bas tandis qu’elle l’attendait ici. Et quelle nuit ! Elle se sentit malade de tristesse.

Tout à coup elle poussa un léger cri : dans le cadre de la fenêtre ouverte, une tête venait de surgir. Puis elle reconnut Laurent.

— Ah ! dit-elle brusquement réjouie, vous m’avez fait peur !

Il s’excusa : ayant vu le rez-de-chaussée éclairé, il s’était dirigé vers la lumière.

— Entrez donc, reprit Clarisse, vous prendrez quelque chose.

Il fit le tour par le vestibule et entra dans le salon. Comme il était venu par la route, ses pieds étaient blancs de poussière. Il avait chaud. « On marche vite la nuit, dit-il. Je suis en nage. » Il s’essuya le front. A cause de la lampe après l’obscurité, il battait des paupières.

— Asseyez-vous, vous devez être fatigué. Et voici du sirop.

Elle l’installa, lui apporta son verre. Elle était contente de le servir. Elle aurait voulu sécher la sueur de son visage, effacer la poussière de ses souliers. Et puis, elle pensa expliquer sa présence au salon, à cette heure tardive, et elle dit ce qu’elle avait préparé. Il parut ne pas l’entendre et trouver tout naturel qu’elle fût là. Qu’importait à Clarisse ! Il était revenu, voilà l’essentiel. Il n’était pas resté à Genève, il n’avait pas menti.

— Eh bien, demanda-t-elle, c’était amusant ce dîner ?

— Oui…

— Vous étiez avec des amis ?

— Oui.

— Des amis de passage. Des Français ?

— Oui… Non…

Il reposa son verre, prit un air dur, baissa les yeux. Elle vit qu’elle l’importunait, qu’elle ferait mieux de le laisser tranquille. Mais elle ne put s’empêcher de continuer, tant elle avait besoin d’être renseignée.

— Où était-ce ?

— Quoi ?

— Votre dîner.

— A Bellerive.

— C’est charmant de dîner au bord du lac. On respire mieux après la journée passée en ville… Il y avait du monde dans le restaurant ?

— Je n’ai pas remarqué.

Son ton à chaque réponse devenait plus irrité. Clarisse de nouveau discerna chez lui un entêtement sournois, de la dissimulation toujours mais plus agressive, et quelque chose dans le ton de sardonique et de désenchanté. Elle lui posa encore quelques questions, et sous chacune de ses phrases brèves, elle découvrit, comme s’il le lui avait dit en face, que ce dîner « d’amis » était un prétexte. Cette évidence la meurtrissait, mais au lieu de s’en détourner, elle revenait dessus pour souffrir davantage.

Il se leva, désireux de rompre l’entretien. Clarisse contempla ce beau visage fermé sur son secret et que sa mauvaise humeur lui rendit plus séduisant que jamais. Elle songea que, ce soir même d’autres femmes l’avaient vu empressé, amoureux peut-être, et alors, maladroite et sans fierté, elle reprit en essayant de sourire :

— Brune, blonde ? Jolie ? Toute jeune ?

Il parut choqué d’une indiscrétion si gênante. Il faillit répondre trop vite, puis se domina, et d’un ton sec :

— Vous voulez me faire encore de la morale ?

— Pourquoi pas ?

— Il est bien tard…

Clarisse sentit qu’il était plus fort qu’elle. Il conservait son sang-froid tandis qu’elle accumulait les fautes. Pour protéger sa retraite, elle murmura :

— Vous êtes injuste… Vous n’avez pas confiance en une amie…

— Si ces petites histoires vous intéressent, je vous les raconterai quand vous voudrez.

Elle sentit le dédain, fit un geste pour indiquer que tout cela lui était égal, et, voulant reprendre son autorité en terminant elle-même l’entretien, elle tendit la main à Laurent.

— Bonsoir.

Il prit sa main et se pencha. Mais comme il était penché, Clarisse revit sur son cou le signe brun qu’elle avait découvert un jour par hasard ; et parce qu’elle vit ce signe, le baiser sur les doigts lui parut audacieux, presque impudique, et elle retira sa main de ses lèvres… Laurent se redressa, quitta cérémonieusement le salon sans ajouter un mot. Quand il fut parti, elle s’approcha de la fenêtre, tourmentée, frottant ses doigts baisés comme pour effacer une trace. Dehors, sous la lune paisible, les prés s’étendaient mollement ; des oiseaux se réveillaient dans les feuillages pour écouter le rossignol éperdu de tous les soirs. L’air était imprégné de l’odeur sèche et brûlée du foin… Clarisse se laissa tomber sur une chaise. Elle avait le sentiment d’être coupable sans bien savoir quel était son péché.


Clarisse le reconnut avec franchise : chaque fois qu’elle s’approchait de Laurent pour le conquérir, — par ses remontrances ou par sa sollicitude, — chaque fois il lui échappait, avec une souplesse qu’elle n’était pas capable de réduire. Et, par ses manières presque insolentes, il l’empêchait de se duper elle-même. L’insensibilité de Laurent, son cynisme la démasquaient et l’obligeaient à battre en retraite de position en position successives. Elle ne pouvait plus entretenir des illusions sur elle, pas plus que sur lui. Quand elle lui demandait l’emploi d’une soirée, son émotion lui faisait bien comprendre qu’elle n’obéissait pas à des motifs désintéressés.

Elle se retrouva donc au point où elle était avant de venir à la Cômerie : jalouse et sans espoir. Mais naguère, elle souffrait en silence et loin de Laurent. Maintenant il était sous son toit, sa présence quotidienne ravivait constamment sa susceptibilité. Sans doute d’ici quelques jours, il s’en irait, et elle en aurait quelque répit… Cependant cette pensée la bouleversait. Ah ! qu’il ne s’en aille pas, qu’il demeure ! Même si chacun de ses regards était dédaigneux et chacune de ses paroles cruelle, elle préférait qu’il fût là. Malgré ses tentatives infructueuses pour le joindre et le dominer, elle ne voulait pas que tout fût fini entre eux. Et elle chercha déjà par quels moyens le retenir, quand il annoncerait son départ.

L’idée ne lui vint pas qu’elle était imprudente. Elle s’attrista de voir Laurent occupé d’autres femmes, mais elle n’imagina pas qu’il pût s’occuper d’elle. Elle ne pensa pas non plus qu’il pût remarquer son trouble et tirer une conclusion de son insistance. Elle se rassurait toujours en se disant : « Il n’a pour moi que de l’indifférence. » Mais elle eût été heureuse de le sentir doux, gentil, affectueux, sans rien réclamer d’autre. Ce qu’elle voulait surtout c’est qu’il n’aimât personne.

Qui aimait-il ? Cette demande sans cesse lui serrait le cœur. Et elle y joignait celle-ci : Qui était-il ? Elle avait beau l’interroger, elle ne le pénétrait pas. Naguère, il se taisait, maintenant il se mettait à railler. Mais il demeurait toujours distant et mystérieux. Elle lui en voulait de parer ses questions sans jamais laisser passer un aveu. Par ses interrogatoires gauches, ou, loin de lui, par ses calculs naïfs, elle s’épuisait à chercher le chemin de son âme.

Méditant encore sur ses incertitudes, elle se dirigea vers la lingerie pour donner des ordres, et passa devant la chambre vide du jeune homme. La porte était entre-bâillée : Clarisse s’arrêta. Un profond silence d’après-midi d’été régnait dans la maison. Rien ne l’empêcherait de franchir ce seuil. Peut-être apprendrait-elle ainsi quelque chose sur cet énigmatique Laurent… Mais elle se gourmanda d’une telle indiscrétion ! « Cependant, pensa-t-elle, un simple regard n’est pas coupable. » Et le besoin de savoir, sur le point d’être satisfait, l’emporta. Elle entra.

La chambre était parfaitement en ordre. A droite, le lit, un lit en acajou, avec des cuivres. A gauche, une armoire cirée, le lavabo entre les deux fenêtres, puis, près de la cheminée, un petit bureau. Au milieu de la pièce, sur la table, des journaux et un livre. C’était là qu’il dormait, qu’il s’habillait. Cette chambre où avaient déjà passé tant d’amis, de parents, était la sienne pour quelques jours. A l’odeur habituelle dégagée par l’andrinople rouge des murs s’ajoutait un parfum de lavande et aussi de cigarette : voilà qui venait de lui.

Pour justifier son intrusion Clarisse s’approcha de la table de toilette, et vérifia s’il avait du savon, des serviettes. Elle regarda ses flacons, ses éponges, ses brosses : c’était des objets familiers, dont il se servait tous les jours. Devant l’armoire, elle hésita parce qu’elle savait que la porte grinçait. Elle ouvrit : en bas, des chaussures, puis des vêtements pendus et, sur le rayon supérieur, du linge. Elle jouissait, pour la première fois de sa vie, de commettre une mauvaise action : elle conquérait l’intimité — toute matérielle, il est vrai — de celui qui se dérobait. Pendu aux patères, elle reconnut le vêtement gris qu’il portait l’avant-veille ; elle le frôla de la main et crut le toucher lui-même…

Les sourcils froncés, certaine qu’elle avait tort, mais anxieuse de le joindre encore mieux, elle poursuivit ses recherches. Elle vint au bureau. C’était un petit secrétaire Louis XVI, à marqueterie, et dont la planchette abaissée laissait voir les tiroirs intérieurs. « Non, pensa Clarisse, je ne puis pas regarder là. » Mais elle n’avait encore rien appris d’utile : le secret de Laurent flottait autour d’elle comme l’odeur de cigarette et de lavande. « Je vais voir s’il a suffisamment de papier à lettre… Et dans ce buvard ? » Elle ouvrit le buvard. Elle trouva une carte postale préparée : Monsieur Marey photographe, Aix-les-Bains, Haute Savoie. Monsieur, je vous prie de m’envoyer au plus tôt les photographies que je vous ai fait faire l’autre jour. « Tiens, il a été à Aix ? » Et elle fut choquée de ne pas l’avoir su… Elle tourna une page du buvard et vit une lettre commencée pour son frère : Mon cher Daniel, je t’écris de la campagne pour te remercier des conseils que tu m’as donnés. Je ferai comme tu me le dis si l’occasion s’en présente… La lettre restait en suspens. Quels étaient ces conseils ? De quelle occasion s’agissait-il ? Elle feuilleta les dernières pages du buvard : il n’y avait rien.

Sur la table, elle aperçut un livre : Mademoiselle Fifi. Clarisse n’avait rien lu de Maupassant. La page où Laurent s’était arrêté était marquée d’une enveloppe à son adresse. Elle la prit : l’écriture était certainement féminine, — de grands jambages sur un papier mauve. Et voilà tout. L’enquête était terminée.

Alors, Clarisse se reprocha vivement son indiscrétion. Pourquoi était-elle entrée, pourquoi avait-elle fouillé ? D’ailleurs, pour quelques jours à la Cômerie, Laurent, bien sûr, n’aurait rien apporté avec lui de révélateur, un journal, ou des papiers intimes. Rien dans cette chambre ne pouvait la renseigner. Rien… mais elle n’avait plus la même assurance qu’en y pénétrant. Venue pour espionner, elle se sentait guettée à son tour. Tous ces objets inertes, et qui appartenaient au jeune homme, la dénonceraient peut-être à son retour. Ou plutôt, ils restituaient si bien sa présence, qu’il était là, lui-même, à la regarder poursuivre son enquête. Cette odeur de lavande et de cigarettes, ces vêtements, cette lettre commencée, ce livre — et Laurent paraissait au milieu, moqueur et dissimulant toujours son arrière-pensée.

Clarisse n’osait plus s’en aller : l’hôte absent de cette chambre la tenait en son pouvoir. Elle se disait coupable envers lui, mais elle était coupable plus profondément envers elle-même. Durant le dernier quart d’heure elle venait de renoncer à une partie de sa force qui était d’être intacte et insoupçonnable. Elle s’était désarmée en franchissant ce seuil, elle s’était préparée à des faiblesses futures. Et puisqu’elle se laissait maîtriser pareillement par le souvenir du jeune homme, puisque ces témoins insensibles qui gardaient l’empreinte et l’odeur de Laurent suffisaient à influencer presque physiquement Clarisse, que serait-ce quand il reviendrait lui-même ? La chambre rouge l’avait prise comme dans un piège.

Enfin elle s’arracha à cette hantise, elle quitta la pièce, mais elle baissait la tête en se sauvant.

XVII

Le soir, quand elle revit Laurent, Clarisse éprouva quelque gêne. Pour la dissimuler, elle se dépensa en frais d’amabilité. Mais, appréhendant de soutenir du même train la conversation sur la terrasse, elle proposa aux deux hommes de faire quelques pas de promenade.

Par un sentier qui serpentait à travers les prés ras, ils gagnèrent un petit chemin creux, abrité sous sa double haie. Ils marchèrent à la file indienne, à cause des ornières, et ne disant rien. Clarisse, qui était en tête, se retourna à deux ou trois reprises, et chaque fois elle rencontra le regard de Laurent posé sur elle, avec insistance. « Qu’a-t-il donc ?… Sait-il que j’ai été dans sa chambre ? » L’idée que désormais il pouvait lui faire un juste reproche, qu’il avait le droit de dédaigner ses conseils et ses réprimandes — cette idée la troubla profondément. Il s’agissait maintenant de compenser son indiscrétion, d’obtenir l’indulgence du jeune homme en lui faisant plaisir.

— Avez-vous de bonnes nouvelles de Nîmes ? demanda-t-elle d’un air enjoué.

Le chemin devint plus large : il la rejoignit et dit :

— Ils m’écrivent toujours pour se plaindre qu’ils ne savent rien de moi.

— Eh bien ! il faudra ce soir même leur envoyer une belle lettre.

Puis, s’étant aperçue que Hubert, arrêté à quelques pas, ne pouvait les entendre, elle ajouta :

— Excusez-moi, j’oubliais que vous n’aimez pas qu’on vous fasse la leçon…

Elle sourit un peu, guettant son visage. Il se mit à sourire aussi et elle se rasséréna. Elle dit encore, pour qu’il comprît bien qu’elle était son alliée :

— Si vous voulez, je vous aiderai…

Il rit tout à fait, comme un gamin ravi d’une bonne farce, et s’écria :

— Vous devez si bien savoir ce qui est convenable de dire à sa famille. Je vous avoue que je déteste écrire ! Tenez, j’ai une lettre commencée pour mon frère, dans ma chambre, et…

Avait-il constaté qu’on avait ouvert son buvard ? Vite elle détourna la conversation :

— Votre frère est à Paris, n’est-ce pas ?

— Oui. Je serais curieux de vous voir en face l’un de l’autre. Vous ne vous ressemblez guère.

— Pourquoi ?

— Vous le jugeriez sans doute dangereux et coupable. Si vous saviez tout ce qu’il m’écrit. Ah ! il me donne d’autres conseils que vous.

— Que voulez-vous dire ?

— Il est l’Esprit tentateur, pour prendre les expressions de mon père dans nos cultes de famille, un envoyé du Prince des ténèbres ! Tandis que vous, vous voudriez sauver la brebis égarée…

— Oui, fit Clarisse en regardant en face le jeune homme.

Par extraordinaire, il soutint son regard, mais ils furent tout de suite dérangés, car Hubert, les appela :

— Rentrons par les charmilles, voulez-vous ?

Il les attendit, mais les précéda pour le retour. Ils allaient l’un derrière l’autre dans le sentier quand Laurent s’arrêta au bord de la haie.

— Comment s’appelle donc cette fleur ?

Clarisse se retourna et lui dit que c’était une sauge. Il la cueillit et ils la regardèrent en silence. Puis ils reprirent leur marche. Laurent jeta la fleur au bord du chemin, et, dans ce geste, sa main heurta celle de Clarisse.

— Pardon, murmura-t-il.

Clarisse pressa le pas pour donner de la place à son voisin. Cependant, il s’arrangea pour ne pas perdre sa distance, et leurs mains, une fois encore, se frôlèrent. Clarisse se demanda s’il faisait exprès, et pourquoi ? Et puis elle se dit qu’elle se méprenait, mais l’idée de cet attouchement l’inquiéta, et elle demeura les yeux à terre.

Ils parvinrent à une petite porte du parc que Hubert ouvrit avec effort. Ensuite ils suivirent tous les trois, silencieux comme des gens qui n’ont rien à se dire, une allée qui, revenant vers la maison, passait sous une longue et antique charmille. Clarisse se demanda de nouveau s’il y avait eu chez le jeune homme la volonté de lui prendre la main, par on ne sait quelle familiarité déplacée, quelle folie absurde, ou bien au contraire si ce n’était qu’un hasard. En se rapprochant de la charmille, elle pensa qu’ils seraient plongés dans une demi-obscurité, et que peut-être Laurent réitérerait son geste.

Ils pénétrèrent sous la voûte de feuillage et se trouvèrent en effet dissimulés par l’ombre. Toutefois Laurent ne fit aucun mouvement vers sa voisine. Clarisse se crut soulagée. Comment d’ailleurs aurait-il osé un acte aussi inconsidéré que de porter la main sur elle ! Déjà ils apercevaient l’issue de la charmille. Ils allaient quitter l’obscurité du sous-bois, échapper à l’équivoque. Encore quelques pas… Et Clarisse se dit qu’à ses côtés, tout près, marchait et respirait l’être qui était unique à ses yeux, mais qu’au bout de cette allée, elle le perdrait. Alors ce fut elle qui avança la main pour saisir celle de Laurent. Et il répondit tout de suite à cette étreinte muette : ses doigts s’agrippèrent aux siens comme pour la faire prisonnière. Clarisse pensa défaillir : un brusque contact venait de s’établir entre le sentiment qu’elle étouffait au dedans d’elle-même, sous les scrupules et les prétextes — et l’être qu’elle avait cru indifférent. Le sang tourbillonna dans son corps, lui brûla les oreilles : ses genoux s’amollirent. Elle venait de livrer son secret, mais aussi d’apprendre dans le même éblouissement que son interlocuteur n’y était pas insensible. Mieux que des mots, cette prise physique la renseigna d’un seul coup et sur elle et sur lui. Plus besoin de mensonges entre eux : ils savaient. Clarisse éprouva l’impression, après une interminable montée, de descendre une pente à toute vitesse, de s’enfoncer délicieusement vers l’espace ouvert. Ses scrupules n’avaient pas disparu — mais elle les sacrifiait, avec une sorte d’amère ivresse, un plaisir de destruction, de souillure, une jouissance toute nouvelle, violente aussi, de risque et de brutalité.

Ils abandonnèrent leur étreinte en arrivant au bout de la charmille et continuèrent vers la maison. Clarisse était anxieuse de retrouver, au jour et sur le visage du jeune homme, la confirmation de leur entente. Cependant elle n’osait pas détacher son regard du sol. Laurent parla, pour dire n’importe quoi, à propos du temps qui était si beau, et elle crut avec emportement à ce qu’il disait, comme à une chose noble et vraie. Lorsqu’enfin, au moment de s’asseoir dans un fauteuil de paille sur la terrasse, elle dut lever les yeux, elle s’émerveilla de le revoir pareil à ce qu’il était avant cette promenade, — avec sa jeune figure d’Arabe, sa bouche étroite, ses yeux marrons dont le regard appuyé la bouleversa, — pareil, mais tout était changé.

Et dans ce tumulte d’émotion, elle reconnut tout de suite l’enthousiasme de l’âme souterraine qu’elle avait voulu mater et qui venait de resurgir. Elle se rappela avec quelle surprise inquiète elle avait découvert, au fond d’elle-même, ce désir longtemps endormi mais qui voulait vivre : il s’était manifesté la première fois pour arrêter Clarisse sur le chemin d’un renoncement, d’une abdication préalable, et voici qu’aujourd’hui il l’avait poussée vers le jeune homme. C’était lui qui avait dirigé son bras, malgré elle. La première fois, Clarisse avait constaté avec mélancolie ses ressources ignorées, puisqu’elle comptait les contraindre. Aujourd’hui, son âme réelle triomphait de son âme fabriquée. Elle avait espéré la maintenir inconnue, mais il avait suffi que Laurent lui fît signe pour qu’elle répondît à son appel, et se délivrât de ses chaînes. Trop longtemps son cœur s’était consumé sans éclat, maintenant il s’épanouissait en flammes.

Clarisse éprouva une sorte d’ivresse devant tant d’abondance. Elle ne dit rien, elle laissa les deux hommes parler à ses côtés, elle ne les écouta pas. Son bouillonnement intérieur l’intéressait plus que tout. Lorsqu’il fallut rentrer, elle se leva, monta l’escalier, la tête droite. Sur le palier elle se retourna, et elle revit Laurent. Tout son bonheur dépendait désormais de lui, et elle commença de trembler. Elle n’était plus autoritaire, ni sûre d’elle-même, ni raisonnable, mais puérile comme une esclave, et heureuse de sa servitude. Laurent s’approcha d’elle, lui baisa la main avec cérémonie comme tous les soirs — la main qui était leur complice — et elle contempla sa tête respectueusement penchée. Puis, après avoir salué Hubert, il s’en alla. Mais Clarisse ne s’attrista pas, cette fois, de le voir partir. Elle se disait avec fierté qu’un lien les unissait désormais qui le ramènerait toujours vers elle.

Ce fut en rentrant dans sa chambre qu’elle changea d’humeur. Le lit était préparé pour Hubert et pour elle ; ses pantoufles l’attendaient comme d’habitude, ainsi que, dans leur cadre doré, les Paysans de la campagne romaine, et la pendule d’albâtre, les poufs capitonnés. Elle fut saisie de voir combien les pensées qui l’agitaient depuis une heure contredisaient ses pensées ordinaires. Son existence d’habitudes, de préjugés, de devoirs attachés les uns aux autres, retomberait toujours sur cette âme qui ne s’exaltait que par accès, et la paralyserait. Elle sentit d’une façon aiguë, à la manière de certaines douleurs intenses qui ne durent que quelques secondes, combien tout la séparait de Laurent. Mais les émotions de cette soirée l’avaient si bien rompue qu’elle s’endormit à peine couchée. Et, dans son sommeil, son visage raisonnable et doux exprimait une poignante espérance.


Le lendemain après-midi, vers six heures déjà, Laurent arriva à la Cômerie. Clarisse l’aperçut tout à coup. Elle ne fut pas étonnée de le voir surgir, car sa pensée ne l’avait pas quittée. Elle ne se repentait pas de son geste irréfléchi. Elle se disait qu’il inaugurait pour eux des relations de tendre amitié, et elle se réjouissait de reprendre leurs conversations mais sur un ton maintenant sentimental. Les confidences qu’elle avait naguère si maladroitement sollicitées, Laurent n’hésiterait plus à les lui faire. Elle pourrait sans scrupule s’occuper de lui, non plus par devoir, mais par amitié. Ainsi elle le protégerait contre les embûches du mal, mieux qu’au moyen de gronderies et de reproches. Sa vertu était désormais affectueuse. Elle crut habile de s’être placée sur un terrain où Laurent se trouvait à l’aise, mais ce n’était pas l’habileté qui l’y avait conduite.

Laurent voulut expliquer pourquoi il rentrait :

— Il y avait peu de travail aujourd’hui. Alors j’ai pu prendre un train plus tôt.

Clarisse répondit :

— Voilà une bonne idée. On a été gentil de vous laisser partir.

— Non, non. J’ai filé sans prévenir personne.

Il affecta un air de collégien pris en faute, comme s’il devinait que c’était le meilleur moyen de rassurer Clarisse. Elle dit avec enjouement :

— Vous faites donc l’école buissonnière. Mais puisque c’est pour revenir ici, je vous excuse.

Il se mit à sourire d’une manière plus franche, heureux d’être encouragé. Elle reprit :

— Je suis certaine que vous vous faites une idée fausse de moi. Vous vous imaginez que je suis grondeuse, mécontente. Ne le croyez pas.

Elle ajouta rapidement :

— J’ai toujours ressenti pour vous beaucoup d’indulgence.

A vrai dire, Laurent ne comprenait guère Clarisse. Dans sa conduite il constatait quelque chose d’indéfinissable, un mélange de chaud et de froid, de trop et de trop peu, de la hauteur, un ton peu aimable, et aussi une bienveillance bizarre. Il n’avait rencontré jusque-là que des femmes beaucoup plus simples. Mme Damien lui en imposait, et il se sentait à la fois attiré par elle et repoussé. Il lui en voulait sérieusement de ses réprimandes, de ses questions indiscrètes, tout en devinant qu’elles avaient peut-être une double signification. Depuis la veille, aux incertitudes de son esprit s’était substituée une idée nette. Seulement il hésitait devant l’exécution, parce qu’il était encore très jeune et que l’hypothèse qu’il avait formée lui paraissait extraordinaire, presque insensée.

Avec des mots délicats, sur un ton doux, Clarisse s’efforça de faire sentir à Laurent qu’elle n’avait agi jusqu’alors que dans son intérêt. Il lui parut de nouveau très innocent, très peu dangereux. Ses réponses étaient modestes, sa faconde des jours précédents avait disparu. En apparence leur dialogue maladroit, où le désir réciproque hésitait, était naïf et pur.

Mais sous ces phrases, Laurent crut reconnaître une obscure sollicitation. Il décida de pousser de l’avant, selon la ruse préparée, et il dit brusquement qu’il avait pensé à elle durant la nuit entière, et qu’il avait très peur qu’elle ne le comprît pas…

— Comment, ne pas vous comprendre ?

— Ne pas comprendre ce que vous êtes pour moi, combien je vous admire, je vous…

— Taisez-vous, fit-elle.

Mais il insista, à la fois volontaire et emprunté, faux et convaincu :

— Vous m’avez désespéré en ne m’accordant aucune attention. Je sais, vous me trouvez trop jeune pour avoir la moindre importance. Mais si vous pouviez regarder dans mon cœur ! Je ne pense qu’à vous : au bureau on me reproche d’être distrait, c’est votre faute. Je vous imagine ici tandis que je suis là-bas. Je ne vous vois qu’à peine. Ah ! je suis bien malheureux…

Il cherchait à se conduire selon ce qu’il avait calculé, et ses paroles, trop brèves, sentaient l’anxiété de commettre une maladresse. Il faisait un peu la figure d’un élève devant son examinateur, mais Clarisse, qui n’avait jamais vu personne à ses pieds, le trouvait charmant jusque dans ses hésitations.

— Vous avez chaud, dit-elle avec tendresse. Asseyons-nous.

Ils s’assirent sur le banc à l’abri du noyer, et sans qu’il se rapprochât beaucoup d’elle. Mais au bout d’une minute, il poursuivit :

— Il y a si longtemps, madame, que je voulais vous dire ce que je sens pour vous.

