The Project Gutenberg eBook of L'Etbaye This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: L'Etbaye pays habité par les arabes Bicharieh : géographie, ethnologie, mines d'or Author: L.-M.-A. Linant de Bellefonds Release date: March 26, 2025 [eBook #75717] Language: French Original publication: Paris: Arthus Bertrand, 1868 Credits: Galo Flordelis (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France/Gallica and the Bayerische Staatsbibliothek) *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ETBAYE *** [Note du transcripteur : Ce document contient à la fois le texte et l'Atlas.] L’ETBAYE * * * * * Paris. — Imprimerie de CUSSET et Ce, rue Racine, 26. =L’ETBAYE= PAYS HABITÉ PAR LES ARABES BICHARIEH =GÉOGRAPHIE, ETHNOLOGIE= MINES D’OR PAR LINANT DE BELLEFONDS BEY ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DES TRAVAUX PUBLICS DE L’ÉGYPTE, ANCIEN INGÉNIEUR EN CHEF DU CANAL DE SUEZ, ETC., ETC. =accompagné= D’UN ATLAS RENFERMANT UNE TRÈS-GRANDE CARTE ET 13 PLANCHES IN-FOLIO LITHOGRAPHIÉES * * * * * =PARIS= ARTHUS BERTRAND, ÉDITEUR LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE RUE HAUTEFEUILLE, 21 PRÉFACE * * * * * J’avais, depuis longtemps, en portefeuille toutes les notes relatives à mon voyage dans l’Etbaye, et, quoique mon intention fût toujours de les publier, jamais mes occupations ne m’avaient permis d’y pourvoir ; ce n’est que tout récemment que j’ai eu le loisir de mettre de l’ordre dans un travail ébauché sous la tente. Comme il y a déjà quelques années que ce voyage a été fait, l’on est en droit de penser que l’à-propos, qui pourrait donner une valeur à sa relation, n’existe plus ; cependant je prétends le contraire. Personne, avant moi, n’avait visité l’Etbaye, et personne, depuis moi, n’y a pénétré. Les Bicharieh n’ont rien changé à leurs mœurs, à leurs habitudes ; ils ne sont ni plus ni moins soumis, et leurs communications avec l’Égypte sont toujours les mêmes. C’est donc encore une relation nouvelle que celle que l’on va lire ; l’intérêt qu’elle comporte n’a point été amoindri. * * * * * L’ETBAYE * * * * * PREMIÈRE PARTIE. * * * * * Durant un des fréquents voyages que j’ai faits en Nubie, ou pays des Barabras, entre la cataracte d’Assouan et celle de Wadée[1] Alfa, je venais de quitter le Soli, temple de Daké, et je remontais le Nil à pleine voile, dans ma dahabiet, belle et grande barque, marchant parfaitement, lorsque nous fûmes tout à coup pris en travers par un très-fort courant qui nous jeta violemment sur la rive gauche du fleuve. Plusieurs fois nous revînmes, avec toutes nos voiles enflées par un bon vent, pour chercher à remonter plus haut, et forcer ce courant venant de la rive droite. Cela fut impossible ; alors je fis approcher un peu en aval du courant sur la rive droite pour descendre à terre afin d’aller examiner d’où provenait ce fort courant. C’était un impétueux torrent, très-rapide, qui déversait dans le lit du fleuve ses eaux très-chargées de parties argileuses et de sable. Cependant le temps était clair, serein, et du côté de l’est, d’où venait cette grande quantité d’eau, avec une grande vitesse, on n’apercevait pas le moindre petit nuage, rien qui indiquât qu’un orage considérable pût être la cause de la formation d’un tel torrent. Les Barabras, habitants d’un petit village voisin, étaient venus, comme moi, pour regarder cette eau jaune qui coulait en bouillonnant bruyamment sur les roches et les cailloux du ravin pour se précipiter dans le Nil. Le fleuve, qui était alors assez bas, avait ses eaux à peu près claires, et celles du torrent formaient, dans son cours, une zone jaune et boueuse, d’une rive à l’autre, en déclinant dans le sens du courant du fleuve. Parmi les habitants du village se trouvaient plusieurs Arabes Ababdieh et Bicharieh. Je leur demandai d’abord comment se nommait le petit village qui était là, ainsi qu’une espèce de ville fortifiée qui était ruinée et placée sur le revers d’une montagne au nord de l’endroit où nous étions. La forteresse se nomme Coubanne et le petit village ou hameau ainsi que le lit du torrent s’appellent Wadée Ollaki. Ce nom de Ollaki me rappela de suite un passage de Diodore où il est parlé de cet endroit, et aussi de grandes mines d’or que les anciens rois égyptiens faisaient exploiter par des criminels. Je demandai aussi aux Arabes Bicharieh d’où venait cette grande masse d’eau et où était le principe de cette Ouadée ou vallée de Ollaki ; ils me dirent que l’on pouvait marcher pendant _neuf jours et plus_, expression arabe, dans le lit du torrent pour arriver aux montagnes où il prend naissance, et que les orages qui éclataient quelquefois sur ces montagnes étaient la cause de cette quantité d’eau coulant ici. J’attendis tout le jour et tout le lendemain pour que les eaux s’écoulassent, et pour que je pusse visiter l’entrée de la vallée. En examinant tous les débris de roche apportés par les eaux, je trouvai beaucoup de morceaux de quartz, et, en examinant bien, je trouvai quelques petits cristaux d’or natif dans ces quartz. Je ne doutai plus un moment que ce lit de torrent ne conduisît aux anciennes mines égyptiennes dont Diodore et d’autres auteurs ont parlé, et l’Arabe Macrizi principalement. J’aurais bien voulu immédiatement entreprendre un voyage chez les Bicharieh ; mais cela ne put se combiner dans la circonstance où je me trouvais, parce que ce voyage au milieu de tribus qui n’étaient pas soumises au gouvernement égyptien, et qui au contraire lui étaient hostiles, demandait des précautions et des préparatifs peu ordinaires. Plus tard, lorsque je fus au service du gouvernement égyptien, causant un jour avec Méhémet Ali, ce prince me demanda ce que j’avais vu de curieux pendant mes voyages dans le Soudan et dans les déserts, et il insista pour savoir si je n’avais point rencontré des mines d’or ou d’autres métaux : naturellement je lui racontai ce qui précède, et j’ajoutai que, dans la partie rapprochée de la route de Corouscos à Abou Ahmed, route du désert, j’avais vu beaucoup de travaux d’exploitation considérables ; mais que, pour les mines des Bicharieh, tout ce que je savais, c’est que beaucoup d’historiens anciens en avaient parlé ; que sous le règne d’Ahmed ben Teïloun, soudan d’Égypte, un chef arabe de Syrie, nommé Abou Abd el haman el Omary, avait travaillé avec sa tribu à l’exploitation de riches mines ; qu’à cette époque il y avait une activité merveilleuse dans tout le désert, entre le Nil, depuis la hauteur d’Assouan à Berber, et la mer Rouge, et, qu’au dire des écrivains arabes eux-mêmes, ces mines n’avaient point été abandonnées parce qu’elles ne rapportaient pas assez ; mais à cause des guerres qui avaient eu lieu entre les différentes tribus de ces contrées. Ensuite, l’ignorance et la paresse des Arabes Bicharieh et Ababdieh les avaient empêchés de profiter des richesses de leur pays. Le vice-roi alors me demanda si je voulais aller faire une reconnaissance dans cette direction, et je m’empressai de saisir cette circonstance pour connaître des pays où personne encore n’avait pu voyager, excepté Bruce qui, en revenant de Chindi en Égypte, les avait traversés par la ligne directe d’un point à un autre, mais sous l’influence de la crainte qu’inspirait à sa caravane le nom redouté des Bicharieh. Je me rendis donc à Assouan pour organiser le voyage avec les Arabes Ababdieh, qui sont, au moins quelques-uns, alliés à des tribus Bicharieh. Un des Ababdieh les plus puissants était le chek Baraca ; son frère aîné, nommé Kralif, était cependant plus renommé. Lorsque Méhémet Ali eut l’intention de faire la conquête du Soudan, après avoir chassé les mamelouks du Caire, après les avoir poursuivis dans la haute Égypte et jusqu’à Dongolah où ils s’établirent, déjà à cette époque le chek Kralif était bien connu ; voici à quelle occasion : Lorsque Méhémet Ali fit au Caire le massacre des mamelouks, ceux qui étaient dans la haute Égypte, pensant qu’ils ne pouvaient résister aux forces du vice-roi et croyant qu’ils n’avaient aucune grâce à espérer, furent effrayés à l’approche d’Ibraïm Pacha qui remontait le Nil, et tous avec leurs serviteurs et leurs soldats, s’enfuirent dans le désert des Ababdieh et des Bicharieh en partant d’Assouan, où ils s’étaient réunis. Ils étaient environ trois cents chefs. Après la première journée de marche, les mamelouks vinrent camper dans le voisinage du puits d’Oum _Eubal_, et y restèrent quelque temps. Heureusement pour eux, cette année-là, il était tombé beaucoup de pluie, ce qui fit qu’ils trouvèrent abondamment de quoi faire paître leurs chameaux. Ibraïm Pacha, arrivé à Assouan, demanda tous les cheks des Ababdieh qui arrivèrent aussitôt à lui. Les plus considérables étaient : pour la tribu Ababdi des Foukara, le chek Neïmer[2], et son fils aujourd’hui chek Saad wed Neïmer, le chek Kralif de la même tribu, celui-ci avait usurpé le pouvoir de chek Saad wed Neïmer encore jeune, Abou Guebranne, chek de la tribu des Achabal, et plusieurs autres moins puissants. Ibraïm Pacha commença par faire à tout ces cheks des reproches amers sur ce qu’ils avaient fourni des vivres et des moyens de transport aux mamelouks, ce qui était cause qu’il ne pouvait les rejoindre et les combattre. Un seul des cheks ne nia pas le fait et vint hardiment devant Ibraïm Pacha : c’était le chek Kralif, homme intelligent et fier ; il lui dit qu’il était vrai qu’on avait fourni vivres et chameaux aux mamelouks, et que lui-même leur avait donné l’hospitalité, les avait nourris et conduits ; qu’ils étaient ses anciens amis et, par conséquent, qu’il avait dû les secourir dans leur adversité tant qu’ils étaient restés sur le territoire où il commandait ; mais qu’aujourd’hui, Ibraïm Pacha étant le vainqueur, et, selon ce que l’on disait, les mamelouks étant révoltés contre les volontés du sultan El Islam, il les forcerait bien à quitter le pays en ne leur portant plus de vivres. Ibraïm Pacha exigea que les Ababdieh conduisissent des troupes d’Arabes Mograbins, qui l’accompagnaient, à l’endroit où étaient les mamelouks. Effectivement, plusieurs Ababdieh montèrent à dromadaire et guidèrent les troupes jusqu’au puits d’Oum Eubal, dans le désert. Rendus là, les Ababdieh dirent aux Mograbins : Voila les mamelouks devant vous ; vous ne pourrez pas dire à Ibraïm Pacha que nous ne vous avons pas conduits où il a ordonné. Cependant, à l’approche des Mograbins, les mamelouks, qui étaient sur leurs gardes, avaient tout préparé pour leur départ ; ils avaient enfoui sous terre beaucoup de leurs effets, afin de pouvoir les retrouver ; ils avaient comblé le puits avec des pierres, de la terre, des branches d’arbres épineux et tout ce qu’ils avaient trouvé de plus encombrant Puis ils s’étaient rangés en bataille et avaient attendu l’ennemi ; mais celui-ci ayant hésité, ils étaient partis dans la direction de Dongolah pour s’y établir. C’est à dater de cette époque que le chek Kralif commença, avec l’appui du gouvernement turc, à devenir plus important. Plus tard, Méhémet Ali, qui l’avait apprécié, se servit de lui pour bien connaître le Soudan avant d’en entreprendre la conquête, et, vers l’année 1820, quand il envoya, dans ce pays, une espèce d’ambassade qui avait pour chef officiel un certain Mahamed Aga, l’âme de l’expédition était le chek Kralif, l’Ababdieh, intelligent, spirituel, puissant et considéré. Le chef de l’ambassade, après avoir visité toutes les différentes peuplades le long du fleuve et au Sennar, alla aussi à Cordofan et à Darfour, où il fut retenu sans jamais avoir pu obtenir la permission de retourner en Égypte. Chek Kralif revint et continua à être l’agent avoué ou secret du gouvernement égyptien. Il fut assassiné à Berber, par un gouverneur turc jaloux de son influence dans le pays. Son frère Baraca lui succéda[3]. C’est ce dernier qui devait m’accompagner dans le désert des Bicharieh. Il n’est jamais facile d’organiser avec les Arabes un voyage dans le désert ; mais pour faire ce voyage dans un pays où jamais voyageur n’a mis le pied, dans un désert où l’on doit rester peut-être plusieurs mois, où l’on ne trouve rien, et où, par conséquent, il faut tout emporter pour soi, et beaucoup pour donner aux Arabes que l’on rencontre, les difficultés s’accroissent considérablement. Lorsque je me mis en route, il n’avait pas plu depuis longtemps ; tous les puits, sources ou réservoirs étaient à peu près taris ; il fallait prendre des outres en plus grande quantité. Comme les Bicharieh chez lesquels nous allions n’étaient point soumis au gouvernement égyptien, mais lui étaient plutôt hostiles, il fallait prendre des précautions de défense contre les vagabonds ; quant aux cheks des tribus, nous savions que, patronés par le chek Baraca, tous nous recevraient fort bien. Il fallait donc faire de grandes provisions, et malgré toutes mes observations, mon opposition même, je dus consentir, d’après les instances du gouverneur turc d’Assouan, personnage influent, d’après celles de quelques cheks arabes, à prendre une escorte. On voulut me donner des soldats turcs et mograbins, ce à quoi je me refusai de tout mon pouvoir, sachant bien que ce serait une fort mauvaise recommandation pour les Bicharieh, et que cela me causerait toute espèce de désagréments ; je ne voulus prendre que des Arabes Ababdieh et Bicharieh. Nous avions donné rendez-vous à plusieurs cheks des Bicharieh à Abou Ahmed, point, sur le Nil, où l’on arrive, étant parti de Corouscos, après huit à neuf journées de désert, ou bien point duquel l’on part pour venir à Corouscos et à Assouan afin de ne pas faire, en suivant le cours du fleuve, ce grand détour que le Nil fait en coulant dans le pays des Chakieks, de Dongolah, de Mahos, de Soccott pour arriver enfin à Wadée Alfa, d’où il coule presque directement vers le nord. Ce rendez-vous fit que nous dûmes, avant de nous interner tout à fait à l’est, chez les Bicharieh, remonter jusqu’à Corouscos, et de là traverser le désert, que d’ailleurs je devais aussi visiter. Je laissai donc la caravane faire sa route par terre, et je remontai en barque jusqu’à Corouscos. Ce point est devenu important à cause des caravanes qui vont et viennent sans cesse ; c’est la route la plus directe pour les communications entre le Soudan et l’Égypte ; cependant Corouscos n’est qu’un pauvre hameau où il y a seulement une construction en terre servant de magasin au gouvernement et des cahuttes servant de demeures aux Arabes. Nous terminâmes tous nos préparatifs, nos provisions d’eau, et enfin nous quittâmes les bords du fleuve pour prendre le désert. En partant de Corouscos, on passe, par une gorge étroite, au travers la chaîne de montagnes qui borde le fleuve. C’est le lit du torrent nommé Wadée Corouscos. On remonte ce ravin sur un terrain de cailloux et de sable. Les montagnes qui bordent la route sont peu élevées, isolées les unes des autres et de formes coniques. Leur formation est du grès moderne stratifié horizontalement ; elles sont dénudées. Les Arabes qui voyagent dans le désert ont donné des noms à tous les lieux un peu remarquables. Ainsi, par exemple, à environ deux lieues et demie de Corouscos, la vallée que l’on suit est resserrée entre deux rochers, et ce point étant élevé, on peut voir, du côté du couchant, les montagnes qui se trouvent de l’autre côté du fleuve ; c’est une grande joie pour les voyageurs venant du désert qui voient que dans peu de temps ils arriveront au Nil et pourront boire à volonté l’eau douce et bienfaisante dont ils ont été privés depuis plusieurs jours. Ce lieu se nomme Choroffa, qui veut dire ici _lieu élevé_ duquel l’on découvre au loin le pays. La végétation est fort rare dans cette partie ; l’on y voit quelques mimosas gommiers très-rabougris et peu de plantes. Pour voyager commodément dans le désert, il faut pouvoir marcher séparément des chameaux de charge, leur pas est fatigant et sa monotonie vous ennuie ; il faut avoir de bons dromadaires et surtout de bonnes selles bien organisées, bien posées ; c’est une étude à faire, et l’expérience seule, en imitant et améliorant ce que les Arabes font, vous conduit à être parfaitement sur le dos de ces animaux ; il faut aussi avoir des guides intelligents : alors vous laissez marcher votre caravane, vous partez après elle ou avant, vous vous arrêtez où vous voulez, vous vous détournez de la route directe et vous rejoignez toujours vos bagages au lieu du campement de nuit, ou au lieu du repos du jour. Avec des gens à dromadaires, vous accompagnant, vous avez toujours de la bonne eau que l’on va prendre à droite ou à gauche de la route, à des puits ou des sources, mais le plus souvent à des réservoirs formés naturellement dans les rochers des ravins, où les pluies en tombant forment des bassins très-souvent bien remplis. Les Arabes qui conduisent des caravanes ordinaires, avec des chameaux loués au voyage pour se rendre directement d’un point à un autre, ne se dérangent jamais du droit chemin pour que les personnes qu’ils conduisent trouvent de la bonne eau ; ils ne leur font connaître que les puits qui sont sur la route, qu’ils soient d’eau douce ou bien d’eau bonne seulement pour les chameaux. En parlant la langue du pays, en causant avec les guides, les Arabes que l’on rencontre, vous évitez cela ; car il n’y a pas de route auprès de laquelle, en vous détournant un peu, vous ne trouviez des plantes pour faire manger les chameaux et de l’eau pour votre usage. Sur la route des caravanes généralement, tout est brouté, tout est tari. Après avoir passé l’endroit nommé Choraffa, l’aspect de la route est le même ; c’est un sol sablonneux, sans végétation, par-ci par-là, à des distances fort grandes, un mimosa de l’espèce des gommiers, ou bien mimosa Sihalé à écorce et fleurs blanches, et très-rabougri, donne encore plus de tristesse à ce désert. A environ cinq heures de marche de chameaux, l’on rencontre quelques mimosas, et sur une roche de grès les empreintes de deux animaux, bœufs ou vaches, dont le dessin n’est pas trop mauvais ; ils ont de grandes cornes comme l’on en voit seulement aux bœufs d’Abyssinie. Un peu plus loin, toujours dans la même vallée où passe la route, est un rocher qui donne de l’ombre et sert d’abri aux voyageurs. On le nomme Ogab el Gamous, _lieu de repos des vaches ou des buffles_, parce qu’un Arabe étant parti de Corouscos avec des buffles, pour les conduire dans le Soudan, et s’étant reposé à l’ombre de ces rochers, ses buffles y moururent tous. Une citerne a été creusée dans ce rocher, sous le gouvernement de Méhémet-Ali ; elle est toujours sans eaux, les pluies étant extrêmement rares dans cette localité. Toujours en continuant la même route, dans un terrain sablonneux parsemé de monticules et de petites montagnes séparées les unes des autres et toutes de formation de grès, après sept heures de marche, de l’endroit où sont les vaches dessinées sur les rochers, l’on arrive à un lieu nommé Ogab el Mâra ou encore Ogab el Quelb, _lieu de repos de la femme ou du chien_. C’est encore un rocher de grès dans lequel est une caverne naturelle où l’on peut se mettre commodément à l’ombre et où l’on a creusé une citerne, qui aussi n’a presque jamais d’eau. En partant de ce lieu le terrain est le même, seulement il est plus uni, et semble plus solide, parce qu’il laisse voir quelques pierres. Le sable reparaît non loin de là, près d’un endroit nommé El Houchar[4]. C’est un grand spécimen de cette famille qui a donné son nom à la localité ; il est immense, en effet, et sa belle végétation bien verte, fait présumer que si l’on creusait dans ce lieu l’on y trouverait de l’eau. Tous les sables environnants sont couverts de végétation lorsqu’il pleut ; malheureusement cela est rare, et l’on ne voit, le plus souvent, que les petites buttes formées par les racines des plantes contre lesquelles le sable vient s’accumuler. Plus loin, le pays est plus découvert, et enfin l’on arrive, après vingt et une heures et demie de marche, depuis Corouscos, à l’endroit nommé Bab el Corouscos, ce qui veut dire porte et défilé, ouverture de Corouscos. Cet endroit est effectivement une ouverture, un défilé dans la chaîne qui s’étend du sud-sud-ouest au nord-nord-est, entre le fleuve et le grand désert, comme une ligne de démarcation. Il n’y a que trois routes, au travers cette chaîne de montagnes, qui permettent d’arriver au fleuve, en venant d’Abou Ahmed : celle de Corouscos, celle de Gallat Addé et celle de Siboh. En partant du Nil, il est facile de se reconnaître, mais lorsque l’on vient du désert, cela est beaucoup plus difficile ; toutes les montagnes se ressemblent. Quand le temps n’est pas bien clair, on se trompe facilement, car rien n’indique le chemin que l’on doit prendre ; les traces des caravanes se perdent sur le sable au moindre petit vent, et si celui du sud souffle, si le sable est soulevé, à moins d’avoir un guide bien expérimenté l’on risque beaucoup de se perdre parmi ces innombrables petites montagnes en forme de cônes. En partant de Bab el Corouscos, on a devant soi une grande étendue de sable assez ferme, et à l’horizon, à une grande distance, les montagnes bleuâtres de Raft qui apparaissent au-dessus du sable jaune de la plaine. Cette plaine n’est pas unie ; elle est coupée par des vallées qui ont un lit et une pente où coulent les eaux quand il pleut. La première que l’on traverse se nomme Bhar Bella Mâh ; elle se perd dans une autre grande vallée qui coule du sud au nord, nommée Gabgabba ; celle-ci a son principe à l’est d’Abou Ahmed et vient se jeter dans l’Ouadée Ollaki un peu avant que celle-ci ne se perde dans le Nil. Le Barh Bella Mâh offre, comme beaucoup d’autres vallées, un lit, ce qui est commun dans le désert, où, quand il pleut, les eaux forment un écoulement ; mais de son nom, quoique Bhar signifie fleuve et mer en même temps, et Bella Mâh, sans eau, il ne faut pas conclure ou déduire que c’est le lit d’un fleuve desséché. Dans tous les déserts il y a des lieux qui portent ce nom, et souvent les voyageurs ont voulu reconnaître les traces d’anciens fleuves inconnus qui coulaient dans ces contrées, fleuves desséchés aujourd’hui ou ayant changé leur cours, ce qui est tout à fait erroné, à moins qu’on ne veuille faire remonter ces cours d’eau aux époques géologiques les plus reculées. Dans le Barh Bella Mâh on a voulu creuser un puits, il n’a pas réussi. A cinq heures de Barh Bella Mâh, dans le S. 1/4 S.-O., l’on voit un autre bas-fond au sommet duquel, vers le sud, se trouvent des tombeaux musulmans qui sont ceux de soldats égyptiens tués par les Bicharieh lors de l’expédition de la conquête du Soudan par Ismaïl Pacha, fils de Méhémet-Ali. Auprès de ces tombeaux est une roche isolée nommée Onni Gad (_la Mère Station_.) C’est une masse de grès percée naturellement, ce qui forme une grande caverne, ouverte de deux côtés, où les voyageurs, fatigués d’avoir parcouru les plaines de sables environnantes, trouvent ombre et fraîcheur. En continuant à marcher au sud-sud-est l’on traverse une plaine remplie de cailloux et parsemée de petites hauteurs rocheuses, puis ensuite une plaine de sable ferme qui va en pente vers le sud. On traverse aussi une dépression du sol formant une vallée qui, comme Bhar Bella Mâh, se dirige à l’est et va se perdre dans celle de _Gabgabba_ : on la nomme _Barh el Attab Arreiane_ à cause d’une montagne assez élevée qui se trouve sur le bord de cette vallée, à l’est de la route, et qui porte ce nom ; une autre, à l’ouest de celle-ci, par opposition, est nommée _Gebel attab el Attchane_. Dans toute cette plaine, autour des petits monticules de grès qui y sont parsemés, le sol est couvert de pierres noires comme des scories, sonnantes comme du métal, l’on en trouve de rondes qui sont creuses et remplies d’un sable blanc, très-fin, et quelquefois d’un sable rouge, donnant une belle couleur d’ocre. Tous ces cailloux contiennent du fer et de la silice ; quant à leur formation, elle semble être celle d’une matière en fusion jetée d’une certaine distance dans l’eau ou dans un centre humide, comme lorsqu’on jette du plomb en fusion pour faire de la grenaille ; puis en roulant sur des sables fins ou des terres très- fines, ils ont pu amasser différentes matières dans leur centre. On trouve aussi dans ces boules, au lieu de sable blanc ou rouge, quelquefois des cristallisations siliceuses d’une grande pureté. Enfin, après avoir marché, en faisant différentes haltes, environ dix- neuf heures depuis Bab el Corouscos, nous nous trouvâmes au pied du groupe des montagnes de _Raft_, et traversant les ravins de Oumriche et de Tellat el Gindi[5] nous nous arrêtâmes dans celui de Souffour[6]. Le ravin de Tellat el Gindi est rempli de beaux mimosas gommiers dont l’aspect vert et frais réjouit la vue. Ce ravin est renommé, dans tout le pays, à cause d’un certain Arabe nommé Issé qui a été, disent les Turcs, un grand voleur, un brigand, et que les Arabes, au contraire, citent comme un brave et un grand homme. Son histoire fait connaître le caractère des Barabras qui se disent d’origine arabe ababdi Bicharieh. Le nommé Issé était tout simplement _ageïr_, ce qui veut dire courrier à dromadaire, au service du gouvernement égyptien, portant la correspondance d’un lieu à un autre. Il dépendait d’un certain Méhémet Aga, chef de Wadée Alfa. Celui-ci voulut, un jour, s’approprier un excellent dromadaire auquel son subordonné était très-attaché ; de là une dispute qui se termina à l’avantage du plus fort. Le subordonné perdit son dromadaire et fut, en outre, roué de coups. Issé n’était pas homme à supporter un pareil traitement, comme eût pu le faire un Égyptien. Il fait le malade, afin de n’inspirer aucune méfiance, puis, une belle nuit, ayant trouvé le moyen de s’emparer de son dromadaire, il s’enfuit de Wadée Alfa. Non content de cela, il va trouver ses parents, ses amis, il les excite contre les Turs, contre Méhémet Aga surtout, il tombe avec eux sur l’habitation du gouverneur, pille les magasins du gouvernement, prend tous les dromadaires qu’il trouve, et, avec ses gens et son butin, s’enfonce dans le désert, où il s’installe en Bédouin, mais principalement en ennemi de tout ce qui est Turc. Quelque temps après, Issé, qui était en relation d’amitié avec beaucoup de monde, apprit qu’un certain Malem Anné, Copte de religion et administrateur dans le gouvernement de l’Égypte, revenait du Soudan avec beaucoup d’or et d’argent, produit des onéreuses contributions levées à Sennar, Chindi, Berber, etc. Il alla à Soccot, sur le Nil, épier son passage, surprit le convoi et massacra les soldats turcs qui l’accompagnaient, laissant les Égyptiens et le Copte continuer leur route fort allégés, il est vrai, mais convaincus qu’Issé n’en voulait qu’aux Turcs, à ce qui était à eux, et qu’il les poursuivrait de sa vengeance tant qu’il le pourrait. Après ce fait il descendit plus bas que Wadée Alfa dans un village où commandait un caymacam turc, lui enleva en plein jour, devant sa maison, ses deux chevaux et un dromadaire qui étaient tous au piquet, et retourna dans ses montagnes. Ce caymacam furieux de ce qui venait d’être commis à son endroit, rassembla, de son autorité privée, beaucoup d’Arabes à dromadaires et quelques soldats turcs, puis se mit à la poursuite d’Issé en suivant sa piste qui était facile à reconnaître. Ils ne le rejoignirent qu’à la montagne de Semmée au-dessus de Wadée Alfa. Ce fut à la tombée de la nuit, et en suivant toujours les traces de ses chevaux volés, traces qui étaient très-visibles, que le caymacam et sa troupe s’engagèrent dans un défilé, lit d’un torrent à sec, fort étroit et encaissé dans de hautes montagnes. Issé savait fort bien que les Arabes qui accompagnaient le caymacam ne le trahiraient pas et il était assez tranquille. Comme précaution il avait placé une sentinelle d’un genre nouveau et tout à fait inconnu ailleurs. Dans l’endroit le plus étroit du ravin il avait fait laisser, agenouillé et bien lié, un dromadaire malade. Cet animal a pour habitude, quand il est dans cet état, malade ou blessé, de crier si on l’approche, et c’étaient ces cris sur lesquels Issé comptait pour être averti si quelqu’un approchait. Mais le guide[7] du caymacam, qui conduisait l’avant-garde arabe de l’expédition, connaissait cette ruse, et s’il n’avait pas été un ami d’Issé, celui-ci, malgré sa prévoyance, eût été surpris. Il fit faire halte loin du chameau en disant qu’il irait seul à la découverte. En effet, après un assez long détour, et, après avoir marché quelque temps au fond de l’étroit ravin, il parvint à un élargissement entouré de hautes montagnes, c’est là qu’Issé était campé près d’un puits qui lui fournissait de l’eau. Sa troupe, composée de dix hommes, l’entourait ; les deux chevaux du caymacam étaient attachés près de sa tente. Abd el Kérim, c’était le nom du guide, s’approcha tout tranquillement ; Issé, de son côté, ne laissa paraître aucune surprise. Les Arabes, comme tous les hommes qui vivent au désert, de quelque race qu’ils soient, ont presque tous les mêmes habitudes, les mêmes mœurs, et, sous bien des rapports, les Arabes Bicharieh, Ababdieh et les Nubiens ont de la ressemblance avec les Peaux-Rouges d’Amérique. Abd el Kérim représenta à Issé qu’il lui était impossible de continuer la vie qu’il menait, que tôt ou tard il serait pris, que, même dans ce moment, il était bien près de l’être ; car il lui paraissait impossible qu’il pût se tirer du mauvais pas où il se trouvait, puisqu’il n’avait aucun chemin pour s’échapper, que les Turcs étaient en grand nombre, sans compter les Arabes qui étaient à leur solde, et qu’enfin il agirait sagement en rendant les deux chevaux et le dromadaire, ce qui ferait qu’on le laisserait paisiblement aller où il voudrait. Mais Issé se révolta à l’idée de se soumettre à la volonté d’un Turc, il refusa de rendre les objets volés, repoussa même tout arrangement, et le guide Abd el Kérim fut forcé de retourner vers le caymacam. Alors les Turcs s’avancèrent dans le ravin ; mais ce ne fut qu’une démonstration, ce qui avait été prévu arriva, aucun des Arabes ne les suivit, et peu confiants dans leurs propres forces, craignant d’ailleurs une trahison, ils revinrent sur leurs pas en faisant beaucoup de reproches aux indigènes stipendiés par le gouvernement égyptien. Ceux-ci pour se justifier prétendirent qu’ils avaient reconnu qu’Issé avait des forces bien supérieures aux leurs, qu’il fallait garder le défilé et envoyer chercher du renfort. Un tel avis, s’il était suivi, devait fournir à Issé le temps de s’échapper, c’était visible. On fit autre chose : des chameaux, appartenant à Issé, paissaient dans une gorge voisine, l’on s’en empara avant la nuit, et l’on prit de bonnes positions. Le lendemain, au point du jour, les Turcs assistèrent, de là, au défilé de la petite troupe qu’ils avaient cru cernée, et qui s’échappait par les escarpements d’un ravin ; ils lui firent l’honneur de quelques coups de fusil et reprirent la route de Wadée Alfa. Issé alla s’installer dans les montagnes que l’on voit à Gallat addé sur le Nil. Il fut encore question de le poursuivre : c’est alors qu’il s’interna tout à fait et vint s’établir à la montagne de Raft, auprès du ravin de Tellat el Gindi. Effectivement je vis là les restes de son campement ; il avait fait avec des pierres sèches un retranchement avec des crénelures pour les fusils. Issé était parfaitement posé, il était sur la route des caravanes venant du Soudan en Égypte ou bien se rendant d’Égypte à Berber et Khartoum, et il pouvait fusiller les Turcs en restant à couvert ; il pouvait même, au besoin, s’enfuir dans les ravins de la montagne où l’on ne pouvait le poursuivre, et il avait à proximité les eaux des réservoirs d’Oum Riche dont il empêchait l’approche à ceux qui avaient un besoin indispensable d’y puiser, ce qui le rendait entièrement maître de leur sort. Issé resta fort longtemps dans ce lieu, il s’emparait de tout ce qui appartenait au gouvernement, dans les caravanes qui traversaient le désert, tuant sans pitié les Turcs pour assouvir sa vengeance ; mais jamais ne touchant à ce qui appartenait aux négociants ou aux gens du pays, au contraire, il traitait ce monde avec bienveillance, lui fournissait de l’eau et même des vivres s’il en avait besoin. Au bout de quelques mois Issé et sa troupe, ayant acquis beaucoup de richesses revinrent aux abords du fleuve et s’établirent aux environs de _Gallat Addé_. Les Turcs ayant appris cela et désirant aussi se venger, assemblèrent à Assouan et à Corouscos beaucoup d’Arabes et tous les soldats dont ils pouvaient disposer. Ils firent prévenir le gouverneur de Wadée Alfa, de telle sorte qu’Issé devait se trouver pris entre deux troupes, l’une venant d’en bas et l’autre d’en haut. Mais les Arabes l’avertirent, et il rentra dans les montagnes du désert. Pendant plusieurs jours, l’on suivit sa piste, comme celle du gibier que des chasseurs poursuivent. Le soir l’on campait, et l’on était fort étonné le lendemain matin, après s’être remis en marche, de rencontrer, à peu de distance, le campement où Issé avait passé la nuit. Si les Turcs eussent été seuls, s’ils ne se fussent pas adjoint des Arabes, Issé et les siens, très-facilement, auraient pu les attaquer, trouer leurs outres à eau, enlever leurs chameaux, et les laisser mourir de soif et de faim ; mais ils ne voulaient pas compromettre leurs compatriotes et leurs amis envers le gouvernement qu’ils servaient. Enfin, en suivant toujours les traces de la troupe qui leur échappait toujours, les chasseurs, puisque j’ai déjà émis ce terme de comparaison, arrivèrent près de Corouscos ; ils apprirent là que leur gibier, qui avait visité le Nil, était alors campé, à peu de distance, dans une petite vallée du désert d’Abou Ahmed. Sûrs, cette fois, de le surprendre, ils se remirent en marche après avoir renouvelé leurs provisions d’eau et de vivres. Les Turcs sont courageux jusqu’à la témérité ; mais ils ne sont pas prévoyants. Ils entrèrent dans un défilé étroit dont les deux parois étaient fort escarpées ; or à peine y furent-ils engagés qu’une grêle de balles les assaillit. Ne pouvant se défendre contre des ennemis cachés dans les pierres, ne pouvant non plus monter pour les joindre, ils prirent la fuite immédiatement, non sans laisser bon nombre d’entre eux dans le ravin ainsi que plusieurs chevaux. Issé leur avait tendu ce piége. Depuis cette affaire on le laissa tranquille, et il vécut paisiblement avec les autres Arabes qui restent tantôt sur les bords du Nil et tantôt dans le désert, lorsque quelques pluies tombent dans cette contrée et donnent au sol assez d’humidité pour produire des pâturages, ce qui est alors une raison de bonheur pour tous. Issé était un petit homme, grêle, fort leste, à l’œil pétillant d’intelligence et très-hautain. Je l’ai connu et j’ai été en négociation avec lui ; voici comment : Lorsqu’il était campé aux environs de Gallat Addé, j’étais en Nubie entre Assouan et Wadée Alfa, près d’Abou Semboul, et par conséquent peu loin de Gallat Addé. Souvent les autorités turques m’avaient parlé d’Issé qu’ils appelaient le voleur. Ils désiraient tous qu’il fît sa soumission au gouvernement ; car l’on était toujours sur le qui-vive à cause de lui. Ses amis les Arabes désiraient aussi qu’il fît sa soumission, afin qu’on lui pardonnât le passé et qu’il fût, pour l’avenir, à l’abri d’une surprise. Plusieurs cheks importants de ma connaissance m’avaient chargé d’intercéder, et, de mon côté, j’étais persuadé que si je conduisais Issé au vice-roi, il serait pardonné. Il s’agissait de l’amener à faire une démarche ; je me décidai à aller le trouver. Les chefs Barabras de Deïr, qui sont les chefs du pays, me promirent de me faire conduire ; ils me donnèrent pour guide, justement, cet Abd el kérim qui, dans une expédition avait conduit les Turcs à la poursuite d’Issé, et dont j’ai parlé plus haut. On voulait me donner aussi une escorte, je n’en voulus aucune, et je partis seul avec mon guide, tous deux montés sur d’excellents dromadaires dont j’étais le propriétaire. Nous arrivâmes le soir au campement d’Issé : c’était un lieu très- difficile à trouver dans les gorges des montagnes, à l’est de Gallat Addé, mais un lieu où Issé pouvait parfaitement se défendre contre des forces bien supérieures aux siennes et d’où, par des sentiers connus de lui seul, il pouvait s’échapper facilement. Soit qu’il fût prévenu de notre arrivée, soit qu’il ne fût pas gardé, nous parvînmes jusqu’à l’intérieur du campement comme si nous en eussions fait partie ; nous descendîmes de nos dromadaires, les attachâmes, et nous nous dirigeâmes vers la seule tente qu’il y eût, toute la troupe étant établie sous des rochers pour avoir leur ombre durant le jour. Certes, une personne qui n’aurait pas connu les usages des Arabes de ce pays eût été fort étonnée et peut-être fort embarrassée d’une réception de ce genre. J’entrai le premier dans la tente en saluant du salut arabe ordinaire. Issé se lavait les mains pour se mettre à manger ; il leva la tête, me regarda, me rendit mon salut et me dit de m’asseoir comme il aurait fait avec le premier bédouin venu. Cependant à ma figure, à mon costume arabe, il est vrai, mais plus propre que ceux qu’il avait sous les yeux, il devait bien s’apercevoir que j’étais un étranger. Je craignis un moment qu’il ne me prît pour un Turc déguisé. En réfléchissant, je vis bien que c’était une comédie qu’il jouait, et je la jouai aussi de mon côté. Nous restâmes quelque temps à nous regarder, nous allumâmes nos pipes sans prononcer une parole. On apporta le dîner et, à sa composition, je fus confirmé dans mon idée première, c’est que j’avais été annoncé ; car il y avait un mouton entier rôti, ce qui est toujours le mets des étrangers que l’on veut bien recevoir. Nous mangeâmes beaucoup et nous parlâmes de choses insignifiantes ; l’usage arabe étant de n’adresser aucune question indiscrète à son hôte, pas même pour lui demander qui il est, d’où il vient, où il va, ni ce qu’il veut. Issé ne me demanda rien, et je me gardai bien de faire autrement que lui. Après avoir dîné, nous fumâmes et nous prîmes le café ; la politesse permettait alors de se lever. Ce fut Issé qui sortit de la tente, pour moi, ne sachant où aller, j’y restai ; mais je m’attendais à ce qui allait se passer. Effectivement, bientôt Issé rentra avec empressement, vint à moi, m’embrassa et me fit ses excuses de sa pauvre hospitalité, disant : qu’il n’avait pas su, lorsque j’étais entré, qui j’étais, mais que mon guide venait de le lui apprendre, qu’il me connaissait depuis longtemps et m’avait vu même plusieurs fois, lorsqu’il était courrier à dromadaire, en m’apportant des lettres, qu’il avait souvent désiré me voir chez lui, qu’il avait espéré me rencontrer dans le désert et qu’enfin il était bien heureux de me recevoir sous sa tente. La glace était rompue et nous passâmes une grande partie de la nuit à causer. Je voulus entamer la question qui m’amenait près de lui ; mais il me fit signe de me taire, et, tout bas, il me dit que nous causerions de cela plus tard, dans un lieu où personne ne pourrait nous entendre. N’ayant plus rien à dire, et le besoin du repos se faisant sentir, nous nous installâmes, Issé et moi, en plein air, chacun sur une peau de mouton, sans autre abri que le ciel du désert dont la limpidité est inconnue en Europe, sans autre perspective que la silouette des montagnes en partie éclairées par la lune que nous ne voyions pas encore. Le calme était profond, nous nous endormîmes paisiblement. Au petit jour, tout le camp était sur pied. Issé m’engagea, après avoir pris plusieurs cafés, à faire le tour de son campement qui n’était ni brillant, ni curieux à aucun titre ; peu à peu nous nous en éloignâmes, et, étant montés sur un rocher isolé, nous nous assîmes l’un près de l’autre. Je sais, me dit-il, pourquoi tu es venu me trouver, je te fais mille remercîments à cause de tes bonnes intentions ; mais j’ai une telle haine pour tout ce qui est Turc que je ne pourrais jamais la vaincre. Ce n’est pas seulement à cause de l’outrage sanglant que m’a fait le gouverneur de Wadée Alfa ; non ! avant cet événement, déjà l’on avait pillé les dattiers de ma famille, l’on avait emporté moutons et chameaux, sous prétexte de contributions. Quoique je sache fort bien que d’un moment à l’autre je peux être trahi par un des miens que