The Project Gutenberg eBook of Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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Title: Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

Author: Victor Hugo

Release date: July 1, 2005 [eBook #8453]
Most recently updated: September 20, 2014

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and the Online Distributed Proofreading Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ACTES ET PAROLES, VOLUME 2: PENDANT L'EXIL 1852-1870 ***

Produced by Carlo Traverso, Anne Dreze, Marc D'Hooghe and

the Online Distributed Proofreading Team

OEUVRES COMPLETES DE VICTOR HUGO

ACTES ET PAROLES II

PENDANT L'EXIL 1852-1870

CE QUE C'EST QUE L'EXIL

I

Le droit incarne, c'est le citoyen; le droit couronne, c'est le legislateur. Les republiques anciennes se representaient le droit assis dans la chaise curule, ayant en main ce sceptre, la loi, et vetu de cette pourpre, l'autorite. Cette figure etait vraie, et l'ideal n'est pas autre aujourd'hui. Toute societe reguliere doit avoir a son sommet le droit sacre et arme, sacre par la justice, arme de la liberte.

Dans ce qui vient d'etre dit, le mot force n'a pas ete prononce. La force existe pourtant; mais elle n'existe pas hors du droit; elle existe dans le droit.

Qui dit droit dit force.

Qu'y a-t-il donc hors du droit?

La violence.

Il n'y a qu'une necessite, la verite; c'est pourquoi il n'y a qu'une force, le droit. Le succes en dehors de la verite et du droit est une apparence. La courte vue des tyrans s'y trompe; un guet-apens reussi leur fait l'effet d'une victoire, mais cette victoire est pleine de cendre; le criminel croit que son crime est son complice; erreur; son crime est son punisseur; toujours l'assassin se coupe a son couteau; toujours la trahison trahit le traitre; les delinquants, sans qu'ils s'en doutent, sont tenus au collet par leur forfait, spectre invisible; jamais une mauvaise action ne vous lache; et fatalement, par un itineraire inexorable, aboutissant aux cloaques de sang pour la gloire et aux abimes de boue pour la honte, sans remission pour les coupables, les Dix-huit Brumaire conduisent les grands a Waterloo et les Deux-Decembre trainent les petits a Sedan.

Quand ils depouillent et decouronnent le droit, les hommes de violence et les traitres d'etat ne savent ce qu'ils font.

II

L'exil, c'est la nudite du droit. Rien de plus terrible. Pour qui? Pour celui qui subit l'exil? Non, pour celui qui l'inflige. Le supplice se retourne et mord le bourreau.

Un reveur qui se promene seul sur une greve, un desert autour d'un songeur, une tete vieillie et tranquille autour de laquelle tournent des oiseaux de tempete, etonnes, l'assiduite d'un philosophe au lever rassurant du matin, Dieu pris a temoin de temps en temps en presence des rochers et des arbres, un roseau qui non seulement pense, mais medite, des cheveux qui de noirs deviennent gris et de gris deviennent blancs dans la solitude, un homme qui se sent de plus en plus devenir une ombre, le long passage des annees sur celui qui est absent, mais qui n'est pas mort, la gravite de ce desherite, la nostalgie de cet innocent, rien de plus redoutable pour les malfaiteurs couronnes.

Quoi que fassent les tout-puissants momentanes, l'eternel fond leur resiste. Ils n'ont que la surface de la certitude, le dessous appartient aux penseurs. Vous exilez un homme. Soit. Et apres? Vous pouvez arracher un arbre de ses racines, vous n'arracherez pas le jour du ciel. Demain, l'aurore.

Pourtant, rendons cette justice aux proscripteurs; ils sont logiques, parfaits, abominables. Ils font tout ce qu'ils peuvent pour aneantir le proscrit.

Parviennent-ils a leur but? reussissent-ils? sans doute.

Un homme tellement ruine qu'il n'a plus que son honneur, tellement depouille qu'il n'a plus que sa conscience, tellement isole qu'il n'a plus pres de lui que l'equite, tellement renie qu'il n'a plus avec lui que la verite, tellement jete aux tenebres qu'il ne lui reste plus que le soleil, voila ce que c'est qu'un proscrit.

III

L'exil n'est pas une chose materielle, c'est une chose morale. Tous les coins de terre se valent. Angulus ridet. Tout lieu de reverie est bon, pourvu que le coin soit obscur et que l'horizon soit vaste.

En particulier l'archipel de la Manche est attrayant; il n'a pas de peine a ressembler a la patrie, etant la France. Jersey et Guernesey sont des morceaux de la Gaule, cassee au huitieme siecle par la mer. Jersey a eu plus de coquetterie que Guernesey; elle y a gagne d'etre plus jolie et moins belle. A Jersey la foret s'est faite jardin; a Guernesey le rocher est reste colosse. Plus de grace ici, plus de majeste la. A Jersey on est en Normandie, a Guernesey on est en Bretagne. Un bouquet grand comme la ville de Londres, c'est Jersey. Tout y est parfum, rayon, sourire; ce qui n'empeche pas les visites de la tempete. Celui qui ecrit ces pages a quelque part qualifie Jersey "une idylle en pleine mer". Aux temps paiens, Jersey a ete plus romaine et Guernesey plus celtique; on sent a Jersey Jupiter et a Guernesey Teutates. A Guernesey, la ferocite a disparu, mais la sauvagerie est restee. A Guernesey, ce qui fut jadis druidique est maintenant huguenot; ce n'est plus Moloch, mais c'est Calvin; l'eglise est froide, le paysage est prude, la religion a de l'humeur. Somme toute, deux iles charmantes; l'une aimable, l'autre reveche.

Un jour la reine d'Angleterre, plus que la reine d'Angleterre, la duchesse de Normandie, venerable et sacree six jours sur sept, fit une visite, avec salves, fumee, vacarme et ceremonie, a Guernesey. C'etait un dimanche, le seul jour de la semaine qui ne fut pas a elle. La reine, devenue brusquement "cette femme", violait le repos du Seigneur. Elle descendit sur le quai au milieu de la foule muette. Pas un front ne se decouvrit. Un seul homme la salua, le proscrit qui parle ici.

Il ne saluait pas une reine; mais une femme.

L'ile devote fut bourrue. Ce puritanisme a sa grandeur.

Guernesey est faite pour ne laisser au proscrit que de bons souvenirs; mais l'exil existe en dehors du lieu d'exil. Au point de vue interieur, on peut dire: il n'y a pas de bel exil.

L'exil est le pays severe; la tout est renverse, inhabitable, demoli et gisant, hors le devoir, seul debout, qui, comme un clocher d'eglise dans une ville ecroulee, parait plus haut de toute cette chute autour de lui.

L'exil est un lieu de chatiment.

De qui?

Du tyran.

Mais le tyran se defend.

IV

Attendez-vous a tout, vous qui etes proscrit. On vous jette au loin, mais on ne vous lache pas. Le proscripteur est curieux et son regard se multiplie sur vous. Il vous fait des visites ingenieuses et variees. Un respectable pasteur protestant s'assied a votre foyer, ce protestantisme emarge a la caisse Tronsin-Dumersan; un prince etranger qui baragouine se presente, c'est Vidocq qui vient vous voir; est-ce un vrai prince? oui; il est de sang royal, et aussi de la police; un professeur gravement doctrinaire s'introduit chez vous, vous le surprenez lisant vos papiers. Tout est permis contre vous; vous etes hors la loi, c'est-a-dire hors l'equite, hors la raison, hors le respect, hors la vraisemblance; on se dira autorise par vous a publier vos conversations, et l'on aura soin qu'elles soient stupides; on vous attribuera des paroles que vous n'avez pas dites, des lettres que vous n'avez pas ecrites, des actions que vous n'avez pas faites. On vous approche pour mieux choisir la place ou l'on vous poignardera; l'exil est a claire-voie; on y regarde comme dans une fosse aux betes; vous etes isole, et guette.

N'ecrivez pas a vos amis de France; il est permis d'ouvrir vos lettres; la cour de cassation y consent; defiez-vous de vos relations de proscrit, elles aboutissent a des choses obscures; cet homme qui vous sourit a Jersey vous dechire a Paris; celui-ci qui vous salue sous son nom vous insulte sous un pseudonyme; celui-la, a Jersey meme, ecrit contre les hommes de l'exil des pages dignes d'etre offertes aux hommes de l'empire, et auxquelles du reste il rend justice en les dediant aux banquiers Pereire. Tout cela est tout simple, sachez-le. Vous etes au lazaret. Si quelqu'un d'honnete vient vous voir, malheur a lui. La frontiere l'attend, et l'empereur est la sous sa forme gendarme. On mettra des femmes nues pour chercher sur elles un livre de vous, et si elles resistent, si elles s'indignent, on leur dira: ce n'est pas pour votre peau!

Le maitre, qui est le traitre, vous entoure de qui bon lui semble; le prescripteur dispose de la qualite de proscrit; il en orne ses agents; aucune securite; prenez garde a vous; vous parlez a un visage, c'est un masque qui entend; votre exil est hante par ce spectre, l'espion.

Un inconnu, tres mysterieux, vient vous parler bas a l'oreille; il vous declare que, si vous le voulez, il se charge d'assassiner l'empereur; c'est Bonaparte qui vous offre de tuer Bonaparte. A vos banquets de fraternite, quelqu'un dans un coin criera: Vive Marat! vive Hebert! vive la guillotine! Avec un peu d'attention vous reconnaitrez la voix de Carlier. Quelquefois l'espion mendie; l'empereur vous demande l'aumone par son Pietri; vous donnez, il rit; gaite de bourreau. Vous payez les dettes d'auberge de cet exile, c'est un agent; vous payez le voyage de ce fugitif, c'est un sbire; vous passez la rue, vous entendez dire: Voila le vrai tyran! C'est de vous qu'on parle; vous vous retournez; qui est cet homme? on vous repond: c'est un proscrit. Point. C'est un fonctionnaire. Il est farouche et paye. C'est un republicain signe Maupas. Coco se deguise en Scaevola.

Quant aux inventions, quant aux impostures, quant aux turpitudes, acceptez-les. Ce sont les projectiles de l'empire.

Surtout ne reclamez pas. On rirait. Apres la reclamation, l'injure recommencera, la meme, sans meme prendre la peine de varier; a quoi bon changer de bave? celle d'hier est bonne.

L'outrage continuera, sans relache, tous les jours, avec la tranquillite infatigable et la conscience satisfaite de la roue qui tourne et de la venalite qui ment. De represailles point; l'injure se defend par sa bassesse; la platitude sauve l'insecte. L'ecrasement de zero est impossible. Et la calomnie, sure de l'impunite, s'en donne a coeur joie; elle descend a de si niaises indignites que l'abaissement de la dementir depasse le degout de l'endurer.

Les insulteurs ont pour public les imbeciles. Cela fait un gros rire.

On en vient a s'etonner que vous ne trouviez pas tout naturel d'etre calomnie. Est-ce que vous n'etes pas la pour cela? O homme naif, vous etes cible. Tel personnage est de l'academie pour vous avoir insulte; tel autre a la croix pour le meme acte de bravoure, l'empereur l'a decore sur le champ d'honneur de la calomnie; tel autre, qui s'est distingue aussi par des affronts d'eclat, est nomme prefet. Vous outrager est lucratif. Il faut bien que les gens vivent. Dame! pourquoi etes-vous exile?

Soyez raisonnable. Vous etes dans votre tort. Qui vous forcait de trouver mauvais le coup d'etat? Quelle idee avez-vous eue de combattre pour le droit? Quel caprice vous a passe par la tete de vous revolter du cote de la loi? Est-ce qu'on prend la defense du droit et de la loi quand ils n'ont plus personne pour eux? Voila bien les demagogues! s'enteter, perseverer, persister, c'est absurde. Un homme poignarde le droit et assassine la loi. Il est probable qu'il a ses raisons. Soyez avec cet homme. Le succes le fait juste. Soyez avec le succes puisque le succes devient le droit. Tout le monde vous en saura gre. Nous ferons votre eloge. Au lieu d'etre proscrit vous serez senateur, et vous n'aurez pas la figure d'un idiot.

Osez-vous douter du bon droit de cet homme? mais vous voyez bien qu'il a reussi! Vous voyez bien que les juges qui l'avaient mis en accusation lui pretent serment! Vous voyez bien que les pretres, les soldats, les eveques, les generaux, sont avec lui! Vous croyez avoir plus de vertu que tout cela! vous voulez tenir tete a tout cela! Allons donc! D'un cote tout ce qui est respecte, tout ce qui est respectable, tout ce qui est venere, tout ce qui est venerable, de l'autre, vous! C'est inepte; et nous vous bafouons, et nous faisons bien. Mentir contre une brute est permis. Tous les honnetes gens sont contre vous; et nous, les calomniateurs, nous sommes avec les honnetes gens. Voyons, reflechissez, rentrez en vous-meme. Il fallait bien sauver la societe. De qui? de vous. De quoi ne la menaciez-vous pas? Plus de guerre, plus d'echafaud, l'abolition de la peine de mort, l'enseignement gratuit et obligatoire, tout le monde sachant lire! C'etait affreux. Et que d'utopies abominables! la femme de mineure faite majeure, cette moitie du genre humain admise au suffrage universel, le mariage libere par le divorce; l'enfant pauvre instruit comme l'enfant riche, l'egalite resultant de l'education; l'impot diminue d'abord et supprime enfin par la destruction des parasitismes, par la mise en location des edifices nationaux, par l'egout transforme en engrais, par la repartition des biens communaux, par le defrichement des jacheres, par l'exploitation de la plus-value sociale; la vie a bon marche, par l'empoissonnement des fleuves; plus de classes, plus de frontieres, plus de ligatures, la republique d'Europe, l'unite monetaire continentale, la circulation decuplee decuplant la richesse; que de folies! il fallait bien se garer de tout cela! Quoi! la paix serait faite parmi les hommes, il n'y aurait plus d'armee, il n'y aurait plus de service militaire! Quoi! la France serait cultivee de facon a pouvoir nourrir deux cent cinquante millions d'hommes; il n'y aurait plus d'impot, la France vivrait de ses rentes! Quoi! la femme voterait, l'enfant aurait un droit devant le pere, la mere de famille ne serait plus une sujette et une servante, le mari n'aurait plus le droit de tuer sa femme! Quoi! le pretre ne serait plus le maitre! Quoi! il n'y aurait plus de batailles, il n'y aurait plus de soldats, il n'y aurait plus de bourreaux, il n'y aurait plus de potences et de guillotines! mais c'est epouvantable! il fallait nous sauver. Le president l'a fait; vive l'empereur!—Vous lui resistez; nous vous dechirons; nous ecrivons sur vous des choses quelconques. Nous savons bien que ce que nous disons n'est pas vrai, mais nous protegeons la societe, et la calomnie qui protege la societe est d'utilite publique. Puisque la magistrature est avec le coup d'etat, la justice y est aussi; puisque le clerge est avec le coup d'etat, la religion y est aussi; la religion et la justice sont des figures immaculees et saintes; la calomnie qui leur est utile participe de l'honneur qu'on leur doit; c'est une fille publique, soit, mais elle sert des vierges. Respectez-la.

Ainsi raisonnent les insulteurs.

Ce que le proscrit a de mieux a faire, c'est de penser a autre chose.

V

Puisqu'il est au bord de la mer, qu'il en profite. Que cette mobilite sous l'infini lui donne la sagesse. Qu'il medite sur l'emeute eternelle des flots contre le rivage et des impostures contre la verite. Les diatribes sont vainement convulsives. Qu'il regarde la vague cracher sur le rocher, et qu'il se demande ce que cette salive y gagne et ce que ce granit y perd.

Non, pas de revolte contre l'injure, pas de depense d'emotion, pas de represailles, ayez une tranquillite severe. La roche ruisselle, mais ne bouge pas. Parfois elle brille du ruissellement. La calomnie finit par etre un lustre. A un ruban d'argent sur la rose, on reconnait que la chenille a passe.

Le crachat au front du Christ, quoi de plus beau!

Un pretre, un certain Segur, a appele Garibaldi poltron. Et, en verve de metaphore, il ajoute: Comme la lune.—Garibaldi poltron comme la lune! Ceci plait a la pensee. Et il en decoule des consequences. Achille est lache, donc Thersite est brave; Voltaire est stupide, donc Segur est profond.

Que le proscrit fasse son devoir, et qu'il laisse la diatribe faire sa besogne.

Que le proscrit traque, trahi, hue, aboye, mordu, se taise.

C'est grand le silence.

Aussi bien vouloir eteindre l'injure, c'est l'attiser. Tout ce que l'on jette a la calomnie lui est combustible. Elle emploie a son metier sa propre honte. La contredire, c'est la satisfaire. Au fond, la calomnie estime profondement le calomnie. C'est elle qui souffre; elle meurt du dedain. Elle aspire a l'honneur d'un dementi. Ne le lui accordez pas. Etre souffletee lui prouverait qu'on l'apercoit. Elle montrerait sa joue toute chaude en disant: Donc j'existe!

VI

D'ailleurs, pourquoi et de quoi les proscrits se plaindraient-ils? Regardez toute l'histoire. Les grands hommes sont encore plus insultes qu'eux.

L'outrage est une vieille habitude humaine; jeter des pierres plait aux mains faineantes; malheur a tout ce qui depasse le niveau; les sommets ont la propriete de faire venir d'en haut la foudre et d'en bas la lapidation. C'est presque leur faute; pourquoi sont-ils des sommets? Ils attirent le regard et l'affront. Ce passant, l'envieux, n'est jamais absent de la rue et a pour fonction la haine; et toujours on le rencontre, petit et furieux, dans l'ombre des hauts edifices.

Les specialistes auraient des etudes a faire dans la recherche des causes d'insomnie des grands hommes. Homere dort, bonus dormitat; ce sommeil est pique par Zoile. Eschyle sent sur sa peau la cuisson d'Eupolis et de Cratinus; ces infiniment petits abondent; Virgile a sur lui Moevius; Horace, Licilius; Juvenal, Codrus; Dante a Cecchi; Shakespeare a Green; Rotrou a Scuderi, et Corneille a l'academie; Moliere a Donneau de Vise, Montesquieu a Desfontaines, Buffon a Labeaumelle, Jean-Jacques a Palissot, Diderot a Nonotte, Voltaire a Freron. La gloire, lit dore ou il y a des punaises.

L'exil n'est pas la gloire, mais il a avec la gloire cette ressemblance, la vermine. L'adversite n'est pas une chose qu'on laisse tranquille. Voir le sommeil du juste banni deplait aux ramasseurs de miettes sous les tables de Neron ou de Tibere. Comment, il dort! il est donc heureux! mordons-le!

Un homme terrasse, gisant, balaye dehors (ce qui est tout simple; quand Vitellius est l'idole, Juvenal est l'ordure), un expulse, un desherite, un vaincu, on est jaloux de cela. Chose bizarre, les proscrits ont des envieux. Cela se comprendrait des hautes vertus enviant les hautes infortunes, de Caton enviant Regulus, de Thraseas enviant Brutus, de Rabbe enviant Barbes. Mais point. Ce sont les vils qui se melent d'etre jaloux des altiers; ce qui est importune par la fiere protestation du vaincu, c'est la nullite plate et vaine. Gustave Planche jalouse Louis Blanc, Baculard jalouse Milton, et Jocrisse jalouse Eschyle.

L'insulteur antique ne suivait que le char du vainqueur, l'insulteur actuel suit la claie du vaincu. Le vaincu saigne. Les insulteurs ajoutent leur boue a ce sang. Soit. Qu'ils aient cette joie.

Cette joie parait d'autant plus reelle qu'elle n'est point haie du maitre et qu'elle est habituellement payee. Les fonds secrets s'epanouissent en outrages publics. Les despotes, dans leur guerre aux proscrits, ont deux auxiliaires; premierement, l'envie, deuxiemement, la corruption.

Quand on dit ce que c'est que l'exil, il faut entrer un peu dans le detail. L'indication de certains rongeurs speciaux fait partie du sujet, et nous avons du penetrer dans cette entomologie.

VII

Tels sont les petits cotes de l'exil, voici les grands:

Songer, penser, souffrir.

Etre seul et sentir qu'on est avec tous; execrer le succes du mal, mais plaindre le bonheur du mechant; s'affermir comme citoyen et se purifier comme philosophe; etre pauvre, et reparer sa ruine avec son travail; mediter et premediter, mediter le bien et premediter le mieux; n'avoir d'autre colere que la colere publique, ignorer la haine personnelle; respirer le vaste air vivant des solitudes, s'absorber dans la grande reverie absolue; regarder ce qui est en haut sans perdre de vue ce qui est en bas; ne jamais pousser la contemplation de l'ideal jusqu'a l'oubli du tyran; constater en soi le magnifique melange de l'indignation qui s'accroit et de l'apaisement qui augmente; avoir deux ames, son ame et la patrie.

Une chose est douce, c'est la pitie d'avance; tenir la clemence prete pour le coupable quand il sera terrasse et agenouille; se dire qu'on ne repoussera jamais des mains jointes. On sent une joie auguste a faire aux vaincus de l'avenir, quels qu'ils soient, et aux fugitifs inconnus une promesse d'hospitalite. La colere desarme devant l'ennemi accable. Celui qui ecrit ces lignes a habitue ses compagnons d'exil a lui entendre dire:—Si jamais, le lendemain d'une revolution, Bonaparte en fuite frappe a ma porte et me demande asile, pas un cheveu ne tombera de sa tete.

Ces meditations, compliquees de tous les dechainements de l'adversite, plaisent a la conscience du proscrit. Elles ne l'empechent pas de faire son devoir. Loin de la. Elles l'y encouragent. Sois d'autant plus severe aujourd'hui que tu seras plus compatissant demain; foudroie le puissant en attendant que tu secoures le suppliant. Plus tard, tu ne mettras a ton amnistie qu'une condition, le repentir. Aujourd'hui tu as affaire au crime heureux. Frappe.

Creuser le precipice a l'ennemi vainqueur, preparer l'asile a l'ennemi vaincu, combattre avec l'espoir de pouvoir pardonner, c'est la le grand effort et le grand reve de l'exil. Ajoutez a cela le devouement a la souffrance universelle. Le proscrit a ce contentement magnanime de ne pas etre inutile. Blesse lui-meme, saignant lui-meme, il s'oublie, et il panse de son mieux la plaie humaine. On croit qu'il fait des songes; non; il cherche la realite. Disons plus, il la trouve. Il rode dans le desert et il songe aux villes, aux tumultes, aux fourmillements, aux miseres, a tout ce qui travaille, a la pensee, a la charrue, a l'aiguille, aux doigts rouges de l'ouvriere sans feu dans la mansarde, au mal qui pousse la ou l'on ne seme pas le bien, au chomage du pere, a l'ignorance de l'enfant, a la croissance des mauvaises herbes dans les cerveaux laisses incultes, aux rues le soir, aux pales reverberes, aux offres que la faim peut faire aux passants, aux extremites sociales, a la triste fille qui se prostitue, hommes, par notre faute. Sondages douloureux et utiles. Couvez le probleme, la solution eclora. Il reve sans relache. Ses pas le long de la mer ne sont point perdus. Il fraternise avec cette puissance, l'abime. Il regarde l'infini, il ecoute l'ignore. La grande voix sombre lui parle. Toute la nature en foule s'offre a ce solitaire. Les analogies severes l'enseignent et le conseillent. Fatal, persecute, pensif, il a devant lui les nuees, les souffles, les aigles; il constate que sa destinee est tonnante et noire comme les nuees, que ses persecuteurs sont vains comme les souffles, et que son ame est libre comme les aigles.

Un exile est un bienveillant. Il aime les roses, les nids, le va-et-vient des papillons. L'ete il s'epanouit dans la douce joie des etres; il a une foi inebranlable dans la bonte secrete et infinie, etant pueril au point de croire en Dieu; il fait du printemps sa maison; les entrelacements des branches, pleins de charmants antres verts, sont la demeure de son esprit; il vit en avril, il habite floreal; il regarde les jardins et les prairies, emotion profonde; il guette les mysteres d'une touffe de gazon; il etudie ces republiques, les fourmis et les abeilles; il compare les melodies diverses joutant pour l'oreille d'un Virgile invisible dans la georgique des bois; il est souvent attendri jusqu'aux larmes parce que la nature est belle; la sauvagerie des halliers l'attire, et il en sort doucement effare; les attitudes des rochers l'occupent; il voit a travers sa reverie les petites filles de trois ans courir sur la greve, leurs pieds nus dans la mer, leurs jupes retroussees a deux bras, montrant a la fecondite immense leur ventre innocent; l'hiver, il emiette du pain sur la neige pour les oiseaux. De temps en temps on lui ecrit: Vous savez, telle penalite est abolie; vous savez, telle tete ne sera pas coupee. Et il leve les mains au ciel.

VIII

Contre cet homme dangereux les gouvernements se pretent main-forte. Ils s'accordent reciproquement entre eux la persecution des proscrits, les internements, les expulsions, quelquefois les extraditions. Les extraditions! oui, les extraditions. Il en fut question a Jersey, en 1855. Les exiles purent voir, le 18 octobre, amarre au quai de Saint-Helier, un navire de la marine imperiale, l'Ariel, qui venait les chercher; Victoria offrait les proscrits a Napoleon; d'un trone a l'autre on se fait de ces politesses.

Le cadeau n'eut pas lieu. La presse royaliste anglaise applaudissait; mais le peuple de Londres le prenait mal. Il se mit a gronder. Ce peuple est ainsi fait; son gouvernement peut etre caniche, lui il est dogue. Le dogue, c'est un lion dans un chien; la majeste dans la probite, c'est le peuple anglais.

Ce bon et fier peuple montra les dents; Palmerston et Bonaparte durent se contenter de l'expulsion. Les proscrits s'emurent mediocrement. Ils recurent avec un sourire la signification officielle, un peu baragouinee. Soit, dirent les proscrits. Expioulcheune. Cette prononciation les satisfit.

A cette epoque, si les gouvernements etaient de connivence avec le prescripteur, on sentait entre les proscrits et les peuples une complicite superbe. Cette solidarite, d'ou resultera l'avenir, se manifestait sous toutes les formes, et l'on en trouvera les marques a chacune des pages de ce livre. Elle eclatait a l'occasion d'un passant quelconque, d'un homme isole, d'un voyageur reconnu sur une route; faits imperceptibles sans doute, et de peu d'importance, mais significatifs. En voici un qui merite peut-etre qu'on s'en souvienne.

IX

En l'ete de 1867, Louis Bonaparte avait atteint le maximum de gloire possible a un crime. Il etait sur le sommet de sa montagne, car on arrive en haut de la honte; rien ne lui faisait plus obstacle; il etait infame et supreme; pas de victoire plus complete, car il semblait avoir vaincu les consciences. Majestes et altesses, tout etait a ses pieds ou dans ses bras; Windsor, le Kremlin, Schoenbrunn et Potsdam se donnaient rendez-vous aux Tuileries; on avait tout, la gloire politique, M. Rouher; la gloire militaire, M. Bazaine; et la gloire litteraire, M. Nisard; on etait accepte par de grands caracteres, tels que MM. Vieillard et Merimee; le Deux-Decembre avait pour lui la duree, les quinze annees de Tacite, grande mortalis oevi spatium; l'empire etait en plein triomphe et en plein midi, s'etalant. On se moquait d'Homere sur les theatres et de Shakespeare a l'academie. Les professeurs d'histoire affirmaient que Leonidas et Guillaume Tell n'avaient jamais existe; tout etait en harmonie; rien ne detonnait, et il y avait accord entre la platitude des idees et la soumission des hommes; la bassesse des doctrines etait egale a la fierte des personnages; l'avilissement faisait loi; une sorte d'Anglo-France existait, mi-partie de Bonaparte et de Victoria, composee de liberte selon Palmerston et d'empire selon Troplong; plus qu'une alliance, presque un baiser. Le grand juge d'Angleterre rendait des arrets de complaisance; le gouvernement britannique se declarait le serviteur du gouvernement imperial, et, comme on vient de le voir, lui prouvait sa subordination par des expulsions, des proces, des menaces d'alien-bill, et de petites persecutions, format anglais. Cette Anglo-France proscrivait la France et humiliait l'Angleterre, mais elle regnait; la France esclave, l'Angleterre domestique, telle etait la situation. Quant a l'avenir, il etait masque. Mais le present etait de l'opprobre a visage decouvert, et, de l'aveu de tous, c'etait magnifique. A Paris, l'exposition universelle resplendissait et eblouissait l'Europe; il y avait la des merveilles; entre autres, sur un piedestal, le canon Krupp, et l'empereur des francais felicitait le roi de Prusse.

C'etait le grand moment prospere.

Jamais les proscrits n'avaient ete plus mal vus. Dans certains journaux anglais, on les appelait "les rebelles".

Dans ce meme ete, un jour du mois de juillet, un passager faisait la traversee de Guernesey a Southampton. Ce passager etait un de ces "rebelles" dont on vient de parler. Il etait representant du peuple en 1851 et avait ete exile le 2 decembre. Ce passager, dont le nom est inutile a dire ici, car il n'a ete que l'occasion du fait que nous allons raconter, s'etait embarque le matin meme, a Saint-Pierre-Port, sur le bateau-poste Normandy. La traversee de Guernesey a Southampton est de sept ou huit heures.

C'etait l'epoque ou le khedive, apres avoir salue Napoleon, venait saluer Victoria, et, ce jour-la meme, la reine d'Angleterre offrait au vice-roi d'Egypte le spectacle de la flotte anglaise dans la rade de Sheerness, voisine de Southampton.

Le passager dont nous venons de parler etait un homme a cheveux blancs, silencieux, attentif a la mer. Il se tenait debout pres du timonier.

Le Normandy avait quitte Guernesey a dix heures du matin; il etait environ trois heures de l'apres-midi; on approchait des Needles, qui marquent l'extremite sud de l'ile de Wight; on apercevait cette haute architecture sauvage de la mer et ces colossales pointes de craie qui sortent de l'ocean comme les clochers d'une prodigieuse cathedrale engloutie; on allait entrer dans la riviere de Southampton; le timonier commencait a manoeuvrer a babord.

Le passager regardait l'approche des Aiguilles, quand tout a coup il s'entendit appeler par son nom; il se retourna; il avait devant lui le capitaine du navire.

Ce capitaine etait a peu pres du meme age que lui; il se nommait Harvey; il avait de robustes epaules, d'epais favoris blancs, la face halee et fiere, l'oeil gai.

—Est-il vrai, monsieur, dit-il, que vous desiriez voir la flotte anglaise?

Le passager n'avait pas exprime ce voeu, mais il avait entendu des femmes temoigner vivement ce desir autour de lui.

Il se borna a repondre:

—Mais, capitaine, ce n'est pas votre itineraire.

Le capitaine reprit:

—Ce sera mon itineraire si vous le voulez.

Le passager eut un mouvement de surprise.

—Changer votre route?

—Oui.

—Pour m'etre agreable?

—Oui.

—Un vaisseau francais ne ferait pas cela pour moi!

—Ce qu'un vaisseau francais ne ferait pas pour vous, dit le capitaine, un vaisseau anglais le fera.

Et il reprit:

—Seulement, pour ma responsabilite devant mes chefs, ecrivez-moi sur mon livre votre volonte.

Et il presenta son livre de bord au passager, qui ecrivit sous sa dictee: "Je desire voir la flotte anglaise". et signa.

Un moment apres, le steamer obliquait a tribord, laissait a gauche les Aiguilles et la riviere de Southampton et entrait dans la rade de Sheerness.

Le spectacle etait beau en effet. Toutes les batteries melaient leurs fumees et leurs tonnerres; les silhouettes des massifs navires cuirasses s'echelonnaient les unes derriere les autres dans une brume rougeatre, vaste pele-mele de matures apparues et disparues; le Normandy passait au milieu de ces hautes ombres, salue par les hurrahs; cette course a travers la flotte anglaise dura plus de deux heures.

Vers sept heures, quand le Normandy arriva a Southampton, il etait pavoise.

Un des amis du capitaine Harvey, M. Rascol, directeur du Courrier de l'Europe, l'attendait sur le port; il s'etonna du navire pavoise.

—Pour qui donc avez-vous pavoise, capitaine? Pour le khedive?

Le capitaine repondit:

—Pour le proscrit.

Pour le proscrit. Traduisez: Pour la France.

Nous n'aurions pas raconte ce fait, s'il n'empruntait une grandeur singuliere a la fin du capitaine Harvey.

Cette fin, la voici.

Trois ans apres cette revue de Sheerness, tres peu de temps apres avoir remis a son passager de juillet 1867 une adresse des marins de la Manche, dans la nuit du 17 mars 1870, le capitaine Harvey faisait son trajet habituel de Southampton a Guernesey. Une brume couvrait la mer. Le capitaine Harvey etait debout sur la passerelle du steamer, et manoeuvrait avec precaution, a cause de la nuit et du brouillard. Les passagers dormaient.

Le Normandy etait un tres grand navire, le plus beau peut-etre des bateaux-poste de la Manche, six cents tonneaux, deux cent vingt pieds anglais de long, vingt-cinq de large; il etait "jeune", comme disent les marins, il n'avait pas sept ans. Il avait ete construit en 1863.

Le brouillard s'epaississait, on etait sorti de la riviere de Southampton, on etait en pleine mer, a environ quinze milles au dela des Aiguilles. Le packet avancait lentement. Il etait quatre heures du matin.

L'obscurite etait absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le steamer, on distinguait a peine la pointe des mats.

Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit.

Tout a coup dans la brume une noirceur surgit; fantome et montagne, un promontoire d'ombre courant dans l'ecume et trouant les tenebres. C'etait la Mary, grand steamer a helice, venant d'Odessa, allant a Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de ble; vitesse enorme, poids immense. La Mary courait droit sur le Normandy.

Nul moyen d'eviter l'abordage, tant ces spectres de navires dans le brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche. Avant qu'on ait acheve de les voir, on est mort.

La Mary, lancee a toute vapeur, prit le Normandy par le travers, et l'eventra.

Du choc, elle-meme, avariee, s'arreta.

Il y avait sur le Normandy vingt-huit hommes d'equipage, une femme de service, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze femmes.

La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont, hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L'eau entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot, ralait.

Le navire n'avait pas de cloisons etanches; les ceintures de sauvetage manquaient.

Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria:

—Silence tous, et attention! Les canots a la mer. Les femmes d'abord, les passagers ensuite. L'equipage apres. Il y a soixante personnes a sauver.

On etait soixante et un. Mais il s'oubliait.

On detacha les embarcations: Tous s'y precipitaient. Cette hate pouvait faire chavirer les canots. Ockleford, le lieutenant, et les trois contre-maitres, Goodwin, Bennett et West, continrent cette foule eperdue d'horreur. Dormir, et tout a coup, et tout de suite, mourir, c'est affreux.

Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix grave du capitaine, et ce bref dialogue s'echangeait dans les tenebres:

—Mecanicien Locks?

—Capitaine?

—Comment est le fourneau?

—Noye.

—Le feu?

—Eteint.

—La machine?

—Morte.

Le capitaine cria:

—Lieutenant Ockleford?

Le lieutenant repondit:

—Present.

Le capitaine reprit:

—Combien avons-nous de minutes?

—Vingt.

—Cela suffit, dit le capitaine. Que chacun s'embarque a son tour.
Lieutenant Ockleford, avez-vous vos pistolets?

—Oui, capitaine.

—Brulez la cervelle a tout homme qui voudrait passer avant une femme.

Tous se turent. Personne ne resista; cette foule sentant au-dessus d'elle cette grande ame.

La Mary, de son cote, avait mis ses embarcations a la mer, et venait au secours de ce naufrage qu'elle avait fait.

Le sauvetage s'opera avec ordre et presque sans lutte. Il y avait, comme toujours, de tristes egoismes; il y eut aussi de pathetiques devouements [note: Voir aux Notes.].

Harvey, impassible a son poste de capitaine, commandait, dominait, dirigeait, s'occupait de tout et de tous, gouvernait avec calme cette angoisse, et semblait donner des ordres a la catastrophe. On eut dit que le naufrage lui obeissait.

A un certain moment il cria:

—Sauvez Clement.

Clement, c'etait le mousse. Un enfant.

Le navire decroissait lentement dans l'eau profonde.

On hatait le plus possible le va-et-vient des embarcations entre le Normandy et la Mary.

—Faites vite, criait le capitaine.

A la vingtieme minute le steamer sombra.

L'avant plongea d'abord, puis l'arriere.

Le capitaine Harvey, debout sur la passerelle, ne fit pas un geste, ne dit pas un mot, et entra immobile dans l'abime. On vit, a travers la brume sinistre, cette statue noire s'enfoncer dans la mer.

Ainsi finit le capitaine Harvey.

Qu'il recoive ici l'adieu du proscrit.

Pas un marin de la Manche ne l'egalait. Apres s'etre impose toute sa vie le devoir d'etre un homme, il usa en mourant du droit d'etre un heros.

X

Est-ce que le proscrit liait le prescripteur? Non. Il le combat; c'est tout. A outrance? oui. Comme ennemi public toujours, jamais comme ennemi personnel. La colere de l'honnete homme ne va pas au dela du necessaire. Le proscrit execre le tyran et ignore la personne du proscripteur. S'il la connait, il ne l'attaque que dans la proportion du devoir.

Au besoin le proscrit rend justice au proscripteur; si le proscripteur, par exemple, est dans une certaine mesure ecrivain et a une litterature suffisante, le proscrit en convient volontiers. Il est incontestable, soit dit en passant, que Napoleon III eut ete un academicien convenable; l'academie sous l'empire avait, par politesse sans doute, suffisamment abaisse son niveau pour que l'empereur put en etre; l'empereur eut pu se croire la parmi ses pairs litteraires, et sa majeste n'eut aucunement depare celle des quarante.

A l'epoque ou l'on annoncait la candidature de l'empereur a un fauteuil vacant, un academicien de notre connaissance, voulant rendre a la fois justice a l'historien de Cesar et a l'homme de Decembre, avait d'avance redige ainsi son bulletin de vote: Je vote pour l'admission de M. Louis Bonaparte a l'academie et au bagne.

On le voit, toutes les concessions possibles, le proscrit les fait.

Il n'est absolu qu'au point de vue des principes. La son inflexibilite commence. La il cesse d'etre ce que dans le jargon politique on nomme "un homme pratique". De la ses resignations a tout, aux violences, aux injures, a la ruine, a l'exil. Que voulez-vous qu'il y fasse? Il a dans la bouche la verite qui, au besoin, parlerait malgre lui.

Parler par elle et pour elle, c'est la son fier bonheur.

Le vrai a deux noms; les philosophes l'appellent l'ideal, les hommes d'etat l'appellent le chimerique.

Les hommes d'etat ont-ils raison? Nous ne le pensons pas.

A les entendre, tous les conseils que peut donner un proscrit sont "chimeriques".

En admettant, disent-ils, que ces conseils aient pour eux la verite, ils ont contre eux la realite.

Examinons.

Le proscrit est un homme chimerique. Soit. C'est un voyant aveugle; voyant du cote de l'absolu, aveugle du cote du relatif. Il fait de bonne philosophie et de mauvaise politique. Si on l'ecoutait, on irait aux abimes. Ses conseils sont des conseils d'honnetete et de perdition. Les principes lui donnent raison, mais les faits lui donnent tort.

Voyons les faits.

John Brown est vaincu a Harper's Ferry. Les hommes d'etat disent: Pendez-le. Le proscrit dit: Respectez-le. On pend John Brown; l'Union se disloque, la guerre du Sud eclate. John Brown epargne, c'etait l'Amerique epargnee.

Au point de vue du fait, qui a eu raison, les hommes pratiques, ou l'homme chimerique?

Deuxieme fait. Maximilien est pris a Queretaro. Les hommes pratiques disent: Fusillez-le. L'homme chimerique dit: Graciez-le. On fusille Maximilien. Cela suffit pour rapetisser une chose immense. L'heroique lutte du Mexique perd son supreme lustre, la clemence hautaine. Maximilien gracie, c'etait le Mexique desormais inviolable, c'etait cette nation, qui avait constate son independance par la guerre, constatant par la civilisation sa souverainete; c'etait, sur le front de ce peuple, apres le casque, la couronne.

Cette fois encore, l'homme chimerique voyait juste.

Troisieme fait. Isabelle est detronee. Que va devenir l'Espagne? republique ou monarchie? Sois monarchie! disent les hommes d'etat! Sois republique! dit le proscrit. L'homme chimerique n'est pas ecoute, les hommes pratiques l'emportent; l'Espagne se fait monarchie. Elle tombe d'Isabelle en Amedee, et d'Amedee en Alphonse, en attendant Carlos; ceci ne regarde que l'Espagne. Mais voici qui regarde le monde: cette monarchie en quete d'un monarque donne pretexte a Hohenzollern; de la l'embuscade de la Prusse, de la l'egorgement de la France, de la Sedan, de la la honte et la nuit.

Supposez l'Espagne republique, nul pretexte a un guet-apens, aucun
Hohenzollern possible, pas de catastrophes.

Donc le conseil du proscrit etait sage.

Si par hasard on decouvrait un jour cette chose etrange que la verite n'est pas imbecile, que l'esprit de compassion et de delivrance a du bon, que l'homme fort c'est l'homme droit, et que c'est la raison qui a raison!

Aujourd'hui, au milieu des calamites, apres la guerre etrangere, apres la guerre civile, en presence des responsabilites encourues de deux cotes, le proscrit d'autrefois songe aux proscrits d'aujourd'hui, il se penche sur les exils, il a voulu sauver John Brown, il a voulu sauver Maximilien, il a voulu sauver la France, ce passe lui eclaire l'avenir, il voudrait fermer la plaie de la patrie et il demande l'amnistie.

Est-ce un aveugle? est-ce un voyant?

XI

En decembre 1851, quand celui qui ecrit ces lignes arriva chez l'etranger, la vie eut d'abord quelque durete. C'est en exil surtout que se fait sentir le res angusta domi.

Cette esquisse sommaire de "ce que c'est que l'exil" ne serait pas complete si ce cote materiel de l'existence du proscrit n'etait pas indique, en passant, et du reste, avec la sobriete convenable.

De tout ce que cet exile avait possede il lui restait sept mille cinq cents francs de revenu annuel. Son theatre, qui lui rapportait soixante mille francs par an, etait supprime. La hative vente a l'encan de son mobilier avait produit un peu moins de treize mille francs. Il avait neuf personnes a nourrir.

Il avait a pourvoir aux deplacements, aux voyages, aux emmenagements nouveaux, aux mouvements d'un groupe dont il etait le centre, a tout l'inattendu d'une existence desormais arrachee de terre et maniable a tous les vents; un proscrit, c'est un deracine. Il fallait conserver la dignite de la vie et faire en sorte qu'autour de lui personne ne souffrit.

De la une necessite immediate de travail.

Disons que la premiere maison d'exil, Marine-Terrace, etait louee au prix tres modere de quinze cents francs par an.

Le marche francais etait ferme a ses publications.

Ses premiers editeurs belges imprimerent tous ses livres sans lui rendre aucun compte, entre autres les deux volumes des Oeuvres oratoires. Napoleon le Petit fit seul exception. Quant aux Chatiments, ils couterent a l'auteur deux mille cinq cents francs. Cette somme, confiee a l'editeur Samuel, n'a jamais ete remboursee. Le produit total de toutes les editions des Chatiments a ete pendant dix-huit ans confisque par les editeurs etrangers.

Les journaux royalistes anglais faisaient sonner tres haut l'hospitalite anglaise, melangee, on s'en souvient, d'assauts nocturnes et d'expulsions, du reste comme l'hospitalite belge. Ce que l'hospitalite anglaise avait de complet, c'etait sa tendresse pour les livres des exiles. Elle reimprimait ces livres et les publiait et les vendait avec l'empressement le plus cordial au benefice des editeurs anglais. L'hospitalite pour le livre allait jusqu'a oublier l'auteur. La loi anglaise, qui fait partie de l'hospitalite britannique, permet ce genre d'oubli. Le devoir d'un livre est de laisser mourir de faim l'auteur, temoin Chatterton, et d'enrichir l'editeur. Les Chatiments en particulier ont ete vendus et se vendent encore et toujours en Angleterre au profit unique du libraire Jeffs. Le theatre anglais n'etait pas moins hospitalier pour les pieces francaises que la librairie anglaise pour les livres francais. Aucun droit d'auteur n'a jamais ete paye pour Ruy Blas, joue plus de deux cents fois en Angleterre.

Ce n'est pas sans raison, on le voit, que la presse royaliste-bonapartiste de Londres reprochait aux proscrits d'abuser de l'hospitalite anglaise.

Cette presse a souvent appele celui qui ecrit ces lignes, avare.

Elle l'appelait aussi "ivrogne", abandonned drinker.

Ces details font partie de l'exil.

XII

Cet exile ne se plaint de rien. Il a travaille. Il a reconstruit sa vie pour lui et pour les siens. Tout est bien.

Y a-t-il du merite a etre proscrit? Non. Cela revient a demander: Y a-t-il du merite a etre honnete homme? Un proscrit est un honnete homme qui persiste dans l'honnetete. Voila tout.

Il y a telle epoque ou cette persistance est rare. Soit. Cette rarete ote quelque chose a l'epoque, mais n'ajoute rien a l'honnete homme.

L'honnetete, comme la virginite, existe en dehors de l'eloge. Vous etes pur parce que vous etes pur. L'hermine n'a aucun merite a etre blanche.

Un representant proscrit pour le peuple fait un acte de probite. Il a promis, il tient sa promesse. Il la tient au dela meme de la promesse, comme doit faire tout homme scrupuleux. C'est en cela que le mandat imperatif est inutile; le mandat imperatif a le tort de mettre un mot degradant sur une chose noble, qui est l'acceptation du devoir; en outre, il omet l'essentiel, qui est le sacrifice; le sacrifice, necessaire a accomplir, impossible a imposer. L'engagement reciproque, la main de l'elu mise dans la main de l'electeur, le mandant et le mandataire se donnent mutuellement parole, le mandataire de defendre le mandant, le mandant de soutenir le mandataire, deux droits et deux forces meles, telle est la verite. Cela etant, le representant doit faire son devoir, et le peuple le sien. C'est la dette de la conscience acquittee des deux cotes. Mais quoi, se devouer jusqu'a l'exil? Sans doute. Alors c'est beau; non, c'est simple. Tout ce qu'on peut dire du representant proscrit, c'est qu'il n'a pas trompe sur la qualite de la chose promise. Un mandat est un contrat. Il n'y a aucune gloire a ne point vendre a faux poids.

Le representant honnete homme execute le contrat. Il doit aller, et il va, jusqu'au bout de l'honneur et de la conscience. La il trouve le precipice. Soit. Il y tombe. Parfaitement.

Y meurt-il? Non, il y vit.

XIII

Resumons-nous.

Ce genre d'existence, l'exil, a, on le voit, une certaine variete d'aspects.

C'est de cette vie, agitee si l'on regarde la destinee, tranquille si l'on regarde l'ame, qu'a vecu, de 1851 a 1870, du Deux-Decembre au Quatre-Septembre, l'absent qui rend aujourd'hui compte a son pays de son absence par la publication de ce livre. Cette absence a dure dix-neuf ans et neuf mois. Qu'a-t-il fait pendant ces longues annees? Il a essaye de ne pas etre inutile. La seule belle chose de cette absence, c'est que lui, miserable, les miseres sont venues le trouver; les naufrages ont demande secours a ce naufrage. Non seulement les individus, mais les peuples; non seulement les peuples, mais les consciences; non seulement les consciences, mais les verites. Il lui a ete donne de tendre la main du haut de son ecueil a l'ideal tombe dans le gouffre; il lui semblait par moments que l'avenir en detresse tachait d'aborder a son rocher. Qu'etait-il pourtant? Peu de chose. Un effort vivant. En presence de toutes les mauvaises forces conjurees et triomphantes, qu'est-ce qu'une volonte?

Rien, si elle represente l'egoisme; tout, si elle represente le droit.

La plus inexpugnable des positions resulte du plus profond des ecroulements; il suffit que l'homme ecroule soit un homme juste; insistons-y, si cet homme a raison, il est bon qu'il soit accable, ruine, spolie, expatrie, bafoue, insulte, renie, calomnie et qu'il resume en lui toutes les formes de la defaite et de la faiblesse; alors il est tout-puissant. Il est indomptable ayant en lui la droiture; il est invincible ayant pour lui la realite. Quelle force que ceci: n'etre rien! N'avoir plus rien a soi, n'avoir plus rien sur soi, c'est la meilleure condition de combat. Cette absence d'armure prouve l'invulnerable. Pas de situation plus haute que celle-la, etre tombe pour la justice. En face de l'empereur se dresse le proscrit. L'empereur damne, le proscrit condamne. L'un dispose des codes et des juges; l'autre dispose des verites. Oui, il est bon d'etre tombe. La chute de ce qui a ete la prosperite fait l'autorite d'un homme; votre pouvoir et votre richesse sont souvent votre obstacle; quand cela vous quitte, vous etes debarrasse, et vous vous sentez libre et maitre; rien ne vous gene desormais; en vous retirant tout on vous a tout donne; tout est permis a qui tout est defendu; vous n'etes plus contraint d'etre academique et parlementaire; vous avez la redoutable aisance du vrai, sauvagement superbe. La puissance du proscrit se compose de deux elements; l'un qui est l'injustice de sa destinee, l'autre qui est la justice de sa cause. Ces deux forces contradictoires s'appuient l'une sur l'autre; situation formidable et qui peut se resumer en deux mots:

Hors la loi, dans le droit.

Le tyran qui vous attaque rencontre pour premier adversaire sa propre iniquite, c'est-a-dire lui-meme, et pour deuxieme adversaire votre conscience, c'est-a-dire Dieu.

Combat, certes, inegal. Defaite certaine du tyran. Allez devant vous, justicier.

Ce sont ces realites que, dans les premieres pages de cette introduction, nous avons essaye d'exprimer en cette ligne:

L'exil, c'est la nudite du droit.

XIV

C'est pourquoi celui qui ecrit ceci a ete pendant ces dix-neuf annees content et triste; content de lui-meme, triste d'autrui; content de se sentir honnete, triste du crime a extension indefinie qui d'ame en ame gagnait la conscience publique et avait fini par s'appeler la satisfaction des interets. Il etait indigne et accable de ce malheur national qu'on appelait la prosperite de l'empire. Les joies d'orgie sont miseres. Une prosperite qui est la dorure d'un forfait ment et couve une calamite. L'oeuf du Deux-Decembre est Sedan.

C'etaient la les douleurs du proscrit, douleurs pleines de devoirs. Il pressentait l'avenir et denoncait dans l'etourdissement des fetes l'approche des catastrophes. Il entendait le pas des evenements auquel sont sourds les heureux. Les catastrophes sont arrivees, ayant en elles la double force d'impulsion qui leur venait de Bonaparte et de Bismarck, d'un guet-apens punissant l'autre. En somme, l'empire est tombe et la France se relevera. Dix milliards et deux provinces, c'est notre rancon. C'est cher, et nous avons droit au remboursement. En attendant, soyons calmes; l'empire de moins, c'est l'honneur de plus. La situation actuelle est bonne. Mieux vaut la France mutilee par une voie de fait qu'amoindrie par un deshonneur. C'est la difference d'une plaie a un virus. On guerit de la plaie, on meurt de la peste. La France eut agonise par l'empire. La honte bue, c'est la France morte. Aujourd'hui la honte est vomie, la France vivra. Le peuple n'a plus rien en lui que de sain et de robuste, a present que le 18 brumaire et le 2 decembre sont recraches.

Dans la solitude ou il meditait l'avenir, les preoccupations de l'exile etaient severes, mais sereines; ses desespoirs etaient meles d'esperances. Il avait, on vient de le voir, la melancolie du malheur public, et en meme temps la joie altiere de se sentir proscrit. L'exil etait pour cet homme une joie, parce qu'il etait une puissance. Une bulle dit de Luther excommunie, mais indompte: Stat coram pontifice sicut Satanas coram Jehovah. La comparaison est juste, et le proscrit qui parle ici le reconnait. Par-dessus le silence fait en France, par-dessus la tribune aplatie, par-dessus la presse baillonnee, le proscrit, libre comme le Satan du vrai devant le Jehovah du faux, pouvait prendre la parole et la prenait. Il defendait le suffrage universel contre le plebiscite, le peuple contre la foule, la gloire contre le reitre, la justice contre le juge, le flambeau contre le bucher, et Dieu contre le pretre. De la ce long cri qui remplit ce livre. De toutes parts, nous venons de le dire et dans ce livre on le verra, les detresses s'adressaient a lui, sachant qu'il ne reculait devant aucun devoir. Les opprimes voyaient en lui l'accusateur public du crime universel. Il suffit, pour accepter cette mission, d'etre une ame, et, pour remplir cette fonction, d'etre une voix. Une ame probe et une voix libre, il a ete cela. Il entendait des appels a l'horizon, et du fond de son isolement il y repondait. C'est la ce qu'on va lire. Toutes les persecutions des maitres se dechainaient sur lui, et il y avait, et il y a encore, sur son nom une inexprimable condensation de haine; mais qu'est-ce que cela fait, et qu'importe? Il n'en a pas moins eu le fier bonheur d'etre proscrit vingt ans, et de tenir tete, lui solitaire a toutes les multitudes, lui desarme a toutes les legions, lui reveur a tous les meurtriers, lui banni a tous les despotes, lui atome a tous les colosses, n'ayant en lui que cette seule force, un rayon de lumiere.

Cette lumiere, c'etait, nous l'avons dit, le droit, l'eternel droit.

Il remercie Dieu. Pendant tout le temps qu'il faut a un front de quarante ans pour devenir un front de soixante ans, il a vecu de cette vie hautaine. Il a ete l'expulse, le traque, le chasse. Il a ete abandonne de tous et n'a abandonne personne. Il a connu l'excellence du desert; c'est au desert qu'est l'echo. La on entend la clameur des peuples. Pendant que les oppresseurs travaillaient au mal sous la fixite de son regard, il a tache de travailler au bien. Il a laisse tous les tyrans manier toutes les foudres au-dessus de sa tete, n'ayant, lui, d'autre souci que la calamite publique. Il a habite un ecueil, il a reve, medite, songe, tranquille sous une nuee de colere et de menaces; et il se declare satisfait; car de quoi peut-on se plaindre quand on a eu vingt ans aupres de soi et avec soi, la justice, la raison, la conscience, la verite, le droit, et la mer aux bruits immenses?

Et dans toute cette ombre il a ete aime. La haine n'a pas ete seule sur lui; un sombre amour rayonnait jusqu'a sa solitude; il a senti la profonde chaleur du peuple doux et triste, l'ouverture des coeurs s'est faite de son cote, il remercie l'immense ame humaine. Il a ete aime de loin et de pres. Il a eu autour de lui d'intrepides compagnons d'epreuve, obstines au devoir, opiniatres au juste et au vrai, combattants indignes et souriants; cet illustre Vacquerie, cet admirable Paul Meurice, ce stoique Schoelcher, et Ribeyrolles, et Dulac, et Kesler, ces vaillants hommes, et toi, mon Charles, et toi, mon Victor….—Je m'arrete. Laissez-moi me souvenir.

XV

Il ne finira pas ces pages, pourtant, sans dire que, durant cette longue nuit faite par l'exil, il n'a pas perdu de vue Paris un seul instant.

Il le constate, et, lui qui a ete si longtemps l'habitant de l'obscurite, il a le droit de le constater, meme dans l'assombrissement de l'Europe, meme dans l'occultation de la France, Paris ne s'eclipse pas. Cela tient a ce que Paris est la frontiere de l'avenir.

Frontiere visible de l'inconnu. Toute la quantite de Demain qui peut etre entrevue dans Aujourd'hui. C'est la Paris.

Qui cherche des yeux le Progres, apercoit Paris.

Il y a des villes noires; Paris est la ville de lumiere.

Le philosophe la distingue au fond de ses songes.

XVI

Voir vivre cette ville, assister a cette grandeur, c'est la pour l'esprit une emotion poignante. Aucun milieu n'est plus vaste; aucune perspective n'est plus inquietante et plus sublime. Ceux qui, par les hasards quelconques de la vie, ont quitte la vision de Paris pour la vision de l'ocean, n'ont eprouve, en changeant de spectacle, aucune hausse d'infini. D'ailleurs, passer de l'horizon des hommes a l'horizon des choses, cela n'efface rien. Ce reve en arriere, auquel s'opiniatre la memoire, est flottant comme le nuage, mais plus tenace. L'espace n'en fait pas ce qu'il veut. Le vent en marche jour et nuit, les quatre ouragans qui alternent a jamais, les bises, les bourrasques, les rafales, n'emportent pas la silhouette des deux tours jumelles, et ne dispersent pas l'arc de triomphe, le gothique beffroi aux tocsins, et la haute colonnade roulee autour du dome souverain; et, derriere les derniers lointains de l'abime, au-dessus du bouleversement des ecumes et des navires, au milieu des rayons, des nuees et des souffles, s'ebauche au fond des brumes l'immense fantome de la cite immobile. Auguste apparition au banni. Paris, etant une idee autant qu'une ville, a l'ubiquite. Les parisiens ont Paris, et le monde l'a. On voudrait en sortir qu'on ne pourrait; Paris est respirable. Quiconque vit, meme sans le connaitre, l'a en soi. A plus forte raison ceux qui l'ont connu. La distraction sauvage de l'ocean se complique de ce souvenir, egal aux tempetes. Quelque orage que fasse la mer, Paris a 93. L'evocation se fait d'elle-meme, les toits semblent surgir parmi les flots, la ville se recomposee dans toute cette onde, et ce tremblement infini s'y ajoute. Dans la cohue des Koules on croit entendre bruire la fourmiliere des rues. Charme farouche. On regarde la mer et on voit Paris. Les grandes paix que comportent ces espaces ne contrarient pas ce songe. Les vastes oublis qui vous environnent n'y font rien; la pensee arrive au calme, mais a un calme qui admet ce trouble; l'epaisse enveloppe des tenebres laisse passer la lueur qui vient de derriere l'horizon, et qui est Paris. On y pense, donc on le possede. Il se mele, indistinct, aux diffusions muettes de la meditation. L'apaisement sublime du ciel constelle ne suffit pas a dissoudre au fond d'un esprit cette grande figure de la cite supreme. Ces monuments, cette histoire, ce peuple en travail, ces femmes qui sont des deesses, ces enfants qui sont des heros, ces revolutions commencant par la colere et finissant par le chef-d'oeuvre, cette toute-puissance sacree d'un tourbillon d'intelligences, ces exemples tumultueux, cette vie, cette jeunesse; tout cela est present a l'absent; et Paris reste inoubliable, et Paris demeure ineffacable et insubmersible, meme pour l'homme abime dans l'ombre qui passe ses nuits en contemplation devant la serenite eternelle, et qui a dans l'ame la stupeur profonde des etoiles.

Novembre 1875.

PENDANT L'EXIL

1852

Commencement de l'exil. Belgique.—Depart de Belgique.—Angleterre. Arrivee a Jersey. Declaration de guerre des proscrits a l'empire. Fraternite des vaincus de France et des vaincus de Pologne.

I

EN QUITTANT LA BELGIQUE

A Anvers, le 1er aout 1852.

En decembre 1851, Victor Hugo fut un des cinq representants du peuple elus par la gauche pour diriger la resistance et combattre le coup d'etat. Ce comite des Cinq lutta depuis le 2 decembre jusqu'au 6, et dut changer vingt-sept fois d'asile. Le massacre des boulevards, le jeudi 4, assura la victoire du crime et ota toute chance de succes aux defenseurs de la loi. Victor Hugo, cache dans Paris, et en communication avec les principaux hommes des faubourgs, voulut rester le plus longtemps possible a la disposition du peuple et epuiser jusqu'a la derniere chance de resistance. Le 11, tout espoir etait evanoui. Victor Hugo ne quitta Paris que ce jour-la. Il alla a Bruxelles. La il ecrivit l'Histoire d'un crime et Napoleon le Petit. Ceci fit faire au gouvernement belge une loi, la loi Faider. Cette loi, faite expres pour Victor Hugo, decretait des penalites contre la pensee libre et declarait sacres et inviolables en Belgique tous les princes, crimes compris. Elle s'appela du nom de son inventeur, un nomme Faider. Ce Faider etait, a ce qu'il parait, magistrat. Victor Hugo dut chercher un autre asile. Le 1er aout, il s'embarqua a Anvers pour l'Angleterre. Les proscrits francais, refugies en Belgique, vinrent l'accompagner jusqu'a l'embarquement. L'elite des liberaux belges se joignit aux proscrits francais. Il y eut une sorte de separation solennelle entre ces hommes, dont plusieurs devaient mourir dans l'exil. On adressa a Victor Hugo des paroles d'adieu, auxquelles il repondit:

Freres proscrits, amis belges,

En repondant a tant de cordiales paroles qui s'adressent a moi, souffrez que je ne parle pas de moi et trouvez bon que je m'oublie. Qu'importe ce qui m'arrive! J'ai ete exile de France pour avoir combattu le guet-apens de decembre et m'etre collete avec la trahison; je suis exile de Belgique pour avoir fait Napoleon le Petit. Eh bien! je suis banni deux fois, voila tout. M. Bonaparte m'a traque a Paris, il me traque a Bruxelles; le crime se defend; c'est tout simple. J'ai fait mon devoir, et je continuerai de faire mon devoir. N'en parlons plus. Certes, je souffre de vous quitter, mais est-ce que nous ne sommes pas faits pour souffrir? Mon coeur saigne; laissons-le saigner. Ne nous appelons-nous pas les sacrifies?

Permettez donc que je laisse de cote, ce qui me touche, pour remercier Madier-Montjau de ses genereuses effusions, Charras de ses grandes et belles paroles, Deschanel de sa noble et charmante eloquence, Dussoubs et Agricol Perdiguier de leur adieu touchant, et vous-memes, nos amis de Belgique, de vos fraternelles sympathies si fermement exprimees; je ne sache rien de mieux, au moment de quitter cette terre hospitaliere, au moment de nous separer peut-etre pour ne plus nous revoir, qu'une derniere malediction a Louis Bonaparte et une derniere acclamation a la republique.

Vive la republique, amis!

(On crie de toutes parts: Vive la republique! L'orateur reprend:)

Il y a des gens qui disent: La republique est morte. Eh bien! si elle est morte, que le monde, absorbe a cette heure dans l'assouvissement joyeux et brutal des interets materiels, detourne un moment la tete, et qu'il regarde l'exil saluer le tombeau!

Proscrits, si la republique est morte, veillons le cadavre! allumons nos ames, et laissons-les se consumer comme des cierges autour du cercueil; restons inclines devant l'idee morte, et, apres avoir ete ses soldats pour la defendre, soyons ses pretres pour l'ensevelir.

Mais non, la republique n'est pas morte!

Citoyens, je le declare, elle n'a jamais ete plus vivante. Elle est dans les catacombes, ce qui est bon. Ceux-la seuls la croient morte qui prennent les catacombes pour le tombeau. Amis, les catacombes ne sont pas le sepulcre, les catacombes sont le berceau. Le christianisme en est sorti la tiare en tete; la republique en sortira l'aureole au front. La republique morte, grand Dieu! mais elle est immortelle! Mais a quel moment dit-on cela! au moment ou elle a, en France seulement, deux mille massacres, douze cents supplicies, dix mille deportes, quarante mille proscrits! La republique morte! mais regardez donc autour de vous. La terre d'exil, les pontons, les bagnes, Bellisle, Mazas, l'Afrique, Cayenne, les fosses du Champ de Mars, le cimetiere Montmartre, sont pleins de sa vie! Citoyens, la democratie, la liberte, la republique est notre religion a nous. Eh bien! passez-moi cette expression, les martyrs sont le combustible des religions. Plus il y en a dans le brasier, plus la flamme monte, plus l'idee grandit, plus, la verite illumine. A cette heure, proscrits, je le repete, la republique est plus vivante et plus eblouissante que jamais, ayant pour splendeur toutes vos miseres.

Et, au besoin, je n'en voudrais pas d'autre preuve que ce reflet d'on ne sait quelle aurore qui eclaire en ce moment tous vos visages, a vous, bannis, qui m'entourez. Qu'y a-t-il en effet dans vos yeux et sur vos fronts? La joie. La sainte joie des victimes. Sans compter la ville natale evanouie, la fortune perdue, le travail brise, le pain qui manque, les habitudes rompues, le foyer detruit, chacun de vous a au coeur un pere, une mere, des freres, des enfants, dont il a fallu se separer, une femme aimee et quittee, quelque amour meurtri et saignant; vous souffrez, vous vous tordez sur ces charbons ardents; mais vous levez la tete, et votre oeil dit: nous sommes contents. C'est que vous savez que la republique, votre foi, votre idee-patrie, puise une vie nouvelle dans vos tortures. Vos douleurs sont une affirmation. Le bucher flamboie; le martyr rayonne.

Vive la republique, citoyens!

(On crie: Vive la republique! Une voix dit: Un mot aux amis belges! Victor Hugo continue:)

Je viens d'entendre une voix me crier: un mot aux amis belges! Est-ce que vous croyez par hasard que je vais les oublier? (Non! non!) Les oublier dans cet adieu! eux qui nous ont suivis jusqu'ici, eux qui nous entourent a cette heure de leur foule intelligente et cordiale, eux qui blament si energiquement les faiblesses de leur gouvernement, les oublier! jamais! Petite nation, ils se sont conduits comme un grand peuple. Ils sont accourus au-devant de nous,—vous vous en souvenez, bannis!—quand nous arrivions a leur frontiere apres le 2 decembre, proscrits, chasses, poursuivis, la sueur au front, l'oreille encore pleine de la rumeur du combat, la glorieuse boue des barricades a nos habits! ils n'ont pas repousse notre adversite; ils n'ont pas eu peur de notre contagion; gloire a eux! ils ont fait, grandement et simplement, asseoir a leur foyer cette espece de pestiferes qu'on appelle les vaincus.

Amis belges, j'arrive donc a vous sans transition. Vous etes nos hotes, c'est-a-dire nos freres. On n'a pas besoin de transition pour tendre la main a des freres.

L'un de vous, tout a l'heure, ce vaillant Louis Labarre, songeant a M. Bonaparte, attestait en termes eloquents votre nationalite, et jurait de mourir pour la defendre. C'est bien; je l'approuve. Nous tous francais qui sommes ici, nous l'approuvons.

Oui, si M. Bonaparte arrive, si M. Bonaparte vous envahit, s'il vient une nuit,—c'est son heure,—heurter vos frontieres, trainant a sa suite, ou, pour mieux dire, poussant devant lui,—marcher en tete n'est pas sa maniere,—poussant devant lui ce qu'il appelle aujourd'hui la France, cette armee maintenant denationalisee, ces regiments dont il a fait des hordes, ces pretoriens qui ont viole l'assemblee nationale, ces janissaires qui ont sabre la constitution, ces soldats du boulevard Montmartre, qui auraient pu etre des heros et dont il a fait des brigands; s'il arrive a vos frontieres, cet homme, declarant la Belgique pachalik, vous apportant la honte a vous qui etes l'honneur, vous apportant l'esclavage a vous qui etes la liberte, vous apportant le vol a vous qui etes la probite, oh! levez-vous, belges, levez-vous tous! recevez Louis Bonaparte comme vos aieux les nerviens ont recu Caligula! courez aux fourches, aux pierres, aux faulx, aux socs de vos charrues; prenez vos couteaux, prenez vos fusils, prenez vos carabines; sautez sur la vieille epee d'Arteveld, sautez sur le vieux baton ferre de Coppenole, remettez, s'il le faut, des boulets de marbre dans la grosse couleuvrine de Gand; vous en trouverez a Notre-Dame de Hal! criez aux armes! ce n'est pas Annibal qui est aux portes, c'est Schinderhannes! Sonnez le tocsin, battez le rappel; faites la guerre des plaines, faites la guerre des murailles, faites la guerre des buissons; luttez pied a pied, defendez-vous, frappez, mourez; souvenez-vous de vos peres qui ont voulu vous leguer la gloire, souvenez-vous de vos enfants auxquels vous devez leguer la liberte! Empruntez a Waterloo son cri funebre: la Belgique meurt et ne se rend pas!

Si le Bonaparte vient, faites cela!

Mais, belges, si, un jour, le front dans la lumiere, agitant au vent joyeux des revolutions un drapeau d'une seule couleur sur lequel, vous lirez: Fraternite des Peuples. Etats-Unis d'Europe,—grande, libre, fiere, tendre, sereine, des epis et des lauriers dans les mains, la France, la vraie France vient a vous, oh! levez-vous encore cette fois, belges, mais pour remplacer le baton ferre par le rameau fleuri! levez-vous, mais pour aller au-devant de la France, et pour lui dire: Salut!

Levez-vous pour lui tendre la main, a notre mere, comme nous, ses fils, nous vous la tendons, et pour lui ouvrir les bras comme nous vous les ouvrons. Car cette France-la, ce ne sera pas la conquerante, ce sera l'initiatrice; ce ne sera pas la France qui subjugue, ce sera la France qui delivre; ce ne sera pas la France des Bonapartes, ce sera la France des nations!

Recevez-la comme une grande amie. Accueillez-la, cette victorieuse, comme, proscrite, vous l'avez accueillie. Car c'est elle que vous acclamez en ce moment; car c'est la France qui est ici. C'est elle qui, a cette heure, quelquefois meurtrie par vos gouvernants, toujours relevee et consolee par vous, pleure a la porte de vos villes sous la blouse de l'ouvrier ou sous le sarrau de toile du laboureur exile.

Amis, la persecution et la douleur, c'est aujourd'hui; les Etats-Unis d'Europe, les Peuples-Freres, c'est demain. Lendemain inevitable pour nos ennemis, infaillible pour nous. Amis, quelles que soient les angoisses et les duretes du moment qui passe, fixons notre pensee sur ce lendemain splendide, deja visible pour elle, sur cette immense echeance de la liberte et de la fraternite. C'est dans cette contemplation que vous puisez votre calme, proscrits de France. Quelquefois, comme je vous le rappelais tout a l'heure, dans la nuit lugubre ou vous etes, on s'etonne de voir dans vos yeux tant de lumiere. Cette lumiere, c'est la clarte de l'avenir dont vous etes pleins.

Citoyens francais et belges, en face des tyrans, levons haut les nationalites; en presence de la democratie, inclinons-les. La democratie, c'est la grande patrie. Republique universelle, c'est patrie universelle. Au jour venu, contre les despotes, les nationalites et les patries devront pousser le cri de guerre; l'oeuvre faite, l'unite, la sainte unite humaine deposera au front de toutes les nations le baiser de paix. Montons d'echelon en echelon, d'initiation en initiation, de douleur en douleur, de misere en misere, aux grandes formules. Que chaque degre franchi elargisse l'horizon. Il y a quelque chose qui est au-dessus de l'allemand, du belge, de l'italien, de l'anglais, du francais, c'est le citoyen; il y a quelque chose qui est au-dessus du citoyen, c'est l'homme. La fin des nations, c'est l'unite, comme la fin des racines, c'est l'arbre, comme la fin des vents, c'est le ciel, comme la fin des fleuves, c'est la mer. Peuples! il n'y a qu'un peuple. Vive la republique universelle!

II

EN ARRIVANT A JERSEY

Le 5 aout 1852.

Victor Hugo ne fit que traverser l'Angleterre. Le 5 aout, il debarqua a Jersey. Il fut recu a son arrivee par le groupe des proscrits francais, qui l'attendaient sur le quai de Saint-Helier.

Citoyens,

Je vous remercie de votre fraternelle bienvenue. Je la rapproche avec attendrissement de l'adieu de nos amis de Belgique. J'ai quitte la France sur le quai d'Anvers, je la retrouve sur la jetee de Saint-Helier.

Amis, je viens de voir en Belgique un touchant spectacle: toutes les divisions oubliees, toutes les nuances republicaines reconciliees; une concorde profonde, tous les systemes rallies au drapeau de l'Idee, le rapprochement des proscrits dans les bras de l'affliction; chacun cherchant son adversaire pour en faire son ami, et son ennemi, pour en faire son frere; toutes les rancunes evanouies dans le doux et fier sourire du malheur; j'ai vu cela, j'en viens, j'en ai le coeur plein, c'est beau. Oui, toutes les mains venant les unes au-devant des autres, tous les democrates et tous les socialistes ne faisant plus qu'un seul republicain; pas un regard farouche, pas un front a l'ecart; nulle exclusion; tous les passes honnetes s'acceptant, toutes les dates de l'epreuve fraternisant, toutes les natures les plus diverses mises d'accord, toutes, depuis les militants jusqu'aux philosophes, depuis Charras, l'homme de guerre, jusqu'a Agricol Perdiguier, l'homme de paix; depuis ceux qui, enfants de troupe de l'Idee, ont eu le bonheur de naitre et de grandir dans la foi republicaine, jusqu'a ceux qui, comme moi, nes dans d'autres rangs, ont monte de progres en progres, d'horizon en horizon, de sacrifice en sacrifice, a la democratie pure.

J'ai vu cela, je le repete, et c'est a nous, les nouveaux venus, d'en feliciter la republique.

Je dis les nouveaux venus, car nous autres, les republicains d'apres Fevrier, nous sommes, je le sais et j'y insiste, les ouvriers de la derniere heure; mais on peut s'en vanter, quand cette derniere heure a ete l'heure de la persecution, l'heure des larmes, l'heure du sang, l'heure du combat, l'heure de l'exil.

J'ai vu en Belgique l'admirable spectacle de la souffrance doucement et fermement supportee. Tous prennent part aux amertumes de l'epreuve comme a un banquet commun. Ils s'aiment et ils croient. Oh! vous qui etes leurs freres, laissez-moi, par une derniere illusion, prolonger ici l'adieu que je leur ai fait! Laissez-moi glorifier ces hommes qui souffrent si bien! ces ouvriers arraches a la ville qui nourrissait leur corps et illuminait leur intelligence, ces paysans deracines du champ natal; et les autres non moins meritants, lettres, professeurs, artistes, avocats, notaires, medecins, car toutes les professions ont eu tous les courages; laissez-moi glorifier ces bannis, ces chasses, ces persecutes, et, au milieu de tous, ces representants du peuple qui, apres avoir lutte trois ans a la tribune contre une coalition de reactions, de trahisons et de haines, ont lutte quatre jours dans la rue contre une armee! Ces representants, je les ai connus, ils sont mes amis, laissez-moi vous en parler, permettez-moi ces effusions, je les ai vus dans les melees; je les ai vus sur le penchant des catastrophes; j'ai vu leur calme dans les barricades; j'ai vu, ce qui est plus rare que le courage militaire, leur front intrepide dans les luttes parlementaires, pendant que l'avenir mysterieux les menacait, pendant que les fureurs de la majorite s'acharnaient sur eux, pendant que la presse monarchique, c'est-a-dire anarchique, les insultait, que les journaux bonapartistes, complices des premeditations sinistres de l'Elysee, leur prodiguaient a dessein la boue et l'injure, et que la calomnie les faisait bons pour la proscription.

Je les ai vus ensuite apres l'ecroulement, dans la peine, dans la grande epreuve, conduisant au desert de l'exil la lugubre colonne des sacrifies, et, moi qui les aimais, je les ai admires.

Voila ce que j'ai vu en Belgique, voila, je le sais, ce que je vais revoir ici. Car ce grand exemple de la concorde des proscrits, dont la France a besoin, ce beau spectacle de la fraternite pratiquee devant lequel tombent les calomnies, la Belgique, certes, n'est point la seule a le donner. Il se retrouve sur tous les autres radeaux de la Meduse, sur tous les autres points ou les naufrages de la proscription se sont groupes; il se retrouve particulierement a Jersey. Je vous en remercie, amis, au nom de notre malheur!

Oh! scellons, consolidons, cimentons cette concorde! abjurons toute dissidence et tout desaccord! puisque nous n'avons plus qu'une couleur a notre drapeau, la pourpre, n'ayons plus qu'un sentiment dans nos ames, la fraternite! La France, je le repete, a besoin de nous savoir unis. Divises, nous la troublons; unis, nous la rassurons. Soyons unis pour etre forts, et soyons unis pour etre heureux!

Heureux! quel mot! Et peut-on le prononcer, helas, quand la patrie est loin, quand la liberte est morte? Oui, si l'on aime. S'aimer dans l'affliction, c'est le bonheur du malheur.

Et comment ne nous aimerions-nous pas? Y a-t-il quelque douleur qui n'ait pas ete egalement partagee a tous? Nous avons le meme malheur et la meme esperance. Nous avons sur la tete le meme ciel et le meme exil. Ce que vous pleurez, je le pleure; ce que vous regrettez, je le regrette; ce que vous esperez, je l'attends. Etant pareils par le sort, comment ne serions-nous pas freres par l'esprit? La larme que nous avons dans les yeux s'appelle France, le rayon que nous avons dans la pensee s'appelle republique. Aimons-nous! Souffrir ensemble, c'est deja s'aimer. L'adversite, en percant nos coeurs du meme glaive, les a traverses du meme amour.

Aimons-nous pour la patrie absente! aimons-nous pour la republique egorgee! aimons-nous contre l'ennemi commun!

Notre but, c'est un seul peuple; notre point de depart, ce doit etre une seule ame. Ebauchons l'unite par l'union.

Citoyens, vive la republique! Proscrits, vive la France!

III

DECLARATION A PROPOS DE L'EMPIRE

Jersey, 31 octobre 1852.

AU PEUPLE

Citoyens,

L'empire va se faire. Faut-il voter? Faut-il continuer de s'abstenir?
Telle est la question qu'on nous adresse.

Dans le departement de la Seine, un certain nombre de republicains, de ceux qui, jusqu'a ce jour, se sont abstenus, comme ils le devaient, de prendre part, sous quelque forme que ce fut, aux actes du gouvernement de M. Bonaparte, sembleraient aujourd'hui ne pas etre eloignes de penser qu'a l'occasion de l'empire une manifestation opposante de la ville de Paris, par la voie du scrutin, pourrait etre utile, et que le moment serait peut-etre venu d'intervenir dans le vote. Ils ajoutent que, dans tous les cas, le vote pourrait etre un moyen de recensement pour le parti republicain; grace au vote, on se compterait.

Ils nous demandent conseil.

Notre reponse sera simple; et ce que nous dirons pour Paris, peut etre dit pour tous les departements.

Nous ne nous arreterons point a faire remarquer que M. Bonaparte ne s'est pas decide a se declarer empereur sans avoir au prealable arrete avec ses complices le nombre de voix dont il lui convient de depasser les 7,500,000 de son 20 decembre. A l'heure qu'il est, huit millions, neuf millions, dix millions, son chiffre est fait. Le scrutin n'y changera rien. Nous ne prendrons pas la peine de vous rappeler ce que c'est que le "suffrage universel" de M. Bonaparte, ce que c'est que les scrutins de M. Bonaparte. Manifestation de la ville de Paris ou de la ville de Lyon, recensement du parti republicain, est-ce que cela est possible? Ou sont les garanties du scrutin? ou est le controle? ou sont les scrutateurs? ou est la liberte? Songez a toutes ces derisions. Qu'est-ce qui sort de l'urne? la volonte de M. Bonaparte. Pas autre chose. M. Bonaparte a les clefs des boites dans sa main, les Oui et les Non dans sa main, le vote dans sa main. Apres le travail des prefets et des maires termine, ce gouvernant de grands chemins s'enferme tete-a-tete avec le scrutin, et le depouille. Pour lui, ajouter ou retrancher des voix, alterer un proces-verbal, inventer un total, fabriquer un chiffre, qu'est-ce que c'est? un mensonge, c'est-a-dire peu de chose; un faux, c'est-a-dire rien.

Restons dans les principes, citoyens. Ce que nous avons a vous dire, le voici:

M. Bonaparte trouve que l'instant est venu de s'appeler majeste. Il n'a pas restaure un pape pour le laisser a rien faire; il entend etre sacre et couronne. Depuis le 2 decembre, il a le fait, le despotisme; maintenant il veut le mot, l'empire. Soit.

Nous, republicains, quelle est notre fonction? quelle doit etre notre attitude?

Citoyens, Louis Bonaparte est hors la loi; Louis Bonaparte est hors l'humanite. Depuis dix mois que ce malfaiteur regne, le droit a l'insurrection est en permanence et domine toute la situation. A l'heure ou nous sommes, un perpetuel appel aux armes est au fond des consciences. Or, soyons tranquilles, ce qui se revolte dans toutes les consciences arrive bien vite a armer tous les bras.

Amis et freres! en presence de ce gouvernement infame, negation de toute morale, obstacle a tout progres social, en presence de ce gouvernement meurtrier du peuple, assassin de la republique et violateur des lois, de ce gouvernement ne de la force et qui doit perir par la force, de ce gouvernement eleve par le crime et qui doit etre terrasse par le droit, le francais digne du nom de citoyen ne sait pas, ne veut pas savoir s'il y a quelque part des semblants de scrutin, des comedies de suffrage universel et des parodies d'appel a la nation; il ne s'informe pas s'il y a des hommes qui votent et des hommes qui font voter, s'il y a un troupeau qu'on appelle le senat et qui delibere et un autre troupeau qu'on appelle le peuple et qui obeit; il ne s'informe pas si le pape va sacrer au maitre-autel de Notre-Dame l'homme qui,—n'en doutez pas, ceci est l'avenir inevitable,—sera ferre au poteau par le bourreau;—en presence de M. Bonaparte et de son gouvernement, le citoyen digne de ce nom ne fait qu'une chose et n'a qu'une chose a faire: charger son fusil et attendre l'heure.

IV

BANQUET POLONAIS
ANNIVERSAIRE DE LA REVOLUTION DE POLOGNE

29 novembre 1852.

Proscrits de Pologne,

Vous prononcez mon nom au milieu de cette fete, destinee a honorer vos grandes luttes. Vous me faites appel. Je me leve.

Cette solennite m'est chere. Elle m'est chere doublement, et savez-vous pourquoi, citoyens? ce n'est pas seulement parce qu'elle rappelle a nos memoires votre heroique reveil de 1830, c'est aussi, c'est surtout parce qu'elle glorifie une revolution, au jour, presqu'a l'heure ou la servitude vote l'empire.

Oui, ceci me plait, ceci me convient. Cette communion, a laquelle j'assiste, cette communion de la France exilee et de la Pologne proscrite dans un illustre souvenir, dans une date memorable, a le haut caractere d'un acte de foi. Oui, citoyens, c'est au moment ou il semble que les cercueils se ferment qu'il faut affirmer la vie.

Qu'aujourd'hui, ici, dans cette ile, a l'instant ou, en France, on salue empereur le bandit du 2 decembre, que vos voix genereuses, que vos paroles inspirees, que vos chants patriotiques repondent, comme un echo de la conscience humaine, a ces acclamations infames!

Et maintenant, permettez-moi de me recueillir en presence de la date qui nous rassemble et que je vois inscrite sur ce mur.

La Pologne! le 29 novembre 1830! quelle nation! quel anniversaire! Citoyens, aujourd'hui, tout au travers de cet amas enorme de contrats execrables qui constituent ce que les chancelleries appellent le droit public actuel de l'Europe, au milieu de ces brocantages de territoires, de ces achats de peuples, de ces ventes de nations, au milieu de ce tas odieux de parchemins scelles de tous les sceaux imperiaux et royaux qui a pour premiere page le traite de partage, de 1772 et pour derniere page le traite de partage de 1815, on voit un trou, un trou profond, terrible, menacant, une plaie beante qui perce la liasse de part en part. Et ce trou, qui l'a fait? le sabre de la Pologne. En combien de coups? en un seul. Et quel jour? le 29 novembre 1830.

Le 29 novembre 1830, la Pologne a senti que le moment etait venu d'empecher la prescription de sa nationalite, et ce jour-la, elle a donne ce coup de sabre effrayant.

Depuis, ce sabre a ete brise. L'ordre, on a dit ce mot hideux, l'ordre a regne a Varsovie! Ce peuple, qui etait un heros, est redevenu un esclave et a repris sa souquenille de galerien. Des princes dignes du bagne ont remis a la chaine ce forcat digne de l'aureole.

O polonais, vous avez presque le droit de vous tourner vers nous, fils de l'Europe, avec amertume. Mon coeur se serre en songeant a vous. Le traite de 1772, perpetre et commis a la face de la France, en pleine lumiere de la philosophie et de la civilisation, dans ce plein midi que Voltaire et Rousseau faisaient sur le monde, le traite de 1772 est la grande tache du dix-huitieme siecle comme le 2 decembre est la grande honte du dix-neuvieme. Pendant toute une longue periode historique,—et je n'ai pas attendu ce jour pour le dire, je le rappelais le 19 mars 1846 a l'assemblee politique dont je faisais partie,—depuis les premieres annees de Henri II jusqu'aux dernieres annees de Louis XIV, la Pologne a couvert le continent, periodiquement epouvante par la crue formidable des turcs. L'Europe a vecu, a grandi, a pense, s'est developpee, a ete heureuse, est devenue Europe derriere ce boulevard. La barbarie, maree montante, ecumait sur la Pologne comme l'ocean sur la falaise, et la Pologne disait a la barbarie comme la falaise a l'ocean: tu n'iras pas plus loin. Cela a dure trois cents ans.

Quelle a ete la recompense? Un beau jour, l'Europe, que la Pologne avait sauvee de la Turquie, a livre la Pologne a la Russie. Et, aveuglement qui est un chatiment! en commettant un crime, l'Europe ne s'est pas apercue qu'elle faisait une sottise. La situation continentale avait change; la menace ne venait plus du meme cote. Le dix-huitieme siecle, preparation en toute chose du dix-neuvieme, est marque par la decroissance du sultan et par la croissance du czar. L'Europe ne s'etait pas rendu compte de ce phenomene. Pierre Ier, et son rude precepteur Charles XII, avaient change la Moscovie en Russie. Dans la seconde moitie du dix-huitieme siecle, la Turquie s'en allait, la Russie arrivait. La gueule ouverte desormais, ce n'etait plus la Turquie, c'etait la Russie. Le rugissement sourd qu'on entendait ne venait plus de Stamboul, il venait de Petersbourg. Le peril s'etait deplace, mais la Pologne etait restee. Chose frappante, elle etait providentiellement placee aussi bien pour resister aux russes que pour repousser les turcs. Cette situation etant donnee, en 1772, qu'a fait l'Europe? La Pologne etait la sentinelle. L'Europe l'a livree. A qui? a l'ennemi.

Et qui a fait cette chose sans nom? les diplomates, les cervelles politiques du temps, les hommes d'etat de profession. Or, ce n'est pas seulement ingrat, c'est inepte. Ce n'est pas seulement infame, c'est bete.

Aujourd'hui, l'Europe porte la peine du crime. A son tour, le cadavre de la Pologne livre l'Europe a la Russie.

Et la Russie, citoyens, est un bien autre peril que n'etait la Turquie. Toutes deux sont l'Asie; mais la Turquie etait l'Asie chaude, coloree, ardente, la lave qui met le feu, mais qui peut feconder; la Russie est l'Asie froide, l'Asie pale et glacee, l'Asie morte, la pierre du sepulcre qui tombe et ne se releve plus. La Turquie, ce n'etait que l'islamisme; c'etait feroce, mais cela n'avait pas de systeme. La Russie est quelque chose d'autrement redoutable, c'est le passe debout, qui s'obstine a vivre et a epouser le present. Mieux vaut la morsure d'un leopard que l'etreinte d'un spectre. La Turquie n'attaquait qu'une forme de civilisation, le christianisme, forme dont la face catholique est deja morte; la Russie, elle, veut etouffer toute la civilisation d'un coup et a la fois dans la democratie. Ce qu'elle veut tuer, c'est la revolution, c'est le progres, c'est l'avenir. Il semble que le despotisme russe se soit dit: j'ai un ennemi, l'esprit humain.

Je resume ceci d'un mot. Apres les turcs, la Grece a survecu; l'Europe ne survivrait pas apres les russes.

O polonais, je vous le dis du fond de l'ame, je vous admire. Vous etes les aines de la persecution. Cette coupe d'amertume ou nous buvons aujourd'hui, nous y trouvons la trace de vos levres. Vous portez les chevrons de l'exil. Vos freres sont en Siberie comme les notres sont en Afrique. Bannis de Pologne, les proscrits de France vous saluent.

Nous saluons ton histoire, peuple polonais, bon peuple! Leve la tete dans ton accablement. Tu es grand, gisant sur le fumier russe. O Job des nations, tes plaies, sont des gloires.

Nous saluons ton histoire et l'histoire de tous les peuples qui ont souffert et qui ont lutte.