— Si longtemps ?

— Mais oui. Quand je suis arrivé à Genève, j’étais ignorant de toutes choses. Je ne savais rien des femmes, mais elles m’inspiraient une profonde curiosité. C’est alors que vous m’avez accueilli : j’ai immédiatement éprouvé pour vous une admiration fervente.

— Allons donc !… murmura Clarisse en faisant semblant de ne pas le croire pour l’obliger à entrer dans des détails.

— Je vous le jure. J’étais très seul. Je songeais à vous continuellement.

Il s’arrêta, il ne savait pas de quelle façon développer ce thème. Mais elle ne voulait pas qu’il s’interrompît et elle lui demanda :

— Alors, pourquoi ne veniez-vous jamais me voir ?

Il parut interloqué. Elle continua :

— Je m’occupais de vous puisque vos parents le désiraient. Mais toujours vous affectiez une mine sauvage. A toutes mes invites vous vous dérobiez.

Ayant trouvé que répondre, il dit :

— Votre bienveillance me paraissait cruelle parce que j’étais sûr que vous ne m’accorderiez rien de plus. Qu’y avait-il de commun entre Mme Hubert Damien et ce petit étranger inconnu ? Vous vous occupiez de moi, oui, comme on fait une aumône. Je connaissais votre réputation de dignité, de hauteur, — je vous avais entendu nommer par M. Desnouettes la « puritaine ».

Les paroles de Laurent étaient injustes, mais Clarisse était satisfaite de lui avoir si bien dissimulé son secret. Il continua :

— Et puis, je ne vous ai plus vue pendant des semaines. Quand je vous ai rencontrée, vous avez fait semblant de ne plus me connaître. M. Damien m’invite ici, et, dès mon arrivée, vous me faites des reproches, vous vous moquez de moi…

Clarisse n’aima guère ce rappel, mais elle fut entièrement reconquise quand il ajouta, avec une naïve rouerie :

— Si j’ai cherché à me distraire, c’était pour vous oublier.

Elle ferma les yeux, un sentiment de joie lui remplit l’âme. Il vit qu’il avait touché juste et il poursuivit son avantage :

— Oui, me distraire… Mais les autres femmes ne vous valent pas. Il n’y a que vous. Vous rappelez-vous l’après-midi que nous avons passé ici, ensemble, au printemps ?

— Que voulez-vous dire ?

— Ces instants dans cette maison vide, seul avec vous, votre intimité, votre confiance m’ont monté la tête. Vous ne vous en êtes pas doutée. Cette journée a été pour vous pareille à toutes les autres. Pour moi, elle fut le commencement d’une vie nouvelle… Vous étiez inaccessible, j’ai tenté ailleurs…

— Et puis ?

— Et puis, continua-t-il en improvisant désormais sans la moindre gêne, si j’arrivais à vous oublier, ce n’était que momentanément. J’ai fait des expériences mélancoliques. Votre image revenait me visiter à la minute où j’espérais être le plus heureux. Les folies que je disais à des femmes, c’était à vous que je les adressais. Oui, j’ai connu la pire débauche à cause de vous.

— Laurent, Laurent, pourquoi avez-vous fait cela ?

— Sauvez-moi donc. Sans vous je retomberai plus bas encore. Je me perdrai…

Il ajouta, ému sur lui-même par son propre subterfuge :

— Vous m’avez fait beaucoup de mal, faites-moi un peu de bien… Vous êtes responsable…

Il s’arrêta, craignant d’avoir peut-être laissé voir qu’il mentait. La jeune femme détourna la tête. Il attendit, et se reprocha d’avoir compromis en voulant aller trop vite une tentative qui allait réussir. Mais ses paroles, au contraire, rejoignaient chez Clarisse des sentiments traditionnels et intimes. Elles associaient dans son cœur, avec une habileté extrême quoique involontaire, son désir amoureux et ses scrupules moraux. Elle se vit coupable non d’aimer, mais de n’avoir pas assez aimé. Encore une fois, elle se reprocha d’avoir préservé sa propre vertu en écartant le jeune homme, et non la sienne. Il disait juste, c’était sa faute à elle. Puisqu’elle lui avait fait du tort, elle lui devait une compensation. Il avait besoin d’une influence féminine : la lui refuser serait renouveler sa première erreur… On pouvait presque tout obtenir d’elle en invoquant sa responsabilité. Laurent Fabre-Gilles, qui l’avait deviné, venait de se montrer un profond séducteur.

Ainsi donc, tout en l’écoutant, Clarisse se justifia de l’écouter. Ses raisonnements rapides, ses réactions de conscience accompagnèrent des résolutions plus obscures qui étaient la collaboration de son tempérament. Côte à côte, se soutenant les unes les autres quoique nées de sources différentes, ses réflexions et ses aspirations charnelles l’entraînèrent vers le même but. En même temps qu’elle se découvrait des obligations envers ce jeune homme, elle le trouvait de plus en plus séduisant.

La cloche du dîner sonna tout à coup et ils sursautèrent :

— Et mon mari ? fit Clarisse. Pourquoi n’est-il pas là ?

— M. Damien, murmura Laurent, sera peut-être en retard…

Ils se levèrent et gagnèrent la maison. Une femme de chambre parut sur la terrasse et prévint Clarisse qu’on l’appelait au téléphone.

— Qu’est-ce qui me demande ?

— C’est monsieur.

Clarisse pénétra dans le vestibule et, devant l’appareil, ne put s’empêcher de rougir : Hubert était là, invisible. Jusque-là elle avait éliminé de son esprit la pensée de son mari. Pourquoi intervenait-il ?

— Eh bien, c’est moi, fit-elle.

La voix d’Hubert lui parvint très distincte. Elle disait sur son ton bougon :

— Ma chérie, j’ai quelque chose d’ennuyeux à te communiquer…

Clarisse pensa instantanément que, puisque Laurent était avec elle, rien ne pouvait l’ennuyer.

— Quoi donc ?

— Je suis obligé de partir cette nuit pour Zurich. Réunion d’affaires. Je ne rentrerai donc pas à la Cômerie. C’est assommant. Je ne vais pas fermer l’œil en wagon.

— Pourquoi ne pas partir demain ?

— Impossible. Le rendez-vous est de bonne heure… Je suis sûr de ma migraine… Enfin, adieu, à demain. J’arriverai pour dîner comme d’habitude.

— Mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenue plus tôt que tu ne venais pas dîner ce soir ?

— Comment ? J’avais chargé Fabre-Gilles de t’annoncer que je partirais peut-être.

— Ah ? Je l’ai vu à peine.

Ce ne fut lorsqu’elle eut raccroché le récepteur que Clarisse comprit toute la portée de ce qu’elle venait d’entendre. Son cœur se mit à battre, d’un mouvement rapide et douloureux qui ne devait pas s’interrompre durant toute la soirée.

— Pourquoi, demanda-t-elle à Laurent qui l’attendait dans la salle à manger, ne m’avez-vous pas dit que M. Damien ne rentrerait pas ?

Il balbutia. Elle insista :

— Saviez-vous qu’il devait partir pour Zurich ?

Elle le dévisagea : il était revenu plus tôt, il l’avait pressée, avec l’espoir que le soir même ils allaient se trouver tête à tête. Elle s’irrita qu’il laissât voir de tels motifs. Elle lui dit presque durement, mais possédée d’une angoisse qui lui montait à la tête, comme une ivresse :

— Pourquoi ne pas l’avouer ?

Il eut un petit rire satisfait, son rire brusque comme un sanglot. Ensuite, à cause du domestique qui les servait, ils n’échangèrent plus que des paroles ordinaires. Puis ils allèrent sur la terrasse, et continuèrent quelque temps dans le même ton, n’osant plus, ni l’un ni l’autre, revenir à leur intimité d’avant dîner.

— Savez-vous, dit Laurent, à votre place je ferais couper ce grand sapin triste qui est au milieu de la pelouse. Il porte tort à vos chênes.

— Couper ce sapin ? Mais je l’ai toujours vu là…

— Ce n’est pas une raison… Dans ce pays on met partout des conifères. Ils jurent avec le paysage et le rendent ennuyeux.

— Ce sapin est très beau. D’ailleurs, c’est un mélèze, un mélèze argenté.

Leurs voix, sous la banalité des mots, avaient un accent hostile. Laurent se dépita. L’essentiel restait à faire, et l’essentiel lui parut compromis. Alors, par amour-propre, il voulut brusquer les choses. Il se rapprocha de Clarisse et lui saisit la main. Elle se dégagea.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il, les sourcils froncés.

Pourquoi lui refuser la main qu’elle lui avait donnée la veille ? Mais c’était par une soudaine sauvagerie. Autant, avant dîner, elle s’était montrée affectueuse, familière, confiante, autant, maintenant, elle était inquiète. Sa fièvre grandissante lui embrouillait les idées et lui montrait des dangers partout. Et la pire menace n’était-elle pas en elle-même, dans cette stupeur qui l’envahissait, désarmait sa volonté, la livrait comme une victime ? Jamais elle ne s’était sentie plus incertaine et plus exposée.

C’est que naguère elle ne se doutait pas des pensées secrètes que Laurent cachait sous son silence. La veille, s’il y avait répondu, il n’avait rien ajouté à son étreinte taciturne. Tout à l’heure, elle l’avait écouté avec complaisance parce que le danger n’était qu’en conversation, et qu’elle se savait assez forte pour se défendre. Maintenant, les circonstances s’arrangeaient à la pousser vers le jeune homme : Hubert l’abandonnait pour une nuit, et Laurent voulait la prendre dans ses bras. L’aventure n’avait été jusque-là que sentimentale, hypothétique ; elle devenait réelle. Quelque chose de matériel allait peut-être se passer, à la suite de toutes ces paroles. Bouleversée par la peur, mais une peur intense devant ce terme inéluctable, Clarisse se leva, partit le long de l’allée. Elle marcha à grands pas, comme poursuivie. Et Laurent la poursuivit en effet, et elle pensa à un criminel attaché à sa victime. Oui, c’était bien d’un crime qu’il s’agissait !

Elle se dit avec horreur qu’elle était sur le bord de deux mondes et que si elle quittait celui-ci, elle ne serait plus jamais une femme honnête, qu’elle ne retrouverait plus jamais cette intégrité morale qui faisait l’essentiel de sa valeur humaine. En s’abandonnant, elle perdrait tout droit à être indépendante. Son complice aurait entre les mains, afin d’en disposer à sa guise, son orgueil et sa paix. Alors, pour retarder l’événement, pour l’éviter à la dernière minute, elle fuyait, l’esprit épouvanté. Mais elle se sentit rejointe. Ce fut ce pas obstiné et cruel du jeune homme qui lui retira sa dernière force d’âme. Pourtant, Laurent était interloqué, prêt à renoncer à une entreprise qu’il jugeait maintenant impossible.

Clarisse s’arrêta et se retourna si net qu’il vint buter contre elle. Joignant les mains, elle s’écria :

— Je vous en conjure, laissez-moi, laissez-moi…

Il était tout près d’elle, il ne savait que répondre. Le mot le plus banal, mais qu’il n’avait pas encore prononcé, lui monta aux lèvres :

— Je vous aime.

On l’avait déjà dit à Clarisse ce mot, mais sans grande chaleur, et pour exprimer une chose légitime, qui allait de soi, mot naturel à certaines heures prévues, sorte de terme rituel. Cette fois-ci, il s’éleva brutal et délectable. Il fut la clef d’un monde de convoitises, le seuil même de la tentation. Parole défendue, brûlante, il exerça sur Clarisse un empire passionné. Laurent, qui s’aperçut de sa défaillance, répéta :

— Je vous aime, je vous aime.

Elle gémit comme si elle recevait autant de coups de poignard. Alors il se décida à élargir la blessure.

— Et vous, dit-il, vous m’aimez.

La tête lui tourna. Péniblement, elle s’obligea à répondre, dans une intention de noble franchise, et l’espoir peut-être de trouver son salut :

— Oui, je vous aime… Mais à cause de cet amour, respectez-moi.

Elle voyait très près d’elle ses yeux marrons, son charmant visage allongé, sa bouche étroite un peu entr’ouverte, et elle sentait grandir un besoin torturant d’embrasser ces yeux et cette bouche, — si bien que c’était à elle-même surtout qu’elle adressait ses supplications :

— Allez-vous en, allez-vous-en… je vous en supplie. N’attendez rien de moi !

Il la crut, il pensa qu’il avait l’air bête, et ce lui fut désagréable. Mais comme Clarisse, au comble de l’émotion, fléchissait, il voulut l’empêcher de tomber, il tendit les bras et elle s’abattit sur lui, incapable de résister davantage. Le visage de Laurent rapproché du sien, elle baisa sa joue tiède, sa bouche, et elle murmura, en accordant à ces mots de moins en moins de sens :

— Jamais je ne serai à vous.

Réconforté dans son amour-propre, et certain à présent de ce qu’il fallait faire, Laurent l’attira sur un banc, la tint contre lui, et lui donna des baisers plus nombreux que les siens. Elle était dolente et comme ahurie. Elle avait l’impression d’une chute, dont elle se relèverait courbaturée. Mais, si lasse de s’être débattue, elle consentait à tout. Depuis des mois, c’était vers cette minute qu’elle tendait ; c’était à cause de cette minute qu’elle avait souffert et pleuré. Et déjà cette minute suprême de l’acceptation s’était écoulée. Tout était accompli pour son cœur comme tout allait s’accomplir pour son corps. Désormais c’était fini des duperies, des manœuvres, des fausses innocences et des mensonges. Maintenant régnait la vérité simple et cynique. Elle n’avait plus qu’à obéir à cet amour devenu si puissant en demeurant ignoré.

Rouvrant les yeux, elle vit le jeune Arabe ; elle sentit sa bouche se coller délicieusement à ses lèvres ; puis elle appuya sa tête contre son épaule avec des soupirs qui ressemblaient à des soupirs de mélancolie ; elle se serra contre lui pour s’abriter, pour se reposer enfin… Et lui, flatté, la regardait s’émouvoir et se promettait du plaisir.

La nuit était venue, ils se levèrent. Clarisse murmura, tant son esprit était perdu :

— Où sommes-nous ?

Puis reprenant un peu conscience, et fascinée par la volupté prochaine :

— Laurent, qu’allez-vous penser de moi ?

Il ne répondit pas, l’entraîna vers la maison. Alors tout en marchant, elle lui demanda à voix basse :

— Êtes-vous content ?

Il lui dit que oui. Elle aurait voulu lui expliquer ce qu’elle ressentait d’infini. Mais comment s’exprimer ? Sûre de n’y pas parvenir, elle se consacra à l’émotion grave, qui descendait jusqu’au fond de sa chair, d’être la femme qui va donner par amour, sans rémission, son corps et son âme. Elle renonça à elle-même pour satisfaire Laurent. Il lui aurait demandé sa vie qu’elle l’aurait offerte tout de suite et dans le même silence.

Quand la soirée fut assez avancée et que le calme régna dans la maison, ils remontèrent au premier étage. Clarisse, de nouveau, franchit le seuil de la chambre rouge. Elle revit la table avec le Maupassant, le secrétaire où elle avait fouillé, et le lit — mais préparé cette fois. Elle respira l’odeur légère de tabac et de lavande. Chambre où elle était venue par curiosité, par désir, par pressentiment ! Alors elle prit dans ses bras Laurent encore surpris de sa bonne fortune, et elle murmura :

— Mon petit…

XVIII

Le lendemain matin, il fallut bien, pour sauver les apparences, que Laurent allât au bureau : ses collègues se seraient étonnés de son absence. Clarisse, qui était rentrée dans sa chambre vers la fin de la nuit, s’éveilla pour le voir partir. Comme au premier matin de son séjour, elle courut à la bibliothèque, le guetter par la fenêtre entre-bâillée. Elle regretta de ne pas l’avoir prévenu : elle aurait tant voulu revoir son visage. Mais la voiture partit sans qu’il se fût retourné.

Elle revint se coucher et somnola, abandonnée à un engourdissement de bonheur. Grâce à Laurent elle avait éprouvé un transport dont elle ne se croyait pas capable. Jamais elle n’avait connu un tel ravissement de l’être total. L’amour l’avait menée au désir, — un désir naïf, nouveau, auquel le jeune homme avait si bien répondu qu’elle éprouvait pour lui une immense gratitude.

La journée entière elle demeura dans cet état, très inédit pour elle, de sensualité satisfaite. Étendue en plein air, immobile, elle se sentit en accord avec la nature qui respirait au soleil, et visitée par tous les souffles, tous les rayons du jardin. Elle n’était plus renfermée, secrète, maîtresse d’elle-même, mais épanouie, prête à vibrer et à comprendre, gorgée comme les roses de la terrasse, ouvertes et chaudes de parfum et de lumière. Elle ne se raidissait plus dans une attitude d’action et de conquête : elle gisait sans mouvement et conquise. Le voluptueux bien-être de son corps ralentit ses pensées. Son esprit ne s’occupa que de deux choses : le souvenir de la nuit précédente, et l’espoir que revînt bientôt celui qui l’avait ainsi terrassée.

Dans les lettres du courrier d’onze heures, il s’en trouva une de sa tante, Mme Henri Bourgueil. Clarisse y jeta un coup d’œil indifférent. Mme Bourgueil voulait envoyer son fils Nicolas passer l’été à Penzance, en Cornouailles. On lui avait indiqué le nom d’un professeur, là-bas, qui prenait des pensionnaires. Elle pensait que sa nièce pourrait la renseigner à ce sujet. « Pourquoi ? » murmura Clarisse. Alors elle se remémora vaguement qu’elle était la personne raisonnable à laquelle on s’adressait toujours.

Puis, elle se remit à penser à Laurent. Si longtemps il lui avait paru un étranger ! Si longtemps elle avait constaté entre elle et lui une zone de froideur et de silence ! Alors elle avait essayé de le joindre par ses conseils, affectueux ou sévères, par ses exhortations, mais il s’était toujours échappé. Elle sourit de cette curiosité opiniâtre qui, dès le début de leurs relations, et sans qu’elle pût deviner où elle la mènerait, l’avait attachée au jeune homme. Mais un être n’appartient jamais complètement à un autre être, sinon par l’amour. Il avait fallu, de toute nécessité, qu’elle se donnât pour le posséder. Elle se rappela un mot de la Bible qui l’avait intriguée comme jeune fille, et dont elle comprenait le symbolisme maintenant qu’elle « connaissait » Laurent au sens de l’Écriture.

Cependant si leurs relations étaient devenues très étroites, leur intimité n’était encore que physique. Ils avaient accordé leurs corps, mais non leurs pensées. Ce qui tentait Clarisse, à présent qu’elle avait tous les droits d’enquête et d’interrogatoire, c’était de pénétrer son âme, d’atteindre à son mystère le plus secret. Elle était insatiable de Laurent tout entier. Elle aurait voulu l’accompagner à toutes les minutes de son existence ; elle souhaita ne rien ignorer de ses occupations, des gens qu’il rencontrait, des choses qu’il lisait. Près de lui, elle se dit certaine d’être heureuse. De son regard, de sa voix, de ses caresses, naissait pour elle une joie grave et sans mélange qu’elle ne rencontrerait nulle part ailleurs. Et elle jouissait de n’être plus jalouse, maintenant qu’elle était comblée. Car Laurent lui avait si bien témoigné son amour qu’elle ne se croyait plus de rivales. Comment aurait-elle douté de lui lorsqu’elle évoquait à son gré, contre le voile pourpre de ses paupières fermées, les étreintes dont elle avait gémi ?

Ces récents souvenirs la renseignèrent sur un point : Laurent n’était plus pour elle l’« enfant ». Naguère, afin de mieux oser le conduire, elle avait exagéré sa puérilité. Comme il se laissait faire, sans autre protestation que de baisser les yeux, elle ne l’avait jamais traité en grande personne. Et l’innocence qu’elle avait prêtée à Laurent avait causé sa perte. Il était trop tard pour résister lorsqu’elle avait découvert chez lui des appétits virils. Elle se rappela encore son étonnement — le dernier qu’elle devait éprouver à ce sujet — lorsqu’il l’avait saisie dans ses bras : au milieu de son trouble, elle avait senti, chez ce jeune garçon, la vigueur masculine de bras musclés. Le « petit » qui, lors de sa première visite, ne répondait que par monosyllabes, dont elle avait méconnu la puissance sinon la beauté, ce « petit » l’avait prise.

Vers six heures on apporta une dépêche. C’était d’Hubert, qui annonçait que, retenu par ses affaires, il reviendrait le lendemain seulement. Ce bout de papier commença à dissiper l’ivresse lourde qui stupéfiait Clarisse. Il lui fit comprendre qu’au delà de son amour le monde continuait comme auparavant. Elle n’avait pas transformé sa vie, elle n’y avait fait qu’une exception. L’extase ne durerait pas toujours.

Laurent rentra, elle lui tendit la dépêche. Son visage prit une expression vaniteuse. Ils gagnaient ainsi une nouvelle nuit de liberté. Clarisse, dans son désarroi, n’y avait pas pensé.


Le soir, dans la chambre de Laurent où elle était retournée, elle ne put s’empêcher, ensuite, comme ils reposaient, de murmurer :

— Qu’allons-nous faire ?

— Comment ?

— Oui, dès demain nous serons trois ici. De quelle façon arranger… Je ne sais…

Laurent, qui était satisfait, répondit en se moquant. Mais elle l’arrêta et, d’un ton grave, le pria d’être sérieux.

— Je pourrais peut-être, dit-elle, prétexter une cure à faire afin de m’éloigner d’ici. Où pourrions-nous nous rejoindre ? Non ce n’est pas possible… Cependant quand il sera ici, je ne pourrai… Et puis, vous allez partir bientôt.

Laurent haussa les épaules comme un enfant qu’on veut priver d’un plaisir.

— N’y pensons pas, fit-il, les choses s’arrangeront.

Clarisse soupira. L’idée du lendemain ne l’avait pas arrêtée, parce que sa passion, puissante et libérée, lui faisait vivre uniquement la minute présente, — mais le lendemain pourtant allait naître. Elle avait cédé à un entraînement, et elle voyait qu’il lui faudrait calculer. Pour protéger son amour si sincère et si naïf, elle devrait suivre une politique, pratiquer des ménagements et mentir.

Son compagnon grogna :

— Il m’ennuie, cet homme !

— Laurent !

— Mais oui, je ne l’aime pas, ton mari, et j’ai des raisons personnelles. Si tu savais ce qu’il me fait enrager. Tout le temps sur mon dos, à me faire recommencer mon travail… L’autre jour, tiens, il m’a attrapé devant les employés, avec une brutalité et une sécheresse… Je ne sais pas pourquoi il m’en veut.

Soudain Laurent se calma en regardant la femme étendue près de lui, et il pensa qu’il était au moins vengé. Il n’osa pas le dire à haute voix. Néanmoins, en poursuivant ses réflexions, il reconnut que cette pensée de revanche n’avait pas été étrangère à son désir de séduire Clarisse. Outre sa fierté virile d’avoir réussi si vite son entreprise, c’était bien cette pensée qui lui enlevait tout remords de tromper son hôte : il avait l’impression d’avoir joué un bon tour au patron. Lorsqu’on « l’attraperait » encore, il n’aurait qu’à se représenter la scène qu’il avait maintenant sous les yeux… Il ajouta :

— Je suis très étonné de voir comme il est différent au bureau ou chez lui… Ici il est ralenti, endormi, bonhomme parfois. Mais là-bas !

— Là-bas ?

— On ne le reconnaîtrait pas. Autant il a l’air ici paresseux, autant là-bas il est rapide et actif.

— Vraiment ?

— Très dur en affaires, très âpre. Et puis, très roublard. Il paraît qu’à la Bourse on le redoute énormément, on cherche à être dans ses combinaisons parce qu’elles sont toujours avantageuses. C’est un malin. Son voyage à Zurich, s’il réussit, va lui rapporter la grosse somme.

— Je ne croyais pas…

— S’il est resté un jour de plus, c’est qu’il double son bénéfice… Mais, heureux en affaires, malheureux en amour !

Laurent ricana et voulut embrasser Clarisse. Elle l’écarta, perplexe. Elle ne reconnaissait pas ce portrait de son compagnon d’existence ! Elle questionna Laurent : à travers ses réponses, elle vit, avec stupeur, apparaître un mari inconnu. C’était peut-être dans l’exercice de sa profession que Hubert déployait au mieux ses facultés et ses ressources. Voilà pourquoi il était si fort attaché à son bureau. Elle n’aurait donc eu de lui qu’un faux visage et le reste de ce qu’il donnait à autrui… Laurent, qui apercevait son trouble, céda au plaisir de la tourmenter encore. Et il pensa qu’il était fort intime dans le ménage puisqu’il renseignait la femme sur le mari, et qu’il pourrait aussi, maintenant, renseigner le mari sur la femme.

Minuit sonna à la pendule. Ici commençait la journée qui terminerait leur tête-à-tête. Clarisse frissonna. Comme les heures avaient passé vite ! Et cependant, il lui semblait avoir vécu des mois depuis l’avant-veille. Ces instants hallucinés avaient suffi pour bouleverser son existence, pour faire qu’elle ne serait plus jamais, éternellement, ce qu’elle avait été. Elle se rapprocha du jeune homme, et à voix basse :

— M’aimez-vous, Laurent ?

— Mais oui. Et toi ?

Elle se dit qu’elle n’avait pas besoin de répondre, et que son sacrifice parlait assez haut. Elle détourna les yeux du visage sans scrupules que dorait la lumière de la lampe, et elle regarda dans la chambre comme pour y chercher l’avenir. Elle distingua le bureau ouvert : alors, reprise sans s’en apercevoir par ses préoccupations habituelles, elle observa :

— N’oubliez pas que vous m’avez promis d’écrire à vos parents.

Il se mit à rire :

— On vous obéira, madame !

Et même, bondissant vers la table, il prit une feuille de papier et s’écria :

— Dicte-moi, je commence… Dois-je tout dire ?

Elle le gronda, l’air peiné. Il revint vers elle, et reprit avec amertume :

— Je leur écrirais plus volontiers s’ils m’envoyaient l’argent que je leur demande. Mais ils sont si rats !

Elle lui reprocha de parler de sa famille en ces termes. Elle ne pouvait s’empêcher de lui faire toujours un peu la leçon, seulement elle la faisait désormais sans assurance. Trop longtemps elle avait été une femme vertueuse : son amour coupable était obligé de prendre toutes les formes de la vertu.