l’on gagnera pour de l’argent, j’aime mieux rester libre jusqu’à ma dernière heure dans mes montagnes, où je ne serai jamais pris vivant. Je fis à Issé une foule de raisonnements qui parurent l’ébranler ; je lui dis qu’après avoir fait sa soumission à Méhémet Ali, il serait libre de vivre soit au service, soit de sa vie indépendante sans être continuellement exposé à être poursuivi, pris et traité comme un malfaiteur. Enfin, après avoir passé toute la journée à discuter, il fut convenu que le lendemain il partirait avec moi et que je le conduirais moi-même où se trouvait le vice-roi. Il passa la nuit en préparatifs. De mon côté, je réfléchis beaucoup à la démarche que je venais de faire. Je savais fort bien que tant que je serais avec Issé il ne lui arriverait rien de fâcheux ; mais si je ne le conduisais pas moi-même, si je ne le ramenais pas dans son pays, confiant dans la parole qu’on lui aurait donnée, il pouvait, d’autant mieux, tomber dans quelque piége que des fonctionnaires subalternes lui dresseraient ; c’était une grosse responsabilité. Mais il n’était plus temps de faire des réflexions, et je me promis bien de prendre toutes les précautions possibles, de faire intervenir même les consuls, afin qu’Issé fût tout à fait en sûreté. Je ne craignais rien pour lui des autorités supérieures ; mais je craignais tout d’un soldat Albanais ou d’un caymacam de village. Tout s’était bien passé ; nos montures étaient prêtes et nous allions partir pour nous rendre au Nil et à ma barque. Issé était soucieux, il ne parlait ni à moi, ni à ses gens, ni même à ses parents. Dans le campement les femmes faisaient entendre de petits cris comme à l’approche d’un malheur. Tout le monde semblait consterné ; mais pas un mot, pas même un signe de mécontentement ne fut dirigé contre moi. Tout à coup Issé me regarda, donna un coup de pied à son dromadaire sur lequel il allait monter, et l’obligea de s’éloigner ; puis, d’un air bien déterminé, il vint à moi, me prit les mains avec effusion, et s’exprima ainsi : J’ai entière confiance en toi, je sais que tant que nous serons ensemble je n’aurai rien à craindre. Pardonne-moi de t’avoir dit hier que je te suivrai ; encore cette nuit je pensais cela faisable ; la réflexion m’a persuadé que c’était impossible. Les Turcs n’ont pas de parole avec des gens comme moi, ils sont perfides d’ailleurs, et j’ai tellement horreur d’eux, que je ne puis songer à me trouver en leur présence sans être dans une excitation affreuse. Laisse- moi et abandonne-moi à mon sort ; Dieu veillera sur moi. Il n’y avait pas à insister ; je promis à Issé mon amitié, quand même, et je repris seul la route de l’Égypte. Revenons à notre campement du ravin de Souffour que nous devions occuper quelque temps pour visiter le groupe des montagnes de Raft. Nous nous installâmes donc sous de beaux mimosas verts et en fleurs. Le nom de Souffour a été donné à ce lieu à cause de la présence de certains petits mamelons, de formation granitique, qui sont recouverts d’une terre argileuse rouge et jaune, tandis que tout ce qui tient à la masse de la montagne est de couleur noirâtre. De ce côté, son élévation n’est pas grande, si l’on en excepte quelques points. Les ravins ont leurs parois à pic, et les roches qui les forment sont de différentes formations volcaniques et offrent, comme les basaltes, des stratifications verticales. Dans tous ces ravins l’on trouve de l’eau après les pluies, ce qui est un grand bien pour les voyageurs qui le savent ; mais il est très- difficile d’en approcher, et l’on ne peut abreuver les chameaux qu’en descendant des outres pleines jusqu’à l’endroit où le mauvais chemin force ces animaux à s’arrêter ; cependant, depuis que Méhémet Ali a fait creuser l’ancien puits de Souffour qui, lorsqu’il pleut, devient un large réservoir, l’on a bien plus de facilités. Ce groupe de montagnes est isolé, il ne se rattache à aucune chaîne déterminée, mais seulement il tient, par des ramifications très-peu marquées, à d’autres groupes semblables. La montagne de Raft est bouleversée dans tous les sens, entrecoupée de beaucoup de ravins ; tous les versants viennent, par différentes petites vallées, se réunir à la vallée de Mourrat pour se fondre dans celle de Gabgabba. Le chek Baraca, depuis notre départ, me parlait de travaux dans la montagne, de villages dans les ravins, et je désirais visiter tout cela. A l’entrée du ravin principal qui porte le nom de la montagne, je vis plusieurs amas de pierres brutes, disposés en ronds, et ayant chacun 4 mètres de diamètre. L’intérieur de ces ronds est rempli de petites pierres, et le tout élevé seulement de 80 centimètres à 1 mètre au- dessus de terre. On pourrait, au premier abord, prendre ces amas de pierres pour des élévations sur lesquelles les Arabes auraient posé leurs tentes ; mais cela n’est point. Les tentes des Arabes ne sont pas rondes, elles sont, chez les Bicharieh, en peaux et en nattes ; les autres les ont en étoffe grossière et solide, poil de chèvre ou de chameau ; mais, je le répète, jamais ces tentes ne sont rondes. D’ailleurs, pour établir sa demeure, nul Bédouin ne se donnerait la peine de faire un tel travail. Ces ronds ne peuvent être que des lieux de sépultures où, après un combat, les morts étaient enterrés tribu par tribu. Ils datent de l’époque où, sous le règne du sultan Ahmed Teïloun en Égypte, des Arabes syriens et d’autres exploitaient les mines d’or de ce pays, ce qui occasionna des jalousies et des guerres meurtrières dont je parlerai plus tard. Un peu plus dans l’intérieur de cette vallée, au delà des tombeaux, sur la droite, sont les restes des habitations : ce sont de petites murailles en pierres sèches tirées d’un des filons de la montagne, pierres noires, dures, cassantes et probablement porphyriques. Tout autour de ces habitations sont des meules de moulins à bras, en différents porphyres qui ne se trouvent pas sur le lieu même. On trouve aussi beaucoup de blocs de même composition, sur lesquels l’on écrasait quelque chose, et semblables à ceux dont on se sert dans tout le Soudan pour moudre le grain. La pièce avec laquelle on broyait la matière, sur ce genre de pierre à moulin, et que l’on tenait à la main, était un gros morceau de quartz mêlé de parties micacées ; il y en a des tas, tous rayés et maculés, ce qui prouve évidemment que l’on frottait ces morceaux de quartz sur les pierres pour les réduire en poudre, procédé que je n’ai vu que là. Dans la montagne, j’ai remarqué quelques travaux dans des terrains schisteux rougeâtres et des roches granitiques, travaux dont le but était d’enlever les parties quartzeuses ; mais il n’y a aucun filon continu. A côté de cet établissement, dans la vallée, était une source qui servait pour le lavage du quartz pulvérisé. On dit que, depuis une quarantaine d’années seulement, elle est tarie, et les Arabes, qui ont une manière à eux de tout expliquer, attribuent cette malheureuse circonstance à ce qu’un des leurs commit la faute de tuer un très-gros serpent qui avait l’habitude de venir boire tous les jours à cette source ; le serpent étant mort, l’eau n’avait plus de raison pour se produire. Le gouvernement égyptien a fait travailler dans cet endroit, mais sans résultat ; cependant je sais, bien certainement, qu’avec des travaux dirigés avec intelligence, l’on ferait revenir la source. Ce lieu était un établissement pour l’exploitation de l’or, il n’y a pas à en douter. Quoique je n’aie pu, ni dans les petites veines de quartz micacées de la montagne, ni même parmi les morceaux qui ont commencé à être broyés, trouver, à l’œil nu, la plus petite parcelle d’or natif, j’en ai l’intime conviction. Bien que nous ne fussions pas dans la saison des vents chauds, nous ressentîmes, pendant les jours que je restai à Souffour et aux environs, un vent brûlant qui nous incommoda beaucoup ; fort heureusement nous avions à discrétion de l’eau bonne et fraîche prise aux réservoirs des ravins de la montagne de Raft. Dans la vallée ou Wadée dellat el Doumat, qui a son principe aussi dans la montagne de Raft, plus au S.-O. que la vallée de Oum Riche et que celle de Raft même, croissent une grande quantité de doums. C’est le palmier éventail, bien différent du palmier qui vient en Égypte. Celui- ci ne se bifurque pas, son tronc est droit, blanchâtre, et s’élève d’un seul jet, en haut ses branches sont courtes, réunies au faîte du tronc elles forment une grosse touffe avec les régimes du fruit. Les doums sont aussi réguliers quoique bifurqués, ils ont des fruits bien formés, de la grosseur d’un petit œuf de poule, de couleur marron foncé, et, comme saveur, beaucoup plus doux que ceux d’Égypte. Ces arbres ont donné leur nom à la vallée dans laquelle ils croissent. Cette vallée est bordée de petites montagnes détachées les unes des autres et présentant un mélange de gneiss, de granit et de porphyre ; les parties supérieures sont des schistes disposés par couches ou stratifications inclinées de l’est à l’ouest. Partout l’on remarque des veines blanches d’un quartz quelquefois micacé. Le terrain qui la sépare de celle de Mourrat, qui est plus au sud et court dans la même direction à l’est, se trouve être, à peu de chose près, de même formation, il est accidenté aussi par de petites colines. Dans le haut de l’ouadée ou vallée de Mourrat, est un lieu nommé dellat el hell, _le hameau_, où il y a des restes d’une exploitation de mines d’or qui semble avoir eu quelque importance. Non loin sont des ruines de mauvaises habitations, des espèces de huttes en pierres, et enfin plusieurs moulins à bras, faits en porphyre. Sur le bord du bassin qui servait de réceptacle aux eaux de pluies, nous trouvâmes encore debout les montants d’une chadous, machine composée d’un simple levier qui sert à élever les eaux sur tous les bords du Nil, en Égypte. Ce chadous servait à élever les eaux pour le lavage du minerai, après que l’on avait broyé le quartz avec les moulins. [Illustration : A Bassin-puisard où l’on prend l’eau. B Plan incliné pour le lavage du minerai et déversant dans le bassin C. C Bassin recevant les eaux du lavage. D Conduit pour faire retourner les eaux dans le bassin A. E Lit du torrent, réceptacle des eaux de pluie.] Par la disposition du lavoir, on voit que l’eau était rare et qu’on la faisait servir plusieurs fois. _Le hameau_ a dû être habité par des Arabes musulmans, ce que l’on peut reconnaître à la disposition de quelques tombeaux et aussi à un lieu disposé pour la prière. Or la consommation d’eau que leurs besoins nécessitaient, en dehors de l’exploitation, fait supposer qu’ils avaient d’autres ressources que celle dont je viens de parler, et qu’ils utilisaient le voisinage du ravin, sur le bord duquel le lavoir était établi. Le ravin n’était, sans doute, pas toujours à sec. Dans la montagne, les filons exploités sont des schistes talqueux dans lesquels des veines de quartz micacés servent de gangue à de rares parcelles d’or natif. L’exploitation s’en faisait toujours à ciel ouvert, et par des moyens tout à fait primitifs. Ces filons sont dirigés du S.-E. au N.-E., leurs gisements n’étaient point riches ; car les installations sont peu considérables. Les travaux, d’ailleurs, paraissent avoir été conduits sans aucune règle, c’est à peine si l’on a gratté les couches aurifères. Cet établissement, enfin, semble beaucoup plus moderne que celui de Raft. La vallée de Mourrat, dans le haut de laquelle se trouve le petit établissement dont nous venons de parler, va se perdre dans la grande vallée de Gabgabba. Dans cette vallée de Mourrat, sont des puits qui se trouvent sur la route directe de Corouscos à Abou Ahmed ; ils sont creusés dans le lit du torrent. Les plus nouveaux sont les meilleurs pour la qualité de l’eau, quoique, dans tous, elle soit saumâtre et extrêmement désagréable à boire. Mourrat est une ancienne station où l’on est certain de trouver toujours de l’eau, ce qui est une grande ressource pour les caravanes qui traversent ce désert. Sur les rochers environnant les puits l’on voit des figures de vaches avec d’immenses cornes et aussi quelques chevaux ; j’y ai vu un nom en caractères hyérogliphiques ; mais le tout est seulement piqué sur les rochers et peu marqué. Près de Mourrat, en allant sur la route d’Abou Ahmed, est un bloc de granit, auquel sa forme, qui est celle d’un crocodile, a fait donner le nom de Hagiar el Timsah[8]. En se dirigeant vers le sud, l’on passe, pendant près de 10 kilomètres, entre de petites montagnes formées de blocs de granit qui s’élèvent dans des sables. Sur la droite, vers l’ouest, sont de hautes montagnes, et devant soi, à une grande distance, l’on a le groupe des montagnes d’Absâh. Le reste du sol est plat, entrecoupé par des filons, à fleur de terre, formés de quartz blanc, souvent laiteux, et courant tous du S.-O. au N.-O. Jusqu’à ce dernier groupe, qui est à onze heures de marche des puits de Mourrat, l’on marche dans une plaine de sable. La route directe traverse la montagne par une gorge assez étroite. En prenant une autre route, sur la droite, après avoir marché pendant quelques heures, l’on entre dans un ravin où l’on trouve, lorsqu’il a fait des pluies, plusieurs réservoirs pleins d’une excellente eau. La vallée d’Absâh coule au sud du groupe de montagnes de ce nom ; elle a peu d’étendue et va se perdre, comme toutes les autres vallées, dans celle de Gabgabba. En débouchant du défilé ou gorge dont nous venons de parler, et en entrant dans la vallée d’Absâh, l’on trouve, sur le côté gauche, beaucoup d’habitations en ruines et une petite colline, toute bouleversée par la main des hommes, où l’on voit clairement que la pierre, qui a été enlevée, était un quartz très-peu micacé et presque pur. A l’est de ce point, entre la montagne et le lit de la vallée d’Absâh, sur la route directe de Corouscos à Abou Ahmed, nous découvrîmes encore d’autres restes d’habitations, espèce de huttes en pierres qui ont servi anciennement aux mineurs établis dans ce lieu. On y voit, entassée dans ces huttes, la gangue du minerai, et le minerai lui-même cassé en petits morceaux et prêt à être broyé par les moulins qui sont en grand nombre. Les mêmes moulins se retrouvent dans un établissement semblable, un peu plus loin, sur le bord du torrent, au pied d’une autre une petite colline. Là sont aussi les restes d’un lavoir comme celui de Raft, à Dellat el Hell. C’est sur le bord de la même vallée d’Absâh, au S. 1/4 S.-E. des huttes que s’élève cette dernière colline qui a été beaucoup travaillée aussi ; l’on n’y a suivi aucun filon, ni rien fait régulièrement ; comme ailleurs, tout y a été attaqué superficiellement. Le minerai, qui est toujours du quartz plus ou moins micacé contenu par petits filons dans des formations schisteuses, ou des gneiss décomposés, était pris là et transporté aux habitations pour y être traité. Premièrement, il était cassé en petits morceaux de la grosseur d’un demi-centimètre cube, au moyen de grosses pierres de porphyre arrondies que l’on jetait sur le minerai posé dans des trous faits naturellement sur la surface d’une roche ; puis ensuite ce minerai concassé était broyé en poudre très-fine, et cette poudre lavée sur les lavoirs dont j’ai parlé. Les parcelles d’or plus pesantes restaient sur le plan incliné, d’où probablement on les enlevait avec des éponges, si l’on en possédait, ou avec des chiffons. Tous ces moyens, on le voit, étaient bien primitifs et devaient produire fort peu ; cependant ce dernier établissement semble avoir prospéré. A Absâh, après les pluies, l’on trouve beaucoup d’eau partout dans les rochers, et effectivement nous en vîmes dans plusieurs endroits. Cette circonstance donnait, aux mineurs de cette localité, des avantages que ceux de Raft n’avaient pas ; de plus, il existe dans le ravin, au fond d’une grande fissure, un puits qui a toujours donné de l’eau, jusqu’à ces dernières années, assez abondamment pour former un petit ruisseau. Les Arabes prétendent que, dans certains moments, ce puits vomissait des plantes et des morceaux de bois des bords du Nil ; car il se trouvait, disent-ils, souterrainement en communication naturelle avec le fleuve. Ce qu’il y a de certain, c’est que de grosses pierres détachées de la montagne ont roulé dans le puits et l’ont comblé[9]. Absâh est l’endroit le plus important de la route de Corouscos à Abou Ahmed ; aussi, pour nous rendre plus vite de cet endroit au Nil, où devait s’organiser notre grand voyage, ne donnerai-je qu’un journal sommaire du reste de la route que nous avons suivie. Nous avions marché six jours depuis le 8 septembre, à trois heures du soir, et nous étions arrivés, le 14 au matin, à l’ouadée Absâh. Nous en repartîmes le 14 au soir et nous nous arrêtâmes bientôt, pour coucher, dans un endroit où heureusement les pluies avaient fait verdir quelques plantes que nos dromadaires mangèrent. Il fit un fort vent très froid, et de gros nuages passaient au-dessus de nous. Le 15, on se mit en marche, et nous traversâmes, par une gorge, le groupe des montagnes de Adar aweb. Ce groupe s’élève par mamelons séparés, formés graduellement de gneiss et de schistes, et présentant l’aspect particulier d’une irruption volcanique. Là aussi l’on a fait des travaux de reconnaissance pour trouver des filons métalliques. Puis s’offrit à nos yeux une immense plaine aride, à l’horizon de laquelle apparaissaient de petites montagnes embrumées. Nous nous arrêtâmes dans une vallée peu profonde, voisine de la montagne et dite, comme elle, ouadée Adar aweb. Dans l’E.-S.-E. était une montagne nommée Abou Nogarra, qui veut dire le Père de la Grosse caisse ; elle est nommée ainsi parce que, de temps en temps, l’on y entend des bruits comme ceux que produisent des coups frappés sur un gros tambour. La formation de cette montagne ferait effectivement penser qu’il y a là un ancien volcan éteint. On se remit en route à deux heures après midi, en se dirigeant au S. 1/4 S.-E. Nous passâmes entre deux petites montagnes nommées l’Gourabieh, et nous continuâmes à marcher sur un terrain couvert de cailloux roulés, mais tous plats. Au déclin du jour, après une heure de halte, pour faire reposer les chameaux, nous fîmes route jusqu’à l’ouadée l’Férouh, où nous couchâmes ; il était minuit. Le 16. Au soleil levant, nous recommençâmes notre marche toujours dans la même direction ; le pays était plat, couvert de cailloux. Après sept heures, par une chaleur excessive, nous arrivâmes à la montagne de Mogronne, où nous nous arrêtâmes à l’ombre rare de quelques arbres rabougris ; mais je fis dresser ma tente qui nous donna un abri plus agréable. Nous en repartîmes à trois heures, et six heures nous suffirent pour arriver tout près de Abou Ahmed, non loin du Nil. Nous nous arrêtâmes là, afin de ne pas arriver chez le chek Baraca pendant la nuit. Le 17. Le matin, après une heure de marche, nous étions devant le Nil, dans l’enceinte du bâtiment servant de magasin au gouvernement, et où le chek Baraca m’avait fait préparer une maison arabe. La première chose dont je m’occupai fut de faire expédier immédiatement des courriers aux cheks des Bicharieh qui devaient nous conduire dans leur désert et, le soir même, tous avaient pu partir dans différentes directions. Le séjour d’Abou Ahmed est peu agréable ; sa situation au sud des cataractes, et la présence des bois qui les avoisinent rendent cependant le pays relativement pittoresque. Les bois sont remplis de singes qui, à l’approche des hommes, s’enfuient dans les doums ou palmiers éventails. Pour les attrapper, les Arabes mettent le feu aux arbres, ce qui oblige ces animaux à sauter à terre. Abou Ahmed est un lieu important, parce que les caravanes qui viennent de traverser le désert de Corouscos s’y arrêtent pour se reposer, et parce que celles qui se rendent en Égypte s’y préparent pour le voyage. Fort souvent ici, dans les premières années de l’expédition du Soudan, au moment de la conquête, il s’est livré des combats très-sanglants entre les Arabes Bicharieh et les troupes qui venaient d’Égypte. Un corps de troupes irrégulières, composé de cinq cents à huit cents cavaliers et commandé par un certain Cojia Ahmet, ancien serviteur de Méhémet Ali, finit très-mal. Un jour qu’ils étaient campés près du fleuve, en vue d’Abou Ahmed, fatigués par une traversée qu’ils venaient de faire dans le désert, ces cavaliers furent assaillis à l’improviste par les Bicharieh, qui les mirent en déroute. Ceux qui échappèrent aux sabres et aux lances des Arabes furent précipités dans les cataractes, où ils se noyèrent. Nous attendîmes à Abou Ahmed jusqu’au 22 l’arrivée des cheks Bicharieh, qui enfin vinrent nous trouver ; ils paraissaient tous très-farouches ; cependant nous fûmes bientôt bons amis. Tous ces cheks étaient chefs de tribus non soumises au gouvernement ; mais l’influence du chek Baraca, allié par des mariages avec plusieurs d’entre eux, et, ensuite, les relations que j’avais eues moi-même, dans des voyages précédents, avec le chek principal des Bicharieh, à Balouc, près Goos Regeb, furent cause qu’ils se montrèrent très-contents de nous conduire dans leurs montagnes. Nous préparions tout pour notre prochain départ, et nous étions enchantés de voir la bonne tournure que prenaient les choses, lorsque malheureusement de nouvelles circonstances vinrent mettre des entraves, au moins pour le moment, à l’exécution de mes projets. Le gouverneur du Soudan Courchoud Pacha, homme ignorant comme beaucoup de ses collègues, ne voyant pas dans le voyage que je voulais faire une chose fort importante, soit qu’il eût véritablement besoin du chek Baraca pour son propre compte, soit pour une autre raison, écrivit à ce chek, et lui donna l’ordre de venir le trouver à Kartoum, lui enjoignant de quitter là mon service, en laissant, toutefois, un des siens auprès de moi. Le chek Baraca me dit que, sans lui, il ne me laisserait point aller chez les Bicharieh. Les cheks me dirent aussi que, sans le chek Baraca, ils ne pouvaient me mener où je voulais aller. Fallait-il prendre sur moi de retenir Baraca, qui prétendait être appelé à Kartoum pour une chose insignifiante ? Je n’osai m’y décider, ne voulant pas me mettre en hostilité avec un gouverneur, qui aurait trouvé mille prétextes pour prouver que j’avais eu tort de lui résister. Je me décidai donc à retourner au Caire, afin d’informer le vice-roi de ce qui se passait et me mettre en mesure de revenir ensuite avec des ordres bien positifs pour Courchoud-Pacha. Après avoir contenté tout le monde, après avoir renvoyé les cheks Bicharieh en leur promettant qu’ils me reverraient bientôt, et que j’effectuerais mon voyage dans leur pays, je repris la route de Corouscos, car j’y avais laissé ma barque, et je descendis le Nil jusqu’au Caire, où j’arrivai en peu de jours. * * * * * * * * * * DEUXIÈME PARTIE. * * * * * Ce ne fut que deux mois plus tard que je pus me mettre une seconde fois en route pour le pays des Bicharieh, et je possédais tous les ordres nécessaires, tous les pouvoirs pour être sûr que je ne rencontrerais ni entraves, ni obstacles d’aucune sorte de la part des Turcs. Le voyage sur le Nil fut long ; c’était au mois de novembre et, à cette époque de l’année, les vents soufflent souvent du sud et sont, par conséquent, contraires. Enfin j’arrivai à Assouan, lieu où le voyage devait s’organiser, à la fin de décembre. Avec le chek Baraca, le gouverneur d’Assouan et quelques autres cheks, nous combinâmes tout ; les vivres furent préparés, les outres remplies, les chameaux et les dromadaires réunis. L’arabe Saad Wed Neimer, de la tribu des Ababdieh, fils du grand et légitime chek Neimer, que j’ai déjà nommé, était venu de Kartoum avec l’intention de m’accompagner ; mais, quoiqu’il fut bien connu et bien posé à cause de sa famille, je refusai néanmoins ses services ; je lui dis que les ordres que j’apportais étaient pour Baraca et non pour lui, et que je ne pouvais rien y changer. En réalité, c’est qu’à mes yeux Baraca était plus important et que j’attendais mieux de lui ; car il était frère de ce Kralif, déjà nommé aussi, qui avait usurpé l’autorité, au détriment de Saad, et qui gouvernait, en quelque sorte, tout le pays. On prétendit qu’il me serait impossible de faire le voyage chez les Bicharieh sans prendre une nombreuse escorte. Le gouverneur voulait me donner des soldats turcs, chek Saad m’offrait des Ababdieh. Nous convînmes avec Baraca que, seulement pour la forme, je prendrais dix Ababdieh de sa tribu, et que lui, comme suite, aurait encore dix hommes. Le _naser_ du gouvernement, les notables du pays, les cheks Ababdieh et même ceux des Bicharieh assurèrent qu’il me fallait au moins soixante hommes armés, et à dromadaires. Chek Saad insistait beaucoup sur cela, disant que je pouvais rencontrer des malfaiteurs, des voleurs ou bien encore les mécontents des tribus que le gouverneur de Berber venait de maltraiter ; les Arabes de Taka ou de El Bâque seraient aussi à craindre. Chek Saad était intéressé dans cette affaire ; car il devait fournir son contingent d’hommes et de montures. Ce chek, d’ailleurs, pensait lui-même aux bruits qu’il avait fait répandre sur mon compte ; il avait dit partout que je venais enlever des trésors qui étaient cachés et reconnaître les routes afin d’y conduire plus tard des troupes pour m’emparer du pays. Je repoussai Saad qui, outre ses prétentions, intriguait, de connivence avec les chameliers et d’autres individus, pour faire payer le plus cher possible tout ce dont j’avais besoin, et je le menaçai de le faire partir de force pour Kartoum, accompagné de soldats et enchaîné s’il ne s’éloignait immédiatement ; ce qu’il crut prudent de faire. Malgré tout, nous fûmes obligés pour contenter les cheks de prendre plus de dromadaires, plus de chameaux et plus de monde que je n’en voulais. J’avais distribué quelques cadeaux, donné d’avance de l’argent pour des services qui n’étaient pas rendus, il est vrai, mais qui étaient bien garantis ; j’avais manœuvré de manière à m’assurer plusieurs dévouements ; il ne restait plus rien à faire. Le 30 janvier, avant le lever du soleil, le chek Baraca nous envoya nos chameaux de charge et nos dromadaires ; l’on chargea les uns, sella les autres, et l’on partit. Les habitants d’Assouan qui sont les gens les plus désœuvrés du monde, vivant du produit de leurs dattiers et du transport des marchandises qui doivent passer les cataractes pour remonter le Nil ou le descendre, poursuivant le voyageur qui vient, dans leur pays, pour visiter les antiquités, l’inquiétant dans le but seul de lui arracher quelques piastres, voient en tout un événement qui les surexcite ; aussi notre départ fit-il sensation dans la ville. Les enfants demandaient des bacchiche, les femmes faisaient leur glou-glou-glou significatif[10], et les hommes nous donnaient mille bénédictions. Beaucoup d’entr’eux nous accompagnèrent pendant un assez long temps. Notre caravane formait une petite armée très-leste et surtout fort pittoresque ; il y avait peu de chameaux de charge, mais bien soixante- dix dromadaires tous montés, et sur lesquels étaient distribués la plus grande partie des bagages, les vivres et l’eau. Les cavaliers, avec le corps à moitié nu, avec les cheveux crépus et incultes, étonnaient par leur étrangeté ; ils étaient armés de boucliers, de lances et de sabres, tous valides et animés, comme il arrive dans un moment pareil où bêtes et hommes sont impatients de se mouvoir ; et tout cet ensemble faisait un tableau singulier qui se développait au milieu des rochers de granit parsemés sur un sol aride et sans végétation. Ce premier jour, nous marchâmes peu, et après cinq heures de route, nous campâmes à l’endroit nommé _Ogab el Melh_ (station du sel). Les chameliers, qui n’avaient pas bien partagé les charges, restèrent fort longtemps le lendemain matin pour les organiser, ce qui fit que nous ne partîmes que vers les huit heures ; la nuit avait été fraîche, et le matin il faisait froid. Nous passâmes par la vallée de Demit qui vient déboucher dans le Nil à l’endroit qui porte son nom. C’est un large lit qui reçoit tous les torrents des montagnes environnantes quand il pleut. Ensuite nous entrâmes dans une gorge traversant les montagnes de Dégo, groupe de rochers de granit peu élevés, appartenant toujours à la vallée de Demit qui perd ici son nom pour prendre celui de la montagne. Le fond du sol est composé d’un gros gravier de granit mélangé de sable ; mais il est encombré de pierres roulées, de toute espèce, car cette vallée torrentueuse, qui vient de loin apporte les détritus des montagnes qu’elle traverse avant d’arriver à Dégo. Il offre peu de végétation ; pourtant l’on y trouve des salem, espèce de genets, et des mimosas Sihale en grand nombre ; ceux-ci se coupent pour faire du charbon que l’on vend sur le marché d’Assouan. Nous arrivâmes bientôt à Oum Eubal dont j’ai parlé déjà au sujet du chek Kralif et de la fuite des mamelouks d’Assouan à Dongola. A Oum Eubal, dans la vallée même, est une caverne souterraine dans laquelle se trouve une source. On y descend par une espèce de puits qui a été construit en pierres brutes de granit, et sa margelle ainsi que toute sa partie supérieure en briques cuites et en mortier. J’ai remarqué que ces briques étaient de deux qualités, et, d’après leur forme et leur disposition, j’ai constaté que ce puits avait été construit, sinon par les Romains, au moins réparé avec des matériaux romains, comme ceux que l’on trouve dans les ruines d’Assouan. Nos guides prétendirent avoir vu des inscriptions sur les rochers environnants ; mais, malgré toutes leurs recherches et les nôtres, nous ne pûmes les retrouver. Ce n’est pas le seul endroit de ces montagnes où l’on trouve à se désaltérer, surtout quand il a plu ; mais depuis longtemps il n’était pas tombé une goutte d’eau, et nous dûmes mettre le puits à contribution. Nous campâmes tout auprès pour y passer la nuit. Dans les environs campaient aussi quelques Bicharieh qui allaient vendre à Assouan du séné et des moutons ; ils eurent une grande peur de nous, cependant ils se rassurèrent bientôt et vinrent se joindre à nos Arabes. Tout ce rassemblement, avec ses chameaux, ses dromadaires et ses hommes, remplissait la vallée où se massaient une foule de groupes formés tout autour de grands feux ; car le froid était pénétrant. C’était encore un tableau pittoresque éclairé par les flammes et sous un ciel brillant d’étoiles. Les broussailles et les plantes sèches, pour brûler, ne nous manquèrent pas. Le 1er février nous perdîmes beaucoup de temps à remplir nos outres, parce que le puits ne fournissait qu’une petite quantité d’eau ; cette opération était importante. En partant, la route que nous avions à suivre remontait la vallée pendant une lieue environ, nous en sortîmes pour marcher sur un terrain bien plus ouvert où, à des distances éloignées se voyaient de petites montagnes séparées les unes des autres ; elles étaient de formations de grès, entrecoupées de rochers granitiques qui les avaient soulevées, et ceux-ci étaient remplis de veines de quartz très-blanc. Devant nous était une montagne plus élevée nommée _Her el Couffa_, qui donne son nom à une vallée qui vient déboucher ou se perdre dans celle de Dégo. Pour arriver à la montagne de Her el Couffa, nous traversâmes deux immenses plaines de sable solide, où il n’y avait pas un brin de végétation ; cependant quand il pleut ces plaines verdissent et deviennent couvertes de pâturages pour les troupeaux des Arabes ; malheureusement il y avait plusieurs années qu’aucun orage n’était venu humecter le terrain. En poursuivant, et après avoir passé la montagne Her el Couffa, est encore une plaine, semblable aux autres, qui se termine à un lieu nommé Bab el Déhessi, éloigné de Oum Eubal de onze heures de marche. Avant d’arriver à ce lieu, nous trouvâmes une vieille femme Bichari, avec son fils, conduisant un chameau chargé de séné qu’elle allait vendre à Assouan ; ils avaient l’air très-pauvres tous les trois. Nous apprîmes d’elle que les Bicharieh fuyaient loin de la route que je devais suivre, ayant une grande peur, parce que l’on disait que nous avions avec nous beaucoup de soldats turcs. Ceci était la suite des bruits répandus par le chek Saad. Lorsque nous campâmes, plusieurs Arabes Bicharieh qui étaient dans le même endroit, avec des grains qu’ils portaient chez eux, et avec des moutons et du séné à destination d’Assouan, parurent inquiets et firent mine de vouloir s’échapper ; mais dès qu’ils virent chek Baraca, qui était de leur connaissance, ils restèrent avec nous, et le soir, lorsque notre campement fut terminé, les feux allumés, je leur demandai pourquoi ils avaient eu l’air de nous craindre et de vouloir s’enfuir ? ils me répondirent que ce n’était pas nous qu’ils craignaient ni les Arabes qui nous accompagnaient ; mais qu’ayant une affaire de sang avec les gens et la famille du chek Ababdi Carar, ils avaient eu peur de rencontrer des Arabes de sa tribu parmi les nôtres. Ayant exprimé alors le désir de connaître la raison ou plutôt l’histoire qui les forçait à s’éloigner des gens de Carar, l’un d’eux, tout en fumant la pipe et prenant le café, voulut bien me la raconter. Comme cette histoire dépeint bien les mœurs des Arabes Ababdieh qui ressemblent beaucoup aux mœurs des Bicharieh, je la rapporterai ici : Dans un des petits hameaux qui entourent Derrawé, village entièrement peuplé d’Ababdieh et de Bicharieh, un soir étaient réunis, dans une cabane de roseaux recouverts en terre, plusieurs Ababdieh et Bicharieh qui, dans cette espèce de cabaret, buvaient du Bouza et du Méris, tout en fumant, chantant et se divertissant. Parmi ces Arabes était le nommé Babecr, fils du chek Carar, chef d’une des tribus des Ababdieh ; il y avait aussi un nommé Mahamet Nour et son cousin, tous les deux Bicharieh. Ce dernier, c’est-à-dire le cousin, se prit de querelle avec un parent de Babecr qui lui jeta le vase contenant le méris à la figure. L’offensé se leva et prit sa lance pour combattre son adversaire ; mais comme cet incident avait fait beaucoup de tapage dans la cabane, tout le monde était en rumeur, se poussant, criant, gesticulant, et, dans ce tumulte, le susdit cousin de Mahamet Nour fut frappé, traîtreusement et par derrière, près de l’épaule. Il tomba avec un couteau enfoncé jusqu’au manche, dans sa blessure. On s’empressa, autour du blessé, pour lui porter secours, et Babecr, étant le plus important de l’assemblée, demanda la permission de retirer le couteau ; alors il en prit le manche, et, favorisé par l’obscurité, laissant tomber son vêtement sur sa main, il le tourna et retourna dans tous les sens, afin d’agrandir la plaie, et avec l’intention sauvage d’achever, sans qu’on s’en aperçût, celui qui avait eu querelle avec son parent. Le moribond, sentant les déchirures du couteau, prit toutes les personnes présentes à témoin, et dit que s’il mourait ce n’était pas de la main de celui qui lui avait porté le premier coup, mais bien de celle de Babecr ; il mourut en effet. La famille du Bicharieh demanda justice ; mais les gens de Carar étant puissants, elle ne put rien obtenir. Mahamet Nour, de son côté, ne fut pas plus heureux, il retourna dans le désert avec la ferme volonté de venger lui-même son cousin. Quelques temps après cet événement, Babecr devant aller chez les Bicharieh pour des affaires importantes, l’on réunit tous les parents du mort pour provoquer un arrangement. Mahamet Nour seul, qui conservait toujours ses idées de vengeance, ne parut pas à la réunion, il profita au contraire de cette circonstance pour laisser croire qu’il avait oublié la mort de son cousin. Son but était de ne recevoir, sous aucun prétexte, le prix du sang répandu afin d’avoir le droit de le répandre lui-même. Babecr effectua son voyage ; mais, au retour, Mahamet Nour feignant d’avoir des affaires aussi, se mit en route en même temps que lui. Il cachait si bien son projet, que personne ne pouvait le soupçonner. Un jour pendant la route, se trouvant en avant de la caravane avec Babecr, et croyant le moment favorable, il fit une première tentative qui ne réussit pas, et voici pourquoi : Ayant fait tomber la conversation sur les armes à feu, il avait dit à Babecr que tout dernièrement il venait d’acquérir un très-beau pistolet, qu’il l’avait chargé, et que, ne l’ayant pas encore tiré, il ne savait s’il partirait, que son désir était de l’essayer ; mais qu’il n’avait pas de munitions pour le recharger. Babecr, qui n’était ni fin ni soupçonneux, sa conduite le prouve, consentit à lui en fournir. Mahamet Nour pressa la détente du pistolet en question, qui fit feu parfaitement ; il regretta intérieurement de ne l’avoir pas déchargé sur Babecr. Alors ils descendirent de dromadaire pour procéder à ce qui était convenu. Mahamet Nour, dès ce moment, était bien décidé à tirer sur son compagnon de route, certain qu’il ne le manquerait pas et qu’il pourrait fuir facilement dans le désert ; mais il n’eut pas le temps d’accomplir son projet. Le pistolet n’était pas encore rechargé que les gens de Babecr, qui marchaient derrière, émus par le coup de feu qu’ils avaient entendu et craignant pour leur chef un accident quelconque, étaient arrivés au plus vite de leurs montures ; ils furent étonnés de voir les deux Arabes, calmes en apparence, occupés tranquillement à charger une arme. Toutefois Babecr, en voyant l’air inquiet de ses gens, et aussi l’attitude de Mahamet Nour, qui ne lui sembla plus naturelle, conçut des soupçons sur ses intentions. Il lui remit le pistolet chargé, mais sans y ajouter l’amorce, ce dont le propriétaire n’eut pas l’air de s’apercevoir. Le coup projeté par Mahamet Nour n’avait donc pas réussi ; ce n’était qu’une expérience acquise et une leçon pour mieux prendre ses mesures à l’avenir. Arrivés à Derrawé tout le monde se sépara. L’homme qui cherche une vengeance a la patience d’une bête fauve ; il ne se lasse point. Mahamet Nour aurait épié toute sa vie une nouvelle occasion favorable à son dessein ; mais cette occasion se présenta peu de temps après l’affaire du pistolet. Se trouvant un jour à Derrawé, il apprit que Babecr se mariait le soir même, et, qu’en attendant la nuit, il passait son temps à boire du méris, ce qui est l’habitude dans tous les villages ababdieh sur les bords du Nil, où les Arabes sont en général très-débauchés ; ils ne le cèdent qu’à leurs femmes, dont les dérèglements dépassent toute expression. Mahamet Nour n’avait pas de plan bien arrêté ; mais, en toute prévision, il alla remplir son outre d’eau, attacher à l’écart son dromadaire bien préparé ; puis il vint au lieu où l’on buvait. Le bruit, les chants y étaient étourdissants comme le soir de l’assassinat de son cousin. Cette coïncidence, qui le surexcita, lui fit concevoir une machination infernale. Voyant que Babecr était déjà parti, il courut à la case de la nouvelle mariée et parvint, sans être vu, à se cacher sous le lit[11], qui est élevé de terre de 50 à 40 centimètres et soutenu sur quatre pieds. Il est inutile de retracer les détails, que me donna le conteur, sur l’impatience de l’assassin, qui faillit, plus d’une fois, se trahir, et sur l’état de déraison où se trouvait la victime, état occasionné par l’action des liqueurs absorbées, bien plus que par un autre mobile, plus ordinaire en cette circonstance. Ce qui arriva, c’est qu’au bout de quelques heures Babecr fut trouvé, baigné dans son sang, à côté de sa femme dont les cris ne parvinrent pas à le rappeler à la vie. Mahamet Nour était sorti de sa cachette quand il avait jugé le moment favorable ; il avait, avec un sang-froid incroyable, promené légèrement sa main gauche sur les deux époux afin d’être bien sûr qu’il ne se trompait pas, et il avait plongé son poignard, qu’il tenait de la main droite, dans le ventre du meurtrier de son cousin, en lui labourant les entrailles, comme il avait été fait des entrailles de celui-ci ; puis il avait attendu, avant de s’échapper, que la mort de Babecr fût bien constatée. Tout autre s’en serait tenu là, et se serait enfui. Mahamet ne le jugea pas ainsi : par un raffinement de cruauté, dont ces Arabes seuls sont capables, il se rendit à l’endroit où étaient encore beaucoup de camarades du mort, continuant l’orgie commencée la veille, et il leur dit audacieusement de ne pas se tromper sur le meurtrier de Babecr, que