The Project Gutenberg eBook of Un grand missionnaire

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Title: Un grand missionnaire

le cardinal Lavigerie

Author: Georges Goyau

Release date: March 29, 2025 [eBook #75743]

Language: French

Original publication: Paris: Plon-Nourrit et Cie, 1925

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

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GEORGES GOYAU
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

UN GRAND MISSIONNAIRE
LE CARDINAL LAVIGERIE

Avec deux portraits

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE — 6e
Tous droits réservés

Il a été tiré de cet ouvrage
100 exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder,
numérotés de 1 à 100.

L’édition originale a été tirée sur papier d’alfa.

DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE

Histoire religieuse. Un volume de l’Histoire de la Nation française, avec des illustrations de Maurice Denis.

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1925.

Copyright 1925 by Plon-Nourrit et Cie.

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.


LE CARDINAL LAVIGERIE
(Portrait de L. Bonnat)

A LA MÉMOIRE
DE
BERNARD BRUNHES

A MON AMI
JEAN BRUNHES

G. G.

UN GRAND MISSIONNAIRE
LE CARDINAL LAVIGERIE

INTRODUCTION
LA FRANCE EN AFRIQUE AVANT LAVIGERIE

Colonisation de l’Afrique du Nord, apostolat de l’Afrique du Nord, c’étaient là deux idées assez neuves au moment où la voix de Lavigerie, débarquant en Algérie en 1867 comme archevêque, commença de s’élever pour lancer des appels aux colons, des appels aux apôtres.

I

La monarchie de Juillet, trouvant en 1830, dans l’héritage de la dynastie déchue, ce cadeau suprême fait par Charles X à la France, l’Algérie, s’en était sentie, tout d’abord, singulièrement embarrassée[1]. Rares, à cette date, étaient les hommes politiques qui comprenaient, à l’exemple d’Hyde de Neuville, ministre du roi détrôné, qu’il fallait abandonner la théorie du « pacte colonial » et considérer les colonies comme un prolongement de la patrie.

[1] René Valet, L’Afrique du Nord devant le Parlement au dix-neuvième siècle, p. 27-28 (Paris, Champion, 1923).

Il y eut toujours en France des docteurs de vie sédentaire. Nous les avons vus naguère, aux seizième et dix-septième siècles, jeter sur nos premières tentatives coloniales, sur les tentatives canadiennes, leurs suspicions défiantes[2]. Au dix-huitième siècle, ils n’avaient nullement désarmé, et leur opposition à l’idée « d’une plus grande France » était devenue d’autant plus robuste, qu’elle s’appuyait désormais sur des arguments plus économiques que littéraires. « Il faut que les hommes restent où ils sont », professait Montesquieu[3]. « Je croirai avoir rendu service à ma patrie, insistait Bernardin de Saint-Pierre, si j’empêche un seul homme d’en sortir, et si je puis le déterminer à cultiver un arpent de terre de plus dans quelque lande abandonnée[4]. » Deux ans avant la révolution de Juillet, le Cours complet d’économie politique pratique de Jean-Baptiste Say, considéré par beaucoup d’esprits comme un programme irrévocable, comme le dernier mot de la science des nations, proclamait que la prospérité des États de l’Europe est ailleurs que dans les souverainetés qu’ils exercent au loin ; qu’elle est dans les admirables développements de leur industrie[5]. Telle était la doctrine triomphante, la doctrine à la mode, au moment où Louis-Philippe prenait le trône.

[2] Voir notre livre : les Origines religieuses du Canada (Paris, Grasset, 1924).

[3] Lettres persanes, lettre 122. René Valet, op. cit., p. 21. Cf. Léon Deschamps, Histoire de la question coloniale en France, p. 296-297 (Paris, Plon, 1891).

[4] Voyage à l’Isle de France, à l’Isle de Bourbon, au cap de Bonne-Espérance, avec des observations nouvelles sur la nature et sur les hommes, par un officier du roi, I, p. V (Amsterdam, 1773). — Deschamps, op. cit., p. 303.

[5] Valet, op. cit., p. 43-45.

Qu’allait-on faire en ces galères qui menaient nos troupes vers l’Algérie ? L’économie politique déconseillait de pareilles promenades, et notre diplomatie les redoutait, puisqu’elles risquaient de nous brouiller avec l’Angleterre.

Par surcroît, les campagnes de presse naguère déchaînées contre le ministère Polignac avaient fait croire à « presque toute la France », au dire de Désiré Nisard, que « le vrai motif de la guerre contre le Dey était de préparer l’armée française à une guerre contre les Parisiens[6] ». L’Algérie apparaissait à beaucoup de gens comme une sorte de champ de manœuvre où les soudards destinés à comprimer les libertés civiques étaient envoyés pour se faire la main. Et l’opinion française demeurait très inattentive à la voix de Sismondi, — ce Genevois qui eut tant d’idées neuves — annonçant, dès le mois de mai 1830, que le royaume d’Alger ne serait pas seulement une conquête, qu’il serait une colonie, qu’il serait un pays neuf, sur lequel le surplus de la population et de l’activité française pourrait se répandre[7].

[6] Nisard, Souvenirs et notes biographiques, I, p. 35. (Paris, Calmann Lévy, 1888).

[7] Revue encyclopédique, mai 1830 (cité dans Valet, op. cit., p. 46).

Soutenu par ce sens de la continuité et de la dignité nationale qui survit en France aux soubresauts révolutionnaires, le gouvernement de Louis-Philippe, quelque médiocre que fût son enthousiasme pour l’Algérie, eut vite fait de reconnaître que là où les fleurs de lis s’étaient avancées, les trois couleurs ne pouvaient battre en retraite : dès le mois d’octobre 1830, une dépêche du maréchal Gérard à Clauzel attestait qu’aux Tuileries on était décidé à conserver Alger[8]. Mais on n’osait encore le dire ni au peuple français ni à ses représentants ; c’est en 1834 seulement que la monarchie de Juillet proclama cette détermination. Notoirement, dans les Chambres, puis dans la commission d’études qu’en 1833 le maréchal Soult fit expédier en Afrique, l’opinion était très partagée. « Conquête fâcheuse », « legs onéreux », « possession moins profitable qu’onéreuse », « occupation peu avantageuse », tels sont les mots qu’on recueillait sur les lèvres de certains commissaires. Et cependant, par sept voix sur huit, la commission fut d’avis que la France devait se maintenir là-bas[9]. Une occupation restreinte et plus tard susceptible d’extension, mais limitée momentanément à quatre villes, Alger, Bône, Oran, Bougie, et à deux territoires autour d’Alger et de Bône, telles furent les conclusions de la commission supérieure qui fut constituée à Paris à la fin de 1833, pour poser enfin les assises d’une politique algérienne[10].

[8] Valet, op. cit., p. 61-62.

[9] Valet, op. cit., p. 85-99.

[10] Valet, op. cit., p. 99-109.

Le ministère et deux commissions successives étaient donc d’accord pour ne point quitter l’Algérie ; Clauzel, qui là-bas avait toute la responsabilité, et qui connaissait bien son champ d’action, pronostiquait qu’« Alger pourrait être la gloire d’un gouvernement et une source de richesses pour la France »[11]. Et pourtant, au cours des débats parlementaires du printemps de 1834, on entendit Passy déclarer qu’il donnerait volontiers Alger pour une bicoque du Rhin ; le marquis de Sade dénoncer l’occupation d’Alger comme la plus folle des entreprises, comme un gouffre dans lequel viendraient s’engloutir toutes les richesses du pays ; Dupin aîné souhaiter qu’on hâtât le moment de libérer la France d’un fardeau qu’elle ne pourrait et qu’elle ne voudrait pas porter plus longtemps. Une voix domina, pour un instant, ces prophètes de malheur : « La pensée de l’abandon d’Alger, disait-elle, resterait éternellement comme un remords sur la date de cette année, sur la Chambre et sur le gouvernement qui l’auraient consenti » ; c’était la voix d’Alphonse de Lamartine[12].

[11] Valet, op. cit., p. 81.

[12] Valet, op. cit., p. 112-122.

Mais la Chambre, timide, et désireuse d’affirmer avec éclat sa timidité, votait, sur le budget proposé, une réduction de deux cent cinquante mille francs, pour marquer son désir d’une occupation restreinte, et la lutte allait s’engager, dans les législatures suivantes, entre ceux qui insistaient pour qu’on s’en allât ou pour qu’on se cantonnât dans quelques points d’occupation bien délimités, et ceux qui souhaitaient que notre drapeau fît enfin le tour de l’Algérie, et qu’il y planât.

« Cette nouvelle France, bien plus difficile à peupler qu’à conquérir » ; c’est en ces termes que le duc d’Orléans, dans une lettre du 10 décembre 1839, parlait de l’Algérie[13] ; et il n’est pas sans intérêt de relever, sous la plume de l’héritier du trône, trente ans exactement avant le livre de Prévost-Paradol, ce mot décisif : « nouvelle France ». Mais le duc d’Orléans ne se trompait point lorsqu’il signalait les difficultés du peuplement.

[13] Girod de l’Ain, Le Maréchal Valée, p. 473 (Paris, Berger-Levrault, 1911).

Que valent les décisions de principe, lorsque pour les appliquer la foi manque ? Thiers faisait preuve de perspicacité lorsqu’il considérait comme un non-sens l’idée d’une occupation restreinte ; mais quelque foi qu’il pût avoir dans l’œuvre algérienne, comment cette foi pouvait-elle devenir communicative, persuasive, comment pouvait-elle faire des adeptes, lorsqu’il criait avec désinvolture : « L’Afrique, ce n’est qu’un grenier à coups de poings[14] ! » Et s’il y eut là-bas un homme de peu de foi, ce fut assurément Bugeaud, durant les premières années qu’il passa en Algérie. Son programme, dans une lettre au ministre de la Guerre, le 5 mai 1837, est celui-ci : « Exploiter le pays commercialement, en ayant une petite zone pour y essayer la colonisation et la culture des plantes qui ne peuvent pas nuire à l’industrie agricole de la France[15]. »

[14] Veuillot, Les Français en Algérie (éd. de 1925 : t. IV des Œuvres complètes, p. 215. Paris, Lethielleux).

[15] Yver, Documents relatifs au traité de la Tafna, p. 40 (Alger, Carbonel, 1924).

Une petite zone, et dont l’extension ne puisse pas porter ombrage aux agriculteurs français, tel est, à cette époque, l’horizon colonial de cet agriculteur qui s’appelait Bugeaud. Et ses lettres privées, où il s’épanchait à cœur ouvert, nous montrent avec quelle humeur morose il envisageait cet horizon. « L’Afrique, confiait-il à Damrémont le 15 mai 1837, est une plaie qui, sans être mortelle, n’en est pas moins très fatigante et peut dans le cas d’une guerre européenne devenir dangereuse[16]. »

[16] Yver, Documents relatifs au traité de la Tafna, p. 88. Voir les deux articles de M. de Lanzac de Laborie dans le Correspondant des 25 août et 10 septembre 1923, et Ch.-André Julien, La Révolution de 1848 et les révolutions du dix-neuvième siècle, février 1925, p. 318-323.

« La Restauration, écrivait-il le 26 mai 1838, se targue de nous avoir donné l’Algérie, elle ne nous a donné qu’Alger et elle nous a fait un funeste présent. Je crains qu’il ne soit pour la monarchie de Juillet ce que l’Espagne a été pour l’Empire[17]. »

[17] Lettres inédites du maréchal Bugeaud, éd. Tattet et Féray. Bugeaud d’Isly, p. 182. (Paris, Émile-Paul, 1923.)

« Misérable Afrique, reprenait-il le 16 août 1839, tu as toujours été un embarras, à présent tu es un immense danger[18]. »

[18] Lettres inédites, p. 203.

« Je n’ai pas laissé échapper une occasion, insistait-il le 14 janvier 1841, de dire à la tribune et partout que je regardais l’Afrique comme une plaie de la France[19]. »

[19] Lettres inédites, p. 233.

Le futur général Daumas était presque aussi pessimiste lorsqu’il écrivait le 8 juillet 1838 : « Je ne puis mieux comparer l’État dans lequel nous vivons qu’à un édifice dont toutes les pierres se détachent les unes après les autres, sans qu’on y fasse la moindre réparation. Il doit inévitablement s’écrouler ; mais quand tombera la dernière ?[20] »

[20] Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara, éd. Yver, p. 243.

II

Il semblait que cette France du début de la monarchie de Juillet se souvînt assez peu d’avoir été la France des croisés ; et l’idée qu’elle allait frôler l’Islam, le coudoyer, l’apprivoiser peut-être, suscitait dans les esprits le souvenir des aphorismes de Voltaire sur la tolérance plutôt que le souvenir de saint Louis expirant sur la plage tunisienne, à l’ombre de cette croix qu’il avait lui-même apportée.

Lorsque la France de Charles X avait entrepris cette campagne d’Alger qui fut l’adieu des Bourbons à l’histoire, Clermont-Tonnerre, qui, comme ministre de la Guerre, avait eu à la préparer, écrivait à son roi : « Ce n’est peut-être pas sans des vues particulières que la Providence appelle le fils de saint Louis à venger à la fois l’humanité, la religion, et ses propres injures. Peut-être, avec le temps, aurons-nous le bonheur, en civilisant les indigènes, de les rendre chrétiens. » Dans le discours du trône, du 2 mars 1830, Charles X à son tour proclamait : « La réparation éclatante que je veux obtenir, en satisfaisant à l’honneur de la France, tournera, avec l’aide du Tout-Puissant, au profit de la chrétienté. » Mais d’autre part, ce même Clermont-Tonnerre s’était hâté d’affirmer le véritable esprit de tolérance de la France, son respect pour les mosquées, pour les marabouts ; et dans la proclamation en langue arabe qu’avait rédigée le maréchal de Bourmont « pour les Couloughlis, fils des Turcs, et pour les Arabes habitant le territoire d’Alger », on lisait : « Nous respectons votre religion sacrée, car Sa Majesté le roi protège toutes les religions[21]. »

[21] Esquer, la Prise d’Alger, p. 74 et 78 et 267-268 (Paris, Champion, 1923).

Huit ans durant, sous la monarchie de Juillet, l’Algérie fut en contact avec la France politique et militaire sans que chez elle la France religieuse s’installât. Officiers et fonctionnaires firent assez vite une constatation très imprévue ; ils observaient que les Arabes, au lieu de considérer l’effacement du christianisme comme une marque d’égards pour leurs susceptibilités de fidèles du Prophète, interprétaient plutôt comme un témoignage d’impiété, d’athéisme, cette façon d’abstentionnisme religieux qu’ils observaient chez les Français.

L’intendant Genty de Bussy, dans le livre qu’il publiait en 1835 sous le titre : De l’établissement des Français dans la régence d’Alger, et des moyens d’en assurer la prospérité, constatait cet abstentionnisme. Tout en notant que dès la fin de 1832, dans Alger même, le culte catholique avait trouvé « un lieu digne de lui »[22], Genty de Bussy ajoutait :

[22] Genty de Bussy, op. cit., I, p. 142. Sur Pierre Genty de Bussy, voir l’introduction du capitaine Tattet aux Lettres inédites de Bugeaud, p. 11-13.

Nous avons dépouillé l’exercice du culte chrétien d’une partie de ses pratiques ; processions, pompes, cérémonies, nous avons tout refoulé dans l’intérieur, et jusqu’à ce drapeau du Christ, qui, dans la mère patrie, annonce au loin nos églises, nous ne l’avons point arboré, sacrifiant ainsi nos symboles les plus chers au désir de faire vivre deux religions en paix sur la même terre et de calmer les passions.

Sa plume s’exaltait à la pensée de ce sacrifice : ce n’est pas en vain qu’il avait lu les « philosophes », et dans cette phraséologie du dix-huitième siècle qui nous fait aujourd’hui sourire et qui nous paraît plus archaïque que la langue du moyen âge, ce brave homme ajoutait :

Nous ne sommes plus au temps où, voués à la guerre et au sacerdoce, les peuples, passant de l’église dans les camps, s’égorgeaient pour se convertir.

Mais il y avait en Genty de Bussy, à côté d’un « philosophe », un politique réaliste ; et par une courbe curieuse, il en arrivait à dire :

La religion chrétienne, dépouillée par la philosophie de ce zèle exclusif qui l’animait aux premiers âges, si elle eût échoué complètement sur les Maures, eût pu devenir pour nous un précieux auxiliaire vis-à-vis des Arabes. Chez ces hommes neufs et sauvages, il y avait quelques chances de la faire germer, et si nous les eussions exploitées, nous en aurions peut-être déjà recueilli les fruits. D’un autre côté, vis-à-vis des peuples à fortes et énergiques croyances comme les Maures, affecter de n’en avoir aucune était nous décréditer à leurs yeux. Comment prétendre à leur parler un jour de la supériorité de nos dogmes, quand il n’était que trop visible que, pour la plupart, nous en avions déserté les obligations ? Sous ce rapport encore, nous n’avons donc pas fait tout ce que nous aurions pu faire.

Si bien qu’après s’être réjoui, en théorie, que nous eussions conformé notre conduite à l’esprit de tolérance du siècle antérieur en n’apparaissant, aux yeux de nos nouveaux sujets, ni comme des croyants, ni comme des pratiquants, Genty de Bussy finissait par avouer que, politiquement, c’était là une faute.

Et il concluait :

Nous avons deux puissants éléments de conviction, notre religion et notre charte, employons-les avec prudence ; ne les appelons que quand l’heure en sera venue, nos résultats n’en seront que plus assurés. Que si, après, et chez ces peuples des montagnes, ces Arabes, ces Kabyles, qui n’ont d’autre religion que la force, d’autre Dieu que leur épée, de nouveaux apôtres chrétiens veulent tenter une conversion, qu’ils partent ; la lice est ouverte, nos vœux suivront leur audace ; l’Afrique profitera de leur triomphe, et les couronnes du martyre qui les attendent pourront devenir aussi, dans ces contrées stationnaires, les marchepieds de la civilisation[23].

[23] Genty de Bussy, op. cit., I, p. 145-148. Il ajoutait en note : « On assure que le gouvernement français, d’accord avec le Saint-Siège, a l’intention d’envoyer de nouveau dans la Régence des Lazaristes orientalistes. Ce serait là, sans doute, une philanthropique et excellente idée. Étrangers à l’ambition et au monde, ces saints hommes ne veulent le bien que pour le bien, et, en pareil cas, pour le faire, peu leur importe le théâtre ; c’est dans leur conscience seule qu’ils en trouvent la récompense. »

Ce métaphorique langage attestait, chez Genty de Bussy, l’idée que tôt ou tard, en pays algérien, la croix, au lieu de continuer à s’effacer, serait arborée par des missionnaires, et qu’elle devancerait en terre d’Islam la culture occidentale.

Un an plus tard, en 1836, le capitaine d’état-major Pellissier, qui, deux ans durant, de 1832 à 1834, avait occupé, dans Alger, les fonctions de chef de bureau des Arabes, confessait à son tour dans ses Annales algériennes :

Les Arabes, hommes à foi vive, sont persuadés qu’il vaut encore mieux avoir une mauvaise religion que de ne pas en avoir du tout. L’indifférence que nous affections sur cette matière les étonne ; et s’ils y voient une garantie de tolérance, il faut dire qu’elle est d’un autre côté une des causes qui diminuent leur estime pour nous… En parlant des Français, ils ne disent pas : il est fâcheux qu’ils soient chrétiens, mais : il est fâcheux qu’ils ne soient pas même chrétiens.

D’où Pellissier concluait que puisque les Arabes « en sont à désirer qu’il y ait chez nous un principe religieux, il faut leur offrir ce principe ». Et subitement il souhaitait de « voir surgir, parmi nous, une croyance progressive et de fusion. Les Arabes, disait-il, en seraient agréablement surpris. » Il rêvait d’un « prophète chrétien par son père, musulman par sa mère », grâce auquel il n’y aurait « ni froissement, ni violence ». « En attendant sa venue, concluait-il, faisons-lui des sentiers droits. Ne choquons point les indigènes dans leur croyance, mais n’affichons plus une indifférence qui a produit tout le peu de bien qu’elle pouvait produire, et qui, poussée plus loin, serait dangereuse[24]. »

[24] Pellissier, Annales algériennes, II, p. 291-292 (Paris, Anselin, 1836).

A cette époque même, pour condamner cette indifférence, l’âme arabe élevait la voix, par les lèvres d’Abd-el-Kader. C’était au cours d’une discussion avec le colonel de Maussion, qui négociait avec lui la restitution de nos auxiliaires nègres, tombés prisonniers entre ses mains. « Ce sont des choses, disait l’émir, et non des personnes. Vous ne nous avez pas rendu les nombreux troupeaux capturés dans les razzias. » — « Tu m’opposes ta loi, observait alors le colonel, mais je t’oppose notre religion, qui ne nous permet pas d’assimiler un homme, parce qu’il est noir, à un animal. »

A quoi l’émir ripostait : « Mais est-ce que vous avez une religion ? Est-ce que vous êtes chrétiens ? Où sont vos marabouts ? Où sont vos églises ? Où et quand adressez-vous des prières à Dieu ? Le Coran, nous ordonne de considérer Sidna Aïssa (Notre Seigneur Jésus) comme un prophète, et l’Indji (l’Évangile) comme un livre révélé par Dieu ; les peuples qui suivent les préceptes de l’Évangile sont nos frères. Est-ce qu’en pays musulman nous ne respectons pas la religion des Juifs ? N’ont-ils pas partout des synagogues ? Mais vous, vous êtes des infidèles sans religion, des Koufar. »

« Tu as été trompé par des apparences, objectait le colonel. Est-ce que nous n’avons pas soigné vos blessés sur les champs de bataille ? »

Et l’émir insistait : « C’est là une preuve de charité et non un témoignage de religion. Pourquoi n’y a-t-il pas de prêtre à vos consulats ? Pourquoi ce prêtre n’est-il pas là au milieu de nous ? Je me serais levé à son approche, je serais allé lui embrasser la tête en lui demandant sa bénédiction[25]. »

[25] Récit du docteur Warnier, reproduit dans Pontois, Les Odeurs de Tunis, p. 340 (Paris, Savine).

Un peu plus tard, le futur général Daumas, qui alors exerçait, comme simple capitaine, les fonctions de consul à Mascara et de commissaire du roi auprès d’Abd-el-Kader, se sentait étrangement gêné, lui qui n’était, disait-il, « ni musulman, ni chrétien », d’assister aux prières de l’émir. Il sentait « le mépris fort peu dissimulé » que son indifférence inspirait. « Je ne savais quelle contenance prendre, racontait-il plus tard à Veuillot ; j’étais ennuyé et même humilié de ma figure d’incrédule parmi tous ces hommes qui, si sérieusement et avec un aspect si grave, s’adressaient au ciel. » Et il ajoutait qu’un jour, au milieu du camp arabe, pendant la prière, pour relever sa considération, peut-être un peu aussi pour soulager son cœur, il avait fait le signe de la croix et paru, de son côté, réciter ses prières… qu’il ne savait pas[26].

[26] Louis Veuillot, Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires, troisième série, II, p. 522 (Paris, Vivès, 1875).

Daumas, causant avec d’autres musulmans, éprouvait des impressions analogues à celles que lui laissait Abd-el-Kader. Il écrivait le 7 janvier 1838 au chef d’état-major général de l’armée d’Afrique :

Nous avons reçu la visite d’un grand marabout du pays, Sidi Mohamet ben Haoua. Ce brave homme nous a parlé de Sidi Nahyssa (Jésus-Christ), d’Abraham, de David, de Salomon, de Sidi Mouça (Moïse), enfin de tous les patriarches. Quand il a vu que nous les connaissions, il a paru enchanté. « Dieu, nous a-t-il dit, a fait et séparé ; nous n’en sommes pas moins frères et vous valez mieux que les Turcs, qui nous pillaient et massacraient. » Naguère nous passions pour des impies, des païens, et maintenant on nous accorde la croyance en un seul Dieu. C’est un grand pas de fait. Les marabouts, que j’ai vus, paraissent bien disposés en notre faveur, et j’ai grand soin de les entretenir dans de pareilles idées[27].

[27] Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara, éd. Yver, p. 59. Comparer la conversation entre Veuillot et l’indigène Bou-Gandoura en 1841, conversation que « le musulman termine en disant au chrétien : « Les choses auraient été différemment en Algérie si tous les Européens avaient été comme vous. » (Correspondance de Louis Veuillot, I, p. 101. Paris, Retaux, 1903.)

Que l’émir Abd-el-Kader ou que le marabout Mohamet ben Haoua s’inquiétassent ainsi de nos rapports avec notre Dieu, et que même ils fissent mine de nous interpeller sur ces rapports : c’était là un symptôme dont les autorités administratives ne pouvaient pas méconnaître la portée. Et ce même gouvernement des Tuileries qui, le 2 août 1834, avait, par ordonnance royale, défendu de reconnaître un caractère officiel à tout ecclésiastique qu’enverrait la cour de Rome en Algérie[28], engageait, quatre ans plus tard, des négociations avec le Vatican pour la création d’un évêché d’Alger.

[28] Marty, Correspondant, septembre 1861, p. 38.

III

« Un chef spirituel, écrivait le maréchal Valée, le 5 mai 1838, au ministre Molé, trouvera en Afrique un nombre considérable de fidèles[29]. » Valée, comme l’écrira bientôt Veuillot, « avait compris que, là où la France planterait une croix, elle resterait plus longtemps que là où elle porterait seulement un drapeau »[30]. Il réputait nécessaire la création d’une seconde paroisse dans Alger et de plusieurs paroisses dans la plaine ; il constatait qu’Oran, Mostaganem, Bougie, Bône, la garnison de Constantine, réclamaient un culte. Et de fait, il y avait urgence : une église à Alger, deux misérables chapelles à Bône et à Oran, quelques rares prêtres français, quelques religieux ou prêtres fugitifs chassés d’Espagne et des Baléares par la récente révolution, voilà tout ce qu’allait trouver en Algérie, pour le service de l’idée chrétienne, Mgr Dupuch, premier évêque d’Alger[31].

[29] Girod de l’Ain, op. cit., p. 179.

[30] Veuillot, Les Français en Algérie, édit. de 1925, p. 196, t. IV des Œuvres complètes.

[31] Dupuch, Fastes sacrés de l’Afrique chrétienne, IV, p. 343 (Bordeaux, Faye, 1849).

Le ministre Molé, à la date du 13 juin, répondait à Valée :

L’affaiblissement si regrettable du principe religieux chez nous, nous fait trop oublier la puissance qu’il conserve ailleurs.

Une expression m’a frappé dans la lettre de Mohammed à Abd-el-Kader ; ce mot est celui d’impie qu’il emploie à la place de celui d’infidèle, et qui semble indiquer qu’il nous regarde comme un peuple sans religion et peut-être ennemi de toutes les religions. Ne pensez-vous pas que l’organisation du culte catholique à Alger aurait déjà sur l’esprit des Arabes une heureuse influence[32] ?

[32] Girod de l’Ain, op. cit., p. 180.

C’étaient là des idées neuves, sous la plume d’un ministre de Louis-Philippe. Il les aurait jugées, un an plus tard, singulièrement justifiées, s’il avait eu sous les yeux une très curieuse lettre que le capitaine Daumas, le 23 juin 1839, adressait de Mascara à son chef hiérarchique Guéhenneuc. Nous voyons là un soldat, vivant parmi les indigènes, habitué à écouter ce qu’ils disent, à entendre ce qu’ils murmurent, à deviner ce qu’ils cachent ; il est ravi d’avoir à leur annoncer que désormais l’Algérie possédera un évêque, et de leur commenter cette nomination, et de recueillir leurs commentaires, à eux, et de faire ainsi absoudre sa patrie du grief d’athéisme.

J’ai déjà trouvé l’occasion, raconte-t-il, d’instruire les chefs de Mascara de l’arrivée du vénérable prélat que nous avons le bonheur de posséder. Cette occasion s’est présentée naturellement. Nous étions chez le caïd ; on vint à parler de religion, et je fis adroitement passer en revue tous les griefs qui, selon les Musulmans, font de nous des impies. « Comment voulez-vous que nous vous traitions autrement, dit un savant, le qroudja du cady ; vous ne jeûnez pas, on ne vous voit jamais prier, dans vos villes vous autorisez le vice et la prostitution, et enfin, partout, on vous entend renier Dieu (jurer). — Vous avez tort, répondis-je, de nous juger par ce que vous voyez faire à nos soldats qui, comme les vôtres, ne suivent pas exactement leur religion. Comme vous, nous ne proclamons qu’un seul Dieu, le maître du monde ; notre jeûne dure quarante jours ; dans notre pays nous avons de nombreuses mosquées constamment remplies de fidèles, et nous avons des marabouts, qui ne consacrent leur existence qu’à propager la parole de Dieu et à soulager l’infortune sans aucune distinction de pays ni de religion. — Ah ! bah ! Vous avez des marabouts ! — Oui, nous avons des marabouts, et la preuve, c’est qu’il vient d’en arriver un à Oran renommé par sa piété, ses vertus, et qui déjà a su s’attirer le respect et la vénération de tous les Arabes. » Là-dessus, je me levai et partis. Le soir, je fus instruit par l’un des agents qu’on avait après moi beaucoup causé sur les chrétiens et qu’un talaib avait dit : « Le consul a raison, les Français suivent l’Évangile, le Prophète nous en parle dans le Coran… » Je ne m’en tiendrai pas là et saurai faire répandre dans le public l’arrivée de Mgr l’évêque, arrivée qui fera, je crois, le plus grand bien à notre cause, en détruisant promptement tous les absurdes préjugés naturellement répandus sur nous[33].

[33] Correspondance du capitaine Daumas, p. 492-493.

De l’avis de militaires tels que Valée, Maussion, Daumas, de l’avis d’hommes d’État tels que Molé, il convenait donc que la France fît en Afrique acte personnel de christianisme, pour éviter l’accusation d’être indifférente à l’idée même de Dieu ; et c’était là un premier progrès sur les conceptions timides, erronées, qui tout au début de l’occupation avaient induit la monarchie de Juillet à n’arborer qu’avec beaucoup de réserve et de crainte les emblèmes chrétiens. Il fallait qu’un tel progrès s’accomplît, pour qu’un homme comme Abd-el-Kader, qui était avant tout un homme religieux, comprît peu à peu qu’il y avait une différence à faire entre les idolâtres de l’Yémen ou de la Perse, contre qui Mahomet prêcha la guerre sainte, et les chrétiens qu’il rencontrait en Algérie, et que ces chrétiens étaient plus près de lui et du Prophète que longtemps il ne l’avait pensé[34].

[34] Voir colonel Paul Azan, L’émir Abd-el-Kader, p. 282-283 (Paris, Hachette, 1925).

IV

Un livre parut en 1844 qui s’intitulait : les Français en Algérie. L’auteur, six mois durant, de la fin de février à la fin d’août 1841, avait, à la demande de Guizot, étudié sur place, auprès de Bugeaud devenu gouverneur général, les questions algériennes. Les deux rapports que de là-bas, le 8 mars et le 19 avril 1841, il avait expédiés à Guizot, et dont le premier lui avait valu un « satisfecit » ministériel[35], avaient déjà laissé voir l’intérêt qu’il prenait aux choses religieuses de l’Algérie, et dès le début de son livre il disait : « Elles n’ont qu’une bien étroite place dans presque tous les livres qu’on a faits ; elles en méritent une meilleure, que je voudrais leur donner[36]. » Ce ton si décisif ne surprendra personne, lorsqu’on saura que le livre était signé Louis Veuillot. Il était rentré en France « plein de faits douloureux et plein de conseils impossibles » ; il voulait les livrer au public ; il voyait là un « devoir »[37].

[35] Veuillot, Correspondance, I, p. 86.

[36] Veuillot, Les Français en Algérie (Œuvres complètes, IV, p. 11). Sur le séjour de Louis Veuillot en Algérie, voir Eugène Veuillot, Louis Veuillot, I, p. 229-265 (Paris, Retaux).

[37] Veuillot à Edmond Leclerc, Alger, 20 juin 1841 (Correspondance, I, p. 94-95).

Il jetait un regard rétrospectif sur l’Algérie des premières années de la conquête, sur cette Algérie où l’on avait paru vouloir voiler à l’Islam les bras du Christ et le bois de la croix. Et parlant de ces « politiques qui se sont tant efforcés de déguiser le peu de religion qui nous reste, sous le beau prétexte de ne point effaroucher le fanatisme musulman », il les accusait d’avoir « commis la plus lourde faute que l’enfer ait pu leur conseiller. Rien ne répugne plus au fanatisme musulman, expliquait-il, qu’un peuple sans croyance et sans Dieu[38]. »

[38] Veuillot, Les Français en Algérie (Œuvres complètes, IV, p. 223).

Partout dans son livre, on retrouvait cette idée ; elle se répétait, se diversifiait, avec l’émouvante insistance d’un appel d’alarme. Spectateur de ces Arabes qui « nous reprochaient qu’on ne nous voyait jamais prier[39] », il déduisait :

[39] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 9).

La guerre contre nous n’était pas seulement patriotique, elle était sainte. Envahisseurs du sol, détestés à ce titre, nous étions encore et surtout haïs et méprisés comme infidèles, comme impies. On nous reprochait nos mœurs, nos blasphèmes, notre religion fausse ; on nous reprochait plus encore notre irréligion. C’était œuvre de piété de faire la guerre aux chiens qui adorent les idoles ou qui n’ont pas de Dieu[40].

[40] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 7).

On voyait Veuillot, à onze ans de distance, interpeller les commissaires qui étaient venus en 1833 enquêter en Algérie.

Ces personnages politiques, ces hauts commissaires, ces législateurs, ces chrétiens envoyés dans un pays infidèle pour savoir ce qu’il convient à leur patrie d’y faire, ne songent pas un seul moment à la religion catholique, n’en prononcent pas le nom… Qu’on institue une commission de civilisation et qu’il ne soit venu à la pensée de personne d’y introduire un prêtre, c’est un de ces traits qui peignent une époque et qui font deviner des abîmes[41].

[41] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 93).

Mais au delà et au-dessus de ces commissaires, puissances éphémères, puissances déchues dès qu’était accompli leur mandat, il interpellait un pouvoir plus stable, celui des bureaux ; il interpellait même, indirectement, ce maréchal Bugeaud sous les auspices duquel avait commencé de s’essayer jadis, en Périgord, sa plume de journaliste.

En matière de religion, c’est le mauvais côté, le côté officiel de l’esprit français qui règne sur l’Algérie[42].

[42] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 118).

Je regrette que le gouvernement de M. le maréchal Bugeaud, d’ailleurs bienveillant pour la religion, ne s’inspire pas plus largement des lumières catholiques, et ne diffère que bien peu, à cet égard, de celui de nos préfets[43].

[43] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 12).

Il y avait dans le livre de Veuillot deux chapitres, l’un sur l’aumônerie militaire, l’autre sur Mgr Dupuch, qui ressemblaient à deux lamentations. Il signalait à la respectueuse pitié des chrétiens de France cet « évêque sans clergé, au milieu d’un peuple infidèle ou incrédule », et il disait de lui :

Appuyé par les autorités les plus hautes : à Paris, par le roi, par la reine, par le ministre ; à Alger, par le gouverneur général ; mais ayant contre lui une bureaucratie intraitable, qui, soit à Alger, soit à Paris, est la même partout ; repoussé par l’indifférence des riches ; trop pauvre, malgré les dons nombreux des fidèles de France, pour pouvoir assister tant de pauvres qui venaient frapper à sa porte ; soigneusement tenu en dehors de tout conseil administratif, et n’étant lui-même que le plus tracassé des administrés ; séparé des soldats ; bientôt suspect de nuire à nos progrès auprès des musulmans, à qui l’on veut absolument que sa mission fasse ombrage, il ne tarda pas à s’apercevoir que l’évêque d’Alger n’était que le curé d’une de ces paroisses de France où le conseil municipal, regardant le culte comme une charge inutile du budget, ne veut jamais ni rebâtir le presbytère, ni réparer l’église, ni surtout permettre que le pasteur paraisse hors de la sacristie, dans laquelle on se réserve d’aller le tourmenter à plaisir[44].

[44] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 195-196).


LE CARDINAL LAVIGERIE EN VÊTEMENTS PONTIFICAUX

Le témoignage même de Mgr Dupuch, que l’on trouve dans ses Fastes sacrés de l’Afrique chrétienne, confirme ce jugement de Louis Veuillot. La monarchie de Juillet avait consenti que l’occupation de l’Algérie s’attestât, de çà, de là, par l’érection de quelques croix. Le maréchal Valée en plantait une sur le minaret de l’ancienne mosquée de Blidah[45]. Mais les sœurs voulaient, elles, installer le crucifix dans l’hôpital d’Alger ; on leur créait des difficultés[46]. Faute d’aumônerie militaire, un bataillon de chasseurs se plaignait d’avoir manqué de messe trois ans durant[47]. « Nous n’avions pas un seul prêtre, écrivait un soldat au moment de la prise de Constantine, c’était plus triste qu’on ne pourrait se l’imaginer ; les mourants me priaient de leur chanter le De Profundis et le Miserere[48]. » Mgr Dupuch dut déclarer en 1841 que si les chefs d’armée, en dehors du gouvernement proprement dit, ne toléraient pas de temps en temps la présence d’un prêtre auprès des colonnes expéditionnaires, il partirait lui-même pour la guerre[49]. Visitant la chambrette du presbytère qui servait de lieu de culte aux catholiques de Mostaganem, Veuillot s’écriait :

[45] Dupuch, op. cit., IV, p. 408.

[46] Dupuch, op. cit., IV, p. 453.

[47] Charles de Riancey, De la situation religieuse de l’Algérie, p. 13-14 (publié par le comité électoral pour la défense de la liberté religieuse). Paris, Lecoffre, 1846.

[48] Marty, Correspondant, septembre 1861, p. 50.

[49] Dupuch, op. cit., IV, p. 488-489.

Je sortis percé comme d’un glaive de ces paroles du dernier évangile : Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. La religion (en Algérie) n’est ni forte, ni persécutée ; elle est méprisée, elle est jugée inutile[50].

[50] Veuillot, loc. cit. (IV, P. 233-234).

Et Mgr Dupuch gémissait à son tour sur le misérable état de certaines églises, sur la désinvolture avec laquelle, à Boufarik, le commissaire civil s’installait dans la chapelle catholique, reléguait l’autel et les liturgies dans une misérable hutte en planches pourries, ni carrelée, ni pavée, ni planchéiée.

En vain la monarchie de Juillet avait-elle senti la nécessité de disculper la France de l’accusation qu’on lui lançait d’ignorer Dieu ; Veuillot persistait à dire :

Malgré nos églises, malgré nos prêtres, déjà si impuissants par leur petit nombre, et garrottés encore par une politique hostile lorsqu’elle n’est pas indifférente, les Arabes sont restés dans cette conviction que nous sommes un peuple athée[51].

[51] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 118).

Il n’ignorait pas, assurément, que la petite chancellerie algérienne, au cours des dernières années, s’était montrée « aussi vigilante que pourrait l’être une pensionnaire des Oiseaux ou du Sacré-Cœur, à marquer tous ses messages arabes d’un dicton pieux quelconque, pourvu, bien entendu, qu’il ne fût pas exclusivement chrétien »[52]. Cela lui faisait l’effet d’une chose triste et plaisante, et ces fonctionnaires qui persistaient « à singer la piété musulmane »[53] lui paraissaient mal qualifiés pour donner autour d’eux l’impression que les Français étaient d’authentiques fidèles de leur Dieu.

[52] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 139).

[53] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 116).

V

D’ordre du pouvoir, d’ailleurs, ce Dieu n’avait pas le droit de chercher d’autres fidèles. Vous n’êtes chargé que des chrétiens romains, disait à Mgr Dupuch le gouvernement des Tuileries ; et le pouvoir civil ne vous reconnaît aucune autre juridiction. Il y avait là une détermination très nette, très exclusive, nettement précisée, dès le 5 mai 1838, dans la lettre du maréchal Valée que nous avons déjà citée. Après avoir posé en principe que la première de toutes les qualités, chez un évêque d’Alger, devait être une « pieuse tolérance », et qu’il importait que « tout esprit de prosélytisme fût banni de la pensée des prêtres », Valée précisait avec inflexibilité :

L’administration spirituelle des populations catholiques, le soin de les pénétrer du véritable esprit du christianisme, doivent seuls préoccuper l’évêque d’Alger, et il méconnaîtrait la nature de sa mission s’il cherchait à amener au sein de l’Église les musulmans et les juifs sur lesquels la domination française s’étend aujourd’hui[54].

[54] Girod de l’Ain, op. cit., p. 180.

Telle était la conception administrative que l’on se formait de l’évêque d’Alger : elle ne concordait nullement avec celle qu’en avait Grégoire XVI. Valée fut probablement très flatté de recevoir de Rome, en mai 1839, un bref fort élogieux : « Vous avez continué, lui disait le Pape, à veiller à ce que, forts de votre appui, les prêtres que nous avons envoyés par notre autorité apostolique propageassent la lumière de l’Évangile et exerçassent plus librement et plus fructueusement pour le salut des anciens et des nouveaux fidèles les autres parties de leur ministère sacré[55]. » Valée, s’il eût osé, eût probablement dit au pontife : « Parlons des anciens fidèles, Très Saint Père ; mais des nouveaux fidèles, qu’est-ce à dire et qu’entend par là Votre Sainteté ? La France, en Algérie, ne fait point de propagande religieuse. » Et c’eût été le début d’une discussion entre l’État et l’Église, qui d’ailleurs, en fait, ne tarda point à éclater, et qui allait durer une trentaine d’aimées.

[55] Girod de l’Ain, op. cit., p. 181.

Grégoire XVI, dans le bref par lequel il confiait à Mgr Dupuch l’évêché d’Alger, lui avait signifié : « Un champ immense est ouvert devant vous. Là, dans les premiers siècles, un grand nombre d’églises avaient fleuri. Allez donc, partez au nom de Dieu vers cette partie de la vigne du Seigneur si longtemps désolée. Prenez votre faux, entrez vigoureusement dans votre vigne. » Le pape manifestait « l’heureuse espérance de voir la lumière de la vérité catholique se répandre dans les autres parties voisines de l’Afrique, et prendre de continuels accroissements[56]. »

[56] Dupuch, op. cit., IV, p. 405-406.

Entrer vigoureusement dans sa vigne, Mgr Dupuch y était tout prêt ; mais l’administration s’opposait. A la porte de l’église Notre-Dame-des-Victoires à Alger, une sentinelle empêchait les Arabes d’entrer. Mgr Dupuch avait fait venir des Jésuites comme prêtres auxiliaires ; mais l’un d’eux, qui lui était expédié de Syrie, le P. Planchet, recevait en 1839, sous peine d’arrestation, défense de débarquer à Philippeville, parce qu’il savait et parlait l’arabe[57].

[57] Burnichon, La Compagnie de Jésus en France : un siècle, 1814-1914, III, p. 311 et 321 (Paris, Beauchesne, 1919).

En termes amers, Veuillot commentait cette politique :

Les commis du ministère de la guerre pensent qu’il y aurait les inconvénients politiques les plus graves à essayer d’instruire les Maures. On ne voit rien que de légitime à brûler les maisons des Arabes ; on permet aux Maures de dire publiquement dans leur mosquée la kholba au nom de l’empereur du Maroc et même au nom d’Abd-el-Kader ; mais on interdit aux prêtres catholiques toute démarche qui aurait pour but d’amener un musulman à se faire chrétien, et la raison, c’est qu’il ne faut pas exciter leur fanatisme[58].

[58] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 46-47).

Il avait vu les indigènes, face à face avec l’évêque ; il les avait vus l’accueillir « avec une véritable tendresse ». Mais « quelques employés français, grondait-il, ont eu peur de sa mission, et nous n’en retirons pas les fruits. S’il était vrai, ce qui n’est pas, que la prépondérance de la religion catholique offusquât les Maures, quel meilleur moyen aurait-elle de se faire pardonner cette prépondérance nécessaire, qu’en répandant parmi les Maures beaucoup de bienfaits ? Quoi ! ils lui reprocheraient de recueillir les orphelins, de soigner les pauvres, de protéger les opprimés, et de leur dire à eux vaincus, dans leur langue, qu’ils sont comme nous les enfants de Dieu… N’eût-on laissé à la religion que les orphelins, que les pauvres, que les prisonniers, tous ces misérables seraient devenus autant de voix qui auraient publié dans la langue des vaincus les générosités de la France, les œuvres miséricordieuses de son culte, l’inépuisable charité des ministres de son Dieu[59]. »

[59] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 199 et 111).

Mais lors même que l’état d’esprit administratif eût condamné la plume de Veuillot à demeurer impuissante, Veuillot n’admettait pas qu’elle restât silencieuse ; et ce livre : les Français en Algérie, faisait sans cesse résonner aux oreilles françaises, avec l’âpreté d’un reproche, cette émouvante question : Voilà quatorze ans que vous êtes là-bas ; qu’y avez-vous fait comme apôtres ? Et chaque fois que la question surgissait, survenait, sous l’ardente plume de Veuillot, une réponse morose, attristée. On eût dit qu’il voulait fouiller l’âme de ces politiques, de ces soldats, de ces commerçants, qui avaient commencé de transplanter la France en Algérie : « La question, disait-il, était de savoir si la conquête serait une bonne ou une mauvaise affaire. L’orgueil de nos armes, les profits de notre commerce offraient la matière du débat… La France a voulu travailler pour sa gloire, non pour la gloire de Dieu[60]. » Mais cette France, c’était « la patrie de Godefroi de Bouillon, de Pierre l’Ermite, de saint Bernard et de saint Louis », et Veuillot, après l’avoir ainsi définie, disait douloureusement : « Elle multiplie les prodiges de son ancien courage pour conquérir un royaume infidèle ; mais elle ne songe qu’à le gagner à ses comptoirs et ne veut point le gagner à son Dieu[61]. » Autour de lui, cependant, à Paris, il sentait s’ébaucher un renouveau catholique, et cette coïncidence rendait ses interrogations plus pressantes encore : « Est-ce donc pour rien, s’écriait-il, que la France est devenue reine d’Alger au moment où quelque zèle religieux se réveille dans son cœur[62] ? » Et c’est avec l’accent d’un pénitent qu’il confessait, — une confession qui était un réquisitoire : « Malgré tout ce que nous avons fondé, nous avons perdu là des âmes que nous pouvions sauver, nous n’avons pas fait à la croix le même honneur qu’à nos drapeaux[63]. »

[60] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 5).

[61] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 37).

[62] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 85).

[63] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 12).

Mais il savait, hélas ! l’administration impénitente, et cela le faisait trembler.

Le chrétien, écrivait-il, voyant la religion négligée à dessein par ceux qui sont chargés d’établir en Algérie la puissance française, murmure avec effroi cet oracle divin, tant de fois réalisé parmi les hommes : Nisi dominus ædificaverit domum, in vanum laboraverunt qui ædificant eam[64].

[64] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 243).

Veuillot, d’ailleurs, n’était pas de ceux dont la voix expire en un murmure d’épouvante : son livre voulait être un livre constructeur. Et la haute originalité de ce livre trop peu connu, c’était de jeter le défi à une opinion sceptique qui croyait à peine à l’avenir de l’Algérie, et qui croyait moins encore à l’avenir du christianisme en Algérie, et de dire en substance à cette opinion : Je crois au premier de ces avenirs parce que je crois au second. Le Paris de l’époque boudait à l’Algérie, grognait contre elle. Bugeaud tout le premier grognait, faute de pouvoir bouder ; il supputait ironiquement, devant ses convives, ce que chacun de ses repas coûtait à la France[65] ; et Veuillot lui-même, d’Alger, sous l’évidente impression de ces propos pessimistes du général, avait un jour, dans une lettre à Guizot, qualifié de « malheureusement impossible » cet abandon de l’Algérie, auquel d’aucuns songeaient encore[66]. Mais dans son livre, sa paradoxale âme d’apôtre, bravant tout d’un coup bouderies et grognements, prévenait tous les douteurs qu’un jour viendrait où s’agiteraient les destinées de Tunis, où s’agiteraient celles du Maroc. Il leur parlait avec une assurance de prophète ; il leur disait formellement :

[65] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 9).

[66] Veuillot à Guizot (IV, p. 250).

Le sang des compagnons de saint Louis, répandu sur les plages de Tunis, est un vieux titre que nous serons contraints de faire valoir un jour ; entre notre province de Tlemcen et les rivages de l’Espagne régénérée, l’air manquera aux prétendus descendants du calife qui font encore peser sur le Maroc leur sceptre barbare[67].

[67] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 4).

Ainsi Veuillot, dès 1844, prévoyait-il le futur empire africain. Consultant « la foi chrétienne et l’expérience de dix-huit siècles », constatant qu’elles ne nous permettent pas de croire « qu’il puisse exister jamais un peuple inconvertissable[68] », sa dialectique hardie, avec l’aventureux élan d’un acte de foi, déduisait du devoir même qu’avait le christianisme français de suivre en Afrique notre drapeau, et puis de le précéder, les destinées futures du sol africain. Et sa puissance de vision, passant outre aux timidités des économistes, aux susceptibilités des politiques, l’amenait à certaines intuitions qui durent leur paraître folles.

[68] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 110).

Il ne comptait pas, à vrai dire, sur une prochaine ou rapide assimilation des Arabes : « Les Arabes, écrivait-il, ne seront à la France que lorsqu’ils seront Français ; ils ne seront Français que lorsqu’ils seront chrétiens ; ils ne seront pas chrétiens tant que nous ne saurons pas l’être nous-mêmes. Or, nous ne savons pas l’être encore[69]. » Mais il souhaitait que sans retard l’apostolat religieux s’organisât :

[69] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 45).

Dans le clergé français, signalait-il, on trouverait en abondance des apôtres ; tous nos religieux seraient heureux de donner leur vie pour la conquête chrétienne de cette terre, infidèle encore sous les drapeaux français ; ils seraient hospitaliers, maîtres d’école, missionnaires, agriculteurs, savants ; il y aurait, si on l’avait voulu, même un ordre militaire[70].

[70] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 242).

Mais dans la pensée de Veuillot, ce projet d’évangélisation impliquait tout d’abord un projet de peuplement.

Il faut en Algérie, expliquait-il, non pas des concubinaires et des bâtards, mais des familles, et des familles chrétiennes ; il faut à leur tête des prêtres respectés et sévères, la sévérité étant la sainte douceur de la religion ; il faut à ces villages, qui seront autant de petites républiques, une organisation pour le moins aussi théocratique que militaire, qui leur apprenne à répondre à la guerre sainte des musulmans par la guerre sainte des chrétiens[71].

[71] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 101).

Non pas qu’il voulût organiser en Algérie une guerre de religion, ce serait là prendre à contresens sa pensée ; mais il lui semblait que si les musulmans, au nom du Coran, déchaînaient contre nous le fameux Djehad, la guerre contre l’infidèle, les colons dont la foi catholique soutiendrait l’énergie auraient, pour résister, un surcroît de force. Écrivant à Guizot, il lui rappelait quel secours avait été le puritanisme pour les émigrants anglais qui fondèrent les États-Unis[72] ; il attendait, pour les colons de l’Algérie, le même secours du catholicisme. Si pour organiser ces villages défensifs et agricoles, on ne trouvait pas assez de Français, de Basques ou d’Alsaciens, on pourrait songer, disait-il, à des catholiques suisses avec lesquels il s’offrait à négocier, ou bien à des Polonais, que Montalembert serait en mesure de faire venir, ou bien à des familles syriennes[73].

[72] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 255). (Veuillot à Guizot, 19 avril 1841.)

[73] Veuillot, loc. cit. (IV, p. 247). (Veuillot à Guizot, 8 mars 1841.)

Il faudra plus d’un quart de siècle pour que les idées de Veuillot commencent de se réaliser. La Trappe de Staouéli, qui, dès 1843, étalait une magnifique leçon de travail agricole, aurait bénéficié d’un beaucoup plus large rayonnement, si les administrations locales eussent été animées d’un esprit plus pratique et d’une confiance plus allègre dans l’avenir algérien. Le projet qu’un jour développa Bugeaud, d’établir en dix ans, sur le sol algérien, cent mille soldats à demi libérés, se heurtait à l’indifférence parlementaire. C’était de la part du maréchal une audace, de rassembler quelques orphelins arabes dont les pères étaient morts au cours des combats contre nos armées, et d’oser dire au Jésuite Brumauld : « Tâchez, Père, d’en faire des chrétiens. Si vous réussissez, ceux-là du moins ne retourneront pas dans leurs broussailles pour nous f… des coups de fusil[74] » ; et l’on put un instant fonder beaucoup d’espérances sur l’orphelinat de Ben-Aknoun, à qui s’adjoignit dans la suite celui de Boufarik, et qui comptait, en 1850, deux cent soixante-dix orphelins. Mais les grandioses desseins de ce Jésuite, qui voulait attirer en Algérie les enfants de l’Assistance publique, devaient se heurter, sous le second Empire, à d’irréductibles oppositions, et le droit que réclamait le P. Brumauld d’être un colonisateur, au sens que Louis Veuillot eût donné à ce mot, ne lui fut jamais accordé[75].

[74] Veuillot, Mélanges, 3e série, II. p. 514.

[75] Burnichon, op. cit., III, p. 327-329.

