Title: Ma captivité en Abyssinie ...sous l'empereur Théodoros
Author: Henry Blanc
Release date: September 1, 2005 [eBook #8876]
Most recently updated: May 31, 2013
Language: French
Credits: Produced by Joshua Hutchinson, Marc D'Hooghe and the Project Gutenberg Distributed Proofreaders
Produced by Joshua Hutchinson, Marc D'Hooghe and the Project
Gutenberg Distributed Proofreaders.
Ouvrage traduit de l'anglais par Madame ARBOUSSE-BASTIDE
[Illustration: VUE DE MAGDALA]
J'entreprends la tâche d'écrire le récit de notre captivité en Abyssinie, afin de satisfaire la curiosité naturelle qui m'a été témoignée par un grand nombre de connaissances et d'amis désireux d'obtenir des détails tant sur les causes mêmes de cette captivité que sur la manière dont nous avons été traités, les événements de notre vie quotidienne, et le caractère et les habitudes de l'empereur Théodoros.
J'ai essayé de donner une esquisse exacte de la carrière de ce souverain, ainsi qu'une description de son pays et de son peuple. J'ai parlé encore de ses amis et de ses ennemis.
Afin de familiariser davantage le lecteur avec le sujet, j'ai jugé nécessaire de dire quelques mots des Européens qui out joué un rôle dans cet étrange imbroglio de l'affaire abyssinienne. Ces diverses informations m'ont été fournies soit par mon expérience personnelle et les événements survenus pendant ma captivité, soit par les communications de certains indigènes bien informés. J'ai eu, pour préparer ce travail, les loisirs forcés de plusieurs mois de prison.
Les souffrances des captifs abyssiniens seront toujours associées, dans les annales britanniques, au succès triomphant de l'expédition si habilement organisée par le commandant lord Napier de Magdala. Ce dernier titre, donné à l'honorable général anglais, a été le digne couronnement d'une longue et glorieuse carrière.
L'empereur Théodoros.—Son élévation à l'empire et ses conquêtes.—Son armée et son administration.—Causes de sa chute.—Sa personne et son caractère.—Sa famille et sa vie privée.
Lij-Kassa, plus connu sous le nom de l'empereur Théodoros, était né dans le Kouara, vers l'an 1818. Son père était un noble d'Abyssinie, et son oncle, le célèbre Dejatch Comfou, pendant plusieurs années, avait gouverné les provinces de Dembea, Kouara, Ischelga, etc., etc. A la mort de son oncle, Lij-Kassa fut nommé par la mère de Ras-Ali, Waizero Menen, gouverneur de Kouara. Mais mécontent de ce poste qui n'offrait qu'un petit champ à son ambition, il se dégagea de son serment et occupa la ville de Dembea, capitale de la province de ce nom. Plusieurs généraux furent envoyés pour châtier le jeune soldat; mais tantôt il évitait leurs poursuites et tantôt battait leurs troupes. Toutefois sur la promesse solennelle qu'il serait bien reçu, il revint au camp de Ras-Ali. Ce chef très-bienveillant, mais faible, eut la pensée de rattacher à sa cause le jeune chef rebelle en lui donnant sa fille Tawaritch, qui était d'une grande beauté. Lij-Kassa revint à Kouara et pendant quelque temps parut fidèle à sa souveraine. Il fit plusieurs expéditions de pillage dans le bas pays, mit à feu et à sang les huttes des Arabes, et revint toujours de ces expéditions traînant après lui des bandes de prisonniers et d'esclaves, et des troupeaux de bétail.
Les succès de Kassa, le courage qu'il manifesta en toute occasion, la vie sobre qu'il menait et l'affection qu'il montrait à ceux qui servaient sa cause, rassemblèrent bientôt autour de lui une bande de vagabonds hardis et entreprenants. D'un caractère ambitieux, il forma dès lors le projet de se tailler un empire dans ces plaines si fertiles qu'il avait si souvent dévastées. Elevé dans un couvent, il avait étudié les sujets théologiques, mais il s'était particulièrement rendu familière l'histoire de l'Abyssinie. Son éducation, supérieure à celle de son entourage, exerça une grande influence sur son avenir. Tous ses rapports avec les autres hommes avaient un caractère religieux, et il était profondément pénétré de l'idée, que la race musulmane ayant, depuis des siècles, empiété sur les pays chrétiens, le but de sa vie devait être désormais le rétablissement de l'ancien empire d'Ethiopie. Sollicité à la fois par son ambition et son fanatisme, il s'avança dans la direction de Kédaref, à la tête de 16,000 guerriers; mais il connut bientôt la supériorité d'une petite troupe bien armée et bien conduite, sur de nombreuses bandes indisciplinées. Près de Kédaref, il se trouva face à face avec ses mortels ennemis, les Turcs, qui n'étaient qu'une poignée, mais encore trop nombreux pour lui; car, au premier choc, ses soldats furent démoralisés et battus. Il dut, pour quelque temps au moins, renoncer à son rêve chéri.
Au lieu de retourner au siège du gouvernement, il fut obligé, à cause d'une grave blessure reçue pendant le combat, de s'arrêter sur les frontières du Dembea. De son camp, il informa sa belle-mère de l'état dans lequel il se trouvait, la priant de lui envoyer une vache (salaire exigé par les docteurs abyssiniens). Waizero Menen, qui avait toujours détesté Kassa, saisit avec empressement l'occasion que lui offrait l'humble condition dans laquelle ce dernier était tombé pour abaisser son orgueil, et an lieu d'une vache, elle lui fit parvenir un petit morceau de viande, accompagné d'un message insultant. Près de la couche du chef blessé, se tenait la courageuse compagne qui avait partagé ses infortunes, la femme qu'il aimait. A l'ouïe du message ironique de la reine, son sang bouillant de Galla s'enflamma et elle fut prise d'une grande indignation. Elle se leva et dit à Kassa qu'elle aimait les braves, mais qu'elle détestait les poltrons, et qu'elle ne resterait pas auprès de lui s'il ne vengeait cette insulte dans le sang. Ces paroles passionnées tombèrent dans des oreilles bien préparées pour les recevoir, et la soif de la vengeance pénétra dans le coeur de Kassa. Aussitôt qu'il eut recouvré assez de forces, il retourna à Kouara et se proclama ouvertement indépendant.
Ras-Ali lui enjoignit une seconde fois de rentrer à sa cour; mais la sommation fut renvoyée avec un refus cruel. Plusieurs officiers furent expédiés pour forcer Kassa à se soumettre, mais le jeune commandant battit facilement tous ces envoyés; tandis que leurs compagnons d'armes, charmés par les manières insinuantes du jeune chef et alléchés par ses splendides promesses, s'enrôlaient sous les drapeaux de Kassa. La femme de ce dernier exerçait toujours une grande influence sur lui, lui montrant qu'il pouvait aisément s'emparer du pouvoir suprême; et, comme il hésitait encore, elle le menaça de l'abandonner. Kassa ne résista pas plus longtemps; il marcha vers Godjam, entraînant tout sur son passage. La bataille de Djisella, livrée en 1853, décida du sort de Ras-Ali. Son armée était à peine engagée qu'une terreur panique saisit ses soldats, et Ras-Ali abandonna le champ de bataille avec un corps de 500 cavaliers, tandis que le reste de ses troupes allait grossir les rangs du conquérant. Au bout de peu d'années, de Shoa à Metemma, de Godjam à Bagos, tout tremblait devant l'empereur Théodoros et obéissait à son commandement. Pour consacrer son nouveau titre, il désira se faire couronner; ce fut après la bataille de Deraskié, livrée en février 1855, qui lui soumettait le Tigré et réduisait son plus formidable ennemi Dejatch Oubié. Après cette nouvelle victoire, Théodoros tourna ses armes redoutées contre les Wallo-Gallas; il occupa lui-même Magdala; il ravagea et détruisit si complètement les riches plaines des Gallas, qu'en désespoir de cause, plusieurs des chefs de ces tribus entrèrent dans les rangs de son armée et tournèrent leurs armes contre leurs concitoyens. Non-seulement, le nouvel empereur voulait venger la longue oppression des chrétiens depuis si longtemps victimes des fréquentes incursions des Gallas, mais il voulait aussi humilier l'esprit hautain de ces hordes. Malheureusement, au faîte de son ambition, il perdit sa courageuse et bien-aimée femme. Il sentit profondément son malheur. Elle avait été son fidèle conseiller, la compagne inséparable de sa vie aventureuse, l'être qu'il avait le plus aimé; et tant qu'il vécut, il chérit sa mémoire. En 1866, un de ses partisans m'ayant supplié, en sa présence, de demeurer quelques jours auprès de sa femme mourante, Théodoros baissa la tête et pleura au souvenir de la sienne morte depuis plusieurs années et qu'il avait aimée si profondément.
La carrière de Théodoros peut se diviser en trois périodes distinctes: la première, de son enfance jusqu'à la mort de sa première femme; la seconde, depuis la chute de Ras-Ali jusqu'à la mort de M. Bell; la troisième depuis ce dernier événement jusqu'à sa propre mort. La première période que nous avons décrite fut la période des promesses; la seconde, qui s'étend de 1853 à 1860, renferme bien des choses louables dans la conduite de l'empereur, quoique plusieurs de ses actions soient indignes de la première partie de sa carrière. De 1860 à 1866, il semble avoir abandonné petit à petit toute retenue, au point de se rendre remarquable par sa luxure et ses cruautés inutiles. Ses principales guerres, pendant la seconde période, furent dirigées contre Dejatch Goscho-Beru, gouverneur de Godjam, contre Dejatch-Oubié, qu'il vainquit, ainsi que nous l'avons déjà raconté à la bataille de Deraskié, et enfin contre les Wallo-Gallas. Toutefois, il se montra encore magnanime, et bien qu'il fit prisonniers plusieurs chefs importants, il leur promit de les relâcher aussitôt que son empire serait entièrement pacifié.
En 1860, il marcha contre son cousin Garad, le meurtrier du consul Plowden, et il eut les honneurs de la journée; mais il perdit son meilleur ami et son conseiller, M. Bell, qui sauva la vie de l'empereur en sacrifiant la sienne. En janvier 1861, Théodoros s'avança avec des forces accablantes contre un puissant rebelle, Agau Négoussié, qui s'était rendu maître de tout le nord de l'Abyssinie; par son habile et intelligente tactique, il abattit son adversaire, mais il ternit sa victoire par d'horribles cruautés et par des violations de la foi jurée. Il fit couper les pieds et les mains à Agau Négoussié, et quoique celui-ci ait souffert encore bien des jours, le cruel empereur lui refusa toujours une goutte d'eau pour rafraîchir ses lèvres enfiévrées. Sa cruelle vengeance ne s'arrêta pas là. Plusieurs des chefs compromis, qui s'étaient soumis sur la promesse solennelle d'une amnistie, furent livrés aux mains du bourreau ou envoyés chargés de chaînes pour languir toute leur vie dans quelque prison de province. Pendant près de trois ans, l'autorité de Théodoros fut reconnue par tout le pays. Une petite poignée de rebelles s'étaient bien levés ici et là, mais à l'exception de Tadla Gwalu, qui ne put être chassé de sa forteresse, dans le sud du Godjam, tous les autres ne furent que de peu d'importance et ne troublèrent nullement la tranquillité de son règne.
Quoique conquérant et doué du génie militaire, Théodoros fut mauvais administrateur. Pour attacher de nouveaux soldats à sa cause, il leur prodigua d'immenses sommes; il fut alors forcé d'imposer à ses sujets des impôts exorbitants, épuisant ainsi le pays de ses dernières ressources, afin de satisfaire ses rapaces compagnons. A la tête d'une puissante armée, effrayé à la pensée de congédier tous ses hommes, il se sentit entraîné à étendre ses conquêtes. Le rêve de ses plus jeunes ans devint une idée fixe, et il se crut appelé de Dieu à rétablir, dans sa première grandeur, le vieil empire éthiopien.
Il ne pouvait toutefois oublier qu'il était incapable de se battre, avec les forces dont il disposait, contre les troupes bien armées et disciplinées de ses ennemis; il se souvenait trop bien de sa défaite à Kédaref; il songea donc à obtenir ce qu'il désirait par la diplomatie. Il avait appris par M. Bell, M. Plowden et d'autres étrangers, que la France et l'Angleterre étaient fières de la protection qu'elles accordaient aux chrétiens dans toutes les parties du monde. Il écrivit alors aux souverains de ces deux pays, les invitant à se joindre à lui dans une croisade contre la race musulmane. Quelques passages choisis de sa lettre à la reine d'Angleterre prouveront l'exactitude de cette assertion: «Par son pouvoir (le pouvoir de Dieu), j'ai réduit les Gallas. Mais quant aux Turcs, je leur ai enjoint de quitter le pays de mes ancêtres. Ils refusent.» Il mentionne la mort de M. Plowden et de M. Bell, et il ajoute: «J'ai exterminé leurs ennemis (ceux qui avaient tué ces deux messieurs). Par la puissance de Dieu, ce qui me reste à gagner: c'est votre amitié.» Il conclut en disant: «Voyez combien les mahométans oppriment les chrétiens!»
L'armée de Théodoros à cette époque était composée de cent à cent cinquante mille hommes, et si l'on compte quatre serviteurs par soldat, son camp devait se composer environ de cinq à six cent mille personnes. En admettant que la population de l'Abyssinie fût de 3 millions d'âmes, il fallait donc qu'un quart de cette population fût payée, nourrie, vêtue par le reste des habitants.
Pendant quelques années, le prestige de Théodoros était tel, que cette terrible oppression fut tranquillement acceptée; à la fin cependant les paysans, à moitié affamés et à demi-vêtus, trouvant qu'avec tous leurs sacrifices ils étaient loin de satisfaire à l'accroissement journalier des exigences d'un si terrible maître, abandonnèrent leurs plaines fertiles, et, sous la conduite de quelques-uns des chefs qui restaient encore, ils se retirèrent sur les plateaux élevés ou s'enfermèrent dans des vallées perdues. A Godjam, Walkait, Shoa et dans le Tigré, la rébellion éclata simultanément. Théodoros avait abandonné depuis quelque temps son idée de conquête à l'étranger, et il avait fait tout son possible pour écraser l'esprit de rébellion de son peuple. Tandis que les provinces rebelles étaient mises an pillage, les paysans, protégés par leurs hautes montagnes, ne purent être attaqués; ils attendirent tranquillement le départ de l'envahisseur, et puis retournèrent à leurs huttes désolées, cultivant juste ce qu'il leur fallait pour vivre. C'est ainsi que, à quelques exceptions près, les paysans évitèrent la vengeance terrible de leur nouvel empereur. Son armée eut bientôt à souffrir de cette façon de guerroyer. Le nombre des provinces à dévaster diminuait d'année à année; une grande famine éclata; d'immenses territoires, tels que ceux de Dembea, de Gondar, le grenier et le centre de l'Abyssinie, après avoir été pillés, ne furent plus cultivés. Les soldats, autrefois bien entretenus, rôdaient maintenant à demi affamés et mal vêtus, ayant perdu toute confiance dans leurs chefs, les désertions devinrent nombreuses, et plusieurs retournèrent dans leurs provinces natales se joindre au nombre des mécontents.
La chute de Théodoros fut plus rapide que son élévation. Il ne fut jamais vaincu sur le champ de bataille; car depuis l'exemple de Négoussié, personne n'osa lui résister; mais il était impuissant contre la passivité et la tactique à la Fabius de leurs chefs. Ne se fixant jamais, toujours en marche, son armée diminuait de force de jour en jour. Il allait de province en province, mais en vain: tout disparaissait à son approche. Il n'y avait pas d'ennemis; mais il n'y avait pas de nourriture! A la fin, poussé à la dernière extrémité, il n'eut d'autre alternative, pour conserver quelques restes de son ancienne armée, que de piller les provinces qui lui étaient restées fidèles.
Lorsque je rencontrai pour la première fois Théodoros, en janvier 1866, il devait avoir environ quarante-huit ans. Il avait le teint plus noir que la plupart de ses concitoyens, le nez légèrement courbé, la bouche grande et les lèvres si minces, qu'elles étaient à peine visibles. De taille moyenne, bien pris, vigoureux plutôt que musculeux, il excellait dans les exercices à cheval, dans l'usage de la lance, et à pied fatiguait ses plus hardis compagnons. L'expression de ses yeux noirs, à demi fermés, était étrange; s'il était de bonne humeur, cette expression était tendre, accompagnée d'une douce timidité de gazelle, qui le faisait aimer; mais lorsqu'il était en colère, ses yeux farouches et injectés de sang semblaient lancer du feu. Dans ses moments de violente passion, sa personne entière était effrayante: son visage noir prenait une teinte cendrée, ses lèvres minces et comprimées ne traçaient qu'une ligne légère autour de sa bouche, ses cheveux noirs se hérissaient, et sa manière d'agir tout entière était un terrible exemple de la plus sauvage et de la plus ingouvernable fureur.
De plus, il excellait dans l'art de tromper ses compagnons. Peu de jours avant sa mort, quand nous le rencontrâmes, il avait encore toute la dignité d'un souverain, l'amabilité et la bonne éducation du gentleman le plus accompli. Son sourire était si attrayant, ses paroles étaient si douces et si persuasives, qu'on ne pouvait croire que ce monarque si affable fût un fourbe consommé.
Il ne commit jamais un meurtre, soit par tromperie soit par cruauté, sans alléguer quelque excuse spécieuse, de manière à faire croire que, dans toutes ses actions, il ne se laissait guider que par la justice. Par exemple, il pilla Dembea, parce que ses habitants étaient trop favorables aux Européens, et Gondar, parce qu'un de nos envoyés avait été trahi par les habitants de cette ville. Il détruisit Zagé, grande et populeuse cité, parce qu'il prétendait qu'un prêtre de cette ville avait été grossier à son égard. Il fit charger de chaînes son père adoptif, Cantiba Hailo, parce qu'il avait pris à son service une servante que lui, Théodoros, avait renvoyée. Tesemma Engeddah, chef héréditaire de Gahinte, encourut sa disgrâce parce que, après une bataille contre les rebelles, il s'était montré trop sévère; tandis que notre geôlier en chef fut pris an milieu du camp et jeté dans les fers, parce qu'il avait été autrefois l'ami du roi de Shoa. Je pourrais encore citer cent exemples de son hypocrisie habituelle. Quant à nous, il nous arrêta sous prétexte que nous n'avions pas amené les premiers captifs avec nous. M. Stern fut presque tué, simplement pour avoir porté la main à son visage, et il emprisonna le consul Cameron pour être allé chez les Turcs, an lieu de lui avoir rapporté une réponse à sa lettre.
Théodoros avait tous les goûts du Bédouin rôdeur. Il aimait la vie des camps, l'air libre de la plaine, l'aspect de son armée gracieusement campée autour d'une colline qu'il avait lui-même choisie; et il préférait au palais que les Portugais avaient érigé à Gondar pour un roi plus sédentaire que lui, les délices des courses imprévues pendant les magnifiques et fraîches nuits de l'Abyssinie. Sa maison était parfaitement réglée; le même esprit d'ordre qui lui avait fait introduire comme une sorte de discipline dans son armée, se montrait aussi dans l'arrangement de ses affaires domestiques. Chaque département était sous le contrôle d'un chef qui était directement responsable devant l'empereur de tout ce qui dépendait du département qui lui était confié. Parmi ses officiers, tous hommes de position élevée, les uns étaient les surintendants des cuisiniers, des femmes qui préparaient les grands et insipides pains de l'Abyssinie, des porteuses de bois et des porteuses d'eau, etc. D'autres, appelés Baldéras, avaient la surveillance des haras royaux, les Azages, celle des serviteurs; les Bedjerand, du trésor, des approvisionnements, etc. Il y avait encore les Agafaris ou introducteurs, les Likamaquas ou chambellans; l'Afa-Négus ou bouche du roi était l'interprète.
Une chose étrange, c'est que Théodoros préférait pour son service personnel, ceux qui avaient servi des Européens. Son laquais, le seul qui soit resté avec lui jusqu'à la fin, avait été serviteur de Barroni, vice-consul à Massowah. Un autre, un jeune homme nommé Paul, était un ancien serviteur de M. Walker, d'autres encore avaient été au service de MM. Plowden, Bell et Cameron. A l'exception de son valet, qui était assidûment auprès de lui, les autres, quoique demeurant dans la même enceinte, étaient plus spécialement chargés du soin de ses fusils, de ses sabres, de ses lances, de ses boucliers, etc. Il avait aussi autour de lui un grand nombre de pages; non pas, je crois qu'il réclamât souvent leur présence; mais c'était un honneur qu'il donnait aux chefs auxquels il confiait certains commandements ou le gouvernement de quelque province éloignée. Tout le service de la maison était confié à des femmes. Elles cuisaient, elles charriaient l'eau et le bois, elles nettoyaient la tente ou la hutte de Théodoros, selon qu'elles en avaient besoin. La plupart d'entre elles étaient des esclaves, qu'il avait enlevées à un marchand d'esclaves, au temps même où il faisait de vaillants efforts pour mettre un terme à la traite des noirs. Une fois par semaine, ou plus souvent selon le cas, un officier supérieur et son régiment avaient l'honneur de procéder, dans le ruisseau le plus rapproché, an lavage du linge de l'empereur, ainsi qu'à celui de la maison impériale. Personne, pas même le plus petit page, ne pouvait, sous peine de mort, pénétrer dans son harem. Il avait un grand nombre d'eunuques, la plupart étaient des Gallas; des soldats ou des chefs qui avaient subi la mutilation que les Gallas infligent à leurs ennemis blessés. La reine, ou la favorite du moment, avait une tente ou une maison à elle; et plusieurs eunuques la servaient; la nuit venue, ces serviteurs couchaient à la porte de sa tente, et étaient responsables de la vertu de la dame confiée à leur soin. Quant à ses autres femmes, qui furent autrefois l'objet de ses vives et passagères affections, délaissées maintenant, elles étaient entassées dix ou vingt ensemble dans la même tente ou la même hutte. Un ou deux eunuques et quelques femmes esclaves, étaient tout ce qu'il accordait à ces pauvres abandonnées.
Théodoros était plus bigot que religieux. Avant tout, il était superstitieux, et cela à un degré incroyable pour un homme si supérieur à tous ses concitoyens. Il avait toujours avec lui plusieurs astrologues, qu'il consultait dans toutes les occasions importantes, surtout avant d'entreprendre ses expéditions, et dont l'influence sur lui était étonnante. Il haïssait les prêtres, méprisait leur ignorance, dédaignait leurs doctrines et se raillait des histoires merveilleuses contenues dans leurs ouvrages; et pourtant il ne se mettait jamais en marche sans se faire accompagner d'une tente-église, d'une armée de prêtres, de desservants, de diacres, et ne passait jamais devant une église sans en baiser le seuil.
Quoiqu'il sût lire et écrire, jamais il ne s'abaissa à correspondre personnellement avec quelqu'un; mais il se faisait toujours accompagner par plusieurs secrétaires auxquels il dictait ses lettres; sa mémoire était si prodigieuse qu'il pouvait dicter une réponse à une lettre reçue des mois et même des années auparavant, ou discourir sur des sujets ou des événements arrivés dans un passé très-éloigné.—Supposons-le en campagne. Sur une colline éloignée s'élève une petite tente en flanelle rouge: c'est là que Théodoros a fixé sa demeure et celle de sa maison: A sa droite est l'église; près de sa tente celle de la reine, ou de la favorite du jour. Puis à côté, une autre tente destinée à sa précédente favorite, qui voyage avec lui jusqu'à ce qu'une occasion favorable s'offre pour l'envoyer à Magdala, où des centaines d'entre elles sont retenues prisonnières, s'occupant à filer du coton pour les shamas[1] de leur maître et pour leurs propres vêtements. Tout autour se dressent plusieurs tentes destinées à ses secrétaires, à ses pages, à ses domestiques, ainsi qu'aux provisions qui l'accompagnent. Lorsqu'il faisait un long séjour à un endroit, ses soldats construisaient des huttes pour lui et pour son peuple, et l'on entourait le tout d'une double ligne de défense. Bien que ne manquant pas de bravoure, il ne laissa jamais rien au hasard. Pendant la nuit, la colline sur laquelle il était établi était entourée de mousquetaires, et il ne dormait jamais sans ses pistolets sous son oreiller et plusieurs fusils chargés à ses côtés. Il avait une grande peur du poison et ne prenait aucune nourriture qui n'eût été préparée par la reine ou sa remplaçante, et goûtée soit par ses domestiques, soit par la reine elle-même. Il en était de même pour sa boisson: que ce fût de l'eau, du tej ou de l'arrack, jamais on ne présentait la coupe à Sa Majesté sans que l'échanson et plusieurs de ceux qui étaient présents, eussent bu avant lui. Il fit cependant une exception en notre faveur un jour qu'il visitait M. Rassam à Gaffat. Pour montrer combien il respectait et estimait les Anglais, il accepta du brandy, et sans souffrir que personne y goûtât avant lui, il avala sans hésiter le breuvage tout entier.
C'était un mari très-jaloux, que l'empereur Théodoros. Non-seulement il prenait les précautions que j'ai mentionnées plus haut, mais il ne permettait jamais que la reine ou d'autres de ses femmes voyageassent avec le camp, excepté cependant les derniers mois de sa vie, et lorsqu'il ne pouvait faire autrement. Il marchait toujours de nuit bien caché, et accompagné d'une forte garde d'eunuques. Malheur à celui qui les rencontrait sur la route, et qui ne se hâtait pas de leur tourner le dos jusqu'à ce qu'ils fussent passés! Une fois, un soldat, qui était de garde, se glissa près de la tente de la reine, et s'enhardissant dans les ténèbres de la nuit, il murmura à l'une des servantes la demande d'un verre de tej. La servante le lui fit passer par-dessous la tente. Malheureusement il fut aperçu par un des eunuques, qui le saisit et l'amena immédiatement auprès de Sa Majesté. Après avoir entendu le récit de cette aventure, Théodoros, qui était par bonheur bien disposé en ce moment, demanda an coupable s'il aimait passionnément le tej; le pauvre malheureux tout tremblant répondit que oui.—«Bien: donnez-lui-en deux wanchas[2] pleines, afin de le rendre heureux,—ensuite administrez-lui cinquante coups de girâf,[3] pour lui enseigner à ne pas aller une autre fois près de la tente de la reine.» L'empereur Théodoros, qui avait une grande connaissance des femmes de son pays, était convaincu que ces précautions n'étaient pas inutiles. Dans l'une de ses visites à Magdala, l'un des chefs de cette province, se plaignit à lui de ce qu'on avait trouvé, dans la chambre de sa femme, un des officiers de la maison de l'empereur. Théodoros se mit à rire et lui dit: «Quoi d'étonnant, fou que vous êtes; je ne suis pas sûr de ma femme, moi, et pourtant je suis roi!»
Théodoros se levait toujours de grand matin; il ne consacrait que bien peu d'instants au sommeil. Quelquefois à deux heures, le plus tard à quatre, il sortait de sa tente et jugeait les causes qui lui étaient présentées. Vers la fin, son caractère s'était tellement aigri qu'il tenait les plaideurs à distance; toutefois il garda ses anciennes habitudes, et l'on pouvait le voir tous les matins avant l'aurore, assis solitaire sur une pierre, plongé dans de profondes méditations, ou dans une prière silencieuse. Il fut toujours très-sobre pour sa nourriture et ne supporta jamais les excès de table. Il faisait rarement plus d'un repas par jour; lequel était composé d'injera[4] et de poivre rouge les jours de jeune; de wât (sorte de plat composé de poisson, de volaille ou de mouton) les jours ordinaires. Les jours de fêtes, il donnait habituellement de grands dîners à ses officiers et quelquefois même à toute son armée. Dans ces festins, le brindo[5] était aussi bien accueilli par le souverain que par les officiers. Dans ces repas publics, l'empereur était habituellement assis sur une estrade élevée au bout de la table. Personne, excepté peut-être M. Bell, n'a été vu mangeant des mêmes mets apportés exprès pour Théodoros; mais lorsqu'il voulait spécialement honorer quelqu'un de ses officiers, il lui envoyait de la nourriture servie devant lui, ou les faisait placer sur son estrade à côté de lui, ou bien encore, ce qui était un grand honneur, il faisait passer au favori les restes de son propre dîner.
Cet infortuné Théodoros, quelques années avant sa mort, prit l'habitude de s'enivrer. Jusqu'à trois ou quatre heures après-midi, il était en possession de lui-même et recevait les affaires du jour; mais après sa sieste, invariablement il était ivre. Quant à ses vêtements, ils étaient très-simples: ils se composaient seulement du shama ordinaire, du pantalon en usage dans le pays et d'une chemise blanche à l'européenne, mais pas de chaussure ni de coiffure. Ses cheveux, trop longs pour un Abyssinien, étaient partagés en trois parties qui tombaient sur son cou en trois longues tresses. Vers la fin de sa vie, sa chevelure avait été fort négligée; depuis des mois, elle n'avait pas été tressée. C'était pour témoigner la douleur qu'il ressentait à cause de la méchanceté de son peuple; il ne voulut jamais se laisser enduire les cheveux de beurre, ce qui fait les délices des Abyssiniens. Un jour, il s'excusa de la simplicité de sa toilette. Il nous dit que pendant le peu d'années de paix qui avaient suivi la conquête du pays, il avait l'habitude de paraître en public comme un roi doit le faire; mais depuis qu'il avait été forcé, par le mauvais vouloir de son peuple, à être en guerre constante avec ses sujets, il avait adopté le costume des soldats, comme étant plus en rapport avec sa mauvaise fortune. Cependant, après même que sa chute fut devenue imminente dans plusieurs circonstances, il se montra magnifiquement vêtu d'une chemise et d'un manteau de soie richement brodés, enrichis de velours et chamarrés d'or. Il agissait ainsi, je pense, pour éblouir son peuple. Celui-ci savait qu'il était pauvre, et quoique Théodoros détestât la pompe on elle-même, il désirait laisser cette impression sur ce qui lui restait de compagnons, que, quoique bien déchu, il était toujours—le roi.
Tout le temps que vécut sa première femme, Théodoros non-seulement eut une conduite exemplaire, mais il ne souffrit jamais qu'aucun des officiers de sa maison ni des chefs qui étaient auprès de lui vécussent dans le concubinage. Un jour, au commencement de 1860, Théodoros aperçut, dans une église, une belle jeune fille, priant silencieusement sa patronne, la Vierge Marie. Frappé de sa modestie et de sa beauté, il s'enquit d'elle et apprit qu'elle était la fille unique de Dejatch Oubié, prince du Tigré, son ancien rival, qu'il avait détrôné et qui était en ce moment son prisonnier. Il demanda sa main et reçut un refus poli. La jeune fille désirait se retirer dans un couvent et se consacrer au service de Dieu. Théodoros n'était pas un homme à se laisser facilement contrarier dans ses désirs. Il proposa à Oubié de le mettre en liberté, à la seule condition qu'il le retiendrait comme officier, et que le prince userait de son influence pour décider sa fille à accepter la main de Théodoros. A la fin, Waizero Terunish (tu es pure) se sacrifia pour le bien de son vieux père, et accepta la main d'un homme qu'elle ne pouvait pas aimer. Cette union fut malheureuse; Théodoros, à son grand désappointement, ne trouva pas, dans cette seconde femme, la fervente affection, l'aveugle dévouement qu'il avait rencontré dans la compagne de sa jeunesse. Waizero Terunish était fière, et elle considéra toujours son mari comme un parvenu. Elle ne lui témoigna jamais ni respect ni affection. Théodoros, ainsi qu'il en avait l'habitude du vivant de sa première femme, se retirait toutes les après-midi, lorsqu'il était ennuyé et fatigué, dans la tente de la reine, mais il n'y trouva pas un cordial accueil. Le regard de sa femme était froid et plein d'arrogance, et elle alla jusqu'à le recevoir sans la courtoisie ordinaire due à son rang. Un jour même elle eut l'air de ne pas l'apercevoir, ne lui offrit pas de siège, et lorsqu'il s'informa de sa santé, elle ne daigna pas lui répondre. Elle tenait, en ce moment, un livre de Psaumes dans ses mains, et lorsque Théodoros lui demanda pourquoi elle ne lui répondait pas, elle répliqua avec calme et sans détourner les yeux de dessus son livre: «Parce que je suis en conversation avec un homme bien plus grand et bien meilleur que vous, le pieux roi David.»
Théodoros finit par l'envoyer à Magdala avec son nouveau-né, Alamayou (j'ai vu le monde), et il prit pour sa favorite une veuve de Yedjou, nommée Waizero Tamagno, femme grossière, aux regards lascifs et mère de cinq enfants. Elle prit un tel ascendant sur l'esprit de Théodoros, que celui-ci déclara publiquement qu'il répudiait Terunish et divorçait avec elle, et que, désormais, Tamagno devait être considérée par tous comme la reine. Cependant Tamagno eut bientôt de nombreuses rivales; mais en femme habile, au lieu de se plaindre, elle poussa Théodoros dans ses débauches, et le reçut toujours avec un gracieux sourire. Elle répondit on jour à son volage seigneur, qui s'étonnait de sa complaisance: «Pourquoi serais-je jalouse? Je sais bien que vous n'aimez que moi; qu'est-ce que cela peut me faire que vous vous arrêtiez, de temps en temps, auprès des quelques fleurs, que vous embaumez de votre souffle?»
Bien que Théodoros ait eu plusieurs enfants, Alamayou est le seul légitime. Le plus âgé de tous ses enfants est un garçon d'environ vingt-deux ans, appelé le prince Meshisho; il est gros, méchant et paresseux. Quoique Théodoros nous l'ait présenté à Zagé pour qu'il devint ami des Anglais, cependant il ne l'aimait pas. Ce jeune homme était si différent de Théodoros, que celui-ci avait douté sérieusement qu'il fût son fils. Ses cinq ou six autres enfants, issus de ses relations illégitimes avec ses concubines, résidaient à Magdala et étaient élevés dans le harem. Il s'était fort peu enquis d'eux: mais toutes les fois qu'il passait à Magdala, il envoyait chercher Alamayou et passait des heures entières à jouer avec lui. Quelques jours avant sa mort, il le présenta à M. Rassam en disant: «Alamayou, pourquoi ne saluez-vous pas votre père?» Puis à la fin de l'audience, il l'envoya pour nous accompagner jusqu'à notre quartier.
La mère d'Alamayou ne se plaignit jamais; quoique délaissée par son mari, elle lui fut toujours fidèle. Elle employait habituellement toutes ses journées à lire le livre qu'elle aimait par-dessus tout, les Psaumes, ou bien la Vie des Saints et de la Vierge Marie. Elle n'avait d'autre distraction que d'élever à ses côtés ce fils unique et bien-aimé, pour lequel elle ressentait une si profonde affection. Lorsque Menilek, roi de Shoa, fit sa manifestation devant l'Amba, une trahison étant à craindre, elle renvoya son fils, et faisant appeler les officiers et les soldats, elle leur fît jurer fidélité an trône. Deux jours avant sa mort, Théodoros fit venir sa femme qu'il n'avait pas vue depuis plusieurs années, et passa une après-midi entière avec elle et son fils.
Après la prise de Magdala, Waizero Terunish et Waizero Tamagno sa rivale furent envoyées à notre première prison, où elles furent protégées et traitées avec sympathie. Il m'échut en partage de les recevoir a leur arrivée; et je fis mes efforts pour leur inspirer toute confiance, apaiser leur terreur, et les assurer que sous le pavillon britannique, elles seraient traitées avec honneur et respect.
C'était le 13 avril 1866 que Théodoros, alors puissant, nous avait traîtreusement arrêtés dans sa propre maison; et chose étrange, ce fut le 13 avril, deux ans plus tard, que son corps fut porté dans notre tente, pendant que sa femme et sa favorite recevaient l'hospitalité sous le toit de ceux mêmes qu'il avait si longtemps maltraités.
Les deux reines et le jeune Alamayou accompagnèrent l'armée anglaise dans sa retraite. Waizero Tamagno, dès qu'elle put retourner prudemment chez elle a Yedjow, nous quitta avec beaucoup de témoignages de sensibilité et de gratitude pour toutes les boutés et les attentions dont elle avait été l'objet, surtout de la part du commandant en chef. Mais la pauvre Terunish mourut à Aikullet. Sou fils Alamayou, fils de Théodoros et petit-fils d'Oubié, vient d'atteindre, orphelin et exilé, le rivage britannique, où il est certain de trouver les égards et les soins affectueux dus à son infortune.
Notes:
[1] Shamas, vêtement bland de colon, brodé de rouge, tissé dans le pays.
[2] La wancha est une grande coupe de corne.
[3] Girâf, fouet de peau d'hippopotame.
[4] L'injerna est une espèce de gâteau fait de petites graines de teff.
[5] Brindo, boeuf cru.
Les Européens en Abyssinie.—M. Bell et M. Plowden.—Leur vie et leur mort.—Le consul Cameron.—M. Lejean.—M. Bardel et la réponse de Napoléon III à Théodoros.—Le peuple de Gaffat.—M. Stern et la mission de Djenda.—Etat des affaires à la fin de 1863.
L'Abyssinie semble avoir été, de tout temps, un objet de fascination pour les Européens. Les deux premiers, dont le nom est lié aux dernières affaires d'Abyssinie, sont MM. Bell et Plowden, qui entrèrent dans ce pays en 1842. M. John Bell, plus connu dans ce pays sons le nom de Johannes, fut le premier attaché à la fortune de Ras-Ali. Il prit du service sous ce prince et fut élevé au rang de basha (capitaine); mais il paraît que Ras-Ali ne lui accorda jamais une grande confiance. Il le toléra plutôt à cause de l'amitié que M. Bell avait inspirée à son ami, M. Plowden, que pour la propre personne du capitaine. Bell, peu de temps après, épousa une jeune demoiselle d'une des meilleures familles de Begemder. Il eut trois enfants de cette union; deux filles, mariées toutes les deux à des serviteurs de souverains européens, et un fils, qui quitta le pays en même temps que les captifs. Bell combattit à côté de Ras-Ali à la bataille d'Amba-Djisella, qui fut si fatale à ce prince; mais il se retira vers la fia du combat dans une église, pour y attendre, en prière, l'issue des événements. Théodoros ayant eu connaissance de sa présence dans le sanctuaire, lui lit dire de venir et lui promit solennellement et par serment qu'il serait traité en ami. Bell obéit, et désormais une étroite amitié se forma et grandit entre l'Anglais et l'empereur.
Bell, au bout de peu d'années, s'était tellement identifié aux Ethiopiens, qu'il eu avait pris tous les usages, tant pour les vêtements que pour la nourriture. C'était un homme d'un jugement sain, courageux, bien élevé, et qui appréciait tout ce qui est grand et bon. Il avait vu en Théodoros un idéal qu'il avait souvent rêvé, et il s'était attaché à lui d'une affection tout à fait désintéressée, poussée presque jusqu'à l'adoration. Théodoros l'éleva au rang de likamaquas (chambellan) et le garda toujours auprès de lui. Bell dormait à la porte de la tente de son ami, mangeait du même plat que lui, l'accompagnait dans toutes ses expéditions, et souvent, à la sollicitation de l'empereur, il passait des heures à lui raconter les merveilles de la vie civilisée, les avantages de la discipline militaire ou bien les actes d'un bon gouvernement. Théodoros plusieurs fois le pria d'essayer de discipliner une centaine de jeunes gens; mais les Abyssiniens étaient tellement revêches à la tactique européenne, que les résultats qu'il obtint furent à peu près insignifiants, et que l'empereur finit par y renoncer lui-même. Théodoros manifesta le désir à son ami de le voir marié selon le rite de l'Eglise cophte. Bell finit par y consentir; mais, lorsqu'il fut décidé, ce fut la famille de sa femme qui, à sa grande surprise, refusa son consentement. Alors l'empereur se présenta avec une esclave galla qui était mariée, et il remplit l'office de père de la fiancée.
Bell se fit aimer de tous; ceux qui le connurent, et tous les Européens qui pénétrèrent à cette époque dans le pays, étaient sûrs de trouver en lui un ami dévoué. L'amitié fraternelle qui unissait Bell et Plowden ne fit que croître avec le temps. Lorsque Bell apprit le meurtre de son ami, il fit le serment de venger sa mort. Environ sept mois plus tard, l'empereur, marchant contre Garad, se trouva inopinément près du lieu où Plowden avait été tué. Théodoros se promenait à cheval, un peu en avant de son armée, avant à ses côtés son fidèle chambellan, lorsqu'à l'entrée d'un petit bois, les deux frères Garad apparurent tout à coup au milieu du chemin, à quelques pas seulement devant eux. Voyant le danger qui menaçait son maître, Bell se précipita entre lui et l'ennemi, pour lui faire un rempart de son corps, puis visant avec assurance, il fit feu sur le meurtrier de son ami Plowden. Garad tomba. Mais aussitôt l'autre frère, qui surveillait les mouvements de l'empereur, se tourna contre Bell et lui perça le coeur. Théodoros fut prompt à venger son ami, car à peine Bell était-il couché dans la poussière, que son meurtrier était mortellement blessé par l'empereur lui-même. Théodoros ordonna que la place fût assiégée, et tous les compagnons d'armes de Garad (au nombre de 1,600, je crois) furent faits prisonniers et massacrés de sang-froid. Théodoros porta le deuil de son fidèle ami pendant plusieurs jours. Il perdit en lui plus qu'un vaillant chef et un hardi soldat, il perdit pour ainsi dire son royaume; car personne n'osa plus l'avertir honnêtement ni le conseiller hardiment, comme l'avait fait Bell, et personne ne jouit jamais plus de la confiance qu'il avait montrée à Bell, confiance si nécessaire pour rendre les conseils profitables.
Il semble que Plowden ait eu plus d'ambition que son ami. Tandis que Bell adoptait l'Abyssinie simplement comme sa patrie, et se contentait de servir le souverain régnant, il est évident que Plowden s'évertuait à se faire nommer représentant de l'Angleterre dans ce pays encore inconnu, et qu'il aurait voulu être traité par le gouverneur de l'Abyssinie comme les consuls le sont dans les Etats de l'Est, un petit imperium in imperio. Il ne fut pas toujours droit dans ses entreprises. Il suggéra à Ras-Ali d'envoyer des présents à la reine et les porta lui-même; il s'efforça de représenter à lord Palmerston les avantages qui résulteraient d'un traité avec l'Abyssinie, parla longtemps des musulmans qui pratiquaient la traite des noirs et opprimaient les chrétiens, etc., etc. Il finit par persuader le secrétaire des affaires étrangères de le nommer consul d'Abyssinie. C'est une justice à lui rendre que personne mieux que lui n'était capable d'occuper ce poste: il était estimé de tout le monde, et son nom sera toujours prononcé avec respect. Il ne s'identifia pas, comme Bell, à la nation. Il se vêtit toujours à l'européenne, et sa maison fut toujours tenue à l'anglaise. D'un autre côté, il montra un grand amour pour le cérémonial. Il ne voyageait jamais sans être accompagné de plusieurs centaines de serviteurs, tous armés: vaine parade; car, le jour de sa mort, ce nombreux personnel ne fut pour lui d'aucun secours.
Plowden rentra en Abyssinie comme consul, en 1846. Il fut bien reçu par Ras-Ali, qui en fit son favori, et avec lequel il conclut un traité. Ras-Ali était un débauché, un esprit faible: tout ce qu'il désirait, c'était qu'on le laissât agir à sa guise, et, par la même raison, il laissait chacun autour de lui faire ce qui lui plaisait. Un jour, Plowden lui demanda la permission de dresser un étendard. Ras-Ali lui donna son acquiescement; mais il ajouta: «N'exigez pas que je le protége; je ne me soucie pas de ces choses-là, et je ne crois pas que mon peuple l'aime.» Plowden éleva l'étendard britannique au-dessus du consulat; quelques heures plus tard, tout était mis en pièces par la populace. «Ne vous le disais-je pas?» Ce fut toute la consolation qu'il reçut du gouverneur du pays. Après la disgrâce de Ras-Ali, ainsi que je l'ai déjà raconté, Bell, qui avait accompagné Théodoros, écrivait à ses amis dans des termes pleins d'enthousiasme et dépeignait dans un langage vraiment éloquent les qualités excellentes de cet homme qui grandissait, et devant lequel, selon lui, Plowden devait se présenter au plus tôt, attendu que le puissant capitaine serait avant peu le maître de toute l'Abyssinie.
Cette réception de Théodoros fut tout à fait courtoise, mais bien différente des précédentes. Théodoros fut on ne peut plus aimable; il offrit de l'argent, mais il refusa de reconnaître M. Plowden comme consul et ne ratifia point le traité passé entre Plowden et Ras-Ali. Pendant quelque temps, Plowden partagea l'enthousiasme de Bell au sujet de Théodoros: c'était le réformateur du pays; il avait introduit une certaine discipline dans son armée, et, selon les propres paroles de Plowden: «c'était un honnête homme, pratiquant la justice, et, quoique ferme, point du tout cruel.»
Pendant les dernières années de sa vie, l'opinion de Plowden changea complètement. Théodoros ne l'aimait pas; il le craignait, et ce ne fut que par égard pour son ami Bell qu'il n'usa point de violence vis-à-vis de lui. Une fois, Sa Majesté pria Plowden de l'accompagner à Magdala; arrivé au but de son voyage, Théodoros fit appeler le chef du pays, Workite, fils de la reine de Galla, et lui demanda son avis sur son projet de charger de chaînes Plowden. Ce prince, qui avait une grande estime pour Plowden, fit observer à Sa Majesté qu'il lui suffisait de faire surveiller de près l'étranger, et qu'il serait ainsi moins compromis auprès de son prisonnier. Plowden retourna donc dans le pays d'Amhara; mais il fut, depuis lors, constamment entouré d'espions. Tout ce qu'il faisait était rapporté à l'empereur, et pendant quelque temps, sous un prétexte ou sous un autre, il ne lui fut point permis de retourner en Angleterre. Cependant, se sentant découragé et sa santé ayant été ébranlée, Plowden insista pour partir. Sa Majesté céda à sa requête; mais il l'avertit en même temps que les routes étaient infestées de rebelles et de voleurs, et l'engagea fortement à retarder son retour. Il m'a été dit, par quelqu'un de bien informé, que Théodoros n'accorda la demande à Plowden, que parce qu'il était persuadé que ce voyage était impossible.
Toutefois Plowden confiant dans sa popularité, et aussi dans sa prudence, partit pour retourner chez lui. A peu de distance de Gondar il fut attaqué et fait prisonnier par un rebelle nomme Garad, cousin de Théodoros. Il est probable qu'il aurait été relâché moyennant une rançon, sans une circonstance tout à fait malheureuse. Plowden malade et fatigué s'étant assis au pied d'un arbre pour se reposer, tandis que Garad lui parlait, porta la main à son ceinturon pour prendre son mouchoir de poche, ainsi que l'a raconté son domestique; mais le chef rebelle croyant qu'il cherchait son pistolet, le frappa de la lance qu'il tenait à la main et le blessa mortellement. Plowden fut acheté par des marchands de Gondar, mais il mourut bientôt après des suites de sa blessure en mars 1860.
