The Project Gutenberg eBook of Le mal d'aimer

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Le mal d'aimer

Author: Henri Ardel

Release date: February 23, 2025 [eBook #75447]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1904

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MAL D'AIMER ***

HENRI ARDEL

LE
MAL D’AIMER

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e

Tous droits réservés

Ce volume a été déposé au ministère de l’intérieur en 1904.

DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE

*Le Mal d’aimer
1 vol. in-16.
*Cœur de sceptique
1 vol. in-16.
(Couronné par l’Académie française, prix Montyon.)
*Rêve blanc
1 vol. in-16.
*Tout arrive
1 vol. in-16.
*L’Heure décisive
1 vol. in-16.
*Seule
1 vol. in-16.
*Mon Cousin Guy
1 vol. in-16.
*Renée Orlis
1 vol. in-16.
*Le Rêve de Suzy
1 vol. in-16.
*Au Retour
1 vol. in-16.
L’Absence
1 vol. in-16.
La Faute d’autrui
1 vol. in-16.
L’Été de Guillemette
1 vol. in-16.
L’Aube
1 vol. in-16.
La Nuit tombe
1 vol. in-16.
Le Chemin qui descend
1 vol. in-16.
L’Étreinte du passé
1 vol. in-16.
Le Feu sous la cendre
1 vol. in-16.

Les volumes dont le titre est précédé d’un astérisque peuvent être mis entre toutes les mains.

PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 25732

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

A
MADAME ROBERT MASSON

Affectueux hommage.

H. A.

LE MAL D’AIMER

PREMIÈRE PARTIE

I

Le train s’arrêta. Sur toute la longueur des voitures, une voix monotone d’employé annonça :

— Villers-sur-Mer !… Villers !

Des portières s’ouvrirent. Celle de son compartiment repoussée d’un geste vif, France Danestal — France, diminutif de Françoise — sauta sur le quai, aspirant à pleines lèvres la chaude brise d’août. Ses prunelles, très larges dans l’iris extraordinairement bleu, cherchaient tout de suite la mer, entrevue du wagon. Mais le train la lui masquait encore ; et, seulement, elle aperçut le lointain vert des coteaux boisés qu’un éclatant soleil marbrait d’ombres crues.

— Eh bien ! France, si tu voulais bien aider ta sœur à descendre son sac de voyage ? jeta Mme Danestal avec un peu d’impatience, devant la distraction de sa plus jeune fille qui obligeait la sœur aînée, la très jolie et très élégante Colette, à se débrouiller seule au milieu de ses menus bagages.

France, rappelée à elle-même, tendit les bras et reçut tous les sacs, ombrelles, châles que lui passaient en abondance ses compagnes de route ; puis elle aida sa mère, qui était un peu forte, à descendre des hauteurs du wagon. Colette, à son tour, avait sauté à terre et humait avec plaisir la brise de mer qui effleurait d’une bienfaisante caresse l’imperceptible brûlure de ses joues colorées par la chaleur de ce jour d’été.

Le train s’ébranlait vers Houlgate. Mme Danestal, volontiers tourmentée de petits soucis, interrogea, prise d’inquiétude :

— Vous êtes sûres, mes enfants, que nous n’avons rien oublié ? France, tu as bien regardé, dans le compartiment ?

— Oui, mère. Vois toi-même, nos colis, nos innombrables colis ! sont autour de nous. Maintenant, allons retrouver nos malles pour gagner l’hôtel, où peut-être il fera frais.

Vive, fine comme une Tanagra, elle se détournait et, suivant le flot des voyageurs amenés par la saison commençante d’août, elle s’engagea sur la voie à franchir, de ce pas ailé, souple, des créatures très jeunes.

Derrière elle, plus lentes, soigneuses de leurs aises, Colette et sa mère traversaient aussi, Mme Danestal trébuchant un peu sur l’acier des rails.

Tout de suite, le regard de France avait couru vers le large horizon de mer qu’elle apercevait enfin, miroitant et bleu, par delà les vergers plantés de pommiers, les bouquets d’arbres des jardins, les toitures effilées des villas. Mais au passage, les larges prunelles — où la vie luisait ardente — s’arrêtèrent retenues par une silhouette masculine campée devant la porte de sortie des voyageurs. Et aussitôt un petit sourire où il y avait de la malice, avec un peu de dédain, souleva sa lèvre expressive. Elle murmura :

— Oh ! cette Colette !… Je comprends pourquoi elle a pris tant de soin de bien remettre son voile !

Arrêtée sur le quai, elle se détournait inconsciemment, regardant sa sœur qui arrivait aussi fraîche de visage et de toilette que si elle sortait en droite ligne de sa chambre. Elle venait de voyager cinq heures, et pas une ondulation n’était dérangée sur la nuque dorée ; il n’y avait pas un faux pli sur le col de mousseline d’une impeccable fraîcheur, pas trace de fatigue sur la peau d’un éclat de fleur, rosée comme la blouse de toile de soie qui moulait une taille incomparable ; pas ombre de poussière sur la jupe coupée savamment pour trahir à souhait la ligne parfaite des hanches.

En femme habituée à éveiller l’attention partout où elle paraissait, Colette, caressée au passage par la muette flatterie des regards, avançait avec une apparente indifférence de déesse pour l’hommage des foules. Mais, tout de suite, ses yeux avaient distingué le jeune homme aux allures de clubman en villégiature qui, descendu de la charrette anglaise qu’il conduisait, attendait sur le quai qu’elle daignât recevoir son salut.

Et une bouffée de plaisir lui monta au cerveau… Allons, la partie s’engageait bien ! Paul Asseline était toujours sous le charme. A elle de profiter de toutes les facilités qu’allait lui offrir la vie de bains de mer, pour achever la conquête de ce millionnaire que souhaitaient séduire toutes ses ambitions de jolie fille du monde sans fortune et avide de luxe.

Lui, un peu rouge sous le hâle de la peau brûlée par l’air marin, s’inclinait ravi, une allégresse mal contenue dans ses yeux clairs, dont l’expression était bonne et douce, pas très intelligente. Tout à la joie de sentir dans la sienne la petite main gantée coquettement, il oubliait même de saluer France, aussi bien que de présenter son compagnon de promenade, un grand garçon d’une trentaine d’années, qui, resté discrètement en arrière, observait la scène avec une lueur de curiosité et d’amusement dans ses prunelles grises. Souriant et troublé, Asseline enfilait au hasard phrase sur phrase à l’adresse de Mme Danestal et s’excusait de sa présence à la gare.

— J’espère, madame, que vous ne me trouverez pas indiscret d’être venu ainsi vous présenter mes hommages dès la première minute de votre arrivée.

— C’est, au contraire, très aimable à vous. Mais vous en saviez donc l’heure ?

Il rougit derechef :

— Je m’étais permis de passer à votre hôtel pour m’en informer, désirant pouvoir vous offrir mes services de vieil habitué de Villers, au cas où j’aurais l’occasion très heureuse de vous être bon à quelque chose.

Correctement, il s’adressait à Mme Danestal ; mais France, autant que Colette elle-même, savait bien que, en cet instant, une seule personne existait pour lui dans la gare de Villers. Sa jeune perspicacité avait été aiguisée par les spectacles de la vie mondaine menée à la suite de sa mère et de sa sœur, aussi bien que par les conversations entendues journellement dans le milieu éclectique, très parisien et très lettré, où vivait son père, Robert Danestal, l’auteur illustre de divers poèmes, surtout de très beaux sonnets, qui lui avaient ouvert l’Institut.

Tout en aidant sa mère dans la corvée de reconnaître les bagages, elle observait d’un œil clair, un peu méprisant, les manèges de la savante coquetterie de Colette. Celle-ci, en apparence, tout occupée de ses malles, continuait, en réalité, à envelopper des grâces de son sourire et de son regard bleu tendre le jeune homme qui la suivait avec une docilité fervente de caniche ou d’amoureux.

« Il est touchant vraiment ! précisa la pensée moqueuse de France ; et elle est admirable ! C’est une artiste en son genre. Si elle ne part pas fiancée de Villers, il faudra vraiment que la famille Asseline soit prodigieusement forte. Il est vrai que ce bon Paul n’a pas l’air doué d’une volonté de fer… »

Il paraissait, en effet, un de ces excellents garçons un peu mous, d’humeur aimable et d’intelligence paisible, qui n’ont d’autre souci que de se laisser vivre aussi agréablement que possible, trouvant tout naturel de posséder une grosse fortune qu’ils seraient incapables de gagner.

Que Colette eût le talent de dominer et de diriger sa limpide volonté, et elle était sûre d’atteindre enfin ce port du mariage riche auquel, sans succès, elle essayait de parvenir depuis son officielle entrée dans le monde, quatre ans plus tôt.

Car c’était une personne pratique et point du tout sentimentale que la très jolie Colette Danestal. Ayant vu autour d’elle, depuis son enfance, de continuelles difficultés d’argent dans une maison où les fantaisies artistiques — et autres — du père, les goûts mondains de la mère, s’accommodaient fort mal de revenus plutôt modestes, elle s’était bien juré, instruite par l’expérience, d’échapper pour son compte, dans l’avenir, à de pareils soucis ! Et cela, de par la grâce de sa jeune beauté, dont elle se sentait capable d’user avec toute la science nécessaire.

A aucun prix, certes, elle n’eût suivi l’exemple de sa sœur aînée, Marguerite, qui, quelques années plus tôt, avait fait la folie d’un mariage d’amour avec un garçon de bonne famille, sans nulle fortune, et qui, depuis lors, végétait avec lui dans les pays perdus où le retenait un modeste poste dans les Forêts.

Douée d’un sens très net de la réalité, Colette savait à merveille que les filles à peu près sans dot, et cependant désireuses de se marier richement, ne peuvent exiger tous les mérites et qualités chez ceux qui daignent songer à les épouser, étant pourvus de belles rentes. Et sagement, sans grand effort d’ailleurs, elle s’était dit que si la destinée lui offrait un mari capable de satisfaire ses goûts de luxe, homme du monde autant que possible, elle le tenait quitte du reste, certaine de trouver toujours le moyen d’être, ensuite, heureuse à sa guise.

Seulement jusqu’alors, si adroite fût-elle, si fêtée partout où elle apportait le rayonnement de son joli visage, elle n’était pas parvenue à conquérir le fiancé d’élection, c’est-à-dire très fortuné, qu’elle ambitionnait, bien qu’elle s’y employât avec un art qui révoltait sa jeune sœur. Celle-ci ne le lui pardonnait pas, trop indépendante et trop fière pour admettre une excuse à cette infatigable chasse.

Presque une honte, elle éprouvait en pensant que c’était afin d’arriver au dénouement conjugal souhaité par Colette qu’avait été choisie cette villégiature à Villers, où les richissimes Asseline, fabricants de toiles d’emballage, bâches, etc., possédaient une superbe villa.

Mme Danestal, d’ailleurs, ne partageait en rien ce sentiment, ravie, au contraire, de l’empressement de Paul Asseline, en bonne mère, extrêmement désireuse de marier, et de bien marier, ses filles… A commencer par Colette, dont la beauté, l’élégance, la science de la toilette flattaient son amour-propre ; avec qui elle était en parfaite union de goûts mondains ; toutes deux dominées sans cesse par la pensée de bien remplir, avec des ressources limitées, leur personnage de femmes très « chic » dans le Tout-Paris dont elles faisaient partie.

Aussi, quand les malles retrouvées, chargées, Asseline dut se résigner à ouvrir devant elle la porte de l’omnibus, elle lui dit avec effusion :

— Combien vous avez été aimable de venir ainsi à notre rencontre ! J’espère que vous me fournirez bientôt l’occasion de vous en remercier mieux. J’irai voir madame votre mère. Mais n’oubliez pas que nous comptons sur votre prochaine visite !

— Madame, je serai trop heureux d’aller vous présenter mes hommages à l’hôtel, dès que je pourrai le faire sans vous déranger. Vers quelle heure ce serait-il possible ?

— Oh ! nous ne sortirons guère au commencement de l’après-midi… Colette et moi, nous redoutons beaucoup la chaleur. Pour ma part, je circule fort peu… Mais mes filles adorent la plage !…

Il glissa, avec autant de diplomatie qu’il en était capable :

— On y a, en ce moment, de très beaux couchers de soleil ! Je suis sûr que celui de ce soir va être magnifique !

Imperceptiblement, il s’était tourné vers Colette qu’il enveloppait d’un regard heureux et suppliant. Mais elle voyait revenir France, dépêchée par sa mère pour un renseignement, dans la gare ; et elle dit simplement, avec un sourire qui était la séduction même :

— Je ne sais trop si j’aurai le loisir de sortir tantôt, car nous allons être occupées par notre installation… Peut-être cependant, vers cinq heures et demie, pourrai-je m’échapper un instant pour descendre jusqu’à la plage… Au revoir…

Elle lui tendait la main. Il serra les doigts si fort, à l’anglaise, qu’il froissa un peu la peau fine, sous les bagues… Mais elle se montra à la hauteur de la situation et ne broncha pas, montant à son tour dans l’omnibus, d’un mouvement qui découvrit son pied menu, irréprochablement chaussé de cuir fauve. France la suivit et la voiture s’ébranla pour descendre la côte qui s’enfonçait dans le joli pays vert.

Alors Asseline, réduit à sa seule société, n’étant plus absorbé tout entier par la présence de Colette, se souvint qu’il avait un compagnon de promenade et, un peu confus, revint vers la charrette anglaise dans le voisinage de laquelle l’attendait patiemment son ami. Celui-ci avait encore en main un petit album sur lequel, pour occuper le temps, sans doute, il venait de crayonner quelques croquis.

— Mon vieux, je vous demande pardon de vous avoir ainsi laissé en panne, fit Asseline de son accent de bonne humeur. Mais je me suis trouvé retenu auprès de ces dames…

— Très bien, très bien ! je ne vous en veux pas… J’ai dessiné et ainsi le temps ne m’a pas semblé long. Vous m’aviez fourni de très intéressants modèles…

— Vous avez fait le portrait de Colette… de Mlle Danestal, veux-je dire… Je puis voir, n’est-ce pas ?

Claude Rozenne se mit à rire et ses traits s’éclairèrent d’une expression très jeune.

— Pouvez-vous voir ?… De quel droit ?… Enfin !… Regardez…

Il lui tendait le carnet ouvert et Asseline, alors, jeta une exclamation dépitée :

— Comment c’est Mlle France qui vous a inspiré ? La voici de face, de profil, de dos ! Et encore de trois quarts !… Elle est pourtant à peine jolie auprès de sa sœur…

Une lueur de gaîté flambait dans les yeux gris de Rozenne, des yeux charmants, ironiques et caressants, qui avaient une remarquable intensité de vie intelligente.

— C’est selon les goûts !… Cette Mlle France — quel singulier nom ! — a des yeux d’un bleu incomparable et qui doivent savoir dire une foule de choses… Vous n’avez pas remarqué comme sa petite tête brune est volontaire et expressive, quelle souplesse harmonieuse a le moindre de ses mouvements ?… Je vous accorde qu’elle est peut-être un peu pâle, c’est vrai ; mais ses lèvres n’en paraissent que plus pourpres et elle est modelée comme une jeune nymphe, de forme parfaite.

— Eh bien ! Rozenne, comme elle descend à votre hôtel, vous pourrez l’admirer tout à votre aise… Tenez, je vous restitue votre album…

— Pas avant d’avoir tourné la page ! Allons, Asseline, ne m’en veuillez pas de vous avoir taquiné et contemplez votre belle Colette !

Cette fois, les traits d’Asseline s’illuminèrent de plaisir… Claude Rozenne n’était peut-être encore qu’un très habile amateur, mais il était doué en artiste et son croquis évoquait vraiment la triomphante jeunesse de Colette Danestal.

— Donnez-le-moi, Rozenne.

— Pas du tout… Un homme délicat ne livre pas ainsi le portrait des jeunes personnes que son crayon croque au passage ! A moins que vous n’ayez quelques bonnes raisons à me donner pour mériter de posséder son image, je la laisse enfouie parmi ces feuillets.

Asseline haussa les épaules, un peu vexé ; mais, bien qu’il vît que son ami plaisantait, il n’osa insister. Tous deux montèrent en voiture. Asseline prit les rênes, caressa du fouet les oreilles du cheval, et la voiture roula sur le chemin qui s’élevait derrière la gare. Dans la découpure des branches étincelait l’opale de la mer et la route était ruisselante de soleil sous l’ombre mobile des arbres, dont la brise faisait bruire les feuilles. Mais Asseline ne voyait rien de ce lumineux paysage d’été ; une seule image l’absorbait et, sans doute, cette contemplation intérieure l’enchantait, car sa bonne figure aimable avait repris une expression ravie.

Son compagnon le regardait, amusé de cet enthousiasme presque juvénile. Et avec une malice amicale, il lança :

— Asseline, vous êtes un maître cachottier ! Comment avez-vous pu dissimuler si longtemps que vous étiez pareillement amoureux ?

Il s’exclama sans répondre :

— Avouez qu’il est facile de l’être d’une telle créature !

— Le fait est qu’elle est très jolie, reconnut Rozenne tranquillement.

— N’est-ce pas ?

Il avait l’air radieux, et continua :

— Elle est incomparable ! Si vous la voyiez en robe de bal ! C’est ainsi que je l’ai aperçue pour la première fois, à une grande soirée chez les Defresne…

— Et elle vous a séduit incontinent ?…

— Elle m’a ébloui, comme elle en éblouissait bien d’autres ! C’était une vraie cour autour d’elle. Je me suis fait présenter. J’ai obtenu la quatorzième valse… Eh bien ! mon ami, moquez-vous de moi… Je suis ridicule, n’est-ce pas ?

— Pas du tout… C’est un régal trop rare que le spectacle d’un grand enthousiasme pour que j’aie, le moins du monde, envie de railler… Donc vous avez obtenu la quatorzième valse et vous l’avez attendue impatiemment.

— Non, pas trop, car j’avais su découvrir une embrasure d’où je pouvais, tout à mon aise, contempler Colette… Elle bostonnait avec tant d’art, de souplesse, de grâce, que je me demande encore comment j’ai pu avoir l’audace de danser avec elle ! Enfin, comme elle est très indulgente, ça n’a pas été mal… Mais je vous avouerai que, dès le lendemain, j’ai repris quelques leçons de boston pour être à la hauteur… Et heureusement, ainsi, j’ai pu devenir un de ses danseurs attitrés… Ah ! mon ami, elle est exquise… Et je…

— Et vous l’adorez, finit Rozenne, voyant que le jeune homme s’arrêtait, saisi lui-même de sa fougue. Eh bien ! si vous l’adorez, si elle est exquise, pourquoi — excusez ma question pour peu qu’elle soit indiscrète, — pourquoi ne l’épousez-vous pas, puisque vous êtes prêt pour le mariage ?

La physionomie souriante d’Asseline s’assombrit aussitôt.

— Si j’étais seul et libre, je vous jure que ma demande serait déjà faite ; mais je suis pourvu d’une famille…

— Qui ne veut pas de votre mariage avec Mlle Colette…

— Je ne lui en ai pas parlé parce que je crains son opposition… On m’a affirmé de différents côtés que les Danestal n’ont pas de fortune et que la dot des jeunes filles est à peu près nulle… Et ce ne sont pas, en effet, les œuvres poétiques de M. Danestal qui le rendront millionnaire !

— D’autant qu’il ne les prodigue pas. Il est bien trop artiste pour cela ! Il écrit pour un cénacle de lettrés…

— Oui, c’est bien ce que j’entends dire de lui ; et je vous confierais que cette idée qu’il est, en son genre, un homme supérieur, m’intimide terriblement quand je suis en sa société, moi qui suis tout le contraire d’un artiste. En sa présence, dans son salon, je me sens devenir idiot… Je n’ai pas, moi, d’opinion, artistique ou littéraire, à émettre !… Ce que je me sens, chez lui, simple fils d’usinier ! N’était Colette, avec quel soin j’éviterais de m’y aventurer !… Elle, heureusement, n’est pas du tout bas-bleu ; c’est une vraie femme du monde, très chic ; sa sœur France est du genre du père… Elle fait des vers, de la musique. Aussi, comme elle doit me tenir en piètre estime intellectuelle, je ne me mêle jamais de causer avec elle…

— Pourtant elle semble bien simple et a l’air presque d’une enfant encore…

— Mon cher, elle m’intimide plus que Colette, presque ! Je me sens tout à fait stupide, devant elle, comme devant son père… J’aime mieux m’entretenir avec sa mère. C’est une très aimable personne, fort élégante. Vraiment, ces trois dames sont toujours si parfaitement mises, que je ne peux pas croire qu’elles soient sans fortune, comme les mauvaises langues le prétendent… Leur appartement est très confortable, un peu bizarrement arrangé à mon goût. Il est plein de bibelots artistiques dans lesquels passent, dit-on, beaucoup des revenus de la famille ; M. Danestal en a la passion !… Peu m’importerait tout cela, la plus ou moins grosse dot de Colette, si ma mère n’avait, tenace, la déplorable idée que je dois épouser une héritière.

— Ce qui serait tout à fait immoral, étant donné que vous êtes plus largement pourvu qu’un garçon de votre âge n’aurait le droit de l’être !… Allons, Asseline, ayez un peu d’énergie ! Déclarez votre flamme à votre famille, et conquérez la dame de vos pensées !

Naïvement, il avoua :

— J’espère bien qu’elle m’aidera en séduisant ma mère…

— Qui ne la connaît pas encore ?

— Si, elle l’a rencontrée trois fois dans le monde, et une quatrième au Grand Prix. Ces dames étaient dans la même tribune…

— Eh bien ?

— Eh bien ! je crois que ma mère a été un peu effarouchée par la beauté et le chic de Mlle Danestal. Vous savez, ma mère est extrêmement simple et elle a les idées de son jeune temps. Elle ne conçoit pas que les jeunes filles d’aujourd’hui soient différentes de ce qu’elle était elle-même. Et puis, elle est née, elle a grandi et vécu dans un milieu de paisibles bourgeois, tout occupés de leurs affaires… Mlle Colette, au contraire, appartient à un monde très parisien, très artiste, très intellectuel, qui ne peut lui permettre de ressembler en rien aux jeunes personnes du genre « oie blanche » que ma mère goûterait aveuglément… Tout cela est bien compliqué à arranger !

— Bah ! avec un peu de volonté et d’adresse !… Et votre père, de quel parti sera-t-il, lui ?

— Oh ! mon père sera bien plus facile à gagner. Il aime beaucoup les jolies femmes. Il a vu Mlle Colette dans le monde et il la trouve ravissante… J’espère son appui…

Et, sur cette conclusion optimiste, Asseline rasséréné activa l’allure de son cheval. Il avait hâte que sa promenade fût achevée pour être bien certain de se trouver sur la digue à l’heure où Colette Danestal y paraîtrait, peut-être…

II

A l’hôtel, Mme Danestal et Colette s’installaient avec toute leur science pratique de femmes aimant le confort, et France avec la lenteur et l’indifférence d’une enfant que la contemplation de la mer charme souverainement.

Car, de la fenêtre de sa très petite chambre, — sa mère et sa sœur aînée ayant, comme de juste, pris possession des meilleures pièces mises à leur disposition, — elle avait une vision d’océan si superbe, qu’un peu grisée par l’éblouissante clarté épandue sur les choses, par le souffle d’air vif qui frémissait dans les branches pailletées d’ombres et d’éclairs, l’oreille charmée par la musique lointaine des vagues, elle ne prenait guère souci d’ouvrir ses bagages, ayant d’ailleurs une horreur enfantine pour toutes les besognes qui incombent aux bonnes ménagères.

Elle n’entendait même pas les propos échangés par sa mère et Colette sur la première rencontre avec Paul Asseline dont toutes deux étaient fort satisfaites, ni les projets qu’elles formaient pour établir des rapports fréquents avec la famille Asseline. Assise sur le rebord de sa fenêtre ouverte, les mains abandonnées sur ses genoux, France se laissait envelopper, avec une jouissance ardente, par la brise qui soulevait autour de son front de petits cheveux légers, les yeux ravis par les lointains verdoyants des vergers feuillus, des prairies herbeuses où le vent de mer creusait d’onduleux sillons.

Et elle pensait qu’il allait faire bon, en dépit des Asseline, en dépit des trop nombreux Parisiens de leurs connaissances groupés à Villers, à Trouville, à Houlgate ; qu’il allait faire bon de demeurer quelques jours dans cette fraîche campagne, où elle était amenée par les vues ambitieuses de sa sœur Colette. Il lui semblait vraiment qu’elle trouverait possible d’oublier la mesquine partie à gagner et qu’elle allait pouvoir mener à sa guise la vie qu’elle aimait, remplie de multiples occupations.

Car, avec la même ardeur passionnée et absorbante, elle travaillait l’harmonie, composait de la musique ; lisait, en toute liberté, ce qui tentait son activité de pensée, son insatiable intelligence ; écrivait des vers qu’elle ne montrait jamais encore, jugeant que, fille d’un grand poète, il ne lui était permis d’être poète elle-même qu’à la seule condition de créer des œuvres irréprochables… Et elle était trop jalousement éprise du Beau pour ne pas se montrer très difficile.

Ah ! oui, elle était bien la vraie fille de Robert Danestal, toute vibrante comme lui au souci des choses d’art dont le charme la pénétrait et la dominait toute, illuminait sa jeune vie qui s’épanouissait ainsi dans un monde idéal, dont les spectacles la ravissaient. Aussi, mieux que personne, elle comprenait les coûteuses fantaisies esthétiques de son père, ses achats « insensés », disait Mme Danestal, de tableaux, de belles faïences, de tentures rares, de bibelots précieux ; elle comprenait le dédain qu’il témoignait pour tout travail régulier, ayant la volonté d’écrire seulement aux heures de l’inspiration, sans être jamais influencé par la préoccupation d’un gain pourtant nécessaire, quand on a de médiocres revenus, des goûts dispendieux et trois filles à doter. Et du même cœur généreux, elle lui pardonnait son égoïste recherche de ses propres satisfactions, son humeur fantasque ; même plus, son indifférence pour un foyer dont l’atmosphère mondaine, créée par sa femme et par Colette, lui déplaisait et en dehors duquel il vivait, d’ailleurs, à peu près complètement, quand il ne s’enfermait pas dans son cabinet, ouvert aux seuls lettrés. Elle estimait que les hommes illustres ne doivent pas être jugés à la mesure des simples mortels et que leurs dons supérieurs leur donnent des privilèges spéciaux. D’autant, et cela c’était son opinion de petite fille très moderne, qu’il est inutile de demander grande sagesse aux hommes, même à ceux qui n’ont pas leur gloire pour excuser leurs faiblesses.

En effet, à dix-huit ans, France Danestal avait déjà de la vie une vision terriblement claire. Elle avait grandi dans un milieu où elle entendait parler devant elle de toutes choses, discuter comme des thèses ou des questions d’art les sujets les plus délicats, même les problèmes psychologiques les plus osés. Presque fillette, à la suite de ses sœurs aînées, elle avait été lancée dans le monde où, très intelligente, le regard autant que l’oreille et l’esprit toujours en éveil, elle avait vite discerné toute sorte de vérités décevantes qui avaient trop tôt mûri sa pensée, mais en même temps lui jetaient au cœur un âpre mépris pour les vilenies, pour les grandes et pour les petites lâchetés mondaines.

Élevée dans une autre atmosphère, elle eût été, sans doute, une jeune créature vibrante et candide, vivant en plein idéal, soucieuse seulement des âmes très pures, très hautes, éprises du Beau comme elle-même. Car, en dépit des révélations que le monde lui avait faites trop tôt, elle demeurait singulièrement jeune d’impressions ; elle avait des enthousiasmes, des confiances, des naïvetés d’enfant qui contrastaient bizarrement avec sa connaissance précoce de la vie.

Jouissant d’une absolue liberté, puisque ni son père ni sa mère n’étaient jaloux de leur autorité, elle vivait moralement dans une indépendance entière, enfermée dans sa tour de cristal, d’où elle s’amusait volontiers à regarder autour d’elle, n’en sortant qu’à son gré, quand une curiosité, une source d’intérêt, un sentiment l’en attiraient. Autrement, réfugiée, cœur, âme, pensée, dans ce sanctuaire richement orné, par la nature et par l’étude, elle y demeurait étrangère à la foule banale, s’y donnait en silence d’exquises fêtes par la communion des belles œuvres, par son propre travail créateur auquel, passionnément, elle se donnait.

Et ainsi, France Danestal eût été vraiment très heureuse si la vie quotidienne ne l’avait trop souvent rejetée des régions sereines où elle planait si naturellement dans les pitoyables difficultés de la réalité. Il lui fallait entendre les plaintes et les récriminations — toujours les mêmes — de sa mère sur un manque de fortune qui devait se dissimuler… Il lui fallait assister aux fastidieuses conférences de Mme Danestal et de Colette pour arriver à être très élégantes en dépensant fort peu… Il lui fallait faire des visites innombrables, aller dans le monde à peu près chaque soir. Sur ce seul chapitre, en effet, Mme Danestal lui refusait le droit de suivre son caprice ; elle estimait que les jolies filles qui ne sont pas des héritières ne doivent point rester dans l’ombre, sous peine de pécher contre la Providence, assez bienveillante pour leur offrir le moyen de faire quelque brillant mariage.

C’était bien aussi l’avis de Colette ; et certes, de son mieux, depuis son entrée dans le monde, elle s’appliquait à aider aux favorables desseins de la Providence à son égard.

Mais elle, France, était autrement intransigeante et prétendait ne pratiquer à aucun prix le prudent conseil : « Aide-toi, le ciel t’aidera… », incapable de s’abaisser, comme Colette, à la chasse du mariage riche. D’autre part, elle aimait trop les belles choses ; elle avait, trop forte, la terreur des soucis de ménagère et des tracas d’argent pour avoir le courage d’accepter une situation tout à fait modeste comme sa sœur Marguerite… Aussi avait-elle bien vite compris que sa destinée, sans doute, serait de suivre seule son chemin dans la vie…

Et elle ne s’en attristait pas du tout. Ils lui semblaient si peu le compagnon très cher qu’elle eût souhaité, ces jeunes hommes qu’elle rencontrait dans le monde, tellement « quelconques » pour la plupart… Les jeunes poètes long chevelus, qui évoluaient dans le rayonnement projeté par la gloire de son père, l’intéressaient davantage ; mais pour la plupart ils avaient, d’eux-mêmes, une estime si manifeste, qu’elle voyait leurs ridicules autant que leur talent.

Aussi, ni aux uns ni aux autres, elle n’accordait une place dans l’existence qu’elle souhaitait se créer par l’art et le travail, n’en désirant nulle autre, dans la ferveur de ses dix-huit ans, que l’amour n’avait pas encore effleurés. Se suffire à elle-même, acquérir une indépendance qu’elle devrait à elle seule, c’était son rêve juvénile, et elle en poursuivait discrètement la réalisation avec une indomptable volonté.

Mme Danestal ne soupçonnait pas du tout pourquoi sa plus jeune fille s’absorbait dans ses multiples travaux avec une fougue persévérante. Cette mère et cette fille, malgré leur mutuelle affection, étaient si dissemblables que l’âme de France demeurait à Mme Danestal un monde inconnu où elle ne songeait guère, d’ailleurs, à s’aventurer. Indifférente, elle lui laissait faire autant de musique qu’il lui convenait, — à condition toutefois d’avoir peu de leçons à lui payer, — suivre force concerts, si elle ne devait pas débourser le prix de sa place ; s’enthousiasmer pour des compositeurs, des artistes, des chanteurs ; souhaiter les connaître et y arriver presque toujours…

Tout cela paraissait à Mme Danestal de puériles fantaisies dont, un jour ou l’autre, France se lasserait d’elle-même… Alors, elle perdrait son amour des travaux intellectuels, son souci bizarre de se rendre utile à tous les humbles qui pouvaient avoir besoin d’elle ; d’où cette lubie d’apprendre le catéchisme à quelques enfants pauvres de sa paroisse, de s’intéresser à une crèche où elle allait parfois passer des heures, jouant comme une gamine avec les petits qu’elle comblait de gâteries.

Somme toute, France Danestal s’accommodait fort bien de son existence, et ce jour-là, en particulier, tandis que, toujours immobile devant sa fenêtre, absorbée dans une contemplation ravie, elle continuait à regarder le large horizon baigné de lumière blonde.

Mais un coup frappé à sa porte la fit tressaillir soudain. Une voix expliquait d’un ton d’excuse :

— C’est le courrier de ces dames qu’on avait oublié de leur remettre.

France ouvrit et prit les lettres. Alors, elle eut une exclamation de plaisir, reconnaissant l’écriture de sa sœur aînée.

— Maman, une lettre de Marguerite pour toi ! Peut-être va-t-elle nous annoncer son arrivée.

— Nous allons voir… Viens ici me lire cette lettre ; je suis occupée dans la chambre de Colette.

France entra chez sa sœur qui, aidée de Mme Danestal, sortait de sa malle la suite de ses toilettes dont la profusion couvrait le lit, les chaises, la table, d’un charmant étalage d’étoffes claires. Très affairées toutes deux, elles ne se laissèrent pas troubler par l’apparition de la jeune fille qui, sans s’occuper de leur inattention, forte de l’autorisation reçue, se prit à décacheter la lettre.

— Mère, je puis commencer à lire ?

— Oui, si tu veux ; je t’écoute… Colette, vois, ta robe de mousseline n’est pas du tout chiffonnée ! Mets-la tout de suite dans l’armoire, avec ta blouse de taffetas blanc.

De sa voix musicale, France commençait à lire :

« Mère chérie, je t’écris à Villers, n’ayant pu commencer assez tôt ma lettre pour te l’envoyer à Paris. Enfin mes laborieuses combinaisons économiques sont couronnées de succès ! Nous allons donc pouvoir passer près de vous nos quelques jours de vacances, avant de gagner notre nouveau poste en Normandie… Et je m’en fais une vraie joie !

« Seulement, ma chère maman, l’hôtel que tu m’indiques est beaucoup trop brillant pour notre humble bourse, dont nous voyons toujours trop vite le fond. Si France — ou Colette — voulait être très bonne, elle se mettrait en quête, pour le ménage d’Humières, d’un petit logis bien modeste, bien propret, gai si possible, car, ma future maternité me rendant peu alerte, je demeurerai bien souvent, bon gré mal gré, dans mon home de passage. Aussi un jardinet serait-il le fort bien venu pour la pitoyable promeneuse que je fais en ce moment, presque autant que pour Bébé, un vrai petit campagnard, habitué au plein air… Vous verrez, d’ailleurs, comme cette vie lui est bonne et quel beau petit garçon je vous amène. On lui donnerait plutôt trois ans que deux.

« Ici, je prie instamment mes sœurs de ne pas se moquer de mon enthousiasme maternel : qu’elles soient bien convaincues que, dans quelques années, elles parleront tout à fait comme moi ! Patience ! mes chéries.

« En attendant, soyez bien gentilles et découvrez-moi vite le gîte désiré ! Je suis contente pour André que vous ayez choisi une plage voisine de Trouville, où il pourra aller chercher un peu des distractions dont il était totalement sevré dans notre petit trou, en pays de montagne. Je crois qu’il est vraiment autant que son fils, mais pour d’autres raisons, ravi d’aller à la mer, et son plaisir si évident suffirait à me faire oublier ce qu’il y a d’un peu déraisonnable à creuser une brèche dans nos faibles économies, quand nous avons en perspective une naissance nouvelle… Événement toujours coûteux !

« Mais c’est si tentant et si bon quelquefois de n’être pas tout à fait raisonnable ! J’ai donc succombé à la tentation et j’en suis bien heureuse, puisque je vais ainsi être rapprochée de vous pour quelques semaines !

« Vite un mot m’annonçant que nous pouvons arriver, André, Bob et moi ; nous en grillons d’envie et nous vous embrassons de tout notre cœur pour vous en assurer mieux. Au revoir, mère chérie, et à bientôt, n’est-ce pas ? »

France se tut et un silence d’une seconde régna parce que Mme Danestal et Colette, qui avaient poursuivi leurs rangements, étaient tout occupées à sortir leurs nombreux chapeaux de la caissette qui les enfermait, anxieuses de s’assurer que le voyage ne leur avait pas été funeste.

Cette constatation étant terminée, Mme Danestal, l’esprit en paix, réfléchit :

— Mes enfants, il faudrait tout de suite vous mettre à la recherche pour Marguerite. Toi, France, qui aimes tant à circuler, tu pourrais t’occuper de cela.

— Oui, mère, je vais voir et me renseigner. Aussitôt mon bagage ouvert, je sortirai.

— Tu vas descendre jusqu’à la plage ? jeta Colette qui fourrageait dans les tiroirs pour y installer ses richesses. Alors j’irai avec toi. Je m’habille pendant que tu fais tes rangements.

— Tu t’habilles ? Mais nous serons dehors, je crois, au moment où tout le monde désertera la plage.

— Raison de plus pour n’être pas rencontrée dans une tenue de voyageuse. Libre à toi de garder la tienne ! Moi, je désire être présentable et ne pas donner piteuse opinion de mon élégance aux gens que je croiserai !

France ne répondit pas. Paraître ! c’était le souci constant de sa mère et de sa sœur. Paraître, même au prix de misérables économies, faites sur les dépenses journalières du ménage. Être très élégantes, en usant seulement de petites couturières à bon marché, des ouvrières qu’il faut diriger, en suppléant à leur goût absent !…

De cela, Colette avait le don ; elle possédait, inné, l’art des chiffonnages coquets faits avec des riens, des chapeaux inimitables créés par la seule adresse des doigts. Seulement, cet art de s’habiller qu’elle pratiquait savamment, elle aspirait de tous ses désirs à cesser de l’exercer sous cette forme économique.

France était revenue dans sa chambrette et, machinalement, se décidait enfin à défaire sa malle, à organiser son très petit home. Mais sa pensée était distraite, donnée toute à sa sœur Marguerite.

Elle l’avait tant aimée, cette sœur aînée, pour elle si tendrement maternelle, dont l’affection avait été la joie de sa jeunesse de petite fille ; qu’elle avait si désespérément pleurée tout bas, quand le mariage la lui avait enlevée. Alors, la seule pensée du bonheur de Marguerite avait pu consoler un peu sa détresse silencieuse.

Mais ce bonheur, la jeune femme le possédait-elle, ainsi qu’elle l’avait espéré ? C’était une question qui, bien souvent, hantait la pensée de France quand elle songeait à sa sœur. Depuis le mariage de Marguerite, toutes deux avaient été bien rarement réunies et les yeux clairvoyants de la jeune fille n’avaient pu observer Marguerite dans sa nouvelle vie. Jamais ses lettres n’avaient enfermé un mot de déception ou de regret. Elle parlait toujours tendrement de son mari et plus encore de son fils ; ne se plaignait jamais de sa situation modeste, de son isolement dans un village des Alpes où la retenait le poste de son mari.

Pourtant, France avait l’impression qu’une sourde mélancolie pénétrait l’âme de sa sœur. Et avec l’anxiété de son cœur aimant, elle en cherchait le pourquoi.

Mais enfin Marguerite allait arriver. Alors, peut-être, vivant quelques jours près de la jeune femme, elle acquerrait la bienfaisante certitude de s’être trompée dans ses craintes. Et ce serait si bon, si bon !…

— France, es-tu prête ? Voici qu’il est déjà cinq heures et demie, appela Colette.

— Si tard, vraiment ?… J’ai fini. Je mets mon chapeau et je viens. Pars sans m’attendre si tu es trop pressée.

— Du tout, du tout, fit Mme Danestal. Il est beaucoup mieux que, pour la première fois, vous sortiez ensemble et n’ayez pas, chacune de votre côté, l’air d’une princesse errante en quête d’un chevalier !

France se mit à rire gaiement :

— Oh ! mère, jamais personne ne me prendra pour une princesse, surtout dans ma tenue de voyageuse, comme dit Colette.

Tout en parlant, elle piquait l’épingle de son canotier, et ce mouvement qui cambrait un peu sa taille en arrière, avait cette grâce souple si vite remarquée par l’œil d’artiste de Claude Rozenne.

Sur le seuil de la chambre apparaissait Colette, impatiente de partir. Tout habillée de serge blanche, elle était si délicieusement blonde sous le nimbe de sa grande capeline de paille, fleurie de bleuets, qu’une fois de plus France pensa que sa sœur avait vraiment raison de se sentir de force à gagner toutes les parties. Et apercevant dans la glace, auprès de l’éblouissante apparition, sa menue silhouette encore emprisonnée dans le sobre costume tailleur, elle remarqua, amusée :

— On dirait la petite Cendrillon accompagnant sa brillante sœur !

Sans qu’elle s’en doutât, Mme Danestal eut la même pensée quand, de sa fenêtre, elle les vit toutes deux sortir de l’hôtel.

La mer était haute, distillant dans l’air plus frais sa vapeur saline. Des vagues nonchalantes mouillaient le sable d’ondulations molles, ombrées de rose et de pourpre par le soleil qui s’abaissait lentement vers les eaux paisibles, ponctuées d’écume.

La grande chaleur était tombée et dans la tiédeur du crépuscule approchant, les promeneurs se faisaient nombreux. Sur la route qui longeait la mer, bordée par les villas, des équipages filaient, revenant de Trouville, dont le lointain s’effaçait dans une brume sablée d’or. Les baigneurs arpentaient la digue, les hommes en tenue de plage, les femmes en robes claires, laissant avec une indifférence coquette leur jupe frôler l’allée de planches.

France, attirée par la mer, avait suivi sa sœur qui se dirigeait vers la plage. Mais, tout de suite, avant d’y atteindre, ce fut l’apparition de visages connus, des connaissances retrouvées, l’échange de propos de bienvenue qui immobilisaient, presque à chaque pas, les deux jeunes filles.

Pourtant, à la grande surprise de sa sœur, Colette ne semblait pas soucieuse de s’attarder à ces papotages dont elle était d’ordinaire si friande ; et même, elle proposa :

— Veux-tu que nous descendions sur le sable ?

— Oui, nous serons ainsi plus près de la mer.

Vive, France s’engagea sur l’escalier de la digue, craignant que Colette ne se ravisât. Tout bas, elle s’étonnait que sa sœur consentît ainsi à s’aventurer sur le terrain mouvant où s’enfonçaient leurs pieds chaussés de souliers…

Mais soudain elle cessa de s’étonner. Devant une gigantesque ombrelle bigarrée de raies rouges et blanches, des jeunes gens causaient avec Paul Asseline, arrêté au pied même de l’escalier. Une petite rougeur courut comme une flamme sur la peau mate de France, et ses sourcils, soudain rapprochés, donnèrent à son jeune visage une expression volontaire et irritée. Elle comprenait que Colette avait dit à Paul Asseline qu’elle viendrait ; il l’attendait, et Mme Danestal, sachant ce rendez-vous, avait, pour sauvegarder les apparences, fait en sorte que sa plus jeune fille y figurât…

Une révolte la secoua tout entière. Que Colette agît comme bon lui semblait, mais qu’elle ne la fît pas servir à la réussite de ses manœuvres mesquines !… Et elle s’apprêta à passer sans s’arrêter, pour se rapprocher de la mer.

Inutile intention ! Déjà Asseline était devant elle et sa sœur, s’inclinant en des saluts profonds ; et Colette s’arrêtait aussitôt. Sur ses lèvres fines flottait le sourire avec lequel elle savait ensorceler les cœurs simples.

— Voyez, nous voilà, malgré tous nos soucis d’installation. Mais vous nous aviez annoncé un si beau coucher de soleil que nous avons voulu en avoir le spectacle !

— Et ne le trouvez-vous pas à votre gré ? demanda-t-il, timide, lui offrant l’hommage de son regard ravi.

— Oh ! si, tout à fait superbe !

— Alors pour le contempler mieux, voulez-vous venir un instant vous asseoir sous la tente de ma mère ? Elle aura très grand plaisir à vous voir.

Claude Rozenne, qui entendait, debout à quelques pas, eut une imperceptible moue dubitative devant cette chaleureuse invitation. Mais Colette n’hésita pas à affronter l’accueil revêche de Mme Asseline, qu’elle avait déjà expérimenté plusieurs fois. Elle se sentait assez en beauté pour se laisser voir à la terrible mère de Paul Asseline et surtout à son père, qu’on disait très sensible au charme féminin.

Aussi, sans souci du blâme qu’elle devinait dans les yeux de France, elle se rapprocha du cercle au milieu duquel trônait une femme maigre, bourgeoise de type, de toilette, d’allure, dont les cheveux blanchissants étaient lissés en bandeaux réguliers, sous un grand chapeau rond de paille noire.

Un pli dur creusa son front quand elle vit paraître son fils accompagné des deux jeunes filles et son visage mince prit une expression désagréable à souhait. Mais Colette ne sembla pas s’en apercevoir, pas plus que de la flatteuse attention éveillée, par son approche, dans la partie masculine du groupe. Avec une grâce souriante, elle saluait la vieille dame qui répondait à ses paroles aimables par un maussade :

— Je ne m’attendais guère, mademoiselle, à vous retrouver ici… Je vous croyais quelque part en Allemagne avec votre père… Vraiment, votre arrivée est pour moi une vraie surprise !…

— Mon père, en effet, est allé à Bayreuth pour y entendre exécuter, à son gré, la musique de Wagner, fit Colette toujours souriante.

Aucune attaque ne la désarçonnait.

— C’est une bien bizarre fantaisie dont il saura le prix. Il paraît que, seuls, les gens fortunés peuvent s’aventurer sans grande imprudence dans ce sanctuaire artistique… Les petites bourses s’y trouvent rapidement vidées…

L’intonation de Mme Asseline était si insolente qu’un éclair flamba dans les prunelles de France. Une vive réplique lui montait aux lèvres. Colette le devina, et aussitôt elle jeta, tranquille, sans paraître avoir remarqué l’impertinente intention de Mme Asseline :

— Je crois qu’il est, en effet, plus difficile de s’y bien gîter qu’à Villers, où les hôtels paraissent fort bien. Nous sommes, à la première impression du moins, très satisfaites du nôtre.

De sa manière tranchante, Mme Asseline interrogea :

— Vous êtes à l’hôtel du Cercle ?

Elle avait choisi parmi les maisons de second ordre. Son fils, qui semblait au supplice, ouvrit la bouche pour protester ; mais déjà Colette répondait avec son même joli sourire :

— Oh ! non, madame, nous sommes descendues à l’hôtel des Anglais.

C’était, incontestablement, le premier de Villers. Mme Asseline en fut un peu saisie.

— Vous êtes ici pour quelques jours, mademoiselle ?

— Un mois environ, madame… Plus, si nous nous y plaisons.

Mme Asseline ne répliqua rien, cette fois. Des appréciations se croisaient maintenant sur les mérites respectifs des hôtels ; et un allié survenait à Colette en la personne de M. Asseline père, un gros homme de face commune, très intelligente. Arrivé depuis quelques secondes, il la contemplait du même œil admiratif dont il eût considéré une princesse de féerie.

Alertement, il se rapprocha du cercle présidé par sa femme et, se présentant lui-même avec une bonne humeur familière, il offrit une chaise à Colette, sous l’ombrelle. Sans hésiter, elle accepta et se mit à causer avec toute son aisance de femme du monde.

Mais France, elle, se dérobant à l’invitation, descendit jusqu’à la mer. Elle était frémissante encore de l’impertinence à peine déguisée de Mme Asseline… Et aussi de la lâcheté de sa sœur qui, par ambition, acceptait les dédains d’une parvenue.

Ah ! oui, c’était bien une parvenue que cette vaniteuse millionnaire, si stupidement fière parce que son mari avait gagné des centaines de mille francs à vendre des toiles d’emballage.

Un pli de dédain crispa la bouche de France, tandis que son pied broyait le sable comme elle eût voulu pouvoir broyer les sottes prétentions de cette vieille dame omnipotente, à qui elle rendait largement mépris pour mépris. De son père, elle tenait une antipathie un peu enfantine pour les gens et choses du commerce, pour les remueurs d’argent, qu’elle considérait comme d’une race inférieure à celle des artistes et de tous les travailleurs du cerveau.

Aussi, il lui semblait odieux que sa sœur voulût entrer dans un tel monde parce qu’elle avait, comme ceux qui y figuraient, un impérieux besoin de luxe.

Ah ! l’argent, toujours l’argent !

Comme France eût voulu pouvoir en gagner, afin d’acquérir l’indépendance qu’il donne ! Mais le moyen, puisqu’il ne lui était pas permis de travailler en toute simplicité, comme font les filles pauvres ?… Que de grand cœur, pourtant, elle eût, par exemple, donné des leçons !

Il n’y fallait pas songer. Elle appartenait à la phalange des femmes du monde ; elle devait y rester et même s’arranger pour faire bonne figure parmi les plus élégantes ; trahir le moins possible sa passion pour ses études musicales, ses occupations littéraires et surtout le secret espoir qu’elle gardait jalousement de leur devoir, peut-être, plus d’indépendance matérielle.

Ce serait difficile, soit. En effet, que vaut un travail de femme ?… Mais elle voulait tenter la chance, dût-elle être vaincue… Après tout, si elle avait rêvé l’impossible, elle aurait, du moins, connu la jouissance incomparable du travail créateur. Elle aurait vécu dans le monde merveilleux où l’art l’emportait heureuse, enivrée, oublieuse de tout ce qui, dans la réalité, lui semblait triste ou décourageant.

A toutes ces choses, elle pensait confusément, bercée par la rumeur grave de la mer qui, peu à peu, l’apaisait, écartait d’elle toutes les pensées étrangères à ce crépuscule teinté d’or vert, de lilas, de bleu tendre rayé de pourpre, dont la sérénité superbe la pénétrait comme une joie.

Recueillie en son rêve, elle ne s’apercevait pas que sa sœur était venue la rejoindre, escortée par Paul Asseline et Rozenne. Mais tout à coup, derrière elle, monta la voix de Colette ; et le seul accent de cette voix eût suffi pour lui révéler que la jeune fille s’adressait à Asseline.

Elle ne se détourna pas, ne voulant ni les voir, ni entendre leurs paroles. Elle resta immobile, le visage vers la mer dont les vagues mouillaient le sable à ses pieds. Mais Colette, impatiente, appela :

— France ! France !… Veux-tu t’arracher une seconde à ta contemplation !

— Pour ?… interrogea-t-elle, se retournant enfin.

Le reflet pourpre du couchant rosait son visage. Autour des tempes, la brise soulevait de petits cheveux légers qui semblaient poudrés d’or.

— Pour que je puisse te présenter un ami de M. Asseline qui s’intéresse, comme toi, à toutes les choses d’art et se trouve, lui aussi, au nombre des pensionnaires de l’hôtel des Anglais, M. Claude Rozenne.

Le jeune homme s’inclina très bas. De toute évidence, il ne s’attendait pas à cette brusque présentation qui était littéralement imposée à France et dont il la sentait froissée comme d’une indiscrète intrusion dans son intimité. Elle avait salué d’un léger signe de tête, en silence, ses traits expressifs ombrés d’une imperceptible hauteur, sans un sourire sur les lèvres ni dans la profondeur bleue du regard.

Alors, profitant de ce que le duo recommençait entre Asseline et Colette, il dit :

— Voulez-vous bien m’excuser, mademoiselle, de cette présentation inopinée dont je suis confus. Ayant appris qu’un même toit est destiné à nous abriter à Villers, j’avais exprimé à mademoiselle votre sœur le désir de ne pas demeurer un inconnu pour vous ; mais je n’aurais jamais voulu être un importun.

Il avait parlé très simplement. Elle le sentit si sincère que, le souffle de révolte, qui avait passé dans son âme impressionnable, s’apaisa soudain et un léger sourire, cette fois, éclaira sa bouche.

— Ne vous excusez pas trop, monsieur, vous me rendriez confuse à l’idée que mon accueil a été bien maussade. Mais si vous aimez la mer, vous ne vous étonnerez pas du désir que j’avais de jouir, dans la solitude, de ma première rencontre avec elle, cette année.

Il eut vers elle un regard où s’éveillait une curiosité.

— Vous aimez la mer à ce point ?

— C’est une vieille passion. Quand j’étais petite fille, non seulement je l’adorais pour ses multiples beautés, mais je l’enviais, oh ! combien ! parce qu’elle était pour moi le symbole de l’indépendance suprême !…

— Qui vous paraissait le bien par excellence ?

— Mais vous pouvez parler au présent ! fit-elle prestement d’un accent de telle conviction que, de nouveau, il la regarda avec une surprise où il y avait de l’amusement.

Elle s’en aperçut et un sourire très gai fit luire ses petites dents.

— Je crois, monsieur, que je viens de vous faire une déclaration bien imprudente, étant donné que notre connaissance de fraîche date m’empêche de prévoir quelles conséquences vous pourrez bien en tirer et quelle réputation j’y gagnerai ! Ne me prenez pas, je vous prie, pour une façon d’anarchiste en herbe, parce que j’ai, comme tout le monde, je suppose, mes heures de révolte contre les obligations de toute sorte qui emprisonnent les individus civilisés !

— Quand ils ont la trop grande bonté d’en avoir cure ! Je regrette, mademoiselle, de n’avoir point qualité pour vous démontrer, avec preuves à l’appui, combien ils ont tort… Je me le suis prouvé à moi-même, dès que j’ai eu l’âge de mener à bien un semblable raisonnement. Et je m’en suis trouvé à merveille !

Il parlait gaiement, son accent de badinage saupoudré d’une imperceptible ironie. Et France pensa que lorsqu’il voulait s’en donner la peine, ce grand garçon, dont le sourire était si spirituel, devait être un très agréable causeur.

Qui était-il ?… Un ami de Paul Asseline ?… Pourtant il paraissait d’une tout autre essence intellectuelle, et ce ne devait pas être un marchand de quelque chose, celui-là… Elle en était bien sûre. Il n’avait ni la physionomie, ni l’allure, ni les manières d’un homme qui vend quoi que ce fût. Colette avait dit qu’il aimait les beaux-arts. C’était vague comme renseignements.

Elle songeait à cela, intéressée peut-être parce qu’elle sentait rôder autour d’elle l’attention de cet inconnu ; et tandis que son ombrelle dessinait des arabesques sur le sable, elle répliqua, un sourire amusé retroussant sa lèvre :

— Alors, vous pouvez toujours vivre à votre guise, uniquement parce que vous le voulez ? Que vous êtes donc privilégié, monsieur !

— Je fais, du moins, tout ce que je puis pour arriver à cet agréable résultat ! C’est chez moi affaire de vieille habitude… Il paraît, — je vous adresse toutes mes excuses de me citer, mademoiselle, mais j’interviens ici seulement à titre d’humble exemple pour la démonstration de ma thèse, — il paraît que j’ai été un petit garçon très gâté, comme le sont les enfants uniques d’une mère veuve. C’est une douce habitude qui m’a été donnée, si douce que, devenu grand garçon, je ne me suis pas senti capable d’y renoncer. Seulement, il me faut me gâter moi-même à présent. Et je m’y emploie de mon mieux, en ne faisant que ce qui me plaît !

— Et il y a beaucoup d’occupations et de choses qui vous plaisent ? interrogea-t-elle un peu moqueuse.

— C’est selon les jours, fit-il du même ton de gaîté fine. La nature et l’expérience m’ont donné le goût du changement, source de plaisirs incomparables et sans nombre. Et, jusqu’à nouvel ordre, je me délecte à cette source par excellence. Avouez, mademoiselle, qu’il n’en est pas de plus exquise pour les dilettantes que nous sommes tous, plus ou moins, en cette aube du vingtième siècle.

Elle eut un souple mouvement de tête qui protestait :

— Mais non, je n’avoue pas. Et pour cause ; je ne suis pas du tout inconstante dans mes goûts…

— Moi non plus ! c’est-à-dire dans certains de mes goûts. Par exemple, j’adore dessiner, ce qui n’empêche qu’il y a des jours où la flânerie me paraît une jouissance tellement supérieure que l’idée même de toucher un crayon me semble une profanation. Aussi, en punition de ma nonchalance, suis-je condamné à demeurer confondu dans la foule des très humbles amateurs…

— Alors que vous auriez pu être…

En riant, il dit :

— Peut-être un artiste très remarquable… Que sait-on ? Malheureusement, je suis d’une paresse que la campagne accentue de façon terrible. La nature m’offre alors tant de belles choses à contempler, que je ne trouve plus ni le goût ni le loisir de « croquer » mes semblables !

Une ironie, joyeuse et légère, imprégnait encore ses paroles. Pourtant France eut l’impression que, très profondément, il devait être capable de sentir le charme ou la splendeur des choses créées. Son regard, qui jaillissait si vif sous l’arcade du sourcil, s’était tourné vers la mer, devenue pareille à une nappe immense de métal sombre, striée d’éclairs d’argent ; et il ne s’en détournait plus, suivant la course onduleuse des vagues sous le ciel qui était couleur de perle.

Une instinctive curiosité flottait dans l’esprit de France, de découvrir quelle sincérité enfermaient ses paroles. Mais la voix de Colette s’éleva de nouveau, appelant avec insistance :

— France ! France ! Viens vite !… Il est l’heure de rentrer… Nous sommes en retard déjà ; j’entends sonner la cloche de l’hôtel…

III

C’était l’heure de la haute mer.

Par le chemin de la digue, blanche de soleil, par les jolies rues claires aux lointains ombreux, les promeneurs affluaient vers la plage. Avec un entrain souriant, ils venaient sans hésitation s’écraser sur l’étroite terrasse de planches attenant à l’établissement des bains, d’où ils pouvaient suivre de tout près les évolutions des baigneurs, en particulier des baigneuses, tout en papotant, potinant, flirtant à souhait, sous l’ombre protectrice des tentes que brûlait le soleil d’août.

Et le spectacle était joli de toutes ces élégances féminines, baignées par l’air lumineux dans le cadre clair des sables et de l’eau bleue dont l’horizon s’estompait sous la brume des journées très chaudes.

Pourtant, France, qui sortait de la petite salle où elle se réfugiait en dehors de l’hôtel pour faire de la musique, se détourna alertement de la brillante cohue ; et, les yeux ravis par la houle éblouissante du large, elle se mit à gravir la montée de la falaise.

Car il y avait, sur la hauteur, une allée verte, toujours solitaire le matin, où elle trouvait délicieux d’aller travailler en paix, devant l’infini des eaux dont le chant la berçait. Avec une ardeur d’enfant, elle se hâtait pour y arriver, insouciante du soleil qui flamboyait sur le chemin sans ombre. A peine même elle en avait conscience, tant elle était encore toute dans le monde merveilleux où la musique lui faisait vivre des minutes incomparables.

Les harmonies continuaient de chanter dans son âme, dans sa pensée toute vibrante, dans ses nerfs demeurés frémissants. Et la fièvre exquise que la musique allumait en son être avivait encore l’éclair bleu de son regard, rosant la mate transparence de la peau.

France allait vite, un peu grisée par la jouissance de marcher dans la lumière, enveloppée par le grand souffle du large dont la fraîcheur baignait son visage que l’ombrelle dédaignée ne protégeait pas, sa main dégantée serrant son livre et le buvard qui enfermait « ses paperasses », comme elle disait.

Sur le haut de la falaise, au moment de gagner l’ombre de l’allée, elle s’arrêta, regardant les yeux mi-clos, car l’intense clarté l’éblouissait, l’horizon large, où se fondaient, en un délicat lointain, les eaux et le ciel ; puis plus près, à ses pieds, l’étendue blonde des sables que longeait l’étroit chemin de la digue… Et soudain, un petit sourire retroussa ses lèvres. Sur la chaussée de pierre, parmi le flot des promeneurs, elle apercevait, en silhouette menue, Colette qui marchait correctement entre sa mère et Asseline, tous trois avançant d’une allure flâneuse de créatures privilégiées qui n’ont qu’à se laisser vivre.

Elle pensa, moqueuse :

« Vraiment, ils ont déjà l’air tout à fait famille. Madame Asseline, l’heure de votre défaite approche, croyez-en mon expérience ! Ah ! vous n’étiez pas de force à lutter avec une femme aussi jolie, aussi résolue et volontaire que ma sœur Colette… »

Immobile, elle regardait le groupe s’éloigner, dominé par l’ombrelle rouge de Colette, qui semblait une large fleur dressée vers le ciel clair… Et alors, seulement, elle remarqua un autre promeneur qui marchait près d’Asseline, très grand, d’une sveltesse robuste, dont elle connaissait bien l’allure, maintenant, Claude Rozenne.

Et, de nouveau, le sourire de malice courut sur sa bouche. Elle savait très bien que si celui-là avait soupçonné quels yeux le regardaient, il aurait aussitôt cherché, et sûrement trouvé, un moyen d’aller rencontrer, par hasard, la petite personne à qui appartenaient les yeux dont le bleu de lapis le charmait…

Mais il n’en pouvait rien soupçonner. Nulle intuition ne l’avertissait ; il continuait à causer, sans doute, avec cette ironie subtile, joyeuse et nonchalante qui lui était familière… Et, peut-être, — sans vanité, même avec toute sorte de raisons, elle pouvait le penser, — il cherchait à apprendre quels étaient, pour ce jour-là, les projets de promenade de « l’insaisissable Mlle France », comme il la qualifiait avec un peu de dépit.

Cette idée traversa son cerveau de fillette, sceptique déjà sur la valeur des admirations masculines. Alors elle secoua sa jolie tête volontaire, pour en chasser les réflexions oiseuses, et reprit sa marche vers la paisible allée qu’elle aimait, véritable coulée de verdure qui s’arrêtait court sur l’horizon de la mer.

Sous le dôme léger des branches, la chaleur s’apaisait vraiment un peu. Joyeusement, France respira cette fraîcheur soudaine et s’arrêta encore pour contempler, sur la mousse, le jeu mouvant des ombres et des clartés ; et plus loin, le miroitement radieux des eaux, entrevu à travers la dentelle des herbes frêles qui hérissaient la falaise.

Puis, d’un geste vif, elle enleva son chapeau, écarta les cheveux fous dont le vent nimbait son front, et les mains croisées sur son buvard entr’ouvert, elle demeura immobile, assise dans l’herbe, les prunelles rêveuses, songeant à mille choses imprécises qui flottaient dans sa vivante pensée.

Mais la brise souleva soudain les pages du cahier fermé devant elle. Alors, elle baissa la tête vers les feuilles ainsi agitées et, au passage, ses yeux virent la date écrite la veille même sur ce cahier où elle aimait à causer avec elle-même, « 19 août ».

Le 19 août ! Déjà tant de jours, trois semaines qu’elle vivait sur cette plage souriante ; des jours qui tous, ou presque tous, avaient laissé leur empreinte légère, délicate ou profonde dans son cœur, dans sa pensée. Cette empreinte, elle n’avait qu’à feuilleter les pages griffonnées presque quotidiennement pour la retrouver… Tout à coup, une curiosité la prenait de retrouver toutes ces impressions, si multiples et si complexes qu’elle n’eût vraiment su dire de quelle trame lumineuse, sombre ou grise, elles étaient faites.

Son doigt distrait tournait les feuillets. Au passage, sur l’un d’eux, un nom l’arrêta, « Marguerite »… Elle lut, quelques lignes plus haut, « 6 août ! »… La date de l’arrivée de sa sœur. Qu’avait-elle écrit ce jour-là ? Quelles avaient donc été ses impressions de la première heure qu’elle ne se rappelait plus très nettes, maintenant que d’autres, nées du rapprochement de leurs deux vies, les effaçaient peu à peu ?…

« 6 août.

« Marguerite arrive !… Marguerite est arrivée !… Et en moi, c’est un chaos où se heurtent la joie, la surprise, l’anxiété, et aussi une tristesse que je voudrais tant qualifier d’absurde !…

« Est-ce Marguerite ou moi qui ai changé ? Non, je ne peux plus retrouver en elle la Marguerite d’autrefois, la Marguerite de ses fiançailles. Au fond de ses yeux, j’ai aperçu le je ne sais quoi qui imprégnait ses lettres de mélancolie. Il y a quelque chose de résigné, je dirais volontiers de désillusionné, dans leur expression de douceur pensive… Ah ! si je pouvais croire que son état présent de fatigue en est la cause !…

« Depuis ce matin, mon cœur avait des sursauts de joie, chaque fois que cette délicieuse pensée se précisait dans mon esprit, « c’est aujourd’hui, aujourd’hui ! que Marguerite arrive !… » O ma chère grande sœur, par personne ta présence n’a jamais pu être désirée davantage qu’elle l’a été ce matin par ta « petite enfant » d’autrefois !… J’en avais la fièvre !…

« Pour occuper mon impatience, je suis retournée encore dans la toute petite maison — si modeste, hélas ! — que je suis enfin arrivée à lui découvrir, presque dans la campagne, avec le bout de jardin, — plutôt de jardinet, — qu’elle souhaitait tant pour elle et surtout pour son petit Robert, dit Bob. Afin que ce minuscule logis lui paraisse plus hospitalier, j’y ai prodigué les fleurs, faisant de mon mieux pour rendre moins criante cette affreuse banalité des maisons de passage.

