The Project Gutenberg eBook of Légendes canaques

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Title: Légendes canaques

Author: Georges Baudoux

Author of introduction, etc.: Lucien Lévy-Bruhl

Release date: March 7, 2025 [eBook #75549]

Language: French

Original publication: Paris: Éditions Riéder, 1928

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LÉGENDES CANAQUES ***

GEORGES BAUDOUX

LÉGENDES
CANAQUES

QUATRIÈME ÉDITION

LES ÉDITIONS RIEDER
7, PLACE SAINT-SULPICE, 7
PARIS
MCMXXVIII

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
POUR EN CONSTITUER L’ÉDITION ORIGINALE

15 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NON MIS DANS LE COMMERCE, NUMÉROTÉS DE A à O ;

5 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOIRON, NUMÉROTÉS DE P à T ;

10 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOIRON, NUMÉROTÉS DE 1 à 10.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.
Copyright by LES ÉDITIONS RIEDER, 1928.

AVANT-PROPOS

Au fur et à mesure que les sociétés humaines sont mieux connues, on s’aperçoit qu’elles présentent une variété dont on ne se doutait pas jadis. On a appris que les différences ne tiennent pas seulement à la couleur de la peau, à la façon de se nourrir et de s’abriter, ni à ce que les mœurs trahissent de surprenant et d’extraordinaire au premier coup d’œil. Les divergences sont plus profondes. Elles vont même si loin qu’on s’est demandé si elles n’avaient pas leur source dans une mentalité dite primitive, assez différente de la nôtre.

Plus on s’efforce d’entrer dans les manières de penser de ces hommes dont les traditions, les croyances, les institutions semblent avoir peu d’éléments communs avec les nôtres, plus on les sent à la fois très près et très loin de nous. A considérer leur folklore, leurs contes, leurs proverbes, leur sens pratique, parfois même — s’il s’agit de sociétés déjà assez évoluées, comme en Polynésie ou en Afrique australe, — leur politique et leur religion, nous serions tentés de dire, selon les phrases que Leibniz aime à citer : « C’est tout comme icy ». Tutto il mondo è paese. Mais quand nous essayons de pénétrer plus avant, de suivre les démarches de l’esprit qui aboutissent à telle croyance inexplicable, à telle coutume révoltante pour nous, nous nous trouvons rejetés à une conclusion opposée. Nous sommes alors disposés à croire ces observateurs des Maoris et des Mélanésiens, par exemple, qui désespèrent de retrouver jamais les chemins par où la pensée des indigènes a passé. La porte est close sur eux. Personne ne la rouvrira.

Que nous oscillions ainsi, du sentiment d’une identité foncière entre les « primitifs » et nous, à celui d’une différence radicale, faut-il s’en étonner ? N’éprouvons-nous pas une incertitude analogue, et le même flottement d’impressions, bien qu’à un moindre degré, au sujet de peuples voisins de nous, de même civilisation que nous, et dont l’histoire ne se sépare pas de la nôtre ? Nous croyons connaître les Anglais, les Allemands, les Espagnols d’autrefois et d’aujourd’hui. Leur art, leur littérature, leur organisation politique, leurs idées morales et religieuses ont été étudiés sous toutes leurs faces. Leur « mentalité » ne semble plus nous réserver de surprise. Et, tout à coup, un incident détermine de leur part une réaction que nous n’aurions jamais prévue, et qui nous déconcerte. Que sera-ce donc, s’il s’agit d’Australiens ou de Papous, qui ont derrière eux un passé millénaire dont nous ne savons rien, et dont la civilisation n’a à peu près rien de commun avec la nôtre ?

Si nous voulons tant soit peu les comprendre, il faut donc commencer par les étudier. On s’est enfin convaincu de cette nécessité. Les travaux ethnologiques occupent un nombre croissant de savants de toutes nationalités. Le Rameau d’Or de Sir James Frazer se lit dans le monde entier.

Toutefois, la connaissance de l’homme intérieur, quel qu’il soit, ne relève pas uniquement de la science. Nous y accédons encore par une autre voie. L’art sous toutes ses formes, la poésie, le drame, le roman révèlent, d’une vue immédiate et directe, ce que les analyses les plus minutieuses n’atteignent qu’avec peine et fragmentairement. Nos traités de psychologie, nos essais de sociologie, commencent à être instructifs. Mais, d’un certain point de vue, Shakespeare, Racine, Stendhal, Balzac, Rembrandt ne le sont-ils pas davantage ? Sans doute la science et l’art n’ont pas de commune mesure, et il ne saurait être question de les mettre en concurrence. Mais l’armée des savants avance péniblement, et pas à pas. Elle est encore très loin de son but, alors que l’artiste de génie a touché le sien.

Nous assistons ainsi, en ce qui concerne les sociétés exotiques et « primitives », aux efforts parallèles des ethnologues et des écrivains. Ceux-ci se multiplient. Le roman colonial est en faveur. Il constitue à lui seul un genre important, un peu partout, et particulièrement en France, où il a produit quelques chefs-d’œuvre.

Il est exposé cependant à un danger dont beaucoup d’auteurs méconnaissent la gravité, peut-être parce que le roman qui n’est pas colonial n’a pas à le craindre. Quand les personnages sont pris dans la réalité sociale qui nous entoure, s’ils ne sont pas suffisamment « vrais », si l’auteur les place dans des situations invraisemblables ou impossibles, s’il leur prête des sentiments et des pensées incompatibles avec la vie actuelle et qu’ils ne peuvent pas avoir, nous le savons tout de suite. Nous n’allons pas plus loin. Le livre nous tombe des mains : il est jugé. Un écrivain ne s’exposera pas de gaîté de cœur à cette disgrâce. Même dans la peinture des cas les plus exceptionnels, il est obligé de tenir compte de ce que le lecteur sait aussi bien que lui.

Mais lorsque ce sont des Annamites, des Soudanais, des Malgaches, des Canaques, etc., que l’auteur fait vivre sous nos yeux, il se sent plus libre. Nous n’avons guère le moyen de contrôler ce qu’il nous montre. De là, une tentation, à laquelle beaucoup ne résistent pas : donner un coup de pouce, « romancer » la réalité qu’ils peignent, et forcer le succès par ce que l’on appelle au théâtre des effets sûrs. Ils s’aperçoivent trop tard que cette habileté tourne contre eux, et risque d’être fatale au genre lui-même. Leurs inventions deviennent vite suspectes au public tant soit peu averti, et le dégoûtent de l’exotisme. S’ils s’attachaient à décrire exactement les sentiments, les passions et les actes de leurs modèles, ils le retiendraient davantage. Il est vrai que c’est plus difficile. Flaubert en a fait la remarque, et Boileau l’avait déjà dit.

M. Baudoux échappe à cette critique. A vrai dire, il n’écrit pas de romans. L’image qu’il nous apporte des Canaques néo-calédoniens n’est pas gâtée par des retouches d’intention littéraire. Il les campe devant nous, pris sur le vif, tels qu’il les a vus, sans les faire ni plus ni moins compliqués qu’ils ne sont. Pendant de longues années, il a vécu près d’eux, avec eux : condition indispensable pour gagner leur confiance et pour ne pas les interpréter de travers. Ses travaux de géologue et de prospecteur lui fournissaient l’occasion de participer, au nord de l’île, à la vie quotidienne de tribus qui n’avaient encore eu que peu de relations avec les blancs. De la sorte, il a pu pénétrer assez profondément dans l’âme de ces Mélanésiens. Ses « popinées » et leurs hommes vivent d’une vraie vie.

M. Baudoux déroule devant nous un film documentaire à la fois très coloré et très instructif, parfois aussi très émouvant, précisément parce qu’il est véridique. Son scrupule d’exactitude, loin de nuire à l’effet de son œuvre, la rend plus poignante. Sa sincérité lui aura valu de plaire au public sans mécontenter ceux qui savent.

L. Lévy-Bruhl.

Juillet 1928.

NOTE DE L’AUTEUR

La légende de Kaavo fut racontée au transcripteur sur le sommet du Mont Kaala, la nuit, sous les sapins, aux lueurs d’un feu, par des porteurs canaques de la tribu de Gomen.

Les indigènes calédoniens tiennent secrètes leurs vieilles coutumes et leurs légendes : c’est leur vie sauvage qu’ils veulent garder impénétrable. Les hommes blancs, ce sont les conquérants, les envahisseurs par la force, les dominateurs par le nombre ; il faut les subir mais résister quand même à leur civilisation, conserver intactes les mœurs et les traditions venues des ancêtres.

Pour cette fois, grâce à la présence d’un jeune européen qui parlait couramment leur langage, et possédait même une forte part de leur mentalité, les canaques ont bien voulu sortir de leur mutisme sournois, et agiter une lumière au fond des obscurités de leur passé.

Les dialectes mélanésiens ne comptent que peu de mots. Malgré cette indigence les idées sont rendues en leurs nuances précises à l’aide des intonations de la voix, par la mimique, et surtout par les expressions des yeux qui extériorisent les pensées. Ce qui porte à croire qu’à l’état primitif les hommes devaient se comprendre sans paroles, par le seul fluide du regard, comme certains animaux.

Le transcripteur a voulu, tout en contant des légendes mélanésiennes, décrire les mœurs d’un clan humain resté en arrière, attardé dans sa barbarie primitive, à ce stade d’évolution où les instincts se dégagent de l’animalité, lorsque les sentiments se cherchent, deviennent nécessaires à la vie, et prennent place dans une âme.

Absorbé par son sens positif de l’existence, l’homme moderne ordinaire, le civilisé de la dernière heure, ne s’intéresse que peu à ses origines. Le symbole poétique du premier homme créé spontanément avec de l’argile, puis animé d’un souffle divin, suffit à son imagination. Chercher plus loin en arrière, dans la nuit du passé, serait moins séduisant, et peu lui importe. Il préfère ignorer ses misérables ancêtres, et se complaire dans cette idée flatteuse qu’il est l’aboutissement normal du progrès, la fleur d’une civilisation qui prenait naissance aux Indes et en Égypte, il y a six ou sept mille ans.

Et pourtant, nos cousins non-évolués, oubliés depuis des millénaires, sont encore là pour nous rappeler à la réalité de nos origines. Les étudier en leur psychologie fruste, les définir, c’est s’étudier soi-même, c’est sonder les tréfonds de son être, et y retrouver atténués tous ces instincts obscurs que parfois nous sentons sourdre en nous, sans nous les expliquer.

KAAVO

« Et plus ça change,
Et plus c’est la même chose. »

Depuis deux récoltes d’ignames[1], la grande tribu de Gomen et les villages ses vassaux vivaient en bonne intelligence avec les tribus de Panlutch, Témala et Voh. C’était la paix florissante, mais la paix armée, la paix sans sincérité, toute de méfiances mutuelles ; de part et d’autre on se connaissait, on savait à quoi s’en tenir.

[1] Deux années.

Les canaques de Gomen profitaient de cette trêve, — cela ne durait jamais longtemps — pour faire de grandes cultures, changer de terrains, ainsi que cela se pratiquait toujours après plusieurs récoltes au même endroit. Ils irriguaient ces plantations par de longues et capricieuses conduites d’eau empruntées aux creeks et aux rivières de la région.

Avec des bois durs imputrescibles coupés dans les forêts sombres des montagnes, de la peau de niaouli bien blanche, de la paille peignée soigneusement, des joncs, des lianes rouges qui se durcissaient avec le temps, des liens de gaïacs, de bouraos et de banians, ils construisaient de hautes cases coniques, pointues comme les cimes des sapins. Quand elles étaient finies, ces cases, parachevées par le long tabou de bois rouge, sculpté, orné de gros coquillages et d’écharpes flottantes en écorces d’arbres ; quand ce tabou, ainsi qu’une flèche, s’élançait au-dessus de chacune d’elles, les cases étaient aussi hautes que les cocotiers ; toute la tribu en était fière.

C’était la paix, une ère de prospérité, de petit travail et de grandes réjouissances ; l’infime labeur de chacun multiplié par le nombre produisait de grandes choses. Des hommes allaient dans la chaîne, les patriarches, couper de gros kaoris déjà connus et soignés par leurs pères. Pour abattre ces arbres si gros, il fallait longtemps, longtemps ; ils n’avaient pour travailler que des haches en pierre, mais ils étaient adroits, les vieux : ils s’asseyaient autour de l’arbre à couper, et ils faisaient travailler le feu, de petits feux qu’ils surveillaient et dirigeaient à leur guise, avec de l’eau. Lorsque l’arbre était couché à terre, ébranché, allongé, bien lisse, comme un grand, grand poisson, tout le monde venait pour le tirer, pour le traîner : les hommes, les femmes, les enfants, toute la tribu, excepté quelques guerriers qui restaient à garder le village. Une surprise, un coup de main hardi étaient toujours à craindre.

De longues cordes en fibres de coco étaient attachées à un bout de l’arbre abattu. Tout le monde se mettait aux cordes, chacun à sa place. Un vieux montait debout sur la bille de bois, il élevait en l’air, au bout de son poing, un bouquet de fleurs symboliques et une grande banderole blanche, agitant le tout en mesure pour scander ses paroles. Il racontait l’histoire de ce kaori, le nom de l’ancêtre qui l’avait remarqué, ceux qui en avaient pris soin, comment on l’avait abattu, ce qu’on allait en faire ; il parlait, il parlait, en phrases courtes, en psalmodiant.

Le groupe répondait à chaque phrase par une approbation sourde qui semblait venir de dessous terre : — Houm ! Et la fête commençait. Tous les canaques, en grappes comme des fourmis ou des chenilles géantes, tiraient en cadence, en dansant le pilou. L’entrain était donné par des chants, par le « tape-tape » des battes en écorce de figuier, par le « boum-boum » étouffé des tuyaux de bambou frappés verticalement sur le sol : ça marchait,… ça marchait,… ça marchait,… On s’arrêtait avant d’être essoufflé pour crier, rire et se reposer. Et après, ça recommençait, et encore,… et encore,… et encore,… jusqu’à ce que l’arbre fût arrivé dans le lit de la rivière.

C’était une fête qui durait quelquefois pendant plusieurs jours et plusieurs nuits ; on allumait des feux, on mangeait et l’on dormait sur place. Les canaques s’amusaient beaucoup dans ce temps-là, tout en faisant de bon travail.

Le kaori était laissé là, dans le lit de la rivière, on le recouvrait de brousses, pour que le soleil ne le fendît pas, en attendant qu’une crue d’eau assez forte, une inondation, le fît flotter et l’emportât. Il n’y avait plus qu’à monter dessus, et à le guider avec des perches, en chantant « aé, aé, aé, » jusqu’à la mer.

Ensuite, tout doucement, on le creusait avec du feu et des outils en pierre et en coquillages. On en faisait une belle et longue pirogue pour aller à la pêche et entreprendre de lointains voyages, jusqu’à Gatop ou jusqu’aux îles Bélep. Dans ce temps-là, les hommes blancs n’étaient pas encore venus dans notre pays ; les canaques savaient bien travailler, un petit peu chaque jour, ils avaient de la patience, ils faisaient de belles choses ; maintenant c’est fini, c’est fini.

C’était la paix, la vie heureuse. Les plantations étaient nombreuses et belles, c’était l’abondance assurée pour longtemps. Les vieux canaques étaient contents, mais les jeunes, plus fougueux, plus batailleurs, auraient bien voulu faire la guerre pour s’amuser, pour montrer leur valeur. Tous les jours ils s’exerçaient à la sagaïe, à la fronde, au casse-tête, et à toutes les armes ; mais pour eux, cela n’était pas suffisant, il n’y avait jamais de morts. Quelquefois de rares blessures à ceux qui apprenaient à esquiver, à parer les coups, à faire « poindi. » Cela n’était pas sérieux, ce n’était qu’un jeu d’enfants incapable d’absorber toute l’ardeur belliqueuse des jeunes guerriers de Gomen.

Tout était dans le calme, quand, à la saison où les pommiers d’acajou fleurissent, une ambassade extraordinaire de la tribu de Témala arriva en grande cérémonie, pour inviter les canaques de la tribu de Gomen à venir prendre part à un grand pilou, qui se donnerait à Témala, en l’honneur d’un mort de marque, d’un notable. Le vieux Poinou, celui qui savait si bien faire tomber la pluie.

Après réunion du Conseil, auquel assistaient les patriarches, les sorciers et les Chefs ; après beaucoup de palabres et beaucoup d’indécision dues à la méfiance, l’orgueil de la race l’emporta. Le chef déclara : Que les guerriers de Gomen n’avaient jamais eu peur de personne, qu’ils étaient maintenant amis avec les Témala, et que la tribu de Gomen acceptait l’invitation.

Pour sceller cette décision importante, un grand caï-caï[2] fut offert aux ambassadeurs de Témala qui, ensuite, s’en retournèrent chez eux, chargés de présents, monnaie canaque, oua-cicis[3], baouis[4], et beaucoup d’autres choses précieuses.

[2] Banquet chez les canaques.

[3] Petits coquillages blancs.

[4] Perles de pierre grossière. Collier.

Pendant une lune, la tribu de Gomen fut sens-dessus dessous, entièrement occupée par les préparatifs faits dans le seul but de pouvoir se présenter triomphalement au pilou de Témala. Les armes de guerre et de gala furent sorties, astiquées, affûtées, appointies, teintes. Le poil de roussettes et les petits coquillages furent employés à profusion, comme ornements des armes et des individus. Avec des plumes d’oiseaux l’on fit des panaches, des plumets altiers tout flambant neufs. On se livra à un travail minutieux de sparterie pour fabriquer des nattes, des paniers, des brassards, des manteaux à plumes, des chapeaux dressés en une couronne cylindrique, sans fond. On confectionna des tapas[5] de toutes les couleurs, et des « baguiyous »[6] d’honneur qui pendaient jusqu’aux pieds. Les chevelures furent roussies à la chaux, ou noircies à la noix de coco brûlée, selon le goût et l’élégance de chacun.

[5] Ceinture frangée de fibres, descendant à mi-cuisse.

[6] Morceaux d’étoffes coloriées, dont les indigènes calédoniens enveloppent leur sexe comme d’un fourreau démesurément long. Le baguiyou consiste encore aujourd’hui l’unique vêtement dans certaines tribus de l’intérieur.

Tout fut prêt. C’était beau.

Au jour convenu, le lendemain de la première apparition de la nouvelle lune au-dessus de l’horizon, ce jour-là, lorsque la rosée fut séchée, la horde se mit en branle, partit par petits groupes : d’abord, en avant, en éclaireurs les guerriers les plus matineux, les plus pressés, les plus intrépides ; ensuite, d’autres guerriers nombreux venaient par paquets, formaient le gros de la colonne, et parmi eux, le grand chef de Gomen entouré de sa garde fidèle. Puis, escortées par des canaques, les popinées suivaient, portant de lourds fardeaux de vivres, de provisions et d’objets destinés aux présents.

Les femmes étaient les porteuses, les esclaves, les bêtes de somme de la caravane ; elles marchaient pliées sous le faix, penchées en avant, le cou allongé, tendu, pour se dégager la poitrine et contrebalancer le poids lourd de la charge pendue sur leur dos par des bretelles. Ainsi chargées, les bras ballants en avant, elles s’en allaient infatigables, d’une allure souple et vive, en roulant des hanches de callipyge.

Par respect et par humilité, la popinée ne devait jamais en marchant sur un sentier dépasser l’homme. Elle était obligée, ou de prendre un grand détour, ou de s’arrêter et attendre qu’un homme quelconque voulût bien lui faire signe ; dans ce cas, en se prosternant très bas, marchant presque accroupie, devenant toute petite, elle passait.

Les hommes eux, par fierté, par dignité, et aussi par paresse, ne portaient jamais que leurs armes.

Enfin, à la queue, et éparpillés tout le long de la caravane, venaient à la débandade, à la traîne, les retardataires, les insouciants, les musards, les paresseux et même des insociables et des penseurs. Tous ceux-là suivaient des sentiers à leurs convenances, ils s’arrêtaient selon leurs fantaisies, rattrappaient le temps perdu en passant par des raccourcis. Tous les hommes n’étaient tenus de rejoindre la caravane qu’aux grandes haltes ; mais pour leur sécurité personnelle ils ne s’isolaient jamais trop. Ils avaient l’instinct animal de la vie en troupeau.

Bien longtemps avant que le soleil plongeât dans la mer, l’avant-garde arriva à la rivière de Taom, où elle fit halte. Toute la file, ainsi qu’une longue corde, vint s’arrêter et se lover, là, sous les arbres, en bordure de la rivière. Il y en avait beaucoup, beaucoup, des canaques ; le soleil était couché, il en arrivait encore, c’était comme les sauterelles.

La troupe s’organisa pour la nuit, alluma des feux, arracha de la paille et des écorces de niaouli pour se coucher dessus. Les campements s’établirent selon la coutume : dans le milieu, bien sous la surveillance, protégées contre toute surprise, les femmes avec les femmes. Et partout ailleurs, sur le pourtour, suivant les commodités du terrain et les abris contre le vent, les hommes s’installèrent.

Les popinées pliées en deux circulèrent dans le campement pour distribuer le caï-caï, chacune allait aux siens, selon le rite, elles se prosternaient en déposant les victuailles au milieu du groupe de canaques, et humblement, tenant le moins de place possible, elles se retiraient sans avoir prononcé une parole.

Dans le commencement de la nuit, les jeunes, les agités, ceux qui ne voulaient pas dormir si tôt, tuèrent des roussettes à coups de bâtonnets qu’ils jetaient avec adresse. D’autres pêchèrent dans la rivière, s’éclairant de torches en peaux de niaoulis et en feuilles de cocotiers. Cette lumière éblouissait les poissons qui, ne voyant plus clair, se laissaient prendre à la main ; pour tuer les poissons, les pêcheurs les mordaient à la tête, ensuite, ils les jetaient sur la berge, où d’autres canaques les ramassaient.

Tout rentra dans l’ordre. Sur le campement qui s’endormait, à peine éclairé par la lumière tremblotante, indécise, des feux sans flammes, courait un bruissement semblable à celui d’un essaim d’abeilles qui passe, ou à celui de la brise de terre, la nuit, sur la mer en repos. C’étaient les conversations longues, les narrations interminables, à voix basse, auprès des feux. Petit à petit le bruit s’éteignit, et le grand calme seul régna.

Dans le silence recueilli de la nuit, le grondement sourd et lointain des récifs arrivait par ondes qui se répercutaient en mourant dans les échos des montagnes. Par moments, le cri aigu d’un oiseau nocturne déchirait le silence. Quelquefois la note basse et grave d’un butor, dans un marais voisin, faisait tressaillir les canaques assoupis ; ils s’imaginaient entendre la voix d’un diable, d’un revenant ; et sans se lever, tout doucement pour ne pas attirer son attention malfaisante, les canaques regardaient avec crainte dans la direction d’où arrivait ce bruit, au fond de l’obscurité, afin de voir si le diable ne venait pas. Et tout retombait dans le calme. Par instants, le bruit mou d’une bûche carbonisée qui se cassait, s’effondrait, tombait en cendres.

Toute la horde dormait. Chez ces êtres primitifs le sens de l’ouïe était si développé que, même en dormant, ils percevaient les moindres bruits ; les rumeurs ordinaires de la nuit ne les réveillaient pas, l’être annihilé savait ce que c’était ; mais survenait-il un bruit insolite, aussitôt les oreilles étaient tendues, les regards perçaient les ténèbres pour se rendre compte de la chose, se l’expliquer, souvent par le surnaturel.

Par delà les hautes montagnes sombres, le ciel commençait à se blanchir, d’une lumière pâle qui allait en s’étendant, éclairant, précisant les contours dentelés des cimes. L’étoile du matin apparut, s’éleva brillante, s’irradiant, lançant par intervalles ses rayons diaprés, comme de jolis yeux qui s’ouvrent et qui se ferment. Des vallées boisées, lointaines, venaient les appels tristes des cagous, semblables aux jappements de petits chiens. Des vols rapides de canards sauvages, revenant de la mer, faisaient en passant entendre le ronflement de leurs ailes, et ce bruit s’éloignait plaintif. Petit à petit tous les oiseaux se mirent à chanter, plus gaiement, chacun sa chanson, pour se joindre au grand concert de la nature qui s’éveillait. C’était l’aurore. Les brouillards de la nuit rampaient encore dans le fond des vallées, montaient vers les pics qui se doraient de soleil. C’était le jour.

Et la horde aussi se réveillait, bruyante, comme un troupeau de bêtes sauvages. Les canaques manifestent toujours leurs sensations d’une manière expressive. Avant de se lever, ils se retournaient, s’allongeaient sur leur paille, geignaient à chaque mouvement, comme s’ils faisaient des efforts inouïs, ou s’ils souffraient. Après cela, lentement ils s’asseyaient, en poussant des han ! pénibles ; puis ils se crachaient dans les mains, en soufflant des jets de salive, cela pour se frotter, se lubrifier, se masser les membres ; le bien-être éprouvé par cette douce opération leur arrachait des cris étouffés de plaisir. Ensuite ils rapprochaient les bûches au milieu du foyer, y jetaient quelques brindilles pour faire flamber le feu, et se chauffaient le ventre et les membres, en exhalant d’énormes soupirs de satisfaction. Et bien à regret, ils se levaient, se mettaient debout, s’étirant le corps et les membres, en criant, en bâillant à désarticuler leur puissante mâchoire. Enfin ! ça y était.

Après avoir éteint les feux en dispersant les bûches, afin de pouvoir les utiliser au retour, toute la bande se mit en route, s’allongea sur le sentier, mangeant les restes du repas de la veille en marchant. Le chef était pressé.

Quand le soleil fut à pic, juste au-dessus de la tête, la longue colonne qui s’était raccourcie, tassée, pour être plus compacte, et ainsi plus forte, arriva dans la vallée de Témala. Sans traverser la rivière, elle s’installa sur la rive droite, à un endroit voisin de la tribu, qui lui fut indiqué par des estafettes envoyées à sa rencontre, dès son apparition.

Le campement fut organisé avec beaucoup de précautions défensives. Il était bon de pouvoir surveiller les allées et venues des amis, les voisins ; il fallait pouvoir, en cas de besoin, résister à une attaque en se protégeant par des abris naturels, pendant que les femmes se sauveraient, prendraient de l’avance ; il était surtout sage de ne pas se laisser entourer, de savoir par où battre en retraite, et où se rallier dans le cas d’une dispersion forcée.

Toute l’après-midi se passa à manger, à faire quelques préparatifs pour le lendemain, jour d’ouverture du pilou, et à dormir ; à dormir surtout. Aucun individu ne s’écarta du camp ; les canaques de Gomen, tout dépaysés, n’étaient pas à leur aise. Des vieux, plus expérimentés, plus méfiants, cachés dans des brousses ou montés sur des arbres, ou aplatis sur des monticules, faisaient le guet, observaient les voisins. Les Témalas, de leur côté, agissaient de même. Malgré cela, quelques-uns des leurs, les plus hardis, vinrent en visite chez les Gomens, probablement dans le but de savoir ce qui se passait là.

La nuit, les Gomens mirent des sentinelles habilement dissimulées, soit en prenant la couleur et la rigidité de troncs d’arbres vivants ou morts, debout ou couchés, selon l’endroit où elles étaient placées ; soit en se confondant avec le sol, au moyen d’une couche de poussière appliquée sur le corps ; soit en s’habillant d’un buisson, d’une touffe de paille ou de jonc, pour en avoir l’aspect et en garder l’immobilité. Le besoin avait créé chez les canaques l’art du mimétisme.

Le jour de l’ouverture du pilou avait été fixé au quatrième de la nouvelle lune ; c’était le lendemain de l’arrivée de la bande de Gomen. Dans la matinée les guerriers se préparèrent. Avec de la suie huileuse, ils se noircirent tout le corps, des pieds à la tête, y compris le visage. L’idéal était d’avoir l’aspect le plus farouche, le plus terrible possible. Ils mirent des ceintures en lianes et en cordes, des anneaux de fibres ébouriffées aux chevilles et aux poignets, ou des cordelettes en poils de roussettes portant de petits coquillages enfilés en chapelet. Chacun s’ornait suivant ses fonctions, sa richesse en objets et sa coquetterie. Ils se coiffèrent de toutes sortes de manières. Les uns portaient déjà un bonnet d’écorces d’arbres, ou d’étoffes grossières enroulées comme un turban très volumineux et très haut. Cette coiffure ne s’enlevait jamais avant une date fixée. C’était un deuil public porté par quelques privilégiés seulement. D’autres n’avaient qu’un lien, ou la ficelle de leur fronde enroulée autour de la tête, passant très haut sur la nuque, et bas devant le front ; un bout de la fronde terminé par un pompon pendait à côté de l’oreille. Tous arboraient crânement le plumet de guerre piqué droit dans les cheveux. Des peignes en bois à volonté.

Quelques-uns, selon leurs titres officiels, portaient des coiffures spéciales et des ornements qui étaient leurs insignes, tels que chapeaux en plumes, couronnes cylindriques, masque et casque d’un seul tenant creusé dans un morceau de bois dur, et adapté sur une sorte de manteau recouvert de plumes. Le sorcier introduit dans cet appareil y disparaissait en entier. Ce costume, mû par son habitant, conjurait les mauvais sorts, effrayait les diables.

Dès que le soleil eût dépassé le zénith, les guerriers armés, sauvages, farouches, formés en un bataillon serré, et suivis du troupeau compact des popinées qui portaient les présents, traversèrent la rivière à un gué et vinrent se placer à leur poste, près de l’enceinte du terrain de pilou, attendant leur tour.

Au milieu de la place du pilou s’élevait un mât, tordu, convulsé, à côtes anguleuses, choisi exprès dans un arbre sec et dur. A son sommet appointi étaient enfilés d’énormes coquillages et des os de squale ; à la même hauteur que les coquillages flottaient de longues banderoles blanches en écorce de banian.

Cette place était clôturée circulairement par des palissades qui laissaient entre elles des ouvertures de vingt pas environ. Ces palissades étaient faites de poteaux de gaïacs secs, plantés là, debout, avec leurs branches tourmentées, effilées comme des lances ; ces poteaux avaient l’aspect de gigantesques cornes de cerfs, ils étaient reliés entre eux par des perches du même type. De grosses lianes rouges liaient tout l’ensemble et, par endroits, s’enroulaient en de grandes couronnes, dans le sens horizontal autour des branches décharnées. Tout cela s’ornait également de coquillages, d’os de tortues de mer, de squales, de vaches marines, et de banderoles de différentes couleurs.

L’aspect général de la place, dans une clairière dénudée, était triste, plutôt macabre : des squelettes d’arbres élevant vers le ciel leurs branches martyrisées, convulsées, suppliantes ; et des os, des os de toutes les formes, des têtes de requins avec plusieurs rangées de dents en scie ; des crânes plats de tortue, le bec crochu, les orbites des yeux, larges, vides, profondes. Ces palissades hérissées de pointes aiguës, comme des instruments de supplice, semblaient attendre des victimes. Sur un côté, le long d’une palissade, posée debout comme des Termes, trois tabous grimaçaient, la bouche au rictus relevé traversant la face dans toute sa largeur ; les narines larges, creuses, débordantes, empiétant sur les joues, semblaient aspirer l’odeur d’un charnier ; et sous l’arcade sourcillière proéminente, de gros yeux ronds, rouges, regardaient fixement.

A quelques pas devant les tabous, une pierre levée plantée dans le sol, légèrement penchée en avant ; ce petit menhir arrivait à la hauteur de la ceinture d’un homme. Et cet ensemble était beau, admirable, répondait à une esthétique voulue : c’était le style canaque.

Sur la place du pilou, dans tout cela, pas un os humain, les canaques en ont peur, surtout la nuit. Il existait des endroits spéciaux pour les déposer, dans des grottes et au fond des forêts tabouées, où seuls les sorciers et quelques initiés pouvaient pénétrer, en suivant certains rites. Les os des victimes du cannibalisme étaient brûlés, réduits en cendres après les festins.

Le cortège imposant du grand chef de Témala, composé de conseillers et de la garde d’honneur, tous nus, reluisants de suie, armés, le « baguiyou » voltigeant, fit son entrée solennelle sur la place. Deux êtres fantastiques zigzaguaient sur les côtés du groupe ; une tête noire, énorme, deux trous profonds dans lesquels roulaient des yeux, un corps fait d’un amas conique de plumes ébouriffées, et en dessous, des pieds humains qui marchaient, sautillaient : c’étaient les sorciers. Le cortège vint se ranger devant les trois tabous. Le chef, recouvert d’une housse en pandanus, frangée de filoches, se tint droit, fier, à côté de la pierre levée.

Aussitôt après, le chef de Gomen la hache et la sagaïe au poing, le plumet haut, précédant sa garde de guerriers crânes, arrogants, armés de la hache ou du casse-tête, et hérissées de sagaïes, vint présenter ses salutations au chef de Témala. Les deux chefs, sans se départir un seul instant de leur attitude hautaine, échangèrent quelques brèves paroles. Celui de Gomen détacha de ses bras des longueurs de monnaie canaque, et des chapelets de « oua-cici », qu’il offrit à sa Majesté de Témala. Sa Majesté de Témala prit sur elle quelques ornements qu’elle donna à son Altesse de Gomen. Ils échangèrent encore quelques paroles, et le Chef de Gomen suivi de son escorte, s’en retourna parmi les siens.

D’autres chefs des tribus invitées observèrent le même protocole, à quelques variantes près.

Lorsque les présentations des chefs furent terminées, les Gomens, hommes et femmes entremêlés, se suivant à la file, en monôme, traversèrent la place ; ils entraient par une ouverture, passaient devant le chef de Témala. Les popinées, sans quitter la file, déposaient, en passant devant lui, les présents : tapas roulés, nattes, coquillages, armes de fantaisie, etc… La file sortait par une autre ouverture, marchait hors des palissades, pour aller se fondre à nouveau dans la masse des Gomens qui ne s’était pas encore dévidée en entier. C’était une chaîne sans fin.

Les autres tribus invitées défilèrent de la même manière.

Un lot choisi de guerriers de Gomen, les plus habiles, les plus lestes, les plus vifs, portant leurs armes, alignés symétriquement par files, formant un bloc carré, fit son entrée au pas, accompagné de son orchestre de Boum-Boum et de Tape-Tape qui prit place au pied du grand mât central.

L’orchestre préluda, d’abord tout doucement, par un chant à voix basse, contenue, qui allait en s’élevant crescendo : « Pouyarra… Poindourra… Nomendarrou… Nomendarra… aé… aé… aééé… Boiyamapou… Pou… Pouyarra… Poindourra… aé… aé… »

Le chant montait, montait, s’accélérant, s’animant de son propre rythme, s’excitant du bruit sourd des Boum-Boum frappés à contre-temps. Quand le bacchanal assourdissant fut arrivé à son comble, un cri strident, prolongé en roulant, crépita. Aussitôt le bloc des guerriers, comme un seul homme, d’un seul bond, attaqua le pilou, en mesure, d’un même mouvement, brandissant les armes d’un même geste, frappant le sol du même pied, bondissant du même saut, retombant du même poids, rebondissant ensemble, nerveux, élastiques, à droite, à gauche, en avant, en arrière, toujours en mesure, s’excitant de leurs cris de tête en trémolo, et du bruit de soufflet de leur poitrine à la respiration commandée, mesurée. Sous les coups de pilon de tous les pieds, la terre tremblait en cadence.

Autour du bataillon diabolique, des guerriers longs, minces, farouches, couraient en suivant la cadence, faisaient des enjambées de quatre brasses, ouvraient les jambes presque en ligne droite, horizontalement, les allongeaient, piquaient des pointes, touchaient à peine le sol pour rebondir souples comme des arcs. Ces énergumènes, toujours à longues enjambées, mimaient des combats, allaient vers un adversaire imaginaire qu’ils fixaient de leurs yeux fous, s’arrêtaient brusquement, le frappaient, faisaient volte-face, bondissaient d’un autre côté, lançaient une sagaïe en l’air, exécutaient des moulinets avec la hache, toujours en courant, en mesure, autour du bloc épileptique. La sueur ruisselait sur les guerriers, les respirations maintenant haletantes soufflaient toujours en cadence. Un grand cri prolongé… Tout s’arrêta net.

Les poitrines et les flancs battaient, aspirant l’air, la sueur coulait. Les Gomens étaient satisfaits d’eux ; toujours ne formant qu’un bloc, ils retournèrent à leur place.

La tribu de Témala et d’autres tribus vinrent, chacune à son tour, danser le même pilou, qu’elles varièrent par endroits.

Les hommes de toutes les tribus allèrent ensuite se masser dans l’enceinte pour ne former qu’une multitude compacte. Les chefs se placèrent auprès des tabous, dans le groupe du chef de Témala.

Un vieux canaque de Témala, portant au poing un bouquet d’herbes symboliques et une longue écharpe, monta sur un haut gaïac sec de la palissade, il se posa d’un seul pied sur une branche, se cramponna d’une seule main à une autre branche. Ainsi installé, de son bras levé il secouait le bouquet et l’écharpe, en mesure avec ses paroles, cependant que son autre pied battait l’air à l’unisson du bras et de l’écharpe : c’était l’orateur.

En phrases courtes, coupées, ponctuées par les approbations en « Houm »… sourd de la foule, il fit le panégyrique du mort en l’honneur duquel ce pilou avait lieu. Il chanta les vertus, les gloires, les triomphes de Poinou : Ce vieux Poinou qui savait si bien faire tomber la pluie… Houm… Poinou qui savait faire tomber la pluie pour faire pousser les ignames… Houm… Poinou qui savait si bien faire tomber la pluie pour faire pousser les taros… Houm… Pour la paille, le bois des pirogues, des cases, des armes. Toute la flore comestible et industrielle y passa… Houm… Ensuite, Poinou qui savait si bien faire tomber la pluie pour faire couler la rivière, pour porter les pirogues, et ceci, et cela… Houm… Quand il y avait eu des inondations qui avaient tout dévasté ce n’était pas de la faute à Poinou qui n’avait pas su arrêter la pluie, ou qui avait donné trop forte mesure, non ! c’était que d’autres sorciers, spécialistes en pluie, avaient fait pleuvoir en même temps que Poinou. Houm… Pour les sécheresses non plus, Poinou n’était pas accusable, il avait, seul sur son mamelon, fait tout le nécessaire pour appeler la pluie, ça allait réussir, tous les canaques avaient vu les nuages ; mais toujours les sorciers malfaisants des autres tribus étaient venus exprès dans la région, en se cachant, pour faire des incantations en sens inverse et empêcher de pleuvoir. Donc, il n’y avait rien à reprocher à Poinou… Houm…

L’orateur cita le nom du successeur de Poinou. A ce moment, un vieux canaque tout barbu, velu frisé, monta sur un arbre sec pour se montrer au peuple. Il ne parla pas, mais il se tint perché dans une attitude très grave, très digne. L’orateur continua : « Voilà M’boidoulé le successeur de Poinou… Houm… Celui qui connaît bien… Houm… Il connaît les herbes qu’il faut pour faire pleuvoir… Houm… Les mots qu’il faut dire, les gestes… Houm… Il parla ensuite des bonnes relations qui unissaient les tribus amies de Témala et de Gomen. Le discours s’acheva approuvé, applaudi par des Houm ! formidables. Tout le monde était content, la bonne entente régnait.

La multitude se dispersa partout, dans et hors de l’enceinte. Tous les canaques parlèrent entre eux, selon leur connaissance des différents dialectes. On se congratula sur la beauté de l’ouverture du pilou. On se réjouissait à l’idée de sa continuation. La bonne entente régnait. Il n’y avait, pour le moment, rien à craindre. Aucun individu n’aurait voulu par sa turbulence agressive faire naître une bagarre, une échauffourée qui aurait pu l’empêcher de prendre part au pilou de la nuit.

Les popinées ramassèrent les vivres, ignames, taros, poissons fumés, qui, pendant le long discours, avaient été déposés là, un tas pour chaque tribu, par les popinées de Témala.


La vallée occupée par la tribu de Témala était très fertile, bien boisée, mais au fond de ses forêts il n’y avait pas les arbres spéciaux dans lesquels on pouvait creuser de longues pirogues. Ceux plantés par les canaques n’étaient pas encore assez développés. Pour avoir ces précieux arbres à pirogues, les canaques du bas de la rivière de Témala, ceux de l’eau salée, restaient tributaires de ceux qui habitaient vers les sources, à une journée de marche : c’était les Oua-Tilous.

Ces Oua-Tilous parlaient le même dialecte que les Témalas, ils avaient ensemble d’assez bons rapports ; à jours fixés ils faisaient le « Piré », ce qui consistait en des échanges des produits de la mer contre ceux du sol de l’intérieur. Ils se rencontraient à une place convenue, où ce marché avait toujours lieu régulièrement.

Depuis longtemps, les Témalas convoitaient et demandaient quatre kaoris, déjà vus et choisis par eux, pour faire des pirogues longues, longues. Les palabres à ce sujet avec les Oua-Tilous n’aboutissaient à rien, ils ne pouvaient s’entendre. Ces derniers ne voulaient rien céder de leurs exigences : ils demandaient, avant d’abattre leurs arbres, qu’il leur fût livré six jeunes popinées nubiles ; ensuite, après la livraison de ces arbres à Témala, il leur fallait un nombre déterminé de charges de poissons et de crabes, à chaque jour de « piré », pendant la durée de quatre lunes.

Pour les poissons fumés et les crabes, on s’était vite mis d’accord ; mais pour les popinées c’était une autre affaire, il y avait des tiraillements. Les Témalas ne voulaient les donner qu’après avoir reçu les arbres. La question popinée était très délicate, les unes appartenaient à leur homme, les autres étaient ou trop jeunes ou trop vieilles, ou vendues dès l’enfance ; et celles dont ils auraient pu disposer, ils ne voulaient pas s’en dessaisir.

Malgré tout, il leur fallait ces arbres, ils voulaient ces arbres. Ils avaient bien pensé aller s’en emparer par la force, mais c’était difficile ; il aurait fallu couper ces arbres et les traîner, tout en se battant avec les Oua-Tilous qui étaient nombreux ; et ces Oua-Tilous étaient des canaques des montagnes, par conséquent, adroits à la fronde : ils tuaient des oiseaux. Les Témalas n’auraient pas su tenir les cordes pour tirer l’arbre et en même temps esquiver les pierres des frondes. Et même s’ils avaient pu traîner les arbres jusqu’à la rivière, en attendant une crue d’eau, il aurait fallu les garder ces arbres, pour que les Oua-Tilous ne vinssent pas les remettre à sec et les brûler. Le grand conseil convint que ce moyen n’était pas bon, mais que malgré tout il fallait avoir ces arbres.


Boum… Boum… Boum… Ce sont les bûches de bois creuses de l’orchestre sur lesquelles on frappe des coups retentissants, pour appeler la gent canaque au pilou. C’est la grande nuit sombre, toutes les choses s’effacent, se fondent dans les ténèbres. Pas un feu, pas une lumière. De vagues silhouettes, noires, imprécises, se meuvent dans l’obscurité, il en vient de partout, des files, des grappes, des paquets ; tout cela s’avance, converge vers le grand mât, dont le sommet découpé en forme bizarre se profile dans le ciel faiblement éclairé par quelques étoiles timides. Il en arrive toujours, des silhouettes noires, diaboliques, pour aller s’ajouter au noyau, à la boule qui se forme et grouille sous le mât ; il en arrive encore, et encore, la boule se grossit, s’élargit, s’étale, devient une masse, et il en vient toujours des silhouettes.

Maintenant elle est assez large la masse. Alors sortant du noyau, au pied du mât, un bourdonnement roule à ras de terre ; tout doucement, progressivement, ce bruit prend de l’ampleur, devient une mélopée basse qui va encore en s’élevant, en montant toujours, et se transforme en un chant guttural monotone. A ce moment, tous les instruments sonores et bruyants de l’orchestre frappés en mesure donnent le branle.

La masse humaine s’agite, ondule, se met en marche, en pilonnant le sol, cadençant son pas sur le rythme brutal de l’orchestre ; tous les canaques agglomérés, formant un disque immense, tournent, tournent, en avançant par petites saccades, en cadence : aé, aa, aé, aa, pied droit, pied gauche, pied droit, pied gauche ; toujours ce même pas invariable. C’est un manège gigantesque, dont le mât central est le pivot.

Et ça tourne, ça tourne, toujours par secousses, et dans le même sens. Les individus près du centre marquent le pas sur place ; ceux de la périphérie font de longues enjambées pour suivre le mouvement ; et ça tourne, ensemble, toujours en mesure ; aé, aa… Chacun danse à sa façon, y apporte sa petite note personnelle ; pourvu qu’il avance en mesure avec la masse c’est tout ce qu’il faut ; l’un va en reculant, l’autre marche sur le côté, et tous se contorsionnent, se donnent des attitudes, prennent des poses avantageuses pour être distingués par les popinées. Tous les sexes sont pêle-mêle dans le tas. Les mâles montrent leur beauté, leur force, la vigueur et la souplesse de leur échine, par des coups de reins puissants en avant. Les femelles font des grâces, des minauderies, balancent leur buste en des souplesses félines, ondulent des hanches et de tout le bassin, pour exciter les ardeurs : aé… aa… aé… aa…

Dans ces pilous de nuit, qui n’avaient pas d’autre but, les mœurs étaient à l’abandon. C’était la débauche admise, tolérée dans la mesure du possible, compatible avec le caractère jaloux de la race ; chacun veillait sur son bien.

Il y avait pour ces sortes de saturnales des popinées tout indiquées : d’abord les femmes répudiées, quand elles avaient cessé de plaire, et elles étaient nombreuses. Ensuite, celles coupables d’adultère, qui avaient eu la chance de ne pas mourir du supplice infligé en punition de cette faute : Ce supplice consistait à purifier par le feu la partie incriminée, cela sur la demande du mari. Parmi ces popinées de la communauté, il y avait aussi les filles dépréciées, presque toujours victimes de la violence. Si le suborneur était craint, redouté, la chose en restait là ; mais celui qui avait acheté la personne, lorsqu’elle était enfant, n’en voulait quelquefois plus, et la fille devenait relativement libre.

Il y avait aussi les popinées punies pour avoir failli aux marques ostensibles de respect dues aux hommes, et encore celles qui avaient manqué aux règles de la morale : notamment, une sœur qui avait touché ou frôlé son frère aîné, même par inadvertance, était mise de force dans la communauté. A tout ce troupeau s’ajoutaient les popinées volées aux autres tribus, et qui n’avaient pas trouvé de preneur attitré.

Ce monde de popinées grouillaient dans la danse, à la disposition de la foule masculine, toutefois en se conformant à certains usages de préséances : A vous l’honneur, Monsieur le Chef ; ou, après vous, vaillant guerrier… Vous êtes plus fort que moi.

Les femmes et les épouses en titre étaient surveillées par leur seigneur et maître et ses tenants. Les filles vertueuses, sans tâche et sans tare, se trouvaient sous la garde des vieilles popinées, cerbères vigilants et intraitables renforcés par les vieux canaques.

Et ça tournait aé… aa… aé… aa…, entraînant dans son mouvement giratoire, toutes les coutumes, tous les sentiments encore rudimentaires, toutes les passions brutales de ces êtres primitifs. Le feu de la danse, les contorsions érotiques, l’odeur forte et bestiale qui se dégageait de toute cette masse de chair en mouvement, excitaient jusqu’au paroxisme les instincts et les sens de ces forcenés qui tournaient là, en cadence, dans la nuit noire, autour d’un mât, comme une ronde diabolique.