c’était bien lui, Mahamet Nour, qui l’avait tué et qu’il retournait dans son pays satisfait d’avoir consommé sa vengeance et le cœur réjoui et content. Ce fut alors seulement qu’à la faveur de la stupéfaction générale et favorisé par l’obscurité, il rejoignit son dromadaire, sauta en selle et retourna dans sa tribu. Parmi les Bischarieh cet homme est regardé comme un héros, il était avec les Arabes que nous trouvâmes à Bab el Déhessi. La veillée avait été remplie au moyen de cette histoire, et chacun songea à prendre du repos. Longtemps avant le jour le chek Baraca, qui ne savait pas juste l’heure, croyant qu’il était temps de lever le camp réveilla tout le monde ; mais il faisait tellement froid que nous ne partîmes qu’après le lever du soleil. Le pays que nous traversâmes était comme parsemé de petites montagnes, il y en avait de tous côtés ; ces montagnes, nullement liées entre elles, étaient toutes composées de grès que perçaient, de distance en distance, de très-forts rochers de granit. Nous avions, droit devant nous, une montagne plus importante nommée el Nassié. Avant d’y arriver, nous passâmes auprès d’un rocher d’un marbre blanc grisâtre qui formait une grosse saillie s’étendant du sud-sud- ouest au nord-nord-est. Ce fut dans l’après-midi seulement que nous arrivâmes à la montagne de Nassié, où nous trouvâmes une grande quantité de plantes sèches, pâturage dont nos montures avaient besoin. La montagne d’el Nassié est plus élevée que toutes les montagnes voisines ; elle a environ 360 mètres de hauteur, au-dessus de la plaine, est formée de grès comme le sol environnant et doit son soulèvement à la présence du granit que l’on aperçoit à sa base et qui a incliné ses couches. Le 3 février, le froid nous empêcha de partir avant neuf heures du matin, quoique la température fût élevée à 4 degrés Réaumur au-dessus de zéro. Nous traversâmes des plaines de graviers accidentées par beaucoup de petites veines de quartz laiteux ; le terrain inférieur était toujours granitique, et les saillies formées par le grès. La vallée d’Esserba, que nous traversâmes, était remplie de plantes et de broussailles avec beaucoup de Sihales ; tout paraissait déjà vert à cause des pluies qui étaient tombées depuis quelques jours seulement ; mais les herbes annuelles n’étaient pas encore poussées. Dans la vallée d’Esserba se trouvait le campement Bichari de la petite tribu dont Mahamet Nour faisait partie. C’était la réunion d’une dizaine de cahuttes de 8 pieds de côté, et faites avec des nattes. Leurs propriétaires, comme tous les Bédouins de ces contrées, me semblèrent fort misérables, et je me demandais comment des êtres si deshérités pouvaient ressentir cette fierté outrée qui ne pardonne jamais une offense, et qui fait de la vengeance le premier des devoirs. La route, après Esserba, se poursuit au milieu de ravins creusés dans des rochers, où se trouvent de loin en loin des réservoirs naturels que les pluies remplissent. La présence de ces rochers fait que le sol est recouvert de gros cailloux qui rendent le chemin difficile aux animaux de transport et aux montures. Partout nous rencontrions des Arabes Bicharieh et Ababdieh de la tribu du chek Baraca qui venaient, sur notre passage, pour nous saluer. La vallée devenue plus large était remplie de plantes et d’arbres ; un bouc sauvage, bel animal aux longues soies s’enfuit à notre approche, nous lui donnâmes la chasse inutilement ; car il gagna les montagnes avant que nos dromadaires pussent l’atteindre et il se trouva à l’abri de nos balles. Ce fut à Guéhettré que nous nous arrêtâmes afin de pouvoir le lendemain matin prendre de l’eau à un réservoir naturel, alimenté par les pluies, qui se trouve dans le haut de cette vallée. Le 4 février, nos chameaux, engourdis par le froid de la nuit, eurent toutes les peines du monde à se lever ; aussi fûmes-nous obligés d’attendre que le soleil les eût réchauffés pour pouvoir les mener boire ; ce qui fut d’ailleurs difficile. Le lieu où se trouve l’eau étant très-escarpé, et les chameaux ne pouvant y arriver, l’on fut obligé de porter l’eau à distance. Tout cela fit qu’il était une heure après midi quand nous fûmes en mesure de nous mettre en marche ; mais, comme le temps continuait d’être mauvais, avec un fort vent du sud-est qui soulevait des tourbillons de poussière, nous jugeâmes convenable de demeurer encore le reste de la journée à Guéhettré où nous trouvions à donner à manger aux chameaux, et du bois pour nous chauffer. Cette vallée de Guéhettré est creusée dans des montagnes assez élevées, de formation primitive ; les plus hautes ont un aspect rougeâtre et sont toutes bouleversées ; les gneiss ainsi que les rochers porphyriques y dominent, et beaucoup de filons quartzeux très-blancs, très-minces les traversent dans tous les sens. Le lit du torrent qui est toujours à sec, excepté quant il pleut, ce qui n’arrive pas tous les ans, était, en ce moment, couvert d’arbustes, de plantes et de broussailles ; l’on y voyait aussi cette espèce de mimosa _Sihale_ dont j’ai parlé, et qui, là, devient un très bel arbre. Les Arabes, déjà, avant qu’ils fussent tout à fait verts, les avaient dépouillés de leurs plus belles branches pour les donner à leurs troupeaux et surtout aux chameaux qui en sont fort friands. Nous eûmes la visite de beaucoup d’Arabes campés dans les environs ; ils étaient en grande partie de la tribu du chek Baraca et tous, comme toujours, fort pauvres, demandant à manger pour eux, et mendiant du grain pour leurs familles. Ce sont là des misères dont on ne peut guère se faire idée, et cependant, la liberté est si chère à ces hommes du désert qu’ils préfèrent encore leur état à l’existence plus aisée qu’ils obtiendraient en venant habiter les bords du Nil où ils pourraient cultiver quelques terres ; mais ce serait alors s’assimiler aux _Fellahs_, pour lesquels ils ont le plus profond mépris, et leur orgueil s’y oppose. Le 5, au matin, il faisait toujours très-froid et nous ne nous mîmes en marche qu’après sept heures et demie. A dix heures et demie, après avoir traversé un pays semblable à celui de la veille, nous arrivâmes à un lieu nommé _Ceïga_. C’est le principe de la vallée de ce nom, vallée formée de montagnes toutes séparées les unes des autres, et présentant comme une réunion de cours d’un aspect singulier. Dans ce lieu l’on a exploité une mine d’or ; mais l’on voit bien que les travaux sont plus modernes que ceux que j’ai visités précédemment. La petite montagne où est l’exploitation repose sur une base de granit, viennent ensuite les grès. Elle est composée de schistes micacés et talcaires, doux au toucher, un peu savonneux, et traversée par un large filon quartzeux qui se divise en beaucoup de petites veines se dirigeant dans toutes les directions. Ce sont ces veines et le gros filon qui étaient travaillés. La petite montagne peut avoir 100 mètres de hauteur au-dessus de la vallée, et 1,500 mètres de tour. Les morceaux de quartz que l’on extrayait, ainsi que les parties de schiste talcaire étaient portés dans les habitations des mineurs où le tout était broyé après avoir été concassé par des moulins à bras. On procédait ensuite au lavage, sur des plans inclinés, pour détacher l’or de tout ce qui lui était étranger, ainsi que je l’avais constaté à Absah et à Raft, sur la route de Corouscos à Abou Ahmed. Cette mine a été le centre d’une grande activité si l’on en juge par le nombre considérable de huttes dont il ne reste que les murs, murs construits en pierres sèches suivant la manière des Nubiens. Il pouvait y avoir là quatre à cinq cents habitations grandes et petites, dispersées dans les ravins environnants et toujours placées près des endroits où les eaux de pluie pouvaient couler. De plus, un trou, une cavité spéciale, avait été creusée dans le voisinage de chacune d’elles, pour recevoir les parcelles d’or détachées de la montagne. Dans beaucoup de ces habitations se trouvent encore des moulins à bras, et à côté un tas de matières provenant du lavage ; ces matières sont blanchâtres, légères et savonneuses au toucher, et ne contiennent plus aucune partie brillante ni dure. Je ne sais d’où les travailleurs pouvaient tirer assez d’eau pour les besoins de la vie quand il leur en fallait tant déjà pour le lavage de leur minerai seulement. Aujourd’hui il n’y en a qu’à deux journées de distance et en assez faible quantité. Ils avaient donc, à leur portée, des sources, des ruisseaux, des puits qui fonctionnaient ; c’est mon opinion, et j’ai recueilli la preuve que cet état de choses avait cessé bien après l’époque où les mines étaient en exploitation, de même les pluies, dans le pays, étaient devenues, depuis, moins fréquentes. Deux anciens puits, creusés dans la roche, m’avaient été signalés ; mais, malgré toutes mes recherches, je n’ai pu les trouver. Ces mines, à ce qu’il semble, n’ont point été abandonnées par suite d’accidents violents ; mais bien par suite de l’épuisement du métal dont je n’ai plus observé aucune trace dans le filon exploité. Les moulins tous usés, tous hors de service, prouvent en faveur de cette hypothèse ; ils sont tournants et non composés de simples pierres à écraser, comme ceux des Nubiens, ce qui m’a démontré aussi que les mineurs devaient être des étrangers, des gens venus du dehors. Les Arabes n’ont conservé, à cet égard, aucune tradition. Après avoir campé toute la nuit à l’Ouadée Oum Dérer, où nous nous étions arrêtés de bonne heure parce que, devant nous, nous avions une grande journée à faire avant d’atteindre un lieu où l’on trouverait des plantes pour nos animaux et du bois pour nous chauffer, nous partîmes et nous marchâmes longtemps dans un désert affreux dont le sol était couvert d’un sable jaune et quelquefois blanc, détritus entraînés des montagnes de grès et de calcaire. La plaine était légèrement ondulée, et dans ses ondulations apparaissaient, sous les sables, des rochers de granit peu saillants. Quelques plis formés par les écoulements des eaux de pluie, traversaient le désert immense ; mais ces plis étaient aussi secs et aussi dénudés que tout le reste. Avant d’arriver à l’Ouadée de Séguel, les chemins sont fort mauvais dans les montagnes ; il nous fallut six heures pour les franchir et nous atteignîmes cette vallée dans un endroit rempli, çà et là, de petits arbres Sihales très-verts. Le lendemain, le 7 février, une heure après être partis, nous trouvâmes celle de Gieugoub, où nous pûmes nous arrêter. Dans sa partie la plus élevée, les eaux de pluie ont creusé un grand trou, régulièrement arrondi, où elles tombent en manière de cascade ; il est peu facile d’y atteindre. Un peu plus bas, sous le sable même, est une source, peu apparente, dont l’eau est bien meilleure ; c’est là que nous campâmes. Pour en avoir suffisamment, il nous fallut percer une espèce de puits d’environ dix pieds de profondeur, travail malaisé, eu égard aux moyens insuffisants dont nous disposions. Ce travail toutefois réussit parfaitement, et nous procura de quoi satisfaire à toutes les exigences de la caravane. Mais alors il arriva là ce qui est pour ainsi dire inévitable quand beaucoup d’Arabes, à la fois, veulent faire boire leurs chameaux et faire une provision d’eau pour eux-mêmes : tout le monde criait, chacun voulait être le premier à remplir ses outres ; ce fut un tohu-bohu général. Heureusement le chek Baraca empêcha que ce tumulte ne prît un caractère sérieux en frappant de son courbache tous les turbulents et tous les impatients. Quoique nous eussions fort peu marché, nous passâmes la journée dans ce campement auprès de l’eau. Les Arabes Bicharieh des environs vinrent nous voir, leurs femmes vinrent aussi. Elles étaient très à l’aise, et ne paraissaient pas mues par cette curiosité stupide qui distingue les femmes Fellahs d’Égypte. Il y avait parmi elles deux jeunes filles très- jolies qui causèrent avec nous, et avec les Arabes, fort gaiement. En partant le matin, le gros de la caravane se dirigea directement vers le sud-est pour entrer dans la grande vallée de Ollaki, et je pris, avec quelques hommes, la direction de l’est pour aller visiter un endroit où je devais trouver des habitations abandonnées, ainsi que des traces de travaux dans la montagne. Nous passâmes par de mauvais chemins à travers de petits monticules et de petites vallées où verdissaient quelques arbres. Les pentes principales de cette localité se rendent dans la vallée d’Ollaki ; tout le sol est composé de schistes micacés, et les gneiss et les granits apparaissent, de loin en loin, avec des roches porphyriques. Dans une de ces petites vallées nommée l’Adayber, je remarquai tout près de celle de Souhan, où elle se perd, une petite montagne rougeâtre de la même formation que les précédentes et qui avait été travaillée. On y avait creusé des trous pour suivre les filons de quartz aurifères qui la traversent dans tous les sens ; mais, sur l’inspection de ce qui avait été fait, je jugeai que le minerai était fort pauvre, et que, pour cette raison, l’on avait abandonné les travaux. Les habitations des travailleurs étaient toutes dans les environs, et le lieu des lavages était près des excavations. Nous remontâmes la vallée de Souhan jusqu’à son origine, où nous trouvâmes encore beaucoup d’habitations ruinées et des travaux abandonnés, comme ceux que j’avais vus précédemment. Un peu plus loin, dans un endroit fort rétréci, fort étroit, l’on a exploité, à ciel ouvert, un filon aurifère qui traverse la vallée et qui passe dans les montagnes, courant du N.-O. au S.-E. Ce filon de quartz micacé est dans une pierre dure, et, par intervalles, dans du spath, ou du schiste. Il affecte une ligne brisée, tortueuse, et cependant il est creusé profondément à ciel ouvert. En sortant de là, nous fûmes rejoints par un Arabe Bichari que nous avions vu à Assouan, et qui nous avait dit qu’il serait, avant nous, à Ollaki. Depuis trois jours seulement il avait quitté Assouan ; mais il n’avait pris d’eau nulle part, quoiqu’il en eût grand besoin. Son intention était de marcher encore jusqu’à minuit, sans se détourner le moins du monde de sa route ; il se joignit néanmoins à notre caravane. Au coucher du soleil, nous arrivâmes dans l’ouadée Ollaki, principal but de mon voyage. Son abord, de ce côté, est fort large, et quelque peu mouvementé par la présence de petites dunes d’un sable blanc très-fin. Il y a beaucoup de plantes et d’arbustes, et une végétation, relativement très-abondante jusqu’aux montagnes qui sont assez éloignées. Notre camp avait été préparé d’avance, au milieu de la vallée, parmi les tentes des Bicharieh dont les chameaux paissaient les herbes que les dernières pluies avaient fait pousser. Beaucoup de monde nous attendait. A la vue de tout ce monde, selon l’usage, nous lançâmes nos dromadaires à toute vitesse, en poussant, tous, des cris pour répondre au glou-glou- glou poussé par les femmes, et nous vînmes descendre devant nos tentes. Aussitôt arriva le chek de la tribu, un homme petit, vieux, mais pourtant fort agile. Nous nous avançâmes vers lui ; il se nommait Ali Hérab. Il nous salua très-froidement ; cependant, au premier coup d’œil, je remarquai que ce devait être un bon homme ; sa figure était fine et agréable. Beaucoup d’Arabes le suivaient ; or, pour faire plus ample connaissance avec lui, je le retins à souper, ainsi qu’un autre chek nommé Soueket, parent, par alliance, du chek Baraca. Le lendemain matin, c’était le 10, Ali Hérab nous engagea, avec tant d’instances, à passer la journée à son camp, que nous ne pûmes refuser ; d’ailleurs comme c’était un des plus puissants chefs Bicharieh, et qu’il devait nous accompagner dans plusieurs courses, je devais le ménager. Aussitôt que j’eus décidé que nous passerions la journée avec lui, l’on s’installa pour le mieux, quoique l’endroit où nous étions fût fort désagréable ; le sol était couvert d’une poussière très fine, et le vent la faisait voler partout. Le chek Ali Hérab, suivant les règles de l’hospitalité arabe, nous envoya une belle et grasse chamelle, qu’il fallut procéder à tuer et à dépecer. Cette bête était superbe, et j’aurais bien voulu m’opposer à son exécution ; mais, voyant que j’aurais mécontenté tout le monde, je n’y insistais pas. La chamelle, manœuvrée comme si l’on allait la seller ou la charger, fut placée sur ses genoux, puis, et ce fut l’affaire d’un moment, on lui coupa la tête, on l’écorcha, et on la mit en pièce. Afin d’éviter les disputes qui auraient pu surgir au sujet du partage, l’on avait pris la précaution de tenir tous les prétendants à distance. Ils s’étaient placés sur les petites hauteurs environnantes, comme autant de vautours, prêts à fondre sur leur proie, et, spectacle vraiment sauvage, chacun, à un signal donné, devait se jeter sur la part qui lui était destinée. Quand la distribution fut faite, ce qui resta de chair fut coupé par lanières pour être séché au soleil, et conservé. Le repas dura toute la journée. Nos amis les Bicharieh qui allaient et venaient autour de nous paraissaient fort gais et fort contents ; ils furent bien moins importuns que je ne m’y attendais, ce que j’attribuai à la présence du chek Baraca, dont la personne était fort respectée dans le pays. Ils me dirent, me répétèrent même plusieurs fois, et avec affectation, que ma tente était la première tente étrangère qui eût été plantée chez eux et dans l’Ouadée Ollaki. Tous, ensuite se plaignirent de la dureté du temps, alléguant que, sur les bords du Nil, tout était fort cher, à cause de la présence des Turcs ; que, d’un autre côté, l’on achetait leurs moutons, leurs chameaux, etc., à trop bas prix et que cela, joint à la sécheresse qu’il faisait depuis plusieurs mois, les avaient rendus fort pauvres. Ils n’avaient d’espérance, pour le moment, que dans l’approche de la saison des pluies qui devaient fertiliser leurs pâturages... Ces plaintes, ces doléances, auxquelles je ne pouvais rien, avaient, en outre, un air de banalité qui me toucha fort peu, et je me contentai de dire à ceux qui les proféraient : Dieu est grand ! Dieu est grand ! paroles sacramentelles au moyen desquelles l’on clôt, chez les Arabes, toute espèce de conversation. Le 11, nous partîmes de bonne heure pour gagner l’Ouadée Hégatte, près de la montagne de ce nom, où nous avions donné rendez-vous à un grand chek d’une tribu Bichari ; nous campâmes auprès de l’eau, comme d’habitude. Il y avait là, dans les ravins environnants, plusieurs cabanes dont quelques-unes étaient à l’ombre d’un magnifique Sihale. Bientôt arriva le chek nommé Abou Goublé, monté sur un délicieux dromadaire qu’un arabe conduisait par la têtière, car le chek s’était cassé la jambe en tombant, il n’y avait pas longtemps. C’était un grand vieillard, avec la barbe blanche, l’air vif et noble, et la tenue respectable comme pas un de ceux qui nous accompagnaient. Il avait d’ailleurs une grande suite, et tous les Arabes lui témoignaient beaucoup de respect. Nous saluâmes ce vieillord avec empressement, et il parut bien aise de nous voir. Je jugeai que son fils Allamin, dont j’avais fait la connaissance à Abou Ahmed, et que j’avais bien traité, était pour beaucoup dans cette réception. Le soir il y eut, sous ma tente, un grand dîner, dîner composé d’un mouton rôti et d’un immense plat de riz. Nous causâmes beaucoup du voyage que je voulais faire à Gebel Elba, ainsi que dans tous les endroits du pays où il y avait quelque chose de curieux à voir. Abou Goublé ne pouvant nous accompagner, à cause de son infirmité, et surtout à cause des affaires qui le rappelaient dans sa tribu, promit de nous laisser son fils. Avant son départ, je lui fis cadeau d’un vêtement de drap rouge et de deux pièces de toile bleue pour deux de ses enfants, ce dont il fut très-content. Il me fit dire, car il ne parlait pas l’arabe, que maintenant que j’étais venu chez lui, que nous avions mangé ensemble, il me considérait comme un membre de sa famille, tout comme avait fait précédemment leur grand chek Ahmed Wed Ahmed, à Goos Regeb, que, par conséquent, ses enfants étaient mes frères, et que je pouvais compter sur eux et sur lui, dans toute circonstance. Après avoir vu partir le chek Abou Goublé et sa suite, je montai à dromadaire pour visiter plus en détail la vallée d’Hégatte et voir les habitations que l’on m’avait signalées. Cette vallée est resserrée entre de petites montagnes presque perpendiculaires ; le sol, couvert de sable blanc quartzeux, et de débris de granit, nourrit cependant beaucoup d’arbres de différentes essences. Je remarquai deux _harrazas_ très- grands, mimosas à larges feuilles, qui épanouissaient leur feuillage et leurs fleurs à peu de distance d’une source cachée sous le sable ; cette source était très-abondante alors ; dans l’été, elle disparaît entièrement. En s’élevant, la vallée devient très-étroite, et dans cette partie l’on trouve, toujours sous forme de ruines, beaucoup de petites maisons réunies ; plusieurs cependant dépassaient en grandeur, en importance, celles que j’avais rencontrées jusque-là. Toutes étaient placées dans les anfractuosités de la montagne par où les eaux pouvaient couler, et ces anfractuosités travaillées en manière de petits bassins ou de récipients, étaient barrées par des murs dans lesquels il y avait un trou pour servir d’exutoire. Aucun travail d’excavation ne se voit dans les environs, et, de cela, je conjecturai que les chercheurs d’or propriétaires des établissements ci- dessus recueillaient seulement l’or en parcelles que les pluies détachaient des roches de la montagne. Entraînées de cascades en cascades parmi d’autres détritus, ces parcelles subissaient un dernier lavage dans les petits bassins et pouvaient ensuite être recueillies. Du reste, je vis peu de débris de moulins à bras et tournants ; mais toutes les habitations me semblèrent plus anciennes que celles des autres lieux de ces contrées où l’on a exploité l’or. Le soir, à notre retour au camp, nous trouvâmes beaucoup de mendiants bicharieh auxquels je fis donner un peu de grains. Ils étaient aussi laids que misérables, et une chose me frappa, en les considérant, c’est que je reconnus en eux le type des prisonniers représentés légendairement sur les bas-reliefs des temples et des tombeaux des anciens Égyptiens. Leurs femmes, plus résignées dans leur pauvreté, avaient aussi un aspect moins repoussant. La montagne d’Hégatte est un pic en forme de pain de sucre, fort élevé, et qui s’aperçoit de fort loin dans toutes les directions. Elle est formée entièrement de gros blocs de granit rouge, comme celui d’Assouan, entassés les uns sur les autres. Depuis plusieurs jours, cette montagne me servait de point de relèvement et de sommet d’angle pour la triangulation qui devait me servir à dresser une carte de ce pays ; aussi je voulus monter à son faîte. L’escarpement en est si abrupte que les Arabes regardent cela comme impossible, et cependant il restait pour eux, à l’état de souvenir, qu’un homme était parvenu, une fois, tout en haut du mont, qu’il y avait trouvé une plate-forme recouverte de sable, et qu’il en avait rapporté un vase cassé. Quoique cette ascension semblât fort difficile, je l’entrepris cependant et je me trouvai bientôt au milieu de ces roches bouleversées dans tous les sens, de ces blocs étagés d’une façon désordonnée qui constituaient un véritable chaos. Entre la plupart étaient des plantes et des broussailles épineuses qui en défendaient l’accès, des pierres et des cailloux anguleux sur lesquels on ne pouvait poser les pieds sûrement. J’avais ailleurs, dans les montagnes du mont Sinaï, fait l’apprentissage de semblables difficultés ; mais je dois l’avouer, je n’en avais jamais rencontré de si grandes. Le mont Sinaï est de même formation que le mont Hégatte ; celui-ci, toutefois, est beaucoup moins élevé ; il atteint à peine 400 mètres au- dessus du sol de la vallée. Je mis une heure trois quarts à monter au sommet. Là je trouvai un dernier rocher d’environ 15 mètres de hauteur, qui, à cause de sa forme arrondie, fut le plus difficile à escalader ; mais, une fois cet effort accompli, le magnifique spectacle qui se déploya devant moi me dédommagea bien de ma peine. L’immensité du désert n’a rien d’analogue dans les pays d’Europe ; j’étais comme suspendu dans l’espace. De là je pus remarquer que toutes les petites chaînes de montagnes des environs étaient, comme celles d’Hégatte, composées de granit en grande partie, avec le mélange de toutes les formations primitives, et entrecoupées de filons de quartz blanc, affectant, par intervalles, des tons noirâtres et rougeâtres ; ils avaient tous la direction du S.-E. au N.-O., ce qui annonce les filons métalliques. C’étaient surtout les montagnes qui avoisinaient la vallée d’Ollaki qui avaient cette direction. Je pus remarquer encore que cette vallée, beaucoup plus basse que toutes celles que j’avais sous les yeux, était orientée de manière à recevoir toutes leurs eaux, ce qui, à certaines époques, lui donne l’apparence d’un fleuve, comme je l’avais vu à son embouchure dans le Nil. Après avoir, du sommet d’Hégatte, relevé toutes les montagnes en vue, je me disposais à redescendre, lorsque fis je un faux pas et me donnai une forte entorse ; il fallut pourtant effectuer une espèce d’exercice d’acrobate jusqu’à mon dromadaire. Les Bicharieh, étonnés de ma course, ne furent pas moins étonnés de m’entendre dire qu’il n’y avait, sur le sommet de la montagne, aucune construction. En arrivant au camp, j’étais si fatigué, mon entorse me faisait tellement souffrir que, pour avoir le temps de me reposer, je remis le départ au lendemain. On en profita pour faire une bonne provision d’eau. Le chek Baraca, de son côté, avait une affaire à arranger avec le chek Ali Hérab au sujet d’un chameau volé, il eut le temps de s’en occuper. Cette affaire, entre autres péripéties, avait donné lieu à une aventure fort curieuse ; je la donne dans toute sa naïveté primordiale : Des gelabs ou négociants du Dongolah revenaient par la route du grand désert. Cette route quitte le Nil à Damer ou Berber, et n’y revient qu’à la hauteur de Derrawé, un peu au nord d’Assouan. Ils étaient arrêtés à la montagne de Chigré, où ils prenaient de l’eau en attendant le moment de se remettre en route. Des Arabes Bicharieh vinrent les trouver, et, comme les gelabs avaient des chameaux malades et fatigués, ils leur en offrirent quelques-uns plus valides, comme renfort ; une vente régulière s’ensuivit. Ces gelabs continuèrent leur route et arrivèrent à la vallée ou Ouadée Terfawe avec l’idée de se reposer. Alors qu’ils dressaient les tentes, quelques-uns d’entre eux conduisirent tous leurs animaux à un puits voisin. Là étaient aussi des Arabes des environs. On se disputa, comme toujours, pour savoir qui commencerait à faire boire ses bêtes et à remplir ses outres. Pendant la bagarre, un des Arabes reconnut, parmi les chameaux des gelabs, un sujet qui lui appartenait et qui lui avait été volé peu de jours auparavant ; il voulut alors s’en emparer. Celui qui le conduisait était un jeune chamelier faisant partie de la caravane des négociants ; il se montra, ce qui est facile à comprendre, peu disposé à rendre le chameau qu’il avait acheté à la station de Chigré. On en vint aux coups et ensuite aux armes, tout le monde prit part à la dispute et, dans la mêlée, un Bicharieh tomba mort, frappé d’un coup de lance par le jeune Arabe propriétaire du chameau. Les gens des négociants retournèrent immédiatement à leur campement, les Bicharieh à leur tribu. Mais l’affaire ne pouvait pas en rester là. Ces derniers revinrent bientôt en grand nombre, entourèrent leurs adversaires et demandèrent, à grands cris, qu’on leur livrât le meurtrier et son chameau, ajoutant que, si cela n’était pas fait sur l’heure, ils allaient piller la caravane et massacrer tout le monde. Les pauvres gelabs, inférieurs en nombre et mal armés, ne savaient plus à quel prophète se recommander, d’autant que ceux d’entre eux qui avaient assisté à l’affaire ne voulaient pas dénoncer le coupable. Enfin, sentant qu’il n’y avait pas d’arrangement possible, ils se préparèrent à combattre, et déjà les lances étaient levées contre eux, lorsque le jeune homme, cause de la prise d’arme, sortit tout à coup du groupe dans lequel il se trouvait, monta sur un rocher voisin, et, de là, déclara fièrement être le meurtrier que l’on cherchait ; mais il n’avait pas de reproches à se faire, n’ayant donné la mort que pour se défendre, et conserver un bien acquis loyalement ; il déclara aussi que sa cause n’étant pas celle des gelabs, il se séparait d’eux pour ne pas leur faire tort ; puis, brandissant sa lance, il dit qu’il vendrait chèrement sa vie contre celui ou ceux qui voudraient l’attaquer. Cette démarche, qui avait quelque chose de grand, quelque chose d’antique, dans la belle acception du mot, n’eut point un résultat bien digne, mais elle concourut, avec ce que l’on va lire, à un dénoûment bien dramatique. Les Arabes, qui n’étaient pas tous de la trempe de notre héros, voyant qu’effectivement il faisait bonne contenance, n’osèrent pas l’approcher ; ils dirent aux gelabs que c’était à eux à livrer cet homme et que, dans le cas contraire, ils exécuteraient leurs menaces. Il était évident que la perspective de piller une grosse caravane, autant que le besoin de venger un des leurs, les dominait en ce moment. Les négociants le comprirent ainsi, et, en vue de détourner l’orage, ils s’adressèrent à leur ami pour l’engager à se livrer lui-même aux Bicharieh, à se mettre à leur merci. Ils lui représentèrent qu’il n’avait, personnellement, aucune chance de salut, que la mort de ses compagnons, de ses compatriotes, ne lui serait d’aucun secours, tandis qu’en se sacrifiant il les sauverait tous, et que la postérité chanterait sa bravoure et sa mort généreuse. Les malheureux avaient cessé de parler, et l’angoisse peinte sur leurs visages dénotait le peu d’espoir que la situation leur inspirait. Cependant, un grand et généreux dévouement avait enflammé le cœur du jeune homme ; sans rien répondre, il était descendu de son piédestal et s’était dirigé, d’un pas ferme, du côté des Bicharieh. En se mettant ainsi à leur discrétion, il faisait le sacrifice de sa vie ; il enlevait en effet à ses adversaires tout prétexte de pillage ; mais le côté inattendu de cette histoire du désert ne devait pas être épuisé. A son approche, tous les Bicharieh poussèrent des cris étranges, comme les bêtes féroces lorsqu’elles se ruent sur une proie. Les parents du mort, à qui incombait le droit de frapper les premiers, portèrent à leur victime des coups mal assurés, soit qu’ils fussent troublés par la grandeur de sa résignation, soit qu’ils voulussent prolonger son supplice. Ce que voyant, car vraisemblablement, fanatisé qu’il était par l’excès même de sa résolution, il ne sentait rien ; ce que voyant, dis- je, le jeune Arabe se prit à rire, à se moquer de ses bourreaux, disant qu’ils ne savaient pas frapper, qu’ils avaient de mauvais poignards, et qu’après tout ils n’étaient, eux, que de vieilles vaches[12]. Puis, ayant arraché une arme des mains de ceux qui le frappaient, il se fit lui-même, à la jambe, une profonde blessure. Qui le croirait ? Il dut son salut à cet acte d’énergie, à ce trait de bravoure sauvage : toutes les femmes bédouines qui étaient accourues pour assister à la mort du prétendu meurtier, se jetèrent sur lui comme une avalanche, renversant les Bicharieh et criant : grâce ! grâce ! elles l’arrachèrent de force, pour ainsi dire, des mains des hommes, qui ne purent s’opposer à ce mouvement. Une résolution aussi spontanée, aussi caractéristique, devait avoir sa logique ; ces femmes soignèrent si bien et avec tant d’intérêt le pauvre blessé, en le cachant toujours à tous les yeux, que bientôt il guérit. Leur tactique, pour arriver à ce but, était bien simple. Comme il y avait toujours plusieurs d’entre elles dans la tente où il était, aucun mari, aucun parent, aucun être masculin ne pouvait y entrer, car c’eût été un crime, et les Arabes, à cet égard, ne transigent jamais. Le pauvre garçon fut donc très-bien traité pendant plusieurs mois, et l’on en était arrivé à ce moment où rien ne lui manquait plus que la liberté ; mais il avait un compte véritable à régler. Or, après sa guérison, il demeura encore quelque temps chez les Bicharieh, toujours caché par les femmes et à l’abri de toute surprise. L’exaltation de ses bienfaitrices avait progressé en raison du résultat qu’elles avaient obtenu, de telle sorte que la pensée leur était venue de propager dans leur tribu la race d’un homme qu’elles admiraient. Que de vaudevilles ne finissent pas toujours aussi bien ! Il va sans dire que le héros de cette histoire put enfin, sûrement, retourner dans son pays. L’affaire que le chek Baraca devait arranger avec le chek Ali Hérab était donc, non celle qui avait rapport au meurtre du Bicharieh, mais seulement celle relative au voleur qui avait vendu le chameau aux gelabs à la station de Chigré. Le lendemain de la journée de cet arrangement, qu’il est insignifiant de relater, nous levâmes notre camp et descendîmes la vallée d’Hégatte pour entrer dans celle d’Ollaki. Cette dernière est très-encaissée ; je trouvai encore, dans les pics qui la dominent, beaucoup de ressemblance avec les pics du mont Sinaï ; son sol était couvert de plantes et d’arbres de différentes espèces, des mimosas, des sihales, des iglics, puis des merk et des sallem, sortes de grands genêts. Beaucoup de plantes d’arrak et de houchars tapissaient certains fonds. Dans les arbres grimpaient des plantes parasites qui faisaient, avec le reste, et au soleil levant, un effet merveilleux, enfin, de tous côtés, l’on voyait des compagnies de perdrix rouges se promenant paisiblement avec des troupeaux de gazelles. Nous fîmes halte dans un endroit de cette vallée charmante nommé l’_Affawé_, où se trouvaient les cabanes du chek de tribu Souéket que nous avions rencontré sur notre route lorsqu’il venait au-devant de nous. Non loin de là, dans les montagnes environnantes, il y avait plusieurs endroits où se voyaient quelques restes de travaux de mines, je ne pus aller les visiter, car je me ressentais encore de l’entorse que je m’étais donnée à la montagne d’Hégatte. Tous les parents du chek Souéket vinrent me voir et me demander chacun quelque chose. Je donnai seulement au chef du drap rouge et de la toile, et je renvoyai les autres, ce qui ne fut pas une petite affaire, par la raison que je n’avais pas encore rencontré, chez les Bicharieh, de mendiants comme les gens de cette tribu, y compris Souéket lui-même. L’on nous apporta force moutons pour notre nourriture, et il est inutile d’ajouter que les visiteurs ne manquèrent jamais aux heures des repas, que l’on partageait avec eux. Le 15 février, je visitai dans le voisinage plusieurs habitations ruinées qui avaient appartenu à des mineurs dont les travaux avaient été exécutés dans un filon de quartz qui traverse la montagne du nord au sud et dans les mêmes conditions de terrains que ceux que j’avais vu précédemment. Ces travaux étaient peu importants, des éboulements, survenus à différentes époques, les avaient presque entièrement recouverts. Nous partîmes et remontâmes toujours la vallée d’Ollaki ; elle offrait le même aspect riant et gai. La quantité de gibier que nous rencontrâmes nous permit de faire une chasse abondante en perdrix, gazelles et lièvres, qui s’enfuyaient à peine au bruit de nos coups de fusils, et qui nous regardaient avec étonnement, mais sans effroi. Je remarquai dans plusieurs endroits des restes d’habitations et des tombeaux de forme ronde, construits en pierres sèches, et remplis avec du sable et des cailloux sous lesquels, à une petite profondeur, étaient encore des ossements humains. Nous nous arrêtâmes à l’embouchure d’une petite vallée nommée Camolit, affluent de celle d’Ollaki, parce qu’il s’y trouve une source que nous devions mettre à contribution. Cette source, qui est renommée dans le pays, est bien moins abondante depuis qu’une grosse pierre, roulée par les eaux pluviales, a bouché son orifice ; elle a dû prendre souterrainement une autre direction. Les Arabes des environs sont très- malheureux de cela, ils regrettent de n’avoir pas d’eau en plus grande quantité ; mais ils sont si paresseux qu’ils regardent à se réunir une dizaine d’hommes pour dégager la source, ce qui serait l’ouvrage de deux ou trois jours au plus. Nous consacrâmes la journée à nous reposer. Vers le soir, le chek Nasser Abou Goublé vint nous trouver quoiqu’il nous eût dit précédemment, en nous quittant, qu’il ne pouvait revenir. Sa présence nous étonna et le début de sa conversation, toute dépourvue d’emphase, ne nous sembla pas moins cacher un artifice. Il nous dit que, trouvant sa cabane trop petite, il était venu respirer avec nous à l’ombre des grands arbres. Pour moi, je devinai bien que le motif futile, allégué par Abou Goublé, n’était pas le vrai motif qui le faisait agir ; mais l’usage ne me permettant point de formuler une question, j’observai le plus grand calme, et j’attendis. Il commença alors par nous donner des nouvelles peu rassurantes, eu égard à la situation dans laquelle nous étions. Il nous dit que Courchoud Aga, gouverneur de Kartoum, était allé à Taka, en _Gazoua_[13], qu’il avait été battu par les Allingas et les Hadindannes, tribus bicharieh du sud et qu’il était rentré à Kartoum dans le plus grand désordre. Il nous dit aussi que deux cents soldats, qui étaient allés à l’Baky pour percevoir les contributions que payent annuellement les Arabes qui cultivent du dourah dans cette localité, après les pluies, se trouvaient dans une très-dangereuse position au sujet d’un mouton appartenant aux Arabes, et qu’un soldat avait tué. Le maître du mouton, étant venu en réclamer le prix, avait été battu par les soldats, ce qui avait occasionné une querelle et un combat après lequel ces derniers avaient été cernés de toute part. L’un d’eux pourtant s’était enfui à cheval pour aller donner cette nouvelle au gouvernement de Berber et demander du renfort ; mais l’on craignait qu’en attendant, les deux cents soldats ne fussent assaillis et massacrés. Tout cela, en effet, aurait pu nous inquiéter fortement si nous n’avions pas eu avec nous le chek Baraca et quelques-uns de ses parents, circonstance dont Abou Goublé était parfaitement informé. Aussi je pensai bien que celui-ci avait un but personnel auquel les nouvelles qu’il nous donnait servaient de prétexte. Dans la conversation qui suivit, je compris qu’il voulait encore quelques présents, trouvant sans doute que ce que je lui avais donné n’était pas suffisant. Il me parla des Bicharieh, en général, dans d’excellents termes ; malheureusement leurs cheks n’étaient que des brutes, des sauvages qui ne comprenaient pas les choses comme lui, homme sage, loyal et civilisé. Ces cheks lui avaient remontré qu’il avait tort de laisser parcourir le pays à un étranger envoyé par les Turcs ; mais qu’il avait répondu que, pour lui, il était mon ami, qu’il avait bu et mangé avec moi, et qu’il faciliterait toutes mes recherches, que certainement ce n’était pas par intérêt qu’il agissait ainsi ; car les faibles présents que je lui avais faits ne pouvaient faire présumer cela ; mais qu’enfin il me conduirait partout où je voudrais en me couvrant de sa protection. L’argument devenait de plus en plus palpable, je lui donnai encore quelques pièces de toile pour le satisfaire et rester son ami ; il passa la nuit avec nous. Le 16, de bonne heure, Abou Goublé monta sur son dromadaire pour retourner chez lui, et nous montâmes sur les nôtres pour continuer notre route dans la vallée d’Ollaki, qui devenait de plus en plus étroite et tortueuse. Les montagnes qui l’encaissaient étaient toujours les mêmes, du granit, puis des porphyres et toutes les roches de même espèce. Nous arrivâmes, après cinq heures de marche, à l’emplacement désigné sous le nom de Déréhib. C’était le site le plus important que je voulais visiter ; or, comme il fallait plusieurs jours pour cela, je choisis une place convenable et commode pour y établir mon camp. Déréhib est à l’origine de l’ouadée Ollaki, qui court vers l’ouest-nord- ouest jusqu’au Nil près de Daké, entre la première et la seconde cataracte. Sur le bord du torrent, au pied même de la montagne, sont encore les