« Enfin l’heure, l’heure bienheureuse ! est venue, de partir pour la gare. Mais, tout à coup, à voir si proche, maintenant, la minute que j’avais tant désirée, il me prenait une peur folle de retrouver Marguerite autre, trop différente de la Marguerite qui a été la lumière, la joie, la passion aussi de ma jeunesse de petite fille. Deux ans que je ne l’avais vue, après la naissance de Bob !… Elle vivait dans son village des Alpes, au bout de la France, et le voyage était très cher pour aller la voir… Dans la famille Danestal, l’élément féminin ne se permet que les voyages… utiles !

« Maman et Colette, qui détestent la marche, sont parties pour la gare en voiture. Moi, je m’en suis allée toute seule, librement comme j’aime, mais avec le regret que le ciel se fût voilé, devenu d’un gris très doux, un peu mélancolique… Ce n’était pas le ciel de fête que j’avais rêvé… Dieu ! que de souvenirs de mon court passé me revenaient au cœur…

« Vraiment, ce que je possède de meilleur en moi, je le dois à Marguerite… Ah ! si, malgré les apparences, je ne suis pas tout à fait, du moins pas trop profondément, une jeune fille modern style, avec tout ce que l’expression peut enfermer de moins que flatteur dans les jugements maternels, — et masculins aussi, — c’est bien à elle que je le dois ! C’est elle qui m’a sauvée de… ce que j’aurais pu être… Aujourd’hui encore, comme au temps où j’étais fillette, je ne pourrais supporter, même à travers la distance, le blâme de ses yeux.

« En ce temps de ma toute jeunesse, ils étaient toujours un peu pensifs, ces chers yeux, — couleur des fleurs de lin, — sans doute, parce que ma grande sœur avait vu et compris trop de choses, rien qu’en regardant tout près, autour d’elle… Que de fois elle a apaisé des orages où semblait devoir périr notre pauvre foyer ouvert à tous les vents, et ainsi empêché peut-être entre père et maman une de ces séparations sur lesquelles on ne revient plus… Maman le sait bien tout ce qu’elle aussi doit à Marguerite… Seulement, mon Dieu ! son existence continue à être tellement occupée de soucis divers qu’elle n’a guère le loisir de songer à ces choses du passé…

« J’en avais, moi, la pensée toute remplie encore, quand, enfin ! le train est apparu, en retard à son ordinaire. Mon cœur battait stupidement… Les wagons se sont arrêtés. Les portières se sont ouvertes. Sans bouger, figée dans mon émotion, je crois, je cherchais des yeux Marguerite… C’est André que j’ai vu apparaître. Pas changé, lui, toujours joli homme, mince, blond, n’ayant rien perdu de son allure de clubman très chic, appartenant à une authentique noblesse, ruinée. Il a pris dans ses bras un beau petit garçonnet qu’il a mis sur la terre, d’où maman l’a enlevé incontinent. Puis il a tendu la main à Marguerite pour l’aider à descendre. Je me suis glissée dans le flot des voyageurs… Mon regard l’a enveloppée, et avec quelle tendresse… Ah ! c’était bien toujours son visage fin, mais effilé et pâli, ses yeux clairs, très doux, très aimants, — un peu graves, — son sourire charmant… Cependant comme j’ai eu, forte, l’impression de retrouver une Marguerite autre que celle dont la présence, jadis, était ma gaîté !

« Peut-être, après tout, l’ai-je trouvée différente, surtout parce que sa future maternité la déforme déjà un peu, rejetant vers un passé bien enfoui le souvenir de sa svelte silhouette de jeune fille.

« Nous nous sommes embrassées… Mal, devant tous ces étrangers. Pourtant, ces baisers-là, c’étaient nos deux cœurs qui les donnaient…

« André, très aimable, avec une courtoisie joyeuse, s’empressait autour de nous, et, évidemment ébloui par la beauté de Colette, l’aspergeait de compliments discrets et délicats, tant et si bien qu’il en oubliait tout à fait de s’occuper de ses bagages. Maman, cessant d’être en contemplation devant Bob, s’est tout à coup avisée que Marguerite était seule à chercher ses malles ; et alors, heureusement, elle a dit les mots qui me brûlaient les lèvres et que je n’osais articuler :

«  — André, aidez donc votre femme à rassembler vos bagages… Elle se fatigue à le faire. C’est très mauvais pour elle !

« Il y avait un peu d’impertinence dans la voix de maman. Mais André n’en a pas paru troublé du tout. Il s’est mis à rire gaîment et a répliqué :

«  — Ma mère, je suis tout à fait de votre avis… Mais détrompez-vous si vous croyez que Marguerite me céderait sa place en la circonstance !… J’imagine que je lui inspire à peu près autant de confiance que Bob lui-même… Marguerite, comme toutes les femmes, — excusez-moi, — ne trouve bien que ce qu’elle fait elle-même !

« Tout en parlant, par hasard, il avait tourné la tête de mon côté. Je ne sais ce qu’il pouvait y avoir au fond de mes yeux ; mais, nos regards s’étant croisés, l’expression de son visage a changé ; son front s’est rayé d’un pli… Et, aussitôt, il nous a quittées pour aller vers Marguerite qui, finissant de donner des ordres, se rapprochait de nous, un sourire sur sa pauvre figure amaigrie où paraissaient presque trop grands ses yeux que la fatigue cernait…

« Vraiment, je n’ai goûté le bonheur de la revoir que quand, enfin, elle a été dans sa toute petite maison, assise devant son minuscule jardin où, tout de même, il faisait très bon, très frais ; où flottait une exquise senteur de réséda et d’héliotrope.

« Maman, exultant d’avoir un beau petit-fils, avait emmené Bob pour que Marguerite pût se reposer un peu. Colette et André causaient, sans beaucoup s’occuper de la propriétaire qui prétendait accomplir tout de suite la formalité d’un rigoureux inventaire… Moi, sous prétexte d’aider Marguerite à déballer ses malles, j’étais restée près d’elle ; un désir fou me bouleversait le cœur de sentir, enfin ! toute vivante encore, notre immense tendresse de jadis.

« Je l’avais fait asseoir dans le fauteuil le moins inconfortable de la maison. Je lui ai glissé un tabouret sous les pieds. Elle m’a dit « merci ! » avec un sourire heureux et lassé ; et sa voix avait tellement l’accent inoublié que, comme un bébé, je me suis glissé à genoux contre elle, et les mains jointes sur son fauteuil, ma tête sur son épaule, j’ai murmuré :

«  — Oh ! Marguerite ! que c’est bon de te retrouver ma Marguerite d’autrefois !

« Ses doigts caressaient mes cheveux.

«  — Tu ne la retrouvais donc pas, ta Marguerite ? C’est vrai qu’elle a vieilli ; qu’elle n’est plus, oh ! plus du tout, une élégante Danestal, ni de visage, ni de taille, ni de toilette !… Mais je t’assure qu’elle aime comme autrefois sa petite fille France !

« Comme autrefois… Eh bien ! non, ce n’était plus, ce ne pouvait plus être comme autrefois, quand j’étais sa première tendresse. Maintenant, il y avait, avant moi, dans son cœur, Bob et son mari ! Moi seule de nous deux, je n’avais pas changé, et je l’aimais toujours de même !

« Dieu ! comme de cela j’ai eu le sentiment triste, oh ! triste ! une seconde, avec le regret passionné de ce qui avait été et ne pourrait plus être… Une seconde, seulement ! Je sentais tellement encore Marguerite prête à être pour moi l’amie par excellence, que l’impression douloureuse s’est enfuie, et, assise à ses pieds, je me suis mise à réveiller avec elle tous les souvenirs qui nous étaient précieux ; puis, nous avons effleuré le présent, avec des mots rapides qui se croisaient, des interrogations dont les réponses arrivaient pêle-mêle avec d’autres questions. Vraiment, cette petite chambre inconnue cessait de nous être étrangère par la grâce de ce passé que nous y ressuscitions et qui la peuplait d’images, de souvenirs, de visages familiers.

« Mais tout à coup André est entré et a demandé :

«  — Marguerite, êtes-vous un peu reposée ? Il vaudrait mieux que vous fissiez vous-même l’inventaire avec notre propriétaire qui prétend compter du linge… Et puis, je voudrais descendre avec Colette jusqu’à la plage et prendre les journaux du soir.

«  — Très bien, allez… En rentrant, vous voudrez bien demander à maman de me renvoyer Bob.

« Et ç’a été tout. A elle, il semblait tout naturel qu’il ne s’inquiétât pas de la fatigue qu’elle éprouverait à inventorier avec la propriétaire. Et lui, avec une simplicité parfaite, trouvait non moins naturel qu’il en fût ainsi. Joyeux autant qu’un écolier délivré de sa tâche, il se préparait à sortir. Il a gentiment embrassé Marguerite sur les cheveux, tandis qu’elle, refusant mes services, se mettait en devoir d’accomplir sa fastidieuse tâche dans toutes les pièces de la maison.

« Et il est parti pour se promener. De la fenêtre devant laquelle j’étais debout, j’ai entendu leurs voix très gaies, à Colette et à lui. Vraiment, ils étaient aussi élégants l’un que l’autre, dignes d’être frère et sœur ; arrêtés devant la petite grille, ils causaient ; puis André a ouvert la porte devant Colette et s’est effacé. De toute évidence, sa vanité masculine s’arrangeait fort bien d’escorter une aussi charmante personne.

« Et pendant que je les regardais s’éloigner, tels des êtres libres de tout souci ; que j’entendais l’accent lassé de Marguerite qui comptait des serviettes, des draps, des torchons, que sais-je encore ?… je me rappelai le temps des fiançailles de Marguerite… Alors André était, auprès d’elle, si attentif, qu’il faisait de moi une petite fille follement jalouse parce qu’il absorbait trop, qu’il voulait trop pour lui seul, ma grande sœur qui, jusqu’alors, avait été mon bien…

« Je retrouvais, toujours vivante dans l’intimité de mon souvenir, la vision de certains regards, de certaines attitudes, de mots ou de sourires d’André, dans lesquels il y avait tant d’amour pour Marguerite qu’alors, tout bas, j’avais compris que, pour être aimée ainsi, on acceptait joyeusement l’épreuve de l’avenir incertain, la séparation d’avec les êtres les plus chéris jusqu’alors. Il y a trois ans et demi de cela. Avec la naïveté de mes quinze ans, m’étais-je trompée ?… Ou bien ai-je tort de croire aujourd’hui que l’amour ne vit pas longtemps ?… oh ! non, pas longtemps ! J’en ai eu tant d’exemples déjà !

« Mais s’il ne nous est donné que pour nous être enlevé, et ce doit être la pire douleur, celle des élus à qui l’on ravirait leur ciel… alors, mon Dieu, si vous écoutez les prières des lâches petites créatures qui ont peur de souffrir, faites-moi la grâce de n’aimer jamais ! »

« 7 août.

« Ce matin, première rencontre solennelle avec la colonie Asseline.

« Accueil plutôt frais de Mme Asseline, gracieuse comme un hérisson, et plutôt chaleureux de M. Asseline, que la beauté de Colette paraît vivement impressionner.

« L’excellent Paul, doux et sans malice, immobilise sur elle des yeux admiratifs dont elle reçoit l’hommage avec une grâce parfaite, la même qu’elle apporte dans ses rapports avec la vieille dame revêche, qu’elle s’est juré de dompter. C’est un dressage qui lui fera honneur, car il n’est pas commode… Je n’oserais dire qu’il sera glorieux, étant donnés sa cause et son but.

« Maman, hélas ! s’est fait aussi, sans doute, un serment de conquête, car elle ne semble pas s’apercevoir de la maussaderie de Mme Asseline et cause, très aimable, très souriante, remplissant avec son habituelle aisance son rôle de femme d’un poète célèbre que, sûrement, ni Mme Asseline ni ses amis n’ont lu.

« Ah ! les belles-lettres ne doivent guère les passionner… Il suffit de les entendre causer un moment pour être édifié sur la qualité de leurs goûts et de leurs plaisirs, sur leur degré de culture artistique.

« Mais, en revanche, ce sont des gens riches, très riches, bourgeoisement riches, — à vous donner envie d’être pauvre ! — de grands marchands, des fabricants de toute sorte de produits qui leur rapportent évidemment beaucoup plus d’espèces sonnantes que les impeccables sonnets de papa.

« Aussi apprécient-ils leurs semblables en raison de la fortune dont ils les savent ou les croient possesseurs. Je les ai entendus ce matin et je suis éclairée. Ce qu’il est revenu de fois dans la conversation de ces femmes « pratiques », de ces grands industriels ou financiers, ces mêmes phrases : « Est-il très riche ?… A-t-elle une grosse dot ?… Le chiffre de cette maison est superbe, tant et tant, etc… » Ça ne se compte pas !

« Pendant les dix premières minutes, je me suis presque amusée à écouter, parce que je me trouvais dans un milieu qui m’était tout nouveau, et cela m’intéressait de chercher à démêler un peu la personnalité de toutes ces dames si bien habillées par des couturiers de choix, — et de prix ! — parce que j’étais curieuse d’entrevoir ce que peuvent bien être les goûts et idées de ces adorateurs du veau d’or.

« Mais, sans doute, j’ai l’esprit mal fait et capricieux… Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que je me sentais en train de m’acheminer vers un de ces ennuis terribles qui vous donnent envie de trépigner, de crier, comme un enfant mal élevé, pour échapper à la torpeur où vous jettent ceux qui vous entourent… J’ai pourtant trop souvent entendu la conversation des gens du monde pour être difficile sur la qualité de ce qu’il faut écouter.

« Mais là, vraiment, c’était autre chose encore !… Non plus de gentilles pauvretés, coquettement troussées, mais des platitudes vulgaires, des plaisanteries de commis voyageurs, des bavardages sans drôlerie, ni esprit, ni rien, rien qui leur prête une certaine saveur.

« Comment maman et Colette, accoutumées à une tout autre atmosphère, n’avaient-elles pas, ainsi que moi, le désir fou de s’enfuir ! Elles continuaient à se mettre en frais déplorables pour Mme Asseline qui s’amadouait un peu, — bien malgré elle ! — impressionnée favorablement sans doute par leur grand air de femmes du monde, par l’énumération discrète de quelques-unes de nos belles et innombrables relations, par le récit adroitement placé des ovations reçues en Allemagne par père ; et peut-être plus encore, par l’attention que maman et Colette accordaient à toutes ses paroles.

« Quant à M. Asseline père, il se complaisait, de ci de là, en calembours lourdement épicés, ponctués d’un gros rire de bonne humeur qui lui valait un regard courroucé de sa femme, troublée dans les oracles qu’elle rend sur toutes choses, — petites et grandes, — sur les salades, les ministres, les domestiques, les chevaux, les appartements, le clergé, etc. Tout y passe, jugé par des goûts d’épicière et l’autorité que lui donnent ses millions…

« Et voilà quelle belle-mère Colette veut se donner ! Voilà le monde où elle prétend entrer… Et où elle entrera !… Car ce qu’elle veut, elle le veut bien…

« Ce matin, pour fuir ces odieux papotages, j’ai, à tout hasard, murmuré que le soleil me gênait ; et, tout doucement, j’ai avancé mon pliant. Personne, d’ailleurs, n’a fait mine de vouloir retenir la sauvage petite personne qui se montrait silencieuse autant que l’excellent Paul, absorbé dans la béatitude de contempler Colette.

« Ah ! quelle jouissance ç’a été de me retrouver à peu près seule, d’entendre de presque loin l’écho de toutes ces voix bruyantes, de ces rires trop éclatants, de pouvoir oublier l’insipide bavardage dont j’étais saturée…

« Vraiment, le seul spectacle de la mer me paraissait un bain rafraîchissant. De petits reflets nacrés erraient sur l’eau couleur d’opale qui se retirait vers la pleine mer, avec des ondulations caressantes. Des éclairs de soleil flambaient dans les nappes transparentes laissées par la marée descendante. Et de cette eau si fraîche, du ciel bleu adorablement, de cette plage blonde dont l’or pâle luisait au soleil, montait une ardente symphonie, un chant d’été que tout moi écoutait et recueillait ravi.

« Je regardais deux petits qui jouaient sur le sable, et je pensais à notre Bob ; je regrettais de ne pas l’avoir près de moi, enfonçant ses jambes menues dans cette poussière chaude que ses pieds nus foulent avec délices, sur lequel roule, si volontiers, son joli corps de bébé !

« Une voix derrière moi a demandé :

«  — Est-il permis, mademoiselle, de troubler votre contemplation ?

« C’était Claude Rozenne. Parce que nous habitons le même hôtel, qu’il est lié avec Paul Asseline, un camarade de collège à lui, un semblant de relations s’est établi entre nous et lui.

« Maman le trouve « un garçon chic », Colette un homme très aimable, et le traite comme un ami du précieux Asseline ; moi, je bataille agréablement avec lui quand ses opinions, volontiers paradoxales, m’invitent à une contradiction moqueuse qu’il accepte, et à laquelle il riposte avec une bonne grâce spirituelle, très amusante.

« Ce matin, la joie d’être sortie du cercle Asseline me rendait à son égard d’une mansuétude incomparable… Aussi avons-nous causé comme de vieilles gens très raisonnables qui se savent dignes de juger, à huis clos, leurs semblables.

« Il m’a dit avec un geste à peine esquissé vers le groupe Asseline :

«  — Vous avez fui la terrible dame ?

«  — Oui, et son entourage aussi !

« L’aveu m’était échappé. J’ai trop tard mordu ma lèvre pour le retenir. Il me regardait avec malice. Je me suis mise à rire. Et nous avons repris notre causerie sans tête ni queue, entrecoupée de silences durant lesquels nous étions ressaisis par le songe intérieur…

« La mer s’éloignait de plus en plus. Elle semblait maintenant un gigantesque ruban de moire azurée qui barrait l’horizon et s’immobilisait sous le regard brûlant du soleil de midi. La plage se dépeuplait. Dans la colonie Asseline, des adieux s’échangeaient. Je ne bougeais pas, ni Rozenne. Mon nom, jeté tout à coup, m’a fait tourner la tête.

«  — France !

« Mon élégant beau-frère passait, rentrant déjeuner. Il souriait de son air satisfait de l’existence, habillé irréprochablement de laine blanche. Je lui ai demandé :

«  — Comment va Marguerite ?… Elle était sortie quand je suis allée chez elle ce matin.

«  — Marguerite ?… Mais elle est en excellente santé, toujours absorbée par ses travaux de ménagère ou ses soucis de mère de famille…

«  — C’est vrai, elle vit pour les autres, prenant la peine pour elle seule et leur laissant le plaisir…

« Il n’a rien répondu et s’est avancé à la rencontre de Colette qui venait me chercher.

« 8 août.

« Sans vanité aucune, pour constater tout simplement un petit fait, je reconnais ici que Claude Rozenne semble vraiment me faire l’honneur de me trouver à son gré pour animer sa villégiature. Si je voulais m’y prêter, il engagerait volontiers avec moi un flirt gentil et sans conséquence que nous n’aurions l’un et l’autre qu’à oublier, la saison finie, pour peu que nous jugions préférable une telle conclusion.

« Seulement, voilà, je ne m’y prête pas, étant tout à fait édifiée sur les charmes de cette sorte de distraction. Et je devine qu’en son for intérieur, il est un brin surpris de mon insensibilité devant une recherche aussi flatteuse que discrète, son amour-propre masculin étant habitué à de plus favorables traitements. J’ai, à tout instant, l’occasion de le constater ici même…

« Parce que c’est un jeune homme à marier, de haute allure, maman l’honore d’une estime particulière, et le lui témoigne volontiers. Colette s’applique à se faire de lui un allié pour la conquête qu’elle s’est juré de réussir. Il a d’ailleurs parfaitement pénétré, je suis sûre, le mobile de la diplomatique amabilité de ma jolie sœur ; car il m’a tout l’air d’être un connaisseur très perspicace des manœuvres féminines, qu’il observe avec un plaisir assaisonné d’ironie et de curiosité…

« Et c’est pourquoi il ne m’ennuie jamais ; pourquoi nous traitons de puissance à puissance ; pourquoi encore, l’estimant un adversaire de valeur, je le laisse discrètement rôder autour de mon humble personnalité dont les imprévus tiennent son attention en éveil et me donnent, sans doute, une certaine saveur qui lui paraît digne d’être dégustée par lui…

« Tout de même, il enrage un peu de voir inutiles tant de galantes intentions ; et cela m’amuse prodigieusement à certaines heures. En d’autres, il m’intéresse fort : c’est un garçon très intelligent, d’esprit remarquablement ouvert, vraiment artiste. Il crayonne avec un don naturel qui ferait de lui bien mieux qu’un amateur de talent, s’il daignait en avoir la volonté… Seulement, il ne daigne pas du tout !

« Pour son plus grand dommage, — c’est moi qui parle, — il est pourvu de rentes honnêtes dues à sa situation de fils unique d’une excellente dame veuve en province, qui n’a d’autre souci que de lui simplifier l’existence.

« Il trouve, naturellement, la chose charmante et se complaît dans cette existence capitonnée, se laissant vivre avec une insouciance joyeuse, une nonchalance délicate de dilettante, et le désir très avoué de goûter à toutes les friandises intellectuelles et autres que la vie, la vie parisienne en particulier, peut lui offrir. Il doit y goûter, d’ailleurs, spirituellement, avec une pensée très fine, une âme légère et changeante qui ressemble à un brillant miroir où, sans cesse, se reflètent toute sorte d’images, divertissantes pour sa curiosité…

« En toute sincérité, je reconnais qu’il n’aurait pas le flirt banal, mais agréable au contraire, d’autant qu’il apporte dans ses rapports avec les femmes une sorte de grâce respectueuse et caressante dont le charme peut être puissant…

« Mais moi, j’ai l’horreur et la terreur du flirt, à un point qu’il ne peut comprendre, lui qui ne sait quelle sceptique et clairvoyante personne le monde s’est chargé de faire de la dernière des « petites Danestal »…

« Oh ! oui, j’ai la terreur et le mépris de ce jeu coquet, parce que j’ai eu trop souvent l’occasion de voir, chez mes amies, ce qu’il en advient des flirts où elles se sont lancées joyeusement avec des curiosités, de la tendresse, des espérances plein le cœur et l’esprit… et d’où elles s’échappent presque toujours misérablement déçues, conscientes, trop tard ! d’avoir seulement servi à distraire une fantaisie masculine. Ah ! je le connais, l’égoïsme féroce et souriant des hommes. J’ai regardé, j’ai entendu, j’ai compris… et tant que je conserverai un atome de sage volonté, je ne flirterai pas. Non, non, oh ! non !…

« Aussi, en toute honnêteté, pour que Claude Rozenne ne dépense pas ses soins pour moi avec une inutile espérance, je lui ai, en toute franchise, fait ma profession de foi… Trois ou quatre petites phrases bien nettes, et la chose était servie. Sans doute, il ne s’attendait pas à pareille déclaration, car il m’a regardée une seconde, comme pour essayer de démêler si je plaisantais… Puis il s’est écrié avec sa gaîté drôle :

«  — Bonté du ciel, mais si vous ne flirtez pas dans le monde, qu’est-ce que vous pouvez bien y faire pour vous distraire ?

«  — J’y regarde flirter les autres.

«  — C’est beaucoup moins amusant…

«  — Croyez-vous ?… C’est amusant… autrement… voilà tout !… Et puis c’est très instructif, et je suis encore à l’âge où l’on doit s’instruire, vous savez…

«  — Je sais… je sais… Seulement, il me paraît que l’un des fruits les plus remarquables que vous devez à votre instruction mondaine, c’est, à l’égard des hommes, une sévérité de jugement que vous me permettrez de regretter…

«  — Pour moi ou pour les hommes, vos frères ?

«  — Si j’osais, je dirais… pour tous les deux… Mais je n’ose pas et je parle seulement pour ceux qui souhaitent vous conquérir…

« Conquérir !… Toujours ce mot qu’ils ont aux lèvres quand ils songent à nous, qui ne leur paraissons pas autre chose, mon Dieu ! qu’une proie à saisir…

« Une petite révolte avait fait bondir tous mes instincts de créature jalousement indépendante. Et j’ai répliqué vite :

«  — Ce serait un souhait bien inutile ! Je ne veux pas me laisser conquérir !

«  — Parce que ?…

«  — Parce que l’état de puissance conquise me paraît peu enviable.

«  — Quel que soit le conquérant ?

«  — Il y en a si peu qui soient dignes de leur conquête !

« Il lui est échappé une espèce d’exclamation impatiente ou dépitée.

«  — Encore ! Mais quels sujets d’observation avez-vous donc rencontrés pour avoir tant de scepticisme à votre âge ?

« Je n’ai pas répondu. J’aurais pu lui dire pourtant que j’ai grandi, vécu dans un foyer désemparé, sans union, ni dévouement, ni amour !… Qu’aujourd’hui encore je vois chez Marguerite, et avec quelle angoisse ! ce que peut faire même un homme qui n’est pas méchant, d’un fragile cœur de femme lui appartenant tout entier…

« Comme il me voyait silencieuse, il s’est tu aussi ; mais dans la nuit, — car c’était en marchant sur la digue que nous causions ainsi, après le dîner, — je devinais au fond de ses yeux cette attention que mes réflexions y amènent parfois.

« Sûrement, il avait très envie de savoir quelles idées enfermait ma cervelle féminine sur le sujet abordé. Toutefois, il n’aventurait aucune question, moitié par discrétion, moitié parce qu’il savait que si je n’en avais pas la fantaisie, je ne lui répondrais pas…

« Et nous avons avancé un moment, sans plus rien dire. La mer chantait sourdement sur le sable ; et au-dessus de nos têtes, il y avait un ruissellement d’étoiles, sur le velours sombre du ciel.

« Tout à coup, il me prenait cette soif de recueillement et de silence qui s’empare impérieusement de moi à certaines heures, de ces heures où je me sens capable d’écrire des choses qui me feront encore battre le cœur, quand je serai une vieille femme, parce que j’y verrai ressusciter l’âme même de ma jeunesse…

« Mais Rozenne ne pouvait pas savoir… Et soudain, avec tant de bonne grâce que je lui ai pardonné de me ramener à lui, il m’a demandé drôlement :

«  — Est-ce que, sans flirter, nous ne pourrions pas causer un peu… comme deux vieilles personnes très sages ?

« Et ainsi qu’il disait, comme « deux vieilles personnes très sages », nous nous sommes mis à parler musique et poésie…

« 9 août.

« Sous le ciel changeant, — lumineux ou gris, selon les caprices du vent, — continuent à se jouer, dans notre petit monde de Villers, toute sorte de menues comédies, éternellement les mêmes, d’ailleurs, et bien pareilles à celles qui se jouent tous les hivers à Paris.

« Colette, qui mériterait, comme l’héroïne du conte, d’être appelée l’adroite princesse, poursuit avec un art merveilleux qui m’humilie pour elle la rude conquête des millions de Mme Asseline. La vieille dame, très clairvoyante, les défend de son mieux, prodigue de paroles discrètement malveillantes ou grincheuses, exaspérée que Colette ne les paraisse pas entendre…

« C’est une exaspération que j’excuse. Elle sera vaincue et elle en a conscience… Le bon Paul n’a plus d’autre volonté que celle de la dame de ses pensées. Et M. Asseline père est presque aussi absolument subjugué, Colette l’ayant attaqué par son grand point vulnérable : à savoir, un goût effréné pour la pêche et la navigation.

« Or, ma brillante sœur, possédant un cœur insensible aux ondulations de la mer, a accepté des promenades dans le yacht Asseline, où sa farouche adversaire ne pouvait s’aventurer sans grand dommage. Elle s’est intéressée, avec une attention flatteuse, aux exploits, comme pêcheur, de ce richissime fabricant et, lui aussi, n’en voit plus que par la belle Colette Danestal.

« Maman, jugeant l’affaire en bonne voie, s’épanouit et oublie, un instant, combien est mauvais pour notre bourse étroite le séjour du premier hôtel de Villers. De plus, son petit-fils Bob lui tourne la tête et la comble de joie en lui faisant faire ses trente-six menues volontés.

« Moi, je vis délicieusement à ma fantaisie, je travaille à souhait, je vagabonde solitairement à pied ou à bicyclette dans de jolis chemins verts, ce qui m’attire la toute particulière réprobation de Mme Asseline. Colette s’en était agitée, craignant l’effet de cette réprobation pour ses ambitions matrimoniales. Mais, cette fois, je me suis regimbée et j’ai réclamé le droit d’agir à ma guise, comme le fait Colette elle-même, quitte à être considérée par la correcte mère du bon Paul comme un fâcheux petit produit d’une éducation parisienne. J’imagine qu’elle serait fort surprise si elle apprenait que je suis couramment traitée de « sauvage » par nos mondaines relations sur la côte, qui ne peuvent comprendre mon horreur des casinos, des parties de toute sorte organisées quotidiennement par des gens insatiables de distractions.

« Ni les uns ni les autres ne savent que ma vraie joie, c’est de demeurer auprès de Marguerite, ma pauvre chère Marguerite, trop souvent seule, que je voudrais si heureuse et qui, j’en suis certaine, ne l’est guère…, du moins, comme elle espérait l’être au temps de ses fiançailles.

« Et cela, je ne puis le pardonner à André, qui devrait être en adoration devant le trésor de femme qu’il possède.

« En adoration ? Ah ! Dieu, non, il ne l’est pas, il se laisse aimer. Il accepte avec une simplicité révoltante que, même dans l’état où elle est, en toute occasion, elle se dévoue à son agrément, à son bien-être, à sa parfaite tranquillité, elle se dérange, se fatigue pour lui. Et, à peine s’il l’en remercie, tant la chose lui paraît naturelle. Pourtant, il n’est ni méchant ni sot. Je crois que, surtout, il est d’une légèreté inouïe qui le rend parfois, sans qu’il en ait conscience, d’un égoïsme monstrueux.

« Un tout jeune garçon qui serait à l’aube de sa vie d’homme n’aurait pas plus d’ardeur pour jouir de toutes les distractions qui s’offrent à lui. Peut-être parce qu’il vient de passer trois années dans un pays perdu, il est atteint maintenant d’une sorte de fièvre de vie mondaine. Et comme il a des allures de gentilhomme, qu’il sait être fort séduisant, son succès est complet. Il est maintenant de toutes les parties, quand il ne file pas à Trouville où les petits chevaux l’attirent fort, hélas !

« Et pendant ce temps, Marguerite souffrante sort à peine de son jardinet, où elle surveille Bob, où elle travaille pour lui quand, malgré les prescriptions du médecin, elle ne s’épuise pas, à « faire le ménage », comme dit André dédaigneusement. Je bondis d’indignation quand il parle ainsi !… Car enfin, si elle s’astreint à cette insipide besogne, c’est pour lui, pour qu’il ne méprise pas tout à fait le modeste petit home dont l’humilité lui paraît mal supportable. Elle le sait bien, la pauvre chérie, qui fait des prodiges pour donner un semblant d’élégance à leur intérieur et qui passe tant de minutes énervantes à chercher les moyens d’équilibrer leur mince budget, toujours culbuté par son insouciance, à lui.

« L’autre matin, quand je suis arrivée, elle était si absorbée dans ses comptes, qu’elle ne m’a pas entendue entrer. Elle murmurait :

«  — Comment peut-il être si léger et jouer pareillement ! S’il continue, jamais nous n’arriverons à finir notre séjour sans dettes !

« Quelle anxiété il y avait dans son accent !… Cinq minutes plus tôt, je venais d’apercevoir André qui, toujours très chic, parcourait les journaux, installé sur la terrasse du Casino, ayant tout à fait un air de gentleman possesseur de rentes sérieuses.

« Cela, tandis que sa pauvre petite femme, habillée d’un méchant peignoir d’indienne, ne valant pas cinq francs ! s’énervait à compter, pour lui donner la possibilité de jouer quelques semaines un brillant personnage. Oh ! cet égoïsme masculin !… Jamais encore je n’en avais eu, peut-être, la conscience plus nette. Dans la famille d’Humières, c’est bien comme dans la famille Danestal ! Ce sont les femmes qui portent le poids si lourd des soucis d’argent que font naître les hommes !… Maman, elle, en gémit hautement. Marguerite, pas. Jamais elle ne se plaint, et dans nos causeries qui redeviennent bien intimes, grâce à Dieu ! jamais il ne lui échappe même un mot de blâme indirect pour son mari, ni une réflexion amère ou seulement désillusionnée, sur la solitude où il la laisse sans scrupule, parce qu’elle paraît trouver tout simple que lui jouisse de distractions dont elle est privée. Elle insiste même pour qu’il en profite si, par aventure, pour la forme, il s’avise de quelques cérémonies et lui offre de rester avec elle. Oh ! ces propositions faites avec le secret désir qu’elles soient repoussées !… Comme je comprends que Marguerite les accueille sans joie et ne les accepte pas !…

« Avec son joli sourire doux qui enferme tant de mélancolie, elle lui répond, indulgente, comme si elle parlait à Bob :

«  — Allez, André… Cela me fait plaisir que vous vous amusiez !

« Certes, voilà un plaisir qu’il est toujours prêt à lui offrir.

« Si je ne me souvenais qu’il a été, pour elle, tellement autre, je craindrais moins que, tout bas, elle ne souffre beaucoup d’avoir perdu des joies trop fragiles et sans prix…

« 10 août.

« Maman, docile aux injonctions de Colette, a demandé à Mme Asseline quand elle recevait, et cette désagréable personne, prise sans doute au dépourvu, a indiqué son jour de réception où fréquentent les « gros » propriétaires bourgeois de Villers et les baigneurs parisiens de ses amis.

« Il est évident que l’adversaire de Colette, douée d’une jolie dose de vanité, s’est avisée, nous voyant pourvues de brillantes relations sur toute la côte, à Trouville, à Houlgate, à Villers même ; s’est avisée que, même dénuées de millions, nous pouvions cependant n’être pas tout à fait à dédaigner, d’autant que nous portons un nom qu’on lui a dit être illustre.

« Vraiment, n’était son pressentiment qu’elle marche vers une catastrophe où elle perdra son cher Paul ; n’était la certitude si cruelle pour ses instincts autoritaires qu’elle sera vaincue par la souriante et ferme volonté de ma sœur, elle serait même très flattée de compter dans son cercle habituel l’épouse et la fille d’un homme célèbre.

« Je dis « la fille », car, en toute humilité, il me faut reconnaître que ma chétive personne continue à attirer toute la rigueur de ses jugements sur les jeunes filles modernes. O mes sœurs en indépendance, que nous sommes donc vertement traitées par cette horrible bourgeoise qui me tient, en particulier, pour une gamine mal élevée, pas du tout Sacré-Cœur, férue d’idées subversives et saugrenues sur la vie, les gens, les choses ; une petite fille romanesque, ne rêvant qu’artistes, poètes, romances à la lune… Cela dit sous forme de considérations générales dont l’intention est évidente, grâce aux regards qu’elle dirige avec soin de mon côté. Maman, absorbée par la seule idée de ne pas entraver la marche de Colette vers le succès, laisse passer philosophiquement ces boutades furibondes, sans paraître se douter qu’elles sont offertes à la dernière des « petites Danestal ». Il lui suffit de constater que, positivement, avec Colette, Mme Asseline est beaucoup moins « porc-épic ». Mon adroite sœur la dompte insensiblement. C’est un merveilleux et pitoyable dressage par la patience. Rien ne rebute Colette, ni paroles, ni allusions désagréables. Sans se troubler, toujours gracieuse, elle se tait ou répond, si maîtresse d’elle-même, qu’il faut la bien connaître comme moi pour soupçonner, au pli léger creusé une seconde entre ses sourcils, qu’elle ménage pour l’avenir à Mme Asseline de justes représailles.

« Je savais ma sœur très forte diplomate, mais à ce point !… oh ! non ! Elle eût été une remarquable ambassadrice. Avec quel art elle joue de la célébrité de père, dont elle s’enveloppe comme d’un joli rayonnement de gloire !… Tantôt, pendant l’odieuse visite chez les Asseline, elle m’a remplie d’admiration par le tact avec lequel, sans paraître y prendre garde, elle a placé le récit des ovations faites au poète Robert Danestal par un cercle de lettrés de Munich, juste après avoir mentionné incidemment notre rencontre, ce matin, avec la princesse Blancovana.

« Dans ce salon ultra-cossu, bourgeois à faire hurler d’horreur un artiste ; auprès de cette femme aux allures de mercière enrichie, elle avait l’air d’une duchesse fourvoyée chez de petites gens parvenus ; et elle était si jolie, habillée d’un bleu délicat, que je ne m’étonnais pas que le gros Asseline père s’appliquât de toutes ses forces — elles sont considérables — à diriger un peu vers lui l’attention de cette princesse des contes de fées.

« Vraiment, comment, douée si bien pour la conquête, ne place-t-elle pas ses ambitions plus haut que Paul Asseline !… Il est riche… considérablement ! Il est doux, généreux, docile, très bien habillé, et si peu transcendant !… Et elle est bien trop intelligente pour ne pas savoir à quoi s’en tenir là-dessus. Elle ne l’aime pas. Tout juste, à ses yeux, il est un bon garçon dont elle fera tout ce qui lui plaira, qui l’adorera et l’admirera comme une idole précieuse, qui la comblera de cadeaux rares et réalisera tous ses caprices. Ses belles épaules se trouveront déchargées à jamais du faix des embarras d’argent. Elle sera très élégante, très enviée et très satisfaite, son idéal rempli. Heureuse Colette ! Il y a des minutes — pas nombreuses — où je l’envie de n’être pas, comme moi, une misérable petite chose toujours vibrante, désirant, rêvant des bonheurs si hauts que, bien sûr, la vie ne les lui accordera pas, si elle ne veut plus se contenter de ceux que lui donnent divinement la poésie et la musique.

« La « petite chose » en question s’est, en son for intérieur, très mal comportée pendant la visite qui lui était imposée. Elle trépignait, en son cœur, d’impatience devant les déclarations omnipotentes de Mme Asseline, et résistait à peine à la tentation, combien violente ! de dire justement les choses qui exaspéreraient cette pontifiante créature. Je vois d’ici la mine de père quand il sera introduit dans un pareil milieu, quand il lui faudra subir, par exemple, les conversations de M. Asseline père, dont j’ai joui, à moi toute seule, tantôt, tandis qu’il nous faisait visiter son parc ; résolument, Paul avait accaparé sa bien-aimée, et dans le salon, maman restait la proie de Mme Asseline…

« Ce parc est beau comme un Éden, beau à faire pardonner à la villa d’être une somptueuse bâtisse où un architecte inqualifiable a pris soin de réunir à peu près tous les styles. Les jardiniers de Mme Asseline, eux, sont de véritables artistes en leur empire. Ils ont créé des massifs qui sont un enchantement pour les yeux et dessiné des allées qui ont des lointains de songe, sous une voûte d’ombre transparente, pailletée d’éclairs de soleil ; des pelouses d’herbe veloutée, distillant une fraîcheur d’eau limpide !… Oh ! l’admirable parc où, dans l’air chaud, errait la petite âme odorante des fleurs…

« Au sortir du salon trop riche de Mme Asseline, il était tellement exquis à contempler, qu’il m’a soudain donné des trésors d’indulgence pour accepter la société de son prosaïque propriétaire, ravi de mes admirations. Tandis que Colette avançait devant moi, escortée de son chevalier ; que nous allions ainsi en procession, ou en noce, dans les allées embaumantes où c’eût été une douceur divine de marcher seule, avec du rêve plein le cœur et, aux lèvres, le murmure de vers aimés, il m’entretenait, et avec quelle abondance ! des plaisirs de la navigation et de la pêche, pour lesquelles il manifeste une passion excessive. Où donc ce marchand de toile d’emballage a-t-il pris un pareil amour des choses de la mer ?…

« Je le lui pardonne, parce qu’au demeurant s’il possède la distinction d’un épicier, c’est un fort brave homme, très intelligent en sa sphère, et qui aurait la richesse supportable s’il consentait à ne pas juger de si haut les gens qui ne sont pas, comme lui, de grands manieurs d’argent. Ceux-là seuls existent à ses yeux. Les autres, il les englobe dans un mépris de potentat, égal au dédain que papa éprouve, lui, pour les hommes d’affaires, égal à celui dont Mme Asseline accable les jeunes personnes sans dot.

« Ce soir, comme maman discourait sur les potinages racontés par Mme Asseline, j’ai murmuré à Colette :

«  — Cela t’amuse, des visites comme celle de tantôt ?

« Elle m’a répliqué avec une résolution froide qui nous a jetées très loin l’une de l’autre :

«  — En ce moment, je ne fais rien pour m’amuser !… Cela viendra plus tard !

« Je n’ai rien répondu, et pour oublier, je m’en suis allée batailler sur la terrasse avec Rozenne, en regardant la lune, qui était une admirable faucille d’argent…

« Parce que Claude Rozenne n’est pas un brin ambitieux, j’ai été pour lui pleine de grâce au cours de nos escarmouches habituelles, et il en a paru si aise que j’ai cru devoir honnêtement lui exposer, à l’aide de considérations philosophiques, le pourquoi de mon humeur conciliante.

« 12 août.

« Ce matin, quelques lignes de papa, enthousiastes dans leur brièveté, qui m’ont redonné un regret fou de n’être pas là-bas, en Bavière, comme lui. Non avec lui, je le gênerais !… Avant tout, il aime sa liberté et ce doit être de lui que je tiens mon besoin d’indépendance.

« Aller là-bas, à Bayreuth ! Quel rêve réalisé c’eût été. Un instant, j’ai espéré qu’il n’était pas impossible. Une matinée entière, je m’étais plongée, tête baissée, dans les comptes, moi aussi, pour voir si, réunissant toutes mes maigres économies, j’arriverais à rassembler une somme assez convenable pour que maman voulût bien la compléter avec l’argent que je lui aurais coûté à Villers. Alors j’aurais supplié papa de se charger de moi, lui promettant de ne pas l’encombrer de ma pauvre présence si peu désirée.

« Je n’ai pas eu de requête à présenter. Mes comptes mont prouvé, avec une impitoyable évidence, que mon souhait était digne de ceux qui font la joie des tout petits, dans les contes de fées… Je n’ai rien dit à papa qui, d’ailleurs, sans doute, m’aurait, avec un sourire distrait, répondu en me caressant les cheveux :

«  — Un peu de patience, enfant… Tu iras à Bayreuth en voyage de noces ! Ce sera bien mieux… Demande à ta mère ce qu’elle penserait d’une telle fugue aujourd’hui.

« Ce qu’elle en aurait pensé et m’aurait répondu… «  — Que j’étais une bien égoïste créature de souhaiter pour moi seule une telle dépense, alors qu’il y avait à faire les frais d’un séjour à Villers ; que… que… » Ah ! toujours les mêmes propos qui me prouvent qu’avec mes dehors de fille fortunée je suis plus pauvre que les misérables ouvrières qui, du moins, possèdent un argent gagné par elles.

« Oh ! de l’argent ! de l’argent ! Comme je voudrais, moi aussi, en gagner !… Même avec ma musique, même avec mes vers !… Autrefois, quand j’étais encore une petite fille fermement confiante en ses illusions, une telle idée m’aurait fait bondir d’indignation, comme un sacrilège !… Maintenant, je suis sage, et je serais bien heureuse si les deux vrais dons que j’ai reçus me procuraient un peu, un tout petit peu, d’indépendance personnelle ! En mes rêvasseries, la musique et la poésie m’apparaissent comme des magiciennes puissantes qui peuvent me donner tout, pour me récompenser de me donner à elles ! Dans quel monde divin elles me font vivre !

« Ici, encore, je leur dois, pendant que je travaille à mon poème nouveau, des jouissances telles, si enivrantes, que jamais je n’en pourrai, même sous une autre forme, goûter de comparables, de meilleures, de plus fortes, de plus prenantes, qui me fassent pareillement oublier le monde entier… Non, je ne les paye pas trop cher par mes heures, terribles pourtant ! de découragement, où mon inspiration me semble morte…, où il me vient la terreur de ne plus pouvoir composer, écrire jamais, de m’être illusionnée sur mes œuvres…

« Ah ! la délicieuse communion en laquelle nous vivons, l’Art et moi ; moi, toute petite, tout humble, craintive et ravie devant lui, si grand !… Mais aussi, moi si aimante et docile, tellement dévouée, à lui toute !… Avec quel amour je me consacre à l’œuvre qu’il m’inspire en ce moment, qui est née autant de mon cœur que de mon cerveau, que je vois se développer lentement, peu à peu, sortir des limbes de ma pensée, revêtir insensiblement la forme harmonieuse que je rêve pour elle, qui est vivante en moi et que je lui donnerai, il le faudra bien ! telle que je la sens.

« Oh ! travailler ainsi, créer, quelle ivresse, mon Dieu ! une ivresse à faire plaindre comme des déshérités ceux qui ne la connaîtront jamais… J’ai vécu des heures, des minutes, qui enfermaient un infini de bonheur, alors que, sur la falaise, devant la mer, recueillie dans la solitude de ma petite allée, j’écrivais les vers que toute mon âme chantait, adorant la beauté des choses…

« 16 août.

« Maman a fait ses comptes, et le résultat de toutes ses additions est, comme à l’ordinaire, plutôt regrettable ! A Villers, de même qu’à Paris, nous avons, paraît-il, trop, bien trop dépensé pour l’équilibre instable de notre budget… L’hôtel de premier ordre, — nous autres Danestal ne fréquentons que ceux-là, dans les pays où nous pouvons être rencontrées, — les promenades à Trouville, les soirées au Casino, les excursions en voiture, tout enfin a contribué à jeter, une fois de plus, le désarroi dans les finances de maman.

« C’est moi qui ai reçu ses doléances. Colette les voyant venir et les redoutant, — sa sagesse les juge bien inutiles, — s’en était allée sur la plage poursuivre la conquête de Mme Asseline. Si cette difficile victoire n’est pas remportée à la fin du mois, il nous faudra cependant quitter Villers, sous peine de nous endetter piteusement, et regagner Paris, où nous devrons sans doute demeurer. En effet, la sévère Économie — avec un E majuscule — nous interdira d’accepter les nombreuses invitations qui nous sont adressées dans les châteaux de très fortunés amis, lesquels possèdent des kyrielles de valets ; ce qui est ruineux pour les invités de modeste bourse.

« Si maman n’avait le respect de sa coiffure, elle se fût volontiers, je suis sûre, arraché les cheveux devant le pitoyable de notre situation.

« Pauvre maman ! quand je l’ai ainsi entendue gémir, j’en arrive presque à pardonner à Colette sa résolution de faire, à n’importe quel prix, un mariage riche, qui la sorte à jamais de la sphère où depuis tant d’années nous devons parader élégamment, déguisées en filles riches. Est-ce que la vraie sagesse serait la sienne, qui tient pour synonymes, amour et billevesée ?

« Pourquoi suis-je plus exigeante ? Pourquoi aurais-je horreur d’acheter si cher le luxe dont — mon Dieu, c’est vrai… — je suis désireuse, autant qu’elle, pour les précieuses jouissances qu’il peut donner ?… Pourquoi aussi suis-je incapable d’accepter comme ma vaillante Marguerite une existence besogneuse dont il faut dorer les apparences ?… Pourquoi n’aurai-je jamais la résignation de maman qui, satisfaite dans sa vie mondaine, s’arrange si bien du rôle sacrifié d’épouse d’un homme illustre, ne se révolte pas de n’être en sa maison qu’une façon de femme de charge bien élevée, qui dirige son ménage et ses finances, reçoit ses invités et fait bonne figure dans son salon ?… Pourquoi enfin, dans la jeune Parisienne bien moderne que je suis, dépouillée déjà de tant d’illusions, demeure-t-il, vivace, une folle créature qui se rebelle désespérément devant de pareilles destinées ?… Pourquoi cette même créature réclame-t-elle le droit de donner son cœur seulement à celui qui méritera qu’elle ait foi en lui… s’il paraît jamais ce désintéressé, qui voudra faire sienne une fille sans dot ?

« En ce moment, Claude Rozenne — après les autres — me fait une cour discrète, mais empressée, telle que si je n’avais mon expérience, je pourrais m’imaginer que je vais, un beau jour, le voir apparaître dans le salon de maman, pour lui demander mon cœur et ma main, sinon ma fortune absente.

« Pourtant, il est certain que dans la sympathie très évidente, très vive, dont il veut bien m’honorer, il n’entre pas le moindre sentiment matrimonial. Je suis pour lui une fantaisie. Il daigne me trouver amusante, parce que je ne suis pas tout à fait semblable à la généralité des filles de mon âge. Il est agacé de voir que ses attentions très marquées ne m’enlèvent pas un atome de ma liberté de cœur et d’esprit et, en son petit amour-propre masculin, il s’est peut-être juré de ne pas me laisser quitter Villers sans qu’il m’ait obligée à garder son souvenir… Peu lui importerait de jeter ainsi en moi un espoir d’avenir qu’il ne songe pas du tout à réaliser, car il déteste les charges, entraves, devoirs, en parfait dilettante, soucieux de ne connaître que les distractions de choix.

« Non, ce n’est pas lui encore qui m’enseignera la douceur d’aimer, de vivre deux en une seule âme. Qu’importe ? Je n’ai besoin ni de lui ni d’un autre même. Je me sens si forte pour suivre toute seule mon chemin, sans le semblant d’une protection masculine.

« Ah ! oui, le semblant, presque toujours, quoi qu’en disent les doctes matrones qui veulent en faire accroire aux petites filles. Mais quand les petites filles ont beaucoup entendu parler les grandes personnes, qu’elles ont vu leurs actes, elles ne peuvent plus avoir une foi d’enfant. Bon gré mal gré, il leur a fallu — avec quelle déception cruelle ! — apprendre que l’amour, le bel amour généreux, dévoué, plus fort que la mort, ne se rencontre guère que dans les livres et dans leurs rêves. Elles ont dû s’apercevoir que très peu d’hommes existent qui méritent le don sans prix d’un cœur. Elles ont peur de leur égoïsme féroce et elles les dédaignent pour tous leurs calculs, leurs mensonges, leurs petites et leurs grandes cruautés, dissimulées parfois sous de si beaux dehors… Alors elles en arrivent, tout naturellement, à penser que pour elles le bonheur, c’est de ne leur rien devoir ni demander, de ne compter que sur elles-mêmes.

« Comme à la terre promise, je rêve à l’existence que je voudrais… Vivre pour ce qui est la beauté, pour l’art ; pour donner un son, une langue harmonieuse à tout ce qui chante, palpite, vit en mon âme que j’ai la grâce de posséder vibrante comme une corde sonore. Vivre pour apprendre… Vivre pour me voir révéler les inconnus qui tentent mon esprit jamais rassasié… Vivre avec quelques amis très chers, des livres, de la musique, des fleurs, et contempler des paysages qui sont une poésie vivante ; en savourer la forme, la couleur, la pensée… Vivre en goûtant cette jouissance — une de celles que j’envie le plus ! — de pouvoir donner à tous ceux qui viennent à vous…

« Et penser que ce sont là des rêves irréalisables !… Que cela ne « rapporte » rien du tout d’écrire des vers ni de la musique ! C’est un plaisir des dieux, des dieux qui n’ont rien — les privilégiés ! — à démêler avec mille quotidiennes dépenses, plus ou moins stupides. A moi, pauvre mortelle, il n’est pas permis de vivre ainsi en plein ciel. Quand je m’oublie dans mon beau palais enchanté, bien vite j’en suis rappelée par quelque prosaïque ennui qui me fait bondir d’impatience et de regret, dans la poussière terrestre où ma destinée est de piétiner piteusement.

« 18 août.

« C’était un pressentiment que cette appréhension éveillée en moi par la passion de M. Asseline père pour les plaisirs maritimes.

« Dans quelle aventure nous jette-t-elle !…

« J’en rage et je ris quand j’y pense.

« A midi, comme je redescendais de ma falaise où j’avais délicieusement conversé avec les règles de la prosodie, je rencontre Colette qui rentrait de la plage, escortée des deux Asseline.

« Elle m’aperçoit, m’appelle de façon à me rendre la fuite impossible, et pendant que je réponds aux saluts du père et du fils, elle me dit, souriant à Asseline père avec une grâce enchanteresse :

«  — France, j’ai à te transmettre une aimable proposition de M. Asseline qui nous offre de nous emmener à la pêche au congre.

« Ahurie, je répète :

«  — A la pêche au congre ?…

«  — Oui… On y va, vers trois heures du matin, en barque.

« Malgré moi, je considérais Colette, me demandant si elle parlait sérieusement ou se moquait de ma crédulité.

«  — Et nous irions la nuit, avec…

«  — Avec M. Asseline, M. Paul, Claude Rozenne, le ménage Détreil et des marins.

« Les Détreil, ce sont des cousins des Asseline. Un couple — très riche, bien entendu — qui est toujours en quête de parties, quelles qu’elles soient.

« Enfourchant tout de suite son dada, M. Asseline est parti en explications abondantes sur la pêche au congre. J’attendais la minute où il perdrait haleine pour me dérober à son invitation… Colette a vu mes lèvres s’entr’ouvrir et elle m’a lancé un tel regard que la phrase est restée dans ma pensée. Vite, elle en a profité pour brusquer les adieux, entrecoupés de ses remerciements. Et nous nous sommes retrouvées seules, marchant d’un pas vif vers l’hôtel.

« J’ai demandé alors, et je n’étais plus du tout d’humeur souriante, toute la joie de ma bonne matinée de travail disparue :

«  — M’expliqueras-tu, Colette, ce que c’est que cette ridicule aventure où tu veux m’entraîner ?

« Elle, toujours calme, m’a dit :

«  — Il n’est question d’aucune ridicule aventure, seulement d’une promenade originale à laquelle on te convie.

«  — Et toi qui détestes la pêche, l’eau froide, cela te tente d’aller barboter la nuit dans la mer, avec tous ces gens, pour voir attraper des congres ?

« Elle m’a regardée bien en face, la tête relevée dans un mouvement de défi :

«  — Cela me tente de gagner la partie que je joue. Après, sois sans crainte, je rattraperai mes avances !

« Une seconde, j’ai eu presque pitié de Mme Asseline.

« Ainsi, la pêche au congre fait partie des moyens de conquête de Colette. Comme son assistance à la distribution des prix de l’école, où, auprès de Mme Asseline, elle a couronné force visages émus… Comme sa présence à la procession du 15 août… Elle, Colette, à la procession ! Et maman aussi !… Tout cela, pourquoi ?… Ah ! misère, misère, pauvre humanité !

« Mais moi qui ne prétends pas aux millions de Paul Asseline, je n’ai nul besoin d’aller à la pêche au congre avec toute cette bande !

« Je suis sûre que Marguerite le pensera aussi. Elle seule, peut-être, m’en préservera en pénétrant maman de l’idée que nous allons courir un réel danger, sur mer, en barque, la nuit… Il est vrai que si Colette veut…

« Forte de sa décision, elle avançait, souriante et paisible, près de moi, exaspérée de mon impuissance. Et atteignant l’hôtel, nous nous sommes trouvées en présence de Rozenne qui rentrait aussi ; son air allègre m’a fait frémir d’envie. Il s’est écrié gaiement, tout de suite, remarquant ma mine :

«  — Quel front chargé d’ennui !… Est-ce que vous avez appris une très mauvaise nouvelle ?

«  — Une détestable et stupide !… Vous pouvez la demander à Colette…

« Et, toute à mon indignation, je me suis enfuie dans le vestibule, envahi par le flot des convives que la cloche appelait à la table d’hôte…

« 20 août.

« J’avais bien deviné que Marguerite penserait comme moi, au sujet de l’absurde équipée où nous entraînent les ambitions de Colette. Mais son intervention est demeurée nulle parce que maman voit les choses seulement comme Colette prétend les lui faire voir.

« Or, Colette affirmait qu’avec M. Asseline nous étions en parfaite sûreté ; qu’il était ravi de nous emmener et que nous ne pouvions nous dérober à son invitation sous peine de nous montrer fort impolies, etc., etc.

« Bref, pour éviter des scènes bien inutiles, il ne me restait plus qu’à m’exécuter, puisque j’étais indispensable pour chaperonner ma sœur.

« Et maintenant, si je veux être sincère, il me faut bien avouer que je ne regrette plus d’avoir dû subir la force des choses, car sûrement je n’aurai pas, une seconde fois, l’occasion de faire une promenade plus ridiculement comique. Aussi j’ai pardonné à Colette de m’avoir jetée dans cette grotesque aventure qui, du moins, a eu pour elle le résultat qu’elle voulait, la conquête glorieusement achevée de M. Asseline, qui est, à cette heure, son allié dévoué.

« Donc à trois heures du matin, toute la troupe des pêcheurs était venue nous chercher. En silence, nous avions abandonné l’hôtel sous l’aile de Rozenne, après que, des profondeurs de son lit, maman nous avait, en guise d’adieu, recommandé de ne nous enrhumer ni noyer.

« J’étais de furieuse humeur. Colette, gracieuse à son ordinaire, avait des exclamations ravies, jolie à souhait sous son béret de drap, sa veste collante, sa jupe courte — une jupe de pluie sacrifiée, qu’elle avait passé son après-midi à raccourcir… Dame ! quand on n’a pas de femme de chambre à ses ordres !… Et dans cette tenue, si simple, elle n’en arrivait pas moins à éclipser tout à fait la toilette de Mme Détreil, pimpante comme si le tout-Villers devait la voir passer.

« Asseline père, costumé en marin, paraissait, affublé de la sorte, aussi volumineux que jubilant et marchait d’un pas allègre dans son escorte de pêcheurs. Quant à Rozenne, il avait pris une silhouette drôle de vieux loup de mer et semblait si disposé à s’amuser des imprévus de cette absurde promenade que, volontiers, je l’aurais écrasé sous une avalanche de paroles désagréables. Mais j’avais l’irritation muette ; et très digne, je cheminais sans mot dire près de lui qui, bien vite, s’était improvisé mon chevalier protecteur, avec une simplicité fraternelle et amicale dont je lui sais encore gré.

« Je devinais bien que mon silence l’intriguait et qu’il était aiguillonné par le désir d’en pénétrer la cause… Cela me détendait les nerfs de le voir ainsi. Et puis, tout à coup aussi, le charme de cette nuit d’été où les étoiles commençaient à pâlir, ce charme opérait délicieusement sur moi. Les rues endormies semblaient des chemins de rêve où frémissait la brise fraîche de la mer. L’air était tout vibrant du chant des vagues invisibles ; et leur musique berceuse apaisait si bien mon ennui que j’ai un peu tressauté d’entendre, tout à coup, Rozenne me demander discrètement :

«  — Êtes-vous songeuse ou de méchante humeur ? Ceci dit, non par curiosité, mais pour que mes paroles conviennent à l’un ou à l’autre de ces états d’âme.

« J’ai répliqué :

«  — Je suis de très méchante humeur.

«  — Pourquoi ? Cela ne vous amuse pas, cette pittoresque course dans la nuit ?… Une course que vous ne referez sans doute pas souvent.

«  — Oh ! je n’en sais rien ! S’il prend de nouveau fantaisie à M. Asseline d’aller pêcher des congres et de nous emmener, il faudra y retourner !

«  — Alors, vous ne venez cette nuit que contrainte et forcée ?

«  — Bien entendu ! Et je n’aime pas du tout que l’on m’oblige à faire des choses que je trouve stupides !

« Il m’a lancé gaiement :

«  — Moi non plus ! Mais pensez que les choses stupides sont quelquefois bien amusantes, et pour vous consoler d’être avec nous contre votre gré, préparez-vous à jouir des aperçus rares dont, sûrement, nous allons être gratifiés !

« Il me parlait comme à un bébé qu’on raisonne. Cela m’a semblé tout à coup si drôle que je me suis mise à rire. Après tout, ce qui m’avait exaspérée, c’était la pensée que nous faisions cette équipée pour plaire à un Asseline. Autrement, la nouveauté de la promenade m’aurait bien vite séduite…

« Ah ! Rozenne avait raison de m’annoncer des spectacles réjouissants !… La représentation a commencé dès notre arrivée sur la plage, la plage silencieuse qui, dans la nuit, semblait immense, fuyant vers un invisible horizon de mer. Le programme portait que nous irions en barque jusqu’aux rochers où devait s’opérer la pêche miraculeuse.

« Nous arrivons, impossible d’embarquer. La mer était déjà trop descendue. Les pêcheurs et leur grand chef Asseline père, dont rien ne troublait l’allégresse, déclarent alors, sans la moindre hésitation, que nous n’avons qu’une chose bien simple à faire, gagner les rochers par les sables. Ils veulent bien ajouter que pour éviter à nous autres, faibles femmes, de piétiner dans ce sol encore détrempé, ils nous porteront sur leurs filets entre-croisés.

« Je lance un coup d’œil discret vers Colette, en entendant cette décision. Elle se disait très amusée du mode imprévu de locomotion qui lui était offert… Mais… hum ! sûrement sa joie n’était pas égale à celle du bon Paul, qui exultait à l’idée seule d’avoir à soutenir sa bien-aimée. Quant à Mme Détreil, qui est une forte personne, il était évident qu’elle ressentait quelque inquiétude à la pensée de s’aventurer ainsi entre ciel et mer…

« Mais que faire ? Rentrer ?… C’était bien tôt abandonner la partie… Et marcher sur ce sable mouillé la séduisait encore moins…

« Vraiment, il n’y avait qu’à se laisser emporter dans ces chaises à porteurs nouveau modèle.

« Rozenne, toujours fraternel, je pourrais presque dire paternel ! m’a bien installée, puis s’est mis en devoir de me porter sur mon siège improvisé, avec l’aide d’un solide pêcheur, toute notre caravane dirigée par Asseline père, affairé comme un commandant en un jour de péril.

« Pour nous femmes, surtout pour moi, qui suis du genre plume, cette promenade discrètement aérienne était plutôt agréable. Mais elle l’était beaucoup moins pour les hommes, qui se mouillaient, enfonçaient dans des abîmes insoupçonnés et manquaient de nous y entraîner. Le beau Détreil a ainsi opéré, le nez en avant, une chute peu dangereuse mais glaciale qui a failli amener celle de sa femme qu’il soutenait. Elle ponctuait, d’ailleurs, notre route de cris de terreur au moindre faux pas de ses porteurs. Colette, j’en suis certaine, moi qui la sais peu brave, n’était guère plus rassurée… Mais elle ne bronchait pas et se contentait de tenir ferme l’épaule de son Paul qui, lui, ne chavirait pas… Moi, je finissais par m’amuser beaucoup de ces péripéties… Je ne savais pas ce qui nous attendait !…

« Enfin, nous voici aux fameuses roches !

« Avec soin, nos porteurs nous déposent sur le sol… Quel sol ! revêtu de varechs trempés d’eau de mer, glissants, oh ! combien… Une roche hérissée, fertile en entorses…

« Je crois vraiment que Colette, malgré sa vaillance, commençait à regretter de s’être lancée dans une si périlleuse aventure… Comme moi, elle se demandait ce que nous allions bien pouvoir faire pour nous occuper, tandis que M. Asseline père et ses hommes se donneraient la satisfaction d’arracher à la mer tous les congres qu’ils pourraient saisir.

« Rozenne, lui, manquait de conviction comme pêcheur et se contentait de raconter à Mme Détreil des choses terrifiantes, dues à son imagination, sur les féroces instincts des congres ; si bien que, prise de panique, les pieds trempés et les yeux ensommeillés, elle voulait absolument s’en aller, sommant son mari de l’emmener sur-le-champ. Lui, que l’eau de mer avait gelé, n’aurait pas demandé mieux. Mais le moyen !… Il ne pouvait l’emporter seul dans ses bras et elle n’était pas du tout disposée à regagner le rivage en marchant à travers les petits lacs bien froids qui luisaient sur le sable.

« Ah ! quelle partie de plaisir !

« Sous prétexte de mieux faire voir à Colette les péripéties de la pêche, Paul l’avait emmenée avec précaution, à travers les roches, jusqu’au bord de l’eau. Alors, pour me distraire, vite désintéressée des monotones évolutions des pêcheurs, je me suis résignée à me promener sur le sable humide, sans avoir même, pour m’escorter, mon fidèle chevalier qui était harponné par M. Asseline.