Pendant notre séjour à Kuarata, au temps où nous étions en grande faveur, une copie des lettres officielles de Plowden, datées de l'année qui avait précédé sa mort, nous furent apportées. Comme ses impressions et son opinion étaient changées! Il savait maintenant ce que valaient les belles paroles de l'empereur; il prévoyait qu'avant peu de temps une haïssable tyrannie remplacerait la conduite ferme mais juste, qu'il avait autrefois tant admirée. Je me souviens parfaitement qu'à Zagé, lorsque notre bagage nous fut apporté quelques instants après notre arrestation, avec quelle hâte et quelle anxiété Prideaux, qui avait le manuscrit dans ses effets, ouvrit sa malle devant son lit, afin que les gardes ne pussent apercevoir le dangereux papier avant qu'il fût détruit.
Si Bell et Plowden eussent été en vie, on se demande si Théodoros ne les aurait pas fait intervenir en dernier lieu pour arranger les différends entre l'Abyssinie et le gouvernement anglais. Pour mon compte je le crois. Le roi, ainsi que je l'ai déjà dit, n'aimait pas Plowden; il remboursa, il est vrai, sa rançon aux marchands de Gondar, mais ce ne fut qu'une ruse politique; il savait fort bien à qui il comptait cet argent et il le rattrapa quelques années plus tard et avec intérêt. On le vit plus d'une fois ricaner eu parlant de la manière dont Plowden était mort, et il avait l'habitude d'ajouter: «Les hommes blancs sont poltrons; voyez Plowden; il était armé, et il s'est laissé tuer sans se défendre.» C'était une méchante accusation de la part de Théodoros, qui savait fort bien que Plowden était si malade à cette époque qu'il pouvait à peine marcher, et que s'il portait un pistolet, ce pistolet n'était pas chargé. Peu de temps avant sa mort, Théodoros, en plusieurs circonstances, ayant parlé dans des termes trop durs de l'aînée des filles de Bell, quelques-uns de ses amis lui représentèrent qu'il ne devait pas oublier qu'elle était la fille d'un homme mort en le protégeant. Théodoros répondit tranquillement: «Bell était un poltron, il n'eût jamais porté un bouclier!»
Quelques mois après que la nouvelle de la mort du consul Plowden eut été répandue en Angleterre, le capitaine Charles Duncan Cameron fut nommé an poste vacant de consul, mais pour plusieurs motifs il n'arriva à Massowah qu'en février 1862, et à Gondar qu'au mois de juillet de la même année. Le capitaine Cameron, non-seulement avait servi avec distinction pendant la guerre contre les Caffres, et traversé seul plus de deux cents milles de pays ennemi, mais il avait été employé dans l'état-major du général William et avait été attaché plusieurs années au consulat. Il était vraiment bien qualifié pour ce poste; mais malheureusement pour lui, lorsqu'il arriva en Abyssinie il eut à faire à un homme séduisant, orgueilleux et rusé, et qui cachait ses artifices sous une apparence de modestie, en un mot il se trouva en présence de Théodoros devenu un vrai despote. A sa première visite Cameron fut reçu avec honneur et traité par l'empereur avec beaucoup de respect, et lorsqu'il s'éloigna en octobre 1862, il fut chargé de présents, escorté par les serviteurs mêmes de l'empereur et presque reconnu comme consul. Comme tous les autres, je dirai même comme M. Rassam et moi, tout d'abord il se laissa complétement séduire par les bonnes manières de Théodoros et ne sut pas discerner le vrai caractère de l'homme avec lequel il avait eu à faire, et ce ne fut que trop tard qu'il apprit à connaître la valeur réelle de cette gracieuse réception et de ces flatteries dont on l'avait si libéralement gratifié.
D'Adowa, le capitaine Cameron envoya une lettre de Théodoros à la reine Victoria par un messager indigène, et il partit pour la province de Bogos où il avait jugé sa présence nécessaire. Pendant son séjour dans cette province, il découvrit que Samuel, le baldéraba[6] que Théodoros lui avait donné, homme fin plutôt que traître, intriguait avec les chefs du voisinage, tributaires de la Turquie, en faveur de son maître impérial. Le capitaine Cameron pensa qu'il serait convenable, pour éviter plus tard d'avoir des difficultés avec le gouvernement turc, de laisser Samuel en arrière avec les serviteurs dont il n'avait que faire. Samuel fut blessé de n'avoir pas été choisi pour accompagner M. Cameron à travers le désert du Soudan, et quoiqu'il prétendît être bien aise de cet arrangement, il écrivit peu de temps après une longue lettre à son maître, dans laquelle il parlait de M. Cameron dans des termes tout à fait défavorables.
Arrivé à Kassala, un soir que le capitaine Cameron se trouvait chez des amis, il demanda à ses serviteurs abyssiniens de leur montrer leur danse de guerre, quelques-uns refusèrent, d'autres consentirent, mais comme les spectateurs n'eurent pas l'air d'apprécier cette réjouissance, ils cessèrent bientôt. (Je mentionne ce fait parce que Théodoros le considéra comme une offense à sa personne, et que ce fut un prétexte dont il se servit plus tard pour expliquer sa conduite vindicative.) Arrivé à Metemma, M. Cameron qui souffrait alors de la fièvre, écrivit à Sa Majesté pour l'informer de son arrivée, et lui demanda la permission de se rendre à la station missionnaire de Djenda; ce qui lui fut accordé.
M. Bardel, Français d'origine, avait accompagné M. Cameron, dans son premier voyage en Abyssinie: ils ne purent s'entendre et M. Bardel quitta le consul Cameron pour entrer au service de Théodoros. A cette époque Théodoros envoya à M. Cameron une lettre pour la reine d'Angleterre, il en remit aussi une à M. Bardel pour l'empereur des Français. Pendant l'absence de M. Bardel, M. Lejean, consul français à Massowah, arriva en Abyssinie; il était porteur de lettres de créance pour l'empereur Théodoros; il apportait aussi avec lui de petits présents destinés à Sa Majesté au nom de l'empereur Napoléon III. M. Lejean ne fut traité comme consul, qu'au retour de M. Bardel, qui revint à Gondar seulement en septembre 1863. Il apportait une réponse du secrétaire des affaires étrangères qu'il remit à Théodoros, comme une pièce émanant de l'empereur Napoléon lui-même (un Afa-Négus). Tous les Européens de Gondar furent sommés d'assister à la lecture de la lettre. Après cette lecture, le roi assis à la fenêtre de son palais demanda à M. Bardel comment il avait été reçu.
«Très-mal, répondit M. Bardel, j'avais obtenu une entrevue de l'empereur, lorsque M. d'Abbadie souffla à l'oreille de Sa Majesté que vous aviez l'habitude de faire couper les pieds et les mains aux étrangers. Sur ce, sans plus de façons, l'empereur me tourna le dos.»
Théodoros à ces mots prit la lettre et la déchira à morceaux en disant: «Quel est ce Napoléon? Est-ce que mes ancêtres ne sont pas plus grands que les siens? Si Dieu l'a élevé si haut, ne peut-il pas m'élever aussi?» Après cela il fit délivrer un sauf-conduit à M. Lejean avec ordre de quitter immédiatement le pays.
—L'Abouca,[7] en faveur en ce moment, craignant quelque tentative de la part des catholiques-romains, pressa l'empereur de laisser partir M. Lejean, de peur que les Français ne trouvassent un prétexte pour s'établir quelque part dans la contrée et que leurs prêtres n'en profitassent pour propager leur doctrine. Mais deux jours après le départ de M. Lejean, Théodoros regrettant d'avoir favorisé ce départ, envoya des messagers sur sa route pour l'arrêter et le ramener à Gondar.
Dans l'automne de 1863, les Européens établis en Abyssinie étaient au nombre de vingt-cinq, savoir: M. Cameron et ses serviteurs venus avec lui, la mission de Bâle, la mission d'Ecosse, les missionnaires de la société de Londres pour la conversion des Juifs et quelques aventuriers.
En 1855, le docteur Krapf et M. Flad, entraient en Abyssinie, comme pionniers d'une mission que l'évêque Gobat désirait fonder dans ce pays. Il avait l'intention d'envoyer des ouvriers qui feraient en même temps une oeuvre missionnaire, et qui seraient censés suffire à leurs besoins par leur travail, mais auxquels cependant on accorderait une petite rémunération si la chose était jugée nécessaire. Ils devaient ouvrir des écoles et saisir toutes les occasions de prêcher la Parole de Dieu. M. Flad fit plusieurs voyages dans différentes directions. Lors des premières difficultés qui survinrent au commencement du règne de Théodoros, le nombre des missionnaires laïques et des aventuriers qui s'étaient joints à eux (généralement désignés sous le nom de gens de Gaffat du nom de la ville où ils résidaient), s'élevait à huit. M. Flad, quelque temps auparavant, avait abandonné la mission de Bâle en faveur de la mission de Londres pour la conversion des Juifs.
Les gens de Gaffat jouèrent un rôle important dans les difficultés qui, en 1863, surgirent entre Sa Majesté abyssinienne et les Européens établis dans le pays. Leur position n'était nullement enviable: non-seulement ils devaient plaire à Sa Majesté, mais surtout ils étaient préoccupés d'éviter l'emprisonnement et les chaînes. Afin de s'attacher le caractère changeant du souverain, ils l'intéressaient à leurs travaux en fabriquant toujours quelques nouvelles babioles, en rapport avec ses goûts d'enfant pour la nouveauté. A leur arrivée dans le pays, ils firent tous leurs efforts pour remplir les instructions de l'évêque de Jérusalem. Mais Théodoros ayant appris qu'ils étaient de bons ouvriers, leur envoya dire: «Je n'ai pas besoin de professeurs chez moi, mais d'ouvriers: voulez-vous travailler pour moi?» Ils se soumirent de bonne grâce et se mirent à la disposition de Sa Majesté. Gaffat, situé à la distance environ de quatre milles de Debra-Tabor, leur fut désigné comme lieu de résidence. Ils bâtirent là des maisons à moitié européennes, ils y ouvrirent des magasins, etc., etc. Sachant qu'il aurait ainsi un plus grand empire sur eux, et qu'ils quitteraient plus difficilement le pays, Théodoros leur ordonna de se marier. Ils y consentirent tous. La petite colonie prospéra, et l'empereur pendant longtemps fut très-libéral à leur égard. Il leur donna à profusion de l'argent, du grain, du miel, du beurre, enfin toutes les choses de première nécessité. Il leur fit aussi présent de boucliers d'argent, de selles brodées d'or, de mules, de chevaux, etc. Leurs femmes brodaient magnifiquement leurs burnous avec des fils d'or ou d'argent. Mais ce qui surtout rehaussait leur position dans la contrée, c'est qu'ils jouissaient de tous les privilèges d'un ras (gouverneur).
Théodoros les appelait ses enfants, toutes les fois qu'il espérait quelque chose de leur part. Mais il se fatigua bientôt de tout ce qu'ils fabriquaient, voitures, pioches, portes et autres objets, et il conçut la pensée d'avoir des canons et des mortiers dans son empire. Il insinua doucement son désir aux Européens qui refusèrent formellement en déclarant qu'ils n'avaient aucune idée d'un pareil travail. Théodoros connaissait parfaitement le moyen infaillible d'obtenir ce qu'il désirait. Il se montra fort mécontent et fronça les sourcils. Alors ils demandèrent en tremblant quel serait le bon plaisir de Sa Majesté. Théodoros exigea des canons: ils essayèrent aussitôt d'en fondre. Sa Majesté sourit; il savait quels étaient les hommes auxquels il avait affaire. Après les fusils et les canons, ils firent des mortiers; puis de la poudre; puis de l'eau-de-vie; puis encore des canons, des bombes et des boulets, etc., etc. Les uns furent chargés de faire des routes, les autres d'établir des fonderies, etc., etc. Les plus intelligents parmi les indigènes leur étaient confiés, pour qu'ils leur apprissent toutes ces choses. Il est de fait qu'avec leur concours ils exécutèrent plusieurs travaux remarquables. J'ai été un jour témoin de la dureté avec laquelle ils étaient traités. Théodoros leur parlait d'un ton menaçant, parce qu'une pure bagatelle l'avait contrarié. Je ne comprends pas leur complète soumission à cette volonté defer; mais je ne puis les blâmer. Ils avaient plié une première fois et avaient accepté ses bontés; et maintenant qu'ils avaient femmes et enfants, ils désiraient plus que jamais ne pas lui déplaire, afin de rester en possession de leurs biens et de leurs familles.
Une autre station de missionnaires avait été établie à Djenda. Ceux-ci ne s'occupaient que de la lecture des Ecritures, ne se familiarisant avec personne, et ne travaillant que pour une chose: la conversion des Fellahs ou des Juifs indigènes. Ils refusèrent tout travail à Théodoros. L'empereur ne comprit point leur refus. Il était persuadé que tout Européen est apte à toute sorte de travail. Il attribua leur refus à un mauvais vouloir à son égard, et il attendit une occasion de faire éclater son mécontentement. Ces missionnaires ne s'entendaient pas très-bien avec les gens de Gaffat: toutefois ils avaient des égards les uns pour les autres et un esprit fraternel régnait entre les deux stations.
Le personnel de la mission de Djenda se composait de deux missionnaires de la Société écossaise, d'un homme nommé Cornélius,[8] amené en Abyssinie par M. Stern, lors de sa première tournée; de M. et Madame Flad et de M. et Madame Rosenthal, qui avaient accompagné M. Stern dans son second voyage. Le révérend Henri Stern fut réellement un martyr de sa foi. Véritable type du courageux renoncement missionnaire, il avait exposé sa vie en Arabie, où, avec conviction et s'oubliant complètement, il avait entrepris un voyage dangereux et impossible, dans le seul but d'apporter la bonne nouvelle à ses frères les Juifs du Yemen et du Sennaar. Il s'était à peine échappé et comme par miracle des mains des fanatiques Arabes, lorsqu'il entreprit un premier voyage en Abyssinie, dans l'intention d'établir une mission dans ce pays où vivait encore un millier de Juifs.
M. Stern arriva en Abyssinie en 1860 et il fut bien reçu et bien traité par Sa Majesté. A son retour en Europe il publia une relation de ce voyage sous ce titre: Excursion parmi les Fellahs d'Abyssinie. Dans cet ouvrage, M. Stern parle très-favorablement de Théodoros; mais comme c'était un historien très-véridique, il donna sur la famille de l'empereur quelques détails qui, jusqu'à un certain point, furent la cause des souffrances auxquelles il fut exposé plus tard. Peu de temps après, quelques articles parurent dans un journal égyptien, et on les attribua à M. Stern. L'on y faisait des réflexions sévères sur le mariage des gens de Gaffat, M. Stern a toujours nié être l'auteur de ces articles. Bien que plusieurs d'entre nous, connaissant M. Stern, ayons cru à sa parole, cependant les gens de Gaffat n'ont jamais ajouté foi à son démenti. Jusqu'à la fin ils l'ont accusé d'être l'auteur des articles en question, et ils lui en ont toujours conservé du ressentiment.
M. Stern partit pour son second voyage en Abyssinie dans le courant de l'automne de 1862, accompagné cette fois de M. et Madame Rosenthal. Ils arrivèrent à Djenda en avril 1863.
Aussitôt que les gens de Gaffat apprirent l'arrivée de M. Stern à Massowah, ils se rendirent en corps auprès de Théodoros et le supplièrent de ne pas laisser s'établir M. Stern en Abyssinie. Sa Majesté donna une réponse évasive et n'accorda point la demande; au contraire, il se réjouissait à la pensée de voir naître l'inimitié entre les Européens vivant dans son royaume, et il était plein de joie à la pensée des avantages qu'il pourrait retirer de leur jalousie et de leur rivalité. M. Stern s'aperçut bientôt du grand changement qui s'était produit dans le caractère de Théodoros et pendant ses différents voyages missionnaires, il eut plus d'une fois l'occasion de constater la cruauté de cet homme, qu'il avait peu auparavant tant estimé et admiré. L'Abouna, à cette époque, avait de fréquents froissements avec l'empereur parce qu'il reprochait ouvertement à ce dernier ses vices, et comme il avait toujours estimé M. Stern, il le visitait souvent en se reposant chez lui. Cette amitié était connue de l'empereur qui l'attribua à des intelligences entre l'évêque et le prêtre anglais, dans le dessein de lui nuire. Il s'était imaginé que ces entrevues avaient pour but de mettre à la disposition de l'Abouna, moyennant une certaine somme, le terrain d'une église, située en Egypte.
Pour nous résumer, tel était l'état des différents partis quand l'orage éclata sur la tête de l'infortuné M. Stern, M. Bell et M. Plowden, les seuls Européens qui aient eu quelque influence sur l'esprit de l'empereur, étaient morts. Les gens de Gaffat travaillaient pour le roi, et naturellement se trouvaient souvent en sa présence, ce dont ils profitaient pour l'entretenir en amis de leurs sentiments envers M. Stern et la mission de Djenda. Pendant ce temps, le capitaine Cameron et ses gens étaient retenus à Gondar, et ne pouvaient être informés des différends qui, malheureusement, divisaient les autres Européens.
Notes:
[6] Interprète, généralement donné aux étrangers pour remplir le rôle d'espions.
[7] Evèque abyssinien.
[8] Il mourut à Gaffat au commencement de 1865.
Emprisonnement de M. Stern.—M. Kérans arrive avec des lettres et un tapis.—M. Cameron et ses compagnons sont chargés de chaînes.—Retour de M. Bardel du Soudan.—Procédés de Théodoros vis-à-vis des étrangers.—Le patriarche cophte.—Abdul-Rahman-Bey. La captivité des Européens expliquée.
Tel était l'état des affaires, lorsque M. Stern obtint la permission de retourner à la côte. Malheureusement il lui fut impossible de se servir de cette permission. M. Stern, avant son départ, fut passer quelques jours à Gondar. Il eut la pensée, mais trop tard, d'aller présenter ses respects à Sa Majesté. Pendant son court séjour dans cette ville, il avait accepté l'hospitalité de l'évêque. Le 13 octobre, le consul Cameron et M. Bardel l'ayant accompagné une partie du chemin, il entreprit son voyage de retour. En arrivant dans la plaine de Waggera, M. Stern aperçut la tente royale. Ce qui se passa ensuite est très-connu: comment cet homme malheureux fut presque mis à mort, et, dès cette heure, sans aucune pitié chargé de chaînes, torturé et traîné de prison en prison, jusqu'au jour de sa délivrance à Magdala par l'armée britannique.
A propos de la conduite de Théodoros vis-à-vis des étrangers, je dois à la vérité de faire connaître la cause des malheurs survenus à M. Stern. Il fut la victime des circonstances: c'est un fait incontestable. Les extraits de son livre et les notes de son journal, produits comme charge contre lui, furent seulement découverts plusieurs semaines après les premières cruautés qui lui avaient été infligées. Mais je crois que plusieurs incidents, en apparence insignifiants, contribuèrent à faire de M. Stern la première victime du monarque abyssinien. L'empereur ne pouvait supporter la pensée qu'un Européen dans son pays fût occupé à autre chose qu'à travailler pour lui. A sa première entrevue avec M. Stern, au retour de celui-ci en Abyssinie, Théodoros, apprenant le vrai motif de ce voyage, s'écria dans un mouvement de colère: «J'en ai assez de vos Bibles.» De plus, Théodoros pensait qu'en maltraitant M. Stern, il ferait plaisir à ses enfants de Gaffat. Aussi, immédiatement après l'emprisonnement de M. Stern, leur écrivait-il: «J'ai enchaîné votre ennemi et le mien.»
Ce furent les méchantes insinuations des gens de Gaffat qui déterminèrent la conduite de Théodoros. Nous en avons eu accidentellement la preuve à notre retour d'Abyssinie. A Antalo, j'avais quelques amis à dîner, parmi lesquels M. Stern, lorsque le soir, Pierre Beru, Abyssinien élevé à Malte, et qui avait été un des interprètes du livre de M. Stern dans son procès à Gondar, entra dans la tente, et étant un peu excité, il dit à M. Stern que trois choses avaient appelé sur lui la vengeance de Théodoros. Premièrement, la haine des gens de Gaffat; secondement, l'amitié qu'il avait témoignée à l'Abouna; troisièmement, son manque d'égards vis-à-vis de l'empereur pendant son séjour à Gondar.
Le 22 novembre, M. Laurence Kerans arrivait à Gondar. Il venait pour remplir les fonctions de secrétaire privé du capitaine Cameron. Il apportait quelques lettres à M. Cameron, parmi lesquelles il y en avait une du comte Russell, ordonnant au consul de retourner à son poste à Massowah. De tous les captifs, aucun ne mérite une plus grande sympathie que le pauvre M. Kerans. Tout jeune encore quand il entra en Abyssinie, il eut à supporter pendant quatre années la prison et les chaînes, sans aucun motif, si ce n'est qu'il arrivait dans un temps malheureux. Il est vrai de dire que, selon son habitude, Théodoros donnait pour prétexte à sa conduite qu'on l'avait insulté en lui offrant un tapis représentant Gérard, le tueur de lions. «Gérard dans son costume de zouave, disait Théodoros, représente les Turcs; le lion, c'est moi-même, que les infidèles veulent abattre; le domestique, un Français;» mais il ajoutait: «Je ne vois pas les Anglais qui devraient être près de moi.» Le pauvre M. Kerans jouit seulement quelques semaines à Gondar d'une demi-liberté. Il avait donné en son nom un fusil à Sa Majesté (le tapis avait été envoyé par le capitaine Speedy, qui avait été précédemment en Abyssinie); chaque matin, Samuel, qui était le balderaba des Européens, se présentait avec les compliments plus ou moins sincères de Théodoros. A sa première visite, il lui demanda: «L'empereur désire savoir ce qui vous ferait plaisir?» M. Kerans répondit: «Un cheval, un bouclier et une lance.» Le matin suivant, Samuel lui demanda, de la part de Sa Majesté, quel genre de cheval il préférerait; et ainsi de suite, jusqu'à ce que le pauvre garçon, qui était obligé chaque jour de se courber jusqu'à terre en reconnaissance du don supposé, commença à supposer qu'on se jouait de lui.
Peu de jours après l'arrivée de M. Kerans, le consul Cameron fut appelé au camp du roi, et il lui fut enjoint de rester là jusqu'à nouvel ordre. Il se considérait si peu comme prisonnier, bien qu'il ne lui fût pas permis d'aller à Gondar, que prétextant sa mauvaise santé, il demanda la permission de se retirer dans cette ville. M. Cameron attendit jusqu'au commencement de janvier, espérant tous les jours recevoir une lettre de l'empereur. Mais enfin comme rien n'arrivait, il se vit obligé d'obéir aux instructions qu'il avait reçues; il informa Théodoros que, d'après les ordres de son gouvernement qui lui prescrivaient de retourner à Massowah, il priait Sa Majesté de lui accorder cette permission.
Dans la matinée du 4 janvier, M. Cameron, ses serviteurs européens, les missionnaires de Gondar et MM. Stern et Rosenthal (ces deux derniers, retenus dans les chaînes depuis quelque temps), furent mandés par Sa Majesté. Ils furent introduits dans une tente renfermée dans l'enceinte particulière de Théodoros, ayant deux pièces de douze placées à l'entrée et pointées dans la direction de la tente. L'enceinte était pleine de soldats, et tout était arrangé pour rendre la résistance impossible. Peu d'instants après l'arrivée de M. Cameron, Théodoros lui envoya plusieurs messagers chargés de différentes questions, telles que: «Où est la réponse à la lettre dont je vous avais chargé pour votre souveraine?… Pourquoi vous alliez-vous à mes ennemis les Turcs? … Etes-vous consul?…» Le dernier message, qui lui fut adressé, fut celui-ci: «Je vous garderai prisonnier jusqu'à ce que j'aie reçu une réponse, et que je sache si vous êtes oui ou non consul.» Aussitôt les soldats saisirent violemment M. Cameron; il fut jeté par terre, on lui arracha la barbe et on lui mit de lourdes chaînes aux pieds. Les captifs furent tous placés dans une tente située dans l'enceinte impériale. Pendant quelque temps, à part leurs fers, ils n'eurent à subir aucun mauvais traitement.
Le 3 février suivant, M. Bardel rentrait d'une excursion faite au nom de l'empereur, et qui avait pour but de surveiller le pays et d'épier un général égyptien, qui, à la tête de forces considérables, occupait, depuis quelque temps, le pays de Metemma, poste situé sur les frontières du nord-ouest et le plus rapproché de l'Abyssinie. Le jour suivant les gens de Gaffat furent mandés par l'empereur pour être consultés sur la question de rendre la liberté aux captifs européens. D'après leurs conseils, deux missionnaires de la société d'Ecosse, deux chasseurs allemands, MM. Flad et Cornélius furent délivrés de leurs fers, et il leur fut permis de retourner à Gaffat parmi les ouvriers. Le chef des gens de Gaffat dit alors au capitaine Cameron qu'il solliciterait son élargissement, ainsi que l'autorisation de son départ, si lui, Cameron, voulait s'engager par écrit, qu'aucune démarche ne serait faite de la part de I'Angleterre pour venger l'insulte qui lui avait été faite dans la personne de son représentant. M. Cameron, ne se croyant pas autorisé à prendre une telle responsabilité, refusa. Quelques jours plus tard, M. Bardel ayant offensé Sa Majesté, ou plutôt Sa Majesté n'ayant plus besoin de M. Bardel, celui-ci fut envoyé rejoindre ceux qu'il avait contribué, pour sa bonne part, à faire emprisonner.
Le révérend M. Stern a très-bien décrit la douloureuse captivité que lui et ses compagnons ont eu à supporter avant leur premier élargissement, lors de leur arrivée dans la mission an commencement de 1865; comment ils furent traînés de Gondar à Azazo; l'horrible torture qui leur fut infligée le 12 du mois de mai; leur longue marche dans les chaînes d'Azazo à Magdala; leur emprisonnement à l'Amba (nom général donné aux forteresses eu Abyssinie) dans la prison commune, et la multiplicité des souffrances qu'ils eurent à supporter ainsi pendant plusieurs mois. Nous nous bornerons à dire que le 14 février 1864, date de la lettre du capitaine Cameron, qui donne le premier avis de leur emprisonnement, les captifs, an nombre de huit, étaient: le capitaine Cameron et ses compagnons, Kerans, Bardel, Mac Kilvie, Makerer, Piétro et MM. Stern et Rosenthal.
Tout ce que j'ai dit jusqu'à présent et la plus grande partie de ce que j'ai à raconter serait inintelligible, si je n'expliquais pas la conduite de Théodoros vis-à-vis des étrangers. Il est certain (un grand nombre de faits sont là pour l'attester) que Théodoros, pendant plusieurs années, les insulta systématiquement. Il agissait ainsi soit pour éblouir son peuple par son pouvoir, soit aussi parce qu'il croyait à la complète impunité de ses plus grossières iniquités.
En décembre 1856, David, le patriarche cophte d'Alexandrie, arriva en Abyssinie, porteur de certains présents pour Théodoros, et de l'expression bienveillante du pacha d'Egypte. La réputation de Théodoros s'était répandue an loin du côté du Soudan, et probablement les autorités égyptiennes, dans la pensée de sauver cette province du pillage, ou bien, voulant éviter une guerre dispendieuse avec leur puissant voisin, adoptèrent cet expédient comme le meilleur à suivre pour apaiser la colère de leur ancien ennemi. Selon son usage, Théodoros trouva encore une excuse aux mauvais traitements qu'il infligea au respectable patriarche, sur ce prétexte que la croix en diamants, qui lui était présentée, était une insulte: «C'est la preuve, disait-il, qu'ils me considèrent comme vassal.» Le patriarche alors proposa d'envoyer une lettre accompagnée de présents convenables an pacha d'Egypte, promettant qu'en retour le pacha enverrait à Théodoros des armes à feu, des canons et des officiers pour dresser ses troupes; Sa Majesté aussitôt se récria en disant: «Je comprends, ils désirent maintenant me déclarer leur tributaire.»
Il est très-probable que Théodoros, toujours jaloux du pouvoir de l'Eglise, profita de la présence de son plus haut dignitaire pour montrer à son armée qui elle avait à craindre et à qui elle devait obéir. Sous le prétexte mentionné plus haut, il fit un jour bâtir une baie autour de la résidence du patriarche, et l'on vit ainsi pendant plusieurs jours, le fils aîné de l'Eglise cophte, tenir son Père en prison. Théodoros, plusieurs fois, avait été excommunié par l'évêque, aussi se réjouissait-il beaucoup de la honteuse querelle qui surgit à cette occasion, parce qu'il voulait, par la crainte, persuader le patriarche d'enlever l'excommunication lancée par son inférieur. Toutefois, au bout d'un certain temps, Théodoros absous laissa partir le vieillard qu'il avait épouvanté.
Le patriarche, à son retour, fit son rapport: mais la réputation de justice et de sagesse du bienveillant descendant de Salomon était si grande que, loin d'être cru, le gouvernement turc attribua l'échec survenu, dans les négociations à l'inaptitude de son agent; et bientôt après, il organisa une autre ambassade sur une plus grande échelle, la faisant accompagner de nombreux et magnifiques présents, et la mettant sous les ordres d'un officier expérimenté et fidèle, Abdul Rahman-Bey.
Ces envoyés égyptiens arrivèrent à Dembea en mars 1859. Tout d'abord Théodoros, satisfait de recevoir de si magnifiques dons, traita les ambassadeurs avec courtoisie et distinction; mais craignant qu'en ce moment le pays ne fût pas sûr, il prit son hôte avec lui et partit pour Magdala, qu'il estimait être une résidence plus conforme à ses projets, et il y laissa l'ambassadeur. Il l'oublia même complètement, et le malheureux y demeura près de deux ans, à demi prisonnier. Mais ayant reçu plusieurs lettres où des menaces étaient énergiquement exprimées de la part du gouvernement égyptien, Théodoros permit à son prisonnier de partir, mais il lui annonça qu'il serait volé, en touchant à la frontière, par le gouverneur de Tschelga. Théodoros, après le départ d'Abdul-Rahman-Bey, écrivit an gouvernement égyptien, niant d'avoir aucune connaissance du vol commis au préjudice de l'ambassadeur et accusant celui-ci de crimes graves. En apprenant cela l'infortuné bey, craignant que ses dénégations ne tournassent contre lui, s'empoisonna à Berber.
Sa troisième victime fut le naïb d'Arkiko. Il avait accompagné l'empereur à Godjam, lorsque, sans raison connue, celui-ci le fit mettre en prison et le fit charger de chaînes. Ce ne fut que sur les remarques de quelques marchands influents qui lui firent observer qu'on pourrait se venger sur ses caravanes d'Abyssinie et leur rendre la pareille, que Sa Majesté comprit la prudence de ces avis et permit à son prisonnier de retourner dans son pays.
Le même jour que le naïb d'Arkiko était fait prisonnier, M. Lejean, membre du service diplomatique français, dégoûté de l'Abyssinie et du manque de confort de la vie des camps, se présentait devant l'empereur pour le supplier de le laisser partir. Théodoros ne voulant pas accorder l'entrevue désirée et M. Lejean persistant dans sa demande, il lui fut répondu que Sa Majesté était en route pour Godjam. Chaque jour accroissait ainsi les difficultés de son retour. Une telle arrogance ne pouvait être tolérée. Théodoros avait défié l'Egypte; et maintenant il allait défier la France. M. Lejean fut saisi et eut à demeurer en plein uniforme dans les fers pendant vingt-quatre heures. Il ne fut relâché qu'en envoyant une humble excuse et en renonçant an désir de quitter le pays. Il fut envoyé à Gaffat avec l'ordre de rester là jusqu'au retour de M. Bardel.
Théodoros semblait faire fi de tout le monde; il emprisonnait le patriarche d'Alexandrie, l'ambassadeur d'Egypte était gardé à demi prisonnier pendant plusieurs années; il enchaînait le naïb, il insultait et enchaînait le consul français et le chassait du pays; et pourtant rien de mal ne lui était arrivé; an contraire, son influence au camp était bien plus grande. Dans de semblables circonstances tous les barbares auraient fait et pensé exactement comme lui. Il en arriva bientôt à cette conviction que soit par crainte de son pouvoir, soit dans l'impossibilité où l'on était d'arriver jusqu'à lui, quels que fussent les mauvais traitements qu'il infligeât aux étrangers, aucune punition ne pouvait l'atteindre. Que telle fût sa conviction, la chose est parfaitement démontrée par sa brutalité toujours plus grande et sa conduite toujours plus méchante, et toujours plus outrageante à l'égard des captifs britanniques. Théodoros à la fin ne prit aucune peine pour cacher son mépris pour les Européens et leurs gouvernements.
Il savait qu'an mois d'août 1864, il y avait déjà un mois, une réponse de sa lettre à la reine d'Angleterre était arrivée à Massowah: «Qu'on attende mon bon plaisir,» fut la seule réponse qu'il fit lorsqu'on le lui annonça. Il est probable qu'il n'aurait jamais pris connaissance de cette lettre et du message qui lui avait été envoyé, si sa chute rapide, n'avait «vers la fin» modifié sa conduite. Lorsque nous arrivâmes à Massowah en juillet 1864, Théodoros était encore tout-puissant, à la tête d'une grande armée, et maître de la plus grande partie du pays. Sa campagne du Shoa en 1365 fut des plus désastreuses. Il perdit là non-seulement son éclat royal, mais aussi une grande partie de son armée. Les Gallas profitèrent de l'occasion et inquiétèrent sa retraite. Il pressentit alors sa chute, et probablement il pensa que l'amitié de l'Angleterre pouvait lui être utile, peut-être même entrevit-il la possibilité d'amener cette puissance à une capitulation en s'emparant de nous comme otages. Quoi qu'il en soit, et bien qu'avec une apparente répugnance, il nous accorda la permission si longtemps désirée d'entrer dans le pays. Nous pouvons comprendre maintenant jusqu'à un certain point, cet étrange caractère d'homme si remarquable sous tant de rapports. Ayant quelques notions des moeurs européennes, Théodoros eût désiré ardemment posséder les avantages qu'elles procurent et dont il avait entendu parler: mais comment y réussir? L'Angleterre et la France lui rendraient-elles son amitié en paroles, il avait besoin de faits, il ne pouvait se payer de phrases. Il fut bientôt convaincu qu'il pouvait impunément insulter les étrangers ou les envoyés d'un Etat allié et il finit par croire, après avoir maltraité les Européens, qu'il pouvait tout aussi bien garder en otage un homme aussi important qu'un consul.
La nouvelle de l'emprisonnement de M. Cameron arrive chez lui.—M. Rassam est choisi pour aller à la cour de Gondar, où il est accompagné par le docteur Blanc.—Délais et difficultés pour communiquer avec Théodoros.—Description de Massowah et de ses habitants.—Arrivée d'une lettre de l'empereur.
Au printemps de 1864, une rumeur vague se répandit qu'un potentat africain avait emprisonné un consul britannique. Le fait parut si étrange que peu de personnes crurent à cette nouvelle. Il fut bientôt certain cependant qu'un empereur d'Abyssinie, nommé Théodoros, avait enfermé et chargé de chaînes le capitaine Cameron, consul accrédité à cette cour, et avec lui plusieurs missionnaires établis dans cette contrée. Une petite note au crayon du capitaine Cameron, fut portée à M. Speedy, vice-consul à Massowah; elle renfermait le nombre et le nom des captifs et donnait à entendre que leur élargissement dépendait entièrement de la réception d'une lettre officielle, en réponse à celle que le roi avait envoyée quelques mois auparavant à la reine Victoria.
Il est évident que beaucoup de difficultés se présentaient au sujet de la demande exprimée par le consul Cameron. Peu de personnes connaissaient l'Abyssinie, et la conduite de son gouverneur était si singulière, si contraire à tous les précédents, qu'il y avait de quoi réfléchir pour savoir comment se mettre en communication avec l'empereur abyssinien sans exposer la liberté de ceux qu'on enverrait.
Dans la correspondance officielle de l'Abyssinie se trouve une lettre de M. Colquhoun, agent de Sa Majesté et consul général d'Egypte, datée du Caire (10 mai 1864), dans laquelle ce Monsieur informe le comte Russell, «qu'on aura beaucoup de difficultés pour arriver jusqu'à Théodoros.» Il attendait en ce moment-là des nouvelles du gouvernement de Bombay, pour savoir quels étaient les moyens qu'il pourrait mettre à la disposition de l'Angleterre, l'Egypte n'en ayant aucun de praticable; il ajoutait: «Excepté par Aden je ne vois réellement aucune autre voie possible. Si seulement nous avions affaire à une nature douce comme le dernier roi! mais il paraît qu'il (Théodoros) est sujet à des accès de rage qui parfois le privent de sa raison et rendent son approche dangereuse.»
Le 16 juin, le ministère des affaires étrangères choisit, pour la tâche difficile et périlleuse de mandataire auprès de Théodoros, M. Hormuzd Rassam, représentant politique résidant à Aden. Des instructions furent envoyées à ce délégué afin qu'il se tînt promptement prêt à partir pour Massowah, pour aller solliciter l'élargissement du capitaine Cameron, ainsi que des autres Européens détenus par le roi Théodoros. Une lettre de Sa Majesté la reine d'Angleterre, une autre du patriarche cophte d'Alexandrie pour l'Abouna, et une autre du même au roi Théodoros, furent envoyées en même temps à M. Rassam dans le but de faciliter sa mission. M. Rassam devait être transporté à Massowah sur un vaisseau de guerre; il devait à la fois informer Théodoros de son arrivée, lui porter une lettre de la reine d'Angleterre, et par la même occasion, faire remettre les lettres du patriarche à l'Abouna et à l'empereur. Il devait attendre une réponse à Massowah, avant de décider s'il irait lui-même ou s'il enverrait la lettre de la reine pour la délivrance du capitaine Cameron. Les instructions ajoutaient que M. Rassam devait toutefois adopter n'importe quelle démarche qui lui paraîtrait la plus favorable pour réussir, mais il devrait surtout prendre garde de ne pas se placer dans une position qui pût causer des embarras an gouvernement britannique.
Or il arriva que, juste au moment où M. Rassam apprenait qu'il avait été choisi pour remplir la tâche difficile, de transmettre une lettre de la reine d'Angleterre à l'empereur d'Abyssinie, nous devions aller ensemble faire une excursion à Lahej, petite ville arabe, située environ à vingt-cinq milles d'Aden. Nous causâmes longtemps sur cette étrange contrée, et comme j'avais manifesté un grand désir d'accompagner M. Rassam à la cour d'Abyssinie, cet ami proposa aussitôt au colonel Merewether, représentant politique à Aden, de me le laisser accompagner dans sa mission; demande que le colonel Merewether accorda immédiatement et qui fut promptement sanctionnée par le gouverneur de Bombay et le vice-roi de l'Inde. Nous dûmes attendre quelques jours la lettre de la reine Victoria, cette lettre avait été retenue en Egypte pour être traduite. Ce ne fut donc que le 20 juillet 1864 que M. Rassam et moi quittâmes Aden pour nous rendre à Massowah, sur le steamer de Sa Majesté le Dalhousie.
Le 23 au matin, à une distance d'environ trente milles de la côte, nous aperçûmes le haut pays d'Abyssinie, formé de plusieurs chaînes de montagnes superposées, courant toutes du nord au sud; les plus éloignées étaient les plus élevées. Quelques pics, entre autres le Taranta, s'élèvent à la hauteur d'environ 12 à 13 mille pieds.
A mesure que nous approchions, les contours du rivage devenant de plus en plus distincts, nous aperçûmes une petite île semée de blanches maisons entourées de vertes pelouses et réfléchissant leur ombre protectrice dans l'eau tranquille de la baie, ce spectacle nous fit éprouver une sensation délicieuse; on eût dit que nous touchions à l'un de ces lieux enchantés de l'Orient, si souvent décrits, si rarement aperçus, et vers lequel l'impatience de nos coeurs nous poussait si ardemment, que l'allure vive de notre steamer nous semblait trop lente encore. Mais petit à petit, comme nous approchions de la côte, nos illusions disparurent une à une; les gracieuses images s'évanouirent, et la réalité toute crue ne nous offrit que des buissons marécageux, une berge sablonneuse et calcinée, des huttes sales et misérables.
Au lieu du demi-paradis que la distance avait fait miroiter devant notre imagination, nous trouvâmes (et malheureusement, nous restâmes assez longtemps pour constater le fait) que le pays de notre résidence temporaire pouvait se décrire en trois mots: soleil brûlant, saleté et désolation.
Massowah (latitude 15,36N., longitude 39,30E.), est une de ces îles de corail qui abondent dans la mer Rouge; elle n'est élevée que de quelques pieds au-dessus du niveau de la mer; elle a un mille de longueur et un quart de largeur. Vers le nord elle est séparée de la terre ferme par une petite baie d'environ 200 pas de largeur; sa distance d'Arkiko, petite ville située à l'extrémité ouest de la baie, est d'environ deux milles. A un demi-mille au sud de Massowah, une autre petite île de corail tout à fait parallèle à la première, couverte de buissons et de plusieurs autres genres de végétation, est toute fière de posséder la tombe d'un chelk vénéré: elle est entre Massowah et le pic Ajdem, la plus haute montagne formant la limite méridionale de la baie.
Toute la partie occidentale de l'île de Massowah est couverte de maisons; quelques-unes hautes de deux étages, sont bâties en rocher de corail, le restant se compose de petites huttes de bois avec des toits en chaume. Les premières sont habitées par les plus riches négociants, les représentants de la Turquie, quelques Banians, les consuls européens, et enfin quelques marchands que leur malheureuse destinée a jetés sur cette côte inhospitalière. Il n'y a pas un édifice digne d'être mentionné: la résidence du pacha n'est qu'un grand hôtel lourd et remarquable seulement par sa saleté. Pendant notre séjour, les mauvaises odeurs produites par l'accumulation des saletés dans la cour et dans l'escalier du palais, n'étaient pas supportables; il est plus facile de se les imaginer que de les décrire. Les quelques mosquées qui se trouvent à Massowah sont sans importance, ce sont de misérables édifices en corail blanchi. L'une d'elles toutefois, en construction en ce moment, promet d'être un peu mieux que les précédentes.
Les rues, si toutefois on peut donner ce nom aux ruelles étroites et irrégulières qui serpentent entre les maisons, sont tenues assez proprement; est-ce par l'intervention municipale ou en son absence? je ne saurais le dire. Excepté devant la résidence du pacha, aucun espace n'est ouvert auquel on puisse donner le nom de place. Les maisons sont pour la plupart bâties les unes contre les autres, quelques-unes même sont construites sur pilotis. Le terrain a une telle valeur dans ce pays si peu connu, qu'il donne lieu à de nombreuses contestations.
Le port est situé au centre de l'île, du côté opposé aux portes de la ville, qui sont régulièrement fermées à huit heures du soir; la raison de cette mesure, je ne saurais la dire, car il est impossible de débarquer dans aucune autre partie de l'île que sur la sale jetée. Sur le port, quelques huttes avaient été bâties par le douanier et ses employés; puis autour de ces dernières il s'en éleva d'autres, construites par les marchands et les Bédouins parfumés au suif. Ce sont eux qui enregistrent les entrées, et exigent les impôts selon leur caprice, avant même que les marchandises soient expédiées aux Banians, ou consignées dans le bazar pour la vente. Ce dernier est une vilaine chose, bien que la partie importante de l'est de la ville. Le beau Bédouin, le bashi-bozouk, la jeune fille indigène et les flâneurs de la ville, doivent trouver grand plaisir à hanter cet endroit de la ville; car quoique parfumé d'exhalaisons impossibles à décrire, et tout fourmillant de mouches, cependant, toute une partie de la journée c'est le rendez-vous d'une foule joyeuse et pressée.
La partie est de la ville renferme le cimetière, les fontaines publiques, la maison de la mission catholique-romaine et un petit fort.
Le cimetière commence à la dernière maison de la ville; les limites entre les vivants et les morts ne sont pas visibles. Pour profiter de l'espace entre les sépultures, les réservoirs publics sont placés parmi les tombes! Et il n'y eu a que quelques-uns qui soient en bon état. Après les fortes pluies, le terrain déchiré ouvre une issue aux eaux qui se rendent dans les réservoirs, entraînant les saletés et les détritus accumulés pendant un an ou deux, et auxquels s'ajoutent des fragments de corps humains présentant tous les degrés de décomposition. L'eau n'en est pas moins estimée et, chose étrange, ne produit aucun mauvais effet.
A l'extrémité nord et à l'extrémité sud de l'île, deux édifices ont été bâtis, l'un l'emblème de l'amour et de la paix, l'autre celui de la haine et de la guerre: la maison des missions et le fort. Mais il serait difficile de dire quel est celui qui a fait le plus de mal; plusieurs inclinent à croire que c'est la demeure des révérends Pères. Le fort paraît considérable, mais seulement à une grande distance; car plus on approche plus il ressemble à un débris des derniers âges, une ruine croulante déjà trop ébranlée pour supporter plus longtemps ses trois vieux canons, couchés sar le sol. Ce n'était pas la peur des ennemis qui les avait fait placer là, mais la frayeur du canonnier qui avait perdu un bras en essayant de mettre le feu aux pièces.—Du côté opposé, la maison des missions conservant la blancheur immaculée, semble faire rayonner autour d'elle un sourire, invitant plutôt que repoussant l'étranger. Mais à l'intérieur, est-ce que ce ne sont que des paroles d'amour qui ébranlent les échos de leurs dômes? Est-ce que les paroles de paix sont les seules que laissent échapper ses murs? Quoique des volumes témoignent de son passé, et bien que l'histoire de l'Eglise romaine soit écrite en lettres de sang sur toute la terre d'Abyssinie, nous voulons espérer que les craintes du peuple sont sans fondement et que les missionnaires actuels, comme tous les missionnaires chrétiens, s'efforcent de faire prospérer une seule chose: la cause du Christ.
Massowah, de même que tous les pays environnants, dépend de l'Abyssinie, surtout par les secours qu'elle en reçoit. Le jovaree est la principale nourriture; le blé est peu en usage; le riz est la nourriture favorite de la haute classe. Des chèvres et des moutons sont tués journellement au bazar, quelques vaches aussi dans de rares occasions; la viande de chameau est la plus estimée, mais, à cause de la cherté de cet animal, ce n'est que dans les grandes circonstances qu'il est permis d'en tuer.
Les habitants étant musulmans, l'eau est leur boisson ordinaire; le tej et l'araki (boisson faite avec du miel) sont cependant vendus au bazar. La quantité d'eau fournie par les quelques réservoirs, en assez bon état pour la contenir, étant insuffisante pour toute la population, on en apporte journellement des puits situés à quelques milles au nord de Massowah et d'Arkiko. Une partie est transportée dans des outres par les jeunes filles du village; l'autre partie est amenée dans des barques à travers la baie. D'où qu'elle vienne, cette eau est toujours saumâtre, surtout celle d'Arkiko. C'est pour cette raison et aussi à cause d'une plus grande facilité dans le transport, que cette dernière est meilleur marché et achetée seulement par les plus pauvres habitants.