« Il faut des paysans, et des paysans et encore des paysans », criera-t-il aux sénateurs, en 1859, et il leur expliquera que ses maisons, après quinze ans d’efforts et de sacrifices, étaient au moment de périr faute d’élèves, et que « leur conservation et leur perfectionnement ne demandaient qu’un mouvement continu de douze ou quinze cents enfants des deux sexes ». Mais ses appels tomberont dans le vide, comme y était tombé, sous la monarchie de Juillet, le livre prophétique et réalisateur sorti de la plume de Louis Veuillot[76].

[76] Pétition du P. Brumauld au Sénat en faveur de la colonisation de l’Algérie et de la jeunesse malheureuse de France (1859).

VI

Peu de temps après la publication du livre de Veuillot, Mgr Dupuch, découragé par l’ingratitude des circonstances et par le poids de ses dettes, finissait par démissionner. Dans la lettre de démission qu’il adressait à Grégoire XVI, on le sentait déchiré de tristesse[77]. Sans ambages, il confiait au pape :

[77] Texte de la lettre de démission dans Dupuch, op. cit., IV, p. 439 et sq. Sur les embarras financiers qui amenèrent cette démission, voir Marty, Correspondant, septembre, 1861, p. 65-75.

« Partout où la religion catholique se trouve comparée aux sectes qui s’en sont séparées, ou même à d’autres cultes, sa condition est habituellement la plus déplorable. Je n’aurai que trop d’occasions de le faire remarquer au pape, à qui je serais coupable de ne pas signaler cette affligeante et fatale tendance[78]. »

[78] Dupuch, op. cit., IV, p. 453.

Les mêmes obstacles se dressaient devant son successeur, Mgr Pavy. « Il nous est impossible, disait-il en son mandement de prise de possession, de croire et de nous taire ; impossible de tenir enchaîné le verbe de Dieu ; impossible de ne pas appeler sur tout homme venant en ce monde la lumière du Dieu vivant ; de laisser périr de sang-froid les âmes pour lesquelles Jésus-Christ est mort[79] » ; et des lettres pastorales ultérieures insistaient auprès de son clergé pour qu’il « ne négligeât rien de ce qui pouvait déterminer de véritables conversions parmi les Arabes[80]. » Mais les statuts diocésains qu’il édicta en 1853, et qui prescrivaient aux prêtres la « mission des indigènes » et la sollicitude pour les enfants musulmans, étaient destinés à demeurer lettre morte. Autour de Mgr Pavy, des Jésuites étaient à l’œuvre, dans plusieurs paroisses et dans les deux orphelinats agricoles du P. Brumauld : « Les Arabes, leur écrivait de Lyon leur provincial dès 1847, sont le grand objet de notre mission en Afrique » ; et il leur conseillait de faire comme avait fait jadis, aux Indes, le célèbre Père de Nobili, d’aller vivre au milieu des indigènes, de prendre leurs coutumes, pour les amener à la religion. Le P. Brumauld songeait à former, dans son orphelinat de Ben-Aknour, des missionnaires parlant l’arabe. Il faut consulter l’État, objecta Mgr Pavy. L’État ne répondit pas[81]. Le lazariste Girard, qui dirigeait le séminaire de Kouba, fut un jour menacé de gros ennuis, pour avoir, dans les ruisseaux d’Alger, recueilli quelques petits Arabes[82] ; et malgré la démarche de l’évêque près du général Pélissier, alors gouverneur intérimaire, les enfants durent être rendus à leurs familles.

[79] Mgr Pavy, Œuvres, I, p. 25 (Paris, Poussielgue, 1858).

[80] Godard, préface des OEuvres de Mgr Pavy, I, p. XLVIII.

[81] Burnichon, op. cit., III, p. 311 et suiv. — Louis de Baudicour, La Guerre et le gouvernement de l’Algérie, p. 593-596 (Paris, Sagnier et Bray, 1853).

[82] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 179 (Paris, Poussielgue, 1884). — Ribolet, Un Grand évêque ou vingt ans de l’Église d’Afrique sous l’administration de Mgr Pavy, p. 35-39 (Alger, Jourdan, 1902).

Une consigne d’État commandait qu’on laissât les indigènes « parqués dans leur Coran », sans jamais s’occuper de leurs âmes, et quarante ans durant, dans les sphères officielles, l’idée d’apostolat parut incompatible avec l’idée de tolérance. « Il y a là, dira Lavigerie, une honte pour la nation française. »

On peut dire qu’en Algérie, pendant cette période, la France apôtre eut les mains liées. Nul esprit de secte, d’ailleurs, chez ces militaires que l’on verra, durant les premières années de l’épiscopat de Lavigerie, redouter et suspecter ses premiers efforts de contact avec l’Islam ; ce qui les obsédait, c’était la crainte que l’apostolat chrétien ne provoquât parmi les populations musulmanes des incidents, qui s’aggraveraient, peut-être, jusqu’à soulever des conflits sanglants ; et sous l’impression de cette crainte, il leur déplaisait de trouver, chez les messagers du Christ, un esprit d’aventure qui pouvait susciter des complications politiques. Par ailleurs, cette France colonisatrice à laquelle ils voulaient épargner des ennuis n’avait pas des destinées beaucoup plus brillantes que celles de la France missionnaire. Elle avait commencé de prendre quelque essor, dans les dernières années du gouvernement de Bugeaud et pendant la première moitié du second Empire ; mais lorsque prévalut, en 1865, par la volonté formelle de Napoléon III, l’idée d’un royaume arabe, qui serait séparé, par une sorte de cloison étanche, du petit groupe des colons, les maximes administratives nouvelles cessèrent d’encourager l’immigration, les concessions de terres ne furent plus accordées qu’à des sociétés de capitalistes, et la colonisation libre, réduite à ses propres ressources, s’arrêta, végéta[83].

[83] La Colonisation en Algérie (1830-1921), p. 26 (Alger, Pfister, 1922). — Cambon, Le Gouvernement général de l’Algérie, p. 130 et 153 (Paris, Champion, 1922). En 1885 encore, on pourra lire dans les Lettres sur la politique coloniale, de Yves Guyot, p. 31-41 (Paris, Reinwald) : « Si on voulait représenter dans une allégorie le prix de revient en hommes des 25 000 colons installés en Algérie et y vivant avec leurs propres ressources, chacun d’eux serait assis sur quatre cadavres et gardé par deux soldats ».

Telle était la situation de l’Algérie lorsque Lavigerie y porta, avec son ascendant d’archevêque, cette idée de peuplement et cette idée d’évangélisation qu’avait esquissées, déjà, la plume de Louis Veuillot, et lorsqu’il voulut, en chef d’Église, traduire ces idées en réalisations.

Ces religieux hospitaliers, maîtres d’école, missionnaires, agriculteurs, savants, dont avait rêvé Louis Veuillot, ce furent les Pères Blancs du cardinal Lavigerie ; ces villages agricoles et défensifs qu’avait réclamés Louis Veuillot, ce furent les villages d’Alsaciens, ce furent les villages d’Arabes chrétiens ou de Kabyles chrétiens, fondés par Lavigerie.

Le 2 février 1876, Veuillot écrivait dans l’Univers :

La création de ces villages, la fondation d’une nouvelle famille religieuse, destinée à l’évangélisation de l’immense désert africain, sont des événements historiques de premier ordre. Il y a quelques années encore, ils n’étaient rêvés que dans un très lointain avenir par la foi la plus hardie et la plus croyante à l’impossible… A cette heure, on peut dire que le nouveau monde africain est déjà vivant dans son berceau, que le baptême a commencé d’y descendre… La famine qui moissonna les pauvres Arabes en 1868 est le principe des villages arabes chrétiens, de la fondation des missionnaires et de l’évangélisation de toute l’Afrique. Ce coup de foudre a creusé ce puits de bénédiction, dont les eaux vivifieront tous les déserts.

Et Veuillot pronostiquait :

Des missionnaires apporteront à toute une race l’Évangile et la liberté attendus deux mille ans. A présent, il est permis d’espérer que le siècle ne s’achèvera pas sans qu’une église catholique s’élève à Tombouctou et encore ailleurs. Il y aura des églises, un clergé, des écoles, des hôpitaux, des hommes libres, une industrie, un monde. De là ne venaient vivants que des esclaves, de là partiront des missionnaires[84].

[84] « Veuillot, Derniers Mélanges, III, p. 61-64 (Paris, Lethielleux, 1908).

Veuillot avait vécu assez longtemps pour voir l’archevêque d’Alger, — cet archevêque qu’on ne considérait autrefois que comme l’aumônier en chef d’un noyau de colons, — travailler à mettre l’empreinte de notre spiritualité religieuse sur la civilisation de l’Afrique du Nord et représenter, vis-à-vis de cette Afrique, une France désormais en marche, bien que jusque-là on l’eût condamnée à piétiner, la France catholique. Mais Veuillot disparaîtra trop tôt pour voir surgir, au centre de l’Afrique, ces églises et ces écoles, ces hôpitaux, et surtout ces hommes libres, esclaves de la veille, qu’avait entrevus son imagination complice de sa foi. Il disparaîtra trop tôt pour entrevoir l’œuvre de haute portée qu’allait accomplir peu à peu l’initiative privée de la France en terre tunisienne, à la faveur d’un climat salubre, et sans se heurter, comme en Algérie, aux usages indigènes de propriété collective. Il disparaîtra trop tôt pour pouvoir saluer des héritiers et des réalisateurs de son rêve dans ces hommes d’énergie qui, groupés autour de M. Jules Saurin, s’essaient à transfigurer l’agriculture de l’Afrique du Nord par le développement de la production fourragère et par l’utilisation des eaux de crue, et qui préparent ainsi, à l’encontre de tous les obstacles, le peuplement français de cette France d’outre-mer[85]. Il disparaîtra trop tôt pour pouvoir saluer en Lavigerie, soit le tribun de l’antiesclavagisme et le libérateur de l’Afrique noire, soit le précurseur de la colonisation française en Tunisie.

[85] Voir le livre de M. Jules Saurin : Vingt-cinq ans de colonisation nord-africaine (Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1925).


La vie de Lavigerie, telle que nous la voyons, se déroule comme une page de notre histoire religieuse, comme une page de notre histoire nationale ; page toujours émouvante, et quelquefois piquante, presque paradoxale, lorsqu’on voit le cardinal réaliser avec l’aide épisodique du gouvernement de la République, ces idées de colonisation, ces idées d’apostolat, qui, sous la timide et rétive monarchie de Juillet, étaient comme tombées dans le désert lorsque Veuillot les avait émises. Et ce qui résulte de cette confrontation entre le livre de Veuillot et la vie de Lavigerie, c’est que la maturité de notre œuvre algérienne, comme, deux siècles plus tôt, la naissance de notre œuvre canadienne, fut aidée, dans quelque mesure, par notre souci séculaire de porter toujours plus loin le règne de Dieu. Car il y a dans nos annales, de siècle en siècle, certains épisodes de gloire, dont la devise : Gesta Dei per Francos, fut tout d’abord l’instigatrice avant d’en devenir le résumé.

P.-S. — Nous sommes très redevables au recueil de documents publié en deux volumes par Mgr Grussenmeyer : Vingt-cinq années d’épiscopat : documents biographiques sur S. Em. le cardinal Lavigerie (Alger, Jourdan, 1880), et à l’excellent livre de Mgr Baunard : Le Cardinal Lavigerie (2 volumes, Paris, Poussielgue, 1896), qui demeure encore, au bout de trente ans, une source très riche d’informations ; et nous aurons l’occasion, lorsque nous aborderons l’histoire de l’activité tunisienne de Lavigerie et des campagnes antiesclavagistes, d’exploiter de précieux documents que nous a communiqués M. l’abbé Tournier, l’historien du rôle politique du cardinal, et dont il fera prochainement l’objet d’une publication ; que M. l’abbé Tournier veuille bien trouver ici l’expression de nos plus vifs remerciements. Nous remercions aussi M. le commandant Jean Hanoteau pour la bonne grâce avec laquelle il a mis à notre disposition les papiers laissés par le général Hanoteau, l’éminent spécialiste des questions kabyles ; le R. P. Federlin, des Pères Blancs, pour la gracieuse communication de la photographie du cardinal en vêtements liturgiques ; et M. l’abbé Mourret, directeur au Séminaire de Saint-Sulpice, pour la copie de certains passages du Journal inédit de M. Icard.

CHAPITRE PREMIER
LA VOCATION MISSIONNAIRE DU CARDINAL LAVIGERIE ; SES DÉBUTS

I. — De la cure de campagne à la Sorbonne.

Un jour de 1838, Charles-Martial Allemand-Lavigerie, alors âgé de treize ans, s’en fut dire à Mgr Lacroix, évêque de Bayonne : « Je veux être curé de campagne. » Son père le conduisait, ou, pour mieux dire, l’accompagnait ; car Lavigerie, même en son jeune âge, ne fut jamais quelqu’un qui acceptait volontiers d’être conduit ; et presque toute sa vie, il aura plus d’occasions de commander que d’obéir. En ce jour décisif où l’enfant venait confier à l’évêque sa vocation, cultivée d’abord, au foyer même, par la pieuse influence de deux vieilles bonnes, M. Lavigerie père n’avait qu’à faire escorte.

Ce haut fonctionnaire des douanes avait d’abord, avec sa femme, fait pour ce fils d’autres rêves. Voyant Charles jouer à la chapelle, on s’était figuré, dans le ménage, que ce serait un jeu sans lendemain, et qu’après les vigoureuses aspersions dont il gratifiait les petits Juifs dans les ruisseaux de Bayonne sous prétexte de les baptiser, il ne songerait pas à pousser plus loin l’administration des sacrements. Mais Charles, qui jamais n’eut de temps à perdre, coupait court aux visées plus mondaines de sa famille en traînant son père à sa suite pour demander à l’évêque un presbytère rural. Quelques semaines se passaient, et sa mère, dans le parloir du séminaire de Laressore, se trouvait brusquement en présence d’un fait acquis, la tonsure toute fraîche que triomphalement il s’était faite. Il avait d’ailleurs une curieuse façon de la consoler. « Je crois, lui écrira-t-il un peu plus tard, que je n’ai pas un caractère à rendre un intérieur agréable, tandis que l’action extérieure et la vie d’apostolat est ma vocation. » Que pouvait-on objecter à un enfant qui faisait de ses défauts eux-mêmes un marchepied vers l’autel, et qui signifiait que son caractère tel quel, son caractère tout entier, lui serait d’une belle ressource pour devenir un jour le ministre de Dieu ?

Un tel tempérament, pour se laisser modeler, avait besoin de s’incliner devant une supériorité. Lavigerie la rencontra bientôt à Paris, au séminaire de Saint Nicolas-du-Chardonnet, où il s’en fut achever ses classes. Un prêtre était là, qui lui fit l’effet, tout de suite, d’un « ouragan de lumière et de feu, courbant et absorbant tout » : c’était l’abbé Dupanloup, futur évêque d’Orléans. On pourrait, en l’honneur de ce prêtre, arranger une sorte d’hymne dont Renan fournirait les strophes et Lavigerie les antistrophes.

« C’était un éveilleur incomparable, dira Renan ; il était pour chacun de ses deux cents élèves l’excitateur toujours présent, le motif de vivre et de travailler[86]. » Et Lavigerie, de son côté : « On était subjugué dans un mélange d’admiration, de crainte et de respect, que je n’ai plus retrouvé nulle part au même degré[87]. » Lorsque, à l’âge de cinquante-huit ans, Lavigerie tracera ces lignes de souvenir, il sera, dans trois continents, un manieur d’hommes, expert à les subjuguer ; dans une telle phrase écrite par une telle plume, tous les mots portent ; ils attestent la joie intense que dut éprouver un enfant, naturellement dominateur, à se sentir un instant dominé, et à ratifier allégrement, librement, par son admiration même pour la personne de Dupanloup, les droits qu’avait « Monsieur le supérieur » à être écouté et obéi.

[86] Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, p. 176. (Paris, Crès, 1913).

[87] Lavigerie, Lettre à l’abbé Lagrange sur les deux premiers volumes de l’Histoire de Mgr Dupanloup. Tunis, 1883.

La cure de campagne que ses treize ans postulaient acheva de s’effacer du champ de ses visions, un certain jour de mai 1844 où survint au séminaire d’Issy, pour la lecture spirituelle, un vicaire apostolique de Mandchourie. Ce jour-là comme tous les autres, le jeune abbé Lavigerie était recueilli ; il était déjà celui qui, devenu évêque, commandera à tous ses prêtres vingt minutes de méditation quotidienne. Mais il y a des recueillements qui sont des évasions : un missionnaire, prêchant dans un séminaire, ouvre aux imaginations une fenêtre sur le vaste monde. Lavigerie n’était pas de ceux qui eussent laissé se refermer la fenêtre, le visiteur une fois parti ; et dans l’enclos du séminaire, il était plutôt homme à prolonger les courants d’air.

Au début d’octobre 1845, il entrait à Saint-Sulpice, pour la retraite qui ouvrait l’année scolaire. Il s’agenouillait, plusieurs jours durant, non loin d’un autre clerc qui, le 6 du même mois, allait s’éloigner pour toujours, et déposer sa soutane dans un hôtel voisin. Semaine historique en vérité, qui vit Lavigerie monter les marches du séminaire et Renan les descendre. Renan bientôt fera un nouvel acte de foi, — un acte de foi dans la science, mais cet acte même ne sera qu’une étape vers la période où il se laissera de plus en plus aller à « caresser », en jouisseur, « sa petite pensée » ; et Lavigerie, au contraire, dans l’atmosphère sulpicienne, se préparera à devenir le plus grand homme d’action qu’ait connu l’Église du dix-neuvième siècle.

Le cardinal Bourret, qui, avec une trentaine de futurs évêques, appartenait à la même promotion que Lavigerie, se souvenait de lui plus tard comme d’une « puissante organisation qui débordait tous les cadres, et à qui certains détails ne pouvaient convenir, mais qui excellait dans les grandes choses ». Mgr Affre, archevêque de Paris, pensait probablement de même. Lorsque Lavigerie eut passé deux ans à Saint-Sulpice, ce prélat voulut lui faire prendre un peu d’air. Il venait de fonder, tout proche de là, l’école des Carmes, pour la formation scientifique des professeurs ecclésiastiques : il décida que Lavigerie en serait l’un des premiers élèves[88] ; et de novembre 1847 à juin 1848, le jeune clerc devint tour à tour sous-diacre, bachelier ès lettres et licencié ès lettres.

[88] Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 246.

Pour la première fois sans doute, un élève de Saint-Sulpice, en cours d’études, publia des livres ; en cette même année 1848 où deux expéditions en Sorbonne lui rapportaient deux parchemins, Lavigerie faisait paraître un cours de versions grecques et un cours de thèmes grecs, auxquels devait s’adjoindre, deux ans plus tard, un lexique français-grec[89]. Mgr Affre estimait que, dans les luttes suprêmes qu’elle livrait au monopole universitaire, l’Église accroîtrait ses chances de victoire si elle était soucieuse de posséder un clergé savant : l’équipée scolaire de l’abbé Lavigerie était un bel encouragement pour les desseins de son archevêque.

[89] Tournier, Bibliographie du cardinal Lavigerie (Paris, Perrin, 1913).

Et lorsqu’en 1849 Lavigerie eut été ordonné prêtre, Mgr Sibour le réexpédia à l’École des Carmes, pour qu’il y devînt le premier docteur ès lettres.

Parmi les professeurs qui se trouvèrent alors sur le chemin de Lavigerie, il en était un dont plus tard Léon XIII lui dira : « Je l’ai connu ; c’est une de ces belles âmes françaises, si belles quand elles sont belles. » Ce professeur s’appelait Frédéric Ozanam. « Ne vous usez pas avant le temps, conseillait-il mélancoliquement au jeune Lavigerie, vous le regretteriez ensuite inutilement quand votre santé serait perdue et que vous ne pourriez plus rien pour Dieu et pour son Église. Ne faites pas comme moi, j’en suis là aujourd’hui ![90] »

[90] Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 253.

Dix mois suffirent à Lavigerie pour composer ses thèses ; on eût dit qu’il se plaisait moins à faire besogne de science qu’à montrer à l’Université et à l’Église que des clercs pouvaient, tout comme des laïcs, s’outiller pour cette besogne. A l’heure où la loi Falloux allait remettre aux mains des jeunes générations sacerdotales une partie de la gent écolière, l’exemple de Lavigerie, son succès, leur enseignaient très opportunément le bon usage de la Sorbonne, et leur signifiaient que le meilleur moyen de bien instruire les autres était de s’instruire elles-mêmes.

Il est parfois dangereux d’être un devancier ; l’éclat même du rôle qu’on a joué resplendit comme une prédestination, dont on devient le captif. Lavigerie diplômé, Lavigerie vainqueur de Sorbonne, paraissait voué tout naturellement, par son prestige même, à quelque tâche d’apostolat parmi le peuple des étudiants : il y avait là, non moins qu’en pays jaune ou qu’en pays noir, beaucoup de gentils. Où Lavigerie professera-t-il ? Voilà le genre de questions que posaient ceux qui s’intéressaient à ses brillantes destinées, tandis que son imagination, à lui, s’enfuyait loin du quartier Latin. On disait qu’à la faculté de Caen l’Université lui offrait une place, et qu’il la refusait. On le voyait, à la fin de 1850, enseigner la quatrième au séminaire de Notre-Dame-des-Champs, le catéchisme en deux pensionnats de religieuses, et la littérature latine aux étudiants ecclésiastiques de l’École des Carmes. On apprenait à la fin de 1853 qu’il allait, à la suite d’un brillant concours, devenir, dans le Panthéon rendu au culte, membre du chapitre de Sainte-Geneviève. Mais les premiers mois de 1854 lui ouvraient un autre champ d’action : c’est à la Sorbonne qu’il entrait comme professeur, à la demande de Mgr Maret, qui voulait rajeunir la Faculté de théologie. C’en était fait, dès lors, faute de loisirs, de la Bibliothèque pieuse et instructive à l’usage de la jeunesse chrétienne, dont un éditeur lui avait confié la direction ; les brochures qu’il avait projetées et qui devaient s’intituler : Charité au dix-neuvième siècle ; Foi et Martyre ; Martyrs en Chine et au Tong-king ; Triomphes de la foi sur la barbarie, ne devaient jamais voir le jour. En choisissant ces sujets de brochures, il avait voulu, semble-t-il, ménager à sa pensée quelques beaux terrains d’émigration. Mais il fallait qu’elle rentrât au logis ; ses précédents succès de Sorbonne emprisonnaient définitivement Lavigerie dans une chaire de Sorbonne ; docilement il acceptait, et il allait y traiter, six ans durant, de l’école d’Alexandrie, du protestantisme, du jansénisme.

Il fit ses cours avec plus d’ampleur que d’érudition minutieuse ; ainsi le voulait la mode du temps, qui avait ses avantages. Ceux qui connaissaient sa nature remuante eurent tôt fait de sentir que dans sa dignité professionnelle Lavigerie manquait d’entrain. Nous avons à cet égard le témoignage d’Hilaire de Lacombe, l’historien des débats parlementaires d’où sortit la loi Falloux[91]. Il était, nous dit-il, « languissant et triste, désœuvré : il attendait sa voie. Tout indiquait que la Sorbonne, lieu d’étude et de retraite, ne lui serait qu’une étape. Cette respectable Sorbonne devait sembler un peu morte à ce jeune homme que l’esprit de vie travaillait ». L’excellent observateur qu’était Hilaire de Lacombe avait donc le sentiment que ce maître d’enseignement supérieur, tout en accomplissant consciencieusement son métier, se tenait à la disposition d’une autre destinée, et qu’il l’attendait. Le mot de son ami Bourret continuait de se vérifier : Lavigerie débordait les cadres.

[91] Bernard de Lacombe, Correspondant, 10 novembre 1909, p. 893.

Il les débordait, mais sans manœuvrer lui-même pour les élargir ; il s’en remettait, pour cela, à ceux qui avaient quelque droit de régir son existence ou sa conscience. Ainsi l’exigeaient son sens de l’autorité et ce que j’appellerais volontiers ses doctrines d’organisateur. Je n’oserais dire qu’il aimât beaucoup obéir, et qu’il s’y complût spécialement comme on se complaît en une vertu de choix ; mais il lui plaisait certainement qu’en tous lieux l’obéissance fût en pratique, à commencer par la sienne. Et de même que son archevêque, en 1847, avait élargi pour lui le cadre de Saint-Sulpice, le cadre de la Sorbonne, en 1856, lui fut élargi par son confesseur, le P. de Ravignan.

« Je vois pour vous un autre horizon », lui disait fréquemment ce Jésuite. Ravignan voyait, mais sans définir encore : l’horizon demeurait imprécis, ou bien inaccessible. Subitement, un jour de 1856, l’horizon se dévoila, se rapprocha, et Ravignan parla. La guerre de Crimée avait commencé de familiariser l’Islam, en terre ottomane, avec la charité chrétienne, représentée, dans les hôpitaux de Constantinople, par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ; l’Œuvre des Écoles d’Orient s’était fondée, pour prolonger cette révélation, et pour propager, parmi les chrétientés séparées de Rome, la culture catholique[92]. Augustin Cauchy, Charles Lenormant, le P. Gagarin, songeaient que pour émouvoir en faveur de cette œuvre la charité des fidèles, il serait bon qu’elle fût dirigée par un ecclésiastique de Sorbonne ; ils s’en ouvraient à Ravignan ; et Ravignan, tout de suite, signifiait à Lavigerie : Vous êtes l’homme. De quoi Lavigerie fut aussitôt persuadé ; sa vocation même, cette vocation qui, depuis plusieurs années, se mortifiait, lui donnait, cette fois, des ailes pour obéir. Il s’en fut droit chez le P. Gagarin, qui lui remit les registres de l’œuvre, encore bien blancs, et la caisse, encore bien vide, en ajoutant : « Vous voilà à l’eau, mon cher abbé ; maintenant il faut nager. » Nager et même s’y essouffler, Lavigerie ne demandait pas mieux. En Sorbonne, il avait l’impression d’étouffer, et lorsque de la Sorbonne il s’en allait à cette œuvre nouvelle, il respirait. Son rôle de missionnaire commençait.

[92] Lettre de S. E. le cardinal Lavigerie à M. Beluze pour servir de préface à la Vie de Mgr Dauphin. Carthage, 1883. — Hilaire de Lacombe, Le Cinquantenaire de l’Œuvre des Écoles d’Orient, dans le Bulletin de l’Œuvre, mai-juin 1906.

II. — L’abbé Lavigerie dans la France du Levant.

Il apercevait, dans le Levant méditerranéen, soixante-dix millions de chrétiens étrangers à l’Église romaine, et destinés, si quelque jour la Turquie s’effondrait, à tomber sous l’hégémonie spirituelle de la Russie ; une œuvre française s’était fondée, pour leur faire connaître Rome, pour ouvrir à leurs enfants des écoles où ils se familiariseraient, tout en même temps, avec la foi latine et la langue française ; et cette œuvre disait à Lavigerie : Faites vivre, en me faisant vivre, les âmes de là-bas. Pratiquement, ce qu’on lui demandait en le nommant directeur, c’était, tout d’abord, qu’il quêtât. Trois ans durant, les loisirs que les cours lui laissaient furent employés à tendre la main, de ville en ville, de chaire en chaire. Nombreux sont les ordres, Dominicains, Franciscains, Jésuites même, dont les fondateurs commencèrent par la mendicité. Lavigerie, à sa façon, s’imposait le même apprentissage. Il fut parfois mal reçu ; il s’en amusait plutôt qu’il ne s’en décourageait ; et toute sa vie il se souviendra d’un certain vicaire général qui, l’introduisant à contre-cœur dans les familles riches de l’endroit, insistait immédiatement sur les urgents besoins des œuvres locales. Ce qui racheta ses fatigues de quêteur, ce fut le bilan final : les recettes des écoles d’Orient, qui n’étaient, en 1857, que de seize mille francs, dépassaient soixante mille en 1859.

Soixante mille francs, quelle goutte d’eau, dans ce vaste flot de détresses humaines qui subitement, en 1860, couvrit toute la Syrie, à la suite des massacres et pillages commis par les Druses ! Des troupes françaises partaient, pour remettre là-bas un peu d’ordre ; mais la charité, seule, pouvait commencer d’y rétablir quelque vie. L’éloquence de Lavigerie, sa main tendue, ses appels aux évêques des pays voisins, firent, cette année-là, des prodiges : au nom de l’œuvre des Écoles d’Orient, il s’en fut dans le Levant, pour organiser les distributions qu’exigeaient les misères : elles devaient s’élever, en moins d’une année, à deux millions cent trente-six mille francs.

Il allait prendre contact avec le schisme, prendre contact avec l’Islam ; et dès cette première campagne, il était ce qu’il sera toujours, missionnaire de son Église, porteur de l’âme de la France. Foi et patrie, les deux causes se confondaient en ces régions du Levant, où l’élan des croisades et les prérogatives accordées par le Saint Siège avaient depuis longtemps installé notre ascendant : Lavigerie allait les servir, l’une et l’autre, en s’essayant à reconstruire, derrière la façade tant bien que mal restaurée par notre armée, l’édifice d’une chrétienté. Nos troupes n’avaient pas les mains libres : l’Angleterre surveillait leurs mouvements, les paralysait, exigeait qu’elles ne survinssent, là-bas, qu’à titre d’auxiliaires du sultan, destinées à lui prêter aide pour le rétablissement de l’ordre. Mais dans la personne de Lavigerie, la charité chrétienne et française allait bientôt les devancer, les dépasser, atteindre des parages où elles ne pouvaient pénétrer, et se faire d’autant plus entrante qu’elles étaient contraintes de se montrer plus discrètes. Il fallait remonter assez haut dans l’histoire, jusqu’au cœur du dix-septième siècle, pour y retrouver le spectacle d’une initiative d’Église accomplissant une tâche où l’État se sentait gêné, et peut-être inexpert. Lavigerie excellera dans ce genre de mission ; il fut tout de suite en Syrie ce qu’il sera plus tard à Alger, à Carthage, sous l’Équateur, un type d’homme d’Église qui, en se plaçant à l’avant-garde de la France, l’entraînait elle-même, bon gré mal gré, vers un rôle d’avant-garde, quelles que fussent les mains qui guidaient ses destinées, celles de Napoléon III ou celles de Mac-Mahon, celles de Gambetta ou celles de Jules Ferry.

Lorsque le 30 septembre 1860 il mit le pied sur le paquebot l’Indus, qui l’emportait dans le Levant, il s’éloignait, chose étrange, avec l’idée qu’il allait peut-être mourir. La mort venait de tomber près de lui ; quinze jours plus tôt, son père était trépassé. Pourquoi ne serait-ce pas bientôt son tour, à lui ? Succomber en secourant ses frères, sur le champ de bataille de la charité, cela lui paraissait une belle fin. Dès son premier pas dans la carrière de l’action, il constatait et attestait que la pensée de la mort n’opprime pas l’énergie et ne stérilise pas l’effort. Cette pensée le hantera toujours ; il aimera s’en faire une escorte, et la faire chevaucher, en croupe, derrière son imagination nomade et conquérante.

La mort, il la rencontrait partout en Orient. A Beyrouth où il débarqua, vingt mille réfugiés s’entassaient, qui avaient échappé aux massacres, et qui les racontaient. On lui présentait trois cent cinquante orphelins qui acclamaient la France, l’acclamaient lui-même. Il les entendait chanter :

Salut, ô France bien-aimée,
Patrie antique de l’honneur,
Qui sur une terre opprimée
A fait refleurir le bonheur.

Il leur annonçait qu’il leur apportait l’obole du pauvre aussi bien que celle du riche : « Mon aumône, déclarait-il, consistera à vous donner un peu d’air, de lumière et d’espace, afin que vous puissiez recevoir auprès de vous de nouveaux compagnons. Je vous donnerai quelques pierres inanimées, et au milieu d’elles s’élèveront des pierres vivantes, vivantes pour l’amour de l’Église et de la France[93]. » Il voulait faire acte de bâtisseur, bâtisseur de chrétienté ; il lui fallait cela, comme une revanche sur la mort ; et lorsqu’il se taisait, on le voyait pleurer.

[93] Poujoulat, La Vérité sur la Syrie et l’expédition française, p. 297-301 (Paris, Gaume, 1861.)

S’enfonçant dans la montagne, il se laissait montrer un nuage noir ; c’étaient les corbeaux et les vautours qui depuis trois mois dévoraient les deux mille cadavres entassés dans Deir-el-Kamar. Il s’acheminait vers le charnier ; à sa vue, des paysans en haillons déchargeaient leurs armes en signe de joie ; des femmes faisaient fumer de l’encens sur des assiettes de terre ; et, pour le saluer, des formes s’approchaient, douloureusement affublées d’ornements sacerdotaux en lambeaux : c’étaient des prêtres. Il visitait le sérail où l’on avait fait six cents cadavres ; il regardait, dans la muraille, la brèche cruelle, ensanglantée, par laquelle nombre de chrétiens avaient dû passer leurs bras, pour que, de l’autre côté, des bourreaux les amputassent, d’un coup de sabre ; et redisant la messe, pour la première fois, dans l’église à demi détruite et depuis trois mois veuve de Dieu, il lui semblait que les habitants « voyaient, dans la restauration de leur culte, le gage le plus sûr de la réparation de leurs malheurs ». Les poètes arabes, émus, allaient bientôt célébrer ce prêtre comme « le trésor que l’Occident a envoyé à l’Orient, dans un jour plus beau que le printemps, plus frais que l’eau des fontaines, plus doux que le parfum du nard, des roses et de l’encens ».

Son cheval lui cassa le bras : ce ne fut qu’un épisode ; Lavigerie, dur au mal, en abrégea la durée. Son pèlerinage se poursuivit dans la région de Saïda, où l’incendie avait dévasté quarante villages ; et passant par Zahlé, où les Jésuites avaient eu cinq martyrs, il s’engagea sur la route de Damas. Mais de Damas, pillé vingt-deux jours durant, que restait-il ? Des ruines, recouvrant les corps de huit mille chrétiens[94] ; et, les dominant, une seule maison, que les flammes avaient léchée sans l’entamer, celle des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. L’église de Deir-el-Kamar, l’hospice de Damas, c’était la foi, c’était la charité, survivant au passage de l’Islam dévastateur. Lavigerie, qui savait faire parler les symboles, se rappellera longtemps l’éloquence de ces deux symboles-là. L’émir Abd-el-Kader s’était, autant qu’il l’avait pu, généreusement entremis pour la protection des chrétiens ; il en avait sauvé un millier, en les recevant sous son toit. « Je n’ai fait qu’accomplir notre sainte loi et ce que commande l’humanité, écrivait-il à Schamil, le héros musulman du Caucase ; en effet, notre loi est la sanction des plus belle qualités, et elle embrasse toutes les vertus pratiques de la même manière qu’un collier embrasse le cou[95]. » Lavigerie s’en fut remercier l’émir. Ses lèvres voulurent se poser sur la main d’Abd-el-Kader, en gratitude pour toutes les vies chrétiennes qu’il avait libérées du péril. Mais l’émir refusa cet hommage, de la part d’un ministre de Dieu. Et Lavigerie de lui dire : « Le Dieu que je sers, Émir, peut être aussi le vôtre ! tous les hommes justes doivent être ses enfants. »

[94] Le document capital sur le voyage de Lavigerie est le Mémoire que lui-même rédigea et qu’on trouvera au tome II des Œuvres choisies, p. 135-244 (Paris, Poussielgue, 1884). Sur les massacres de Syrie, voir les documents recueillis par Lenormant : Une persécution du christianisme en 1860 : les derniers événements de Syrie, p. 171-208 (Paris, Douniol, 1860).

[95] Texte des lettres entre Schamil et Abd-el-Kader dans Poujoulat, op. cit., p. 433-436. — Sur le rôle d’Abd-el-Kader, voir Lenormant, op. cit., p. 141-142, et colonel Paul Azan, L’Émir Abd-el-Kader, p. 269-273.

Il allait rapporter de Syrie, avec l’amour du soleil méditerranéen, le souvenir tenace de ces deux aspects de l’Islam, l’aspect hospitalier, l’aspect sanguinaire. Mais dans sa mémoire, c’était le second qui prévalait. Tout le premier, il connaissait la sourate du Coran, dans laquelle le Prophète prescrit à ses fidèles de n’écraser jamais l’orphelin de leur mépris et de ne pas repousser celui qui mendie son pain ; et il était prêt à faire honneur à l’âme d’Abd-el-Kader d’avoir surtout retenu, dans la doctrine de Mahomet, certaines disciplines de bonté. Mais d’autres sourates, en conseillant la guerre contre l’infidèle, le Djehad, multipliaient les cadavres, et les orphelins, et les mendiants. Ces fillettes ramassées à Beyrouth par nos Sœurs de charité, et que Lavigerie adoptait, n’étaient-elles pas les douloureuses victimes de l’implacable Djehad ? « L’Islam, a dit le voyageur Palsgrave, est le « panthéisme de la force ». Interpellant cette doctrine, Lavigerie lui demandait compte du contraste entre deux chiffres : pourquoi la région entre Gaza et Alep comptait-elle, autrefois, 18 millions de chrétiens, et aujourd’hui 500 000[96] ? Il dénonçait l’Islam comme force de destruction, force inhumaine, force meurtrière. Il allait se refaire quêteur : ayant recueilli les gémissements des chrétiens, il allait les répercuter, dussent-ils résonner, comme un importun cri d’alarme, aux oreilles de cette France qui voisinait ailleurs avec l’Islamisme.

[96] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 255.

Il avait regardé, aussi, ces tronçons d’églises, unies à Rome, qui là-bas subsistaient : il n’y avait aperçu que des missionnaires latins, et quelques prêtres venus de l’hérésie à l’Église romaine, et bien ignorants encore ; il songeait qu’il serait nécessaire de créer, pour le clergé oriental, des séminaires où des clercs seraient élevés, suivant les usages et les rites du terroir, pour exercer un jour la fonction sacerdotale ; et les deux messages qu’adressaient à Pie IX et au clergé de France les évêques orientaux attestaient la confiance que dès lors ils avaient mise en Lavigerie, « ambassadeur de la charité française »[97].

[97] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 230-244.

Regagnant l’Europe, il porta tout de suite en deux endroits la confidence de ses rêves, à Pie IX d’abord, puis aux ministres de l’Empereur. Le relèvement des Églises orientales préoccupait alors le pape : Lavigerie lui en dessinait les méthodes. Les Tuileries, par crainte de l’Angleterre, avaient fermé les yeux sur la complicité des Turcs et des Druses, et réduit notre armée de Syrie à un rôle d’observatrice : Lavigerie venait annoncer que ces catholiques orientaux échappés aux massacres, que ces Syriens qui s’appelaient eux-mêmes des « Frangis », souhaitaient de notre part un actif protectorat. « Il y a en France, insistait-il, une opinion qui réclame pour eux : ce sont là des manifestations dont l’Angleterre ne saurait contester la valeur, et sur lesquelles la France pourrait appuyer une politique généreuse. »

Il fit marcher Pressensé, Crémieux, à côté de Saint-Marc Girardin et d’Augustin Cochin ; tous ensemble, ils expédièrent au Sénat plus de dix mille signatures, pour les catholiques de Syrie. Il lui apparaissait qu’« un conseil de guerre français eût su faire bientôt la lumière, là où les tribunaux turcs avaient entassé à dessein les ténèbres[98] ». L’Angleterre fut plus forte : le gouvernement impérial retira son corps expéditionnaire, et de nouveau les catholiques de Syrie se sentirent seuls. Attention ! criait Lavigerie, l’Angleterre va prendre leurs enfants, en faire des protestants. Et l’œuvre des Écoles d’Orient voyait les souscriptions affluer, pour lutter, au moins sur ce terrain, contre l’Angleterre.

[98] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 229.

Créer une opinion publique, et dire ensuite au gouvernement : « Laissez-vous pousser, laissez-vous porter ; les voies vous sont ouvertes, entrez-y » ; telle sera la continuelle tactique de cet irrésistible agent de pénétration qu’était Lavigerie. L’Empereur, semble-t-il, tout en demeurant rebelle à ses impulsions, goûta son importune audace, puisqu’un ruban rouge la récompensa.

III. — En route vers Alger, par Rome et Nancy.

A le voir ainsi se prodiguer, s’attarder tour à tour dans les sphères où s’élaborait la politique et dans les sphères où se fabriquait l’esprit public, et tâcher d’influer, par celles-ci, sur celles-là, d’aucuns peut-être l’accusaient sommairement d’être un ambitieux, un friand d’honneurs. Mais non, l’évêché de Vannes lui eût permis d’émerger ; il le refusait, n’ayant pas soif de faire carrière. Il lui parut qu’à Rome l’auditorat de la Rote lui permettrait d’agir, de rester en contact avec les hautes cimes de l’Église et les hautes cimes de l’État, et de leur redire les besoins de l’Orient ; il accepta, et Pie IX, sans retard, le faisait entrer comme consulteur dans la congrégation spéciale qu’il venait de créer à la Propagande pour les rites orientaux. L’église nationale de Saint-Louis-des-Français entendit Lavigerie, en février 1862, dénoncer les misères de l’Orient. L’instinct de conquête qui fait les apôtres trouve dans l’atmosphère séculaire de Rome — de toutes les Romes — une merveilleuse éducatrice : à l’école des Césars, à l’école des Papes, il se discipline et il se complète, il se règle et il se parachève, par l’esprit d’organisation. Lavigerie ne se bornait pas au rôle d’accusateur : il traçait, dans ce même sermon, le plan de séminaires pour la formation d’un clergé indigène oriental ; et voyant s’allumer, parmi les Slaves de Bulgarie, certaines étincelles, il créait un comité à Civita-Vecchia pour les ramener à l’unité romaine[99].

[99] Texte du discours dans Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 245-263.

Mais que pesaient une heure de sermon, une réunion de comité, en face des multiples heures durant lesquelles cette cour de cassation qu’était la Rote examinait petits et grands procès ? Lavigerie s’ennuyait d’être ainsi « juge de mur mitoyen » ; il en souffrait, il allait le dire à Pie IX. Il sentait aussi, de jour en jour, se tendre les rapports entre le Saint-Siège et l’Empire français ; la question romaine s’exacerbait, des heurts étaient imminents ; « Je me trouvai forcément mêlé, écrira-t-il plus tard, à toutes les questions ardues que soulevait l’occupation d’une partie des États de l’Église par l’usurpation italienne et celle de Rome par les Français. Je ne tardai pas à ressentir une très vive répugnance pour ce rôle, à une époque surtout où la question du Saint-Siège devenait si grave avec la France. Comme Français, je devais servir et surtout ne jamais trahir mon pays ; comme prêtre, je devais soutenir et défendre le Pape, qui, lui, ne voulait ni être soutenu, ni être défendu autrement que par l’affirmation de son droit absolu et complet. On avait résolu de le sauver alors malgré lui, comme on disait, en faisant avec l’Italie, en dehors de lui, la convention de septembre. De là un louvoiement perpétuel, dans l’impossibilité de tout condamner ni de tout approuver, dans l’intérêt des causes que l’on doit défendre[100]. » Entre les deux puissances qui risquaient de s’entre-choquer, Lavigerie se jugeait mal qualifié pour servir de tampon. « Je ne suis pas diplomate », confiait-il à Pie IX, sans trop croire, peut-être, qu’il ne l’était pas. C’est au contraire le propre des diplomates de pressentir les mauvais terrains ; et Lavigerie, venu à Rome avec la confiance des deux pouvoirs, se rendait compte qu’un ancien professeur de Sorbonne, aisément suspect de gallicanisme, était peu désigné pour se mêler à leurs brouilles : il voulait s’en aller.

[100] Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 267.

Mais qu’allait-on faire de lui ? En général, on cherche l’homme qui convient à la fonction. Paris et Rome devaient renverser le problème, il fallait trouver une fonction qui convînt à cet homme-là. Il fut un instant question de lui donner un titre d’archevêque in partibus avec résidence à Paris ; il se serait ainsi, de loin, sur l’échiquier du Levant, taillé une façon d’archidiocèse, dont l’œuvre des Écoles d’Orient eût fourni le budget. Un lointain champ d’action qui n’aurait de frontières que celles qu’il fixerait, cela de prime abord lui plaisait. Mais il y avait là je ne sais quoi d’exceptionnel, qui fit peut-être peur ; et Paris et Rome, en mars 1863, s’entendirent, finalement, pour faire de lui un évêque de Nancy.

Ses armes épiscopales, un pélican qui nourrit ses petits de son sang, parlaient de charité, et bientôt pourtant il apparut fastueux ; il lui fallut en son évêché des meubles neufs pour ses réceptions et, dans le chœur de sa cathédrale, un trône pontifical étincelant, pour les liturgies. Mais descendu de son trône, disparu de ses salons, il vivait en ascète, dans une chambrette. Il avait une très haute notion de l’évêque ; il estimait opportun de la traduire en images, par la majesté de sa stature, par l’éclat de son accueil, par la pompe de ses cérémonies ; il savait que la magnificence est parfois un instrument de règne. On l’avait dit autoritaire, avant qu’il n’arrivât : il fit à ses prêtres cette surprise, de créer, pour leurs affaires disciplinaires, la première officialité diocésaine qui, dans la France du Concordat, ait fonctionné sur des bases vraiment régulières ; l’évêque le plus autoritaire qu’ait peut-être connu cette période, et que son naturel devait parfois entraîner à certains soubresauts d’absolutisme, fut au dix-neuvième siècle le premier qui, renonçant à juger lui-même ses clercs, leur assura des garanties judiciaires ; il ne se réservait que le droit de grâce, ne voulant pas se dessaisir de cette souveraineté-là. Il lui fallut moins de quatre ans pour créer en faveur de ses vieux prêtres une caisse de retraites, et pour ouvrir aux jeunes laïcs, que leurs études supérieures appelaient à Nancy, une maison d’éducation ; moins de quatre ans pour transfigurer les études cléricales par la création d’un séminaire de philosophie.

Il lui déplaisait, et très sincèrement il s’en ouvrait à Pie IX, que dans le clergé de France la vraie science fût beaucoup trop négligée. « L’outrecuidance et l’exagération dans les affirmations, déclarait-il, ne remplacent malheureusement pas le savoir profond et solide ; et sous ce rapport, nous restons bien loin de nos pères et même de plusieurs autres clergés des nations étrangères. »

Sous la mitre, l’ancien élève de l’École des Carmes se retrouvait : il ne cachait pas à ses curés qu’il rêvait de ressusciter le « clergé doctoral, tel qu’il existait parmi nous, dans les premiers siècles ». Ses congrégations de femmes furent très émues en apprenant que Monseigneur considérait le brevet d’obédience comme une insuffisante garantie de science, et qu’il instituait, en son évêché, des examens pour les sœurs. Quelle idée, chez ce jeune prélat, de se montrer plus exigeant que la loi Falloux ! Cette fantaisie lui passerait, disait-on, d’autant que déjà, dans l’épiscopat, deux de ses collègues le blâmaient ; on allait le faire sermonner par le nonce. Mais d’un bond Lavigerie était chez le Pape, faisait approuver par une congrégation romaine l’ordonnance tant discutée, puis courait à Paris, voyait le nonce, le laissait tempêter, et lui montrait ensuite, en prenant congé, la décision de la congrégation romaine[101]. Durant toute sa vie épiscopale, Lavigerie excellera dans l’art de consulter Rome et dans l’art de lui obéir, et ne les séparera jamais l’un de l’autre.

[101] Félix Klein, le Cardinal Lavigerie et ses œuvres d’Afrique, p. 32-34 (Paris, Poussielgue, 1893).

Tout se transformait, tout se renouvelait, dans le diocèse de Nancy ; il semblait que les regards de Lavigerie fussent concentrés sur son troupeau ; et c’est à la vie de son diocèse que se rapportaient toutes ses paroles épiscopales, tous ses actes épiscopaux. Plusieurs évêques à cette date disaient volontiers leur mot dans les différends entre l’Empire et le Saint-Siège : Lavigerie restait à l’écart, et ajournait, de propos délibéré, tout commentaire de l’encyclique Quanta cura et du Syllabus. On pourra relever, dans sa vie d’évêque, nombre d’escarmouches contre l’État ; mais ce seront des escarmouches dont il aura lui-même réglé l’allure, précisé le terrain, mesuré la portée, qu’il conduira avec plus de tristesse que d’allégresse, et que toujours il aura le désir d’abréger. « L’État et l’Église, disait-il dans l’un de ses mandements de Nancy, ont également à perdre à des dissensions douloureuses ; formule limpide dont s’inspirera toute son activité politique, cheminant volontiers d’un pouvoir à l’autre, pour les prémunir, l’un et l’autre, contre l’esprit de dissension ; et si quelques-uns insinuaient que c’était là un programme d’opportuniste, je voudrais leur persuader que c’est bien plutôt un programme de missionnaire, — de missionnaire patriote, qui avait entrevu, dans le Levant, l’entr’aide que la France et l’Église se pouvaient prêter, et qui redoutait les luttes intestines comme une gêne et comme une menace pour ces lointaines collaborations. Missionnaire, Lavigerie l’était toujours, on le sentait dans une lettre pastorale sur saint Martin, dont le sanctuaire provisoire s’inaugurait à Tours. Le portrait de saint Martin, tel qu’il le traçait dans cette lettre, c’était moins peut-être une reconstitution du passé qu’un programme personnel d’activité épiscopale.

Soudainement le champ d’action requis par ce programme allait se présenter. Le 11 novembre 1866, se trouvant à Tours pour l’inauguration du sanctuaire, Lavigerie se voyait, en rêve, transporté dans un pays lointain, parmi des hommes noirs ou basanés qui parlaient une langue inconnue. Le 18, il recevait du maréchal de Mac-Mahon, gouverneur de l’Algérie, l’offre de l’évêché d’Alger, vacant depuis l’avant-veille par la mort de Mgr Pavy. « Cette position, disait le maréchal, est, selon moi, une des plus importantes qui puisse être confiée au clergé de France ; elle présente, il est vrai, des difficultés grandes. Mais je connais votre zèle pour la religion, et je suis persuadé que ce ne seront pas ces difficultés qui pourront arrêter un homme de votre caractère. » Lavigerie, au bout de vingt-quatre heures, acceptait. Il répondait au maréchal : « Jamais je n’aurais pensé de moi-même à quitter un diocèse que j’aime profondément et où j’ai conservé des œuvres nombreuses ; et si Votre Excellence me proposait un siège plus considérable que celui de Nancy, ma réponse serait certainement négative. Mais je n’ai accepté l’épiscopat que comme une œuvre de dévouement et de sacrifices. Vous me proposez une mission pénible, laborieuse, un siège épiscopal de tous points inférieur au mien, et qui m’est cher, vous pensez que j’y puis faire plus de bien qu’un autre. Un évêque catholique, monsieur le Maréchal, ne peut répondre qu’une seule chose à une semblable proposition : j’accepte le douloureux sacrifice qui m’est offert[102]. » Ayant fait à Nancy son apprentissage d’évêque, il allait devenir, à Alger, l’évêque missionnaire. L’Algérie à christianiser, et puis, plus au delà, un continent barbare de deux cents millions d’âmes à conquérir, voilà ce qu’il entrevoyait. S’éloigner ainsi, c’était un « douloureux sacrifice », un « déchirement de cœur » ; mais quoi qu’il lui en coûtât, il était prêt, ayant « la jeunesse, l’habitude de la parole, celle de grouper les volontés et les ressources. » Ainsi justifiait-il sa décision, dans une lettre à Mgr Maret. « Je suivais, écrira-t-il plus tard, l’attrait impérieux de ma jeunesse vers l’apostolat, et je répondais à l’appel de Dieu. »

[102] Mac-Mahon à Lavigerie, 17 novembre 1866 ; Lavigerie à Mac-Mahon, 19 novembre 1866 (dans Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 184-186).

IV. — Les projets missionnaires de l’archevêque concordataire ; surprise de l’État.

Quelques instants de conversation avec le maréchal de Mac-Mahon allaient bientôt convaincre le prélat que Dieu et la France du second Empire ne parlaient point la même langue. Dieu disait à l’Église : Allez, enseignez toutes les nations. — Hormis les musulmans, corrigeait la France officielle. Lavigerie n’admettait pas cette exception.

« Je ne comprends pas, maréchal, avait tout d’abord dit l’Empereur à Mac-Mahon, pourquoi vous tenez tant à avoir Mgr Lavigerie. Vous ne ferez pas bon ménage avec lui. Il manque de prudence et de mesure. J’ai déjà eu à m’en plaindre comme auditeur de rote. C’est un prélat trop ardent pour un pays musulman, où les questions religieuses doivent être traitées avec un tact infini[103]. » Mac-Mahon regrettait fort, après sa première causerie avec Lavigerie, d’avoir passé outre aux prévisions de son souverain ; et sans déguiser sa volte-face, le maréchal, noblement soucieux d’éviter toutes divergences futures, se hâtait de suggérer à l’Empereur, bien pacifiquement, qu’on pourrait transporter le prélat, tout de suite, sur quelque autre siège. Promoveatur ut amoveatur ! Le cardinal de Bonald, à Lyon, était fort âgé ; Lavigerie, devenant son coadjuteur, aurait peu de temps à attendre pour être primat des Gaules. Napoléon III fit venir Lavigerie, lui offrit le siège de Lyon. « Ce serait une honte, répondit le prélat ; il dépendait de Votre Majesté de me nommer ou de ne pas me nommer au siège d’Alger ; mais puisque j’y suis nommé, je veux et je dois y aller[104]. »

[103] Du Barail, Souvenirs, III, p. 47 (Paris, Plon, 1896). Sur le conflit entre l’archevêque et le maréchal, on trouvera, dans l’Univers du 28 octobre 1896, un article très documenté de M. Geoffroy de Grandmaison.