« Heureusement, peu à peu, le jour naissait. Une clarté laiteuse emplissait le ciel, qui avait des tons de nacre rose. La mer remontait avec de petites vagues veinées d’argent. Peu à peu, comme si des voiles se relevaient, les brumes de l’horizon devenaient plus fines, plus transparentes, découvrant des lointains pareils à des images de rêve, dans une incomparable lumière blonde qui s’avivait de lueurs pourpres. Un trait étincelant ourlait de frêles nuages qui erraient, petits flocons de neige dans le bleu très doux, épandu sur nos têtes, sur la plage d’or pâle, sur les bouquets d’arbres dont la verdure humide luisait…

« C’était un spectacle qui me prenait tellement que j’en oubliais les ridicules péripéties de la nuit. Dans l’intimité de mon cœur, je sentais s’ouvrir la chère source vive de l’inspiration. Des vers commençaient à y chanter, imprécis et fugitifs, mais si vivants que ce soir même, dans ma chambre, en regardant la nuit pointillée d’étoiles, je les entendais encore… Et docilement alors, je les ai écrits, tels qu’ils m’étaient venus, devant l’immense frisson de la mer, odorants de son parfum qui s’élevait avec le beau soleil matinal…

« Donc j’étais si absorbée par ma contemplation extasiée que le temps ne me semblait plus long.

« J’ai été presque étonnée d’entendre tout à coup la voix de Rozenne, qui avait couru après moi sur le sable. Il me demandait :

«  — Vous n’êtes pas glacée, par cette interminable nuit ?

«  — Oh ! non, il fait si beau !

« Mais il avait dissipé l’enchantement. Je me suis alors aperçue que j’étais très fatiguée ; et j’ai eu prosaïquement une furieuse envie d’aller me coucher, comme un bébé.

«  — Nous rentrons !… Venez-vous ? Comme vous vous êtes sauvée loin ! Je ne vous apercevais plus… Vous m’avez fait peur !

«  — Vous m’avez crue mangée par un congre ?… Combien en avez-vous pêchés ?

«  — Deux !

«  — Quelle richesse !

« Nous nous sommes mis à rire ; et très gais, nous sommes venus, en bavardant, rejoindre le groupe des pêcheurs. Colette et Mme Détreil avaient des mines plutôt longues ; et certes autant que moi, elles aspiraient à leur lit !

« Mais il a fallu encore aller prendre le thé à la villa Asseline pour satisfaire les instincts hospitaliers de son propriétaire, enchanté d’avoir barboté toute la nuit dans l’eau de mer et convaincu, l’excellent homme ! que nous partagions sa satisfaction.

« Je ne dirai pas que nous étions jolies, jolies… Pourtant c’était encore mieux qu’après certaines nuits de bal. Mais Colette, trouvant ce « mieux » insuffisant, a terminé la séance en disant que j’avais l’air fatiguée. O sollicitude fraternelle !

« Et toujours escortée de Rozenne et de Paul Asseline, nous avons enfin… oh ! enfin ! regagné nos pénates.

« Il faisait grand jour, un jour doré, lumineusement bleu, inondé de soleil, dont la chaleur, douce encore, effaçait en moi toute lassitude. Cette aurore d’été, vraiment, était d’une beauté divine ! A la contempler, j’oubliais le sable glacial, les congres, les varechs trempés… Mais Colette maintenant était pressée de rentrer. Avec son adorateur fervent, elle n’avait plus besoin de se mettre en frais ; et son sourire avait disparu.

« Rozenne s’en est aperçu et m’a glissé, remarquant de quel air ravi je humais l’air tiède :

«  — Les vents ont changé ! Le ciel de Mlle Colette s’est voilé et le vôtre est tout rose. Savez-vous que cette nuit tant redoutée vous a été excellente ? Si vous vouliez bien me le permettre, je dirais que vous êtes l’incarnation même de ce matin si frais ! Plus que jamais, vos yeux ressemblent à deux gouttes d’eau de mer, avec un reflet de ciel…

« Il avait son accent coutumier de badinage ; mais il me regardait avec quelque chose de si sincèrement charmé au fond des prunelles, que mon stupide petit amour-propre de femme en a tressailli d’aise une seconde. Je me suis vite ressaisie et j’ai répliqué en riant, contente de sentir sur mon visage la brûlure de l’air de mer :

«  — Que je dois donc être jolie ! Je me sauve bien vite pour m’admirer dans ma glace !…

« Et je suis entrée dans l’hôtel, à la suite de Colette.

« Maman nous a entendues et a demandé, d’une voix somnolente :

«  — Eh bien ! mes enfants, vous êtes-vous amusées ?

« Colette n’a pas osé dire oui…

« 21 août.

« Réjouissons-nous ! Ce n’est pas inutilement que nous aurons passé la nuit à la recherche de congres rares ! M. Asseline père a été si bien subjugué par notre vaillance qu’il est tout à fait passé à l’ennemi ; et, sans doute, de par sa volonté, très énergique à l’occasion, nous avons eu l’honneur d’une invitation à dîner, pour mardi, à la villa Asseline.

« Maman exulte, voyant déjà la partie gagnée et se prépare à avertir papa, indifférent aux machinations diplomatiques, qu’elle va lui présenter le gendre rêvé. Colette, elle, ne manifeste aucun orgueil devant l’approche de son triomphe, et elle garde avec Mme Asseline l’incomparable souplesse qui lui a permis de dominer peu à peu l’opposition de la vieille dame.

« Mais quelle revanche prendra Colette, devenue sa belle-fille ! Pauvre Mme Asseline !… Sûrement, alors, Colette ne parlera plus avec elle, pendant des heures, confitures, bonnes œuvres, raccommodages, sermons, — elle qui ne va jamais au sermon ! — Elle n’écoutera plus avec un sourire d’intérêt les propos insipides, les papotages malveillants, les commérages du petit cercle de matrones, cher à Mme Asseline, au milieu duquel ma jolie sœur, le front barré d’un pli volontaire et les lèvres frémissantes d’agacement, distribue de respectueux égards, et joue supérieurement son rôle de jeune fille bien élevée, modeste, sérieuse, autant qu’elle est belle… Aussi, toutes les vieilles dames sont-elles sous le charme. Quand, un moment, il m’est arrivé de lui voir jouer ce personnage, je m’enfuis auprès de Marguerite, si simple et vraie. Je cherche son cœur, son pauvre cœur mélancolique, aimant et dévoué, qu’André meurtrit si légèrement… Je lui demande de demeurer ma chère conscience, et je tâche d’oublier les projets ambitieux de Colette, en faisant des pâtés de sable avec Bob, l’être heureux par excellence !…

« 24 août.

« Donc nous avons dîné chez les Asseline. Et le dîner a été ce qu’il pouvait être : d’une écrasante somptuosité ! Douze invités ; les plus jeunes des convives féminines, habillées, de toute évidence, par des couturiers de haute marque, et s’en faisant gloire avec une vanité indiscrète ; les convives masculins, célébrant l’excellence du festin, ne causant qu’affaires et politique, tous fort mécontents du gouvernement qui, paraît-il, néglige tout à fait les intérêts du commerce… Maman, souriante et digne, trônait — ô honneur ! — à la droite du maître de céans, peut-être en sa qualité de doyenne. Colette, habillée de blanc comme une fiancée, et jolie comme une princesse de légende, était, en revanche, placée loin de son adorateur, car sa future belle-mère ne désarme pas encore complètement, si adoucie soit-elle. J’avais, moi, hérité dudit adorateur qui, avec une ingénuité touchante, m’entretenait sans relâche des qualités de ma sœur, de l’admiration qu’elle lui inspire, du bonheur qu’on doit éprouver à vivre près d’elle… Il était édifiant, mais monotone, à la longue… Et qu’il me faisait regretter Rozenne, sa causerie capricieuse et fine de dilettante, ses drôleries spirituelles, son scepticisme nonchalant qui m’exaspère et m’amuse…

« A mesure que défilait la suite des plats, que s’allongeait la litanie amoureuse de Paul Asseline, je me sentais prise d’une de ces terribles crises d’ennui qui me saisissent quand je me trouve isolée dans un milieu où je suis sans aucune attache. Maman, Colette, me semblaient, elles aussi, des étrangères, tout à coup… Maman, gracieuse, opinait à toutes les déclarations de M. Asseline et Colette était toute à son rôle. L’idée qu’après ce mortel dîner suivrait une soirée, pareillement insipide, me devenait aussi douloureuse qu’une souffrance physique et je n’avais même plus la curiosité d’observer autour de moi la comédie humaine. Oh ! cette heure pendant que les hommes étaient au fumoir ! Les histoires de domestiques et de nourrices, les potins de plage, l’échange des recettes, les appréciations sur les couturiers illustres, le tout entremêlé d’oracles rendus par Mme Asseline !…

« Encore si la nuit avait été belle, j’aurais pu, un moment, m’échapper dans le parc, pour me retremper par quelques bonnes minutes de solitude. Mais un vent furieux soufflait ; les averses alternaient avec les rafales et me retenaient, de force, prisonnière dans ce salon sans âme.

« Découragée et polie, j’ai essayé de causer avec ma voisine, une grosse jeune femme, trop élégante, qui, de très bonne grâce, m’a entretenue des embellissements qu’elle avait faits dans son château (!), du nombre de ses domestiques, des chasses qui avaient lieu dans son domaine… Je me sentais devenir féroce.

« Les hommes se sont enfin résignés à abandonner les délices du fumoir. Ils étaient plus ou moins congestionnés, bavards et parlaient très haut. Un baccara d’importance s’est alors organisé. Maman en a frémi, pensant à la pitoyable figure qu’allaient faire les maigres finances de la famille Danestal… Puis son visage s’est éclairé parce qu’elle a vu que les seuls joueurs étaient les invités masculins. Paul, lui, rôdait autour de Colette. Les jeunes femmes et les dames d’âge respectable faisaient cercle autour de Mme Asseline, qui a prié l’une d’elles de nous faire de la musique.

« Oh ! j’aime mieux ne pas me souvenir du grand air de la Reine de Saba chanté par elle !… Pourtant, il lui a valu de tels applaudissements qu’elle a cru devoir y répondre par de nouveaux chants, véritable crime de lèse-musique. C’était terrible ! Ah ! comme je comprenais les braves chiens que certains accents font hurler !

« Il me semblait qu’elle ne se tairait jamais ; que cette soirée ne finirait jamais ; que je ne pourrais plus m’échapper de ce salon trop doré et cesser d’entendre les commérages de Mme Asseline et de ses amies, les exclamations bruyantes des joueurs, les cris de cette infatigable chanteuse.

« Enfin, maman s’est levée ! Elle avait toujours son sourire, mais ses yeux étaient somnolents. Une imperceptible contraction rapprochait les sourcils de Colette… Pour elle aussi, l’épreuve avait été rude !

« Le bon Paul, toujours plein de sollicitude, avait fait atteler un de ses équipages pour nous ramener au gîte. En voiture, ni les unes ni les autres, nous n’avons parlé, peut-être parce que nous avions peur de dire des paroles trop sincères… Après tout, je crois que maman dormait un peu… Colette, elle, regardait dans la nuit et réfléchissait… à quoi ?…

« Et j’avais, moi, le désir éperdu de ma petite chambre silencieuse qui sentait bon les roses, où m’attendaient mon travail, les livres que j’aime le plus et que j’avais soif d’ouvrir pour purifier mon esprit de tant de pauvretés entendues.

« Aussi quand, enfin, je m’y suis retrouvée, pour me laisser mieux envelopper par son calme, par son obscurité délicieuse, je n’ai pas allumé ma lampe. Sans même ôter mon manteau du soir, je me suis assise dans l’ombre, devant ma fenêtre large ouverte, et j’ai tâché d’oublier les Asseline, leur luxe, les ambitions de ma grande sœur, en contemplant la sereine immensité du ciel où luisait un mince croissant de lune. Le vent avait balayé les nuages et la nuit était pure infiniment, vibrante du chant grave de la mer, du frôlement de la brise dans les feuilles. De toute mon âme, je souhaitais être pénétrée par cette paix qui calmait la fièvre dont tous mes nerfs étaient douloureux…

« Tout à coup, ma porte s’est ouverte devant Colette. Elle avait sans doute quelque chose à me demander. Voyant la pièce obscure, elle a dit, étonnée :

«  — Comment, tu es déjà couchée ?

«  — Non, je me repose.

«  — Tu étais fatiguée ? Et de quoi ?

« Sa voix était ironique et a cinglé mon énervement.

«  — De quoi je suis fatiguée ? De l’odieuse soirée que je viens de passer ! Oh ! Colette, comment peux-tu, pour de l’argent, vouloir entrer dans un pareil milieu !

« Les mots m’étaient échappés, tant je ressentais d’humiliation et de révolte. Colette m’a sentie si sincère que son empire sur elle-même en a été ébranlé. Je l’ai deviné au léger frémissement de sa voix, tandis qu’elle me répondait :

«  — Ce n’est pas moi qui entrerai dans ce milieu, c’est Paul qui viendra dans le mien.

«  — Soit, mais tu n’en seras pas moins obligée de subir le sien où il te conduira d’autant plus volontiers qu’il y sera dans son véritable élément, tandis que dans le nôtre, dans celui de papa…

«  — Dans celui de papa, il n’y serait pas ?… C’est là ce que tu veux dire ?… Il n’y serait pas parce que ?…

« Son accent était un défi.

«  — Parce que, intellectuellement, il est une nullité. Et tu le sais bien !

« Comment ai-je dit cela ?… Jamais en plein jour, jamais même sous une clarté de lampe, de telles paroles, sans doute, ne me seraient sorties des lèvres. Mais nous étions dans l’ombre ; et devant ce large ciel paisible, seuls des mots vrais pouvaient être dits. Un reflet de lune baignait le visage de Colette, qui avait pris quelque chose de dur, dans son expression de volonté.

« Presque violemment, elle, toujours si calme, elle m’a jeté :

«  — Ah ! naturellement, parce qu’il ne vit pas hypnotisé par les livres, les opéras et les tableaux, c’est une nullité !… L’intelligence ! l’art !… Papa et toi, vous n’avez jamais que ces mots sur les lèvres… Eh bien ! pour ta gouverne, retiens-le : il y a autre chose que l’art et l’intelligence dans la vie. Il y a les moyens d’en profiter. Et ces moyens, je veux les avoir… Je vais à qui peut me les donner !

«  — Sans craindre de préparer ainsi ton malheur ?

«  — Mon malheur ?… Pourquoi ?…

«  — Parce que tu seras liée toute ta vie… y songes-tu ?… toute ta vie !… à un être que tu n’aimes pas !

«  — Que je n’aime pas ?… Qu’en sais-tu ?

«  — Je le sais comme toi-même. Il n’est pas un homme que tu puisses aimer.

«  — Pourquoi ? encore. Parce qu’il n’est pas un homme supérieur ? je le reconnais… Ah ! ils rendent heureuse leur femme, les hommes supérieurs !… L’une comme l’autre, nous savons ce qu’il en est !… Et je ne veux pas du misérable et fugitif bonheur que leur égoïsme leur permet de nous donner quelquefois, un instant. Ils vivent les yeux abîmés dans la contemplation de leur mérite, grisés par l’admiration du public, toujours juchés sur leur piédestal d’où ils ne descendent que quand leur propre satisfaction les y invite. Ah ! non ! je n’ai jamais ambitionné, depuis que j’ai l’âge de comprendre, d’être la femme d’un homme illustre !… Paul Asseline est simplement bon, c’est vrai !… Mais au moins, ce n’est pas lui, c’est moi qu’il aime. Et cela me plaît qu’il en soit ainsi !

« Je n’avais plus la tentation de répondre à Colette. Ses paroles montaient vers moi comme de grandes vagues d’amertume. Tout ce qu’elle disait était vrai si tristement !… Alors, après un court silence, elle a repris, de la même voix martelée, comme si, pour une fois, il lui semblait bon d’ouvrir, un peu, son âme fermée :

«  — C’est vrai, il me plaît aussi d’être riche ! Il n’y a que cela d’enviable, sagement ! Retiens-le encore, en passant, petite fille rêvassante… Une fois riche, je suis certaine, tu entends, certaine d’être heureuse, puisque je serai délivrée de l’horreur des soucis d’argent, des odieuses et perpétuelles économies, de ces incertitudes d’avenir dont je suis lasse… à être prête à tous les sacrifices pour en être délivrée ! Cette fois, puisque la destinée — ou la Providence ! — amène sur mon chemin un homme qui ne me demande pas seulement un flirt de quelques mois, mais m’offre un mariage inespéré, je serais folle, absolument folle ! de ne pas saisir cette chance unique. Peu m’importe que les Asseline soient des parvenus, puisqu’ils peuvent me donner la sécurité que je veux… Les filles sans dot, comme nous, rappelle-le-toi, ma chère, ne doivent pas se donner le plaisir d’être sentimentales… Ce ne sont pas leurs beaux danseurs qui les épousent !…

« Il leur faut donc se contenter des autres, des braves garçons sans ambition qui s’estiment très heureux de leur offrir leur fortune, et se dire privilégiées, elles, quand elles les rencontrent… Et puis, jamais plus, n’est-ce pas, France, nous ne reparlerons de ces choses. Une fois pour toutes, je t’ai dit ce que je pensais… C’est vrai, je joue une partie que je veux gagner… Et je la gagnerai !… Bonsoir, enfant.

« Elle a effleuré mes cheveux d’un vague baiser. Je n’ai pas fait un mouvement pour le lui rendre… Quand elle a été sortie de ma chambre, que j’ai été seule, je me suis mise à pleurer désespérément…

« Que la vie est donc triste et mauvaise pour les filles pauvres ! »

....... .......... ...

France cessa de lire et elle demeura immobile, les mains jointes sur les feuillets, contemplant avec des yeux qui ne voyaient pas le jeu mouvant des vagues.

Soudain, elle ne jouissait plus de l’éclatante fête des choses qui, une heure plus tôt, lui emplissait l’âme d’une sorte de joie enivrée.

Sa pensée venait de soulever trop de graves questions pour qu’elle n’en demeurât pas troublée.

Deux jours s’étaient écoulés depuis sa conversation avec Colette. Ni l’une ni l’autre n’y avaient fait allusion et toutes deux savaient bien que jamais même elles n’en rappelleraient le souvenir. Peut-être Colette n’y pensait déjà plus, absorbée par son rêve. Mais elle, France, n’avait pas oublié une des paroles de sa sœur, dont l’impression lui demeurait singulièrement amère et douloureuse…

— Tante ! voilà tante France ! jeta une petite voix d’enfant.

Elle redressa la tête… Et alors elle aperçut, débouchant sous la voûte ombreuse de l’allée, Rozenne qui avait Bob dans ses bras. Une bonne suivait traînant une voiture d’enfant. France ferma son cahier et se leva, un peu effarouchée de voir sa retraite si lestement troublée.

— Comment m’avez-vous découverte ? fit-elle prenant la main du petit garçon qui, séduit par l’herbe veloutée, avait voulu être mis à terre.

— C’est un heureux… hasard ! fit Rozenne tranquillement.

Mais une lueur de malice pointait dans ses yeux gris.

— … En quittant la plage qui ressemblait au Sahara, j’ai eu la nostalgie des arbres et je suis grimpé vers les bois, où j’ai trouvé ce jeune personnage qui se promenait sous l’œil de sa bonne. Ensemble nous vous avons aperçue et nous sommes venus bien poliment dire bonjour à « tante France ». Est-ce que vous nous en voulez ?

Elle sourit, malgré elle, de le sentir très satisfait parce qu’il l’avait retrouvée, ne croyant guère que le hasard seul l’eût conduit dans cette allée. Pourtant, elle dit, sincère :

— Je ne vous en veux pas parce que, ce matin, mon esprit flânait… Autrement, je vous en voudrais… Je suis très jalouse de ma solitude parce qu’il me la faut absolument pour bien travailler.

— Travailler ! Toujours !… C’est donc un vœu ?

— Pas du tout, c’est un plaisir… Et une nécessité aussi. Je vous félicite si vous ne la connaissez pas.

— Vous me dites cela comme vous me diriez « tant pis pour vous » !

Elle eut un petit rire, mais ne répondit pas. Elle s’était mise à marcher lentement. Au loin, des sonneries de cloches annonçaient, dans les hôtels, l’heure du déjeuner. La chaleur de midi alourdissait l’air, même sous les branches, que brûlait le soleil. La mer était une nappe étincelante et, sur la plage, il n’y avait pas la découpure d’une ombre.

De l’accablante température, France ne semblait pas même s’apercevoir. Un peu plus rose, peut-être, sous le seul abri de sa large capeline de paille, elle cheminait, en avant, souple et fine, avec cette allure de jeune nymphe qui ravissait toujours les yeux de Rozenne… Mais, tout à coup, il s’avisa que l’expression de ses traits était devenue sérieuse et il eut l’intuition que, dans la pensée de France Danestal, il pouvait bien y avoir un blâme à son adresse.

Alors, aussitôt, dans une brusque impulsion, il dit, la rejoignant :

— Vous avez très mauvaise opinion de moi, n’est-ce pas ?

— Sur quel chapitre ?

— Celui de mon amour passionné pour la flânerie ; si vous êtes une sévère moraliste, je mérite, en effet, vos foudres, car, ainsi que je vous l’ai déjà avoué, je crois, j’estime que la vraie sagesse consiste à vivre, tant qu’il est possible, à sa fantaisie, sans souci de rien d’autre.

Une seconde, elle arrêta sur lui, avec une singulière expression, ses prunelles profondes. Mais ses lèvres demeurèrent closes. Il interrogea, impatient :

— Pourquoi me considérez-vous ainsi ?

— Je me demande jusqu’à quel point vous êtes sincère ?

— Je le suis en toute simplicité et humilité.

— Ah !…

Elle se tut ; puis, la bouche soulignée d’une petite moue dédaigneuse, elle jeta avec une drôlerie qui atténuait sa sincérité :

— Cette fois, je vous le dis : tant pis pour vous ! Je regrette bien que votre idéal ne soit pas de plus haute envolée !…

Rozenne la trouva délicieuse d’expression ; mais en même temps, son amour-propre tressaillit désagréablement de la sentir si convaincue.

— Alors vous me mettriez en meilleure place dans votre estime si je m’appliquais, toutes les heures de ma vie, à opérer des affaires productives ; ou si, comme un garçon bien pondéré, je passais des journées à griffonner des chiffres dans un bureau, ou je brandissais un sabre devant mes recrues ahuries, ou…

Elle se mit à rire ; et de sa manière gaîment moqueuse, elle interrompit :

— Mon Dieu, qu’est-ce que vous allez chercher là ?… Et quel honneur excessif vous me faites, en vous appliquant ainsi à vouloir me persuader que vous avez bien raison de vivre à votre seule guise, puisque la bonne destinée vous y autorise !… Je vous assure que ma modeste opinion est sans importance aucune… Vous savez bien que j’ai parfois des idées de ma façon, un peu bizarres, sur les gens et les choses… Mais je les tiens pour ce qu’elles valent et ne leur laisse voir le jour que lorsqu’on m’y invite expressément.

— Et alors, gare à ceux qui, n’ayant pas la conscience bien nette, ont eu l’imprudence de vous questionner à leur sujet !

Du bout de sa canne il fouettait les herbes minces qui bordaient le chemin dévalant sur Villers. Et après un imperceptible silence, il jeta en boutade :

— C’est étonnant combien il m’est désagréable de sentir peser sur ma chétive personne la sévérité de vos jugements. Je suis navré que vous ne soyez pas un tantinet paresseuse… Du moins, à Villers !

— Parce que ? interrogea-t-elle, curieuse.

— D’abord, parce qu’on vous verrait peut-être plus souvent sur la plage, que vous fuyez dès qu’elle n’est pas à vous toute seule, et surtout à l’heure du bain…

— A cette heure-là, elle est trop chic pour moi !

— Ou vous l’êtes trop pour elle…

— Ce serait une question à débattre !

— Alors, vous n’y paraîtrez jamais quand vos frères les hommes, et vos sœurs les femmes y figureront brillamment ?

— Vous parlez comme saint François d’Assise !… Et vous vous trompez ! Si la fantaisie me prend d’aller admirer les belles toilettes des femmes mes sœurs, pour employer votre langage évangélique, vous êtes certain de m’y voir arriver un matin, à l’improviste.

— Dieu ! que vous êtes taquine… autant que méchante !

— Je ne suis ni l’une ni l’autre. Je vous fais tout bonnement l’honneur de vous informer, en toute sincérité, de mes opinions, et je suis très convaincue qu’il ne vous déplairait pas de faire, le matin, un brin de causette avec moi, sur la plage, tandis que Colette éblouit Paul Asseline… Seulement…

— Seulement, vous ne daignez pas me faire la charité de ce brin de causette.

— Parce que j’estime que vous n’êtes pas des pauvres gens auxquels on fait l’aumône. Voilà… Mais vous ne m’avez pas dit pour quelles autres raisons vous me souhaitiez paresseuse ?

Elle l’interrogeait sans un atome de coquetterie ; mais une séduction émanait de son sourire, du regard d’eau bleue jailli entre les cils noirs, très longs… Et un peu brusquement, il lança :

— Ensuite, parce que si vous ne viviez pas, comme vous le faites, en l’habituelle société des individus supérieurs qui sont les auteurs de vos livres favoris, les humbles mortels auraient peut-être alors quelque chance d’attirer un peu votre attention !

— Mon attention ? N’en ayez donc pas cure ! Elle est fantasque, de façon déplorable… Elle se donne à des sujets, à des occupations, à des objets qui la passionnent et que les gens raisonnables qualifieraient d’absurdes, neuf fois sur dix.

France s’arrêta. Ils allaient entrer dans les rues claires où s’épandait la splendeur du soleil de midi. A leurs pieds, par delà les chalets, les villas enserrées dans les bouquets d’arbres déjà tachetés d’or roux, la mer d’un bleu profond, à peine ridé de frissons légers, mouillait doucement le sable de la plage déserte.

Le regard de France enveloppa ce paysage d’eau et de lumière et s’immobilisa à le contempler. Mais vers elle monta la voix de Rozenne qui disait d’un ton mi-sérieux, mi-plaisant :

— Comment, vous, qui sentez si vivement la beauté des choses, ne vous contentez-vous pas, pendant quelques semaines, de contempler les spectacles offerts par la nature à ses fidèles ?… vous laissant vivre, tout simplement, comme une exquise petite fleur humaine…

Elle secoua la tête et sourit.

— Cela ne me suffirait pas… Ce que je sens très profondément, il faut, presque malgré moi, que je le traduise en des vers… Et ensuite, ces vers, j’ai la coquetterie de les ciseler pour qu’ils ne soient pas trop indignes de ceux de mon père. Vous savez, noblesse oblige !

— Quand me permettrez-vous d’en lire, de ces vers qui m’apparaissent comme le fruit défendu ?

— Que sait-on ? Je crois bien que je demeurerai jalouse de les conserver pour moi seule, jusqu’au jour où quelque grave raison me décidera à les livrer au public… Et puis, là-dessus, je vous quitte, car je voudrais reconduire Bob, afin d’embrasser Marguerite. Sans rancune, n’est-ce pas ?

Une expression très douce, bien féminine, souriait dans son regard bleu, entr’ouvrait ses lèvres, dont le souple dessin avait une grâce caressante.

Et Rozenne, sincère, répéta, serrant la main dégantée qu’elle lui tendait :

— Sans rancune !

Elle se détourna et descendit la pente raide qui conduisait chez sa sœur. Lui, continua son chemin, impatienté contre lui-même pour toute sorte de complexes raisons.

IV

De sa fenêtre, France regardait sa sœur Colette qui escaladait adroitement les hauteurs du mail des Asseline ; puis, par les soins empressés de Paul, se voyait installée en place d’honneur, où, vêtue de rose, elle apparaissait comme une exquise aurore, très parisienne. Et France, admirative, en artiste, de la beauté de sa sœur, pensa que les Asseline pouvaient s’estimer fiers d’emmener une aussi jolie femme au Grand Prix de Deauville… Opinion qui était, d’ailleurs, celle de Colette elle-même, et pareillement de Mme Danestal, partie en landau avec Mme Asseline, devenue presque aimable.

Elle, France, s’était dispensée de cette promenade saupoudrée de poussière, ayant, depuis le commencement de la grande semaine, goûté bien plus qu’elle ne l’eût souhaité aux distractions d’ordre hippique offertes aux amateurs. Elle avait décliné l’invitation des Asseline, ravie d’une pleine après-midi d’intimité avec Marguerite, à qui elle avait promis la lecture du poème auquel, passionnément, elle travaillait depuis son arrivée à Villers.

Le mail avait disparu dans la foule des équipages de toute sorte qui filaient vers Trouville par la route sans ombre, allongée en bordure, derrière les dunes basses de la côte. France, une seconde, demeura à considérer l’horizon tourmenté d’un ciel lourd d’orage et la mer haletante, d’un vert glauque, que des nuages marbraient de nappes sombres… Puis, l’esprit traversé par l’idée que Marguerite, peut-être, avait besoin d’elle pour garder le remuant petit Bob, vite elle s’arracha à un spectacle dont elle n’était jamais lasse pour aller trouver sa sœur.

Une exclamation de plaisir salua son entrée dans le minuscule salon où Marguerite s’était réfugiée pour fuir l’étouffante atmosphère du jardin.

— Oh ! France, déjà ! Que tu es gentille de me sacrifier ainsi ton après-midi entière !

En guise de réponse, France embrassa sa sœur avec tant de tendresse que la jeune femme put être éclairée sur la valeur du sacrifice qu’elle lui faisait…

— Tu es seule, Marguerite ? André est déjà parti pour Trouville ?

— Non, pas encore. Il devrait être en route ; mais, après le déjeuner, je me suis trouvée un peu fatiguée et il n’a pas voulu me quitter.

— Et maintenant, chérie, tu es mieux ?

— Oui ; le temps orageux m’avait énervée. Les futures mamans, dans mon état, sont exposées à ces petites misères. Ce n’est rien !

France n’insista pas, sachant combien Marguerite redoutait qu’on prît garde à sa santé ; mais son regard anxieux s’attacha une seconde sur le visage altéré de sa sœur. La crainte l’effleurait que son beau-frère, par quelque parole malencontreuse, n’eût, une fois de plus, attristé Marguerite, trop aimante pour ne pas sentir le moindre froissement. Il entrait justement, très souriant, lui, habillé avec un soin raffiné, dont il était coutumier, la jumelle de courses en sautoir. Il se découvrit à la vue de la jeune fille ; et, courtoisement, baisa la main qu’elle lui tendait.

— Comment, France, vous êtes ici ? Pas aux courses ?

— Non, je n’aime ni la cohue ni la poussière. Et Marguerite, toujours hospitalière, veut bien me recueillir !

— Mais c’est une vraie joie pour elle de vous avoir !… Ainsi, je n’ai plus de scrupules à la laisser. Vous allez mieux, n’est-ce pas, Marguerite ? Votre mal de tête s’est dissipé ?

— Il se dissipera sûrement…

André ne répondit pas. Attentif, il passait dans sa boutonnière un merveilleux œillet qu’il venait d’enlever dans le vase de cristal placé près de la jeune femme. Il y eut un silence qui laissa entendre dans le jardin la petite voix de Bob entrecoupée de larmes.

— Qu’a-t-il donc ? fit Mme d’Humières tout de suite debout.

— Je vais voir, Marguerite ; ne t’agite pas, dit aussitôt France, qui avait l’intuition que sa sœur désirait être seule pour recevoir l’adieu de son mari.

Elle passa dans le jardinet, où Bob trépignait devant la chute d’un pâté de sable. Elle le calma ; mais discrète elle demeura près de lui, l’aidant à la construction d’une nouvelle pyramide. Par la fenêtre large ouverte, lui arrivaient cependant les paroles que sa sœur disait d’une voix assourdie :

— André, vous serez raisonnable cette fois, vous ne jouerez pas ?

— Mais non, mais non !… Je ne jouerai pas ; je serai sage comme les pauvres mioches qu’on mène dans les beaux magasins avec la seule permission de regarder, sans toucher à rien.

— André, promets-moi sérieusement, je t’en prie !… Sans quoi, toute la journée encore, je serai tourmentée !

— Et tu te rendras malade bien inutilement ; car je ne puis jamais oublier tout à fait que le jeu est un plaisir interdit aux pauvres diables comme moi ! Sois donc en paix, ma chère Minerve.

Elle insistait :

— Tu me promets que tu ne te laisseras pas entraîner quand tu verras jouer Paul Asseline et les autres ?

— J’aurai l’héroïsme d’un saint et je résisterai. Je me contenterai, pour toute distraction, de contempler les belles toilettes féminines, celles dont j’aimerais à vous voir habillée, petite Cendrillon, qui poussez vraiment un peu loin l’amour de la simplicité. Ah ! Marguerite, quand serez-vous coquette !

France entendit la voix un peu lasse de sa sœur répondre :

— En mon état, je n’ai vraiment que faire de l’être !

— Mais, au contraire, ma chère, vous devriez lutter pour triompher des malices de la nature. C’est là, justement, le grand art de la femme ! Je vous garantis que Colette le pratiquera.

— C’est qu’elle en aura les moyens, le loisir, la force et le goût ! Tout cela me manque, à moi, en ce moment !

— Ce qui est bien dommage pour vous et pour moi ! répliqua-t-il, un peu sèchement. Quand vous voudrez bien être plus élégante, j’en serai ravi !

France tressaillit, indignée. Ah ! comme elle eût voulu répondre à son beau-frère. Mais Marguerite, elle, disait simplement avec un peu d’ironie triste :

— Je serai élégante, du moins, j’essaierai de l’être, quand je ne me préparerai plus à être une maman et quand nous serons riches !

— Alors, ce n’est pas de sitôt !… Et vous seriez charitable de ne pas me le rappeler. Allons, ne parlons plus de tout cela !… Au revoir, Margot. Tâchez de ne pas vous ennuyer. Heureusement, vous avez France, aujourd’hui ; je vous laisse donc sans remords…

A l’accent d’André, France devina que son baiser d’adieu avait dû être bien léger. Il sortit de la maison et se trouva devant la jeune fille, agenouillée dans l’herbe auprès de Bob. Il lui lança un amical :

— Au revoir, France, je vous confie votre sœur.

Et il passa, après une petite caresse à Bob, qui avait couru vers lui en trottinant. France, encore un instant, joua avec l’enfant ; puis, le voyant de nouveau occupé à fourrager sur la pelouse, elle revint vers le salon dans la crainte que sa sœur n’eût besoin d’elle. Mme d’Humières n’avait pas dû bouger depuis que son mari l’avait quittée. Immobile sur la chaise longue, les mains tombées sur ses genoux, elle regardait loin devant elle, avec des yeux qui ne voyaient pas, dans l’infini de ce ciel d’orage, lourdement gris ; et, très lentes, de grosses larmes glissaient entre les paupières à demi closes.

Une angoisse éperdue bouleversa France qui s’était arrêtée sur le seuil de la pièce, n’osant aller vers la jeune femme dans la crainte d’être indiscrète. Mais Marguerite sentit tout de suite sa présence et, se redressant, tourna la tête pour cacher son visage… Déjà France était près d’elle, agenouillée à côté de la chaise longue, et ardemment, tout bas, comme une enfant, elle lui murmurait :

— Oh ! Marguerite, ma chère aimée, ne sois pas triste !

Elle n’osait rien ajouter, arrêtée par la crainte délicate de prononcer un mot qui pût être pénible à sa sœur.

Les doigts de Marguerite effleurèrent ses cheveux d’un geste tendre, tandis qu’elle disait, la voix assourdie :

— Ma petite chérie, ne t’agite pas pour moi ! Je suis nerveuse en ce moment, parce que je ne suis pas très bien portante. N’y prends pas plus garde que je ne le fais moi-même. Et surtout, ne t’imagine pas des folies à mon sujet.

— Je ne m’imagine rien, Marguerite, fit lentement la jeune fille.

Elle ne continua pas ; mais son regard achevait ce que sa bouche n’articulait pas, et le pâle visage de Marguerite se rosa une seconde ; elle sentait bien qu’elle ne pouvait tromper l’intuition du cœur aimant de France. Ses yeux graves arrêtés sur ceux de sa jeune sœur, elle dit doucement :

— France, crois-moi, on peut être heureuse encore, très heureuse, même quand on l’est autrement qu’on l’avait souhaité…

— Oh ! pourquoi l’est-on « autrement » ?

— Sans doute parce que, quand on est très jeune, on rêve des bonheurs si grands qu’ils sont irréalisables.

— Marguerite, penses-tu donc qu’ils le sont tous et toujours ?

Mme d’Humières eut un sourire mélancolique.

— Je pense que, du moins, il n’est pas donné à beaucoup de créatures de les posséder. Je pense que si l’on veut pouvoir se dire heureux, il faut très peu demander à la vie, se contenter des miettes de bonheur dont elle nous fait parfois la charité, n’avoir pas d’espoirs ambitieux, pour n’être pas déçu…

France avait écouté sa sœur avec une attention passionnée. Toute sa jeunesse se révoltait devant l’austère destinée évoquée par les paroles de la jeune femme.

— Et tu trouves qu’ainsi l’on est heureux ? Il faut être toi, ma dévouée grande sœur, pour avoir une pareille sagesse ! Jamais, moi, je ne me contenterais d’un aussi misérable bonheur ! Je suis prête à donner… ah ! beaucoup ! mais je veux recevoir autant que je donnerai… être aimée autant que j’aimerai !… Sinon, je préfère mille fois rester seule et libre toute ma vie.

Marguerite la regarda, les yeux pleins de pitié tendre. D’un geste maternel, elle posa sa main sur le front de la jeune fille restée tout près d’elle.

— France, tu parles comme une enfant. La vie n’est pas un roman… Tu le sais bien, pourtant…

— Mais chacun peut y avoir son roman, un roman très cher qui, seul, fait qu’elle vaille la peine d’être vécue…

Les mains de Marguerite se joignirent d’un geste inconscient ; et une contraction donna une seconde, à ses lèvres, une intense expression d’amertume :

— Moi aussi, France, quand j’avais ton âge, j’ai rêvé tout ce que tu rêves… et j’ai cru que je le trouverais… La réalité m’a appris que c’était là une illusion de petite fille et elle m’en a sagement guérie, pour mon bien… Seulement, ces guérisons-là s’achètent si durement que je voudrais, chérie, te préserver d’en avoir besoin !… Prends garde de vivre trop dans le rêve !

— Non, Marguerite, je ne vis pas dans le rêve, puisque je comprends parfaitement que je souhaite l’impossible, à peu près. Mais je suis comme celles qui ont eu, tellement belle, une vision, qu’elles ne peuvent plus l’oublier et se contenter d’une mesquine réalité !… Si je ne puis être aimée comme je veux l’être… eh bien ! je ne me marierai pas… Et je serai peut-être bien plus heureuse ainsi !

Mme d’Humières eut un geste de la main, comme pour arrêter la jeune fille. Entre elles tomba un silence, lourd de leurs pensées dont nul bruit extérieur ne les distrayait. Car, au dehors, c’était le grand calme des après-midi de dimanche, animé seulement par le murmure lointain de la mer, par de sourds grondements d’orage dans le ciel plombé. A peine, par instant, montait un éclat de voix, de quelque jardin tout proche.

France, d’un geste machinal, tourmentait les pages d’une Revue, les yeux tournés vers les eaux assombries qui frémissaient sous d’invisibles souffles. Mais elle rejeta le volume, car Marguerite reprenait lentement, comme si elle précisait une pensée gardée confuse en elle jusqu’alors :

— Ce n’est pas une destinée pour la femme de demeurer seule. Elle a besoin d’un compagnon et d’un enfant…

— D’un compagnon… oui, si ce compagnon doit être un protecteur, un soutien, un ami très tendre et très dévoué, comme il désire que la femme soit pour lui dévouée et tendre… Combien y en a-t-il ainsi ?

— France, France, tu parles de ce que tu ignores ! Tu es trop jeune, mon enfant chérie, pour bien juger les hommes… Tu ne les connais pas encore assez !

La voix de France s’éleva presque amère.

— Oh ! si, Marguerite, je les connais déjà bien… Dans le monde où nous vivons, on a très vite une vieille âme, trempée par l’expérience. Ne le regrette pas trop pour ta petite France, ma chérie… Mieux vaut être renseignée tout de suite ! Ainsi l’on s’évite peut-être de grosses désillusions, surtout de celles qui bouleversent quelquefois toute une vie…

France s’arrêta pensive, et sa sœur n’essaya pas de lui répondre, si mélancolique qu’il lui semblât d’entendre ainsi parler une enfant.

Elle voulait connaître toute sa pensée pour trouver les mots qu’il faudrait lui dire. D’ailleurs, France reprenait :

— Tu as protesté tout à l’heure, Marguerite, quand je t’ai dit que, sans doute, je ne me marierai jamais. Moi, j’ai tellement l’idée que ce sera, fatalement, ma destinée, qu’à l’avance je l’accepte et sans peine…

— Tu en es sûre, pourquoi ?

— Parce que je sais très bien dans quelle situation fausse se trouvent les filles sans fortune comme moi quand elles vivent dans un milieu tel que le nôtre… Qui m’épouserait ?… Les garçons riches recherchent les héritières… Les autres, les travailleurs, qui, eux, accepteraient peut-être bien une femme pauvre, sont effarouchés de notre élégance et ne devinent pas qu’elle est, très souvent, l’œuvre de notre adresse ; qu’elle ne nous empêche en rien d’être d’aimantes, fidèles, raisonnables petites femmes… Alors, que pouvons-nous devenir ?… Je ne me résignerai jamais, moi, à me marier comme veut le faire Colette ; et je ne suis pas bonne et généreuse comme toi, Marguerite… Jamais, non plus, je n’aurai la vertu d’être satisfaite dans une existence pétrie de calculs incessants, de préoccupations de ménagère, en gardant pour moi seule la plus lourde part des ennuis, des responsabilités, des devoirs… Ce qui me paraît une odieuse injustice !

Un sourire très doux glissa sur les lèvres de la jeune femme.

— Tu dis cela, France, parce que tu n’aimes pas. Autrement, tu saurais que c’est une vraie joie de se dévouer au repos de quelqu’un qui vous est cher… Et cela semble si naturel et si facile !

— Cela surtout le paraît à ceux qui en profitent ; tellement même, qu’ils ne songent guère à en être reconnaissants… Encore une chose qui me révolte, peut-être plus que bien d’autres injustices !

Les mots étaient échappés à France, tant ils étaient le cri de tout son cœur, tant elle était sincère toujours avec sa sœur. Elle les regretta quand elle vit devenir presque sévère le visage de la jeune femme dont les doigts avaient instinctivement saisi son anneau de mariage.

— C’est en pensant à André, n’est-ce pas, que tu viens de parler… Tu es dure pour lui… Pourquoi ?…

— Parce que, ma grande sœur chérie, il me semble qu’il ne te rend pas heureuse autant que tu le mérites…

— Je suis heureuse…

— Heureuse par lui ?… Comme tu l’avais rêvé, attendu, espéré quand tu es devenue sa femme ?… Oh ! Marguerite, si je pouvais le croire…

Ardemment, avec une infinie tendresse, les yeux de France interrogeaient ceux de sa sœur.

— Je suis heureuse différemment peut-être, fit Mme d’Humières d’une voix basse qui tremblait un peu ; mais je suis heureuse entre mon mari et mon enfant, mon beau petit Bob… France, ma chérie, crois-moi, je te parle en toute sincérité… Depuis notre arrivée ici, j’ai senti bien des fois que tu jugeais mal cette jeunesse morale d’André qui le rend si avide de distractions, de mouvement, même des plaisirs mondains dont il est sevré d’ordinaire… Mais c’est, justement, parce que je le vois jeune ainsi, que je ne veux à aucun prix lui apparaître comme une entrave maussade…

— Oui ; et lui trouve parfait que tu le gâtes déplorablement !

Une ombre de gaîté effleura, cette fois, le visage de Mme d’Humières.

— Je le gâte en quoi ?

— En tout !… Tu le traites comme s’il était le frère aîné de Bob ; un grand enfant auquel il faut tout passer et qui n’a, lui, d’autre souci à avoir que son propre plaisir, sans s’inquiéter que tu en jouisses ou non, que…

France ne continua pas. D’un geste faible, sa sœur l’arrêtait.

— Je te le répète, France, il est jeune ! Les années le transformeront assez vite !…

— Mais, toi aussi, tu es jeune… et tu uses ta jeunesse à garder pour toi seule la part des soucis.

Mme d’Humières eut un mouvement d’épaules.

— Qu’est-ce que cela fait… Il partage mes préoccupations quand il les connaît… Seulement, autant qu’il dépend de moi, j’évite de les lui faire connaître… Ici, surtout, je souhaite le laisser jouir de tout ce dont il se trouvera de nouveau sevré dans le petit pays perdu qui va être encore notre résidence. La pensée qu’il est content suffit pour que je le sois, moi aussi… Puisque Dieu m’a armée de courage et de patience, je puis bien attendre que l’avenir me donne, comme j’en ai la ferme confiance, André tel que je le souhaite… Vois-tu, ma petite France, — retiens-le pour plus tard, — nous autres femmes, nous, devons beaucoup pardonner, être patientes infiniment et ne jamais désespérer de connaître, un jour, le parfait unisson avec celui qui nous est cher par-dessus tout…

France répéta, pensive :

— Le parfait unisson…

— Oui, le vrai !… Non pas celui qu’on croit posséder aux premiers jours du mariage quand on vit dans une ivresse qui ne dure pas… qui ne peut pas durer…

— Oh ! pourquoi, Marguerite ?

— Parce que les jours qui passent en guérissent !… Bienheureux, les époux qui en guérissent en même temps…

France ne répondit pas. Elle sentait bien que sa sœur venait, peut-être involontairement, de penser tout haut. Pour le cœur aimant de la jeune femme, il avait dû y avoir des froissements, des révoltes que ses lèvres n’avoueraient jamais, dont elle avait triomphé, à un prix qu’elle seule savait, peut-être avec l’espoir que l’avenir et son influence feraient, de son mari, l’homme qu’elle avait cru rencontrer au temps de ses fiançailles… Et France, une seconde, la contempla avec une sorte de respect tendre, où il y avait une estime très haute. Puis, d’un élan, elle se pencha, et ses lèvres baisèrent la main de la jeune femme.

— Marguerite, ma chère aimée, tu as bien raison d’espérer dans l’avenir !… Il est impossible qu’un cœur comme le tien n’obtienne pas tout le bonheur qu’il mérite !

— Que Dieu t’entende ! murmura Mme d’Humières avec une ferveur grave… Et puis, maintenant…

Et elle changea de ton soudain…

— … Maintenant parlons de choses moins austères… Ma pauvre petite France, je t’ai attristée avec toutes mes réflexions décourageantes !… Pour que nous les oubliions, veux-tu me lire ton poème, comme tu me l’as promis ?… Seulement j’aimerais bien l’entendre avec la musique dont tu l’accompagnes. Allons trouver ton piano…

— Oui, si l’orage le permet. Regarde, Marguerite, voici la pluie…

De larges gouttes s’abattaient, en effet, sur le jardin poudreux ; et, dans le vestibule, on entendait la petite voix de Bob qui protestait parce que sa bonne le rentrait précipitamment.

V

Ce ne fut qu’une courte averse dont le résultat fut de mettre dans l’air, tout à coup fraîchi, une senteur de verdure mouillée. Puis le ciel s’éclaira.

— La pluie est finie. Profitons-en vite pour aller trouver ton piano, France, dit Mme d’Humières.

Debout devant la glace, elle mettait son chapeau avec un coup d’œil de pitié moqueuse pour la lourde silhouette qu’elle voyait reflétée. Mais au même moment, la cloche de la porte d’entrée tinta.

— Qu’est-ce qui peut bien arriver pour nous déranger ? Veux-tu voir, France ?

La jeune fille apparut au seuil du jardin.

— Oh ! monsieur Rozenne !… Comment, vous n’êtes pas à Deauville ?

— J’y suis allé faire un tour et j’en suis revenu parce que je m’ennuyais. C’est une cohue poussiéreuse et trop parfumée d’odeurs multiples… Alors j’ai pensé, comme à une oasis, au petit salon de Mme d’Humières et j’ai eu, si fort, l’envie de m’y trouver que me voici !… Seulement vous sortez !…

Il avait l’air si sincèrement déçu que France se mit à rire :

— Nous sortons, en effet ; mais puisque notre société vous paraît à ce point précieuse, car je suppose que ce n’est pas le salon tout seul de Marguerite qui vous tentait, nous vous emmènerons pour peu que cela vous plaise… J’allais faire un peu de musique à Marguerite et lui lire quelques vers…

— Lui lire votre poème, n’est-ce pas ?…

— Oui…

— Ah ! quelle bonne inspiration j’ai eue de revenir !

Si vraiment il paraissait ravi, qu’elle en eut au cœur une petite sensation de plaisir. Et comme Marguerite les rejoignait, elle dit gaîment :

— Chérie, voici un transfuge de Deauville !…

— Vous y avez vu notre colonie ? interrogea Mme d’Humières.

— Parfaitement, madame. Votre mari était un type parfait de gentleman très chic. Quant à Mlle Colette, elle éblouissait tous ceux qui l’apercevaient. Même l’austère Mme Asseline était admirative et elle m’a fait l’honneur de me confier qu’elle ne voyait pas, sur l’hippodrome, de femme qu’on pût trouver plus jolie que Mlle Colette !…

Il n’ajouta pas qu’André d’Humières était parmi les joueurs et que, pensant à sa jeune femme, il avait discrètement essayé de l’entraîner, mais sans succès… Et pas davantage, il ne dit que s’il était si vite revenu, c’est que France Danestal n’était pas à Deauville… Soudain, il avait eu la pensée tentatrice que ce serait charmant, une causerie avec elle dans Villers déserté ; et aussitôt, il s’était jeté dans le premier train qui remontait vers la petite plage, certain de trouver la jeune fille chez Mme d’Humières.

Et, en effet, il l’y avait trouvée. Une fois de plus, la destinée réalisait son désir ; et, par surcroît, il allait lui être donné de savoir enfin quelle valeur avait l’œuvre poétique de cette petite fille qu’on disait étonnamment douée ; qui, du moins, travaillait avec passion.

Attentif, il l’observait, tandis qu’elle s’empressait pour bien installer sa sœur dans le salon où elle venait faire de la musique, hors de l’hôtel dans une annexe, solitaire cet été-là. C’était une pièce souriante, tendue de toile de Jouy, qui s’ouvrait sur une allée conduisant à la plage. Tout à coup, comme elle rencontrait, par hasard, le regard de Rozenne, France eut conscience de cette curiosité qui, violemment, s’attachait à elle. Une flambée rose lui monta aux joues ; et gamine, elle jeta :

— Vous ne pouvez pas savoir à quel point tous deux vous me semblez intimidants, tout prêts à m’écouter solennellement…

— Nous ne sommes pas solennels, mais recueillis. N’est-il pas vrai, madame ?

— Soit… Mais votre recueillement me paraît terrible !… Aussi, pour me donner du courage, je vais commencer par vous dire quelques-unes de mes premières poésies, celles qui se sont fait déjà des amis…

— Ce que tu voudras, chérie, dit doucement Marguerite.

France lui sourit. Elle resta debout devant la fenêtre ouverte, adossée à l’appui de la croisée, son harmonieuse silhouette dressée, dans la robe claire, sur l’horizon des eaux frémissantes, du ciel éclairci où flottait maintenant un reflet d’or blond. Délicatement, la lumière estompait le dessin de la petite tête, allumant des clartés capricieuses dans la moire des cheveux. Sans regarder sa sœur ni Rozenne, les yeux arrêtés sur les roses qui s’épanouissaient dans un vase de vieille faïence, elle commençait d’une voix que l’intime émotion faisait trembler un peu…

Et Claude Rozenne, alors, oublia le plaisir que ses yeux d’artiste trouvaient à l’observer, dans la stupéfaction qu’une enfant de dix-huit ans eût été capable d’écrire de tels vers, si personnels de forme ; d’exprimer, avec cette incomparable poésie, des impressions, des pensées, des sentiments que, seule, une femme supérieure pouvait connaître…

Et comme elle les disait, ces vers !… avec une absolue simplicité, sans geste, ni intention cherchée, mais en artiste qui vit son œuvre, d’une voix dont le seul timbre était un chant…

Il allait trahir son enthousiasme… Du geste, elle l’arrêta. Un sourire étrangement lumineux était sur sa bouche :

— Ne me dites rien avant d’avoir entendu mon poème !… Je n’ai plus peur. Je sens que nos pensées sont en communion…

C’était vrai que toute appréhension venait de s’évanouir en elle, dans sa jouissance de communiquer à d’autres âmes l’ivresse divine qui lui faisait battre le cœur, à elle, la créatrice.

Elle s’assit au piano, tout près de la fenêtre large ouverte qui lui laissait apercevoir comme elle aimait l’infini de la mer. Rozenne, alors, vint s’adosser au mur, devant elle, avide de suivre l’expression de son visage. Marguerite, la tête renversée sur le dossier de son fauteuil, écoutait avec des yeux qui rêvaient.

Les notes d’abord chantèrent la féerie de l’été. Elles s’égrenèrent en sonorités richement colorées qui éveillaient la vision des midis brûlants, ivres de soleil, des crépuscules recueillis, des nuits chaudes, distillant des parfums de fleurs, dans une clarté d’argent…

Puis leur timbre s’assourdit ; elles se firent lointaines. Alors, comme un musical murmure, elles suivirent le rythme du vers auquel, étroitement, elles s’attachaient. Et ces vers évoquèrent des paysages entrevus par un regard d’artiste, par une âme de poète qui adorait la beauté des choses créées et le disait avec des mots où tressaillait l’écho profond des pensées, des désirs, des espoirs, des regrets, des joies, d’une créature jeune, passionnément vivante.

Avec une attention presque grave, maintenant, Rozenne regardait la jeune fille ; et, en l’écoutant, il sentait que l’art était vraiment son dieu, fervente petite prêtresse éprise de l’Idéal, dont le cœur demeurait fermé — encore… — à l’amour des hommes. Jamais il n’en avait eu l’impression si forte et si irritante.

Pourtant, quand elle se tut, toute frémissante d’avoir ainsi livré son âme, il eut un cri enthousiaste :

— C’est un vrai petit chef-d’œuvre que vous avez créé là !… Ah ! comme vous êtes bien la fille de votre père !…

Un éclair de joie flamba dans le large iris bleu de la jeune fille :

— Réellement, cela vous semble bien ?…

— C’est beaucoup mieux que bien… Je comprends maintenant que vous ne trouviez rien de plus délicieux que votre travail !

— Oui, j’aime la musique et la poésie plus que tout au monde, dit-elle d’une voix contenue. Elles me donnent des joies qui ne sont comparables à aucune autre… Marguerite, tu es contente ?

Mme d’Humières eut un sourire tendre.

— Je ne suis pas seulement contente, je suis bien fière de ma « fille »… Oh ! chérie, tu as le don de Dieu, toi aussi…

La même clarté splendide jaillit du regard de France. Cette émotion qu’elle sentait dans l’âme de sa sœur, dans celle de Rozenne, c’était la consécration d’une œuvre où, vraiment, elle avait jeté le cri de sa jeunesse, enivrée de la vie.

Très rose, maintenant, une fièvre délicieuse dans la pensée, elle analysait son poème en même temps que Rozenne ; elle recueillait les impressions éveillées chez lui, cherchait une critique précieuse, se réjouissait d’un éloge qui était une sanction…

Marguerite, rappelée par la nécessité de garder son fils, était sortie doucement de la pièce, sans troubler la causerie…

Spontanée toujours, France disait, ravie :

— Vous ne pouvez savoir comme il me semble bon que vous trouviez un peu de valeur à mon œuvre !… A certaines heures, j’ai été hantée si durement par l’idée que je m’étais trompée sur son compte, qu’elle n’exprimait en rien ce que j’avais voulu lui faire dire… que j’avais pris un amusement de gamine pour un travail digne d’être lu… Ah ! j’ai pensé des choses bien décourageantes !

— Mais, à d’autres heures aussi, vous n’avez pas été une femme de peu de foi ?

— Heureusement ! Ce sont ces heures-là qui m’ont soutenue et aidée à supporter les autres.

— Et maintenant que l’œuvre est vivante, qu’elle est bonne — cela, j’en suis certain — vous n’allez pas la garder pour vous toute seule ?… Il faut la faire connaître…

Elle ne répondit pas tout de suite. Une ombre avait passé sur son visage expressif. Il la regarda, surpris.

— A quoi pensez-vous ?… Est-ce que vous hésitez à faire éditer votre poème ?

— Il y a un an, j’aurais bondi à la seule idée de le livrer au public… Cela m’aurait semblé une profanation… Aujourd’hui, je suis bien plus sage. Oui, si quelque éditeur veut bien accepter mes vers, et même ma musique, je les lui donnerai avec beaucoup de joie, parce que je suis devenue une femme raisonnable et que j’ai de grandes ambitions très pratiques !

Il se mit à rire, tant ces derniers mots lui semblaient bizarres dans sa bouche de petite muse… Mais, tout à coup, la petite muse avait disparu ; il n’avait plus sous les yeux qu’une très moderne Parisienne, qui avait d’exquises lèvres moqueuses et de grands yeux clairs, larges ouverts sur la réalité.

Il demanda :

— Que rêvez-vous donc ?

— De gagner de l’argent !

— Pourquoi ?…

— Pour n’avoir plus à en demander !… Ce qui est odieux… surtout quand on demande très souvent en vain !… Pour pouvoir en dépenser qui serait à moi, autant que je voudrais !… Oh ! je sais bien que j’ai toute sorte de chances pour en rester avec mes inutiles vœux !… Mais peu importe !… Je suis résolue à tenter l’aventure. De si rares moyens sont à ma disposition pour améliorer l’état de mes finances, que je serais bien lâche de me laisser arrêter par la crainte de ne pas réussir ! Seulement, j’envie, oh ! de toute mon âme ! ceux qui peuvent aimer l’Art pour lui seul !… Vraiment, s’il m’était donné d’écrire des vers, de composer de la musique uniquement pour mon plaisir intime, je trouverais ma part de richesse large à n’en pas désirer d’autre !

Rozenne la sentit entièrement sincère. Et soudaine, une sorte de colère cingla son orgueil masculin, parce que cette trop séduisante créature prétendait, à lui aussi, demeurer insaisissable, vivant dans son Éden, dédaigneuse des joies humaines, sans prix pour les simples mortels.

Il eût voulu lui crier de ces mots qui ouvrent les cœurs, la voir enfin toute vibrante, troublée par lui, pour lui… Mais il rencontra son regard limpide…

Et simplement, il s’exclama, voyant que, tout à coup, elle se levait d’un bond souple, après un regard vers la pendule :

— Vous voulez partir déjà ?

— Déjà ! Mais savez-vous qu’il est plus de six heures !… Comme nous avons bavardé longtemps !

— Croyez-vous ? fit-il avec une sincérité caressante. Cela m’a paru si court !

— Oh ! à moi aussi ! Vous avez été un auditeur tellement délicieux, que jamais je ne pourrai assez vous en remercier.

Elle parlait sans coquetterie aucune, lui tendant ses deux mains avec un sourire dont la grâce le grisait comme un philtre.

Il en eut conscience et il eut peur des paroles que sa fragilité pouvait lui faire prononcer.

Résolument alors, il se détourna, regardant dehors, vers la mer, tandis que, debout devant la glace, elle remettait son chapeau.

Alors, il s’aperçut que France avait eu, peut-être, un auditeur de plus qu’elle ne le pensait. Sur le banc de l’étroite allée, juste sous la baie de la croisée, était assis un homme d’une cinquantaine d’années ; sans doute, quelque touriste de passage. Il semblait attendre quelqu’un ou quelque chose. Quand France parut, sortant du salon, ses yeux — de petits yeux vifs sous d’épais sourcils en broussaille blanche — s’attachèrent sur elle avec une attention et une surprise si évidente que Rozenne en fut frappé.

Elle, France, regarda distraitement l’inconnu et ne remarqua pas que, d’une façon discrète, il la suivait de loin. Après un amical adieu à Rozenne, elle revenait vers l’hôtel, l’âme en fête, délicieusement absorbée par son rêve intime ; et elle eut un tressaut de créature soudain réveillée, à la vue du mail des Asseline arrêté devant l’hôtel, après avoir ramené Colette.

Paul était descendu pour accompagner la jeune fille, qui lui parlait sous la haute porte d’entrée, et France fut frappée de l’expression triomphante du visage de sa sœur…

Mais soudain elle oublia Colette, et ses visées ambitieuses et son succès possible… Elle venait d’apercevoir, traversant la rue, André d’Humières qui rentrait les traits si altérés, qu’avec un tressaillement d’angoisse elle pensa :

— Mon Dieu, je suis sûre qu’il a joué et perdu !…

VI

— Il y a au salon un monsieur qui attend Mademoiselle.

— Qui m’attend ?… moi ?… répéta France, surprise.

C’était le lendemain matin de l’inoubliable dimanche, et elle rentrait d’une anxieuse visite à sa sœur, qu’elle avait trouvée très pâle, « brisée par une mauvaise nuit », avait expliqué Marguerite, mais silencieuse, comme d’ordinaire, sur le nouveau souci que pouvait lui avoir apporté la légèreté de son mari… Aussi France n’avait-elle rien laissé voir de la crainte jetée en elle par l’attitude de son beau-frère et quelques paroles échappées à Paul Asseline.

— C’est bien Mademoiselle que ce monsieur a demandée après s’être informé si Mme Danestal était là… Mais Madame venait de sortir avec Mlle Colette.

Qui pouvait bien désirer lui parler ? L’idée traversa son esprit que, peut-être, il s’agissait de quelque dette d’André, contractée la veille… Rapidement, elle ouvrit la porte… Et elle se trouva face à face avec un homme de petite taille, coiffé de cheveux blancs, plantés drus sur un large front pensif, que coupaient des rides profondes… C’était un inconnu pour elle… Cependant, elle eut l’impression d’avoir vu déjà ces traits violemment dessinés.

Au bruit de la porte, il avait cessé d’arpenter la pièce, et elle rencontra le regard attentif et pénétrant, presque aigu, de deux yeux très vifs… Un souvenir, alors, jaillit dans sa pensée. Son visiteur, c’était l’étranger qu’elle avait croisé la veille, au sortir de l’audition donnée à sa sœur et à Claude Rozenne… Elle le reconnaissait soudain. Il se découvrait et s’inclinait devant elle qui, un peu saisie, attendait une explication.

— Mademoiselle Danestal, n’est-ce pas ?

Elle eut un signe de tête et resta debout, attachant sur l’inconnu des prunelles attentives. Il continuait :

— Je vous demande tout d’abord pardon, mademoiselle, de me présenter à vous aussi brusquement… Mais je ne connaissais ici personne qui pût m’amener vers vous ; ou, du moins, quittant Villers aujourd’hui, je n’avais pas le loisir de chercher si le hasard ne nous avait pas donné quelques communes relations…

— Pour ?

Il eut un sourire qui éclaira son masque tourmenté.

— Je vais vous le dire, mademoiselle, si vous voulez bien m’accorder un moment d’audience.

Silencieusement, elle lui indiqua un siège et s’assit elle-même, devenue curieuse.

— Il faut d’abord, mademoiselle, que je vous confesse une indiscrétion dont je me suis rendu coupable à votre égard. Je passais hier dans l’allée où s’ouvre une fenêtre, devant laquelle il se trouvait que vous récitiez des vers… J’étais fatigué… Un banc était là. Je me suis assis ; et ainsi, par hasard, j’ai entendu le premier quatrain d’un sonnet que vous commenciez… Ce quatrain a suffi pour me donner le désir d’entendre le sonnet tout entier, car la poésie me passionne comme aux beaux jours de ma jeunesse… A ce point que je ne me suis pas contenté d’être l’éditeur de vrais poètes ; j’ai créé une Revue qui leur est consacrée et qui, d’ailleurs, ne me conduira pas à la fortune, car je prétends n’y publier que des œuvres originales et de valeur.

Toujours muette, France écoutait avec la sensation qu’elle était soudain emportée en plein rêve… Et pourtant, c’était bien dans la réalité qu’elle était assise dans ce salon d’hôtel, à écouter un gros homme inconnu qui venait lui parler de ses vers, qui était le directeur d’une Revue très estimée, comme le lui révélait le nom écrit sur sa carte… Avec la même décision un peu brusque, il poursuivait :

— Donc, je vous ai écoutée, sans réfléchir à mon indiscrétion, très attentivement… J’ai surpris ainsi des fragments de votre poème qui m’ont intéressé, beaucoup intéressé, tellement que, ma foi, j’ai été bien près d’aller vous demander l’autorisation de le mieux entendre. Je n’ai pas succombé à la tentation ; mais, suivant mes habitudes, je me suis renseigné. J’ai appris que le poème était de vous et que vous étiez la fille d’un maître. Alors, je me suis moins étonné que vous fussiez pareillement douée… Car vous l’êtes, d’une façon prodigieuse ! Vous pouvez en croire mon expérience… Votre œuvre a cette originalité, ce sceau d’une personnalité que j’exige de tout artiste ; du moins, elle l’a dans ce que j’ai pu en entendre… Et c’est pourquoi je me suis mis en quête de vous, afin de vous demander une complète lecture. Ensuite, je l’espère, nous pourrons traiter pour que j’offre à mes lecteurs, de véritables lettrés, la primeur de votre poème… Si toutefois vous ne l’avez pas encore donné à un éditeur…

Elle secoua la tête. Une joie éperdue faisait battre son cœur à larges coups pressés. Lentement elle dit, et sa voix lui semblait tout à coup celle d’une autre :

— Le poème que vous avez entendu m’appartient encore… Je viens de l’achever ici même.