— Ah ! reprit-il, ma famille, si tu savais ce qu’elle m’a tyrannisé ! Je garde de mon enfance et de Nîmes un mauvais souvenir. J’ai été élevé dans un milieu affreusement sévère. Mon père ne m’a jamais consulté sur mes goûts, ne m’a jamais manifesté la moindre indulgence. Son plus grand intérêt était de surveiller mes pensées et mes actes. Sous mes apparences obéissantes, ce que j’ai dissimulé de révoltes ! Mais je n’osais pas les exprimer parce que j’avais peur, peur des menaces, des punitions. J’ai fini par être bien malheureux.

Clarisse lui tendit les bras. De telles paroles l’excusaient d’avoir voulu le consoler. Il continua :

— Dès que je suis arrivé à Genève, avec quelle joie j’ai pensé que j’étais libre. Cependant, j’avais pris l’habitude de la méfiance. Chez toi, je me suis parfois effrayé de retrouver la sollicitude terrible que je détestais…

— Pardonnez-moi, mais ma sollicitude et mes blâmes, c’est encore des preuves que je vous aime.

Il se mit à rire :

— Tu ne ressembles pas aux autres femmes que j’ai connues.

Ce contraste l’amusait, maintenant qu’il était sûr d’être le vainqueur. Sa méfiance et ses calculs, de même que sa susceptibilité, avaient disparu. Dans cette intimité où il régnait en maître, et puisqu’il avait obtenu ce qu’il voulait, il redevenait gamin.

— Dire, reprit-il, que nos relations auraient pu se borner à mes visites embarrassées ! Mais ces relations si convenables m’ont toujours paru avoir un caractère étrange de froideur à la fois et de complicité. Nous avions parfois l’air de penser à autre chose qu’à nos paroles. Et c’est pour cela que, petit à petit, j’ai envisagé le projet de te faire la cour.

— Comment ?

— Oui, bien sûr, avant-hier, j’ai un peu arrangé les choses, j’ai exagéré le côté sentimental. Qu’est-ce que cela te fait puisque je t’aime ? Eh bien ! il était très vague, mon projet, et je me moquais de moi-même, mais je me disais que peut-être… Ai-je eu si tort ?

Il la prit dans ses bras et continua, faisant l’apprentissage du mépris des femmes, nécessaire au séducteur :

— Ah ! madame Hubert Damien, née Bourgueil, l’irréprochable, la noble, la hautaine madame Damien…

— Hautaine ? interrompit Clarisse avec précipitation.

— Oui, je pense à cette expression que tu prends parfois comme pour t’élever au-dessus des autres, afin de mieux les dédaigner. Elle m’excitait au jeu, cette expression. Tu ne l’as pas eue ce soir !

Il sourit d’être si perspicace dans ses commentaires. Clarisse murmura :

— On me croit hautaine, c’est de la timidité. Et je ne suis qu’une fausse « puritaine »…

— Non, ne diminue pas ton orgueil. Tu es une femme austère, ne le nie pas : tu nierais mon amour. J’ai reçu tes aveux. Je tiens dans mes bras une personne universellement et justement respectée. Quelle revanche ! Pour un garçon de mon âge c’est un beau succès. Gens moraux et mômiers, voilà votre œuvre !

— Laurent, vous avez tort de parler ainsi…

Il s’arrêta, vit tout à coup la figure attristée de Clarisse, et il s’aperçut qu’elle était pâle et confuse entre ses cheveux dénoués, — figure pudique et raisonnable qu’avait meurtrie la volupté. Il s’empressa de dire, sur un ton plus grave :

— Oui, je suis fier d’avoir mérité ton amour…

Puis il reprit :

— Mais je voudrais qu’ils le sachent, là-bas, à Nîmes…

Il se leva d’un bond léger, s’avança vers la fenêtre et poussa les volets. Clarisse éteignit la lampe, se réfugia au fond du lit. Le clair de lune était aussi pur que les nuits précédentes. Il entra largement dans la chambre qu’il baigna d’un jour bleu. Du dehors vint le frémissement des branches que froissait un air doux ; il s’y ajouta, dans le grand calme où tout s’entendait, le bruit monotone et paisible du jet d’eau sur la terrasse… Clarisse contempla la silhouette mince du jeune homme penchée sur le vide nocturne, éclairée par la lueur laiteuse. Puis elle appela tout bas :

— Laurent…

Quelques heures plus tard, elle se réveilla. La maison était silencieuse. Mais dehors, par la fenêtre aux volets restés ouverts, elle vit l’aube qui naissait. Un oiseau se mit à chanter, tout seul, et s’arrêta. La paix de la nature ensuite sembla plus profonde encore : recueillement, attente du beau jour. Clarisse se tourna vers son compagnon, il dormait. Elle se leva sans bruit, hésita, le baisa sur la joue comme la première fois. Il ne bougea pas, sa poitrine montait et descendait, au rythme d’une respiration tranquille… Cependant le soleil, ayant dépassé l’horizon, pénétra soudain dans la pièce et vint s’étendre jusqu’au bien-aimé. Alors Clarisse comprit qu’elle devait s’en aller devant cette aurore. Et elle s’enfuit de la chambre qui s’emplissait maintenant de clartés, et où le soleil, plus brûlant à chaque seconde, frappait le jeune homme endormi d’un long rayon d’or.

XIX

Clarisse dévisagea Hubert à son retour comme on revoit un ancien camarade des années de pauvreté quand on a soi-même fait fortune. D’avance, elle avait appréhendé cette minute, mais tout se passa avec beaucoup de naturel. Elle se sentait différente de lui, désormais, et c’est ce qui l’empêchait de se considérer comme absolument coupable, — différente mais non hostile et encore attachée à lui. Certains souvenirs leur demeuraient communs : si beau que fût son présent, il y avait entre son mari et elle une solidarité qu’elle ne pouvait renier, qu’elle n’avait aucune envie de renier d’ailleurs et sur laquelle elle se serait peut-être attendrie.

Hubert commença par se plaindre de son voyage. Beaucoup de monde dans les trains, une chaleur intolérable.

— Il a dû faire de l’orage ici, n’est-ce pas ?

— Mais non, répondit Clarisse avec simplicité, je ne m’en suis pas aperçue…

Elle lui demanda s’il était fatigué, s’il ne voulait pas prendre quelque chose. En s’occupant de ces détails elle évitait de considérer le principal, et elle se trompait elle-même par cette sollicitude. Lui, allongé dans un fauteuil sur la terrasse, se reposait à l’ombre fraîche des arbres qui lui appartenaient, et, après les tracas de ces deux jours, promenait autour de lui le regard confiant de ses gros yeux pâles. Quant à Laurent, il avait tout de suite disparu dans sa chambre pour écrire des lettres. Clarisse, n’étant pas gênée par ce témoin, reprit sans peine les manières et l’attitude qu’elle avait toujours eues avec Hubert :

— Enfin, dit-elle, es-tu content de ton voyage ?

L’expression satisfaite d’Hubert disparut. Il s’éleva avec véhémence contre ses collègues zurichois. Pour la première fois Clarisse remarqua la passion qui animait son visage. Elle comprit pourquoi Laurent lui signalait un Hubert tout différent au bureau de ce qu’il était à la maison. Cette énergie dans la voix, cette intelligence dans les yeux lui plurent. Curieuse, elle demanda, pour l’entraîner à se révéler davantage :

— As-tu obtenu de conclure l’arrangement que tu voulais ?

Il la regarda, étonné qu’elle sût le but précis de son voyage, il pensa qu’il le lui avait dit par mégarde, alors prudemment il éteignit son visage, et, avec une indifférence affectée :

— Oui, à peu près…

— De quoi s’agissait-il au juste ? insista Clarisse.

— Oh ! tu ne comprendrais pas.

— Mais si, explique-moi. Tes soucis m’intéresseraient si tu voulais m’en faire part…

Il la considéra affectueusement, lui caressa la main, et, reconnaissant de cette attention conjugale, il lui dit :

— Ma bonne Clarisse…

Ensuite il alluma un cigare avec soin et se mit à le fumer en reprenant son air engourdi. Ainsi, pensa-t-elle, le voilà redevenu l’homme paisible et indolent d’apparence. Cette excitation qu’elle avait cru deviner à l’instant, il ne lui donnait cours que loin d’elle. Passionné en affaires, mais pas en amour. Quel dommage !

Laurent revint vers eux. Malgré son aplomb, il avait éprouvé quelque inquiétude au retour de M. Damien, et il avait disparu moins par tact que par gêne. Puis, se gourmandant, et désireux toujours d’agir « en homme », il s’était enhardi jusqu’à les rejoindre.

— Eh bien, fit Hubert, avez-vous écrit vos lettres ?

— Mais oui, les voilà.

Il y eut un silence, Laurent, agacé de retrouver le mari et la femme si confortablement installés l’un près de l’autre, voulut rappeler à Clarisse sa présence.

— Madame, fit-il, je vous ai obéi : je viens d’écrire à Nîmes.

Elle ne répondit pas, alors il s’adressa à Hubert :

— C’est hier que madame Damien m’a donné ces bons conseils.

— Elle a bien fait, répondit Hubert ; c’est le devoir d’un fils envers ses parents…

Il se tourna vers le jeune homme, le vit hésitant et gauche, alors, d’une voix brusque :

— Allez donc les mettre au vestibule, vos lettres, le facteur les prendra.

Et Laurent, dépité mais obéissant, fit demi-tour.

Clarisse avait beaucoup redouté cette mise en face des deux hommes. Elle avait craint de ne pouvoir supporter les poignées de mains, les conversations, et les allusions involontaires. Elle avait fait appel d’avance à tout son sang-froid… Et voici que là encore, les choses s’arrangeaient. Hubert avait repris son ton boudeur vis-à-vis de Laurent, et Laurent s’était trouvé, devant lui, beaucoup plus petit jeune homme que la veille, lorsqu’il n’était que devant Clarisse. Entre Hubert grognon et Laurent nerveux, elle se sentit la plus lucide et, en quelque sorte, la plus raisonnable des trois.

Elle conservait dans toute cette aventure une espèce d’innocence morale. Elle n’avait jamais imaginé à l’avance, même pour le condamner, ce qu’elle vivait depuis deux jours. Elle avait commis sa faute sans préjugés. Dans une sorte d’hallucination, elle s’était livrée à un autre homme que son mari, elle avait trahi la foi conjugale, — et elle demeurait surtout éblouie, stupéfaite ; elle n’avait pas encore eu le temps de relier son cas personnel à une catégorie générale, à des précédents qu’elle blâmait très sincèrement chez autrui. Elle apercevait bien la différence, elle n’apercevait pas encore la contradiction qu’il y avait entre son mari avec ce qu’il représentait de légal, de moral, d’habituel, de certain, et Laurent, être extraordinaire. Il lui fallut découvrir petit à petit les conséquences de sa faute.

Laurent commença de s’en charger. C’était la première fois qu’une femme se montrait aussi éprise de lui. Il entendait bien poursuivre son avantage. Il se rassura sur le compte d’Hubert qui, se dit-il, ne verrait rien. Son extrême jeunesse de caractère et son égoïsme lui enlevaient le sentiment de sa responsabilité, ou plutôt — car il n’était pas foncièrement mauvais, mais trop vite gâté par l’amour — empêchaient ce sentiment de se développer.

Il voulut donc rappeler à Clarisse sa domination sur elle et il fut étonné de rencontrer sa résistance. Après dîner il lui proposa de faire quelques pas dans le parc : elle refusa. Plus tard, quand ils montèrent tous les trois, il essaya de prolonger son baiser habituel sur sa main, mais elle la retira et lui dit d’une voix paisible :

— Bonsoir, monsieur.

Puis elle gagna sa chambre avec son mari. Laurent se crut la victime d’une coquette. Il n’avait pas du tout compris l’honnêteté, la candeur qu’elle apportait jusque dans sa faute. Il oublia les preuves passionnées qu’elle lui avait données de son amour, et il se demanda s’il n’avait pas eu affaire à une dévergondée qui avait profité de l’absence de son mari et qui, une fois le mari revenu, affecterait de ne se souvenir de rien. Sa conduite lui sembla tout à coup très immorale et même suspecte. « En somme, se dit-il, elle m’a cédé bien vite. » Il repassa les deux jours qu’il venait de vivre pour découvrir dans l’attitude et les paroles de Clarisse de quoi justifier ses soupçons injurieux. Très inexpérimenté, il crut à de la duplicité et du mensonge là où il n’y avait qu’une inexpérience pareille à la sienne. Mais plus on est naïf, moins on reconnaît la naïveté des autres. Laurent aurait voulu que Clarisse lui témoignât, sous les yeux même de son mari, qu’elle l’aimait. Il ne savait pas estimer à leur valeur son brusque silence, sa dérobée… Peut-être, pensa-t-il, prodiguait-elle à Hubert en ce moment les mêmes caresses qu’à lui-même la veille. Errant dans sa chambre sans pouvoir dormir, il s’irrita, comme un jeune mâle exigeant, que sa proie lui fût si vite arrachée. Son désir se surexcita et à ce désir s’ajoutèrent le ressentiment de son amour-propre et l’antipathie qu’il avait pour Hubert.

Pendant ce temps, Clarisse, dans sa chambre, se gardait pour lui. Elle n’avait témoigné cette réserve à Laurent que par pudeur, par tendresse, et se refusait à manifester en supercheries hasardeuses ce qui lui remplissait le cœur. Elle tenait tant à son amour qu’elle évitait de l’exposer aux yeux de celui qui aurait le droit de le condamner. Sans chercher de solution à la situation qui les rassemblait tous les trois, elle pressentait bien qu’un pareil état de choses devrait se dénouer une fois ou l’autre : mais elle préférait le préserver le plus longtemps possible.

Le lendemain était un dimanche. Hubert descendit déjeuner le matin, affectant un grand soulagement d’être débarrassé de tout souci d’affaires. Comme il buvait son thé, il s’écria :

— Ce n’est pas la peine de faire atteler, n’est-ce pas ? Nous irons à pied à l’église.

Aller à l’église ! Clarisse frémit. Bien sûr, il faudrait aller à l’église comme tous les dimanches… Elle murmura :

— Je ne sais si je t’accompagnerai…

— Comment ? Pourquoi ?

— Je me sens un peu lasse.

— Lasse, à cette heure-ci ! Mais tu as fort bien dormi. Même je suis frappé, depuis mon retour, de ta bonne mine. Qu’as-tu donc ?

— Rien, je t’assure. Seulement…

— Non, non, il faut venir. Ici, tu sais quelle importance a l’exemple qu’on donne.

Il menaça sa femme du doigt, et, en riant :

— C’est très mal d’être paresseuse !

Elle s’obligea à sourire comme lui. Mais elle évoquait l’église blanche où elle s’était rendue si souvent, sans pensées secrètes, où elle avait écouté les paroles sacrées avec la paix de l’âme, et il lui sembla impossible d’y apporter un cœur fiévreux de passion et un corps rendu de volupté. Comment expliquer une défection ? Des projets fous traversèrent son esprit : simuler un évanouissement, tout raconter à Hubert. Mais il se levait, disant :

— Puisque nous allons à pied, ne tardons pas.

— Écoute, dit-elle, je ne sais quand même si je t’accompagnerai…

Hubert était à la porte. Il se retourna, revint vers elle, les sourcils froncés, et d’une voix brève — la voix qu’il avait au bureau — il commanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Réponds !

— Notre pasteur est si ennuyeux, fit-elle au bout d’un instant.

— Comment, c’est toi qui dis cela, toi qui soutiens qu’un sermon, même médiocre, fait toujours du bien ? J’exige que tu viennes.

Sous le ton sec, elle crut deviner une menace. Elle dit :

— Tu as raison, j’irai.

L’église de la Cômerie est au bout d’un chemin ombreux, bordé de haies vives. Les Damien y arrivèrent comme les cloches cessaient de sonner. La petite nef, crépie à la chaux, avec ses versets bibliques inscrits en lettres noires, ses vitraux anciens, se trouvait déjà remplie de paysans. Clarisse eut comme voisin un vieux bonhomme bronzé qui sentait le savon, le linge frais, et qui chantait d’une voix tremblante en suivant du doigt sur son psautier.

Le pasteur était un grand jeune homme blond et enthousiaste, très goûté par les personnes sensibles du village, et dont l’éloquence fleurissait comme un verger au printemps. Après le cantique il se leva ainsi que toute l’assemblée, et, selon l’usage, il lut la confession des péchés.

Que de fois, depuis sa petite jeunesse, Clarisse avait entendu ces paroles liturgiques. Elles lui avaient paru souvent un peu excessives dans leur rigueur ancienne. Néanmoins chaque dimanche, consciencieusement, elle avait reconnu devant Dieu qu’elle était une pécheresse, et elle avait recueilli les moindres de ses fautes pour s’en affliger. Cet aveu lui permettait de constater qu’elle n’était pas très criminelle. Alors elle s’accusait d’autant plus qu’elle ne pouvait offrir à Dieu le sujet de bien sérieuses repentances.

Ce dimanche, toutefois, elle dut reconnaître avec horreur que les termes de la confession des péchés étaient tout juste assez graves pour qualifier son cas. L’espèce de tournoiement qui la grisait depuis quelques jours s’arrêta pour laisser voir la réalité. Au cours de la semaine, elle avait cédé à ses désirs, et ce flot longtemps contenu, devenu brusquement trop fort, l’avait emportée sans lui laisser le temps de réfléchir, de juger, — mais aujourd’hui c’était dimanche, un dimanche de lumière. Aujourd’hui, elle était dans une église, le lieu où sa conscience s’était si souvent interrogée. De nouveau, il fallait lui répondre. Comment la satisfaire ? Devant les hommes, à haute voix, elle pouvait dissimuler, mentir ; elle pouvait se cacher de son mari, de son pasteur. Mais dans le silence de son âme enfin éclairée, comment ne pas être franche ?… Pourtant elle voulut retarder encore, échapper à ses objurgations intérieures : elle leva la tête, la détourna, et tout à coup elle aperçut à quelque distance, entre les personnes debout, Laurent. Que faisait-il là ?

Alors, en présence de son amant, elle ne put discuter ni reculer davantage. Sa conscience l’accusa sans détour : elle était une femme adultère… L’acte était accompli, le péché ineffaçable, et chacun avait le droit de lui dire, en la montrant au doigt : « Adultère !… Et voilà l’homme dont tu as reçu les caresses. Il a connu le plus intime de toi, ton abandon dans ses bras, et ta jouissance impure. » Un lien d’iniquité unissait cet adolescent et cette épouse. « Tu as souillé ta vie et souillé ton honneur. L’homme dont tu portes le nom et la bague, tu l’as trahi. Tu as trompé la confiance que les tiens avaient en toi, tu as perdu le trésor précieux de ta réputation et de ta dignité ; tu t’es retiré la permission de reprocher quoi que ce soit à quiconque, puisque tu es coupable, profondément coupable, ayant commis ton péché au sein même de la vertu. Et ce crime, pourquoi l’as-tu commis ? Pour une éternité de délices ? — non, pour une minute de folie bestiale. » Alors, entre le vieillard à sa droite, si pieux et si loyal, et son mari à sa gauche qu’elle avait trompé, elle se mit à trembler de tous ses membres. En nage, rouge de honte et d’angoisse, elle s’attendit presque à ce que Dieu, Dieu qui les voyait tous les trois et qui savait toutes choses, intervînt pour la dénoncer, et annonçât à la foule qui la respectait encore : « Regardez, cette femme est adultère. »

Du haut de la chaire, ignorant ce qu’il déchaînait dans un cœur, le pasteur continuait de lire le texte sacramentel : « Mais, Seigneur, nous avons une vive douleur de t’avoir offensé. Nous nous condamnons, nous et nos vices avec une sérieuse repentance, recourant humblement à ta grâce… » — « Oui, se disait Clarisse, je suis une femme perdue, je l’avoue et je me condamne, je mérite tous les reproches, toutes les injures, tous les châtiments. J’ai mal agi, j’ai trahi mes devoirs… Mais pourquoi l’ai-je rencontré ? Pourquoi ai-je en moi cette âme qui n’a besoin que de lui ? »

Maintenant le pasteur priait. Il s’adressait à Dieu, il établissait par ses paroles pleines de conviction, une avenue vers le ciel. On sentait la voûte ouverte, et le regard de l’Éternel reposant sur l’assistance. Alors, mise en contact plus direct avec Celui qu’elle nommait son juge, Clarisse, encouragée par la prière du prédicateur, se mit à prier pour elle-même : « Seigneur, je suis coupable d’avoir enfreint tes lois divines aussi bien que les lois humaines, mais toi qui sais tout, tu vois combien je l’aime. Pourquoi m’as-tu permis de le rencontrer et de me plaire à sa personne ? Est-ce mal, d’éprouver si profondément l’amour, même si ce n’est pas celui que tu nous recommandes ? Il n’y a qu’un seul amour : pourquoi est-il permis ou défendu selon les cas ? Mon sentiment n’est pas égoïste, ni capricieux, c’est l’humble offrande de mon cœur qui est à ton image et de mon corps que tu as formé… »

A la dérobée, elle regarda Laurent, qui se tenait la tête baissée, dans une attitude immobile. Et tout à coup une terreur la bouleversa. Si Laurent était venu à l’église, c’était peut-être pour obéir à des remords, pour demander, comme elle, pardon à Dieu de ce qu’il avait fait. Serait-il là de son propre gré sinon pour s’accuser et se repentir ? Mais alors il renoncerait à elle ! Tout serait fini entre eux… Elle leva les yeux vers le pasteur avec épouvante. Pourquoi continuait-il, de sa voix persuasive, à exhorter à la vertu ses auditeurs ? « Saura-t-il le convaincre de ne plus m’aimer ? » se demanda Clarisse. Et, chassant bien loin les scrupules, elle voulut murmurer, persuasive à son tour, deux mots de prière anxieuse :

— Taisez-vous…

Elle retomba sur son banc en prononçant : Amen. Il y eut un léger remue-ménage dans l’église ; des gens toussèrent, se mouchèrent. On s’installa pour mieux écouter le sermon.

Clarisse ne l’entendit guère. Le pasteur parla des bienfaits de la Providence avec son enthousiasme habituel et un lyrisme facile. Il prêchait la reconnaissance et la joie. Clarisse observa son visage blond aux yeux purs qui semblaient ignorer les bassesses humaines. Comme elle s’était éloignée de sa croyance sincère et forte ! Elle eut la conviction qu’il ne la comprendrait pas, qu’il la plaindrait peut-être plutôt que de la condamner, mais qu’il n’entrerait pas dans ses motifs. Alors sa pensée vagabonda lourdement, tourmentée d’inquiétudes, incapable pourtant de renonciation. Par un vitrail ouvert venait du soleil et l’on entendait un chant d’oiseau. Clarisse n’eut plus qu’une envie : quitter cette église où elle était prisonnière, et aller au dehors, pour être libre… Parfois elle se détournait vers Laurent : impassible, il écoutait. Alors elle se demandait avec une angoisse renouvelée s’il était convaincu par ces affreuses paroles de repentance.

A la sortie, elle se hâta vers le seuil, tandis que son mari restait à causer avec des paysans. Elle suivit le chemin creux, bordé de haies vives, certaine d’être rejointe par le jeune homme. En effet, elle entendit bientôt son pas et son souffle. Et tout de suite, âprement :

— Pourquoi êtes-vous venu ?

Mais sans lui répondre, il s’exclama :

— Qu’il est donc ennuyeux votre ministre de village !

Si vite rassurée, Clarisse s’arrêta une minute comme éblouie par le soleil malgré son ombrelle ouverte. Puis dès qu’elle eut compris que Laurent n’avait pas changé de sentiments, elle se remit en défense. L’instant d’avant, elle était prête à le solliciter, maintenant elle voulut se protéger contre lui. Elle recommença :

— Pourquoi êtes-vous venu ?

Il se rapprocha d’elle et l’interrogea à son tour :

— M’aimes-tu ?

— Répondez-moi.

— Pas avant ta réponse.

Des groupes les dépassaient sur le chemin, des hommes endimanchés, des filles habillées de robes claires, qui sortaient de l’église, qui les saluaient, et qui pouvaient les entendre. Clarisse frissonnait de honte et de frayeur.

— Eh bien oui, murmura-t-elle, je vous aime.

Alors d’une voix basse, il dit :

— Je suis venu pour vous rejoindre jusque dans votre église, pour vous faire sentir ma présence même là où vous prétendez m’oublier…

Elle fit un geste de protestation, mais élevant le ton, il se plaignit avec véhémence d’être, depuis le retour d’Hubert, tenu à l’écart. Il déclara qu’il ne le supporterait pas plus longtemps, il menaça… Clarisse essayait en vain de le calmer ; elle le suppliait de parler moins fort, elle se retournait pour voir si Hubert ne les rejoignait pas. Enfin elle expliqua, en s’embrouillant :

— Écoutez-moi, Laurent : j’ai commis une grande faute quand je me suis donnée à vous… Je prends tous les torts sur moi et je n’accuse personne… Mon mari est revenu ; je ne puis pas devant lui trahir mes sentiments, sentiments que je condamne, je le répète… Nous nous verrons ailleurs, plus tard…

— Soit !

— Qu’allez-vous faire ?

— M’en aller, répondit brutalement Laurent. Vous ne pensez pas que je vais rester plus longtemps à contempler votre bonheur conjugal.

— Mais que voulez-vous ?

— Viens ce soir dans ma chambre…

Clarisse poussa un faible cri, et protesta que c’était impossible. Il répondit en ricanant qu’il était alors prêt à la rejoindre dans la sienne.

Ils arrivèrent à la grille. Dans la cour une auto était arrêtée. C’était celle des Gaillardoz. Ils entrèrent et trouvèrent le ménage qui les attendait au salon.

— Ma chère, s’écria Fanny en bondissant, nous sommes très indiscrets : nous venons vous demander à déjeuner.

Ils achevaient un voyage en automobile et arrivaient du Dauphiné. Ils avaient décidé de s’arrêter à la Cômerie, dernière étape avant d’atteindre leur propriété aux environs de Nyon. Clarisse les félicita de leur idée, et Hubert, survenu, se joignit à elle.

Très animée, Fanny fit mille récits amusants de voyage. Son mari, bruni par le grand air, corpulent dans son vêtement de grosse laine, tentait parfois lui aussi, de raconter quelque chose. Mais Fanny coupait avec impatience son histoire et la terminait à sa barbe. Alors il avait un sourire heureux, comme pour prendre des autres à témoin de la gentillesse et de l’éloquence irrésistibles de sa femme.