restes d’une petite ville construite sur un léger mouvement de terrain et s’étendant du nord au sud[14]. Cette ville était partagée par une grande rue dans la direction de sa longueur, et par d’autres plus petites, transversales, qui la subdivisaient en îlots. Les maisons, bâties en pierres brutes, avaient des murs bien faits, droits et verticaux, garnis d’un crépissage formé avec l’argile du torrent et les résidus de lavages de minerai ; elles étaient couvertes au moyen de branches d’arbres, et de plantes mêlées à de la terre comme les maisons arabes en général, et, quant à la hauteur, à la distribution intérieure, elles ressemblaient parfaitement à celles d’Assouan et de Deïr. A peu près au centre était la mosquée auprès de laquelle l’on aperçoit un amas de déblais qui doit provenir du creusement d’un puits aujourd’hui comblé. Vis-à-vis de l’extrémité sud de la ville, de l’autre côté du torrent, sont deux châteaux placés sur des hauteurs à l’entrée d’une gorge qui pénètre dans la montagne[15]. Le plus grand, qui est au nord, a son entrée du côté du sud, tandis que l’autre l’a du côté du nord. Tous les deux sont bâtis en pierres brutes, en schistes, et ces pierres, toutes plates, forment des assises assez régulières ; les murs sont fort épais et flanqués de tours à chacun des angles ; l’intérieur, disposé comme les okels ou kans d’aujourd’hui, se composait de plusieurs étages qui tous sont effondrés avec les terrasses qui servaient de couverture et qui étaient construites avec des poutres, des planches, des nattes et une couche de terre ; toutes les portes étaient cintrées. Derrière le plus petit château, il y a beaucoup de maisonnettes qui s’étendent le long du torrent, tout contre la montagne ; autour du grand château sont aussi beaucoup d’habitations ruinées qui n’étaient que des huttes. Le cimetière de la ville est au pied du grand château, vers le nord, ses tombeaux appartiennent à l’époque à laquelle on a bâti la mosquée. J’ai trouvé de grandes plaques de schiste noir, avec des inscriptions cufiques comme celles des tombeaux que l’on voit au sud d’Assouan ; ils sont couverts de versets du Coran, mais ils ne portent aucune date. Quoique ces tombeaux soient musulmans et que certaines parties de la ville aient été habitées par des hommes de cette religion, l’on constate facilement que les châteaux, ainsi qu’un grand nombre de maisons, sont d’une époque beaucoup plus ancienne. Les Arabes n’auraient pas aligné des rues comme cela, et, d’un autre côté, l’image des constructions qui sont reproduites sur les bas-reliefs des anciens temples égyptiens, bas-reliefs où sont représentés des assauts et des siéges, ne laissent aucun doute à cette assertion. Au nord de la ville et des châteaux sont les mines qui étaient exploitées par les habitants ; or, de même que l’on voit deux époques dans les procédés de constructions, l’on en voit deux aussi dans les procédés des travaux d’exploitation[16]. Les mines de Déréhib occupent deux petites montagnes de la hauteur de soixante mètres environ au-dessus du sol de la vallée, montagnes de schistes avec quelques pointes de granit qui saillissent d’espace en espace. En outre de cette identité, la présence, dans chacune d’elle, d’un large filon de quartz blanc, avec entourage de parties d’argile rougeâtre et jaunâtre talcaires, leur donne encore plus de similitude. Ces deux larges filons ont beaucoup de ramifications, veines légères toujours de même composition, et que l’on a suivies dans tous les sens pour les exploiter. Les travaux anciens se remarquent par leur régularité et leur grandeur ; il y a beaucoup de puits verticaux creusés de chaque côté des deux filons, puits qui communiquaient entre eux par des galeries souterraines fort multipliées. Ces excavations sont immenses, mais des éboulements considérables en obstruent une grande partie et empêchent de pénétrer jusqu’aux endroits où les exploitations ont été conduites[16]. En poursuivant, avec grande difficulté, une de ces galeries, j’en trouvai l’extrémité fermée par une maçonnerie assez solide, et je pensai naturellement que les mineurs s’étant retirés, par une raison que j’ignore, avaient voulu fermer la galerie dans laquelle se trouvait le filon qu’ils exploitaient, afin que l’on ne travaillât pas en leur absence. Je voulus donc reconnaître ce filon et j’entrepris la démolition du mur ; mais n’ayant aucun ouvrier, il fallut faire cela avec mes gens et concourir moi-même au travail qui dura à peu près deux heures, au bout desquelles je trouvai effectivement derrière le mur un petit vide qui constituait la fin de la galerie. Ici je dus m’arrêter, parce que, d’une part, le filon était trop difficile à entamer et que, d’autre part, mes gens avaient peur de travailler ainsi sous la terre. D’ailleurs, je n’étais pas venu pour commencer des travaux d’exploitation, mais seulement pour reconnaître les mines. On remarque bien que ces travaux, par puits et galeries, ne sont pas l’ouvrage des Arabes ; ce sont ceux des Égyptiens sous les Pharaons. Dans toutes les galeries, les parois noircies par la fumée des lampes des ouvriers, ont été, plus tard, piquées avec une pioche et un ciseau comme pour reconnaître le terrain ; or ces parties plus blanches que le reste prouvent évidemment qu’elles ont été reprises longtemps après les premiers travaux d’excavation. Plus tard aussi, l’on a creusé aux environs des principaux filons, et amoncelé des déblais considérables pour arriver au minerai ; c’est là le travail des Arabes musulmans, qui ont toujours craint de travailler autrement qu’à ciel ouvert[17]. Toutes les montagnes des environs de la grande mine qui offraient quelque chance de rémunération ont été attaquées vigoureusement. C’est surtout du côté du sud que l’on trouve le plus de traces de travaux. Au nord de la grande mine, dans une gorge retirée, est un monticule de décombres qui a été entièrement formé des déblais d’une excavation dont l’entrée est aujourd’hui fermée par des éboulements. Ceci ne me parut pas avoir été une mine ; mais plutôt un grand tombeau égyptien ou un temple creusé sous terre. Dans cette conviction je voulus en faire rechercher l’entrée ; on avait déjà commencé à piocher, lorsqu’une grosse pierre coula d’en haut et vint tomber auprès de mes arabes qui se mirent à fuir de tous côtés. Ils crurent voir dans cet accident, pourtant bien naturel, une manifestation diabolique et, pour rien au monde, ils ne voulurent recommencer à travailler. Dans aucun endroit de ces établissements de mineurs je n’ai trouvé de moulins à bras, ni de moulins d’aucune espèce pour écraser le minerai et le préparer ; je n’ai vu non plus aucune trace de lavage. Pour les moulins, il est probable que l’on a pu les emporter sur d’autres chantiers et pour d’autres usages ; les lieux de lavage auront été détruits par les écoulements des eaux ou enfouis sous le sable qui couvre une grande partie du sol. Il semble, au grand nombre d’habitations répandues dans toute la vallée, aux pieds des collines et dans tous les lits des petits torrents ruisselant des montagnes lorsqu’il pleut, qu’il y a eu là, à une certaine époque, une forte population. On remarque même qu’il y avait quelques jardins ; car dans plusieurs endroits, tout près des maisons, se voient des murs d’enceinte faits évidemment pour empêcher les pierres roulées par les eaux, la terre et l’eau elle-même de détruire ces sortes de créations. Sans doute ici les pluies étaient plus fréquentes autrefois qu’aujourd’hui, comme cela a eu lieu aussi, d’après mes observations, dans plusieurs autres endroits : aux environs de Suez, au mont Sinaï et aux environs de l’Accaba. Mais je ne doute nullement de la facilité que l’on aurait de creuser des puits qui donneraient beaucoup d’eau, en outre de l’apport de plusieurs sources, plus ou moins abondantes, qui se trouvent à une distance de 1,000 à 1,200 mètres en remontant la vallée, sources que l’on pourrait utiliser en raison de la pente régulière du sol. Elles l’ont été, tout le fait présumer, pour subvenir aux besoins d’arrosage des jardins dont j’ai parlé plus haut. Ce qui me surprit beaucoup c’est que, malgré toutes mes recherches, je ne trouvai aucun reste de monument ancien ni aucune inscription. La raison cependant en est bien simple : avec les pierres du pays les Égyptiens ne pouvaient rien construire suivant leur goût, suivant le style qui leur était propre. Ils affectionnaient le granit, le grès, le calcaire ; ils ne trouvaient ici que des schistes, des feldspath, des roches micacées, des quartz et autres formations analogues ; cela fait qu’ils n’ont laissé aucune trace de leur passage. Toutefois il n’y a pas à douter que ces mines ne soient celles des anciens Égyptiens où l’on envoyait les hommes condamnés à des travaux forcés ; car le nom d’Ollaki, donné par Diodore, est bien le même que celui d’Allake, prononciation moderne du mot qui ne constitue même pas une altération, car enfin parmi les travaux que je viens de signaler, il s’en trouve de bien plus anciens que ceux des arabes. Voici ce que Diodore rapporte à ce sujet[18] ; comme cela s’accorde entièrement avec ce que j’ai vu, je le cite tout au long : « Entre l’Égypte, l’Éthiopie et l’Arabie est un endroit de métaux et surtout d’or qu’on retire avec bien des travaux et de la dépense ; car la terre dans cet endroit est, de sa nature, dure et noire et entrecoupée de veines d’un marbre blanc si luisant qu’il surpasse, en éclat, les matières les plus brillantes. C’est là que ceux qui ont l’Intendance des métaux font travailler un grand nombre d’ouvriers. Le roi d’Égypte envoie quelquefois aux mines, avec toutes leur famille, ceux qui ont été convaincus de crimes, aussi bien que les prisonniers de guerre, ceux qui ont encouru son indignation ou qui succombent aux accusations vraies ou fausses, en un mot tous ceux qui sont condamnés aux prisons. Par ce moyen il tire de grands revenus de leur châtiment. Ces malheureux, qui sont en grand nombre, sont tous enchaînés par les pieds et attachés au travail sans relâche et sans qu’ils puissent jamais s’échapper ; car ils sont gardés par des soldats étrangers, et qui parlent une autre langue que la leur, de sorte qu’il leur est impossible de les corrompre par des paroles et par des caresses. Quand la terre, qui contient l’or, se trouve trop dure, on l’amollit avec le feu d’abord, après quoi ils la rompent à grands coups de piques ou d’autres instruments en fer. Ils ont à leur tête un entrepreneur qui connaît les veines de la mine et qui les conduit. Les plus forts d’entre les travailleurs fendent la pierre à grands coups de marteau, cet ouvrage ne demandant que la force des bras, sans art et sans adresse ; mais comme, pour suivre les veines qu’on a découvertes, il faut souvent se détourner, et qu’ainsi les allées que l’on creuse dans ces souterrains sont fort tortueuses, les ouvriers, qui sans cela ne verraient pas clair, portent des lampes attachées à leur front. Changeant de posture autant de fois que le requiert la nature du lieu, ils font tomber à leurs pieds les morceaux de pierre qu’ils ont détachés. Ils travaillent ainsi jours et nuits, forcés par les cris et par les coups de leurs gardes. De jeunes enfants entrent dans les ouvertures que les coins ont faites dans le roc et en retirent les petits morceaux de pierre qui s’y trouvent et qu’ils portent ensuite à l’entrée de la mine. Les hommes âgés d’environ trente ans prennent une certaine quantité de ces pierres qu’ils pilent dans des mortiers avec des pilons de fer jusqu’à ce qu’ils les aient réduites à la grosseur d’un grain de millet. Les femmes et les vieillards reçoivent ces pierres mises en grains, et les jettent sous des meules qui sont rangées par ordre ; se mettant ensuite deux ou trois à chaque meule, il les broient jusqu’à ce qu’ils aient réduit, en une poussière aussi fine que de la farine, la mesure qui leur a été donnée. Il n’y a personne qui n’ait compassion de l’extrême misère de ces forçats qui ne peuvent prendre aucun soin de leur corps, et qui n’ont pas même de quoi couvrir leur nudité ; car on n’y fait grâce ni aux malades ni aux estropiés ; mais on les contraint également à travailler de toutes leurs forces jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, ils meurent de fatigue. Ces infortunés n’ont d’espérance que dans la mort et leur situation présente leur fait craindre une longue vie. Les maîtres recueillant cette espèce de farine achèvent l’ouvrage de cette manière : ils l’étendent sur des planches larges et un peu inclinées, et ils l’arrosent de beaucoup d’eau. Ce qu’il y a de terrestre dans ces matières est emporté par l’eau qui coule le long de la planche ; mais l’or demeure dessus à cause de sa pesanteur. Après ce lavage, répété plusieurs fois, ils frottent quelque temps la matière entre leurs mains. Ensuite, s’essuyant avec de petites éponges, ils emportent ce qui y reste de terre jusqu’à ce que la poudre d’or soit entièrement nette. D’autres ouvriers, prenant cet or, au poids et à la mesure, le mettent dans des pots de terre, ils y mêlent, dans une certaine proportion, du plomb, des grains de sel, un peu d’étain et de la farine d’orge, ils versent le tout dans des vaisseaux couverts et lutés exactement, qu’ils tiennent cinq jours et cinq nuits de suite dans un feu de fournaise ; ensuite leur ayant donné le temps de se refroidir, l’on ne trouve plus aucun mélange des autres matières ; mais l’or est entièrement épuré, avec très-peu de déchet. Voilà, etc., etc. » Peut-on ne pas reconnaître l’identité des mines de Déréhib avec celle dont Diodore vient de nous donner une description aussi naïve ? Maintenant, il est avéré aussi que ces mines, ainsi que beaucoup d’autres que j’ai visitées, ont été exploitées par les Arabes ; mais, comme je l’ai dit plus haut, c’était par un procédé différent, c’est-à- dire toujours à ciel ouvert. Après Diodore, l’on ne voit plus rien, dans les auteurs anciens, qui ait rapport à ces questions, et ce n’est qu’en arrivant à l’époque musulmane que, dans un auteur arabe, un historien connu par ses ouvrages et surnommé Macrizi, du nom du quartier de la ville d’Alep où il était né, l’on retrouve des détails sur les travaux des mines d’or des Bicharieh. Macrizi, qui vivait en l’année 1385, par conséquent 1430 ans après Diodore, rapporte que, sous Ahmed, fils de Teïloun, souverain de l’Égypte, un arabe pénétra dans la Nubie et soutint une longue guerre contre les habitants de ces contrées. « C’était, dit-il, un certain Abou Abd el Haman el Omary[19], etc., qui naquit et fut élevé à Médine. Il vint à Fosto, où il professa la science des traditions ; il vint ensuite à Kirwan ; puis il retourna en Égypte avec une assez forte somme qu’il avait reçue en cadeau pour avoir composé des éloges en l’honneur du prince de ce pays. Il entendit alors parler de la mine dont on tirait l’or natif. Il acheta des esclaves avec l’idée d’aller travailler à l’extraction de l’or, et il se rendit à Assouan, sous le prétexte apparent d’y faire le commerce. Arrivé dans cette ville, il fréquenta les cheks ulémas, avec lesquels il s’entretint de sciences ; puis enfin il partit pour la mine, et choisit pour campement le lieu où était une tribu d’Arabes de Modar. Quelque temps après, la division se mit entre ceux-ci et ceux de Rébiah, à l’occasion d’un homme de la tribu de Modar qui avait été assassiné ; mais, les deux parties en étant venues à un arrangement, il n’y avait pas eu de rupture. Le meurtrier avait subi la peine du talion, et le plus proche parent du mort avait été satisfait. « El Omary n’ayant point été appelé à cet accord en fut profondément piqué et abandonna son habitation. « Quelques-uns des Arabes de la tribu, dont il était l’ami, le suivirent pour l’apaiser ; malgré tous leurs efforts, il résista à leurs sollicitations. Cependant, d’après les promesses qu’ils lui firent de n’agir désormais que par ses ordres, promesses accompagnées des serments les plus sacrés, el Omary profita de l’occasion ; il engagea ces Arabes à le reconnaître pour leur chef, et étant retourné avec eux à leur campement, leur ordonna de revenir sur l’accord qu’ils avaient conclu relativement au meurtre et d’en tirer vengeance les armes à la main, ce à quoi ils obéirent en attaquant les Arabes de Rébiah. « Après plusieurs combats, el Omary, forcé de céder au nombre, se retira vers une mine placée au midi de la première, où il était allé d’abord. « Dans cette nouvelle habitation, ses compagnons étaient obligés d’aller chercher l’eau à une grande distance et souffraient de la soif. « Cependant il était assez près du Nil, sans s’en douter, ce qui lui fut démontré par des oiseaux qu’il vit voler et qui ordinairement ne fréquentent que les bords des rivières. Il envoya au fleuve ses gens pour chercher de l’eau ; c’était dans le district de Makorrah. Mais les Nubiens, habitants de ce pays, voyant de mauvais œil l’arrivée des nouveaux hôtes, se saisirent de quelques-uns d’entre eux et les retinrent prisonniers. Ceux qui devaient apporter de l’eau à la mine ne revenant pas, les compagnons d’el Omary se trouvèrent exposés à toutes les horreurs de la soif ; en sorte que la quantité d’eau contenue dans une outre se vendait deux drachmes d’or natif. « El Omary, ayant inutilement employé la voie des négociations pour obtenir la liberté des prisonniers, alla la solliciter lui-même en personne, priant en même temps les Nubiens de lui fixer une route par laquelle ses Arabes pourraient se rendre au Nil pour puiser de l’eau, route dont ils ne s’écarteraient ni à droite ni à gauche. Les Nubiens, loin d’accéder à ses demandes, massacrèrent les hommes qui se trouvaient entre leurs mains. « El Omary, outré d’une pareille action, retourna vers ses compagnons et leur commanda de se tenir prêts à marcher. Tous s’étant rassemblés auprès de lui et ayant juré de le suivre, il leur ordonna d’apporter les instruments de fer qui servaient à travailler dans la mine et d’en forger des javelots. « Aussitôt après il se mit en marche pour tomber à l’improviste sur les Nubiens. Il arriva au lieu nommé _Scheukir_, situé au midi de la ville de Dongolah, à la distance d’environ deux mois de marche[20]. Le Nil, en cet endroit, fait, du côté de l’orient, un détour considérable et se rapproche tellement de Schankoh qu’il n’en est qu’à une distance de quelques heures de marche. De là il retourne vers l’occident, puis vers l’orient. Ces sinuosités rendent la route excessivement longue pour ceux qui remontent ou descendent le Nil ; aussi les Nubiens, pour éviter ces détours, prennent leur route au travers du désert ; en sorte qu’ils parcourent en deux jours un espace d’un mois de marche. « El Omary étant tombé sur les Nubiens, en tua un nombre considérable et ravagea le pays. Ses compagnons emmenèrent une telle quantité de prisonniers que lorsqu’un d’entre eux se faisait raser la tête, il donnait un esclave pour le salaire du barbier. « Les Nubiens s’étant retirés à l’occident du fleuve avec tout ce qu’ils possédaient, el Omary choisit parmi ses compagnons une troupe d’hommes d’élite auxquels il recommanda de traverser le Nil sur des outres pendant la nuit, de fondre sur les Nubiens et d’enlever leurs barques. Un Arabe de cette troupe, étant arrivé au bord occidental du fleuve, dit à ses compagnons : O mes amis, tirez-moi de l’eau, car un crocodile m’a coupé le pied. Il avait, pendant la traversée, éprouvé la morsure de ce cruel animal ; mais craignant, s’il faisait du bruit, de troubler l’expédition, il s’était contenu et avait supporté la douleur jusqu’au moment où l’on parvint à l’endroit où étaient les ennemis. « Les Arabes ayant donc surpris ceux-ci, les défirent complétement, et enlevèrent leurs barques dont ils se servirent pour faire des courses dans les îles et sur la rive occidentale. « A cette époque el Omary écrivit aux marchands de la ville d’Assouan pour les engager à lui apporter des provisions par la route de la mine. En conséquence, un habitant de cette ville, nommé Othman ben Handjallah, de la tribu de Temin, partit avec mille bêtes de somme chargées de froment et autres denrées. « El Omary alla à sa rencontre et fut charmé de son arrivée. Il y avait dans la mine, et dans la ville d’Assouan un nombre prodigieux d’esclaves nubiens ; les habitants de cette ville n’avaient presque plus pour leur harem que des femmes de cette nation, attendu qu’elles se vendaient à très-bas prix. » El Omary, on le voit, eut beaucoup de guerres à soutenir contre les Nubiens ; ce que l’on peut lire en détail dans la traduction des œuvres de Macrizi, par M. Quatremère ; mais, tout en guerroyant, il ne perdit jamais le but principal qu’il s’était proposé : l’exploitation des mines. Beaucoup d’Arabes des tribus de Syrie vinrent, à sa suite, s’établir dans le pays qu’il occupait et lui causèrent parfois des embarras ; car, ne s’entendant pas toujours, il arriva que plusieurs d’entre elles prirent parti pour les Nubiens. Laissons encore parler son historiographe : « El Omary eut aussi un autre ennemi. Il était venu près d’Assouan, au village de Cachlémle, une journée plus au sud, et un lieutenant d’Achmed ben Teïloun, nommé El Babeky, fut envoyé par son souverain, à Assouan, avec un corps de troupes pour réprimer les actes qu’il pourrait commettre ; mais, quoique El Omary fît tout son possible pour maintenir la paix, il ne put y parvenir, et il combattit le lieutenant d’Ahmed ben Teïloun, qui fut mis en déroute. « El Omary vint ensuite à Edfou, en Égypte, puis il retourna à sa mine, où il eut encore une terrible guerre à soutenir contre les Arabes de Rébiah. « En l’année 255 de l’hégire, il retourna encore s’installer à sa mine. « A cette époque, le pays devint tellement peuplé, dit toujours Macrizi, et cela à cause de l’exploitation des mines, que soixante mille bêtes de somme étaient employées à y porter des provisions de la ville d’Assouan ; sans compter tout ce qui arrivait par Kolzoum, sur la mer Rouge, et par Aïdab. « Les Bedjah, qui sont les Bicharieh, prirent part dans les guerres des Arabes contre El Omary, et lui tuèrent son frère Ibraïm el Makhzoum, qui était allé chercher des grains à la ville d’Aïdab. « El Omary eut encore beaucoup de luttes à soutenir, et l’on cite un combat très-meurtrier qu’il livra dans un lieu nommé Meïça. « Enfin, un mécontent de la tribu de Modar dressa un piége à El Omary et le massacra. C’est ainsi que finit cet homme qui avait repeuplé tout le désert par le moyen de l’exploitation des mines. » On n’est plus étonné, après avoir lu et Diodore et Macrizi, de trouver, dans ce pays, autant d’endroits où l’on ait travaillé à l’extraction de l’or ; mais ce qui est curieux, c’est qu’une seule mine ait été ouverte avant l’époque des Arabes, c’est que, pendant la période d’années écoulées entre Diodore et Ahmed ben Teïloun, période d’environ 914 années, il n’ait été tenté aucun travail de la même nature que ceux de Déréhib. Comme tous les indigènes de ces contrées où sont d’anciens monuments, les Bicharieh prétendent que leurs deux vieux châteaux renferment, enfouis, des trésors considérables ; mais la peur qu’ils ont du diable qui, dans leur conviction, garde ces trésors, les empêche de tenter aucune fouille. Un des cheks qui m’accompagnaient, lequel n’avait pas l’air de craindre le moins du monde le diable des châteaux, me dit que son père était allé chercher à Assouan un savant fort expert pour reconnaître les lieux où des trésors se trouvaient cachés, afin de lui faire trouver ceux de Déréhib, mais que, lorsque ce savant avait voulu commencer la démolition, aux premiers coups de pioche il était sorti de terre une flamme qui lui avait brûlé la barbe. Tous les cheks me prièrent de faire quelque chose pour chasser le diable, afin qu’ils pussent fouiller dans des endroits indiqués. J’étais fort embarrassé ; car, si je ne faisais rien, ils pouvaient croire que c’était mauvaise volonté ; d’un autre côté, je répugnais à les entretenir dans leur ignorance en les laissant dans la persuasion que j’avais un pouvoir quelconque sur leur diable. Je causai de cela avec le chek Baraca et quelques autres moins bornés que leurs compagnons, et nous décidâmes de tenter une plaisanterie qui réussit parfaitement. Je plaçai un soir, sur le faîte de l’un des châteaux, quelques pièces d’artifice, telles que fusées et soleils, et j’allai y mettre le feu, ce qui divertit tout le monde. Je fis ensuite tuer plusieurs moutons que tous les Arabes présents mangèrent, et le lendemain matin, beaucoup d’entre eux, ayant foi dans la fuite du diable, se mirent à déblayer plusieurs endroits que je leur désignai. Ils ne bouleversèrent que des tas de poussière blanche provenant du lavage du minerai, et des amas de sable et de déblais qui résultaient de l’excavation d’un puits. Quelques hommes me firent voir un endroit où ils avaient plusieurs fois, en creusant le sol, trouvé des perles fines. Ceci ne m’étonna pas, car j’avais vu, pendant un de mes séjours à Assouan, des Arabes du désert qui venaient vendre des perles ramassées par eux dans des ruines ou dans des sites abandonnés. Les Arabes anciens avaient l’habitude, comme ceux d’aujourd’hui l’ont encore, d’enfouir leurs richesses sous terre ou dans des cachettes quelconques, afin de ne pas être volés. Dans cette situation, si la mort vient à surprendre le propriétaire, si la guerre l’oblige à quitter une résidence dans laquelle il ne peut plus revenir, l’on comprend bien que ses richesses demeurent perdues jusqu’au jour où le hasard les livre à des gens qui n’y ont aucun droit ; et c’est fort souvent ce qui arrive. A Oum Eubal, par exemple, l’on a trouvé beaucoup de perles et de bijoux qui avaient été enterrés par les mamelouks que Méhémet Ali avait mis en fuite, si bien que parmi les personnes que le vice-roi avait alors à son service, il y eut un prétendu savant, un maître minéralogiste qui, sur le dire des Arabes, persuada au gouvernement qu’il y avait des perles dans une montagne du désert, et le poussa à une expédition ridicule pour en exploiter la _mine_. La proximité de la mer Rouge faisait que les habitants des châteaux de Déréhib devaient avoir des perles, et c’est justement parmi les éboulements des murs que les Bicharieh en ont ramassé. Enfin, après être resté six jours sur ce point de la vallée d’Ollaki, n’ayant plus rien à voir, nous songeâmes à la quitter. Il s’était groupé autour de nous, dans les ravins, beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants : tous nous recommandaient de ne pas couper leurs arbres, qui étaient leur seule richesse ; mais en réalité ils n’étaient venus que pour solliciter des aumônes. Je fis de mon mieux pour contenter ces pauvres gens et pour faire qu’un bon souvenir de mon passage restât gravé dans leur esprit. Depuis quelques jours le temps était couvert et menaçant ; au lieu de la pluie que nous attendions, nous n’eûmes qu’un fort vent du nord très- froid. Nous marchâmes environ trois heures en traversant les montagnes, et nous nous arrêtâmes dans l’Ouadée Affériame près d’un puits. Pendant que l’on campait et que nous nous organisions pour la nuit, deux jeunes gens des Ababdieh qui nous accompagnaient eurent une querelle au sujet de l’herbage qu’ils cueillaient pour leurs chameaux. Le père de l’un d’eux, vieillard à cheveux blancs, vint prendre parti dans la querelle et frappa l’adversaire de son fils. Alors un parent de ce dernier intervint. Il saisit le vieillard par la barbe, le jeta par terre en lui reprochant son peu de prudence, sa maladresse dans cette circonstance, comme si lui-même ne commettait pas une imprudence, une maladresse plus grande en agissant ainsi. Le vieillard prit une pierre et fit une forte blessure à celui qui le tenait. Tout le camp fut en rumeur ; chacun s’intéressant plus ou moins à la bagarre, l’on se porta, de part et d’autre, quelques horions. Le chek des Ababdieh arriva assez à temps pour empêcher que l’on en vint aux armes et réconcilier les deux partis. Le moyen qu’il proposa fut accepté par tout le monde. Il fut convenu, d’un commun accord, de faire battre en duel les deux jeunes gens qui, depuis le départ d’Assouan, étaient continuellement en dispute. Ce duel eut lieu immédiatement, réglé suivant les usages du pays. En conséquence, l’on tendit deux cordes séparées parallèllement l’une à l’autre d’environ 1m,50, l’on fit dépouiller les deux champions de la partie de leurs vêtements qui les couvrait jusqu’à la ceinture, et, après les avoir armés chacun d’un superbe courbache, espèce de forte cravache faite d’une lanière de peau d’hippopotame, on les plaça en présence de chaque côté des deux cordes. De cette manière ils ne pouvaient se rapprocher qu’à la distance fixée ; mais ils pouvaient s’atteindre, et ils étaient libres de se frapper autant qu’ils le voudraient. Ils se frappèrent avec acharnement sans pousser un cri, une plainte, sans même sourciller. Dans un instant les corps des deux jeunes Arabes furent ruisselants de sang ; car le courbache, entre les mains de gens qui savent s’en servir, est une arme terrible, une arme qui coupe et meurtrit tout à la fois. L’honneur, comme l’on dit chez nous, était satisfait, et, sur mes instances, les témoins les plus intéressés jugèrent à propos de faire cesser le combat. Ils séparèrent les adversaires qui vinrent s’asseoir, l’un près de l’autre, aussi tranquillement que s’il ne s’était rien passé. Cette affaire grossière entre deux hommes sans renom m’impressionna vivement ; pourquoi cela ? c’est qu’avant et après l’action, c’est que pendant le combat même, la tenue des assistants et celle des acteurs se confondaient dans une mise en scène théâtrale qui trahissait un profond sentiment de la dignité humaine. On devait procéder ainsi dans le temps des combats homériques. Je laissai la caravane descendre la vallée de Massarrié, et je me dirigeai vers celle de Chawanib ; celle-ci est petite et étroite, l’on y voit beaucoup d’habitations ruinées remplies de moulins comme ceux dont j’ai déjà parlé. Ces habitations, comme toujours, sont près d’un lieu d’exploitation. Or il me parut fort intéressant d’y séjourner. Pour cela, il me fallut courir à la recherche de la caravane qui avait pris une autre direction à cause des mauvais passages dans les montagnes. Ce ne fut que le surlendemain que je pus l’atteindre et revenir, avec elle, à Wadée Chawanib. Ce retour, vers le point que j’avais quitté la veille, me permit de descendre la vallée d’Affériame qui est fort jolie, remplie de beaux arbres et de buissons vigoureux. Etroite et resserrée entre de petites montagnes et des rochers escarpés remarquables de formes et de couleurs, elle est en outre très-tortueuse ; elle contient plusieurs réservoirs naturels où les eaux de pluies se conservent longtemps, ce qui attire beaucoup de perdrix et de gazelles. Nous y trouvâmes aussi un âne sauvage, un onagre que nous poursuivîmes ; mais il disparut bientôt au milieu des rochers. De cette vallée d’Affériame nous passâmes dans une plus petite, bordée de basses collines de granit. Puis ensuite nous descendîmes dans une autre appelée Timestib à cause de la quantité de petits joncs qu’elle produit. Timestib est son nom en bicharieh, en arabe c’est Chouché. Dans tous ces ravins nous rencontrâmes beaucoup de troupeaux conduits par de vieilles femmes auxquelles nous causions une grande frayeur. Avant d’arriver dans l’Ouadée Massarrié, les montagnes deviennent plus élevées, elles ont une couleur très-rouge et sont toutes dégradées par des éboulements. La vallée de Massarrié est large, les collines qui la bordent d’un côté sont peu élevées, de l’autre côté ce sont de petites montagnes toujours de mêmes formations, mêlées ici de porphyres et de gneiss, là de granits et de schistes, et traversées dans tous les sens par des filons de quartz plus ou moins pur, plus ou moins micacé. Cette vallée est remplie de plantes et d’arbustes ; mais ici il nous arriva un contre-temps : nous étions tellement gelés par un fort vent du nord, qui soulevait des nuages d’une poussière blanche et fine, tellement aveuglés par cette poussière, qui nous empêchait de rien voir, que nous fûmes forcés de nous arrêter près d’une petite gorge où il y avait de l’eau et des buissons. Quelques Arabes, campés dans cette localité, vinrent très-poliment nous prier de ne pas prendre l’eau qui leur appartenait ; c’était assez difficile, attendu la situation. Quoiqu’ils nous répétassent, sous toutes les formes, qu’ils étaient les maîtres, nous dûmes leur faire comprendre que le droit que nous avions comme leurs hôtes, autant que le besoin de nous ravitailler, nous empêchait de consentir à ce qu’ils demandaient ; après quoi nous prîmes de l’eau, et personne ne s’y opposa. Vers le soir, le vent tomba ; mais nous étions littéralement couverts de poussière, nos personnes, nos montures, nos bagages, en étaient pour ainsi dire saturés, ce qui donnait à notre marche un aspect fort bizarre. Toute la nuit le froid se maintint très-vif, il ne diminua qu’après le lever du soleil, et nous ne rentrâmes dans l’ouadée Chawanib que vers l’après-midi. Mon premier soin, après m’être installé, fut de visiter les lieux d’exploitation et de placer des Arabes dans différents endroits pour y travailler. Ces mines de Chawanib sont situées entre plusieurs petites montagnes de peu d’élévation, la plus haute n’ayant pas plus de 120 mètres au-dessus du fond de la vallée ; elles présentent un mélange de plusieurs roches avec une base de granit ou de différentes espèces de porphyres. Le mica, le quartz et le feldspath se trouvent réunis dans des blocs séparés. L’endroit principal de l’exploitation est à droite de la vallée, en la remontant. C’est une petite colline de 20 mètres environ, entre deux petits torrents qui descendent de la montagne. Dans cette colline l’on a exploité deux filons qui traversent la petite vallée et continuent de l’autre côté, où ils sont aussi entamés ; leur direction est S.-E. et N.-O. sur une largeur de 95 centimètres. Le sol est ici encore de formation primitive, les schistes y dominent. Je remarquai aussi, autour de ces filons, des schistes rougeâtres dans lesquels se trouvent de petits cristaux cubiques qui ont de 2 à 4 millimètres de face, puis une terre argileuse très-compacte avec beaucoup de petites veines de quartz contenant le métal, c’est-à-dire l’or exploité. Enfin, les travaux exécutés verticalement conservent partout la même largeur dans tous les endroits où l’on avait fouillé, et ont été conduits, sur bien des points, jusqu’à l’épuisement complet de la partie quartzeuse. Il m’arriva ici, comme à Déréhib, de trouver le fond d’un filon exploité entièrement muré ; au delà du mur mes recherches furent aussi infructueuses que dans la mine de Déréhib. Quoique la présence de l’or soit fort peu sensible, l’on ne peut cependant pas douter qu’il n’y ait eu un grand travail, et que tous ces filons n’aient été fouillés. Dans plusieurs des habitations environnantes, et dans quelques autres j’ai trouvé, près du mortier où l’on pilait le minerai, la gangue qui renferme l’or, puis cette même pierre pilée et préparée pour être passée au moulin. J’ai constaté qu’un seul filon n’avait pas été comblé par les éboulements, et qu’il faudrait de grands travaux pour déblayer les autres si l’on voulait continuer l’exploitation. La maison de celui qui exploitait le filon principal était sur le lieu même, et des gardiens, dont on voit encore les guérites en pierres, veillaient sur le haut de la colline. Outre les points travaillés, il y en a beaucoup d’autres qui sont encore intacts et de même nature, il y en a même de plus importants que les plus grands de ceux que j’ai visités. Beaucoup d’habitations étaient disséminées au bas des collines voisines, bâties sans aucun ordre, en pierres brutes et de formes carrées. Presque dans toutes se retrouvaient les fragments de roches qui servaient à piler le minerai ou à écraser la gangue, et de plus le moulin à broyer presque complet. Enfin les installations du lavage y étaient presque nulles ; sans doute, pour cette opération, l’on se rapprochait des lieux où se trouvait l’eau, ou bien l’on attendait la saison des pluies. J’ai remarqué que les mineurs de Chawanib, divisés par petits groupes, s’attachaient au filon qui leur était dévolu, et qu’ils travaillaient aussi à ramasser, sur leur circonscription, les sables que les eaux de pluie entraînaient du haut de la montagne afin d’en faire le lavage. Il y a, auprès des maisons, beaucoup de tas de sable qui n’ont pas d’autre origine. D’après l’état de toutes ces maisons et d’après celui des travaux surtout, l’on peut être persuadé que cette mine n’a pas été abandonnée volontairement par les mineurs ; mais qu’ils ont dû y être contraints par force, sans doute à la suite des guerres qui ont ravagé le pays. Ce devaient être des musulmans, si l’on en juge par quelques tombeaux dispersés çà et là, et qui datent du temps où le chek Abd el Haman el Omary occupait le pays. Le nom de Chawanib donné à cette vallée lui viendrait, suivant les Bicharieh, de ce qu’un Arabe nommé Chawane, qui a encore aujourd’hui un descendant direct, l’aurait occupée à une certaine époque. Ils ont ajouté à son nom une terminaison suivant leur langage. Mais avec sa terminaison, Chawanib pourrait bien être aussi un pluriel de Chamin, qui veut dire Syrien, ce qui justifierait le passage de la citation de Macrizi où il est dit que des ouvriers syriens sont venus travailler aux mines. J’ai oublié de dire que les eaux pour les besoins particuliers des travailleurs étaient fournies par un puits qui se trouve plus bas dans la vallée, et qui a été comblé par les cailloux et tous les détritus que le torrent apporte lorsqu’il pleut. Personne, chez les Bicharieh, ne veut se donner la peine de désencombrer ce puits qui, au dire des anciens de l’endroit, était encore en bon état il y a peu d’années. Après être resté trois jours à Wadée Chawanib, nous partîmes pour une autre destination ; lorsqu’on leva le camp, il y eut beaucoup de bruit, car le chek Baraca s’était absenté pour aller voir le chek Abou Goublé. Chacun voulait prendre le moins de bagage possible. Un Ababdi qui se disputait avec un de mes gens parce que l’on avait un peu changé sa charge, refusa de la mettre sur son dromadaire. Je me fâchai et lui ordonnai d’obéir, et comme je m’avançais résolûment pour l’y contraindre, il prit une pioche et vint à moi avec menace. Comprenez- vous ce qui serait arrivé si, n’écoutant que ma colère, j’avais fait usage de l’arme que j’avais saisie pour mettre cet homme à la raison ? Mon bonheur voulut que les Arabes présents fussent plus prompts : ils sautèrent sur lui et l’entraînèrent loin de moi. Puis les Ababdieh vinrent me supplier de me calmer, et surtout de ne point parler aux cheks de ce qui s’était passé, ajoutant que le coupable était un Bicharieh sauvage et abruti qui ne comprenait rien au respect que l’on me devait, qu’il serait corrigé par eux, etc., etc. Ma colère était passée, je promis ce qu’ils demandaient ; mais je sus plus tard, par un jeune garçon qui parlait l’arabe, que l’individu révolté contre moi était bien réellement un Ababdi de la tribu du chek Saad ; ses camarades avaient voulu faire tomber sur les Bicharieh toute la responsabilité qui pesait sur eux. Ce trait, qui implique une certaine fourberie, est un des caractères distinctifs de leur tribu. Nous nous arrêtâmes dans l’ouadée Massarrié. Le lendemain, au lever du soleil, nous partîmes avec un vent extrêmement froid qui nous venait du nord et nous glaçait au point de nous faire souffrir. En passant dans la vallée d’Ollaki, nous rencontrâmes des Arabes de connaissance qui faisaient paître un grand nombre de femelles de dromadaires avec leurs petits ; ils ne voulurent pas nous laisser passer sans nous faire une politesse, et ils nous servirent de grands vases de lait qu’ils tiraient sur le moment ; cela nous réchauffa un peu. La route suivie était dans la direction de la vallée d’Hégatte. Nous remontâmes cette vallée, déjà parcourue, pour une raison importante que je vais dire : il était convenu que l’on s’arrêterait auprès d’un puits désigné, et que là on tiendrait une espèce de conseil avec les cheks de la caravane et d’autres cheks des environs que nous connaissions déjà, afin de décider s’ils viendraient avec moi au Caire pour que