— Bien ! parfait !… Et vous consentez, n’est-ce pas, à me le redire ?

— Oh ! oui, bien volontiers… Voulez-vous l’entendre avec la musique ?

— Oui… Et tout de suite, s’il vous est possible. Car je repars dans deux heures pour Trouville, et de là, pour Paris, où je suis attendu…

Elle jeta de côté son chapeau, ses gants et ouvrit le piano. Il resta un peu en arrière, attentif… Elle, en tout son être, sentit cette attention ; elle comprit qu’elle allait être jugée par un homme qui, autant qu’elle-même, avait le culte de la poésie.

Et alors, elle dit ses vers comme jamais plus, peut-être, elle ne devait les redire, frémissante de la sensation d’une victoire qu’il fallait gagner ; et aussi de la jouissance aiguë qu’elle éprouvait à voir son œuvre entendue et comprise par un merveilleux connaisseur.

Il s’était rapproché ; debout auprès du piano, d’un air d’intense intérêt qui contractait son front, il écoutait, l’interrompant parfois de son approbation ou de sa critique : « C’est bien… Ce n’est pas cela !… Vous auriez pu trouver mieux !… »

Avec des mots pittoresques, il étudiait les différentes parties du poème, lui offrant l’hommage d’une attention dont elle sentait toute la valeur. Et autant qu’il le souhaitait, elle lui redisait les passages qu’il voulait entendre encore. Elle n’était plus qu’une sensibilité vibrante, un admirable instrument que l’ordre d’un maître faisait résonner…

Quand sa voix tomba sur le dernier vers, alors seulement, elle s’aperçut qu’elle était brisée par l’émotion, par la tension de tous ses nerfs qui frémissaient à l’exclamation de l’éditeur :

— Décidément, c’est bien, c’est très bien !… Vous êtes stupéfiante pour votre âge… Car vous devez être très jeune… Vous avez l’air d’une gamine !

Il avait pour la regarder un sourire paternel, charmé de voir, à son âme de poète, une enveloppe si joliment féminine.

Elle eut un rire gai :

— J’ai dix-huit ans et demi !… Je ne suis pas un bébé comme vous paraissez le croire !

— Non, mais vous n’atteignez pas encore l’extrême vieillesse !… Allons, vous voilà toute pâle… Je vous ai fatiguée comme un vieux fou que je suis… Vous auriez dû me le dire !

Elle secoua la tête et un rayonnant sourire passa sur sa bouche un peu contractée :

— Ne regrettez rien… Grâce à vous, je viens de vivre des minutes sans prix pour moi !… Jamais, je crois, je n’avais rencontré un auditeur tel que vous !

Il se mit à rire :

— Bien, bien… C’est que nous sommes deux prêtres d’un même culte… Allons, je ne m’étonne plus que votre poésie soit si vivante !… Plus tard, évidemment, vous pourrez avoir plus de science, plus de maîtrise, mais je doute bien que vous retrouviez quelque chose qui vaille cette fougue de jeunesse !… Surtout, continuez à travailler !… Ne vous fiez pas à votre don naturel… Ah ! pourquoi n’êtes-vous pas un homme ?… Je suis sûr que vous pourriez aller loin…

— J’essaierai de faire comme si j’étais un homme ! jeta-t-elle avec un rire léger.

— Bah ! les femmes !… tant de choses les distraient de l’art et des lettres !… Enfin, contentons-nous du présent… Je suis diantrement ravi de vous avoir découverte hier !… par hasard, c’est vrai…

— Et ce matin, comment avez-vous pu me retrouver ? interrogea-t-elle d’un air de petite fille heureuse.

Il passa ses doigts dans ses cheveux rudes :

— Ça n’a pas été trop compliqué encore ! Je me suis arrangé pour suivre, hier, le jeune homme qui vous accompagnait… Il est entré au Casino. Je l’ai abordé carrément ; je lui ai expliqué mon cas ; il m’a répondu de très bonne grâce… C’est pour vous un ami bien dévoué, mademoiselle, que ce garçon-là !… Il m’a dépêché vers vous ce matin !… Et maintenant, terminons vite notre affaire, car le temps me presse… Quand vous allez avoir fini de mettre au point votre poème, envoyez-le-moi ; ou mieux, si vous êtes à Paris, apportez-le-moi, que nous établissions notre petit traité… Seulement, je dois, en toute honnêteté, vous avertir tout de suite que je ne pourrai vous offrir de très brillantes conditions, car on ne devient pas millionnaire à ne publier que des œuvres de valeur, dédaignées de la foule incapable de les comprendre… Donc, nous nous entendrons seulement si vous n’êtes pas exigeante !…

Elle allait s’écrier :

— Je ne le suis pas du tout !

Elle s’arrêta court, pensant à Marguerite, qu’elle désirait si passionnément aider… Et avec un sourire qui demandait grâce, elle répliqua :

— Mais c’est que… je suis exigeante… Je voudrais tant avoir un peu d’argent gagné par moi !… C’est si ennuyeux de devoir toujours en demander !

De nouveau, l’éditeur se mit à rire ; et l’expression de son visage fut paternellement bonne.

— Un peu de patience, mademoiselle… La jeunesse doit se résigner à être en tutelle. Le temps viendra peut-être assez vite, où vous devrez compter sur vous seule…

France ne répondit pas… La porte du salon s’ouvrait pour laisser passage à Mme Danestal, retour de la plage. Elle s’arrêta saisie, à la vue de sa fille, devant le piano, auprès d’un petit homme ébouriffé qui se découvrait poliment devant elle.

— Mais, France, que se passe-t-il donc ?

— Ceci, maman, que je te présente M. Flamin, directeur de la Revue mauve, qui a bien voulu m’exprimer le désir de publier mon poème.

— Ton poème !… publier ton poème ?… Quel poème ?… Et comment connais-tu monsieur ?

Cette nouvelle incroyable la prenait tellement par surprise que toute son habitude du monde ne pouvait triompher du désarroi de sa pensée. Ce fut Flamin lui-même qui, amusé, se chargea de lui donner les explications nécessaires. Colette, arrêtée au seuil du salon, écoutait, intéressée et curieuse.

Flamin terminait, très correct :

— Vous ne voyez nul inconvénient, n’est-il pas vrai, madame, à ce que je traite avec mademoiselle ?

— Oh ! pas le moindre ! D’ailleurs, en la circonstance, c’est à elle seule qu’il appartient de décider ce qu’il lui convient de faire de ses vers. Je suis charmée que vous trouviez quelque valeur à ses essais.

— Quelque valeur ! répéta l’éditeur presque irrité… Eh ! madame, ils en ont une si réelle que, depuis le moment où le hasard me les a fait entendre à demi, je suis à la recherche de mademoiselle pour la prier de me les faire connaître tout à fait, afin que j’aie la satisfaction de les offrir à mes lecteurs !

Il se détourna de cette belle dame qui lui paraissait cruellement dénuée du sens poétique et demanda à France, dont les yeux rêvaient :

— Vous serez à Paris bientôt, mademoiselle ?

— Dans quelques semaines, je pense.

— Pas plus tôt ! jeta Colette avec une telle certitude dans la voix que France la regarda, attentive soudain.

— Allons, mademoiselle, j’attends votre manuscrit pour cette époque…

— Et sûrement, n’est-ce pas, vous serez toujours décidé à le publier ?

Il eut un rire de bonne humeur, amusé de lui voir cet air de fillette suppliante.

— Sûrement, je n’aurai pas changé d’avis. Madame, je vous présente mes hommages… Au revoir, mademoiselle. Vous me pardonnerez d’avoir eu l’audace de vous relancer jusqu’en votre hôtel.

— Je crois, en effet, que je vous pardonne ! Et de plus, je vous remercie… Je vous remercie beaucoup !

Elle lui tendait sa main fine. Il la serra cordialement. Puis, après un dernier salut, il disparut dans le flot des promeneurs que ramenait la cloche du déjeuner, tandis que Mme Danestal, poursuivie par l’obsédant souci de l’exactitude, montait en hâte ôter, dans sa chambre, ses vêtements de sortie.

Colette, elle, n’avait pas bougé. Droite dans la pièce, un mystérieux sourire sur ses belles lèvres, elle contemplait, avec des yeux qui étincelaient, la dentelle frémissante des branches que la brise balançait. Au pas de sa sœur, elle tourna la tête et son regard s’attacha sur le visage de France que rosait une fièvre de joie.

— Eh bien ! France, te voilà en route pour la célébrité !… Cette journée est décidément favorable aux Danestal…

Elle s’arrêta une seconde ; puis reprit :

— J’ai, moi aussi, une nouvelle à t’annoncer… Je suis fiancée ! Et c’est Mme Asseline qui m’a elle-même demandé d’accueillir son fils !

Une orgueilleuse allégresse vibrait triomphalement dans la voix de Colette. Elle l’avait gagnée, la partie jouée avec une audacieuse volonté !

France, à son tour, la regarda, cherchant à maîtriser l’espèce de honte qui lui meurtrissait le cœur, soudain. Une fois, elle avait dit à sa sœur ce qu’elle pensait de ses ambitieuses manœuvres ; et cette fois devait être unique… D’un accent qui tremblait un peu, elle articula :

— Tant mieux, Colette, si tu es contente… Je te souhaite de ne jamais regretter ce que tu as voulu aujourd’hui !

Colette, certainement, s’attendait à d’autres félicitations. Le front rayé d’un pli dur, elle se détourna ; et, sans un mot, sortit de la pièce.

France, immobile, ne songeait même pas à la suivre. Il lui semblait qu’avec les paroles de sa sœur, toute joie s’en était allée de son cœur, tant était pénible le sentiment d’humiliation qu’elle éprouvait ; et arrachée à l’ivresse de son propre rêve, elle murmurait :

— Oh ! pourquoi faut-il que Colette se marie ainsi !…

VII

Sans souci des sages avertissements du Touring-Club, France avait lancé, à rapide allure, sa bicyclette, dans la descente d’Houlgate. Mais tout à coup, elle en ralentit le mouvement à la grande surprise de Rozenne qui pédalait près d’elle, pendant que, derrière eux, Asseline escortait sa fiancée Colette.

Il questionna vite :

— Vous êtes fatiguée ?

— Non, mais j’ai envie de jouir de la jolie vue de la vallée, puisque c’est sans doute la dernière fois, de cette saison tout au moins, que je viens ici ! Pour la bien contempler, je vais faire la descente à pied…

Elle avait arrêté sa machine ; et elle sauta à terre avec cette grâce souple qui charmait, comme au premier jour, le regard de Claude Rozenne. Lui, aussitôt, avait suivi son exemple. Et, une seconde, tous deux demeurèrent immobiles, contemplant le paysage de verdure, d’eau et de clarté. Une brume dorée flottait sur les lointains de Dives et de Cabourg ; mais, à leurs pieds, Houlgate apparaissait très clair, pareil à un immense bouquet d’arbres qui ombrageait des terrasses fleuries descendant vers la mer.

Et Rozenne, soudain, pensa que c’était un plaisir des dieux de voir, à ses côtés, dans ce cadre lumineux, une fine et enthousiaste créature comme celle qui s’était remise à cheminer près de lui, toute rose de la rapidité de sa course, les lèvres un peu entr’ouvertes pour mieux aspirer la brise du large qui baignait la brûlure de sa peau fraîche.

Même en sa tenue de bicycliste, elle gardait son harmonieuse silhouette.

La jupe sombre moulait étroitement des hanches de petite nymphe ; et sous la blouse, d’un bleu pâle de pervenche, le buste se devinait modelé d’une ligne impeccable, dans sa sveltesse jeune.

Un regret aigu s’avivait en Rozenne, à l’idée que, dans quelques jours, ce serait fini de regarder vivre près de lui cette séduisante créature… Certes, à Paris, il pourrait la revoir. Mais ce ne serait plus la même chose. Il la rencontrerait dans des salons pleins de monde où, sous peine de mettre en branle le carillon des potinages, il ne pourrait plus librement bavarder avec elle, la rechercher autant qu’il le souhaiterait, savourer le parfum de sa jeunesse.

Et il demanda :

— Est-ce que vous partez toujours lundi ?

— Oui, maintenant que le mariage de Colette est décidé, il faut revenir à Paris pour présenter le futur époux à papa, retour d’Allemagne, et surtout pour commencer les grands préparatifs de ces justes noces. Paul Asseline et Colette désirent les voir célébrer fin octobre… Ils ont à peine six semaines devant eux…

Distraitement, il fit :

— Oui… je comprends…

Puis, il interrogea :

— Vous regrettez de partir ?

— Beaucoup ! Je suis un peu de l’espèce « chat »… Je m’attache, déplorablement !… aux endroits où je vis et les départs sont toujours pour moi une espèce d’arrachement, petit ou grand… Vous savez, le poète l’a dit : « Partir, c’est mourir un peu ! » Et je l’éprouve tout à fait… Oui, je regretterai Villers pour lui-même… Pourtant, il me paraît bien vide depuis que Marguerite en est partie… Et si brusquement !

Rozenne eut un imperceptible tressaillement. Il savait bien qu’il ne comptait pas dans la vie de France Danestal ; mais il lui fut désagréable de recevoir ainsi la confirmation de son sentiment intime.

Si dépourvu de fatuité qu’il fût, il trouvait dur pour son amour-propre masculin une si parfaite indifférence ; et parce que cette indépendante petite fille l’intéressait prodigieusement, il acceptait fort mal de n’avoir pu éveiller en elle quelque chose de l’attrait souverain qu’elle exerçait sur lui.

Devenue pensive, elle marchait à ses côtés, sans souci de lui, songeant sans doute à sa sœur, partie — Rozenne le savait — à cause d’une folle et grosse perte au jeu, d’André d’Humières au Grand Prix de Deauville.

Il avait alors sincèrement plaint la jeune femme ; mais, à cette heure, il était tout prêt à la maudire de lui enlever la pensée de France ; et il éprouva un intense plaisir à entendre Colette appeler :

— France ! ne te sauve pas ainsi !… Nous allons nous asseoir un moment, pour nous reposer, sur les hauteurs du bois de Boulogne.

— Très volontiers ! approuva-t-elle distraite de sa songerie…

Alors, elle remarqua l’expression assombrie du visage de Rozenne ; et surprise, elle demanda drôlement :

— Pourquoi donc avez-vous cet air lamentable ? Cela vous ennuie d’aller vous asseoir dans le bois ?

— Pas du tout !… Cela m’ennuie de vous voir partir…

— C’est gentil de le dire, surtout si c’est sincèrement !

— Très sincèrement. Vous en doutez ?

Une seconde, elle leva sur lui un regard qui ne raillait plus :

— Non, je n’en doute pas… Je crois que… vraiment… vous ne me trouvez pas ennuyeuse !… Et je tiens cet honneur pour ce qu’il vaut !

Déjà elle avait retrouvé son sourire moqueur et gai. Une bizarre sensation de colère le secoua tout entier. Pareil à une onde furieuse, le désir passait en lui de la saisir entre ses bras comme une enfant rebelle ; de l’arracher, à n’importe quel prix, à son exaspérante sérénité ; de la voir tressaillir sous des baisers qui meurtriraient sa peau fraîche, fleurant la jeunesse…

Tentation folle dont il jugea aussitôt la valeur. Mais, décidément, cette petite fille le faisait déraisonner ! Irrité contre lui, contre elle-même, il ralentit un peu le pas pour se rapprocher d’Asseline et de Colette qui marchaient en arrière.

Si France s’aperçut de ce brusque abandon, elle n’en témoigna rien et continua d’avancer de ce pas léger qui semblait un vol… Quand il la rejoignit, elle était déjà assise au bord du sentier ; les coudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains jointes, elle regardait vers l’horizon où étincelaient des vagues lointaines.

Dans ses prunelles d’eau bleue, une expression de rêve flottait… Il eut peur de la voir lui échapper dans une de ces songeries où elle s’enfuyait si volontiers, alors, justement, qu’il avait, si impérieuse, la soif de goûter encore au charme désormais fugitif de sa causerie capricieuse.

Et, d’une voix où implorait une prière, il demanda, debout près d’elle :

— Mademoiselle France, est-ce que vous avez subitement fait vœu de silence ?

Elle releva la tête vers lui, une preste riposte sur les lèvres ; mais elle rencontra son regard et la riposte ne jaillit pas. Elle dit seulement, un pli malicieux, soulignant sa bouche :

— Quelle délicate manière de me rappeler que les gens bien élevés ne restent pas silencieux en compagnie de leurs semblables !… Mais depuis près de six semaines que vous me connaissez, vous ne vous êtes donc pas encore avisé que j’étais une jeune personne très mal élevée ?…

Elle s’interrompit ; puis jeta, gaiement :

— Voyons, ne prenez pas cette mine furieuse !… Et asseyez-vous ici ; il y fait délicieux !… Je vous promets que je serai très polie, que je causerai probablement !

Avec un sérieux affecté, il dit :

— Très bien, je prends acte de la promesse et je vous la rappellerai sans pitié, s’il y a lieu. Nous demeurons installés sur ce talus ?

— Oui ; je pense que nous y sommes suffisamment loin des fiancés pour ne pas les gêner. Car en la circonstance nous représentons les parents qui chaperonnent ; et notre rôle est d’être discrets !

— Nous le serons, révérende dame, fit-il si gravement qu’elle se mit à rire.

Sur leurs têtes, les aiguilles des sapins vibraient au souffle de la brise du large et animaient d’un indéfinissable chant berceur l’air lumineux et tiède où flottaient confondus l’odeur des pins, la senteur de la mer, les vagues parfums qu’épandaient les massifs en fleurs des villas.

— Comme il fait bon ! murmura France qui, les lèvres avides, humait le vent de la mer.

Rozenne répondit quelque chose qu’elle n’entendit pas ; elle regardait vers sa sœur et Asseline, assis un peu plus bas ; son œil clairvoyant observait le jeu de leurs deux physionomies. La voix de Rozenne s’éleva :

— Oserais-je, mademoiselle France, vous rappeler votre promesse et vous demander quelle pensée vous absorbe ainsi… Ce n’est pas agréable du tout d’être condamné au silence quand on a une terrible envie de causer !

France eut un petit rire :

— Mon Dieu ! quel homme curieux et bavard vous êtes aujourd’hui !… Eh bien ! je songeais que Paul Asseline contemplant Colette avec des yeux de caniche amoureux avait l’air d’un si brave garçon que, vraiment, il méritait que Colette fît quelque chose pour son bonheur !…

— Mais elle fera beaucoup ! marmotta-t-il.

Tout de suite il regretta sa réflexion, voyant le froncement fugitif des sourcils de France qui poursuivit, sans relever le propos :

— J’espère que Colette ne lui laissera pas trop sentir qu’il est tout à fait en son pouvoir…

— Tout à fait… et il en exulte !

Ensemble, une seconde, comme de vieilles gens très sages observent les plaisirs des enfants, ils contemplèrent Asseline et Colette… Lui, presque à ses pieds, l’enveloppait d’un regard d’adoration, tandis qu’il écoutait les paroles qu’elle disait de son air de jolie souveraine dictant des ordres, de tout droit… Ah ! certes, ce qu’elle voudrait, il le ferait toujours et il lui serait reconnaissant qu’elle eût daigné le vouloir, heureux de lui rendre un culte digne de sa beauté…

France eut l’intuition de tout cela.

Un sourire retroussa un peu sa lèvre et elle murmura :

— Oh ! oui, il est bien son humble sujet ! Et vraiment, quand je le vois ainsi près d’elle, j’en viens à penser que, tout de même, l’amour peut, par aventure, exister ailleurs que dans les romans et les contes de fées !

— Par aventure !… Vous ne dites pas ce que vous pensez en ce moment, avouez-le !

Elle tourna la tête vers lui et il vit une sincérité absolue dans ses prunelles profondes.

— Je dis absolument ce que je pense, au contraire. Je crois que le beau, le fidèle, le généreux amour, celui qui vaut seul qu’on se livre à lui, cet amour-là se rencontre surtout dans les livres des auteurs persuadés que donner une illusion est un bienfait… Mais dans la vie ?… Un amour éternel, qui ne s’altère pas à l’usage ?… Ça n’existe pas… ou guère ! Avouez à votre tour !

— C’est rare !… Mais ça peut se rencontrer pourtant, fit Rozenne qui écrasait rageusement les aiguilles de sapin sous son pied…

— Oui, ça peut se rencontrer, comme vous dites, par hasard… Mais les petites filles sages et prudentes ne comptent pas sur la rencontre d’un pareil trésor !

— Et vous êtes de ces petites filles-là ?

— Bien entendu !… C’est pourquoi je me vois toute sorte de chances pour devenir une vieille demoiselle… Et je n’en suis pas effrayée du tout, d’ailleurs.

— Une vieille demoiselle ?… parce que ?…

Tranquille elle dit, jouant avec l’opale de sa bague, d’une eau pareille à celle de la mer :

— Parce que je me marierai seulement si je rencontre un homme que je puisse aimer… comme j’aime la musique, la poésie, les belles choses, par exemple, — sans comparaison oiseuse, — avec la même foi absolue, fortifiante… Un homme aussi qui m’aime comme il faut que je le sois pour être heureuse ! Et tout cela, c’est bien trop demander pour pouvoir espérer l’obtenir ! Conclusion, je resterai demoiselle…; sans doute, pour mon plus grand bonheur.

D’un geste brusque, Rozenne brisa une baguette de bois mort qui se trouvait sous sa main. Le dédain paisible de cette enfant lui semblait intolérable parce qu’elle était une exquise petite vierge moderne, d’autant plus attirante qu’elle ne se souciait pas de lui !… En cette minute il eût acheté, par une folie même, le secret pour être aimé d’elle… Presque rude, il lui jeta :

— Vous parlez comme une enfant de ce que vous ne savez pas !

Marguerite aussi lui avait dit cela un jour… Elle en eut le vague souvenir.

— Oh ! si, je sais… Je sais très suffisamment… Et c’est pour cela que je doute et que je n’espère pas… Mais peu importe, d’ailleurs. Il y a tant d’autres choses, belles et bonnes, qui valent autant, sinon mieux que l’amour !

Il comprit qu’elle pensait à la Poésie, à l’Art, qu’elle adorait à cette heure avec une ferveur d’enfant illusionnée. Et dans la révolte de son orgueil d’homme, il dit, secoué d’un aveugle besoin de revanche et de conquête :

— Peut-être ne penserez-vous pas toujours ainsi !

— Peut-être… C’est possible… Mais en ce moment je pense… tout ce que je viens de vous dire !… et même beaucoup d’autres choses encore ! Je vis dans le présent et je m’y trouve résolue, ah ! bien résolue ! à ne pas permettre à l’homme de me faire souffrir… comme j’ai vu souffrir de pauvres femmes trop généreuses ou trop lâches !

— Souffrir ! Mais où avez-vous pris de pareilles idées fausses !

— Fausses ?… Croyez-vous sincèrement qu’elles soient fausses ?

Le clair regard bleu l’interrogeait avec une attention presque grave. Il répéta seulement :

— Souffrir !… Pourquoi souffririez-vous ?

— Parce que c’est presque toujours là que nous en arrivons quand nous livrons notre cœur ! C’est tellement rare que les hommes méritent l’amour que nous leur donnons !… Ils s’en amusent, ils s’en distraient… Puis quand le jouet ne leur plaît plus, ils le rejettent ou le brisent… Que Dieu me garde d’aimer, c’est peut-être la plus grande grâce qu’il pourra me faire !

Elle parlait très simple, comme elle eût pensé tout haut, les yeux arrêtés sur les eaux ombrées d’or ; mais peut-être sans qu’elle en eût conscience, sa voix, son visage trahissaient qu’elle disait là des choses qui étaient pour elle la vérité même. En lui, s’exaspérait le désir d’ouvrir ce cœur fermé si jalousement…

— Vous ne savez pas ce que vous dites là !… Une folie ! un blasphème que vous regretterez un jour et que… ah ! que je voudrais bien, moi, vous faire regretter !

— Ah !… Vraiment ?…

Il y avait de la surprise, de l’ironie, de l’incrédulité dans son accent. Sa petite tête volontaire s’était dressée et elle le regardait un peu inquiète, curieuse aussi. Est-ce que, par hasard, à la dernière heure, Rozenne allait imaginer de prendre au sérieux sa fantaisie pour elle ?… C’était bien inutile. Et résolument, elle jeta d’un ton voulu de badinage :

— Je vous en prie, parce que je vous ai laissé voir bien franchement mes idées, ne vous croyez pas obligé de protester et de me donner délicatement à entendre que vous me trouvez spirituelle, originale, délicieuse, quoi encore ?…

— C’est vrai, je vous trouve tout cela !

— Ne le dites pas, au moins ; vous auriez l’air de me faire des compliments.

— Je ne vous fais pas de compliments ; je vous dis la simple vérité…

Elle corrigea, avec une imperceptible raillerie :

— Ce que vous croyez être la vérité… parce que vous êtes sous l’influence d’une jolie villégiature, de la mer, du soleil, que sais-je ?… qui me font un cadre poétique. Mais si vous me revoyez à Paris, il y a bien des chances pour que vous vous étonniez alors de votre enthousiasme d’aujourd’hui.

— Si je vous revois ! Ah !… çà, quelle femme êtes-vous donc pour ne pas comprendre, pour ne pas vouloir comprendre, que j’en suis arrivé à n’avoir plus qu’un rêve, gagner votre cœur que je veux à moi !

Dans le regard bleu de France, une flamme passa ; puis l’expression en devint singulièrement profonde et sa bouche eut un pli d’ironie mélancolique :

— Vous voulez mon cœur ! Pour en faire quoi ? mon Dieu…

— Pour en faire mon trésor !… Mais comprenez donc enfin, France, que je vous aime et que vous me faites perdre la raison avec votre indifférence moqueuse !

Les mots lui étaient échappés parce que, en cette minute, il ne voyait plus au monde que cette railleuse petite fille qui, éveillée à l’amour, serait une femme adorable… Parce que, fidèle à lui-même, il allait au gré de son caprice sans souci d’avoir à regretter des paroles follement prononcées.

Une seconde, tous deux, ils se regardèrent avec des yeux où leurs deux âmes apparaissaient, s’interrogeaient passionnément : celle de l’homme impérieuse et suppliante ; celle de la femme sceptique, curieuse, troublée cependant… Très nette, France avait l’intuition qu’en cet instant Claude Rozenne était à sa merci. Qu’elle le voulût… et elle serait fiancée comme sa sœur Colette, quand elle sortirait de l’ombre odorante des sapins…

Mais nul désir semblable ne s’élevait en son cœur, auquel Rozenne n’avait pas su donner la foi.

Elle dit avec des lèvres qui tremblaient :

— A quoi bon parler de ces choses ? Vous ne m’aimez pas comme je veux être aimée !

— Qu’en savez-vous ? fit-il presque violemment.

— Je le sens… Je suis pour vous un caprice… qui passera… Ce n’est pas assez pour moi… Je veux être aimée pour toujours ainsi que je veux, moi, aimer pour toujours… avec une confiance absolue, comme je me repose en Dieu !

— Mais les hommes ne sont pas Dieu !… Et cette confiance, je ne vous l’inspire pas ?…

Elle secoua la tête et murmura lentement :

— Non… Pardonnez-moi de vous dire cela… Mais…

— Mais ? insista-t-il, voyant qu’elle s’arrêtait.

Son visage s’était contracté. Jamais plus il n’avait souhaité la voir conquise par lui qu’à cette heure où elle se refusait, si résolue.

Elle hésita une seconde ; son regard errait, pensif, sur le décor riant des choses, autour d’elle ; puis, devenue grave, elle finit simplement :

— Mais je ne me sens pas la foi qu’il me faut en votre constance, en la profondeur, la force, le sérieux du sentiment qui vous attire vers moi…

Il mordit sa lèvre avec colère… Ah ! qu’elle avait bien su discerner de quel alliage était fait l’amour qu’il lui offrait !…

— Comme vous me jugez !… Soit, je vous aime peut-être mal, mais je vous aime comme je puis… Et bien autrement que je ne le pensais moi-même !

— En cette minute, oui… Je le crois et je vous en remercie parce que c’est toujours une douceur de se sentir aimée… Mais demain, dans un mois, dans un an, m’aimeriez-vous encore, votre fantaisie passée ?… Avec vous, il me faut du temps pour être convaincue… Ne m’en veuillez pas, je vous en prie, si aujourd’hui je peux seulement voir en vous un nouvel ami à qui je donne une très sincère et grande sympathie…

Il ne répondit pas. A quoi bon ?… Il était vaincu et sa défaite lui était étrangement douloureuse. A peine un ami !… Il n’était rien de plus pour elle.

Avant ce jour, cette heure, cette minute, jamais, c’est vrai, il n’avait précisé le rêve de l’avoir sienne pour toujours, de faire de cette petite muse, de cette fine et originale fille du monde, la femme d’élection à laquelle il eût sacrifié la liberté dont il était jaloux…

Mais parce qu’elle, France, ne voulait pas que ce fût, il en éprouvait un regret aigu, le regret d’un paradis entrevu un instant et qui se fermait devant lui…

Elle en eut l’intuition et une pitié lui vint pour ce mal, oh ! léger, fugitif, elle en était sûre !… qu’elle venait de faire ; et, un peu bas, avec une grâce jeune, elle dit :

— Je vous assure que je voudrais n’être ni insensible ni froide ainsi…

— Ah ! Dieu, vous n’êtes rien de semblable ! fit-il, amèrement… Au contraire, vous êtes une des plus vibrantes créatures que j’aie jamais rencontrées… Seulement…

— Seulement ? répéta-t-elle se levant, car depuis un moment Colette avait tourné la tête vers eux, étonnée que sa sœur ne répondît pas à son appel.

— Seulement, votre heure n’est pas encore venue !

Elle resta silencieuse. Immobile, elle regardait vers la mer que le couchant moirait de rose et d’or pourpre… Au plus profond de son âme, elle cherchait à lire… Elle y trouvait, avec une réelle sympathie pour Rozenne, la conviction, oh ! si forte ! qu’il lui avait ainsi parlé dans une minute imprévue d’entraînement… Non parce qu’il l’avait, dans son cœur et dans sa pensée, librement choisie afin qu’elle fût à jamais l’Unique pour lui…

Elle y apercevait aussi, impérieuse, une sorte de révolte et de terreur à l’idée d’avoir sa vie déjà fixée, enserrée dans les soucis qu’elle avait vus lourdement peser sur sa sœur Marguerite… Elle y découvrait le désir passionné de demeurer libre afin de réaliser son rêve d’une vie orientée toute vers l’Idéal qui la ravissait… Et encore, elle y voyait la crainte de l’amour qui lui apparaissait, le plaisir pour l’homme, la souffrance pour la femme…

Tout haut elle pensa, la voix lente, pendant que sur son visage expressif Rozenne suivait le reflet de sa pensée, et son accent avait une étrange gravité :

— Vraiment, vous avez raison, je crois, mon heure n’est pas encore venue… Jusqu’ici, personne n’a pu éveiller en moi le désir de faire le don entier de ma vie, en échange de celui qui m’est offert… Je veux jouir, à mon gré, de ma jeunesse… Je veux travailler pour acquérir un semblant d’indépendance, dû à mon seul effort… Et aussi, parce que j’adore ce travail qui donne des bonheurs sans désillusions, les seuls qui vaillent la peine d’être souhaités !… Les autres ? ils ne me tentent pas… Peut-être parce que je n’y crois pas !

Elle s’arrêta un peu, trop clairvoyante pour ne pas savoir qu’elle décidait peut-être de toute sa vie, en ce moment ; mais aussi trop vraie, pour ne pas révéler sa pensée entière à cet homme qui venait de lui dire qu’il l’aimait… Et elle reprit encore :

— Je suis peut-être très lâche, mais j’ai peur du mariage… J’ai peur de ses difficultés, de ses chagrins, de sa chaîne qui me semble terrible… Peut-être, plus tard, je le verrai différent…

— Oui, quand l’amour vous le fera paraître tout autre…

Sur la bouche fraîche, pareille à une fleur, courut encore une fois, l’expression sceptique :

— Est-ce que je le connaîtrai jamais, moi, cet amour si puissant et si magicien ? Pourtant, de toute mon âme, je l’accueillerais !…

Il ne répondit pas ; Colette revenait vers eux, appelant :

— France ! France !… Il est l’heure de partir ! Tu ne m’entends donc pas ?… Ah çà ! que racontez-vous de si intéressant ?…

Elle se rapprochait. Son regard, un peu aigu, considérait curieusement le visage animé de sa jeune sœur, l’altération des traits de Rozenne ; et le soupçon de la vérité traversa sa pensée en éveil… Mais France, sans se livrer, répliquait hardiment :

— Nous étions lancés dans une discussion psychologique que votre vue, ô jeunes fiancés, nous avait inspirée !

Colette n’insista pas, sachant bien que France ne disait jamais que ce qu’elle voulait… Seulement, la certitude pénétra son esprit avisé que sa sœur venait de tenir l’avenir dans une main qu’elle avait laissée ouverte…

Tous se remirent en marche. Mais Rozenne n’avançait plus près de la jeune fille ; il demeurait, sans parler, d’ailleurs, aux côtés des fiancés. France ne se retourna pas alors qu’elle montait le sentier qui rejoignait la route, et il n’osa s’approcher d’elle, sentant que ce jour-là elle et lui n’avaient plus rien à se dire. Il ne voyait pas son visage ; mais il la devinait pensive à l’attitude un peu inclinée de sa petite tête, d’ordinaire portée si droite, à la lenteur inaccoutumée de son pas, au mouvement distrait de sa main qui, au passage, arrachait des brindilles, tout de suite jetées à terre.

Quand la montée fut achevée, elle s’arrêta, attendant la bicyclette qu’il lui amenait.

Le petit bois s’enveloppait d’une ombre pourpre sous la lueur du couchant qui violaçait le fût svelte des pins… La mer étincelait splendidement irisée, et son soupir lointain vibrait dans l’air tiède… C’était l’heure exquise où se sentent tout proches les cœurs de ceux qui aiment…

France le pensa avec un tressaillement… Elle contemplait Rozenne qui venait vers elle… Il était pourtant un homme que la plupart, sûrement, trouvaient séduisant… Elle-même goûtait fort la grâce capricieuse et l’ironie piquante de son esprit très vif, comme aussi l’élégance nerveuse de sa haute taille, l’éclair joyeux et la caresse de son regard, le charme de son sourire qui savait exprimer tant de choses… Alors pourquoi était-elle demeurée près de lui si maîtresse d’elle-même, si jalousement désireuse de conserver sa liberté ; alors qu’il l’implorait, avec une ardeur fervente, devant l’horizon de mer qu’elle aimait, à cette heure de la fin du jour qui lui était chère entre toutes ?… Pourquoi n’avait-elle pas senti en elle cet élan merveilleux qui enivre d’autres femmes ?…

Sans doute, il avait dit vrai, « son heure n’était pas encore venue… » Elle n’était pas mûre pour l’amour… Pas encore !

Il était tout près d’elle, le visage sérieux, comme jamais encore elle ne le lui avait vu… Spontanément, elle lui murmura comme une enfant, d’un ton de prière très douce :

— Je vous en supplie, ne m’en veuillez pas… J’ai réfléchi encore depuis que vous m’avez quittée… Ne regrettez rien… A cette heure, je serais une épouse détestable !

Il la regarda dans l’âme même… Il était seul à peu près avec elle, dans un paysage délicieux, sous un ciel de couchant, beau comme un ciel de rêve… La douceur du crépuscule les enveloppait… En lui, criait le désir de la sentir frémissante dans ses bras, de connaître la saveur des lèvres jeunes dont il rêvait la caresse… Et elle était devant lui, comme un petit oiseau fou qui bat des ailes pour s’envoler hors du nid, insouciant, enivré de liberté !… Les larges prunelles, ardemment lumineuses, étaient, pour lui, sans amour, comme la bouche qu’il voyait trembler un peu, dans l’ombre dorée du bois… Et il n’avait pas le droit de l’effleurer même du doigt, cependant qu’avec tout son être, en cette minute, il l’appelait, il la désirait, il la voulait… Alors, d’une voix basse, que l’émotion brisait, il dit, les yeux arrêtés sur le visage charmant :

— Ne regretter rien, ce m’est impossible !… Mais je ne vous en veux pas… Seulement, je pense que, pour une chimère, vous venez peut-être de sacrifier le bonheur de deux vies…

DEUXIÈME PARTIE

I

Conscient d’avoir conquis et de dominer en maître son brillant auditoire, le conférencier achevait son étude sur le féminisme dans le roman, étude inspirée par une œuvre récemment parue qu’avait signée un nom célèbre. Et avec une pénétration de psychologue subtil et de moraliste volontiers philosophe, avec une pensée alerte de causeur très spirituel, il résumait les raisons qui doivent rendre vaine la tentative de la femme pour n’être plus qu’un cerveau, une pure intellectuelle, dédaigneuse de l’amour comme du souci et de l’orgueil de la maternité, prétendant demeurer la « vierge forte » devant l’homme qu’elle méprise et dont elle rejette l’égoïste protection.

Il parlait éloquemment, avec une conviction chaude et un tact parfait, disant des choses très justes — conçues, d’ailleurs, par une intelligence masculine — dans une langue forte et pittoresque, souple pour exprimer toutes les nuances. Et comme il eut le talent de terminer par une habile et délicate esquisse du vrai rôle de la femme — compagne aimante et généreuse de l’homme, dispensatrice de la vie par les êtres dont la création est sa suprême gloire, ses derniers mots se perdirent dans la houle des applaudissements jaillis de tous les rangs du très élégant auditoire qui emplissait la petite salle de la Bodinière… Un auditoire mondain à souhait ; où coquet, parfumé, curieux, dominait l’élément féminin, attiré entre deux visites — les visites de janvier ! pourtant… — par la réputation du conférencier.

Mais pas une, certes, n’avait, avec plus d’intérêt, suivi l’évolution de sa pensée, que France Danestal, amenée par une amie américaine, grande admiratrice de l’orateur. Quand les applaudissements accueillirent sa conclusion ainsi qu’une approbation unanime, elle eut un petit mouvement de tête qui protestait, comme l’expression de ses lèvres qu’elle mordillait impatiemment. Son amie s’en aperçut et se mit à rire, tout en se levant pour suivre le flot qui se dirigeait vers la sortie.

— Eh bien, France, qu’y a-t-il ?… Vous n’êtes pas satisfaite ?

Elle eut un sourire gai.

— Votre conférencier, Suzy, est un maître orateur, je vous l’accorde ; mais quant à la sagesse de ses jugements et à la justesse de ses idées, il est au niveau du moins éclairé de ses frères. Les hommes sont tous pareils et toujours les mêmes… Ils ne peuvent, ni les uns ni les autres, se résigner à admettre qu’ils ne nous sont pas du tout indispensables !… Et, pourtant, Dieu sait qu’on vit bien agréablement sans eux !

Et avait dit cela d’un accent de conviction très drôle, tandis que ses doigts distraits rattachaient sa veste de fourrure ; Suzan Mackley l’enveloppa d’un coup d’œil amusé, la voyant toute rose encore de l’attention donnée à la conférence et si séduisante sous son chapeau hérissé de larges ailes, comme une coiffure de Walkyrie, qu’invariablement, elle retenait le regard de tous ceux qu’elle frôlait dans la cohue de la sortie.

— France, décidément, le sexe fort est sans attrait pour vous !… Je commence à désespérer que nous vous voyions jamais enlevée par le prince Charmant !

— Ma chère amie, il faudrait d’abord que le prince Charmant existât !… Je vous assure que je l’attends et que le jour où il paraîtra, je ne le prierai pas de repasser à une autre heure !

— A moins, petite muse, que vous ne soyez justement alors en l’absorbante société du dieu de l’Inspiration !

— Bah ! il y a du temps pour tout et chacun !

Mme Mackley ne répondit pas, car un remous de la foule les séparait une seconde. Quand elles se rejoignirent, Suzan demanda :

— Je vous ramène, n’est-ce pas ?

— J’espère bien ne pas vous en donner la peine. Maman m’a dit qu’elle viendrait me reprendre. Seulement, elle va, je suis sûre, être en retard, parce qu’elle était allée voir les enfants de Colette ; et quand elle est avec son petit-fils et sa petite-fille, dame ! elle oublie tout le reste du monde, y compris ma modeste personne ! Je vous en supplie, Suzan, ne l’attendez pas… Une vieille fille de mon âge peut bien rester seule un moment !

— Vous avez calomnié votre mère, France. La voici, et même Mme Asseline avec elle !

En effet, remontant le flot qui se déversait vers la sortie, saluant au passage des visages connus, elles avançaient toutes deux parmi les groupes qui encombraient la longue galerie dirigée vers la porte.

Les cinq années écoulées depuis le mariage de Colette avaient laissé quelques traces sur les traits un peu alourdis de Mme Danestal, dont l’embonpoint s’était accru avec l’âge, malgré des soucis, des préoccupations demeurés toujours les mêmes. En revanche, elles avaient été douces à Colette, épanouissant, dans le cadre d’un luxe somptueux et raffiné, sa grâce de femme, qui lui méritait justement le nom dont elle était partout saluée, « la belle Mme Asseline ».

Très svelte, même avec son collet de zibeline, ses cheveux blonds artistement mousseux sous la précieuse dentelle rousse, piquée de roses, qui ourlait sa toque de fourrure, elle faisait dans la foule un de ces passages sensationnels qui lui étaient toujours nécessaires, cherchant sa sœur avec des yeux qui notaient surtout l’effet produit.

— Colette, nous voilà ! jeta France, glissant sa fine personne à travers les rangs pressés, arrêtés par la pluie, devant la sortie.

— Ah ! très bien ! Nous vous avons fait attendre, n’est-ce pas ? Mais maman ne pouvait se décider à dire adieu aux petits… Bonjour, chère amie.

Elle serrait la main de Mme Mackley qui venait de saluer Mme Danestal, et toutes deux échangèrent quelques propos de pure politesse, car elles n’éprouvaient nulle attirance l’une vers l’autre. Suzan Mackley considérait comme une sorte de poupée l’exquise mondaine qu’était la belle Colette. Celle-ci trouvait plutôt absurdes les idées philanthropiques, teintées de socialisme, de cette richissime américaine, qui, veuve, n’ayant pas d’enfants, usait de sa liberté et de sa fortune pour s’occuper de toute sorte de questions scientifiques, intellectuelles, voire même politiques, distraction ordinaire des cerveaux masculins. « Une détestable relation pour France, si férue déjà d’idées bizarres », répétait-elle en toute occasion à Mme Danestal, qui en eût volontiers jugé de même si, en bonne mère, elle n’avait gardé l’arrière-pensée que, peut-être, dans la colonie américaine, France rencontrerait le riche époux qu’elle lui souhaitait, frère en fortune de Paul Asseline…

Tout en causant, les quatre femmes avaient enfin atteint la porte ; pendant que France disait adieu à son amie, Colette proposait :

— Maman, veux-tu que je te remette chez toi ?

— Avec plaisir, accepta Mme Danestal, qui jouissait très volontiers des voitures de sa fille favorite.

Toutes trois montèrent dans le coupé attelé avec une impeccable correction ; et, tout de suite, entre Mme Danestal et Colette, ce fut une conversation affairée au sujet d’une robe de bal que la jeune femme se créait, en collaboration avec son couturier.

— Voyons, France, donne-nous ton avis, fit Mme Danestal très occupée… Tu t’enfermes dans un silence bien intempestif !

— Je vous écoute, maman.

— Ou plutôt, tu écoutes encore la conférence, remarqua Colette. Elle était intéressante ?

— Très intéressante.

La jeune femme n’insista pas. La conférence lui était fort indifférente ; et elle se remit à discuter avec sa mère le projet de robe dont elle était enthousiasmée. Puis, ce fut le récit, lestement troussé, d’une petite scène avec sa belle-mère qui s’était permis de blâmer la somptuosité de ladite robe de bal dont un hasard lui avait fait voir le modèle.

France, de nouveau, n’écoutait plus. Ces éternels papotages sur des chiffons, sujet intarissable pour sa mère et Colette, lui semblaient insipides ; et, de plus, il lui était toujours désagréable de voir la désinvolture avec laquelle la jeune femme traitait les opinions de sa belle-mère, car elle se souvenait trop bien de la respectueuse déférence témoignée jadis, à Villers, par Colette jeune fille, à la vieille dame qu’il fallait séduire. La conquête faite, le mariage célébré, Colette, paisible dans sa victoire, sans brusquerie inutile, mais avec une volonté inflexible, s’était mise doucement à agir selon son seul bon plaisir, certaine d’être toujours approuvée par un mari follement épris ; cela, à la stupéfaction profonde et exaspérée de sa belle-mère, qui ne s’attendait pas à cette transformation inattendue.

Elle avait bien essayé de ressaisir la domination qu’elle considérait comme son juste privilège, de diriger le ménage de son fils et de morigéner à son gré sa belle-fille ; mais après quelques tentatives absolument vaines, elle avait bien été forcée de s’avouer qu’elle se trouvait en face d’une puissance avec laquelle il lui fallait compter ; et pour ne pas avoir l’humiliation de se voir vaincue, elle avait, la rage au cœur, opéré une habile et prudente retraite. Mais elle se vengeait par de mordantes paroles, des critiques, des escarmouches dont Colette n’avait cure, ayant la riposte facile, sans d’ailleurs se départir d’une parfaite correction de ton et de langage.

France avait violemment l’horreur des trahisons. Or, elle estimait que sa sœur avait trompé Mme Asseline et chaque circonstance qui le lui prouvait réveillait chez elle un bizarre sentiment de honte, si peu sympathique que lui fût l’impérieuse vieille dame, toujours pétrie d’idées mesquines, pitoyablement bourgeoise, vaniteuse et omnipotente. Tout autant que son père, qui ne mettait jamais les pieds dans le monde des Asseline, elle redoutait d’y aller ; mais enfin puisque Colette avait jugé bon d’y entrer et s’accommodait bien des millions qu’elle y avait trouvés, il semblait à France d’une stricte justice qu’elle payât loyalement la dette contractée envers sa belle-mère. Une fois, parce que l’occasion s’en présentait, elle avait exprimé cette opinion à Colette, qui l’avait d’ailleurs fort mal prise ; mais jamais plus elle ne lui en avait reparlé, trop jalouse de sa propre liberté d’action pour ne pas respecter celle des autres. Et toutes deux avaient continué, tout en se voyant très souvent, à vivre aux antipodes l’une de l’autre, tant il existait moralement peu de points de contact entre elles. France savait à merveille que sa sœur la tenait pour une absurde rêveuse, incapable de se créer dans le monde un brillant avenir comme le sien ; et Colette, en secret, s’irritait de se sentir jugée par la droite et inflexible conscience de sa jeune sœur, sur laquelle échouait sa coquette séduction.

La voiture s’arrêta rue de Courcelles, devant la maison des Danestal.

— Alors, Colette, fit Mme Danestal, à ce soir, chez les de Tavannes. Tu arriveras vers onze heures ?

— Ça, je n’en sais rien… J’arriverai quand je serai prête…

— Hum ! voilà qui promet encore quelques quarts d’heure d’attente à ce bon Paul !… Un de ces jours, il regimbera !

Colette eut un rire expressif.

— Lui ? Maman, tu ne connais donc pas encore ton gendre ?… Tout ce que je veux, il le veut… Tout ce qui me plaît, lui plaît !… Au revoir, maman. France, à ce soir.

Rapidement, les deux femmes descendirent ; derrière elles, le valet de pied ferma la portière du coupé qui s’éloigna tandis qu’elles commençaient la montée de leurs quatre étages.

A l’appel du timbre, la femme de chambre accourut et ouvrit. Dans l’antichambre, décorée de vieux panneaux artistiques, mais mal éclairée, — ce n’était pas jour de réception, — se trouvait M. Danestal qui rentrait aussi. Encore enveloppé de sa pelisse ourlée de fourrure, il prenait le courrier du soir, déposé sur un plateau. Il sourit à sa fille.

— France, la Revue est arrivée. Tu peux voir l’effet qu’y produisent tes sonnets des Heures brèves.

— Un bon effet ?

— Je n’ai pas encore constaté… J’arrive… Viens en juger toi-même.

Elle le suivit dans son cabinet qui avait vraiment une somptuosité de petit musée et se rapprocha du bureau Empire — absolument authentique ! — surchargé de papiers et de livres, sur lequel brûlait une lampe.

Elle ouvrit la livraison et regarda, attentive.

— Lis tout haut, dit son père.

Il s’était assis sous la clarté de la lampe qui accusait le dessin de sa tête puissante dont les yeux avaient une ardeur pensive. La bouche était sensuelle et passionnée, soulignée par le menton volontaire qu’effilait la barbe encore brune, mais largement striée de blanc.

Entre lui et sa fille, c’était maintenant un lien que cet amour pour la poésie qui les dominait tous deux. Lien si léger, il est vrai, qu’il ne suffisait pas pour le retenir davantage dans un foyer dont il s’était depuis longtemps détaché ; mais qui, entre temps, lui faisait trouver plaisir dans la jeune société de sa fille.

Elle lut, d’un ton un peu bas que timbrait la sonorité musicale de sa voix et qui était en admirable et instinctif unisson avec le caractère du poème.

Ah ! c’était bien la même artiste qui avait écrit jadis, et qui lisait maintenant, cette poésie frémissante, où palpitait la vie fugitive des heures dont le souvenir demeure inoubliable…

Le front appuyé sur sa main, dans un geste de recueillement, Robert Danestal écoutait ; et il la regardait, se demandant comment une fillette de vingt ans à peine avait pu être capable de créer une telle œuvre d’art d’une impeccable forme, d’une stupéfiante intensité de pensée…

Pourtant, il avait déjà lu ces vers qu’elle lui avait soumis avant de les envoyer à la Revue. Quelle ardente vie intérieure ils trahissaient chez cette fine créature, aux allures de simple fille du monde qui songeait tour à tour en artiste, en philosophe, et en femme exquisément vibrante…

Quand elle se tut, il secoua la tête comme dans un réveil.

— Eh bien ! France, tu peux être satisfaite de ton œuvre, fit-il pensivement, avec un tel accent de sincérité qu’une bouffée de joie la fit tressaillir, car elle savait le prix d’une semblable approbation.

Il la précisait en reprenant les vers, les uns après les autres ; les étudiant avec un soin qui révélait la valeur qu’il y trouvait.

Des minutes incomparables coulèrent ainsi pour tous deux… Mais, par hasard, les yeux de Robert Danestal tombèrent sur le cartel suspendu entre les deux fenêtres.

— Diable ! Comment, sept heures moins dix ?… Je dîne au Cercle… Et je ne suis pas habillé pour ce soir.

— Ni moi déshabillée, dit France, apercevant dans la glace sa tête brune, toujours coiffée du chapeau aux grandes ailes.

Elle se levait, prenant la Revue.

— Nous te verrons ce soir chez les de Tavannes, père ?

— Oui… J’irai y faire un tour… Ou doit m’y présenter un jeune artiste — dont je ne me rappelle plus le nom, d’ailleurs — qui illustrerait volontiers mon volume des Gloires.

— Alors, à ce soir, père.

Saisissant sa veste de fourrure jetée sur un fauteuil, elle disparut prestement et regagna sa chambre.

C’était vraiment là son home d’élection, celui qu’elle avait créé selon ses goûts, grâce à des meubles, des livres, des gravures, des bibelots d’art qu’elle y avait peu à peu réunis, avec une joie de collectionneur toujours en quête.

Dominant son étroite couchette, se dressait un christ d’ivoire ancien qui était une pièce rare, découverte par hasard chez un brocanteur où elle était allée fureter avec son père. Dans une vitrine, des figurines de Saxe voisinaient avec de précieux éventails, des faïences curieuses, une fragile statuette antique… Sur le piano, drapé d’une vieille soie à ramages, d’un vert pâlissant, des capillaires épanouissaient leur feuillage léger dans une jatte d’étain qui devait dater de plusieurs siècles. Près de la fenêtre, s’allongeait la table-bureau, vivante de livres, de feuillets, de portraits, — portraits d’artistes surtout, mais la place d’honneur appartenant à une petite photographie de sa sœur Marguerite ; — d’une aiguière opaline, en cristal de Nancy, jaillissait une gerbe d’œillets dont le parfum montait vers les livres préférés de France, placés sur un rayon ouvert de sa bibliothèque, bien à portée de la main.

Elle s’assit sur un pliant bas, devant le feu, en attendant que le dîner lui fût annoncé ; d’un regard d’amie, elle enveloppait son harmonieux petit logis qu’éclairait seule la flambée d’une grosse bûche ; et un sourire de malice flottait sur sa bouche, car elle songeait à l’audacieuse — et mensongère — affirmation du conférencier, décrétant que, seulement par l’amour de l’homme, la femme peut être heureuse. Oh ! la fatuité masculine ! Dans quelle erreur elle faisait tomber même un psychologue délicat ! N’en était-elle pas, elle-même, la preuve vivante ? C’était dommage que, pour convaincre cet incrédule, elle ne pût, une seconde, lui entr’ouvrir le sanctuaire de sa pensée et de son cœur. Il eût vu alors qu’une femme, même jeune, — quoi qu’il en dît ! — peut trouver son bonheur dans son indépendance, son travail, l’affection d’amis de choix, et les jouissances artistiques et intellectuelles données à ceux qui les cherchent d’un esprit et d’un cœur fervents.

Vraiment, à cette heure de sa vie, rien ne lui manquait — sauf de l’argent ! Et, de nouveau, un sourire souleva ses lèvres… Ce qu’elle en gagnait avec ses travaux littéraires ne lui fournissait pas des rentes bien brillantes. Et elle avait hérité — peut-être pour son grand dommage ! — de la générosité de son père ; toujours prête à donner, aux autres et à elle-même, pour satisfaire sa chaude bonté et son goût du beau.

Jusqu’alors, certes, elle ne regrettait pas de n’être pas mariée. Pas une fois elle n’avait eu le désir ou même entrevu la possibilité d’accepter les quelques partis convenables, selon le monde, qui s’étaient offerts à elle ; partis d’ailleurs rares… Car, de toute évidence, si simple qu’elle fût, elle effrayait beaucoup d’hommes par sa valeur intellectuelle ; et ceux qui n’en étaient pas effarouchés s’étaient toujours trouvés d’honnêtes garçons qui ne pouvaient lui plaire… Pourtant, certes, l’exemple de son père la protégeait contre le rêve de devenir la femme d’un homme illustre !

Jamais, non plus, elle n’avait pensé avoir mal fait en laissant Claude Rozenne s’éloigner d’elle ; et cela, d’autant qu’il l’avait bien vite oubliée, lui donnant la mesure de l’amour qu’il prétendait avoir pour elle. L’hiver même qui avait suivi leur commun séjour à Villers, passant la saison en Italie, il y avait épousé une étrangère très riche et très belle. Depuis, elle l’avait perdu de vue.

Quelquefois, elle pensait : « Je me marierai quand je rencontrerai un homme qui mérite que je lui sacrifie tout ce qui fait ma vie heureuse à ne pouvoir la désirer meilleure !… »

Mais celui-là, arriverait-il qu’elle le rencontrât ?… Le conférencier prétendait que, fatalement, à une heure ou à une autre, la femme éprouve la soif de se donner… Cette soif, l’éprouverait-elle donc un jour ?… Vraiment, en la sincérité de son âme, elle ne le souhaitait pas. L’amour, instinctivement, elle le considérait comme un beau joujou dangereux auquel il est très sage de ne pas toucher, car il blesse le cœur, presque toujours.

Et ce qu’elle apercevait autour d’elle ne la détrompait pas. Le mariage d’amour de Marguerite avait été une faillite. Colette ne voyait dans son mari que la source de son luxe. Suzan Mackley, une des femmes qu’elle fréquentait avec le plus de plaisir, libérée du mariage, semblait vivre dans l’allégement d’une délivrance…

Qu’en adviendrait-il d’elle-même ?… Curieusement, tout à coup, elle se le demandait. Se pût-il qu’un jour dût venir où le monde idéal que l’art lui créait ne lui suffirait plus ; où son existence, si délicieusement remplie, lui semblerait vide ; où, pour combler ce vide, il lui faudrait l’amour d’un homme ?…

Encore une fois, elle eut un instinctif geste d’épaules, comme pour rejeter bien loin ces vaines idées ; un sourire d’incrédulité sceptique et gaie errait sur sa bouche… Mais elle continua pourtant à songer aux mystérieux problèmes d’une vie de femme, tout en regardant les braises qui s’écroulaient avec des lueurs capricieuses.

II

Le dîner en tête à tête avec sa mère rapidement achevé, France eut à elle un long moment de liberté avant l’heure de s’habiller ; car Mme Danestal avait regagné sa chambre pour y commencer sa toilette, occupation aussi longue pour elle qu’au temps même de sa jeunesse.

C’est pourquoi, France, instruite par l’expérience, se prit à faire la sienne seulement quand elle eut constaté que sa mère entrevoyait enfin un heureux résultat à ses efforts. Alors, elle-même s’habilla avec un soin instinctif, parce qu’elle était artiste en toute chose. Elle s’intéressait à sa toilette comme à une œuvre fragile qu’elle souhaitait harmonieuse, pour satisfaire son propre goût ; mais dans l’attention qu’elle y donnait, il y avait une étrange absence de coquetterie.

Elle fut d’ailleurs vite prête, habituée à se servir seule, la femme de chambre absorbée par sa mère. Puis, une seconde, elle regarda l’image que lui renvoyait la glace : celle d’une mince créature qui avait une fraîcheur de fleur blanche, de larges prunelles profondes dans un iris très bleu, sous les cheveux châtains où couraient des moires d’or, qui était modelée comme une pure statuette par l’étoffe soyeuse, couleur d’une rose jaunissante, étroitement drapée sur sa forme svelte.

Dans l’échancrure du corsage elle glissa des roses vivantes qui confondirent le doux coloris de leurs pétales avec la teinte délicate de la robe et le jeune éclat de la peau… Puis, rapidement, elle s’enveloppa de sa mante du soir, et ses pieds, chaussés de satin, exposés à la flamme du foyer, elle se mit à lire des feuillets d’épreuves, à les annoter avec une attention qui creusait un pli entre les sourcils, tracés d’un seul jet.

— France, tu es prête ? vint enfin dire à la porte de sa chambre Mme Danestal qui était toute souriante, sortant à son gré des mains de sa femme de chambre. Dans sa robe perlée, elle était vraiment très majestueuse, ses cheveux, dont la poudre unifiait la blancheur, lui donnant un air de jeune douairière. France le lui dit ; elle parut ravie et arriva au bal d’humeur charmante.

Il était déjà tard, car Mme Danestal avait mis beaucoup de temps pour parfaire l’œuvre de sa toilette. Les salons étaient encombrés par des couples si nombreux de danseurs qu’à peine les plus intrépides pouvaient accomplir la lente évolution du boston.

Dans la galerie d’entrée, beaucoup d’hommes s’étaient réfugiés. Les curieux s’entassaient dans les embrasures des portes pour contempler le très brillant coup d’œil offert par les salons où beaucoup de femmes étaient jolies, où toutes étaient habillées, pour la joie des yeux, par les soins d’experts couturiers.

D’autres, les privilégiés qui avaient pu découvrir une place sur les banquettes de la galerie, devisaient librement et, volontiers, appréciaient les danseuses avec des mots de connaisseurs en beautés féminines. Ceux enfin que n’intéressaient ni la danse ni les femmes, que le seul devoir mondain avait amenés et retenait, ceux-là somnolaient discrètement, les yeux ouverts à demi, sous les paupières fatiguées, aspirant à l’heure du retour, dans la bonne nuit glacée où ils oublieraient les salons surchauffés et la senteur trop forte des fleurs répandues à profusion pour fêter les vingt ans de la petite Jacqueline de Tavannes.

Elle, toute menue, toute blonde, dans l’envolement de sa robe de tulle, dansait avec des yeux rieurs où, par éclairs, passait une gravité tendre, quand son regard s’arrêtait sur une silhouette masculine, correctement confondue dans la foule des habits noirs.

Parmi leur phalange, France distingua tout de suite son beau-frère qui, conscient d’être le mari de la reine, s’effaçait discrètement, fier de la beauté de la jeune femme, attendant, docile, son bon plaisir pour regagner leur gîte fastueux.

Dès qu’il reconnut sa belle-mère et France, il se précipita, s’empressant afin de leur découvrir des sièges. Mais il n’eut pas la peine d’en chercher un pour France. Tout de suite entourée d’un cercle de danseurs, la jeune fille devait inscrire une série de noms sur son carnet ; puis s’éloigner au bras d’un beau garçon qui avait eu le talent de se faire agréer avant les autres et la conduisait adroitement à travers le flot des couples dont la musique rythmait l’évolution.

La grâce souple de France faisait d’elle une incomparable danseuse de boston et le cavalier qu’elle venait d’accepter était digne d’elle. Avec un plaisir d’enfant, elle se laissa entraîner dans une ondulation berceuse et lente qui enroulait autour d’elle la soie molle de sa robe, les joues un peu plus roses, les lèvres silencieuses, son regard, dont l’expression était distraite, errant autour d’elle pour reconnaître, au passage, des visages connus. Une seconde, il s’arrêta sur Colette qui, admirablement habillée, décolletée comme le méritaient ses belles épaules, s’accordait le plaisir d’un flirt coquet. Aussitôt, elle détourna la tête et ses yeux effleurèrent un groupe masculin immobilisé dans l’embrasure d’une porte. Alors, tout à coup, une surprise enleva à son regard l’expression indifférente et une question lui monta aux lèvres :

— Est-ce que vous savez quel est ce grand jeune homme debout, là-bas, près de la porte du petit salon ?… Il me semble que je le connais…

— Là-bas ?… qui cause avec Luzarches ?… C’est un artiste, je crois, un certain Claude Rozenne qui a, dit-on, beaucoup de talent…

— Claude Rozenne… C’est bien ce qu’il me semblait, fit-elle la voix un peu lente.

Son cavalier lui parlait encore. Elle ne l’entendit pas.

Claude Rozenne ! Brusquement, dans son souvenir, se dressait la vision du bois d’Houlgate, où un grand garçon, sceptique et charmant, lui parlait d’amour, devant la splendeur du couchant sur la mer. Et cela lui paraissait vieux, si vieux, comme le dernier épisode d’un roman lu dans sa toute jeunesse et un peu oublié… Depuis ce jour-là, elle ne l’avait pas revu, ce Claude Rozenne, aperçu seulement dans la cohue du mariage de Colette. Il partait pour l’Italie où l’attendait cette union imprévue.

Que s’était-il passé ensuite ? Au bout de près de deux années d’absence, Rozenne avait été revu seul à Paris, pendant quelques semaines ; il n’avait cherché à se rapprocher d’aucun ami, puis il était parti pour des voyages sans fin, semblait-il, ne se rappelant au souvenir de personne… Aussi était-il bien oublié quand, au commencement de l’hiver, il était réapparu soudain, et toujours seul, dans le monde parisien. De sa femme, pas un mot ; tout juste, aux quelques indiscrets qui avaient osé aventurer une allusion à son mariage, il avait répondu que Mme Rozenne vivait en Angleterre ; et son accent eût suffi pour arrêter toute investigation.

Ces détails, France se souvenait de les avoir entendu donner par Paul Asseline, en diverses circonstances ; et, récemment, l’entrefilet d’un journal lui avait appris, par hasard, qu’une exposition allait avoir lieu d’œuvres et croquis rapportés de ses voyages par Claude Rozenne, exposition qui était annoncée comme devant être absolument remarquable…

Pensive, elle le regardait, tandis que son danseur la ramenait, la valse finie, et il lui semblait un frère aîné du Rozenne qu’elle avait connu. De silhouette, il restait un jeune homme ; mais sur les tempes, les cheveux grisonnaient un peu et la dure empreinte de la vie s’accusait dans les rides précoces du visage fatigué, dans l’expression de lassitude amère et méprisante, de révolte qu’avait la bouche, au repos… Quelle tempête avait donc passé sur cet homme qu’elle avait connu si joyeusement insouciant, pour qu’il eût à ce point changé ?… Un impérieux désir s’élevait en elle de lui parler, d’évoquer avec lui les quelques semaines d’un passé dont le souvenir lui demeurait souriant. La reconnaissait-il ?…

D’un signe, elle appela Paul Asseline.