Afin d'éviter d'inutiles répétitions, avant de parler de la population, du climat, des maladies, etc., etc., il est nécessaire de dire quelque chose du pays voisin.
Environ à quatre milles nord de Massowah se trouve Haitoomloo, grand village d'environ mille feux, le premier endroit où nous avons rencontré de l'eau douce; un peu plus d'un mille plus loin dans les terres, nous rencontrâmes Moncullou, village plus petit, mais mieux bâti. A un mille encore vers l'ouest se trouve le petit village de Zaga. Ces quelques villages, y compris un petit hameau à l'est de Haitoomloo, composent toute la partie habitée de cette région stérile. Le plus rapproché des villages est ensuite Ailat, situé à environ vingt milles de Massowah et bâti sur la première terrasse des montagnes de l'Abyssinie, à environ 600 pieds au-dessus du niveau de la mer. Tous les autres villages dont nous avons parlé sont situés an milieu d'une plaine sablonneuse et désolée; quelques mimosas, quelques aloès, de rares plantes de séné et de maigres cactus s'efforcent de chercher leur nourriture dans ce sable brûlé. La résidence des consuls anglais et français dans cette région brille comme une oasis dans le désert; ils y ont transporté de grands pins afin d'acclimater cet arbre dans ce pays, où du reste il pousse très-bien.
Les puits sont la richesse des villages, leur véritable existence. Très-probablement, les huttes ont été ajoutées aux huttes dans leur voisinage jusqu'à ce que des villages entiers se sont élevés, toujours entourés par une étendue déserte et brûlée. Les puits y sont au nombre de vingt. Plusieurs anciens puits sont fermés, souvent de nouveaux puits sont creusés afin d'entretenir un approvisionnement constant d'eau. La raison pour laquelle on abandonne les anciens puits, c'est qu'au bout d'un certain temps l'eau en devient saumâtre, tandis que dans ceux qu'on a nouvellement creusés l'eau est toujours douce. Cette eau provient de deux sources différentes: d'abord des hautes montagnes du voisinage. La pluie qui filtre et imprègne le sol ne peut pénétrer que jusqu'à une certaine profondeur à cause de la nature volcanique de la couche inférieure, et forme une nappe qui toujours se rencontre à une certaine profondeur. Ensuite, l'eau vient aussi par infiltration de la mer. Les puits, quoique creusés à environ quatre milles de la côte, sont profonds d'environ vingt ou vingt-cinq pieds et par conséquent au-dessous du niveau de la mer.
La preuve d'un courant souterrain, dû à la présence des hautes chaînes de montagnes, devient plus évidente à mesure que le voyageur avance dans l'intérieur du pays; quoique le terrain soit toujours sablonneux et stérile, cependant on aperçoit une certaine végétation, les arbres et les arbrisseaux deviennent de plus en plus abondants et d'une plus haute taille. A quelques milles dans l'intérieur des terres, pendant les mois d'été, il est toujours possible de se procurer de l'eau en creusant à quelques pieds dans le lit desséché d'un torrent.
Il m'est souvent venu à la pensée que le bien qu'avaient produit les puits artésiens dans le Sahara, ils pouvaient aussi le produire dans ces régions. La localité semble même plus favorable, et j'espère que ces pays désolés du Samhar, de même que le grand désert africain, seront un jour transformés en une fertile contrée.
Tels qu'ils sont, ces puits peuvent encore être d'une grande utilité. A notre arrivée à Moncullou, nous trouvâmes l'eau des puits dépendant de la résidence du consul à peine potable, à cause de son goût saumâtre; nous nettoyâmes le puits, une grande quantité de sable d'un goût salé en fut extraite et nous creusâmes jusqu'à ce que le roc apparût. Le résultat de nos travaux fut que nous eûmes le meilleur puits du pays, et que plusieurs demandes de notre eau nous furent faites, de la part même du pacha. Malheureusement, les ancêtres des Moncullites actuels n'avaient jamais fait une semblable chose, et comme toute innovation est toujours détestée par les races à demi civilisées, le fait fut admiré mais non imité.
Arkiko, à l'extrémité de la baie, est plus près des montagnes que les villages situés au nord de Massowah, mais le village est entièrement bâti sur la berge; les puits, qui ne sont pas à cent pas de la mer, sont tous beaucoup moins profonds que ceux du côté nord, par conséquent, les eaux de la mer, ayant un trajet beaucoup plus court à parcourir, retiennent une plus grande quantité de particules salines, de sorte que, s'il ne s'y mêlait une petite quantité d'eau douce des montagnes, elle serait tout à fait impotable.
Dans le voisinage de Massowah se trouvent plusieurs sources d'eaux thermales. Les plus importantes sont celles d'Adulis et d'Ailat. Pendant l'été de 1865 nous fîmes une petite excursion dans la baie d'Annesley, pour visiter le pays. Les ruines d'Adulis sont à plusieurs milles de la côte, et à l'exception de quelques fragments de colonnes brisées, elles ne renferment aucune trace des premières et importantes colonies. Cette localité est beaucoup plus chaude que Massowah; on ne voyait aucune végétation, ni aucune trace d'habitation sur ces bords désolés. Figurez-vous quelle fut notre surprise, en traversant le même pays an mois de mai 1868, d'y trouver des ports, des chemins de fer, des bazars, etc., etc., enfin, une ville bruyante qui avait surgi an milieu du désert.
Les sources d'Adulis[9] sont seulement à quelques centaines de pas des bords de la mer; elles sont environnées de champs de verdure couverts d'une puissante végétation et sont le rendez-vous de myriades d'oiseaux et de quadrupèdes, qui, matin et soir, arrivent par essaims pour se désaltérer.
A Ailat[10] les sources chaudes surgissent d'un rocher basaltique, sur un petit plateau, entre de hautes montagnes taillées a pic. A sa source la température est de 141 degrés Fahrenheit[11], mais comme ses eaux serpentent le long de différents ravins, elles se refroidissent graduellement jusqu'à ce qu'elles ne différent presque pas des ruisseaux qui coulent des autres montagnes. Elles sont bonnes à boire, et employées par les habitants d'Ailat pour tous leurs besoins usuels; elles sont même très-estimées des Bédouins. A cause de leurs propriétés médicales, un grand nombre de personnes affluent à ces bains naturels, qui naissent an milieu de rochers ravinés et volcaniques, et qui contribuent au soulagement d'une grande variété de maladies. Par ce que j'ai pu recueillir, il paraît qu'elles sont surtout bonnes dans les rhumatismes chroniques et les maladies de la peau. Probablement, dans ces cas, toute espèce d'eaux chaudes agirait de la même manière, vu l'état morbide des téguments chez ces races sales et qui ne se lavent jamais.
La population de Massowah, y compris les villages environnants (autant que j'en puis être certain), s'élève à environ 10,000 habitants. Le peuple de Massowah est loin d'être une race pure; an contraire, c'est un mélange de sang turc, de sang arabe et de sang africain. Les traits sont généralement bons, le nez est droit, les cheveux chez la plupart sont courts et bouclés; la peau est brune, les lèvres souvent épaisses, les dents égales et blanches. Les hommes sont d'une taille moyenne; les femmes sont au-dessous de la moyenne, beaucoup trop petites pour leur grosseur. Au point de vue moral ce peuple est ignorant et superstitieux, n'ayant conservé que quelques-unes des vertus de ses ancêtres, mais ayant gardé tous leurs vices. Il y a une grande différence chez ces hommes entre ceux qui portent le turban et de longues chemises blanches, et les malheureux qui s'occupent des travaux grossiers, qui ne sont ceints que d'un simple tablier de cuir, et vont par bandes à la recherche de leur nourriture et de leur eau. Les premiers vivent je ne suis comment. Ils se donnent le titre de marchands! Il est vrai que trois ou quatre fois par an une caravane arrive de l'intérieur, mais d'ordinaire, sauf une ou deux outres de miel et quelques sacs de jovaree, ils n'apportent rien avec eux. Quelles peuvent être les affaires de cinq cents marchands! Comment la valeur de cinquante francs de miel environ, et 250 à 300 francs de grain peuvent-ils procurer un bénéfice suffisant pour babiller et nourrir non-seulement les négociants eux-mêmes, mais aussi leur famille? C'est un problème que j'ai en vain cherché à résoudre.
Dans les pays orientaux, les enfants, loin d'être une charge pour les pauvres, sont souvent une source de richesses; il en est ainsi du moins à Massowah; les jeunes filles de Moncullou rapportent un joli revenu à leurs parents. J'ai connu des gros et forts compagnons, mais paresseux, se traînant tout le jour à l'ombre de leur hutte, et qui vivaient du charriage de deux ou trois petites filles qui journellement faisaient plusieurs fois le voyage à Massowah, pour porter des outres pleines d'eau. Les porteuses d'eau out en général de huit à seize ans. Les plus jeunes sont assez jolies, petites mais bien faites, leurs cheveux, proprement tressés, tombent sur les épaules. Une petite étoffe de coton, partant de la ceinture jusqu'au genou, est le seul ornement des plus pauvres. Celles qui sont plus aisées portent de plus une autre étoffe gracieusement attachée à leurs épaules comme le plaid écossais. Leur narine droite est ornée d'un petit anneau de cuivre; lorsqu'elles peuvent remplacer le plaid par une chemise ornée de boutons, c'est beaucoup plus estimé; aussi pendant notre séjour, nos boutons furent-ils mis à contribution.
Si nous considérons que Massowah est située sous les tropiques, qu'elle ne possède aucun courant d'eau, qu'elle est entourée de déserts brûlants, et que de plus il y pleut rarement, nous arriverons à cette conclusion que le climat doit en être brûlant et aride.
De novembre à mars, les nuits sont froides et pendant le jour, dans une maison ou sous une tente, la température est agréable; mais du mois d'avril au mois d'octobre, les nuits sont lourdes et souvent étouffantes. Pendant ces mois de chaleur, deux fois par jour, le matin avant le réveil de la brise de mer et le soir lorsqu'elle est tombée, tous les animaux de la création, bêtes et gens, sont saisis d'une sorte d'engourdissement. Le calme parfait qui règne alors vous saisit de crainte et il produit un douloureux effet.
Du mois de mai an mois d'août, il y a de fréquents ouragans de sable. Ils commencent d'habitude à quatre heures de l'après-midi (quelquefois cependant le matin), et leur durée peut varier de quelques minutes seulement à une couple d'heures. Longtemps avant que l'ouragan éclate, l'horizon vers le nord-nord-ouest est tout à fait sombre; un nuage noir s'étend de la mer à la chaîne de montagnes, et, en avançant, il obscurcit le soleil.
Quelques minutes d'un calme profond s'écoulent, puis tout à coup la noire colonne s'approche; tout semble disparaître devant elle, et le rugissement de la terrible tempête de vent et de sable déchaînée sur la terre est vraiment sublime dans son horreur. Le vent chaud et sec qui souffle après le vent de la mer paraît froid, bien que le thermomètre monte à 100 ou 115 degrés. Après la tempête, une douce brise de terre se fait sentir et dure quelquefois toute la nuit. On ne peut se figurer la quantité de sable transportée par ces ouragans. Il est de fait que, pendant la tempête, nous ne pouvions distinguer à une très-courte distance les plus gros objets, comme une tente, par exemple.
Il pleut rarement; seulement en août et novembre il fait quelques ondées.
En ce qui concerne les Européens, le climat, tel que nous I'avons décrit, ne peut être considéré comme nuisible; il débilite et affaiblit le système, et prédispose aux maladies des tropiques, mais il les engendre rarement. J'ai été témoin de quelques cas de scorbut dus à l'eau saumâtre et à l'absence de végétaux; mais ces cas ne se propagèrent pas, ou du moins je n'en ai pas connaissance, et, pendant tout mon séjour, je n'en ai compté que trois ou quatre cas. Les fièvres sont communes parmi les naturels après la saison des pluies; mais bien qu'il y ait de temps à autre quelques cas de fièvres pernicieuses, cependant le plus souvent ce ne sont que des fièvres intermittentes qui cèdent promptement au traitement ordinaire.
La petite vérole de tout temps y fait de terribles ravages. Lorsqu'elle éclate, un cas bénin est choisi, et l'on inocule le virus à une grande quantité de gens. La mortalité est considérable parmi ceux qui subissent l'opération. Plusieurs fois en été j'ai reçu du virus, et j'ai essayé de l'inoculer. Dans aucun cas il n'a pris; je l'attribuais à l'extrême chaleur du climat, mais pendant les froids je renouvelai l'opération, et je ne réussis pas davantage. Les cas les plus nombreux de mortalité sont dus aux accouchements, chose étrange, ainsi que dans toutes les contrées de l'est, où la femme est sédentaire. Les usages du pays sont aussi pour beaucoup dans ce résultat. Après son accouchement, la femme est placée sur un alga ou petit lit indigène, sous lequel est entretenu un feu de plantes aromatiques, capable de suffoquer la femme nouvellement délivrée. Les cas de diarrhée furent fréquents pendant l'été de 1865, et la dyssenterie, à la même époque, causa plusieurs morts. Ou rencontre rarement des maladies des yeux, excepté de simples inflammations produites par la chaleur et l'éclat du soleil. Je souffris moi-même d'une ophthalmie, et je fus obligé de retourner à Aden pendant quelques semaines. Je n'ai rencontré aucun cas de maladie de poumons, et les affections des bronchites semblent entièrement inconnues. J'ai soigné un cas de névralgie et un de rhumatisme goutteux.
Pendant plusieurs années, les sauterelles avaient causé de grands dommages aux récoltes. En 1864, elles amenèrent une telle disette, une telle cherté des objets de première nécessité, qu'en 1865 les provinces du Tigré, de l'Hamasein, du Bogos, etc., qui avaient été entièrement ravagées par les essaims de sauterelles, se trouvèrent sans aucun approvisionnement de l'intérieur. Le gouverneur du pays envoya à Hodeida et dans d'autres ports pour demander des grains et du riz, afin d'échapper à l'horreur d'une famine complète. Toutefois, beaucoup d'habitants moururent, car une grande partie de ces misérables à moitié affamés furent victimes d'une maladie semblable au choléra. Ce dernier fléau fit son apparition en octobre 1865, comme nous faisions nos préparatifs pour un voyage à l'intérieur. L'épidémie se fit cruellement sentir. Tous ceux qui avaient souffert de l'insuffisance de nourriture ou de sa qualité inférieure devinrent aisément la proie du fléau; un bien petit nombre de ceux qui furent atteints en réchappèrent. Pendant notre résidence à Massowah, cinq membres de la petite communauté d'Européens moururent; deux furent frappés d'apoplexie, deux s'éteignirent de faiblesse, et un autre mourut du choléra. Je ne soignai aucun de ces malades. Le pacha lui-même fut plusieurs fois sur le point de mourir d'une grande faiblesse et d'une perte complète de forces dans les organes digestifs. Il fut guéri par des bains de mer pris à propos.
Les Bédouins du Samhar, comme tous les sauvages bigots et ignorants, ont une grande confiance dans les charmes, les amulettes et les exorcismes. L'homme qui exerce la médecine est généralement âgé; c'est un cheik, respectable voyant, grand bélître à la mine béate. Sa prescription habituelle consiste à écrire quelques ligues du Koran sur un morceau de parchemin, puis il en lave l'encre avec de l'eau, qu'il fait boire an malade. D'autres fois, le passage est écrit sur un petit carré de cuir rouge et appliqué sur le siège de la maladie. Le mullah est un rival du cheik, bien qu'il s'applique aussi l'entière efficacité des Paroles de la Vache révélée, il opère plus rapidement son traitement en crachant plusieurs fois sur la personne malade, ayant soin, entre chaque expectoration, de marmotter des prières favorables pour chasser le malin esprit, qui, s'il n'avait été combattu auparavant, essayerait d'empêcher l'effet bienfaisant du crachat. Massowain se flatte eu outre d'avoir un praticien selon la formule, dans la personne d'un vieux bashi-bozouk. Bien que supérieur en intelligence au cheik et au mullah, ses connaissances médicales sont bien restreintes. Il possède quelques remèdes qui lui out été donnés par des voyageurs; mais comme il ignore complètement leurs propriétés et la quantité voulue a employer, aussi les garde-t-il fort sagement sur une étagère, pour la grande admiration des indigènes, et fait usage de quelques simples avec lesquelles, s'il n'opère pas de merveilleuses cures, du moins il ne fait pas de mal. Notre confrère n'est pas beaucoup recherché, quoiqu'il en impose à la crédulité des gens du pays. Lorsque nous nous sommes rencontrés en consultation, il a toujours témoigné une grande modestie, reconnaissant parfaitement son ignorance.
Massowah, ainsi que je l'ai déjà constaté, est bâtie sur un rocher de corail. La plus grande partie de la côte est formée de pareils rochers, qui s'élèvent en falaises quelquefois à la hauteur de 30 pieds au-dessus du niveau de la mer. Plus loin dans les terres[12], les rochers volcaniques commencent à se montrer, semés de tout côté et comme jetés négligemment sur la plaine sablonneuse; d'abord isolés et comme servant de limite dans les champs, ils se rapprochent bientôt, croissant en nombre et en hauteur, jusqu'à ce qu'ils atteignent la montagne elle-même, où chaque pierre atteste sa provenance volcanique.
La flore de ce pays est peu variée et appartient, sauf quelques rares exceptions, à la famille des légumineuses.—Plusieurs variétés d'antilopes rôdent dans le désert. Les perdrix, les pigeons et quelques espèces de palmipèdes y arrivent en grand nombre à certaines saisons de l'année. A part ces derniers, on ne rencontre aucun autre animal utile à l'homme. Les principaux hôtes de ces contrées sont les hyènes, les serpents, les scorpions et une quantité innombrable d'insectes.
Nous demeurâmes à Massowah du 23 juillet 1864 au 8 août 1865, date de notre départ pour l'Egypte, où nous allions dans le but de recevoir des instructions, lorsque nous reçùmes une lettre de l'empereur Théodoros. Massowah ne nous offrait aucune attraction; la chaleur était si intense parfois, que nous ne pouvions pas respirer; nous soupirions ardemment après notre retour à Aden et aux Indes, car nous avions abandonné tout espoir de faire accepter notre mission par l'empereur d'Abyssinie. Aucune peine n'avait été épargnée, aucun obstacle ne s'était présenté qu'on n'eût essayé de le vaincre, aucune chance possible pour obtenir des informations sur l'état des prisonniers ou pour les secourir n'avait été négligée. Tous les moyens avaient été employés pour persuader l'obstiné monarque de réclamer la lettre qu'il affirmait être si désireux de recevoir. Le jour même de notre arrivée à Massowah, nous avions fait tous nos efforts pour engager des messagers à partir pour la cour abyssinienne et informer Sa Majesté éthiopienne, que des officiers étaient arrivés à la côte, porteurs d'une lettre de Sa Majesté la reine d'Angleterre. Mais telle était la crainte du nom de Théodoros, que ce ne fut qu'avec beaucoup de difficultés et sur la promesse d'une large rétribution, que nous pûmes décider quelques personnes à accepter cette mission. Le soir du 24, le lendemain de notre arrivée, nos messagers partirent chargés de remettre à l'Abouna et à l'empereur des lettres du patriarche et de M. Rassam. Nos envoyés promirent d'être de retour avant la fin du mois.
M. Rassam, dans sa lettre à l'empereur Théodoros, l'informait fort convenablement qu'il était arrivé à Massowah le jour précédent, porteur d'une lettre de Sa Majesté la reine d'Angleterre à l'adresse de Sa Majesté l'empereur Théodoros, et qu'il désirait la remettre en main propre. Il l'informait également qu'il attendait la réponse à Massowah, et qu'il désirait, si Sa Majesté voulait qu'il l'apportât lui-même, qu'on lui fournît une escorte sûre. Toutefois il laissait le choix à Théodoros de faire prendre la lettre ou de renvoyer les prisonniers accompagnés d'une personne digne de confiance, à laquelle on délivrerait la lettre de la reine d'Angleterre. Il terminait en avertissant Sa Majesté que son ambassade à la reine Victoria avait été agréée, et que si elle atteignait la côte avant le départ de M. Rassam pour Aden, il prendrait toutes les mesures nécessaires pour qu'elle parvînt en Angleterre en sûreté.
Un mois, six semaines, deux mois s'écoulèrent dans l'attente incessante du retour de nos messagers. Toutes les suppositions furent épuisées. Peut-être, disait-on, les messagers n'ont pu arriver; il est possible que le roi les ait retenus; peut-être ont-ils perdu ce qui leur avait été remis, en traversant quelque rivière, etc., etc. Mais comme aucune nouvelle positive ne pouvait être obtenue sur l'exacte condition des captifs, il était impossible de rester plus longtemps dans un tel état d'incertitude. Cependant M. Rassam tenta encore une fois d'expédier de nouveaux messagers, non sans de grandes difficultés, leur remettant une copie de sa lettre du 24 juillet, accompagnée d'une note explicative. D'un autre côté, des envoyés secrets étaient en même temps expédiés an camp de l'empereur, pour s'informer du traitement subi par les captifs, ainsi que dans différentes parties du pays, d'où nous supposions qu'il était possible d'obtenir quelques renseignements. Peu de temps après, ayant réussi à nous assurer du nom de quelques-uns des gens de Gaffat qui avaient été autrefois en relation avec le capitaine Cameron, nous leur écrivîmes une lettre en anglais, en français et en allemand, ne sachant quelle langue ils parlaient, les suppliant de nous informer quelles mesures il y aurait à prendre afin d'obtenir l'élargissement des prisonniers.
Nous attendîmes encore sur cette plage déserte de Massowah, espérant toujours cette réponse tant désirée; rien n'arriva, mais le jour de Noël nous reçûmes quelques lignes de MM. Flad et Schimper, les deux Européens auxquels nous avions écrit. Ils nous informaient tous les deux, que les infortunes qui avaient fondu sur les Européens étaient dues à ce qu'il n'avait pas été répondu à la lettre de l'empereur, et ils suppliaient M. Rassam d'envoyer au plus tôt la lettre qu'il avait apportée pour Sa Majesté. Cependant M. Rassam pensait qu'il n'était pas convenable que le gouvernement britannique forçât l'empereur à recevoir une lettre signée par la reine d'Angleterre, lorsque ce dernier, par son refus constant de prendre connaissance de cette susdite lettre, montrait clairement que ses dispositions étaient changées et qu'il ne s'en souciait plus.
Sur ces entrefaites arrivèrent quelques serviteurs des prisonniers, porteurs de lettres de leurs maîtres; d'autres personnes avaient été expédiées de Massowah et des lettres, des provisions, de l'argent étaient ainsi régulièrement envoyés aux captifs qui, en retour, nous informaient de leur état et des faits et gestes de l'empereur. Notre présence à Massowah n'avait pas eu peut-être une grande importance politique; cependant sans les secours et l'argent que nous envoyâmes aux prisonniers, leur misère aurait été décuplée, si même ils n'avaient pas succombé aux privations et aux souffrances.
Les amis des captifs et le public lui-même, presque partout, sans tenir compte des efforts faits par M. Bassam pour accomplir sa mission, et des grandes difficultés qu'il avait rencontrées, attribuaient le manque de réussite à l'inactivité du représentant de l'Angleterre. Plusieurs conseils furent donnés, quelques-uns furent suivis, mais on n'obtint aucun résultat. Le bruit circulait que l'une des raisons de Sa Majesté pour ne pas nous donner une réponse, c'était que notre mission n'avait pas une importance suffisante, et qu'il se regardait comme offensé et ne consentirait jamais à nous reconnaître. Pour obvier à cette difficulté, en février 1865, le gouvernement décida d'adjoindre à notre ambassade an autre officier militaire; ainsi que les journaux de cette époque le rapportaient, on espérait obtenir beaucoup de ces nouvelles démarches. En conséquence le lieutenant Prideaux, du corps de réserve de Sa Majesté Britannique à Bombay, arriva en mai à Massowah. Comme ou devait s'y attendre, sa présence sur la côte n'eut aucune influence sur l'esprit de Théodoros. Le seul avantage que nous acquîmes par sa présence à la mission, ce fut d'avoir un agréable compagnon, qui fut ainsi condamné à passer avec moi, dans une tente, sur le rivage de la mer, les mois les plus chauds de l'année, dans le brûlant climat de Massowah. Plusieurs mois s'écoulèrent; toujours point de réponse. La condition des prisonniers était des plus précaires; c'était avec beaucoup d'appréhension qu'ils voyaient venir une autre saison de pluie. Leurs lettres étaient désespérées, et bien que nous eussions fait tous nos efforts pour leur fournir de l'argent et un peu de confort, cependant la distance et la rébellion de quelques provinces du pays, nous rendirent impossible de les approvisionner selon leurs besoins.
A la fin de mars, nous nous déterminâmes à tenter un dernier effort, et à demander notre rappel si la chose échouait. Nous avions entendu raconter par Samuel, comment il avait été mêlé à cette affaire, et nous savions qu'il jouissait sous quelque rapport de la confiance de son maître. Dès que nous l'eûmes informé que nous désirions faire parvenir une lettre, il nous assura qu'avant quarante jours nous aurions une réponse. Encore une fois nos espérances se réveillèrent et nous crûmes à une réussite. Les quarante jours s'écoulèrent, puis deux, puis trois mois et nous n'entendîmes parler de rien. Il semblait qu'une fatalité atteignît tous nos messagers; quelle que fût la classe à laquelle ils appartinssent, simples paysans, serviteurs du naïb, ou attachés à la cour de Théodoros, le résultat était toujours le même, non-seulement ils ne rapportaient aucune réponse, mais nous ne les revoyions plus.
Le temps désigné pour la mission de M. Rassam à Massowah étant passé, sans avoir donné aucun résultat satisfaisant, il fut décidé à la fin que l'on recourrait à un autre moyen.
Au mois de février 1865, un Cophte, Abdul Melak, se présenta an consulat de Jeddah, prétendant arriver d'Abyssinie porteur d'un message de l'Abouna an consul général anglais en Egypte. Il affirmait que s'il obtenait du consul général une déclaration par laquelle on s'engagerait, si l'empereur relâchait les prisonniers, à ne pas poursuivre l'offense qui avait été faite à la nation anglaise, l'Abouna de son côté se faisait fort d'obtenir la libération des prisonniers et garantissait leur sécurité. Cet imposteur, qui n'avait jamais été en Abyssinie, donna des détails si étonnants qu'il en imposa complètement an conseil de Jeddah et au consul général. Le fait cependant qu'il prétendait avoir traversé Massowah sans se présenter à M. Rassam, était déjà suspect; si ces messieurs avaient possédé les plus légères connaissances sur l'Abyssinie, ils auraient découvert la supercherie, lorsque le soi-disant délégué acheta quelques présents convenables pour l'Abouna, avant de partir pour sa mission. En Abyssinie, le tabac est regardé comme impur par les prêtres; aucun d'eux ne fume, et en admettant même, que dans sa vie privée, l'Abouna eût de temps en temps quelque faiblesse pour ce végétal, toutefois il aurait pris grand soin de garder la chose aussi secrète que possible. Ainsi lui présenter une pipe d'ambre aurait été une insulte gratuite faite à un homme, qui était supposé devoir rendre un service important. C'était la marque la plus irrécusable d'un manque complet de connaissance des usages des prêtres d'Abyssinie. Cependant on fit partir cet homme, qui vécut plusieurs mois parmi les tribus arabes, situées entre Kassala et Metemma, protégé par le certificat qui le déclarait ambassadeur et le recommandait à la protection des tribus qu'il traversait. Nous le rencontrâmes non loin de Kassala. Il confessa la trahison dont il s'était rendu coupable, et fut tout réjoui en apprenant que nous n'avions pas l'intention d'en appeler aux autorités turques pour le faire prisonnier.
Le gouvernement décida enfin de nous rappeler et désigna pour nous remplacer M. Palgrave, le voyageur arabe si distingué.
Au commencement de juillet, nous fîmes une courte excursion dans le pays d'Habab, situé au nord de Massowah; à notre retour nous rencontrâmes dans le désert de Chab des parents du naïb, qui nous informèrent qu'Ibrahim (de la famille de Samuel) était de retour avec une réponse de Sa Majesté et qu'il nous attendait impatiemment; que nos premiers messagers avaient obtenu l'autorisation de partir; mais ce qui était encore plus réjouissant, c'était la nouvelle apportée par eux que Théodoros, par égard pour nous, avait relâché le consul Cameron et ses compagnons de captivité. Le 12 juillet, Ibrahim arriva. Il nous donna de nombreux détails touchant l'élargissement du consul; récit qui fut confirmé quelques jours après par un ami de ce dernier ainsi que par nos premiers délégués. Je crois, d'après ce que j'ai appris plus tard, que Théodoros fut le premier auteur du mensonge, eu donnant ordre à ses officiers, publiquement et en présence des messagers, de délivrer de ses fers le consul Cameron. Seulement les messagers ajoutèrent d'eux-mêmes à ceci, qu'ils avaient vu le consul Cameron après son élargissement.
La réponse que Théodoros à la fin accordait à toutes nos demandes répétées, n'était ni courtoise, ni même polie; elle n'était ni scellée, ni signée. Il nous ordonnait de partir par la route longue et malsaine du Soudan, et arrivés à Metemma, il nous ordonnait de l'informer de notre présence, afin qu'il nous fournît une escorte. Nous ne fîmes pas du tout ce que nous disait la lettre. Cette lettre semblait plutôt l'oeuvre d'un fou, que d'un être raisonnable. J'en choisis quelques extraits comme curiosité dans son genre. Il disait:
«L'Abouna Salama, un juif nommé Kokab (M. Stern), et un autre appelé consul Cameron (envoyé par vous) sont la cause que je ne vous ai pas écrit en mon nom. Je les ai traités avec honneur et avec amitié dans ma capitale. Et lorsque je les traitais ainsi en ami et que je m'efforçais de cultiver l'amitié de la reine d'Angleterre, ils m'ont trahi.
«Plowden et Johannes (John Bell), qui étaient aussi Anglais, out été tués dans mon pays. Par le pouvoir que j'ai reçu de Dieu, j'ai vengé leur mort sur leurs meurtriers. A cause de cela les trois personnages déjà nommés abusèrent de cela et me dénoncèrent comme meurtrier moi-même. Ce Cameron, (qui s'appelle consul) se présenta à moi comme serviteur de la reine d'Angleterre. Je lui fis présent d'une robe d'honneur de mon pays et lui fournis les provisions de son voyage. Je lui demandai de me mettre en relation d'amitié avec sa reine.
«Lorsqu'il partit pour sa mission, il alla séjourner quelque temps parmi les Turcs, puis revint vers moi.
«Je lui demandai alors des nouvelles de la lettre que j'avais envoyée par son entremise à la reine d'Angleterre. Il me répondit qu'il n'avait aucune connaissance de cette lettre. Qu'ai-je fait, je vous le demande, pour qu'ils me haïssent et me traitent de la sorte? Par le pouvoir de Dieu, mon Créateur, je garde le silence.»
Sur ces entrefaites, le steamer Victoria arriva à Massowah le 23 juillet; nous n'avions encore reçu aucune lettre du consul Cameron ni des autres captifs. Par le Victoria nous fûmes informés que M. Rassam était rappelé et que M. Palgrave le remplaçait. Mais les choses avaient soudainement changé et M. Rassam ne pouvait qu'en référer au gouvernement pour de nouvelles instructions. Nous partîmes alors pour l'Egypte, où nous arrivâmes le 5 septembre.
Par l'intermédiaire du consul général de Sa Majesté, le gouvernement avait appris que nous avions reçu une lettre de Théodoros, nous accordant la permission d'entrer en Abyssinie; que la lettre manquait de courtoisie et n'était pas signée; que le consul Cameron avait été mis en liberté, et, bien que M. Cameron eût toujours insisté auprès de nous pour que nous ne partissions pas pour l'intérieur de l'Abyssinie sans un sauf-conduit, nous dûmes promptement partir, le gouvernement considérant la chose comme opportune. On donna ordre à M. Palgrave de rester et à M. Rassam, son compagnon, de partir; une certaine somme nous fut remise pour des présents; des lettres du gouverneur du Soudan furent obtenues; et les provisions et les objets nécessaires au voyage étant achetés, nous retournâmes à Massowah où nous arrivâmes le 25 septembre. Là nous apprîmes que des envoyés des prisonniers étaient arrivés; qu'ils avaient été pris par des soldats; et qu'ils avaient rapporté verbalement que, loin d'avoir été relâchés, les captifs avaient vu de nouvelles chaînes s'ajouter aux premières. Comme nous ne pouvions trouver personne pour nous accompagner à travers le désert du Soudan, (le climat en étant très-malsain à cette époque de l'année, nous étions an milieu d'octobre), nous pensâmes qu'il était convenable d'aller à Aden, afin d'obtenir des informations exactes sur les lettres des captifs ainsi que sur leur condition actuelle. Là nous tînmes conseil avec le représentant politique de ce poste sur la convenance de condescendre à la requête de l'empereur, vu l'aspect nouveau et tout différent sous lequel se présentaient les choses.
Quoique le capitaine Cameron, dans toutes ses premières lettres, eût constamment insisté auprès de nous pour nous engager à ne pas entrer en Abyssinie, toutefois dans le dernier billet reçu il nous suppliait de venir tout de suite; que si nous condescendions à ce désir nous aurions la preuve des grands périls que couraient les prisonniers. Le résident politique alors, prenant en considération le dernier appel du capitaine Cameron à M. Rassam, consentit à la demande de Théodoros et nous engagea à partir, espérant un bon résultat de ce voyage.
Après un court séjour à Aden, nous entrâmes encore à Massowah, et le plus promptement possible, nous fîmes nos arrangements pour le long voyage que nous avions en perspective. Malheureusement le choléra venait de faire son apparition, les indigènes n'étaient pas disposés à traverser les plaines de Braka et de Taka, à cause de la fièvre pernicieuse, jamais aussi mortelle qu'à cette époque de l'année, et il fallut requérir toute l'influence des autorités locales pour assurer notre prompt départ.
Notes:
[9]Peu de temps avant notre départ pour l'intérieur de l'Abyssinie, plusieurs échantillons de ces eaux avaient été recueillis et envoyés à Bombay pour être analysés.
[10] Ces eaux out été envoyées à Bombay en novembre 1864.
[11] 78°, 34 centigrades.
[12] Au delà de Moncullou et de Haitoomloo.
De Massowah à Kassala.—Une digression.—Le nabab.—Aventures de M. Marcopoli.—Le Beni-Amer.—Arrivée à Kassala.—La révolte nubienne.—Tentative de M. le comte de Bisson pour fonder une colonie dans le Soudan.
Dans l'après midi du 15 octobre, tous nos préparatifs étant à peu près complets, la mission, composée de M. H. Rassam, du lieutenant W.-F. Prideaux, de l'état-major de Sa Majesté à Bombay, et de moi-même, partit pour cette dangereuse entreprise. Nous étions accompagnés par un neveu du naïb d'Arkiko. Une escorte de Turcs irréguliers avait été gracieusement envoyée par le pacha, pour protéger nos six chameaux chargés de notre bagage, de nos provisions et des présents destinés au monarque éthiopien. Nous prîmes aussi avec nous quelques Portugais, des serviteurs indiens et des indigènes de Massowah, comme muletiers.
Au commencement d'un voyage, il manque toujours quelque chose. Dans cette circonstance, plusieurs chameliers se trouvèrent dépourvus de cordes. Les malles, les porte-manteaux furent semés sur la route, et la nuit était déjà avancée, lorsque le dernier chameau atteignit Moncullou. Une halte devint de toute nécessité. Cet arrêt momentané fut fait dans l'après-midi du 16. De Moncullou, notre route traversait vers le nord ouest le pays de Chob, triste désert de sable, coupé par deux torrents, généralement à sec; n'importe dans quelle saison, on peut obtenir une eau bourbeuse en creusant leur lit de sable. La rapidité avec laquelle ces torrents se forment est des plus étonnantes.
Pendant l'été de 1865, nous fîmes une excursion à Af-Abed, dans le pays de Habab. A notre retour, tandis que nous traversions le désert, nous eûmes à supporter une forte tempête. Nous avions à peine atteint notre campement sur la rive méridionale du courant d'eau, la moitié de nos chameaux avaient déjà traversé le lit desséché de la rivière, lorsque soudainement nous entendîmes un rugissement épouvantable, immédiatement suivi d'un affreux torrent. Dans ce lit que nous venions de voir vide, maintenant coulait un fleuve puissant, entraînant les arbres, les rochers et même tous les êtres vivants qui, en ce moment, essayaient de le traverser. Notre bagage et nos serviteurs se trouvaient précisément sur la rive opposée, et bien que nous ne fussions qu'à un jet de pierre du bord si soudainement séparé de nous, nous dûmes passer la nuit sur la terre nue, n'ayant pour toute couverture que nos habits.
Au centre du désert de Chob s'élève l'Amba-Goneb, roche basaltique en forme de cône, qui compte plusieurs centaines de pieds de hauteur et qui est placée là comme une sentinelle avancée des montagnes voisines. Le soir du 18, nous atteignîmes Aïn, et d'un désert affreux, à la réverbération fatigante, nous passâmes dans une charmante vallée arrosée par un petit ruisseau, frais et limpide, serpentant à l'ombre des mimosas et des tamarins, et unissant sa fraîcheur à l'ardente et luxuriante végétation des tropiques.[13]
Nous fûmes assez heureux pour laisser le choléra derrière nous. A part quelques cas de diarrhée, facilement arrêtés, la compagnie tout entière jouit d'une excellente santé. Chacun de nous était plein d'ardeur à la perspective de visiter des régions presque inconnues, surtout après avoir dit adieu à Massowah, où nous avions passé de longs et tristes mois dans une attente pleine d'anxiété.
D'Aïn à Mahaber[14] la route est des plus pittoresques; elle suit le courant de la petite rivière d'Aïn, tantôt emprisonnée par des murailles perpendiculaires de basalte ou de trachyte, tantôt serpentant sur un petit plateau tout verdoyant et bordé de hauteurs coniques, couvertes jusqu'à leur sommet de mimosas, d'énormes cactus, animées par des hordes d'antilopes, qui, bondissant de rochers en rochers, effarouchent par leurs caprices les innombrables hôtes de ces contrées, les gigantesques babouins. La vallée elle-même, embellie par la présence de nombreux oiseaux, au riche plumage et à la voix enchanteresse, retentit des cris perçants des nombreuses pintades, si familières que le bruit répété de nos armes à feu ne les dérangeait pas le moins du monde.
A Mahaber, nous fûmes obligés de demeurer plusieurs jours pour attendre de nouveaux chameaux. Les Hababs, qui devaient nous les fournir, effrayés par le neveu chevelu du naïb et par les bashi-bozouks, se cachaient, et ce ne fut qu'après beaucoup de pourparlers et l'assurance répétée que chacun d'eux serait payé, que les chameaux firent leur apparition. Les Hababs sont de grandes tribus pastorales, habitant le Ad-Temariam, pays montagneux et arrosé, situé à environ cinquante milles an nord-ouest de Massowah, entre le 38e et le 39e degré de longitude, et 16e et 16,30 degré de latitude. C'est là qu'on rencontre le plus beau type du Bédouin errant: de taille moyenne, musculeux, bien fait, il prétend être d'origine abyssinienne. A l'exception de la teinte un peu plus sombre de la peau, certainement, sous tous les autres rapports, ces Bédouins ne diffèrent pas des habitants de la plaine, et ont quelque chose des premières races africaines. Il y a cinquante ans, c'était une tribu chrétienne de nom, dernièrement convertie au mahométisme par un vieux cheik encore vivant, qui réside près de Moncullou, et est un objet de grande vénération dans tout le Samhar. Une fois leurs doutes tombés et leurs soupçons endormis, les Hababs se montrèrent serviables, obligeants, pleins de bon vouloir.
La reconnaissance n'est pas une vertu commune en Afrique, an moins autant que j'ai pu eu juger par ma propre expérience. La chose est si rare que je suis heureux d'en rapporter un exemple qui me revient à la mémoire. Dans notre première excursion dans l'Ad-Temariam, j'avais vu plusieurs malades, parmi lesquels un jeune homme qui souffrait d'une fièvre rémittente et je lui donnai quelques remèdes. Apprenant notre arrivée à Mahaber, il vint pour me remercier, m'apportant comme offrande une petite outre de miel. Il excusa l'absence de son vieux père, qui, disait-il, aurait désiré me baiser les pieds, mais la distance (environ huit milles) était trop grande pour ses forces de vieillard.
Je dois aussi ajouter ici qu'un jeune voyageur, M. Marcopoli, nous avait accompagnés de Massowali. Il allait à Metemma, par la voie de Kassala, pour assister à la foire annuelle qui se tient tous les hivers dans cette ville. Il profita de notre séjour à Mahaber pour aller à Keren, dans le Bogos, où l'appelaient certaines affaires, comptant nous rejoindre quelques relais plus loin. Nous primes notre carte pour calculer la distance de notre halte actuelle à Bogos, qui nous parut de dix-huit milles an plus. Comme il était pourvu d'excellentes mules, il devait atteindre Metemma en quatre ou cinq heures. Il partit, en conséquence, à la pointe du jour, et ne s'arrêta pas une seule fois; mais la nuit était déjà fort avancée avant qu'il aperçût les lumières du premier village sur le plateau du Bogos: cela arrive à beaucoup de voyageurs induits en erreur par les cartes géographiques. L'anxiété du pauvre hommes fut grande. Bientôt après que la nuit fut venue, il aperçut une bête fauve. Je suppose que c'est son imagination, excitée an plus haut point par la peur, qui évoqua le fantôme de quelque horrible animal, un lion, un tigre, il ne sait pas exactement; mais, quoi qu'il en soit, il vit ou crut voir, une horrible bête de proie qui le regardait fixement à travers les broussailles, avec des yeux rouges et ardents, guettant tous ses mouvements pour sauter en temps opportun sur sa faible proie. Cependant il arriva à Keren en sûreté.
Il apprit que nous étions attendus par les habitants du Bogos, qui croyaient que nous passerions par la route supérieure. A notre arrivée, on devait semer des fleurs devant nous, nous souhaiter la bienvenue par des danses et des chants à notre louange; l'officier commandant les troupes devait nous rendre les honneurs militaires; le gouverneur civil se proposait de nous recevoir avec somptuosité: en un mot, une magnifique réception devait être faite aux amis anglais du puissant Théodoros. Le désappointement fut on ne peut plus grand lorsque M. Marcopoli informa les Bogosites, que notre route était dans une direction tout opposée à leur belle province. Le commandant militaire décida alors qu'il accompagnerait M. Marcopoli à son retour, afin de nous payer son tribut de respect à notre station. M. Marcopoli en fut bien réjoui; il avait gardé un trop vivant souvenir de son lion pour ne pas être heureux à la pensée d'avoir un compagnon de route.
A la fin de la soirée, l'officier abyssinien et ses hommes partirent ayant eu soin, avant de se mettre eu marche, de s'administrer force rasades de tej pour se garder du froid. Une fois en marche, nos cavaliers se mirent à caracoler de la plus fantastique manière, tantôt courant bride abattue sur le pauvre Marcopoli, la lance eu arrêt, et faisant volte-face juste lorsque la pointe de leur arme touchait déjà sa poitrine; tantôt fondant sur lui et faisant feu de leurs pistolets chargés, mais a poudre et à 60 ou 80 centimètres seulement de sa tête. Marcopoli était fort mal à son aise avec cette escorte ivre et belliqueuse; mais ne connaissant pas leur langue, il n'avait rien à faire que de paraître enchanté.
De bonne heure dans la matinée, à notre seconde étape de Mahaber, ce spécimen de soldats abyssiniens firent leur apparition, c'était une poignée de coquins à la mine la plus scélérate que j'aie jamais rencontrée pendant tout mon séjour en Abyssinie. Evidemment Théodoros n'était pas très-difficile dans le choix des officiers qu'il plaçait aux avant-postes les plus éloignés; à moins qu'il ne considérât les plus insolents et les plus désordonnés comme les plus propres à remplir cette charge. Ils nous offrirent une vache qu'ils avaient volée sur leur route, et nous prièrent de ne pas oublier de faire savoir à leur maître qu'ils étaient venus au-devant de nous à une grande distance, afin de nous présenter leurs hommages. Après les avoir fait rafraîchir avec quelques verres de brandy, et s'être partagés une mince collation, ils baisèrent la terre eu signe de reconnaissance pour les bonnes choses qu'ils avaient reçues eu retour de leur don, et ils partirent—à notre grande satisfaction.
Le 23, nous quittâmes Mahaber nous dirigeant vers l'ouest et longeant, pendant plus de huit milles, la charmante vallée d'Aïn. Ensuite, nous tournâmes vers la gauche, allant ainsi dans la direction du sud-ouest jusqu'à ce que nous arrivâmes dans la province de Barka; de nouveau, notre route reprit la direction du nord-ouest jusqu'à Zaga. De ce point jusqu'à Kassala, notre direction générale fut vers le sud-ouest[15] De Mahaber à Adarté la route est des plus agréables; pendant plusieurs jours, nous montâmes continuellement, et plus nous avancions dans ces régions montagneuses, plus aussi nous trouvions le pays délicieux, à la vue d'une végétation abondante et splendide.
Le 25, nous traversâmes l'Anseba, grande rivière roulant ses eaux dans les provinces élevées du Bogos, de l'Hamasein et du Mensa, et se jetant dans la rivière de Barka à Tjab[16].
Nous passâmes une journée délicieuse dans la magnifique vallée d'Anseba; cependant craignant le danger de rester, après le coucher du soleil, sur ces bords fleuris, mais malsains, nous plantâmes notre tente sur un terrain plus haut, à quelque distance de là, et le matin suivant, nous partîmes pour Haboob, le point le plus haut que nous devions atteindre avant de descendre dans le Barka, à travers le passage difficile du Lookum. Après une descente à pic de plus de 2,000 pieds, la route glisse vers le bas pays de Barka.
D'Aïn à Haboob[17] le pays est, en général, bien boisé et arrosé par d'innombrables ruisseaux. Le sol est formé de débris de roches volcaniques, spécialement de feldspath; la pierre ponce abonde dans les ravins. Les lits des ruisseaux sont les seules routes des voyageurs. Cette chaîne de montagnes tout entière est une région très-agréable, d'autant plus charmante qu'elle s'élève entre les côtes arides de la mer Rouge et les plaines brûlées et unies du Soudan. La province de Barka est une prairie sans fin, élevée d'environ 2,500 pieds, et parsemée de petits bois de mimosas rabougris.
De Baria à Metemma, le sol est formé généralement d'alluvion.
L'eau y est rare; presque toujours, un mois après la saison des pluies, toutes les rivières sont à sec; et l'on ne peut obtenir de l'eau qu'en creusant le sable du lit desséché de la rivière de Barka et de ses affluents. Lorsque nous traversâmes ces plaines quelques portions en étaient encore vertes; mais lorsque nous y revînmes quelques mois plus tard, ces prairies étaient plus desséchées que le désert lui-même.