Cette reunion, cette date auguste, 29 novembre 1830, evoquent a nos yeux tous les grands souvenirs revolutionnaires, tous les grands hommes liberateurs, et, dans notre reconnaissance religieuse et profonde, nous convions Kosciuszko, Washington, Bolivar, Botzaris, tous les vaillants lutteurs du progres, tous les glorieux martyrs de l'idee, a ces saintes agapes de la proscription. Ici, dans cette salle, est-ce qu'il ne vous semble pas comme a moi les voir au-dessus de nos tetes? Est-ce qu'il n'y a pas la, autour de cette date splendide, comme une nuee lumineuse ou ces triomphateurs, nos vrais ancetres, nous apparaissent et nous sourient? Regardez-les, contemplez-les comme moi, ces transfigures! Eux aussi ont souffert. Au jour mysterieux qui sort de la tombe, ceux qui n'etaient que des hommes deviennent des demi-dieux, et les couronnes d'epines qui faisaient saigner le front des vivants se changent en couronnes de lauriers et font rayonner le front des fantomes.

Citoyens, cinq nations sont ici representees, la Pologne, la Hongrie, l'Allemagne, l'Italie et la France, cinq nations illustres devant le genre humain, aujourd'hui couchees dans la fosse.

Les hommes de despotisme en fremissent de joie. Leur joie a tort. Je ne me lasserai jamais de le redire, quoique assassinees, ces grandes nations ne sont pas mortes. Les tyrans, qui n'ont pas d'ame, ne savent pas que les peuples en ont une.

Quand les tyrans ont scelle sur un peuple la pierre du tombeau, qu'est-ce qu'ils ont fait? Ils croient avoir enferme une nation dans la tombe, ils y ont enferme une idee. Or, la tombe ne fait rien a qui ne meurt pas, et l'idee est immortelle. Citoyens, un peuple n'est pas une chair; un peuple est une pensee! Qu'est-ce que la Pologne? c'est l'independance. Qu'est-ce que l'Allemagne? c'est la vertu. Qu'est-ce que la Hongrie? c'est l'heroisme. Qu'est-ce que l'Italie? c'est la gloire. Qu'est-ce que la France? c'est la liberte. Citoyens, le jour ou l'independance, la vertu, l'heroisme, la gloire et la liberte mourront, ce jour-la, ce jour-la seulement, la Pologne, l'Allemagne, la Hongrie, l'Italie et la France seront mortes.

Ce jour-la, citoyens, l'ame du monde aurait disparu.

Or, l'ame du monde, c'est Dieu.

Citoyens, buvons a l'idee qui ne meurt pas! buvons aux peuples qui ressuscitent!

1853

Les proscrits meurent.—La guerre eclate. Paroles d'esperance sur les tombeaux et sur les peuples.

I

SUR LA TOMBE DE JEAN BOUSQUET AU CIMETIERE SAINT-JEAN, A JERSEY

20 avril 1853.

Victor Hugo a Jersey habitait une solitude, une maison appelee
Marine-Terrace, isolee au bord de la mer.

Cependant les proscrits commencaient a mourir. Un homme ne doit pas etre mis dans la tombe sans qu'une parole soit dite qui aille de lui a Dieu.

Les proscrits vinrent trouver Victor Hugo, et lui demanderent de dire, au nom de tous, cette parole.

Citoyens,

L'homme auquel nous sommes venus dire l'adieu supreme, Jean Bousquet, de Tarn-et-Garonne, fut un energique soldat de la democratie. Nous l'avons vu, proscrit inflexible, deperir douloureusement au milieu de nous. Le mal le rongeait; il se sentait lentement empoisonne par le souvenir de tout ce qu'on laisse derriere soi; il pouvait revoir les etres absents, les lieux aimes, sa ville, sa maison; il pouvait revoir la France, il n'avait qu'un mot a dire, cette humiliation execrable que M. Bonaparte appelle amnistie ou grace s'offrait a lui, il l'a chastement repoussee, et il est mort. Il avait trente-quatre ans. Maintenant le voila! (L'orateur montre la fosse.)

Je n'ajouterai pas un eloge a cette simple vie, a cette grande mort. Qu'il repose en paix, dans cette fosse obscure ou la terre va le couvrir, et ou son ame est allee retrouver les esperances eternelles du tombeau!

Qu'il dorme ici, ce republicain, et que le peuple sache qu'il y a encore des coeurs fiers et purs, devoues a sa cause! Que la republique sache qu'on meurt plutot que de l'abandonner! Que la France sache qu'on meurt parce qu'on ne la voit plus!

Qu'il dorme, ce patriote, au pays de l'etranger! Et nous, ses compagnons de lutte et d'adversite, nous qui lui avons ferme les yeux, a sa ville natale, a sa famille, a ses amis, s'ils nous demandent: Ou est-il? nous repondrons: Mort dans l'exil! comme les soldats repondaient au nom de Latour d'Auvergne: Mort au champ d'honneur!

Citoyens! aujourd'hui, en France, les apostasies sont en joie. La vieille terre du 14 juillet et du 10 aout assiste a l'epanouissement hideux des turpitudes et a la marche triomphale des traitres. Pas une indignite qui ne recoive immediatement une recompense. Ce maire a viole la loi, on le fait prefet; ce soldat a deshonore le drapeau, on le fait general; ce pretre a vendu la religion, on le fait eveque; ce juge a prostitue la justice, on le fait senateur; cet aventurier, ce prince a commis tous les crimes, depuis les vilenies devant lesquelles reculerait un filou jusqu'aux horreurs devant lesquelles reculerait un assassin, il passe empereur. Autour de ces hommes, tout est fanfares, banquets, danses, harangues, applaudissements, genuflexions. Les servilites viennent feliciter les ignominies. Citoyens, ces hommes ont leurs fetes; eh bien! nous aussi nous avons les notres. Quand un de nos compagnons de bannissement, devore par la nostalgie, epuise par la fievre lente des habitudes rompues et des affections brisees, apres avoir bu jusqu'a la lie toutes les agonies de la proscription, succombe enfin et meurt, nous suivons sa biere couverte d'un drap noir; nous venons au bord de la fosse; nous nous mettons a genoux, nous aussi, non devant le succes, mais devant le tombeau; nous nous penchons sur notre frere enseveli et nous lui disons:—Ami! nous te felicitons d'avoir ete vaillant, nous te felicitons d'avoir ete genereux et intrepide, nous te felicitons d'avoir ete fidele, nous te felicitons d'avoir donne a ta foi jusqu'au dernier souffle de ta bouche, jusqu'au dernier battement de ton coeur, nous te felicitons d'avoir souffert, nous te felicitons d'etre mort!—Puis nous relevons la tete, et nous nous en allons le coeur plein d'une sombre joie. Ce sont la les fetes de l'exil.

Telle est la pensee austere et sereine qui est au fond de toutes nos ames; et devant ce sepulcre, devant ce gouffre ou il semble que l'homme s'engloutit, devant cette sinistre apparence du neant, nous nous sentons consolides dans nos principes et dans nos certitudes; l'homme convaincu n'a jamais le pied plus ferme que sur la terre, mouvante du tombeau; et, l'oeil fixe sur ce mort, sur cet etre evanoui, sur cette ombre qui a passe, croyants inebranlables, nous glorifions celle qui est immortelle et celui qui est eternel, la liberte et Dieu!

Oui, Dieu! Jamais une tombe ne doit se fermer sans que ce grand mot, sans que ce mot vivant y soit tombe. Les morts le reclament, et ce n'est pas nous qui le leur refuserons. Que le peuple religieux et libre au milieu duquel nous vivons le comprenne bien, les hommes du progres, les hommes de la democratie, les hommes de la revolution savent que la destinee de l'ame est double, et l'abnegation qu'ils montrent dans cette vie prouve combien ils comptent profondement sur l'autre. Leur foi dans ce grand et mysterieux avenir resiste meme au spectacle repoussant que nous donne depuis le 2 decembre le clerge catholique asservi. Le papisme romain en ce moment epouvante la conscience humaine. Ah! je le dis, et j'ai le coeur plein d'amertume, en songeant a tant d'abjection et de honte, ces pretres, qui, pour de l'argent, pour des palais, des mitres et des crosses, pour l'amour des biens temporels, benissent et glorifient le parjure, le meurtre et la trahison, ces eglises ou l'on chante Te Deum au crime couronne, oui, ces eglises, oui, ces pretres suffiraient pour ebranler les plus fermes convictions dans les ames les plus profondes, si l'on n'apercevait, au-dessus de l'eglise, le ciel, et, au-dessus du pretre, Dieu!

Et ici, citoyens, sur le seuil de cette tombe ouverte, au milieu de cette foule recueillie qui environne cette fosse, le moment est venu de semer, pour qu'elle germe dans toutes les consciences, une grave et solennelle parole.

Citoyens, a l'heure ou nous sommes, heure fatale et qui sera comptee dans les siecles, le principe absolutiste, le vieux principe du passe, triomphe par toute l'Europe; il triomphe comme il lui convient de triompher, par le glaive, par la hache, par la corde et le billot, par les massacres, par les fusillades, par les tortures, par les supplices. Le despotisme, ce Moloch entoure d'ossements, celebre a la face du soleil ses effroyables mysteres sous le pontificat sanglant des Haynau, des Bonaparte et des Radetzky. Potences en Hongrie, potences en Lombardie, potences en Sicile; en France, la guillotine, la deportation et l'exil. Rien que dans les etats du pape, et je cite le pape qui s'intitule le roi de douceur, rien que dans les etats du pape, dis-je, depuis trois ans, seize cent quarante-quatre patriotes, le chiffre est authentique, sont morts fusilles ou pendus, sans compter les innombrables morts ensevelis vivants dans les cachots et les oubliettes. Au moment ou je parle, le continent, comme aux plus odieux temps de l'histoire, est encombre d'echafauds et de cadavres; et, le jour ou la revolution voudrait se faire un drapeau des linceuls de toutes les victimes, l'ombre de ce drapeau noir couvrirait l'Europe.

Ce sang, tout ce sang qui coule, de toutes parts, a ruisseaux, a torrents, democrates, c'est le votre.

Eh bien, citoyens, en presence de cette saturnale de massacre et de meurtre, en presence de ces infames tribunaux ou siegent des assassins en robe de juges, en presence de tous ces cadavres chers et sacres, en presence de cette lugubre et feroce victoire des reactions, je le declare solennellement, au nom des proscrits de Jersey qui m'en ont donne le mandat, et j'ajoute au nom de tous les proscrits republicains, car pas une voix de vrai republicain ayant quelque autorite ne me dementira, je le declare devant ce cercueil d'un proscrit, le deuxieme que nous descendons dans la fosse depuis dix jours, nous les exiles, nous les victimes, nous abjurons, au jour inevitable et prochain du grand denument revolutionnaire, nous abjurons toute volonte, tout sentiment, toute idee de represailles sanglantes!

Les coupables seront chaties, certes, tous les coupables, et chaties severement, il le faut; mais pas une tete ne tombera; pas une goutte de sang, pas une eclaboussure d'echafaud ne tachera la robe immaculee de la republique de Fevrier. La tete meme du brigand de decembre sera respectee avec horreur par le progres. La revolution fera de cet homme un plus grand exemple en remplacant sa pourpre d'empereur par la casaque de forcat. Non, nous ne repliquerons pas a l'echafaud par l'echafaud. Nous repudions la vieille et inepte loi du talion. Comme la monarchie, le talion fait partie du passe; nous repudions le passe. La peine de mort, glorieusement abolie par la republique en 1848, odieusement retablie par Louis Bonaparte, reste abolie pour nous, abolie a jamais. Nous avons emporte dans l'exil le depot sacre du progres; nous le rapporterons a la France fidelement. Ce que nous demandons a l'avenir, ce que nous voulons de lui, c'est la justice, ce n'est pas la vengeance. D'ailleurs, de meme que pour avoir a jamais le degout des orgies, il suffisait aux spartiates d'avoir vu des esclaves ivres de vin, a nous republicains, pour avoir a jamais horreur des echafauds, il nous suffit de voir les rois ivres de sang.

Oui, nous le declarons, et nous attestons cette mer qui lie Jersey a la France, ces champs, cette calme nature qui nous entoure, cette libre Angleterre qui nous ecoute, les hommes de la revolution, quoi qu'en disent les abominables calomnies bonapartistes, rentreront en France, non comme des exterminateurs, mais comme des freres! Nous prenons a temoin de nos paroles ce ciel sacre qui rayonne au-dessus de nos tetes et qui ne verse dans nos ames que des pensees de concorde et de paix! nous attestons ce mort qui est la dans cette fosse et qui, pendant que je parle, murmure a voix basse dans son suaire: Oui, freres, repoussez la mort! je l'ai acceptee pour moi, je n'en veux pas pour autrui!

La republique, c'est l'union, l'unite, l'harmonie, la lumiere, le travail creant le bien-etre, la suppression des conflits d'homme a homme et de nation a nation, la fin des exploitations inhumaines, l'abolition de la loi de mort, et l'etablissement de la loi de vie.

Citoyens, cette pensee est dans vos esprits, et je n'en suis que l'interprete; le temps des sanglantes et terribles necessites revolutionnaires est passe; pour ce qui reste a faire, l'indomptable loi du progres suffit. D'ailleurs, soyons tranquilles, tout combat avec nous dans les grandes batailles qui nous restent a livrer; batailles dont l'evidente necessite n'altere pas la serenite des penseurs; batailles dans lesquelles l'energie revolutionnaire egalera l'acharnement monarchique; batailles dans lesquelles la force unie au droit terrassera la violence alliee a l'usurpation; batailles superbes, glorieuses, enthousiastes, decisives, dont l'issue n'est pas douteuse, et qui seront les Tolbiac, les Hastings et les Austerlitz de la democratie. Citoyens, l'epoque de la dissolution du vieux monde est arrivee. Les antiques despotismes sont condamnes par la loi providentielle; le temps, ce fossoyeur courbe dans l'ombre, les ensevelit; chaque jour qui tombe les enfouit plus avant dans le neant. Dieu jette les annees sur les trones comme nous jetons les pelletees de terre sur les cercueils.

Et maintenant, freres, au moment de nous separer, poussons le cri de triomphe, poussons le cri du reveil; comme je vous le disais il y a quelques mois a propos de la Pologne, c'est sur les tombes qu'il faut parler de resurrection. Certes, l'avenir, un avenir prochain, je le repete, nous promet en France la victoire de l'idee democratique, l'avenir nous promet la victoire de l'idee sociale; mais il nous promet plus encore, il nous promet sous tous les climats, sous tous les soleils, dans tous les continents, en Amerique aussi bien qu'en Europe, la fin de toutes les oppressions et de tous les esclavages. Apres les rudes epreuves que nous subissons, ce qu'il nous faut, ce n'est pas seulement l'emancipation de telle ou telle classe qui a souffert trop longtemps, l'abolition de tel ou tel privilege, la consecration de tel ou tel droit; cela, nous l'aurons; mais cela ne nous suffit pas; ce qu'il nous faut, ce que nous obtiendrons, n'en doutez pas, ce que pour ma part, du fond de cette nuit sombre de l'exil, je contemple d'avance avec l'eblouissement de la joie, citoyens, c'est la delivrance de tous les peuples, c'est l'affranchissement de tous les hommes! Amis, nos souffrances engagent Dieu. Il nous en doit le prix. Il est debiteur fidele, il s'acquittera. Ayons donc une foi virile, et faisons avec transport notre sacrifice. Opprimes de toutes les nations, offrez vos plaies; polonais, offrez vos miseres; hongrois, offrez votre gibet; italiens, offrez votre croix; heroiques deportes de Cayenne et d'Afrique, nos freres, offrez votre chaine; proscrits, offrez votre proscription; et toi, martyr, offre ta mort a la liberte du genre humain.

II

SUR LA TOMBE DE LOUISE JULIEN
CIMETIERE DE SAINT-JEAN

26 juillet 1853.

Citoyens,

Trois cercueils en quatre mois.

La mort se hate, et Dieu nous delivre un a un.

Nous ne t'accusons pas, nous te remercions, Dieu puissant qui nous rouvres, a nous exiles, les portes de la patrie eternelle!

Cette fois, l'etre inanime et cher que nous apportons a la tombe, c'est une femme.

Le 21 janvier dernier, une femme fut arretee chez elle par le sieur Boudrot, commissaire de police a Paris. Cette femme, jeune encore, elle avait trente-cinq ans; mais estropiee et infirme, fut envoyee a la prefecture et enfermee dans la cellule no. 1, dite cellule d'essai. Cette cellule, sorte de cage de sept a huit pieds carres a peu pres, sans air et sans jour, la malheureuse prisonniere l'a peinte d'un mot; elle l'appelle: cellule-tombeau; elle dit, je cite ses propres paroles: " C'est dans cette cellule-tombeau, qu'estropiee, malade, j'ai passe vingt et un jours, collant mes levres d'heure en heure contre le treillage pour aspirer un peu d'air vital et ne pas mourir." [Note: Voir les Bagnes d'Afrique et la Transportation de decembre, par Ch. Ribeyrolles, p. 199.]—Au bout de ces vingt et un jours, le 14 fevrier, le gouvernement de decembre mit cette femme dehors et l'expulsa. Il la jeta a la fois hors de la prison et hors de la patrie. La proscrite sortait du cachot d'essai avec les germes de la phthisie. Elle quitta la France et gagna la Belgique. Le denument la forca de voyager toussant, crachant le sang, les poumons malades, en plein hiver, dans le nord, sous la pluie et la neige, dans ces affreux wagons decouverts qui deshonorent les riches entreprises des chemins de fer. Elle arriva a Ostende; elle etait chassee de France, la Belgique la chassa. Elle passa en Angleterre. A peine debarquee a Londres, elle se mit au lit. La maladie contractee dans le cachot, aggravee par le voyage force de l'exil, etait devenue menacante. La proscrite, je devrais dire la condamnee a mort, resta gisante deux mois et demi. Puis, esperant un peu de printemps et de soleil, elle vint a Jersey. On se souvient encore de l'y avoir vue arriver par une froide matinee pluvieuse, a travers les brumes de la mer, ralant et grelottant sous sa pauvre robe de toile toute mouillee. Peu de jours apres son arrivee, elle se coucha; elle ne s'est plus relevee.

Il y a trois jours elle est morte.

Vous me demanderez ce qu'etait cette femme et ce qu'elle avait fait pour etre traitee ainsi; je vais vous le dire.

Cette femme, par des chansons patriotiques, par de sympathiques et cordiales paroles, par de bonnes et civiques actions, avait rendu celebre, dans les faubourgs de Paris, le nom de Louise Julien sous lequel le peuple la connaissait et la saluait. Ouvriere, elle avait nourri sa mere malade; elle l'a soignee et soutenue dix ans. Dans les jours de lutte civile, elle faisait de la charpie; et, boiteuse et se trainant, elle allait dans les ambulances, et secourait les blesses de tous les partis. Cette femme du peuple etait un poete, cette femme du peuple etait un esprit; elle chantait la republique, elle aimait la liberte, elle appelait ardemment l'avenir fraternel de toutes les nations et de tous les hommes; elle croyait a Dieu, au peuple, au progres, a la France; elle versait autour d'elle, comme un vase, dans les esprits des proletaires, son grand coeur plein d'amour et de foi. Voila ce que faisait cette femme. M. Bonaparte l'a tuee.

Ah! une telle tombe n'est pas muette; elle est pleine de sanglots, de gemissements et de clameurs.

Citoyens, les peuples, dans le legitime orgueil de leur toute-puissance et de leur droit, construisent avec le granit et le marbre des edifices sonores, des enceintes majestueuses, des estrades sublimes, du haut desquelles parle leur genie, du haut desquelles se repandent a flots dans les ames les eloquences saintes du patriotisme, du progres et de la liberte; les peuples, s'imaginant qu'il suffit d'etre souverains pour etre invincibles, croient inaccessibles et imprenables ces citadelles de la parole, ces forteresses sacrees de l'intelligence humaine et de la civilisation, et ils disent: la tribune est indestructible. Ils se trompent; ces tribunes-la peuvent etre renversees. Un traitre vient, des soldats arrivent, une bande de brigands se concerte, se demasque, fait feu, et le sanctuaire est envahi, et la pierre et le marbre sont disperses, et le palais, et le temple, ou la grande nation parlait au monde, s'ecroule, et l'immonde tyran vainqueur s'applaudit, bat des mains, et dit: C'est fini. Personne ne parlera plus. Pas une voix ne s'elevera desormais. Le silence est fait.—Citoyens! a son tour le tyran se trompe. Dieu ne veut pas que le silence se fasse; Dieu ne veut pas que la liberte, qui est son verbe, se taise. Citoyens! au moment ou les despotes triomphants croient la leur avoir otee a jamais, Dieu redonne la parole aux idees. Cette tribune detruite, il la reconstruit. Non au milieu de la place publique, non avec le granit et le marbre, il n'en a pas besoin. Il la reconstruit dans la solitude; il la reconstruit avec l'herbe du cimetiere, avec l'ombre des cypres, avec le monticule sinistre que font les cercueils caches sous terre; et de cette solitude, de cette herbe, de ces cypres, de ces cercueils disparus, savez-vous ce qui sort, citoyens? Il en sort le cri dechirant de l'humanite, il en sort la denonciation et le temoignage, il en sort l'accusation inexorable qui fait palir l'accuse couronne, il en sort la formidable protestation des morts! Il en sort la voix vengeresse, la voix inextinguible, la voix qu'on n'etouffe pas, la voix qu'on ne baillonne pas!—Ah! M. Bonaparte a fait taire la tribune; c'est bien; maintenant qu'il fasse donc taire le tombeau!

Lui et ses pareils n'auront rien fait tant qu'on entendra sortir un soupir d'une tombe, et tant qu'on verra rouler une larme dans les yeux augustes de la pitie.

Pitie! ce mot que je viens de prononcer, il a jailli du plus profond de mes entrailles devant ce cercueil, cercueil d'une femme, cercueil d'une soeur, cercueil d'une martyre! Pauline Roland en Afrique, Louise Julien a Jersey, Francesca Maderspach a Temeswar, Blanca Teleki a Pesth, tant d'autres, Rosalie Gobert, Eugenie Guillemot, Augustine Pean, Blanche Clouart, Josephine Prabeil, Elisabeth Parles, Marie Reviel, Claudine Hibruit, Anne Sangla, veuve Combescure, Armantine Huet, et tant d'autres encore, soeurs, meres, filles, epouses, proscrites, exilees, transportees, torturees, suppliciees, crucifiees, o pauvres femmes! Oh! quel sujet de larmes profondes et d'inexprimables attendrissements! Faibles, souffrantes, malades, arrachees a leurs familles, a leurs maris, a leurs parents, a leurs soutiens, vieilles quelquefois et brisees par l'age, toutes ont ete des heroines, plusieurs ont ete des heros! Oh! ma pensee en ce moment se precipite dans ce sepulcre et baise les pieds froids de cette morte dans son cercueil! Ce n'est pas une femme que je venere dans Louise Julien, c'est la femme; la femme de nos jours, la femme digne de devenir citoyenne; la femme telle que nous la voyons autour de nous, dans tout son devouement, dans toute sa douceur, dans tout son sacrifice, dans toute sa majeste! Amis, dans les temps futurs, dans cette belle, et paisible, et tendre, et fraternelle republique sociale de l'avenir, le role de la femme sera grand; mais quel magnifique prelude a ce role que de tels martyres si vaillamment endures! Hommes et citoyens, nous avons dit plus d'une fois dans notre orgueil:—Le dix-huitieme siecle a proclame le droit de l'homme; le dix-neuvieme proclamera le droit de la femme;—mais, il faut l'avouer, citoyens, nous ne nous sommes point hates; beaucoup, de considerations, qui etaient graves, j'en conviens, et qui voulaient etre murement examinees, nous ont arretes; et a l'instant ou je parle, au point meme ou le progres est parvenu, parmi les meilleurs republicains, parmi les democrates les plus vrais et les plus purs, bien des esprits excellents hesitent encore a admettre dans l'homme et dans la femme l'egalite de l'ame humaine, et, par consequent, l'assimilation, sinon l'identite complete, des droits civiques. Disons-le bien haut, citoyens, tant que la prosperite a dure, tant que la republique a ete debout, les femmes, oubliees par nous, se sont oubliees elles-memes; elles se sont bornees a rayonner comme la lumiere; a echauffer les esprits, a attendrir les coeurs, a eveiller les enthousiasmes, a montrer du doigt a tous le bon, le juste, le grand et le vrai. Elles n'ont rien ambitionne au dela. Elles qui, par moment, sont, l'image, de la patrie vivante, elles qui pouvaient etre l'ame de la cite, elles ont ete simplement l'ame de la famille. A l'heure de l'adversite, leur attitude a change, elles ont cesse d'etre modestes; a l'heure de l'adversite, elles nous ont dit:—Nous ne savons pas si nous, avons droit a votre puissance, a votre liberte, a votre grandeur; mais ce que nous savons, c'est que nous avons droit a votre misere. Partager vos souffrances, vos accablements, vos denuments, vos detresses, vos renoncements, vos exils, votre abandon si vous etes sans asile, votre faim si vous etes sans pain, c'est la le droit de la femme, et nous le reclamons.—O mes freres! et les voila qui nous suivent dans le combat, qui nous accompagnent dans la proscription, et qui nous devancent dans le tombeau!

Citoyens, puisque cette fois encore vous avez voulu que je parlasse en votre nom, puisque votre mandat donne a ma voix l'autorite qui manquerait a une parole isolee; sur la tombe de Louise Julien, comme il y a trois mois, sur la tombe de Jean Bousquet, le dernier cri que je veux jeter, c'est le cri de courage, d'insurrection et d'esperance!

Oui, des cercueils comme celui de cette noble femme qui est la signifient et predisent la chute prochaine des bourreaux, l'inevitable ecroulement des despotismes et des despotes. Les proscrits meurent l'un apres l'autre; le tyran creuse leur fosse; mais a un jour venu, citoyens, la fosse tout a coup attire et engloutit le fossoyeur!

O morts qui m'entourez et qui m'ecoutez, malediction a Louis Bonaparte! O morts, execration a cet homme! Pas d'echafauds quand viendra la victoire, mais une longue et infamante expiation a ce miserable! Malediction sous tous les cieux, sous tous les climats, en France, en Autriche, en Lombardie, en Sicile, a Rome, en Pologne, en Hongrie, malediction aux violateurs du droit humain et de la loi divine! Malediction aux pourvoyeurs des pontons, aux dresseurs des gibets, aux destructeurs des familles, aux tourmenteurs des peuples! Malediction aux proscripteurs des peres, des meres et des enfants! Malediction aux fouetteurs de femmes! Proscrits! soyons implacables dans ces solennelles et religieuses revendications du droit et de l'humanite. Le genre humain a besoin de ces cris terribles; la conscience universelle a besoin de ces saintes indignations de la pitie. Execrer les bourreaux, c'est consoler les victimes. Maudire les tyrans, c'est benir les nations.

III

VINGT-TROISIEME ANNIVERSAIRE DE LA REVOLUTION POLONAISE

29 novembre 1853, a Jersey.

Proscrits, mes freres!

Tout marche, tout avance, tout approche, et, je vous le dis avec une joie profonde, deja se font jour et deviennent visibles les symptomes precurseurs du grand avenement. Oui, rejouissez-vous, proscrits de toutes les nations, ou, pour mieux dire, proscrits de la grande nation unique, de cette nation qui sera le genre humain et qui s'appellera Republique universelle.—Rejouissez-vous! l'an dernier, nous ne pouvions qu'invoquer l'esperance; cette annee, nous pouvons presque attester la realite. L'an dernier, a pareille epoque, a pareil jour, nous nous bornions a dire: l'Idee ressuscitera. Cette annee, nous pouvons dire: l'Idee ressuscite!

Et comment ressuscite-t-elle? de quelle facon? par qui? c'est la ce qu'il faut admirer.

Citoyens, il y a en Europe un homme qui pese sur l'Europe; qui est tout ensemble prince spirituel, seigneur temporel, despote, autocrate, obei dans la caserne, adore dans le monastere, chef de la consigne et du dogme, et qui met en mouvement, pour l'ecrasement des libertes du continent, un empire de la force de soixante millions d'hommes. Ces soixante millions d'hommes, il les tient dans sa main, non comme des hommes, mais comme des brutes, non comme des esprits, mais comme des outils. En sa double qualite ecclesiastique et militaire, il met un uniforme a leurs ames comme a leurs corps; il dit: marchez! et il faut marcher; il dit: croyez! et il faut croire. Cet homme s'appelle en politique l'Absolu, et en religion l'Orthodoxe; il est l'expression supreme de la toute-puissance humaine; il torture, comme bon lui semble, des peuples entiers; il n'a qu'a faire un signe, et il le fait, pour vider la Pologne dans la Siberie; il croise, mele et noue tous les fils de la grande conspiration des princes contre les hommes; il a ete a Rome, et lui, pape grec, il a donne le baiser d'alliance au pape latin; il regne a Berlin, a Munich, a Dresde, a Stuttgart, a Vienne, comme a Saint-Petersbourg; il est l'ame de l'empereur d'Autriche et la volonte du roi de Prusse; la vieille Allemagne n'est plus que sa remorque. Cet homme est quelque chose qui ressemble a l'ancien roi des rois; c'est l'Agamemnon de cette guerre de Troie que les hommes du passe font aux hommes de l'avenir; c'est la menace sauvage de l'ombre a la lumiere, du nord au midi. Je viens de vous le dire, et je resume d'un mot ce monstre de l'omnipotence: empereur comme Charles-Quint, pape comme Gregoire VII, il tient dans ses mains une croix qui se termine en glaive et un sceptre qui se termine en knout.

Ce prince, ce souverain, puisque les peuples permettent a des hommes de prendre ce nom, ce Nicolas de Russie est a cette heure l'homme veritable du despotisme. Il en est la tete; Louis Bonaparte n'en est que le masque.

Dans ce dilemme qui a toute la rigueur d'un decret du destin, Europe republicaine ou Europe cosaque, c'est Nicolas de Russie qui incarne l'Europe cosaque. Nicolas de Russie est le vis-a-vis de la Revolution.

Citoyens, c'est ici qu'il faut se recueillir. Les choses necessaires arrivent toujours; mais par quelle voie? c'est la ce qui est admirable, et j'appelle sur ceci votre attention.

Nicolas de Russie semblait avoir triomphe; le despotisme, vieil edifice restaure, dominait de nouveau l'Europe, plus solide en apparence que jamais, avec le meurtre de dix nations pour base et le crime de Bonaparte pour couronnement. La France, que le grand poete anglais, que Shakespeare appelle le "soldat de Dieu ", la France etait a terre, desarmee, garrottee, vaincue. Il paraissait qu'il n'y avait plus qu'a jouir de la victoire. Mais, depuis Pierre, les czars ont deux pensees, l'absolutisme et la conquete. La premiere satisfaite, Nicolas a songe a la seconde. Il avait a cote de lui, a son ombre, j'ai presque dit a ses pieds, un prince amoindri, un empire vieillissant, un peuple affaibli par son peu d'adherence a la civilisation europeenne. Il s'est dit: c'est le moment; et il a etendu son bras vers Constantinople, et il a allonge sa serre vers cette proie. Oubliant toute dignite, toute pudeur, tout respect de lui-meme et d'autrui, il a montre brusquement a l'Europe les plus cyniques nudites de l'ambition. Lui, colosse, il s'est acharne sur une ruine; il s'est rue sur ce qui tombait, et il s'est dit avec joie: Prenons Constantinople; c'est facile, injuste et utile.

Citoyens, qu'est-il arrive?

Le sultan s'est dresse.

Nicolas, par sa ruse et sa violence, s'est donne pour adversaire le desespoir, cette grande force. La revolution, foudre endormie, etait la. Or,—ecoutez ceci, car c'est grand:—il s'est trouve que, froisse, humilie, navre, pousse a bout, ce turc, ce prince chetif, ce prince debile, ce moribond, ce fantome sur lequel le czar n'avait qu'a souffler, ce petit sultan, soufflete par Mentschikoff et cravache par Gortschakoff, s'est jete sur la foudre et l'a saisie.

Et maintenant il la tient, il la secoue au-dessus de sa tete, et les roles sont changes, et voici Nicolas qui tremble!—et voici les trones qui s'emeuvent, et voici les ambassadeurs d'Autriche et de Prusse qui s'en vont de Constantinople, et voici les legions polonaise, hongroise et italienne qui se forment, et voici la Roumanie, la Transylvanie, la Hongrie qui fremissent, voici la Circassie qui se leve, voici la Pologne qui frissonne; car tous, peuples et rois, ont reconnu cette chose eclatante qui flamboie et qui rayonne a l'orient, et ils savent bien que ce qui brille en ce moment dans la main desesperee de la Turquie, ce n'est pas le vieux sabre ebreche d'Othman, c'est l'eclair splendide des revolutions!

Oui, citoyens, c'est la revolution qui vient de passer le Danube!

Le Rhin, le Tibre, la Vistule et la Seine en ont tressailli.

Proscrits, combattants de toutes les dates, martyrs de toutes les luttes, battez des mains a cet ebranlement immense qui commence a peine, et que rien maintenant n'arretera. Toutes les nations qu'on croyait mortes dressent la tete en ce moment. Reveil des peuples, reveil de lions.

Cette guerre a eclate au sujet d'un sepulcre dont tout le monde voulait les clefs. Quel sepulcre et quelles clefs? C'est la ce que les rois ignorent. Citoyens, ce sepulcre, c'est la grande tombe ou est enfermee la Republique, deja debout dans les tenebres et toute prete a sortir. Et ces clefs qui ouvriront ce sepulcre, dans quelles mains tomberont-elles? Amis, ce sont les rois qui se les disputent, mais c'est le peuple qui les aura.

C'est fini, j'y insiste, desormais les negociations, les notes, les protocoles, les ultimatum, les armistices, les platrages de paix eux-memes n'y peuvent rien. Ce qui est fait est fait. Ce qui est entame s'achevera. Le sultan, dans son desespoir, a saisi la revolution, et la revolution le tient. Il ne depend plus de lui-meme a present de se delivrer de l'aide redoutable qu'il s'est donnee. Il le voudrait qu'il ne le pourrait. Quand un homme prend un archange pour auxiliaire, l'archange l'emporte sur ses ailes.

Chose frappante! il est peut-etre dans la destinee du sultan de faire crouler tous les trones. (Une voix: Y compris le sien.)

Et cette oeuvre a laquelle on contraint le sultan, ce sera le czar qui l'aura provoquee! Cet ecroulement des trones, d'ou sortira la confederation des Peuples-Unis, ce sera le czar, je ne dirai pas qui l'aura voulu, mais qui l'aura cause. L'Europe cosaque aura fait surgir l'Europe republicaine. A l'heure qu'il est, citoyens, le grand revolutionnaire de l'Europe,—c'est Nicolas de Russie.

N'avais-je pas raison de vous dire: admirez de quelle facon la providence s'y prend!

Oui, la providence nous emporte vers l'avenir a travers l'ombre. Regardez, ecoutez, est-ce que vraiment vous ne voyez pas que le mouvement de tout commence a devenir formidable? Le sinistre sabbat de l'absolutisme passe comme une vision de nuit. Les rangees de gibets chancellent a l'horizon, les cimetieres entrevus paraissent et disparaissent, les fosses ou sont les martyrs se soulevent, tout se hate dans ce tourbillon de tenebres. Il semble qu'on entend ce cri mysterieux: "Hourrah! hourrah! les rois vont vite!"

Proscrits, attendons l'heure. Elle va bientot sonner, preparons-nous. Elle va sonner pour les nations, elle va sonner pour nous-memes. Alors, pas un coeur ne faiblira. Alors nous sortirons, nous aussi, de cette tombe qu'on appelle l'exil; nous agiterons tous les sanglants et sacres souvenirs, et, dans les dernieres profondeurs, les masses se leveront contre les despotes, et le droit et la justice et le progres vaincront; car le plus auguste et le plus terrible des drapeaux, c'est le suaire dans lequel les rois ont essaye d'ensevelir la liberte!

Citoyens, du fond de cette adversite ou nous sommes encore, envoyons une acclamation a l'avenir. Saluons, au dela de toutes ces convulsions et de toutes ces guerres, saluons l'aube benie des Etats-Unis d'Europe! Oh! ce sera la une realisation splendide! Plus de frontieres, plus de douanes, plus de guerres, plus d'armees, plus de proletariat, plus d'ignorance, plus de misere; toutes les exploitations coupables supprimees, toutes les usurpations abolies; la richesse decuplee, le probleme du bien-etre resolu par la science; le travail, droit et devoir; la concorde entre les peuples, l'amour entre les hommes; la penalite resorbee par l'education; le glaive brise comme le sabre; tous les droits proclames et mis hors d'atteinte, le droit de l'homme a la souverainete, le droit de la femme a l'egalite, le droit de l'enfant a la lumiere; la pensee, moteur unique, la matiere, esclave unique; le gouvernement resultant de la superposition des lois de la societe aux lois de la nature, c'est-a-dire pas d'autre gouvernement que le droit de l'Homme;—voila ce que sera l'Europe demain peut-etre, citoyens, et ce tableau qui vous fait tressaillir de joie n'est qu'une ebauche tronquee et rapide. O proscrits, benissons nos peres dans leurs tombes, benissons ces dates glorieuses qui rayonnent sur ces murailles, benissons la sainte marche des idees. Le passe appartient aux princes; il s'appelle Barbarie; l'avenir appartient aux peuples; il s'appelle Humanite!

1854

La peine de mort.—Un gibet a Guernesey. Complaisances anglaises. —Evocation de l'avenir. Misere.—Nostalgie. Encore un qui meurt. —Desastres en Crimee. Bassesse dans le parlement. Attitude du proscrit devant le proscripteur.

I

AUX HABITANTS DE GUERNESEY

Janvier 1854.

Une condamnation a mort est prononcee dans les iles de la Manche.
Victor Hugo intervient.

Peuple de Guernesey,

C'est un proscrit qui vient a vous.

C'est un proscrit qui vient vous parler pour un condamne. L'homme qui est dans l'exil tend la main a l'homme qui est dans le sepulcre. Ne le trouvez pas mauvais, et ecoutez-moi.

Le mardi 18 octobre 1853, a Guernesey, un homme, John-Charles Tapner, est entre la nuit chez une femme, Mme Saujon, et l'a tuee; puis il l'a volee, et il a mis le feu au cadavre et a la maison, esperant que le premier forfait s'en irait dans la fumee du second. Il s'est trompe. Les crimes ne sont pas complaisants, et l'incendie a refuse de cacher l'assassinat. La providence n'est pas une receleuse; elle a livre le meurtrier.

Le proces fait a Tapner a jete un jour hideux sur plusieurs autres crimes. Depuis un certain temps des mains, tout de suite disparues, avaient mis le feu a diverses maisons dans l'ile; les presomptions se sont fixees sur Tapner, et il a paru vraisemblable que tous les precedents incendies dussent se resumer dans le sanglant incendiaire du 18 octobre.

Cet homme a ete juge; juge avec une impartialite et un scrupule qui honorent votre libre et integre magistrature. Treize audiences ont ete employees a l'examen des faits et a la formation lente de la conviction des juges. Le 3 janvier l'arret a ete rendu a l'unanimite; et a neuf heures du soir, en audience publique et solennelle, votre honorable chef-magistrat, le bailli de Guernesey, d'une voix brisee et eteinte, tremblant d'une emotion dont je le glorifie, a declare a l'accuse "que la loi punissant de mort le meurtre", il devait, lui John-Charles Tapner, se preparer a mourir, qu'il serait pendu, le 27 janvier prochain, sur le lieu meme de son crime, et que, la ou il avait tue, il serait tue.

Ainsi, a ce moment ou nous sommes, il y a, au milieu de vous, au milieu de nous, habitants de cet archipel, un homme qui, dans cet avenir plein d'heures obscures pour tous les autres hommes, voit distinctement sa derniere heure; en cet instant, dans cette minute ou nous respirons librement, ou nous allons et venons, ou nous parlons et sourions, il y a, a quelques pas de nous, et le coeur se serre en y songeant, il y a dans une geole, sur un grabat de prison, un homme, un miserable homme frissonnant, qui vit l'oeil fixe sur un jour de ce mois, sur le 27 janvier, spectre qui grandit et qui approche. Le 27 janvier, masque pour nous tous comme tous les autres jours qui nous attendent, ne montre qu'a cet homme son visage, la face sinistre de la mort.

Guernesiais, Tapner est condamne a mort; en presence du texte des codes, votre magistrature a fait, son devoir; elle a rempli, pour me servir des propres termes du chef-magistrat, "son obligation"; mais prenez garde. Ceci est le talion. Tu as tue, tu seras tue. Devant la loi humaine, c'est juste; devant la loi divine, c'est redoutable.

Peuple de Guernesey, rien n'est petit quand il s'agit de l'inviolabilite humaine. Le monde civilise vous demande la vie de cet homme.

Qui suis-je? rien. Mais a-t-on besoin d'etre quelque chose pour supplier? est-il necessaire d'etre grand pour crier grace? Hommes des iles de la Manche, nous proscrits de France, nous vivons au milieu de vous, nous vous aimons. Nous voyons vos voiles passer a l'horizon dans les crepuscules des tempetes, et nous vous envoyons nos benedictions et nos prieres. Nous sommes vos freres. Nous vous estimons, nous vous honorons; nous venerons en vous le travail, le courage, les nuits passees a la mer pour nourrir la femme et les enfants, les mains calleuses du matelot, le front hale du laboureur, la France dont nous sommes les fils et dont vous etes les petits-fils, l'Angleterre dont vous etes les citoyens et dont nous sommes les hotes.

Permettez-nous donc de vous adresser la parole, puisque nous sommes assis a votre foyer, et de vous payer votre hospitalite en cooperation cordiale. Permettez-nous de nous attrister de tout ce qui pourrait assombrir votre doux pays.

Le plongeur se precipite au fond de la mer et rapporte une poignee de gravier. Nous autres, nous sommes les souffrants, nous sommes les eprouves, c'est-a-dire les penseurs; les reveurs, si vous voulez.—Nous plongeons au fond des choses, nous tachons de toucher Dieu, et nous rapportons une poignee de verites.

La premiere des verites, la voici: tu ne tueras pas.

Et cette parole est absolue; elle a ete dite pour la loi, aussi bien que pour l'individu.

Guernesiais, ecoutez ceci:

Il y a une divinite horrible, tragique, execrable, paienne. Cette divinite s'appelait Moloch chez les hebreux et Teutates chez les celtes; elle s'appelle a present la peine de mort. Elle avait autrefois pour pontife, dans l'orient, le mage, et, dans l'occident, le druide; son pretre aujourd'hui, c'est le bourreau. Le meurtre legal a remplace le meurtre sacre. Jadis elle a rempli votre ile de sacrifices humains; et elle en a laisse partout les monuments, toutes ces pierres lugubres ou la rouille des siecles a efface la rouille du sang, qu'on rencontre a demi ensevelies dans l'herbe au sommet de vos collines et sur lesquelles la ronce siffle au vent du soir. Aujourd'hui, en cette annee dont elle epouvante l'aurore, l'idole monstrueuse reparait parmi vous; elle vous somme de lui obeir; elle vous convoque a jour fixe, pour la celebration de son mystere, et, comme autrefois, elle reclame de vous, de vous qui avez lu l'evangile, de vous qui avez l'oeil fixe sur le calvaire, elle reclame un sacrifice humain! Lui obeirez-vous? redeviendrez-vous paiens le 27 janvier 1854 pendant deux heures? paiens pour tuer un homme! paiens pour perdre une ame! paiens pour mutiler la destinee du criminel en lui retranchant le temps du repentir! Ferez-vous cela? Serait-ce la le progres? Ou en sont les hommes si le sacrifice humain est encore possible? Adore-t-on encore a Guernesey l'idole, la vieille idole du passe, qui tue en face de Dieu qui cree? A quoi bon lui avoir ote le peulven si c'est pour lui rendre la potence?

Quoi! commuer une peine, laisser a un coupable la chance du remords et de la reconciliation, substituer au sacrifice humain l'expiation intelligente, ne pas tuer un homme, cela est-il donc si malaise? Le navire est-il donc si en detresse qu'un homme y soit de trop? un criminel repentant pese-t-il donc tant a la societe humaine qu'il faille se hater de jeter par-dessus le bord dans l'ombre de l'abime cette creature de Dieu?

Guernesiais! la peine de mort recule aujourd'hui partout et perd chaque jour du terrain; elle s'en va devant le sentiment humain. En 1830, la chambre des deputes de France en reclamait l'abolition, par acclamation; la constituante de Francfort l'a rayee des codes en 1848; la constituante de Rome l'a supprimee en 1849; notre constituante de Paris ne l'a maintenue qu'a une majorite imperceptible; je dis plus, la Toscane, qui est catholique, l'a abolie; la Russie, qui est barbare, l'a abolie; Otahiti, qui est sauvage, l'a abolie. Il semble que les tenebres elles-memes n'en veulent plus. Est-ce que vous en voulez, vous, hommes de ce bon pays?

Il depend de vous que la peine de mort soit abolie de fait a Guernesey; il depend de vous qu'un homme ne soit pas "pendu jusqu'a ce que mort s'ensuive" le 27 janvier; il depend de vous que ce spectacle effroyable, qui laisserait une tache noire sur votre beau ciel, ne vous soit pas donne.

Votre constitution libre met a votre disposition tous les moyens d'accomplir cette oeuvre religieuse et sainte. Reunissez-vous legalement. Agitez pacifiquement l'opinion et les consciences. L'ile entiere peut, je dis plus, doit intervenir. Les femmes doivent presser les maris, les enfants attendrir les peres, les hommes signer des requetes et des petitions. Adressez-vous a vos gouvernants et a vos magistrats dans les limites de la loi. Reclamez le sursis, reclamez la commutation de peine. Vous l'obtiendrez.

Levez-vous. Hatez-vous. Ne perdez pas un jour, ne perdez pas une heure, ne perdez pas un instant. Que ce fatal 27 janvier vous soit sans cesse present. Que toute l'ile compte les minutes comme cet homme!

Songez-y bien, depuis que cette sentence de mort est prononcee, le bruit que vous entendez maintenant dans toutes vos horloges, c'est le battement du coeur de ce miserable.

Un precedent est-il necessaire? en voici un:

En 1851, un homme, a Jersey, tua un autre homme. Un nomme Jacques Fouquet tira un coup de fusil a un nomme Derbyshire. Jacques Fouquet fut declare coupable successivement par les deux jurys. Le 27 aout 1851 la cour le condamna a mort. Devant l'imminence d'une execution capitale, l'ile s'emut. Un grand meeting eut lieu; seize cents personnes y assisterent. Des francais y parlerent aux applaudissements du genereux peuple jersiais. Une petition fut signee. Le 23 septembre, la grace de Fouquet arriva.

Maintenant, qu'est-il advenu de Fouquet?

Je vais vous le dire.

Fouquet vit et Fouquet se repent.

[Note: JACQUES FOUQUET.—On nous assure que Jacques Fouquet, condamne a mort par notre cour royale, comme coupable du crime de meurtre sur Frederic Derbyshire et dont la peine fut commuee par sa majeste en celle de la deportation perpetuelle, a ete transfere, il y a six mois, de la prison de Millbank ou il etait toujours reste, a Dartmore. Il est presque completement gueri du mal qu'il avait au cou, et sa conduite a ete telle a Millbank, que le gouverneur de cette prison regarde comme tres probable une nouvelle commutation de sa peine, et un bannissement aux possessions anglaises. (Chronique de Jersey, 7 janvier 1854.)]

Qu'est-ce que le gibet a a repondre a cela?

Guernesiais! ce qu'a fait Jersey, Guernesey peut le faire. Ce que
Jersey a obtenu, Guernesey l'obtiendra.

Dira-t-on qu'ici, dans ce sombre guet-apens du 18 octobre, la mort semble justice? que le crime de Tapner est bien grand?

Plus le crime est grand, plus le temps doit etre mesure long au repentir.

Quoi! une femme aura ete assassinee, lachement tuee, lachement! une maison aura ete pillee, violee, incendiee, un meurtre aura ete accompli, et autour de ce meurtre on croira entrevoir une foule d'autres actions perverses, un attentat aura ete commis, je me trompe, plusieurs attentats, qui exigeraient une longue et solennelle reparation, le chatiment accompagne de la reflexion, le rachat du mal par la penitence, l'agenouillement du criminel sous le crime et du condamne sous la peine, toute une vie de douleur et de purification; et parce qu'un matin, a un jour precis, le vendredi 27 janvier, en quelques minutes, un poteau aura ete enfonce dans la terre, parce qu'une corde aura serre le cou d'un homme, parce qu'une ame se sera enfuie d'un corps miserable avec le hurlement du damne, tout sera bien!

Brievete chetive de la justice humaine!

Oh! nous sommes le dix-neuvieme siecle; nous sommes le peuple nouveau; nous sommes le peuple pensif, serieux, libre, intelligent, travailleur, souverain; nous sommes le meilleur age de l'humanite, l'epoque de progres, d'art, de science, d'amour, d'esperance, de fraternite; echafauds! qu'est-ce que vous nous voulez? O machines monstrueuses de la mort, hideuses charpentes du neant, apparitions du passe, toi qui tiens a deux bras ton couperet triangulaire, toi qui secoues un squelette au bout d'une corde, de quel droit reparaissez-vous en plein midi, en plein soleil, en plein dix-neuvieme siecle, en pleine vie? vous etes des spectres. Vous etes les choses de la nuit, rentrez dans la nuit. Est-ce que les tenebres offrent leurs services a la lumiere? Allez-vous-en. Pour civiliser l'homme, pour corriger le coupable, pour illuminer la conscience, pour faire germer le repentir dans les insomnies du crime, nous avons mieux que vous, nous avons la pensee, l'enseignement, l'education patiente, l'exemple religieux, la clarte en haut, l'epreuve en bas, l'austerite, le travail, la clemence. Quoi! du milieu de tout ce qui est grand, de tout ce qui est vrai, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est auguste, on verra obstinement surgir la peine de mort! Quoi! la ville souveraine, la ville centrale du genre humain, la ville du 14 juillet et du 10 aout, la ville ou dorment Rousseau et Voltaire, la metropole des revolutions, la cite-creche de l'idee, aura la Greve, la barriere Saint-Jacques, la Roquette! Et ce ne sera pas assez de cette contradiction abominable! et ce contre-sens sera peu! et cette horreur ne suffira pas! Et il faudra qu'ici aussi, dans cet archipel, parmi les falaises, les arbres et les fleurs, sous l'ombre des grandes nuees qui viennent du pole, l'echafaud se dresse, et domine, et constate son droit, et regne! ici! dans le bruit des vents, dans la rumeur eternelle des flots, dans la solitude de l'abime, dans la majeste de la nature! Allez-vous-en, vous dis-je! disparaissez! Qu'est-ce que vous venez faire, toi, guillotine, au milieu de Paris, toi, gibet, en face de l'ocean?

Peuple de pecheurs, bons et vaillants hommes de la mer, ne laissez pas mourir cet homme. Ne jetez pas l'ombre d'une potence sur votre ile charmante et benie. N'introduisez pas dans vos heroiques et incertaines aventures de mer ce mysterieux element de malheur. N'acceptez pas la solidarite redoutable de cet empietement du pouvoir humain sur le pouvoir divin. Qui sait? qui connait? qui a penetre l'enigme? Il y a des abimes dans les actions humaines, comme il y a des gouffres dans les flots. Songez aux jours d'orage, aux nuits d'hiver, aux forces irritees et obscures qui s'emparent de vous a de certains moments. Songez comme la cote de Serk est rude, comme les bas-fonds des Minquiers sont perfides, comme les ecueils de Pater-Noster sont mauvais. Ne faites pas souffler dans vos voiles le vent du sepulcre. N'oubliez pas, navigateurs, n'oubliez pas, pecheurs, n'oubliez pas, matelots, qu'il n'y a qu'une planche entre vous et l'eternite, que vous etes a la discretion des vagues qu'on ne sonde pas et de la destinee qu'on ignore, qu'il y a peut-etre des volontes dans ce que vous prenez pour des caprices, que vous luttez sans cesse contre la mer et contre le temps, et que, vous, hommes, qui savez si peu de chose et qui ne pouvez rien, vous etes toujours face a face avec l'infini et avec l'inconnu!

L'inconnu et l'infini, c'est la tombe.

N'ouvrez pas, de vos propres mains, une tombe au milieu de vous.

Quoi donc! les voix de cet infini ne nous disent-elles rien? Est-ce que tous les mysteres ne nous entretiennent pas les uns des autres? Est-ce que la majeste de l'ocean ne proclame pas la saintete du tombeau?

Dans la tempete, dans l'ouragan, dans les coups d'equinoxe, quand les brises de la nuit balanceront l'homme mort aux poutres du gibet, est-ce que ce ne sera pas une chose terrible que ce squelette maudissant cette ile dans l'immensite?

Est-ce que vous ne songerez pas en fremissant, j'y insiste, que ce vent qui viendra souffler dans vos agres aura rencontre a son passage cette corde et ce cadavre, et que cette corde et ce cadavre lui auront parle?

Non! plus de supplices! nous, hommes de ce grand siecle, nous n'en voulons plus. Nous n'en voulons pas plus pour le coupable que pour le non coupable. Je le repete, le crime se rachete par le remords et non par un coup de hache ou un noeud coulant; le sang se lave avec les larmes et non avec le sang. Non! ne donnons plus de besogne au bourreau. Ayons ceci present a l'esprit, et que la conscience du juge religieux et honnete medite d'accord avec la notre: independamment du grand forfait contre l'inviolabilite de la vie humaine accompli aussi bien sur le brigand execute que sur le heros supplicie, tous les echafauds ont commis des crimes. Le code de meurtre est un scelerat masque avec ton masque, o justice, et qui tue et massacre impunement. Tous les echafauds portent des noms d'innocents et de martyrs. Non, nous ne voulons plus de supplices. Pour nous la guillotine s'appelle Lesurques, la roue s'appelle Calas, le bucher s'appelle Jeanne d'Arc, la torture s'appelle Campanella, le billot s'appelle Thomas Morus, la cigue s'appelle Socrate, le gibet se nomme Jesus-Christ!

Oh! s'il y a quelque chose d'auguste dans ces enseignements de fraternite, dans ces doctrines de mansuetude et d'amour que toutes les bouches qui crient: religion, et toutes les bouches qui disent: democratie, que toutes les voix de l'ancien et du nouvel evangile sement et repandent aujourd'hui d'un bout, du monde a l'autre, les unes au nom de l'Homme-Dieu, les autres au nom de l'Homme-Peuple; si ces doctrines sont justes, si ces idees sont vraies; si le vivant est frere du vivant, si la vie de l'homme est venerable, si l'ame de l'homme est immortelle; si Dieu seul a le droit de retirer ce que Dieu seul a eu le pouvoir de donner; si la mere qui sent l'enfant remuer dans ses entrailles est un etre beni, si le berceau est une chose sacree, si le tombeau est une chose sainte,—insulaires de Guernesey, ne tuez pas cet homme!

Je dis: ne le tuez pas, car, sachez-le bien, quand on peut empecher la mort, laisser mourir, c'est tuer.

Ne vous etonnez pas de cette instance qui est dans mes paroles. Laissez, je vous le dis, le proscrit interceder pour le condamne. Ne dites pas: que nous veut cet etranger? Ne dites pas au banni: de quoi te meles-tu? ce n'est pas ton affaire.—Je me mele des choses du malheur; c'est mon droit, puisque je souffre. L'infortune a pitie de la misere; la douleur se penche sur le desespoir.

D'ailleurs, cet homme et moi, n'avons-nous pas des souffrances qui se ressemblent? ne tendons-nous pas chacun les bras a ce qui nous echappe? moi banni, lui condamne, ne nous tournons-nous pas chacun vers notre lumiere, lui vers la vie, moi vers la patrie?

Et,—l'on devrait reflechir a ceci,—l'aveuglement de la creature humaine qui proscrit et qui juge est si profond, la nuit est telle sur la terre, que nous sommes frappes, nous les bannis de France, pour avoir fait notre devoir, comme cet homme est frappe pour avoir commis un crime. La justice et l'iniquite se donnent la main dans les tenebres.

Mais qu'importe! pour moi cet assassin n'est plus un assassin, cet incendiaire n'est plus un incendiaire, ce voleur n'est plus un voleur; c'est un etre fremissant qui va mourir. Le malheur le fait mon frere. Je le defends.

L'adversite qui nous eprouve a parfois, outre l'epreuve, des utilites imprevues, et il arrive que nos proscriptions, expliquees par les choses auxquelles elles servent, prennent des sens inattendus et consolants.

Si ma voix est entendue, si elle n'est pas emportee comme un souffle vain dans le bruit du flot et de l'ouragan, si elle ne se perd pas dans la rafale qui separe les deux iles, si la semence de pitie que je jette a ce vent de mer germe dans les coeurs et fructifie, s'il arrive que ma parole, la parole obscure du vaincu, ait cet insigne honneur d'eveiller l'agitation salutaire d'ou sortiront-la peine commuee et le criminel penitent, s'il m'est donne a moi, le proscrit rejete et inutile, de me mettre en travers d'un tombeau qui s'ouvre, de barrer le passage a la mort, et de sauver la tete d'un homme, si je suis le grain de sable tombe de la main du hasard qui fait pencher la balance et qui fait prevaloir la vie sur la mort, si ma proscription a ete bonne a cela, si c'etait la le but mysterieux de la chute de mon foyer et de ma presence en ces iles, oh! alors tout est bien, je n'ai pas souffert, je remercie, je rends graces et je leve les mains au ciel, et, dans cette occasion ou eclatent toutes les volontes de la providence, ce sera votre triomphe, o Dieu, d'avoir fait benir Guernesey par la France, ce peuple presque primitif par la civilisation tout entiere, les hommes qui ne tuent point par l'homme qui a tue, la loi de misericorde et de vie par le meurtrier, et l'exil par l'exile!

Hommes de Guernesey, ce qui vous parle en cet instant, ce n'est pas moi, qui ne suis que l'atome emporte n'importe dans quelle nuit par le souffle de l'adversite; ce qui s'adresse a vous aujourd'hui, je viens de vous le dire, c'est la civilisation tout entiere; c'est elle qui tend vers vous ses mains venerables. Si Beccaria proscrit etait au milieu de vous, il vous dirait: la peine capitale est impie; si Franklin banni vivait a votre foyer, il vous dirait: la loi qui tue est une loi funeste; si Filangieri refugie, si Vico exile, si Turgot expulse, si Montesquieu chasse, habitaient sous votre toit, ils vous diraient: l'echafaud est abominable; si Jesus-Christ, en fuite devant Caiphe, abordait votre ile, il vous dirait: ne frappez pas avec le glaive;—et a Montesquieu, a Turgot, a Vico, a Filangieri, a Beccaria, a Franklin vous criant: grace! a Jesus-Christ vous criant: grace! repondriez-vous: Non!

Non! c'est la reponse du mal. Non! c'est la reponse du neant. L'homme croyant et libre affirme la vie, affirme la pitie, la clemence et le pardon, prouve l'ame de la societe par la misericorde de la loi, et ne repond non! qu'a l'opprobre, au despotisme et a la mort.

Un dernier mot et j'ai fini.

A cette heure fatale de l'histoire ou nous sommes, car si grand que soit un siecle et si beau que soit un astre, ils ont leurs eclipses, a cette minute sinistre que nous traversons, qu'il y ait au moins un lieu sur la terre ou le progres couvert de plaies, jete aux tempetes, vaincu, epuise, mourant, se refugie et surnage! Iles de la Manche, soyez le radeau de ce naufrage sublime! Pendant que l'orient et l'occident se heurtent pour la fantaisie des princes, pendant que les continents n'offrent partout aux yeux que ruse, violence, fourberie, ambition, pendant que les grands empires etalent les passions basses, vous, petits pays, donnez les grands exemples. Reposez le regard du genre humain.

Oui, en ce moment ou le sang des hommes coule a ruisseaux a cause d'un homme, en ce moment ou l'Europe assiste a l'agonie heroique des turcs sous le talon du czar, triomphateur qu'attend le chatiment, en ce moment ou la guerre, evoquee par un caprice d'empereur, se leve de toutes parts avec son horreur et ses crimes, qu'ici du moins, dans ce coin du monde, dans cette republique de marins et de paysans, on voie ce beau spectacle: un petit peuple brisant l'echafaud! Que la guerre soit partout, et ici la paix! Que la barbarie soit partout, et ici la civilisation! Que la mort, puisque les princes le veulent, soit partout, et que la vie soit ici! Tandis que les rois, frappes de demence, font de l'Europe un cirque ou les hommes vont remplacer les tigres et s'entre-devorer, que le peuple de Guernesey, de son rocher, entoure des calamites du monde et des tempetes du ciel, fasse un piedestal et un autel; un piedestal a l'Humanite, un autel a Dieu!

Jersey, Marine-Terrace, 10 janvier 1854.

II

A LORD PALMERSTON
SECRETAIRE D'ETAT DE L'INTERIEUR EN ANGLETERRE

[Note: Voir aux Notes les extraits des journaux la Nation et l'Homme.]

La lettre qui precede avait emu l'ile de Guernesey. Des meetings avaient eu lieu, une adresse a la reine avait ete signee, les journaux anglais avaient reproduit en l'appuyant la demande de Victor Hugo pour la grace de Tapner. Le gouvernement anglais avait successivement accorde trois sursis. On pensait que l'execution n'aurait pas lieu. Tout a coup le bruit se repand que l'ambassadeur de France, M. Walewski, est alle voir lord Palmerston. Deux jours apres, Tapner est execute. L'execution eut lieu le 10 fevrier. Le 11, Victor Hugo ecrivit a lord Palmerston la lettre qu'on va lire:

Monsieur,

Je mets sous vos yeux une serie de faits qui se sont accomplis a
Jersey dans ces dernieres annees.

Il y a quinze ans, Caliot, assassin, fut condamne a mort et gracie. Il y a huit ans, Thomas Nicolle, assassin, fut condamne a mort et gracie. Il y a trois ans, en 1851, Jacques Fouquet, assassin, fut condamne a mort et gracie. Pour tous ces criminels la mort fut commuee en deportation. Pour obtenir ces graces, a ces diverses epoques, il a suffi d'une petition des habitants de l'ile.

J'ajoute qu'en 1851 on se borna egalement a deporter Edward Carlton, qui avait assassine sa femme dans des circonstances horribles.

Voila ce qui s'est passe depuis quinze ans dans l'ile d'ou je vous ecris.

Par suite de tous ces faits significatifs, on a efface les scellements du gibet sur le vieux Mont-Patibulaire de Saint-Helier, et il n'y a plus de bourreau a Jersey.

Maintenant quittons Jersey et venons a Guernesey.

Tapner, assassin, incendiaire et voleur, est condamne a mort. A l'heure qu'il est, monsieur, et au besoin les faits que je viens de vous citer suffiraient a le prouver, dans toutes les consciences saines et droites la peine de mort est abolie; Tapner condamne, un cri s'eleve, les petitions se multiplient; une, qui s'appuie energiquement sur le principe de l'inviolabilite de la vie humaine, est signee par six cents habitants les plus eclaires de l'ile. Notons ici que, des nombreuses sectes chretiennes qui se partagent les quarante mille habitants de Guernesey, trois ministres seulement [note: M. Pearce, M. Carey, M. Cockburn.] ont accorde leur signature a ces petitions. Tous les autres l'ont refusee. Ces hommes ignorent probablement que la croix est un gibet. Le peuple criait: grace! le pretre a crie: mort! Plaignons le pretre et passons. Les petitions vous sont remises, monsieur. Vous accordez un sursis. En pareil cas, sursis signifie commutation. L'ile respire; le gibet ne sera point dresse. Point. Le gibet se dresse. Tapner est pendu.

Apres reflexion.

Pourquoi?

Pourquoi refuse-t-on a Guernesey ce qu'on avait tant de fois accorde a Jersey? pourquoi la concession a l'une et l'affront a l'autre? pourquoi la grace ici et le bourreau la? pourquoi cette difference la ou il y avait parite? quel est le sens de ce sursis qui n'est plus qu'une aggravation? est-ce qu'il y aurait un mystere? a quoi a servi la reflexion?

Il se dit, monsieur, des choses devant lesquelles je detourne la tete. Non, ce qui se dit n'est pas. Quoi! une voix, la voix la plus obscure, ne pourrait pas, si c'est la voix d'un exile, demander grace, dans un coin perdu de l'Europe, pour un homme qui va mourir, sans que M. Bonaparte l'entendit! sans que M. Bonaparte intervint! sans que M. Bonaparte mit le hola! Quoi! M, Bonaparte qui a la guillotine de Belley, la guillotine de Draguignan et la guillotine de Montpellier, n'en aurait pas assez, et aurait l'appetit d'une potence a Guernesey! Quoi! dans cette affaire, vous auriez, vous monsieur, craint de faire de la peine au proscripteur en donnant raison au proscrit, l'homme pendu serait une complaisance, ce gibet serait une gracieusete, et vous auriez fait cela pour "entretenir l'amitie"! Non, non, non! je ne le crois pas, je ne puis le croire; je ne puis en admettre l'idee, quoique j'en aie le frisson!

En presence de la grande et genereuse nation anglaise, votre reine aurait le droit de grace et M. Bonaparte aurait le droit de veto! En meme temps qu'il y a un tout-puissant au ciel, il y aurait ce tout-puissant sur la terre!—Non!

Seulement il n'a pas ete possible aux journaux de France de parler de
Tapner. Je constate le fait, mais je n'en conclus rien.

Quoi qu'il en soit, vous avez ordonne, ce sont les termes de la depeche, que la justice "suivit son cours"; quoi qu'il en soit, tout est fini; quoi qu'il en soit, Tapner, apres trois sursis et trois reflexions [note: Du 27 janvier au 3 fevrier.—Du 3 fevrier au 6.—Du 6 au 10.], a ete pendu hier 10 fevrier, et,—si, par aventure, il y a quelque chose de fonde dans les conjectures que je repousse,—voici, monsieur, le bulletin de la journee. Vous pourriez, dans ce cas, le transmettre aux Tuileries. Ces details n'ont rien qui repugne a l'empire du Deux Decembre; il planera avec joie sur cette victoire. C'est un aigle a gibets.

Depuis quelques jours, le condamne etait frissonnant. Le lundi 6 on avait entendu ce dialogue entre lui et un visiteur:—Comment etes-vous?—J'ai plus peur de la mort que jamais.—Est-ce du supplice que vous avez peur?—Non, pas de cela … Mais quitter mes enfants! et il s'etait mis a pleurer. Puis il avait ajoute:—Pourquoi ne me laisse-t-on pas le temps de me repentir?

La derniere nuit, il a lu plusieurs fois le psaume 51. Puis, apres s'etre etendu un moment sur son lit, il s'est jete a genoux. Un assistant s'est approche et lui a dit:—Sentez-vous que vous avez besoin de pardon? Il a repondu: Oui. La meme personne a repris:—Pour qui priez-vous? Le condamne a dit: Pour mes enfants. Puis il a releve la tete, et l'on a vu son visage inonde de larmes, et il est reste a genoux. Entendant sonner quatre heures du matin, il s'est tourne et a dit aux gardiens:—J'ai encore quatre heures, mais ou ira ma miserable ame? Les apprets ont commence; on l'a arrange comme il fallait qu'il fut; le bourreau de Guernesey pratique peu; le condamne a dit tout bas au sous-sherif:—Cet homme saura-t-il bien faire la chose? —Soyez tranquille, a repondu le sous-sherif. Le procureur de la reine est entre; le condamne lui a tendu la main; le jour naissait, il a regarde la fenetre blanchissante du cachot et a murmure: Mes enfants! Et il s'est mis a lire un livre intitule: CROYEZ ET VIVEZ.

Des le point du jour une multitude immense fourmillait aux abords de la geole.

Un jardin etait attenant a la prison. On y avait dresse l'echafaud. Une breche avait ete faite au mur pour que le condamne passat. A huit heures du matin, la foule encombrant les rues voisines, deux cents spectateurs "privilegies" etant dans le jardin, l'homme a paru a la breche. Il avait le front haut et le pas ferme; il etait pale; le cercle rouge de l'insomnie entourait ses yeux. Le mois qui venait de s'ecouler l'avait vieilli de vingt annees. Cet homme de trente ans en paraissait cinquante. "Un bonnet de coton blanc profondement enfonce sur la tete et releve sur le front,—dit un temoin oculaire [note: Execution de J.-C. Tapner. (Imprime au bureau du Star de Guernesey.)],—vetu de la redingote brune qu'il portait aux debats, et chausse de vieilles pantoufles", il a fait le tour d'une partie du jardin dans une allee sablee expres. Les bordiers, le sherif, le lieutenant-sherif, le procureur de la reine, le greffier et le sergent de la reine l'entouraient. Il avait les mains liees; mal, comme vous allez voir. Pourtant, selon l'usage anglais, pendant que les mains etaient croisees par les liens sur la poitrine, une corde rattachait les coudes derriere le dos. Il marchait l'oeil fixe sur le gibet. Tout en marchant il disait a voix haute: Ah! mes pauvres enfants! A cote de lui, le chapelain Bouwerie, qui avait refuse de signer la demande en grace, pleurait. L'allee sablee menait a l'echelle. Le noeud pendait. Tapner a monte. Le bourreau tremblait; les bourreaux d'en bas sont quelquefois emus. Tapner s'est mis lui-meme sous le noeud coulant et y a passe son cou, et, comme il avait les mains peu attachees, voyant que le bourreau, tout egare, s'y prenait mal, il l'a aide. Puis, "comme s'il eut pressenti ce qui allait suivre",—dit le meme temoin,—il a dit: Liez-moi donc mieux les mains.—C'est inutile, a repondu le bourreau. Tapner etant ainsi debout dans le noeud coulant, les pieds sur la trappe, le bourreau a rabattu le bonnet sur son visage, et l'on n'a plus vu de cette face pale qu'une bouche qui priait. La trappe prete a s'ouvrir sous lui avait environ deux pieds carres. Apres quelques secondes, le temps de se retourner, l'homme des "hautes oeuvres" a presse le ressort de la trappe. Un trou s'est fait sous le condamne, il y est tombe brusquement, la corde s'est tendue, le corps a tourne, on a cru l'homme mort. "On pensa, dit le temoin, que Tapner avait ete tue roide par la rupture de la moelle epiniere." Il etait tombe de quatre pieds de haut, et de tout son poids, et c'etait un homme de haute taille; et le temoin ajoute: "Ce soulagement des coeurs oppresses ne dura pas deux minutes." Tout a coup, l'homme, pas encore cadavre et deja spectre, a remue; les jambes se sont elevees et abaissees l'une apres l'autre comme si elles essayaient de monter des marches dans le vide, ce qu'on entrevoyait de la face est devenu horrible, les mains, presque deliees, s'eloignaient et se rapprochaient "comme pour demander assistance", dit le temoin. Le lien des coudes s'etait rompu a la secousse de la chute. Dans ces convulsions, la corde s'est mise a osciller, les coudes du miserable ont heurte le bord de la trappe, les mains s'y sont cramponnees, le genou droit s'y est appuye, le corps s'est souleve, et le pendu s'est penche sur la foule. Il est retombe, puis a recommence. Deux fois, dit le temoin. La seconde fois il s'est dresse a un pied de hauteur; la corde a ete un moment lache. Puis il a releve son bonnet et la foule a vu ce visage. Cela durait trop, a ce qu'il parait. Il a fallu finir. Le bourreau qui etait descendu, est remonte, et a fait, je cite toujours le temoin oculaire, "lacher prise au patient". La corde avait devie; elle etait sous le menton; le bourreau l'a remise sous l'oreille; apres quoi il a presse sur les deux epaules". [Note: Gazette de Guernesey, 11 fevrier.] Le bourreau et le spectre ont lutte un moment. Le bourreau a vaincu. Puis cet infortune, condamne lui-meme, s'est precipite dans le trou ou pendait Tapner, lui a etreint les deux genoux et s'est suspendu a ses pieds. La corde s'est balancee un moment, portant le patient et le bourreau, le crime et la loi. Enfin, le bourreau a lui-meme "lache prise". C'etait fait. L'homme etait mort.

Vous le voyez, monsieur, les choses se sont bien passees. Cela a ete complet, Si c'est un cri d'horreur qu'on a voulu, on l'a.

La ville etant batie en amphitheatre, on voyait cela de toutes les fenetres. Les regards plongeaient dans le jardin.

La foule criait: shame! shame! Des femmes sont tombees evanouies.

Pendant ce temps-la, Fouquet, le gracie de 1851, se repent. Le bourreau a fait de Tapner un cadavre; la clemence a refait de Fouquet un homme.

Dernier detail.

Entre le moment ou Tapner est tombe dans le trou de la trappe et l'instant ou le bourreau, ne sentant plus de fremissement, lui a lache les pieds, il s'est ecoule douze minutes. Douze minutes! Qu'on calcule combien cela fait de temps, si quelqu'un sait a quelle horloge se comptent les minutes de l'agonie!

Voila donc, monsieur, de quelle facon Tapner est mort.

Cette execution a coute cinquante mille francs. C'est un beau luxe. [Note: " L'executeur Rooks a deja coute pres de deux mille livres sterling au fisc." Gazette de Guernesey, 11 fevrier. Rooks n'avait encore pendu personne; Tapner est son coup d'essai. Le dernier gibet qu'ait vu Guernesey remonte a vingt-quatre ans. Il fut dresse pour un assassin nomme Beasse, execute le 3 novembre 1830.]

Quelques amis de la peine de mort disent qu'on aurait pu avoir cette strangulation pour "vingt-cinq livres sterling". Pourquoi lesiner? Cinquante mille francs! quand on y pense, ce n'est pas trop cher; il y a beaucoup de details dans cette chose-la.

On voit l'hiver, a Londres, dans de certains quartiers, des groupes d'etres pelotonnes dans les angles des rues, au coin des portes, passant ainsi les jours et les nuits, mouilles, affames, glaces, sans abri, sans vetements et sans chaussures, sous le givre et sous la pluie. Ces etres sont des vieillards, des enfants et des femmes; presque tous irlandais; comme vous, monsieur. Contre l'hiver ils ont la rue, contre la neige ils ont la nudite, contre la faim ils ont le tas d'ordures voisin. C'est sur ces indigences-la que le budget preleve les cinquante mille francs donnes au bourreau Rooks. Avec ces cinquante mille francs, on ferait vivre pendant un an cent de ces familles. Il vaut mieux tuer un homme.

Ceux qui croient que le bourreau Rooks a commis quelque maladresse paraissent etre dans l'erreur. L'execution de Tapner n'a rien que de simple. C'est ainsi que cela doit se passer. Un nomme Tawel a ete pendu recemment par le bourreau de Londres, qu'une relation que j'ai sous les yeux qualifie ainsi: "Le maitre des executeurs, celui qui s'est acquis une celebrite sans rivale dans sa peu enviable profession." Eh bien, ce qui est arrive a Tapner etait arrive a Tawel.

[Note: "La trappe tomba, et le malheureux homme se livra tout d'abord a de violentes convulsions. Tout son corps frissonna. Les bras et les jambes se contracterent, puis retomberent; se contracterent encore, puis retomberent encore; se contracterent encore, et ce ne fut qu'apres ce troisieme effort que le pendu ne fut plus qu'un cadavre." (Execution of Tawel. Thorne's printing establishment. Charles Street.)]

On aurait tort de dire qu'aucune precaution n'avait ete prise pour Tapner. Le jeudi 9, quelques zeles de la peine capitale avaient visite la potence deja toute prete dans le jardin. S'y connaissant, ils avaient remarque que "la corde etait grosse comme le pouce et le noeud coulant gros comme le poing". Avis avait ete donne au procureur royal, lequel avait fait remplacer la grosse corde par une corde fine. De quoi donc se plaindrait-on?

Tapner est reste une heure au gibet. L'heure ecoulee, on l'a detache; et le soir, a huit heures, on l'a enterre dans le cimetiere dit des etrangers, a cote du supplicie de 1830, Beasse.

Il y a encore un autre etre condamne. C'est la femme de Tapner. Elle s'est evanouie, deux fois en lui disant adieu; le second evanouissement a dure une demi-heure; on l'a crue morte.

Voila, monsieur, j'y insiste, de quelle facon est mort Tapner.

Un fait que je ne puis vous taire, c'est l'unanimite de la presse locale sur ce point:—Il n'y aura plus d'execution a mort dans ce pays, l'echafaud n'y sera plus tolere.

La Chronique de Jersey du 11 fevrier ajoute: "Le supplice a ete plus atroce que le crime."

J'ai peur que, sans le vouloir, vous n'ayez aboli la peine de mort a
Guernesey.

Je livre en outre a vos reflexions ce passage d'une lettre que m'ecrit un des principaux habitants de l'ile: "L'indignation etait au comble, et si tous avaient pu voir ce qui se passait sous le gibet, quelque chose de serieux serait arrive, on aurait tache de sauver celui qu'on torturait."

Je vous confie ces criailleries.

Mais revenons a Tapner.

La theorie de l'exemple est satisfaite. Le philosophe seul est triste, et se demande si c'est la ce qu'on appelle la justice "qui suit son cours".

Il faut croire que le philosophe a tort. Le supplice a ete effroyable, mais le crime etait hideux. Il faut bien que la societe se defende, n'est-ce pas? ou en serions-nous si, etc., etc., etc.? L'audace des malfaiteurs n'aurait plus de bornes. On ne verrait qu'atrocites et guet-apens. Une repression est necessaire. Enfin, c'est votre avis, monsieur, les Tapner doivent etre pendus, a moins qu'ils ne soient empereurs.

Que la volonte des hommes d'etat soit faite!

Les ideologues, les reveurs, les etranges esprits chimeriques qui ont la notion du bien et du mal, ne peuvent sonder sans trouble certains cotes du probleme de la destinee.

Pourquoi Tapner, au lieu de tuer une femme, n'en a-t-il pas tue trois cents, en ajoutant au tas quelques centaines de vieillards et d'enfants? pourquoi, au lieu de forcer une porte, n'a-t-il pas crochete un serment? pourquoi, au lieu de derober quelques schellings, n'a-t-il pas vole vingt-cinq millions? Pourquoi, au lieu de bruler la maison Saujon, n'a-t-il pas mitraille Paris? Il aurait un ambassadeur a Londres.

Il serait pourtant bon qu'on en vint a preciser un peu le point ou Tapner cesse d'etre un brigand et ou Schinderhannes commence a devenir de la politique.

Tenez, monsieur, c'est horrible. Nous habitons, vous et moi, l'infiniment petit. Je ne suis qu'un proscrit et vous n'etes qu'un ministre. Je suis de la cendre, vous etes de la poussiere. D'atome a atome on peut se parler. On peut d'un neant a l'autre se dire ses verites. Eh bien, sachez-le, quelles que soient les splendeurs actuelles de votre politique, quelle que soit la gloire de l'alliance de M. Bonaparte, quelque honneur qu'il y ait pour vous a mettre votre tete a cote de la sienne dans le bonnet qu'il porte, si retentissants et si magnifiques que soient vos triomphes en commun dans l'affaire turque, monsieur, cette corde qu'on noue au cou d'un homme, cette trappe qu'on ouvre sous ses pieds, cet espoir qu'il se cassera la colonne vertebrale en tombant, cette face qui devient bleue sous le voile lugubre du gibet, ces yeux sanglants qui sortent brusquement de leur orbite, cette langue qui jaillit du gosier, ce rugissement d'angoisse que le noeud etouffe, cette ame eperdue qui se cogne au crane sans pouvoir s'en aller, ces genoux convulsifs qui cherchent un point d'appui, ces mains liees et muettes qui se joignent et qui crient au secours, et cet autre homme, cet homme de l'ombre, qui se jette sur ces palpitations supremes, qui se cramponne aux jambes du miserable et qui se pend au pendu, monsieur, c'est epouvantable. Et si par hasard les conjectures que j'ecarte avaient raison, si l'homme qui s'est accroche aux pieds de Tapner etait M. Bonaparte, ce serait monstrueux. Mais, je le repete, je ne crois pas cela. Vous n'avez obei a aucune influence; vous avez dit: que la justice "suive son cours"; vous avez donne cet ordre comme un autre; les rabachages sur la peine de mort vous touchent peu. Pendre un homme, boire un verre d'eau. Vous n'avez pas vu la gravite de l'acte. C'est une legerete d'homme d'etat; rien de plus. Monsieur, gardez vos etourderies pour la terre, ne les offrez pas a l'eternite. Croyez-moi, ne jouez pas avec ces profondeurs-la; n'y jetez rien de vous. C'est une imprudence. Ces profondeurs-la, je suis plus pres que vous, je les vois. Prenez garde. Exsul sicut mortuus. Je vous parle de dedans le tombeau.

Bah! qu'importe! Un homme pendu; et puis apres? une ficelle que nous allons rouler, une charpente que nous allons declouer, un cadavre que nous allons enterrer, voila grand'chose. Nous tirerons le canon, un peu de fumee en orient, et tout sera dit. Guernesey, Tapner, il faut un microscope pour voir cela. Messieurs, cette ficelle, cette poutre, ce cadavre, ce mechant gibet imperceptible, cette misere, c'est l'immensite. C'est la question sociale, plus haute que la question politique. C'est plus encore, c'est ce qui n'est plus la terre. Ce qui est peu de chose, c'est votre canon, c'est votre politique, c'est votre fumee. L'assassin qui du matin au soir devient l'assassine, voila ce qui est effrayant; une ame qui s'envole tenant le bout de corde du gibet, voila ce qui est, entre deux diners, formidable. Hommes d'etat, entre deux protocoles, entre deux sourires, vous pressez nonchalamment de votre pouce gante de blanc le ressort de la potence, et la trappe tombe sous les pieds du pendu. Cette trappe, savez-vous ce que c'est? C'est l'infini qui apparait; c'est l'insondable et l'inconnu; c'est la grande ombre qui s'ouvre brusque et terrible sous votre petitesse.

Continuez. C'est bien. Qu'on voie les hommes du vieux monde a l'oeuvre. Puisque le passe s'obstine, regardons-le. Voyons successivement toutes ses figures: a Tunis, c'est le pal; chez le czar, c'est le knout; chez le pape, c'est le garrot; en France, c'est la guillotine; en Angleterre, c'est le gibet; en Asie et en Amerique, c'est le marche d'esclaves. Ah! tout cela s'evanouira! Nous les anarchistes, nous les demagogues, nous les buveurs de sang, nous vous le declarons, a vous les conservateurs et les sauveurs, la liberte humaine est auguste, l'intelligence humaine est sainte, la vie humaine est sacree, l'ame humaine est divine. Pendez maintenant!

Prenez garde. L'avenir approche. Vous croyez vivant ce qui est mort et vous croyez mort ce qui est vivant. La vieille societe est debout, mais morte, vous dis-je. Vous vous etes trompes. Vous avez mis la main dans les tenebres sur le spectre et vous en avez fait votre fiancee. Vous tournez le dos a la vie; elle va tout a l'heure se lever derriere vous. Quand nous prononcons ces mots, progres, revolution, liberte, humanite, vous souriez, hommes malheureux, et vous nous montrez la nuit ou nous sommes et ou vous etes. Vraiment, savez-vous ce que c'est que cette nuit? Apprenez-le, avant peu les idees en sortiront enormes et rayonnantes. La democratie, c'etait hier la France; ce sera demain l'Europe. L'eclipse actuelle masque le mysterieux agrandissement de l'astre.

Je suis, monsieur, votre serviteur,

VICTOR HUGO.

Marine-Terrace, 11 fevrier 1854.

III

CINQUIEME ANNIVERSAIRE DU 24 FEVRIER 1848

24 fevrier 1854.

Citoyens,

Une date, c'est une idee qui se fait chiffre; c'est une victoire qui se condense et se resume dans un nombre lumineux, et qui flamboie a jamais dans la memoire des hommes.

Vous venez de celebrer le 24 Fevrier 1848; vous avez glorifie la date passee; permettez-moi de me tourner vers la date future.

Permettez-moi de me tourner vers cette journee, soeur encore ignoree du 24 Fevrier, qui donnera son nom a la prochaine revolution, et qui s'identifiera avec elle.

Permettez-moi d'envoyer a la date future toutes les aspirations de mon ame.

Qu'elle ait autant de grandeur que la date passee, et qu'elle ait plus de bonheur!

Que les hommes pour qui elle resplendira soient fermes et purs, qu'ils soient bons et grands, qu'ils soient justes, utiles et victorieux, et qu'ils aient une autre recompense que l'exil!

Que leur sort soit meilleur que le notre!

Citoyens! que la date future soit la date definitive!

Que la date future continue l'oeuvre de la date passee, mais qu'elle l'acheve!

Que, comme le 24 Fevrier, elle soit radieuse et fraternelle; mais qu'elle soit hardie et qu'elle aille au but! qu'elle regarde l'Europe de la facon dont Danton la regardait!

Que, comme Fevrier, elle abolisse la monarchie en France, mais qu'elle l'abolisse aussi sur le continent! qu'elle ne trompe pas l'esperance! que partout elle substitue le droit humain au droit divin! qu'elle crie aux nationalites: debout! Debout, Italie! debout, Pologne! debout, Hongrie! debout, Allemagne, debout, peuples, pour la liberte! Qu'elle embouche le clairon du reveil! qu'elle annonce le lever du jour! que, dans cette halte nocturne ou gisent les nations engourdies par je ne sais quel lugubre sommeil, elle sonne la diane des peuples!

Ah! l'instant s'avance! je vous l'ai deja dit et j'y insiste, citoyens! des que les chocs decisifs auront lieu, des que la France abordera directement la Russie et l'Autriche et les saisira corps a corps, quand la grande guerre commencera, citoyens! vous verrez la revolution luire. C'est a la revolution qu'il est reserve de frapper les rois du continent. L'empire est le fourreau, la republique est l'epee.

Donc, acclamons la date future! acclamons la revolution prochaine! souhaitons la bienvenue a cet ami mysterieux qui s'appelle demain!

Que la date future soit splendide! que la prochaine revolution soit invincible! qu'elle fonde les Etats-Unis d'Europe!

Que, comme Fevrier, elle ouvre a deux battants l'avenir, mais qu'elle ferme a jamais l'abominable porte du passe! que de toutes les chaines des peuples elle forge a cette porte, un verrou! et que ce verrou soit enorme comme a ete la tyrannie!

Que, comme Fevrier, elle releve et place sur l'autelle sublime trepied Liberte-Egalite-Fraternite, mais que sur ce trepied elle allume, de facon a en eclairer toute la terre, la grande flamme Humanite!

Qu'elle en eblouisse les penseurs, qu'elle en aveugle les despotes!

Que, comme Fevrier, elle renverse l'echafaud politique releve par le Bonaparte de decembre, mais qu'elle renverse aussi l'echafaud social! Ne l'oublions pas citoyens, c'est sur la tete du proletaire que l'echafaud social suspend son couperet. Pas de pain dans la famille, pas de lumiere dans le cerveau; de la la faute, de la la chute, de la le crime.

Un soir, a la nuit tombante, je me suis approche d'une guillotine qui venait de travailler dans la place de Greve. Deux poteaux soutenaient le couperet encore fumant. J'ai demande au premier poteau: Comment t'appelles-tu? il m'a repondu: Misere. J'ai demande au deuxieme poteau: Comment t'appelles-tu? Il m'a repondu: Ignorance.

Que la revolution prochaine, que la date future, arrache ces poteaux et brise cet echafaud!

Que, comme Fevrier, elle confirme le droit de l'homme, mais qu'elle proclame le droit de la femme et qu'elle decrete le droit de l'enfant; c'est-a-dire l'egalite pour l'une et l'education pour l'autre!

Que, comme Fevrier, elle repudie la confiscation et les violences, qu'elle ne depouille personne; mais qu'elle dote tout le monde! qu'elle ne soit pas faite contre les riches, mais qu'elle soit faite pour les pauvres! Oui! que, par une immense reforme economique, par le droit du travail mieux compris, par de larges institutions d'escompte et de credit, par le chomage rendu impossible, par l'abolition des douanes et des frontieres, par la circulation decuplee, par la suppression des armees permanentes, qui coutent a l'Europe quatre milliards par an, sans compter ce que coutent les guerres, par la complete mise en valeur du sol, par un meilleur balancement de la production et de la consommation, ces deux battements de l'artere sociale, par l'echange, source jaillissante de vie, par la revolution monetaire, levier qui peut soulever toutes les indigences, enfin, par une gigantesque creation de richesses toutes nouvelles que des a present la science entrevoit et affirme, elle fasse du bien-etre materiel, intellectuel et moral la dotation universelle!