Ces licences faisaient toujours naître des disputes, des coups, des rixes ; mais elles étaient aussitôt arrêtées par les non-participants qui séparaient les combattants, et les portaient en l’air, au bout de cent bras, toujours en cadence, jusqu’à ce qu’ils fussent calmés ; le moyen était radical. Tacitement, aucun ne voulait que la collectivité fût privée de sa fête, et arrêtée dans ses ébats lubriques, par une dispute particulière.

Pendant les pilous de nuit, pour que les canaques d’une même tribu prissent les faits et causes de l’un des leurs, il fallait que le cas fût reconnu très grave, ou que le chef en donnât l’ordre ; alors, c’était le combat : des blessés et des morts. C’était le pilou gâché, fini. Quand tout allait bien, les pilous duraient pendant plusieurs nuits, beaucoup de canaques tombaient sur le sol et mouraient des suites. Ordinairement les pilous ne prenaient fin que lorsqu’il n’y avait plus rien à manger.

Et pendant que ça marchait en cadence, des silhouettes dansantes se détachaient de la masse tournante, comme emportées par la force centrifuge, sortaient hors des palissades. Il en sortait, il en sortait, et il en revenait aussi ; c’était continuel.

Hors de l’enceinte, sous les arbres touffus, dans l’obscurité, chaque tribu avait son camp distinct, sorte de buffet, de reposoir, gardé par les vieux et les vieilles. Tous ceux qui, momentanément, ne prenaient pas part à la danse se rendaient là. Entre ces camps, il y avait de grands espaces boisés, broussailleux, où la vie humaine se manifestait énergiquement, dans le noir.

C’était là Cythère…


Le pilou continuait, assourdissant, endiablé, frénétique. Malgré cette gaieté, il se passait quelque chose de mystérieux. Les canaques de Gomen, toujours sautant en cadence afin de ne pas attirer l’attention des autres canaques, se recherchaient. Ils redoublaient d’ardeur et se transmettaient des paroles, en mot d’ordre, en chantant aé… aa… Avec patience, suivant toujours la marche saccadée, ils se triaient, se rassemblaient par groupes, en tournant toujours, aé… aa…

Petit à petit les popinées de Gomen se défilaient, disparaissaient hors de l’enceinte. Il y avait quelque chose d’anormal dans l’air. Cependant le pilou redoublait d’entrain, animé surtout par les Gomens qui paraissaient s’amuser follement. Et le pilou tournait toujours, endiablé, pilonnant la terre en cadence : aé… aa… aé… aa…

Soudain une grande lueur éclaire le haut de la tribu, en amont de la rivière. De longues flammes s’élèvent, se tordent, s’enroulent autour des toits pointus des cases ; les cocotiers voisins, presque instantanément, se fanent, se frippent, s’enflamment comme des torches. A ce moment, le cri strident de guerre des canaques Ouébias perce et domine le bruit du pilou qui s’arrête de tourner.

C’est une attaque des guerriers Ouébias, ils ont incendié le village en amont, un moment d’hésitation flotte, les Témalas se ressaisissent, poussent leur grand cri de guerre, et brandissant leurs armes, ils s’élancent dans la direction du feu. Aussitôt, les Gomens, la hache haute, bondissent, chacun sur un Témala à sa portée, et d’un coup sourd l’abat à terre, la tête fendue, mort ou grièvement blessé. Ils se dépêchent les Gomens de faire des victimes, en tapant ferme à tout venant ; il y a un moment de panique dont ils profitent.

Les canaques des tribus invitées ne savent de quel côté se ranger, beaucoup n’ont pas encore compris de quoi il est question.

Maintenant ils sont tous ensemble, les Gomens, sur un côté du champ, poussant des cris de mort. Les Témalas font tête, ils se défendent, ils attaquent. Des victimes tombent des deux côtés. Les guerriers de Gomen, poussés par les Témalas, reculent dans la direction de la rivière, ils se dispersent, se sauvent, disparaissent sous les arbres, dans l’obscurité.

Les Témalas n’osent pas les poursuivre, car ils savent que le guerrier qui attend caché est toujours plus fort que celui qui le cherche. Les Gomens ont traversé la rivière, ils sont loin maintenant.


Pendant que sur la place du pilou, et partout autour, des feux s’allument, éclairent le lieu du carnage, les guerriers de Témala et des autres tribus gesticulent, vocifèrent, poussent des cris, des insultes, font des menaces à l’adresse des Gomens, des lâches qui se sauvent : Revenez pour qu’on vous tue ! pour qu’on vous mange ! Et s’échauffant eux-mêmes de leurs imprécations, ils se tournent du côté où les Gomens ont disparu et font à leur adresse toutes sortes de gestes obscènes : voilà pour les guerriers de Gomen. Pour exprimer leur degré de colère, ils se rentrent profondément la lèvre inférieure dans la bouche et se la mordent en rugissant. Ils appellent les Gomens, ils les provoquent ; de leurs armes ils frappent les arbres et les choses inanimées qu’ils trouvent devant eux. Ils se dépensent en gestes furieux.

Des vieux et des canaques moins exaltés, portant des torches, cherchent les morts et les blessés : ils les reconnaissent difficilement, tous sont pareils : des corps humains couverts de suie noire, tout souillés de sang. Des têtes méconnaissables, fendues d’un coup de hache en pierre, des entailles larges, profondes, qui laissent s’épancher des lambeaux de cervelle et des sanies. Des têtes déformées, martelées, écrasées par des coups de massues qui ont fait jaillir les yeux et gicler le sang.

Quand les chercheurs reconnaissent un Gomen, ils lui passent une torche enflammée sur le corps ; si la chair tressaille, si le corps s’agite d’un mouvement réflexe, aussitôt tous se ruent sur la victime, la frappent en proférant des insultes, s’acharnent sur la tête horrible qu’ils mettent en bouillie, s’éclaboussant eux-mêmes d’étincelles rouges. Ils évitent, autant que la fureur le leur permet, de taper sur le corps, pour ne pas gâcher la chair.


Il fait grand jour, et pendant que dans les brasiers les pierres chauffent, ces pierres qui serviront à cuire à l’étuvée la chair encore pantelante des hommes de Gomen tués, les guerriers discutent. Chacun détaille avec minutie, parle aussi avec les yeux, et mime ce qu’il a fait, ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu de la bataille et de sa préparation par les Gomens. Après avoir parlé longtemps, longtemps, longtemps, en rassemblant les faits, les paroles surprises, les divers gestes des Gomens, et par déduction, ils arrivent à cette explication exacte.

Les canaques de Témala ont toujours haï les canaques de Gomen. Ils leur reprochent d’être orgueilleux, vantards, d’avoir volé des popinées il y a longtemps, et surtout un fait très grave : d’avoir fait souffler le vent de Gomen, exprès pour noyer des canaques de Témala qui étaient à la pêche, aux récifs. La pirogue a disparu au large, emportée par la bourrasque, elle n’est jamais revenue, tous ceux qui étaient à bord ont été noyés.

Les Témalas rancuniers et faux ne pardonneront jamais cela aux Gomens, et ils craignent les Gomens, et c’est encore un grief de plus.

Ils avaient invité les canaques de Gomen à venir au pilou, dans la seule intention de leur voler des femmes, et ensuite, de donner ces femmes aux Oua-Tilous, en payement des arbres à pirogue, qu’eux, les Témalas, convoitaient depuis si longtemps. Les Témalas croyaient que les Gomens ne s’apercevraient pas de l’enlèvement de leurs popinées, qu’ils ne se rendraient compte de leur disparition que le lendemain, au jour. Alors les Témalas auraient fait tomber la responsabilité sur les canaques d’une autre petite tribu invitée aussi au pilou, en disant qu’ils les avaient vus, que c’étaient bien eux qui avaient volé les femmes. Les Gomens se seraient battus avec ces derniers, ils se seraient entre-tués à la grande joie des Témalas. Et si cette affaire de rapt ne s’était pas arrangée de cette façon, c’était bien simple, les Témalas avec les guerriers de Oua-Tilou, joints à ceux de la petite tribu accusée, auraient battu et vaincu les Gomens, ils les auraient tous tués, et ils auraient pris les femmes. Les Témalas sachant qu’ils étaient chez eux, sur leur propre terrain, et en plus grand nombre que les Gomens, ne doutaient pas de la victoire, ils étaient les plus forts. Tout cela était de la bonne politique canaque.

Mais les projets des Témalas n’avaient pas réussi. A la deuxième femme enlevée, une vieille popinée de Gomen, Ouanemba, la petite maigre, celle qui voyait tout sans regarder, s’était aperçue de l’enlèvement d’une fille de Gomen. — Ouanemba en se faufilant dans les brousses, comme une souris, rôdait autour du pilou pour épier les couples.

Des popinées de Témala avaient attiré la fille de Gomen hors des palissades, pour venir à leur case, pas loin, disaient-elles, manger des bons poissons de chef qu’elles avaient eus, par faveur. Les trois femmes se tenant les bras passés autour de la taille, recouvertes toutes trois d’une même natte posée sur la tête et retombant sur le dos, ainsi qu’elles le font souvent au pilou, étaient sorties de la danse, la fille de Gomen au milieu, sans attirer l’attention. La vieille Ouanemba les voyant passer devant sa cachette et flairant quelque chose de suspect, les avait suivies de loin, en se dissimulant dans le noir des brousses, se guidant au faible bruit des pieds nus et au froissement des feuilles.

Lorsqu’elles furent arrivées près des cases, des canaques surgissant d’un taillis avaient attrapé la fille que les popinées tenaient, ils lui avaient défendu de crier en la menaçant de la tuer. Elle s’était débattue, les canaques lui avaient fermé la bouche avec de la paille, et le bruit assourdissant du pilou avait aussi étouffé tout appel. Quatre canaques avaient emmené la fille, deux la tenaient par les poignets, un canaque marchait devant, et un autre la poussait dans le dos. Ouanemba, la petite maigre, avait vu tout ça.

Aussitôt, Ouanemba s’en était retournée au pilou. Tout en dansant avec une indifférence affectée, elle avait retrouvé les principaux canaques de Gomen, et leur avait raconté l’incident qui venait d’avoir lieu. Le chef de Gomen qui, pour son grand plaisir, s’était mêlé à la foule, ainsi que les autres chefs, avait été discrètement informé de cet événement grave.

Dans la cohue il avait cherché Winda, Winda le guerrier le plus rusé, le plus audacieux, le plus fort, le plus adroit de Gomen, il s’était concerté avec lui pour organiser le plan de représailles, cela sans tenir compte des conseils de Navaé, autre guerrier fameux. Tout en continuant à danser le pilou, le mot d’ordre avait circulé de bouches à oreilles. Les Gomens avaient prévenu les popinées d’avoir à se sauver, et leur avaient donné le temps de prendre beaucoup d’avance. Cela s’était fait sans bruit, normalement, les Témalas ne s’étaient douté de rien.

Quand les Gomens avaient jugé que les popinées étaient assez loin, hors de danger, quelques-uns d’entre eux étaient allé incendier les cases du petit village, en amont de la tribu. Profitant de ce que les Ouébias, en mauvais termes avec les Témalas, n’avaient pas été invités à ce pilou, les Gomens avaient imité le cri de guerre des Ouébias pour faire croire à une attaque de leur part, et ainsi créer une diversion, en attirant là-bas les plus intrépides guerriers de Témala. Ce cri avait été en même temps le signal du massacre.

Tout le plan du terrible Winda avait réussi, il y avait eu beaucoup de morts : trois fois autant qu’il y a de doigts aux mains et aux pieds d’un homme. Les Gomens n’avaient perdu que le nombre de deux mains et d’un pied d’homme.

Quand tout fut bien expliqué, les Témalas et leurs amis et alliés convinrent qu’ils tueraient tous les Gomens qu’ils trouveraient. C’était la guerre réallumée après deux ignames d’une paix relative. Chacun, avec beaucoup de fanfaronnade, expliqua, mima comment il ferait pour tuer des guerriers de Gomen, enlever des femmes, incendier des cases et voler des pirogues.


Après la bataille, lorsqu’ils eurent traversé la rivière de Témala, les Gomens continuèrent à marcher dispersés, à travers la brousse et par des sentiers différents. Au jour ils rattrapèrent les popinées chargées qui ne s’étaient pas arrêtées ; ils se retrouvèrent et se rallièrent tous sur le parcours convenu, toujours en marchant.

Là, les guerriers changèrent un peu de direction, pour aller à la petite tribu de Panlutch, une dépendance de la tribu de Témala. Ils savaient que ce village était presque désert, puisque les habitants étaient au pilou de Témala ; il n’y restait que des vieux, des vieilles, des infirmes, des petits enfants et quelques guerriers comme gardiens.

Sans perdre de temps, passant comme un cyclone, ils massacrèrent ceux qui ne purent se sauver ou se cacher introuvables ; hommes, femmes, enfants, tous furent tués. Ils mirent le feu aux cases, sur le pourtour, en commençant par l’unique porte, pour empêcher d’en sortir ceux qui auraient pu être blottis à l’intérieur. Et ils continuèrent leur chemin, sans s’arrêter, sans être autrement inquiétés ; les popinées toujours devant, afin de se trouver hors d’une attaque en cas de poursuite. Le soir, avant que le soleil se couche, la horde arriva à Gomen, ayant parcouru la distance d’une seule traite.

En passant près du massif Ouazangou, les Gomens avaient laissé des veilleurs pour aller sur les montagnes, à des endroits connus, — postes d’observation qui dominaient la région — , et de là, surveiller les mouvements de l’ennemi ; avertir au moyen de légères colonnes de fumée intermittentes le jour, et de petits feux allumés la nuit, aussitôt éteints, et rallumés un instant après.


Depuis beaucoup de lunes la guerre durait, la guerre à la canaque, la guerre de part et d’autre sournoise, faite de ruses, d’embûches, de patience pour veiller, attendre pendant des jours, et des nuits, les individus isolés qui passeront, les tuer presque sans risques, et les manger. C’était la guerre de pillages, de déprédations, d’incendies, sans trop s’exposer. Quand ils se savaient beaucoup plus nombreux que leurs adversaires, ils les attaquaient soudainement, par surprise ; ils tuaient vite, mettaient le feu, et ils se sauvaient. Ils avaient surtout calculé d’avance par où ils pourraient s’enfuir impunément. Jamais de batailles rangées, loyales, fières, ennoblies par le courage ; non, le canaque ne se bat pas, il assassine. Si le cas se produisait quelquefois c’est qu’ils s’étaient trompés sur le nombre de l’adversaire, et le combat n’était pas long, un parti lâchait pied tout de suite.

Les sorciers, avec le cortège des superstitions, et toutes leurs roueries, jouaient aussi un grand rôle dans la guerre. Ils faisaient des incantations, des maléfices, ils se mettaient en relations avec les revenants et les diables ; ils consultaient l’esprit des choses de la nature, celles qui effrayaient les hommes. Ils connaissaient de nombreux poisons qu’ils savaient employer avec beaucoup d’adresse. Par des artifices, des fétiches, soit un morceau de bois bizarre posé en travers d’un sentier, ou une pierre curieuse ayant un semblant de forme animale, ils empêchaient les guerriers de passer, les obligeaient à prendre un grand détour. La nuit ils obtenaient les mêmes résultats par des bruits extraordinaires, épouvantables pour les canaques. Eux seuls circulaient sans peur dans les tabous des morts, ils jouaient le rôle de revenants quand cela était nécessaire. Ces sombres sorciers ne vivaient pas de la vie commune, ils se tenaient à part, avaient toujours des allures mystérieuses. Les canaques les craignaient et les respectaient.

Malgré tout, ces guerres ne comptaient pas beaucoup de victimes, car, si les canaques savaient imaginer les stratagèmes, ils étaient également prudents et habiles à prévoir les surprises et à s’en protéger. Les guerres traînaient toujours en longueur, sans aboutir à rien ; d’ailleurs elles n’avaient pas de but déterminé. La guerre était un état social auquel les canaques étaient accoutumés, c’était dans les mœurs, ils aimaient cette vie.

Chez les guerriers canaques, il y avait toujours de la gloriole, de l’émulation, c’était à celui qui revendiquerait le coup le mieux réussi. Par leurs exploits, certains guerriers arrivaient à acquérir du prestige, de l’ascendant, et à imposer leur domination aux autres canaques. Ils devenaient chefs de bande, ou autrement dit : petit chef de guerre.

Parmi les guerriers de Gomen, se trouvaient plusieurs chefs de guerre. Les plus renommés étaient, d’abord Winda, un grand canaque, bien découplé, déjà d’un certain âge, noir comme un coco brûlé, velu sur tout le corps, avec des épaulettes épaisses de poils frisés.

L’autre, son émule et rival, était Navaé, plus jeune que lui, un canaque rouge, à la mâchoire large, carrée, le front bas sous son énorme toison crépue, épaisse comme de la bourre : le corps ramassé, trapu, tous les muscles en boule. Navaé était réputé pour sa force, son audace, et admiré même par les siens pour sa férocité.

Depuis que la guerre suivait son cours, Winda et Navaé avaient accompli maintes prouesses. La dernière de Winda, déjà vieille de trois lunes, était d’avoir surpris un canaque et deux popinées pêchant des crabes, dans les marais de palétuviers, à l’embouchure de la rivière de Témala. Après les avoir tués, il avait pris la petite pirogue de ses victimes, et il avait mis leurs corps dedans ; puis caché dans un bras de la rivière, sous la voûte des branches entrelacées, il avait attendu la nuit. Et à la faveur de l’obscurité il était revenu à Gomen avec la pirogue et les cadavres.

Cela avait été un triomphe. Une pirogue, et trois corps à manger ; toute la tribu en avait eu de la viande ! Winda pour faire ce coup, n’avait pris que quatre guerriers avec lui. C’était bien. Il n’avait pas peur, Winda. Il était allé chez l’ennemi, dans sa rivière. Il était malin, Winda ! Tous les guerriers le considéraient avec respect. Les popinées souhaitaient être remarquées par lui.

La gloire de Winda hantait les pensées de Navaé, il voulait faire quelque chose de plus fort. Navaé habitait dans une case isolée, au milieu d’un bouquet de cocotiers du village de Koligo. Un matin, avant le lever du soleil, il envoya ses trois femmes au « pamobvi ». C’est une case retirée, une manière de gynécée, où les popinées vont périodiquement, quand elles sont obligées de s’isoler, ou bien lorsqu’elles veulent n’être qu’entre elles. C’est leur club. L’homme qui approcherait de ces cases se couvrirait de ridicule, il serait déshonoré.

Navaé prit ses armes : sa lourde hache ronde de pierre bleue. Un paquet de six sagaïes noires, courtes, dressées et durcies au feu. L’une de ces sagaïes dans la main de Navaé devenait une arme redoutable ; son doigt muni d’une petite corde pour lui imprimer un mouvement de rotation, celle-ci partait en sifflant, s’enfonçait vibrante dans un tronc d’arbre, si profondément qu’il était impossible de l’en arracher ; à quatre-vingts pas elle ne manquait jamais son but. Il prit aussi une autre sagaïe, plus forte, ornée de bagues en poils de roussettes ; la pointe était faite d’un dard aigu et rugueux provenant de la queue d’une raie. Il suspendit à son épaule un petit filet à mailles serrées contenant des pierres de frondes taillées, ovoïdes, effilées des deux bouts. Il avait sa fronde toujours à la tête ; il resserra la corde enroulée autour de ses reins. Sans avoir dit ses intentions à personne, il partit.

Il marchait, Navaé, de son pas ferme et vif, mettant la pointe des pieds en dedans afin de ne pas peigner les herbes rugueuses avec ses orteils. Il allait vite, filant vers les montagnes ; de ses yeux perçants d’émouchet il fouillait les broussailles. Avant de s’engager dans les épais fourrés, il s’arrêtait pour écouter, pour regarder, il jetait des pierres dans les endroits suspects. Rien d’anormal. Il continuait à marcher, voyant tout, cherchant à terre des traces, s’expliquant le moindre bruit, devinant le pourquoi du vol des oiseaux. Les roussettes qui s’envolent en nombre, d’un endroit, ont été troublées dans leur sommeil par la présence de quelqu’un. Les corbeaux qui croassent, voltigent, se posent et repartent, toujours dans une même direction, suivent un individu, par curiosité et dans l’espoir d’une provende quelconque. Les grosses hirondelles qui voltigent bas et en rond, piquent vers le sol, suivent la piste d’un être qui fait lever des insectes sur son passage. Navaé connaissait les manières de tous les oiseaux, ceux qui jettent un cri spécial, et ceux qui s’envolent brusquement quand ils aperçoivent un canaque. Et de son pas vif, Navaé arriva au col de Oua-Bala. Il s’arrêta en haut, et regarda longuement devant lui.

Là, en bas, à ses pieds, les grandes plaines onduleuses, vertes et jaunes par places, qui vont et s’étendent jusqu’à la mer. Sillonnant ces plaines, des méandres capricieux d’un beau vert foncé : ce sont les bois poussés en bordure des creeks et des rivières pour en ombrager les eaux et en dessiner les cours sinueux, depuis le pied du massif Taom jusqu’au littoral frangé de palétuviers. Et là-bas, dans le lointain, ce cap où se bute la ligne d’horizon : c’est la chaîne du Kaféate, d’un bleu sombre, vaporeux. De son regard puissant qui dominait, Navaé scruta tout, s’expliqua tout. Sur l’immense plaine d’émeraude bordée de la dentelle blanche des brisants, des petits points qui brillent au soleil : ce sont les voiles des pirogues qui vont à la pêche, aux récifs. La colonne de fumée qui s’élève penchée, et dont le haut s’étale en panache : c’est le village canaque de Pouaco. Et encore plus loin, la grande tache qui s’étend toute sombre : c’est l’embouchure de la rivière de Témala avec ses forêts de palétuviers. Les yeux de Navaé lancèrent des éclairs de férocité : C’est là que Winda a fait son dernier coup, mais lui, Navaé, il va faire mieux… il y va aussi à Témala, seul, il n’a besoin de personne pour l’aider à tuer, ou pour le défendre ; lui, Navaé, il est plus courageux, plus fort que Winda. Il ne sait pas encore le coup qu’il fera, non ; il va se cacher, veiller, attendre ; il est sûr qu’il va triompher de Winda. Toute la tribu de Gomen sera obligée de le reconnaître comme grand chef de guerre, lui, Navaé.

Dans cette pensée, il se mit en route avec plus d’ardeur, passant à travers les gaïacs, suivant la base du massif Taom. Se trouvant sur des territoires contestés, il redoublait de prudence, recherchait les terrains durs, sautait quelquefois d’une pierre à l’autre afin de ne pas marquer les empreintes de ses pieds ; il allait, se tordait, souple, félin, se baissait parfois jusqu’à terre pour ne pas casser ou froisser les branches qui auraient laissé des traces de son passage. Par moments, sur les élévations du terrain il s’arrêtait pour regarder et écouter, il aspirait l’air : rien. Il repartait de son pas énergique.

En passant au fond d’une vallée plus boisée, il vit un arbre mort couché à terre, un bancoulier pourri. Il s’arrêta pour le déchiqueter sans bruit et en extraire de grosses chenilles blanches, annelées, des larves d’un coléoptère énorme, qu’il mangea crues, en les happant une par une. Les chenilles se tordaient dans sa bouche, tout doucement il les écrasait entre ses molaires pour en exprimer le jus et le savourer ; quand la bête était dégonflée, flasque, d’un coup il l’avalait. Il ne pouvait s’arracher de ce régal. Enfin, quand il lui fut impossible d’en engloutir une de plus, il se décida bien à regret à partir, se dépêchant pour rattraper le temps perdu.

Pendant que le soleil descendait toujours, Navaé arriva sans aucun incident remarquable sur un versant de la vallée de Témala. Il s’arrêta pour étudier le terrain, et fit choix d’un mamelon boisé de niaoulis, de gaïacs, et de brousses épaisses, tout proche, au-dessus de la tribu.

Employant sa prudence et ses ruses, il alla se cacher sur ce mamelon, sans être vu par les canaques. De là, il dominait la partie habitée de la région. Il observa tous les mouvements, fit attention aux plus petits détails. Puis, il prépara son lit, disposa une bûche pour mettre sa tête, rassembla à une place toutes les feuilles mortes et les herbes, il entoura sa couche de petites branches épaisses afin de dissimuler sa présence, et se préserver du vent frais de la nuit. Lorsque le soleil, rouge comme un morceau de feu, descendit se baigner dans la mer, Navaé remarqua un nuage floconneux de sauterelles qui tourbillonnait et tombait comme de la pluie sous les rafales, dans une petite vallée qui se prolongeait en passant au pied de son monticule.

Pendant longtemps, la nuit, Navaé regarda dans la tribu les silhouettes et les ombres des canaques qui se mouvaient autour des feux, sous les appentis qui servent de cuisine et de réfectoire. Elles gesticulaient, les silhouettes, et les unes après les autres elles disparurent baissées, allongées en avant, comme avalées la tête la première par les portes basses des cases pointues. Petit à petit les feux s’éteignirent.

Navaé, ensemble veillait et dormait, pensant à la gloire de Winda. Incendier les cases, là, en bas, c’était facile ; mais il n’aurait pas le temps de mettre le feu sur tout le pourtour, il ne pourrait allumer que la porte. Les canaques feraient un trou pour sortir, il n’arriverait donc pas à les brûler vifs. En se dépêchant il ne pourrait allumer que les portes de deux ou trois cases, et après se sauver. Cela n’en valait pas la peine. Ensuite, sa présence dans la région serait connue par les Témalas. Depuis trois lunes les Gomens n’étaient pas venus les déranger, ils ne se doutaient de rien, ils avaient relâché leur vigilance.

....... .......... ...

Elle s’en allait, par le sentier, Kaavo, la jeune popinée de la tribu de Témala. Kaavo, la fille du chef, Kaavo, la belle fille au teint rouge, déjà donnée par ses parents, lors de sa naissance, à Attéa, le fils du chef de la tribu de Voh. Elle s’en allait par le sentier, insouciante, écartant de ses bras en avant, la paille de dixe et les joncs, et les roseaux mouillés, alourdis de rosée, qui se penchaient mollement et lui barraient le chemin. Les poules sultanes et les hérons effrayés s’envolaient sur son passage. Elle s’en allait, Kaavo, des gouttelettes de rosée suspendues aux brindilles, et scintillantes comme des perles, faisaient en frôlant son corps nu, courir des frissons sur sa peau aux tons cuivrés ; elle s’en allait, Kaavo, rentrant son ventre, le creusant, frileuse. De sa poitrine encorbellée, ferme, et de ses bras, elle entr’ouvrait l’océan des herbes vertes, jaunes, fendant les touffes d’un bleu plus sombre ; par moments, au-dessus de la végétation houleuse, sa tête seule émergeait, surmontée de la boule crépue, énorme, de ses cheveux rougis au lait de chaux. Parfois, dans les petites éclaircies, elle s’arrêtait pour offrir son corps et ses membres nus aux caresses du soleil levant ; tout naturellement, elle se campait comme une statue de bronze. Elle avait des lignes sculpturales, Kaavo. Cette beauté plastique de l’être sain qui, sans aucune contrainte, s’est développé dans la grande nature, s’est trempé à l’air libre, et vivifié aux rayons du soleil. Sa taille cambrée, souple, sur ses hanches évasées, et ses membres arrondis, aux muscles longs, avaient de l’harmonie. C’était un bel animal humain dans toute sa force et toute sa grâce.

Son vêtement était plutôt léger : posé très bas autour de ses hanches rondes, et descendant jusqu’à mi-cuisse, s’enroulait son tapa blanc, fait de fibres de magnagna[7] et de jonc battu ; un collier de graines végétales et de petits coquillages percés ornait son cou ; une ceinture de jonc tressé serrait et assouplissait sa taille ; à ses poignets et à ses chevilles, des cordelettes en poils de roussettes indiquaient la finesse de ses attaches ; dans ses cheveux épais et bourrus, sur le devant, était planté un peigne en bambou, dont le sommet formait une sorte de diadème ; une fleur écarlate, en aigrette, était piquée près de son oreille ; et c’était là tout son costume.

[7] Liane textile que les indigènes emploient comme liens.

Elle s’en allait par le sentier, Kaavo ; le balancement onduleux des franges de son tapa blanc rythmait son pas agile et cadencé ; elle s’en allait, Kaavo, insouciante. Où allait-elle, Kaavo, si matinale ?… D’habitude les popinées craignent le froid, elles ne sortent des cases que fort tard, lorsque le vent et le soleil ont bu la rosée de la nuit, et séché les feuilles. Où allait-elle, Kaavo ?

Kaavo, comme tous ceux de sa race, n’avait que des idées très simples ; et pour elle, comme pour eux, le grand problème de la vie, le vrai, le seul, était de manger, manger beaucoup, manger toujours, et tout comme eux, Kaavo était gourmande, mais elle était réputée parmi les siens comme étant un fin gourmet ; et, ce matin-là, Kaavo voulait manger une friandise à son goût. Cela était bien permis à une fille de chef, n’est-ce pas ?

Elle savait bien, Kaavo, où elle allait, et ce qu’elle voulait faire ; elle avait vu, hier, à la tombée de la nuit, quand les roussettes commencent à sortir des bois, elle avait vu une nuée de sauterelles s’abattre dans le haut de la vallée, pas loin de sa case, et elle savait que pour prendre facilement beaucoup de sauterelles, il fallait y aller de bonne heure, le matin, pendant que leurs ailes sont encore mouillées de rosée ; à ce moment elles ne peuvent s’envoler. Kaavo allait en ramasser à pleines poignées… Elle s’en allait par le sentier, Kaavo, insouciante, se réjouissant d’avance à l’idée de ce copieux régal.

Elle s’en allait, Kaavo, toute seule, personne n’avait voulu la suivre, l’herbe était trop mouillée, il faisait trop froid. Et elle allait, par le sentier, en balançant son tapa blanc, de-ci de-là, à sa portée, cueillant des baies, qu’elle mangeait, gloutonne ; elle marchait, et son tapa rythmait son pas. Elle s’en allait, Kaavo, heureuse sous les caresses du soleil, insouciante, ne pensant qu’aux sauterelles.

....... .......... ...

Lorsque les premières clartés du jour colorèrent les cimes des montagnes, Navaé veillait déjà les mouvements de la tribu encore endormie. Le soleil apparut, rien n’avait bougé. Toujours attentif à regarder, Navaé remarqua des hérons et des poules sultanes qui s’élevaient de la plaine, au pied du monticule sur lequel il était posté. Tout de suite il comprit que là, en bas, il passait quelqu’un. Alors quittant son observatoire, avec précaution, il s’avança de quelques pas, pour voir : il aperçut une forme humaine qui allait, écartant les hautes herbes, en suivant le sentier, montant toujours dans la vallée ; c’était une popinée, elle s’arrêta un instant, sa peau rouge luisait au soleil matinal.

Le plan de Navaé fut vite tracé ; il avait deviné que cette popinée allait aux sauterelles ; il pouvait la prendre, il verrait ensuite ce qu’il en ferait. Passant sur le flanc opposé du mamelon, hors de la vue de la popinée, il partit pour aller l’attendre en haut de la vallée, dans la partie plus boisée, près des sauterelles. En arrivant il piqua ses sagaïes debout en terre, il ne garda que sa hache ronde. Sur le bord du sentier, Navaé s’effaça derrière un arbre, et il attendit sur ses jarrets fléchis, ramassé, le buste courbé en avant, le bras plié vers l’épaule, la hache au poing, les yeux allumés, magnétiques, en arrêt, prêt à bondir.

Elle avançait toujours, la popinée rouge, en suivant le sentier, entr’ouvrant les hautes herbes, les joncs et les roseaux. Elle s’en allait, Kaavo, heureuse sous les caresses du beau soleil, insouciante, ne pensant qu’aux sauterelles. Tout à coup Kaavo s’affaissa, écrasée sous un poids énorme qui lui tombait brutalement sur les épaules. Avant qu’elle eût compris, elle était terrassée ; un guerrier, d’une main, la tenait par les cheveux, il lui avait mis un genou sur la poitrine, et brandissait en l’air une lourde hache tranchante. Kaavo surprise n’avait pas poussé un cri, elle restait là, pétrifiée.

Le guerrier parla : « Si tu cries ou si tu bouges, je te fends la tête ! »

Kaavo vit dans les yeux féroces du guerrier que la menace n’était pas vaine. Elle ne bougea pas, ne cria point ; mais la faculté de penser lui revenant, les yeux mi-clos elle regardait à travers ses longs cils, veillant une occasion, un éclair, pour lui glisser entre les doigts, comme une anguille.

Le canaque la tenait toujours d’une main enfoncée dans les cheveux, et d’un genou sur la poitrine. Il posa sa hache à côté de lui, défit de sa main libre la corde qui le ceinturait. Puis, immobilisant toujours Kaavo sous son poids, il lui lâcha les cheveux, lui attacha un bout de la corde autour du cou, garda l’autre extrémité dans la main, et il lui déclara : « Je t’ai vue au pilou de Poinou, celui qui faisait tomber la pluie ; je te connais, tu es la fille du chef, tu es Kaavo, je te tiens, n’essaye pas de te sauver, c’est inutile. Viens avec moi à Gomen, tu seras une femme du chef. »

Kaavo répondit : « Laisse-moi, je ne veux pas être la femme du chef de Gomen, je suis pour Attéa qui sera le grand chef de Voh. »

Navaé reprit impérieux : « Tu seras ma femme, à moi ! tu vas marcher devant, où je te dirai d’aller ; si tu casses des branches ou si tu fais des marques avec tes pieds, je te frapperai ; si tu cries, je te tuerai pour te fermer la bouche. » Et lâchant sa victime, mais tenant toujours le bout de la corde, Navaé lui ordonna de marcher.

La peur, un long atavisme d’obéissance et de servitude firent marcher la popinée comme le canaque le voulait ; de sa laisse il la guidait, sans paroles. Il passa reprendre ses sagaïes fichées en terre, et l’un suivant l’autre, ils se dirigèrent sur le versant intérieur du massif de Taom.

Navaé avait changé de direction, il allait vers les Paimbois. Cela pour dépister ceux qui chercheraient ses traces, lorsque la disparition de Kaavo serait connue. Il passait le long du Taom, sur le versant au soleil levant, dans une région même peu connue des canaques, presque impénétrable, tant la végétation y était puissante et entrelacée.

La disparition de la belle Kaavo, la fille du chef de Témala, celle qui, aux ignames prochaines, devait être la femme du fier Attéa, agiterait et mettrait sur pieds ces deux tribus amies. Tous les plus vaillants guerriers, et les plus fins suiveurs de traces, se mettraient à sa recherche pour la reprendre et tuer ses ravisseurs.

Et lui, Navaé, tout seul, en conduisant sa captive, il échappera à leurs poursuites, il emmènera Kaavo à Gomen ; il aura pris la fille du chef de Témala, à Témala même, dans sa tribu, sous le nez de tous les guerriers, en se moquant d’eux. Voilà de quoi être fier. Winda n’aurait pas pu en faire autant. Tous les guerriers de Gomen le proclameront, lui, Navaé, grand chef de guerre, tous lui obéiront. Le grand chef de Gomen l’invitera à venir manger de ses poissons réservés pour les chefs. Quand il désirera une popinée il la prendra, personne n’osera le lui défendre. Qui comme Navaé ?… Il n’y en a pas !

Pour mettre la plus grande distance possible entre les guerriers de Témala et lui, Navaé activait son allure, il allait sans s’arrêter un seul instant, menaçant Kaavo de la fouetter avec sa sagaïe, si elle ne marchait pas assez vite.

Et Kaavo allait, gardant toujours l’espoir de réussir à se sauver. Pauvre Kaavo, elle ne pouvait même pas lever les mains pour détacher le nœud qui était derrière son cou, sans que son conducteur s’en aperçût ; et il lui était impossible de mener la corde jusqu’à sa bouche pour la mâcher, la couper avec ses dents, la corde était trop serrée.

Elle marchait toujours, Kaavo, sous la menace de Navaé, pensant à la nouvelle vie qui lui serait imposée si elle ne parvenait pas à s’échapper. Être la femme du chef de Gomen, ou celle de Navaé, c’était ne plus jamais revoir la belle vallée de Témala, son pays à elle ; c’était aussi ne jamais être la femme d’Attéa ; depuis son enfance elle était faite à cette idée ; cela n’était pas possible, c’était comme si les cocotiers avaient poussé les feuilles en bas et les racines en l’air ; elle ne comprenait pas cela, Kaavo. Les guerriers de son père viendraient la reprendre avant qu’elle fût la femme du chef de Gomen ou celle de Navaé ; et elle avait bien peur Kaavo, en pensant que son conducteur la tuerait peut-être, pour ne pas la rendre vivante aux guerriers de Témala.

Une secousse sur la corde la fit s’arrêter. Navaé lui dit : « Le soleil a dépassé nos têtes, il descend, maintenant nous sommes loin de Témala, il faut trouver à manger. Nous allons passer dans cette forêt noire, et là, tout en marchant toujours, tu remueras avec tes pieds les feuilles mortes, tu ramasseras des bulimes[8], et moi je tuerai des oiseaux, tu les ramasseras aussi. »

[8] Sorte de gros escargots.

Coupant avec sa hache une branche d’un chou palmiste qui se trouvait à côté, il fendit la nervure au milieu, dans le sens de la longueur, et donna les deux palmes à Kaavo, qui vite tressa un panier.

Au bout d’un petit moment, le panier était fait. Ils se remirent en route, l’un suivant l’autre, chacun à un bout de la corde. En passant dans la forêt, tout en marchant Kaavo soulevait, de la pointe de ses pieds rasant la terre, l’épaisse couche humide des feuilles mortes. Souvent elle se baissait pour ramasser un bulime qu’elle mettait dans son panier.

Navaé, muni de pierres, de son regard d’émouchet fouillait le feuillage sombre des arbres. Un caillou partait en ronflant, un choc, du bois qui se casse, et bien souvent un notou tombait pesamment sur le sol. Kaavo allait le prendre, toujours suivie de son conducteur inexorable.

Quand Navaé jugea que les provisions étaient suffisantes, il dit à Kaavo : « Fini ! marche droit, comme ça. » Et de sa main il lui montra la direction. La popinée devant le canaque, ils continuèrent à filer sans prononcer une parole. Ils marchèrent longtemps, le soleil baissait.

Un peu avant la nuit sombre, ils s’enfoncèrent dans une vallée profonde, remontant le cours d’un ruisseau. Ils allaient sous la tonnelle interminable des branches se croisant, s’entrelaçant, au-dessus de l’eau qui serpentait, bondissait, fuyait comme du vif argent. Ils marchaient dans le lit du creek, sautant de rochers en rochers, passant parfois dans l’eau ; ils allaient en montant toujours, entre deux contreforts du pic Homédéboa. Quand ils dominèrent la région, lorsque la vue put s’étendre au loin, ils s’arrêtèrent.

Au milieu de grands rochers de serpentine grise, dans un fouillis inextricable d’arbres et de lianes entremêlées, sur un sol devenu élastique par l’entassement des détritus végétaux, ils installèrent le campement de la nuit. Navaé guidant toujours Kaavo qui était devenue sa chose docile. Ils allumèrent un petit feu sans fumée pour cuire les bulimes et les pigeons sur la braise ardente. Ils les mangeaient au fur et à mesure qu’ils étaient à moitié cuits. Aussitôt le repas terminé, ils éteignirent le feu.

Kaavo pensait toujours à se sauver. Elle était une belle popinée, jeune ; Navaé était un homme, jusqu’à maintenant il ne lui avait pas fait de mal, il ne l’avait que menacée. Dans la nuit, il sera comme tous les canaques, il aura les mêmes intentions ; la discipline et la surveillance se trouveront relâchées, Navaé sera moins méchant, il aura de la douceur, il lâchera le bout de la corde qu’il tient dans sa main. Elle profitera de ce moment pour se sauver, avant que Navaé l’ait brutalisée. Et si cela n’arrivait pas, si Navaé était toujours aussi méchant, elle pourrait peut-être, pendant qu’il serait endormi ou assoupi, détacher la corde ou la couper. Après, dans la nuit noire, elle se sauverait si vite, elle se cacherait si bien, elle s’accroupirait si petite, elle ferait si peu de bruit, que son gardien ne pourrait pas la retrouver. Elle s’en retournerait à Témala, dans son beau pays à elle ; elle irait à sa case rejoindre ses compagnes, elle achèverait la belle natte qu’elle tressait, en pandanus. Et plus jamais elle n’irait aux sauterelles, seule, le matin. A Témala, elle avait sa culture à elle, des ignames, elle planterait des… Navaé la tira de ses réflexions, en lui prenant brusquement un bras, et d’un bout de la corde qu’il tenait à la main, il lia le poignet de Kaavo avec le sien, en croisant des boucles fortement serrées. Pauvre Kaavo, tous ses espoirs de fuite s’envolaient.

Navaé se coucha sur le lit de feuilles sèches, avec Kaavo à son côté, leurs deux poignets attachés ensemble. L’un ne pouvait faire un mouvement sans que l’autre le sentît.

Navaé expliqua à Kaavo : « Je ne te ferai pas de mal, car je te garde pour le grand chef de Gomen ; tu es de la race des chefs, tu seras sa popinée à lui, la plus belle. Après cela, les Gomens et les Témalas ne se feront plus la guerre, les deux tribus seront amies ; à elles deux, elles seront plus fortes que toutes les autres tribus, elles battront tous les canaques des montagnes ; leurs plantations, leurs popinées, leurs arbres, tout sera pour nous : nous ne travaillerons jamais, nous les canaques de l’eau salée ; nous nous promènerons dans nos pirogues, nous irons à la pêche, nous ferons des grands caï-caï, des pilous. Tu comprends ça, Kaavo. C’est joli ! il ne faut pas te sauver, je vais dormir et toi aussi. »

Et tous deux, chacun poursuivant ses pensées, simulèrent un profond sommeil.

Kaavo comprenant qu’il lui était impossible de reconquérir sa liberté, essayait de se faire à l’idée de sa nouvelle vie. Tout ce que Navaé disait n’était pas vrai, mais elle ne serait pas tuée, elle ne serait pas mangée ; le bonheur était encore possible pour elle. A Gomen, il y avait beaucoup de taros, beaucoup d’ignames, une belle rivière, beaucoup de poissons, des grandes pirogues, des îlots avec beaucoup de coquillages ; à Témala il n’y en avait pas, des îlots. Elle serait une femme du chef de Gomen, toutes les popinées seraient ses compagnes. Bien sûr, elle ne pourrait jamais aller à Témala dans son beau pays, ou si elle y retournait, elle ne serait plus la popinée d’Attéa ; les canaques lui feraient du mal, et si elle n’en mourait pas, on la donnerait à un homme quelconque. Quand son union au chef de Gomen serait un fait accompli, il valait mieux qu’elle y restât, à Gomen. Et Kaavo, tout en regardant à travers ses cils scintiller les étoiles, tout doucement se résignait.

Navaé, couché le long du corps chaud de la jeune popinée, subissait le supplice de la tentation. Tous ses instincts de brute affluaient à son cerveau obtus. Il se passait en lui une lutte intense qu’il démêlait difficilement. Son orgueil et son ambition, les traditions et les coutumes de la race, ses désirs de bête lubrique, toutes ces pensées chaotiques s’agitaient, combattaient en lui. La puissance de son entêtement fit triompher son besoin de domination. C’était déjà un acheminement vers un progrès : la volonté domptant l’instinct, au profit de l’ambition. La nuit se passa sans autre entretien avec Kaavo.

Le matin, dès qu’il fit clair, ils se mirent en route pour Gomen, Navaé conduisant toujours Kaavo par sa laisse. En approchant de Gomen, Navaé évita même de se montrer aux canaques de sa tribu qui circulaient dans les alentours. Ils arrivèrent à Koligo, à la case de Navaé, personne ne les avait vus.

Là, Kaavo toujours menée en laisse, Navaé portant encore ses armes, ils pénétrèrent sous l’appentis qui était la cuisine. Au milieu, sur le foyer éteint, une marmite ronde en terre cuite était calée sur des pierres. Navaé plongea la main dedans, il en retira des ignames et des poissons fumés. Kaavo et Navaé assis à côté du foyer éteint, l’un en face de l’autre, mangèrent gloutonnement, bruyamment, sans échanger une parole.

Navaé était préoccupé, soucieux. Par moment il portait ses yeux fuyants sur Kaavo, il n’osait plus la regarder ; derrière son front bas et embouti une pensée se formait, se durcissait, prenait corps ; dans ses yeux qui n’avaient jamais brillé de douceur, s’allumaient des indécisions, des hésitations.

Tout à coup, se précipitant sur Kaavo, il la terrassa, la tenant à la gorge, étranglée, incapable d’un cri, d’un mouvement. Et prenant sa longue sagaïe au harpon de raie, n’hésitant plus, il la lui piqua dans un œil, mais cet œil s’obstinait à glisser, à tourner sous la pointe aiguë ; lâchant la gorge de Kaavo, il lui enfonça un doigt dans l’orbite pour immobiliser l’œil, et de la pointe de sa sagaïe il le creva. Il en fit autant à l’autre.

Kaavo resta allongée, inerte. Du sang et une matière visqueuse coulaient de sa face, tombaient en gouttes rouges sur la natte jaune.

Navaé, sans s’occuper de Kaavo, alluma le feu. Il fit sa grande toilette de guerrier, se noircit tout le corps, planta dans ses cheveux son grand plumet, il se para de ses plus beaux ornements, et ramassant ses armes, il allait partir lorsque Kaavo reprit ses sens. Elle se mit à se plaindre, à gémir doucement, à pleurer. Pauvre Kaavo, peut-être avait-elle des larmes dans ses yeux qui n’étaient plus. Navaé la souleva et l’assit appuyée contre un poteau de la case.

Kaavo porta les paumes de ses mains à ses orbites rouges et vides, et elle resta immobile soutenant sa tête penchée ; du sang ruisselait le long de ses poignets et venait s’égoutter à ses coudes. Elle geignait Kaavo, inconsciente, insensibilisée par la trop forte douleur.

Navaé alla dans la tribu inviter le grand chef de Gomen, tous les guerriers, et surtout Winda son rival, à venir chez lui prendre part à un grand festin. Navaé voulait leur faire une surprise, il ménageait ses effets.

Navaé avait crevé les yeux de Kaavo surtout par jalousie, afin d’empêcher le grand chef de Gomen de prendre et de garder cette jeune popinée, alors que lui, Navaé, n’y avait pas droit. Elle était de sang royal.

En arrivant à la case de Navaé, les canaques y trouvèrent une popinée toute maculée de sang, accroupie à terre, appuyée à un poteau ; elle geignait, inconsciente.

Et Navaé se mettant à côté d’elle, dit aux guerriers : « C’est Kaavo, la fille du chef de Témala, je suis allé seul la prendre dans sa tribu, je l’ai emmenée ici, je lui ai crevé les yeux pour qu’elle ne puisse pas se sauver. Je l’ai respectée, parce que, vous savez bien, la chair virginale des filles est meilleure, et les hommes qui en mangent deviennent plus forts. Nous allons manger Kaavo. »

Parmi les guerriers de Gomen, il y eut quelques réprobations faiblement exprimées : Avoir pris la fille d’un grand chef, lui avoir crevé les yeux, et ensuite la manger, c’était quelque chose d’extraordinaire ; le sentiment atavique du respect des chefs se trouvait bouleversé.