Nos jolis chanteurs d'Aïn avaient disparu. L'oiseau de Guinée était devenu rare et l'on ne rencontrait que quelques chétives antilopes errant sur l'étendue déserte. Par contre, nous étions réveillés par le rugissement du lion et le miaulement de la byène, et nous avions grand'peine à protéger nos moutons et nos chèvres contre le léopard tacheté qui guettait autour de nos tentes.
Le 13 octobre, nous arrivâmes à Zaga, grande région de plaine située à la jonction du Barka et du Mogareib. Ici comme presque partout, on ne trouve de l'eau qu'eu creusant des puits dans le lit des rivières. Mais on en a obtenu une quantité suffisante pour décider les Beni-Amer à y établir leur campement d'hiver.
Ce jour-là, nous avions parcouru un long trajet à cause de l'absence de l'eau sur notre route. Nous étions partis à deux heures de l'après-midi, et nous n'arrivâmes à notre halte (située dans le lit même du torrent et à quelques mètres du camp des Beni-Amer), qu'une couple d'heures avant la pointe du jour. Nous étions si endormis et si fatigués que vers la fin de notre marche nous avions toutes les peines du monde à nous tenir en selle, et ce ne fut pas trop tôt quand notre guide nous donna le réjouissant avertissement que nous étions arrivés. Nous étendîmes aussitôt sur la terre nos couvertures en peau de vache que nous portions avec nous, et nous couvrant de nos habits, nous nous couchâmes immédiatement. J'avais offert à M. Marcopoli de partager ma couche, sa couverture ne nous ayant pas encore rejoints, et an bout de quelques minutes, nous étions tous les deux plongés dans ce lourd sommeil qui accompagne toujours l'épuisement causé par une longue marche. Je me souviens de l'ennui que j'éprouvai en me sentant violemment secoué par mon compagnon de lit qui, d'une voix tremblante, me soufflait dans l'oreille: «Regardez là!» Je compris aussitôt son regard d'angoisse et de terreur, car deux magnifiques lions, à peine éloignés de vingt pas, buvaient près du puits creusé par les Arabes. Je pensai, et je le dis à M. Marcopoli, que, n'ayant pas d'armes à feu avec nous, le plus sage était de dormir et de rester aussi tranquilles que possible. Je lui en donnai l'exemple et ne m'éveillai que fort tard dans la matinée, lorsque déjà le soleil lançait ses rayons brûlants sur nos têtes découvertes. M. Marcopoli, la terreur et l'égarement encore empreints sur sa physionomie, était toujours assis près de moi. Il me dit qu'il n'avait pas dormi, mais qu'il avait surveillé les lions: ils étaient restés fort longtemps buvant, rugissant et se battant les flancs de leurs queues, et même lorsqu'ils étaient partis, ils avaient continué leurs terribles rugissements, qui allaient en s'éloignant, à mesure que les premiers rayons du jour perçaient l'horizon.
Sans aucun doute, nous venions d'échapper à un terrible danger, car cette nuit même, un lion avait emporté un homme et un enfant qui étaient couchés en dehors du camp des Arabes. Le cheik des Beni-Amer, pendant les quelques jours que nous passâmes à Zaga, avec une véritable hospitalité arabe, plaça toujours des gardes pendant la nuit autour de nos tentes, pour surveiller les grands feux qu'ils allumaient, dans le but de tenir à une distance respectueuse ces malencontreux rôdeurs de nuit.
Nous étions convenus avec les Hababs, que nous changerions nos chameaux en cet endroit, mais il nous fut impossible d'en obtenir d'autres ni par argent ni par amitié. Il est fort heureux pour nous que les Bédouins aient reconnu enfin que tous les hommes blancs n'étaient pas des Turcs, autrement nous eussions été emprisonnés, sans espoir d'en sortir, an centre du pays de Barka. Les Beni-Amer ne voulurent jamais avouer qu'ils avaient des chameaux, bien que nous en vissions plus de dix mille qui paissaient sous nos yeux.
Les Beni-Amer sont Arabes, ils parlent l'arabe, et ont gardé jusqu'à présent tous les caractères de cette race. Un Bédouin rôdeur et un Beni-Amer sont tellement semblables qu'il semble incroyable que les Beni-Amer n'aient gardé aucun souvenir de leur arrivée sur les côtes d'Afrique, et de la cause qui a poussé leurs ancêtres loin de leur pays natal. Leurs cheveux longs, noirs et soyeux n'ont pas encore pris l'apparence laineuse de ceux des fils de Cam; leurs petites extrémités, leurs membres finement attachés, leur nez droit, leurs lèvres minces, leur teint bronzé, les distinguent des Shankallas, des Barias et de toutes ces races mélangées des plateaux. Ils portent un morceau de drap long de quelques mètres, jeté autour de leur corps avec l'élégance particulière aux sauvages. Avec ce mince chiffon ils se feront toujours remarquer comme le mendiant italien, non-seulement par leurs formes bien prises, mais aussi par l'impudence et l'effronterie qui se manifestent dans le brillant éclat de leurs yeux noirs. Les Beni-Amer, comme leurs frères des côtes arabes, possèdent à un haut degré ce défaut si bien décrit par un voyageur distingué de l'Orient et qui les appelle: une race bavarde et criarde. Ils payent un tribut spécial au gouvernement égyptien, et la raison pour laquelle nous ne pûmes obtenir de chameaux était que, les troupes étant en mouvement, ils craignaient qu'à leur arrivée à Kassala, pressés par le service du gouvernement, non-seulement ils ne fussent pas payés par nous, mais vraisemblablement qu'on leur enlevât un grand nombre de leurs chameaux. Cette tribu rôde le long des rives du Barka et de ses affluents. Zaga n'est que leur station d'hiver; d'autres fois ils parcourent les immenses plaines au nord du Barka à la recherche des pâturages et de l'eau nécessaires à leurs innombrables troupeaux. Sur tout le pays de Zaga des camps apparaissent dans toutes les directions; leurs troupeaux de bétail, particulièrement de chameaux, semblent sans nombre: tout indique que ce sont de riches et puissantes tribus.
Nous campâmes près de leur quartier général où réside le cheik de tous les Beni-Amer, Ahmed, entouré par ses femmes, ses enfants et son peuple. C'est un homme d'âge moyen, se distinguant de ses rusés compagnons par un regard fin et subtil. Il fut aimable pour nous, et nous offrit quelques moutons et des vaches. Son camp couvrait plusieurs acres de terre, le tout était entouré d'une forte défense. Les huttes sont rangées en forme circulaire à quelques pieds de la haie; l'espace ouvert au centre est réservé aux bestiaux, toujours recueillis pendant la nuit. La petite hutte du chef entourée de bois et de gazon, contraste agréablement avec la demeure de ses sujets. Les plus chétives de ces huttes de forme arrondie, sont faites de pieux piqués en terre; quelques lambeaux de natte grossière jetés par-dessus complètent la structure. Elles n'ont pas plus de quatre pieds de haut; et leur circonférence est d'environ douze pieds; toutefois, on voyait à travers l'étroite ouverture apparaître huit ou dix faces mal lavées, où brillaient des yeux noirs et effrayés, épiant les étranges hommes blancs. La petite vérole y faisait alors de grands ravages, et la fièvre journellement emportait quelque victime. Je donnai des remèdes à plusieurs malades, et de bons conseils hygiéniques au cheik Ahmed. Il écouta avec un respect bienveillant toutes les bonnes choses qui tombaient des lèvres de l'hakee. «Il verrait;» jamais ses ancêtres n'avaient fait ainsi auparavant, et avec la bigoterie et la superstition musulmanes, il mit fin à la conversation par un Allah-Kareem!…[18]
Le 3 novembre, nous étions encore en marche. Le 5, nous arrivâmes à Sabderat, premier village non nomade que nous rencontrions depuis notre départ de Moncullou. Ce village, semblable extérieurement à ceux du Semhar, est bâti sur la pente d'une haute montagne granitique, divisée en deux du sommet à la base. De nombreux puits sont creusés dans le lit du torrent qui le partage. Les habitants des deux bords sont souvent en contestation pour la possession de leur liquide précieux; et quand l'eau jaillissante a disparu, les passions humaines s'éveillent, le lit tranquille du torrent devient le théâtre de disputes et de guerres.
Le matin du 6 novembre, nous entrâmes à Kassala. Le neveu du naïb nous avait précédés, afin d'informer le gouverneur de notre arrivée et de lui présenter la lettre de recommandation adressée pour nous aux autorités par le pacha d'Egypte. Pour nous rendre les honneurs dus aux porteurs d'un firman de leur maître, le gouverneur envoya toute la garnison à notre rencontre à quelques milles au delà de la ville, chargée de nous présenter une excuse polie, de son absence due à la maladie. L'ancien associé de la maison grecque, Paniotti, vint aussi nous souhaiter la bienvenue et nous offrir l'hospitalité de sa maison et de sa table.
Kassala, capitale du Takka, ville fortifiée, située près de la rivière Gash, renferme environ 10,000 habitants; elle est bâtie sur le modèle le plus moderne des villes égyptiennes, les édifices publics aussi bien que les constructions privées sont de boue. L'arsenal, les casernes sont les seules constructions de quelque importance. De magnifiques jardins out été créés à peu de distance de la ville près de la rivière Gash par une petite communauté d'Européens. Mais avant et après la saison des pluies, le pays est très malsain. Pendant ces quelques mois, de mauvaises fièvres et la dyssenterie font beaucoup de ravages.
Kassala était autrefois une ville très-prospère, le centre de tout le commerce de cette immense étendue de pays compris entre Massowah et Suakin jusqu'au Nil, et de la Nubie à l'Abyssinie. Mais à l'époque de notre passage, elle semblait déserte, couverte de ruines et d'une abondante végétation, et dépourvue des choses les plus nécessaires à la vie. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, fréquentée seulement par quelques fidèles citoyens, semblables à des spectres et déjà atteints de la peste. Kassala avait eu à supporter l'épreuve d'une révolte des troupes nubiennes. Les fièvres pernicieuses, la terrible dyssenterie et le choléra avaient décimé également les rebelles et les royalistes; la guerre et la maladie s'étaient donné la main pour transformer cet oasis du Soudan en un désert pénible à contempler. La révolte des troupes avait éclaté en juillet. Les troupes n'avaient point touché de paye depuis deux ans, et lorsqu'elles réclamèrent cet arriéré, elles essuyèrent un refus catégorique. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les soldats aient été prompts à écouter les paroles trompeuses et les extravagantes promesses qui leur étaient faites par un de leurs chefs subalternes, nommé Denda, et descendant des premiers rois de Nubie. Ils mûrirent leur complot en grand secret, et chacun fut terrifié un beau matin d'apprendre que les soldats noirs venaient de se déclarer en révolte ouverte, avaient massacré leurs officiers, et ne trouvant plus aucune contrainte, se laissaient aller à leur inclination naturelle qui est le carnage et le pillage. Quelques Egyptiens réguliers, par bonheur, avaient pris possession de l'arsenal, et tinrent tête à ces sauvages furieux jusqu'à ce que des troupes arrivassent de Kédaref et de Khartoum. Les Européens et les Egyptiens défendirent courageusement la partie de la ville qu'ils habitaient. Ils élevèrent des murailles et de petites défenses de terre entre eux et les révoltés, et continuellement en alerte, à cause de leur petit nombre, ils repoussèrent avec bravoure les assauts de leurs ennemis pour défendre leurs vies et leurs propriétés. Les troupes égyptiennes arrivèrent de tous côtés et secoururent la ville assiégée. Plus de mille révoltés furent tués près des portes de la ville; un autre millier environ furent pris et exécutés, et ceux qui espéraient échapper à la vengeance de l'impitoyable pacha, en fuyant dans le désert, furent traqués comme des bêtes fauves par les Bédouins rôdeurs. Bien que l'ordre fût rétabli à notre passage, cependant il ne fut pas facile d'obtenir des chameaux. Il fallut tout le pouvoir et toute la force de persuasion des autorités pour décider les Arabes Shukrie à nous laisser entrer dans la ville et à nous accompagner à Kédaref.
C'est à Kassala que nous apprîmes la triste fin de l'entreprise du comte de Bisson. Il paraît que le comte de Bisson, jadis officier de l'armée napolitaine, avait épousé dans un âge avancé une riche héritière, belle et accomplie en toutes choses et fille d'un armateur. C'était un mariage de convenance: un titre échangé contre la richesse et la beauté. Dans l'automne de 1864, M. de Bisson arriva à Kassala, accompagné d'une cinquantaine d'aventuriers, le rebut de toutes les nations, qui s'étaient enrôlés sous l'étendard de l'ambition du comte avec cette promesse que la richesse et le pouvoir seraient avant peu leur partage. La pensée de M. de Bisson était de jouer le rôle d'un second Moïse; il ne voulait pas seulement coloniser, mais aussi convertir. Il ne doutait pas que le sauvage Bédouin des plaines du Barka, non-seulement le reconnût pour son chef, mais il était persuadé que cet être errant, abandonnant ses fausses croyances, tomberait prosterné devant l'autel qu'il voulait ériger dans le désert. Environ cent villes arabes se laissèrent persuader de se joindre au parti européen, ramassis de gens bons à rien et de vagabonds qui s'étaient parés d'un uniforme militaire, qui avaient adopté le rifle, le pistolet et l'épée, qui portaient avec eux leurs provisions, qui étaient ponctuels dans leur service et toujours prêts à faire leurs salamalecks, mais rebelles à toute discipline et à toutes les notions de civilisation que le comte et ses officiers s'efforçaient de leur inculquer.
Leur départ de Kassala pour le pays découlant de lait et de miel, fut tout à fait théâtral; en tête, à cheval sur un chameau, un galant capitaine (il avait donné sa démission du service autrichien) jouait sur un cor de chasse une fanfare de départ; derrière lui le second commandant, monté sur un fougueux coursier et suivi par une portion des forces européennes, qui, avec une attitude militaire et marchant en rangs serrés, s'en allaient comme des hommes qui ont pour esclave la victoire. Derrière eux venait le comte lui-même, dans un uniforme éclatant de général, la poitrine couverte de décorations que les souverains avaient été fiers de décerner à un si noble coeur; près de lui, sa superbe femme cavalcadait gracieusement, admirant son mari coiffé du pittoresque képi et vêtu de l'uniforme rouge des zouaves français; Après eux, fermant la marche, la masse des Arabes, le pillage écrit dans leurs brillants yeux noirs, marchait d'un pas tranquille et facile aussi régulièrement que l'on pouvait s'y attendre d'hommes qui détestaient l'ordre et avaient été dressés en si peu de temps. Ai-je besoin de dire que l'expédition manqua complètement? Les Arabes de la plaine refusèrent de reconnaître un autre roi et pontife dans la personne du comte. Ils furent même assez méchants pour engager ceux de leurs frères qui avaient accepté de le servir, à retourner à leurs premières occupations, et oublièrent de laisser derrière eux leurs armes, leurs vêtements, etc., etc., qui leur avaient été distribués lorsqu'ils s'étaient engagés an service du comte.
Le retour à Kassala fut plus modeste. Les fiers conquérants n'avaient plus de cor de chasse; les brillants uniformes s'étaient salis en route et les vêtements avaient été raccommodés; le général lui-même avait adopté le costume civil; la dame seule était toujours gaie, souriante et pleine de beauté comme auparavant; mais aucun Arabe à l'accoutrement fastueux ne fermait le cortège, épuisé et mourant de faim. M. de Bisson avait échoué. Pourquoi? Parce que le gouvernement égyptien n'avait fourni aucun des secours qu'il avait promis de fournir, mais an contraire, avait arrêté les approvisionnements que le comte se croyait en droit de recevoir. Une demande de je ne sais combien de millions fut faite alors au gouvernement. Un envoyé fut dépêché à cet effet; mais à ce qu'il parait la demande ne fut pas prise au sérieux, et les prétentions du comte furent déclarées absurdes et déraisonnables. Bientôt après le comte et sa femme retournèrent à Nice, laissant à Kassala les débris de l'armée européenne, qui consistaient en quelques hommes que n'avait pas emportés la fièvre ou toute autre maladie pernicieuse.
Pendant la révolte des troupes nubiennes, le peu de ces soldats qui n'étaient pas à l'hôpital ou sur la route de Kartoum ou de Massowah, se battirent bien; même deux d'entre eux payèrent de leur vie leur vaillante conduite dans une sortie; ils gagnèrent ainsi par leur bravoure dans ces temps difficiles, le respect qu'ils avaient perdu pendant de longs jours d'inaction.
M. de Bisson s'était montré très-ingénieux à répandre le plus de faux rapports possible sur la condition des captifs retenus par Théodoros; et même jusqu'au moment où l'armée fut en marche pour leur délivrance, des comptes rendus très-exacts parurent sur le relâchement des Anglais par Théodoros. Une autre fois un rapport menteur fut répandu, prétendant qu'il avait été livré dans le Tigré, entre Théodoros et un puissant ennemi, une bataille qu'on disait avoir duré trois jours sans aucune apparence de succès d'aucun côté; que Théodoros, ayant aperçu dans le camp ennemi quelques Européens, avait aussitôt envoyé l'ordre de notre exécution immédiate; enfin, que le porteur de la sentence s'étant rendu auprès de l'impératrice, qui résidait alors à Gondar, l'agent de M. de Bisson avait usé de son influence pour arrêter l'exécution. Tout absurdes et ridicules que fussent ces rapports, ils n'en produisaient pas moins une grande angoisse momentanée sur les parents et les amis des captifs.
Pendant cinq jours que nous passâmes à Kassala, je suis heureux de pouvoir dire que j'ai pu soulager plusieurs malades, parmi lesquels notre hôte lui-même, et un de ses convives, jeune officier égyptien bien élevé, qui fut conduit aux portes du tombeau par une violente attaque de dyssenterie. Un colonel nubien nous fit appeler un matin; il nous engagea fortement à nous arrêter avant qu'il ne fût trop tard. Il connaissait la façon d'agir de Théodoros, et il nous assura que nous ne rencontrerions qu'imposture et trahison auprès de lui. Nous lui apprîmes alors que nous avions un mandat officiel et que nous étions obligés d'obéir; il n'ajouta plus rien mais il nous dit adieu d'une voix pleine de tristesse.
Notes:
[13] La distance de Massowah à Aïn est environ de 44 milles.
[14] D'Aïn à Mahaber on compte environ 30 milles.
[15] La distance de Mahaber à Adarté, sur la frontière du Barka, est environ de 50 milles, et d'Adarté à Kassala environ 130 milles.
[16] Tjab, latitude de 17° 10', longitude 37° 15'.
[17] L'Anseba, à l'endroit ou nous le traversumes, est à environ 4,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, et Haboob à environ 4,500 pieds.
[18] Dieu est miséricordieux.
Départ de Kassula.—Le Sheik-Abu-Sin.—Rumeurs de la défaite de Théodoros par Tisso-Gobazé.—Arrivée à Metemma.—Marché hebdomadaire.—Manoeuvres militaires des Takruries.—Leur émigration dans l'Abyssinie.—Arrivée de lettres de Théodoros.
Dans l'après-midi du 10 novembre nous partîmes pour Kédaref. Notre route en ce moment avait une direction plus méridionale. Le 13, nous traversâmes l'Atbara, tributaire du Nil, apportant au Père des fleuves, les eaux de l'Abyssinie septentrionale. Le 17, nous entrâmes dans Sheik-Abu-Sin, capitale de la province de Kédaref.[19] Nos chameliers appartenaient à la tribu des Shukrie-Arabes, tribu semi-pastorale, semi-agricole, et qui réside principalement dans le voisinage et le long des rives de l'Atbara, ou bien va errer sur l'immense plaine située entre cette rivière et le Nil. Les Shukrie sont plus abâtardis que les Beni-Amer, parce qu'ils se sont davantage mêlés aux Nubiens ainsi qu'aux peuplades qui demeurent dans ces régions. Ils parlent un mauvais arabe. Quelques-uns ont gardé tous les traits et toutes les apparences générales de la race originelle, tandis que d'autres sont considérés comme des mulâtres et que même quelques-uns se distinguent difficilement des Nubiens ou Takruries.
De Kassala à Kédaref, nous traversâmes une plaine interminable, couverte d'une herbe haute, parsemée de bouquets de mimosas, trop chétifs pour offrir les délices d'une ombre protectrice pendant l'accablante chaleur de midi. De tous côtés à l'horizon on aperçoit des sommets isolés: le Djebel-Kassala à quelques milles an sud de la capitale du Takka; vers l'orient, le Ela-Hugel et le Ubo-Gamel furent en vue pendant plusieurs jours; tandis que vers l'ouest, perdus presque dans la brume de l'horizon, apparaissaient successivement les contours du Derked et du Kossanot.
La vallée de l'Atbara avec sa végétation luxuriante, habitée par toutes les variétés de l'espèce emplumée, visitée par les puissants quadrupèdes altérés des prairies, présentait un spectacle si grand dans sa sauvage beauté, que nous nous arrachâmes difficilement à ses bosquets ombrageux: Si notre devise n'avait pas été: «En avant!» nous eussions, bravant la fièvre, passé quelques jours dans ces régions vertes et odoriférantes.
Sheik-Abu-Sin est un grand village; les maisons y sont en bois, bâties en rotonde et couvertes de paille. Une petite hutte appartenant à la société Paniotti, notre hôte de Kassala, fut mise à notre disposition. A peine arrivés, nous reçûmes la visite d'un marchand grec qui vint me consulter pour une roideur à la jointure du bras et de l'avant-bras, causée par la blessure d'un coup de fusil. Il paraît que quelques années auparavant, tandis qu'il était à cheval sur un chameau pendant une partie de chasse à l'éléphant, son fusil chargé d'une demi-once de poudre, partit de lui-même, il n'a jamais su comment. Tous les os de l'avant-bras avaient été broyés; la cicatrice de cette affreuse plaie montrait les souffrances qu'il avait supportées, et c'était pour moi en vérité un prodige que, résidant comme il faisait dans un climat chaud et malsain, privé de soins médicaux, non-seulement il n'eût pas succombé aux suites de la blessure, mais encore qu'il eût sauvé le membre. Je considérais la guérison comme très-extraordinaire et, comme d'ailleurs il n'y avait rien à faire, je lui conseillai de laisser son bras tranquille.
Le gouverneur vint aussi nous voir et nous lui rendîmes sa politesse. Tandis que nous savourions notre café avec lui et d'autres grandeurs du pays, on nous annonça que Tisso-Gobazé, l'un des rebelles, avait battu Théodoros, et l'avait fait prisonnier. Le gouverneur nous dit qu'il croyait la nouvelle fausse, mais il nous engageait à nous en informer en arrivant à Metemma; si la nouvelle n'était pas vraie, de retourner sur nos pas, mais quoi qu'il en fût, de ne pas entrer en Abyssinie si Théodoros en était encore le maître. Il nous cita alors plusieurs exemples de la fourberie et de la cruauté de Théodoros; malheureusement nous ne tînmes pas compte de ses paroles, parce que nous savions qu'une vieille animosité existait entre les chrétiens de l'Abyssinie et leurs voisins les Musulmans des plaines. A Metemma cette rumeur ne s'était pas encore répandue; toutefois nous n'avions pas le choix et nous n'eûmes pas la pensée un seul instant de rebrousser chemin, mais bien au contraire d'accomplir notre mission quels qu'en fussent les périls.
A Kédaref, nous fûmes assez heureux pour tomber sur un jour de marché, et, par conséquent, avoir toutes les facilités pour échanger nos chameaux. Le même soir, nous étions de nouveau en route, nous dirigeant toujours vers le sud; mais, cette fois, décrivant un angle avec notre première direction et marchant juste vers le soleil levant.
Entre Sabderat et Kassala, et entre cette dernière ville et le Gash, nous avions d'abord aperçu quelque culture; mais ce n'était rien en comparaison de l'étendue immense de champs cultivés commençant depuis notre départ de Sheik-Abu-Sin, et s'étendant sans interruption à travers les provinces de Kédaref et de Galabat. Des villages se montraient, dans toutes les directions, couronnant chaque hauteur. A mesure que nous avancions, ces éminences croissaient en élévation jusqu'à ce qu'elles devenaient des collines, des montagnes et finissaient par se joindre à la grande chaîne à laquelle appartenaient les pics élevés de l'Abyssinie, qui, au bout de quelques jours, se montrèrent à nous.
Nous arrivâmes à Metemma dans l'après-midi du 21 novembre. En I'absence du cheik Jumma, l'homme important de ce pays, nous fûmes reçus par son alter ego, qui mit une des résidences impériales (une misérable grange) à la disposition des «grands hommes de l'Angleterre.» Si nous déduisons le septième jour pendant lequel nous dûmes nous arrêter à cause de la difficulté que nous eûmes à obtenir des chameaux, nous fîmes notre voyage entre Massowah et Metemma (environ 440 milles de distance) dans trente jours. Notre voyage fut extrêmement triste et fatigant. A part quelques agréables régions, telle que celle d'Aïn à Haboob, les vallées de l'Anseba et d'Atbara, et le pays qui s'étend de Kédaref à Galabat, nous ne traversâmes que des savanes sans fin; nous ne rencontrâmes pas un être humain, pas une hutte, seulement, de temps à autre, quelques antilopes, des traces d'éléphants, etc., et nous n'entendîmes aucun bruit, si ce n'est le rugissement des bêtes sauvages. Deux fois notre caravane fut attaquée par des lions; malheureusement nous ne les vîmes pas, parce que dans ces deux occasions nous étions couchés; mais chaque nuit, nous entendions leurs redoutables rugissements, retentissant comme un tonnerre éloigné dans les nuits calmes de ces silencieuses prairies.
La chaleur du jour était parfois réellement accablante. Afin de laisser reposer nos chameaux de temps en temps, nous roulions nos tentes de très-bonne heure; mais quelquefois nous restions des heures à attendre le bon plaisir de nos chameliers, à I'ombre étroite d'un mimosa, nous efforçant vainement de trouver, sous son feuillage rabougri, un abri contre les rayons brûlants du soleil. Nuit après nuit, que ce fût à la clarté de la lune ou à la simple clarté des étoiles, nous allions toujours: la tâche était devant nous, et notre devoir nous imposait d'atteindre au plus tôt ce pays où nos compatriotes languissaient dans les chaînes. Déjà en selle entre trois et quatre heures de l'après-midi, nous avions souvent forcé nos mules harassées à marcher, jusqu'à ce que l'étoile du matin eût disparu devant les premiers rayons du jour. Plusieurs fois nous n'avons eu à boire que le liquide chaud et sale que nous portions dans nos outres de cuir; et presque toujours cette eau tiède et dégoûtante était si rare et si précieuse, que nous ne pouvions en distraire une goutte pour calmer notre peau brûlée ou rafraîchir notre système épuisé par une ablution à propos.
Malgré les privations, les inconvénients, les refus et les dangers de toute espèce que l'on rencontre dans un voyage à travers le Soudan, à cette époque de l'année si malsaine, à force de soins et d'attentions nous arrivâmes à Metemma, sans avoir eu une seule mort à déplorer. Plusieurs de nos compagnons et de nos serviteurs indigènes, même M. Rassam, eurent à souffrir plus ou moins de la fièvre. Ils se rétablirent tous insensiblement, et quelques semaines après notre départ pour l'Abyssinie, la majeure partie était en meilleure santé que lorsque nous avions quitté les côtes chaudes et étouffantes de la mer Rouge.
Metemma, capitale du Galabat, province située sur la frontière occidentale de l'Abyssinie, est bâtie dans une grande vallée, à environ quatre milles d'Atbara. Un petit ruisseau serpente aux pieds du village, et sépare le Galabat de l'Abyssinie. Sur le bord qui touche à l'Abyssinie, se trouve un petit village, habité par quelques négociants abyssiniens qui y résident pendant les mois d'hiver, époque d'un grand commerce avec l'intérieur du pays. Les huttes arrondies et coniques sont encore ici les seules habitations de toutes les classes; la dimension et certains soins apportés dans la construction, sont les seules différences qui existent entre les demeures des riches et celles de leurs voisins les plus pauvres. Les palais du cheik Jumma sont inférieurs à plusieurs des huttes de ses sujets, probablement afin de dissiper le préjugé accrédité de sa richesse et des trésors incalculables qu'il a enfouis dans le sol. Les huttes mises à notre disposition, ainsi que je l'ai déjà dit, étaient sa propriété; elles étaient situées sur l'une des petites collines faisant face à la ville; le cheik y demeure pendant la saison des pluies; elles sont, en effet, un peu moins malsaines que le terrain marécageux des bas-fonds.
Bien que suivant la croyance du prophète de Médine, la capitale du
Galabat ne peut se vanter de posséder une seule mosquée.
Les habitants du Galabat sont Takruries, la race nègre du Darfour. Ils sont au nombre d'environ 10,000; 2,000 environ habitent la capitale, le reste est disséminé dans les divers villages situés ça et là au milieu des champs cultivés et des vastes prairies. La province tout entière est parfaitement apte à la culture. De petites collines arrondies, séparées par des vallées inclinées et arrosées par de frais ruisseaux, donnent un aspect agréable à la contrée; et si ce n'était que le pays est extrêmement malsain, on pourrait comprendre la préférence des pèlerins du Darfour; quoique ce ne soit pas un compliment fait à leur pays natal. Les pieux Musulmans du Darfour, dans leur pèlerinage à La Mecque, remarquèrent en passant cette province si favorisée, et ils s'imaginèrent que c'était là, moins les houris, une partie du paradis de Mahomet. Quelques pèlerins s'y établirent d'abord, et Metemma fut bâtie; d'autres suivirent leur exemple et, quoique appartenant à une race indolente et paresseuse, ils formèrent bientôt, va l'extrême fertilité du sol, une colonie prospère.
Une fois établis, ils reconnurent le sultan, lui payèrent un tribut et furent gouvernés par un de ses officiers. Mais la colonie du Galabat s'aperçut bientôt que les Egyptiens et les Abyssiniens étaient bien plus à craindre que leur souverain éloigné, qui ne pouvait même les protéger contre les injures de ces peuples: alors, tranquillement, ils tuèrent le vice-roi du Darfour et élurent un cheik choisi parmi eux. Le nouveau gouverneur fit alors ses conditions aux Egyptiens et aux Abyssiniens, et leur offrit un tribut annuel à tous les deux.
Cette sage, mais servile politique, amena les meilleurs résultats: la colonie s'accrut et prospéra, le commerce fleurit, les Abyssiniens et les Egyptiens vinrent en foule à leurs marchés bien fournis, et, chaque foire apporta son tribut de plusieurs milliers de dollars à ces nègres rusés et nouvellement enrichis.
Du mois de novembre au mois de mai, tous les lundis et les mardis, le marché est tenu sur une grande place au centre du village. Les Abyssiniens y amènent des chevaux, des mules, du bétail et y apportent du miel; le marchand égyptien déploie dans sa cahute des toiles de l'Inde, des chemises, de la quincaillerie et de magnifiques estampes. Les Arabes et les Takruries arrivent avec des chameaux chargés de coton et de grains. La place du marché offre alors un spectacle animé. De partout on se presse; les chevaux sont examinés par des jockeys demi-nus qui, du fouet et du talon, forcent à une allure furieuse leurs chétifs animaux, sans aucun souci des membres et de la vie des spectateurs qui s'aventurent trop près.
Ici, le coton est chargé sur des corbeilles, et prendra bientôt sa route pour Tschelga et Gondar; là, passent de grosses jeunes filles nubiennes, parfumées à l'huile de castor rancie, qui découle de leurs têtes laineuses sur leurs cous et sur leurs épaules, et dont la conséquence est de faire faire la grimace à une quantité de Français. Elles tiennent, à leurs mains, le mouchoir rouge ou jaune, objet de leurs longs désirs et de leurs rêves. La scène entière est animée; la gaieté y domine, et quoique le bruit soit assourdissant, que les marchés soient interminables et que chacun soit armé d'une lance ou d'une massue, cependant tout se passe toujours pacifiquement; aucun sang n'est jamais répandu, si ce n'est celui de quelque vache tuée pour les nombreux visiteurs des montagnes, qui vont savourer leurs tranches de viande crue à l'ombre rafraîchissante des saules de la rivière.
Le vendredi, la scène change complètement. Ce jour-là, la colonie tout entière est saisie d'une ardeur martiale. N'ayant pas de mosquée, les Takruries consacrent leur saint jour par des cérémonies plus en rapport avec leurs goûts; ils affluent sur la place du marché transformée, à cet effet, en terrain de parade, quelques-uns s'y amusant, le plus grand nombre admirent. Quelques Takruries, ayant servi dans l'armée égyptienne pendant un certain temps, s'en sont retournés dans leur pays natal, pleins d'estime pour la discipline militaire, et convaincus de la supériorité des mousquets sur les lances et les bâtons. Ils out persuadé à leurs concitoyens de former un régiment sur le modèle égyptien. De vieux mousquets ont été achetés, et le cheik Jumma a eu la gloire de créer pendant son règne le premier régiment ou plutôt le Jumma lui-même.
Je crois qu'il est impossible de voir rien de plus amusant. Environ une centaine de nègres grimaçants, à la tête laineuse et au nez aplati, marchaient autour d'une espèce de champ de Mars, en défilé indien, c'est-à-dire sans ordre, environ dix minutes. Puis ils se formèrent en ligne; mais ils n'étaient pas encore bien familiarisés avec les paroles de commandement: Demi-tour à droite, demi-tour à gauche. N'importe, la foule admirait toujours, et sur chaque figure se déployait une rangée de dents allant d'une oreille à l'autre. Aussi le chef aux yeux jaunes pensait-il qu'avec de telles troupes, rien n'était impossible. On n'eut pas plus tôt crié: «En place, repos!» que les spectateurs s'élancèrent pour admirer de plus près et féliciter les futurs héros de Metemma.
Le cheik Jumma est un vilain spécimen d'une vilaine race; il avait alors environ soixante ans, long et mince, avec un visage ridé très-noir, portant quelques taches grises au menton et porteur d'un nez si aplati, qu'on se demandait parfois si réellement il en avait un. Presque toujours il est ivre. Il passe une bonne partie de l'année à porter le tribut de son peuple au lion abyssinien ou à son autre maître, le pacha de Kartoum. Peu de jours après notre arrivée à Metemma, il arriva lui-même d'Abyssinie et nous fit une visite de politesse, accompagné d'une suite de serviteurs bigarrés et hurlants. Nous lui rendîmes sa politesse; mais il sortait du bain, et il fut très-malhonnête, pour ne pas dire grossier.
Pendant notre séjour, nous assistâmes à la grande fête annuelle de la réélection du cheik. De grand matin, une bande de Takruries débouchèrent de toutes les directions, armés de bâtons ou de lances, quelques-uns sur des montures, la plupart à pied, tous criant et hurlant (ils appellent cela chanter, je crois) tellement fort, que, même avant d'avoir aperçu la poussière soulevée par une nouvelle bande d'arrivants, les oreilles étaient assourdies parleurs clameurs. Chaque guerrier takrurie, c'est-à-dire tous ceux qui peuvent hurler et porter un gourdin ou une lance, a le droit de voter, et il paye ce privilège un dollar. Le droit de voter est acquis dès l'instant où l'on compte l'argent, et c'est l'argent qui décide du sort du gouverneur. Le cheik réélu (car, à la fête à laquelle nous assistâmes, l'ancien cheik fut réélu) avait tué des vaches, fait distribuer des pains de jowaree, et surtout il avait donné d'immenses jarres de merissa (espèce de bière aigre généralement estimée). Ce fut ainsi qu'il fêta pendant deux jours le corps entier des électeurs. Il serait difficile de dire lequel y est du sien, de l'électeur ou du cheik. Il va sans dire que chaque Takrurie mange et boit la valeur entière de son dollar. Il est satisfait d'avoir payé … et ne désire qu'une chose: en avoir pour son argent. La subornation y est inconnue. Les tambours, seul emblème de la royauté, sont silencieux pendant trois jours (tout le temps que dure l'interrègne); mais les vaches ne sont pas plutôt abattues et le merissa versé à la ronde par des jeunes filles au teint d'ébène ou par les belles esclaves gallas, que leur chant monotone se fait encore entendre, jusqu'à ce qu'il dégénère en un concert hurlant de deux mille nègres complétement ivres.
Le matin suivant, l'assemblée entière se trouva réunie, par ordre supérieur, sur un terrain situé aux environs de la ville. Les guerriers, disposés en croissant, virent alors arriver le cheik Jumma, qui les harangua en ces mots: «Nous sommes un peuple fort et puissant, qui n'a pas son égal dans la cavalerie et dans l'usage de la massue et de la lance.» De plus, il ajouta qu'ils avaient accru leur puissance par l'adoption des armes à feu, la force réelle des Turcs. Il était parfaitement convaincu que la seule vue de ses hommes armés, jetterait la terreur parmi les tribus voisines. Il finit en proposant une razia en Abyssinie et dit: «Nous prendrons les vaches, les esclaves, les chevaux et les mules, et en même temps nous réjouirons le coeur de notre maître, le grand Théodoros, en pillant son ennemi, Tisso-Gobazé!» Un sauvage feu de joie et un rugissement terrible de la foule excitée apprirent au vieux cheik que sa proposition était acceptée. Ces bandes partirent l'après-midi de ce même jour pour leur expédition, et ils durent surprendre quelque paisible province, car ils retournèrent au bout de peu de jours, chassant devant eux plusieurs centaines de têtes de bétail.
Metemma, du mois de mai au mois de novembre, est très-malsain. Les maladies principales sont la fièvre continue ou intermittente, la diarrhée et la dyssenterie. Les Takruries sont une race dure, qui résiste bien à l'influence nuisible du climat, mais non pas les Abyssiniens ni les blancs. Les premiers seraient sûrs de mourir dès les premiers mois qu'ils passeraient dans ces régions basses et infectées; les seconds probablement verraient leur santé ébranlée considérablement, mais résisteraient une ou deux saisons. Pendant notre séjour, j'ai été plusieurs fois appelé comme médecin. C'étaient, pour la plupart des cas, des affections de la rate, qui furent généralement soulagées par des applications de teinture d'iode et par l'administration interne de petites doses de quinine et d'iodure de potassium. Les diarrhées chroniques cédaient promptement à quelques doses d'huile de castor, accompagnée d'opium et d'acide tannique. Les dyssenteries aiguës et chroniques, je les traitais par l'ipécacuanha, accompagné d'astringents. L'un de mes malades fut le fils et l'héritier du cheik: il souffrait depuis deux ans d'une dyssenterie chronique; et bien que par mes soins il eût entièrement recouvré la santé, cependant son ingrat de père ne pensa jamais à moi pendant tous mes malheurs. Quelques ophthalmies, des maladies de la peau, des tumeurs glanduleuses, peuvent être rangées aussi parmi les maladies régnantes.
Les Takruries n'ont aucune connaissance de la médecine: les charmes sont, dans ce pays, le grand remède, comme dans tout le Soudan. Ils cherchent toujours à se garder des mauvais coups d'oeil et à se préserver des mauvais esprits et des génies; c'est pour cette raison que tous les individus, voire même les bêtes, mules, chevaux, bétail de toute espèce sont couverts d'amulettes de toutes formes et de toute grandeur.
Le lendemain de notre arrivée à Metemma, nous envoyâmes deux messagers porteurs d'une lettre à l'empereur Théodoros, pour l'informer que nous venions d'arriver à Metemma, le lieu qu'il nous avait désigné, et que nous n'attendions que son bon plaisir pour nous présenter devant lui. Nous craignions que ce mobile despote n'eût changé d'intention, et qu'il ne nous laissât un temps illimité dans ce pays malsain du Galabat. Un mois s'était à peine écoulé, et nous commencions à nous désespérer, lorsqu'à notre grande joie, le 25 décembre 1865, les envoyés que nous avions expédiés à notre arrivée, ainsi que ceux que nous avions fait partir de Massowah au moment de nous mettre en route, revinrent nous apportant une lettre de Sa Majesté, polie et pleine de courtoisie. Il était aussi enjoint, par le même message, au cheik Jumma, de nous bien traiter et de nous fournir des chameaux jusqu'à Wochnee. Dans ce village, nous devions rencontrer une escorte accompagnée de quelques officiers de Théodoros, qui devaient se charger des arrangements à prendre pour transporter nos bagages au camp impérial.
Entrée en Abyssinie.—Altercation entre les Takruries et les Abyssiniens à Wochnee.—Notre escorte et les porteurs.—Application de la médecine.—Première réception de Sa Majesté.—Traduction de la lettre de la reine Victoria et présents offerts.—Nous accompagnons Sa Majesté à travers Metcha.—Sa conversation en route.
Fatigués de Metemma, et soupirant après le moment où nous franchirions celte haute chaîne qui avait été un si formidable rempart à nos espérances et à nos souhaits, ce fut avec une vive joie que nous fîmes nos préparatifs de départ, qui cependant fut retardé de quelques jours, à cause des chameaux. Le cheik Jumma, probablement, fier de sa dernière réélection, semblait prendre très-froidement les ordres qu'il avait reçus, et si nous n'eussions pas été plus pressés de pénétrer dans l'antre du tigre qu'il ne l'était lui de condescendre à ses désirs, nous fussions restés probablement bien des jours encore à la cour du cheik nègre. A force de demandes polies, de promesses, de menaces, le nombre de chameaux demandés nous fut à la fin fourni, et dans l'après-midi du 28 décembre 1865, nous passâmes le Rubicon éthiopien et fîmes halte pour la première fois sur la terre d'Ethiopie. Dans la matinée du 30, nous arrivâmes à Wochnee et nous plantâmes nos tentes sous quelques sycomores à peu de distance du village. Ainsi, notre première station en Abyssinie se fît au milieu de bois de mimosas, d'acacias et d'arbres d'encens; le terrain ondulé, s'élevait comme les vagues de la mer après un orage, tout couvert d'une verte pelouse. A mesure que nous avancions, le sol devenait plus irrégulier et plus accidenté, et nous dûmes traverser plusieurs ravins au fond desquels couraient de petits ruisseaux d'une eau cristalline. Petit à petit, les collines arrondies devinrent plus abruptes et plus escarpées, l'herbe de haute et verte qu'elle était devint courte et sèche; les sycomores, les cèdres et les grands arbres pour charpente commencèrent a se montrer. A mesure que nous approchions de Wochnee, notre route se transformait en une succession de montées et de descentes, de plus en plus rapides et fatigantes, tantôt dégringolant dans de profonds ravins, tantôt grimpant les côtes les plus perpendiculaires de la première chaîne de montagnes de l'Abyssinie.
A Wochnee, personne ne vint nous souhaiter la bienvenue. Les chameliers, ayant déchargé leurs chameaux, allaient partir, lorsque arriva un des serviteurs des officiers envoyés par Sa Majesté pour nous recevoir. Il nous présenta les salutations de son maître, qui n'avait pu se présenter à nous étant occupé à chercher les porteurs de nos bagages; il nous engagea en même temps à garder nos chameaux pour la station suivante, parce que nous ne pouvions en obtenir dans cette contrée.
Une altercation eut lieu alors entre le gouverneur de Wochnee et les chameliers. Ceux-ci refusèrent d'aller plus loin et après qu'ils se furent consultés, chacun d'eux prit son chameau et partit. Mais le gouverneur et le serviteur de l'officier, s'étant entendus, après que les chameliers furent partis, allèrent au village voisin où se tenait un marché et y raccolèrent un certain nombre de soldats et de paysans. Puis, lorsque les chameliers traversèrent le village, à un signal donné, la bande entière fondit sur eux et leur enleva leurs chameaux. Je suis fâché de l'avouer à la honte des Arabes et des Takruries, ces derniers, quoique bien armés, n'essayèrent même pas de résister, mais au contraire s'enfuirent dans toutes les directions. Cependant, la crainte de perdre leurs bêtes de somme fit que leurs possesseurs revinrent par bandes de deux ou trois. Alors, il y eut de nouveaux pourparlers, un pourboire d'un dollar chacun fut promis aux chameliers ainsi qu'une vache à partager entre eux, moyennant quoi la paix et la bonne harmonie furent rétablies. Une couple d'heures plus tard, nous arrivions à Balwaha. Je compris alors les difficultés suscitées par les chameliers; réellement la route était trop mauvaise pour des chameaux: il fallait gravir deux montagnes élevées et très-escarpées et traverser deux profonds ravins, tous couverts de bambous hauts et compactes.
A Balwaha, nous campâmes dans un petit enclos naturel formé de magnifiques arbres au feuillage épais. Trois jours après notre arrivée, deux des officiers envoyés par Théodoros firent leur apparition; mais ils n'amenaient aucune bête avec eux. Nous étions arrivés malheureusement le dernier jour de la grande fête qui précède la Noël et, nous dit le chef de l'escorte, nous devions prendre patience jusqu'à ce que la fête fût passée.
Le 6 janvier, environ douze cents paysans furent réunis, mais la confusion était si grande, que nous ne pûmes partir que le lendemain et même ce jour-là nous ne fîmes qu'une très-courte étape d'environ quatre milles. La plus grande partie de nos lourds bagages fut laissée derrière, car cela aurait demandé un renfort de Tschelga plus considérable pendant notre voyage. Le 9, nous fîmes une plus grande étape et nous nous arrêtâmes pour passer la nuit sur un plateau situé vis-à-vis le fort élevé de Zer-Amba.
Nous étions là tout à fait dans la montagne, et nous devions souvent monter ou descendre des pentes escarpés, nous étonnant de la facilité avec laquelle nos mules grimpaient sur ces flancs abruptes et semblables à une muraille. Le 10, nous avions encore la même route qui devenait de plus en plus mauvaise à mesure que nous avancions. Et lorsque nous eûmes fait l'ascension du pic le plus escarpé qui rejoignait le plateau abyssinien et que nous pûmes admirer la belle vue qui s'étendait à nos pieds, nous nous réjouîmes de grand coeur comme si nous avions atteint le pays de la promesse. Nous fîmes halte à quelques milles du marché de la ville de Tschelga, à un endroit appelé Wali-Dabba. Là, nous eûmes à échanger nos bêtes de somme et, par conséquent, nous dûmes attendre plusieurs jours jusqu'à ce que de nouvelles bêtes fussent arrivées ou que nous eussions fait un peu d'ordre. Dès cet instant, mes tracasseries commencèrent.