A déjeuner, Fanny continua d’être intarissable. Elle n’accorda aucune attention à Laurent. Celui-ci s’enferma dans un silence complet dont personne, sauf Clarisse, ne s’aperçut. Mais au sortir de table, lors du café que l’on prit au salon à cause de la trop grande chaleur, il parvint à isoler sa maîtresse.

— Ces gens sont assommants, dit-il, et bavards. Quand s’en vont-ils ?

— Je ne sais pas.

— Quant à nous, ce soir…

— Taisez-vous, Laurent, c’est impossible. Plus tard…

La sentir palpiter à la fois d’inquiétude, de honte et de chagrin le divertissait. Mais il eut le tort de la pousser à bout. Si on allait les entendre, pensait Clarisse, remarquer l’accent de leur dialogue, l’expression inattendue de Laurent ! Alors, s’adressant aux Gaillardoz, elle leur proposa de rester à la Cômerie jusqu’au lendemain. Ils avaient leur bagage avec eux, il suffisait d’annoncer à Nyon qu’ils retardaient leur arrivée. Fanny, sans consulter son mari, accepta tout de suite.

Clarisse n’osa pas regarder Laurent. Elle avait peur de ce qu’elle avait fait. Mais elle s’était protégée : plus la maison serait pleine, mieux elle pourrait objecter au jeune homme l’impossibilité de le satisfaire. Cette mesure lui donnait du répit, mettait du monde entre elle, Hubert et Laurent.

XX

Laurent avait commencé par frémir de colère. A ses yeux, Clarisse, par sa décision de mettre des tiers entre eux, lui mentait encore. Mais si le succès lui était monté à la tête, la déception imprévue le dégrisa. Il comprit qu’il ne réussirait pas par la brutalité et il décida de recourir à la ruse. Au delà du plaisir, il pressentit ce que la complication des âmes, le scrupule, le remords ajoutaient à l’amour. L’on jouissait non seulement de rendre une femme heureuse mais aussi de la faire souffrir. Clarisse se dérobait, soit : il tâcherait de la rejoindre moins par des procédés impératifs que par des moyens subtils et plus cruels.

Il alla trouver Hubert et lui demanda l’autorisation de manquer le bureau le lendemain.

— Un jour de congé ? Je n’aime pas beaucoup cela. Mais enfin, soit.

Lorsqu’il l’eut obtenu, Laurent ajouta :

— Je compte rester ici, auprès de ces dames.

Hubert le regarda avec étonnement. Quelle drôle d’idée d’utiliser ainsi sa journée de vacance ! Puis il pensa que le jeune homme était un des nombreux flirts de Fanny. Il prit un air fâché, mais sa sévérité visait Fanny et non Laurent qu’il estimait sans importance.

Dans le courant de la soirée, il fit part de son impression à sa femme. Celle-ci haussa les épaules :

— Mais non, il ne fait pas la cour à Fanny. Ils ne se sont pas adressé la parole… Il veut simplement un congé par flânerie.

— Oui, c’est un paresseux… Enfin, quand même, surveille-les.

Clarisse songea avec appréhension que Laurent restait pour elle, et elle s’effraya à l’avance de tout ce que Fanny allait deviner.

Cependant, le lendemain matin, elle dut rendre cette justice au jeune homme qu’il se tenait parfaitement à sa place. Il se borna à affecter un certain empressement discret auprès de Fanny comme si, étant l’hôte régulier de la Cômerie, il devait aider à recevoir les hôtes de passage. Soulagée, Clarisse se prit à penser qu’il serait agréable d’avoir Laurent près d’elle en commensal, d’oublier leurs relations charnelles au profit d’une bonne amitié, tout en continuant à vouer à son mari le même sentiment paisible que naguère. L’idée du partage, sous le même toit, lui faisait horreur. Mais elle aurait admis un ménage à trois platonique.

Seulement elle ne savait par quels moyens donner ce caractère à leurs relations. Elle demeura hésitante. Naguère, elle aurait commencé tout de suite d’agir. Mais elle avait tellement changé ! C’est que naguère, elle se plaisait à imposer au jeune homme sa volonté. Maintenant elle n’osait pas le traiter avec un tel sans-gêne. Laurent avait revêtu le rôle d’initiateur en lui enseignant le plaisir : c’était au tour de Clarisse d’être soumise et d’apprendre. Il avait gagné de l’assurance dans leur liaison et le sentiment d’un pouvoir mystérieux, tandis qu’elle y avait pris une humble docilité, une sorte d’appréhension générale, la crainte de se trahir ou de le fâcher.

Fanny ne répondit à l’amabilité de Laurent qu’avec une certaine négligence. Et Clarisse s’étonna, comme la veille, qu’on fît si peu d’attention à lui. On lui coupait la parole, on l’écoutait à peine, il passait le dernier dans les portes et se servait après tout le monde. Si les autres savaient pourtant de quoi il était capable ! Mais, par extraordinaire, lui-même ne se formalisait pas. Avec Clarisse, il faisait l’important : en public, il reprenait la place et le ton d’un petit jeune homme. Clarisse, un peu vexée, jugea étrange qu’il fût si considérable à ses yeux et si peu de chose pour sa cousine.

Comme il était allé chercher un sécateur parce qu’elles voulaient cueillir des roses, elle dit à Fanny :

— Est-ce que cela vous ennuie que Laurent Fabre-Gilles soit resté ?

— Ce petit ? Mais non. Il n’a pas l’air méchant d’ailleurs.

Clarisse baissa la tête sans répondre. Et quand Laurent revint, les deux femmes le regardèrent. Il ne se départit pas de sa courtoisie pleine de sérieux quoiqu’il devinât qu’on l’observait. Mais, à partir de cette minute, Clarisse retrouva chez lui les yeux baissés, la voix volontairement tenue dans le registre grave, tout le masque qu’il affectait au début de leurs relations. Elle aurait pu dénoncer son jeu au fur et à mesure qu’il le jouait, — car c’était bien un jeu, une tactique qu’il pratiquait sans le moindre embarras. Elle s’en indigna d’autant plus qu’il réussit. Fanny en effet sembla intriguée à son tour par cette mélancolie impénétrable. Il lui répondait avec froideur puis, tout à coup, relevant ses paupières, l’enveloppait d’un magnifique regard, aussitôt retombé. Fanny s’amusa à provoquer cette éloquence muette jusqu’au moment où elle finit par en être un peu gênée, — reconnaissant, sous l’apparence juvénile de Laurent, cette ardeur physique que les femmes devinent par instinct chez certains mâles.

Alors elle se retourna vers Clarisse :

— Eh bien ! dit-elle, voilà votre solitude peuplée… Avec trois invités à dîner ce soir, vous serez obligée de mettre une belle robe.

Puis, affectant une fausse admiration :

— Il faut vous dire, monsieur Fabre-Gilles, que ma cousine prend ici les allures les plus simples. L’hiver, c’est la personne d’apparat, qui tient son rang. Et les Damien-Bourgueil sont parmi ce qu’il y a de mieux à Genève. L’été, elle s’ensevelit dans la verdure ; on ne la voit plus, tellement elle est occupée de son jardin et de son village… Une vraie fermière !

Clarisse protesta. Elle ne voulait pas être dépréciée. Fanny continua, en souriant à demi de côté :

— Il est vrai qu’elle est faite pour le plein air, tant elle est naturelle et sincère. N’est-ce pas, Clarisse, que vous préférez vos plates-bandes à tous les salons de la rue de l’Hôtel de Ville ?

— Et vous, madame ? demanda Laurent à Fanny.

— Moi, monsieur, je suis une personne artificielle. Ma cousine est franche, je suis hypocrite ; elle est honnête, je suis dépravée ; elle plaît à tous, et j’irrite…

Clarisse tenta d’arrêter cette comparaison en parlant des plaisirs de la campagne. Sans vouloir l’entendre, Fanny persista à interpeller le jeune homme.

— Mais, j’y songe, je n’ai pas à vous la décrire. Vous appréciez aussi bien que moi le charme de Mme Damien. Vous êtes ici depuis plusieurs jours, n’est-ce pas ?

Laurent ne répondit pas. Clarisse non plus. Fanny se mit à rire :

— Je serais curieuse de voir vos soirées. Hubert s’endort-il sur son cigare ? Ma cousine, j’en suis sûre, vous dit de ces choses sensées et un peu ennuyeuses qu’il faut toujours dire aux jeunes gens.

— Croyez-vous ? fit Laurent d’un ton glacé.

— Comment, il doute de vous, Clarisse ? mais ma cousine a l’habitude de remplir tous ses devoirs ! Elle doit vous donner d’excellents conseils, et compléter une éducation qui me paraît soignée. Il faudrait toutefois y ajouter un soupçon de fantaisie, qui est de votre âge, je vous assure.

Clarisse, à qui cette conversation commençait à devenir odieuse, vit s’approcher le domestique : il annonça l’arrivée du boucher et demanda des ordres. Contente de s’échapper, elle fut néanmoins agacée d’une raison aussi prosaïque.

— Le boucher et le boulanger, expliqua-t-elle, nous viennent du village voisin… ici c’est trop petit…

— Allez, lui dit Fanny, nous commander des côtelettes.

Lorsque Clarisse revint, elle eut de la peine à rejoindre ses compagnons. Elle finit par les trouver assis sur un banc dans l’ombre d’une treille. A son arrivée, Laurent affecta de se taire brusquement.

— Savez-vous, dit Fanny, ce que je conseille à monsieur ?

— Jamais je n’oserai, murmura Laurent.

— De vous faire la cour !

— Excusez-moi, madame, dit le jeune homme en s’adressant à Clarisse.

— Mais non, interrompit Fanny, il serait très bon d’apprendre, auprès d’une personne telle que ma cousine, comment faire une cour discrète. C’est un art qui se perd, et tous vos contemporains, monsieur, sont insensibles ou bien brutaux.

Elle semblait enchantée de son interlocuteur. Vive, hardie, elle raffolait de quiconque savait lui donner la réplique. L’attitude d’abord réticente de Laurent l’avait piquée au jeu, elle l’avait aguiché et maintenant il essayait de lui tenir tête.

Clarisse trouva que leur intimité avait grandi bien vite. Elle se vit réduite elle-même au rôle de personnage muet. Sa ruse n’avait que trop réussi puisque le jeune homme non seulement ne la tourmentait plus mais s’occupait d’une autre. Elle chercha à les questionner pour rentrer dans leur dialogue, mais ses questions ne les intéressaient pas. Fanny lui répondait en deux mots et reprenait ensuite sa conversation principale ; quant à Laurent, son visage si animé vis-à-vis de Fanny, devenait immobile quand il se tournait vers Clarisse.

Sur ces entrefaites, Fanny, parlant de leur voyage, vanta Aix-les-Bains.

— Connaissez-vous Aix ? demanda-t-elle.

— Non, je n’y jamais été.

— Cependant… fit involontairement Clarisse qui se rappela la lettre au photographe qu’elle avait lue dans la chambre rouge.

Ils la regardèrent, et attendirent son explication, mais elle ne sut comment continuer, et Laurent lui dit, avec un soupçon de raillerie :

— Je vous assure, madame, que je ne connais pas cet endroit…

Pourquoi mentait-il ? Pourquoi vis-à-vis d’elle, cette attitude distante, presque malhonnête ? Elle y retrouva le ton qu’il avait lors de son arrivée à la Cômerie. Voulait-il la rendre jalouse, en se montrant empressé auprès de Fanny ? Elle ne put croire à un tel calcul. Mais alors, s’il était sincère ? Était-il rassasié d’elle et enclin à l’abandonner ?

Tous deux contemplèrent Fanny : lui avec une admiration complaisante, — elle avec une sourde inquiétude. Fine, moqueuse, Fanny penchait son joli visage aux sourcils bien marqués, et tout éclairé par son demi-sourire. Clarisse se reprocha avec angoisse de s’être montrée si dure avec Laurent : Fanny était peut-être une dangereuse rivale. Elle aurait dû le retenir, le leurrer, lui faire croire qu’elle céderait encore — et lui céder, s’il le fallait. Elle s’était reprise, parce qu’elle avait eu honte. Mais on n’efface pas le passé, on ne se recompose pas une vertu. Puisqu’elle aimait Laurent, et que l’irréparable était accompli, n’était-ce pas un zèle absurde que de se priver de Laurent ?

A l’heure du déjeuner, et tandis que Fanny était remontée dans sa chambre, Clarisse emmena le jeune homme au salon. La porte fermée, elle lui demanda :

— Pourquoi la laissez-vous se jeter à votre tête de cette façon ?

— Eh ! que dites-vous là ?

Laurent, qui commençait à comprendre les plaisirs de la duplicité, fit l’innocent. Il protesta qu’il n’y avait pas de sa faute. Clarisse revit sur son visage son air étonné, sérieux de naguère, et, remuée par ce souvenir, elle murmura :

— Prenez garde, c’est une coquette.

Il ne bougea pas. Alors elle s’imagina que son silence préparait la trahison. Elle voulut le ramener à elle en noircissant sa rivale et, soucieuse là encore de le préserver, mais à son profit, elle dit, tremblante d’avancer une pareille accusation :

— Vous savez, elle a des amants…

Laurent fronça les sourcils : cette idée ne lui déplaisait pas. Il se borna à faire deux pas vers la porte, sans répondre, et comme hésitant entre les deux femmes. Clarisse, pâle de son mensonge, répéta :

— Une femme comme elle n’est pas faite pour vous… Vous ne seriez qu’un caprice.

Il fit un geste d’indifférence, voulut s’en aller, alors, tout éperdue, elle s’écria :

— Mais enfin, qu’attendez-vous de moi ?

Il se retourna, la saisit dans ses bras, moins par amour que par besoin de la contraindre, ou pour lui faire comprendre le bonheur de s’y trouver. Il vit sa figure délicate rougir, redevenir pâle de nouveau, et il sentit son corps se coller au sien. Avec une expression têtue, il dit :

— Viens chez moi ce soir…

Ensuite, il la lâcha. Clarisse jeta un coup d’œil affolé autour d’elle pour s’assurer que personne ne les avait entendus. Le vieux salon familial était là, avec ses meubles accoutumés, les bouquets qu’elle avait faits, le portrait de son beau-père ; elle respira l’odeur d’étoffe et de fruit, elle entendit quelqu’un marcher à l’étage supérieur, et la cloche du repas sonner. Tous ces détails familiers, réguliers, quotidiens, lui prouvèrent l’impossibilité de céder au jeune homme. Ce portrait de son beau-père, surtout, avec ses moustaches tombantes, et son air de reproche maussade ! Se tournant vers Laurent, elle murmura d’une voix douloureuse qui disait si bien son amour sans qu’il voulut l’entendre.

— Vous êtes injuste. Je ne peux pas ici, ce soir… Plus tard, ailleurs, je vous le promets.

Mais, sans écouter davantage, il s’en alla.

L’après-midi, ce fut pire. Laurent jeta le masque et entoura Fanny d’aussi près que possible. Délaissant son genre correct, il se montra plein d’audace. Elle lui plaisait, il la croyait facile, et cette intrigue nouvelle n’empêcherait pas la réussite de l’autre : il s’estimait de taille à les poursuivre toutes les deux. Aux phrases les plus vives, Fanny, enchantée, essayait de le faire taire en disant :

— Pas devant Clarisse, voyons !

Puis, dès qu’il semblait s’interrompre, elle le provoquait. Elle le jugeait tout haut, avec impertinence :

— Mais c’est un garçon plein d’esprit, disait-elle. Et vous le teniez ici, à l’écart ? C’est trop fort. Il doit y avoir quelque chose là-dessous. La Cômerie n’est pas le théâtre qu’il lui faut. Je vous invite, monsieur Fabre-Gilles, à passer huit jours chez moi. Vous verrez l’existence que je mène : des courses sur le lac, des pique-niques, des bals. Vous vous rencontrerez avec des femmes charmantes ; vous aurez beaucoup de succès… Car je ne suis pas égoïste, moi, comme ma cousine…

Sombre, Clarisse souffrait en silence. Elle aurait voulu interrompre ces phrases légères par des paroles graves et dire : « Laissez-le, Fanny, ne vous prêtez pas à son manège cruel. Vous voyez qu’il m’a menti ou qu’il vous ment. Il vous fera souffrir à votre tour. Laissez-le, il est à moi. Il vous plaît peut-être, mais je l’aime. » Quel effet aurait un pareil aveu ? Ne valait-il pas la peine de se livrer afin de reprendre Laurent ? Elle se maudit d’avoir retenu Fanny deux jours. La supposition d’Hubert revint à sa mémoire. Alors elle, Clarisse, n’aurait été qu’un intermède et Fanny lui succéderait peut-être. Ou bien qui sait s’ils ne se jouaient pas d’elle tous les deux, et si Laurent ne faisait pas depuis longtemps la cour à Fanny ?

Dans le va-et-vient éperdu de ses pensées, une idée surgit tout à coup. Elle punirait Laurent comme il avait voulu la punir… Sous prétexte de faire servir le thé, elle se rendit dans la maison et téléphona à Desnouettes :

— Desnouettes, je vais être bonne. Je vous invite à dîner ce soir avec les Gaillardoz.

Elle entendit dans l’appareil Desnouettes qui s’étranglait de reconnaissance. Comme tous ces gens étaient absurdes ! Elle ne croyait pas à la profondeur de leurs sentiments ; elle était possédée par le sien qui, seul, existait à ses yeux. Et elle n’hésitait plus sur les moyens. Puisqu’on avait voulu lui faire mal, elle ferait mal à son tour. Fanny cherchait à séduire Laurent et Laurent semblait la trouver à son goût, eh bien, elle appelait Desnouettes pour le mettre entre eux deux. Cette intrigue qu’elle avait blâmée naguère, elle l’encouragerait pour s’en servir. Et Gaillardoz ? Tant pis pour lui, il n’avait qu’à se défendre aussi bien qu’elle. Ainsi, sous l’empire de sa passion blessée, elle ne voyait plus le monde d’après la convention optimiste et morale qui lui était coutumière ; elle acceptait qu’il fût le champ des égoïsmes aux prises, et, sous les apparences de la politesse, un lieu de sauvagerie et de sensualité.

Revenue près de Fanny et de Laurent, elle les trouva toujours dédaigneux d’elle. Mais elle ne se choqua plus du sans-gêne avec lequel ils semblaient se manifester leur goût réciproque : tel était le jeu, et elle allait profiter à son tour des facilités qu’il offrait. Elle consentait désormais à la liberté des mœurs puisqu’elle était la condition indispensable de son amour.

Seulement, tout en les écoutant, elle les détesta. Fanny, d’abord, à cause de son aisance et de sa grâce auxquelles elle-même n’atteindrait jamais. Et puis, et surtout, Laurent. Elle lui en voulut d’être, avec sa cousine, plus empressé qu’il ne l’avait jamais été avec elle. Elle souffrit de sa suffisance, alors qu’elle était déchirée d’hésitations et de scrupules. Pourquoi ne connaissait-il de l’amour que les satisfactions ? Sa jalousie se tourna, à un moment donné, en un accès de haine. Il venait de se lever, elle se dit qu’il avait des jambes courtes et des pieds en dedans ; comment ne s’en était-elle jamais aperçue ? Elle se félicita de le voir enfin dans sa réalité, sans illusions, de constater qu’il se révélait calculateur et égoïste, et à coup sûr ni passionné, ni sentimental. Et, dans le même instant de cette pensée méchante, elle s’avoua qu’elle voudrait se jeter à terre, là, tandis qu’il était debout près de Fanny, lui serrer les genoux dans ses deux bras, et, la tête levée, lui crier son désir. C’est en vain qu’elle souhaitait l’humilier : avec quel bonheur elle s’humilierait devant lui ! Mais il ne lui dirait qu’une seule chose, et qu’elle ne voulait pas lui accorder. Alors elle se remit à le haïr : elle rêva de lui faire mal dans sa chair, de le frapper, de le blesser avec des mains féroces jusqu’au sang, et puis, ce trop beau visage — qui souriait à Fanny sans se douter d’une pareille menace, — de le voir pâli par la douleur, enfin vaincu, et de le couvrir de baisers.

Vers le soir, ils regagnèrent la maison afin de s’habiller pour le dîner. Clarisse accompagna sa cousine à sa chambre pour voir si elle ne manquait de rien. Loin de Laurent, Fanny redevint d’un coup simple et affectueuse.

— C’est chez vous, dit-elle, que je me retrouve avec le plus de plaisir… Votre maison paraît si calme, tellement en ordre.

Clarisse ne répondit pas. Fanny continua, avec un grand accent de sincérité, et cet imprévu, cette souplesse d’esprit qui la rendaient si séduisante :

— Votre existence, Clarisse, vous fait valoir. Vous avez dans le regard quelque chose que je ne vous connaissais pas.

— Je me porte très bien et n’ai aucun souci.

— Et puis, ma chère, vous êtes une femme droite et intelligente. C’est l’essentiel… Oui, intelligente. Vous seriez capable, j’en suis sûre, de comprendre même ce qui ne vous ressemble pas.

Fanny s’étendit sur une chaise longue et, les yeux languissamment tournés vers le parc qui se dorait au soleil couchant, elle s’écria :

— Ah ! si j’avais quelque chose à me faire pardonner, je vous demanderais conseil…

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Pour rien du tout. Mais j’en veux aux gens rancuniers et bêtes. On m’a rapporté dernièrement des potins que madame de Griffeuilhe répand sur mon compte, et qui sont absurdes. Pourquoi cette femme est-elle si méchante ?

— Si jamais je l’entends parler ainsi, interrompit Clarisse, je la remettrai à sa place.

Fanny lui fit un petit sourire de remerciement, puis, avec une brusque gaieté :

— Le plus drôle, c’est de songer à ce qu’elle a fait elle-même, dans le temps !

— Quoi, madame de Griffeuilhe ?

— Oui, cette veuve inconsolable a largement trompé son mari… Mais c’est historique, ma chère.

Comme Clarisse restait interdite, Fanny bondit vers elle et, l’entourant de ses bras :

— Je suis sûre que cette idée vous choque parce que vous ne pouvez croire qu’une femme de notre monde se conduise mal. N’est-ce pas ?

— J’avoue en effet, que… Vous m’étonnez tellement, Fanny.

— Ah ! vous ne savez pas le dessous des choses, et Hubert est un mari à ne rien raconter… Mais jusque dans notre famille, Clarisse, cette famille si vertueuse et si fière, on trouve de petits scandales, d’ailleurs étouffés avec soin. Cette chronique secrète mérite d’être connue, au moins par nous.

— Fanny !

— Mon mari m’a tout raconté ; demandez à Hubert… Tels de nos plus austères censeurs, avant d’être ermites, ont été quelque peu diables. Maintenant ils — ou elles — sont rangés, moraux, et grisonnent. On voudrait que leur passé leur inspirât un peu d’indulgence…

Fanny s’empara d’une photographie dans son sac de voyage : c’était celle de son mari. Elle l’embrassa en s’écriant :

— N’est-ce pas, mon gros, mon cher gros…

On entendit la voiture qui arrivait. Clarisse murmura :

— Vous savez que Desnouettes vient dîner ?

— Tiens, quelle chance ! Maintenant laissez-moi m’habiller, car je vais être terriblement en retard.

XXI

Hubert attira sa femme dans un coin du salon.

— Eh bien, comment s’est passée la journée ?

— Mais… fort bien…

— Fanny ne s’est pas jetée à la tête du petit Fabre-Gilles ?

— Non.

— D’ailleurs, il vient de m’informer qu’il nous quittait demain. Ma foi, je ne l’ai pas retenu. J’en ai assez de ce garçon… pour certaines raisons.

— Comment ?

— Nous en recauserons.

Clarisse s’en alla vers ses invités. Elle eut peur, tout à coup, que Hubert voulût signifier quelque chose. Mais quoi ? Elle regarda son mari de loin. Il lui fut impossible de savoir ce qu’il pensait, et si, sous ses paroles banales et ses gestes habituels, il dissimulait peut-être le projet d’une condamnation, d’une vengeance, d’une rupture. Hubert, avec son visage bouffi aux yeux flottants qu’elle connaissait si bien, son apparence familière, à la fois lasse et ennuyée, lui parut tout à coup mystérieux.

On annonça le dîner. La table était chargée d’argenterie et de fleurs. Par les portes grandes ouvertes venait l’air rafraîchi du soir et le bruit doux du jet d’eau sur la terrasse.

Desnouettes n’arrêta pas de parler… Surpris tout d’abord par la brusque invitation de Clarisse, il avait presque regretté cet épisode imprévu qui ne rentrait pas dans son plan général de séduction préparé pour l’été. Ensuite, il s’était décidé à se tenir sur la réserve : il craignait un piège. Un de ses principes était de ne s’engager que lorsqu’on a reconnu le terrain. Toutefois, en présence de Fanny, le principe avait disparu et la tactique s’était évanouie : il n’avait pu résister au plaisir du bavardage.

De son côté, Fanny, abandonnant Laurent, s’était mise tout de suite à tourmenter Desnouettes.

— Vous avez maigri, mon cher.

— N’est-ce pas ? On le remarque beaucoup. C’est que je fais énormément de culture physique. J’ai entrepris l’éducation de mes réflexes.

Il tourna vers Clarisse son visage agité et répéta :

— L’éducation de mes réflexes.

— Alors, vous allez devenir un athlète ? demanda Fanny.

— Pourquoi pas ? Nous négligeons trop la beauté de notre corps…

— Mais non, fit-elle.

— Permettez. J’entends les hommes. Or il existe un canon de la beauté virile. Parfaitement, un canon de la beauté virile, auquel nous pouvons tous prétendre. Mon but principal est de me dépouiller de ma graisse inutile. Nous sommes des engorgés. Si nous faisions disparaître le surplus, nous gagnerions de la souplesse, de la ligne, du style.

— J’ai envie de vous imiter, s’écria Gaillardoz avec un rire sonore.

— Ah, mais non, interrompit sa femme, je tiens à ton genre. Tu es un colosse, reste-le. Desnouettes peut s’amuser à se dégonfler. Toi, je te préfère énorme.

— Permettez, fit Desnouettes, il n’y a pas là qu’une question physique, il y a le côté psychologique. Si vous augmentez votre tonicité musculaire…

— Tonicité musculaire !