Mais le geste audacieux de Navaé, son mépris infligé à la tribu de Témala, et sa cruauté, en imposèrent à tous les guerriers ; ils lui firent des acclamations : Navaé était le plus grand des guerriers, c’était comme le diable. Qui comme Navaé ?… Il n’y en avait pas.

A côté de Kaavo insensible à tout, les canaques firent chauffer les pierres. Lorsqu’elles furent prêtes, Navaé acheva Kaavo en lui fendant la tête d’un seul coup de sa hache ronde en pierre bleue. Le grand chef de Gomen et tous les guerriers en mangèrent, chacun un morceau, pour avoir de la virilité, de la force. Navaé fut encore acclamé. Il n’y en avait pas comme lui.

Après cela, Navaé devint le grand chef de guerre de Gomen. Tous les canaques avaient peur de lui. Il était connu et craint par toutes les tribus de l’île.

Et le conteur de l’histoire, lui aussi, orgueilleux de ses ancêtres, me regarda fièrement ; et se tapant sur la poitrine, il me déclara : « Navaé c’était le papa pour papa pour moi. » Et lui aussi, le conteur, rapprocha les bûches dans le foyer pour se chauffer le corps ; tout à ses pensées, il ne parlait plus. Derrière son front bas et embouti, je devinais son regret de ces époques sauvages, et dans son regard fuyant, je lisais sa fourberie, et sa haine pour l’homme blanc qui est venu mettre fin à cette barbarie.

Sur le sommet du mont Kaala, dans la nuit transparente illuminée par des millions d’étoiles, voyant se profiler, puis s’évanouir en un lointain flou, les contours sombres de la côte Calédonienne bordée par les dentelles phosphorescentes des récifs, le regard planant sur le Pacifique, vers l’infini, au sein de toute cette beauté majestueuse, immuable, éternelle, je déplorais que cette nature sublime, faite pour la douceur et le rêve, ait pu être profanée par de telles scènes d’horreur.

Et le roulement lourd des récifs s’élevant vers les nues, et le sifflement lugubre des pétrels passant dans leur vol de flèche, et le vent de la nuit qui gémissait doucement dans les sapins, me semblaient être des plaintes venues de ces temps passés : les pleurs de Kaavo, la belle popinée rouge.

FLIRT CANAQUE

A mon ami P. V.

N’Doui sent bien que Malalou est à son goût. C’est une jolie popinée, et toujours il pense à Malalou, et toujours il cherche Malalou dans les sentiers perdus de la tribu.

Mais Malalou s’est bien aperçue que N’Doui s’occupe d’elle ; alors elle évite de le rencontrer, elle fait un peu la coquette, Malalou, elle joue l’indifférence. — Quand N’Doui est là, elle fait semblant de ne pas le voir, ou, si elle est obligée de le regarder, elle allonge ses lèvres, elle affecte d’être très contrariée de sa présence.

Malalou est une jeune popinée d’une quinzaine d’années, à la poitrine très altière ; elle est ronde de partout, Malalou, fine de taille ; ses larges hanches s’évasent sous son blanc tapa de jonc battu. Et, suprême élégance, par-dessus son tapa, juste derrière, arrondissant encore son assiette, elle porte un petit volant de franges qui descend et bat sur ses jarrets, comme un chasse-mouches. Le manche d’un couteau à gaine sort de la ceinture tressée de son tapa. Malalou ne se blessera pas avec la lame tranchante, non ; elle sait s’accroupir et s’asseoir gentiment, et même avec décence.

Quand elle marche, Malalou, ses épaules remuent à peine, mais sa taille se ploie, ses hanches roulent et ondulent ; le chasse-mouches se balance bien en mesure, et ses mollets ronds remontent. Quelquefois N’Doui la suit de loin, Malalou, en pensant à beaucoup de choses.

Dans la boule de ses cheveux, un peu sur le front, elle a planté un peigne en bambou, Malalou. Deux lignes tatouées en bleu partent des ailes de son nez, et vont se perdre du côté de ses oreilles. — Quand elle rit, Malalou, elle montre des dents bien alignées, et bien blanches, comme les dents des roussettes.

N’Doui, lui, est un beau type d’homme, un athlète tout à fait complet, il doit avoir vingt ans. — Tout nu il est léger, même gracieux, tant ses mouvements sont souples. Habillé comme les blancs il serait trapu, lourdeau et gauche. — N’Doui est né pour être nu, son baguiyou est suffisant pour le vêtir.

N’Doui n’a pas encore détaillé tous les charmes qui adornent la suave Malalou, et font d’elle une belle, belle popinée. Il ne comprend même pas toute l’harmonie de l’ensemble. — Mais N’Doui suit sa nature, il s’abandonne à une impulsion qui le pousse de préférence vers Malalou, plutôt que vers les autres popinées.

Aujourd’hui Malalou est assise avec quelques popinées, autour d’une marmite immense à trois pieds, qui règne sur la place commune, devant les cases. — Malalou est très absorbée par la fabrication d’une ficelle en magnagna. Elle ne fait pas de la dentelle, ni de l’irlande, ni des trous-trous, Malalou…

N’Doui est par là, il arrive sans se montrer, il se cache derrière une case. Puis, il arrache une brindille de jonc, il l’arrange, la façonne, en fait une petite sagaïe, qu’il lance sur Malalou. Malalou reçoit cette inoffensive sagaïe dans le dos, elle cambre brusquement ses reins flexibles, et elle pousse un petit Koui ! Elle sait bien que c’est N’Doui qui est là, mais elle ne se retourne pas. — N’Doui s’avance un peu, il continue ses agaceries avec des brindilles, et avec des petits cailloux. Chaque fois qu’elle est touchée Malalou fait un Koui ! — Mais les Koui vont en s’atténuant. A la fin Malalou ne dit plus rien ; seule la place touchée frissonne un peu. Alors N’Doui se montre tout à fait. — Malalou feint d’être surprise, elle allonge les lèvres et fait la moue ; puis, vivement, elle prend sous la marmite un tison allumé qu’elle jette dans les jambes de N’Doui. — Celui-ci saute en l’air pour éviter le coup, tout en criant dans une note suraiguë Ouilllililililili !… Toutes les popinées rient. — Malalou continue à rouler sa ficelle.

N’Doui est resté là ; maintenant il est appuyé contre un cocotier, il joue du « courroua. » C’est une manière de longue flûte cintrée, en roseau. Il la tient appliquée sur le bout de ses lèvres, N’Doui semble souffler sur son pouce. L’autre extrémité de la flûte est en bas, au bout de son bras allongé le long de sa jambe. D’un doigt il bouche et il ouvre un trou, et touroutoutouroutoutou… Il joue en cadence le pas du pilou, en battant la mesure sur la terre, avec son pied ; et touroutoutouroutoutou, il n’y a que deux notes et deux tons, mais par moments pour que ce soit plus joli, il bourdonne avec ses lèvres charnues, tout en roulant des touroutoutou.

C’est enlevant, les popinées sont empoignées par la cadence, et tout en continuant chacune son ouvrage, Malalou de corder son magnagna, elles marquent la mesure avec leurs pieds. Peu importe les autres. N’Doui ne voit que Malalou, et touroutoutou pour Malalou. Au bout d’un moment, Malalou emportée par le rythme, oublie qu’elle doit être fâchée ; et elle regarde le beau N’Doui qui joue si bien du courroua. — Alors commence le langage muet, mais si éloquent des yeux.

Sans bouger la tête, de ses regards balancés en cadence, N’Doui détaille tous les appâts, tous les avantages physiques de la jeune Malalou, toujours en faisant touroutoutou. Ses yeux regardent la poitrine, puis ils se portent sur un bouquet de cocotiers du voisinage. Puis ses yeux regardent les bras, puis les jambes, puis tout de Malalou, et à chaque chose désignée, les yeux indiquent le bouquet de cocotiers tutélaire, toujours en cadence. — De temps en temps Malalou fait la moue, touroutoutou ; mais au fond elle est très flattée de cet hommage rendu à ses grâces.

Quand les autres popinées le regardent, N’Doui fait toujours touroutoutou, mais ses yeux ne bougent pas. Les jeunes popinées ne diraient rien, il le sait bien ; mais les vieilles femmes feraient : Tchiaaa ! Dès que les popinées ne le voient plus, les yeux de N’Doui roulent à nouveau, et recommencent à dire à la suave Malalou : Ces bras ronds, ces jambes musclées, ce corps souple, tout ça joli, il faut que ça aille dans ce bouquet de cocotiers, là-bas, au bout de mes yeux. Et touroutoutou Malalou fait la moue. Mais un de ces jours elle ira toute seule dans ce bouquet de cocotiers, en se donnant un petit air de pas l’avoir fait exprès. Et Malalou sera surprise quand elle verra N’Doui, elle se sauvera si maladroitement dans un taillis épais, comme une poule craintive, que N’Doui l’attrapera facilement, Malalou, en y mettant toute la violence d’un coq à crête rouge… Et touroutoutouroutoutou……… Puis N’Doui ramassera ses cliques et ses claques, et il se sauvera à travers la brousse, comme un voleur.

LE TAYO GRAS

Conte canaque expliqué par Thiota-Antoine de la tribu des Paimbois.

PROLOGUE

Il y a longtemps, longtemps, les canaques ne savaient pas qu’il existait des hommes blancs. — Les blancs n’étaient pas encore venus dans notre pays. — Les vieux racontaient que loin, loin, là-bas, sur des îles, où le soleil sort de l’eau, il y avait des hommes jaunes, de la couleur des requins. Et de l’autre côté, où le soleil descend et s’éteint dans la mer pour faire la nuit, c’était des hommes noirs, noirs comme le charbon du bois. Les vieux savaient tout.

Les vieux vieux, les pères des vieux, avaient vu des hommes rouges qui étaient arrivés à Balabio, sur une longue pirogue, apportée par un cyclone. Les hommes rouges étaient grands, forts, les femmes aussi ; leurs cheveux étaient droits comme l’herbe, et sur leur corps et leur figure il y avait des dessins. Ils ne savaient pas le langage des canaques.

Les hommes rouges avaient donné deux femmes au Chef de Balabio, pour avoir la permission de descendre sur le sable. Les canaques avaient fait camarade avec eux, et ils ne les avaient pas tués. Et puis, des hommes rouges étaient restés là, sur un bout de terre que le chef avait laissé pour eux, planter des ignames et construire des cases.

Ces hommes rouges savaient creuser de longues pirogues dans des arbres qu’ils attachaient l’un au bout de l’autre. Ils tressaient des jolies nattes en jonc, ils piquaient des dessins noirs et bleus sur la peau des canaques. — Après, ces hommes rouges étaient devenus vieux, et ils sont tous morts. Il ne restait plus que leurs petits qui parlaient le langage des canaques.

Tout ça, ce sont les vieux qui nous ont raconté ; eux ils n’avaient pas vu, c’était le père pour eux qui avait dit. Nous, on ne sait pas, mais on croit les vieux.

Les vieux… longtemps… peut-être qu’ils étaient un peu sauvages, ils ne connaissaient pas le « Bodieu » pour vous autres… Les vieux faisaient toujours la guerre, toujours la guerre, pour voler les ignames, enlever les popinées, et manger les hommes.

Long… temps, il n’y avait pas de pocas[9], pas de poules, pas de bétail. Les vieux de longtemps qui vivaient sur les montagnes, dans la brousse, loin de la mer, ils mangeaient les poissons de la rivière… et puis quoi ?… Rien du tout… Ils tuaient les roussettes, les rats, les oiseaux, et c’est fini… Les vieux, ils aimaient bien la viande… ça c’était meilleur pour eux.

[9] Porc.

Quand il n’y avait pas de pluie, les ignames, les bananes, ne savaient pas pousser. Souvent, les autres canaques, ceux qui étaient plus forts, venaient voler les récoltes, et brûler les cases. Ceux qui n’étaient pas forts se sauvaient dans la brousse, ils allaient se cacher au fond des forêts. Alors ils ne plantaient rien. Ils n’avaient que les graines des arbres, et les peaux de bouraos[10] pour manger.

[10] Bourao. — Arbre à écorce épaisse, pâteuse, comestible en cas de famine.

Tu connais ?… là-haut, à côté de la rivière le Diahot, plus loin que Bondé, plus loin que Péhoué, plus loin que Ouénia,… marche, marche, marche encore. Là où il y a des cailloux pour faire la monnaie des blancs, tu sais bien ?… il y a encore des terres cultivées par les vieux canaques de longtemps… Là, à côté de la grande Montagne Ignambi, ça y est : là c’est Pouapanou.

Dans une petite vallée, sous les banians noirs où il n’y a jamais de soleil, à côté des cocotiers que le vent remue, le long de la rivière, là, il y a encore un peu des cases… Haaa… maintenant c’est fini… tous les canaques sont presque morts… il n’y en a plus… Mais avant, il y en avait beaucoup des canaques, partout, partout, comme les feuilles des arbres.

Dans la petite tribu de Pouapanou, longtemps. Mon vieux !… M’pouh !… Il y avait un canaque gros, gros, gros ; il était gras, gras, gras… les pocas, c’est rien du tout ! lui plus gros, lui gagné les pocas. Sa peau, elle était rouge. C’était un petit des hommes rouges qui étaient venus dans la grande pirogue… Nous, on ne sait pas bien, mais les vieux ils connaissaient. Ce Tayo[11] là, il était plus gros que tous les canaques, y en a pas comme lui.

[11] Homme, mâle.

Avant que les hommes blancs arrivent ici, dans notre pays, Tchia ! C’était pas bon de manger beaucoup… Tout à l’heure engraisser…, tout à l’heure trop gras… Et puis après, les canaques des autres tribus avaient besoin de tuer celui-là qui est trop gras, pour le manger. — Maintenant encore, les popinées qui savent bien, disent aux pikininis[12] qui sont gourmands : « Toi, si tu manges beaucoup, tu seras trop gras, et les canaques de l’autre tribu vont venir te tuer pour le caï-caï ». — Les petits, ils ont peur.

[12] Petits enfants.

Tous les canaques de Paimbois, tous les canaques de Bondé, tous les canaques de la vallée du Diahot, savaient bien qu’il y avait à Pouapanou un gros tayo rouge, qui était gras, gras, qui était bon… Tous ils avaient besoin de lui pour le manger. Les canaques avaient faim de la viande.

Tous les canaques allaient se cacher comme les émouchets, comme les rats, dans les forêts, dans les rochers, à côté de la petite tribu de Pouapanou, pour guetter le tayo gras, attraper le tayo gras quand il sortirait seul du village, le tuer, et après le faire cuire dans les cailloux. Son nom pour le tayo gras : Tchiaom.

Le frère de Tchiaom, les camarades de Tchiaom, tous les canaques de la tribu de Tchiaom, ils étaient pas contents que les canaques de Paimbois, les canaques de Bondé, viennent tuer Tchiaom pour le manger. — Les canaques de Pouapanou toujours garder Tchiaom, toujours faire attention à lui.

Ou là ! là ! Phouuu… Thiaom il avait peur… Lui toujours rester dans sa case, à côté de la rivière, lui caché comme les rats. Lui jamais sortir dehors, jamais marcher, jamais promener, jamais danser pilou, jamais pêcher les poissons, jamais chasser les oiseaux… Tchiaom toujours couché, lui beaucoup fainéant. Toujours manger, dormir, manger, dormir,… Ha !… lui vient plus gros encore… Mon vieux !… tous les cochons c’est petit… lui plus gros que les vaches marines… Tchiaom connaît pas marcher, il est trop lourd… Lui bouger un peu… ça y est, lui souffler : Ouââââ… Comme les tortues de mer, la nuit. — Tchiaom toujours rester dans sa case, lui connaît plus sortir dehors. Tchiaom il est trop gros, la porte elle est trop petite.

I

Depuis quelques jours une atmosphère de recueillement pesait sur la tribu de Bondé. Les habitants avaient des allures bien étranges, certains d’entre eux paraissaient jouir d’une autorité privilégiée. Une discipline sociale semblait s’être affermie.

Les popinées étaient devenues encore plus humbles, plus serviles. Elles allaient sans bruit, comme des ombres, pliées en deux, aplaties sur le sol, toutes effacées ; elles passaient hors des sentiers frayés, se confondaient parmi la végétation afin d’éviter les regards méprisants des hommes. Lorsque, pour les besoins de la vie ordinaire, l’une d’elles devait se montrer aux canaques et leur adresser la parole, c’était à peine si une voix craintive s’élevait de son corps prosterné.

Les canaques, eux, étaient devenus plus hautains, plus autoritaires. Dans l’exécution des choses simples ils prenaient des airs solennels, semblaient accomplir un sacerdoce dont eux seuls étaient dignes. Ils marchaient orgueilleux, fiers comme des coqs de bataille. Les canaques s’étaient ressaisis, chacun avait repris conscience de sa valeur d’homme, de guerrier invincible, et sa superbe de mâle s’en était accrue d’autant.

Certains canaques, dans toute la possession de leur force, portaient enroulé autour de la tête et relevé en cimier, une sorte de turban d’écorce de banian assouplie ; cette haute coiffure en tromblon était traversée par une ligne médiane en fibre de bananier. C’était un insigne qui indiquait que ces individus étaient des manières de licteurs, de gendarmes, des agents affiliés à la redoutable bande des chirurgiens, médecins, bouchers, et spécialistes en diverses sorcelleries. En guise de faisceaux, ils étaient munis d’une trique imposante. Cette distinction donnait à ces individus le droit au respect de la tribu entière. Les sujets ne les abordaient qu’avec des marques de grande déférence.

La nuit venue, autour des feux, les bavardages ne se prolongeaient plus futiles, insignifiants, comme de coutume. Les canaques restaient dignes, et n’échangeaient plus entre eux que des chuchotements confidentiels indispensables, ou quelques paroles qui tombaient lourdes dans le silence.

Cet état d’esprit collectif était dû à un événement grave qui se perpétuait dans les sombres forêts, sous les coupoles des arbres centenaires. Un acte solennel qui marque une époque importante dans la vie canaque se déroulait mystérieusement, hors des régions fréquentées. L’avenir des individus, celui de la famille, celui de la tribu entière s’affirmait. Les gloires héroïques des ancêtres disparus qui hantaient les tabous des morts, et celles des guerriers des temps présents, se transmettaient aux enfants mâles, aux garçons, aux hommes de demain.

Depuis que la lune avait disparu des nuits, les jeunes gens, les éphèbes de la tribu, aptes à porter les armes, avaient été emmenés secrètement par des sorciers, au fond d’un ravin sauvage, sous les hautes fougères arborescentes et les souples choux-palmistes, dans une forêt silencieuse, au bord d’un ruisseau où se miraient les feuilles géantes des taros. Ils avaient été conduits à un endroit ignoré surtout des femmes.

Là, sur un lit de paille fraîche, en se conformant aux rites sacrés, avec des tiges éclatées de roseaux qui servaient de scalpel, un officiant avait pratiqué aux jeunes gens un genre spécial de circoncision, sans l’ablation complète. — Ce sacrifice avait duré fort longtemps, car un brin de roseau s’émousse à chaque fois qu’il incise ; il avait fallu en employer un grand nombre pour chaque individu.

Les patients étaient restés calmes, stoïques, sans proférer une seule plainte. C’était un glorieux présage, les garçons de la tribu seraient des guerriers intrépides.

Et maintenant, dans la sombre forêt aux mille bruissements inconnus qui semblent venir des esprits des morts errants par les futaies, les néophytes, sous la garde des vieux et des sorciers, prolongeaient une retraite sévère, avant leur consécration publique de guerriers.

Les jeunes initiés écoutaient parler les vieux qui racontaient les traditions des temps passés : Les triomphes des ancêtres ; les ruses, les prouesses des pères ; les guerres de la tribu, son orgueil à maintenir, ses haines à assouvir, ses terres à garder. Puis, on leur expliquait le rôle glorieux de l’homme dans la société canaque : sa puissance, ses droits dans la famille.

Le mépris hautain qu’il doit montrer aux femmes : Ces êtres inférieurs, incomplets, nés pour le travail, la servitude passive, et la maternité.

Désormais ils étaient émancipés, affranchis des obligations avilissantes de l’enfance, ils étaient des êtres supérieurs : Des hommes. Les mères qui les avaient mis au monde, nourris, puis élevés, devenaient pour eux de simples femmes ; ils ne leur devaient plus aucune obéissance, de la protection seulement, celle que l’on accorde aux êtres subalternes dont on utilise le travail. Un guerrier ne doit jamais s’abaisser devant une femme. Il ne peut s’incliner que devant l’autorité d’un chef.

Cette retraite mystérieuse, dans un refuge ignoré, devait durer jusqu’à la guérison complète. Ensuite, au jour et au moment fixés par le grand Conseil, les jeunes guerriers barbouillés de suie, la chevelure empanachée de plumes, le « baguiyou » en bataille, la sagaïe vibrante au poing, la hache de pierre brandie menaçante, devaient, en un peloton furieux qui soulèverait la poussière sous ses bonds trépidants, faire irruption dans la tribu, sur la grande place du pilou. Cela devant l’admiration muette de la peuplade assemblée.

Et les jeunes guerriers, les yeux farouches, le rictus de la férocité aux lèvres, avec des agilités simiesques, enlèveraient un pilou de guerre, simuleraient des combats. Le rythme serait cadencé par l’orchestre des vétérans.

Après ce serait le grand discours de célébration scandé par l’orateur, le barde de la tribu.

Et quand le soleil serait descendu derrière les montagnes, loin dans la mer, le grand pilou s’animerait à la lumière pétillante des étoiles, sous les ombres mouvantes des arbres, hommes et femmes entremêlés. Alors ce serait une danse furieuse d’êtres nus et noirs déchaînés par instincts de l’érotisme, une saturnale démoniaque où les sexes se chercheraient bestialement. Des popinées, craintives et fuyantes le jour, deviendraient sous le couvert de l’obscurité, des bacchantes inassouvies, inlassables. Les jeunes guerriers, stimulés par l’exemple des aînés, affirmeraient hautement leur force virile. Ce serait leur fête, leur triomphe.

Et comme en toutes choses, la turbulente jeunesse dépasse toujours la mesure, les éphèbes d’hier deviendraient tumultueux, agressifs, batailleurs. Il y aurait des rixes et des victimes.

Et les vieux qui sont très réfléchis, très conservateurs des traditions, les regarderaient paternellement, et les laisseraient agir. Car les jeunes représentent l’orgueil fougueux de la race, la force qui se lève, l’avenir de la tribu.

Les jours suivants, l’exubérance des jeunes guerriers se calmerait, petit à petit ils rentreraient dans l’ordre, se mettraient à l’unisson de leurs aînés. Désormais ils auraient les mêmes droits et les mêmes devoirs collectifs que tous les adultes.

Tout en attendant avec impatience cette fête licencieuse dont la date prochaine n’était pas encore fixée, les canaques élevaient des ornementations sur le place du pilou. Des squelettes d’arbres aux branches en zigzags se dressaient sous les feuilles nonchalantes des hauts cocotiers. Des banderoles d’écorce se déployaient à la brise. Les popinées chargées d’assurer la ripaille amoncelaient déjà des tas d’ignames.

Selon une coutume, dans l’esprit du grand Chef, quelques individus coupables de lui déplaire étaient déjà désignés pour s’abattre au milieu du pilou, sous les coups sournois des haches des bourreaux. Ensuite, les cadavres pantelants iraient dans les mains des dépeceurs. Ces victimes attendues, mais que nul ne connaissait d’avance, tomberaient lourdement, sans aucune protestation de la part de leurs semblables, puisque c’était la volonté du Chef, et que le chef c’était le Chef.

Puis, ce serait un repas vorace de grands carnassiers : De la chair humaine saignante dévorée avidement, à pleine bouche : les os rongés, et brisés pour en savourer la moelle.

Mais en attendant cette joyeuse nuit de pilou, de débauche, de cannibalisme, la tribu entière, en l’honneur des jeunes guerriers, feignait une grande austérité de mœurs, un profond recueillement. C’était une tradition venue des ancêtres, probablement instituée pour se mettre en état de mieux sentir les plaisirs et les joies de l’orgie.

II

Dans la transparence de la nuit qui modifie toutes les choses en des êtres fantastiques, les niaoulis aux troncs blancs se dressent comme des spectres. Les canards sauvages, dans les étangs, percent de leurs cris nasillards le silence appesanti. Des insectes nocturnes stridulent éperdument dans les herbes. Par instants, des roussettes passent d’un vol mou, enveloppant, qui frôle les branches.

Des formes imprécises, furtives, immatérielles même, tant elles sont silencieuses, glissent à travers les brousses comme des esprits, se faufilent, se perdent dans les ténèbres des taillis, entre les souples colonnes de cocotiers dont les palmes frissonnent sous l’haleine du vent.

Ces ombres fugitives qui passent ainsi que de noirs fantômes, ce sont les sorciers, les conseillers de la tribu canaque. Ils se rendent mystérieusement à une case désignée, pour se réunir en grand Conseil, donner leurs avis, si le Chef les leur demande, et recevoir ses ordres impérieux.

A cette époque, un Grand Chef était un maître absolu, un despote d’une férocité inconsciente. Il suivait les traditions, les coutumes barbares, sans aspirer à en sortir, sans faire aucune tentative pour s’élever, se dégager des instincts brutaux de la race. Sa mentalité de tyran et celle de son peuple sauvage ne pouvaient concevoir une autre forme sociale.

Le pouvoir absolu d’un chef était guidé par ses propres superstitions, toujours très obscures, et par celles qui lui étaient suggérées. Sa puissance n’était réfrénée que par la crainte d’une force quelconque, brutale ou spirituelle, supérieure à la sienne. Aussi, lorsqu’il voulait prendre une grave détermination, le grand Chef consultait-il les sorciers qui étaient en relations avec les diables, les esprits des morts. Il tenait compte des présages annoncés par les vieux qui savaient lire dans les signes de la nature. Il demandait les avis des redoutables chefs de guerre.

Après une lente infusion de ce mélange d’empirisme, de superstitions, et d’idées pratiques, l’esprit du Chef était éclairé, les décisions s’imposaient d’elles-mêmes.

Les sorciers qui passaient pour fréquenter assidûment les diables, pouvoir parler avec les morts, savoir faire mourir les hommes par des maléfices, poser des tabous impossibles à franchir sans attraper des maux inguérissables, arrivaient toujours à dominer par les craintes qu’ils inspiraient, et à imposer leurs volontés au Chef et à la tribu entière.

Maintenant, dans une case hermétiquement close, le Grand Conseil est réuni. Autour d’un petit feu qui couve près du poteau central, des individus hideux sont assis en rond, la tête sous l’épais plafond de fumée qui plane dans la toiture obscurcie. Quatre canaques barbus, larges de poitrine, lourdement musclés, reluisants de suie, casqués d’un cylindre noir, la hache de pierre au poing, sont accroupis en des poses de gorilles, un de chaque côté du Grand Chef, deux derrière lui. Ces sinistres athlètes sont ses gardes du corps, ses exécuteurs des hautes œuvres, ses assassins dévoués.

Des vieux aux membres maigres et nerveux, aux yeux vifs, pénétrants, rusés et méfiants, imposent un respect irraisonné à toute l’assemblée. Ce sont les sorciers, les empoisonneurs, les jeteurs de sorts. Chacun d’eux possède des fétiches dont lui seul connaît l’emploi et la puissance. On les craint.

Des personnages moins caractérisés représentent les penseurs, les chercheurs, les observateurs en un mot : Les augures. Ils savent ce que disent les nuages, le soleil, la lune, les étoiles qui brillent. Ils peuvent appeler le vent et faire tomber la pluie. L’eau des rivières, commandée par eux, va sur les montagnes féconder les cultures. Les attitudes des arbres foudroyés, les formes bizarres des pierres et des morceaux de bois, leur sont des indications précieuses. Ils comprennent les chants des oiseaux, les rumeurs confuses des forêts, et les râles plaintifs des nuits. Ceux-là ne sont pas très méchants, ils n’appellent pas la mort. La tribu les a en haute estime.

Un hercule à la mine farouche, sous l’énorme toison de ses cheveux crépus, est le Chef des guerriers. Comme ceinture il a une corde autour des reins. A ses attaches puissantes sont enroulées des tresses. Il personnifie la force animale, la ruse sauvage, patiente, la férocité sanguinaire. Toute la tribu est fière de lui.

Cette réunion du Conseil n’étant pas solennelle, le Chef est nu, il n’a pas revêtu le manteau de gala. Sa personnalité ne se différencie de celles de ses conseillers que par la place où il est assis, par son attitude plus hautaine, et par ses paroles autoritaires. Car il parle, le Chef, et toute l’assemblée muette l’écoute avec respect. Il expose ses volontés au sujet de la fête qui doit avoir lieu prochainement. Celle de la jeune classe des guerriers.


Voici à peu près le compte-rendu de cette mémorable séance rapporté par Thiota-Antoine qui, lui, le tenait de ses ancêtres des Paimbois.

Le grand Chef a dit : Tout à l’heure, à la petite Lune, grand pilou, grand caïcaï à Bondé, nous allons faire la fête des garçons… Nous avons besoin de manger la viande avec beaucoup la graisse. Moi, je connais quatre hommes à tuer, mais ceux-là ne sont pas très gras… Nous allons chercher encore un autre… Là-bas, à Pouapanou, il y a un gros tayo rouge qui est gras, gras… maintenant il est bon… Les guerriers de Bondé vont aller à Pouapanou, ils prendront le tayo gras pour l’amener ici… Les garçons qui attendent dans la forêt ont besoin de manger la graisse, après ça ils seront forts, forts comme les gaïacs, et durs comme les pierres.

Le Conseil approuva cette alléchante proposition et le chef continua :

Demain matin, au petit soleil, deux hommes qui savent bien parler, Moéon et Bogham, partiront à Ouénia, ils iront voir le petit Chef de cette tribu, et ils lui donneront trois bouts de roseaux et deux battes en écorce de figuier. Ça y est… Le petit Chef saura que c’est un grand pilou à Bondé, la fête des jeunes guerriers.

Moéon et Bogham prendront une hache de pierre, autour du manche ils attacheront des rameaux de fougères des montagnes, et les plumes des ailes de cagous. Ensuite ils enrouleront autour de la hache une corde de banian, et ils laisseront libres les deux bouts de la corde… Ils présenteront la hache au petit Chef. Le petit Chef comprendra. S’il fait un nœud avec les deux bouts de la corde, c’est qu’il acceptera l’alliance de guerre, pour aller battre les hommes des montagnes dans le pays des cagous… Moéon et Bogham donneront aussi au Chef de Ouénia deux dents de canaque mort. Ça c’est pour dire qu’il y aura beaucoup à manger.

Après avoir exposé son projet de rapt de l’homme gras, le Chef demanda à ses conseillers s’ils ne voyaient aucun empêchement matériel à cette expédition guerrière, et s’ils ne pressentaient pas certains maléfices qui fussent contraires à sa réussite.

Bogham, celui qui avait été désigné comme ambassadeur parce qu’il savait si bien parler, parla :

Le chef de Ouénia, c’est un petit Chef. Le chef de Bondé, c’est un grand Chef, c’est le chef de tous les canaques, il n’y en a pas comme ça. Mais peut-être que le petit Chef de Ouénia ne le sait pas assez, peut-être qu’il ne voudra pas attacher le nœud de la corde, peut-être qu’il ne sera pas content de faire la guerre aux Pouapanous… Alors ! moi je lui dirai quoi ?

Le Chef de Bondé furieux à l’idée de cette possibilité répondit sur un ton de colère : Si le petit Chef de Ouénia ne veut pas s’allier avec la tribu de Bondé, nous lui ferons la guerre, les hommes de Ouénia resteront toujours là-haut, dans les montagnes, jamais plus ils ne descendront à la mer, jamais ils ne mangeront des poissons de l’eau salée, c’est fini pour eux ! Ils ne passeront plus sur la terre de Bondé, nous tuerons ceux qui voudront passer.

Le Conseil approuva ces menaces de représailles énergiques.

Ensuite, le plus vieux sorcier prit la parole, raconta une histoire tombée dans l’oubli, et y adapta des choses extraordinaires qu’il avait mûries dans la solitude :

Il y a longtemps, longtemps, quand j’étais petit, les canaques de Pouapanou sont venus à un pilou de Bondé… Pendant la nuit, les hommes de Pouapanou ont enlevé une popinée de Bondé, elle s’appelait Ouvé, c’était une femme du chef Téama… Les guerriers de Bondé pour se venger sont allés là-haut, à Pouapanou, ils ont tué trois hommes et attrapé deux femmes, ils ont brûlé les cases, et cassé tout. La popinée Ouvé était cachée dans la brousse, les guerriers de Bondé n’ont pas pu la trouver… La tribu de Pouapanou a été obligée de payer avec de la monnaie en coquillages, et la guerre a été finie. Ça c’est longtemps, moi j’étais petit… Après, quand j’ai été grand, le chef Téama est mort.

Tous les membres du Conseil se souvenant que ce fait un peu vague avait eu lieu jadis, reconnurent que le vieux sorcier disait la vérité, et alors le vieux sorcier assuré de la crédulité de son auditoire continua, encore plus persuasif :

La nuit, je suis allé à côté de la rivière, dans les trous des rochers, où il y a des morts, je portais à manger aux morts… Je suis resté là, j’ai fait des choses que je connais pour appeler les diables, les toguis, et j’ai attendu, attendu.

Au bout d’un moment, un diable a jeté un caillou dans l’eau. J’ai regardé, sous les banians, dans les rochers, partout, partout où c’est noir… Un autre caillou est tombé dans l’eau, et puis encore un autre… Moi j’ai dit : Quoi ? Viens ici ! toi, le diable.

Le diable n’était pas content, il s’est mis en colère, et il a poussé un bout de la montagne, beaucoup de rochers sont tombés dans la rivière, des arbres ont été cassés, les chauves-souris se sont envolées… Après, quand le bruit a été fini, moi j’ai parlé : Dis donc ?… Pourquoi tu fais tomber les cailloux, toi !

Téama, le chef mort est sorti tout de suite des rochers, et il a parlé fort, il a dit : « Hommes de Bondé, maintenant vous êtes amis avec les hommes de Pouapanou. Longtemps les canaques de Pouapanou m’ont trompé, ma popinée Ouvé n’était pas cachée dans la brousse, les canaques de Pouapanou avaient fait mauvais pour elle, et après ça le père de Tchiaom a tué Ouvé, et tous les canaques l’ont mangée… Voilà ce que Téama le Chef mort m’a dit ».

En présence de ces révélations venues d’un Chef défunt, les membres du grand Conseil s’agitèrent, tous furent d’avis qu’il fallait châtier les Pouapanous, manger le Tayo gras parce que son père avait mangé Ouvé.

Et le vieux sorcier, pour renforcer l’idée de vengeance, ajouta :

Téama a encore dit : Demain, je vais te donner les « baouis » qui appartenaient à Ouvé, ils sont attachés avec ses cheveux et avec des poils de roussette. Quand tu auras les baouis, tous les guerriers de Bondé sauront que ça c’est vrai, et ils seront plus forts que les canaques de Pouapanou, ils pourront les battre et prendre le Tayo gras.

Ensuite, un vieux canaque, celui qui savait comprendre ce que disent les arbres secs, et les rochers dressés debout comme des hommes, prit la parole : Dis donc ! sorcier ? demain, la nuit, tu parleras avec Téama dans les rochers, tu lui demanderas les « baouis » de Ouvé. S’il te les donne, ça sera bon de faire la guerre ; s’il ne te les donne pas, ça ne sera pas bon.

Le grand Chef et tout le Conseil furent d’avis qu’il fallait avoir ce fétiche pour guider la réussite de l’expédition, puisque le Chef mort l’avait offert au sorcier, sous les banians noirs.

III

Après bien des palabres, bien des discussions interminables, où chaque ambassadeur défendit âprement les intérêts de sa tribu, le chef de Ouénia avait accepté les battes en écorce de figuier ; il avait attaché le nœud de l’alliance à la hache de pierre qui lui était présentée, enveloppée de ses symboles.

La tribu de Ouénia donnait le passage sur ses domaines. Elle marchait d’accord avec celle de Bondé pour aller à Pouapanou, s’emparer de la personne du tayo gras, en employant la ruse jointe à la force.

Quant au vieux sorcier qui avait le pouvoir d’évoquer l’esprit de feu Téama, jadis chef de Bondé, il avait facilement prouvé la véracité de ses dires.

Au pied d’un contrefort de roches calcaires qui se coupait en falaise, à pic du Diahot, il avait mené les canaques les plus qualifiés pour ces sortes de constatations. Là, dans des cavernes aux entrées cachées par des banians rabougris, régnaient des sépultures, où reposaient et se désagrégeaient des ossements d’ancêtres.

Un glissement de pierres calcaires clivées sur un lit d’argile s’était produit, il en était résulté un éboulis de rochers avec quelques arbres rompus, déracinés.

Pour les canaques, il n’y avait aucun doute possible. Ce phénomène de rochers déplacés brutalement appartenait au surnaturel. Il avait fallu une poussée, n’est-ce pas ?… Qui l’avait donnée cette poussée ?… Non pas les hommes… Ils n’étaient pas assez forts… Alors, c’étaient les diables, les morts, l’inconnu, l’incompréhensible que l’on n’essaye même pas de définir.

Les explications du vieux sorcier étaient exactes. Il se trouvait là lorsque les rochers avaient été déplacés par la colère de Téama, de Téama qui avait été insulté par les canaques de Pouapanou. Jadis ils avaient mis à mal sa popinée Ouvé, ensuite ils avaient mangé sa chair. Et lui Téama, il n’avait appris cela que depuis qu’il était mort, depuis qu’il errait par les nuits sombres, et regardait vivre les canaques… C’était le père de Tchiaom qui avait tué Ouvé d’un coup de sa hache… Et ce crime de lèse popinée de Chef était resté impuni… Maintenant Téama le chef mort était en fureur, il fallait servir sa vengeance, afin de conjurer les mauvais sorts qu’il pouvait jeter sur les canaques… La tribu était sous la menace de calamités impossibles à prévoir.

Pendant une nuit brumeuse, propice aux manifestations de la fureur de Téama, le vieux sorcier, muni de ses fétiches, s’était transporté seul à la sépulture, dans les rochers.

De loin, d’une colline située en face, sur l’autre berge de la rivière, les canaques apeurés avaient entendu parler le sorcier ; ils avaient aussi entendu la voix de Téama, le mort, qui criait dans le fond des trous. Tous les canaques avaient allumé un feu pour se protéger des diables qu’ils sentaient dans le voisinage, mais qu’ils ne pouvaient voir. — Les diables ont peur du feu.

Puis, au milieu des rochers, sous les banians tordus, dans l’obscurité intense, il y avait eu une dispute, et des pierres qui roulaient lourdement. Et les bruits s’étaient éteints, l’épouvante du silence de la nuit avait pesé sur les choses. Il n’était plus resté que la plainte du vent dans les broussailles.

Soudain, un cri aigu s’était élevé des roseaux qui frissonnaient le long de la berge, il avait fait « kouiii ». C’était un diable qui contrefaisait sa voix pour en appeler un autre. En présence de ce danger vague, les canaques s’étaient enfuis, ils étaient allés se réfugier dans les cases, près du feu, hors des atteintes des esprits toujours malveillants.

Le matin au grand soleil, le sorcier n’était pas encore de retour. Où était-il ?… Qu’était-il devenu ?… Personne ne le savait. Personne n’osait aller à sa recherche, car, à moins d’y être convié par les sorciers eux-mêmes, les affaires des sorciers ça ne regarde pas les canaques.

Le surlendemain, au grand jour, au moment où l’on pensait le moins à lui, le vieux sorcier avait surgi de terre, dans la tribu, au milieu des habitants surpris.

En présence du Grand Chef et de tous les notables assemblés, le sorcier avait raconté ses aventures étranges : Il avait pénétré dans la sépulture de Téama pour lui parler, pour lui demander les « baouis » de la popinée Ouvé, afin de posséder ce fétiche qui devait assurer le succès de la vengeance tardive.

Téama avait refusé de lui donner les « baouis », parce que les « baouis » étaient doux et chauds comme la poitrine de Ouvé ; et que lui Téama, lorsqu’il s’ennuyait seul, il allait les toucher, là-bas, loin, dans les forêts de l’Ignambi.

Alors lui, le sorcier, il s’était disputé avec Téama le chef mort. Téama furieux avait fait rouler des rochers pour l’écraser ; mais lui, le sorcier, il avait sauté en l’air et les rochers n’avaient pas pu le tuer, ils ne l’avaient que blessé un peu, au pied. Et il montra une légère entaille au gros orteil.

Ensuite, il avait dit à Téama que, s’il ne voulait pas donner les « baouis », lui grand sorcier de la tribu, il allait jeter tous ses os, à lui Téama, dans la rivière le Diahot ; que les inondations emporteraient ses os à la mer, et qu’après il serait obligé d’aller rester à côté de ses os, avec les poissons, les loches, les requins, loin de Bondé.

Alors Téama, ou plutôt l’esprit émanant de son corps qui ne voulait pas quitter Bondé, avait consenti à donner les suggestifs « baouis » comme fétiche.

Téama, toujours incorporel, était parti devant, en laissant ses os se reposer ; il avait marché, marché, marché, à travers les forêts, par les montagnes, les vallées, les creeks. Lui le sorcier, il l’avait suivi, suivi, suivi, au bruit de ses pieds sur les feuilles sèches qui craquaient. Il était beaucoup fatigué le sorcier, mais il avait marché toujours, toujours, il ne s’était jamais arrêté.

Enfin ! Lui et Téama étaient arrivés dans le fond des forêts noires de l’Ignambi.

Là, entre les racines noueuses d’un kaori, sous des vieux cailloux moussus, ils avaient trouvé les « baouis » de Ouvé. Téama les lui avait donnés.

Après cela, Téama était parti, sans faire de bruit, pour aller rejoindre ses os. Lui le sorcier, il n’avait pas pu le suivre, il était revenu seul, et maintenant il était fatigué, fatigué.

Après ces explications surnaturelles bues par les canaques, le sorcier avait déroulé de sa tête une bande de feutre en écorce de banian, puis il en avait extrait les fameux « baouis » de la belle Ouvé. Ils se composaient de trois « Oua-cicis » et de quatre petits cailloux bleuâtres, le tout enfilé en chapelet par une cordelette tressée en cheveux humains et poils de roussette.

Devant ce fétiche qui venait des morts, l’assistance s’était reculée avec crainte. Seuls les initiés et quelques esprits forts avaient osé le toucher respectueusement, pour s’assurer de sa nature matérielle. Puis le sorcier avait repris le fétiche et l’avait remis dans son turban, autour de sa tête aux cheveux crépus, d’un blanc brûlé, jaunâtre. Et il s’en était allé maigre, efflanqué, nerveux, seul comme toujours.

Toutes les opérations de sorcellerie du vieux spirite avaient réussi. — Le chef de Bondé et la tribu entière marchaient d’accord avec les mânes des ancêtres, puisque Téama, le chef parmi les morts, voulait aussi que Tchiaom fût pris, tué et mangé. — Téama le mort aurait sa part du festin, les sorciers en grande cérémonie la lui porteraient à sa sépulture, et ils la déposeraient en offrande, sur les rochers, à côté des débris disloqués de son squelette.

Le vieux canaque qui comprenait le langage des oiseaux avait interrogé un corbeau qui croassait, il lui avait demandé : Attraperons-nous le tayo gras ?… Aussitôt le corbeau avait crié : Koaque… Koaque…, quatre fois. — Ça voulait dire beaucoup oui. — Pour récompenser le corbeau le vieux canaque lui avait promis du sang caillé.

L’entente avec les canaques de Ouénia était faite.

Sous de tels auspices, la dévastation du village de Pouapanou, et le rapt de l’homme gras devaient réussir, sans aucun mécompte du côté des agresseurs.

Les jeunes gens qui étaient toujours cachés dans la forêt n’avaient aucun droit de prendre part à une expédition guerrière, avant que la cérémonie officielle de leur pilou eût eu lieu, mais ils pouvaient se réjouir d’avance, pour célébrer leur avènement à la virilité, ils mangeraient l’homme gras de Pouapanou.

Pour aller à Pouapanou, s’emparer de l’homme gras, piller et revenir, il fallait trois jours, sans se presser, en prenant le temps nécessaire aux ruses. Les guerriers, et l’homme gras qu’il faudrait peut-être porter, en l’attachant à une barre de bois, seraient de retour à Bondé deux jours avant la nouvelle lune.

Le Conseil avait conclu que le grand pilou devrait avoir lieu dès que la lune apparaîtrait, tordue comme une feuille de gaïac, au-dessus de la montagne du tonnerre, (le dôme Tiébaghi).

Alors le grand Chef donna ses ordres définitifs. Les chargés du protocole organisèrent le cérémonial de la fête. Les popinées amassèrent des provisions de victuailles. — Tous ces préparatifs se firent au grand jour, à la lumière, au vu et au su de tout le monde. C’était pour le pilou des jeunes gens.

Il n’en fut pas de même en ce qui concernait la préparation de la chasse à l’homme. Afin d’éviter le bavardage des femmes, et l’espionnage toujours à craindre, le chef des guerriers prévint secrètement ses hommes qu’ils eussent à se mettre en forme, à se rendre invincibles.

Avant le départ pour le raid, d’un lever de soleil à l’autre, soit, pendant vingt-quatre heures, les guerriers afin d’être plus lestes, plus agiles, plus forts, observèrent une continence et une abstinence rigoureuses. Chacun se munit d’un fétiche, et en cachette fit les simagrées qu’il crut nécessaires pour se préserver des coups, se rendre invulnérable.

Durant cette retraite les guerriers conservèrent un grand calme ; ils vaquèrent à leurs occupations, sans rien changer à leurs habitudes. Ils évitèrent même de se grouper en nombre. Tout cela pour ne rien laisser deviner de leurs intentions belliqueuses. En silence, dans l’ombre, sournoisement, chacun perfectionnait ses armes, s’essayait dans les incantations. L’un appointait ses sagaïes au feu, en prononçant des paroles fatidiques. L’autre enroulait une tresse, résineuse autant que magique, autour de la poignée de son casse-tête, pour le fixer bien en main. Les plus richement armés aiguisaient leur hache de pierre bleue, sur un bloc de grès apporté autrefois par des hommes inconnus et redoutables.

Saturés de fierté et d’orgueil, les guerriers de Bondé attendaient le glorieux jour de départ.

IV

Dès que les blancheurs de l’étoile du matin nacrèrent les cimes des montagnes, des guerriers à la mine sournoise quittèrent furtivement les cases. Un à un, ils filèrent, en un glissement souple, léger, silencieux, à travers les brousses. Plus loin, hors de la tribu de Bondé, à des endroits désignés, ils se rejoignirent, formèrent des groupes qui s’allongèrent sur différents sentiers, et s’acheminèrent d’un pas élastique vers les Paimbois.

Cette dispersion des forces était faite pour ne point éveiller l’attention des canaques étrangers qui pouvaient rôder dans la région. Les guerriers de Bondé qui prirent part à ce raid mémorable étaient au nombre de deux cents, affirment les traditions venues de ces temps héroïques.

Quand le soleil fut à pic, lorsque les hommes marchèrent sur l’ombre fuyante de leur tête, quelques guerriers audacieux, quoique soupçonneux et méfiants, s’infiltrèrent dans la tribu de Ouénia, prirent contact et se concertèrent avec leurs alliés. On les attendait, on fut vite d’accord. — Le gros de la horde de Bondé camperait hors de la tribu, en se cachant par bandes, dans les forêts, sur la rive droite du Diahot. L’attaque du village de Pouapanou aurait lieu le lendemain, dès l’aube.