Qu'elle broie, ecrase, efface, aneantisse, toutes les vieilles institutions deshonorees, c'est la sa mission politique; mais qu'elle fasse marcher de front sa mission sociale et qu'elle donne du pain aux travailleurs! Qu'elle preserve les jeunes ames de l'enseignement,—je me trompe,—de l'empoisonnement jesuitique et clerical, mais qu'elle etablisse et constitue sur une base colossale l'instruction gratuite et obligatoire! Savez-vous, citoyens, ce qu'il faut a la civilisation, pour qu'elle devienne l'harmonie? Des ateliers, et des ateliers! des ecoles, et des ecoles! L'atelier et l'ecole, c'est le double laboratoire d'ou sort la double vie, la vie du corps et la vie de l'intelligence. Qu'il n'y ait plus de bouches affamees! qu'il n'y ait plus de cerveaux tenebreux! Que ces deux locutions, honteuses, usuelles, presque proverbiales, que nous avons tous prononcees plus d'une fois dans notre vie:—cet homme n'a pas de quoi manger;—cet homme ne sait pas lire;—que ces deux locutions, qui sont comme les deux lueurs de la vieille misere eternelle, disparaissent du langage humain!

Qu'enfin, comme le 24 Fevrier, la grande date future, la revolution prochaine, fasse dans tous les sens des pas en avant, mais qu'elle ne fasse point un pas en arriere! qu'elle ne se croise pas les bras avant d'avoir fini! que son dernier mot soit: suffrage universel, bien-etre universel, paix universelle, lumiere universelle!

Quand on nous demande: qu'entendez-vous par Republique Universelle? nous entendons cela. Qui en veut? (Cri unanime:—Tout le monde!)

Et maintenant, amis, cette date que j'appelle, cette date qui, reunie au grand 24 Fevrier 1848 et a l'immense 22 septembre 1792, sera comme le triangle de feu de la revolution, cette troisieme date, cette date supreme, quand viendra-t-elle? quelle annee, quel mois, quel jour illustrera-t-elle? de quels chiffres se composera-t-elle dans la serie tenebreuse des nombres? sont-ils loin ou pres de nous, ces chiffres encore obscurs et destines a une si prodigieuse lumiere? Citoyens, deja, des a present, a l'heure ou je parle, ils sont ecrits sur une page du livre de l'avenir, mais cette page-la, le doigt de Dieu ne l'a pas encore tournee. Nous ne savons rien, nous meditons, nous attendons; tout ce que nous pouvons dire et repeter, c'est qu'il nous semble que la date liberatrice approche. On ne distingue pas le chiffre, mais on voit le rayonnement.

Proscrits! levons nos fronts pour que ce rayonnement les eclaire!

Levons nos fronts, pour que, si les peuples demandent:—Qu'est-ce donc qui blanchit de la sorte le haut du visage de ces hommes?—on puisse repondre:—C'est la clarte de la revolution qui vient!

Levons nos fronts, proscrits, et, comme nous l'avons fait si souvent dans notre confiance religieuse, saluons l'avenir!

L'avenir a plusieurs noms.

Pour les faibles, il se nomme l'impossible; pour les timides, il se nomme l'inconnu; pour les penseurs et pour les vaillants, il se nomme l'ideal.

L'impossible!

L'inconnu!

Quoi! plus de misere pour l'homme, plus de prostitution pour la femme, plus d'ignorance pour l'enfant, ce serait l'impossible!

Quoi! les Etats-Unis d'Europe, libres et maitres chacun chez eux, mus et relies par une assemblee centrale, et communiant a travers les mers avec les Etats-Unis d'Amerique, ce serait l'inconnu!

Quoi! ce qu'a voulu Jesus-Christ, c'est l'impossible!

Quoi! ce qu'a fait Washington, c'est l'inconnu!

Mais on nous dit:—Et la transition! et les douleurs de l'enfantement! et la tempete du passage du vieux monde au monde nouveau! un continent qui se transforme! l'avatar d'un continent! Vous figurez-vous cette chose redoutable? la resistance desesperee des trones, la colere des castes, la furie des armees, le roi defendant sa liste civile, le pretre defendant sa prebende, le juge defendant sa paie, l'usurier defendant son bordereau, l'exploiteur defendant son privilege, quelles ligues! quelles luttes! quels ouragans! quelles batailles! quels obstacles! Preparez vos yeux a repandre des larmes; preparez vos veines a verser du sang! arretez-vous! reculez! …—Silence aux faibles et aux timides! l'impossible, cette barre de fer rouge, nous y mordrons; l'inconnu, ces tenebres, nous nous y plongerons; et nous te conquerrons, ideal!

Vive la revolution future!

IV

APPEL AUX CONCITOYENS

14 juin 1854.

Il devient urgent d'elever la voix et d'avertir les coeurs fideles et genereux. Que ceux qui sont dans le pays se souviennent de ceux qui sont hors du pays. Nous, les combattants de la proscription, nous sommes entoures de detresses heroiques et inouies. Le paysan souffre loin de son champ, l'ouvrier souffre loin de son atelier; pas de travail, pas de vetements, pas de souliers, pas de pain; et au milieu de tout cela des femmes et des enfants; voila ou en sont une foule de proscrits. Nos compagnons ne se plaignent pas, mais nous nous plaignons pour eux. Les despotes, M. Bonaparte en tete, ont fait ce qu'il faut, la calomnie, la police et l'intimidation aidant, pour empecher les secours d'arriver a ces inebranlables confesseurs de la democratie et de la liberte. En les affamant, on espere les dompter. Reve. Ils tomberont a leur poste.

En attendant, le temps se passe, les situations s'aggravent, et ce qui n'etait que de la misere devient de l'agonie. Le denument, la nostalgie et la faim deciment l'exil. Plusieurs sont morts deja. Les autres doivent-ils mourir?

Concitoyens de la republique universelle, secourir l'homme qui souffre, c'est le devoir; secourir l'homme qui souffre pour l'humanite, c'est plus que le devoir.

Vous tous qui etes restes dans vos patries et qui avez du moins ces deux choses qui font vivre, le pain et l'air natal, tournez vos yeux vers cette famille de l'exil qui lutte pour tous et qui ebauche dans les douleurs et dans l'epreuve la grande famille des peuples.

Que chacun donne ce qu'il pourra. Nous appelons nos freres au secours de nos freres.

V

SUR LA TOMBE DE FELIX BONY

21 septembre 1854.

Citoyens,

Encore un condamne a mort par l'exil qui vient de subir sa peine!

Encore un qui meurt tout jeune, comme Helin, comme Bousquet, comme
Louise Julien, comme Gaffney, comme Izdebski, comme Cauvet! Felix
Bony, qui est dans cette biere, avait vingt-neuf ans.

Et, chose poignante! les enfants tombent aussi! Avant d'arriver a cette sepulture, tout a l'heure, nous nous sommes arretes devant une autre fosse, fraichement ouverte comme celle-ci, ou nous avons depose le fils de notre compagnon d'exil Eugene Beauvais, pauvre enfant mort des douleurs de sa mere, et mort, helas! presque avant d'avoir vecu!

Ainsi, dans la douloureuse etape que nous faisons, le jeune homme et l'enfant roulent pele-mele sous nos pieds dans l'ombre.

Felix Bony avait ete soldat; il avait subi cette monstrueuse loi du sang qu'on appelle conscription et qui arrache l'homme a la charrue, pour le donner au glaive.

Il avait ete ouvrier; et, chomage, maladie, travail au rabais, exploitation, marchandage, parasitisme, misere, il avait traverse les sept cercles de l'enfer du proletaire. Comme vous le voyez, cet homme, si jeune encore, avait ete eprouve de tous les cotes, et l'infortune l'avait trouve solide.

Depuis le 2 decembre, il etait proscrit.

Pourquoi? pour quel crime?

Son crime, c'etait le mien a moi qui vous parle, c'etait le votre a vous qui m'ecoutez. Il etait republicain dans une republique; il croyait que celui qui a prete un serment doit le tenir, que, parce qu'on est ou qu'on se croit prince, on n'est pas dispense d'etre honnete homme, que les soldats doivent obeir aux constitutions, que les magistrats doivent respecter les lois; il avait ces idees etranges, et il s'est leve pour les soutenir; il a pris les armes, comme nous l'avons tous fait, pour defendre les lois; il a fait de sa poitrine le bouclier de la constitution; il a accompli son devoir, en un mot. C'est pour cela qu'il a ete frappe; c'est pour cela qu'il a ete banni; c'est pour cela qu'il a ete "condamne", comme parlent les juges infames qui rendent la justice au nom de l'accuse Louis Bonaparte.

Il est mort; mort de nostalgie comme les autres qui l'ont precede ici; mort d'epuisement, mort loin de sa ville natale, mort loin de sa vieille mere, mort loin de son petit enfant. Il a agonise, car l'agonie commence avec l'exil, il a agonise trois ans; il n'a pas flechi une heure. Vous l'avez tous connu, vous vous en souvenez! Ah! c'etait un vaillant et ferme coeur!

Qu'il repose dans cette paix severe! et qu'il trouve du moins dans le sepulcre la realisation sereine de ce qui fut son ideal pendant la vie. La mort, c'est la grande fraternite.

O proscrits, puisque c'est vrai que cet ami est mort, et que voila encore un des notres qui s'evanouit dans le cercueil, faisons l'appel dans nos rangs; serrons-nous devant la mort comme les soldats devant la mitraille; c'est le moment de pleurer et c'est le moment de sourire; c'est ici la paque supreme. Retrempons notre conscience republicaine, retrempons notre foi en Dieu et au progres dans ces tenebres ou nous descendrons tous peut-etre l'un apres l'autre avant d'avoir revu la chere terre de la patrie; asseyons-nous, cote a cote avec nos morts, a cette sainte cene de l'honneur, du devouement et du sacrifice; faisons la communion de la tombe.

Donc l'air de la proscription tue. On meurt ici, on meurt souvent, on meurt sans cesse. Le proscrit lutte, resiste, tient tete, s'assied au bord de la mer et regarde du cote de la France, et meurt. Les autres apres lui continuent le combat; seulement la breche de l'exil commence a s'encombrer de cadavres.

Tout est bien. Et ceci (montrant la fosse) rachete cela (l'orateur etend le bras du cote de la France). Pendant que tant d'hommes qui auraient la force s'ils voulaient acceptent la servitude, et, le bat sur le cou, subissent le triomphe du guet-apens, lache triomphe et lache soumission, pendant que les foules s'en vont dans la honte, les proscrits s'en vont dans la tombe.—Tout est bien.

O mes amis, quelle profonde douleur!

Ah! que du moins, en attendant le jour ou ils se leveront, en attendant le jour ou ils auront pudeur, en attendant le jour ou ils auront horreur, les peuples maintenant a terre, les uns garrottes, les autres abrutis, ce qui est pire, les autres prosternes, ce qui est pire encore, regardent passer, le front haut dans les tenebres, et s'enfoncer en silence dans le desert de l'exil cette fiere colonne de proscrits qui marche vers l'avenir, ayant en tete des cercueils!

L'avenir. Ce mot m'est venu. Savez-vous pourquoi? C'est qu'il sort naturellement de la pensee dans le lieu mysterieux ou nous sommes; c'est que c'est un bon endroit pour regarder l'avenir que le bord des fosses. De cette hauteur on voit loin dans la profondeur divine et loin dans l'horizon humain. Aujourd'hui que la Liberte, la Verite et la Justice ont les mains liees derriere le dos et sont battues de verges et sont fouettees en place publique, la Liberte par les soldats, la Verite par les pretres, la Justice par les juges; aujourd'hui que l'Idee venue de Dieu est suppliciee, Dieu est sur l'horizon humain, Dieu est sur la place publique ou on le fouette, et l'on peut dire, oui, l'on peut dire qu'il souffre et qu'il saigne avec nous. On a donc le droit de sonder la plaie humaine dans ce lieu des choses eternelles. D'ailleurs on n'importune pas la tombe, et surtout la tombe des martyrs, en parlant d'esperance. Eh bien! je vous le dis, et c'est surtout du haut de ce talus funebre qu'on le voit distinctement, esperez! Il y a partout des lueurs dans la nuit, lueur en Espagne, lueur en Italie, en Orient clarte; incendie, disent les myopes de la politique, et moi je dis, aurore!

Cette clarte de l'orient, si faible encore, c'est la l'inconnu, c'est la le mystere. Proscrits, ne la quittez pas des yeux un seul instant. C'est la que va se lever l'avenir.

Laissez-moi, avec la gravite qui sied en presence de l'auditeur funebre qui est la (l'orateur montre le cercueil), laissez-moi vous parler des evenements qui s'accomplissent et des evenements qui se preparent, librement, a coeur ouvert, comme il convient a ceux qui sont surs de l'avenir, etant surs du droit. On nous dit quelquefois:—Prenez garde. Vos paroles sont trop hardies. Vous manquez de prudence.—Est-ce qu'il est question de prudence aujourd'hui? il est question de courage. Aux heures de lutte a corps perdu, gloire a ceux qui ont des paroles sans precautions et des sabres sans fourreau!

D'ailleurs les rois sont entraines. Soyez tranquilles.

Il y a deux faits dans la situation presente; une alliance et une guerre.

Que nous veulent ces deux faits?

L'alliance? J'en conviens, nous regardons pour l'instant sans enthousiasme cette apparente intimite entre Fontenoy et Waterloo d'ou il semble qu'il soit sorti une espece d'Anglo-France; nous laissons, temoins froids et muets de ce spectacle, le choeur banal qui suit tous les corteges et qui se groupe a la porte de tous les succes, chanter, des deux cotes de la Manche, en se renvoyant les strophes de Paris a Londres, cette alliance admirable grace a laquelle se promenent aujourd'hui au soleil le chasseur de Vincennes bras dessus bras dessous avec le rifle-guard, le marin francais bras dessus bras dessous avec le marin anglais, la capote bleue bras dessus bras dessous avec l'habit rouge, et sans doute aussi, dans le sepulcre, Napoleon bras dessus bras dessous avec Hudson Lowe.

Nous sommes calmes devant cela. Mais qu'on ne se meprenne pas sur notre pensee. Nous, hommes de France, nous aimons les hommes d'Angleterre; les lignes jaunes ou vertes dont on barbouille les mappe-mondes n'existent pas pour nous; nous republicains- democrates-socialistes, nous repudions en meme temps que les clotures de caste a caste ces prejuges de peuple a peuple sortis des plus miserables tenebres du vieil aveuglement humain; nous honorons en particulier cette noble et libre nation anglaise qui fait dans le labeur commun de la civilisation un si magnifique travail; nous savons ce que vaut ce grand peuple qui a eu Shakespeare, Cromwell et Newton; nous sommes cordialement assis a son foyer, sans lui rien devoir, car c'est notre presence qui fait son honneur; entait de concorde, puisque c'est la la question, nous allons bien au dela de tout ce que revent les diplomaties, nous ne voulons pas seulement l'alliance de la France avec l'Angleterre; nous voulons l'alliance de l'Europe avec elle-meme, et de l'Europe avec l'Amerique, et du monde avec le monde! nous sommes les ennemis de la guerre; nous sommes les souffre-douleurs de la fraternite; nous sommes les agitateurs de la lumiere et de la vie; nous combattons la mort qui batit les echafauds et la nuit qui trace les frontieres; pour nous il n'y a des a present qu'un peuple comme il n'y aura dans l'avenir qu'un homme; nous voulons l'harmonie universelle dans le rayonnement universel; et nous tous qui sommes ici, tous! nous donnerions notre sang avec joie pour avancer d'une heure le jour ou sera donne le sublime baiser de paix des nations!

Donc que les amis de l'alliance anglo-francaise ne prennent pas le change sur mes paroles. Plus que qui que ce soit, j'y insiste, nous republicains, nous voulons ces alliances; car, je le repete, l'union parmi les peuples, et, plus encore, l'unite dans l'humanite, c'est la notre symbole. Mais ces unions, nous les voulons pures, intimes, profondes, fecondes; morales pour qu'elles soient reelles, honnetes pour qu'elles soient durables; nous les voulons fondees sur les interets sans nul doute, mais fondees plus encore sur toutes les fraternites du progres et de la liberte; nous voulons qu'elles soient en quelque sorte la resultante d'une majestueuse marche amicale dans la lumiere; nous les voulons sans humiliation d'un cote, sans abdication de l'autre, sans arriere-pensees pour l'avenir, sans spectres dans le passe; nous trouvons que le mepris entre les gouvernements, meme dissimule, est un mauvais ingredient pour cimenter l'estime entre les nations; en un mot, nous voulons sur les frontons radieux de ces alliances de peuple a peuple des statues de marbre et non des hommes de fange.

Nous voulons des federations signees Washington et non des platrages signes Bonaparte.

Les alliances comme celles que nous voyons en ce moment, nous les croyons mauvaises pour les deux parties, pour les deux peuples que nous admirons et que nous aimons, pour les deux gouvernements dont nous prenons moins de souci. Sait-on bien ce qu'on veut ici, et sait-on bien ce qu'on fera la? Nous disons qu'au fond, des deux cotes, on se defie quelque peu, et qu'on n'a pas tort; nous disons a ceux-ci qu'il y a toujours du cote d'un marchand l'affaire commerciale, et nous disons a ceux-la qu'il y a toujours du cote d'un traitre la trahison.

Comprend-on maintenant?

Autant l'alliance baclee nous laisse froids, autant la guerre pendante nous emeut. Oui, nous considerons avec un inexprimable melange d'esperance et d'angoisse cette derniere aventure des monarchies, ce coup de tete pour une clef qui a deja coute des millions d'or et des milliers d'hommes. Guerre d'intrigues plus encore que de melees, ou les turcs sont de plus en plus heroiques, ou le Deux-Decembre est de plus en plus lache, ou l'Autriche est de plus en plus russe; guerre meurtriere sans coups de canon, ou nos vaillants soldats, fils de l'atelier et de la chaumiere, meurent miserablement, helas! sans meme qu'il sorte de leurs pauvres cadavres la funebre aureole des batailles; guerre ou il n'y a pas encore eu d'autre vainqueur que la peste, ou le typhus seul a pu publier des bulletins, et ou il n'y a eu jusqu'ici d'Austerlitz que pour le cholera; guerre tenebreuse, obscure, inquiete, reculante, fatale; guerre mysterieuse que ceux-la memes qui la font ne comprennent pas, tant elle est pleine de la providence; redoutable enigme aveuglement posee par les rois, et dont la Revolution seule sait le mot!

A l'heure ou nous sommes, a l'instant precis ou je parle, en ce moment meme, citoyens, la peripetie de cette sombre lutte s'accomplit; l'avortement de la Baltique semble avoir eu son contre-coup de honte dans la mer Noire, et comme, apres tout, de tels peuples que la France et l'Angleterre ne peuvent pas etre indefiniment et impunement humilies dans leurs armees, le denoument se risque, la tentative se fait. Citoyens, cette guerre, qui a garde son secret devant Cronstadt, se demasquera-t-elle devant Sebastopol? a qui sera la chute? a qui sera le Te Deum? personne ne le sait encore. Mais quoi qu'il arrive, proscrits, quel que soit l'evenement, c'est le despotisme qui s'ecroule, soit sur Nicolas, soit sur Bonaparte. C'est, je repete mes paroles d'il y a un an, c'est le supplice de l'Europe qui finit. Le coup qui se frappe dans cette minute meme jettera bas necessairement dans un temps donne ou l'empereur de la Siberie, ou l'empereur de Cayenne; c'est-a-dire tous les deux; car l'un de ces deux poteaux de l'echafaud des peuples ne peut pas tomber sans entrainer l'autre.

Cependant que font les deux despotes? Ils sourient dans le calme imbecile de la miserable omnipotence humaine; ils sourient a l'avenir terrible! ils s'endorment dans la plenitude difforme et hideuse de leur absolutisme satisfait; ils n'ont meme pas la fantaisie des tristes gloires personnelles de la guerre, si faciles aux princes; ils n'ont pas meme souci des souffrances de ces douloureuses multitudes qu'ils appellent leurs armees. Pendant que, pour eux et par eux, des milliers d'hommes agonisent dans les ambulances sur les grabats du cholera, pendant que Varna est en flammes, pendant qu'Odessa fume sous le canon, pendant que Kola brule au nord et Sulina au midi, pendant qu'on ecrase de boulets et de bombes Silistrie, pendant que les sauvageries de Bomarsund repliquent aux ferocites de Sinope, tandis que les tours sautent, tandis que les vaisseaux flamboient et s'abiment, tandis que les "magasins de cadavres" des hopitaux russes regorgent, pendant les marches forcees de la Dobrudscha, pendant les desastres de Kustendji, pendant que des regiments entiers fondent et s'evanouissent dans le lugubre bivouac de Karvalik, que font les deux czars? L'un prend le frais a son palais d'ete; l'autre prend les bains de mer a Biarritz.

Troublons ces joies.

O peuples, au-dessus des combinaisons, des intrigues et des ententes, au-dessus des diplomaties, au-dessus des guerres, au-dessus de toutes les questions, question turque, question grecque, question russe, au-dessus de tout ce que les monarchies font ou revent, planent les crimes.

Ne laissons pas prescrire la protestation vengeresse; ne nous laissons pas distraire du but formidable. C'est toujours l'heure de dire: Neron est la! On pretend que les generations oublient. Eh bien! pour la saintete meme du droit, pour l'honneur meme de la conscience humaine, les victimes nous le demandent, les martyrs nous le crient du fond de leurs tombeaux, ravivons les souvenirs, et faisons de toutes les memoires des ulceres.

O peuples, le lugubre et menacant acte d'accusation, non! ne nous lassons jamais de le redire! En ce moment les autocrates et les tyrans du continent triomphent; ils ont mitraille a Palerme, mitraille a Brescia, mitraille a Berlin, mitraille a Vienne, mitraille a Paris; ils ont fusille a Ancone, fusille a Bologne, fusille a Rome, fusille a Arad, fusille a Vincennes, fusille au Champ de Mars; ils ont dresse le gibet a Pesth, le garrot a Milan, la guillotine a Belley; ils ont expedie les pontons, encombre les cachots, peuple les casemates, ouvert les oubliettes; ils ont donne au desert la fonction de bagne; ils ont appele a leur aide Tobolsk et ses neiges, Lambessa et ses fievres, l'ilot de la Mere et son typhus; ils ont confisque, ruine, sequestre, spolie; ils ont proscrit, banni, exile, expulse, deporte; quand cela a ete fait, quand ils ont eu bien mis le pied sur la gorge de l'humanite, quand ils ont entendu son dernier rale, ils ont dit tout joyeux: c'est fini!—Et maintenant les voila dans la salle du banquet. Les y voila, vainqueurs, enivres, tout-puissants, couronne en tete, lauriers au front. C'est le festin de la grande noce. C'est le mariage de la monarchie et du guet-apens, de la royaute et de l'assassinat, du droit divin et du faux serment, de tout ce qu'ils appellent auguste avec tout ce que nous appelons infame; mariage hideux et splendide; sous leurs pieds est la fanfare; toutes les trahisons et toutes les lachetes chantent l'epithalame. Oui, les despotes triomphent; oui, les despotes rayonnent; oui, eux et leurs sbires, eux et leurs complices, eux et leurs courtisans, eux et leurs courtisanes, ils sont fiers, heureux, contents, gorges, repus, glorieux; mais qu'est-ce que cela fait a la justice eternelle? Nations opprimees, l'heure approche. Regardez bien cette fete; les lampions et les lustres sont allumes, l'orchestre ne s'interrompt pas; les panaches et l'or et les diamants brillent; la valetaille en uniforme, en soutane ou en simarre se prosterne; les princes vetus de pourpre rient et se felicitent; mais l'heure va sonner, vous dis-je; le fond de la salle est plein d'ombre; et, voyez, dans cette ombre, dans cette ombre formidable, la Revolution, couverte de plaies, mais vivante, baillonnee, mais terrible, se dresse derriere eux, l'oeil fixe sur vous, peuples, et agite dans ses deux mains sanglantes au-dessus de leurs tetes des poignees de haillons arrachees aux linceuls des morts!

VI

LA GUERRE D'ORIENT

29 novembre 1854.

Proscrits,

L'anniversaire glorieux que nous celebrons en ce moment [note: La revolution polonaise de 1830.] ramene la Pologne dans toutes les memoires; la situation de l'Europe la ramene egalement dans les evenements.

Comment? je vais essayer de vous le dire.

Mais d'abord, cette situation, examinons-la.

Au point ou elle en est, et en presence des choses decisives qui se preparent, il importe de preciser les faits.

Commencons par faire justice d'une erreur presque universelle.

Grace aux nuages astucieusement jetes sur l'origine de l'affaire par le gouvernement francais, et complaisamment epaissis par le gouvernement anglais, aujourd'hui, en Angleterre comme en France, on attribue generalement la guerre d'orient, ce desastre continental, a l'empereur Nicolas. On se trompe. La guerre d'orient est un crime; mais ce n'est point le crime de Nicolas. Ne pretons pas a ce riche. Retablissons la verite.

Nous conclurons ensuite.

Citoyens, le 2 decembre 1851,—car il faut toujours remonter la, et, tant que M. Bonaparte sera debout, c'est de cette source horrible que sortiront tous les evenements, et tous les evenements, quels qu'ils soient, ayant ce poison dans les veines, seront malsains et veneneux et se gangreneront rapidement,—le 2 decembre donc, M. Bonaparte fait ce que vous savez. Il commet un crime, erige ce crime en trone, et s'assied dessus. Schinderhannes se declare Cesar. Mais a Cesar il faut Pierre. Quand on est empereur, le Oui du peuple, c'est peu de chose; ce qui importe, c'est le Oui du pape. Ce n'est pas tout d'etre parjure, traitre et meurtrier, il faut encore etre sacre. Bonaparte le Grand avait ete sacre. Bonaparte le Petit voulut l'etre.

La etait la question.

Le pape consentirait-il?

Un aide de camp, nomme de Cotte, un des hommes religieux du jour, fut envoye a Antonelli, le Consalvi d'a present. L'aide de camp eut peu de succes. Pie VII avait sacre Marengo; Pie IX hesita a sacrer le boulevard Montmartre. Meler a ce sang et a cette boue la vieille huile romaine, c'etait grave. Le pape fit le degoute. Embarras de M. Bonaparte. Que faire? de quelle maniere s'y prendre pour decider Pie IX? Comment decide-t-on une fille? comment decide-t-on un pape? Par un cadeau. Cela est l'histoire.

UN PROSCRIT (le citoyen Bianchi): Ce sont les moeurs sacerdotales.

VICTOR HUGO, s'interrompant: Vous avez raison. Il y a longtemps que
Jeremie a crie a Jerusalem et que Luther a crie a Rome: Prostituee!
(Reprenant.) M. Bonaparte, donc, resolut de faire un cadeau a M.
Mastai.

Quel cadeau?

Ceci est toute l'aventure actuelle.

Citoyens, il y a deux papes en ce moment, le pape latin et le pape grec. Le pape grec, qui s'appelle aussi le czar, pese sur le sultan du poids de toutes les Russies. Or le sultan, possedant la Judee, possede le tombeau du Christ. Faites attention a ceci. Depuis des siecles la grande ambition des deux catholicismes, grec et romain, serait de pouvoir penetrer librement dans ce tombeau et d'y officier, non cote a cote et fraternellement, mais l'un excluant l'autre, le latin excluant le grec ou le grec excluant le latin. Entre ces deux pretentions opposees que faisait l'islamisme? Il tenait la balance egale, c'est-a-dire la porte fermee, et ne laissait entrer dans le tombeau ni la croix grecque, ni la croix latine, ni Moscou, ni Rome. Grand creve-coeur surtout pour le pape latin qui affecte la suprematie. Donc, en these generale et en dehors meme de M. Bonaparte, quel present offrir au pape de Rome pour le determiner a sacrer et couronner n'importe quel bandit? Posez la question a Machiavel, il vous repondra: "Rien de plus simple. Faire pencher a Jerusalem la balance du cote de Rome; rompre devant le tombeau du Christ l'humiliante egalite des deux croix; mettre l'eglise d'orient sous les pieds de l'eglise d'occident; ouvrir la sainte porte a l'une et la fermer a l'autre; faire une avanie au pape grec; en un mot, donner au pape latin la clef du sepulcre."

C'est ce que Machiavel repondrait. C'est ce que M. Bonaparte a compris; c'est ce qu'il a fait. On a appele cela, vous vous en souvenez, l'affaire des Lieux-Saints.

L'intrigue a ete nouee. D'abord secretement. L'agent de M. Bonaparte a Constantinople, M. de Lavalette, a demande de la part de son maitre, au sultan, la clef du tombeau de Jesus pour le pape de Rome. Le sultan, faible, trouble, ayant deja les vertiges de la fin de l'islamisme, tiraille en deux sens contraires, ayant peur de Nicolas, ayant peur de Bonaparte, ne sachant a quel empereur entendre, a lache prise et a donne la clef. Bonaparte a remercie, Nicolas s'est fache. Le pape grec a envoye au serail son legat a latere, Menschikoff, une cravache a la main. Il a exige, en compensation de la clef donnee a M. Bonaparte pour le pape de Rome, des choses plus solides, a peu pres tout ce qui pouvait rester de souverainete au sultan; le sultan a refuse; la France et l'Angleterre ont appuye le sultan, et vous savez le reste. La guerre d'orient a eclate.

Voila les faits.

Rendons a Cesar ce qui est a Cesar et ne donnons pas a Nicolas ce qui est au Deux-Decembre. La pretention de M. Bonaparte a etre sacre a tout fait. L'affaire des Lieux-Saints et la clef, c'est la l'origine de tout.

Maintenant, ce qui est sorti de cette clef, le voici:

A l'heure qu'il est, l'Asie Mineure, les iles d'Aland, le Danube, la Tchernaia, la mer Blanche et la mer Noire, le nord et le midi voient des villes, florissantes il y a quelques mois encore, s'en aller en cendre et en fumee. A l'heure qu'il est Sinope est brulee, Bomarsund est brulee, Silistrie est brulee, Varna est brulee, Kola est brulee, Sebastopol brule. A l'heure qu'il est, par milliers, bientot par cent mille, les francais, les anglais, les turcs, les russes, s'entr'egorgent en orient devant un monceau de ruines. L'arabe vient du Nil pour se faire tuer par le tartare qui vient du Volga; le cosaque vient des steppes pour se faire tuer par l'ecossais qui vient des highlands. Les batteries foudroient les batteries, les poudrieres sautent, les bastions s'ecroulent, les redoutes s'effondrent, les boulets trouent les vaisseaux; les tranchees sont sous les bombes, les bivouacs sont sous les pluies; le typhus, la peste et le cholera s'abattent avec la mitraille sur les assiegeants, sur les assieges, sur les camps, sur les flottes, sur la garnison, sur la ville ou toute une population, femmes, enfants, vieillards, agonise. Les obus ecrasent les hopitaux; un hopital prend feu, et deux mille malades sont "calcines", dit un bulletin. Et la tempete s'en mele, c'est la saison; la fregate turque Bahira sombre sous voiles, le deux-ponts egyptien Abad-i-Djihad s'engloutit pres d'Eniada avec sept cents hommes, les coups de vent dematent la flotte, le navire a helice le Prince, la fregate la Nymphe des mers, quatre autres steamers de guerre coulent bas, le Sans-Pareil, le Samson, l'Agamemnon, se brisent aux bas-fonds dans l'ouragan, la Retribution n'echappe qu'en jetant ses canons a la mer, le vaisseau de cent canons le Henri IV perit pres d'Eupatoria, l'aviso a roues le Pluton est desempare, trente-deux transports charges d'hommes font cote, et se perdent. Sur terre les melees deviennent chaque jour plus sauvages; les russes assomment les blesses a coups de crosse; a la fin des journees, les tas de morts et de mourants empechent l'infanterie de manoeuvrer; le soir, les champs de bataille font frissonner les generaux. Les cadavres anglais et francais et les cadavres russes y sont meles comme s'ils se mordaient.—Je n'ai jamais rien vu de pareil [note: Voir aux notes.], s'ecrie le vieux lord Raglan, qui a vu Waterloo. Et cependant on ira plus loin encore; on annonce qu'on va employer contre la malheureuse ville les moyens "nouveaux" qu'on tenait "en reserve" et dont on fremissait. Extermination, c'est le cri de cette guerre. La tranchee seule coute cent hommes par jour. Des rivieres de sang humain coulent; une riviere de sang a Alma, une riviere de sang a Balaklava, une riviere de sang a Inkermann; cinq mille hommes tues le 20 septembre, six mille le 25 octobre, quinze mille le 5 novembre. Et cela ne fait que commencer. On envoie des armees, elles fondent. C'est bien. Allons, envoyez-en d'autres! Louis Bonaparte redit a l'ex-general Canrobert le mot imbecile de Philippe IV a Spinola: Marquis, prends Breda. Sebastopol etait hier une plaie, aujourd'hui c'est un ulcere, demain ce sera un cancer; et ce cancer devore la France, l'Angleterre, la Turquie et la Russie. Voila l'Europe des rois. O avenir! quand nous donneras-tu l'Europe des peuples?

Je continue.

Sur les navires, apres chaque affaire, des chargements de blesses qui font horreur. Pour ne citer que les chiffres que je sais, et je n'en sais pas la dixieme partie, quatre cents blesses sur le Panama, quatre cent quarante-neuf sur le Colombo qui remorquait deux transports egalement charges et dont j'ignore les chiffres, quatre cent soixante-dix sur le Vulcain, quinze cents sur le Kanguroo. On est blesse en Crimee, on est panse a Constantinople. Deux cents lieues de mer, huit jours entre la blessure et le pansement. Chemin faisant, pendant la traversee, les plaies abandonnees deviennent effroyables; les mutiles qu'on transporte sans assistance, sans secours, miserablement entasses les uns sur les autres, voient les lombrics, cette vermine du sepulcre, sortir de leurs jambes brisees, de leurs cotes enfoncees, de leurs cranes fendus, de leurs ventres ouverts; et, sous ce fourmillement horrible, ils pourrissent avant d'etre morts dans les entre-ponts pestilentiels des steamers-ambulances, immenses fosses communes pleines de vivants manges de vers. (Victor Hugo s'interrompant:)—Je n'exagere point. J'ai la les journaux anglais, les journaux ministeriels. Lisez vous-memes. (L'orateur agite une liasse de journaux._ [Note: Voir aux Notes.]).—Oui, j'insiste, pas de secours. Quatre chirurgiens, sur le Vulcain, quatre chirurgiens sur le Colombo, pour neuf cent dix-neuf mourants! Quant aux turcs, on ne les panse pas du tout. Ils deviennent ce qu'ils peuvent [note: Id.].—Je ne suis qu'un demagogue et un buveur de sang, je le sais bien, mais j'aimerais mieux moins de caisses de medailles benites au camp de Boulogne, et plus de medecins au camp de Crimee.

Poursuivons.

En Europe, en Angleterre, en France, le contre-coup est terrible. Faillites sur faillites, toutes les transactions suspendues, le commerce agonisant, l'industrie morte. Les folies de la guerre s'etalent, les trophees presentent leur bilan. Pour ce qui est de la Baltique seulement, et en calculant ce qui a ete depense rien que pour cette campagne, chacun des deux mille prisonniers russes ramenes de Bomarsund coute a la France et a l'Angleterre trois cent trente-six mille francs par tete. En France, la misere. Le paysan vend sa vache pour payer l'impot et donne son fils pour nourrir la guerre,—son fils! sa chair! Comment se nomme cette chair, vous le savez, l'oncle l'a baptisee. Chaque regime voit l'homme a son point de vue. La republique dit chair du peuple; l'empire dit chair a canon.—Et la famine complete la misere. Comme c'est avec la Russie qu'on se bat, plus de ble d'Odessa. Le pain manque. Une espece de Buzancais couve sous la cendre populaire et jette ses etincelles ca et la. A Boulogne, l'emeute de la faim, reprimee par les gendarmes. A Saint-Brieuc, les femmes s'arrachent les cheveux et crevent les sacs de grains a coups de ciseaux. Et levees sur levees. Emprunts sur emprunts. Cent quarante mille hommes cette annee seulement, pour commencer. Les millions s'engouffrent apres les regiments. Le credit sombre avec les flottes. Telle est la situation.

Tout ceci sort du Deux-Decembre.

Nous, proscrits dont le coeur saigne de toutes les plaies de la patrie et de toutes les douleurs de l'humanite, nous considerons cet etat de choses lamentable avec une angoisse croissante.

Insistons-y, repetons-le, crions-le, et qu'on le sache et qu'on ne l'oublie plus desormais, je viens de le demontrer les faits a la main, et cela est incontestable, et l'histoire le dira, et je defie qui que ce soit de le nier, tout ceci sort du Deux-Decembre.

Otez l'intrigue dite affaire des Lieux-Saints, otez la clef, otez l'envie de sacre, otez le cadeau a faire au pape, otez le Deux-Decembre, otez M. Bonaparte; vous n'avez pas la guerre d'orient.

Oui, ces flottes, les plus magnifiques qu'il y ait au monde, sont humiliees et amoindries; oui, cette genereuse cavalerie anglaise est exterminee; oui, les ecossais gris, ces lions de la montagne; oui, nos zouaves, nos spahis, nos chasseurs de Vincennes, nos admirables et irreparables regiments d'Afrique sont sabres, haches, aneantis; oui, ces populations innocentes,—et dont nous sommes les freres, car il n'y a pas d'etrangers pour nous,—sont ecrasees; oui, parmi tant d'autres, ce vieux general Cathcart et ce jeune capitaine Nolan, l'honneur de l'uniforme anglais, sont sacrifies; oui, les entrailles et les cervelles, arrachees et dispersees par la mitraille, pendent aux broussailles de Balaklava ou s'ecrasent aux murs de Sebastopol; oui, la nuit, les champs de bataille pleins de mourants hurlent comme des betes fauves; oui, la lune eclaire cet epouvantable charnier d'Inkermann ou des femmes, une lanterne a la main, errent ca et la parmi les morts, cherchant leurs freres ou leurs maris, absolument comme ces autres femmes qui, il y a trois ans, dans la nuit du 4 decembre, regardaient l'un apres l'autre les cadavres du boulevard Montmartre [note: Voir aux Notes.]; oui, ces calamites couvrent l'Europe; oui, ce sang, tout ce sang ruisselle en Crimee; oui, ces veuves pleurent, oui, ces meres se tordent les bras,—parce qu'il a pris fantaisie a M. Bonaparte, l'assassin de Paris, de se faire benir et sacrer par M. Mastai, l'etouffeur de Rome!

Et maintenant, meditons un moment, cela en vaut la peine.

Certes, si parmi les intrepides regiments francais qui, cote a cote avec la vaillante armee anglaise, luttent devant Sebastopol contre toute la force russe, si, parmi ces combattants heroiques, il y a quelques-uns de ces tristes soldats qui, en decembre 1851, entraines par des generaux infames, ont obei aux lugubres consignes du guet-apens, les larmes nous viennent aux yeux, nos vieux coeurs francais s'emeuvent, ce sont des fils de paysans, ce sont des fils d'ouvriers, nous crions pitie! nous disons: ils etaient ivres, ils etaient aveugles, ils etaient ignorants, ils ne savaient ce qu'ils faisaient! et nous levons les mains au ciel, et nous supplions pour ces infortunes. Le soldat, c'est l'enfant; l'enthousiasme en fait un heros; l'obeissance passive peut en faire un bandit; heros, d'autres lui volent sa gloire; bandit, que d'autres aussi prennent sa faute. Oui, devant le mysterieux chatiment qui commence, mon Dieu! grace pour les soldats; mais quant aux chefs, faites!

Oui, proscrits, laissons faire le juge. Et voyez! La guerre d'orient, je viens de vous le rappeler, c'est le fait meme du Deux-Decembre arrive pas a pas, et de transformation en transformation, a sa consequence logique, l'embrasement de l'Europe. O profondeur vertigineuse de l'expiation! le Deux-Decembre se retourne, et le voici qui, apres avoir tue les notres, depeche les siens. Il y a trois ans, il se nommait coup d'etat et il assassinait Baudin; aujourd'hui il se nomme guerre d'orient, et il execute Saint-Arnaud. La balle qui, dans la nuit du 4, sur l'ordre de Lourmel, tua Dussoubs devant la barricade Montorgueil, ricoche dans les tenebres selon on ne sait quelle loi formidable et revient fusiller Lourmel en Crimee. Nous n'avons pas a nous occuper de cela. Ce sont les coups sinistres de l'eclair; c'est l'ombre qui frappe; c'est Dieu.

La justice est un theoreme; le chatiment est rigide comme Euclide; le crime a ses angles d'incidence et ses angles de reflexion; et nous, hommes, nous tressaillons quand nous entrevoyons dans l'obscurite de la destinee humaine les lignes et les figures de cette geometrie enorme que la foule appelle hasard et que le penseur appelle providence.

Le curieux, disons-le en passant, c'est que la clef est inutile. Le pape, voyant hesiter l'Autriche, et d'ailleurs, flairant sans doute la chute prochaine, persiste a reculer devant M. Bonaparte. M. Bonaparte ne veut pas tomber de M. Mastai a M. Sibour; et il en resulte qu'il n'est pas sacre et qu'il ne le sera pas; car, a travers tout ceci, la providence rit de son rire terrible.

Je viens d'exposer la situation, citoyens. A present,—et c'est par la que je veux terminer, et ceci me ramene a l'objet special de cette solennelle reunion,—cette situation, si grave pour les deux grands peuples, car l'Angleterre y joue son commerce et l'orient, car la France y joue son honneur et sa vie, cette situation redoutable, comment en sortir? La France a un moyen: se delivrer, chasser le cauchemar, secouer l'empire accroupi sur sa poitrine, remonter a la victoire, a la puissance, a la preeminence, par la liberte. L'Angleterre en a un autre, finir par ou elle aurait du commencer; ne plus frapper le czar au talon de sa botte, comme elle le fait en ce moment, mais le frapper au coeur, c'est-a-dire soulever la Pologne. Ici, a cette meme place, il y a un an precisement aujourd'hui, je donnais a l'Angleterre ce conseil, vous vous en souvenez. A cette occasion, les journaux qui soutiennent le cabinet anglais m'ont qualifie d' "orateur chimerique", et voici que l'evenement confirme mes paroles. La guerre en Crimee fait sourire le czar, la guerre en Pologne le ferait trembler. Mais la guerre en Pologne, c'est une revolution? Sans doute. Qu'importe a l'Angleterre? Qu'importe a cette grande et vieille Angleterre? Elle ne craint pas les revolutions, ayant la liberte. Oui, mais M. Bonaparte, etant le despotisme, les craint, lui, et il ne voudra pas! C'est donc a M. Bonaparte, et a sa peur personnelle des revolutions, que l'Angleterre sacrifie ses armees, ses flottes, ses finances, son avenir, l'Inde, l'Orient, tous ses interets. Avais-je tort de le dire il y a deux mois? pour l'Angleterre, l'alliance de M. Bonaparte n'est pas seulement une diminution morale, c'est une catastrophe.

C'est l'alliance de M. Bonaparte qui depuis un an fait faire fausse route a tous les interets anglais dans la guerre d'orient. Sans l'alliance de M. Bonaparte, l'Angleterre aurait aujourd'hui un succes en Pologne, au lieu d'un echec, d'un desastre peut-etre, en Crimee.

N'importe. Ce qui est dans les choses ne peut point n'en pas sortir. Les situations ont leur logique qui finit toujours par avoir le dernier mot. La guerre en Pologne, c'est-a-dire, pour employer le mot transparent adopte par le cabinet anglais, un systeme d'agression franchement continental, est desormais inevitable. C'est l'avenir immediat. Au moment ou je parle, lord Palmerston en cause aux Tuileries avec M. Bonaparte. Et, citoyens, ce sera la ma derniere parole, la guerre en Pologne, c'est la revolution en Europe.

Ah! que la destinee s'accomplisse!

Ah! que la fatalite soit sur ces hommes, sur ces bourreaux, sur ces despotes, qui ont arrache a tant de peuples, a tant de nobles peuples leurs sceptres de nations!—Je dis le sceptre, et non la vie.—Car, proscrits, comme il faut le repeter sans cesse pour consterner les lachetes et pour relever les courages, la mort apparente des peuples, si livide qu'elle soit, si glacee qu'elle semble, est un avatar et couvre le mystere d'une incarnation nouvelle. La Pologne est dans le sepulcre, mais elle a le clairon a la main; la Hongrie est sous le suaire, mais elle a le sabre au poing; l'Italie est dans la tombe, mais elle a la flamme au coeur; la France est dans la fosse, mais elle a l'etoile au front. Et, tous les signes nous l'annoncent, au printemps prochain, au printemps, heure des resurrections comme le matin est l'heure des reveils, amis, toute la terre fremira d'eblouissement et de joie, quand, se dressant subitement, ces grands cadavres ouvriront tout a coup leurs grandes ailes!

VII

Les paroles de Victor Hugo emurent le parlement. Un membre de la majorite, familier des Tuileries, somma le gouvernement anglais de mettre fin a la "querelle personnelle" entre M. Louis Bonaparte et M. Victor Hugo. Victor Hugo sentit qu'il etait necessaire que le proscrit remit a sa place l'empereur et qu'il fallait rendre a M. Bonaparte le sentiment de sa situation vraie; et il publia dans les journaux anglais ce qu'on va lire:

AVERTISSEMENT

Je previens M. Bonaparte que je me rends parfaitement compte des ressorts qu'il fait mouvoir et qui sont a sa taille, et que j'ai lu avec interet les choses dites a mon sujet, ces jours passes, dans le parlement anglais. M. Bonaparte m'a chasse de France pour avoir pris les armes contre son crime, comme c'etait mon droit de citoyen et mon devoir de representant du peuple; il m'a chasse de Belgique pour Napoleon le Petit; il me chassera peut-etre d'Angleterre pour les protestations que j'y ai faites, que j'y fais et que je continuerai d'y faire. Cela regarde l'Angleterre plus que moi. Un triple exil n'est rien. Quant a moi, l'Amerique est bonne, et, si elle convient a M. Bonaparte, elle me convient aussi. J'avertis seulement M. Bonaparte qu'il n'aura pas plus raison de moi, qui suis l'atome, qu'il n'aura raison de la verite et de la justice qui sont Dieu meme. Je declare au Deux-Decembre en sa personne que l'expiation viendra, et que, de France, de Belgique, d'Angleterre, d'Amerique, du fond de la tombe, si les ames vivent, comme je le crois et l'affirme, j'en haterai l'heure. M. Bonaparte a raison, il y a en effet entre moi et lui une "querelle personnelle", la vieille querelle personnelle du juge sur son siege et de l'accuse sur son banc.

VICTOR HUGO.

Jersey, 22 decembre 1854.

1855

Ce que pourrait etre l'Europe. Ce qu'elle est. Suite des complaisances de l'Angleterre pour l'empire. L'empereur recu a Londres. Les proscrits chasses de Jersey.

I

SIXIEME ANNIVERSAIRE DU 24 FEVRIER 1848

24 fevrier 1855.

Proscrits,

Si la revolution, inauguree il y a sept ans a pareil jour a l'Hotel de Ville de Paris, avait suivi son cours naturel, et n'avait pas ete, pour ainsi dire, des le lendemain meme de son avenement, detournee de son but; si la reaction d'abord, Louis Bonaparte ensuite, n'avaient pas detruit la republique, la reaction par ruse et lent empoisonnement, Louis Bonaparte par escalade nocturne, effraction, guet-apens et meurtre; si, des les jours eclatants de Fevrier, la republique avait montre son drapeau sur les Alpes et sur le Rhin et jete au nom de la France a l'Europe ce cri: Liberte! qui eut suffi a cette epoque, vous vous en souvenez tous, pour consommer sur le vieux continent le soulevement de tous les peuples et achever l'ecroulement de tous les trones; si la France, appuyee sur la grande epee de 92, eut donne aide, comme elle le devait, a l'Italie, a la Hongrie, a la Pologne, a la Prusse, a l'Allemagne; si, en un mot, l'Europe des peuples eut succede en 1848 a l'Europe des rois, voici quelle serait aujourd'hui, apres sept annees de liberte et de lumiere, la situation du continent.

On verrait ceci:

Le continent serait un seul peuple; les nationalites vivraient de leur vie propre dans la vie commune; l'Italie appartiendrait a l'Italie, la Pologne appartiendrait a la Pologne, la Hongrie appartiendrait a la Hongrie, la France appartiendrait a l'Europe, l'Europe appartiendrait a l'Humanite.

Plus de Rhin, fleuve allemand; plus de Baltique et de mer Noire, lacs russes; plus de Mediterranee, lac francais; plus d'Atlantique, mer anglaise; plus de canons au Sund et a Gibraltar; plus de kammerlicks aux Dardanelles. Les fleuves libres, les detroits libres, les oceans libres.

Le groupe europeen n'etant plus qu'une nation, l'Allemagne serait a la France, la France serait a l'Italie ce qu'est aujourd'hui la Normandie a la Picardie et la Picardie a la Lorraine. Plus de guerre; par consequent plus d'armee. Au seul point de vue financier, benefice net par an pour l'Europe, quatre milliards. [Note: Pour la France, plus de liste civile, plus de clerge paye, plus de magistrature inamovible, plus d'administration centralisee, plus d'armee permanente; benefice net par an: 800 millions. 2 millions par jour.].

Plus de frontieres, plus de douanes, plus d'octrois; le libre echange; flux et reflux gigantesque de numeraire et de denrees, industrie et commerce vingtuples; bonification annuelle pour la richesse du continent, au moins dix milliards. Ajoutez les quatre milliards de la suppression des armees, plus deux milliards au moins gagnes par l'abolition des fonctions parasites sur tout le continent, y compris la fonction de roi, cela fait tous les ans un levier de seize milliards pour soulever les questions economiques. Une liste civile du travail, une caisse d'amortissement de la misere epuisant les bas-fonds du chomage et du salariat avec une puissance de seize milliards par an. Calculez cette enorme production de bien-etre. Je ne developpe pas.

Une monnaie continentale, a double base metallique et fiduciaire, ayant pour point d'appui le capital Europe tout entier et pour moteur l'activite libre de deux cents millions d'hommes, cette monnaie, une, remplacerait et resorberait toutes les absurdes varietes monetaires d'aujourd'hui, effigies de princes, figures des miseres, varietes qui sont autant de causes d'appauvrissement; car, dans le va-et-vient monetaire, multiplier la variete, c'est multiplier le frottement; multiplier le frottement, c'est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose, circulation, c'est unite.

La fraternite engendrerait la solidarite; le credit de tous serait la propriete de chacun, le travail de chacun, la garantie de tous.

Liberte d'aller et venir, liberte de s'associer, liberte de posseder, liberte d'enseigner, liberte de parler, liberte d'ecrire, liberte de penser, liberte d'aimer, liberte de croire, toutes les libertes feraient faisceau autour du citoyen garde par elles et devenu inviolable.

Aucune voie de fait, contre qui que ce soit; meme pour amener le bien. Car a quoi bon? Par la seule force des choses, par la simple augmentation de la lumiere, par le seul fait du plein jour succedant a la penombre monarchique et sacerdotale, l'air serait devenu irrespirable a l'homme de force, a l'homme de fraude, a l'homme de mensonge, a l'homme de proie, a l'exploitant, au parasite, au sabreur, a l'usurier, a l'ignorantin, a tout ce qui vole dans les crepuscules avec l'aile de la chauve-souris.

La vieille penalite se serait dissoute comme le reste. La guerre etant morte, l'echafaud, qui a la meme racine, aurait seche et disparu de lui-meme. Toutes les formes du glaive se seraient evanouies. On en serait a douter que la creature humaine ait jamais pu, ait jamais ose mettre a mort la creature humaine, meme dans le passe. Il y aurait, dans la galerie ethnographique du Louvre, un mortier-Paixhans sous verre, un canon-Lancastre sous verre, une guillotine sous verre, une potence sous verre, et l'on irait par curiosite voir au museum ces betes feroces de l'homme comme on va voir a la menagerie les betes feroces de Dieu.

On dirait: c'est donc cela, un gibet! comme on dit: c'est donc cela, un tigre!

On verrait partout le cerveau qui pense, le bras qui agit; la matiere, qui obeit; la machine servant l'homme; les experimentations sociales sur une vaste echelle; toutes les fecondations merveilleuses du progres par le progres; la science aux prises avec la creation; des ateliers toujours ouverts dont la misere n'aurait qu'a pousser la porte pour devenir le travail; des ecoles toujours ouvertes dont l'ignorance n'aurait qu'a pousser la porte pour devenir la lumiere; des gymnases gratuits et obligatoires ou les aptitudes seules marqueraient les limites de l'enseignement, ou l'enfant pauvre recevrait la meme culture que l'enfant riche; des scrutins ou la femme voterait comme l'homme. Car le vieux monde du passe trouve la femme bonne pour les responsabilites civiles, commerciales, penales, il trouve la femme bonne pour la prison, pour Clichy, pour le bagne, pour le cachot, pour l'echafaud; nous, nous trouvons la femme bonne pour la dignite et pour la liberte; il trouve la femme bonne pour l'esclavage et pour la mort, nous la trouvons bonne pour la vie; il admet la femme comme personne publique pour la souffrance et pour la peine, nous l'admettons comme personne publique pour le droit. Nous ne disons pas: ame de premiere qualite, l'homme; ame de deuxieme qualite, la femme. Nous proclamons la femme notre egale, avec le respect de plus. O femme, mere, compagne, soeur, eternelle mineure, eternelle esclave, eternelle sacrifiee, eternelle martyre, nous vous releverons! De tout ceci le vieux monde nous raille, je le sais. Le droit de la femme, proclame par nous, est le sujet principal de sa gaite. Un jour, a l'assemblee, un interrupteur me cria:—C'est surtout avec ca, les femmes, que vous nous faites rire.—Et vous, lui repondis-je, c'est surtout avec ca, les femmes, que vous nous faites pleurer.

Je reprends, et j'acheve cette esquisse.

Au faite de cette splendeur universelle, l'Angleterre et la France rayonneraient; car elles sont les ainees de la civilisation actuelle; elles sont au dix-neuvieme siecle les deux nations meres; elles eclairent au genre humain en marche les deux routes du reel et du possible; elles portent les deux flambeaux, l'une le fait, l'autre l'idee. Elles rivaliseraient sans se nuire ni s'entraver. Au fond, et a voir les choses de la hauteur philosophique,—permettez-moi cette parenthese—il n'y a jamais eu entre elles d'autre antipathie que ce desir d'aller au dela, cette impatience de pousser plus loin, cette logique de marcheur en avant, cette soi de l'horizon, cette ambition de progres indefini qui est toute la France et qui a quelquefois importune l'Angleterre sa voisine, volontiers satisfaite des resultats obtenus et epouse tranquille du fait accompli. La France est l'adversaire de l'Angleterre comme le mieux est l'ennemi du bien.

Je continue.

Dans la vieille cite du dix aout et du vingt-deux septembre, declaree desormais la Ville d'Europe, Urbs, une colossale assemblee, l'assemblee des Etats-Unis d'Europe, arbitre de la civilisation, sortie du suffrage universel de tous les peuples du continent, traiterait et reglerait, en presence de ce majestueux mandant, juge definitif, et avec l'aide de la presse universelle libre, toutes les questions de l'humanite, et ferait de Paris au centre du monde un volcan de lumiere.

Citoyens, je le dis en passant, je ne crois pas a l'eternite de ce qu'on appelle aujourd'hui les parlements; mais les parlements, generateurs de liberte et d'unite tout ensemble, sont necessaires jusqu'au jour, jour lointain, encore et voisin de l'ideal, ou, les complications politiques s'etant dissoutes dans la simplification du travail universel, la formule: LE MOINS DE GOUVERNEMENT POSSIBLE recevant une application de plus en plus complete, les lois factices ayant toutes disparu et les lois naturelles demeurant seules, il n'y aura plus d'autre assemblee que l'assemblee des createurs et des inventeurs, decouvrant et promulguant la loi et ne la faisant pas, l'assemblee de l'intelligence, de l'art et de la science, l'Institut. L'Institut transfigure et rayonnant, produit d'un tout autre mode de nomination, deliberant publiquement. Sans nul doute, l'Institut, dans la perspective des temps, est l'unique assemblee future. Chose frappante et que j'ajoute encore en passant, c'est la Convention qui a cree l'Institut. Avant d'expirer, ce sombre aigle des revolutions a depose sur le genereux sol de France l'oeuf mysterieux qui contient les ailes de l'avenir.

Ainsi, pour resumer en peu de mots les quelques lineaments que je viens d'indiquer, et beaucoup de details m'echappent, je jette ces idees au hasard et rapidement et je ne trace qu'un a peu pres, si la revolution de 1848 avait vecu et porte ses fruits, si la republique fut restee debout, si, de republique francaise, elle fut devenue, comme la logique l'exige, republique europeenne, fait qui se serait accompli alors, certes, en moins d'une annee, et presque sans secousse ni dechirement, sous le souffle du grand vent de Fevrier, citoyens, si les choses s'etaient passees de la sorte, que serait aujourd'hui l'Europe? une famille. Les nations soeurs. L'homme frere de l'homme. On ne serait plus ni francais, ni prussien, ni espagnol; on serait europeen. Partout la serenite, l'activite, le bien-etre, la vie. Pas d'autre lutte, d'un bout a l'autre du continent, que la lutte du bien, du beau, du grand, du juste, du vrai et de l'utile domptant l'obstacle et cherchant l'ideal. Partout cette immense victoire qu'on appelle le travail dans cette immense clarte qu'on appelle la paix.

Voila, citoyens, si la revolution eut triomphe, voila, en raccourci et en abrege, le spectacle que nous donnerait a cette heure l'Europe des peuples.

Mais ces choses ne se sont point realisees. Heureusement on a retabli l'ordre. Et, au lieu de cela, que voyons-nous?

Ce qui est debout en ce moment, ce n'est pas l'Europe des peuples; c'est l'Europe des rois.

Et que fait-elle, l'Europe des rois?

Elle a la force; elle peut ce qu'elle veut; les rois sont libres puisqu'ils ont etouffe la liberte; l'Europe des rois est riche; elle a des millions, elle a des milliards; elle n'a qu'a ouvrir la veine des peuples pour en faire jaillir du sang et de l'or. Que fait-elle? Deblaie-t-elle les embouchures des fleuves? abrege-t-elle la route de l'Inde? relie-t-elle le Pacifique a l'Atlantique? perce-t-elle l'isthme de Suez? coupe-t-elle l'isthme de Panama? jette-t-elle dans les profondeurs de l'ocean le prodigieux fil electrique qui rattachera les continents aux continents par l'idee devenue eclair, et qui, fibre colossale de la vie universelle, fera du globe un coeur enorme ayant pour battement la pensee de l'homme? A quoi s'occupe l'Europe des rois? accomplit-elle, maitresse du monde, quelque grand et saint travail de progres, de civilisation et d'humanite? a quoi depense-t-elle les forces gigantesques du continent dont elle dispose? que fait-elle?

Citoyens, elle fait une guerre.

Une guerre pour qui?

Pour vous, peuples?

Non, pour eux, rois.

Quelle guerre?

Une guerre miserable par l'origine: une clef; epouvantable par le debut: Balaklava; formidable par la fin: l'abime.

Une guerre qui part du risible pour aboutir a l'horrible.

Proscrits, nous avons deja plus d'une fois parle de cette guerre, et nous sommes condamnes a en parler longtemps encore. Helas! je n'y songe, quant a moi, que le coeur serre.

O francais qui m'entourez, la France avait une armee, une armee la premiere du monde, une armee admirable, incomparable, formee aux grandes guerres par vingt ans d'Afrique, une armee tete de colonne du genre humain, espece de Marseillaise vivante, aux strophes herissees de bayonnettes, qui, melee au souffle de la Revolution, n'eut eu qu'a faire chanter ses clairons pour faire a l'instant meme tomber en poussiere sur le continent tous les vieux sceptres et toutes les vieilles chaines; cette armee, ou est-elle? qu'est-elle devenue? Citoyens, M. Bonaparte l'a prise. Qu'en a-t-il fait? d'abord il l'a enveloppee dans le linceul de son crime; ensuite il lui a cherche une tombe. Il a trouve la Crimee.

Car cet homme est pousse et aveugle par ce qu'il a en lui de fatal et par cet instinct de la destruction du vieux monde qui est son ame a son insu.

Proscrits, detournez un moment vos yeux de Cayenne ou il y a aussi un sepulcre, et regardez la-bas a l'orient. Vous y avez des freres.

L'armee francaise et l'armee anglaise sont la.

Qu'est-ce que c'est que cette tranchee qu'on ouvre devant cette ville tartare? cette tranchee a deux pas de laquelle coule le ruisseau de sang d'Inkermann, cette tranchee ou il y a des hommes qui passent la nuit debout et qui ne peuvent se coucher parce qu'ils sont dans l'eau jusqu'aux genoux; d'autres qui sont couches, mais dans un demi-metre de boue qui les recouvre entierement et ou ils mettent une pierre pour que leur tete en sorte; d'autres qui sont couches, mais dans la neige, sous la neige, et qui se reveilleront demain les pieds geles; d'autres qui sont couches, mais sur la glace et qui ne se reveilleront pas; d'autres qui marchent pieds nus par un froid de dix degres parce qu'ayant ote leurs souliers, ils n'ont plus la force de les remettre; d'autres couverts de plaies qu'on ne panse pas; tous sans abri, sans feu, presque sans aliments, faute de moyens de transport, ayant pour vetement des haillons mouilles devenus glacons, ronges de dyssenterie et de typhus, tues par le lit ou ils dorment, empoisonnes par l'eau qu'ils boivent [note: Voir aux Notes.], harceles de sorties, cribles de bombes, reveilles de l'agonie par la mitraille, et ne cessant d'etre des combattants que pour redevenir des mourants; cette tranchee ou l'Angleterre, a l'heure qu'il est, a entasse trente mille soldats, ou la France, le 17 decembre,—j'ignore le chiffre ulterieur,—avait couche quarante-six mille sept cents hommes; cette tranchee ou, en moins de trois mois, quatrevingt mille hommes ont disparu; cette tranchee de Sebastopol, c'est la fosse des deux armees. Le creusement de cette fosse, qui n'est pas finie, a deja coute trois milliards.

La guerre est un fossoyeur en grand qui se fait payer cher.

Oui, pour creuser la fosse des deux armees d'Angleterre et de France, la France et l'Angleterre, en comptant tout, y compris le capital des flottes englouties, y compris la depression de l'industrie, du commerce et du credit, ont deja depense trois milliards. Trois milliards! avec ces trois milliards on eut complete le reseau des chemins de fer anglais et francais, on eut construit le tunnel tubulaire de la Manche, meilleur trait d'union des deux peuples que la poignee de main de lord Palmerston et de M. Bonaparte qu'on nous montre au-dessus de nos tetes avec cette legende: A LA BONNE FOI; avec ces trois milliards, on eut draine toutes les bruyeres de France et d'Angleterre, donne de l'eau salubre a toutes les villes, a tous les villages et a tous les champs, assaini la terre et l'homme, reboise dans les deux pays toutes les pentes, prevenu par consequent les inondations et les debordements, empoissonne tous les fleuves de facon a donner au pauvre le saumon a un sou la livre, multiplie les ateliers et les ecoles, explore et exploite partout les gisements houillers et mineraux, dote toutes les communes de pioches a vapeur, ensemence les millions d'hectares en friche, transforme les egouts en puits d'engrais, rendu les disettes impossibles, mis le pain dans toutes les bouches, decuple la production, decuple la consommation, decuple la circulation, centuple la richesse!—Il vaut mieux prendre—je me trompe—ne pas prendre Sebastopol!

Il vaut mieux employer ses milliards a faire perir ses armees! il vaut mieux se ruiner a se suicider!

Donc, devant le continent qui frissonne, les deux armees agonisent. Et, pendant ce temps-la, que fait "l'empereur Napoleon III"? J'ouvre un journal de l'empire (l'orateur deploie un journal) et j'y lis: "Le carnaval poursuit ses joies. Ce ne sont que fetes et bals. Le deuil que la cour a pris a l'occasion des morts des reines de Sardaigne sera suspendu vingt-quatre heures pour ne pas empecher le bal qui va avoir lieu aux Tuileries."

Oui, c'est le bruit d'un orchestre que nous entendons dans le pavillon de l'Horloge; oui, le Moniteur enregistre et detaille le quadrille ou ont "figure leurs majestes"; oui, l'empereur danse, oui, ce Napoleon danse, pendant que, les prunelles fixees sur les tenebres, nous regardons, et que le monde civilise, fremissant, regarde avec nous Sebastopol, ce puits de l'abime, ce tonneau sombre ou viennent l'une apres l'autre, pales, echevelees, versant dans le gouffre leurs tresors et leurs enfants, et recommencant toujours, la France et l'Angleterre, ces deux Danaides aux yeux sanglants!

Pourtant on annonce que "l'empereur" va partir. Pour la Crimee! est-ce possible? Voici que la pudeur lui viendrait et qu'il aurait conscience de la rougeur publique? On nous le montre brandissant vers Sebastopol le sabre de Lodi, chaussant les bottes de sept lieues de Wagram, avec Troplong et Baroche eplores pendus aux deux basques de sa redingote grise. Que veut dire ce va-t-en guerre?—Citoyens, un souvenir. Le matin du coup d'etat, apprenant que la lutte commencait, M. Bonaparte s'ecria: Je veux aller partager les dangers de mes braves soldats! Il y eut probablement la quelque Baroche ou quelque Troplong qui s'eplora. Rien ne put le retenir. Il partit. Il traversa les Champs-Elysees et les Tuileries entre deux triples haies de bayonnettes. En debouchant des Tuileries, il entra rue de l'Echelle. Rue de l'Echelle, cela signifie rue du Pilori; il y avait la autrefois en effet une echelle ou pilori. Dans cette rue il apercut de la foule, il vit le geste menacant du peuple; un ouvrier lui cria: a bas le traitre! Il palit, tourna bride, et rentra a l'Elysee. Ne nous donnons donc pas les emotions du depart. S'il part, la porte des Tuileries, comme celle de l'Elysee, reste entre-baillee derriere lui; s'il part, ce n'est pas pour la tranchee ou l'on agonise, ni pour la breche ou l'on meurt. Le premier coup de canon qui lui criera: a bas le traitre! lui fera rebrousser chemin. Soyons tranquilles. Jamais, ni dans Paris, ni en Crimee, ni dans l'histoire, Louis Bonaparte ne depassera la rue de l'Echelle.

Du reste, s'il part, l'oeil de l'histoire sera fixe sur Paris.
Attendons.

Citoyens, je viens d'exposer devant vous, et je circonsris la peinture, le tableau que presente l'Europe aujourd'hui.

Ce que serait l'Europe republicaine, je vous l'ai dit; ce qu'est l'Europe imperiale; vous le voyez.

Dans cette situation generale, la situation speciale de la France, la voici:

Les finances gaspillees, l'avenir greve d'emprunts, lettres de change signees DEUX-DECEMBRE et LOUIS BONAPARTE et par consequent sujettes a protet, l'Autriche et la Prusse ennemies avec des masques d'alliees, la coalition des rois latente mais visible, les reves de demembrement revenus, un million d'hommes preta s'ebranler vers le Rhin au premier signe du czar, l'armee d'Afrique aneantie. Et pour point d'appui, quoi? l'Angleterre; un naufrage.

Tel est cet effrayant horizon aux deux extremites duquel se dressent deux spectres, le spectre de l'armee en Crimee, le spectre de la republique en exil.

Helas! l'un de ces deux spectres a au flanc le coup de poignard de l'autre, et le lui pardonne.

Oui, j'y insiste, la situation est si lugubre que le parlement epouvante ordonne une enquete, et qu'il semble a ceux qui n'ont pas foi en l'avenir des peuples providentiels que la France va perir et que l'Angleterre va sombrer.

Resumons.

La nuit partout. Plus de tribune en France, plus de presse, plus de parole. La Russie sur la Pologne, l'Autriche sur la Hongrie, l'Autriche sur Milan, l'Autriche sur Venise, Ferdinand sur Naples, le pape sur Rome, Bonaparte sur Paris. Dans ce huis clos de l'obscurite, toutes sortes d'actes de tenebres; exactions, spoliations, brigandages, transportations, fusillades, gibets; en Crimee, une guerre affreuse; des cadavres d'armees sur des cadavres de nations; l'Europe cave d'egorgement. Je ne sais quel tragique flamboiement sur l'avenir. Blocus, villes incendiees, bombardements, famines, pestes, banqueroutes. Pour les interets et les egoismes le commencement d'un sauve-qui-peut. Revoltes obscures des soldats en attendant le reveil des citoyens. Etat de choses terrible, vous dis-je, et cherchez-en l'issue. Prendre Sebastopol, c'est la guerre sans fin; ne pas prendre Sebastopol, c'est l'humiliation sans remede. Jusqu'a present on s'etait ruine pour la gloire, maintenant ou se ruine pour l'opprobre. Et que deviendront, sous ce trepignement de cesars furieux, ceux des peuples qui survivent? Ils pleureront jusqu'a leur derniere larme, ils paieront jusqu'a leur dernier sou, ils saigneront jusqu'a leur dernier enfant. Nous sommes en Angleterre, que voyons-nous autour de nous? Partout des femmes en noir. Des meres, des soeurs, des orphelines, des veuves. Rendez-leur donc ce qu'elles pleurent, a ces femmes! Toute l'Angleterre est sous un crepe. En France il y a ces deux immenses deuils, l'un qui est la mort, l'autre, pire, qui est l'ignominie; l'hecatombe de Balaklava et le bal des Tuileries.

Proscrits, cette situation a un nom. Elle s'appelle "la societe sauvee".

Ne l'oublions pas, ce nom nous le dit, reportons toujours tout a l'origine. Oui, cette situation, toute cette situation sort du "grand acte" de decembre. Elle est le produit du parjure du 2 et de la boucherie du 4. On ne peut pas dire d'elle du moins qu'elle est batarde. Elle a une mere, la trahison, et un pere, le massacre. Voyez ces deux choses qui aujourd'hui se touchent comme les deux doigts de la main de justice divine, le guet-apens de 1851 et la calamite de 1855, la catastrophe de Paris et la catastrophe de l'Europe. M. Bonaparte est parti de ceci pour arriver a cela.

Je sais bien qu'on me dit, je sais bien que M. Bonaparte me dit et me fait dire par ses journaux:—Vous n'avez a la bouche que le Deux-Decembre! Vous repetez toujours ces choses-la!—A quoi je reponds:—Vous etes toujours la!

Je suis votre ombre.

Est-ce ma faute a moi si l'ombre du crime est un spectre?

Non! non! non! non! ne nous taisons pas, ne nous lassons pas, ne nous arretons pas. Soyons toujours la, nous aussi, nous qui sommes le droit, la justice et la realite. Il y a maintenant au-dessus de la tete de Bonaparte deux linceuls, le linceul du peuple et le linceul de l'armee, agitons-les sans relache. Qu'on entende sans cesse, qu'on entende a travers tout, nos voix au fond de l'horizon! ayons la monotonie redoutable de l'ocean, de l'ouragan, de l'hiver, de la tempete, de toutes les grandes protestations de la nature.

Ainsi, citoyens, une bataille a outrance, une fuite sans fond de toutes les forces vives, un ecroulement sans limites, voila ou en est cette malheureuse societe du passe qui s'etait crue sauvee en effet parce qu'un beau matin elle avait vu un aventurier, son conquerant, confier l'ordre au sergent de ville et l'abrutissement au jesuite!

Cela est en bonnes mains, avait-elle dit.

Qu'en pense-t-elle maintenant?

O peuples, il y a des hommes de malediction. Quand ils promettent la paix, ils tiennent la guerre; quand ils promettent le salut, ils tiennent le desastre; quand ils promettent la prosperite, ils tiennent la ruine; quand ils promettent la gloire, ils tiennent la honte; quand ils prennent la couronne de Charlemagne, ils mettent dessous le crane d'Ezzelin; quand ils refont la medaille de Cesar, c'est avec le profil de Mandrin; quand ils recommencent l'empire, c'est par 1812; quand ils arborent un aigle, c'est une orfraie; quand ils apportent a un peuple un nom, c'est un faux nom; quand ils lui font un serment, c'est un faux serment; quand ils lui annoncent un Austerlitz, c'est un faux Austerlitz; quand ils lui donnent un baiser, c'est le baiser de Judas; quand ils lui offrent un pont pour passer d'une rive a l'autre, c'est le pont de la Beresina.

Ah! il n'est, pas un de nous, proscrits, qui ne soit navre, car la desolation est partout, car l'abjection est partout, car l'abomination est partout; car l'accroissement du czar, c'est la diminution dela lumiere; car, moi qui vous parle, l'abaissement de cette grande, fiere, genereuse et libre Angleterre m'humilie comme homme; car, supreme douleur, nous entendons en ce moment la France qui tombe avec le bruit que ferait la chute d'un cercueil!

Vous etes navres, mais vous avez courage et foi. Vous faites bien, amis. Courage, plus que jamais! Je vous l'ai dit deja, et cela devient plus evident de jour en jour, a cette heure la France et l'Angleterre n'ont plus qu'une voie de salut, l'affranchissement des peuples, la levee en masse des nationalites, la revolution. Extremite sublime. Il est beau que le salut soit en meme temps la justice. C'est la que la providence eclate. Oui, courage plus que jamais! Dans le peril Danton criait: de l'audace! de l'audace! et encore de l'audace!—Dans l'adversite il faut crier: de l'espoir! de l'espoir! et encore de l'espoir!—Amis, la grande republique, la republique democratique, sociale et libre rayonnera avant peu; car c'est la fonction de l'empire de la faire renaitre, comme c'est la fonction de la nuit de ramener le jour. Les hommes de tyrannie et de malheur disparaitront. Leur temps se compte maintenant par minutes. Ils sont adosses au gouffre; et deja, nous qui sommes dans l'abime, nous pouvons voir leur talon qui depasse le rebord du precipice. O proscrits! j'en atteste les cigues que les Socrates ont bues, les Golgotha ou sont montes les Jesus-Christs, les Jericho que les Josues ont fait crouler; j'en atteste les bains de sang qu'ont pris les Thraseas, les braises ardentes qu'ont machees les Porcias, epouses des Brutus, les buchers d'ou les Jean Huss ont crie: le cygne naitra! j'en atteste ces mers qui nous entourent et que les Christophe-Colombs ont franchies, j'en atteste ces etoiles qui sont au-dessus de nos tetes et que les Galilees ont interrogees, proscrits, la liberte est immortelle! proscrits, la verite est eternelle!

Le progres, c'est le pas meme de Dieu.

Donc, que ceux qui pleurent se consolent, et que ceux qui tremblent—il n'y en a pas parmi nous—se rassurent. L'humanite ne connait pas le suicide et Dieu ne connait pas l'abdication. Non, les peuples ne resteront pas indefiniment dans les tenebres, ignorant l'heure qu'il est dans la science, l'heure qu'il est dans la philosophie, l'heure qu'il est dans l'art, l'heure qu'il est dans l'esprit humain, l'oeil stupidement fixe sur le despotisme, ce sinistre cadran d'ombre ou la double aiguille sceptre et glaive, a jamais immobile, marque eternellement minuit!

II

LETTRE A LOUIS BONAPARTE

8 avril 1855.

Cette funebre guerre de Crimee se termina par le baiser de la reine Victoria a "l'empereur des francais". Louis Bonaparte alla a Londres chercher ce baiser. Ce fut une sorte d'enivrement des deux gouvernements. Les fetes apres les carnages; ces choses la s'enchainent.

La fete fut splendide. Elle fut meme complete. L'exil s'en mela. En debarquant a Douvres, "l'empereur" put lire, affichees sur tous les murs, les paroles que voici:

VICTOR HUGO A LOUIS BONAPARTE

Qu'est-ce que vous venez faire ici? a qui en voulez-vous? qui venez-vous insulter? L'Angleterre dans son peuple ou la France dans ses proscrits? Nous en avons deja enterre neuf, a Jersey seulement. Est-ce la ce que vous voulez savoir? Le dernier s'appelait Felix Bony, et avait vingt-neuf ans; cela vous suffit-il? Voulez-vous voir son tombeau? Que venez-vous faire ici, vous dis-je? Cette Angleterre qui n'a point de bat sur le cou, cette France bannie, ce peuple souverain de lui-meme, cette proscription decimee et calme, n'ont que faire de vous. Laissez la liberte en paix. Laissez l'exil tranquille.

Ne venez pas.

Quel leurre viendrez-vous offrir a cette illustre et genereuse nation? quel coup d'ongle premeditez-vous contre la liberte anglaise? arriveriez-vous plein de promesses comme en France en 1848? changeriez-vous la pantomime? mettrez-vous la main sur votre coeur pour l'alliance anglaise de la meme facon que vous l'y mettiez pour la republique? sera-ce toujours l'habit boutonne, la plaque sur l'habit, la main sur la plaque, l'accent emu, l'oeil humide? quelle parole la plus sacree allez-vous jurer? quelle affirmation de fidelite eternelle, quel engagement inviolable, quelle protestation portant votre exergue, quel serment frappe a votre effigie allez-vous mettre en circulation ici, vous, le faux monnayeur de l'honneur!

Qu'est-ce que vous apporteriez a cette terre? Cette terre est la terre de Thomas Morus, de Hampden, de Bradshaw, de Shakespeare, de Milton, de Newton, de Watt, de Byron, et elle n'a pas besoin d'un echantillon de la boue du boulevard Montmartre. Vous venez chercher une jarretiere? En effet, c'est jusque-la que vous avez du sang.

Je vous dis de ne pas venir. Vous ne seriez pas a votre place ici. Regardez. Vous voyez bien que ce peuple est libre. Vous voyez bien que ces gens-la vont et viennent, lisent, ecrivent, interrogent, pensent, crient, se taisent, respirent, comme bon leur semble. Cela ne ressemble a rien de ce que vous connaissez. Vous aurez beau regarder les collets d'habit, vous n'y trouverez pas le pli que donne le poing du gendarme. Non, vraiment, vous ne seriez pas chez vous. Vous seriez dans un air irrespirable pour vous. Vous voyez bien qu'il n'y a pas de janissaires ici, pas plus de janissaires pretres que de janissaires soldats; vous voyez bien qu'il n'y pas d'espions; vous voyez bien qu'il n'y a pas de jesuites; vous voyez bien que les juges rendent la justice!

La tribune parle, les journaux parlent, la conscience publique parle; il y a du soleil en ce pays. Vous voyez bien qu'il fait jour, aigle! que venez-vous faire ici?

Si vous voulez savoir, alliance a part, ce que ce peuple pense de vous, lisez ses vrais journaux, ses journaux d'il y a deux ans.

Visiterez-vous Londres, habille en empereur et en general? D'autres qui etaient empereurs aussi, et generaux aussi, l'ont visitee avant vous, et y ont eu des ovations diversement triomphales; vous auriez le meme accueil. Irez-vous au square Trafalgar? irez-vous au square Waterloo, au pont Waterloo, a la colonne Waterloo? Nicolas y a ete recu par les aldermen. Irez-vous a la brasserie Perkins? Haynau y a ete recu par les ouvriers.

Venez-vous parler a l'Angleterre de la Crimee? Vous toucheriez la a un grand deuil. Le desastre de Sebastopol a ouvert le flanc de l'Angleterre plus profondement encore que le flanc de la France. L'armee francaise agonise, l'armee anglaise est morte; ce qui, si l'on en croit ceux qui admirent vos hasards, aurait fait faire a l'un de vos historiographes cette remarque:—Sans le vouloir, nous vengeons Waterloo. Napoleon III a fait plus de mal a l'Angleterre en un an d'alliance qu'en quinze ans de guerre Napoleon premier. (A propos, vos amis ne disent plus: le grand. Pourquoi donc?)

Oui, vous avez de ces flatteurs-la, empereur d'occasion. C'est une chose etrange en effet que cette aventure qu'on appelle votre destinee. Les paroles manquent et l'on tombe dans un abime de stupeur en pensant que vous en etes peut-etre vraiment venu vous-meme a croire que vous etes quelqu'un, eu songeant que vous prenez votre tragedie horrible au serieux, et que, probablement, vous vous imagineriez faire sur l'Europe je ne sais quel effet de perspective le jour ou vous apparaitriez au peuple anglais dans votre mise en scene d'a present, muet, heureux et lugubre, debout dans votre nuee de crimes, couronne d'une sorte d'infamie imperiale et mysterieuse, et portant sur votre front toutes ces actions sombres qui sont de la competence du tonnerre.

Et de la cour d'assises, monsieur.

Ah! ces terribles choses vraies, vous les entendrez. Pourquoi venez-vous ici?

Tenez, parmi ceux de ce gouvernement qui, pour des raisons variees, vous font accueil, prenez le plus enthousiaste, le plus enivre, le plus effare de vous, prenez l'anglais qui crie le mieux: Vive l'empereur! alderman, ministre, lord, et faites-lui cette simple question:—S'il arrivait en ce pays qu'un homme tenant le pouvoir a un titre quelconque, un ministre, par exemple (c'est ce que vous etiez, monsieur), s'il arrivait que cet homme, sous pretexte qu'il aurait, devant les hommes et devant Dieu, jure fidelite a la constitution, prit une nuit l'Angleterre a la gorge, brisat le parlement, renversat la tribune, jetat les membres inviolables des assemblees dans les cabanons de Millbank et de Newgate, demolit Westminster, fit du sac de laine l'oreiller de son corps de garde, chassat les juges a coups de bottes, liat les mains derriere le dos a la justice, baillonnat la presse, ecrasat les imprimeries, etranglat les journaux, couvrit Londres de canons et de bayonnettes, vidat les fourgons de la Banque dans les poches de ses soldats, prit les maisons d'assaut, egorgeat les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants, fit de Hyde-Park une fosse d'arquebusades nocturnes, mitraillat la Cite, mitraillat let Strand, mitraillat Regent street, mitraillat Charing Cross, vingt quartiers de Londres, vingt comtes d'Angleterre, encombrat les rues des cadavres des passants, emplit les morgues et les cimetieres, fit la nuit partout, le silence partout, la mort partout, supprimat, en un mot, d'un seul coup, la loi, la liberte, le droit, la nation, le souffle, la vie, qu'est-ce que le peuple anglais ferait a cet homme?—Avant que la phrase soit finie, vous verriez sortir de terre d'elle-meme et se dresser devant vous l'echelle de l'echafaud!

Oui, l'echafaud. Et, si hideux que soient les crimes que je viens d'enumerer, je prononce ce mot,—pourquoi m'en cacherais-je?—avec un serrement de coeur; car la supreme parole du progres, confessee par nous, democrates-socialistes, n'a pas jusqu'a cette heure ete acceptee en Angleterre, et pour ce grand peuple insulaire, arrete a mi-cote du dix-neuvieme siecle et a quelque distance du sommet de la civilisation, la vie humaine n'est pas encore inviolable.

Il faut etre sur ce haut plateau de l'exil et de l'epreuve ou nous sommes pour embrasser l'horizon entier de la verite et pour comprendre que toute vie humaine, meme votre vie humaine a vous, monsieur, est sacree.

Ce n'est pas du reste de cette facon, et du haut d'un principe, que vos amis de ce pays traitent les questions qui vous touchent. Ils trouvent plus court de dire qu'il n'y a jamais eu de coup d'etat, que ce n'est pas vrai, que vous n'avez jamais prete le moindre serment, que le deux-decembre n'a jamais existe, qu'il n'a pas ete verse une goutte de sang, que Saint-Arnaud, Espinasse et Maupas sont des personnages mythologiques, qu'il n'y a pas de proscrits, que Lambessa est dans la lune, et que nous faisons semblant.

Les habiles disent qu'il y a bien eu quelque chose en effet, mais que nous exagerons, que les hommes tues n'avaient pas tous des cheveux blancs, que les femmes tuees n'etaient pas toutes grosses, et que l'enfant de sept ans de la rue Tiquetonne avait huit ans.

Je reprends.

Ne venez pas dans ce pays.

Songez d'ailleurs a l'imprudence; et a quoi exposeriez-vous le gouvernement qui vous recevrait chez lui? Paris a des eruptions inattendues; il l'a prouve en 1789, en 1830 et en 1848. Qu'est-ce qui garantit au peuple anglais, qui prise haut, et avec raison, l'amitie de la France, qu'est-ce qui garantit au gouvernement britannique qu'une revolution ne va pas eclater derriere vos talons, que le decor ne va pas changer subitement, que ce vieux trouble-fete de faubourg Saint-Antoine ne va pas se reveiller en sursaut et donner un coup de pied dans l'empire, et que, tout a coup, en une secousse de telegraphe electrique, lui, gouvernement d'Angleterre, il ne va pas se trouver brusquement ayant pour hote a Saint-James et pour convive au banquet royal, non sa majeste l'empereur des francais, mais l'accuse pale et frissonnant de la France et de la republique? non le Napoleon de la colonne, mais le Napoleon du poteau?

Mais vos polices vous rassurent. Le coup d'etat a dans sa poche le vieil oeil de Vidocq et voit le fond des choses avec ca. C'est ce qui lui tient lieu de conscience. La police vous repond du peuple de meme que le pretre vous repond de Dieu. M. Pietri et M. Sibour vous parlent chacun d'un cote.—Cette canaille de peuple n'existe plus, affirme M. Pietri.—Je voudrais bien voir que Dieu bougeat, murmure M. Sibour. Vous etes tranquille. Vous dites:—Bah! ces demagogues revent. Ils voudraient me faire peur avec des croquemitaines. Il n'y a plus de revolution; Veuillot l'a broutee. Le coup d'etat peut dormir sur les deux oreilles de Baroche. Paris, la populace, les faubourgs, tout cela est sous mes talons. Qu'importe tout cela?

Au fait, c'est juste. Et qu'importe l'histoire? qu'importe la posterite? Qu'il y ait aujourd'hui un deux-decembre faisant pendant a Austerlitz, un Sebastopol faisant equilibre a Marengo, qu'il y ait un Napoleon le grand et un autre Napoleon s'agitant sous le microscope, que notre oncle soit notre oncle ou ne le soit pas, qu'il ait vecu ou soit mort, que l'Angleterre lui ait mis Wellington sur la tete et Hudson-Lowe sur la poitrine, qu'est-ce que cela fait? Nous n'en sommes plus la. C'est du passe ou du libelle. Si nous sommes petit, cela ne regarde personne. On nous admire. N'est-ce pas, Troplong? Oui, sire. Il n'y a plus qu'une question aujourd'hui, notre empire. Une seule chose importe, prouver que nous sommes recu; imposer "le parvenu" a la vieille maison royale de Brunswick; faire disparaitre la catastrophe de Crimee sous des fetes en Angleterre; se rejouir dans ce crepe; couvrir ces mitrailles d'un feu d'artifice; montrer notre habit de general la ou l'on a vu notre baton de policeman; etre joyeux; danser un peu a Buckingham Palace. Cela fait, tout est fait.

Donc voyage a Londres. Preferable du reste au voyage en Crimee; a Londres les salves tireront a poudre. Quinze jours de galas. Triomphe. Promenades dans les residences royales; a Carlton-House; a Osborn, dans l'ile de Wight; a Windsor ou vous trouverez le lit de Louis-Philippe a qui vous devez votre vie et sa bourse, et ou la tour de Lancastre vous parlera de Henri l'imbecile, et ou la tour d'York vous parlera de Richard l'assassin. Puis grands et petits levers, bals, bouquets, orchestres, Rule Britannia croise de Partant pour la Syrie, lustres allumes, palais illumines, harangues, hurrahs. Details de vos grands cordons et de vos graces dans les journaux. C'est bien. A ces details trouvez bon que d'avance j'en mele d'autres qui viennent d'un autre de vos lieux de triomphe, de Cayenne. Les deportes,—ces hommes qui n'ont commis d'autre crime que de resister a votre crime, c'est a-dire de faire leur devoir, et d'etre de bons et vaillants citoyens,—les deportes sont la, accouples aux forcats, travaillant huit heures par jour sous le baton des argousins, nourris de metuel et de couac comme autrefois les esclaves, tete rasee, vetus de haillons marques T. F. Ceux qui ne veulent pas porter eu grosses lettres le mot galerien sur leurs souliers vont pieds nus. L'argent qu'on leur envoie leur est pris. S'ils oublient de mettre le bonnet bas devant quelqu'un des malfaiteurs, vos agents, qui les gardent, cas de punition, les fers, le cachot, le jeune, la faim, ou bien on les lie, quinze jours durant, quatre heures chaque jour, par le cou, la poitrine, les bras et les jambes, avec de grosses cordes, a un billot. Par decret du sieur Bonnard se qualifiant gouverneur de la Guyane, en date du 29 aout, permis aux gardiens de les tuer pour ce qu'on appelle "violation de consigne". Climat terrible, ciel tropical, eaux pestilentielles, fievre, typhus, nostalgie; ils meurent—trente-cinq sur deux cents, dans le seul ilot Saint-Joseph;—on jette les cadavres a la mer. Voila, monsieur.

Ces rabachages du sepulcre vous font sourire, je le sais; mais vous en souriez pour ceux qui en pleurent. J'en conviens, vos victimes, les orphelins et les veuves que vous faites, les tombeaux que vous ouvrez, tout cela est bien use. Tous ces linceuls montrent la corde. Je n'ai rien de plus neuf a vous offrir; que voulez-vous? Vous tuez, on meurt. Prenons tous notre parti, nous de subir le fait, vous de subir le cri; nous, des crimes, vous, des spectres.