[104] Ce fut dans cette audience, sans doute, que Lavigerie fit accepter par Napoléon III l’idée de lui donner comme successeur à Nancy son ami l’abbé Foulon, alors supérieur du petit séminaire de Notre-Dame-des-Champs, et plus tard cardinal. « Pour l’aptitude, l’intelligence et la vertu, j’en réponds comme de moi-même », dit Lavigerie à l’Empereur. Nous devons ce détail à l’obligeance de M. Pierre Jouvenet, neveu du cardinal Foulon.

« Il est bien probable, écrivait-il à Mgr Maret, qu’il ferait plus doux vivre à Lyon, mais il fera certainement moins dur mourir à Alger, même et surtout s’il y a, comme on me l’assure, beaucoup à souffrir. »

Cette lettre à Mgr Maret circula parmi ses amis, beaucoup ne la comprirent pas. Préférer à la prochaine primatie des Gaules, garante d’une pourpre rapide, un évêché d’outre-mer, c’était, à les entendre, faire trop peu de cas, vraiment, des sourires de l’Empereur et de la destinée. Mais Alger, pour Lavigerie, c’était un champ de mission, un champ qu’il voulait occuper, défricher, élargir, avec une pleine liberté de gestes, avec une ample aisance de mouvements, un champ où son rêve enfin se fixerait, et où s’achèverait l’usure de sa vie ; il n’admettait pas qu’après l’avoir fiancé à cette lointaine église, Mac-Mahon et l’Empereur lui proposassent un plus beau parti. De Rome, Pie IX l’encourageait ; de la Sorbonne, Mgr Maret lui écrivait : « L’absence de toute tentative pour christianiser l’Algérie, depuis l’époque déjà bien longue où nous sommes les maîtres, est une véritable honte pour la France. Or, je connais personnellement tous les évêques de France, il n’y en a aucun, en dehors de vous, qui soit capable de faire cesser par une initiative efficace ce triste état de choses[105]. » Lavigerie se sentait des ailes en lisant de semblables lignes ; il les acceptait, non comme un hommage à sa valeur, mais comme une intimation de son devoir. « Je vous quitte, disait-il à ses diocésains de Nancy, pour porter, si je le puis, mon concours à la grande œuvre de civilisation chrétienne qui doit faire surgir, des désordres et des ténèbres d’une antique barbarie, une France nouvelle. »

[105] Texte de la lettre de Maret dans Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 269.

La France nouvelle : c’était le titre que trois mois plus tard Prévost-Paradol allait donner à son livre, dont les dernières pages prophétisaient l’avenir algérien. Le siège d’Alger, quelques mois avant la mort de Mgr Pavy, avait été rehaussé par sa transformation en archevêché, mais d’autre part, cet archidiocèse était comme démembré par la création de deux nouveaux diocèses : Oran et Constantine[106]. Ces amputations plaisaient peu à Lavigerie, parce que, « pour opérer, pour manœuvrer à l’aise, comme écrivait son ami Bourret, il lui fallait un grand chantier, une vaste terre ». Mais il se soumit, sans chicaner : c’était bon pour des évêques continentaux de lutter pied à pied, le cas échéant, pour qu’on respectât la superficie traditionnelle de leurs diocèses ; son diocèse, lui, il le construira de ses propres mains ; ce sera Carthage, ce sera, en quelque mesure, la région des Grands Lacs. Immense diocèse, qui visera à faire du Sahara une enclave, diocèse toujours en marche, empiétant sur l’Islam, empiétant sur l’Afrique fétichiste. Et Lavigerie lui-même, au jour le jour, en reculera les bornes, et dans ces dicastères des congrégations romaines où l’on conserve le cadastre de tous les diocèses du monde, on n’aura qu’à ratifier, en les scellant du sceau du pêcheur, les tracés signés Lavigerie.

[106] Sur ces changements souhaités par Mgr Pavy, voir Ribolet, op. cit., p. 196 et 422-427.

L’archidiocèse que la France lui donnait, — cette étroite bande de terre qu’est l’Afrique du Nord, — offre au géologue l’aspect d’une région méditerranéenne. « Les montagnes qui l’accidentent, a-t-on pu dire, sont le prolongement immédiat des chaînes italiennes et l’amorce des chaînes espagnoles. » Et l’on a conclu, très nettement, qu’elle n’a pas grand’chose de commun avec l’Afrique, et qu’elle tourne le dos au continent noir[107]. Mais pourquoi les conceptions des apôtres se laisseraient-elles asservir aux constatations de la géographie ? Tourner le dos, voilà un mot qui n’est pas de leur vocabulaire. Ils ont un Credo que les fils de Cham attendent, et, par la porte qu’ouvre l’Algérie, ce Credo peut passer : c’est là ce qui frappe un Lavigerie, ce qui frappe un Père de Foucauld. N’allez pas leur dire que le sol sur lequel se posent leurs pieds est encore en quelque sorte un morceau d’Europe, et que la composition même de ce sol les inviterait à regarder vers Marseille plutôt que vers Tombouctou, vers la civilisation plutôt que vers les profondeurs du monde noir ; ils vous répondraient qu’ils interrogent les géographes, non point sur la préhistoire d’un coin de terre, mais sur les routes naturelles qui y trouvent une amorce et qui, toujours plus avant, toujours plus loin, s’ouvrent à leur marche aventureuse, devancière de celle du Christ.

[107] Fribourg, l’Afrique latine, p. 12 (Paris, Plon, 1922). « Il y a bien plus de différence, confirme M. de Peyerimhoff, entre la Flandre et la Provence, qu’entre le sud de la France et le nord de l’Afrique. » (Enquête sur la colonisation officielle, p. 8.)

V. — Le programme pastoral de Lavigerie.

Louis Veuillot jadis avait dit : « L’Église d’Afrique, vivante au tombeau, n’a point cessé d’exister » ; et l’abbé Dagret, vicaire général de Mgr Dupuch, premier évêque d’Alger, avait voulu tirer tout entier, des œuvres de saint Augustin, le catéchisme du diocèse d’Alger[108].

[108] Veuillot, Les Français en Algérie (Œuvres complètes, IV, p. 85 et 201).

Débarquant en Algérie, ce fut la force de Lavigerie, et ce fut son prestige, de se présenter et de parler tout de suite au nom d’un lointain passé. Défense d’implanter le christianisme parmi ceux qui ne sont pas chrétiens, signifiait l’administration. Ils ne sont plus chrétiens, mais ils le furent, répondait implicitement Lavigerie, dans la lettre éloquente par laquelle il prenait possession de son siège ; et comme autrefois ils l’avaient été, il allait se pencher sur les consciences africaines, soulever les alluvions que des invasions successives y avaient déposées, glorifier, sans ambages, l’Afrique chrétienne de jadis, et, sans ambages aussi, aspirer à la ressusciter.

L’héritage dont ce nouvel évêque se considérait comme légataire ne se trouvait point dans la précaire succession de Mgr Pavy ou de Mgr Dupuch ; c’était un héritage beaucoup plus antique, et sur lequel, après des siècles d’oubli, il revendiquait ses droits. Cet évêque missionnaire se présentait comme l’exécuteur testamentaire d’une très ancienne histoire. Il redisait les gloires de l’Église africaine, et ses sept cents évêques. Grégoire XVI, tout le premier, dans le bref par lequel il avait érigé l’évêché d’Alger, avait rappelé la place tenue par Carthage, par Hippone, dans l’histoire de l’Église et de la pensée chrétienne, au temps où il y avait, dans ces villes, des chaires épiscopales, occupées par Cyprien, par Augustin[109] ; et l’un des premiers soins de Mgr Dupuch, réinstallant sur terre africaine la hiérarchie romaine, avait été de faire élever un monument à saint Augustin[110]. Lavigerie glorifiait ces augustes Pères de l’Église, puis s’attachait à un souvenir plus obscur, celui du dernier évêque d’Icosium, devenu plus tard Alger, un certain Victor, exilé par les Vandales, dans un douloureux cortège de quatre cents évêques ; il suivait, de siècle en siècle, la destinée de ces chrétientés africaines ; il les montrait rétablies par l’Empire byzantin, puis envahies par l’Islam ; il compatissait à ces populations obligées à quatorze reprises de prêter obédience au Croissant, et, treize fois de suite, revenant à la foi du Christ jusqu’à ce que, finalement, celle de Mahomet les gardât. Il allait jusqu’à les comparer avec la Pologne, dont il ne pouvait admettre que la mort fût définitive[111].

[109] Texte du bref dans Dupuch, op. cit., IV, p. 323-332.

[110] Marty, Correspondant, septembre 1861, p. 53-54.

[111] Lettre pastorale pour la prise de possession du diocèse d’Alger (Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 6-8).

Parallèle un peu forcé, car la Pologne ne cessa jamais d’aspirer à sa résurrection ; et les Berbères, eux, tout en accueillant volontiers les souffles d’hérésie qui circulaient dans l’Islam, avaient fini par devenir, dans l’ensemble, des dévots du Prophète, — du Prophète, peut-être, plus que du Coran.

Parmi eux, il en est qui veulent se faire chrétiens, insistait depuis 1863 le P. Creuzat, jésuite, à qui l’autorité militaire avait permis, cette année-là, de s’installer curé à Fort-Napoléon. Le Père, qui leur prodiguait ses charités, recevait d’eux, en échange, de très bonnes paroles, où tout de suite il trouvait des raisons d’espoir et comme le gage d’une prochaine conquête spirituelle. — Illusions ! répondait-on dans les sphères militaires. On y déclarait avoir vu les Kabyles de près ; on s’appuyait sur l’opinion très autorisée du futur général Hanoteau — le Bou Sipsi fort aimé des Kabyles, qui, depuis 1847, vivait parmi eux, et qui bientôt allait écrire :

Les Kabyles peuvent ne pas être des musulmans irréprochables, car, en un grand nombre de cas, ils font bon marché des prescriptions de la loi civile fondée sur le Coran, disant avec beaucoup de sens que ces prescriptions ont été faites pour un pays très différent du leur et pour un peuple qui n’avait ni leurs mœurs ni leur manière de vivre. Mais, en tout ce qui concerne le dogme et les croyances religieuses, leur foi est aussi naïve, aussi entière, aussi aveugle, que celle des musulmans les plus rigides. La propagande chrétienne en Kabylie trouvera toujours devant elle un obstacle insurmontable dans l’étroite solidarité qui lie l’individu à la famille, la famille à la Kharouba, la Kharouba au village, et le village à la tribu. A moins d’une conversion en masse du pays, chose fort improbable, l’individu, la famille même qui voudraient abjurer l’islamisme devraient, de gré ou de force, quitter le pays[112].

[112] Hanoteau et Letourneux, La Kabylie et les coutumes kabyles, 2e édition, I, p. 380-384 (Paris, Challamel, 1893).

Le P. Creuzat paraissait fort insensible aux objections des militaires ; ce qu’il savait, lui, c’est que certains Kabyles le visitaient, et que, d’après leurs dires, on était tout prêt à accueillir, chez les Aït-Ferah, sa soutane et le catholicisme ; pourquoi dès lors n’eût-il pas espéré, tôt ou tard, quelque abjuration en masse ? Les autorités militaires apprirent un jour que l’aventureux missionnaire, en compagnie d’un autre prêtre, avait cru devoir répondre à l’appel de cette tribu, et que tous deux, hélas, avaient été l’objet d’une fort vilaine farce, et qu’ils avaient dû se retirer, couverts d’excréments humains, — et bafoués par surcroît. Et les autorités punirent de prison les quatre jeunes drôles, coupables de cette insolence, et ne les libérèrent que sur la demande même du P. Creuzat. Mais elles constatèrent sans délai que le zèle du Père n’était nullement découragé, et qu’il attribuait cette mésaventure à la malveillance d’une minorité.

Le colonel Martin, qui commandait à Fort-Napoléon, poussa l’enquête plus avant. L’idée lui vint de faire questionner par l’Amin El Hadj Loumis les gens de sa tribu ; et l’Amin répondit que, lorsqu’il leur avait demandé s’ils voulaient un prêtre chez eux, ces gens « étaient devenus aliénés », et que leurs voix s’étaient « abaissées », et que leurs yeux « avaient pleuré », et qu’à la pensée de se faire chrétiens ils avaient dit : Plutôt quitter le pays ! Plutôt la mort ! Trouvant la réponse un peu vive, le colonel Martin souhaita qu’elle fût atténuée, et finalement l’Amin la rédigeait ainsi : « Cette demande doit être rejetée. Dieu nous préserve qu’un prêtre habite chez nous ! Nous avons notre religion, et lui la sienne, qui en est différente. Il n’y a aucun intérêt à ce qu’il demeure chez nous, nous n’y consentirons jamais[113]. »

[113] Nous empruntons ces détails à une lettre du colonel Hanoteau au général Borel, datée de Fort-Napoléon, 23 mai 1868 (communication de M. Jean Hanoteau).

C’était net, très net ; mais le P. Creuzat n’était point déconcerté. Mgr Lavigerie montrait à son tour des lettres, provenant de quelques djemaas kabyles, lettres qui lui demandaient qu’il fondât en certains villages des établissements catholiques. Une bataille de textes, un duel de documents, paraissait s’engager ; et derrière ces textes et ces documents, c’étaient, hélas ! l’Église et l’armée qui semblaient à la veille d’entrer en conflit. Vous n’avez pas su faire questionner les Kabyles, disait aux militaires le P. Creuzat. Et de leur côté les militaires, avertis des lettres qu’avait reçues Lavigerie, les considéraient comme dictées par le P. Creuzat à des Kabyles complaisants. Ainsi se compliquait chaque jour davantage la question fort délicate des rapports éventuels entre l’âme kabyle et la culture chrétienne.

Après tout, pensait le P. Creuzat, pourquoi ne point oser ? Et il disait au général de Wimpffen : « Je ne crains pas le martyre. » A quoi le général répondait : « C’est possible, mais allez le chercher ailleurs que dans ma division. » — « Que vous ayez l’honneur du martyre, lui disait une autre fois le colonel Hanoteau, j’en serai très heureux pour vous, mais moins heureux pour les zouaves que je devrai envoyer pour vous venger. » Car il n’était nullement question, chez les militaires, de laisser impunis les attentats éventuels contre l’apostolat chrétien, mais on faisait observer que la Kabylie était une toute récente conquête, qu’elle était frémissante encore, et que le prosélytisme religieux, s’il ne s’exerçait avec mesure, risquait de surexciter, sur un tel sol, l’esprit de révolte.

Lavigerie cependant avait consulté, sur les Kabyles, les livres signés du général Daumas ; il notait, chez eux, la haine invétérée de l’Arabe conquérant, — de ces Hillal, pillards nomades venus de l’Hedjaz, qui s’étaient au dixième siècle abattus sur eux[114] ; il retrouvait, chez eux, jusque dans leurs tatouages, le souvenir et l’image de la croix ; la polygamie ne s’y apercevait que d’une façon très exceptionnelle. « Plus on creuse dans ce vieux tronc, avait écrit le général Daumas, plus, sous l’écorce musulmane, on trouve de sève chrétienne. On reconnaît alors que le peuple kabyle, autrefois chrétien tout entier, ne s’est pas complètement transformé dans sa religion nouvelle. Sous le coup du cimeterre, il a accepté le Koran, mais il ne l’a point embrassé. Il s’est revêtu du dogme ainsi que d’un burnous, mais il a gardé, par-dessous, sa forme sociale antérieure, et ce n’est pas uniquement dans les tatouages de sa figure qu’il étale devant nous, à son insu, le symbole de la croix[115]. » Tous ces traits étaient interprétés par Lavigerie comme les indices d’une tradition chrétienne dont les Kabyles n’avaient plus l’intelligence.

[114] Sur les problèmes ethnographiques du pays berbère, voir Bertholon et Chantre, Recherches anthropologiques dans la Berbérie orientale (Lyon, Rey, 1913), et Pittard, Les Races et l’histoire, p. 432-442 (Paris, Renaissance du livre, 1924).

[115] Daumas, Mœurs et coutumes de l’Algérie, p. 224 (Paris, Hachette, 1853). Massignon, Annuaire du monde musulman, 1923, p. 93, explique d’ailleurs que 65 pour 100 de la population arabe a oublié son origine berbère. Lavigerie insistera plus tard sur l’empreinte laissée par le christianisme chez les Berbères, dans sa Lettre sur la mission du Sahara (Œuvres choisies, II, p. 107 et suiv.) et dans sa lettre pastorale sur la dernière page connue de l’histoire de l’ancienne Église d’Afrique (Œuvres choisies, II, p. 457). Cf. Georges Élie, La Kabylie au Djurdjura et les Pères blancs (Correspondant, 10 et 25 juillet 1923). Jean Bardoux, Revue hebdomadaire, 23 mai 1925, p. 422, explique que le Kabyle est théoriquement musulman, mais que par le caractère polythéiste de ses dévotions, il rappelle le paysan latin du temps de Varron.

Êtes-vous bien sûr de cette tradition chrétienne ? objectait le colonel Hanoteau. Si quelques Kabyles répètent que leurs ancêtres furent chrétiens, c’est qu’ils vous l’ont entendu dire, et que, pour un intérêt personnel, ils cherchent à vous être agréables en se donnant une origine qui ne les flatte nullement et qu’ils répudient au fond du cœur. Qui vous dit que les Berbères du Jurjura ne soient pas les descendants de ces tribus judaïsantes ou païennes dont parle Ibn Khaldoun ? « Aucun document historique ne vient, il est vrai, à l’appui de cette hypothèse, mais aucun ne la contredit. La solution reste donc indécise[116]. »

[116] Hanoteau, op. cit., I, p. 382.

Lavigerie n’avait pas le temps d’attendre que les obscurités de l’histoire fussent dissipées ; la décision de sa volonté passait outre aux indécisions de la science.

Un certain poème du Manteau, écrit par un musulman du treizième siècle, avait glorifié Mahomet comme « le prince des deux grands mondes de Dieu, celui des hommes et celui des génies, comme le souverain des deux races, les Arabes et les Berbères »[117]. Cette souveraineté niveleuse, Lavigerie aspirait à la démembrer, à lui soustraire tout d’abord les Berbères. Il se jugeait élu, lui archevêque de France, pour crier à ces peuples, au nom même de leur lointains ancêtres chrétiens : « Lazare, sors du tombeau. »

[117] Zwemer et Warnery, L’Islam, p. 66.

Administrateurs et militaires n’avaient pas lu, dix-huit ans plus tôt, les Fastes de l’Afrique chrétienne, timidement publiés par Mgr Dupuch ; ils ne se figuraient pas que cette littérature édifiante pût devenir ouvrière d’histoire. Mais de l’évocation même de ces souvenirs, Lavigerie déduisait tout un programme, et c’était celui-ci :

« Faire de la terre algérienne le berceau d’une nation grande, généreuse, chrétienne, d’une autre France.

« Répandre autour de nous, avec cette ardente initiative qui est le don de notre race et de notre foi, les vraies lumières d’une civilisation dont l’Évangile est la source et la loi.

« Les porter au delà du désert jusqu’au centre de ce continent encore plongé dans la barbarie.

« Relier ainsi l’Afrique du Nord et l’Afrique centrale à la vie des peuples chrétiens[118]. »

[118] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 9-10.

Tout à l’heure l’imagination de Lavigerie, se promenant à travers les siècles, se servait du passé pour construire l’avenir ; soudainement, c’est à travers les espaces qu’elle se promenait, à travers des espaces où elle n’acceptait aucune barrière, pas même celle du désert. Cet archevêque, que les Tuileries avaient envoyé à Alger pour qu’il régnât sur un noyau de Français, et qui constatait, d’ailleurs, que les deux tiers des églises ouvertes à ces Français n’étaient encore que des hangars ou des maisons de colons, faisait le geste d’étendre sa houlette sur les profondeurs inconnues d’un continent inexploré. Ce prélat concordataire dont on avait restreint le cadre en faisant d’Oran et de Constantine deux villes épiscopales annonçait, dès son entrée en fonctions, son intention bien nette de sortir du cadre, et d’annexer de nouvelles provinces à l’empire de la chrétienté.

« O Église africaine, s’écriait-il, ta destinée a été de naître, de grandir et de mourir dans le sang de tes fils. Lorsque Dieu t’a rappelée du tombeau, c’est dans le sang des soldats de la France que tu as retrouvé la vie, et aujourd’hui c’est la main d’un Pontife abreuvé de toutes les amertumes qui te rend ton antique hiérarchie. Puissé-je mêler mes sueurs, mes larmes, mon sang s’il le faut, aux douleurs de ton long martyre[119] ! »

[119] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 18.

Et se retournant vers les indigènes, il leur disait : « Je vous bénis enfin, vous, anciens habitants de l’Algérie, que tant de préjugés séparent encore de nous et qui maudissez peut-être nos victoires. Je réclame de vous un privilège, celui de vous aimer comme mes fils, alors même que vous ne me reconnaîtriez pas pour père. »

C’était une manifestation qu’un tel mandement. Elle contrastait, d’une façon abrupte, avec la pensée impériale, exposée dans le sénatus-consulte de 1864, avec la conception d’une Algérie où les deux populations, indigènes et colons, vivraient côte à côte, sans mélange, sans assimilation. Un royaume arabe dans l’Empire français, voilà ce que voulait Napoléon III : application nouvelle de ce principe des nationalités dont s’engouait, en Afrique comme en Europe, cette intelligence rêveuse. Cette erreur aura la vie dure : la littérature s’en fera complice ; et c’est à juste titre que M. Louis Bertrand reproche à Fromentin d’avoir « créé ce préjugé qu’il n’y a rien de commun entre Africains et nous, et que nous sommes à tout jamais étrangers et fermés les uns aux autres[120] ». Que des Berbères, que des Kabyles, descendants d’aïeux chrétiens, fussent ainsi, par la volonté même de la France, enfermés à tout jamais dans un royaume arabe, que la France eût cette étrange idée d’arabiser des populations qui n’avaient jamais reçu des Arabes qu’une empreinte superficielle, Lavigerie ne l’admettait pas : « Avec ce système, écrira-t-il bientôt, on ne sera pas, dans des siècles, plus avancé qu’aujourd’hui. » Il lui semblait que la France devenait la complice d’une oppression séculaire, d’une oppression contre laquelle les opprimés s’étaient treize fois révoltés, si elle persistait à vouloir séparer d’elle, par un infranchissable abîme, ces Berbères, ces Kabyles, et à les emprisonner dans leur barbarie, dans leur Coran. Il lui semblait qu’agir ainsi, ce serait, de la part de la France, ratifier les décisions imposées jadis par l’Islam à la pointe de l’épée, et qu’elle était venue là, au contraire, pour une œuvre de redressement, de réparation.

[120] Louis Bertrand, Les Villes d’or (édit. de 1921), p. 343 (Paris, Fayard). Sur la méthode algérienne de Napoléon III, voir André Servier, L’Islam et la psychologie du Musulman, p. 410-414 (Paris, Challamel, 1923).

De bons observateurs de l’Islam parlent aujourd’hui comme Lavigerie. M. Louis Bertrand, dans ses Villes d’or, M. André Servier dans son livre : L’Islam et la psychologie du musulman, se sont insurgés contre ce préjugé que l’Islam ne serait pas seulement une religion, mais un mode de pensée propre aux races africaines, et qu’ainsi il n’y aurait aucun espoir d’amener jamais les indigènes à penser comme nous. Mais non, proteste M. Louis Bertrand, le contraire a été vrai pendant des siècles, et j’estime que c’est un devoir d’humanité de le leur rappeler avec insistance[121]. Et son œuvre magnifique de tribun de l’idée méditerranéenne vise à prouver qu’en 1830 nous sommes rentrés dans une province perdue de la latinité. Allant même plus loin que Lavigerie, qui considérait qu’il fallait « renouer, à travers d’innombrables siècles, une tradition abolie », M. Louis Bertrand estime, lui, « qu’il n’y a pas eu d’interruption, que l’Afrique n’a jamais cessé d’être latine, même sous son costume musulman, et qu’enfin ce que, dans les mœurs, les architectures, l’extérieur et le matériel de la vie, nous croyons « arabe » ou « oriental », — c’est tout simplement du latin que nous ne connaissons plus[122]. »

[121] Louis Bertrand, Les Villes d’or (édit. de 1921), p. 370.

[122] Louis Bertrand, Les Villes d’or (édit. de 1921), p. 344. Cf. Louis Bertrand, Le Livre de la Méditerranée (édit. de 1923), p. 78-80 (Paris, Plon).

VI. — Les orphelinats pour enfants musulmans ; le conflit avec Mac-Mahon.

Lavigerie ne fut jamais homme à jeter le gant à la puissance civile, aventureusement, prématurément. Débarquant en Algérie en messager de l’idée chrétienne et en interprète d’un lointain passé, qu’il voulait faire revivre, il allait rechercher, sans retard, l’adhésion de l’Empereur, pour les premières mesures pratiques par lesquelles il voulait inaugurer son épiscopat.

Lorsqu’en 1835 une amie d’Eugénie de Guérin, Mère Émilie de Vialar, avait installé dans Alger, au chevet des cholériques, les premières sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, on avait vu, six ans après, les Muphtis, et les Cadis, et le corps entier des Ulémas, expédier à Grégoire XVI une adresse solennelle, pour rendre hommage à l’œuvre de miséricorde et d’« apitoiement » qu’elles accomplissaient. Précédent significatif, qui attestait que la bienfaisance chrétienne ne portait pas ombrage à l’Islam[123].

[123] Louis Picard, Émilie de Vialar, p. 85-87 (Paris, Maison de la Bonne Presse, 1924). Le futur général Daumas racontait dans une lettre du 11 février 1838 que, le docteur Warnier ayant soigné un Arabe, l’autorité musulmane disait : « Voyez comme les chrétiens sont généreux et bons, les musulmans n’en feraient pas autant. » (Correspondance du capitaine Daumas, consul à Mascara, éd. Yver, p. 104.)

Pourrait-on défendre à Lavigerie d’être charitable à son tour ? Assurément non. Par une note que le 9 septembre 1867 il faisait remettre à Napoléon III, il annonçait son désir d’établir au centre de la Kabylie, loin des villages européens, d’accord avec les municipalités indigènes, quatre ou cinq maisons hospitalières, où des religieuses donneraient des soins ; et il s’engageait d’ailleurs à interdire absolument toute propagande religieuse directe. Mais pouvait-on lui prohiber, d’autre part, de combler le fossé entre son clergé et les populations musulmanes, en imposant à ses prêtres la connaissance de l’arabe ? Ainsi fit-il, au nom de son droit d’évêque, par une lettre circulaire du 31 octobre : dans son séminaire, des classes d’arabe s’installèrent ; ses clercs furent informés qu’ils ne recevraient pas le sacerdoce avant de connaître cette langue ; et Pie IX, sur sa demande, donna une existence canonique à une vaste association de prières, fondée depuis dix ans par un Jésuite pour la conversion de l’Islam. Mais savoir l’arabe, aller le parler là où il se parlait, et faire prier, enfin, à travers le monde, pour l’efficacité apostolique d’un tel contact, n’était-ce pas battre en brèche l’idée d’un « royaume arabe » barricadé d’avance, par la politique napoléonienne, contre toute infiltration française et chrétienne ? Cette idée demeurait celle de la France officielle. De là, l’ordre de rappel qu’avaient reçu en 1866, malgré les regrets des Arabes, les Lazaristes et sœurs de charité de Laghouat[124] ; de là, aussi, l’impression de surprise, d’une surprise déjà à demi hostile, qu’éveillait Lavigerie dans les bureaux d’Alger, lorsqu’il déclarait avoir obtenu de l’Empereur la permission de faire de la propagande religieuse parmi les musulmans de l’Algérie, et avoir choisi le Fort-Napoléon pour tenter ses premiers essais[125].

[124] Mgr Pavy, par un ancien curé de Laghouat, p. 41-42 (Paris, Challamel, 1867).

[125] Le colonel Hanoteau au maréchal Randon, 31 décembre 1867 (lettre inédite).

Dans son clergé même, et jusque dans son archevêché, on n’était pas sans inquiétude au sujet de ces nouveautés. Un jour, sortant de chez le prélat, à qui il avait cru devoir expliquer l’« obstacle infranchissable » qu’opposait à la propagande chrétienne l’organisation familiale et sociale des Kabyles, le futur général Hanoteau entra chez l’abbé Suchet, vicaire général, et lui raconta le langage qu’il venait de tenir. « Vous avez osé le lui dire ! répondit l’abbé ; je vous remercie beaucoup. Depuis qu’il est arrivé, l’archevêque nous la vie impossible, nous traite de vieilles bourriques et prétend que si rien n’a été fait, c’est que nous ne sommes bons à rien. » Hanoteau, mis en confiance, disait alors au vicaire général que ce qu’il y avait à faire, c’était de créer chez les Kabyles des hôpitaux de sœurs, pourvu qu’elles ne fissent aucune propagande religieuse et n’attendissent pas des résultats immédiats. Rentrez donc chez Monseigneur, lui suggéra l’abbé Suchet, et dites-lui cela : ce sera nous rendre à nous, à l’ancien clergé, un service personnel. Quelques minutes plus tard, Hanoteau, revoyant l’archevêque, lui développait cette idée ; et Lavigerie lui paraissait « incrédule[126] ». Lavigerie cependant n’oubliera pas cette conversation ; et lorsque l’Église et l’armée, sur le sol d’Algérie, auront franchi la crise douloureuse qui allait bientôt les mettre aux prises, les projets de fondations religieuses que réalisera Lavigerie et le programme qu’il tracera aux sœurs hospitalières ne s’écarteront pas beaucoup des suggestions hasardées, ce jour-là, par le colonel Hanoteau.

[126] Mémoires inédits du général M. Hanoteau.

Cette année 1867, où pour la première fois Lavigerie avait foulé le sol algérien, ne devait pas s’achever sans qu’il eût signifié, publiquement, quelle était sa propre politique. On l’avait fait venir, comme évêque, pour qu’il bénît des charrues à vapeur, dont l’emploi s’inaugurait. L’étrange imprudence et comme on le connaissait mal, encore ! Un Lavigerie ne se bornait pas à des liturgies ! fonctionnaires et hommes d’épée l’entendaient, non sans surprise, demander publiquement à la France, pour l’Algérie, les libertés civiles, religieuses, agricoles, commerciales, qui manquaient encore à cette terre, et inviter les colons à sortir « de cette routine qui attend tout de l’État et à s’associer librement, pour tout ce qui est utile, fécond, chrétien »[127]. Il voulait aborder les indigènes et il donnait aux colons des leçons d’initiative ; se mêlant aux deux peuples que juxtaposait le sénatus-consulte, il aspirait à n’en faire qu’un ; avec d’inexpugnables façons de se carrer dans ses arguments, il bousculait, en affectant de ne point paraître provocateur, les habitudes bureaucratiques et les théories impériales.

[127] Vœux pour l’avenir de la colonie (Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 135).

Le choléra sévissait, puis les sauterelles, enfin la famine ; devant de pareils fléaux, les deux peuples n’en faisaient plus qu’un, et vraiment il eût été difficile à l’administration de barrer la route à Lavigerie et à son ministère de charité. Au demeurant, le 1er janvier 1868, par-dessus la tête de l’administration, il s’adressait à la générosité de la France. Dans une lettre qu’il expédiait aux journaux catholiques, il montrait un grand nombre d’Arabes ne vivant plus que de l’herbe des champs ou des feuilles des arbres, qu’ils broutaient comme des animaux, errant presque nus, par troupes, dans le voisinage des villes, attendant les tombereaux d’immondices pour s’en disputer le contenu, déterrant, pour les manger, les cadavres des bêtes, et parfois, par douzaines, s’affaissant sur les routes, morts d’inanition[128].

[128] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 149-150.

Évaluant à 100 000 le nombre des victimes au cours des six derniers mois[129], il annonçait son dessein d’adopter les orphelins, de les élever. Pour avoir des ressources, il quêtait en France, puis auprès des évêques de Belgique, d’Espagne, d’Angleterre, et jusqu’en Amérique. « Ces orphelins, disait-il, c’est ma part, c’est celle de l’Église, dans cet immense désastre. »

[129] Sur ce chiffre, voir Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 174.

Avant même d’avoir des ressources, il assumait le fardeau. Tout de suite, dans sa maison de campagne, des convois d’enfants survinrent, véritables squelettes, dont quelques-uns, parfois, étaient, au cours de la route, devenus cadavres. Huit enfants, un jour, arrivaient de Laghouat, expédiés à l’archevêque par le futur général de Sonis[130]. Lavigerie n’attendait pas toujours qu’ils se présentassent ; en bon pasteur, il se promenait à leur recherche. On se souvint longtemps, à Montenotte, du petit garçon couvert de vermine, dévoré d’ulcères, qu’il fit monter près de lui, dans sa voiture, pour le ramener au séminaire de Saint-Eugène, où s’improvisait un asile. A la fin de janvier, il avait huit cents bouches à nourrir ; en juin, il en aura dix-huit cents. « Dites à tous les Arabes, écrivait-il au curé de Montenotte, qu’ils n’ont qu’à envoyer leurs enfants au grand marabout des chrétiens, et que celui-ci leur enseignera à gagner honnêtement leur vie par le travail, à craindre Dieu et à aimer leurs frères. »

[130] Baunard, Le Général de Sonis, p. 244. (Paris, Poussielgue, 1890.)

Cette générosité d’accueil et d’appel, c’était une première étape ; il en entrevoyait une seconde où il pourrait offrir aux indigènes une autre aumône, celle de la vérité. De Laghouat, un officier lui écrivait : « L’heure me paraît venue, l’occasion favorable. » Ce correspondant n’était autre que Sonis, qui considérait la « conversion des musulmans » comme « une dette d’honneur que la France s’est bien peu souciée de payer jusqu’à ce jour[131]. » Déjà, dans son grand séminaire, l’idée de se dévouer à la conversion des Arabes tourmentait certaines âmes. M. Girard, le Lazariste qui depuis longtemps en était le directeur, — celui que familièrement on nommait le Père Éternel, — était venu chez lui, le 29 janvier, avec trois jeunes clercs, qui demandaient, pour se préparer à ce futur apostolat un règlement monastique de vie[132]. Dans cette démarche, la Société future des Pères Blancs était en germe. Des arrière-plans s’entr’ouvraient dans la lettre que Lavigerie, le 6 avril, adressait au directeur des Écoles d’Orient : « Nos orphelinats, lui disait-il, seront, dans quelques années, une pépinière d’ouvriers utiles, soutiens, amis, de notre colonisation française, et, disons le mot, d’Arabes chrétiens. Ce sera le commencement de la régénération de ce peuple et de cette assimilation véritable que l’on cherche sans la trouver jamais, parce qu’on la cherche jusqu’ici avec le Coran, et qu’avec le Coran, dans mille ans comme aujourd’hui, nous serons des chiens de chrétiens, et il sera méritoire et saint de nous égorger et de nous jeter à la mer[133]. »

[131] Baunard, Le Général de Sonis, p. 245.

[132] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 29-31. Sur le Lazariste Joseph Girard (1793-1879), voir Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 385-394.

[133] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 161-162.

Un post-scriptum à cette lettre faisait connaître d’atroces actes d’anthropophagie commis dans la région de Tenès : un ménage de gardiens de mosquée, affamé, avait tué cinq passants, puis leur neveu, puis leur enfant. « L’absence complète de sens moral, clamait Lavigerie, favorise sans contredit la multiplication de ces forfaits. » Et il concluait : « Il faut relever ce peuple. Il faut que la France lui donne, je me trompe, lui laisse donner les principes de l’Évangile, ou qu’elle le chasse dans les déserts, loin du monde civilisé[134]. »

[134] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 165-166.

Dans cette alternative ainsi présentée, il ne fallait voir qu’un artifice de dialectique, qui ne mentionnait une solution évidemment absurde : l’expulsion des Arabes, que pour en imposer une autre : leur évangélisation[135] ; mais le maréchal de Mac-Mahon, le colonel Gresley, prirent la phrase de Lavigerie au pied de la lettre ; et, sous les regards impuissants du général de Wimpfen, qui estimait qu’en sauvant de la mort des milliers d’êtres Lavigerie avait « acquis le droit de diriger leur esprit et leur cœur vers le but le meilleur et le plus utile à la France », le conflit entre le gouverneur et l’évêque éclata. « Voulez-vous donc refouler les indigènes dans les déserts ? lui demandait en substance Mac-Mahon, dans une lettre du 26 avril. La France s’y refuse. Les indigènes ne vont-ils pas dire que vous voulez profiter de l’état de détresse où ils se trouvent, pour leur faire acheter, par le sacrifice de leur religion, le pain que vous leur donnez ? » Il accusait le prélat d’exciter à la haine entre les citoyens, et d’être devenu « un drapeau pour tout ce qui était hostile au gouvernement ».

[135] Voir les explications de Lavigerie dans Œuvres choisies, I, p. 168-170 et 174-176.

« L’archevêque voudrait-il nous organiser une petite fronde, écrivait le colonel Hanoteau, en attendant qu’il attache la croix rouge sur l’épaule des colons voltairiens pour marcher à la conquête du bien d’autrui en refoulant dans les déserts les propriétaires[136] ? »

[136] Hanoteau à Labeaume, 8 mai 1868. (Lettre inédite.)

Des bruits circulaient, d’après lesquels la maréchale de Mac-Mahon, qui, sous le précédent épiscopat, présidait toutes les œuvres de charité, était menacée d’excommunication par le nouvel archevêque[137]. Des questions d’étiquette aggravaient le conflit. Lavigerie se plaignait que l’autorité militaire ne tirât pas pour lui, comme pour un maréchal, vingt-cinq coups de canon ; il se plaignait que, lorsqu’il voyageait, des chevaux de l’armée ne fussent pas mis à sa disposition[138]. Un jeune Français, à Alger, ayant été assassiné par un Arabe, les obsèques donnaient lieu à des manifestations tumultueuses, et dans les sphères militaires on attribuait cet émoi des esprits au bruit fait par l’archevêque autour des récents actes d’anthropophagie. Et de bouche en bouche courait le récit de la déception cruelle qu’avaient subie, chez les Aït-Boudran, le P. Stumpf et le frère Jeannin, connu des indigènes sous le nom de Capsule ; l’Amin leur avait avoué que les avances qu’il leur avait faites n’étaient point sérieuses, et que, s’il les laissait s’installer, il serait tué par ses coreligionnaires. Mais on ripostait, à l’archevêché, que si Stumpf et Capsule avaient subi cet accueil, il avait été provoqué par des espions aux gages du gouverneur[139].

[137] Général du Barail, Souvenirs, III, p. 48.

[138] Le baron Durrieu à Niel, 28 mars 1868. (Archives de la Guerre.)

[139] Papiers Hanoteau.

« La guerre est déclarée », écrivait Lavigerie à l’abbé Bourret. « Si le gouvernement de l’Empereur me disgracie, j’aurai pour compensation la joie de ma conscience. » Et du palais épiscopal d’Alger, deux lettres partaient, l’une pour le maréchal, l’autre pour l’Empereur. Lavigerie, répondant à Mac-Mahon, réclamait pour l’Évangile, en Algérie, terre de chrétienté, la même liberté que dans les pays infidèles. Combien discret serait l’usage de cette liberté, il l’attestait en affirmant : « Je n’ai pas voulu, et je l’ai déclaré hautement, qu’un seul des 1 200 enfants recueillis par moi fût baptisé, autrement qu’au moment de la mort ; et encore, au moment de la mort, je ne l’ai permis que pour ceux-là seulement qui n’avaient pas l’âge de raison[140]. » Ces orphelins, donc, n’étaient pas acculés à acheter leur pain par leur rupture avec leur foi. Mais que, devenu leur père, il les abandonnât, qu’il les rejetât dans le monde de l’Islam, qu’il s’abstînt, au moment venu, d’offrir à leur liberté d’adhésion la foi qui était celle de la France : formellement il s’y refusait. Il ne voulait plus, en un mot, que théoriquement, administrativement, bureaucratiquement, une barrière fût dressée entre la civilisation catholique et l’Islam ; et son optimisme d’apôtre, se tournant vers l’Empereur, lui écrivait : « Je ne crains pas d’affirmer, Sire, qu’avec la liberté de conscience et dès lors de la prédication, nous rendrons en très peu d’années les Kabyles chrétiens. Pour les Arabes, ce serait plus long, on ne peut compter que sur les enfants, mais, par les enfants, le succès est assuré[141]. » Lavigerie réclamait de l’Empereur, en Algérie, la même liberté dont le catholicisme jouissait en Turquie, celle d’ouvrir des asiles de bienfaisance. Nous la refuser, disait-il, c’est nous priver de notre liberté de conscience. Mais bientôt Napoléon III répondait : « Vous avez, monsieur l’archevêque, une grande tâche à remplir, celle de moraliser les deux cent mille colons catholiques qui sont en Algérie. Quant aux Arabes, laissez au gouverneur général le soin de la discipline. » Le maréchal Niel, ministre de la Guerre, annonçait joyeusement à Mac-Mahon, dans une lettre privée, que la plume du souverain avait été très impériale[142] ; et dans une dépêche d’adhésion qu’il adressait lui-même à Mac-Mahon, Niel représentait l’archevêque comme ayant « demandé équivalemment que la liberté de conscience fût enlevée aux musulmans de la colonie ».

[140] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 176-177. Cf. p. 198 (Lavigerie à Niel, 17 mai 1868) : « Aucune des femmes veuves recueillies par moi n’a été baptisée, quoique plusieurs l’aient demandé déjà, et cela parce que je craignais que leur demande ne fût intéressée. »

[141] L’archevêque d’Alger et l’administration algérienne : recueil de lettres sur l’apostolat catholique en Algérie, p. 28. (Alger, Bastide, 1871.)

[142] Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868. (Archives de la Guerre.)

Autour de Lavigerie, en ce début de mai 1868, un certain nombre d’évêques français commençaient de se grouper, comme autour du défenseur de la liberté de l’Évangile. « Prélat au cœur vraiment chrétien et vraiment français, écrivait Montalembert, il fait tressaillir d’admiration toutes les âmes catholiques d’un bout de l’Europe à l’autre », et Montalembert constatait que dès cette date, Lavigerie avait « une place à jamais enviable dans notre histoire »[143].

[143] Correspondant, 25 mai 1868, p. 603.

Louis Veuillot commentait : « Le sort des enfants rendus aux tribus préoccupe l’archevêque et devrait davantage toucher les bureaux. Pour les filles, elles ne seront et ne peuvent être réclamées que pour être vendues sous forme de prétendu mariage, au premier venu, selon l’usage universel des Arabes, consacré, hélas ! par l’administration et par les tribunaux algériens. Quant aux garçons, quiconque est au courant des mœurs musulmanes sait trop ce qui les attend s’ils sont livrés sans défense à leurs « coreligionnaires ».

« Ici donc une question de haute moralité prime le droit de la tribu ou des parents éloignés qui réclameraient les orphelins. Cette question, la France, nation chrétienne, ne peut l’éluder.

« Mais il y a plus : il y a un cas d’indignité, reconnu par toutes les lois humaines et par le Coran lui-même, puisque c’est du Coran que l’on s’appuie.

« Car enfin, ces tribus, ou, si l’on veut encore, ces oncles, ces cousins, ont abandonné les orphelins dans le moment où ils avaient plus besoin de secours ; ils les ont laissés là, sauvagement, impitoyablement, ils les ont livrés à la mort pour ne pas leur partager un reste de pain. Sont-ils en droit de réclamer aujourd’hui une autorité abdiquée de la sorte, surtout lorsqu’ils ne la réclament que pour en tirer de vils et abominables profits ? Ce cas, l’archevêque, père adoptif des orphelins, le soumet à la conscience et à la loi du pays[144]. »

[144] Veuillot, Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires, 3e série, II, p. 513-514.

VII. — La solution du conflit.

Lavigerie avait contre lui le gouverneur général, le ministre de la Guerre, l’Empereur. Mais celui que l’Algérie croyait vaincu avait déjà passé la mer, pour livrer bataille, à Paris. Baroche, le ministre de la Justice, avait dit à Niel : « La question se réduit à savoir si, lorsqu’un évêque a recueilli, nourri et soigné des orphelins abandonnés par leurs familles, on peut à un jour donné les enlever à l’évêque, non pour les rendre à leurs parents, mais pour les livrer à une tribu qui tient, par-dessus tout, à en faire des musulmans[145] », et Baroche avait appelé Lavigerie, pour qu’il fît valoir auprès de l’Empereur cette considération. Autour du cabinet impérial les influences s’agitaient, s’entre-heurtaient. Un « savon » l’attend là-bas, écrivait le général Borel au colonel Hanoteau, et le général ajoutait ces mots, témoignage de l’excitation qui régnait dans l’entourage de Mac-Mahon : « Avez-vous jamais trouvé tant de violence, d’astuce, d’ignorance, de mauvaise foi, de haine et de passion réunies ensemble, et tout cela sous la robe d’un prêtre et d’un archevêque ? Il est bien à désirer qu’il ne revienne plus ici[146]. »

[145] Niel à Mac-Mahon, 10 mai 1868.

[146] Borel à Hanoteau, 21 mai 1868. (Lettre inédite.)

L’Empereur, d’abord, fermait sa porte au prélat, et partait pour Biarritz. Lavigerie l’y suivait, ayant dans son portefeuille une phrase qu’avait prononcée l’Empereur, à Alger, en 1860 : « La Providence nous a appelés à répandre sur la terre d’Algérie les bienfaits de la civilisation. » Derrière la porte impériale, enfin forcée, un glacial accueil l’attendait ; mais il répéta la phrase impériale, en demandant : Que fais-je autre chose ? Et s’il en faut croire une lettre de Niel à Mac-Mahon, il reconnut du reste « avoir quelques torts, mais chercha à prouver qu’un grand nombre de personnes étaient de son avis, et produisit, à l’appui de son attestation, des lettres émanant d’officiers de l’armée »[147]. Il osait ajouter que si le gouvernement ne lui rendait pas la liberté de faire son devoir, il la prendrait. A l’issue de l’audience, il obtint de l’Empereur la promesse d’une lettre ministérielle l’autorisant à garder ses orphelins et à faire auprès des Arabes son œuvre de charité. Une dernière manœuvre fut tentée. Baroche le fit venir, lui offrant une seconde fois, pour en finir avec ses difficultés, la coadjutorerie de Lyon. Ce serait me déshonorer, répondit Lavigerie. Le Pape, le 27 mai, dans un bref, le félicitait d’avoir, « par sa charité, incliné le cœur des infidèles vers la religion et la nation dont ils avaient reçu tant de bienfaits, et rompu ainsi l’obstacle qui jusque-là s’opposait à l’apostolat chrétien ».

[147] Niel à Mac-Mahon, 20 mai 1868. (Archives de la Guerre.)

Vingt-quatre heures plus tard, la lettre ministérielle qu’avait promise l’Empereur paraissait au Journal officiel. Le maréchal Niel y signifiait au prélat : « Le gouvernement n’a jamais eu l’intention de restreindre vos droits d’évêque, et toute latitude vous sera laissée pour étendre et améliorer les asiles où vous aimez à prodiguer aux enfants abandonnés, aux veuves et aux vieillards, les secours de la charité chrétienne[148]. »

[148] Niel consolait Mac-Mahon, dans une lettre du 25 mai 1868, en lui expliquant que « le principe d’autorité du gouverneur général, juge en dernier ressort de l’opportunité de la création d’asiles hospitaliers », demeurait sauf. (Archives de la Guerre.) On trouvera dans la Revue d’histoire des Missions, septembre 1925, le texte de ces lettres inédites du maréchal Niel.

Lavigerie avait cause gagnée ! « Voilà donc, écrivait-il, l’aurore d’une ère nouvelle en Algérie, et, pour la charité catholique, l’assurance d’un avenir meilleur[149]. » Dans sa visite à Biarritz, en ce diocèse même où il avait voulu, à l’âge de treize ans, être curé de campagne, il venait de conquérir, à l’âge de quarante-trois ans, le droit de devenir le grand aumônier de l’Islam, le droit d’en devenir peut-être l’archevêque.

[149] Lavigerie au directeur de l’Œuvre des Écoles d’Orient, 23 mai 1868 (Œuvres choisies, I, p. 202).

Les Tuileries avaient cessé de restreindre son bercail aux deux cent mille colons européens dont lui parlait, quelques mois plus tôt, la lettre impériale ; les Tuileries consentaient que l’Église romaine ouvrît vers l’Islam certaines avenues.

« D’une part, concluait Louis Veuillot, l’Église d’Alger possède une force qu’on ne lui connaissait pas : l’opinion est pour elle. D’autre part, et comme conséquence de ce fait important, la question se trouve à l’étude dans le sein du gouvernement lui-même plus qu’elle n’y fut jamais. On peut attendre que les bureaux arabes ne trancheront plus en ces matières aussi lestement qu’ils en avaient coutume. L’éveil est donné et l’archevêque a tous les moyens de reprendre un débat dont la bonne issue n’importe pas moins à la colonisation qu’à la religion. Ces deux causes sont jointes et savent désormais qu’elles doivent succomber ou triompher ensemble.

« Nous demandons à Dieu qu’il soit encore temps, et qu’un Abd-el-Kader ou un Bou-Maza ne s’élève pas un jour du milieu de ces enfants arabes, à qui une folie doublement déplorable s’obstine à fermer l’Évangile et à ouvrir le Coran[150]. »

[150] Veuillot, Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires, 3e série, II, p. 526.

Deux ans plus tard, dans une note qu’il adressera au gouvernement de Tours, Lavigerie dira : « Il faut respecter scrupuleusement la foi religieuse des indigènes, en leur laissant toute liberté de la pratiquer. Mais il faut aussi, par tous les moyens moraux en notre pouvoir, les relever de leur abaissement et surtout de leur paresse et de leur faiblesse. Sans cela, au contact d’une population intelligente et active, ils disparaîtront tous, et, dans un siècle, il n’en restera plus un seul[151]. »

[151] Tournier, Correspondant, 10 mars 1912, p. 835 et suiv.

Les feuilles algériennes hostiles, qui ne voulaient voir en lui qu’un convertisseur, fourvoyaient l’opinion : ses premières démarches en pays d’Islam étaient celles d’un civilisateur, qui voulait enseigner aux indigènes le bon usage de leurs bras, et de leurs terres, et de leurs vies.

Il avait demandé la liberté, il l’avait obtenue. Il ne voulait pas en user, déclarait-il, pour la prédication directe de la foi chrétienne aux Arabes. Il lui semblait que « cette prédication faite imprudemment, au lieu de hâter l’œuvre, l’éloignerait et la rendrait à jamais impossible, en faisant naître les oppositions du fanatisme »[152]. Mais c’était par l’exemple, par les bienfaits, par la charité, par le temps enfin, qu’un rapprochement, à son avis, devait s’opérer ; et ce rapprochement, il avait confiance qu’un jour l’État lui en saurait gré, puisque des millions de bras, toujours prêts à s’armer, seraient ainsi remis à la disposition de la France, pour rendre à la terre d’Algérie son antique fécondité des temps romains, que l’Islam avait abolie.

[152] Lavigerie, « Lettre au président de l’Œuvre des Écoles d’Orient sur le premier village d’orphelins arabes », janvier 1873 (Œuvres choisies, I, p. 237).

CHAPITRE II
LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE

I. — L’éducation agricole de l’Algérie : Pères Blancs et Sœurs Blanches.

Lavigerie, à Biarritz, avait convaincu l’Empereur qu’un archevêque d’Alger était quelque chose d’autre et quelque chose de plus que le chapelain mitré d’une colonie européenne. Ce succès une fois remporté, il s’en fut voir Pie IX : « J’ai été reçu en triomphe et comblé par le pape », écrivait-il le 10 août 1868 à l’abbé Bourret. Il racontait qu’à Rome, on l’avait « saharatisé », qu’on l’avait « négrifié ». Il joignait désormais à son office d’archevêque les fonctions de supérieur et de délégué apostolique d’une mission créée à sa demande, et pour lui : la mission du Sahara occidental. Au-delà de ces Berbères, de ces Arabes, dont l’État français avait fini par lui permettre le contact, il revoyait s’ouvrir devant lui, par la volonté de Rome, une autre province spirituelle, comprenant toutes les oasis de l’immense désert, jusqu’à Tombouctou. L’Algérie, le Sénégal, lui apparaissaient comme « deux grandes portes que la miséricorde divine avait ouvertes, pour tant de peuples, à la charité et à la vérité catholique » ; il se réjouissait qu’à ces deux seuils de l’Afrique inconnue, soldats de France et prêtres de France fussent installés. En mai 1869, lorsque l’entourage du gouverneur général l’avait vu partir, on avait escompté qu’il ne reviendrait point, et qu’une permutation de siège libérerait l’Algérie de son esprit d’entreprise ; il rentrait là-bas, en septembre, avec un parchemin pontifical qui lui ouvrait un continent.