A toute heure du jour, j'étais entouré d'une foule importune de tout âge et de tout sexe, affligée de tous les maux dont notre chair a hérité. Je n'avais plus ni retraite ni repos, si je quittais un instant notre camp avec mon fusil, pour aller à la recherche de quelque gibier; j'étais suivi d'une foule hurlante. Sur notre route, à chaque halte de Wali-Dabba au camp de Théodoros dans le Damot, du lever du soleil à son coucher, je n'entendais pas autre chose que le cri incessant: «Abiet, Abiet, medanite, medanite.»[20] Je faisais tout ce que je pouvais; je recevais tous les jours pendant plusieurs heures ceux qui avaient besoin de remèdes. Mais cela ne contentait pas la majorité composée de syphilitiques, de lépreux, ou bien de ceux qui souffraient d'éléphantiasis, d'épilepsie, de scrofules, ou bien encore de malheureux qui avaient été mutilés par les cruels Gallas. Jour après jour la foule des malades allait croissant; ceux qui n'avaient pu être admis attendaient dans l'espoir qu'un autre jour la boite de médecine surprenante du hakeem s'ouvrirait pour eux. De nouveaux malades s'ajoutaient chaque jour aux autres. Quelques guérisons de cas ordinaires de maladies, que j'avais pu opérer, répandirent ma renommée de tous côtés, elle arriva même jusqu'à mes compatriotes à Magdala. Ils entendirent parler d'un hakeem anglais, qui était arrivé et qui pouvait rompre les os et les remettre en place immédiatement, de telle sorte que les gens opérés se mettaient à marcher comme le paralytique des saintes Ecritures. Cependant cela finit par devenir insupportable, et je fus obligé de tenir ma tente fermée toute la journée; quand je la laissais ouverte, j'étais entouré d'une foule curieuse. Les officiers de l'escorte furent obligés de placer une garde tout autour de ma tente, ne permettant d'approcher qu'à leurs parents ou à leurs amis. Mais il arriva que la crainte qu'inspirait le despote était moins grande que l'amour de la vie et de la santé; et ces cas étaient innombrables.
Le 13 janvier, nous commençâmes notre voyage pour nous rendre au camp de l'empereur; nous traversâmes successivement les provinces de Tschelga, une partie du Dembea, le Dagossa, le Wandigé, l'Atchefur, l'Agau-Medar et le Damot, laissant la mer de Tana à notre gauche. Les trois premières provinces avaient encouru la colère de Théodoros, quelques années auparavant; tous les villages avaient été brûlés, les récoltes détruites, et la plupart des habitants étaient morts de faim; ceux qui restèrent furent incorporés dans l'armée impériale. Quelques-uns revenaient en ce moment à leurs habitations renversées, après avoir entendu proclamer l'amnistie de l'empereur. Ce prince, au bout de trois ans, s'était lassé, et avait permis à ceux qui erraient dans les provinces éloignées, abandonnés et sans asile, de retourner au pays de leurs pères. De tous côtés, au milieu des ruines de ces villages autrefois en pleine prospérité, on voyait passer des paysans presque nus et à demi affamés, devant de petites huttes sur les cendres des habitations de leurs ancêtres, sur la terre qu'ils se préparaient à cultiver de nouveau. Hélas! ils ne savaient pas que cette même main impitoyable allait s'étendre de nouveau sur eux. L'Atchefur avait aussi été ravagé à la même époque; mais leur crime n'ayant pas été aussi grand, le père de son peuple s'était contenté de les dépouiller de leurs propriétés, sans faire appel à l'incendie pour achever sa vengeance. Les villages de l'Atchefur sont grands et bien bâtis; quelques-uns, tels que Limju, peuvent être rangés parmi les petites villes; mais les gens ont une apparence pauvre et misérable. Le peu de terrain en culture indique clairement qu'ils s'attendent toujours, à quelque invasion, aussi ne travaillent-ils que juste la portion du sol capable de fournir à leurs premiers besoins.
Le pays d'Agau-Medar fut toujours en faveur auprès de l'empereur: il ne le ravagea jamais, ou, ce qui revient au même, il ne fit jamais un séjour amical prolongé dans cette région. Les riches et abondantes moissons déjà prêtes pour la faucille, les nombreux troupeaux de bétail paissant les prairies parsemées de fleurs, les villages vastes et propres, le regard heureux des paysans montrent clairement ce que l'Abyssinie pourrait devenir par le travail de ses propres enfants, si leur riche et fertile sol n'était pas dévasté par des destructions inutiles, et si les habitants eux-mêmes n'étaient pas réduits par la guerre et l'effusion du sang, à périr de misère et de faim.
Le camp de Théodoros était alors dans le Damot; il avait déjà tant brûlé, pillé et ravage à coeur joie qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce que de la province d'Agau jusqu'à son camp nous n'eussions pas rencontré un être humain, à part notre escorte; pas une belle tête de bétail; pas un hameau souriant: c'était un contraste saisissant avec cet heureux Agau, que «saint Michel protège.»
Le 25 janvier fut notre dernière journée de voyage. Nous avions passé la nuit précédente à une distance très-rapprochée du camp impérial. La tente noire et blanche de Théodoros, plantée sur le sommet d'une colline conique, se montrait dans toute sa fierté et contrastait avec le reste du camp comme la clarté du soleil levant avec les ténèbres des bas-fonds. Un murmure faible et éloigné, tel que celui qu'on entend à l'approche d'une grande cité, arrivait jusqu'à nous, porté par la douce brise du soir; et la fumée qui s'élevait autour de la noire colline, couronnée par ces tentes silencieuses, devait nous convaincre que nous nous trouvions non-seulement dans le voisinage du despote africain, mais encore que nous étions déjà au milieu de ses armées innombrables. A mesure que nous approchions, on nous expédiait messager sur messager; nous dûmes nous arrêter plusieurs fois, puis nous remettre en marche, puis nous arrêter de nouveau; enfin le chef de l'escorte vint nous avertir qu'il était temps de nous habiller. En conséquence, on éleva une petite tente, sous laquelle nous nous abritâmes pour passer nos uniformes. Après quoi, nous nous remîmes à monter; nous avions à peine parcouru une centaine de mètres, que tout à coup, à un coude de la route, nous nous trouvâmes en face d'une de ces scènes orientales qui rappela à notre mémoire les jours de Lobo et de Bruce.
Une haute colline boisée, située juste en face de celle où se déployait la tente impériale, était couverte jusqu'à son extrême sommet par les fusiliers et les lanciers de Théodoros, tous en habits de fête; ils étaient vêtus de chemises de soie aux riches couleurs, tandis que le lamb[21] rouge, noir ou brun tombait de leurs épaules; l'acier brillant de leurs lances miroitait à l'éclat du soleil en son méridien qui lançait ses rayons à travers le noir feuillage des cèdres. Dans la vallée, entre les deux collines, se tenait un corps de cavalerie d'environ 10,000 hommes, formés sur deux rangs, au milieu desquels nous avancions. A notre droite, vêtus de magnifiques vêtements, portant des boucliers d'argent, montés sur des chevaux ornés de brides richement plaquées, se tenaient le corps entier des officiers de l'armée de Sa Majesté, les gens de sa maison, les gouverneurs de province, de district, etc. Tous avaient d'élégantes montures; la plupart étaient assis sur le fier animal à l'oeil de feu, originaire des plateaux de l'Yedjow et des chaînes du Shoa. A notre gauche était la cavalerie, plus sombre et aussi plus compacte que son aristocratique vis-à-vis. Les chevaux, bien que moins gracieux dans leur allure, étaient plus forts et bien proportionnes; et lorsque nous vîmes leurs rangs bardés de fer, nous comprîmes de quelle terreur devaient être saisis ces pauvres paysans dispersés, lorsque Théodoros, à la tête de ses impitoyables compagnons si bien équipés et si bien armés, apparaissait soudainement parmi leurs paisibles demeures. Avant qu'on eût pu soupçonner sa présence, il était arrivé, avait tout ravagé et était reparti.
Au centre opposé se tenait Ras-Engeddah, premier ministre, qui se distinguait de tous par ses manières comme il faut et par la grande simplicité de sa mise. Nu-tête, ceint du shama, en signe de respect, il nous délivra le message impérial de bienvenue, qui fut traduit en arabe par Samuel, demeuré près de lui, et dont les traits finement découpés et le maintien intelligent, démontraient sa supériorité sur les ignorants Abyssiniens. Les compliments finis, le ras et nous, nous nous mîmes de nouveau en route, nous avançant toujours vers la tente impériale, précédés des hauts fonctionnaires à cheval et suivis par la cavalerie. Arrivés au pied de la colline, nous descendîmes de nos montures, et l'on nous conduisit à une petite tente en flanelle rouge, dressée pour notre réception sur la pente même de l'élévation. Nous nous arrêtâmes là quelques instants pour partager une légère collation. Au bout de trois heures, on vint nous annoncer que l'empereur était prêt à nous recevoir. Nous montâmes la colline à pied, escortés par Samuel et plusieurs officiers de la maison de l'empereur. Aussitôt que nous atteignîmes le sommet du petit plateau, un officier vint nous réitérer les salutations et les compliments de Sa Majesté. Nous avancions lentement à travers de magnifiques tentes en soie rouge et jaune, entre une double ligne de fusiliers, qui, à un signal donné, nous saluèrent par une salve de coups de fusil pas mal réussie, vu leur ignorance dans cette science.
Arrivés à l'entrée de sa tente, l'empereur nous fit demander encore des nouvelles de notre santé. Ayant répondu avec tout le respect qui lui était dû à son message poli, nous nous avançâmes jusqu'à son trône, et lui remîmes en main la lettre de Sa Majesté la reine d'Angleterre. L'empereur la reçut très-poliment et nous invita à nous asseoir sur le splendide tapis qui couvrait le sol. Théodoros était assis sur un alga, enveloppé jusqu'aux yeux par le shama, signe de grandeur et de pouvoir en Abyssinie. A sa droite et à sa gauche se tenaient quatre de ses principaux officiers, portant des vêtements de soie riches et éclatants, et devant lui veillait un de ses affidés intimes, tenant dans chaque main un pistolet double chargé. le roi se plaignit des prisonniers européens, regrettant que, par leur conduite, ils eussent rompu la première amitié qui existait entre les deux nations. Il était heureux de nous voir, et il espérait que tout s'arrangerait. Après quelques compliments échangés, et sous le prétexte que nous étions fatigués, venant de si loin, il nous fut permis de nous retirer.
La lettre de la reine d'Angleterre, que nous avions remise dans les propres mains de Sa Majesté abyssinienne, était en anglais, et aucune traduction n'y avait été ajoutée. Sa Majesté n'en avait pas rompu le sceau devant nous, probablement à cause de ses premiers officiers, car il n'aurait pas aimé qu'ils fussent témoins de son désappointement, si la lettre n'était pas selon ses désirs. Dès que nous fûmes rentrés dans nos tentes, la lettre nous fut renvoyée pour être traduite; mais comme nous n'avions avec nous aucun Européen qui connût la langue du pays, elle fut d'abord remise à M. Rassam, qui la traduisit en arabe à Samuel, lequel la traduisit de cette langue en amharic. Il est à regretter qu'aucun des Européens fixés dans la contrée et habitués à parler cette langue ne nous ait accompagnés, pour interpréter ce document important devant Sa Majesté, car je crois que non-seulement la traduction n'en fut pas bien faite, mais encore qu'à certains égards elle était incorrecte. Une phrase toute simple, par exemple, fut rendue par une autre dont le sens eut une grande importance sur le succès de la mission: elle exprimait de telles intentions, vu la position de Théodoros, que j'ai toujours cru qu'elle avait été insérée dans la traduction par les ordres de l'empereur. La lettre anglaise s'exprimait ainsi: «Ainsi, nous ne doutons nullement que vous ne receviez favorablement notre serviteur Rassam, et que vous ne donniez un entier crédit à tout ce qu'il vous dira de notre part.» Cette phrase avait été ainsi traduite: «Il fera pour vous tout ce que vous exigerez;» ou par d'autres mots ayant le même sens. Sa Majesté fut très-satisfaite de ce que ses serviteurs intimes faisaient dire à la lettre de la reine, et il donna à entendre qu'avant peu de temps les captifs seraient relâchés.
Le matin suivant, Théodoros nous envoya prendre. Il n'avait auprès de lui que Ras-Engeddah. Il se tenait à l'entrée de sa tente, gracieusement penché sur sa lance. Il nous invita a entrer dans sa tente, et là, devant nous, il dicta à son secrétaire Samuel, en présence de Ras-Engeddah et de notre interprète, une lettre à la reine d'Angleterre, lettre humble, justificative, qu'il n'eut jamais l'intention d'expédier.
Dans l'après-midi, nous eûmes l'honneur d'une autre entrevue à l'effet de lui offrir les présents que nous lui avions apportés. Il nous demanda aussitôt si les cadeaux lui étaient faits au nom de la reine ou au nom de M. Rassam. Ayant appris que c'était au nom de la reine qu'on les lui offrait, il les accepta, faisant remarquer toutefois que ce n'était pas à cause de leur valeur, mais comme témoignage d'une puissance amie qui renouait des relations qu'il était très-heureux de reconnaître. Parmi les présents offerts se trouvait une glace. M. Rassam, en la lui présentant, lui dit que Sa Majesté Britannique avait eu l'intention de l'offrir à la reine. L'empereur l'examina avec gravité et répondit tranquillement qu'il n'avait pas été heureux dans sa vie conjugale, mais qu'il était sur le point de prendre une autre femme, et qu'il lui offrirait le magnifique miroir. Bientôt après notre arrivée, des vaches, des moutons, du miel, du tej, du pain, nous furent envoyés en abondance, et chaque jour, nous et nos compagnons de voyage fûmes approvisionnés par la cuisine impériale.
Sa Majesté nous accompagna une partie du chemin conduisant à la mer de Tana, Kourata nous avant été désigné comme le lieu de notre résidence, jusqu'à l'arrivée de nos compatriotes de Magdala. Le premier jour de marche, nous restâmes en arrière, à cause de nos bagages, et nous fîmes l'expérience de ce que c'est que de voyager avec une armée abyssinienne. Les guerriers marchaient eu tête avec le roi; les hommes du camp (au nombre d'environ 250,000), portant les tentes et les approvisionnements, marchaient lentement derrière nous. Il est impossible de se faire une idée du bruit et de la confusion qui régnaient dans le camp, lorsqu'il fallait passera à gué quelque petite rivière, ou lorsque la route était coupée par une pente taillée dans le roc nu. Des milliers de gens entassés poussaient, criaient, et l'on aurait fait de vains efforts pour pénétrer dans cette masse vivante. Le tumulte allait toujours croissant; les mules et les bêtes de somme s'effrayaient, de plus la boue des rives du ruisseau devenant toujours plus glissante, et le terrain manquant sous leurs pas. Plusieurs fois, désespérant de voir l'ordre se rétablir après des heures d'attente, nous allions à la recherche d'une autre route ou d'un gué où le bruit et la foule étaient moindres. Ce n'était que bien tard dans l'après-midi que nous pouvions rejoindre notre lieu de campement; nous avions passé la journée entière à parcourir l'espace que l'empereur avait franchi dans une heure et demie. Théodoros ayant eu connaissance des inconvénients que nous avions eus en faisant transporter ainsi nos lourds bagages, nous permit de prendre avec nous quelques objets légers et de marcher avec lui en tête de l'armée. Pendant les quelques jours qu'il nous accompagna, nous ne fournîmes que de courtes étapes, tout au plus dix milles par jour. Théodoros voyageait avec nous pour plusieurs raisons: il devait nous faire prendre le plus court chemin par la mer de Tana, et comme le pays était entièrement dépeuplé, il fut obligé de faire porter nos bagages par ses soldats. Il n'avait pas cependant pillé cette partie du Damot; les habitants avaient fui, mais la moisson, prête pour la faucille, était debout, et sur un signe de l'empereur, elle fut abattue par mille bras. Tandis que la plus grande partie de ses soldats étaient ainsi occupés (le sabre, dans cette circonstance, fut employé comme un instrument de paix), le roi et sa cavalerie quittèrent le camp, et bientôt après la fumée qui s'éleva de tous côtés dénonça leur cruelle mission.
Quelques-uns des incidents qui se passèrent pendant notre commun voyage avec Théodoros, méritent d'être racontés, car ils peignent son caractère et la nature de son amitié. Le second jour de notre voyage avec Sa Majesté, le 1er février, nous dûmes traverser le Nil Bleu, non loin de sa source; les bords en étaient glissants et escarpés, le tumulte était à son comble, et plusieurs femmes et plusieurs enfants eussent été inévitablement noyés ou tués, si Théodoros n'avait envoyé quelques-uns des chefs qui l'accompagnaient pour aider le passage au moyen de leurs épées, tandis qu'il restait là jusqu'à ce que le dernier des hommes de son camp eût traversé. Lorsque nous arrivâmes, Sa Majesté nous envoya dire de ne pas descendre de nos montures. Nous traversâmes donc l'eau sur nos mules, mais au moment où nous atteignîmes le bord opposé, nous mîmes pied à terre et grimpâmes sur le tertre où se tenait Sa Majesté. Le sentier était si rapide et si glissant que M. Rassam, qui marchait en tête, eut quelque difficulté à atteindre le sommet; Théodoros voyant cela, s'avança, lui prit la main, et lui dit en arabe: «Ayez bon courage, n'ayez pas peur.»
Le jour suivant, pendant la marche, Théodoros envoya Samuel, tantôt en avant, tantôt en arrière pour nous poser diverses questions, telles que: «Les Américains sont-ils en guerre?—Combien d'hommes ont été tués?—Combien de soldats avaient-ils?—Les Anglais se battent-ils avec les Achantis?—Ont-ils fait leur conquête?—Leur contrée est-elle malsaine?—Ressemble-t-elle à ce pays?—Pourquoi le roi de Dahomey met-il à mort ses sujets?—Quelle est sa religion?» Puis il nous fit faire ses excuses de ne nous avoir pas répondu plus tôt. Il avait eu des désagréments, nous dit-il, avec tous les Européens qui avaient pénétré dans son pays. Personne n'avait été bon comme Bell et Plowden, et il aurait aimé de savoir si l'Anglais qui avait abordé à Massowah était comme ces derniers. Sa bonhomie était telle qu'il avait supposé qu'il était bon, et à cause de cela, il avait décidé de le faire venir.
Le 4, il nous envoya prendre encore. Il était seul, assis en plein air. Il nous fit asseoir sur un tapis près de lui, et nous parla longuement de sa vie passée. Il nous dit comment il se conduisait avec les rebelles. D'abord, il leur envoyait l'ordre de payer leur tribut; s'ils refusaient, il y allait lui-même et ravageait leur pays. Au troisième refus, pour employer ses propres paroles: «il envoyait leurs corps au sépulcre et leurs âmes en enfer.» Il nous dit aussi que Bell lui avait beaucoup parlé de la reine d'Angleterre, et que plusieurs fois il avait eu l'intention de lui envoyer un ambassadeur, tout était même prêt quand le capitaine Cameron, par son influence, changea en ennemi son premier ami. Il avait ordonné, nous dit-il, que des présents nous fussent offerts pour nous montrer sa considération, car il n'avait rien avec lui qui fût digne de nous être présenté; il avait eu du plaisir à nous voir et nous considérait comme trois frères. L'entrevue fut longue; lorsque enfin il nous congédia, il nous informa que le jour suivant, il nous enverrait à Kourata pour y attendre l'arrivée de nos compatriotes de Magdala. Bientôt après être arrivés dans notre tente, M. Rassam reçut un billet poli qui l'informait qu'il recevrait 5,000 dollars, dont il pourrait disposer comme bon lui semblerait, mais toujours d'une manière agréable au Seigneur. Un message verbal me fut aussi envoyé pour savoir si je ne connaissais pas l'art de fondre le fer, les canons, etc. Je répondis, d'après l'avis d'un ami, que je ne connaissais rien en dehors de ma profession de médecin.
Notes:
[19] De Kassalu à Kédaref, ou compte environ 120 milles.
[20] Seigneur, seigneur, médecine, médecine.
[21] Manteau de forme particulière en fourrure ou en velours.
Nous quittons le camp de l'empereur pour Kourata.—La mer de Tana.—La navigation abyssinienne.—L'île de Dek.—Arrivée à Kourata.—Les gens de Gaffat et les premiers captifs nous rejoignent.—Accusations portées contre ces derniers.—Première visite au camp de l'empereur à Zagé.—Les flatteries précèdent la violence.
Le 6 février, Théodoros nous envoya l'ordre de partir. Nous ne le vîmes pas, mais avant notre départ, il nous fit remettre une lettre pour nous informer que, aussitôt que les prisonniers nous auraient rejoints, il ferait les démarches nécessaires pour que notre sortie du pays se fit avec honneur et satisfaction. L'officier qui avait reçu l'ordre d'aller à Magdala, afin de délivrer les captifs et de nous les amener, faisait partie de notre escorte; nous étions porteurs d'une humble apologie de Théodoros à notre reine; tout nous souriait; et, heureux au delà de toute expression par l'apparence du succès complet de notre mission, nous nous rappelions nos démarches d'un coeur léger et reconnaissant, en traversant les plaines de l'Agau-Medar. Dans l'après-midi du 10 février, nous campâmes sur les bords de la mer de Tana, grand lac aux eaux fraîches et réservoir du Nil Bleu. Le fleuve fait son entrée par l'extrémité sud-ouest du lac, et en sort par son extrémité sud-est, les deux bras n'étant séparés que par le promontoire de Zagé.
Le terrain sur lequel nous établîmes notre camp n'était pas loin de Kanoa, joli village dans le district de Wandigé; Kourata étant tout à fait à l'opposé, au nord-nord-est. Nous dûmes attendre plusieurs jours, pendant que l'on construisait un bateau pour nous, nos bagages et notre escorte. Ces bateaux, d'un genre de construction tout à fait primitif, sont faits d'une espèce de jonc, le papyrus des anciens. Les joncs sont liés ensemble, de façon à former une surface d'environ six pieds de largeur et de dix à vingt pieds de longueur. Les deux extrémités sont alors pliées en rouleau et serrées ensemble. Les passagers et le batelier sont assis sur un grand carré de joncs en faisceau formant la partie essentielle du bateau, lequel est tenu en place par la cage extérieure, dont les extrémités pointues servent à avancer. Dire que ces bateaux laissent l'eau s'infiltrer ne serait pas exact; ils sont pleins d'eau ou à peu près, comme un morceau de liège à demi submergé; leur flottaison est simplement une question de gravité spécifique. La manière employée pour faire avancer les bateaux, ajoute beaucoup au malaise du voyageur. Deux hommes sont assis en avant et un autre en arrière. Ils se servent de longs bâtons, au lieu de rames, frappant l'eau alternativement de droite et de gauche; à chaque coup, ils font jaillir l'écume, comme une douche par devant et par derrière, et le malheureux passager, qui auparavant a été ses bas et ses souliers, et relevé ses pantalons, trouve bientôt qu'il aurait été plus sage d'adopter un costume plus simple encore, et de suivre l'exemple des bateliers, à peu près nus.
La marine abyssinienne ne donne pas beaucoup de travail à ses habitants et il ne leur faut pas des années pour construire une flotte; deux jours après notre arrivée, cinquante nouveaux bateaux avaient été lancés et plusieurs centaines avaient déjà fait la traversée de Zagé à l'île de Dek.
Les quelques jours que nous passâmes sur les bords de la mer de Tana, peuvent être comptés parmi les plus heureux que nous ayons passés dans ce pays. Samuel, devenu noire balderaba (interprète) et le chef de notre escorte, ne permettait pas à la foule d'envahir ma tente. Comme c'était un homme intelligent, et que ses parents et ses amis étaient moins nombreux que ceux de ses prédécesseurs, il ne laissait pénétrer que ceux auxquels une petite médecine devait suffire, ou ceux qu'il était forcé d'introduire; car en refusant à un petit chef ou à un homme important dans quelqu'un des districts du voisinage, il se serait fait de sérieux ennemis. C'était ainsi une récréation au lieu d'une fatigue, que l'étude des maladies du pays, chose impossible auparavant, lorsque je ne pouvais me défendre contre l'importunité de la foule et examiner en paix le moindre cas. J'employais le reste de mon temps à la chasse. Les oiseaux aquatiques tels que les canards, les oies, etc., se montraient en abondance, et ils étaient si peu farouches que les survivants ne s'éloignaient jamais, au contraire, ils continuaient à se baigner, à chercher leur nourriture ou à lisser leurs brillantes plumes, malgré le voisinage des corps morts de leurs compagnons.
Dans la matinée du 16, nous partîmes pour Dek, l'île la plus grande et la plus importante du lac de Tana; elle est située environ à mi-chemin de Kourata, notre futur lieu de résidence. Nous avions environ six heures de douches à supporter, notre marche étant de deux noeuds et demi et le trajet de quinze milles. Dek est vraiment une belle île; c'est un grand rocher plat et volcanique, entouré de petites collines formant plusieurs îles et faisant l'effet d'une couronne de perles. L'île entière est bien boisée, couverte d'une végétation puissante, peuplée de villages nombreux et prospères, et fiers de posséder quatre vieilles églises visitées des pèlerins et but de leurs dévotions. Nous passâmes la nuit au centre même de cette île si pittoresque, l'idéal d'une habitation terrestre. Hélas! peu de temps après nous apprîmes que le passage des hommes blancs avait été la cause de bien des larmes et d'une grande détresse pour les habitants arcadiens de cette paisible contrée! Ces populations reçurent l'ordre de nous fournir 10,000 dollars. Les chefs, désespérés de l'impossibilité de lever une somme si considérable, firent un puissant appel à tous leurs amis et voisins, leur dépeignant sous de vives couleurs la colère du despote lorsquil apprendrait que ses ordres n'avaient pas été exécutés, et leur montrant en même temps le désert succédant à ces riches et heureuses campagnes. L'éloquence des uns, la menace des autres eurent un plein succès. Toutes les économies de l'année furent apportées au gouverneur; les anneaux et les chaînes d'argent, la dot et la fortune de maintes jeunes filles, furent ajoutées au shama nouvellement tissé par la matrone: tous furent réduits à la misère et tremblaient encore; et pourtant, ils souriaient tout en faisant le sacrifice de tous ces biens terrestres. Combien ils doivent avoir maudit, dans l'amertume de leurs chagrins, ces pauvres blancs étrangers, cause innocente de leurs malheurs!
Le lendemain matin, nous partîmes pour Kourata: la distance et les désagréments furent les mêmes que dans le voyage de la veille. De retour sur la terre ferme, nous saluâmes avec délices la fin de notre courte traversée. Nous fûmes reçus sur le rivage par le clergé, qui avait enfreint les lois canoniques pour nous souhaiter la bienvenue avec toutes les pompes dues à la royauté: tel avait été l'ordre impérial. Deux des plus riches marchands de l'île nous réclamèrent comme leurs hôtes, au nom de leur royal maître; et montés sur de magnifiques mules, nous grimpâmes la colline sur laquelle est bâtie Kourata; le privilège de parcourir à cheval les rues sacrées ayant été accordé aux hôtes honorables du souverain du pays.
Kourata est, après Gondar, la plus importante et la plus riche cité de l'Abyssinie; c'est une ville de prêtres et de marchands, élevée sur le penchant d'une colline baignée par les eaux de la mer de Tana. Plusieurs de ses maisons sont bâties en pierre, et la plupart étaient bien mieux que tout ce que nous avions vu jusque-là dans la contrée. L'église, érigée par la reine de Socinius, est considérée comme tellement sainte que la ville entière est sacrée, et que nul homme, à l'exception des évêques et de l'empereur, n'est autorisé à parcourir à cheval ses ruelles étroites et sombres. Il est impossible d'apercevoir la ville de la mer, les cèdres et les sycomores la voilent complétement aux regards, sous leur feuillage sombre et touffu, légitime orgueil des habitants. La colline tout entière d'ailleurs est couverte d'une telle végétation, qu'à une certaine distance, le pays ressemble plutôt à une forêt du Nouveau Monde, vierge de tout contact humain, qu'à la demeure de plusieurs milliers d'hommes et au marché de l'Abyssinie occidentale. Pendant quelques jours, nous résidâmes dans l'intérieur de la ville, où plusieurs maisons avaient été mises à notre disposition; mais d'innombrables hôtes survinrent, je veux parler des légions d'insectes de toutes sortes, qui nous en chassèrent bientôt. Nous obtînmes la permission de planter nos tentes sur les bords de la mer, sur une portion de terrain très-agréable, située à quelques mètres seulement de la ville, et où nous jouissions du double luxe de la fraîcheur de l'air et de l'abondance de l'eau.
Quelques jours après notre arrivée à Kourata, nous fûmes rejoints par les gens de Gaffat. L'empereur leur avait écrit de venir et de rester avec nous pendant tout notre séjour, craignant, disait-il, que l'ennui ne nous saisit et que nous ne fussions malheureux dans ce pays si loin de nos concitoyens. Conformément aux instructions qu'ils avaient reçues, en arrivant près de notre campement, ils nous informèrent de leur arrivée et nous firent demander l'autorisation de se présenter devant nous. Je n'ai jamais été aussi surpris qu'à la vue de ces Européens vêtus des habits de fête des Abyssiniens: une chemise de soie aux couleurs voyantes, de larges pantalons de même étoffe, le shama drapé sur leur épaule gauche, quelques-uns nu-pieds, la plupart la tête découverte. Ils étaient depuis si longtemps en Abyssinie, que je ne doute pas qu'ils ne se considérassent comme très-bien mis; et si nous ne les admirâmes pas, certainement les Abyssiniens le firent. Ils s'établirent à peu de distance de notre campement. Au bout de deux jours arrivèrent leurs femmes et leurs enfants, et après quelques instants d'intimité, nous nous aperçûmes que parmi eux se trouvaient plusieurs hommes savants et bien élevés, et que ce n'étaient point des compagnons à dédaigner dans un pays si éloigné.
Le 12 mars, nos pauvres compatriotes, depuis longtemps malheureux et dans les chaînes, arrivèrent enfin. Nous préparâmes des tentes pour ceux qui n'en avaient pas et ils restèrent dans notre campement. Tous, plus ou moins, portaient les traces des souffrances qu'ils avaient eu à supporter: M. Stern et M. Cameron plus encore que les autres. Nous tâchâmes de les réjouir en parlant de notre prompt retour en Europe, regrettant seulement de ne pouvoir leur procurer plus de douceurs. M. Rassam nous fit observer qu'il ne pensait pas qu'il fût convenable, à cause du caractère soupçonneux de Théodoros, de paraître trop intimes avec les prisonniers. Il connaissait l'empereur mieux que nous et de temps en temps exprimait des doutes sur l'issue favorable de l'affaire. Ils avaient appris en route qu'ils auraient à construire des bateaux pour Théodoros, et ils étaient inquiets et anxieux chaque fois qu'un messager arrivait du camp impérial.
Théodoros, après avoir pille la Metcha, fertile province située à l'extrémité sud du lac de Tana, détruisit la grande et populeuse ville de Zagé, et établit son camp sur une petite langue de terre joignant le promontoire de Zagé à la terre ferme. L'empereur était alors plein d'attentions; il nous envoya 5,000 dollars, des vivres en abondance, mit trente vaches à lait à notre disposition, nous fit parvenir de jeunes lions, des singes, etc., et chaque deux jours il écrivait une lettre pleine de courtoisie à M. Rassam. Tous nos interprètes, tous nos messagers, y compris le valet de M. Rassam, allèrent l'un après l'autre à Zagé, pour être investis de l'ordre de la Chemise. Au messager qui nous avait apporté la fausse nouvelle de l'élargissement du capitaine Cameron, il fit présent d'un marguf ou shama brodé de soie, d'un titre, et du gouvernement d'une province; et réclama l'amitié de M. Rassam, le priant de le rendre aussi l'ami de sa reine. Son premier stratagème avait parfaitement réussi puisqu'il nous avait fait venir jusqu'à lui. Lorsqu'un de nos interprètes, Omer-Ali, naturel de Massowah, alla à son tour pour être décoré, il trouva Sa Majesté assise près du rivage et faisant des cartouches. L'empereur lui dit: «Vous voyez mon occupation; et je n'en ai pas honte. Je ne puis accoutumer mon esprit au départ de M. Stern et de M. Cameron; mais par égard pour M. Rassam et son ami, j'y consentirai. J'aime vos maîtres parce qu'ils se sont toujours bien comportés, inclinant leurs têtes dans leurs mains aussitôt qu'ils s'approchaient de ma personne, pleins de respect pour moi en ma présence, tandis que M. Cameron avait l'habitude de se tirer les poils de la barbe à chaque instant.»
Si je mentionne ces faits insignifiants, c'est pour montrer l'hésitation qui existait dans l'esprit de Théodoros au sujet des captifs. S'il eût été moins hésitant, ses bonnes qualités auraient pu prévaloir chez lui et il n'aurait pas donné le temps à des événements insignifiants de réveiller sa nature soupçonneuse.
Théodoros, toujours préoccupé de passer pour un homme juste devant son peuple, témoigna le désir que les premiers captifs assistassent à une assemblée publique où nous nous rendrions ainsi que lui et ses soldats. Là ils reconnaîtraient qu'ils avaient eu tort, et ils imploreraient le pardon de Sa Majesté. On aurait ainsi une réconciliation publique et, après l'offre de quelques présents, il serait permis aux prisonniers de partir.
Mais M. Rassam croyait au contraire qu'il serait plus convenable de ne pas mettre en présence les prisonniers et Sa Majesté, de peur que la vue de ces derniers n'excitât de nouveau la colère du souverain. Tout paraissant marcher d'une façon tout à fait favorable, il crut prudent de faire son possible pour empêcher une rencontre entre les deux parties.
Peu de temps après l'arrivée des prisonniers de Magdala, qui avaient été rejoints à Debra-Tabor par ceux qui étaient retenus là sur parole, Sa Majesté, à l'instigation de M. Bassam, au lieu de les faire paraître en sa présence comme elle en avait primitivement l'intention, fit appeler plusieurs de ses officiers, son secrétaire, etc., etc., à Kourata. Théodoros nous donna l'ordre également de nous rendre auprès de lui, afin d'avoir une séance publique où seraient lues certaines accusations contre les captifs, qui alors déclareraient s'ils étaient coupables ou si c'était l'empereur.
Tous les captifs, les gens de Gaffat et les officiers abyssiniens étant assemblés dans la tente de M. Rassam, l'officier impérial lut l'acte d'accusation. La première accusation était portée contre le capitaine Cameron. L'acte commençait par établir que M. Cameron s'étant présenté comme envoyé de la reine d'Angleterre, avait été reçu avec tout l'honneur et le respect dus à son rang, et que le meilleur accueil possible lui avait été fait. L'empereur avait accepté avec humilité les présents envoyés par la reine et d'après l'avis du docteur Cameron, qu'un échange de consuls entre les deux nations serait très-avantageux pour l'Abyssinie, Théodoros avait répondu ces propres paroles: «Je suis enchanté de vous entendre parler ainsi; c'est très-bien.» Théodoros continuait en rapportant qu'il avait informé le consul que les Turcs étant ses ennemis, il le priait de protéger le message et les présents qu'il avait l'intention de faire parvenir à la reine d'Angleterre, à laquelle il avait envoyé une lettre d'amitié; mais le capitaine Cameron, au lieu de remettre à son adresse la lettre, l'avait envoyée aux Turcs qui haïssaient l'empereur, et devant lesquels il l'avait dénigré et insulté. De plus, au retour de M. Cameron, il lui avait demandé: «Où est la réponse à la lettre d'amitié que je vous ai remise? qu'en avez-vous fait?» et celui-ci avait répondu: «Je ne sais pas!» Alors je lui dis, ajoutait Théodoros: «Vous n'êtes pas le serviteur de mon amie la reine d'Angleterre, ainsi que vous prétendiez l'être, et par la puissance de mon Créateur, je le fis jeter en prison. Demandez-lui s'il peut nier ces choses!»
La seconde accusation était à l'adresse de M. Bardel; mais évidemment Théodoros était fatigué de son réquisitoire; car les accusations contre MM. Stern, Rosenthal, etc., ne furent pas spécifiées, quoique dans toute occasion il en ait référé plus tard à ses griefs contre eux. Ils furent englobés dans une même inculpation comme ayant agi en commun.
«Les autres prisonniers m'ont trompé, poursuivait l'acte d'accusation; je les aimais et les honorais pourtant. Un ami doit être un bouclier pour son ami, et ils ne m'ont pas défendu. Pourquoi ne m'ont-ils pas défendu? A cause de cela je leur ai ôté mon amitié.
«Maintenant, par la puissance de Dieu, à cause de la reine, et du peuple britannique, et à cause de vous-mêmes, je leur rendrai mon amitié. Je désire que vous puissiez opérer entre nous une véritable réconciliation de coeur. Si j'ai eu tort, dites-le-moi et je ferai mes excuses; mais si vous trouvez au contraire que j'ai été trompé, je désire que vous obteniez des prisonniers qu'ils s'en humilient devant moi.»
Après la lecture de cet acte, on interrogea les captifs pour savoir s'ils reconnaissaient leurs torts, oui ou non. Il eût été absurde de leur part de ne pas reconnaître leurs erreurs et de ne pas demander pardon. Nous savions bien qu'ils étaient innocents, qu'on les calomniait, et que les quelques erreurs de jugement qu'ils avaient commises n'étaient pas à comparer aux souffrances qu'ils avaient eu à supporter. Mais en reconnaissant qu'ils étaient dans leur tort, ils agissaient sagement: et c'est ce que nous leur conseillâmes. L'officier public termina sa lecture par la traduction en langue amharic de la lettre de la reine d'Angleterre, et par la communication de la réponse que Théodoros devait, disait-il, envoyer par notre intermédiaire.
Quoique tout parût marcher à souhait, cependant il n'y avait aucun doute qu'un orage était imminent; et bien que tout eût l'air de marcher encore sur un pied d'amitié pendant quelque temps, nous reconnûmes que nous n'eussions pas été si confiants, si nous avions eu une plus grande connaissance du caractère de Théodoros.
Pendant notre voyage à Kourata, les serviteurs de Sa Majesté nous avaient demandé si nous avions quelques connaissances concernant la construction des navires. Nous répondîmes que nous n'en avions aucune. J'avais appris que quelqu'un de l'escorte avait dit que le capitaine Cameron serait employé à Kourata à la construction des navires. Il n'y avait alors aucun doute sur l'intention de Sa Majesté d'avoir une petite flotte, et le vrai motif pour lequel nous fûmes envoyés à Kourata, et les gens de Gaffat expédiés pour nous y tenir compagnie, était évident: Théodoros s'imaginait que nous avions plus de connaissances sur la construction des bateaux que nous ne voulions l'avouer, et espérait nous persuader d'entreprendre ce travail. Les gens de Gaffat reçurent l'ordre alors de construire des bateaux; ils répondirent qu'ils n'y entendaient rien, mais qu'ils étaient prêts à travailler sous la direction de quelqu'un qui s'y entendrait; en même temps, ils engageaient Sa Majesté à profiter de son amitié avec M. Rassam, pour prier ce dernier d'écrire qu'on lui envoyât des hommes propres à ce travail; ils ajoutaient qu'ils ne doutaient nullement que la demande étant faite par M. Rassam, Sa Majesté n'obtînt ce qu'elle désirait.
Peu de jours après, en effet, Théodoros écrivait à M. Rassam pour le charger de demander des ouvriers, impatient de les voir arriver. Jusque-là tout semblait marcher à souhait; mais je compris, an reçu de cette lettre, qu'un nuage se formait sur la tête de M. Rassam. Deux voies lui étaient ouvertes: refuser dans des termes polis, et en se plaçant sur ce terrain, que les instructions qu'il avait reçues de son gouvernement ne lui permettaient pas de s'occuper d'une telle requête; ou bien accepter, à la condition que les premiers prisonniers seraient autorisés à partir, tandis qu'il attendrait, avec l'un de ses compagnons, l'arrivée des constructeurs de navires. Au lieu de cela, M. Rassam prit un terme moyen. Il dit à Théodoros que, dans l'intérêt même de cette expédition d'ouvriers, il vaudrait mieux que Sa Majesté lui permît de partir, et qu'alors une fois chez lui, il pourrait beaucoup mieux appuyer les désirs de l'empereur; que toutefois, s'il le voulait absolument, il écrirait.
Théodoros fut si peu convaincu qu'en envoyant M. Rassam il pourrait obtenir des ouvriers, que la seule chose qui le fit hésiter quelques jours, ce fut la question de savoir si, pour obtenir ce qu'il désirait, il userait de flatteries ou de menaces. Il se mit immédiatement à l'oeuvre, et crut qu'il valait mieux commencer par les mesures polies. A cet effet, il nous envoya une invitation, nous priant d'aller passer un jour avec lui à Zagé; il ordonna en même temps à ses ouvriers de nous accompagner. Le 25 mars, nous partîmes par le bateau indigène et nous atteignîmes Zagé après une douche de quatre heures; arrivés à une petite distance de notre destination, nous nous revêtîmes de nos uniformes. Nous fûmes reçus, à notre arrivée, par Ras-Engeddah (commandant en chef), par l'intendant des écuries et plusieurs autres officiers supérieurs de la maison de l'empereur. Sa Majesté nous avait envoyé des salutations on ne peut plus aimables par le ras, et montés sur les magnifiques mules prises dans les écuries impériales, nous partîmes pour le lieu de résidence de l'empereur. Nous fûmes d'abord conduits sous une tente de soie, qui avait été dressée à très-peu de distance pour nous servir de salle de festin, et où nous devions attendre, tout en dégustant une collation que la reine nous avait fait préparer. Dans l'après-midi, l'empereur nous fit dire qu'il viendrait nous voir.
Peu d'instants après nous allions à sa rencontre, lorsque, à notre grande surprise, nous le vîmes venir à nous, drapé dans ses vêtements et le bras droit découvert; signe d'infériorité et de profond respect, et honneur que Théodoros n'a jamais rendu à personne. Il fut souriant, plein d'amabilité, s'assit quelques instants sur le lit de M. Rassam, et lorsqu'il nous quitta, il toucha la main de M. Rassam de la façon la plus affectueuse. Un instant après, nous lui rendîmes sa politesse. Nous le trouvâmes dans la salle d'audience, assis sur un tapis; il nous salua gracieusement et nous fit asseoir à son côté. A sa gauche se tenaient son fils aîné, le prince Meshisha et Ras-Engeddah. Ses ouvriers étaient aussi présents, placés au centre de la salle en face de lui. Il avait devant lui tout un arsenal de fusils et de pistolets; il nous parla de ceux que nous avions apportés avec nous et nous les lui montrâmes, puis des fusils qui avaient été fabriqués sur son ordre, par un ouvrier qu'il avait à son service et frère d'un armurier résidant à Saint-Etienne, près de Lyon. Il causa sur plusieurs sujets variés, sur les différents grades de son armée, nous présenta son fils, et lui ordonna à la fin de l'audience d'aller, avec les gens de Gaffat, nous escorter jusqu'à notre tente.
Le jour suivant, Théodoros nous envoya de nouveau ses salutations amicales; mais nous ne le vîmes pas lui-même. Dans la matinée, il fit venir tous ses chefs pour les consulter sur la question de savoir s'il devait nous laisser partir où nous garder. Tous s'écrièrent: «Laissez-les partir.» Un seul fit remarquer qu'une fois partis, nous pourrions revenir pour les combattre: «Qu'ils reviennent, nous aurons alors Dieu pour nous!» s'écria l'empereur. Aussitôt qu'il eut renvoyé ses chefs, Théodoros fit venir les gens de Gaffat et leur demanda ce qu'ils feraient à sa place. Ils nous ont dit depuis qu'ils l'avaient fortement engagé à nous laisser partir. Mais il nous a été rapporté qu'en s'en retournant chez lui son domestique lui avait dit: «Tout le monde vous dit de les laisser partir; or, vous savez qu'ils sont vos ennemis et vous les tenez dans vos mains.» Sur le soir, l'empereur fut très-agité; il fit appeler les gens de Gaffat, et s'appuyant sur la grossière colonne de sa hutte, il leur dit: «Est-ce là une demeure digne d'un roi?» Quant à la conversation qui suivit, je ne pourrais en rien dire; sinon que quelques jours plus tard, l'un des assistants me dit que Sa Majesté était bien décidée à nous renvoyer, mais que M. Rassam n'ayant pas du tout parlé de ce que l'empereur avait tant à coeur: les ouvriers et les instruments pour construire les navires, il craignait que Sa Majesté ne vît de très-mauvais oeil notre retour à Kourata, que l'autorisation du départ ne nous fût refusée, et que nous ne fussions retenus par la force.
A notre retour à Kourata, la correspondance entre Théodoros et M. Rassam recommença. Les lettres habituellement ne contenaient rien d'important; mais les nouvelles qui arrivaient de divers côtés avaient une haute importance, et concernaient surtout les premiers prisonniers, avec lesquels Théodoros désirait se réconcilier avant leur départ. Craignant que Théodoros ne se laissât aller à sa colère à la vue des captifs, M. Rassam s'efforçait, par toute espèce de moyens, d'empêcher l'entrevue qu'il redoutait tant; et même Sa Majesté parut s'être laissé convaincre par tous les raisonnements de ses amis et consentir à leurs desseins. Cependant quelques-uns des prisonniers étaient inquiets et auraient préféré avoir à supporter quelque rude parole de l'empereur que d'exciter son caractère irritable. Mais il était alors trop tard. Théodoros avait déjà arrêté la résolution de retenir par la force ces mêmes prisonniers qu'il consentait à ne pas voir, et il faisait déjà élever une forteresse pour les y enfermer.
Afin de détourner l'esprit de Théodoros de toutes ces préoccupations, M. Rassam l'engagea à fonder un ordre qui porterait le nom de: «L'ordre de la Croix de Christ et le Sceau de Salomon.» Les lois et les règlements de cet ordre furent promulgués, un ouvrier fit un modèle de médaille, sous la direction de M. Rassam, et qui fut approuvée par Sa Majesté, et il y eut neuf ordres différents: trois du premier rang, trois du second et trois du troisième. M. Rassam, Ras-Engeddah et le prince Meshisha furent créés chevaliers du premier ordre; les officiers anglais de l'ambassade furent créés chevaliers du second ordre; quant au troisième, je n'ai jamais su à qui il était destiné, à moins qu'il n'ait servi à décorer Beppo, sommelier de l'empereur.
Malgré tout ce qui se passait autour de nous, nous nous figurâmes que nous n'avions plus rien à craindre, et que toutes choses avaient été parfaitement arrangées; nous bâtissions déjà des châteaux en Espagne, revoyant en imagination les chers objets de notre affection et le home bien-aimé; nous souriions aussi à la pensée d'aller griller nos têtes dans les chaudes montagnes du Soudan: lorsque tout d'un coup nos plans, nos espérances et nos belles visions reçurent la déception la plus cruelle.
Seconde visite à Zagé.—Arrestation de M. Rassam et des officiers anglais.—Accusations contre M. Rassam.—Les premiers captifs sont amenés enchaînés à Zagé.—Jugement public.—Réconciliation.—Départ de M. Flad.—Emprisonnement à Zagé.—Départ pour Kourata.
Le 13 avril, nous fîmes notre troisième expérience des bateaux de jonc, parce que l'empereur désirait voir une fois de plus ses chers amis avant notre départ. Les ouvriers européens de Gaffat nous accompagnèrent. Tous les prisonniers de Magdala et de Gaffat partirent le même jour, mais par des routes différentes; le rendez-vous général fut désigné à Tankal, situé à l'extrémité nord-ouest du lac, où nos bagages devaient aussi nous rejoindre.