je les présentasse au vice-roi, et qu’ils fissent, entre ses mains, acte de soumission. Cette démarche était nécessaire pour l’avenir, si Méhémet Ali donnait suite au projet qu’il avait de faire exploiter les mines ; car ces Arabes n’avaient jamais été soumis, jamais personne, je l’ai dit, n’avait pénétré chez eux ; c’est à peine s’ils étaient connus du gouvernement égyptien. On était campé près de l’eau ; chacun avait quelque chose à faire : les uns firent la lessive, les autres arrangèrent les selles, les armes, etc. Moi, je passai l’inspection des vivres, et bien m’en prit. Je connaissais les Arabes, toujours imprévoyants, ils auraient consommé toutes leurs provisions sans mot dire, et quand il n’y aurait plus eu un biscuit, une mesure de farine, un grain de riz, ils seraient venus m’en faire part, et il aurait fallu tout abandonner pour regagner au plus vite la ville d’Assouan. Je trouvai que plusieurs groupes avaient déjà fini leurs biscuits, d’autres étaient presque dans la même position ; cependant, pour compléter mon voyage, j’avais encore un mois à courir le désert. Je prévins Baraca afin qu’il prit ses mesures en conséquence ; car c’était lui qui était responsable. Il avait reçu, à Assouan, plus d’argent qu’il ne fallait pour assurer la subsistance de la caravane pendant deux mois, et il avait pris l’engagement d’y pourvoir. Je décidai ensuite que nous partirions le surlendemain, soit que les cheks fussent venus, pour le conseil, ou non. Il y avait aux environs, des ruines d’anciennes habitations, des traces d’exploitations comme celles que j’avais déjà vues. Je dus renoncer à les visiter ; car il aurait fallu me détourner de ma route principale, et dépenser un temps précieux eu égard à la pénurie dans laquelle nous nous trouvions. Mon intention était de pousser jusqu’à l’Elba, dans la direction de la mer Rouge, et je dus prendre toutes les dispositions nécessaires pour effectuer cette excursion. Les cheks que nous attendions ne vinrent pas ; ils nous envoyèrent dire que si nous voulions rester dans les environs d’Ollaki, sans aller plus loin, et surtout à l’Elba, ils viendraient nous accompagner ; mais que si nous les faisions venir pour aller à cette montagne, ils ne nous accompagneraient pas, parce qu’ils savaient que les gens de cet endroit, à la nouvelle qu’on leur avait donnée de notre arrivée, s’étaient retirés avec tous leurs troupeaux dans l’intérieur de leurs rochers où il est très-difficile de pénétrer, et qu’ils nous attendaient avec des dispositions hostiles. Ils ne voulaient point faire la guerre à cause de nous, et encore moins partager notre mauvais sort. Ils me firent savoir aussi que, quant à aller se présenter au vice-roi, comme je le leur avais proposé, ils ne pensaient pas que cela fût très- nécessaire, qu’ils écriraient une lettre que tous signeraient pour assurer Son Altesse de leur soumission, et lui faire savoir, dans le cas où sa volonté serait d’envoyer des gens pour travailler aux mines, qu’ils les recevraient de leur mieux et les aideraient même dans leurs travaux ; mais que la crainte de la petite vérole, qui, lorsqu’elle était apportée chez eux, faisait d’affreux ravages, les empêchait de descendre en Égypte. La vraie raison venait d’une autre crainte, hélas ! bien fondée. Ils voyaient tous les jours les _avanies_ que les gouverneurs, les cachefs, les employés du gouvernement égyptien commettaient sur les autres Arabes, et ils ne se souciaient pas de s’y exposer. Ils connaissaient plusieurs faits arrivés à Assouan, à Abou Ahmet, à Coroscos, et il craignaient, ce qui du reste faisait l’éloge de leur bon sens, qu’en devenant les amis des Turcs, ils ne fussent encore plus maltraités qu’en restant dans les termes où ils se trouvaient avec eux. Voyant que pour négocier une affaire de ce genre j’étais exposé à subir bien des lenteurs, voyant, d’un autre côté, qu’un jour arriverait indubitablement où mes amis les Bicharieh me maudiraient, sans que j’eusse procuré à Méhémet Ali un avantage réel, je laissai là cette négociation, m’en rapportant, pour la question des mines, à toute autre donnée que la situation ferait naître. Cependant, comme j’avais déclaré que bon gré, mal gré, j’irais à l’Elba, un des cheks convoqués pour le conseil qui n’eut pas lieu, consentit à venir avec nous. Sans tenir compte de l’opposition de ses compatriotes, il promit de venir nous rejoindre à Meïça, localité qui se trouvait sur notre itinéraire. Un autre chek partit aussi pour Derrawe, où il alla m’attendre. Ces deux hommes étaient plus résolus que les autres ; je pensai donc, après tout, pouvoir les conduire au Caire. La caravane se mit en mouvement à dix heures du matin, le 2 mars. Nous descendîmes l’ouadée Hégatte pour entrer dans celle d’Ellébé. Toutes les collines et hauteurs que l’on a sous les yeux sont alors peu élevées, comme celles de Déréhib ; seulement l’on y voit un plus grand nombre de monticules de quartz brisés. Cette vallée, qui va toujours en se rétrécissant, presque sans végétation, conduit à une assez haute montagne du même nom, montagne curieuse à cause du spectacle qu’elle présente ; ce sont des couches renversées, brisées, des éboulements multipliés de roches aux couleurs chatoyantes, et, comme à Déréhib encore, de gros blocs de quartz, du granit et des schistes. Du côté du nord elle est toute ravinée par les pluies. Après l’ouadée Ellébé, nous traversâmes plusieurs petites montagnes sans que l’aspect général du pays eût changé. Nous entrâmes dans l’ouadé Daffetti et, après quelques heures, nous atteignîmes un terrain uniforme, presque plat, et tout couvert d’un beau gravier granitique mêlé à du sable siliceux. Les pluies, qui étaient tombées, avaient fait pousser beaucoup de petites herbes, imperceptibles pour nous ; mais que des troupeaux mangeaient déjà. Ces troupeaux étaient gardés par deux très-jolies et jeunes Bicharrieh qui d’abord s’effrayèrent à notre approche ; elles ne voulurent jamais nous dire de quelle tribu, ni de quelle famille elles étaient, ni à qui appartenaient les troupeaux ; mais bientôt elles nous parlèrent hardiment en riant et plaisantant, elles se moquèrent même de nous avec beaucoup de gaieté. Nous campâmes près de la vallée de Daffetti au coucher du soleil. Le lendemain, 3 mars, nous fîmes beaucoup de détours, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. La route suivie était vers l’Est ; mais les montagnes qui bordent l’ouadée Daffetti et qui se présentent verticales comme des murailles, nous barraient constamment le passage. Il nous fallut contourner cette chaîne d’obstacles dont la nature est la même que celle des environs d’Ollaki, à cela près qu’ici l’on voit beaucoup plus de quartz. Le pays était peuplé de gazelles, ce qui égaya un peu notre marche ; nous vîmes aussi plusieurs autruches. Après avoir franchi Daffetti et ses défilés, l’on a devant soi la montagne ainsi que la vallée de Beint el Fegue. Celle-ci est remplie de touffes de joncs et, par intervalles, de quelques petits arbres rabougris, tout secs et noirs, ce qui provient de la rosée abondante qui tombe pendant la nuit dans ces lieux et du soleil ardent qui brûle les plantes pendant la journée. Nous continuâmes à marcher toujours vers l’est du côté de la montagne de Chennâh, à droite de la chaîne de Daffetti. Dans ces parages, il se trouve beaucoup d’ânes sauvages, des onagres auxquels nous donnâmes la chasse inutilement. Le soir, épuisés de fatigue, nous dressâmes nos tentes à l’entrée d’une grande plaine de sable. Les ânes sauvages, troublés dans leur solitude, épiaient, à distance, tous les mouvements des Arabes, mais ils se tenaient toujours en dehors de la portée de leurs balles. Ces animaux sont extrêmement rusés et flairent l’homme de fort loin. Ce sont les seuls, dans le désert, que les Bicharieh ne peuvent forcer à la course. Ils forcent les gazelles et les autruches. Montés sur leurs dromadaires et en plaine, ils arrivent assez facilement à fatiguer ce gibier qui ne trouve de salut que dans la montagne ; l’âne sauvage, lui, ne se fatigue pas et court très- longtemps. Les Arabes ne les prennent que dans des piéges habilement et solidement tendus. Pendant la nuit, des Bicharieh, qui campaient aux environs, eurent l’idée d’attraper un onagre ; voici le procédé qu’ils employèrent : ils attachèrent à un gros tronc d’arbre mort un nœud coulant, fait avec une corde en lanières de peau très-souple et bien graissée, et ayant 3 centimètres de diamètre. Cette espèce de lacet fut recouvert de petites herbes sèches et d’un peu de sable très-fin, de manière à ce que l’animal ne pût le voir et dût, en même temps, poser les pieds sur le terrain mobile. Ils placèrent, comme appât, auprès du tronc de l’arbre, une ânesse bien fortement attachée, puis ils s’éloignèrent, confiants dans leur ruse qui manque rarement son but. On comprend, en effet, l’excellence du procédé. Attirés par la présence d’une femelle, les mâles arrivent avec confiance, et tout en piétinant sur la terre préparée, l’un d’eux met infailliblement le pied dans le nœud coulant et se trouve pris. Le propriétaire de l’ânesse a le double avantage de prendre un âne sauvage et d’avoir sa bête saillie par lui, ce qui donne un produit très-estimé et d’une race excellente. Les ânesses ainsi exposées ne sont jamais maltraitées par les troupes d’onagres ; mais si, par aventure, ils rencontrent un baudet, celui-ci est immédiatement massacré par eux avec une fureur sans égale. Le matin, de bonne heure, l’on vint nous annoncer qu’un onagre était tombé dans le piége, et chacun s’empressa de courir pour l’aller voir. Il était pris par un pied de derrière, de telle sorte qu’il traînait le tronc d’arbre après lui, et qu’il nous fit faire bien du chemin avant que l’on pût l’atteindre. Sa fureur était à son paroxysme, il mordait la corde et même sa jambe pour se dégager ; mais il n’y parvint pas, et on le tua sans pitié. Je dis sans pitié, parce que les Arabes Bicharieh ne pardonnent pas à cette espèce de quadrupède sa rebellion constante contre toutes les tentatives qu’ils ont faites et celles qu’ils font encore pour arriver à l’apprivoiser. Après tout la chair de l’onagre est fort bonne à manger. Celui qui avait été pris par les Arabes de l’endroit, fut partagé avec mes hommes et l’on en fit un somptueux repas. Dans notre existence du désert, cet événement fut une cause de joie, une cause de fraternisation, et il arriva que nous nous mîmes en marche longtemps après le soleil levé. Nous piquâmes directement à l’est, comme disent les marins, toujours en montant et sur un terrain de sable, parsemé çà et là de rochers de granit, gros blocs parfaitement arrondis, et de roches quartzeuses d’un blanc laiteux plus ou moins nuancé. Après ces terrains sablonneux, nous descendîmes la vallée de Feuque qui, au nord, se joint à celle de l’Hodéïn, pour aller ensuite jusqu’à la mer. Notre route traversait cette vallée au delà de laquelle nous dûmes continuer entre de petites montagnes nommées el Samerah, à cause de leur couleur rougeâtre. De ce point, en six heures, nous arrivâmes au puits de la vallée de Chennah. Mon intention était de marcher encore, sachant bien que nous avions assez d’eau pour aller jusqu’à un autre puits que nous devions trouver le lendemain ; mais telle n’était celle de mes gens. Les Bicharieh ne me comprenaient pas, ils étaient d’ailleurs de la même opinion que les Ababdieh dont je connaissais l’entêtement bestial. Or, n’ayant aucun intérêt majeur à entamer une lutte qui pouvait tourner à mal, je pris le parti de dire comme tout le monde, en laissant croire que je m’étais trompé dans mon appréciation, et nous campâmes au puits de Chennah. Ce puits, situé dans un endroit fort aride, se trouvait quelque peu ensablé ; il nous fallut travailler à l’ouvrir, après quoi nous eûmes, je dois l’avouer, de l’eau très-bonne et très-claire, sourdant des sables granitiques. Toutes les montagnes environnantes étaient, du côté du sud, formées de gros blocs de granit rose ; il n’y en a pas d’autre dans ces contrées, et, du côté du nord, leur structure se présentait sous forme de gneiss, de schistes et roches micacées. Ces dernières paraissaient beaucoup plus élevées. En quittant ce lieu, c’est-à-dire en quittant le puits auquel je ne voulais pas toucher, le 5 mars, nous descendîmes la vallée qui est très- pittoresque à cause de ses sinuosités, et surtout à cause des hauts rochers qui l’enserrent ; ces rochers sont de grandes masses de granit siénitique. Tout au contraire, la montagne de Chennah, dont la hauteur est importante, ne laisse voir que des petites roches entassées les unes sur les autres, comme résultat des éboulements qui ont eu lieu partout. Cette circonstance lui donne un aspect particulier. Du côté de l’est, le granit y affecte des formes pyramidales très-variées. La vallée se perd dans celle d’Assiam, qui elle-même va se confondre avec une autre appelée Abou Houded. Ici la montagne de ce nom, située au nord de la vallée, est aussi élevée que celle de Chennah. Sa composition, parfaitement identique quant au fond, ne l’est point quant à la forme. Elle apparaît toute découpée, par aiguilles, comme les doigts de la main. C’est au reste la continuation de l’autre pic dont elle n’est séparée que par une faible distance. Du faîte de ce belvédère l’on domine une grande étendue de pays du côté de l’est et du côté du nord. On voit les montagnes de l’Béda qui sont à plus de seize lieues, celles de Guerfe où se trouvent la vallée de Bannet et celle de Chélal, renommée par ses sources et ses réservoirs naturels, et l’on jouit d’un spectacle d’autant plus splendide, que les premiers plans que l’on a sous les yeux sont garnis d’arbres et de végétation, et que les vapeurs du désert colorent tout cet ensemble des tons les plus variés et les plus fantastiques. La montagne de Guerfe est ainsi nommée parce qu’elle est la dernière ramification, au nord, de cette chaîne qui s’étend vers le sud plus loin que l’Elba. Elle est la plus élevée du pays et forme le point de partage des eaux. L’un de ses versants regarde l’est et la mer, l’autre regarde l’ouest et le Nil ; aussi tous les brouillards qui arrivent de la mer Rouge, par un vent de nord-est, s’arrêtent sans passer au sud-ouest, et font tomber sur le versant du levant, pendant les nuits d’hiver, une très-forte rosée qui mouille comme une pluie fine de printemps. Quoique la mer soit éloignée d’une vingtaine de lieues, il est à remarquer que les brouillards qu’elle envoie sont salins et que le ciel, couvert de gros nuages très-bas, ne se fond jamais en pluie véritable. Les eaux qui coulent de la vallée d’Abou Houded, auxquelles se joignent celles de Chennah et celles d’Assiam, se rendent à la mer par l’ouadée Gismit en traversant le désert de sable de la contrée de l’Elba. Tout ce pays est habité par les Bicharieh de la tribu du chek Souéket. La partie dans laquelle nous entrions se nomme l’Genoub, c’est-à-dire queue des vallées, appellation pittoresque qui désigne fort bien la contrée où les vallées se perdent dans la plaine. Nous laissâmes Abou Houded, et nous marchâmes encore à l’est par un sol sablonneux transpercé d’espace en espace par des roches de granit, et puis ensuite accidenté par des dunes de sables mouvants sur lesquels nos montures se fatiguèrent beaucoup. Partout la végétation était rare et les arbres rabougris. Nous campâmes, après une marche forcée de plusieurs heures, dans le lit peu profond de l’ouadée Sawaworib où il n’y avait que des plantes marines grasses et de la soude. Mais ces sables, que nous parcourions, dont l’aridité est effrayante à certaines époques de l’année, se couvrent, lorsque la saison des pluies arrive, de pâturages excellents pour le bétail, et même quoiqu’il n’eût pas encore plu, il y avait déjà en plaine beaucoup de chameaux et de moutons. Ces troupeaux appartenaient au chek Souéket, dont le fils vint bientôt nous trouver. Vers le soir, le ciel se couvrit de gros nuages et prit un aspect fort triste ; mais il ne tomba pas une goutte d’eau ; le brouillard seulement fut épais toute la nuit. Le 6, de bonne heure, le frère de Souéket, nommé Carar, nous amena deux moutons en présent. Il était accompagné de sa mère, parente du chek Baraca, ce qui fit événement. Tous les Arabes allèrent saluer la vieille femme avec les marques du plus profond respect. Ce jour-là notre marche s’infléchit un peu au nord, toujours dans des terrains sablonneux. Bientôt nous remontâmes une vallée venant de l’est ; elle était remplie d’arbres, et chemin faisant, j’y découvris beaucoup de tombeaux anciens. Il y avait, devant nous, sur le sable, les traces d’une caravane de chameaux qui ne devait avoir que quelques heures d’avance ; comme nous supposâmes que c’était une caravane de Gelabs, portant des grains pour vendre à l’Elba, nous fîmes notre possible pour les rejoindre. Depuis sept heures environ nous étions juchés sur nos dromadaires, lorsque nous en descendîmes à l’entrée de l’ouadée Meïça, comme des voyageurs qui mettent pied à terre à la porte d’une bonne hôtellerie. Pendant que l’on s’installait, je courus, avec le chek Baraca, à la reconnaissance du puits où l’on devait aller prendre de l’eau. Cette vallée, resserrée entre de petites montagnes de formes gracieuses et colorées, ressemblait en tous points à celle de Chawanib, si ce n’est pourtant que les quartz y sont moins abondants. Elle est remplie d’arbres et de plantes, et la même végétation subsiste jusque sur les montagnes, chose que nous n’avions pas vue jusque là. Le puits se trouve dans le haut de la vallée, au beau milieu du chemin ; il est large, profond de 8 à 9 mètres et construit avec des pierres brutes jusqu’à la margelle qui est en briques cimentées avec du mortier, ce qui prouve qu’il est ancien. Il fournit beaucoup d’eau très-limpide, mais cette eau est saumâtre et quelque peu salée. Près du puits je remarquai un rocher à pic sur lequel il y a des dessins ébauchés qui représentent des vaches à longues cornes et des chameaux tous fort mal faits, et, sur son flanc, une petite grotte naturelle où les Bicharieh prétendent que l’un des Sahabas, c’est-à-dire des compagnons du prophète Mahomet, mettait sa jument à l’ombre. La pauvre bête ne devait pas y être commodément ; car il fallait qu’elle entrât ou sortît en reculant, la grotte étant trop étroite pour qu’elle pût s’y retourner. Macrizi, en parlant de la vie du chek El Omari, dit que son frère Ibraïm el Makhzoum fut tué par les Bedjah en allant chercher des grains à la ville d’Aïdab. Je l’ai déjà cité plus haut ; puis il ajoute qu’à Meïça différentes tribus arabes se battirent avec les troupes d’Omary, que dans une rencontre, qui fut terrible, il périt plusieurs milliers d’hommes et que l’avantage resta aux indigènes. Les tombeaux des victimes de cette hécatombe sont encore visibles aujourd’hui. Ce sont de grands ronds, comme ceux que j’ai déjà décrits, élevés au-dessus du sol d’environ un mètre et tous faits en pierres sans mortier. Leur centre rempli de gravier et de terre cachait une excavation dans laquelle l’on plaçait les cadavres ; les ossements que j’y ai trouvés en font foi. D’ailleurs c’était un usage ancien, parmi les Arabes, d’enterrer ainsi leurs morts après le combat. En descendant la vallée, à une petite distance de l’endroit où est le puits, se trouvent les ruines du tombeau d’un musulman[21] ; c’est une bâtisse carrée, assez grossière, avec deux fenêtres cintrées sur chaque façade ; elle se terminait par un dôme qui était fort lourd, et qui a produit une poussée si grande sur les pieds-droits qui le soutenaient, que ceux-ci se sont élargis et que le susdit dôme s’est effondré avec tout un angle du monument. Le tout était bâti en moellons avec du mortier de chaux et du plâtre que l’on a dû apporter de fort loin ; car dans aucun terrain il n’y a rien qui annonce la présence de ces matériaux. Ce tombeau n’était pas le seul. Aux alentours il s’en trouvait d’autres plus petits qui sont aujourd’hui entièrement ruinés. Le plus grand devait être celui du frère d’el Omary, tué par les Bedjah en revenant d’Aïdab. Dans la vallée étaient beaucoup d’habitations de Bicharieh, et, dans ces habitations, beaucoup de jolis enfants très-étonnés de nous voir quoiqu’ils ne témoignassent aucune crainte. Les Gelabs, dont nous avions vu les traces la veille, sur le sable, étaient campés aussi dans cet endroit ; ils venaient d’Assouan avec une charge de grains pour vendre à l’Elba. A notre approche, ces gens ne nous reconnaissant pas, et nous prêtant des intentions de pillage, prirent leurs armes avec une résolution qui prouvait qu’ils étaient bien préparés contre toute surprise. Telle est la manière d’accueillir, dans le désert, les individus que l’on ne connaît pas ; l’on est toujours sur le qui-vive, attendu qu’il y a cent à parier contre un que vous rencontrez un ennemi ou des ennemis ; mais dans la circonstance présente l’erreur était manifeste, et les Gelabs, qui s’en aperçurent presque aussitôt, vinrent nous saluer très-amicalement. Avec eux se trouvait le fils du chek Ahmed Courouc qui nous dit que son père n’avait pas encore pu venir nous joindre parce que le jeûne du Ramadan le fatiguait beaucoup, et qu’il n’avait pas su précisément l’endroit où il pouvait nous rencontrer ; mais que, sans aucun doute, dans la journée du lendemain il arriverait. Comme il était fort important pour nous de voir ce chek pour aller à l’Elba, et que, d’un autre côté, nous en attendions deux autres dont les tribus habitaient la fameuse montagne, comme nous devions aussi nous entendre avec les Gelabs au sujet de provisions que nous avions à acheter, je résolus de passer la journée, la nuit et encore la journée du lendemain à Meïça. Le 7, pendant toute la journée, j’eus la visite de beaucoup de Bicharieh ; ils s’accordaient tous à dire que personne, dans la contrée, ne voulait aller avec nous à l’Elba. Pour pénétrer dans cette montagne, qui était, suivant eux, un lieu sacré aux yeux des Arabes, surtout aux yeux de ceux qui campaient près d’elle, il fallait gagner à notre cause au moins soixante-dix chefs, c’est-à-dire tous les principaux personnages du pays ; mais en réalité la montagne de l’Elba ne constituait qu’un repaire de brigands, un assemblage d’individus vivant de rapine et de vol, sans chef immédiat, et ne reconnaissant pas même à l’un d’entre eux cette autorité bénigne du chek qui n’est autre que celle du père de famille. Il était évident que l’on voulait exploiter ma présence à leur profit, ou plutôt, qu’eux s’étaient arrangés de manière à ce qu’il en fût ainsi. Je n’avais ni la volonté ni les moyens de subir cette pression ; tout mon espoir se concentrait donc dans l’influence des cheks qui m’accompagnaient et surtout dans celle de Baraca. Le 8, nous attendîmes en vain Ahmed Courouc ; mais ses deux fils, qui étaient auprès de nous, promirent de nous conduire à la place de leur père, et il fut convenu de faire tout ce qu’ils proposeraient. Ainsi donc ces deux jeunes gens se mirent à notre tête. Ils avaient un air de franchise et de loyauté qui inspirait la confiance, ils avaient des allures de jeunesse qui les rendaient sympathiques. Le 9 mars nous partîmes de Meïça. Notre route se fit au milieu de petites montagnes, toutes de formations primitives. C’étaient encore des blocs de granit avec filons quartzeux, des gneiss, puis des schistes. Le porphyre devenait plus rare mais le sable, qui recouvrait en partie tous ces accidents du sol, se trouvait être mouvant dans beaucoup d’endroits. Je laissai la caravane suivre directement sa route à l’est, sur l’Elba, et je pris plus à droite, avec Mohamed Adar, l’un de nos guides, pour aller voir deux sites où il m’avait dit qu’il y avait des bâtisses et des travaux. Ces deux sites constituent deux petits groupes de roches séparés par une colline de sable. Le tout peut avoir six milles d’étendue du nord au sud, et deux milles seulement de l’est à l’ouest ; ces deux petites montagnes se nomment to Giafferié, celle du sud, l’autre to Roumié. La première est plus petite et entièrement composée d’un feldspath très-beau, entremêlé de gros blocs de quartz laiteux et de quelques veines de même matière. Les travaux faits dans cet endroit sont peu considérables et exécutés sans ordre, sans suite. Cependant il y a beaucoup de restes d’habitations, elles contiennent peu de moulins à broyer. L’une de ces habitations se trouvait être la plus grande de toutes celles que j’ai vues dans tous les établissements de ce genre. Les lieux de lavage, s’il y en a eu, ne sont plus reconnaissables aujourd’hui ; ceux où l’on pilait le minerai et sa gangue ne le sont pas davantage ; il n’y a aucune trace d’eau ; le puits le plus voisin est à présent à Meïça. J’aurais cru, d’après les noms de ces deux hauteurs dont l’un signifie le Romain, le Grec indifféremment, et l’autre l’idolâtre, trouver quelques restes d’antiquité ; mais malgré mes recherches, je ne vis absolument rien. Je présume que cela provient de ce que la nature des roches ne permettait pas de faire la moindre inscription, la moindre sculpture, comme je l’ai constaté pour Déréhib et d’autres établissements. Si cette localité offrait des filons métalliques susceptibles d’être exploités avec bénéfice, ce serait la plus commode, en supposant toutefois que l’on trouvât de l’eau d’une manière ou d’autre ; car tous les approvisionnements, toutes les communications pourraient se faire par la mer Rouge qui n’est éloignée que d’une journée de marche. Le mouillage de Hesser, auprès du quel se trouve un grand bois et de l’eau en abondance, est fréquenté par les barques du Hedjah qui viennent y ancrer pour faire le commerce avec les gens de l’Elba et ceux des environs. Le soir nous retrouvâmes notre caravane campée près d’une petite montagne nommée Adatalob, entièrement formée de forts blocs de granit arrondis, d’une couleur plus foncée que celui de Sienne et d’un grain aussi beaucoup plus gros. La végétation qui les encadre avec une certaine régularité présentait un paysage particulier, d’autant que les sables environnants sont eux-mêmes garnis de broussailles et de plantes. Beaucoup de gazelles fréquentent cet endroit, et ne fuient que lorsque l’on descend de dromadaire pour les tirer, autrement nous les approchions de très-près, ainsi que les chacals qui sont aussi en grand nombre. Le 10 dès le matin, nous dirigeant sur l’Elba, nous aperçûmes une personne qui débouchait d’un petit sentier entre des rochers, et qui, montée sur un dromadaire, força le pas de sa monture pour nous éviter. Je me mis à sa poursuite avec le chek Ali Sabec, et nous l’atteignîmes bientôt ; mais quel fut mon étonnement, lorsque je me trouvai devant une fort jolie fille, amazone du désert, qui répondit gracieusement et sans embarras à nos saluts. J’avais cru poursuivre un individu mal intentionné à notre égard, un bédouin hostile avec qui il eût fallu parlementer, la situation n’était pas la même. Toutefois, ayant compris que la jeune amazone ainsi que mon jeune compagnon ne se rencontraient pas pour la première fois et qu’ils pouvaient avoir bien des choses à se dire, je continuai tout naturellement ma route en les laissant tous les deux tête à tête. Sous toutes les latitudes, chez les peuples civilisés comme chez les sauvages, la galanterie se produit toujours avec les mêmes phases ; dans le désert, et chez les Bicharieh notamment, elle affecte des formes plus chevaleresques. Ali Sabec me rejoignit une heure après que je l’eus quitté, et, discrètement, je ne lui demandai aucune explication sur le temps de son absence. La caravane nous rallia dans la vallée sablonneuse de Déhit, et nous marchâmes jusqu’à la fin de la journée, c’est-à-dire pendant dix heures encore au travers de sables mouvants, ce qui fatigua beaucoup nos montures et nos hommes. Le lieu où nous campâmes n’était point de nature à nous dédommager, il était d’une stérilité désolante et n’offrait aucun abri commode. Le 11 au matin nous traversâmes des petites montagnes de granit très- escarpées et entrecoupées de ravins, à la sortie desquelles nous plantâmes nos tentes, en vue de l’Elba qui n’était plus qu’à deux ou trois lieues de nous[22]. Je ne voulais pas me rendre de suite à la vallée où est un très-beau puits, ni me rapprocher trop près d’un groupe d’indigènes, avant d’avoir connu leurs intentions à notre égard. Cependant, lorsque le camp fut posé, tout en ordre, je montai à dromadaire avec quelques-uns de nos Arabes, laissant les autres pour garder nos bagages et les défendre, au besoin, contre les voleurs, et je pris la route de ce puits qui se trouve au pied de la montagne même. Avant d’y arriver il fallut traverser plusieurs hauteurs couvertes de petits arbres rabougris et secs, et plusieurs collines de sable sur lesquelles de nombreux troupeaux de chèvres et de moutons étaient dispersés. Les bergers s’enfuyaient en toute hâte, ne nous attendant pas sitôt. J’envoyai Ali Sabec en avant pour les rassurer et leur dire de ne rien craindre. A mesure que nous approchions, le pays se transformait, et nous fûmes on ne peut plus agréablement surpris de voir se développer sous nos yeux un sol couvert d’arbres très-verts et de plantes luxuriantes. Ces arbres me semblaient être tous, ou à peu près tous, de l’espèce des mimosas ; quant aux plantes elles étaient variées mais, en général, nouvelles pour moi. Des oiseaux chantaient dans leurs nids de verdure, comme dans les bocages les plus fortunés, et leur gazouillement, aussi étranger pour mes oreilles que le langage des gens de la contrée, n’en était pas moins fort doux ; car, depuis notre départ d’Assouan où les oiseaux sont pour ainsi dire muets, je n’avais entendu que le croassement des corbeaux. Le puits en question est, à vrai dire, une source sortant d’un large creux fait dans le lit du torrent, ou autrement un beau bassin rempli d’une eau limpide et fraîche, ombragé par de beaux arbres. Autour de ce bassin les différentes familles des Arabes des environs ont construit, avec des pierres et de la terre, d’autres petits bassins pour faire boire leur bétail sans troubler la clarté de l’eau du réceptacle principal où chacun puise avec un seau en peau. Nous nous assîmes à l’ombre d’un superbe mimosa, et j’admirai la beauté de ce site enchanteur. Les bords du ravin étaient couverts d’herbes, de tous côtés dans les arbres se balançaient des plantes grimpantes. Bientôt arrivèrent les troupeaux ; c’était l’heure aussi de conduire à l’abreuvoir les chèvres, les chameaux, les ânes ; tous ces animaux étaient menés par des hommes porteurs d’outres qu’ils remplissaient tour à tour. Des femmes et des jeunes filles vinrent ensuite avec des vases pittoresquement campés sur les épaules et poussant devant elles des agneaux et des chevreaux. Il y avait parmi ces jeunes filles de fort beaux types. Leur costume, ne les couvrant que depuis la ceinture jusqu’aux genoux, permettait de voir parfaitement leurs formes qui étaient irréprochables. Elles allaient et venaient suivant les besoins du moment, et quand elles s’arrêtaient, soit pour s’appuyer contre un rocher, contre un arbre, soit pour porter à leurs épaules un vase rempli d’eau, leurs poses, simples et naturellement nobles, rappelaient les poses idéalisées dans les tableaux des peintres. Tout cet ensemble, avec sa couleur locale, avait un parfum biblique qui n’eût échappé à aucun poëte, et je regrettai, dans cette circonstance plus que dans toute autre encore, de ne pas être à la hauteur de mon sujet. Ce qu’il y a de bien positif, c’est que je m’éloignai avec peine d’un lieu où ma présence n’avait excité aucune surprise, où l’on était, au contraire, venu rire autour de moi et m’entretenir, par l’entremise des guides qui nous servaient d’interprètes. Quelques hommes seulement m’avaient assailli de questions et de demandes ; mais je les avais contentés en leur distribuant le tabac que je possédais. En rentrant au camp, ce fut bien autre chose ; je trouvai tout le monde en rumeur, tout le monde sous les armes et prêt à venir nous chercher. L’agitation, qui était générale, avait sa raison d’être ; voici ce qui s’était passé : Depuis la veille, nous avions envoyé en avant Mahamet Adar pour donner la nouvelle de notre arrivée, et, le soir même, il avait parlé aux gens de la montagne. Secondé par les Gelabs campés près de nous, il avait cherché à persuader aux Bicharieh des tribus de l’Elba que nous ne venions pas pour leur nuire, et qu’ils se repentiraient, dans l’avenir, s’il nous arrivait le moindre désagrément ; efforts inutiles, paroles perdues ; les indigènes prétendaient même nous empêcher de prendre de l’eau chez eux. Le matin, lorsque j’avais pris spontanément la résolution de me rendre au puits, avec quelques hommes d’élite, ils étaient assemblés chez les Gelabs et personne ne nous avait vus passer. Ce fut seulement très-peu de temps après, et pendant que j’étais en admiration devant la beauté du site que j’ai décrit plus haut, que deux hommes de notre camp eurent l’idée de se rendre chez les marchands pour apprendre des nouvelles de l’Égypte. Mais les notables du pays qui délibéraient, commençant les hostilités, voulurent les repousser, et de là une première rixe pendant laquelle la question de l’eau fut remise en avant. Une scission se fit alors parmi eux, les uns voulaient qu’il nous fût permis de remplir nos outres, les autres, et ce fut le plus grand nombre, nous refusaient cet avantage et voulaient de suite venir nous attaquer pour nous faire évacuer leur territoire. L’instant était critique. Mahamet, qui était accouru, feignit, afin de gagner du temps, de convenir que ces forcenés avaient raison, seulement il leur fit observer que s’ils nous attaquaient pendant le jour, ils ne seraient probablement pas les plus forts, attendu la supériorité de nos fusils, tandis que, s’ils venaient la nuit nous surprendre, tout l’avantage serait pour eux. Ce conseil, spécieux en apparence, ne manquait pas d’une certaine logique, et il aurait certainement été suivi par les Bicharieh les plus hostiles si l’on ne fût venu leur dire que j’étais dans le ravin, près de l’eau. Alors rien ne put les retenir ; ils partirent tous ensemble pour me chasser violemment, et nos gens coururent à notre camp porter cette nouvelle. C’est en ce moment que je rentrai, et que je trouvai tout mon monde en armes. Les Gelabs, eux, avaient suivi les Bicharieh vers le puits pour conjurer la situation ; mais tout cela fut inutile, les uns et les autres furent bien surpris quand ils virent que nous étions repartis tranquillement après avoir fait boire nos chameaux et après avoir rempli nos outres. Personne n’osa venir au camp ; mais on nous envoya les Gelabs qui nous trouvèrent fort calmes et tout disposés à recevoir convenablement l’ennemi. Avec les envoyés, les négociations recommencèrent. Ils étaient chargés de nous dire, que si nous voulions promettre de ne pas entrer dans la montagne et de nous en retourner de suite, l’on nous laisserait prendre de l’eau ; mais que si nous persistions à vouloir visiter le pays, comme nous avions fait ailleurs, l’on nous empêcherait de nous ravitailler et que l’on nous exterminerait jusqu’au dernier. Je répondis que les habitants de l’Elba devaient bien savoir, par les cheks des autres tribus Bicharieh leurs compatriotes, que nous n’étions venus pour faire la guerre à personne, que tous les Arabes avec lesquels nous avions été en rapport n’avaient rien à nous reprocher, que je ne prétendais, quant à moi, rien obtenir d’eux par la force, et que, si mes intentions n’avaient pas été telles, j’aurais conduit avec moi plus de monde, sinon des soldats turcs et égyptiens ; tandis que je ne me présentais qu’avec des Bicharieh comme eux, tout confiant dans leur bonne foi ; et j’ajoutai que, si j’étais obligé de m’en retourner sans avoir fait ce que j’étais chargé de faire, je ne pouvais répondre de ce qui arriverait ; que probablement le gouvernement égyptien me ferait revenir une autre fois avec des forces étrangères assez considérables pour que ce fût moi, alors, qui leur imposasse mes conditions et les empêchasse de prendre de l’eau à leur propre puits. Pendant que les Gelabs allaient porter ma réponse, il se présenta au camp plusieurs principaux personnages de la tribu des Chintirab et des Ahmed Gourabieh, tous habitants de l’Elba. Beaucoup d’autres individus vinrent aussi pour nous vendre des peaux préparées et différentes choses de leur pays. Vers le soir, presque tous les chefs vinrent ; ils connaissaient ma réponse et mes intentions. Je leur donnai à souper à tous, puis après, en fumant et buvant du café, nous entrâmes en pourparler. A force de les presser, j’obtins d’eux que nous pourrions aller dans quelques vallées ou gorges de la montagne ; mais sans y faire aucune tentative d’excavation, leur persuasion étant que l’on ne remuait la terre que pour y chercher des trésors. Ils prétendaient avoir entendu, tout récemment, pendant la nuit, un très-fort bruit, une espèce de gémissement formidable qui leur annonçait de grands malheurs pour le cas où nous toucherions à une seule pierre. Jamais je ne pus obtenir le moindre renseignement sur une statue colossale que des Arabes m’avaient dit exister dans la montagne, statue dont je parlerai plus loin. Ils me disaient toujours que cette statue n’existait pas, que l’on m’avait fait un mensonge. Cependant, lorsque je prenais en particulier un homme du pays, il m’avouait que la chose était vraie, qu’il connaissait bien le chemin qui conduisait à l’endroit où était cette statue ; un autre convenait qu’il avait mis son bras tout entier dans sa narine, et que, de temps en temps, lorsqu’elle respirait, une grande table en pierre qui se trouvait devant elle se couvrait de vapeur ; mais personne ne voulait pourtant consentir à me servir de guide. Celui-ci avait peur de commettre un sacrilége, celui-là craignait la colère des chefs. Je ne savais que penser ; car, malgré toutes les exagérations, malgré tous les mensonges dont ces rapports étaient évidemment entachés, et, tout en faisant la part de l’ignorance de ces hommes incapables de distinguer un objet travaillé d’un objet naturel ayant une forme ou un aspect quelconque, je reconnaissais bien qu’il devait y avoir là quelque chose de singulier, et j’étais curieux de m’en assurer ; ce pouvait être un ancien travail égyptien, ce pouvait n’être aussi que le résultat d’un jeu de la nature apprécié et commenté par l’imagination d’une population essentiellement superstitieuse. Je rentrai sous ma tente avec le regret de n’avoir pu rien apprendre de clair ni de positif. Toute la nuit l’on fit bonne garde, pour plusieurs raisons. La réputation des Arabes de l’Elba et les termes dans lesquels nous étions ensemble l’exigeaient. J’ai dit qu’ils étaient connus partout comme de grands et adroits voleurs ; mais ce que je n’ai pas dit, c’est que les autres Arabes, lorsqu’ils se trouvent mêlés avec eux, se permettent, de leur côté, des larcins dont ils croient que l’on ne les accusera pas. Il ne nous arriva rien ; seulement, dans la matinée du 12, notre camp s’étant trouvé inopinément transformé en un vrai marché, l’on s’aperçut bientôt que plusieurs objets avaient été dérobés, et un de mes hommes vint me dire qu’on lui avait volé sa chemise. Cette dernière affaire ébruitée, il fallait faire un exemple. Je fis prendre tous les étrangers présents, et je leur enjoignis de jurer, un à un, sur le Coran, qu’ils étaient innocents. Tous sans exception jurèrent, de sorte que le voleur resta inconnu. Mon procédé cependant ne fut point inutile ; car, tandis que l’on prêtait le serment, la chemise fut retrouvée, placée à la portée de tous les yeux. Les Bicharieh de l’Elba se récrièrent, disant qu’on les avait accusés sans raison, et que le voleur était parmi nous. Ils récriminèrent très- haut et avec tant d’acharnement que la dispute aurait pris un caractère des plus graves si je n’avais fait mettre, à l’instant, hors des limites du camp, tous les éléments du marché. Toute la journée se passa encore en négociations pour pénétrer dans la montagne, et, devant la résistance opiniâtre que je rencontrai, je ne pus qu’opposer la déclaration que j’avais déjà faite, c’est-à-dire que j’y pénétrerais d’une façon ou d’une autre. Effectivement, le 13, au point du jour, je pris avec moi vingt Ababdieh, tous