Du reste, on nous dit ici de nous taire, et l'on ajoute que, si nous elevons la voix en ce moment, nous, les exiles, c'est l'occasion qu'on choisira pour nous jeter dehors. On ferait bien. Sortir a l'instant ou vous entrez. Ce serait juste.

Il y aurait la pour les chasses quelque chose qui ressemblerait a de la gloire.

Et puis, comme politique, ce serait logique. La meilleure bienvenue au proscripteur, c'est la persecution des proscrits. On peut lire cela dans Machiavel, ou dans vos yeux.

La plus douce caresse au traitre, c'est l'insulte aux trahis. Le crachat sur Jesus est sourire a Judas.

Qu'on fasse donc ce qu'on voudra.

La persecution. Soit.

Quelle que soit cette persecution, quelque forme qu'elle prenne, sachez ceci, nous l'accueillerons avec orgueil et joie; et pendant qu'on vous saluera, nous la saluerons. Ce n'est pas nouveau; toutes les fois qu'on a crie: Ave, Caesar, l'echo du genre humain a repondu: Ave, dolor.

Quelle qu'elle soit, cette persecution, elle n'otera pas de nos yeux, ni des yeux de l'histoire, l'ombre hideuse que vous avez faite. Elle ne nous fera pas perdre de vue votre gouvernement du lendemain du coup d'etat, ce banquet catholique et soldatesque, ce festin de mitres et de shakos, cette melee du seminaire et de la caserne dans une orgie, ce tohu-bohu d'uniformes debrailles et de soutanes ivres, cette ripaille d'eveques et de caporaux ou personne ne sait plus ce qu'il fait, ou Sibour jure et ou Magnan prie, ou le pretre coupe son pain avec le sabre et ou le soldat boit dans le ciboire. Elle ne nous fera pas perdre de vue l'eternel fond de votre destinee, cette grande nation eteinte, cette mort de la lumiere du monde, cette desolation, ce deuil, ce faux serment enorme, Montmartre qui est une montagne sur votre horizon sinistre, le nuage immobile des fusillades du Champ de Mars; la-bas, dressant leur triangle noir, les guillotines de 1852, et, la, a nos pieds, dans l'obscurite, cet ocean qui charrie dans ses ecumes vos cadavres de Cayenne.

Ah! la malediction de l'avenir est une mer aussi, et votre memoire, cadavre horrible, roulera a jamais dans ses vagues sombres!

Ah! malheureux! avez-vous quelque idee de la responsabilite des ames? Quel est votre lendemain? votre lendemain sur la terre? votre lendemain dans le tombeau? qu'est-ce qui vous attend? croyez-vous en Dieu? qui etes-vous?

Quelquefois, la nuit, ne dormant pas, le sommeil de la patrie est l'insomnie du proscrit, je regarde a l'horizon la France noire, je regarde l'eternel firmament, visage de la justice eternelle, je fais des questions a l'ombre sur vous, je demande aux tenebres de Dieu ce qu'elles pensent des votres, et je vous plains, monsieur, en presence du silence formidable de l'infini.

VICTOR HUGO.

III

EXPULSION DE JERSEY

Cependant, souterrainement, Louis Bonaparte manoeuvrait, ce qui lui avait attire l'Avertissement qu'on a lu plus haut; il avait mis en mouvement dans la chambre des communes quelqu'un d'inconnu qui porte un nom connu, sir Robert Peel, lequel avait, dans le patois serieux qu'admet la politique, particulierement en Angleterre, denonce Victor Hugo, Mazzini et Kossuth, et dit de Victor Hugo ceci: "Cet individu a une sorte de querelle personnelle avec le distingue personnage que le peuple francais s'est choisi pour souverain." Individu est, a ce qu'il parait, le mot qui convient; un M. de Ribaucourt l'a employe plus tard, en mai 1871, pour demander l'expulsion belge de Victor Hugo; et M. Louis Bonaparte l'avait employe pour qualifier les representants du peuple proscrits par lui en janvier 1852. Ce M. Peel, dans cette seance du 13 decembre 1854, apres avoir signale les actes et les publications de Victor Hugo, avait declare qu'il demanderait aux ministres de la reine s'il n'y aurait pas moyen d'y mettre un terme. La persecution du proscrit etait en germe dans ces paroles. Victor Hugo, indifferent a ces choses diverses, continua l'oeuvre de son devoir, et fit passer par-dessus la tete du gouvernement anglais sa Lettre a Louis Bonaparte, qu'on vient de lire. La colere fut profonde. L'alliance anglo-francaise eclata; la police de Paris vint dechirer l'affiche du proscrit sur les murs de Londres. Cependant le gouvernement anglais trouva prudent d'attendre une autre occasion. Elle ne tarda pas a se presenter. Une lettre eloquente, ironique et spirituelle, adressee a la reine et signee Felix Pyat, fut publiee a Londres et reproduite a Jersey par le journal l'Homme (voir le livre les Hommes de l'exil). L'explosion eut lieu la-dessus. Trois proscrits, Ribeyrolles, redacteur de l'Homme, le colonel Pianciani et Thomas, furent expulses de Jersey par ordre du gouvernement anglais. Victor Hugo prit fait et cause pour eux. Il eleva la voix.

DECLARATION

Trois proscrits, Ribeyrolles, l'intrepide et eloquent ecrivain;
Pianciani, le genereux representant du peuple romain; Thomas, le
courageux prisonnier du Mont-Saint-Michel, viennent d'etre expulses de
Jersey.

L'acte est serieux. Qu'y a-t-il a la surface? Le gouvernement anglais. Qu'y a-t-il au fond? La police francaise. La main de Fouche peut mettre le gant de Castlereagh; ceci le prouve.

Le coup d'etat vient de faire son entree dans les libertes anglaises.
L'Angleterre en est arrivee a ce point, proscrire des proscrits.
Encore un pas, et l'Angleterre sera une annexe de l'empire francais,
et Jersey sera un canton de l'arrondissement de Coutances.

A l'heure qu'il est, nos amis sont partis; l'expulsion est consommee.

L'avenir qualifiera le fait; nous nous bornons a le constater. Nous en prenons acte; rien de plus. En mettant a part le droit outrage, les violences dont nos personnes sont l'objet nous font sourire.

La revolution francaise est en permanence; la republique francaise, c'est le droit; l'avenir est inevitable. Qu'importe le reste? Qu'est-ce, d'ailleurs, que cette expulsion? Une parure de plus a l'exil, un trou de plus au drapeau.

Seulement, pas d'equivoque.

Voici ce que nous disons, nous, proscrits de France, a vous, gouvernement anglais:

M. Bonaparte, votre "allie puissant et cordial", n'a pas d'autre existence legale que celle-ci: prevenu du crime de haute trahison.

M. Bonaparte, depuis quatre ans, est sous le coup d'un mandat d'amener, signe Hardouin, president de la haute cour de justice; Delapalme, Pataille, Moreau (de la Seine), Cauchy, juges, et contre-signe Renouard, procureur general [1].

M. Bonaparte a prete serment, comme fonctionnaire, a la republique, et s'est parjure.

M. Bonaparte a jure fidelite a la constitution, et a brise la constitution.

M. Bonaparte, depositaire de toutes les lois, a viole toutes les lois.

M. Bonaparte a emprisonne les representants du peuple inviolables, chasse les juges.

M. Bonaparte, pour echapper au mandat d'amener de la haute cour, a fait ce que fait le malfaiteur pour se soustraire aux gendarmes, il a tue.

M. Bonaparte a sabre, mitraille, extermine, massacre le jour, fusille la nuit.

M. Bonaparte a guillotine Cuisinier, Cirasse, Charlet, coupables d'avoir prete main-forte au mandat d'amener de la justice.

M. Bonaparte a suborne les soldats, suborne les fonctionnaires, suborne les magistrats.

M. Bonaparte a vole les biens de Louis-Philippe a qui il devait la vie.

M. Bonaparte a sequestre, pille, confisque, terrorise les consciences, ruine les familles.

M. Bonaparte a proscrit, banni, chasse, expulse, deporte en Afrique, deporte a Cayenne, deporte en exil quarante mille citoyens, du nombre desquels sont les signataires de cette declaration.

Haute trahison, faux serment, parjure, subornation des fonctionnaires, sequestration des citoyens, spoliation, vol, meurtre, ce sont la des crimes prevus par tous les codes, chez tous les peuples; punis en Angleterre de l'echafaud, punis en France, ou la republique a aboli la peine de mort, du bagne.

La cour d'assises attend M. Bonaparte.

Des a present, l'histoire lui dit: Accuse, levez-vous!

Le peuple francais a pour bourreau et le gouvernement anglais a pour allie le crime-empereur.

Voila ce que nous disons.

Voila ce que nous disions hier, et la presse anglaise en masse le disait avec nous; voila ce que nous dirons demain, et la posterite unanime le dira avec nous.

Voila ce que nous dirons toujours, nous qui n'avons qu'une ame, la verite, et qu'une parole, la justice.

Et maintenant expulsez-nous!

VICTOR HUGO.

Jersey, 17 octobre 1855.

A la signature de Victor Hugo vinrent se joindre trente-cinq signatures de proscrits. Les voici:

Le colonel SANDOR TELEKI, E. BEAUVAIS, BONNET-DUVERDIER, HENNET DE
KESLER, ARSENE HAYES, ALBERT BARBIEUX, ROOMILHAC, avocat; A.-C.
WIESENER, ancien officier autrichien; le docteur GORNET, CHARLES HUGO,
J.-B. AMIEL (de l'Ariege), FRANCOIS-VICTOR HUGO, F. TAFERY, THEOPHILE
GUERIN, FRANCOIS ZYCHON, BENJAMIN COLIN, EDOUARD COLET, KOZIELL,
V. VINCENT, A. PIASECKI, GIUSEPPE RANCAN, LEFEBVRE, BARBIER,
docteur-medecin; H. PREVERAUD, condamne a mort du Deux-Decembre
(Allier); le docteur FRANCK, proscrit allemand; PAPOWSKI et ZENO
SWIETOSLAWSKI, proscrits polonais; EDOUARD BIFFI, proscrit italien;
FOMBERTAUX pere, FOMBERTAUX fils, CHARDENAL, BOUILLARD, le docteur
DEVILLE.

Ce qui suit est extrait du livre les Hommes de l'exil, par Charles
Hugo:

Le samedi 27 octobre 1855, a dix heures du matin, trois personnes se presenterent a Marine Terrace et demanderent a parler a M. Victor Hugo et a ses deux fils.

"A qui ai-je l'honneur de parler? demanda M. Victor Hugo au premier des trois.

—Je suis le connetable de Saint-Clement, monsieur Victor Hugo. Je suis charge par son excellence le gouverneur de Jersey de vous dire qu'en vertu d'une decision de la couronne, vous ne pouvez plus sejourner dans cette ile, et que vous aurez a la quitter d'ici au 2 novembre prochain. Le motif de cette mesure prise a votre egard est votre signature au bas de la "Declaration" affichee dans les rues de Saint-Helier, et publiee dans le journal l'Homme.

—C'est bien, monsieur."

Le connetable de Saint-Clement fit ensuite la meme communication dans les memes termes a MM. Charles Hugo et Francois-Victor Hugo, qui lui firent la meme reponse.

M. Victor Hugo demanda au connetable s'il pouvait lui laisser copie de l'ordre du gouvernement anglais. Sur la reponse negative de M. Lenepveu qui declara que ce n'etait pas l'usage, Victor Hugo lui dit:

"Je constate que, nous autres proscrits, nous signons et publions ce que nous ecrivons et que le gouvernement anglais cache ce qu'il ecrit."

Apres avoir rempli leur mandat, le connetable et ses deux officiers s'etaient assis.

"Il est necessaire, reprit alors Victor Hugo, que vous sachiez, messieurs, toute la portee de l'acte que vous venez d'accomplir, avec beaucoup de convenance d'ailleurs et dans des formes dont je me plais a reconnaitre la parfaite mesure. Ce n'est pas vous que je fais responsables de cet acte; je ne veux pas vous demander votre avis; je suis sur que dans votre conscience vous etes indignes et navres de ce que l'autorite militaire vous fait faire aujourd'hui."

Les trois magistrats garderent le silence et baisserent la tete.

Victor Hugo continua.

"Je ne veux pas savoir votre sentiment. Votre silence m'en dit assez. Il y a entre les consciences des honnetes gens un pont par lequel les pensees communiquent, sans avoir besoin de sortir de la bouche. Il est necessaire neanmoins, je vous le repete, que vous vous rendiez bien compte de l'acte auquel vous vous croyez forces de preter votre assistance. Monsieur le connetable de Saint-Clement, vous etes membre des etats de cette ile. Vous avez ete elu par le libre suffrage de vos concitoyens. Vous etes representant du peuple de Jersey. Que diriez-vous si le gouverneur militaire envoyait une nuit ses soldats vous arreter dans votre lit, s'il vous faisait jeter en prison, s'il brisait en vos mains le mandat dont vous etes investi, et si vous, representant du peuple, il vous traitait comme le dernier des malfaiteurs? Que diriez-vous s'il en faisait autant a chacun de vos collegues? Ce n'est pas tout. Je suppose que, devant cette violation du droit, les juges de votre cour royale se rassemblassent et rendissent un arret qui declarerait le gouverneur prevenu de crime de haute trahison, et qu'alors le gouverneur envoyat une escouade de soldats qui chassat les juges de leur siege, au milieu de leur deliberation solennelle. Je suppose encore qu'en presence de ces attentats, les honnetes citoyens de votre ile se reunissent dans les rues, prissent les armes, fissent des barricades et se missent en mesure de resister a la force au nom du droit, et qu'alors le gouverneur les fit mitrailler par la garnison du fort; je dis plus, je suppose qu'il fit massacrer les femmes, les enfants, les vieillards, les passants inoffensifs et desarmes pendant toute une journee, qu'il brisat les portes des maisons a coups de canon, qu'il eventrat les magasins a coups de mitraille, et qu'il fit tuer les habitants sous leurs lits a coups de bayonnette. Si le gouverneur de Jersey faisait cela, que diriez-vous?"

Le connetable de Saint-Clement avait ecoute dans le plus profond silence et avec un embarras visible ces paroles. A l'interpellation qui lui etait adressee, il continua de rester muet. Victor Hugo repeta sa question: "Que diriez-vous, monsieur? repondez.

—Je dirais, repondit M. Lenepveu, que le gouverneur aurait tort.

—Pardon, monsieur, entendons-nous sur les mots. Vous me rencontrez dans la rue, vous me saluez et je ne vous salue pas. Vous rentrez chez vous et vous dites: "M. Victor Hugo ne m'a pas rendu mon salut. Il a eu tort." C'est bien.—Un enfant etrangle sa mere. Vous bornerez-vous a dire: il a eu tort? Non, vous direz: c'est un criminel. Eh bien, je vous le demande, l'homme qui tue la liberte, l'homme qui egorge un peuple, n'est-il pas un parricide? Ne commet-il pas un crime? repondez.

—Oui, monsieur. Il commet un crime, dit le connetable.

—Je prends acte de votre reponse, monsieur le connetable, et je poursuis. Viole dans l'exercice de votre mandat de representant du peuple, chasse de votre siege, emprisonne, puis exile, vous vous retirez dans un pays qui se croit libre et qui s'en vante. La, votre premier acte est de publier le crime et d'afficher sur les murs l'arret de votre cour de justice qui declare le gouverneur prevenu de haute trahison. Votre premier acte est de faire connaitre a tous ceux qui vous entourent et, si vous le pouvez, au monde entier, le forfait monstrueux dont votre personne, votre famille, votre liberte, votre droit, votre patrie viennent d'etre victimes. En faisant cela, monsieur le connetable, n'usez-vous pas de votre droit? je vais plus loin, ne remplissez-vous pas votre devoir?"

Le connetable essaya d'eviter de repondre a cette nouvelle question en murmurant qu'il n'etait pas venu pour discuter la decision de l'autorite superieure, mais seulement pour la signifier.

Victor Hugo insista:

"Nous faisons en ce moment une page d'histoire, monsieur. Nous sommes ici trois historiens, mes deux fils et moi, et un jour, cette conversation sera racontee. Repondez donc; en protestant contre le crime, n'useriez-vous pas de votre droit, n'accompliriez-vous pas votre devoir?

—Oui, monsieur.

—Et que penseriez-vous alors du gouvernement qui, pour avoir accompli ce devoir sacre, vous enverrait l'ordre de quitter le pays par un magistrat qui ferait vis-a-vis de vous ce que vous faites aujourd'hui vis-a-vis de moi? Que penseriez-vous du gouvernement qui vous chasserait, vous proscrit, qui vous expulserait, vous representant du peuple, dans l'exercice meme de votre devoir? Ne penseriez-vous pas que ce gouvernement est tombe au dernier degre de la honte? Mais sur ce point, monsieur, je me contente de votre silence. Vous etes ici trois honnetes gens et je sais, sans que vous me le disiez, ce que me repond maintenant votre conscience."

Un des officiers du connetable hasarda une observation timide:

"Monsieur Victor Hugo, il y a autre chose dans votre Declaration que les crimes de l'empereur.

—Vous vous trompez, monsieur, et, pour mieux vous convaincre, je vais vous la lire."

Victor Hugo lut la declaration, et a chaque paragraphe il s'arreta, demandant aux magistrats qui l'ecoutaient: "Avions-nous le droit de dire cela?

—Mais vous desapprouvez l'expulsion de vos amis, dit le connetable.

—Je la desapprouve hautement, reprit Victor Hugo. Mais n'avais-je pas le droit de le dire? Votre liberte de la presse ne s'etendait-elle pas a permettre la critique d'une mesure arbitraire de l'autorite?

—Certainement, certainement, dit le connetable.

—Et c'est pour cette Declaration que vous venez me signifier l'ordre de mon expulsion? pour cette Declaration, que vous reconnaissez qu'il etait de mon devoir de faire, dont vous avouez qu'aucun des termes ne depasse les limites de votre liberte locale, et que vous eussiez faite a ma place?

—C'est a cause de la lettre de Felix Pyat, dit un des officiers.

—Pardon, reprit Victor Hugo en s'adressant au connetable, ne m'avez-vous pas dit que je devais quitter l'ile a cause de ma signature au bas de cette Declaration?"

Le connetable tira de sa poche le pli du gouverneur, l'ouvrit, et dit:

"En effet, c'est uniquement pour la Declaration et pas pour autre chose que vous etes expulses.

—Je le constate et j'en prends acte devant toutes les personnes qui sont ici."

Le connetable dit a M. Victor Hugo: "Pourrais-je vous demander, monsieur, quel jour vous comptez quitter l'ile?"

M. Victor Hugo fit un mouvement: "Pourquoi? Est-ce qu'il vous reste quelque formalite a remplir? Avez-vous besoin de certifier que le colis a ete bien et dument expedie a sa destination?

—Monsieur, repondit le connetable, si je desirais connaitre le moment de votre depart, c'etait pour venir ce jour-la vous presenter mes respects.

—Je ne sais pas encore quel jour je partirai, monsieur, reprit Victor Hugo. Mais qu'on soit tranquille, je n'attendrai pas l'expiration du delai. Si je pouvais partir dans un quart d'heure, ce serait fait. J'ai hate de quitter Jersey. Une terre ou il n'y a plus d'honneur me brule les pieds."

Et Victor Hugo ajouta:

"Maintenant, monsieur le connetable, vous pouvez vous retirer. Vous allez rendre compte de l'execution de votre mandat a votre superieur, le lieutenant-gouverneur, qui en rendra compte a son superieur, le gouvernement anglais, qui en rendra compte a son superieur, M. Bonaparte."

Le 2 novembre 1855, Victor Hugo quitta Jersey. Il alla a Guernesey. Cependant le libre peuple anglais s'emut. Des meetings se firent dans toute la Grande-Bretagne, et la nation, indignee de l'expulsion de Jersey, blama hautement le gouvernement. L'Angleterre, par Londres, l'Ecosse, par Glascow, protesterent. Victor Hugo remercia le peuple anglais.

Guernesey, Hauteville-House, 25 novembre 1855.

AUX ANGLAIS

Chers compatriotes de la grande patrie europeenne.

J'ai recu, des mains de notre courageux coreligionnaire Harney, la communication que vous avez bien voulu me faire au nom de votre comite et du meeting de Newcastle. Je vous en remercie, ainsi que vos amis, en mon nom et au nom de mes compagnons de lutte, d'exil et d'expulsion.

Il etait impossible que l'expulsion de Jersey, que cette proscription des proscrits ne soulevat pas l'indignation publique en Angleterre. L'Angleterre est une grande et genereuse nation ou palpitent toutes les forces vives du progres, elle comprend que la liberte c'est la lumiere. Or c'est un essai de nuit qui vient d'etre fait a Jersey; c'est une invasion des tenebres; c'est une attaque a main armee du despotisme contre la vieille constitution libre de la Grande-Bretagne; c'est un coup d'etat qui vient d'etre insolemment lance par l'empire en pleine Angleterre. L'acte d'expulsion a ete accompli le 2 novembre; c'est un anachronisme; il aurait du avoir lieu le 2 decembre.

Dites, je vous prie, a mes amis du comite et a vos amis du meeting combien nous avons ete sensibles a leur noble et energique manifestation. De tels actes peuvent avertir et arreter ceux de vos gouvernants qui, a cette heure, meditent peut-etre de porter, par la honte de l'Alien-Bill, le dernier coup au vieil honneur anglais.

Des demonstrations comme la votre, comme celles qui viennent d'avoir lieu a Londres, comme celles qui se preparent a Glascow, consacrent, resserrent et cimentent, non l'alliance vaine, fausse, funeste, l'alliance pleine de cendre du present cabinet anglais et de l'empire bonapartiste, mais l'alliance vraie, l'alliance necessaire, l'alliance eternelle du peuple libre d'Angleterre et du peuple libre de France.

Recevez, avec tous mes remerciments, l'expression de ma cordiale fraternite.

VICTOR HUGO.

Note:

[1] ARRET

En vertu de l'article 68 de la Constitution,

La haute cour de justice,

Declare LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE prevenu du crime de haute trahison,

Convoque le Jury national pour proceder sans delai au jugement, et charge M. le conseiller Renouard des fonctions du ministere public pres la haute cour.

Fait a Paris, le 2 decembre 1851.

Signe:

HARDOUIN, president; DELAPALME, PATAILLE MOREAU (de la Seine),
CAUCHY, juges.

1856

L'Italie.—La Grece.

I

Le 25 mai 1856, comme il commencait a s'installer dans son nouvel exil de Guernesey, Victor Hugo recut de Mazzini, alors a Londres, ces deux lignes:

"Je vous demande un mot pour l'Italie.

"Elle penche en ce moment du cote des rois. Avertissez-la et redressez-la."

"G. MAZZINI."

Le 1er juin, les journaux anglais et belges publierent ce qu'on va lire:

"Nous recevons de Joseph Mazzini cet appel a l'Italie, signe Victor
Hugo:

A L'ITALIE

Italiens, c'est un frere obscur, mais devoue qui vous parle. Defiez-vous de ce que les congres, les cabinets et les diplomaties semblent preparer pour vous en ce moment. L'Italie s'agite, elle donne des signes de reveil; elle trouble et preoccupe les rois; il leur parait urgent de la rendormir. Prenez garde; ce n'est pas votre apaisement qu'on veut; l'apaisement n'est que dans la satisfaction du droit; ce qu'on veut, c'est votre lethargie, c'est votre mort. De la un piege. Defiez-vous. Quelle que soit l'apparence, ne perdez pas de vue la realite. Diplomatie, c'est nuit. Ce qui se fait pour vous, se trame contre vous.

Quoi! des reformes, des ameliorations administratives, des amnisties, le pardon a votre heroisme, un peu de secularisation, un peu de liberalisme, le code Napoleon, la democratie bonapartiste, la vieille lettre a Edgar Ney, recrite en rouge avec le sang de Paris par la main qui a tue Rome! voila ce que vous offrent les princes! et vous preteriez l'oreille! et vous diriez: contentons-nous de cela! et vous accepteriez, et vous desarmeriez! Et cette sombre et splendide revolution latente qui couve dans vos coeurs, qui flamboie dans vos yeux, vous l'ajourneriez! Est-ce que c'est possible?

Mais vous n'auriez donc nulle foi dans l'avenir! vous ne sentiriez donc pas que l'empire va tomber demain, que l'empire tombe, c'est la France debout, que la France debout, c'est l'Europe libre! Vous, italiens, elite humaine, nation mere, l'un des plus rayonnants groupes d'hommes que la terre ait portes, vous au-dessus desquels il n'y a rien, vous ne sentiriez pas que nous sommes vos freres, vos freres par l'idee, vos freres par l'epreuve; que l'eclipse actuelle finira subitement pour tous a la fois; que si demain est a nous, il est a vous; et que, le jour ou il y aura dans le monde la France, il y aura l'Italie!

Oui, le premier des deux peuples qui se levera fera lever l'autre. Disons mieux; nous sommes le meme peuple, nous sommes la meme humanite. Vous la republique romaine; nous la republique francaise, nous sommes penetres du meme souffle de vie; nous ne pouvons pas plus nous derober, nous francais, au rayonnement de l'Italie que vous ne pouvez vous soustraire, vous italiens, au rayonnement de la France. Il y a entre vous et nous cette profonde solidarite humaine d'ou naitra l'ensemble pendant la lutte et l'harmonie apres la victoire. Italiens, la federation des nations continentales soeurs et reines, et chacune couronnee de la liberte de toutes, la fraternite des patries dans la supreme unite republicaine, les Peuples-Unis d'Europe, voila l'avenir.

Ne detournez pas un seul instant vos yeux de cet avenir magnifique. La grande solution est proche; ne souffrez pas qu'on vous fasse une solution a part. Dedaignez ces offres de marche en avant petit a petit, tenus aux lisieres par les princes. Nous sommes dans le temps de ces enjambees formidables qu'on appelle revolutions. Les peuples perdent des siecles et les regagnent en une heure. Pour la liberte comme pour le Nil, la fecondation, c'est la submersion.

Ayons foi. Pas de moyens termes, pas de compromis, pas de demi-mesures, pas de demi-conquetes. Quoi! accepter des concessions, quand on a le droit, et l'appui des princes, quand on a l'appui des peuples! Il y a de l'abdication dans cette espece de progres-la. Non. Visons haut, pensons vrai, marchons droit. Les a peu pres ne suffisent plus. Tout se fera; et tout se fera en un pas, en un jour, en un seul eclair, en un seul coup de tonnerre. Ayons foi.

Quand l'heure de la chute sonnera, la revolution, brusquement, a pic, de son droit divin, sans preparation, sans transition, sans crepuscule, jettera sur l'Europe son prodigieux eblouissement de liberte, d'enthousiasme et de lumiere, et ne laissera au vieux monde que le temps de tomber.

N'acceptez donc rien de lui. C'est un mort. La main des cadavres est froide, et n'a rien a donner.

Freres, quand on est la vieille race d'Italie, quand on a dans les veines tous les beaux siecles de l'histoire et le sang meme de la civilisation, quand on n'est ni abatardi ni degenere, quand on a su retrouver, le jour ou on l'a voulu, tous les grands niveaux du passe, quand on a fait le memorable effort de la constituante et du triumvirat, quand, pas plus tard qu'hier, car 1849 c'est hier, on a prouve qu'on etait Rome, quand on est ce que vous etes, en un mot, on sent qu'on a tout en soi; on se dit qu'on porte sa delivrance dans sa main et sa destinee dans sa volonte; on meprise les avances et les offres des princes, et l'on ne se laisse rien donner par ceux a qui l'on a tout a reprendre.

Rappelez-vous d'ailleurs ce qu'il y a de taches de boue et de gouttes de sang sur les mains pontificales et royales.

Rappelez-vous les supplices, les meurtres, les crimes, toutes les formes du martyrologe, la bastonnade publique, la bastonnade en prison, les tribunaux de caporaux, les tribunaux d'eveques, la sacree consulte de Rome, les grandes cours de Naples, les echafauds de Milan, d'Ancone, de Lugo, de Sinigaglia, d'Imola, de Faenza, de Ferrare, la guillotine, le garrot, le gibet; cent soixante-dix-huit fusillades en trois ans, au nom du pape, dans une seule ville, a Bologne; le fort Urbain, le chateau Saint-Ange, Ischia; Poerio n'ayant d'autre soulagement que de changer sur ses membres la place de ses chaines; les prescripteurs ne sachant plus le nombre des proscrits; les bagnes, les cachots, les oubliettes, les in-pace, les tombes!

Et puis, rappelez-vous votre fier et grand programme romain. Soyez-lui fideles. La est l'affranchissement; la est le salut.

Ayez toujours present a l'esprit ce mot hideux de la diplomatie: l'Italie n'est pas une nation, c'est un terme de geographie.

N'ayez qu'une pensee, vivre chez vous de votre vie a vous. Etre l'Italie.—Et repetez-vous sans cesse au fond de l'ame cette chose terrible: Tant que l'Italie ne sera pas un peuple, l'italien ne sera pas un homme.

Italiens, l'heure vient; et, je le dis a votre gloire, elle vient par vous. Vous etes aujourd'hui la grande inquietude des trones continentaux. Le point de la solfatare europeenne d'ou il se degage en ce moment le plus de fumee, c'est l'Italie.

Oui, le regne des monstres et des despotes, grands et petits, n'a plus que quelques instants, nous sommes a la fin. Souvenez-vous-en, vous etes les fils de cette terre predestinee pour le bien, fatale pour le mal, sur laquelle jettent leur ombre ces deux geants de la pensee humaine, Michel-Ange et Dante; Michel-Ange, le jugement; Dante, le chatiment.

Gardez entiere et vierge votre mission sublime.

Ne vous laissez ni amortir, ni amoindrir.

Pas de sommeil, pas d'engourdissement, pas de torpeur, pas d'opium, pas de treve. Agitez-vous, agitez-vous, agitez-vous! Le devoir pour tous, pour vous comme pour nous, c'est l'agitation aujourd'hui, l'insurrection demain.

Votre mission est a la fois destructive et civilisatrice. Elle ne peut pas ne point s'accomplir. N'en doutez pas, la providence fera sortir de toute cette ombre une Italie grande, forte, heureuse et libre. Vous portez en vous la revolution qui devorera le passe, et la regeneration qui fondera l'avenir. Il y a en meme temps, sur le front auguste de cette Italie que nous entrevoyons dans les tenebres, les premieres rougeurs de l'incendie et les premieres lueurs de l'aube.

Dedaignez donc ce qu'on semble pret a vous offrir. Prenez garde et croyez. Defiez-vous des rois; fiez-vous a Dieu.

VICTOR HUGO.

Guernesey, 26 mai 1856.

II

LA GRECE
A M. ANDRE RIGOPOULOS

L'envoi de votre excellent journal me touche vivement. C'est du fond du coeur que je vous en remercie. Je le lis avec un profond interet.

Continuez l'oeuvre sainte dont vous etes un des vaillants ouvriers; travaillez a l'unite des peuples. L'esprit de l'Europe doit planer aujourd'hui et remplacer dans les ames l'antique esprit des nationalites. C'est aux nations les plus illustres, a la Grece, a l'Italie, a la France, qu'il appartient de donner l'exemple. Mais d'abord et avant tout il faut qu'elles redeviennent elles-memes, il faut qu'elles s'appartiennent; il faut que la Grece acheve de rejeter la Turquie, il faut que l'Italie secoue l'Autriche, il faut que la France dechire l'empire. Quand ces grands peuples seront hors de leurs linceuls, ils crieront: Unite! Europe! Humanite!

C'est la l'avenir. La voix de la Grece sera une des plus ecoutees. Les hommes comme vous sont dignes de la faire entendre. Un des premiers, il y a bien des annees deja, j'ai lutte pour l'affranchissement de la Grece; je vous remercie de vous en souvenir.

La Grece, l'Italie, la France ont porte tour a tour le flambeau. Maintenant, dans le grand dix-neuvieme siecle, elles doivent le passer a l'Europe, tout en en gardant le rayonnement. Devenons, individus et peuples, de moins en moins egoistes, et de plus en plus hommes. Criez: Vive la France! pendant que je crie: Vive la Grece!

Je vous felicite, vous, compatriote d'Eschyle et de Pericles, qui luttez pour les principes de l'humanite. Il est beau d'etre du pays de la lumiere et d'y porter le drapeau de la liberte.

Je vous serre cordialement la main.

VICTOR HUGO.

Guernesey, 25 aout 1856.

1859

L'amnistie ici et la potence la. A cote du crime de l'Europe, le crime de l'Amerique. John Brown.

I

L'AMNISTIE

Les annees s'ecoulaient. Au bout de huit ans, le criminel jugea a propos d'absoudre les innocents; l'assassin offrit leur grace aux assassines, et le bourreau sentit le besoin de pardonner aux victimes. Il decreta la rentree des proscrits en France. A "l'amnistie" Victor Hugo repliqua:

DECLARATION

Personne n'attendra de moi que j'accorde, en ce qui me concerne, un moment d'attention a la chose appelee amnistie.

Dans la situation ou est la France, protestation absolue, inflexible, eternelle, voila pour moi le devoir.

Fidele a l'engagement que j'ai pris vis-a-vis de ma conscience, je partagerai jusqu'au bout l'exil de la liberte. Quand la liberte rentrera, je rentrerai.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 18 aout 1859.

II

JOHN BROWN

Cependant une democratie allait commettre, elle aussi, un crime. La nouvelle de la condamnation de John Brown arriva en Europe. Victor Hugo s'emut. Le 2 decembre 1859, a l'heure meme de cet anniversaire qui lui rappelait toutes les formes et toutes les necessites du devoir, il adressa, par l'intermediaire de tous les journaux libres de l'Europe, la lettre qu'on va lire a l'Amerique:

AUX ETATS-UNIS D'AMERIQUE

Quand on pense aux Etats-Unis d'Amerique, une figure majestueuse se leve dans l'esprit, Washington.

Or, dans cette patrie de Washington, voici ce qui a lieu en ce moment:

Il y a des esclaves dans les etats du sud, ce qui indigne, comme le plus monstrueux des contre-sens, la conscience logique et pure des etats du nord. Ces esclaves, ces negres, un homme blanc, un homme libre, John Brown, a voulu les delivrer. John Brown a voulu commencer l'oeuvre de salut par la delivrance des esclaves de la Virginie. Puritain, religieux, austere, plein de l'evangile, Christus nos liberavit, il a jete a ces hommes, a ces freres, le cri d'affranchissement. Les esclaves, enerves par la servitude, n'ont pas repondu a l'appel. L'esclavage produit la surdite de l'ame. John Brown, abandonne, a combattu; avec une poignee d'hommes heroiques, il a lutte; il a ete crible de balles, ses deux jeunes fils, saints martyrs, sont tombes morts a ses cotes, il a ete pris. C'est ce qu'on nomme l'affaire de Harper's Ferry.

John Brown, pris, vient d'etre juge, avec quatre des siens, Stephens,
Copp, Green et Coplands.

Quel a ete ce proces? disons-le en deux mots.

John Brown, sur un lit de sangle, avec six blessures mal fermees, un coup de feu au bras, un aux reins, deux a la poitrine, deux a la tete, entendant a peine, saignant a travers son matelas, les ombres de ses deux fils morts pres de lui; ses quatre coaccuses, blesses, se trainant a ses cotes, Stephens avec quatre coups de sabre; la " justice " pressee et passant outre; un attorney Hunter qui veut aller vite, un juge Parker, qui y consent, les debats tronques, presque tous delais refuses, production de pieces fausses ou mutilees, les temoins a decharge ecartes, la defense entravee, deux canons charges a mitraille dans la cour du tribunal, ordre aux geoliers de fusiller les accuses si l'on tente de les enlever, quarante minutes de deliberation, trois condamnations a mort. J'affirme sur l'honneur que cela ne s'est point passe en Turquie, mais en Amerique.

On ne fait point de ces choses-la impunement en face du monde civilise. La conscience universelle est un oeil ouvert. Que les juges de Charlestown, que Hunter et Parker, que les jures possesseurs d'esclaves, et toute la population virginienne y songent, on les voit. Il y a quelqu'un.

Le regard de l'Europe est fixe en ce moment sur l'Amerique.

John Brown, condamne, devait etre pendu le 2 decembre (aujourd'hui meme).

Une nouvelle arrive a l'instant. Un sursis lui est accorde. Il mourra le 16.

L'intervalle est court. D'ici la, un cri de misericorde a-t-il le temps de se faire entendre?

N'importe! le devoir est d'elever la voix.

Un second sursis suivra, peut-etre le premier. L'Amerique est une noble terre. Le sentiment humain se reveille vite dans un pays libre. Nous esperons que Brown sera sauve.

S'il en etait autrement, si John Brown mourait le 16 decembre sur l'echafaud, quelle chose terrible!

Le bourreau de Brown, declarons-le hautement (car les rois s'en vont et les peuples arrivent, on doit la verite aux peuples), le bourreau de Brown, ce ne serait ni l'attorney Hunter, ni le juge Parker, ni le gouverneur Wyse; ni le petit etat de Virginie; ce serait, on frissonne de le penser et de le dire, la grande republique americaine tout entiere.

Devant une telle catastrophe, plus on aime cette republique, plus on la venere, plus on l'admire, plus on se sent le coeur serre. Un seul etat ne saurait avoir la faculte de deshonorer tous les autres, et ici l'intervention federale est evidemment de droit. Sinon, en presence d'un forfait a commettre et qu'on peut empecher, l'union devient complicite. Quelle que soit l'indignation des genereux etats du nord, les etats du sud les associent a l'opprobre d'un tel meurtre; nous tous, qui que nous soyons, qui avons pour patrie commune le symbole democratique, nous nous sentons atteints et en quelque sorte compromis; si l'echafaud se dressait le 16 decembre, desormais, devant l'histoire incorruptible, l'auguste federation du nouveau monde ajouterait a toutes ses solidarites saintes une solidarite sanglante; et le faisceau radieux de cette republique splendide aurait pour lien le noeud coulant du gibet de John Brown.

Ce lien-la tue.

Lorsqu'on reflechit a ce que Brown, ce liberateur, ce combattant du Christ, a tente, et quand on pense qu'il va mourir, et qu'il va mourir egorge par la republique americaine, l'attentat prend les proportions de la nation qui le commet; et quand on se dit que cette nation est une gloire du genre humain, que, comme la France, comme l'Angleterre, comme l'Allemagne, elle est un des organes de la civilisation, que souvent meme elle depasse l'Europe dans de certaines audaces sublimes du progres, qu'elle est le sommet de tout un monde, qu'elle porte sur son front l'immense lumiere libre, on affirme que John Brown ne mourra pas, car on recule epouvante devant l'idee d'un si grand crime commis par un si grand peuple!

Au point de vue politique, le meurtre de Brown serait une faute irreparable. Il ferait a l'Union une fissure latente qui finirait par la disloquer. Il serait possible que le supplice de Brown consolidat l'esclavage en Virginie, mais il est certain qu'il ebranlerait toute la democratie americaine. Vous sauvez votre honte, mais vous tuez votre gloire.

Au point de vue moral, il semble qu'une partie de la lumiere humaine s'eclipserait, que la notion meme du juste et de l'injuste s'obscurcirait, le jour ou l'on verrait se consommer l'assassinat de la Delivrance par la Liberte.

Quant a moi, qui ne suis qu'un atome, mais qui, comme tous les hommes, ai en moi toute la conscience humaine, je m'agenouille avec larmes devant le grand drapeau etoile du nouveau monde, et je supplie a mains jointes, avec un respect profond et filial, cette illustre republique americaine d'aviser au salut de la loi morale universelle, de sauver John Brown, de jeter bas le menacant echafaud du 16 decembre, et de ne pas permettre que, sous ses yeux, et, j'ajoute en fremissant, presque par sa faute, le premier fratricide soit depasse.

Oui, que l'Amerique le sache et y songe, il y a quelque chose de plus effrayant que Cain tuant Abel, c'est Washington tuant Spartacus.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 decembre 1859.

John Brown fut pendu. Victor Hugo lui fit cette epitaphe: Pro Christo sicut Christus. John Brown mort, la prophetie de Victor Hugo se realisa. Deux ans apres la prediction qu'on vient de lire, l'Union americaine "se disloqua". L'atroce guerre des Sudistes et des Nordistes eclata.

1860

Rentree a Jersey.—Garibaldi.

I

RENTREE A JERSEY

Le 18 juin 1860, on vit a Jersey une chose singuliere. Toutes les murailles etaient couvertes d'une affiche ou on lisait: Victor Hugo is arrived. Jersey, cinq ans auparavant, avait expulse Victor Hugo, et maintenant toute la population de Jersey, en habit de fete, saluait Victor Hugo dans les rues de Saint-Helier.

Voici ce qui s'etait passe.

C'etait le moment de cette merveilleuse expedition des Mille qui a ebloui l'Europe. L'histoire n'a pas d'entr'actes. Les liberateurs se suivent et se ressemblent, mais leurs destinees different. Apres John Brown, Garibaldi. Il s'agissait d'aider Garibaldi dans son entreprise superbe. Une vaste souscription s'organisa en Angleterre. Jersey songea a Victor Hugo. On pensa que sa parole pouvait donner l'elan a cette souscription. Toute l'ile avait maintenant honte de l'expulsion de 1855. Une deputation, conduite par MM. Philippe Asplet et Derbyshire, apporta a Victor Hugo une adresse signee de cinq cents notables habitants de Jersey et le priant de rentrer dans l'ile et de parler pour Garibaldi. Victor Hugo, le 18 juin 1860, rentra a Jersey, et, au milieu d'une foule immense et emue, prononca les paroles qu'on va lire.

Messieurs,

Je me rends a votre appel. Partout ou une tribune se dresse pour la liberte et me reclame, j'arrive, c'est mon instinct, et je dis la verite, c'est mon devoir. (Ecoutez! ecoutez!)

La verite, la voici: c'est qu'a cette heure il n'est permis a personne d'etre indifferent aux grandes choses qui s'accomplissent; c'est qu'il faut a l'oeuvre auguste de la delivrance universelle commencee aujourd'hui l'effort de tous, le concours de tous, le coup de main de tous; c'est que pas une oreille ne doit se fermer, c'est que pas un coeur ne doit se taire; c'est que la ou s'eleve le cri de tous les peuples il doit y avoir un echo dans les entrailles de tous les hommes; c'est que celui qui n'a qu'un sou doit le donner aux liberateurs, c'est que celui qui n'a qu'une pierre doit la jeter aux tyrans. (Applaudissements.)

Que les uns agissent, que les autres parlent, que tous travaillent! oui, a la manoeuvre tous! Le vent souffle. Que l'encouragement public aux heros soit la joie des ames! que les multitudes s'empourprent d'enthousiasme comme une fournaise! Que ceux qui ne combattent pas par l'epee, combattent par l'idee! Que pas une intelligence ne reste neutre, que pas un esprit ne reste oisif! Que ceux qui luttent se sentent regardes, aimes et appuyes! Qu'autour de cet homme vaillant qui est debout la-bas dans Palerme il y ait un feu sur toutes les montagnes de la Sicile et une lumiere sur tous les sommets de l'Europe! (Bravo!)

Je viens de prononcer ce mot, les tyrans, ai-je exagere?

Ai-je calomnie le gouvernement napolitain? Pas de paroles. Voici des faits.

Faites attention. Ceci est de l'histoire vivante; on pourrait dire, de l'histoire saignante. (Ecoutez!)

Le royaume de Naples,—celui dont nous nous occupons en ce moment,—n'a qu'une institution, la police. Chaque district a sa "commission de bastonnade". Deux sbires, Ajossa et Maniscalco, regnent sous le roi; Ajossa batonne Naples, Maniscalco batonne la Sicile. Mais le baton n'est que le moyen turc; ce gouvernement a de plus le procede de l'inquisition, la torture. Oui, la torture. Ecoutez. Un sbire, Bruno, attache les accuses la tete entre les jambes jusqu'a ce qu'ils avouent. Un autre sbire, Pontillo, les assied sur un gril et allume du feu dessous; cela s'appelle "le fauteuil ardent". Un autre sbire, Luigi Maniscalco, parent du chef, a invente un instrument; on y introduit le bras ou la jambe du patient, on tourne un ecrou, et le membre est broye; cela se nomme "la machine angelique". Un autre suspend un homme a deux anneaux par les bras a un mur, par les pieds au mur de face; cela fait, il saute sur l'homme et le disloque. Il y a les poucettes qui ecrasent les doigts de la main; il y a le tourniquet serre-tete, cercle de fer comprime par une vis, qui fait sortir et presque jaillir les yeux. Quelquefois on echappe; un homme, Casimiro Arsimano, s'est enfui; sa femme, ses fils et ses filles ont ete pris et assis a sa place sur le fauteuil ardent. Le cap Zafferana confine a une plage deserte; sur cette plage des sbires apportent des sacs; dans ces sacs il y a des hommes; on plonge le sac sous l'eau et on l'y maintient jusqu'a ce qu'il ne remue plus; alors on retire le sac et l'on dit a l'etre qui est dedans: avoue! S'il refuse, on le replonge. Giovanni Vienna, de Messine, a expire de cette facon. A Monreale, un vieillard et sa fille etaient soupconnes de patriotisme; le vieillard est mort sous le fouet; sa fille, qui etait une femme grosse, a ete mise nue et est morte sous le fouet. Messieurs, il y a un jeune homme de vingt ans qui fait ces choses-la. Ce jeune homme s'appelle Francois II. Cela se passe au pays de Tibere. (Acclamations.)

Est-ce possible? c'est authentique. La date? 1860. L'annee ou nous sommes. Ajoutez a cela le fait d'hier, Palerme ecrasee d'obus, noyee dans le sang, massacree;—ajoutez cette tradition epouvantable de l'extermination des villes qui semble la rage maniaque d'une famille, et qui dans l'histoire debaptisera hideusement cette dynastie et changera Bourbon en Bomba. (Hourras.)

Oui, un jeune homme de vingt ans commet toutes ces actions sinistres. Messieurs, je le declare, je me sens pris d'une pitie profonde en songeant a ce miserable petit roi. Quelles tenebres! C'est a l'age ou l'on aime, ou l'on croit, ou l'on espere, que cet infortune torture et tue. Voila ce que le droit divin fait d'une malheureuse ame. Le droit divin remplace toutes les generosites de l'adolescence et du commencement par les decrepitudes et les terreurs de la fin; il met la tradition sanguinaire comme une chaine sur le prince et sur le peuple; il accumule sur le nouveau venu du trone les influences de famille, choses terribles! Otez Agrippine de Neron, defalquez Catherine de Medicis de Charles IX, vous n'aurez plus peut-etre ni Charles IX ni Neron. A la minute meme ou l'heritier du droit divin saisit le sceptre, il voit venir a lui ces deux, vampires, Ajossa et Maniscalco, que l'histoire connait, qui s'appellent ailleurs Narcisse et Pallas, ou Villeroy et Bachelier; ces spectres s'emparent du triste enfant couronne; la torture lui affirme qu'elle est le gouvernement, la bastonnade lui declare qu'elle est l'autorite, la police lui dit: je viens d'en haut; on lui montre d'ou il sort; on lui rappelle son bisaieul Ferdinand 1er celui qui disait: le monde est regi par trois F, Festa, Farina, Forca [note: Fete, farine, fourche (potence).], son aieul Francois Ier, l'homme des guets-apens, son pere Ferdinand II, l'homme des mitraillades; voudra-t-il renier ses peres? On lui prouve qu'il doit etre feroce par piete filiale; il obeit; l'abrutissement du pouvoir absolu le stupefie; et c'est ainsi qu'il y a des enfants monstrueux; et c'est ainsi que fatalement, helas! les jeunes rois continuent les vieilles tyrannies. (Mouvement prolonge.)

Il fallait delivrer ce peuple; je dirais presque, il fallait delivrer ce roi. Garibaldi s'en est charge. (Bravos.)

Garibaldi. Qu'est-ce que c'est que Garibaldi? C'est un homme, rien de plus. Mais un homme dans toute l'acception sublime du mot. Un homme de la liberte; un homme de l'humanite. Vir, dirait son compatriote Virgile.

A-t-il une armee? Non. Une poignee de volontaires. Des munitions de guerre? Point. De la poudre? Quelques barils a peine. Des canons? Ceux de l'ennemi. Quelle est donc sa force? qu'est-ce qui le fait vaincre? qu'a-t-il avec lui? L'ame des peuples. Il va, il court, sa marche est une trainee de flamme, sa poignee d'hommes meduse les regiments, ses faibles armes sont enchantees, les balles de ses carabines tiennent tete aux boulets de canon; il a avec lui la Revolution, et, de temps en temps, dans le chaos de la bataille, dans la fumee, dans l'eclair, comme si c'etait un heros d'Homere, on voit derriere lui la deesse. (Acclamation.)

Quelque opiniatre que soit la resistance, cette guerre est surprenante par sa simplicite. C'est l'assaut donne par un homme a une royaute; son essaim vole autour de lui; les femmes lui jettent des fleurs, les hommes se battent en chantant, l'armee royale fuit; toute cette aventure est epique; c'est lumineux, formidable et charmant, comme une attaque d'abeilles.

Admirez ces etapes radieuses. Et, je vous le predis, pas une ne fera defaut dans les echeances infaillibles de l'avenir. Apres Marsala, Palerme; apres Palerme, Messine; apres Messine, Naples; apres Naples, Rome; apres Rome, Venise; apres Venise, tout. (Applaudissements enthousiastes.)

Messieurs, il vient de Dieu le tremblement de cette Sicile au-dessus de laquelle on voit flamboyer aujourd'hui le patriotisme, la foi, la liberte, l'honneur, l'heroisme, et une revolution a eclipser l'Etna!

Oui, cela devait etre, et il est magnifique que l'exemple soit donne au monde par la terre des eruptions. (Bravos.)

Oh! quand l'heure est venue, que c'est beau un peuple! Quelle admirable chose que cette rumeur, que ce soulevement, que cet oubli des interets vils et des bas cotes de l'homme, que ces femmes poussant leurs maris et combattant elles-memes, que ces meres criant a leurs fils: va! que cette joie de courir aux armes, de respirer et d'etre, que ce cri de tous, que cette immense lueur a l'horizon! On ne pense plus a l'enrichissement, a l'or, au ventre, aux plaisirs, a l'hebetement de l'orgie; on a honte et orgueil; on se redresse; le pli fier des tetes provoque les tyrans; les barbaries s'en vont, les despotismes croulent, les consciences rejettent les esclavages, les parthenons secouent les croissants, la Minerve austere se dresse dans le soleil sa lance a la main. Les fosses s'ouvrent; on s'appelle de tombeau en tombeau. Ressuscitez! c'est plus que la vie, c'est l'apotheose. Oh! c'est un divin battement de coeur, et les anciens vaincus heroiques se consolent, et l'oeil des philosophes proscrits s'emplit de larmes, quand ce qui etait dechu s'indigne, quand ce qui etait tombe se releve, quand les splendeurs eclipsees reparaissent charmantes et redoutables; quand Stamboul redevient Byzance, quand Setiniah redevient Athenes, quand Rome redevient Rome! (Acclamations redoublees.)

Tous, qui que nous soyons, battons des mains a l'Italie. Glorifions-la, cette terre aux grands enfantements. Alma parens. C'est dans de telles nations que de certains dogmes abstraits apparaissent reels et visibles; elles sont vierges par l'honneur et meres par le progres.

Vous qui m'ecoutez, vous la representez-vous, cette vision splendide, l'Italie libre? libre! libre du golfe de Tarente aux lagunes de Saint-Marc, car, je te l'affirme dans ta tombe, o Manin, Venise sera de la fete! Dites, vous la figurez-vous, cette vision qui sera une realite demain? C'est fini, tout ce qui etait mensonge, fiction, cendre et nuit, s'est dissipe. L'Italie existe. L'Italie est l'Italie. Ou il y avait un terme geographique, il y a une nation; ou il y avait un cadavre, il y a une ame; ou il y avait un spectre, il y a un archange, l'immense archange des peuples, la Liberte, debout, les ailes deployees. L'Italie, la grande morte, s'est reveillee; voyez-la, elle se leve et sourit au genre humain. Elle dit a la Grece: je suis ta fille; elle dit a la France: je suis ta mere. Elle a autour d'elle ses poetes, ses orateurs, ses artistes, ses philosophes, tous ces conseillers de l'humanite, tous ces peres conscrits de l'intelligence universelle, tous ces membres du senat des siecles, et a sa droite et a sa gauche ces deux effrayants grands hommes, Dante et Michel-Ange. Oh! puisque la politique aime ces mots-la, ce sera bien la le plus majestueux des faits accomplis! Quel triomphe! quel avenement! quel merveilleux phenomene que l'unite traversant d'un seul eclair cette variete magnifique de villes soeurs, Milan, Turin, Genes, Florence, Bologne, Pise, Sienne, Verone, Parme, Palerme, Messine, Naples, Venise, Rome! L'Italie se dresse, l'Italie marche, patuit dea; elle eclate; elle communique au progres du monde entier la grande fievre joyeuse propre a son genie; et l'Europe s'electrisera a ce resplendissement prodigieux; et il n'y aura pas moins d'extase dans l'oeil des peuples, pas moins de reverberation sublime dans les fronts, pas moins d'admiration, pas moins d'allegresse, pas moins d'eblouissement pour cette nouvelle clarte sur la terre que pour une nouvelle etoile dans le ciel. (Bravo! Bravo!)

Messieurs, si nous voulons nous rendre compte de ce qui se prepare en meme temps que de ce qui se fait, n'oublions point ceci que Garibaldi, l'homme d'aujourd'hui, l'homme de demain, est aussi l'homme d'hier; avant d'etre le soldat de l'unite italienne il a ete le combattant de la republique romaine; et a nos yeux, et aux yeux de quiconque sait comprendre les meandres necessaires du progres serpentant vers son but et les avatars de l'idee se transformant pour reparaitre, 1860 continue 1849. (Sensation.)

Les liberateurs sont grands. Que l'acclamation reconnaissante des peuples les suive dans leurs fortunes! Hier c'etaient les larmes, aujourd'hui c'est l'hosanna. La providence a de ces retablissements d'equilibre; John Brown succombe en Amerique, mais Garibaldi triomphe en Europe. L'humanite, consternee devant l'infame gibet de Charlestown, se rassure devant la flamboyante epee de Catalafimi. (Bravo!)

O mes freres en humanite, c'est l'heure de la joie et de l'embrassement. Mettons de cote toute nuance exclusive, tout dissentiment politique, petit en ce moment; a cette minute sainte ou nous sommes, fixons uniquement nos yeux sur cette oeuvre sacree, sur ce but solennel, sur cette vaste aurore, les nations affranchies, et confondons toutes nos ames dans ce cri formidable digne du genre humain et du ciel: vive la liberte! Oui, puisque l'Amerique, helas! lugubrement conservatrice de la servitude, penche vers la nuit, que l'Europe se rallume! Oui, que cette civilisation de l'ancien continent, qui a aboli la superstition par Voltaire, l'esclavage par Wilberforce, l'echafaud par Beccaria, que cette civilisation ainee reparaisse dans son rayonnement desormais inextinguible, et qu'elle eleve au-dessus des hommes son vieux phare compose de ces trois grandes flammes, la France, l'Angleterre et l'Italie! (Acclamations.)

Messieurs, encore un mot. Ne quittons pas cette Sicile sans lui jeter un dernier regard. Concluons.

Quelle est la resultante de cette epopee splendide? Que se degage-t-il de tout ceci? Une loi morale, une loi auguste; et cette loi, la voici:

La force n'existe pas.

Non, la force n'est pas. Il n'y a que le droit.

Il n'y a que les principes; il n'y a que la justice et la verite; il n'y a que les peuples; il n'y a que les ames, ces forces de l'ideal; il n'y a que la conscience ici-bas et la providence la-haut. (Sensation.)

Qu'est-ce que la force? qu'est-ce que le glaive? Qui donc parmi ceux qui pensent a peur du glaive? Ce n'est pas nous, les hommes libres de France; ce n'est pas vous, les hommes libres d'Angleterre. Le droit senti fait la tete haute. La force et le glaive, c'est du neant. Le glaive n'est qu'une lueur hideuse dans les tenebres, un rapide et tragique evanouissement; le droit, lui, c'est l'eternel rayon; le droit, c'est la permanence du vrai dans les ames; le droit, c'est Dieu vivant dans l'homme. De la vient que la ou est le droit, la est la certitude du triomphe. Un seul homme qui a avec lui le droit s'appelle Legion; une seule epee qui a avec elle le droit s'appelle la foudre. Qui dit le droit dit la victoire. Des obstacles? il n'y en a pas. Non, il n'y en a pas. Il n'y a pas de veto contre la volonte de l'avenir. Voyez ou en est la resistance en Europe; la paralysie gagne l'Autriche et la resignation gagne la Russie. Voyez Naples; la lutte est vaine. Le passe agonisant perd sa peine. Le glaive s'en va en fumee. Ces etres appeles Lanza, Landi, Aquila, sont des fantomes. A l'heure qu'il est, Francois II croit peut-etre encore exister; il se trompe; je lui declare ceci, c'est qu'il est une ombre. Il aurait beau refuser toute capitulation, assassiner Messine comme il a assassine Palerme, se cramponner a l'atrocite; c'est fini. Il a regne. Les sombres chevaux de l'exil frappent du pied a la porte de son palais. Messieurs, il n'y a que le droit, vous dis-je. Voulez-vous comparer le droit a la force? Jugez-en par un chiffre. Le 11 mai, a Marsala, huit cents hommes debarquent. Vingt-sept jours apres, le 7 juin, a Palerme, dix-huit mille hommes, terrifies,—s'embarquent. Les huit cents hommes, c'est le droit; les dix-huit mille hommes, c'est la force.

Oh! que partout les souffrants se consolent, que les enchaines se rassurent. Tout ce qui se passe en ce moment, c'est de la logique.

Oui, aux quatre vents de l'horizon, l'esperance! Que le mougick, que le fellah, que le proletaire, que le paria, que le negre vendu, que le blanc opprime, que tous esperent; les chaines sont un reseau; elles se tiennent toutes; une rompue, la maille se defait. De la la solidarite des despotismes; le pape est plus frere du sultan qu'il ne croit. Mais, je le repete, c'est fini. Oh! la belle chose que la force des choses! il y a du surhumain dans la delivrance. La liberte est un abime divin qui attire; l'irresistible est au fond des revolutions. Le progres n'est autre chose qu'un phenomene de gravitation; qui donc l'entraverait? Une fois l'impulsion donnee, l'indomptable commence. O despotes, je vous en defie, arretez la pierre qui tombe, arretez le torrent, arretez l'avalanche, arretez l'Italie, arretez 89, arretez le monde precipite par Dieu dans la lumiere! (Applaudissements frenetiques.)

Victor Hugo avait, a propos de John Brown, predit la guerre civile a l'Amerique, et, a propos de Garibaldi, predit l'unite a l'Italie. Ces deux predictions se realiserent.

Apres le meeting, un banquet eut lieu; ce banquet se termina par un toast a Victor Hugo.

Victor Hugo repondit:

Messieurs,

Puisque je suis debout, permettez-moi de ne point me rasseoir. Je sens le besoin de remercier immediatement l'homme inspire et cordial [note: Le pasteur N. Martin.] que nous venons d'entendre. Je dirai peu de mots. Les sentiments profonds abregent volontiers, et les coeurs penetres ont pour eloquence leur emotion meme. Eh bien, je suis tres emu.

La meilleure maniere de vous remercier, c'est de vous dire que j'aime Jersey. Je vous l'ai dit hier, vous l'avez entendu au meeting et lu dans les journaux, je vous le repete aujourd'hui; mais c'est a l'oreille d'un peuple, c'est au coeur d'un peuple que je parle, et les nations sont comme les femmes, elles ne se lassent pas de s'entendre dire: Je vous aime. J'ai quitte Jersey avec regret, je la retrouve avec bonheur. Les liberateurs ont cela de merveilleux et de charmant qu'ils delivrent quelquefois au dela de leur effort. Sans s'en douter, Garibaldi a fait d'une pierre deux coups; il a fait sortir les Bourbons de la Sicile, et il m'a fait rentrer a Jersey.

Vos applaudissements et vos interruptions cordiales en ce moment me touchent au point que les mots me manquent pour vous le dire. Je ne sais comment repondre a une bienvenue si universelle et si gracieusement souriante de toutes parts, et a tant d'acclamations et a tant de sympathie. Je vous dirais presque: Epargnez-moi. Vous etes tous contre un. Il y a un certain monstre fabuleux qui me parait a cette heure fort doue. J'envie ce monstre. Il s'appelait Briaree. Je voudrais avoir comme lui cent bras pour vous donner cent poignees de main.

Ce que j'aime dans Jersey, je vais vous le dire; j'en aime tout. J'aime ce climat ou l'hiver et l'ete s'amortissent, ces fleurs qui ont toujours l'air d'etre en avril, ces arbres qui sont normands, ces roches qui sont bretonnes, ce ciel qui me rappelle la France, cette mer qui me rappelle Paris. J'aime cette population qui travaille et qui lutte, tous ces braves hommes qu'on rencontre a chaque instant dans vos rues et dans vos champs, et dont la physionomie se compose de la liberte anglaise et de la grace francaise, qui est aussi une liberte.

Quand je suis arrive ici, il y a huit ans, au sortir des plus prodigieuses luttes politiques du siecle, moi, naufrage encore tout ruisselant de la catastrophe de decembre, tout effare de cette tempete, tout echevele de cet ouragan, savez-vous ce que j'ai trouve a Jersey? Une chose sainte, sublime, inattendue, la paix. Oui, le plus grand crime politique des temps modernes, la liberte etouffee dans le pays meme de la lumiere, en pleine France, helas! ce monstrueux attentat venait d'etre accompli; j'avais lutte contre cet asservissement d'un peuple par un homme, tout ce combat convulsif tremblait encore en moi de la tete aux pieds; j'etais indigne, eperdu et haletant. Eh bien, Jersey m'a calme. J'ai trouve, je le repete, la paix, le repos, un apaisement severe et profond dans cette douce nature de vos campagnes, dans ce salut affectueux de vos laboureurs, dans ces vallees, dans ces solitudes, dans ces nuits qui sur la mer semblent plus largement etoilees, dans cet ocean eternellement emu qui semble palpiter directement sous l'haleine de Dieu. Et c'est ainsi que, tout en gardant la colere sacree contre le crime, j'ai senti l'immensite meler a cette colere son elargissement serein, et ce qui grondait en moi s'est pacifie. Oui, je rends graces a Jersey. Je vous rends graces. Je sentais sous vos toits et dans vos villes la bonte humaine, et dans vos champs et sur vos mers je sentais la bonte divine. Oh! je ne l'oublierai jamais, ce majestueux apaisement des premiers jours de l'exil par la nature! Nous pouvons le dire aujourd'hui, la fierte ne nous defend plus cet aveu, et aucun de mes compagnons de proscription ne me dementira, nous avons tous souffert en quittant Jersey. Nous y avions tous des racines. Des fibres de notre coeur etaient entrees dans votre sol et y tenaient. L'arrachement a ete douloureux. Nous aimions tous Jersey. Les uns l'aimaient pour y avoir ete heureux, les autres pour y avoir ete malheureux. La souffrance n'est pas une attache moins profonde que la joie. Helas! on peut eprouver de telles douleurs dans une terre de refuge, qu'il devient impossible de s'en separer, quand meme la patrie s'offrirait. Tenez, une chose que j'ai vue hier traverse en ce moment mon esprit, cette reunion est a la fois solennelle et intime, et ce que je vais vous dire convient a ce double caractere. Ecoutez. Hier, j'etais alle, avec quelques amis chers, visiter cette ile, revoir les lieux aimes, les promenades preferees jadis, et tous ces rayonnants paysages qui etaient restes dans notre memoire comme des visions. En revenant, une pensee pieuse nous restait a satisfaire, et nous avons voulu finir notre visite par ce qui est la fin, par le cimetiere.

Nous avons fait arreter la voiture qui nous menait devant ce champ de Saint-Jean ou sont plusieurs des notres. Au moment ou nous arrivions, savez-vous ce qui nous a fait tressaillir, savez-vous ce que nous avons vu? Une femme, ou, pour mieux dire, une forme humaine sous un linceul noir, etait la, a terre, plus qu'agenouillee, plus que prosternee, etendue, et en quelque sorte abimee sur une tombe. Nous sommes restes immobiles, silencieux, mettant le doigt sur nos bouches devant cette majestueuse douleur. Cette femme, apres avoir prie, s'est relevee, a cueilli une fleur dans l'herbe du sepulcre, et l'a cachee dans son coeur. Nous l'avons reconnue alors. Nous avons reconnu cette face pale, ces yeux inconsolables et ces cheveux blancs. C'etait une mere! c'etait la mere d'un proscrit! du jeune et genereux Philippe Faure, mort il y a quatre ans sur la breche sainte de l'exil. Depuis quatre ans, tous les jours, quelque temps qu'il fasse, cette mere vient la; depuis quatre ans, cette mere s'agenouille sur cette pierre et la baise. Essayez donc de l'en arracher. Montrez-lui la France, oui, la France elle-meme! Que lui importe a cette mere! Dites-lui: "Ce n'est pas ici votre pays"; elle ne vous croira pas. Dites-lui: "Ce n'est pas ici que vous etes nee"; elle vous repondra: "C'est ici que mon fils est mort." Et vous vous tairez devant cette reponse, car la patrie d'une mere, c'est le tombeau de son enfant.

Messieurs, voila comment il se fait qu'on aime une terre avec sa chair, avec son sang, avec son ame. Notre ame a nous est melee a celle-ci. Nous y avons nos amis morts. Sachez-le, il n'y a pas de terre etrangere; partout la terre est la mere de l'homme, sa mere tendre, severe et profonde. Dans tous les lieux ou il a aime, ou il a pleure, ou il a souffert, c'est-a-dire partout, l'homme est chez lui.

Messieurs, je reponds au toast qui m'est porte par un toast a Jersey. Je bois a Jersey, a sa prosperite, a son enrichissement, a son amelioration, a son agrandissement industriel et commercial, et aussi et plus encore a son agrandissement intellectuel et moral.

Il y a deux choses qui font les peuples grands et charmants, ces deux choses sont la liberte et l'hospitalite, l'hospitalite etait la gloire des nations antiques, la liberte est la splendeur des nations modernes. Jersey a ces deux couronnes, qu'elle les garde!

Qu'elle les garde a jamais! C'est de la liberte qu'il convient de parler d'abord. Veillez, oui, veillez jalousement sur votre liberte. Ne souffrez plus que qui que ce soit ose y toucher. Cette ile est une terre de beaute, de bonheur et d'independance. Vous n'y etes pas seulement pour y vivre et pour en jouir, vous y etes pour y faire votre devoir. Dieu se chargera de la maintenir belle; vos femmes se chargeront de la maintenir heureuse; vous, les hommes, chargez-vous de la conserver libre.

Et quant a votre hospitalite, conservez-la, elle aussi, religieusement. Les nations hospitalieres ont, entre toutes, une sorte de grace auguste et venerable. Elles donnent l'exemple; dans le vaste et tumultueux mouvement des peuples, elles ne font pas seulement de l'hospitalite, elles font de l'education; l'hospitalite des nations est le commencement de la fraternite des hommes. Or, la fraternite humaine, c'est la le but. Soyez a jamais hospitaliers. Que cette fonction sacree, l'hospitalite, honore eternellement cette ile; et, permettez-moi de lui associer Guernesey, sa soeur, et tout l'archipel de la Manche. C'est la une grande terre d'asile; grande, non par l'etendue, mais par le nombre de refugies de tous les partis et de toutes les patries que depuis trois siecles elle a abrites et consoles. Oh! rien au monde n'est plus beau que cela, etre l'asile! Soyez l'asile. Continuez d'accueillir tout ce qui vient a vous. Soyez l'archipel beni et sauveur. Dieu vous a mis ici pour ouvrir vos ports a toutes les voiles battues par la tempete, et vos coeurs a tous les hommes battus par la destinee.

Et pas de limites a cette hospitalite sainte; ne discutez pas celui qui vient a vous; recevez-le sans l'examiner. L'hospitalite a cela de grand, que quiconque souffre est digne d'elle. Nous qui sommes ici, tous les proscrits de France, nous n'avons fait de mal a personne, nous avons defendu les droits et les lois de notre pays, nous avons rempli nos mandats et ecoute nos consciences, nous souffrons pour ce qui est juste et pour ce qui est vrai; vous nous accueillez, et c'est bien; mais il faut prevoir d'autres naufrages que nous. Si les bons ont leurs desastres, les coupables ont leurs ecueils; parce qu'on fait le mal, ce n'est pas une raison pour triompher toujours. Ecoutez ceci: s'il vous arrive jamais des vaincus de la cause injuste, recevez-les comme vous nous recevez. Le malheur est une des formes saintes du droit; et, entendez-le bien, de ces vaincus possibles, je n'excepte personne. Il se peut qu'un jour,—car les evenements sont dans la main divine, et la main divine, c'est la main inepuisable,—il se peut que, parmi ceux que les grandes tempetes ou les grandes marees de l'avenir jetteront sur vos bords, il y ait notre propre prescripteur a nous qui sommes ici, chasse a son tour et malheureux. Eh bien! soyez-lui clements comme vous nous etes justes;—s'il frappe a votre porte, ouvrez-la-lui, et dites-lui: "Ce sont ceux que vous avez proscrits qui nous ont demande pour vous cet asile que nous vous donnons."

II

Le Progres, de Port-au-Prince, publia la lettre suivante, ecrite par Victor Hugo a M. Heurtelou, redacteur en chef de ce journal, en reponse aux remerciments que M. Heurtelou lui avait adresses pour la defense de John Brown:

Hauteville-House, 31 mars 1860.

Vous etes, monsieur, un noble echantillon de cette humanite noire si longtemps opprimee et meconnue.

D'un bout a l'autre de la terre, la meme flamme est dans l'homme; et les noirs comme vous le prouvent. Y a-t-il eu plusieurs Adam? Les naturalistes peuvent discuter la question; mais ce qui est certain, c'est qu'il n'y a qu'un Dieu.

Puisqu'il n'y a qu'un pere, nous sommes freres.

C'est pour cette verite que John Brown est mort; c'est pour cette verite que je lutte. Vous m'en remerciez, et je ne saurais vous dire combien vos belles paroles me touchent.

Il n'y a sur la terre ni blancs ni noirs, il y a des esprits; vous en etes un. Devant Dieu, toutes les ames sont blanches.

J'aime votre pays, votre race, votre liberte, votre revolution, votre republique. Votre ile magnifique et douce plait a cette heure aux ames libres; elle vient de donner un grand exemple; elle a brise le despotisme.

Elle nous aidera a briser l'esclavage.

Car la servitude, sous toutes ses formes, disparaitra. Ce que les etats du sud viennent de tuer, ce n'est pas John Brown, c'est l'esclavage.

Des aujourd'hui, l'Union americaine peut, quoi qu'en dise le honteux message du president Buchanan, etre consideree comme rompue. Je le regrette profondement, mais cela est desormais fatal; entre le Sud et le Nord, il y a le gibet de Brown. La solidarite n'est pas possible. Un tel crime ne se porte pas a deux.

Ce crime, continuez de le fletrir, et continuez de consolider votre genereuse revolution. Poursuivez votre oeuvre, vous et vos dignes concitoyens. Haiti est maintenant une lumiere. Il est beau que parmi les flambeaux du progres, eclairant la route des hommes, on en voie un tenu par la main d'un negre.

Votre frere,

VICTOR HUGO.

1861

L'Expedition de Chine.

AU CAPITAINE BUTLER

Hauteville-House, 25 novembre 1861.

Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expedition de Chine. Vous trouvez cette expedition honorable et belle, et vous etes assez bon pour attacher quelque prix a mon sentiment; selon vous, l'expedition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoleon, est une gloire a partager entre la France et l'Angleterre, et vous desirez savoir quelle est la quantite d'approbation que je crois pouvoir donner a cette victoire anglaise et francaise.

Puisque vous voulez connaitre mon avis, le voici:

Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde; cette merveille s'appelait le Palais d'ete. L'art a deux principes, l'Idee, qui produit l'art europeen, et la Chimere, qui produit l'art oriental. Le Palais d'ete etait a l'art chimerique ce que le Parthenon est a l'art ideal. Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain etait la. Ce n'etait pas, comme le Parthenon, une oeuvre rare et unique; c'etait une sorte d'enorme modele de la chimere, si la chimere peut avoir un modele. Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un edifice lunaire, et vous aurez le Palais d'ete. Batissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cedre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, la harem, la citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, emaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poetes les mille et un reves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'ecume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d'eblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c'etait la ce monument. Il avait fallu, pour le creer, le long travail de deux generations. Cet edifice, qui avait l'enormite d'une ville, avait ete bati par les siecles, pour qui? pour les peuples. Garce que fait le temps appartient a l'homme. Les artistes, les poetes, les philosophes, connaissaient le Palais d'ete; Voltaire en parle. On disait: le Parthenon en Grece, les Pyramides en Egypte, le Colisee a Rome, Notre-Dame a Paris, le Palais d'ete en Orient. Si on ne le voyait pas, on le revait. C'etait une sorte d'effrayant chef-d'oeuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crepuscule comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe.

Cette merveille a disparu.

Un jour, deux bandits sont entres dans le Palais d'ete. L'un a pille, l'autre a incendie. La victoire peut etre une voleuse, a ce qu'il parait. Une devastation en grand du Palais d'ete s'est faite de compte a demi entre les deux vainqueurs. On voit mele a tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriete fatale de rappeler le Parthenon. Ce qu'on avait fait au Parthenon, on l'a fait au Palais d'ete, plus completement et mieux, de maniere a ne rien laisser. Tous les tresors de toutes nos cathedrales reunies n'egaleraient pas ce formidable et splendide musee de l'orient. Il n'y avait pas seulement la des chefs-d'oeuvre d'art, il y avait un entassement d'orfevreries. Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l'histoire des deux bandits.

Nous europeens, nous sommes les civilises, et pour nous les chinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait a la barbarie.

Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner l'occasion; les crimes de ceux qui menent ne sont pas la faute de ceux qui sont menes; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.

L'empire francais a empoche la moitie de cette victoire, et il etale aujourd'hui, avec une sorte de naivete de proprietaire, le splendide bric-a-brac du Palais d'ete. J'espere qu'un jour viendra ou la France, delivree et nettoyee, renverra ce butin a la Chine spoliee.

En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.

Telle est, monsieur, la quantite d'approbation que je donne a l'expedition de Chine.

VICTOR HUGO.

1862

Barbes a Victor Hugo. Continuation de la lutte pour l'inviolabilite de la vie humaine; en Belgique et en Suisse contre la peine de mort, en France contre la torture. Charleroi. Geneve.—Affaire Doise.—Les Miserables. Etablissement du Diner des Enfants pauvres.

I

LES CONDAMNES DE CHARLEROI

Plusieurs journaux belges ayant attribue a Victor Hugo des vers adresses au roi des Belges pour demander la grace des neuf condamnes a mort de Charleroi, Victor Hugo ecrivit a ce sujet la lettre que voici:

Hauteville-House, 21 janvier 1862.

Monsieur,

Je vis dans la solitude, et, depuis deux mois particulierement, le travail,—un travail pressant,—m'absorbe a ce point que je ne sais plus rien de ce qui se passe au dehors.

Aujourd'hui, un ami m'apporte plusieurs journaux contenant de fort beaux vers ou est demandee la grace de neuf condamnes a mort. Au bas de ces vers, je lis ma signature.

Ces vers ne sont pas de moi.

Quel que soit l'auteur de ces vers, je le remercie.

Quand il s'agit de sauver des tetes, je trouve bon qu'on use de mon nom, et meme qu'on en abuse.

J'ajoute que, pour une telle cause, il me parait presque impossible d'en abuser. C'est ici, a coup sur, que la fin justifie les moyens.

Que l'auteur pourtant me permette de lui reporter l'honneur de ces vers, qui, je le repete, me semblent fort beaux.

Et au premier remerciment que je lui adresse, j'en joins un second; c'est de m'avoir fait connaitre cette lamentable affaire de Charleroi.

Je regarde ces vers comme un appel qu'il m'adresse; c'est une maniere de m'inviter a elever la voix en me remettant sous les yeux les efforts que j'ai faits dans d'autres circonstances analogues, et je le remercie de cette genereuse mise en demeure.

Je reponds a son appel; je m'unis a lui pour tacher d'epargner a la Belgique cette chute de neuf tetes sur l'echafaud. Il s'est tourne vers le roi, je connais peu les rois; je me tourne vers la nation.

Cette affaire du Hainaut est pour la Belgique, au point de vue du progres, une de ces occasions d'ou les peuples sortent amoindris ou agrandis.

Je supplie la nation belge d'etre grande. Il depend d'elle evidemment que cette hideuse guillotine a neuf colliers ne fonctionne point sur la place publique. Aucun gouvernement ne resiste a ces saintes pressions de l'opinion vers la douceur. Ne point vouloir de l'echafaud, ce doit etre la premiere volonte d'un peuple. On dit: Ce que veut le peuple, Dieu le veut. Il depend de vous, belges, de faire dire: Ce que Dieu veut, le peuple le veut.

Nous traversons en ce moment l'heure mauvaise du dix-neuvieme siecle. Depuis dix ans, il y a un recul apparent de civilisation; Venise enchainee, la Hongrie garrottee, la Pologne torturee; partout la peine de mort. Les monarchies ont des Haynau, les republiques ont des Tallaferro. La peine de mort est elevee a la dignite d'ultima ratio. Les races, les couleurs, les partis, se la jettent a la tete et s'en servent comme d'une replique. Les blancs l'utilisent contre les negres; les negres, represaille lugubre, l'aiguisent contre les blancs.

Le gouvernement espagnol fusille les republicains, et le gouvernement italien fusille les royalistes. Rome execute un innocent. L'auteur du meurtre se nomme et reclame en vain; c'est fait; le bourreau ne revient pas sur son travail. L'Europe croit en la peine de mort et s'y obstine; l'Amerique se bat a cause d'elle et pour elle. L'echafaud est l'ami de l'esclavage. L'ombre d'une potence se projette sur la guerre fratricide des Etats-Unis.

Jamais l'Amerique et l'Europe n'ont eu un tel parallelisme et ne se sont entendues a ce point; toutes les questions les divisent, excepte celle-la, tuer; et c'est sur la peine de mort que les deux mondes tombent d'accord. La peine de mort regne; une espece de droit divin de la hache sort pour les catholiques romains de l'evangile et pour les protestants virginiens de la bible. Penn construisait par la pensee, comme trait d'union, un arc de triomphe ideal entre les deux mondes; sur cet arc de triomphe, il faudrait aujourd'hui placer l'echafaud.

Cette situation etant donnee, l'occasion est admirable pour la
Belgique.

Un peuple qui a la liberte doit avoir aussi la volonte. Tribune libre, presse libre, voila l'organisme de l'opinion complet. Que l'opinion parle; c'est ici un moment decisif. Dans les circonstances ou nous sommes, en repudiant la peine de mort, la Belgique peut, si elle veut, devenir brusquement, elle petit peuple presque annule, la nation dirigeante.

L'occasion, j'y insiste, est admirable. Car il est evident que, s'il n'y a pas d'echafaud pour les criminels du Hainaut, il n'y en aura desormais pour personne, et que la guillotine ne pourra plus germer dans la libre terre de Belgique. Vos places publiques ne seront plus sujettes a cette apparition sinistre. Par l'irresistible logique des choses, la peine de mort, virtuellement abolie chez vous aujourd'hui, le sera legalement demain.

Il serait beau que le petit peuple fit la lecon aux grands, et, par ce seul fait, fut plus grand qu'eux; il serait beau, devant la croissance abominable des tenebres, en presence de la barbarie recrudescente, que la Belgique, prenant le role de grande puissance en civilisation, donnat tout a coup au genre humain l'eblouissement de la vraie lumiere, en proclamant, dans les conditions ou eclate le mieux la majeste du principe, non a propos d'un dissident revolutionnaire ou religieux, non a propos d'un ennemi politique, mais a propos de neuf miserables indignes de toute autre pitie que de la pitie philosophique, l'inviolabilite de la vie humaine, et en refoulant definitivement vers la nuit cette monstrueuse peine de mort, qui a pour gloire d'avoir dresse sur la terre deux crucifix, celui de Jesus-Christ sur le vieux monde, celui de John Brown sur le nouveau.

Que la genereuse Belgique y songe; c'est a elle, Belgique, que l'echafaud de Charleroi ferait dommage. Quand la philosophie et l'histoire mettent en balance une civilisation, les tetes coupees pesent contre.

En ecrivant ceci, je remplis un devoir. Aidez-moi, monsieur, et pretez-moi, pour ce douloureux et supreme interet, votre publicite.

VICTOR HUGO.

Cette lettre fut publiee dans les journaux anglais et belges. Une commutation eut lieu. Sept tetes sur neuf furent sauvees.

II

ARMAND BARBES

En 1839, Barbes fut condamne a mort. Victor Hugo envoya au roi
Louis-Philippe les quatre vers que l'on connait, et obtint la vie de
Barbes. Les deux lettres qu'on va lire ont trait a ce fait.

A VICTOR HUGO

Cher et illustre citoyen,

Le condamne dont vous parlez dans le septieme volume des Miserables doit vous paraitre un ingrat.

Il y a vingt-trois ans qu'il est votre oblige! … et il ne vous a rien dit.

Pardonnez-lui! pardonnez-moi!

Dans ma prison d'avant fevrier, je m'etais promis bien des fois de courir chez vous, si un jour la liberte m'etait rendue.

Reves de jeune homme! Ce jour vint pour me jeter, comme un brin de paille rompue, dans le tourbillon de 1848.

Je ne pus rien faire de ce que j'avais si ardemment desire.

Et depuis, pardonnez-moi ce mot, cher citoyen, la majeste de votre genie a toujours arrete la manifestation de ma pensee.

Je fus fier, dans mon heure de danger, de me voir protege par un rayon de votre flamme. Je ne pouvais mourir, puisque vous me defendiez.

Que n'ai-je eu la puissance de montrer que j'etais digne que votre bras s'etendit sur moi! Mais chacun a sa destinee, et tous ceux qu'Achille a sauves n'etaient pas des heros.

Vieux maintenant, je suis, depuis un an, dans un triste etat de sante. J'ai cru souvent que mon coeur ou ma tete allait eclater. Mais je me felicite, malgre mes souffrances, d'avoir ete conserve, puisque sous le coup de votre nouveau bienfait [note: Voir les Miserables, tome VII, livre I. Le mot bienfait est souligne dans la lettre de Barbes.], je trouve l'audace de vous remercier de l'ancien.

Et puisque j'ai pris la parole, merci aussi, mille fois merci pour notre sainte cause et pour la France, du grand livre que vous venez de faire.

Je dis: la France, car il me semble que cette chere patrie de Jeanne d'Arc et de la Revolution etait seule capable d'enfanter votre coeur et votre genie, et, fils heureux, vous avez pose sur le front glorieux de votre mere une nouvelle couronne de gloire!

A vous, de profonde affection.

A. BARBES.

La Haie, le 10 juillet 1862.

A ARMAND BARBES

Hauteville-House, 15 juillet 1862.

Mon frere d'exil,

Quand un homme a, comme vous, ete le combattant et le martyr du progres; quand il a, pour la sainte cause democratique et humaine, sacrifie sa fortune, sa jeunesse, son droit au bonheur, sa liberte; quand il a, pour servir l'ideal, accepte toutes les formes de la lutte et toutes les formes de l'epreuve, la calomnie, la persecution, la defection, les longues annees de la prison, les longues annees de l'exil; quand il s'est laisse conduire par son devouement jusque sous le couperet de l'echafaud, quand un homme a fait cela, tous lui doivent, et lui ne doit rien a qui que ce soit. Qui a tout donne au genre humain est quitte envers l'individu.

Il ne vous est possible d'etre ingrat envers personne. Si je n'avais pas fait, il y a vingt-trois ans, ce dont vous voulez bien me remercier, c'est moi, je le vois distinctement aujourd'hui, qui aurais ete ingrat envers vous.

Tout ce que vous avez fait pour le peuple, je le ressens comme un service personnel.

J'ai, a l'epoque que vous me rappelez, rempli un devoir, un devoir etroit. Si j'ai ete alors assez heureux pour vous payer un peu de la dette universelle, cette minute n'est rien devant votre vie entiere, et tous, nous n'en restons pas moins vos debiteurs.

Ma recompense, en admettant que je meritasse une recompense, a ete l'action elle-meme. J'accepte neanmoins avec attendrissement les nobles paroles que vous m'envoyez, et je suis profondement touche de votre reconnaissance magnanime.

Je vous reponds dans l'emotion de votre lettre. C'est une belle chose que ce rayon qui vient de votre solitude a la mienne. A bientot, sur cette terre ou ailleurs. Je salue votre grande ame.

VICTOR HUGO.

III

LES MISERABLES

16 septembre 1862.

Apres la publication des Miserables, Victor Hugo alla a Bruxelles. Ses editeurs, MM. Lacroix et Verboeckhoven, lui offrirent un banquet. Ce fut une occasion de rencontre pour les ecrivains celebres de tous les pays. (Voir aux Notes.) Victor Hugo, entoure de tant d'hommes genereux, dont quelques-uns etaient si illustres, repondit a la salutation de toutes ces nobles ames par les paroles qu'on va lire. Ceux qui assisterent a cette severe et douce fete offerte a un proscrit se souviennent que Victor Hugo ne put reprimer ses larmes au moment ou la pensee d'Aspromonte lui traversa l'esprit.

Messieurs,

Mon emotion est inexprimable; si la parole me manque, vous serez indulgents.

Si je n'avais a repondre qu'a l'honorable bourgmestre de Bruxelles, ma tache serait simple; je n'aurais, pour glorifier le magistrat si dignement, populaire et la ville si noblement hospitaliere, qu'a repeter ce qui est dans toutes les bouches, et il me suffirait d'etre un echo; mais comment remercier les autres voix eloquentes et cordiales qui m'ont parle? A cote de ces editeurs considerables, auxquels on doit l'idee feconde d'une librairie internationale, sorte de lien preparatoire entre les peuples, je vois ici, reunis, des publicistes, des philosophes, d'eminents ecrivains, l'honneur des lettres, l'honneur du continent civilise. Je suis trouble et confus d'etre le centre d'une telle fete d'intelligences, et de voir tant d'honneur s'adresser a moi, qui ne suis rien qu'une conscience acceptant le devoir et un coeur resigne au sacrifice.

Remercier cette ville dans son premier magistrat serait simple, mais, je le repete, comment vous remercier tous? comment serrer toutes vos mains dans une seule etreinte? Eh bien, le moyen est simple aussi. Vous tous, qui etes ici, ecrivains, journalistes, editeurs, imprimeurs, publicistes, penseurs, que representez-vous? Toutes les energies de l'intelligence, toutes les formes de la publicite, vous etes l'esprit-legion, vous etes l'organe nouveau de la societe nouvelle, vous etes la Presse. Je porte un toast a la presse!

A la presse chez tous les peuples! a la presse libre! a la presse puissante, glorieuse et feconde!

Messieurs, la presse est la clarte du monde social; et, dans tout ce qui est clarte, il y a quelque chose de la providence.

La pensee est plus qu'un droit, c'est le souffle meme de l'homme. Qui entrave la pensee, attente a l'homme meme. Parler, ecrire, imprimer, publier, ce sont la, au point de vue du droit, des identites; ce sont la les cercles, s'elargissant sans cesse, de l'intelligence en action; ce sont la les ondes sonores de la pensee.

De tous ces cercles, de tous ces rayonnements de l'esprit humain, le plus large, c'est la presse. Le diametre de la presse, c'est le diametre meme de la civilisation.

A toute diminution de la liberte de la presse correspond une diminution de civilisation; la ou la presse libre est interceptee, on peut dire que la nutrition du genre humain est interrompue. Messieurs, la mission de notre temps, c'est de changer les vieilles assises de la societe, de creer l'ordre vrai, et de substituer partout les realites aux fictions. Dans ce deplacement des bases sociales, qui est le colossal travail de notre siecle, rien ne resiste a la presse appliquant sa puissance de traction au catholicisme, au militarisme, a l'absolutisme, aux blocs de faits et d'idees les plus refractaires.

La presse est la force. Pourquoi? parce qu'elle est l'intelligence.

Elle est le clairon vivant, elle sonne la diane des peuples, elle annonce a voix haute l'avenement du droit, elle ne tient compte de la nuit que pour saluer l'aurore, elle devine le jour, elle avertit le monde. Quelquefois, pourtant, chose etrange, c'est elle qu'on avertit. Ceci ressemble au hibou reprimandant le chant du coq.