Des guerriers astucieux comme les corbeaux, rusés et vigilants comme les émouchets, ayant le pouvoir de se rendre invisibles, allèrent en reconnaissance à Pouapanou, étudier les faits et gestes des habitants, voir si la tribu se tenait sur ses gardes, et surtout savoir quelle était la case occupée par Tchiaom, le tayo gras.

Pendant ce temps, la tribu de Ouénia rassembla une centaine de guerriers, déjà mis en état de combattre par le jeûne et la continence. L’on apprit par les espions que la tribu de Pouapanou ne se doutait aucunement du péril qui la menaçait. Mais il fut impossible de savoir dans quelle case habitait le tayo gras. Ses parents et amis devaient le cacher soigneusement, comme toujours.

Tout s’annonçait bien. Trois cents guerriers armés et préparés pouvaient facilement surprendre et vaincre une petite tribu qui ne prévoyait pas une attaque, et n’avait aucun moyen immédiat de défense.

Au déclin du jour, lorsque la nuit s’embrume et mélange lentement toutes les choses, les avant-gardes des hordes sauvages confondues parmi les broussailles, les rochers et les arbres, s’approchèrent de Pouapanou. Patiemment, silencieusement, les guerriers prirent position. Ils s’aplatirent sur des collines, se terrèrent dans les renfoncements du sol, se mêlèrent aux herbes, pour guetter, épier tous les mouvements du village.

En attendant le jour, dans les vallées boisées proches de Pouapanou, le gros de l’armée bivouaqua par groupes, sans aucun feu. Des sentinelles se blottirent dans les ombres de la nuit. Ce fut une veillée d’armes, au milieu d’une obscurité si épaisse que les canaques ne pouvaient plus se voir, ils se devinaient à leur souffle.

Par moments, dans le silence qui bourdonne, un cri venait troubler le roulement berceur des ruisseaux, une branche morte tombait mollement sur les feuilles, des vers luisants scintillaient dans le noir comme les yeux des esprits, et la peur instinctive de l’inconnu étreignait les âmes superstitieuses des canaques. Les terribles guerriers de demain se serraient les uns contre les autres, leurs doigts se crispaient autour des armes. Ils attendaient. Et le grand sorcier qui tenait les magiques « baouis » de la belle Ouvé de jadis réconfortait les âmes.


Lorsque la lumière du jour éclaira le fond des vallées, les toits pointus des cases suaient une fumée épaisse qui traînait sur le chaume. L’un après l’autre, les habitants de Pouapanou sortirent à quatre pattes de leurs meules de paille. Puis, ils se dressaient, cherchaient une place, et s’étiraient au soleil du matin qui s’élevait au-dessus de l’Ignambi.

Vivifiés par ce premier bain de lumière, après avoir reçu quelques victuailles des mains des popinées, les canaques vaquèrent à leurs diverses occupations, et à leurs plaisirs, chacun selon ses goûts.

Les vieux, plus rassis, plus positifs, allèrent donner leurs soins aux plantations : déboucher les petits cours d’eau des cultures, botteler quelques touffes de cannes à sucre, étayer des régimes de bananes. En un mot faire une œuvre utile à la collectivité, tout en s’amusant.

Les jeunes, plus exubérants, plus vagabonds, toujours en quête de quelque mangeaille imprévue, ou de quelque trouvaille inédite, partirent à l’aventure, sans but bien défini, en se groupant selon les amitiés. Tout leur était bon : L’oiseau que l’on tue d’un coup de pierre, l’anguille que l’on voit se glisser à travers les joncs, le caillou roulé qui a la forme voulue pour la fronde, la gaulette de bois dur qui fera une sagaïe bien droite, l’étang poissonneux que l’on empoisonnera avec des lianes. Et ils s’en allaient gais et insouciants, leurs joyeux aé, aé, aé, é, é, é, a, am, retentissaient dans les échos des montagnes.

Pendant ce temps, les envahisseurs toujours aux aguets suivaient les mouvements, les allées et venues des canaques de Pouapanou. Lorsqu’ils les virent peu armés, dispersés hors du village, sans aucune méfiance, ils s’approchèrent sournoisement, avec des ruses de félins qui convoitent une proie.

Ceux en vedettes sur les hauteurs descendirent, se glissèrent comme des lézards au fond des replis du terrain, se faufilèrent dans les herbes, sans déceler leur présence par les ondulations des tiges.

Les hommes cachés dans les forêts aperçurent le signal convenu. Alors ils avancèrent sous bois, d’un arbre à l’autre, à travers les lianes, les racines déchaussées, les feuilles mortes, les fougères tenaces. Ils avançaient souples, légers, silencieux, les yeux scrutateurs, avec des finesses, des subtilités de rats en maraude. Parfois ils s’arrêtaient, s’immobilisaient sur la pose, pour définir un bruit qu’ils écoutaient. Et ils avançaient toujours.

Séparés en plusieurs bandes, avec patience, lentement ils entouraient le village. Excepté du côté de la rivière, où des canaques de Pouapanou s’occupaient à la pêche, en poussant devant eux un radeau de feuillage sur lequel les poissons sautaient par surprise, et frétillaient au soleil.

Depuis de nombreuses récoltes d’ignames, la tranquillité de la tribu de Pouapanou n’avait été troublée par aucune incursion dévastatrice de ses voisins. Les guerriers des Ouébias, terribles et pillards, restaient chez eux, dans le haut bassin de la Ouaième. Les rapports avec la tribu de Ouénia située en aval, le long du Diahot, étaient pacifiques. Cela malgré quelques disputes survenues dans les pilous. D’ailleurs on était de la même race, on parlait le même langage. Mais autrefois il y avait eu une scission dans les familles de chefs, une guerre s’en était suivie ; ensuite l’on avait établi une vague ligne de démarcation des domaines respectifs, et maintenant on restait chacun chez soi, sans grandes relations, car une méfiance réciproque subsistait, elle s’était transmise de père en fils.

Et, comme l’habitude de la sécurité et du bien-être apporte l’insouciance, les sybarites de Pouapanou vivaient heureux. Aucun ferment de guerre ne flottait dans l’atmosphère du Diahot.

Bientôt, les premiers assaillants qui avançaient sans bruit, avec une certaine crainte de l’imprévu, furent à quelques pas des habitations. Là, ils s’arrêtent pour étudier la disposition des cases, savoir où était l’homme gras, et convoiter quelques popinées accroupies sur l’herbe, autour d’un feu.

Leur plan de campagne était de s’emparer d’abord du Tayo gras, par surprise, afin de ne pas lui contusionner la chair. Ensuite, si les canaques de Pouapanou voulaient le défendre, il y aurait bataille, tuerie, pillage, viol, incendie. Mais si les Pouapanous consentaient à donner leur Tayo gras au Chef de Bondé, et à ne faire aucune tentative pour le reprendre, tout s’arrangerait au mieux. La tribu de Pouapanou, afin d’être délivrée de ses envahisseurs, payerait une rançon en ignames, taros, cannes à sucre, armes et monnaie canaque. Et la guerre serait terminée, la paix serait conclue.

Malgré leur perspicacité de chasseurs, les assaillants ne purent arriver à savoir où se tenait l’homme gras. Mais qu’importait, las d’attendre, sur les conseils des sorciers, le chef de guerre donna le signal. Et les envahisseurs commencèrent à s’infiltrer graduellement dans la tribu, et à pénétrer avec prudence dans les premières cases.

Les popinées aux yeux fureteurs, quoique mi-clos et baissés par habitude servile, et à l’ouïe toujours en éveil, sous des apparences voulues de surdité, avaient senti qu’un danger imprécis les menaçait. Sans brusquer aucun mouvement qui eût pu déceler leurs inquiétudes, du regard elles s’étaient renseignées, et elles avaient vu des canaques armés qui se faufilaient, rampaient à plat ventre sur la terre, dans les herbes. Tout doucement, sans vivacité, avec une indifférence jouée, elles s’étaient levées de leur place, et elles s’en étaient allées tout simplement, suivies des petits. Dès qu’elles s’étaient senties hors de la vue des rôdeurs, elles avaient filé à la hâte.

Comme les tribus canaques sont toujours des labyrinthes bien connus des seuls habitants, l’alarme avait été vite donnée, toutes les popinées s’étaient sauvées avec les « pikininis », à travers la brousse, ainsi que des cagous craintifs. Quelques-unes s’étaient terrées sur place, dans des cachettes préparées à l’avance, en prévision de surprises toujours possibles.

Les canaques très observateurs des gestes avaient compris qu’ils étaient éventés, que l’alarme était donnée. Et un mot d’ordre avait circulé. Alors, en une ruée folle ils avaient envahi le village, cerné toutes les cases.

Malgré leur habileté à disparaître instantanément dans les taillis, une trentaine de popinées et des enfants n’avaient pu réussir à s’échapper, à travers les bandes désordonnées des assaillants.

Les guerriers, surexcités par leur irruption fougueuse dans le village, ne purent maîtriser leurs instincts de bêtes féroces. Malgré les recommandations faites par les sorciers, de ne tuer personne si les Pouapanous ne se défendaient pas, les guerriers massacrèrent quelque vieux et des infirmes qu’ils trouvèrent devant eux. Dans le feu de l’action des popinées furent terrassées et prises de force, quelques jeunes gens parvinrent à s’échapper grâce à leur agilité décuplée par la peur.

Un aveugle qui portait bonheur à la tribu fut, surtout pour cette raison, assommé, déchiqueté en lambeaux dans un éclaboussement de sang, sous les coups acharnés des haches de pierre. Au lieu de calmer les canaques, ce premier carnage exaspéra leur fureur, ils virent rouge, poussèrent des cris à faire trembler les montagnes. Ils voulaient le Tayo gras.

Les sorciers, le Chef de guerre et ses lieutenants durent employer la violence pour ramener ces énergumènes dans l’ordre. Quand ce fut fait, l’on procéda méthodiquement.

Toutes les cases étaient encerclées par des assaillants qui dansaient autour une ronde furieuse, mais aucun n’osait y entrer. Cependant, c’était là que se trouvait l’homme gras.

Alors le vieux sorcier parla. Traduction : Vous pouvez entrer dans les cases, sans crainte, j’ai fait des exorcisations. Les diables qui font mourir les canaques ne sont pas là, je les ai chassés avec les cailloux du feu… Dans la nuit j’ai vu Téama, il est venu toucher les « baouis » de Ouvé ; lui qui sait tout, il m’a dit que si vous trouviez des hommes cachés dans les cases, ils se rendraient sans se défendre. Pénétrez sans peur dans les cases, vous êtes les plus forts de tous les canaques. N’oubliez pas que le Chef de Bondé veut le Tayo gras, vivant.

Et les perquisitions commencèrent. Avant de s’introduire dans une case, un guerrier, de la pointe aiguë de sa sagaïe, en sondait l’entrée à travers les touffes de filaments végétaux qui bouchaient la porte. Puis il se baissait, et avec méfiance il passait la tête pour regarder au fond, dans le noir. Et d’un saut brusque il entrait, suivi de plusieurs des siens… Personne… Après avoir ramassé le butin qui leur plaisait, les canaques sortaient l’un derrière l’autre, courbés en deux. Et ils allaient ailleurs recommencer les mêmes investigations. Plusieurs escouades de guerriers procédaient à ces recherches.

Un groupe de fouilleurs fut moins protégé par l’esprit de Téama. Au moment ou l’un des guerriers s’allongeait ainsi qu’une anguille et se glissait par la porte, un coup mat s’était appesanti, le guerrier était tombé à plat ventre sur la terre, avec un tremblement des jambes, la moitié du corps dans la case. Un silence tragique avait suivi ce coup sourd. Puis les canaques s’étaient ressaisis, ils avaient tiré le guerrier par les pieds. Son crâne était ouvert comme un coco fendu. Ses cheveux et sa figure étaient barbouillés de sang rouge.

Alors il y avait eu un tumulte. Les canaques présents avaient douté des pouvoirs surnaturels du vieux sorcier, ils avaient lancé de timides imprécations contre lui. Et le sorcier informé de cette attaque à son prestige était venu à la hâte.

Quoique petit et maigre, de son regard aigu comme une pointe de flèche il avait fouillé dans la cervelle des canaques, et de son bras levé qui brandissait des choses étranges enroulées dans une peau de banian, il les avait fait reculer d’une vingtaine de pas. Ensuite il avait adressé des signes aux montagnes sombres de Bondé, puis il s’était baissé sur le mort et lui avait parlé, à voix basse, longtemps, longtemps… Et après, il avait mis son oreille contre la bouche sanglante du mort, et le mort lui avait répondu.

De loin, les canaques avaient suivi les yeux vifs et mobiles du sorcier qui écoutait les paroles du mort ; tour à tour ils avaient vu dans ses yeux de la colère, du calme, et de la fureur ; à ses coups de menton en avant, et à ses balancements de tête, ils avaient su quand c’était bon et quand c’était mauvais. Les canaques, sans avoir entendu, ils avaient compris. Maintenant ils savaient qu’il y avait à cette mort une cause mystérieuse au-dessus de leur force, et ils se taisaient.

Après s’être frotté la poitrine avec du sang, le sorcier s’était levé de dessus le cadavre, et il était venu parmi les canaques assemblés. Tous s’étaient écartés de lui craintivement, aucun n’avait osé lui demander ce que le mort avait dit. Mais de lui-même le sorcier avait daigné leur expliquer pourquoi le guerrier avait été tué.

Gorripo, le mort, était un mauvais canaque, les diables le suivaient toujours, parce que : il y avait de cela trois lunes, Gorripo avait eu des relations, dans un champ d’ignames, avec une femme du chef des pirogues. Une fois Gorripo avait pénétré dans la forêt d’un tabou pour y chercher des lianes ; une autre fois il avait pêché des crevettes dans un creek, quand c’était tabou. Depuis deux lunes, Gorripo, poussé par un gros oiseau des palétuviers, voulait tuer Dévé : Dévé le canaque qui savait bien parler avec les « ouapipi »[13]… Alors, les diables en voyant que Gorripo faisait toujours mauvais, avaient désigné un canaque de Pouapanou pour le tuer. Et au moment où Gorripo entrait dans la case, un diable avait fait du bruit à droite pour lui faire tourner la tête de ce côté, pendant que l’homme qui abattait sa hache était à gauche. Et Gorripo avait été tué. Voilà !

[13] Le plus petit oiseau de l’île.

Et comme certaines fautes commises par Gorripo étaient connues de quelques canaques, et qu’en temps ordinaire les canaques sont très discrets, très fermés, ils n’avaient pas parlé. Mais en présence de la mort du coupable, tout s’était dévoilé pour corroborer les dires du sorcier. Tout ça, c’était vrai.

Durant cet incident lamentable, les guerriers en faction autour des cases n’avaient pas relâché leur vigilance. Le peloton qui avait perdu le sombre Gorripo n’osait plus s’aventurer dans la petite embrasure empaillée de la porte fatale : alors il proposa de brûler la case pour se débarrasser du même coup, et du canaque homicide, et des diables qui hantaient ce refuge. Mais les sorciers et le chef de guerre s’y opposèrent. Peut-être que c’était l’homme gras qui avait donné le terrible coup de hache… On ne savait pas ?… Et si c’était l’homme gras, il était encore dans la case. Le chef de Bondé avait dit de le prendre vivant. Il fallait donc le prendre vivant.

Les canaques convinrent qu’ils arracheraient la paille, déchiquetteraient le pourtour de la case hantée avec de longues perches à crochets, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus que la carcasse nue. Après, quand ce serait fait, on verrait bien à travers les gaulettes de bois quel était l’être redoutable qui habitait là-dedans. Aussitôt adopté par le conseil, le projet fut mis à exécution.

Malgré cette diversion, les recherches continuaient toujours dans d’autres cases. Tout à coup des volées de pierres s’abattirent en ronflant sur une troupe de canaques qui gesticulaient dans une éclaircie de cocotiers, au milieu du village : Des coups secs, nets, précis. Des exclamations de surprise, des cris plaintifs ; une dispersion brusque en un sauve-qui-peut derrière des abris quelconques. Un guerrier, la poitrine trouée, gisait inerte à terre. Plusieurs étaient blessés et hurlaient de douleur, d’autres restaient abasourdis.

C’étaient les canaques de Pouapanou qui, après s’être rendu compte du trop grand nombre de leurs adversaires, s’étaient réfugiés sur des hauteurs dominant le village, et tiraient des salves de pierres de frondes sur leurs ennemis, avant de s’enfuir dans les forêts des montagnes.

Des bandes de guerriers envahisseurs, tout en esquivant les pierres, simulèrent une montée en masse vers les crêtes des collines. Et les frondeurs de Pouapanou, ne se sentant pas en force, disparurent dans l’épaisseur des bois.

Lorsque les Pouapanous furent loin, afin de parer à un retour offensif de leur part, des guerriers se postèrent en sentinelles. Après cette escarmouche, la fouille des cases recommença avec plus de prudence et plus d’hésitation.

Soudain, des guerriers réputés intrépides surgirent épouvantés d’une case, en se bousculant ; ils vociféraient tous à la fois. Lorsqu’ils furent un peu calmés, ils dirent ce qu’ils avaient vu :

D’abord ils étaient entrés dans la case, ils avaient regardé partout, et ils n’avaient vu personne. Sur un côté il restait encore un peu de feu pour dormir ; dans le fond, entre les piquets fichés en terre, il y avait du bois à brûler. Ensuite ils avaient cherché sous les nattes, dans la paille, entre les gaulettes, pour trouver des choses à emporter. L’un d’eux s’était rapproché du tas de bois. A ce moment le bois avait bougé un peu. Celui-là s’était reculé vivement et il avait dit aux autres de regarder : Le bois avait bougé beaucoup. Tous ils l’avaient vu bouger, aussitôt tous ils avaient su que c’était un diable qui était là. Alors, pris de panique, tous ils s’étaient sauvés dehors. Et maintenant qu’ils savaient qu’un diable était dans la case, ils ne pouvaient plus y entrer, sans s’exposer à des malheurs épouvantables, impossibles à imaginer ; des malheurs qui tracassaient encore les victimes, même après leur mort.

Le sorcier appelé d’urgence arriva en toute hâte. La ténébreuse affaire lui fut minutieusement racontée, renforcée par la mimique de la scène vécue. Le sorcier très circonspect demanda encore certains détails. En possession de tous les renseignements, il s’absorba dans une méditation profonde. Les canaques silencieux attendaient sa décision.

Après un entretien muet avec les esprits épars qui émanaient de la nature sauvage, le sorcier transfiguré, grandi, déclara qu’aucun homme ne pouvait entrer dans cette case, mais que lui-même, lorsqu’il aurait fait les gestes, dit les mots nécessaires pour avoir sa toute puissance, il y entrerait, suivi de deux guerriers qui étaient protégés par un tabou de Bondé.

Sans désemparer, il demande sa hache de pierre. Un de ses servants la lui remit. Lorsqu’il l’eut vibrante à son poing, il se mit à courir à longues enjambées autour de la case maudite, tout en lançant des coups paraboliques qui sifflaient dans l’air, le long de la paille, pour terroriser les esprits néfastes. Après quelques minutes de cette cérémonie énergique il fut essoufflé, et s’arrêta.

Quand il eut repris haleine, il partit sans avoir prononcé une parole. Au bout d’un moment les canaques anxieux l’entendirent vociférer au dessus de leur tête, et ils l’aperçurent gesticulant sur un tertre, au sommet d’un petit monticule tout proche. Il se baissa, alluma un feu. Lorsque son feu fut ardent, il jeta dessus des rameaux de feuilles vertes pour avoir une fumée épaisse. Puis il se mit à danser un pilou à lui, autour de son feu, coupant la fumée de ses rapides coups de hache, à droite, à gauche. Cela tout en prononçant des mots en un langage inconnu des canaques. Son vocable d’incantations épuisé, il arrêta sa danse, fit lentement un tour sur lui même, embrassa de son regard les montagnes à la ronde. Puis il prit un tison et descendit de la colline, en balançant le feu au bout de son bras, pour en aviver la flamme.

De retour à la case diabolique, le sorcier installa son feu en face de la porte, puis il le couvrit d’un bouquet spécial de feuilles vertes, afin d’obtenir une fumée noire, d’une odeur âcre.

Ensuite, il appela deux canaques à longues barbes, coiffés de volumineux turbans d’écorce molle. Aussitôt les deux désignés furent devant lui, la hache haute, trépignant le prélude d’un pilou. Alors le sorcier tout en entrecoupant ses paroles de gutturaux Oua ! a-ha ! a-ha ! a-ha ! a-ha ! a-ha ! criait aux canaques barbus : Dansez ! Dansez ! fort ! tapez ! tapez la terre ! Coupez le vent ! Coupez la fumée ! Coupez les diables ! a-ha ! a-ha ! a-ha !

Et les guerriers s’animèrent, furent empoignés d’un accès de quasi-démence : Ils bondirent en des contorsions souples et brutales de combat, les haches tournoyaient en des miroitements de jade polie, les longues barbes crépelées ondulaient en cadence sur les poitrines qui haletaient en mesure, pendant que la terre résonnait sous les coups sourds des talons.

De sa voix caverneuse le sorcier actionnait les danseurs, tout en agitant d’un bras, au-dessus de la tête, le paquet de mystérieux fétiches enroulés dans la peau de banian rouge, dont un bout flottait en écharpe ; de son autre main, il brandissait la hache verte. Tout à coup, tête baissée, les bras en avant, il se lança à travers la paille de la porte. Il était dans la case. Ses deux acolytes s’y engouffraient derrière lui. Dehors, le silence des instants solennels se fit, et les guerriers, les yeux farouches, la sagaïe ardente pointée vers la case, attendaient l’être fantastique qui allait en sortir.

Le sorcier, avec ses deux acolytes contre ses flancs, la hache haute, s’était immobilisé en dedans de la porte. Lorsque ses yeux magnétiques eurent pénétré l’obscurité, il scruta minutieusement l’intérieur de la case… Tout était calme… Rien de suspect.

Ne formant qu’un bloc avec ses gardes de corps, il s’approcha du tas de bois. Pendant un instant il le fixa… Le tas de bois se mit à trembler… Le sorcier ne recula pas, ses gardes de corps se serrèrent contre lui… Le bois tremblait encore.

Une lueur d’hésitation passa dans l’esprit du sorcier, mais il se ressaisit aussitôt, empoigna un morceau de bois et le souleva, puis un autre, et un autre… Le bois tremblait toujours. Et le sorcier continua de soulever le bois, et le bois à trembler, et les gardes aussi.

Lorsque la moitié du tas de bois fut enlevée, le sorcier découvrit une forme ondoyante, souple, lisse, de la couleur jaune d’un coco mûr… Alors il prononça quelques paroles impératives… Une créature humaine se dégagea du tas de bois, et se leva à croupetons. C’était une jeune popinée au teint clair, à peine dans la puberté.

Au commandement du sorcier, les canaques barbus voulurent appréhender la popinée et l’emmener dehors. Mais pour leur échapper, d’un saut brusque elle se jeta sur le poteau de la case, et s’y cramponna de toute la force de ses quatre membres prenants, comme un « tigga » (un poulpe). Avec brutalité les canaques l’arrachèrent de son poteau, non sans mal, car elle leur fit aux bras de profondes morsures, jusqu’au sang. Grâce à l’intervention énergique du sorcier, sous l’impression de la douleur qui appelle la vengeance, les canaques barbus ne tuèrent pas la popinée. Malgré sa résistance acharnée due à l’instinct de la défense, elle fut poussée, traînée dehors.

Lorsque la jeune popinée, tenue par les sombres licteurs, parut hors de la case, les intrépides guerriers s’aperçurent qu’ils avaient été effrayés par une faible femme, qu’ils s’étaient honteusement enfuis devant elle. Sans aucun raisonnement, ils entrèrent dans une violente fureur. Sur-le-champ ils voulurent la massacrer, la punir de son audace, de son imposture. Leur mentalité d’anthropoïde ne pouvait admettre que si le bois avait bougé, c’était que la popinée enfouie dessous avait tremblé de peur, et que son tremblement s’était communiqué au bois qui la couvrait.

Mais le sorcier, qui avait une intention autre, défendit le massacre. Ses paroles furent peu écoutées, car, de prime abord, ce fait visible, tangible, ne venait pas du surnaturel, c’était une tromperie ; et les canaques arrogants avançaient quand même pour frapper leur victime.

Le sorcier et ses deux gardes barbus protégèrent de leur corps la jeune popinée qui s’était tapie derrière eux, contre la paille de la case ; ils durent, en opposant leurs armes, parer vivement quelques coups de sagaïes qui lui étaient destinés. Malgré les admonestations et les menaces diaboliques du sorcier, les guerriers s’opiniâtraient dans leur idée de tuer cette femme, de la souiller, et de la manger, après purification de son organe par le feu. Tout cela dans le but de laver le déshonneur qu’elle leur avait infligé.

Le cercle tumultueux, vociférant, menaçant de ses armes, s’excitait de ses cris et de ses gestes épileptiques ; il se resserrait autour du sorcier et de ses gardes de corps qui étaient acculés contre la case, et faisaient un rempart à la popinée blottie. Elle était si épouvantée que sa tête avait disparu dans la paille, pour ne pas voir le coup qui allait la tuer.

L’énergique sorcier qui sentait que ses gardes de corps commençaient à faiblir allait être obligé, pour éviter une rixe sanglante, d’abandonner la victime à la fureur des forcenés en révolte contre son pouvoir spirituel. Quand un jeune guerrier, fier, audacieux, la voix haute, s’ouvrit à coups de bâton, un passage à travers la cohue qui s’écartait devant lui. Il alla se joindre au groupe du sorcier, puis il fit volte-face. De sa voix tonitruante et des moulinets de son bâton, il fit reculer sous ses yeux dominateurs la meute féroce des canaques, malgré les protestations et les menaces sourdes qui s’élevaient de tous côtés. Petit à petit les cris s’apaisèrent, le calme revint.

Les guerriers farouches avaient reculé devant le fils aîné du grand chef de Bondé, le Téïn, celui qui était tout puissant après son père, et qui, selon la coutume, en certaines occasions usait de son autorité pour s’entraîner au pouvoir, s’habituer à la domination.

Et le fils du Chef harangua les guerriers : Cette popinée est pour moi, son nom c’est Tili, je la prends. Je fendrai la tête à celui qui la touchera… Vous ! guerriers de Bondé ! au lieu de vouloir tuer une femme, comme on tue un cagou qui cache sa tête dans les feuilles… Au lieu de menacer le sorcier qui peut vous faire mourir, vous auriez dû chercher l’homme gras… Où est l’homme gras ?… Mon père vous a dit de lui amener l’homme gras ! Le soleil est déjà au-dessus de vos têtes et vous n’avez pas encore pris l’homme gras… Demain, quand le soleil plongera dans la mer, vous devez être à Bondé, avec l’homme gras prisonnier. Si vous n’y êtes pas, le Chef sera terrible. Il tuera plusieurs de vous.

Votre Chef de guerre, avec des hommes qui sont plus courageux que vous, eux, ils ont cherché le Tayo gras ; ils ont trouvé sa case. Le Tayo gras s’est sauvé, il avait fait un trou dans la paille, et il a sauté dans la rivière. L’eau n’a pas gardé les traces de ses pieds, elle s’est refermée. Où est-il maintenant le Tayo gras ?… Vous devez le trouver.

Pendant que vous vouliez tuer ma popinée Tili, des guerriers arrachaient la paille de la case où Gorripo a eu la tête fendue comme un coco… A travers les gaulettes, ils ont vu un grand canaque blanc (un albinos) qui a des grosses jambes, et ses jambes ne pouvaient plus le porter, il n’avait pas pu se sauver.

A travers les gaulettes, les guerriers ont lancé des sagaïes sur le canaque aux grosses jambes. Il sautait comme un rat, il criait comme une roussette… Une sagaïe l’a piqué dans le ventre, après il sautait moins fort. Une autre sagaïe l’a piqué dans le cou… Et il est tombé par terre… Et puis, les guerriers ont piqué beaucoup de sagaïes dans son corps. Il était comme un oursin noir de la mer… Et maintenant, il est mort.

Pendant que les autres tuaient l’albinos qui a fendu la tête de Gorripo, vous ! vous ne cherchiez rien du tout. Vous vouliez tuer la popinée qui est pour moi… C’est une popinée rouge, les canaques de sa tribu, long… temps… ils ont monté le Diahot, avec les pirogues de Arama… Les vieux, ils ont vu.

Maintenant, c’est fini de parler. Tout le monde vous allez chercher les traces du Tayo gras… Il faut le Tayo gras, pour le manger au pilou de Bandé. Attention à vous !…

Après ce discours empreint d’une forte autorité, les canaques s’organisèrent en plusieurs bandes, et se mirent à la recherche de la piste de l’homme gras.

V

Pendant que les guerriers pisteurs, les yeux rivés au sol, observent attentivement les cailloux, la terre et les feuilles mortes ; tandis qu’ils se penchent sur les herbes foulées, et se dressent vers les rameaux froissés, tout cela dans le but de découvrir des traces, le conteur Thiota-Antoine dira les émotions étranges par lesquelles passe Tchiaom le Tayo gras.

« La case de Tchiaom, elle est à côté la rivière, cachée dans les lianes, cachée dans les bambous, cachée dans les bananiers, les autres canaques ne peuvent pas voir, les Pouapanous seuls connaissent.

Tchiaom le tayo l’est beaucoup gras, lui couché dans sa case… Lui pas moyen dormir… Tu sais ! lui couché sur la natte, son oreille elle est à côté de la terre… Ha !… Lui entendu ! Boum… Boum… Boum… beaucoup les pieds des hommes qui sont marcher, marcher… Tchiaom, lui dit : « Quoi ?… Ça c’est les canaques !… Peut-être sont faire la guerre pour nous ?… Eux sont besoin manger moi ?… » Mon vieux !… Tchiaom lui peur, lui faire le petit trou dans la paille… lui regarder dehors… Ouâââââ… beaucoup, beaucoup les canaques avec les casse-têtes, avec les haches, avec les sagaïes… Hououou… là ! là !… Tchiaom beaucoup peur, lui content sauver.

Passer par la porte, c’est pas bon… les canaques vont voir lui, vont tuer lui… Lui chercher, lui chercher pour sauver ?… Ha ! lui trouvé… Lui faire gros trou dans la paille de la case, ça c’est bon… Lui creuser, creuser, creuser vite… Ça y est, fini le trou dans la paille, casser les taouras[14] pour le bois… Lui entrer dans le trou… A oua ! pas moyen… lui connaît pas, lui trop gros ventre… Ha ! Lui beaucoup peur, lui pousser, pousser, pousser, pousser avec ses pieds,… Lui gratter son ventre, lui gratter son dos… Ça y est ! lui fini passer, lui sorti dehors… Tchiaom lui connaît pas courir, lui rouler, rouler par terre comme la barrique… Plaff !… Lui tombé dans la rivière, à côté des roseaux… Lui cacher… lui écouter les canaques crier… Là, c’est pas bon, lui besoin sauver plus loin.

[14] Liens.

Tchiaom nager, nager, nager vite comme les poissons… Lui connaît pas plonger au fond, lui monter toujours en haut de l’eau comme le bois sec… Ça fait rien ! nager, nager, nager quand même… Ha !… Lui arrivé là-bas, à côté des brousses, lui monter sur la terre, lui marcher sur l’herbe, lui sauver dans la grande forêt… Les canaques Bondé connaît rien du tout pour lui… Où qu’il est le Tayo gras ?… Sait pas !


Dans une partie de la tribu, sous les ombres d’un banian qui étendait ses lourdes branches infléchies vers le sol, les prisonnières avec leurs enfants étaient assises, tassées les unes contre les autres. — Autour du groupe, des gardiens impassibles veillaient.

Aucune appréhension, aucune frayeur ne se peignait sur les visages charnus et inexpressifs des popinées. Elles étaient là, bien assises, sans fatigue, indifférentes à leur sort de l’instant, qu’elles trouvaient acceptable par le calme qu’il offrait. Chez ces natures primitives, la peur ne se manifestait qu’en présence du danger immédiat, lorsqu’elles le voyaient. Leur esprit insensible, peu émotif, ne souffrait pas à l’avance de la douleur éventuelle du lendemain.

De naissance, par transmission de mœurs, les popinées savaient qu’elles appartenaient entièrement aux hommes, que les hommes étaient les maîtres de leur existence, et que leur existence, bonne ou mauvaise, était subordonnée aux guerres, aux rapts, aux violences, aux rivalités, et aux jalousies des hommes. Et, puisque la vie des femmes était ainsi, les popinées qui y étaient préparées par long atavisme n’en souffraient point moralement. Pour elles, dans la nature tout était bien. C’était comme ça chez tous les êtres vivants. Les mâles étaient toujours les plus beaux, les plus forts ; ils commandaient, ils battaient les femelles.

La fidélité toute relative des popinées n’était maintenue que par la peur des coups, et celle des rixes que leurs débordements pouvaient faire naître entre les hommes, et dont, finalement, tout le poids retombait sur elles. Si parfois l’une d’elles poussée par un instinct, par une impulsion inconsciente, s’attachait plus particulièrement à un homme, c’était d’une manière animale, charnelle, qui se manifestait brutalement, avec toute la violence de la race. Une jalousie féroce, démonstrative, était la manière la plus facile d’exprimer ces sentiments rudimentaires. — Bien souvent, en raison de certains usages de préséance, ou de marchés conclus, les popinées appartenaient à des canaques, depuis leur naissance. Il en résultait presque toujours que les vieux possédaient les jeunes femmes.

Les popinées étaient très attachées à la tribu où elles avaient grandi, dans une insouciance de bête, avec la seule occupation matérielle de la nourriture assez facile. Le paysage leur était familier, elles en connaissaient les plus petits détails, et les plus infimes ressources. L’accoutumance aux visages des habitants leur était une attache de plus.

Le sentiment maternel n’était pas très développé chez ces êtres si près de la nature. Venaient-elles à perdre un enfant, elles pleuraient, criaient comme des possédés durant une heure, et tout le chagrin s’étant extériorisé, c’était fini. Le lendemain elles n’y pensaient plus. Donner ses enfants à celles qui n’en avaient pas était dans les coutumes. Parfois elles faisaient entre elles des échanges de gosses, elles préféraient les nouveaux, et oubliaient tout à fait leurs vrais enfants. — Malgré ce détachement, les petits n’étaient pas délaissés, ils appartenaient à la tribu entière, mangeaient à tous les foyers.

Donc, les popinées prisonnières ne s’inquiétaient pas beaucoup de leur sort futur. Sans aucune réflexion, elles savaient que si les canaques les tuaient, ils ne les tueraient pas toutes, et que certainement ils tueraient l’autre, celle à côté.

Les coutumes leur disaient que selon toutes les probabilités, les canaques de Bondé les emmèneraient captives chez eux, pour être leurs femmes. — Que ce soit un homme ou l’autre, cela était indifférent à leur fonction de popinée, et à leur caractère passif.

Elles savaient aussi que les canaques pouvaient se servir d’elles, par bandes ; et ensuite les laisser là, dans leur tribu. En ce cas elles recevraient des coups, les canaques de Pouapanou les battraient, les martyriseraient pour les purifier.

Mais tout ça c’était loin, elles verraient plus tard ce qu’il arriverait. En attendant, leur préoccupation la plus sérieuse était de ne pas quitter leur pays et leurs habitudes. Elles aimaient animalement leur case, leur bauge, leur terroir.

Pendant que les apathiques popinées regardaient avec indifférence les conquérants circuler dans la tribu, des ululements venus de loin, d’en bas de la rivière, annoncèrent que les guerriers avaient trouvé la piste du Tayo gras, et qu’ils la suivaient pas à pas.

Et les cris s’éteignirent afin de ne pas activer l’homme gras dans sa pesante fuite à travers la forêt et tous les obstacles. Les canaques pensaient pouvoir le surprendre, exténué, à bout de souffle, abattu sous une broussaille, et par conséquent facile à maîtriser, à attacher avec des liens, sans meurtrir sa succulente chair destinée au chef de Bondé.

Pendant longtemps les traqueurs suivirent la piste de Tchiaom. Cela leur fut aisé, car le Tayo gras était lourd, ses pieds laissaient de profondes empreintes dans la terre, ils écrasaient les feuilles. Le gros Tayo, encombré de sa graisse, n’était pas leste, pas agile, il ne pouvait se faufiler à travers les racines et les lianes enchevêtrées sans marquer des traces de son passage, et les actifs pisteurs suivaient toujours ses pas. Le Tayo gras poussé par la peur qui lui donnait des forces était allé loin, loin, sur les montagnes boisées, dans les rochers de l’Ignambi, au milieu d’un pays inquiétant que les canaques de Bondé ne connaissaient pas.

Et le soir vint, et la nuit était proche, et l’obscurité augmenta sous les arbres des forêts sombres, et la meute des ardents pisteurs ne vit plus les traces du Tayo gras, et elle dut s’arrêter. Alors les frayeurs superstitieuses de l’inconnu arrivèrent en foule à leur esprit. Aussitôt, avant qu’une panique se déclanchât, d’un regard ils se comprirent. Tacitement ils convinrent de suspendre les recherches jusqu’au lendemain, au jour, et de filer vite à la tribu de Pouapanou, se joindre aux autres guerriers pour se sentir en nombre, en force.

Il fallait prendre garde aux canaques de Pouapanou qui couraient la brousse, tous les hommes valides étaient encore vivants, redoutables. Et pendant la nuit, à la faveur de l’obscurité, ils pouvaient attaquer. Peut-être que les Pouapanous n’avaient pas peur, quand il fait noir.


Lorsque tous les guerriers furent de retour, et rôdèrent par bandes pillardes dans le village de Pouapanou, ils virent proche du troupeau de femmes captives, deux gaulettes piquées droites en terre ; et sur ces gaulettes, des faisceaux de paille attachés par des liens de gaïacs. C’était le tabou mis sur les popinées. Nul ne pouvait franchir cette barrière morale sans s’exposer aux pires catastrophes, dont la plus anodine était d’être tué sur-le-champ par les gardiens qui veillaient, hors de l’enceinte imaginaire.

Les canaques furent quelque peu contrariés de cette décision prise par les sorciers, mais ils s’y soumirent sans aucune protestation autre que celle de faire la moue en claquant la langue. Le tabou c’était sacré. Pendant la nuit il n’y aurait pas de débauche, aucun désordre, la discipline s’imposait.

Cette mesure avait été prise par le Conseil, afin de se tenir sur ses gardes, prêts à subir une attaque des guerriers de Pouapanou qui avaient eu le temps de s’armer, et peut-être même de chercher du renfort dans les autres villages. Ignorant les relations qui existaient entre les canaques de Pouapanou et ceux qui habitaient aux sources du Diahot, le Conseil avait prévu le pire.

Les guerriers de Bondé et ceux de Ouénia n’étaient pas satisfaits de leur journée. Cependant, lors de l’attaque brusquée ils avaient massacré une douzaine de canaques de Pouapanou, sans grand effort, et dans le feu de l’action, deux popinées qui fuyaient avaient été transpercées de sagaïes. Elles étaient mortes peu d’instants après. Mais de leur côté, ils avaient eu trois hommes tués, notamment le sombre Gorripo ; plus deux autres qui étaient tombés sous les coups des pierres de fronde ; et ils avaient aussi des blessés.

Malgré ces pertes, et toutes les ruses employées, ils n’avaient pu s’emparer de la corpulente personne du Tayo gras. Maintenant il était là-haut, dans les forêts, sur l’Ignambi, et peut-être qu’il marchait toujours, sans s’arrêter. Demain il allait falloir reprendre ses traces, les suivre, les suivre, pour aller où ?… Ils ne le savaient pas… Ça, ce n’était pas le pays pour eux.

Non ! les sorciers ne les avaient pas trompés, lorsqu’ils leur avaient certifié que les chances étaient de leur côté, que l’entreprise réussirait pleinement, sans aucun mécompte. — Et Téama le chef mort, et les os des vieux de longtemps, avaient dit qu’il fallait faire la guerre aux Pouapanous, pour les châtier d’avoir trompé les Bondés. Ils avaient dit aussi qu’il fallait manger le Tayo gras, parce que son père avait mangé la popinée Ouvé. — Le corbeau qui pique toujours les bancouliers, interpellé par le vieux canaque des oiseaux, avait bien répondu : Oui ! C’était bon faire la guerre. — Le grand sorcier avait sur lui, autour de la tête, les « baouis » de Ouvé : Ce fétiche vénéré qui devait assurer le triomphe de l’expédition.

Et alors : Pourquoi le coup si bien préparé n’avait-il pas réussi ?… Pourquoi avait-on eu des morts ?… Pourquoi n’avait-on pas capturé l’homme gras ?… C’était parce que des canaques de leur bande avaient fait mauvais. — Ils n’avaient pas observé les défenses imposées par les sorciers, et les ordres du chef de guerre. Peut-être avaient-ils touché des cailloux qu’il ne fallait pas toucher, ou bien ils avaient cassé un tabou de leurs ennemis : il y avait aussi certaines cases ensorcelées dans lesquelles on ne devait pas entrer. Les agissements contraires de ces canaques irrespectueux des rites sacrés, avaient eu pour effet de déranger les affaires des sorciers avec les revenants et les diables étrangers, ceux des canaques de Pouapanou. Plus tard les sorciers de Bondé diraient pourquoi le coup de main si bien préparé n’avait pas réussi.

Tout en se livrant à ces conjectures très compliquées pour leur cerveau, les canaques s’organisaient afin de parer à une surprise possible, et passer confortablement la nuit sur une couche de paille sèche. Des postes avancés furent mis en embuscade autour du campement. — Et les canaques fatigués, affamés, réclamèrent la nourriture alléchante qui leur était due.

Les spécialistes en dépeçage débitèrent les cadavres des victimes ennemies, les viscères furent mis de côté, les morceaux de chair rouge furent distribués dans les groupes campés autour de petits feux, sous les abris des arbres touffus. — Chaque groupe s’occupa de la cuisson de ses aliments.

Après un examen minutieux du corps de la plus jeune popinée tuée, un dépeceur, au moyen d’une latte de bambou bien effilée, taillada sur le devant du thorax de la victime ; avec adresse et patience il parvint à enlever les seins qui étaient encore fermes. Ensuite il détacha les parties charnues de cette callipyge d’ébène. Puis il enveloppa soigneusement ces appétissants morceaux dans des feuilles de bananier, par-dessus il roula de larges feuilles de taro, et le tout fut emballé dans des écorces de niaouli ficelées par des lianes résistantes.

Cette chair savoureuse était réservée pour le grand chef de Bondé. Après les nourrissons canaques cuits en entier dans les pierres chaudes, c’étaient les morceaux qu’il préférait.

Les cadavres des popinées préalablement purifiés de leur féminité, par des intromissions de galets incandescents, donnèrent une nourriture de choix à la séquelle des sorciers et à tout l’état-major de la horde carnassière.

Lorsque la chair humaine eut vu le feu des brasiers, les dents nacrées des cannibales mordirent avec voracité dans ces lambeaux sanglants. — La nourriture était abondante ; les canaques, bien qu’ayant un pouvoir d’absorption presque illimité, se rassasièrent pleinement, et il en resta. C’était la manière primitive de vivre sur l’habitant.

Après ce festin, les cannibales repus s’étendirent sur leur lit de paille sèche ; puis, ils exprimèrent leur satisfaction en geignant de bien-être, et en se suçant les molaires avec des claquements de ventouses qui lâchent prise.

Cela, pendant que les veilleurs aux yeux perçants d’oiseaux nocturnes faisaient bonne garde.

Entre les racines torses d’un banian, sous les arcades convulsées des branches, autour d’un brasier éteint, les sorciers accroupis, hideux à la lumière mourante, se livraient à de sombres maléfices. Loin des regards des canaques profanes, mystérieusement ils étudiaient les viscères des morts ; puis ils les coupaient en morceaux, et en mangeaient certaines parties crues, afin de s’assimiler l’esprit des défunts, et ainsi posséder leurs pensées, leurs secrets.

Et la nuit étoilée, calme, au silence majestueux, régna seule sur la nature endormie ; du voile de ses ombres elle ferma les paupières des féroces guerriers. Les feux doucement s’éteignirent, et le roulement sourd des cascades lointaines vint bercer les êtres et les choses. Les effluves des forêts épandirent des rêves qui errèrent sans asile. Les âmes des noirs ancêtres n’osèrent se lever des sylvestres tombeaux. Rien dans le grand Tout ne voulut troubler le paisible sommeil des sinistres mangeurs de chair humaine. Au-dessus d’eux, les constellations radieuses pétillaient de bonheur.


Dès les premières blancheurs de l’aube, sous la rosée froide du matin, la phalange sauvage se réveilla en un grouillement d’être noirs, paresseux, geignants. Les feux éteints s’avivèrent au souffle des poitrines, et les guerriers secouant leur torpeur s’organisèrent par bandes, pour la chasse à l’homme.

Au grand jour, sous les caresses matinales du soleil qui échauffait leur sang, ils se sentaient audacieux, invincibles, les guerriers ; ils feraient des prouesses, des actions héroïques. Leur entrée à Bondé avec le Tayo gras captif, et un troupeau de popinées, serait un triomphe. Le grand chef de Bondé et toute la peuplade seraient fiers de leurs guerriers. Partout à la ronde, dans le bassin du Diahot, et chez les Némémas, ils seraient redoutés, respectés.

Lorsqu’ils avaient envahi la tribu, tué les vieux, pris les femmes, les canaques de Pouapanou s’étaient sauvés lâchement. La nuit, ils n’étaient même pas revenus pour les attaquer et délivrer leurs popinées captives. Donc ! les Pouapanous avaient peur d’eux. — « Les canaques de Pouapanou, c’était rien du tout ! Les Bondés, oui ! c’étaient des guerriers ! » Et pour appuyer leurs dires par des démonstrations, les intrépides guerriers lançaient avec dédain des coups de pieds en arrière, dans le vide, par geste de mépris, comme pour éloigner d’eux des ennemis insignifiants.

Le Chef de guerre désigna trois canaques aux jambes agiles et à l’esprit rusé pour aller à Bondé, et présenter cérémonieusement au Grand Chef, le précieux paquet qui contenait les appas succulents prélevés sur le cadavre de la popinée. Ils profiteraient de la joie gourmande du Grand Chef pour lui annoncer les mauvaises nouvelles. Ils lui diraient que trois de ses hommes étaient tués et que plusieurs autres étaient blessés. Mais que les Pouapanous, malgré leur défense acharnée, étaient en déroute, que beaucoup étaient morts, que des popinées « itio »[15] étaient prisonnières. Ils lui expliqueraient tous les stratagèmes employés par Tchiaom le Tayo gras pour s’échapper du village. Ils diraient aussi que cela n’était rien, parce que depuis sa fuite les guerriers le suivaient à la piste, que bientôt ils le ligoteraient avec les lianes, et le déposeraient glorieusement devant ses pieds de Grand Chef.

[15] Superlatif de bon.

Après ces explications exagérées, les funèbres messagers s’en allèrent d’une allure rapide.

A un signal, les chasseurs d’hommes s’enfoncèrent dans les fouillis de la brousse, en plusieurs bandes. L’une pour suivre la piste du Tayo gras et le capturer ; les autres pour battre la région afin de savoir où s’étaient réfugiés les Pouapanous, et en tuer quelques-uns si possible, d’abord pour le plaisir d’assassiner, et ensuite de manger de la chair humaine.