Toujours complaisant, il approcha aussitôt.

— Paul, c’est bien votre ancien ami Rozenne qui est là, n’est-ce pas ?

— Oui… Ç’a été pour moi une stupéfaction de le voir ici. Il ne m’avait pas donné signe de vie depuis son retour à Paris.

— Je pense que vous n’êtes pas brouillés ?… Amenez-le-moi… Cela me ferait plaisir de causer avec lui du vieux temps de Villers…

— Très bien… Je vais vous le chercher…

Le Rozenne qu’elle venait d’apercevoir lui semblait si différent du Rozenne d’autrefois, qu’elle ne songeait plus à la scène du bois d’Houlgate… Elle attendit, impatiente, craignant qu’un nouveau danseur ne vînt la quérir, car l’orchestre préludait pour une valse… Mais Paul Asseline reparut. Rozenne le suivait. Un éclair de plaisir passa dans les yeux de France. Devant elle, était Claude Rozenne. D’un geste spontané, elle lui tendit la main, avec un joli sourire :

— Alors, vraiment, c’est bien vous ?… Et vous ne venez pas même saluer vos anciens amis ! Il faut que ce soient eux qui vous reconnaissent !

Il s’était incliné très bas ; mais à peine il avait effleuré les doigts qu’elle lui donnait. Un pli barrait son front et il n’y avait pas de sourire sur son visage un peu contracté comme s’il eût subi le choc de quelque émotion soudaine. Tout de suite, d’ailleurs, il se ressaisit et la regardant il dit :

— Je suis, en effet, très coupable, mademoiselle, de venir si tardivement vous saluer. Mon excuse est que vous aviez autour de vous une telle cour que je n’ai pas osé aller vous importuner.

— Hum ! Quelle cérémonie !… Peut-être, tout simplement, la vérité est-elle que vous ne m’avez pas reconnue !

— Avant même d’avoir vu votre visage, je vous avais devinée en vous apercevant de loin qui dansiez… Vous avez une silhouette qu’on n’oublie pas !

Elle sourit, trop femme pour ne pas sentir l’hommage, peut-être involontaire.

— Et aussitôt, n’est-ce pas, vous vous êtes cru revenu à Villers ! Ah ! que ce temps est loin déjà !…

— Oui, bien loin !… Il y a des moments où il m’apparaît comme un bon rêve dont la vie s’est chargée de me réveiller.

Il s’arrêta court… Sa voix était rude et, de nouveau, une contraction fugitive avait crispé ses traits, une seconde. Elle eut sur lui un regard rapide, un peu saisie de son accent. Les années qui venaient de s’écouler lui avaient donc été bien lourdes ? Pourquoi et comment ?…

Encore une fois elle eut, très forte, l’impression que quelque événement douloureux avait ainsi transformé l’homme qu’elle avait rencontré autrefois, goûtant la vie comme un fruit savoureux.

Sans répondre à ses paroles, elle dit avec cette grâce qui la rendait si attirante :

— Vous ne pouvez savoir combien j’ai, en ce moment, la tentation de bavarder un peu avec vous sur ce séjour à Villers… Donnez-moi votre bras, voulez-vous, et réfugions-nous dans la bibliothèque… Mon danseur n’aura pas l’idée d’aller m’y chercher.

Elle ne le regardait pas et ne vit pas l’hésitation qui passait dans ses yeux. Évidemment, la conversation qu’elle souhaitait lui était pénible, à lui… Mais il se domina et la conduisant vers la bibliothèque, il interrogea, avec une politesse un peu machinale, comme s’il voulait échapper à la hantise du souvenir, même par une question banale :

— Alors, vous n’aimez pas à danser ?

— Oh ! vous comprenez bien que c’est un plaisir sur lequel je suis blasée depuis que j’en use… Je suis maintenant presque une vieille fille, pas selon les apparences, peut-être, mais au moral…

— Non, c’est vrai, pas selon les apparences, répéta-t-il après elle, avec un étrange sourire, s’effaçant pour la laisser passer.

La petite pièce où ils entraient était à peu près déserte dans l’instant. Quelques hommes âgés y causaient ; ils s’éloignèrent à la vue du jeune couple, avec l’idée instinctive de ne pas troubler un flirt.

France le devina et, une seconde, ses lèvres eurent une expression malicieuse. Elle et Rozenne pensaient si peu à flirter !… Elle s’assit dans un grand fauteuil, de dossier très élevé, où sa forme mince se découpa d’un trait délicat sur les verdures sombres de la tapisserie. Lui resta debout, adossé à la cheminée, devant elle. Avec ses yeux d’artiste, il remarquait, même en de menus détails, la charmante vision féminine qu’elle évoquait ainsi, dans sa robe couleur d’aurore qui enveloppait d’un reflet caressant la tête expressive, les épaules, les bras, d’une rare pureté de ligne…

Si jadis, pourtant, elle ne l’avait pas éloigné d’elle, sa destinée, à lui, eût été autre, peut-être très heureuse. Et, tout à coup, une sorte de colère contre elle, si sereine, bouleversa en lui tous les bas-fonds creusés par la vie. D’un accent bizarre, il jeta :

— Comme l’on devine mal la vérité !… J’aurais juré que je vous retrouverais mariée !

— Pourquoi ? Je ne montrais pourtant pas dans ma prime jeunesse de très grandes dispositions matrimoniales, si je me rappelle bien.

Il haussa imperceptiblement les épaules.

— Parce que vous êtes de celles que les hommes veulent à tout prix conquérir.

La bouche de France eut une moue gaiement moqueuse.

— A la condition, toutefois, que celles-là soient des héritières… Et ce n’était pas mon cas.

— Ce qui ne vous empêche pas d’être entourée comme il m’a été donné de le constater tout à l’heure…

Elle inclina sa tête fine.

— Très entourée, comme vous dites… Vraiment, je crois bien qu’il y a, pour le moins, ce soir, dans le grand salon, une dizaine d’hommes, jeunes ou mûrissants, qui me trouvent délicieuse et sont tout prêts à me faire la cour pour peu que le jeu paraisse m’agréer… Mais laissons là tous ces enfantillages et parlons de choses plus intéressantes, comme aux beaux jours de Villers, quand nous bataillions si bien… Alors, vous devenez un homme célèbre ?… Vous allez, paraît-il, exposer des pastels dont on parle déjà…

— Sans les connaître, oui. Je vais, en effet, exposer le fruit de mes labeurs, comme disent les bonnes gens. Car je travaille maintenant.

— C’est très bien !… Vous êtes devenu tout à fait un homme sérieux !

— Je vous en prie, ne m’admirez pas trop vite, fit-il ironique. C’est la nécessité qui me fait accepter le joug… austère du travail. Ayant eu de fortes raisons de chercher à me distraire, la malencontreuse idée m’est venue de jouer ; et j’ai perdu si remarquablement que ma modeste fortune en a subi une brèche des plus regrettables. D’ailleurs, il est peut-être fort heureux que je me sois vu dans l’obligation de « peiner ». Quand la jeunesse est finie, on en arrive si vite à découvrir que la vie est supportable à la seule condition de la surcharger d’occupations qui en comblent le vide effroyable !…

Comme ces paroles sonnaient étranges dans une atmosphère de fête… Mais avant que France y eût répondu, il reprenait, changeant de ton, avec un regret peut-être de son aveu pessimiste :

— En venant ici, ce soir, je pensais que, peut-être, je vous rencontrerais, car je dois être présenté à monsieur votre père, dont il m’est offert d’illustrer les poèmes.

— Ah !… c’était vous l’artiste dont mon père m’a encore parlé tantôt ?… Comme c’est curieux !… Je serais ravie que ce soit vous qui vous occupiez des Gloires

— En attendant que vous me fassiez l’honneur de me confier vos propres œuvres… Car vous avez tenu tout ce que vos amis attendaient de vous. Même en mes pérégrinations lointaines, il m’est arrivé plusieurs fois de lire de vos vers… Ils n’étaient pas signés de votre nom ; mais je ne sais quelle intuition m’avait fait deviner qui était Francis Danes. Il pensait et sentait tellement comme Mlle France Danestal… Pas en tout, pourtant…

— Vraiment ?…

— Oui ; Mlle Danestal avait, autrefois, le seul culte du beau et, d’instinct, fuyait la pensée et le spectacle de toutes les laideurs, des problèmes de la misère, de la maladie qui sont le partage de la pauvre humanité et n’ont rien d’esthétique…

— Autrement dit, j’étais un petit monstre d’égoïsme !

— Non ; vous étiez seulement une artiste, éprise de beauté, comme les jeunes Hellènes auxquelles vous ressemblez. Mais votre vision de la vie s’est élargie, si j’en crois vos vers…

— Je l’espère bien, fit-elle avec un léger sourire. Les années nous apprennent à voir et à sentir tant de choses !… Vous souvenez-vous qu’à Villers vous me taquiniez sur mon audacieux désir de savoir et de comprendre toujours plus ?… Je crois qu’avec l’âge ma curiosité s’est encore avivée ; mais elle s’est orientée autrement. Ce ne sont pas les choses du passé qui m’intéressent le plus, mais celles du présent… Mon temps me passionne tel qu’il est, si complexe avec ses défauts, ses erreurs, ses gloires, ses inquiétudes, que sais-je ? Peut-être parce que je me sens tellement sa vraie fille !

Elle disait tout cela très simple, jouant avec son éventail, dont le battement effleurait son bras nu. Lui, l’écoutait, la pensée envahie par le ressouvenir de leurs causeries d’autrefois.

Tout haut, il songea :

— Comme vos vers portent l’empreinte de cette évolution de votre pensée !… Je ne suis, moi, qu’un profane en matière de poésie ; mais je me permets pourtant de trouver, à la suite de maîtres compétents, qu’ils sont absolument remarquables.

Cette fois, il avait parlé avec l’accent de jadis dont la sincérité donnait une singulière force à son éloge. Une flamme rose courut, puis s’éteignit sur le visage de France ; et doucement, elle dit :

— Tant mieux si mes vers vous plaisent, puisque vous avez été un peu, en somme, mon parrain littéraire… Je ne l’oublie pas et je vous en garde un reconnaissant souvenir…

— C’est beaucoup trop pour le peu, très peu, que le hasard m’a fait faire…

— Le peu ? Non, j’ai su comme vous aviez mis en goût de connaître davantage ma poésie l’éditeur qui en avait entendu quelques bribes, au passage. Et ce premier succès a été pour moi un immense encouragement ! Peut-être, si je ne l’avais pas eu, aurais-je fini par renoncer à écrire des vers… Et je me serais privée d’une telle jouissance !

Il la regardait. Ses traits avaient repris quelque chose de dur. Lentement, il dit :

— Alors, votre vie est ce que vous désiriez la faire ? Vous êtes heureuse ?

Une lumière passa dans les prunelles ardentes.

— Je suis très heureuse !… J’ai la vie que je souhaitais sans oser la croire réalisable… Mes rêves les plus ambitieux ont été dépassés… Non seulement, le public lettré — oh ! pas la foule, sûrement ! — commence à connaître un peu le nom de Francis Danes, — poète et compositeur ! — mais…

Ici sa bouche prit une expression gamine.

— … Mais ce qui me paraissait le plus enviable des dons, je gagne de l’argent, — pas des sommes considérables !… et avec ma prose plus qu’avec mes vers et ma musique, bien entendu ! — mais enfin !… Je n’ai plus à demander toujours des capitaux à ma famille ! Et cela seul suffirait déjà à me faire trouver le travail un délice…

— Et vous avez l’intention de poursuivre longtemps votre existence de bénédictine ?

— Oh ! de bénédictine !…

Un sourire fin glissait sur sa bouche, tandis que son regard effleurait la soie rose de sa robe et les fleurs qui se fanaient sur sa peau fraîche. Il corrigea, toujours railleur sans gaîté :

— Mettons de bénédictine qui vit dans le siècle et s’accommode des mœurs, des goûts, de l’esprit de son temps… Et l’avenir que vous vous préparez ainsi, volontairement, ne vous effraie pas ?

— Pourquoi m’effraierait-il ? Je me donne à moi-même mon bonheur, je ne me l’enlèverai pas !

— Soit ; mais ce que vous voulez bien appeler aujourd’hui du bonheur ne vous suffira peut-être pas toujours…

Elle se redressa inconsciemment ; et, avec une imperceptible hauteur, elle jeta :

— Je verrai bien, alors.

— Oui, c’est vrai, vous verrez bien — et peut-être trop tard !… Ainsi, l’heure n’est pas encore venue.

— L’heure ?…

Étonnée, elle levait vers lui des yeux qui interrogeaient.

Mais, tout de suite, elle comprit, et ses sourcils se rapprochèrent.

— Me permettrez-vous de vous dire que je vous trouve bien indiscret ?

— Pourquoi ? fit-il, la regardant en face. Parce que j’émets l’opinion que vous n’avez pas encore trouvé votre maître ?

— Quelle perspicacité !… Eh bien ! croyez, s’il vous convient, que j’attends encore l’heure, comme vous dites… l’entraînement de la passion… C’est bien cela, n’est-ce pas, que vous êtes désireux de me voir goûter ?

Une gaîté jeune flottait sur son visage, tandis qu’elle soulignait les mots avec une emphase moqueuse, ouvrant son éventail dont les paillettes étincelèrent.

Oh ! cette insolente quiétude de vierge sûre d’elle-même… Un désir jaillit en lui comme une flamme… Obtenir dans l’avenir, à n’importe quel prix, l’audacieuse et exquise créature ; la sentir à son tour, vaincue, brisée par le terrible mal d’aimer… Il se souvint ; jadis, sur la route d’Houlgate, quand elle marchait insouciante devant lui, épris follement, il avait connu déjà cette tentation insensée de la saisir dans ses bras pour la meurtrir de baisers, en lui murmurant, sur les lèvres, les mots qui font défaillir… Et devenue plus femme, elle était plus séduisante encore. D’un regard violent il enveloppa la peau veloutée comme un pétale de camélia, le visage mobile et fin, les yeux ardemment profonds, la bouche que nuls baisers n’avaient fanée, — il l’eût juré ! — la forme modelée merveilleusement dans l’argile humaine que trahissait l’étroite ligne de la robe… Ah ! aucune des créatures auxquelles, depuis des mois, il s’était tour à tour attaché dans une soif désespérée d’oubli, aucune ne l’avait enivré comme eût pu le faire cette vierge délicieuse. Le jour où elle aimerait, non seulement elle serait une incomparable amoureuse, mais aussi l’amie par excellence, la vraie compagne de la pensée, du cœur, de l’âme…

Après elle, il répéta, droit devant elle :

— L’entraînement de la passion ! Vous en parlez comme une enfant joue avec le feu, sans le connaître ! Si j’étais charitable, je vous souhaiterais, sans doute, de l’ignorer toujours, mais je ne suis pas charitable. A quoi bon mentir ? Je désire, au contraire, par amour de la justice, que vous connaissiez un jour cette force de la passion dont vous riez, dédaigneuse ; que vous soyez à votre tour vaincue par elle, vaincue à crier grâce !

Elle eut de la main un geste léger qui l’arrêta. Elle ne souriait plus et se levait, les yeux presque graves.

— Vous semblez vraiment me jeter une malédiction. Que savez-vous si je ne considérerai pas ma défaite comme un bienfait qui me fera paraître très pâle mon bonheur d’aujourd’hui ?…

— Je le souhaite de toute ma volonté.

Ils se regardèrent, une seconde, jusqu’au fond de l’âme… Dans celle de Rozenne, elle devina tant de misère que son cœur de femme pardonna. Le sourire charmant reparut sur ses lèvres.

— Ne soyez pas mauvais ainsi pour moi, sans que je l’aie mérité. J’ai si bonne envie que nous soyons de vrais amis ! Nous sommes destinés à nous voir souvent si vous devenez le collaborateur de mon père… Et puis, maintenant, ramenez-moi en plein bal, car nous accaparons un peu le sanctuaire du flirt ! Et Dieu sait pourtant que nous n’avons pas essayé ce jeu-là !

Il n’eut aucun mouvement pour lui offrir son bras. Elle était pour lui l’incarnation même d’un éden où il n’entrerait pas ; la conscience lui en était si douloureuse qu’il eût voulu ne l’avoir jamais revue… Et, pourtant, il éprouvait l’âpre désir de la retenir encore, de l’avoir ainsi, quelques minutes de plus, sous son seul regard, dans l’intimité de cette pièce paisible où se fondaient, très doux, le chant de l’orchestre et la senteur chaude des fleurs qui se mouraient dans l’air alourdi.

Mais déjà elle écartait la portière qui fermait à demi la bibliothèque ; et la rumeur du bal les enveloppa avec l’éblouissante clarté des grandes fleurs électriques qui ruisselait sur les épaules nues, avivant l’éclair des satins. Devant eux, dans la foule des couples, passait la petite Jacqueline de Tavannes, qui bostonnait toute rose, les paupières abaissées, les lèvres joyeuses, avec celui dont, secrètement, son jeune cœur faisait l’élu.

France sourit de lui voir un air de petite fille sagement heureuse. Rozenne ne l’aperçut même pas ; il pensait, impatient, que les règles de l’étiquette mondaine lui interdisaient de retenir davantage France Danestal… Alors, il souleva la portière, tandis qu’elle effleurait de ses doigts le bras qu’il se résignait à lui offrir…

— Où désirez-vous que je vous conduise ?

Avant qu’elle eût répondu, une exclamation saluait leur réapparition.

— Ah ! mais voici notre artiste ! Maître, il flirtait, et c’était avec votre fille !

France tourna la tête et vit son père qui les regardait, elle et Rozenne, d’un air si surpris qu’elle se mit à rire.

— Père, ne t’étonne pas autant !… M. Rozenne est pour moi une vieille connaissance que j’ai eu grand plaisir à retrouver… Il y a cinq ans, nous avons passé ensemble un mois bien gai à Villers. Je lui rends sa liberté aussitôt qu’il m’aura découvert un siège quelconque…

— Bien, bien, très bien, petite fille. Monsieur, je vous attends ici pour que nous causions dès que vous aurez un moment à me consacrer…

Avec quelques paroles courtoises, Rozenne s’était incliné ; mais il n’eut pas la peine de chercher, pour France, la chaise demandée. Tout de suite, déjà, elle était entourée par ses danseurs qui venaient lui réclamer les valses promises. Alors, soulevant les doigts qu’elle avait laissés sur le bras de Rozenne, elle dit, et aux lèvres elle avait le sourire où voltigeait une ironie caressante :

— Vous voyez que vous pouvez, sans scrupule, m’abandonner pour mon père… Au revoir, n’est-ce pas ?

Il eut une imperceptible hésitation. Dans ses yeux passa l’expression qu’elle ne s’expliquait pas, où il y avait quelque chose de violent et de dur. Puis, se courbant très bas, il répéta après elle :

— Au revoir.

III

L’hiver semblait vraiment finir, chassé par un printemps frileux encore, que glaçaient parfois de brusques giboulées, mais pourtant déjà tiédi par les premiers soleils. Çà et là, une brume verte baignait les branches, et de la terre vivifiée commençaient à jaillir les jeunes pousses qui cherchaient la lumière du ciel encore pâle, d’un bleu fragile.

France, dans le wagon qui l’emportait vers Amiens, où son beau-frère d’Humières venait d’être nommé, aspirait à pleines lèvres, la vitre abaissée, la brise très fraîche où flottaient les premières senteurs d’avril.

Mais absorbée par une songerie que berçait le mouvement régulier du train, elle ne prenait point garde au renouveau tardif du pays picard dont les interminables plaines fuyaient, monotones, vers l’horizon.

C’était la première fois, depuis cinq années, depuis leur commun séjour à Villers, qu’elle allait se retrouver à vivre intimement près de sa sœur. Et la même question qui, jadis, la troublait si fort, au moment de leur réunion à Villers, l’occupait de nouveau, anxieusement : Marguerite était-elle heureuse ? Son généreux amour avait-il, comme elle l’espérait, transformé son léger époux ?… Ou bien était-il demeuré l’être égoïstement frivole qui, tant de fois, avait révolté France, à Villers ?

Villers ! ce nom qui traversait sa pensée en fit dévier le cours, y ramenant, par l’impérieuse association des idées, le souvenir de Claude Rozenne, devenu si différent, lui, de ce qu’il était cinq ans plus tôt. Elle l’avait revu souvent depuis deux mois ; et chacune de leurs rencontres avait avivé en elle l’impression de la première heure, quand elle avait causé avec lui chez les de Tavannes. Avec le Rozenne de jadis, il semblait n’avoir de commun que son sens délicat et si aiguisé des choses de l’art et des lettres. Il illustrait décidément les poèmes de Robert Danestal ; et cela, avec une telle intuition du caractère de l’œuvre, qu’elle eût aimé le voir s’occuper de même de ses poésies à elle…

Mais elle ne lui en avait rien dit, car leurs rapports n’avaient pas repris le caractère de sympathie joyeuse et confiante qui les avait rapprochés à Villers. Elle était trop femme pour n’avoir pas l’intuition qu’elle l’intéressait comme autrefois ; elle sentait son attention tendue vers elle, dès que les obligations de la vie mondaine les rapprochaient ; mais, loin de la rechercher, il l’évitait ; et si quelque circonstance les réunissait forcément, elle retrouvait vite, sous la correction polie des paroles, l’espèce de mordante et agressive rudesse dont elle avait été frappée, le soir au bal. Que lui avait-elle donc fait ?… Gardait-il contre elle une mesquine rancune parce qu’elle avait jadis décliné sa capricieuse recherche, oubliée par lui tout le premier, d’ailleurs, comme l’avait prouvé son prompt mariage.

S’irritait-il de la voir satisfaite d’une destinée qu’elle s’était créée, ne réalisant aucune des prédictions par lesquelles il répondait autrefois à ses déclarations de faire seule son bonheur ?…

Mais quoi qu’il pensât, elle était toute prête à le lui pardonner, d’abord parce qu’il avait beaucoup de talent, et elle possédait pour les artistes des trésors d’indulgence ; parce qu’il avait une intelligence largement ouverte à toutes les idées ; surtout, enfin, parce qu’elle devinait en lui une blessure très douloureuse dont il n’était pas guéri, s’il devait l’être jamais.

De là, sans doute, le pessimisme railleur et amer dont toutes ses paroles semblaient imprégnées ; de là, ses brusques sautes d’humeur qui, tour à tour, faisaient de lui un étincelant causeur et un homme morose et silencieux, indifférent à toute conversation.

D’instinct, elle était désormais certaine qu’il avait souffert par sa femme de façon inoubliable… Mais comment ?… Tous l’ignoraient. Jamais il n’avait une allusion à sa qualité d’homme marié, et il menait, au contraire, une vraie vie de garçon, terriblement folle. France avait entendu conter sur lui plusieurs historiettes qui eussent, à ce sujet, édifié même de moins éclairées, et elle savait à merveille quel nom de très belle comédienne on accolait invariablement au sien.

Donc, il était pareil à la majorité des autres hommes. Alors pourquoi est-ce que, tout à la fois, il l’intéressait et l’irritait ? pourquoi chacune de leurs rencontres éveillait-elle en son esprit l’involontaire curiosité de pénétrer le mystère de sa transformation ? curiosité dont elle s’irritait toutes les fois qu’elle en prenait conscience.

Et de nouveau elle eut un petit froncement de sourcils, quand une secousse plus brusque du train la rappela soudain à elle-même. Alors elle fit un geste d’épaules comme pour rejeter loin d’elle le souvenir même de Claude Rozenne.

Amiens, maintenant, était proche, tout proche. Le train filait entre les terres basses, découpées de menus canaux… Puis apparurent les premières maisons des faubourgs, aux briques enfumées. Après, ce fut la lourde masse de la gare. Et la machine, bruyamment, s’engagea sous la voûte noircie, entre les quais dont elle faisait frémir l’asphalte.

Aussitôt les portières s’ouvrirent, déversant le flot des voyageurs. France, entraînée par le mouvement général, se glissa alertement à travers la foule qui s’engouffrait sous la porte de sortie ; et, soudain, un sourire heureux lui monta aux lèvres, car elle apercevait le cher visage de sa sœur qui lui souhaitait la bienvenue, avant même que la douce voix eût dit avec un accent de tendresse :

— Ah ! France ! petite France ! te voilà, pour de bon !… Jusqu’à la dernière minute, j’ai eu peur d’une dépêche m’annonçant que tu renonçais à venir.

— Que je renonçais… pourquoi ? mon Dieu…

— Parce qu’il me semblait que notre province et notre modeste petit intérieur n’avaient rien de bien attirant !

— Marguerite, si tu dis de pareilles folies, je reprends le train tout de suite et je refile vers Paris… Je suis tellement contente de me retrouver avec toi et les enfants ! Est-il possible que ce soit Bob, ce grand garçon ? Veux-tu embrasser tante, mon chéri ?

Un peu timide, le petit s’approcha ; puis, tout de suite conquis, il glissa sa menotte ronde sous les doigts effilés de la jeune fille dont André d’Humières venait de serrer chaleureusement la main.

— André, dit la jeune femme, tu vas, n’est-ce pas ? t’occuper des bagages de France. Nous rentrons en avant parce que je ne veux pas laisser les deux petites seules longtemps avec leur bonne. Ah ! France, je vais pouvoir te présenter ta filleule !

— Enfin ! enfin ! Il me semblait, Marguerite, que jamais le moment de notre réunion n’arriverait ! Il me faut vraiment, pour ne pas croire que je le rêve encore une fois, sentir la main de Bob et voir tes chers yeux et ton sourire. Que c’est donc bon d’être ici !

Une telle allégresse chantait dans son accent, que la jeune femme eut vers elle un regard presque reconnaissant, heureuse de cette joie qui lui montrait, toujours si vivante, la tendresse de sa jeune sœur. Et, leurs deux cœurs soudain rapprochés, elles se mirent à causer avec une intimité joyeuse.

Elles avaient laissé derrière elles une large rue qui s’ouvrait devant la gare, animée par la course incessante des tramways ; et elles marchaient dans la paisible allée d’un boulevard où les croisaient de rares promeneurs qui, invariablement, se retournaient pour regarder la jolie inconnue dont Mme d’Humières était accompagnée. Marguerite, distraite de sa causerie par le salut d’un passant, s’en aperçut tout à coup et, gaiement, lança :

— France, demain le tout-Amiens va savoir ton arrivée en nos murs et Dieu sait les visites que j’aurai, en ton honneur, mardi, quand pour la première fois, je vais ouvrir, à mon tour, mon salon, mon petit salon !

— Si petit que cela ?… Je croyais qu’en province on avait tant de place !

— Quand on peut largement payer cette place, oui… Mais… mais ce n’est pas tout à fait notre cas. Tu vas juger de l’exiguïté de notre home ; nous arrivons…

Elles s’étaient engagées dans une paisible petite rue qui s’élevait en pente douce pour finir brusquement sur un large horizon de ciel.

France demanda, étonnée :

— N’y a-t-il plus de maisons par là ?

— Non, de ce côté, ce sont les champs… Et ce m’est bien précieux pour mes trois poussins qui, grâce à ce voisinage, peuvent conserver leur bonne mine. Ah ! te voici chez toi, chérie, dans un bien modeste logis de gens pas fortunés du tout, qui, pour tout luxe, ne peuvent te donner que de l’affection.

— Marguerite, ma chère, bien chère grande sœur, que pourrais-tu m’offrir de meilleur !

Mme d’Humières sourit, ouvrit la porte étroite, et dans la pénombre d’un petit vestibule dallé, donnant sur un jardin, France aperçut une fillette toute menue, qui trottinait vers Marguerite, tandis qu’une bonne, sortant de la cuisine, apparaissait, un poupon dans les bras.

— Tes nièces, France, dit la jeune femme avec un regard ravi ; et prenant le bébé, elle ajouta :

— Ta filleule ! Tu peux en être fière, tu sais, car elle est un des plus beaux bébés d’Amiens. Ne te moque pas de mon orgueil, je suis sa nourrice !

Sa voix avait le même accent de gaieté que France ne lui entendait pas jadis. Évidemment, sa triple maternité lui était un bonheur qui eût suffi peut-être à lui tenir lieu de tout autre. Son univers, ce devait être vraiment ces trois petites créatures qui transfiguraient, pour elle, le modeste logis, arrangé certes avec goût, mais où mille détails révélaient une envahissante présence d’enfants : joujoux tombés dans un coin, brassières de tricot dans la corbeille à ouvrage, petits manteaux suspendus aux patères du vestibule.

Chacun d’un côté de leur mère, les deux aînés, Bob et Étiennette, semblaient résolus à ne pas la quitter ; même, la main de la petite fille tenait ferme les plis de la robe de la jeune femme qu’elle ne lâcha pas, quand Mme d’Humières, le bébé toujours dans les bras, s’engagea dans l’escalier pour guider sa sœur.

— Ta filleule est très sage la nuit, France. J’espère qu’elle ne t’éveillera pas, car ta chambre n’est pas loin de la nôtre. Chérie, j’aurais voulu te bien mieux installer ; mais, du moins, c’est avec tout mon cœur que je t’accueille dans cette humble petite pièce.

— Oh ! Marguerite, comme je vais y être bien près de toi ! Si bien que le courage me manquera pour retourner à Paris.

Un sourire de malice, un peu mélancolique, passa sur les lèvres de la jeune femme.

— Malheureusement pour nous, ce n’est pas à craindre… Tu te lasseras bien vite de la monotonie de notre vie provinciale !… Maintenant, il me faut te laisser un instant, car j’entends mon unique camériste qui me réclame. Quand tu auras ôté tes affaires, viens me retrouver en bas, petite France, ou appelle-moi…

Elle prit la main d’Étiennette et disparut, le bébé toujours blotti contre elle.

France entendit son pas s’éloigner dans l’escalier. Ce fut, au rez-de-chaussée, un bruit de voix ; puis le silence se fit, silence dans la maison, silence dans la rue où ne circulait nul passant.

— Que c’est calme ici ! calme à donner le spleen ou la paix ! murmura-t-elle, saisie de cette complète absence de vie qui la stupéfiait au sortir de son fiévreux Paris.

Tout à coup, il lui semblait en être si loin, jetée dans une atmosphère étrangère où son âme ne se reconnaissait pas.

Elle se rapprocha de la fenêtre. Sa chambre s’ouvrait sur le jardinet où de petits parterres s’étendaient, dans des bordures de buis, autour d’une pelouse minuscule. Sur la terre brune, les premières pousses pointaient et leurs vagues senteurs s’épandaient dans l’air vif. Par delà les murs du jardin, elle aperçut d’autres jardins paisibles, aux branches encore nues, découpées sur le ciel rose du couchant. Puis, plus loin, c’était l’infini des champs qui s’allongeaient jusqu’à l’horizon, plaine sans fin, pareille à l’étendue déserte de quelque falaise. Très haut, les premières hirondelles voletaient éperdument ; et, dans la douceur du crépuscule, une claire sonnerie de cloches tintait sans relâche, car le lendemain était un dimanche. D’une église à l’autre, les carillons, vibrant à pleine volée, semblaient se répondre, hymne joyeusement pur que recueillait l’âme de France, son âme impressionnable d’artiste et de poète.

Et des vers, aussitôt, chantèrent confusément dans sa pensée, évocateurs des sensations imprécises qu’éveillaient en elle ces voix musicales des cloches, dans le jour finissant… Elle entendit son beau-frère qui rentrait et appelait dans le jardin :

— Marguerite !… Où es-tu, chérie ?

« Chérie ! » L’appellation caressante la frappa. Avec le temps enfin, en était-il venu à comprendre quel trésor était sa jeune femme ?… Alors, Marguerite pouvait être heureuse, malgré ses abominables soucis de ménagère, ses tracas d’argent, ses préoccupations maternelles ?…

France entendit le rire de sa sœur, puis son exclamation :

— André, puisque tu as oublié ma commande au pâtissier, il faut que tu ailles vite chercher mes brioches ; Léonie n’a pas le temps d’y courir.

De la fenêtre, France jeta gaiement :

— Marguerite, ne dérange pas André. Nous ne sommes pas gourmands et nous attendrons à demain pour croquer tes brioches.

— Oh ! non, tante France, pas demain, ce soir ! cria Bob avec un tel élan que tous se mirent à rire.

— Alors, c’est moi qui irai à la recherche des brioches, dit France.

— Mais tu ne sais pas le chemin…

— Eh bien ! j’emmènerai Bob qui me conduira.

— Et pour conduire Bob et sa tante, voulez-vous, France, accepter le papa de Bob ? proposa André d’un ton de bonne humeur. Descendez vite, je serai très flatté de vous faire faire votre première promenade amiénoise.

En hâte, elle rattacha sa veste et descendit dans le petit vestibule où l’attendaient son beau-frère et Bob, déjà sur le seuil de la porte, ravi de la promenade inattendue.

Le retenant, tandis qu’André recevait les instructions de Marguerite, elle regardait dans la rue solitaire, qu’un unique passant traversait d’un pas vif. Et une exclamation alors lui échappa :

— Oh ! c’est singulier comme cet Amiénois a l’allure de Claude Rozenne !

— Qu’est-ce donc qui vous étonne, France ? interrogea son beau-frère qui se rapprochait.

— La ressemblance de silhouette d’un de vos compatriotes actuels avec un de nos amis, Claude Rozenne, l’artiste qui illustre les poèmes de mon père.

— Claude Rozenne… Je me rappelle ce nom vaguement…

— Il y a cinq ans, il était à Villers en même temps que nous.

— Ah ! parfaitement ; je me souviens. Un grand garçon très chic qui vous faisait la cour…

— André ! quelle imagination rétrospective !… Tenez-lui la bride, car, depuis Villers, Claude Rozenne a pris femme !

Il n’insista pas et, devisant avec la jeune fille, il la conduisit vers la ville que dominait la flèche aérienne de sa vieille cathédrale.

IV

Trois jours s’étaient écoulés.

France, maintenant, connaissait la physionomie d’un dimanche en province. Une sortie de messe d’onze heures qui offrait aux toilettes amiénoises l’occasion de se produire, et qui lui avait valu à elle-même un succès de curiosité. Puis, dans l’après-midi, quelques tours sur les grands boulevards baignés de soleil, où les promeneurs circulaient dans leurs atours du dimanche. Et, avant de regagner les hauts quartiers où s’abritait le petit foyer de Marguerite, une première visite à la cathédrale ; une visite exquise au jour baissant, alors qu’un dernier reflet du couchant empourprait les verrières, que l’ombre envahissait les allées et, autour de la vaste nef, les chapelles où, devant l’autel, tremblait la flamme de quelques cierges.

Combien, volontiers, elle fût demeurée dans la grande basilique silencieuse où flottait encore le parfum d’encens d’une cérémonie achevée ! Mais il eût fallu qu’elle fût seule, et André l’accompagnait, Marguerite rentrée auprès de ses petites filles qu’elle devait garder tandis que l’unique servante s’affairait dans les préparatifs du repas du soir. Et France ne s’attarda pas dans la cathédrale, pensant à sa sœur dont, tout bas, elle plaignait l’esclavage de toutes les minutes.

Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’elle se trouvait auprès de la jeune femme ; et elle savait déjà quelle vie de complet dévouement aux siens était l’existence de sa sœur.

Et aussi quelle vie de ménagère aux prises, sans cesse, avec les difficultés de tout petits revenus, la lourde charge de trois enfants à élever, le soin d’une maison qui devait offrir aux visiteurs une physionomie coquette et confortable… Aussi combien fallait-il que Marguerite se prêtât, sans compter, à toutes les tâches, même les plus humbles ; des tâches tellement multiples que France, observatrice discrète et aimante, était, tout à la fois, remplie d’admiration pour la vaillance si simple de sa sœur et révoltée de lui voir dépenser ainsi, en vulgaires besognes, toutes les belles heures de sa jeunesse. Quel temps lui restait-il pour cette vie intellectuelle et artistique qui semblait aussi indispensable à France que l’air pour respirer ? Tout juste, elle avait le temps de parcourir, dérangée par les enfants, une revue ou un journal ; d’écouter, l’aiguille en main, la lecture qu’André offrait de lui faire, car lui, avait des loisirs pour se distraire.

Jadis, Marguerite jeune fille adorait les occupations littéraires autant que France elle-même. Mais, sans doute, elle avait fait ce sacrifice comme tant d’autres. La veille même, comme France, incidemment, lui parlait d’un livre qui venait de paraître, elle avait répondu, avec son charmant sourire :

— Ne me demande pas si je connais tel ou tel ouvrage. Il n’existe plus pour moi aujourd’hui que deux auteurs : Robert Danestal et Francis Danes. Les autres, hélas ! je n’ai plus le temps de les lire… Il est si rare que j’aie le loisir même d’ouvrir un volume, maintenant, qu’il me semble goûter au fruit défendu quand cela m’arrive par hasard.

— Et tu peux ainsi te passer de lire, Marguerite ? avait involontairement laissé échapper France.

— Chérie, il faut bien que je m’en passe ! Les mamans, tu verras cela un jour, les mamans doivent lire surtout la vie de leurs tout petits !

Et raccommoder leurs affaires, les promener, leur donner la becquée, les faire jouer, voire même leur apprendre à lire… De plus, être la compagne d’un mari qui, d’instinct, ne goûtait que les coquettes femmes du monde, pomponnées, parfumées, et qu’il fallait savoir garder tout en étant, par la force des choses, une humble ménagère, obligée à des prodiges d’économie qui devaient être dérobés à la maligne clairvoyance du monde…

Et de ces responsabilités de toute sorte, dont la seule idée réveillait, chez France, l’ivresse de son indépendance, était fait le bonheur de Marguerite !

Très sincèrement, la jeune femme semblait satisfaite de son sort, pourtant ; heureuse de se dévouer à ses enfants, au mari à qui elle gardait le fervent amour qu’elle avait jadis offert à son fiancé.

Mieux qu’autrefois, il paraissait avoir conscience du prix d’une telle affection, prendre souci de la reconnaître un peu, s’efforcer d’alléger la tâche de la jeune femme. Comme elle l’avait rêvé, par la puissance de sa tendresse lui révélait-elle, insensiblement, l’idéale conception du mariage ?

Cela, c’était une belle œuvre que comprenait l’âme ardente de France ! Mais à elle, il eût semblé impossible de donner son amour à un homme qu’elle ne se fût pas senti supérieur, de faire de lui son maître, si elle connaissait la nécessité de le garder et de le soutenir pour qu’il marchât sans mesquine défaillance.

Ah ! quel mystère c’était un cœur de femme ! Et savait-elle ce que la vie ferait du sien ? La veille, à cette messe où elle était allée avec Marguerite, elle avait entendu un vieux prêtre enseigner que chacun doit chercher sa voie… Se trompait-elle donc en croyant avoir trouvé celle qui devait assurer son bonheur ?…

Vaguement, elle songeait à toutes ces choses, pendant que, dans le tranquille petit jardin, elle surveillait les jeux de Bob et d’Étiennette, afin de donner un peu de liberté à sa sœur, retenue dans la maison. A une fenêtre, la jeune femme apparut et, une seconde, en silence, elle considéra France qui, son livre tombé sur ses genoux, regardait dans l’azur pâle du ciel d’avril. Puis, tendrement, elle lui jeta :

— France, ma chérie, j’ai une peur terrible que tu ne t’ennuies dans ma calme province !

France leva, en souriant, la tête vers la fenêtre où s’encadrait la tête blonde de la jeune femme.

— Marguerite, tu me calomnies ! Je me sens déjà, au contraire, une vraie âme de provinciale.

— Tu en es sûre ?

— Dame, il me semble…

— Eh bien ! tu vas être mise à l’épreuve bien vite. Aujourd’hui, je dois recevoir pour la première fois, et j’ai tant fait de visites depuis mon arrivée ici que, fatalement, le nombre des visiteuses va être abondant…

— Si abondant que cela ? laissa échapper France, la mine un peu effrayée.

— Très abondant, ne t’illusionne pas, ma chère petite sauvage, d’autant plus qu’il va se mêler à l’affaire un vif sentiment de curiosité à ton endroit. Tu es une façon de femme célèbre, ma chérie. A l’heure actuelle, sûrement le tout-Amiens qui va m’honorer de ses relations sait que j’ai chez moi une jeune personne extrêmement chic, poétesse, compositeur, qui mérite d’être vue de près.

— Marguerite, tais-toi, je t’en supplie ! Tu vas me faire sauver avec André et les petits dans les champs pour toute l’après-midi !

— Du tout, du tout, tu m’aideras à recevoir, toi qui es une personne d’expérience. Mais je bavarde et il me faut aller fleurir le salon.

— Laisse-moi faire ; par la fenêtre ouverte, je surveillerai très facilement les enfants ; et tu sais que je m’entends à arranger les fleurs !

Elle s’y entendait si bien que toutes les visiteuses qui, avec ensemble, affluèrent quelques heures plus tard dans la petite pièce, s’avouèrent — avec plus ou moins de bonne grâce — que peu de luxueux salons avaient meilleur air que celui de la « jeune Mme d’Humières… ». Et comme celle-ci était une femme du monde accomplie, sachant mettre chacune sur son sujet favori, elle fut, ce jour-là, sacrée « une charmante Parisienne ».

France, habillée avec cette simplicité d’une élégance si personnelle dont elle avait le secret, l’aidait de son mieux ; mais, en dépit de sa bonne volonté, une énervante sensation d’ennui s’emparait d’elle peu à peu, devant ce défilé d’inconnues, banales la plupart, qui toutes disaient les mêmes paroles quelconques de politesse, racontaient les mêmes menues histoires de la ville et, invariablement, parlaient de la kermesse de charité qui se préparait pour le mois de mai, dont les préparatifs occupaient fort la société amiénoise.

Une grosse dame, haute en couleur, qui était une des dames patronnesses et s’en montrait ravie, dit à France, d’un air entendu :

— J’ai pensé que nous pourrions peut-être obtenir, pour notre concert, un programme illustré par Claude Rozenne, en chargeant sa mère de la négociation. Il paraît qu’il est un grand artiste !

Une curiosité, brusquement, cingla l’indifférence de France. Dans son souvenir, jaillissait l’image du promeneur entrevu le jour de son arrivée… Elle demanda :

— Est-ce que la famille de M. Rozenne habite Amiens ?

— Sa mère, oui, depuis bien des années, déjà. Elle est Amiénoise, d’ailleurs. Mais lui, Claude, y vient fort peu, et seulement en passant, depuis son malheur.

Un tressaillement secoua les nerfs de France. Jamais, jusqu’à cette heure, elle n’avait eu le désir bien précis de savoir quel douloureux secret semblait enfermer désormais la vie de Claude Rozenne. Comme sous un choc mystérieux, ce désir, tout à coup, s’avivait en elle, si impérieux que ses lèvres prononcèrent, interrogatives, avant que sa volonté les eût closes :

— Depuis son malheur ?

— Mais oui… Est-ce que vous ne savez pas ?… Pourtant vous le connaissez…

— Je l’ai rencontré, il y a cinq ans, à Villers.

— Avant son mariage… Son lamentable mariage !…

France resta muette, s’interdisant une question. Mais ses yeux parlaient, tandis qu’autour d’elle les propos se croisaient ; et la vieille dame, enchantée de son air d’intérêt, se pencha un peu et lui expliqua :

— Vous avez peut-être entendu dire qu’à Florence il s’était toqué d’une Anglaise très belle et très riche, qui y passait l’hiver avec une parente. Eh bien ! cette Anglaise était d’une famille de fous. Elle s’est gardée d’en rien dire. Cet absurde Claude, aveuglé par sa passion, ne s’est pas renseigné. Il a épousé la personne, là-bas, à l’étranger. Et un an après, à la naissance d’un enfant, la crise a éclaté. Elle aussi est folle… Et inguérissable, m’a dit Mme Rozenne.

Sans en avoir conscience, France avait pâli, le cœur frémissant d’une infinie pitié pour Rozenne. Sa sœur l’effleura d’un coup d’œil surpris, un peu inquiète. France ne s’en aperçut pas. Les prunelles ardemment attentives, elle demandait encore :

— Et l’enfant, il est mort ?

— Mais non, il vit. Sa grand’mère l’élève ici, à Amiens. C’est un pauvre petit bonhomme très délicat. Mais jusqu’ici, il semble avoir sa raison.

— Et… la mère ?

— Sa parente l’a remmenée en Angleterre, dans son château, à moins qu’elle ne soit dans quelque maison de santé. Je ne sais au juste. Jamais Claude ni sa mère ne parlent d’elle. Même, beaucoup de personnes, ici, croient qu’elle est morte. Mais je suis sûre que non… Claude, alors, ne serait pas si sombre ! Le fait est que c’est épouvantable de se trouver ainsi lié à une folle.

Ah ! oui, épouvantable !… Mais France n’eut pas à répondre à la bavarde vieille dame ; de nouvelles visiteuses entraient dans le salon exigu, si bien que quelques personnes se levèrent et prirent congé.

— France, veux-tu offrir une tasse de thé à ces dames ? demanda Marguerite.

France obéit aussitôt, avec l’impression vague qu’elle allait échapper à un cauchemar… Mais non, elle n’avait pas rêvé. Pour s’en convaincre, il lui suffisait de regarder le visage animé de la grosse dame qui venait, si aisément, de lui raconter la triste aventure conjugale de Claude Rozenne et n’y pensait déjà plus, occupée de nouveau à parler de la kermesse.

Un irrésistible désir saisissait France de s’échapper du salon ; d’avoir quelques minutes au moins de solitude pour se reprendre, pour réagir contre l’impression d’angoisse éperdue dont l’avait bouleversée la révélation du lamentable roman de Rozenne. Mais c’était impossible ; elle était prisonnière dans la petite pièce dont la porte s’ouvrait de nouveau ; cette fois, devant un homme jeune, — d’une trentaine d’années, — vêtu avec un soin correct, l’air provincial. Il avait des traits réguliers, une physionomie intelligente, douce et un peu froide…

Profondément, il s’inclina devant la jeune femme qui lui tendait la main et disait, l’accueillant d’un sourire :

— Comme c’est aimable à vous, si occupé, de venir me voir !… France, je te présente M. Albert Chambry, un très bon ami d’André qu’il a retrouvé à notre arrivée ici… Ma sœur, Mlle Danestal.

Le jeune homme salua de nouveau ; et, volonté ou hasard, prit une chaise voisine de celle de France qui, la pensée distraite, avait à peine entendu les paroles de sa sœur…

Mais, tout de suite, Albert Chambry, avec une politesse courtoise, entamait la conversation par une question banale :

— Vous êtes depuis peu à Amiens, je crois, mademoiselle ?

— Depuis trois jours.

— Et vous n’avez pas déjà la nostalgie de l’atmosphère parisienne ?… Notre ville doit être tellement morte, pour une femme habituée à une existence remplie de distractions…

— Vous voulez dire une femme mondaine ? Je le suis si peu, que vraiment ce n’est pas la peine d’en parler.

— C’est vrai, vous êtes beaucoup mieux et plus…

Elle le regarda, surprise. Il sourit et sa physionomie s’anima :

— Votre réputation de poète vous a précédée, mademoiselle.

— Par les soins de mon beau-frère.

— Avant qu’il m’eût révélé la véritable personnalité de Francis Danes, j’avais remarqué, dans la dernière Revue, des vers dont l’inspiration m’avait donné le très vif désir de connaître le poète qui les avait écrits.

— Ah ! vraiment ?… pourquoi ? interrogea-t-elle machinalement, tant sa pensée demeurait obsédée de la révélation qui venait de lui être faite…

— Parce qu’il me semblait tout à fait sincère dans sa pitié pour les humbles… Et c’est chose très rare chez les auteurs qui, les trois quarts du temps, ne font que de la littérature sur ce chapitre.

— Croyez-vous ?… dit-elle saisie d’un impérieux désir d’échapper à la hantise du souvenir de Rozenne.

— Autant du moins que j’ai pu en juger, car j’ai peu de loisirs pour lire les poètes. Je suis un homme d’affaires. Avec mon frère aîné, je dirige une des plus importantes filatures du département. Et c’est une tâche très absorbante.

— Et intéressante ?

— Intéressante… A vous, mademoiselle, elle semblerait sans doute insipide… Mais il ne saurait en être de même pour ceux qui en connaissent les moindres rouages. De plus, elle me fournit de très utiles documents pour des études sur les questions ouvrières qui m’occupent beaucoup. C’est un problème si grave aujourd’hui !

— Oui, bien grave, je crois, dit France devenant attentive.

Pour la première fois de l’après-midi, son esprit trouvait où se prendre dans la conversation ; et c’était pour elle un plaisir dont elle savait gré à cet étranger. Sans doute, il sentit quelle intelligente sympathie il trouvait dans cette pensée de femme, car il expliqua, avec une sorte d’abandon qui ne devait pas lui être familier :

— Vous ne sauriez croire quelles natures on trouve dans ce peuple d’ouvriers !… Certes, il y en a de misérables, de vicieuses ; mais il s’en rencontre aussi qui ont une véritable valeur morale… Tenez…

Rapidement, il lui citait des faits qu’il contait bien, presque trop bien, avec une parole facile d’avocat, comme il eût parlé devant un auditoire. Mais ce qu’il disait — en somme — était observé, senti ; et, s’animant un peu à le dire, il sortait de sa froideur correcte, légèrement compassée… Cette froideur, dissipée peut-être, sans qu’il en eût conscience, par la chaude clarté du regard bleu. France, à son tour, l’interrogeait sur la destinée des femmes ouvrières, voulant savoir ce qu’il y avait de vrai, rigoureusement, dans les études écrites à leur sujet, pour lesquelles elle s’était passionnée, à la suite de sa philanthrope amie, Suzan Mackley.

Bien volontiers il répondait à une curiosité qui le stupéfiait chez cette jeune fille ; car elle lui semblait ne devoir être qu’une créature de luxe. Par quel phénomène, éprise de poésie, de musique, comme il savait qu’elle l’était, pouvait-elle, cependant, s’intéresser si vivement à la sombre prose d’humbles existences ?… Une telle femme ne ressemblait à aucune qu’il eût encore rencontrées ; et si peu romanesque qu’il fût, il se félicita d’avoir eu, ce jour-là, l’inspiration d’aller présenter ses devoirs de politesse à Mme d’Humières.

Mais, soudain, un mouvement parmi les visiteuses coupa net sa conversation avec France, que sa sœur appelait d’un signe. Et alors, seulement, à sa grande confusion, il s’aperçut que lui, si soucieux toujours de l’étiquette, avait totalement oublié les personnes présentes en causant avec Mlle Danestal. Quelles conclusions allaient en être tirées !… Et une irritation contre lui-même troubla son calme habituel, tandis qu’il s’appliquait à réparer sa faute en se mêlant à la conversation générale.

Mais malgré lui, son regard allait encore par instants chercher France Danestal, assise maintenant à l’autre extrémité de la pièce. Elle ne causait plus avec son animation charmante, et il y avait le reflet de quelque pensée absorbante dans le regard distrait qu’elle attachait sur les hôtes de sa sœur. Quand il s’inclina profondément devant elle, pour prendre congé, elle ne paraissait plus se souvenir qu’elle s’était intéressée à causer avec lui et, avec un regret singulier, il la sentit lointaine…

V

C’était un joli matin clair et la Somme luisait au soleil, creusée d’étincelants sillons quand, lourdement, descendait vers la ville quelque large bateau plat qui s’éloignait entre les rives poudrées par la floraison blanche des cerisiers.

— Quelle bonne promenade ! s’écria France. Toute rose, elle revenait d’une course sur le chemin de halage avec son beau-frère et Bob, ses deux fidèles cavaliers.

— Comme il est dommage que Marguerite n’ait pu nous accompagner !… Il fait délicieux !

Avec des lèvres gourmandes, elle humait l’air tiède où le voisinage de la Somme mettait une senteur fraîche ; et, une seconde, elle s’arrêta, ravie, à considérer cette souriante aurore du renouveau. Ce paysage lumineux, si proche de la ville, ce n’était pas tout à fait la campagne ; mais pour une Parisienne, cependant, c’était presque cela…

— Si vous voulez, France, nous pouvons ne pas rentrer encore, proposa André, qui se plaisait fort à promener sa jeune belle-sœur.

— Oh ! oui, tante, restons en route, appuya Bob bondissant comme un jeune chevreau.

Mais elle pensa que, peut-être, elle pouvait être utile à Marguerite en revenant sans tarder ; et elle ne se laissa pas séduire par la proposition d’André. Tous trois alors, d’une allure flâneuse d’êtres épanouis par l’allégresse printanière, ils regagnèrent le paisible quartier où les passants se comptaient. Dans la rue qu’ils suivaient, seule une vieille servante marchait, tenant par la main un tout petit garçonnet, presque un bébé, quatre ans à peine, qui avançait près d’elle, trop sage, d’une allure lente et fatiguée. Quand il passa près de France, elle le vit frêle, pâle, avec de grands yeux dont le regard était vague, un petit visage nerveusement contracté… Et une fugitive idée courut dans son esprit :

— Peut-être est-ce le fils de Claude Rozenne ?…

Instinctivement, elle regarda vers les maisons closes… L’une d’elles, peut-être, abritait l’homme dont, la veille, on lui avait raconté la triste destinée…

La pensée encore une fois rejetée vers lui, elle n’entendait plus le joyeux bavardage de Bob qui trottinait près d’elle… Soudain, elle s’arrêta saisie. Dans le cadre d’une grand’porte ouverte, parlant à une femme âgée qui semblait l’accompagner, il y avait Claude Rozenne… C’était bien lui !… Elle n’était pas trompée par une ressemblance…

Une involontaire exclamation lui échappa. Rozenne entendit. Il regarda :

— Oh ! Mlle Danestal !

Elle aurait été quelque tragique apparition qu’il ne l’eût pas considérée avec plus de stupeur et d’angoisse… Ce ne fut d’ailleurs qu’une seconde.

La vie avait dû lui apprendre à se maîtriser…

Avant que France eût fait même un mouvement pour reprendre son chemin, il s’était découvert, et, s’avançant, il s’exclamait d’un accent de politesse dont elle distingua l’altération :

— Quelle surprise de vous voir ici !… Vous êtes à Amiens en touriste ?

— Du tout, j’y suis en séjour chez ma sœur, Mme d’Humières.

— Madame votre sœur habite Amiens ?

— Mon beau-frère y a été nommé récemment.

Du geste, elle indiquait André que, dans son désarroi, Rozenne n’avait pas remarqué.

Les regards des deux hommes se croisèrent tandis que dans leur esprit s’élevait le confus ressouvenir du passé qui, jadis, les avait rapprochés. France sentit combien était forcé le sourire de bienvenue de Rozenne. Sûrement il pensait que par l’inévitable force des choses elle allait apprendre — si elle ne le connaissait déjà ! — son lugubre secret, et il en souffrait…

Avec un désir instinctif de le distraire de sa pensée, elle reprenait, souriant un peu :

— Je ne vous savais pas ici… Je vous croyais voyageant au loin… Depuis quinze jours, vous vous êtes fait invisible !

— J’étais venu travailler dans le calme… sans pareil !… d’une maison de province, auprès de ma mère…

Et il eut un mouvement vers la vieille dame qui était demeurée dans le vestibule, occupée à examiner des plantes vertes, et que son nom prononcé ramenait tout à coup vers le groupe, arrêté à sa porte.

— Voulez-vous me présenter à madame votre mère, dit France délicatement, car elle lisait une question dans les yeux de Mme Rozenne.

Il s’inclina :

— Maman, Mlle Danestal, la fille du grand poète pour lequel tu me vois travailler ces jours-ci…

Le visage de Mme Rozenne s’éclaira :

— Je sais… je sais… Et je sais aussi que mademoiselle est un vrai poète comme son père… Je n’ai pas oublié les vers que tu m’as donnés à lire, signés par elle… Comme au temps de ma jeunesse, j’aime la belle poésie.

Elle avait parlé avec une simplicité qui faisait de ses paroles toute autre chose qu’un compliment banal. France le sentit, et son joli sourire lui vint aux lèvres.

— Je vous remercie beaucoup, madame, de vouloir bien me dire que mes poèmes de débutante vous ont plu un peu.

— Ah ! mon enfant, vous faites trop d’honneur à ma sympathie !… Vous devez être habituée à recevoir l’hommage de lecteurs dont le jugement a une valeur bien autre que celui d’une vieille femme de province…

Sa bouche fanée s’éclairait d’un sourire très bon, mais si frêle… un sourire de femme qui a beaucoup pleuré. Et France eut l’impression qu’elle devait souffrir encore, comme au premier jour, du malheur qui avait brisé la vie de son fils. Quelle mélancolie il y avait sur son mince visage creusé de rides, dans la douceur de ses yeux bleu clair qui demeuraient arrêtés sur France avec une indéfinissable expression !… Ainsi elle devait contempler toute jeune fille qui eût pu être la femme de son fils…

Rozenne, silencieux, avait écouté les paroles échangées entre sa mère et France Danestal ; son regard errait sur le clair lointain de la rue, et du bout de sa canne il tourmentait une imperceptible motte de terre jaillie entre deux pavés. Mais, comme s’il eût pris une résolution, il se tourna alors vers André et demanda :

— Si vous voulez bien m’y autoriser, monsieur, j’irai présenter mes hommages à Mme d’Humières.

— Elle aura grand plaisir à renouveler les relations si agréablement commencées autrefois à Villers… Vous êtes encore à Amiens pour quelque temps ?

— Je ne sais cela !… Comme au temps de ma jeunesse, je me laisse diriger par le hasard des circonstances… Et du jour au lendemain je puis repartir pour Paris…

— Où tu vas faire de fréquentes apparitions, remarqua doucement Mme Rozenne.

Dans l’esprit de France s’éleva aussitôt le souvenir de la belle comédienne dont elle savait le nom lié à celui de Rozenne, dans les propos du « Tout Paris »… Et sans qu’elle en eût conscience, des paroles d’adieu lui vinrent aux lèvres pour Rozenne…

— Au revoir… Faites des merveilles ; et quand vous serez redevenu Parisien, venez nous les montrer…

Elle n’attendit pas sa réponse et, se détournant, s’inclina pour prendre congé de Mme Rozenne, qui la regardait de ses yeux tristes.

— Est-ce adieu qu’il faut vous dire, mon enfant ? Vous n’êtes ici qu’un oiseau de passage, sans doute.

— Je ne serai guère, en effet, à Amiens qu’une dizaine de jours, madame.

— Eh bien ! si vous avez une minute à perdre ; si la maison d’une vieille femme ne paraît pas trop triste à votre jeunesse, j’aurai grand plaisir à vous recevoir, ainsi que madame votre sœur.

France eut un remerciement et quelques mots de politesse, sans vouloir engager Marguerite. Mais son beau-frère, lui, acceptait ; se répandait en propos courtois auxquels France, impatiente, sans trop savoir pourquoi, coupa court en reprenant la main de Bob pour partir. Rozenne, lui, n’avait rien dit pour appuyer l’invitation de sa mère. Un pli dur creusait son front. Sans un mot, il s’inclina devant France, puis serra la main d’André d’Humières.

— Il paraît avoir terriblement changé d’humeur depuis Villers, votre ami Rozenne, remarqua André quand, de nouveau, il marcha auprès de sa belle-sœur qui avançait pensive. Elle vit qu’il ne savait rien et répondit par quelques paroles vagues ; puis elle détourna la conversation avec une question à Bob.

Même à sa sœur, elle ne parla que brièvement de cette rencontre, la lui racontant dans un moment où la jeune femme était distraite par la garde des enfants. Il lui déplaisait de sentir sa pensée soudain occupée de Rozenne ; d’être hantée par le souvenir de l’expression d’angoisse désespérée qu’elle avait surprise dans ses yeux quand il l’avait aperçue soudain ; d’éprouver pour lui un intérêt jailli de la pitié que lui inspirait son malheur… Mais ce malheur, après tout, il en était responsable ; et dans une bonne mesure, d’ailleurs, il s’en consolait…

Et, impatiente, pour oublier, elle se mit au travail, s’absorbant vite dans ses Croquis de province, que lui inspirait la révélation d’existences orientées si différemment de la sienne.

Sa sœur était sortie promener les enfants. Rien ne la distrayait de son œuvre de création et les minutes, alors, coulèrent sans durée pour elle, dans le domaine enchanté où sa pensée l’emportait d’un coup d’aile enivrant. Puis, les vers esquissés, elle se mit au piano pour se les réciter à demi-voix, rythmés par le murmure des sons…

Le tintement de la sonnette la fit tout à coup tressaillir, l’arrachant au songe où elle venait d’oublier le monde entier…

Dans le vestibule, elle entendit un bruit de voix ; puis, presque aussitôt, la porte du salon s’ouvrit et la petite bonne, peu stylée encore, déclara :

— Entrez, monsieur ; madame est sortie, mais Mlle France est là…

France, stupéfaite et mécontente, s’était levée du piano, se demandant quel visiteur provincial il allait lui falloir accueillir…

Et pourtant elle n’eut pas de surprise, reconnaissant dans le cadre de la porte Claude Rozenne… En le voyant, elle comprit qu’elle avait été certaine qu’il viendrait, pour avoir la certitude qu’elle savait…

Elle eut un battement de cœur qu’un effort de volonté domina ; et maîtresse d’elle-même, en souriant, elle lui tendit la main :

— C’est vrai, Mlle France est là et elle va vous recevoir de son mieux, en attendant le retour de sa sœur, qui ne tardera pas beaucoup…

Il dit :

— Je vous prie de m’excuser si je suis indiscret sans le vouloir, en venant ainsi vous troubler… Peut-être vous travailliez…

— J’ai travaillé toute l’après-midi, ma tâche est finie… J’ai bien droit maintenant à une récréation.

— C’en est une piètre que la venue d’un visiteur tel que moi !

Elle l’interrompit du geste :

— Ne dites donc pas des choses qui sont dépourvues de vérité, pour vous comme pour moi !… Vous savez bien que les amis sont toujours les bienvenus…

Une étrange expression — douloureuse et résolue, presque rude — passa sur le visage de Rozenne. Il interrogea :

— Vous aimez qu’on dise seulement ce qui est vrai ?… Eh bien, alors, il me faut vous faire une confession pour ne pas pécher davantage contre la sincérité…

Elle le regardait, les mains jointes sur ses genoux d’un geste d’attention. Il continua durement :

— J’aime mieux vous avouer tout de suite qu’en venant ici je savais fort bien, grâce au hasard d’une rencontre, que je ne trouverais pas Mme d’Humières et que vous étiez seule.

Elle comprenait trop bien pourquoi il avait souhaité la voir sans présence étrangère entre eux.

Cependant, ses lèvres articulèrent :

— Et vous désiriez me trouver seule ?

— Oui ; et cela, je le désire depuis que, ce matin, je vous ai soudainement vue apparaître. Ah ! la destinée est une terrible force… Pourquoi vous a-t-elle amenée dans cette ville ! Il y en a tant d’autres où votre beau-frère eût pu être envoyé !…

Il allait vers le but de sa visite, insouciant de garder à ses paroles le caractère mensonger d’une conversation mondaine.

Brusquement il interrogea, parce qu’elle demeurait silencieuse, hésitant sur ce qu’il fallait lui dire :

— On vous a parlé de moi, ici, n’est-ce pas ?

Elle pencha la tête, tandis que son cœur recommençait à battre à coups pressés…

— On vous a dit une histoire que, usant de toute ma volonté, j’étais parvenu à taire, pour qu’elle fût ignorée du monde que je vois à Paris et qu’ainsi il me fût possible de l’oublier un peu. A l’expression de vos yeux, ce matin, j’ai eu la certitude que vous aviez appris… Avant même que la réflexion m’eût dit que, certainement, il avait dû se trouver à Amiens de bonnes âmes pour vous renseigner, si vous aviez adressé la moindre question à mon sujet.

Elle dit très douce, bouleversée par ce qu’elle sentait d’émotion poignante dans la rudesse de son accent :

— Je n’ai adressé aucune question. Ce que vous taisiez ne me regardait pas. C’est un hasard qui a fait prononcer votre nom et amené une explication que je n’avais pas à demander.

Il eut un haussement d’épaules.

— Qu’importe après tout !… Je suis toujours à la merci d’un hasard qui renseignera le premier venu sur ma misérable aventure et m’en rappellera, bon gré mal gré, le souvenir. Vous avez dû trouver que mon histoire ressemblait terriblement à un roman d’outre-Manche. Mais je vous jure que cela n’a pas été un roman drôle à vivre…

Avec des lèvres qui tremblaient, elle dit gravement :

— Je le crois… Et quand je l’ai appris, je vous ai plaint de toute mon âme… Et je vous plains toujours autant !…

Il arrêta sur elle des yeux où il y avait cette expression d’ironie et de colère qu’elle y avait surprise déjà, sans parvenir à se l’expliquer. Puis, âprement, il jeta :

— Oui, vous pouvez être compatissante pour moi, et ce ne sera que justice ! Car, dans une mesure que vous ne soupçonnez peut-être pas, vous êtes responsable de mon malheur !