En ce même mois de septembre 1869, la Propagande, envoyant des instructions aux vicaires apostoliques des Indes orientales, leur recommandait de travailler à la conversion des musulmans par la diffusion d’opuscules sur la divinité du christianisme[153]. Rome aurait cru pécher contre l’humanité si elle avait paresseusement admis que plus de deux cents millions d’âmes, les âmes de l’Islam, fussent exclues des grâces du Christ.

[153] Acta et decreta sacrorum conciliorum recentiorum (Collectio Lacensis), VI, col. 666. (Fribourg, Herder.)

Lavigerie, ainsi soutenu par l’impulsion romaine, retrouvait ses orphelinats très prospères : petits Kabyles, petits Arabes s’y formaient à toutes sortes de métiers. L’apprentissage agricole, surtout, préoccupait le prélat. Dans l’histoire de l’apostolat chrétien, nombreuses sont les pages où l’on voit les missionnaires tenir tout d’abord aux populations le langage du Dieu de la Genèse, et leur enseigner, à son exemple, la loi du travail et la culture de la terre. On dirait qu’ils veulent leur présenter les énergies mêmes du sol, ce don de Dieu, avant de leur révéler, par le Décalogue, les exigences de sa loi, avant de leur révéler, par l’Évangile, les condescendances de sa paternité[154]. Lavigerie, s’inspirant de ces exemples séculaires, allait viser au défrichement des terres, avant de songer à celui des âmes. Se rappelant que « le mélange des travaux manuels, des travaux des champs et des travaux apostoliques est la première forme qu’ait eue dans l’Église l’œuvre de la propagation de la foi », il était décidé à établir, sur plusieurs points de la province d’Alger, de vastes fermes-écoles où les enfants indigènes dont les parents le désireraient viendraient librement avec les enfants européens « se former au bien, au travail, apprendre nos méthodes, et recevoir une instruction première qui modifierait profondément la routine et les préjugés de leur race. » Ben-Aknour, Maison Carrée, Sidi Moussa, Saint-Ferdinand, accueillaient les garçons ; Kouba, Sidi Ibrahim, Saint-Eugène, El-Bior accueillaient les filles.

[154] Qu’il nous soit permis de renvoyer à notre étude sur l’agriculture et l’apostolat missionnaire, dans notre livre : Orientations catholiques, p. 172-198 (Paris, Perrin, 1925).

Des moines agriculteurs, voilà ce que furent, dans leur séminaire spécial ouvert le 10 octobre 1868, les cinq premiers missionnaires d’Afrique. Lavigerie rêvait, dès cette date, de les voir rayonner de proche en proche, d’une part dans le désert qui s’étend depuis le sud de l’Algérie jusqu’au Sénégal, et d’autre part dans le pays de l’or et des nègres ; il rêvait même, déjà, — comme il le proclamait en conférant le sous-diaconat à l’un d’entre eux, Félix Charmetant, — de voir cette humble et aventureuse société donner bientôt à l’Église des martyrs. Sous la direction spirituelle d’un Jésuite et sous la discipline intellectuelle d’un Sulpicien, quinze mois de formation étaient prévus ; il leur était prescrit de ne plus parler que l’arabe, et dans cette période de débuts le professeur d’arabe fut le cuisinier de la maison. Il avait consigne de les familiariser sans ménagements avec le menu des indigènes, comme avec leur langue. On devait coucher sur la dure, employer les récréations à panser les plaies des Berbères ou des Arabes, et s’habituer à connaître, pour les soigner, leurs plus dangereuses maladies. Lavigerie proposait à ses novices l’exemple des premiers Bénédictins, qui, parce qu’instituteurs de la vie laborieuse, avaient été des civilisateurs ! Les anciens moines d’Occident avaient assaini le sol, l’avaient cultivé : au réfectoire, on lisait Montalembert, leur hagiographe, pour s’instruire de leurs méthodes, pour s’enflammer de leur zèle. On pouvait espérer que l’orgueil musulman céderait plus aisément, un jour, aux suggestions des missionnaires s’ils adoptaient franchement, sans esprit de retour, les façons extérieures de vivre, les vêtements, la nourriture, les mœurs nomades, la langue de l’Islam. Ce fut pour eux comme une règle religieuse, de se former à être des déracinés et de s’incarner Arabes, si l’on peut ainsi dire, pour qu’en retour les Arabes s’assimilassent un peu de leur âme.

Des dévouements nouveaux survinrent, en réponse à la circulaire qu’avait expédiée Lavigerie dans tous les grands séminaires de France, et qui réclamait impérieusement, pour l’Algérie, des éducateurs d’indigènes, et, pour le Soudan, des apôtres. « C’est là, écrivait le prélat, la conséquence logique et providentielle de la conquête algérienne, car cette conquête elle-même est, selon mes faibles vues, le début d’une dernière croisade, croisade pacifique et civilisatrice, qui doit assurer à la France catholique une prépondérance marquée dans les destinées de l’Afrique du Nord. »

Des paysannes s’attelant à la culture, voilà ce que furent, de leur côté, dès le mois de septembre 1869, les premières sœurs missionnaires d’Afrique. C’étaient huit jeunes filles, dont deux avaient moins de seize ans. Un prêtre d’Alger, l’abbé Le Maulf, était allé les chercher jusqu’en Bretagne. Quelques lignes de Lavigerie les avaient capturées : « Chez les musulmans, disaient ces lignes, il n’y a que la femme qui puisse aborder la femme et lui apporter le salut. Il n’y a nulle part, mais surtout en Afrique, personne de plus apte que la femme à un ministère qui est premièrement un ministère de charité. » Séduites, elles passèrent la Méditerranée. L’Afrique féminine était à conquérir ; elles allaient s’y mettre ! Mais les sœurs de Saint-Charles, à qui Lavigerie les confia, commencèrent par leur donner des bêches, des pioches, et autres instruments de culture ; et en avant ! Il fallait être expertes en labour, pour apprivoiser plus tard au travail de la terre les orphelins arabes. Elles étaient venues pour être des « bonnes sœurs » ; et l’on faisait d’elles, d’abord, de bonnes paysannes, courbées sur la glèbe.

Lavigerie était très formel : Pères Blancs, Sœurs missionnaires, avaient des terres ; il fallait donc qu’ils en vécussent, à la façon des apôtres et des premiers solitaires qui se flattaient de n’être point à charge aux fidèles, et de vivre de leur travail. Leur labeur manuel, tel qu’ils le concevaient, devait remplir dans la société chrétienne une fonction économique, et s’exercer avec la dignité d’une liturgie. Un jour, revêtu du rochet, de la mosette et de l’étole, il surgissait, inattendu, au milieu des vignobles de Maison Carrée. Le pieux bataillon de vendangeurs était là ; devant eux, à voix haute, ce Lavigerie qu’ils appelaient volontiers papa commençait une prière, demandant au Seigneur qu’à jamais leur fussent épargnées les angoisses de la faim, et que l’esprit de pénitence tînt leurs énergies en haleine ; puis, s’armant d’une serpette, saisissant un panier, il se mettait lui-même à vendanger, sous les insolents rayons d’un soleil d’août.

Ses deux instruments étaient forgés : Pères Blancs et Sœurs missionnaires. Ceux-là élèveraient des jeunes hommes, celles-ci des jeunes filles. Et déjà Lavigerie préparait le lendemain en achetant, dès le mois d’octobre 1869, dans la vallée du Chelif, plusieurs milliers d’hectares de terres, où ces jeunes hommes, où ces jeunes filles, fonderaient plus tard des foyers et formeraient des villages d’Arabes chrétiens[155]. Car déjà, dans les orphelinats, sans hâte, avec prudence et discrétion, on commençait à baptiser. Lavigerie frémissait d’espérance lorsqu’il entendait un de ces jeunes néophytes lui dire : « Je préfère le christianisme à l’islamisme, parce que celui-ci ordonne de tuer les chrétiens, et celui-là de mourir pour les Arabes. » Parmi ces orphelins qu’il rassemblait plus près de son aile, au petit séminaire de Saint-Eugène, il se plaisait à pressentir de futurs médecins arabes et même peut-être de futurs prêtres ; et se berçant de cette pensée, il voyait en eux des recrues, dont les bonnes volontés, plus tard, se mettraient au service de la Délégation du Sahara et du Soudan.

[155] Voir sa lettre aux chrétiens de France et de Belgique sur les orphelins arabes d’Alger, janvier 1870 (Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 205-227).

II. — Une grande crise : la guerre de 1870 et l’insurrection kabyle.

Arrivant à Rome, le 6 décembre 1869, pour le Concile du Vatican, un prestige l’entourait, qui lui eût permis, s’il l’eût voulu, de jouer un rôle important dans cette assemblée. Il y avait là Mgr Maret, son vieil ami de Sorbonne, toujours doyen de la Faculté de théologie : des publications retentissantes, dont Lavigerie avait vainement essayé de le dissuader[156], groupaient autour de ce prélat beaucoup de ceux qui voulaient ajourner ou combattre la définition de l’infaillibilité papale. Son amitié peut-être avait escompté que Lavigerie se rangerait derrière lui. Je suis un évêque missionnaire, protestait Lavigerie ; et pour un évêque missionnaire, « il y a un bon modèle à suivre : c’est saint Martin ; il avait fait le vœu de ne plus se trouver dans aucun concile, y ayant éprouvé une diminution de son don des miracles. J’en ai fait autant pour les discussions des théologiens ». Il avait d’ailleurs, jadis, dans ses leçons de Sorbonne sur le jansénisme, enseigné l’infaillibilité.

[156] Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 273.

Sous ses regards, de curieux chassés-croisés s’accomplissaient : ce Mgr Maret, qui pourvoyait d’arguments les prélats de l’opposition, avait, en sa jeunesse, été menaisien et infaillibiliste ; et Mgr Cousseau, l’évêque d’Angoulême, devenu champion très ardent de la définition, avait commencé, jadis, par être gallican. Mais aujourd’hui Mgr Maret déclarait redouter que la France ne devînt incrédule plutôt que de devenir « ultramontaine », et Mgr Cousseau estimait qu’en taxant la définition d’inopportune on la rendait nécessaire. Ils se rencontraient chez Lavigerie. « Nous allons voir si les deux augures peuvent aujourd’hui se regarder sans rire », disait l’archevêque. Et tous deux, en bonne amitié, s’avouaient réciproquement leurs évolutions respectives. Lavigerie observait : il constatait, de part et d’autre, « des sentiments également respectables », d’une part l’« amour de la vérité pure et complète », d’autre part, « l’amour des âmes et le respect des traditions de l’ancien clergé de France, si vénérable sous tant de rapports »[157].

[157] Lavigerie, Revue de Lille, janvier 1897, p. 249-251.

Exégèse des textes scripturaires, examen des défaillances doctrinales imputées à Libère, ou bien à Vigile, ou bien à Jean XXII, argumentations dialectiques sur les assises ou la portée de l’infaillibilité : Lavigerie laissait cela à d’autres ; il avait le dessein d’être, tout simplement, avec le Pape et la majorité des évêques. « Je ne veux savoir, disait-il, que ce que veut et ce que pense l’Église, pour penser et dire comme elle. » Il était pourtant trop réaliste, trop soucieux des répercussions du spirituel sur le temporel, pour négliger de prêter attention aux anxiétés de certains États ; qu’ils s’ingérassent dans le Concile, cela ne lui paraissait nullement désirable. Voyant à Paris Émile Ollivier, il le prévenait que dans une telle immixtion le gouvernement ne trouverait que « des dégoûts et des échecs ». Mais il souhaitait qu’au lieu de s’user dans une résistance sans issue, les esprits modérés de l’épiscopat employassent leurs efforts à mitiger les termes de la définition[158]. Lavigerie, s’il eût fait un séjour prolongé au concile du Vatican, se fût comporté vis-à-vis de la majorité infaillibiliste, comme en 1682 Bossuet, dans l’assemblée du clergé de France, s’était comporté vis-à-vis de la majorité gallicane. De même que Bossuet, devant cette assemblée qui prétendait opposer à Rome la barrière des Quatre articles, prêchait sur l’Unité de l’Église un sermon qui rendait hommage à Rome, de même Lavigerie, en face d’une majorité que les pouvoirs civils qualifiaient d’ultramontaine, eût volontiers travaillé, s’il eût eu le loisir de faire besogne théologique, à « rendre la définition telle que Bossuet pût la signer ». Mais ce loisir lui manquait, et dès le mois de mars, il disparut du concile : ses œuvres religieuses le rappelaient[159].

[158] Émile Ollivier, l’Église et l’État au concile du Vatican, II, p. 97 (Paris, Garnier). On lit dans le Journal de M. Icard, alors directeur au séminaire de Saint-Sulpice, à la date du 4 février 1870 : « Mgr Lavigerie a dit au cardinal Antonelli que dans la situation où était le Concile, il était d’une importance extrême de ne pas amener un éclat et des controverses qui agiteraient les évêques ; que le pape ne peut guère prendre une initiative dans une affaire qui lui semble personnelle ; que la congrégation des « postulata » ne le devrait pas non plus, puisqu’elle n’agit que sous le gré du pape ; mais qu’un évêque pourrait très bien amener une ouverture dans la discussion du schéma de l’Église : si l’on insère dans ce schéma le chapitre du Concile de Florence, l’évêque demandera que, comme il s’est élevé des controverses sur l’interprétation de ce chapitre, les Pères déclarent que l’on doit l’entendre en ce sens, que, lorsqu’un pape déclare solennellement à l’Église que telle vérité est révélée et enseignée par la tradition, son jugement est irréformable. De cette manière, on ne sépare pas le pape de l’Église, on ne donne pas occasion aux hommes prévenus de croire que le pape peut définir ce que bon lui semblera. L’idée de l’archevêque d’Alger est utile ; il y a là un acheminement à la paix ; on ne sépare pas le pape de l’Église ; on écarte l’hypothèse d’une infaillibilité séparée. Je crois que l’on peut disposer les termes du schéma de manière à lui concilier le plus grand nombre de suffrages. » (Communication de M. l’abbé Mourret.)

[159] Lavigerie, plus tard, revenant sur le Concile dans des pages émues sur Mgr Maret, constatera, à la faveur du recul, que toutes les démarches de Mgr Maret et de Mgr Dupanloup, « inspirées, au fond, par l’amour de l’Église et par celui des âmes qu’ils croyaient compromises par ce projet de définition, ne furent que des illusions dont la main de Dieu profita pour tout mener à ses fins ». Maret lui écrira après le concile : « Vous avez été le sage, comme toujours, moi, j’ai été l’imprudent. Vous aviez tout prédit, je n’ai voulu ni vous écouter, ni vous croire, mais cependant je vous ai toujours aimé » ; et Lavigerie obtiendra de Pie IX qu’il nomme Maret primicier de Saint-Denis, et de Léon XIII qu’il le nomme archevêque de Lépante (Revue de Lille, janvier 1897, p. 271-276).

Au concile même, soixante-huit prélats déposaient un vœu pour l’évangélisation de cette vigne délaissée qu’était l’Afrique noire[160] ; ils la signalaient, comme une tâche urgente, aux évêques du littoral africain, à tout le peuple chrétien ; et leurs mystiques métaphores souhaitaient qu’en un jour prochain, la race nègre brillât, comme une perle aux noirs reflets, dans le diadème de l’Immaculée… Déjà Lavigerie, ayant laissé derrière lui les discussions conciliaires, s’occupait de hâter ce jour, en tête-à-tête avec l’Afrique, avec son rêve.

[160] Collectio Lacensis, VII, col. 905.

Il ne pressentait pas encore les orages qui allaient fondre sur l’Algérie, en même temps que sur la France.

Le 15 juillet 1870, la guerre franco-allemande éclatait : peu de jours après, au Corps législatif, Émile Keller faisait applaudir la lettre d’un évêque qui mettait la moitié de ses prêtres à la disposition de la France, comme aumôniers, comme ambulanciers ; cet évêque, qui bientôt allait autoriser ses fabriques à donner leurs cloches pour en faire des canons, était Lavigerie. En quelques semaines, l’Algérie dut se priver d’une moitié de son clergé : première étape dans l’appauvrissement spirituel.

Le 4 septembre, le canon, dans Alger, annonça la proclamation de la République ; ce fut tout de suite, dans la ville, un bouillonnement de lie. « L’archevêque emprisonne les orphelins », murmurait une populace menaçante ; « il faut les délivrer ». On parlait de ses millions, on criait des journaux qui racontaient, en les travestissant, « les faits et gestes du citoyen Charles ». Il se sentait tellement écœuré, qu’un instant, devant l’un des Pères Blancs, il déposa sa croix, son anneau, déclara qu’il ne voulait plus être archevêque. Sans de telles heures d’abattement, qu’il se reprochait ensuite comme des lâchetés, cet incomparable moteur d’histoire aurait pu se laisser fasciner, et puis fourvoyer, par l’orgueil d’agir ; habitué à la fréquente soumission des hommes, à la fréquente soumission des circonstances elles-mêmes, il était bon, j’allais dire hygiénique, qu’il sentît parfois, tout d’un coup, s’opposer à sa puissance le plus humiliant de tous les obstacles, celui qui provient d’une défaillance intérieure de volonté ; ces heures-là, et la confusion qu’elles lui laissaient, l’obligeaient à certaines disciplines d’anéantissement qui le préservaient d’une périlleuse griserie.

Abattu, c’était naturel qu’il le fût, lorsqu’il voyait, en 1871, dans cette Maison Carrée où, sous la pression de la nécessité, il avait rassemblé tous ses orphelins, une atroce famine s’installer. Il y avait là cinq cents enfants qui vivaient de feuilles de bourrache et de patates ; et les Pères Blancs partageaient leur menu, besognaient avec eux, tout le jour, sur un sol encore ingrat, et, la nuit, rapiéçaient les hardes de tous ces petits miséreux. Lavigerie souffrait cruellement : il s’exacerbait, devenait dur, rudoyait parfois les enfants, bousculait parfois les Pères, ne se maîtrisait plus. Il ne lui venait plus un sou de la France, qui se débattait contre l’acharnement du Prussien ; il demandait pardon à Dieu, aux hommes, d’avoir entrepris une œuvre que la faillite menaçait. « Dites aux Pères Blancs que je leur rends leur liberté », signifiait-il un jour au P. Charmetant. — « Ils ont répondu qu’ils voulaient rester », lui rapporta le Père, le lendemain. — Et l’archevêque de répliquer : « Ah ! pauvres chers insensés, que vont-ils devenir ? » Sa dépression personnelle s’accentuait : plus moyen, pensait-il, de garder les enfants ; il fallait liquider, partager entre ceux qu’on avait baptisés les terres qu’on avait achetées, renvoyer les autres. Et le P. Charmetant répondait : « Non, monseigneur, jamais, jamais ! » L’archevêque alors, le pressant sur son cœur, lui disait : « Restez donc, puisque vous le voulez ; c’est votre affaire, ce n’est plus la mienne. Vous aurez la honte de la débâcle. Moi, je n’y suis plus pour rien, je pars. » On était alors au cœur de l’hiver, il partit. Et ce fut l’honneur de ces premiers Pères Blancs de ne point l’accuser de désertion et de ne point déserter eux-mêmes la tâche que leur avait remise, naguère, son esprit de confiance dans l’avenir, momentanément affaibli. Cette nature était si spontanément en dehors, que les fléchissements s’y laissaient voir sans fard, à l’œil nu, dans cette même lumière crue qui d’ordinaire en faisait resplendir la grandeur soutenue, rayonnante.

On apprit bientôt qu’en France Lavigerie se ressaisissait. Toutes ses pensées se tendaient vers l’Algérie, pour les lendemains de la guerre. Une note qu’il remettait au gouvernement de Tours réclamait des terres pour établir des colons, et des colons pour peupler les terres, — des colons qui ne fussent pas tarés, qui ne fussent pas « l’écume de la France ». Candidat dans les Landes, aux élections d’où sortit l’Assemblée nationale, il eût souhaité pouvoir dire à la France, comme député, tout ce qu’elle était en droit d’attendre de sa colonie d’Algérie, et tout ce que cette colonie devait attendre d’elle. Le scrutin ne lui fut pas propice. Malgré le geste qu’il avait fait en s’éloignant de son diocèse, ou peut-être à cause de ce geste, le souvenir de ses orphelins l’obsédait ; il négociait avec des orphelinats de Marseille, de San Pier d’Arena, qui pourraient éventuellement les accueillir. Et il écrivait à ses Pères Blancs : « Quoi qu’il arrive, mes amis, ne vous laissez pas aller au découragement. »

Après six mois d’absence, il rentrait en Algérie ; c’était pour y trouver la Kabylie en flammes. Quelle cruauté pour lui, après les espérances qu’il avait caressées, de voir se révolter contre la civilisation française et chrétienne ceux-là mêmes en qui il s’était plu à saluer un ancien peuple chrétien ! « C’est la faute, disait-il, à la politique française, qui a fait d’eux, maladroitement, des musulmans fanatiques. » Il eut cette idée que l’Église devait aller vers eux, pour leur faire tomber les armes des mains ; il envoya le P. Charmetant à la recherche de Mokrani, l’un des chefs de l’insurrection : Mokrani fut tué sans que le Père eût pu le joindre. Plus heureux, le curé de Palestro pouvait parlementer avec un autre chef d’insurgés ; mais un coup de pistolet, qui tuait le prêtre, interrompait subitement l’entretien[161]. Entre l’Église qui voulait rencontrer les Kabyles, et les Kabyles qui semblaient parfois accepter le rendez-vous, la fureur même de la guerre faisait barrière.

[161] Sur la mort de l’abbé Monginot à Palestro (24 avril 1871), voir Rinn, Histoire de l’insurrection de 1871 en Algérie, p. 305-308 (Alger, Jourdan, 1891).

L’amiral de Gueydon, enfin, ramena la paix, et Lavigerie put constater qu’après ces tourmentes successives, les œuvres qu’en 1870 il avait laissées derrière lui étaient assurément affaiblies, mais que pourtant elles demeuraient debout.

III. — Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée.

Il n’y avait plus de noviciat des Pères Blancs, aucune recrue ne s’était présentée depuis la guerre ; mais chez ce qui restait des Pères Blancs, il y avait un missionnaire qui voulait que la société vécût, parce qu’il estimait que « le bien qu’on y pouvait accomplir, et qu’on touchait du doigt, était tel qu’on ne le trouverait pas dans le ministère des meilleures paroisses » : c’était le P. Charmetant, tout fier d’avoir vu revenir à Maison Carrée, fidèlement, cent quinze néophytes arabes, sur cent vingt-deux qu’on y avait baptisés. Le 24 septembre 1871, jour de la fête de Notre-Dame-de-la-Merci, rédemptrice des esclaves, un appel de Lavigerie redemandait aux séminaires de la métropole de futurs Pères Blancs ; Charmetant faisait un tour de France pour commenter l’appel ; on informait la charité française que huit cents francs par an pourvoyaient à l’entretien d’un novice missionnaire ; et bientôt trois prêtres, trois diacres, deux sous-diacres, se présentaient[162]. Ce qui les attirait, c’était le tableau même que leur avait tracé Lavigerie, le tableau d’une « mission pauvre, pénible, difficile, et la plus abandonnée qui fût au monde » ; et la perspective de « privations de toutes sortes, et peut-être, dans les commencements surtout, du martyre ». Du côté du gouvernement général, qu’occupait alors l’amiral de Gueydon, il n’y avait plus de tiraillements à craindre. « Il y en a qui vous combattent, disait l’amiral aux Pères Blancs, et moi je vous approuve. En cherchant à rapprocher les indigènes de vous par l’instruction et la charité, vous faites l’œuvre de la France. La France ne fait plus assez d’hommes pour peupler l’Algérie. Il faut y suppléer en francisant nos deux millions de Berbères ; mettez-y toujours la même prudence, et alors comptez sur moi. »

[162] Sur le caractère, le but et l’esprit des Pères Blancs, voir le livre intitulé : La Société des missionnaires d’Afrique, p. 16-25 (Paris, Letouzey, 1924).

« J’ai passé ma vie, déclarait-il un autre jour à Lavigerie, à protéger les missions catholiques sur toutes les mers du globe. Je ne puis admettre qu’elles soient persécutées sur une terre française. Il faut beaucoup de réserve, beaucoup de tact, agir par des bienfaits et non par des discours ; mais le temps d’associer peu à peu le peuple vaincu par nous à la civilisation chrétienne est enfin venu[163]. »

[163] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 260.

L’œuvre des Sœurs missionnaires, elle aussi, avait survécu aux orages. Elles s’essayaient dans l’Aveyron, s’exerçant à cultiver la vigne, à soigner les vers à soie ; puis pauvrement, sur le pont d’un vaisseau, mêlées aux passagers les plus besogneux, elles faisaient la traversée de la Méditerranée ; et dans leur monastère de Saint-Charles de Kouba, « à la fois solitude et paradis », disait Lavigerie, elles devaient s’astreindre, chaque jour, à creuser de leurs propres mains les fosses pour les pieds de vigne, sous les regards de la population enfantine que leur exemple même formait au travail.

Pour ses Pères Blancs, pour ses Sœurs missionnaires, Lavigerie dessinait un âpre idéal : il voulait les amener à s’identifier, par le dénuement, par l’endurance, par la fatigue, aux plus pauvres d’entre les Arabes, aux plus asservies d’entre les femmes. « Pauvres créatures, disait-il des femmes arabes, elles souffrent, elles pleurent, elles sont faibles, c’est donc à elles que l’Évangile est d’abord destiné. La conversion des Arabes commencera par les femmes, et ces femmes seront à la fois les plus puissantes missionnaires et la première conquête de l’Évangile. » Il voulait que ces nonnes transplantées de France, ces nonnes dont il faisait d’abord des vigneronnes, annonçassent un jour à l’Afrique féminine tout ce que jette de lumières, sur la dignité de la femme, l’impérieux message chrétien[164].

[164] Sur la triste situation que font à la femme les mœurs kabyles, voir Jean Bardoux, Revue hebdomadaire, 23 mai 1925, p. 414-419.

Se tournant vers la France, il demandait, enfin, des colons. Cinq cent mille hectares de terres cultivables étaient devenus disponibles en Kabylie ; il avait obtenu que cent mille hectares fussent réservés par une loi aux immigrés d’Alsace et de Lorraine. Ancien évêque de Nancy, il les appelait, il les pressait de venir, leur montrait l’Algérie leur ouvrant ses portes, leur garantissait qu’il ferait tout pour eux. Ainsi jetait-il un pont par-dessus la Méditerranée entre ces populations qui, pour quarante-huit ans, cessaient d’être françaises, et cette terre d’Algérie dont Prévost-Paradol avait dit quatre ans plus tôt : « Elle doit être le plus tôt possible peuplée, possédée et cultivée par des Français, si nous voulons qu’elle puisse un jour peser de notre côté dans l’arrangement des affaires humaines[165] » ; et l’on constatait, trente ans plus tard, que, grâce à l’initiative de Lavigerie, neuf cent six familles alsaciennes s’étaient acclimatées en Algérie[166].

[165] Prévost-Paradol, La France nouvelle, p. 418 (Paris, Lévy, 1868).

[166] Les statistiques de 1899 attestèrent que sur 1 183 familles alsaciennes ainsi immigrées, 387 possédaient encore leur concession, 519 ne l’avaient plus, mais étaient restées en Algérie, 277 seulement avaient disparu. (La Colonisation en Algérie, 1830-1921, publication du gouvernement général de l’Algérie, p. 26.)

La basilique de Notre-Dame d’Afrique, altier promontoire jeté en pleine mer par la chrétienté algérienne, achevait de s’édifier. De là-haut, chaque dimanche, depuis que Lavigerie était archevêque d’Alger, une absoute solennelle, en plein air, était donnée par le clergé devant les flots de la Méditerranée, « tombe immense, disait Lavigerie, qui recouvre, comme d’un drap mortuaire, les ossements de tant de chrétiens » ; l’absoute planait sur toutes les vies humaines qui au cours des siècles avaient trouvé là leur sépulture ; et cette solennelle prière hebdomadaire était comme un lien liturgique entre les deux Frances, la France continentale qui avait tour à tour expédié là-bas des religieux, des soldats, des colons, et la France d’outre-mer qui les avait accueillis ou qui avait eu à déplorer que la traversée leur eût été fatale. Le 2 juillet 1872, la basilique s’inaugurait. Lavigerie y faisait ensevelir le corps de Mgr Pavy, son prédécesseur ; et il y bénissait le mariage de deux couples indigènes, orphelins de la famine de 1867. Il voulait commenter cette bénédiction, il ne le pouvait, il pleurait, regardant avec émotion ces enfants d’Islam qui se mariaient sous la discipline du Christ.

IV. — Les villages de néophytes ; le Concile d’Afrique.

Six semaines se passaient ; Lavigerie était à Rome, devant Pie IX ; il amenait derrière lui deux visiteurs, en blanc costume arabe. Ces Arabes étaient des Français : l’un s’appelait Charmetant, l’autre Deguerry. Lavigerie les présentait au Pape comme les prémices de la mission africaine, prêts à tout donner pour elle, même leurs têtes, et Pie IX constatait avec émotion que tandis qu’en Europe la vie congréganiste était persécutée, elle refleurissait sur terre d’Afrique. L’ère des préparatifs était terminée : il était décidé qu’à l’automne les Pères Blancs allaient s’essaimer. L’Algérie, et puis, au delà, l’inconnu de l’Afrique, tels furent aussitôt leurs deux champs d’occupation.

Charmetant partit le premier dès la fin de l’automne, pour le pays des dattes, pour le Mzab, cherchant à travers le désert les oasis « jetées comme une Océanie terrestre » ; il y trouvait des Berbères, comme en Kabylie, et la trace d’anciens usages chrétiens, et un souvenir très profond, très vivant, d’un chrétien comme Sonis, qui naguère avait fait respecter dans ces régions l’épée de la France, et dont les indigènes lui disaient : « Il ne craignait que Dieu seul, mais lui était craint de tous. Il ne préférait personne, et tout fils d’Adam était son frère. »

Lavigerie, annonçant le départ de Charmetant, avait marqué, comme le but ultime de sa mission, la recherche d’un chemin vers les grands lacs et vers les pays nègres qui les entourent. « Nous voudrions, expliquait-il, faire en partant d’Alger, quelque chose de semblable à ce qu’a fait par une autre voie Livingstone, non pas, comme lui, pour des recherches géographiques que nous ne dédaignons pas sans doute, mais pour la conquête des âmes et la régénération de ces pauvres peuplades, où des millions de créatures de Dieu sont courbées sous le joug du plus cruel esclavage. » Et bientôt Lavigerie voyait arriver à Alger un négrillon, qui avait tour à tour été l’esclave de six maîtres, et dont Charmetant avait fait l’acquisition pour trois cents francs en le voyant attelé à la manivelle d’un puits. D’autres Pères Blancs à Laghouat, Tuggurth, Ouargla, Géryville, tenaient dispensaire et parfois école ; dans la première de ces bourgades, dans la seule année 1873, on soignait quatre mille malades.

L’autre pèlerin de Rome, le P. Deguerry, recevait mission, lui, de civiliser la terre même d’Algérie : il s’installait d’abord aux Atafs, dans la vallée du Chelif, pour fonder, avec les orphelins et orphelines d’âge nubile, le premier village d’Arabes chrétiens, — le village des fils du marabout, comme disaient les indigènes. Cette agglomération s’appelait Saint-Cyprien du Tighzel, en souvenir du grand évêque du troisième siècle. Lavigerie, à la façon d’un patriarche biblique, savait préparer, soit à la Maison Carrée, soit à Saint-Charles de Kouba, les rencontres qui pouvaient aboutir à des mariages ; c’était parfois dans les champs, entre moissonneurs et glaneuses ; c’était, d’autres fois, dans un parloir, où devant une douzaine de jeunes filles, subitement, une douzaine de garçons faisaient irruption. Que deux cœurs s’entendissent, et d’avance, à Saint-Cyprien, un lot de terre les attendait, et des bœufs. « Je me propose de vous conduire neuf nouveaux ménages vers la fin du mois », écrivait Lavigerie au P. Deguerry, le 3 janvier 1873.

Avant la fin de l’année 1873, il y eut là des sœurs missionnaires. Lavigerie, un jour, les réunissant à Saint-Charles, leur avait dit : « Je vous préviens que vous manquerez de tout : qui de vous désire partir ? » Presque toutes s’étaient levées, et deux cortèges se formèrent : quelques sœurs suivies d’orphelines, quelques Pères Blancs suivis d’orphelins. L’archevêque, aux Atafs, bénissait les mariages, invitait chaque couple à tirer au sort sa maison, son champ, ses bœufs, organisait en plein air une diffa somptueuse, où toute la population arabe, invitée, s’attablait autour des moutons rôtis et dansait autour des feux de joie. « On n’a jamais vu que Dieu et ce marabout chrétien, disaient les Arabes, donner ainsi pour rien à des enfants abandonnés les terres, les maisons et les bœufs[167]. » Tandis que les Arabes se réjouissaient, les Sœurs peinaient. Il y avait des broussailles à défricher, des terres à ensemencer ; il fallait qu’elles fussent compétentes pour enseigner les femmes arabes. Lavigerie, devant elles, empoignant les deux manches d’une charrue, traçait deux beaux sillons ; elles n’avaient qu’à faire comme lui. Il voulait qu’elles fissent le long des haies la cueillette des figues, des asperges sauvages, il voulait qu’elles comptassent chaque soir les brebis ou les chèvres que les orphelins ramenaient des pâturages et que, s’il en manquait, elles luttassent de vitesse avec les chacals pour les ressaisir, les ramener ; il voulait qu’elles fissent provision de tortues, pour les jours où l’on n’avait rien d’autre à manger. « Avec leur costume blanc, écrivait-il, le voile blanc qui couvre leurs têtes comme celui des femmes arabes, leur grande croix rouge sur la poitrine, courbées sur la terre qu’elles cultivent en priant, elles semblent l’apparition d’un autre âge et font penser aux vierges qui peuplaient, il y a quatorze siècles, les solitudes africaines. » Les Pères Blancs, eux, faisaient l’école, donnaient des remèdes, pansaient les plaies qui leur étaient présentées : « Pourquoi font-ils cela, disaient entre eux les indigènes ? Nos pères et nos mères eux-mêmes ne le feraient point. » Et se tournant vers eux : « Tous les chrétiens seront damnés, mais vous autres vous ne le serez pas. Vous êtes croyants au fond de votre cœur. Vous connaissez Dieu[168]. »

[167] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 234-235.

[168] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 241-242.

De ce village des Atafs, Lavigerie voulait faire « une prédication, la prédication du vrai mode d’assimilation nationale et religieuse. » Heures de prière, heures de travail, devaient se dérouler, quotidiennement, comme l’archevêque l’avait prescrit. Ce village était un petit monde clos, qui devait se suffire à lui-même ; on l’abritait avec sollicitude contre les souffles de l’Islam ; les provisions venaient d’Alger, pour que ces Arabes chrétiens n’eussent point à fréquenter les marchés musulmans. Une sœur Javouhey parmi les noirs de la Guyane, un Lavigerie parmi les Arabes d’Algérie, n’aiment pas que dans les petites « cités de Dieu » qu’ils font éclore, l’administration civile introduise ses fonctionnaires : Lavigerie luttera, lorsque Chanzy voudra mettre à Saint-Cyprien un adjoint représentant le gouvernement, et obtiendra finalement que cette agglomération soit régie par une municipalité composée d’Arabes chrétiens. Car il était sûr de ces Arabes, il savait que sur eux les Pères Blancs régnaient, d’une royauté qui rappelait à quelques égards celle qu’avaient jadis exercée les Jésuites au Paraguay, et qui avait forcé l’admiration, peu suspecte, de certains philosophes du dix-huitième siècle. Lavigerie d’ailleurs n’admettait pas que le zèle de ses Pères Blancs s’enfermât dans un village ; ils devaient visiter, trois fois la semaine, les tribus des alentours.

Chez les Kabyles, à l’autre extrémité du diocèse, à Tizi-Ouzou, à Fort-National, il y avait des Jésuites, dont le ministère s’exerçait parmi nos soldats. Ayant l’occasion d’observer les Kabyles, ils ne sentaient pas en eux des musulmans bien corrects, ni bien fervents, et cependant l’atmosphère entière du pays leur paraissait rebelle au christianisme. « Pour qu’un Kabyle se convertisse, écrivait l’un de ces Jésuites, il faudrait que toute sa maison en fît autant ; pour la conversion de sa maison, il faudrait celle du village ; pour la conversion du village, celle de la tribu, et pour celle de la tribu, celle de toute la nation[169]. » Lavigerie pensait de même. « L’expérience, disait-il, a montré que si l’on baptisait tel ou tel individu en particulier, il se trouverait dans un milieu tel que sa persévérance serait impossible, et que tôt ou tard il reviendrait à son ancienne vie. Il faut, pour que les conversions soient solides, qu’elles aient lieu en masse, afin que les néophytes se puissent soutenir les uns les autres. Quand nous aurons gagné la confiance des peuples par la charité et l’éducation des enfants, au jour venu, tout se détachera de soi-même et sans secousse, comme un fruit mûr, pour se donner à nous. » Tout le premier, il avait, en 1872, exploré le terrain, fait une pointe lui-même au cœur de la Kabylie, et tout d’un coup paru, en grand costume d’évêque, avec une suite de prêtres, dans une assemblée municipale kabyle[170]. Quel pittoresque dialogue on vit alors s’engager ! « Regardez-moi, disait Lavigerie : je suis un évêque chrétien. Les Français descendent en partie des Romains, ainsi que vous, et ils sont chrétiens comme vous l’étiez autrefois. Autrefois, il y avait en Afrique plus de cinq cents évêques comme moi, et ils étaient tous Kabyles, et parmi eux il y en avait d’illustres et de grands par la science. Et tout votre peuple était chrétien. Mais ce sont les Arabes qui sont venus et qui ont tué vos évêques et vos prêtres, et qui ont fait vos pères musulmans par la force. Savez-vous cela ? » Gravement, les hommes écoutaient, pressés autour du prélat, le long de deux gradins de pierre, sous le hangar qui faisait fonction de mairie ; et des grappes de femmes, des grappes d’enfants, tant bien que mal perchés sur les rochers voisins, regardaient, écoutaient. La voix de l’amin s’éleva : ainsi s’appelle le maire chez les Kabyles. Il répondait à Lavigerie : « Ce que vous nous dites, tous nous le savons, mais il y a bien longtemps de cela. Nos grands-pères nous l’ont dit, mais nous, nous ne l’avons pas vu. » Réponse évasive, un peu déconcertante ! Certains de ces Kabyles, pourtant, avaient le front tatoué d’une croix, en signe, disaient-ils, de l’ancienne voie qu’avaient suivie leurs pères. Lavigerie, en février 1873, faisait venir de Saint-Cyprien le P. Deguerry, pour approfondir, dans les mémoires kabyles, l’indolent et vague souvenir qu’elles gardaient de cette « ancienne voie ». A Taourirt, aux Ouadhias, aux Arifs, le P. Deguerry et le P. Prudhomme fondaient trois stations de charité. On les recevait mal, à l’origine, quand ils abordaient avec leurs remèdes, au fond d’humbles gourbis, les malades ou les infirmes ; mais peu à peu, on se familiarisa avec eux. On fit grève, d’abord, dans les écoles qu’ils ouvrirent ; mais bientôt, avec l’appui du commandant de Fort-National, ils groupèrent quarante élèves dans celle de Taourirt.

[169] Burnichon, op. cit., IV, p. 586-587.

[170] Lavigerie disait à ses missionnaires que la conversion en masse des Kabyles demanderait peut-être un siècle ; et quand en 1886 il leur permettra la prédication chrétienne, ce sera « selon la méthode historique, à l’exclusion du catéchisme ». (Revue d’Histoire des Missions, septembre 1925, p. 366-368).

En cinq ans, malgré l’effroyable épreuve de la guerre et de l’insurrection, Lavigerie avait su faire de l’Église d’Afrique une Église tentaculaire, ardente à rayonner, à disséminer ses postes d’occupation, à multiplier en terre de gentilité les travaux d’approche, à se réinstaller dans les régions qui, seize siècles plus tôt, avaient été, déjà, terre de chrétienté. Cette Église appliquait, avec un élan très neuf, des méthodes très vieilles, aussi vieilles que l’apostolat chrétien ; guidée par un chef qui savait mettre au service de l’idée de tradition toutes les somptuosités de son imagination, on la voyait, au début de mai 1873, monter en procession vers Notre-Dame d’Afrique, promenant avec elle les reliques de sainte Monique, les saints Livres, les écrits des docteurs africains, la collection des anciens conciles africains, enveloppés de voiles d’or ; c’était tout un passé de sainteté, de doctrine, de jurisprudence canonique, qui dans ce magnifique apparat était solennellement introduit sous la voûte toute neuve de Notre-Dame d’Afrique pour en prendre possession, et pour régir le présent et l’avenir.

« Si l’on veut savoir ce que furent des catacombes et des nécropoles aux premier siècles du christianisme, écrira plus tard M. Louis Bertrand, ce n’est pas à Rome qu’il faut aller, c’est à Sousse ou à Tipasa ; aucune autre contrée du monde méditerranéen ne possède plus de monuments et de vestiges de la haute antiquité chrétienne que l’Afrique du Nord[171]. » Déjà cette pensée planait sur le premier concile d’Afrique, et les Pères qui entouraient Lavigerie aimaient à se considérer comme les ouvriers et les témoins d’un réveil.

[171] Louis Bertrand, Les Villes d’or (édit. de 1921), p. 119.

Saint Augustin, jadis, avait glorifié ses diocésains, les chrétiens puniques, comme il les appelait, pour la ferveur croyante avec laquelle ils désignaient l’Eucharistie, sacrement du corps du Christ, par ce simple mot : la vie ; Lavigerie, qui treize ans plus tard, dans une lettre pastorale, commentera la tradition eucharistique de la première Église d’Afrique, voulait que cette Église attestât sa résurrection par un concile, où elle se manifesterait hautement comme une province de la chrétienté.

Et donnant une voix à ces livres antiques, relique de la vieille pensée chrétienne, où l’on retrouvait, au delà des siècles de mort, des promesses de vie, il demandait à l’Église nouvelle, bénéficiaire de ces promesses, qu’en ces assises conciliaires, qui devaient durer cinq semaines, elle s’organisât, précisât ses liturgies ; et qu’elle retrouvât dans ses vieux docteurs, Tertullien et Cyprien, Optat et Augustin, Arnobe et Fulgence, les éléments d’une apologétique de terroir, dont s’illuminerait le Credo de l’Église universelle ; et qu’enfin, faisant écho à Rome comme autrefois eux-mêmes lui avaient fait écho, elle corroborât par ses propres décrets les condamnations portées par Pie IX contre les doctrines qui niaient le Christ ou qui, sans le nier, l’exilaient.

Ainsi fit le concile provincial d’Afrique, joyeux d’affirmer et d’interpréter en ses décrets, non seulement la foi des fidèles immigrés d’Europe, mais aussi le Credo fraîchement balbutié de ces premiers convertis des Pères Blancs, Arabes et Kabyles, que le concile fêtait en leur appliquant ces mots de saint Augustin : « Essaim printanier, fleur de notre Église et fruits de nos travaux, vous êtes notre couronne ! »

C’est peut-être devant ces mêmes urnes baptismales au bord desquelles les convertis nouveaux récitaient leur Credo, que les antiques saints de l’Afrique populaire, les Nabor, les Namphasio, les Quartillosa, les Macaria, avaient jadis été enfantés à la vie spirituelle ; ils étaient, eux aussi, comme l’a remarqué Louis Bertrand, des artisans, des travailleurs des champs, comme ces Berbères, à qui s’adressait l’apostolat des Pères Blancs. Il semblait qu’au delà des siècles, une lignée chrétienne se renouât. Et d’autre part, le premier concile d’Afrique, en « louant et encourageant » la société des Pères Blancs, dont les membres, en six ans, s’étaient élevés à une centaine, érigeait la province d’Afrique en terre de croisade. « La Providence, commentait Lavigerie dans une lettre aux Pères Blancs, voulait que cette conquête, la dernière des rois très chrétiens, fût aussi la dernière croisade, celle qui doit se consommer par les armes vraiment apostoliques, la charité et le martyre. Elle voulait que des apôtres nouveaux partissent de ces rivages où est mort le plus saint de nos rois[172]. »

[172] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 268.

Il est d’usage qu’à la fin d’un concile provincial, des acclamations liturgiques, s’élevant jusqu’aux voûtes du sanctuaire, traduisent en mots ailés les vœux des âmes. Après que le concile eut souhaité « de longues années à l’archevêque Lavigerie, restaurateur des conciles d’Afrique, et l’achèvement de toutes les œuvres si courageusement entreprises par sa charité pour l’extension de la religion chrétienne », d’autres acclamations retentirent, où l’archevêque avait su résumer toute l’histoire d’hier et de demain. Le célébrant proclamait : « A l’Église d’Afrique, ressuscitée d’entre les morts, alléluia ! alléluia ! » Et la foule répondait : « Puisse-t-elle, après sa résurrection, ne jamais plus mourir ! » Le célébrant alors reprenait : « A l’armée française qui, par sa valeur invincible, a conquis et conserve au règne de la croix et à la civilisation chrétienne ces régions infidèles ! » A quoi le peuple chrétien répliquait, empruntant les paroles bibliques : « Qu’ils avancent sur leurs chars et sur leurs chevaux, et nous, nous invoquerons pour eux le Dieu des armées ! » Mais d’autres avaient besoin d’invocations ; la liturgie continuait : « Aux missionnaires qui, par la grâce de Dieu, veulent porter la lumière de l’Évangile aux peuples de l’Afrique, assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort. » — « Qu’ils sont beaux, s’écriait alors le chœur, les pieds de ceux qui annoncent la paix, qui annoncent le bonheur ! Que le Seigneur dilate leurs tentes ! »

V. — Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie. — Le discours sur l’armée et la mission de la France en Afrique.

Ces pompes eurent de douloureux lendemains. Lavigerie, en 1873 et 1874, se sentit obsédé de menaces, en lui, et autour de lui. Il croyait à sa mort prochaine : « Ma santé, écrivait-il, se perd chaque jour dans ses sources les plus profondes. Je pense sérieusement à mourir, à bien mourir surtout ! » La presse de gauche, en Algérie, traitait ses œuvres de « spéculations », et de « voleuses » les sœurs de charité ; et Louis Veuillot, dans un article du 17 août 1873, conjurait le général Chanzy et, à son défaut, le maréchal de Mac-Mahon, d’intervenir, pour protéger le citoyen le plus utile de l’Algérie. « Devant les musulmans à peine vaincus, écrivait Veuillot, on livre nos évêques, nos prêtres, nos sœurs de charité, aux outrages incomparables d’un tas de frénétiques dont fort peu oseraient dérouler l’histoire de leur vie, et dont pas un peut-être n’est exempt de crimes envers la société[173]. »

[173] Veuillot, Derniers mélanges, I, p. 437-440.

Des échos des sphères politiques, répercutés avec une complaisance pénible dans ces organes de la presse algérienne, révélaient à l’archevêque que ses œuvres étaient peut-être vouées à l’inanition, par la suppression des crédits budgétaires. On craignait, sur plusieurs bancs parlementaires, qu’il ne devînt le grand électeur algérien, et cela faisait peur. « La haine de certains Algériens contre le christianisme, lui disait un des officiers généraux qui s’étaient occupés des affaires de l’Algérie, les amène à sacrifier même leur sécurité et leur prospérité[174]. » Il protestait avec véhémence contre un discours du député Warnier, qui demandait que les orphelins convertis fussent placés chez les colons européens[175] ; et finalement, s’étant déterminé à les naturaliser français dès qu’il étaient majeurs, il obtenait que les 75 000 francs tant discutés fussent maintenus au budget, à titre de subvention pour l’établissement des « indigènes chrétiens naturalisés français ». Il traînait en France, et puis à Carlsbad, ses affreuses douleurs rhumatismales devenues chroniques ; elles s’apaisaient, mais à Alger, à la fin de l’été, l’assaillaient à nouveau. « Me voilà passé au rang des patraques, gémissait-il, servus inutilissimus » ; et songeant à se retirer bientôt dans quelque coin, il voulait, d’urgence, mettre sur le papier la constitution définitive des Pères Blancs. Ces mauvaises nuits aboutissant à des aurores où il faisait œuvre d’architecte, ces crises de santé scandant les étapes successives de son activité d’administrateur et d’apôtre, c’était là, pour ses proches, le plus émouvant des spectacles. Les actes qu’en ces heures d’inquiétude il accomplissait comme des testaments, bien loin qu’ils fussent les préludes de sa mort, l’engageaient dans une nouvelle étape de sa vie, plus féconde encore, plus aventureuse encore que celles qui l’avaient précédée. Les soubresauts de son humeur et de sa santé donnaient à ces actes l’accent et l’allure de « dernières volontés » ; ils étaient, tout au contraire, comme l’amorce d’œuvres nouvelles, auxquelles d’ores et déjà sa personnalité s’identifiait, et qui exigeaient que sa vie durât.

[174] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 261.

[175] Ibid., I, p. 252-265.

La hantise du désert et de ses au-delà dominait de plus en plus sa pensée. Ces Pères Blancs auxquels il voulait définitivement donner une charte lui étaient apparus, six ans plus tôt, comme devant être des agriculteurs, des laboureurs. Le règlement qu’en 1874 il rédigeait réservait ce rôle aux Frères de leur Société et prévoyait surtout, pour les Pères, une activité de missionnaires, accoutumés à vivre de la vie des plus pauvres Arabes, « comme le Christ lui-même avait vécu ». Ils étaient alors cent six missionnaires ou novices, dont cinquante prêtres.

Un jésuite, le P. Terrasse, les avait formés ; ils trouvaient désormais, dans leur société même, les maîtres qui forgeraient les âmes. Mais Lavigerie aimera toujours se souvenir que six ans durant c’est à l’école de saint Ignace que les Pères Blancs s’étaient imprégnés de la spiritualité missionnaire ; il imprimera, à la suite de leurs règles, la lettre d’Ignace sur l’obéissance et leur en prescrira l’étude durant le noviciat. Au demeurant, que faisaient-ils autre chose que d’exécuter en Afrique un rêve semblable au rêve primordial d’Ignace, un rêve dont avec ses six compagnons il s’entretenait sur la colline de Montmartre, et qui les portait tous les six, si quelque bateau s’offrait à eux, à s’en aller aux Lieux Saints évangéliser l’Islam ?

Lavigerie organisait le chapitre général des Pères Blancs, mettait à leur tête pour trois ans, avec le titre de vicaire de la Société, le P. Deguerry, et demeurait lui-même, comme fondateur et comme évêque, le supérieur général. « Je puis mourir en paix », déclarait-il en août 1874 dans le sermon qu’il prononçait à Maison Carrée, à la consécration de l’église des Pères Blancs[176] ; il se sentait si las, si malade ! Il leur parlait de Livingstone, à qui l’Angleterre avait fait, quelques mois plus tôt, des funérailles royales. « Vous, leur disait-il, vous mourrez ignorés du monde. C’est la seule promesse que je vous aie faite. » Un de ces Pères, qui l’écoutait, portait sur lui une preuve bien émouvante de ses promesses : sur son celebret de prêtre, l’archevêque avait un jour écrit : « Visum pro martyrio, vu pour le martyre[177]. » La solennité se déroulait devant les plus hauts dignitaires de l’Algérie : Chanzy était là, au premier rang, regardant cet archevêque qui se croyait déjà agrippé par la mort, et puis à ses pieds ces jeunes hommes qui devaient en l’entendant sacrifier d’avance, par l’acceptation éventuelle d’une mort sanglante, leurs beaux songes d’une longue vie de charité ; et la tristesse tout humaine que cette scène laissait aux spectateurs répondait mal à l’allégresse intime à laquelle s’abandonnaient cette âme d’archevêque et ces âmes de clercs, ouvriers et tout en même temps esclaves du plan divin.

[176] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 275-283.

[177] Ibid., I, p. 270.

Quelques semaines plus tard, on apprenait que Lavigerie s’éloignait, qu’il prenait pour l’administration de son diocèse des dispositions graves, et qu’il allait hiverner à Rome, sans avoir fixé la date de son retour.

Le reverrait-on jamais, même ? N’avait-il pas dépensé pour les Pères Blancs, dans cette solennité qui semblait achever la fondation de l’ordre, ce qui lui restait encore de voix et d’ardeur ? Et devrait-on bientôt dire de lui, devant une tombe, ce que dit d’un inconnu cette épitaphe éloquemment commentée par Lacordaire : Plaignez le mort, parce qu’il s’est reposé ! Les mois d’hiver se succédèrent, prolongeant cette anxiété, l’aggravant même ; puis à Pâques, dans sa cathédrale, l’archevêque reparut, et la jubilation des chants liturgiques semblait acclamer sa propre résurrection. Son chômage de Rome lui avait permis d’interroger d’une façon plus pressante encore, à la faveur du recul, les immenses horizons de l’Afrique, faisant la part des mirages et la part des certitudes ; et les conclusions de son interrogatoire, il allait, le 26 avril 1875, à l’occasion de l’établissement de l’aumônerie militaire, les signifier à l’Algérie civile, militaire, religieuse, dans un étincelant discours sur « l’armée et la mission de la France en Afrique »[178].

[178] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 23-83.