Oui, dans certains pays, la presse est opprimee. Est-elle esclave?
Non. Presse esclave! c'est la un accouplement de mots impossible.

D'ailleurs, il y a deux grandes manieres d'etre esclave, celle de Spartacus et celle d'Epictete. L'un brise ses fers, l'autre prouve son ame. Quand l'ecrivain enchaine ne peut recourir a la premiere maniere, il lui reste la seconde.

Non, quoi que fassent les despotes, j'en atteste tous les hommes libres qui m'ecoutent, et cela, vous l'avez recemment dit en termes admirables, monsieur Pelletan, et de plus, vous et tant d'autres, vous l'avez prouve par votre genereux exemple, non, il n'y a point d'asservissement pour l'esprit!

Messieurs, au siecle ou nous sommes, sans la liberte de la presse, point de salut. Fausse route, naufrage et desastre partout.

Il y a aujourd'hui de certaines questions, qui sont les questions du siecle, et qui sont la devant nous, inevitables. Pas de milieu; il faut s'y briser, ou s'y refugier. La societe navigue irresistiblement de ce cote-la. Ces questions sont le sujet du livre douloureux dont il a ete parle tout a l'heure si magnifiquement. Pauperisme, parasitisme, production et repartition de la richesse, monnaie, credit, travail, salaire, extinction du proletariat, decroissance progressive de la penalite, misere, prostitution, droit de la femme, qui releve de minorite une moitie de l'espece humaine, droit de l'enfant, qui exige—je dis exige—l'enseignement gratuit et obligatoire, droit de l'ame, qui implique la liberte religieuse; tels sont les problemes. Avec la presse libre, ils ont de la lumiere au-dessus d'eux, ils sont praticables, on voit leurs precipices, on voit leurs issues, on peut les aborder, on peut y penetrer. Abordes et penetres, c'est-a-dire resolus, ils sauveront le monde. Sans la presse, nuit profonde; tous ces problemes sont sur-le-champ redoutables, on ne distingue plus que leurs escarpements, on peut en manquer l'entree, et la societe peut y sombrer. Eteignez le phare, le port devient l'ecueil.

Messieurs, avec la presse libre, pas d'erreur possible, pas de vacillation, pas de tatonnement dans la marche humaine. Au milieu des problemes sociaux, ces sombres carrefours, la presse est le doigt indicateur. Nulle incertitude. Allez a l'ideal, allez a la justice et a la verite. Car il ne suffit pas de marcher, il faut marcher en avant. Dans quel sens allez-vous? La est toute la question. Simuler le mouvement, ce n'est point accomplir le progres; marquer le pas sans avancer, cela est bon pour l'obeissance passive; pietiner indefiniment dans l'orniere est un mouvement machinal indigne du genre humain. Ayons un but, sachons ou nous allons, proportionnons l'effort au resultat, et que dans chacun des pas que nous faisons il y ait une idee, et qu'un pas s'enchaine logiquement a l'autre, et qu'apres l'idee vienne la solution, et qu'a la suite du droit vienne la victoire. Jamais de pas en arriere. L'indecision du mouvement denonce le vide du cerveau. Vouloir et ne vouloir pas, quoi de plus miserable! Qui hesite, recule et atermoie, ne pense pas. Quant a moi, je n'admets pas plus la politique sans tete que l'Italie sans Rome.

Puisque j'ai prononce ce mot, Rome, souffrez que je m'interrompe, et que ma pensee, detournee un instant, aille a ce vaillant qui est la-bas sur un lit de douleur. Certes, il a raison de sourire. La gloire et le droit sont avec lui. Ce qui confond, ce qui accable, c'est qu'il se soit trouve, c'est qu'il ait pu se trouver en Italie, dans cette noble et illustre Italie, des hommes pour lever l'epee contre cette vertu. Ces italiens-la n'ont donc pas reconnu un romain?

Ces hommes se disent les hommes de l'Italie; ils crient qu'elle est victorieuse, et ils ne s'apercoivent pas qu'elle est decapitee. Ah! c'est la une sombre aventure, et l'histoire reculera indignee devant cette hideuse victoire qui consiste a tuer Garibaldi afin de ne pas avoir Rome!

Le coeur se souleve. Passons.

Messieurs, quel est l'auxiliaire du patriote? La presse. Quel est l'epouvantail du lache et du traitre? La presse.

Je le sais, la presse est haie, c'est la une grande raison de l'aimer.

Toutes les iniquites, toutes les superstitions, tous les fanatismes la denoncent, l'insultent et l'injurient comme ils peuvent. Je me rappelle une encyclique celebre dont quelques mots remarquables me sont restes dans l'esprit. Dans cette encyclique, un pape, notre contemporain, Gregoire XVI, ennemi de son siecle, ce qui est un peu le malheur des papes, et ayant toujours presents a la pensee l'ancien dragon et la bete de l'Apocalypse, qualifiait ainsi la presse dans son latin de moine camaldule: _Gula ignea, caligo, impetus immanis cum strepitu horrendo. Je ne conteste rien de cela; le portrait est ressemblant. Bouche de feu, fumee, rapidite prodigieuse, bruit formidable. Eh oui, c'est la locomotive qui passe! c'est la presse, c'est l'immense et sainte locomotive du progres!

Ou va-t-elle? ou entraine-t-elle la civilisation? ou emporte-t-il les peuples, ce puissant remorqueur? Le tunnel est long, obscur et terrible. Car on peut dire que l'humanite est encore sous terre, tant la matiere l'enveloppe et l'ecrase, tant les superstitions, les prejuges et les tyrannies font une voute epaisse, tant elle a de tenebres au-dessus d'elle! Helas, depuis que l'homme existe, l'histoire entiere est souterraine; on n'y apercoit nulle part le rayon divin. Mais au dix-neuvieme siecle, mais apres la revolution francaise, il y a espoir, il y a certitude. La-bas, loin devant nous, un point lumineux apparait. Il grandit, il grandit a chaque instant, c'est l'avenir, c'est la realisation, c'est la fin des miseres, c'est l'aube des joies, c'est Chanaan! c'est la terre future ou l'on n'aura plus autour de soi que des freres et au-dessus de soi que le ciel. Courage a la locomotive sacree! courage a la pensee! courage a la science! courage a la philosophie! courage a la presse! courage a vous tous, esprits! L'heure approche ou l'humanite, delivree enfin de ce noir tunnel de six mille ans, eperdue, brusquement face a face avec le soleil de l'ideal, fera sa sortie sublime dans l'eblouissement!

Messieurs, encore un mot, et permettez, dans votre indulgence cordiale, que ce mot soit personnel.

Etre au milieu de vous, c'est un bonheur. Je rends grace a Dieu qui m'a donne, dans ma vie severe, cette heure charmante. Demain je rentrerai dans l'ombre. Mais je vous ai vus, je vous ai parle, j'ai entendu vos voix, j'ai serre vos mains, j'emporte cela dans ma solitude.

Vous, mes amis de France,—et mes autres amis qui sont ici trouveront tout simple que ce soit a vous que j'adresse mon dernier mot,—il y a onze ans, vous avez vu partir presque un jeune homme, vous retrouvez un vieillard. Les cheveux ont change, le coeur non. Je vous remercie de vous etre souvenus d'un absent; je vous remercie d'etre venus. Accueillez,—et vous aussi, plus jeunes, dont les noms m'etaient chers de loin et que je vois ici pour la premiere fois,—accueillez mon profond attendrissement. Il me semble que je respire parmi vous l'air natal, il me semble que chacun de vous m'apporte un peu de France, il me semble que je vois sortir de toutes vos ames groupees autour de moi, quelque chose de charmant et d'auguste qui ressemble a une lumiere et qui est le sourire de la patrie.

Je bois a la presse! a sa puissance, a sa gloire, a son efficacite! a sa liberte en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Amerique! a sa delivrance ailleurs!

IV

LE BANQUET DES ENFANTS

A L'EDITEUR CASTEL

Hauteville-House, 5 octobre 1862.

Mon cher monsieur Castel,

Le hasard a fait tomber sous vos yeux quelques especes d'essais de dessins faits par moi, a des heures de reverie presque inconsciente, avec ce qui restait d'encre dans ma plume, sur des marges ou des couvertures de manuscrits. Ces choses, vous desirez les publier; et l'excellent graveur, M. Paul Chenay, s'offre a en faire les fac-simile. Vous me demandez mon consentement. Quel que soit le beau talent de M. Paul Chenay, je crains fort que ces traits de plume quelconques, jetes plus ou moins maladroitement sur le papier par un homme qui a autre chose a faire, ne cessent d'etre des dessins du moment qu'ils auront la pretention d'en etre. Vous insistez pourtant, et je consens. Ce consentement a ce qui est peut-etre un ridicule veut etre explique. Voici donc mes raisons:

J'ai etabli depuis quelque temps dans ma maison, a Guernesey, une petite institution de fraternite pratique que je voudrais accroitre et surtout propager. Cela est si peu de chose que je puis en parler. C'est un repas hebdomadaire d'enfants indigents. Toutes les semaines, des meres pauvres me font l'honneur d'amener leurs enfants diner chez moi. J'en ai eu huit d'abord, puis quinze; j'en ai maintenant vingt-deux [note: Plus tard le nombre fut porte a quarante.]. Ces enfants dinent ensemble; ils sont tous confondus, catholiques, protestants, anglais, francais, irlandais, sans distinction de religion ni de nation. Je les invite a la joie et au rire, et je leur dis: Soyez libres. Ils ouvrent et terminent le repas par un remerciment a Dieu, simple et en dehors de toutes les formules religieuses pouvant engager leur conscience. Ma femme, ma fille, ma belle-soeur, mes fils, mes domestiques et moi, nous les servons. Ils mangent de la viande et boivent du vin, deux grandes necessites pour l'enfance. Apres quoi ils jouent et vont a l'ecole. Des pretres catholiques, des ministres protestants, meles a des libres penseurs et a des democrates proscrits, viennent quelquefois voir cette humble cene, et il ne me parait pas qu'aucun soit mecontent. J'abrege; mais il me semble que j'en ai dit assez pour faire comprendre que cette idee, l'introduction des familles pauvres dans les familles moins pauvres, introduction a niveau et de plain-pied, fecondee par des hommes meilleurs que moi, par le coeur des femmes surtout, peut n'etre pas mauvaise; je la crois pratique et propre a de bons fruits, et c'est pourquoi j'en parle, afin que ceux qui pourront et voudront l'imitent. Ceci n'est pas de l'aumone, c'est de la fraternite. Cette penetration des familles indigentes dans les notres nous profite comme a eux; elle ebauche la solidarite; elle met en action et en mouvement, et fait marcher pour ainsi dire devant nous la sainte formule democratique, Liberte, Egalite, Fraternite. C'est la communion avec nos freres moins heureux. Nous apprenons a les servir, et ils apprennent a nous aimer.

C'est en songeant a cette petite oeuvre, monsieur, que je crois pouvoir faire un sacrifice d'amour-propre et autoriser la publication souhaitee par vous. Le produit de cette publication contribuera a former la liste civile de mes petits enfants indigents. Voici l'hiver; je ne serais pas fache de donner des vetements a ceux qui sont en haillons et d'offrir des souliers a ceux qui vont pieds nus. Votre publication m'y aidera. Ceci m'absout d'y consentir. J'avoue que je n'eusse jamais imagine que mes dessins, comme vous voulez bien les appeler, pussent attirer l'attention d'un editeur connaisseur tel que vous, et d'un artiste tel que M. Paul Chenay; que votre volonte s'accomplisse; ils se tireront comme ils pourront du grand jour pour lequel ils n'etaient point faits; la critique a sur eux desormais un droit dont je tremble pour eux; je les lui abandonne; je suis sur toujours que mes chers petits pauvres les trouveront tres bons.

Publiez donc ces dessins, monsieur Castel, et recevez tous mes voeux pour votre succes.

VICTOR HUGO.

V

GENEVE ET LA PEINE DE MORT

Dans les derniers mois de 1862, la republique de Geneve revisa sa constitution. La question de la peine de mort se presenta. Un premier vote maintint l'echafaud; mais il en fallait un second. Les republicains progressistes de Geneve songerent a Victor Hugo. Un membre de l'eglise reformee, M. Bost, auteur de plusieurs ouvrages estimes, lui ecrivit une lettre dont voici les dernieres lignes:

"La constituante genevoise a vote le maintien de la peine de mort par quarante-trois voix contre cinq; mais la question doit reparaitre bientot dans un nouveau debat. Quel appui ce serait pour nous, quelle force nouvelle; si par quelques mots vous pouviez intervenir! car ce n'est pas la une question cantonale ou federale, mais bien une question sociale et humanitaire, ou toutes les interventions sont legitimes. Pour les grandes questions, il faut de grands hommes. Nos discussions auraient besoin d'etre eclairees par le genie; et ce nous serait a tous un grand secours qu'un coup de main qui nous viendrait de ce rocher vers lequel se tournent tant de regards."

Cette lettre parvint a Victor Hugo le 16 novembre. Le 17 il repondait:

Hauteville-House, 17 novembre 1862.

Monsieur,

Ce que vous faites est bon; vous avez besoin d'aide, vous vous adressez a moi, je vous remercie; vous m'appelez, j'accours. Qu'y'a-t-il? Me voila.

Geneve est a la veille d'une de ces crises normales qui, pour les nations comme pour les individus, marquent les changements d'age. Vous allez reviser votre constitution. Vous vous gouvernez vous-memes; vous etes vos propres maitres; vous etes des hommes libres; vous etes une republique. Vous allez faire une action considerable, remanier votre pacte social, examiner ou vous en etes en fait de progres et de civilisation, vous entendre de nouveau entre vous sur les questions communes; la deliberation va s'ouvrir, et, parmi ces questions, la plus grave de toutes, l'inviolabilite de la vie humaine, est a l'ordre du jour.

C'est de la peine de mort qu'il s'agit.

Helas, le sombre rocher de Sisyphe! quand donc cessera-t-il de rouler et de retomber sur la societe humaine, ce bloc de haine, de tyrannie, d'obscurite, d'ignorance et d'injustice qu'on nomme penalite? quand donc au mot peine substituera-t-on le mot enseignement? quand donc comprendra-t-on qu'un coupable est un ignorant? Talion, oeil pour oeil, dent pour dent, mal pour mal, voila a peu pres tout notre code. Quand donc la vengeance renoncera-t-elle a ce vieil effort qu'elle fait de nous donner le change en s'appelant vindicte? Croit-elle nous tromper? Pas plus que la felonie quand elle s'appelle raison d'etat. Pas plus que le fratricide quand il met des epaulettes et qu'il s'appelle la guerre. De Maistre a beau farder Dracon; la rhetorique sanglante perd sa peine, elle ne parvient pas a deguiser la difformite du fait qu'elle couvre; les sophistes sont des habilleurs inutiles; l'injuste reste injuste, l'horrible reste horrible. Il y a des mots qui sont des masques; mais a travers leurs trous on apercoit la sombre lueur du mal.

Quand donc la loi s'ajustera-t-elle au droit? quand donc la justice humaine prendra-t-elle mesure sur la justice divine? quand donc ceux qui lisent la bible comprendront-ils la vie sauve de Cain? quand donc ceux qui lisent l'evangile comprendront-ils le gibet du Christ? quand donc pretera-t-on l'oreille a la grande voix vivante qui, du fond de l'inconnu, crie a travers nos tenebres: Ne tue point! quand donc ceux qui sont en bas, juge, pretre, peuple, roi, s'apercevront-ils qu'il y a quelqu'un au-dessus d'eux? Republiques a esclaves, monarchies a soldats, societes a bourreaux; partout la force, nulle part le droit. O les tristes maitres du monde! chenilles d'infirmites, boas d'orgueil.

Une occasion se presente ou le progres peut faire un pas. Geneve va deliberer sur la peine de mort. De la votre lettre, monsieur. Vous me demandez d'intervenir, de prendre part a la discussion, de dire un mot. Je crains que vous ne vous abusiez sur l'efficacite d'une chetive parole isolee comme la mienne. Que suis-je? Que puis-je? Voila bien des annees deja,—cela date de 1828,—que je lutte avec les faibles forces d'un homme contre cette chose colossale, contradictoire et monstrueuse, la peine de mort, composee d'assez de justice pour satisfaire la foule et d'assez d'iniquite pour epouvanter le penseur. D'autres ont fait plus et mieux que moi. La peine de mort a cede un peu de terrain; voila tout. Elle s'est sentie honteuse dans Paris, en presence de toute cette lumiere. La guillotine a perdu son assurance, sans abdiquer pourtant; chassee de la Greve, elle a reparu barriere Saint-Jacques; chassee de la barriere Saint-Jacques, elle a reparu a la Roquette. Elle recule, mais elle reste.

Puisque vous reclamez mon concours, monsieur, je vous le dois. Mais ne vous faites pas illusion sur le peu de part que j'aurai au succes si vous reussissez. Depuis trente-cinq ans, je le repete, j'essaye de faire obstacle au meurtre en place publique. J'ai denonce sans relache cette voie de fait de la loi d'en bas sur la loi d'en haut. J'ai pousse a la revolte la conscience universelle; j'ai attaque cette exaction par la logique, et par la pitie, cette logique supreme; j'ai combattu, dans l'ensemble et dans le detail, la penalite demesuree et aveugle qui tue; tantot traitant la these generale, tachant d'atteindre et de blesser le fait dans son principe meme, et m'efforcant de renverser, une fois pour toutes, non un echafaud, mais l'echafaud; tantot me bornant a un cas particulier, et ayant pour but de sauver tout simplement la vie d'un homme. J'ai quelquefois reussi, plus souvent echoue. Beaucoup de nobles esprits se sont devoues a la meme tache; et, il y a dix mois a peine, la genereuse presse belge, me venant energiquement en aide lors de mon intervention pour les condamnes de Charleroi, est parvenue a sauver sept tetes sur neuf.

Les ecrivains du dix-huitieme siecle ont detruit la torture; les ecrivains du dix-neuvieme, je n'en doute pas, detruiront la peine de mort. Ils ont deja fait supprimer en France le poing coupe et le fer rouge; ils ont fait abroger la mort civile; et ils ont suggere l'admirable expedient provisoire des circonstances attenuantes. —"C'est a d'execrables livres comme le Dernier jour d'un Condamne, disait le depute Salverte, qu'on doit la detestable introduction des circonstances attenuantes." Les circonstances attenuantes, en effet, c'est le commencement de l'abolition. Les circonstances attenuantes dans la loi, c'est le coin dans le chene. Saisissons le marteau divin, frappons sur le coin sans relache, frappons a grands coups de verite, et nous ferons eclater le billot.

Lentement, j'en conviens. Il faudra du temps, certes. Pourtant ne nous decourageons pas. Nos efforts, meme dans le detail, ne sont pas toujours inutiles. Je viens de vous rappeler le fait de Charleroi; en voici un autre. Il y a huit ans, a Guernesey, en 1854, un homme, nomme Tapner, fut condamne au gibet; j'intervins, un recours en grace fut signe par six cents notables de l'ile, l'homme fut pendu; maintenant ecoutez: quelques-uns des journaux d'Europe qui contenaient la lettre ecrite par moi aux guernesiais pour empecher le supplice arriverent en Amerique a temps pour que cette lettre put etre reproduite utilement par les journaux americains; on allait pendre un homme a Quebec, un nomme Julien; le peuple du Canada considera avec raison comme adressee a lui-meme la lettre que j'avais ecrite au peuple de Guernesey, et, par un contre-coup providentiel, cette lettre sauva, passez-moi l'expression, non Tapner qu'elle visait, mais Julien qu'elle ne visait pas. Je cite ces faits; pourquoi? parce qu'ils prouvent la necessite de persister. Helas! le glaive persiste aussi.

Les statistiques de la guillotine et de la potence conservent leurs hideux niveaux; le chiffre du meurtre legal ne s'est amoindri dans aucun pays. Depuis une dizaine d'annees meme, le sens moral ayant baisse, le supplice a repris faveur, et il y a recrudescence. Vous petit peuple, dans votre seule ville de Geneve, vous avez vu deux guillotines dressees en dix-huit mois. En effet, ayant tue Vary, pourquoi ne pas tuer Elcy? En Espagne, il y a le garrot; en Russie, la mort par les verges. A Rome, l'eglise ayant horreur du sang, le condamne est assomme, ammazzato. L'Angleterre, ou regne une femme, vient de pendre une femme.

Cela n'empeche pas la vieille penalite de jeter les hauts cris, de protester qu'on la calomnie, et de faire l'innocente. On jase sur son compte, c'est affreux. Elle a toujours ete douce et tendre; elle fait des lois qui ont l'air severe, mais elle est incapable de les appliquer. Elle, envoyer Jean Valjean au bagne pour le vol d'un pain! Allons donc! il est bien vrai qu'en 1816 elle envoyait aux travaux forces a perpetuite les emeutiers affames du departement de la Somme; il est bien vrai qu'en 1846….—Helas! ceux qui me reprochent le bagne de Jean Valjean oublient la guillotine de Buzancais.

La faim a toujours ete vue de travers par la loi.

Je parlais tout a l'heure de la torture abolie. Eh bien! en 1849, la torture existait encore. Ou? en Chine? Non, en Suisse. Dans votre pays, monsieur. En octobre 1849, a Zug, un juge instructeur, voulant faire avouer un vol d'un fromage (vol d'un comestible. Encore la faim!) a une fille appelee Mathilde Wildemberg, lui serra les pouces dans un etau, et, au moyen d'une poulie, et d'une corde attachee a cet etau, fit hisser la miserable jusqu'au plafond. Ainsi suspendue par les pouces, un valet de bourreau la batonnait. En 1862, a Guernesey que j'habite, la peine tortionnaire du fouet est encore en vigueur. L'ete passe, on a, par arret de justice, fouette un homme de cinquante ans.

Cet homme se nommait Torode. C'etait, lui aussi, un affame, devenu voleur.

Non, ne nous lassons point. Faisons une emeute de philosophes pour l'adoucissement des codes. Diminuons la penalite, augmentons l'instruction. Par les pas deja faits, jugeons des pas a faire! Quel bienfait que les circonstances attenuantes! elles eussent empeche ce que je vais vous raconter.

A Paris, en 1818 ou 19, un jour d'ete, vers midi, je passais sur la place du Palais de justice. Il y avait la une foule autour d'un poteau. Je m'approchai. A ce poteau etait liee, carcan au cou, ecriteau sur la tete, une creature humaine, une jeune femme ou une jeune fille. Un rechaud plein de charbons ardents etait a ses pieds devant elle, un fer a manche de bois, plonge dans la braise, y rougissait, la foule semblait contente. Cette femme etait coupable de ce que la jurisprudence appelle vol domestique et la metaphore banale, danse de l'anse du panier. Tout a coup, comme midi sonnait, en arriere de la femme et sans etre vu d'elle, un homme monta sur l'echafaud; j'avais remarque que la camisole de bure de cette femme avait par derriere une fente rattachee par des cordons; l'homme denoua rapidement les cordons, ecarta la camisole, decouvrit jusqu'a la ceinture le dos de la femme, saisit le fer dans le rechaud, et l'appliqua, en appuyant profondement, sur l'epaule nue. Le fer et le poing du bourreau disparurent dans une fumee blanche. J'ai encore dans l'oreille, apres plus de quarante ans, et j'aurai toujours dans l'ame l'epouvantable cri de la suppliciee. Pour moi, c'etait une voleuse, ce fut une martyre. Je sortis de la determine—j'avais seize ans—a combattre a jamais les mauvaises actions de la loi.

De ces mauvaises actions la peine de mort est la pire. Et que n'a-t-on pas vu, meme dans notre siecle, et sans sortir des tribunaux ordinaires et des delits communs! Le 20 avril 1849, une servante, Sarah Thomas, une fille de dix-sept ans, fut executee a Bristol pour avoir, dans un moment de colere, tue d'un coup de buche sa maitresse qui la battait. La condamnee ne voulait pas mourir. Il fallut sept hommes pour la trainer au gibet. On la pendit de force. Au moment ou on lui passait le noeud coulant, le bourreau lui demanda si elle avait quelque chose a faire dire a son pere. Elle interrompit son rale pour repondre: oui, oui, dites-lui que je l'aime. Au commencement du siecle, sous George III, a Londres, trois enfants de la classe des ragged (deguenilles) furent condamnes a mort pour vol. Le plus age, le Newgate Calendar constate le fait, n'avait pas quatorze ans. Les trois enfants furent pendus.

Quelle idee les hommes se font-ils donc du meurtre? Quoi! en habit, je ne puis tuer; en robe je le puis! comme la soutane de Richelieu, la toge couvre tout! Vindicte publique? Ah! je vous en prie, ne me vengez pas! Meurtre, meurtre! vous dis-je. Hors le cas de legitime defense entendu dans son sens le plus etroit (car, une fois votre agresseur blesse par vous et tombe, vous lui devez secours), est-ce que l'homicide est jamais permis? est-ce que ce qui est interdit a l'individu est permis a la collection? Le bourreau, voila une sinistre espece d'assassin! l'assassin officiel, l'assassin patente, entretenu, rente, mande a certains jours, travaillant en public, tuant au soleil, ayant pour engins "les bois de justice", reconnu assassin de l'etat! l'assassin fonctionnaire, l'assassin qui a un logement dans la loi, l'assassin au nom de tous! Il a ma procuration et la votre, pour tuer. Il etrangle ou egorge, puis frappe sur l'epaule de la societe, et lui dit: Je travaille pour toi, paye-moi. Il est l'assassin cum privilegio legis, l'assassin dont l'assassinat est decrete par le legislateur, delibere par le jure, ordonne par le juge, consenti par le pretre, garde par le soldat, contemple par le peuple. Il est l'assassin qui a parfois pour lui l'assassine; car j'ai discute, moi qui parle, avec un condamne a mort appele Marquis, qui etait en theorie partisan de la peine de mort; de meme que, deux ans avant un proces celebre, j'ai discute avec un magistrat nomme Teste qui etait partisan des peines infamantes. Que la civilisation y songe, elle repond du bourreau. Ah! vous haissez l'assassinat jusqu'a tuer l'assassin; moi je hais le meurtre jusqu'a vous empecher de devenir meurtrier. Tous contre un, la puissance sociale condensee en guillotine, la force collective employee a une agonie, quoi de plus odieux? Un homme tue par un homme effraye la pensee, un homme tue par les hommes la consterne.

Faut-il vous le redire sans cesse? cet homme, pour se reconnaitre et s'amender, et se degager de la responsabilite accablante qui pese sur son ame, avait besoin de tout ce qui lui restait de vie. Vous lui donnez quelques minutes! de quel droit? Comment osez-vous prendre sur vous cette redoutable abreviation des phenomenes divers du repentir? Vous rendez-vous compte de cette responsabilite damnee par vous, et qui se retourne contre vous, et qui devient la votre? vous faites plus que tuer un homme, vous tuez une conscience.

De quel droit consituez-vous Dieu juge avant son heure? quelle qualite avez-vous pour le saisir? est-ce que cette justice-la est un des degres de la votre? est-ce qu'il y a plain-pied de votre barre a celle-la? De deux choses l'une: ou vous etes croyant, ou vous ne l'etes pas. Si vous etes croyant, comment osez-vous jeter une immortalite a l'eternite? Si vous ne l'etes pas, comment osez-vous jeter un etre au neant?

Il existe un criminaliste qui a fait cette distinction:—"On a tort de dire execution; on doit se borner a dire reparation. La societe ne tue pas, elle retranche." —Nous sommes des laiques, nous autres, nous ne comprenons pas ces finesses-la.

On prononce ce mot: justice. La justice! oh! cette idee entre toutes auguste et venerable, ce supreme equilibre, cette droiture rattachee aux profondeurs, ce mysterieux scrupule puise dans l'ideal, cette rectitude souveraine compliquee d'un tremblement devant l'enormite eternelle beante devant nous, cette chaste pudeur de l'impartialite inaccessible, cette ponderation ou entre l'imponderable, cette acception faite de tout, cette sublimation de la sagesse combinee avec la pitie, cet examen des actions humaines avec l'oeil divin, cette bonte severe, cette resultante lumineuse de la conscience universelle, cette abstraction de l'absolu se faisant realite terrestre, cette vision du droit, cet eclair d'eternite apparu a l'homme, la justice! cette intuition sacree du vrai qui determine, par sa seule presence, les quantites relatives du bien et du mal et qui, a l'instant ou elle illumine l'homme, le fait momentanement Dieu, cette chose finie qui a pour loi d'etre proportionnee a l'infini, cette entite celeste dont le paganisme fait une deesse et le christianisme un archange, cette figure immense qui a les pieds sur le coeur humain et les ailes dans les etoiles, cette Yungfrau des vertus humaines, cette cime de l'ame, cette vierge, o Dieu bon, Dieu eternel, est-ce qu'il est possible de se l'imaginer debout sur la guillotine? est-ce qu'on peut se l'imaginer bouclant les courroies de la bascule sur les jarrets d'un miserable? est-ce qu'on peut se l'imaginer defaisant avec ses doigts de lumiere la ficelle monstrueuse du couperet? se l'imagine-t-on sacrant et degradant a la fois ce valet terrible, l'executeur? se l'imagine-t-on etalee, depliee et collee par l'afficheur sur le poteau infame du pilori? se la represente-t-on enfermee et voyageant dans ce sac de nuit du bourreau Calcraft ou est melee a des chaussettes et a des chemises la corde avec laquelle il a pendu hier et avec laquelle il pendra demain!

Tant que la peine de mort existera, on aura froid en entrant dans une cour d'assises, et il y fera nuit.

En janvier dernier, en Belgique, a l'epoque des debats de Charleroi,—debats dans lesquels, par parenthese, il sembla resulter des revelations d'un nomme Rabet que deux guillotines des annees precedentes, Goethals et Coecke, etaient peut-etre innocents (quel peut-etre!)—au milieu de ces debats, devant tant de crimes nes des brutalites de l'ignorance, un avocat crut devoir et pouvoir demontrer la necessite de l'enseignement gratuit et obligatoire. Le procureur general l'interrompit et le railla: Avocat, dit-il, ce n'est point ici la chambre. Non, monsieur le procureur general, c'est ici la tombe.

La peine de mort a des partisans de deux sortes, ceux qui l'expliquent et ceux qui l'appliquent; en d'autres termes, ceux qui se chargent de la theorie et ceux qui se chargent de la pratique. Or la pratique et la theorie ne sont pas d'accord; elles se donnent etrangement la replique. Pour demolir la peine de mort, vous n'avez qu'a ouvrir le debat entre la theorie et la pratique. Ecoutez plutot. Ceux qui veulent le supplice, pourquoi le veulent-ils? Est-ce parce que le supplice est un exemple? Oui, dit la theorie. Non, dit la pratique. Et elle cache l'echafaud le plus qu'elle peut, elle detruit Montfaucon, elle supprime le crieur public, elle evite les jours de marche, elle batit sa mecanique a minuit, elle fait son coup de grand matin; dans de certains pays, en Amerique et en Prusse, on pend et on decapite a huis clos. Est-ce parce que la peine de mort est la justice? Oui, dit la theorie; l'homme etait coupable, il est puni. Non, dit la pratique; car l'homme est puni, c'est bien, il est mort, c'est bon; mais qu'est-ce que cette femme? c'est une veuve. Et qu'est-ce que ces enfants? ce sont des orphelins. Le mort a laisse cela derriere lui. Veuve et orphelins, c'est-a-dire punis et pourtant innocents. Ou est votre justice? Mais si la peine de mort n'est pas juste, est-ce qu'elle est utile? Oui, dit la theorie; le cadavre nous laissera tranquilles. Non, dit la pratique; car ce cadavre vous legue une famille; famille sans pere, famille sans pain; et voila la veuve qui se prostitue pour vivre, et voila les orphelins qui volent pour manger.

Dumolard, voleur a l'age de cinq ans, etait orphelin d'un guillotine.

J'ai ete fort insulte, il y a quelques mois, pour avoir ose dire que c'etait la une circonstance attenuante.

On le voit, la peine de mort n'est ni exemplaire, ni juste, ni utile. Qu'est-elle donc? Elle est. Sum qui sum. Elle a sa raison d'etre en elle-meme. Mais alors quoi! la guillotine pour la guillotine, l'art pour l'art!

Recapitulons.

Ainsi toutes les questions, toutes sans exception, se dressent autour de la peine de mort, la question sociale, la question morale, la question philosophique, la question religieuse. Celle-ci surtout, cette derniere, qui est l'insondable, vous en rendez-vous compte? Ah! j'y insiste, vous qui voulez la mort, avez-vous reflechi? Avez-vous medite sur cette brusque chute d'une vie humaine dans l'infini, chute inattendue des profondeurs, arrivee hors de tour, sorte de surprise redoutable faite au mystere? Vous mettez un pretre la, mais il tremble autant que le patient. Lui aussi, il ignore. Vous faites rassurer la noirceur par l'obscurite.

Vous ne vous etes donc jamais penches sur l'inconnu? Comment osez-vous precipiter la dedans quoi que ce soit? Des que, sur le pave de nos villes, un echafaud apparait, il se fait dans les tenebres autour de ce point terrible un immense fremissement qui part de votre place de Greve et ne s'arrete qu'a Dieu. Cet empietement etonne la nuit. Une execution capitale, c'est la main de la societe qui tient un homme au-dessus du gouffre, s'ouvre et le lache. L'homme tombe. Le penseur, a qui certains phenomenes de l'inconnu sont perceptibles, sent tressaillir la prodigieuse obscurite. O hommes, qu'avez-vous fait? qui donc connait les frissons de l'ombre? ou va cette ame? que savez-vous?

Il y a pres de Paris un champ hideux, Clamart. C'est le lieu des fosses maudites; c'est le rendez-vous des supplicies; pas un squelette n'est la avec sa tete. Et la societe humaine dort tranquille a cote de cela! Qu'il y ait sur la terre des cimetieres faits par Dieu, cela ne nous regarde pas, et Dieu sait pourquoi. Mais peut-on songer sans horreur a ceci, a un cimetiere fait par l'homme!

Non, ne nous lassons pas de repeter ce cri: Plus d'echafaud! mort a la mort!

C'est a un certain respect mysterieux de la vie qu'on reconnait l'homme qui pense.

Je sais bien que les philosophes sont des songe-creux.—A qui en veulent-ils? Vraiment, ils pretendent abolir la peine de mort! Ils disent que la peine de mort est un deuil pour l'humanite. Un deuil! qu'ils aillent donc un peu voir la foule rire autour de l'echafaud! qu'ils rentrent donc dans la realite! Ou ils affirment le deuil, nous constatons le rire. Ces gens-la sont dans les nuages. Ils crient a la sauvagerie et a la barbarie parce qu'on pend un homme et qu'on coupe une tete de temps en temps. Voila des reveurs! Pas de peine de mort, y pense-t-on? peut-on rien imaginer de plus extravagant? Quoi! plus d'echafaud, et en meme temps, plus de guerre! ne plus tuer personne, je vous demande un peu si cela a du bon sens! qui nous delivrera des philosophes? quand aura-t-on fini des systemes, des theories, des impossibilites et des folies? Folies au nom de quoi, je vous prie? au nom du progres? mot vide; au nom de l'ideal? mot sonore. Plus de bourreau, ou en serions-nous? Une societe n'ayant pas la mort pour code, quelle chimere! La vie, quelle utopie! Qu'est-ce que tous ces faiseurs de reformes? des poetes. Gardons-nous des poetes. Ce qu'il faut au genre humain, ce n'est pas Homere, c'est M. Fulchiron.

Il ferait beau voir une societe menee et une civilisation conduite par
Eschyle, Sophocle, Isaie, Job, Pythagore, Pindare, Plaute, Lucrece,
Virgile, Juvenal, Dante, Cervantes, Shakespeare, Milton, Corneille,
Moliere et Voltaire. Ce serait a se tenir les cotes.

Tous les hommes serieux eclateraient de rire. Tous les gens graves hausseraient les epaules; John Bull aussi bien que Prudhomme. Et de plus ce serait le chaos; demandez a tous les parquets possibles, a celui des agents de change comme a celui des procureurs du roi.

Quoi qu'il en soit, monsieur, cette question enorme, le meurtre legal, vous allez la discuter de nouveau. Courage! Ne lachez pas prise. Que les hommes de bien s'acharnent a la reussite.

Il n'y a pas de petit peuple. Je le disais il y a peu de mois a la Belgique a propos des condamnes de Charleroi; qu'il me soit permis de le repeter a la Suisse aujourd'hui. La grandeur d'un peuple ne se mesure pas plus au nombre que la grandeur d'un homme ne se mesure a la taille. L'unique mesure, c'est la quantite d'intelligence et la quantite de vertu. Qui donne un grand exemple est grand. Les petites nations seront les grandes nations le jour ou, a cote des peuples forts en nombre et vastes en territoire qui s'obstinent dans les fanatismes et les prejuges, dans la haine, dans la guerre, dans l'esclavage et dans la mort, elles pratiqueront doucement et fierement la fraternite, abhorreront le glaive, aneantiront l'echafaud, glorifieront le progres, et souriront, sereines comme le ciel. Les mots sont vains si les idees ne sont pas dessous. Il ne suffit pas d'etre la republique, il faut encore etre la liberte; il ne suffit pas d'etre la democratie, il faut encore etre l'humanite. Un peuple doit etre un homme, et un homme doit etre une ame. Au moment ou l'Europe recule, il serait beau que Geneve avancat. Que la Suisse y songe, et votre noble petite republique en particulier, une republique placant en face des monarchies la peine de mort abolie, ce serait admirable. Ce serait grand de faire revivre sous un aspect nouveau le vieil antagonisme instructif, Geneve et Rome, et d'offrir aux regards et a la meditation du monde civilise, d'un cote Rome avec sa papaute qui condamne et damne, de l'autre Geneve avec son evangile qui pardonne.

O peuple de Geneve, votre ville est sur un lac de l'eden, vous etes dans un lieu beni; toutes les magnificences de la creation vous environnent; la contemplation habituelle du beau revele le vrai et impose des devoirs; la civilisation doit etre harmonie comme la nature; prenez conseil de toutes ces clementes merveilles, croyez-en votre ciel radieux, la bonte descend de l'azur, abolissez l'echafaud. Ne soyez pas ingrats. Qu'il ne soit pas dit qu'en remerciment et en echange, sur cet admirable coin de terre ou Dieu montre a l'homme la splendeur sacree des Alpes, l'Arve et le Rhone, le Leman bleu, le mont Blanc dans une aureole de soleil, l'homme montre a Dieu la guillotine!

Si rapide qu'eut ete la reponse de Victor Hugo, la deliberation du comite constituant fut plus hative encore, et, quand la lettre arriva, le travail etait termine. Le projet de constitution maintenait la peine de mort. Victor Hugo ne se decouragea pas. Le peuple n'ayant pas encore vote, tout n'etait pas fini. Victor Hugo ecrivit a M. Bost:

Hauteville-House, 29 novembre 1862.

Monsieur,

La lettre que j'ai eu l'honneur de vous envoyer le 17 novembre vous est parvenue, je pense, le 19 ou le 20. Le lendemain meme du jour ou je dictais cette lettre, a eclate, devant la cour d'assises de la Somme, cette affaire Doise-Gardin qui non seulement a tout a coup mis en lumiere certaines eventualites epouvantables de la peine de mort, mais encore a rendu palpable l'urgence d'une grande revision penale; les faits monstrueux ont une maniere a eux de demontrer la necessite des reformes.

Aujourd'hui, 20 novembre, je lis dans la Presse ces lignes datees du 24, et de Berne:

"Vous avez reproduit la lettre adressee par M. Victor Hugo a M. Bost, de Geneve, au sujet de la peine de mort. La publication de cette lettre est venue un peu tard; depuis quinze jours la constituante genevoise a termine ses travaux. La constitution qu'elle a elaboree ne donne point satisfaction aux voeux du poete, puisqu'elle n'abolit pas la peine de mort, sinon pour delit politique."

Non, il n'est pas trop tard.

En ecrivant, je m'adressais moins au comite constituant, qui prepare, qu'au peuple, qui decide.

Dans quelques jours, le 7 decembre, le projet de constitution sera soumis au peuple. Donc il est temps encore.

Une constitution qui, au dix-neuvieme siecle, contient une quantite quelconque de peine de mort, n'est pas digne d'une republique; qui dit republique, dit expressement civilisation; et le peuple de Geneve, en rejetant, comme c'est son droit et son devoir, le projet qu'on va lui soumettre, fera un de ces actes doublement grands qui ont tout a la fois l'empreinte de la souverainete et l'empreinte de la justice.

Vous jugerez peut-etre utile de publier cette lettre.

Je vous offre, monsieur, la nouvelle assurance de ma haute estime et de ma vive cordialite.

V. H.

La lettre fut publiee, le peuple vota, il rejeta le projet de constitution.

Quelques jours apres, Victor Hugo recut cette lettre:

"… Nous avons triomphe, la constitution des conservateurs est rejetee. Votre lettre a produit son effet, tous les journaux l'ont publiee, les catholiques l'ont combattue, M. Bost l'a imprimee a part a mille exemplaires, et le comite radical a quatre mille. Les radicaux, M. James Fazy en tete, se sont fait de votre lettre une arme de guerre, et les independants se sont aussi prononces a votre suite pour l'abolition. Votre preponderance a ete complete. Quelques radicaux n'etaient pas tres decides auparavant; c'est un radical, M. Heroi, qui passe pour avoir determine les deux executions de Vary et d'Elcy, et le grand conseil, qui a refuse ces deux graces, est tout radical.

"Cependant, en somme, les radicaux sont gens de progres et, maintenant que les voila engages contre la peine de mort, ils ne reculeront pas. On regarde ici l'abolition de l'echafaud comme certaine, et l'honneur, monsieur, vous en revient. J'espere que nous arriverons aussi a cet autre grand progres, la separation de l'eglise et de l'etat.

"Je ne suis qu'un homme bien obscur, monsieur, mais je suis heureux; je vous felicite et je nous felicite. L'immense effet de votre lettre nous honore. La patrie de M. de Sellon ne pouvait etre insensible a la voix de Victor Hugo.

"Excusez cette lettre ecrite en hate, et veuillez agreer mon profond respect.

"A. GAYET (de Bonneville)."

VI

AFFAIRE DOISE

A M. LE REDACTEUR DU TEMPS

Monsieur,

Veuillez, je vous prie, m'inscrire dans la souscription Doise. Mais il ne faut pas se borner a de l'argent. Quelque chose de pire peut-etre que Lesurques, la question retablie en France au dix-neuvieme siecle, l'aveu arrache par l'asphyxie, la camisole de force a une femme grosse, la prisonniere poussee a la folie, on ne sait quel effroyable infanticide legal, l'enfant tue par la torture dans le ventre de la mere, la conduite du juge d'instruction, des deux presidents et des deux procureurs generaux, l'innocence condamnee, et, quand elle est reconnue, insultee en pleine cour d'assises au nom de la justice qui devrait tomber a genoux devant elle, tout cela n'est point une affaire d'argent.

Certes, la souscription est bonne, utile et louable, mais il faut une indemnite plus haute. La societe est plus atteinte encore que Rosalie Doise. L'outrage a la civilisation est profond. La grande insultee ici, c'est la JUSTICE.

Souscrire, soit; mais il me semble que les anciens gardes des sceaux et les anciens batonniers ont autre chose a faire, et quant a moi, j'ai un devoir, et je n'y faillirai pas.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 decembre 1862.

L'appel fait par Victor Hugo ne fut pas entendu. On a raison de dire que l'exil vit d'illusions. Victor Hugo se trompait en croyant qu'avertis de la sorte, les gardes des sceaux et les batonniers prendraient en main cette affaire. Aucune suite judiciaire ne fut donnee aux effroyables revelations de l'affaire Doise. Ceci, d'ailleurs, n'a rien que de normal; jamais la justice n'a fait le proces a la justice.

Disons ici, pour que l'on s'en souvienne, de quelle facon Rosalie Doise avait ete traitee. Il est bon de mettre ces details sous les yeux des penseurs. Les penseurs precedent les legislateurs. La lumiere faite d'abord dans les consciences se fait plus tard dans les codes.

Rosalie Doise etait accusee, sur de tres vagues presomptions, d'avoir tue son pere, Martin Doise. Rosalie Doise n'avait point supporte cette accusation patiemment. Chaque fois qu'on l'interrogeait, elle s'emportait, ce qui choquait la gravite des magistrats. Elle perdait toute mesure, s'il faut en croire le requisitoire, et s'indignait au point de sembler furieuse et folle. Des qu'on cessait de l'accuser, elle se calmait et devenait muette et immobile sous l'accablement: Elle avait l'air, dit un temoin, d'une sainte de pierre.

"La justice" desirait que Rosalie Doise s'avouat parricide. Pour obtenir cet aveu, on la mit dans un cachot de huit pieds de long sur sept de haut et sept de large [1]. Ce cachot etait ferme d'une double porte. Pas de jour et d'air que ce qui passait par un trou "grand comme une brique" [2], perce dans l'une des deux portes et donnant dans une salle interieure de la prison; le cachot etait pave de carreaux; pas de chaise; la prisonniere etait forcee de se tenir debout ou de se coucher sur le carreau; la nuit, on lui donnait une paillasse qu'on lui otait le matin. Dans un coin, le baquet des excrements. Elle ne sortait jamais. Elle n'est sortie que deux fois en six semaines. Parfois on lui mettait la camisole de force [3]. Elle etait grosse.

Sentant remuer son enfant, elle avoua.

Elle fut condamnee aux travaux forces a perpetuite. L'enfant mourut.

Elle etait innocente.

Voici un fragment d'un de ses interrogatoires apres qu'elle fut reconnue innocente; on lui parle encore comme a une coupable:

"D. Mais enfin, on ne voit pas quels sont les moyens de contrainte qui ont ete exerces contre vous.

"R. On m'a dit: avouez, ou vous resterez dans le trou noir, ou l'on m'avait mise, ou je n'avais meme pas d'air.

"D. C'est-a-dire qu'on vous a mise au secret, ce qui est le droit et le devoir du magistrat. Vous avez persiste pendant cinq semaines dans vos aveux, apres votre sortie du secret.

"R. Avec vivacite. Eh sans doute, je ne voulais pas retourner au cachot!

"Le procureur general: Mais vous n'avez pas ete mise au cachot?

"R. Oh! je ne sais pas; ce que je sais, c'est qu'il y avait deux portes au trou et pas d'air.

"Le procureur general: Vous n'etiez separee que par une porte de la salle commune des detenus.

"Le president: Sortiez-vous dans le jour?

"R. Je ne suis sortie que deux fois pendant tout le temps.

"D. C'est que vous ne le demandiez pas.

"R. Pardon, je ne demandais que ca. On me disait: Dites la verite et vous sortirez.

"D. Le procureur general: Pas de confusion, sortiez-vous deux fois par jour?

"R. Je ne suis sortie que deux fois en six ou sept semaines.

"D. Le president: Mais demandiez-vous a sortir?

"R. Je demandais tant de choses et on ne m'accordait rien. Le commis-greffier me disait toujours: Avouez et vous sortirez.

"D. Le medecin vous visitait?

"R. Je ne l'ai vu que deux fois en deux mois. La premiere fois, il m'a saignee, la seconde, il a dit de me faire sortir.

"D. Combien de jours etes-vous accouchee apres votre sortie du secret?

"R. Quatre semaines apres.

"D. Vous avez perdu votre enfant?

"R. Oui. (Elle pleure). Mon enfant a vecu vingt-quatre jours. Comment aurait-il vecu?… je ne dormais jamais au cachot. (Elle pleure.)

Notes:

[1] Longueur, 2 m, 50; largeur; 2 m, 15; hauteur, 2 m, 40 (deposition du gardien chef).

[2] Le procureur general au gardien chef:—Il y avait un jour quelconque dans cette chambre? Le gardien chef:—Mais oui, monsieur le procureur general, il y avait une ouverture de la grandeur d'une brique carree.

[3] Le defenseur au gardien chef:—Ne lui a-t-on pas mis deux jours et deux nuits la camisole de force? Le gardien chef:—Oui, parce qu'elle voulait se suicider.

ARRET DE LA COUR DE CASSATION

DU 9 OCTOBRE 1862

"La Cour

"Declare inconciliables les arrets de Cour d'assises qui ont condamne, comme coupables d'assassinat de Martin Doise

"D'une part: Rosalie Doise, femme Cardin. (Travaux forces a perpetuite.)

"D'autre part: Vanhalvyn et Verhamme. (Pour le meme fait.)"

Disons, des aujourd'hui, que Victor Hugo compte revenir sur cette affaire Doise dans un ouvrage intitule Dossier de la Peine de Mort. Justice sera faite.

1863

La lutte des nations. La Pologne contre le czar.—L'Italie contre le pape. Le Mexique contre Bonaparte.

I

A L'ARMEE RUSSE

La Pologne, indomptable comme le droit, venait de se soulever. L'armee russe l'ecrasait. Alexandre Herzen, le vaillant redacteur du Kolokol, ecrivit a Victor Hugo cette simple ligne:

"Grand frere, au secours! Dites le mot de la civilisation."

Victor Hugo publia dans les journaux libres de l'Europe l'Appel a l'armee russe qu'on va lire:

Soldats russes, redevenez des hommes.

Cette gloire vous est offerte en ce moment, saisissez-la.

Pendant qu'il en est temps encore, ecoutez:

Si vous continuez cette guerre sauvage; si, vous, officiers, qui etes de nobles coeurs, mais qu'un caprice peut degrader et jeter en Siberie; si, vous, soldats, serfs hier, esclaves aujourd'hui, violemment arraches a vos meres, a vos fiancees, a vos familles, sujets du knout, maltraites, mal nourris, condamnes pour de longues annees et pour un temps indefini au service militaire, plus dur en Russie que le bagne ailleurs; si, vous qui etes des victimes, vous prenez parti contre les victimes; si, a l'heure sainte ou la Pologne venerable se dresse, a l'heure supreme ou le choix vous est donne entre Petersbourg ou est le tyran et Varsovie ou est la liberte; si, dans ce conflit decisif, vous meconnaissez votre devoir, votre devoir unique, la fraternite; si vous faites cause commune contre les polonais avec le czar, leur bourreau et le votre; si, opprimes, vous n'avez tire de l'oppression d'autre lecon que de soutenir l'oppresseur; si de votre malheur vous faites votre honte; si, vous qui avez l'epee a la main, vous mettez au service du despotisme, monstre lourd et faible qui vous ecrase tous, russes aussi bien que polonais, votre force aveugle et dupe; si, au lieu de vous retourner et de faire face au boucher des nations, vous accablez lachement, sous la superiorite des armes et du nombre, ces heroiques populations desesperees, reclamant le premier des droits, le droit a la patrie; si, en plein dix-neuvieme siecle, vous consommez l'assassinat de la Pologne, si vous faites cela, sachez-le, hommes de l'armee russe, vous tomberez, ce qui semble impossible, au-dessous meme des bandes americaines du sud, et vous souleverez l'execration du monde civilise! Les crimes de la force sont et restent des crimes; l'horreur publique est une penalite.

Soldats russes, inspirez-vous des polonais, ne les combattez pas.

Ce que vous avez devant vous en Pologne, ce n'est pas l'ennemi, c'est l'exemple.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 11 fevrier 1863.

II

GARIBALDI

A VICTOR HUGO

Caprera, aout 1863.

Cher ami,

J'ai besoin d'un autre million de fusils pour les italiens.

Je suis certain que vous m'aiderez a recueillir les fonds necessaires.

L'argent sera place dans les mains de M. Adriano Lemari, notre tresorier.

Votre,

G. GARIBALDI.

AU GENERAL GARIBALDI

Hauteville-House, Guernesey, 18 novembre 1863.

Cher Garibaldi,

J'ai ete absent, ce qui fait que j'ai eu tard votre lettre, et que vous aurez tard ma reponse.

Vous trouverez sous ce pli ma souscription.

Certes, vous pouvez compter sur le peu que je suis et le peu que je puis. Je saisirai, puisque vous le jugez utile, la premiere occasion d'elever la voix.

Il vous faut le million de bras, le million de coeurs, le million d'ames. Il vous faut la grande levee des peuples. Elle viendra.

Votre ami,

VICTOR HUGO.

III

LA GUERRE DU MEXIQUE

Quoique digne de toutes les severites de l'histoire, le premier empire avait fait de la gloire; le second fit de la honte. La guerre du Mexique eclata, odieuse voie de fait contre un peuple libre. Le Mexique resista, et fut traite militairement; l'assaut de Puebla fut un crime dans ce crime, ce fut un de ces ecrasements de villes qui deshonoreraient une cause juste, et qui completent l'infamie d'une guerre inique. Puebla se defendit heroiquement. Tant que le siege dura, Puebla publia un journal imprime sur deux colonnes, l'une en francais, l'autre en espagnol. Tous les numeros de ce journal commencaient par une page de Napoleon le Petit. Les combattants de Puebla expliquaient ainsi a l'armee de l'empire ce que c'etait que l'empereur. Ce journal contenait un appel a Victor Hugo [note: Voici le texte: Que ereis? Los soldados de un tiranno. La mejor Francia es con nosotros. Habeis Napoleon, habemos Victor Hugo.]. Il y repondit.

Hommes de Puebla,

Vous avez raison de me croire avec vous.

Ce n'est pas la France qui vous fait la guerre, c'est l'empire. Certes, je suis avec vous. Nous sommes debout contre l'empire, vous de votre cote, moi du mien, vous dans la patrie, moi dans l'exil.

Combattez, luttez, soyez terribles, et, si vous croyez mon nom bon a quelque chose, servez-vous-en. Visez cet homme a la tete, que la liberte soit le projectile.

Il y a deux drapeaux tricolores, le drapeau tricolore de la republique et le drapeau tricolore de l'empire; ce n'est pas le premier qui se dresse contre vous, c'est le second.

Sur le premier on lit: Liberte, Egalite, Fraternite. Sur le second on lit: Toulon. 18 brumaire.—2 decembre. Toulon.

J'entends le cri que vous poussez vers moi, je voudrais me mettre entre nos soldats et vous, mais que suis-je? une ombre. Helas! nos soldats ne sont pas coupables de cette guerre; ils la subissent comme vous la subissez, et ils sont condamnes a l'horreur de la faire en la detestant. La loi de l'histoire, c'est de fletrir les generaux et d'absoudre les armees. Les armees sont des gloires aveuglees; ce sont des forces auxquelles on ote la conscience; l'oppression des peuples qu'une armee accomplit, commence par son propre asservissement; ces envahisseurs sont des enchaines; et le premier esclave que fait le soldat, c'est lui-meme. Apres un 18 brumaire ou un 2 decembre, une armee n'est plus que le spectre d'une nation.

Vaillants hommes du Mexique, resistez.

La Republique est avec vous, et dresse au-dessus de vos tetes aussi bien son drapeau de France ou est l'arc-en-ciel, que son drapeau d'Amerique ou sont les etoiles.

Esperez. Votre heroique resistance s'appuie sur le droit, et elle a pour elle cette grande certitude, la justice.

L'attentat contre la republique mexicaine continue l'attentat contre la republique francaise. Un guet-apens complete l'autre. L'empire echouera, je l'espere, dans sa tentative infame, et vous vaincrez. Mais, dans tous les cas, que vous soyez vainqueurs ou que vous soyez vaincus, notre France reste votre soeur, soeur de votre gloire comme de votre malheur, et quant a moi, puisque vous faites appel a mon nom, je vous le redis, je suis avec vous, et je vous apporte, vainqueurs, ma fraternite de citoyen, vaincus, ma fraternite de proscrit.

VICTOR HUGO.

1864

Le centenaire de Shakespeare.

I

LE CENTENAIRE DE SHAKESPEARE

Paris, 11 avril 1864.

LE COMITE DE SHAKESPEARE A VICTOR HUGO

Cher et illustre maitre,

Une reunion d'ecrivains, d'auteurs et d'artistes dramatiques, et de representants de toutes les professions liberales, a eu lieu dans le but d'organiser, a Paris, pour le 23 avril, une fete a l'occasion du trois centieme anniversaire de la naissance de Shakespeare.

Ont ete nommes membres du comite shakespearien francais:

MM. Auguste Barbier, Barye, Charles Bataille (du Conservatoire),
Hector Berlioz, Alexandre Dumas, Jules Favre, George Sand, Jules
Janin, Theophile Gautier, Francois-V. Hugo, Legouve, Littre, Paul
Meurice, Michelet, Eugene Pelletan, Regnier (de la Comedie francaise).
Secretaires: MM. Laurent Pichat, Leconte de Lisle, Felicien
Mallefille, Paul de Saint-Victor, Thore.

La presidence vous a ete decernee a l'unanimite.

Elle etait due au grand poete et au grand citoyen.

Nous attendons avec confiance une adhesion qui donnera a cette fete sa complete signification.

Les delegues du comite:

LAURENT PICHAT. HENRI ROCHEFORT. LOUIS ULBACH. AUGUSTE VACQUERIE. E. VALNAY.

AU COMITE POUR SHAKESPEARE

Hauteville-House, 16 avril 1864.

Messieurs,

Il me semble que je rentre en France. C'est y etre que de se sentir parmi vous. Vous m'appelez, et mon ame accourt.

En glorifiant Shakespeare, vous, francais, vous donnez un admirable exemple. Vous le mettez de plain-pied avec vos illustrations nationales; vous le faites fraterniser avec Moliere que vous lui associez, et avec Voltaire que vous lui ramenez. Au moment ou l'Angleterre fait Garibaldi bourgeois de la cite de Londres, vous faites Shakespeare citoyen de la republique des lettres francaises. C'est qu'en effet Shakespeare est votre. Vous aimez tout dans cet homme; d'abord ceci, qu'il est un homme; et vous couronnez en lui le comedien qui a souffert, le philosophe qui a lutte, le poete qui a vaincu. Vos acclamations honorent dans sa vie la volonte, dans son genie la puissance, dans son art la conscience, dans son theatre l'humanite.

Vous avez raison, et c'est juste. La civilisation bat des mains autour de cette noble fete.

Vous etes les poetes glorifiant la poesie, vous etes les penseurs glorifiant la philosophie, vous etes les artistes glorifiant l'art; vous etes autre chose encore, vous etes la France saluant l'Angleterre. C'est la magnanime accolade de la soeur a la soeur, de la nation qui a eu Vincent de Paul a la nation qui a eu Wilberforce, et de Paris ou est l'egalite a Londres ou est la liberte. De cet embrassement jaillira l'echange. L'une donnera a l'autre ce qu'elle a.

Saluer l'Angleterre dans son grand homme au nom de la France, c'est beau; vous faites plus encore. Vous depassez les limites geographiques; plus de francais, plus d'anglais; vous etes les freres d'un genie, et vous le fetez; vous fetez ce globe lui-meme, vous felicitez la terre qui, a pareil jour, il y a trois cents ans, a vu naitre Shakespeare. Vous consacrez ce principe sublime de l'ubiquite des esprits, d'ou sort l'unite de civilisation; vous otez l'egoisme du coeur des nationalites; Corneille n'est pas a nous, Milton n'est pas a eux, tous sont a tous; toute la terre est patrie a l'intelligence; vous prenez tous les genies pour les donner a tous les peuples; en otant la barriere entre les poetes vous l'otez entre les hommes, et par l'amalgame des gloires vous commencez l'effacement des frontieres. Sainte promiscuite! Ceci est un grand jour!

Homere, Dante, Shakespeare, Moliere, Voltaire, indivis; la prise de possession des grands hommes par le genre humain tout entier; la mise en commun des chefs-d'oeuvre; tel est le premier pas. Le reste suivra.

C'est la l'oeuvre que vous inaugurez; oeuvre cosmopolite, humaine, solidaire, fraternelle, desinteressee de toute nationalite, superieure aux demarcations locales; magnifique adoption de l'Europe par la France, et du monde entier par l'Europe. D'une fete comme celle-ci, il decoule de la civilisation.

Pour presider cette reunion memorable, vous aviez le choix des plus hautes renommees; les noms illustres et populaires abondent parmi vous; votre liste en rayonne; les eclatantes incarnations de l'art, du drame, du roman, de l'histoire, de la poesie, de la philosophie, de l'eloquence, sont groupees presque toutes dans cette solennite autour du piedestal de Shakespeare; mais vous avez eu sans doute cette pensee, qu'afin de donner a la celebration de cet anniversaire son caractere particulierement externe, afin que cette manifestation fut en dehors et au dela de toute frontiere, il vous fallait pour president un homme place lui-meme dans cette exception, un francais hors de France, a la fois absent et present, ayant le pied en Angleterre et le coeur a Paris, espece de trait d'union possible, situe a la distance voulue, et a portee en quelque sorte de mettre l'une dans l'autre les deux mains augustes des deux nations. Il s'est trouve, par un arrangement de la destinee, que cette position etait la mienne, et le choix glorieux que vous avez fait de moi, je le dois a ce hasard, heureux aujourd'hui.

Je vous rends grace, et je vous propose ce toast:—"A Shakespeare et a l'Angleterre. A la reussite definitive des grands hommes de l'intelligence, et a la communion des peuples dans le progres et dans l'ideal!"

VICTOR HUGO.

Le gouvernement de Bonaparte s'inquieta de la fete de Shakespeare, et crut devoir l'interdire.

II

LES RUES ET MAISONS DU VIEUX BLOIS

A M. A. QUEYROY

Hauteville-House, 17 avril 1864.

Monsieur, je vous remercie. Vous venez de me faire revivre dans le passe. Le 17 avril 1825, il y a trente-neuf ans aujourd'hui meme (laissez-moi noter cette petite coincidence interessante pour moi), j'arrivais a Blois. C'etait le matin. Je venais de Paris. J'avais passe la nuit en malle-poste, et que faire en malle-poste? J'avais fait la ballade des Deux Archers; puis, les derniers vers acheves, comme le jour ne paraissait pas encore, tout en regardant a la lueur de la lanterne passer a chaque instant des deux cotes de la voiture des troupes de boeufs de l'Orleanais descendant vers Paris, je m'etais endormi. La voix du conducteur me reveilla.—Voila Blois! me cria-t-il. J'ouvris les yeux et je vis mille fenetres a la fois, un entassement irregulier et confus de maisons, des clochers, un chateau, et sur la colline un couronnement de grands arbres et une rangee de facades aigues a pignons de pierre au bord de l'eau, toute une vieille ville en amphitheatre, capricieusement repandue sur les saillies d'un plan incline, et, a cela pres que l'Ocean est plus large que la Loire et n'a pas de pont qui mene a l'autre rive, presque pareille a cette ville de Guernesey que j'habite aujourd'hui. Le soleil se levait sur Blois.

Un quart d'heure apres, j'etais rue du Foix, n deg. 73. Je frappais a une petite porte donnant sur un jardin; un homme qui travaillait au jardin venait m'ouvrir. C'etait mon pere.

Le soir, mon pere me mena sur le monticule qui dominait sa maison et ou est l'arbre de Gaston; je revis d'en haut la ville que le matin j'avais vue d'en bas; l'aspect, autre, etait, quoique severe, plus charmant encore. La ville, le matin, m'avait semble avoir le gracieux desordre et presque la surprise du reveil; le soir avait calme les lignes. Bien qu'il fit encore jour, le soleil venant a peine de se coucher, il y avait un commencement de melancolie; l'estompe du crepuscule emoussait les pointes des toits; de rares scintillements de chandelles remplacaient l'eblouissante diffusion de l'aurore sur les vitres; les profils des choses subissaient la transformation mysterieuse du soir; les roideurs perdaient, les courbes gagnaient; il y avait plus de coudes et moins d'angles. Je regardais avec emotion, presque attendri par cette nature. Le ciel avait un vague souffle d'ete. La ville m'apparaissait, non plus comme le matin, gaie et ravissante, pele-mele, mais harmonieuse; elle etait coupee en compartiments d'une belle masse, se faisant equilibre; les plans reculaient, les etages se superposaient avec a-propos et tranquillite. La cathedrale, l'eveche, l'eglise noire de Saint-Nicolas, le chateau, autant citadelle que palais, les ravins meles a la ville, les montees et les descentes ou les maisons tantot grimpent, tantot degringolent, le pont avec son obelisque, la belle Loire serpentante, les bandes rectilignes de peupliers, a l'extreme horizon Chambord indistinct avec sa futaie de tourelles, les forets ou s'enfonce l'antique voie dite "ponts romains" marquant l'ancien lit de la Loire, tout cet ensemble etait grand et doux. Et puis mon pere aimait cette ville.

Vous me la rendez aujourd'hui.

Grace a vous, je suis a Blois. Vos vingt eaux-fortes montrent la ville intime, non la ville des palais et des eglises, mais la ville des maisons [note: Les Rues et Maisons du vieux Blois, eaux-fortes par A. Queyroy.]. Avec vous, on est dans la rue; avec vous, on entre dans la masure; et telle de ces batisses decrepites, comme le logis en bois sculpte de la rue Saint-Lubin, comme l'hotel Denis-Dupont avec sa lanterne d'escalier a baies obliques suivant le mouvement de la vis de saint Gilles, comme la maison de la rue Haute, comme l'arcade surbaissee de la rue Pierre-de-Blois, etale toute la fantaisie gothique ou toutes les graces de la renaissance, augmentees de la poesie du delabrement. Etre une masure, cela n'empeche pas d'etre un bijou. Une vieille femme qui a du coeur et de l'esprit, rien n'est plus charmant. Beaucoup des exquises maisons dessinees par vous sont cette vieille femme-la. On fait avec bonheur leur connaissance. On les revoit avec joie, quand on est, comme moi, leur vieil ami. Que de choses elles ont a vous dire, et quel delicieux rabachage du passe! Par exemple, regardez cette fine et delicate maison de la rue des Orfevres, il semble que ce soit un tete-a-tete. On est en bonne fortune avec toute cette elegance. Vous nous faites tout reconnaitre, tant vos eaux-fortes sont des portraits. C'est la fidelite photographique, avec la liberte du grand art. Votre rue Chemonton est un chef-d'oeuvre. J'ai monte, en meme temps que ces bons paysans de Sologne peints par vous, les grands degres du chateau. La maison a statuettes de la rue Pierre-de-Blois est comparable a la precieuse maison des Musiciens de Weymouth. Je retrouve tout. Voici la tour d'Argent, voici le haut pignon sombre, coin des rues des Violettes et de Saint-Lubin, voici l'hotel de Guise, voici l'hotel de Cheverny, voici l'hotel Sardini avec ses voutes en anse de panier, voici l'hotel d'Alluye avec ses galantes arcades du temps de Charles VIII, voici les degres de Saint-Louis qui menent a la cathedrale, voici la rue du Sermon, et au fond la silhouette presque romane de Saint-Nicolas; voici la jolie tourelle a pans coupes dite Oratoire de la reine Anne. C'est derriere cette tourelle qu'etait le jardin ou Louis XII, goutteux, se promenait sur son petit mulet. Ce Louis XII a, comme Henri IV, des cotes aimables. Il fit beaucoup de sottises, mais c'etait un roi bonhomme. Il jetait au Rhone les procedures commencees contre les vaudois. Il etait digne d'avoir pour fille cette vaillante huguenote astrologue Renee de Bretagne, si intrepide devant la Saint-Barthelemy et si fiere a Montargis. Jeune, il avait passe trois ans a la tour de Bourges, et il avait tate de la cage de fer. Cela, qui eut rendu un autre mechant, le fit debonnaire. Il entra a Genes, vainqueur, avec une ruche d'abeilles doree sur sa cotte d'armes et cette devise: Non utitur aculeo. Et etant bon, il etait brave: A Aignadel, a un courtisan qui disait: Vous vous exposez, sire, il repondait: Mettez-vous derriere moi. C'est lui aussi qui disait: Bon roi, roi avare. J'aime mieux etre ridicule aux courtisans que lourd au peuple. Il disait: La plus laide bete a voir passer, c'est un procureur portant ses sacs. Il haissait les juges desireux de condamner et faisant effort pour agrandir la faute et envelopper l'accuse. Ils sont, disait-il, comme les savetiers qui allongent le cuir en tirant dessus avec leurs dents. Il mourut de trop aimer sa femme, comme plus tard Francois II, doucement tues l'un et l'autre par une Marie. Cette noce fut courte. Le 1er janvier 1515, apres quatrevingt-trois jours ou plutot quatrevingt-trois nuits de mariage, Louis XII expira, et comme c'etait le jour de l'an, il dit a sa femme: Mignonne, je vous donne ma mort pour vos etrennes. Elle accepta, de moitie avec le duc de Brandon.

L'autre fantome qui domine Blois est aussi haissable que Louis XII est sympathique. C'est ce Gaston, Bourbon coupe de Medicis, florentin du seizieme siecle, lache, perfide, spirituel, disant de l'arrestation de Longueville, de Conti et de Conde: Beau coup de filet! prendre a la fois un renard, un singe et un lion! Curieux, artiste, collectionneur, epris de medailles, de filigranes et de bonbonnieres, passant sa matinee a admirer le couvercle d'une boite en ivoire, pendant qu'on coupait la tete a quelqu'un de ses amis trahi par lui.

Toutes ces figures, et Henri III, et le duc de Guise, et d'autres, y compris ce Pierre de Blois qui a pour gloire d'avoir prononce le premier le mot transsubstantiation, je les ai revues, monsieur, dans sa confuse evocation de l'histoire, en feuilletant votre precieux recueil. Votre fontaine de Louis XII m'a arrete longtemps. Vous l'avez reproduite comme je l'ai vue, toute vieille, toute jeune, charmante. C'est une de vos meilleures planches. Je crois bien que la Rouennerie en gros, constatee par vous vis-a-vis l'hotel d'Amboise, etait deja la de mon temps. Vous avez un talent vrai et fin, le coup d'oeil qui saisit le style, la touche ferme, agile et forte, beaucoup d'esprit dans le burin et beaucoup de naivete, et ce don rare de la lumiere dans l'ombre. Ce qui me frappe et me charme dans vos eaux-fortes, c'est le grand jour, la gaite, l'aspect souriant, cette joie du commencement qui est toute la grace du matin. Des planches semblent baignees d'aurore. C'est bien la Blois, mon Blois a moi, ma ville lumineuse. Car la premiere impression de l'arrivee m'est restee. Blois est pour moi radieux. Je ne vois Blois que dans le soleil levant. Ce sont la des effets de jeunesse et de patrie.

Je me suis laisse aller a causer longuement avec vous, monsieur, parce que vous m'avez fait plaisir. Vous m'avez pris par mon faible, vous avez touche le coin sacre des souvenirs. J'ai quelquefois de la tristesse amere, vous m'avez donne de la tristesse douce. Etre doucement triste, c'est la le plaisir. Je vous en suis reconnaissant. Je suis heureux qu'elle soit si bien conservee, si peu defaite, et si pareille encore a ce que je l'ai vue il y a quarante ans, cette ville a laquelle m'attache cet invisible echeveau des fils de l'ame, impossible a rompre, ce Blois qui m'a vu adolescent, ce Blois ou les rues me connaissent, ou une maison m'a aime, et ou je viens de me promener en votre compagnie, cherchant les cheveux blancs de mon pere et trouvant les miens.

Je vous serre la main, monsieur.

VICTOR HUGO.

1865

Ce que c'est que la mort. L'enterrement d'une jeune fille. La statue de Beccaria.—Le centenaire de Dante. Fraternite des peuples.

I

EMILY DE PUTRON

CIMETIERE DES INDEPENDANTS DE GUERNESEY

19 janvier 1865.

En quelques semaines, nous nous sommes occupes des deux soeurs; nous avons marie l'une, et voici que nous ensevelissons l'autre. C'est la le perpetuel tremblement de la vie. Inclinons-nous, mes freres, devant la severe destinee.

Inclinons-nous avec esperance. Nos yeux sont faits pour pleurer, mais pour voir; notre coeur est fait pour souffrir, mais pour croire. La foi en une autre existence sort de la faculte d'aimer. Ne l'oublions pas, dans cette vie inquiete et rassuree par l'amour, c'est le coeur qui croit. Le fils compte retrouver son pere; la mere ne consent pas a perdre a jamais son enfant. Ce refus du neant est la grandeur de l'homme.

Le coeur ne peut errer. La chair est un songe, elle se dissipe; cet evanouissement, s'il etait la fin de l'homme, oterait a notre existence toute sanction. Nous ne nous contentons pas de cette fumee qui est la matiere; il nous faut une certitude. Quiconque aime sait et sent qu'aucun des points d'appui de l'homme n'est sur la terre; aimer, c'est vivre au dela de la vie; sans cette foi, aucun don profond du coeur ne serait possible. Aimer, qui est le but de l'homme, serait son supplice; ce paradis serait l'enfer. Non! disons-le bien haut, la creature aimante exige la creature immortelle; le coeur a besoin de l'ame.

Il y a un coeur dans ce cercueil, et ce coeur est vivant. En ce moment, il ecoute mes paroles.

Emily de Putron etait le doux orgueil d'une respectable et patriarcale famille. Ses amis et ses proches avaient pour enchantement sa grace, et pour fete son sourire. Elle etait comme une fleur de joie epanouie dans la maison. Depuis le berceau, toutes les tendresses l'environnaient; elle avait grandi heureuse, et, recevant du bonheur, elle en donnait; aimee, elle aimait. Elle vient de s'en aller!

Ou s'en est-elle allee? Dans l'ombre? Non.

C'est nous qui sommes dans l'ombre. Elle, elle est dans l'aurore.

Elle est dans le rayonnement, dans la verite, dans la realite, dans la recompense. Ces jeunes mortes qui n'ont fait aucun mal dans la vie sont les bienvenues du tombeau, et leur tete monte doucement hors de la fosse vers une mysterieuse couronne. Emily de Putron est allee chercher la-haut la serenite supreme, complement des existences innocentes. Elle s'en est allee, jeunesse, vers l'eternite; beaute, vers l'ideal; esperance, vers la certitude; amour, vers l'infini; perle, vers l'ocean; esprit, vers Dieu.

Va, ame!

Le prodige de ce grand depart celeste qu'on appelle la mort, c'est que ceux qui partent ne s'eloignent point. Ils sont dans un monde de clarte, mais ils assistent, temoins attendris, a notre monde de tenebres. Ils sont en haut et tout pres. Oh! qui que vous soyez, qui avez vu s'evanouir dans la tombe un etre cher, ne vous croyez pas quittes par lui. Il est toujours la. Il est a cote de vous plus que jamais. La beaute de la mort, c'est la presence. Presence inexprimable des ames aimees, souriant a nos yeux en larmes. L'etre pleure est disparu, non parti. Nous n'apercevons plus son doux visage; nous nous sentons sous ses ailes. Les morts sont les invisibles, mais ils ne sont pas les absents.

Rendons justice a la mort. Ne soyons point ingrats envers elle. Elle n'est pas, comme on le dit, un ecroulement et une embuche. C'est une erreur de croire qu'ici, dans cette obscurite de la fosse ouverte, tout se perd. Ici, tout se retrouve. La tombe est un lieu de restitution. Ici l'ame ressaisit l'infini; ici elle recouvre sa plenitude; ici elle rentre en possession de toute sa mysterieuse nature; elle est deliee du corps, deliee du besoin, deliee du fardeau, deliee de la fatalite. La mort est la plus grande des libertes. Elle est aussi le plus grand des progres. La mort, c'est la montee de tout ce qui a vecu au degre superieur. Ascension eblouissante et sacree. Chacun recoit son augmentation. Tout se transfigure dans la lumiere et par la lumiere. Celui qui n'a ete qu'honnete sur la terre devient beau, celui qui n'a ete que beau devient sublime, celui qui n'a ete que sublime devient bon.

Et maintenant, moi qui parle, pourquoi suis-je ici? Qu'est-ce que j'apporte a cette fosse? De quel droit viens-je adresser la parole a la mort? Qui suis-je? Rien. Je me trompe, je suis quelque chose. Je suis un proscrit. Exile de force hier, exile volontaire aujourd'hui. Un proscrit est un vaincu, un calomnie, un persecute, un blesse de la destinee, un desherite de la patrie; un proscrit est un innocent sous le poids d'une malediction. Sa benediction doit etre bonne. Je benis ce tombeau.

Je benis l'etre noble et gracieux qui est dans cette fosse. Dans le desert on rencontre des oasis, dans l'exil on rencontre des ames. Emily de Putron a ete une des charmantes ames rencontrees. Je viens lui payer la dette de l'exil console. Je la benis dans la profondeur sombre. Au nom des afflictions sur lesquelles elle a doucement rayonne, au nom des epreuves de la destinee, finies pour elle, continuees pour nous, au nom de tout ce qu'elle a espere autrefois et de tout ce qu'elle obtient aujourd'hui, au nom de tout ce qu'elle a aime, je benis cette morte; je la benis dans sa beaute, dans sa jeunesse, dans sa douceur, dans sa vie et dans sa mort; je te benis, jeune fille, dans ta blanche robe du sepulcre, dans ta maison que tu laisses desolee, dans ton cercueil que ta mere a rempli de fleurs et que Dieu va remplir d'etoiles!

II

LA STATUE DE BECCARIA

Une commission est nommee en Italie pour elever un monument a
Beccaria. Victor Hugo est invite a faire partie de cette commission.

Hauteville-House, 4 mars 1865.

J'accepte et je remercie.

Je serai fier de voir mon nom parmi les noms emiments des membres de la commission du monument a Beccaria.

Le pays ou se dressera un tel monument est heureux et beni, car, en presence de la statue de Beccaria, la peine de mort n'est plus possible.

Je felicite l'Italie.

Elever la statue de Beccaria, c'est abolir l'echafaud.

Si, une fois qu'elle sera la, l'echafaud sortait de terre, la statue y rentrerait.

VICTOR HUGO.

III

LE CENTENAIRE DE DANTE

Hauteville-House, 1er mai 1865.

Monsieur le Gonfalonier de Florence,

Votre honorable lettre me touche vivement. Vous me conviez a une noble fete. Votre comite national veut bien desirer que ma voix se fasse entendre dans cette solennite; solennite auguste entre toutes. Aujourd'hui l'Italie, a la face du monde, s'affirme deux fois, en constatant son unite et en glorifiant son poete. L'unite, c'est la vie d'un peuple; l'Italie une, c'est l'Italie. S'unifier c'est naitre. En choisissant cet anniversaire pour solenniser son unite, il semble que l'Italie veuille naitre le meme jour que Dante. Cette nation veut avoir la meme date que cet homme. Rien n'est plus beau.

L'Italie en effet s'incarne en Dante Alighieri. Comme lui, elle est vaillante, pensive, altiere, magnanime, propre au combat, propre a l'idee. Comme lui, elle amalgame, dans une synthese profonde, la poesie et la philosophie. Comme lui, elle veut la liberte. Il a, comme elle, la grandeur, qu'il met dans sa vie, et la beaute, qu'il met dans son oeuvre. L'Italie et Dante se confondent dans une sorte de penetration reciproque qui les identifie; ils rayonnent l'un dans l'autre. Elle est auguste comme il est illustre. Ils ont le meme coeur, la meme volonte, le meme destin. Elle lui ressemble par cette redoutable puissance latente que Dante et l'Italie ont eue dans le malheur. Elle est reine, il est genie. Comme lui, elle a ete proscrite; comme elle, il est couronne.

Comme lui, elle sort de l'enfer.

Gloire a cette sortie radieuse!

Helas! elle a connu les sept cercles; elle a subi et traverse le morcellement funeste, elle a ete une ombre, elle a ete un terme de geographie! Aujourd'hui elle est l'Italie. Elle est l'Italie, comme la France est la France, comme l'Angleterre est l'Angleterre; elle est ressuscitee, eblouissante et armee; elle est hors du passe obscur et tragique, elle commence son ascension vers l'avenir; et il est beau, et il est bon qu'a cette heure eclatante, en plein triomphe, en plein progres, en plein soleil de civilisation et de gloire, elle se souvienne de cette nuit sombre ou Dante a ete son flambeau.

La reconnaissance des grands peuples envers les grands hommes est de bon exemple. Non, ne laissons pas dire que les peuples sont ingrats. A un moment donne, un homme a ete la conscience d'une nation. En glorifiant cet homme, la nation atteste sa conscience. Elle prend, pour ainsi dire, a temoin son propre esprit. Italiens, aimez, conservez et respectez vos illustres et magnifiques cites, et venerez Dante. Vos cites ont ete la patrie, Dante a ete l'ame.

Six siecles sont deja le piedestal de Dante. Les siecles sont les avatars de la civilisation. A chaque siecle surgit en quelque sorte un autre genre humain, et l'on peut dire que l'immortalite d'Alighieri a ete deja six fois affirmee par six humanites nouvelles. Les humanites futures continueront cette gloire.

L'Italie a vecu en Alighieri, homme lumiere.

Une longue eclipse a pese sur l'Italie, eclipse pendant laquelle le monde a eu froid; mais l'Italie vivait. Je dis plus, meme dans cette ombre, l'Italie brillait. L'Italie a ete dans le cercueil, mais n'a pas ete morte. Elle avait comme signes de vie, les lettres, la poesie, la science, les monuments, les decouvertes, les chefs-d'oeuvre. Quel rayonnement sur l'art, de Dante a Michel-Ange! Quelle immense et double ouverture de la terre et du ciel, faite en bas par Christophe Colomb et en haut par Galilee! C'est l'Italie, cette morte, qui accomplissait ces prodiges. Ah! certes, elle vivait! Du fond de son sepulcre, elle protestait par sa clarte. L'Italie est une tombe d'ou est sortie l'aurore.

L'Italie, accablee, enchainee, sanglante, ensevelie, a fait l'education du monde. Un baillon dans la bouche, elle a trouve moyen de faire parler son ame. Elle derangeait les plis de son linceul pour rendre des services a la civilisation. Qui que nous soyons qui savons lire et ecrire, nous te venerons, mere! nous sommes romains avec Juvenal et florentins avec Dante.

L'Italie a cela d'admirable qu'elle est la terre des precurseurs. On voit partout chez elle, a toutes les epoques de son histoire, de grands commencements. Elle entreprend sans cesse la sublime ebauche du progres. Qu'elle soit benie pour cette initiative sainte! Elle est apotre et artiste. La barbarie lui repugne. C'est elle qui la premiere a fait le jour sur les exces de penalite, hors de la vie comme sur la terre. C'est elle qui, a deux reprises, a jete le cri d'alarme contre les supplices, d'abord contre Satan, puis contre Farinace. Il y a un lien profond entre la Divine Comedie denoncant le dogme, et le Traite des Delits et des Peines denoncant la loi. L'Italie hait le mal. Elle ne damne ni ne condamne. Elle a combattu le monstre sous ses deux formes, sous la forme enfer et sous la forme echafaud. Dante a fait le premier combat, Beccaria le second.

A d'autres points de vue encore, Dante est un precurseur.

Dante couvait au treizieme siecle l'idee eclose au dix-neuvieme. Il savait qu'aucune realisation ne doit manquer au droit et a la justice, il savait que la loi de croissance est divine, et il voulait l'unite de l'Italie. Son utopie est aujourd'hui un fait. Les reves des grands hommes sont les gestations de l'avenir. Les penseurs songent conformement a ce-qui doit etre.

L'unite, que Gerard Groot et Reuchlin reclamaient pour l'Allemagne et que Dante voulait pour l'Italie, n'est pas seulement la vie des nations, elle est le but de l'humanite. La ou les divisions s'effacent, le mal s'evanouit. L'esclavage va disparaitre en Amerique, pourquoi? parce que l'unite va renaitre. La guerre tend a s'eteindre en Europe, pourquoi? parce que l'unite tend a se former. Parallelisme saisissant entre la decheance des fleaux et l'avenement de l'humanite une.

Une solennite comme celle-ci est un magnifique symptome. C'est la fete de tous les hommes celebree par une nation a l'occasion d'un genie. Cette fete, l'Allemagne la celebre pour Schiller, puis l'Angleterre pour Shakespeare, puis l'Italie pour Dante. Et l'Europe est de la fete. Ceci est la communion sublime. Chaque nation donne aux autres une part de son grand homme. L'union des peuples s'ebauche par la fraternite des genies.

Le progres marchera de plus en plus dans cette voie qui est la voie de lumiere. Et c'est ainsi que nous arriverons, pas a pas, et sans secousse, a la grande realisation; c'est ainsi que, fils de la dispersion, nous entrerons dans la concorde; c'est ainsi que tous, par la seule force des choses, par la seule puissance des idees, nous aboutirons a la cordialite, a la paix, a l'harmonie. Il n'y aura plus d'etrangers. Toute la terre sera compatriote. Telle est la verite supreme; tel est l'achevement necessaire. L'unite de l'homme correspond a l'unite de Dieu.

Je m'associe finalement a la fete de l'Italie.

VICTOR HUGO.

IV

CONGRES DES ETUDIANTS

Un congres des etudiants se fait en Belgique. Victor Hugo est prie d'y assister.

Bruxelles, 23 octobre 1865.

Votre honorable invitation me parvient au moment de mon depart pour Guernesey. C'est un regret pour moi de ne pouvoir assister a votre noble et touchante reunion.

Votre congres d'etudiants prend une genereuse initiative. Vous etes dans le sens du siecle et vous marchez. Vous prouvez le mouvement. C'est bien.

Par la fraternite des ecoles, vous faites l'annonce de la fraternite des peuples, vous realisez aujourd'hui ce que nous revons pour demain. Qui serait l'avant-garde si ce n'est vous, jeunes gens? L'union des nations, ce grand but, lointain encore, des penseurs et des philosophes, est, des a l'instant, visible en vous. J'applaudis a votre oeuvre de concorde et a cette paix des hommes deja signee entre nos enfants. J'aime dans la jeunesse sa ressemblance avec l'avenir.

Une porte est ouverte devant nous. Sur cette porte on lit: Paix et liberte! Passez-y les premiers; vous en etes dignes, c'est l'arc de triomphe du progres.

Je suis avec vous du fond du coeur.

VICTOR HUGO.

1866

Le Droit a la liberte—Le droit a la vie. Le droit a la patrie.

I

LA LIBERTE

Hauteville-House, 19 mars 1866.

A M. CLEMENT DUVERNOIS

Monsieur,

Vous souhaitez, en termes magnifiques et avec l'accent d'une sympathie fiere, la bienvenue a mon livre, les Travailleurs de la mer. Je vous remercie.

Vous, intelligence eminente et conscience ferme, vous faites partie d'un vaillant groupe puissamment commande. Vous arborez l'eternel drapeau, vous jetez l'eternel cri, vous revendiquez l'eternel droit: liberte!

La liberte, c'est la aujourd'hui l'immense soif des consciences. La liberte est de tous les partis, etant le mode vital de la pensee. Toute ame veut la liberte comme toute prunelle veut la lumiere. Aussi, des le premier jour, la foule s'est tournee vers vous.

Je veux, comme vous, la liberte; je partage a cette heure son exil.

J'ai ecrit: Le jour ou la liberte rentrera, je rentrerai. J'attends la liberte avec une grande patience personnelle et une grande impatience nationale.

La France sans la liberte, c'est encore la deesse, ce n'est plus l'ame.

En quoi je differe de vous, le voici: je suis un revolutionnaire. Pour moi la revolution continue.

Tous les deux ou trois mille ans, le progres a besoin d'une secousse; l'alanguissement humain le gagne, et un quid divinum est necessaire. Il lui faut une nouvelle impulsion presque initiale. Dans l'histoire, telle que la courte memoire des peuples nous la donne, la reaction chantee par Homere, de l'Europe sur l'Asie, a ete la premiere secousse, le christianisme a ete la seconde, la revolution francaise est la troisieme.

Toute revolution a un caractere double, et c'est a cela qu'on la reconnait; c'est une formation sous une elimination.

On ne peut vouloir l'une sans vouloir l'autre, cette double acceptation caracterise le revolutionnaire.

Les revolutions ne creent point, elles sont des explosions de calorique latent, pas autre chose. Elles mettent hors de l'homme le fait eternel et interieur dont la sortie est devenue necessaire. C'est pour l'humanite une question d'age. Ce fait, elles le degagent; on le croit nouveau parce qu'on le voit; auparavant on le sentait. S'il etait nouveau, il serait injuste; il ne peut y avoir rien de nouveau dans le droit. L'element qui apparait et se revele principe, telle est l'eclosion magnifique des revolutions; le droit occulte devient droit public; il passe de l'etat confus a l'etat precis; il couvait, il eclate; il etait sentiment, il devient evidence. Cette simplicite sublime est propre aux actes de souverainete du progres.

Les deux dernieres grandes secousses du progres ont mis en lumiere et dresse a jamais au-dessus des societes modifiables les deux grands faits de l'homme: le christianisme a degage l'egalite; la revolution francaise a degage la liberte.

La ou ces deux faits manquent, la vie n'est pas.

Etre tous freres, etre tous libres, c'est vivre; ce sont les deux mouvements de poumons de la civilisation.

Egalite, liberte, aspiration et respiration du genre humain.

Cela pose, il est etrange d'entendre raisonner sur les libertes accessoires et sur les libertes necessaires.