Clarisse se taisait. Puisque Fanny semblait délaisser Laurent, allait-il lui revenir ? Cet absurde Desnouettes lui rendait donc sans le savoir son bonheur. Elle souhaita entendre la voix du jeune homme, anxieuse qu’elle était de deviner le succès de sa ruse. Pauvre ruse, elle le sentit elle-même, mélange d’innocence et de calcul, d’enfantillage et de rouerie. Tout à coup Laurent redemanda du pain ; ces mots brefs lui donnèrent un espoir fou. Elle ne fit plus que guetter ce qu’il dirait encore.

Ce fut un instant plus tard. On parlait voyages, et il s’écria qu’il aimerait s’en aller vers des pays lointains, de l’autre côté de la terre… Par-dessus une corbeille de pois de senteur roses et mauves dont l’odeur était pénétrante, elle le vit si jeune, si attrayant, et elle éprouva une telle intensité d’admiration qu’il la sentit venir à lui avec le parfum de la corbeille, et qu’il s’arrêta, interdit. Tout le monde s’était tourné vers lui et le dévisageait. On était comme étonné de le découvrir.

— Quand on s’en va très loin, dit Gaillardoz, il faut partir pour des années, et faire son deuil de ses amis.

Laurent reprit courage, et, avec son petit rire brusque à l’adresse de Clarisse :

— Justement, moi je ne m’attache guère…

— Feriez-vous de la banque là-bas ? demanda Hubert avec dédain.

— Oh ! je n’y tiendrais pas. La banque n’est pas mon idéal.

— Bravo, s’écria Desnouettes qui n’hésitait jamais à commettre une gaffe.

Ensuite tout le monde se remit à parler sans s’occuper plus longtemps de ce petit jeune homme.

Clarisse songea qu’en attendant ce grand départ hypothétique il allait quitter la Cômerie. Et il ne l’avait pas prévenue. De tristes pressentiments l’agitèrent : une fois qu’il serait parti, quand le reverrait-elle ? Durant l’été, où le rencontrer ? Si même elle parvenait à le voir, elle n’aurait avec lui qu’une conversation rapide, devant des témoins. Mais il ne pouvait s’en aller ainsi, sur ce malentendu, dans un accès de méchanceté. « Il faut que nous ayons ce soir une explication », pensa-t-elle.

Après dîner, ils s’installèrent tous sur la terrasse. Fanny, qui dédaignait Laurent maintenant qu’elle avait retrouvé son interlocuteur habituel, attaqua Desnouettes sur ses matches de Saint-Moritz. Il y avait été honteusement battu.

— Alors, fit-elle, il vous a trahi, ce système si bien étudié ?

Il détourna la conversation :

— Le tennis, dit-il, n’était qu’un prétexte à mon voyage. Je ne connaissais pas Saint-Moritz. Or j’ai toujours eu la curiosité de ces milieux cosmopolites, où se coudoient des espèces humaines très différentes. La nationalité provoque des variations des espèces sans abolir leurs caractères essentiels. Un palace me cause le même plaisir qu’un jardin zoologique bien entretenu.

— Alors, reprit Fanny, vous donniez du pain à travers les barreaux à des Italiennes aux yeux d’antilopes, ou à des juifs de Francfort pareils à d’affreux cacatoès ?

— Ne plaisantez pas, le sujet est tragique. Dans un hôtel, les espèces dont je parle sont libérées et se mêlent sans se douter toujours qu’elles sont étrangères. Parce qu’il n’y a pas de grille, on voit là se nouer des amitiés ou des liaisons entre des êtres hostiles à leur insu, irréductibles l’un à l’autre… Irréductibles !

Clarisse chercha Laurent. Il était derrière elle. Elle le pria d’aller lui prendre son écharpe au vestibule. Pour s’éloigner des autres, elle le suivit jusqu’à la porte du salon. Quand il revint, tenant l’écharpe, elle lui dit, avec un faible sourire afin de lui montrer qu’elle offrait la réconciliation :

— Il est amusant, mais bavard, cet excellent Desnouettes.

— Certes.

— Il accapare un peu ma cousine, ne trouvez-vous pas ?

— Ce n’est pas à vous de le regretter.

Que veut-il dire ? pensa Clarisse redevenue inquiète. Puis elle se rassura en croyant lui voir une expression plus amène. Il alluma une cigarette et demanda :

— Desnouettes m’a raconté que vous l’aviez invité aujourd’hui même à dîner pour ce soir. Est-ce exact ?

— Oui.

— Il pense que vous avez voulu le rapprocher de madame Gaillardoz. Je lui ai fait comprendre l’inconvenance d’une pareille supposition. Madame Damien, se conduire de la sorte ! Et pourquoi ?

— Pour vous avoir à moi toute seule, Laurent.

— Vous avez cru que cela suffirait ?

Laurent haussa les épaules. Puis, trahissant son amour-propre vexé, il fit :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu que vous invitiez Desnouettes ?

Clarisse riposta :

— Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenue que vous partiez demain ?

— Je l’ai dit à votre mari.

— Cessez vos ironies, Laurent. Êtes-vous vraiment décidé à partir ?

— Je craindrais, en restant, d’abuser de votre hospitalité.

Clarisse respira avec un peu d’effort, puis, au bout d’un instant :

— Vous verra-t-on quelquefois ?

— Certainement. D’abord je verrai M. Damien tous les matins au bureau. Et puis je viendrai vous rendre visite, à votre jour.

— Ah ! ne prenez donc pas cette peine. La Cômerie est trop loin. Vous risqueriez de me manquer, ou de me trouver seule…

Elle se mordit les lèvres d’avoir laissé voir son amertume. Alors elle se redressa, prit son air Bourgueil et dit, comme si elle s’adressait à un domestique :

— Donnez-moi mon écharpe, je vous prie.

Il ne la remit pas dans ses mains, il la disposa sur ses épaules. Quand elle le sentit derrière elle, tout près, la frôlant, elle eut la tentation terrible de se laisser tomber sans ses bras. Elle fit quelques pas, elle l’entendit sur le gravier qui s’éloignait, alors elle se retourna, l’appela, avec un accent qui dissimulait mal sa tristesse :

— Monsieur Fabre-Gilles !

— Madame ?

Il revint, elle tint de nouveau tout près d’elle celui qu’elle aimait :

— Puisque vous partez demain, et de très bonne heure, ayons ce soir une dernière conversation. Ne nous quittons pas comme des ennemis. Je ne vous ai demandé que d’attendre, Laurent, et vous me traitez comme si nous avions rompu.

— Puisque vous persistez dans votre refus, je n’ai rien à dire.

— Mais ne comprenez-vous pas mes angoisses et mes incertitudes ? J’ai commis une faute, Laurent, dont vous n’êtes pas responsable. Je souhaiterais renoncer à ma faute, sans renoncer à mon amour. Vous me dites que c’est impossible, vous exigez. Vous avez le droit d’exiger bien sûr : je vous ai accordé tous les droits sur moi. Je ne vous demande qu’un délai. Ma faute serait plus grave si je la commettais ici, sous ce toit…

— Pourtant, il y a trois jours…, fit Laurent agacé par ces explications confuses.

— Oui, je sais. J’étais bouleversée, menée au hasard. Maintenant, j’ai repris quelque sang-froid. J’essaie de raisonner, mais vous ne m’aidez pas à voir clair. Même avec vous je me sens tellement seule… Ah, Laurent, si vous admettiez entre nous un amour sentimental : je me rachèterais ainsi sans vous quitter. Nous serions unis l’un à l’autre par ce que nous avons de meilleur. Nous pourrions reconquérir l’estime de nous-mêmes, et oublier peut-être que nous avons été coupables. Vous m’offrez la rupture ou l’obéissance à vos ordres. Ayez pitié de moi, Laurent. Je vous propose de nous aimer simplement et tendrement. Oui, j’ai besoin de vous, mais ne triomphez pas de ma faiblesse, de ma misère… Vous êtes plus jeune que moi, vous ne pouvez pas comprendre tout ce que j’éprouve. Je vous pardonne ce que vous me faites souffrir. Mais alors pardonnez-moi mon refus de ce soir…

Tout le temps de ce plaidoyer oppressé, Laurent regardait les yeux qui suppliaient de la hautaine Mme Damien, ses lèvres dont il connaissait le goût, et il se sentait repris d’une frénésie sensuelle, d’un besoin de plier cette femme sous sa force. Et il était stimulé par sa déception auprès de Fanny, car, manifestement, elle ne lui accordait plus la moindre attention ; Clarisse, en faisant demeurer sa cousine et venir Desnouettes, avait ainsi travaillé à sa propre perte. Il ne fit que répondre :

— Tu n’as pas toujours tenu ce langage…

Et, en quelques mots rapides, il évoqua des souvenirs précis. Mais il mit dans sa voix un tel ton de désir, d’orgueil et de colère, que Clarisse ne put s’empêcher de s’envelopper de son écharpe et de le quitter une seconde fois, offensée dans sa pudeur et son amour. Toutefois ces paroles violentes demeurèrent dans son esprit pour la troubler davantage. Elle s’approcha du bassin où Gaillardoz la rejoignit :

— Qu’avez-vous, Clarisse ?

— Rien du tout.

— Êtes-vous souffrante ?

Entendre quelqu’un s’intéresser à elle lui donna envie de pleurer. Elle répondit :

— Oh ! quelque migraine en ce moment…

Les mains dans ses poches, le teint coloré, il se mit à sourire. Elle s’irrita qu’il fût ravi quand elle était malheureuse. Elle dit :

— C’est Fanny, par exemple, qui est étonnante d’entrain. Elle a toujours vingt ans.

Le sourire de Gaillardoz s’accentua. Clarisse, d’une voix qui tremblait un peu, reprit :

— Regardez-la donc avec Desnouettes. Comme ils ont l’air de s’amuser. Qu’ont-ils à se dire ?

— Oh ! vous savez, Desnouettes est amoureux d’elle.

— Vous ne craignez pas cette cour qu’il lui fait ?

— Desnouettes est un grand étourdi.

— Je vous félicite de cette belle confiance.

— Je vous remercie.

De nouveau les larmes vinrent aux yeux de Clarisse, mais de dépit. Elle se reprocha ces sous-entendus méchants dont son interlocuteur avait parfaitement saisi l’intention. Plus bas, comme pour s’excuser elle murmura :

— C’est vrai que je ne me sens pas très bien…

L’ombre venait peu à peu. On voyait sous les arbres la robe blanche de Fanny qui se promenait avec Desnouettes, et l’on entendait les rires légers de l’une, les éclats de l’autre. Hubert, qui fumait, et Laurent étaient assis dans des fauteuils de paille : peut-être parlaient-ils d’affaires. Gaillardoz et Clarisse firent à petits pas le tour de la pièce d’eau ; Clarisse se sentait en repos auprès de cet honnête homme, trop aveugle peut-être, mais si bon… Elle s’enhardit, et lui demanda :

— Est-ce bien exact ce que prétend votre femme sur le passé de Mme de Griffeuilhe…

Gaillardoz l’interrompit d’un air amusé :

— Ah ! Fanny vous a raconté ? Décidément, elle est impitoyable pour cette vieille dame. Mais l’excuse de Mme de Griffeuilhe c’est que son mari était très ennuyeux et qu’elle avait besoin de distraction. Maintenant qu’il est mort et qu’elle est hors d’âge, c’est toujours pour se distraire qu’elle dit du mal des autres…

Gaillardoz s’arrêta, leva un doigt en l’air, et sentencieusement :

— Nulle part elle n’a rencontré l’amour, et voilà pourquoi son existence est fébrile et mauvaise ! L’amour, Clarisse ! Vous rendez-vous compte que nous sommes exceptionnels, nous qui sommes comblés ? Tant d’êtres sont méchants parce qu’ils sont seuls. Il faut leur pardonner. C’est ce qu’oublient trop les bons ménages — le vôtre, et le mien.

Clarisse soupira et le félicita de son indulgence. Il reprit, d’un ton moins solennel :

— D’ailleurs Fanny a eu tort de vous parler du passé de cette dame.

— Pourquoi ?

— Parce que vous vivez si éloignée de ces choses, vous êtes si différente !

Une fois de plus on lui faisait sentir qu’elle était à l’écart de la vie réelle et exempte de passions. Les autres se conduisaient à leur guise, mais Clarisse Damien devait demeurer fidèle. Peut-être servait-elle à atténuer leurs remords, et lorsqu’ils avaient commis quelque faute, songeaient-ils : « Clarisse est là », comme si sa seule présence suffisait à compenser leurs péchés. Ils n’imaginaient pas d’ailleurs que la vertu lui fût pénible, ni difficile son obéissance à une loi qu’ils révéraient sans l’accomplir. Que diraient-ils s’ils savaient que cette Clarisse avait trahi sa foi et la leur, sous le toit conjugal ? Elle se demanda si elle n’aurait pas le courage de leur crier : « Eh bien non ! je ne suis pas sacrifiée jusqu’au bout. J’ai méconnu vos conventions morales. Moi aussi, j’ai un cœur et des sens… »

Hubert les rejoignit.

— J’ai passé chez ton père, dit-il à sa femme. Il n’est pas très bien, il a recommencé à avoir des étouffements. Tes parents ont remis leur départ pour la Lenk.

— Tiens ! ils allaient à la Lenk, fit Gaillardoz. J’ai un ami qui s’en est assez mal trouvé pour ses enfants. Il est vrai qu’il y avait été trop tard dans la saison, à cause de ses vacances.

— Naturellement, fit Hubert reprenant une de ses idées favorites, les hôtels de montagne sont toujours mal chauffés. On s’enrhume, et ensuite on rapporte chez soi des grippes à n’en plus finir. Croyez-moi, les meilleures vacances sont les plus courtes.

— Parlez pour vous, répondit Gaillardoz, vous n’êtes heureux qu’à la Bourse.

Les cures, les enfants, les vacances, tout ce qui est réglé, normal, ordinaire ! Clarisse leva la tête vers les étoiles : il y en avait beaucoup, qui palpitaient doucement, plus éloignées que d’habitude, pensa-t-elle, et qui semblaient faire signe, mais qui étaient inaccessibles. Elle se rappela le beau ciel étoilé qu’elle voyait de la chambre de Laurent. Toute sa vie, elle garderait le souvenir de ce gouffre nocturne, le souvenir de ces heures brûlantes et mystérieuses, qui ne reviendraient peut-être jamais. « Peut-être. » Cela dépendait de son consentement. Entre elle et ce bonheur, il n’y avait plus que sa volonté. Et tandis que les deux hommes à ses côtés s’entretenaient de choses sérieuses, elle frémit à l’appel des joies possibles. Et c’était la dernière nuit que Laurent passerait à la Cômerie.

Puis vint l’heure de se séparer et l’on gagna la maison. Hubert toujours fatigué, se hissa le long de l’escalier en s’aidant de la rampe. Sur le palier, Laurent baisa avec froideur les mains des deux femmes et disparut. Desnouettes l’imita. Les Gaillardoz restèrent un instant encore à causer avec les Damien. Fanny s’appuyait sur les bras de son mari ; de temps en temps elle lui tirait la barbe et l’embrassait malicieusement. Ensuite les deux couples se séparèrent à leur tour.

Rentrés dans leur chambre, Hubert et Clarisse échangèrent quelques mots sur le dîner, sur Desnouettes, puis ils se dirent bonsoir. Clarisse se coucha et, immobile, attendit. Elle attendit deux heures. Quand elle jugea qu’il n’y avait plus de risque d’éveiller Hubert, elle se leva à tâtons et gagna le corridor sans bruit. Tout reposait. Elle alla jusqu’à la chambre rouge et y pénétra sans hésiter. A la vue de son amant un âcre flot de passion la traversa. Elle se jeta sur lui, l’étreignit contre elle pour lui communiquer sa fièvre, et répétant à mi-voix, déjà gémissante, déjà soumise, mais avec un accent de honte et de rage :

— Je te déteste, je te déteste, je te déteste…

XXII

Les jours suivants, la vieille maison de la Cômerie redevint silencieuse. Les Gaillardoz, Desnouettes, le petit Fabre-Gilles disparus, le ménage Damien reprit ses habitudes. Hubert partait le matin, revenait le soir, et bâillait dès huit heures. Clarisse demeurait seule tout le jour.

Grâce à cette solitude, elle put réfléchir et comprendre ce qui lui était arrivé. N’ayant plus à solliciter Laurent et à le repousser tour à tour, n’étant plus bouleversée par sa présence, elle vit clair dans son amour et dans sa tristesse, dans ses complaisances et ses refus. Certes sa faute était lourde, elle la qualifia sévèrement — mais elle se sentit incapable d’y renoncer. Tous les reproches dont elle s’accabla étaient des mots : elle reconnaissait leur sens, mais ils n’avaient pas de prise sur elle. En vain essaya-t-elle de se faire horreur en envisageant les conséquences de sa trahison : dès qu’elle devinait que ses remords, grandissant, l’entraîneraient peut-être loin du bien-aimé, — aussitôt, effrayée, elle les apaisait. Elle se condamna, mais ne parvint pas à se repentir. Elle jugea sa passion, mais elle demeura son esclave.

Que de chemin parcouru en quelques jours ! Longtemps, jusqu’au bord même de l’abîme, elle était demeurée innocente. Ses préparatifs et ses calculs, elle avait ignoré leur raison profonde, elle s’était crue toujours sincère. Maintenant cette involontaire hypocrisie par laquelle, tout en péchant, elle ne cessait de penser à la vertu, s’était dissipée. Elle connaissait, dans une clarté crue, le besoin qu’elle avait d’un certain corps humain. La droiture qui formait le fond de son caractère et qui l’avait menée à de si naïves compromissions l’obligea à ne plus colorer son ardeur avec des prétextes. Cet amour, dont elle aurait pu raconter à tous l’aurore et la pureté, était devenu inavouable. Il avait déchaîné en elle de terribles désirs, plus forts à présent que l’amour lui-même.

Naguère, quand elle se faisait encore illusion, elle croyait qu’elle voulait le bien de Laurent, qu’elle l’aimait pour sa générosité, pour son intelligence, pour sa délicatesse, et aussi pour ce voile de mélancolie mystérieuse qui semblait l’envelopper. A présent, elle reconnaissait qu’il n’était ni délicat, ni généreux, et il lui importait peu qu’il fût bête ou vil. Cette mélancolie n’était qu’un malentendu, et tout mystère s’était évanoui. Qui sait même si elle ne tenait pas davantage à lui, désormais, parce qu’elle le voyait dans la vérité de sa nature ? Leurs premières relations, à l’époque où Clarisse les dirigeait, avaient été candides et presque romanesques : il s’était laissé faire. Maintenant il avait pris la conduite de leur liaison, et lui avait imprimé un caractère âpre et cynique. Il y avait entre eux des marchandages, des mensonges, des capitulations. Elle devinait que son amour, si bas et douloureux fût-il, mais qui était du moins un aveu total de ses secrets profonds, ne rencontrait chez Laurent qu’un sentiment vif, mais limité, et mélangé d’autres sentiments accessoires. Elle pressentait qu’ils ne se trouvaient pas d’accord dans leur intensité, qu’ils étaient inégaux, dissemblables, et peut-être injustes l’un pour l’autre. Cette différence de ton avait donné à leurs dernières caresses un accent fiévreux. Laurent n’avait pas pu ne pas voir chez elle une appréhension, un désespoir même jusque dans l’extase où il la plongeait à son gré. Il s’était effrayé de sa propre puissance sur cette femme plus âgée que lui, qu’il connaissait si mal, et que, dans des circonstances différentes, il aurait certainement respectée. Pour la première fois, il avait ressenti quelque remords, ou du moins quelque regret de ce qu’il avait fait. A considérer l’angoisse de cette âme, il s’étonnait d’avoir osé la tourmenter ; il s’inquiétait de découvrir, chez autrui sinon chez lui-même, les violences de la passion, et, si ces violences gâtaient sur l’instant un plaisir qu’il aurait voulu tout simple, il entrevoyait qu’elles l’augmenteraient peut-être s’il apprenait à s’en servir.

Il avait demandé à Clarisse pourquoi elle se montrait changée, taciturne. Elle lui avait répondu en l’étreignant :

— Je songe à l’époque où je ne serai plus même un souvenir pour vous.

Il n’avait pas protesté qu’il l’aimerait toujours, car ce mensonge ne lui était pas venu à l’esprit. Mais il lui avait assuré qu’il se souviendrait toujours d’elle. Clarisse cependant ne s’illusionnait pas sur l’avenir. Dix années les séparaient. Ils ne pouvaient vivre ensemble la même existence ni s’unir complètement. Il avait sa carrière à faire, elle avait sa situation, sa famille. Peut-être aurait-elle examiné le projet de tout sacrifier au jeune homme, et de s’en aller avec lui, si elle n’avait pas redouté à l’avance le silence surpris avec lequel Laurent aurait écouté cette proposition. Il était bien loin d’une pareille idée.

D’ailleurs cet avenir n’était pas immédiat. Laurent n’avait pas fini son stage de banque et elle le verrait encore pendant de longs mois. Il n’était pas temps de prendre une décision irrévocable. Clarisse préférait demeurer dans l’incertitude, reculer le plus possible l’instant d’un sacrifice, car elle avait trop bien compris le jeune homme pour ne pas craindre qu’il ne sacrifiât leur amour. Cependant, tout n’était pas dit. Durant les dernières heures qu’ils avaient passées ensemble, elle avait remarqué son étonnement devant sa fièvre, et elle pressentait qu’elle commençait à n’être pas sans pouvoir sur lui. Le détachement cruel que Laurent avait affecté toute la journée, avait cédé à une émotion contre laquelle il s’était mal défendu. Clarisse se promettait de la susciter à nouveau. Elle s’était donnée à Laurent avec une ferveur inhabile : elle apprendrait à son contact comment le retenir… Ainsi ils s’enseignaient l’un l’autre. Inexpérimentés tous deux, embarrassés, elle de scrupules et lui d’amour-propre, ils se perfectionnaient cependant, gagnaient en ressources, en connaissances et en corruption.

Dans la paix revenue de la Cômerie, Hubert se rapprocha de sa femme. Autant il était de mauvaise humeur quand, par la faute d’invités, il n’était pas absolument libre chez lui, autant il reprenait sa bonhomie apparente sitôt qu’il était sûr de son indépendance et de ses aises. Cette bonhomie le dissimulait mieux encore, d’ailleurs, que sa morosité. Il semblait alors s’ouvrir, comme une châtaigne, mais en réalité, il n’avouait rien de son égoïsme et de sa sécheresse. Sa familiarité de surface déguisait une réserve obstinée : personne, nul parent, nul ami, nulle maîtresse, et pas même sa femme, n’avait dépassé une certaine barrière qu’il avait mise autour de son être intime. En aurait-il eu le désir, qu’il aurait été incapable lui-même d’exprimer son tréfonds. Sa seule passion n’était pas d’espèce communicative.

Clarisse, au départ de tous ses invités, lui parut tout à coup très agréable. Elle ne chercha pas à se soustraire. Seulement, elle l’accueillit avec une froideur qu’il mit, comme d’habitude, sur le compte de son tempérament. Elle céda, mais ne consentit à rien dans l’intimité dans son cœur. Son mari ne se douta pas de ses refus intérieurs, de sa résignation hostile, et qu’ainsi, dans la limite du possible, elle demeurait fidèle à Laurent.

Pourtant ce divorce mental était illusoire, et Clarisse dut constater la vanité de sa tentative. C’était à une heure tardive de la nuit. Hubert s’approchant de la fenêtre, poussa les volets pour laisser entrer l’air nocturne, et s’accouda au rebord… Clarisse crut revoir Laurent. Le même geste, la même heure, et pourtant il s’agissait d’un autre. Lequel des deux venait-elle donc de tromper ? Jamais l’idée de son adultère ne lui apparut avec plus d’évidence qu’en cette minute, et avec son mari… Elle ne put que lui murmurer de refermer les volets, afin d’interdire cette chambre aux reproches silencieux du clair de lune.


Un soir qu’ils se tenaient sur la terrasse, Clarisse dit tout à coup à Hubert :

— Ne trouves-tu pas que ce grand sapin, au milieu de la pelouse, gâte la vue ? Et puis il fait du tort aux chênes.

Hubert lui répondit exactement ce qu’elle avait répondu à Laurent :

— Ce sapin est très beau. D’ailleurs c’est un mélèze, un mélèze argenté.

— Je te propose de le couper.

— Couper le mélèze ! Mais je l’ai toujours vu là.

— Qu’importe. Coupons-le.

— A quoi penses-tu, Clarisse ? C’est mon père qui l’a planté. Jamais je ne toucherai à ce que mon père a fait ici.

— Pourquoi donc ? Sommes-nous liés par les actes de nos parents ?

— Certainement, répondit Hubert d’un ton bourru. Je considérerais comme une inconvenance de couper ce mélèze. D’ailleurs, c’est bien simple, je ne le couperai pas. Je ne le couperai pas.

— Il est fort laid, pourtant.

— Qu’est-ce que cela me fait ? repartit Hubert avec innocence.

Un peu dépitée de ne pouvoir obéir à Laurent, Clarisse voulut le défendre sur un autre terrain. Après un silence, elle demanda :

— De quoi voulais-tu me parler l’autre soir, à propos du petit Fabre-Gilles ? Tu m’as dit que nous en recauserions.

— Oui, parlons-en. Je t’ai déjà dit combien me déplaît sa façon de travailler. Il semble ne s’intéresser en rien à ses occupations. Si l’on veut réussir dans les affaires, il faut s’y consacrer avec sérieux. Elles exigent une sorte de vocation…

— Eh bien, fit Clarisse interrompant son mari, il n’a pas la vocation, voilà tout. Toi tu l’as, tu te transformes à ton bureau, tu y vis plus complètement qu’à ton foyer même, alors n’est-ce pas…

Elle s’arrêta, inquiète d’apporter dans ses phrases le reflet direct des paroles du jeune homme. Hubert demanda en grognant :

— Pourquoi me parles-tu de moi ?

— Je voulais dire que ce petit n’ayant pas le goût des affaires ne peut pas s’y intéresser autant que toi, qui es chef de maison.

— Comment sais-tu qu’il ne l’a pas ?

— Il me l’a dit.

Clarisse, tout à son projet de rendre justice au jeune homme, triompha. Hubert poursuivit :

— Je souhaite qu’il ne t’ait pas informé également de ses diverses « vocations ».

— Je ne comprends pas.

— Ma chère Clarisse, ton indulgence et ton honnêteté t’aveuglent parfois. Tu t’es occupée avec beaucoup de zèle de Fabre-Gilles, je me plais à le reconnaître, mais je t’avertis que c’est un vaurien…

— Quoi ?