A notre arrivée à Zagé, nous fûmes reçus avec tout le respect habituel. Ras-Engeddah et plusieurs officiers vinrent à notre rencontre sur le rivage, et des mules richement enharnachées furent amenées des écuries impériales. Nous descendîmes à l'entrée de la demeure impériale, et nous fûmes conduits dans la salle d'audience élevée dans l'enceinte fortifiée de la demeure de Sa Majesté. En entrant, nous fûmes surpris de voir la grande salle garnie des deux côtés d'officiers abyssiniens en habits de fête. Le trône avait été érigé à l'extrémité de la salle; mais il était vide, et l'espace qui restait était occupé par les pins grands officiers du royaume. Nous avions à peine fait quelques pas, précédés de Ras-Engeddah, quand ce dernier s'inclinant baisa le sol; nous crûmes que c'était un acte de respect pour le trône; mais ce n'était que le premier acte d'une infâme trahison. Aussitôt que le ras se fut prosterné, neuf hommes, placés là pour l'exécution de ce projet, se ruèrent sur nous, et en moins de temps que je ne mets à l'écrire, nos épées, nos ceinturons, nos chapeaux furent jetés à terre, nos uniformes arrachés, et les officiers de l'ambassade anglaise, saisis par les bras et le cou, furent traînés dans la partie supérieure de la salle, dégradés et insultés en présence des courtisans et des grands officiers de la cour de Théodoros.
Il nous fut permis de nous asseoir, et nos gardiens s'assirent à nos côtés, l'empereur ne fit point son apparition, mais il nous fit poser plusieurs questions par divers messagers, tels que Bas-Engeddah, Cantiba Hailo (le père adoptif de l'empereur), Samuel et les ouvriers européens. La plupart de ces questions, pour dire le moins, étaient puériles. «Où sont les prisonniers?—Pourquoi ne les avez-vous pas amenés?—Vous n'aviez pas le droit de les renvoyer sans ma permission.—Je désire que vous me réconciliiez avec eux.—J'ai l'intention de donner des mules à ceux qui n'en out pas et de l'argent à ceux qui en manquent pour leur voyage.—Pourquoi leur avez-vous donné des armes à feu?—Ne m'apportez-vous pas une lettre d'amitié de la reine d'Angleterre?—Pourquoi avez-vous envoyé des lettres à la côte?» Et d'autres insignifiances.
La plupart des premiers officiers témoignèrent leur approbation à l'ouïe de nos réponses, chose rare à la cour d'Abyssinie. Evidemment ils n'aimaient pas et ne pouvaient approuver la conduite trompeuse de leur maître. Au milieu de ces questions, un fragment de journal fut lu qui traitait de la généalogie de l'empereur. Comme cela n'avait aucun rapport avec les accusations portées contre nous, je ne pus comprendre dans quel but on nous faisait cette lecture, sinon que c'était une faiblesse de ce parvenu pour se glorifier devant nous de ses ancêtres. Le dernier message de Sa Majesté fut celui-ci: «J'ai fait appeler vos frères; lorsqu'ils seront arrivés, je verrai ce que j'ai à faire.»
L'assemblée ayant été dissoute, nous attendîmes quelque temps, tandis qu'on nous dressait une tente dans l'enceinte de la demeure impériale. Pendant que nous supportions cet ennui, les bagages qui nous avaient suivis furent visités par Sa Majesté elle-même. Toutes nos armes, notre argent, nos papiers, nos couteaux, etc., furent confisqués; le restant nous fut renvoyé, lorsqu'on nous eut conduits sous escorte à notre tente. Nous fîmes fièrement notre entrée dans notre nouvelle demeure, et nous étions à peine remis de la première surprise que nous avait causée cet imbroglio abyssinien, lorsque nous vîmes arriver en abondance des vaches et du pain, envoyés pour nous par Théodoros; singulier contraste avec ses récents procédés!
En même temps que nous étions les témoins de l'inconstance de la fortune, les captifs relâchés étaient appelés à un terrible désappointement. Leur sort était pire que le nôtre. Après deux heures de course à cheval, ils arrivèrent dans un village et furent laissés à l'ombre de quelques arbres, jusqu'à ce que leurs tentes fussent établies; après quoi on vint les prendre pour les conduire auprès du chef du village. Aussitôt qu'ils furent tous réunis, il entra un certain nombre de soldats, et le chef de l'escorte, leur montrant une lettre, leur demanda s'ils reconnaissaient le sceau de Sa Majesté. Sur leur réponse affirmative, on leur ordonna de s'asseoir. Ils furent d'abord inquiets; mais ils s'imaginèrent que peut-être l'empereur leur avait envoyé cette lettre pour les saluer, et qu'on leur avait ordonné de s'asseoir à cause de leur fatigue. Toutefois leurs conjectures ne durèrent pas longtemps. A un signal donné par le chef de l'escorte, ils furent saisis par les soldats qui remplissaient la chambre, et on leur fit la lecture de la lettre de Théodoros. Elle avait été adressée au chef de l'escorte et s'exprimait ainsi: «Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, à Bilwaddad Tadla. Par la puissance de Dieu, nous, Théodoros, le roi des rois, salut. Nous avons à nous plaindre de nos amis et des Européens, qui ont dit: «Nous partons peur notre pays.» Lorsque nous n'étions pas encore réconciliés. Jusqu'à ce que j'aie décidé ce que je dois faire, emparez-vous de leurs personnes; mais ne les maltraitez pas, ne leur faites point peur et ne les frappez pas.»
Le soir, ils furent enchaînés deux à deux; on veilla sur leurs serviteurs, et l'on ne permit qu'à deux d'entre eux de préparer leur nourriture. Le lendemain matin, ils furent amenés à Kourata. Ils apprirent là notre arrestation, et même on leur donna à entendre que nous avions été tués. Les femmes des gens de Gaffat les traitèrent avec douceur; ils étaient eux-mêmes dans une grande inquiétude au sujet du sort de leurs parents. Le 13 au matin, ils furent conduits par le bateau à Zagé. A leur arrivée, ils furent reçus par des gardes, qui les conduisirent dans un enclos fortifié; des mules avaient été amenées pour le capitaine Cameron, pour M. Rosenthal et pour M. Flad; bientôt après, l'empereur leur envoya des vaches, des moutons, du pain, etc., etc., en abondance.
Les trois jours que nous passâmes sous notre tente à Zagé furent trois jours d'angoisse. Jusque-là nous n'avions vu que le beau coté des choses, l'humeur aimable du notre hôte, et nous n'étions pas accoutumés aux changements soudains de son caractère, ni à sa violence, ni à sa mauvaise foi. Dès que nos bagages furent arrivés, nous détruisîmes toutes les lettres, les papiers, les notes, les journaux que nous possédions, et nous adressâmes plusieurs fois des questions à Samuel sur notre avenir. Dans la matinée du second jour, Théodoros nous envoya ses compliments et nous fit dire que, aussitôt que les prisonniers seraient arrivés, tout irait bien. Nous lui fîmes passer quelques chemises que nous avions fait faire tout exprès pendant notre séjour à Kourata; il les reçut, mais refusa le savon qui les accompagnait, en disant qu'il pourrait nous être utile pendant la route. Dans l'après-midi, nous l'aperçûmes à travers les interstices de sa tente, assis sur une plate-forme élevée à l'entrée de sa résidence. Il paraissait calme et demeura assez longtemps en conversation avec son favori, Ras-Engeddah, placé au-dessous de lui.
Nous étions gardés nuit et jour, et nous ne pouvions faire un pas hors de nos tentes sans être suivis par un soldat; la nuit, si nous avions besoin de sortir, il nous fallait prendre une lanterne. Nos gardiens étaient tous de vieux chefs de l'intimité de l'empereur, des hommes ayant une position et un rang élevés, qui exécutaient les ordres de leur maître, mais qui n'abusèrent jamais de leur influence pour aggraver notre position. Dans la soirée du 15 se passa un petit incident qui m'amusa beaucoup. Je sortis un instant, et aussitôt un soldat prit les devants portant une lanterne. Nous avions à peine fait quelques pas, qu'un soldat saisit brusquement celui qui m'accompagnait; aussitôt un officier de garde se jeta sur lui, jouant l'homme indigné et lui recommandant de laisser mon serviteur tranquille; en même temps il levait un bâton et le frappait sur le dos de plusieurs coups en disant: «Pourquoi les arrêtez-vous? Ils ne sont pas prisonniers; ce sont les amis du souverain.» Me retournant alors, je vis le chef et le soldat qui étouffaient de rire. Le lendemain matin, il était question d'accomplir la réconciliation. Théodoros désirait nous convaincre que nous étions toujours ses amis, et que nous ferions mieux de céder de bonne grâce, les arrestations du 13 étant là pour nous avertir qu'il pourrait aussi nous traiter en ennemis. Son plan n'était pas mauvais, et tous ses projets réussirent.
Le 17, nous reçûmes l'ordre de Sa Majesté de nous rendre auprès de lui, désireux qu'il était de juger en notre présence ceux des Européens qui, disait-il, l'avaient insulté. Théodoros aimait beaucoup à poser, et, dans cette occasion plus que jamais, il désirait faire sensation sur les Européens aussi bien que sur les indigènes, et leur donner une haute idée de sa puissance et de sa grandeur. Il s'assit sur un alga, en plein air, à l'entrée de la salle d'audience. Tous les grands officiers de son royaume se tenaient à sa gauche; à sa droite étaient les Européens; tout autour, les personnages les plus importants: puis venait un cercle formé par les soldats et les chefs inférieurs.
Aussitôt que nous approchâmes, Sa Majesté se leva, nous salua et nous assura, en peu de mots, que nous étions toujours ses hôtes honorables, et non les envoyés d'une grande puissance qui l'avait si grossièrement insulté. On nous ordonna bientôt de nous asseoir; et au bout de quelques minutes de silence, nous vîmes arriver par la porte extérieure nos pauvres compatriotes, escortés comme des criminels et enchaînés deux à deux. On les fit mettre en face de Sa Majesté, qui, après les avoir regardés quelques secondes, s'enquit avec douceur de leur santé, et comment ils avaient passé leur temps. Les prisonniers témoignèrent leur reconnaissance de ces compliments en baisant plusieurs fois le sol devant cette incarnation du mal, qui tout le temps grimaça de plaisir à la vue des souffrances et de l'humiliation de ses victimes. On enleva les fers du capitaine Cameron et de M. Bardel et on leur commanda d'aller s'asseoir auprès de nous. Tous les autres prisonniers furent laissés debout an soleil et furent chargés de répondre aux questions de l'empereur. Il fut recueilli et calme; une seule fois, en s'adressant à nous, il parut un peu agité.
Il demanda aux prisonniers: «Pourquoi voulez-vous quitter mon royaume avant de prendre congé de moi?» Ils répondirent qu'ils avaient agi ainsi d'après les ordres de M. Rassam, duquel ils dépendaient. Il ajouta alors: «Pourquoi n'avez-vous pas demandé à M. Rassam de vous conduire auprès de moi, afin de nous réconcilier?» Se tournant alors vers M. Bassam, il lui dit: «C'est votre faute. Je vous avais bien dit de nous réconcilier? Pourquoi ne l'avez-vous pas fait?» M. Rassam répondit qu'il avait cru que l'acte écrit de réconciliation qui avait suivi l'assemblée publique des accusations contre les prisonniers, était suffisant.
L'empereur répondit à M. Rassam: «Ne vous ai-je pas dit que je voulais leur donner des mules et de l'argent, et vous me répondîtes que vous aviez amené des mules pour eux et que vous aviez assez d'argent pour leur retour dans leur pays? Maintenant, à cause de vous, les voilà dans les chaînes. Du jour où vous m'avez dit que vous désiriez les faire partir par une autre route que celle que je vous désignais, j'ai commencé à soupçonner que vous agissiez ainsi dans le but de pouvoir dire dans votre pays, qu'ils avaient été mis en liberté par votre habileté et votre puissance.»
Les crimes supposés des premiers prisonniers étant bien connus et cette assemblée n'ayant été qu'une reproduction de celle de Gondar, ce serait du temps perdu que de la rapporter ici; il suffit de dire que ces malheureux faussement accusés répondirent avec douceur et humilité, s'efforçant ainsi de détourner la colère du misérable au pouvoir duquel ils étaient tombés.
La généalogie de l'empereur fut ensuite lue: d'Adam à David, cela marcha assez bien; de Menilek, fils supposé de Salomon, à Socinius, on donna peu de noms, peut-être ceux qui vécurent dans ces temps-là étaient-ils des patriarches à leur manière; mais quand on en vint aux aïeux de Théodoros même, les difficultés devinrent toujours plus grandes; en vérité, la chose était difficile, plusieurs témoignages furent produits pour attester la descendance royale et l'on alla même jusqu'à invoquer l'opinion de Jean, l'empereur-comédien, pour attester le droit légal de Théodoros au trône de ces ancêtres.
Nous fûmes encore appelés et la séance du 18 nous fut fatale. Après qu'on nous eut invités à nous asseoir, Théodoros fit venir devant lui ses gens et leur demanda s'il devait exiger un «kassa» (c'est-à-dire une réparation pour ce qu'il avait eu à souffrir de la part des Européens). Plusieurs d'entre eux ne répondirent pas très-distinctement; d'autres déclarèrent hautement que «le kassa était une bonne chose.» Sa Majesté conclut en disant, et en s'adressant à nous: «Seriez-vous mes maîtres? Vous resterez avec moi. Là où j'irai, vous irez; là où je m'arrêterai, vous vous arrêterez.» Aussitôt nous fûmes renvoyés à nos tentes et le capitaine Cameron fut autorisé à nous accompagner. Les autres Européens, toujours dans les chaînes, furent envoyés dans une autre partie du camp, où plusieurs semaines auparavant ou avait vu s'élever une forteresse, sans en connaître la destination.
Le lendemain, nous fûmes encore conduits en présence de l'empereur; mais c'était pour une affaire privée. Les prisonniers furent d'abord amenés sous nos tentes et leurs fers leur furent enlevés. Puis on nous conduisit en présence de Sa Majesté; les premiers prisonniers nous suivirent et les gens de Gaffat entrèrent après nous et furent invités à s'asseoir à la droite de Théodoros. Aussitôt que les prisonniers entrèrent ils inclinèrent la tête jusqu'à terre et demandèrent grâce. Sa Majesté leur commanda aussitôt de se lever, et, après leur avoir dit qu'il n'avait aucun tort à leur reprocher, il les assura qu'ils étaient ses amis; toutefois ils inclinèrent encore la tête jusqu'à terre et de nouveau demandèrent grâce. Ils demeurèrent dans cette attitude jusqu'à ce qu'il leur dit: «Par la grâce de Dieu, nous vous pardonnons!» Le capitaine Cameron lut alors à haute voix une lettre du docteur Beke et la pétition des prisonniers relâchés. La réconciliation opérée, l'empereur dicta une lettre pour notre reine et M. Flad fut chargé de la faire parvenir. Nous eûmes alors toutes nos tentes établies dans un même espace entouré de fortifications qui avaient été élevées le matin sous la surveillance de Théodoros; nous fûmes de nouveau réunis, mais nous étions tous prisonniers. M. Flad nous quitta; nous nous attendions à ce que sa mission ne réussirait pas, et que l'Angleterre, dégoûtée de toutes ces trahisons, ne consentirait pas à pousser plus loin les négociations, mais insisterait sur sa première réclamation. Le jour du départ de M. Flad, sa femme accompagna les ouvriers qui avaient reçu l'ordre de retourner à Kourata; nous eûmes beaucoup moins de rapport avec eux qu'auparavant, d'abord parce qu'ils étaient craintifs, et puis parce qu'ils ne voulaient pas se compromettre par des relations avec des amis douteux du roi.
Zagé était une des principales villes du district de Metaha, et il y avait peu de temps, très-prospère et très-populeuse, mais lorsque nous y arrivâmes, nous ne vîmes que ruines et néant; et nous n'aurions pu croire que peu de semaines auparavant cette colline était la demeure de milliers d'habitants, et que ces terrains couverts de vertes prairies et de bois, avaient abrité une population riche et industrieuse.
Quelques jours après l'assemblée de la réconciliation, Sa Majesté nous renvoya nos armes et notre argent, nous fit offrir en même temps des mules, des épées et des boucliers montés en argent, et un peu plus tard des chevaux. Nous vîmes le souverain lui-même à diverses reprises; il vint deux fois dans nos tentes; une autre fois nous allâmes avec lui examiner des fusils fabriqués par des ouvriers européens; un autre jour encore, nous allâmes ensemble à la chasse aux canards sur le lac; enfin, nous allâmes le voir jouer au divertissement national des goucks (coucou). Il s'efforçait de paraître notre ami, nous fournissait des provisions en abondance, et deux fois par jour, nous faisait saluer; il fit même tirer des salves d'artillerie et donna une grande fête le jour de naissance de la reine d'Angleterre. Malgré cela, nous étions malheureux: notre cage était gentille, mais c'était une cage, et l'expérience que nous avions acquise du caractère trompeur du roi nous mettait dans une crainte constante. Lorsque nous l'avions rencontré dans le Damot, et lorsque nous l'avions visité à Zagé, nous n'avions vu que l'acteur à la physionomie souriante; maintenant, il avait rejeté toute contrainte; des femmes étaient flagellées jusqu'à ce que mort s'ensuivît, près de nos tentes, et des soldats étaient enchaînés ou fouettés à mort pour le moindre prétexte. Le véritable caractère du tyran se montrait de jour en jour davantage, et nous commencions à craindre que notre position ne fût critique et dangereuse.
Théodoros avait toujours la pensée de se fabriquer des bateaux; voyant que tous répugnaient à lui faire ce plaisir, il voulut se mettre à l'ouvrage lui-même; il fit construire un immense bateau de jonc à fond plat, d'une grande épaisseur et capable de supporter deux grandes roues mues par les mains. Dans le fait, il avait inventé le bateau à aubes, seulement l'agent moteur faisait défaut. Nous le vîmes plusieurs fois sur l'eau: les roues en étaient si grandes qu'elles réclamaient la force de cent hommes pour les mettre en mouvement. Il est curieux de voir que ce souverain passât son temps dans ces frivolités, tandis qu'il ne s'enquérait nullement de l'ennemi redoutable qui s'était avancé jusqu'à quatre milles à peine de son camp.
Le choléra faisait des ravages dans le Tigré; et nous ne fûmes nullement surpris, lorsque nous apprîmes qu'il décimait d'autres provinces et que plusieurs cas s'étaient déclarés à Kourata. Le camp impérial était établi dans un lieu très-malsain, dans un terrain has et marécageux; les fièvres, la diarrhée et la dyssenterie y sévissaient avec force. Ayant appris l'approche du fléau, Sa Majesté ordonna très-sagement que son camp fût transféré sur les hauteurs de Begember. Madame Rosenthal était en ce moment très-malade, et ne pouvait supporter sans danger un voyage sur la terre ferme. Elle fut autorisée à aller à Kourata par la voie du lac, accompagnée de son mari, du capitaine Cameron, dont la santé était délicate, et du docteur Blanc. Nous partîmes dans la soirée du 31 mai, et nous arrivâmes à Kourata de bonne heure le lendemain matin. Le vent soufflait en ce moment et nous obligeait à de fréquentes stations sur les pointes de terre situées sous le vent, car la mer en courroux menaçait parfois d'engloutir notre faible esquif. Cette dernière traversée fut, dans toute l'acception du mot, le nec plus ultra du discomfort.
Seconde résidence à Kourata.—Le choléra et le typhus éclatent dans le camp.—L'empereur se décide à aller à Debra-Tabor.—Arrivée à Gaffat.—La fonderie transformée eu palais.—Jugement public à Debra-Tabor.—La tente noire.—Le docteur Blanc et M. Rosenthal saisis à Gaffat.—Une autre accusation publique.—La caverne noire.—Voyage avec l'empereur à Aïbankal.—Nous sommes envoyés à Magdala: arrivée à l'Amba.
A Kourata, quelques maisons inoccupées furent mises à notre disposition, et nous nous mimes en devoir de rendre habitables les sales demeures indigènes. Le bruit courait que Théodoros avait l'intention de passer la saison des pluies dans le voisinage, et le 4, il nous fit une visite inattendue, accompagné seulement de quelques-uns de ses chefs. Il vint par la voie du lac et s'en retourna de même. Ras-Engeddah était arrivé environ une heure avant lui. Je fus averti d'aller au-devant de lui sur le rivage. J'accompagnai ainsi les gens de Gaffat, qui allèrent lui présenter leurs hommages. Sa Majesté, en me voyant, me demanda des nouvelles de ma santé et comment je trouvais le pays, etc., etc. Ou n'a jamais su pourquoi il était venu. Je crois que c'était afin de juger par lui-même des ravages du choléra, car il fit bien des questions à ce sujet.
Le 6 juin, Théodoros quitta Zagé avec son armée; M. Rassam et les autres prisonniers l'accompagnèrent; tous les lourds bagages avaient été envoyés par le bateau à Kourata. Le 9, Sa Majesté campa sur un promontoire, au sud de Kourata. Le choléra venait d'éclater dans le camp et journellement, on comptait près de cent morts. Dans l'espoir d'améliorer l'état sanitaire de l'armée, l'empereur transporta son camp sur un terrain situé à quelques milles au nord au-dessus de la ville; mais l'épidémie continua ses ravages avec une grande violence, et dans le camp et dans la ville. L'église était tellement pleine de cadavres qu'on n'en pouvait plus faire entrer, et les rues adjacentes offraient le triste spectacle de morts innombrables entourés de leurs familles désolées, attendant des jours et des nuits que les tombeaux eussent été bénis dans le nouveau cimetière encombré par la foule. La petite vérole et la fièvre typhoïde firent aussi leur apparition, et frappèrent plusieurs de ceux qui avaient échappé au choléra.
Le 22 juin, nous reçûmes l'ordre d'aller rejoindre le camp, Théodoros ayant l'intention de partir le jour suivant pour se rendre dans la province plus saine et plus élevée de Begember. Le 13, de grand matin, le camp fut levé et nous campâmes, le soir même, sur le rivage du Gumaré tributaire du Nil. Le lendemain, le trajet à parcourir touchait à sa fin. Nous avions constamment monté depuis notre départ de Kourata, et Outoo (magnifique plateau et le lieu de notre halte du 14) était déjà élevé de plusieurs milliers de pieds au-dessus du lac; malgré cela le choléra, la petite vérole et la fièvre typhoïde continuaient leur oeuvre terrible. Sa Majesté s'informa de quels moyens on se servait dans nos pays, dans des circonstances semblables. Nous lui conseillâmes de partir immédiatement pour les plateaux plus élevés de Begember, de laisser ses malades à quelque distance de Debra-Tabor, de disperser son armée, aussi loin que possible, sur toutes ses provinces, choisissant les localités les plus saines et les plus isolées pour y envoyer les cas nouveaux qui se déclareraient. Il agit selon nos conseils et avant peu, nous eûmes la satisfaction de voir les épidémies perdre de leur violence, et an bout de quelques semaines disparaître entièrement.
Le 16, nous fournîmes une très-longue marche. Nous partîmes environ à six heures de l'après-midi et nous ne fîmes aucune halte jusqu'à Debra-Tabor, où nous arrivâmes environ deux heures avant midi. Aussitôt que nous touchâmes le pied de la colline sur laquelle s'élevait la demeure impériale, nous reçûmes l'ordre de l'empereur de descendre de nos montures, et immédiatement, nous le vîmes venir à nous accompagné de quelques-uns de ses gardes du corps. Nous nous rendîmes tous à Gaffat, station européenne située à trois milles à l'est de Debra-Tabor. En route, nous fûmes surpris par le plus terrible orage de grêle que j'aie jamais vu; telle en était la violence, que Théodoros fut obligé plusieurs fois de s'arrêter. La grêle tombait en masse si compacte, et les grêlons étaient d'une telle dimension, qu'il était presque impossible de les supporter. Enfin, nous arrivâmes à Gaffat gelés et trempés jusqu'aux os; mais l'empereur paraissait n'avoir souffert en aucune façon de cette douche, il nous servait de cicérone, nous montrant le lieu où nous étions, et nous donnant des explications sur les ateliers, les roues à eau, etc., etc. Quelques planches furent transformées en sièges, un feu fut allumé par ses ordres, et nous demeurâmes seuls avec lui pendant plus de trois heures, discutant sur les lois et les coutumes anglaises. Les tapis et les coussins avaient été oubliés à Debra-Tabor, et il renvoya Ras-Engeddah pour les faire apporter. Aussitôt que ce dernier revint avec les porteurs, Théodoros montra la route de la colline de Gaffat, et de ses propres mains étendit les tapis, et plaça le trône dans la maison choisie pour M. Rassam. D'autres maisons furent assignées aux autres Européens, après quoi Théodoros nous quitta.
Le 17 juin, les ouvriers européens qui étaient restés à Kourata, arrivèrent à Debra-Tabor. Nous ne primes pas garde qu'ils s'étaient plaints de ce que nous occupions leurs maisons; mais l'empereur reconnut, d'après leur conduite, qu'ils étaient mécontents; cependant il les accompagna à Gaffat, et, en quelques heures, au moyen des shamas, des gabis, des tapis, la fonderie fut transformée en une demeure convenable. Le trône y fut aussi placé, et lorsque tout fut arrangé, on nous fit appeler. Théodoros s'excusa de ce qu'il était obligé de nous donner pour quelques jours une maison ainsi organisée, ajoutant qu'il retournait à Debra-Tabor, mais que le lendemain, il tâcherait de se procurer une demeure plus convenable pour ses hôtes. Conformément à cette promesse, le lendemain matin, il vint pour nous offrir plusieurs maisons situées sur une hauteur, en face de Gaffat, et qui avaient été préparées pour nous recevoir. Comme la maison de M. Rassam était plus petite, il profita de cela pour demander que l'empereur retirât le trône de sa chambre. Sa Majesté y consentit, bien qu'il eût garni la chambre de tapis, et recouvert les murs et le plafond de drap blanc. A cause de tous ces changements, nous nous figurâmes que nous étions là établis pour toute la saison des pluies. Le choléra et la fièvre typhoïde venaient de se manifester a Gaffat, et du matin an soir, j'étais constamment réclamé par des malades. L'un d'eux, la femme d'un Européen, me prit beaucoup de temps; elle eut d'abord une attaque de choléra, suivie de la fièvre typhoïde qui la mit aux portes du tombeau.
Dans la matinée du 25 juin, nous reçûmes l'ordre de l'empereur, M. Rassam, ses compagnons, les prêtres et quelques autres, de nous rendre à Debra-Tabor pour assister à une accusation politique. Les ouvriers européens, Cantiba Hailo et Samuel nous accompagnèrent. Arrivés à Debra-Tabor, nous fûmes surpris de n'être pas reçus avec la politesse habituelle, et d'être immédiatement conduits en présence de l'empereur; nous fûmes introduits dans une tente noire établie dans l'enceinte impériale. Nous pensâmes que cette accusation politique nous concernait, et nous étions assis depuis quelques minutes seulement, lorsque les ouvriers européens furent appelés par Sa Majesté. Ils revinrent bientôt après, suivis de Cantiba Hailo, de Samuel et d'un Aia-Négus (bouche du roi), porteurs du message impérial.
La première et la plus importante des accusations était celle-ci: «J'ai reçu une lettre de Jérusalem dans laquelle il est dit que les Turcs font des chemins de fer dans le Soudan pour attaquer mon royaume, de concert avec les Anglais et les Français.» La seconde accusation portait sur le même sujet; seulement, on ajoutait que M. Rassam devait avoir vu les chemins de fer et qu'il aurait dû en avertir Sa Majesté. La troisième accusation était celle-ci: «N'est-il pas vrai que les chemins de fer égyptiens sont construits par les Anglais?»
Quatrièmement: «N'avait-il pas donné une lettre au consul Cameron pour la reine d'Angleterre, et le consul n'était-il pas revenu sans réponse? M. Rosenthal n'avait-il pas dit que le gouvernement anglais s'était moqué de sa lettre?» Il y avait encore sept ou huit autres accusations, mais elles étaient insignifiantes et je ne m'en souviens pas. Peu de jours auparavant, un prêtre grec était arrivé de la côte porteur d'une lettre pour Sa Majesté: ces faits étaient-ils contenus dans cette lettre, ou bien était-ce seulement un prétexte inventé par Théodoros pour s'excuser des mauvais traitements qu'il avait l'intention d'infliger à ses hôtes innocents; c'est ce qu'il serait impossible d'affirmer. La conclusion du message accusateur était celle-ci: «Vous devez rester ici; Sa Majesté ne peut pas plus longtemps laisser vos armes entre vos mains, mais tous vos autres objets vous seront rendus.»
M. Rosenthal obtînt la permission de retourner à Gaffat pour voir sa femme, je fus autorisé à le suivre, à cause de l'état critique dans lequel se trouvait Madame Waldemeier. M. Rassam et les autres Européens demeurèrent dans la tente. M. Waldemeier, à cause de la maladie de sa femme, était resté à Gaffat; il fut effrayé lorsqu'il apprit nos contrariétés, craignant que cela ne privât sa femme des secours médicaux dont elle avait tant besoin dans l'état désespéré où elle se trouvait. Il me pria de retourner auprès d'elle, ne serait-ce qu'une heure, tandis qu'il courait à Debra-Tabor pour supplier Théodoros de me laisser avec lui jusqu'à ce que sa femme fût hors de danger. Madame Waldemeier était une fille de ce M. Bell que Théodoros aimait tant. Non-seulement il consentit à la demande de M. Waldemeier, mais il ajouta que si M. Bassani n'y voyait aucun inconvénient, il me permettrait de rester à Gaffat, les malades y étant nombreux, tandis qu'il exécuterait l'expédition qu'il avait projetée. Comme j'étais affaibli par une grande irritation d'entrailles et par une forte surexcitation, je fus enchanté de ce projet de me laisser rester Gaffat tout le temps de la saison des pluies. M. Bassani lui-même, le jour suivant, demandait à Théodoros que cette autorisation fût accordée, non-seulement à moi, mais aussi à quelques autres de nos compagnons. A cause de ma santé et de la position de M. Rosenthal, la permission nous fut accordée à tous les deux, mais elle fut refusée aux autres.
Nous nous attendions chaque jour à entendre dire que le camp avait été levé, mais Sa Majesté n'en faisait rien. Chaque jour Théodoros envoyait prendre des nouvelles de Madame Waldemeier et me faisait saluer. Il visita Gaffat deux fois pendant le peu de jours que je l'habitai, et dans plusieurs occasions m'envoya ses compliments et reçut mes salutations. M. Rassam et les autres Européens furent autorisés à venir nous voir à Gaffat; et quoique de temps en temps le nom de Magdala fût prononcé, cependant il nous semblait que l'orage s'était dissipé et nous espérions avant peu être tous réunis à Gaffat, et y passer en paix la saison des pluies.
Le 3 juillet un officier de Sa Majesté m'apporta les salutations de l'empereur, ajoutant que Sa Majesté devait venir inspecter les travaux et qu'il fallait que j'allasse au-devant de lui. Je me rendis à la fonderie et sur la route je rencontrai deux ouvriers de Gaffat qui s'y rendaient aussi. Un petit incident eut lieu, qui amena plus tard de terribles conséquences. Nous rencontrâmes l'empereur près de la fonderie marchant à la tête de son escorte: il nous demanda comment nous allions, et nous le saluâmes en ôtant nos chapeaux. Comme il repassait, les deux Européens avec lesquels j'avais fait la route, se couvrirent; sans songer combien Sa Majesté était susceptible pour tout ce qui concernait l'étiquette; je restai la tête découverte, quoique le soleil fût chaud et dangereux. Arrivé à la fonderie, l'empereur me salua encore cordialement; il examina pendant quelques minutes l'ébauche d'un fusil que ses ouvriers se proposaient de lui donner, et ensuite nous quitta. Dans la cour il passa près de M. Rosenthal, qui ne s'inclina pas, Théodoros ne s'informant pas de lui.
Comme l'empereur sortait de l'enceinte de la fonderie, un pauvre vieux mendiant lui demanda l'aumône en disant: «Mes seigneurs (gaitotsh) les Européens out toujours été bons pour moi. O mon roi, ne voulez-vous pas aussi soulager ma misère!» En entendant l'expression de seigneur, appliquée aux ouvriers, Théodoros entra dans une terrible colère: «Comment osez-vous appeler seigneur tout autre que moi? Frappez-le, frappez-le, par ma mort!» Deux individus de sa suite se précipitèrent sur le mendiant et se murent à le frapper de leurs bâtons; Théodoros criait toujours: «Frappez-le, frappez-le, par ma mort!» Le pauvre vieux impotent demandait grâce, avec une expression à fendre le coeur; mais sa voix allait s'affaiblissant toujours et au bout de quelques minutes nous n'eûmes devant nous qu'un cadavre étendu qui ne pouvait plus remuer ni prier. La byène rugissante cette nuit-là put se repaître, sans être troublée, de ses restes abandonnés.
Toutefois la rage de Théodoros ne fut point encore calmée; il s'avança de quelques pas, pais s'arrêtant il se retourna la lance en arrêt, les regards errants autour de lui; il était la personnification de la rage indomptable. Ses yeux rencontrèrent M. Rosenthal: «Saisissez-le!» s'écria-il. Immédiatement plusieurs soldats se ruèrent sur lui pour obéir an commandement impérial. «Saisissez l'homme qu'ils appellent le hakeem (médecin).» Aussitôt une douzaine de scélérats tombèrent sur moi et m'empoignèrent par les bras, l'habit, le pantalon, par tous les endroits qui offraient une prise. Théodoros s'adressa ensuite à M. Rosenthal en disant: «Ane que vous êtes, pourquoi m'appelez-vous le fils d'une pauvre femme? Pourquoi m'insultez-vous?» M. Rosenthal répondit: «Si je vous ai offensé, j'en demande pardon à Votre Majesté.» Pendant ce temps l'empereur brandissait sa lance d'une façon inquiétante, et je croyais à chaque instant qu'il allait nous transpercer. Je craignais que, aveuglé par la colère, il ne fut plus maître de lui-même, et je comprenais que si une fois il se laissait dominer par ses passions, c'en était fait de nous.
Heureusement pour nous Théodoros se tourna vers les ouvriers européens, les insultant dans des termes grossiers; «Vils esclaves! ne vous ai-je pas envoyé de l'argent? Qui êtes-vous que vous vous donniez le titre de seigneurs? Prenez garde!» Puis, s'adressant aux deux ouvriers que j'avais rencontrés sur la route de la fonderie, il leur dit: «Vous êtes fiers! qui êtes-vous? Des esclaves! des l'eûmes! des ânes galeux! vous vous couvrez la tête en ma présence! est-ce que vous ne me voyez pas! Le hakeem n'est-il pas resté la tête découverte? Pauvres créatures que j'ai enrichies!» Se tournant alors de mon côté et voyant qu'une douzaine de soldats m'avaient saisi, il leur cria: «Laissez-le aller; amenez-le-moi.» Tous me lâchèrent hormis un seul, qui me conduisit devant l'empereur. Il me demanda alors: «Connaissez-vous l'arabe?» Quoique je comprisse un peu cette langue, je pensai qu'il était plus prudent, vu les circonstances, de répondre négativement. Alors il commanda à M. Schimper de traduire ce qu'il allait dire: «Vous, hakeem, vous êtes mon ami. Je n'ai rien a dire contre vous; mais les autres m'ont insulté et vous allez venir avec moi pour assister a leur jugement.» Il commanda ensuite à Cantiba Hailo de me donner sa mule, il monta à cheval, moi et M. Rosenthal allant à sa suite; ce dernier à pied, traîné sur toute la route par les soldats qui l'avaient saisi.
Aussitôt après notre arrivée à Debra-Tabor, l'empereur envoya l'ordre à M. Rassam, de venir avec les autres Européens; il avait quelque chose à leur dire. Théodoros s'assit sur un rocher à environ trente pas en face de nous; entre lui et nous se tenaient quelques officiers supérieurs et derrière nous une ligne pressée de soldats. Il était toujours en colère, faisant sauter des pointes de rocher avec l'extrémité de sa lance, et crachant constamment entre chaque parole. Il s'adressa une fois à M. Stern et lui demanda: «Est-ce d'un chrétien, d'un païen ou d'un juif, quand vous m'insultez? Quand vous avez écrit votre livre, par quelle autorité l'avez-vous fait? Ceux qui m'ont insulté en votre présence, étaient-ils mes ennemis ou les vôtres? Pourquoi ont-ils dit du mal de moi devant vous?» etc. Puis il dit à M. Rassam: «Vous aussi vous m'avez manqué de respect. «Moi?» répondit M. Rassam. «Oui! quatre fois. Premièrement, vous avez lu le livre de M. Stern, dans lequel je suis insulté; secondement vous ne m'avez pas réconcilié avec les prisonniers, lorsque vous avez voulu les faire partir du pays; troisièmement: votre gouvernement permet aux Turcs de garder Jérusalem, qui est mon héritage. La quatrième accusation je l'ai oubliée.» Il demanda ensuite à M. Rassam s'il savait que Jérusalem lui appartenait, et que les couvents abyssiniens avaient été pris par les Turcs. En vertu de sa descendance de Constantin et d'Alexandre le Grand, l'Inde et l'Arabie lui appartenaient. Il fit encore plusieurs autres folles questions. Enfin il dit à Samuel qui était l'interprète «Que diriez-vous si je chargeais de chaînes vos amis?» «Rien,» répondit Samuel; «n'êtes-vous pas le maître?» Des chaînes avaient été apportées, mais cette réponse l'avait calmé. Il s'adressa alors à l'un des chefs et lui dit: «Pouvez-vous surveiller ces gens dans la tente?» L'autre, qui savait ce qu'il fallait répondre, lui dit: «Majesté, la maison vaudrait mieux.» Il donna alors des ordres pour que nos effets nous fussent envoyés de la tente noire à la maison attenant à la sienne, et nous reçûmes l'ordre de nous y transporter.
La maison qui nous était destinée, servait primitivement de pied-à-terre: elle était bâtie en pierre, entourée d'une grande verandah, et fermée seulement par une petite porte sans fenêtre ni aucune autre ouverture. Ce ne fut que lorsqu'on eut allumé plusieurs bougies que nous pûmes nous reconnaître an milieu des profondes ténèbres qui régnaient en ce lieu, ce qui rappela, à mon souvenir, plusieurs scènes du drame terrible de Calcutta: La Caverne noire. Quelques soldats apportèrent nos couches, et une douzaine de gardiens s'assirent près de nous, tenant dans leurs mains des chandelles allumées. L'empereur nous envoya plusieurs messages. M. Rassam en prit occasion pour se plaindre amèrement des mauvais traitements qu'il nous infligeait. Il dit: «Dites à Sa Majesté que j'ai fait tout mon possible pour établir de bons rapports entre ma patrie et lui; mais lorsque les événements d'aujourd'hui seront connus, quelles qu'en soient les conséquences, le blâme n'en retombera pas sur moi.» Théodoros nous renvoya ces paroles: «Que je vous traite bien ou que je vous traite mal, cela revient au même; mes ennemis diront toujours que je vous ai maltraités; ainsi cela ne fait rien.»
Un peu plus tard, nous fûmes troublés par un message de l'empereur, nous faisant savoir qu'il ne pouvait être indifférent au bien-être de ses amis et qu'il viendrait nous voir. Quoi que nous fissions pour le dissuader d'une telle démarche, il arriva bientôt accompagné par quelques esclaves, portant de l'arrack et du tej. Il nous dit: «Ce soir, ma femme me disait de ne pas sortir, mais je ne voulais pas que vous fussiez fâchas, et je suis venu boire avec vous.» A ces mots, il nous présenta de l'arrack et du tej, et nous donna lui-même l'exemple.
Il fut calme et très-sérieux, bien qu'il voulût paraître gai. Il resta environ une heure causant de choses insignifiantes: le pape de Rome fit le principal sujet de la conversation. Entre autres choses, il nous dit: «Mon père était fou, et quoique mon peuple ait dit quelquefois que j'étais fou moi-même, je ne l'ai jamais cru; mais maintenant je crois que je le suis.» M. Rassam répliqua: «Je vous en prie, ne dites pas de semblables choses.» Sa Majesté reprit: «Oui, oui, je suis fou.» Un instant après, il nous dit en nous quittant: «Ne vous arrêtez pas à la forme, et ne tenez pas compte de ce que je vous dis devant mon peuple, mais regardez à mou coeur. J'ai un motif pour cela.» En partant, il donna l'ordre aux gardes de s'établir dehors et de ne point nous déranger. Bien que depuis nous l'ayons vu une ou deux fois à une certaine distance, cependant ce fut la dernière conversation que nous eûmes avec lui.
Les deux jours que nous passâmes dans la caverne noire à Debra-Tabor, tous réunis, obligés d'avoir des chandelles allumées nuit et jour, dans l'angoisse de l'incertitude de notre avenir, furent certainement des jours de torture morale et physique. Nous reçûmes avec joie l'annonce que nous allions être changés; toute alternative était préférable à notre position actuelle; que nous fussions enfermés dans une vieille tente, laissant couler la pluie, ou bien que nous fussions enchaînés dans un amba, tout valait mieux que ce sombre emprisonnement, privé de tout comfort, même de la chère clarté du jour.
A midi, le 5 juillet, nous fûmes informés que Sa Majesté était déjà partie, et que notre escorte attendait l'ordre du départ. Nous étions tous réjouis à la pensée de respirer l'air frais, et d'admirer les champs couverts de verdure et illuminés par un brillant soleil. Nous ne nous fîmes pas répéter deux fois l'ordre de partir, nous ne donnâmes pas même une pensée aux inconvénients du voyage, tels que la pluie, la boue, etc., etc. Le premier jour, nous ne fournîmes qu'une petite course, et nous campâmes sur un plateau appelé Janmeda, à quelques milles an sud de Gaffat. Le lendemain matin, de bonne heure, l'armée se mit en marche, mais nous attendîmes à l'arrière-garde trois heures avant de recevoir l'ordre de marcher. Théodoros, assis sur un rocher, avait commandé à toutes ses forces, y compris sa suite, de prendre les devants, et comme nous, exposé à la pluie qui tombait et paraissant plongé dans des pensées profondes, il contemplait les différents corps de son armée à mesure qu'ils passaient devant lui. Nous étions sévèrement surveillés; plusieurs chefs, et les hommes qu'ils commandaient, nous gardaient jour et nuit, un détachement marchait en tête, un autre suivait et un grand nombre de soldats ne nous perdaient jamais de vue.
Nous fîmes halte, cette après-midi, dans une grande plaine, près d'une éminence appelée Kulgualiko, sur laquelle s'élevaient les tentes impériales. Le lendemain, on adopta le même mode de départ et après avoir voyagé toute la nuit, nous nous reposâmes à Aïbankab, an pied du mont Guna, le pic le plus élevé du Begember, très-souvent couvert de neige dans la saison pluvieuse.
Nous passâmes la journée du 8 à Aïbankab. Dans l'après-midi, Sa Majesté nous fit inviter à gravir la colline où il était établi, afin de contempler le sommet couvert de neige du Guma, ne pouvant, de notre position basse, jouir d'une belle vue. Quelques messages polis furent échangés, mais nous ne vîmes pas l'empereur.
Le 9, de bonne heure, Samuel, notre balderaba, nous fut envoyé. Il s'arrêta longtemps, et, à son départ, il nous avertit que nous marcherions en tête et que nos effets embarrassants nous seraient envoyés plus tard, que nous ne prendrions avec nous que quelques articles indispensables, que les soldats de notre escorte et nos mules nous porteraient. Plusieurs officiers de la maison de l'empereur, pour lesquels nous avions eu quelques politesses, vinrent nous souhaiter le bonjour, nous regardant avec tristesse, l'un d'eux même avec des larmes dans les yeux. Quoique nous ne connussions point notre destination, nous soupçonnions tous que Magdala et les chaînes seraient notre lot.
Bitwaddad-Tadla et les hommes qu'il commandait furent dès lors chargés de nous garder. Nous nous aperçûmes bientôt que nous étions traités plus sévèrement; un ou deux soldats à cheval avaient la garde spéciale de chacun de nous, fouettant les mules lorsqu'elles n'allaient pas assez vite, ou courant, en tête de l'escorte, pour attendre l'arrivée de ceux qui étaient moins bien montés. Nous fîmes une très-longue étape ce jour-là, de neuf heures après-midi à quatre heures avant midi, sans une seule halte. Les soldats qui portaient une partie de nos effets arrivèrent bientôt après nous, mais les mules chargées des bagages n'arrivèrent qu'au coucher du soleil et mortes de fatigue. N'ayant rien à manger, nous tuâmes un mouton et le fîmes griller devant le feu, à la façon abyssinienne; affamés et fatigués comme nous l'étions, il nous parut que c'était le repas le plus exquis que nous eussions jamais fait.
Au lever du soleil, le lendemain matin, nos gardes nous avertirent de nous tenir prêts, et quelques instants plus tard nous étions en selle.
Notre route se dirigeait vers l'est-sud-est. Quelles qu'eussent été nos espérances jusqu'alors sur notre destinée, elles étaient évanouies; les premiers prisonniers connaissaient trop bien le chemin de Magdala pour avoir aucun doute là-dessus. Le commencement de la journée ne fut qu'une facile ascension dans un pays populeux et bien cultivé; mais le 10, le pays prit un aspect sauvage, envoyait ça et là quelques villages; de sombres touffes de cèdres embellissaient les sommets des collines éloignées, et annonçaient la présence de quelque église. Le paysage était beau et certainement plein d'attrait pour un artiste, mais pour des Européens, traînés comme du bétail par des barbares, les montées abruptes et les profondes vallées n'avaient aucun charme. Après quelques heures de marche, nous arrivâmes en face d'un précipice à pic (plus de 1,500 pieds de hauteur et pas plus d'un quart de mille de largeur), que nous devions descendre et remonter, afin d'atteindre le plateau voisin. Nous marchâmes encore environ deux heures et nous atteignîmes les portes de Begember. En face de nous s'élevait le plateau du Dahonte, à environ deux milles de distance, mais nous avions à monter une côte plus rapide encore que celle que nous laissions derrière nous, et un abîme plus profond aussi à passer pour atteindre cette colline. La vallée du Jiddah, affluent du Nil, était entre nous et notre lieu de halte. C'était comme un mince fil d'argent, que nous voyions courir au-dessous de nous dans un espace étroit entre les colonnes basaltiques du Begember oriental, dont le sommet s'élève à trois mille pieds. Nous achevâmes notre course, fatigués et n'en pouvant plus.