L'un dit: Vous respirerez quand on pourra.

L'autre dit: Vous respirerez comme on voudra.

Les libertes, cette enonciation est un non-sens. La liberte est. Elle a cela de commun avec Dieu, qu'elle exclut le pluriel.

Elle aussi, elle dit: sum qui sum.

Tenez donc haut votre drapeau. Votre cri liberte, c'est le verbe meme de la civilisation. C'est le sublime fiat lux de l'homme, c'est le profond et mysterieux appel qui fera lever l'astre. L'astre est derriere l'horizon, et il vous entend. Courage!

Pardonnez au solitaire si, provoque par vos eloquentes et graves paroles et par votre puissant mot de ralliement, il est sorti un moment de son silence. Je me hate d'y rentrer, mais auparavant, monsieur, laissez-moi vous serrer la main.

VICTOR HUGO.

II

LE CONDAMNE A MORT DE JERSEY BRADLEY
LETTRE A UN AMI

Bruxelles, 27 juillet 1866.

Je suis en voyage, et vous aussi. Je ne sais ou vous adresser ma lettre. Vous arrivera-t-elle? La votre pourtant m'est parvenue, mais pas un des journaux dont vous me parlez. Vous me demandez d'intervenir; mais je ne sais pas le premier mot de cette lugubre affaire Bradley. Et puis, helas! que dire? Bradley n'est qu'un detail; son supplice se perd dans le grand supplice universel. La civilisation, en ce moment, est sur le chevalet. En Angleterre, on retablit la fusillade; en Russie, la torture; en Allemagne, le banditisme. A Paris, abaissement de la conscience politique, de la conscience litteraire, de la conscience philosophique. La guillotine francaise travaille de facon a piquer d'honneur le gibet anglais.

Partout le progres est remis en question. Partout la liberte est reniee. Partout l'ideal est insulte. Partout la reaction prospere sous ses divers pseudonymes, bon ordre, bon gout, bon sens, bonnes lois, etc.; mots qui sont des mensonges.

Jersey, la petite ile, etait en avant des grands peuples. Elle etait libre, honnete, intelligente, humaine. Il parait que Jersey, voyant que le monde recule, tient a reculer, elle aussi. Paris a decapite Philippe, Jersey va pendre Bradley. Emulation en sens inverse du progres.

Jersey affirmait le progres; Jersey va affirmer la reaction.

Le 11 aout, fete dans l'ile. On etranglera un homme. Jersey tient a avoir, comme un roi de Prusse ou un empereur de Russie, son acces de ferocite. O pauvre petit coin de terre!

Quel dementi a Dieu, qui a tant fait pour ce charmant pays! Quelle ingratitude envers cette douce, sereine et bienfaisante nature! Un gibet a Jersey! Qui est heureux devrait etre clement.

J'aime Jersey, je suis navre.

Publiez ma lettre si vous voulez. Tout aujourd'hui s'efforce d'etouffer la lumiere. Ne nous lassons pas cependant; et, si le present est sourd, jetons dans l'avenir, qui nous entendra, les protestations de la verite et de l'humanite contre l'horrible nuit.

V.H.

III

LA CRETE

Un cri m'arrive d'Athenes.

Dans la ville de Phidias et d'Eschyle un appel m'est fait, des voix prononcent mon nom.

Qui suis-je pour meriter un tel honneur? Rien. Un vaincu.

Et qui est-ce qui s'adresse a moi? Des vainqueurs.

Oui, candiotes heroiques, opprimes d'aujourd'hui, vous etes les vainqueurs de l'avenir. Perseverez. Meme etouffes, vous triompherez. La protestation de l'agonie est une force. C'est l'appel devant Dieu, qui casse … quoi? les rois.

Ces toutes-puissances que vous avez contre vous, ces coalitions de forces aveugles et de prejuges tenaces, ces antiques tyrannies armees, ont pour principal attribut une remarquable facilite de naufrage. La tiare en poupe, le turban en proue, le vieux navire monarchique fait eau. Il sombre a cette heure au Mexique, en Autriche, en Espagne, en Hanovre, en Saxe, a Rome, et ailleurs. Perseverez.

Vaincus, vous ne pouvez l'etre.

Une insurrection etouffee n'est point un principe supprime.

Il n'y a pas de faits accomplis. Il n'y a que le droit.

Les faits ne s'accomplissent jamais. Leur inachevement perpetuel est l'en-cas laisse au droit. Le droit est insubmersible. Des vagues d'evenements passent dessus; il reparait. La Pologne noyee surnage. Voila quatre vingt-quatorze ans que la politique europeenne charrie ce cadavre, et que les peuples regardent flotter, au-dessus des faits accomplis, cette ame.

Peuple de Crete, vous aussi vous etes une ame.

Grecs de Candie, vous avez pour vous le droit, et vous avez pour vous le bon sens. Le pourquoi d'un pacha en Crete echappe a la raison. Ce qui est vrai de l'Italie est vrai de la Grece. Venise ne peut etre rendue a l'une sans que la Crete soit rendue a l'autre. Le meme principe ne peut affirmer d'un cote, et mentir de l'autre. Ce qui est la l'aurore ne peut etre ici le sepulcre.

En attendant, le sang coule, et l'Europe laisse faire. Elle en prend l'habitude. C'est aujourd'hui le tour du sultan. Il extermine une nationalite.

Existe-t-il un droit divin turc, venerable au droit divin chretien? Le meurtre, le vol, le viol, s'abattent a cette heure sur Candie comme ils se ruaient, il y a six mois, sur l'Allemagne. Ce qui ne serait pas permis a Schinderhannes est permis a la politique. Avoir l'epee au cote et assister tranquillement a des massacres, cela s'appelle etre homme d'etat. Il parait que la religion est interessee a ce que les turcs fassent paisiblement l'egorgement de Candie, et que la societe serait ebranlee si, entre Scarpento et Cythere, on ne passait point les petits enfants au fil de l'epee. Saccager les moissons et bruler les villages est utile. Le motif qui explique ces exterminations et les fait tolerer est au-dessus de notre penetration. Ce qui s'est fait en Allemagne cet ete nous etonne egalement. Une des humiliations des hommes qu'un long exil a rendus stupides—j'en suis un—c'est de ne point comprendre les grandes raisons des assassins actuels.

N'importe. La question cretoise est desormais posee.

Elle sera resolue, et resolue, comme toutes les questions de ce siecle, dans le sens de la delivrance.

La Grece complete, l'Italie complete, Athenes au sommet de l'une, Rome au sommet de l'autre; voila ce que nous, France, nous devons a nos deux meres.

C'est une dette, la France l'acquittera. C'est un devoir, la France le remplira.

Quand?

Perseverez.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 2 decembre 1866.

1867

La Turquie sur la Crete. L'Angleterre sur l'Irlande. Le Mexique recule. Le Portugal avance. Maximilien.—John Brown.—Hernani. Garibaldi.—Mentana.—Louis Bonaparte. Les petits enfants pauvres.

I

LA CRETE

LE PEUPLE CRETOIS A VICTOR HUGO

Omalos (Eparchie de Cydonie), Crete, 16 janvier 1867.

Un souffle de ton ame puissante est venu vers nous et a seche nos pleurs.

Nous avions dit a nos enfants: Par dela les mers il est des peuples genereux et forts, qui veulent la justice et briseront nos fers.

Si nous perissons dans la lutte, si nous vous laissons orphelins, errant dans la montagne avec vos meres affamees, ces peuples vous adopteront et vous n'aurez plus a souffrir.

Cependant, nous regardions en vain vers l'occident. De l'occident, aucun secours ne nous venait. Nos enfants disaient: Vous nous avez trompes. Ta lettre est venue, plus precieuse pour nous que la meilleure armee.

Car elle affirme notre droit.

C'est parce que nous savions notre droit que nous nous sommes souleves.

Pauvres montagnards, a peine armes, nous n'avions pas la pretention de vaincre a nous seuls ces deux grands empires allies contre nous, l'Egypte et la Turquie.

Mais nous voulions faire appel a l'opinion publique, seule maitresse, nous a-t-on dit, du monde actuel, faire appel aux grandes ames qui, comme toi, dirigent cette opinion.

Grace aux decouvertes de la science, la force materielle appartient aujourd'hui a la civilisation.

Il y a quatre siecles l'Europe etait impuissante contre les barbares.
Aujourd'hui, elle leur fait la loi.

Aussi n'y aura-t-il plus d'oppression dans l'humanite quand l'Europe le voudra.

Pourquoi donc, en vue des cotes italiennes, au centre de la
Mediterranee, a trente heures de la France, laisse-t-elle subsister
un pacha? comme au temps ou les turcs assiegeaient Otrante en Italie,
Vienne en Allemagne!

L'esclavage de la race noire vient d'etre aboli en Amerique. Mais le notre est bien plus odieux, bien plus insupportable que ne l'etait celui des negres. Malgre toutes les chartes, un turc est toujours un maitre plus dur qu'un citoyen des Etats-Unis.

Si tu pouvais connaitre l'histoire de chacune de nos familles, comme tu connais celle de notre malheureux pays, tu y verrais partout l'exil, la persecution, la mort, le pere egorge par le sabre de nos tyrans, la mere enlevee a ses petits enfants pour le plus avilissant des esclavages, les soeurs souillees, les freres blesses ou tues.

A ceux qui nous laissent tant souffrir et qui pourraient nous sauver, nous ne dirons que ceci: Vous ne savez donc pas la verite?

Quand deux vaisseaux, l'un anglais, l'autre russe, ont debarque au Piree quelques-unes de nos familles, il y avait la des etrangers. Ces etrangers ont vu que nous n'avions pas exagere nos souffrances.

Poete, tu es lumiere. Nous t'en conjurons, eclaire ceux qui nous ignorent, ceux que des imposteurs ont prevenus contre notre sainte cause.

Poete, notre belle langue le dit, tu es createur, createur des peuples, comme les chantres antiques.

Par tes chants splendides des Orientales, tu as deja grandement travaille a creer le peuple hellene moderne.

Acheve ton oeuvre.

Tu nous appelles vainqueurs. C'est par toi que nous vaincrons.

Au nom du peuple cretois, et par delegation des capitaines du pays, Le commandant des quatre departements de la Canee,

J. ZIMBRAKAKIS.

Hauteville-House, 17 fevrier 1867.

En ecrivant ces lignes, j'obeis a un ordre venu de haut; a un ordre venu de l'agonie.

Il m'est fait de Grece un deuxieme appel.

Une lettre, sortie du camp des insurges, datee d'Omalos, eparchie de Cydonie, teinte du sang des martyrs, ecrite au milieu des ruines, au milieu des morts, au milieu de l'honneur et de la liberte, m'arrive. Elle a quelque chose d'heroiquement imperatif. Elle porte cette suscription: Le peuple cretois a Victor Hugo. Cette lettre me dit: Continue ce que tu as commence.

Je continue, et, puisque Candie expirante le veut, je reprends la parole.

Cette lettre est signee: Zimbrakakis.

Zimbrakakis est le heros de cette insurrection candiote dont Zirisdani est le traitre.

A de certaines heures vaillantes, les peuples s'incarnent dans des soldats, qui sont en meme temps des esprits; tel fut Washington, tel fut Botzaris, tel est Garibaldi.

Comme John Brown s'est leve pour les noirs, comme Garibaldi s'est leve pour l'Italie, Zimbrakakis se leve pour la Crete.

S'il va jusqu'au bout, et il ira, soit qu'il succombe comme John
Brown, soit qu'il triomphe comme Garibaldi, Zimbrakakis sera grand.

Veut-on savoir ou en est la Crete? Voici des faits.

L'insurrection n'est pas morte. On lui a repris la plaine, mais elle a garde la montagne.

Elle vit, elle appelle, elle crie au secours.

Pourquoi la Crete s'est-elle revoltee? Parce que Dieu l'avait faite le plus beau pays du monde, et les turcs le plus miserable; parce qu'elle a des produits et pas de commerce, des villes et pas de chemins, des villages et pas de sentiers, des ports et pas de cales, des rivieres et pas de ponts, des enfants et pas d'ecoles, des droits et pas de lois, le soleil et pas de lumiere. Les turcs y font la nuit.

Elle s'est revoltee parce que la Crete est Grece et non Turquie, parce que l'etranger est insupportable, parce que l'oppresseur, s'il est de la race de l'opprime, est odieux, et, s'il n'en est pas, horrible; parce qu'un maitre baragouinant la barbarie dans le pays d'Etearque et de Minos est impossible; parce que tu te revolterais, France!

La Crete s'est revoltee et elle a bien fait.

Qu'a produit cette revolte? je vais le dire. Jusqu'au 3 janvier, quatre batailles, dont trois victoires. Apo corona, Vaffe, Castel Selino, et un desastre illustre, Arcadion! l'ile coupee en deux par l'insurrection, moitie aux turcs, moitie aux grecs; une ligne d'operations allant par Sciffo et Rocoli, de Kissamos a Lassiti et meme a Girapetra. Il y a six semaines, les turcs refoules n'avaient plus que quelques points du littoral, et le versant occidental des monts Psiloriti ou est Ambelirsa. En cette minute, le doigt leve de l'Europe eut sauve Candie. Mais l'Europe n'avait pas le temps. Il y avait une noce en cet instant-la, et l'Europe regardait le bal.

On connait ce mot, Arcadion, on connait peu le fait. En voici les details precis et presque ignores. Dans Arcadion, monastere du mont Ida, fonde par Heraclius, seize mille turcs attaquent cent quatrevingt-dix-sept hommes, et trois cent quarante-trois femmes, plus les enfants. Les turcs ont vingt-six canons et deux obusiers, les grecs ont deux cent quarante fusils. La bataille dure deux jours et deux nuits; le couvent est troue de douze cents boulets; un mur s'ecroule, les turcs entrent, les grecs continuent le combat, cent cinquante fusils sont hors de service, on lutte encore six heures dans les cellules et dans les escaliers, et il y a deux mille cadavres dans la cour. Enfin la derniere resistance est forcee; le fourmillement des turcs vainqueurs emplit le couvent. Il ne reste plus qu'une salle barricadee ou est la soute aux poudres, et dans cette salle, pres d'un autel, au centre d'un groupe d'enfants et de meres, un homme de quatrevingts ans, un pretre, l'igoumene Gabriel, en priere. Dehors on tue les peres et les maris; mais ne pas etre tues, ce sera la misere de ces femmes et de ces enfants, promis a deux harems. La porte, battue de coups de hache, va ceder et tomber. Le vieillard prend sur l'autel un cierge, regarde ces enfants et ces femmes, penche le cierge sur la poudre et les sauve. Une intervention terrible, l'explosion, secourt les vaincus, l'agonie se fait triomphe, et ce couvent heroique, qui a combattu comme une forteresse, meurt comme un volcan.

Psara n'est pas plus epique, Missolonghi n'est pas plus sublime.

Tels sont les faits. Qu'est-ce que font les gouvernements dits civilises? Qu'est-ce qu'ils attendent? Ils chuchotent: Patience, nous negocions.

Vous negociez! Pendant ce temps-la on arrache les oliviers et les chataigniers, on demolit les moulins a huile, on incendie les villages, on brule les recoltes, on envoie des populations entieres mourir de faim et de froid dans la montagne, on decapite les maris, on pend les vieillards, et un soldat turc, qui voit un petit enfant gisant a terre, lui enfonce dans les narines une chandelle allumee pour s'assurer s'il est mort. C'est ainsi que cinq blesses ont ete, a Arcadion, reveilles pour etre egorges.

Patience! dites-vous. Pendant ce temps-la les turcs entrent au village Mournies, ou il ne reste que des femmes et des enfants, et, quand ils en sortent, on ne voit plus qu'un monceau de ruines croulant sur un monceau de cadavres, grands et petits.

Et l'opinion publique? que fait-elle? que dit-elle? Rien. Elle est tournee d'un autre cote. Que voulez-vous? Ces catastrophes ont un malheur; elles ne sont pas a la mode.

Helas!

La politique patiente des gouvernements se resume en deux resultats: deni de justice a la Grece, deni de pitie a l'humanite.

Rois, un mot sauverait ce peuple. Un mot de l'Europe est vite dit.
Dites-le. A quoi etes-vous bons, si ce n'est a cela?

Non. On se tait, et l'on veut que tout se taise. Defense de parler de la Crete. Tel est l'expedient. Six ou sept grandes puissances conspirent contre un petit peuple. Quelle est cette conspiration? La plus lache de toutes. La conspiration du silence.

Mais le tonnerre n'en est pas.

Le tonnerre vient de la-haut, et, en langue politique, le tonnerre s'appelle revolution.

VICTOR HUGO.

II

LES FENIANS

Apres la Crete, l'Irlande se tourne vers l'habitant de Guernesey. Les femmes des Fenians condamnes lui ecrivent. De la une lettre de Victor Hugo a l'Angleterre.

A L'ANGLETERRE

L'angoisse est a Dublin. Les condamnations se succedent, les graces annoncees ne viennent pas. Une lettre que nous avons sous les yeux dit:—"… La potence va se dresser; le general Burke d'abord; viendront ensuite le capitaine Mac Afferty, le capitaine Mac Clure, puis trois autres, Kelly, Joice et Cullinane … Il n'y a pas une minute a perdre … Des femmes, des jeunes filles vous supplient … Notre lettre vous arrivera-t-elle a temps? … " Nous lisons cela, et nous n'y croyons pas. On nous dit: L'echafaud est pret. Nous repondons: Cela n'est pas possible. Calcraft n'a rien a voir a la politique. C'est deja trop qu'il existe a cote. Non, l'echafaud politique n'est pas possible en Angleterre. Ce n'est pas pour imiter les gibets de la Hongrie que l'Angleterre a acclame Kossuth; ce n'est pas pour recommencer les potences de la Sicile que l'Angleterre a glorifie Garibaldi. Que signifieraient les hourras de Londres et de Southampton? Supprimez alors tous vos comites polonais, grecs, italiens. Soyez l'Espagne.

Non, l'Angleterre, en 1867, n'executera pas l'Irlande. Cette Elisabeth ne decapitera pas cette Marie Stuart.

Le dix-neuvieme siecle existe.

Pendre Burke! Impossible. Allez-vous copier Tallaferro tuant John Brown, Chacon tuant Lopez, Geffrard tuant le jeune Delorme, Ferdinand tuant Pisacane?

Quoi! apres la revolution anglaise! quoi! apres la revolution francaise! quoi! dans la grande et lumineuse epoque ou nous sommes! il n'a donc ete rien dit, rien pense, rien proclame, rien fait, depuis quarante ans!

Quoi! nous presents, qui sommes plus que des spectateurs, qui sommes des temoins, il se passerait de telles choses! Quoi! les vieilles penalites sauvages sont encore la! Quoi! a cette heure, il se prononce de ces sentences: "Un tel, tel jour, vous serez traine sur la claie au lieu de votre supplice, puis votre corps sera coupe en quatre quartiers, lesquels seront laisses a la disposition de sa majeste qui en ordonnera selon son bon plaisir!" Quoi! un matin de mai ou de juin, aujourd'hui, demain, un homme, parce qu'il a une foi politique ou nationale, parce qu'il a lutte pour cette foi, parce qu'il a ete vaincu, sera lie de cordes, masque du bonnet noir, et pendu et etrangle jusqu'a ce que mort s'ensuive! Non! vous n'etes pas l'Angleterre pour cela.

Vous avez actuellement sur la France cet avantage d'etre une nation libre. La France, aussi grande que l'Angleterre, n'est pas maitresse d'elle-meme, et c'est la un sombre amoindrissement. Vous en tirez vanite. Soit. Mais prenez garde. On peut en un jour reculer d'un siecle. Retrograder jusqu'au gibet politique! vous, l'Angleterre! Alors, dressez une statue a Jeffryes.

Pendant ce temps-la, nous dresserons une statue a Voltaire.

Y pensez-vous? Quoi! vous avez Sheridan et Fox qui ont fonde l'eloquence parlementaire, vous avez Howard qui a aere la prison et attendri la penalite, vous avez Wilberforce qui a aboli l'esclavage, vous avez Rowland Hill qui a vivifie la circulation postale, vous avez Cobden qui a cree le libre echange, vous avez donne au monde l'impulsion colonisatrice, vous avez fait le premier cable transatlantique, vous etes en pleine possession de la virilite politique, vous pratiquez magnifiquement sous toutes les formes le grand droit civique, vous avez la liberte de la presse, la liberte de la tribune, la liberte de la conscience, la liberte de l'association, la liberte de l'industrie, la liberte domiciliaire, la liberte individuelle, vous allez par la reforme arriver au suffrage universel, vous etes le pays du vote, du poll, du meeting, vous etes le puissant peuple de l'habeas corpus. Eh bien! a toute cette splendeur ajoutez ceci, Burke pendu, et, precisement parce que vous etes le plus grand des peuples libres, vous devenez le plus petit!

On ne sait point le ravage que fait une goutte de honte dans la gloire. De premier, vous tomberiez dernier! Quelle est cette ambition en sens inverse? Quelle est cette soif de dechoir? Devant ces gibets dignes de la demence de George III, le continent ne reconnaitrait plus l'auguste Grande-Bretagne du progres. Les nations detourneraient leur face. Un affreux contre-sens de civilisation aurait ete commis, et par qui? par l'Angleterre! Surprise lugubre. Stupeur indignee. Quoi de plus hideux qu'un soleil d'ou, tout a coup, il sortirait de la nuit!

Non, non, non! je le repete, vous n'etes pas l'Angleterre pour cela.

Vous etes l'Angleterre pour montrer aux nations le progres, le travail, l'initiative, la verite, le droit, la raison, la justice, la majeste de la liberte! Vous etes l'Angleterre pour donner le spectacle de la vie et non l'exemple de la mort.

L'Europe vous rappelle au devoir.

Prendre a cette heure la parole pour ces condamnes, c'est venir au secours de l'Irlande; c'est aussi venir au secours de l'Angleterre.

L'une est en danger du cote de son droit, l'autre du cote de sa gloire.

Les gibets ne seront point dresses.

Burke, M'Clure, M'Afferty, Kelly, Joice, Cullinane, ne mourront point. Epouses et filles qui avez ecrit a un proscrit, il est inutile de vous couper des robes noires. Regardez avec confiance vos enfants dormir dans leurs berceaux. C'est une femme en deuil qui gouverne l'Angleterre. Une mere ne fera pas des orphelins, une veuve ne fera pas des veuves.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 28 mai 1867.

Cette parole fut entendue. Les Fenians ne furent pas executes.

III

L'EMPEREUR MAXIMILIEN

AU PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE MEXICAINE

Juarez, vous avez egale John Brown.

L'Amerique actuelle a deux heros, John Brown et vous. John Brown, par qui est mort l'esclavage; vous, par qui a vecu la liberte.

Le Mexique s'est sauve par un principe et par un homme. Le principe, c'est la republique; l'homme, c'est vous.

C'est, du reste, le sort de tous les attentats monarchiques d'aboutir a l'avortement. Toute usurpation commence par Puebla et finit par Queretaro.

L'Europe, en 1863, s'est ruee sur l'Amerique. Deux monarchies ont attaque votre democratie; l'une avec un prince, l'autre avec une armee; l'armee apportant le prince. Alors le monde a vu ce spectacle: d'un cote, une armee, la plus aguerrie des armees de l'Europe, ayant pour point d'appui une flotte aussi puissante sur mer qu'elle sur terre, ayant pour ravitaillement toutes les finances de la France, recrutee sans cesse, bien commandee, victorieuse en Afrique, en Crimee, en Italie, en Chine, vaillamment fanatique de son drapeau, possedant a profusion chevaux, artillerie, provisions, munitions formidables. De l'autre cote, Juarez.

D'un cote, deux empires; de l'autre, un homme. Un homme avec une poignee d'autres. Un homme chasse de ville en ville, de bourgade en bourgade, de foret en foret, vise par l'infame fusillade des conseils de guerre, traque, errant, refoule aux cavernes comme une bete fauve, accule au desert, mis a prix. Pour generaux quelques desesperes, pour soldats quelques deguenilles. Pas d'argent, pas de pain, pas de poudre, pas de canons. Les buissons pour citadelles. Ici l'usurpation appelee legitimite, la le droit appele bandit. L'usurpation, casque en tete et le glaive imperial a la main, saluee des eveques, poussant devant elle et trainant derriere elle toutes les legions de la force. Le droit, seul et nu. Vous, le droit, vous avez accepte le combat.

La bataille d'Un contre Tous a dure cinq ans. Manquant d'hommes, vous avez pris pour projectiles les choses. Le climat, terrible, vous a secouru; vous avez eu pour auxiliaire votre soleil. Vous avez eu pour defenseurs les lacs infranchissables, les torrents pleins de caimans, les marais pleins de fievres, les vegetations morbides, le vomito prieto des terres chaudes, les solitudes de sel, les vastes sables sans eau et sans herbe ou les chevaux meurent de soif et de faim, le grand plateau severe d'Anahuac qui se garde par sa nudite comme la Castille, les plaines a gouffres, toujours emues du tremblement des volcans, depuis le Colima jusqu'au Nevado de Toluca; vous avez appele a votre aide vos barrieres naturelles, l'aprete des Cordilleres, les hautes digues basaltiques, les colossales roches de porphyre. Vous avez fait la guerre des geants en combattant a coups de montagnes.

Et un jour, apres ces cinq annees de fumee, de poussiere et d'aveuglement, la nuee s'est dissipee, et l'on a vu les deux empires a terre, plus de monarchie, plus d'armee, rien que l'enormite de l'usurpation en ruine, et sur cet ecroulement un homme debout, Juarez, et, a cote de cet homme, la liberte.

Vous avez fait cela, Juarez, et c'est grand. Ce qui vous reste a faire est plus grand encore.

Ecoutez, citoyen president de la republique mexicaine.

Vous venez de terrasser les monarchies sous la democratie. Vous leur en avez montre la puissance; maintenant montrez-leur-en la beaute. Apres le coup de foudre, montrez l'aurore. Au cesarisme qui massacre, montrez la republique qui laisse vivre. Aux monarchies qui usurpent et exterminent, montrez le peuple qui regne et se modere. Aux barbares montrez la civilisation. Aux despotes montrez les principes.

Donnez aux rois, devant le peuple, l'humiliation de l'eblouissement.

Achevez-les par la pitie.

C'est surtout par la protection de notre ennemi que les principes s'affirment. La grandeur des principes, c'est d'ignorer. Les hommes n'ont pas de noms devant les principes; les hommes sont l'Homme. Les principes ne connaissent qu'eux-memes. Dans leur stupidite auguste, ils ne savent que ceci: la vie humaine est inviolable.

O venerable impartialite de la verite! le droit sans discernement, occupe seulement d'etre le droit, que c'est beau!

C'est devant ceux qui auraient legalement merite la mort qu'il importe d'abjurer cette voie de fait. Le plus beau renversement de l'echafaud se fait devant le coupable.

Que le violateur des principes soit sauvegarde par un principe. Qu'il ait ce bonheur, et cette honte! Que le persecuteur du droit soit abrite par le droit. En le depouillant de sa fausse inviolabilite, l'inviolabilite royale, vous mettez a nu la vraie, l'inviolabilite humaine. Qu'il soit stupefait de voir que le cote par lequel il est sacre, c'est le cote par lequel il n'est pas empereur. Que ce prince, qui ne se savait pas homme, apprenne qu'il y a en lui une misere, le prince, et une majeste, l'homme.

Jamais plus magnifique occasion ne s'est offerte. Osera-t-on frapper Berezowski en presence de Maximilien sain et sauf? L'un a voulu tuer un roi, l'autre a voulu tuer une nation.

Juarez, faites faire a la civilisation ce pas immense. Juarez, abolissez sur toute la terre la peine de mort.

Que le monde voie cette chose prodigieuse: la republique tient en son pouvoir son assassin, un empereur; au moment de l'ecraser, elle s'apercoit que c'est un homme, elle le lache et lui dit: Tu es du peuple comme les autres. Va!

Ce sera la, Juarez, votre deuxieme victoire. La premiere, vaincre l'usurpation, est superbe; la seconde, epargner l'usurpateur, sera sublime.

Oui, a ces rois dont les prisons regorgent, dont les echafauds sont rouilles de meurtres, a ces rois des gibets, des exils, des presides et des Siberies, a ceux-ci qui ont la Pologne, a ceux-ci qui ont l'Irlande, a ceux-ci qui ont la Havane, a ceux-ci qui ont la Crete, a ces princes obeis par les juges, a ces juges obeis par les bourreaux, a ces bourreaux obeis par la mort, a ces empereurs qui font si aisement couper une tete d'homme, montrez comment on epargne une tete d'empereur!

Au-dessus de tous les codes monarchiques d'ou tombent des gouttes de sang, ouvrez la loi de lumiere, et, au milieu de la plus sainte page du livre supreme, qu'on voie le doigt de la Republique pose sur cet ordre de Dieu: Tu ne tueras point.

Ces quatre mots contiennent le devoir.

Le devoir, vous le ferez.

L'usurpateur sera sauve, et le liberateur n'a pu l'etre, helas! Il y a huit ans, le 2 decembre 1859, j'ai pris la parole au nom de la democratie, et j'ai demande aux Etats-Unis la vie de John Brown. Je ne l'ai pas obtenue. Aujourd'hui je demande au Mexique la vie de Maximilien. L'obtiendrai-je?

Oui. Et peut-etre a cette heure est-ce deja fait.

Maximilien devra la vie a Juarez.

Et le chatiment? dira-t-on.

Le chatiment, le voila.

Maximilien vivra "par la grace de la Republique".

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 20 juin 1867.

Cette lettre fut ecrite et envoyee le 20 juin 1867. En ce moment-la meme, et pour ainsi dire a l'heure ou Victor Hugo ecrivait, avait lieu a Paris la premiere representation de la reprise d'Hernani. La lettre a Juarez fut publiee le 21 par les journaux anglais et les journaux belges. En meme temps une depeche telegraphique expediee de Londres par l'ambassade d'Autriche et par ordre special du vieil empereur Ferdinand II annoncait a Juarez que Victor Hugo demandait la grace de Maximilien. Cette depeche arriva trop tard. Maximilien venait d'etre execute. La republique mexicaine perdit la une grande occasion de gloire.

IV

VOLTAIRE

En 1867, le Siecle ouvrit une souscription populaire pour elever une statue a Voltaire. Victor Hugo envoya la liste de souscription du groupe des proscrits de Guernesey. Il ecrivit au redacteur du Siecle:

Souscrire pour la statue de Voltaire est un devoir public.

Voltaire est precurseur.

Porte-flambeau du dix-huitieme siecle, il precede et annonce la revolution francaise. Il est l'etoile de ce grand matin.

Les pretres ont raison de l'appeler Lucifer.

VICTOR HUGO.

V

JOHN BROWN

"Les gerants d'un journal de Paris, la Cooperation, organiserent, il y a quelques mois, une souscription limitee a un penny, afin de presenter une medaille a la veuve d'Abraham Lincoln. Ayant accompli cet objet, ils ont ouvert une souscription semblable afin de presenter un testimonial pareil a la veuve de John Brown; ils viennent d'adresser la lettre suivante a M. Victor Hugo:

(Courrier de l'Europe.)

Paris, le 30 juin 1867.

"Monsieur,

"Nous ouvrons une souscription a dix centimes pour offrir une medaille a la veuve de John Brown.

"Votre nom doit figurer en tete de nos listes.

"Nous vous inscrivons d'office le premier.

"Salutations fraternelles et respectueuses,

"PAUL BLANC,

"L'un des gerants de la Cooperation."

"M. Victor Hugo a envoye la reponse suivante:

Monsieur,

Je vous remercie.

Mon nom appartient a quiconque veut s'en servir pour le progres et pour la verite.

Une medaille a Lincoln appelle une medaille a John Brown. Acquittons cette dette, en attendant que l'Amerique acquitte la sienne. L'Amerique doit a John Brown une statue aussi haute que la statue de Washington. Washington a fonde la republique, John Brown a promulgue la liberte.

Je vous serre la main.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 3 juillet 1867.

VI

LA PEINE DE MORT
ABOLIE EN PORTUGAL

"On sait que le jeune roi dom Luiz de Portugal, avant de quitter son pays pour aller visiter l'Exposition universelle, a eu l'honneur de signer une loi votee par les deux chambres du parlement, qui abolit la peine de mort.

"Cet evenement considerable dans l'histoire de la civilisation a donne lieu, entre un noble portugais et Victor Hugo, a la correspondance qu'on va lire."

(Courrier de l'Europe, 10 aout 1867.)

A M. VICTOR HUGO

Lisbonne, le 27 juin 1867.

On vient de remporter un grand triomphe! Encore mieux; la civilisation a fait un pas de geant, le progres s'est acquis un solide fondement de plus! La lumiere a rayonne plus vive. Et les tenebres ont recule.

L'humanite compte une victoire immense. Les nations rendront successivement hommage a la verite; et les peuples apprendront a bien connaitre leurs vrais amis, les vrais amis de l'humanite.

Maitre! votre voix qui se fait toujours entendre lorsqu'il faut defendre un grand principe, mettre en lumiere une grande idee, exalter les plus nobles actions; votre voix qui ne se fatigue jamais de plaider la cause de l'opprime contre l'oppresseur, du faible contre le fort; votre voix, qu'on ecoute avec respect de l'orient a l'occident, et dont l'echo parvient jusqu'aux endroits les plus recules de l'univers; votre voix qui, tant de fois, se detacha forte, vigoureuse, terrible, comme celle d'un prophete geant de l'humanite, est arrivee jusqu'ici, a ete comprise ici, a parle aux coeurs, a ete traduite en un grand fait ici … dans ce recoin, quoique beni, presque invisible dans l'Europe, microscopique dans le monde; dans cette terre de l'extreme occident, si celebre jadis, qui sut inscrire des pages brillantes et ineffacables dans l'histoire des nations, qui a ouvert les ports de l'Inde au commerce du monde, qui a devoile des contrees inconnues, dont les hauts faits sont aujourd'hui presque oublies et comme effaces par les modernes conquetes de la civilisation, dans cette petite contree enfin qu'on appelle le Portugal!

Pourquoi les petits et les humbles ne se leveraient-ils pas, quand le dix-neuvieme siecle est deja si pres de son terme, pour crier aux grands et aux puissants: L'humanite est gemissante, regenerons-la; l'humanite se remue, calmons-la; l'humanite va tomber dans l'abime, sauvons-la?

Pourquoi les petits ne pourraient-ils pas montrer aux grands le chemin de la perfection? Pourquoi ne pourraient-ils, seulement parce qu'ils sont petits, apprendre aux puissants le chemin du devoir?

Le Portugal est une contree petite, sans doute; mais l'arbre de la liberte s'y est deja vigoureusement epanoui; le Portugal est une contree petite, sans doute, mais on n'y rencontre plus un seul esclave; le Portugal est une contree petite, c'est vrai; mais, c'est vous qui l'avez dit, c'est une grande nation.

Maitre! on vient de remporter un grand triomphe, je vous l'annonce. Les deux chambres du parlement ont vote dernierement l'abolition de la peine de mort.

Cette abolition, qui depuis plusieurs annees existait de fait, est aujourd'hui de droit. C'est deja une loi. Et c'est une grande loi dans une nation petite. Noble exemple! Sainte lecon!

Recevez l'embrassement respectueux de votre devoue ami et tres humble disciple,

PEDRO DE BRITO ARANHA.

A M. PEDRO DE BRITO ARANHA

Hauteville-House, 15 juillet.

Votre noble lettre me fait battre le coeur.

Je savais la grande nouvelle; il m'est doux d'en recevoir par vous l'echo sympathique.

Non, il n'y a pas de petits peuples.

Il y a de petits hommes, helas!

Et quelquefois ce sont ceux qui menent les grands peuples.

Les peuples qui ont des despotes ressemblent a des lions qui auraient des muselieres.

J'aime et je glorifie votre beau et cher Portugal. Il est libre, donc il est grand.

Le Portugal vient d'abolir la peine de mort.

Accomplir ce progres, c'est faire le grand pas de la civilisation.

Des aujourd'hui le Portugal est a la tete de l'Europe.

Vous n'avez pas cesse d'etre, vous portugais, des navigateurs intrepides. Vous allez en avant, autrefois dans l'ocean, aujourd'hui dans la verite. Proclamer des principes, c'est plus beau encore que de decouvrir des mondes.

Je crie: Gloire au Portugal, et a vous: Bonheur!

Je presse votre cordiale main.

V.H.

VII

HERNANI

Les exils se composent de details de tous genres qu'il faut noter, quelle que soit la petitesse du prescripteur. L'histoire se complete par ces curiosites-la. Ainsi M. Louis Bonaparte ne proscrivit pas seulement Victor Hugo, il proscrivit encore Hernani; il proscrivit tous les drames de l'ecrivain banni. Exiler un homme ne suffit pas, il faut exiler sa pensee. On voudrait exiler jusqu'a son souvenir. En 1853, le portrait de Victor Hugo fut une chose seditieuse; il fut interdit a MM. Pelvey et Marescq de le publier en tete d'une edition nouvelle qu'ils mettaient en vente.

Les puerilites finissent par s'user; l'opinion s'impatiente et reclame. En 1867, a l'occasion de l'Exposition universelle, M. Bonaparte permit Hernani.

On verra un peu plus loin que ce ne fut pas pour longtemps.

Depuis la deuxieme interdiction, Hernani n'a pas reparu au
Theatre-Francais.

Du reste, disons-le en passant, aujourd'hui encore, en 1875, beaucoup de choses faites par l'empire semblent avoir force de loi sous la republique. La republique que nous avons vit de l'etat de siege et s'accommode de la censure, et un peu d'empire melee a la liberte ne lui deplait pas. Les drames de Victor Hugo continuent d'etre a peu pres interdits; nous disons a peu pres, car ce qui etait patent sous l'empire est latent sous la republique. C'est la franchise de moins, voila tout. Les theatres officiels semblent avoir, a l'egard de Victor Hugo, une consigne qu'ils executent silencieusement. Quelquefois cependant le naturel militaire eclate, et la censure a la bonhomie soldatesque de s'avouer. Le censeur sabreur renonce aux petites decences betes du sbire civil, et se montre. Ainsi M. le general Ladmirault ne s'est pas cache pour interdire, au nom de l'etat de siege, le Roi s'amuse. Il ne s'est meme pas donne la peine d'expliquer en quoi Triboulet mettait Marie Alacoque en danger. Cela lui a paru evident, et cela lui a suffi; cela doit nous suffire aussi.

On se souvient qu'il y a deux ans un autre fonctionnaire, sous-prefet celui-la, a fait effacer le Revenant de l'affiche d'un theatre de province, en declarant que, pour dire sur un theatre quoi que ce soit qui fut de Victor Hugo, il fallait une permission speciale du ministre de l'interieur, renouvelable tous les soirs.

Revenons a 1867.

La reprise de Hernani, faite en 1867, eut lieu le 20 juin, au moment meme ou Victor Hugo intercedait pour Maximilien.

Les jeunes poetes contemporains dont on va lire les noms adresserent a
Victor Hugo la lettre que voici:

Cher et illustre maitre,

Nous venons de saluer des applaudissements les plus enthousiastes la reapparition au theatre de votre Hernani.

Le nouveau triomphe du plus grand poete francais a ete une joie immense pour toute la jeune poesie; la soiree du Vingt Juin fera epoque dans notre existence.

Il y avait cependant une tristesse dans cette fete. Votre absence etait penible a vos compagnons de gloire de 1830, qui ne pouvaient presser la main du maitre et de l'ami; mais elle etait plus douloureuse encore pour les jeunes, a qui il n'avait jamais ete donne de toucher cette main qui a ecrit la Legende des siecles.

Ils tiennent du moins, cher et illustre maitre, a vous envoyer l'hommage de leur respectueux attachement et de leur admiration sans bornes.

SULLY PRUDHOMME, ARMAND SILVESTRE, FRANCOIS COPPEE, GEORGES LAFENESTRE, LEON VALADE, LEON DIERX, JEAN AICARD, PAUL VERLAINE, ALBERT MEHAT, ANDRE THEURIET, ARMAND RENAUD, LOUIS-XAVIER DE RICARD, H. CAZALIS, ERNEST D'HERVILLY.

Victor Hugo repondit:

Bruxelles, 22 juillet 1867.

Chers poetes,

La revolution litteraire de 1830, corollaire et consequence de la revolution de 1789, est un fait propre a notre siecle. Je suis l'humble soldat de ce progres. Je combats pour la revolution sous toutes ses formes, sous la forme litteraire comme sous la forme sociale. J'ai la liberte pour principe, le progres pour loi, l'ideal pour type.

Je ne suis rien, mais la revolution est tout. La poesie du dix-neuvieme siecle est fondee. 1830 avait raison, et 1867 le demontre. Vos jeunes renommees sont des preuves a l'appui.

Notre epoque a une logique profonde, inapercue des esprits superficiels, et contre laquelle nulle reaction n'est possible. Le grand art fait partie de ce grand siecle. Il en est l'ame.

Grace a vous, jeunes et beaux talents, nobles esprits, la lumiere se fera de plus en plus. Nous, les vieux, nous avons eu le combat; vous, les jeunes, vous aurez le triomphe.

L'esprit du dix-neuvieme siecle combine la recherche democratique du Vrai avec la loi eternelle du Beau. L'irresistible courant de notre epoque dirige tout vers ce but souverain, la Liberte dans les intelligences, l'Ideal dans l'art. En laissant de cote tout ce qui m'est personnel, des aujourd'hui, on peut l'affirmer et on vient de le voir, l'alliance est faite entre tous les ecrivains, entre tous les talents, entre toutes les consciences, pour realiser ce resultat magnifique. La genereuse jeunesse, dont vous etes, veut, avec un imposant enthousiasme, la revolution tout entiere, dans la poesie comme dans l'etat. La litterature doit etre a la fois democratique et ideale; democratique pour la civilisation, ideale pour l'ame.

Le Drame, c'est le Peuple. La Poesie, c'est l'Homme. La est la tendance de 1830, continuee par vous, comprise par toute la grande critique de nos jours. Aucun effort reactionnaire, j'y insiste, ne saurait prevaloir contre ces evidences. La haute critique est d'accord avec la haute poesie.

Dans la mesure du peu que je suis, je remercie et je felicite cette critique superieure qui parle avec tant d'autorite dans la presse politique et dans la presse litteraire, qui a un sens si profond de la philosophie de l'art, et qui acclame unanimement 1830 comme 1789.

Recevez aussi, vous, mes jeunes confreres, mon remerciment.

A ce point de la vie ou je suis arrive, on voit de pres la fin, c'est-a-dire l'infini. Quand elle est si proche, la sortie de la terre ne laisse guere place dans notre esprit qu'aux preoccupations severes. Pourtant, avant ce melancolique depart dont je fais les preparatifs, dans ma solitude, il m'est precieux de recevoir votre lettre eloquente, qui me fait rever une rentree parmi vous et m'en donne l'illusion, douce ressemblance du couchant avec l'aurore. Vous me souhaitez la bienvenue, a moi qui m'appretais au grand adieu.

Merci. Je suis l'absent du devoir, et ma resolution est inebranlable, mais mon coeur est avec vous.

Je suis fier de voir mon nom entoure des votres. Vos noms sont une couronne d'etoiles.

VICTOR HUGO.

VIII

MENTANA
A GARIBALDI

I

    Ces jeunes gens, ces fils de Brutus, de Camille,
    De Thraseas, combien etaient-ils? quatre mille.
    Combien sont morts? six cents. Six cents! comptez, voyez.
    Une dispersion de membres foudroyes,
    Des bras rompus, des yeux troues et noirs, des ventres
    Ou fouillent en hurlant les loups sortis des antres,
    De la chair mitraillee au milieu des buissons,
    C'est la tout ce qui reste, apres les trahisons,
    Apres le piege, apres les guets-apens infames,
    Helas, de ces grands coeurs et de ces grandes ames!
    Voyez. On les a tous fauches d'un coup de faulx.
    Leur crime? ils voulaient Rome et ses arcs triomphaux;

    Ils defendaient l'honneur et le droit, ces chimeres.
    Venez, reconnaissez vos enfants, venez, meres!
    Car, pour qui l'allaita, l'homme est toujours l'enfant.
    Tenez; ce front hagard, qu'une balle ouvre et fend,
    C'est l'humble tete blonde ou jadis, pauvre femme,
    Tu voyais rayonner l'aurore et poindre l'ame;
    Ces levres, dont l'ecume a souille le gazon,
    O nourrice, apres toi begayaient ta chanson;
    Cette main froide, aupres de ces paupieres closes,
    Fit jaillir ton lait sous ses petits doigts roses;
    Voici le premier-ne, voici le dernier-ne.
    O d'esperance eteinte amas infortune!
    Pleurs profonds! ils vivaient; ils reclamaient leur Tibre;
    Etre jeune n'est pas complet sans etre libre;
    Ils voulaient voir leur aigle immense s'envoler;
    Ils voulaient affranchir, reparer, consoler;
    Chacun portait en soi, pieuse idolatrie,
    Le total des affronts soufferts par la patrie,
    Ils savaient tout compter, tout, hors les ennemis.
    Helas! vous voila donc pour jamais endormis!
    Les heures de lumiere et d'amour sont passees,
    Vous n'effeuillerez plus avec vos fiancees
    L'humble etoile des pres qui rayonne et fleurit….
    Que de sang sur ce pretre, o pale Jesus-Christ!

    Pontife elu que l'ange a touche de sa palme,
    A qui Dieu commanda de tenir, doux et calme,
    Son evangile ouvert sur le monde orphelin,
    O frere universel a la robe de lin,
    A demi dans la chaire, a demi dans la tombe,
    Serviteur de l'agneau, gardien de la colombe,
    Qui des cieux dans ta main portes le lys tremblant,
    Homme pres de ta fin, car ton front est tout blanc
    Et le vent du sepulcre en tes cheveux se joue,
    Vicaire de celui qui tendait l'autre joue,
    A cette heure, o semeur des pardons infinis,
    Ce qui plait a ton coeur et ce que tu benis
    Sur notre sombre terre ou l'ame humaine lutte,
    C'est un fusil tuant douze hommes par minute!

    Jules deux reparait sous sa mitre de fer.
    La papaute feroce avoue enfin l'enfer.

    Certes, l'outil du meurtre a bien rempli sa tache;
    Ces rois! leur foudre est traitre et leur tonnerre est lache.
    Avoir ete trop grands, francais, c'est importun.
    Jadis un contre dix, aujourd'hui dix contre un.
    France, on te deshonore, on te traine, on te lie,
    Et l'on te force a mettre au bagne l'Italie.
    Voila ce qu'on te fait, colosse en proie aux nains!
    Un ruisseau fumant coule au flanc des Apennins.

II

    O sinistre vieillard, te voila responsable
    Du vautour deterrant un crane dans le sable,
    Et du croassement lugubre des corbeaux!
    Emplissez desormais ses visions, tombeaux,
    Paysages hideux ou rodent les belettes,
    Silhouettes d'oiseaux perches sur des squelettes!
    S'il dort, apparais-lui, champ de bataille noir!

    Les canons sont tout chauds; ils ont fait leur devoir,
    La mitraille invoquee a tenu sa promesse;
    C'est fait. Les morts sont morts. Maintenant dis la messe.
    Prends dans tes doigts l'hostie en t'essuyant un peu,
    Car il ne faudrait pas mettre du sang a Dieu!
    Du reste tout est bien. La France n'est pas fiere;
    Le roi de Prusse a ri; le denier de Saint-Pierre
    Prospere, et l'irlandais donne son dernier sou;
    Le peuple cede et met en terre le genou;
    De peur qu'on ne le fauche, il plie, etant de l'herbe;
    On reprend Frosinone et l'on rentre a Viterbe;
    Le czar a commande son service divin;
    Partout ou quelque mort blemit dans un ravin,
    Le rat joyeux le ronge en tremblant qu'il ne bouge;
    Ici la terre est noire; ici la plaine est rouge;

    Garibaldi n'est plus qu'un vain nom immortel,
    Comme Leonidas, comme Guillaume Tell;
    Le pape, a la Sixtine, au Gesu, chez les Carmes,
    Met tous ses diamants; tendre, il repand des larmes
    De joie; il est tres doux; il parle du succes
    De ses armes, du sang verse, des bons francais,
    Des quantites de plomb que la bombarde jette,
    Modestement, les yeux baisses, comme un poete
    Se fait un peu prier pour reciter ses vers.
    De convois de blesses les chemins sont couverts.
    Partout rit la victoire.

Utilite des traitres.

    Dans les perles, la soie et l'or, parmi tes reitres
    Qu'hier, du doigt, aux champs de meurtre tu guidais,
    Pape, assis sur ton trone et siegeant sous ton dais,
    Coiffe de ta tiare aux trois couronnes, pretre,
    Tu verras quelque jour au Vatican peut-etre
    Entrer un homme triste et de haillons vetu,
    Un pauvre, un inconnu. Tu lui diras:—Qu'es-tu,
    Passant? que me veux-tu? sors-tu de quelque geole?
    Pourquoi voit-on ces brins de laine a ton epaule?
    —Une brebis etait tout a l'heure dessus,
    Repondra-t-il. Je viens de loin. Je suis Jesus.

III

    Une chaine au heros! une corde a l'apotre!
    John Brown, Garibalbi, passez l'un apres l'autre.
    Quel est ce prisonnier? c'est le liberateur.
    Sur la terre, en tous lieux, du pole a l'equateur,
    L'iniquite prevaut, regne, triomphe, et mene
    De force aux lachetes la conscience humaine.
    O prodiges de honte! etranges impudeurs!
    On accepte un soufflet par des ambassadeurs.
    On jette aux fers celui qui nous a fait l'aumone.
    —Tu sais, je t'ai blame de lui donner-ce trone!
    On etait gentilhomme, on devient alguazil.
    Debiteur d'un royaume, on paie avec l'exil.

    Pourquoi pas? on est vil. C'est qu'on en recoit l'ordre.
    Rampons. Lecher le maitre est plus sur que le mordre.
    D'ailleurs tout est logique. Ou sont les contre-sens?
    La gloire a le cachot, mais le crime a l'encens;
    De quoi vous plaignez-vous? L'infame etant l'auguste,
    Le vrai doit etre faux, et la balance est juste.
    On dit au soldat: frappe! il doit frapper. La mort
    Est la servante sombre aux ordres du plus fort.
    Et puis, l'aigle peut bien venir en aide au cygne!
    Mitrailler est le dogme et croire est la consigne.

    Qu'est pour nous le soldat? du fer sur un valet.
    Le pape veut avoir son Sadowa; qu'il l'ait.
    Quoi donc! en viendra-t-on dans le siecle ou nous sommes
    A mettre en question le vieux droit qu'ont les hommes
    D'obeir a leur prince et de s'entre-tuer?
    Au pretendu progres pourquoi s'evertuer
    Quand l'humble populace est surtout coutumiere?
    La masse a plus de calme ayant moins de lumiere.
    Tous les grands interets des peuples, l'echafaud,
    La guerre, le budget, l'ignorance qu'il faut,
    Courent moins de dangers, et sont en equilibre
    Sur l'homme garrotte mieux que sur l'homme libre.
    L'homme libre se meut et cause un tremblement.
    Un Garibaldi peut tout rompre a tout moment;
    Il entraine apres lui la foule, qui deserte
    Et passe a l'Ideal. C'est grave. On comprend, certe,
    Que la societe, sur qui veillent les cours,
    Doit trembler et fremir et crier au secours,
    Tant qu'un heros n'est pas mis hors d'etat de nuire.

Le phare, aux yeux de l'ombre, est coupable de luire.

IV

    Votre Garibaldi n'a pas trouve le joint.
    Ca, le but de tout homme ici-bas n'est-il point
    De tacher d'etre dupe aussi peu que possible?
    Jouir est bon. La vie est un tir a la cible.
    Le scrupule en haillons grelotte; je le plains.
    Rien n'a plus de vertu que les coffres-forts pleins.
    Il est de l'interet de tous qu'on ait des princes
    Qui fassent refluer leur or dans les provinces;
    C'est pour cela qu'un roi doit etre riche; avoir
    Une liste civile enorme est son devoir;
    Le pape, qu'on voudrait confiner dans les astres,
    Est un roi comme un autre. Il a besoin de piastres,
    Que diable! L'opulence est le droit du saint lieu;
    Il faut dorer le pape afin de prouver Dieu;
    N'avoir pas une pierre ou reposer sa tete
    Est bon pour Jesus-Christ. La loque est deshonnete.
    Voyons la question par le cote moral;
    Le but du colonel est d'etre general,
    Le but du marechal est d'etre connetable!
    Avant tout, mon paiement. Mettons cartes sur table.
    Un renegat a tort tant qu'il n'est pas muchir;
    Alors il a raison. S'arrondir, s'enrichir,
    Tout est la. Regardez, nous prenons les Hanovres.
    Et quant a ces bandits qui veulent rester pauvres,
    Ils sont les ennemis publics. Sus! hors la loi!
    Ils donnent le mauvais exemple. Coffrez-moi
    Ce gueux, qui, dictateur, n'a rien mis dans sa poche.

    On se heurte au battant lorsqu'on touche a la cloche,
    Et lorsqu'on touche au pretre on se heurte au soudard.
    Morbleu, la papaute n'est pas un objet d'art!

    Par le sabre en Espagne, en Prusse par la schlague,
    Par la censure en France, on modere, on elague
    L'exces de reverie et de tendance au droit.
    Le peuple est pour le prince un soulier fort etroit;
    L'elargir en l'usant aux marches militaires
    Est utile. Un pontife en ses sermons austeres,
    Sait rattacher au ciel nos lois, qu'on nomme abus,
    Et le knout en latin s'appelle Syllabus.
    L'ordre est tout. Le fusil Chassepot est suave.
    Le progres est beni; dans quoi? dans le zouave!
    Les boulets sont benis dans leurs coups; le chacal
    Est beni dans sa faim, s'il est pontifical.
    Nous trouvons excellent, quant a nous, que le pape
    Rie au nez de ce siecle inepte, ecrase, frappe;
    Et, du moment qu'on veut lui prendre son argent,
    Se fasse carrement recruteur et sergent,
    Pousse a la guerre, et crie: a mort quiconque est libre!
    Qu'il recommande au prone un obus de calibre,
    Qu'il dise en achevant sa priere: egorgez!
    Envoie aux combattants force fourgons charges,
    De la poudre, du fer, du plomb, et ravitaille
    L'extermination sur les champs de bataille!

V

    Qu'il aille donc! qu'il aille, emportant son mandat,
    Ce chevalier errant des peuples, ce soldat.
    Ce paladin, ce preux de l'ideal! qu'il parte.
    Nous, les proscrits d'Athene, a ce proscrit de Sparte,
    Ouvrons nos seuils; qu'il soit notre hote maintenant;
    Qu'en notre maison sombre il entre rayonnant.
    Oui, viens, chacun de nous, frere a l'ame meurtrie,
    Veut avec son exil te faire une patrie!
    Viens, assieds-toi chez ceux qui n'ont plus de foyer.
    Viens, toi qu'on a pu vaincre et qu'on n'a pu ployer!
    Nous chercherons quel est le nom de l'esperance;
    Nous dirons: Italie! et tu repondras: France!
    Et nous regarderons, car le soir fait rever,
    En attendant les droits, les astres se lever.
    L'amour du genre humain se double d'une haine
    Egale au poids du joug, au froid noir de la chaine,
    Aux mensonges du pretre, aux cruautes du roi.
    Nous sommes rugissants et terribles. Pourquoi?
    Parce que nous aimons. Toutes ces humbles tetes,
    Nous voulons les voir croitre et nous sommes des betes
    Dans l'antre, et nous avons les peuples pour petits.
    Jetes au meme ecueil, mais non pas engloutis,
    Frere, nous nous dirons tous les deux notre histoire;
    Tu me raconteras Palerme et ta victoire,
    Je te dirai Paris, sa chute et nos sanglots,
    Et nous lirons ensemble Homere au bord des flots.
    Puis tu continueras ta marche apre et hardie.

Et, la-bas, la lueur deviendra l'incendie.

VI

    Ah! race italienne, il etait ton appui!
    Ah! vous auriez eu Rome, o peuples, grace a lui,
    Grace au bras du guerrier, grace au coeur du prophete.
    D'abord il l'eut donnee, ensuite il l'eut refaite.

    Oui, calme, ayant en lui de la grandeur assez
    Pour s'ajouter sans trouble aux heros trepasses,
    Il eut reforge Rome; il eut mele l'exemple
    Du vieux sepulcre avec l'exemple du vieux temple;
    Il eut mele Turin, Pise, Albe, Velletri,
    Le Capitole avec le Vesuve, et petri
    L'ame de Juvenal avec l'ame de Dante;
    Il eut trempe d'airain la fibre independante;
    Il vous eut des titans montre les fiers chemins.
    Pleurez, italiens! il vous eut faits romains.

VII

    Le crime est consomme. Qui l'a commis? Ce pape?
    Non. Ce roi? non. Le glaive a leur bras faible echappe.
    Qui donc est le coupable alors? Lui. L'homme obscur;
    Celui qui s'embusqua derriere notre mur;
    Le fils du Sinon grec et du Judas biblique;
    Celui qui, souriant, guetta la republique,
    Son serment sur le front, son poignard a la main.

    Il est parmi vous, rois, o groupe a peine humain,
    Un homme que l'eclair de temps en temps regarde.
    Ce condamne, qui triple autour de lui sa garde,
    Perd sa peine. Son tour approche. Quand? Bientot.
    C'est pourquoi l'on entend un grondement la-haut.
    L'ombre est sur vos palais, o rois. La nuit l'apporte.
    Tel que l'executeur frappant a votre porte,
    Le tonnerre demande a parler a quelqu'un.

    Et cependant l'odeur des morts, affreux parfum
    Qui se mele a l'encens des Tedeums superbes,
    Monte du fond des bois, du fond des pres pleins d'herbes,
    Des steppes, des marais, des vallons, en tous lieux!
    Au fatal boulevard de Paris oublieux,
    Au Mexique, en Pologne, en Crete ou la nuit tombe,
    En Italie, on sent un miasme de tombe,
    Comme si, sur ce globe et sous le firmament,
    Etant dans sa saison d'epanouissement,
    Vaste mancenillier de la terre en demence,
    Le carnage vermeil ouvrait sa fleur immense.
    Partout des egorges! des massacres partout!
    Le cadavre est a terre et l'idee est debout.

    Ils gisent etendus dans les plaines farouches,
    L'appel aux armes flotte au-dessus de leurs bouches.
    On les dirait semes. Ils le sont. Le sillon
    Se nomme liberte. La mort est l'aquilon,
    Et les morts glorieux sont la graine sublime
    Qu'elle disperse au loin sur l'avenir, abime.
    Germez, heros! et vous, cadavres, pourrissez.
    Fais ton oeuvre, o mystere! epars, nus, herisses,
    Beants, montrant au ciel leurs bras coupes qui pendent,
    Tous ces extermines immobiles attendent.

    Et tandis que les rois, joyeux et desastreux,
    Font une fete auguste et triomphale entre eux,
    Tandis que leur olympe abonde, au fond des nues,
    En fanfare, en festins, en joie, en gorges nues,
    Rit, chante, et, sur nos fronts, montre aux hommes contents
    Une fraternite de czars et de sultans,
    De son cote, la-bas, au desert, sous la bise,
    Dans l'ombre avec la mort le vautour fraternise;
    Les betes du sepulcre ont leur vil rendez-vous;
    Le freux, la louche orfraie, et le pygargue roux,
    L'apre autour, les milans, feroces hirondelles,
    Volent droit aux charniers, et tous a tire-d'ailes.
    Se hatent vers les morts, et ces rauques oiseaux
    S'abattent, l'un mordant la chair, l'autre les os,
    Et, criant, s'appelant, le feu sous les paupieres,
    Viennent boire le sang qui coule entre les pierres.

VIII

    O peuple, noir dormeur, quand t'eveilleras-tu?
    Rester couche sied mal a qui fut abattu.
    Tu dors, avec ton sang sur les mains, et, stigmate
    Que t'a laisse l'abjecte et dure casemate,
    La marque d'une corde autour de tes poignets.
    Qu'as-tu fait de ton ame, o toi qui t'indignais?
    L'empire est une cave, et toutes les especes
    De nuit te tiennent pris sous leurs brumes epaisses.
    Tu dors, oubliant tout, ta grandeur, son complot,
    La liberte, le droit, ces lumieres d'en haut;
    Tu fermes les yeux, lourd, gisant sous d'affreux voiles,
    Sans souci de l'affront que tu fais aux etoiles!
    Allons, remue. Allons, mets-toi sur ton seant.
    Qu'on voie enfin bouger le torse du geant.
    La longueur du sommeil devient ignominie.
    Es-tu las? es-tu sourd? es-tu mort? Je le nie.
    N'as-tu pas conscience en ton accablement
    Que l'opprobre s'accroit de moment en moment?
    N'entends-tu pas qu'on marche au-dessus de ta tete?
    Ce sont les rois. Ils font le mal. Ils sont en fete.
    Tu dors sur ce fumier! Toi qui fus citoyen,
    Te voila devenu bete de somme. Eh bien,
    L'ane se leve, et brait; le boeuf se dresse, et beugle.
    Cherche donc dans ta nuit puisqu'on t'a fait aveugle!

    O toi qui fus si grand, debout! car il est tard.
    Dans cette obscurite l'on peut mettre au hasard
    La main sur de la honte ou bien sur de la gloire;
    Etends le bras le long de la muraille noire;
    L'inattendu dans l'ombre ici peut se cacher;
    Tu parviendras peut-etre a trouver, a toucher,
    A saisir une epee entre tes poings funebres,
    Dans le tatonnement farouche des tenebres!

Hauteville-House, novembre 1867.

Un mois ne s'etait pas ecoule depuis la publication de ce poeme, que dix-sept traductions en avaient deja paru, dont quelques-unes en vers. Le dechainement de la presse clericale augmenta le retentissement.

Garibaldi repondit a Victor Hugo par un poeme en vers francais, noble remerciement d'une grande ame.

La publication du poeme de Victor Hugo donna lieu a un incident. En ce moment-la (novembre 1867), on jouait Hernani au Theatre-Francais, et l'on allait jouer Ruy Blas a l'Odeon. Les representations d'Hernani furent arretees, et Victor Hugo recut a Guernesey la lettre suivante:

"Le directeur du Theatre imperial de l'Odeon a l'honneur d'informer M.
Victor Hugo que la reprise de Ruy Blas est interdite.

"CHILLY."

Victor Hugo repondit:

"A M. Louis Bonaparte, aux Tuileries.

"Monsieur, je vous accuse reception de la lettre signee CHILLY.

"VICTOR HUGO."

IX

LES ENFANTS PAUVRES

Noel. Decembre 1867.

J'eprouve toujours un certain embarras a voir tant de personnes reunies autour d'une chose si simple et si petite. Moi, solitaire, une fois par an j'ouvre ma maison. Pourquoi? Pour montrer a qui veut la voir une humble fete, une heure de joie donnee, non par moi, mais par Dieu, a quarante enfants pauvres. Toute l'annee la misere, un jour la joie. Est-ce trop!

Mesdames, c'est a vous que je m'adresse, car a qui offrir la joie des enfants, si ce n'est au coeur des femmes?—Pensez toutes a vos enfants en voyant ceux-ci, et, dans la mesure de vos forces, et pour commencer des l'enfance la fraternite des hommes, faites, vous qui etes des meres heureuses et favorisees, faites que les petits riches ne soient pas envies par les petits pauvres! Semons l'amour. C'est ainsi que nous apaiserons l'avenir.

Comme je le disais l'an dernier, a pareille occasion, faire du bien a quarante enfants est un fait insignifiant; mais si ce nombre de quarante enfants pouvait, par le concours de tous les bons coeurs, s'accroitre indefiniment, alors il y aurait un exemple utile. Et c'est dans ce but de propagande que j'ai consenti a laisser se repandre un peu de publicite sur le Diner des enfants pauvres institue a Hauteville-House.

Cette petite fondation a donc deux buts principaux, un but d'hygiene et un but de propagande.

Au point de vue de l'hygiene, reussit-elle? Oui. La preuve la voici: depuis six ans que ce Diner des enfants pauvres est fonde a Hauteville-House, sur quarante enfants qui y prennent part, deux seulement sont morts. Deux en six ans! Je livre ce fait aux reflexions des hygienistes et des medecins.

Au point de vue de la propagande, reussit-elle? Oui. Des Diners hebdomadaires pour l'enfance pauvre, fondes sur le modele de celui-ci, commencent a s'etablir un peu partout; en Suisse, en Angleterre, surtout en Amerique. J'ai recu hier un journal anglais, le Leith Pilot, qui en recommande vivement l'etablissement.

L'an dernier je vous lisais une lettre, inseree dans le Times, annoncant a Londres la fondation d'un diner de 320 enfants. Aujourd'hui voici une lettre que m'ecrit lady Thompson, tresoriere d'un Diner d'enfants pauvres dans la paroisse de Marylebone, ou sont admis 6,000 enfants. De 300 a 6,000, c'est la une progression magnifique, d'une annee a l'autre. Je felicite et je remercie ma noble correspondante, lady Thompson. Grace a elle et a ses honorables amis, l'idee du solitaire a fructifie. Le petit ruisseau de Guernesey est devenu a Londres un grand fleuve.

Un dernier mot.

Tous, tant que nous sommes, nous avons ici-bas des devoirs de diverses sortes. Dieu nous impose d'abord les devoirs severes. Nous devons, dans l'interet de tous les hommes, lutter; nous devons combattre les forts et les puissants, les forts quand ils abusent de la force, les puissants quand ils emploient au mal la puissance; nous devons prendre au collet le despote, quel qu'il soit, depuis le charretier qui maltraite un cheval jusqu'au roi qui opprime un peuple. Resister et lutter, ce sont de rudes necessites. La vie serait dure si elle ne se composait que de cela.

Quelquefois, a bout de forces, on demande, en quelque sorte, grace au devoir. On se tourne vers la conscience: Que veux-tu que j'y fasse? repond la conscience; le devoir est de continuer. Pourtant on interrompt un moment la lutte, on se met a contempler les enfants, les pauvres petits, les frais visages que fait lumineux et roses l'aube auguste de la vie, on se sent emu, on passe de l'indignation a l'attendrissement, et alors on comprend la vie entiere, et l'on remercie Dieu, qui, s'il nous donne les puissants et les mechants a combattre, nous donne aussi les innocents et les faibles a soulager, et qui, a cote des devoirs severes, a place les devoirs charmants. Les derniers consolent des premiers.

1868

Manin au tombeau.—Flourens en prison. La liberte, comprimee en Crete, reparait en Espagne. Apres le devoir envers les hommes, le devoir envers les enfants.

I

MANIN

Victor Hugo, invite par les patriotes venitiens a venir assister a la ceremonie de la translation des cendres de Manin a Venise, repondit par la lettre suivante:

Hauteville-House, 16 mars 1868.

On m'ecrit de Venise, et l'on me demande si j'ai une parole a dire dans cette illustre journee du 22 mars.

Oui. Et cette parole, la voici:

Venise a ete arrachee a Manin comme Rome a Garibaldi.

Manin mort reprend possession de Venise. Garibaldi vivant rentrera a
Rome.

La France n'a pas plus le droit de peser sur Rome que l'Autriche n'a eu le droit de peser sur Venise.

Meme usurpation, qui aura le meme denoument.

Ce denoument, qui accroitra l'Italie, grandira la France.

Car toutes les choses justes que fait un peuple sont des choses grandes.

La France libre tendra la main a l'Italie complete.

Et les deux nations s'aimeront. Je dis ceci avec une joie profonde, moi qui suis fils de la France et petit-fils de l'Italie.

Le triomphe de Manin aujourd'hui predit le triomphe de Garibaldi demain.

Ce jour du 22 mars est un jour precurseur.

De tels sepulcres sont pleins de promesses. Manin fut un combattant et un proscrit du droit; il a lutte pour les principes; il a tenu haut l'epee de lumiere. Il a eu, comme Garibaldi, la douceur heroique. La liberte de l'Italie, visible, quoique voilee, est debout derriere son cercueil. Elle otera son voile.

Et alors elle deviendra la paix tout en restant la liberte.

Voila ce qu'annonce Manin rentrant a Venise.

Dans un mort comme Manin il y a de l'esperance.

VICTOR HUGO.

II

GUSTAVE FLOURENS

En presence de certains faits, un cri d'indignation echappe.

M. Gustave Flourens est un jeune ecrivain de talent. Fils d'un pere devoue a la science, il est devoue au progres. Quand l'insurrection de Crete a eclate, il est alle en Crete. La nature l'avait fait penseur, la liberte l'a fait soldat. Il a epouse la cause cretoise, il a lutte pour la reunion de la Crete a la Grece; il a finalement adopte cette Candie heroique; il a saigne et souffert sur cette terre infortunee, il y a eu chaud et froid, faim et soif; il a guerroye, ce parisien, dans les monts Blancs de Sphakia, il a subi les durs etes et les rudes hivers, il a connu les sombres champs de bataille, et plus d'une fois, apres le combat, il a dormi dans la neige a cote de ceux qui dormaient dans la mort. Il a donne son sang, il a donne son argent. Detail touchant, il lui est arrive de preter trois cents francs a ce gouvernement de Crete, dedaigne, on le comprend, des gouvernements qui s'endettent de treize milliards [note: C'etait a cette epoque la dette de la France sous l'empire. Depuis, Sedan et ses suites ont accru cette dette de dix milliards. Grace a l'aventure finale de l'empire, la France doit dix milliards de plus; il est vrai qu'elle a deux provinces de moins.]. Apres des annees d'un opiniatre devouement, ce francais a ete fait cretois. L'assemblee nationale candiote s'est adjoint M. Gustave Flourens; elle l'a envoye en Grece faire acte de fraternite, et l'a charge d'introduire les deputes cretois au parlement hellenique. A Athenes, M. Gustave Flourens a voulu voir Georges de Danemark, qui est roi de Grece, a ce qu'il parait. M. Gustave Flourens a ete arrete.

Francais, il avait un droit; cretois, il avait un devoir. Devoir et droit ont ete meconnus. Le gouvernement grec et le gouvernement francais, deux complices, l'ont embarque sur un paquebot de passage, et il a ete apporte de force a Marseille. La, il etait difficile de ne pas le laisser libre; on a du le lacher. Mis en liberte, M. Gustave Flourens est immediatement reparti pour la Grece. Moins de huit jours apres avoir ete expulse d'Athenes, il y rentrait. C'etait son devoir. M. Gustave Flourens a accepte une mission sacree, il est le depute d'un peuple qui expire, il est porteur d'un cri d'agonie, il est depositaire du plus auguste des fideicommis, du droit d'une nation; ce fideicommis, il veut y faire honneur; cette mission, il veut la remplir. De la son obstination intrepide. Or, sous de certains regnes, qui fait son devoir, fait un crime. A cette heure, M. Gustave Flourens est hors la loi. Le gouvernement grec le traque, le gouvernement francais le livre, et voici ce que ce lutteur stoique m'ecrit d'Athenes, ou il est cache: Si je suis pris, je m'attends au poison dans quelque cachot.

Dans une autre lettre, qu'on nous ecrit de Grece, nous lisons: Gustave Flourens est abandonne.

Non, il n'est pas abandonne. Que les gouvernements le sachent, ceux qui se croient forts comme la Russie, et ceux qui se sentent faibles comme la Grece, ceux qui torturent la Pologne, comme ceux qui trahissent la Crete, qu'ils le sachent, et qu'ils y songent, la France est une immense force inconnue. La France n'est pas un empire, la France n'est pas une armee, la France n'est pas une circonscription geographique, la France n'est pas meme une masse de trente-huit millions d'hommes plus ou moins distraits du droit par la fatigue; la France est une ame. Ou est-elle? Partout. Peut-etre meme en ce moment est-elle plutot ailleurs qu'en France. Il arrive quelquefois a une patrie d'etre exilee. Une nation comme la France est un principe, et son vrai territoire c'est le droit. C'est la qu'elle se refugie, laissant la terre, devenue glebe, au joug, et le domaine materiel a l'oppression materielle. Non, la Crete, qu'on met hors les nations, n'est pas abandonnee. Non, son depute et son soldat, Gustave Flourens, qu'on met hors la loi, n'est pas abandonne. La verite, cette grande menace, est la, et veille. Les gouvernements dorment ou font semblant, mais il y a quelque part des yeux ouverts. Ces yeux voient et jugent. Ces yeux fixes sont redoutables. Une prunelle ou est la lumiere est une attaque continue a tout ce qui est faux, inique et nocturne. Sait-on pourquoi les cesars, les sultans, les vieux rois, les vieux codes et les vieux dogmes se sont ecroules? C'est parce qu'ils avaient sur eux cette lumiere. Sait-on pourquoi Napoleon est tombe? C'est parce que la justice, debout dans l'ombre, le regardait.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 9 juillet 1868.

Trois semaines apres la publication de cette lettre, Victor Hugo recut le billet que voici:

Naples, 25 juillet 1868.

"Maitre,

"Grace a vous je suis hors de prison et de danger. Les gouvernements ont ete forces, par la conscience publique, de lacher l'homme reclame par Victor Hugo. Barbes vous a du la vie; je vous dois la liberte.

"GUSTAVE FLOURENS."

III

L'ESPAGNE

En 1868, l'homme exile fut frappe deux fois; il perdit coup sur coup sa femme et son petit-fils, le premier-ne de son fils Charles. L'enfant mourut en mars et Mme Victor Hugo en aout. Victor Hugo put garder l'enfant pres de lui; on l'enterra dans la terre d'exil; mais Mme Victor Hugo rentra en France. La mere avait exprime le voeu de dormir pres de sa fille; on l'enterra au cimetiere de Villequier. Le proscrit ne put suivre la morte. De loin, et debout sur la frontiere, il vit le cercueil disparaitre a l'horizon. L'adieu supreme fut dit en son nom sur la tombe de Villequier par une noble voix. Voici les hautes et grandes paroles que prononca Paul Meurice:

"Je voudrais seulement lui dire adieu pour nous tous.

"Vous savez bien, vous qui l'entourez,—pour la derniere fois!—ce qu'etait, ce qu'est cette ame si belle et si douce, cet adorable esprit, ce grand coeur.

"Ah! ce grand coeur surtout! Comme elle aimait aimer! comme elle aimait a etre aimee! comme elle savait souffrir avec ceux qu'elle aimait!

"Elle etait la femme de l'homme le plus grand qui soit, et, par le coeur, elle se haussait a ce genie. Elle l'egalait presque a force de le comprendre.

"Et il faut qu'elle nous quitte! il faut que nous la quittions!

"Elle a deja, elle, retrouve a aimer. Elle a retrouve ses deux enfants, ici (montrant la fosse)—et la (montrant le ciel).

"Victor Hugo m'a dit a la frontiere, hier soir: "Dites a ma fille qu'en attendant je lui envoie sa mere." C'est dit, et je crois que c'est entendu.

"Et maintenant, adieu donc! adieu pour les presents! adieu pour les absents! adieu, notre amie; adieu, notre soeur!

"Adieu, mais au revoir!

Mais le devoir ne lache pas prise. Il a d'imperieuses urgences. Mme Victor Hugo, on vient de le voir, etait morte en aout. En octobre, l'ecroulement de la royaute en Espagne redonnait la parole a Victor Hugo. Mis en demeure par de si decisifs evenements, il dut, quel que fut son deuil, rompre le silence.

A L'ESPAGNE

Un peuple a ete pendant mille ans, du sixieme au seizieme siecle, le premier peuple de l'Europe, egal a la Grece par l'epopee, a l'Italie par l'art, a la France par la philosophie; ce peuple a eu Leonidas sous le nom de Pelage, et Achille sous le nom de Cid; ce peuple a commence par Viriate et a fini par Riego; il a eu Lepante, comme les grecs ont eu Salamine; sans lui Corneille n'aurait pas cree la tragedie et Christophe Colomb n'aurait pas decouvert l'Amerique; ce peuple est le peuple indomptable du Fuero-Juzgo; presque aussi defendu que la Suisse par son relief geologique, car le Mulhacen est au mont Blanc comme 18 est a 24, il a eu son assemblee de la foret, contemporaine du forum de Rome, meeting des bois ou le peuple regnait deux fois par mois, a la nouvelle lune et a la pleine lune; il a eu les cortes a Leon soixante-dix-sept ans avant que les anglais eussent le parlement a Londres; il a eu son serment du Jeu de Paume a Medina del Campo, sous Don Sanche; des 1133, aux cortes de Borja, il a eu le tiers etat preponderant, et l'on a vu dans l'assemblee de cette nation une seule ville, comme Saragosse, envoyer quinze deputes; des 1307, sous Alphonse III, il a proclame le droit et le devoir d'insurrection; en Aragon il a institue l'homme appele Justice, superieur a l'homme appele Roi; il a dresse en face du trone le redoutable sino no; il a refuse l'impot a Charles-Quint. Naissant, ce peuple a tenu en echec Charlemagne, et, mourant, Napoleon. Ce peuple a eu des maladies et subi des vermines, mais, en somme, n'a pas ete plus deshonore par les moines que les lions par les poux. Il n'a manque a ce peuple que deux choses, savoir se passer du pape, et savoir se passer du roi. Par la navigation, par l'aventure, par l'industrie, par le commerce, par l'invention appliquee au globe, par la creation des itineraires inconnus, par l'initiative, par la colonisation universelle, il a ete une Angleterre, avec l'isolement de moins et le soleil de plus. Il a eu des capitaines, des docteurs, des poetes, des prophetes, des heros, des sages. Ce peuple a l'Alhambra, comme Athenes a le Parthenon, et a Cervantes, comme nous avons Voltaire. L'ame immense de ce peuple a jete sur la terre tant de lumiere que pour l'etouffer il a fallu Torquemada; sur ce flambeau, les papes ont pose la tiare, eteignoir enorme. Le papisme et l'absolutisme se sont ligues pour venir a bout de cette nation. Puis toute sa lumiere, ils la lui ont rendue en flamme, et l'on a vu l'Espagne liee au bucher. Ce quemadero demesure a couvert le monde, sa fumee a ete pendant trois siecles le nuage hideux de la civilisation, et, le supplice fini, le brulement acheve, on a pu dire: Cette cendre, c'est ce peuple.

Aujourd'hui, de cette cendre cette nation renait. Ce qui est faux du phenix est vrai du peuple.

Ce peuple renait. Renaitra-t-il petit? Renaitra-t-il grand? Telle est la question.

Reprendre son rang, l'Espagne le peut. Redevenir l'egale de la France et de l'Angleterre. Offre immense de la providence. L'occasion est unique. L'Espagne la laissera-t-elle echapper?

Une monarchie de plus sur le continent, a quoi bon? L'Espagne sujette d'un roi sujet des puissances, quel amoindrissement! D'ailleurs etablir a cette heure une monarchie, c'est prendre de la peine pour peu de temps. Le decor va changer.

Une republique en Espagne, ce serait le hola en Europe; et le hola dit aux rois, c'est la paix; ce serait la France et la Prusse neutralisees, la guerre entre les monarchies militaires impossible par le seul fait de la revolution presente, la museliere mise a Sadowa comme a Austerlitz, la perspective des tueries remplacee par la perspective du travail et de la fecondite, Chassepot destitue au profit de Jacquart; ce serait l'equilibre du continent brusquement fait aux depens des fictions par ce poids dans la balance, la verite; ce serait cette vieille puissance, l'Espagne, regeneree par cette jeune force, le peuple; ce serait, au point de vue de la marine et du commerce, la vie rendue a ce double littoral qui a regne sur la Mediterranee avant Venise et sur l'Ocean avant l'Angleterre; ce serait l'industrie fourmillant la ou croupit la misere; ce serait Cadix egale a Southampton, Barcelone egale a Liverpool, Madrid egale a Paris. Ce serait le Portugal, a un moment donne, faisant retour a l'Espagne, par la seule attraction de la lumiere et de la prosperite; la liberte est l'aimant des annexions. Une republique en Espagne, ce serait la constatation pure et simple de la souverainete de l'homme sur lui-meme, souverainete indiscutable, souverainete qui ne se met pas aux voix; ce serait la production sans tarif, la consommation sans douane, la circulation sans ligature, l'atelier sans proletariat, la richesse sans parasitisme, la conscience sans prejuges, la parole sans baillon, la loi sans mensonge, la force sans armee, la fraternite sans Cain; ce serait le travail pour tous, l'instruction pour tous, la justice pour tous, l'echafaud pour personne; ce serait l'ideal devenu palpable, et, de meme qu'il y a l'hirondelle-guide, il y aurait la nation-exemple. De peril point. L'Espagne citoyenne, c'est l'Espagne forte; l'Espagne democratie, c'est l'Espagne citadelle. La republique en Espagne, ce serait la probite administrant, la verite gouvernant, la liberte regnant; ce serait la souveraine realite inexpugnable; la liberte est tranquille parce qu'elle est invincible, et invincible parce qu'elle est contagieuse. Qui l'attaque la gagne. L'armee envoyee contre elle ricoche sur le despote. C'est pourquoi on la laisse en paix. La republique en Espagne, ce serait, a l'horizon, l'irradiation du vrai, promesse pour tous, menace pour le mal seulement; ce serait ce geant, le droit, debout en Europe, derriere cette barricade, les Pyrenees.

Si l'Espagne renait monarchie, elle est petite.

Si elle renait republique, elle est grande.

Qu'elle choisisse.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 22 octobre 1868.

IV

SECONDE LETTRE A L'ESPAGNE

De plusieurs points de l'Espagne, de la Corogne, par l'organe du comite democratique, d'Oviedo, de Seville, de Barcelone, de Saragosse, la ville patriote, de Cadix, la ville revolutionnaire, de Madrid, par la genereuse voix d'Emilio Castelar, un deuxieme appel m'est fait. On m'interroge. Je reponds.

De quoi s'agit-il? De l'esclavage.

L'Espagne, qui d'une seule secousse vient de rejeter tous les vieux opprobres, fanatisme, absolutisme, echafaud, droit divin, gardera-t-elle de tout ce passe ce qu'il y a de plus odieux, l'esclavage? Je dis: Non!

Abolition, et abolition immediate. Tel est le devoir.

Est-ce qu'il y a lieu d'hesiter? Est-ce que c'est possible? Quoi! ce que l'Angleterre a fait en 1838, ce que la France a fait en 1848, en 1868 l'Espagne ne le ferait pas! Quoi! etre une nation affranchie, et avoir sous ses pieds une race asservie et garrottee! Quoi! ce contresens! etre chez soi la lumiere, et hors de chez soi la nuit! etre chez soi la justice, et hors de chez soi l'iniquite! citoyen ici, negrier la! faire une revolution qui aurait un cote de gloire et un cote d'ignominie! Quoi! apres la royaute chassee, l'esclavage resterait! il y aurait pres de vous un homme qui serait a vous, un homme qui serait votre chose! vous auriez sur la tete un bonnet de liberte pour vous et a la main une chaine pour lui! Qu'est-ce que le fouet du planteur? c'est le sceptre du roi, naif et dedore. L'un brise, l'autre tombe.

Une monarchie a esclaves est logique. Une republique a esclaves est cynique. Ce qui rehausse la monarchie deshonore la republique. La republique est une virginite.

Or, des a present, et sans attendre aucun vote, vous etes republique. Pourquoi? parce que vous etes la grande Espagne. Vous etes republique; l'Europe democratique en a pris acte. O espagnols! vous ne pouvez rester fiers qu'a la condition de rester libres. Dechoir vous est impossible. Croitre est dans la nature; se rapetisser, non.

Vous resterez libres. Or la liberte est entiere. Elle a la sombre jalousie de sa grandeur et de sa purete. Aucun compromis. Aucune concession. Aucune diminution. Elle exclut en haut la royaute et en bas l'esclavage.

Avoir des esclaves, c'est meriter d'etre esclave. L'esclave au-dessous de vous justifie le tyran au-dessus de vous.

Il y a dans l'histoire de la traite une annee hideuse, 1768. Cette annee-la le maximum du crime fut atteint; l'Europe vola a l'Afrique cent quatre mille noirs, qu'elle vendit a l'Amerique. Cent quatre mille! jamais si effroyable chiffre de vente de chair humaine ne s'etait vu. Il y a de cela juste cent ans. Eh bien! celebrez ce centenaire par l'abolition de l'esclavage; qu'a une annee infame une annee auguste reponde; et montrez qu'entre l'Espagne de 1768 et l'Espagne de 1868 il y a plus qu'un siecle, il y a un abime, il y a l'infranchissable profondeur qui separe le faux du vrai, le mal du bien, l'injuste du juste, l'abjection de la gloire, la monarchie de la republique, la servitude de la liberte. Precipice toujours ouvert derriere le progres; qui recule y tombe.

Un peuple s'augmente de tous les hommes qu'il affranchit. Soyez la grande Espagne complete. Ce qu'il vous faut, c'est Gibraltar de plus et Cuba de moins.

Un dernier mot. Dans la profondeur du mal, despotisme et esclavage se rencontrent et produisent le meme effet. Pas d'identite plus saisissante. Le joug de l'esclavage est plus encore peut-etre sur le maitre que sur l'esclave. Lequel des deux possede l'autre? question. C'est une erreur de croire qu'on est le proprietaire de l'homme qu'on achete ou qu'on vend; on est son prisonnier. Il vous tient. Sa rudesse, sa grossierete, son ignorance, sa sauvagerie, vous devez les partager; sinon, vous vous feriez horreur a vous-meme. Ce noir, vous le croyez a vous; c'est vous qui etes a lui. Vous lui avez pris son corps, il vous prend votre intelligence et votre honneur. Il s'etablit entre vous et lui un mysterieux niveau. L'esclave vous chatie d'etre son maitre. Tristes et justes represailles, d'autant plus terribles que l'esclave, votre sombre dominateur, n'en a pas conscience. Ses vices sont vos crimes; ses malheurs deviendront vos catastrophes. Un esclave dans une maison, c'est une ame farouche qui est chez vous, et qui est en vous. Elle vous penetre et vous obscurcit, lugubre empoisonnement. Ah! l'on ne commet pas impunement ce grand crime, l'esclavage! La fraternite meconnue devient fatalite. Si vous etes un peuple eclatant et illustre, l'esclavage, accepte comme institution, vous fait abominable. La couronne au front du despote, le carcan au cou de l'esclave, c'est le meme cercle, et votre ame de peuple y est enfermee. Toutes vos splendeurs ont cette tache, le negre. L'esclave vous impose ses tenebres. Vous ne lui communiquez pas la civilisation, et il vous communique la barbarie. Par l'esclave, l'Europe s'inocule l'Afrique.

O noble peuple espagnol! c'est la, pour vous, la deuxieme liberation. Vous vous etes delivre du despote; maintenant delivrez-vous de l'esclave.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 22 novembre 1868.

V

LES ENFANTS PAUVRES

Noel 1868.

Les deuils qui nous eprouvent n'empechent pas qu'il y ait des pauvres. Si nous pouvions oublier ce que souffrent les autres, ce que nous souffrons nous-memes nous en ferait souvenir; le deuil est un appel au devoir.

La petite institution d'assistance pour l'enfance, que j'ai fondee il y a sept ans, a Guernesey, dans ma maison, fructifie, et vous, mesdames, qui m'ecoutez avec tant de grace, vous serez sensibles a cette bonne nouvelle.

Ce n'est pas de ce que je fais ici qu'il est question, mais de ce qui se fait au dehors. Ce que je fais n'est rien, et ne vaut pas la peine d'en parler.

Cette fondation du Diner des Enfants pauvres n'a qu'une chose pour elle, c'est d'etre une idee simple. Aussi a-t-elle ete tout de suite comprise, surtout dans les pays de liberte, en Angleterre, en Suisse et en Amerique; la elle est appliquee sur une grande echelle.—Je note le fait sans y insister, mais je crois qu'il y a une certaine affinite entre les idees simples et les pays libres.

Pour que vous jugiez du progres que fait l'idee du Diner des Enfants pauvres, je vous citerai seulement deux ou trois chiffres. Ces chiffres, je les prends en Angleterre, je les prends a Londres, c'est-a-dire chez vous.

Vous avez pu lire dans les journaux la lettre que m'a adressee l'honorable lady Thompson. Dans la seule paroisse de Marylebone, en l'annee 1868, le nombre des enfants assistes s'est eleve de 5,000 a 7,850. Une societe d'assistance, intitulee Childrens' Provident Society, vient de se fonder, Maddox street, Regent's street, au capital de vingt mille livres sterling. Enfin, troisieme fait, vous vous rappelez que l'an dernier, a pareil jour, je me felicitais de lire dans les journaux anglais que l'idee de Hauteville-House avait fructifie a Londres, au point qu'on y secourait trente mille enfants. Eh bien, lisez aujourd'hui l'excellent journal l'Express du 17 decembre, vous y constaterez une progression magnifique. En 1866, il y avait a Londres six mille enfants secourus de la facon que j'ai indiquee; en 1867, trente mille; en 1868, il y en a cent quinze mille.