— Moi !

— Oui… vous ! Aussi, combien de fois je vous ai maudite !

— Pourquoi ?… fit-elle ardemment.

Il la regardait en face.

— Parce que je savais clairement que si, à Villers, surtout le jour de notre dernière promenade, à Houlgate, vous ne m’aviez pas repoussé, c’est à vous que ma vie aurait appartenu… Et aujourd’hui, je ne me trouverais pas jeté dans un enfer dont je n’ai aucune espérance de sortir !

Elle le regarda avec une sorte de stupeur.

Elle était devenue blanche et sa main tourmentait, d’un geste inconscient, la même bague d’opale — couleur de mer — qu’elle portait en ce jour lointain où il lui avait parlé dans le bois d’Houlgate… Ce qu’il lui disait, était-ce donc la vérité ?… Se pouvait-il que, vraiment, elle eût sa part de responsabilité — et une part bien grande — dans le malheur dont lui seul portait le poids !… C’était impossible !

Elle secoua la tête, comme pour échapper à l’angoisse de cette idée, et lentement elle dit :

— Si je vous avais écouté, votre destinée eût été autre, mais peut-être elle n’eût pas été meilleure… Je n’étais pour vous… qu’un caprice…

Presque violent, il lui jeta :

— Qu’en savez-vous ?… Moi, je sais bien que de ce caprice, comme vous dites, vous auriez pu faire un amour tel qu’il eût mérité d’être votre bonheur… Si vous l’aviez permis alors, je vous aurais tant aimée !…

— Aimée pour toujours ?… Je ne le crois pas… Et puis, à quoi bon rappeler ces choses du passé, ce qui aurait pu être ?… Ce ne sont qu’inutiles paroles…

Elle disait cela sans le regarder, de la même voix un peu lente, avec des yeux qui contemplaient, sans le voir, le doux ciel d’avril dont l’azur se rosait à l’approche du couchant. Elle pensait tout bas que s’il l’avait aimée vraiment, il l’avait bien vite oubliée ; et dans la profonde pitié qu’elle éprouvait pour lui, il y avait un détachement sceptique.

— Soit, mes pauvres paroles vous semblent inutiles et vaines ! J’espère que je ne vous en ferai plus entendre de semblables… Mais retenez bien ceci, qui est la simple vérité… Au beau temps de ma jeunesse, ce temps que je n’aurai pas assez de larmes pour pleurer, vous avez été pour moi la seule que j’aie désiré faire ma femme… Si vous m’aviez écouté, à Houlgate, je suis sûr… vous entendez, sûr, que sous votre influence toute-puissante je serais devenu l’homme que vous souhaitiez… C’est pour vous oublier, par un besoin stupide de me détacher de vous qui m’aviez dédaigné, de vous rendre indifférence pour indifférence, que je me suis lancé là-bas, à Florence, dans la colonie étrangère où j’ai trouvé… ce que vous savez…

Elle inclina la tête. Un désir douloureux comme une soif s’emparait d’elle de savoir comment cette femme l’avait conquis. Il disait l’avoir aimée profondément, elle ; mais combien vite cette inconnue l’avait remplacée dans son cœur et sa vie…

Peut-être, il eut l’intuition de ce qu’elle pensait, car il reprit, d’un ton un peu étrange, envoûté par le souvenir :

— J’arrivais absurdement prêt à me laisser entraîner dans la première aventure qui me tenterait. Ah ! cette femme était la séduction même, quand elle le voulait… Une séduction capiteuse, bizarre, malsaine, oui… — c’était celle d’une malade ! — mais qui aurait fait défaillir toute volonté chez de bien plus sages que moi… qui enivrait comme le font ces parfums très forts et pénétrants, dont on subit la griserie, affolé, avec une soif de les respirer encore et encore, dût-on en mourir !

Un pli s’était creusé entre les sourcils de France.

Mais Rozenne ne la regardait pas. Comme si un sceau eût été soudain rompu sur ses lèvres, il continuait, du même accent assourdi et violent, oublieux peut-être même qu’une pensée recueillait la sienne :

— Pourtant, ce que je ne pourrai jamais lui pardonner, c’est de m’avoir caché à quelle race de misérables malades elle appartenait. Sa mère était morte folle, peu après sa naissance. Et ce n’était pas le premier accident de ce genre qu’on eût pu trouver dans sa noble famille qui, pour cette raison, sans doute, daignait s’ouvrir à un humble roturier de mon espèce.

— Elle savait la vérité et elle ne vous en a rien dit ?…

— Elle la savait, tout aussi bien que sa cousine, la belle comtesse dans le salon de qui je l’ai rencontrée… Car elle était de très bonne naissance et de fortune… incontestable ! Si j’avais eu la prétention de faire un mariage d’argent, je pourrais m’estimer satisfait et j’aurais vraiment mauvaise grâce à me plaindre… Seulement, je n’avais pas tant d’ambition… J’étais absurdement conquis, comme on pouvait l’être par une telle créature !… J’imagine que la Circé antique eût pu être ainsi… Elle et sa cousine ne se sont guère mises en peine de ce qu’il adviendrait si le mal héréditaire se déclarait… Elles étaient lasses, l’une de chaperonner, l’autre d’être chaperonnée !… Elles ont rencontré un individu assez stupide pour se laisser affoler par une femme que n’effrayait pas une audacieuse partie à gagner…; assez naïf pour croire… tout ce qu’on voudrait bien lui faire croire… Et les choses se sont passées, comme elles l’avaient souhaité… Ah ! cette Maud, elle possédait une adresse de démon, comme disent les bonnes gens.

De toute son âme, France écoutait :

— Et personne ne s’est trouvé pour vous renseigner, vous arrêter…

— Personne ne s’est trouvé… Mais après tout, ai-je même cherché à être renseigné ?… Elle m’avait ensorcelé… Et l’on prétend que le scepticisme nous ronge, nous autres enfants du vingtième siècle !… J’ai été candide comme un amoureux de dix-huit ans… J’ai accepté tout ce qui m’a été dit… Je n’ai consulté personne ; et les objections, les craintes, les questions de ma pauvre vieille maman qu’un semblable mariage épouvantait, ne m’ont pas donné, je crois, un quart d’heure d’hésitation ou de doute… Je vous ai maudite !… C’est bien injuste à moi… Seul, je suis responsable de ma destinée, que j’ai faite… C’est par ma faute que je suis lié à une créature insensée, que je suis le père d’une misérable petite larve humaine à qui, charitablement, je ne peux que désirer une fin prochaine !

Elle eut une exclamation sourde :

— Pourquoi dites-vous cela ?… Vous ne devez pas… C’est cruel !…

Il passa la main sur son visage contracté.

— Cruel ?… Ce qui serait cruel, ce serait de lui souhaiter de vivre ! Avec le sang que sa mère lui a donné, que voulez-vous qu’il devienne ?… S’il dépendait de moi, — et je vous jure que ce n’est pas là une parole vaine, — je terminerais aujourd’hui même sa chétive existence, certain de lui épargner les pires douleurs…

Dans tout son être, il vibrait d’une révolte désespérée… Et elle l’avait connu si joyeux et ardent pour goûter la saveur de la vie !… Quelles heures il avait dû traverser depuis ce temps-là !… Elle aurait voulu trouver des mots qui lui eussent fait un peu de bien. Mais qu’étaient-ce que des paroles devant une épreuve comme celle qui s’était abattue sur lui ! Instinctivement, elle serra ses deux mains, écrasée par son impuissance, tandis qu’elle reprenait :

— Peut-être, avec des soins, le pauvre petit se fortifiera… Il est votre fils aussi… pas seulement l’enfant de… de celle qui vous a fait souffrir…

— Je ne peux pas voir en lui mon fils ! Ah ! ce n’est pas de l’amour qu’il m’inspire, c’est du dégoût… C’est une espèce d’horreur… Si ma pauvre mère ne l’avait réclamé comme son bien, quand elle a appris… la vérité, je l’aurais laissé bien loin de moi, dans sa vraie famille, celle de sa mère… Peut-être alors aurais-je pu oublier plus facilement… Ah ! oublier !! ! Je ferais l’impossible pour y arriver !… Il n’y a pas de folie devant laquelle j’hésiterais, si je croyais à ce prix ne plus me souvenir…

Comme elle le sentait d’une terrible sincérité ! et qu’elle trouvait triste, affreusement triste de lui entendre dire ces choses alors que l’idée, impérieusement entrée en elle, lui demeurait — telle une épine dans la chair — que peut-être elle avait été, sans le vouloir, la cause première de son malheur.

Avec des lèvres qui tremblaient, elle murmura :

— Ce qui aide à oublier, peut-être mieux que tout, c’est le travail…

— Le travail ?… Pour moi, il est maintenant la nécessité… Ne vous ai-je pas dit que je m’étais à peu près ruiné en jouant ?… Vous voyez que je suis tombé bien bas et que vous pouvez m’accorder un peu de pitié ; me pardonner cette colère contre vous qui m’a saisi quand, à ce bal où je vous retrouvais tout à coup, vous m’avez orgueilleusement montré votre joie de posséder la vie que vous aviez souhaitée !

Très douce, elle dit presque bas :

— Je ne savais pas… je ne pouvais savoir… Je regrette de vous avoir fait souffrir et je vous plains de tout mon cœur…; aussi, avec le regret que vous me donnez de mon involontaire responsabilité…

Il leva la tête vers elle, et il vit qu’elle avait les yeux pleins de larmes. Un cri lui échappa :

— France, je vous en supplie, ne pleurez pas à cause de moi !

Elle tressaillit. En son cœur même, avait résonné son nom, jeté ainsi passionnément ; et le choc fut si fort que, une seconde, ses paupières s’abaissèrent avec un battement des cils, comme si elle avait peur qu’il ne lût en elle. Il y eut un silence entre eux…

D’un sursaut de volonté, elle se ressaisit… Un frêle sourire effleura sa bouche. Alors elle dit, essuyant d’un doigt vif les larmes qui avaient glissé sur sa joue :

— Chut ! il ne faut pas m’appeler « France », mais me promettre que vous ne serez plus dur pour moi, que vous me traiterez en amie, à qui vous viendrez quand vous aurez besoin d’une sympathie profonde comme celle que je vous offre…

Il l’écoutait avec un regard où il y avait le regret aigu et douloureux de ce qu’elle aurait pu être pour lui, le désir irréalisable d’oublier par elle la souffrance connue ; où il y avait aussi une reconnaissance pour la pitié donnée par son cœur de femme. Quand elle se tut, il se courba et, prenant sa main que l’émotion avait glacée, il la baisa. Avec la même amertume désespérée, il la regardait :

— Vous êtes bonne, très bonne ; vous faites généreusement l’aumône aux misérables… Vous oubliez que vous êtes heureuse — et par votre propre soin — pour compatir à l’épreuve des autres… Pourquoi vous ai-je parlé de moi ?… Parce que les hommes de mon espèce sont très égoïstes ; et comme les enfants, quand ils souffrent, ils ont besoin d’être plaints… Savez-vous que vous êtes la première à qui j’aie parlé de tout ce passé ?… Avec ma mère, jamais nous ne l’effleurons… A quoi bon lui rappeler le supplice que j’ai connu !… Elle n’y songe déjà que trop, la pauvre femme… Mais j’ai senti votre sympathie et je suis devenu lâche… J’ai succombé à la tentation de crier, au moins une fois, mon mal… C’est fini, je ne vous importunerai plus…

Elle murmura, bouleversée de l’accent dont il parlait :

— Vous savez bien que vous ne m’avez pas importunée… Je voudrais tant pouvoir vous faire un peu de bien !…

— Je ne mérite guère cette charité, moi qui ai, depuis si longtemps, le désir mauvais de troubler votre quiétude en vous révélant la part que je vous donne dans… l’événement qui a brisé toute ma vie… Car je vous connaissais trop bien pour ne pas savoir que cela ne vous laisserait pas indifférente…

Ah ! oui, il la connaissait bien !… Mieux encore qu’elle ne se connaissait elle-même… Car jamais elle n’eût soupçonné que le malheur de Claude Rozenne éveillerait en elle cette violence d’émotion, ce désir éperdu de panser la plaie vive qu’elle devinait en lui, d’être pour lui douce et bonne infiniment, parce qu’elle avait l’intuition de ce qu’il avait souffert.

Elle ne parlait plus, l’âme meurtrie ; et son regard errait autour d’elle avec une surprise inconsciente de sentir, demeurée la même, la paisible atmosphère du petit salon, alors qu’elle avait l’impression de sortir d’une tempête… Debout devant la fenêtre, Rozenne, lui aussi, demeurait silencieux, les traits tendus, songeant à toutes ces choses du passé dont il venait de remuer les cendres…

Dans le jardin, une voix s’éleva ; par la croisée ouverte, la brise faisait frissonner les rideaux. Rozenne tressaillit. Alors il eut un geste instinctif comme pour effacer de la main l’altération de son visage ; et il dit, revenant vers la jeune fille :

— J’imagine qu’il doit y avoir très longtemps que je vous retiens. J’ai été bien indiscret ! Voulez-vous m’excuser… et ne pas vous étonner si je n’attends pas le retour de madame votre sœur… Je n’aurais pas le courage, en ce moment, de causer de choses indifférentes. Je préfère ne pas voir aujourd’hui Mme d’Humières.

— Oui, je comprends… Allez, avant que Marguerite ne revienne. Au revoir… mon ami.

Jamais elle ne l’avait appelé ainsi, et il sentit tout ce que, spontanément, de toute son âme, elle lui donnait ; tout ce que, bien mieux que les lèvres, disait le regard…

Un instant, il la contempla, comme jadis il l’avait contemplée dans le bois d’Houlgate quand il savait l’avoir perdue, — avec le regret douloureux, comme une blessure, du bonheur insaisissable. Oh ! être guéri par son amour !… Pourquoi ne pouvait-il souhaiter cela ?… Ce que les autres femmes étaient incapables de lui donner, comme elle eût été, elle, puissante pour le lui apporter !…

Après elle, il répéta :

— Au revoir… et merci !

Puis, sans se retourner, il sortit.

Elle restait immobile, écoutant le bruit des pas qui s’éloignaient sur les dalles du vestibule ; ses yeux étaient tombés sur les feuillets qui l’absorbaient quand Claude Rozenne était entré. Mais elle n’éprouvait nul désir de reprendre son travail qui, tout à coup, lui apparaissait misérablement vain… Et, cachant son visage dans ses mains, elle éclata en sanglots…

VI

— Vraiment vous trouviez quelque intérêt à venir visiter notre usine comme mon frère y avait invité Mme d’Humières ? demanda Albert Chambry qui marchait auprès de France, à travers le jardin séparant la maison d’habitation des bâtiments de la filature.

France eut un sourire :

— Si vous me connaissiez davantage, vous sauriez que je suis demeurée incapable, malgré conseils, reproches, etc., de dire ce que je ne pense pas !… Très sincèrement, j’étais curieuse de voir de tout près un grand centre ouvrier… Ce sera la première fois… Et tout ce qui est nouveau pour moi me tente !

Il lui jeta un rapide coup d’œil, un peu surpris par la franchise de son aveu. Lentement, Marguerite cheminait près d’eux, escortée de Lucien Chambry et de sa femme, une gentille provinciale un peu timide, pas jolie, très fraîche sous des cheveux blonds, lissés soigneusement, qui causait fort peu, en laissant le soin à son mari qu’elle paraissait entourer d’un culte admiratif. Il ressemblait à son frère. C’était la même régularité de traits, mais chez lui, trop accentuée ; le masque avait quelque chose d’autoritaire, révélant l’homme habitué à commander, avec la conscience de ses pouvoirs et de ses droits, comme la conviction que toutes ses opinions enfermaient l’absolue vérité et devaient être tenues pour indiscutables.

Cela, il avait suffi à France de l’entendre causer dix minutes, écouté avec déférence par sa femme, pour être édifiée ; et comme ce genre d’homme lui semblait odieux, elle avait laissé à Marguerite le soin de l’entretenir et accepté avec plaisir d’avoir pour guide Albert Chambry. Lui, du moins, semblait admettre que tout le monde ne pensât pas comme lui.

Très courtois, avec une bonne grâce aimable, mais aussi avec sa correction un peu froide, il répondait aux questions de France sur son peuple d’ouvriers, auquel il s’intéressait non pas seulement en paroles.

— Mon beau-frère est, en effet, président du nouveau patronage pour lequel aura lieu la vente dont vous avez peut-être entendu parler depuis votre arrivée, dit la jeune Mme Chambry qui s’était rapprochée, sur un signe de son mari, du groupe formé par France et son beau-frère.

En sa qualité de chef de famille, Lucien Chambry ne trouvait pas sage que son frère s’absorbât dans un tête-à-tête avec cette jolie fille qu’on lui avait dit être sans fortune, et qui cependant était d’une élégance incontestable, habillée de drap fin, couleur mastic, juponnée de soie, — chacun de ses pas le révélait, — gantée de blanc, coiffée d’une capeline printanière fleurie de muguet, merveilleusement seyante… Comme l’avait dit son frère après la visite chez Mme d’Humières, elle ne pouvait être comparée à aucune Amiénoise. Cela, à lui aussi, apparaissait de toute évidence. Ne la connaissant pas, il avait pu dédaigneusement la traiter de bas bleu ; mais force lui était bien de constater que cette poétesse était une vraie fille du monde qui ne trahissait rien de ses goûts littéraires et n’avait nullement des allures de demi-vierge.

France, sans soupçon du muet examen de Lucien Chambry, détournait adroitement les explications trop souvent entendues déjà au sujet de la vente de charité et, au hasard, demandait à la jeune femme si elle-même était dame patronnesse.

— Oui, je suis présidente du comptoir des ouvrages de dames. C’est mon mari qui m’a choisi celui-là, car il trouve que j’y serai dans mon élément. J’aime beaucoup les petits travaux d’aiguille… C’est que je ne suis pas capable, moi, d’avoir des occupations remarquables comme les vôtres, mademoiselle.

France, amusée, se mit à rire.

— Je vous assure que mes occupations n’ont rien de remarquable, madame.

— Oh ! si ! Vous écrivez de si beaux vers !… Tout le monde le dit… Comme vous devez être fière d’être célèbre ainsi à votre âge !

— Mais je ne suis pas célèbre du tout…

— Oh ! je sais bien que vous l’êtes… J’ai bien deviné ce que pensait de vous mon beau-frère Albert qui, pourtant, est très sévère pour les femmes occupées d’autres choses que de leur famille et de leur ménage… Je veux dire pour celles qui prétendent travailler comme le ferait un homme !

Les prunelles de France luisaient avec la même expression d’amusement, et elle eut un coup d’œil rapide, un peu moqueur, vers le jeune homme qui maintenant marchait auprès de son frère et de Marguerite.

— C’est un travail masculin d’écrire des vers et de composer de la musique ?

La petite femme rougit, soudain confuse.

— Je m’explique très mal… Je trouve qu’il est rare qu’une femme soit assez bien douée pour être capable de tels travaux ! Mon mari le dit toujours et il le répétait encore ces jours-ci…

« A propos de France Danestal ! » finit, en sa pensée, la voyant s’arrêter, France qui devinait, rieuse, que sa personnalité avait dû être, de docte façon, discutée par les deux frères. Ni l’un ni l’autre ne semblaient disposés à goûter fort les Èves modernes, compagnes hardiment instruites et bien féminines, cependant, de l’homme du vingtième siècle…

Mais la conversation fut interrompue, car tous étaient arrivés devant l’entrée de la filature et Albert Chambry ouvrait la porte du premier atelier.

Par son amie, Suzan Mackley, France avait souvent entendu parler de la classe des humbles travailleurs… Mais jamais encore il ne lui avait été donné d’en rencontrer le contact aussi immédiat ; et avec un intense intérêt elle se prit à observer.

Elle pénétrait dans un hall immense, bien éclairé, où vibrait, assourdissante, la rumeur des métiers en mouvement. Devant ces métiers, d’un geste régulier, une soixantaine de femmes réglaient et surveillaient la marche immuable des bobines que faisaient mouvoir les machines. Sans relâche, elles allaient et venaient devant la longueur des métiers, les yeux immobilisés sur la course incessante des bobines.

Le regard de France enveloppa la phalange de ces femmes, quelques-unes très jeunes, presque des fillettes, toutes avec le même visage fané, que la rude vie avait marqué de son empreinte, pauvres créatures qui, les unes comme les autres, avaient dû connaître, quelque jour, l’angoisse du manque de travail. Ce travail, pour elles, le pain même…

Avec leurs mouvements toujours les mêmes, elles semblaient des machines humaines vouées à un éternel labeur. L’idée en déchira l’esprit de France.

— Est-ce que ces femmes n’ont jamais d’autre tâche que celle-ci ? murmura-t-elle à Albert Chambry, près de qui elle avançait, attentive.

— Ces ouvrières-là ? Non, certes, puisque c’est celle qu’elles connaissent !

— Et elles font, combien de temps, cette insipide besogne ?

— Mais tout le jour. C’est leur métier, répéta-t-il en souriant, du ton où il eût répondu à une enfant irréfléchie. Je vous assure qu’elles ne qualifient pas aussi durement que vous leur travail.

Elle ne parut pas l’entendre. Ses prunelles profondes contemplaient avidement les ouvrières que la présence du maître rendait plus attentives encore à leur tâche.

— Mais comment, mon Dieu ! leur intelligence peut-elle résister à une occupation si stupidement machinale !… Des journées entières occupées à pousser des bobines, à surveiller des fils qui se cassent, à les renouer… Je me demande comment leur cerveau ne s’atrophie pas !… Les malheureuses créatures ! Leur existence est vraiment celle des travaux forcés.

Tout son être de femme artiste, intelligente supérieurement, se révoltait, dans une sorte d’épouvante, devant cette destinée d’un travail sans pensée.

Albert Chambry la regardait, surpris et intéressé.

— Quelle intellectuelle vous êtes !… Je vous affirme que toutes ces femmes n’ont pas même soupçon du souci qui vous agite pour elles. Croyez-moi, elles ne sont pas exigeantes, quant à la qualité du travail qui leur est donné… Ce qui les inquiète seulement, c’est d’avoir ce travail. Il ne faudrait pas d’ailleurs qu’elles en fussent distraites par les fantaisies de leur imagination. Il serait mal fait.

Elle inclina la tête. Ce que lui disait Albert Chambry était vrai. Pourtant ses paroles ne pouvaient dissiper en elle l’impression de révolte et d’effroi, devant l’existence de machines qui était celle de ces êtres. Qu’elles eussent à travailler pour gagner leur pain quotidien, soit… Cela, c’était l’antique loi sous laquelle tous, plus ou moins, mais tous, étaient courbés. Seulement que ce labeur fût tel qu’il dût fatalement anéantir, peu à peu, en elles toute activité de pensée, cela lui semblait monstrueux, comme un crime.

Quelques jours plus tôt, elle plaignait Marguerite de sa vie de mère de famille, de maîtresse de maison, absorbée par mille détails matériels dont l’humilité lui paraissait lamentable. Mais cette existence, si austère fût-elle, était paradisiaque comparée à celle de ces malheureuses qui, éternellement condamnées à un labeur stupide, n’avaient pas le loisir d’être des mères pour les petits dont elles devaient gagner le pain.

Et sa pensée agitait toutes ces questions, tandis qu’elle avançait à travers les ateliers, distraite aux explications que donnait largement Lucien Chambry avec une compétence un peu autoritaire. Au passage, son regard inspectait les ouvrières qui semblaient affairées devant les métiers, mais, le groupe passé, se détournaient pour examiner les jeunes « dames » étrangères, avec des yeux de prolétaires fixés sur des patriciennes.

Albert Chambry, qui semblait s’être fait le guide particulier de France, voyant son expression attentive, s’était mis en devoir de lui expliquer, comme on explique à une femme, le jeu des engrenages dont elle semblait observer curieusement la marche. Même, il ne lui faisait pas grâce d’une visite à la machine à vapeur, dont il lui indiquait les diverses pièces, intéressé par ses propres explications.

A peine elle l’entendait. Que lui importait ce savant mécanisme ? Devant toutes ces pièces métalliques, admirablement assemblées, elle ne voyait que les travailleurs qui les surveillaient, prisonniers tout le jour dans cette atmosphère brûlante, poudrée de charbon, où résonnait, sans arrêt, l’effrayante rumeur des machines…

Eux aussi, comme les ouvrières qu’elle venait de voir dans les ateliers, avaient une existence où, nécessairement, devait mourir leur intelligence… Rien ni personne, sans doute, n’éclairait leur monde obscur d’un peu de lumière. Et cependant d’autres êtres, des privilégiés par excellence, ceux-là, ne vivaient que pour faire de leur existence une source de jouissances, de plaisirs de toute sorte, tandis que toute une fourmilière humaine était soumise à un labeur qui meurtrissait les pensées bien autrement que les corps.

Soudain, comme elle ne répondait pas à une explication qu’il venait de lui donner, Albert Chambry eut conscience qu’elle ne l’écoutait pas. Une seconde, il observa l’air pensif qu’avait pris son visage ; et de bonne grâce, il dit :

— Je vous ai fatiguée, n’est-ce pas, avec mes explications ?… Voulez-vous m’excuser ?… Je n’ai pas souvent l’honneur de me trouver dans la société d’artistes et de poètes, et je sais mal ce qui peut les intéresser. Je comprends que mes explications techniques vous paraissent bien arides !…

Elle secoua la tête, et comme tous se dirigeaient lentement vers le jardin, la visite achevée, elle dit :

— J’étais un peu distraite parce que je songeais à la terrible destinée de toutes les misérables qui travaillent là-bas.

— Terrible ?… Mais en quoi ?… Je vous assure que nous ne les rendons pas malheureuses !

— Vous, non. Mais la force des choses… Je trouve épouvantable que des créatures intelligentes soient condamnées, sous peine de mourir de faim, à un métier qui, forcément, tue en elles toute pensée… Il me semble que, maintenant, leur souvenir m’empêchera de jouir sans remords du bonheur que me donne mon propre travail, qui est un plaisir d’art…

De nouveau, il l’enveloppa d’un regard étonné. Décidément, il n’avait jamais rencontré de femme qui ressemblât à France Danestal… Pensif à son tour, il dit :

— Il est évident que, envisagée au point de vue où vous vous placez, l’existence de nos ouvrières doit paraître lamentable. Croyez que nous ne nous désintéressons pas autant que vous le supposez de leur vie morale. Pour les jeunes ouvriers et ouvrières, nous venons encore de créer deux patronages où nous nous efforcerons de les distraire avec des plaisirs honnêtes ; et l’un des comptoirs de notre vente de charité est destiné à pourvoir à l’achat d’une bibliothèque que mon frère veut installer dans la salle des réunions dominicales.

Plus sympathique, le regard de France s’attacha sur Lucien Chambry qui s’arrêtait devant la porte de la grande maison d’habitation, pour en offrir l’entrée à Marguerite.

A la suite de sa sœur, elle pénétra dans le salon où, tout de suite, la petite Mme Chambry s’empressa pour les recevoir. C’était l’intérieur correct et bourgeois par excellence. De beaux meubles destinés à demeurer intacts pendant des générations successives, disposés soigneusement dans un ordre qui devait être immuable. Près de la fenêtre, ouverte sur la perspective du jardin, était disposé un métier à broder qui supportait une nappe de toile, ouvragée avec un art minutieux et compliqué, œuvre sans doute de la jeune femme. Laissant celle-ci causer avec Marguerite, Lucien Chambry s’était rapproché de France, avec qui il jugeait correct de parler un peu, en attendant le goûter.

— Vous avez été bien aimable, mademoiselle, de vous prêter ainsi à une visite qui n’était guère pour plaire à une artiste telle que vous.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu’il n’y a guère, ce me semble, matière à charmer un poète dans la vue de vulgaires travailleuses.

— Sans doute, les poètes transfigurent tout ce qu’ils voient. La visite de votre filature m’a, au contraire, tellement intéressée, que je n’oublierai jamais l’enseignement qui m’a été donné par le spectacle de toutes ces pauvres ouvrières…

Il eut la même exclamation que son frère, avec une nuance de mécontentement :

— Mais nos ouvrières ne sont nullement malheureuses. Leur travail leur fournit du pain.

France sourit un peu :

— Il y a aussi le pain de l’esprit qu’il ne leur donne pas… Jamais encore, je n’avais compris combien ont raison ceux qui tentent de le procurer à ces misérables !

Le regard un peu impératif de Lucien Chambry chercha celui de France.

— Qu’entendez-vous donc par le pain de l’esprit ?

— Mais l’aliment qui le fait vivre, dont il a besoin, comme le corps lui-même !… Aussi c’est pourquoi je trouve une œuvre pie de travailler à développer un peu le niveau intellectuel de ces pauvres gens…

— Oui… par des lectures ? des concerts ?… Je sais qu’à Paris on a imaginé cela. A quoi bon ?… Pour arriver à faire des déclassés, dégoûtés de leur vrai milieu !… C’est inutile et dangereux…

— Peut-être, si l’enseignement est donné d’une façon inintelligente, jeta France, impatientée du ton dogmatique et absolu de Lucien Chambry… Autrement non… Pourquoi serait-il mauvais de distraire un peu un être de sa misère quotidienne en lui révélant de belles œuvres, en l’aidant à les comprendre ?

M. Chambry la regarda, stupéfait. Évidemment, il n’était pas habitué à ce qu’une femme, surtout une jeune fille, se permît de discuter ses opinions. Avec une condescendance où il entrait une sorte de dépit, il déclara :

— Ces braves gens n’apprécieraient pas du tout vos bonnes intentions, soyez-en persuadée. J’ai été, mieux que personne, à même d’étudier la classe ouvrière ; je m’en suis beaucoup occupé ; eh bien ! j’ai la conviction, reposant sur des faits, que ce qu’il lui faut, ce sont des leçons pratiques pour la conduite ordinaire de la vie… Il faut développer chez ces êtres primitifs le sentiment moral ; apprendre aux hommes l’économie, l’épargne, l’hygiène ; aux femmes, la science du ménage, les soins pour leurs petits… Le reste, la connaissance d’un monde littéraire, artistique qui n’est pas pour eux, cette connaissance-là est inutile, je le répète, et j’ajouterai même mauvaise. Elle ouvre à leur esprit des aperçus qui ne peuvent, en définitive, que leur faire prendre en dégoût leur travail journalier. Croyez-moi, mademoiselle, je suis dans le vrai…

Il en était tellement convaincu, que France n’essaya même pas de lui répondre. Autant elle aimait la discussion avec un esprit accueillant à toutes les idées, autant elle la trouvait sans intérêt quand son interlocuteur était incapable d’admettre des opinions autres que les siennes propres.

D’ailleurs, le thé était prêt et Mme Chambry lui en apportait une tasse avec un sérieux de petite fille soigneuse de ne commettre aucune bévue. A tout instant, son regard cherchait celui de son mari, demandant une approbation. La conversation redevenait générale. A la demande de Marguerite, les enfants avaient été amenés.

Albert Chambry, qui avait écouté sans un mot pour intervenir, mais très attentif, la conversation de son frère et de France, se rapprocha de la jeune fille debout près de la table à thé. A belles dents, elle croquait une mince galette. Et avec son calme sourire, il demanda :

— Mon frère, n’est-il pas vrai, mademoiselle, ne vous a pas convaincue ? Il va à l’encontre de toutes vos idées.

Elle, aussi, sourit :

— Je crois, en effet, que sur ce chapitre nous parlons des langues qui sont tout à fait étrangères l’une à l’autre. Monsieur votre frère ne songe qu’au pot-au-feu pour ses ouvrières ; et moi, je suis peut-être trop préoccupée des roses que je voudrais auprès du pot-au-feu…

— Parce que vous êtes poète et que vous jugez la vie et les êtres à travers votre amour du beau.

Elle mordit sa lèvre que relevait une moue gamine et moqueuse.

— Quelle singulière créature vous tenez à faire de moi parce qu’il m’est arrivé d’écrire des vers pas trop mauvais ! Je vous assure que, moi aussi, comme M. Chambry, je parle en connaissance de cause. Je possède, à Paris, une amie américaine qui est une fervente philanthrope. Elle m’a enrôlée sous sa bannière. A sa suite et à celle d’hommes très artistes, très bons, très généreux, j’ai pris part à ces concerts, à ces lectures d’œuvres littéraires que condamne si dédaigneusement monsieur votre frère. Et si vous aviez vu avec quel intérêt nous écoutaient ces simples, vous ne vous étonneriez plus que les appréciations de M. Chambry ne me découragent pas du tout et me laissent toute prête à reprendre ma modeste tâche !

Elle parlait gaiement, vibrante d’une conviction qui avivait l’éclat de son regard si bleu.

Il la contempla avec une sympathie où il y avait une curiosité presque naïve :

— Et moi qui me figurais qu’une poétesse, doublée d’une élégante femme du monde, devait vivre les yeux clos aux laideurs de la vie des pauvres !

— C’est-à-dire en parfaite égoïste… Ah ! autant que je puis, j’essaie qu’il n’en soit pas ainsi… J’essaie de ne pas m’absorber trop dans mon amour pour les belles choses…

Elle s’arrêta court. Elle se souvenait que Rozenne lui avait reproché d’avoir voulu garder sa vie pour l’employer à un égoïste culte du beau, et elle revoyait son visage tourmenté tandis qu’il lui parlait… Un moment, elle fut très loin de ce salon provincial où s’échangeaient d’indifférents propos, toute sa pensée enfuie vers Rozenne, sans même qu’elle en eût conscience.

Mais la voix calme d’Albert Chambry la rappela à elle-même :

— Savez-vous ce que je pensais tout à l’heure en vous entendant soutenir si chaudement cette théorie que les pauvres ont besoin, eux aussi, de la manne intellectuelle ?…

— Vous pensiez ?…

— Qu’il était bien dommage que vous ne fussiez pas Amiénoise, car alors je vous aurais demandé, de temps en temps, pour mes ouvriers, l’aumône de votre temps… Et au lieu de cela, je ne puis que vous dire : « Vous retournez bientôt à Paris ? »

— Oui, dans quelques jours…

— Et vous reviendrez ?…

— Ah ! je n’en peux rien savoir…

— Peut-être pour voir la fameuse vente de charité dont vous avez été si copieusement entretenue ?… Ou, mieux encore, pour faire à nos humbles la charité de dire à cette vente quelques-uns de vos poèmes…

A son tour, elle le regarda stupéfaite. Puis elle se mit à rire.

— Mon Dieu, quelle étrange idée vous avez là ! Si vous me connaissiez, vous sauriez qu’à peine dans un cercle intime, où je me sens en absolue communion d’âmes, je m’aventure à dire quelques-uns de mes vers…

— Alors, il me faut renoncer à vous rien demander ?…

Il y avait un regret très sincère dans la voix d’Albert Chambry. Sur ses lèvres, à elle, courut le joli sourire, ironique et charmeur.

— Je suppose que mes « rêvasseries » vous sembleraient des billevesées…

— Que nous ne sommes pas dignes d’entendre, nous autres gens de province.

— Qui, sans doute, ne vous plairaient guère. Croyez-moi sur parole, je vous assure.

Il eût voulu insister, causer encore un instant au moins avec elle. Mais elle avait fini son thé et se rapprochait du cercle général où sa sœur l’appelait d’un signe, trouvant l’heure largement venue de prendre congé.

VII

Dès que la porte fut retombée derrière elles, Marguerite eut un coup d’œil d’excuse tendre vers sa sœur.

— Chérie, quelle visite, n’est-ce pas ?… Ne m’en veuille pas trop de te l’avoir infligée… Je ne me doutais pas qu’elle pourrait être si longue !

— Guite, ne t’agite pas. Je ne me suis pas ennuyée du tout chez ces braves gens. Ils m’ont intéressée chacun en leur genre. Le docte Lucien est exaspérant ; mais sa petite femme est touchante de modestie et de docilité ; et le sage Albert a l’air d’un excellent jeune homme !

— S’il t’entendait, je crois qu’il ne serait pas autrement flatté.

France eut un rire gai.

— Parce que je lui rends justice ?… Il serait bien difficile.

— Il y a manière et manière de rendre justice, glissa Marguerite. Et je trouve qu’en ce moment tu te montres très ingrate envers Albert Chambry.

— Pourquoi ? interrogea France avec des yeux surpris.

Marguerite la regarda avec une affectueuse malice.

— Parce que tu parais tout à fait insensible à l’impression évidente que tu as produite sur lui.

— Elle m’est si indifférente, cette impression !

— Ah ! ah ! petite France, vous êtes à ce point blasée sur vos conquêtes ?

— Oh ! des conquêtes comme celles que nous faisons, malheureuses filles sans dot, ça ne vaut pas la peine de les remarquer même… N’en parlons pas, veux-tu ? Guite… Causons plutôt de nos petites affaires et rentrons par les boulevards, non par la ville… J’aime tant ces grandes allées qui me donnent tout de suite une impression de campagne…

— Prends garde, France, tu finiras par froisser l’orgueil des Amiénois, s’ils apprennent que tu considères leur ville à peu près comme un grand village.

— Bah ! ils n’en sauront rien !… Oh ! voilà André ! Quelle surprise !… Et avec lui, Claude Rozenne…

Une telle expression de plaisir éclaira les traits de Mme d’Humières que France en fut saisie. Quelle tendresse sa sœur gardait à l’homme dont la légèreté pourtant l’avait tant fait souffrir…

Peut-être, après tout, elle lui appartenait justement par tous les chagrins qu’elle avait acceptés de lui, pour l’amour de lui. Les cœurs qui se sont donnés à jamais possèdent sans doute d’intarissables trésors pour pardonner — et accepter le joug qui apparaissait à France si redoutable, alors que d’autres, pourtant, le trouvaient doux, semblait-il.

Confusément elle songeait à cela, tandis qu’elle regardait approcher les deux hommes.

Avec un sourire heureux, Marguerite s’exclama :

— Par quel hasard, André, es-tu dans nos parages ?

— J’avais envie de marcher. J’ai rencontré Rozenne que j’ai entraîné et qui a reconnu France du plus loin que vous êtes apparues.

Il avait parlé si naturellement qu’elle ne put deviner s’il y avait une malicieuse intention dans sa phrase. Laissant Marguerite causer avec son mari, elle se prit à marcher en silence, les yeux arrêtés sur la perspective fuyante des boulevards dont les branches s’estompaient sous la brume verte des premières feuilles.

Mais elle ne pensait pas à cette éclosion printanière dont la fraîcheur, en d’autres jours, l’eût ravie. La soudaine présence de Rozenne réveillait trop impérieux en elle le souvenir de leur conversation, quelques jours plus tôt… Pourtant, il n’avait pas la physionomie douloureuse qu’elle lui avait vue alors. Au contraire, une expression presque gaie détendait ses traits, ressuscitant, pour un instant, le Rozenne d’autrefois — insouciant et jeune.

Comme au vieux temps, il s’était tout de suite mis à marcher près d’elle. Mais en ces heures enfuies elle avançait avec une âme étrangère à lui, sereine et libre… Aujourd’hui…

Sa pensée s’arrêta sous l’effort de sa volonté qui lui interdisait une inutile investigation. Et tout de suite, alors, d’un accent de conversation mondaine, elle commença :

— André vous a raconté que, tantôt, Marguerite et moi, tout comme de sages petites filles soucieuses de s’instruire, nous sommes allées visiter la filature de MM. Chambry ?

— Alors, vous avez dû les combler d’aise, Lucien parce qu’il aura sûrement trouvé l’occasion de manifester son universelle compétence ; le grave Albert parce que vous lui avez produit un effet foudroyant, si j’en juge d’après les quelques paroles dont il m’a honoré à votre sujet, il y a deux jours, quand je l’ai rencontré sur la route de Dury.

Le ton de Rozenne était sarcastique ; et l’expression gaie de son visage avait disparu. Elle dit, avec le même imperceptible haussement d’épaules qui avait répondu à une semblable déclaration de Marguerite :

— Je crois que vous vous faites de singulières illusions sur l’état de « foudroiement » où vous voyez M. Albert Chambry. Il m’a paru en parfaite santé morale et m’a intéressée beaucoup par tout ce qu’il m’a raconté de ses ouvriers. Mais des beaux ateliers de MM. Chambry je suis sortie cependant remplie de compassion pour les pauvres créatures qui doivent y peiner et ravie de retrouver le jardin plein de soleil qui sentait bon le printemps… Le renouveau, vraiment, me grise un peu ! Il me donne une soif de campagne, d’horizons sans fin, d’air vif, fleurant la verdure fraîche !… Vous ne pouvez imaginer combien, en ce moment, je trouverais délicieux de marcher en pleins champs, là-bas, dans les chemins déserts qui sont en haut de la ville, derrière la maison de Marguerite… d’y regarder le soleil couchant… et les paysages de féerie qu’il crée divinement !

Il l’avait écoutée sans la regarder… Et pourtant il voyait — avec quels yeux ! — le dessin charmant du profil, l’éclair bleu du regard sous la grande capeline fleurie de muguet, la ligne caressante des lèvres entr’ouvertes. Et la voix un peu basse, il dit :

— A moi aussi, une telle promenade semblerait délicieuse !… Et si la seule volonté suffisait, vous seriez déjà transportée sur ces chemins que vous aimez et j’y marcherais près de vous… Ce qui me serait une douceur… Je sais maintenant ce que c’est que la compassion d’un cœur comme le vôtre…, mon amie…

Pour la première fois, il l’appelait de ce nom qu’il venait de prononcer d’un indéfinissable accent, avec une sorte de gravité tendre, amère, douloureuse. « Mon amie ! » elle lui avait donné le droit de la nommer ainsi. Pourquoi avait-elle tressailli de l’entendre ? et, peut-être parce qu’il lui avait ainsi parlé, sentait-elle, de nouveau, sourdre en elle la source vive de sa pitié pour lui, avec le désir passionné de lui faire un peu de bien ?…

Comme s’il en avait eu l’intuition, il continuait, trouvant un apaisement à dire sa misère :

— Maintenant, je redoute à tel point d’être seul dans la campagne ! Son silence me permet trop bien de me souvenir… Je m’y trouve, plus que partout ailleurs, face à face avec ce que, de toute ma volonté, j’essaie d’oublier… Ah ! ce calme effroyable de la nature !… Il m’est presque aussi terrible que celui de la province… que je suis incapable de supporter plus de quelques jours.

— Ce qui veut dire que vous partez bientôt pour Paris, n’est-ce pas ?

— Demain soir.

— Ah ! demain…

Elle s’arrêta. Elle regardait vers le lointain fuyant de l’allée avec, soudain, une image dans les yeux : celle d’une très jolie femme dont les journaux illustrés avaient récemment reproduit le portrait, car elle venait de s’affirmer grande comédienne dans une création récente. Celle-là, mieux que n’importe quelle autre, savait consoler la misère de Claude Rozenne.

Quel besoin avait-elle, alors, d’en avoir elle-même souci ?…

Machinalement, elle dit :

— Madame votre mère doit être triste de vous voir partir…

— Elle sait que je ne puis pas lui rester longtemps. C’est au-dessus de mes forces. Trouvez-moi égoïste, lâche, que sais-je ? Mais c’est la vérité, quand j’ai vécu quelques jours près de la malheureuse petite créature que vous savez, dont la vue me parle sans cesse… du passé, il me faut, si je ne veux devenir fou, moi aussi… m’enfuir, retrouver la fièvre de la vie, m’en étourdir… Quelquefois jusqu’à l’ivresse, c’est vrai !… Il me faut sentir que, malgré tout, il me reste des jouissances qui font juger, même à des misérables de mon espèce, que l’existence a encore une saveur moins amère que la mort !

Elle ne répondit pas. Son regard, obstinément, considérait un vol d’hirondelles dans le ciel devenu rose… Elle savait bien comment Rozenne essayait d’oublier ; et soudain cette idée semblait glacer en elle la compassion… Cependant pourquoi était-elle plus sévère pour lui que pour d’autres, alors qu’elle lui connaissait une excuse que les autres, sûrement, n’avaient pas ?…

Confuses, ses impressions se heurtaient tandis qu’elle avançait près de Rozenne dans la paisible allée où de rares promeneurs les croisaient. Derrière eux, à quelques pas, Marguerite marchait, causant avec son mari… Mais elle et Rozenne les avaient oubliés. Étonné de son silence, il la regardait. Et parce qu’il connaissait toutes les expressions de son visage, il devina ce qu’elle pensait…

Presque bas alors, il dit, tout ensemble impératif et suppliant :

— Soyez-moi indulgente !… Que voulez-vous que je fasse de ma vie ?… Je ne suis pas un saint… Je ne puis me cloîtrer dans la solitude ; j’ai maintenant, je vous l’ai dit, la terreur de la solitude… Si vous connaissiez l’enfer que j’ai dû traverser, vous n’auriez plus le courage de me condamner ! Vous vivez enfermée dans votre rêve de beauté… Vous ne savez pas ce que c’est d’avoir livré son cœur à une créature qui le torture en se jouant ! Si, par hasard, un jour vient où l’on retrouve sa liberté, on ressemble à un pauvre être qui, ayant traversé un brasier, demeure avec l’épouvante de la fournaise, et des cicatrices que rien ne peut effacer !… Oh ! ma sereine petite amie, ne me jugez pas et pardonnez-moi n’importe quelle folie parce que je suis un malheureux !

Elle murmura, inconsciente qu’une sorte de prière tremblait soudain dans sa voix :

— Il ne faut pas faire de folies… A quoi bon ? Ce n’est pas là ce qui vous fera oublier ni vous consolera…

— Rien, vous entendez, rien ne me consolera de ma vie gâchée !… J’appartiens maintenant au monde des misérables qui sont sans espoir, et je ne peux m’y résigner… Mais ne parlons plus de moi… La pitié dont vous voulez bien me faire la charité me rend trop lâche… Si j’osais, je vous adresserais une demande…

— Laquelle ?

— M. d’Humières m’a dit que madame votre sœur veut bien aller voir ma pauvre vieille mère… Est-ce que vous consentiriez à l’accompagner ?

Elle leva vers lui un regard étonné. Mais elle ne rencontra pas ses yeux qui regardaient au loin, droit devant lui.

Elle dit pensivement :

— Si je suis encore à Amiens quand Marguerite ira chez madame votre mère, je ferai volontiers ce que vous me demandez…

— Bien que vous ne compreniez pas pourquoi je vous le demande, n’est-ce pas ? finit-il. Je sais que ma mère aura plaisir à vous voir… Vous l’avez spontanément conquise…

Il s’arrêta court. Elle se rappela le regret qu’elle avait deviné chez la vieille femme, voyant près de son fils une jeune fille… Doucement, elle dit :

— Ce qui ferait plus de plaisir encore à Mme Rozenne, ce serait, j’en suis bien sûre, que vous lui restiez quelques jours de plus…

— Cela, c’est impossible !… Il faut que je parte… Il le faut !

Pourquoi ?… Était-il attendu ? Ou était-ce seulement la paix accablante de la province qui le faisait fuir ?… La double question traversa l’esprit de France. Mais il n’en put rien soupçonner. Marguerite se rapprochait. Il s’en aperçut ; et alors, rapidement, il pria :

— A Paris, n’est-ce pas, vous garderez mon secret ?… Je suis encore incapable d’être plaint ou raillé. Avec le temps seulement, je m’aguerrirai.

Elle eut un regard qui promettait le silence, car André était près d’eux. Et Rozenne, courtoisement, prit congé de Mme d’Humières ; puis s’inclinant devant France, il lui serra la main dans une étreinte brève, mais si doucement forte qu’elle la sentit jusque dans son cœur.

Ce soir-là, le dîner fut particulièrement gai chez les d’Humières. André taquinait sa belle-sœur sur les perturbations évidentes, prétendait-il, qu’elle causait dans le ciel paisible d’Albert Chambry.

— Prenez garde, France, il va vous disputer à votre grand flirt, Claude Rozenne.

Elle eut un tressaillement d’impatience :

— André, ne dites donc pas de pareilles folies !

— Des folies… hum ! hum !… Enfin, laissons Rozenne puisque vous le souhaitez et plaignons seulement Chambry qui va rester en sa bonne ville d’Amiens, avec le souvenir d’une trop séduisante Parisienne, retournée dans son paradis…

— Son paradis, c’est Paris ?… André, vous devenez tout à fait lyrique.

— Ah ! oui, c’est un paradis après lequel je soupire !… Quand donc me sera-t-il donné d’y vivre !

Marguerite, avec une malice joyeuse, glissa, tout en surveillant Bob qui barbouillait son assiette de confitures :

— Mon pauvre André, quelle figure y feraient de petites gens comme nous !

— Bah ! chérie, tu es une telle fée que, grâce à toi, nous arriverions peut-être à ce que cette figure fût brillante…

— Ce serait, je le crains, trop demander à la fée qui n’a pas de baguette magique pouvant lui donner des rentes, ou même, tout simplement, le costume nouveau dont elle aurait fort besoin pour être un brin élégante !

— Guite, pourquoi ne l’achètes-tu pas, ce costume ? dit France, affectueuse.

La jeune femme sourit :

— Parce que mes petits ont tellement grandi depuis l’année dernière qu’il me faut les rhabiller des pieds à la tête… Puis, nous avons eu nos frais de déménagement… Alors ma belle robe neuve sera pour l’hiver prochain… si mes ressources me le permettent !

Elle parlait gaiement, sans nul regret de la fortune qui lui manquait. France pensa à Colette, insatiable de luxe ; Colette, à qui l’admiration fervente de son mari offrait chaque année, pour ses toilettes, des sommes bien supérieures au revenu entier du ménage d’Humières ; Colette, qui se délectait à remplir brillamment son personnage de divinité mondaine et ne connaissait d’autre préoccupation que le souci constant de ses succès de femme. Ainsi elle possédait la destinée qu’elle avait si âprement souhaitée ; une destinée que France jugeait mesquine et misérable, indigne d’être comparée même à l’humble bonheur de Marguerite, créé par son amour dévoué.

Tout bas, France songeait, regardant la jeune femme qui, en hâte, pliait sa serviette pour aller coucher les petits.

— S’il me fallait choisir, que prendrais-je, l’existence de Colette ou celle de Marguerite ?… Ah ! ni l’une ni l’autre ne me tentent !… Quelle âme ai-je donc ?… Suis-je insensible, ou lâche, ou trop exigeante ?… Colette est heureuse, très heureuse… Marguerite semble l’être aussi… Moi… mais moi, je le suis aussi…, autrement encore…

L’était-elle vraiment ainsi qu’elle le croyait, avec tant de sincérité, deux mois plus tôt ? Avait-elle toujours absolue la certitude que sa destinée n’aurait pu être meilleure, qu’elle n’avait rien à regretter ni à souhaiter ?…

Inconsciemment, elle fit un mouvement de tête, comme pour chasser une pensée importune ; et elle entendit alors son beau-frère qui interrogeait, un peu impatient :

— Marguerite, pourquoi es-tu si pressée de te sauver en haut ?

— Pour mettre les enfants au lit ; il est huit heures.

— Et tu ne peux laisser ta bonne faire cela ?

— Il faut qu’elle dîne, tu le sais bien, et qu’elle s’occupe de son ménage du soir, dit paisiblement Marguerite.

— Eh bien ! elle dînerait un quart d’heure plus tard… Il est insipide de te voir toujours absorbée par une foule d’occupations que tu te crées à plaisir !

— Non, pas à plaisir, parce qu’il le faut, corrigea Marguerite avec douceur. Tu m’excuses, France ?

— Chérie, veux-tu que j’aille t’aider ?

— Non, merci, c’est inutile, j’ai l’habitude de coucher seule mes petits… Je te confie André pour qu’il attende sagement mon retour, sans maugréer contre nos poussins. Ah ! mon Dieu, voilà Bébé qui se réveille ; je l’entends crier. Elle réclame son lait… Vite, les enfants, montons.

Rapidement, elle les envoyait présenter leur front à France et à leur père ; puis elle les fit sortir et, dans l’escalier, résonna son pas hâté, avec le piétinement des deux petits.

Les traits d’André s’étaient rembrunis ; et un peu ironique il jeta, se levant pour suivre France dans le salon :

— Et voilà pourtant ce que le mariage fait d’une femme !

— Vous voulez dire une mère admirable et la plus dévouée des épouses ! riposta France, vertement.

— Dites mieux, une nourrice absorbée par toute sorte de soins stupides pour ses poupons. Ah ! France, comme vous avez mille fois raison de ne pas vous marier !… Restez la femme d’élégance et de poésie que vous êtes pour la joie de nos yeux et de notre esprit !…

— André, vous perdez un peu la tête… Je l’espère, du moins… pour oser dire de pareilles inepties !… Comment pouvez-vous comparer la vie de Marguerite à la mienne, inutile aux autres, égoïstement remplie par les soucis de ma propre satisfaction !

Elle ne continua pas, frappée soudain par l’idée qu’elle venait de juger son existence comme l’avait fait Rozenne lui-même.

André d’Humières n’avait pas répondu, un peu saisi de la vive réponse de la jeune fille. Il avait parlé dans un mouvement d’humeur, parce qu’il supportait mal ce qui lui rappelait l’exiguïté de ses ressources… Mais avec les années il avait appris à connaître tout ce que valait la femme qui s’était donnée à lui pour la peine, plus encore que pour la joie…

Dans le salon, un silence régna. André, comme France, songeait. Elle regardait vers le ciel de printemps qui se découpait étoilé dans le cadre de la fenêtre. Du jardin, un souffle tiède arrivait qui sentait la jeune verdure et les violettes.

— France, vous avez très mauvaise opinion de moi, vous me jugez fort mal, n’est-ce pas ?

Elle tressaillit. Sa pensée lui avait, de nouveau, échappé et s’attachait anxieusement à ce problème de sa destinée que, depuis quelque temps, les circonstances évoquaient pour elle, avec une insistance qui la troublait un peu. Alors elle s’aperçut qu’une fois encore elle venait de songer à la responsabilité que Rozenne lui donnait dans son malheur. Impatiente, elle mordit sa lèvre ; et aussitôt, elle dit hâtivement :

— Je ne vous juge pas mal, je crois, André.

— En êtes-vous bien sûre ?…

Hésitant un peu, elle continua :

— Autrefois, c’est vrai, je vous en ai voulu de n’être pas pour Marguerite tout ce qu’elle méritait que vous fussiez…

— C’est-à-dire ?… interrogea-t-il avec une espèce de gravité bien inaccoutumée chez lui. Dites, France, j’aime mieux savoir pour ne plus mériter à l’avenir des reproches trop justes.

Sincère, elle avoua :

— Je vous en voulais d’accepter que Marguerite prît toujours pour elle la peine, le souci, les ennuis, n’ayant d’autre pensée que de vous simplifier l’existence autant qu’il dépendait d’elle… Ce que vous paraissiez trouver tout naturel… Je parle au passé, André.

— Autrement dit, vous me trouviez un parfait spécimen d’égoïste ?

L’ombre d’un sourire un peu amer passa sur les lèvres de France. Son regard demeurait attaché sur le ciel obscur où montait un lumineux croissant qui poudrait de clarté l’allée du jardin.

— Peut-être est-ce ainsi que je vous jugeais… Et je n’en avais guère le droit, moi qui toute la première ne songeais qu’à mon propre bonheur…

Du même accent pensif et sérieux, il dit :

— Vous n’aviez pas, comme moi, charge d’âme… Vous n’aviez pas accepté le don d’un cœur venu à vous plein de foi, de dévouement, d’amour ; qui méritait de tout recevoir pour tout ce qu’il apportait…

Le don d’un cœur !… A elle aussi, il avait été offert, en ces jours morts, qu’aucune volonté ne pouvait ressusciter…

Elle secoua la tête pour fuir la hantise du souvenir et cessa de regarder vers la nuit printanière. André était debout devant la cheminée et la lumière de la lampe éclairait, presque violemment, ses traits dont l’expression avait changé. Tout à coup il semblait avoir, non pas vieilli, mais mûri de plusieurs années.

— Vous avez eu raison, France, d’être sévère pour moi. Je ne méritais pas mieux. Mon excuse pitoyable, c’est que je ne comprenais pas quel trésor m’avait été donné… Je ne savais pas ce que c’est qu’une femme comme Marguerite…

— Mais enfin, vous l’avez compris, n’est-ce pas, André ?

— Oui, je l’espère… Et par la grâce de son amour, si fidèle que rien n’a pu le lasser, rien !… C’est à Villers, il y a cinq ans, que j’ai eu la révélation inoubliable de tout ce qu’elle valait… pendant une crise difficile qu’il nous fallait traverser, par ma faute…

France pensa qu’il devait faire allusion à sa folle perte au jeu, le jour du Grand Prix de Deauville ; mais elle n’en trahit rien et demeura attentive, assise dans l’ombre.

— Quand j’ai vu Marguerite si courageuse, si patiente, j’ai eu, pour la première fois, conscience d’être, près d’elle, une espèce de monstre moral ; et, en même temps, j’ai éprouvé pour elle une admiration et une estime qui n’égalaient que le sentiment de ma propre indignité. Vous voyez, France, que je suis bien de votre avis en ce qui me concerne et je vous l’avoue humblement, pour me réhabiliter un peu à vos yeux…

Elle le regarda avec une sympathie amicale que, rarement, elle avait éprouvée pour lui ainsi.

— André, vous êtes tout réhabilité parce que vous pensez maintenant, comme moi, que Marguerite, si oublieuse d’elle-même, toujours, mérite bien que les autres, à leur tour, pensent à elle sans cesse…

Souriant un peu, André dit avec sa bonne grâce séduisante :

— France, je vous assure que je fais de mon mieux ; mais c’est très difficile de dépouiller le vieil homme !… Je suis tellement habitué à être gâté par elle qui semble trouver cela la chose la plus naturelle du monde, que j’ai beaucoup de peine à ne pas me laisser faire tout simplement.

France eut un rire léger.

— Laissez-vous faire, mais rendez gâterie pour gâterie. Cela lui semblera si bon !… Aimez-la autant qu’elle désirait l’être quand elle était votre précieuse petite fiancée, et elle aura sa part de bonheur… Je vous remercie beaucoup, André, de m’avoir parlé comme vous venez de le faire. Vous m’avez donné une très grande joie, parce qu’il me semble que Marguerite va être enfin heureuse, comme je le désire… de toute mon âme !

— Et comme je le souhaite, France, autant que vous-même…

— Alors, tout est bien, dit-elle lentement, avec une sorte de gravité.

Il inclina la tête : et tous deux, alors, demeurèrent silencieux, songeant à mille choses du passé et de l’avenir.

Au dehors, le jardin était maintenant baigné d’une lueur d’argent et la rosée perlait la pelouse. Les murs avaient des lignes très nettes sur le ciel lumineux. La brise soufflait plus forte, et, dans le salon, faisait doucement battre comme une aile la mousseline d’un rideau… Les minutes coulèrent. La pendule sonna l’heure. France tressaillit ainsi que dans un réveil.

— Neuf heures déjà !… Comme Marguerite est longue à revenir !… Peut-être elle est retenue auprès des enfants. Je vais voir…

Elle se levait. André dit alors, il avait repris son accent habituel :

— En vous attendant toutes deux, je vais fumer dans le jardin.

Très doucement, pour ne pas réveiller les petits, France monta au premier étage que le silence enveloppait. La même clarté blanche qui ruisselait sur le jardin inondait aussi l’étroit couloir. A travers les vitres, France aperçut son beau-frère qui suivait lentement la petite allée dont les cailloux luisaient, un peu humides. Le feu de son cigare brillait en un point clair.

A quoi songeait-il ?… Peut-être encore à la femme qu’il commençait à savoir aimer comme l’Unique ?… Un jour allait venir où, l’un par l’autre, ils seraient heureux infiniment.

France appuya son front contre les vitres, comme pour écraser des pensées confuses qu’elle avait l’instinctive crainte de voir se préciser… L’amour, c’était donc la source par excellence du bonheur !… Un bonheur supérieur à celui dont elle-même vivait depuis des années, n’en désirant pas d’autre… Un bonheur fugitif, redoutable, fragile, criminel parfois même, soit ; mais un bonheur tel que, pour le goûter, nul sacrifice n’arrêtait ceux que la soif en possédait… Elle le savait bien. Elle en avait tant d’exemples dans le monde où elle se mouvait !

L’amour, il donnait la joie à Paul Asseline, épousé pour sa fortune seulement… L’amour, il avait été le viatique de Marguerite et il avait transfiguré son humble vie… Mais aussi, il avait dévasté celle de Rozenne, dont il était le maître, quand il le jetait, la volonté morte, vers cette femme qui, sans scrupule, préparait son malheur.

L’amour… Était-ce donc lui encore qui, jadis, amenait près d’elle ce même Rozenne, par qui elle eût été adorée si elle l’avait voulu, disait-il.

Avec un tressaillement elle se redressa, écartant son front de la vitre. Cette nuit de printemps la faisait déraisonner. Comment pouvait-elle s’abandonner ainsi à ces rêvasseries de pensionnaire romanesque et pourquoi s’y attardait-elle stupidement, au lieu d’aller retrouver Marguerite ?…

Impatiente, elle se détourna du clair de lune enchanté et se dirigea vers la chambre des enfants. Avec précaution, elle entr’ouvrit la porte. Sous la frêle clarté de la veilleuse, elle aperçut sa sœur, assise auprès du lit d’Étiennette, le visage tourné vers la forme mince qui soulevait la couverture. A la vue de France, Mme d’Humières se dressa un peu et murmura :

— Comment, c’est toi, chérie ?… Tu te demandais ce que j’étais devenue ?… Étiennette s’est réveillée et j’attendais, pour aller te retrouver, qu’elle fût bien rendormie…

France s’était approchée du petit lit ; silencieuse près de sa sœur, elle contemplait l’enfant. Sous la lumière voilée, elle distinguait le duvet clair des cheveux, la rondeur de la joue, les lèvres entr’ouvertes, la main menue qui serrait la couverture…

Et tout à coup la pensée lui vint, imprévue, de cet autre petit qui dormait dans une maison presque voisine, réprouvé de son père, n’ayant pour veiller sur ses nuits troublées qu’une pauvre vieille femme, tandis que la mère était loin, et non pas seulement séparée par la distance, mais par l’abîme de sa raison perdue… Alors, France eut infiniment pitié de ce petit, comme elle avait eu pitié du père…

Marguerite s’était penchée vers le lit pour voir si l’enfant dormait bien ; et son visage avait une telle expression de sollicitude joyeuse et tendre que France lui murmura :

— Comme tes enfants te rendent heureuse, ma chérie !…

— Pas seulement les enfants, France, mais lui aussi, André…

Oui, lui aussi, c’était vrai, parce qu’il entendait maintenant le divin appel de ce cœur aimant. Le jour approchait où ils iraient dans la vie comme les bénis qui sont deux en une seule âme…

Et soudain France se sentit toute seule dans l’existence.

VIII

A son ordinaire, Mme Danestal était en courses et visites avec Colette ; et France qui rentrait pensa, regardant la pendule du salon, qu’elle pouvait espérer une heure de pleine liberté pour faire de la musique tout à son gré, sans être incessamment dérangée par sa mère qui n’avait jamais cure qu’elle fût occupée.

Parce que, la veille, il y avait eu réception pour quelques hôtes de choix, la pièce, riche de meubles artistiques, demeurait somptueusement fleurie, les roses de juin épanouies en profusion dans ces vases précieux qu’affectionnait le goût de Robert Danestal. Mais quelques-unes déjà s’effeuillaient et leurs pétales jaunissants se mouraient sur la soie des tapis, distillant une senteur capiteuse. Pourtant, du balcon s’épandait un souffle d’air chaud, sous le store encore baissé que le soleil poudrait d’or, en descendant vers l’horizon, sous la menace de lourdes nuées d’orage.

France s’assit devant le piano à queue, mais elle ne joua pas. Elle se mit à feuilleter un cahier de mélodies un peu étranges que, la veille même, elle avait entendu exécuter par leur auteur, un Norvégien, qui, très empressé à lui être agréable, les lui avait envoyées le matin même.