Cette nuit-là, nous stationnâmes à Magot, sur la première terrasse du plateau du Dahonte, environ à 500 pieds du sommet de la montagne. Notre tente fut là en même temps que nous, nos serviteurs apportaient quelques provisions, et nous nous arrangeâmes pour faire un frugal repas; mais nos bagages arrivèrent trop tard, et nous nous vîmes obligés de coucher sur la terre nue ou sur des peaux. Ce fut cinq jours après notre arrivée à Magdala que l'autre partie de nos bagages nous atteignit. Jusque-là nous ne pûmes changer d'habits, et nous n'eûmes rien pour nous défendre contre le froid des nuits de la saison des pluies. Dans la matinée du 11, de bonne heure, nous continuâmes notre ascension, et nous arrivâmes enfin sur le magnifique plateau du Dahonte. Cette petite province n'est qu'une plaine d'environ douze milles de diamètre, couverte, à l'époque de notre voyage, de produits différents et de magnifiques prairies, où paissaient des milliers de têtes de bétail et où les mules, les chevaux et d'innombrables troupeaux se montraient à chaque pas. De tous côtés, à l'horizon de cette plaine, s'élèvent de petites collines qui sont garnies de leur pied à leur sommet, de nombreux villages charmants et bien bâtis. Le Dahonte est certainement la province la plus fertile et la plus pittoresque que j'aie rencontrée en Abyssinie.
Vers midi, nous arrivions à l'extrémité est du plateau, et là devant nous, apparut un de ces abîmes imposants, comme nous en avions déjà rencontré deux fois depuis notre départ de Debra-Tabor. Nous n'étions pas du tout réjouis à la pensée d'avoir à le descendre, pour passer à gué le large et rapide Bechelo, et de grimper encore le précipice opposé, véritable muraille, pour compléter notre étape de la journée. Heureusement nos mules étaient si fatiguées que le chef de notre garde décida de s'arrêter pour la nuit à mi-côte, dans un des villages qui sont perchés sur les différentes terrasses du ces montagnes basaltiques. Le 12, nous continuâmes notre descente, nous traversâmes le Bechelo et fîmes l'ascension du plateau opposé, le Watat, où nous arrivâmes à onze heures du soir. Là, nous fîmes une bonne halte et nous partageâmes un frugal déjeuner envoyé par le chef de Magdala à Bitwaddad-Tadla, qui gracieusement nous en fit part.
De Watat à Magdala la route est une plaine inclinée, descendant constamment et graduellement à travers les plateaux élevés de la province de Wallo. Ce fut la fin de notre voyage, Magdala étant sur les limites de cette province. L'Amba, avec ses quelques montagnes isolées, perpendiculaires et coupées à pic comme des murailles de basalte, semble une miniature des provinces du Dahonte et du Wallo, ou quelque portion détachée de la gigantesque masse voisine.
La route, en approchant de Magdala devient abrupte, il faut traverser encore une on deux collines en forme de cônes pour y arriver. Magdala est bâtie sur deux hauteurs, séparées par le petit plateau d'Islamgie, les deux cônes sont distants seulement d'une centaine de pieds. La pointe nord est la plus élevée, mais à cause de l'absence d'eau et du peu d'espace, elle n'est pas habitée. C'est à Magdala que se trouve la plus importante forteresse de Théodoros, qui renferme ses trésors et sa prison.
A Islamgee, l'ascension devint plus pénible; cependant, nous pûmes arriver à la seconde porte en demeurant sur selle. Comme nous n'avions plus du tout à descendre, mais que nous étions obligés, à cause de l'ascension, de quitter nos mules, nous les abandonnâmes et allâmes à pied tous les quatre, laissant les bêtes trouver leur chemin comme elles pouvaient; nous n'avions pu faire cela à la montée du Bechelo et du Jiddah. Le trajet de Watat à Magdala se fait généralement en cinq heures, mais nous en mimes près de sept, parce que nous faisions de fréquentes haltes, des messagers allant et venant de notre escorte à l'Araba. Plusieurs des chefs de la montagne vinrent à la rencontre de Bitwaddad-Tadla. C'était sans doute afin d'examiner notre lettre de cachet. Enfin, un à un, comptés comme des moutons, nous franchîmes la porte, et nous fûmes conduits dans an espace ouvert en face de l'habitation impériale. Là, nous rencontrâmes le ras (la tête de la montagne) et les six chefs supérieurs, qui président toujours avec lui le conseil dans les affaires de haute importance.
Aussitôt qu'ils eurent salué le Bitwaddad, ils se retirèrent un peu à l'écart, ainsi que Samuel, afin de se consulter. Au bout de quelques minutes, Samuel nous appela, et accompagnés par les chefs, escortés de leurs inférieurs, nous fûmes conduits dans une maison située près de l'enceinte impériale. Un feu y était allumé. Fatigués et abattus, la perspective d'un abri, après plusieurs jours passés à la pluie, nous réjouit, malgré nos malheurs, et lorsque les chefs se furent retirés, laissant des gardes à la porte, nous nous mîmes à causer, à fumer et à dormir près du feu, oubliant entièrement que nous étions les victimes innocentes d'une infâme trahison. Deux maisons furent mises à notre disposition. L'une d'elles nous fut désignée pour y coucher et nous servir particulièrement d'habitation, et l'autre fut destinée aux domestiques et regardée comme notre cuisine.
Notre première maison à Magdala.—Le chef a une petite affaire avec nous.—Impressions d'un Européen chargé de chaînes.—L'opération décrite.—La toilette du prisonnier.—Comment nous vivions.—Défection de notre premier messager.—Comment nous obtînmes de l'argent et des lettres.—Un journal à Magdala.—Une saison des pluies dans le Gedjo.
Il faisait complètement nuit à notre arrivée, la veille au soir. Notre première affaire, le lendemain matin, fut d'examiner notre demeure. Elle consistait en deux buttes circulaires, entourées d'une forte haie épineuse attenante à l'enceinte impériale. La plus grande était dans un mauvais état, et comme le toit, au lieu d'être appuyé sur un pilier central, était supporté par une douzaine de colonnes latérales, formant ainsi plusieurs petites cases, nous la destinâmes à nos serviteurs et à notre balderaba Samuel. Celle que nous gardâmes pour nous avait été bâtie par Ras-Hailo, lorsqu'il était le favori de Théodoros, mais qui depuis était tombé en disgrâce. Ras-Hailo ne fut pas mis dans les fers pendant qu'il habitait cette maison, et même, au bout de peu de temps, il avait été pardonné par son maître et élu chef de la Montagne; mais Théodoros, quelque temps après, lui retira encore son commandement, le priva de sa confiance et l'envoya à la prison commune, enchaîné comme tous les autres prisonniers. Pour une maison abyssinienne, cette hutte n'était pas mal bâtie; le toit était le mieux construit que j'aie vu dans tout le pays; il était fait de bambous tressés, arrangés et assujettis par des cercles de la même matière. Lorsque Ras-Hailo eut été envoyé en prison, sa maison fut offerte au favori du jour, Ras-Engeddah; mais, selon la coutume, Théodoros s'en servit pour loger ses hôtes anglais.
Pour nous tous, elle était petite; nous étions huit, et cette demeure ne pouvait contenir commodément que quatre personnes. Les soirées et les nuits étaient cruellement froides, et le feu occupant le centre de la chambre, quelques-uns d'entre nous étaient couchés la moitié du corps dans la chambre, et l'autre moitié dans un enfoncement humide. Tout d'abord nous sentîmes amèrement notre triste position. La saison des pluies était arrivée, et chaque jour la voix de l'orage se faisait entendre. Plusieurs d'entre nous (M. Prideaux entre autres et moi-même) ne pouvions même pas changer de vêtements, et, couchés, nous n'avions rien pour nous couvrir et nous garantir du froid si aigu pendant la nuit. Je me souviendrai toujours de la conduite charitable de Samuel qui, imitant le bon Samaritain, vint me couvrir de l'un de ses shamas.
Nous avions bien quelque argent, mais nous ne savions comment nous procurer quoi que ce fût. On nous annonça que des provisions avaient été envoyées des greniers impériaux; les premiers captifs anglais souriaient à ces paroles, sachant par une amère expérience que les prisonniers de l'Amba de Magdala étaient regardés comme devant donner et ne jamais recevoir. L'avenir prouva que leurs prévisions étaient justes: nous ne reçûmes rien qu'une jarre de tej du gouverneur qui, en toute occasion, se proclamait hautement notre ami; je crois qu'il s'imagina même que ce tej était pour lui, car à chaque instant il en buvait avec ses camarades. Nous reçûmes aussi, un jour de fête, deux vaches maigres à l'air affamé, et desquelles, je puis le dire, je refusai le moindre morceau.
Pour un Européen accoutumé à trouver sous la main tous les objets nécessaires à la vie, il peut paraître invraisemblable que dans toute l'Abyssinie il ne se trouve pas une seule boutique pour acheter quoi que ce soit; et c'est un fait vrai cependant. Nous avions pour nous un boucher et un boulanger, et pour ce qui est des provisions d'épiceries, nous nous adressions à eux. Notre nourriture était abominablement mauvaise; les moutons que nous achetions étaient un peu meilleurs que les chats de Londres, et comme on ne trouve pas, dans tout le pays, d'autre moulin à farine que ceux des boulangers, nous fûmes obligés d'acheter du grain, de le battre pour en chasser la balle, et de l'écraser entre deux pierres, non pas avec les grosses meules plates de l'Inde ou de l'Egypte, mais sur de petits fragments de rochers creusés, où le grain est réduit en farine, au moyen d'une espèce de caillou grand et lourd que l'on tient dans la main. C'était bien le pain amer de la vengeance! Etant dans la montagne, nous pouvions acheter des oeufs et de la volaille; mais comme les premiers étaient toujours gâtés lorsqu'on nous les livrait, nous en fûmes bientôt dégoûtés, et quoique nous eussions aimé à varier notre nourriture au moyen de volailles, leur maigreur les aurait fait rejeter de tout le monde. A cause de la saison des pluies, nous ne pouvions qu'à grand'peine nous procurer un peu de miel. Nous pouvions bien nous fournir de café en tout temps, mais nous n'avions pas de sucre; et pris sans lait ou avec du lait fumé, c'était une boisson si amère et si répugnante, que, au bout d'un certain temps, nous préférâmes nous en passer. Voici les détails du luxe de table que nous eûmes pendant toute notre captivité: un pain grossier, fort mal préparé, que l'on eût dit fait avec du verre pilé, et des plats qui revenaient toujours les mêmes: du mouton coriace, quelques vieux coqs, du beurre rance et du café amer. Le thé, le sucre, le vin, le poisson, les légumes, etc., etc., c'étaient choses impossibles à trouver même avec de l'argent. La mauvaise qualité et l'uniformité de notre nourriture n'étaient rien encore devant la perspective que nous avions de mourir de faim. Quelque grossières et insuffisantes que fussent ces choses, elles devaient nous manquer, dès que nous n'aurions plus d'argent.
J'étais très-mal vêtu. Avant de quitter Debra-Tabor, j'avais eu la pensée de laisser mes effets aux soins des gens de Gaffat, et je n'avais pris avec moi que ce qui était indispensable pour la route. Mon unique paire de souliers, portée à la pluie, au soleil, dans la boue, était littéralement percée à jour; ils étaient tellement roidis, qu'ils me firent aux pieds une blessure qui mit plus d'un mois à guérir; aussi jusqu'à l'arrivée de l'un de mes serviteurs, plusieurs mois plus tard, je marchai, ou plutôt je me traînai les pieds nus.
La vie en commun avec des hommes d'habitudes et de goûts différents est vraiment pénible. Nous étions huit Européens, grouillant tous dans un petit espace qui nous servait à la fois d'antichambre, de salle à manger et de dortoir; la plupart étrangers les uns aux autres, et unis seulement par une commune infortune. L'adversité est peu propre à améliorer les caractères; au contraire, elle nuit aux rapports sociaux; c'est tout an plus si l'éducation et la naissance vous apprennent à supporter et à accepter les plus grandes difficultés. Nous redoutions sur toutes choses cette familiarité qui se glisse si naturellement entre des hommes d'une position sociale tout à fait différente et vous expose à entendre des expressions grossières et avilissantes. Nous devions vivre sur un pied d'égalité avec l'un des premiers serviteurs du capitaine Cameron. Nous eussions été tranquilles, si une partie de la nuit n'eût été employée à parler, et si chacun de nous eût voulu pardonner silencieusement les défauts de ses camarades, sachant bien qu'il pouvait avoir besoin de la même indulgence.
Une compagnie de soldats d'environ quinze à vingt hommes arrivaient chaque soir, un peu avant le crépuscule, et plantaient une petite tente noire de l'autre côté de notre porte. Comme il pleuvait souvent la nuit, la plus grande partie des soldats demeuraient dans la tente; deux ou trois seulement, qui étaient censés veiller, sortaient pour dormir sons la partie du toit formant auvent. Ils ne nous dérangeaient jamais, et si nous sortions dans la nuit, ils surveillaient seulement où nous allions, mais ne nous suivaient jamais. A cette époque, nous avions quatre gardes, dont deux remplissaient leur office en se promenant devant la porte de notre enceinte. Ces hommes ne furent jamais changés pendant notre séjour; nous n'eûmes pas lieu d'être satisfaits de leur façon d'agir; il n'y eut qu'une exception. Nos gardiens de jour n'étaient que des scélérats poltrons et des espions dangereux.
Nous avions déjà passé trois jours à Magdala, et nous commencions à espérer que notre disgrâce se bornerait à un simple emprisonnement, lorsque environ vers midi, le 16, nous aperçûmes le chef, accompagné d'une nombreuse escorte, se dirigeant vers notre prison. Samuel fut appelé, et une longue conversation eut lieu entre lui et le chef de l'autre côté de la porte. Nous ignorions encore ce qui se passait, et nous commencions à être inquiets, lorsque Samuel revint vers nous avec une physionomie sérieuse, et nous dit que nous devions rentrer dans la chambre, que l'officier avait à faire quelque petite chose avec nous. Nous obéîmes et, au bout de quelques instants, le ras (le chef de la montagne), cinq membres du conseil et huit ou dix autres personnes entrèrent aussi. Le ras et les chefs principaux, tous armés jusqu'aux dents, s'établirent dans la chambre; les autres demeurèrent dehors. La conversation abyssinienne ordinairement consiste en grands témoignages de religion et force expressions dévotes; à chaque minute, les noms de Dieu et du Seigneur sont répétés et pris en vain. J'étais assis près de la porte, et la conversation m'intéressant peu, je regardais la foule mêlée du dehors, lorsque tout d'un coup j'aperçus deux ou trois hommes portant d'énormes chaînes. Je les montrai à M. Bassam et lui demandai s'il croyait qu'elles nous fussent destinées; il s'adressa en arabe, à ce sujet, à Samuel, et sur la réponse affirmative de ce dernier, nous comprîmes quel avait été le sujet de la longue consultation entre le chef et Samuel.
Le ras alors mit fin à la conversation insignifiante qu'il avait tenue depuis son arrivée, et nous informa, dans des termes mesurés et polis, que c'était l'usage d'enchaîner tous les prisonniers envoyés dans ce lieu; il n'avait reçu aucune instruction de l'empereur; mais il en verrait un messager à Théodoros pour l'informer qu'il nous avait mis dans les fers, et il ne doutait nullement que son maître n'expédiât aussitôt l'ordre de nous les enlever; en attendant nous devions nous soumettre aux lois de l'Amba; il regrettait bien, ajouta-t-il, d'être obligé de nous enchaîner. Le pauvre homme nous voulait réellement du bien; il avait une voix douce, et, pour un Abyssinien, des manières comme il faut; il croyait que Théodoros regrettait déjà l'ordre inutile et cruel qu'il avait donné, et que peut-être, il saisirait l'occasion qu'il lui offrait et donnerait contre-ordre. Je dois ajouter ici que, quelques mois plus tard, le pauvre ras fut accusé d'avoir une correspondance avec le roi de Shoa, qu'il fut mis dans les fers an camp, où il mourut bientôt après des tortures qui lui furent infligées.
Les chaînes furent apportées, et la grande affaire du jour commença. Les uns après les autres, nous eûmes à subir l'opération, les premiers captifs étant les premiers servis et favorisés des chaînes les plus lourdes. A la fin mon tour arriva. L'on me fit asseoir par terre, je retroussai mes pantalons, et je plaçai ma jambe droite sur une pierre mise là à cet effet. L'un des anneaux fut alors posé sur ma jambe, à deux pouces environ de la cheville droite, et alors un grand marteau tomba sur le fer dur et froid: chaque coup vibrait dans le membre tout entier, et lorsque le marteau ne tombait pas d'aplomb, l'anneau de fer frappait contre l'os et me causait une douleur plus aiguë. Il fallut environ dix minutes pour fixer convenablement le premier anneau. Il fut travaillé jusqu'à ce qu'il n'y eût que l'épaisseur d'un doigt entre l'anneau et la jambe; alors les deux bouts se croisant l'un sur l'autre furent encore martelés jusqu'à ce qu'ils se joignirent parfaitement. L'opération fut ensuite pratiquée à la jambe gauche. Je craignais toujours que le noir forgeron, venant à manquer le fer, ne me broyât la jambe. Tout d'un coup, je sentis comme si le membre était écrasé; l'anneau s'était cassé juste quand l'opération allait finir. Pour la seconde fois, je dus subir le travail du martelage; mais cette fois, les fers furent rivés à l'entière satisfaction du forgeron et du chef.
On me dit alors que je pouvais me lever et aller m'asseoir; mais la chose n'était point facile; n'ayant jamais, pour mon compte, pratiqué ce nouveau système de locomotion, je ne pus faire seulement que trois on quatre pas. Cependant, je souffrais personnellement et je sentais profondément l'humiliation à laquelle nous étions soumis; mais je n'aurais pas voulu que les officiers de l'homme qui nous traitait de la sorte, pussent croire que nous souffrions dans notre amour-propre. Aussi, bondissant sur mes jambes, j'élevai mon bonnet et m'écriai à leur grand étonnement: «God save the queen!»(Dieu sauve la reine!) et m'en fus riant et chantant, comme si j'étais parfaitement heureux. Comme chaque détail de notre vie était rapporté à Théodoros, mon mépris pour ses chaînes devint public, et il en fut informé; mais il ne mentionna la chose que vingt et un mois plus tard, en y faisant allusion dans une conversation avec M. Waldemeier, auquel il dit que nous nous étions tous laissé enchaîner sans dire une parole; que même M. Rassam avait souri; mais que le docteur et M. Prideaux avaient subi les fers avec colère.
Après l'opération, et lorsque chaque assistant de cette scène nous eut fait la politesse d'un: «Que Dieu les ouvre!» le messager que les chefs voulaient envoyer à Théodoros (un quidam du nom de Léh, grand espion et confident de l'empereur, le même qui avait apporté nos lettres de cachet) fut introduit pour recevoir les messages que M. Rassam pourrait désirer envoyer à Sa Majesté. Celui-ci, en termes mesurés et polis, se plaignit de la trahison de l'empereur, et rejeta sur lui la responsabilité des conséquences d'un traitement si injuste qui pouvait amener de terribles représailles. Malheureusement, Samuel, toujours craintif et tremblant que des chaînes ne lui fussent aussi réservées, refusa d'interpréter ce discours, et n'envoya que les compliments ordinaires.
Lorsque nos geôliers furent, sortis, nous nous regardâmes les uns les autres, et nous nous trouvâmes si drôles, que, malgré notre chagrin, nous ne pûmes nous empêcher d'éclater de rire. Les chaînes consistaient en deux lourds anneaux, joints ensemble par trois autres plus petits, ayant juste une main ouverte d'un anneau à l'autre; nous les portâmes bien près de vingt-deux mois! D'abord, nous ne pûmes pas marcher; nos jambes étaient brisées et meurtries par suite du ferrement, et le fer, portant sur les chevilles, nous causait une telle douleur, que nous fûmes obligés d'introduire pendant le jour des bandages sous les chaînes. La nuit, je les enlevais, à cause de la constante pression qu'ils produisaient sur la circulation, et qui faisait enfler nos pieds; nous sentions encore plus le poids la nuit que le jour. Il nous semblait que nos jambes ne pourraient jamais être soulagées; nous ne pouvions les remuer et lorsque, en dormant, nous nous retournions d'un côté ou de l'antre, les chaînons, en heurtant l'os de la jambe, nous causaient une douleur si vive que nous nous éveillions subitement. Bien qu'au bout d'un certain temps nous nous y fussions accoutumés et que nous pussions nous promener autour de notre enceinte plus commodément, cependant encore, de temps en temps, nous étions obligés de prendre du repos des journées entières, sans quoi, nos jambes s'enflaient et de petites plaies se formaient sur la partie de l'os la plus exposée an frottement des fers. Plusieurs mois même après que les fers m'eurent été ôtés, mes jambes étaient plus faibles qu'auparavant, mes chevilles plus amincies et mes pieds enflés.
Le soir où nous fûmes chargés de chaînes, nous dûmes couper nos pantalons sur le côté, afin de pouvoir les ôter. Pendant leur première captivité à Magdala, MM. Cameron, Stern et les autres prisonniers portaient des jupons ou des caleçons, à la façon indigène, qu'on leur avait enseigné à passer entre les jambes et les chaînes. Mais nous n'avions pas des vêtements semblables sous la main pour faire comme eux, et même, vu l'état de souffrance de nos jambes, il n'aurait pu être question de passer sous les anneaux la plus fine batiste. La nécessité, dit-on, est la mère de l'industrie: dans cette occasion, j'inventai les pantalons à la Magdala. En ôtant les miens ce même jour, je les ouvris tout le long de la couture extérieure, et ramassant tous les boutons que je pus trouver, je les cousis d'un côté, tandis que je faisais de l'autre des boutonnières aussi rapprochées que mes ressources me le permettaient. Peu de semaines après, j'étais capable, aidé d'un indigène, de passer sous les anneaux des caleçons de calicot, et comme mes jambes se désenflaient, je pus mettre par-dessus mes pantalons en drap fin d'Abyssinie. Telle est la force de l'habitude, qu'à la fin, je quittais et mettais mes pantalons aussi facilement que si mes jambes eussent été libres.
Ne sachant que faire, nous allions habituellement nous coucher de bonne heure. Nous entendîmes le soir de l'opération une discussion an dehors de notre hutte entre Samuel et le chef, de garde cette nuit, nommé Mara, descendant d'un Arménien et grand admirateur de Théodoros. Samuel entra enfin, et nous dit qu'il s'était efforcé de persuader l'officier de ne point nous déranger, mais qu'il insistait pour examiner nos chaînes et se convaincre qu'elles étaient comme elles devaient. Nous refusâmes d'abord de subir cette inspection; nous ne consentîmes qu'afin de nous débarrasser de cet homme, et nous nous mîmes à secouer nos chaînes sous le shama qui nous servait de couverture, à mesure qu'il passait devant nous.
Nous nous attendions à demeurer an moins six mois à Magdala; il fallait donner le temps aux nouvelles d'arriver eu Angleterre, et aussi le temps de venir aux troupes qu'on expédierait pour nous mettre en liberté et punir le despote. M. Rassam fit tout ce qu'il put, par l'entre-mise de Samuel, pour obtenir quelques huttes de plus, si nécessaires à notre commodité. Samuel parla an ras et aux autres chefs, qui consentirent à nous donner une petite hutte et deux godjos lorsqu'ils auraient assez rassemblé de bois pour construire une nouvelle enceinte. Le godjo est une espèce de petite cabane, dont le toit est fait de bouts de tiges liées ensemble à leur extrémité, et tout entières recouvertes de paille. En attendant, on persuada à deux d'entre nos compagnons, Piétro et M. Ecrans, d'aller s'établir à la cuisine, où ils auraient plusieurs chambres et nous laisseraient ainsi plus d'espace.
Notre première pensée, en arrivant à Magdala, avait été de communiquer la nouvelle à nos amis et au gouvernement; une fois que nous eûmes été enchaînés, nous comprîmes que chaque heure perdue était une journée ajoutée à notre misère et à notre discomfort, et que nous ne devions perdre aucun temps pour envoyer un fidèle messager à Massowah. Il nous était très-difficile d'écrire, mais surtout dans le commencement, où nous redoutions Samuel. Plus tard, nous fûmes plus habitués à tout ce qui concernait nos envoyés. Toute la contrée jusqu'au Lasta était soumise encore à Théodoros, et nous étions obligés d'être très-circonspects dans nos expressions, dans le cas où la dépêche tomberait entre les mains d'un chef ou lui serait envoyée. Le 18, notre paquet était prêt; mais, chose étonnante, ce fut la seule fois que la manière d'envoyer notre lettre nous inquiéta. Nous ne pouvions nous confier qu'à un homme qui eût demeuré quelque temps avec nous. A la fin, nous nous souvînmes d'un vieux serviteur de M. Cameron, qui avait été autrefois, en plusieurs circonstances, employé comme délégué, et nous fixâmes notre choix sur lui. C'était un bon homme, un marcheur de première force, mais très-querelleur, et capable de tout pour contrarier son adversaire. Pour le guider, à travers le pays rebelle, nous obtînmes le serviteur d'un prisonnier politique, Dejutch Maret; ils devaient partir ensemble et revenir avec une réponse de M. Munzinger. Bientôt après avoir quitté Magdala, nos deux envoyés commencèrent à se quereller, et en arrivant aux avant-postes des rebelles, une question de préséance entre eux fit découvrir la missive; nos deux messagers furent saisis, liés de chaînes pendant quelques jours, et lorsqu'ils furent relâchés, on nous renvoya notre serviteur elles lettres furent brûlées. Plus tard, nous prîmes plus de précautions; les envoyés portèrent, dans leur ceinturon, les lettres dont la connaissance pouvait être dangereuse; d'autres fois, nous les cousîmes dans le cuir, sous forme d'amulettes et de charmes, comme en portent les indigènes; ou bien encore, nous les piquâmes dans la partie de leurs vieux pantalons, près des coutures. Ceux qui nous répondaient de la côte usaient des mêmes précautions; et quoique nous ayons envoyé, pendant notre captivité, au moins quarante messagers, porteurs de lettres, sans compter ceux qu'on nous renvoyait, nous n'avons eu qu'un message, celui dont nous venons de parler, qui ne soit pas arrivé à destination.
Bientôt se posa la question si importante pour nous de savoir comment nous procurer de l'argent. Il fut fort heureux que Théodoros, à cette époque donnât un millier de dollars à chacun de ses ouvriers. Plusieurs d'entre eux connaissant l'état politique de la contrée, et comprenant que le pouvoir de l'empereur touchait à sa fin, voulurent envoyer leur argent hors du pays et comme nous étions fort embarrassés pour nous en procurer, la chose fut bientôt arrangée à notre satisfaction mutuelle. Nous envoyâmes des gens à Debra-Tabor et comme la route était sûre, et que par des présents agréables nous nous étions faits des amis des chefs de districts traversés par la route de nos délégués, ceux-ci ne furent ni inquiétés ni volés. Ils portèrent les dollars dans des valises sur des mules chargées du grain ou de la fleur de farine que les gens de Gaffat nous envoyaient de temps à autre, ou bien serrés dans les longues écharpes de coton que les Abyssiniens portent en forme de ceinture. Des instructions furent aussi données à M. Munzinger pour qu'il envoyât de l'argent à Metemma, où nous pouvions le faire prendre en envoyant des serviteurs. Ce ne fut que la seconde année de notre captivité que nous rencontrâmes de sérieuses difficultés de ce côté. La puissance de l'empereur diminuait de jour en jour; les rebelles et les voleurs infestaient les routes; le chemin de Metemma à Magdala fut interdit; les gens de Gaffât n'étaient pas épargnés; un moment il parut impossible de nous faire parvenir aucun message. Aussi pendant plusieurs mois eûmes-nous beaucoup de peine à nous procurer une somme quelconque, ayant employé pour cela les serviteurs des prisonniers parents et amis des rebelles; mais ensuite ayant eu recours à l'influence de l'Evêque et à la protection de Wagshum Gobazé, l'argent reprit facilement le chemin de Magdala et nous délivra de nos craintes. Théodoros savait indirectement que nous envoyions des serviteurs à la côte, mais comme c'était l'usage de permettre aux serviteurs des prisonniers d'aller auprès des familles de leurs maîtres pour tacher d'en obtenir quelques secours, il ne pouvait pas trop nous le défendre, surtout ne nous ayant jamais rien fourni. Si nos messagers étaient tombés entre ses mains, il leur eût probablement volé leur argent mais il ne les aurait point insultés. Quant aux lettres c'est une autre affaire: si celles que nous avons écrites étaient arrivées à sa connaissance, les envoyés eussent eu bien vite leur compte, et quant à nous notre sort eût été bien vite décidé aussi.
Cela peut paraître invraisemblable, mais les Abyssiniens qui sont une race de voleurs, se sont montrés parfaitement honnêtes dans ces circonstances, et ne se sont jamais enfuis avec les centaines de dollars qui leur avaient été confiés: c'était pourtant une fortune pour de pauvres domestiques. Je ne voudrais pas être ingrat vis-à-vis de ces hommes qui s'exposant à de grands dangers, la plupart du temps, faisaient leur trajet de Massowah à Magdala, pendant la nuit, et, par ce service rendu, nous empêchaient de mourir de faim: mais cependant je crois qu'ils agissaient d'après le vieil adage: que l'honnêteté est plutôt une bonne politique qu'une vertu innée. D'abord ils étaient largement rétribués, bien traités, et ils s'attendaient à une récompense ultérieure (qu'ils ont fidèlement reçue) dans le cas où la fortune nous sourirait encore. Puis, tous les grands chefs des rebelles se disaient nos amis, et nous n'aurions eu qu'à les avertir, ou bien encore qu'à le faire savoir à l'Evêque pour qu'on eût arrêté les délinquants, qu'on leur eût enlevé le bien mal acquis, et qu'on les eût encore punis sévèrement. Tout cela leur était parfaitement connu.
En considérant le passé je ne puis comprendre comment j'ai pu passer ces longs jours d'oisiveté si ennuyeux, toujours les mêmes pendant vingt-deux mois. Les chaînes n'étaient rien comparées au manque d'occupation. Supposez que nous eussions tenu un journal de notre vie journalière, le contenu eût été invariablement celui-ci: «Pris un bain (opération douloureuse à cause des chaînes qui n'étant plus entourées de bandages, nous blessaient horriblement) un petit garçon tenait mes pantalons pour les passer entre les chaînes. Aujourd'hui le temps étant sec, nous avons fait nos cinquante pas de promenade. Nous avons déjeuné de meilleur appétit après cette tâche remplie. Des malades viennent voir le médecin. Comme je suis médecin et apothicaire, je prescris les médecines et les ordonnances moi-même. Samuel ou tel autre ami indigène qui sait que mon tej est prêt, vient m'en demander un verre ou deux. Je suis allé fumer une pipe avec M. Cameron. Je me suis couché et j'ai lu le Dictionnaire commercial de Mac-Culloch, livre très-intéressant, mais fait exprès pour m'endormir. Cette après-midi je me suis couché, j'ai lu encore le Dictionnaire commercial. Nous avons dîné. (Je voudrais bien savoir quel était l'âge du coq que nous avons mangé?) Nous nous sommes traînés une heure entre les huttes; je me suis couché; j'ai pris l'Appendix de Gadby; mais comme je le sais par coeur, ses plus curieuses descriptions même n'ont plus d'attrait pour moi. Un petit garçon a allumé le feu, le bois était vert et tout s'est rempli de fumée. J'ai joué une partie de whist avec M. Rassam et M. Prideaux. Je ne crois pas qu'ils jouassent avec des cartes aussi sales dans une salle des gardes. Perdu vingt points. Un petit garçon m'a tenu mes pantalons. Les gardes nous out injuriés parce qu'ils avaient couché dehors et qu'il a plu. Bravo Samuel, vous êtes un fidèle ami.»
Cette page imaginée aurait pu se représenter ad infinitum. Pour faire diversion, quelquefois nous écrivions à nos amis, ou bien nous recevions des lettres ou quelques fragments de journaux. Jours délicieux, mais trop rares. Le dimanche nous avions le service religieux: M. Stern quoique malade et faible faisait régulièrement le culte afin de nous fortifier et de nous encourager. Telle était invariablement notre vie journalière. Il faut dire qu'à la fin nous en étions excédés. Nous eûmes aussi de temps en temps d'autres occupations, comme de bâtir une hutte, de créer un jardin, d'exciter sans le vouloir une querelle entre nos serviteurs; détails qui trouveront leur place dans ce récit.
Je rappellerai que les chefs nous avaient promis d'agrandir notre résidence: ils tinrent leur parole. Quatre ou cinq jours après que l'on nous eut mis dans les fers, ils nous firent une visite, se consultèrent, discutèrent pendant longtemps et enfin se décidèrent à ouvrir une brèche dans l'enceinte afin de faire place aux trois huttes qu'ils nous avaient promises. Samuel, qui était chargé de la distribution des nouvelles demeures, donna la petite maison à M. Rassam, prit un des godjos pour lui-même, et donna la troisième à M. Prideaux et à moi. Kerans et Piétro restèrent dans la cuisine, et notre première habitation fut laissée à MM. Cameron, Stern et Rosenthal.
Le 23 juillet 1866, M. Prideaux et moi, nous prîmes possession de notre nouvelle demeure. Sans exagération, si à Londres un chien était enfermé dans une semblable loge, je puis affirmer que son propriétaire serait poursuivi par la Société protectrice des animaux. Telle qu'elle était nous fûmes très-heureux de la posséder, et nous nous mîmes à l'ouvrage, non pour la rendre plus confortable, il ne pouvait en être question, mais pour nous préserver de la pluie.
Description de Magdala.—Climat et provision d'eau.—Les maisons de l'empereur.—Son harem et ses magasins.—L'église.—La prison.—Gardes et geôliers.—Discipline.—Visite préalable de Théodoros à Magdala.—Massacre des Gallas.—Caractère et antécédents de Samuel.—Nos amis Zénab l'astronome et Meshisba le joueur de luth.—Gardes de jour.—Nous bâtissons de nouvelles huttes.—Les serviteurs portugais et les serviteurs abyssiniens.—Notre enceinte est agrandie.
L'Amba[22] de Magdala, situé à environ 320 milles de Zulla, et environ 180 milles de Gondar,[23] s'élève dans la province de Worihaimanoo, sur la frontière de la province de Wallo-Galla. Il est d'un accès difficile à cause des vallées profondes et des ravins étroits et perpendiculaires qui le séparent des rivières de Bechelo, de Jiddah et de la plaine de Wallo. Il est isolé an milieu des gigantesques masses qui l'environnent, et vu du côté ouest il ressemble à un croissant. A l'extrême gauche de cette courbe apparaît le petit plateau des Fahla, qui rejoint par une petite langue de terre, un pic plus élevé que l'Amba et appelé Selassié (Trinité) à cause de l'église qui y a été érigée et qui porte ce nom. De Selassié à l'Amba de Magdala se trouve la grande plaine d'Islamgee; à plusieurs centaines de pieds au-dessous des pics qu'elle sépare, plusieurs villages ont été bâtis par les paysans qui cultivent le terrain pour l'empereur, les chefs et les soldats de l'Amba. Les domestiques des prisonniers ont aussi là quelques portions de terre qui leur ont été données et où ils peuvent élever des huttes pour eux et pour leur bétail. Le samedi un marché hebdomadaire, autrefois bien approvisionné, y est tenu au pied même du Selassié. De nombreux puits y ont été creusés pendant la sécheresse près des sources d'Islamgee, lesquels fournissent une petite provision d'eau qui ne tarit jamais. D'Islamgee jusqu'à Magdala la route est très-escarpée et très-pénible. A partir de la première barrière, elle suit le flanc de la montagne parfois très-abrupte. Du côté droit, les parois de l'Amba s'élèvent comme une gigantesque muraille surplombant sur un abîme. De la première à la seconde porte la route est excessivement étroite et escarpée, coupant à angle droit la première partie. De petites défenses de terre ont été élevées sur les flancs de la route près des portes pour protéger tous les points faibles. Le sommet de la hauteur est fortement défendu et entouré de meurtrières. Deux autres portes conduisent à l'Amba du pied de la montagne; l'une d'elles a été condamnée il y a quelque temps, mais l'autre appelée Kafir Ber, est ouverte du côté du pays de Galla. L'Amba est fortifié par la nature elle-même, et Théodoros a ajouté à la nature par des travaux considérables.
Le plateau de Magdala est plus long que large, quelque peu irrégulier, d'environ un mille et demi de longueur, et, dans sa partie la plus large, d'un mille de largueur. C'était une des plus puissantes forteresses de l'Abyssinie, et, par sa position entre les plus riches plateaux du Dahonte, du Dalanta et du Worihaimanoo, très-facile à approvisionner. Magdala est à plus de 9,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, elle jouit d'un magnifique climat. Tous les soirs pendant toute l'année sans exception, il faut allumer du feu, et quoique pendant les quelques mois qui précèdent la saison des pluies la température s'élève beaucoup, cependant dans nos huttes nous n'avons jamais été incommodés par la chaleur. Les terres élevées qui entourent l'Amba à une certaine distance sont froides et stériles, ce qui est dû à l'altitude de ces parages; même plusieurs des pics du district de Galla sont pendant quelques mois, couverts de neiges et de frimas. Pendant les pluies et aussi pendant les mois qui suivent les pluies, l'eau y est abondante, mais de mars aux premières semaines de juillet elle devient de plus en plus rare, jusqu'à ce qu'on ne l'obtient qu'avec beaucoup de difficulté. Pour remédier à cet inconvénient, Théodoros, avec sa prévoyance habituelle, a fait construire plusieurs citernes sur la montagne, et creuser des puits dans les endroits favorables. Ses efforts ont été couronnés de succès; les puits ne donnent, il est vrai, qu'une petite provision d'eau, mais cette provision est constante et ne diminue pas de toute l'année. L'eau recueillie dans les citernes est de peu de ressource; ces réservoirs n'étant pas recouverts après les pluies, et l'eau entraînant toute espèce de détritus, devient bientôt tout à fait impotable. Les sources principales sont à Islamgee, il y en a bien quelques-unes à l'Amba lui-même; mais elles sont peu de chose quant à l'importance et au nombre de celles qui sortent sur les flancs de la montagne depuis son sommet jusqu'à sa base. Magdala n'était pas seulement une forteresse pour Théodoros, c'était aussi une prison, un arsenal, un grenier et un lieu de protection pour ses femmes et sa famille. L'habitation du roi et le grenier étaient au centre de l'Amba; en face, vers l'ouest, un grand espace bien éclairé avait été laissé ouvert; derrière se trouvaient les maisons des officiers et de la suite de l'empereur; à gauche, les huttes des chefs et des soldats; à droite, sur une petite éminence les pied-à-terre et les magasins, le quartier des soldats, l'église, la prison; et par derrière encore un autre grand espace ouvert, regardant le plateau du Galla, le Tanta.
Les habitations de Théodoros n'avaient rien de royal autour d'elles, elles étaient bâties sur le même modèle que les huttes ordinaires, seulement dans de plus grandes proportions. Du reste, je crois qu'il y tenait très-peu; il préférait sa tente plantée à Islamgee ou sur quelque sommet voisin, à la demeure la plus vaste et la plus commode de l'Amba. A sa répugnance pour toute espèce de maison, en général s'est ajouté depuis un motif particulier contre l'Amba. La plus grande partie de ses maisons était occupée par ses femmes, ses concubines, ses eunuques et ses servantes. Les huttes pour le tef et pour le grain étaient dans la même enceinte, mais séparées des appartements de ses femmes par une forte défense. Les greniers consistent en une demi-douzaine de huttes très-élevées, et protégées de la pluie par un double toit. Ils contiennent de l'orge, du tef, des haricots, des pois, et quelque peu de froment. Tous les grains sont conservés dans des sacs de cuir empilés les uns sur les autres jusqu'aux toits. On dit que lors de la prise de Magdala par nos troupes, le grain y avait été amassé en quantité suffisante pour alimenter toute la garnison et tous les habitants de l'Amba au moins pendant six mois. Les demeures des chefs et des soldats étaient bâties sur le modèle des maisons circulaires de l'Amhara avec un toit de forme aiguë. Les huttes des soldats de la classe inférieure étaient bâties sans ordre dans un espace étroit afin que si un incendie venait à éclater, ces huttes toujours au nombre de vingt ou trente et bâties sous le vent, une fois brûlées jusqu'au sol, devinssent ainsi un obstacle au fléau. Les chefs principaux avaient plusieurs maisons pour leur usage, toutes situées dans une même enceinte, entourées et séparées de celles des soldats par une forte haie. Environ un an avant sa mort, Théodoros avait amassé à Magdala tous les débris de ses premières richesses. Quelques hangars renfermaient des mousquets, des pistolets, etc., etc.; d'autres des livres, des papiers, etc., etc.; d'autres des tapis, des shamas, de la soie, de la poudre, du plomb, des flèches, des chapeaux, et aussi le peu d'argent qu'il possédait et dont il s'était emparé à Gondar; les biens mêmes de ses ouvriers furent aussi envoyés à Magdala pour y être gardés. Tous les magasins d'approvisionnement furent couverts d'une espèce de drap noir, appelé mâk, et fabriqué dans le pays. Une ou deux fois par semaine les chefs se donnaient rendez-vous dans une petite maison bâtie à cet effet dans l'enceinte des magasins pour discuter, soi-disant, les affaires publiques, mais je crois que c'était plutôt pour s'assurer personnellement que les trésors confiés à leurs soins étaient en parfait état et bien gardés.
L'église de Magdala, consacrée an Sauveur du Monde (Medani Alum), n'était pas, sous plusieurs rapports, digne d'un tel lieu. Elle était de récente construction, petite, sans aucun des ornements ordinaires tels que les Saints, la Vie des Apôtres, la Trinité, Dieu le Père et le Diable. On ne voyait aucun saint Georges sur son blanc cheval de bataille, perçant le dragon de sa lance, aucun martyr ne souriait bénignement à ses hypocrites tourmenteurs. Les murs nus n'avaient jamais été blanchis et toutes les âmes pieuses priaient pour l'accomplissement des promesses de Théodoros qui devait bâtir une église digne du nom qu'elle portait. L'enceinte était aussi nue que le saint lieu lui-même; aucun gracieux genévrier, aucun sycomore à la taille gigantesque, aucun guicho au vert sombre n'embellissait le terrain qui l'entourait; pas d'arbres qui offrissent leurs frais ombrages aux centaines de prêtres, de desservants, de diacres qui journellement officiaient au service divin, et qui ne pouvaient se reposer après la fatigante cérémonie des psaumes de David, hurlés en dansant. Sur la même ligne, mais plus bas que la colline sur laquelle était bâtie l'église, l'Abouna possédait quelques maisons et un jardin; mais malheureusement pour lui, quelques années plus tard, son pied-à-terre devint sa prison.
La prison, geôle commune aux détenus politiques, aux voleurs et aux meurtriers, consistait en cinq ou six huttes défendues par une forte enceinte, et entourées des demeures privées des plus riches prisonniers et de celles des gardes. Ces habitations s'étendent du penchant est de la colline, près du précipice, jusqu'à l'espace ouvert du côté du sud. A l'époque de notre captivité, elles ne contenaient pas moins de six cent soixante prisonniers. Environ quatre-vingts moururent des fièvres, cent soixante-quinze furent relâchés par Sa Majesté, trois cent sept furent exécutés, quatre-vingt-onze durent leur liberté à l'assaut de Magdala. Les lois de la prison sous certains rapports étaient très-sévères, sous d'autres elles étaient douces et à la hauteur de notre monde civilisé. Au coucher du soleil, les prisonniers étaient conduits au centre de l'enclos. A mesure qu'ils passaient la porte on les comptait et leurs fers étaient examinés. Les femmes avaient une hutte à part, mais seulement depuis de récents changements; auparavant elles couchaient dans les mêmes huttes que les hommes. L'espace y était très-limité et les prisonniers y étaient entassés comme des harengs dans un baril. Les Abyssiniens eux-mêmes, cruels comme ils le sont, nous ont décrit des scènes nocturnes d'une façon terrible. Les huttes, emplies jusqu'à l'entassement, étaient fermées, l'atmosphère devenait fétide et les odeurs insupportables. Là étaient couchés côte à côte, et souvent assujettis par le cou à une fourche de bois, et pour des années, le pauvre vagabond affamé, et le guerrier victorieux qui avait versé son sang sur le champ de bataille; le gouverneur de province, ainsi que le fils de roi et le législateur conquérant. Au centre se tenaient les gardes, surveillant les chandelles allumées toute la nuit, riant et s'amusant à quelque jeu insignifiant et indifférents aux souffrances des malheureux qu'ils gardaient. A la naissance du jour (vers six heures avant midi dans ces régions), la porte de la prison était ouverte et ceux qui étaient assez riches pour posséder quelque chose allaient se restaurer dans des huttes élevées à cet effet dans le voisinage des dortoirs, tandis que les plus pauvres s'assemblaient en foule dans la cour de la prison attendant leur pain avec l'impatience de gens affamés que la bonté de l'empereur empêchait tout juste de mourir de faim. D'autres rôdaient par couples demandant l'aumône à leurs compagnons plus favorisés, et lorsqu'ils y étaient autorisés, allaient de maison en maison demander l'aumône au nom du Sauveur du Monde.
Les gardes de la prison étaient les plus grands scélérats que j'aie jamais connus. Pendant plusieurs années ils avaient été en contact avec la misère sous ses plus tristes formes, et la dernière étincelle du respect humain s'était éteinte dans ces coeurs de pierre. Au lieu de montrer de la pitié pour leurs prisonniers, qui étaient pour la plupart les victimes innocentes d'une indigne trahison, ils ajoutaient à la misère des captifs par la dureté et la cruauté de leur conduite envers eux. Un chef recevait-il une petite somme de son pays éloigné, aussitôt ils l'informaient qu'il devait satisfaire l'avarice de ses rapaces geôliers. Mais ce n'était rien comparé aux tortures morales qu'ils infligeaient à leurs prisonniers. Plusieurs d'entre eux étaient enfermés dans l'Amba depuis des années et y avaient amené leurs familles pour les avoir auprès d'eux. Malheur aux femmes qui résistaient aux sollicitations de ces infâmes scélérats! Menacées et même battues, il y en avait peu qui résistassent; quelques-unes allaient volontairement au-devant des avances; et lorsqu'un chef, un homme d'un rang élevé ou un riche marchand quittait sa maison de jour, il savait que sa femme recevrait immédiatement l'amant de son choix, ou chose plus horrible à dire, l'homme qu'elle détestait mais qu'elle craignait.