A ces 115,000 ajoutez les 7,850 de Marylebone, societe distincte, et vous aurez un total de 122,850 enfants secourus.

Ce que c'est qu'un grain mis dans le sillon, quand Dieu consent a le feconder! Combien voyez-vous ici d'enfants? Quarante. C'est bien peu. Ce n'est rien. Eh bien, chacun de ces quarante enfants en produit au dehors trois mille, et les quarante enfants de Hauteville-House deviennent a Londres cent vingt mille.

Je pourrais citer d'autres faits encore, je m'arrete. Je parle de moi, mais c'est malgre moi. Dans tout ceci aucun honneur ne me revient, et mon merite est nul. Toutes les actions de graces doivent etre adressees a mes admirables cooperateurs d'Angleterre et d'Amerique.

Un mot pour terminer.

Je trouve l'exil bon. D'abord, il m'a fait connaitre cette ile hospitaliere; ensuite, il m'a donne le loisir de realiser cette idee que j'avais depuis longtemps, un essai pratique d'amelioration immediate du sort des enfants—des pauvres enfants—au point de vue de la double hygiene, c'est-a-dire de la sante physique et de la sante intellectuelle. L'idee a reussi. C'est pourquoi je remercie l'exil.

Ah! je ne me lasserai jamais de le dire:—Songeons aux enfants!

La societe des hommes est toujours, plus ou moins, une societe coupable. Dans cette faute collective que nous commettons tous, et qui s'appelle tantot la loi, tantot les moeurs, nous ne sommes surs que d'une innocence, l'innocence des enfants.

Eh bien, aimons-la, nourrissons-la, vetissons-la, donnons-lui du pain et des souliers, guerissons-la, eclairons-la, venerons-la.

Quant a moi,—etes-vous curieux de savoir mon opinion politique?—je vais vous la dire. Je suis du parti de l'innocence. Surtout du parti de l'innocence punie—pourquoi, mon Dieu?—par la misere.

Quelles que soient les douleurs de cette vie, je ne m'en plaindrai pas, s'il m'est donne de realiser les deux plus hautes ambitions qu'un homme puisse avoir sur la terre. Ces deux ambitions, les voici: etre esclave, et etre serviteur. Esclave de la conscience, et serviteur des pauvres.

1869

La Grece se tourne vers l'Amerique. Declaration de guerre prochaine et de paix future. Le Rappel.—Le congres de Lausanne.—Peabody mort. Charles Hugo condamne.—Le 29 octobre a Paris. Symptomes de l'ecroulement de l'empire. Les enfants pauvres.

I

LA CRETE

A M. VOLOUDAKI

PRESIDENT DU GOUVERNEMENT DE LA CRETE

Monsieur,

Votre lettre eloquente m'a vivement touche. Oui, vous avez raison de compter sur moi. Le peu que je suis et le peu que je puis appartient a votre noble cause. La cause de la Crete est celle de la Grece, et la cause de la Grece est celle de l'Europe. Ces enchainements-la echappent aux rois et sont pourtant la grande logique. La diplomatie n'est autre chose que la ruse des princes contre la logique de Dieu. Mais, dans un temps donne, Dieu a raison.

Dieu et droit sont synonymes. Je ne suis qu'une voix, opiniatre, mais perdue dans le tumulte triomphal des iniquites regnantes. Qu'importe? ecoute ou non, je ne me lasserai pas. Vous me dites que la Crete me demande ce que l'Espagne m'a demande. Helas! je ne puis que pousser un cri. Pour la Crete, je l'ai fait deja, je le ferai encore.

Puisque vous le croyez utile, l'Europe etant sourde, je me tournerai vers l'Amerique. Esperons de ce cote-la.

Je vous serre la main.

VICTOR HUGO.

APPEL A L'AMERIQUE

Le sombre abandon d'un peuple au viol et a l'egorgement en pleine civilisation est une ignominie qui etonnera l'histoire. Ceux qui font de telles taches a ce grand dix-neuvieme siecle sont responsables devant la conscience universelle. Les presents gouvernements mettent la rougeur au front de l'Europe.

A l'heure ou nous sommes, d'un cote il y a des massacres, de l'autre une conversation de diplomates; d'un cote on tue, on decapite, on mutile, on eventre des femmes, des vieillards et des enfants, qu'on laisse pourrir dans la neige ou au soleil, de l'autre on redige des protocoles; les depeches de chancellerie, envolees de tous les points de l'horizon, s'abattent sur la table verte de la conference, et les vautours sur Arcadion. Tel est le spectacle.

Trahir et livrer la Crete, c'est une mauvaise action, et c'est une mauvaise politique.

De deux choses l'une: ou l'insurrection candiote persistera, ou elle expirera; ou la Crete attisera et continuera son flamboiement superbe, ou elle s'eteindra. Dans le premier cas, ce pays sera un heros; dans le second cas, il sera un martyr. Redoutable complication future. Il faut, tot ou tard, compter avec les heros, et plus encore avec les martyrs. Les heros triomphent par la vie, les martyrs par la mort. Voyez Baudin. Craignez les spectres. La Crete morte aura l'importunite terrible du sepulcre. Ce sera un miasme de plus dans votre politique. L'Europe aura desormais deux Polognes, l'une au nord, l'autre au midi. L'ordre regnera dans les monts Sphakia comme il regne a Varsovie, et, rois de l'Europe, vous aurez une prosperite entre deux cadavres.

Le continent en ce moment n'appartient pas aux nations, mais aux rois. Disons-le nettement, pour l'instant, la Grece et la Crete n'ont plus rien a attendre de l'Europe.

Tout espoir est-il donc perdu pour elles?

Non.

Ici la question change d'aspect. Ici se declare, incident admirable, une phase nouvelle.

L'Europe recule, l'Amerique avance.

L'Europe refuse son role, l'Amerique le prend.

Abdication compensee par un avenement.

Une grande chose va se faire.

Cette republique d'autrefois, la Grece, sera soutenue et protegee par la republique d'aujourd'hui, les Etats-Unis. Thrasybule appelle a son secours Washington. Rien de plus grand.

Washington entendra et viendra. Avant peu le libre pavillon americain, n'en doutons pas, flottera entre Gibraltar et les Dardanelles.

C'est le point du jour. L'avenir blanchit l'horizon. La fraternite des peuples s'ebauche. Solidarite sublime.

Ceci est l'arrivee du nouveau monde dans le vieux monde. Nous saluons cet avenement. Ce n'est pas seulement au secours de la Grece que viendra l'Amerique, c'est au secours de l'Europe. L'Amerique sauvera la Grece du demembrement et l'Europe de la honte.

Pour l'Amerique, c'est la sortie de la politique locale. C'est l'entree dans la gloire.

Au dix-huitieme siecle, la France a delivre l'Amerique; au dix-neuvieme siecle, l'Amerique va delivrer la Grece. Remboursement magnifique.

Americains, vous etiez endettes envers nous de cette grande dette, la liberte! Delivrez la Grece, et nous vous donnons quittance. Payer a la Grece, c'est payer a la France.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 6 fevrier 1869.

II

AUX CINQ REDACTEURS-FONDATEURS DU RAPPEL

[Note: Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Henri Rochefort, Charles Hugo,
Francois Hugo.]

Chers amis,

Ayant ete investi d'un mandat, qui est suspendu, mais non termine, je ne pourrais reparaitre, soit a la tribune, soit dans la presse politique, que pour y reprendre ce mandat au point ou il a ete interrompu, et pour exercer un devoir severe, et il me faudrait pour cela la liberte comme en Amerique. Vous connaissez ma declaration a ce sujet, et vous savez que, jusqu'a ce que l'heure soit venue, je ne puis cooperer a aucun journal, de meme que je ne puis accepter aucune candidature. Je dois donc demeurer etranger au Rappel.

Du reste, pour d'autres raisons, resultant des complications de la double vie politique et litteraire qui m'est imposee, je n'ai jamais ecrit dans l'Evenement. L'Evenement, en 1851, tirait a soixante-quatre mille exemplaires.

Ce vivant journal, vous allez le refaire sous ce titre: le Rappel.

Le Rappel. J'aime tous les sens de ce mot. Rappel des principes, par la conscience; rappel des verites, par la philosophie; rappel du devoir, par le droit; rappel des morts, par le respect; rappel du chatiment, par la justice; rappel du passe, par l'histoire; rappel de l'avenir, par la logique; rappel des faits, par le courage; rappel de l'ideal dans l'art, par la pensee; rappel du progres dans la science, par l'experience et le calcul; rappel de Dieu dans les religions, par l'elimination des idolatries; rappel de la loi a l'ordre, par l'abolition de la peine de mort; rappel du peuple a la souverainete, par le suffrage universel renseigne; rappel de l'egalite, par l'enseignement gratuit et obligatoire; rappel de la liberte, par le reveil de la France; rappel de la lumiere, par le cri: Fiat jus!

Vous dites: Voila notre tache; moi je dis: Voila votre oeuvre.

Cette oeuvre, vous l'avez deja faite, soit comme journalistes, soit comme poetes, dans le pamphlet, admirable mode de combat, dans le livre, au theatre, partout, toujours; vous l'avez faite, d'accord et de front avec tous les grands esprits de ce grand siecle. Aujourd'hui, vous la reprenez, ce journal au poing, le Rappel. Ce sera un journal lumineux et acere; tantot epee, tantot rayon. Vous allez combattre en riant. Moi, vieux et triste, j'applaudis.

Courage donc, et en avant! Le rire, quelle puissance! Vous allez prendre place, comme auxiliaires de toutes les bonnes volontes, dans l'etincelante legion parisienne des journaux du rire.

Je connais vos droitures comme je connais la mienne, et j'en ai en moi le miroir; c'est pourquoi je sais d'avance votre itineraire. Je ne le trace pas, je le constate. Etre un guide n'est pas ma pretention; je me contente d'etre un temoin. D'ailleurs, je n'en sais pas bien long, et une fois que j'ai prononce ce mot: devoir, j'ai a peu pres dit tout ce que j'avais a dire.

Avant tout, vous serez fraternels. Vous donnerez l'exemple de la concorde. Aucune division dans nos rangs ne se fera par votre faute. Vous attendrez toujours le premier coup. Quand on m'interroge sur ce que j'ai dans l'ame, je reponds par ces deux mots: conciliation et reconciliation. Le premier de ces mots est pour les idees, le second est pour les hommes.

Le combat pour le progres veut la concentration des forces. Bien viser et frapper juste. Aucun projectile ne doit s'egarer. Pas de balle perdue dans la bataille des principes. L'ennemi a droit a tous nos coups; lui faire tort d'un seul, c'est etre injuste envers lui. Il merite qu'on le mitraille sans cesse, et qu'on ne mitraille que lui. Pour nous, qui n'avons qu'une soif, la justice, la raison, la verite, l'ennemi s'appelle Tenebres.

La legion democratique a deux aspects, elle est politique et litteraire. En politique, elle arbore 89 et 92; en litterature, elle arbore 1830. Ces dates a rayonnement double, illuminant d'un cote le droit, de l'autre la pensee, se resument en un mot: revolution.

Nous, issus des nouveautes revolutionnaires, fils de ces catastrophes qui sont des triomphes, nous preferons au ceremonial de la tragedie le pele-mele du drame, au dialogue alterne des majestes le cri profond du peuple, et a Versailles Paris. L'art, en meme temps que la societe, est arrive au but que voici: omnia et omnes. Les autres siecles ont ete des porte-couronnes; chacun d'eux s'incarne pour l'histoire dans un personnage ou se condense l'exception. Le quinzieme siecle, c'est le pape; le seizieme, c'est l'empereur; le dix-septieme, c'est le roi; le dix-neuvieme, c'est l'homme.

L'homme, sorti, debout et libre, de ce gouffre sublime, le dix-huitieme siecle.

Venerons-le, ce dix-huitieme siecle, le siecle concluant qui commence par la mort de Louis XIV et qui finit par la mort de la monarchie.

Vous accepterez son heritage. Ce fut un siecle gai et redoutable.

Etre souriants et desagreables, telle est votre intention. Je l'approuve. Sourire, c'est combattre. Un sourire regardant la toute-puissance a une etrange force de paralysie. Lucien deconcertait Jupiter. Jupiter pourtant, dieu d'esprit, n'aurait pas eu recours, quoique fache, a M. … (J'ouvre une parenthese. Ne vous genez pas pour remplacer ma prose par des lignes de points partout ou bon vous semblera. Je ferme la parenthese.) La raillerie des encyclopedistes a eu raison du molinisme et du papisme. Grands et charmants exemples. Ces vaillants philosophes ont revele la force du rire. Tourner une hydre en ridicule, cela semble etrange. Eh bien, c'est excellent. D'abord beaucoup d'hydres sont en baudruche. Sur celles-la, l'epingle est plus efficace que la massue. Quant aux hydres pour de bon, le cesarisme en est une, l'ironie les consterne. Surtout quand l'ironie est un appel a la lumiere. Souvenez-vous du coq chantant sur le dos du tigre. Le coq, c'est l'ironie. C'est aussi la France.

Le dix-huitieme siecle a mis en evidence la souverainete de l'ironie. Confrontez la vigueur materielle avec la vigueur spirituelle; comptez les fleaux vaincus, les monstres terrasses et les victimes protegees; mettez d'un cote Lerne, Nemee, Erymanthe, le taureau de Crete, le dragon des Hesperides, Antee etouffe, Cerbere enchaine, Augias nettoye, Atlas soulage, Hesione sauvee, Alceste delivree, Promethee secouru; et, de l'autre, la superstition denoncee, l'hypocrisie demasquee, l'inquisition tuee, la magistrature muselee, la torture deshonoree, Calas rehabilite, Labarre venge, Sirven defendu, les moeurs adoucies, les lois assainies, la raison mise en liberte, la conscience humaine delivree, elle aussi, du vautour, qui est le fanatisme; faites cette evocation sacree des grandes victoires humaines, et comparez aux douze travaux d'Hercule les douze travaux de Voltaire. Ici le geant de force, la le geant d'esprit. Qui l'emporte? Les serpents du berceau, ce sont les prejuges. Arouet a aussi bien etouffe ceux-ci qu'Alcide ceux-la.

Vous aurez de vives polemiques. Il y a un droit qui est tranquille avec vous, et qui est sur d'etre respecte, c'est le droit de replique. Moi qui parle, j'en ai use, a mes risques et perils, et meme abuse. Jugez-en. Un jour,—vous devez d'ailleurs vous en souvenir,—en 1851, du temps de la republique, j'etais a la tribune de l'Assemblee, je parlais, je venais de dire: Le president Louis Bonaparte conspire. Un honorable republicain d'autrefois, mort senateur, M. Vieillard, me cria, justement indigne: Vous etes un infame calomniateur. A quoi je repondis par ces paroles insensees: Je denonce un complot qui a pour but le retablissement de l'empire. Sur ce, M. Dupin me menaca d'un rappel a l'ordre, peine terrible et meritee. Je tremblais. J'ai, heureusement pour moi, la reputation d'etre bete. Ceci me sauva. M. Victor Hugo ne sait ce qu'il dit! cria un membre compatissant de la majorite. Cette parole indulgente jeta un charme, tout s'apaisa, M. Dupin garda sa foudre dans sa poche. (C'est la que volontiers il mettait son drapeau. Vaste poche. Dans l'occasion, il se fut cache dedans s'il avait pu.) Mais convenez que j'avais abuse du droit de replique. Donc, respectons-le.

C'etait du reste un temps singulier. On etait en republique, et vive la republique etait un cri seditieux. Vous, vous etiez en prison, tous, excepte Rochefort, qui etait alors au college, mais qui aujourd'hui est en Belgique.

Vous encouragerez le jeune et rayonnant groupe de poetes qui se leve aujourd'hui avec tant d'eclat, et qui appuie de ses travaux et de ses succes toutes les grandes affirmations du siecle. Aucune generosite ne manquera a votre oeuvre. Vous donnerez le mot d'ordre de l'esperance a cette admirable jeunesse d'aujourd'hui qui a sur le front la candeur loyale de l'avenir. Vous rallierez dans l'incorruptible foi commune cette studieuse et fiere multitude d'intelligences toutes fremissantes de la joie d'eclore, qui, le matin peuple les ecoles, et le soir les theatres, ces autres ecoles; le matin, cherchant le vrai dans la science; le soir, applaudissant ou reclamant le grand dans la poesie et le beau dans l'art. Ces nobles jeunes hommes d'a present, je les connais et je les aime. Je suis dans leur secret et je les remercie de ce doux murmure que, si souvent, comme une lointaine troupe d'abeilles, ils viennent faire a mon oreille. Ils ont une volonte mysterieuse et ferme, et ils feront le bien, j'en reponds. Cette jeunesse, c'est la France en fleur, c'est la Revolution redevenue aurore. Vous communierez avec cette jeunesse. Vous eveillerez avec tous les mots magiques, devoir, honneur, raison, progres, patrie, humanite, liberte, cette foret d'echos qui est en elle. Repercussion profonde, prete a toutes les grandes reponses.

Mes amis, et vous, mes fils, allez! Combattez votre vaillant combat. Combattez-le sans moi et avec moi. Sans moi, car ma vieille plume guerroyante ne sera pas parmi les votres; avec moi, car mon ame y sera. Allez, faites, vivez, luttez! Naviguez intrepidement vers votre pole imperturbable, la liberte; mais tournez les ecueils. Il y en a. Desormais, j'aurai dans ma solitude, pour mettre de la lumiere dans mes vieux songes, cette perspective, le rappel triomphant. Le rappel battu, cela peut se rever aussi.

Je ne reprendrai plus la parole dans ce journal que j'aime, et, a partir de demain, je ne suis plus que votre lecteur. Lecteur melancolique et attendri. Vous serez sur votre breche, et moi sur la mienne. Du reste, je ne suis plus guere bon qu'a vivre tete a tete avec l'ocean, vieux homme tranquille et inquiet, tranquille parce que je suis au fond du precipice, inquiet parce que mon pays peut y tomber. J'ai pour spectacle ce drame, l'ecume insultant le rocher. Je me laisse distraire des grandeurs imperiales et royales par la grandeur de la nature. Qu'importe un solitaire de plus ou de moins! les peuples vont a leurs destinees. Pas de denoument qui ne soit precede d'une gestation. Les annees font leur lent travail de maturation, et tout est pret. Quant a moi, pendant qu'a l'occasion de sa noce d'or l'eglise couronne le pape, j'emiette sur mon toit du pain aux petits oiseaux, ne me souciant d'aucun couronnement, pas meme d'un couronnement d'edifice.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 25 avril 1869.

III

CONGRES DE LA PAIX A LAUSANNE

Bruxelles, 4 septembre 1869.

Concitoyens des Etats-Unis d'Europe,

Permettez-moi de vous donner ce nom, car la republique europeenne federale est fondee en droit, en attendant qu'elle soit fondee en fait. Vous existez, donc elle existe. Vous la constatez par votre union qui ebauche l'unite. Vous etes le commencement du grand avenir.

Vous me conferez la presidence honoraire de votre congres. J'en suis profondement touche.

Votre congres est plus qu'une assemblee d'intelligences; c'est une sorte de comite de redaction des futures tables de la loi. Une elite n'existe qu'a la condition de representer la foule; vous etes cette elite-la. Des a present, vous signifiez a qui de droit que la guerre est mauvaise, que le meurtre, meme glorieux, fanfaron et royal, est infame, que le sang humain est precieux, que la vie est sacree. Solennelle mise en demeure.

Qu'une derniere guerre soit necessaire, helas! je ne suis, certes, pas de ceux qui le nient. Que sera cette guerre? Une guerre de conquete. Quelle est la conquete a faire? La liberte.

Le premier besoin de l'homme, son premier droit, son premier devoir, c'est la liberte.

La civilisation tend invinciblement a l'unite d'idiome, a l'unite de metre, a l'unite de monnaie, et a la fusion des nations dans l'humanite, qui est l'unite supreme. La concorde a un synonyme, simplification; de meme que la richesse et la vie ont un synonyme, circulation. La premiere des servitudes, c'est la frontiere.

Qui dit frontiere, dit ligature. Coupez la ligature, effacez la frontiere, otez le douanier, otez le soldat, en d'autres termes, soyez libres; la paix suit.

Paix desormais profonde. Paix faite une fois pour toutes. Paix inviolable. Etat normal du travail, de l'echange, de l'offre et de la demande, de la production et de la consommation, du vaste effort en commun, de l'attraction des industries, du va-et-vient des idees, du flux et reflux humain.

Qui a interet aux frontieres? Les rois. Diviser pour regner. Une frontiere implique une guerite, une guerite implique un soldat. On ne passe pas, mot de tous les privileges, de toutes les prohibitions, de toutes les censures, de toutes les tyrannies. De cette frontiere, de cette guerite, de ce soldat, sort toute la calamite humaine.

Le roi, etant l'exception, a besoin, pour se defendre, du soldat, qui a son tour a besoin du meurtre pour vivre. Il faut aux rois des armees, il faut aux armees la guerre. Autrement, leur raison d'etre s'evanouit. Chose etrange, l'homme consent a tuer l'homme sans savoir pourquoi. L'art des despotes, c'est de dedoubler le peuple en armee. Une moitie opprime l'autre.

Les guerres ont toutes sortes de pretextes, mais n'ont jamais qu'une cause, l'armee. Otez l'armee, vous otez la guerre. Mais comment supprimer l'armee? Par la suppression des despotismes.

Comme tout se tient! abolissez les parasitismes sous toutes leurs formes, listes civiles, faineantises payees, clerges salaries, magistratures entretenues, sinecures aristocratiques, concessions gratuites des edifices publics, armees permanentes; faites cette rature, et vous dotez l'Europe de dix milliards par an. Voila d'un trait de plume le probleme de la misere simplifie.

Cette simplification, les trones n'en veulent pas. De la les forets de bayonnettes.

Les rois s'entendent sur un seul point, eterniser la guerre. On croit qu'ils se querellent; pas du tout, ils s'entr'aident. Il faut, je le repete, que le soldat ait sa raison d'etre. Eterniser l'armee, c'est eterniser le despotisme; logique excellente, soit, et feroce. Les rois epuisent leur malade, le peuple, par le sang verse. Il y a une farouche fraternite des glaives d'ou resulte l'asservissement des hommes.

Donc, allons au but, que j'ai appele quelque part la resorption du soldat dans le citoyen. Le jour ou cette reprise de possession aura eu lieu, le jour ou le peuple n'aura plus hors lui l'homme de guerre, ce frere ennemi, le peuple se retrouvera un, entier, aimant, et la civilisation se nommera harmonie, et aura en elle, pour creer, d'un cote la richesse et de l'autre la lumiere, cette force, le travail, et cette ame, la paix.

VICTOR HUGO.

Des affaires de famille retenaient Victor Hugo a Bruxelles. Cependant, sur la vive insistance du Congres, il se decida a aller a Lausanne.

Le 14 septembre, il ouvrit le Congres. Voici ses paroles:

Les mots me manquent pour dire a quel point je suis touche de l'accueil qui m'est fait. J'offre au congres, j'offre a ce genereux et sympathique auditoire, mon emotion profonde. Citoyens, vous avez eu raison de choisir pour lieu de reunion de vos deliberations ce noble pays des Alpes. D'abord, il est libre; ensuite, il est sublime. Oui, c'est ici, oui, c'est en presence de cette nature magnifique qu'il sied de faire les grandes declarations d'humanite, entre autres celles-ci: Plus de guerre!

Une question domine ce congres.

Permettez-moi, puisque vous m'avez fait l'honneur insigne de me choisir pour president, permettez-moi de la signaler. Je le ferai en peu de mots. Nous tous qui sommes ici, qu'est-ce que nous voulons? La paix. Nous voulons la paix, nous la voulons ardemment. Nous la voulons absolument. Nous la voulons entre l'homme et l'homme, entre le peuple et le peuple, entre la race et la race, entre le frere et le frere, entre Abel et Cain. Nous voulons l'immense apaisement des haines.

Mais cette paix, comment la voulons-nous? La voulons-nous a tout prix? La voulons-nous sans conditions? Non! nous ne voulons pas de la paix le dos courbe et le front baisse; nous ne voulons pas de la paix sous le despotisme; nous ne voulons pas de la paix sous le baton; nous ne voulons pas de la paix sous le sceptre!

La premiere condition de la paix, c'est la delivrance: Pour cette delivrance, il faudra, a coup sur, une revolution, qui sera la supreme, et peut-etre, helas! une guerre, qui sera la derniere. Alors tout sera accompli. La paix, etant inviolable, sera eternelle. Alors, plus d'armees, plus de rois. Evanouissement du passe. Voila ce que nous voulons.

Nous voulons que le peuple vive, laboure, achete, vende, travaille, parle, aime et pense librement, et qu'il y ait des ecoles faisant des citoyens, et qu'il n'y ait plus de princes faisant des mitrailleuses. Nous voulons la grande republique continentale, nous voulons les Etats-Unis d'Europe, et je termine par ce mot: La liberte, c'est le but; la paix, c'est le resultat.

Les deliberations des Amis de la paix durerent quatre jours. Victor
Hugo fit en ces termes la cloture du Congres:

Citoyens,

Mon devoir est de clore ce congres par une parole finale. Je tacherai qu'elle soit cordiale. Aidez-moi.

Vous etes le congres de la paix, c'est-a-dire de la conciliation. A ce sujet, permettez-moi un souvenir.

Il y a vingt ans, en 1849, il y avait a Paris ce qu'il y a aujourd'hui a Lausanne, un congres de la paix. C'etait le 24 aout, date sanglante, anniversaire de la Saint-Barthelemy. Deux pretres, representant les deux formes du christianisme, etaient la; le pasteur Coquerel et l'abbe Deguerry. Le president du congres, celui qui a l'honneur de vous parler en ce moment, evoqua le souvenir nefaste de 1572, et, s'adressant aux deux pretres, leur dit: "Embrassez-vous!"

En presence de cette date sinistre, aux acclamations de l'assemblee, le catholicisme et le protestantisme s'embrasserent. (Applaudissements.)

Aujourd'hui quelques jours a peine nous separent d'une autre date, aussi illustre que la premiere est infame, nous touchons au 21 septembre. Ce jour-la, la republique francaise a ete fondee, et, de meme que le 24 aout 1572 le despotisme et le fanatisme avaient dit leur dernier mot: Extermination,—le 21 septembre 1792 la democratie a jete son premier cri: Liberte, egalite, fraternite! (Bravo! bravo!)

Eh bien! en presence de cette date sublime, je me rappelle ces deux religions representees par deux pretres, qui se sont embrassees, et je demande un autre embrassement. Celui-la est facile et n'a rien a faire oublier. Je demande l'embrassement de la republique et du socialisme. (Longs applaudissements.)

Nos ennemis disent: le socialisme, au besoin, accepterait l'empire. Cela n'est pas. Nos ennemis disent: la republique ignore le socialisme. Cela n'est pas.

La haute formule definitive que je rappelais tout a l'heure, en meme temps qu'elle exprime toute la republique, exprime aussi tout le socialisme.

A cote de la liberte, qui implique la propriete, il y a l'egalite, qui implique le droit au travail, formule superbe de 1848! (applaudissements) et il y a la fraternite, qui implique la solidarite.

Donc, republique et socialisme, c'est un. (Bravos repetes.)

Moi qui vous parle, citoyens, je ne suis pas ce qu'on appelait autrefois un republicain de la veille, mais je suis un socialiste de l'avant-veille. Mon socialisme date de 1828. J'ai donc le droit d'en parler.

Le socialisme est vaste et non etroit. Il s'adresse a tout le probleme humain. Il embrasse la conception sociale tout entiere. En meme temps qu'il pose l'importante question du travail et du salaire, il proclame l'inviolabilite de la vie humaine, l'abolition du meurtre sous toutes ses formes, la resorption de la penalite par l'education, merveilleux probleme resolu. (Tres bien!) Il proclame l'enseignement gratuit et obligatoire. Il proclame le droit de la femme, cette egale de l'homme. (Bravos!) Il proclame le droit de l'enfant, cette responsabilite de l'homme. (Tres bien!—Applaudissements.) Il proclame enfin la souverainete de l'individu, qui est identique a la liberte.

Qu'est-ce que tout cela? C'est le socialisme. Oui. C'est aussi la republique! (Longs applaudissements.)

Citoyens, le socialisme affirme la vie, la republique affirme le droit. L'un eleve l'individu a la dignite d'homme, l'autre eleve l'homme a la dignite de citoyen. Est-il un plus profond accord?

Oui, nous sommes tous d'accord, nous ne voulons pas de cesar, et je defends le socialisme calomnie!

Le jour ou la question se poserait entre l'esclavage avec le bien-etre, panem et circenses, d'un cote, et, de l'autre, la liberte avec la pauvrete,—pas un, ni dans les rangs republicains, ni dans les rangs socialistes, pas un n'hesiterait! et tous, je le declare, je l'affirme, j'en reponds, tous prefereraient au pain blanc de la servitude le pain noir de la liberte. (Bravos prolonges.)

Donc, ne laissons pas poindre et germer l'antagonisme. Serrons-nous donc, mes freres socialistes, mes freres republicains, serrons-nous etroitement autour de la justice et de la verite, et faisons front a l'ennemi. (Oui, oui! bravo!)

Qu'est l'ennemi?

L'ennemi, c'est plus et moins qu'un homme. (Mouvement.) C'est un ensemble de faits hideux qui pese sur le monde et qui le devore. C'est un monstre aux mille griffes, quoique cela n'ait qu'une tete. L'ennemi, c'est cette incarnation sinistre du vieux crime militaire et monarchique, qui nous baillonne et nous spolie, qui met la main sur nos bouches et dans nos poches, qui a les millions, qui a les budgets, les juges, les pretres, les valets, les palais, les listes civiles, toutes les armees,—et pas un seul peuple. L'ennemi, c'est ce qui regne, gouverne, et agonise en ce moment. (Sensation profonde.)

Citoyens, soyons les ennemis de l'ennemi, et soyons nos amis! Soyons une seule ame pour le combattre et un seul coeur pour nous aimer. Ah! citoyens: fraternite! (Acclamation.)

Encore un mot et j'ai fini.

Tournons-nous vers l'avenir. Songeons au jour certain, au jour inevitable, au jour prochain peut-etre, ou toute l'Europe sera constituee comme ce noble peuple suisse qui nous accueille a cette heure. Il a ses grandeurs, ce petit peuple; il a une patrie qui s'appelle la Republique, et il a une montagne qui s'appelle la Vierge.

Ayons comme lui la Republique pour citadelle, et que notre liberte, immaculee et inviolee, soit, comme la Jungfrau, une cime vierge en pleine lumiere. (Acclamation prolongee.)

Je salue la revolution future.

IV

REPONSE A FELIX PYAT

[Note: Voir aux Notes.]

Bruxelles, 12 septembre 1869.

Mon cher Felix Pyat,

J'ai lu votre magnifique et cordiale lettre.

Je n'ai pas le droit, vous le comprenez, de parler au nom de nos compagnons d'exil. Je borne ma reponse a ce qui me concerne.

Avant peu, je pense, tombera la barriere d'honneur que je me suis imposee a moi-meme par ce vers:

Et, s'il n'en reste qu'un, je serai celui-la.

Alors je rentrerai.

Et, apres avoir fait le devoir de l'exil, je ferai l'autre devoir.

J'appartiens a ma conscience et au peuple.

VICTOR HUGO.

V

LA CRISE D'OCTOBRE 1869

L'empire declinait. On distinguait clairement dans tous ses actes les symptomes qui annoncent les choses finissantes. En octobre 1869, Louis Bonaparte viola sa propre constitution. Il devait convoquer le 29 ce qu'il appelait ses chambres. Il ne le fit pas. Le peuple eut la bonte de s'irriter pour si peu. Il y eut menace d'emeute. On supposa que Victor Hugo etait pour quelque chose dans cette colere, et l'on parut croire un moment que la situation dependait de deux hommes, l'un, empereur, qui violait la constitution, l'autre, proscrit, qui excitait le peuple.

M. Louis Jourdan publia, le 12 octobre, dans le Siecle un article dont le retentissement fut considerable et qui commencait par ces lignes:

En ce moment, deux hommes places aux poles extremes du monde politique encourent la plus lourde responsabilite que puisse porter une conscience humaine. L'un d'eux est assis sur le trone, c'est Napoleon III; l'autre, c'est Victor Hugo.

Victor Hugo, mis de la sorte en demeure, ecrivit a M. Louis Jourdan.

Bruxelles, 12 octobre 1869.

Mon cher et ancien ami,

On m'apporte le Siecle. Je lis votre article qui me touche, m'honore et m'etonne.

Puisque vous me donnez la parole, je la prends.

Je vous remercie de me fournir le moyen de faire cesser une equivoque.

Premierement, je suis un simple lecteur du Rappel. Je croyais l'avoir assez nettement dit pour n'etre pas contraint de le redire.

Deuxiemement, je n'ai conseille et je ne conseille aucune manifestation populaire le 26 octobre.

J'ai pleinement approuve le Rappel demandant aux representants de la gauche un acte, auquel Paris eut pu s'associer. Une demonstration expressement pacifique et sans armes, comme les demonstrations du peuple de Londres en pareil cas, comme la demonstration des cent vingt mille fenians a Dublin il y a trois jours, c'est la ce que demandait le Rappel.

Mais, la gauche s'abstenant, le peuple doit s'abstenir.

Le point d'appui manque au peuple.

Donc pas de manifestation.

Le droit est du cote du peuple, la violence est du cote du pouvoir. Ne donnons au pouvoir aucun pretexte d'employer la violence contre le droit.

Personne, le 26 octobre, ne doit descendre dans la rue.

Ce qui sort virtuellement de la situation, c'est l'abolition du serment.

Une declaration solennelle des representants de la gauche se deliant du serment en face de la nation, voila la vraie issue de la crise. Issue morale et revolutionnaire. J'associe a dessein ces deux mots.

Que le peuple s'abstienne, et le chassepot est paralyse; que les representants parlent, et le serment est aboli.

Tels sont mes deux conseils, et, puisque vous voulez bien me demander ma pensee, la voila tout entiere.

Un dernier mot. Le jour ou je conseillerai une insurrection, j'y serai.

Mais cette fois, je ne la conseille pas.

Je vous remercie de votre eloquent appel. J'y reponds en hate, et je vous serre la main.

VICTOR HUGO.

VI

GEORGE PEABODY

AU PRESIDENT DU COMITE AMERICAIN DE LONDRES

Hauteville-House, 2 decembre 1869.

Monsieur,

Votre lettre me parvient aujourd'hui, 2 Decembre. Je vous remercie. Elle m'arrache a ce souvenir. J'oublie l'empire et je songe a l'Amerique. J'etais tourne vers la nuit, je me tourne vers le jour.

Vous me demandez une parole pour George Peabody. Dans votre sympathique illusion, vous me croyez ce que je ne suis pas, la voix de la France. Je ne suis, je l'ai dit deja, que la voix de l'exil. N'importe, monsieur, un noble appel comme le votre veut etre entendu; si peu que je sois, j'y dois repondre et je reponds.

Oui, l'Amerique a raison d'etre fiere de ce grand citoyen du monde, de ce grand frere des hommes, George Peabody. Peabody a ete un homme heureux qui souffrait de toutes les souffrances, un riche qui sentait le froid, la faim et la soif des pauvres. Ayant sa place pres de Rothschild, il a trouve moyen de la changer en une place pres de Vincent de Paul. Comme Jesus-Christ il avait une plaie au flanc; cette plaie etait la misere des autres; ce n'etait pas du sang qui coulait de cette plaie, c'etait de l'or; or qui sortait d'un coeur.

Sur cette terre il y a les hommes de la haine et il y a les hommes de l'amour, Peabody fut un de ceux-ci. C'est sur le visage de ces hommes que nous voyons le sourire de Dieu. Quelle loi pratiquent-ils? Une seule, la loi de fraternite—loi divine, loi humaine, qui varie les secours selon les detresses, qui ici donne des preceptes, et qui la donne des millions, qui trace a travers les siecles dans nos tenebres une trainee de lumiere, et qui va de Jesus pauvre a Peabody riche.

Que Peabody s'en retourne chez vous, beni par nous! Notre monde l'envie au votre. La patrie gardera sa cendre et nos coeurs sa memoire. Que l'immensite emue des mers vous le rapporte! Le libre pavillon americain ne deploiera jamais assez d'etoiles au-dessus de ce cercueil.

Rapprochement que je ne puis m'empecher de faire, il y a aujourd'hui juste dix ans, le 2 decembre 1859, j'adressais, suppliant, isole, une priere pour le condamne d'Harper's Ferry a l'illustre nation americaine; aujourd'hui, c'est une glorification que je lui adresse. Depuis 1859, de grands evenements se sont accomplis, la servitude a ete abolie en Amerique; esperons que la misere, cette autre servitude, sera aussi abolie un jour et dans le monde entier; et, en attendant que le second progres vienne completer le premier, venerons-en les deux apotres, en accouplant dans une meme pensee de reconnaissance et de respect John Brown, l'ami des esclaves, a George Peabody, l'ami des pauvres.

Je vous serre la main, monsieur.

VICTOR HUGO.

A M. le colonel Berton, president du comite americain de Londres.

VII

A CHARLES HUGO

Hauteville-House, 18 decembre 1869.

Mon fils, te voila frappe pour la seconde fois. La premiere fois, il y a dix-neuf ans, tu combattais l'echafaud; on t'a condamne. La deuxieme fois, aujourd'hui, en rappelant le soldat a la fraternite, tu combattais la guerre; on t'a condamne. Je t'envie ces deux gloires.

En 1851, tu etais defendu par Cremieux, ce grand coeur eloquent, et par moi. En 1860, tu as ete defendu par Gambetta, le puissant evocateur du spectre de Baudin, et par Jules Favre, le maitre superbe de la parole, que j'ai vu si intrepide au 2 decembre.

Tout est bien. Sois content.

Tu commets le crime de preferer comme moi a la societe qui tue la societe qui eclaire et qui enseigne, et aux peuples s'entr'egorgeant les peuples s'entr'aidant; tu combats ces sombres obeissances passives, le bourreau et le soldat; tu ne veux pas pour l'ordre social de ces deux cariatides; a une extremite l'homme-guillotine, a l'autre extremite l'homme-chassepot. Tu aimes mieux Guillaume Penn que Joseph de Maistre, et Jesus que Cesar. Tu ne veux de hache qu'aux mains du pionnier dans la foret et de glaive qu'aux mains du citoyen devant la tyrannie. Au legislateur tu montres comme ideal Beccaria, et au soldat Garibaldi. Tout cela vaut bien quatre mois de prison et mille francs d'amende.

Ajoutons que tu es suspect de ne point approuver le viol des lois a main armee, et que peut-etre tu es capable d'exciter a la haine des arrestations nocturnes et au mepris du faux serment.

Tout est bien, je le repete.

J'ai ete enfant de troupe. A ma naissance j'ai ete inscrit par mon pere sur les controles du Royal-Corse (oui, Corse. Ce n'est pas ma faute). C'est pourquoi, puisque j'entre dans la voie des aveux, je dois convenir que j'ai une vieille sympathie pour l'armee. J'ai ecrit quelque part:

J'aime les gens d'epee en etant moi-meme un.

A une condition pourtant. C'est que l'epee sera sans tache.

L'epee que j'aime, c'est l'epee de Washington, l'epee de John Brown, l'epee de Barbes.

Il faut bien dire une chose a l'armee d'aujourd'hui, c'est qu'elle se tromperait de croire qu'elle ressemble a l'armee d'autrefois. Je parle de cette grande armee d'il y a soixante ans, qui s'est d'abord appelee armee de la republique, puis armee de l'empire, et qui etait a proprement parler, a travers l'Europe, l'armee de la revolution. Je sais tout ce qu'on peut dire contre cette armee-la, mais elle avait son grand cote. Cette armee-la demolissait partout les prejuges et les bastilles. Elle avait dans son havre-sac l'Encyclopedie. Elle semait la philosophie avec le sans-gene du corps de garde. Elle appelait le bourgeois pekin, mais elle appelait le pretre calotin. Elle brutalisait volontiers les superstitions, et Championnet donnait une chiquenaude a saint Janvier.

Quand l'empire voulut s'etablir, qui vota surtout contre lui? l'armee. Cette armee avait eu dans ses rangs Oudet et les Philadelphes. Elle avait eu Mallet, et Guidal, et mon parrain, Victor de Lahorie, tous trois fusilles en plaine de Grenelle. Paul-Louis Courier etait de cette armee. C'etaient les anciens compagnons de Hoche, de Marceau, de Kleber et de Desaix.

Cette armee-la, dans sa course a travers les capitales, vidait sur son passage toutes les geoles, encore pleines de victimes, en Allemagne les chambres de torture des Landgraves, a Rome les cachots du chateau Saint-Ange, en Espagne les caves de l'Inquisition. De 1792 a 1800, elle avait eventre a coups de sabre la vieille carcasse du despotisme europeen.

Plus tard, helas! elle fit des rois ou en laissa faire, mais elle en destituait. Elle arretait le pape. On etait loin de Mentana. En Espagne et en Italie, qui est-ce qui la combattait? des pretres. El pastor, el frayle, el cura, tels etaient les noms des chefs de bande; qu'on ote Napoleon, comme cette armee reste grande! Au fond, elle etait philosophe et citoyenne. Elle avait la vieille flamme de la republique. Elle etait l'esprit de la France, arme.

Je n'etais qu'un enfant alors, mais j'ai des souvenirs. En voici un.

J'etais a Madrid du temps de Joseph. C'etait l'epoque ou les pretres montraient aux paysans espagnols, qui voyaient la chose distinctement, la sainte vierge tenant Ferdinand VII par la main dans la comete de 1811. Nous etions, mes deux freres et moi, au seminaire des Nobles, college San Isidro. Nous avions pour maitres deux jesuites, un doux et un dur, don Manuel et don Basilio. Un jour, nos jesuites, par ordre sans doute, nous menerent sur un balcon pour voir arriver quatre regiments francais qui faisaient leur entree dans Madrid. Ces regiments avaient fait les guerres d'Italie et d'Allemagne, et revenaient de Portugal. La foule, bordant les rues sur le passage des soldats, regardait avec anxiete ces hommes qui apportaient dans la nuit catholique l'esprit francais, qui avaient fait subir a l'eglise la voie de fait revolutionnaire, qui avaient ouvert les couvents, defonce les grilles, arrache les voiles, aere les sacristies, et tue le saint-office. Pendant qu'ils defilaient sous notre balcon, don Manuel se pencha a l'oreille de don Basilio et lui dit: Voila Voltaire qui passe.

Que l'armee actuelle y songe, ces hommes-la eussent desobei, si on leur eut dit de tirer sur des femmes et des enfants. On n'arrive pas d'Arcole et de Friedland pour aller a Ricamarie.

J'y insiste, je n'ignore pas tout ce qu'on peut dire contre cette grande armee morte, mais je lui sais gre de la trouee revolutionnaire qu'elle a faite dans la vieille Europe theocratique. La fumee dissipee, cette armee a laisse une trainee de lumiere.

Son malheur, qui se confond avec sa gloire, c'est d'avoir ete proportionnee au premier empire. Que l'armee actuelle craigne d'etre proportionnee au second.

Le dix-neuvieme siecle prend son bien partout ou il le trouve, et son bien c'est le progres. Il constate la quantite de recul, comme la quantite de progres, faite par une armee. Il n'accepte le soldat qu'a la condition d'y retrouver le citoyen. Le soldat est destine a s'evanouir, et le citoyen a survivre.

C'est parce que tu as cru cela vrai que tu as ete condamne par cette magistrature francaise qui, soit dit en passant, a du malheur quelquefois, et a qui il arrive de ne pouvoir plus retrouver des prevenus de haute trahison. Il parait que le trone cache bien.

Persistons. Soyons de plus en plus fideles a l'esprit de ce grand siecle. Ayons l'impartialite d'aimer toute la lumiere. Ne la chicanons pas sur le point de l'horizon ou elle se leve. Moi qui parle ici, a la fois solitaire et isole, comme je l'ai dit deja; solitaire par le lieu que j'habite, isole par les escarpements qui se sont faits autour de ma conscience, je suis profondement etranger a des polemiques qui ne m'arrivent souvent que longtemps apres leur date; je n'ecris et je n'inspire rien de ce qui agite Paris, mais j'aime cette agitation. J'y mele de loin mon ame. Je suis de ceux qui saluent l'esprit de la revolution partout ou ils le rencontrent, j'applaudis quiconque l'a en lui, qu'il se nomme Jules Favre ou Louis Blanc, Gambetta ou Barbes, Bancel ou Felix Pyat, et je sens ce souffle puissant dans la robuste eloquence de Pelletan comme dans l'eclatant sarcasme de Rochefort.

Voila ce que j'avais a te dire, mon fils.

Mon dix-neuvieme hiver d'exil commence. Je ne m'en plains pas. A Guernesey, l'hiver n'est qu'une longue tourmente. Pour une ame indignee et calme, c'est un bon voisinage que cet ocean en plein equilibre quoique en pleine tempete, et rien n'est fortifiant comme ce spectacle de la colere majestueuse.

VICTOR HUGO.

VIII

LES ENFANTS PAUVRES

Victor Hugo, selon son habitude, ferma cette annee 1869 par la fete des enfants pauvres. Cette annee 1869 etait l'avant-derniere annee de l'exil. Les journaux anglais publierent les paroles de Victor Hugo a ce Christmas de Hauteville-House. Nous les reproduisons.

Mesdames,

Je ne veux pas faire languir ces enfants qui attendent des jouets, et je tacherai de dire peu de paroles. Je l'ai deja dit, et je dois le repeter, cette petite oeuvre de fraternite pratique, limitee ici a quarante enfants seulement, est bien peu de chose par elle-meme, et ne vaudrait pas la peine d'en parler, si elle n'avait pris au dehors, comme la presse anglaise et americaine le constate d'annee en annee, une extension magnifique, et si le Diner des enfants pauvres, fonde il y a huit ans par moi dans ma maison, mais sur une tres petite echelle, n'etait devenu, grace a de bons et grands coeurs qui s'y sont devoues, une veritable institution, considerable par le chiffre enorme des enfants secourus. En Angleterre et en Amerique, ce chiffre s'accroit sans cesse. C'est par centaines de mille qu'il faut compter les diners de viande et de vin donnes aux enfants pauvres. Vous connaissez les admirables resultats obtenus par l'honorable lady Kate Thompson et par le reverend Wood. L'Illustrated London News a publie des estampes representant les vastes et belles salles ou se fait a Londres le Diner des enfants pauvres. Dans tout cela, Hauteville-House n'est rien, que le point de depart. Il ne lui revient que l'humble honneur d'avoir commence.

Grace a la presse, la propagande se fait en tout pays; partout se multiplient d'autres efforts, meilleurs que les miens; partout l'institution d'assistance aux enfants se greffe avec succes. J'ai a remercier de leur chaude adhesion plusieurs loges de la franc-maconnerie, et cette utile societe des instituteurs de la Suisse romande qui a pour devise: Dieu, Humanite, Patrie. De toutes parts, je recois des lettres qui m'annoncent les essais tentes. Deux de ces lettres m'ont particulierement emu; l'une vient d'Haiti, l'autre de Cuba.

Permettez-moi, puisque l'occasion s'en presente, d'envoyer une parole de sympathie a ces nobles terres qui, toutes deux, ont pousse un cri de liberte. Cuba se delivrera de l'Espagne comme Haiti s'est delivre de la France. Haiti, des 1792, en affranchissant les noirs, a fait triompher ce principe qu'un homme n'a pas le droit de posseder un autre homme. Cuba fera triompher cet autre principe, non moins grand, qu'un peuple n'a pas le droit de posseder un autre peuple.

Je reviens a nos enfants. C'est faire aussi un acte de delivrance que d'assister l'enfance. Dans l'assainissement et dans l'education, il y a de la liberation. Fortifions ce pauvre petit corps souffrant; developpons cette douce intelligence naissante; que faisons-nous? Nous affranchissons de la maladie le corps et de l'ignorance l'esprit. L'idee du Diner des enfants pauvres a ete partout bien accueillie. L'accord s'est fait tout de suite sur cette institution de fraternite. Pourquoi? c'est qu'elle est conforme, pour les chretiens, a l'esprit de l'evangile, et, pour les democrates, a l'esprit de la revolution.

En attendant mieux. Car secourir les pauvres par l'assistance, ce n'est qu'un palliatif. Le vrai secours aux miserables, c'est l'abolition de la misere.

Nous y arriverons.

Aidons le progres par l'assistance a l'enfance. Assistons l'enfant par tous les moyens, par la bonne nourriture et par le bon enseignement. L'assistance a l'enfance doit etre, dans nos temps troubles, une de nos principales preoccupations. L'enfant doit etre notre souci. Et savez-vous pourquoi? Savez-vous son vrai nom? L'enfant s'appelle l'avenir.

Exercons la sainte paternite du present sur l'avenir. Ce que nous aurons fait pour l'enfance, l'avenir le rendra au centuple. Ce jeune esprit, l'enfant, est le champ de la moisson future. Il contient la societe nouvelle. Ensemencons cet esprit, mettons-y la justice; mettons-y la joie.

En elevant l'enfant, nous elevons l'avenir. Elever, mot profond! En ameliorant cette petite ame, nous faisons l'education de l'inconnu. Si l'enfant a la sante, l'avenir se portera bien; si l'enfant est honnete, l'avenir sera bon. Eclairons et enseignons cette enfance qui est la sous nos yeux, le vingtieme siecle rayonnera. Le flambeau dans l'enfant, c'est le soleil dans l'avenir.

1870

Evenements d'Amerique.—Aux femmes de Cuba. La revolution litteraire melee aux revolutions politiques. George Sand et Victor Hugo. Mort d'un proscrit. Les sauveteurs et les travailleurs. Le plebiscite.—Aux femmes de Guernesey. Evenements d'Europe.

I

CUBA

L'Europe, ou couvaient de redoutables evenements, commencait a perdre de vue les choses lointaines. A peine savait-on, de ce cote de l'Atlantique, que Cuba etait en pleine insurrection. Les gouverneurs espagnols reprimaient cette revolte avec une brutalite sauvage. Des districts entiers furent executes militairement. Les femmes s'enfuyaient. Beaucoup se refugierent a New-York. Au commencement de 1870, une adresse des femmes de Cuba, couverte de plus de trois cents signatures, fut envoyee de New-York a Victor Hugo pour le prier d'intervenir dans cette lutte. Il repondit:

AUX FEMMES DE CUBA

Femmes de Cuba, j'entends votre plainte. O desesperees, vous vous adressez a moi. Fugitives, martyres, veuves, orphelines, vous demandez secours a un vaincu. Proscrites, vous vous tournez vers un proscrit; celles qui n'ont plus de foyer appellent a leur aide celui qui n'a plus de patrie. Certes, nous sommes bien accables; vous n'avez plus que votre voix, et je n'ai plus que la mienne; votre voix gemit, la mienne avertit. Ces deux souffles, chez vous le sanglot, chez moi le conseil, voila tout ce qui nous reste. Qui sommes-nous? La faiblesse. Non, nous sommes la force. Car vous etes le droit, et je suis la conscience.

La conscience est la colonne vertebrale de l'ame; tant que la conscience est droite, l'ame se tient debout; je n'ai en moi que cette force-la, mais elle suffit. Et vous faites bien de vous adresser a moi.

Je parlerai pour Cuba comme j'ai parle pour la Crete.

Aucune nation n'a le droit de poser son ongle sur l'autre, pas plus l'Espagne sur Cuba que l'Angleterre sur Gibraltar. Un peuple ne possede pas plus un autre peuple qu'un homme ne possede un autre homme. Le crime est plus odieux encore sur une nation que sur un individu; voila tout. Agrandir le format de l'esclavage, c'est en accroitre l'indignite. Un peuple tyran d'un autre peuple, une race soutirant la vie a une autre race, c'est la succion monstrueuse de la pieuvre, et cette superposition epouvantable est un des faits terribles du dix-neuvieme siecle. On voit a cette heure la Russie sur la Pologne, l'Angleterre sur l'Irlande, l'Autriche sur la Hongrie, la Turquie sur l'Herzegovine et sur la Crete, l'Espagne sur Cuba. Partout des veines ouvertes, et des vampires sur des cadavres.

Cadavres, non. J'efface le mot. Je l'ai dit deja, les nations saignent, mais ne meurent pas. Cuba a toute sa vie et la Pologne a toute son ame.

L'Espagne est une noble et admirable nation, et je l'aime; mais je ne
puis l'aimer plus que la France. Eh bien, si la France avait encore
Haiti, de meme que je dis a l'Espagne: Rendez Cuba! je dirais a la
France: Rends Haiti!

Et en lui parlant ainsi, je prouverais a ma patrie ma veneration. Le respect se compose de conseils justes. Dire la verite, c'est aimer.

Femmes de Cuba, qui me dites si eloquemment tant d'angoisses et tant de souffrances, je me mets a genoux devant vous, et je baise vos pieds douloureux. N'en doutez pas, votre perseverante patrie sera payee de sa peine, tant de sang n'aura pas coule en vain, et la magnifique Cuba se dressera un jour libre et souveraine parmi ses soeurs augustes, les republiques d'Amerique. Quant a moi, puisque vous me demandez ma pensee, je vous envoie ma conviction. A cette heure ou l'Europe est couverte de crimes, dans cette obscurite ou l'on entrevoit sur des sommets on ne sait quels fantomes qui sont des forfaits portant des couronnes, sous l'amas horrible des evenements decourageants, je dresse la tete et j'attends. J'ai toujours eu pour religion la contemplation de l'esperance. Posseder par intuition l'avenir, cela suffit au vaincu. Regarder aujourd'hui ce que le monde verra demain, c'est une joie. A un instant marque, quelle que soit la noirceur du moment present, la justice, la verite et la liberte surgiront, et feront leur entree splendide sur l'horizon. Je remercie Dieu de m'en accorder des a present la certitude; le bonheur qui reste au proscrit dans les tenebres, c'est de voir un lever d'aurore au fond de son ame.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House.

II

POUR CUBA

En meme temps, les chefs de l'ile belligerante demandaient a Victor
Hugo de proclamer leur droit. Il le fit.

Ceux qu'on appelle les insurges de Cuba me demandent une declaration, la voici:

Dans ce conflit entre l'Espagne et Cuba, l'insurgee c'est l'Espagne.

De meme que dans la lutte de decembre 1851, l'insurge c'etait
Bonaparte.

Je ne regarde pas ou est la force, je regarde ou est la justice.

Mais, dit-on, la mere patrie! est-ce que la mere patrie n'a pas un droit?

Entendons-nous.

Elle a le droit d'etre mere, elle n'a pas le droit d'etre bourreau.

Mais, en civilisation, est-ce qu'il n'y a pas les peuples aines et les peuples puines? Est-ce que les majeurs n'ont pas la tutelle des mineurs?

Entendons-nous encore.

En civilisation, l'ainesse n'est pas un droit, c'est un devoir. Ce devoir, a la verite, donne des droits; entre autres le droit a la colonisation. Les nations sauvages ont droit a la civilisation, comme les enfants ont droit a l'education, et les nations civilisees la leur doivent. Payer sa dette est un devoir; c'est aussi un droit. De la, dans les temps antiques, le droit de l'Inde sur l'Egypte, de l'Egypte sur la Grece, de la Grece sur l'Italie, de l'Italie sur la Gaule. De la, a l'epoque actuelle, le droit de l'Angleterre sur l'Asie, et de la France sur l'Afrique; a la condition pourtant de ne pas faire civiliser les loups par les tigres; a la condition que l'Angleterre n'ait pas Clyde et que la France n'ait pas Pelissier.

Decouvrir une ile ne donne pas le droit de la martyriser; c'est l'histoire de Cuba; il ne faut pas partir de Christophe Colomb pour aboutir a Chacon.

Que la civilisation implique la colonisation, que la colonisation implique la tutelle, soit; mais la colonisation n'est pas l'exploitation; mais la tutelle n'est pas l'esclavage.

La tutelle cesse de plein droit a la majorite du mineur, que le mineur soit un enfant ou qu'il soit un peuple. Toute tutelle prolongee au dela de la minorite est une usurpation; l'usurpation qui se fait accepter par habitude ou tolerance est un abus; l'usurpation qui s'impose par la force est un crime.

Ce crime, partout ou je le vois, je le denonce.

Cuba est majeure.

Cuba n'appartient qu'a Cuba.

Cuba, a cette heure, subit un affreux et inexprimable supplice. Elle est traquee et battue dans ses forets, dans ses vallees, dans ses montagnes. Elle a toutes les angoisses de l'esclave evade.

Cuba lutte, effaree, superbe et sanglante, contre toutes les ferocites de l'oppression. Vaincra-t-elle? oui. En attendant, elle saigne et souffre. Et, comme si l'ironie devait toujours etre melee aux tortures, il semble qu'on entrevoit on ne sait quelle raillerie dans ce sort feroce qui, dans la serie de ses gouverneurs differents, lui donne toujours le meme bourreau, sans presque prendre la peine de changer le nom, et qui, apres Chacon, lui envoie Concha, comme un saltimbanque qui retourne son habit.

Le sang coule de Porto-Principe a Santiago; le sang coule aux montagnes de Cuivre, aux monts Carcacunas, aux monts Guajavos; le sang rougit tous les fleuves, et Canto, et Ay la Chica; Cuba appelle au secours.

Ce supplice de Cuba, c'est a l'Espagne que je le denonce, car l'Espagne est genereuse. Ce n'est pas le peuple espagnol qui est coupable, c'est le gouvernement. Le peuple d'Espagne est magnanime et bon. Otez de son histoire le pretre et le roi, le peuple d'Espagne n'a fait que du bien. Il a colonise, mais comme le Nil deborde, en fecondant.

Le jour ou il sera le maitre, il reprendra Gibraltar et rendra Cuba.

Quand il s'agit d'esclaves, on s'augmente de ce qu'on perd. Cuba affranchie accroit l'Espagne, car croitre en gloire c'est croitre. Le peuple espagnol aura cette ambition d'etre libre chez lui et grand hors de chez lui.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House.

III

LUCRECE BORGIA

GEORGE SAND A VICTOR HUGO

Mon grand ami, je sors de la representation de Lucrece Borgia, le coeur tout rempli d'emotion et de joie. J'ai encore dans la pensee toutes ces scenes poignantes, tous ces mots charmants ou terribles, le sourire amer d'Alfonse d'Este, l'arret effrayant de Gennaro, le cri maternel de Lucrece; j'ai dans les oreilles les acclamations de cette foule qui criait: "Vive Victor Hugo!" et qui vous appelait, helas! comme si vous alliez venir, comme si vous pouviez l'entendre.

On ne peut pas dire, quand on parle d'une oeuvre consacree telle que Lucrece Borgia: le drame a eu un immense succes; mais je dirai: vous avez eu un magnifique triomphe. Vos amis du Rappel, qui sont mes amis, me demandent si je veux etre la premiere a vous donner la nouvelle de ce triomphe. Je le crois bien que je le veux! Que cette lettre vous porte donc, cher absent, l'echo de cette belle soiree.

Cette soiree m'en a rappele une autre, non moins belle. Vous ne savez pas que j'assistais a la premiere representation de Lucrece Borgia,—il y a aujourd'hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour jour.

Je me souviens que j'etais au balcon, et le hasard m'avait placee a cote de Bocage que je voyais ce jour-la pour la premiere fois. Nous etions, lui et moi, des etrangers l'un pour l'autre; l'enthousiasme commun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble; nous disions ensemble: Est-ce beau! Dans les entr'actes, nous ne pouvions nous empecher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler reciproquement tel passage ou telle scene.

Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion litteraires qui tout de suite vous donnaient la meme ame et creaient comme une fraternite de l'art. A la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique: "Je suis ta mere!" nos mains furent vite l'une dans l'autre. Elles y sont restees jusqu'a la mort de ce grand artiste, de ce cher ami.

J'ai revu aujourd'hui Lucrece Borgia telle que je l'ai vue alors.
Le drame n'a pas vieilli d'un jour; il n'a pas un pli, pas une ride.
Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros,
est restee absolument intacte et pure.

Et puis, vous avez touche la, vous avez exprime la avec votre incomparable magie le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles; vous avez incarne et realise "la mere". C'est eternel comme le coeur.

Lucrece Borgia est peut-etre, dans tout votre theatre, l'oeuvre la plus puissante et la plus haute. Si Ruy Blas est par excellence le drame heureux et brillant, l'idee de Lucrece Borgia est plus pathetique, plus saisissante et plus profondement humaine.

Ce que j'admire surtout, c'est la simplicite hardie qui sur les robustes assises de trois situations capitales a bati ce grand drame. Le theatre antique procedait avec cette largeur calme et forte.

Trois actes, trois scenes, suffisent a poser, a nouer et a denouer cette etonnante action:

La mere insultee en presence du fils;

Le fils empoisonne par la mere;

La mere punie et tuee par le fils.

La superbe trilogie a du etre coulee d'un seul jet, comme un groupe de bronze. Elle l'a ete, n'est-ce pas? Je crois meme me rappeler comment elle l'a ete.

Je me rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances Lucrece Borgia fut en quelque sorte improvisee, au commencement de 1833.

Le Theatre-Francais avait donne, a la fin de 1832, la premiere et unique representation du Roi s'amuse. Cette representation avait ete une rude bataille et s'etait continuee et achevee entre une tempete de sifflets et une tempete de bravos. Aux representations suivantes, qu'est-ce qui allait l'emporter, des bravos ou des sifflets? Grande question, importante epreuve pour l'auteur….

Il n'y eut pas de representations suivantes.

Le lendemain de la premiere representation, le Roi s'amuse etait interdit "par ordre", et attend encore, je crois, sa seconde representation. Il est vrai qu'on joue tous les jours Rigoletto.

Cette confiscation brutale portait au poete un prejudice immense. Il dut y avoir la pour vous, mon ami, un cruel moment de douleur et de colere.

Mais, dans ce meme temps, Harel, le directeur de la Porte-Saint-Martin, vient vous demander un drame pour son theatre et pour Mlle Georges. Seulement, ce drame, il le lui faut tout de suite, et Lucrece Borgia n'est construite que dans votre cerveau, l'execution n'en est pas meme commencee.

N'importe! vous aussi, vous voulez tout de suite votre revanche. Vous vous dites a vous-meme ce que vous avez dit depuis au public dans la preface meme de Lucrece Borgia:

"Mettre au jour un nouveau drame, six semaines apres le drame proscrit, ce sera encore une maniere de dire son fait au gouvernement. Ce sera lui montrer qu'il perd sa peine. Ce sera lui prouver que l'art et la liberte peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les ecrase."

Vous vous mettez aussitot a l'oeuvre. En six semaines, votre nouveau drame est ecrit, appris, repete, loue. Et le 2 fevrier 1833, deux mois apres la bataille du Roi s'amuse, la premiere representation de Lucrece Borgia est la plus eclatante victoire de votre carriere dramatique.

Il est tout simple que cette oeuvre d'une seule venue soit solide, indestructible et a jamais durable, et qu'on l'ait applaudie hier comme on l'a applaudie il y a quarante ans, comme on l'applaudira dans quarante ans encore, comme on l'applaudira toujours.

L'effet, tres grand des le premier acte, a grandi de scene en scene, et a eu au dernier acte toute son explosion.

Chose etrange! ce dernier acte, on le connait, on le sait par coeur, on attend l'entree des moines, on attend l'apparition de Lucrece Borgia, on attend le coup de couteau de Gennaro.

Eh bien! on est pourtant saisi, terrifie, haletant, comme si on ignorait tout ce qui va se passer; la premiere note du De Profundis coupant la chanson a boire vous fait passer un frisson dans les veines, on espere que Lucrece Borgia sera reconnue et pardonnee par son fils, on espere que Gennaro ne tuera pas sa mere. Mais non, vous ne le voudrez pas, maitre inflexible; il faut que le crime soit expie, il faut que le parricide aveugle chatie et venge tous ces forfaits, aveugles aussi peut-etre.

Le drame a ete admirablement monte et joue sur ce theatre ou il se retrouvait chez lui.

Mme Laurent a ete vraiment superbe dans Lucrece. Je ne meconnais pas les grandes qualites de beaute, de force et de race que possedait Mlle Georges; mais j'avouerai que son talent ne m'emouvait que quand j'etais emue par la situation meme. Il me semble que Marie Laurent me ferait pleurer a elle seule. Elle a eu comme Mlle Georges, au premier acte, son cri terrible de lionne blessee: "Assez! assez!" Mais au dernier acte, quand elle se traine aux pieds de Gennaro, elle est si humble, si tendre, si suppliante, elle a si peur, non d'etre tuee, mais d'etre tuee par son fils, que tous les coeurs se fondent comme le sien et avec le sien. On n'osait pas applaudir, on n'osait pas bouger, on retenait son souffle. Et puis toute la salle s'est levee pour la rappeler et pour l'acclamer en meme temps que vous.

Vous n'avez eu jamais un Alfonse d'Este aussi vrai et aussi beau que Melingue. C'est un Bonington, ou, mieux, c'est un Titien vivant. On n'est pas plus prince, et prince italien, prince du seizieme siecle. Il est feroce et il est raffine. Il prepare, il compose et il savoure sa vengeance en artiste, avec autant d'elegance que de cruaute. On l'admire avec epouvante faisant griffe de velours comme un beau tigre royal.

Taillade a bien la figure tragique et fatale de Gennaro. Il a trouve de beaux accents d'aprete hautaine et farouche, dans la scene ou Gennaro est executeur et juge.

Bresil, admirablement costume en faux hidalgo, a une grande allure dans le personnage mephistophelique de Gubetta.

Les cinq jeunes seigneurs,—que des artistes de reelle valeur, Charles Lemaitre en tete, ont tenu a honneur de jouer,—avaient l'air d'etre descendus de quelque toile de Giorgione ou de Bonifazio.

La mise en scene est d'une exactitude, c'est-a-dire d'une richesse qui fait revivre a souhait pour le plaisir des yeux toute cette splendide Italie de la Renaissance. M. Raphael Felix vous a traite—bien plus que royalement—artistement.

Mais—il ne m'en voudra pas de vous le dire—il y a quelqu'un qui vous a fete encore mieux que lui, c'est le public, ou plutot le peuple.

Quelle ovation a votre nom et a votre oeuvre!

J'etais toute heureuse et fiere pour vous de cette juste et legitime ovation. Vous la meritez cent fois, cher grand ami. Je n'entends pas louer ici votre puissance et votre genie, mais on peut vous remercier d'etre le bon ouvrier et l'infatigable travailleur que vous etes.

Quand on pense a ce que vous aviez fait deja en 1833! Vous aviez renouvele l'ode; vous aviez, dans la preface de Cromwell, donne le mot d'ordre a la revolution dramatique; vous aviez le premier revele l'Orient dans les Orientales, le moyen age dans Notre-Dame de Paris.

Et, depuis, que d'oeuvres et que de chefs-d'oeuvre! que d'idees remuees, que de formes inventees! que de tentatives, d'audaces et de decouvertes!

Et vous ne vous reposez pas! Vous saviez hier la-bas a Guernesey qu'on reprenait Lucrece Borgia a Paris, vous avez cause doucement et paisiblement des chances de cette representation, puis a dix heures, au moment ou toute la salle rappelait Melingue et Mme Laurent apres le troisieme acte, vous vous endormiez afin de pouvoir vous lever selon votre habitude a la premiere heure, et on me dit que dans le meme instant ou j'acheve cette lettre, vous allumez votre lampe, et vous vous remettez tranquille a votre oeuvre commencee.

GEORGE SAND.

VICTOR HUGO A GEORGE SAND

Hauteville-House, 8 fevrier 1870.

Grace a vous, j'ai assiste a cette representation. A travers votre admirable style, j'ai tout vu: ce theatre, ce drame, l'eblouissement du spectacle, cette salle eclatante, ces puissants et pathetiques acteurs soulevant les fremissements de la foule, toutes ces tetes attentives, ce peuple emu, et vous, la gloire, applaudissant.

Depuis vingt ans je suis en quarantaine. Les sauveurs de la propriete ont confisque ma propriete. Le coup d'etat a sequestre mon repertoire. Mes drames pestiferes sont au lazaret; le drapeau noir est sur moi. Il y a trois ans, on a laisse sortir du bagne Hernani; mais on l'y a fait rentrer le plus vite qu'on a pu, le public n'ayant pas montre assez de haine pour ce brigand. Aujourd'hui c'est le tour de Lucrece Borgia. La voila liberee. Mais elle est bien denoncee; elle est bien suspecte de contagion. La laissera-t-on longtemps dehors?

Vous venez de lui donner, vous, un laisser-passer inviolable. Vous etes la grande femme de ce siecle, une ame noble entre toutes, une sorte de posterite vivante, et vous avez le droit de parler haut. Je vous remercie.

Votre lettre magnifique a ete la bienvenue. Ma solitude est souvent fort insultee; on dit de moi tout ce qu'on veut; je suis un homme qui garde le silence. Se laisser calomnier est une force. J'ai cette force. D'ailleurs il est tout simple que l'empire se defende par tous les moyens. Il est ma cible, et je suis la sienne. De la, beaucoup de projectiles contre moi, qui, vu la mer a traverser, ont, il est vrai, la chance de tomber dans l'eau. Quels qu'ils soient, ils ne servent qu'a constater mon insensibilite, l'outrage m'endurcit dans ma certitude et dans ma volonte, je souris a l'injure; mais, devant la sympathie, devant l'adhesion, devant l'amitie, devant la cordialite male et tendre du peuple, devant l'applaudissement d'une ville comme Paris, devant l'applaudissement d'une femme comme George Sand, moi vieux bonhomme pensif, je sens mon coeur se fondre. C'est donc vrai que je suis un peu aime!

En meme temps que Lucrece Borgia sort de prison, mon fils Charles va y rentrer. Telle est la vie. Acceptons-la.

Vous, de votre vie, eprouvee aussi par bien des douleurs, vous aurez fait une lumiere. Vous aurez dans l'avenir l'aureole auguste de la femme qui a protege la Femme. Votre admirable oeuvre tout entiere est un combat; et ce qui est combat dans le present est victoire dans l'avenir. Qui est avec le progres est avec la certitude. Ce qui attendrit lorsqu'on vous lit, c'est la sublimite de votre coeur. Vous le depensez tout entier en pensee, en philosophie, en sagesse, en raison, en enthousiasme. Aussi quel puissant ecrivain vous etes! Je vais bientot avoir une joie, car vous allez avoir un succes. Je sais qu'on repete une piece de vous.

Je suis heureux toutes les fois que j'echange une parole avec vous; ma reverie a besoin de ces eclats de lumiere que vous m'envoyez, et je vous rends grace de vous tourner de temps en temps vers moi du haut de cette cime ou vous etes, grand esprit.

Mon illustre amie, je suis a vos pieds.

VICTOR HUGO.

IV

WASHINGTON

On lit dans le Courrier de l'Europe du 12 mars 1870:

"Des citoyens des Etats-Unis se sont reunis au Langham Hotel pour la commemoration du jour de naissance de Washington. Parmi les toasts nombreux qui ont ete portes, se trouvait le suivant:

"A Victor Hugo, l'ami de l'Amerique et le regenerateur predestine du vieux monde!"

"Les citoyens chargerent le colonel Berton, president du banquet, de transmettre a l'exile de Guernesey le toast des citoyens d'Amerique."

Victor Hugo s'est empresse de repondre:

Hauteville-House, 27 fevrier 1870.

Monsieur,

Je suis profondement touche du noble toast que vous m'avez transmis. Je vous remercie, vous et vos honorables amis. Oui! a cote des Etats-Unis d'Amerique, nous devons avoir les Etats-Unis d'Europe; les deux mondes devraient faire une seule Republique. Ce jour viendra, et alors la paix des peuples sera fondee sur cette base, la seule fondation solide, la liberte des hommes.

Je suis un homme qui veut le droit. Rien de plus. Votre confiance m'honore et me touche; je serre vos mains cordiales.

VICTOR HUGO.

V

HENNETT DE KESLER

L'annee 1870 s'ouvrit pour Victor Hugo par la mort d'un ami. Il avait recueilli chez lui, depuis plusieurs annees, un vaillant vaincu de decembre, Hennett de Kesler. Kesler et Victor Hugo avaient echange leur premier serrement de main le 3 decembre au matin, rue Sainte-Marguerite, a quelques pas de la barricade Baudin, qui venait d'etre enlevee au moment meme ou Victor Hugo y arrivait. Cette fraternite commencee dans les barricades s'etait continuee dans l'exil.

Kesler, devore par la nostalgie, mais inebranlable, mourut le 6 avril 1870. Sa tombe est au cimetiere du Foulon, pres de la ville de Saint-Pierre. C'est une pierre avec cette inscription

A KESLER.

et au bas on peut lire:

Son compagnon d'exil,

Victor Hugo.

Le 7 avril, Victor Hugo prononca sur la fosse de Kesler les paroles que voici:

Le lendemain du guet-apens de 1851, le 3 decembre, au point du jour, une barricade se dressa dans le faubourg Saint-Antoine, barricade memorable ou tomba un representant du peuple. Cette barricade, les soldats crurent la renverser, le coup d'etat crut la detruire; le coup d'etat et ses soldats se trompaient. Demolie a Paris, elle fut refaite par l'exil.

La barricade Baudin reparut immediatement, non plus en France, mais hors de France; elle reparut, batie, non plus avec des paves, mais avec des principes; de materielle qu'elle etait, elle devint ideale, c'est-a-dire terrible; les proscrits la construisirent, cette barricade altiere, avec les debris de la justice et de la liberte. Toute la ruine du droit y fut employee, ce qui la fit superbe et auguste. Depuis, elle est la, en face de l'empire; elle lui barre l'avenir, elle lui supprime l'horizon. Elle est haute comme la verite, solide comme l'honneur, mitraillee comme la raison; et l'on continue d'y mourir. Apres Baudin,—car, oui, c'est la meme barricade!—Pauline Roland y est morte, Ribeyrolles y est mort, Charras y est mort, Xavier Durieu y est mort, Kesler vient d'y mourir.

Si l'on veut distinguer entre les deux barricades, celle du faubourg Saint-Antoine et celle de l'exil, Kesler en etait le trait d'union, car, ainsi que plusieurs autres proscrits, il etait des deux.

Laissez-moi glorifier cet ecrivain de talent et ce vaillant homme. Il avait toutes les formes du courage, depuis le vif courage du combat jusqu'au lent courage de l'epreuve, depuis la bravoure qui affronte la mitraille jusqu'a l'heroisme qui accepte la nostalgie. C'etait un combattant et un patient.

Comme beaucoup d'hommes de ce siecle, comme moi qui parle en ce moment, il avait ete royaliste et catholique. Nul n'est responsable de son commencement. L'erreur du commencement rend plus meritoire la verite de la fin.

Kesler avait ete victime, lui aussi, de cet abominable enseignement qui est une sorte de piege tendu a l'enfance, qui cache l'histoire aux jeunes intelligences, qui falsifie les faits et fausse les esprits. Resultat: les generations aveuglees. Vienne un despote, il pourra tout escamoter aux nations ignorantes, tout jusqu'a leur consentement; il pourra leur frelater meme le suffrage universel. Et alors on voit ce phenomene, un peuple gouverne par extorsion de signature. Cela s'appelle un plebiscite.

Kesler avait, comme plusieurs de nous, refait son education; il avait rejete les prejuges suces avec le lait; il avait depouille, non le vieil homme, mais le vieil enfant; pas a pas, il etait sorti des idees fausses et entre dans les idees vraies; et muri, grandi, averti par la realite, rectifie par la logique, de royaliste il etait devenu republicain. Une fois qu'il eut vu la verite, il s'y devoua. Pas de devouement plus profond et plus tenace que le sien. Quoique atteint du mal du pays, il a refuse l'amnistie. Il a affirme sa foi par sa mort.

Il a voulu protester jusqu'au bout. Il est reste exile par adoration pour la patrie. L'amoindrissement de la France lui serrait le coeur. Il avait l'oeil fixe sur ce mensonge qui est l'empire; il s'indignait, il fremissait de honte, il souffrait. Son exil et sa colere ont dure dix-neuf ans. Le voila enfin endormi.

Endormi. Non. Je retire ce mot. La mort ne dort pas. La mort vit. La mort est une realisation splendide. La mort touche a l'homme de deux facons. Elle le glace, puis elle le ressuscite. Son souffle eteint, oui, mais il rallume. Nous voyons les yeux qu'elle ferme, nous ne voyons pas ceux qu'elle ouvre.

Adieu, mon vieux compagnon.—Tu vas donc vivre de la vraie vie! Tu vas aller trouver la justice, la verite, la fraternite, l'harmonie et l'amour dans la serenite immense. Te voila envole dans la clarte. Tu vas connaitre le mystere profond de ces fleurs, de ces herbes que le vent courbe, de ces vagues qu'on entend la-bas, de cette grande nature qui accepte la tombe dans sa nuit et l'ame dans sa lumiere. Tu vas vivre de la vie sacree et inextinguible des etoiles. Tu vas aller ou sont les esprits lumineux qui ont eclaire et qui ont vecu, ou sont les penseurs, les martyrs, les apotres, les prophetes, les precurseurs, les liberateurs. Tu vas voir tous ces grands coeurs flamboyants dans la forme radieuse que leur a donnee la mort. Ecoute, tu diras a Jean-Jacques que la raison humaine est battue de verges; tu diras a Beccaria que la loi en est venue a ce degre de honte qu'elle se cache pour tuer; tu diras a Mirabeau que Quatrevingt-neuf est lie au pilori; tu diras a Danton que le territoire est envahi par une horde pire que l'etranger; tu diras a Saint-Just que le peuple n'a pas le droit de parler; tu diras a Marceau que l'armee n'a pas le droit de penser; tu diras a Robespierre que la Republique est poignardee; tu diras a Camille Desmoulins que la justice est morte; et tu leur diras a tous que tout est bien, et qu'en France une intrepide legion combat plus ardemment que jamais, et que, hors de France, nous, les sacrifies volontaires, nous, la poignee des proscrits survivants, nous tenons toujours, et que nous sommes la, resolus a ne jamais nous rendre, debout sur cette grande breche qu'on appelle l'exil, avec nos convictions et avec leurs fantomes!

VI

AUX MARINS DE LA MANCHE

J'ai recu, des mains de l'honorable capitaine Harvey, la lettre collective que vous m'adressez; vous me remerciez d'avoir dedie, d'avoir donne a cette mer de la Manche, un livre. [Note: Les Travailleurs de la mer.] O vaillants hommes, vous faites plus que de lui donner un livre, vous lui donnez votre vie.

Vous lui donnez vos jours, vos nuits, vos fatigues, vos insomnies, vos courages; vous lui donnez vos bras, vos coeurs, les pleurs de vos femmes qui tremblent pendant que vous luttez, l'adieu des enfants, des fiancees, des vieux parents, les fumees de vos hameaux envolees dans le vent; la mer, c'est le grand danger, c'est le grand labeur, c'est la grande urgence; vous lui donnez tout; vous acceptez d'elle cette poignante angoisse, l'effacement des cotes; chaque fois qu'on part, question lugubre, reverra-t-on ceux qu'on aime? La rive s'en va comme un decor de theatre qu'une main emporte. Perdre terre, quel mot saisissant! on est comme hors des vivants. Et vous vous devouez, hommes intrepides. Je vois parmi vos signatures les noms de ceux qui, dernierement, a Dungeness, ont ete de si heroiques sauveteurs [note: Aldridge et Windham.]. Rien ne vous lasse. Vous rentrez au port, et vous repartez.

Votre existence est un continuel defi a l'ecueil, au hasard, a la saison, aux precipices de l'eau, aux pieges du vent. Vous vous en allez tranquilles dans la formidable vision de la mer; vous vous laissez echeveler par la tempete; vous etes les grands opiniatres du recommencement perpetuel; vous etes les rudes laboureurs du sillon bouleverse; la, nulle part la limite et partout l'aventure; vous allez dans cet infini braver cet inconnu; ce desert de tumulte et de bruit ne vous fait pas peur; vous avez la vertu superbe de vivre seuls avec l'ocean dans la rondeur sinistre de l'horizon; l'ocean est inepuisable et vous etes mortels, mais vous ne le redoutez pas; vous n'aurez pas son dernier ouragan et il aura votre dernier souffle. De la votre fierte, je la comprends. Vos habitudes de temerite ont commence des l'enfance, quand vous couriez tout nus sur les greves; meles aux vastes plis des marees montantes et brunis par le hale, grandis par la rafale, vieillis dans les orages, vous ne craignez pas l'ocean, et vous avez droit a sa familiarite farouche, ayant joue tout petits avec son enormite.

Vous me connaissez peu. Je suis pour vous une silhouette de l'abime debout au loin sur un rocher. Vous apercevez par instants dans la brume cette ombre, et vous passez. Pourtant, a travers vos fracas de houles et de bourrasques, l'espece de vague rumeur que peut faire un livre est venue jusqu'a vous. Vous vous tournez vers moi entre deux tempetes et vous me remerciez.

Je vous salue.

Je vais vous dire ce que je suis. Je suis un de vous. Je suis un matelot, je suis un combattant du gouffre. J'ai sur moi un dechainement d'aquilons. Je ruisselle et je grelotte, mais je souris, et quelquefois comme vous je chante. Un chant amer. Je suis un guide echoue, qui ne s'est pas trompe, mais qui a sombre, a qui la boussole donne raison et a qui l'ouragan donne tort, qui a en lui la quantite de certitude que produit la catastrophe traversee, et qui a droit de parler aux pilotes avec l'autorite du naufrage. Je suis dans la nuit, et j'attends avec calme l'espece de jour qui viendra, sans trop y compter pourtant, car si Apres-demain est sur, Demain ne l'est pas; les realisations immediates sont rares, et, comme vous, j'ai plus d'une fois, sans confiance, vu poindre la sinistre aurore. En attendant, je suis comme vous dans la tourmente, dans la nuee, dans le tonnerre; j'ai autour de moi un perpetuel tremblement d'horizon, j'assiste au va-et-vient de ce flot qu'on appelle le fait; en proie aux evenements comme vous aux vents, je constate leur demence apparente et leur logique profonde; je sens que la tempete est une volonte, et que ma conscience en est une autre, et qu'au fond elles sont d'accord; et je persiste, et je resiste, et je tiens tete aux despotes comme vous aux cyclones, et je laisse hurler autour de moi toutes les meutes du cloaque et tous les chiens de l'ombre, et je fais mon devoir, pas plus emu de la haine que vous de l'ecume.

Je ne vois pas l'etoile, mais je sais qu'elle me regarde, et cela me suffit.

Voila ce que je suis. Aimez-moi.

Continuons. Faisons notre tache; vous de votre cote, moi du mien; vous parmi les flots, moi parmi les hommes. Travaillons aux sauvetages. Oui, accomplissons notre fonction qui est une tutelle; veillons et surveillons, ne laissons se perdre aucun signal de detresse, tendons la main a tous ceux qui s'enfoncent, soyons les vigies du sombre espace, ne permettons pas que ce qui doit disparaitre revienne, regardons fuir dans les tenebres, vous le vaisseau-fantome, moi le passe. Prouvons que le chaos est navigable. Les surfaces sont diverses, et les agitations sont innombrables, mais il n'y a qu'un fond, qui est Dieu. Ce fond, je le touche, moi qui vous parle. Il s'appelle la verite et la justice. Qui tombe pour le droit tombe dans le vrai. Ayons cette securite. Vous suivez la boussole, je suis la conscience. O intrepides lutteurs, mes freres, ayons foi, vous dans l'onde, moi dans la destinee. Ou sera la certitude si ce n'est dans cette mobilite soumise au niveau? Votre devoir est identique au mien. Combattons, recommencons, perseverons, avec cette pensee que la haute mer se prolonge au dela de la vue humaine, que, meme hors de la vie, l'immense navigation continue, et qu'un jour nous constaterons la ressemblance de l'ocean ou sont les vagues avec la tombe ou sont les ames. Une vague qui pense, c'est l'ame humaine.

VICTOR HUGO.

VII

LES SAUVETEURS

Hauteville-House, 14 avril 1870.

Messieurs les connetables de Saint-Pierre-Port,

En ce moment de naufrages et de sinistres, il faut encourager les sauveteurs. Chacun, dans la mesure de ce qu'il peut, doit les honorer et les remercier. Dans les ports de mer, le sauvetage est toujours a l'ordre du jour.

J'ai en ma possession une bouee et une ceinture de sauvetage modeles, executees specialement pour moi par l'excellent fabricant Dixon, de Sunderland. M'en servir pour moi-meme, cela peut se faire attendre; il me semble meilleur d'en user des aujourd'hui, en offrant, comme publique marque d'estime, ces engins de conservation de la vie humaine a l'homme de cette ile auquel on doit le plus grand nombre de sauvetages.

Vous etes necessairement mieux renseignes que moi. Veuillez me le designer. J'aurai l'honneur de vous remettre immediatement la ceinture et la bouee pour lui etre transmises.

Recevez l'assurance de ma cordialite,

VICTOR HUGO.

A la suite de cette lettre, le capitaine Abraham Martin, maitre du port, a ete designe comme ayant opere dans sa vie environ quarante-cinq sauvetages. C'est a lui qu'ont ete remis les engins de sauvetage, sur lesquels M. Victor Hugo a ecrit de sa main:

Donne comme publique marque d'estime au capitaine Abraham Martin.

VIII

LE TRAVAIL EN AMERIQUE

Hauteville-House, 22 avril 1870.

Vous m'annoncez, general, une bonne nouvelle, la coalition des travailleurs en Amerique; cela fera pendant a la coalition des rois en France.

Les travailleurs sont une armee; a une armee il faut des chefs; vous etes un des hommes designes comme guides par votre double instinct de revolution et de civilisation.

Vous etes de ceux qui savent conseiller au peuple tout le possible, sans sortir du juste et du vrai.

La liberte est un moyen en meme temps qu'un but, vous le comprenez.
Aussi les travailleurs vous ont-ils elu pour leur representant en
Amerique. Je vous felicite et les felicite.

Le travail est aujourd'hui le grand droit comme il est le grand devoir.

L'avenir appartient desormais a deux hommes, l'homme qui pense et l'homme qui travaille.

A vrai dire, ces deux hommes n'en font qu'un, car penser c'est travailler.

Je suis de ceux qui ont fait des classes souffrantes la preoccupation de leur vie. Le sort de l'ouvrier, partout, en Amerique comme en Europe, fixe ma plus profonde attention et m'emeut jusqu'a l'attendrissement. Il faut que les classes souffrantes deviennent les classes heureuses, et que l'homme qui jusqu'a ce jour a travaille dans les tenebres travaille desormais dans la lumiere.

J'aime l'Amerique comme une patrie. La grande republique de Washington et de John Brown est une gloire de la civilisation. Qu'elle n'hesite pas a prendre souverainement sa part du gouvernement du monde. Au point de vue social, qu'elle emancipe les travailleurs; au point de vue politique, qu'elle delivre Cuba.

L'Europe a les yeux fixes sur l'Amerique. Ce que l'Amerique fera sera bien fait. L'Amerique a ce double bonheur d'etre libre comme l'Angleterre et logique comme la France.

Nous l'applaudirons patriotiquement dans tous ses progres. Nous sommes les concitoyens de toute nation qui est grande.

General, aidez les travailleurs dans leur coalition puissante et sainte.

Je vous serre la main.

VICTOR HUGO.

IX

LE PLEBISCITE

Au printemps de 1870, Louis Bonaparte, sentant peut-etre on ne sait quel ebranlement mysterieux, eprouva le besoin de se faire etayer par le peuple. Il demanda a la nation de confirmer l'empire par un vote. On consulta de France Victor Hugo, on lui demanda de dire quel devait etre ce vote. Il repondit:

Non.

En trois lettres ce mot dit tout.

Ce qu'il contient remplirait un volume.

Depuis dix-neuf ans bientot, cette reponse se dresse devant l'empire.

Ce sphinx obscur sent que c'est la le mot de son enigme.

A tout ce que l'empire est, veut, reve, croit, peut et fait, Non suffit.

Que pensez-vous de l'empire? Je le nie.

Non est un verdict.

Un des proscrits de decembre, dans un livre, publie hors de France en 1853, s'est qualifie "la bouche qui dit Non".

Non a ete la replique a ce qu'on appelle l'amnistie.

Non sera la replique a ce qu'on appelle le plebiscite.

Le plebiscite essaye d'operer un miracle: faire accepter l'empire a la conscience humaine.

Rendre l'arsenic mangeable. Telle est la question.

L'empire a commence par ce mot: Proscription. Il voudrait bien finir par celui-ci: Prescription. Ce n'est qu'une toute petite lettre a changer. Rien de plus difficile.