— Tout simplement parce qu’il sait combien j’aime la musique et qu’il m’a vue intéressée par la sienne, avait-elle répondu aux réflexions de Mme Danestal qui, hantée par le désir de la marier, voyait des intentions matrimoniales dans le plus insignifiant hommage offert à sa fille…

Mais sincère avec elle-même, France savait parfaitement que son charme de femme, tout autant que ses dons d’artiste, avait séduit le robuste garçon du Nord pour qui elle était la révélation d’une race féminine qu’il ne connaissait pas encore. Et de même elle savait que la soirée de la veille avait été pour elle un de ces succès dont les moins vaniteuses ont conscience…

Elle avait eu l’impression qu’il en serait ainsi quand elle s’était regardée dans la glace, au moment de quitter sa chambre, svelte dans sa longue robe de crêpe de Chine blanc qui la modelait avec une hardiesse discrète ; car elle avait, en toute simplicité, la coquetterie de sa forme très pure, comme les sculpteurs ont l’amour des belles lignes.

Les yeux arrêtés sur l’image que reflétait la glace, elle avait murmuré, comme s’il se fût agi d’une étrangère :

— Tiens, je suis jolie, ce soir !

Et s’il lui avait fallu, pour la convaincre qu’elle ne se trompait pas, l’approbation d’autrui, le seul regard de Rozenne surpris par hasard sur elle, eût suffi pour lui dire que, ce soir-là, même à Colette, elle pouvait être comparée…

Rozenne… Qu’il avait encore été bizarre avec elle, la veille !… Sa pensée ramenée vers lui, elle ne songeait plus aux mélodies qu’elle avait voulu revoir. D’un geste distrait elle reposa le cahier ; et, les mains jointes sur le bois du piano, elle réfléchit… Rozenne avait dû arriver dans la soirée, vers dix heures et demie, tandis qu’elle écoutait, avec un plaisir, évident sans doute, la musique originale de Peer Stavensend. Elle ne l’avait pas vu entrer. Encore un long moment, elle était restée à causer avec le compositeur, qui la retenait, sans qu’elle éprouvât d’ailleurs le désir d’interrompre une conversation qui l’intéressait profondément, puisque c’était un échange d’idées et d’impressions sur la composition musicale…

— Combien de temps ai-je pu causer ainsi avec Stavensend ?… Vingt minutes, peut-être ? songea-t-elle les yeux arrêtés sur le battement léger du store que la brise soulevait.

Tout à coup, tournant la tête pour répondre à une question de sa mère, elle avait aperçu Rozenne qui la regardait… Et, dans les yeux, il avait cette expression qui, bien autrement que les paroles, dit à une femme qu’elle est mieux que belle…

Mais, en même temps, elle avait remarqué que son visage était celui des mauvais jours, un visage douloureux et révolté qu’elle avait appris à reconnaître, même sous le masque impassible que le monde imposait.

Tout de suite, d’instinct, elle aurait voulu aller à lui, qui ne venait pas même la saluer cependant. Mais elle était prisonnière des convenances et elle se devait d’abord aux hôtes de son père, des lettrés illustres, des maîtres artistes qui la recherchaient avec une attention flatteuse.

Quand elle avait pu, enfin, se trouver près de Claude, elle lui avait demandé, rieuse et amicale :

— Alors, décidément, vous ne voulez pas même m’honorer d’un pauvre salut ?

— Je me serais fait scrupule de vous enlever à des admirations qui paraissent vous charmer !

Lui, ne souriait pas ; et son accent était âprement ironique. Elle avait riposté :

— Ne parlez pas ainsi, vous auriez l’air jaloux ! Et les amis, vous savez, n’ont pas le droit d’être jaloux !

— Je le suis, moi ; et je ne partage mes amis avec personne…

Elle avait pensé :

« Mais les vôtres doivent être moins exclusifs ! »

Seulement, ses lèvres n’avaient pas articulé de telles paroles. Elle avait dit simplement.

— Je n’aime pas, moi, les amitiés tyranniques…

Sa voix avait quelque chose d’un peu dur ; elle l’avait senti et, tout de suite, regretté… Alors, avec la grâce caressante que, inconsciemment, elle apportait maintenant dans leurs rapports, elle avait repris, la voix changée :

— Nous nous disputons comme des enfants ! Faisons la paix, voulez-vous ?

Il avait eu un haussement d’épaules, avait murmuré :

— A quoi bon ?…

Puis il s’était détourné, profitant de ce que Mme Danestal appelait de nouveau sa fille.

Un moment après, elle avait constaté qu’il n’était plus dans le salon. Et un regret, aigu à en devenir une souffrance, l’avait meurtrie qu’il fût ainsi parti, irrité contre elle, si injustement !

Très bas, ses lèvres articulèrent, tandis que ses doigts erraient sur le piano, le murmure des notes berçant sa songerie :

— Comme il est bizarre avec moi, quelquefois !

Ah ! oui, bien bizarre ! fantasque d’humeur, parfois rude et agressif sous les dehors d’une politesse froide ; et pourtant, prodigue d’attentions délicates, toujours… Si attirant d’esprit avec sa pensée admirablement ouverte et sa sensibilité d’artiste ; et de cœur aussi, car il savait trouver des mots exquis pour lui montrer sa reconnaissance de la sympathie profonde qu’elle lui donnait, depuis qu’elle savait…

Il ne faisait jamais allusion au tragique événement qui pesait sur sa vie ; et, pas davantage, il ne parlait de son fils. Mais cette connaissance qu’elle avait de son lugubre secret semblait avoir noué entre eux un lien dont elle avait conscience — et lui aussi… Vraiment, pour lui, elle paraissait être devenue l’amie par excellence, à laquelle il trouvait bienfaisant et doux de venir ; — à certaines heures surtout, quand il avait trop torturante l’angoisse du souvenir… Jalousement alors, il appelait sa présence, il cherchait le baume de sa compassion, l’apaisement d’une causerie qui l’arrachait à lui-même, le distrayait, berçait sa désespérance…

A elle, ces causeries révélaient quelles profondeurs le malheur avait mises en sa pensée. L’épreuve l’avait guéri de son insouciance, avait mûri et élargi son esprit de dilettante, élevé sa conception de la vie, éveillant, en lui, une source vive de sympathie, que des actes trahissaient, pour la misère des destinées humaines.

Si mal qu’il vécût, au gré des gens d’une rigoureuse sagesse, elle savait bien que Claude Rozenne avait, à l’heure présente, une valeur morale bien supérieure à celle que possédait le nonchalant Rozenne d’autrefois.

Et c’est pourquoi, sans doute, elle trouvait une saveur qu’elle ne se dissimulait pas à cette amitié d’homme entrée tout à coup dans sa vie ; pourquoi elle pardonnait à Rozenne la dualité de son existence sentimentale qu’il partageait entre elle et d’autres auxquelles il ne donnait pas la meilleure part… C’est pourquoi elle ne s’irritait pas qu’une destinée étrangère vînt ainsi frôler la sienne, s’y mêler avec une mystérieuse force qu’elle subissait sans révolte… Toujours, pour faire du bien à une créature éprouvée, elle avait été prête à donner de son âme sans compter.

Cette fois, du moins, la charité lui était bien facile et apportait dans sa vie un rayonnement qui l’enivrait subtilement. Elle ne se rappelait pas avoir, depuis bien des années, passé un printemps comparable à celui qui venait de s’écouler, ni possédé une pareille intensité de vie intérieure ; ni joui, avec cette force délicieuse, de tout ce qui la charmait ou de ce qu’elle aimait…

Et sans penser à l’avenir, confiante, elle se laissait emporter par la course des jours, reconnaissante parce qu’ils étaient bons…

… Ses doigts modulaient au gré de sa songerie…

Mais, tout à coup, elle s’interrompit, avec la sensation qu’elle n’était plus seule dans la pièce. Elle se détourna, regardant autour d’elle… Alors, à l’entrée du salon, adossé au mur, elle aperçut Rozenne…

Un choc la secoua. Les prunelles un peu dilatées par la surprise, elle le contemplait :

— Comment, vous êtes là ?… Depuis longtemps ?…

— Non, depuis un instant… J’apportais pour votre père des croquis que je lui avais promis hier soir. J’ai entendu votre piano… Et je suis entré pour vous offrir quelques fleurs qui m’avaient tenté pour vous…

Sur une table, il y avait en effet une gerbe d’admirables œillets qu’il venait, sans doute, d’y poser.

Elle eut une exclamation ravie :

— Oh ! qu’ils sont beaux !

Dans la chair odorante des pétales, elle enfouissait son visage, si avidement que des gouttelettes d’eau mouillèrent ses lèvres.

Quand elle releva la tête, elle souriait d’un joli sourire affectueux où était un peu de malice :

— Ce sont les fleurs de la réconciliation, n’est-ce pas ?… Pourquoi êtes-vous parti sans me dire adieu, hier, comme si vous étiez fâché après moi de… je ne sais quoi ?…

Elle lui tendait sa main qui gardait le parfum des œillets dont elle avait doucement caressé les pétales. Il se pencha et baisa ses doigts. Puis, la regardant, il dit :

— Parce que j’étais à bout de résignation, de patience… de vertu… Mettez le mot que vous voudrez !

Elle s’était rassise sur le tabouret de piano ; les plis légers de sa robe, d’un bleu pâle de lavande, ruisselaient autour d’elle ; et elle l’écoutait, regardant droit devant elle, vers les sombres iris, au cœur tigré d’or, qui se dressaient sur la cheminée.

Quand il se tut, elle répliqua tout de suite, du même accent où elle mettait volontairement un badinage gai :

— Avouez, en toute humilité, que vous avez montré, hier soir, un détestable caractère, sans motif… Et n’en parlons plus.

— Sans motifs ? vous pensez, répéta-t-il amèrement. Croyez-vous qu’il y ait beaucoup d’hommes qui, ayant… une amie telle que vous, accepteraient de bonne grâce de la voir accaparée par d’autres… de la voir surtout se laisser très volontiers accaparer !

Elle ne voulut relever que les derniers mots de Rozenne ; et, tout en détachant, de la gerbe, quelques œillets qu’elle glissa dans sa ceinture, elle dit, très simple :

— C’est vrai, les opinions musicales de Stavensend m’intéressaient beaucoup… Et elles vous auraient intéressé également si, au lieu de bouder dans votre coin, vous étiez venu gentiment causer avec nous !… Vous n’avez pas entendu ses mélodies ?… Voulez-vous que je vous en chante quelques-unes, pour vous tout seul ?… J’ai encore un petit instant de liberté !

— Pourquoi « petit » ?

— Parce que… C’est toute une histoire… Asseyez-vous là, près du piano, et je vous la conte en deux mots… Imaginez-vous que, ces jours-ci, j’ai reçu une lettre de Marguerite m’adressant, au nom des Chambry, une bien singulière demande, celle de faire entendre, au concert de la vente de charité qui aura lieu le 22 juin, mon poème de l’Eau dormante, avec la musique dont je l’ai agrémenté… Cela, pour l’amour des pauvres !… Vous pensez bien que j’avais décliné l’honneur trop grand… Et puis, sur de nouvelles instances, de plus en plus pressantes, j’ai faibli et promis de demander à Marceline Herrène qui a récité l’Eau dormante, il y a trois semaines, chez Colette, si elle consentirait à la redire à Amiens, par charité ! Elle doit venir à six heures m’apporter sa réponse. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous disais n’avoir qu’un moment pour vous faire de la musique.

— Oui, je comprends que vous êtes insaisissable toujours et qu’il ne m’est presque jamais donné de vous voir à mon gré, mon amie…

Oh ! ce nom ! toujours il la faisait tressaillir, à cause de l’indéfinissable accent dont Rozenne le disait, avec une sorte de douceur tendre, qui lui donnait la même sensation qu’un baiser très aimant mis sur son front ou sur ses cheveux. En l’entendant, elle avait l’impression d’être chère encore à Claude Rozenne… Et cela lui semblait bon…

Mais, avec une instinctive volonté de fuir un charme qu’elle ne voulait pas subir, elle ouvrit le cahier des mélodies et le feuilleta. Alors, tout de suite, la musique l’envoûta et elle redevint maîtresse d’elle-même.

Il le sentit et une angoisse crispa tout son être, de l’avoir si près de lui, et pourtant lointaine, dans cette pièce solitaire, où la senteur trop forte des fleurs lui montait au cerveau comme une ivresse. Debout près d’elle, il la contemplait, fine sous le voile de sa robe pâle. Sur la floraison pourpre d’une gerbe de pivoines, le profil expressif se découpait d’un trait délicat, le regard voilé par l’épaisseur sombre des cils ourlés d’or, les lèvres entrouvertes, un peu humides car elle les mouillait, par instants, d’un preste petit mouvement de la langue, très jeune.

Elle, absorbée par la musique, ne songeait guère à observer Rozenne. Elle disait, indiquant deux pages du cahier qu’elle feuilletait :

— Écoutez ces mélodies-là. Elles sont exquises !

A mi-voix, elle les commença ; et ce quelque chose de contenu que prenait ainsi son accent donnait une émouvante intimité aux brèves chansons d’amour, passionnément plaintives et tendres, que la musique modulait en sonorités inattendues, d’une expression rare…

Toute vibrante, elle s’arrêta pour demander :

— N’est-ce pas que ces deux pièces sont de vrais petits chefs-d’œuvre ?

Il ne répondit pas. Elle leva la tête, surprise, une question aux lèvres. Mais elle se tut… Dans le regard de Rozenne qui rencontrait le sien, elle apercevait cette lueur profonde, trouble et brûlante, qu’elle avait surprise déjà en d’autres regards arrêtés sur elle — expressive plus encore que l’aveu des lèvres… Seulement dans les yeux de Rozenne il y avait, de plus, quelque chose de douloureux et de désespéré, de suppliant…

Et une pensée bouleversa son âme :

— Il m’aime !… Il m’aime plus encore qu’autrefois !

Elle eut la sensation d’une clarté qui l’éblouissait et dont elle avait peur — que cependant elle souhaitait ne pas voir s’éteindre…

Et ce fut une seconde telle que jamais encore elle n’en avait vécu de semblable — enivrante à lui donner le vertige, splendide comme ce couchant, pareil à une gloire, dont elle voyait luire le reflet d’or incandescent.

Mais aussitôt jaillit dans sa pensée le souvenir de la misérable créature à qui Rozenne était lié… Et la clarté merveilleuse s’éteignit…

D’un geste vif elle referma le cahier et se leva. Un frémissement ébranlait tous ses nerfs. Elle respira profondément, avec un besoin d’air pur… Puis, d’un accent assourdi un peu, elle dit :

— Et maintenant, laissons la musique, n’est-ce pas ?… Je voudrais, puisque Marceline est en retard, vous lire les vers que j’ai retravaillés dans le sens que vous m’avez indiqué… Mais, auparavant, montrez-moi les croquis nouveaux que vous apportez.

Instinctivement elle allait vers le balcon et releva le store. La lumière du couchant envahit victorieusement la pièce avec une bouffée d’air chaud qui emporta une seconde la senteur capiteuse des fleurs.

Alors, elle vit Rozenne, debout aussi, le visage altéré, une contraction aux lèvres, comme s’il eût voulu arrêter d’inutiles paroles, et dans ses yeux, dont elle aimait le regard, cette expression qui attirait à lui toute son âme…

Elle eut peur un peu… de lui… d’elle ?… Sa pensée n’aurait pu préciser. Presque impérative, elle répéta :

— Montrez-moi vos croquis !

Il prit le portefeuille qu’il avait, en arrivant, jeté sur une table et le lui tendit, sans un mot.

Comme si la pensée de Rozenne était devenue pour elle un livre ouvert, elle y voyait clairement, en cette minute, un détachement absolu pour les œuvres nées de son cerveau. Celles qu’il lui montrait, parce qu’elle le voulait, n’existaient même plus pour lui. Seule, une créature l’absorbait tout entier… Et cette créature, elle en avait l’intuition souveraine, en cet instant, c’était elle-même… Les mêmes mots alors palpitèrent éperdument en son cœur : « Il m’aime !… Il m’aime !… »

Ses doigts tourmentaient les œillets glissés dans sa ceinture. Elle se pencha vers le portefeuille qu’il lui avait ouvert, sur le piano à queue. Restée debout, elle regardait les feuilles, avec un effort pour fixer sa pensée qui lui échappait.

Tout à coup, pourtant, son attention se tendit… Un détail la frappait impérieusement, auquel, dans son trouble, d’abord, elle n’avait pas pris garde… Mais elle ne se trompait pas… Cette jeune femme qui apparaissait presque sur chacune des esquisses… c’était elle-même, elle-même poétisée par le rêve d’un artiste, telle une créature de songe, soit ; mais cependant si reconnaissable ! Et avant que sa volonté eût fermé ses lèvres, elle avait laissé échapper :

— Comme cette femme me ressemble ! Vous m’avez fait poser sans me le dire, n’est-ce pas ?… Avouez-le. Pourquoi vous êtes-vous permis cela ?

Sans la regarder, il dit :

— Il s’agissait d’une œuvre de votre père…

Elle ne souriait plus. Pourtant, elle reprit d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre léger :

— Alors, cette ressemblance est volontaire ?

Il secoua la tête.

— Non, elle n’est pas volontaire… Je n’en avais pas conscience quand mon crayon a créé. Je travaille toujours au hasard de l’inspiration. Je ne choisis pas mes figures, elles s’imposent à moi. Il y en a certaines qui me hantent… Je ne vous ai pas offensée ? dites… Vous êtes une petite muse, comme cette femme à qui j’ai donné vos traits.

Lentement elle dit, les cils abaissés sur son regard :

— Non, je ne suis pas offensée…

Il lui semblait être mécontente que Rozenne eût ainsi usé de son image. Pourtant, elle éprouvait une joie mystérieuse à lui être si présente toujours…

— Non, je ne suis pas offensée… Mais cela m’effarouche un peu de me voir ainsi livrée au public.

— Vous lui livrez bien plus que vos traits quand vous lui donnez des vers où vous avez mis votre âme… Ah ! ces vers-là… Comme je voudrais les garder pour moi seul, jalousement !… être seul à en connaître certains dans lesquels vous êtes toute… A cause de cela, sans doute, ils me sont précieux, comme rien d’autre ne l’est davantage au monde, pour moi… Et cependant…

— Cependant ?… répéta-t-elle presque bas, enveloppée par la caresse des mots. D’un geste inconscient elle déchirait un œillet dont la senteur imprégnait sa main. Ses yeux regardaient vers le lointain du ciel empourpré où s’amoncelaient des nuages lourds, cernés de flamme ; mais son âme attentive était tout près de Rozenne, entièrement à lui…

— Cependant je voudrais pouvoir, dans mes heures mauvaises, vous enlever à jamais ce don d’écrire, de créer, qui vous fait vivre dans un monde où vous m’échappez, parce que vous y êtes heureuse seule… Je voudrais vous enlever, non pas seulement votre talent, mais aussi votre beauté qui appelle trop de regards…

— Je ne suis pas belle, fit-elle sourdement.

— Ah ! si, vous l’êtes !… mais à la façon des glaciers qui se dressent orgueilleusement en plein ciel, en pleine lumière !… Et je voudrais que vous fussiez une simple femme, pitoyable et tendre, qui n’ait à donner que son cœur et en fasse le don suprême à celui qui crie vers elle…

Elle eut un geste pour l’arrêter et, suppliante, elle articula, ses lèvres tremblaient :

— Mon ami, mon ami, qu’avez-vous donc aujourd’hui ?… Vous déraisonnez !… Ne dites pas de ces choses inutiles et folles qui sont mauvaises et ne peuvent que nous faire du mal à tous les deux !

Il demeura silencieux… La tentation grondait en lui, si forte ! de crier à France Danestal qu’elle lui était chère, mille fois plus encore que jadis, quand un juvénile attrait le jetait vers elle… La tentation aussi, tant de fois éprouvée déjà, de connaître enfin la saveur de ses lèvres, l’abandon de son corps souple, la douceur des paupières closes sous le baiser qui les fermerait… Oh ! la sentir entre ses bras, sur son cœur et l’emporter ainsi, vaincue enfin !… pour oublier tout ce qui ne serait pas elle.

Si vague, la conscience lui demeurait encore que céder à une telle tentation serait une infamie, à lui qui était aussi misérablement enchaîné qu’un criminel… Car elle n’était pas une femme brûlée par la vie, mais une vierge ayant droit à son respect. Et parce qu’il sentait sa volonté défaillir, il eut peur, à son tour. Résolument, il se leva :

— Vous avez raison ; aujourd’hui, je ne saurais vous dire que des folies que je regretterais ensuite, comme j’ai dû en regretter bien d’autres. Adieu !

Il s’arrêta. Dans l’antichambre, venait de résonner l’appel du timbre. Ce devait être Marceline Herrène. Son arrivée allait le sauver de lui-même… C’était bien !

Comme lui, France avait entendu ; et en elle un bizarre sentiment s’élevait, fait d’un regret aigu et d’une sensation de délivrance.

Claude répéta, d’un accent bas, comme si la tragédienne eût été là, déjà, pour l’entendre :

— Adieu, ma chère, bien chère petite amie… Faites-moi la charité de penser à moi avec beaucoup de douceur et de compassion parce que je suis très malheureux.

Un froufrou de soie bruissait dans la pièce voisine. La porte du salon fut ouverte. Marceline Herrène entrait, superbe d’allure autant que sous le péplum grec, dans sa robe soyeuse de Parisienne élégante, un joli sourire sur le masque tragique du visage où étincelait la flamme des prunelles. Gaiement, elle s’exclamait :

— Je suis en retard, n’est-ce pas, ma belle petite muse ?

Elle s’interrompit à la vue de Rozenne qui, correctement, prenait congé. France présenta :

— Notre ami, M. Claude Rozenne, à qui mon père va devoir l’illustration de ses sonnets des Gloires !… Vous, Marceline, je n’ai pas à vous nommer, vous êtes une femme célèbre !

Rozenne s’inclina avec quelques mots qui étaient un hommage pour la tragédienne. Puis, se courbant très bas, il baisa la main que France lui tendait. Quand il se redressa, il articula, presque cérémonieux, les yeux arrêtés sur elle :

— J’enverrai donc à monsieur votre père les autres esquisses.

Elle pencha la tête et dit simplement :

— Merci… Et au revoir.

Marceline Herrène les considérait de ses yeux brûlants dont l’expression était si franche. Quand la portière fut retombée sur Rozenne, elle demanda, affectueuse et spontanée :

— Est-ce enfin celui que vous épouserez ?…

France eut la sensation d’un choc en plein cœur, et une ondée de sang courut sur son visage.

— Claude Rozenne n’est pas à marier.

— Ah !

Leurs deux regards se confondirent : celui de la tragédienne sympathiquement sceptique et curieux ; celui de France, large ouvert, avec une assurance orgueilleuse… Mais, de nouveau, tintaient follement en elle les mots qu’elle ne pouvait étouffer : « Il m’aime !… Il m’aime ! »

— Si ce n’est pas celui-là, que ce soit un autre. N’attendez pas trop tard pour aimer, France… Ne vivez pas seulement pour être une divine petite muse… Croyez-moi, un jour ou l’autre, fatalement, vous sentirez qu’il ne suffit pas à un cœur de femme d’inspirer de beaux vers… Un cœur, c’est un être qui vit, qui appelle ; qui veut sa joie, son bonheur, ce bonheur comparable à nul autre, et à qui ne suffit pas l’immatérielle beauté des choses…

Elle se tut une seconde ; puis, plus bas, de sa belle voix de contralto, si aisément émouvante, elle dit, la main sur l’épaule de France :

— Écoutez mon conseil, petite France, aimez, aimez ! même dussiez-vous en souffrir… Et dans votre amour, donnez-vous toute, généreusement, pour en être enivrée, comme le plongeur se jette dans la mer, pour s’y perdre !… Autrement, vous arriverez à connaître, un jour plus ou moins proche, la solitude, l’horrible solitude du cœur, le pire de tous les supplices, sentir qu’on n’est pour personne au monde, la vie, l’âme, le tout, l’Unique… Aimez, France, pendant que vous êtes jeune ; que, sûrement, il y a des cœurs qui appellent le vôtre… Aimez ; quand vous en aurez connu la douceur, l’ivresse, vous vous jugerez insensée d’avoir si longtemps voulu vivre dans votre beau rêve glacé !…

Imperceptiblement, France avait pâli et ses paupières s’étaient abaissées, voilant son regard. Sur ses joues blanches, les cils battirent très vite, tandis que Marceline finissait avec un sourire :

— Je regrette que ce Claude Rozenne ne soit pas l’élu… Il semblait fait pour vous… Et je m’y connais en hommes, je vous jure !

Alors, elle eut le fier petit mouvement de tête qui lui était familier et ses lèvres articulèrent les mots que sa pensée lui criait impérieusement :

— Je ne veux pas aimer… Je ne peux pas !…

Les yeux de la jeune femme disaient la question que sa bouche ne prononçait pas. Mais France, changeant de ton, jeta avec une vivacité gamine :

— Je ne peux pas aimer… Je n’ai pas le temps, j’ai trop de choses à faire ! Chère bonne amie, causons vite de ma requête, voulez-vous ?

IX

Une rumeur de curiosité courut à travers la très nombreuse assemblée que réunissait le concert de charité, — dans l’hôtel particulier qui abritait la kermesse, — car, sur l’estrade, venait d’apparaître Marceline Herrène pour dire le poème de Francis Danes.

Dans un mouvement de houle, les têtes se dressèrent. Les regards féminins étudièrent la sobre richesse de la robe de mousseline de l’Inde, incrustée de dentelles d’une fabuleuse valeur, tandis que les yeux des hommes s’attachaient au buste admirable sous l’étoffe souple, au visage qui semblait modelé dans la lumière, coiffé de cheveux sombres, tordus sur la nuque en un nœud lourd.

Debout, immobile, une sorte de rêve dans la chaude profondeur des prunelles, elle semblait écouter le chant que modulait l’orchestre et par lequel s’ouvrait le poème, — un chant si admirablement adapté au caractère du poème que, seul, un même cerveau pouvait avoir conçu la musique et la poésie.

Se penchant vers sa sœur, Marguerite murmura :

— Elle est bien belle !… Tu es gâtée, chérie, d’avoir une pareille interprète !

France inclina la tête en silence. De loin, elle souriait à Marceline qui venait de la distinguer dans la foule du public et lui avait envoyé un imperceptible signe de bienvenue. Puis, elle aussi, se prit à écouter cette musique qui était la sienne, pour elle, évocatrice puissamment d’impressions vécues par elle.

L’orchestre venu de Paris, dont elle avait suivi toutes les répétitions, était vraiment très bon. Mais elle ne l’entendait pas avec cette attention qui, en d’autres jours, lui faisait sciemment détailler le jeu des musiciens. Son regard errait sur les rangs des auditeurs, cherchant, sans qu’elle en eût conscience peut-être, un visage qu’elle n’apercevait pas. Dans cette réunion du tout Amiens select, — où fraternisaient pour quelques heures armée, magistrature, riche bourgeoisie, voire même noblesse, protectrice des bonnes œuvres, — presque toutes les physionomies lui étaient étrangères. A peine elle reconnaissait quelques femmes rencontrées dans le salon de Marguerite… Devant elle, un peu, elle apercevait le groupe des Chambry, la petite femme habillée avec un soin correct et une richesse toute provinciale, assise entre son mari et son beau-frère… Tous trois, l’air très attentif.

A travers la distance, France sentait, tendue vers elle, toute la pensée d’Albert Chambry, avec une curiosité et une surprise qui l’arrachaient à son calme coutumier. Bien vite, il l’avait découverte dans la foule où elle demeurait discrètement confondue ; et, si soucieux qu’il fût des convenances, il n’arrivait pas à s’interdire de la regarder dès qu’il croyait pouvoir le faire sans être remarqué — par elle surtout. Il n’était pas connaisseur en musique et la valeur des harmonies originales du prélude, dont un mélomane eût été ravi, lui échappait complètement. Mais l’oreille charmée par les sonorités expressives et colorées du chant, il écoutait stupéfait, presque désorienté par l’idée que c’était vraiment cette jeune fille qui avait créé cela, que tout ce public était réuni pour être enchanté par la beauté de son œuvre de femme — et de femme de vingt ans à peine !

D’autres, comme lui, de ceux qui savaient quel était Francis Danes, observaient aussi, avec la même curiosité, la fine créature habillée de linon rose, coiffée d’une large capeline tout en fleurs, qui se tenait auprès de sa sœur, comme une fille du monde très bien élevée, auditrice correcte ; de telle sorte que personne, la voyant ainsi, n’aurait pu soupçonner que c’était elle qui avait écrit cette musique et ce poème.

Elle, ne s’occupait guère de l’attention qu’elle excitait ainsi ; sourdement nerveuse, elle continuait sa recherche inconsciente, parmi tous ces inconnus… Non, décidément, elle n’apercevait pas Claude Rozenne. Il n’était pas là !… Il n’était pas venu assister à cette audition solennelle, devant un public payant ! de l’œuvre de sa « précieuse petite amie », comme il semblait se plaire à l’appeler. Pourquoi ?… Pourtant, il était à Amiens, l’avant-veille encore. De loin, elle l’avait aperçu, en arrivant de Paris, quand elle sortait de la gare avec Marguerite… Mais il n’avait pas paru chez sa sœur, bien que certainement il sût qu’elle était à Amiens, où les plus petites nouvelles étaient vite colportées.

Alors, il continuait à la fuir, comme il semblait le faire depuis quinze jours… Même, il se désintéressait de ce qui la touchait.

Ses doigts froissèrent la gaze de son éventail, si fort qu’une paillette blessa la peau sous le gant.

Alors, soudain, elle s’aperçut de l’impatience où la jetait l’absence de Rozenne ; et irritée contre elle-même, sans remuer les lèvres, elle murmura :

— Qu’est-ce que cela peut me faire après tout, qu’il soit là ou non ?

… Tout à coup, une détente se fit en elle, Marceline commençait le poème ; et son admirable voix, grave et pleine, d’une souplesse caressante, donnait si merveilleusement aux vers leur relief, leur couleur ; en faisait jaillir, si lumineuse, la pensée, que toute préoccupation étrangère disparut du cerveau de France, dans la jouissance aiguë d’entendre l’œuvre de son âme, dite par une artiste telle que celle-là.

La musique accompagnait la parole humaine, qui, parfois, faisait silence un moment, pour laisser la mélodie lui répondre ; puis reprenait la légende symbolique, contée en une langue d’une incomparable poésie dont les moins lettrés eux-mêmes subissaient le charme. Mais France ne s’apercevait pas de ce triomphant succès de son œuvre, ni des regards qui allaient à elle, l’auteur !… Même, elle avait oublié l’absence de Rozenne. Rien n’existait plus pour elle que l’intense plaisir artistique qu’elle savourait passionnément. Et elle tressaillit dans une sensation de brusque réveil quand des applaudissements éclatèrent enthousiastes, alors que l’orchestre achevait le motif final. Marceline, rappelée éperdument, reparaissait les mains pleines de fleurs, jetant le nom du poète que saluaient les acclamations.

Avec une malice un peu émue André glissa à sa belle-sœur qui, devenue toute rose, écoutait, une petite fièvre au fond des prunelles :

— Quel succès ! France… Prenez garde, on va vous enlever pour vous porter en triomphe !

— Avant cela, vite, je me sauve pour aller remercier Marceline qui mérite bien, elle, d’être portée en triomphe !… Quelle artiste !… Guite, tu me retrouveras dans le petit salon…

Correctement escortée par son beau-frère, elle se glissait parmi les groupes qui se formaient ; car la première partie du concert était achevée et les dames patronnesses commençaient la quête dans les rangs nombreux du public.

Tous les regards invariablement la suivaient, autant parce que la rumeur commençait à la désigner pour le poète de l’Eau dormante que parce qu’elle était une très jolie femme, totalement différente des plus élégantes Amiénoises réunies dans le hall, par son allure et par la discrète originalité de la toilette créée par son goût.

Elle, indifférente, passait vite ; et bientôt elle disparut, entrant dans le salon où, avant le concert, elle était avec Marceline.

Devant la glace, la tragédienne attachait sa longue mante, déjà prête à partir.

Elle se retourna au bruit de la porte et sourit à France qui venait à elle, une clarté rayonnante dans les yeux.

— Oh ! Marceline ! Marceline ! quel don royal vous m’avez fait ce soir encore !… Je ne connais pas, je crois, de jouissance comparable à celle d’entendre mes vers récités par vous !

— Alors, vous êtes satisfaite, petite Muse ?

D’un geste spontané, France, comme une enfant, enlaça la jeune femme, jetant un chaud baiser sur son visage… Ardemment, elle admirait son talent qui, si souvent, était du génie ; elle aimait son inépuisable bonté et, sans effort, elle lui pardonnait les généreuses folies où l’entraînait son cœur d’amoureuse…

— Je suis, Marceline, comme tous ceux qui vous entendent, ivre de la musique de votre voix, de vos paroles…

— Mes paroles, ce soir, c’étaient les vôtres, France.

— Oui ; mais comme vous les avez dites ! Jamais je ne vous remercierai assez d’avoir bien voulu faire ainsi connaître mes vers… Ah ! je comprends que mon père ne veuille permettre à personne de réciter, devant lui, certains de ses sonnets qu’il vous a entendus !

Marceline eut un imperceptible recul. Elle se souvenait de la manière dont Robert Danestal avait jadis souhaité lui témoigner son admiration, alors qu’elle aimait ailleurs…

Mais ce fut, chez elle, impression fugitive ; sa main effleurant les cheveux de France, elle dit :

— Maintenant que je ne suis plus bonne à rien, France, je vais vite filer à l’hôtel, car je repars tout à l’heure pour Paris… et voilà la foule qui va envahir cette retraite afin de vous apporter ses félicitations…

Du salon voisin, en effet, montait de plus en plus vive la rumeur des conversations, car l’entr’acte continuait.

— Marceline, attendez une seconde, je vais appeler mon beau-frère pour vous mettre en voiture.

— Je n’ai besoin de personne. Au revoir, ma chère petite amie.

Elle eut un regard d’affection vers la jeune fille qu’elle avait vue presque enfant, alors qu’elle-même, en ses débuts au théâtre, venait réciter des vers chez Robert Danestal, pour se faire connaître… Puis, soulevant une portière, elle s’échappa, tandis que la porte du salon s’entr’ouvrait devant Marguerite qui, discrète, demandait :

— Chérie, peut-on entrer ?… Tu es seule ? Marceline est partie ?… Alors, il est possible de venir te féliciter, sans vous déranger… Oh ! ma petite France, tu peux être fière de toi !… Moi qui viens d’entendre ce que tous disent, je suis pénétrée d’orgueil !

Elle tressaillait d’une joie maternelle, en lui murmurant cela, tandis que le salon s’emplissait de visiteurs qui souhaitaient être présentés au poète de l’Eau dormante.

France les regardait ; et, sourdement, une pensée lui faisait battre le cœur d’un regret âpre :

« Pourquoi Rozenne n’était-il pas de ceux-là qui s’empressaient autour d’elle ?… Oh ! pourquoi ?… »

Jamais elle n’eût soupçonné que son absence pourrait lui être ainsi pénible ; qu’elle aurait, à ce point, trouvé bon, ce soir-là, de rencontrer son regard avec l’expression qu’elle ne pouvait plus oublier, de sentir autour d’elle l’indéfinissable sentiment qui lui était devenu cher…

De se voir fêtée par tous ces inconnus, alors que lui — son ami ! — demeurait invisible, ainsi qu’un indifférent, une sensation aiguë de désillusion, une tristesse douloureuse s’insinuaient en elle ; un désir, aussi, de fuir ces étrangers, de s’en aller toute seule, dans l’ombre bleue de la nuit qu’elle apercevait par les portes-fenêtres, grandes ouvertes sur le jardin…

Pourtant, bravement, elle jouait son personnage de femme célèbre dans sa petite sphère. Elle répondait, comme il convenait, à tous les compliments ; aux félicitations majestueuses de Lucien Chambry, aux exclamations enthousiastes de sa petite femme…

Albert Chambry, lui, les laissait parler, attendant qu’il lui fût possible d’aborder, à son tour, la jeune fille trop entourée. Avec un regard qui n’avait plus son calme coutumier, il contemplait la jolie tête expressive, les lèvres souples, les prunelles d’eau bleue, les moires dorées des cheveux sous la capeline de fleurs. Pour la première fois, il avait eu l’entière conscience de l’intensité de vie qui animait le cerveau et l’âme de France Danestal, et il en demeurait ébloui et troublé.

Soudain rapprochée de lui par un remous dans le flot des visiteurs, elle rencontra, par hasard, ces yeux qui ne la quittaient plus. Et, sans, réfléchir alors, avec un petit sourire, elle demanda drôlement :

— Pourquoi donc me regardez-vous ainsi ?

— Parce que je vous admire… comme je n’ai jamais admiré aucune femme !

— Rien que cela ! fit-elle rieuse, un peu saisie, mais touchée de l’aveu. Lui-même en avait l’air si stupéfait qu’elle fut amusée, une seconde. Il commença, suppliant :

— Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie… Je sais très bien que mon admiration est de mince valeur ; mais je vous l’offre bien sincère…

— Et c’est pourquoi elle m’est précieuse. Un jour où nous serons plus tranquilles que ce soir, vous me direz, n’est-ce pas, en quoi mes vers vous ont plu ?… Cela m’intéressera beaucoup !…

Il sentit la délicate intention d’effacer sa riposte un peu malicieuse.

— Si vous restez quelques jours à Amiens, me permettrez-vous d’aller vous dire toute mon impression chez madame votre sœur ?… Je suis…

Mais France ne l’entendait plus. Quelqu’un, derrière elle, venait de prononcer le nom de Rozenne, et les nerfs tendus elle écoutait, oublieuse de l’existence même d’Albert Chambry qui lui parlait. Que disait-on ?

Justement, ce qu’elle-même avait, tant de fois, pensé dans la soirée :

— Il est étonnant que Rozenne ne soit pas ici !

Et, entre haut et bas, la voix de Lucien Chambry prononçait, mordante :

— Rozenne ici ?… Vous ne savez donc pas que ce soir Gillette Harcourt reprend le rôle qui a été son triomphe au commencement de l’hiver ? Une nouvelle première à laquelle ses… admirateurs ne pouvaient manquer d’assister !

France n’entendit rien de plus ; car André d’Humières approchait, lui amenant un ami qui, à son tour, désirait être présenté. Elle accueillit cet inconnu comme elle en avait accueilli tant d’autres depuis un moment, avec une indifférence souriante. Mais les mots qu’il lui disait lui arrivaient dépourvus de sens. Tressaillante comme après un choc très douloureux, elle pensait :

« C’est pour cela qu’il n’est pas là !… Je comprends maintenant ! »

Ah ! oui ! elle comprenait… Et c’était si simple !… Ayant à choisir, ce même soir, entre l’amante et l’amie, « la précieuse petite amie ! » ce n’était pas vers celle-ci qu’il était allé !… De quoi donc s’étonnait-elle ?… Tous, ils étaient pareils, les hommes, elle le savait bien, depuis très longtemps… Et après tout, il était si naturel que Rozenne eût agi ainsi… Elle, France, était tellement peu de chose dans sa vie, dont elle n’avait pas voulu…

— Oh ! France, qu’est-ce que tu as ?… Comme tu es devenue pâle !… lui murmura la voix anxieuse de Marguerite.

Un sursaut de colère contre elle-même, contre Rozenne l’ébranla tout entière. Au hasard, elle dit :

— Je suis lasse de tout ce monde… Et puis, il fait si chaud ici… Je vais respirer une seconde sur la terrasse. Ne t’inquiète pas de moi, ma chérie.

Sans attendre la réponse de sa sœur, elle se glissa dehors, sur le perron qui s’allongeait en terrasse, et descendit les marches.

Le souffle de la nuit l’enveloppa, très doux, odorant d’une senteur de verdure et de fleur, où dominait l’arome des œillets qui montait d’un massif tout proche… Un souvenir jaillit en elle ; celui de l’après-midi où Rozenne lui parlait dans le salon si fleuri, qu’il semblait distiller l’ivresse…

Oui, elle était follement grisée, ce jour-là, quand son cœur bondissait d’allégresse parce que la croyance était entrée en elle que Rozenne l’aimait encore, l’aimait plus qu’autrefois… Oh ! la stupide allégresse ! dont la seule pensée était pour elle, en ce moment, une humiliation intolérable… Ah ! oublier, oublier, oublier !… Sentir descendre en elle quelque chose de la grande paix de la nuit…

Autour d’elle, sous le ciel de velours, étoilé à l’infini, c’était un tel silence, après le vain bruit des conversations !… A peine, le bruissement léger de la brise, à travers les feuilles. Les allées fuyaient dans l’ombre des arbres ; une seule, qui enserrait la pelouse, semblait un chemin de lumière, sous le reflet de lune qui argentait aussi les arbustes…

France détourna la tête pour ne plus voir les fenêtres éclairées qui lui rappelaient que le monde était là, tout proche, prêt à la reprendre… Et instinctivement, dans sa soif douloureuse d’être pénétrée — un peu ! au moins… — par cette sérénité des choses impassibles, elle ferma les yeux, — comme une enfant très lasse qui appelle le repos…

Mais alors, sous les paupières abaissées, des larmes jaillirent et vinrent mouiller ses lèvres…

X

Septembre s’achevait, avec une température d’été, aux heures lumineuses du jour ; et seul, l’or fauve, l’éclat pourpré des frondaisons disaient l’approche de l’automne.

Tout particulièrement, Colette était ravie de ces beaux jours persistants. Elle recevait beaucoup en son château de Chevregny, pendant la saison des chasses, et elle aimait à pouvoir distraire ses invitées féminines par de longues promenades en voiture, à travers la jolie campagne de l’Aisne, tandis que les hommes abattaient le gibier.

— Colette, quel est, en définitive, le programme de la journée ? lui demanda sa mère, comme elle arrivait rejoindre ses hôtes qui, sur la pelouse, à l’ombre des tilleuls, confortablement installés dans de larges fauteuils de paille, attendaient que les voitures fussent annoncées.

La jeunesse était encore dispersée dans les allées du parc. Seules, les « personnes d’âge » étaient là, rassemblées autour de Mme Danestal : les femmes causaient ; les hommes fumaient ou parcouraient les journaux ; quelques-uns somnolaient un peu, les yeux entr’ouverts sur les lointains dorés… Tous, en vérité, avaient un air de béatitude parfaite ; et, leur attention réveillée par la question de Mme Danestal, ils regardèrent, avec des yeux charmés, la belle maîtresse de maison qui approchait, vraiment digne de toutes les admirations. Habillée de mousseline blanche ourlée de précieuses guipures, des roses pourpres dans sa ceinture, sa jolie tête blonde coiffée d’un grand chapeau fleuri, elle réalisait, en vérité, la vision d’élégance et de beauté qu’elle s’appliquait à évoquer toujours, ne désirant rien d’autre, pour pouvoir se dire heureuse.

— Ce que nous faisons tantôt, mère ?… Eh bien ! nous allons goûter au bois de la Brosse et nous reviendrons par Vauclair. La voiture va nous attendre à trois heures ; mais s’il y a des amateurs de marche, ils pourront aller à pied jusqu’à la Brosse.

— Nous autres, alors ! jetèrent des voix jeunes, celles de la petite Jacqueline de Tavannes et de son fiancé, Maurice Derombies, qui passaient, sortant de la bibliothèque, dont l’asile leur était gracieusement abandonné pour abriter l’intimité de leurs tête-à-tête.

Mme de Tavannes protesta un peu, malgré la grande liberté qu’elle jugeait nécessaire d’accorder aux fiancés pour qu’ils pussent bien se connaître.

— Jacqueline, quelle singulière idée d’aller à pied ! Tu auras chaud ! Tu seras fatiguée !

— Oh ! maman, vous savez bien que jamais je ne suis fatiguée.

— Et puis, tu ne peux ainsi courir les bois seule avec Maurice !

— Eh bien !… nous demanderons à… à… à France de nous chaperonner. Elle est aussi marcheuse que nous. Je vais l’en prier. Elle joue au tennis… Ah ! la voilà !

Elle venait, en effet, sa raquette à la main, de petites mèches folles moussant autour du front, sous la paille du chapeau, très rose de l’animation de la lutte dont le reflet luisait encore dans l’éclat des prunelles souriantes. Avec sa robe un peu relevée pour le jeu, elle avait l’air d’une toute jeune fille et elle semblait, absolument, la contemporaine d’âge de Jacqueline, malgré les quelques années qu’elle avait de plus.

La petite fiancée avait couru vers elle.

— France, n’est-ce pas, vous voulez bien venir à pied avec nous à la Brosse ? Dites oui, chérie, vous serez si bonne !… En voiture, c’est tellement ennuyeux !… Nous sommes tous en « paquet » et Maurice et moi, nous ne pouvons causer !…

France, amusée, se mit à rire.

— Oui… oui, je comprends… C’est convenu, Jacqueline, nous n’irons pas à la Brosse en « paquet », mais tous les trois, gentiment ; et je vous promets d’être très discrète, de marcher toute seule, en avant, sans me retourner !

La petite l’embrassa joyeusement.

— France, vous êtes un amour ! Maurice, c’est arrangé ! Maman, soyez satisfaite, nous aurons France pour veiller sur nous !…

Mme de Tavannes — qui était paisible et douce — eut un sourire indulgent.

— Allons ! bien, bien… Seulement, je trouve que le chaperon n’a pas l’air plus respectable que les chaperonnés !… Enfin…

— Madame, je suis une vieille fille, vous n’avez pas l’air de vous le rappeler… Je n’ose plus dire mon âge, glissa France gaiement, tandis que d’un doigt vif elle détachait les épingles qui avaient raccourci sa jupe.

— France, vous avez l’air d’une vraie gamine comme Jacqueline.

— Ah ! elle devrait bien lui ressembler en choisissant enfin un mari ! soupira Mme Danestal, qui ne se consolait pas de voir sa fille libre encore du lien conjugal.

Le brillant mariage de Colette était pour elle la félicité quotidienne ; d’autant qu’elle-même profitait fort du luxe de la jeune femme, grâce à l’aimable bonté de Paul Asseline et à la communauté de ses propres goûts mondains avec ceux de sa fille.

Aussi, il lui semblait intolérable que France, douée comme elle l’était, d’une incontestable séduction, ne se mît en peine nullement de trouver, à l’exemple de sa sœur aînée, un époux fortuné ; même plus, eût, jusqu’alors, laissé échapper avec une indifférence absolue les partis, quelques-uns vraiment tout à fait « convenables », qui lui avaient été offerts.

Ce souci mis à part, Mme Danestal se trouvait fort satisfaite de sa destinée. Elle ne s’inquiétait point de la modeste position de sa fille Marguerite, puisque celle-ci s’en accommodait. Ses petits-enfants la ravissaient, ceux de Colette surtout qu’elle se faisait une joie de « pomponner ». Il y avait beau temps qu’elle n’avait plus cure des excursions — à peu près constantes — de son mari hors du foyer conjugal, et elle se tenait pour satisfaite de vivre dans le rayonnement de sa célébrité ; à la longue, résignée à le voir dépenser comme s’il eût possédé d’inépuisables rentes. L’habitude l’avait rendue habile à réparer tant bien que mal — surtout en apparence — les brèches ainsi causées dans leurs piètres revenus.

Oui, si France eût été mariée, elle n’eût plus rien désiré. Mais quand se produirait enfin l’événement tant désiré ?…

La jeune fille n’avait pas répondu à l’exclamation de sa mère. Tout en causant avec Jacqueline et Maurice Derombies, caressant d’un geste instinctif ses joues encore brûlantes, du bout de ses doigts rafraîchis, elle regardait approcher son beau-frère suivi d’un domestique porteur du courrier que venait d’apporter le facteur.

Cinq années d’existence sans souci et de complète félicité — Paul Asseline n’était pas difficile sur la qualité de son bonheur — avaient fait de lui un gros garçon souriant et rouge, qui eût pu paraître un peu vulgaire d’aspect s’il n’avait eu, stylé par Colette, des allures de parfait homme du monde, et n’avait toujours été habillé à l’avenant.

La mine épanouie, il avançait vers Colette qui respirait discrètement le parfum d’adulation dont l’entourait sa cour masculine, et lui tendant une petite boîte :

— Ceci est pour vous, madame, fit-il, la couvrant d’un regard enchanté. Même après cinq années d’union, il s’étonnait encore qu’une telle femme lui eût été donnée.

Sans hâte, en souveraine à qui tout hommage est dû, elle prit l’écrin, trop accoutumée aux gâteries pour s’étonner ; un peu ennuyée que devant tous Asseline fît ainsi preuve de sa générosité. Heureusement, à son gré, le domestique qui présentait à chacun son courrier distrayait l’attention ; et seule, Mme Danestal suivait avec intérêt les mouvements de sa fille, dont la calme lenteur, en la circonstance, l’impatientait un peu :

— Voyons, Colette, dépêche-toi, tu n’en finis pas d’ouvrir cette boîte !…

— Voici, voici, maman. Quelle curiosité !

Elle pressa le bouton de l’écrin ; et sur le velours pâle une bague étincela d’une somptuosité princière, arrachant à Mme Danestal une exclamation enthousiaste :

— Oh ! Paul, c’est superbe !… Vous comblez votre femme, mon ami.

— Rien n’est trop beau pour elle ! Est-ce bien ce que vous désiriez, Colette ?

Elle souriait, regardant les jeux de lumière dans les gemmes étincelantes, serties avec art.

— Tout à fait bien. Vous vous êtes admirablement rappelé le modèle qui m’avait plu. Je vous remercie.

Il baisa la main, déjà enserrée de bagues de prix, qu’elle lui tendait. Puis, heureux de l’idée qu’elle était satisfaite, il reprit, changeant de ton :

— A propos, Colette, pour ne pas l’oublier, que je vous dise tout de suite… Le courrier m’a apporté un mot de Rozenne ; il m’écrit qu’il ne peut venir ce soir avec nos autres chasseurs. Il est retenu à Paris par toute sorte d’affaires, paraît-il, car il part pour l’Espagne le mois prochain, afin d’y passer une partie de l’hiver.

Une voix masculine jeta :

— Est-ce que les affaires actuelles de Rozenne ne pourraient pas s’appeler Gillette Harcourt ?

— Chut ! chut !… glissa discrètement Mme de Tavannes. Nous avons ici des jeunes filles. Les hommes ne respectent rien !

Colette n’avait pas répondu. Mais son regard, facilement aigu, avait glissé vers sa sœur. Elle n’aperçut pas le visage de la jeune fille. Auprès des fiancés qui causaient joyeusement, France regardait vers l’étang dont la nappe luisait sous le voile des saules ; et Mme Asseline ne vit pas que, dans les plis de sa robe, la main de France s’était crispée, une seconde, sur les lettres que le domestique venait de lui remettre.

D’ailleurs, un coup de cloche annonçait que le break était avancé, et sur le pavé de la cour, on entendait battre le sabot impatient des chevaux. De la maison, des allées, surgissaient les « jeunes », que le flirt, le tennis et autres occupations avaient distraits avant l’heure de la promenade ; les femmes, toutes non moins élégantes que Colette.

— Décidément, alors, mes enfants, vous allez à pied ? soupira Mme de Tavannes. Elle avait, pour sa part, horreur de la marche.

— Oh ! oui ! certes !…

France avait laissé répondre les deux fiancés. Elle demeurait silencieuse, derrière eux, sans prendre garde qu’autour d’elle rôdaient quelques membres de la cour masculine de Colette, qui se seraient très volontiers arrangés de l’accompagner à travers bois. Mais comme elle ne les y invitait pas, force leur fut de se diriger vers la voiture où, très empressé, Paul installait les femmes les plus âgées. Les jeunes bavardaient autour du grand break, tandis que Colette embrassait au passage ses enfants que la gouvernante emmenait jouer dans le parc. Elle était fière de son fils qui avait hérité de sa propre beauté, mais supportait mal que sa fille fût une vraie Asseline.

Du doigt, elle arrangea ses cheveux, sous la capote de batiste ; puis, la dernière avant Asseline, elle monta en voiture. Alors, celui-ci prit place à côté d’elle. Le valet de pied ferma la portière et s’élança près du cocher qui, raidi sur son siège, enlevait les chevaux, en maître conducteur, les faisant évoluer par une courbe savante, dans la cour seigneuriale. Entre les cils, le regard de Colette brillait avec cette expression de muet orgueil que lui donnait encore, au bout de cinq années, la conscience de posséder la fortune qu’elle avait voulue… Une fortune dont elle jouissait si pleinement, qu’il ne restait pas en elle place pour le désir d’une vie sentimentale.

France et les fiancés étaient demeurés devant le perron, regardant sortir la voiture. Quand elle eut disparu, la petite Jacqueline eut un bond de joie :

— Ah ! nous voilà libres !

— Oui, libres de nous mettre en route…

— Oh ! France, nous sommes si bien seuls !

— Jacqueline, si nous tardons trop, nous arriverons quand les autres seront partis…

— Alors, nous irons très lentement ?

— Aussi lentement que vous le souhaiterez, mais il faut partir…

Elle avait un impérieux besoin de mouvement et en même temps de solitude ; un désir âpre de voir clair en elle-même et aussi une frayeur de ce qu’elle y découvrirait.

Ce qu’elle y découvrirait ?… Ah ! déjà, elle le savait bien, sans même se le demander. Il lui semblait que tout son être criait son regret que Rozenne ne vînt pas.

Pourquoi ne venait-il pas ?… A cause de Gillette Marcourt, comme on l’avait insinué ? d’une autre, peut-être ?… Ou à cause d’elle-même que, depuis quelques mois, il semblait fuir résolument.

Comme elle l’avait peu vu pendant cet été, et jamais plus dans l’intimité, depuis le jour de juin où elle avait eu, si forte, l’impression qu’elle lui était chère, plus encore que jadis…

Elle ne lui avait jamais demandé pourquoi il n’avait pas paru à la kermesse de charité. Elle avait écouté, sans la relever, l’explication brève qu’il lui avait donnée à ce sujet, durant un grand dîner chez Colette ; et, très simple, elle avait répondu à ses questions sur cette soirée dont il semblait, d’ailleurs, connaître déjà tous les détails.

Il avait dû venir à Villers, où elle passait le mois d’août. Et là, non plus, il n’avait pas paru, écrivant à Paul Asseline qu’un voyage imprévu l’appelait d’un autre côté. Invité plusieurs fois à chasser à Chevregny, toujours pour une raison ou une autre il s’était excusé. Et voici que, de nouveau, il ne tenait pas une promesse qui semblait cependant bien précise… Elle avait entendu Colette lire la lettre à sa mère, devant elle.

Pourquoi ?… Et pourquoi, aussi, ce désir presque douloureux, à cause de son acuité sans doute, qu’elle avait de le revoir comme au printemps ; de causer avec lui, longuement, intimement, de ce qui le touchait, lui ! de ce qui l’intéressait, elle !… Pourquoi eût-elle souhaité sentir de nouveau autour d’elle le frôlement de sa vie, de sa pensée, de son âme ?…

Ah ! ce désir, si elle avait voulu se le dissimuler, elle ne le pouvait plus, maintenant qu’elle se savait encore toute meurtrie de la déception qui s’était abattue sur elle quand elle avait entendu les paroles de son beau-frère. Alors, en cette seconde, comme on voit les choses dans une lueur d’éclair, elle avait compris combien elle l’attendait…

Tout bas, irritée contre elle-même, elle murmura énervée :

— Je suis folle… mais je suis folle !… Que m’arrive-t-il ?

Et pour fuir sa pensée elle adressa une question à Maurice Derombies, qui marchait près d’elle, Jacqueline à ses côtés. Tous trois ensemble, correctement, descendaient la grande rue du village, suivis par les yeux des vieilles qui tricotaient devant les portes, par la curiosité des filles qui les croisaient et se retournaient ensuite pour regarder les « demoiselles du château ».

Puis, les dernières petites maisons laissées en arrière, la route s’enfonça dans la pleine campagne, d’abord à travers les prairies veloutées par l’herbe drue ; puis sous le dôme léger des arbres, dont le feuillage se cuivrait çà et là, touché par le souffle de l’automne.

Jacqueline, alors, eut un imperceptible mouvement pour ralentir son pas. France le vit et tout de suite, elle dit :

— Maintenant que nous sommes à l’abri des regards curieux, je vous abandonne et vais trotter en avant.

— Vous allez pouvoir en paix rêver à vos vers, mademoiselle France, lança gaiement Maurice Derombies.

Rêver à des vers !… Oui, autrefois, l’année précédente, même quelques mois plus tôt, marchant ainsi sous la voûte ombreuse des bois, tachetée de soleil ; ses yeux charmés par la floraison rose des bruyères, par la verte fraîcheur de l’herbe que foulait son pied, par les lointains délicatement embrumés, par le bleu du ciel entre la fauve dentelle des branches ; oui, elle eût avancé ravie de la beauté des choses dont elle eût joui ardemment…

Et aujourd’hui, elle se sentait si indifférente à cette beauté qu’elle la remarquait à peine. Et cela pourquoi ?… Parce que Claude Rozenne avait écrit qu’il ne viendrait pas, parce qu’elle pensait qu’il allait partir pour plusieurs mois ?…

De quel charme l’avait-il donc enveloppée pour lui donner cette âme nouvelle qu’elle ne reconnaissait plus pour la sienne, à qui, tout à coup, ne semblaient plus suffire les idéales jouissances dont elle faisait son bonheur depuis des années, pourtant !…

Une fois déjà, elle avait éprouvé cette obscure détresse, cet effroi d’une vérité pressentie, encore cachée en elle. C’était à Amiens, le soir du concert où elle avait tant regretté que Rozenne ne fût pas ; quand réfugiée un instant dans le jardin désert elle avait, une minute, sangloté follement, comme on le fait seulement après une déception très cruelle. Mais depuis, elle s’était reprise… Du moins, elle l’avait cru. Résolument, elle s’était appliquée à ne plus songer à cet homme dont la vie appartenait à une autre — à d’autres… Elle s’était donnée à ses multiples travaux, avec la fougue dont elle était coutumière ; à Villers, elle avait rempli des heures par les longues courses qu’elle aimait, que son insatiable pensée peuplait d’images et de souvenirs. Même, elle avait été mondaine, pendant cette saison ; elle avait accompagné Colette au casino pour les soirées musicales ou théâtrales — elle qui avait horreur des casinos !

Et alors elle s’était crue sûre d’elle-même, échappée au charme que Rozenne semblait exercer sur elle — à son tour, lui qui, autrefois, n’était pas parvenu à l’émouvoir. Maintenant…

Elle n’acheva pas et son pied froissa avec colère une branche fleurie qui avait jailli dans l’herbe. Il lui devenait intolérable tellement de subir les clairvoyantes révélations de sa pensée qu’elle cessa de marcher, pour se rapprocher des deux jeunes gens, qui cheminaient en arrière.

Elle se détourna. Alors elle les aperçut arrêtés au milieu de l’allée, Maurice le bras enroulé autour des épaules de sa petite fiancée et leurs deux visages si proches, si proches…

Au mouvement de France, ils s’écartèrent brusquement comme des enfants en faute, avec des mines saisies et confuses dont elle eût souri en d’autres jours… Mais elle pensa seulement à l’amour qui joignait leurs bouches… Elle n’avait vu que l’expression de leurs visages… Et sourdement, sa pensée précisa, avec une telle netteté qu’une rougeur empourpra ses joues :

— Je voudrais que Rozenne fût près de moi, marchant dans cette allée, sous cette ombre… Je voudrais l’entendre me parler, comme il savait le faire ; rencontrer ses yeux avec l’expression qui me dit que je lui suis chère, très chère… qui semblait me le dire il y a deux mois…

D’un sursaut de volonté, elle tenta de se ressaisir et ses lèvres articulèrent avec une impérieuse résolution où frémissait sa détresse éperdue :

— Je ne veux pas penser à lui ainsi… Je ne veux pas… Oh ! comment me guérir ?… Comment ?

Se guérir de quoi ?… De l’aimer ?…

Les mots déchirèrent sa pensée… Aimer !… Elle aimait Claude Rozenne !

Là, dans la solitude de ce bois où elle était en face d’elle-même, dont le silence laissait bien haut parler la vérité, elle ne pouvait plus se le dissimuler… Oui, son cœur que nul jusqu’alors n’avait possédé, à cette heure il appartenait tout entier à Claude Rozenne. Depuis deux mois, sans se l’être jamais avoué, elle l’avait bien compris…

— Je l’aime… mais je ne veux pas l’aimer ! Il est le mari de cette femme… Il est épris d’une autre et il ne songe guère à moi… Je ne veux pas l’aimer !

Sa bouche tremblante martelait tout bas les mots que nul ne devait entendre. Paroles vaines ! Elle pouvait se révolter sous le joug qui s’était lentement appesanti sur elle. A quoi bon ?… Elle était vaincue… Lui, Claude, triomphait à son tour. Elle le connaissait, et par lui !… ce mal d’aimer qu’il avait jadis appelé sur elle… Et c’était dans son cœur un chaos où se heurtaient l’humiliation, la colère, la souffrance de sa défaite — et aussi une sorte de joie éperdue dont elle avait peur…

Ah ! si Rozenne eût été libre encore, même se fût-il détaché d’elle, peut-être, insouciante de l’avenir, elle eût abandonné son âme à cet amour qui la prenait en maître. Mais l’idée qu’elle aimait le mari d’une autre femme la révoltait comme une déchéance à laquelle elle se refusait… Pourquoi… comment l’avait-elle aimé ?… Elle avait eu pitié de lui… Oh ! oui, une pitié immense… Pour lui faire du bien, elle s’était montrée accueillante et douce infiniment, elle lui avait donné une place dans sa vie… Alors elle l’avait mieux connu ; et cette âme nouvelle qu’elle lui découvrait l’avait peu à peu conquise, si absolument qu’elle se demandait, avec épouvante, comment elle recouvrerait jamais sa liberté…

Ce qui lui arrivait, c’était l’histoire de tant d’autres ! D’abord l’amitié… Puis l’amour… Folle, de s’être crue invulnérable, d’avoir ainsi marché droit devant elle, sans réfléchir, comme une petite fille naïve et téméraire, elle, pourtant, que la vie mondaine avait faite bien clairvoyante pour les autres !… Et maintenant, où allait-elle ?… Comment pourrait-elle guérir du mal d’aimer ? Elle savait bien, instruite par l’exemple, à quel prix l’on y échappe. Et puis, tout bas, il lui semblait qu’elle ne souhaitait pas sincèrement être guérie… Ah ! c’était doux et effrayant d’aimer !… C’était aller, dans un infini de joie, vers la souffrance… Ah ! quelle torture de penser toutes ces choses !… La solitude silencieuse du bois lui devenait un supplice. Elle aurait voulu être jetée dans une foule qui l’arracherait à elle-même, entendre autour d’elle des voix amies qui l’empêcheraient de songer, de comprendre, de se souvenir…; être comme les insectes qu’elle regardait voler dans la lumière, comme les feuilles luisantes de soleil, comme l’herbe que sa robe courbait, comme la terre insensible…

Ses mains, qu’une angoisse faisait trembler, sentirent tout à coup le frôlement des lettres qu’elle avait glissées dans sa poche, d’un geste machinal, quand elle les avait reçues, au moment de sortir. Elle se souvint… Sur l’une des enveloppes, elle avait reconnu l’écriture de Marguerite… Puis elle avait oublié cette lettre comme le reste du monde. Peut-être, en lisant la causerie de sa sœur, elle allait calmer un peu la fièvre qui tendait tous ses nerfs…

Elle déchira l’enveloppe. Mais ses yeux seuls lisaient les lignes affectueuses de la jeune femme qui lui rappelait qu’elle l’attendait aux premiers jours d’octobre et lui donnait de menus détails sur les enfants. En finissant, elle racontait encore :

« Que je te confie aussi, ma chère aimée, une nouvelle apprise par hasard, hier, de source très sûre, dont je suis encore toute saisie. Il paraîtrait qu’il y a six semaines environ la femme de Claude Rozenne est morte subitement dans un accès de folie. Je ne suis pas sûre qu’elle ne se soit pas tuée ; mais je n’ai aucuns détails. Rozenne t’avait-il parlé de cet événement dont sa mère ne m’a rien dit, convaincue, sans doute, que j’ignorais la situation de son fils… »

France releva la tête avec l’impression qu’elle rêvait… Et pourtant, c’était bien dans la réalité qu’elle marchait, suivant une longue allée moussue, la lettre de Marguerite dans les mains, sans tourner la tête, pour ne plus troubler les jeunes gens qui cheminaient derrière elle…

Était-il possible que Rozenne fût libre tout à coup, libre de recommencer sa vie, délivré de l’horrible lien… Libre !… C’était tellement inattendu, stupéfiant, inouï, qu’elle répétait le mot, machinalement, pour se convaincre qu’il enfermait la vérité… Libre !