Silencieusement ces colonnes volantes gagnèrent les sombres forêts des Montagnes de l’Ignambi. Un grand nombre de guerriers resta au village conquis pour garder les prisonnières et le butin, et aussi protéger les cultures que les canaques de Pouapanou pouvaient venir saccager, par colère impuissante, afin d’empêcher les envahisseurs d’en profiter.

Les traqueurs reprirent la piste à l’endroit où ils l’avaient abandonnée la veille, et ils la suivirent longtemps, longtemps.

Le Tayo avait marché pendant la nuit, les pisteurs constatèrent le fait : comme à ce moment-là, le Tayo gras ne voyait plus clair pour se guider dans l’épaisseur et l’obscurité de la forêt, il était allé devant lui, au hasard, en une fuite affolée, piétinant, écrasant, brisant tout sous son poids, pour se frayer un passage à travers les fourrés. Des branches étaient tordues, cassées ; des lianes rompues, des arbres pourris renversés. Plusieurs fois il s’était embourbé dans des fondrières d’humus, et il avait pu en sortir. — Il était beaucoup fort, le Tayo gras. — Il avait marché, marché. Et puis là, il s’était couché sur des roseaux pour se reposer, et il était parti. Dans un hallier il s’était pris aux épines crochues d’une liane, il les avait cassées, et après il avait marché en saignant. Plus loin, il avait monté sur des rochers mouillés, il avait glissé, et il était tombé sur les cailloux. Et puis, il était resté là, longtemps, à laisser couler du sang sur les feuilles, par terre. Et il avait encore marché, toujours comme ça.

Tout en suivant pas à pas, avec une joie féroce, les marques de l’épouvante du malheureux Tayo gras qui fuyait devant ses bourreaux, les chasseurs d’hommes avaient vu des empreintes d’autres pieds, qui parfois croisaient la piste. Ces traces plus fraîches devaient provenir de canaques de Pouapanou, les ennemis. Alors les traqueurs redoublèrent de prudence, afin de ne pas tomber dans une embuscade. Les uns s’occupèrent seulement des pieds du Tayo gras, pendant que les autres veillaient à la sécurité de toute la bande. — Et les chasseurs allaient toujours de l’avant.

Dans une partie éclaircie de la forêt, où la voûte de feuilles criblée de lumière s’élevait plus haute, où les colonnes des arbres centenaires s’espaçaient et laissaient croître les sveltes choux palmistes, au moment où la bande rampante des traqueurs émergeaient silencieusement d’une ravine profonde creusée par les pluies torrentielles, de vibrantes sagaïes sifflèrent… Un instant, et ce fut fini. Pas l’ombre d’un agresseur dans le sous-bois, pas le souffle d’une haleine, pas le bruit d’un être qui se sauve. Rien. Seule, la plainte continuelle du vent sur la forêt qui ondule.

Les guerriers, surpris dans le dos, n’avaient pu esquiver toutes les sagaïes qui dardaient sournoises, quelques-unes s’étaient plantées dans leur chair. Deux hommes s’étaient crispés de douleur en les arrachant de leurs blessures : un autre, le cou traversé par la pointe qui sortait devant, sous le menton, avait chancelé, et il s’était abattu à quatre pattes ; il avait râlé en s’étranglant, puis il s’était raidi comme un poisson sur le sable, et il était mort.

A ce moment tragique, chez les guerriers la peur avait remplacé les fanfaronnades du matin, tous s’étaient tapis derrière les arbres, dans les enfoncements du sol ; de leurs yeux terrifiés ils avaient fouillé les noirceurs du sous-bois, de tous côtés. Après avoir repris un peu de courage, ils s’étaient avancés dans la direction de la venue des sagaïes. Ils avaient trouvé les traces d’un petit nombre d’individus, et ils avaient pu s’expliquer pourquoi et comment ils avaient été surpris.

Les canaques de Pouapanou les avaient suivis de loin, à la piste et au bruit, en se mêlant aux arbres. Au moment où l’arrière-garde de la colonne descendait dans la ravine fatale, et ne pouvait voir ce qui se passait derrière elle, les Pouapanous s’étaient approchés à la course, sur la pointe des pieds, ils avaient lancé vivement quelques sagaïes, et ils s’étaient enfuis à travers les brousses, en se dispersant, pour se rejoindre ailleurs, selon la coutume.

Les guerriers de Bondé reconnurent qu’il n’était pas utile et qu’il était même imprudent de suivre les traces de leurs agresseurs, car ceux-ci, connaissant bien le terrain, voulaient certainement les attirer dans un piège. D’ailleurs les ordres du chef étaient formels : Il fallait s’emparer du Tayo gras, et non poursuivre des fuyards.

Après avoir installé le mort sur les hautes branches d’un arbre, et l’y avoir soigneusement ficelé avec des lianes, les guerriers continuèrent à suivre la piste du Tayo gras, tout en emmenant les deux blessés auxquels la peur de traîner en arrière donnait le courage de marcher.

Les empreintes tourmentées laissées par le Tayo gras indiquaient toujours qu’il avait foncé à travers l’obscurité, mais qu’il n’avait plus eu la force de casser les branches qui lui barraient le chemin, et de rompre les lianes qui lui saisissaient les membres.

A une montée raide, il s’était cramponné aux brousses, et péniblement il était arrivé jusqu’en haut, où il avait trouvé un tertre. Exténué de fatigue, à bout de force, il s’était étendu là, sur la terre humide, pour attendre la clarté du jour, ou peut-être la mort.

Plus loin, des traces intelligentes qui passaient entre les arbres, savaient éviter les fouillis de lianes entrelacées, les fourrés touffus, et le sol trop amolli par l’eau, indiquaient que dès qu’il avait vu assez clair pour se guider, le Tayo gras s’était remis en route. Et les pisteurs allaient, et toute la bande suivait en regardant parfois en arrière, dans la crainte d’une surprise.

De leurs yeux fouilleurs, tout en suivant la piste, les traqueurs s’étaient aperçus que d’autres empreintes de pieds allaient parfois dans la même direction que celles qui les intéressaient. Les nouvelles traces étaient plus fraîches, certaines empreintes contenaient encore de la vase, alors que celles du Tayo gras, à côté, dans le même terrain, avaient eu le temps de se déposer, et ne laissaient voir que de l’eau. Sous les nouveaux pieds les herbes étaient aplaties ; sous les pieds du Tayo gras, malgré le poids, elles s’étaient relevées un peu ; même les feuilles mortes étaient plus ou moins redressées. La nouvelle piste allait plus vite, les pieds étaient surtout enfoncés de la pointe, les talons étaient peu marqués. A un endroit les deux pistes s’étaient réunies, elles avaient marché ensemble, la nouvelle avait guidé l’ancienne. Il n’y avait plus de doute possible : Les canaques de Pouapanou avaient soutenu le Tayo gras pour l’aider, ils avaient écarté les brousses, coupé les lianes devant lui.

Le cortège du Tayo gras était composé d’une dizaine de pieds gauches différents, donc il y avait autant d’hommes que de pieds gauches. En présence de cette complication, les guerriers très circonspects n’avancèrent plus qu’avec une extrême méfiance, et ils s’arrêtèrent pour tenir conseil.

Puisqu’il y avait des ennemis devant eux, et qu’ils pouvaient aussi être attaqués à revers, le mieux était de s’adjoindre une autre bande, une de celles qui battaient la région.

Quand ce fut décidé, les canaques cherchèrent une éminence de terrain sur laquelle il y avait des arbres assez élevés pour dominer une zone étendue. Lorsqu’ils eurent trouvé la place propice, quelques individus aux yeux perçants d’aiglons planeurs grimpèrent sur les plus hautes branches, et sondèrent du regard les forêts brunes, les montagnes bleutées, et les sombres profondeurs des vallées.

Pendant le temps de cette ascension, des canaques, au pied de l’arbre, avaient allumé un petit feu à fumée noire, intermittente.

Après une longue attente, une autre fumée s’éleva légère des ramures brunes, et rampa lentement au-dessus des forêts qui s’étendaient sur un contrefort de la chaîne. Malgré la distance, les yeux perçants des guetteurs distinguèrent, sur le faîte d’un arbre, une silhouette bronzée qui gesticulait au soleil. Les guetteurs lui répondirent en agitant au-dessus de leur tête un morceau blanc de feutre végétal. Ils échangèrent des signaux connus, et ils se comprirent. Les fumées se diluèrent dans le bleu des lointains.

Avec leur patience de sauvages à l’affût, les guerriers attendirent. Lorsque la colonne de renfort fut arrivée, les anciens discutèrent une stratégie de chasse. Il fut décidé que la bande qui traquait le Tayo gras continuerait à suivre la piste, dans le fond de la vallée, et que la troupe de renfort passerait sur les lignes de crête pour surveiller les mouvements, et en cas d’appel tomber sur l’ennemi, à l’improviste.

Chaque bande alla de son côté. Les pisteurs se remirent sur les traces. Les empreintes indiquaient toujours que le Tayo gras avait marché avec l’appui de ses aides : ils avaient suivi la vallée en montant. Puis ils avaient tourné à gauche pour entrer dans un ravin. Ils avaient marché dans le fond de ce ravin, et ils étaient arrivés au bout qui se terminait par un cirque de rochers abrupts, et des éboulis. Des racines noueuses et des plantes grimpantes s’accrochaient aux pierres. Dans cette cuvette de la forêt la végétation était plus puissante, les fougères, les choux-palmistes, s’élançaient comme des flèches. Les frondaisons épaisses ne laissaient jamais filtrer un rayon de soleil.

A cette place sauvage, la caravane du Tayo gras s’était arrêtée, lui s’était assis sur une pierre, les autres avaient rôdé aux alentours. Et puis, ils s’étaient remis en route.

Au bout d’un moment, les traqueurs qui suivaient la piste remarquèrent que les empreintes lourdes des pieds du Tayo gras n’étaient plus là. Dès qu’ils eurent la certitude que le Tayo gras était resté en arrière, ils revinrent sur leurs pas, jusqu’au cirque, à l’endroit où les fugitifs avaient stationné.

De retour à ce point, les plus fins pisteurs avaient étudié minutieusement le terrain. Le Tayo gras s’était assis sur une grosse pierre moussue, qui autrefois s’était détachée de la muraille, toutes ses traces s’arrêtaient là. Donc, il n’était pas allé ailleurs. A une cinquantaine de pas de cette pierre, les canaques qui accompagnaient le Tayo avaient coupé de fortes lianes : ils avaient pris le soin de dissimuler les apparences de ce travail. Pourquoi avaient-ils eu besoin de ces lianes ?…

Ces premières constatations faites, les chercheurs revinrent aux traces des individus qui soutenaient le Tayo gras.

Par intuition, par divination, sur des rochers où les marques n’étaient pas apparentes, les fins limiers trouvèrent que les pieds des fugitifs n’avaient pas suivi la piste indiquée ; d’abord ils étaient allés sur la droite, en se cramponnant aux aspérités des pierres, pour grimper, et ensuite s’équilibrer sur les étroites corniches de la muraille. Puis les pieds étaient revenus à leur point de départ, reprendre la piste directe. Pourquoi les canaques du Tayo gras avaient-ils grimpé le long de la muraille de rochers, au lieu de suivre leur chemin tout droit ?

Pour savoir, eux aussi les pisteurs, ils y grimpèrent, comme des singes, sur les corniches des rochers. Mais aussitôt qu’ils y furent, ils en redescendirent vivement, au risque de se rompre les os. Et tout s’expliqua :

A trois brasses au-dessus de la pierre sur laquelle s’était assis le Tayo gras, entre les lits de rochers, existait une crevasse oblique, cette crevasse était élargie à sa base et présentait un trou béant, sombre, qui pénétrait dans la muraille. D’en bas, cette excavation cachée par un entablement de la roche, et la végétation grimpante qui s’y attachait, n’était pas visible.

Les pisteurs comprirent toute l’opération qui avait eu lieu. Comme le Tayo gras, gêné par sa lourdeur, ne pouvait pas grimper, et que son épaisseur l’empêchait de passer sur les étroites corniches, ses protecteurs, au moyen de lianes, l’avaient hissé depuis la pierre qui lui servait de siège jusqu’au trou de la muraille. Et le Tayo gras y était entré. Maintenant il était dans le ventre de la montagne. Mais, comme les terribles guerriers avaient peur de s’approcher de l’entrée de la caverne, parce qu’il y avait certainement des diables dedans, ils constatèrent seulement que les pieds du Tayo gras s’étaient arqueboutés contre les rochers pendant qu’on le montait, et qu’à une place il avait écorché sa peau contre la rugosité des pierres.

Prudemment les guerriers se reculèrent et allèrent se poster en bas, dans le cirque, à une trentaine de pas de la mystérieuse muraille, pour surveiller l’inquiétant trou noir d’où pouvait surgir l’épouvante.

A un appel des pisteurs, les guerriers qui passaient sur les crêtes des montagnes vinrent les rejoindre, dans le bas-fond du cirque. Lorsque les canaques furent réunis, en nombre, ils se sentirent plus forts, plus audacieux. Malgré cela, aucun d’eux ne voulut s’aventurer dans le trou noir, même à l’entrée ; c’eût été s’exposer à des choses aussi terribles qu’inconnues. Ceux qui, personnellement, y furent encouragés, se contentèrent de secouer la tête, en allongeant une lippe, pour protester.

Arrêtés devant l’impossible, les chasseurs d’hommes discutèrent sur l’événement : Le Tayo gras était là, derrière ces rochers, dans le ventre de la montagne, il ne pouvait sortir ailleurs que par ce trou. S’il y avait eu un autre trou pour sortir, les canaques qui l’accompagnaient n’auraient pas eu la crainte d’être enfermés, ils seraient entrés avec lui, dans la caverne, au lieu de le laisser seul. Les canaques de Pouapanou avaient fourré le Tayo gras dans ce trou-là, parce qu’il ne pouvait plus marcher, il était trop fatigué ; et parce que son corps très pesant n’était pas commode à porter à travers la brousse, sur les flancs des ravines escarpées.

Puisque le Tayo gras était là-dedans, et que l’on ne pouvait aller l’y chercher, il fallait attendre qu’il voulût bien en sortir, de lui-même. Quand les sorciers seraient arrivés, eux, ils sauraient, ils diraient ce qu’il faudrait faire. Mais pour le moment, il n’y avait qu’une seule manière d’agir : garder le Tayo gras dans son trou, empêcher le Tayo gras d’aller se réfugier ailleurs.

Ceci reconnu à l’unanimité, de rapides coureurs habiles à se frayer un passage à travers tous les obstacles, partirent aussitôt pour aller au village de Pouapanou, raconter l’affaire en détail aux sorciers, et les amener d’urgence.

Le soleil qui descendait sur les montagnes conseilla aux valeureux guerriers de se préparer un campement sur place. Afin de soutenir les sentinelles, des gardes avancées se blottirent autour du camp, entre les racines des arbres. Dans le milieu, des feux dispersés avec sagesse éclairèrent le dessous de la forêt, pour éloigner les diables et réchauffer les hommes. Des lits de fougère s’étendirent auprès des brasiers. Doucement le jour s’éteignit, et la nuit intensifia ses ombres.


Loin là-bas, dans la nuit, à Bondé, où tout semble dormir, des immenses clameurs s’élèvent de la tribu et vont mourir dans le silence des montagnes. C’est un bruit inhumain, sinistre ; un bruit qui porte l’épouvante, glace le sang des êtres. Ce sont des plaintes lugubres, des lamentations funèbres qui montent, s’amplifient, comme si des milliers de chiens hurlaient à la mort en implorant les étoiles. Et ces hurlements s’apaisent, s’arrêtent. Le calme s’alourdit. Puis, les plaintes recommencent encore, et ainsi jusqu’aux premières clartés du jour.

Ces longs gémissements de bêtes blessées, ces cris de douleurs sortaient des poitrines de femmes assemblées sous des arbres antiques pour pleurer les morts, pleurer les intrépides guerriers tués à Pouapanou. Ces cérémonies funèbres étaient dans les coutumes.

Lorsque les popinées effondrées sur le sol, en des attitudes de désolation, la tête lourdement penchée, le front dans les mains, s’arrêtaient de gémir, aussitôt elles se redressaient légères, se mettaient à plaisanter, à rire gaiement. A un signal, elles reprenaient leurs poses funéraires, et recommençaient à hurler leur désespoir dans la sérénité de la nuit.

A l’arrivée des porteurs du précieux colis de chair humaine, et de mauvaises nouvelles, le Grand Chef de Bondé, en apprenant que le Tayo gras avait pu s’échapper à travers les lignes de ses guerriers, était entré en une violente fureur. Malgré le succulent repas qui lui était présenté sur des raquettes de feuilles de cocotiers, peu s’en était fallu qu’il fît massacrer par ses bourreaux les messagers de malheur.

Mais en potentat clément, il maîtrisa sa colère et envisagea la situation avec calme : Ses guerriers étaient à la poursuite du Tayo gras… S’ils l’attrapaient et l’amenaient avant le jour fixé pour le pilou, tout serait bien… Mais s’ils n’arrivaient pas à le prendre, le protocole de la fête serait désorganisé… Lui, le Grand Chef, il avait donné le Tayo gras aux jeunes guerriers pour célébrer leur avènement, et il en garderait le meilleur morceau cuit par les popinées expérimentées en cet art. Donc ! Il lui fallait absolument le Tayo gras. D’abord pour affirmer la toute puissance de ses désirs, et ensuite, en manger son appétissante part.

Il y avait aussi un troupeau de popinées captives. — Ça c’était beaucoup bon. — Mais ses ardents guerriers, au lieu de pourchasser le Tayo gras, s’occuperaient peut-être des popinées, les chances de le prendre diminueraient d’autant. Il fallait y remédier.

Pour éviter ces manquements à ses ordres, et surtout pouvoir faire son choix immédiat parmi les prisonnières, le Chef informa les messagers que le troupeau de femmes devait être conduit ici, à Bondé, le plus tôt possible. Puis il déclara formellement que si les guerriers revenaient à Bondé sans amener le Tayo gras, lui Grand Chef, il en ferait abattre dix, et qu’ils seraient mangés par toute la tribu.

Après avoir reçu ces ordres précis pour les transmettre au Chef de guerre, aux sorciers, et aux vieux, les messagers très heureux de se sortir de la présence du Grand Chef, et surtout de celle des inquiétants bourreaux, s’en retournèrent à Pouapanou, de toute la rapidité de leurs jambes.


Dès que le soleil brilla, le Grand sorcier, accompagné de ses gardes de corps, fut devant les rochers qui recélaient le Tayo gras dans leurs flancs. La cérémonie était imposante, tous les yeux suivaient les faits et gestes du sorcier.

Lorsqu’il eut examiné le site en général, et les rochers en particulier, à son commandement, tous les canaques criblèrent de pierres de fronde la muraille qui se dressait devant eux. A un signal, le crépitement des cailloux sur la roche cessa.

Le sorcier agitant au bout de ses bras maigres et son paquet de fétiches, et sa hache brillante, grimpa lestement sur les corniches de pierre, toujours suivi de ses deux séides. Quand il y fut, sans manifester aucune hésitation, il s’approcha de la crevasse, fixa ses yeux de médium dans l’ouverture béante, étudia minutieusement les détails de l’entrée. — Et tous les canaques le virent pénétrer délibérément dans le trou noir, et y disparaître. — Quelque chose de grave allait se passer. Les guerriers assurèrent leurs armes dans leurs mains.

Mais le sorcier n’alla pas loin, à quatre pas dans l’intérieur il s’arrêta, pour écouter les bruits souterrains, et ainsi juger de la profondeur de cette caverne, avant de prendre une détermination.

Au bout d’un moment, n’ayant entendu aucun bruit, le sorcier prononça le nom : Tchiaom !… Aussitôt une voix lointaine lui répondit Tchiaom !… Le sorcier se recula d’un pas et dit : Viens dehors ! Nous ne voulons pas te tuer… La voix mystérieuse répéta : Viens dehors ! Nous ne voulons pas te tuer… Le sorcier fit un autre pas en arrière, puis il cria : Si tu restes là-dedans, tu vas mourir de faim. — Et la voix venue du fond de la montagne redit exactement les mêmes paroles. — Cette fois, le sorcier très inquiet se recula hors du trou. — De là, il lança encore des mots qui lui revinrent atténués.

Le vieux sorcier qui n’avait jamais pu s’expliquer ce qu’était un écho pensa, sans en être bien certain, que dans le cas présent ce pouvait être un esprit, un diable, un monstre inconnu qui répondait à sa voix pour lui inspirer confiance, et ainsi l’attirer dans un traquenard.

En présence de ce phénomène incompréhensible, qui se passait dans les profondeurs acoustiques de la caverne, et devant la possibilité immédiate de recevoir sur le crâne des pierres énormes jetées par le corpulent Tchiaom, et peut-être aussi par quelques canaques dévoués qui n’avaient pas voulu abandonner leur Tayo gras, le courage manqua au sorcier.

Il n’osa pas entrer dans le sombre conduit de la caverne, même avec une torche : mais il sentit qu’il devait, afin de ne pas diminuer son prestige, cacher son infériorité de l’instant à toute une tribu qui obéissait à son pouvoir surnaturel.

Ceci déduit, tournant le dos à l’entrée de la caverne, il se campa sur l’entablement de pierre qui lui servit de tribune, d’où il domina la horde sauvage. Aux guerriers qui attendaient en bas, sous la voûte élevée des branches, les yeux fixés sur lui, il déclara avec conviction :

« Tchiaom le Tayo gras, il est là, dans la caverne… Avec lui il y a des diables… Ce sont les diables des montagnes de l’Ignambi… Ces diables-là ne sont pas comme les diables de Bondé… Ce sont les diables des autres canaques de longtemps… Je leur ai parlé… Ils ne me comprennent pas… Ils répètent toujours les mots que je dis… C’est pour apprendre le langage de Bondé… Ils voudraient comprendre mes paroles… Dans la nuit je ferai les choses que je connais pour moi… Et ce sera fini. Après ça, les diables de l’Ignambi ne pourront plus rien du tout pour faire les choses pour eux, pour nous. »

Après ces paroles ahurissantes, qui plongèrent encore plus dans le vague l’esprit obscur des canaques, le sorcier demanda un tison enflammé et du bois sec. Lorsqu’il eut en main les matériaux nécessaires, il alluma un feu, juste à l’entrée de la caverne. Dès que le feu flamba il le couvrit de feuilles vertes pour en épaissir la fumée, et il attendit le résultat.

La fumée, monta, rampa mollement contre la muraille, lécha les aspérités de la roche, s’enroula aux racines pendantes, et aux lianes grimpantes, s’insinua dans les interstices de la pierre, mais ne voulut point pénétrer dans la caverne. Elle flotta constamment à l’entrée, sans se décider à s’enfoncer dedans.

Et le sorcier de dire aux canaques : « Vous voyez ?… Les diables ne veulent pas laisser entrer la fumée… Quand la fumée va dedans, les diables soufflent pour l’arrêter. »

Le manque d’appel d’air de la grotte protégea le malheureux Tayo gras, il ne fut pas enfumé comme un rat réfugié dans son trou.

Puisqu’il n’y avait pas moyen d’asphyxier le Tayo gras et ainsi l’obliger à sortir de son asile, le sorcier imagina de l’emmurer afin de le forcer à se rendre, lorsqu’il comprendrait que l’évasion n’était plus possible, la nuit, à la faveur du sommeil de ses gardiens.

Les canaques, en adroits quadrumanes, se cramponnèrent aux rochers, s’équilibrèrent sur des points d’appui. Lorsqu’ils furent solidement installés, de mains en mains ils se passèrent les moellons qu’ils ramassaient dans les éboulis. — Les moins peureux, rassurés par la présence du sorcier, disposèrent avec adresse les pierres, en un mur épais qui monta, monta, et bientôt boucha l’entrée de la caverne. — Le Tayo gras était bloqué.

Ce travail achevé, le sorcier, expliqua aux guerriers : Maintenant c’est fini… Si les canaques de Pouapanou viennent vous menacer de leurs armes, et que vous les poursuiviez, le Tayo gras ne pourra profiter de cette occasion pour sortir de son trou et se sauver… Nous le tenons. Dans quelques jours le Tayo gras aura faim, il aura soif… Le Tayo gras viendra taper contre le mur avec un caillou, pour demander à sortir… Vous allez rester là, dans la forêt, devant les rochers pour le veiller, et l’attendre… Les guerriers qui sont à Pouapanou vous apporteront des ignames, des bananes, et des poissons, tout ça pour vous, pour manger.

Moi, je vais aller à Bondé parler au Grand Chef et à tous les vieux qui sont là-bas, parce qu’il y a des canaques qui ont fait mauvais dans la guerre… C’est pour ça que le Tayo gras a pu s’échapper de sa case de Pouapanou. Maintenant Téama le Chef mort, et les diables, sont en colère. Moi, je vais aller parler avec eux, dans les banians de la rivière. Puis s’adressant plus particulièrement au Chef de guerre :

Le grand Chef de Bondé, il a dit que si vous n’ameniez pas Tchiaom le Tayo gras, il ne fallait pas venir à Bondé, parce que les bourreaux allaient tuer dix de vous. Comme ça, partir d’ici, c’est pas bon.

Après ces paroles qui entretenaient la crainte chez les guerriers, le vieux sorcier s’éloigna suivi de ses gardes de corps.

Et la horde docile des canaques resta là, dans le cirque de rochers, sous les arbres, à surveiller la muraille derrière laquelle dormait le Tayo gras. Un service de ravitaillement s’organisa depuis les cultures de la tribu envahie jusqu’aux forêts de l’Ignambi.

Après s’être rendu compte du trop grand nombre de leurs ennemis, devant l’impossibilité de la lutte, la peuplade de Pouapanou avait quitté la région, en abandonnant son Tayo gras.

VI

De retour à Pouapanou, le vieux sorcier envoya dans les cultures une équipe de canaques déterrer des ignames, et casser des cannes à sucre. Ces végétaux furent déposés en un tas, au bord de la rivière. Une deuxième bande fouilla les cases, fit une rafle de nattes, de marmites en terre cuite, et autres ustensiles ménagers. Ces divers objets furent mis à côté du premier tas. Après cela, les canaques coupèrent des lianes et des feuilles de cocotiers, ils arrachèrent des botillons de paille. Tous ces matériaux furent ajoutés au butin.

Les popinées qui étaient toujours parquées sous les arches d’un banian, furent déplacées, mises en marche, puis menées au bord de la rivière, à côté du butin. — Là, elles reçurent l’ordre d’avoir à s’organiser de manière à emporter en un voyage tout le monceau étalé devant elles.

Ayant l’habitude de ce genre de travail qui entrait dans leurs obligations de femmes, méthodiquement les popinées divisèrent les produits du pillage, en une trentaine de charges à peu près égales, et chacune prit un lot. — Ensuite, sans prononcer une parole, les porteuses, tenant compte de la force individuelle de chacune, firent une répartition équitable des charges, enlevèrent du poids à quelques-unes pour les alléger, et reporter ce poids sur les autres.

Puis, avec les feuilles de cocotiers et les lianes, elles procédèrent à un empaquetage soigné qui pût assurer la stabilité des fardeaux pendant la marche. Des botillons de paille qu’elles tressèrent, elles firent des bretelles qui ceinturèrent les ballots. — Lorsque tout fut prêt, elles s’accroupirent à terre contre les charges, passèrent les bras dans les bretelles. Pour se mettre debout, elles durent s’entr’aider, se tirer mutuellement par les mains. — Les fardeaux étaient très pesants. — Et elles restèrent là, immobiles, campées d’aplomb sur leurs jambes, le corps penché en avant, la charge posée sur la croupe, attendant le signal du départ. — En plus du poids, quelques-unes portaient un petit enfant dans les bras, d’autres les avaient à leur côté.

Aucune popinée n’éleva la voix, elles subissaient les revers de la défaite comme une chose toute naturelle, sans que leur moral en fût abattu, sans qu’elles cherchassent à prévoir de quoi l’avenir serait fait.

Pendant que quelques canaques retardaient le départ, en fouillant les brousses qui avoisinaient les cases, dans l’espoir d’y découvrir des armes cachées par les Pouapanou, Téïn, le fils du grand Chef de Bondé, arriva sur la berge de la rivière près de la caravane immobile et muette des popinées.

De par son titre, hors de la volonté paternelle, Téïn, fils de grand Chef, était indépendant, il faisait ce que bon lui semblait. — Après avoir marché avec différentes bandes de guerriers, il s’était trouvé devant la muraille derrière laquelle le Tayo gras était bloqué. Le besoin de s’agiter étant son fait, là, il s’était ennuyé. N’étant l’esclave d’aucune discipline, il était revenu à Pouapanou dans l’intention de voir la popinée dont il s’était déclaré le propriétaire : la jeune Tili. — Quoiqu’elle fût sous la dépendance d’un tabou inviolable, il pensait que par faveur spéciale il pourrait faire lever cette interdiction, à son seul profit.

En voyant que les popinées allaient partir à Bondé, Téïn chercha dans le nombre celle qui était la sienne. L’ayant reconnue, il la prit par un bras et la tira hors du troupeau. Elle ne fit aucune résistance.

A ce moment, le vieux sorcier qui suivait les préparatifs intervint : Le grand Chef de Bondé veut les popinées de Pouapanou. Il a dit de les emmener toutes.

Et Téïn le fils du chef de répondre : Tu diras à mon père que j’ai gardé celle-là pour moi.

Le vieux sorcier. — Tes paroles à toi n’ont pas de force, tu n’es pas encore chef, tu dois obéir aux ordres de ton père. Il veut toutes les femmes.

Téïn. — J’obéirai au Chef quand il me parlera, le Chef ne m’a rien dit. Pour le moment c’est toi qui me parles, tu n’es rien, je ne t’obéis pas.

Le sorcier. — Ces popinées sont tabous, tu n’as pas le droit d’y toucher.

Téïn. — Regarde là-bas ! sous le banian, c’est là que tu as mis le tabou des popinées, mais ici les popinées ne sont plus dans le tabou. Je prends la mienne.

Le sorcier. — Tu vois bien qu’elle est chargée, nous avons besoin d’elle pour porter des ignames et une marmite à Bondé. Après tu la prendras, si le Chef veut te la donner.

Téïn. — Je te dis que je la garde, tes ignames et ta marmite, voilà ce que j’en fais, tiens ! En même temps, il arrachait du dos de la popinée la charge et la jetait à terre. La marmite se brisa, il en écrasa les morceaux à coups de hache, et dispersa les ignames à coups de pieds.

Après cette violente manifestation de sa volonté, il prit la popinée et l’entraîna rudement, du côté des brousses.

Le vieux sorcier surpris ne protesta pas, ni personne, c’était le Téïn, le fils aîné du Grand Chef, pour le moment il fallait accepter. Son père déciderait.

A un signal, les popinées, entourées de guerriers barbouillés de suie, s’acheminèrent avec leurs « pikininis » par un sentier étroit, sinueux, en une longue file, les unes courbées derrière les autres, sous la pesanteur des fardeaux, cependant que les franges grises des tapas se balançaient aux croupes rondes, et que les boules crépues des têtes au-dessus des charges, s’élevaient et s’abaissaient en une ligne qui indiquait les accidents du chemin. Elles marchèrent ainsi, longtemps, sans fatigue apparente.

Les guerriers allaient fièrement, un paquet de sagaïes au poing, la hache de pierre, ou le casse-tête en bec-d’oiseau sur l’épaule, les mouvements libres, dégagés. De leurs yeux mi-clos ils observaient les popinées, et regardaient de tous côtés, afin de prévoir si une attaque ne les menaçait pas.

Au passage d’un creek, la caravane fit une halte. Les popinées burent en se jetant, de leur main ouverte, de l’eau dans la bouche. Puis, elles s’appuyèrent le long des talus qui supportèrent les charges, sans que les bretelles fussent ôtées. Après un moment de repos et de mâchage de canne à sucre, la caravane se remit en chemin.

Dès que les Bondés eurent traversé le territoire des Ouénias, leurs alliés, ils entrèrent chez eux, sur un terrain qui leur était familier, dont ils connaissaient les moindres recoins. Sachant que là, une attaque n’était pas à redouter, ils ne virent plus que les popinées. Chacun supputa dans son for intérieur la valeur sexuelle de celle qu’il désirait. Si toutefois le hasard daignait le servir ; dans le cas présent le hasard c’était le bon plaisir du Chef.

Le soleil était dans la mer, c’était la nuit. La caravane, éclairée par les torches flamboyantes des feuilles de cocotier, s’annonça par les cris de triomphe de ses conducteurs, et fit son entrée dans la tribu de Bondé. Les captives, à la queue leu leu sur le sentier, regardaient avec indifférence ces cases qu’elles voyaient pour la première fois.

Les hommes dans la tribu, surtout les vieux, détaillaient les arrivantes avec des yeux où fulguraient des éclairs de lubricité bestiale. Quant aux femmes, elles étaient plutôt contrariées par cette venue de popinées étrangères, qui allaient encore troubler la tranquillité domestique. Le troupeau fut parqué sous un hangar, et laissé à la surveillance des guerriers.

Le grand chef prévenu de l’arrivée des femmes vint en toute hâte. Le sorcier lui exposa sommairement la situation à Pouapanou, le blocus du Tayo gras, se réservant de lui expliquer tout plus longuement, lorsqu’il aurait consulté les esprits des morts, les diables de la rivière, et procédé à diverses sorcelleries.

Et le Chef alla au plus pressé. Il regarda les popinées en gros, les palpa en détail, puis il en désigna quatre qui furent immédiatement conduites au gynécée de ses femmes, une case en paille. Après avoir fait son choix, il parla aux canaques assemblés autour des arrivantes.

Mes guerriers qui sont à Pouapanou n’ont pas attrapé le Tayo gras. Ce sont des guerriers bons à rien, ils n’auront pas les prisonnières. Je vous les donne. Sur ces paroles définitives le Chef s’en alla.

Aussitôt ce fut une chiennerie : des disputes, des bousculades, des coups ; des combattants que les hommes sérieux séparaient. Dans ce partage de femmes, ou plutôt dans cette curée, l’influence, l’intimidation, la brutalité physique, furent les forces qui guidèrent les hommes. Lorsque les personnages les plus craints, à des titres quelconques, se furent adjugés les popinées de choix, les autres restèrent à la disposition du vulgaire. Certaines de ces femmes durent satisfaire à la lubricité d’une foule d’individus.

Ne connaissant que ces mœurs, elles ne firent aucune résistance, se soumirent à une loi qui leur était naturelle, par destination.

Et par la suite, la situation instable de ces femmes dura jusqu’à ce que des unions se fussent créées, imposées par l’habitude, et fussent sanctionnées par les notables de la tribu.

Le lendemain, à la faveur de l’intensité de la nuit, le vieux sorcier, qui voulait soigner son prestige, se glissa mystérieusement chez le Chef pour l’entretenir des affaires de Pouapanou. Il trouva sa Majesté nue, allongée nonchalamment sous un appentis fumeux, au milieu de ses femmes qui tressaient des nattes et des paniers, pour s’occuper les mains tout en conversant. D’un regard le sorcier fit comprendre ses intentions.

Une popinée les précéda dans une case où elle alluma un feu. Aussitôt que les flammes bleuâtres et courtes, en des convulsions douces, léchèrent les petites bûches du foyer, le grand Chef et le vieux sorcier entrèrent et s’assirent sur les nattes.

Et le sorcier, les yeux fixés sur ceux du Chef, parla. Il parla par saccades, avec volubilité, procéda par images afin de frapper l’esprit du Chef, sans lui laisser le temps de le suivre dans ses pensées et de les approfondir.

Il raconta l’approche patiente, les ruses, l’attaque rapide, la prise du village de Pouapanou, la violence des guerriers de Bondé dont la tête était devenue comme du feu dans les bambous. Il déplora surtout le massacre de l’aveugle de Pouapanou, ce qui avait eu pour effet d’apporter la malchance à l’expédition, car : L’aveugle c’est l’ami des diables, ses oreilles étaient fines comme les oreilles des oiseaux, comme celles des hiboux qui se promènent la nuit, elles entendaient les pieds des canaques morts qui marchent loin. Les yeux de l’aveugle étaient toujours fermés, mais ça ne faisait rien, ils savaient où était le soleil. L’aveugle pouvait aller seul, partout ; il connaissait les choses des canaques. Et alors, aussitôt que l’aveugle avait été mort, son esprit, ou plus exactement son revenant, était allé dire au Tayo gras de se sauver, de se cacher au fond des forêts, dans une grotte, parce que les guerriers de Bondé voulaient le prendre et le manger.

Le sorcier détailla aussi, et insista sur l’incident de la jeune popinée Tili, que les guerriers de Bondé avaient voulu tuer, pour la simple raison qu’elle les avait effrayés et qu’ils s’étaient honteusement sauvés devant elle, aussi vite que les canards dans les joncs.

Ensuite, il expliqua que, la nuit précédente, il s’était introduit au fond des rochers du bord de la rivière, sous les banians noirs, que là il avait parlé au spectre de Téama, et que Téama lui avait répondu :

« Longtemps, la mère du père de Tili c’était la sœur de Ouvé, que Ouvé avait été sa popinée à lui grand Chef, et que maintenant Tili était destinée au Chef de Bondé. »

A ces dernières explications, le Chef de Bondé sentant une bonne aubaine qui lui était envoyée par son ancêtre Téama, se renseigna : Où est cette jeune popinée ?… Il me la faut ! amenez-la ici, j’ai besoin d’elle.

Devant les ordres du Chef, le sorcier dégagea ses responsabilités : Je n’ai pu te l’amener, ton fils Téïn l’a gardée pour lui, à Pouapanou, il dit qu’elle est sa femme, il n’a pas voulu nous laisser la prendre.

Le Chef fut très contrarié de cette désobéissance de son fils, qui le privait d’une jeune popinée venue par transmission d’héritage. Mais pour le moment, ses sens étant calmés, il n’exprima pas sa colère qui montait lente et sournoise, comme l’âme canaque. Au fond il ne sentait que l’affront fait à sa puissance de grand Chef. Son fils lui désobéissait devant tous les guerriers. Cet incident ne se terminerait pas ainsi. Il ne devait pas donner des ordres pour que son fils lui soit amené avec la popinée. Son fils était petit Chef et par conséquent tabou, les canaques ne porteraient pas la main sur lui. Donner cet ordre, ce serait détruire le prestige et l’autorité des Chefs. Plus tard il aviserait.

Pour se résumer, le sorcier exprima à peu près cet état d’esprit : Tu vois grand Chef, tes guerriers ont mécontenté les diables, ils n’ont pas suivi les conseils qui me viennent des morts, de ceux qui savaient mieux que nous. Maintenant les « baouis » d’Ouvé ne peuvent plus nous faire capturer le Tayo gras… L’aveugle l’a conduit et le guide encore dans la grotte.

Les baouis de Ouvé ne veulent que protéger Tili, la jeune popinée de Pouapanou. Malgré cela, nous aurons le Tayo gras, la faim et la soif le feront sortir de sa caverne. Il viendra taper contre la muraille avec un caillou pour nous demander à manger et à boire. L’aveugle qui le guide dans les ténèbres ne pourra pas l’en empêcher. Lorsque le Tayo gras sera loin de la grotte, dans un pays inconnu de l’aveugle, l’esprit de l’aveugle ne pourra plus le protéger ; l’aveugle restera dans ses forêts de l’Ignambi et tracassera les canaques de Pouapanou.

Dans son obstination de brute autoritaire, le Chef décida que l’on attendrait le Tayo gras pour commencer le pilou des jeunes guerriers, et l’orgie qui s’en suivrait.

Le vieux sorcier s’en alla, s’éloigna sans bruit, et disparut dans le noir des broussailles. Par un pouvoir inconscient d’auto-suggestion, il était convaincu de tout ce qu’il venait de raconter au Chef. Arrivé dans sa retraite, il s’assit sur un rocher, devant l’entrée de sa petite hutte solitaire. Là, sous les étoiles qui s’avivaient à travers les ombres des branches, il condensa ses pensées, développa son imagination d’homme primitif inspiré, de conducteur spirituel d’un troupeau humain : Un troupeau qui sentait un besoin instinctif de surnaturel, de fables, d’illusions, et qui, sans le savoir, préparait une mythologie.


Depuis plus d’une lune, les guerriers de Bondé veillaient devant l’entrée de la grotte du Tayo gras, et rôdaient sur les montagnes avoisinantes. Ils avaient même construit des abris en feuilles de choux-palmistes, pour se préserver de la pluie.

Leurs alliés, les canaques de Ouénia, fatigués de rester dans les forêts humides, devant cette triste muraille de rochers, et moins esclaves de la discipline du Chef de Bondé, s’étaient retirés peu à peu. Les uns après les autres, sous des prétextes quelconques, étaient allés chez eux. Ils n’en étaient plus revenus.

Tchiaom le Tayo gras était toujours dans la grotte. Parfois les guerriers avaient entendu de grosses pierres qui roulaient sourdement, ou des cailloux qui étaient lancés à la voûte et dégringolaient en un bruit sec le long des parois. Une nuit, les gémissements du Tayo gras étaient venus jusqu’à l’entrée de la caverne ; il avait dû tomber et se faire beaucoup de mal. Les guerriers avaient été contents : peut-être allait-il se décider à sortir, ce poltron de Tayo gras qui se cachait, et qui ne voulait pas se laisser manger.

Progressivement, dans l’esprit superstitieux des canaques, la crainte du surnaturel avait pris une nouvelle orientation. Depuis longtemps le Tayo gras était enfermé ; il n’avait rien à manger, rien à boire, et il remuait toujours… Comment pouvait-il faire ?… Le Tayo gras devait être mort, et c’était son esprit, son diable, qui jetait des cailloux en l’air et faisait rouler des rochers au fond des crevasses. L’esprit de l’aveugle de Pouapanou était avec lui… Donc, ils étaient deux… Jamais les guerriers ne prendraient le Tayo gras, parce qu’un diable on ne peut jamais le prendre. Le Tayo gras devait sortir la nuit et aller chercher à manger. Après il revenait dans la grotte, parce que c’était chez lui. Ses os étaient là.

Devant l’inutilité de cette veille constante, les guerriers se démoralisaient. Ils restaient là, parce que la volonté et les menaces du grand Chef les y contraignaient, mais ils savaient bien que c’était du temps perdu. Ils s’ennuyaient dans les forêts de l’Ignambi, loin de leur terre, de leurs cases, et surtout de leurs femmes. Il n’y avait même pas de canaques de Pouapanou à chasser et à tuer. Tous les Pouapanous avaient quitté la région.

Pour passer le temps, se distraire de leurs ennuis, dans le cirque de rochers, sous la voûte des branches qui masquait le soleil, les guerriers dansaient le pilou-pilou de la paille. Ils s’alignaient sur plusieurs files, un genou à terre, une époussette de paille molle à la main. A un signal tous les bras se balançaient et balayaient le sol en mesure. Progressivement les danseurs se levaient, se redressaient en un rythme berceur. Dès qu’ils étaient debout, un cri de cagou se prolongeait en roulant des trilles. Aussitôt les danseurs, en une souplesse gracieuse, quoiqu’énergique, sautaient avec ensemble, faisaient des pas sur les côtés, en avançant, et des voltes-faces avec retour. Les bustes et les bras qui se balançaient en cadence entretenaient l’envol. Et ceux-là s’arrêtaient. Et c’était au tour des spectateurs à s’y mettre.

Plusieurs fois le vieux sorcier était venu. Il s’était tapi contre le mur qui bouchait l’entrée de la grotte, et il était resté là, longtemps, à écouter, en retenant son souffle. Après ça, il avait dit aux canaques que le Tayo gras était encore vivant, qu’il fallait toujours rester là, l’attendre, que l’aveugle de Pouapanou apportait à manger au Tayo gras, mais qu’il ne pouvait pas en apporter assez pour le satisfaire, que le Tayo gras viendrait un jour taper avec un caillou et demanderait à sortir de sa caverne.

Mais les guerriers ne croyaient plus fermement aux paroles du sorcier. Lorsqu’il parlait, les canaques secouaient la tête, allongeaient les lèvres, et claquaient de la langue, pour exprimer leur peu de confiance.

Après avoir demandé l’avis de ses hommes, et avoir reçu leur consentement, le chef de guerre avait fait proposer, par le sorcier, au Chef de Bondé : qu’il autorisât les guerriers à s’en retourner chez eux, et qu’il en tuât quatre, selon son choix, pour remplacer le Tayo gras, parce que le Tayo gras ne voulait pas se décider à fournir sa chair au festin des jeunes guerriers. Mais le Chef toujours têtu n’avait pas accepté l’offre, au contraire, il avait insisté davantage pour avoir le Tayo gras.

La deuxième lune était déjà ronde, le Tayo gras n’était pas encore venu taper à la porte. Les plantations de la tribu de Pouapanou étaient ravagées. Il n’y avait plus d’ignames, plus de taros, plus de bananes, plus de cannes à sucre. Sur les cocotiers il ne restait que des feuilles. Tous les choux-palmistes étaient coupés. Dans la rivière, dans les creeks, dans les marais plus un poisson, plus une anguille. Rien ! Rien ! Les guerriers de Bondé avaient mangé tout.

Les canards sauvages avaient peur, ils ne venaient plus. Dans les forêts, les guerriers avaient tué des pigeons, ils avaient tué des roussettes. Et maintenant tous les pigeons s’étaient envolés loin, et toutes les roussettes étaient parties vers des forêts plus hospitalières, de l’autre côté des montagnes.

Pour manger, les guerriers n’avaient plus que les graines des arbres, les vers du bois mort, et la peau des bouraos. Ils mangeaient aussi de la terre blanche, en buvant beaucoup d’eau.

Les guerriers de Bondé avaient faim, faim, ils avaient tué des cagous pour les manger, et tous les cagous se l’étaient répété de proche en proche, et tous les cagous étaient partis ailleurs. Et les canaques ne les entendaient plus crier, la nuit, quand tout était calme.

Un matin, avant que le soleil éclaire les cheveux des montagnes, les guerriers couchés autour des feux entendirent un cagou qui aboyait au fond d’une ravine, dans le voisinage. Aussitôt, quatre coureurs agiles partirent sans bruit à la recherche de ce précieux gallinacé. Dès qu’ils l’aperçurent, le cagou les vit aussi et se sauva de toute sa vitesse, sous les brousses. Mais les rapides coureurs le dépassèrent à travers les arbres, sans pouvoir le prendre ; alors ils le rabattirent vers le campement pour le fatiguer, tout en restant dans leur zone.

Le cagou, le bec au ras du sol, filait par bonds, en s’aidant de ses ailes ouvertes. Les canaques le suivaient de près, encore quelques enjambées et ils allaient l’avoir ; le cagou cacherait sa tête dans une touffe et resterait là, immobile, selon son instinct, lorsqu’il est fatigué.

Subitement, le cagou avait disparu, les coureurs ne l’avaient plus vu, et ils avaient cherché ses traces. Le cagou s’était enfilé dans l’épaisseur des feuilles mortes, entre deux rochers. Les canaques avaient fouillé de la pointe d’une sagaïe, la sagaïe s’était enfoncée de toute sa longueur, dans le vide, dans une fente de la pierre.

Alors, pour obliger le cagou à sortir de son trou, les canaques avaient décidé de l’enfumer. L’un d’eux était allé au campement, chercher un tison, et ils avaient allumé un feu, en écartant les feuilles sèches, afin de ne pas incendier la forêt.