bien montés, bien armés, et deux guides, dont un nommé Mohamed Issé appartenant à la tribu des Ahmed Gourabieh, et je me dirigeai, par le ravin du puits, du côté de la montagne. Mes deux guides manifestèrent une grande appréhension lorsqu’ils connurent mon projet ; cependant ils ne me quittèrent point. Le chek Baraca était demeuré au camp pour le garder. Arrivé à la vallée de l’eau, je ne vis absolument personne ; il était sans doute encore trop bonne heure. Je parcourus un ravin qui me sembla plus large et qui tenait à l’un des contreforts de l’Elba. Nous traversâmes ensuite une petite plaine entourée de montagnes couvertes d’arbres, et nous commencions à monter par une gorge assez abrupte, lorsque nous vîmes, au faîte d’un rocher se détachant sur le ciel, quatre individus, armés de lances, qui étaient assis sur des pierres de chaque côté de la route, comme pour nous barrer le passage. Je pensai que derrière le rocher il y avait d’autres Arabes, et peut- être en grand nombre ; nullement, ces individus étaient seuls. Lorsque nous approchâmes d’eux, nous les saluâmes tout tranquillement, et ils nous répondirent en nous regardant passer sans manifester aucune intention hostile. Alors, du haut de ce contre-fort, je vis à nos pieds, du côté de la haute montagne de l’Elba, de gros monticules de sables couverts de plantes où paissaient de nombreux troupeaux ; puis, après ces sables, de grands rochers le long desquels se développait une belle vallée large d’un mille environ, et toute remplie par une magnifique forêt. Le soleil commençait à paraître au-dessus des hauteurs, ses rayons filtraient au travers des rochers et des arbres, c’était un ravissant spectacle dont la grandeur était encore augmentée par l’éclat des ravins et des anfractuosités de la montagne, à mesure que la lumière y pénétrait. Dans la vallée le bois était si touffu, que nous fûmes obligés de descendre de dromadaire ; plus loin, nous trouvâmes le sol garni de gros blocs de granit et de porphyre, et tout raviné par les eaux. Je laissai là les montures, et ne gardai avec moi que six personnes au nombre desquelles était le chek Ali Sabec, que je fus bientôt aussi obligé de laisser, car il ne pouvait marcher à pied dans les pierres et dans les épines. Notre présence, sur le versant d’une colline au sommet de laquelle je voulais monter pour voir par où il fallait me diriger, occasionna une espèce d’événement. De tous les côtés, de l’intérieur du bois et du milieu des rochers, les femmes et les enfants qui, de leurs habitations cachées, nous avaient vu passer, sortirent en poussant des cris horribles comme je n’en avais jamais entendu. Le but de ces cris était pour engager les hommes à nous tuer afin de nous empêcher d’aller plus avant. Beaucoup d’entre ces derniers étaient avec les Gelabs loin de nous, ce qui fit que je m’émus fort peu de tout ce tapage. D’ailleurs j’étais encouragé par le Chek Mahamet Issé, qui me disait que je n’avais rien à craindre, que lui allait rester où nous nous trouvions, et que je pouvais aller où je voudrais. Cela voulait dire où je pourrais ; car je n’avais aucune indication, et, dans ce pays en quelque sorte vierge, il n’était pas aisé de se diriger. Mes guides, à qui j’avais montré un endroit que je voulais atteindre, firent fausse route à travers les bois ; or, en débouchant à ciel ouvert, je ne reconnus plus le lieu que j’avais remarqué. La montagne était à pic devant moi et fort difficile à escalader. Je ne me rebutais point cependant, et j’en commençai l’ascension. J’allais toujours en avant, quoique mes armes et mes vêtements me gênassent beaucoup ; j’éprouvais cette espèce de vertige qui fait que l’on s’acharne à une chose en raison de la ligne convenable que l’on a transgressée ; à tous moments il me fallait attendre les personnes qui montaient avec moi ; mon compagnon, M. Bonomi, se blessa à une jambe en gravissant un rocher, il fut forcé de s’arrêter pour attendre mon retour. Étant arrivé sur une partie élevée, je vis que la direction que je prenais était impossible ; alors je descendis dans un large ravin que je remontai avec bien de la peine, et je parvins enfin au faîte de l’une des pointes de l’Elba. Mon intention était de chercher la fameuse statue, pensant bien que, de cette hauteur, j’apercevrais quelque sentier qui m’y conduirait, quelque trace du passage des hommes ou de celui des animaux que l’on menait pour les sacrifier ; mais je fus bien désappointé ; du sommet où je me trouvais, je ne vis que des rochers immenses de tous côtés, des rochers pour ainsi dire inaccessibles, des ravins profonds et étroits, des pointes de granit se terminant en aiguilles. Ne sachant de quel côté porter mes pas dans ce dédale, dans cet amas de pics qui constituent la montagne de l’Elba, dont l’étendue, en tous les sens, est de plusieurs lieues, avec des ramifications qui s’étendent vers le Sud, ne sachant comment parvenir dans la localité que je cherchais, localité que le hasard seul pouvait mettre sous mes yeux, ne pouvant consacrer plus de temps à cette recherche ; car je n’avais ni vivres ni eau, sentant enfin, déjà, les atteintes d’une fatigue excessive, je pris le parti de rétrograder. Aucun des hommes qui étaient avec moi ne pouvait me guider ; je fus donc obligé de descendre comme j’étais monté, c’est-à-dire d’après mes seules appréciations. A peine pensais-je être de retour au camp avant la nuit. Je pris une autre route que j’estimais plus courte ; car, en outre de mes préoccupations de chercheur, j’en avais aussi une autre, celle de savoir ce qui pouvait être arrivé pendant mon absence. Forcé, pour reprendre haleine, de m’arrêter de temps en temps, je trouvais partout de très-beaux arbres dont le feuillage inconnu me servait d’abri ; partout mes yeux se reposaient sur des plantes en fleur, sur des broussailles verdoyantes qui tapissaient les parois des rochers et du milieu desquelles surgissaient des aloès gigantesques. C’était encore un ensemble des plus pittoresques, des plus majestueux, je puis dire, un panorama d’autant plus saisissant que, tout autour de l’Elba, le pays est sec et aride, et que, du côté de l’Ouest, du Nord- Ouest et du Nord, le sable s’étend à perte de vue. En descendant un ravin, nous fûmes aperçus par deux hommes qui étaient cachés dans les buissons et qui, de fort loin, nous crièrent de les attendre. Ils voulaient savoir qui nous étions et ce que nous cherchions. Sur mon invitation, ils s’approchèrent, et ne parurent pas mécontents de nous voir là ; bien plus, nous étant arrêtés pour leur offrir une pipe et du tabac, ils poussèrent la reconnaissance jusqu’à me dire que les Mahamet Gourabieh, dont ils faisaient partie, et moi, ayant une origine commune (ils me prenaient pour un asiatique), nous étions de la même famille, et, par conséquent, des amis, et ils me conduisirent directement à l’endroit où j’avais laissé une partie de mon escorte, en me promettant de m’apporter le lendemain, des plantes, des branches d’arbres et des pierres de la montagne. Bientôt je fus dans le bois, où s’étaient remisés mes gens qui me félicitèrent fort au sujet de mon retour. Les indigènes des environs ajoutèrent que j’étais bien heureux d’être venu chez eux sous les auspices du chek Baraca et de quelques autres, sans cela ils m’auraient assassiné ; car j’étais le seul étranger qui eut mis les pieds sur leur montagne où ils ne laissent même pas pénétrer les Ababdieh ni les Bicharieh de certaines tribus. Je leur répondis que je ne croyais rien de ce qu’ils me disaient, et que, dans le cas où ils auraient voulu m’attaquer, ils s’en seraient fortement repentis, que j’étais certain d’en jeter par terre au moins dix d’entre eux avant qu’ils m’eussent assassiné, que vingt, même de ceux qui étaient présents devant moi, ne me faisaient pas peur. Ils se mirent à rire tout en me complimentant, et nous restâmes bons amis ; mais il faut dire que je dus ce résultat aux largesses de tabac que je fis, bien plus qu’à ma rodomontade. Tout cela me conduisit à faire la réflexion suivante, à savoir : que les Arabes de l’Elba ne sont pas aussi intraitables qu’on le dit, et que si les Turcs, dans le Saïd, ne s’étaient pas rendus odieux par leurs brigandages, leurs cruautés, leur mauvaise foi, ces Arabes, non plus que les Bicharieh, ne les auraient pas pris en aversion, qu’ils auraient eu des relations avec eux, et que les voyageurs qui auraient la curiosité de visiter leur pays pourraient en profiter. Il était temps de monter à dromadaire ; le soleil tombait, l’ombre des rochers s’allongeait dans la vallée, sur le bois dans lequel nous nous trouvions et sur les terrains environnants, les oiseaux chantaient leurs chansons du soir. Nous partîmes gaiement pour rejoindre le gros de la caravane. Lorsque nous arrivâmes, déjà les feux étaient allumés ; tout le monde était tranquillement occupé aux différents soins à prendre pour le souper et pour la nuit. Tous les Bicharieh voulurent me faire croire que j’avais couru de grands dangers, et que si, eux présents, ne s’étaient pas opposés aux mauvaises intentions des autres, je ne serais pas revenu de mon excursion. Je répliquai que je connaissais l’intérêt qui les poussait, et, tout en plaisantant, je leur fis comprendre que j’appréciais, à sa juste valeur, cette manière d’obtenir des cadeaux. Je leur dis que les mœurs des Arabes m’étaient fort connues, car j’avais vécu longtemps avec eux ; enfin pour leur prouver combien j’étais éloigné d’ajouter foi à leurs paroles, je déclarai que j’étais décidé à recommencer ma course dans la montagne pour chercher la pierre, en forme d’homme, dont on m’avait parlé, que cette pierre devait représenter un de mes ancêtres et que je voulais la voir. Tout cela les surprit beaucoup ; mais ils cherchèrent encore à me détourner de mon projet en me répétant que l’on m’avait trompé. Il m’en coutait à abandonner l’Elba sans être bien édifié sur ce sujet. Je pris un à un plusieurs des Mahamet Gourabieh, je leur fis des présents pour les engager à me conduire à la statue ou, au moins, pour m’en indiquer la route. Or ce fut encore, à peu près, la répétition de ce qui s’était déjà passé ; tous m’avouèrent en particulier que la statue existait ; mais aucun ne voulut consentir à venir avec moi dans la crainte d’offenser ce que nous appelons, chez nous, l’opinion publique ; bien plus, devant leurs compagnons, ils affirmèrent que tout ce que l’on m’avait dit était mensonge. Je crus un instant avoir trouvé un expédient : Après la nuit, passée fort paisiblement, j’annonçai dans tout le camp que, pendant mon sommeil, j’avais été visité par Couca (c’est le nom que les Bicharieh donnent à la statue), et qu’il m’avait dit d’aller lui sacrifier quatre beaux moutons. Je pensais que l’espoir de manger ces animaux, que l’occasion de faire un festin peu ordinaire me concilierait tout le monde, et, pour que l’entraînement fût complet, j’ajoutai que Couca m’avait encore dit que c’était le moyen de faire tomber de grandes pluies dans le pays. Beaucoup crurent à mon songe ; cependant personne ne fut assez hardi pour braver les préjugés de tous et consentir à m’accompagner. Seulement j’appris alors, ce qui me fut confirmé par le chek Baraca qui avait pris, de son côté, des renseignements meilleurs que ceux que l’on m’avait donnés, j’appris, dis-je, que l’on n’était pas bien certain que la prétendue statue fût une pierre taillée ou une pierre naturelle, et qu’il fallait au moins marcher deux jours dans la montagne, par des chemins de chèvres, pour se rendre auprès d’elle. A la hauteur où elle se trouvait, il faisait très-froid ; de plus, lorsque le temps était à la pluie et que les torrents débordaient, l’on pouvait être retenu pendant plusieurs jours devant des passages impraticables. Tout cela, joint à l’incertitude où j’étais de trouver quelque chose de curieux, puis le peu de vivres qui restaient au camp, et la demande que le chek Baraca me fit de ne pas persister dans ce qui était alors mon idée fixe ; car il pouvait en résulter une grande mésintelligence entre lui, les cheks Bicharieh qui nous accompagnaient et les Mahamet Gourabieh, les Chintirab et les autres habitants de la montagne ; tout cela, dis-je, me détermina à quitter, bien à regret, une contrée aussi curieuse et jusqu’alors tout à fait inconnue. Nous nous préparâmes donc à partir le lendemain pour nous rapprocher de la mer. Avant d’entreprendre cette phase de mon voyage, qui constitue mon retour vers Assouan, il est opportun, je crois, puisque nous sommes encore au centre du pays des Bicharieh, de donner quelques renseignements sur les différentes tribus avec lesquelles j’ai été en relation, sur leur origine et sur leurs traditions. Je rappellerai aussi ce qui a été dit, à leur sujet, par les auteurs anciens. Voici d’abord quelques détails touchant la montagne de l’Elba : Toute cette montagne n’est qu’un groupe considérable de blocs de granit siénite, absolument comme le mont Sinaï. On y voit beaucoup de ravins profonds surplombés par des rochers à pic s’élevant à une grande hauteur. Les plus hauts de ces derniers, au-dessus du niveau de la mer, ont environ dix-huit cents mètres. Quant aux points que j’ai visités, je n’y ai vu que des granits dans les parties saillantes et des porphyres dans les parties basses, avec très-peu de filons ou veines de quartz métallique. Il y a eu là un immense soulèvement. Entre la mer et la montagne se trouve une plaine sablonneuse d’environ six à sept kilomètres. Devant la côte, à une petite distance en mer, règne partout une barre en coraux taillés à pic du côté du large, où l’on trouve immédiatement une grande profondeur, tandis que, du côté de terre, ils apparaissent à fleur d’eau à marée basse ; c’est du reste la formation de presque tous les bords de cette mer. Sur la côte de l’Elba, il y a plusieurs endroits où les barques viennent mouiller et où elles trouvent des ancrages abrités par des pointes de sables et de coraux, au débouché d’un torrent quelconque venant de la montagne. Ainsi le torrent de la vallée où est le puits dont j’ai parlé, vallée nommée Oyometerre, a formé dans la mer une longue pointe qui s’étend vers le Nord-Est, et trace une espèce de baie où les navires sont à l’abri des vents fréquents et forts du Nord-Nord-Ouest et du Sud-Sud-Ouest ; d’autres abris se rencontrent vers le Sud, mais toujours formés de la même manière. Les formations siénitiques règnent communément depuis le pied de la montagne jusque près de la mer ; mais elles demeurent recouvertes en partie par les sables ; ce sont d’immenses blocs de granit arrondis, plats, et comme posés par couches stratifiées. Cette partie est couverte de plantes et d’herbages dont les troupeaux se nourrissent ; ils s’abreuvent à des puits, des sources ou des réservoirs naturels qui conservent l’eau après les pluies, et qui sont disséminés çà et là, contractant un goût salé lorsqu’on approche de la mer. La montagne de l’Elba, du côté du Nord, est reliée à une autre montagne par une plaine très-unie d’une assez grande étendue ; du côté du Sud et de l’Ouest, elle est contiguë à d’autres élévations dont elle semble être le point culminant. Ces élévations longent la mer Rouge au Nord avec des ramifications en manière de contre-forts à l’Ouest. La végétation dans les ravins et sur les parois de la montagne, du côté du Nord surtout, est fort belle ; il y croît beaucoup de plantes odorantes et une grande variété d’arbustes. J’y ai vu le basilic, plusieurs espèces de géraniums, des résédas, des mauves et de l’oseille ; les aloès y viennent très-grands, et j’ai constaté que tous les arbres, dont la plupart m’étaient inconnus, appartenaient au genre épineux ; plusieurs sont d’un assez riche produit pour les Bicharieh ; les différentes espèces de mimosas, par exemple, produisent des gommes qui se vendent très-bien ; leurs écorces et leurs fruits fournissent un tan très-estimé pour la préparation des peaux. Les feuilles d’une autre espèce d’arbre servent encore pour le même usage. Il y en a de ceux-ci qui donnent une sorte de résine odoriférante dont on use dans tout l’Etbaye, comme parfum, et il y a aussi des mousses qui servent à parfumer les graisses dont tous les Bicharieh et les Arabes du Soudan s’enduisent le corps. La montagne de l’Elba, proprement dite, a quatre journées de tour ; le plus grand nombre des habitants occupe les vallées, formées par les contre-forts. Les chasseurs seuls habitent la montagne pour y tuer les chèvres sauvages, les capricornes et les gazelles dont les peaux, préparées par eux avec le tan qu’ils possèdent, leur fournissent un sujet de commerce qui rapporte beaucoup. Ces peaux se vendent dans tout le Soudan, et sont très-recherchées à cause de leur finesse, de leur souplesse, de leur couleur et de leur force ; elles servent pour les tétières des chameaux, pour les ceintures des femmes, les selles de dromadaires et pour une grande quantité d’ornements qui se fabriquent avec de petites lanières aussi fines que du gros fil. L’Elba, parmi les Arabes Ababdieh, les Bicharieh et tous les Arabes habitants du désert depuis la latitude de Coséir jusqu’à celle de Taka, et entre le Nil et la mer Rouge, a beaucoup de réputation. C’est un lieu renommé d’abord pour sa richesse, et ensuite pour sa sainteté. Il est riche, parce que l’on y trouve partout de l’eau et de la végétation ; il est saint, parce que l’on sait qu’il renferme la pierre colossale, ayant forme humaine, que j’ai cherchée, et qu’il s’attache à elle une légende respectée. La prétendue statue qui est assise a, dit-on, devant elle, une pierre placée horizontalement comme une table, et le sable que l’on pose dessus est immédiatement balayé par un souffle puissant ; car cette statue respire. Lorsque l’année doit être favorable aux Bicharieh, et surtout aux Mahamet Gourabieh, sa respiration est fraîche ; au contraire, elle devient chaude lorsqu’un malheur doit arriver. Voilà ce que l’on dit, dans le pays même, avec beaucoup d’autres contes plus ou moins empreints de superstition ; mais au milieu de tout cela, une chose est certaine, c’est que dans l’Elba est un lieu vénéré (est-ce un tombeau, un temple, un monument égyptien ou autre chose ?) dans lequel l’on va faire des pèlerinages ainsi que des sacrifices de moutons, de chèvres, etc. Or, ceci se rapporterait à ce que disent les Bicharieh sur leur origine dont voici l’exposé tel qu’il m’a été donné par eux-mêmes : Les Bicharieh prétendent descendre, par les femmes, d’une tribu d’Arabie nommée Assadite, et, par les hommes, d’une autre nommée Cawala. Ils disent qu’un Arabe, nommé _Couca_, de la tribu des Assadites, vint à l’Elba avec sa femme en traversant la mer, que le père de Couca se nommait Bichara, d’où vient le nom de Bicharieh aux descendants de la femme de Couca. Cependant il advint qu’un navire, monté par des commerçants turcs qui se rendaient en Arabie, se mit à l’abri, par un mauvais temps, dans un endroit appelé Abou Romatte, d’autres disent Essoterba, ces deux noms ont la même signification ; car l’un veut dire, en arabe, le père de la cendre ou de la poussière, et l’autre, en bichari, l’endroit de la poussière. Les gens du navire rencontrèrent la femme de Couca, l’emportèrent à leur bord et s’en furent à Sawakin. Mais bientôt, leur commerce les obligeant à retourner chez eux, ils vinrent encore aux environs de l’Elba ; cette fois c’était pour prendre de l’eau. La femme de Couca, qu’ils avaient enlevée, trouvant alors le moyen de s’échapper, alla rejoindre son mari ; elle était, pendant son séjour à bord, devenue enceinte ; le chef des Turcs, qui en avait fait sa femme, voulut aller à sa poursuite. Il descendit à terre avec ses compagnons, et s’avança dans les gorges de la montagne, jusqu’à une grande grotte ou caverne qu’il pensait être le refuge de la fugitive. A peine y fut-il entré, lui et son monde, que la voûte de la caverne s’écroula, et qu’ils furent tous engloutis sous les décombres. On montre encore le théâtre de cette catastrophe au sud de la montagne, du côté de la mer. La femme de Couca mit au monde un garçon qui fut nommé Annac, et qui devint l’ancêtre des tribus arabes, Ahmed ou Mahamet, Gourabieh, Chintirab, Amarrar. Couca et sa femme ayant eu déjà trois autres garçons, ceux-ci furent les ancêtres des tribus du Sud. Couca disparut dans la montagne de l’Elba sans que l’on pût savoir s’il s’était tué, à la chasse, en tombant dans un précipice, ou bien s’il avait été dévoré par quelque bête féroce ; mais les Bicharieh croient qu’il a été changé en pierre, et que c’est cette pierre ou cette statue que l’on va visiter. Telle est leur tradition. Si un voyageur, plus heureux que moi, arrive jamais à pénétrer dans la montagne de l’Elba, il pourra peut-être élucider tous ces renseignements. Les auteurs anciens disent peu de chose sur le pays des Bicharieh, qu’ils comprennent dans celui des Éthiopiens, aussi confondent-ils souvent les usages de ces différents peuples. Diodore, qui parle le plus au long de ces derniers, c’est-à-dire des Éthiopiens, donne des détails sur leur manière de se nourrir, les classe d’après le genre de leur nourriture, ainsi que d’après leur manière de se la procurer. Les Bicharieh, en prenant leurs tribus depuis les frontières d’Abyssinie jusqu’à Coséir, possèdent en partie la manière de vivre dont parle Diodore, sauf pourtant certaines exagérations. Quoique les Bicharieh se disent de race arabe, comme je l’ai dit aussi moi-même, en les considérant bien il semblerait le contraire. D’abord le type de leur figure est bien différent de celui, par exemple, des tribus arabes qui sont tout près d’eux, dans l’Albara, comme le Giahélines, les Scukerieh, les Abou Gin, etc., lesquels sont venus du Hedjah en traversant la mer Rouge. Ces émigrations ont eu lieu à diverses reprises, comme cela est encore arrivé dans les premières années de l’Islamisme, et les tribus en question parlent l’arabe, et ont tous les caractères arabes. Les Bicharieh, eux, ont le teint plus foncé, les traits plus européens. Leurs cheveux sont légèrement crépus comme ceux des Abyssins ; enfin, ils ont une langue à eux qui n’a rien de commun ni avec la langue arabe, ni avec celle de Barabras ou Nubiens Kenous qui habitent les bords du fleuve. Les habitants répandus dans la contrée qui forme aujourd’hui l’Etbaye, étaient connus sous le nom de Blemmyes. Ammien-Marcellin, Olympiodore, Ptolémée Agathemère, Étienne de Byzance et d’autres, dans leurs récits, les appellent ainsi et les désignent tous sous le même nom. Les auteurs arabes les nomment Bedjah, nom qui est encore donné aujourd’hui à leur pays aussi bien que celui d’Etbaye. Macrizy dit qu’ils sont d’origine berber, d’autres disent qu’ils sont venus d’Abyssinie. Quoi qu’il en soit de ces diverses origines, qui toutes doivent se perdre dans la nuit des temps, les Bicharieh n’en forment pas moins une grande peuplade qui n’est pas arabe, il faut le reconnaître. Il serait trop long de répéter ici tout ce qui a été dit sur les Blemmyes ou les Bedjah, qui sont réellement les Bicharieh descendants de Bichara. Je ferai seulement remarquer que leurs tribus ont été, à certaines époques, assez entreprenantes pour venir faire des excursions en Égypte, dans le Saïd, et même jusqu’aux portes du Caire. Les anciens Égyptiens avaient fermé, par de bonnes murailles en briques crues, les défilés par lesquels ces barbares pouvaient descendre du désert dans les terres cultivées ; l’on en voit des restes dans beaucoup d’endroits, et notamment sur la route de Sycome ou Assouan, au-dessus des cataractes, à Philé. Les Pharaons faisaient la guerre contre eux, mais ils les ménageaient cependant, à cause de l’exploitation des mines d’or. Les Grecs, sous les Ptolémées, firent de même. Pendant la domination romaine en Égypte, l’on dut plusieurs fois réprimer les Blemmyes envahisseurs. Sous le règne de Probus, ils s’emparèrent de Coptos et de Ptolémaïs. Ces Blemmyes faisaient des courses aussi sur mer ; ils vinrent vers l’an 378 ravager la ville de Raïthe sur la côte de la Péninsule du mont Sinaï, d’où ils furent repoussés par la garnison qui s’y trouvait. Plus tard, ils ravagèrent une des oasis, ce qui prouve qu’ils passaient du côté ouest du Nil ; il est impossible d’en douter, puisque dans le désert de Baïouda, que l’on traverse en allant de Dongolah jusqu’à Mettamna, et plus haut jusqu’à Kartoum, l’on trouve aujourd’hui des tribus Bicharieh. Sous les sultans du Caire, plusieurs fois les Bedjah vinrent piller les musulmans qui, le jour de la fête du Courban Baïram, allaient sur le Mokattam faire la prière. Pour les repousser, l’on était obligé de mettre une forte garde, ce jour-là, au pied de la montagne, au lac el Abèche, et cette garde ne suffit pas toujours ; car, sous Ahmed ben Teïloun, ces mêmes Bedjah surprirent les Égyptiens, les massacrèrent et les pillèrent dans une circonstance semblable. Il arriva enfin qu’on les fit tomber dans une embuscade et qu’on en tua un très-grand nombre. Cependant, les musulmans, attirés dans le pays des Bedjah par l’attrait de l’exploitation des mines, s’y portèrent en masse ; ils s’allièrent avec les indigènes par des mariages, et en convertirent beaucoup à leur religion. Cette conversion les rendit moins sauvages si l’on en juge par ce que sont aujourd’hui les Bicharieh. On peut lire, dans les mémoires de M. Quatremère, bien des détails intéressants touchant ces populations, détails extraits des auteurs anciens et des auteurs arabes. De nos jours, elles ont été fort peu soumises au gouvernement égyptien ; il n’y a guère que les tribus du sud, celles qui sont à Goos Regeb, sur l’Albara, qui soient tributaires ; celles du désert de l’Elba ne le sont nullement. Les Bicharieh sont divisés en plusieurs tribus qui, toutes, ont un nom particulier et un chef. La principale, celle dont le chek est reconnu par toutes les autres comme le chef suprême, est la tribu des Ahmedab. Elle passe pour être la plus noble de toutes, et son chek jouit d’une grande autorité. Dans un de mes précédents voyages, j’ai eu quelques relations avec lui ; c’était alors un beau vieillard que l’on nommait Ahmed Wed Ahmed, sa résidence est au canton de Balouc, sur le fleuve Albara que l’on appelle aussi Mogranne depuis son embouchure jusqu’à Goos Regeb. Viennent ensuite : La tribu d’Amarrar, entre l’Elba et Sawakin, dans la chaîne de montagnes qui longent la mer ; chek Ahmed Assaye. Celle de El Bétranne qui habite entre Berber, sur le Nil, et Sawakin, sur la mer, dans un lieu nommé El Bâkg ; chek Rahmâ. Cette tribu occupe un territoire fort étendu, où elle cultive le dourah après les pluies annuelles, et le commerce qu’elle en fait attire chez elle beaucoup de monde. La tribu de Chintirab au sud de l’Elba, à Essoterba ; chek Rahmâ, même nom que le précédent. Les Cawatil dans l’Ouadée Ollaki ; chek Ali Erab, dont j’ai eu occasion de parler. La tribu des Amérab, dans la vallée de Nassari et ses environs ; chek Nasr abou Gablé. Celle des Mélécab dans le voisinage d’Ollaki ; chek Souéket, nous l’avons vu. Une fraction des Cawatil, déjà nommés, et qui campe à Genoub ; chek Mahamed Courouc. Les Balgab qui restent au sud de l’Ouadée Meïça ; ils n’ont pas de chek. La tribu des Ahmed Gourabieh, qui habite les contre-forts du nord de la montagne de l’Elba ; aucun chek connu. C’est un rassemblement de gens mal famés de toutes les tribus et qui a la réputation de n’être composé que de voleurs. Il y a encore la tribu des Gam Attab à Feray, sur les bords de la mer ; Celle de Guérab, près de El Bakg et sur l’Albara ; Celle de Hannar, au nord de El Bakg ; Celle de Mansourab, également ; Celle de Erehab, même territoire ; Celle de Hammâ, chek Amedan, sur le Nil, à Wadée l’Homar ; La tribu des Allinga, au sud de Goos Regeb, qui est aussi Bichari ; Celle des Metquénab, chek Bêlal, puissante tribu habitant le désert au Nord-Est de Goos Regeb ; Celle des Hadindane qui est à Taka, très-grande tribu aussi ; Celle des Béni-Amer et Mennah ; chek Ocout, au sud de Taka ; Une fraction de la tribu des Gam Attab, à la pointe nord de l’Albara, près l’embouchure du Barh Mogranne ; Enfin la tribu des Aderba, ou pour mieux dire des Adareb (pluriel du mot) qui réside à Sawakin et aux environs. Cette dernière était autrefois considérée comme la plus noble et la plus importante, mais aujourd’hui elle n’est guère estimée si ce n’est à cause de sa richesse. Les autres Bicharieh traitent ses membres comme des citadins, des Gelabs, et non comme des Bédouins, des hommes indépendants. Cela tient aux occupations de commerce auxquelles les Adareb ont été conduits à se livrer. Fixés à Sawakin, seul point de ces parages que l’on peut regarder comme un port, ils sont devenus forcément les intermédiaires entre les négociants de l’intérieur qui apportent, chez eux, les produits de leurs pays, et les négociants du Hedjah, de l’Yémen et même de l’Inde qui y viennent échanger ou écouler les leurs. Ce sont, du reste, de fort beaux hommes, plus grands de taille, plus rapprochés, par les formes, du type européen que les Bicharieh des autres tribus ; ils sont aussi plus soigneux de leurs personnes, de leurs vêtements, de leurs armes ; et l’on peut les citer comme les fashionables de la nation. Ils ont un langage recherché qui est toujours le Bedjah ; mais qui affecte des termes inusités par la masse, un langage qui dénote une ancienne aristocratie. Les Bicharieh, en général, n’atteignent pas une taille élevée ; ils sont maigres, surtout lorsqu’ils avancent en âge ; leur teint, chocolat clair, quand il est pur de tout mélange avec le sang nègre, reste couleur d’ocre rouge tirant un peu sur le jaune, beaucoup plus foncé de ton que celui de leurs femmes qui vivent moins exposées aux ardeurs du soleil. Tous sont bien faits, bien proportionnés ; mais leurs visages, détériorés par la vie en plein air, par le vent, par la réverbération constante d’une grande lumière sur le sable prend, de bonne heure, une expression sauvage. J’en ai vu cependant qui avaient conservé, avec des formes corporelles fort élégantes, des figures charmantes et très- distinguées. Ils ont les cheveux longs, légèrement crépus, mais non laineux, des dents d’une blancheur éclatante, ceux qui les ont mauvaises, et alors dans un état déplorable, doivent cela, sans doute, à l’usage du tabac et peut-être aussi à l’usage de la viande ; ils ont des traits, des physionomies qui n’accusent rien d’africain ; mais en vieillissant ils deviennent généralement très-laids. Les hommes et les femmes, soumis à la même misère et aux mêmes fatigues, donnent l’idée de l’état dans lequel peut tomber une population presque toujours affamée. Cependant les Bicharieh sont d’une nature gaie, curieuse ; ils aiment à causer par-dessus tout, et leur profonde ignorance ne les empêche pas de le faire avec esprit. Quoiqu’ils se montrent mendiants à l’excès, voleurs même quand l’occasion se présente, paresseux au delà de toute expression, l’on ne peut nier qu’ils ne soient braves, loyaux et fort souvent chevaleresques. Ces contradictions se rencontrent aussi chez les sauvages, qui n’ont d’autre règle que leur instinct, et qui se passionnent facilement. Parmi les tribus que j’ai citées, celles des Balgab et des Amarrar sont renommées pour la beauté de leurs hommes et surtout de leurs femmes ; celles-ci ont des traits tellement fins qu’on les prendrait pour des Européennes. Les deux tribus sont plus renommées encore pour le relâchement de leurs mœurs. Tous les Bicharieh vivent du produit de leurs troupeaux ; ils ne tuent guère de moutons ou de chameaux que dans les grandes circonstances : soit aux noces, soit enfin pour recevoir des hôtes ; car ils considèrent l’hospitalité comme un devoir, et ils l’exercent sous toutes ses formes. Si les pluies ont été abondantes et qu’il y ait des pâturages, ils se nourrissent de laitage, sinon ils s’arrangent pour aller à Assouan, à Derrawé, en Nubie, vendre du bétail, de la laine, des produits du désert, tels que gomme, séné, coloquinte ou peaux tannées, et ils rapportent chez eux du dourah. C’est dans ces occasions qu’ils achètent les étoffes de coton dont ils ont besoin. La chasse, pour quelques-uns, est un moyen d’existence, quoiqu’elle ne soit pas très-abondante. Dans les plaines ils trouvent les gazelles, les autruches, les ânes sauvages ou onagres ; dans les vallées, les lièvres ; dans les montagnes, les capricornes. Les animaux féroces du pays sont les hyènes, les loups ordinaires, quelques léopards, et les chacals ; l’on y voit aussi une espèce de petit renard nommé bacho et une espèce de grand loup très-féroce nommé, comme en Abyssinie chez les Gallas, oselo. Enfin, dans beaucoup de localités, les perdrix grises et les perdrix rouges abondent ; mais les Bicharieh ne les tuent pas ; ce sont des oiseaux sacrés. Les tribus de el Bakg et de l’Elba sont les plus aisées de toutes, parce qu’à el Bakg, je l’ai dit ailleurs, les habitants cultivent le dourah, dont ils font commerce ; parce que ceux de l’Elba, ayant toujours à leur portée de très-bons pâturages, peuvent élever de nombreux troupeaux. Ils font avec les négociants de Djeddah, qui fréquentent leurs côtes, des échanges continuels ; mais ce qui contribue le plus à leur bien-être, ce sont les vols qu’ils vont commettre au loin, et ceux même qu’ils commettent au détriment des marchands qui viennent chez eux, vols toujours impunis, attendu qu’une fois rentrés dans leurs repaires, il est impossible d’atteindre les voleurs, et que, d’un autre côté, l’absence d’un chek reconnu met le volé dans l’impossibilité de formuler aucune plainte. Les principaux de ces tribus ont trouvé un moyen ingénieux de se donner des apparences de probité : ils vendent aux négociants leur protection moyennant un droit que ceux-ci payent sur leurs marchandises et qui s’élève ordinairement au cinquième du rendement des objets vendus. Quoique ce droit soit exorbitant, il n’est aucun gelab qui ne s’y soumette ; car, attendu l’entente qui existe entre les Arabes, il serait bien plus coûteux de faire autrement. C’est un genre d’assurance comme un autre ; seulement, en fait de sinistres, le seul cas que les assureurs ordinaires excluent, le cas de force majeure, se trouve ici uniquement admis. Le vêtement des Bicharieh consiste en une pièce de toile de coton longue de douze picks (le pick pour la toile est de 54 centimètres) qu’ils coupent en deux, et dont ils cousent les deux parties au bout l’une de l’autre. Ils se drapent avec cela le corps de toutes les manières, se couvrant tantôt un côté, tantôt un autre, mais toujours de telle sorte que le centre de cette longue écharpe se trouve placé au milieu du dos. Peu d’individus portent des chemises ; ce ne sont que les cheks ou les gens riches ; elles vont jusqu’aux pieds ; le col en est très-étroit, les manches en sont larges et très-longues. Tous laissent croître leurs cheveux, qui sont tressés et arrangés à la façon des statues égyptiennes ; ils se graissent souvent la tête et le corps, et dans leurs cheveux est toujours une épingle en bois très-longue qui leur sert à se gratter sans déranger leur coiffure. Quand ils font leur toilette, ils prennent de la graisse de chameau préparée en petites boules de la grosseur d’une noix et mélangée avec des parfums en poudre, ils se frottent bien les mains avec ces boules et les mettent ensuite sur leurs têtes, de manière à ce que le soleil, en les fondant, puisse faire couler la graisse goutte à goutte sur leur corps et sur leurs vêtements. Cette coquetterie, qui est tout à fait en dehors de nos usages, a sa raison d’être ; elle a pour but de donner aux membres une grande élasticité et aux étoffes une souplesse qu’elles n’auraient point sans cela. Les femmes sont vêtues de la même étoffe ; leur toilette est la même ; elles portent presque toutes en dessous de leur draperie une ceinture frangée en lanières de peau extrêmement déliées et fines, de la longueur de 40 à 50 centimètres. Cette ceinture, lorsqu’elles sont déshabillées, leur cache encore parfaitement une partie du corps. Les jeunes filles n’ont pas d’autre vêtement[23] ; leurs ornements sont un anneau assez grand passé au nez, d’autres plus petits aux oreilles, puis, autour du corps, au-dessous des seins principalement, des grains de verroterie, d’ambre, de corail, des coquillages et des onix, disposés d’une façon bizarre ; elles portent aussi des bracelets en argent. Quant aux jeunes garçons, tout leur habillement se compose d’un morceau de toile de coton passé entre les jambes et noué au-dessus des hanches. Les habitations, les tentes des Bicharieh ont, en général, un aspect misérable, je l’ai déjà dit ; elles sont faites avec des morceaux d’étoffes grossières, tissées en poil de chèvre et de chameau ; elles ont de mauvaises cordes et de mauvais bois. Les plus importantes peuvent avoir 4 mètres sur 3 de grandeur ; jamais je n’en ai rencontré une neuve. Des familles logent aussi quelquefois sous un abri naturel, dans des rochers. Du côté du sud, où il pleut plus souvent, les tentes sont établies plus solidement : ce sont des espèces de berceaux construits avec des bois qui forment une légère charpente et qui sont recouverts avec des peaux très-souples ; l’intérieur en est garni de un ou de deux _angareb_, châssis de 2 mètres de longueur sur 1 de large, monté sur quatre pieds en bois qui l’élèvent au-dessus du sol d’environ 50 centimètres. Ce châssis contient un filet en lanières bien préparées et bien tendues, sur lequel l’on est très au frais pour dormir. Ceux qui en ont les moyens posent sur les lanières une natte ou un tapis. Les tentes-berceaux se transportent aussi facilement que les autres tentes et sont bien préférables. Enfin j’ai encore vu, dans la contrée entre le Nil et l’Elba, une troisième espèce de tentes que les indigènes confectionnent, en manière de cabanes, avec des branches d’arbres et des feuilles de doume ou palmier éventail tressées, et qu’ils tapissent intérieurement avec des étoffes grossières fabriquées par les femmes. Ils tirent de l’ouadée Douma, sur la route de Coroscos à Abou Ahmed, et de celle de Terfawé tous les matériaux qui leur sont nécessaires. Dans toutes ces habitations, les ustensiles de ménage sont les mêmes : un moulin à bras, une espèce de poêle en tôle pour cuire le pain, une ou deux terrines en terre, des outres pour l’eau, le lait ou le beurre, des œufs d’autruche, des courges, des petits paniers tressés fort serrés qui ne laissent point filtrer les liquides et des vases pour faire le méris ou le bouza quand les propriétaires en boivent. — Comme ornement, il y a des sachets couverts de coquillages, de plumes d’autruches, de morceaux de drap rouge et de parchemin vert, il y a aussi force amulettes en cuir. Les Bicharieh supportent la fatigue, la faim, la soif pendant plusieurs jours sans paraître en être incommodés. Ils sont d’une insouciance, d’une imprévoyance extrême ; quand ils ont mangé ils ne se préoccupent plus du lendemain. La moindre chose en effet leur suffira ; mais aussi, toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion, ils se repaissent, à l’instar des boas, de manière à ne plus pouvoir bouger. Ils sont capables d’absorber, par tête, dans un seul repas, tout un mouton et de n’en laisser littéralement que les gros os, puis ils resteront trois ou quatre jours sans absorber aucune nourriture. On rencontre des individus qui n’ont jamais bu que du lait et qui ne peuvent avaler une goutte d’eau sans en souffrir beaucoup. Quand les pluies sont tombées avec abondance et ont fait produire au désert des pâturages pour les troupeaux, les Bicharieh sont au comble du bonheur ; ils restent alors tranquilles dans leurs campements, savourant le _far niente_ oriental et ne se rassasiant que de laitage. Ils n’ont pas de chevaux et ne se servent que de dromadaires pour leurs transports, leurs voyages et leurs expéditions guerrières. Ordinairement ils se mettent deux sur la même monture, l’un en avant sur la bosse où est posée une légère selle, il guide le dromadaire, l’autre derrière la selle en croupe et à poil et se tenant à un pommeau de l’arçon. De cette manière ils parcourent promptement et en nombre de très-grandes distances. Les armes des Bicharieh sont des lances, qui se fabriquent à Assouan, à Sawakin, à Berber et à Chaindi, des sabres ou espadons, comme en portaient nos anciens