— Tu penses bien que j’ai voulu savoir pourquoi il manquait si souvent le bureau. Je l’ai fait surveiller.

— Ce n’est pas très délicat.

— Pardon, son père m’en avait chargé, et toi-même tu m’as fait comprendre que nous étions responsables. Quand j’ai su ce que je voulais savoir…

— De quoi s’agissait-il ?

— Oh ! de rien qu’on puisse raconter à une honnête femme… Quand j’ai su ce que je voulais savoir, j’ai fait venir l’intéressé dans mon cabinet, et je l’ai secoué d’importance.

— Il ne me l’a pas dit.

— Il ne te dit pas tout… J’avais ainsi rempli mon devoir. A lui désormais de prendre garde. Mais depuis j’ai découvert quelque chose de plus grave.

— Quoi donc ?

— Je reste toujours dans les bureaux après le départ des employés. Hier, en traversant la salle où travaille Fabre-Gilles, je vois sous sa chaise une lettre ; je la ramasse, elle lui était adressée. Ma foi, j’y ai jeté un coup d’œil.

— Comment, Hubert, tu as fait cela ? Mais c’est très mal.

— Oui, je sais bien, c’est très mal. Je me le suis dit après. Mais ce garçon m’est profondément antipathique. La lettre était de son frère qui lui conseillait de pousser à fond une intrigue dans laquelle Fabre-Gilles est engagé avec une femme mariée. Une femme mariée ! A son âge ! N’est-ce pas un peu fort ? Ses fredaines, je les lui passais, mais une femme mariée… ce n’est plus de la polissonnerie. Tiens, voilà la lettre.

— Quelle est cette femme ? demanda Clarisse anxieusement.

— Je ne sais, il ne dit pas son nom… Mais ce doit être une femme comme il faut…

Clarisse se leva, gagna le salon et lut la lettre à la lumière. Le frère de Laurent le félicitait de son aventure. Il ne nommait pas la complice, mais par certaines allusions où elle se devina, Clarisse reconnut que Laurent l’avait exactement décrite. Elle lut, le cœur serré d’angoisse et de tristesse. Comment avait-il pu révéler ces choses ? Et quel danger il lui faisait courir.

— Eh bien ? demanda Hubert qui l’avait rejointe.

— Tu as raison, répondit-elle.

— N’est-ce pas ? Reconnais-tu la femme ?

Clarisse leva les yeux vers son mari, prise d’une soudaine terreur. Il se tenait tout près d’elle et la dévisageait. Comme elle n’osait répondre, il insista :

— Relis la lettre, tu devineras peut-être…

Elle recommença sa lecture : le papier tremblait entre ses doigts, les phrases lui parurent transparentes. Elle s’assit, se sentit pâlir comme une accusée.

— Mais je ne sais…

— J’ai bien peur de comprendre, fit-il.

Cette fois elle était perdue. Elle redressa la tête et, sur un ton bref, lui dit de s’expliquer sans réticences. Il se pencha vers elle, lui saisit le bras et murmura :

— Fanny…

Clarisse avait eu trop peur. Brusquement rassurée, elle se sentit toute molle, avec une envie de pleurer. Un mot de plus, dans cette lettre fatale, une allusion plus directe, auraient peut-être suffi à mettre son mari sur la piste. Et alors ! Pour la première fois de son existence, elle connut l’horreur d’être découverte, compromise, condamnée. Aucune excuse, aucune explication n’attendriraient Hubert. Cet homme qui n’admettait pas qu’on coupât un arbre puisqu’il avait été planté par son père, n’admettrait jamais la suprême dérogation à la loi de famille que Clarisse avait commise. Elle le regarda, il lui parut un ennemi et un juge, qui la frapperait sans rémission s’il connaissait la vérité.

— Fanny ou une autre, tu n’as pas le droit de savoir qui est cette femme, répondit-elle.

Ensuite, avant qu’il pût intervenir, elle déchira la lettre en petits morceaux.

— Que fais-tu ? s’écria Hubert. Cette lettre ne t’appartient pas… Je comptais la remettre à sa place.

Clarisse ne put s’empêcher de hausser les épaules.

Plus tard, Hubert revint sur la question. Il se solidarisait avec ce mari outragé qu’il ne connaissait pas. Il était offensé dans sa dignité, dans son besoin d’ordre et de décence.

— Ce qui me tracasse, grommela-t-il, c’est l’idée de Gaillardoz. Mais je ne puis en parler à Fabre-Gilles : je ne veux pas avouer à ce gamin, à ce polisson, que j’ai lu une lettre qui ne m’était pas destinée… Une femme mariée ! A son âge !

Clarisse conserva le souvenir de son angoisse affreuse. La possibilité de la catastrophe l’avait effleurée et elle avait entrevu, tout à coup, des conséquences que le seul raisonnement ne lui avait pas rendues aussi sensibles. La perspective du mal qu’elle aurait ainsi causé à son mari, aux siens, de la honte qui l’aurait salie à jamais, et peut-être du scandale public, cette perspective l’engagea à ensevelir sa faute au plus profond. Le mensonge ne l’effraya plus : c’était sa seule ressource. Il fallait mentir pour protéger son amour, pour protéger son nom qui ne pouvait être mêlé à une aventure. L’idée d’un aveu afin d’obtenir son pardon, ne lui vint jamais. Ce qu’elle voulut, de toutes ses forces, ce fut le secret, un secret total comme la tombe, qui enveloppât son amour d’un silence absolu et d’un mystère indéchiffrable.

Aussi se mit-elle à se surveiller davantage. Jusque-là sa bonne foi lui avait fait courir bien des risques. Elle apprit à calculer sa conversation, à dissimuler ses pensées. Chaque soir elle guettait le visage de son mari et ses moindres phrases pour savoir s’il rapportait d’autres révélations sur Laurent. Certains jours, elle croyait découvrir chez lui des allusions qui la bouleversaient. Elle ne reparla plus du tout du jeune homme, sinon en passant, mais sans s’attarder, et avec la crainte obsédante de se trahir. Et sa passion s’exalta à se sentir menacée.


Clarisse commença de grandes promenades à pied dans la campagne, pour calmer l’inquiétude qui ne l’abandonnait plus et qui lui faisait redouter une imprudence de Laurent, ou une brusque illumination de Hubert. Au retour d’une de ces marches, et comme elle approchait de la Cômerie, elle rencontra sa tante Henri Bourgueil avec son fils Nicolas. C’était à une croisée de routes et Clarisse les vit s’approcher : la mère, un peu lourde, mais toujours belle, s’avançant noblement, — le fils, très droit, tête nue et les cheveux en désordre, plus vif, allant d’un pas élastique, puis revenant à sa mère et se tournant sans cesse vers elle pour la consulter.

— Nous arrivons par les bois, dit Mme Bourgueil. Une longue course, je t’assure. J’avais promis ma journée à Nicolas, et je voulais tenir parole avant son départ.

— Son départ ?

— N’as-tu pas reçu mon mot ?

Clarisse se souvint alors que sa tante lui avait écrit quelques jours auparavant, au sujet de son fils.

— Je te demandais, continua Mme Bourgueil, si tu pouvais me donner des renseignements sur Penzance, en Cornouailles, où nous allons l’envoyer. Nous en avons reçu d’un autre côté, et il partira dans huit jours.

— Êtes-vous content de ce voyage ? fit Clarisse au jeune homme.

Ses yeux brillèrent de joie dans son visage rougi par le soleil, criblé de taches de rousseur.

Toujours sereine et reprenant sa marche aux côtés de Clarisse, Mme Bourgueil raconta de quelle manière ses trois autres fils emploieraient leurs vacances. François avait loué avec deux de ses amis un petit bateau à voiles et ils comptaient vivre sur le lac, en navigateurs et en robinsons. Le troisième, Jean-Pierre, irait faire des courses de montagne. Le quatrième, Michel, qui avait dix ans, resterait à la maison ; il était féru d’histoire naturelle et collectionnait des pierres, des papillons et des fleurs.

— Ils grandissent, fit cette mère heureuse, ils prennent des forces, ils sont joyeux tous les quatre.

— Et, dit Clarisse que cette conversation ennuyait un peu, ils travaillent à votre entière satisfaction, n’est-ce pas ?

— Oh, le travail, tant pis. A quoi bon se fourrer trop de choses dans la tête. L’essentiel est qu’ils se portent bien. N’est-ce pas ton avis ?

Clarisse acquiesça de la tête et l’autre reprit, dans sa triomphante certitude maternelle :

— Ils ont toujours vécu le plus possible en plein air. Je sais que dans la famille on les trouve sauvages. Mais ce sont des garçons endurants, qui savent se tirer d’affaire tout seuls, et surtout qui ne mentent jamais. Je voudrais qu’ils deviennent des hommes, c’est-à-dire qu’ils soient braves et loyaux.

Nicolas marchait devant les deux femmes de son pas souple, sans écouter leurs paroles, et guettant au ciel le vol d’un ramier.

Clarisse le regarda, songea qu’il avait juste l’âge de Laurent, et les compara. Ainsi, elle s’était éprise d’un contemporain de ce garçon dégingandé, bien ignorant des troubles et des duplicités de l’amour… Et pourtant, qui sait ? Peut-être dissimulait-il, comme l’autre, sa nature véritable ; peut-être avait-il, comme l’autre, une maîtresse ! Elle le souhaita, tout à coup, par dépit des éloges que lui décernait sa mère. Puis elle renonça à cette hypothèse absurde : Nicolas revenant vers les deux femmes afin de leur montrer un caillou de couleur qu’il avait ramassé pour Michel, Clarisse dut reconnaître l’expression puérile de son visage.

Lorsqu’il fut reparti en avant, Mme Bourgueil reprit, baissant la voix :

— Ce n’est pas sans appréhension, pourtant, que je le vois nous quitter. J’ai d’excellents renseignements sur les personnes qui le prendront en pension. Mais qui va-t-il rencontrer là-bas ? Crois-tu qu’il faille s’en inquiéter ?

— Mais non.

— On me dit que les jeunes filles anglaises sont fort lancées. Et s’il allait tomber sur une aventurière !

— Il est bien jeune.

— Ah ! ma pauvre amie, c’est justement ce qui me trouble. Le moindre prétexte peut servir à ces femmes. Elles pourraient acquérir de l’influence sur Nicolas, et lui faire bien du mal. Il est si inexpérimenté !

— Voilà une lacune de l’éducation qu’il a reçue, dit Clarisse avec une ironie mauvaise.

— Crois-tu ? demanda Mme Bourgueil très sérieusement. Ah ! celles qui nous prennent nos fils sont nos pires ennemies.

— Pourtant, reprit Clarisse décidément agacée par sa tante, il arrive une heure dans la vie de tout homme où l’amour filial doit céder la première place à l’autre amour, qui est le vrai.

Mme Bourgueil, sans lui répondre, songea : « Elle n’a pas d’enfants. »

Et Clarisse se représenta que Nicolas rencontrerait en Angleterre une femme comme elle, et qu’elle l’aimerait comme elle aimait Laurent, qu’ils connaîtraient ensemble, comme eux, d’ardentes délices, et qu’il reviendrait, au bout de ses deux mois de vacantes, pareil à Laurent. Et sa mère, sa mère orgueilleuse de sa royauté, ne saurait pas que son fils ne lui appartiendrait plus. Il garderait dans son cœur un poignant souvenir que tous les baisers maternels ne pourraient effacer… Puis, comme sa tante continuait de parler, Clarisse se sentit gênée : Mme Bourgueil lui confiait ses appréhensions et ses projets, et elle ne se doutait pas que sa nièce avait passé à l’ennemi.

La visite de Mme Bourgueil laissa à Clarisse une sorte de rancœur. L’honnêteté familiale, le bonheur maternel qui transparaissaient dans les propos de sa tante, rendit douloureux le retour qu’elle fit sur elle-même. Elle reconnut combien elle était devenue étrangère à ceux qui lui touchaient de plus près. Ils n’avaient plus de langage commun. Comment aurait-elle pu faire comprendre à son interlocutrice l’univers de sentiments nouveaux où elle avait pénétré ? Là encore, il fallait se taire, dissimuler le plus soigneusement possible ce qu’elle ne pouvait faire partager. Par minutes, une vraie nostalgie de sa vie ancienne la tourmentait : jadis, elle avait une âme de cristal. Et puis elle se reprocha ces regards jetés en arrière, alors que son choix était définitif. Il fallait maintenant jouer courageusement la partie jusqu’au bout. Laurent l’avait fait renoncer à bien des joies simples, à sa franchise, mais il lui avait apporté des plaisirs dont elle n’était pas encore rassasiée. Et le souvenir du jeune homme revint brûler son sang. Ses hésitations, ses regrets se dissipèrent. Elle eut envie de se rapprocher de lui, puisqu’il était sa justification, de l’évoquer, dans cette Cômerie retombée au calme des après-midi d’été, et qui semblait oublier l’amour dont elle avait reçu, trois nuits durant, la confidence.

Ce fut dans ces sentiments qu’un matin, vers onze heures, Clarisse vit arriver le vieil Amédée Roset.

— Je viens vous demander à déjeuner, expliqua-t-il en s’avançant à petits pas sur la terrasse.

— Quelle bonne idée, s’écria Clarisse.

Elle aimait ce vieillard modeste qui lui montrait toujours une attentive courtoisie. Et lui se trouvait ragaillardi auprès de cette nièce qui représentait à ses yeux l’image du bonheur. Il s’éventa avec son chapeau de paille, un chapeau de forme démodée, bordé d’un galon d’étoffe, et qu’il traînait depuis des années avec lui. Il contempla la pièce d’eau, la pelouse, les chênes, et soupira d’aise.

— Ah le bel endroit, murmura-t-il… La dernière fois que j’y suis venu, c’était au printemps, avec vous et M. Fabre-Gilles. Vous vous en souvenez ?

— Mais oui.

— C’était une des premières journées tièdes de la saison. La maison était encore froide, mais elle se réchauffait au soleil. Vous avez fait allumer le poêle de la salle à manger…

— Oui, murmura Clarisse.

Il se carra dans son fauteuil d’osier, étala avec soin la cravate flottante à pois qu’il avait mise pour la circonstance, et reprit :

— Je ne l’ai pas revu, M. Fabre-Gilles. Il m’avait fait une très bonne impression. C’est un jeune homme bien élevé. Au retour, dans la victoria, il me remettait tout le temps la couverture sur les genoux.

Clarisse fut reconnaissante à son oncle d’appeler Laurent « monsieur ». Et ses paroles réveillèrent dans sa mémoire cette journée si précieuse à son cœur. Elle voulut en entendre encore parler.

— Vous rappelez-vous, dit-elle avec un sourire, votre indignation au sujet des mansardes ?

— Quoi ? demanda-t-il en penchant l’oreille.

— Les mansardes, répondit-elle tandis qu’elle tendait la main vers la maison.

— Ah, fit-il en croyant saisir, la chambre rouge où nous sommes entrés… Oui, je me souviens. Vous vous êtes accoudée à la fenêtre avec M. Fabre-Gilles et vous avez causé. Je ne pouvais pas vous entendre.

Il parlait sans malice, et Clarisse, qui le savait, jouissait de l’écouter. Elle lui dit que c’était dans cette chambre même qu’avait logé dernièrement le jeune homme. Il dodelina de la tête avec intérêt ; il accordait de l’importance aux moindres détails de la vie des autres, et il les recueillait afin d’en enrichir son existence pauvre. Clarisse lui raconta le séjour de Laurent, pour le plaisir de prononcer tout haut son nom et de ne rien craindre, soulagée d’exprimer son secret sans pourtant le trahir, et trouvant le confident idéal dans ce vieux sourd respectueux qui ne comprenait pas la moitié de ce qu’elle disait.

Sur ces entrefaites, sa mère appela Clarisse au téléphone.

— Ton père n’est pas bien, dit-elle, cela m’inquiète.

— Oui, Hubert m’a raconté. Mais ce n’est rien, n’est-ce pas ?

Sa mère lui donna quelques détails et Clarisse se reprocha de ne pas avoir accordé d’importance à cette indisposition. Elle écouta avec plus d’intérêt encore quand sa mère ajouta :

— Viens donc nous faire visite. Il y a des siècles que je ne t’ai vue.

— J’irai demain, s’écria Clarisse.

Le soir, elle communiqua son projet à Hubert.

— Tu as raison, dit-il. Il me semble que tu as négligé tes parents ces dernières semaines.

Elle décida de prendre le train de deux heures ; elle monterait tout de suite au Bourg-de-Four ; Hubert viendrait la chercher pour rentrer. Et tous ces préparatifs lui étaient dictés par l’envie grandissante de se rapprocher de Laurent. En allant à Genève, elle risquait de le rencontrer, elle était sûre même qu’elle le rencontrerait… Le revoir ! Comment avait-elle attendu jusque-là ?

Elle ne put s’empêcher de trahir son agitation. Hubert, qui l’observait, mit cette nervosité sur le compte des chaleurs.

XXIII

Quoiqu’elle eût dit qu’elle prendrait le train de deux heures, Clarisse, le lendemain, et sitôt Hubert parti, pensa qu’il serait bien long d’attendre toute la matinée, et elle prit celui de dix heures. Enfin, elle quittait sa solitude ! Les rues de la ville, écrasées de soleil, lui parurent plus délicieuses que des chemins de forêt. C’était là que vivait Laurent. A chaque tournant de rue, elle pensa le rencontrer. Elle s’arrangea pour passer devant le bureau, elle lut la plaque de cuivre scellée à la porte : Damien et Cie. Qui sait ? Laurent allait peut-être sortir, juste à cette minute… Elle souriait d’aise en se rappelant sa silhouette et sa voix. Elle se réjouissait de lui reparler, de renouer leurs existences à leur dernier entretien et de combler ainsi le vide des heures qu’ils avaient vécues loin l’un de l’autre. Aussi arriva-t-elle chez ses parents pleine de bonne humeur. Mais là elle trouva tout le monde consterné.

— Le médecin sort d’ici, expliqua Mme Bourgueil, il demande une consultation pour demain.

— Comment, c’est donc grave ?

— Oui, ma pauvre enfant, c’est grave…

Sa mère essuya une larme. Clarisse dut s’asseoir : le salon aux tapisseries bibliques tournait autour d’elle. Ainsi, tandis qu’elle n’avait songé qu’à elle-même, son père…

— Mais enfin, s’écria-t-elle avec irritation, pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue ?

— C’est ton père lui-même qui s’y est opposé. Tu sais comme il est autoritaire. Il prétend que ce n’est rien, et il répète tout le temps : je ne veux pas qu’on ennuie Clarisse…

— Mais il fallait me prévenir sans lui le dire…

— Je n’ai pas osé tout de suite. Hier, je me suis décidée à te téléphoner, mais je ne voulais pas t’inquiéter non plus.

Elle se tourna vers Jimmy qui, la gueule ouverte, riait au milieu de cette tristesse, et elle le caressa pour se consoler elle-même. Alors il redoubla de gaieté. Clarisse demanda ce qu’avait dit le docteur. Les explications embrouillées de sa mère la rassurèrent beaucoup.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle, votre médecin est toujours très noir. En somme, ce n’est qu’une bronchite.

— Oui, mais la consultation !

Mme Bourgueil donnait au terme plus qu’à la chose elle-même une importance considérable. Il l’impressionnait sans qu’elle en comprît toute la portée.

— La consultation n’est qu’une mesure de précaution, répliqua sa fille. Je vous assure, vous exagérez vos inquiétudes.

— Mais le mal a si vite empiré. Depuis hier !

— Vous connaissez la résistance de papa. Il est très solide. Il a déjà eu souvent des bronchites.

— Il n’a jamais eu autant de fièvre, Clarisse !

— A son âge, on a plus facilement de la fièvre. Cela ne signifie rien.

Clarisse ne cédait pas uniquement à l’instinct de contredire. Mais depuis le matin, elle était portée par un élan d’optimisme et elle voulait demeurer dans cet état d’esprit. Résolue à ne pas se frapper, elle était certaine que les choses s’arrangeraient.

Elle pénétra chez son père. Elle le trouva respirant avec peine, maigre dans sa chemise, et comme perdu au fond d’un vaste lit solennel qui remplaçait le lit de camp où il couchait d’habitude. Son grand nez, un peu pincé, pointait vers le plafond. Ses cheveux gris, d’ordinaire ramenés en coup de vent de chaque côté de la tête, étaient emmêlés et sans éclat. On l’eût dit plus rapproché de la moyenne humaine, plus familier, à l’instar d’un orateur descendu de la tribune ou d’un acteur sorti de scène.

— Eh bien ! fit-il avec un faible sourire, me voilà couché.

Elle lui prit la main, il se redressa pour mieux marquer son affirmation et dit :

— Ce n’est rien du tout… Tu sais comme est ta mère… Tout de suite inquiète… Elle a voulu un second docteur !

Clarisse l’embrassa sur le front. Elle éprouva pour son père, en cet instant, une immense tendresse. Lui qu’elle avait toujours considéré debout, elle s’affligea de le voir couché, atteint. Mais elle ne pouvait admettre que M. Bourgueil, qui était un des personnages principaux de sa vie, fût menacé.

— Comment vous sentez-vous ?

— Pas mal du tout, je t’assure.

Elle ne demandait qu’à le croire. Elle voulut trouver une raison encore de se réconforter, et l’interrogea :

— Avez-vous faim ?

— Guère…

Alors elle conclut :

— Après tout, il vaut mieux que vous ne vous chargiez pas l’estomac.

Et comme il sourit de nouveau, elle sourit à son tour.

— Eh bien ? fit Mme Bourgueil quand Clarisse sortit de la chambre.

— Eh bien !… il ne m’a pas fait mauvaise impression… Mais c’est vous, m’a-t-il dit, qui avez réclamé la consultation…

— Du tout. Nous le lui avons fait croire afin de ne pas le frapper. En réalité, c’est le docteur lui-même qui la réclame, et au plus vite.

— Ah !…

Mais de nouveau Clarisse voulut écarter l’idée que son père était gravement malade. Et, sans preuve cette fois, elle déclara :

— Je vous assure que vous voyez beaucoup trop en noir.

Les deux femmes déjeunèrent tête à tête. Ensuite, elles ne se tinrent pas dans la chambre du malade, afin de ne pas le fatiguer, mais dans le salon. Il avait une sonnette à portée de sa main pour le cas où il aurait besoin de quelque chose. Mieux valait le laisser sommeiller tranquillement.

Mme Bourgueil travailla à un ouvrage afin de s’occuper. Clarisse prit une tapisserie et s’assit près d’une fenêtre ouverte. Elle était toujours persuadée qu’elle verrait Laurent. Elle comptait sur le hasard. Peut-être Hubert dirait-il au jeune homme qu’elle passait la journée à Genève, et alors il ne manquerait pas de venir rôder devant la maison. De temps en temps elle jetait un coup d’œil sur le Bourg-de-Four et surveillait le va-et-vient des promeneurs. Un fiacre tourna le coin, puis vint une automobile qui remplit de son vacarme important le quartier fatigué par la chaleur. Des enfants sortirent d’une école et traînèrent leurs souliers sur le trottoir.

Tout à coup Clarisse déclara à sa mère qu’elle viendrait le lendemain s’installer dans l’appartement pour quelques jours.

— Vous me mettrez dans n’importe quelle chambre, dit-elle. Je vous aiderai, je vous réconforterai et nous guérirons papa ensemble.

Et tandis que sa mère la remerciait avec effusion, Clarisse songea qu’ainsi elle aurait plus certainement l’occasion de rencontrer Laurent.

— Tu es bien bonne, ma chère enfant, ajouta Mme Bourgueil qui s’était arrêtée de coudre, car, vois-tu, je suis très inquiète.

Clarisse s’efforça de la remonter.

— Oh ! toi, je sais bien, reprit sa mère, tu as une nature raisonnable, tu ne t’affoles pas. Depuis que tu es ici, je me sens mieux. Et quand tu me dis que tu as confiance, je devrais te croire…

— Je vous jure, répondit Clarisse, que j’ai confiance.

Elle ne voulait pas admettre le pire. Et Jimmy non plus. Sans l’ombre d’hypocrisie, il manifesta sa belle humeur par des jappements, des jeux excités avec des pelotons de laine, ou en sautant d’un bond sur les genoux de sa maîtresse, qui vacillaient. Clarisse demanda comment son père avait pris froid.

— C’est l’autre soir. Il est demeuré à travailler très tard, avec ses deux fenêtres ouvertes. A minuit ou une heure, la nuit a fraîchi. Ton père m’a dit s’en être aperçu, mais il est resté pour regarder le clair de lune. Le clair de lune a été très beau la semaine dernière.

— Oui, fit Clarisse.

Vers trois heures, Jimmy aboya de toutes ses forces : c’était Hubert.

— Je viens aux nouvelles.

On le mit au courant. Il posa quelques questions, ne fit rien paraître de son opinion sur son visage bouffi, hocha la tête, laissa s’établir de longs silences… Ensuite, ranimé par l’idée de retourner à son bureau, il partit en disant qu’il reviendrait chercher Clarisse à la fin de l’après-midi.

— Tu as vu, s’écria Mme Bourgueil dès qu’il eut disparu, il avait l’air préoccupé…

— Mais non, Hubert est toujours comme cela. C’est la banque qui le préoccupe…

Plus tard, survint Mme de Griffeuilhe. Elle avait appris — elle ne dit pas comment — l’aggravation de la maladie. Débordante de condoléances, affectant une expression et des phrases de deuil, elle mit les deux femmes mal à l’aise. Elle serra les mains de Mme Bourgueil comme si elle était déjà veuve. Puis, changeant de ton, et la mine aiguisée par la curiosité, elle demanda :

— Puis-je voir le cher malade ?

Attendrie à l’évocation d’un grand malheur possible, et pleurant, Mme Bourgueil lui dit qu’il dormait. Alors la vieille se leva, pressée de porter à d’autres les mauvaises nouvelles qu’on venait de lui confirmer.

— C’est une bonne amie, s’écria Mme Bourgueil en se tamponnant les yeux, — et toujours prête à partager vos inquiétudes. Ne trouves-tu pas ?

Clarisse ne répondit rien. Penchée à la fenêtre, elle guettait un jeune homme qui montait la place. Maintenant il était caché par la fontaine. Mais quand il apparut, elle vit que ce n’était pas Laurent.

Le jour s’écoula peu à peu. Les oiseaux se réveillèrent dans les arbres et se mirent à se disputer. Des boutiquiers s’installèrent sur le seuil de leurs portes. Vers cinq heures on sonna. Clarisse s’élança dans le vestibule, en proie à un vague pressentiment. C’était le docteur.