Jamais les canaques n’avaient vu du feu comme celui-là : toute la fumée entrait dans les rochers, en roulant du bruit comme le vent à travers les arbres, et elle ne sortait pas. Le cagou non plus. Alors ils avaient activé le feu. Ils avaient mis et remis du bois, et la fumée rentrait toujours dans le ventre de la montagne.

C’étaient probablement les diables qui tiraient la fumée en dedans, les mêmes diables qui avaient empêché la fumée d’entrer dans la grotte, lorsque le sorcier avait voulu enfumer le Tayo gras. Et les canaques avaient mis encore du bois, dans l’intention de faire sortir le cagou, et aussi pour savoir si les diables pouvaient avaler toute la fumée.

Tout à coup, les individus qui poussaient le feu avaient entendu des cris de triomphe et des trilles d’allégresse s’élever au-dessus de leur ravine. Ces manifestations venaient du cirque de rochers, du campement, de l’entrée de la grotte. Et des canaques bondissant, gesticulant à travers les lianes, fous de joie, étaient arrivés comme renfort pour activer le feu. Avec exaltation ils avaient raconté ce qui se passait d’extraordinaire.

Les guerriers qui veillaient à l’entrée de la caverne avaient vu de la fumée sortir entre les pierres du mur qui bouchait la porte. Et la fumée s’était épaissie, elle était venue de plus en plus noire. D’abord les guerriers avaient eu de la crainte, ils ne connaissaient pas cette fumée-là. Le Tayo gras et les diables devaient faire du feu avec les pierres, dans la grotte il n’y avait rien à brûler, — les canaques savaient que certaines pierres donnaient des étincelles de feu en les cognant. — Et la fumée était sortie tordue, en tourbillons, elle avait répandu une odeur acre et résineuse de bois. Donc ! Ce n’était pas des pierres. Alors les guerriers avaient compris que cette fumée devait être celle du feu des chasseurs de cagous, puisque l’un d’eux était venu chercher un tison.

Devant la certitude, des cris de joie et de triomphe avaient jailli des poitrines. Le Tayo gras allait être pris ! Tout le monde s’en retournerait à Bondé ! On allait revoir les femmes ! C’était fini de crever de faim ! On mangerait beaucoup d’ignames, beaucoup de poissons de l’eau salée.

Voulant activer le feu, les canaques avaient porté des charges de bois. Et comme le Tayo gras ne sortait pas assez vite de son trou, ils avaient abattu des arbres secs, et les avaient allongés en entier sur le brasier pétillant d’étincelles. Le tapis de feuilles sèches des alentours s’était allumé ; des arbres s’étaient embrasés du pied jusqu’à la cime et n’étaient plus que gerbes de flammes. L’incendie crépitait, ronflait dans la forêt. Mais qu’importait puisque c’était fini de rester là. On allait partir à Bondé.

Des canaques empoignés d’une ardeur diabolique, au risque de rôtir leur peau nue, entassaient toujours du bois sur le brasier infernal. Leur intention était d’étouffer, de griller, de brûler, d’incinérer le Tayo gras, s’il ne voulait pas se décider à sortir.

Pendant que les chauffeurs poussaient le feu, des guerriers disposés en demi-cercle devant la muraille de la grotte, et d’autres perchés sur les rochers, la sagaïe en arrêt, la hache haute, la fronde tendue, attendaient, en trépignant un pilou farouche, que le Tayo gras vînt demander grâce.

Par les fentes des pierres la fumée noire sortait en trombe, s’élevait le long de la muraille, et agitait la voûte sombre des feuilles. Depuis longtemps les guerriers s’impatientaient, quand enfin, des coups qui faisaient : toc… toc… toc…, furent frappés en dedans du mur. C’était le Tayo gras qui tapait avec un caillou, comme l’avait prédit le sorcier.

Les guerriers les plus courageux, enveloppés dans l’épaisseur de la fumée, avaient enlevé les pierres qui couronnaient le mur. Aussitôt que l’ouverture avait été assez large, une multitude de grosses chauves-souris à queue s’était précipitée dehors. Elle était sortie en une bande compacte, noire, qui s’était allongée comme un ruisseau qui coule. Pour ne pas avoir les yeux crevés, les guerriers avaient été obligés de se reculer hors du passage. Et les chauves-souris avaient voltigé dehors, dans tous les sens, en se cognant aux arbres. Elles avaient cherché les endroits sombres de la forêt pour ne plus être éblouies par la lumière.

Lorsque le défilé des chauves-souris avait été terminé, les guerriers audacieux s’étaient remis à enlever des pierres, dans la fumée aveuglante. Par moments le Tayo gras avait encore cogné : toc… toc… toc…, avec un caillou. Mais les canaques ne le voyaient toujours pas. Ils en étaient à enlever les derniers moellons, quand ils distinguèrent, dans la fumée, une forme humaine étendue par terre. Un guerrier l’interpella brutalement. Le corps ne bougea pas, ne répondit rien.

Alors les guerriers se précipitèrent sur l’individu. Leurs mains de gaïac s’appesantirent sur des os, sur un être décharné, asphyxié, un squelette incapable d’un mouvement.

Les guerriers soulevèrent le moribond, se le passèrent de mains en mains pour le descendre. Puis, ils l’étendirent sur un lit de paille. Après un long moment d’attente, l’air pur ranima l’asphyxié, il reprit ses sens.

Un canaque à la parole autorisée lui parla : « Dis donc ! toi tu l’es maigre… Pourquoi ?… Toi tu l’es pas encore mort, hein ?… »

Tchiaom répondit : « Ha bein ! Moi manger les petits roussettes pas cuits (les chauves-souris crues). Moi boire la pluie de l’eau des cailloux… Vous besoin manger moi, hein ?… Moi maigre, maigre…, vous mangez quoi ?… Rien du tout !… Vous laissez moi partir à Pouapanou… Tout à l’heure moi gras encore… Après vous vient chercher moi. »

Et les guerriers protestèrent : « Ça fait rien toi maigre, nous connaît pas laisser toi partir… Nous porter toi à Bondé. Le Chef lui parler… Nous connaît rien du tout… Le Chef lui connaît bien. »

Ces explications données, les canaques coupèrent une longue perche, des lianes, de la paille, et ils façonnèrent un genre de hamac, un palanquin dans lequel ils allongèrent Tchiaom devenu le Tayo maigre.

Après avoir mis le feu aux huttes du campement, et avoir propagé l’incendie de la forêt, dans l’intention de commettre le plus de dégâts possibles, quatre canaques, deux à chaque bout de la perche, soulevèrent le palanquin avec le Tayo maigre. Et toute la horde barbare, exubérante d’une joie brutale, s’achemina d’une allure souple, vers la tribu de Bondé. Le Tayo maigre n’était pas lourd, il ne retarda aucunement la marche de la colonne, les canaques se remplaçaient au portage. Jamais le hamac ne toucha terre.

Tout le long du parcours, les canaques s’ingénièrent à trouver de la nourriture pour le Tayo maigre, de façon à le présenter au Chef avec un ventre plus rebondi. Car, au fond, les guerriers étaient très inquiets. Le Chef leur avait donné l’ordre de lui amener le Tayo gras, et ils lui apportaient un squelette. Certainement le Chef serait en colère, il allait être terrible.

Tchiaom avait faim, et il était encore plus glouton que les canaques le sont ordinairement, il avalait tout ce que les guerriers lui présentaient : Des noix de coco, des crevettes crues, des figues sauvages, des vers de bancouliers, des escargots gluants. De temps en temps on lui versait de l’eau dans la bouche, pour faire descendre. Tchiaom n’avait plus faim, il ne pouvait plus avaler, mais les canaques le forçaient encore de manger. Ils le bourraient d’aliments substantiels.

Au milieu de la nuit la colonne arriva chez elle, à Bondé. Elle marchait en silence, sans une torche, par un étroit sentier bordé de broussailles humides de rosée. Les guerriers n’étaient pas fiers et turbulents comme de coutume, même le Chef de guerre était soucieux. Depuis deux lunes ils étaient absents de chez eux, et ils y revenaient fatigués, affamés, sans butin, ne portant qu’un Tayo maigre, maigre.

Après avoir installé le Tayo maigre dans une case, et l’avoir entouré d’ignames cuites et de poissons fumés ; après l’avoir confié à la surveillance d’une garde vigilante, sans bruit, afin de ne pas attirer l’attention du grand Chef, et ne pas réveiller la tribu endormie, chacun s’était glissé en cachette dans ses foyers.

Demain, au jour, le grand Chef serait en fureur. Les vieux, les vétérans qui avaient tout un passé de gloire, critiqueraient leur expédition manquée. Les jeunes guerriers qui attendaient depuis deux lunes dans le fond de la forêt seraient mécontents, et ils se moqueraient d’eux, même les popinées ne les regarderaient plus comme des héros : quand ils leur parleraient sur le ton autoritaire, les popinées auraient des rires narquois, parce qu’elles penseraient au Tayo gras et au Tayo maigre.


Le lendemain, au jour, la tribu fut agitée bruyante. Les guerriers ne pouvaient retarder plus longtemps leur présentation officielle au grand Chef. Mais un événement imprévu était venu compliquer la situation déjà déplorable, et troubler le peu d’assurance du Chef de guerre et de sa troupe. Le grand Chef allait être terrible.

Dès que la lueur blanche de l’étoile du matin s’était montrée au-dessus de l’Ignambi, le Tayo maigre s’était raidi trois fois, et il était mort. Même en lui brûlant les pieds, il n’avait pas voulu remuer. Ses gardiens lui avaient donné trop d’ignames et trop de poissons : son manger n’avait pas voulu descendre, il avait rendu des crevettes entières, une indigestion l’avait étouffé. Cette mort bouleversait le protocole de la présentation et de la fête qui devait s’ensuivre. Les canaques savaient, par expérience, que le grand Chef devenait féroce lorsqu’il était contrarié.

L’on avait vu les sorciers et quelques vieux s’introduire mystérieusement chez le Chef, et l’on savait que le Chef de guerre avait été exclu de cette réunion importante. — Les guerriers qui revenaient de Pouapanou attendaient anxieux ce qui allait sortir de ce palabre décisif.

Un vieux canaque apparut hors de la case du conseil, et vint transmettre des ordres. Aussitôt, guidés par la baguette du Chef de guerre, et par celles de ses lieutenants, les canaques s’alignèrent sous les cocotiers, en deux longues files parallèles, écartées de huit pas l’une de l’autre, et se faisant vis-à-vis. De manière que le grand Chef, passant entre les lignes, pût voir tous ses guerriers de face. En attendant la venue des autorités, les canaques, sans quitter la place qu’ils occupaient, eurent la permission de s’asseoir à terre.

Pendant ce temps, au grand Conseil, les sorciers exposaient les motifs graves qui avaient porté malheur à l’expédition de Pouapanou.

Première faute : Deux guerriers avaient tué l’aveugle fétiche, et l’aveugle mort (l’esprit émanant de lui) avait protégé le Tayo gras.

Trois canaques avaient lancé des sagaïes sur Tili, la descendante de Ouvé ; ensuite ils avaient voulu la massacrer à coup de casse-têtes. Et alors, les « baouis » de Ouvé, donnés au sorcier par Téama, étaient devenus impuissants contre le Tayo gras.

Le vieux canaque qui savait parler avec les oiseaux avait pris la parole : Un cagou avait montré aux canaques de Bondé une fente dans les rochers, pour qu’ils pussent enfumer le Tayo gras, afin de l’obliger à sortir du ventre de la montagne. Ce cagou-là, ce n’était pas un vrai cagou. Non ! C’était le père de Tchiaom qui était mort depuis longtemps, et qui errait par les forêts. Il s’était habillé avec les plumes des cagous, parce qu’il ne voulait pas que son fils restât dans la grotte pour y mourir de faim. Et puis, il n’était pas content de voir les guerriers de Bondé détruire tout dans ses forêts de l’Ignambi. Le père de Tchiaom savait que lorsqu’ils auraient son fils, les guerriers partiraient à Bondé.

Pour ces raisons, il s’était approché comme un cagou, à côté du campement ; et il avait crié comme un cagou, pour appeler les canaques. Les canaques étaient venus, ils avaient poursuivi le cagou, le cagou s’était réfugié dans un trou. Les canaques avaient allumé du feu, le cagou était sorti par un autre trou, et il s’était sauvé sur le sommet des montagnes. Les canaques n’avaient pas pu le prendre.

Tchiaom était sorti maigre de la grotte. Tous les guerriers de Bondé étaient partis de l’Ignambi. Et maintenant le père de Tchiaom était content, parce qu’il pouvait se promener seul dans les forêts.

Ces explications fabuleuses reconnues comme vraies par le grand Chef, aucun doute ne vint effleurer sa mentalité de canaque. Il demanda seulement les noms des guerriers qui avaient compromis la réussite de l’expédition, en tuant l’aveugle et en malmenant Tili. — Puis, il décida que le pilou en l’honneur des jeunes guerriers commencerait le soir, lorsque l’ombre d’un homme serait de la longueur de son corps.

Ceci dit, il se leva, sortit de la case, et s’en alla entouré de huit canaques armés, barbus, poilus, trapus, musclés, les regards sournois, d’une cruauté froide par nature.

Dès que le grand Chef apparut, les deux lignes de guerriers se dressèrent, le silence qui précède les actes solennels de la vie s’imposa. Cependant que les longues palmes des cocotiers se berçaient en un bruissement de caresses, et que les oiseaux roulaient leurs notes matinales, en se dorant de soleil.

Le Chef, le front bas et têtu, l’œil inquisiteur, passa lentement entre les deux lignes de ses guerriers : il les dévisagea, à droite, à gauche. Aucun ne sourcilla, aucun ne trembla. Le Chef s’arrêta devant un guerrier. D’un signe de la main il le désigna. Aussitôt, les canaques barbus l’entourèrent et le guerrier s’effondra lourdement, son corps résonna sur le sol. Il avait la tête fendue d’un coup de hache. Les deux lignes humaines restèrent immobiles.

Puis, le Chef poursuivit son chemin entre les deux haies vivantes. Devant un guerrier il s’arrêta encore, et le guerrier s’abattit, le front ouvert, la face ruisselante de sang. Et le Chef continua ainsi jusqu’à cinq. Les victimes n’avaient fait aucun geste de défense.

A ce moment, les conseillers intervinrent pour faire remarquer au Chef qu’il avait dû se tromper. Il avait désigné un canaque à la place d’un autre, et les bourreaux l’avaient assommé. Ils avaient tué Maramo au lieu de tuer Tianga.

Sans aucune hésitation, pour réparer l’erreur, le Chef donna l’ordre de tuer Tianga. Mais Tianga était à l’autre bout de la ligne ; en entendant son nom circuler sur les lèvres, et en voyant des yeux le regarder, il eut peur, fit un bond en arrière et se sauva de toute la rapidité de sa terreur.

Le Chef commanda à tous ses guerriers de poursuivre Tianga et de le tuer. En un instant, ce fut fait. Les lignes se brisèrent, Tianga fut abattu à coups de pierres de fronde, traversé de sagaïes, apporté triomphalement et déposé aux pieds du grand Chef.

Après cette tuerie des cinq guerriers qui étaient coupables envers les esprits, et d’un sixième par erreur, les cadavres furent transportés au charnier de dépeçage.

Aucun regret, aucune plainte, aucune douleur ne troubla l’âme sauvage des féroces canaques. Au contraire, la joie montait. C’était la volonté du Chef qui obéissait aux coutumes ancestrales. Maintenant l’affaire de Pouapanou était réglée, payée. Il ne subsistait plus aucune crainte ; c’était fini. La vie de la tribu allait reprendre son cours normal, jusqu’à la guerre prochaine, encore inconnue.

Avant de se retirer derrière les palissades qui entouraient ses cases, le Chef qui n’avait pas fini de régler ses comptes, donna des ordres formels pour que la jeune popinée Tili lui fût amenée, chez lui, sur sa natte, de gré ou de force.

Quant à son fils Téïn, il n’en parla pas, sachant qu’il jouissait du tabou des Chefs, et que les canaques n’oseraient porter la main sur lui. Mais il pensait que son fils suivrait Tili, pour lui demander, à lui grand Chef, l’autorisation d’avoir cette jeune popinée.

Et lui grand Chef, il refuserait, il la garderait pour son usage.


Le soir, lorsque le Chef arriva en grande pompe pour célébrer l’ouverture du pilou, il trouva la place déserte. Tout autour, sous les arbres : Personne… Aucun bruit, la tribu semblait être abandonnée.

Depuis le matin le Chef maîtrisait sa colère sournoise, il s’était promis de la dépenser au pilou, en commettant quelque excès de son despotisme extravagant. Ses canaques dévoués ne lui avaient pas obéi, et ses désirs lubriques s’en étaient exacerbés. Malgré ses ordres, Tili, la jeune popinée de son fils, ne lui avait pas été amenée, sur sa natte. Et personne n’était venu lui expliquer les causes de ce manquement aux usages. Son autorité si hautement affirmée était-elle donc méconnue ?

Après un moment d’attente, il envoya quatre de ses gardes se renseigner dans les cases, chercher quelqu’un à qui parler. Et lui-même, le Chef, afin de calmer son impatience, et sa colère qui montait, il ramassa dans le milieu de la place, au pied du long mât tordu, des battoirs en peau de figuier, et à toute volée il frappa l’appel au pilou. Mais personne ne vint. Et à la ronde, les oiseaux effrayés s’éloignèrent.

Au bout d’un moment, après avoir parcouru le village en tous sens, les gardes furent de retour. Ils déclarèrent au Chef que la tribu était vide, qu’ils n’avaient trouvé que quelques impotents qui ne savaient rien. Mais qu’ils avaient vu que des filets de pêche, des marmites, et beaucoup d’ustensiles n’étaient plus à leur place habituelle.

Alors, le potentat abandonné de ses sujets, sans rien y comprendre, sans que son esprit pût s’expliquer pourquoi, se retira chez lui, au milieu de ses femmes et de sa garde fidèle. Vaguement il sentait de la peur, l’inconnu lui devenait une menace.

Un peu avant la nuit noire, lorsque tous les cri-cri chantent dans les herbes, quand les arbres deviennent des « Toguis », et que les roussettes s’envolent, le vieux sorcier accompagné du canaque des oiseaux, et de celui qui savait appeler le vent, fit une entrée craintive chez le grand Chef.

Le Chef avide d’explications les reçut, et se sentit réconforté par leur présence. Aussitôt il leur demanda pour quelles raisons ses sujets avaient déserté la tribu.

Le vieux sorcier parla : Maintenant tous les canaques ont peur. Ils se sont sauvés dans la brousse, avec les popinées. Ils ne veulent plus venir à Bondé, parce que tes bourreaux vont les tuer.

Le Chef (qui se sent fort en voyant qu’il inspire encore de la terreur). — Pourquoi mes bourreaux vont-ils les tuer ?… Qu’ont-ils fait de mauvais ?… Dis-moi vite.

Le vieux sorcier. — Pas un canaque n’a voulu venir, tous ils te craignent, on ne peut plus faire le pilou, parce que les jeunes guerriers ne sont pas dans la forêt, ils sont partis.

Le Chef (furieux). — Pourquoi ne sont-ils plus là ? Aujourd’hui c’est leur fête. S’ils ne viennent pas, je vais les punir. Pourquoi sont-ils partis ?

Le vieux sorcier. — Depuis plus de deux lunes les jeunes guerriers étaient dans la forêt, ils attendaient le Tayo gras, et ils s’ennuyaient beaucoup. Souvent ils sortaient de la forêt pour se chauffer au soleil. Ensuite ils sont allés plus loin, jusqu’à la rivière, pêcher des poissons. Ils ne voulaient plus écouter les vieux qui les gardaient, et les vieux les laissaient se promener, parce que les jeunes étaient les plus forts.

Le Chef. — Je punirai les vieux. Ils creuseront des fossés pour conduire l’eau sur les montagnes, et ils planteront des taros. Quand les jeunes seront revenus, ils couperont le bois de quatre cases.

Le vieux sorcier. — Les jeunes ne reviendront plus, ils ne couperont pas du bois pour les cases. Téïn, ton fils, les a emmenés. Téïn c’est le petit Chef, toujours il allait voir les jeunes dans la forêt, et il leur parlait longtemps, longtemps. Téïn il est jeune, c’est le camarade des jeunes. Les jeunes l’écoutaient parce qu’il leur parlait bien. — Quand tous les guerriers sont revenus à Bondé, Téïn était avec eux. Aussitôt arrivé à Bondé, Téïn est allé rejoindre les jeunes dans la forêt, Téïn a emmené Tili avec lui. Dans la nuit, Téïn et tous les jeunes sont venus à la tribu, ils ont parlé aux popinées. Après ils sont allés à la rivière, beaucoup de popinées les ont suivis, et des guerriers aussi. Et puis, tous ils ont monté dans les grandes pirogues, et ils sont partis. Ils ont descendu le Diahot, le courant de la marée les a emportés. Maintenant ils sont loin, loin, là-bas, à la mer.

Le Chef (avec autorité). — Tous mes guerriers qui savent faire marcher les pirogues vite, vont poursuivre les jeunes, ils vont les attraper, et les amener ici.

Le vieux sorcier. — Les guerriers qui rament vite ne pourront pas courir après les jeunes, parce que Téïn il connaît tout. Avant de partir, Téïn a fait mettre le feu dans les pirogues, et maintenant il n’y a plus de pirogues. Tout le monde dormait dans la tribu, personne ne regardait la rivière. Les pirogues sont brûlées.

Devant la décision et l’audace de son fils, le grand Chef resta muet, stupide d’étonnement. Il essayait de penser pour comprendre : Lui, il était le grand Chef, tous les canaques le craignaient et lui obéissaient. Quand il désirait une popinée, il la prenait, personne ne parlait. S’il voulait manger un petit enfant, on le lui apportait cuit dans des feuilles de bananier. Sur un geste de lui, les bourreaux tuaient les victimes qu’il désignait. Tous ces actes affirmaient bien qu’il était un grand Chef. Et alors ?… Pourquoi les canaques suivaient-ils son fils ?… Son fils n’était que le Téïn de la tribu, il ne serait Chef que plus tard, si un jour lui grand Chef il mourait. Au lieu de lui obéir à lui, les guerriers avaient obéi à son fils, à son fils qui ne savait pas commander puisqu’il n’avait pas encore tué un seul homme. — Téïn était ami avec tous les canaques, et ils l’écoutaient. — Lui, Grand Chef ! Il était donc comme les cailloux, rien du tout !… Maintenant il n’y avait plus de pirogues à Bondé. Les jeunes guerriers étaient partis, et avec eux des grands guerriers forts, beaucoup de popinées les avaient suivis. Le pilou n’était plus possible. Tout s’écroulait.

La mentalité du Chef étant arrivée à la limite extrême de sa compréhension, qui ne concevait que la brutalité, et comme il ne pouvait la dépenser sur les absents, sur les coupables, il demanda des conseils au vieux sorcier, et à ses deux acolytes.

Après force discussions, voici ce qu’ils proposèrent : Il fallait dire aux canaques qui étaient cachés dans la brousse de revenir vivre à la tribu, qu’il ne leur serait fait aucun mal, que toutes les affaires étaient oubliées. En un mot, que c’était fini, fini.

Les conseillers expliquèrent au Chef, sans arriver à bien le convaincre, qu’il était nécessaire de tenir sa parole, que si les canaques étaient trompés, ils iraient rejoindre les jeunes, et prendraient Téïn comme grand Chef, et que lui n’aurait plus de sujets, rien que les vieux, vieux.

Quant aux jeunes qui étaient partis dans les pirogues, avec Téïn à leur tête, il ne fallait pas s’en occuper, ils ne voulaient plus revenir à Bondé. Ils avaient dit qu’ils allaient chercher de la terre pour créer une autre tribu.

Le grand Chef accepta ce que les sorciers proposaient. Malgré cet amoindrissement de sa puissance, sans aucun raisonnement, d’instinct, il était fier de son fils, tout en le haïssant. Car l’âme canaque admire et respecte la duplicité, la ruse, l’audace et la force.

Les jours qui suivirent, les habitants de la tribu de Bondé revinrent chez eux, par petits groupes, en sondant le terrain avec beaucoup de méfiance. Car, pour les canaques, une parole donnée c’est un piège tendu qu’il faut éviter. Mais tout se passa bien, petit à petit la tribu reprit sa vie coutumière. Et le grand Chef modéra un peu son despotisme.

Malgré tout, le Chef conservait une rancune qu’il voulait assouvir. Les explications fournies par les sorciers, au sujet de l’affaire de Pouapanou, ne lui avaient pas donné une satisfaction bien complète. Un matin d’orage, le chef des guerriers fut trouvé étranglé dans sa case. Les sombres bourreaux avaient accompli mystérieusement les ordres de leur maître. Le grand Chef de la tribu n’avait plus eu confiance en son chef des guerriers, et il le craignait. — Cet incident passa presque inaperçu. Les canaques n’eurent que des doutes, aucun n’osa en parler.


Les transmissions orales, déformées et embellies par le temps, disent que les jeunes guerriers de Bondé, conduits par leur chef Téïn, débarquèrent sur l’île Balabio, distante de six ou sept milles de la Grande-Terre. Après avoir subjugué les quelques habitants de cette île, ils s’y installèrent et vécurent surtout de la pêche, toujours très fructueuse sur ces rivages.

Et comme ils étaient devenus des canaques de la mer, et se nourrissaient de poissons, ils étaient forts, forts, et ils avaient eu d’innombrables « pikininis » : Sur le sable de la plage, les pikininis c’étaient comme des bancs de sardines. — Et Tili, c’était le fétiche de la tribu, parce que longtemps, longtemps, le papa pour le papa, pour le papa pour la maman pour Tili, il était arrivé à Balabio, sur une grande pirogue qui venait de loin, loin, là-bas, sur la mer, à la place où le soleil sort de l’eau.

Et le grand Chef de Bondé, le père de Téïn, était devenu vieux, vieux. — Et Tchiaom le Tayo gras de longtemps, il venait toujours avec les diables, la nuit, pour faire mauvais au vieux chef. Et le vieux chef savait bien que c’était Tchiaom qui avait fait partir Téïn, avec les jeunes guerriers, dans les grandes pirogues, lorsqu’il mourait, au moment où l’étoile du matin éclairait les cimes de l’Ignambi.

Et le vieux Chef de Bondé était mort, parce que Tchiaom faisait toujours mauvais pour lui. — Et les canaques de Bondé étaient allés chercher Téïn à Balabio, et il y avait eu un pilou et un caï-caï mémorables. Et après, Téïn avait été le grand Chef de tous les canaques du Diahot, depuis les sources jusqu’à la mer.

Pour conclure Thiota-Antoine ajouta :

Tu sais ! peut-être que les vieux ils étaient un peu sauvages, ils ne connaissaient pas comme les blancs, ils faisaient les choses des canaques : Toujours la guerre, toujours la guerre. Longtemps, les canaques étaient beaucoup forts, ils savaient bien tout seuls, va ! Pas besoin des blancs…

CE VIEUX TCHIAO

Tchiao est un vieux, vieux canaque, du village de Bouaganda, tout proche de la grande tribu de Gomen… Vous savez bien, cette petite agglomération de cases pointues qui se cache dans un bouquet d’arbres sombres, et de hauts sapins droits comme des sagaïes. On le voit de loin, ce petit hameau. Il se trouve isolé comme un îlot sur l’un de ces contreforts herbeux et blonds qui étayent le grand pic du Kaala… Il est juste posé au pied d’une muraille de rochers élancés en aiguilles, qui semblent toujours vouloir lui dégringoler dessus pour l’écraser… Mais ça tient bon, les canaques n’ont pas peur ; d’ailleurs les sorciers savent bien, eux, ils ont dit qu’il n’y avait rien à craindre. Et quand les sorciers ont parlé, ils ont parlé.

Lorsque l’on y est, à Bouaganda, c’est joli, joli… On voit la mer loin, loin, là-bas, et la ligne blanche des grands récifs qui roulent de la mousse… L’île Devert où vont pondre les tortues et les oiseaux, et la baie de Téoudié où beaucoup de poissons font le pilou… Et en bas, les plaines de Gomen qui étendent leurs nattes au soleil, dans toutes les nuances du vert et du jaune. Toujours l’on entend l’eau qui descend du Kaala, et gronde au fond des vallées.

Tchiao est un vieux, vieux canaque, il n’a plus d’âge, il est trop vieux. Il marche cassé en deux, il est maigre, maigre. Ce ne sont que des os et des nerfs tendus comme des cordes (des taouras) ; un squelette vivant recouvert d’une peau noire, parcheminée, ridée, plissée. Son crâne chauve brille comme un coco sec, il n’a plus que quelques cheveux autour de la tête, et dans les oreilles aussi. Sa barbe est une vieille barbe jaune, rare, avec des manques… Ses yeux sont chassieux, le soleil les éblouit, il les ferme… Il marche en s’appuyant de ses deux mains osseuses sur un grand bâton… Il est un peu maniaque, Tchiao, il ne veut plus parler à personne, il reste toujours seul à marmonner.

Il a son histoire, Tchiao. Il a vu beaucoup de choses, il a connu les âges héroïques, mais tout se brouille dans sa mémoire, et quand il raconte, il se trompe. Il ne sait plus… Lorsque les premiers blancs, (les albinos d’une autre île), sont venus à Gomen, il était là, Tchiao, dans toute sa force d’adulte, et dans toute sa gloire de guerrier… Il ne les a pas tués, ces premiers blancs ; cependant, il savait bien que la chair humaine était succulente, souvent il en mangeait… Maintenant, quand on lui demande s’il a caïcayé du tayo blanc, il s’en défend, en faisant claquer sa vieille langue rouge, qui remue sans cesse dans le fond de sa bouche toujours entr’ouverte.

Quand il était jeune, Tchiao, il avait l’esprit ouvert au progrès. Il savait par les canaques de Pouébo que les blancs apporteraient beaucoup de choses utiles, qu’il ne fallait pas les tuer. Pour avoir des ignames et des ouarés, les blancs donnaient des pioches qui remplaçaient les perches à labourer la terre… Et aussi des tamiocs en fer, qui coupaient mieux que les haches de serpentine, et ne se cassaient jamais… Il les avait vus, les blancs venir couper du bois de santal avec ces haches rapides ; lui, Tchiao, il en avait été émerveillé. Pour en avoir une, il avait été obligé de donner aux hommes blancs, ses deux haches de pierre qui lui venaient de ses ancêtres.

Il avait goûté aussi aux ignames des blancs, elles étaient meilleures que les ignames des canaques. Elles étaient plus fines, elles ne collaient pas dans la bouche, et même les pelures étaient bonnes à manger… Mais les blancs coupaient toujours leurs ignames, ils n’en donnaient que des morceaux. Et lui, Tchiao, il voulait en avoir une entière.

Un jour Tchiao vit une grande pirogue des blancs, avec deux mâts et beaucoup, beaucoup de voiles. La pirogue vint mouiller dans la baie de Youanga. Tchiao prit deux paniers en feuilles de cocotiers, il les remplit d’ignames, puis il les chargea sur le dos de sa popinée, qui docilement le suivit.

Il arriva au bord de la mer, en face du bateau, il s’assit sur la plage, et il attendit que les blancs voulussent bien venir à terre.

Il y avait des pirogues canaques dans les creeks de palétuviers, il aurait pu en prendre une et aller à bord, mais cela n’eût pas été prudent. Quand il aurait été sur le bateau, les blancs l’auraient tué pour le manger. C’était tout naturel.

Avec l’entêtement et la patience de sa race, il attendit durant toute la journée qu’une embarcation abordât le rivage. Pour se distraire, il pêcha des crabes et des poissons… Le soir, lorsque le soleil s’enfonça dans la mer, il campa un peu plus loin, sous les brousses, avec sa popinée, bien cachés tous deux, pour que les blancs ne puissent pas les tuer pendant leur sommeil.

Le lendemain matin, une embarcation se détacha de la goélette et vint à terre. Tchiao s’avança dans l’eau jusqu’à mi-jambe pour mieux se montrer, pendant que sa popinée se sauvait, baissée comme une poule sultane, et allait se terrer dans les hautes herbes.

Au fur et à mesure que l’embarcation venait, Tchiao se reculait pour se tenir toujours à une distance prudente des hommes blancs. Là, dans la mer, et sur la grève, ils étaient forts les blancs, il fallait rester sur ses gardes. Et les blancs étaient nombreux, et lui, Tchiao, il était seul ; en cas d’attaque il ne pouvait compter que sur la rapidité de ses jambes.

Lorsque les blancs furent à terre, on parlementa, on se fit des signes, toujours à distance, et l’on arriva à bien se comprendre. Tchiao laissa sur le sable ses deux paniers d’ignames, et les blancs lui en jetèrent une des leurs qu’il attrapa au vol… Aussitôt l’échange fait, Tchiao s’en alla rejoindre sa popinée qui l’attendait, pelotonnée dans la paille de dixe.

A compte de ce jour, la vie de Tchiao changea : il eut, aux yeux des autres canaques, des allures bien mystérieuses. Il partait seul au petit soleil, sans dire où il allait ; il rentrait quand le soleil était à pic, sans dire d’où il venait, et il ne rapportait jamais rien.

Parfois il montait sur un pic, toujours le même, en emportant un paquet composé de diverses herbes à lui. D’en bas on le voyait faire des gestes que tous les canaques ignoraient : il se livrait à des maléfices, à des sortilèges… C’était incompréhensible, il n’était pas un sorcier, Tchiao, mais il le devenait. Tous les canaques, toutes les popinées, et tous les pikininis, commençaient à avoir peur de lui.

C’était grave, le Conseil des sorciers dut se réunir, et l’on décida qu’il fallait savoir ce que voulait Tchiao. Quelles étaient les calamités qu’il appelait sur la tribu ?… A quel togui[16] inconnu s’adressait-il ?… Qui voulait-il faire mourir ?… Peut-être allait-il falloir le tuer lui Tchiao, afin de conjurer les mauvais sorts.

[16] Diable, esprit néfaste.

Tous les sorciers de la tribu le surveillèrent, ils se rendirent compte de ses allées et venues, et de ses gestes. Ils étudièrent aussi les herbes dont Tchiao se servait. Il laissait toujours sur le pic son bouquet attaché à une gaulette fichée en terre. Tchiao s’était aperçu qu’on le surveillait, il variait ses moments de départs, il changeait ses directions, il rusait… On hésitait à le tuer, Tchiao était devenu un sorcier d’un genre tout spécial, on avait peur de lui… Quand il serait mort, il reviendrait terrible, la nuit, où il fait noir.

Ces sorcelleries duraient depuis plusieurs lunes, on commençait à s’y habituer, quand un hasard fit découvrir par les sorciers avérés, à quel sortilège se livrait le redoutable Tchiao.

Il était dans une petite clairière de la forêt, courant en rond autour d’une dizaine de perches à ignames plantées debout ; il tenait des herbes dans ses mains, il les balançait ; parfois il tombait à quatre pattes, puis il approchait sa bouche de la terre, et il lui parlait… Tchiao voulait faire mourir les ignames, il n’y avait plus de doute possible.

Le lendemain, le grand Chef de Gomen envoya sa garde s’emparer de la personne néfaste de Tchiao. Quand Tchiao arriva, le grand Conseil et tous les sorciers étaient assemblés… Les bourreaux étaient présents, ils attendaient les ordres.

Le Chef accusa Tchiao d’avoir jeté un sort sur les ignames, pour faire mourir toutes les ignames de la tribu.

Tchiao se défendit courageusement : « Non ! Cela n’est pas vrai. Ce sont les ignames des blancs que j’ai plantées, moi seul ici je sais les faire pousser… J’appelle la pluie sur elles… J’appelle les morts qui savaient bien faire pousser les ignames, pour qu’ils m’aident, la nuit, à faire pousser les ignames des blancs ».

La défense était bonne, mais il fallait aller aux preuves… Tout le grand Conseil, suivi des bourreaux, se transporta dans la clairière de la forêt. On fouilla au pied d’une perche désignée par Tchiao, et l’on trouva des morceaux de la pelure des ignames des blancs.

Tchiao avait planté un pain entier, heureusement pour lui qu’il restait encore de la croûte. Les autres perches avaient été mises là comme tromperie.

Le Conseil des sorciers réuni en assemblée secrète arriva à la conclusion suivante : « Les ignames des hommes blancs ne poussent que dans la terre des hommes blancs ; elles ne peuvent pousser dans la terre des hommes noirs. »

Et maintenant Tchiao est vieux, vieux, et les jeunes qui ont travaillé chez les blancs, ceux qui boivent du tafia, ceux qui mettent des pantalons, se moquent de lui… « Et le vieux Tchiao n’est pas content. Lui, le vieux Tchiao, il voulait faire pousser les ignames des tayos blancs, pour que toute la tribu fasse un grand caï-caï. Il n’a pas réussi parce que les autres canaques ont fait mauvais »… D’instinct, le vieux Tchiao sent bien qu’il y a quelque chose de changé dans la nature.

Et comme il est un peu sourd, quand il voit des blancs ou des canaques le regarder en souriant, il croit toujours que l’on parle du pain. Et lui, le vieux Tchiao, il allonge sa lippe, il fait claquer sa langue, et il s’en va en s’appuyant sur son bâton, symbolisant le passé qui s’efface.

LE DUGONG

Première légende

A la lumière avivée des étoiles, le cotre glisse lentement sur l’eau brune. Sa voilure sombre aux reflets blanchâtres se profile en hauteur, perce la nuit diaphane. De leur mol clapotis, les vagues minuscules semblent donner des coups de langue à la carène qui passe. Dans le sillage, des phosphorescences s’allument, scintillent un instant, et s’éteignent… Et le vent de terre qui musarde au fond de la baie vient dépolir l’immense miroir.

Ça marche… Ça va… La marée monte encore… Nous pourrons accoster à terre… Il y a une provision de bois sec. Nous ferons cuire la biche de mer, la fumée chassera les moustiques… Qu’en dis-tu ?… Badimoin.

Badimoin est peu causeur. Cependant, par le geste tranquille de son menton poussé en avant, il esquisse une vague approbation. Ce qui se devine à la silhouette boulue de sa tête, au-dessus du panneau.

Après avoir croqué les dernières croûtes de pain, les popinées se sont endormies, à la place où elles se trouvent, sur les sacs de lest, serrées l’une contre l’autre, par un besoin mutuel de se réchauffer… Riches natures… Dès qu’elles ont un moment d’inactivité physique, comme elles ne pensent à rien, elles dorment… Et c’est bien… C’est mieux…

Depuis longtemps le bateau poursuit sa lente bordée, aucune parole n’a effleuré le silence. Le calme infini et majestueux de la nuit devient un malaise. Il accroît une impression troublante de solitude, d’abandon, de petitesse devant l’immensité, d’insignifiance de soi-même.

La brise de terre aromatisée de la senteur de bois gémit doucement à travers les cordages. De son murmure alangui elle apporte les bruits atténués de la côte : Les roussettes qui grincent, les canards qui nasillent dans les étangs, le taureau qui mugit aux échos des vallons…

Par instant c’est un souffle qui pleure, comme un râle lointain, comme une lamentation venue des millénaires… Et ce vent de tous les âges évoque le passé, les temps barbares, lorsque l’homme devenait la proie sanglante de l’homme. D’où sortaient-elles, ces bêtes humaines ?… Qui pourra jamais le savoir… Ces montagnes sombres aux replis mystérieux en ont vu de ces scènes de cannibalisme, autrefois… et maintenant encore, plus près de nous, il y a quelque dix ans : Le massacre des colons de Poya, en 78… Que de meurtres incompréhensibles, que de cruautés inutiles… Ces sauvages jetés là par le hasard sont des êtres sans conscience, des brutes impulsives menées par les instincts, des ébauches d’âmes.

Et le vent pleure dans les agrès… Que diable ! Il faut réagir, secouer cette tristesse, animer l’équipage.

Badimoin ! mon ami, tu es une brute, un enfant de brute… Catou, ta popinée aussi… Et l’autre… l’autre popinée…, Pouépa… Un peu moins…, peut-être…

A cette apostrophe, Badimoin qui était assoupi relève la tête et demande : Quoi !… Nous besoin virer ?

Non ! Pas encore… Va regarder à l’avant s’il y a de l’eau.

Paresseux et geignard Badimoin se coule hors du panneau, redresse avec lenteur sa stature trapue, et va se camper à l’avant, épontillé sur ses jambes courtes et massives. D’une main il se cramponne au foc, l’autre est portée comme une visière à son front.

Après avoir de ses yeux percé l’obscurité des flots, il déclare : Là-bas, devant le bateau : les cailloux ! Peut-être pas beaucoup de l’eau.

A cet avertissement le cotre vient au lof, ralentit sa marche… La marée est presque haute il faut essayer de passer.

En douceur, l’étrave aborde les têtes noires des coraux qui s’élèvent du fond, comme des bêtes sournoises aux aguets… Pas de choc… Il y a de l’eau.

Le bateau glisse lentement au-dessus de dalles qui s’éclairent de fluorescences marines. Et c’est un défilé de mosaïques aux teintes jaunes, rouges, bleues, coupées de trous sombres. Le récif frangeant se termine. Nous sommes sur un plateau de sable blanc, où s’éparpillent les taches noires des algues flottantes.

Badimoin ! C’est bon… Viens ici. Je vais te donner du tabac fin pour faire une cigarette.

D’habitude, l’apathique Badimoin aspire en ronronnant au tuyau écourté d’un brûle-gueule noirâtre, après l’avoir fortement bourré d’un tabac canaque roulé en une corde, qu’il a au préalable déchiquetée dans ses doigts.

Mais quand il est à bord, il préfère le tabac fin. En voici la raison : Pour allumer sa pipe qui persiste à s’éteindre, il lui faut des braises incandescentes, ou un tison ardent en permanence. Une boîte d’allumettes ne saurait y suffire. Et alors, lorsqu’il ne se trouve pas confortablement accroupi auprès d’un feu, à se chauffer le bas-ventre, il compte sur mes libéralités. Le tabac fin est un luxe, une gratification très appréciée.

La mince pellicule de papier Job ne lui dit rien qui vaille. Pendant que je lui prépare une cigarette, il enlève de son espèce de turban poisseux, un morceau de feuille de bananier ; puis, de son haleine chaude il la ramollit, tout en la pétrissant. Et ma cigarette si élégante disparaît enroulée dans cette peau. C’est une affaire de résistance, et une question de goût. Le tabac brûlé dans cette enveloppe augmente sa force, il étourdit le fumeur.

Le bateau dégagé des obstacles continue sa nonchalante bordée. L’eau clapote, huileuse, à la proue. Le fond de sable reste clair, lumineux, dans le flot transparent… Ça va bien…

Sur l’eau calme, à babord, deux expirations d’un bruit sourd, deux graves points d’orgue qui ponctuent le silence : Oââââqq… Oââââqq… On sait ce que c’est, cette voix grasse, gargouillante, sortie d’un ventre : Une tortue est venue respirer à la surface, elle a happé deux bouffées, puis, apercevant la voilure, elle a replongé en vitesse, le croupion en l’air, sans demander son reste.

A l’annonce d’une tortue proche du bateau, d’instinct Badimoin s’est précipité sur une sagaïe renforcée de trois pointes de fer. Un pied sur le plat-bord, le buste balancé, le bras haut, brandissant son engin, il regarde un rond qui s’éteint dans l’eau… Nous sommes déjà loin.

— Badimoin… A oua !… Il est trop tard, la tortue a piqué la tête dans les grands fonds.

Badimoin est revenu à sa place, à l’arrière. Par ses lèvres épaisses, allongées, à son visage camus qui se renfrogne, je vois qu’il éprouve une déception profonde : celle d’avoir manqué cette grosse tortue qui aurait donné tant de viande savoureuse.

Chez lui c’est un atavisme d’affamé. Le souci unique et constant de la nourriture prise à la source, sans imaginer qu’il puisse exister des intermédiaires. — A ce sujet, Badimoin et ses semblables sont des sages.

Une tête de popinée se hausse au-dessus de l’hiloire… C’est Pouépa… Elle veut savoir où elle est… Après un moment de muette observation, d’une voix enfantine et chantante elle déclare : Là, c’est Béco ! Là, c’est Népou ! là, c’est Porwy ! — Sur ces paroles définitives, elle s’enfonce sous le pont, se blottit dans son coin, et s’endort.

Pouépa, ma petite, ta famille supposée devient bien encombrante. « Ta mère pour moi, son père pour toi, ta sœur pour lui, ton frère pour nous », en un mot toute la tribu commence à coûter cher. Lorsque cette invasion barbare se déverse sur le campement, elle bâfre tous les vivres. C’est une coutume… Le seul remède à cette exploitation serait d’aller jeter l’ancre ailleurs, dans d’autres eaux…

En ce qui le concerne, Badimoin est un chenapan, un libertin. Il a enlevé Catou, la jeune popinée d’un vieux canaque de la chaîne. Et comme, d’après les mœurs, les traditions séculaires, le nouveau couple a tout lieu de craindre de violentes représailles, il est venu se réfugier à bord, en attendant que le courroux collectif du village spolié s’apaise. Quand le vieux restera seul à ruminer sa vengeance, Badimoin et sa complice ne s’en soucieront plus.

En attendant ces jours fastes, selon un pacte établi sur la base de cinquante francs par mois, et de la nourriture à discrétion, ce couple constitue le seul équipage du navire.

Son arrivée est tombée fort à propos. L’équipage précédent, qui était composé d’un malabar et d’un canaque néo-hébridais marron, venait de déserter. Le malabar s’était embauché comme cuisinier sur une station de bétail. L’autre, le néo-hébridais, les affinités de race aidant, s’est fait adopter par une tribu où il avait trouvé « tapa » à sa pointure.

Quant à Pouépa, sa situation n’est guère définie. C’est plutôt une passagère voyageant pour le plaisir… On ne lui demandait rien… Un soir elle s’est trouvée là, sous l’appentis où l’on fume la biche de mer, à boire du thé, en compagnie de Catou et Badimoin… D’où venait-elle ?… Peu importe… Depuis un mois elle prend part aux expéditions de pêche, sur les récifs, et jamais il n’est question de paiement… Il est vrai que la famille en tire quelques profits… C’est peut-être un plan concerté… Et, ma foi, cette jeune sauvage aux formes rondes et lisses ferait succomber plus d’une continence.

Ses parentés sont très compliquées, d’une compréhension assez difficile. Elle est tout à la fois, la cousine, la tante, la nièce, la sœur de Badimoin, selon l’inspiration de l’instant, ou la commodité de la réponse. Tantôt, ces mêmes liens familiaux la rattachent à Catou, la compagne de Badimoin, et ce Badimoin est lui-même apparenté à toute la tribu de Poya et d’ailleurs… Allez donc vous y reconnaître.

Non… Pouépa ne doit pas mentir sciemment, elle se trompe, c’est certain… Les échanges d’enfants, les adoptions successives, les trocs de femmes, et encore les rapts ont dû embrouiller les états-civils… Et les canaques ne conçoivent pas de la même manière que nous l’ordonnance de la famille. C’est regrettable… Oui… Très regrettable… regrettable… Oui… Oui…

Le capitaine s’enfonce dans ses regrets puérils, sa pensée flotte, il s’endort à la barre, tout en réagissant. Et le bateau file sans bruit, sur l’eau caressante, comme sur un tapis de soie.

Tout à coup : un choc. L’avant a buté sur quelque chose de mouvant et se soulève. Arrêt brutal. Une claque formidable s’assourdit sur la carène qu’elle ébranle. L’eau jaillit en blanches gerbes, tourne dans des remous, agite du sable. Et le bateau repart doucement, alors que trois sillons rapides fendent l’eau, creusent de longues vagues qui s’enfuient du côté du vent.