Il était libre… Et à elle, qu’il appelait son amie, il n’avait rien dit d’un événement si grave… Il n’était pas venu à Villers, alors qu’elle s’y trouvait ; il se refusait à paraître à Chevregny où il savait la retrouver… Et il partait pour plusieurs mois en Espagne…

Ah ! quelle preuve de plus lui eût-il fallu qu’elle s’était stupidement imaginé être encore aimée par lui… Peut-être, tout simplement, dans un désir de revanche, il s’était juré de la conquérir, alors qu’il était enchaîné à une autre femme ; puis, du jour où il avait recouvré son indépendance, il s’était dérobé, trouvant sans doute le jeu dangereux, n’ayant plus besoin d’une amie compatissante…, vengé parce qu’il lisait en elle, avant elle…

Une ondée de sang lui monta aux joues. Elle eût voulu pouvoir arracher d’elle-même jusqu’au souvenir de Claude Rozenne, oublier qu’il existait… Oublier !… Est-ce que cela se pouvait ainsi, à volonté !… Comment ferait-elle pour y parvenir ?…

… Presque à ses côtés, s’éleva la voix de Jacqueline qui accourait vers elle :

— France ! France ! ne rêvez plus… Chérie, nous voilà arrivés… Vous allez toujours droit devant vous ; il faut tourner…

Avec un regard de songe, France contempla les deux jeunes gens, puis l’admirable cirque de verdure qui entourait la clairière où le goûter était dressé ; et, sur l’herbe, les groupes dont les voix arrivaient à son oreille. Il lui semblait que tous étaient des étrangers pour elle qui revenait de si loin qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même…

XI

Sous le jour blafard de la gare, France aperçut son beau-frère qui l’attendait, seul, sans Marguerite.

Et, tout de suite, il lui dit, serrant affectueusement ses deux mains :

— Vous excuserez votre sœur, n’est-ce pas, France, de n’être pas venue vous recevoir ? Elle est restée auprès de Bébé qui, hier, nous a donné une grosse alerte, avec une espèce d’attaque de faux croup. Nous avons eu très peur.

— Mais maintenant, vous êtes tranquillisés ? questionna France anxieuse, avec l’intuition des minutes d’angoisse vécues par sa sœur.

— Oh ! oui, heureusement. Le médecin nous a tout à fait rassurés ce matin et, en même temps, il nous a certifié qu’il n’y avait aucune imprudence à vous laisser venir… Sans quoi, nous vous aurions télégraphié.

Elle eut un geste d’indifférence.

— Les grandes filles comme moi n’attrapent pas le faux croup ! Seulement, j’ai peur de vous embarrasser si Bébé est encore malade…

— La crise est passée ; demain, elle sera remise. N’ayez aucun regret. Marguerite se fait une telle joie de vous avoir quelques jours… Vous êtes un oiseau fugitif, France.

— Mon ami, je fais ce que je puis !… Vous voyez, cet été encore, je suis venue…

Elle s’arrêta court. Tout de suite, le souvenir se ravivait en elle — si fort ! — de cette soirée où, pour la première fois, elle avait souffert de voir Rozenne demeurer loin d’elle.

Rozenne !… toujours Rozenne !… Ah ! quels jours troublés elle lui avait dus, pendant ces dernières semaines surtout ! Jamais jusqu’alors elle n’en avait traversé de semblables… Où était sa sérénité d’antan, ses joies idéales quand son travail la ravissait, quand elle vivait soucieuse seulement des jouissances de l’esprit, des œuvres d’art qui la passionnaient et qu’elle les goûtait sans désir d’autres bonheurs… Ah ! qu’il était fini, ce temps-là !

Comme toute sa volonté était impuissante — autant que celle d’un petit enfant — pour lui rendre son indépendance d’âme !

Tous, heureusement, l’ignoraient ; mais elle savait bien, elle, qu’elle n’était plus qu’une pauvre petite créature dont l’amour avait fait sa proie. Elle disait encore : « Je voudrais guérir ! »

Parole menteuse ! Maintenant que Claude Rozenne était libre, elle avait perdu le désir âpre et désespéré de guérir. Son mal lui était précieux, bien qu’elle sentît sans relâche la blessure dont elle souffrait, comme d’un cilice qui aurait enserré son cœur.

A Amiens, peut-être, enfin, elle allait le revoir ; apprendre quelque chose de lui, de ses projets ; savoir le pourquoi de son silence, de ses absences, de son départ…

Et tandis qu’elle causait avec son beau-frère, instinctivement, dans le jour qui tombait, elle observait les rares passants sur les boulevards à peu près déserts où les feuilles mortes s’écrasaient, tout humides, sous les pas. Mais nul ne ressemblait à Rozenne.

Confusément, elle songeait à cette fin de jour printanière, où revenant de chez les Chambry elle l’avait rencontré… Tout de suite, alors, il s’était pris à marcher près d’elle. Comme en ce temps-là elle était sûre d’elle-même… Et comme lui, se montrait avide du peu qu’elle voulait bien lui donner…

Encore une fois, elle pensa ce qu’elle s’était répété si souvent depuis quelques semaines :

« Si j’ai mal agi envers lui autrefois, c’était sans le savoir… Je ne mérite pas d’être punie pour cela !… Où vais-je maintenant ?… »

Elle éprouvait l’épouvante et le vertige d’un être qui se voit emporté par un courant irrésistible, ignorant sur quelle rive il sera jeté.

Elle secoua la tête pour échapper à la hantise du souvenir. La nuit venait ; des réverbères s’allumaient dans l’obscurité grandissante. Protégée par l’ombre, elle laissa jaillir la question qui lui brûlait les lèvres :

— Est-ce que Claude Rozenne est ici ?

— Il y était avant-hier encore. Je l’ai entrevu… Je dis « entrevu », car il paraît dans une crise de sauvagerie et ne nous honore pas de ses visites. On m’a dit qu’il allait passer l’hiver en Espagne.

Encore ce voyage ! France eut un frémissement, mais elle ne questionna pas davantage son beau-frère et se reprit à parler du mal qui, la veille, avait subitement frappé le bébé.

— Marguerite ne s’est pas trop affolée ?

— Elle ?… Ah ! vous la connaissez… Jamais elle ne se plaint ni ne se révolte. Sur sa pauvre figure décolorée, je voyais son inquiétude ; mais elle ne songeait qu’à soigner Bébé comme avait dit le médecin. Marguerite ! C’est le courage même, un admirable courage très simple, sans phrase, ni éclat !… Ah ! comme elle mérite que le mieux ait continué !

— Nous allons le savoir… Nous arrivons !… Oh ! Guite, es-tu tranquillisée ? jeta France courant à sa sœur qui apparaissait au coup de sonnette.

— Oui, grâce à Dieu !… Le médecin sort d’ici et m’a répété que tout danger était écarté. C’est bien bon !… Comme cela, chérie, je vais pouvoir jouir, le cœur en paix, de ta chère présence.

Elle souriait à sa jeune sœur avec un air de joie, insouciante que la lampe éclairât l’altération de son visage. France la regarda avec une tendresse compatissante.

— Guite, tu as bien besoin de te reposer après cette alerte !

— Bah ! ce n’est rien… Le tout est que le mal ne soit plus qu’un souvenir. Mais c’est vrai, qu’André et moi, nous avons passé une dure nuit !… Je voulais qu’André allât se reposer, puisque je restais debout. Mais il n’a jamais voulu me laisser seule.

— Il a eu joliment raison !

— N’est-ce pas, France ? Dites donc à votre sœur que je ne mérite pas d’être traité comme l’aîné de ses poupons.

Il avait dit cela si plaisamment que tous trois se mirent à rire ; et France envoya un coup d’œil amical à son beau-frère. La certitude pénétrait en elle qu’André devenait vraiment pour Marguerite l’époux qu’elle avait souhaité.

Le miracle s’était donc accompli ; le généreux amour de la jeune femme avait peu à peu transformé l’homme égoïste et léger par qui elle avait connu des heures bien cruelles.

Dans cette atmosphère familiale, la fièvre de France tombait un peu. Cette nuit-là, elle dormit plus calme qu’elle ne l’avait fait depuis bien des nuits. Auprès de Marguerite, elle retrouvait toujours la sensation d’apaisement et de sécurité qui lui était si bonne au temps de sa jeunesse. A son réveil, elle jouit d’être enveloppée par la tranquillité berceuse de la province ; d’entendre, pour tout bruit, de rares appels de marchands dans la rue, et, dans la maison, la douce voix de Marguerite qui donnait des ordres, son pas glissant sur le parquet, et les bonds joyeux de Bob qui courait comme un poulain échappé, à travers le couloir. Il ne tarda pas, d’ailleurs, à venir gratter, de façon discrète, à la porte de « tante France », pour recevoir la permission d’une petite visite. Elle venait de se lever et dit :

— Entrez !

Il adorait la voir ainsi en sa longue robe flottante du matin, ses cheveux sur les épaules, retenus à demi par un ruban ; et sautant autour d’elle, il cria, ravi :

— Tante France, vous êtes gentille !… Vous avez l’air d’une petite fille !… Et puis, vous sentez bon comme une fleur !…

Dans sa joie, il appela sa sœur :

— Étiennette ! Étiennette ! Viens voir tante ! Elle veut bien ! Tu peux arriver !

La petite, qui rôdait aussi autour de la chambre, accourut vite, un peu timide d’abord, puis bientôt enhardie, pour regarder avec son frère, la mine curieuse, les jolis bibelots échappés du sac de voyage — ce fameux sac d’où, la veille, étaient sortis pour eux joujoux et bonbons.

Alors France, redevenue enfant, se prit à jouer avec ces petits qui la dévoraient de caresses et de baisers, et, finalement, s’assit par terre, comme eux, pour leur conter une merveilleuse histoire qu’ils écoutaient les lèvres entr’ouvertes, buvant ses paroles. Avec peine, elle put les décider à partir quand, l’heure avançant, elle dut les renvoyer pour s’habiller. Mais ces instants d’enfantillage avaient été pour elle une détente bienfaisante.

Le bébé était vraiment remis et sa figure menue, un peu pâlie, s’égayait aux jeux turbulents de Bob et d’Étiennette.

— Guite, veux-tu que je les emmène promener ? proposa France après le déjeuner, voyant un rai de soleil filtrer entre les nuées grises.

— J’aimerais mieux que tu accompagnes André, qui a besoin d’aller demander un renseignement chez les Chambry. Ils sont encore à leur campagne de Dury. Cela te ferait du bien, une promenade à travers champs ; tu es un peu pâle, ma petite France. L’air de Chevregny ne paraît pas t’avoir très bien réussi.

France détourna la tête, tressaillante, avec une frayeur de la perspicacité de sa sœur. A quoi bon trahir son secret ?… Marguerite ne pourrait rien pour lui ramener Rozenne s’il ne l’aimait plus. Alors elle se devait à elle-même de bien cacher sa défaite. Pas encore elle n’avait parlé, avec la jeune femme, de Rozenne ni des tragiques circonstances qui lui avaient rendu sa liberté, car Marguerite était absorbée par son enfant, et elle eût mieux aimé apprendre tout par André. Aussi, volontiers, elle se laissa tenter par la proposition de sa sœur. Mais le même besoin de mouvement qui, à Chevregny, l’entraînait en d’interminables courses, lui fit refuser la voiture qu’André lui offrait pour la conduire à Dury.

Elle préférait mille fois marcher sur la grande route qui fuyait entre des plaines sans fin, balayée par la brise humide, presque tiède, dont le souffle jetait les feuilles roussies sur la terre, détrempée par les pluies récentes. Le pâle soleil s’était perdu sous un voile de nuées, et le ciel, ouaté de brouillard, était d’un gris morne, lourd d’averses, strié par des vols noirs de corbeaux.

Ses yeux errant sur les lointains embrumés, où s’estompaient quelques bouquets d’arbres, des meules isolées, brunies par les mauvais temps, France causait avec son beau-frère, la pensée distraite, cherchant à engourdir, dans la griserie de l’air qui battait son visage, le désir, douloureux comme une soif, de savoir enfin quelque chose de Rozenne.

Un sursaut, tout à coup, la secoua. André lui demandait, du même ton de causerie :

— Marguerite vous a-t-elle raconté que Mme Rozenne lui avait parlé de la fin inattendue de sa belle-fille ?

Ah ! enfin, elle allait donc savoir… Enfin !… S’appliquant à ne pas laisser frémir sa voix, elle dit :

— Non, Marguerite n’a pas eu encore le temps de me raconter cela… Comment est-ce arrivé ?

— Dans une crise de cette malheureuse. Elle s’est échappée et est allée se jeter dans un étang proche de la maison où elle était gardée.

— Et elle s’est noyée ?

— Non. On l’a sortie vivante de l’eau. Mais elle avait été saisie par le froid. Elle a eu une congestion qui l’a emportée…

Tout bas, France murmura :

— Pauvre, pauvre créature !

Vaguement, elle entendait André déclarer bien heureux pour Rozenne d’avoir été libéré ainsi d’un épouvantable mariage, et d’autres choses encore auxquelles son esprit ne parvenait pas à donner attention, tant ses propres pensées l’absorbaient.

Heureusement, pour la dispenser de poursuivre cette conversation, le petit village de Dury apparaissait et, par delà les arbres du parc, se dressait la toiture effilée du château.

Tous les dimanches, jusqu’à la fin de l’automne, la jeune Mme Chambry, sur le désir exprès de son mari, y recevait ceux de ses amis amiénois que tentait une promenade à la campagne ou une partie de tennis. Et le domestique qui apparut, appelé par la cloche de la grille, expliqua tout de suite, introduisant les visiteurs :

— Madame reçoit dans le parc. Si mademoiselle et monsieur veulent me suivre…

France enveloppa d’un œil charmé les perspectives ombreuses auxquelles le feuillage d’or roux donnait l’aspect d’un paysage de féerie. A son beau-frère, elle murmura, distraite un instant d’elle-même :

— C’est joli, ici !

— Oui, le parc est très beau… Vous allez voir…

Guidés par le domestique, ils traversaient de grandes allées paisibles qui s’allongeaient entre les pelouses décorées de statues un peu verdies par la mousse, et les massifs admirablement fleuris de chrysanthèmes dont la senteur d’automne imprégnait l’air. Une rumeur joyeuse montait du tennis, et les exclamations des joueurs arrivaient, coupées de rires et d’éclats de voix.

L’allée tourna et le large espace sablé apparut, enserré par la fragile muraille du filet, derrière lequel se mouvaient des hommes en tenue de jeu, des jeunes filles en jupe courte qui bondissaient, alertes, suivant le caprice des balles.

Devant le tennis court, Mme Chambry était assise au milieu du groupe de ses visiteurs, de la phalange des parents qui chaperonnaient les joueuses.

A la vue de France, elle se dressa, rose de saisissement, avec un cri de plaisir :

— Oh ! vous êtes à Amiens ?… Quelle bonne surprise de vous voir ! Que vous êtes aimable d’être venue jusqu’ici !… Seulement je suis désolée que mon mari ne se trouve pas là pour vous recevoir ; il est à la chasse. Mais mon beau-frère, du moins, est des nôtres !

Oui, il était là ; et il contemplait France avec une sorte de stupeur ravie. S’il eût été aussi sincère que sa jeune belle-sœur, il se fût, lui aussi, écrié, envahi par une allégresse à laquelle il était livré tout entier :

— Oh ! la bonne surprise… Est-il possible que ce soit bien vous !…

Cependant, toujours correct, il s’appliquait à ne rien trahir de l’émotion qui vibrait en lui comme un hosanna ; et simplement, il saluait France par quelques mots de bienvenue courtoise. Inutile effort ! Clairement, avec son intuition de femme, elle le devinait bouleversé par son apparition imprévue, car il ne pouvait commander à l’expression de ses yeux, de sa bouche, au timbre de sa voix. Se pouvait-il vraiment qu’elle eût produit pareille impression sur ce garçon si calme ?…

— Mademoiselle France, vous allez faire une partie de tennis, n’est-ce pas ? proposa, un peu timide, Mme Chambry, qui ne savait comment montrer à la jeune fille son plaisir de la voir chez elle. Tout à son gré, elle eût voulu pouvoir causer avec cette France Danestal à qui elle avait voué une enthousiaste admiration. Mais elle se devait à ses autres visiteuses, de respectables mères de famille qui eussent trouvé très mauvais de voir la maîtresse de maison empressée auprès de l’élégante Parisienne dont elles examinaient avec une attention aiguë le sobre costume tailleur, d’un brun fauve, moulé sur sa forme souple, la toque de faisan doré dont les ailes avaient le chaud reflet des feuilles d’automne.

France n’était nullement tentée de se mettre à jouer avec ces jeunes gens inconnus et elle préféra la promenade dans le parc que la jeune femme proposait à ses visiteuses, craignant pour elles le froid si elles s’attardaient à contempler les joueurs. Ah ! que France eût aimé s’en aller seule, à sa fantaisie, dans les belles allées dont l’automne poudrait les branches d’or et de pourpre ! Mais quel inutile vœu ! Il lui fallait poliment tenir des propos quelconques avec les respectables dames qui se complaisaient dans la paraphrase des menues nouvelles amiénoises…

— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous faire les honneurs de notre parc ?

Près d’elle était Albert Chambry. Résolument il avait laissé les joueurs, les vieilles dames, les spectateurs masculins, parmi lesquels André d’Humières ; et, comme au printemps, alors qu’il la conduisait vers la filature, par le jardin fleurissant, il marchait lentement, à ses côtés.

Elle sourit :

— Votre parc est beau comme un jardin des fées, ainsi vêtu par l’automne !

— Réellement, il vous plaît ?… J’en suis très heureux !… Je l’aime comme un ami. Quand j’étais enfant, il était mon univers, et un univers enchanté où je connaissais l’ivresse de me sentir, de me croire libre ! Plus tard, ses allées discrètes ont reçu la muette confidence de mes espoirs… Oui, ce parc renferme vraiment quelque chose de ma vie même… Et il me semble que je fais un rêve qui, éveillé, m’aurait semblé irréalisable, en vous y voyant marcher ainsi près de moi !…

Elle l’écoutait, surprise. Jamais elle n’eût imaginé que le correct Albert Chambry pût ainsi sortir de sa réserve, surtout avec elle, presque une étrangère pour lui. S’il donnait à ses paroles une forme un peu trop littéraire, le sentiment qui les inspirait paraissait très sincère ; et, séduite par cette sincérité, elle dit avec un abandon amical :

— Je vous envie de posséder ainsi un petit empire, tout peuplé de souvenirs chers !… Moi, dans tous les lieux que j’ai aimés, j’ai presque toujours été seulement une passante et j’ai laissé un peu de mon cœur à des paysages que je ne reverrai peut-être jamais… Aussi quand il me faut partir, sans espoir de retour, j’éprouve toujours une vraie sensation de déchirement. Et maintenant, j’en arrive à ne plus souhaiter voir certains pays lointains, dont j’ai rêvé passionnément !… parce que j’ai conscience de l’angoisse que j’aurai à les quitter, sachant n’y plus revenir jamais.

A son tour, il l’écoutait attentif, heureux qu’elle lui livrât ainsi quelque chose de sa pensée intime. Il reprit :

— Je crois que le déchirement dont vous parlez, on peut l’éprouver même avec la vision du retour… J’en ai eu la sensation, cet été même, quand ayant accepté un mandat de député j’ai pris conscience nettement que je venais de renoncer à vivre désormais uniquement à l’ombre de ma vieille cathédrale, pour me lancer… dans un inconnu plus ou moins hostile…

— C’est vrai, vous êtes devenu député depuis notre première rencontre ! Alors la politique vous tentait ?

Elle levait vers lui de grands yeux, gaiement sceptiques et moqueurs. Il dit, un peu lentement :

— Non, pas la politique…

Elle eut, pour lui, un sourire de sympathie et se reprit :

— Vous avez raison. Ce n’est pas la politique qui vous a attiré. C’est, je suis sûre, le désir de pouvoir mieux défendre les intérêts de vos ouvriers !

Mais il secoua la tête. Son visage était grave et ses yeux contemplaient le visage de France avec une sorte de douceur ardente :

— Ce n’est pas cela, non plus. Je ne puis vous laisser une aussi haute opinion de ma générosité. Ce serait hypocrisie… Non, si j’ai tant souhaité être nommé, ce n’est guère pour mes ouvriers…

Il s’arrêta encore, comme s’il hésitait à poursuivre. Le regard de France, entre les cils, filtrait surpris vers lui qui, maintenant, avançait près d’elle, silencieusement, sans prendre garde que le groupe des promeneurs ne les suivait plus. Au hasard, tous deux suivaient de petites allées désertes qui semblaient fuir indéfinies, vers la longue charmille que l’automne dorait magnifiquement. Dans l’air humide, tintait la sonnerie des cloches, annonçant le Salut à l’église de Dury.

La voix d’Albert Chambry s’éleva de nouveau et son accent avait quelque chose de résolu, de vibrant aussi, apportant l’écho de quelque obscure émotion dont il n’était pas maître :

— Il vaut mieux que, dès maintenant, vous sachiez la vérité ; j’étais décidé à vous la dire… bientôt… Ce n’est ni par ambition, ni par philanthropie que j’ai souhaité obtenir la députation…

Il s’interrompit encore ; mais ce ne fut qu’une seconde et il acheva :

— … C’était à cause de vous.

— De moi ?…

— Oui, de vous…

Elle le considéra, stupéfaite. Il avait pâli ; mais ses traits avaient une expression de calme volonté.

Où prétendait-il en venir ? Lui, n’était pas un flirt prompt à faire entendre de vagues déclarations aux jolies filles sans dot. Ses paroles étaient réfléchies, mesurées ; il en acceptait la responsabilité.

Alors… quoi ?… Se pût-il que cet homme sagement pondéré fût cependant un romanesque et se fût épris de la fuyante Parisienne que le hasard avait quelquefois rapprochée de lui ?… Si vraiment elle était devenue plus qu’une passante dans sa vie, il valait mieux qu’elle le sût pour lui enlever une inutile espérance. Et, avec une gravité pensive, elle dit :

— Je ne comprends pas pourquoi, à cause de moi, vous avez désiré venir à Paris…

— Vous ne comprenez pas que j’ai désiré me rapprocher de vous… parce que j’espérais ainsi parvenir… oh ! peu à peu ! lentement ! à réaliser un rêve auquel je pense, à toute heure, je puis dire… dès que je suis seul avec moi-même surtout… Un rêve qui est entré en moi, dès le premier jour où je vous ai vue peut-être, mais sûrement cette après-midi où vous êtes venue à la filature… Vous vous souvenez ?

Elle écoutait la tête un peu penchée, regardant la terre brunie sous la rouille des feuilles ; et elle pensait, non pas à Albert Chambry, mais à celui qui, jadis, dans le crépuscule d’été, l’avait suppliée de devenir, pour lui, l’Unique… Comme une enfant ignorante et folle, elle avait refusé de l’entendre, dédaigneuse de l’amour humain, ayant cette foi orgueilleuse que le travail, le culte du Beau suffiraient à lui donner le bonheur… Aujourd’hui, elle savait la vérité ; impérieusement, le cœur veut plus… Et pour cela, elle avait pitié — ah ! grand’pitié — de cet homme qui, peut-être aussi, allait souffrir par elle.

Lentement, après Albert Chambry, elle répéta :

— Oui, je me souviens du jour dont vous parlez. Je voudrais connaître le rêve qu’il vous a apporté. Je crois que je puis vous le demander, puisque vous semblez dire que j’y suis mêlée…

— Vous n’y êtes pas seulement mêlée, vous en êtes l’âme même. Ce rêve, je vous l’avoue, avec tout l’infini respect que j’ai pour vous, parce que je ne sais quand il me sera encore donné de vous voir seule… Ce rêve… c’est qu’un jour vienne où vous consentirez à me confier votre vie pour que j’essaie de vous rendre tout le bonheur que vous me donnerez ainsi…

Une légère flamme monta au visage de France. Ce qu’Albert Chambry lui disait depuis un instant, elle était certaine qu’il allait le lui dire… Tous deux s’étaient arrêtés. Dans les déchirures de la charmille qui les enveloppait du voile fauve de son feuillage, elle apercevait, au delà des plaines, le lointain de la ville où la vie les appelait… Mais lui, la regardait seule, une expression de prière dans les yeux.

Avec effort, elle articula :

— Vous souhaitez faire de moi votre femme, mais…

— Mais je ne suis pour vous qu’un indifférent… Je le sais… Aussi, je n’ai pas l’espérance orgueilleuse et insensée que vous allez ainsi, tout de suite, accueillir la demande que je vous conjure seulement de ne pas oublier. Je n’espère que dans l’avenir.

— Alors… alors pourquoi m’avez-vous parlé aujourd’hui ?

— Est-ce qu’on est toujours maître de ses résolutions ? Je vous ai vue apparaître tout à coup, quand je vous croyais très loin… Et cette joie inattendue a jeté en moi la terreur de vous perdre, si je me taisais plus longtemps… Et puis, je me suis trouvé seul avec vous dans ce parc où vit ma jeunesse ; où, pendant ces derniers mois, j’ai tant pensé à vous… Et mon secret m’a échappé… Ne me répondez pas… En ce moment, je le sais, vous direz non à ce que je désire… comme je n’avais encore rien désiré au monde !…

Elle murmura, tressaillante :

— C’est vrai, je ne souhaite pas me marier…

— Maintenant, oui… Mais il faut penser à l’avenir… Croyez-moi.

L’avenir !…

Elle eut un faible geste d’épaules. Toute son âme s’enfuyait vers Rozenne.

Ah ! Dieu, pourquoi l’aimait-elle ainsi ?…

Elle s’était remise à marcher dans la charmille, lumineuse sous son feuillage de légende. Au loin, les cloches sonnaient toujours et leur chant semblait emplir l’infini pâle du ciel d’automne.

Albert Chambry répéta avec une autorité douce :

— Oui, l’avenir, il faut y penser ! En ce moment, comme vous êtes très jeune, vous n’y songez pas. L’heure présente vous suffit, parce qu’elle est bonne… Vous avez près de vous votre mère, votre père… Vous ne connaissez pas la solitude !… Mais qu’ils vous manquent, vous regretterez de n’avoir pas votre foyer à vous ; de ne pas sentir autour de vous une protection très tendre, dévouée infiniment, qui remplace celle des parents que vous avez aimés…

Un pli un peu amer souligna, une seconde, la bouche de France. Il ne connaissait pas le foyer où elle avait grandi ; sans quoi, il aurait su qu’elle y avait été plus seule qu’elle ne pourrait jamais l’être dans la vie !… Il continuait à lui parler, mais elle l’entendait à peine. Si vivant se réveillait en son cœur le souvenir du beau crépuscule d’été dans le bois d’Houlgate, des vagues nacrées par le couchant, de la voix ardente de Rozenne qui l’implorait… Aujourd’hui, c’était l’automne… Et celui qui lui demandait, d’un accent doux et résolu, le don de sa vie, était un homme en pleine possession de sa volonté, qui savait bien ce qu’il souhaitait pour y avoir longtemps pensé…

Docile, il la suivait dans le labyrinthe des allées étroites où elle avançait distraite et il parlait, dans un désir profond de la convaincre. Il lui disait les mêmes choses que Rozenne lui avait dites cinq ans plus tôt… Des choses que Marguerite aussi lui avait fait entendre, que Marceline Herrène lui avait répétées ce jour où Rozenne avait aux lèvres un aveu qu’elle ne voulait pas écouter — alors…

— Fatalement, un jour ou l’autre, vous comprendrez, je vous assure, que le travail, les jouissances artistiques ne suffisent pas à satisfaire le cœur… Vous arriverez à penser qu’il est bon de se sentir chérie ; de devenir pour quelqu’un l’être par excellence, celle vers qui vont toutes les pensées, les tendresses, les désirs, comme vers une divinité adorée… Ah ! je sais bien que je n’ai pas les mêmes goûts que vous, que nous avons vécu dans des milieux intellectuels très différents, que je ne suis pas artiste du tout… Mais j’apprendrai à aimer les choses que vous aimez… Et puis, ne pensez-vous pas que l’affection peut rapprocher même les esprits ?… D’ailleurs, vous vous intéressez aux questions ouvrières qui sont, pour moi, capitales… Ce serait un lien entre nous… Je vous laisserais, naturellement, toute liberté pour vous livrer aux travaux que vous aimez… Tant que ma vie était fixée à Amiens, je jugeais impossible de vous demander le sacrifice d’accepter la monotone existence de la province, même auprès de votre sœur. Et c’est pourquoi j’ai tant souhaité la députation qui m’amène à Paris, et qu’une circonstance imprévue m’offrait tout à coup puisque celui que je remplace a dû, pour raisons de santé, donner sa démission…

Ah ! comme il avait pensé à tout, comme il avait prévu toutes les objections !… Une sorte d’effroi s’emparait d’elle devant cette tranquille volonté qui s’appliquait à dominer la sienne ; un désir fou la prenait de s’enfuir en criant à cet homme qu’elle ne voulait pas être à lui, qu’un autre lui avait pris le cœur ; de voir la fin de ces allées qui se suivaient éternellement comme dans un bois enchanté… Et, instinctive, d’un accent d’enfant en détresse, elle murmura :

— Je réfléchirai à tout ce que vous m’avez dit… Mais… il faut retourner vers les autres… Ramenez-moi… Je ne sais pas le chemin… Il me semble que je suis perdue dans un labyrinthe !

Il tressaillit, comme arraché à un rêve, et il la vit près de lui, une expression anxieuse au fond de ses prunelles qui étincelaient dans son visage que l’émotion avait décoloré. Seules, les lèvres gardaient leur éclat de fleur de sang…

Il respira profondément, avec un effort pour dominer l’émoi qui bouleversait tout son être ; puis il dit, la voix assourdie :

— Vous avez raison, il faut que je vous ramène, je suis fou, je l’ai été de vous parler ainsi. Venez.

Il se remit à marcher et, un instant, tous deux avancèrent en silence. Son angoisse, à elle, se calmait, car elle ne se sentait plus perdue dans cet immense parc solitaire… Et, tout à coup, elle demanda :

— Vous avez parlé à votre frère de… de votre désir ?

— Non, je lui en parlerai seulement le jour où vous m’aurez autorisé à le faire…

— Et vous ne croyez pas qu’un tel projet lui déplairait ?

— Pourquoi ?

— Ah ! pour bien des raisons !… D’abord, parce que j’appartiens à un monde de lettrés et d’artistes qui, je le sais, ne lui est pas sympathique… Aussi, parce que je suis, comme on dit maintenant, une Ève moderne, espèce de femme qu’il condamne !

Il attachait sur elle des yeux pleins d’une espèce de tendresse fervente :

— Et encore ?… Qu’allez-vous trouver ?

— Ceci… Je suis sans fortune. Mon semblant de dot ne valant pas même la peine qu’on en parle !

Il haussa les épaules d’un geste d’indifférence absolue :

— Je vous en supplie, ne pensez pas même à cette misérable question d’argent !… Je suis, grâce au ciel, assez pourvu pour n’avoir pas à m’en préoccuper. Je pourrai offrir à ma femme tout le luxe qu’elle désirera, les belles choses qui la tenteront…

Elle dit, touchée, comprenant bien tout ce qu’il était prêt à lui donner :

— Vous êtes bon, très bon !

— Non, ce n’est pas par bonté que je voudrais avoir le droit de vous faire la vie aussi heureuse, aussi large qu’il me serait possible… Vous le méritez tellement !… Jamais je n’avais rencontré de femme pareille à vous !

— Vous ne me connaissez pas ! fit-elle avec une ombre de sourire.

— Oh ! si je vous connais !… Bien plus que vous ne le supposez… Je vous connais par ce que vous avez écrit… par ce que je vous ai entendu dire, par ce que ceux que vous voyez disent de vous… Et c’est pour cela que je vous supplie de penser à ma prière, quand vous allez être partie, quand vous aurez regagné votre Paris où vous me permettrez bien, n’est-ce pas, d’aller essayer de gagner ma cause près de vous ?

Pourquoi ne lui disait-elle pas tout de suite qu’elle était certaine que cette cause, il ne la gagnerait pas ?… Pourquoi avait-elle cette lâcheté de redouter ainsi la déception que lui infligerait un refus trop brusque ?… La voyant silencieuse, il interrogea, une anxiété soudaine dans l’accent :

— Est-ce que je vous ai offensée, en vous parlant si franchement ?… J’aurais dû d’abord exprimer mon désir à madame votre sœur, mais je vous ai dit comment j’avais succombé à la tentation de vous avouer la vérité… Vous me pardonnez ?

— Vous pardonner !… Vous avez eu bien raison de vous adresser à moi-même… Je suis une femme, à mon âge !… C’est vrai, aujourd’hui, il me serait impossible de vous répondre comme vous le souhaitez et je ne sais pas ce que sera l’avenir ; mais je vous remercie de tout cœur de vouloir me faire une existence très douce, tranquille, protégée… Je vous en demeurerai toujours reconnaissante… Seulement…

Elle s’arrêta… Le tennis était tout près maintenant. Elle entendait, très nettes, les exclamations des joueurs :

— Seulement, je voudrais bien que vous n’espériez pas ainsi en moi parce que… je crains bien de vous donner une déception !…

— Jusqu’au moment où vous me direz : « J’en aime un autre !… » j’espérerai…

Elle eut aux lèvres un cri instinctif : « Oui, j’en aime un autre !… » Mais sa fierté de femme lui scellait la bouche.

Enfin elle apercevait l’étendue sablée du tennis et le groupe des spectateurs que présidait de nouveau Mme Chambry qui servait le thé. Il devait y avoir très longtemps qu’elle était seule dans le parc, avec Albert Chambry. Que devait penser toute cette réunion provinciale ? Un petit sourire ironique lui montait aux lèvres… Mais il s’effaça, à peine esquissé, tandis qu’un choc l’ébranlait tout entière. Auprès de Mme Chambry, la regardant approcher, elle apercevait Rozenne.

XII

Bien avant qu’elle le vît, il avait dû l’observer. Leurs regards se croisèrent. Elle eut la peur de ce que le sien pouvait trahir. Dans celui de Rozenne, il y avait une sorte d’ironie dure, mais aussi d’indéfinissable souffrance, et elle le connaissait trop pour ne pas le deviner énervé jusqu’à l’angoisse… De quoi ?

Mais elle ne pouvait pas plus l’interroger qu’il ne lui était permis de trahir la joie éperdue qui s’élevait en elle, impérieuse autant qu’un souffle de tempête. Ah ! où était-il, le temps où, près de lui, elle était si calme !

Son cœur heurtait follement sa poitrine. Seul, son extrême usage du monde lui permettait de rester maîtresse d’elle-même. Sans trahir rien de l’émotion qui la brisait, elle put aller à Mme Chambry et lui dire en souriant :

— Votre parc est une merveille, madame. Mais il est, je crois, enchanté un peu, car les allées y sont sans fin… J’ai cru, un moment, que jamais je ne retrouverais le chemin du tennis !

— C’est qu’Albert, sans doute, vous avait conduite dans notre labyrinthe dont nous sommes très fiers, car, réellement, on peut s’y perdre !

Mais France ne distinguait pas le sens de ses paroles. Elle sentait sur elle, pareil à un appel, le regard de Rozenne qui semblait la supplier… Pourtant, elle ne bougea pas. Lui, alors, approcha. Ses yeux avaient la même expression, amère et douloureuse.

Elle dit, très doucement, et son cœur battait toujours à gros coups pressés :

— Comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ! Vous êtes donc de ceux qui oublient leurs amis ?…

— Dites que je suis de ceux qui ont la prétention d’être discrets…

— Discrets ?… En quoi ?

— On m’avait offert une partie de tennis avec vous, en m’engageant à aller dans le parc à votre rencontre. Mais il semblait vous plaire de demeurer seule avec Albert Chambry, et je n’ai pas voulu vous troubler.

Sans répondre, elle le regarda, sentant qu’il souffrait. Il avait l’accent des jours où il semblait jaloux d’elle… Puis, avec la même douceur, elle murmura :

— Qu’avez-vous, mon ami ? Ce n’est pas ainsi que vous devriez me parler, la première fois que nous nous retrouvons !

Qu’allait-il lui répondre ? Quelque chose, sûrement, qu’il ne devait pas lui dire, car il mordit sa lèvre violemment comme pour retenir les mots inutiles ; puis, entre les dents, il jeta, pour elle seule :

— J’admire la femme nouvelle que j’ai vue surgir en vous !…

Saisie, elle demeura muette. D’ailleurs, elle ne pouvait lui demander aucune explication dans un milieu où tous les regards l’examinaient, pleins d’une médiocre bienveillance… De plus, Albert Chambry s’empressait pour lui servir une tasse de thé ; et son beau-frère, venu près d’elle, lui murmurait que l’après-midi était bien avancée et qu’il fallait songer à regagner Amiens.

Docile, elle dit :

— Quand vous voudrez !…

Mais une révolte lui faisait bondir le cœur à l’idée qu’il allait peut-être lui falloir partir sans avoir une minute encore de conversation avec Rozenne, sans pouvoir lui demander ce qu’il avait contre elle. Correcte, elle causait dans un cercle strictement féminin, attendant la voiture que Mme Chambry tenait à mettre à sa disposition pour regagner Amiens.

Albert Chambry restait un peu à l’écart, paraissant absorbé par les péripéties d’une nouvelle partie qui s’engageait. Elle ne se souvenait même plus qu’il était là. A peine, lui demeurait l’impression confuse d’un entretien grave qu’elle avait eu avec lui. Tout son être frémissait de l’humiliation et de l’émoi de sa défaite qu’elle n’avait jamais pareillement mesurée ; et aussi d’une joie, qui la pénétrait divinement parce que, sans cesse, le regard de Rozenne la cherchait, comme insatiable de la contempler… S’il eût été détaché d’elle, il n’eût pas eu cette expression dans les yeux qu’il arrêtait sur elle…

Ah ! que n’avait-elle le droit de courir à lui pour lui murmurer ce que répétait son faible cœur de femme :

— Ne soyez plus triste !… Oubliez le passé et pardonnez-moi de vous avoir fait souffrir autrefois… Je suis à vous et je vous aime !

Mais elle ne disait rien de semblable ; et lui, il parlait de son très prochain voyage en Espagne, où il désirait aller faire des études, et qui l’entraînerait peut-être jusqu’en Afrique.

— La voiture est avancée, vint annoncer le domestique.

Partir ! Il fallait partir ! André se fût étonné que sa belle-sœur prolongeât encore la visite. Partir, il le fallait… Elle se leva ; et sans se trahir, elle prit congé de Mme Chambry, saluant les autres visiteurs. Sa main effleura celle de Rozenne. Alors, souverainement, une résolution la domina ; et sans hésiter, presque impérative, elle prononça :

— Je voudrais bien causer avec vous, avant de regagner Paris. Si vous avez un moment, demain, voulez-vous passer chez ma sœur ?… Nous ne sortons jamais avant trois heures.

Il s’inclina :

— Je suis tout à vos ordres.

Elle s’éloigna avec un signe de tête. Albert Chambry les accompagnait jusqu’à la voiture. Machinalement, elle s’appliquait à lui parler, se souvenant de tout ce qu’il lui avait offert ; mais elle se savait si loin de lui !

La voiture roula, et elle se trouva seule avec son beau-frère. Il était trop courtois pour se permettre de la questionner ou même lui faire une allusion à sa longue promenade solitaire avec Albert Chambry. Mais peut-être il pensait qu’elle en avait rapporté une préoccupation sérieuse, car, la voyant distraite dans ses réponses, il cessa de lui parler. Elle ne s’en aperçut même pas, tant le tumulte de ses pensées la bouleversait.

Aussitôt arrivée, après un rapide baiser à sa sœur et aux petits, laissant à André le soin de raconter la promenade, elle monta dans sa chambre, car elle avait soif de silence et de solitude. Très vite, au hasard, elle rejeta son chapeau, sa veste ; puis, sans allumer de lampe, elle vint s’asseoir devant le feu. Alors ses mains jointes, le regard fixe sur la lueur vagabonde des flammes, elle chercha à voir dans son âme… Si fort elle avait le sentiment que, de nouveau, elle arrivait à une heure très grave de sa vie !… Qu’allait-elle faire, vouloir, devenir dans la tempête morale qui s’abattait sur elle ?… En son cœur elle trouvait le confus souvenir des paroles d’Albert Chambry ; une allégresse affolante d’avoir revu Rozenne, de le savoir près d’elle, dans la même ville ; de posséder l’espoir de sa venue, le lendemain ; mais aussi l’inquiétude lancinante de son attitude à Dury, de l’incertain avenir qui échappait à sa volonté…

Elle avait cédé à une impulsion irréfléchie quand elle avait demandé à Rozenne de venir lui parler. Elle avait fait cela parce qu’elle ne pouvait plus supporter qu’il partît sans qu’elle eût tenté de lire en lui… Et s’il ne venait pas, s’il se dérobait, ainsi qu’il l’avait fait tant de fois depuis l’été, pour une raison qu’elle ignorait…

Comme une enfant, elle murmura passionnément :

— Mais je ne veux pas qu’il parte… surtout qu’il parte ainsi !… Nous pourrions être si heureux !…

Oui, comme elle l’avait pensé un soir de printemps, être les deux qui vont en une seule âme…

Ah ! comme elle comprenait maintenant la sublime simplicité de l’amour de sa sœur !… Comme elle comprenait le pourquoi des miracles accomplis par les cœurs qui se donnent !… Bizarrement, revenaient à son esprit des paroles de l’Imitation que le hasard d’un livre ouvert lui avait mises sous les yeux, le matin même : « C’est quelque chose de grand que l’amour et un bien au-dessus de tous les biens… Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte… Qui n’est pas prêt à tout souffrir et à s’abandonner entièrement à la volonté de son bien-aimé, ne sait pas ce que c’est que d’aimer… Il faut que celui qui aime embrasse avec joie ce qu’il y a de plus dur, de plus amer pour son bien-aimé, et qu’aucune traverse ne le détache de lui… »

C’était vrai, vrai, vrai, tout cela ! De toute son âme, elle le sentait !… Elle avait été insensée de croire que nul bonheur ne vaudrait jamais les joies de la pensée, les enthousiasmes, les admirations dont elle se leurrait, misérablement ignorante du divin poème de l’amour.

Comme si elle eût répondu à quelque reproche, elle murmura :

— Je ne savais pas… J’étais bien sincère et je n’ai jamais dit que je voulais garder mon cœur… J’attendais que le désir me vînt de le donner… Lui, Claude, me l’a pris sans que j’y pense… Je l’ai fait souffrir… C’est juste que je souffre par lui…

Elle cacha dans ses deux mains son visage que l’émotion brûlait. Qu’allait-il arriver s’il était détaché d’elle et ne l’aimait plus assez pour la vouloir sienne à jamais ?… S’il souhaitait garder sa liberté reconquise ?… C’était bien possible, cela, après tout, et ce serait l’expiation de son orgueilleuse témérité…

Alors que deviendrait-elle, obstinément voulue, elle le pressentait, par Albert Chambry qui aurait pour alliés sa mère, sa famille entière, ses amis, unanimes à approuver ce brillant mariage ?…

Si son entrevue, le lendemain, avec Rozenne, était inutile, s’il partait pour revenir… Dieu seul savait quand !… s’il ne prétendait plus qu’à des Gillettes Harcourts, pourquoi, après tout, résisterait-elle à la douce et tenace volonté d’Albert Chambry ?… Il ne lui serait pas offert une seconde fois de devenir la femme d’un homme aussi généreusement dévoué… Ce qu’il lui offrait, c’était une vie large, paisible, honorée…

Un mariage comme celui de Colette, alors ?… Un mariage d’argent, d’ambition ?…

Elle dressa vivement sa tête enfiévrée :

— Non ! Albert Chambry est, intellectuellement, bien supérieur à Paul… N’importe qui le jugerait un homme de valeur !

Il s’intéresserait aux travaux littéraires qu’elle aimait, lui laissant toute l’indépendance qu’elle réclamerait dans sa vie morale… D’esprit, oui, elle serait libre… Mais de corps…

Un frisson la secoua. Elle n’était pas une vierge ignorante ; et elle savait bien que, mariée, elle ne pourrait ni ne devrait se refuser à l’homme dont elle aurait accepté la fortune, la protection, le serment d’éternelle fidélité, après être librement venue à lui… sans amour… Car elle n’en avait ni n’en aurait pour lui… Tout au plus, elle lui donnerait une reconnaissante affection et une estime profonde… Peut-être, cela lui suffirait, à lui… Il était si calme, si pondéré… Mais elle-même, que pourrait-elle devenir dans une pareille union ?… Ah ! aujourd’hui, à elle, il fallait bien plus ! Le cœur qui, maintenant, battait dans sa poitrine, était autrement exigeant… Il voulait, pour en faire son bonheur, l’amour dont parlait le livre saint, l’amour dont on souffre, dont on vit, dont on meurt…

Et elle pensa, farouche :

— Si Claude me repousse, non, je n’épouserai pas Albert Chambry… Je resterai seule !… Je reprendrai ma vie de cérébrale. J’aimerai seulement — avec mon travail — les belles choses créées par Dieu et par les hommes ; et aussi, les pauvres êtres dont j’aurai pitié !… J’ai été heureuse ainsi pendant des années. Pourquoi ne le serais-je plus ?

Pourquoi ?… Parce qu’elle n’était plus la même !…

La flamme l’avait touchée ; et la destinée qui jadis lui semblait meilleure que toute autre ne lui suffisait plus. Tout son être se révoltait devant la seule vision d’un avenir semblable, si mortellement vain dans sa solitude glacée, avec ses joies et ses consolations illusoires, autant que le bruit des grelots qu’un enfant agiterait dans une boîte vide pour passer les heures…

Elle se souvenait bien de certaines vieillesses de femmes demeurées sans époux, presque toujours par la force des choses, hélas ! et qui, n’ayant pas le passé, comme les veuves, sans attache avec nulle créature née de leur chair et de leur cœur, restaient de pauvres épaves tristes, dans la foule des couples unis.

Ah ! la vie, c’était de se donner à un autre être, pour sa joie, généreusement, corps et âme, avec le beau mépris de l’épreuve, acceptée bravement, comme la rançon de l’ivresse d’aimer…

Et tout bas, avec la même sincérité passionnée, France murmura encore :

— Ah ! je veux vivre !… vivre par lui !

XIII

— M. Rozenne fait demander si ces dames peuvent le recevoir ?

— Très bien ; nous descendons, dit Marguerite qui considérait d’un regard ravi sa toute petite, occupée à jouer sur le tapis.

France s’était levée, devenue toute blanche.

L’heure qu’elle avait appelée commençait et, parce qu’elle la savait décisive peut-être, une émotion poignante l’abattait tout à coup.

Une seconde, elle demeura silencieuse, recueillie en elle-même… Puis, résolue, elle se pencha vers sa sœur avec un baiser et demanda, la voix un peu assourdie :

— Guite, veux-tu me permettre d’aller seule, d’abord, recevoir Claude Rozenne ?… J’ai besoin de lui parler. Peut-être… peut-être mon avenir dépend de cette conversation… Tu as confiance en moi, n’est-ce pas, ma grande sœur chérie ?

Mme d’Humières avait relevé la tête à cette soudaine demande. Mais ce ne fut chez elle qu’une surprise fugitive. Son mari lui avait parlé de la longue promenade faite, la veille, à Dury, par France et Albert Chambry ; et, bien que la jeune fille ne lui eût rien dit au retour, elle la connaissait trop bien pour ne pas la deviner troublée par quelque préoccupation sérieuse à laquelle, délicatement, elle n’avait pas même fait allusion.

Ses yeux s’arrêtèrent, pleins de tendresse, sur le visage devenu grave de la jeune fille qu’elle attira dans ses bras :

— Oui, j’ai confiance en toi, petite France… Mais si ton avenir est en jeu, je t’en supplie, sois sage, réfléchis, ne l’aventure pas follement… Va. Je descendrai seulement quand tu me feras demander.

France murmura :

— Merci !

Un instant, toutes deux se regardèrent avec leur mutuelle affection. Puis, spontanément, Marguerite eut le geste dont elle bénissait, chaque soir, ses enfants couchés et effleura, d’une croix, le front penché de France.

— Descends, chérie. Que Dieu soit avec toi !

France se détourna. Elle sentait bien que nul conseil n’eût pu en ce moment l’influencer. A elle seule, il appartenait de préparer l’avenir.

Son cœur battait à coups pressés, si fort qu’elle s’arrêta derrière la porte close du salon, avant d’en tourner le bouton. Mais ses lèvres articulèrent, sous l’impérieux effort de sa volonté :

— Il faut !… Il faut !…

Et elle entra.

Droit devant la fenêtre, Rozenne attendait, les traits étrangement altérés, quelque chose de dur dans l’expression. Peut-être pensait-il voir apparaître Marguerite d’Humières, car il eut un mouvement brusque quand il reconnut France. Elle lui tendit ses deux mains, ainsi qu’elle faisait dans les jours passés où elle lui voyait l’âme en détresse. Il les enveloppa d’une étreinte presque violente et les porta à ses lèvres qui les effleurèrent d’un baiser lent…

Puis les laissant retomber, il demanda :

— Mme d’Humières n’est-elle pas là ?

France s’assit, inclinant la tête.

— Ma sœur descendra dans un instant. Mais je l’ai priée d’attendre un peu pour le faire… Je vous l’ai dit hier, je souhaitais vous parler…

Lui, était demeuré debout. Il la regardait comme s’il avait peur de ce qu’elle allait dire.

— Vous souhaitez me parler ?… à moi ?… et de quoi ?

Elle aussi le regardait, soudain très calme parce qu’elle savait où elle voulait aller, parce qu’il était là, devant elle, enfin ! et qu’elle était certaine qu’il ne la tromperait pas… Pourtant, une seconde encore, elle resta silencieuse, songeant…

Puis, avec une franchise fière, gravement, elle dit, très simple et très douce :

— Je ne puis supporter que mes amis aient à me reprocher quelque chose qu’ils me cachent ; et puisque vous allez partir, puisque je ne sais ni quand, ni où nous nous reverrons, j’ai voulu vous demander ici… — à Paris, vous avez l’air de me fuir !… — en quoi encore j’ai pu vous faire mal, involontairement… Vous demander ce que vous avez contre moi ?…

— Ce que j’ai contre vous ?… Moi ?…

— Oh ! ne dites pas que vous n’avez rien ! Mes intuitions ne me trompent jamais… Et j’ai… oh ! si forte !… celle que, volontairement, vous vous éloignez de moi depuis cet été… que je ne suis plus pour vous une amie…

— Jamais vous n’avez été pour moi une amie plus chère ! fit-il sourdement.

— Oh ! non ! puisque…

— Puisque ?

— Puisque vous m’avez tu un événement qui était pour vous la délivrance !

Il tressaillit. Cependant, il n’ignorait pas qu’elle devait savoir. Il la contemplait comme le bonheur irréalisable…

— C’est vrai, je me suis interdit de vous en parler ! jeta-t-il avec une sorte d’âpreté douloureuse.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai jugé que cela était plus sage,… qu’il était inutile de vous occuper encore une fois de moi, à ce sujet.

Elle prononça lentement :

— Ici même, dans ce salon, au printemps, je vous ai dit que jamais plus ce qui vous touchait ne me laisserait indifférente… Et je crois que depuis ce jour j’ai été pour vous une vraie amie, très fidèle… Alors pourquoi depuis plus de trois mois m’avez-vous laissée sans un signe de souvenir ?… Pourquoi hier m’avez-vous parlé durement sans que…

— Sans que vous l’ayez mérité, n’est-ce pas ? interrompit-il violemment. Ah ! ne me parlez pas d’hier… A moins que ce ne soit pour m’annoncer ce que vous avez décidé avec M. Albert Chambry… Que je sois, du moins, le premier à vous féliciter !

— Me féliciter !… Que supposez-vous donc qu’il m’ait demandé ?…

D’un geste inconscient, il passa la main sur son visage contracté.

— Je ne suppose pas… Je sais !… Car il y a deux mois Chambry, avec une candeur confiante, m’a parlé de vous… Et parlé de telle sorte que j’ai compris à quel point vous l’aviez conquis…, comme les autres… Seulement…

Elle répéta, attentive, son cœur battait si vite qu’il la rendait haletante :

— Seulement ?

Il martela les mots :

— Seulement je crois que vous ne l’éconduirez peut-être pas comme les autres…

— Parce que ?

— Parce que c’est un excellent parti qui vaut la peine d’être accueilli !

— Vous voulez dire qu’il est intelligent ?… très bon ? d’une famille honorable et de sentiments délicats ?

Elle parlait lentement, comme elle eût récité une leçon ou comme si elle eût voulu se pénétrer de ce qu’elle disait.

— Tout cela est très vrai ! Je comprends que tant de qualités réunies vous donnent enfin le goût du mariage et culbutent vos résistances et vos appréhensions… Votre heure est venue !… Mais je ne pensais pas qu’elle viendrait pour un homme comme celui-là !

Quelle souffrance criait désespérément dans son accent !… Ah ! il n’eût pas ainsi parlé s’il n’avait été jaloux d’Albert Chambry ! Alors… alors c’était donc le bonheur qui venait à elle ?… Elle demanda :

— Pourquoi supposez-vous que l’heure dont vous parlez est venue ?

— Croyez-vous donc que moi, qui connais toutes les expressions de votre visage, je n’aie pas compris tout de suite quand enfin… enfin ! vous êtes reparue avec lui, qu’il venait de vous dire… ce que vous étiez devenue pour lui, de vous offrir son cœur… et sa bourse !

Elle eut un geste d’épaules et répéta, un peu amère :

— Sa bourse !… Et vous avez tout de suite pensé que j’acceptais l’offre ?… Vous qui prétendez me connaître ?

— Il n’avait pas le visage d’un homme dont on a brisé l’espoir… Je n’ai pas eu de peine à comprendre que vous avez dû lui dire que vous réfléchiriez… Autrefois, c’est en un instant que vous avez résolu de prononcer le « non » qui a fait mon malheur…

— J’étais une enfant, alors… J’ai répondu comme une enfant… Maintenant les années m’ont rendue plus sage…

— Et plus pratique !

— Oh !

Elle pâlit, tant il l’avait atteinte. Il la vit blanche jusqu’aux lèvres, une expression de souffrance dans les yeux qu’elle levait vers lui… Et avant qu’il eût maîtrisé son mouvement, il était debout devant elle, emprisonnant les mains qui tremblaient et, penché vers elle, il suppliait tout bas :

— France, ma précieuse, mon adorée petite amie !… pardonnez-moi !… Je suis fou… Vous savez bien que je ne pense pas la chose insensée que je viens de vous dire… pour vous faire mal… parce que je suis incapable, comme autrefois, plus encore !… — de supporter de vous avoir perdue… de penser qu’un autre aura le bonheur qui m’est refusé !… France, vous avez raison, épousez Albert Chambry. C’est un honnête homme qui vous aime et dont la tendresse vous sera infiniment bonne… Je vous jure que tout cela, je me le répète sans cesse depuis qu’il m’a parlé… Vous avez raison… Vous êtes sage en l’écoutant !

Il avait gardé entre les siennes les mains toujours frémissantes ; et elle sentait la souffrance qui le broyait à cause d’elle et lui apportait la certitude bénie qu’il était bien à elle toujours, à elle seule !…

Elle le regarda :

— Alors… vous me conseillez d’épouser Albert Chambry ?… Dites-le-moi, vos yeux dans les miens… Dites-le-moi…

Elle s’arrêta un peu, toujours assise, sans lui enlever ses mains. Elle continuait à le regarder. Presque bas, elle prononça, avec son âme qui se donnait :

— Dites-le-moi en me jurant que vous ne regrettez rien de ce qui aurait pu être, il y a cinq ans… de ce qui pourrait être maintenant puisque vous, comme moi, vous êtes libre… Jurez-moi cela, Claude… Et, selon votre conseil, j’épouserai Albert Chambry…

Violemment, il laissa retomber ses mains et recula :

— Oh ! France, vous êtes cruelle !… Pourquoi me tentez-vous ?

— Ah ! Dieu ! enfin !! !

Le mot lui était échappé comme un cri de joie.

— Je vous tente, pourquoi ?… Parce que vous m’aimez ?

— France, par pitié, taisez-vous !… Ne me faites plus de mal !

— Répondez-moi, Claude… Parce que vous m’aimez ?…

— France, cette nuit, je suis resté debout, ivre de jalousie, arpentant ma chambre comme une bête en cage, parce que j’avais compris que cet homme vous avait parlé…

— Parce que vous m’aimez ? répéta-t-elle une troisième fois.

— Ah ! oui, parce que je vous aime !… Oh ! France, pourquoi voulez-vous que je vous le dise ?

— Maintenant, vous en avez le droit !…

Il l’arrêta avec le même emportement désespéré :

— France, ne me faites pas entrevoir l’impossible !… Je ne suis pas un saint !… Je suis un pauvre homme qui, tout comme les autres, ai soif de bonheur… Ne me tentez pas !… Je n’aurai pas le courage de vous repousser !…

— Me repousser… pourquoi ?…

Elle n’était plus pâle et une splendeur d’aurore grandissait au fond de son regard.

— Mais je serais criminel, France, de ne pas vous repousser !… Maintenant, je suis presque pauvre… J’ai le souci terrible d’un malheureux petit être, maladif, dont un jour ou l’autre, j’aurai l’entière charge, qui exige des soins qu’une mère seulement pourrait accepter… Non, je n’ai pas le droit, maintenant, de vous demander votre vie que d’autres peuvent rendre heureuse et fortunée… Qu’aurais-je, moi, à vous offrir !… Jamais je ne l’ai vu si clairement que le jour où j’ai recouvré ma liberté… Alors, je me suis appliqué à vous fuir, car je savais ma faiblesse !… comme je le faisais depuis le moment où j’avais compris que je vous aimais trop pour continuer à voir en vous une amie !

— C’était pour cela !! !… Oh ! que c’est bon de vous l’entendre dire !!… Claude, je veux votre pauvreté… Je veux votre petit enfant pour qu’il soit à moi… Je veux…

Elle s’interrompit encore. Ses lèvres tremblaient ; mais, dans ses prunelles dilatées, il y avait l’infini de l’amour humain :

— … Je veux votre âme entière, et fidèle, et confiante !… Je ne vous demande que cette richesse-là pour en faire mon bonheur…

— Votre bonheur !… France, vous ne jouez pas, n’est-ce pas ?… Vous savez quelle espérance… merveilleuse ! vous me donnez ?… Est-ce qu’il serait possible… Votre bonheur !… sincèrement, et non par pitié, par générosité, vous pensez cela ?…

— Claude, laissez-moi être heureuse par vous… Prenez-moi pour toujours… si vous voulez bien encore de moi !

Il la contemplait sans oser encore l’attirer dans ses bras, sous ses lèvres, comme son trésor :

— Mais, France, comprenez donc que c’est une vraie vie de sacrifices que vous voulez accepter ! Grâce à mes folies, je ne pourrai vous donner les belles choses qui vous charment, vous connaîtrez peut-être les soucis d’argent dont vous avez l’horreur…

Elle eut un faible geste pour l’arrêter. Un sourire joyeux passait sur sa bouche :

— Ils ne me feront pas peur si vous êtes avec moi pour les supporter… Je ne suis plus un bébé… J’ai compris — très tard, c’est vrai ! — qu’il faut accepter la vie telle qu’elle est, avec tout ce qu’elle apporte d’épreuves, de difficultés ; parce qu’elle peut aussi donner des bonheurs qui consolent de tout… Si vous m’aimez, Claude, je ne souhaiterai rien d’autre…

— Et si je vous aime mal, si je vous fais souffrir !… Albert Chambry, lui, vous serait fidèle, sans défaillance !

— Vous aussi, vous le serez ! jeta-t-elle dans un cri passionné où il y avait de la ferveur et de la fierté… Je saurai bien vous ôter la tentation de me délaisser !

La délaisser !… Il était bien certain qu’il l’adorerait aussi longtemps qu’un souffle de vie l’animerait. Elle n’était pas de celles qu’on délaisse quand elles se sont données !

— Vous délaisser ! vous, mon amour, vous que j’ai toujours aimée avec ce que j’avais de meilleur en moi !… Il y a cinq ans, à Villers, c’était ainsi déjà… Écoutez ma confession. Cet hiver, quand je vous ai retrouvée si sereine, si étrangère au mal que vous m’aviez fait, j’ai eu la tentation bien violente, je vous jure, de tout essayer pour me faire aimer de vous et alors me venger de ce que vous m’aviez fait souffrir… Cela, me le pardonnez-vous, France ?

Elle dit, songeant à d’autres choses encore qu’elle devait oublier généreusement :

— Je vous pardonne tout ce que je puis pardonner…

— Oui, tout, répéta-t-il, la comprenant. Tout, parce que j’ai bien lutté contre la tentation pour agir en honnête homme !… Autant que je le pouvais, je me suis appliqué à ne pas vous trahir cet amour que vous aviez mis en moi, qui était entré dans ma vie pour n’en sortir jamais !… Mes folies, que votre regard condamnait, c’était pour m’éloigner de vous, pour mieux vous fuir ; pour essayer de me détacher de vous, puisque je n’étais pas libre !… Vous savez toute la vérité, maintenant… Oh ! France, mon amour, mon unique, est-il possible que vous vouliez bien être à moi enfin… et malgré tout !…

Cette fois, il l’attirait, dans un geste de bonheur jaloux, car il l’avait bien conquise… Elle, soumise délicieusement, appuya la tête contre sa poitrine. Blottie entre ses bras, elle comprenait qu’elle se fût laissée emporter par lui dans la mort même, comme dans un paradis… Et les paupières closes, frémissante sous les baisers dont il lui couvrait le visage, et qu’elle sentait en son cœur même, elle murmurait lentement :

— Claude, c’est divin, le mal d’aimer !…

FIN

PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 25732.

3 FR. BIBLIOTHÈQUE PLON FR. 3

ROMANS — NOUVELLES — MÉMOIRES
PUBLIÉS IN EXTENSO
SOUS COUVERTURE ILLUSTRÉE

QUELQUES TITRES

Paul BOURGET
Un Cœur de femme
Monique

Henry BORDEAUX
La Neige sur les pas

A. LICHTENBERGER
Petite Madame

H. GRÉVILLE
Les Épreuves de Raïssa

Paul ARÈNE
La Chèvre d’or

Albert SOREL
La Grande Falaise

H. ARDEL
La Faute d’autrui

Eug. FROMENTIN
Dominique

Élémir BOURGES
Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent (2 vol.)

E. DAUDET
Les Victimes de Paris

MISTRAL
Mémoires et Récits

Gal Bon de MARBOT
Mémoires (2 vol.)

Louis MADELIN
Le Chemin de la Victoire (2 vol.)

Gabriel HANOTAUX
Jeanne d’Arc

Émile MOSELLY
Jean des Brebis ou le livre de la misère

DEUX NOUVEAUX VOLUMES
le premier mercredi de chaque mois

E. SAINTE-MARIE PERRIN

LA BELLE VIE
DE
SAINTE COLETTE
DE CORBIE
(1381-1447)

Avec une Préface de Paul Claudel

Un volume in-16   7 fr. 50

Dans cet exposé consciencieux, ému, fortement documenté, la figure de la sublime visionnaire qui accomplit, dans l’ordre surnaturel, la mission de restauratrice de l’unité catholique, de l’unité nationale et de la stricte observance franciscaine, apparaît avec une merveilleuse clarté. Colette explique, précède et permet Jeanne d’Arc, avec qui elle dut être liée, car leurs voies étaient parallèles.

ERNEST PÉROCHON

NÊNE

Un volume in-16   7 fr.

PRIX GONCOURT 1920

Imaginez un livre complètement affranchi des modes littéraires d’aujourd’hui : il commencera par surprendre jusqu’à ce que cette première impression le cède au délicieux étonnement d’avoir devant soi une œuvre qui ne date pas. Tel est le cas de Nêne.

En prenant soin des enfants d’un veuf, une servante de ferme, Madeleine ou Nêne, comme ils l’appellent, en vient à les aimer comme si elle était leur mère et qu’elle dût toujours vivre pour eux. Trois ou quatre ans se passent. Le veuf se remarie et Nêne, aussitôt chassée par la jeune femme qui la hait, pâle de douleur, se jette dans un étang.

Contée sans l’ombre d’artifice, cette simple histoire est de celles où l’on ne sent nulle part l’auteur. Tout l’intérêt se porte sur les personnages, qui vivent de leur vie propre. Êtres simples qui ne s’analysent point : tout instinctifs parfois, ils sont vrais et leur vérité nous émeut.

M. Ernest Pérochon a fait une œuvre humaine, et c’est un grand éloge.

ROMANS POUVANT ÊTRE MIS ENTRE TOUTES LES MAINS

Cartonnage toile, fers artistiques, médaillon en couleurs dessiné par Pierre BRISSAUD
Tête de couleur. — Chaque volume : 10 francs.