Du haut de la chaire, il déroulait toute l’histoire de la conquête, avec ses fatigues, avec ses gloires. On avait l’impression, en l’écoutant, de voir Dieu débarquer avec la France, avancer avec elle, et par elle, derrière elle, devant elle, rentrer chez lui ; n’y avait-il pas eu jadis une Église épiscopale, là même où seize prêtres de France, au lendemain du débarquement de Bourmont, avaient, sur un autel improvisé, immolé l’hostie ? Et Bedeau n’avait-il pas rencontré des Kabyles qui, se rappelant leurs ancêtres chrétiens, lui disaient : Nous sommes plus rapprochés des Français que des Arabes ? La France de Louis-Philippe, dix ans durant, avait perdu son temps ; elle avait estimé, avec Bugeaud, qu’il ne fallait pas « s’engager dans la conquête absolue de l’Algérie », et soudainement un jour, elle avait eu l’émotion tragique de voir se dresser devant elle, pour la jeter à la mer, l’Afrique arabe et cette vieille Afrique chrétienne ; dans ces luttes douloureuses, nos troupes s’étaient couvertes de gloire, et Bugeaud, survenant comme chef dans une Algérie à demi pacifiée, avait avoué que cet élan de la France était peut-être « l’ouvrage du Destin ». Et Lavigerie de commenter : « Il reconnut donc, ce vieux soldat, dans la voix de la France qui l’appelait à la suivre, l’écho d’une voix plus haute. Il la nommait du nom que mettait sur ses lèvres son ignorance des choses de Dieu. Mais le Destin dont il parle n’est pas la force aveugle du fatalisme, c’est un plus noble Maître, c’est celui qu’il priait, au soir de ses journées. » Lavigerie montrait Bugeaud réalisant, « par de merveilleux succès, ce qu’un instinct supérieur lui révélait comme l’œuvre de la Providence » ; il rappelait les noms des vainqueurs, les noms des victoires, comme s’il eût proclamé, pour en dire merci, les grâces faites par l’Éternel. Et la fierté de ses accents était instigatrice de fiertés.

Mais tout d’un coup, en l’écoutant, on se demandait à quoi tant de grâces avaient servi ; cette Algérie, disait-il, compte encore moins d’habitants français qu’elle n’a pris de soldats à la France. Il évoquait les récentes menaces, l’insurrection kabyle, l’insécurité dont elle avait témoigné. « Est-ce donc pour cela, questionnait-il, que nous avons vu la Providence tout conduire comme par la main ?… Non, l’éternelle sagesse qui proportionne toujours les moyens à la fin qu’elle veut obtenir, ne se proposait pas, par de si grands coups, des effets jusqu’à présent si précaires. » Interpellant alors la France chrétienne, il lui disait : « Tu es venue en Algérie, non pas seulement y récolter de plus riches moissons, mais y semer la vérité, y former un peuple libre et chrétien. » Vous voyez les choses en évêque, allait-on lui dire peut-être. Il avait prévu l’objection : Lamoricière avait pensé de même, sans être évêque, et Lavigerie se hâtait de confier aux échos de la chaire ce mot du grand général : « La Providence, qui nous destine à civiliser l’Afrique, nous a donné la victoire. » Il concluait que la France avait agi contre son droit en humiliant la croix devant le croissant, en paraissant oublier son culte et même le renier, en empêchant les lèvres des prêtres de répandre la vérité ; et il affirmait, d’ailleurs, que comme missionnaire, il ne voulait d’autre arme que la charité, et que sa poitrine, s’il le fallait, serait « la première à se placer devant les vaincus pour protéger contre d’injustes violences leurs âmes autant que leurs corps ».

Ainsi, toute cette épopée militaire où gloire humaine et gloire divine semblaient s’être confondues et comme entr’aidées, toute cette pompe des souvenirs, toutes ces chevauchées de victoire, avaient fait avenue vers ce tableau : un chef d’Église disant à la force : « Halte-là, c’est mon tour, à moi, maintenant, d’agir sur ces vaincus », et les abritant, les enveloppant d’une charité protectrice.

Il parlait depuis cinq quarts d’heure, sans plus s’essouffler que ces armées françaises dont il avait raconté les exploits. Mais il avait un mot à dire encore, un de ces mots-programmes qui ponctuent les évolutions de l’histoire. Il conviait son auditoire à jeter un regard sur l’immensité de l’Afrique, sur le Maroc, la Tunisie, l’Égypte, débris de nations autrefois chrétiennes, mêlés à ceux des invasions barbares, et puis, plus en arrière, sur l’Afrique nègre, l’Afrique de l’anthropophagie, l’Afrique de l’esclavage. « C’est vous, disait-il aux Français qui l’écoutaient, c’est vous qui ouvrirez les portes de ce monde immense, et les clefs de ce sépulcre sont ici dans vos mains. Déjà il est ouvert par votre conquête. Un jour, si vous êtes, par vos vertus, dignes d’une mission si belle, l’Afrique retrouvera la lumière, et tous ces peuples, aujourd’hui perdus dans la mort, reconnaîtront qu’ils vous doivent la vie. »

Ayant ainsi dessiné, au delà de l’œuvre proprement algérienne, les premiers linéaments de l’œuvre africaine, Lavigerie descendait de chaire ; l’heure d’éloquence à laquelle on venait d’assister marquait comme une ligne de partage entre les deux versants de son existence, entre l’époque où il était surtout impatient de rétablir le Christ dans des terres qui, jadis, l’avaient connu et prié, et l’époque où il allait aventurer le nom du Christ, et les apôtres du Christ, dans des régions où ni ce nom ni ces apôtres n’avaient jamais pénétré ; ce prêtre qui, six mois auparavant, semblait à bout de forces, se réveillait prédicateur de croisade, pour dix-sept ans encore. Vers cette époque, il disait à un enfant, que lui présentait Mgr Foulon : « Ah ! tu as cinq ans ! Moi j’en ai cent. » Et l’enfant, voyant cette longue barbe, ces cheveux déjà très blancs, s’écriait naïvement : « Oh ! oui, Monseigneur[179] ! » Si la vie qu’il avait déjà menée pesait sur lui comme le fardeau d’un siècle, les tâches qui lui restaient à accomplir devaient être plus accablantes encore.

[179] Communication de M. Pierre Jouvenet.

VI. — Des martyrs chez les Pères Blancs. Lavigerie chez Pie IX ; ses nouveaux projets.

L’œuvre algérienne se poursuivait : de nouveaux postes de Pères blancs s’organisaient chez les Kabyles ; le village de Sainte-Monique, récemment fondé à quelques kilomètres des Atafs, accueillait à son tour des ménages d’Arabes chrétiens. La collaboration entre l’armée et l’Église, dont le discours archiépiscopal avait été comme le manifeste, s’attestait avec éclat, aux Atafs même, par la création d’un établissement de bienfaisance pour les indigènes : le général Wolf, naguère, avait, pour cette fondation, apporté au préfet une somme de 38 000 francs, prélevée dans la caisse de la division militaire. Bit Allah, maison de Dieu, ainsi s’appelait cet hôpital ; il s’inaugurait, en février 1876, par une somptueuse solennité religieuse où tout Alger s’était transporté ; une fantasia y succédait, puis un repas biblique de 4 000 Arabes groupés, en plein air, autour des moutons et des bœufs rôtis. Les Sœurs missionnaires s’installaient ; Bit Allah serait le centre, d’où leur charité rayonnerait : « Elles parleront aux femmes indigènes, proclamait Lavigerie, un langage plus puissant que celui de nos armes[180]. » Elles avaient ordre, chaque matin, avec leur petit panier de remèdes et un orphelin arabe qui servait d’interprète, de parcourir les villages avoisinants pour soigner les malades au nom de Dieu, et pour ramener parfois à l’hôpital ceux que la mort menaçait. « C’est pour un prince, tout cela ? » avaient dit d’abord les Arabes en voyant l’accueillante bâtisse ; et lorsqu’ils apprenaient que c’était pour eux, et pour les plus misérables d’entre eux, pour ceux qui jusque-là n’opposaient à la maladie qu’un impuissant fatalisme, le chef même de la fantasia, ancien compagnon d’Abd-el-Kader, disait à Lavigerie : « Jadis, j’ai fait parler la poudre contre la France lors de la conquête du pays, aujourd’hui je la fais parler pour fêter la conquête que la France a faite de tous les cœurs. » Un autre cheick ajoutait : « La première fois que je t’ai vu, je te prenais pour un marabout comme les autres. Mais à présent, je vois que tu pourrais, à toi seul, faire tourner la moitié du monde. »

[180] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 249.

La moitié du monde, peut-être, et nous verrons bientôt l’action européenne qu’exerceront les campagnes antiesclavagistes du cardinal Lavigerie. Mais ce qui ne tournait pas à son gré, hélas ! c’était, à Paris, la girouette parlementaire. Il apprenait, en 1876, que dans le prochain exercice français des crédits affectés au diocèse d’Alger devaient être diminués de moitié. On lui supprimait 209 000 francs. D’un coup d’œil, il mesura les ruines que cette disette pécuniaire entraînerait ; beaucoup de ses espoirs s’effondraient. Cette disgrâce même ressemblait à un avertissement. Il constatait que chacun de ses villages chrétiens coûtait des centaines de mille francs pour trois cents habitants. « C’est bien cher, disait-il, et il faut qu’une mission soit bien riche pour pouvoir en faire plusieurs. C’est donc là une exception, ce ne peut être une méthode. Croire que l’on peut ainsi arriver à convertir un pays, ce n’est pas chose pratique[181]. » Peu à peu son œuvre africaine allait prendre le pas sur son œuvre algérienne, et c’est en portant ses regards plus loin qu’il continuerait de se sentir le maître des lendemains. « En France, tout semble finir, écrivait-il mélancoliquement au sujet de la situation politique ; dans l’immense Afrique au contraire, tout commence, et nos missions sont en même temps l’œuvre et le gage de l’avenir. »

[181] La Société des missionnaires d’Afrique, p. 28.

Tout avait commencé par des martyres. Trois Pères Blancs, Paulmier, Menoret, Bouchaud, s’étaient mis en route pour Tombouctou, en décembre 1875, « avec l’ordre et la résolution de s’établir définitivement dans la capitale du Soudan, ou d’y laisser leur vie pour l’amour de la croix. » Une fois au Soudan, il était décidé qu’ils rachèteraient de jeunes esclaves noirs, qui peut-être, élevés par l’archevêque, deviendraient plus tard des médecins, pour le salut de leurs peuples ; et Lavigerie caressait l’espoir « que parmi ces enfants se trouverait quelque grande âme, puissante et bonne, et que cette âme, un jour, suffirait à allumer de proche en proche, chez des peuples courbés sous tant de maux, l’incendie qui finirait par consumer l’esclavage, cause unique de tous leurs genres d’abaissements. » Lavigerie, hélas ! dans les premiers mois de 1876, n’avait pas vu survenir les convois d’enfants attendus, mais d’angoissantes rumeurs qui annonçaient que les Touareg du Sud avaient massacré les trois missionnaires ; « ces pauvres enfants, gémissait-il, c’est moi qui suis la cause de leur mort », et le gouvernement général interdisait qu’on recommençât des expéditions semblables, par cette route néfaste. Mais les Pères Blancs, eux, étaient tous prêts à recommencer, à partir, par cette route ou par une autre, pour remplacer leurs premiers martyrs. « Tous veulent partir pour le Sahara, écrivait Lavigerie, afin de ne pas manquer l’occasion, parce que, dans ce moment, la guerre sainte y est déclarée. Mais je m’oppose à un si beau geste, avec la prudence du vieux hibou qui sait que le monde ne se fait ni ne se défait en un jour. »

Il n’avait fait patienter leur zèle que pour lui préparer un champ plus vaste encore. Léopold II, roi des Belges, fondait en 1876 l’Association internationale pour l’exploration de l’Afrique : toutes les nations policées étaient conviées, par le discours royal, à ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où elle n’eût pas encore pénétré. « Que fera l’Église ? que doit-elle faire ? » méditait anxieusement Lavigerie[182]. Il constatait que l’Association faisait abstraction de toute religion, mais elle traçait des voies, elle ouvrait des portes ; par ces voies, par ces portes, il fallait que l’Évangile passât, pénétrât, s’installât. De tous côtés, sur le littoral, des missions chrétiennes cernaient « la pauvre race de Cham » : allait-on laisser explorateurs et marchands s’enfoncer au centre du continent noir, sans que l’Église elle-même avançât ? Lavigerie voulait présider à cette avance, et, d’un geste, lancer ses Pères Blancs, qui piétinaient et s’impatientaient. La France politique chicanait à son archevêché d’Alger quelques miettes budgétaires ; il songeait à démissionner, à n’être plus qu’un prélat missionnaire, l’apôtre de l’Afrique. Les Pères Blancs, au 1er janvier 1877, étaient avertis de son projet de démission ; mais Pie IX, pressenti, lui ordonnait d’y renoncer[183]. Il conserverait donc l’archevêché d’Alger, quitte à s’adjoindre, un an plus tard, un coadjuteur. Il le conserverait, malgré le vote du Conseil général, où les voix françaises, prévalant sur les voix musulmanes, décidaient la suppression de tous les crédits accordés à des congrégations religieuses sur le budget de l’Assistance publique. Mais voyant le Pape, en janvier 1878, il l’entretenait du centre de l’Afrique, et de Tunis, et de Sainte-Anne de Jérusalem, — trois projets nouveaux dont un seul eût suffi pour remplir une fin de vie, et même une vie tout entière.

[182] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 22 et suiv.

[183] Correspondance entre Lavigerie et la Propagande, dans Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 370-371.

Quelques mois encore, et la mort allait libérer Pie IX de son long calice de tristesses, sans cesse rempli, sans cesse alourdi, par l’hostilité des puissances politiques. Ces foules ferventes, qui depuis 1870 saluaient en sa personne un autre Pierre-ès-liens, lui parlaient sans cesse, dans leurs assidus pèlerinages, d’évêques persécutés, de congrégations chassées, de projets de loi qui, sous le nom de liberté, déguisaient des oppressions. Chaque jour s’accentuait le contraste entre l’idéal de société chrétienne qu’avaient dessiné ses enseignements pontificaux, et les mœurs politiques de l’Europe et de l’Amérique. Et le malheur des temps voulait que ses frères de l’épiscopat affluassent auprès de ses douleurs pour lui dire les leurs et tenter d’être consolés.

Mais Lavigerie, s’agenouillant devant Pie IX, le 21 juillet 1877, n’apportait, lui, ni doléances, ni gémissements, et montrait au pape trois nouveaux domaines qu’il voulait, par ses Pères Blancs, ouvrir à l’Église de Rome.

La Tunisie d’abord. Deux ans plus tôt, Lavigerie, visitant à Carthage la colline de Byrsa où saint Louis était mort, s’était vu entouré d’enfants arabes qui lui demandaient l’aumône, pour l’amour de Dieu et de saint Louis. Ces Arabes, en leur cœur, se souvenaient donc du roi de France ? De par un traité secret entre le bey Hussein-Pacha et le consul général Matthieu de Lesseps, la France était devenue propriétaire de ce terrain au moment même où Charles X perdait son trône. Elle s’était crue quitte en faisant édifier, sous la monarchie de Juillet, une médiocre chapelle, pouvant contenir une cinquantaine de personnes. L’humble sanctuaire, tel quel, avait joué son petit rôle ; le bey de Tunis, Achmet, aimait à dire que la miséricorde et la vérité s’y rencontraient, que la justice et la paix s’y embrassaient ; et lorsqu’un jour de 1843 une famille d’esclaves, fuyant les mauvais traitements d’un maître, était venue chercher asile dans cette chapelle auprès du « santo sultan » des Français, le bey avait déclaré : cette famille sera libre, et désormais tout enfant qui naîtra de parents esclaves sera libre[184]. Un prêtre de France, l’abbé Bourgade, était venu s’installer là, comme aumônier : quelque temps durant, avec le concours de sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, il avait essayé de donner une vie à ce sanctuaire, de faire prospérer, aux alentours, un collège Saint-Louis, un petit hôpital Saint-Louis ; mais après sa rentrée en France, dans les premières années du second Empire, la chapelle, l’enclos, étaient rapidement tombés dans un état de « délaissement navrant »[185] ; et la statue même devant laquelle s’égrenaient, une fois l’an seulement, les prières liturgiques, se trouvait être, par une singulière erreur, une effigie de Charles V, roi de France, baptisée du nom de saint Louis[186]. La générale Chanzy souffrait d’une telle abdication de la France chrétienne ; et Lavigerie avait résolu d’y mettre un terme. Secondé par Roustan, consul général de France, et par l’appui de Pie IX, il avait obtenu, dès 1875, que le vicariat apostolique de Tunisie, confié aux Capucins italiens, autorisât deux Pères Blancs à s’installer sur cette colline : le pouvoir Romain avait ainsi posé les premières assises de l’installation de la France à Carthage, et Lavigerie, tout de suite, avait fait quêter, en France, pour que sur cette historique colline s’élevât un jour une basilique, commémoratrice des souvenirs[187]. D’opportunes acquisitions de terres l’avaient, en 1876, rendu maître de tout le plateau de l’ancienne acropole carthaginoise, où il rêvait d’établir un jour un collège français ; et, faisant un pas de plus, au début de juillet 1877, il était venu à Tunis. Il était pleine nuit quand il approchait des portes, elles étaient closes : le factionnaire tunisien, dont le qui vive demeurait sans écho, était sur le point de tirer, quand une voix lui cria, à temps, que c’était le grand marabout des roumis.

[184] Bourgade, Soirées de Carthage ou dialogues entre un prêtre catholique, un muphti et un cadi, p. 3 (Paris, Lecoffre, 1851).

[185] Paul Gabent, Un oublié, l’abbé Bourgade (Auch, imprimerie centrale 1905).

[186] On trouvera dans l’Essai iconographique sur saint Louis, par Gaston Le breton (Paris, Jules Martin, 1880), la curieuse histoire de cette statue de Charles V : enlevée au portail de l’ancienne église des Célestins de Paris pendant la Révolution, elle fut portée au dépôt des Petits-Augustins et cataloguée sous le nom de Louis IX ; au retour des Bourbons, elle servit de modèle pour figurer saint Louis. Je dois à l’obligeance du savant Père Delattre et de M. Alfred Merlin ces précieuses explications.

[187] Voir au t. II des Œuvres choisies, p. 357-378, la lettre de Lavigerie aux Pères Blancs, installés sur les ruines de Carthage.

Ce grand marabout s’était hâté de voir le Bey, la colonie européenne ; il avait constaté qu’Italiens et Maltais, qui tous ensemble étaient une cinquantaine de mille, réduisaient à l’effacement la minuscule population française, qui ne dépassait pas deux milliers d’âmes. Mais des centaines d’indigènes, affluant vers lui de toute la Tunisie, venant coucher sur le seuil de sa demeure, venant lui réclamer leur dîner, lui avaient attesté tout ce que pourrait, là encore, la charité, mise au service de l’influence catholique et française. La précaire Église tunisienne n’avait pas, jusqu’ici, les ressources nécessaires pour révéler vraiment à l’Islam la bienfaisance chrétienne. Lavigerie voulait que cette révélation s’accomplît par des générosités françaises. Ayant ainsi laissé l’impression fugitive d’une souveraineté nouvelle, magnifique et généreuse, et s’étant senti plus souverain, sur cette terre musulmane, en face de ces prêtres italiens, qu’il ne l’était dans sa métropole d’Alger, il commençait à songer : « Pourquoi la France ne mettrait-elle pas un écu sur chaque motte de terre où l’Italie met un homme ? » Il rêvait de voir un jour Tunis, sous les auspices de la France, devenir pour ses missions comme une façon de capitale où jeunes Arabes, jeunes Berbères, jeunes nègres, vivraient à proximité du Christ. Lavigerie, naviguant vers Rome, portait à Pie IX toutes les visions, tous les songes d’avenir, qu’il emportait de la Tunisie ; et déjà sur ses lèvres le nom de Carthage, cessant de désigner une ruine, signifiait une ambition.

Puis, un autre nom historique succédait : celui de Jérusalem. Là aussi, il lui paraissait que Rome, et la France, et ses Pères Blancs, pouvaient, en collaborant, faire une grande œuvre. La France possédait là, depuis 1857, le sanctuaire de Sainte-Anne, élevé, d’après la tradition, au lieu même où était née la Vierge Marie. Le patriarche italien n’avait jamais voulu qu’une congrégation française s’y installât. Mettez-y vos Pères Blancs, quand même, disait à Lavigerie le duc Decazes. Le duc connaissait Lavigerie, et la nuance de joie qu’il éprouverait à lutter pour les prérogatives françaises contre la nation dont Pie IX se plaignait ; et Lavigerie venait dire à Pie IX qu’il était tout prêt à mettre à Sainte-Anne douze Pères Blancs[188].

[188] L’histoire du sanctuaire de Sainte-Anne, de Jérusalem, est retracée, avec beaucoup d’érudition, dans une longue lettre de Lavigerie à l’évêque de Vannes, reproduite au t. II des Œuvres choisies, p. 271-356.

Mais il insistait, surtout, sur une troisième route où il voulait engager ses Pères Blancs et qui ne les acheminerait pas, celle-là, vers quelque métropole historique, mais vers la mystérieuse barbarie de l’Afrique centrale, et il représentait à Pie IX que l’Association internationale pour l’exploration de l’Afrique n’avait pas mis la croix sur son drapeau ; que derrière elle, déjà, le protestantisme était en marche ; que les sections anglaise, allemande et américaine de l’Association n’étaient composées que de protestants, et que l’Église romaine risquait d’être devancée, si elle ne se hâtait.

Pie IX ému consultait la congrégation de la Propagande, les divers chefs de missions : l’appel de Lavigerie leur paraissait répondre à une urgente nécessité. « Quel spectacle plein de grandeur, insistait Lavigerie le 2 janvier 1878 dans une lettre au cardinal Franchi : un pape prisonnier dans son palais, et envoyant des apôtres dans le centre jusqu’à ce jour inaccessible de l’Afrique, avec la mission hautement donnée d’y détruire l’esclavage. Une bulle pontificale qui annoncerait cette grande croisade de foi et d’humanité, qui annoncerait la création d’une armée d’apôtres prêts à marcher à la mort pour sauver la vie et la liberté des pauvres fils de Cham, serait l’une des plus grandes choses de ce siècle et même de l’histoire de l’Église. » L’argent, expliqua-t-il, on le trouverait, pourvu que le pape dît un mot, auprès des deux grandes œuvres de la Propagation de la Foi et de la Sainte-Enfance ; et puis, « avec la foi, selon la promesse du Christ, on transporte les montagnes, les montagnes d’or comme les autres ». Quant aux hommes, Pie IX avait sous les yeux une supplique de cinquante Pères Blancs qui ne demandaient qu’un signe pour aller à l’assaut du continent noir.

Ce signe s’esquissait à Rome au début de février 1878, au moment même où Pie IX se mourait ; l’organisation des missions de l’Afrique équatoriale sous la haute direction de Lavigerie, sous la direction immédiate des Pères Livinhac et Pascal, était d’ores et déjà, dans les bureaux de la Propagande, chose décidée. Un nouveau pape, le 24 février, ratifiait et publiait cette décision ; il avait nom Léon XIII. Être pape depuis quatre jours, et recevoir, comme cadeau de joyeux avènement, tout un monde à convertir, toute une besogne civilisatrice à accomplir, passionnante pour l’humanité tout entière, c’est là une bonne fortune dont un Léon XIII sait gré à un Lavigerie. Tout de suite leurs imaginations s’accordèrent, leurs ambitions se comprirent, leurs audaces s’additionnèrent ; et, quatorze ans durant, les plus glorieux épisodes de l’histoire de l’Église, victoires sur le paganisme, victoires sur l’esclavagisme africain, victoires sur les archaïsmes politiques, seront le fruit de leur collaboration.

CHAPITRE III
LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM ET SUR L’ÉQUATEUR : LE RELÈVEMENT DE CARTHAGE

I. — Les premières missions des Pères Blancs dans l’Afrique équatoriale.

Lavigerie, en dix ans, dans son archidiocèse d’Alger, avait construit quarante-neuf lieux de culte, établi onze congrégations, dépensé pour les besoins de ses ouailles huit millions huit cent soixante-dix mille francs. On l’avait, sans cesse, senti préoccupé d’enseigner à la France le bon usage de l’Algérie, et de chercher dans l’histoire du passé, dans des initiatives scolaires, dans des initiatives charitables, l’amorce d’un contact entre les populations musulmanes et les assises chrétiennes de la civilisation française ; et il lui avait plu d’être salué comme « le premier colon de l’Algérie ». Il fut souvent, pour les gouverneurs successifs, le conseiller des heures difficiles, un conseiller qui savait encourager, réconforter. « Je vous plains, madame, disait-il à la femme de l’un d’entre eux. Depuis que je suis archevêque d’Alger, je n’ai point vu une femme de gouverneur qui ne soit venue dans mon cabinet pour y pleurer[189]. »

[189] Cambon, le Gouvernement général de l’Algérie, p. 258 (Paris, Champion, 1922).

En 1878, l’époque était proche où il allait avoir deux capitales : à côté d’Alger, sa métropole concordataire, où parfois il se sentait inquiété, gêné, par la politique religieuse de la République, Carthage, bientôt, lui sera comme une seconde métropole, dans laquelle on le verra, avec une souveraine aisance, collaborer avec le Quai d’Orsay pour le prestige extérieur de la France. Une biographie détaillée de Lavigerie, à partir de 1878 et même un peu plus tôt, exigerait un regard prolongé sur les archives des Affaires étrangères : là seulement, on pourrait suivre, au jour le jour, la collaboration, parfois paradoxale d’apparence, entre cet homme d’Église et un État qui déjà se qualifiait de laïque, mais qui n’admettait pas que les effervescences d’anticléricalisme fussent autre chose que des scènes de ménage, entre Français, dans l’enceinte de la France.

Le premier confident à qui Lavigerie fit connaître, en février 1878, la création par Rome des missions de l’Afrique équatoriale, confiées aux Pères Blancs, fut le ministre des Affaires étrangères. « Évêque français de l’Afrique, disait-il, je n’ai pas cru pouvoir rester indifférent à une œuvre si considérable de civilisation, qui intéresse également l’humanité, la science et la religion. J’ai pensé qu’il serait avantageux pour la France d’être représentée, dans ces vastes régions encore mystérieuses, non pas seulement par des pionniers isolés, comme les autres peuples, mais par une corporation qui pourra donner à son action civilisatrice et scientifique la suite, la durée, l’étendue, qui la rendent puissante. Dix prêtres de la Société des missionnaires, dont je suis le supérieur, se préparent à partir très prochainement en avant-garde pour Zanzibar. » Tous les termes sont ici pesés ; ce n’est pas l’archevêque d’Alger qui parle, mais, comme eussent dit les légistes, le supérieur d’une congrégation. Une congrégation, c’est une force, où la communauté des disciplines, et des souffrances, et des mérites, et des ambitions, ajoute à chaque énergie individuelle la poussée de l’énergie collective : pour cette organisation d’Église, qui là-bas représentera la France, Lavigerie demandera au ministère une recommandation près de nos consuls, un passage gratuit sur nos paquebots.

L’esprit dont s’animaient les Pères Blancs répondait pleinement à celui de leur chef : « Une autre pensée, écrivait le P. Deniaud, se mêle dans nos cœurs à celles de la foi : la pensée de la France. C’est pour elle aussi que nous allons travailler. Nous sommes les premiers Français qui, envoyés par notre évêque, Français comme nous, allons porter sa langue et son influence dans les profondeurs africaines. D’autres nous suivront un jour, et cette route pacifique que nous allons tracer, où peut-être nous laisserons nos tombes, sera poursuivie par les conquérants pacifiques de notre France. L’Angleterre, l’Amérique, l’Allemagne l’ont précédée ; elle ne pouvait manquer plus longtemps à ce grand rendez-vous de l’humanité et de la civilisation[190]. »

[190] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 101.

D’avance, entre ces dix, la distribution des terroirs et des âmes était faite. Cinq d’entre eux, le P. Livinhac en tête, devaient s’occuper de la région du Nyanza ; les cinq autres, le P. Pascal en tête, de celle du Tanganyika. Des instructions de Lavigerie, qu’ils emportaient avec eux, leur disaient, en formules incisives : « Dans vos souffrances, songez au triomphe des martyrs ; sans cela vous ne serez que des voyageurs vulgaires, et, comme je vous l’ai dit quelquefois, des Robinsons, au lieu d’être des hommes de Dieu… Pour une si grande œuvre, il faut avoir assez de foi pour demander des miracles. De la foi, beaucoup de foi, c’est tout ce qu’il faut pour les obtenir. » Tel était leur viatique spirituel ; et pensant, d’autre part, à « nos pauvres barbares civilisés de France et d’Europe », Lavigerie disait à ses Pères Blancs l’honneur et l’avantage que pourrait retirer l’Église s’ils trouvaient l’occasion, sous ces latitudes équatoriales, de cultiver un peu les sciences naturelles et de fournir quelques renseignements aux sociétés savantes. Seize siècles plus tôt, cette question : A-t-on le droit de courir au martyre, de le rechercher ? avait déchiré les chrétientés africaines ; la solution de bon sens et d’humilité que lui avait alors donnée l’Église de Rome trouvait un écho sous la plume de Lavigerie, lorsqu’il écrivait : « Plutôt changer de direction si le pays de Nyanza est redoutable aux voyageurs. »

Les Dix, partis de Marseille le 21 avril, étaient à Zanzibar en juin. Le P. Charmetant et le P. Deniaud les avaient précédés. A eux deux, faisant l’office de fourriers, ils avaient commencé d’organiser les troupes de porteurs nègres qui devraient les escorter, et d’hommes armés qui devraient les défendre ; ils avaient rassemblé les innombrables objets qu’une pareille caravane devait emporter avec elle pour les offrir, comme droits de péage, aux petits souverains dont on traverserait le territoire ; c’était un véritable capharnaüm, où resplendissaient de somptueux habits de cérémonie, achetés au Temple, et destinés à parer les courtisans des roitelets nègres, ou les roitelets eux-mêmes. Car dans ces régions où la terrible mouche tsé-tsé tuait les animaux domestiques, où les principicules sauvages ne connaissaient aucune monnaie d’échange, il fallait traîner avec soi un véritable bazar ambulant, qui exigeait de nombreuses épaules humaines.

Avant de quitter Zanzibar pour s’enfoncer dans la meurtrière Afrique, les Dix recevaient des lettres de Lavigerie, qui leur disait : Je prie pour vous à Rome, je vais prier pour vous au Saint-Sépulcre. L’équipe destinée au Tanganyika, bientôt réduite à quatre par la mort du P. Pascal, ne devait arriver à destination qu’en janvier 1879 ; il fallut six mois de marche encore aux cinq apôtres de l’Ouganda pour qu’ils fussent au but. Sans rien perdre de ce don d’ubiquité qui la fixait presque simultanément à Rome et à Jérusalem, à Alger et à Tunis, à Paris et aux Grands Lacs, c’est dans cette dernière région que la pensée de Lavigerie s’attardait alors avec le plus de tendresse. Elle suivait ses fils, aventureusement expédiés ; elle cherchait, parmi les petits clercs de son séminaire, les recrues qui pourraient un jour, là-bas, remplacer les martyrs.

J’ai soif, j’ai soif, criait-il au vendredi-saint de 1879, dans un discours tout haletant : il répétait ce cri suppliant du Christ en croix, le commentait, conjurait ses auditeurs d’avoir soif des âmes. La première caravane cheminait encore, que déjà la seconde se préparait[191]. Les lettres qu’il adressait à Paris, à la procure des Pères Blancs, s’occupaient des moindres détails du nouveau bazar qu’il y avait à acheter, à encaisser, à transporter. Comme escorte armée, pour cette seconde caravane, il voulait d’anciens zouaves pontificaux : Charmetant fut envoyé à Bruxelles, pour en trouver. Et l’imagination débridée de Lavigerie voyait en eux les fondateurs éventuels d’un royaume chrétien au centre de l’Afrique équatoriale, qui deviendrait très puissant, probablement en peu de temps. Ce serait un chapitre nouveau s’ajoutant, sous les regards du dix-neuvième siècle finissant, à l’histoire des royautés jadis fondées par l’Église aux marches de la civilisation chrétienne ; et Lavigerie semblait impatient, déjà, de mettre ce chapitre au net, avant même que le brouillon n’en eût été ratifié dans le plan divin.

[191] Voir Journal de voyage des missionnaires d’Alger aux Grands Lacs de l’Afrique équatoriale (Alger, Jourdan, 1879).

Il rédigeait, pour l’apostolat de l’Afrique centrale, des instructions nouvelles : ne pas élever à l’européenne les petits nègres, non plus que Pierre et Paul n’avaient voulu transformer en Hébreux les petits Romains, non plus qu’Irénée n’avait voulu transformer en Grecs les petits Lyonnais ; ne pas baptiser les nègres, sauf le cas de mort, sans qu’ils eussent été postulants depuis deux ans. Le 2 juin 1879, à Notre-Dame d’Afrique, Lavigerie armait chevaliers quatre Belges et deux Écossais, anciens zouaves pontificaux ; en chape rouge et or, au pied de l’autel, il leur donnait l’épée, l’accolade. Et le soir, dans la chaire de sa cathédrale, il commentait leur imminent départ, — le départ des douze Pères ou Frères missionnaires dont ils allaient être les protecteurs. « Les voici qui viennent, s’écriait-il, ces conquérants pacifiques ! Zanzibar, tu les as vus s’enfoncer dans les plaines brûlantes, franchir les montagnes inhospitalières qui s’élèvent en face de tes rivages. Tu vas les revoir encore, n’ayant pour arme que leur croix, pour ambition que de porter la vie dans cet empire de la mort[192]. » Lavigerie les chargeait, au nom du Saint-Siège, d’être, pour les populations qu’ils allaient aborder, des prédicateurs de délivrance. « Dites-leur, à ces peuples nouveaux, que ce Jésus dont vous leur montrerez la croix est mort entre ses bras pour porter toutes les libertés au monde, la liberté des âmes contre le joug du mal, la liberté des peuples contre le joug de la tyrannie, la liberté des consciences contre le joug des persécuteurs, la liberté du corps contre le joug de l’esclavage. » Et son geste de bénédiction s’élevait sur ces missionnaires en partance, « au nom de Pierre qui, captif dans la personne de Léon, préparait le dernier coup porté à l’esclavage moderne, au sein même de cette Rome où Paul prisonnier portait le premier coup à l’antique servitude. »

[192] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 77.

Quelques minutes encore, il parlait, regrettant que ses forces lui interdissent de partir avec eux, d’être là-bas le sacrificateur, à cet autel où leur sang viendrait peut-être se mêler au sang de l’Agneau. Puis, descendant de chaire, il allait, devant l’autel, s’agenouiller à leurs pieds, et les baisait ; et tous les autres Pères, tous les novices, tous les hommes présents, faisaient de même ; le célèbre discours de Fénelon sur la fête de l’Épiphanie recevait ainsi, dans cette cathédrale, une sorte de sanction liturgique. Un an plus tard, hélas ! huit de ces partants, missionnaires ou zouaves, avaient déjà succombé à la fièvre et semé de leurs tombes la route des Grands Lacs. Tout autre que Lavigerie se fût peut-être découragé ; mais ces catastrophes mêmes étaient, pour lui, un motif de s’acharner.

Il chargeait le Père Deguerry de remonter le Haut-Nil pour y trouver, éventuellement, une nouvelle route vers l’Ouganda. Et sans même attendre le fruit de cette exploration, il préparait une troisième caravane qui allait, avant la fin de 1880, gagner Zanzibar. « Nous jurons ensemble, la Société missionnaire et moi, proclamait-il devant ce troisième contingent d’apôtres, nous jurons de mourir tous jusqu’au dernier, plutôt que d’abandonner ces missions de l’Équateur. » Et tous ces Pères Blancs, tous leurs novices, juraient avec lui. Un Breton, ancien zouave de Lamoricière et de Charette, le capitaine Joubert, était de l’expédition ; il n’avait pu, naguère, sauver le royaume du Pape ; il allait peut-être, en Afrique, donner au Pape un royaume. Car de plus en plus vastes étaient les ambitions territoriales de Lavigerie : à Kabele et au Haut-Congo, la Propagande venait de créer pour ses Pères Blancs deux nouveaux vicariats. Le Père Charbonnier, récemment nommé Supérieur général, régnait désormais, de son observatoire de Maison Carrée, sur quatre champs de mission.

II. — Lavigerie à Jérusalem : la France institutrice des clergés d’Orient.

Cependant, à Sainte-Anne de Jérusalem, s’effaçant discrètement et se morfondant un peu, quelques Pères Blancs, conformément aux consignes de Lavigerie, se considéraient comme députés par la France et par l’Église pour prier en faveur du monde chrétien et de la pauvre Afrique en particulier. Lavigerie, en juin 1878, à l’heure même où ses premiers missionnaires commençaient à cheminer de Zanzibar aux Grands Lacs, avait fait une apparition à Jérusalem[193] : le consul Patrimonio, officiellement, lui avait remis les clefs de Sainte-Anne. Les instructions qu’emportaient d’Alger à Jérusalem, à l’automne de cette même année, trois Pères Blancs et un Frère, et les lettres successives que Lavigerie leur adressait, leur prescrivaient d’accepter, pour l’instant, une vie monotone, de la prendre comme un second noviciat, d’étudier, d’attendre, d’être humbles, petits, modestes, de façon à ne pas surexciter, au Patriarcat ou à la Custodie, les susceptibilités italiennes. On avait pensé, d’abord, à faire de Sainte-Anne un institut d’études bibliques ; mais au bout de quelques mois, des enfants s’étaient présentés, aspirant, dans ce sanctuaire ressuscité, au rôle biblique d’Éliacin. De ce jour-là, une pensée, qui déjà flottait dans l’esprit de Lavigerie, s’éclaira d’un trait de lumière : tous ces enfants de chœur, il fallait qu’ils fussent, non pas de rite latin, mais de rite oriental, et que les Pères Blancs, s’orientalisant eux-mêmes dans la mesure du possible, s’acheminassent vers l’ouverture d’une école apostolique où seraient formés des prêtres pour les diverses chrétientés indigènes unies à l’Église romaine ; et bientôt le patriarche grec-melchite, rendant visite aux Pères Blancs, souhaitait lui-même cette fondation.

[193] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 265-269.

Il fallait faire accepter l’idée à Paris, la faire accepter à Rome : de part et d’autre, de graves obstacles surgissaient. Dans le Paris politique de 1880, de quel œil verrait-on l’établissement d’un séminaire ecclésiastique dans des locaux qui demeuraient propriété de la France, avec le concours pécuniaire de la France ? Et que dirait, à Rome, d’un projet aussi décisif, la congrégation de la Propagande, où certaines influences tenaces continuaient, au contraire, de lutter pour la latinisation des Orientaux, pour l’éviction discrète et progressive de leurs rites indigènes ? Mais à Paris, il y avait Gambetta ; à Rome, il y avait Léon XIII : avec ces deux appuis, Lavigerie devait vaincre.

Lavigerie s’en venait dire à Gambetta qu’à la demande de certaines notabilités musulmanes de Jérusalem, les Pères Blancs venaient d’ouvrir à Sainte-Anne une école secondaire où les petits musulmans apprenaient notre langue : Gambetta disait bravo, et intéressait au projet Barthélemy Saint-Hilaire, ministre des Affaires étrangères. Lavigerie, en mars 1881, écrivait à celui-ci, qu’« à côté de cette école externe, il y aurait grand avantage à établir à Sainte-Anne une école normale d’instituteurs français, choisis de tous les points de l’Orient, et destinés eux-mêmes à aller fonder des écoles françaises dans leur pays respectifs. »

En présence d’une telle suggestion, comment Barthélemy Saint-Hilaire eût-il pu n’être pas propice ? « Je m’attends, continuait le prélat, à trouver opposition parmi les missionnaires italiens, qui partout font maintenant à l’action française une guerre acharnée. » Et ce pronostic même ne pouvait que piquer au jeu un homme d’État du quai d’Orsay. Ayant ainsi préparé le terrain, l’adroit épistolier continuait : « Il y a lieu de compter avec l’esprit oriental qui n’admet aucune œuvre vitale que sous une forme religieuse. Parler dans ce pays d’institution purement laïque serait une chose impossible. Aussi donnerai-je simplement à notre École normale le nom d’École apostolique ; et comme le clergé tout entier, même le clergé oriental, peut se marier dans ces régions et y exercer toutes sortes d’états, rien n’empêcherait que ceux des instituteurs formés par nous qui le voudraient reçussent plus tard le sacerdoce dans leurs rites respectifs. » Lavigerie faisait ainsi merveille, quand il le voulait, pour présenter le fait religieux aux susceptibilités laïques. Il pouvait, à ses heures, être cassant et véhément, mais toujours à bon escient et jamais avec maladresse ; son intelligence, son goût de manier les hommes, son amour du succès le portaient, plutôt, à vouloir assouplir les contours d’une idée, amortir les angles d’un projet, pour rendre cette idée, ce projet, plus accessible, plus acceptable, à certains esprits distants ou prévenus, dont l’assentiment était pourtant nécessaire. Barthélemy Saint-Hilaire fut conquis, Gambetta donna son appui, et quatre-vingt-dix mille francs furent votés pour l’ouverture de ce qu’on appela, au Palais-Bourbon, le collège français de Sainte-Anne.

A peine ce vote enlevé, Lavigerie était à Rome ; il voyait Léon XIII, et les autorités de la Propagande ; il se prévalait de ses anciennes expériences de directeur de l’œuvre des Écoles d’Orient pour soutenir que l’un des plus grands obstacles qui écartaient de Rome les schismatiques orientaux était la frayeur du latinisme. Il pensait donc travailler pour la réunion des Églises, en demandant l’autorisation de faire de Sainte-Anne un séminaire grec-melchite où le rite oriental serait en vigueur : il augurait qu’à la faveur d’une telle éducation les jeunes pupilles de Sainte-Anne seraient un jour des agents efficaces pour la conversion de l’Orient. Il insistait, en novembre, dans une lettre au cardinal préfet de la Propagande ; et celui-ci faisait savoir, en mars 1882, que son projet répondait aux vœux de la Congrégation.

Sous le nom de Collège français, l’institution de Sainte-Anne avait des subsides de Paris ; sous le nom de séminaire oriental, elle avait l’approbation de Rome ; elle pouvait aussitôt s’ouvrir.

L’esprit de déférence pour les rites indigènes, représenté par Lavigerie, avait définitivement prévalu, à Rome, sur l’esprit de latinisation, et Léon XIII, déjà soucieux de multiplier les ponts entre le Saint-Siège et les églises séparées, apprenait bientôt avec une joie confiante l’accueil que faisaient à cette fondation les évêques orientaux. Le séminaire restera vide, murmuraient les derniers latinisants. Lavigerie pourra faire savoir à Rome, au bout de trois ans, qu’avec soixante-deux élèves le séminaire était plein[194].

[194] Qu’il nous soit permis de renvoyer à l’étude spéciale que nous avons consacrée à Lavigerie et au séminaire de Sainte-Anne dans notre livre Les Nations apôtres, vieille France, jeune Allemagne (Paris, Perrin, 1903).

Il se plaisait à cette pensée qu’il y avait là désormais, dans Jérusalem, une sorte de centre d’unité catholique, où la diversité même des rites scellerait la généreuse fraternité des âmes. Ce prêtre aimait à se pencher sur des ruines pour y retrouver des éléments de vie. Au centre de l’Afrique, esclavagiste et polygame, parfois anthropophage, c’étaient les ruines, particulièrement tragiques, de ce que le Dieu de la Genèse avait mis de grandeur et de dignité dans les âmes humaines ; en ces Lieux-Saints où le Christ était venu fonder un bercail, — et un seul, — c’étaient les ruines de la primordiale unité des âmes chrétiennes ; et plus près du regard de Lavigerie, enfin, dans cette Tunisie où déjà, grâce à lui, la France avait pris pied sur la colline de Carthage, c’étaient les ruines d’une antique chrétienté qui, comme celle de l’Algérie, avait été d’abord ravagée par les Vandales, et puis balayée par l’Islam.

III. — Lavigerie devancier de la France et conseiller de la France en Tunisie.

Que pouvaient, en cette Tunisie, pour les besoins religieux de la population européenne, déjà nombreuse, déjà éparse, une quinzaine de Capucins italiens ? Que pouvaient-ils, surtout, pour hâter la rencontre entre les détresses islamiques et la charité chrétienne ? Lavigerie, dès 1875, s’inspirant de ses ambitions patriotiques non moins que de son désir d’action religieuse, avait suggéré au ministère des Affaires étrangères que les Français devraient entrer en Tunisie « loyalement, non en conquérants, mais en vue d’une politique de protectorat ». Voyant que cette entrée tardait, il se sentait tout prêt à prendre les devants. — « Je suis disposé, disait-il dès 1879 à notre consul Roustan, à me charger, avec mes missionnaires, du service religieux de la Tunisie », et il jetait des jalons, à cet effet, auprès de la Propagande.

Vous obtiendrez ainsi, insistait-il auprès de Roustan, un résultat qui serait un triomphe nouveau pour votre politique : celui d’annexer officiellement, au point de vue religieux, la Tunisie à l’Algérie française, et de pouvoir y créer librement, par ce moyen, tous les établissements, écoles, hôpitaux, etc. Voyant Waddington, alors titulaire du Quai d’Orsay, Lavigerie l’entretenait de la nécessité pour la France de prendre pied en Tunisie. L’Angleterre et l’Allemagne étaient consentantes : elles avaient fait à la France des avances, au congrès de Berlin[195] : pourquoi tarder à les accepter ? Sans plus attendre, Lavigerie s’installait lui-même, sur l’historique colline de Carthage, dans une bien humble maison arabe qu’il avait acquise d’un dentiste. Au printemps et à la fin de l’automne de 1880, il y faisait deux séjours prolongés, surveillant les travaux du collège Saint-Louis, acquérant à la Marsa, pour l’entretien de ses futures œuvres tunisiennes, un immense domaine où, l’année d’après, il allait planter la vigne. Le « premier colon de l’Algérie » allait être le premier viticulteur de la Tunisie. Et cette maisonnette, d’où planaient et débordaient ses rêves, devenait le quartier général d’où la France religieuse, désireuse de faire pénétrer le Christ en Tunisie, aiderait la France politique à y pénétrer avec lui[196].

[195] Voir René Valet, L’Afrique du Nord devant le parlement au dix-neuvième siècle, p. 158-163.

[196] Sur le concours que prêtèrent à la France, pour son établissement en Tunisie, les influences religieuses, voir P. H. X., La Politique française en Tunisie, le protectorat et ses origines, p. 452-453 (Paris, Plon, 1891).

Allait-on assister, après vingt et un siècles, à un nouveau duel entre Rome et Carthage ? On eût pu le croire, en lisant les virulentes attaques d’une partie de la presse italienne contre l’archevêque d’Alger. Nul ne savait, comme lui, transformer les souvenirs historiques en instruments de conquête. « Eh bien, monseigneur, que disent les ombres d’Annibal et d’Amilcar ? » Ainsi l’avait accueilli Pie IX treize ans plus tôt, quelques mois après sa nomination en Algérie. Pie IX le connaissait bien ; il savait que Lavigerie aimait écouter parler les morts, et les faire parler. Ce seul nom de Carthage était pour lui d’une magnifique éloquence ; pourquoi donc le royaume d’Italie empêcherait-il Carthage de régner, là où déjà, jadis, elle avait régné[197] ?

[197] L’Italie, lisait-on dans la préface du recueil de discours de Jules Ferry, publié par Rambaud, sous le titre : Affaires de Tunisie (Paris, Hetzel, 1882), est « une puissance jeune, remuante, exigeante envers la fortune qui lui a prodigué les plus hautes faveurs, hantée par les grands souvenirs, les grands noms et les grands rêves. Elle est à Rome, il lui siérait d’être à Carthage. Pourquoi ? Parce que c’est Carthage ». Sur le mécontentement italien, voir René Valet, op. cit., p. 163-168 et 202-203, et l’article anonyme de M. André Lebon sur les Préliminaires du traité du Bardo. (Annales de l’École libre des sciences politiques, 1893.)

Au nom de la Rome papale en même temps qu’au nom de la France, Lavigerie travaillait pour cet avènement. Autour de lui il fouillait les mémoires humaines, et faisait fouiller, au-dessous de lui, les alluvions, cette mémoire de la terre. Les vieux Arabes lui disaient que ce Bou Saïd, honoré dans une mosquée du même nom en face de Carthage, n’était autre que le saint roi Louis devenu musulman, paraît-il, à son lit de mort, à la suite d’une apparition du Prophète. Lavigerie recueillait cette légende : elle profanait, assurément, la gloire du saint roi « roumi » ; mais elle la montrait, pourtant, se perpétuant dans les imaginations tunisiennes : n’était-ce pas un motif, pour la France, de n’être pas plus longtemps absente ? Le P. Delattre, par des explorations méthodiques, exhumait de la colline même de Carthage les débris des civilisations successives ; il interrogeait ces ruines dont déjà Chateaubriand disait qu’elles n’avaient rien de bien conservé, mais qu’elles occupaient un espace considérable[198] ; il ramassait pieusement toutes ces épaves, jadis dédaignées, sans doute, par les Pisans, lorsque il Carthage était pour eux comme la carrière où ils venaient chercher les pierres du dôme de Pise. Sous les yeux de Lavigerie se formait tout un musée d’archéologie chrétienne ; en voyant ces inscriptions, en voyant ces lampes qui portaient parfois l’emblème du Christ vainqueur, Lavigerie écrivait à Xavier Charmes pour demander au ministère de l’Instruction publique l’établissement d’une mission archéologique à Carthage[199]. Le langage des pierres, le langage des objets sacrés qu’on recueillait, aidaient l’Église à raviver la physionomie de Carthage chrétienne : pourquoi donc cette Carthage ne redeviendrait-elle pas, en Afrique, la messagère de Rome ?

[198] Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, 7e partie (Œuvres complètes, éd. Garnier, V, p. 454. Paris, 1859).

[199] Voir la lettre qu’il écrivait à Wallon, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions, sur, le même sujet (Œuvres choisies, II, p. 397-451).

Lorsque au printemps de 1881 Lavigerie, après quatre mois de séjour, s’éloigna de Carthage, l’expédition de Tunisie, dont en janvier 1879 Gambetta avait repoussé l’idée, était bien près d’être résolue[200]. Un entretien décisif du baron de Courcel, directeur des affaires politiques, achevait de mordre sur l’esprit de Gambetta[201], à qui Lavigerie avait, par l’intermédiaire de Charmetant, fait transmettre un long rapport. Pour préparer l’expédition, le capitaine Sandherr, qui allait, vingt ans durant, jouer un rôle d’élite dans le « service des renseignements » du ministère de la Guerre, se faisait renseigner par Lavigerie et par les Pères Blancs sur l’état d’esprit des indigènes tunisiens[202]. « Les Pères Blancs, écrivait-il à Lavigerie, sont les Français les plus patriotes et les plus désintéressés que j’aie l’honneur de connaître. » Lavigerie, d’ailleurs, correspondait directement avec le ministère de la Guerre, signalant l’agitation qui grossissait parmi les 50 000 Kabyles, les rumeurs circulant sur les marchés arabes, d’après lesquelles la France « ne viendrait jamais à bout du bey de Tunis », les sourdes manœuvres qui se préparaient au Maroc contre la France, avec l’appui de l’Allemagne, et la grosse imprudence qu’on avait commise en remplaçant, en Kabylie, tous les administrateurs militaires par des administrateurs civils, « uniquement pour obéir aux politiciens de la rue ». Pour être renseignée, pour mûrir et préciser ses décisions, la France de Gambetta s’adressait à cet archevêque, collaborait avec lui. « Un homme essentiellement politique, non un persécuteur : la passion philosophique ou théologique lui est certainement inconnue » : c’est ainsi que Lavigerie jugeait Gambetta, et l’expédition de Tunisie résulta de leurs échanges de vues.

[200] Sur les évolutions d’esprit de Gambetta au sujet de l’expédition tunisienne, voir baronne de Billing, Le Baron Robert de Billing, vie, notes, correspondance, p. 395-396 (Paris, Savine).

[201] Hanotaux, Histoire de la France contemporaine (1871-1900) : IV, La République parlementaire, p. 650-651 (Paris, Furne).

[202] Tournier, Correspondant, 10 mars 1912, p. 843.

Étrange aveuglement des partis politiques ! Cinquante et un ans plus tôt, lorsque la France des Bourbons avait rendu à notre pays ce suprême service, de lui donner l’Algérie, les libéraux de l’époque déclaraient que le vrai motif de la guerre contre le Dey était de préparer nos troupes à faire le coup de feu contre les Parisiens ! Aujourd’hui que la France républicaine ouvrait à l’Église de France et à l’Église romaine un nouveau domaine d’action, on voyait les conservateurs catholiques s’unir aux partis radicaux pour protester contre l’expédition tunisienne[203]. Lavigerie passait outre, haussant ses robustes épaules.

[203] Sur l’exploitation électorale de nos difficultés tunisiennes par l’opposition, voir Leroy-Baulieu, Revue politique et littéraire, 13 août 1881, et Valet, op. cit., p. 210-211.