L’arrêt brusque a projeté tout le monde vers la proue. L’équipage surpris s’est dressé sur le pont, même la passagère. Badimoin a bondi, farouche, écartelé, la sagaïe au poing, mais aussitôt il s’apaise, en disant : « Mon vieux ! ceux-là beaucoup malins. Lui connaît bien. C’est comme les canaques. »

Le premier saisissement passé, les popinées sont parties à rire. Maintenant elles se tordent et vocifèrent en se donnant de fortes tapes sur les cuisses, qu’elles ont nues. — C’est une bonne farce.

Tout en gardant sa gravité native, Badimoin se trouve entraîné par la contagion du rire. Sa bouche s’élargit, sa face s’épanouit, hilare. Il parle en canaque, gesticule, s’anime, mais il reste moins démonstratif que les popinées.

Le rire calmé, l’incident s’explique et se commente en un langage composé de français et de bichelamar, et avec le secours d’une mimique appropriée au cas présent.

Sachons d’abord que : « Le dugong est un genre de cétacé, mammifère, herbivore, de la famille des lamantins. Il peut atteindre trois mètres de longueur. On le nomme aussi vache marine. »

A la faveur de la marée montante, trois dugongs paissaient tranquillement dans une prairie d’herbes sous-marines, sur un haut-fond. Le papa, la maman, le petit. Ces bêtes-là vivent en famille. — Le bateau est arrivé sans bruit, sur la pointe des pieds. Il a monté sur un dugong. Le dugong surpris, aplati, affolé, s’est dégagé comme il a pu, et il a lancé un coup de queue au bateau, son seul moyen de défense. Le choc a été amorti par l’eau.

Et les trois dugongs qui craignent les hommes se sont enfuis du côté du vent. — Vent debout. — Le bateau forcé de louvoyer ne peut jamais les suivre dans cette direction. Depuis longtemps les dugongs le savent.

Les dugongs sont forts, ils sont rusés, ils sont malins. Quand ils se trouvent enfermés dans un filet et qu’ils ne peuvent plus en sortir, ils jettent les petits par-dessus les flotteurs, pour leur donner la liberté.

De temps en temps les dugongs viennent respirer à fleur d’eau. C’est aussi pour savoir ce qu’il s’y passe, paraît-il. Les canaques ont tourné ce besoin à leur profit. Un dugong est-il cerné, échoué, ou bloqué dans un filet, aussitôt tous se précipitent dessus, ils se cramponnent après, et, avec des tampons d’écorces de niaouli ou de paille, ils lui bouchent les narines. Le dugong reste sans force, il meurt étouffé.

Sa chair ressemble à celle des hommes, elle est très bonne à manger. Mais les morceaux succulents se trouvent sous les nageoires, et pas ailleurs : Des glandes d’une graisse jaunâtre, huileuse, que l’on est d’abord obligé, par déférence d’offrir au chef, et dont on se régale parfois, quand il en reste.

Et ce n’est pas fini sur le compte du dugong, il faut encore y ajouter ce talent merveilleux. « Il comprend ce que disent les hommes. Il sait parler comme les canaques de Poya. S’il ne dit rien, c’est parce qu’il est très méfiant. »

Sur ces révélations étonnantes, les conteurs s’arrêtent, ils prétendent que c’est tout, que c’est fini.

Devant l’incrédulité et le cortège de questions qu’elle amène, le bloc noir se replie, il se tait. Même en insistant il ne veut plus répondre.

Badimoin, Catou et Pouépa savent que c’est vrai. Cela leur suffit, ils n’essayent pas de convaincre. On sent que dans leur esprit le dugong est un être à part, enveloppé d’un prestige mystérieux, qu’ils doivent cacher aux étrangers. Les popinées parleraient peut-être si ce n’était la présence refroidissante de Badimoin, toujours très fermé lorsqu’il s’agit de mœurs canaques.

Regrettant déjà d’en avoir trop dit, pour se tirer de cette affaire, Badimoin énervé, le ton coléreux, exprime à peu près cette pensée : « Le dugong c’est un poisson qui appartient aux canaques, ce n’est pas un poisson des blancs. A quoi servirait de raconter son histoire aux blancs, puisqu’ils ne comprennent jamais les choses des canaques. »

Ces paroles prononcées, il s’isole dans un mutisme boudeur. Les popinées restent muettes.

Durant ces explications la terre s’est rapprochée, elle est là, devant. Le rideau de la végétation déroule sa bordure noire tout le long de la grève. L’on entend la musique tremblée des cri-cri éperdus… elle augmente d’ampleur… C’est le moment.

Badimoin ! Tu as raison. Nous ne pensons pas comme les canaques. Heureusement pour nous… Prépare-toi ! Nous allons virer.

Cette manœuvre a lieu. Le bateau vire, puis il repart incliné sur l’autre bord.

II

Quelques jours plus tard, en chassant les courlis au bord des marais, grâce aux combinaisons des atomes crochus, Pouépa a bien voulu conter l’histoire canaque du mystérieux dugong. Toutefois, après la promesse que Badimoin ne saurait rien de cet indiscret bavardage.

Autant que la mentalité canaque transposée en français peut le permettre, cette légende est donnée comme elle a été reçue, avec toute son imagination naïve, sa rudesse sauvage, sa senteur d’algues marines.

Autrefois, à Carindi, il y a longtemps, longtemps, on ne sait plus à quelle époque, mais il y a bien longtemps, existait un garçon canaque dont toute la tribu avait à se plaindre. Et cela se comprenait : Jamais il ne voulait apporter son aide aux plantations d’ignames et de taros. Jamais il ne s’occupait à la pêche des poissons. Jamais il ne voulait donner un coup de main à la construction des hautes cases pointues. Jamais il ne voulait faire ce que faisaient tous les autres canaques. Il ne travaillait pas, et c’était tout. Pourtant, il mangeait toujours, toujours, beaucoup, la nourriture de tout le monde.

Celui-là ne pensait qu’à danser le pilou, la nuit ; à se promener au bord des rivières, sous les banians ; et à chanter, à chanter aé aé aé, sur les montagnes, parce que les montagnes, en face, chantaient aé aé, aé, avec lui.

Si ce n’eût été que cette paresse naturelle, la tribu qui la comprenait très bien l’aurait admise, sans protester. Il n’était pas le seul paresseux. Mais ce garçon-là faisait encore autre chose de bien plus mauvais : Il poursuivait toujours les femmes, partout, dans les cases, sur les sentiers, à travers la brousse, au bord de la mer, dans les marais partout, partout…

Il se précipitait sur les popinées, il enfonçait ses doigts dans leur chevelure laineuse, il les jetait à terre, et il les tenait là… Des fois il leur plongeait la tête dans l’eau de la rivière, ou dans l’eau salée, pour les empêcher de crier… Et puis après, il se sauvait… Ça, c’était pas bon.

Beaucoup de ces hommes, dont les femmes avaient été violentées, ruminaient contre ce libertin une sourde colère, mais ils n’osaient rien lui dire, parce que celui qui jetait les popinées par terre était fort, fort… Au casse-tête, à la sagaïe, à la fronde, il était adroit, adroit comme on ne savait pas quoi… Et il était méchant, aussi méchant que les diables d’autrefois savaient l’être.

Quand il y avait des fêtes, des pilous d’honneur, selon une coutume maintenue par les jeunes, il exhibait son adresse.

Le corps zébré de lignes, la face peinte en noir, le plumet insolent, une canne flexible au poing, il allait se camper, crâne, au milieu de la rivière, sur un banc de sable, dans l’eau jusqu’aux genoux.

De là, tout en frappant de ses poings sa poitrine sonore, il invectivait les hommes, les traitait de sots, d’incapables, de maladroits, de buveurs du sang des femmes.

Et sous les outrages les hommes s’animaient, s’excitaient. Quatre, six, dix guerriers farouches, les plus adroits, s’avançaient sur un morne qui dominait la rivière ; et tous ensemble, d’un même jet, ils lui tiraient des pierres de fronde qui sifflaient autour de lui et piquaient l’eau d’un coup sec : tsick.

Et lui, la face éclairée d’un rictus diabolique, l’œil aigu, le corps trépidant, souple comme une anguille, il se pliait, sautait à droite, bondissait à gauche, s’effaçait d’une ligne, en insultant les pierres qui passaient rageuses et ne savaient l’atteindre. Parfois, de sa canne flexible maniée comme une raquette, il les déviait d’un heurt, en criant : Ouillililili… Ce qui appelait sur lui la fureur de ses assaillants.

Malgré toute son adresse à l’esquive, ce qui était une gloire pour le clan, en raison des mauvais tours qu’il jouait et de ses fréquents adultères, la tribu ne l’aimait pas, elle le détestait, le haïssait.

Plusieurs fois de vindicatifs et orgueilleux rivaux l’avaient provoqué en combat singulier, devant la tribu entière. Il les avait d’abord nargués, et ensuite, il leur avait porté des coups avec tant de précision que toujours il était resté vainqueur, dressé dans son triomphe au-dessus d’un corps abattu, sanglant.

Et puis, il n’y avait pas moyen de l’attaquer dans la brousse, par surprise. Ses yeux voyaient partout, devant, sur les côtés, dans le dos, même la nuit. Et ses oreilles à lui, elles entendaient tout, de loin, aussi bien que les oreilles des oiseaux.

Mais ce qu’il y avait de plus invraisemblable, ce canaque-là n’avait pas peur des sorciers… Peut-être qu’il était un peu fou ?…

Toujours était-il que cette vie excessive ne pouvait durer, parce qu’elle tombait dans une exagération de mœurs déjà trop brutales, qu’elle était contraire au bien-être de la tribu.

De l’avis du Chef et des notables assemblés en Conseil, ce canaque-là devait modérer ses extravagances, ses turpitudes, venir à la sagesse, se comporter comme tous les autres hommes.

Mais voilà !… Comment devait-on s’y prendre pour lui faire entendre raison… Il n’écoutait personne,… bien au contraire… Il se moquait des vieux, et menaçait les jeunes…

Après avoir longuement palabré sur ce sujet difficultueux, en tenant compte des usages préétablis, des lois coutumières, le Conseil fut unanime à reconnaître que le frère aîné de ce mauvais garçon, au titre de Chef de famille, devait le ramener à l’obéissance. Et que dans le cas d’une non-réussite, on emploierait des moyens plus énergiques.

Le frère aîné lui parlerait gravement, en présence de quelques têtes vénérables. Il lui exprimerait la réprobation de toute la tribu, en l’appuyant de ses propres reproches, et même de coups de lianes, si ces arguments devaient servir à le convaincre.

D’habitude, l’apathie de la race venant dissoudre la volonté, la puissance du frère aîné restait plutôt fictive, honorifique. Pour cette fois, sous l’aiguillon du Chef et des anciens la réaction nerveuse opérait. Le frère aîné assuma ce rôle de correcteur qui lui revenait par droit d’aînesse. Il fut même très flatté dans son orgueil de détenir ce pouvoir exécutif renforcé par la volonté de la tribu entière.

Dans l’intention bien définie de faire pénétrer au fond de la cervelle du coupable les arguments les plus décisifs, le frère aîné passa une demi-journée à choisir, à couper, et à préparer six fortes lianes noueuses, d’une brasse de longueur.

Mais ce n’était pas tout. Afin d’avoir la possibilité de rencontrer ce mauvais garçon dans une case, où il dormait souvent, il fallait d’abord le veiller, et ensuite le saisir tôt, le matin, avant qu’il sorte, lorsque les feuilles sont encore mouillées de la rosée, avant qu’il aille promener son oisiveté vagabonde à travers les méandres des sentiers, sous les brousses complices.

Un matin, quand il faisait encore froid dehors ; à ce moment où le soleil commence à incendier les cimes des montagnes, et à fondre les brouillards qui traînent dans le creux des vallées, le frère aîné, son paquet de lianes sur l’épaule, se rendit à la case où le mauvais-garçon dormait.

Un vieux canaque adipeux, obèse, au crâne reluisant, et deux autres vieux ratatinés, velus sur les épaules, à la chevelure d’un blanc fauve, aux reflets huileux, le suivaient sans empressement, échelonnés à quelques pas derrière. Ces vieux-là étaient les vénérables, les patriarches, les témoins éventuels du châtiment. Ils personnifiaient les traditions séculaires de la tribu.

Les justiciers arrivèrent devant une petite case tapie sous un bouquet d’arbres touffus, au bord d’un étang où flottaient à plat les larges feuilles de nénuphars. Des canards sauvages s’envolèrent, brusques, au ras de l’eau, en un ronflement qui s’éloigne ; cependant que les poules sultanes se sauvaient légères, à pas menus dans les roseaux.

L’exécuteur du pouvoir et les témoins se concertèrent : Le mauvais-garçon dormait-il là dans cette case ?… Fallait-il l’appeler ?… ou bien attendre qu’il sorte ?…

A quoi eût servi de s’égosiller dehors. Le frère aîné se baissa dignement, à quatre pattes, passa la tête à travers la touffe de paille qui bouchait la porte, et appela d’une voix puissante.

Par réflexe de la défense, d’un saut élastique le dormeur fut debout, le casse-tête menaçant. Brutal, il demanda : Toi ! Que me veux-tu ? Parle.

Et l’interpellateur de répondre lentement, sur un ton grave, comme une voix lointaine venue du passé : Tu me reconnais, je suis ton frère, ton frère aîné, celui qui reste le chef de notre famille, celui qui apporte la pensée des vieux de longtemps. Jette ton arme. Viens dehors, je veux te parler.

A ces paroles, la survivance des traditions, les atavismes de respect devenus instinctifs, affluèrent à son cerveau ainsi que des lois profondes. Le mauvais-garçon laissa tomber son arme, et sortit docile, devant la porte.

Et le frère aîné, en des emphases solennelles, lui exposa tous les griefs de la tribu : Son refus de travailler aux œuvres utiles à la communauté. La peur justifiée qu’il inspirait aux femmes fidèles. La haine sourde amassée contre lui par les hommes.

D’aplomb sur ses jambes, la tête baissée, le regard fuyant, le mauvais-garçon écoutait sans répondre.

Le frère aîné continuait toujours. Il reprochait au mauvais-garçon, son insolence agressive envers les guerriers qui savaient imposer les droits de la tribu aux voisins turbulents.

Au souvenir de ses propres audaces, de ses triomphes guerriers, se laissant emporter par sa colère fougueuse, il cingla de ses lianes vibrantes, le visage, les épaules, le dos du coupable ; ce qui à chaque coup soulevait de longues boursouflures saignantes, sur la peau brune.

Les muscles s’étaient crispés, la chair avait tremblé, mais le patient n’avait exhalé aucune plainte. Après avoir regardé son frère aîné d’un œil sournois, haineux, le front barré de gros plis, se mordant la lèvre inférieure, il s’en était allé, les poings serrés, sans prononcer un mot. Pendant que les imprécations du Chef de famille le poursuivaient encore, et le menaçaient de le chasser de la tribu, s’il ne voulait se conformer aux ordres.

De leurs gestes silencieux et dignes les trois vieux approuvaient.

Le canaque châtié s’enfonça dans les broussailles, se confondit avec les feuilles… Et jamais, jamais plus on ne revit le mauvais-garçon sous sa forme primitive, tel qu’il avait disparu, à Poya, un matin de soleil.

III

Durant les premiers jours qui suivirent ce châtiment mémorable, une certaine inquiétude conseillée par la prudence régna dans les foyers. Ce mauvais-garçon était capable de venir se livrer à quelques scènes de violence. Mais, comme rien de fâcheux n’arrivait, peu à peu le calme se rétablit, et la vie canaque reprit son cours habituel.

En raison de son acte d’autorité, le frère aîné bénéficia d’une large considération. Souvent il recueillait des louanges, ce à quoi il fut très sensible.

Plus aucune trace n’indiquait la présence du mauvais-garçon sur les terres environnantes. Il était parti ailleurs, loin, dans un autre pays. A part quelques femmes, tout le monde s’en réjouissait. Au bout de trois lunes on n’y pensait plus.

Un matin, dans une case fumeuse, le frère aîné fut trouvé raide sur sa couche de paille. Il était froid, il était mort. Un casse-tête-bec-d’oiseau planté dans le front lui avait cloué le crâne par terre. Le manche du casse-tête s’étant rompu, l’arme restait encastrée comme un coin dans l’os frontal. Du sang avait coulé par les narines et rempli la bouche. Les yeux étaient fermés par des caillots noirs.

A la lumière tremblante d’un feu de bois, tous les hommes défilèrent, soupçonneux, devant le cadavre rigide qui gardait un casse-tête-bec-d’oiseau planté dans le front. Chacun étudia l’arme, la blessure, la manière dont le coup avait été porté.

Les avis furent unanimes à reconnaître que le mauvais-garçon était l’auteur de cet homicide. Il n’y avait plus aucun doute. L’esprit de la vengeance l’avait emporté… C’était lui.

C’était lui… Et les vieux qui savent trouver les causes qui déterminent les actes des hommes comprirent bien que : « Le mauvais-garçon avait tué son frère, la nuit, pendant qu’il dormait, parce que le jour il n’aurait pas pu le tuer en lui voyant les yeux. » Ces yeux où passent dans de rapides lueurs les regards des ancêtres.

Malgré la coutume de tuer facilement, cet homicide bouleversait les traditions de toujours, il devenait un crime : Un frère avait tué son frère aîné… De mémoire d’homme jamais cela ne s’était vu… C’était l’impossible réalisé.

Au fond de leur mentalité obscure, les canaques sentaient confusément qu’ils devaient maintenir les rites sacrés de la famille. Garder intact le respect du frère aîné, du Chef, et des ancêtres défunts. L’instinct de la vie collective leur disait que la force de la tribu résidait dans ses lois coutumières, qu’il fallait les défendre.

Sous l’empire d’une juste indignation, la peuplade s’excitait, devenait tumultueuse ; bourdonnante comme une ruche d’abeilles dont on a pris la reine.

Le fratricide devait être châtié. Lui aussi il fallait le tuer, lui infliger des souffrances, le couper en morceaux, et le manger pour apaiser la colère.

Par une acclamation sourde et prolongée qui résonna sous terre et s’étouffa aux troncs des arbres, il fut résolu que les guerriers ne prendraient de repos qu’après avoir mis à mort le fratricide.

Ceci arrêté, l’on procéda aux funérailles, mystérieusement, comme toujours. Six canaques revêtirent les insignes du deuil national. Ce qui consistait à porter, en hauteur, sur la tête, des turbans d’écorces enroulés en forme de tromblon. Ces croque-morts se couvrirent le visage et la poitrine d’une couche de suie grasse. Et sans avoir dit un seul mot de leurs intentions, ils emportèrent le cadavre déjà empaqueté, et l’introduisirent dans une fente de rochers, sur le flanc d’une montagne, au milieu d’une forêt inextricable frappée d’un tabou. Le mort fut entouré de ses armes, de ses objets familiers, et d’une réserve de victuailles.

Après avoir prononcé certaines paroles qui appelaient la hantise et la vindicte de la victime sur la tête de son tueur, les nécrophores se retirèrent sans bruit. Désormais, eux seuls possédaient le secret de cette sépulture. Temporairement ils devenaient des êtres spéciaux entourés d’un prestige macabre.

Pendant que cette cérémonie se poursuivait, dans l’ombre, des ambassadeurs munis de bouquets emblématiques parcouraient les tribus de la région. Ils informaient les Chefs et le conseil des anciens de l’événement tragique survenu au village de Carindi.

Au mépris des traditions familiales, un frère avait tué son frère aîné. Le Chef de Carindi au nom de tout son clan, et de la morale reconnue, demandait aux tribus amies de ne pas donner asile à ce fratricide, et même de l’exterminer, si elles en trouvaient l’occasion, sur leurs terres.

L’indignation tant sincère que feinte fut générale. Au fond, ces propositions séduisaient les canaques toujours avides d’une chasse à l’homme, le seul gibier sérieux. Tous les Chefs se joignirent à ce pacte.

Jamais le fratricide ne dormirait sur leurs terres, ils le traqueraient partout, sans répit, sans lui donner un instant de repos. A la fin, quand il serait las de marcher, et le jour et la nuit, ils le massacreraient sur place, et l’on danserait un pilou frénétique autour de son cadavre.

L’esprit belliqueux toujours entretenu par les harangues déclamatoires, les canaques ne marchèrent plus qu’en groupes armées, turbulents, menaçants. Afin de ne pas s’égarer sur de fausses pistes, les allées et les venues de chacun furent observées. Les sentiers les plus mystérieux furent suivis de bout en bout, et les empreintes de pas devinrent d’un intérêt excitant. Toutes furent étudiées avec patience, jusqu’à ce que l’on pût leur assigner un nom : Ça… C’est le pied de Tchiao qui a passé là, au petit soleil.

Malgré toute l’attention apportée à ces recherches, quelques jours s’écoulèrent sans qu’il fût possible de trouver une seule trace, une seule indication qui permît d’établir la présence du fratricide, à un endroit quelconque. Il semblait ne plus exister. Néanmoins la vigilance ne se relâchait pas.

Un matin, une nouvelle à sensation circula à travers les plaines de Poya, depuis le Pic Adio jusqu’à Porwy.

Quatre canaques avaient vu, du bas de la montagne, en plein jour, au-dessus de Nékliaï, dans une vallée boisée qui monte au Pic Boulinda, une grande envolée de roussettes. Les roussettes avaient tourné en cercle, par bandes désordonnées, toujours à la même place, longtemps, longtemps, et elles étaient parties, lourdes, du côté de Néképin.

Tout de suite les canaques avaient compris que les roussettes suspendues aux branches, à l’ombre, avaient été dérangées dans leur repos, soit par la chute d’un arbre mort, soit par la présence d’un homme.

Mais, puisqu’elles avaient décrit de grands ronds, en l’air, au-dessus d’un endroit, et qu’elles ne s’y étaient pas reposées à nouveau, tout portait à conclure que c’était un homme qui se trouvait là, qu’elles avaient peur de lui.

Cette remarque judicieuse transmise, et commentée de proche en proche, attira l’attention du côté de cette montagne. On la regardait toujours.

Par une nuit claire, sans aucun brouillard couronnant les cimes, un vieux qui ne pouvait jamais dormir aperçut, tout en haut du Boulinda, un feu, tout petit, tout petit, piqué comme une étoile dans le noir du sommet, où il y a des sapins. Le vieux appela d’autres canaques, qui virent aussi… Et presque aussitôt le feu s’est éteint.

Tous les canaques des plaines étaient sûrs qu’il n’y avait aucun des leurs, là-haut, sur le pic. Parfois, bien rarement, on y montait en nombre ; et l’on y campait pour chasser les pétrels et les hirondelles de mer, la nuit, au moyen de grands feux qui aveuglaient les oiseaux. Et aussi pour couper des bois durs que l’on utilisait à la fabrication des armes, et encore pour prendre des écorces d’arbres qui servaient à teindre les choses, pour faire joli.

Mais actuellement, on le savait, pas un homme n’était allé sur le pic. Et pourtant, on avait vu du feu, là-haut. Ce devait être un feu allumé par le fratricide.

L’on envisagea avec la même assurance la possibilité d’un feu allumé par un esprit, un revenant, un diable. Car un feu ne s’allume jamais seul.

Les sorciers furent consultés sur ce cas troublant. Leurs réponses très embrouillées laissèrent flotter du vague, et leurs conclusions définitives furent qu’il fallait aller voir là-haut.

Aller voir là-haut… Ce n’était pas une petite affaire… Les canaques se grattèrent la tête, fort perplexes. L’ascension de cette montagne s’annonçait très pénible, éreintante. Et, depuis qu’on ne pouvait plus le retrouver, le fratricide, le hors-la-loi, devenait un être effrayant qui entrait dans le surnaturel. Déjà une légende se créait autour de lui.

Enfin… Après bien des hésitations, les guerriers les plus résolus se décidèrent et entraînèrent les timides. On se divisa en plusieurs bandes.

L’ascension fut entreprise. Un jour, avant le lever du soleil, les escouades se mirent en route, par des accès différents. Elles marchèrent d’abord d’une allure furtive, qui peu à peu se transforma en une reptation silencieuse, sous les broussailles empêtrées de lianes. Puis il fallut grimper à pic, en se cramponnant à des rochers recouverts d’une végétation naine, rabougrie, noueuse, qui se hérissait de pointes, et ne fléchissait pas sous les pieds.

On n’allait pas vite, certes, mais l’on avançait quand même, on montait, on montait toujours. En bas, les collines s’aplatissaient vertes, herbeuses, devenaient des plaines qui s’insinuaient entre les hautes montagnes, d’un bleu sombre, surgies de terre ainsi que des îles aux côtes abruptes.

Tout en s’employant de son mieux à se hisser à travers les obstacles, chacun portait une attention soutenue au plus petit détail indicateur qu’il rencontrait en chemin : une pierre déplacée dans son alvéole, une branche fraîchement cassée, des brousses entr’ouvertes pour donner passage, des lianes rompues sous une poussée. Plus l’on montait, plus les traces parlaient, plus elles racontaient leur histoire.

Le soir, sur le sommet du Boulinda, lorsque les bandes furent réunies autour des feux, au milieu d’un tertre hérissé de sapins, elles se communiquèrent en d’interminables palabres les résultats de leurs observations.

Trois canaques avaient trouvé de la fougère entassée sous un rocher. Un homme avait dormi dessus. Par places, dans la grenaille de fer-chrômé, on avait remarqué des empreintes poussiéreuses de pas. Une bande avait vu les débris du feu que l’on avait aperçu d’en bas, la nuit. Un homme y avait fait cuire des pétrels, et il les avait mangés, ainsi qu’en témoignaient les plumes et les os dispersés aux alentours.

Toutes ces preuves matérielles ne savaient pas mentir. L’homme qui hantait cette montagne avait voulu ne laisser aucune trace de sa présence. Donc il se cachait… Puisqu’il se cachait, il se sentait menacé dans sa vie… Alors, pas de doute. Cet homme invisible était le fratricide, celui qui avait tué son frère… Lui aussi, il fallait le tuer… On était là pour ça.

Et la nuit s’écoula, longue, interminable, dans l’attente du jour qui permettrait de voir, de se guider, d’arrêter un plan, et de traquer au fond de son repaire le condamné à mort.

Les étoiles pâlirent, s’effacèrent doucement. Une blancheur croissante s’étendit par delà les montagnes. Au bas des vallées, les flocons de brume demeuraient immobiles. Le jour fut. On vit clair.

En rassemblant toutes les indications, toutes les preuves, en se les démontrant sur le terrain vu à vol d’oiseau, l’on arriva aux mêmes conclusions.

Le fugitif avait établi son campement à mi-côte, au creux d’une vallée boisée, très profonde, qui descendait vers la mer. Il restait là parce qu’il y trouvait une source, des roussettes, des choux-palmistes, des graines d’arbres. Ce n’était que par gourmandise qu’il était venu au sommet de la montagne, à la chasse aux pétrels.

Maintenant, il n’y avait plus qu’à faire une battue, descendre la vallée dans toute sa longueur. Les uns garderaient les flancs, les autres passeraient au fond. Et le fratricide poussé par la horde tenace dévalerait dans la plaine, où il serait poursuivi, entouré, abattu, aux cris de triomphe de ses assaillants.

La battue se développa méthodique, patiente, entêtée, pas un buisson qui ne fût fouillé de la pointe d’une sagaïe. Sans se rompre un seul instant, la ligne des rabatteurs occupait la vallée entière, elle descendait, descendait toujours.

Dans un fourré touffu l’on découvrit le gîte : Un abri en feuilles de choux-palmistes, juste assez haut pour qu’un homme s’y tînt accroupi. Par terre, une couche de paille. Un morceau de bois pourri comme oreiller. Un feu éteint avec les cendres encore chaudes. Et à côté de cette bauge, à deux pas, quelques os humains d’adulte, un crâne d’enfant.

Ces restes lugubres disaient qu’au lieu de se laisser mourir d’inanition, poussé par le besoin animal de vivre, l’être humain qui gîtait là avait eu recours au cannibalisme.

Les rabatteurs n’en furent pas autrement surpris, c’était tout naturel. Seule, la curiosité de savoir la provenance des victimes les préoccupa.

Au pied des montagnes les escouades se rejoignirent. Les figures étaient allongées, déconfites, personne ne parlait. La vallée avait été parcourue, explorée, fouillée dans tous ses recoins, et pas un des rabatteurs n’avait vu le fratricide, pas même une trace fraîche.

A part l’abri rencontré en passant, on ne connaissait rien de plus. Il était impossible de dire ce qu’il était devenu, impossible de savoir où il était parti.

Toutes désorientées, les équipes de chasseurs regagnèrent leurs cases. Devant l’incompréhensible, une pensée lente et profonde creusait sa place dans les cervelles. La personnalité du fratricide devenait de plus en plus mystérieuse, elle grandissait, étendait son prestige dans le domaine du surnaturel.

La surveillance ne se relâcha pas, bien au contraire, mais elle resta plutôt défensive. Chez ces êtres simples, l’inconnu développait la peur.

Maintenant on voyait le fratricide partout, sous des formes les plus fantastiques. Dans les ténèbres des nuits, les bruits inaccoutumés étaient dus à sa présence. Les quelques rapines qui avaient lieu dans les cultures lui étaient attribuées. Les traces inexplicables devenaient les siennes. Il régnait une telle appréhension de rencontrer cet être invisible que les hommes les plus courageux s’écartaient d’un endroit, lorsqu’ils y soupçonnaient sa présence.

Malgré cette crainte, les usages protocolaires ne perdaient pas leurs droits. Des invitations à longue échéance furent lancées, conviant les tribus de la région à un pilou qui serait donné à la mémoire du mort, du frère aîné tué par son frère, le mauvais-garçon.

Tout en s’occupant des nécessités journalières de la mangeaille, avec la paresse et la lenteur voulues par la majesté de l’œuvre, le village de Carindi préparait son pilou.

De temps en temps, quelque canaque solitaire, quelque rôdeur disait avoir vu, dans des circonstances toujours très compliquées, le fratricide qui se cachait. Lui, le rôdeur, il s’était sauvé tout de suite, et il n’en savait pas davantage. Ou bien, le fratricide s’était transformé instantanément, il était devenu un tronc d’arbre, un rocher, une souche, ou autre chose d’effrayant dont on n’avait pas voulu s’approcher, par prudence.

Cependant un jour fut où de nouvelles découvertes s’annoncèrent plus sérieuses. De nombreux témoignages les confirmèrent. Voici dans quelles circonstances.

Un troupeau de popinées affolées arriva en courant, en criant, et se répandit par la tribu. Avec volubilité et force gestes ces femmes expliquèrent les causes de leur épouvante.

Elles étaient occupées à la pêche aux crabes, dans les marais de palétuviers. Tout à coup un bruit étrange s’éleva derrière elles : de l’eau qui jaillissait, du bois qui craquait. Aussitôt elles se retournèrent, et de leurs yeux elles aperçurent, à travers les arbres, du côté de la rivière, le mauvais-garçon qui courait, qui sautait, sur les racines de palétuviers. Les arcs des racines fléchissaient sous lui, le renvoyaient en l’air, il tombait, et il rebondissait encore. Elles avaient bien remarqué que dessus sa tête il avait mis, comme un masque de tabou, une énorme tête de poisson. Dans ses bras il serrait un régime de bananes. Arrivé au bord de la rivière, il a vite arraché des bananes qu’il a tenues sous les aisselles, pour avoir les mains libres, et Plouf !… Il a plongé… Pendant ce temps-là, toutes elles se sauvaient en jetant des regards apeurés en arrière.

Cinq, dix, vingt popinées certifièrent le fait. Les unes avaient vu le fratricide bondir, tantôt debout, tantôt à plat ventre, sur les racines de palétuviers. Les autres avaient distingué un régime de bananes balancé en avant, en arrière, comme ça. Le plus grand nombre avait entendu Plouf… Toutes savaient que c’était vrai, parce que les autres l’avaient dit.

Un groupe d’hommes éclairés décida qu’il fallait aller aux preuves. Et il en revint, après avoir constaté de visu : des empreintes de pieds, très larges, dans la vase ; des racines tordues sous un poids lourd ; de la boue éclaboussée aux branches, et la présence du trognon d’un régime de bananes qui flottait au fil de l’eau… Il n’y avait plus de doutes.

Désormais ce fut un fait établi, indiscutable, un axiome : Celui qui avait tué son frère se cachait dans les marais de palétuviers, à l’embouchure de la rivière de Poya et de Moinda, avec les poissons.

Il arrivait parfois que certains canaques remuants, affamés de tuerie et de gloire, se lançaient à la recherche du fratricide. On ne savait plus si c’était de la pêche ou de la chasse, car on ne le rencontrait jamais sur la terre ferme, pourtant il y montait. Quand le temps était calme, dans le silence des nuits, on l’entendait marcher sur les feuilles sèches, au fond des broussailles.

Assez souvent on apercevait sa tête, à fleur d’eau, de loin, comme un coco qui flotte. Il venait respirer de l’air, il soufflait fort, et il crachait par le nez. Mais on ne pouvait jamais l’approcher, il était trop malin, il regardait partout. Toutes les ruses des pêcheurs, il les connaissait, puisque c’était un canaque de la mer.

Dès qu’il voyait une pirogue suspecte qui s’avançait vers lui, ou un homme qui le cherchait des yeux, il plongeait vite, vite, et c’était fini. A force de vivre au fond de l’eau il en avait pris l’habitude, il pouvait y rester tant qu’il voulait, sans éprouver le besoin de respirer.

Depuis qu’il avait rompu toutes ses relations avec les hommes, et qu’il était l’ami des poissons, son caractère s’était beaucoup modifié. Il était devenu craintif, méfiant, constamment en alerte, toujours prêt à se sauver, à se cacher au fond de l’eau trouble, dans les herbes marines. Il remuait même la vase pour salir la rivière, et se rendre invisible.

Après bien des essais risqués, lorsque les canaques furent absolument certains que le fratricide était devenu poltron comme les harengs d’eau douce, ils n’eurent plus peur de lui. Et ils se mirent à le chercher, sans aucune frayeur, en plongeant dans son eau sale.

Mais lui nageait beaucoup plus vite qu’eux, et alors les canaques ne pouvaient pas le suivre, il s’échappait toujours, pour aller dormir dans les grands trous, à ces endroits où il fait noir, sous les racines avec les grosses anguilles, les serpents de la couleur de la vase, les crapauds qui piquent comme du feu. Là, c’était chez lui, on était forcé de le laisser tranquille.

Malgré tout, il fallait le punir de son crime. Un jour, toutes les pirogues s’y sont mises. Elles barrèrent la Poya dans sa largeur, pour enfermer ce canaque devenu comme les poissons, et le prendre.

Munis de sagaïes, de perches, de haches en serpentine, les hommes battirent l’eau en descendant avec la marée.

Ce coup-là, ça y était !… On l’avait vu nager tout doucement, au fond, et remuer la vase. Cette fois on allait lui planter de nombreuses sagaïes dans le corps, son compte était réglé.

Mais lui a encore été plus malin que les hommes. Au moment où l’on ne s’y attendait pas, parce qu’on le croyait ailleurs, il a foncé à toute vitesse sur une pirogue, il l’a soulevée en l’air, sur son dos, et il a passé dessous. La pirogue, les canaques, les perches, les pagaïes, tout a culbuté. Le balancier a été cassé. Et l’homme poisson a filé en pleine mer.

A partir de ce jour de la pirogue chavirée, jamais plus on ne l’a revu dans la rivière de Poya, ni dans celle de Moinda. Il restait toujours au large, hors des atteintes des hommes. De loin en loin on l’apercevait, du côté des récifs, mais on n’essayait pas de le prendre, car on savait que c’était impossible.

Comme il ne vivait plus avec les hommes, et qu’il ne venait jamais à terre, il ne pouvait pas attraper les popinées. Et lui, il avait besoin quand même d’attraper les popinées, toujours, toujours. Ça fait qu’il s’est mis à courir après les popinées des poissons.

Toutes ces choses-là se passaient dans la mer, au fond de l’eau, alors les canaques ne savent pas bien… Mais ils croient, ils en sont presque sûrs, le mauvais-garçon se mariait avec les popinées des raies, par commodité, parce que les raies aussi, elles sont coupées. Les popinées des requins sont pareilles, mais celles-là sont trop voraces, elles l’auraient mordu.

Depuis plusieurs générations d’hommes, le canaque de Carindi qui a tué son frère a disparu de chez les poissons, on ne le voit plus, il est mort. Avant de partir il a eu beaucoup d’enfants, ceux qu’il a engendrés avec les raies. Maintenant sa postérité est innombrable, on en voit partout, partout, des dugongs.

Et les dugongs savent de qui tenir. Ils perpétuent les hérédités distinctives des deux races. Ainsi que leur mère ils vivent continuellement sous l’eau, de préférence sur les fonds de vase et de sable, où ils peuvent se traîner à plat ventre. Comme elle, ils nagent mollement. Il n’y a que devant un danger qu’ils précipitent leur fuite d’une allure folle.

Ils sont malins comme leur père, comme le père de leur père, comme le canaque ancestral de Carindi. Ils ont gardé de lui toutes les manières. Eux aussi lèvent la tête à fleur d’eau, pour regarder partout, savoir s’il n’y a pas une pirogue en vue, si rien ne les menace. Et par la même occasion se vider les narines, en soufflant, fort.

Toujours ils troublent l’eau pour se cacher au fond, et manger tranquillement les herbes marines, les algues vertes. Ils connaissent les mouvements des marées, quand elle va monter, quand elle va descendre. Ils prévoient la direction du vent. Un cyclone ne les surprend jamais, lorsqu’il se déchaîne ils sont déjà en sûreté dans les arroyos, où il n’y a pas de courant.

Une longue expérience a enseigné qu’une pêche au dugong doit toujours s’organiser en sourdine. Il est défendu d’en parler auprès des rivières, et sur le bord de la mer. Les dugongs possèdent une ouïe fine, ils entendent tout, et ils comprennent. Aux gestes des hommes ils devinent leurs intentions. S’ils ont eu vent de l’affaire, la pêche est manquée.

Quelques vieux canaques, dignes de créance par l’antiquité de leur savoir, affirment que les dugongs parlent, qu’ils les ont entendus, autrefois, dans leur jeunesse.

Selon les traditions familiales de la tribu, aussi bien que les hommes, les dugongs protègent les petits. Faut-il se sauver, fendre l’eau en vitesse, ils les poussent devant eux. Quand ils sont pris dans un filet, ils les lancent par-dessus, de l’autre côté, hors des atteintes des pêcheurs.

Après les pêches fructueuses, aussitôt que les canaques ont, en observant certains rites, dépecé un dugong, ils prennent, sous les nageoires, de la graisse jaune qui est de la banane écrasée. Et cela s’explique très bien : Il y a longtemps, longtemps, le père de tous les dugongs a plongé dans la rivière de Poya, avec des bananes sous les bras. Au moins, ça, c’est une preuve.

Ces performances amphibies, et tous les actes raisonnés dont ils humanisent leurs mœurs, établissent, d’une manière indiscutable, les similitudes, les parentés qui existent entre les dugongs et les canaques.

Avec ces derniers on est obligé de convenir que ces intelligents cétacés ne sont pas des poissons comme les autres poissons. Et même de reconnaître que par leur état-civil, enregistré dans la mémoire, les dugongs sont bien les descendants hybridés du mauvais-garçon qui a tué son frère, à Carindi, il y a longtemps, et a dû se réfugier dans la mer, pour éviter le châtiment qui le menaçait.

Essayer d’expliquer en naturaliste disert, à l’instar de M. de Buffon, que ce phénomène ne pouvait exister, eût été, aux yeux de la jeune Pouépa, nier l’évidence, par faiblesse de cerveau. Aucun doute n’aurait su se glisser dans son esprit. C’était vrai, puisque les vieux l’avaient vu et l’avaient dit. Et les dugongs cabriolaient encore, là, dans la mer, comme témoins incontestables de ce fait.

Afin de ne pas déprécier les hommes blancs dans la considération d’une femme noire, le mieux fut d’accorder créance à cette fable qui, en somme, ne le cède en rien, en tant qu’imagination, à celles enfantées par les races indo-européennes. Leurs histoires religieuses et profanes sont riches en événements de ce genre. Et toutes les croyances humaines ne sont-elles pas échafaudées sur des légendes aussi fragiles.

Abstraction faite des causes déterminantes, ce conte canaque rappelle la légende hébraïque de Caïn et d’Abel. Il marque chez des sauvages un sens moral qui s’établit, s’affirme. Une défense de tuer son prochain direct, et le châtiment que sa réalisation entraîne. On y voit régner le respect discipliné de la famille, la solidarité du clan primitif, tous ces instincts brutaux qui s’affinent, et qui par leur évolution logique préparent les lois civilisatrices d’une société humaine.

D’un regard jeté dans le recul des siècles, on comprend que les races blanches ont passé par ces phases, en subissant diverses époques de régression. D’ailleurs, les temps présents qui ont pour effet de relâcher les instincts et d’alléger les consciences, nous l’enseignent encore…

Mais ces digressions sortent du notre cadre. Revenons à notre petite histoire canaque, elle est plus réconfortante. Là, au moins, pas d’artifices, pas de mensonges, nous sommes avec de vrais sauvages.

Ainsi que le dira la suite ajoutée à ce récit, cette légende canaque qui prend naissance à Poya, au milieu des tribulations d’un satyre fratricide métamorphosé en lamantin, se continue le long de la côte, chez les pêcheurs. Les incidents survenus à travers les années, les transmissions orales toujours fantaisistes l’ont quelque peu modifiée.

Entre Voh et Koné on la retrouve épanouie dans son décor marin, avec la même genèse évidente, toujours le même mythe qui se poursuit, dans une nouvelle incarnation. Cette fois, au lieu d’un satyre, une manière de sirène ténébreuse, une goule énamourée y cherche l’assouvissement de ses ardeurs lubriques. C’est très grave. On en meurt.

Et dans toute cette histoire, Pouépa, la conteuse, qu’est-elle devenue ?… Ce qu’elle est devenue ?… Qui le sait… Depuis longtemps la poussière des années a effacé la vision suggestive du tapa qui ondulait autour de ses hanches rondes… Un matin, elle n’était plus là… Badimoin et Catou l’avaient suivie, ou emmenée, avec les baluchons… Il est vrai que les vivres tiraient à leur fin. Le dernier sac de riz était presque vide, la farine manquait ; et tout le sucre avait disparu, fondu dans les orgies de thé brûlant.

Il était pressant de réaliser les trésors de la pêche, de s’approvisionner à nouveau, sans être trop roulé. Le départ, vent arrière pour le Nord, chez les chinois, fut décidé. Mais, comme ces natifs de Poya tenaient à leurs parages, aussi fortement que des poulpes à leurs rochers, pour ne pas se laisser déraciner de chez eux, ils se sont défilés, sans bruit, avant le lever du soleil, en faisant l’abandon des cinquante francs par mois qui leur étaient dûs.

Encore une fois le bateau s’est trouvé sans équipage. Il a fallu se débrouiller… se débrouiller… C’était le bon temps… C’est toujours le bon temps lorsque l’on porte en soi l’insouciance de la jeunesse.

Deuxième légende

Un cap, suivant la définition géographique. Une montagne bleuâtre, sombre, allongée horizontalement, le dessus plat, barrant la vue, sa pointe avancée dans la mer comme l’éperon d’un cuirassé en marche. Sur le plateau, à travers les éclaircies d’une végétation naine, apparaissent les taches rouges des terrains ferrugineux. Telle est la chaîne du Kaféate, une des puissantes nervures qui arc-boutent le grand massif du Koniambo.

Il y a quelques millions d’années, les longues ondulations synchrones de l’Océan venaient battre de leurs volutes étincelantes cette proue rocheuse, ainsi qu’en atteste le surplomb creusé à sa base. Mais depuis ces époques évanouies dans l’insondable du temps, la rudesse du chaos primitif s’est apaisée, la patience éternelle des siècles a étendu sa douceur. Devant le travail inlassable de l’infiniment petit, la mer a dû se retirer, céder à son emprise.

Le madrépore, cet infiniment petit si grand dans son œuvre, ce constructeur d’atolls, ce soudeur d’archipels, cet architecte sublime coulait au seuil des abîmes océaniques les assises de ses édifices. Durant des siècles sans nombre, le rempart de corail qui ceinture notre île s’élevait en silence à travers l’eau glauque. Il montait inconcevable dans sa lenteur, mais il montait toujours, résolu, tenace, indestructible.

Une époque se réalisa où les aiguilles de corail se découvrirent au ras de la mer. Et les lourdes houles se brisèrent échevelées, impuissantes devant cette muraille titanesque. Désormais le pied du Kaféate ne connut que la caresse des eaux amorties.

La barrière des grands récifs, à plusieurs milles de la côte, était établie dans ses lignes initiales. Derrière ce rempart, jusqu’à la terre abrupte, régna le lagon où s’ébattaient voraces les monstres marins des premiers âges.

Mais l’œuvre d’apaisement n’était pas achevée. Le madrépore poursuivait toujours son travail d’une lenteur incalculable. Pendant de nouveaux siècles il bâtissait ses polypiers, élevait ses portiques, cintrait ses voûtes. Lorsque ce fut fait, il cimenta en une masse tous ses ouvrages, et le lagon demeura bloqué.

Par la rapidité accrue de leurs courants, le flux et le reflux avaient su se ménager des canaux de draînage : des gouffres qui s’entr’ouvraient sur l’Océan. Seules les marées hautes gardèrent la puissance de s’étendre sur les parties abandonnées par la mer. Quand l’eau se retirait aspirée par le jusant, depuis le pied du Kaféate jusqu’aux grands récifs du large, à la place où le lagon avait régné, le plateau de corail se découvrait à nu, comme une voie romaine.

Et ce fut l’ère de la paix. Sous la protection des récifs dressés en brise-lames, la flore et la faune marines connurent les temps heureux. Des infinités de poissons à écailles d’argent, ceux multicolores aux lignes compliquées, les hideux céphalopodes enserrés dans leurs tentacules visqueuses, les squales armés de mâchoires à dents de scies, et même les infimes rudiments d’êtres animés existèrent en toute quiétude, sur le banc et dans les canaux, en se dévorant les uns les autres, par nécessité de transmutation de la substance vitale, les plus forts mangeant les plus faibles, selon la loi de la nature, même en honneur chez les humains.

De nombreuses variétés de mollusques établissaient leur habitat dans les interstices des coraux, chacun s’adaptait à son milieu, s’installait pour toujours.

Les parcelles détritiques soulevées par les remous, emportées par les courants, s’amoncelaient sur le plateau de corail, étendaient leurs bancs de sable qui s’irradiaient au soleil en de fulgurantes blancheurs de nacre.

Les bivalves, les annélides, les crustacés de toutes les espèces fouissaient leurs trous, perçaient des galeries. Pendant que les oiseaux marins, l’œil rond, le bec acéré, les veillaient attentifs pour les surprendre au passage, et les happer d’un coup précis.

Une végétation avide, tenace, implanta ses racines aux fissures des rochers de la côte, s’étendit en bordure des grèves, le long du littoral, et sur les berges des estuaires.

Un jour indéfini, le fruit d’un palétuvier, un gland fuselé en forme de cigare, se détacha de sa branche et tomba verticalement dans l’eau. Ainsi qu’une flèche lancée il plongea en profondeur ; puis il revint lentement à la surface, où il se tint debout, lesté par la pesanteur de sa pointe la plus lourde. Le fil de la rivière l’emporta.