S'improviser Cesar, transformer le serment en Rubicon et l'enjamber, faire tomber au piege en une nuit tout le progres humain, empoigner brusquement le peuple sous sa grande forme republique et le mettre a Mazas, prendre un lion dans une souriciere, casser par guet-apens le mandat des representants et l'epee des generaux, exiler la verite, expulser l'honneur, ecrouer la loi, decreter d'arrestation la revolution, bannir 89 et 92, chasser la France de France, sacrifier sept cent mille hommes pour demolir la bicoque de Sebastopol, s'associer a l'Angleterre pour donner a la Chine le spectacle de l'Europe vandale, stupefier de notre barbarie les barbares, detruire le palais d'Ete de compte a demi avec le fils de lord Elgin qui a mutile le Parthenon, grandir l'Allemagne et diminuer la France par Sadowa, prendre et lacher le Luxembourg, promettre Mexico a un archiduc et lui donner Queretaro, apporter a l'Italie une delivrance qui aboutit au concile, faire fusiller Garibaldi par des fusils italiens a Aspromonte et par des fusils francais a Mentana, endetter le budget de huit milliards, tenir en echec l'Espagne republicaine, avoir une haute cour sourde aux coups de pistolet, tuer le respect des juges par le respect des princes, faire aller et venir les armees, ecraser les democraties, creuser des abimes, remuer des montagnes, cela est aise. Mais mettre un e a la place d'un o, c'est impossible.

Le droit peut-il etre proscrit? Oui. Il l'est. Prescrit? Non.

Un succes comme le Deux-Decembre ressemble a un mort en ceci qu'il tombe tout de suite en pourriture et en differe en cela qu'il ne tombe jamais en oubli. La revendication contre de tels actes est de droit eternel.

Ni limite legale, ni limite morale. Aucune decheance ne peut etre opposee a l'honneur, a la justice et a la verite, le temps ne peut rien sur ces choses. Un malfaiteur qui dure ne fait qu'ajouter au crime de son origine le crime de sa duree.

Pour l'histoire, pas plus que pour la conscience humaine, Tibere ne passe jamais a l'etat de "fait accompli".

Newton a calcule qu'une comete met cent mille ans a se refroidir; de certains crimes enormes mettent plus de temps encore.

La voie de fait aujourd'hui regnante perd sa peine. Les plebiscites n'y peuvent rien. Elle croit avoir le droit de regner; elle n'a pas le droit.

C'est etrange, un plebiscite. C'est le coup d'etat qui se fait morceau de papier. Apres la mitraille, le scrutin. Au canon raye succede l'urne felee. Peuple, vote que tu n'existes pas. Et le peuple vote. Et le maitre compte les voix. Il en a tout ce qu'il a voulu avoir; et il met le peuple dans sa poche. Seulement il ne s'est pas apercu que ce qu'il croit avoir saisi est insaisissable. Une nation, cela n'abdique pas. Pourquoi? parce que cela se renouvelle. Le vote est toujours a recommencer. Lui faire faire une alienation quelconque de souverainete, extraire de la minute l'heredite, donner au suffrage universel, borne a exprimer le present, l'ordre d'exprimer l'avenir, est-ce que ce n'est pas nul de soi? C'est comme si l'on commandait a Demain de s'appeler Aujourd'hui.

N'importe, on a vote. Et le maitre prend cela pour un consentement. Il n'y a plus de peuple. Ces pratiques font rire les anglais. Subir le coup d'etat! subir le plebiscite! comment une nation peut-elle accepter de telles humiliations? L'Angleterre a en ce moment-ci le bonheur de mepriser un peu la France. Alors meprisez l'ocean. Xerces lui a donne le fouet.

On nous invite a voter sur ceci: le perfectionnement d'un crime.

L'empire, apres dix-neuf ans d'exercice, se croit tentant. Il nous offre ses progres. Il nous offre le coup d'etat accommode au point de vue democratique, la nuit de Decembre ajustee a l'inviolabilite parlementaire, la tribune libre emboitee dans Cayenne, Mazas modifie dans le sens de l'affranchissement, la violation de tous les droits arrangee en gouvernement liberal.

Eh bien, non.

Nous sommes ingrats.

Nous, les citoyens de la republique assassinee, nous, les justiciers pensifs, nous regardons avec l'intention d'en user, l'affaiblissement d'autorite propre a la vieillesse d'une trahison. Nous attendons.

Et en attendant, devant le mecanisme dit plebiscite, nous haussons les epaules.

A l'Europe sans desarmement, a la France, sans influence, a la Prusse sans contre-poids, a la Russie sans frein, a l'Espagne sans point d'appui, a la Grece sans la Crete, a l'Italie sans Rome, a Rome sans les Romains, a la democratie sans le peuple, nous disons Non.

A la liberte poinconnee par le despotisme, a la prosperite derivant d'une catastrophe, a la justice rendue au nom d'un accuse, a la magistrature marquee des lettres L. N. B., a 89 vise par l'empire, au 14 Juillet complete par le 2 Decembre, a la loyaute juree par le faux serment, au progres decrete par la retrogradation, a la solidite promise par la ruine, a la lumiere octroyee par les tenebres, a l'escopette qui est derriere le mendiant, au visage qui est derriere le masque, au spectre qui est derriere le sourire, nous disons Non.

Du reste, si l'auteur du coup d'etat tient absolument a nous adresser une question a nous, peuple, nous ne lui reconnaissons que le droit de nous faire celle-ci:

"Dois-je quitter les Tuileries pour la Conciergerie et me mettre a la disposition de la justice?

"NAPOLEON."

Oui.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 27 avril 1870.

X

LA GUERRE EN EUROPE

En juillet 1870, la guerre eclate. Le piege Hohenzollern est tendu par la Prusse a la France, et la France y tombe. Victor Hugo croyait la France armee, et, par consequent, d'avance il la croyait victorieuse. Il deplorait pourtant cette guerre, et il songeait au sang qu'elle allait repandre.

Il ecrivit aux femmes de Guernesey la lettre qu'on va lire et qui fut reproduite par les journaux anglais comme adressee a toutes les femmes d'Angleterre.

Pendant le siege de Paris, des ballots de charpie, expedies d'Angleterre a Victor Hugo, furent partages par lui, comme il s'y etait engage dans sa lettre, en deux parts egales, l'une pour les blesses francais, l'autre pour les blesses allemands. M. de Flavigny, president de la commission internationale, se chargea de transmettre au quartier general de Versailles les ballots de charpie destines par Victor Hugo aux ambulances allemandes.

AUX FEMMES DE GUERNESEY

Hauteville-House, 22 juillet 1870.

Mesdames,

Il a plu a quelques hommes de condamner a mort une partie du genre humain, et une guerre a outrance se prepare. Cette guerre n'est ni une guerre de liberte, ni une guerre de devoir, c'est une guerre de caprice. Deux peuples vont s'entre-tuer pour le plaisir de deux princes. Pendant que les penseurs perfectionnent la civilisation, les rois perfectionnent la guerre. Celle-ci sera affreuse.

On annonce des chefs-d'oeuvre. Un fusil tuera douze hommes, un canon en tuera mille. Ce qui va couler a flots dans le Rhin, ce n'est plus l'eau pure et libre des grandes Alpes, c'est le sang des hommes.

Des meres, des soeurs, des filles, des femmes vont pleurer. Vous allez toutes etre en deuil, celles-ci a cause de leur malheur, celles-la a cause du malheur des autres.

Mesdames, quel carnage! quel choc de tous ces infortunes combattants! Permettez-moi de vous adresser une priere. Puisque ces aveugles oublient qu'ils sont freres, soyez leurs soeurs, venez-leur en aide, faites de la charpie. Tout le vieux linge de nos maisons, qui ici ne sert a rien, peut la-bas sauver la vie a des blesses. Toutes les femmes de ce pays s'employant a cette oeuvre fraternelle, ce sera beau; ce sera un grand exemple et un grand bienfait. Les hommes font le mal, vous femmes, faites le remede; et puisque sur cette terre il y a de mauvais anges, soyez les bons.

Si vous le voulez, et vous le voudrez, en peu de temps on peut avoir une quantite considerable de charpie. Nous en ferons deux parts egales, et nous enverrons l'une a la France et l'autre a la Prusse.

Je mets a vos pieds mon respect.

VICTOR HUGO.

NOTES

1853

CALOMNIES IMPERIALES

LETTRE DE CHARLES HUGO

La lettre qui suit, adressee aux journaux honnetes hors de France, donne une idee des calomnies de la presse bonapartiste contre les proscrits:

"Jersey, 2 juin 1853.

"Monsieur le redacteur,

"Le journal la Patrie a publie l'article suivant, reproduit par les journaux officiels des departements et que je lis dans l'Union de la Sarthe, du 11 mai.

"Il vient de se passer a Jersey un fait qui merite d'etre rapporte a titre d'enseignement. Un francais, interne dans l'ile, etant mort, M. Victor Hugo a prononce sur sa tombe un discours qui a ete imprime dans le journal du pays, et dans lequel il a represente la France comme etant en ce moment couverte d'echafauds politiques. On nous ecrit que ce mensonge grossier, d'apres lequel il n'y a plus a reclamer pour son auteur que le sejour d'une maison d'alienes, a produit une si grande indignation parmi les habitants de Jersey, toujours si calmes, qu'une petition a ete redigee et couverte de signatures pour demander qu'on interdise les manifestations de ce genre que font sans cesse les refugies francais, et qui inspirent a la population entiere le plus profond degout.

"CH. SCHILLER."

"Cet article contient deux allegations, l'une concernant le discours de M. Victor Hugo, l'autre concernant l'effet qu'il aurait produit a Jersey.

"Pour ce qui est du discours, la reponse est simple. Puisque ce discours,—dans lequel M. Victor Hugo, au nom des proscrits de Jersey, qui lui en avaient donne la mission, et avec l'adhesion de la proscription republicaine tout entiere, a declare que les proscrits republicains, fideles au grand precedent de Fevrier, abjuraient a jamais, quel que fut l'avenir, toute idee d'echafauds politiques et de represailles sanglantes,—puisque ce discours a cause, au dire de la Patrie, une si grande indignation a Jersey, il n'excitera certainement pas moins d'indignation en France, et la Patrie ne saurait mieux faire que de le reproduire. Nous l'en defions.

"Je mets a la poste aujourd'hui meme, a l'adresse du redacteur de la Patrie, un exemplaire du discours.

"Quant a l'effet produit a Jersey, pour toute reponse, je me borne aux faits. Il y a quatre journaux a Jersey ecrits en francais. Ces journaux sont: la Chronique de Jersey, l'Impartial de Jersey, le Constitutionnel (de Jersey), la Patrie (de Jersey). Ces quatre journaux ont tous publie textuellement le discours de mon pere et ont constate le jour meme l'effet produit par ce discours. Je les cite:

"La Chronique dit:

"Un puissant interet s'attachait a la ceremonie. On savait que M. Victor Hugo devait prendre la parole en cette occasion, et chacun voulait entendre cette grande et puissante voix. Aussi, longtemps avant l'arrivee du convoi funebre, un grand concours de personnes, venues de la ville a pied et en voitures, se pressait deja autour de la tombe. La procession, en entrant dans le cimetiere, a fait le tour de la fosse creusee pour recevoir la depouille du defunt, et le corps ayant ete depose dans sa derniere demeure, tout le monde s'est decouvert, et c'est au milieu du silence le plus solennel que M. Hugo a prononce, d'une voix fortement accentuee, l'admirable discours que nous reproduisons ici:"

(Suit le discours.)

"Tous les proscrits ont repete ce cri; puis chacun d'eux est venu, morne et silencieux, deposer une poignee de terre sur la biere de leur defunt frere. Le discours prononce dans cette occasion fera epoque dans les annales du petit cimetiere des Independants de la paroisse de Saint-Jean. Le jour viendra ou l'on montrera aux etrangers l'endroit ou Victor Hugo, le grand orateur, le grand poete, adressa a ses freres exiles les nobles et touchantes paroles qui vont avoir un retentissement universel et seront soigneusement recueillies par l'histoire."

"Le Constitutionnel (de Jersey), apres avoir reproduit le discours, dit:

"Un grand nombre de jersiais, venus au cimetiere de Saint-Jean, ont ete heureux d'entendre un pareil langage dans la bouche de notre hote illustre."

"La Patrie (de Jersey) fait preceder le discours des lignes que voici:

"Le convoi s'est achemine vers Saint-Jean, dans le plus grand ordre et dans un silence religieux.

"La, en presence d'une foule nombreuse venue pour entendre sa parole,
M. Victor Hugo a prononce le beau discours que nous reproduisons."

"Enfin l'Impartial:

"Le cadavre, retire du corbillard, fut porte a bras sur le bord de la fosse, et quand il y eut ete descendu et avant qu'on le couvrit de terre, Victor Hugo, que chacun etait si impatient d'entendre, prononca, au milieu du plus religieux silence et de plus de quatre cents auditeurs, de cette voix male avec laquelle il defendait la republique, avec cet accent irresistible qui est le resultat de la conviction, de la foi dans ses opinions, Victor Hugo, disons-nous, prononca le discours suivant, dont la gravite s'augmentait encore du lieu ou il etait prononce et des circonstances. Aussi fut-il ecoute avec une avidite que nous ne saurions depeindre et qui ne peut etre comparee qu'a la vive impression qu'il produisit."

"Ce dernier journal, l'Impartial de Jersey, se faisait du reste une idee assez juste de la bonne foi d'une certaine espece de journaux en France; seulement, dans cette occasion, il attribuait a tort au Constitutionnel une idee qui ne devait venir qu'a la Patrie. Voici ce que disait, en publiant le discours de mon pere et en rendant compte de l'effet produit, l'Impartial:

"Le veridique Constitutionnel de Paris nous dira sans doute, dans quelques jours, combien il aura fallu employer de sergents de ville et de gendarmes pour maintenir le bon ordre, durant les funerailles de Jean Bousquet, le second proscrit du 2 decembre qui meurt depuis dix jours; il nous racontera, bien certainement, avec sa franchise et sa loyaute habituelles, combien les autorites auront ete obligees d'appeler de bataillons pour reprimer l'emeute excitee par les chaleureuses paroles du grand orateur, par cette voix si puissante et si emouvante."

"Je pourrais, monsieur le redacteur, borner la cette reponse; permettez-moi pourtant d'ajouter encore, non une reflexion, mais un fait. Le journal la Patrie, qui insulte aujourd'hui mon pere proscrit, publia, il y a deux ans, au mois de juillet 1851, un article injurieux contre l'Evenement. Nous fimes demander a la Patrie ou une retractation ou une reparation par les armes; la Patrie prefera une retractation. Elle s'executa en ces termes:

"En presence des explications echangees entre les temoins de M. Charles Hugo et ceux de M. Mayer, M. Mayer declare retirer purement et simplement son article."

"On remarquera que le redacteur de la Patrie, auteur de l'offense et endosseur de la retractation, se nomme M. Mayer; il a fait plus tard un acte de courage; il a publie, a Paris, en decembre 1851, l'ouvrage intitule: HISTOIRE DU 2 DECEMBRE.

"En 1851, la Patrie insultait, puis se retractait; nous etions presents. Aujourd'hui, la Patrie recommence ses insultes; nous sommes absents.

"Vous voudrez sans doute, monsieur le redacteur, aider la proscription a repousser la calomnie et preter votre publicite a cette lettre.

"Recevez, je vous prie, avec tous mes remerciments, l'assurance de ma vive et fraternelle cordialite.

"CHARLES HUGO."

1854

AFFAIRE TAPNER

Nous extrayons de la Nation du 8 fevrier ce qui suit:

"Nous revenons une derniere fois, pour le mouvement memorable qui l'a precedee, sur l'execution de Tapner.

"Le 10 janvier, Victor Hugo adresse a la population de Guernesey l'appel de la democratie. La parole chretienne du proscrit republicain est entendue; elle retentit dans toutes les ames. Sept cents citoyens anglais adressent a la reine une demande en grace en faveur du condamne.

"Le 21, la Chronique de Jersey annonce que le jeudi, 19, la petition, prise en consideration par la cour, a ete renvoyee au secretaire d'etat. Lord Palmerston avait accorde un sursis de huit jours. Commencement de triomphe pour la democratie et esperance d'un triomphe complet sur le bourreau, dans cette circonstance solennelle.

"Dans leur demande en grace, en reponse a l'appel de Victor Hugo, les sept cents citoyens anglais proclamaient le principe de l'inviolabilite de la vie humaine. La peine de mort, disaient-ils, doit etre abolie.

"Le 28, le Star de Guernesey nous apportait la sentence de Tapner, disant que l'execution aurait lieu le 3 fevrier. Et le 3 fevrier Tapner etait pendu (le 10 fevrier, apres nouveau sursis).

"La democratie avait compte sans l'ambassadeur de M. Bonaparte a
Londres.

"Cette lutte autour d'un gibet ne saurait etre oubliee dans les annales du temps.

"Avec Tapner a Guernesey, c'est le monde paien qui nous semble monter au gibet. La revolution prochaine a, par l'organe de Victor Hugo, fait entendre a la societe nouvelle la voix de l'avenir et porte la sentence de l'humanite contre les lois de sang de la societe monarchique.

"Le bourreau anglais a eu une nouvelle tete d'homme, mais la democratie a, du haut des rochers de l'exil, fletri le bourreau et remporte sur lui une de ces victoires morales que ne balance pas la tete d'un assassin.

"L'ambassadeur de l'empire a gagne la cause du gibet aupres de lord Palmerston; mais le representant de la republique a gagne devant l'Europe la cause de l'avenir.

"A qui l'honneur de la journee?

"A qui la responsabilite d'une nouvelle strangulation d'homme?

"Et qui des deux, devant le cadavre de Tapner, aura eu droit de regarder l'autre en face, de Victor Hugo ou de M. Waleski, de la democratie proscrite ou de l'empire debout, et assez puissant pour attacher un cadavre humain en trophee au gibet de Guernesey?"

On lit dans l'Homme, du 15 fevrier:

"C'est assez l'habitude des gouvernements et des puissances de la terre de repousser la priere des idees, ces grandes suppliantes. Tout ce qui est autorite, pouvoir, etat, est en general fort avare soit de libertes a fonder, soit de graces a repandre: la force est jalouse; et quand elle n'egorge pas comme a Paris, de haute lutte, ou par guet-apens, elle a, comme a Londres, ses petites fins de non-recevoir, ses necessites politiques, ses justices legales.

"Il arrive parfois, pourtant, que cela coute cher, et que l'autorite qui ne sait pas le pardon est cruellement chatiee, c'est lorsqu'un grand esprit profondement humain veille derriere les echafauds, derriere les gouvernements.

"Ainsi, l'homme qu'on vient de pendre a Guernesey, Victor Hugo l'avait defendu vivant; il l'avait abrite, quand il etait deja dans le froid de la mort, sous la pitie sainte; il avait jete, sur cette misere souillee de crimes, la riche hermine de l'esperance et la grande charte de l'inviolabilite qui permet l'expiation et le repentir. Mais a Londres la puissance est restee sourde a cette voix, comme aux sept cents echos qu'elle avait eveilles dans la petite ile emue, et l'on a pendu Tapner, apres trois sursis qui, pour cet homme de la mort, avaient ete trois renaissances, trois aurores! Eh bien, voila maintenant qu'aussi tenace que la loi, l'esprit vengeur de la philosophie revient, se penche sur le cadavre encore tout chaud, sonde les plaies, raconte les luttes terribles de cette agonie desesperee, ses bonds, ses gestes, ses convulsions supremes, ses regards presque eteints a travers le sang, et les pities indignees de la foule et ses anathemes!

"Qu'aura gagne la loi, qu'aura gagne le gouvernement, dites-le-nous, qu'aura gagne l'exemple a cette execution qui n'a pas ose affronter la grande place, publique et libre, qui par ses details hideux rappelle a tous les tragedies de l'abattoir, et qu'un formidable requisitoire vient de denoncer au monde?

"Ces pages eloquentes, nous le savons, n'emporteront point la peine de mort et ne rendront pas a la vie le condamne que la justice vient d'abattre; mais le gibet de Guernesey sera vu de tous les points de la terre; mais la conscience humaine, qu'avaient peut-etre endormie les succes du crime, sera de nouveau remuee dans toutes ses profondeurs, et tot ou tard, la corde de Tapner cassera, comme au siecle dernier se brisa la roue, sous Calas.

"Quant a nous, gens de la religion nouvelle, quels que puissent etre l'avenir et les destinees, nous sommes heureux et fiers que de tels actes et de si grandes paroles sortent de nos rangs; c'est une esperance, c'est une joie, c'est pour nous une consolation supreme, puisque la patrie nous est fermee, de voir l'idee francaise rayonner ainsi sur nos tentes de l'exil, l'idee de France n'est-ce pas encore le soleil de France?

"Et voyez; pour que l'enseignement, sans doute, soit entier et decisif, comme les roles s'eclairent! Liee par les textes, il faut le reconnaitre, la justice condamne; souveraine et libre, la politique maintient, elle assure son cours a la loi de sang; apotres de charite, missionnaires de misericorde, les pretres de toutes les religions se derobent, ils n'arrivent que pour l'agonie;—et qui vient a la grace? L'opinion publique;—et qui la demande? Un proscrit. Honneur a lui!

"Ainsi, d'une part, les religions et les gouvernements; de l'autre, les peuples et les idees; avec nous la vie, avec eux la mort…. Les destins s'accompliront!

"CH. RIBEYROLLES."

On lit dans la Nation du 12 avril 1854:

"L'affaire Tapner, dont le retentissement a ete si grand, vient d'avoir en Amerique une consequence des plus frappantes et des plus inattendues. Nous livrons le fait a la meditation des esprits serieux.

"Dans les premiers jours de fevrier dernier, un nomme Julien fut condamne a mort a Quebec (Canada), pour assassinat sur la personne d'un nomme Pierre Dion, son beau-pere. C'est en ce moment-la precisement que les journaux d'Europe apporterent au Canada la lettre adressee au peuple de Guernesey, par Victor Hugo, pour demander la grace de Tapner.

"Le Moniteur canadien du 16 fevrier, que nous avons sous les yeux, publia l'adresse de Victor Hugo aux Guernesiais, et la fit suivre de la reflexion qu'on va lire. Nous citons:

"Cette sublime refutation de la peine de mort ne vient-elle pas a propos pour enseigner la conduite qu'on devrait tenir envers le malheureux assassin de Pierre Dion?"

"Voici maintenant ce que, a quelques jours de distance, nous lisons dans le Pays de Montreal:

"La sentence de mort prononcee contre Julien, pour le meurtre de son beau-pere, a Quebec, a ete commuee en une detention perpetuelle dans le penitentiaire provincial."

"Et le journal canadien ajoute:

"Victor Hugo avait eleve sa voix eloquente, juste au moment ou la vie et la mort de Julien etaient dans la balance.

"Tous ceux qui aiment et respectent l'humanite; tous ceux qui voient l'expiation du crime, non dans un meurtre de sang-froid, mais dans de longues heures de repentir accordees au coupable, ont appris avec bonheur la nouvelle d'un evenement qui regle implicitement une haute question de philosophie sociale.

"On peut dire qu'au Canada la peine de mort est, de fait, abolie."

"Sainte puissance de la pensee! elle va s'elargissant comme les fleuves; filet d'eau a sa source, ocean a son embouchure; souffle a deux pas, ouragan a deux mille lieues. La meme parole qui, partie de Jersey, semble n'avoir pu ebranler le gibet de Guernesey, passe l'Atlantique et deracine la peine de mort au Canada. Victor Hugo ne peut rien en Europe pour Tapner qui agonise sous ses yeux, et il sauve en Amerique Julien qu'il ne connait pas. La lettre ecrite pour Guernesey arrive a son adresse a Quebec.

"Disons a l'honneur des magistrats du Canada que le procureur general, qui avait condamne a mort Julien, s'est chaudement entremis pour que la condamnation ne fut pas executee; et glorifions le digne gouverneur du bas Canada, le general Rowan, qui a compris et consacre le progres. Avec quel sentiment de devoir accompli et de responsabilite evitee il doit lire en ce moment meme la lettre a lord Palmerston par laquelle Victor Hugo a clos sa lutte au pied du gibet de Guernesey.

"Une chose plus grande encore que le fait lui-meme resulte pour nous de ce que nous venons de raconter. A l'heure qu'il est, ce que l'autorite et le despotisme etouffent sur un continent renait a l'instant meme sur l'autre; et cette meme pulsation du grand coeur de l'humanite qu'on comprimait a Guernesey, a son contre-coup au Canada. Grace a la democratie, grace a la pensee, grace a la presse, le moment approche ou le genre humain n'aura plus qu'une ame."

SAUVAGERIES DE LA GUERRE DE CRIMEE

Extrait d'une lettre du 16 septembre 1854:

"Un evenement tres extraordinaire qui merite une severe censure a eu lieu hier vendredi. Signal fut fait du vaisseau l'Empereur a tous les navires d'envoyer leurs malades a bord du Kanguroo. Dans le cours de la journee, ce dernier fut entoure par des centaines de bateaux charges d'hommes malades et promptement rempli jusqu'a suffocation (speedily crowded to suffocation). Avant la soiree il contenait environ quinze cents invalides de tout rang souffrant a bord. Le spectacle qui s'offrait etait epouvantable (appalling) et les details en sont trop effrayants pour que j'y insiste. Quand l'heure d'appareiller fut venue, le Kanguroo, en replique a l'ordre de partir, hissa le signal: "C'est une tentative dangereuse." (It is a dangerous experiment.) L'Empereur repondit par signal: "Que voulez-vous dire?" Le Kanguroo riposta: "Le navire ne peut pas manoeuvrer." (The ship is unmanageable.) Toute la journee, le Kanguroo resta a l'ancre avec ce signal: "Envoyez des bateaux au secours." A la fin, des ordres furent donnes pour transporter une partie de ce triste chargement sur d'autres navires partant aussi pour Constantinople.

"Beaucoup de morts ont eu lieu a bord; il y a eu bien des scenes dechirantes, mais, helas! il ne sert a rien de les decrire. Il est evident, toutefois, que ni a bord ni a terre le service medical n'est suffisant. J'ai vu, de mes yeux, des hommes mourir sur le rivage, sur la ligne de marche et au bivouac, sans aucun secours medical; et cela a la portee d'une flotte de cinq cents voiles, en vue des quartiers generaux! Nous avons besoin d'un plus grand nombre de chirurgiens, et sur la flotte et dans l'armee; souvent, trop souvent, le secours medical fait entierement defaut, et il arrive frequemment trop tard."

(Times du samedi 30 septembre 1854.)

Extrait d'une lettre de Constantinople, du 28 septembre 1854:

"Il est impossible pour personne d'assister aux tristes scenes de ces derniers jours, sans etre surpris et indigne de l'insuffisance de notre service medical. La maniere dont nos blesses et nos malades sont traites n'est digne que des sauvages de Dahomey. Les souffrances a bord du Vulcain ont ete cruelles. Il y avait la trois cents blesses et cent soixante-dix choleriques, et tout ce monde etait assiste par quatre chirurgiens! C'etait un spectacle effrayant. Les blesses prenaient les chirurgiens par le pan de leur habit quand ceux-ci se frayaient leur chemin a travers des monceaux de morts et de mourants; mais les chirurgiens leur faisaient lacher prise! On devait s'attendre, avec raison peut-etre, a ce que les officiers recevraient les premiers soins et absorberaient sans doute a eux seuls l'assistance des quatre hommes de l'art; c'etait donc necessairement se mettre en defaut que d'embarquer des masses de blesses sans avoir personne pour leur donner les secours de la chirurgie et pour suffire meme a leurs besoins les plus pressants. Un grand nombre sont arrives a Scutari sans avoir ete touches par le chirurgien, depuis qu'ils etaient tombes, frappes des balles russes, sur les hauteurs de l'Alma. Leurs blessures etaient tendues (stiff) et leurs forces epuisees quand on les a hisses des bateaux pour les transporter a l'hopital, ou heureusement ils ont pu obtenir les secours de l'art.

"Mais toutes ces horreurs s'effacent, comparees a l'etat des malheureux passagers du Colombo. Ce navire partit de la Crimee le 24 septembre. Les blesses avaient ete embarques deux jours avant de mettre a la voile; et, quand on leva l'ancre, le bateau emportait vingt-sept officiers blesses, quatre cent vingt-deux soldats blesses et cent quatre prisonniers russes; en tout, cinq cent cinquante-trois personnes. La moitie environ des blesses avaient ete panses avant d'etre mis a bord. Pour subvenir aux besoins de cette masse de douleurs, il y avait quatre medecins dont le chirurgien du batiment, deja suffisamment occupe a veiller sur un equipage qui donne presque toujours des malades dans cette saison et dans ces parages. Le navire etait litteralement couvert de formes couchees a terre. Il etait impossible de manoeuvrer. Les officiers ne pouvaient se baisser pour trouver leurs sextants et le navire marchait a l'aventure. On est reste douze heures de plus en mer a cause de cet empechement. Les plus malades etaient mis sur la dunette et, au bout d'un jour ou de deux, ils n'etaient plus qu'un tas de pourritures! Les coups de feu negliges rendaient des vers qui couraient dans toutes les directions et empoisonnaient la nourriture des malheureux passagers. La matiere animale pourrie exhalait une odeur si nauseabonde que les officiers et l'equipage manquaient de se trouver mal, et que le capitaine est aujourd'hui malade de ces cinq jours de miseres. Tous les draps de lit, au nombre de quinze cents, avaient ete jetes a la mer. Trente hommes sont morts pendant la traversee. Les chirurgiens travaillaient aussi fort que possible, mais ils pouvaient bien peu parmi tant de malades; aussi beaucoup de ces malheureux ont passe pour la premiere fois entre les mains du medecin a Scutari, six jours apres la bataille!

"C'est une penible tache que de signaler les fautes et de parler de l'insuffisance d'hommes qui font de leur mieux, mais une deplorable negligence a eu lieu depuis l'arrivee du steamer. Quarante-six hommes ont ete laisses a bord deux jours de plus, quand, avec quelque surcroit d'efforts, on aurait pu les mettre en lieu sur a l'hopital. Le navire est tout a fait infecte; un grand nombre d'hommes vont etre immediatement employes a le nettoyer et a le fumiger, pour eviter le danger du typhus qui se declare generalement dans de pareilles conditions. Deux transports etaient remorques par le Colombo, et leur etat etait presque aussi desastreux."

(Times, no. du vendredi 13 octobre 1854.)

"… Les turcs ont rendu de bons services dans les retranchements. Les pauvres diables souffrent de la dyssenterie, des fievres, du typhus. Leur service medical est nul, et nos chirurgiens n'ont pas le loisir de s'occuper d'eux."

(Times, correspondance datee du 29 octobre 1854.)

Ce qui suit est extrait d'une correspondance adressee au Morning
Herald
et datee de Balaklava, 8 novembre 1854:

"Mais il est inutile d'insister sur ces details dechirants; qu'il suffise de dire que parmi les carcasses d'environ deux cents chevaux tues ou blesses, sont couches les cadavres de nos braves artilleurs anglais et francais, tous plus ou moins horriblement mutiles. Quelques-uns ont la tete detachee du cou, comme par une hache; d'autres ont la jambe separee de la hanche, d'autres les bras emportes; d'autres encore, frappes a la poitrine ou dans l'estomac, ont ete litteralement broyes comme s'ils avaient ete ecrases par une machine. Mais ce ne sont pas les allies seulement qui sont etendus la; au contraire, il y a dix cadavres russes pour un des notres, avec cette difference que les russes ont tous ete tues par la mousqueterie avant que l'artillerie ait donne. Sur cette place l'ennemi a maintenu constamment une pluie de bombes pendant toute la nuit, mais, les bombes n'eclataient que sur des morts.

"En traversant la route qui mene a Sebastopol, entre des monceaux de morts russes, on arrive a la place ou les gardes ont ete obliges d'abandonner la defense du retranchement qui domine la vallee d'Inkermann. La nos morts sont aussi nombreux que ceux de l'ennemi. En travers du sentier, cote a cote, sont etendus cinq gardes qui ont ete tues par le meme boulet en chargeant l'ennemi. Ils sont couches dans la meme attitude, serrant leur mousquet de leurs mains crispees, ayant tous sur le visage le meme froncement douloureux et terrible. Au dela de ce groupe, les fantassins de la ligne et de la garde russe sont couches epais comme des feuilles au milieu des cadavres.

"Sur la droite du retranchement est la route qui mene a la batterie des Deux-Canons. Le sentier passe a travers un fourre epais, mais le sentier est glissant de sang, et le fourre est couche contre terre et encombre de morts. La scene vue de la batterie est terrible, terrible au dela de toute description. Je me suis tenu sur le parapet vers neuf heures du soir, et j'ai senti mon coeur s'enfoncer comme si j'assistais a la scene meme du carnage. La lune etait a son plein et eclairait toute chose presque comme de jour. En face de moi etait la vallee d'Inkermann, avec la Tchernaya serpentant gracieusement, entre les hauteurs, comme une bande d'argent. C'etait une vue splendide qui, pour la variete et le pittoresque, pouvait lutter avec les plus belles du monde. Pourtant je ne me rappellerai jamais la vallee d'Inkermann qu'avec un sentiment de repulsion et d'horreur; car autour de la place ou je regardais etaient couches plus de cinq mille cadavres. Beaucoup de blesses aussi etaient la; et les lents et penibles gemissements de leur agonie frappaient mon oreille avec une precision sinistre, et, ce qui est plus douloureux encore, j'entendais les cris enroues et le rale desespere de ceux qui se debattaient avant d'expirer.

"Les ambulances aussi vite qu'elles pouvaient venir, recevaient leur charge de souffrants, et on employait jusqu'a des couvertures pour transporter les blesses.

"En dehors de la batterie, les russes sont couches par deux ou trois les uns sur les autres. En dedans, la place est litteralement encombree des gardes russes, du 55e et du 20e regiment. Les belles et hautes formes de nos pauvres compatriotes pouvaient etre distinguees d'un coup d'oeil, quoique les grands habits gris taches de leur sang fussent devenus semblables a l'exterieur. Les hommes sont couches comme ils sont tombes, en tas; ici un des notres sur trois ou quatre russes, la un russe sur trois ou quatre des notres. Quelques-uns s'en sont alles avec le sourire aux levres et semblent comme endormis; d'autres sont horriblement contractes; leurs yeux hors de tete et leurs traits enfles annoncent qu'ils sont morts agonisants, mais menacants jusqu'au bout. Quelques-uns reposent comme s'ils etaient prepares pour l'ensevelissement et comme si la main d'un parent avait arrange leurs membres mutiles, tandis que d'autres sont encore dans des positions de combat, a moitie debout ou a demi agenouilles, serrant leur arme ou dechirant une cartouche. Beaucoup sont etendus, les mains levees vers le ciel, comme pour detourner un coup ou pour proferer une priere, tandis que d'autres ont le froncement hostile de la crainte ou de la haine, comme si vraiment ils etaient morts desesperes. La clarte de la lune repandait sur ces formes une paleur surnaturelle, et le vent froid et humide qui balayait les collines agitait les branches d'arbres au-dessus de ces faces retournees, si bien que l'ombre leur donnait une apparence horrible de vitalite; et il semblait que les morts riaient et allaient parler. Ce n'etait pas seulement une place qui semblait ainsi animee, c'etait tout le champ de bataille.

"Le long de la colline, de petits groupes avec des brancards cherchaient ceux qui vivaient encore; d'autres avec des lanternes retournaient les morts pour decouvrir les officiers qu'on savait tues, mais qu'on n'avait pas retrouves. La aussi il y avait des femmes anglaises dont les maris ou les parents n'etaient pas revenus; elles couraient partout avec des cris lamentables, tournant avidement le visage de nos morts vers la clarte de la lune, desesperees, et bien plus a plaindre que ceux qui etaient gisants."

(Morning Herald du vendredi 24 novembre 1854.)

"… On entendait le choc des verres et le bruit des bouteilles brisees. Ca et la, dans l'ombre, une bougie de cire jaune ou une lanterne a la main, des femmes rodaient parmi les cadavres, regardant l'une apres l'autre ces faces pales et cherchant celle-ci son fils, celle-la son mari."

(Napoleon le Petit, p. 196.)

1860

ADRESSE DE L'ILE DE JERSEY A VICTOR HUGO

Monsieur,

Le comite des amis de la Sicile, devant convoquer une reunion publique des habitants de Jersey le 13 juin 1860, a l'effet d'exprimer leur sympathie pour le peuple sicilien, luttant les armes a la main pour la liberte contre un despotisme execrable et execre, les soussignes sollicitent respectueusement la faveur de votre presence et de votre precieuse assistance a la manifestation projetee.

La cause de la Sicile se recommande a tous ceux qui meritent veritablement le nom d'hommes, a tout homme estimant les institutions libres, a tout ami de la liberte et du genre humain, et nous sommes persuades qu'une cause si sainte a votre plus ardente sympathie. Vous avez consacre votre genie a la liberte, a la justice, a l'humanite; votre eloquente voix elevee a Jersey en faveur des siciliens honorera notre petite ile et contribuera a exciter encore les sympathies de l'Angleterre, de la France et de l'Europe entiere en faveur de ce vaillant peuple luttant contre des forces grandement superieures pour le bien le plus precieux de cette vie. Ce n'est pas aller trop loin que d'affirmer que votre eloquence infusera une nouvelle force dans le coeur des combattants de la liberte, victorieux mais fatigues, et portera la terreur dans l'ame de leurs ennemis.

Oui, monsieur, vos fervents plaidoyers en faveur de la liberte et de l'humanite, vos protestations contre la tyrannie et les cruautes, feront echo dans le camp de Garibaldi et sonneront le glas du desespoir aux oreilles de l'infame roi de Naples.

Nous sollicitons de nouveau votre cooperation, et, en vous exprimant notre sincere respect et admiration, nous avons l'honneur d'etre, etc.

(Suivent les signatures.)

1862

LE BANQUET DE BRUXELLES

Un des plus excellents ecrivains de la presse belge et francaise, M. Gustave Frederix, a publie, en 1862, sur le banquet de Bruxelles, de remarquables pages qui eurent alors un grand retentissement et qui seront consultees un jour, car elles font partie a la fois de l'histoire politique et de l'histoire litteraire de notre temps [note: Souvenir du banquet donne a Victor Hugo. Bruxelles.]. Le banquet de Bruxelles fut une memorable rencontre d'intelligences et de renommees venues de tous les points du monde civilise pour protester autour d'un proscrit contre l'empire. On trouve dans l'eloquent ecrit de M. Gustave Frederix tous les details de cette manifestation eclatante. M. Victor Hugo presidait le banquet, ayant a sa droite le bourgmestre de Bruxelles et a sa gauche le president de la chambre des representants. De grandes voix parlerent, Louis Blanc, Eugene Pelletan; puis, au nom de la presse de tous les pays, d'eminents journalistes, M. Berardi pour la Belgique, M. Nefftzer pour la France, M. Cuesta pour l'Espagne, M. Ferrari pour l'Italie, M. Low pour l'Angleterre. Les honorables editeurs des Miserables, MM. Lacroix et Verboeckhoven remercierent l'auteur du livre au nom de la Librairie internationale. Champfleury salua Victor Hugo au nom des prosateurs, et Theodore de Banville le salua au nom des poetes. Jamais de plus nobles paroles ne furent entendues. Cette fete fut grave et solennelle.

Dans ce temps-la, le bourgmestre de Bruxelles etait un honnete homme; il s'appelait Fontainas. Ce fut lui qui porta le toast a Victor Hugo; il le fit en ces termes:

"Il m'est agreable de vous souhaiter la bienvenue, a vous, messieurs, qui visitez la Belgique, si energiquement devouee a sa nationalite, si profondement heureuse des liberales institutions qui la gouvernent; a vous, messieurs, dont le talent charme, console ou eleve nos esprits. Mais, parmi tant de noms illustres, il en est un plus illustre encore; j'ai nomme Victor Hugo, dont la gloire peut se passer de mes eloges.

"Je porte un toast au grand ecrivain, au grand poete, a Victor Hugo!"

Victor Hugo se leva, et repondit:

"Messieurs,

"Je porte la sante du bourgmestre de Bruxelles.

"Je n'avais jamais rencontre M. Fontainas; je le connais depuis vingtquatre heures, et je l'aime. Pourquoi? regardez-le, et vous comprendrez. Jamais plus franche nature ne s'est peinte sur un visage plus cordial; son serrement de main dit toute son ame; sa parole est de la sympathie. J'honore et je salue dans cet homme excellent et charmant la noble ville qu'il represente.

"J'ai du bonheur, en verite, avec les bourgmestres de Bruxelles; il semble que je sois destine a toujours les aimer. Il y a onze ans, quand j'arrivai a Bruxelles, le 12 decembre 1851, la premiere visite que je recus, fut celle du bourgmestre, M. Charles de Brouckere. Celui-la aussi etait une haute et penetrante intelligence, un esprit ferme et bon, un coeur genereux.

"J'habitais la Grand' Place, de Bruxelles, qui, soit dit en passant, avec son magnifique hotel de ville encadre de maisons magnifiques, est tout entiere un monument. Presque tous les jours, M. Charles de Brouckere, en allant a l'hotel de ville, poussait ma porte et entrait. Tout ce que je lui demandais pour mes vaillants compagnons d'exil etait immediatement accorde. Il etait lui-meme un vaillant; il avait combattu dans les barricades de Bruxelles. Il m'apportait de la cordialite, de la fraternite, de la gaite, et, en presence des maux de ma patrie, de la consolation. L'amertume de Dante etait de monter l'escalier de l'etranger; la joie de Charles de Brouckere etait de monter l'escalier du proscrit. C'etait la un homme brave, noble et bon. Eh bien, le chaud et vif accueil de M. de Brouckere, je l'ai retrouve dans M. Fontainas; meme grace, meme esprit, meme bienvenue charmante, meme ouverture d'ame et de visage; les deux hommes sont differents, les deux coeurs sont pareils. Tenez, je viens de faire une promenade en Belgique; j'ai ete un peu partout, depuis les dunes jusqu'aux Ardennes. Eh bien, partout, j'ai entendu parler de M. Fontainas; j'ai rencontre partout son nom et son eloge; il est aime dans le moindre village, comme dans la capitale; ce n'est pas la une popularite de clocher, c'est une popularite de nation. Il semble que ce bourgmestre de Bruxelles soit le bourgmestre de la Belgique. Honneur a de tels magistrats! ils consolent des autres.

"Je bois a l'honorable M. Fontainas, bourgmestre de Bruxelles; et je felicite cette illustre ville d'avoir a sa tete un de ces hommes en qui se personnifient l'hospitalite et la liberte, l'hospitalite, qui etait la vertu des peuples antiques, et la liberte, qui est la force des peuples nouveaux."

1863

AUX MEMBRES DU MEETING DE JERSEY POUR LA POLOGNE

Hauteville-House, 27 mars 1863.

Messieurs,—je suis atteint en ce moment d'un acces d'une angine chronique qui m'empeche de me rendre a votre invitation, dont je ressens tout l'honneur. Croyez a mon regret profond.

La sympathie est une presence; je serai donc en esprit au milieu de vous. Je m'associe du fond de l'ame a toutes vos genereuses pensees.

L'assassinat d'une nation est impossible. Le droit, c'est l'astre; il s'eclipse, mais il reparait. La Hongrie le prouve, Venise le prouve, la Pologne le prouve.

La Pologne, a l'heure ou nous sommes, est eclatante; elle n'est pas en pleine vie, mais elle est en pleine gloire; toute sa lumiere lui est revenue, la Pologne, accablee, sanglante et debout, eblouit le monde.

Les peuples vivent et les despotes meurent; c'est la loi d'en haut. Ne nous lassons pas de la rappeler a ce coupable empereur qui pese en cet instant sur deux nations, pour le malheur de l'une et pour la honte de l'autre. La plus a plaindre des deux, ce n'est pas la Pologne qu'il egorge, c'est la Russie qu'il deshonore. C'est degrader un peuple que d'en faire le massacreur d'un autre peuple. Je souhaite a la Pologne la resurrection a la liberte, et a la Russie la resurrection a l'honneur.

Ces deux resurrections, je fais plus que les souhaiter, je les attends.

Oui, le doute serait impie et presque complice, oui, la Pologne triomphera. Sa mort definitive serait un peu notre mort a tous. La Pologne fait partie du coeur de l'Europe. Le jour ou le dernier battement de vie s'eteindrait en Pologne, la civilisation tout entiere sentirait le froid du sepulcre.

Laissez-moi vous jeter de loin ce cri qui aura de l'echo dans vos ames!—Vive la Pologne! Vive le droit! Vivent la liberte des hommes et l'independance des peuples!

Permettez qu'a cette occasion, j'envoie tous mes voeux de bonheur a l'ile de Jersey qui m'est bien chere et a votre excellente population, et recevez, mes amis, mon salut cordial.

VICTOR HUGO.

1864

LE CENTENAIRE DE SHAKESPEARE

Louis Blanc avait fait part a Victor Hugo du desir qu'avait le Comite du centenaire de Shakespeare de le compter parmi ses membres ainsi que son fils Francois-Victor Hugo, le traducteur de Shakespeare.

Victor Hugo ecrivit a M. N.-Hepworth Dixon, secretaire du Comite de
Shakespeare a Londres:

"Hauteville-House, 20 janvier 1864.

"Monsieur,

"La lettre que vous a communiquee mon noble et cher ami M. Louis Blanc est, je pense, la reponse que voici a une lettre de lui:

"Hauteville-House, 11 octobre 1863.

"Cher Louis Blanc,

"Pendant les mois de juin, de juillet et d'aout, les journaux ont publie un certain nombre d'acceptations de personnes distinguees, invitees a faire partie du Comite de Shakespeare. Mon fils, le traducteur de Shakespeare, n'a pas ete invite. Il l'est aujourd'hui. Je trouve que c'est trop tard.

"Dans cet espace de trois mois, je n'ai pas ete invite non plus, mais peu importe. Il s'agit de mon fils, et c'est dans mon fils que je me sens atteint. Quant a moi, je ne suis pas offense, ni offensable.

"Je ne serai point du Comite de Shakespeare, mais puisque dans le Comite il y aura Louis Blanc, la France sera admirablement representee.

"VICTOR HUGO."

"La courtoise lettre que vous m'ecrivez, monsieur, en date du 19 janvier 1864, au nom du Comite de Shakespeare, vient modifier ma situation vis-a-vis du Comite, en me laissant pourtant un regret,—regret, a la verite, qui n'est sensible que pour moi.

"Ce regret, permettez-moi de vous l'indiquer.

"Si le cordial appel que vous me faites l'honneur de m'adresser aujourd'hui m'avait ete fait il y a six mois, comme aux diverses personnes honorables dont vous citez les noms, j'aurais pu, a ce moment-la, prevenu d'avance, disposer mes occupations de facon a pouvoir prendre part aux seances du Comite; c'eut ete pour moi un devoir et un bonheur; mais n'etant point convie a en faire partie, je n'ai vu nulle difficulte a accepter, depuis cette epoque, des propositions et des engagements qui maintenant absorbent tout mon temps et me creent des obligations de travail imperieux. Ces engagements, pris par suite du malentendu que vous voulez bien m'expliquer, ne me laissent plus la liberte de sieger parmi vous, et, par l'urgence des travaux qu'ils m'imposent, me priveront, selon toute apparence, de l'honneur d'assister a Londres, a votre grandiose solennite du 23 avril.

"C'est un inconvenient, facheux pour moi, mais pour moi seulement, je le repete, et tres leger a tous les points de vue. Ma presence, comme mon absence, est un fait indifferent.

"A cet inconvenient pres, qui est peu de chose, le malentendu, si courtoisement explique dans votre lettre, est tout a fait reparable. Le Comite de Shakespeare, dont vous etes l'organe, veut bien desirer que mon nom soit inscrit sur son honorable liste, je m'empresse d'y consentir, en regrettant de ne pouvoir completer cette cooperation nominale par une cooperation effective. Quant a la fete illustre que vous preparez a votre grand homme, je n'y pourrai assister que de coeur, mais j'y serai present pourtant dans la personne de mon fils Francois-Victor, heureux de prendre parmi vous, apres votre explication excellente, la place glorieuse que vous lui offrez.

"Le jubile du 23 avril sera la vraie fete de l'Angleterre. Cette noble Angleterre, representee par sa fiere et eloquente tribune, et par son admirable presse libre et souveraine, a toutes les gloires qui font les grands peuples dignes des grands poetes. L'Angleterre merite Shakespeare.

"Veuillez, monsieur, communiquer cette lettre au Comite, et recevoir l'assurance de mes sentiments tres distingues.

"VICTOR HUGO."

1865

LA PEINE DE MORT

Ce qui suit est extrait du Courrier de l'Europe:

"Les symptomes precurseurs de l'abolition de la peine de mort se prononcent de plus en plus, et de tous les cotes a la fois. Les executions elle-memes, en se multipliant, hatent la suppression de l'echafaud par le soulevement de la conscience publique. Tout recemment, M. Victor Hugo a recu, dans la meme semaine, a quelques jours d'intervalle, deux lettres relatives a la peine de mort, venant l'une d'Italie, l'autre d'Angleterre. La premiere, ecrite a Victor Hugo par le comite central italien, etait signee "comte Ferdinand Trivulzio, docteur Georges de Giulini, avocat Jean Capretti, docteur Albert Sarola, docteur Joseph Mussi, conseiller provincial, docteur Frederic Bonola." Cette lettre, datee de Milan, 1er fevrier, annoncait a Victor Hugo la convocation d'un grand meeting populaire a Milan, pour l'abrogation de la peine capitale, et priait l'exile de Guernesey d'envoyer, par telegramme, immediatement, au peuple de Milan assemble; quelques paroles "destinees, nous citons la lettre, a produire une commotion electrique dans toute l'Italie". Le comite ignorait qu'il n'y a malheureusement point de fil telegraphique a Guernesey. La deuxieme lettre, envoyee de Londres, emanee d'un philanthrope anglais distingue, M. Lilly, contenait le detail du proces d'un italien nomme Polioni, condamne au gibet pour un coup de couteau donne dans une rixe de cabaret, et priait Victor Hugo d'intervenir pour empecher l'execution de cet homme.

M. Victor Hugo a repondu au message venu d'Italie la lettre qu'on va lire:

A MM. LES MEMBRES DU COMITE CENTRAL ITALIEN POUR L'ABOLITION DE LA PEINE DE MORT

Hauteville-House, samedi 4 fevrier 1865.

Messieurs,—Il n'y a point de telegraphe electrique a Guernesey. Votre lettre m'arrive aujourd'hui 4, et la poste ne repart que lundi 6. Mon regret est profond de ne pouvoir repondre en temps utile a votre noble et touchant appel. J'eusse ete heureux que mon applaudissement arrivat au peuple de Milan faisant un grand acte.

L'inviolabilite de la vie humaine est le droit des droits. Tous les principes decoulent de celui-la. Il est la racine, ils sont les rameaux. L'echafaud est un crime permanent. C'est le plus insolent des outrages a la dignite humaine, a la civilisation, au progres. Toutes les fois que l'echafaud est dresse, nous recevons un soufflet. Ce crime est commis en notre nom.

L'Italie a ete la mere des grands hommes, et elle est la mere des grands exemples. Elle va, je n'en doute pas, abroger la peine de mort. Votre commission, composee de tant d'hommes distingues et genereux, reussira. Avant peu, nous verrons cet admirable spectacle: l'Italie, avec l'echafaud de moins et Rome et Venise de plus.

Je serre vos mains dans les miennes, et je suis votre ami.

VICTOR HUGO.

A la lettre venue d'Angleterre, Victor Hugo a repondu:

A M. LILLY, 9, SAINT-PETER'S TERRACE, NOTTING-HILL, LONDRES.

Hauteville-House, 12 fevrier 1865.

Monsieur,—Vous me faites l'honneur de vous tourner vers moi, je vous en remercie.

Un echafaud va se dresser; vous m'en avertissez. Vous me croyez la puissance de renverser cet echafaud. Helas! je ne l'ai pas. Je n'ai pu sauver Tapner, je ne pourrais sauver Polioni. A qui m'adresser? Au gouvernement? au peuple? Pour le peuple anglais je suis un etranger, et pour le gouvernement anglais un proscrit. Moins que rien, vous le voyez. Je suis pour l'Angleterre une voix quelconque, importune peut-etre, impuissante a coup sur. Je ne puis rien, monsieur; plaignez Polioni et plaignez-moi.

En France, Polioni eut ete condamne, pour meurtre sans premeditation, a une peine temporaire. La penalite anglaise manque de ce grand correctif, les circonstances attenuantes.

Que l'Angleterre, dans sa fierte, y songe; a l'heure qu'il est, sa legislation criminelle ne vaut pas la legislation criminelle francaise, si imparfaite pourtant. De ce cote, l'Angleterre est en retard sur la France. L'Angleterre veut-elle regagner en un instant tout le terrain perdu, et laisser la France derriere elle? Elle le peut. Elle n'a qu'a faire ce pas: Abolir la peine de mort.

Cette grande chose est digne de ce grand peuple. Je l'y convie.

La peine de mort vient d'etre abolie dans plusieurs republiques de l'Amerique du Sud. Elle va l'etre, si elle ne l'est deja, en Italie, en Portugal, en Suisse, en Roumanie, en Grece. La Belgique ne tardera point a suivre ces beaux exemples. Il serait admirable que l'Angleterre prit la meme initiative, et prouvat, par la suppression de l'echafaud, que la nation de la liberte est aussi la nation de l'humanite.

Il va sans dire, monsieur, que je vous laisse maitre de faire de cette lettre l'usage que vous voudrez.

Recevez l'assurance de mes sentiments tres distingues.

VICTOR HUGO.

Apres avoir cite ces deux lettres, le Courrier de l'Europe ajoute:

"Il y a vraiment quelque chose de touchant a voir les adversaires du bourreau se tourner tous vers le rocher de Guernesey, pour demander aide et assistance a celui dont la main puissante a deja ebranle l'echafaud et finira par le renverser, "Le beau, serviteur du vrai" est le plus grand des spectacles. Victor Hugo se faisant l'avocat de Dieu pour revendiquer ses droits immuables—usurpes par la justice humaine—sur la vie de l'homme, c'est naturel. Qui parlera au nom de la divinite; si ce n'est le genie!"

1866

LES INSURRECTIONS ETOUFFEES

Hauteville-House, 18 novembre 1866.

J'ai ete bien sensible au genereux appel de l'honorable et eloquent redacteur en chef du journal l'Orient. Malheureusement il est trop tard. De toutes parts on annonce l'insurrection comme etouffee. Encore un cercueil de peuple qui s'ouvre, helas! et qui se ferme.

Quant a moi, c'est la quatrieme fois qu'un appel de ce genre m'arrive trop tard depuis deux ans. Les insurges de Haiti, de Roumanie et de Sicile se sont adresses a moi, et toujours trop tard. Dieu sait si je les eusse servis avec zele! Mais ne pourrait-on mieux s'entendre? Pourquoi les hommes de mouvement ne previennent-ils pas les hommes de progres? Pourquoi les combattants de l'epee ne se concertent-ils pas avec les combattants de l'idee? C'est avant et non apres qu'il faudrait reclamer notre concours. Averti a temps, j'ecrirais a propos, et tous s'entr'aideraient pour le succes general de la revolution et pour la delivrance universelle. Communiquez ceci a notre honorable ami, et recevez mon hatif et cordial serrement de main.

VICTOR HUGO.

LE DINER DES ENFANTS PAUVRES

Pour faire tout a fait comprendre ce qu'on a pu lire dans ce livre sur la petite institution du Diner des Enfants pauvres, il n'est pas inutile de reproduire un des comptes rendus de la presse anglaise.

Voici la lettre de lady Thompson et l'article de l'Express dont il est question dans le discours de Victor Hugo:

"A VICTOR HUGO

35, Wimpole Street, London, 30 novembre 1866.

"Cher Monsieur,—Apres l'interet que vous avez pris au succes de nos diners aux pauvres enfants, j'ai beaucoup de plaisir a vous envoyer le compte rendu de l'annee passee. Notre plan marche toujours bien, et je viens de recommencer pour l'annee qui vient. J'aime a croire que vous vous portez bien, et que vous trouvez votre genereuse idee de plus en plus repandue.

"Croyez a mon profond respect,

"KATE THOMPSON."

"Cette fondation des diners pour les enfants pauvres a ce rare merite parmi les institutions d'assistance d'etre simple, directe, pratique, aisement imitable, sans aucune pretention de secte ni de systeme. Il ne faut pas oublier l'homme qui le premier a eu l'idee de ces diners d'enfants indigents. L'Angleterre a du beaucoup dans les temps passes aux exiles politiques francais. Cette "societe des diners d'enfants pauvres" doit sa creation au coeur genereux du plus grand poete de notre temps, a Victor Hugo, qui, depuis des annees, donne toutes les semaines, dans sa maison de Guernesey, a ses propres frais, des diners pour quarante pauvres enfants, dont il ne considere ni la nationalite, ni la religion, mais seulement la misere. A Noel, Victor Hugo augmente le nombre de ses petits convives et les pourvoit, non seulement de quoi manger et boire, mais d'un choix de jolies etrennes pour egayer et consoler leurs jeunes coeurs et leurs imaginations enfantines, sans oublier de nourrir leurs bouches affamees et de couvrir leurs membres grelottants. Une societe qui a ete formee a Londres d'apres l'exemple de Victor Hugo, s'adresse a tous "ceux qui ont de la sympathie pour les miseres des enfants en haillons et demi-morts de faim dans cette vaste metropole".

"Le nombre des diners donnes en 1867, dans trente-sept salles a manger speciales, a ete a peu pres de 85,000. Depuis ce temps, des dons nouveaux ont ete faits representant 30,000 diners. La somme entiere depensee alors a ete 1,146 livres, et le nombre entier des diners 115,000."

(Express du 17 decembre 1866.)

LA NOEL A HAUTEVILLE-HOUSE

La page qui suit est extraite de la Gazette de Guernesey, en date du 29 decembre 1866:

"Jeudi dernier, une foule elegante et distinguee se pressait chez M. Victor Hugo pour etre temoin de la distribution annuelle de vetements et de jouets que M. Victor Hugo fait aux petits enfants pauvres qu'il a pris sous ses soins. La fete se composait comme d'usage: 1r d'un gouter de sandwiches, de gateaux, de fruits et de vin; 2e d'une distribution de vetements; 3e d'un arbre de Noel sur lequel etaient arrangees des masses de jouets. Avant la distribution de vetements, M. Victor Hugo a adresse un speech aux personnes presentes. Voici le resume de ce que nous avons pu recueillir:

"Mesdames,

"Vous connaissez le but de cette petite reunion. C'est ce que j'appelle, a defaut d'un mot plus simple, la fete des petits enfants pauvres. Je voudrais en parler dans les termes les plus humbles, je voudrais pouvoir emprunter pour cela la simplicite d'un des petits enfants qui m'ecoutent.

"Faire du bien aux enfants pauvres, dans la mesure de ce que je puis, voila mon but. Il n'y a aucun merite, croyez-le bien, et ce que je dis la je le pense profondement, il n'y a aucun merite a faire pour les pauvres ce que l'on peut; car ce que l'on peut, c'est ce que l'on doit. Connaissez-vous quelque chose de plus triste que la souffrance des enfants? Quand nous souffrons, nous hommes, c'est justement, nous avons ce que nous meritons, mais les enfants sont innocents, et l'innocence qui souffre, n'est-ce pas ce qu'il y a de plus de triste au monde? Ici, la providence nous confie une partie de sa propre fonction. Dieu dit a l'homme, je te confie l'enfant. Il ne nous confie pas seulement nos propres enfants; car il est trop simple d'en prendre soin, et les animaux s'acquittent de ce devoir de la nature mieux parfois que les hommes eux-memes; il nous confie tous les enfants qui souffrent. Etre le pere, la mere des enfants pauvres, voila notre plus haute mission. Avoir pour eux un sentiment maternel, c'est avoir un sentiment fraternel pour l'humanite."

"M. Victor Hugo rappelle ensuite les conclusions d'un travail fait par l'Academie de medecine de Paris, il y a dix-huit ans, sur l'hygiene des enfants. L'enquete faite a ce sujet constate que la plupart des maladies qui emportent tant d'enfants pauvres tiennent uniquement a leur mauvaise nourriture, et que s'ils pouvaient manger de la viande et boire du vin seulement une fois par mois, cela suffirait pour les preserver de tous les maux qui tiennent a l'appauvrissement du sang, c'est-a-dire non seulement des maladies scrofuleuses, mais aussi des affections du coeur, des poumons et du cerveau. L'anemie ou appauvrissement du sang rend en outre les enfants sujets a une foule de maladies contagieuses, telles que le croup et l'angine couenneuse, dont une bonne nourriture prise une fois par mois suffirait pour les exempter.

"Les conclusions de ce travail fait par l'Academie ont frappe profondement M. Victor Hugo. Distrait a Paris par les occupations de la vie publique, il n'a pas eu le temps d'organiser dans sa patrie des diners d'enfants pauvres. Mais il a, dit-il, profite du loisir que l'empereur des Francais lui a fait a Guernesey pour mettre son idee a execution.

"Pensant que si un bon diner par mois peut faire tant de bien, un bon diner tous les quinze jours doit en faire encore plus, il nourrit quarante-deux enfants pauvres, dont la moitie, vingt et un, viennent chez lui chaque semaine.—Puis, quand arrive la fin de l'annee, il veut leur donner la petite joie que tous les enfants riches ont dans leurs familles; ils veut qu'ils aient leur Christmas. Cette petite fete annuelle se compose de trois parties: d'un luncheon, d'une distribution de vetements, et d'une distribution de jouets. "Car la joie, dit M. Victor Hugo, fait partie de la sante de l'enfance. C'est pourquoi je leur dedie tous les ans un petit arbre de Noel. C'est aujourd'hui la cinquieme celebration de cette fete.

"Maintenant, continue M. Victor Hugo, pourquoi dis-je tout cela? Le seul merite d'une bonne action (si bonne action il y a) c'est de la taire. Je devrais me taire en effet si je ne pensais qu'a moi. Mais mon but n'est pas seulement de faire du bien a quarante pauvres petits enfants. Mon but est surtout de donner un exemple utile. Voila mon excuse."

"L'exemple que donne M. Victor Hugo est si bien suivi, que les resultats obtenus sont vraiment admirables. Il pourrait citer l'Amerique, la Suede, la Suisse, ou un nombre considerable d'enfants pauvres sont regulierement nourris, l'Italie, et meme l'Espagne, ou cette bonne oeuvre commence; il ne parlera que de l'Angleterre, que de Londres, avec les preuves en main.

"Ici M. Victor Hugo lit des extraits d'une lettre ecrite par un gentleman anglais au Petit Journal.

"Donc, frappes du spectacle navrant qu'offrent les ecoles des quartiers pauvres de Londres, profondement emus a la vue des enfants blemes et chetifs qui les frequentent, alarmes des rapides progres que fait la debilite parmi les generations des villes, debilite qui tend a remplacer notre vigoureuse race anglo-saxonne par une race enervee et febrile, des hommes charitables, a la tete desquels se trouve le comte de Shaftesbury, ont fonde la societe du diner des enfants pauvres.

"La charite est si douce chose; donner un peu de son superflu est un acte qui rapporte de si douces jouissances, que, croyant etre utile, nous ne resistons pas au desir de faire connaitre a la France cette invention de la charite, le nouvel essai que vient d'inaugurer notre vieille Angleterre."

"M. Victor Hugo a ajoute:—"Dans cette ecole seule, il y a trois cent vingt enfants. Vous figurez-vous ce nombre multiplie; quel immense bien cela doit faire a l'enfance!"

"Puis M. Victor Hugo a lu une autre lettre ecrite au Times par M. Fuller, secretaire de l'institution etablie a Londres, a l'instar de celle de Hauteville-House, par le Rev. Woods:

"A L'EDITEUR DU Times,

"Monsieur,

"Vous avez ete assez bon l'annee derniere pour inserer dans le Times une lettre dans laquelle je demontrais la tres remarquable amelioration de la sante des enfants pauvres de l'ecole des deguenilles de Westminster, amelioration resultant du systeme regulier du diner par quinzaine a chaque enfant, et ou je provoquais les autres personnes qui en ont l'occasion a faire la meme chose, si possible, dans leurs ecoles.

"Une annee de plus d'experience a confirme plus fortement encore tout ce que je disais sur le bon resultat de ces diners, qui a ete aussi grand que les annees precedentes, la sante de l'ecole ayant ete generalement bonne, et le cholera n'ayant frappe aucun de ces enfants.

"Je regrette cependant d'avoir a dire que les fonds souscrits pour ce diner, qui n'ont jamais manque depuis trois ans, seront prochainement epuises, et j'espere que vous voudrez bien dans votre journal faire un appel a l'assistance, afin que je puisse continuer pendant cet hiver qui approche le meme nombre de diners.

"WILLIAM FULLER."

(Suit le compte de revient de chaque diner et de celui de Noel.) —Times, 27 decembre 1866.

"M. Victor Hugo a exprime l'espoir que le mot deplorable ragged disparaitrait bientot de la belle et noble langue anglaise et aussi que la classe elle-meme ne tarderait pas egalement a disparaitre.

"M. Victor Hugo a fait vivement ressortir ce fait que le cholera n'a frappe aucun des enfants ainsi nourris au milieu des terribles ravages que cette epidemie a faits a Londres l'ete dernier. Il ne croit pas que l'on puisse rien dire de plus fort en faveur de l'institution et il livre ce resultat aux reflexions des personnes presentes.

"Voila, mesdames, dit M. Victor Hugo on terminant, voila ce qui m'autorise a raconter ce qui se passe ici. Voila ce qui justifie la publicite donnee a ce diner de quarante enfants. C'est que de cette humble origine sort une amelioration considerable pour l'innocence souffrante. Soulager les enfants, faire des hommes, voila notre devoir. Je n'ajouterai plus qu'un mot. Il y a deux manieres de construire des eglises; on peut les batir en pierre, et on peut les batir en chair et en os. Un pauvre que vous avez soulage, c'est une eglise que vous avez batie et d'ou la priere et la reconnaissance montent vers Dieu." (Applaudissements prolonges.)

1867

LE DINER DES ENFANTS PAUVRES

Ce qui suit est extrait des journaux anglais:

"L'idee de M. Victor Hugo,—le diner hebdomadaire des enfants,—a ete adoptee a Londres sur une tres grande echelle et donne d'admirables resultats. Six MILLE petits enfants sont secourus a Londres seulement. Nous publions la lettre ecrite a M. Victor Hugo par lady Thompson, tresoriere du Children's Dinner Table.

Londres, 23 octobre 1867, 39, Wimpole Street.

"Cher monsieur,—Je prends la liberte de vous adresser le prospectus qui annonce la seconde saison du diner des enfants (Children's Dinner Table) de la paroisse de Marylebone, a Londres.

"La derniere saison a eu le plus grand succes, et si vous avez la bonte de lire le compte rendu ci-joint, vous y trouverez que pres de six mille enfants ont dine pendant le peu de mois qui ont suivi l'organisation de cette oeuvre (l'execution du plan).

"C'est parce que la creation de ce diner dans cette paroisse est due entierement a vos idees, a votre initiative, aux paroles que vous avez prononcees sur ce sujet, et pour rendre temoignage a la valeur et a la popularite de ces diners aupres de toutes les personnes qui en ont pris connaissance, que je prends la liberte de vous entretenir de ces details.

"Permettez-moi de vous exprimer le profond respect et la reconnaissance que m'inspire votre genereuse sympathie pour les pauvres,

"Et croyez, etc.

"KATE THOMPSON."

"Suit le compte rendu duquel il resulte qu'en soixante-dix-sept jours, pendant neuf mois, on a fourni un, plusieurs fois deux, et quelquefois trois diners a cause du grand nombre de demandes.

"Le total des diners fournis est de 5,442, dont 4,820 ont ete manges dans la salle et dont 722 ont ete envoyes a domicile a des enfants malades. L'avantage de la bonne nourriture s'est clairement manifeste dans l'une et l'autre condition, et on a remarque que l'habitude de s'asseoir a une table proprement servie a produit un excellent effet sur les enfants, car ces diners sont aussi pour eux une source de bonheur et de joie, outre la bonne chere qu'ils font, ce qui leur arrive rarement. La joie que cela leur cause vaut a elle seule la peine et le prix que cela coute."

(Courrier de l'Europe, 22 novembre 1867.)

1869

On lit dans le Courrier de l'Europe:

Une lettre authentique [note: Ce mot est souligne dans le journal, a cause de la quantite de fausses lettres de Victor Hugo, mises en circulation par une certaine presse calomniatrice.] de Victor Hugo nous tombe sous les yeux; elle est adressee a l'auteur du livre Marie Dorval, qui avait envoye son volume a Victor Hugo:

Entre votre lettre et ma reponse, monsieur, il y a le deuil, et vous avez compris mon silence. Je sors aujourd'hui de cette nuit profonde des premieres angoisses, et je commence a revivre.

J'ai lu votre livre excellent. Mme Dorval a ete la plus grande actrice de ce temps; Mlle Rachel seule l'a egalee, et l'eut depassee peut-etre, si, au lieu de la tragedie morte, elle eut interprete l'art vivant, le drame, qui est l'homme; le drame, qui est la femme; le drame, qui est le coeur. Vous avez dignement parle de Mme Dorval, et c'est avec emotion que je vous en remercie. Mme Dorval fait partie de notre aurore. Elle y a rayonne comme une etoile de premiere grandeur.

Vous etiez enfant quand j'etais jeune. Vous etes homme aujourd'hui et je suis vieillard, mais nous avons des souvenirs communs. Votre jeunesse commencante confine a ma jeunesse finissante; de la, pour moi, un charme profond dans votre bon et noble livre. L'esprit, le coeur, le style, tout y est, et ce grand et saint enthousiasme qui est la vertu du cerveau.

Le romantisme (mot vide de sens impose par nos ennemis et dedaigneusement accepte par nous) c'est la revolution francaise faite litterature. Vous le comprenez, je vous en felicite.

Recevez mon cordial serrement de main.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 15 janvier 1869.

A M. GASTON TISSANDIER

"Je crois, monsieur, a tous les progres. La navigation aerienne est consecutive a la navigation oceanique; de l'eau l'homme doit passer a l'air. Partout ou la creation lui sera respirable, l'homme penetrera dans la creation. Notre seule limite est la vie. La ou cesse la colonne d'air, dont la pression empeche notre machine d'eclater, l'homme doit s'arreter. Mais il peut, doit et veut aller jusque-la, et il ira. Vous le prouvez. Je prends le plus grand interet a vos utiles et vaillants voyages. Votre ingenieux et hardi compagnon, M. de Fonvielle, a l'instinct superieur de la science vraie. Moi aussi, j'aurais le gout superbe de l'aventure scientifique. L'aventure dans le fait, l'hypothese dans l'idee, voila les deux grands procedes de decouvertes. Certes l'avenir est a la navigation aerienne et le devoir du present est de travailler a l'avenir. Ce devoir, vous l'accomplissez. Moi, solitaire mais attentif, je vous suis des yeux et je vous crie courage."

Avril 1869.

On lit dans la Chronique de Jersey:

VICTOR HUGO SUR LA PEINE DU FOUET

"Nous recevons d'un correspondant la lettre suivante, reponse par le grand poete a la priere de notre correspondant d'user de son influence et de son credit pour faire interdire dans tous les tribunaux des possessions anglaises les condamnations a la peine du fouet. Nous remercions Victor Hugo de son empressement."

Hauteville-House, 19 avril 1869.

J'ai recu, monsieur, votre excellente lettre. J'ai deja reclame energiquement et publiquement (dans ma lettre au journal Post) contre cette ignominie, la peine du fouet, qui deshonore le juge plus encore que le condamne. Certes, je reclamerai encore. Le moyen age doit disparaitre; 89 a sonne son hallali.

Vous pouvez, si vous le jugez a propos, publier ma lettre.

Recevez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments distingues.

VICTOR HUGO.

Hauteville-House, 30 mai 1869.

Mon cher Alphonse Karr,

Cette lettre n'aura que la publicite que vous voudrez. Quant a moi, je n'en demande pas. Je ne me justifie jamais. C'est un renseignement de mon amitie a la votre. Rien de plus.

On me communique une page de vous, charmante du reste, ou vous me montrez comme tres assidu a l'Elysee jadis. Laissez-moi vous dire, en toute cordialite, que c'est une erreur. Je suis alle a l'Elysee en tout quatre fois. Je pourrais citer les dates. A partir du desaveu de la lettre a Edgar Ney, je n'y ai plus mis les pieds.

En 1848, je n'etais que liberal; c'est en 1849 que je suis devenu republicain. La verite m'est apparue, vaincue. Apres le 13 juin, quand j'ai vu la republique a terre, son droit m'a frappe et touche d'autant plus qu'elle etait agonisante. C'est alors que je suis alle a elle; je me suis range du cote du plus faible.

Je raconterai peut-etre un jour cela. Ceux qui me reprochent de n'etre pas un republicain de la veille ont raison; je suis arrive dans le parti republicain assez tard, juste a temps pour avoir part d'exil. Je l'ai. C'est bien.

Votre vieil ami,

VICTOR HUGO.

"Hugo n'a pas doute un moment de la publicite que je donnerais a sa reponse.

"Il y a bien de la bonne grace et presque de la coquetterie a un homme d'une si haute intelligence d'avouer qu'il s'est trompe; c'est presque comme une femme d'une beaute incontestable qui vous dit: Je suis a faire peur aujourd'hui.

"ALPHONSE KAHR."

Voici des extraits de la tres belle lettre de Felix Pyat. Malgre les eloquentes incitations de Felix Pyat, Victor Hugo, on le sait, maintint sa resolution.

DEHORS OU DEDANS

"Mon cher Victor Hugo,

"Les tyrans qui savent leur metier font de leurs sujets comme l'enfant fait de ses cerises, ils commencent par les plus rouges. Ils suivent la bonne vieille lecon de leur maitre Tarquin, ils abattent les plus hauts epis du champ. Ils s'installent et se maintiennent ainsi en excluant de leur mieux l'elite de leurs ennemis. Ils tuent les uns, chassent les autres et gardent le reste. Ayant banni l'ame, ils tiennent le corps. Les voila surs pour vingt ans. L'histoire prouve que tout parvenu monte par l'elimination des libres et ne tombe que par leur reintegration.

"Si c'est vrai, je me demande donc quel est le devoir des proscrits. Le devoir? non, le mot n'est pas juste ici, car il s'agit moins de principe, Dieu merci! que de moyen. La conduite? pas meme; il y a encore la une nuance morale qui est de trop. Je dis donc la tactique des proscrits. Eh bien, leur tactique me semble toute tracee par celle du proscripteur. Ils n'ont qu'a prendre le contre-pied de ses actes. La dictature les chasse quand elle les croit forts? qu'ils rentrent quand elle les croit faibles. En realite, la tyrannie n'a a craindre que les revenants … les presents plus que les absents. Les liberateurs viennent toujours du dehors, mais ils ne reussissent qu'au dedans. C'est du moins l'histoire du passe. Et le passe dit l'avenir.

"….Sans doute, l'exil du dehors a bien merite de la patrie. Il a ses services et ses dangers. Votre fils Charles les a montres avec une poesie toute naturelle, hereditaire, et qui me ferait recroire au droit de noblesse, si j'etais moins vilain.

"Mais, soyons juste envers les merites du dedans. Ceux du dehors n'ont pas besoin d'etre surfaits pour etre reconnus. Qui nie les votres nie le soleil! Pour moi, caillou erratique, ballotte de prison en prison, en Suisse, en Savoie, en France, en Hollande, en Belgique, j'ai connu toute la gendarmerie europeenne et je ne m'en vante ni ne m'en plains, il n'y a pas de quoi. Mes amis et moi, denonces en Angleterre comme des Marat par un senateur delateur et comme des Peltier par un delateur ambassadeur, travestis en Guy-Fawkes et pendus en efligie pour les Lettres a la reine, un peu cause de vos troubles a Jersey, saisis, juges et menaces de l'alien bill pour l'affaire Orsini et trois fois d'extradition pour la Commune revolutionnaire, nous avons eu aussi notre part d'epreuves; et, comme vous a Jersey, nous avons eu la securite de l'exil a Londres.

"… Le devoir, j'ai dit, est hors de cause comme le peril. Il s'accomplit bravement en Angleterre comme en France, dehors comme dedans, mais moins utilement, j'ose le croire; avec plus d'eclat, mais avec moins d'effet; avec plus de liberte et de gloire privee, mais avec moins de salut public. Si le proces Baudin, le proces d'un revenant mort, a reveille Paris, que ne ferait pas le proces de la "grande ombre", comme vous nomme le Constitutionnel, le proces d'un revenant vivant, le proces de Victor Hugo! Tyrtee a souleve Sparte. Puis le proces Ledru, Louis Blanc, Quinet, Barbes … le Palais de Justice sauterait! Sophocle a eu son proces, qu'il a gagne. Il avait vos cheveux blancs et vous avez ses lauriers!

"Le frere de Charles et son egal en talent, votre fils Francois, a reconnu lui-meme, avec le coup d'oeil paternel, le mal que nous a fait l'amnistie. L'armee de l'exil, a-t-il dit justement, avait son ordre, ses guides et guidons. L'amnistie l'a licenciee, debandee, dispersee au dedans, avec ses guides au dehors. L'armee est battue. Rentree d'Achille, chute d'Hector. Achille meurt, c'est vrai, mais Troie tombe. Si le plus fort attend la victoire du plus faible, c'est le monde renverse. Adieu Patrocle et ses myrmidons!

"Loin de moi l'idee que vous reposez sous, votre tente! Vos armes, comme la foudre, brillent dans l'immensite. Mais elles s'y perdent aussi. Elles gagneraient a se concentrer du dehors au dedans. Excusez-moi! franchise est republicaine. Et la mienne n'est pas bouche d'or comme la votre. Elle est de fer. Quel choc dans Paris, si vous rentriez tous le 22 septembre!

"Vous avez fait l'Homme qui Rit, un evenement. Vous feriez l'Homme qui Pleure, un tremblement!

"Toutefois, ce n'est la qu'une opinion. L'histoire meme n'a point d'ordre a donner. A peine un conseil. Et ce conseil ne gagne pas en autorite, venant de moi. Je vous propose, ou plutot je vous soumets mon avis aussi humblement que temerairement. Prenez-le pour ce qu'il vaut. J'ajouterai meme qu'il n'y a rien d'absolu de ce qui est humain; que les faits du passe peuvent avoir tort pour l'avenir.

"Ainsi donc, en definitive, a chacun l'appreciation de sa propre utilite. Respect a toute conviction! liberte a toute conscience! A la votre surtout. Vous avez prerogative d'astre, plus splendide encore a votre couchant qu'a votre lever! Peut-etre vaut-il mieux que vous restiez dans votre ciel de feu, comme le dieu d'Homere, pour eclairer le combat. Chacun sa tache; le phare porte la flamme et le flot la nef; soit! Mais, quelle que soit la decision prise, qu'on agisse en detail ou en bloc, sur un meme point ou a differents postes, epars ou masses, de loin ou de pres, dedans ou dehors, en France ou en Chine, peu importe! le devoir sera rempli, l'honneur sauf partout—sinon la victoire!

"Ce qui importe surtout et avant tout, c'est que nous soyons unis.
Sinon, nous sommes morts.

"Pour l'amour du droit, dehors ou dedans, soyons unis! J'ai admire et beni votre recommandation magistrale au debut du Rappel. C'est le salut.

"En avant donc tous ensemble! absents ou presents, tout ce qui vibre, tout ce qui vit, tout ce qui hait; tout ce qui a vecu au nom du droit, de l'ordre, de la paix, de la vie de la France; tout ce qui prefere le droit aux hommes, le principe a tout; tout ce qui est pret a leur sacrifier corps, biens et ame, art, gloire et nom, colonies et memoire, tout, hors la conscience; tout ce qui se donnerait au diable meme pour allie, s'il pouvait s'attaquer dans sa pire forme; tout ce qui n'a qu'une colere et qui l'epargne, l'amasse, l'accumule et la capitalise en avare, sans en rien distraire, sans en rien preter meme a la plus mortelle injure; tout ce qui ne se sent pas trop de tout son etre contre l'ennemi commun! En avant tous contre lui seul, avec un seul coeur, un seul bras, un seul cri, un seul but, le but des peres comme des fils, le but d'aujourd'hui comme d'hier, le but ideal et eternel de la France et du monde, le but a jamais glorieux, a jamais sacre du 22 de ce grand mois de septembre: Liberte, Egalite, Fraternite.

"FELIX PYAT.

"Londres, 9 septembre 1869."

1870

LUCRECE BORGIA

A M. RAPHAEL FELIX

Monsieur,

Je suis heureux d'etre rentre a mon grand et beau theatre, et d'y etre rentre avec vous, digne membre de cette belle famille d'artistes qu'illumine la gloire de Rachel.

Remerciez, je vous prie, et felicitez en mon nom Mme Laurent qui, dans cette creation, a egale, depasse peut-etre, le grand souvenir de Mlle Georges. L'echo de son triomphe est venu jusqu'a moi.

Dites a M. Melingue, dont le puissant talent m'est connu, que je le remercie d'avoir ete charmant, superbe et terrible.

Dites a M. Taillade que j'applaudis a son legitime succes.

Dites a tous que je leur renvoie et que je leur restitue l'acclamation du public.

Vous etes, monsieur, une rare et belle intelligence. A un grand peuple, il faut le grand art; vous saurez faire realiser a votre theatre cet ideal.

VICTOR HUGO.

LE NAUFRAGE DU NORMANDY

Nous extrayons d'une lettre de Victor Hugo cet episode poignant et touchant du naufrage du Normandy.

(Le Rappel, 26 mars 1870.)

Hauteville-House, 22 mars 1860.

….On m'ecrit pour me demander quelle impression a produite sur moi la mort de Montalembert. Je reponds: Aucune; indifference absolue.—Mais voici qui m'a navre.

Dans le steamer Normandy, sombre en pleine mer il y a quatre jours, il y avait un pauvre charpentier avec sa femme; des gens d'ici, de la paroisse Saint-Sauveur. Ils revenaient de Londres, ou le mari etait alle pour une tumeur qu'il avait au bras. Tout a coup dans la nuit noire, le bateau, coupe en deux, s'enfonce.

Il ne restait plus qu'un canot deja plein de gens qui allaient casser l'amarre et se sauver. Le mari crie: "Attendez-nous, nous allons descendre." On lui repond du canot: "Il n'y a plus de place que pour une femme. Que votre femme descende."

"Va, ma femme", dit le mari.

Et la femme repond: Nenni. Je n'irai pas. Il n'y a pas de place pour toi. Je mourrons ensemble. Ce nenni est adorable. Cet heroisme qui parle patois serre le coeur. Un doux nenni avec un doux sourire devant le tombeau.

Et la pauvre femme a jete ses bras autour du col de son mari, et tous deux sont morts.

Et je pleure en vous ecrivant cela, et je songe a mon admirable gendre
Charles Vacquerie….

VICTOR HUGO.

Les journaux anglais publient la lettre suivante ecrite au sujet de la catastrophe du Normandy.

(Courrier de l'Europe.)

AU REDACTEUR DU Star.

Hauteville-House, 5 avril 1870.

Monsieur,

Veuillez, je vous prie, m'inscrire dans la souscription pour les familles des marins morts dans le naufrage du Normandy, memorable par l'heroique conduite du capitaine Harvey.

Et a ce propos, en presence de ces catastrophes navrantes, il importe de rappeler aux riches compagnies, telles que celle du South Western, que la vie humaine est precieuse, que les hommes de mer meritent une sollicitude speciale, et que, si le Normandy avait ete pourvu, premierement, de cloissons etanches, qui eussent localise la voie d'eau; deuxiemement de ceintures de sauvetage a la disposition des naufrages; troisiemement, d'appareils Silas, qui illuminent la mer, quelles que soient la nuit et la tempete, et qui permettent de voir clair dans le sinistre; si ces trois conditions de solidite pour le navire, de securite pour les hommes, et d'eclairage de la mer, avaient ete remplies, personne probablement n'aurait peri dans le naufrage du Normandy.

Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues.

VICTOR HUGO.

1883

En tete de la premiere edition de PENDANT L'EXIL (1875), se trouvait la Note qui suit.

Dans ce livre, comme dans l'Annee terrible, on pourra remarquer (en trois endroits) des lignes de points. Ces lignes de points constatent le genre de liberte que nous avons. Des choses publiees pendant l'empire ne peuvent etre imprimees apres l'empire. Ces lignes de points sont la marque de l'etat de siege. Cette marque s'effacera des livres, et non de l'histoire. Ceux qui doivent garder cette marque la garderont.

En ce qui touche ce livre, le detail est de peu d'importance; mais les petitesses du moment present veulent etre signalees, par respect pour la liberte qu'il ne faut pas laisser prescrire.

V.H.

Paris, novembre 1875.

Il va sans dire que les lignes supprimees en 1875 ont ete retablies dans l'edition definitive.

TABLE

CE QUE C'EST QUE L'EXIL.

PENDANT L'EXIL

1852

I. En quittant la Belgique

II. En arrivant a Jersey

III. Declaration a propos de l'empire

IV. Banquet polonais

1853

I. Sur la tombe de Jean Bousquet

II. Sur la tombe de Louise Julien

III. Anniversaire de la revolution polonaise

1854

I. Affaire Tapner.—Aux habitants de Guernesey

II. —A lord Palmerston

III. Cinquieme anniversaire de 1848

IV. Appel aux concitoyens

V. Sur la tombe de Felix Bony

VI. La guerre d'Orient

VII. Avertissement a Bonaparte

1855

I. Sixieme anniversaire de 1848

II. Lettre a Louis Bonaparte

III. Expulsion de Jersey
     Declaration
     Le connetable de Saint-Clement
     Aux anglais

1856

I. A l'Italie

II. La Grece

1859

I. L'amnistie.—Declaration

II. John Brown

1860

I. Rentree a Jersey

II. Les noirs et John Brown

1861

L'Expedition de Chine.—Au capitaine Butler

1862

I. Les condamnes de Charleroi

II. Armand Barbes

III. Les Miserables

IV. Etablissement du diner des enfants pauvres. A l'editeur Castel

V. Geneve et la peine de mort

VI. Affaire Doise

1863

I. A l'armee russe

II. Garibaldi

III. La guerre du Mexique

1864

I. Le Centenaire de Shakespeare

II. Les rues et maisons du vieux Blois

1865

I. Emily de Putron

II. La statue de Beccaria

III. Le centenaire de Dante

IV. Congres des etudiants belges

1866

I. La liberte. Lettre a M. Duvernois

II. Le condamne a mort Bradley

III. La Crete

1867

I. La Crete
     Le peuple cretois a Victor Hugo
     Reponse a l'Appel des cretois

II. Les Fenians.—A l'Angleterre

III. L'empereur Maximilien.—A Juarez

IV. La statue de Voltaire

V. La medaille de John Brown

VI. La peine de mort abolie en Portugal

VII. Hernani.—Lettre aux jeunes poetes

VIII.Mentana

IX. Les enfants pauvres

1868

I. Manin

II. Gustave Flourens

III. A l'Espagne

IV. Seconde lettre a l'Espagne

V. Les enfants pauvres

1869

I. La Crete.—Appel a l'Amerique

II. Le Rappel

III. Congres de la paix a Lausanne
     Lettre aux Amis de la paix
     Discours d'ouverture
     Discours de cloture

IV. Reponse a Felix Pyat

V. La crise d'octobre 1869

VI. Georges Peabody

VII. A Charles Hugo

VIII.Les enfants pauvres

1870

I. Aux femmes de Cuba

II. Pour Cuba

III. Lucrece Borgia
     George Sand a Victor Hugo
     Victor Hugo a George Sand

IV. Washington

V. Sur la tombe d'Hennett de Kesler

VI. Aux marins de la Manche

VII. Les sauveteurs

VIII.Le travail en Amerique

IX. Le plebiscite

X. La guerre en Europe

NOTES

1853. Calomnies imperiales. Lettre de Charles Hugo

1854. Affaire Tapner. Extraits des journaux de Guernesey Sauvageries de la guerre de Crimee

1860. Adresse de l'ile de Jersey a Victor Hugo

1862. Le banquet de Bruxelles

1863. Aux membres du meeting de Jersey pour la Pologne.

1864. Victor Hugo au comite de Shakespeare

1865. La peine de mort

1866. Les insurrections etouffees Le diner des enfants pauvres La Noel a Hauteville-House

1867. Le diner des enfants pauvres

1869. Marie Dorval
      La navigation aerienne
      La peine du fouet
      Lettre a M. Alphonse Karr
      Lettre de Felix Pyat: Dehors ou dedans

1870. Lucrece Borgia. Lettre a M. Raphael Felix
      Le naufrage du Normandy

* * * * *

1883. Note preliminaire de la premiere edition