dragons, larges de 4 à 5 centimètres, longs de 1m,30 environ et tranchants des deux côtés. Ces armes viennent d’Europe, d’Allemagne ou d’Espagne ; les anciennes sont renommées et se payent très-cher, jusqu’à 500 francs pièce, tandis que les autres ne valent guère que 20 à 30 francs. Ils ont encore des couteaux ou poignards plats, recourbés d’une façon particulière et tranchants aussi des deux côtés, qu’ils portent attachés à la ceinture par-dessous leurs vêtements, et d’autres plus petits attachés au bras ou à la cuisse. Pour compléter cet armement ils portent un bouclier rond, quelquefois ovale, fait en peau de crocodile, de girafe, d’hippopotame, de rhinocéros, d’éléphant ou de buffle sauvage. Leurs guerres, le plus souvent, et surtout celles qui ont lieu entre eux et les tribus arabes, sont occasionnées par la question des eaux et des pâturages, par des représailles d’assassinats, par des vols de dromadaires. Mais c’est presque toujours sur les puits que commencent les querelles, chacun veut abreuver le premier ses animaux, chacun veut commencer à remplir ses outres ; des disputes l’on en vient aux coups, aux armes. Un homme est-il tué dans la mêlée ? voilà le sujet d’une guerre. Le meurtrier est poursuivi ; s’il se réfugie dans sa tribu l’on cherche à négocier le prix du sang versé, et si les parents du mort n’acceptent pas ce qui leur est proposé, s’ils exigent la loi du talion, la guerre se déclare entre deux familles, guerre à laquelle prennent part les parents, les amis, les connaissances des intéressés. D’un autre côté, la paix qui est faite par l’acceptation du prix du sang est rarement durable, de fréquentes ruptures s’en suivent habituellement. La moindre discussion, la moindre affaire d’intérêt devient, pour une valeur contestée de 3 ou 4 piastres, une affaire très-grave ; car souvent la partie plaignante, ne pouvant obtenir justice, vole un mouton, un chameau à la partie adverse ; cela amène une complication qui, si elle n’est pas arrangée de suite par le chek ou les notables de la tribu, produit un assassinat et tout ce qui en découle. Il est rare que toutes les tribus se mettent en campagne ensemble ; l’on n’a vu cela que lorsqu’il s’est agi de repousser les Turcs, les Égyptiens et de piller les bords du Nil. Les Bicharieh ont l’habitude, après un combat, d’enterrer leurs morts ; j’en ai eu plusieurs fois la preuve dans le courant de mon voyage. Quand un chek, un homme considérable vient à être tué, s’il meurt en route, des suites d’une blessure, s’il meurt même de maladie, ses compagnons le mettent dans une grande outre de peau de bœuf, avec beaucoup de sel et, bien clos dans ce cercueil, le transportent jusqu’au campement de la tribu où est leur champ des morts. Soit au fort d’une bataille, soit dans une simple attaque de voyageurs, après avoir jeté leurs lances, celui des deux cavaliers qui est en croupe sur le dromadaire saute à terre et cherche à parvenir, en rampant, sous la monture de son adversaire, pour l’éventrer avec son poignard ou lui couper les jarrets, de telle sorte que l’homme désarçonné, jeté en bas violemment, est tout à sa discrétion. Si c’est contre un fantassin qu’il doit combattre, sa tactique est à peu près la même, en ce sens qu’il ne vise qu’à une chose, à couper avec son sabre les jarrets de son ennemi. Lorsque les Bicharieh sont en expédition, ils cherchent toujours, avant d’attaquer, à connaître les forces de l’ennemi. S’ils reconnaissent qu’il est faible, ils fondent sur lui, le matin au point du jour, afin que personne ne puisse leur échapper pendant les ténèbres. Si, au contraire, ils craignent qu’il soit fort et qu’il y ait, pour eux, des chances d’insuccès, ils attaquent dans la nuit, afin de pouvoir profiter des ténèbres pour se sauver en cas de défaite. Ils ne font pas de prisonniers, et, quand ils se battent contre une autre nation que la leur, les femmes et les enfants sont pris en esclavage. La propriété, chez eux, n’est point personnelle quant à la terre ; elle est divisée comme partout ailleurs ; mais entre tribus, entre familles seulement ; ce sont des groupes et non des individualités qui possèdent. Tel canton appartient à un groupe, telle vallée à un autre groupe, et ainsi de suite. Les arbres de ces vallées appartiennent à telle ou telle famille. Il y a cependant des parties du désert sur lesquelles toutes les tribus ont un droit de vaine pâture dans toute l’acception du mot. Les mœurs des Bicharieh sont assez pures dans quelques tribus, tandis que dans beaucoup d’autres elles sont, au contraire, très-relâchées ; chez les Amarrar, par exemple, on fait peu d’attention à l’adultère ; car ils prétendent que la race, la noblesse se perpétue par les femmes plus sûrement que par les hommes. Au surplus, cette opinion est l’opinion des mahométans, qui reconnurent à la fille de leur prophète, sa fille Fathmé, le droit de noblesse qu’elle transmit à ses descendants, hommes ou femmes, sans distinction. Depuis elle et par elle, le fils ou la fille d’une femme chérif qui a le droit de porter le turban vert, peuvent le porter aussi comme signe. Chez ces mêmes Amarrar, l’on a commerce avec la femme de son frère et les parentes au même degré. Chose singulière ! ce sont les tribus dont les mœurs sont aussi mauvaises, qui ont le plus beau sang, les sujets les mieux constitués. Il y en a chez qui le sentiment religieux est assez développé. Celles-là pratiquent le culte de Mahomet autant que faire se peut ; car aucun Bichari ne sait lire l’arabe, et sa propre langue ne s’écrit pas. Chaque année seulement il vient, de la Mecque, des missionnaires musulmans qui pénètrent dans les familles pour prêcher le Coran. Ces missionnaires sont parfaitement écoutés, à cela près qu’ils ne parviennent jamais à communiquer le fanatisme qui les anime. J’ai été lié intimement avec un chek très-considéré qui me disait : « Vous, vous êtes un brave homme comme nous, vous n’aimez pas le mal. Quel dommage que vous ne soyez pas musulman ! » Les mariages se font quelquefois difficilement ; car il faut, pour obtenir une fille de bonne famille, pouvoir donner au moins six chamelles, tuer, le jour de la noce, une vingtaine de moutons et offrir des vêtements neufs. Ces présents s’adressent naturellement à la femme et restent dans le ménage, à moins qu’il n’y ait divorce, auquel cas l’épouse retient tout, outre la dot que son père lui a faite, dot toujours égale à celle de son époux. Quand un jeune homme et une jeune fille sont épris l’un de l’autre, et que la fortune du jeune homme ne lui permet pas d’apporter en mariage ce que le père de celle qu’il recherche exige, les jeunes gens n’en continuent pas moins à se voir. Cela amène souvent une situation qui, chez nous, serait appréciée par ces termes : Il faut les marier. Or ici, comme chez nous encore, l’on arrive presque toujours à s’entendre, et le père récalcitrant finit par où il aurait dû commencer, avec cette différence qu’il n’agit sous la pression d’aucune idée de déshonneur et que sa résolution nouvelle est tout simplement, tout bonnement raisonnée. Les Bicharieh considèrent les accidents de famille de cette sorte comme fort naturels, ils ne s’en émeuvent pas autrement. Bien plus, le jeune homme peut se retirer à la dernière heure, sans encourir aucun blâme ; il donne alors un chameau à titre de dédit, et la jeune fille, toujours aussi bien vue de ses parents, de ses amis, trouve à se marier ailleurs comme si rien ne s’était passé. Le sort de l’enfant qui survient a été réglé d’avance par la loi du pays ; cet enfant, qu’il y ait mariage ou non, est réputé comme fils du frère de sa mère. La sagesse de cet arrangement peut être appréciée par qui de droit. Si un homme prend une jeune fille de force et qu’il y ait viol, il est tué sans rémission ; s’il prend la femme d’un autre, il est puni dans de certaines limites, et regardé comme seul coupable ; mais cette punition est illusoire, parce que le mari offensé se bat toujours avec lui ou l’assassine. Le drame suivant donne, dans cet ordre d’idées, la mesure du caractère de ces populations ; il s’est passé, presque sous mes yeux, dans les environs de Déréhib. Une femme Bichari, nommée Settina (notre maîtresse) était mariée à son cousin, qui en était fort amoureux et fort jaloux ; car elle était très- belle. Settina, quoiqu’elle aimât beaucoup son mari, ayant été élevée dans les mœurs relachées de la tribu des Amarrar, avait un amant qui obtenait d’elle tout ce qu’il est possible à une femme de donner, et qui était aussi son parent. Il se nommait Faddalla, et le mari se nommait Ahmed. Tous deux eurent besoin de faire ensemble un voyage pour aller porter à Assouan ce qu’ils avaient à échanger contre des grains et autres choses nécessaires à leur famille, et de plus pour régler quelques affaires dans une tribu voisine. On fit les préparatifs ordinaires ; mais, au moment du départ, Faddalla prétendit qu’il avait à terminer quelque chose qui devait le retenir un jour chez lui. Il pria donc Ahmed, afin que le voyage ne souffrît pas de retard, de se mettre en route avec les chameaux qui étaient prêts, ainsi que les bagages, l’assurant que bientôt il le rejoindrait à l’aide de son dromadaire. Cela fut arrangé ainsi ; cependant, à peine en route, Ahmed conçut quelques soupçons ; son humeur jalouse le talonna de telle sorte que, ne se contenant plus, il laissa sa petite caravane et s’en revint le soir à sa tente, dans laquelle il trouva moyen de se cacher, après y être entré furtivement. Le vrai motif qui avait empêché son ami de partir ne tarda pas alors à lui être révélé ; car Faddalla entra aussi dans la tente avec Settina, et ils lui donnèrent la preuve de l’intimité qui régnait entre eux. Dans une situation pareille, Ahmed eut le courage de rester immobile et d’attendre un moment favorable pour pouvoir s’échapper de chez lui ; son plan était arrêté. Il rallia sa caravane sans laisser voir aucune émotion, et le lendemain, lorsque son cousin parut en sa présence, il ne lui témoigna aucune défiance. C’était un homme fortement trempé, un homme capable de prendre une résolution extrême, mais aussi capable d’un grand dévouement. Le voyage s’effectua comme il avait été conçu ; mais en revenant, Ahmed répudia sa femme sans l’aller voir et sans dire le motif qui le faisait agir. Ce motif, personne ne le soupçonna, car il le refoula dans son cœur, par égard pour celle qu’il aimait encore, par considération pour sa famille, à laquelle il appartenait aussi. Peu de temps après ce divorce, Faddalla épousa sa maîtresse, qui le rendit heureux comme elle avait rendu heureux son premier mari, c’est-à- dire pendant un temps fort limité ; car la race dont elle descendait, antipathique aux liens indissolubles, semblait l’autoriser à chercher sans cesse de nouveaux plaisirs. Or il arriva que Settina faillit encore ; il arriva que Faddalla la surprit en flagrant délit, ainsi que Ahmed l’avait surprise, et que, tout aussi jaloux, mais moins généreux que lui, il n’hésita pas à l’immoler sur place avec son complice. Ce dénoûment avait-il été prévu par Ahmed ? Je ne saurais le croire, par la raison que sa conduite a prouvé qu’il avait voulu, avant tout, ménager sa femme, par la raison encore qu’après la mort de Settina il se rendit auprès du meurtrier et l’accabla de reproches, en lui remontrant combien il était coupable d’avoir puni une trahison pour laquelle il eût dû se montrer indulgent. Cette dernière démarche surtout fait voir que son caractère était plus noble. Mais, en présence du sang répandu, ses résolutions prirent un autre cours. Il avoua à Faddalla qu’il avait connu ses relations avec Settina, et qu’il avait divorcé. Il lui avoua qu’il l’avait épargné à cause d’elle, et qu’elle n’existant plus, tout était changé. Puis, en parlant ainsi, il l’entraîna sur la tombe à peine fermée et le poignarda avec le plus grand sang-froid. Voici encore quelques traits, d’un autre genre, bien caractéristiques : Les Bicharieh, pour ce qui regarde les souffrances physiques, sont d’une insensibilité extraordinaire. J’ai vu, dans la province de Berber et de Chaindi, des hommes condamnés, par le gouverneur, à être empalés, et souffrir cet horrible supplice sans proférer une seule plainte ; l’un d’eux, transpercé d’outre en outre, tout mutilé et tout déchiré, injuriait froidement son bourreau qui le fit tuer à coups de pistolets, pour mettre fin à ses sarcasmes. Un autre, condamné à avoir la tête tranchée, fut conduit sur la place publique sans même être lié, on le fit mettre à genoux, et le soldat chargé de l’exécuter lui porta un coup de sabre qui ne lui fit qu’une profonde blessure. Il ne poussa aucun cri, se releva, comme pour respirer un moment plus à l’aise et se replaça ensuite à genoux, avec le plus grand calme, pour recevoir le coup fatal. Dans une circonstance analogue, j’ai vu aussi un Bichari à qui l’on infligeait le supplice du fouet. Il était couché à terre, libre de ses mouvements, et l’on frappait autant que possible sur ses épaules. A chaque coup, des lambeaux de sa chaire étaient enlevés, son sang coulait abondamment ; il ne bougea pas, ne poussa même pas un soupir et s’en alla, sans broncher, d’un pas calme et hardi, lorsqu’il eut subi sa peine. Je pourrais citer une multitude de faits semblables dont j’ai encore été témoin, ils ne sont pas plus significatifs que les faits ci-dessus. Or, maintenant, il serait curieux de rechercher les causes de cette profonde insensibilité du corps chez des êtres humains ; mais cela n’est point de mon ressort ; tout ce que j’ai pu observer c’est que l’habitude de vivre constamment nu, exposé au soleil ainsi qu’à toutes les intempéries de l’air, pourrait bien être une de ces causes si elle n’en est pas la seule. Les duels parmi ces hommes ne sont pas rares. J’en ai raconté un dont les armes étaient de simples courbaches ; il y en a aussi à l’arme blanche. Chez les Amarrar, par exemple, lorsque quelque cas grave conduit deux individus sur le terrain, les chefs de la tribu les y ont précédés ; ils s’assoient accroupis suivant leur coutume, et de manière à former un cercle au milieu duquel, se placent, posés à califourchon, l’un contre l’autre, les champions entièrement nus. On leur donne alors un couteau, un seul couteau, dont le plus favorisé se sert pour frapper le premier son adversaire, après quoi il lui présente l’instrument pour que celui-ci le frappe à son tour, et ainsi, non pas jusqu’à ce que mort s’ensuive ; car il est défendu de porter des coups mortels, mais jusqu’à ce qu’il plaise aux cheks, juges du combat, de vouloir y mettre fin. Ceux-ci, pendant que les combattants se tailladent les bras, les cuisses, les mollets, les épaules, avec une espèce de courtoisie sauvage qui implique l’éloge ou le blâme du dernier coup porté, ceux-ci, dis-je, fument et boivent du lait que l’on fait circuler à la ronde dans des courges, des outres ou d’autres vases. Leurs yeux ont suivi toutes les péripéties du duel, et quand ils pensent que le sang a suffisamment coulé, ils se lèvent et séparent les deux antagonistes qui s’avouent satisfaits et s’en retournent tranquillement à leurs tentes. Une des mauvaises passions des Bicharieh c’est l’avarice. On m’a dit chez eux que, dans des temps de disette, quand la pluie fait défaut, l’on voyait des hommes préférer mourir plutôt que de se décider à vendre un chameau, ou se défaire d’un objet qu’il pourrait fort bien remplacer plus tard. Cet amour excessif de la propriété, cet amour poussé jusqu’au dernier sacrifice, ne se comprend pas dans la vie du désert ; c’est une monstruosité que l’on est moins étonné de rencontrer ailleurs. J’aime bien mieux l’attachement de même nature que le Bichari porte à son dromadaire, parce qu’alors c’est un ami auquel il tient et dont il ne veut pas se séparer volontairement ; comme le bédouin de certaines contrées fait pour son cheval. Les Bicharieh, je l’ai dit, n’ont point de chevaux ; ils s’adonnent particulièrement, avec leurs voisins les Ababdieh qui restent du côté de Coseir, à l’élève des chameaux et des dromadaires. Leurs produits sont, sans contredit, des meilleurs et des plus parfaits que l’on puisse trouver. Je vais donner ici tous les détails que j’ai recueillis touchant cette race d’animaux si mal connus en Europe, où l’on n’a jamais vu que des types grossiers, à formes allourdies, à pelage velu, venant de Barbarie ou d’Asie, types en effet fort différents de ceux qu’obtiennent les Bicharieh et les Ababdieh, ou les tribus arabes du mont Sinaï et de la péninsule arabique ; mais d’abord il faut bien s’entendre sur le mot chameau et sur le mot dromadaire. D’après la classification des naturalistes, ces mots désigneraient chacun une espèce différente ; et Buffon dit que les chameaux ont deux bosses, et que les dromadaires n’en ont qu’une. Notons, en passant, que ceux-là ne naissent ni en Afrique ni en Arabie ; mais seulement en Tartarie, d’où il en vient dans quelques parties de l’Asie. De ce que cette diversité a été admise, il est résulté une confusion difficile à détruire ; car, pour ce qui regarde la race des dromadaires, les Européens, qui, par suite de leur séjour dans le pays, ont acquis des notions plus exactes sur ce sujet, appellent chameaux ceux que l’on charge et dromadaires ceux que l’on monte. Autorisés en cela par les Arabes eux-mêmes qui désignent les premiers par le nom de _gémél_, les seconds par le nom de _égine_ ; et, de fait, ce sont les mêmes animaux qui diffèrent entre eux comme les chevaux, dont les uns sont pour le trait et les autres pour la selle, et qui sont d’origine plus ou moins bonne, plus ou moins renommée. Le égine, ou comme le nomment les Européens, le dromadaire est donc le chameau que l’on monte, espèce plus perfectionnée et plus légère. Quelquefois un bon dromadaire, accouplé à une bonne femelle, ne donnera pas un bon produit, quelquefois aussi l’un des deux n’étant point parfait, le produit sera excellent ; absolument comme pour les chevaux. Cependant l’expérience a fait voir que les descendants de deux dromadaires de bonne race, connus de père en fils, étaient toujours meilleurs que ceux des espèces mélangées ; les Arabes, qui savent cela, se préoccupent beaucoup de la question des accouplements. Les deux races les plus appréciées en Égypte, sont : celle des Arabes du Hedjah, à Mascat principalement, et à Noman (les Mascatieh et les Nomanieh), puis celle des Bicharieh et des Ababdieh[24]. Il y a des personnes qui estiment mieux la dernière ; mais c’est une affaire de caprice. La vérité est que l’on trouve d’excellents dromadaires dans les deux races. Les dromadaires de Barbarie (les Hérieh et les Emiarieh) sont loin d’être aussi bons ; on ne les recherche pas, surtout parce qu’ils sont bien moins élégants de formes et d’allures. Il existe ensuite bien des races secondaires parmi lesquelles on trouve des exceptions remarquables ; mais, si l’on remonte à leur origine, on voit toujours qu’il y a là du sang des deux races primitives de l’Etbaie et de l’Arabie. En effet, ce sont les plus voisines des localités où naissent celles-ci qui possèdent le plus de qualités. Les dromadaires nomanieh et mascatieh ont des formes un peu plus fortes, plus ramassées que les bicharieh, leur couleur fauve est plus foncée et leur poil plus long. Le bichari, au contraire, est très-svelte, ses jambes sont longues et fines, sa couleur est à peu près celle de la gazelle (il y en a pourtant beaucoup de tout à fait blancs), son poil est ras, il a le col souple et le ventre moins gros que le dromadaire arabe. Leur manière respective de marcher est aussi très-distincte, et quoique l’on puisse dire que les allures différentes, chez ces animaux, ne soient pas un signe de variété dans la race, il ne m’est pas prouvé que cela provienne seulement de la manière de les élever. J’ai possédé des dromadaires des deux provenances ; j’en ai eu qui sont nés chez moi, et j’ai voulu, sur de jeunes sujets qui n’avaient pas encore été montés, essayer de faire prendre aux bicharieh l’allure des nomanieh et à ceux- ci celle de bicharieh, jamais je n’ai pu y parvenir complétement. Les nomanieh marchent en posant les quatre pieds les uns après les autres, ce qui fait un pas précipité, sans secousses violentes ; mais le cavalier perçoit un balancement de droite à gauche, et d’arrière en avant tout à la fois qui, à la longue, fatigue la poitrine et peut donner le mal de mer. Ils tiennent la tête fort basse, et, à chaque pas, exécutent un mouvement de va-et-vient que l’on pourrait croire l’effet d’un ressort à boudin. Ce n’est point une allure franche en apparence, car cela ressemble au pas relevé du cheval, mêlé à un peu d’amble. De cette manière les nomanieh font environ huit mille à l’heure. Pour aller plus vite, il faudrait prendre le trot, qui n’est ni la bonne ni la vraie allure de l’animal. Les bicharieh, eux, ont le pas moins allongé et moins précipité. La pose des quatre pieds, en marchant, quoique se faisant de la même façon, est cependant moins régulière ; il y a, si je puis dire ainsi, plus d’amble dans son fait, ce qui donne au cavalier un seul mouvement d’arrière en avant bien déterminé. Ce pas est loin de valoir celui des nomanieh ; mais l’allure naturelle du bichari c’est le trot. Alors ses jambes sont lancées avec une hardiesse, une souplesse, une agilité incroyables ; ses pieds ne transmettent aucune secousse. Cette allure, chez les bons animaux (et je ne parle que de ceux-ci, en comparant les deux races), est si douce qu’elle n’est comparable au trot d’aucun cheval. En allant au pas, le bichari fait de trois à trois milles et demi à l’heure, au petit trot et au grand trot, on peut varier sa vitesse et on arrive très-facilement à faire dix, douze et même quatorze milles. Le dromadaire galope aussi, mais pendant fort peu de temps de suite ; il n’est pas construit pour cela. Peu de cavaliers, même parmi les Arabes, peuvent supporter ce galop sans tomber ou sans se cramponner fortement aux pommeaux de la selle. Dans l’Etbaie, on monte plutôt les mâles que les femelles. Celles-ci sont pourtant plus agréables que les mâles ; quoiqu’elles aient souvent le défaut de se coucher, quand elles ont trop chaud ou qu’elles se sentent seulement fatiguées, auquel cas tout ce que l’on peut faire ne sert de rien, il faut attendre son bon plaisir ; mais les Bicharieh ménagent les femelles en vue de la reproduction ; ils prétendent que c’est par elles que les qualités du sang se perpétuent. Nous avons vu qu’ils ont cette opinion au sujet de l’espèce humaine[25]. Les meilleurs dromadaires des Bicharieh sont ceux des tribus de Hamma, Mahamet Gourabieh, Chintirab et Balgab. Ces derniers ont l’avantage de marcher à l’aise dans les terrains pierreux, attendu qu’ils viennent d’un pays de montagnes. On a cru longtemps que les dromadaires ne s’accouplaient pas comme les autres quadrupèdes, parce que leur conformation n’avait point été soigneusement observée, et cette erreur existait aussi pour le lion ; mais aujourd’hui il n’est plus permis de croire aux fables répandues par des ignorants ; l’anatomie des animaux du désert est aussi connue que celle de nos animaux domestiques, et l’histoire naturelle en a fait son profit. Les Arabes, quand ils veulent faire saillir une femelle, la conduisent toujours dans un endroit retiré. Cette condition n’est pas indispensable ; mais elle réussit beaucoup mieux, l’instinct de l’isolement étant un des caractères distinctifs de la bête. Ils ont choisi d’avance un mâle de l’âge de cinq ans, fort et bien constitué. L’hiver est l’époque ordinaire de ces accouplements, c’est la saison des pâturages ; cependant on peut les tenter, avec fruit, dans toutes les saisons de l’année. Quand la femelle a conçu, l’on s’en en aperçoit au bout de dix à douze jours ; différents indices vous en fournissent la preuve. Elle porte douze mois, et, pendant tout ce temps, vous pouvez la monter, la charger comme à l’habitude, elle devient même plus fringante, court mieux et ne se couche plus, en route, par caprice. Souvent elle met bas en voyage, ce qui ne l’empêche pas de continuer la route en faisant, toutefois, de petites marches. Alors l’on suspend, le plus commodément possible, le petit à son côté, et celui-ci, à l’âge de huit jours à peine révolus, commence à suivre la caravane. On laisse téter les jeunes dromadaires pendant dix-huit mois si les mères sont en liberté ; mais celles dont on se sert, celles qui font un service quelconque n’allaitent que pendant six mois. Au bout de ce temps, d’ailleurs, leurs petits commencent à manger de l’herbe et du grain. A dix-huit mois, quelquefois un peu plutôt, quelquefois un peu plus tard, selon la croissance de l’animal, on commence à le faire monter, à poil, par un jeune garçon, précaution nécessaire, car autrement il deviendrait rétif ; les éleveurs ne manquent jamais de la prendre ; seulement j’ai remarqué que les Nomanieh étaient, pour cela, plus entendus que les Bicharieh, en ce sens qu’ils ne se hâtaient jamais. Les dromadaires de ces derniers ont souvent des défauts qui leur viennent de ce qu’ils ont été fatigués trop jeunes. Les uns et les autres sont dans toute leur force à l’âge de cinq ans, et ils conservent cette force jusqu’à l’âge de quinze ans. Plus tard, quoiqu’ils soient encore bons, quoiqu’ils soutiennent aussi bien la fatigue, ils n’en commencent pas moins à perdre leur légèreté et leurs qualités les plus essentielles. J’ai monté cependant des dromadaires qui étaient connus depuis 32 ans et qui marchaient toujours très-bien. C’est encore une erreur de croire que le dromadaire ne se couche, en s’agenouillant, que par le fait de l’éducation, et que les espèces de callosités qu’il a aux coudes, aux genoux et à l’estomac lui arrivent par suite de la manière de se poser quand on le monte ou quand on le charge. Ces callosités, il les possède en naissant et, à peine né, il vient s’accroupir auprès de sa mère absolument dans la position que l’on suppose factice. Quant il a atteint toute sa croissance, il faut qu’il ait une belle taille, deux mètres ou deux mètres quinze au moins d’élévation sur la croupe et sur le garrot, sa bosse doit avoir, en sus, de 30 à 40 centimètres, si elle dépasse cette hauteur, cela ne vaut rien ; car c’est un signe de gros embonpoint. Sa robe doit être couleur fauve un peu claire, sa tête petite, son cou large, ses jambes fines et droites, son train de derrière légèrement plus haut que le train de devant, et si, avec toutes ces qualités il a encore celle de posséder la bosse placée juste au milieu du corps, condition essentielle pour bien porter la selle, s’il a les pieds petits, les ongles et les poils qui les entourent bien noirs, s’il a sous la gorge, sur le derrière de la tête et sur la bosse des poils plus longs que sur le reste du corps où ils ne doivent être ni trop ras ni trop secs, ce qui est ordinairement l’indice d’une constitution molle ; s’il possède tout cela, il est réputé pour une perfection et cité comme type à bien des lieues à la ronde. Les Arabes attachent une grande importance à connaître la provenance des dromadaires. Pour cela, chaque tribu met sa marque sur tous les sujets nés chez elle ; le propriétaire leur appose aussi la sienne. Ces deux marques consistent en brûlures faites à l’aide d’un fer chaud. Elles ont aussi un autre but, celui de faire retrouver un animal volé. Tous les dromadaires bicharieh portent en outre un signe commun, un signe pour ainsi dire national qui est représenté par une ligne posée en travers sur la jambe droite de devant et que l’on nomme ogal, du nom de la corde qui sert d’attache pour les empêcher de se lever quand on veut les retenir dans un endroit quelconque. Les dromadaires et les chameaux, avec leur structure solide, avec les apparences d’une santé inattaquable, sont en réalité fort délicats ; ils contractent facilement une foule de maladies qui prennent aussitôt de grandes proportions et deviennent incurables ; ainsi de la gale, de certains abcès, de certaines coliques, etc. Leur médication est extrêmement restreinte ; c’est, le plus souvent, au moyen du feu, soit aux jambes, soit au ventre ou à la poitrine qu’on les traite. Tout le monde connaît, au moins par ouï-dire, leur sobriété, elle est proverbiale ; cependant il ne faut pas croire qu’ils soient faciles à nourrir. Les herbages du désert et le dourah leur conviennent beaucoup, et ils s’habituent difficilement aux herbages des terres cultivées ainsi qu’aux fèves, à la paille, au froment pilé ; quant à l’orge, on doit bien se garder de leur en donner, c’est une nourriture qui les tue. Rien n’est plus pittoresque qu’un cavalier arabe monté sur son dromadaire. Il le conduit à l’aide de deux petites cordes, qui tiennent lieu de brides. L’une de ces cordes est fixée à la têtière, et l’autre à un anneau en argent ou en cuivre passé dans la narine gauche de l’animal. Cette dernière s’appelle zemam, c’est la principale et même souvent la seule. Quand le dromadaire est soutenu par la têtière, son trot est fort doux, il devient plus rapide et plus doux encore quand la petite corde attachée à l’anneau agit en même temps. Le galop s’obtient en rendant, instantanément, les deux cordes. J’ai parlé, plus haut, de ces diverses allures. Le cavalier n’emploie aucun effort, il n’a recours à aucune brutalité ; bien au contraire, il trouve de la docilité en raison de la douceur qu’il dépense, et l’entente la plus parfaite s’établit entre lui et sa monture, comme si l’un était le complément de l’autre. Le frêle bâton, ayant la forme d’une béquille renversée, dont il est armé représente tout ce que l’on veut ; mais nullement un instrument de correction ; et à cette condition il franchit des distances incroyables. Il est extrêmement rare de trouver un bon dromadaire à vendre ; quant aux sujets exceptionnels, à moins de les prendre de vive force, à moins d’en recevoir un, comme cadeau, de la part d’un chek opulent et ami, il est impossible de s’en procurer. Les Bicharieh, comme tous les Arabes, vendent très-difficilement les femelles, tandis qu’ils se défont volontiers de certains mâles. Le prix de ceux-ci, chez les premiers, est d’environ cinquante pièces de six francs ou talaris d’Espagne, c’est ce que coûte un garçon ou une femme esclave. Entre eux ils font souvent des échanges, et j’ai vu donner quatre femelles pour un bon mâle ; ce prix alors commence à être élevé. Chez les gens de Chaindi, de Dongolah, etc., il augmente encore ; près de Dar Chaquieh, dans la tribu des Ménaçir, un de ces animaux s’est vendu, en ma présence, la somme de quatre mille francs. Certains dromadaires coûtent beaucoup plus cher. Les nomanieh et les mascatieh, au Caire, montent à cinq mille francs et quelquefois plus haut. Il en est de même des ababdieh qui joignent, à toutes les bonnes qualités des bicharieh, une bien meilleure éducation. Parmi eux, ceux de la tribu des Ménaçir et ceux de la tribu des Achababs, au sud de Coseïr, sont généralement fort recherchés ; ils ont un ancêtre très-renommé appelé Coubèri, lequel, avec un de ses semblables, du nom de Héréfhi, qui est aussi un grand type, constituent les deux meilleures souches connues. On raconte beaucoup de faits extraordinaires au sujet de la vitesse de ces deux bêtes, faits que l’on est très-porté à admettre quand on sait que de bons coureurs ordinaires, dans le désert, peuvent forcer à la course les gazelles et les autruches, comme cela se pratique communément chez les Bicharieh, qui n’ont guère que cette manière de chasser. Ainsi l’on dit que le propriétaire du célèbre Héréfhi se trouvant à la montagne, qui depuis porte son nom, à trente lieues environ de Derrawé, et voulant tout simplement acheter du tabac, partit un matin pour cette localité et fut de retour à son campement avant la nuit. Il avait fait, en dix heures, soixante lieues, c’est-à-dire la valeur de trois bonnes journées de marche de caravane. On dit aussi qu’une fameuse femelle de dromadaire, descendante de Coubèri, nommée l’Fagrher, partit de Dalla-t-el-Doum, vallée située sur la route de Coroscos à Abou Ahmed, et franchit à peu près quatre-vingts lieues dans un jour, avec cette particularité, qu’étant arrivée aux trois quarts de la route, et son maître ayant voulu l’arrêter là, elle refusa de s’agenouiller, comme pour témoigner qu’elle pouvait marcher encore. En effet celui-ci continua jusqu’à Coroscos et ne s’arrêta qu’à Singarri peu de temps avant le coucher du soleil. J’ai déjà indiqué que ces faits, quelque excessifs qu’ils dussent paraître, pouvaient très-bien être admis comme possibles ; or, d’après ce que j’ai expérimenté moi-même, je suis maintenant résolu de les croire vrais. Il m’est arrivé de faire la route de Suez au Caire en moins de treize heures, en m’arrêtant plusieurs fois, d’abord pour déjeuner et ensuite pour fumer et prendre le café ; je ne pressais pas mon dromadaire, et celui-ci n’était pas des meilleurs. Une autre fois, je me suis rendu d’Alexandrie, par Rosette, Giafférieh, Kanka et Suez, à Wadée Chek au mont Sinaï, en quatre jours et demi ; il y a plus de cent cinquante lieues ; ce qui constitue environ trente-sept lieues par vingt-quatre heures, sur lesquelles j’en consacrais dix au repos ; et en outre je marchais souvent la nuit. Enfin, à grande course, j’ai pu effectuer dix-huit milles anglais en quarante minutes. On fait toujours des tours de force semblables ; mais une chose est à remarquer, c’est que les bons dromadaires deviennent de jour en jour plus rares ; soit que les Arabes, refoulés dans leurs déserts, réussissent à les cacher, soit pour d’autres motifs qu’il ne m’est point permis de rechercher ici. Cette digression a déjà été bien longue ; il est temps de revenir au point où j’en étais de mon voyage. Le 15, nous nous mîmes en marche dans la direction de la mer, toujours sur un sol granitique encombré, pour ainsi dire, de plantes et d’arbustes ; c’était une vallée descendant de l’Elba et courant du côté de la mer où elle arrive après avoir traversé un terrain de formations entièrement calcaires. Le temps qui avait été fort calme et couvert par des brouillards, s’éclaircit et s’éleva ; mais un très-fort vent du sud soulevant des masses de poussière et de sable ne tarda pas à voiler le soleil de telle sorte que l’on ne distinguait plus rien devant soi. Je forçai le pas pour arriver plus vite au bord de la mer, pensant que toute la caravane me suivait ; mais, une fois sur la plage, je m’aperçus du contraire, et je l’attendis en vain ; elle avait pris une autre direction, ou bien elle était passée sans que je la visse. Comme je n’étais pas seul, après quelques instants, nous remontâmes à dromadaire pour chercher ses traces. Le vent qui continuait à souffler nous obligea de nous arrêter encore. Pendant ce temps nos gens, qui pensaient que nous étions en avant, continuaient leur marche, si bien que lorsque le vent tomba, ils avaient complétement disparu. Nous vîmes seulement une troupe d’ânes sauvages, et un peu plus loin une troupe d’autruches. Je crus alors qu’ils s’étaient éloignés de la mer, tout en marchant parallèlement à elle, et je les cherchai dans cette direction, cela n’amena aucun résultat. Enfin comme il était possible que les Arabes avant de sortir tout à fait de la vallée eussent, en raison du vent, craint de s’aventurer dans la plaine de sable qu’ils avaient devant eux et qu’ils fussent restés dans la vallée même, je voulus y retourner pour m’en assurer, et dans tous les cas pour retrouver leur piste. Nous retournâmes donc sur nos pas ; mais je reconnus bientôt qu’ils avaient continué la route. Le soleil était près de se coucher ; pour arriver à l’endroit où il avait été convenu que l’on camperait, il y avait encore six bonnes lieues à faire ; nous n’avions ni eau, ni pain, et de plus, un de nos dromadaires s’étant blessé, ne marchait plus qu’avec peine. Cependant me guidant sur les empreintes que les chameaux avaient laissées sur le sable, je partis en avant avec mon guide, qui ne savait pas plus que moi ce qu’il y avait à faire. Mon intention était de rejoindre la caravane et d’envoyer du secours à mon ami M. Bonomi, que je laissais en arrière. Nous courûmes, au grand trot, sur un terrain sablonneux à peu de distance de la mer. La tempête était apaisée ; il faisait un clair de lune splendide, ce qui facilitait notre recherche. De temps en temps je m’arrêtais pour tirer quelques coups de fusil, afin de faire savoir à nos compagnons où nous étions. La caravane, qui alors ne se trouvait plus très-loin, entendit nos détonations ; elle y répondit de son côté, mais nous n’entendîmes rien. Je ne voyais non plus aucun indice de l’approche de M. Bonomi, et la situation paraissait se compliquer lorsque je vis, à peu de distance devant moi, un feu mouvant auquel la limpidité de la nuit prêtait quelque chose de fantastique. Je ne doutai pas un instant que ce ne fût l’indication du campement de notre monde, et je m’avançai résolûment. C’était, en effet, un de nos Arabes, monté sur son dromadaire, un tison à la main, qui venait de notre côté. Nous fûmes bientôt installés sous nos tentes, d’où j’envoyai immédiatement des montures, de l’eau et des provisions aux retardataires qui nous rallièrent, à leur tour, dans le courant de la nuit, en sorte que nous ne tardâmes pas à être tous réunis autour d’un bon feu et sous des abris convenables. On avait été fort en peine de nous. Le temps était froid et une rosée fort épaisse trempa tous nos bagages. Le matin, le brouillard qui, tous les jours jusqu’à midi entoure la montagne de l’Elba et qui s’étendait ce jour-là jusqu’à nous, était tellement épais que nous ne pûmes nous mettre en marche que quand il commença à tomber, c’est-à-dire vers les huit heures. Nos nouveaux amis Bicharieh qui nous suivaient depuis la veille s’en retournèrent, non sans demander beaucoup de choses. Je fis un présent au chef des Mahamet Gourabieh, consistant en une robe en drap, de la toile de coton, etc. ; mais comme il ne pouvait s’en servir, car rien n’était cousu, je fus obligé, pour le satisfaire, de lui donner mes propres vêtements, n’ayant plus autre chose ; il les mit immédiatement sur son corps sale et couvert de graisse. Je connaissais bien la direction à suivre pour aller à la montagne de l’Béda, où nous devions prendre de l’eau et nous reposer. Je la connaissais, dis-je, parce que j’avais précédemment relevé cette montagne ; cependant les guides et les cheks se fourvoyèrent et, malgré mes observations, persistèrent dans leur erreur. Ce ne fut qu’après avoir marché plusieurs heures inutilement que l’on s’aperçut que j’avais raison ; le brouillard était dissipé, nous rentrâmes dans la bonne route. Vers midi, deux Bicharieh à dromadaire venant du côté de la mer, s’approchèrent de nous, causèrent longtemps avec tout le monde, puis s’arrêtèrent en arrière. Il y avait là un homme avec son chameau malade qui nous suivait avec beaucoup de peine. Les deux Bicharieh s’emparèrent de force du chameau et laissèrent l’homme se débrouiller à sa guise. J’étais assez loin en avant avec le chek Baraca lorsqu’on nous apporta cette nouvelle ; je fis arrêter la caravane d’autant mieux que nous nous trouvions près d’un bois de mimosas et non loin de la vallée de Hesser, où les Arabes de l’Elba envoient leurs troupeaux, et je donnai l’ordre à quelques hommes de courir à la poursuite des voleurs. Comme ils ne pouvaient être de retour avant la nuit, je profitai du temps que cela me laissait pour aller voir la vallée voisine, dans laquelle nous trouvâmes effectivement beaucoup de chamelles et de jeunes chameaux au milieu des arbres et des herbages les plus riches que nous eussions encore vus. A l’embouchure de cette vallée de Hesser, il y a un port formé par une pointe de sable et de rochers à fleur d’eau où beaucoup de petits navires viennent mouiller pour faire le commerce avec les indigènes ; le pays appartient aux Mahamet Gourabieh ; les puits que l’on y rencontre sont d’une eau un peu salée, mais très-abondante. Dès le matin, nos hommes qui avaient été à la poursuite des voleurs du chameau étaient de retour avec l’animal qui, n’ayant pas pu marcher, avait été abandonné. Il faisait un épais brouillard, et un gros vent comme la veille, ce qui nous empêcha d’aller directement à l’Béda. Nous préférâmes repasser par Meïça, d’autant plus qu’il nous fallait absolument de l’eau. Malgré cette résolution, notre marche fut très- pénible ; les hommes et les animaux souffrirent beaucoup de la violence du vent de S.