La convention du 12 mai 1881, connue sous le nom de traité du Bardo, établit en Tunisie le protectorat de la France. « Plaise à Dieu, écrivait Lavigerie au clergé d’Alger, que ce triomphe de la France soit le triomphe définitif de la civilisation chrétienne dans ces pays barbares ! » Le Saint-Siège, dès le 28 juin, le nommait administrateur du vicariat apostolique de Tunisie[204] : c’était une façon sommaire, éminemment efficace, de ratifier, en face des susceptibilités italiennes, l’installation en terre tunisienne du sacerdoce français. On tenait compte, d’ailleurs, de ces susceptibilités, en décidant que les Capucins italiens garderaient leurs églises, sous l’autorité d’un supérieur, qui aurait le titre de préfet apostolique, et qui, comme Lavigerie, dépendrait de la congrégation de la Propagande ; et c’est seulement en 1891 que Lavigerie les fera définitivement s’éloigner, d’accord avec le Saint-Siège.

[204] Texte du bref dans Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 382-384. Quelques semaines plus tôt, à la Chambre italienne, le député Massari avait parlé des résistances qu’opposait le Saint-Siège aux efforts du gouvernement français pour faire nommer à Tunis, en remplacement de Mgr Suter, un moine français (Chiala, Pagine di storia contemporanea ; fasc. Tunisi, p. 264, Turin, Roux, 1892).

Mgr Suter, le vieux Capucin italien qui depuis quarante ans était là-bas supérieur, vint lui-même remettre à Lavigerie, comme insigne de son autorité pastorale sur la Tunisie, l’étole qu’il avait reçue jadis de la reine Marie-Amélie. Le tête-à-tête fut émouvant. Lavigerie s’inclina devant le moine octogénaire en lui disant : « Placez l’étole, vous-même, sur mes épaules, et bénissez-moi. » Suter accepta : il allait bientôt s’effacer, avec une pension viagère de la France.

« Il était grand temps, note le baron Robert de Billing, qu’un prélat éminent comme le cardinal Lavigerie vînt prendre dans ses mains vigoureuses le gouvernement de tous ces religieux, dont l’esprit de discipline et d’abnégation avait beaucoup souffert d’un trop long séjour, sans doute, loin de leurs communautés d’Europe[205]. »

[205] Billing, op. cit., p. 389.

Cinq millions de francs par an, voilà ce qu’il fallait à Lavigerie pour faire de la Tunisie un beau diocèse. Ses plans étaient faits : il voulait, sans trêve, une cathédrale et une seconde paroisse à Tunis, dix autres paroisses ailleurs, un grand et un petit séminaires, trente écoles, un pensionnat de jeunes filles. Il portait ce plan à Rome, dès le mois de juillet, le mettait sous les yeux du préfet de la Propagande, obtenait que son titre complet fût : « Administrateur de Carthage et de Tunis. Car l’Église antique de Carthage, expliquait-il, réveille les mémoires les plus touchantes et les plus saintes. » En août, il arrivait à Paris, pour organiser, au nom de Léon XIII, une quête nationale pour la Tunisie : « Tout me manque, criait Lavigerie aux catholiques de France ; si la faim fait sortir les loups du bois, elle en fait aussi sortir les pasteurs ; tout évêque voudrait posséder des trésors pour rendre à la prière ce lieu vénérable : Carthage. » Mais alors pesaient sur les catholiques de France certaines influences politiques dont neuf ans plus tard Léon XIII et Lavigerie devaient commencer à les affranchir ; et ces influences firent échouer l’appel de Lavigerie. La quête, dans tout le pays, ne rapporta que trois cent mille francs. L’expédition tunisienne était impopulaire dans les partis de droite comme dans ceux d’extrême gauche : Lavigerie avait sa part de cette impopularité. Gambetta, du moins, comprenait Lavigerie ; il savait les précieux renseignements que le prélat donnait au Quai d’Orsay sur les troubles de Tunisie, et sur les points où notre armée devait frapper pour y mettre un terme. « Je n’ai jamais été mieux renseigné sur les affaires de l’Algérie et de la Tunisie, disait un jour Gambetta, que par mes conversations avec le P. Charmetant », et il avait même chargé ce Père Blanc de s’informer si l’amiral de Gueydon consentirait à reprendre, éventuellement, le gouvernement de l’Algérie[206]. Telle était la confiance qu’inspiraient au président de la Chambre des députés Lavigerie et ses collaborateurs. Consultez la liste du premier conseil de protectorat de la Tunisie : vous n’y trouvez pas le nom de Lavigerie ; il préfère rester à l’écart officiellement. « On peut m’y donner entrée par une disposition secrète, avait-il dit ; mais c’est tout », et il avait d’ailleurs, de sa propre main, dressé le plan de ce conseil, où il voulait que fussent groupés tous les chefs de service. En fait, l’instigateur, le promoteur, l’organisateur, c’était Lavigerie : on le verra d’une façon limpide, décisive, lorsque M. l’abbé Tournier publiera les trouvailles d’archives sur lesquelles sa générosité de chercheur nous a permis de jeter les yeux, et lorsqu’on y lira tels mémoires que Lavigerie adressait à Gambetta « sur les personnalités à maintenir ou à écarter en Tunisie, ou sur le remboursement de la dette tunisienne ». L’idée de maintenir le gouvernement musulman du Bey trouvait en cet homme d’Église un acharné défenseur : « Vouloir substituer un gouvernement chrétien, écrivait-il, ce serait surexciter jusqu’à la folie les ardeurs du fanatisme. » « L’organisation tunisienne, telle que la comprend Monseigneur, est admise en principe », signifiait à Charmetant Gambetta, devenu chef du grand ministère.

[206] D’Haussonville, La Colonisation officielle en Algérie, p. 22 et suiv. (Paris, Lévy, 1883).

Lavigerie, dès lors, pouvait demander à Gambetta un budget des cultes pour la Tunisie : Gambetta prêterait l’oreille. Un jour, à l’issue d’une causerie, le prélat disait à l’homme d’État : « Merci, monsieur le ministre, mais l’anticléricalisme, qu’en faites-vous dans tout cela ? » Et Gambetta de répondre : « L’anticléricalisme, Monseigneur, c’est pour la France, mais ce n’est pas article d’exportation. » Gambetta admettait qu’en Tunisie la France protégeât le catholicisme et que le catholicisme, aussi, y protégeât la France.

« On ne peut me laisser à moi seul, insistait Lavigerie, la charge d’entretenir à Tunis un clergé que j’ai mission de rallier à l’influence française. Si la France ne se hâte de prendre ce moyen tout-puissant d’action, les gouvernements rivaux s’en serviront contre elle. C’est contre elle que l’Angleterre se propose de rétribuer désormais les religieuses et prêtres anglo-saxons qui se trouvent en Tunisie. Si cet exemple est donné, je ne doute pas que, malgré ses embarras financiers, l’Italie le suive bientôt. Ces prêtres, recevant un traitement régulier de leurs gouvernements respectifs, constitueraient ici peu à peu un État dans l’État. La France le veut-elle ? Un autre inconvénient serait de les laisser vivre des aumônes de leurs nationaux, dont ils seraient ainsi amenés à embrasser le parti. La France le veut-elle ? Dans le premier cas, je me mettrai sérieusement à l’œuvre. Dans le second, je n’aurai qu’à m’abstenir, me contentant de délivrer le gouvernement, par ma présence en Tunisie, des embarras que lui causerait en ce moment un prélat italien ! »

La conviction de Gambetta était faite, et les bureaux du ministère élaboraient des résolutions conformes, lorsque Gambetta tomba du pouvoir ; Freycinet, qui lui succéda au quai d’Orsay, ratifia ces résolutions, et tout de suite, sans avis des Chambres, préleva sur les crédits spéciaux du budget des cultes une somme de cinquante mille francs pour l’administration apostolique de Tunis. Une idée bientôt vint à Lavigerie : celle d’une grande loterie qui émettrait six millions de billets au profit des œuvres du Vicariat apostolique. Soit, répondit Freycinet, pourvu que le nom de l’archevêque, qui pourrait émouvoir l’anticléricalisme des Chambres, ne paraisse pas.

Tandis qu’il recevait ainsi du gouvernement français un appui tout à la fois timide et efficace, Lavigerie, selon le désir de Léon XIII, allait faire de la Tunisie, provisoirement, sa résidence ordinaire, pour en commencer l’organisation.

Quittant l’Algérie pour la Tunisie, en octobre 1881, il faisait étape à Bône, où il venait d’acheter l’antique acropole qui s’était appelée Hippone, et dont saint Augustin, jadis, avait fait un point lumineux vers lequel se tournaient les yeux des chrétiens de l’Afrique et du monde ; il sacrait, là, l’évêque de Constantine, et commentait dans un discours la pose de la première pierre de la basilique d’Hippone, où solennellement il fêtera, cinq ans plus tard, le centenaire de la conversion d’Augustin. Il fallait que de nouveau le Christ régnât là où Augustin avait été son ministre. Et dès le lendemain les souffles de résurrection chrétienne qui planaient sur cette colline d’Hippone entraînaient Lavigerie vers l’autre acropole, celle de Carthage, où une autre chaire épiscopale illustre, celle de saint Cyprien, allait être relevée.

IV. — Le second acte de la conquête tunisienne. Promenade pacificatrice de Lavigerie.

« J’aurais voulu, disait plus tard le ministre Roustan, avoir ce prélat pour maître, j’aurais servi Richelieu. » Un Richelieu qui, dans ses visites pastorales, agissait comme un saint Vincent de Paul : tel était exactement Lavigerie. C’est la campagne de la charité après celle des armes, écrivait-il ; celle-là n’a qu’un but, celui de panser les blessures, demandant à tous, à quelque race qu’ils appartiennent, non pas ce qu’ils croient ou ce qu’ils aiment, mais ce qu’ils ont souffert. Français, Maltais, Italiens, Musulmans, Israélites, devenaient, tous ensemble, les clients de sa charité. « Tout le monde, sans distinction de culte et de nationalité, écrivait Gabriel Charmes, proclame ici sa grande liberté d’esprit, sa parfaite tolérance, son initiative féconde[207]. » Secourir les pauvres, guérir les blessés, soigner les malades, aimer les Arabes comme « des frères et les enfants du même Dieu », telle était la méthode qu’il prescrivait à son nouveau clergé. Officiellement, sur un bateau de la marine française, il allait d’un port à l’autre, cherchant les misères, les secourant sur l’heure, ou les envoyant à ses congrégations de femmes qui s’installaient.

[207] Gabriel Charmes, La Tunisie et la Tripolitaine, p. 129 (Paris, Lévy, 1883).

Forgemol, Bréart, Saussier, Logerot, généraux de nos armées, avaient étalé, devant les populations bientôt soumises, un des aspects de la France : c’était un autre aspect, plus conquérant encore, qui se révélait à elles dans la personne de Lavigerie, débarquant fastueusement sous le pavillon de notre marine, pour des gestes d’amour, pour des paroles de paix. A Sfax, en janvier 1882, toute la population musulmane s’empressa vers lui, pour lui parler de dix millions de piastres qu’elle avait à payer dans les quarante-huit heures comme indemnité de guerre, et du péril que couraient, si Sfax se montrait insolvable, les chefs de famille détenus comme otages. Lavigerie fit savoir à ce flot populaire que c’est dans l’église qu’il donnerait audience. En dépit de leurs préventions musulmanes, tous s’engouffraient dans le sanctuaire chrétien : l’archevêque, vêtu de ses habits pontificaux, les attendait au pied de l’autel, les invitait au repentir, leur faisait jurer de ne plus reprendre les armes contre la France, leur promettait des délais de paiement. Les acclamations retentissaient, le qualifiaient de sauveur, de père ; elles se prolongeaient, le soir, dans la ville illuminée ; elles se répétaient, le lendemain, lorsque la voiture de l’archevêque, le conduisant au bateau qui l’attendait, était traînée, poussée, presque portée par la foule qui avait dételé les chevaux. Quelques minutes lui avaient suffi, dans une église, pour installer en ce coin de terre la souveraineté de la France : le prestige même de son sacerdoce avait servi d’assise à l’ascendant de son pays : que pouvaient faire, contre ce prêtre, la jalousie un peu mortifiée du consulat d’Angleterre, ou bien du consulat d’Italie ?

Quelques années plus tôt, Maccio, consul d’Italie, avec quarante marins par lesquels il s’était fait rendre les honneurs militaires, était venu occuper son poste de consul « à son de trompe et dans l’appareil de la guerre[208] ». Aujourd’hui son successeur Raybaudi, à demi intimidé par l’ascendant moral de Lavigerie, disait sans détour au prélat : « Monseigneur, que vous faites du bien, mais que ce bien nous fait de mal ! » Non certes, ce bien ne faisait pas de mal aux Italiens nécessiteux qui, pour la première fois, grâce à Lavigerie, allaient trouver, dans la maison récemment ouverte des Petites Sœurs des Pauvres, un asile pour leurs vieux jours ; ce bien ne faisait pas de mal à ces laborieux colons venus de Piémont ou de Calabre, qui allaient profiter de la prospérité économique bientôt créée par la France. Mais contre cette saillie du consul, comment Lavigerie eût-il protesté, puisqu’elle attestait le caractère définitif de l’installation française ? Une lettre de l’archevêque au cardinal préfet de la Propagande lui disait : « Militairement parlant, la conquête est achevée. » Votre Éminence, continuait-il, « me pardonnera, quoiqu’elle soit de la patrie de Scipion, de remplacer le Delenda Carthago par l’Instauranda Carthago ».

[208] Charmes, op. cit., p. 285, note.

Non pas qu’il aspirât, comme les héros éponymes des villes antiques, à la vanité glorieuse d’être fondateur de cité ; mais Carthage relevée, c’était à ses yeux une revanche de l’idée chrétienne, succédant à des siècles d’effacement ; c’était le couronnement naturel de ces trois chapitres qu’il venait d’introduire en son catéchisme diocésain, sur l’Église d’Afrique, sur son histoire, sur ses saints.

V. — Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique.

Si grande que fût cette œuvre, si lourd qu’en fût le fardeau, il avait l’œil ailleurs, sur tous les autres champs d’action où il avait mis son empreinte. Entre deux lettres au Quai d’Orsay sur la Tunisie, il publiait, dans les Annales de la Propagation de la Foi, des pages anxieuses, douloureuses, sur l’œuvre de l’Islam dans l’Afrique équatoriale. Ces pages mettaient sous les regards des États européens un immense péril. Ils entretenaient des missions tout autour du littoral africain, et l’Islam, animé depuis quelque temps d’une recrudescence de vie, était en train de devancer le christianisme parmi les populations nègres. Avec l’Islam se propageait, sous ces latitudes, un débordement de mœurs, que les vieux nègres de l’Ouganda étaient les premiers à dénoncer ; avec l’Islam se répandaient la traite des esclaves, et ses abominations homicides. Pourquoi le P. Deniaud, le P. Augier, l’ancien zouave pontifical d’Hoop, de la mission du Tanganyika, avaient-ils, le 4 mai 1881, été massacrés ? Parce qu’ils réclamaient à une tribu nègre, voisine de leur résidence, un petit esclave racheté, dûment payé, et que cette tribu prétendait conserver. Puisque les deux Pères Blancs et cet auxiliaire avaient payé de leur vie leur office de rédempteurs de noirs, leur souvenir même commandait que l’on s’obstinât à cette œuvre, plus tenacement que jamais.

Lavigerie fortifiait ses postes ; il en créait un nouveau, à Tabora, pour servir d’intermédiaire entre les missions du Nyanza et celles du Tanganyika : il demandait à ses Pères Blancs des rapports détaillés, leur disant en souriant qu’ils n’avaient pas là-bas, comme on l’a quelquefois en France, l’excuse de l’heure de la poste. Freycinet, un jour, ouvrant une lettre de Lavigerie, et croyant y trouver des échos de Tunisie, eut une singulière surprise : un nouveau royaume s’offrait à la France, l’Ouganda, sur le bord du lac Nyanza. Lavigerie racontait une conversation du roi M’tésa avec le vicaire apostolique Livinhac : ce M’tésa, qu’il regardât au Nord, qu’il regardât au Sud, se sentait pris de peur : il lui semblait que ses États, encerclés entre les troupes du Madhi qui s’avançaient, et les forces musulmanes de la Sultanie de Zanzibar, étaient en péril ; et les missionnaires anglais qui l’entouraient, et qui s’efforçaient de le gagner au protestantisme, réussissaient surtout à le rendre défiant de l’Angleterre. Il avait prié Livinhac de lui obtenir le protectorat de la France ; et Lavigerie, sans tarder, en informait Freycinet. C’eût été la France s’installant au centre de l’Afrique, coupant à l’Angleterre la route du Cap au Caire. Mais quel accueil eût fait, à de pareils desseins, un Parlement qui déjà réputait trop aventureuse l’expédition tunisienne ? Freycinet jugea plus sage de ne les point envisager[209]. A défaut de la France, l’Église romaine s’implantait dans l’Ouganda : la petite chrétienté dont le P. Livinhac était le chef allait se révéler, quelques années plus tard, comme un chef-d’œuvre d’évangélisation, et comme une merveille d’héroïsme.

[209] Voir au sujet de ce refus de la France les regrets du général Philebert dans son livre : le Partage de l’Afrique, p. 28 (Paris, Charles-Lavauzelle, 1897).

Tombouctou, aussi, la cité mystérieuse encore à laquelle le désert servait d’avenue, demeurait, sur l’horizon de Lavigerie, comme une provocante énigme ; et les routes du Sahara occidental ayant naguère été néfastes pour les premiers Pères blancs, c’est en partant de Ghadamès, à présent, que d’autres Pères Blancs songeaient à trouver l’accès du Soudan. Il y avait là un certain P. Richard, cavalier incomparable, parlant arabe au point de passer pour un Arabe, et dont les nomades disaient : C’est notre sultan. Il avait hâte, au lendemain du massacre de l’expédition Flatters, de s’enfoncer dans le désert avec deux autres Pères. Lavigerie temporisait, et finalement, en août 1881, les Pères étaient autorisés à partir ; quatre mois plus tard, ils étaient massacrés par quelques Touareg. Lavigerie, à cette nouvelle, rassemblant ses missionnaires dans sa chapelle de Carthage, chantait le Te Deum pour remercier Dieu de ces nouveaux martyrs ; et ses chants alternaient avec ses larmes. Il commandait aux Pères Blancs de Ghadamès, à ceux de Tripoli, de se replier sur Alger, mais il ne pouvait consentir à perdre de vue le Soudan, et le Bulletin des Missions, au lendemain même de ce nouvel échec, reparlait de Tombouctou.

Lavigerie était encore sous le poids de cette série de deuils, — deuils au Tanganyika, deuils au désert, — lorsqu’il apprit qu’au début de mars 1882 le ministre Roustan, dont il admirait et aimait la fermeté d’attitude et l’intrépidité patriotique, s’éloignait de la Tunisie à la suite d’odieuses campagnes diffamatoires. Le ministère, à Paris, consultait Lavigerie pour savoir quel successeur donner à Roustan : cet homme d’Église devenait, de plus en plus, un informateur d’État. Paul Cambon, qui fut l’élu, lui écrivait : « Je ne connais rien du monde nouveau où je vais entrer. Je pourrai avoir recours à vos lumières, vous demander votre appui et vous donner mon concours. » Et par une allusion discrète à l’anticléricalisme français, Paul Cambon ajoutait : « Grâce à Dieu, nous ne serons pas gênés là-bas par des querelles qui, ici, rendent toutes choses difficiles. »

VI. — Lavigerie cardinal.

Entre le départ de Roustan et l’arrivée de Paul Cambon, quelques semaines s’écoulèrent où Lavigerie parut exercer l’interrègne, au nom de la France ; et ce fut au cours de cet interrègne, le 19 mars, qu’il apprit que Léon XIII faisait de lui un cardinal. La pourpre, il l’aurait eue depuis longtemps, s’il avait en 1868 accepté d’être coadjuteur de Lyon. Mais ce qui faisait, pour lui, le prix de cette pourpre, c’était le sentiment qu’avec lui s’inaugurait une lignée cardinalice dont il allait être l’ancêtre : la lignée des cardinaux d’Afrique[210]. Il semblait à Lavigerie que l’honneur fait à sa personne symbolisait un progrès de l’Église ; son entrée dans le Sacré Collège et la pénétration du Christ dans les profondeurs de l’Afrique lui apparaissaient comme deux faits connexes ; et cette pourpre attestait qu’après tant de siècles d’obscures souffrances l’Afrique chrétienne était redevenue une réalité, qu’elle était redevenue une force dans les conseils de l’Église. Avec son instinct quasi génial de grand cérémoniaire, il concerta lui-même les pompes de son élévation cardinalice. Il voulut que la calotte lui fût portée par le garde noble pontifical à Saint-Louis de Carthage, et que, pour l’entourer, la Maison Carrée envoyât ses Pères Blancs, et que Malte lui expédiât quelques-uns des noirs qu’il y faisait élever ; la fête ainsi préparée se déroula le 16 avril 1882, dans un appareil de splendeur. « Vous direz à Léon XIII, disait-il au garde noble, que sous son grand pontificat vous avez vu le signe de la Rédemption couronner cette antique acropole comme un signe de résurrection et d’espérance[211]. »

[210] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 532.

[211] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 534.

Et le soir, lorsqu’il rentra à Tunis, il connut l’allégresse du triomphateur, porté jusqu’à sa cathédrale par une foule enthousiaste. Un mois après, à Paris, il recevait la barrette à l’Élysée et, dans le discours qu’il adressait à Jules Grévy traçait un éloquent portrait du missionnaire français, qui « compte parmi ses jours les plus fortunés, ceux où, en servant la religion et l’humanité, il peut servir et honorer le nom de la France[212]. » « Me voilà un vrai patriarche, écrivait-il à sa vieille tante. Quelle vie je mène depuis quinze ans, et maintenant plus que jamais ! Qui eût dit à ma chère et pauvre mère que c’était la destinée de son fils, alors qu’il ne voulait être que curé de campagne ? » Il courait à Rome prendre le chapeau, naviguait vers Malte, pour baptiser et confirmer douze négrillons ; Malte le recevait comme un souverain. Le 5 septembre, enfin, sa pourpre apparaissait dans Alger, première étape de son apostolat d’Afrique, pépinière où mûrissait au jour le jour la vocation de ses Pères Blancs. Mais dans Alger pas de pompe ; la municipalité radicale avait décidé qu’aucun cortège extérieur ne devait entourer ou fêter ce prêtre ; l’idée laïque exigeait, paraît-il, que son contact avec son peuple s’enfermât entre les quatre murs d’un sanctuaire.

[212] Ibid., II, p. 538.

Les susceptibilités de cette idée nouvelle allaient, deux mois plus tard, se déchaîner dans l’enceinte même du Palais-Bourbon, contre Freycinet, en raison des cinquante mille francs qu’il avait alloués au clergé tunisien : il y eut heureusement une majorité pour voter l’ordre du jour pur et simple. Des voix s’étaient élevées, pour reprocher à Lavigerie ses fréquentes absences d’Alger ; il écrivait à M. Fallières, alors ministre des Cultes, une lettre éloquente sur le fruit de ces absences. « Depuis les frontières de l’Algérie, lui disait-il, jusqu’à celles des colonies anglaises et hollandaises du cap de Bonne-Espérance, tout le territoire intérieur de l’Afrique est désormais placé, au point de vue religieux, sous une autorité française. C’est là un résultat qui aura, pour le jour où la France croira devoir intervenir activement, elle aussi, dans les questions africaines, des conséquences heureuses et fécondes[213]. »

[213] Tournier, Correspondant, 10 mars 1912, p. 849.

Alger n’était plus, à ses yeux, que « l’une des extrémités d’un vaste champ de charité et d’apostolat » ; il lui semblait que « de Tunis, grâce aux moyens de communication récemment établis », il pourrait « plus aisément veiller sur tout l’ensemble de ses œuvres[214] ». « Ma résidence ordinaire sera un peu sur les grands chemins », avait-il écrit, dès 1880, à Mgr Foulon.

[214] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 388.

Sous la houlette du cardinal, réinstallé à Carthage, le vicariat apostolique de Tunisie s’organisa. Les congrégations arrivaient, pour les besognes d’enseignement ou de charité, Dames de Sion et Sœurs du Bon-Secours, Frères des écoles chrétiennes et Sœurs missionnaires d’Afrique. Les œuvres scolaires qu’avaient commencées, avant l’arrivée de la France, les Frères des écoles chrétiennes et les Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition, se développaient et se multipliaient. A l’instigation de Lavigerie, le livre de classe français se propageait en Tunisie ; une bibliothèque populaire s’ouvrait à Tunis. Le collège ouvert dans cette ville par Lavigerie commençait à recevoir les enfants des premières familles musulmanes, parmi lesquels un neveu du Bey. A l’époque même où la France politique soustrayait à toute influence d’Église le régime scolaire, il plaisait à Lavigerie que dans cette plus grande France qu’était la Tunisie, l’idée française eût pour citadelle les écoles fondées par l’Église, en face des écoles italiennes richement subventionnées par le Quirinal, et ouvertement athées. On verra bientôt, à Bizerte, de petites Maltaises se proclamer Françaises, de petits Italiens entonner des chants de Déroulède : ce seront les pupilles de Lavigerie. « La présence de ce cardinal vaut une armée », gémissait amèrement, dans la Riforma, un des publicistes de Crispi. Lavigerie ripostait aux hostilités italiennes en faisant quêter, dans les églises tunisiennes, pour les inondés du nord de l’Italie.

VII. — Le relèvement du siège de Carthage.

Il devait dire un jour : « J’ai plus fait en Tunisie en dix-huit mois qu’en dix-huit ans en Algérie. » Mais cet étonnant réalisateur, cet ouvrier d’histoire dont la sollicitude se dépensait, sans jamais s’y perdre, dans la profusion des détails, demeurait toujours insatisfait jusqu’à ce qu’il eût imaginé et accompli l’acte symbolique qui devait résumer son œuvre et captiver les imaginations définitivement soumises. Carthage relevée, tel était le symbole qu’il fallait à Lavigerie, pour qu’aux yeux de l’Église et de la France, de l’Islam et de l’Europe, l’œuvre tunisienne fût parachevée. Flaubert, voulant en 1858 ressusciter Carthage, avouait qu’il fallait être « fou et triplement frénétique », pour s’engouer d’un pareil rêve[215] : ce rêve, Lavigerie le reprenait, mais en le mettant sous les auspices de l’Église séculaire. Un évêque lorrain du onzième siècle, devenu pape sous le nom de Léon IX, avait en 1053 jeté un regard sur les ruines de ce royaume qu’avait été, pour le Christ, la terre d’Afrique. Il n’y trouvait plus, à cette date, sous l’hégémonie de l’Islam, que cinq évêchés[216], et il écrivait : « Il est hors de doute, qu’après le pontife romain le premier archevêque et le grand métropolitain de toute l’Afrique est l’évêque de Carthage. Ce dernier ne peut être dépouillé, en faveur de quelque évêché d’Afrique que ce soit, de ce privilège qu’il a reçu du Saint Siège apostolique et romain, mais il le conservera jusqu’à la fin des siècles, et tant que le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ sera invoqué en Afrique, soit que Carthage reste abandonnée, soit qu’elle ressuscite un jour dans sa gloire. » On trouvait trace encore, sous Grégoire VII, en 1076, d’un archevêque de Carthage, et puis le nom disparaissait de l’histoire, mais continuait cependant, comme l’avait affirmé Léon IX en son hardi langage, de participer à l’immortalité même de l’Église.

[215] Louis Bertrand, Les Villes d’or (édit. de 1921), p. 334-335.

[216] Toulotte, Géographie de l’Afrique chrétienne, p. 98-99 (Paris, Procure des Pères Blancs, 1894). — Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 458-482.

Lavigerie, en avril 1883, étalait sous les regards de Léon XIII les volontés de Léon IX. D’avance il édifiait, dans son vignoble de la Marsa, le palais épiscopal de Carthage : en octobre 1883, ce palais était prêt ; il recevait, un jour de mai 1884, les deux fils aînés du bey, et l’un d’eux lui disait dans un toast : « C’est simple justice de laisser une véritable liberté à votre action bienfaisante. » D’avance il traçait les plans pour la construction de la future cathédrale de Saint-Louis ; il adressait un appel à tout ce qui restait en France de « fils des croisés », à leur chef à tous, aussi, qui achevait de mourir hors de France, le comte de Chambord, fils de saint Louis ; en mai 1884, la première pierre se posait. Les deux volumes d’Œuvres choisies que publiait à cette date le cardinal étaient comme un long acte d’amour à l’endroit de cette Afrique sur laquelle sa houlette aspirait à planer et où ses Pères Blancs poussaient une pointe nouvelle en s’installant à Ghardaïa, dans le Mzab. Il voulait que ce fût à Carthage même que fussent proclamés, dans un synode de ses prêtres, les statuts de ce qui n’était encore que le vicariat apostolique de Tunisie. Il se plaisait à leur montrer, dans l’Algérie voisine, les trois cents églises où le Christ était adoré, des séminaires rappelant « les anciennes institutions épiscopales dont Augustin avait tracé la loi », et « plus de deux mille religieux et religieuses là où les vertus des vierges et des solitaires de l’ancienne Afrique embaumaient autrefois les déserts ». Et les prêtres qui l’écoutaient acclamaient « avec une allégresse extrême, cum summa alacritate », la requête cardinalice qui, au nom de Léon IX, avait imploré de Léon XIII la restauration du siège de Carthage.

La requête arrivait à son heure. En cette année 1885, le ministre Mancini, malgré la judicieuse opposition du roi Humbert Ier, venait d’allonger sur le riche patrimoine de la Propagande une main qui pouvait un jour devenir avide : il était permis de craindre que, possédant le temporel de cette congrégation romaine, les successeurs de Mancini ne voulussent un jour s’en servir pour régner sur l’apostolat universel. « Dans l’assujettissement de la Propagande, écrivait Lavigerie à Ferry, l’Italie voit une sorte de revanche ou de compensation à son impuissance coloniale », et il demandait au Quai d’Orsay de provoquer, auprès du cabinet de Rome, une protestation des divers gouvernements. L’acte de Mancini frappait Léon XIII au cœur : il lui paraissait indispensable au rayonnement de l’Église Romaine qu’elle apparût pleinement libre ; ancien administrateur des États Romains, son indépendance de cœur à l’endroit de l’État nouveau qui les avait rayés de la carte était une sécurité pour le monde chrétien. La troisième Rome voulait empiéter sur la Propagande, la Propagande allait répondre en relevant Carthage. Jules Ferry, qui s’intéressait passionnément à la question, mit un bateau, en mai, à la disposition de Lavigerie, pour qu’il s’en fût à Rome presser la décision. Le 28 juin, elle devenait publique, et Jules Ferry apprenait avec joie que la Tunisie devenait diocèse régulier, sous le titre d’archidiocèse de Carthage, uni, dans la personne de Lavigerie, à l’archidiocèse d’Alger.

Moins de trois mois après, le 16 septembre, dans la chapelle Saint-Cyprien de Carthage, par un de ces synchronismes dont Lavigerie savait illuminer l’histoire, on célébrait, tout à la fois, le seize cent vingt-sixième anniversaire du martyre de Cyprien, et le sacre épiscopal du P. Livinhac, devenu, par un récent décret de la Propagande, vicaire apostolique de l’Ouganda. Toutes les splendeurs du Pontifical romain, dont s’accompagne le sacre d’un évêque, inauguraient ainsi le renouveau de gloire religieuse dont désormais bénéficiait Carthage : à peine cet archevêché était-il restauré que Lavigerie, conformément aux termes grandioses de Léon IX, faisait le geste de l’ériger en métropole de l’Afrique ; et lorsqu’en 1889 l’évêque de Malte, avec l’appui de l’Angleterre, tentera d’obtenir le titre de primat d’Afrique, Lavigerie s’insurgera, tempêtera, menacera le Saint-Siège de démissionner.

Mais une question se posait : cet archevêché, comment le faire vivre ? La loterie tunisienne, dont Lavigerie avait espéré trois millions, avait mal réussi ; auprès d’un certain nombre de catholiques de France, la Tunisie était impopulaire, parce que Ferry l’était : ils boudaient à Lavigerie, au lieu de chercher, dans le spectacle des résurrections chrétiennes qui s’accomplissaient en Afrique, une consolation pour les attristants épisodes d’anticléricalisme qui depuis quatre ans s’étaient déroulés à l’ombre de leurs clochers. Il fallait pourtant que le nouveau diocèse de Tunis trouvât des ressources. Jules Ferry, tout d’abord, se donna l’honneur d’y pourvoir. « Il vous considère, écrivait à Lavigerie Paul Cambon, comme l’un des plus actifs et des plus puissants auxiliaires de la France du dehors. Il fera pour vous ce que vous voudrez. » Il fallait à Lavigerie un traitement pour vingt-cinq curés. Ferry, qui n’avait pas le droit de le prendre sur le budget des cultes, la Tunisie n’étant pas concordataire, les rémunéra comme aumôniers militaires. Il lui fallait des subventions pour ses écoles religieuses : Ferry, tout en admettant que Lavigerie en choisirait les maîtres et les maîtresses, les entretint comme écoles communales. Ainsi ressuscita l’Église de Carthage, par la collaboration de Lavigerie et de Jules Ferry. A la fin d’octobre 1884, l’archevêque fut à la mort : allait-il succomber, comme Moïse, au seuil de la terre promise ? Il se raffermit, et sa convalescence s’acheva, lorsque lui parvint, en novembre, la bulle officielle dans laquelle Léon XIII, érigeant Carthage en Église métropolitaine, glorifiait, tout à la fois, cette Église historique et l’homme sage et infatigable (vir sapiens et impiger) à qui elle était confiée.

La pourpre romaine, trois cent soixante-seize ans plus tôt, resplendissant sur les épaules du cardinal Ximenès, encadrée par les troupes de Ferdinand le Catholique, s’était un instant montrée, sur les rivages d’Oran, comme messagère de l’Évangile et rédemptrice des captifs ; et puis elle avait dû s’effacer. Désormais, sur la carrure puissante de Lavigerie, elle s’étalait au grand soleil d’Afrique, accueillie par les populations, respectée par l’Europe politique, et cette pourpre n’était plus une vision éphémère, mais la parure de la hiérarchie restaurée.

En ce même mois de novembre 1884, à Berlin, dans l’aréopage diplomatique où grandes et petites nations d’Europe se partageaient l’Afrique, Stanley, parlant devant une commission, prononçait avec respect le nom de Lavigerie ; et c’est en évoquant l’action apostolique de l’archevêque de Carthage que le baron de Courcel, qui représentait la France, obtenait, malgré l’ambassadeur de Turquie, que la conférence de Berlin reconnût expressément la liberté des missions et leur droit d’être protégées.

C’étaient là, pour Lavigerie, de beaux rayons de soleil, que tout de suite des nuages vinrent offusquer. Il apprenait qu’en contraste avec les biais généreux imaginés par Jules Ferry, la commission du budget, au Palais-Bourbon, infligeait aux crédits habituels prévus pour l’archevêché d’Alger d’irréparables amputations. Sa pourpre et sa gloire, à la fin du printemps de 1885, se firent suppliantes, quémandeuses, dans les chaires de France. Il déclarait qu’il mourrait de fatigue sur les grands chemins, s’il le fallait, plutôt que de laisser son clergé mourir de faim. On a cru surtout frapper l’Église dans nos personnes, disait-il à la Madeleine, mais en réalité on a surtout frappé la France. Il quêtait lui-même, de rang en rang, demandant la charité pour l’amour de la France. Parlant à Saint-Sulpice, où les souvenirs de sa jeunesse ecclésiastique l’obsédaient, il rappelait ce mot du Psalmiste : « Moi aussi, j’ai été jeune et me voilà vieux !… Je ne puis, continuait-il, ajouter avec le Psalmiste que je n’ai pas vu le juste mendier son pain et celui de ses enfants. » Il pleurait, pleurait ; et son éloquence assurait à ses gestes de mendiant d’éclatantes victoires. Jules Ferry venait d’être renversé du pouvoir : dans le ministère Brisson qui lui avait succédé, Goblet détenait les cultes. Cette promenade cardinalice le gênait : il y mit un terme en faisant rétablir cent mille francs au chapitre budgétaire concernant les trois diocèses de l’Algérie. C’était un début de réparation, assez parcimonieux d’ailleurs.

Pour l’instant, Lavigerie s’en contentait. En cet été de 1885 il aspirait à porter à Jérusalem, dans son école de Sainte-Anne, le prestige de la France et le programme qui s’esquissait, dans les conseils du Vatican, en vue de la réunion des Églises d’Orient ; il voulait qu’un bateau de l’État, officiellement, le menât dans le Levant ; il se montrerait aux Orientaux, au nom de sa patrie, au nom de Rome ; sa pourpre toute fraîche, d’un rayonnement si authentiquement français, aurait la joie de mettre l’empreinte de Rome sur la vie religieuse du Levant, comme sur celle de l’Afrique. Ferry se fût probablement enthousiasmé pour ce programme, mais que pouvait en penser Goblet, dans un cabinet Brisson ? Le bateau de l’État fut refusé, et pour une fois, — la première peut-être, — cette souveraineté tenace, invincible, qu’exerçait à la longue l’imagination de Lavigerie sur la rébellion des faits et des hommes, consentit à une abdication. Le grand dessein qu’il laissait ainsi s’évanouir sera repris et accompli par le cardinal Langénieux, neuf ans plus tard, sur l’ordre formel de Léon XIII[217], et le secrétaire de l’archevêque de Reims, dans ces assises palestiniennes tenues à Jérusalem, sera l’un des Pères Blancs du cardinal Lavigerie.

[217] Voir Largent, Le cardinal Langénieux, p, 195-254 (Paris, Gabalda, 1911).

VIII. — La croix sous l’équateur : la « masse noire » des martyrs. Lavigerie dans son observatoire de Biskra.

Carthage d’ailleurs rappelait Lavigerie : tout le monde, là-bas, avait besoin de lui. Sa puissance était une bienfaisance. Des prêtres qui soignaient et secouraient les malades, des sœurs qui soulageaient la misère des femmes et des enfants, telle était la cour dont s’entourait cette souveraineté. Et lorsque des détracteurs l’accusaient à la tribune française de « poursuivre une œuvre de prosélytisme inacceptable », de « provoquer même », par ce prosélytisme, « des soulèvements et des attentats », de « préparer des vêpres tunisiennes », il répondait qu’il ne faisait rien de plus que d’« aimer les musulmans, et de leur montrer qu’en les aimant ainsi il obéissait à une loi de charité supérieure à la leur ». Notre seule joie, disait-il, c’est, après tous nos sacrifices, d’entendre ces musulmans nous dire quelquefois : « Ah ! vraiment les chrétiens de France sont bons[218]. »

[218] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 522.

Son palais jouissait d’une sorte de droit d’asile : femmes persécutées, esclaves fugitives, favoris disgraciés de la cour beylicale, y trouvaient protection, sécurité. Les diplomates des diverses puissances se tenaient en rapport avec lui ; il avait des relations particulièrement suivies avec le consul d’Angleterre, avec Julius Eckardt, consul d’Allemagne, mais beaucoup plus distantes avec celui d’Espagne, qui avait un jour tenté de se mettre sur son chemin, avec celui d’Autriche, qui s’était contenté de lui faire une « visite en papier ». Lavigerie savait être susceptible, au nom de la France[219]. Julius Eckardt nous parle longuement de lui dans ses Mémoires ; il s’y montre fasciné par la physionomie de cet archevêque, qu’il jugeait « extraordinairement majestueuse ». On prenait une leçon de politique, en regardant Lavigerie manier les colonies étrangères. La colonie maltaise, où il avait son banquier, lui obéissait : sur un mot de lui, en janvier 1884, on avait vu les représentants de cette colonie s’en aller saluer Paul Cambon, sous la conduite d’un capucin qui servait d’interprète. La colonie italienne, qui d’abord avait partagé les susceptibilités de ses consuls, s’apprivoisait lentement : « Lavigerie, écrit Julius Eckardt, savait si habilement ménager les côtés faibles des Italiens, qu’il apparaissait comme leur ami. » La supériorité notoire des écoles entretenues par le cardinal, la prépondérance économique qu’il devait à ses vignobles, cultivés par des centaines de travailleurs, donnaient à son prestige de nouvelles assises.

[219] Julius v. Eckardt, Lebenserinnerungen, II, p. 173-175 (Leipzig, Hirzel, 1910).

« A Tunis, lisait-on dans l’Indépendant Tunisien du 27 juin 1885, le voyageur n’est pas peu surpris d’entendre un sermon français devant un auditoire à peu près entièrement composé de Maltais et d’Italiens. On peut dire, sans exception aucune, que Lavigerie est le maître spirituel de la colonie étrangère sur ces rivages. Son ministère est tout-puissant pour calmer les irritations, pour déjouer les complots contre la France, pour maintenir dans l’obéissance et le devoir toutes ces populations dont une religion commune est le seul lien[220]. » Malmusi, le consul d’Italie, observait que grâce au cardinal, l’Église, au moins en Tunisie, était traitée et respectée par la France comme une alliée de la cause française[221].

[220] Cité dans Pontois, les Odeurs de Tunis, p. 337 (Paris, Savine).

[221] Eckardt, op. cit., II, p. 178.

Les intérêts politiques de la France exigeaient que cet archevêque fût là. Il disait nettement à Malmusi : « Votre prédécesseur Maccio est devenu, par son attitude, le véritable auteur du protectorat ! Que vous suiviez son exemple, et le protectorat peut devenir une annexion. » Ce n’était là qu’un avertissement amical, nullement une menace, car nul n’était plus hostile que le cardinal à l’idée d’une annexion pure et simple de la Tunisie. Un jour le commandant du corps expéditionnaire, qui avait nom général Boulanger, s’enthousiasmait pour cette idée ; mais Paul Cambon, qui demeurait rebelle, se réjouissait de trouver, auprès du pouvoir public et de l’opinion française, un efficace appui dans la personne de Lavigerie, partisan décidé du protectorat.

La sollicitude de Lavigerie pour l’Église tunisienne exigeait aussi qu’il fût là ; Carthage recevait des Carmélites, des Franciscaines missionnaires de Marie ; c’était toute une petite cité de Dieu qui s’étendait, se disséminait, se posait avec un parti-pris d’archéologique ferveur sur tous les points précis de l’acropole consacrés par des souvenirs chrétiens ; et cette cité de Dieu devait un jour, dans la pensée de Lavigerie, devenir, sur cette acropole, le berceau d’une grande ville. Combien apparaissaient mesquins, en face de toutes ces promesses d’avenir, les votes des Chambres marchandant ou supprimant des crédits : « Je me moque bien de cette bêtise, disait Lavigerie à Eckardt, une seule quête me rapportera plus que cette bagatelle » ; et il s’exprimait si librement qu’il envoyait ensuite un de ses chanoines prier le consul de ne point transmettre en clair ses propos, s’il lui plaisait de les raconter[222].

[222] Eckardt, op. cit., II, p. 181.

Le scolasticat des Pères Blancs groupait autour du vieil archevêque les prémices du futur apostolat de l’Afrique ; il aimait s’entourer de ces jeunes recrues. Il voulut les avoir sous son regard, en cette émouvante journée du 20 juin 1886 où, après avoir baptisé les cloches de sa cathédrale de Saint-Louis, il descendit dans un caveau qu’il avait fait construire, proclama que ce serait là sa tombe, et fit planer sa bénédiction. Cet artisan de résurrection signifiait à ces enfants que la pensée de la mort, en lui, dominait toutes les autres, et qu’elle l’invitait, sans cesse, à mieux régler sa vie, et à mieux travailler à mesure que le temps lui échappait. La nuit viendra, continuait-il, dans laquelle on ne travaille plus.

Du travail, l’Afrique centrale lui en donnait. Il y possédait là quatre vicariats, Nyanza, Tanganyika, Haut-Congo, Ounyanembé. Dans les deux premiers, la semence chrétienne mûrissait rapidement : ces conquêtes de l’Église sur les peuples noirs le consolaient un peu des piétinements qui semblaient au contraire s’imposer à elle, aux portes de l’Islam. Des orphelinats se fondaient, où affluaient les négrillons rachetés aux marchands d’esclaves. Sur un territoire laissé aux Pères Blancs par le roi des Belges, le capitaine Joubert s’installait avec quelques centaines de nègres : c’était comme l’ébauche du royaume chrétien qu’édifiaient les songes aventureux du cardinal ; et ce chevalier du Christ qu’était Joubert, en épousant une négresse chrétienne, attestait aux noirs la réhabilitation morale de leur race. Mais dans l’Ouganda, de sombres nuages grossissaient, dont allait sortir pour la race noire un autre genre de réhabilitation.

Depuis décembre 1885, le roi Mwanga, successeur de M’Tésa, préparait une persécution contre le catholicisme. Lavigerie le savait ; il savait aussi que ce mouvement d’hostilité à l’endroit des missions européennes était dû, en partie, aux suspicions provoquées par les ambitions allemandes qui, tout autour de Zanzibar, rôdaient et progressaient. « Je reconnais volontiers, déclarait-il un jour au consul Julius Eckardt, la situation prépondérante de l’Allemagne dans le sud-est du continent noir, et je suis convaincu que M. de Bismarck donnera sa protection sans réserve à la maison de mission française qui est à la limite des possessions allemandes[223]. » Il apparaissait au cardinal qu’en agissant ainsi Bismarck ne ferait que conjurer le péril que les ambitions germaniques avaient elles-mêmes créé. Cela équivalait à solliciter l’Allemagne de prendre la protection de nos missions : l’ouverture était certainement imprudente. L’imprudence s’accrut dans une note où Lavigerie, sur l’astucieuse demande du consul, précisait sa pensée. On fut bouleversé, au Quai d’Orsay, le jour où l’on apprit, par une démarche du cabinet de Berlin, que Bismarck était tout prêt à faire pénétrer l’Allemagne dans l’Afrique des lacs par la porte que lui ouvrait Lavigerie. La France avait refusé, naguère, le protectorat de l’Ouganda, mais pouvait-elle le laisser prendre par l’Allemagne, au moment où elle s’occupait, avec l’Angleterre, de défendre le sultan de Zanzibar contre l’avidité allemande ? Entre ces préoccupations de la France et la démarche de Lavigerie, le heurt était évident : la France fit savoir à l’archevêque qu’il avait fait un faux pas. Cependant, en Ouganda, les événements se précipitaient ; et dans l’été de 1886, à la cour du roi Mwanga, le sang chrétien coulait à flots. On compta cent quarante martyrs.

[223] Eckardt, op. cit., II, p. 176.

Chrétiens depuis quelques années ou même depuis quelques mois, ces nègres, pour la plupart très jeunes, montrèrent une ferveur de foi, une vaillance à souffrir, qui les égalait aux martyrs des premiers siècles. Le P. Lourdel, bientôt, dans une lettre tragique, disait à Lavigerie, entre autres traits d’héroïsme, l’histoire de trente et un pages du roi Mwanga, liés comme autant de fagots, et brûlés vifs, de leurs trois camarades se proclamant chrétiens, et aspirant, eux aussi, au martyre, et l’histoire du juge de paix Mouromba, amputé de ses pieds, de ses mains, de plusieurs lambeaux de chair, voyant tous ces débris griller devant lui, et survivant trois jours à ces atroces traitements[224].

[224] Nicq, le Père Siméon Lourdel, 3e édit., p. 306-384 (Maison Carrée, 1922). Vingt-deux de ces martyrs seront, en 1920, béatifiés par Benoît XV (loc. cit., p. 531-537).

Jadis, une troupe de martyrs chrétiens, sur la colline d’Utique, avait reçu, dans la liturgie, le nom de masse blanche, en raison de la chaux où on les avait ensevelis. Lavigerie, évoquant ce souvenir, honorait du nom de masse noire les martyrs nègres de l’Ouganda. Il informait Léon XIII, lui demandait l’autorisation de célébrer une messe d’action de grâces pour la vitalité chrétienne dont ces morts avaient témoigné. Le soir même du 5 mai 1887, où cette messe fut célébrée à Notre-Dame d’Afrique, une nouvelle caravane de huit Pères Blancs s’en allait vers ces latitudes ensanglantées, nouveaux porteurs du message que Rome et Carthage offraient aux pays nègres et dont la fécondité venait de s’attester avec un si tragique éclat.

Lavigerie, désormais, passait ses heures à Biskra, dans l’intimité du passé africain et du désert inaccessible. De longues heures durant, il se courbait sur les documents historiques, épigraphiques, archéologiques, pour refaire le livre : Africa christiana, qu’avait en 1816 écrit Morselli. Il y avait, dans la préface de ce livre, une page que depuis longtemps il aimait : celle où Morselli souhaitait que, grâce à quelque nouveau Bélisaire, l’Église Romaine, un jour, rentrât en Afrique comme chez elle, tanquam in propria sua. Lavigerie et la France avaient accompli cette réintégration. De temps à autre, le cardinal interrompait son travail pour contempler, dans quelque promenade, l’immense horizon saharien ; sa pensée s’évadait, plus au delà, vers ces centaines de milliers d’esclaves, qui souffraient.

Et pendant que la pensée de Lavigerie, peu faite évidemment pour la quiétude un peu égoïste des besognes d’érudition, traversait le désert pour chercher au loin les esclaves, la pensée de Léon XIII, traversant la mer, cherchait Lavigerie. « Vos si rares services rendus à l’Afrique, lui écrivait le Pape en novembre 1887, vous recommandent à ce point, que vous semblez comparable aux hommes qui ont le mieux mérité du nom catholique et de la civilisation. » Lorsqu’en mars 1888 Lavigerie célébrait en sa cathédrale d’Alger son jubilé épiscopal, il y avait là un représentant de Léon XIII. Il semblait que chaque jour rapprochait plus intimement leurs deux génies ; et le mois de mai 1888, qui amenait Lavigerie à Rome, allait être, de par la volonté de Léon XIII, le point de départ de la campagne antiesclavagiste, suprême gloire de sa vie.

CHAPITRE IV
LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME
LES DERNIÈRES ANNÉES

I. — L’esclavagisme dans l’Afrique noire[225].

[225] La source capitale pour cette étude est le livre intitulé : Documents sur la fondation de l’œuvre antiesclavagiste, par le cardinal Lavigerie (Saint-Cloud, Belin, 1889). Voir aussi Joseph Imbart de la Tour, L’esclavage en Afrique et la croisade noire (Paris, Bonne Presse, 1894), et l’étude de Bonet-Maury sur la France et le mouvement antiesclavagiste au dix-neuvième siècle dans son livre : France, christianisme et civilisation (Paris, Hachette, 1907).

« Il est temps que cette hideuse plaie qu’est l’esclavage, tant de fois proscrite par l’Église, disparaisse enfin du monde civilisé. » Ainsi s’achevait, en 1845, un cours sur l’affranchissement des esclaves, professé devant la Faculté de théologie de Lyon par l’abbé Pavy, qui allait bientôt précéder Lavigerie sur le siège d’Alger[226]. Un coup d’œil jeté sur l’Afrique, quarante-trois ans plus tard, attestait, de plus en plus impérieusement, l’urgence d’un tel appel.

[226] Pavy, Affranchissement des esclaves, publié en réponse à MM. Louis Blanc, Germain Casse, Jules Simon, par L.-C. Pavy, p. 271 (Lyon, Briday, 1875).

« Côte des esclaves » : ce lugubre mot, qui désigna longtemps, à l’occident de l’Afrique, un tronçon de rivage, évoquait le souvenir des soixante mille têtes de bétail humain, capturées et vendues, en six ans, avec la complicité de la reine Élisabeth, par un trafiquant venu d’Angleterre. « Le Nil des esclaves » : ainsi se nommait le Niger sous la plume des vieux cartographes arabes ; et ce nom même était un cynique aveu. La philanthropie du dix-neuvième siècle n’avait pu infliger à ces appellations géographiques le décisif démenti qu’eût souhaité la conscience humaine. Il n’y avait plus d’esclaves depuis 1838 dans les colonies anglaises, depuis 1848 dans les colonies françaises, depuis 1865 aux États-Unis ; il n’y avait plus d’esclaves blancs sur les marchés de l’Islam, depuis que l’Europe, en débarquant sur la côte barbaresque, avait mis un terme à la piraterie méditerranéenne, et depuis que la Russie avait achevé d’occuper le Caucase. Mais le khédive même d’Égypte avait un jour expliqué : « La disparition graduelle des esclaves blancs, à Constantinople et dans le bassin de la Méditerranée, a rendu nécessaire l’accroissement des esclaves noirs ; les mœurs, les traditions, les besoins des populations musulmanes, en ont fait, pour elles, un mal nécessaire. » On s’était donc mis à razzier, dans l’inaccessible Afrique, nègres et négresses, et la traite africaine, dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, avait sans cesse progressé.