— Ah, c’est vous, docteur ! fit-elle avec une légère déception.

Elle revint au salon et dit à sa mère qu’elle n’aimait pas ce docteur, qu’il était vieux jeu, qu’il manquait de diagnostic. Elle commençait à penser qu’elle ne verrait pas Laurent ce jour-là. D’ailleurs, comment avait-elle pu croire qu’ils se rencontreraient. Il aurait fallu un trop grand hasard. Elle devait maintenant ne plus compter sur les circonstances mais servir son amour effectivement, avec les forces de sa raison et de sa volonté. Et puis, elle ne pouvait se contenter d’une brève rencontre, de quelques mots échangés. Parce qu’elle avait un véritable besoin de Laurent, son impatience de le revoir devint de plus en plus douloureuse à mesure que les heures passaient. Elle avait trop de choses à lui dire pour ne pas désirer un long tête-à-tête. Et le souvenir de ses baisers faisait palpiter délicieusement son cœur.

Le docteur sortit de la chambre du malade avec Mme Bourgueil.

— Eh bien ? demanda Clarisse.

— Le fièvre a un peu remonté, mais elle remonte toujours vers le soir. Ce qui m’ennuie, ce sont les complications cardiaques. Cependant M. Bourgueil est si robuste…

Il acheva ses explications dans le vestibule où les deux femmes le raccompagnèrent. Elles revinrent au salon.

— On dirait, dit Mme Bourgueil en soupirant, qu’il ne veut pas se compromettre.

— Je vous en prie, s’écria vivement Clarisse, n’interprétez pas ses paroles, prenez-les comme il les a dites.

Cependant, l’inquiétude de sa mère commençait à la gagner et elle s’en irrita. Elle voulait juger raisonnablement l’état de son père, sans se laisser affoler. D’un autre côté, elle sentait qu’au cas où les circonstances s’aggraveraient, elle devrait se consacrer tout entière à son rôle de garde-malade. Or elle était beaucoup trop occupée de son amour pour ne pas souhaiter, au fond d’elle-même, ne pas en être distraite.

Elle revint à son observatoire. Après la grande chaleur du jour, l’air était doux, apaisé, sous un ciel immuablement pur. Clarisse souffrit de ce calme qui correspondait si mal à ses sentiments. Déçue d’avoir si fort espéré Laurent, elle pensa lui écrire. Mais où pourraient-ils se voir ? Dans son inexpérience, elle inventa toutes sortes de projets, et elle les écarta les uns après les autres, comme irréalisables ou trop imprudents. Cependant sa volonté de lui fixer un rendez-vous était maintenant arrêtée.

Elle aperçut Hubert qui traversait la place. Elle l’envia d’avoir passé la journée avec le jeune homme. Si elle osait interroger son mari, il pourrait lui donner de ses nouvelles. Mais saurait-il lui dire ce qui l’intéresserait ? N’importe. Elle résolut de lui poser, sous une forme ou sous une autre, une question sur Laurent… Toutefois la première parole fut dite par Hubert.

— Comment va ton père ?

Elle se rappela la maladie, soupira de l’avoir oubliée un instant, et répondit avec une mauvaise humeur qu’il attribua à ses appréhensions :

— Toujours la même chose…

— Eh bien alors ! filons prendre notre train…

Dans le hall de la gare, tout à coup elle vit Laurent en compagnie de Desnouettes. Tandis que Hubert achetait des journaux, elle l’attira à l’écart. Sa mauvaise humeur avait complètement disparu.

— Figurez-vous, dit-elle, que j’ai passé la journée en ville. J’espérais vous rencontrer peut-être…

— Ah ! quel dommage…

— Mais j’y reviens demain, pour quelques jours.

Laurent enveloppa Clarisse de son regard séduisant et velouté. Il conservait de leur dernière entrevue à la Cômerie une image ardente. La passion de cette femme avait éveillé en lui des vibrations inconnues, et il en était demeuré surpris, ému. Son désir puisa des forces nouvelles dans ce souvenir.

— Oui, fit-il de sa voix grave qui contrastait avec sa jeunesse, je veux vous revoir…

— Quand ?

— Demain.

Clarisse ressentit un immense bonheur. Ce n’était plus le Laurent cruel dont elle avait souffert. Il dit :

— J’irai chez vous…

— Mais mon appartement est fermé : j’habiterai…

— Raison de plus, nous y serons en sûreté.

— Laurent, je ne sais…

— Ne refusez pas, c’est entendu. J’irai chez vous, j’attendrai sur le palier que vous veniez me rejoindre. Vous m’ouvrirez… Seulement, l’ennui, c’est que ma présence au bureau est surveillée par le patron… Comment faire ? Eh bien ! à onze heures, il va à la Bourse, je pourrai m’échapper…

Elle regardait sans rien dire l’étroite bouche amoureuse qui prononçait ces paroles et réglait en quelques mots son destin. Puisqu’il voulait arranger les choses de la sorte, elle ne demandait qu’à obéir. Lui se rengorgea. Il dit encore :

— Et par quelle heureuse chance venez-vous en ville ?

— Mon père est souffrant, bredouilla-t-elle.

Hubert et Desnouettes les rejoignirent, puis, après quelques mots échangés, ils se séparèrent. Le mari et la femme gagnèrent leur train tandis que les deux jeunes gens en prenaient un autre. Dans le wagon, Hubert murmura, pour lui-même :

— Je me demande où ils allaient tous les deux.

Il déplia son journal et ajouta, toujours bourru :

— Encore une aventure, probablement…

Le journal était déplié : il ne vit pas le regard de haine que lui jeta Clarisse.

XXIV

Lorsque Clarisse arriva au Bourg-de-Four le lendemain, on lui apprit que le malade avait passé une mauvaise nuit. Le médecin diagnostiquait une pneumonie. Elle voulut voir son père : elle fut frappée de l’aggravation de ses traits. Calé dans son lit avec des oreillers, il s’occupait à respirer, à soulever ce poids invisible qui pesait sur sa poitrine. Il était très congestionné, et, de temps en temps, une toux profonde le secouait comme un orage secoue le vieil arbre qu’il veut abattre.

Quand elle sortit de la pièce où veillait désormais une garde, Clarisse ne put dissimuler son trouble à sa mère. Pourtant elle voulut se maîtriser et fit :

— Attendons la consultation.

Elle alla ranger ses affaires dans la chambre qu’on lui avait préparée. Pour la première fois, elle admit que peut-être la maladie de son père serait fatale. Son cœur se serra à l’idée de la douleur future. Et elle songea également que si elle était en grand deuil, il lui deviendrait bien difficile de rencontrer Laurent. Mais sitôt cette pensée formulée, elle la chassa avec horreur. Et puis elle se répéta que son père n’en était pas là, qu’elle était impressionnée par son aspect, mais qu’il était assez robuste… Cependant comme elle accrochait une robe dans l’armoire, elle se surprit à se demander : « Laurent trouvera-t-il que le noir me va bien ? » Alors, pour échapper à cette obsession sacrilège, elle retourna auprès de sa mère. Mme Bourgueil larmoyait tant que, par contradiction, Clarisse vit tout à coup les choses sous un angle plus favorable.

Elle pensa à son père qu’elle avait toujours connu si dominateur. Il lui sembla impossible qu’il ne pût dominer aussi la vie. Jusque-là il avait mené les événements à sa guise : pourquoi ne continuerait-il pas de même ? Elle avait de la peine à se représenter qu’une maladie aveugle fût plus forte que l’autorité paternelle. Et puis elle n’avait jamais eu de deuils rapprochés : elle ne considérait pas qu’elle put être frappée à son tour. Elle oubliait l’âge de ses parents : ou plutôt, à ses yeux, ils avaient toujours un âge vague, le même depuis qu’elle était toute petite. Elle ne se disait pas que son père était un vieillard parce que le fait d’être son père était plus important que tout le reste.

« Papa… mourir… » L’hypothèse d’un désordre aussi inimaginable la frappait d’une grande crainte, comme si elle découvrait pour la première fois l’application d’un principe jusque-là théorique. Un pareil drame, semblait-il, ne pourrait demeurer isolé, mais en entraînerait d’autres, provoquerait le renversement des choses naturelles. Ce ne serait pas une disparition, mais un écroulement. Que devenir au milieu de ces ruines ?… Jimmy vint se frotter contre elle. Dans la frayeur instinctive qui l’envahissait devant une catastrophe qu’on ne pouvait mesurer, elle se sentit un peu rassurée que l’instinct de la bête ne fût pas ému, et que le chien affectât la même humeur satisfaite que la veille. Il bâilla en s’étirant, comme si rien ne menaçait. Elle se raccrocha à ce symptôme.

Et puis, Clarisse ne voulait pas qu’il arrivât quoi que ce soit avant de revoir Laurent. Elle n’admettait pas que le sort lui arrachât sa proie juste au moment d’en jouir. Séparée du bonheur par peu d’heures seulement, il fallait y atteindre. Au fond, consentait-elle peut-être au pire s’il était vraiment inéluctable, mais il ne devait survenir qu’après. Sans qu’elle s’en doutât clairement, elle engagea avec la destinée une sorte de débat, de marchandage où elle posait ses conditions. Et elle tremblait qu’au dernier moment, une circonstance imprévue surgît qui l’empêchât de rejoindre le jeune homme. C’était à onze heures qu’il lui avait fixé son rendez-vous.

— Maman, quand est la consultation ?

— Ces messieurs viennent un peu avant onze heures.

Voilà la circonstance imprévue ! Clarisse n’avait pas songé à cette coïncidence. Il lui était impossible d’aller au rendez-vous tandis que les deux médecins, ici, discuteraient du sort de son père. Assurément, elle n’assisterait pas à leur discussion. Mais il fallait qu’elle fût là, auprès de sa mère pour la soutenir durant l’attente et pour accueillir avec elle le résultat de l’examen. Comment la veille, à la gare, n’avait-elle pas pensé que sa présence serait indispensable au Bourg-de-Four ? C’est que, dès qu’elle avait aperçu Laurent, tout le reste avait disparu de son esprit. Il avait choisi l’heure et le lieu de rendez-vous, et elle les avait acceptés, obéissante et heureuse.

Mais elle n’irait pas. Laurent l’attendrait en vain. Sans doute penserait-il d’abord qu’elle était en retard, et puis ensuite qu’elle avait oublié. Il la croirait menteuse, infidèle, peut-être. Il la maudirait… Et quand donc pourrait-elle expliquer te motif de son absence ? Si elle n’allait pas le rejoindre ce matin, ils seraient séparés pour longtemps. Et elle ne se trouvait qu’à quelques pas du bonheur ! Le visage aux yeux de velours qu’elle aimait remonta du fond de sa mémoire avec une expression de reproche mélancolique…

Mme Bourgueil revint précipitamment au salon.

— Comment va-t-il ? fit Clarisse d’une façon presque machinale.

Mme Bourgueil se jeta au cou de sa fille et éclata en sanglots. Une pensée affreuse traversa l’esprit de Clarisse.

— Est-ce que…

Mais sa mère, se mouchant et se remouchant, dit :

— C’est ce souffle, ce souffle rauque qui me cause tant de peine !

Alors Clarisse se fit honte à elle-même. Comment osait-elle songer à son amour au milieu de telles anxiétés ? Elle maudit sincèrement ce qu’elle appela sans hésitation son impiété filiale. Son père, elle l’aimait de tout son cœur. Elle l’admirait, elle le vénérait. Elle donnerait sa propre main droite à couper pour sauver sa précieuse existence. Cela, elle en était sûre… Dix heures sonnèrent à la pendule et elle songea qu’une heure plus tard… Mais elle n’irait pas. Non.

— Tu es pâle, fit Mme Bourgueil. C’est l’émotion. Et puis, il fait déjà si chaud ce matin. Tu devrais sortir.

Clarisse secoua la tête pour refuser.

— Je ne dis pas tout de suite, ajouta sa mère, mais plus tard, quand ces messieurs seront là. Cela ne sert à rien d’attendre pendant qu’ils examinent. Mieux vaut pour toi faire quelques pas, prendre de l’exercice. Je resterai.

Clarisse secoua de nouveau la tête pour refuser… Mme Bourgueil songeait à « ces messieurs » avec un espoir sans limites. Il lui semblait maintenant que cette consultation arrangerait tout, guérirait son mari, le rajeunirait de dix ans. D’avance elle parlait avec les formes les plus respectueuses des médecins qui allaient accomplir ce miracle. Dans son horreur instinctive des complications, des incertitudes et des grandes douleurs, un tel miracle lui paraissait la plus simple des solutions.

Desnouettes arriva demander des nouvelles. On vit se dérouler, sur ses traits mobiles, l’intérêt, la compassion, l’espérance et un léger ennui. Lorsqu’enfin il fut renseigné, il entraîna Clarisse dans un coin du salon :

— Avez-vous revu Mme Gaillardoz ?

— Non.

— Vous a-t-elle raconté quelque chose ?

— Je ne l’ai pas revue, vous dis-je.

— Alors, ma chère amie, vous ne savez rien ? Mon plan s’est écroulé, figurez-vous…

— Quel plan ?

— Ce serait trop long à vous expliquer ici. Qu’il vous suffise d’apprendre qu’il était basé sur une erreur psychologique. Je l’avoue, j’ai commis là une erreur psychologique.

— Que voulez-vous dire ?

— Je renonce à Fanny, pardon à Mme Gaillardoz. Et vous doutez-vous pourquoi ?

On sonna. C’était le docteur accompagné de celui de ses collègues qui devait l’assister. Tous deux avaient des mines solennelles, rébarbatives même. Ils serraient les lèvres, ou répondaient par monosyllabes, préoccupés de ne pas commettre d’indiscrétions avant de s’être mis d’accord sur le cas qui leur était proposé. Personne d’ailleurs ne songeait encore à solliciter leur verdict. Mme Bourgueil, très agitée, fit entrer « ces messieurs » dans le cabinet de travail de son mari, en attendant de les faire pénétrer dans sa chambre. Clarisse revint au salon.

Desnouettes avait supporté avec impatience cette interruption. Sitôt remis en présence de son interlocutrice, il sourit et demanda :

— Savez-vous pourquoi ?

— Quoi donc ?

— Pourquoi je renonce à Mme Gaillardoz ?

Clarisse fit un geste d’indifférence lassée. Il ne le comprit pas car il avait complètement perdu de vue ce qui se passait dans cet appartement. Scandant ses mots pour les faire ressortir l’un après l’autre, amusé déjà de l’effet considérable qu’il allait produire, il déclara :

— Parce qu’il n’y a rien à faire. Fanny est la plus honnête des femmes…

— En avez-vous jamais douté ? répondit Clarisse d’un air abattu.

Tout à coup elle sursauta : onze heures sonnaient. Elle se leva sans faire attention au dépit de Desnouettes, elle mit son chapeau et se disposa à sortir. Desnouettes voulut l’accompagner.

— Vous ne tenez pas à revoir maman ?

— Non. Je craindrais d’être indiscret, répliqua-t-il. Je sors avec vous.

— Je vais faire quelques pas sur la Treille.

Elle espérait qu’il la quitterait en arrivant dans la rue. Mais il ne l’abandonna pas, et elle dut aller vers la Treille comme elle l’avait dit. Il lui tint des discours avantageux qu’elle n’entendit pas. Pensant à un autre, elle se répétait : « Il m’attend. » Et puis, l’heure passant, elle commença à détester Desnouettes, sa prétention et son bavardage. Enfin elle ne put supporter davantage de perdre un temps si précieux. Elle l’interrompit au milieu d’une phrase, lui tendit la main et le planta là en disant :

— Pardonnez-moi de vous quitter, mais j’ai une course pressée…

Elle était déjà partie qu’il balbutiait :

— Mais je ne veux pas vous retenir, chère amie.

Elle se hâta jusqu’à la rue de l’Hôtel de Ville. Elle franchit la porte cochère de sa maison : justement le concierge n’était pas là. Elle gravit l’escalier aussi vite que possible. Sur le palier, Laurent l’attendait. Elle ne lui dit rien, mais elle ouvrit la porte d’une main tremblante qui fit sonner la clef dans la serrure, elle entraîna le jeune homme, et referma le battant derrière lui. Enfin, ils étaient seuls, libres, et rien n’existait plus au monde qu’eux-mêmes.

— Suivez-moi, dit-elle.

Ils gagnèrent le salon où tous les meubles étaient recouverts de housses. Instinctivement ils marchaient sur la pointe des pieds pour éviter les craquements du parquet sans tapis. Dans la pénombre flottaient des rayons de clarté, horizontaux, dardés du dehors. Comme Laurent traversait une de ces zones étroites de lumière, Clarisse l’arrêta pour mieux revoir, inondé de soleil, ce visage dont elle ne pouvait se passer. Elle murmura :

— Il est venu. Il m’a dit qu’il viendrait, et il est venu…

Le jeune homme se tenait debout, ébloui et docile. Qui donc s’interposerait entre eux ? Personne. Nul événement ne viendrait les séparer. Il était à sa disposition et sous sa loi.

— Te rappelles-tu, s’écria-t-elle avec une gaieté fébrile, le salon de la Cômerie, la première fois où je t’y ai mené ? Nous étions déjà parmi des meubles recouverts de housses…

Il rit comme elle, mais de son petit rire brusque qui n’exprimait pas la gaieté, puis s’approcha.

— Allons dans ta chambre…

— Attends.

Pourquoi se hâter ? Le temps était aboli. Il fallait savourer le bonheur d’être ensemble. Elle reprit, d’une voix sérieuse cette fois :

— Et te rappelles-tu le jour où tu es venu ici me rendre visite, le jour où nous avons eu notre premier tête-à-tête. Comment pouvais-je savoir que cet enfant intimidé deviendrait celui qui…

Elle arrêta sa périphrase et dit, d’un mot net :

— … mon amant.

Il l’entoura de ses bras, elle devina sa prière, mais elle ne voulut pas l’exaucer tout de suite.

— Ainsi, reprit-elle, tu reviens en maître dans cette maison, je t’ouvre la porte, je te livre ce que je possède, tout ce qui est moi-même. Je ne veux rien retenir, rien te cacher. Règne sur ma vie, elle t’appartient…

Assise sur un canapé, elle fit asseoir Laurent à ses pieds. Elle mit ses deux mains sur sa tête adolescente, les doigts passés dans ses cheveux noirs, comme pour l’attacher à elle. Elle continua, sur un ton impudique à la fois et raisonnable :

— J’ai été folle de me priver de toi. Je ne veux plus. Je ne chercherai pas de bonheur autre part qu’en toi. Je n’aurai plus avec toi ni scrupules, ni réticences. Dès que tu le voudras, j’accourrai, je me mettrai à ta disposition, je serai comme une chose obéissante entre tes mains, comme tes gants, tiens, que tu reprends ou que tu jettes, et trop heureuse d’être choisie par toi. Tout, de toi, m’est nécessaire, ton être physique dont je connais la beauté, et ton âme qui a été si cruelle mais sans le vouloir peut-être, et dont je raffole jusque dans ses injustices, parce que ces injustices, c’est encore toi. Pardonne si je te parle avec maladresse : je ne sais pas encore bien dire combien je t’aime, mais je sais profondément que je t’aime.

Ces paroles, Clarisse les prononçait délibérément, pour les affirmer dans cette pièce où elle avait vécu de si longues années et où elle avait été si différente. Il lui sembla renoncer plus complètement à son ancienne personnalité en la désavouant ici-même. Son passé, elle s’en défaisait ainsi que d’un vêtement trop lourd et trop laid. Elle n’ignorait pas l’étendue de sa trahison, elle ne méconnaissait pas qu’elle mentait à tout le monde, sauf à Laurent. Mais elle était entraînée par la logique charnelle de sa passion. Elle jeta un défi aux meubles, aux rideaux, aux murs. Oui, elle avait admis le jeune homme en ce lieu qui aurait dû lui être sacré, au cœur même de son existence, et elle le conduirait plus loin encore.

Parce que rien d’autre ne valait à ses yeux que lui. Le reste, son mari, sa famille, sa dignité personnelle, la considération dont elle bénéficiait — le reste se décolorait, s’évanouissait dès qu’il était là, et il demeurait seul éclairé, comme tout à l’heure lorsqu’il était debout dans le rayon de soleil. Nul raisonnement, nul prêche, nulle menace ne l’aurait ébranlée : pour elle, un être unique était tout le réel. Personne au monde ne lui avait jamais procuré ce saisissement de bonheur que lui communiquait Laurent par sa seule présence. Et cet être, qu’elle adorait, elle l’avait à ses pieds, ardent mais soumis, et elle allait se donner à lui. Naguère il avait échappé à sa sollicitude, il l’avait rendue malheureuse, et puis, tout à coup, elle l’avait capturé. Il n’était plus rétif, dédaigneux ou inconstant. Elle s’émerveilla d’atteindre enfin à cette minute où leurs deux désirs s’accordaient, se mariaient dans une pareille intensité. Alors, toute la joie humaine qui fût possible l’envahit comme une fête. Elle se pencha vers Laurent qui levait vers elle sa bouche humide, et elle lui dit :

— Viens…


Laurent s’accouda près d’elle et, d’une voix changée, d’une voix redevenue habituelle et normale, murmura :

— Te rappelles-tu la lettre que tu m’as fait écrire à mes parents ? J’ai reçu ce matin la réponse de mon père… Il me rappelle à Nîmes.

Engourdie, le cerveau vague, elle ne saisit pas ce qu’il disait. Il répéta sa phrase.

— Eh bien, demanda-t-elle, qu’allez-vous faire ?

Il hésita, baissa les yeux, détourna la tête. Alors elle comprit, ses idées se précisèrent, et au bout d’un long moment, elle dit, pour elle-même :

— Je savais bien qu’il s’en irait.

Il était vraiment irrésolu. Quel dommage de quitter cette femme au moment même où elle lui plaisait le mieux ! D’un autre côté, la lettre de Nîmes lui avait porté l’accent impératif de son père, auquel il n’avait jamais résisté. De quel prétexte oserait-il colorer un refus ? D’ailleurs, la question se posait-elle ? Son père avait écrit en même temps à M. Damien, et celui-ci n’aurait aucune raison de le garder dans sa banque. Rester seul à Genève ? Ce serait bien suspect. Et son père renouvellerait son ordre bien vite, n’hésiterait pas à lui couper les vivres, ou viendrait lui-même le chercher.

Ces réflexions de Laurent, Clarisse les refit pour son compte. Elle vit combien il serait difficile d’éluder les injonctions de M. Fabre-Gilles.

— Pourquoi exige-t-il votre retour ?

Laurent fut surpris, vexé même du calme apparent de Clarisse. Il avait redouté une crise de larmes, mais il lui en voulut de trouver son départ tout naturel. De nouveau son éternelle défiance, née d’une sécheresse de cœur qui augmentait dès que son ardeur sensuelle était satisfaite, l’inclina à soupçonner la sincérité de Clarisse.

— Il veut que j’assiste au mariage d’une de mes cousines, répondit-il… Et puis, il croit que je ne travaille pas beaucoup ici… Il se plaint de ne pas recevoir assez de mes nouvelles…

— Pourtant, mon mari l’a toujours renseigné…

— Justement. Dieu sait ce qu’il lui aura raconté.

Désireux d’inquiéter Clarisse, il ajouta, l’observant par en dessous :

— Ton mari se doute peut-être de quelque chose…

— Peut-être, fit Clarisse, le cœur serré d’une mortelle angoisse.

Elle lui dit l’histoire de la lettre ramassée à sa place. Il s’emporta contre l’indiscrétion d’Hubert, mais dut avouer que son indiscrétion, en mettant son frère au courant, avait été pire encore. Envisageant les conséquences que pourrait avoir sa « bêtise », il eut peur. Une sueur froide lui vint à l’idée d’être chassé, ou provoqué, ou sévèrement puni — il ne savait au juste. Sans rien dire, il rumina ces réflexions tardives.

— Vous le voyez, reprit Clarisse du même ton égal qui dissimulait son anxiété, mon honneur, ou plutôt l’idée que les autres se font de mon honneur est entre vos mains, ainsi que la dignité de mon mari, le repos de toute une famille, le respect dû à mon nom. Je veux conserver notre amour secret. Promettez-moi le silence sur tout ce qui s’est passé entre nous…

— Je n’aurais jamais osé lever les yeux sur toi, j’en suis certain. C’est toi-même qui m’as attiré…

— Taisez-vous, fit-elle brusquement, et promettez. Je sais bien que je suis la seule responsable. Vous n’êtes qu’un enfant.

— Oui, répondit-il, je te le promets.

Et il parut soulagé par cet engagement qu’ils prenaient tous les deux. Il entoura Clarisse de ses bras, et, plus vivement :

— Et puis, j’ai oublié de te dire encore ceci : mon père me parle de son associé qui va faire un voyage d’affaires au Japon, et il me laisse entendre que je l’accompagnerais peut-être comme secrétaire…

L’idée de ce grand voyage le consolait un peu. Clarisse le félicita, et il fut de nouveau agacé par sa résignation. Il s’écria :

— Mais je n’ai pas encore décidé de partir. Je puis rester ici, demeurer avec toi.

Elle porta la main à son cœur qui la faisait souffrir. Elle savait bien qu’il partirait, et cette protestation inutile soulignait le caractère irrémédiable de leur séparation. Ils n’avaient plus que quelques semaines, ou que deux semaines, ou qu’une semaine peut-être, à vivre dans le même endroit de la terre. Laurent vit sur sa figure tirée qu’elle avait mal, et il se rasséréna. Il voulut l’embrasser, en récompense, mais elle l’écarta :

— Quand vous faudrait-il quitter Genève ?

— Je dois être à Nîmes dans cinq jours déjà, à cause du mariage.

Elle se leva, fit quelques pas, s’arrêta, considéra devant elle son grand malheur. Tout à coup elle se retourna :

— Depuis quand le savez-vous ?

— Depuis lundi.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ?

— Hier, je n’ai pas eu le temps. Aujourd’hui je n’ai pensé qu’à toi… Ce n’est qu’après que j’ai songé à cette mauvaise nouvelle… Et puis, je ne voulais pas gâter notre amour.

— Vous avez bien fait.

Elle souffrait tant qu’il lui fallut s’asseoir. Laurent comprit enfin qu’elle n’était pas insensible et que son apparente résignation n’était due qu’à un effort courageux pour ne pas se laisser abattre.

— Comme tu es pâle…, fit-il avec une légère inquiétude.

— Croyez-vous que je vous aime ? demanda-t-elle.