Longtemps il erra sur la mer, à la dérive, ballotté de-ci, chaviré de-là, chancelant, titubant, arrivant toujours à s’équilibrer, le bourgeon en l’air. Durant ses pérégrinations il germait ; quelques filaments de racines perçaient l’écorce de sa pointe, sous l’eau. Dans son interminable vagabondage il rencontrait des radeaux de varechs, s’accrochait, se liait à eux. Un embrun le détachait, il repartait seul, à l’aventure.

Enfin !… Les vents alizés l’entreprirent, le portèrent à la côte. Tout en se balançant, en vacillant, la tige en l’air, de ses radicelles tâtonneuses il effleura l’ouverture d’un trou de crabes. La marée descendait. Il s’y arrêta.

Soulevé par les petites vaguettes qui se dépliaient régulières sur le sable, il sauta, il dansa, il talonna dans son trou, s’enfonçant peu à peu. Lorsque l’eau se fut retirée, il resta piqué debout, au sec.

Sous la pesanteur infime mais constante, les petites radicelles s’écartèrent comme des griffes, s’introduisirent doucement dans la vase, et s’y fixèrent. Les marées suivantes ne purent l’arracher. Le fuseau poussa où la mer l’avait déposé, sur un banc de sable, devant la pointe rocheuse du Kaféate.

Des flottilles de cigares de palétuviers furent entraînées sur le même parcours, et rencontrèrent le même banc de sable. La marée descendait-elle, l’escadrille s’y échouait. Quelques fuseaux parvenaient à s’incruster dans les fissures. Après l’arrêt obligatoire, lorsque le flot montait, la caravane se remettait en route, poursuivait son périple. Ceux qui avaient pu se fixer restaient attachés là, en colonisateurs. Les autres s’en allaient plus loin, à la recherche d’une terre accueillante.

Les pieds enfoncés dans la vase, les rameaux vivifiés par l’air salin, les palétuviers se développaient en toute vigueur, étendaient leurs branches qui se repliaient, se coudaient anguleuses, se convulsaient, dessinaient des membres noueux de faunes immobiles.

Au ras de la marée, les racines adventives se courbaient en arcs flexibles, reprenaient terre, se multipliaient à l’infini, reliaient tous les arbres en une même corbeille. Cette profusion d’arceaux légers, ces cintres amincis enchevêtrés les uns dans les autres, au niveau de la mer, donnaient aux frondaisons posées dessus le naturel d’une végétation élastique montée sur des ressorts. Et le miroir de l’eau la réfléchissait, les cimes en bas, doublant les cintres. Sous les effluves marines, les bouquets devenaient des îlots. Avec le temps ces îlots se rejoignaient, se soudaient, s’étiraient en longueur du côté de la haute mer, traçant une barre brune sur la ligne de l’horizon.

Et de nos jours, une jetée de palétuviers, un bois au feuillage jaunâtre qui ondule sous la brise, s’avance depuis le pied du Kaféate, jusqu’aux grands récifs du large, où les vagues de l’Océan abattent leurs volutes en un roulement éternel.


Dans ce décor sauvage aux lignes assouplies par la patine des siècles, tel un aboutissement logique de ces vitalités complexes, une synthèse voulue de ce microcosme, des êtres à la stature verticale apparurent. Cette race s’étendit et demeura stabilisée aux âges néolithiques, gardant toute la rudesse des mœurs primitives.

D’où venaient-ils, ces êtres qui marchaient le front haut, le regard éclairé de pensées ?… D’une autre terre, sans doute, apportés par les vagues comme les fuseaux de palétuviers… Et avant cela… d’où sortaient-ils ?… Sonder le problème des origines ethniques, c’est en reculer indéfiniment la solution… Des hommes existaient là, et encore sur d’autres îles perdues au milieu de l’Océan Pacifique, et c’est tout ce que l’on sait.

Avec un esprit perfectible, une imagination en éveil, et même des germes de rêve, ces hommes possédaient un langage élémentaire composé surtout de mots venus des onomatopées. Pour désigner les places qu’ils habitaient, situer les endroits remarquables de leur domaine, ils créèrent des noms.

Le plateau de sable qui se découvre jusqu’aux grands récifs du large devint « Kondao ». La jetée de palétuviers avancée dans la mer fut « Pingène ». Un village sur le littoral, au Sud de la jetée, se nomma « Pati ». Et un autre village, au Nord, par delà des palétuviers, s’appela « Oundjo ».

Pour aller par mer de l’un à l’autre de ces villages, qui ne sont séparés que par le promontoire du Kaféate, la ligne la plus directe consiste à suivre, lorsque le flot monte, un chenal étroit qui traverse la jetée de palétuviers, dans toute sa largeur, à deux cents mètres à peu près du pied de la montagne. Passer ailleurs allonge de beaucoup le chemin. Il faut contourner la pointe des palétuviers, vers les récifs, ce qui augmente le parcours de plusieurs milles, alors que ces deux hameaux sont proches.

S’engager dans ce raccourci offre de nombreux avantages, ne serait-ce que celui de la pêche, sans grand effort. Dans ces eaux calmes et limoneuses ombragées sous les branches, les poissons règnent en une telle abondance que même sans vouloir s’en occuper la pêche devient fructueuse.

Le jour, ce sont des bancs qui s’agitent, frétillent, se strient de lamelles de vif-argent. Au passage d’une pirogue, les poissons s’écartent, se pressent compactes dans les labyrinthes des racines. Ce sont aussi les gros crabes à la carapace moussue, qui se promènent les pinces en bataille, tout le long de cette allée de palétuviers. Et encore les raies aplaties au fond, dans un nuage d’eau trouble. Les loches voraces et sournoises tapies contre quelque tronc d’arbre submergé. Et les petits requins chasseurs qui font la ronde, l’aileron triangulaire à fleur d’eau, la queue en godille… Que voulez-vous !… Une sagaïe ne saurait résister à ces tentations, d’un jet rapide elle part, et il n’y a pas de place à côté, tous les coups portant.

Souvent, quelques vaches marines imprudentes, des dugongs, s’aventurent dans ce passage, avec l’intention de couper au plus court. C’est une chance à tenter. Un filet jeté en travers peut leur barrer le chemin. Et alors c’est la lutte héréditaire de l’homme carnivore contre la grosse bête à dévorer. La ruse opposée à la force.

La nuit, dans le calme silencieux qui amplifie les résonances, lorsque les récifs grondent au loin et font vibrer les espaces, le tumulte du chenal prend une intensité inquiétante. Tous les poissons voraces, tous les coursiers de la haute mer viennent s’y livrer à des saturnales diaboliques. Des escadrons de mulets et de carangues précipitent leurs cavalcades effrénées. Les mâchoires claquent d’un coup sec. De l’eau jaillit en gerbes et retombe sourde. Mille rumeurs inconnues se révèlent au fond des ténèbres, sous les palétuviers fantomatiques, dont les branches se resserrent comme des bras avides d’étreintes. Des oiseaux nocturnes s’envolent alourdis, en giflant de leurs ailes rugueuses certains lémures cachés dans les ombres… Un souffle de vent coule à travers les feuilles qui tremblent… A ce moment, il vaut mieux se taire… Une voix humaine irait en se répétant deux ou trois fois dans les échos de la pointe du Kaféate, et même le choc d’une perche, sur la paroi sonore d’une pirogue, s’engouffrerait au creux de la montagne… Tous ces bruits étranges parlent, ils ont un sens, une signification pour qui sait les comprendre.

Surprise par la marée et la nuit, une pirogue s’enfonce-t-elle dans ce couloir étroit, aussitôt les mulets deviennent fous ; ils bondissent éperdument hors de l’eau, en aveugles, des quantités retombent dans la pirogue, il en pleut. C’est une pêche très facile, mais voilà, malgré la tentation de cette pêche miraculeuse, les canaques ne se risquent jamais, la nuit, dans cet arroyo… Ils ont de sérieuses raisons de s’en abstenir… Nous, les blancs, nous ne pouvons pas comprendre… Mais, eux, ils savent, puisqu’ils sont une émanation de tous les êtres qui se sont succédés, à travers les siècles, devant cette pointe sauvage du Kaféate.


Loin, au large, par delà les brisants, un croissant de lune enfonce sa pointe rougeâtre dans les flots bitumeux de la mer. Pendant quelques secondes, la luminosité pâle de son disque devient un écran où se déroulent les blanches dentelles des récifs. Et d’une plongée rapide le croissant disparaît sous l’horizon… C’est fini… Règnent l’immensité mystérieuse du Pacifique, l’Espace constellé d’étoiles, la masse sombre des montagnes.

— Allez ! Souque un bon coup. Nous avons le temps de passer par le chenal des palétuviers avant que la marée baisse, mais il faut se dépêcher… Allez ! pull !… pull…

Après ces paroles enlevantes, malgré le choc rythmique des rames dans les tolets, la baleinière ralentit sa marche. Au lieu de forcer, les rameurs font du hachis dans l’eau. Ils taillent les sardines.

— Eh bien ! Quoi ?… Ça ne va déjà plus… Pourtant, vous n’êtes pas fatigués, nous sortons tout juste d’Oundijo. Si vous n’allez pas plus vite que ça, nous manquons la marée.

Un des rameurs objecte : Dis donc ! C’est bon, nous allons passer là-bas, à côté les récifs, au bout de la pointe des palétuviers.

— Pourquoi faire ce grand détour au large, alors qu’en prenant le chenal nous gagnons une heure.

— Tchia !… Les autres-là, ils ne sont pas contents de passer dans le chenal. Ils sont contents de passer au large.

— En voilà une idée. Se payer une heure de nage en plus pour le seul plaisir d’aller aux récifs et d’en revenir… Demain matin, quand il faudra se mettre au travail, vous ne voudrez pas vous lever. Je vous connais, mes gaillards.

— Eh ! Dis donc !… Les autres, là, ils sont beaucoup forts. Passer au large : Ça c’est pas loin. Eux, ils sont contents passer au large.

— C’est trop bête. Allons au plus court, par le chenal. En voilà une affaire…

Aucune réponse. Silence réprobateur. Puis sourdes protestations à voix basse, en langage canaque. Pendant cette indécision la baleinière ralentit de plus en plus sa marche.

Devant la barque, à quelques centaines de mètres, la ligne noire des palétuviers s’allonge comme une continuation épaissie de l’horizon joint à la terre. De-ci, de-là, les poissons sautent, font des cabrioles, retombent en un bruit sourd dans l’eau qui se ferme. Ainsi qu’un immense miroir d’acier poli, la mer est parsemée d’étoiles qui pétillent à des profondeurs vertigineuses. La pointe du Kaféate fondue avec les autres montagnes écrase de sa lourdeur les pénombres du littoral.

En fouillant des yeux, au pied de la montagne, la bordure noire des palétuviers, il est impossible de discerner où se trouve l’entrée du chenal… Après tout ! Qu’importe. Les canaques le savent.

— Dis-donc !… Daré !… C’est là l’entrée du chenal ?…

Réponse. — Moi connais pas.

— Comment ! Toi connais pas. Mais tu es d’ici, tu dois savoir.

— A oua !… Le jour, moi connais bien. La nuit, moi connais pas rien du tout.

Pendant cette interpellation, un rameur a tiré son aviron en travers de la barque, il est appuyé dessus et s’absorbe dans la confection laborieuse d’une cigarette.

— Allons Daré ! Ne fais pas l’idiot. Montre-moi où est le chenal, que je gouverne dessus ?

— Vous autres, les blancs, vous connaissez le pays pour nous. Pas besoin demander. Vous aller tout seul.

Un deuxième aviron se pose en travers. Son teneur bourre consciencieusement une pipe. Et la baleinière continue doucement son petit chemin, actionnée par deux rames traînées molles sur l’eau.

— Alors, quoi !… C’est fini ?… Vous ne voulez plus avancer… Puisque c’est comme ça, vous n’auriez pas dû vous engager à venir travailler au chargement de nickel, à bord du voilier.

Daré exprime l’opinion collective. — Nous sont contents travailler dans les chalands. Nous sont pas contents passer dans les palétuviers.

Un troisième aviron est rentré en raclant dans son tolet. Son préposé se met à mâcher un bout de canne à sucre. Le quatrième et dernier aviron ne pouvant que faire tourner le bateau sur place juge inutile de continuer. La barque s’arrête.

— Allez ! Vous autres, prenez les avirons. Remplacez ceux-là. Que diable ! Vous êtes huit rameurs solides. Nous n’allons pas dormir ici.

Personne ne répond, personne ne bouge. Aux ordres l’on oppose l’inertie… Que dire ?… Que faire ?… Ce sont des hommes de bonne volonté… Ils viennent travailler librement… Employer la manière énergique donnerait un résultat contraire à celui demandé. Ils s’en retourneraient chez eux. Peut-être même tout de suite, en sautant dans l’eau peu profonde, un mètre vingt au plus.

Sur une nouvelle insistance, un canaque néo-hébridais se déplace quelque peu, dans l’intention d’obéir. Il est vrai que c’est le matelot de la barque. Il est venu avec son patron, le jour, en profitant du vent arrière, pour recruter une équipe de canaques chalandiers.

Le néo-hébridais n’étant pas solidaire de la cabale qu’il ignore, puisqu’il ne comprend pas ce langage, a craché plusieurs fois dans ses mains. Il attend qu’un autre rameur se décide. Lui seul ne peut manœuvrer deux longues rames. Et le patron ne saurait, sans déchoir, empoigner l’autre aviron pour véhiculer messieurs les canaques.

Pourtant, on ne peut rester là indéfiniment. Tout à l’heure la barque s’échouerait. Il faut prendre une décision.

— Voyons ! Léna ? Toi qui es un indigène de l’île Maré, le fils du « nata » de la tribu d’Oundjo, dis-moi pourquoi ces hommes-là ne veulent plus marcher ?…

— Moi, je coonnais, mais c’est défaadu pour dire… La marée il est fini mooter. Quand nous passer dans les palétuviers on va choué. C’est boo nous passer au large.

— Mais enfin ! Cet entêtement est stupide. Pourquoi ne veulent-ils pas suivre le chemin le plus court, le long de terre. Il faut au moins qu’ils aient des raisons sérieuses ?…

— Eux-là, les calédoniens, ils connaissent. Quand on passe dans les palétuviers, la nuit, c’est mauvais. Peut-être un homme il va mort.

— Tu es fou, mon vieux ! avec ton homme qui va mort. Pourquoi veux-tu qu’un homme meure subitement dans le chenal de palétuviers ?

Léna balance indolemment la tête, ce qui signifie que son idée reste chevillée au fond de son crâne, et il reprend : Les hommes de Oundjo, ils savent pourquoi c’est pas bon dans les palétuviers. La nuit, c’est trop noir. Pas moyen de sauver.

— Sauver de quoi ! Encore une blague, une de ces peurs irraisonnées dont les canaques sont affligés. Toi, Léna, tu sais bien que ces histoires ne sont pas vraies. Ton père est le « nata », le « teacher », en un mot le pasteur protestant du village d’Oundjo. Il a dû vous dire que toutes ces choses-là sont des bêtises.

Pendant que les autres canaques écoutent, en y apportant toute l’attention dont ils sont coutumiers, lorsqu’il s’agit de leurs propres affaires, Léna, en sourdine, fait claquer sa langue, — un réflexe de son esprit buté. — Puis il explique : Les blancs ne sont pas de ce pays, ils ne peuvent pas comprendre. Les vieux canaques de longtemps, ils ont vu, ils ont dit aux jeunes… Les jeunes, ils ont fait attention, ils ont vu aussi. Les blancs, eux, ils n’ont rien vu du tout. Ils ne savent pas comme les canaques.

— Les vieux de longtemps, ils ont peut-être vu, ou plutôt ils ont cru voir, mais certainement ils ont mal compris, leur imagination les a emportés. Maintenant ce n’est plus la même chose il faut chasser toutes ces superstitions, toutes ces sottises.

— Ah ! C’est pas la peine de dire. Nous on sait bien. Nous on fait comme les blancs : On prie le « Bodieu », on chante les cantiques. Longtemps, les canaques ne connaissaient pas comme vous-aut’es, ils avaient des diables, les diables des canaques ne sont pas partis, on les entend toujours, la nuit. Les diables, c’est des canaques morts. Des fois on les voit se cacher au fond des brousses, dans les rochers, partout, pour faire du mal aux hommes.

Qu’opposer à ces raisons venues d’une mentalité aussi crédule que sincère, dans tout ce qui paraissait surnaturel. La persuasion du contraire s’affirmait impossible. Ces canaques subissaient la peur instinctive du danger pressenti, danger d’autant plus menaçant qu’il reste ténébreux, inexpliqué. Et cet instinct donné pour la conservation des êtres est enraciné dans la moelle des primitifs. Il n’y a que par une compréhension exacte des effets et des causes que l’homme arrive à s’affranchir de ces frayeurs héréditaires.

Dans le cas présent, il était inutile d’insister. La sagesse conseillait de se rendre au désir des indigènes, afin de ne pas s’exposer à les voir sauter à l’eau, comme des grenouilles dans une mare. Après tout, c’était eux qui « pullaient » sur les avirons. Puisqu’ils le voulaient ainsi, il n’y avait pas à ménager leurs forces. Malgré cela, par dignité d’européen, de race supérieure, il fallait avoir l’air de ne céder qu’après avoir obtenu des compensations, tout au moins fictives.

— Ici, c’est votre pays, vous savez mieux que nous ce qu’il s’y passe. Je crois que vous avez raison. Si vous voulez me dire ce qu’il y a de mauvais dans le chenal, afin que moi aussi je le sache aussi bien que vous, nous ferons le tour de la pointe des palétuviers, au large.

Sur ces paroles accommodantes, les canaques se livrent à un petit conciliabule, à voix basse. Après un instant de grave délibération, Léna transmet le résultat obtenu, à la majorité : Nous, on va passer au large, et puis après, on va dire pourquoi dans les palétuviers c’est pas bon.

— Alors, c’est bien entendu ! Vous n’allez pas me raconter des blagues.

— Non ! Nous, on va pas « couïonner ».

Cet accord établi, la baleinière enlevée par quatre vigoureux rameurs glisse en cadence sous les bustes qui s’allongent et les avirons qui ploient… Allez !… Souque !… Souque !… Souque !…


Avec la sagacité d’un juge d’instruction buté à des réticences, en arrachant lambeaux par lambeaux, comme avec un crochet, ce que les canaques voulaient garder au fond de la cervelle, voici ce que l’assemblage de ce jeu de patience a donné.

Jadis, à une époque indéterminée, existait au village de Pati, sur le bord de la mer, une popinée qui savait bien pêcher, aussi bien que les hommes. Ce qui n’était pas peu dire.

Quand elle tenait au bout de son bras un filet léger embroché à une fine sagaïe, il n’y avait pas sa pareille pour courir sans bruit, en rond, dans l’eau, sur la pointe des orteils, en dévidant son filet comme une guirlande, et entourer le banc de poissons que ses yeux avaient discerné. Malgré les coups de têtes pointés dans la maille, les poissons ne pouvaient plus sortir de ce réseau. Presque tous les mulets qui sautaient par-dessus les flotteurs lui tombaient dans les mains, elle les attrapait au vol.

Toujours elle allait au plus épais des fourrés de palétuviers de Kondâo, à travers les racines tordues, fouiller de ses bras au fond des trous, dans la vase liquide, et en tirer de gros crabes à la carapace bleuâtre, avec des œufs rouges collés sous le ventre.

Certains jours, sur les brisants du large, au milieu des remous, sous la poussée des rouleaux blancs d’écume, elle s’arc-boutait de flanc, les pieds affermis au corail, et elle attendait le choc, présentant son épaule à la houle croulante qui s’abattait sur elle, et la recouvrait toute, sans la déplacer de son socle. Puis, d’une brassée souple, se lançant au revers de la vague, elle se trouvait dans l’eau bleue, hors des récifs. Là, elle plongeait. Après un instant, la houle crépue de sa chevelure roussâtre émergeait, ruisselante. Elle rejetait la tête en arrière, soufflait de l’eau. Ses yeux grands ouverts devant le soleil, et ses dents blanches comme celles des requins riaient fort, parce que ses mains étaient pleines de langoustes qui se débattaient en des soubresauts inutiles… Maintenant, des popinées comme ça, il n’y en a plus.

Lorsqu’elle se rendait au « piré », remontant la rivière de Koné à la faveur du flot, jusqu’à Poignindi, sa pirogue était toujours pleine de crabes, de poissons fumés, de coquillages. Après les échanges silencieux faits avec les popinées de l’intérieur des terres, celles de Poinda, de Néthéa, de partout, elle redescendait à la mer, sa pirogue chargée d’ignames, de taros, et de tout ce qui se cultive, et de tout ce qui se mange chez les canaques de la brousse. Jamais les autres popinées n’en rapportaient autant.

Tous les hommes du village de Pati étaient contents de cette femme. Avec ce qu’elle pêchait, eux, les hommes, ils n’avaient pas besoin de travailler beaucoup. Toujours il y avait de la mangeaille en abondance. Cette popinée-là, elle était comme le chef des femmes. Quand elle parlait, les femmes l’écoutaient. Et puis, jamais elle n’avait de petit, jamais un gros ventre ne venait l’embarrasser dans l’exercice de sa pêche.

Dès qu’il s’agissait de rouler de la ficelle sur la cuisse avec la paume de la main, et de fabriquer un filet de pêcheur, elle prenait la direction de cet ouvrage important. Et le filet était vite achevé, avec des morceaux de bourao sec qui flottaient, et des coquilles de palourdes qui coulaient au fond.

Malheureusement, cette popinée-là, elle était comme un garçon, elle ne craignait pas beaucoup les hommes. Devant un Chef, et devant les canaques respectés, elle ne se courbait à quatre pattes que si ça lui faisait plaisir ; mais si elle ne voulait pas, elle restait debout, les yeux tout droits.

Pour cet oubli des coutumes, ce manque de déférence, les hommes l’avaient d’abord punie par un travail excessif. Et puis, la fois suivante, ils l’avaient battue. Elle s’était défendue, furieuse, échevelée comme un diable de pilou. Et après, elle s’était sauvée dans la brousse.

L’effet de son départ avait été désastreux. Durant son absence le vent avait soufflé de l’Ouest, la pêche était devenue moins fructueuse. Il était certain qu’elle avait jeté un sort sur les poissons. Tous les hommes avaient été obligés de s’y mettre, à la pêche, même ceux qui n’y allaient jamais. Malgré cet effort, la pêche n’avait pas fourni ce que les échanges demandaient. Ce n’était rien. Les pirogues avaient fait le voyage du « piré » presqu’à vide.

Et alors tout le village avait compris que cette popinée était quelque chose comme une sorcière, comme un chef des poissons. Et quand elle était revenue, on ne lui avait rien dit, on lui avait laissé faire tout ce qu’elle voulait.

Son canaque en titre, son mari, ayant contribué au châtiment brutal qui lui avait été infligé, elle le quitta et en prit un autre, plus fort, qui ne craignait pas de se mesurer avec le premier.

L’entente avec le deuxième mari n’ayant pas duré longtemps, par lassitude mutuelle, sans passer par la dispute obligatoire, d’un commun désaccord ils se séparèrent. Elle en trouva un autre, et encore un autre. A la fin, elle n’avait plus de mari, elle acceptait ou provoquait l’élu de l’instant, selon son plaisir. La tribu avait pris l’habitude de la voir agir à sa guise, en toute liberté. (Rien de nouveau sous le soleil. Déjà le féminisme existait chez les canaques. Il y avait des popinées émancipées.)

La vie de la tribu suivait sa petite monotonie avec la seule préoccupation quotidienne de la nourriture, lorsqu’un matin resplendissant de lumière, mettant à profit une de ces marées basses qui découvrent à sec toute l’étendue du plateau de Kondao, la popinée en question s’en alla à la pêche. On la vit, les bras en l’air, la sagaïe au poing, le panier pendu à l’épaule, fendre sous la poussée de son ventre l’eau du chenal, et s’enfoncer délibérément au plus fort des palétuviers de Pingène.

Le soir, elle ne revint pas au village de Pati, ni le lendemain, ni les jours qui suivirent.

Tout le monde sentit qu’elle manquait. On ne la voyait plus dans l’ensemble des choses familières, sa présence était devenue une habitude. L’on s’inquiéta d’elle.

Les plus avisés pensèrent à une escapade, une fugue à l’avantage d’un mâle des environs, soit d’Oundijo, de Vouavoutou, de Gatope. Cette probabilité était seule admise, car il était reconnu par tous que cette popinée ne se noierait jamais. Elle nageait comme les poissons. Et l’on savait aussi que les requins ne pourraient pas la manger. Ils en avaient peur. Elle faisait un tel bruit sourd en battant l’eau de ses deux bras, et elle fonçait dessus avec tant d’audace, que les requins filaient en tapant de la queue, sans oser revenir en arrière. Et puis, n’était-elle pas une sorcière des poissons ?…

En y apportant toute la duplicité, toute la circonspection dont ils sont coutumiers, quelques hommes allèrent se livrer à une enquête minutieuse, dans les villages du littoral. Personne n’avait vu cette popinée bien connue. Les aîtres et les objets usuels étudiés discrètement sur place confirmaient les paroles… Elle n’avait pas suivi ce chemin. L’idée de l’escapade dut être abandonnée.

Pourtant, elle se trouvait quelque part, vivante ou morte ?… Et les hommes, et les femmes, et tout le monde se mit à sa recherche. L’on pénétra au plus profond des palétuviers, même aux endroits où l’on n’allait jamais, parce qu’il y faisait trop sombre, et que ces trous noirs devaient cacher des choses menaçantes que l’on ne connaissait pas, mais que l’on pressentait.

Et l’on ne découvrit rien, pas une trace de pieds dans la vase. Les mouvements alternatifs des marées montantes et descendantes les avaient effacées. L’on ne vit ni la sagaïe qu’elle portait, ni le panier en cocotier tressé qu’elle avait sur son épaule… Rien… Rien…

De la pointe du Kaféate, des vieux canaques enrichis d’une longue expérience avaient observé le vol nonchalant des buses, qui planent toujours en rond, au-dessus d’un cadavre, avant de se poser pour le déchiqueter de leurs becs crochus.

Les buses ne s’intéressaient qu’à la pêche. Les ailes relevées en fourche, elles se laissaient tomber au ras de l’eau, se mouillaient à peine les pattes, et d’un battement brusque elles s’envolaient avec un poisson qui frétillait au bout des serres… Donc, la popinée n’avait pas laissé son cadavre au milieu des palétuviers. Les buses l’auraient senti, et les corbeaux se seraient joints à la ripaille.

C’était incompréhensible. On avait vu la popinée traverser le chenal, de l’eau jusqu’au ventre, et puis entrer dans la forêt de palétuviers… Et personne ne l’avait vue en sortir… Aucune trace, vers la terre, dans les marais bourbeux, n’indiquait qu’elle ne fût revenue, ou qu’elle s’y soit enlisée… Elle y était encore, au fond des palétuviers, et certainement elle était vivante, puisque l’on ne retrouvait pas son corps, mais elle se cachait derrière les arbres, ne marchait que sur les racines, afin de ne laisser aucune empreinte de ses pas.

Malgré, et surtout par ces déductions logiques, l’incertitude restait en balance. Ce fait inexpliqué devenait troublant, éveillait l’inquiétude, il développait l’appréhension d’un danger vague qui pesait sur les têtes.

Plutôt par un besoin de savoir pour se tranquilliser l’esprit, que par un regret de la popinée disparue, on la cherchait toujours. Les récifs, les bancs de sable, les eaux bleues, les eaux vertes, les eaux jaunes, et les grèves furent explorées. On ne vit rien, pas une seule indication.

Devant l’inutilité de l’effort, les recherches se calmèrent. On s’en rapportait au hasard pour trouver le fil de l’énigme. Dans son for intérieur chacun pensait qu’il la rencontrerait, une nuit, se promenant morte : une ombre furtive. A cette image, le frisson de la peur lui parcourait l’échine.

Et des années se passèrent… Combien ?… Les canaques ne le savent pas… Toujours est-il que ce souvenir resta entretenu vivace par les causeries du soir, autour des foyers. Peu à peu l’on s’était fait à l’idée de cette popinée disparue, qui existait encore d’une vie latente, surnaturelle, dans les limbes des palétuviers, où l’on n’allait plus qu’en nombre, à la pêche aux crabes.

Lorsque les canaques, hommes et femmes, se trouvaient à ces endroits sombres, où elle devait se cacher, ils éprouvaient un certain malaise, un besoin de regarder souvent derrière soi, et de chercher les causes des bruits qui semblaient étrangers.

La montagne du Kaféate, qui, par les temps calmes, répercute clairement les échos, devint suspecte. Les canaques ne savaient plus si ces échos existaient de toujours, ou s’ils étaient dus à la voix imitatrice de la popinée errante, immatérielle comme le vent. Et l’on s’en méfiait de ces paroles redites pour inspirer une confiance trompeuse.

Les poissons qui sautent en l’air et retombent dans l’eau en faisant : Plouff…, se sauvaient peut-être à l’approche de la popinée effacée derrière les arbres ; ou alors ils obéissaient au commandement de leur sorcière qui menait le bacchanal, pour indiquer leur grand nombre, et par cette aubaine attirer les pêcheurs.

Les morceaux de bois morts qui dégringolent en des coups amortis, s’accrochent et retombent encore, se cassaient probablement sous un poids trop lourd. Et ce poids ?… on comprenait de qui il venait…

Les fuseaux de palétuviers qui se détachent, et piquent l’eau d’un klock huileux, devaient avoir reçu une secousse imprimée à la branche. On l’avait remuée cette branche… Était-ce bien le vent ?…

La nuit, les pirogues allaient quand même dans le chenal, on y pêchait abondamment. Malgré tout, une certaine inquiétude s’emparait vite des esprits, l’on se méfiait des alentours. Ces arbres alignés en bordure, dans le noir, prenaient des attitudes trop humaines. On y découvrait des corps penchés, déformés, aux écoutes ; des bras qui s’allongeaient pour saisir au passage ; des têtes mouvantes qui se livraient à des signes indécis. Et des jambes, des jambes tordues, immobiles, et d’autres prêtes à bondir.

Et le roulement profond de la houle sur les récifs, ajouté aux mille bruits de la nature en sommeil, affaiblissaient les résolutions déjà chancelantes, venaient augmenter les effets du sortilège.

Parfois, en plein jour, dans les eaux profondes, les dugongs se promenaient au voisinage des palétuviers : Un dos rond, d’un bleu jaunâtre, émergeait pesamment, brillait au soleil, et d’un plongeon brusque il disparaissait, ne laissant qu’un sillage d’écume.

Des canaques l’avaient aperçu de loin… Mais, était-ce bien un dugong ?… Ce corps allongé et cette boule aplatie pouvaient aussi appartenir à la popinée disparue. Et cela s’expliquait : S’ennuyant seule, comme elle nageait mieux que les hommes, elle avait dû rechercher la société des dugongs, et elle s’était attachée à une famille, ainsi que les popinées dans la tribu.

Le soir, lorsque le clan était réuni autour des feux, l’on en parlait. Petit à petit les suppositions prenaient de la consistance, devenaient des réalités confuses.

La tribu s’était habituée à ce fait imprécis reconnu comme vrai. Selon les exigences de la pêche, elle l’affrontait sans trop de crainte, car, en somme, cette popinée invisible, qui existait dans un état vague de transition, ne faisait aucun mal aux vivants. Certes, par sa présence soupçonnée, bien des fois elle leur causait des frayeurs, mais c’était tout. Elle n’était pas méchante.

Cette fable restait établie sans grandes complications, quand, par malheur, un incident tragique vint en déranger toute l’harmonie.

Un canaque dont on n’avait que peu remarqué l’absence, parce que les jeunes adultes sont souvent empoignés d’un besoin irrésistible de vagabondage, fut trouvé mort au fond d’un bouquet de palétuviers, le long du chenal.

Cet événement inattendu, invraisemblable, fut étudié sur place, dans tous ses minutieux détails. Les hommes de la tribu s’y appliquèrent, surtout les vieux à la parole plus autorisée.

Le cadavre tassé entre les racines, comme de la viande gluante de tortue, avait la face congestionnée, le cou gonflé, avec des veines qui ressemblaient à des cordes. Les lèvres tuméfiées étaient fendues à plusieurs endroits. Et, phénomène troublant : Le phallus à demi-érecté, dévêtu de son enveloppe, se présentait excessif dans son enflure, pareil à une holoturie… Comment expliquer ça ?… Et tous restaient muets, en rond autour du mort, à considérer le phénomène.

Sur le lieu, de nombreuses foulées avaient pétri et délayé la vase, sans laisser une empreinte définissable. La vase molle s’était refermée. La gaine vestimentaire piétinée dans la boue fut ramenée à jour. Mais tout cela ne donnait aucune précision au drame. On comprenait seulement qu’il y avait eu lutte, que la victime s’était débattue avant de succomber sous l’accablement d’une puissance supérieure, et que cette puissance l’avait tuée sans lui faire une seule blessure visible.

Aux alentours, des traces de pas furent suivies. L’on s’aperçut tout de suite qu’elles étaient celle des pieds du canaque, avant sa mort. Et l’on eut beau chercher, l’on ne trouva pas une autre trace.

Devant cette mort inexplicable on se taisait. Une pensée unanime, bien qu’inexprimée, germait dans les cerveaux et les associaient tous en une même vision de la scène, en un même état de torpeur : Ce canaque avait été anéanti par la popinée des palétuviers, celle qui s’y cachait depuis si longtemps. Sans se le dire, ce qui eût été d’une profonde imprudence en ce lieu, l’on sentit que l’on ne devait pas rester là. A la hâte le cadavre fut ficelé à une longue perche. Et en route, pour un trou dans les rochers sur le flanc de la montagne.

Les rites funéraires accomplis, sans établir par des paroles inutiles la culpabilité de la popinée des palétuviers, ce qui eût été une perte de temps, puisque tout le monde le savait, l’on s’inquiéta seulement des raisons qui l’avaient poussée à tuer le canaque, car ces mêmes raisons pouvaient encore l’inciter à en tuer d’autres.

D’une façon méthodique, ainsi que cela se passe dans les occasions solennelles, sous la discipline de quelques anciens qui réglaient les débats, chacun apporta son mot, son petit détail, sa parcelle de lumière.

Les constatations faites sur le cadavre, et aux alentours furent interprétées dans un sens définitif. Les preuves accumulées reconstituaient le drame, elles disaient pourquoi et comment le canaque était mort. Aucun doute ne pouvait subsister.

La popinée à l’affut dans les palétuviers avait guetté le canaque. Absorbé par sa pêche, les yeux pointés dans les trous de crabes, le canaque s’était approché sans méfiance. Aussitôt qu’il avait été à sa portée, la popinée avait bondi dessus. Lui s’était débattu. Elle l’avait terrassé. A eux deux, dans la lutte, ils avaient délayé la vase. Elle était restée la plus forte… Et puis alors, abusant de son triomphe, elle s’était servie du canaque, des quantités de fois, sans le lâcher, ainsi qu’en témoignait la monstruosité inextinguible. Dans l’ardeur de l’action elle lui avait écrasé les lèvres… Après l’avoir épuisé, vidé, lorsqu’il n’avait plus été utilisable, elle l’avait étranglé, tout simplement, parce qu’elle était sûre qu’elle trouverait d’autres hommes, tant qu’elle en voudrait.

A la révélation de cette menace épouvantable qui pesait sur les mâles, les hommes, surtout ceux qui se sentaient très virils, ne se trouvèrent plus en sécurité, même au milieu du village. Emportée par un besoin urgent de canaques, la popinée pouvait avoir l’idée de venir le satisfaire, sur place… Et sous quelle forme se présentait-elle ?… Comment se défendre ?… Le mort avait été étranglé sans aucune marque de doigts autour du col, sans aucune blessure apparente.

Durant quelques jours, la tribu resta sous la stupeur d’un danger imminent. Les femmes, qui pensaient être moins en cause, vaquaient à leurs diverses occupations, sans trop d’inquiétude. Des guerriers, toujours braves dans les combats, parlèrent d’abandonner le village, et d’aller s’établir ailleurs, avec armes et bagages. Un exode, et la conquête d’une terre. Rien que ça ! Tel était à ce moment l’état d’âme de la foule canaque.

Mais parmi cette foule existaient tout de même quelques esprits pondérés. La classe dirigeante conservatrice des traditions — les réactionnaires de l’époque — ne voulait pas laisser la tribu s’éparpiller au hasard d’une migration précipitée. A la demande des anciens, des patriarches, le Chef convoqua le Grand Conseil.

Le sorcier qui savait tout, le Chef de la tribu, le barde-vociférateur, et certains vieux à la pensée très profonde, se réunirent ténébreusement sous un plafond de fumée, au milieu d’une case calfeutrée qui gardait les paroles avec le noir de la suie.

Et l’on refit, d’après les transmissions orales, l’historique de la popinée disparue, depuis son origine embrouillée jusqu’à l’instant de la mort du canaque, dans les palétuviers. Longuement l’on parla d’une voix lente et monotone, chacun à son tour, répétant, renforçant ce que l’autre avait dit. Lorsque tout fut expliqué, pesé, arrêté, le Grand Conseil des sénateurs s’endormit sur place, autour du feu qui s’éteignait dans la cendre.

Le lendemain, au grand jour, devant une foule anxieuse, attentive, l’orateur de la tribu, le barde, debout sur un rocher, face à la mer, déclama par phrases lourdement scandées le produit des méditations du Grand Conseil.

En voici le résumé incrusté en hiéroglyphes sur les parois des crânes canaques : Aucun des hommes qui vivent actuellement, à Pati, à Oundjo, et ailleurs, n’a connu cette popinée, qui hante les palétuviers. Elle a disparu il y a longtemps, longtemps, à l’époque lointaine des ancêtres. Maintenant cette popinée est tout à fait morte, avec ceux qui existaient de son temps. Il ne reste plus que son fantôme, son diable qui erre la nuit. Et vous savez tous qu’une popinée morte ne recherche pas les étreintes d’un homme vivant. Vous savez aussi, d’après les paroles des ancêtres, que cette popinée n’était pas méchante. Elle faisait peur, et c’était tout. Et puis, même si elle vivait encore, elle n’aurait pas eu la force d’abattre un homme aussi grand que celui qui est mort dans les palétuviers.

Vous comprenez bien que ce n’est pas elle qui a tué le canaque… Autrefois, à ce que disaient les pères des vieux d’aujourd’hui, la popinée fréquentait les dugongs. Eux, les vieux, ils l’avaient vue se promener avec les dugongs. Alors, tout s’explique. Comme elle ne pouvait pas avoir de petit avec les hommes, elle s’est sauvée de la tribu pour essayer d’en avoir avec les dugongs, parce qu’elle savait qu’à Poya il y avait quelque chose comme ça que les canaques disaient. Après cet accouplement elle n’a plus osé se montrer aux hommes, elle s’est cachée dans les palétuviers, toujours, toujours.

Et c’est sa fille qui a tué le canaque. C’est sa fille que l’on entend et que l’on voit dans les palétuviers, la nuit. C’est sa fille qui en prenant de l’âge veut revenir aux relations avec les hommes. Sa nature moitié dugong, moitié popinée, a fait d’elle une femme pas comme les autres femmes. Elle est forte, elle est brutale, jamais assouvie, capable d’abattre un homme dans la vase, et de l’étouffer sous son poids, ou de le noyer, sans le faire exprès.

Mais vous ne devez pas avoir peur de cette popinée-dugong. Sa forme l’empêche de marcher sur la terre dure. Elle ne peut que nager dans la mer, glisser à plat ventre sur le sable, et se promener debout en se tenant aux branches de palétuviers. Quand elle veut courir, elle tombe.

Sous les coups de pilon de ces phrases réconfortantes, le courage revenait. A la fin de cette harangue largement acclamée, les hommes se sentaient plus gaillards. Ils avaient compris les avantages qu’ils pouvaient tirer de cette transformation physique de la popinée extraordinaire.

C’était facile. Puisqu’elle ne pouvait pas marcher sur la terre ferme, eux, ils n’avaient qu’à y rester continuellement. Là, elle ne viendrait jamais.

Sans y être convié, de lui-même, le sorcier s’installa sur la tribune du rocher. Puis il usa de son prestige, de son verbe persuasif, pour enraciner profondément les certitudes, tout en sauvegardant la pêche, principale ressource de la tribu.

Moi ! Je connais. La popinée-dugong ne vous attrapera pas. Sur la terre, elle ne peut jamais venir. Dans l’eau, elle est forte, mais elle a peur des piqûres de sagaïes, pour elle c’est comme les piqûres des moustiques. Sous les palétuviers, elle se cache derrière le tronc, et elle attend, parce que ses jambes ne savent pas la porter. Vous pouvez aller à la pêche dans les palétuviers, en regardant partout, en écoutant toutes les choses. C’est l’esprit de sa mère qui parle dans la montagne du Kaféate pour la prévenir. Vous n’avez qu’à vous taire, ne pas lui répondre. Mais la nuit, la nuit, c’est mauvais. Il ne faut jamais aller dans le chenal, où l’on ne voit pas clair. Elle vous prendrait. Elle vous étoufferait.

Ces conseils judicieux, qui affluaient dans le sens de superstitions coutumières, furent admis aussi vite qu’ils étaient prononcés. Instantanément ils prenaient la force d’une loi, car celui qui parlait, il savait, il avait vu, c’était le sorcier auquel rien n’échappe.

A partir de ce jour, plus un homme n’eût voulu, même sous la menace du Chef, aller à la pêche dans les palétuviers, la nuit ; et encore moins s’aventurer au milieu du chenal. Il était sûr que là, dans ces endroits où l’on ne voit pas clair, une contrainte lubrique l’attendait au passage, et que ce jeu contre nature finirait dans un spasme suprême, au fond de la vase.

Après ces alarmes qui avaient failli emporter le village vers un autre destin, la vie canaque reprit ses habitudes régulières, avec une légende mieux assise, et un peu de tranquillité en moins.

Et les années qui matérialisaient les êtres imaginaires, et les hallucinations qui les recueillent et les incubent, vinrent ajouter certains détails qui manquaient à la description physique de cette femme monstrueuse.

Les palétuviers tordus, noueux, au feuillage assombri, et les lourdes racines hypertrophiées qui pendent et se terminent oblongues, dans l’eau, ont dû fournir la substance nécessaire à l’achèvement de cette étrange personne.

Maintenant, et depuis déjà longtemps les canaques possèdent des précisions. Ils savent comment la popinée-dugong est faite, ils savent aussi avec quoi elle a étouffé plusieurs hommes. Le temps aidant, le nombre des victimes a augmenté. On n’est pas bien d’accord sur le nombre… Mais qu’importe la quantité de victimes, puisque le fond de l’histoire est vrai.

D’ailleurs, n’ont-ils pas raison. A quoi bon s’attarder à discuter sur un chiffre, le fait est là, cela ne changerait rien à la menace suspendue. Il vaut mieux raconter la chose tout de suite, brutalement, afin que l’on puisse, en cas de pérégrinations sur la côte Ouest, se préserver de ce danger.

Voici la popinée-dugong telle que les canaques la connaissent : Sa stature est plus haute que celle des hommes. Elle est plus épaisse. Son corps est arrondi. Elle se tient debout sur des pieds qui sont mous et ressemblent à des queues de poissons. De ses bras levés elle se cramponne toujours aux branches pour ne pas tomber. Quand elle descend ses bras, ils vont jusqu’à ses pieds. Sa tête est une boule avec des cheveux comme du varech, et des feuilles posées dessus. Cette touffe lui cache le visage. On ne voit que ses yeux qui percent à travers. Son teint est plus foncé que celui des dugongs ; si on ne le sait pas, on peut le confondre avec la couleur des écorces de palétuviers. Mais voilà ce qu’il y a de plus épouvantable : Elle a des seins allongés, tirés, qui pendent jusqu’à terre. Lorsqu’elle marche, ses seins traînent dans la vase, de chaque côté de ses jambes, derrière elle. Ce croquis d’ensemble indique ses diverses attitudes à l’affût.

Un homme passe-t-il à sa portée, aussitôt elle allonge son bras, le saisit, l’attire, et de ses deux seins visqueux et froids, pareils à des anguilles, elle lui enroule le cou, plusieurs tours, dans les deux sens. Le canaque à moitié étranglé ne peut ni crier, ni se débattre. Alors, elle s’étend sur la vase avec lui… Et allez !… Elle le tient là, jusqu’à ce qu’il soit tout à fait mort… Et puis après, elle s’en va, indifférente.

A présent vous savez pourquoi les canaques ne s’aventurent jamais, la nuit, à travers cette jetée de palétuviers qui s’avance sournoise, sur le plateau de Kondao, depuis la pointe du Kaféate jusqu’aux grands récifs du large, où les houles se brisent dans un roulement sourd qui fait trembler les montagnes.

En même temps qu’elle s’implantait, cette légende, venue de la compréhension que les canaques possèdent de la nature, créait dans leur subconscient un automatisme de défense. D’instinct, sans raisonner, ils ne s’approchent pas du chenal de palétuviers, la nuit. Une force répulsive les en empêche. Cette crainte issue des hérédités est si profonde que même les indigènes civilisés ne peuvent s’en affranchir. Le jour, lorsqu’ils en parlent, ils affectent d’être incrédules, et s’en amusent. Mais à la venue de la nuit, dès que les ombres envahissent les arbres, ils ne se risquent pas à ces endroits où les ancêtres ont tressailli de peur.

Cette sorte de goule sinistre, brutale, qui vit dans la mer, à l’état amphibie, cette ventouse suceuse ne peut, quant aux charmes, être comparée aux belles sirènes qui cambraient leurs tailles sur les rochers de charybde, et attiraient de leurs voix séduisantes les nautoniers imprudents. Non ! Elle est répugnante, cette sirène-popinée du plateau de Kondao, mais elle ne pouvait naître sous une autre forme, puisqu’elle est une création de la mentalité canaque.

Et les canaques ne sont pas des Grecs doués d’un génie poétique, ce sont des hommes primitifs encore en démêlés avec leurs instincts. Leur imagination développée surtout par la peur ne sait concevoir que la force, la malfaisance, l’horrible : elle ne peut maintenir son envol au-dessus des réalités matérielles. N’empêche qu’eux aussi, les canaques, aux antipodes de l’Hellade, ont inventé une sirène, si affreuse soit-elle. Partout l’esprit humain est le même : Toujours ce besoin de s’entretenir d’invraisemblances, d’exagérations, d’histoires fabuleuses.

Les indigènes avoisinant le Kaféate ont perdu les filiations qui ont engendré ce monstre femelle, ils savent qu’il existe comme une nécessité inéluctable, et ils s’en préservent, sans chercher plus loin. En rassemblant les débris de ces légendes très anciennes, qui s’effacent devant la mentalité des races blanches, en comparant les analogies des faits et les causes qui les ont déterminés, on est amené à conclure que la popinée-dugong, qui hante les palétuviers de Pingène, est bien la descendante du satyre canaque qui a tué son frère, à Poya, et a dû ensuite se réfugier au fond de la mer pour échapper à la vengeance des hommes.

Nouméa, 1926.

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages
Préface
Note de l’auteur
Kaavo
Flirt Canaque
Le Tayo Gras
Ce Vieux Tchiao
Le Dugong
Première légende
Deuxième légende

ACHEVÉ D’IMPRIMER
POUR LES ÉDITIONS RIEDER
PAR FLOCH A MAYENNE
— EN NOVEMBRE 1928 —