Cette traite nouvelle n’avait rien de commun avec l’ancienne traite coloniale, qui, chaque année, expédiait en Amérique un certain contingent de bras humains, pour la culture d’un sol rebelle, ni même avec la traite telle qu’elle se pratiquait dans les années 1860 à 1870, en vue de trouver de solides épaules et de robustes jarrets qui portassent jusqu’à la côte africaine les défenses d’éléphants. Il semblait que la mode actuelle, chez les esclavagistes, fût de rechercher, non seulement de bons portefaix, mais des femmes, des enfants, qui, durant les longs jours de marche, ne pouvaient aisément s’enfuir. « Quand j’ai essayé, écrivait Livingstone, de rendre compte de ces faits, j’ai dû rester très loin de la vérité, de peur d’être taxé d’exagération ; mais en surfaire les calamités est une pure impossibilité. Les scènes de la traite se représentent malgré moi et, au milieu de la nuit, me réveillent en sursaut. »

Des bandes armées jusqu’aux dents, venues de l’Égypte, ou du Maroc, ou de Zanzibar, s’abattaient soudainement, comme des trombes, sur ces hauts plateaux de l’Afrique, où les populations n’avaient d’autres armes que des flèches et des lances. Le nègre, pour ces musulmans, c’était quelqu’un qui n’appartenait pas à la famille humaine. Des commentateurs du Coran le leur affirmaient : bonne excuse pour créer la terreur, tuer les vieillards, ramasser hommes mûrs et jeunes gens, enfants et femmes, et les emmener vers un marché de l’intérieur, les fers aux mains, des cangues au cou. « Toute femme, tout enfant, qui s’éloigne à dix minutes de son village, écrivait à Lavigerie un de ses Pères Blancs, n’est plus certain d’y revenir. » Malheur à ceux qui, dans la triste caravane, malgré le stimulant du fouet, ne marchaient pas assez vite ! On les abattait, pour éviter qu’ils ne ralentissent le convoi. Malheur aux mères si elles s’avouaient lasses ! On tuait le bébé qu’elles portaient : ce serait cela de moins sur les épaules. « Si on perdait la route qui conduit de l’Afrique équatoriale aux villes où se vendent les esclaves, disait un explorateur, on pourrait la retrouver aisément, par les ossements des nègres dont elle est bordée. »

Le capitaine Joubert, cheminant une fois, trente-deux jours durant, derrière une bande d’esclavagistes, voyait périr, le long du chemin, un quart de leur cargaison. « Les démons, s’écriait-il, ne sont pas plus cruels que les musulmans de Zanzibar. » Souvent, lorsqu’on arrivait au marché, il ne restait plus en vie que la moitié ou le tiers de ce qui avait été capturé.

Un Arabe disait tout naturellement au P. Guillemé, l’un des missionnaires de Lavigerie, en lui montrant aux environs d’Oujiji un abominable charnier : « Autrefois on jetait là les esclaves morts, et chaque nuit les hyènes venaient les emporter. Mais cette année il y en a trop, les hyènes sont dégoûtées de la chair humaine. » Devant les infortunés qui pouvaient se traîner jusqu’au marché, l’Islam survenait en acheteur, séparant les couples, enlevant les enfants aux mères.

Stanley, en son premier voyage, avait vu, autour de Stanley Pool, dans un pays grand comme l’Irlande, un million d’habitants ; peu d’années après, il repassait ; tout était ravagé ; sur le million, cinq mille seulement avaient échappé à l’esclavage ou à la mort. Pour se procurer cinquante femmes, un traitant, que l’explorateur Cameron connaissait, avait un jour détruit six villages, massacré quinze cents habitants. Les Pères Blancs, à leur arrivée à Tanganyika, avaient entrevu, dans la province de Manyema, une certaine richesse de cultures : en dix ans, les esclavagistes, s’acharnant sur ce territoire grand comme le tiers de la France, en avaient fait une solitude, et, suivant le mot d’un écrivain anglais, changé ce paradis paisible en un enfer.

« De véritables pompes pneumatiques de l’enfer, voilà ce que sont, écrivait à Lavigerie le P. Mornet, les expéditions de ces horribles sangsues ; tous les villages où nous allions, encore hier, faire le catéchisme, sont maintenant de vastes déserts. »

« Dans une époque qui ne paraît pas bien éloignée, prophétisait en 1891 le capitaine Binger, la dépopulation complète du continent africain nous surprendra[227]. » Il était fatal d’ailleurs, comme l’explique le colonel Monteil, « qu’au sein de groupements ethniques imprécis, rivaux les uns des autres, voisins de la barbarie, se développassent des conflits honteux et sanglants ayant pour aboutissement la plaie honteuse de l’esclavage[228]. »

[227] Binger, Esclavage, islamisme et christianisme, p. 93 (Paris, Société d’éditions scientifiques, 1891). Voir aussi, sur la dépopulation résultant de l’esclavagisme, les témoignages de Livingstone et de Barth recueillis et commentés par le général Philebert dans son livre : la Conquête pacifique de l’intérieur africain, p. 256-275 (Paris, Leroux, 1889).

[228] Monteil, Quelques feuillets de l’histoire coloniale, p. 53 (Paris, Challamel, 1924).

L’Afrique se déchirait elle-même. Au Soudan, les commerçants esclavagistes recrutaient parmi certaines peuplades noires des auxiliaires, et leur donnaient des fusils pour qu’elles s’en servissent contre les peuplades limitrophes ; en trois ans, Joubert voyait les armes à feu se multiplier. Et dans le Soudan, petits et grands roitelets musulmans se faisaient à leur tour esclavagistes, faute de monnaie d’échange, faute de ressources. Sous les yeux de Galliéni, les luttes armées entre villages voisins se terminaient par la vente des prisonniers de guerre, à titre d’esclaves. On pouvait avoir, dans les périodes d’abondance, deux captifs pour quinze kilos de sel[229]. Binger observait qu’en cette région « le plus grand générateur de l’esclavage était le défaut de budget[230] ». Chaque fois qu’une caisse royale était vide, une razzia dans les villages païens s’organisait : on y rabattait le gibier nègre pour le donner, en guise de salaire, aux fonctionnaires, ou pour se procurer, en échange de dix ou vingt captifs, un beau cheval de guerre. Dès 1872, un membre du Parlement anglais avait évalué à deux cent mille le chiffre annuel des esclaves ainsi vendus. Le noir parlant de son esclave l’appelait couramment « ma bête, mon animal » ; les pâles lueurs qui faisaient scintiller en ces âmes de noirs l’idée de dignité humaine achevaient de s’éteindre. Des chefs trouvaient tout naturel de faire enterrer vivants leurs esclaves, de les jeter sur des bûchers ou dans des viviers, de leur faire couper les mains pour que les tambours, frappés par de simples moignons, rendissent un son plus doux.

[229] Galliéni, Voyage au Soudan français, p. 599-602 (Paris, Hachette, 1885).

[230] Binger, Esclavage, islamisme et christianisme, p. 14-22 et 97.

De jour en jour, la femme s’avilissait davantage. Les Pères Blancs constataient que l’afflux même des troupeaux de femmes esclaves développait, chez les riverains du Tanganyika ou du Nyanza, les instincts de polygamie : pour une chèvre, on pouvait acheter plusieurs femmes à la caravane qui passait ; et lorsqu’on était un roi, comme, dans l’Ouganda, M’tésa ou bien Mwanga, on n’avait qu’à guetter le nuage de poussière qui en annonçait l’approche pour avoir, le soir même, tout un lot de captives nouvelles dans le harem royal que parfois douze cents femmes peuplaient. Si commune était cette denrée, la femme, qu’un roitelet du Buganda disait un jour à un Père blanc : « J’ai tué cinq de mes femmes pendant la nuit », et que Speke, à la cour même de l’Ouganda, en voyait chaque jour une, deux ou trois, menées à la mort. Le colonel Archinard, vainqueur d’Ahmadou, se trouvait en présence de six cents femmes, qu’il libérait.

Il était douloureusement clair que Décalogue, évangile, progrès moral, progrès des lois, seraient tenus en échec en Afrique, tant que se perpétuerait l’atroce institution de l’esclavagisme. Lavigerie ne contestait pas qu’à la faveur des prescriptions du Coran sur la charité à l’endroit des esclaves, la servitude domestique, en terre ottomane, gardât un certain caractère de douceur. Mais son égard et son cœur se reportaient vers le point de départ de l’asservissement, vers l’instant tragique où le traitant avait fait son mauvais coup ; et pour le crime commis à cet instant-là, il ne consentait aucune amnistie, aucune circonstance atténuante, aucun laisser-passer : car d’un tel crime, perpétuellement multiplié, résultait la démoralisation d’une race. Mais ce crime durerait, ce crime irait s’aggravant, tant que la marchandise humaine trouverait dans l’Islam des acquéreurs.

C’est ce qu’avait compris, dès 1876, le regard pénétrant du roi Léopold II. Il avait eu l’honneur, à cette date, de soutenir le premier, devant les membres de l’Association internationale africaine, la cause de la liberté des noirs ; il avait eu l’audace généreuse de vouloir provoquer, jusque dans les foules, un mouvement d’opinion et de s’essayer à créer un denier antiesclavagiste, en vue d’une caisse destinée à la suppression de la traite[231].

[231] Descamps, les Grandes Initiatives dans la lutte contre l’esclavagisme. (Le mouvement antiesclavagiste, 1re année, p. 2-13.)

Les puissances européennes qui possédaient des droits en Afrique s’étaient engagées en 1885, par l’article VI de l’acte général de Berlin, « à concourir à la suppression de l’esclavage et surtout de la traite des noirs », à « protéger et favoriser, sans distinction de nationalité ni de culte, toutes les institutions et entreprises, religieuses, scientifiques ou charitables, créées ou organisées à ces fins ». Et sans retard, au Soudan occidental, dès le début de 1887, Galliéni avait créé à Kayes, pour accueillir les captifs fugitifs, un village de liberté[232]. De tels villages, il en eût fallu, partout en Afrique, des milliers ! L’article IX de l’acte de Berlin avait précisé que les territoires formant le bassin conventionnel du Congo ne pourraient servir de marché ni de voie de transit pour la traite des esclaves, de quelque race que ce fût. Qu’importaient aux traitants ces décisions de l’Europe ? Ils connaissaient, à l’Ouest, le chemin du Maroc, dont le sultan proclamait audacieusement que ses États étaient un paradis pour les esclaves, — étrange paradis où, dans l’établissement royal d’où ils sortaient eunuques pour le service de Sa Majesté, vingt-huit sur trente succombaient à l’opération criminelle. Et devant les traitants s’ouvraient, du côté de l’Est, le chemin de la Tripolitaine, le chemin de la mer Rouge ; et le Livre bleu anglais de 1888 allait publier, à ce sujet, les plus émouvantes révélations. Elles attestaient que les embarcations européennes qui surveillaient la mer Rouge n’étaient pas suffisantes pour empêcher le départ ou le débarquement des convois de chair noire ; elles relataient qu’à Djeddah un officier anglais pénétrait dans dix-huit maisons où d’infâmes marchands abritaient leurs cargaisons humaines, introduites dans la ville moyennant le paiement aux autorités d’un dollar par tête d’esclave.

[232] Galliéni, Deux campagnes au Soudan français (1886-1888), p. 142-143 (Paris, Hachette, 1891).

Mœurs islamiques et mercantilisme islamique continuaient de braver la philanthropie européenne ; et cette philanthropie, en Europe même, si formel que fût l’Acte de Berlin, se sentait tenue en échec par de sourdes oppositions. C’était une tristesse pour Lavigerie d’« entendre délibérer froidement, par des hommes qui se préoccupaient de commerce et d’économie politique, si, pour ramener en Algérie le trafic qui se dirigeait sur le Maroc et profitait particulièrement à l’Angleterre, il ne convenait pas de laisser se rétablir le libre passage et la libre vente des esclaves en territoire algérien[233] ».

[233] Voir le discours de Wallon au Sénat, 7 mars 1891, se plaignant que dans son livre sur la Politique française en Tunisie, d’Estournelles de Constant (P. H. X.) considère la Chambre de commerce d’Alger comme hostile à la suppression de l’esclavage domestique en Algérie (Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1891-1892, p. 31).

Balancer ainsi les arguments pour ou contre l’esclavagisme, on osait cela devant lui, qui dès 1879 avait signalé « la plaie affreuse pesant sur toute une race infortunée », et déclaré « anathème » à l’esclavage. Il écrivait dès cette date, à propos de la petite poignée d’esclaves rachetés que lui avaient envoyés ses Pères Blancs : « J’ai vu les tristes victimes de ce commerce impie, j’ai entendu de leur bouche le récit de leurs maux. » La vieille Église africaine, saint Cyprien vendant les vases sacrés pour le rachat des captifs, saint Augustin, sur le marché d’Hippone, s’approchant des esclaves mis en vente et les interrogeant au sujet des nations barbares du fond de l’Afrique, dictaient à Lavigerie son devoir ; et puisque la conscience européenne se révélait trop souvent impuissante et parfois défaillante, il allait susciter, d’urgence, une parole papale, et mettre ensuite au service de cette parole son âme frémissante et sa santé ruinée.

II. — Lavigerie devant Léon XIII : son investiture pour la croisade.

En cette année 1888, le Brésil, à la voix de ses évêques, achevait d’abolir l’esclavage : dans cet immense pays où quarante ans plus tôt besognaient deux millions d’esclaves, tous les hommes devenaient libres[234]. Léon XIII préparait, à l’adresse de l’épiscopat brésilien, une encyclique de doctrine et d’allégresse. Lavigerie, qui déjà dix ans plus tôt, dans un mémoire à la Propagande, avait souhaité que le drapeau de l’abolition de l’esclavage fût arboré hautement par l’Église devant le monde civilisé, écrivait à Léon XIII dès le 16 février : « Ce n’est pas seulement dans l’Amérique du Sud que l’esclavage existe, c’est surtout en Afrique qu’il conserve toutes ses horreurs. » Et de ces horreurs, Lavigerie parlait au Pape d’après les récits des missionnaires, d’après ceux mêmes des esclaves. « Quatre cent mille hommes par an, disait-il, en sont victimes. En vingt-cinq années, qui paraissent la moyenne de la vie africaine, cela fait dix millions ; dix millions d’hommes actuellement vivants, voués à la vie et à la mort que je viens de décrire. » C’étaient là les chiffres donnés par ses Pères Blancs : l’explorateur Cameron, plus sombre encore, parlait d’un demi-million d’hommes par an. « La destruction de l’esclavage, observait en passant Lavigerie, est le coup le plus terrible que l’on puisse porter au mahométisme. La société musulmane, telle qu’elle est organisée, ne peut, en effet, vivre sans esclaves. »

[234] Sur l’histoire de cette abolition, voir les pages de Nabuco, La Lutte antiesclavagiste au Brésil, dans le compte rendu du congrès international antiesclavagiste de 1900, p. 89-98.

Le tableau terrifiant tracé par Lavigerie se retrouvait, en raccourci, dans la lettre qu’au mois de mai Léon XIII adressait aux évêques du Brésil, lettre où l’on voyait toute la tradition chrétienne, toute la série des actes pontificaux, aspirer vers l’émancipation de l’esclave, et la préparer. Le Pape proclamait infâme le commerce de l’homme ; il demandait qu’on l’arrêtât, qu’on le prohibât, qu’on le supprimât ; au nom de la loi divine, au nom de la loi de nature, il le condamnait. Et regardant vers les missionnaires, il ajoutait : « Tandis que, par un concours plus actif des intelligences et des entreprises, de nouvelles voies, de nouvelles relations commerciales sont ouvertes vers les terres africaines, c’est aux hommes voués à l’apostolat de prendre tous les moyens possibles pour procurer le salut et la liberté des esclaves. »

Peu de jours s’écoulaient, et dans le Vatican, le jeudi de la Pentecôte, une scène symbolique se déroulait : Léon XIII recevait un pèlerinage africain et un pèlerinage lyonnais, présentés l’un et l’autre par Lavigerie. D’une part, douze Arabes ou Berbères en burnous, musulmans de l’avant-veille ; douze noirs, païens de la veille ; douze Pères Blancs, apôtres et libérateurs. D’autre part, les représentants de la grande cité lyonnaise, qui depuis plus de soixante ans, par l’œuvre de la Propagation de la Foi, donnait un budget à l’apostolat catholique universel. Il y avait là, sous les yeux de Léon XIII, comme un tableau vivant, où s’entrevoyaient toutes les étapes de l’action missionnaire : l’étape de la quête, qui purifie l’or en le mettant au service de la vérité ; l’étape de la prodigalité charitable, qui jamais ne calcule les dépenses, surtout celles de dévouement ; l’étape de la prédication, où les âmes se laissent cueillir et s’en réjouissent. Lavigerie aimait ces images plastiques où s’encadrait sa somptueuse stature, et qui, à elles toutes seules, donnaient la sensation d’un instant historique marquant un progrès du Christ, ou bien un progrès de l’humanité. Il organisait ces mises en scène avec une ingéniosité de liturgiste, et son éloquence les commentait : il disait à Léon XIII merci pour sa lettre ; et lui montrant les douze noirs naguère vendus comme un vil bétail, et que la générosité de la Sainte-Enfance avait rendus à la liberté et donnés au Christ, Lavigerie redisait au Pape : « Ils ont laissé, dans l’intérieur de notre immense continent, tout un peuple, leur propre peuple, voué à ces effroyables misères. » Une immense Église venait de naître : elle était l’héritière de l’ancienne Église d’Afrique, à laquelle avaient appartenu, peut-être, les ancêtres de ces hommes en burnous, mais déjà l’Église d’aujourd’hui dépassait en rayonnement l’Église d’autrefois, comme en témoignaient ces nègres, venus des profondeurs du continent noir ; et cette Église s’agenouillait devant le Pape. Léon XIII prenait la parole, conjurait derechef États et missionnaires d’employer tous les moyens pour que « cette plaie, ce hideux trafic, la traite des nègres, ne déshonorât pas plus longtemps le genre humain ». Mais se tournant vers Lavigerie, il ajoutait : « C’est sur vous surtout, monsieur le cardinal, que nous comptons. »

C’était une investiture ; Lavigerie, d’un coup d’œil, en mesura la portée. « La cause même de l’humanité, de la liberté chrétienne, de la justice, écrivait-il, nous est ainsi remise au nom de Dieu même, par son vicaire. » « Vous êtes le rédempteur de l’Afrique, commentait Mgr Bourret ; et ce continent vous devra son double salut, naturel et surnaturel. » Lavigerie avait eu l’intention, d’abord, de regagner son diocèse ; mais il lui semblait que l’ordre même de Rome le poussait maintenant vers Paris, pour y parler « des crimes sans nom qui désolent l’intérieur de l’Afrique », et pour jeter ensuite « un grand cri, un de ces cris qui remuent, jusqu’au fond de l’âme, tout ce qui dans le monde est encore digne du nom d’homme et de celui de chrétien ».

III. — La période apostolique de la croisade : les discours de Paris, Londres et Bruxelles.

Le 1er juillet, à Paris, du haut de la chaire de Saint-Sulpice, Lavigerie jetait ce cri. Quarante ans plus tôt, dans cette église, couché sur les marches de l’autel, il avait promis de dévouer aux membres souffrants de Dieu toutes les énergies de son cœur ; vieillard qui penchait vers la tombe, il continuait d’accomplir cette promesse en commençant au nom du Pape une prédication de croisade, « honneur suprême, disait-il, d’une vie qui va finir ». On voyait alors Lavigerie étaler le spectacle de l’Afrique noire, en toute sa brutale horreur ; il fallait que le monde chrétien se soulevât d’un « mouvement immense d’indignation et de pitié » ; il fallait de l’or, il fallait des jeunes gens.

De l’or pour ces Pères Blancs, qui écrivaient à leur cardinal : « Le chef arabe promet de partir demain matin de bonne heure et nous laisse racheter, parmi les victimes de la chasse de cet après-midi, les femmes et les enfants dont nous pouvons payer la rançon. Tout ce que nous avons y passe. Jugez de la joie des élus qui peuvent rentrer dans leurs foyers ; mais aussi du désespoir des pauvres malheureux qui ne peuvent participer à la délivrance, qui sont emmenés de force, enchaînés à leurs cangues, au milieu de leurs cris de désespoir ! Oh ! que n’avons-nous, du moins, de quoi les délivrer tous ! »

Mais ces rachats, c’était encore, en définitive, une concession à la force brutale : Lavigerie voulait un remède plus prompt, plus efficace, plus décisif. Rappelant l’époque où les chevaliers de Malte et de Saint-Lazare, d’Alcantara et de l’Ordre teutonique, s’armaient pour la défense des faibles et suppléaient à ce que l’autorité des États réguliers ne pouvait alors accomplir ni même tenter, Lavigerie s’écriait :

« Pourquoi, jeunes gens chrétiens des divers pays de l’Europe, ne ressusciteriez-vous pas, dans les contrées barbares de l’intérieur de l’Afrique, ces nobles entreprises de nos pères ? » Et confiant ces vœux aux journalistes de toutes les opinions, pour être propagés, répercutés, il évoquait, en terminant, l’image de ce Macédonien, qu’un jour saint Paul entrevoyait en rêve, et qui lui criait jusqu’en Asie Mineure : « Passe la mer, et viens nous secourir. » L’Afrique esclave, aujourd’hui, lançait vers la France la même clameur.

Le 31 juillet, Lavigerie parlait à Londres, sous la présidence de lord Granville. Il glorifiait Wilberforce, avocat infatigable des esclaves. Il redisait l’appel suprême du grand explorateur Livingstone, qu’il venait de relire, gravé sur son tombeau, à Westminster : « Je ne puis rien faire de plus que de souhaiter que les bénédictions les plus abondantes du ciel descendent sur tous ceux, quels qu’ils soient, Anglais, Américains ou Turcs, qui contribueront à faire disparaître de ce monde la plaie affreuse de l’esclavage. »

Sous les auspices de ce souhait émouvant, Lavigerie présentait à son auditoire anglais quatre cents témoins dont il allait dire le témoignage : c’étaient ses trois cents Pères Blancs vivants, ses cents Pères Blancs déjà morts, dont onze martyrs. Témoins d’élite, ceux-ci au moins, puisqu’ils s’étaient fait égorger. Et, sous l’impression de leurs dépositions, le cardinal Manning faisait voter la résolution suivante :

« Le temps est maintenant arrivé où toutes les nations de l’Europe qui, au Congrès de Vienne en 1815, et à la Conférence de Vérone en 1822, ont pris une série de résolutions condamnant sévèrement le commerce des esclaves, doivent prendre des mesures sérieuses pour en arriver à un effet pratique. Comme les brigands arabes, dont les dévastations sanguinaires dépeuplent en ce moment l’Afrique, ne sont ni sujets à des lois ni sous une autorité responsable, il appartient aux gouvernements de l’Europe d’assurer leur disparition de tous les territoires où ils ont eux-mêmes quelque pouvoir. Ce meeting se propose également de faire instance auprès du gouvernement de Sa Majesté, pour que, de concert avec les pouvoirs européens qui réclament en ce moment une possession ou une influence territoriale en Afrique, il adopte telles mesures qui puissent assurer l’abolition de l’affreux commerce des esclaves, qui est encore maintenant pratiqué par ces ennemis de la race humaine. »

Une quinzaine plus tard, le jour de l’Assomption, c’est à Bruxelles que Lavigerie parlait. Sur ses lèvres, la parabole évangélique de l’ivraie et du bon grain recevait une interprétation nouvelle : l’homme qui jetait le bon grain, c’était le roi Léopold, semeur de la civilisation sur un territoire grand comme soixante fois la Belgique ; les gens qui dormaient autour de lui, c’étaient les catholiques belges ; et l’ennemi, qui pendant leur sommeil avait semé l’ivraie, c’était l’Arabe esclavagiste. Lavigerie décrivait, dans les provinces du Haut-Congo, son œuvre de mort, qui dans certaines régions n’avait laissé vivre, d’après Stanley, qu’un nègre sur deux cents ; il insistait sur ces cruautés, quelque répugnant qu’en fût le récit. « Pour sauver l’Afrique intérieure, criait-il, il faut soulever enfin la colère du monde. » Il disait aux Belges : « Vous êtes en présence de provinces qui agonisent ; il faut sans retard leur venir en aide. » Leur roi le voulait, et il leur répétait les paroles royales. Dieu le voulait, et il faisait parler le Christ, qui, s’ils demeuraient indolents, leur dirait un jour : « C’est avec les noirs, avec vos noirs, que j’ai souffert et que vous m’avez abandonné. » « Avez-vous, demandait-il à ses auditeurs, le sentiment de la liberté, de la dignité, de la grandeur de notre nature ? ou êtes-vous nés pour accepter que l’on s’endorme sous le joug de l’esclavage ? Peuple de la Belgique, tu es le dernier, ce semble, à qui de semblables questions puissent être adressées ! L’amour de la liberté, la noble fierté humaine, tu les as montrés à toutes les pages de ton histoire, et si tu es aujourd’hui un peuple libre, jouissant de tous les droits de la conscience, tu le dois à l’horreur de la servitude et au sang que tu as versé pour ton indépendance ! » Il réclamait cent jeunes Belges décidés à être des héros et à délivrer de ce fléau la province du Haut-Congo. Cela suffirait, pour que ces esclavagistes qui fièrement disaient : « Le souverain de l’Afrique intérieure, c’est la poudre », fussent désormais tenus en échec. Il souhaitait un million pour que cette petite armée de libérateurs eût, sur le Tanganyika, son vapeur, qui ferait la police.

Une voix bientôt s’élevait dans la presse belge, celle de l’ambassadeur de Turquie, pour accuser Lavigerie de donner à la croisade projetée le caractère d’une expédition contre l’Islam. Obtenez de vos docteurs, lui ripostait en substance Lavigerie, qu’ils déclarent contraire au droit naturel et divin la capture et la vente de l’infidèle par le croyant. Mais en attendant qu’ils fissent cette déclaration, contraire aux commentaires les plus qualifiés du Coran, le cardinal maintenait : « Tous les souverains musulmans indépendants de l’Afrique pratiquent l’esclavagisme ; tous les chefs esclavagistes sont musulmans ; la Turquie n’empêche que pour la forme, et très imparfaitement, la vente des esclaves, dans ses provinces d’Afrique et dans ses provinces d’Asie ; les interprètes du Coran ne condamnent pas l’esclavagisme ; les juges musulmans qui jugent d’après le Coran ne se prononcent jamais contre lui. » Lavigerie possédait ses sources : il savait citer Nachtigal, déclarant quelques années plus tôt qu’aux yeux des musulmans du Fezzan la traite était pleinement légitime et qu’ils la considéraient comme une branche d’affaires s’accordant avec leurs convictions religieuses ; il savait citer Schweinfurth, qui jadis avait montré Mehemet Ali lui-même faisant de la chasse aux esclaves une source légale de revenus pour le Trésor ; il avait retenu ce propos, recueilli par des officiers anglais sur certaines lèvres musulmanes : « Allah destine les Africains à nous servir. »

Il n’était pas à court d’arguments, et comme un journal de Paris l’accusait de crier sus au mahométisme, de vouloir armer contre les musulmans le bras séculier, et les exterminer sous couleur humanitaire, il ripostait que tout ce qu’il demandait, c’était le désarmement de ces brigands atroces qu’étaient les esclavagistes, et qu’il n’avait jamais, sa longue vie durant, crié sus à aucun homme, sous prétexte de religion. A ce moment même, les nouvelles du Tanganyika annonçaient la capture par les Anglais, en deux jours, de six boutres chargés d’esclaves, véritables squelettes fiévreux, couverts de plaies, entassés comme des harengs.

L’Assemblée des catholiques allemands, tenue à Fribourg en Brisgau, recevait de Lavigerie un long mémoire. Il montrait le problème tel qu’il était : cinq cents musulmans à désarmer, à rendre aux pays d’où ils étaient venus. Et il disait avec l’explorateur Cameron : « Ce n’est pas par des discours ni par des écrits que l’Afrique peut être régénérée, mais par des actes. Que chacun de ceux qui croient pouvoir y prêter la main le fasse donc. Tout le monde ne peut pas voyager, devenir apôtre ou négociant ; mais chacun peut donner une cordiale assistance aux hommes que le dévouement ou la vocation mène dans les lieux inconnus. »

Que d’abord un demi-millier de malfaiteurs fût mis hors d’état de nuire, et Lavigerie annonçait que les missionnaires étaient à leur poste, d’avance, pour l’œuvre civilisatrice qui s’imposait ; qu’ils venaient de racheter, cette année même, dans la mission de Kubanga, cent cinquante esclaves, et que leur hôpital faisait accueil à toutes les épaves noires qui se présentaient.

Sur le papier, c’était chose grandiose qu’une croisade universelle des États contre l’esclavagisme. Mais Lavigerie réfléchissait que ces États avaient des intérêts propres, et que leurs interventions mêmes contre ce fléau leur procureraient probablement des bénéfices politiques, récompense naturelle de leurs efforts. Dès lors, dans un comité universel de l’œuvre antiesclavagiste, les intérêts politiques couraient le risque de s’affronter, de se combattre ; et si l’on voulait créer un immense budget antiesclavagiste où les divers États puiseraient pour les besoins de leurs campagnes respectives, des difficultés diplomatiques étaient à craindre. Lavigerie, pour écarter ce péril, décida que dans les diverses capitales l’œuvre aurait des conseils nationaux, indépendants les uns des autres, qui trouveraient, sur leur territoire même, leurs ressources, et qui les emploieraient, en Afrique, pour leurs propres campagnes nationales contre l’esclavage.

Mais à côté de ces campagnes nationales, Lavigerie rêvait, tenacement, d’un petit détachement international de bonnes volontés, qui s’en iraient faire la police, au cœur de l’Afrique. Joubert, depuis dix ans, entouré de sa petite armée de trois cents noirs, faisait régner la paix sur un vaste territoire : il n’y avait pas de caravane esclavagiste en ces parages-là. Lavigerie, invoquant ce précédent, faisait appel à des volontaires qui seraient comme les cadres européens de troupes indigènes, et qui surveilleraient les grandes routes et fermeraient le passage aux convois d’esclaves ; volontiers eût-il demandé une sorte de gendarmerie sacrée pour l’intérieur de l’Afrique.

Une telle carrière pouvait être pour des apôtres une occasion de sainteté ; pour des déclassés, un moyen de relèvement ; pour des inquiets, tracassés par le démon de l’aventure, une source de jouissance. Les candidatures se multiplièrent : sept cents Belges et beaucoup plus de Français. Il y eut en peu de jours deux mille demandes d’enrôlement, parmi lesquelles le cardinal voulait qu’on fît un choix sévère. Et les messages de tous ces conscrits, prêts à s’engager pour cette façon de guerre sainte, l’amenaient à constater qu’en fait, au 1er janvier 1888, « ni la philosophie ni l’économie politique, ni les assemblées, ni les gouvernements n’avaient pris en mains, d’une manière pratique, la cause de l’esclavage africain, et que, depuis le mois de mai de la même année, cette cause s’agitait dans tous les esprits et dans tous les cœurs. » Voilà ce qu’avait pu la parole du Pape et celle de son cardinal, et leurs deux échos continuaient de se répercuter, de se fortifier mutuellement.

Un bref de Léon XIII, en octobre 1888, se réjouissait que France et Belgique, Angleterre, Allemagne, Portugal[235], eussent répondu à ses appels. « Quelle grandeur d’âme vous apportez, disait le Pape au cardinal, là où il s’agit du salut des hommes ! » Il lui envoyait trois cent mille francs pour être partagés entre les divers comités antiesclavagistes, et il ajoutait : « Nous ne doutons pas que les Italiens et les Espagnols deviennent, avec le même cœur, les promoteurs et les auxiliaires d’une telle œuvre. »

[235] En ce qui regarde le Portugal, voir Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 378-381.

IV. — La période des difficultés diplomatiques : les congrès.

Déjà, en effet, l’Espagne se remuait ; Lavigerie, dans une lettre à M. Sorela, qui projetait la fondation à Madrid d’une société antiesclavagiste, saluait tout le passé de la nation espagnole, les noms éclatants de Las Casas, de Pierre Claver, de Ximenès, et signalait à l’Espagne, tout près d’elle, en face d’elle, la seule puissance islamique qui jusque-là se fût formellement refusée à prendre quelque engagement pour la suppression de la traite, le sultanat du Maroc. De l’autre côté de notre Afrique, une porte s’ouvrait sur la Méditerranée, pour les cargaisons d’esclaves qu’attendait le Levant islamique : c’était la Tripolitaine ; on prêtait à Lavigerie cette idée que si l’Italie se substituait à la Turquie comme gardienne de cette porte, ce serait, pour la traite, un débouché de moins. Là-dessus, les diplomaties s’émurent, et tout d’abord la diplomatie turque ; et la presse italienne, qui se refusait à considérer la Tripolitaine comme une compensation pour la perte de la Tunisie, entama contre le cardinal une âpre campagne. Après l’universelle révolte de pitié humaine qu’avaient déchaînée la parole papale et la parole cardinalice, les diplomaties nationales inclinaient à se ressaisir, à temporiser.

Lavigerie passa les Alpes, faisant front, tout seul, à l’artillerie d’une presse hostile, dont Crispi dirigeait le feu : il allait parler à Naples, adressait une lettre à la réunion antiesclavagiste de Palerme, et puis, le 28 décembre 1888, montait, à Rome, dans la chaire de l’église du Gesù. Il touchait, d’une main délicate, aux antagonismes des peuples chrétiens, et ces antagonismes mêmes étaient pour lui une raison nouvelle de les grouper tous ensemble, pour une sainte entreprise. « Il n’y a pas de sollicitude, disait-il, qui puisse mieux les disposer à oublier leurs propres querelles et les haines du passé. » Ce prélat que des polémiques passionnées désignaient comme un ennemi de l’Italie semblait rêver d’une France et d’une Italie qui s’aimeraient, en aimant, toutes deux ensemble, la souffrance humaine. Sa conférence jetait une sombre lumière, non seulement sur les souffrances de la veille, mais sur les périls du lendemain.

« Tandis qu’en Europe et en Asie, s’écriait-il, le mahométisme semble se préparer au dernier sommeil, il renouvelle, sur notre continent africain, sa vigueur dans le sang. La couche qui arrive, celle du Mahdi et des Senoussis, est encore plus ardente que celle qui l’a précédée. Elle fait schisme avec le reste du monde musulman, auquel elle reproche sa mollesse. Faisant appel à la fureur sauvage des noirs, ces fanatiques couvrent déjà de leurs ramifications secrètes toutes nos provinces. Je vous signale ce danger, plus voisin que l’Europe ne le pense. Croyez-en un vieux pilote qui connaît les écueils et les tempêtes de la barbarie. C’est le quart du globe terrestre qu’un fanatisme chaque jour croissant tente de séparer à jamais de nous. Point de doute : je le répète, il n’y a pas dans l’ancien monde un peuple digne de ce nom, il n’y a pas un homme, qui ne comprenne que le devoir de cette croisade lui est imposé par le nom d’homme, et par l’ordre établi de Dieu : Homo sum et nihil humani a me alienum puto. »

Lavigerie, à Rome, voyait Schlœzer, représentant de la Prusse bismarckienne. Le chancelier de Berlin, jusque-là, en dépit d’une lettre de Lavigerie, en dépit de l’envoi que lui avait fait le cardinal de ses trois conférences de Paris, Londres et Bruxelles, était demeuré silencieux ; mais lorsque Bismarck eut reçu les décisions contre la traite des noirs prises par les catholiques de Cologne[236], lorsqu’il eut reçu le memorandum du Saint-Siège pour une action commune des gouvernements européens contre l’esclavage, il expédia à Léon XIII un témoignage d’admiration pour Lavigerie apôtre des noirs, un témoignage d’adhésion à sa grande campagne de charité.

[236] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 79-86.

Milan attendait Lavigerie, et ses forces le trahissaient. Son entourage le suppliait : « N’y allez point, Éminence, il y va de votre vie. » Et lui de répondre : « Quel meilleur emploi puis-je en faire que de la donner pour le rachat des esclaves ? » Sa parole, dans la chaire milanaise, continua de planer sur les difficultés franco-italiennes, avec une aisance souveraine : « La Méditerranée, mes frères, ses parrains lui ont donné divers noms de baptême, selon le pays dont ils sont. On l’a appelé un lac français, un lac anglais, un lac italien. Je serais bien heureux de pouvoir le baptiser du nom de lac chrétien, un lac que ne souillassent plus des embarcations d’esclaves. » Épuisé, mais toujours debout, il prosternait sa fatigue, dont il n’admettait jamais qu’elle pût devenir une lassitude, devant le corps de saint Charles Borromée, devant les reliques de saint Ambroise, leur demandant un surcroît de force, un surcroît de charité, un surcroît de voix, pour clamer les maux de l’Afrique. Et dans une église de Marseille, quatre jours plus tard, il recommençait.

« Je suis à bout de forces, écrivait-il à Émile Keller, j’ai perdu le sommeil, l’appétit, la faculté même, je crois, de me mouvoir et de penser, il ne me reste que celle de sentir ; et je sens que jusqu’au bout je resterai attaché à l’œuvre de l’abolition de l’esclavage, ne croyant pas qu’il y ait en ce moment une œuvre plus sainte et plus nécessaire. »

Au loin, certaines imaginations, s’exaltant du prestige même de cette œuvre, s’abandonnaient à d’audacieux desseins, dont certains documents conservés par M. l’abbé Tournier demeurent aujourd’hui les témoins. Le futur cardinal Bourret, évêque de Rodez, écrivait à Lavigerie, après une conversation avec Jules Simon : « Cette grande œuvre d’humanité pourrait devenir aussi une grande œuvre de restauration pontificale » ; et Mgr Bourret rêvait d’un congrès, provoqué par Lavigerie, dans lequel « un certain nombre de personnalités politiques des diverses nations rechercheraient un modus vivendi supportable pour la Papauté. » Vers la même époque, Léopold II, roi des Belges, suggérait au P. Charmetant que l’on pourrait faire accepter par les puissances la formation dans l’Afrique équatoriale d’une colonie pontificale, sous leur garantie collective[237]. Charmetant portait à Léon XIII cette offre royale, et Léon XIII la déclinait ; mais de telles suggestions attestaient la répercussion des campagnes libératrices entreprises au nom du Saint-Siège par le cardinal Lavigerie, et l’ascendant qu’en recueillait, pour elle-même, la puissance spirituelle de la Papauté.

[237] Au sujet de cette offre, on trouve une première allusion, faite par Lavigerie lui-même, dans les Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 43.

Lavigerie rentrait dans Alger, le 21 janvier 1889, « tout perclus de rhumatismes et de douleurs névralgiques » ; ne pouvant même plus signer de sa main, il dictait ses lettres, et le scribe docile, ému, écrivait des phrases comme celles-ci : « Si le bon Dieu voulait me trouver un enfer qui fût tout à fait à ma taille, il me condamnerait à ne rien faire pour lui durant toute l’éternité ; ce serait, je le sens, le plus grand châtiment qu’il pût m’infliger. »

Sans retard, dans son diocèse, il se refaisait prédicateur, pour les noirs. Il apparaissait le jour de la Chandeleur, dans la basilique de Notre-Dame d’Afrique ; il parlait à l’entrée du chœur, en grande tenue pontificale, et c’était pour adresser deux supplications. La première, il la jetait aux fidèles. Il leur rappelait un mot sinistre du khédive d’Égypte : « Puisque vous nous avez empêchés de prendre les blancs, il faut bien que nous prenions les noirs. » Les noirs, commentait-il, « paient donc pour vous, mes frères ; ils sont votre rançon, et vous ne feriez rien pour ceux qui vous remplacent dans la captivité et dans la mort ! » Mais une seconde supplication succédait ; d’une voix de tonnerre, d’un geste presque impérieux, il se tournait vers l’image de Notre-Dame d’Afrique, statue noire comme les noirs eux-mêmes, et l’interpellait sur ce qu’elle avait fait pour eux, depuis vingt-cinq ans qu’il l’avait proclamée reine de l’Afrique. « L’Afrique, lui criait-il, a compté sur votre protection. Qu’avez-vous fait pour elle, et comment souffrez-vous encore de telles horreurs ? N’êtes-vous reine de l’Afrique que pour régner sur des cadavres ? N’êtes-vous mère que pour oublier vos enfants ? Il faut que cela finisse. » Des coups de crosse, frappant sur la dalle du chœur, scandaient ses sommations.

Huit jours plus tard, dans une grande réunion organisée à la Sorbonne, une voix redisait qu’il fallait que cela finît : c’était la voix de Jules Simon[238].

[238] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 247-266. Peu après la mort de Lavigerie, Jules Simon lui rendra hommage en quelques pages que l’on trouve en son livre : Quatre portraits (Paris, Lévy, 1896).

« Si brisé que soit mon corps, insistait Lavigerie, mon cœur ne l’est pas encore. » Il ne convenait pas que, le vendredi saint, fête par excellence de la souffrance, son cœur se tût sur le martyre de la race de Cham : faisant violence à son corps, il gravissait péniblement, dans sa cathédrale d’Alger, les degrés de la chaire ; il prêchait sur la Passion des nègres, renouvellement de la Passion cruelle du Sauveur ; sur leur calvaire à eux, « continent immense, où le sang coulait des veines de millions de noirs, mêlé aux larmes des mères » ; sur les Hérode, les Pilate, les Judas, qui entreprenaient de défendre l’esclavagisme par amour de l’or, ou, peut-être, par opposition à la foi chrétienne ; et les draperies noires qui assombrissaient l’église avaient mission de rappeler, disait-il, « non seulement la passion du Sauveur, mais encore la mort qui plane sur l’Afrique et la destruction qui la menace[239] ».

[239] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 327-337.

Ce mot de mort, ce mot de destruction, qui résonnaient comme des glas, étaient tragiquement commentés par les nouvelles que Lavigerie, depuis le début de l’année, recevait du centre de l’Afrique. Les esclavagistes musulmans, riches et bien armés, avaient, dans l’Ouganda, fait un coup d’État. Le roi Kivewa, tombé sous leur joug, avait renvoyé ses ministres chrétiens, catholiques ou protestants ; toutes les missions avaient été incendiées, tous les orphelinats détruits ; tous les missionnaires, Mgr Livinhac en tête, avaient été emprisonnés, huit jours durant, puis entassés sur une barque, et transportés de l’autre côté du lac. « Vous avez voulu ménager l’Allemagne et l’Angleterre, écrivait à M. Mackay, chef de la mission anglaise, l’un de ces triomphateurs musulmans ; nous tuerons l’un après l’autre tous les blancs établis dans l’intérieur de l’Afrique équatoriale. »

Mgr Lavigerie méditait sur cet événement : il lui semblait être d’une incalculable gravité. Quelques années plus tôt, le sultan musulman de Zanzibar pouvait être rendu responsable des attentats commis à l’intérieur par les esclavagistes, qui tous venaient de ses États et reconnaissaient son pouvoir. Mais aujourd’hui, sa souveraineté était considérée comme expirant officiellement à dix kilomètres du rivage[240] ; dans l’intérieur de l’Afrique, c’était à l’Europe de se défendre elle-même. Les esclavagistes, entourant les rois sauvages, ne les poussaient à l’expulsion des blancs que pour demeurer les seuls maîtres, et lorsqu’ils murmuraient aux oreilles des souverains noirs de fallacieuses paroles sur l’affranchissement politique de l’Afrique, ils ne visaient à rien de moins qu’à régner eux-mêmes, par une dictature de terreur, sur une Afrique subjuguée, à travers laquelle ils razzieraient à volonté, à discrétion, le bétail humain nécessaire à leur trafic.

[240] Sur les inconvénients de cette restriction de la souveraineté du sultan de Zanzibar, voir un article de la Gazette populaire de Cologne, cité dans le Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 17-23.

Il apparaissait à Lavigerie que cette catastrophe requérait de l’Europe un surcroît de sacrifices et qu’il fallait, désormais, plusieurs milliers d’hommes, qui, remontant le Zambèse, le Chiri, le Nyassa, se fraieraient ainsi, vers l’Afrique équatoriale, la seule route désormais ouverte à leurs pas libérateurs. Il voulait que, d’urgence, les comités antiesclavagistes des diverses nations délibérassent ; il annonçait à Keller son intention de convoquer prochainement un congrès[241]. Il avait hâte que ce congrès eût lieu, avant celui des puissances, et qu’ainsi fût mise en lumière l’initiative du Pape ; il rêvait que Léon XIII y fût représenté par un légat, et investi de la présidence d’honneur. Dans la circulaire même qu’au mois d’avril 1889 il expédiera d’Alger, et qui convoquera le Congrès à Lucerne pour le mois d’août, se dessineront déjà plusieurs projets qui le hantaient : « Organisation de corps volontaires et peut-être même, sur quelques points essentiels, de corps religieux, par exemple, au milieu des déserts du Sahara ; — création d’asiles fortifiés, comme ils ont existé autrefois, dans les siècles de barbarie, sur les grandes voies de communication, en Espagne, en Hongrie, en Orient, pour protéger les voyageurs et faire avancer peu à peu la vie, le commerce européen et la civilisation jusqu’aux limites mêmes du Soudan[242]. »

[241] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 215-230.

[242] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 311-325.

Il appelait à ce Congrès, non seulement l’Europe, mais des représentants du monde noir, noirs d’Haïti, noirs de Liberia, noirs des États-Unis : il désirait qu’en faveur de leurs frères du centre de l’Afrique leurs voix se fissent entendre, et qu’elles fussent acclamées.

Sans plus attendre, des conférences d’Émile Keller à Paris, de Georges Picot à Bourges et à Paris, tenaient les esprits en haleine et mettaient les dévouements en branle[243].

[243] Ibid., p. 364-376, 405-421, 432-454.

Des congrès, des conférences, il en fallait : c’était nécessaire pour agir sur l’opinion du monde ; mais l’Afrique avait-elle le temps d’attendre que dans des congrès on eût délibéré ? Lavigerie ne le pensait pas ; tout seul, de lui-même, parlant avec une aisance de plus en plus impérieuse le langage d’un chef d’État, — son État, c’était l’Afrique ! — il entrait en rapports avec le Portugal, demandait qu’un nouveau groupe de Pères Blancs, qui quittaient Alger pour prendre la voie du lac Nyassa, pût remonter jusqu’au Tanganyika, y retrouver Joubert, et s’en aller avec lui vers leurs frères de l’Ouganda, ensevelis dans un tourbillon d’insurrections barbares. Le Portugal permettait, et la caravane libératrice se mettait en route.

Lavigerie, de son côté, se dirigeait vers Lucerne. Mais il n’y eut à Lucerne, au début d’août 1889, d’autres congressistes que deux jeunes gens, représentants de dix millions de noirs, qui avaient quitté l’Amérique trop tôt pour apprendre que le Congrès était ajourné… Car l’imminence des élections françaises retenait en France la plupart des personnalités qui eussent pu représenter la France, à Lucerne, aux côtés des congressistes des autres pays ; et Lavigerie, redoutant les effets fâcheux que pourraient avoir, dans cette assemblée internationale, l’effacement de sa patrie et la prépondérance des nations protestantes, avait, le 24 juillet, par une circulaire expédiée de Lucerne[244], fait savoir que le Congrès n’aurait pas lieu. Mais ces deux jeunes nègres qui étaient venus là pour rencontrer les champions de l’antiesclavagisme universel, champions de toute langue et de toute nationalité, se jugeaient récompensés de leur voyage puisqu’ils rencontraient Lavigerie, et ils lui disaient : « Si jamais Votre Éminence met le pied en Amérique, des foules innombrables de nos compatriotes viendront acclamer le libérateur de leurs frères[245]. »

[244] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 424-425.

[245] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 459-463.

Trois mois plus tard, s’ouvrait à Bruxelles, entre les représentants des divers États, la conférence officielle pour la suppression de l’esclavage ; elle se prolongea jusqu’au printemps. Lavigerie, d’avance, dans un mémoire adressé à Léopold II, avait dessiné ce qu’il attendait d’elle[246]. Dans son oasis de Biskra, où désormais l’hiver il tentait de refaire sa santé, il reçut de l’Ouganda des nouvelles moins inquiétantes. « Dieu dût-il faire un miracle, lui écrivait Mgr Livinhac, le parti protestant ne triomphera pas. » Mais Biskra est aux écoutes du désert : et les mystérieuses rumeurs sahariennes précisaient aux oreilles attentives de Lavigerie l’immense péril que créait en Afrique l’effervescence du senoussisme.

[246] Lavigerie à Léopold II, 8 novembre 1889. (Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1888-1889, p. 520-552.)

Déjà, dès 1868, dans son livre sur la Kabylie et les coutumes kabyles, le futur général Hanoteau signalait comme un péril pour notre domination en Kabylie, — comme « un danger de tous les instants », disait-il, ces ordres religieux, « moins accessibles à nos moyens d’influence et plus difficiles à surveiller » que ne l’étaient les marabouts. « Comme ils obéissent, précisait-il, à des chefs qui presque tous résident à l’étranger, le signal de la révolte peut être donné à l’improviste, sans qu’aucun indice précurseur nous ait avertis[247]. »

[247] Hanoteau et Letourneux, op. cit., II, p. 105.

« Chez les musulmans du dix-neuvième siècle, avait écrit en 1886 M. Le Chatelier[248], le mahométisme mystique représente le principe religieux actif. Et le fait qui domine l’évolution moderne du monde islamique est le prodigieux mouvement de rénovation, de propagande, qui s’accomplit en Asie, en Afrique surtout. Sans rien préjuger pour l’avenir, on ne saurait nier qu’il y ait là pour les intérêts actuels du monde civilisé un danger grave. Les confréries ont été traitées, tantôt avec une considération trop bienveillante, tantôt avec un respect voisin de la crainte. Elles ont ainsi acquis une situation très forte, alors qu’il eût été facile, si on les avait mieux comprises, de les réduire presque à néant. »

[248] L’Islam, au dix-neuvième siècle, p. 180-187 (Paris, Leroux, 1886).

Lavigerie était d’accord avec les meilleurs observateurs de l’Islam, avec Henri Duveyrier, avec le général Philebert[249], lorsqu’il redisait à Léopold II, dans une longue lettre, les origines, la mystique popularité de ce chérif oranais, Snoussi, qui, vers 1796, s’était proclamé prophète (madhi), et lorsqu’il parlait des centaines de milliers de fanatiques qui, groupés en confréries, n’aspiraient qu’à soulever le Soudan contre l’Europe et à jeter les Européens à la mer… Oui, tous les Européens, y compris les Turcs, qui venaient de se disqualifier, aux yeux des Senoussistes, en prohibant la traite des noirs, et qu’une sanglante devise madhiste confondait avec les chrétiens pour les vouer, tous ensemble, à une même mort[250].

[249] Général Philebert, la Conquête pacifique de l’intérieur africain, p. 26-36.

[250] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1890, p. 1-41. Sur les développements ultérieurs du péril senoussiste, voir Binger, Bulletin de l’Afrique française, 1902 ; deux articles du Correspondant, 25 novembre et 10 décembre 1909 ; et Lothrop Stoddard, le Nouveau Monde de l’Islam, trad. Doysié, p. 51 et suiv. (Paris, Payot, 1923). Sur l’état actuel de l’émirat des Senoussis, constitué depuis 1920 par décret royal italien, voir Massignon, Annuaire du monde musulman, p. 144-146.

V. — L’achèvement de l’œuvre tunisienne. Les adieux de Lavigerie à l’Europe.

A peine avait-il dirigé vers Bruxelles cet anxieux cri d’alarme, que Lavigerie, quittant Biskra, réapparaissait en Tunisie, où depuis deux ans on ne l’avait pas revu. Sa première visite était pour la cathédrale de Carthage, désormais achevée. On l’avait construite rapidement, pressé qu’on était de la voir se dresser, moins comme un monument d’art que comme un symbole. Les jeunes élèves des Pères Blancs menaient Lavigerie au caveau qui devait contenir son tombeau, et l’aidaient ensuite à remonter dans la basilique. « Merci, mes enfants, leur disait-il. Le jour vient et il est proche, où vous n’aurez plus à me remonter. » En grande pompe, le jour de l’Ascension, devant le résident général de France et dix évêques, la cathédrale s’inaugurait[251]. Lavigerie, dans une lettre pastorale, interprétait l’événement.

[251] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1890, p. 215-222.

Jadis César, campant sur les ruines de Carthage, avait entendu, s’il en faut croire Appien, les sanglots d’une immense multitude qui demandait d’être rappelée à la vie, et César, saisissant ses tablettes, y avait jeté ces deux mots : « Relever Carthage. » Cinq siècles plus tard, saint Victor de Vite, au terme de son Histoire des persécutions vandales, avait invoqué tous les saints d’Afrique, pour qu’en retour de leurs souffrances, de leurs martyres, ils obtinssent de leur Dieu la résurrection de l’Église africaine. Sous les yeux de Lavigerie, le programme de César et la prière de Victor de Vite avaient commencé de s’accomplir : une Carthage ressuscitée présidait aux destinées d’une Église africaine ressuscitée, et le prélat s’écriait : « Me blâmerez-vous d’avoir cru comme César aux sanglots des multitudes disparues sous les ruines de leur patrie, et, comme l’évêque de Vite, aux prières des saints de notre Afrique, implorant de Dieu sa résurrection ? »

Il ouvrait un concile, dans la resplendissante cathédrale ; on y émettait le vœu que saint Fulgence, l’évêque exilé par les Vandales, fût proclamé par Rome docteur de l’Église, et le concile, au bout de deux jours, transportait sa séance finale à Tunis, où Lavigerie allait poser la première pierre d’une autre cathédrale. « C’est un revenant épique que cet homme ! s’écriait M. Louis Bertrand ; c’est Turpin, l’archevêque de la chanson de Roland[252]. »

[252] Louis Bertrand, le Sang des races, préface de 1920, p. 5.