— Mais oui, j’en suis certain. Et moi, je t’adore…

Il pensa qu’elle allait s’évanouir. Sa figure, cette figure si douce, si raisonnable d’expression, était toute blanche et torturée. Il réfléchit qu’ils étaient seuls dans l’appartement des Damien : s’il arrivait quelque chose à Clarisse, il devrait chercher de l’aide, et ce serait tout trahir, le scandale éclaterait. Quelle imprudence, pensa-t-il, d’être venus dans cet appartement ! Il entrevit la rage de M. Damien, la colère terrible de son père. Alors, d’une voix haletante, il cria :

— Clarisse !

Elle rouvrit les yeux, et parvint à dominer sa souffrance. Elle lui dit :

— Allez me chercher un peu d’eau… Les verres sont dans l’armoire de la salle à manger. Le robinet est à la cuisine.

Il s’empressa, tourmenté par l’idée d’un malheur et des conséquences qu’il aurait pour lui. Elle but le verre d’eau et parut mieux.

— Vous rappelez-vous, dit-elle avec un cruel sourire, je vous ai prévenu à la Cômerie que vous m’oublieriez.

Son sourire disparut et d’un air dur elle ajouta :

— Voici le moment.

Il voulut protester, elle l’interrompit :

— Ou si vous gardez mon souvenir, vous le confondrez bien vite avec d’autres.

Elle considéra Laurent et songea qu’elle, du moins, ne l’oublierait jamais. Elle fixa dans sa mémoire tous les détails de sa personne, afin de les conserver le plus longtemps possible. Dès qu’ils seraient séparés, elle ne posséderait plus que cette image, destinée à pâlir. Lui, cependant, sans s’apercevoir qu’il révélait sa fatuité égoïste, expliqua :

— Je serai toujours fidèle à ton souvenir, parce que, comprends-tu, si j’ai connu avant toi d’autres femmes, tu es la première qui m’ait inspiré quelque chose que j’ignorais. Je ne connaissais que le plaisir, tu m’as raffiné, comment dire ? tu m’as fait sentir certaines complications. Tu n’es pas la première venue, tu es une honnête femme qui t’es donnée à moi. Tu as fait des sacrifices pour moi. Pour moi !… Eh bien, tout cela est considérable, c’est une date dans ma vie. Désormais…

Il s’arrêta, il vit bien qu’il allait la blesser en évoquant l’avenir, l’avenir où elle ne serait plus.

— Je ne sais si je vous ai appris quoi ce soit, Laurent. Ou bien alors ce fut involontaire. Mais je vous ai aimé. Voilà qui est exceptionnel.

Il fit un geste, pour protester qu’il rencontrerait encore beaucoup d’autres passions. Elle devina ses pensées et ajouta :

— Pas une ne vous aimera comme moi. Peut-être le verrez-vous un jour…

Il l’écoutait mal, le regard perdu au loin. Clarisse pressentit que leur liaison avait éveillé chez le jeune homme la curiosité inextinguible de l’amour, un besoin de liaisons nouvelles, et ce que Desnouettes appelait, d’un mot pédant qui la choquait, l’instinct polygamique. Alors que sa passion, à elle, la consacrait à un seul être, la sienne le précipitait vers tous les autres. A peine avait-il joui d’un sentiment qu’il l’abandonnait, qu’il aspirait à des émotions nouvelles, agité par l’ardeur au gaspillage de sa prodigue jeunesse. Clarisse avait espéré le posséder pour toujours, mais elle n’avait fait que le préparer ; son chagrin annonçait le bonheur de celles qui lui succéderaient. Pour Laurent, elle n’était qu’une heure, intense et brève, et il était pour elle toute sa vie. A l’instant même où ils s’étaient enfin accordés, le destin les séparait, la rejetait en arrière, et lui en avant.

Elle l’attira, elle l’embrassa avec une longue et tendre insistance. Elle se dit que ces yeux de velours seraient baisés, après elle, par tant d’autres femmes qu’elle ignorait ; que ces lèvres étroites diraient encore des mensonges et des promesses, mais qu’elle ne les entendrait plus ; et que le bien-aimé vivrait d’innombrables nuits d’amour où elle ne serait pas.

— Dire, s’écria Laurent, que je t’ai crue sévère et prude !

— Moi, je vous croyais timide et romanesque.

— Nous nous sommes donc trompés l’un l’autre.

— Oui, nous nous sommes aimés en nous jugeant différents. C’est maintenant que nous nous reconnaissons.

— Austère, toi ? Mais tu es une maîtresse délicieuse…

Elle lui mit la main sur la bouche. Alors il voulut l’étreindre, réveiller son désir. Mais Clarisse lui échappa.

— Ne me retirez pas ma force.

Il la pressa de lui accorder de nouveaux rendez-vous avant son départ.

— Certes, s’écria-t-elle avec une expression poignante. Ce ne sont pas encore nos adieux… Retrouvons-nous ici bientôt, demain…

— C’est cela. Nous passerons l’après-midi ensemble ?

— Oui, une longue après-midi… Mais quittons-nous. Je vous écrirai ce soir pour vous le confirmer.

Elle l’accompagna sur le palier. A l’instant de partir, il eut un remords obscur. Il lui dit :

— N’oublie pas de m’écrire ; je veux une lettre d’amour de toi… Et puis, tu sais, je reviendrai de Nîmes, je te retrouverai. Nous vivrons encore beaucoup d’heures dans les bras l’un de l’autre.

— Bien sûr, fit-elle.

Elle l’écouta qui descendait l’escalier, qui passait sous la voûte. Le bruit de ses pas s’éteignit. Elle rentra mettre de l’ordre dans l’appartement. Puis elle descendit à son tour.

Dans la rue, qui lui parut étrangement vide, elle regarda sa montre : une heure et demie. Alors elle se souvint brusquement de son père qui était malade, de son mari, de sa mère, de Desnouettes, du petit chien de sa mère, de sa vie enfin, et elle se hâta, en proie à une stupéfaction et à une angoisse inexprimables.

XXV

— D’où viens-tu ? s’écria sa mère quand elle la vit paraître.

— J’ai été faire quelques pas, comme vous me l’aviez conseillé, et puis, je ne sais… je me suis trouvée indisposée. Oui, j’ai dû entrer chez un pharmacien… je vous expliquerai.

— Comme tu es pâle, dit Hubert qui était survenu au coup de sonnette.

— Mais oui, tu es défaite, gémit Mme Bourgueil.

— Ce n’est rien, cela passera. La consultation ?

Mme Bourgueil secoua la tête et d’une voix basse :

— Ton père est très mal.

— Mon Dieu…

— Oui, la pneumonie s’est aggravée. La garde a fait des piqûres de caféine. Par moments il délire.

— Je veux le voir.

— Prends garde, mon enfant, les médecins ont recommandé le repos le plus absolu. Il ne faut pas lui parler trop longtemps ni lui donner la moindre secousse.

Clarisse s’écarta de son mari et de sa mère sans répondre et entra chez M. Bourgueil. Quand elle fut dans cette chambre où planait peut-être la mort, quand elle vit son père si manifestement épuisé, elle ne sut résister davantage à ses émotions. Elle avait été forte tant qu’elle avait pu, mais maintenant elle cessait de pouvoir. Elle tomba sur un fauteuil, les yeux dilatés.

Elle ne distinguait pas ce qui la faisait le plus souffrir. Quoi, son père allait disparaître ? Et Laurent s’en aller ? Celui qu’elle vénérait depuis sa petite enfance vivait peut-être ses dernières heures. Quant à l’autre… Ils la quitteraient tous deux pour toujours. Elle revit soudain son père à Chamonix, vingt ans auparavant. Il l’avait menée à la Mer de glace. Il n’aimait pas la nature alpestre, et il avait passé tout le trajet à lui faire remarquer ce qu’il appelait les laideurs du paysage. Mais elle avait été surtout frappée de son pantalon à carreaux de couleur, si différent des vêtements noirs sous lesquels elle le voyait toujours… Jusqu’à dix-huit ans, elle n’était que bien rarement entrée dans sa bibliothèque : quand elle venait l’y trouver, il ne répondait pas tout de suite et continuait à écrire, puis il levait un regard courroucé derrière les lunettes d’écaille qu’il mettait pour travailler. Une même appréhension, quoique bien atténuée, l’accompagnait encore maintenant quand elle pénétrait dans la pièce redoutable, où les livres superposés lui faisaient, comme autrefois, l’effet de murailles et de retranchements… Le jour de son mariage au retour de l’église, son père l’avait entraînée à l’écart, et avait parlé avec une douceur inaccoutumée : il lui avait si affectueusement exprimé son regret de la voir quitter la maison, qu’elle en avait eu les larmes aux yeux… Aujourd’hui, c’était lui qui partait.

— Papa…, murmura-t-elle.

Mais tandis que les docteurs délibéraient sur lui, elle avait été rejoindre son amant. S’il avait expiré durant son absence ! Malheureuse, qui déserte son devoir filial… Quand il ne serait plus là, qui donc le remplacerait ? Ce n’était pas avec son mari qu’elle pourrait dorénavant s’entendre. Sa mère était trop bonne, trop faible pour la comprendre et l’assister. Son père, si impitoyable qu’il semblât, l’aurait mieux comprise. Pourquoi n’avait-elle pas forcé son attention, réclamé son secours. Maintenant, il était trop tard, et elle était toute seule… Et puis, l’idée revenait la déchirer qu’elle avait abandonné son poste pour suivre sa passion.

— Papa, dit-elle.

Tout ce qu’elle avait, depuis trois heures, éprouvé de doux, de poignant, d’amer, de honteux, d’atroce, tournait dans sa poitrine, et elle aurait voulu s’en débarrasser avec ses doigts, avec ses ongles, et livrer au jour le lamentable bonheur de son existence.

— Papa…

M. Bourgueil ouvrit les yeux, la découvrit. Il parut heureux qu’elle fût là, puis, d’une voix faible mais qui gardait son accent décisif :

— Ne le dis pas à ta mère… je suis perdu.

— Ce n’est pas vrai, s’écria Clarisse. Vous vivrez. Que ferais-je sans vous ? Tenez, il faut que je vous raconte… Écoutez-moi…

Il poussa vers elle une main maigre dont elle s’empara, et il répondit :

— Tu as toujours été une bonne fille, Clarisse.

Elle pleurait, rompue d’émotion. Il ajouta avec un peu d’impatience :

— Je suis très fatigué, laisse-moi dormir.

— Pardonnez-moi, pardonnez-moi, répéta Clarisse en sanglotant.

Il avait fermé les yeux et son visage aveuglé revêtait une expression mystérieuse, impassible, d’une sublime indifférence, comme s’il renonçait désormais au droit de prendre parti entre les hommes et de les juger. Lui qui, tout le long de sa vie, avait recherché ce qui était juste et dénoncé le crime avec une violence qu’on n’attendait pas d’un historien, il s’abstenait au moment où la cause intéressait sa famille. La chair de sa chair criait vers lui pour s’accuser et il ne l’entendait pas.

— Papa !

Il ne bougea pas ; son souffle soulevait difficilement sa poitrine amaigrie. Clarisse ne serait ni absoute, ni condamnée. Elle se leva, céda la place à la garde-malade qui apportait une boisson chaude, et elle gagna le salon. « Je reviendrai », pensa-t-elle.

— Hubert est retourné au bureau, fit Mme Bourgueil. Il sera ici dans deux heures.

Jimmy sortit de dessous un meuble où le confinait l’hostilité générale. Il reconnaissait Clarisse dont il avait flairé la veille l’optimisme analogue au sien. Il s’avança vers elle et sauta en jappant pour lui lécher les mains. Clarisse le repoussa. Il revint à la charge, sans comprendre. Alors elle le prit par le collier et lui donna une tape sur la tête, brutalement. Le chien se sauva en geignant à son tour.

— Ton père, fit Mme Bourgueil, m’a longuement parlé de toi, cette nuit, durant son insomnie…

— Qu’a-t-il dit ?

— Il t’aime beaucoup, tu le sais. Il se faisait des reproches de ne pas t’avoir assez témoigné cette affection. Sous des dehors autoritaires, il est très scrupuleux. Si tu l’avais vu se tourmenter à mon sujet, au tien. C’est en vain que je voulais le rassurer, il continuait. Ah ! vois-tu, ce besoin de se mettre en règle avec nous, j’ai compris que c’était un adieu… Depuis il est plus calme…

— J’aurais voulu lui parler encore, lui demander conseil, m’accuser à mon tour et combien plus légitimement !

— Ne trouble pas sa sérénité. Les médecins ne veulent aucune agitation autour de lui.

« Je suis une fille indigne », songea Clarisse. Mentir aux autres, à sa mère, à Hubert, à Desnouettes, elle s’y résignait parce qu’elle devinait que c’était l’obscure et cruelle nécessité de la vie en commun. Mais mentir à celui qui était sur le seuil de la mort ! Dissimuler à ce père loyal, au moment suprême, la réalité de son cœur ! Ainsi, il emporterait d’elle une image inexacte. Et lorsqu’il entrerait dans la grande vérité, il saurait qu’elle l’avait trompé. C’eût été plus respectueux de lui raconter son rendez-vous.

Ces idées troublèrent par leurs exagérations son cerveau fatigué. Elle se leva pour retourner chez son père et tout lui dire. Mais elle retomba assise, songeant aux recommandations de Mme Bourgueil. Elle n’avait pas le droit d’interrompre sa paix par le récit de sa propre misère. Il était trop tard. Le malade n’était déjà plus accessible, mais retiré, suspendu au-dessus de l’existence courante, et les rumeurs des hommes ne lui parvenaient que de loin.

Gaillardoz vint prendre des nouvelles. Clarisse fut réconfortée par sa présence. Sa confiance pour ce gros honnête homme redoubla. Elle lui dit :

— Quand un être qu’on aime est très mal, on voudrait qu’il n’y ait entre lui et vous aucun secret, aucun remords. Mais souvent il est trop tard pour s’expliquer…

Gaillardoz la regarda sans comprendre. Mais il vit ses yeux agrandis, ses lèvres tremblantes.

— Vous êtes malheureuse, Clarisse ?

— Très malheureuse.

— Vous vous faites des reproches que vous exagérez, j’en suis sûr…

— Non, je ne les exagère pas. Les reproches que je m’adresse sont fondés.

— Nous sommes tous pécheurs.

— Ah ! fit-elle d’une voix ardente, le pire, c’est d’être coupable…

Il lui prit la main avec une extrême bonté. Il était le seul à avoir deviné, une ou deux fois déjà, que sa cousine n’était peut-être pas si simple qu’on le croyait communément. Il ignorait ce qu’elle dissimulait, mais il pressentait qu’elle dissimulait quelque chose. Sous ce chagrin filial, il sentit une douleur d’un autre ordre.

— Vous souffrez, Clarisse, et lorsqu’on souffre on mérite toujours d’être pardonné.

Elle haussa les épaules et s’essuya les yeux avec colère. Lorsqu’ils se furent quittés, ils songèrent tous deux que jamais ils ne s’étaient parlé si sincèrement.

— Ne veux-tu pas manger quelque chose ? vint dire Mme Bourgueil. Tu sais que tu n’as pas déjeuné. Il ne faut pas te rendre malade.

Clarisse écarta cette offre sans la discuter, et demanda des détails sur la consultation. Elle voulait tout savoir, de façon à combler dans son esprit le vide qu’y avait laissé son absence au moment essentiel.

— Ce qui a frappé ces messieurs, ajouta Mme Bourgueil, c’est la rapidité du mal.

Ainsi, pensa Clarisse, un coup si cruel peut être porté brusquement. Quelle injustice ! Et soudain elle crut en voir la raison. Si son père était tombé malade, n’était-ce pas à cause de la faute qu’elle avait commise ? S’il allait peut-être mourir, était-ce parce qu’elle était adultère ? Elle s’efforça de chasser cette idée, en la qualifiant d’absurde, mais elle revint hanter comme une obsession son esprit tourmenté. Gaillardoz lui avait parlé de pardon. Ce n’était pas la seule hypothèse possible : il y avait celle du châtiment. Du fond de son éducation austère monta l’écho de la colère divine qui se répercute et frappe de côté et d’autre. Elle se rappela ce dimanche matin, à la Cômerie, où la liturgie lui était apparue avec toutes ses significations, et où elle avait frémi à l’antique sévérité du Décalogue… Elle avait pensé se protéger contre les hommes en dissimulant son amour. Mais elle avait oublié Dieu, auquel on ne peut mentir, qui voit tout, et qui punit. Il serait donc possible que, pour avoir transgressé la loi, elle fût atteinte dans la personne de son père ? Ainsi sa tendresse filiale souffrirait à cause de l’autre tendresse. Non, non, ce serait trop injuste et Gaillardoz avait raison : quand on est malheureux, on est pardonné.

— J’ai oublié de te dire, fit Mme Bourgueil, que le pasteur Lachault est venu pendant ton absence.

— Ah ? Qu’a-t-il dit ?

— Il a longtemps causé avec ton père. Après il est venu me trouver. Malgré son intention visible de me réconforter, ses yeux, sa voix demeuraient impitoyables. Même sa compassion me glaça. Il a terminé en me répétant : « Que la volonté du Seigneur soit faite… » Bien sûr, je m’incline. Tu me connais, Clarisse, je ne suis pas une révoltée. Mais il est permis d’espérer que cette volonté divine nous épargnera un grand malheur.

Toutefois la Providence équilibrait peut-être le mal et le bien dans les destinées, pour racheter l’une par l’autre. L’hypothèse s’imposa de nouveau à Clarisse, dans sa rigueur biblique : ainsi, pensa-t-elle, elle aurait déchaîné elle-même ce malheur qui épouvantait sa mère. Elle se débattit contre une conclusion si inhumaine. Depuis plusieurs heures, elle était poursuivie de sentiments contradictoires, hantée d’émotions violentes. Les événements dont elle était responsable et ceux qui étaient plus forts que sa volonté s’entrechoquaient autour d’elle, se mêlaient et, d’un instant à l’autre, changeaient d’aspect, de couleur, de signification. L’horreur d’avoir été infidèle et parjure revint l’envahir tout entière. Comment, elle avait livré son être, et toute sa chair chrétienne à des caresses étrangères, et elle y avait pris un immonde plaisir ! Comment, dissimulant son impudeur sous de vertueuses paroles, elle avait entraîné dans le crime un adolescent qu’on lui avait confié, et qui était souillé maintenant, souillé par elle et les sales délices qu’elle lui avait prodiguées…

— Mais non ! s’écria Clarisse tout haut.

— Hélas ! fit Mme Bourgueil qui ne cessait de penser à son mari, peut-être…

Clarisse se couvrit la figure de ses mains. « Mon Dieu, pria-t-elle, si tu veux me punir, ne me punis pas sur un autre, mais sur moi. »

On sonna. Mme Bourgueil, que l’inquiétude poussait au mouvement, ne put s’empêcher d’aller dans l’antichambre recevoir les nouveaux arrivants. C’étaient les Henri Bourgueil. Clarisse entendit un dialogue confus, puis au bout de quelques minutes, cette phrase de sa tante :

— Oui, il a remis son départ à la fin du mois.

Elle dressa l’oreille. S’agissait-il de Laurent ? Non, mais de Nicolas qui accompagnait ses parents. Tout le monde entra dans le salon.

— Ma chère Clarisse ! fit Mme Henri Bourgueil avec une majestueuse compassion.

Le départ de Laurent… Dans cinq jours elle ne le verrait plus. Son existence, qu’il avait embellie si peu de temps, hélas ! serait vidée de sa chère présence. Elle n’entendrait plus sa voix grave, son rire brusque, ce rire presque étouffé qui n’appartenait qu’à lui. Il partirait, et tout rentrerait dans l’ordre. Et il ne reviendrait pas, et elle demeurerait sans lui toujours malheureuse, en proie à des remords qui grandiraient d’année en année pour empoisonner jusqu’au souvenir même de ce triste amour. C’était un arrachement, une amputation que ce départ. Tout ce qui s’en allait d’elle-même avec lui, comment l’exprimer ? Quel affreux sacrifice ! Laurent, Laurent ! Le cœur brisé, elle éclata en sanglots.

— Ma chère Clarisse, répéta Mme Henri Bourgueil, ne vous découragez pas. Votre père peut parfaitement surmonter cette crise. Tout n’est pas perdu.

Personne n’avait jamais vu pleurer Clarisse. Ce brusque bouleversement, si différent de sa maîtrise habituelle, remua les assistants qui mesurèrent là sa douleur filiale.

Le vieux Bourgueil, dans sa chambre aux volets tirés pour le garantir du soleil, secoué par des toux atroces, râlant parfois, anxieux de sentir l’air nécessaire se refuser de plus en plus à ses poumons, eut un désir : il voulut voir Nicolas Bourgueil, et son père l’accompagna au chevet du malade. L’entretien ne dura que quelques minutes. Mais quand les deux hommes revinrent, M. Henri Bourgueil dit, la gorge serrée :

— Mon pauvre frère…

Il ne détourna pas la tête devant l’évidence. Et même, tandis que les autres se concentraient sur la minute présente, il envisagea l’avenir, il ne put s’empêcher de voir dans ce même salon aux tapisseries bibliques, le prochain service funèbre. Esther au festin d’Assuérus, Abigaïl et Déborah mèneraient un deuil pompeux au-dessus de la foule recueillie. Sa pensée alla si vite qu’il ne s’aperçut pas qu’elle anticipait d’une manière inconvenante. « Qui présidera le service ? se demanda-t-il. M. Lachault, sans doute… La disparition de mon frère fera beaucoup de bruit. Il y aura certainement un article de fond dans le Journal de Genève, des dépêches de tous les coins de l’Europe, des orateurs officiels au cimetière. » Et, quoique profondément affligé, sa vanité de mondain attaché aux cérémonies, à l’apparat, son souci protocolaire de remplir dignement son rôle, lui firent conclure : « Ce sera un grand enterrement. »

Nicolas se tenait droit et sérieux. Cette visite au moribond qui disputait sa noblesse et sa fierté aux affres de l’étouffement, l’avait ému sur lui-même aussi bien que sur son oncle. C’était lui qui était destiné à devenir le chef de la famille. A l’heure où le seul mâle de la branche aînée allait disparaître, il gagnait une importance disproportionnée à sa personne. On avait voulu l’associer à ces instants solennels, et il s’efforçait de porter dignement le poids de sa fonction. Un jour, il serait le maître du nom, un jour viendrait donc se grouper derrière lui, avec son esprit de corps, ses armoiries, ses traditions, ses vertus, ses richesses, — la famille. Il se composa une expression d’héritier présomptif, imprégnée de majesté simple, où l’on reconnaissait la ressemblance de sa mère.

Tout le monde s’était réuni autour de Clarisse, laissant Mme Bourgueil à son larmoiement. Les voix se faisaient graves, les visages soucieux. Clarisse avait essuyé ses larmes, et répondit avec netteté aux questions.

— Quand revient le docteur ?

— A quatre heures.

— La fièvre ?

— Elle a baissé.

— Souffre-t-il beaucoup ?

— Oui. On attend des ballons d’oxygène qui le soulageront.

L’oncle Amédée survint, l’air atterré :

— Je ne savais pas, balbutia-t-il, je ne savais pas…

Il ne demanda rien, il vit bien aux figures qu’on était très anxieux. Il s’assit près de Clarisse et la regarda en attendant ce qu’elle déciderait. Être à ses côtés, c’était le meilleur réconfort. M. Henri Bourgueil aussi rapprocha sa chaise et le cercle d’inquiétude fut plus étroit. Clarisse sentit avec angoisse que tous ces gens venaient, comme à l’ordinaire, lui demander instinctivement un appui. Ils attendaient d’elle une direction morale, une parole de vérité et de raison, une attitude qui serait l’attitude juste et qu’ils pourraient copier. Or ce rôle qu’elle avait joué toute sa vie, d’être l’inspiratrice et le guide, elle devenait incapable de le tenir au moment suprême. Ils ne savaient pas qu’elle était toute faible, désorientée, victime d’un débat cruel. Avec un grand effort, elle essaya de cacher le contre-coup violent de son amour et de sa douleur. Elle ne put le dissimuler tout à fait. Mais ils prirent pour le témoignage d’une émotion légitime les marques sur son visage du désespoir et de la honte. Et ils continuèrent à trouver en elle les forces dont ils avaient besoin.

Hubert entra dans le salon. Il venait de chez son beau-père. A l’interrogation muette de tous les assistants retournés vers lui, il répondit par un signe de tête découragé et en écartant les bras de son corps, comme s’il renonçait à l’espoir. Alors Clarisse se leva. Elle imagina qu’un dernier sacrifice offert au Maître tout-puissant de la vie et de la mort, pourrait sauver son père. S’adressant à ceux qui comptaient sur elle, elle dit, d’une voix claire, presque sa voix paisible et heureuse d’autrefois :

— J’ai un mot à écrire.

Elle prit sur le bureau de Mme Bourgueil une feuille de papier et écrivit : « Mon père est mourant, partez sans jamais me revoir. Oubliez-moi comme je vous oublie. » Elle rédigea l’adresse : « Monsieur Laurent Fabre-Gilles, chez Mademoiselle Moeuffre, route de Florissant. » Puis elle colla un timbre et sortit prier le domestique de porter la lettre à la boîte.

Du vestibule elle gagna la salle à manger. Elle avait des faiblesses dans les jambes, et par instants la tête lui tournait. « Il faut que je prenne quelque chose », dit-elle tout haut. Justement, sur un dressoir, il y avait une assiette de gâteaux. Elle s’assit et se mit à les manger.

Hubert vint la rejoindre, et d’un air maussade :

— Le docteur est arrivé… Ta mère se tient chez ton père… Bien entendu je resterai en ville ce soir. Je ne puis coucher à l’appartement, n’est-ce pas ? Non. J’irai à l’hôtel… Je repasserai au bureau avant dîner… Ah ! j’oubliais : le petit Fabre-Gilles nous quitte, il est rappelé à Nîmes. Il partira dans quatre ou cinq jours.

Clarisse mangeait toujours les gâteaux. Elle eut un frisson.

— Il fait froid ici, dit-elle.

— Froid…, fit Hubert d’un air prodigieusement étonné.

Il s’arrêta brusquement tandis qu’un bruit de paroles confuses arrivait du salon. Clarisse se leva. Ils restèrent un instant à se dévisager sans se voir, puis se retournèrent vers la porte. Nicolas venait d’apparaître sur le seuil. Il était grave et intimidé. Il ne dit rien. C’était inutile : ils avaient compris.

(1914-1916.)

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