-E., vent fort chaud qui soulève de la poussière et du sable en telle quantité, qu’il devient, par moment, presque impossible de respirer. Nous retrouvâmes encore à Meïça les Gelabs que nous y avions laissés. Ceux de nos hommes qui coururent aussitôt au puits d’eau douce, se firent longtemps attendre et rapportèrent la fâcheuse nouvelle que le puits donnait fort peu d’eau ; quelques outres seulement avaient été remplies. Il existait ailleurs de l’eau salée que l’on ne pouvait guère boire ; nous décidâmes de rester ici une journée pour creuser le susdit puits. Nos efforts répétés furent inutiles ; nous n’obtînmes rien de plus, et nous fûmes forcés d’avoir recours à l’eau salée pour abreuver nos chameaux. Cependant, un peu plus tard, un de nos hommes, qui était allé à la découverte dans les rochers environnants, vint nous signaler un réservoir naturel, lequel, fort difficile à approcher, nous fournit pourtant de quoi compléter notre provision. J’avais eu, pendant la nuit, la visite du chek Mahamet Wed Courouc, le père des deux jeunes gens qui nous avaient accompagné à l’Elba. On lui avait dit que les gens de la montagne avaient voulu faire une querelle, lors de nos pourparlers avec eux, et il était accouru à notre aide ; mais nous étions déjà partis. Ce chek était chef d’une des plus puissantes tribus ; et mon intention avait toujours été de l’engager à venir trouver le vice-roi au Caire. Je lui fis comprendre que ce serait avantageux, attendu qu’on lui donnerait un firman au moyen duquel il ne serait plus inquiété si, les pluies venant à faire défaut dans le désert, il lui convenait de s’approcher du Nil. Les grands ni les petits gouverneurs ne pourraient jamais le gêner. Il me répondit simplement : Je crois tout ce que l’on dit de bien du vice-roi d’Égypte, et personnellement je désirerais le connaître ; mais je n’ai aucun besoin de sa protection ; lui, au contraire, il peut avoir besoin de mes chameaux et de mes dromadaires pour ses transports continuels, et je puis lui être d’un grand secours. Or je ne m’y refuserai pas, quoique mon intérêt comme celui de tous les cheks, soit d’avoir le moins de relations possible avec les villages et les villes de l’Égypte à cause des maladies qu’ils nous envoient et qui sont affreuses pour nous ; je ne m’y refuserai pas quoique je m’expose à être traité, dans l’avenir, comme les Bicharieh des environs de Berber, que l’on a pillés tout dernièrement, bien qu’ils fussent très-soumis. Ensuite, comme preuve de ses bonnes dispositions, il prit à témoin toutes les personnes présentes de ce à quoi il entendait s’engager, et comme personne des siens ne savait écrire, il me chargea d’informer verbalement le vice-roi. La substance de ses engagements était que les personnes que l’on enverrait aux mines pour y travailler seraient toutes sous sa sauvegarde, qu’il empêcherait les autres tribus de les molester, qu’il engagerait les Bicharieh à travailler aux mêmes conditions que les Égyptiens, et qu’ils seraient soumis aux mêmes règlements, et qu’enfin il fournirait tous les chameaux nécessaires pour les communications entre Assouan et le siége des mines moyennant un salaire que l’on fixerait d’avance. Seulement il priait très-humblement Son Altesse Méhémet Ali de ne pas envoyer de soldats turcs, qui pouvaient être la cause ou le prétexte d’un soulèvement général dans les tribus. Je pris bonne note de ces paroles, auxquelles devaient se joindre, quand le moment de les répéter serait venu, les paroles plus explicites encore du chek Baraca, sur le dévouement de qui j’avais lieu de compter jusqu’au bout. Nous quittâmes le chek Wed Courouc et ses deux fils dans les meilleurs termes, après leur avoir fait quelques cadeaux en rapport avec l’estime et la considération qu’ils m’avaient inspirées, et nous prîmes la route de Derrawé. Toute la journée nous restâmes engagés dans des terrains sablonneux et granitiques, légèrement accidentés. La végétation y était clair-semée, rabougrie et d’un aspect noirâtre, circonstance que les Arabes attribuent à la nature des brouillards qui viennent de la mer. Une heure avant le coucher du soleil, nous nous arrêtâmes pour camper. Durant la nuit, on fut continuellement sur le qui-vive, à cause des Mahamet Gourabieh qui occupent le littoral fort près du lieu où nous étions, et qui sont, je l’ai déjà dit, de grands voleurs. Pour moi, comme j’avais vu à Meïça deux de ces Arabes qui regardaient mon dromadaire avec convoitise, je ne rentrai sous ma tente, pour reposer, qu’après lui avoir fait mettre aux pieds une entrave en fer et l’avoir fait attacher avec une chaîne bien cadenassée. Je dus assurément à cette précaution l’avantage de conserver une monture à laquelle je tenais beaucoup, car c’était une bête de premier ordre. Du reste, aucune mésaventure ne se produisit. Nous repartîmes par un temps fort couvert, et par une obscurité relative qu’occasionnait une grande quantité de poussière en suspension, depuis la veille, dans l’air, malgré le calme apparent le plus plat possible. Il y a ici quelques hauteurs de granit feldspathique, posées toujours sur un fond de sable, jusqu’à la longue vallée de Chélal[26] qu’il nous fallut traverser (cette vallée est aussi fort large et toute remplie d’arbres, sihales et samours), pour atteindre celle de Quérègue, à l’entrée de laquelle nous plantâmes nos tentes. Cette dernière prend naissance dans les montagnes de Guerfe ; elle jouit d’une certaine réputation, parce qu’elle contient le tombeau de hadji Mansour, un des ancêtres des Ababdieh, qui fut tué par les Bicharieh. Elle est sainte, et bien des arbres qui s’y trouvent sont considérés comme saints. Le lendemain, pour arriver à l’ouadée l’Béda, nous passâmes dans un défilé formé par de hautes montagnes qui rétrécissent considérablement le passage. On trouve un premier puits dans un ravin bordé de grands rochers presque verticaux[27], et au milieu d’un site des plus sauvages et des plus pittoresques. L’eau, qui vient à six pieds environ au- dessous du sol, y est fournie par des sources qui sortent des fentes des rochers et coulent souterrainement. Elle est salée et très-abondante ; les chameaux la boivent néanmoins volontiers. Malheureusement, toutes les fois que des pluies se produisent, ce puits est comblé par les sables, et il faut le recreuser, travail que les Arabes ne font que juste pour leurs besoins du moment. Sur les rochers environnants, il y a beaucoup de figures de chameaux et de chevaux montés, et en grattant un peu la pierre, j’y ai découvert quelques mots en caractères arabes ; mais je n’y ai rien vu d’égyptien. Ces dessins sont assez mal faits et entièrement dans le goût de ceux que j’ai déjà signalés dans diverses localités au commencement de mon voyage. En remontant l’ouadée, à l’embouchure même d’un petit torrent, se trouvent plusieurs tombeaux sans aucune importance, à l’exception du dernier, qui consiste en une petite bâtisse carrée, élevée d’environ trois mètres et presque tout à fait ruinée. J’ai dit que le premier puits de l’Béda fournissait de l’eau salée. Il y en a un qui fournit de l’eau douce ; mais il est bien plus haut, creusé au cœur du torrent et dans une roche de schiste. Il peut avoir douze pieds de profondeur ; l’eau en est fort bonne. Toutes les montagnes que l’on a sous les yeux sont de formation primitive, avec des schistes en abondance, schistes variés de couleurs, et pour la plupart fort doux au toucher, avec aussi de petits gisements de feldspath, et quelques veines de quartz très-minces. Après l’Béda, la route se poursuit par des lits de torrents qui se succèdent et qui, plus ou moins surplombés par de très-grandes élévations, conduisent à l’ouadée Rhachab[28], dont le sol offre plus d’un endroit favorable pour la halte des caravanes. Puis, nous n’étions repartis que dans la matinée, les terrains changent tout à coup d’aspect ; les montagnes se transforment en petites collines, le sol des vallées devient plat, uniforme, et, les rochers presque noirs, à moitié recouverts de sable, ne protégent aucune plante. Il faisait, ce jour-là, un vent d’ouest très-fort et très-froid, ce qui fatigue toujours beaucoup, le ciel était couvert de nuages et fort triste. Aussi, à deux heures après midi, nous arrêtâmes-nous avec délices dans la belle vallée de l’Hodeïn. Il est bien entendu que le mot _belle_ doit se prendre ici dans un sens tout autre que le sens que nous lui donnons chez nous. Cette vallée, dans l’endroit qui nous donnait accès, était encaissée dans des rochers de granit ; un sable blanc mêlé à de la terre argileuse très-fine, et déposé sans doute par les eaux de pluie, en recouvrait le sol ; plus loin, l’on apercevait un bois de merks très-vert, tout rempli de semences. Nous campâmes à l’embouchure de l’ouadée Dif, et nous fîmes là une rencontre qui aurait pu avoir des conséquences fatales si l’attention que l’on apportait toujours dans nos installations eût été relâchée. Nos Arabes, en fouillant le sol, troublèrent le sommeil d’un gros serpent enroulé sous le sable. Il se dressa et fit mine de s’élancer sur les individus présents. C’était un céraste, ou autrement dit une vipère cornue, reptile dont la plus légère morsure est mortelle. Les plus audacieux s’étaient armés de bâtons, et toutes leurs bravades se bornaient à des évolutions infructueuses. Je tuai le monstre d’un coup de fusil. L’espèce à laquelle il appartenait, et dont j’ai vu souvent des types, ne dépasse point, comme grandeur, 50 ou 60 centimètres ; celui-là avait 1m,30 de long ; il était gros en proportion. Cette petite aventure, qui venait de rompre la monotonie d’une de nos plus mauvaises journées, fut encore pour nos Arabes, le lendemain, un sujet intarissable de conversation. En quittant notre campement le matin, nous suivîmes un désert de sable accidenté par de petites hauteurs de granit ; à notre gauche s’élevaient les hautes montagnes de Dif. Au bout de quelques heures la vallée de l’Hodeïn nous offrit un bois de houchars et de sihales magnifiques ; mais, dès ce moment, commencèrent des montagnes de grès stratifiés, élevées à pic sur un sol uni et comptant plus de 180 mètres de hauteur entièrement verticale. Cette partie de vallée, formée par dénudation, était le seul endroit que j’eusse encore rencontré présentant cette particularité. Elle fait là un angle droit avec la vallée de Dif qui court à l’est, tandis que l’Hodeïn court au nord. Vis-à-vis l’ouadée el Magal se trouve encore un tombeau d’un Ababdieh ; c’est une espèce de petit temple voisin d’un rocher sur lequel, comme au puits de l’Béda, il y a des figures grossièrement tracées et quelques inscriptions arabes n’ayant rien d’intéressant. La vallée de l’Hodeïn, devenue très-étroite, continue toujours entre deux montagnes de grès semblables à deux murailles. Ces grès sont de formation moderne, en couches horizontales de l’épaisseur de 1 à 2 mètres et séparées par d’autres petites couches argileuses. A l’extérieur, ils ont été noircis par l’action combinée du soleil et des eaux ; intérieurement, ils sont gris, un peu rougeâtres, et composés d’un sable très-grossier extrêmement friable. L’eau se trouve dans cet endroit[29] ; elle sort des flancs de la montagne à environ 6 mètres au-dessus du sol, fournie par des sources qui coulent toutes dans la vallée et se perdent dans les sables ; mais avant, elles emplissent plusieurs bassins ou fosses arrangés de main d’homme. Cette eau est délicieuse, claire comme la plus belle eau de roche, fraîche et agréable au goût. Quel bonheur pour les gens qui voyagent dans ces pays déserts de faire une pareille rencontre ! il faut l’avoir éprouvé par soi-même pour en sentir tout le prix ; aucun mot, aucune expression ne peut en donner l’idée à un homme d’Europe. Plusieurs vallées de cette contrée ont des sources pareilles ; celles de Dif, de Souta renferment les plus abondantes. L’Hodeïn, dont le nom signifie les deux bassins, à cause de deux réceptacles plus importants que les autres, a été jadis habitée, au moins dans cette partie qui était connue des anciens Égyptiens. Il existe encore à la fontaine principale une petite construction du milieu[30] de laquelle sort l’eau, et l’on y voit une corniche d’architecture égyptienne, avec le toron et le globe qui se trouvent sur toutes les portes des anciens temples. La surface même du rocher représente la façade d’un petit temple ; mais rien n’est achevé. Au- dessus de la corniche sont pratiqués quatre trous carrés qui ont dû servir à placer des poutres pour faire une couverture, une espèce de portique dont il reste la base d’une colonne. Enfin, il y a un très- petit tableau hiéroglyphique, qui ne pouvait être qu’une inscription fort courte, sur laquelle on distingue, entre autres caractères le nom de Ptolémée Evergète. Ce dut être là, en effet, une station de chasse créée par ce monarque frappé sans doute par la grandeur du site, et par la présence de l’eau qui devait attirer de son temps, en grand nombre, les ânes sauvages, les autruches, les gazelles, les capricornes, etc., comme elle les attire encore aujourd’hui. Tout récemment un Arabe, moins paresseux que les autres et surtout plus industrieux, s’était imaginé d’établir dans cet endroit une espèce de culture ; il y semait du coton, du dourah, de l’orge, et se servait avec intelligence de l’eau des sources. J’ai vu la haie d’enclos qu’il avait élevée, puis un doum et deux dattiers plantés par lui. Le grand vent et les nuées de sable qu’il soulevait nous empêchèrent de continuer notre route. Il passa sur nous une véritable bourrasque plus forte que tout ce que nous avions essuyé dans ce genre-là, et ce ne fut que le lendemain qu’il nous fut possible de repartir quoiqu’il fît encore une bise de N.-O. glaciale que nous recevions en pleine figure. La journée fut très-pénible, surtout pour les chameaux, qui s’arrêtaient à tout moment pour tourner le derrière au vent, sans se soucier des arbustes et des plantes dont le chemin était rempli. Toutefois, nous arrivâmes sans autre temps d’arrêt au point culminant de la vallée qui est aussi, pour la chaîne des montagnes de l’Hodeïn, le point du partage des eaux. Ici le terrain devient plat et donne naissance à beaucoup de petits vallons. La marche y est plus facile. Nous nous arrêtâmes dans une sorte d’enceinte formée par de gros rochers de grès. Après une bonne nuit de repos, il nous fallut traverser un désert des plus arides dont l’un des côtés était bordé par des roches de grès et l’autre par des roches de granit ; nous marchions sur du gravier très- épais et très-grossier. Ce point est encore élevé, et les eaux des pluies qui y tombent coulent vers le Nil. Les formations de grès, placées par couches horizontales, reposent sur de petits soulèvements granitiques ; elles sont traversées par une étroite vallée que les eaux ont creusée et que l’on nomme Roh-t-Carouf ; ce fut là notre gîte. La température n’était point très-basse ; elle marquait 4 degrés Réaumur au-dessus de zéro ; cependant il nous fut impossible de nous réchauffer. Dans ce pays, le froid est extrêmement pénétrant, quoique l’on soit vêtu et couvert autant qu’on le serait au milieu des glaces, l’on en souffre beaucoup plus. Cela prouve une chose d’ailleurs bien évidente pour moi, c’est que le thermomètre n’est pas, en fait d’instrument, la dernière expression d’après laquelle on puisse se régler pour mesurer d’une manière absolue les sensations de froid et de chaud qu’éprouve l’homme. Je vis en descendant la vallée de Roh-t-Carouf des rochers de granit et de gneiss, avec de grandes parties de feldspath. Tous les fonds étaient garnis de plantes et de sihales. Là se trouvaient les dernières eaux que nous devions rencontrer avant d’arriver à Derrawé, c’est-à-dire au Nil. De nombreux puits jalonnent cette route, mais tous ne donnent pas de la bonne eau ; ce sont les moins creusés qui ont cet avantage ; les autres, dont la profondeur atteint jusqu’à 6 mètres, n’étant pour ainsi dire bons à aucun usage, demeurent abandonnés. Ces puits, ainsi que beaucoup de petits abreuvoirs à l’usage des animaux, ont été faits par les Arabes Ababdieh-Achabab à une époque qui n’est pas fort ancienne. Ils étaient campés dans cette partie du désert, et une série d’années pluvieuses les avait mis au comble du bien-être en créant pour leurs troupeaux des pâturages abondants, de telle sorte que les transports sur la route de Coseïr, auxquels ils s’adonnent habituellement pour vivre avaient été abandonnés, et qu’ils savouraient les délices des seules richesses qu’il soit donné à ces populations de goûter. Cet état de bonheur momentané les enorgueillit, et l’oisiveté leur inspira l’idée de faire la guerre à leurs voisins les Bicharieh. Sous un prétexte futile, ils rompirent avec eux ; mais, dès la première rencontre, ils eurent cinq cents hommes tués, et ils furent contraints d’abandonner Roh-t-Carouf qui, aujourd’hui, n’est plus qu’une station ordinaire où l’on vient quand il a plu. Notre étape s’était arrêtée à l’ouadée l’Ararit ou Rararit ; nous nous en éloignâmes en nous dirigeant sur la petite montagne de Hérefhi, celle qui tient son nom du fameux dromadaire dont j’ai parlé plus haut. Elle est formée de granit rouge et s’élève au milieu d’autres montagnes bien plus basses, de composition absolument identique, mais moins colorée. Puis après nous dépassâmes un très-grand mamelon, tout à fait isolé et appelé _Omour-Acarmi_ ; voici l’origine de ce titre qui veut dire l’œuvre d’Acarmi : Après avoir quitté le Hédjah, car ils prétendent être venus de là, les Ababdieh adoptèrent cette partie du désert, et un petit groupe se fixa sur le mamelon en question sous la conduite d’un chef nommé Abdalla, fondateur de la tribu des Foucara. Toute cette émigration dut longtemps faire la guerre aux habitants des bords du Nil, connus alors sous le nom de Cafer ou idolâtres ; mais, son intérêt le commandant, elle finit par conclure la paix avec eux. Abdalla seul refusa d’y acquiescer ; il répondit à ceux qui lui conseillaient de prendre les Cafer pour alliés, qu’il n’avait d’autres alliés que son sabre et ses lances, et il continua les hostilités. Pendant une de ses expéditions il laissa sa famille à la montagne sans grains et sans aucune ressource pour s’en procurer. Or ce fut un Arabe appelé Acarmi qui la fit vivre et qui la soutint avec le produit de sa chasse. Cet homme continua sa bonne œuvre tant que dura l’expédition, au retour de laquelle Abdalla, dont la nature n’était pas moins généreuse, pour lui prouver sa reconnaissance, partagea d’abord avec lui tout le butin qu’il avait fait, l’institua son frère adoptif et voulut enfin que l’on donnât à sa résidence le nom d’_Omour Acarmi_, c’est-à-dire d’_œuvre d’Acarmi_. C’est ainsi que, dans ces contrées sauvages, toute chose rappelle un nom, un fait, une histoire dont le souvenir se transmet, par tradition, de père en fils, de famille en famille. L’endroit où nous nous arrêtâmes était encore assez élevé ; nous y trouvâmes beaucoup d’herbages que des pluies récentes avaient fait pousser, et je fus mieux que jamais à même de constater avec quelle rapidité la végétation se produit, lorsqu’une bonne ondée est venu humecter un sol en apparence si ingrat. Là où l’on ne voyait que sable, pierres et graviers, quelques jours après la pluie, tout germe, pousse et devient vert. Comme nous n’avions plus de vivres pour les hommes et fort peu d’eau potable, comme nous devions faire encore une très-grande route avant d’arriver seulement en vue de Derrawè, je fis lever le camp deux heures avant le jour afin que nos montures souffrissent moins de la chaleur ; car elles étaient, ainsi que les hommes, bien fatiguées. Mon dromadaire que j’avais monté constamment et qui avait fait plus de chemin que les autres, par la raison que je courais sans cesse de droite à gauche, pour voir le pays, et que je marchais souvent aussi pendant que la caravane stationnait, mon dromadaire était à bout de forces. D’un autre côté je voulais autant que possible avancer et franchir, avant que le découragement ne s’en mêlât, un grand désert plat et aride, qui était devant nous. Nous demeurâmes treize heures sans quitter la selle ; l’on dressa les tentes dans le lit, à peine accusé, d’un torrent, ne pouvant pas aller plus loin. La fatigue, jointe à la privation absolue de nourriture, avait tellement affaibli tout le monde, que je craignis un moment, d’être forcé de laisser des hommes en arrière ; mais l’espoir d’arriver les soutint encore. Ils touchaient au terme du voyage et ils oubliaient jusqu’à la faute qu’ils avaient commise de négliger les provisions. Au reste, cela ne se passe jamais autrement quand l’on a affaire à des Arabes. Dans une course de courte durée ou dans une expédition de longue haleine, leur imprévoyance est toujours la même, et l’expérience de la veille ne saurait leur profiter le lendemain. Je donnai le signal du départ à minuit ; personne n’avait mangé ni bu ; cependant personne ne témoigna aucune plainte. Lorsque après avoir marché six heures, le soleil se leva, nous nous trouvions dans une plaine désolée ; mais à l’horizon l’on voyait, colorés par ses premiers rayons, les massifs des dattiers de Derrawè. Chacun s’arrêta alors, comme frappé par l’explosion d’un contentement intérieur, et, les yeux fixés sur le point convoité, manifesta sa joie à sa manière. Un poëte ajouterait que les dromadaires eux-mêmes frémirent d’aise. Nous profitâmes de cet instant, Chek Baraca et moi, pour mettre un peu d’ordre dans la caravane et pour stimuler l’amour-propre de chaque cavalier, puis, avec quelques-uns des mieux montés, nous nous empressâmes de prendre les devants. A dix heures nous arrivâmes à Derrawè. Du plus loin qu’ils nous avaient aperçus, les parents des cheks et des Arabes qui étaient avec nous vinrent en courant à notre rencontre, sur des dromadaires et sur des chevaux, apportant des vivres, de l’eau et des paniers de fruits, toutes choses que nous envoyâmes immédiatement à nos compagnons attardés. On nous salua avec des cris d’allégresse, on tira force coups de fusil, on exécuta des fantasias à dromadaire. Dans le village, toutes les femmes et les esclaves faisaient entendre leurs roucoulements. C’était un tapage général difficile à définir, mais auquel il était impossible de se méprendre, l’on nous infligeait une ovation. Les femmes esclaves se tenaient par groupes au dehors, les femmes libres au dedans des cahuttes, les enfants couraient de tous côtés. Dès que j’eus mis pied à terre, ce fut bien autre chose ; l’on m’installa dans la maison du chek et là une foule de personnes se succédèrent, pendant plusieurs heures, pour nous visiter ; il fallut s’embrasser, il fallut fumer et prendre du café avec tout le monde ; ce dernier signe de contentement ne tarissait point. Pour moi, j’étais bien content aussi, je me sentai touché de la part qui me revenait de toutes ces manifestations ; mais je n’étais pas non plus insensible au plaisir de revoir le Nil, ni à la pensée que j’allais retrouver, chez moi, le confortable dont j’étais privé depuis si longtemps. Cependant, pour rester à la hauteur de la circonstance, je dus encore dîner avec tous les notables de la tribu ; ce fut dans un joli petit jardin rempli de jasmins et d’orangers en fleurs, et le repas termina la fête. Peu d’instants après, débarrassé des notables, des cheks, des fakiks (interprètes de la loi), de tous les indigènes et des Turcs qui étaient venus des environs, je pus me retirer dans ma barque, où couché dans un bon lit, je m’endormis bercé en imagination par le mouvement du dromadaire et faisant encore avec la bouche le petit sifflement particulier que l’on a coutume de faire pour exciter sa monture. Le lendemain il me restait à régler l’affaire de la reconnaissance envers tous les Ababdieh qui avaient été en relation avec moi. Je m’acquittai de cela en leur faisant mes adieux, et le même jour je partis de Derrawè. Le chek Baraca demeura fidèle à son engagement, il me suivit en Égypte. De mon côté, je le conduisis en présence du vice-roi dès que je fus en mesure de rendre compte de ma mission ; or voici ce qu’il advint : En présentant mon rapport sur les différentes mines que j’avais examinées, je donnai aussi des échantillons de chacune. L’analyse de ces échantillons ne fournit point des résultats très-satisfaisants, et cela devait être ; car je n’avais pu me procurer du minerai en assez grande quantité. Cependant, comme l’existence de mines d’or ne pouvait être révoquée en doute, le vice-roi voulut y envoyer une expédition sérieuse, dans le but de les exploiter. J’avais bien eu la précaution de faire connaître les conventions arrêtées avec les cheks Bicharieh, conventions auxquelles il fallait adhérer complétement ; mais l’on ne parut pas s’en préoccuper. Une seule chose étonnait le divan, c’est que les tribus auxquelles on allait avoir affaire ne fussent pas encore soumises. Je donnai des explications, et j’insistai surtout sur la nécessité de ne point envoyer de soldats turcs. Il me fut répondu par une fin de non- recevoir, l’orgueil national se révoltant à l’idée d’une concession de ce genre. L’expédition, composée d’un certain nombre d’ouvriers Égyptiens avec un ingénieur français que je plaçai à leur tête, fut mise sous la direction d’un chef turc assisté de soldats turcs aussi. Elle partit ainsi, pour les mines de Wadée Allake, conduite tout naturellement par le chek Baraca qui s’en retourna fort mécontent, d’abord de ce que l’on avait fraudé les conventions et ensuite de ce que je ne l’accompagnais pas. Quant tout ce monde fut arrivé sur les lieux, les cheks Bicharieh qui avaient conclu l’arrangement avec moi, vinrent faire une reconnaissance. A la vue des soldats turcs, ils se récriérent et déclarèrent qu’ils ne permettraient pas que l’on travaillât aux mines tant qu’on ne les aurait pas renvoyés ; puis ils se placèrent dans la montagne, rompant ainsi toute relation et jurant que, si l’on donnait un coup de pioche, ils commenceraient les hostilités. Ces gens étaient dans leur droit. Force fut donc au commandant de repartir ; il chargea deux chameaux des premières pierres venues pour que l’on ne put pas dire qu’il n’avait rien trouvé et il laissa là l’ingénieur avec ses ouvriers. Ceux-ci purent immédiatement se mettre à l’œuvre, les Bicharieh revinrent pour les aider en signe de réconciliation ; mais ce n’était encore que le prélude de la chose. L’essentiel consistait maintenant à savoir comment la petite colonie subsisterait. Nous allons voir de quelle façon il y avait été pourvu : Dès les premiers travaux, comme des éboulements considérables se produisaient, l’ingénieur avait jugé à propos d’ouvrir une nouvelle galerie pour rejoindre le filon exploité par les anciens mineurs. Son travail marchait bien ; mais il avait demandé du temps, et le moment était venu d’envoyer à Assouan prévenir le gouverneur pour qu’il envoyât des vivres. Celui-ci fit répondre qu’il n’avait aucune mission pour cela, de sorte que, au bout de quelques jours, les ouvriers affamés furent contraints de quitter leur chantier et de reprendre eux-mêmes la route d’Assouan où ils arrivèrent exténués de toutes manières. On s’était imaginé que là où il y avait des mines il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser l’or ; tout au plus devait-on avoir la peine d’en charger des chameaux pour l’apporter au Caire. Quand, au lieu de cela, on vit arriver les pierres du chef de l’expédition, pierres où l’or ne brillait pas ; quand on sut de lui, qu’il fallait se livrer à des travaux incessants pour obtenir le métal désiré, l’affaire fut immédiatement abandonnée. Mais les Européens, qui furent témoins de ce revirement, reconnurent, dans ce fait, l’esprit des hommes qui n’ont jamais su semer pour récolter, ni tenter aucune entreprise sans que le revenu en ait été escompté d’avance. Depuis ce temps personne n’a plus parlé des mines de l’Etbaye. VOCABULAIRE BICHARI * * * * * NOTA. Les mots qui ressemblent à des mots arabes, ceux qui ont de l’analogie seulement et ceux qui se prononcent de même dans les deux langues, sont en italique. Il faut remarquer que les noms empruntés aux Arabes désignent des objets que les Bicharieh n’ont pu connaître que quand ils ont été en relation avec eux ; ces noms expriment généralement des choses d’une époque plus moderne. Quoique le nombre de mots que j’ai pu recueillir soit très-restreint, je les donne ici pensant qu’il peut être intéressant de les connaître. FRANÇAIS. BICHARI. --- --- Dieu. Otani. Le ciel. To bérah. La terre. To daya. La mer. Wemi _bhar_. L’air. Waram tah. Le feu. To _nah_. La pluie. O berrah. Le vent. O barâh. Le tonnerre. Tafferattah. Les éclairs. To tatawah. Le soleil. To hi. Les étoiles. Wohayonc. La lune. Thehethérié. Les nuages. O comberis. La brume. O baramamie. Le diable. O _chitane_. Les démons. O hallé. Le monde. O taye. Montagne. O rebah. Vallée. To daya. Désert. O _atmour_. Fleuve. O _bhar_ o naffer. Pierres. O hawa. Arbres. O haudhé. Torrent. O couan. Père. O _baba_. Mère. To édah. Frère. O senne. Sœur. To coua. Cousin. O dourahar. Cousine. To douraytor. Oncle. Babi o cor. Tante. Babi to hor. Nouveau marié. To dobah. Gendre. O am. Parents. O ahitaco. La fête. To hardah. Corps. To hadah. Tête. O gourma. Poitrine. O dabbah. Ventre. O calaho. Bras. O arca. Jambes. O raccat. Pieds. O andarthé. Mains. O agah. Ongles. O naf. Oreille. O omgonil. Œil. To lili. Nez. O _génouf_. Joues. O bédah. Bouche. O hef. Menton. O channac. Moustache. O goulam. Lèvres. To ombarohé. Dents. To courah. Langue. O midab. Prunelle des yeux. To sottah. Sourcils. O chombanni. Cheveux. To hama. Col. To môe. Nombril. To tpha. Sang. O boye. Sein ou mamelle. O nouc. Peau. O serre. Urine. Te hochah. Salive. E sil. Larmes. Te mlah. Graisse. To omfou. Chair. To cha. Os. To mytad. Chameau. O cam. Chamelle. To cah. Jeune chameau. O rabeh. Cheval. O atad. Jument. To atal. Poulain. O atay hor. Mouton. O nâh. Brebis. To anab. Bouc. O bouc. Chèvre. To nay. Chien. O hias. Corbeau. O quickay. Vautour. To equih. Bœuf. O écha. Loup. Osselo (le même mot en abyssinie). Hyène. O carray. Renard. O domiagag. Gazelle. O gannay. Poisson. O _houtti_. Peau de mouton. To hersi. Froment. O _gammah_. Orge. O _cheïr_. Dourah. O arrah. Viande. Lo cha. Lait. Te ha. Pain. O tam. Eau. E yam. Vin. To _annabeh_. Farine. O bou. Lance. To fénah. Sabre. O mathad. Fusil. O _bandone_. Bouclier. O goubah. Poudre. O _barouli_. Couteau. O _hangiar_. Or. O achetah et to adarroh. Argent. E mallagah. Cuivre. O _nas_. Fer. To _edih_. Plomb. To _rossassah_. Maison. O _gaah_. Lit. To madam. Habit. E miqueh. Selle de dromadaire. E cor. Sac en peau. O mosouch. Sac en laine. To arrarah. Outre pour l’eau. O sécouah. Cordes. O loulle. Tapis. O csahi. Nord. Domec. Sud. Mo acouweg. Est. O mahoc. Ouest. Arroc. Année. O awil. Mois. O téric. Nuit. O hawatte. Jour. O hi. Matin. O mimah. Soir. To awadah. Froid. O macourah. Chaud. Enébeh. Poule. O giagiag. Œuf. To bedah. Village. O belled. Tombeaux. To omgiannah. Faim. To argone. Soif. To yawah. Dattes. Te melone. Argent monnaie. O tawah. Piastres. O _gourouche_. Printemps. O basse. Été. O magayi. Automne. To obeh. Hiver. O wiha. Vivre. Damhihi. Manger. Tamtini. Boire. Yoatmi. Marcher. Sactini. Danser. Tett lig. Rire. Efiet. Chanter. Ninoini. Monter à cheval. Etime réwini. Battre. Enthih. Couper. Owac. Sauter. Farini. Crier. Toadid. Prendre. Abicah. Rendre. Etgnieh. Finir. Allasih. Laver. Chouyouda. Aimer. Arcani. Acheter. Delbat. Lire. Graya. Prier. Sètelini. Coudre. Oaydah. Raser. Oman. Remplir. Otab. Vider. Essarrar. Jeter. Agit. Dormir. Douwet. Fatiguer. Garrarih. Envoyer. Touggoumat. Converser. Adissammat. Travailler. Abbaccah. Enivrer. Marrassih. Mourir. Iya. Pleurer. Owawini. Entendre. Emsiwoh. Voir. Chebbat. Goûter. Daamsat. Demander. Anarriva. Voyager. Ebaqquénamab. Apprêter. Hahatte. Sentir. Fihat. Puer. Doumiab. Peigner. Adgné. Écrire. _Quetabat_. Pétrir. O had. Graisser. To caamat. Coucher. Embat. Accoucher. Teemconé. Marier. Idob. Tuer. Deratte. Boucle d’oreille. To lemné. Bague. To nattem. Bracelets. O coulel. Mon. Ma. Ton. Moc. Son. Mo. Ma. Ta. Ta. Toc. Sa. To. Notre. Mom. Votre. Mocoue. Leur. Mocqnino. Moi. Aneb. Toi. Baroc. Lui. Baroha. Nous. Enena. Vous. Barcha. Le mien. Anito. Le tien. Barihoc. Le nôtre. Enetto. Le sien. Baretonoto. Le vôtre. Barioco. Le leur. Barétahota. Qui Hàbou. Lequel. Ha ba riwa. Quand. Noma. A présent. _Aderi_. Toujours. Bouh. Jamais. _Abadah_. Loin. Sagitté. Près. Dalloute. Ici. Intonou. Là. Beintonou. Où. Quêctah. Dedans. Tohiléh. Dehors. Arraha. Devant. Sourone. Derrière. Arroune. Hier. Ourrah. Demain. Thihit. Avant-hier. Orob elgaye. Après-demain. Thibaca. Peu. Chalicto. Beaucoup. Goudatte. Rien. Quetha. Moyen. Tomalhoy. Grand. To hewint. Petit. To dheed. Bon. _Dahibo_. Mauvais. Affereyo. Meilleur. Hayhisse. Le meilleur. Ohagissa. Joli. Noadribo. Jolie. Noadrito. Jeune (masc.) Adamibo. Jeune (fémin.) Adamito. Gras. Dahabo. Rond. Qualalho. Bête. Arrafho. Brave. Inguimabo. Blanc. Erabo. Noir. Sotago. Léger. Inchofho. Brûlant. Nabaho. Maigre. Onyayo. Malade. Dawasisabo. Aveugle. Amauchayo. Chauve. Layou. Pourquoi. Nanah. Mais. Taha. Oui. Aho. Non. Lano. Rouge. Adarabo. Jaune. Osotay. Herbes. Osiham. Peur. O mourquay. Brun. Ohadal. Serpent. Tocmatiha. Scorpion. Otallana. Je mange. _Tamani_. Tu manges. Tamtiniam. Il mange. Tamini. Nous mangeons. Tamanhi. Vous mangez. Tamtené. Ils mangent. Tamed. J’ai mangé. Tamhar. Tu as mangé. Tamtha. Il a mangé. Tamiha. Nous avons mangé. Tamenha. Vous avez mangé. Tamtanha. Ils ont mangé. Tamihar. Salut. _Salam a lec_. Comment te portes tu ? Dabayana. D’où viens-tu ? No leyto heta. Où vas-tu ? Nohote by ia. Que veux-tu ? Nanharréwo. Bois, boire. Goha. Mange. Tàmâ. Dors. Douha. De quel pays es-tu ? Daylouquèlay. De quelle tribu ? Nahai bona. Sais-tu la route? Osala tictèna. * * * * * Paris. — Imprimerie de CUSSET et Ce, rue Racine, 26. NOTES : [Note 1 : En arabe, _wadée_ ou _ouadée_ signifie vallée.] [Note 2 : Tigre.] [Note 3 : Celui-ci assassina plus tard le meurtrier de son frère, après m’avoir conduit chez les Bicharieh, et lui-même fut tué quelques années plus tard par les parents du gouverneur turc.] [Note 4 : _Asclepia gigantea_.] [Note 5 : Montée du militaire ou montée du guerrier.] [Note 6 : Jaune.] [Note 7 : Ce guide, plus tard, fut aussi le mien.] [Note 8 : Pierre du crocodile.] [Note 9 : Il a été remis en état plus tard.] [Note 10 : Espèce de cri guttural qui dénote toujours, chez la femme arabe, une profonde émotion.] [Note 11 : Ce lit particulier se nomme _angareb_.] [Note 12 : C’est le plus grand terme de mépris que l’on puisse donner à un Arabe.] [Note 13 : En expédition militaire.] [Note 14 : Planche 2.] [Note 15 : Planches 3 et 4.] [Note 16 : Planches 5 et 6.] [Note 17 : Toutes les grandes carrières de Lorah, qui ont fourni les pierres pour la construction des pyramides, sont d’immenses excavations faites dans le sein de la montagne, tandis que toutes les exploitations de ces mêmes carrières, faites depuis, sont entièrement à ciel ouvert.] [Note 18 : Livre III, chap. VI.] [Note 19 : Abd el Haman passait aussi pour être originaire de Syrie.] [Note 20 : Ceci ne peut être qu’une erreur.] [Note 21 : Planche 7.] [Note 22 : Planche VIII, campement en vue de l’Elba.] [Note 23 : Cette ceinture se nomme _râhab_.] [Note 24 : Planche 9, Dromadaire nomani. Planche 10, Dromadaires bicharieh et ababdieh.] [Note 25 : Planche 11. Dromadaires bicharieh, marche de la caravane.] [Note 26 : Cataracte.] [Note 27 : Planche 12.] [Note 28 : Vallée du bois.] [Note 29 : _Voir_ la carte.] [Note 30 : Planche 13.] =L’ETBAYE= PAYS HABITÉ PAR LES ARABES BICHARIEH GÉOGRAPHIE, ETHNOLOGIE =MINES D’OR= PAR =LINANT DE BELLEFONDS BEY= ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DES TRAVAUX PUBLICS DE L’ÉGYPTE, ANCIEN INGÉNIEUR EN CHEF DU CANAL DE SUEZ, ETC., ETC. * * * * * ATLAS * * * * * PARIS ARTHUS BERTRAND, ÉDITEUR LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE =RUE HAUTEFEUILLE, 21= [Illustration : PL. 1. Linant de Bellefonds delt. E. Ciceri lith. VUE DE L’OUADÉE ET DE LA MONTAGNE HÉGATTE. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 2. Gravé par J. Geisendörfer, 142 rue du Bac, Paris. Imp. Becquet à Paris. PLAN DE LA VILLE RUINÉE DE DÉRÉHIB DANS L’OUADÉE OLLAKI où sont les anciennes mines d’or. Publié par Arthus-Bertrand à Paris.] [Illustration : PL. 3. Linant de Bellefonds delt. E. Ciceri lith. VUE D’UN CHÂTEAU ARABE À DÉRÉHIB, AUX MINES D’OR, DANS L’OUADÉE OLLAKI. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 4. Linant de Bellefonds delt. E. Ciceri lith. VUE DES DEUX CHÂTEAUX ARABES ET DES RESTES D’HABITATION À DÉRÉHIB, AUX MINES D’OR, DANS L’OUADÉE OLLAKI. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 5. Linant de Bellefonds delt. E. Ciceri lith. PRINCIPALE ENTRÉE DES MINES À DÉRÉHIB, DANS L’OUADÉE OLLAKI. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 6. Linant de Bellefonds delt. E. Ciceri lith. INTÉRIEUR DE LA MINE À LA PRINCIPALE ENTRÉE. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 7. Linant de Bellefonds delt. E. Ciceri lith. ANCIEN TOMBEAU MUSULMAN DU FRÈRE DE CHEK EL OMARY, DANS L’OUADÉE MEÏÇA. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 8. Linant de Bellefonds delt. Laurens lith. CARAVANE DE BICHARIEH ET D’ABABDIEH, ACCOMPAGNANT M. LINANT À LA MONTAGNE DE L’ELBA. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 9. Linant de Bellefonds delt. Laurens lith. CAMPEMENT DE LA CARAVANE EN VUE DE LA MONTAGNE DE L’ELBA. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 10. Linant de Bellefonds delt. Laurens lith. DROMADAIRE NOMANI. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 11. Linant de Bellefonds delt. Laurens lith. DROMADAIRES BICHARIEH ET ABABDIEH. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 12. Linant de Bellefonds delt. E. Ciceri lith. PUITS DE L’OUADÉE L’BÉDA. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : PL. 13. Linant de Bellefonds delt. E. Ciceri lith. L’OUADÉE L’HODEÏN Station de chasse de Ptolémé Evergète. Publié par Arthus-Bertrand à Paris. Imp. Becquet à Paris.] [Illustration : CARTE DE L’ETBAYE Profil de Courouscos à Abou Ahmed.] Note du transcripteur : Page 15, " beaucoup d’Arabes à drodromadaires " a été remplacé par " dromadaires " Page 16, " tous les mêmes habi-bitudes " a été remplacé par " habitudes " Page 17, " s’en empara avant la la nuit " a été remplacé par " s’en empara avant la nuit " Page 30, " qui est a onze heures " a été remplacé par " qui est à onze heures " Page 32, " en repartîmes e 14 au soir " a été remplacé par " le 14 " Page 32, " un endroit où heurensement " a été remplacé par " heureusement " Page 33, " après uue heure de halte " a été remplacé par " une " Page 34, " ces animanx à sauter " a été remplacé par " animaux " Page 44, " sous aucun prétexe " a été remplacé par " prétexte " Page 46, note 11, " _augareb_ " a été remplacé par " _angareb_ " Page 59, " Entre a plupart étaient " a été remplacé par " Entre la plupart étaient " Page 85, " on les placa en présence " a été remplacé par " plaça " Page 87, " un aspect fort bizarrre " a été remplacé par " bizarre " Page 93, 101, 103, 104, 105, 157, 158, 160, " Meïca " a été remplacé par " Meïça " Page 98, " va se onfondre avec " a été remplacé par " confondre " Page 98, 160 " Chétal " a été remplacé par " Chélal " (Notez cependant que la Carte l'écrit Chétal) Page 116, " étaient avec avec moi " a été remplacé par " étaient avec moi " Page 120, " mon retour vers Assonan " a été remplacé par " Assouan " Page 134, " longueur sur 1 de arge " a été remplacé par " large " Page 157, " de l’eau. malgré cette résolution " a été remplacé par " de l’eau. Malgré cette résolution " Page 161, note 27, " Planche 13 " a été remplacé par " Planche 12 " Page 162, " l’ouadée Rkachab " a été remplacé par " Rhachab " Page 164, note 30, " Planche 14 " a été remplacé par " Planche 13 " De plus, quelques changements mineurs de ponctuation et d’orthographe ont été apportés. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ETBAYE *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. 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