L’âge le pressait d’achever ses fondations, et les événements eux-mêmes semblaient se presser, pour apporter à ses espoirs quelques prémices d’accomplissement ; en ce même mois de mai 1890, il avait la joie d’annoncer à Paris le décret du Bey de Tunis, qui supprimait l’esclavage dans ses États[253], et cette autre joie, plus grande encore, de recevoir une lettre dans laquelle le roi Mwanga, inopinément restauré sur son trône de l’Ouganda, lui demandait des missionnaires et promettait toute sa bonne volonté pour empêcher la traite des esclaves. Les deux médecins qui, dans une caravane nouvelle groupant des Pères Blancs de quatre nations, partaient à ce moment même pour l’équateur, avaient jadis été rachetés de l’esclavage, puis élevés à Malte : ainsi s’associaient, déjà, les esclaves de la veille aux campagnes de libération.

[253] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1890, p. 187-191.

L’Afrique s’aidait donc elle-même, pour déraciner le fléau, et l’Europe aidait l’Afrique. La conférence de Bruxelles, par l’acte général du 2 juillet 1890, préconisait l’établissement graduel, à l’intérieur du continent noir, de stations fortement occupées ; la construction de routes et de voies ferrées reliant les stations à la côte, l’installation de bateaux à vapeur sur les grands fleuves et les lacs ; la restriction de l’importation des armes à feu et des munitions ; l’organisation d’expéditions et de colonnes mobiles. L’armée de la France, sans plus attendre, allait traquer l’esclavage dans un de ses plus redoutables repaires, le Dahomey[254], et déjà l’expédition belge de Winck et Van Kerchove était en route, pour porter secours à Joubert et pour semer, sur les bords du Tanganyika, une série de postes armés. Une voix éloquente, en 1891, s’élevait au Congrès de Malines ; c’était celle de M. le chevalier Descamps, futur vice-président du Sénat belge. « Ne croyez pas, s’écriait-il, que l’Océan baigne nos frontières simplement pour permettre aux Belges de ramasser des coquillages sur ses rives. Ne craignez pas de pratiquer la mer[255]. » Et l’on voyait, en cette année 1891, puis en 1892, naviguer vers Zanzibar, pour atteindre, par là, la mer intérieure du Tanganyika, l’expédition du capitaine Jacques, puis celle du lieutenant Long, impatients de libérer l’Afrique de ses bandes d’esclavagistes ; et les noms d’Albertville, Baudouinville, Fort Clémentine, allaient bientôt dire aux riverains du Tanganyika ce que voulait faire pour eux la chrétienne Belgique[256]. Lavigerie saluait cette révolution, « qui allait faire entrer la quatrième partie du monde dans la lumière de la civilisation, de la liberté et de la vie » ; il proclamait que l’œuvre faite à Bruxelles était très satisfaisante, très belle, qu’elle répondait à ses vœux, sinon à tous ses vœux ; il se réjouissait de ce mot dit à un prélat belge par le ministre des Affaires étrangères de Belgique : « Ce qui se fait à la conférence n’est, au fond, que l’œuvre provoquée par l’action du Pape et de son envoyé[257]. » Il ouvrait un concours, au nom du Pape, pour la composition d’un ouvrage populaire destiné à aider la campagne antiesclavagiste[258], et lorsque bientôt il apprit que la Hollande hésitait à signer l’acte de Bruxelles, il insista près du roi par un pressant message, que la jeune reine Wilhelmine eut à cœur d’exaucer, au lendemain même de son avènement[259].

[254] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1891-1892, p. 273-290.

[255] Descamps, Discours sur l’avenir de la civilisation en Afrique, prononcé à l’assemblée générale du congrès de Malines le 10 août 1891, p. 16 (Louvain, Peeters, 1891).

[256] Voir Descamps, les Stations civilisatrices au Tanganyika, p. 9 (Bruxelles, Goemaere, 1894) et, dans le Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1891-1892, p. 266-269, la lettre de Lavigerie sur l’expédition Jacques.

[257] Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 43.

[258] Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 46. Le lauréat du concours, qui eut pour juges Jules Simon, Bardoux, Arthur Desjardins, le duc de Broglie, Antonin Lefèvre-Pontalis, Franck, Georges Picot, le marquis de Vogüé, Wallon, Julien Davignon, fut M. le baron Descamps, actuellement vice-président du Sénat belge et membre de l’Institut, pour son drame, Africa (Louvain, Peeters, 1894).

[259] Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1890, p. 307-314.

Lavigerie regrettait qu’on n’eût pas envisagé le sort de tant de pauvres nègres que, sous la fallacieuse rubrique de travailleurs libres, on transportait à des centaines de lieues de leur pays, et qui, ainsi déracinés, étaient à la merci de toutes les exploitations ; il regrettait, aussi, qu’on ne se fût point occupé des progrès des sectes musulmanes en Afrique[260].

[260] Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 36-37.

Mais l’acte général de Bruxelles admettait explicitement le concours des sociétés antiesclavagistes, « pour la formation de corps volontaires destinés, sous l’autorité des puissances, à réprimer les violences et la continuation de la traite » ; pour un rôle de charité auprès des victimes de l’esclavage, particulièrement des femmes et des enfants ; pour le développement et la protection de toutes les missions ; et pour éclairer, enfin, « l’opinion indépendante » et l’opinion des commissaires, membres des bureaux de surveillance et de renseignements[261]. Les comités de ces sociétés, qui n’avaient pu se réunir à Lucerne, allaient, en septembre 1890, tenir un congrès à Paris, et l’éloquent discours-programme qu’allait y faire entendre Émile Keller devait répondre aux vœux officiels de la conférence de Bruxelles et combler les lacunes qu’y constatait Lavigerie.

[261] Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 40.

Lavigerie lui-même, du haut de la chaire de Saint-Sulpice, voulut ouvrir le congrès. En face de lui, au banc d’œuvre, autour de Mgr Livinhac, siégeait la race nègre, représentée par quatorze noirs de l’Ouganda. Le cardinal interpellait Mgr Livinhac, lui remettait l’avenir de sa gigantesque entreprise : « Je ne suis point Élie, lui disait-il, mais je dépose sur vos épaules, comme sur celles d’un autre Élisée, le manteau que je ne puis plus porter seul. C’est à vous qu’il appartiendra désormais de me remplacer en France et dans l’intérieur de votre congrégation, de plaider la cause de nos missionnaires et de nos œuvres, de tendre pour eux, dans nos églises, comme je l’ai fait si longtemps, ces mains qui ont été enchaînées pour l’amour de Notre-Seigneur, et de leur faire entendre cette voix qui a confessé Jésus-Christ. Pour moi, je vais rentrer dans mon Afrique pour n’en plus sortir[262]. » Quarante-huit heures plus tard, à la clôture du Congrès, Lavigerie se levait, comme pour parler : « Voilà mon discours, dit-il, c’est mon fils[263] », et il montrait Livinhac. Celui-ci prenait la parole, glorifiait les martyrs de l’Ouganda. Mais parmi les jeunes noirs qui étaient là, devant la tribune, il y avait le fils de Mathias, l’un de ces martyrs. Lavigerie l’appelait, l’embrassait : « C’est un acte de foi que j’accomplis en votre nom », disait-il à l’auditoire, et il chargeait Livinhac de traduire au jeune nègre cette phrase : « Ton père est au ciel, mais tu as un père sur la terre ; ce père, c’est moi. » Et ce père se penchait vers un autre noir, qui avait eu l’oreille coupée au temps de la persécution, et l’embrassait[264].

[262] Documents relatifs au congrès libre antiesclavagiste de Paris, p. 82.

[263] Ibid., p. 171.

[264] Ibid., p. 178. — Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1890, p. 306 (lettre des jeunes noirs racontant la scène).

En octobre, avec Livinhac et les quatorze nègres, Lavigerie était à Rome, aux pieds de Léon XIII, et le Pape, sur sa demande, instituait dans toute la chrétienté, en faveur de l’abolition de l’esclavage, une quête annuelle[265].

[265] Il fut bientôt décidé que la Propagande distribuerait elle-même entre les diverses missions le produit de la quête antiesclavagiste, et que les divers comités nationaux ne conserveraient qu’un rôle de patronage, purement moral, et les divergences entre Lavigerie et Keller au sujet de la politique intérieure française devaient avoir pour résultat, en août 1891, la démission de Keller et de ses confrères du Comité antiesclavagiste français, à la demande de Lavigerie.

VI. — Les dernières épreuves : A l’Ouganda, au Sahara. Mort du cardinal.

Ce fut pour Lavigerie, l’une des dernières joies de son âme de missionnaire. Les Pères Blancs de Jérusalem, à cette même date, lui en ménageaient une autre, en lui annonçant que l’un des premiers élèves de Sainte-Anne venait d’être ordonné prêtre, et qu’ainsi s’inaugurait, en terre palestinienne, la formation par les Pères Blancs d’un clergé indigène destiné aux Églises de l’Orient. Lavigerie avait encore deux années à vivre, deux années de douleur. Les souffrances physiques qui depuis longtemps lui livraient assaut, si accablantes à certaines heures qu’à plusieurs reprises, déjà, il avait reçu l’Extrême-Onction, achevaient lentement, et par saccades, de maîtriser ses forces ; mais accoutumé comme il l’était, en ses méditations quasi quotidiennes, à aller au-devant de la mort, l’approche de cette mort, venant elle-même à sa rencontre, ne pouvait endolorir son âme. D’autres douleurs l’obsédaient, l’accablaient.

Quelques semaines après avoir dit, du haut de la chaire de Saint-Sulpice, qu’il ne reviendrait plus en France, il lui fallut, d’accord avec Léon XIII, parler à la France. Il choisit lui-même son heure, et son cadre, et la forme d’éloquence dont ses lèvres allaient revêtir la pensée pontificale : ce fut par un toast, prononcé devant l’escadre, devant les hautes personnalités du gouvernement algérien, que Lavigerie, solennellement, délia l’Église de France de toute attache avec les anciens partis et orienta dans les voies nouvelles les méthodes de défense religieuse. Malmusi, consul général d’Italie, avait dit en 1885 à son collègue allemand Julius Eckardt[266] : « Le cardinal, malgré de violentes collisions épisodiques avec le gouvernement athée de Paris, travaille avec la ténacité qui lui est propre à réconcilier Léon XIII avec le régime républicain. » Cinq ans s’étaient écoulés, et Lavigerie, sur le désir de Léon XIII, devenait l’annonciateur d’une politique qu’il avait, semble-t-il, contribué lui-même à préparer. Des polémiques se déchaînèrent. D’aucuns virent un contraste entre ce cri de « ralliement » et le message que seize ans plus tôt il adressait au comte de Chambord pour lui conseiller un coup d’État : on exhuma ce vieux document, pour assourdir les échos de la Marseillaise, jouée par ses Pères Blancs. D’autres l’accusèrent de capituler devant une législation antireligieuse contre laquelle plusieurs fois s’étaient dressés ses mandements. Il laissait dire, sans rien regretter : Français et missionnaire de la France, il lui paraissait qu’en souhaitant qu’un progrès s’accomplît vers l’unité morale de la mère patrie, il représentait les intérêts de la plus grande France, en même temps que la pensée de Léon XIII. « L’Église, disait alors le Pape à Blowitz, ne s’attache qu’à un seul cadavre, à celui qui s’est lui-même attaché sur la croix[267] ! »… Lavigerie pensait de même, lui qui avait naguère déclaré, le jour où il avait reçu la calotte cardinalice, qu’il n’avait jamais voulu entrer dans les divisions et dans les passions des partis[268] » ; lui qui se sentait « le serviteur d’un maître qu’on n’avait jamais pu enfermer dans un tombeau ». « Son esprit, dira devant son cercueil M. Jules Cambon, était de ceux qui regardent où ils vont et non d’où ils viennent ; c’est ainsi qu’il était venu à la République[269]. »

[266] Eckardt, Lebenserinnerungen, II, p. 178.

[267] Cette magnifique parole est rapportée par M. Morton Fullerton dans son livre : les Grands Problèmes de la politique mondiale, p. 106 (Paris, Chapelot, 1915).

[268] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 535. Le livre essentiel sur ces événements est celui de M. l’abbé Tournier : le Cardinal Lavigerie et son action politique (Paris, Perrin, 1913). Voir aussi Mgr Baunard, Léon XIII et le toast d’Alger (Paris, De Gigord, 1913), et Mahieu, Vie de Mgr Baunard, p. 418-422 (Paris, Gigord, 1924).

[269] Cambon, le Gouvernement général de l’Algérie, p. 395-396.

C’est une loi dans l’histoire, que les grandes libérations ne s’accomplissent qu’au prix de beaucoup de souffrances ; une fois de plus, cette loi se vérifiait. Elle se vérifiait, spécialement, aux dépens des œuvres missionnaires ; on calcula qu’en six mois, le mécontentement produit par le toast d’Alger frustrait de trois cent mille francs leur budget d’apostolat et de rédemption ; il semblait qu’un certain nombre de catholiques de France voulussent punir le cardinal par une grève de la charité.

L’heure était bien mal choisie pour cette vindicative réponse, aussi nocive aux intérêts de l’Église qu’aux intérêts de la France. Car, à ce moment même, la Compagnie impériale de l’Est Africain, soutenue par l’Angleterre, ne visait à rien de moins qu’à faire de l’Ouganda, sous le protectorat anglais, un État protestant. « Nous te prions, notre seigneur, écrivaient à Lavigerie les nègres catholiques de là-bas, et nous prions tous les grands chefs de la religion d’avoir pitié de nous. Envoie-nous des Européens qui soient bons, et ne nous imposent pas la religion du mensonge… Quant à nous, nous défendrons notre religion par la force, si les officiers européens continuent à anéantir ici le parti de Jésus-Christ. » Cela devait finir là-bas par de tragiques mêlées entre les ouailles des Pères Blancs et les soldats de la Compagnie anglaise ; les catholiques furent mitraillés, leurs maisons incendiées, et Lavigerie, recevant en avril 1892 les lugubres nouvelles, pouvait se demander s’il existait encore quelque mission de l’Ouganda[270]. Il adressait à une notabilité catholique de l’Angleterre une protestation qui était un gémissement.

[270] Leblond, le Père Auguste Achte, p. 153-182 et 207-208 (Paris, Procure des missionnaires d’Afrique, 1913). — Jules Leclercq, Bulletin de la Société belge d’études coloniales, juillet-août 1923. — Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1891-1892, p. 247-251, 308-345, 433-456.

Cependant, à Biskra, sous la tendresse fiévreuse de son regard paternel, une autre œuvre naissait, celle des Frères Pionniers, demi-soldats et demi-moines, dont les postes, s’échelonnant à travers le Sahara, devaient, dans la pensée de Lavigerie, faire la police du Christ, offrir un asile aux esclaves fugitifs, des remèdes aux voyageurs malades, et, tôt ou tard, relier le Sahara au Soudan. Le général Philebert, qui fut l’un des premiers, parmi nos chefs militaires à tenter de se mesurer avec l’immensité du Sahara, avait dit en termes formels : « Le mieux serait d’accepter l’aide et le concours des missionnaires d’Alger. Quelques Pères Blancs amenés à Témassinine formeraient un noyau, autour duquel se constituerait beaucoup plus vite une colonie, telle que nous la désirons[271]. » Lavigerie s’apprêtait à fournir des Frères Pionniers, pour l’accomplissement et le perfectionnement d’un tel dessein. Ouargla, depuis le printemps de 1891, avait sa colonie de Frères Pionniers ; et dans une visite que faisaient au cardinal, au printemps de 1892, Jules Ferry et M. Jules Cambon, il était question d’employer ces Frères armés pour une expédition au Touat. Mais des difficultés diplomatiques survinrent : le Maroc s’inquiétait ; les sphères militaires se montraient soupçonneuses ; les diplomaties européennes posaient des questions alarmées : qu’était-ce que ce corps franc, mobilisé par un prêtre de France ? dans quelle mesure engageait-il la responsabilité de la France ? D’aucuns insinuaient, à Paris, que le cardinal avait déjà 1 500 hommes sous les armes, à Biskra, pour une guerre contre l’Islam. Ces 1 500 hommes n’étaient encore que vingt ! Le cardinal fut officiellement informé que la France renonçait à l’expédition du Touat et à l’emploi des Frères Pionniers, et même à les aider : ce Sahara, qui, en 1878, s’était fermé devant ses premiers Pères Blancs, se fermait aujourd’hui devant ses Frères Pionniers. « En les fondant, disait-il le 15 novembre 1892, j’avais compté sur la politique coloniale ; aujourd’hui tout s’écroule. » Et de sa chambre de malade, il donnait l’ordre de ne plus accepter de nouveaux engagements et de rendre toute liberté aux Frères antérieurement enrôlés. Cet Amen d’assentiment, qui faisait accueil à la plus profonde des déceptions, se confondit presque avec ses premières paroles d’agonie.

[271] Général Philebert, Création de postes sur la route du Soudan, p. 11 (Paris, Baudoin, 1890). L’appel de Lavigerie pour l’œuvre des Frères du Sahara est publié au Bulletin de la Société antiesclavagiste, 1891-1892, p. 1-17 ; le premier projet s’en trouve dans une lettre à Keller, du 25 mars 1890 (même Bulletin, 1890, p. 41-67).

Il avait encore dix jours à vivre. Sa pensée s’en allait vers le congrès eucharistique qui se préparait à Jérusalem, vers l’idéal d’union des Églises dont ce Congrès voulait s’inspirer. Cela le rajeunissait de trente ans : n’était-ce pas lui qui, en 1861, avait le premier promené, dans une Syrie ravagée, la foi de Rome et la charité de la France ? Il donna mille francs aux organisateurs de ce Congrès : l’Orient chrétien, où son génie apostolique avait autrefois fait ses premières armes, obtenait ainsi la dernière de ses aumônes. C’était le 22 novembre : le 25, celui qui, vingt-quatre ans plus tôt, avait dit : « Je ne veux plus un seul jour de repos », entrait dans le repos de la mort.

On ouvrait son testament, daté de 1884, et l’on y lisait : « Je t’avais tout sacrifié, ô chère Afrique, lorsque, poussé par une force intérieure qui était visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me donner à ton service. Depuis, que de traverses, que de peines ! Je ne les rappelle que pour pardonner, et pour exprimer encore une fois mon indicible espérance de voir la portion de ce grand continent qui a connu autrefois la religion chrétienne revenir pleinement à la lumière, et celle qui est restée plongée dans la barbarie, sortir de ses ténèbres et de sa mort. C’est à cette œuvre que j’avais consacré ma vie. Mais qu’est-ce qu’une vie d’homme pour une semblable entreprise ? A peine ai-je pu ébaucher ce travail. Je n’ai été que la voix du désert appelant ceux qui doivent y tracer les routes de l’Évangile. Je meurs donc sans avoir pu faire autre chose pour toi que souffrir, et par mes souffrances, te préparer des apôtres. »

VII. — Les lendemains.

Les apôtres formés par Lavigerie ont continué son œuvre. Lavigerie voulait, en 1871, fonder en Algérie des villages d’orphelins ; les Pères Blancs, au lendemain de la famine qui sévit l’année d’après sa mort, créèrent en Tunisie, pour les orphelins, la grande exploitation agricole de Saint-Joseph de Thibar, qui fut le point de départ d’un nouveau village chrétien[272]. Lavigerie prévoyait, en 1878, quatre vicariats apostoliques ; actuellement, le rayonnement même de l’apostolat des Pères Blancs a contraint la congrégation romaine de la Propagande de démembrer et de multiplier leurs terrains d’action : ils possèdent en Afrique onze vicariats et une préfecture apostolique. Les statistiques de janvier 1925 donnaient, pour leurs missions d’Afrique, le chiffre de 400 275 baptisés et de 163 751 catéchumènes. Il y avait dans la seule chrétienté de l’Ouganda, du 1er juillet 1910 au 30 juin 1911, 1 236 000 communions[273].

[272] Antoine Philippe, Chronique sociale de France, novembre 1924, p. 810.

[273] Leblond, le Père Auguste Achte, p. 430.

Les Sœurs Blanches d’Afrique, deux ans seulement après la mort de leur fondateur, s’enfonçaient dans les ténèbres de l’intérieur, qui, devant leur regard embrasé d’espérances, s’éclairaient d’une lueur d’Épiphanie. A l’heure présente, dans quatre-vingt-trois maisons, elles enseignent, soignent, baptisent, font l’instruction de la femme arabe, ou de la femme païenne. Il advient souvent que d’avance, dès le berceau, ses parents l’ont vendue comme épouse : la sœur missionnaire, pour la faire chrétienne, doit indemniser le fiancé de ce qu’il a payé comme dot : la nécessité de ces coûteux remboursements entrave la besogne d’apostolat, mais ne décourage pas les apôtres[274].

[274] Leblond, op. cit., p. 418.

Sous l’égide de ces deux ordres, les races indigènes ont commencé de fournir des prêtres à l’autel, des religieuses au cloître : les missions dont Lavigerie fut l’ancêtre possèdent, présentement, trente-quatre prêtres indigènes, quatre grands séminaires avec cent quatorze séminaristes noirs, neuf petits séminaires avec quatre cent soixante et un élèves noirs, et, sous le voile de religieuses, deux cent deux négresses.

Tenacement, mais en vain, le cardinal avait souhaité, pour ses Pères Blancs, l’honneur d’être les agents de liaison, qui ouvriraient une route et jetteraient un pont entre l’Algérie et le Soudan : ce « mysticisme transsaharien » dont parle quelque part le colonel Monteil, et qui donna l’élan, vers 1880, à plusieurs essais héroïques, allait inspirer, au lendemain de la mort du cardinal, la tentative du P. Hacquard, suivie d’un nouvel échec. Il faudra dix années encore pour que le commandant Laperrine, par l’heureux amalgame de ses tirailleurs et de ses spahis, prépare la grande œuvre de la pénétration saharienne. Mais lorsqu’en 1894 la France militaire se fut installée à Tombouctou, les Pères Blancs, débarquant à Dakar, s’engagèrent dans la vallée du Niger, et pénétrèrent à leur tour au cœur du Soudan : l’apostolat religieux, dans le sillage de nos armées, atteignait ainsi, par une autre voie, ce Soudan, où s’était si souvent transporté, par delà le chapelet des oasis sahariennes, l’esprit conquérant du cardinal.

Ainsi sont au travail, conformément aux méthodes définies par Lavigerie, les instruments forgés par Lavigerie pour réaliser, au jour le jour, l’impérieux appel qu’au nom de son Église et de son pays il adressait à l’âme missionnaire.

L’œuvre antiesclavagiste, elle aussi, ne fut point une œuvre éphémère : sa vitalité s’attesta par le Congrès antiesclavagiste de 1900, par la création en Afrique d’un certain nombre de villages de liberté[275] ; elle s’atteste, aujourd’hui même, par la décision qu’a prise, en 1924, le conseil de la Société des Nations, de constituer une commission de l’esclavage, chargée de lutter contre les dernières survivances de la traite, contre les abus de l’esclavage domestique, contre la polygamie enfin, qui, en provoquant la restriction de la natalité, tarit les races indigènes et entrave leur essor économique[276]. Dans les sollicitudes et les travaux de cette commission genevoise, à laquelle les missionnaires commencent de prêter leur concours, c’est toujours l’esprit de Lavigerie qui survit et qui veille.

[275] Du Teil, Correspondant, 25 juin 1903.

[276] Beaupin, Chronique sociale de France, novembre 1924.

Quelques années après la mort du cardinal, le général du Barail, traçant de lui, dans ses Souvenirs, un portrait fort peu bienveillant, concluait qu’en agissant comme Lavigerie, « on risque de mériter, en guise d’oraison funèbre, l’épigramme appliquée à certains hommes d’Église : il parlait sans cesse du ciel pour ne s’occuper que des choses de la terre ; mais on risque aussi d’arriver les mains presque vides auprès de Celui qui a donné à ses disciples la divine consigne : Ite et docete[277] ». Apparemment le général, écrivant ces lignes, était hanté par le double souvenir des lointains différends de Lavigerie avec Mac-Mahon et de ses récents sourires à la forme républicaine ; il semblait que cette double impression lui voilât les résultats obtenus par le cardinal, — d’un voile tellement opaque qu’il osait dire en cette même page, quelques années seulement après les martyres de l’Ouganda : « Je ne crois pas que les Pères Blancs aient à leur actif une conversion sérieuse. » L’histoire religieuse de l’Afrique au cours des trente dernières années achève de s’insurger contre un tel verdict : la divine consigne Ite et docete, dont parle Du Barail, fut réalisée par les missionnaires de Lavigerie, comme elle l’avait été par le cardinal lui-même.

[277] Du Barail, op. cit., III, p. 47-49.

ÉPILOGUE
L’œuvre missionnaire de Lavigerie.

M. Jules Cambon disait de lui, devant son cercueil : « Le cardinal avait rêvé de conquérir l’Afrique à la France et à la civilisation, et il a mené cette entreprise en bon Français et en bon Européen. Il a été, sur la terre africaine, le précurseur de tous ces hardis voyageurs, de ces marins, de ces soldats, qui semblent renouveler chez nous la gloire des conquérants du Nouveau-Monde. » Tel est l’hommage que rendit au cardinal Lavigerie la République du président Carnot.

Parmi les assistants, il y avait M. Louis Bertrand ; il entendait, jusque derrière le glorieux cercueil, « le clabaudage de l’envie, de la sottise, du sectarisme imbécile et malfaisant », mais il écrira plus tard : « Les paroles d’adieu de Cambon, avec l’accent de l’orateur, sont restées dans ma mémoire comme une sorte de protestation contre l’inintelligence des contemporains et comme un premier hommage de la postérité[278]. »

[278] Louis Bertrand, le Sang des races (préface de 1920), p. 5.

I

Lavigerie s’insère avec une incomparable splendeur dans cette lignée de missionnaires qui furent, dans les trois derniers siècles, les pionniers de la plus grande France, et qui donnèrent comme préface à notre histoire coloniale une sorte de préhistoire religieuse, éminemment féconde. Son imagination, puis son action, commencèrent d’installer la France à Tunis, plusieurs années avant que notre diplomatie n’osât y aspirer. Il avait fallu neuf ans à la monarchie de Juillet pour que, dans la France algérienne d’outre-mer, une crosse d’évêque cheminât ; la crosse de Lavigerie, au contraire, précéda en Tunisie les armées de la République ; la civilisation chrétienne commença de s’y étaler et de s’y faire aimer, avant que ces armées ne survinssent avec une allure plus pacificatrice que conquérante. Une fois engagée dans les voies que lui avait ouvertes Lavigerie, la France officielle le voulut comme conseiller, comme guide, comme collaborateur permanent. L’œuvre de l’État français, en Tunisie, réalisa les conceptions de cet homme d’Église.

Il y a je ne sais quoi d’épique dans la carrière de ce prêtre qui, chargé par l’empereur Napoléon III, avec toutes sortes de réserves et de réticences, d’un diocèse de la banlieue méditerranéenne, fait de ce diocèse, avec la collaboration successive de la République française et des congrès diplomatiques européens, l’avant-poste du Christ pour la conquête d’un immense continent. Nos romantiques, en matière de politique étrangère, avaient eu vraiment d’étranges utopies[279]. Lamartine, rendant visite à l’émir Beschir, souverain des Druses du Liban, oubliait rapidement les mutilations et les massacres dont cet émir s’était rendu coupable, et saluait avec entrain, comme plus vieille et « originairement plus pure et plus parfaite que la nôtre », comme « fille des vertus primitives », la civilisation orientale. Michelet, du jour où il eut épousé une femme d’origine créole, rêvait d’une Amérique régénérée par le sang noir venu d’Afrique, par cette race de Cham si cruellement calomniée. Le spectacle des ruines cruellement accumulées en Syrie par ces Druses dont s’éprenait Lamartine, le spectacle des atrocités de l’Afrique noire, témoignaient à Lavigerie tout ce qu’il y avait d’incorrigible utopie dans ces hommages romantiques aux civilisations exotiques : comme observateur non moins que comme prêtre, il estimait urgent, tout d’abord, de leur présenter le Christ avant de s’exalter pour elles.

[279] Voir Seillière, Revue d’histoire diplomatique, octobre-décembre 1924.

Au début de son épiscopat algérien, il s’occupa surtout de jeter un pont entre le christianisme et l’Islam.

Il agit à ciel ouvert, prudemment mais sans se cacher.

Il ne pouvait admettre que le pouvoir civil condamnât à jamais les musulmans à être des gentils ; et c’était au contraire sa mission d’évêque, de les relever d’une telle condamnation. Il constata, après les premières expériences, que des succès locaux étaient possibles, mais sur des terrains bien restreints, et que de petits groupes d’enfants arabes ou berbères, enveloppés d’une atmosphère chrétienne, pouvaient devenir accessibles à la foi du Christ, mais que les âmes des adultes, elles, semblaient généralement murées.

Quelles que fussent les difficultés d’approche, s’étonnera-t-on qu’un Lavigerie n’ait jamais adhéré à la formule sommaire, d’après laquelle « on ne convertit point un musulman » ? M. René Bazin recueillait naguère certains indices, en Algérie, en Tunisie, dont il concluait que « les Musulmans peuvent être rapprochés de nous jusqu’à s’intéresser au principe supérieur de notre civilisation, même jusqu’à devenir chrétiens[280] ». Si l’on insistait en faveur de cette formule : « Le musulman est inconvertissable », les missions évangéliques anglo-saxonnes et germaniques, qui tenaient au Caire en 1906, à Lucknow en 1911, deux grands congrès pour l’apostolat de l’Islam, auraient le droit d’y relever beaucoup d’audace et quelque lâcheté, et de nous faire observer, à l’encontre, que dans les îles de la Sonde, dans l’Hindoustan, en Perse, en Arabie même, le protestantisme s’essaie, parfois victorieusement, à effriter le bloc islamique[281]. Lavigerie et après lui le P. de Foucauld se sont toujours refusés à admettre que le geste de saint François d’Assise et des premiers Franciscains apôtres du Maroc, le geste de saint Louis et du bienheureux Raymond Lulle, portant aux âmes islamiques le catholicisme, fût condamné à demeurer, pour toute la suite des siècles, un geste illusoire et stérile. Mais Lavigerie jugea nécessaire, dès le début, de « ménager la lumière aux yeux malades des musulmans pour ne les éclairer que peu à peu, de crainte de les aveugler sans retour[282] ». Pascal eût aimé ces lignes subtiles, extraites du discours qu’il adressait au concile provincial de 1873. Le mot Caritas, le seul qu’il eût voulu comme devise dans ses armes épiscopales, fut en définitive, vis-à-vis des musulmans d’Afrique, sa seule méthode d’apostolat.

[280] Bazin, Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1924, p. 496-503. Comparer dans la Chronique sociale de France, avril et mai 1924, les deux articles de M. Pasquier-Bronde sur l’influence sociale exercée chez les Kabyles par les écoles, les bureaux d’assistance sociale, l’œuvre du Foyer kabyle, et sur les premières conversions individuelles.

[281] Voir le fascicule de la Revue du monde musulman de novembre 1911 intitulé : la Conquête du monde musulman.

[282] Lavigerie, Œuvres choisies, I, p. 90.

« Je viens de lire, écrivait un jour Montalembert à Hilaire de Lacombe, le journal du voyage fait en Espagne, cinquante ans après l’expulsion des Maures, par certain calife, venu voir ce que devenait le royaume de ses aïeux. Il n’admire rien, tout lui paraît petit de ce qui a été fait depuis leur départ, excepté un couvent des frères de Saint-Jean-de-Dieu. Il n’en revient pas, qu’ils se dévouent aux misérables, et le voyageur constate que sa religion ne lui a jamais rien montré de pareil[283]. » Suggérer aux musulmans d’aujourd’hui une pareille remarque, c’est à peu près à quoi se réduisait l’apologétique de Lavigerie : il savait l’inefficacité des polémiques doctrinales contre l’Islam, et « l’héroïque courage » qu’exigent des musulmans, « en raison des difficultés de l’entourage[284] », les conversions individuelles.

[283] Je remercie M. Bernard de Lacombe, à qui je dois cette intéressante communication.

[284] Massignon, The Moslem World, 1915, p. 140.

L’abbé Bourgade, l’humble aumônier de Saint-Louis de Carthage, avait, au milieu du dix-neuvième siècle, publié trois livres de dialogues : Soirées de Carthage, la Clef du Coran, le Passage du Coran à l’Évangile, pour essayer d’acheminer les âmes musulmanes vers un contact plus immédiat avec Seïd Aïça (c’est le nom qu’elles donnent au Christ) ; et Mgr Pavy, présentant ces livres au public, avait fait remarquer, tout le premier, que cette « causerie simple, ingénieuse et de bonne amitié », n’avait rien d’une controverse, la controverse étant interdite par le Coran lui-même à ses disciples[285]. Pour tenter de présenter Seïd Aïça à la conscience islamique, Lavigerie n’empruntait pas les méthodes socratiques inaugurées par le bon abbé Bourgade ; il faisait le bien et voulait qu’on fît le bien, au nom de Seïd Aïça. Il lui paraissait que dispensaires, hôpitaux, orphelinats, en révélant aux musulmans les fruits de charité auxquels se reconnaît l’arbre chrétien, les induiraient peut-être, tôt ou tard, à venir s’asseoir à son ombre.

[285] Bourgade, Soirées de Carthage, p. X (Paris, Lecoffre, 1852).

II

Mais sans supprimer ou déserter les avant-postes de charité qui devaient attester aux Arabes et aux Kabyles l’active bienfaisance du christianisme, Lavigerie, peu à peu, s’abandonna plus pleinement à une autre hantise : celle de la formidable poussée qu’exerçait l’Islam pour pénétrer au cœur de l’Afrique noire, et pour s’y installer. Un postulatum de soixante-huit Pères, au concile du Vatican, avait réclamé pour les noirs de l’Afrique un regard de l’Église[286]. Lavigerie osa regarder, et conclure que d’urgence l’apostolat du Christ devait devancer auprès des fétichistes l’apostolat de Mahomet. L’imagination des frères Tharaud, épiant au delà des mers et des déserts la voix diffuse de l’Islam, croyait naguère l’entendre dire : « Vaincu sur votre petit coin du monde, je refleuris ailleurs, dans la Chine innombrable, les Indes embrasées, et dans la sombre Afrique[287]. » Les ambitions africaines de l’Islam inquiètent aujourd’hui la curiosité des explorateurs et la sollicitude des diplomates : on l’a vu, dans les dix premières années du vingtième siècle, porté par soixante Arabes de Zanzibar, s’installer dans le sud du Nyassa, et échafauder, presque en chaque village, une hutte mosquée ; on le voit encercler l’Abyssinie et faire effort pour démanteler ce vieux bastion du christianisme africain[288].

[286] Collectio Lacensis, VII, col. 905.

[287] Jérôme et Jean Tharaud, la Bataille à Scutari d’Albanie, p. 206. (Paris, Émile-Paul, 1913.)

[288] Guérinot, Islam et Abyssinie (Revue du monde musulman, 1918.) Lorsque pourtant M. T. R. Threlfall, dans un article de la Nineteenth Century, mars 1900, écrit qu’à côté de la propagande musulmane dans le centre de l’Afrique « la propagande chrétienne n’est qu’un mythe », on peut trouver qu’il méconnaît singulièrement les résultats obtenus par les Pères Blancs. Sur l’Islam au Nyassaland et aux portes de l’Éthiopie, voir aussi Massignon, Annuaire du monde musulman, 1923, p. 198 et 221.

Lavigerie fut l’un des premiers à surveiller l’esprit de conquête de l’Islam, à le dénoncer, à le contrecarrer ; il fut l’un des premiers à révéler au monde qu’au cours de ce dix-neuvième siècle où les diverses puissances de l’Europe, s’installant de çà de là sur l’immense littoral, se croyaient maîtresses des portes de l’Afrique, l’Islam peu à peu, avec ses confréries militaires et mystiques, avec ses caravanes esclavagistes, s’avançait vers le centre même du continent noir.

« Nous sommes les premiers, écrivait dès 1878 un de ses Pères Blancs, qui, depuis l’origine du christianisme, allons représenter Notre-Seigneur et son Église dans ce monde barbare et encore à peu près inconnu. Devant nous, cent et peut-être deux cents millions d’âmes nous tendent invisiblement les bras, comme ces infidèles de la Macédoine, que saint Paul vit en songe[289]. » Voilà le cri de joie par lequel s’inaugurait l’apostolat catholique dans la région des Grands Lacs. D’aucuns chez nous commençaient à dire : « Qu’importe, après tout, que l’Islam fasse la conquête des fétichistes ? Tel quel, il les élèverait vers une forme supérieure de religiosité » ; et des administrateurs, enclins à tenir en suspicion les missions catholiques, auraient volontiers, au nom de ce programme, favorisé en Afrique la propagande musulmane. Lavigerie s’insurgea toujours contre de pareilles méthodes ; et le souci des intérêts de la France amena d’excellents connaisseurs de l’âme africaine à les condamner comme il les condamnait. « Oui, disait il y a trente ans un de nos missionnaires au Congo, le P. Moreau, des Pères du Saint-Esprit, la civilisation musulmane est un grand pas sur le fétichisme ; mais ce pas est le premier et le dernier, il enraye tout[290]. »

[289] Lavigerie, Œuvres choisies, II, p. 99. En fait, ainsi que l’explique M. Louis Massignon dans son étude sur l’Église catholique romaine et l’Islam, The Moslem World, avril 1915, p. 129-142, la raison fondamentale qui a jusqu’ici dissuadé le Saint-Siège d’organiser en terres musulmanes un apostolat religieux visant les musulmans, est le souci qu’ont eu les Papes de protéger les communautés chrétiennes existant dans ces pays et de n’offrir aux pouvoirs musulmans aucun prétexte de les troubler ou de les gêner dans la profession de la foi chrétienne. Léon XIII, en 1879, fit un premier pas dans une voie nouvelle, en recommandant au Sultan les œuvres d’éducation et de charité mises à la disposition des musulmans par l’Église romaine.

[290] Cardinal Perraud. Allocution au congrès antiesclavagiste de 1900. (Compte rendu du congrès, p. 186.)

« Si j’ai au Soudan respecté toutes les croyances, écrivait, deux ans après la mort de Lavigerie, le colonel Archinard, si je me suis attiré même l’affection des musulmans en me montrant souvent leur protecteur, je n’ai cependant pas voulu qu’ils puissent faire de la propagande à notre suite dans les pays fétichistes qui avaient toujours su leur résister. Favoriser l’islamisme sous prétexte qu’on n’est pas soi-même un catholique convaincu, c’est trahir les intérêts français. Le catholicisme avec son imposant cérémonial convient mieux encore aux populations noires que l’islamisme. Plus que dans aucune autre de nos colonies, il faut faire au Soudan de la propagande religieuse, parce que c’est de la propagande française, et, quelles que soient nos sympathies, nous n’avons pas le choix de la religion à propager, car l’islamisme nous fait des rivaux et des ennemis, et, en Afrique, le protestantisme fait des sujets anglais. » Tout en constatant qu’il serait « impolitique de combattre ouvertement le mahométisme en Sénégambie », Galliéni, dès 1885, signalait que « les ennemis les plus acharnés de notre domination ont toujours marché contre nous en invoquant le nom du Prophète », et que « notre devoir le plus élémentaire est d’encourager de tout notre pouvoir les efforts des peuples nègres restés encore réfractaires aux idées du mahométisme[291] ». Le colonel Archinard, tout comme Lavigerie, déplorait l’aspect d’État laïque que la France croit devoir parfois affecter, vis-à-vis des musulmans et vis-à-vis des fétichistes. « Les noirs, comme les musulmans, insistait-il, s’étonnent de ne nous voir jamais faire acte de religion. » Et tout protestant qu’il fût, le colonel Archinard invitait le commandant Quiquandon à dire à l’un des chefs soudanais que le colonel était catholique, et que pour consolider avec lui les liens d’amitié, il devait prendre cette religion-là.

[291] Galliéni, Voyage au Soudan français, p. 617-618.

Le très regretté général Mangin, qui cite ces très suggestifs documents, ajoute qu’il est naturel que nous respections le sentiment religieux de nos protégés musulmans, mais non pas l’Islam en soi. « La confusion est trop fréquente, dit-il, et elle a pour résultat d’ajouter notre prestige à celui de l’Islam, d’accroître la ferveur de ses adhérents, et d’en augmenter le nombre. Il est des élégances de costume ou de manières qui sont de mauvais ton ; il est également des élégances intellectuelles qui sont déplacées, et l’affectation d’une extrême sympathie pour l’Islam est de celles-là. Le fait d’envoyer des tolbas venant d’Algérie pour enseigner le Coran dans les medersas de l’Afrique occidentale a été une faute, il faut savoir le dire[292]. »

[292] Général Mangin, Regards sur la France d’Afrique, p. 211 et suiv. (Paris, Plon, 1923). — Cf. René Bazin, Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1924, p. 488-492. — M. Maurice Delafosse, Afrique française, supplément, décembre 1922, p. 321-333, explique d’autre part que l’islamisation des noirs soudanais, accomplie depuis le quinzième siècle par les conquérants musulmans, fut assez superficielle, et qu’on vit un certain nombre d’entre eux, une fois devenus sujets européens, rejeter le Coran pour revenir au fétichisme.

C’est ainsi que plus de trente ans après la mort de Lavigerie, le chef perspicace qui fut entre la France et l’Afrique noire un incomparable truchement, suggérait à la métropole un programme africain de politique religieuse qui se rapproche singulièrement du programme du cardinal[293].

[293] Le capitaine André, dans son livre : l’Islam noir, contribution à l’étude des confréries religieuses islamiques en Afrique occidentale (Paris, Geuthner, 1924), explique de son côté que l’Islam, en ces régions, est, de féodal et théocratique, devenu démocratique, et que, « si les noirs de la côte ne sont pas encore parvenus au stade de la rébellion, leurs associations à tendances particularistes augmentent en nombre et en volume ». Cf. Jalabert, Études, 20 mai 1925, p. 448-454.

III

Ce fut une gloire pour Lavigerie, et tout en même temps pour son Église, que, dix ans seulement après le premier contact entre ses Pères Blancs et l’Afrique noire, l’expérience acquise sur cette terre vierge permît à Lavigerie de revendiquer et d’obtenir, pour le catholicisme missionnaire, un rôle et une voix dans les congrès où se débattaient les destinées de l’Afrique. Nouveauté d’autant plus émouvante, qu’elle se produisait à l’époque où la Papauté, récemment déchue de sa souveraineté temporelle, semblait vouée désormais au silence dans les disputes entre les hommes. A peine Carthage était-elle rétablie dans cette dignité primatiale qui lui conférait sur l’Afrique une sorte de souveraineté spirituelle, et déjà, de cette Carthage, Lavigerie parlait aux puissants de la terre, un Gambetta, un Ferry, un Bismarck, pour leur indiquer les exigences civilisatrices de l’Église ; et Lavigerie réussissait à leur faire comprendre que dans cette Afrique où les susceptibilités diplomatiques risquaient d’être une cause de paralysie, l’Église, avec leur aide, pouvait servir, plus librement et plus clairement qu’eux-mêmes, la cause de l’humanité.

« De petits esprits, lit-on dans Montesquieu, exagèrent trop l’injustice que l’on fait aux Africains, car, si elle était telle qu’ils la disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d’Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d’en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?[294] » Cent quarante ans après l’Esprit des Lois, Lavigerie, ayant éclairé d’une effrayante lumière « l’injustice » faite aux Africains, réclama d’urgence, au nom de son Credo, cette convention vengeresse ; et grâce à lui l’Église, à la fin de ce dix-neuvième siècle qui l’avait mise aux prises avec le « philosophisme » révolutionnaire, apparut à l’univers civilisé comme l’instigatrice d’une croisade libératrice, émancipatrice.

[294] Montesquieu, Esprit des Lois, livre XV, chapitre V. Voir Russell Parsons Jameson, Montesquieu et l’esclavage (Paris, Hachette, 1911).

Julius Eckardt, le consul d’Allemagne, qui observa de très près Lavigerie, et qui admirait en lui, entre autres détails, « un des rares prélats français qui eussent une idée claire de l’essence et de la portée du protestantisme », écrivait : « Par ses luttes contre l’esclavage, par son active charité, il a incomparablement mieux préparé le christianisme que par des prédications de propagande et par des conversions précipitées. Ses efforts missionnaires furent de nature essentiellement humaine[295]. »

[295] Eckardt, op. cit., II, p. 182.

Les phraséologies officielles qui fêtèrent, en 1889, le centenaire de la Déclaration des droits, furent moins efficaces pour révéler au monde la générosité française que ne l’était, en cette même année, la revendication des droits de l’esclave, promenée de chaire en chaire, de capitale en capitale, par la voix d’un prélat parlant au nom de Dieu. De fait ce prélat, pour déborder le cadre du presbytère de campagne où s’enfermait sa naïve imagination d’enfant, n’avait eu qu’à vouloir réaliser la définition du prêtre autrefois donnée par Chrysostome : « Un homme universel, qui s’intéresse aux épreuves et aux souffrances de l’humanité, comme si le monde entier lui avait été confié et qu’il eût été établi le père de tous ses semblables. » Ces mots résument la vie de Lavigerie, ils expliquent son âme, ils éclairent sa gloire.

FIN

APPENDICE

TESTAMENT SPIRITUEL DU CARDINAL LAVIGERIE[296].

[296] Ce testament date de 1884 ou 1885 (Baunard, Le cardinal Lavigerie, II, p. 670.)

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il !

Ceci est mon testament spirituel. Je le commence en déclarant, en présence de l’éternité qui va s’ouvrir devant moi, que je veux mourir dans les sentiments où j’ai toujours vécu, à savoir ceux d’une obéissance et d’un dévouement sans bornes au Saint-Siège apostolique et à Notre Saint-Père le Pape, vicaire de Jésus-Christ sur la terre.

J’ai toujours cru, je crois tout ce qu’ils enseignent et dans le sens où ils l’enseignent. J’ai toujours cru, je crois qu’en dehors du Pape ou contre le Pape, il n’y a et il ne peut y avoir dans l’Église que trouble, confusion, erreur et perte éternelle. Lui seul a été établi comme le fondement de l’Unité, et par conséquent de la vie, en tout ce qui tient au salut éternel.

J’ai l’insigne honneur d’appartenir de plus près au Saint-Siège apostolique par mon caractère de prêtre, d’évêque, par mon titre de cardinal de la Sainte Église romaine. Sans doute ces honneurs, qui sont fort au-dessus de ma misère et de ma faiblesse, sont faits pour me confondre, en ce moment surtout, où je songe à me présenter au tribunal de Dieu. Mais j’y veux voir un motif de reconnaissance et de fidélité d’autant plus grande envers la chaire de Pierre et envers Notre Saint-Père le Pape, qui m’a comblé des marques de sa confiance et de sa bonté.

Je l’ai servi de mon mieux tant que j’ai pu. Ne pouvant plus rien maintenant, je prie Notre-Seigneur d’agréer le sacrifice que je lui fais de ma vie, et les souffrances qui accompagneront ma mort, pour la prolongation des jours précieux de Léon XIII et le triomphe de ses desseins magnanimes.

Je confonds dans mon dévouement au Saint-Siège celui que j’ai toujours eu pour la France chrétienne et pour les missions d’Afrique, à la tête desquelles je suis placé. La paix, la gloire, la vie même de la France sont étroitement liées à sa foi catholique, et par conséquent à sa fidélité envers le Saint-Siège. C’est surtout d’elle qu’on a pu dire, à chacune des pages de son histoire : Sacerdotium et regnum cum inter se consentiunt, bene regitur mundus. Cum autem non concordant, non tantum parvae res non crescunt, sed etiam magnae miserabiliter delabuntur.

J’ai tout fait, dans la mesure de mes forces et de mon intelligence, pour maintenir cette concorde si désirable. Je puis dire en vérité que j’en meurs, car la maladie qui me conduit au tombeau est la conséquence des fatigues surhumaines que je me suis imposées, l’été dernier, à Rome et à Paris, pour empêcher une rupture éclatante que tout semblait rendre inévitable. Et là, je travaillais encore plus, dans un sens, pour ma pauvre et chère patrie que pour l’Église. Car l’Église a des assurances d’immortalité, mais la France n’a d’autres promesses que celles que la Providence a faites aux nations de la terre, et elle a contre elle, hélas ! la menace divine : Omnis civitas contra se divisa non stabit.

Oh ! si je pouvais lui parler encore du fond de ma tombe ! Si je pouvais, avec ce désintéressement de toutes choses qui est le propre de la vie à venir, lui représenter une dernière fois, comme je l’ai fait souvent à ceux qui la gouvernent, ce qui peut lui donner la paix ! Je la vois avec une amère douleur descendre chaque jour du rang de puissance et d’honneur où l’avaient placée, dans le monde, la foi et les vertus de nos pères, la politique sage et persévérante de nos rois.

Je ne parle pas de son régime intérieur. Je ne me suis jamais mêlé à l’action et surtout aux passions des partis. Ma vie s’est écoulée presque tout entière au dehors, depuis que j’ai âge d’homme. C’est là que j’ai pu juger de sa décadence, et que j’ai vu, à mesure qu’elle abandonne sa foi et ses traditions, sa voix être moins écoutée et son nom moins respecté.

La France va-t-elle finir ? Dieu va-t-il lui retirer sa mission qu’il lui avait confiée, de défendre et de protéger généreusement dans le monde la justice et la vérité ? Ma prière suprême est que ce malheur lui soit épargné. Mais qu’est-ce que la prière d’un homme devant la justice de Dieu ?

C’est à toi que je viens maintenant, ô ma chère Afrique ! Je t’avais tout sacrifié, il y a dix-sept ans, lorsque, poussé par une force intérieure, qui était visiblement celle de Dieu, j’ai tout quitté pour me donner à ton service. Depuis, que de traverses, que de fatigues, que de peines !… Je ne les rappelle que pour pardonner et pour exprimer encore une fois mon indicible espérance de voir la portion de ce grand continent, qui a connu autrefois la religion chrétienne, revenir pleinement à la lumière ; et celle qui est restée plongée dans la barbarie, sortir de ses ténèbres et de sa mort.

C’est à cette œuvre que j’avais consacré ma vie. Mais qu’est-ce qu’une vie d’homme pour une semblable entreprise ? A peine ai-je pu ébaucher ce travail. Je n’ai été que la voix du désert appelant ceux qui doivent y tracer les routes à l’Évangile. Je meurs donc sans avoir pu faire autre chose pour toi que souffrir, et, par mes souffrances, te préparer des apôtres !

TABLE DES MATIÈRES

 
Pages.
Introduction. La France en Afrique avant Lavigerie.
CHAPITRE PREMIER
LA VOCATION MISSIONNAIRE DU CARDINAL LAVIGERIE. SES DÉBUTS
I.
— De la cure de campagne à la Sorbonne
II.
— L’abbé Lavigerie dans la France du Levant
III.
— En route vers Alger, par Rome et Nancy
IV.
— Les projets missionnaires de l’archevêque concordataire ; surprise de l’État
V.
— Le programme pastoral de Lavigerie
VI.
— Les orphelinats pour enfants musulmans ; le conflit avec Mac-Mahon
VII.
— La solution du conflit
CHAPITRE II
LA RÉSURRECTION DE L’ÉGLISE D’AFRIQUE
I.
— L’éducation agricole de l’Algérie : Pères Blancs et Sœurs Blanches
II.
— Une grande crise : la guerre de 1870 et l’insurrection kabyle
III.
— Un renouveau spirituel dans l’Algérie pacifiée
IV.
— Les villages de néophytes ; le concile d’Afrique
V.
— Une crise de lassitude chez Mgr Lavigerie. Le discours sur l’armée et la mission de la France en Afrique
VI.
— Des martyrs chez les Pères Blancs. Lavigerie chez Pie IX ; ses nouveaux projets
CHAPITRE III
LA FRANCE A TUNIS, A JÉRUSALEM ET SUR L’ÉQUATEUR. LE RELÈVEMENT DE CARTHAGE
I.
— Les premières missions des Pères Blancs dans l’Afrique équatoriale
II.
— Lavigerie à Jérusalem : la France institutrice des clergés d’Orient
III.
— Lavigerie devancier de la France et conseiller de la France en Tunisie
IV.
— Le second acte de la conquête tunisienne. Promenade pacificatrice de Lavigerie
V.
— Toujours plus avant dans le centre de l’Afrique
VI.
— Lavigerie cardinal
VII.
— Le relèvement du siège de Carthage
VIII.
— La croix sous l’équateur : la « masse noire » des martyrs. Lavigerie dans son observatoire de Biskra
CHAPITRE IV
LA CROISADE CONTRE L’ESCLAVAGISME. LES DERNIÈRES ANNÉES
I.
— L’esclavagisme dans l’Afrique noire
II.
— Lavigerie devant Léon XIII : son investiture pour la croisade
III.
— La période apostolique de la croisade : les discours de Paris, Londres et Bruxelles
IV.
— La période des difficultés diplomatiques : les congrès
V.
— L’achèvement de l’œuvre tunisienne, les adieux de Lavigerie à l’Europe
VI.
— Les dernières épreuves : à l’Ouganda, au Sahara. Mort du cardinal
VII.
— Les lendemains
Épilogue : l’œuvre missionnaire de Lavigerie
Appendice : le testament spirituel de Lavigerie

PARIS. — TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. — 32506

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