Telle était la vie quotidienne de ceux dont le tort avait été d'écouter les paroles mielleuses de Théodoros, erreur qui pesait plus lourdement sur eux qu'un crime. Mais lorsque Théodoros se rencontrant dans le voisinage, s'arrêtait quelques jours à Magdala, quelle anxiété, quelle angoisse, régnaient dans cette maudite place! Plus de maison de réunion, plus d'heures passées en famille ou avec les amis, plus de nourriture prise avec gaieté; les prisonniers devaient rester dans les huttes servant de dortoir, car l'empereur d'un moment à l'autre pouvait les faire appeler, soit pour leur rendre la liberté, soit pour mettre fin à leur existence. Laissez-nous prendre pour exemple la visite qu'il fit à Magdala aux premiers jours de juillet 1865, à son retour de son infructueuse campagne dans le Shoa. Il est certain qu'une longue suite de malheurs peut altérer les meilleures qualités d'un homme, et le porter à accomplir des actes dont l'idée seule le ferait rougir dans d'autres temps. Tel était le cas de Beru Goscho, autrefois gouverneur indépendant du Godjam. Depuis des années il languissait dans les chaînes. Dans l'espoir d'améliorer sa position, il eut la bassesse de rapporter à Sa Majesté que lorsque le bruit avait couru, que lui, Théodoros, avait été tué à Shoa, la plus grande partie des prisonniers s'en étaient réjouis. Sa Majesté, en apprenant cela, donna aussitôt l'ordre que tous les prisonniers politiques enchaînés par les pieds seulement le fassent aussitôt par les mains, exceptant seulement Beru Goscho. Toutefois ce chef, quelques jours plus tard, ayant envoyé l'un de ses serviteurs pour demander comme récompense qu'il lui fût permis d'avoir sa femme auprès de lui, l'empereur qui n'aimait pas la trahison,—chez les autres,—déclara qu'il était ennuyé de cette demande, et donna des ordres pour qu'on lui chargeât aussi les mains de chaînes. Mais ce n'était rien, en comparaison du massacre des Gallas qui eut lieu pendant cette même visite de Théodoros. Après avoir soumis le pays de Galla, il réclama des otages. Pour répondre à cette exigence, la reine Workite lui envoya son fils, l'héritier du trône; et plusieurs chefs confiants dans la probité de Théodoros voulurent accompagner le jeune prince. Le futur héritier fut d'abord bien traité et même nommé chef de la montagne; mais bientôt, sous un prétexte quelconque, il tomba en disgrâce; on le fit prisonnier libre au commencement, et plus tard on l'envoya à la geôle commune chargé de chaînes, où il souffrit plusieurs années.
Menilek, petit-fils de Sehala Selassié, avait été amené auprès de l'empereur pendant sa jeunesse; il fut élevé par son ordre en liberté, et afin de donner plus de force à ses conquêtes, il lui donna sa fille en mariage. Au milieu de ses rêves Théodoros apprit tout à coup que Menilek avait pris la fuite avec ses compagnons, et qu'il était déjà sur le point d'atteindre l'héritage de ses pères. Je ne saurais vous peindre la colère, la rage de l'empereur à cette nouvelle. Au moyen d'un télescope il put voir Menilek dans la plaine éloignée de Wallo, reçu avec honneur par la reine de Galla, Workite. Aveuglé par la rage il ne pensa qu'à se venger. Il n'osa pas s'aventurer à poursuivre Menilek et s'attaqua à ses alliés; il avait sous la main ses victimes: le prince de Galla et ses chefs. Théodoros, monté sur son cheval, fit venir ses gardes du corps, envoya chercher ces hommes qui languissaient depuis longtemps dans la prison, parce qu'ils avaient eu foi en sa parole, et alors se passa une scène horrible, dont je ne pourrais écrire les détails. Tous furent tués, ils étaient au nombre d'environ trente-deux, je crois; ces malheureux se virent lancés vivants dans le précipice. Théodoros regretta plus tard ce moment de rage. Avec Menilek il avait perdu Shoa; par le meurtre du prince de Galla il fit de ces tribus ses plus mortels ennemis. Il envoya dire à l'évêque: «Pourquoi, si vous croyiez que j'avais tort, n'êtes-vous pas venu avec le Fitta Negust (Code abyssinien) dans vos mains, et pourquoi ne m'avez-vous pas dit que j'avais tort?» La réponse de l'évêque fut simple et juste: «Parce que je voyais le sang écrit sur votre visage.» Toutefois Théodoros fut bien vite consolé. La pluie s'était fait attendre, l'eau devenait rare dans l'Amba; mais le jour suivant il plut. Théodoros, tout souriant, s'adressa à ses soldats en leur disant: «Voyez la pluie; Dieu est avec moi, parce que j'ai fait mourir les infidèles.»
Telle est Magdala, cette roche nue et brûlée par le soleil, cette terre aride et déserte où nous avons passé près de deux ans captifs et enchaînés.
Nous montâmes notre maison à peu de frais: deux peaux de vaches tannées furent tout ce que nous demandâmes. Celles-ci ajoutées à deux vieux tapis que Théodoros nous avait offerts à Zagé, étaient à peu près toute notre richesse. J'avais une petite table pliante et un lit de camp. Quelques-unes de nos connaissances étant arrivées peu de jours auparavant, notre cahute fut insuffisante pour eux et pour nous. La saison des pluies avait été abondante, et le toit de notre godjo pliant sous le poids du chaume mouillé avait permis à l'eau de s'ouvrir un chemin dans notre hutte; nous remédiâmes à cela aussi bien que nous pûmes au moyen d'un long bâton, mais c'était encore bien branlant et la gouttière coulait toujours plus fort. La terre détrempée ressemblait tout à fait à un marais irlandais, et si la paille que nous mettions sous les peaux afin de rendre notre lit un peu plus moelleux, n'avait pas été remuée tous les jours, l'humidité aurait pénétré même à travers le vieux tapis qui ornait notre demeure. Je ne pus rester plus longtemps ainsi; je craignais de tomber malade. Je trouvais qu'avec mes chaînes et ma cahute j'en avais assez, sans que la maladie par-dessus le marché vînt me jeter dans le désespoir. J'envoyai mes serviteurs abyssiniens couper du bois et je fis un petit plancher élevé, irrégulier et dur; mais préférable pour y dormir à la terre toujours mouillée.
Je me souviendrai toujours de cette longue et ennuyeuse saison des pluies, et avec quelle impatience nous attendions la fête de la Croix, le 25 septembre; car les indigènes nous avaient dit que cette saison prenait fin vers cette époque. J'avais apporté avec moi de Gaffat une grammaire amharie. Faute de mieux, je m'efforçais de l'étudier, mais mon esprit ne pouvait se fixer à un tel travail; et le livre dans les mains j'étais, par la pensée, à mille lieues de là, revoyant le home, ou rêvant éveillé des chers amis absents, ou bien encore d'indépendance et de liberté. Vers la fin du mois d'août, bientôt après le retour de notre malheureux messager, nous écrivîmes encore et nous envoyâmes un autre homme; nous eûmes alors d'abondantes preuves, que Samuel, d'abord notre interprète et maintenant notre geôlier, prenait tout à fait nos intérêts. Par ses bons arrangements le messager partit sans que personne en eût connaissance et il le fit arriver à Massowah avec ses lettres.
J'ai parlé souvent de Samuel et son nom reviendra bien des fois dans ce récit. Il fut, dès le commencement, mêlé aux affaires des Européens et à cette époque il se montra plutôt leur ennemi que leur ami, mais depuis notre arrivée et pendant notre séjour il fut extrêmement bon à notre égard. C'était un homme fin et rusé, qui s'aperçut un des premiers que la puissance de Théodoros allait en décroissant. Il l'appelait déjà familièrement par son nom, et avait sa confiance; mais il nous servit toujours et nous facilita les communications avec les rebelles et avec la côte.
Dans sa jeunesse il avait eu la jambe gauche cassée et mal arrangée; aussi, bien que Théodoros l'aimât beaucoup, il ne lui avait jamais confié aucune affaire militaire, mais il l'employait toujours pour le civil. Samuel n'aimait pas à parler de l'accident qui avait été cause de son infirmité, et répondait toujours d'une façon évasive aux questions qui lui étaient faites à ce sujet. Piétro, un Italien, grand blagueur, dont toutes les histoires n'étaient pas dignes de foi, nous racontait que Samuel avait eu la jambe cassée à son arrivée à Shoa, par un Anglais, qui lui ayant donné un coup de pied l'avait envoyé rouler dans un fossé au fond duquel en tombant il s'était cassé la jambe. C'était à cause de ce coup de pied, ajoutait Piétro, que Samuel haïssait tant les Anglais et qu'il s'était tourné si fortement contre eux; tout d'abord cela dut être ainsi; mais je crois que ce sentiment ne dura pas.
Samuel se figurait qu'il était un homme important dans sa patrie. Son père avait été un petit cheik; et Théodoros, après la révolte des concitoyens de Samuel, avait nommé celui-ci gouverneur de son pays. Avec toute l'apparence d'une grande humilité, Samuel était très-fier, et en le traitant comme si réellement il eût été un grand personnage, on lui faisait faire tout ce qu'on voulait aussi aisément qu'à un enfant. Il avait souffert d'une forte attaque de dyssenterie pendant notre séjour à Kourata. Je le visitai soigneusement, et il conserva depuis une profonde reconnaissance pour toutes nos attentions à son égard. Lorsque chacun de nous vécut dans une hutte séparée, il ne permit jamais que les gardes dormissent dans l'intérieur de nos huttes. Il est vrai que la chose eût été difficile. Mais les Abyssiniens ne s'embarrassent pas pour si peu; ils dorment n'importe où; sur le lit de leurs prisonniers, s'il n'y a pas d'autre place, et se servent de ces derniers comme de coussins. Quant à M. Rassam il n'avait point de gardes dans sa chambre, c'était l'homme important, le dispensateur des faveurs. Mais MM. Stern, Cameron et Rosenthal, n'étant ni riches, ni en faveur, avaient l'avantage de posséder la compagnie de deux ou trois de ces scélérats; ceux qui se trouvaient dans la cuisine n'étaient pas mieux partagés, parce que la nuit on leur envoyait toujours quelques soldats, non pas pour surveiller MM. Kérans et Piétro, mais la propriété du roi (c'est ainsi qu'ils désignaient nos amis).
Samuel se fit bientôt des amis de quelques chefs. Au bout d'un certain temps deux d'entre eux furent toujours dans notre enceinte, et sous prétexte de venir voir Samuel ils passaient des heures avec nous. M. Kérans, un bon savant Amharie, fut notre interprète dans ces occasions; l'un d'eux, Deftera Zenob, premier notaire du roi (maintenant le tuteur d'Alamayou), était un homme intelligent et honnête, mais enragé d'astronomie et passant des heures à s'informer de tout ce qui concerne le système solaire. Malheureusement, ou les explications n'étaient pas justes, ou il comprenait difficilement, car chaque fois qu'il venait nous voir il avait besoin de recommencer l'explication, jusqu'à ce qu'à la fin notre patience fut poussée à bout et que nous l'envoyâmes promener. L'autre était un jeune homme d'un bon naturel, appelé Afa-Négus-Meshisha, fils du précédent gouverneur de l'Amba; Théodoros à la mort du père de ce dernier, avait donné le titre à Meshisha, mais rien de plus. Sa passion était de jouer du luth ou d'un instrument qui lui ressemblait beaucoup. Samuel pouvait l'écouter pendant des heures, mais deux minutes suffisaient pour nous faire fuir. Il nous était pourtant utile, car il nous donnait de bons renseignements sur ce qui se passait au camp de Théodoros, favorisé qu'il était par sa position de membre du conseil.
Telle était notre seule société, à part nos propres personnes. Il est vrai que le ras et les hommes importants faisaient appeler plus souvent M. Rassam depuis qu'il leur donnait du tej et de l'arrack, au lieu du café qu'il leur offrait primitivement; mais à moins que l'un d'eux eût besoin d'un remède, il était très-rare qu'ils nous honorassent d'une visite; ils pensaient qu'ils avaient assez fait pour nous (grand honneur en effet et pour lequel nous leur devions une profonde reconnaissance!) lorsque passant près de nos huttes, ils nous gratifiaient d'un aimable: «Puisse Dieu te délivrer!»
Notre plus grand ennemi était un garde de jour, nommé Abu-Falek, vieux scélérat qui n'était heureux que lorsqu'il pouvait faire du mal à quelqu'un; il était haï de tout le monde sur la montagne, et à cause de cela on le respectait. Le jour où il était de garde, il nous était très-difficile d'écrire, parce qu'il mettait constamment sa vilaine tête grise entre la porte entrebâillée pour voir ce que nous faisions. Il fit tout ce qu'il put pour nous ennuyer, mais il n'atteignit que nos domestiques; nos écus nous préservèrent de sa méchanceté.
Cependant, tout a une fin. Avec le Maskal (fête de la Croix) arriva le brillant soleil et l'hiver frais et agréable. Il y avait alors deux mois et demi que nous étions dans les chaînes, et nous nous attendions à chaque instant à recevoir quelque nouvelle réconfortante, qui nous dirait: «Ne craignez rien; nous arrivons.»
Depuis notre arrivée à Magdala, nous n'avions reçu qu'une seule lettre, et plus de six mois s'étaient écoulés sans nouvelles de nos amis et sans aucun rapport quelconque avec l'Europe.
Immédiatement après les pluies, M. Rassam avait réparé et arrangé sa maison, et bâti une nouvelle hutte. M. Rosenthal étant sur le point de nous rejoindre, Samuel obtint pour ce dernier un espace de terrain attenant à notre haie, et il y bâtit, pour cet ami et pour sa famille, une hutte qui fut plus tard entourée par la palissade commune. Samuel m'avait plusieurs fois parlé d'abattre notre vieux godjo, et de bâtir une plus grande demeure; mais je croyais que ce serait du temps perdu, m'attendant, avant quelques mois, à un changement quelconque dans notre position; j'avais aussi une autre raison, c'est que la partie de la vieille enceinte, en face de mon godjo, ne m'aurait alors laissé qu'un pied de terrain. Samuel me promit de faire tous ses efforts pour obtenir que l'enceinte fût reculée si je bâtissais. J'y consentis, et il se mit en devoir de remplir sa promesse; mais il échoua. Cependant, quelques semaines plus tard, un des chefs, que j'avais soigné depuis mon arrivée, dans le premier feu de sa reconnaissance pour sa guérison, prit sur lui d'abattre l'enceinte, et me promit d'envoyer ses hommes pour m'aider.
Tous les matériaux, le bois, les bambous, les peaux de vache, le chaume, furent achetés au bas de la montagne, et, au bout de quelques jours, tout fut prêt. Je le fis savoir à mon malade. Il arriva avec une cinquantaine de soldats, qui, par son ordre, renversèrent l'enceinte et jetèrent à bas mon godjo. Le terrain fut alors nivelé, la circonférence de la hutte tracée avec un bâton, fixé au centre par un bout de corde, et l'on creusa un fossé profond d'environ un pied et demi. Deux gros bâtons furent placés à l'endroit où devait se trouver la porte, et chaque soldat se mit à charrier des branches avec lesquelles les murs furent élevés; on les plaça dans le fossé, et l'espace vide entre elles fut garni avec de la terre qu'on était allé chercher; ils avaient auparavant lié avec des lanières de cuir de vache des branches flexibles transversales, afin de leur conserver la ligne verticale, et la première partie de cette construction fut finie. Quelques jours plus tard, ils revinrent pour faire la charpente du toit et le placer sur les murs; il ne manquait plus que de couvrir de chaume notre demeure pour la rendre habitable. Les serviteurs apportèrent de l'eau et firent de la boue, avec laquelle ils recouvrirent toutes les parois du mur, et, une semaine après que notre godjo eut été démoli, M. Prideaux et moi nous donnâmes notre festin de prise de possession. Les soldats furent très-contents de leur pourboire, et ils arrivaient toujours en grand nombre lorsque nous réclamions leur aide, parce que nous les rétribuions très-largement; pour citer un exemple, les matériaux de notre hutte nous avaient coûté huit dollars, et nous en dépensâmes quatorze pour fêter ceux qui nous avaient aidés. Nous avions à présent sept pieds de terrain chacun; la table pouvait être dressée au milieu et le pliant offert à un visiteur. M. Rassam avait réussi à enduire l'intérieur de sa hutte au moyen d'une pierre sablonneuse et douce, d'une couleur un peu jaunâtre, que l'on rencontre dans le voisinage de l'Amba; nous mîmes aussi nos serviteurs à l'oeuvre, mais nous dûmes auparavant barbouiller nos murs à plusieurs reprises avec de la bouse de vache, afin de faire adhérer l'enduit plus fortement. Nous fûmes très-heureux de l'apparence propre et claire qu'avait notre hutte. Malheureusement, comme elle était placée entre deux enceintes élevées et entourée par les autres huttes, elle était très-sombre. Pour obvier à cet inconvénient, nous coupâmes une partie de la charpente du mur, et nous fîmes quatre fenêtres; c'était certainement une grande amélioration, mais, la nuit, le froid s'y faisait sentir bien vivement. Par bonheur, notre ami Zenab nous donna quelques parchemins; au moyen d'une vieille boîte, nous fîmes quelques cadres grossiers, et le parchemin, préalablement imbibé d'huile, nous servît de vitres.
Nous fûmes obligés de garder une grande quantité de serviteurs, afin de nous préparer ce dont nous avions besoin. Quelques femmes furent chargées de nous moudre notre farine, d'autres de nous apporter l'eau et le bois. Des serviteurs allèrent an marché, ou dans les districts voisins, pour acheter le grain, les moutons, le miel, etc.; d'autres furent employés comme messagers à la côte ou à Gaffat. J'avais avec moi deux Portugais qui faisaient le tourment de ma vie, parce qu'ils se querellaient toujours, qu'ils buvaient souvent, et qu'ils étaient impertinents et paresseux. Les Portugais vivaient dans la cuisine; mais comme ils se battaient sans cesse avec les autres domestiques, et que nous étions ainsi privés de tout secours, parce que nous ne pouvions faire entendre nos ordres, je leur élevai une petite hutte. L'enceinte ayant encore été élargie par le chef, M. Cameron s'était bâti une maison pour lui, et M. Rosenthal en avait élevé une autre pour ses serviteurs; celle de mes Portugais était sur la même portion de terre, et avant la saison des pluies, j'en élevai encore une autre pour mes serviteurs abyssiniens, qui grommelaient et menaçaient de me quitter s'ils étaient obligés de passer encore une saison semblable sous une tente.
Tous ces arrangements nous avaient pris quelque temps; nous avions été contents d'avoir quelque chose à faire, car ainsi les jours passaient plus vite, et le temps pesait moins lourdement sur nous. Notre Noël ne fut pas très-joyeux, et un nouvel an, nous ne nous fîmes pas des souhaits de retour d'années semblables; cependant, nous étions plus accoutumés à notre captivité, et, sous certains rapports, bien plus confortablement établis.
Notes:
[22] La forteresse.
[23] D'après M. Markham.
Théodoros écrit à M. Rassam touchant M. Flad et ses ouvriers. —Ses deux lettres comparées.—Le général Merewether arrive à Massowah.—Danger d'envoyer des lettres à la côte.—Ras-Engeddah nous apporte quelques provisions.—Notre jardin.—Résultats pleins de succès de la vaccine à Magdala.—Encore notre sentinelle de jour.—Seconde saison des pluies.—Les chefs sont jaloux.—Le ras et son conseil.—Damash, Hailo, etc., etc.—Vie journalière pendant la saison des pluies.—Deux prisonniers tentent de s'échapper.—Le knout en Abyssinie.—Prophétie d'un homme mourant.
Un serviteur de M. Rassam, que celui-ci avait envoyé à Sa Majesté quelques mois auparavant, revint, le 28 décembre, porteur d'une lettre de Théodoros, qui en renfermait une autre de la reine d'Angleterre. L'empereur informait M. Rassam que M. Flad était arrivé à Massowah, et était chargé d'une lettre dont nous devions prendre connaissance. Sa Majesté engageait M. Rassam à attendre son arrivée, qui serait prochaine, pour se consulter avec lui sur la réponse à faire. Nous fûmes bien heureux du contenu de la lettre de la reine; il était clair qu'à la fin on avait pris un ton plus haut, que le caractère de Théodoros était mieux connu, et que tous ses projets chimériques échoueraient devant l'attitude prise par le gouvernement anglais.
Le 7 janvier 1867, Ras-Engeddah arriva à l'Amba, conduisant une fournée de prisonniers. Il nous envoya ses compliments et une lettre de Théodoros. La lettre de Théodoros était impérieuse et vaine; d'abord, il donnait un compte rendu sommaire de la lettre que M. Flad lui avait écrite; tout ce qu'il avait demandé avait été d'abord accepté, mais sur ces entrefaites, il avait changé sa manière de faire à notre égard; Théodoros nous donnait sa réponse projetée: il disait que l'Ethiopie et l'Angleterre avaient été primitivement sur un pied d'amitié, et que, pour cette raison, il avait excessivement aimé les Anglais. Mais, depuis lors, ajoutait il, «ayant appris qu'ils m'avaient calomnié auprès des Turcs et qu'ils me haïssaient, je me suis dit: Est-ce que cela peut être? et le doute est entré dans mon coeur.» Il voulait évidemment passer sous silence les mauvais traitements qu'il nous avait infligés, car il ajoutait: «J'ai reçu dans ma maison, dans ma capitale, à Magdala, M. Rassam et sa suite, que vous m'avez délégués, et je les traiterai avec égards jusqu'à ce que j'aie obtenu un gage d'amitié.» Il terminait sa lettre en ordonnant à M. Rassam d'écrire aux autorités elles-mêmes, afin que les ouvriers lui fussent envoyés; il voulait que cette lettre de M. Rassam lui fût expédiée promptement, et que M. Flad arrivât sans retard.
Cette lettre probablement n'avait été qu'un ballon d'essai; ce n'était pas la ligne de conduite qu'il devait adopter: il savait trop bien que sa seule chance était de flatter, de paraître humble, doux et ignorant; il savait qu'il pouvait gagner la sympathie de l'Angleterre en prenant cette voie, et qu'un ton impérieux ne servirait nullement ses projets et ne lui serait d'aucun secours pour le but qu'il poursuivait depuis longtemps. Le lendemain, de bonne heure, un envoyé arriva du camp impérial avec une lettre du général Merewether, et une autre de Théodoros. Qu'elle était différente, cette dernière lettre, de celle qu'avait apportée Ras-Engeddah! Elle était insinuante, courtoise: il n'ordonnait plus, il demandait humblement; il suppliait, il implorait avec douceur; il commençait ainsi: «Maintenant, pour me prouver que vous voulez établir de bonnes relations d'amitié entre vous et moi, promettez-moi, dans votre réponse, de m'envoyer d'habiles ouvriers; que M. Flad vienne aussi par la route de Metemma. Ce sera le gage de notre amitié.» Il citait l'histoire de Salomon et d'Hiram, à l'occasion de l'incendie du temple, puis il ajoutait: «Et maintenant, quand je me jetterais aux genoux de la grande reine, de ses nobles, de son peuple, de ses hôtes, m'humilierais-je davantage?» Il décrivait ensuite la réception qu'il avait faite à M. Rassam, la façon dont il l'avait traité, comment il avait relâché les premiers prisonniers le jour même de son arrivée, afin de condescendre aux désirs de notre reine; il expliquait la cause de notre emprisonnement en reprochant à M. Rassam d'avoir fait partir les prisonniers sans les lui avoir présentés auparavant; et terminait en disant: «Comme Salomon tomba aux pieds d'Hiram, moi aussi, sous le regard de Dieu, je tombe aux pieds de la reine, de son gouvernement et de ses amis. Je désire que vous me les expédiiez (les ouvriers) par la via Metemma, afin qu'ils m'enseignent la science et qu'ils me montrent les beaux-arts. Lorsque ces choses seront terminées, je vous remercierai et vous renverrai par le pouvoir de Dieu.»
M. Rassam répondit à Sa Majesté, en lui annonçant qu'il avait consenti à sa demande. L'envoyé, à son arrivée au camp de l'empereur fut bien reçu, on lui offrit une mule et on le dépêcha promptement à sa destination. Pendant plusieurs mois nous n'entendîmes plus parler de rien.
Le général Merewether, dans sa lettre à Théodoros, informait celui-ci qu'il était arrivé à Massowah avec les ouvriers et les présents, et que si les captifs lui étaient envoyés il permettrait aux ouvriers de rejoindre le camp de l'empereur. Nous fûmes bien heureux lorsque nous apprîmes que le général Merewether était chargé des négociations; nous connaissions son habileté; nous avions pleine confiance en son tact et en sa discrétion. Vraiment il mérite notre reconnaissance, car il fut l'ami des prisonniers; du moment où il débarqua à Massowah jusqu'au jour de notre liberté, il ne s'épargna aucune peine et aucun désagrément pour obtenir notre délivrance.
Les messages circulaient maintenant plus régulièrement; nous écrivîmes de longs détails, touchant Théodoros, et la nécessité d'employer la force pour obtenir notre élargissement. Nous connaissions le danger auquel nous nous exposions; mais nous préférions mourir plutôt que de vivre d'une telle existence. Nous informâmes nos amis de tout ce que nous avions décidé; le soin de notre vie ne devait pas peser un instant dans la balance; aussi bien l'emploi de la force était la seule chance que nous eussions d'échapper à la mort et nous insistâmes pour qu'elle fût tentée. Nous donnâmes toutes les informations que nous pûmes sur les ressources du pays, sur les mouvements de Théodoros, la puissance de son armée, la route qu'il ferait suivre probablement à ses troupes sur la terre ferme, les moyens à prendre pour négocier avec lui et s'assurer le succès. Nous savions que si quelqu'une de ces lettres tombait entre les mains de Théodoros, nous n'aurions ni pitié, ni merci à attendre; mais nous considérions que notre devoir était de nous soumettre à toute éventualité et d'aider de toute notre habileté ceux qui travaillaient à nous délivrer.
A cette époque nous reçûmes souvent des nouvelles de nos amis, des journaux ou des articles détachés et mis sous enveloppe. On y parlait fort peu de la guerre; la presse, à quelques exceptions près, semblait considérer la chose comme une folle entreprise qui ne pouvait réussir. Les journalistes, à notre grand désespoir, discutaient sur les insectes, le poison subtil, l'absence d'eau, et de semblables vétilles. Deux mois et demi se passèrent encore dans une vie monotone. Mes remèdes tiraient à leur fin et le nombre de mes malades était grand. J'aurais bien voulu me procurer d'autres remèdes.
Le 19 mars Ras-Engeddah arriva à l'Amba avec un millier de soldats. Ils apportaient avec eux de l'argent, de la poudre et d'autres provisions diverses que Théodoros envoyait à Magdala pour y être plus en sûreté. En même temps il nous fît parvenir les provisions et les remèdes que le capitaine Goodfellow avait apportés à Metemma bientôt après l'arrivée de M. Flad. Je rendrai cette justice à Théodoros, que dans cette circonstance, il se conduisit bien. Aussitôt que nous fûmes informés que plusieurs objets étaient arrivés pour nous à Metemma, M. Rassam écrivit à l'empereur, lui demandant la permission d'envoyer des serviteurs et des mules, afin de les faire transporter à Magdala. Théodoros répondit qu'il les aurait apportés lui-même, et donna l'autorisation. Il envoya l'un de ses officiers à Wochnee avec des instructions pour les différents chefs des districts, d'avoir à nous faire porter ce qu'on nous envoyait à Debra-Tabor. J'avais depuis longtemps épuisé mes ressources et je fus bien heureux lorsque ces quelques objets nous parvinrent. Pendant plusieurs jours nous nous régalâmes de pois verts, de viandes confites, de cigares, etc., etc., et nous fûmes plus gais; non pas tant à cause des provisions elles-mêmes, qu'à cause de la conduite de notre hôte à notre égard.
Je me souviens que les mois qui suivirent, le fardeau de notre existence nous parut bien plus lourd. Nous nous attendions à des événements importants, et rien ne se manifestait; à notre arrivée à Magdala nous n'eussions jamais cru possible d'y passer une seconde saison des pluies; nous n'aurions jamais pu croire qu'an temps si long s'écoulerait sans amener un événement quelconque. Ce dont nous souffrions par-dessus tout, c'était de l'incertitude dans laquelle nous vivions; nous tremblions à la pensée des cruautés et des tortures que Théodoros infligeait à ses victimes; et chaque fois qu'un messager royal arrivait, on aurait pu nous voir allant d'une hutte à l'autre, échangeant des regards d'angoisse, et demandant plusieurs fois à nos compagnons de souffrance: «N'y a-t-il rien de nouveau? N'y a-t-il rien qui nous concerne?»
Le général Merewether avec une douce prévoyance, nous avait envoyé quelques graines, et nous nous en procurâmes quelques autres à Gaffat. L'enceinte de M. Rassam avait été élargie considérablement par les chefs, et il put se créer un joli jardin. Il avait auparavant semé quelques graines de tomates; ces plantes poussèrent admirablement bien, et M. Rassam avec beaucoup de goût, fit, au moyen de bambous, un très-joli treillage qui fut bientôt recouvert par ces plantes grimpantes. Entre notre hutte, l'enceinte et les huttes opposées à la nôtre, se trouvait une portion de terrain d'environ huit pieds de large et dix pieds de long. M. Prideaux et moi nous la labourâmes, enchantés d'avoir quelque chose à faire. Avec des bambous refendus nous fîmes aussi un petit treillage, divisant notre petit jardin en carrés, en triangles, etc., et le 24 mai, en l'honneur de la fête de notre reine, nous semâmes nos graines. Quelques-unes sortirent promptement; les pois en six semaines furent hauts de sept ou huit pieds. La moutarde, les cressons, les radis prospérèrent. Mais notre jardin de fleurs, situé au centre, resta longtemps stérile et lorsqu'à la fin quelques plantes germèrent, ce furent seulement quelques espèces biennales qui ne fleurirent que le printemps suivant. Quelques pois, juste assez pour les goûter (notre jardin était trop petit pour pouvoir nous en fournir plus d'une ou deux petites corbeilles) des laitues que nous mangions sans assaisonnement (nous n'avions pas d'huile et rien qu'un mauvais vinaigre fait de tej) de temps en temps quelques radis, ce fut là tout le luxe qui nous rendit immensément joyeux, après une nourriture uniquement composée de viande. Lorsqu'un second envoi de semences nous arriva, nous transformâmes en jardin toutes les portions de terrain aptes à cela et nous eûmes le plaisir de manger quelques navets, passablement de laitues, et quelques choux. Bientôt après la saison des pluies, tout fut desséché; le soleil brûla nos trésors et nous laissa encore à notre éternel mouton et à nos volailles.
Environ un mois avant les pluies de 1867, la fièvre, ayant un caractère malin, se déclara dans la prison commune. Le lieu était déjà assez sale, aussi lorsque la maladie fit son apparition, l'horreur de cette demeure n'aurait pu se décrire; lorsque environ cent cinquante hommes de tous rangs se trouvèrent couchés sur le terrain dans un état de prostration, en proie à la maladie, empoisonnant cette atmosphère déjà si impure, la scène était affreuse à voir, et digne du lieu de tourment décrit par le Dante. L'épidémie sévit jusqu'aux premières pluies. Environ quatre-vingts prisonniers moururent, et bien d'autres auraient succombé, si heureusement quelques-unes des sentinelles n'eussent été atteintes. Tant qu'il n'y eut que les prisonniers de malades, leurs gardiens firent les sourds à toutes mes observations; mais dès qu'ils furent atteints eux-mêmes ils suivirent promptement mes conseils et ils purifièrent bien vite le lieu. A tous ceux qui réclamaient mes services je leur envoyais aussitôt un remède; et lorsque quelques-unes des sentinelles vinrent à moi pour être soignées je leur donnai aussi ce qu'il fallait, mais à une condition: traiter avec plus de douceur les malheureux qui leur étaient confiés.
Le général Merewether, toujours prévenant et bon, sachant que notre bien-être dépendait des termes d'amitié dans lesquels nous vivions avec la garnison, m'envoya du virus de vaccine dans de petits tubes. J'expliquai à quelques-uns des indigènes les plus intelligents la merveilleuse propriété de cette substance et les engageai à m'apporter leurs enfants pour être inoculés. Parmi les races demi-civilisées il est souvent très-difficile d'introduire les bienfaits de la vaccination; mais ici ils furent acceptés par tous. Environ pendant six semaines une foule compacte obstruait notre porte les jours où je vaccinais; tellement qu'il nous était très-difficile de les contenir hors de chez nous tant ils étaient désireux de posséder ce fameux remède qui empêchait de mourir du koufing (petite vérole). Mais il arriva que parmi les enfants qui me furent apportés, se trouva le fils du vieux Abu Falek (ou plutôt le fils de sa femme) le garde de jour dont j'ai déjà parlé. Il était d'un mauvais caractère et point complaisant; voulant s'épargner l'ennui d'apporter son enfant pour fournir du virus à d'autres, et en même temps afin de n'être pas accusé d'attachement trop fort à ses intérêts, il répandit le bruit que les enfants auxquels on prenait du virus mouraient bientôt après. C'était la mort de mon entreprise. Un grand nombre furent encore vaccinés, mais personne ne vint nous donner du virus et comme je n'avais plus de tubes, je fus obligé d'interrompre une entreprise qui avait jusque-là si merveilleusement réussi.
Les pluies de 1867 arrivèrent vers la fin de la première semaine de juillet. Nous étions mieux abrités et nous avions pris des arrangements pour nos provisions et celles de nos serviteurs avant que les pluies ne commençassent à tomber; aussi étions-nous mieux que l'année précédente. Mais sous d'autres rapports: par exemple, les difficultés rendues chaque jour plus grandes pour communiquer avec la côte, à cause de l'état politique du pays, cette seconde saison fut peut-être plus pénible et nous éprouva davantage.
Les chefs de la Montagne n'avaient pas été longtemps à s'apercevoir que les captifs anglais avaient de l'argent. Ils s'étaient présentés souvent avec douceur dans l'espoir d'obtenir quelques dollars pour eux, ou des shamas et des ornements pour leurs femmes; ainsi que du tej, de l'arrack, qui était brassé par Samuel sous la direction de M. Bassam, qui partageait fréquemment et librement avec lui les plus pénibles travaux. Les chefs essayèrent de se nuire l'un l'autre. Chacun d'eux, dans sa visite privée prétendait être notre meilleur ami; mais ils ne pouvaient pas quitter ouvertement la salle du conseil, et sortir pour un verre de tej ou d'arrack sans être aussitôt suivis par toute la foule, aussi voulurent-ils faire défendre que l'on nous visitât. Pauvre Zénob, pendant plusieurs mois il ne prit plus aucune leçon d'astronomie, et Mesbisha ne joua plus du luth que devant ses femmes ou ses serviteurs! Ils allèrent même jusqu'à défendre aux soldats et aux chefs inférieurs de venir me demander des remèdes. Les soldats alors envoyèrent en corps leurs chefs inférieurs an ras et aux membres du conseil; ils réclamèrent même que la chose fut exposée à Théodoros; et, comme les chefs étaient loin d'être innocents et qu'ils ne craignaient rien tant que d'en référer à l'empereur, ils furent obligés de consentir à ce que chacun fût libre de venir et retirèrent leur interdiction.
Théodoros, après la prise de Magdala, avait nommé un chef comme gouverneur de l'Amba, lui donnant un pouvoir illimité sur la garnison; mais quelques années plus tard il lui adjoignit quelques autres chefs à titre de conseillers, laissant une grande partie de son pouvoir an chef de la Montagne. Toujours soupçonneux, mais dans l'impossibilité de satisfaire ses soldats comme autrefois, l'empereur prit les plus grandes précautions pour prévenir toute trahison, et pour être sûr que, s'il était obligé de s'éloigner pour une expédition lointaine, il pouvait compter sur la forteresse de Magdala. A cet effet il ordonna que le conseil s'assemblerait dans toutes les circonstances importantes et se consulterait sur ce qu'il y aurait à faire touchant l'économie intérieure de la Montagne. Chaque chef de département et chaque chef de corps avait droit à une voix; les officiers commandant les troupes seraient choisis pour être messagers privés; le ras devait être considéré toujours comme le chef de la Montagne, mais son autorité limitée et sa grande responsabilité, devaient l'empêcher de tyranniser ses subordonnés. Vu ces circonstances, il n'est pas étonnant que, quoique législateur, il suivît l'avis des chefs subalternes qu'il savait être de grands adorateurs de Théodoros, ses fidèles espions et ses bien-aimés rapporteurs. Le chef de la Montagne à notre arrivée était Ras-Kidana-Mariam, dont les relations de famille et la position dans le pays le faisaient considérer comme dangereux par Théodoros, et qui, ainsi que je l'ai déjà rapporté, fut conduit an camp sur un faux rapport. Peu de temps auparavant, l'empereur enlevant le commandement et le titre de dedjazmatch (titre qui fut donné seulement dans les premiers jours aux gouverneurs d'une province grande ou petite) à Kidana-Mariam, l'avait promu an rang de ras. Tous les umbels (colonels) avaient été nommés bitwaddad (quelque chose comme général de brigade), les bachas (capitaines) furent faits colonels, et ainsi de suite pour la garnison tout entière; de sorte qu'après ces nominations la garnison ne se composait que d'officiers ou de sous-officiers, l'officier le moins élevé en grade était le sergent. Théodoros leur écrivit à tous pour les informer qu'ils recevraient la paye et les rations dues à leur rang et que, ainsi qu'il l'espérait, lorsqu'il les verrait sous peu, il les traiterait si généreusement que même l'enfant à naître s'en réjouirait dans le ventre de sa mère. Théodoros dans trois ou quatre circonstances, des quelques dollars qui lui restaient, leur fit une petite avance sur leur paye. Une quarantaine de dollars fut tout ce qu'ils touchèrent pendant notre séjour; le sergent eut pour son compte environ huit dollars, je crois. Ils devaient avec cela se nourrir, se vêtir, eux, leurs familles et leurs serviteurs; aucune ration ne leur ayant été fournie. Ils avaient d'abord été tous réjouis de leur élévation, la seule chose que Sa Majesté pût distribuer d'une main libérale; mais ils s'aperçurent bientôt que leurs dignités consistaient à être affamés, à avoir froid et aller presque nus, et ils furent les premiers à se moquer de leurs titres vains et sonores.
Un parent éloigné de Théodoros, du côté de sa mère, et nommé Ras-Bisawar, fut choisi pour le poste laissé vacant par la démission de Ras-Kidana-Mariam. Dans sa jeunesse il avait eu du penchant pour l'Eglise, il avait même été desservant, lorsque le brillant exemple de son parent lui fit quitter la vie de paix et de tranquillité qu'il s'était choisie pour se jeter an milieu du tourbillon de la vie des camps. C'était un grand, gros et lourd compagnon, à la tête pelée et d'un bon caractère; mais pour tout ce qui concernait le sabre et le pistolet, il ne put s'y habituer à cause du premier choix de sa vie, il demeura desservant d'Eglise. Son défaut fut toujours d'être trop faible; il n'eut jamais de décision dans le caractère, et se laissa influencer par le dernier qui lui parlait.
Après ce dernier, le plus rapproché de lui en importance était Bitwaddad-Damash, le plus vain, le plus orgueilleux faquin ainsi que le plus grand vaurien de toute la Montagne. Il fut très-malade quand nous arrivâmes, mais quoiqu'il ne put venir lui-même il s'intéressa toujours trop à nos affaires, s'informant à toute heure du jour de ce que nous faisions. A cet effet il envoyait l'aîné de ses fils, garçon d'environ douze ans, plusieurs fois par jour nous porter ses compliments et nous demander des nouvelles de notre santé. Aussitôt qu'il put marcher tant soit peu, il vint lui-même à chaque instant me consulter, jusqu'à ce qu'enfin sa santé fût rétablie. Dans le premier feu de sa reconnaissance, il voulait bâtir notre maison. Mais la gratitude n'est pas une qualité persistante, en Abyssinie elle y est même assez rare; bientôt après Damash nous donna à entendre que si nous avions besoin de lui il nous servirait, mais qu'il ne fallait pas l'oublier. M. Prideaux et moi avions peu d'argent à dépenser; mais comme on le connaissait pour un grand scélérat, nous pensâmes qu'il serait sage de ne pas s'en faire un ennemi et nous lui envoyâmes, comme un gage d'amitié, un petit fragment de glace appartenant à M. Prideaux, la seule chose présentable que nous eussions en ce moment. La glace fortifia notre amitié pendant quelque temps; mais lorsqu'une seconde demande d'un gage d'amitié nous fut faite, nous fîmes la sourde oreille à ses douces paroles, il n'eut plus les mêmes rapports avec nous; il nous appela des hommes méchants, il se moqua de nous, nous fit arracher nos chapeaux devant lui, et alla même jusqu'à insulter M. Cameron et M. Stern, secouant sa tête d'une façon menaçante; et, plus ou moins ivre, il quitta une après-midi la chambre de son bien-aimé et généreux ami M. Rassam. Damash avait le commandement de la moitié des fusiliers, environ deux cent soixante-dix hommes, le ras commandait les autres au nombre de deux cents.
Le troisième membre du conseil était Bitwad-dad-Hailo, le meilleur de tous; il était chargé de la prison, mais je n'ai jamais su qu'il eût abusé de sa position. Ses deux frères avaient commandé notre escorte de la frontière an camp impérial dans le Damot; sa mère, personne âgée et belle encore, nous avait aussi suivis une partie du chemin. Les frères et la mère avaient été traités convenablement par nous, aussi étions-nous connus d'eux tous avant d'arriver à l'Amba. Ce chef se conduisit toujours très-poliment envers nous et se montra complaisant dans plusieurs occasions. Lorsqu'il apprit l'arrivée de Théodoros, comme il savait que sa conduite à notre égard serait une charge contre lui, il s'enfuit an camp des Anglais.
Il prépara sa fuite d'une manière très-intelligente. Selon les lois de la Montagne, un bitwad-dad même ne peut passer la porte sans l'autorisation du ras, et depuis qu'il y avait eu quelques désertions, la permission n'était plus accordée. Sa femme et ses enfants étaient avec lui dans l'Amba, et depuis cette époque le chef était soupçonné; si sa famille était partie, il aurait été strictement surveillé. Sa mère avait suivi le camp de Théodoros, désireuse qu'elle était de voir son fils. Lorsque l'armée de Théodoros campa dans la vallée de Bechelo, elle demanda la permission d'aller à Magdala, et à son arrivée à Islamgee, elle envoya dire à son fils de donner l'ordre de la laisser passer à la porte, mais il refusa, déclarant publiquement que le motif de son refus était qu'il n'avait reçu aucun ordre de Sa Majesté pour accorder cette demande, qu'il ne pouvait prendre sur lui de l'introduire dans la forteresse. La mère avait été auparavant instruite du complot et joua très-bien son rôle, c'était jour de marché et à cause de cela la foule remplissait l'endroit ainsi que les soldats et leurs chefs inférieurs. En apprenant le refus de son fils de la faire entrer, elle poussa des cris de désespoir, s'arracha les cheveux et se désola de l'ingratitude de ce fils, prétendant que c'était uniquement pour l'embrasser qu'elle avait fait un si long voyage. Les spectateurs s'intéressèrent à elle et en son nom envoyèrent encore vers le chef.
Il demeura ferme: «Demain, dit-il, j'enverrai un mot à l'empereur; s'il vous permet d'entrer je serai très-heureux de vous recevoir, aujourd'hui tout ce que je puis faire, c'est de vous envoyer ma femme et mes enfants qui resteront avec vous jusqu'au soir.» La vieille dame alors, avec la femme et les enfants de Hailo, se retira dans un coin tranquille, et lorsqu'il n'y eut plus personne ils s'enfuirent tous précipitamment. Environ vers dix heures du soir, accompagné par un de ses hommes et aidé de quelques amis, Hailo passa la porte et rejoignit sa famille.
Un autre membre du conseil s'appelait Bitwad-dad-Vassié; il était aussi chargé de la surveillance de la prison alternativement avec Hailo.
C'était une bonne nature d'homme, toujours souriant, mais il paraît qu'il n'était pas aimé par les prisonniers, car après la prise de Magdala, les femmes se jetèrent sur lui et lui administrèrent une rude bastonnade. Il était remarquable sous ce rapport qu'il n'acceptait jamais rien, et bien qu'à plusieurs reprises de l'argent lui ait été offert il a toujours refusé. Dedjazmatch-Goji, qui avait le commandement de 500 lanciers, était aussi grand qu'il était gros; il n'aimait qu'une chose, le tej, et n'adorait qu'un être, Théodoros. Bittwaddad-Bakal, bon soldat, mais faible d'esprit, chargé de la maison impériale, vieux homme un peu insignifiant, complétait le conseil.
Quelles longues et tristes journées que ces journées de pluie de l'année 1867! Notre argent était devenu alors très-rare, et toute communication avec Massowah, Metemma et Debra-Tabor était complètement interrompue. On parlait plus sérieusement de guerre dans le home, et sans nouvelle de nos amis, nous étions dans l'anxiété et très-désireux de connaître ce qui serait décidé. L'hiver ne nous permit pas de jardiner et nos autres occupations étaient insignifiantes. Nous écrivions (tâche plus facile pendant la pluie, les gardes se tenant dans leurs huttes); nous étudiions l'amharie, nous lisions le fameux Dictionnaire commercial, ou bien nous visitions l'un des nôtres, et fumions du mauvais tabac, simplement pour tuer le temps. M. Rosenthal, très-savant en linguistique, pourvu d'une Bible italienne, tantôt étudiait cette langue, tantôt chassait l'ennui si lourd, en apprenant, dans ses soirées, le français an moyen d'un fragment de l'Histoire de la civilisation par M. Guizot. Si le ciel s'éclaircissait un peu, nous allions patauger quelques instants dans la boue sur le petit chemin laissé entre nos nouvelles huttes; mais au bout de quelques instants nous étions arrêtés subitement par un: «Le ras et les chefs arrivent.» Si nous pouvions courir, nous le faisions; mais si nous étions aperçus, nous prenions notre plus gracieux sourire et nous étions salués par un grossier: «Comment vas-tu? Bonne après-midi pour toi!» (la seconde personne du singulier est employée comme signe d'humiliation vis-à-vis d'un inférieur) et, ô misère! il nous fallait ôter nos chapeaux délabrés et rester la tête découverte. Nous les voyions se dandinant, prêts à crever d'orgueil, lorsque nous savions que les habits qu'ils portaient, et la nourriture qu'ils venaient de se partager, avaient été achetés avec l'argent anglais; c'était je puis vous le dire dépitant. Comme ils acceptaient les moindres choses, c'eût été bien le moins qu'ils eussent été polis; or, tout au contraire, ils nous regardaient du haut de leur grandeur comme si nous eussions été des idiots ou bien une race entre eux et le singe, des ânes blancs comme ils nous appelaient lorsqu'ils causaient entre eux. Aidés de Samuel ils firent tout pour M. Rassam; ils étaient bien plus honnêtes avec lui qu'avec nous, et ils lui juraient constamment une amitié éternelle. J'ai souvent admiré la patience de M. Rassam. Il s'asseyait, causait et riait avec eux pendant des heures; les gorgeant de rasades de tej, jusqu'à ce qu'ils roulaient de leur place, et qu'ils devenaient un objet de risée, peut-être même un objet d'envie, pour les soldats qui devaient les aider à regagner leur maison. Avec tout cela c'étaient de viles créatures; pour plaire à Théodoros ils n'auraient reculé devant aucune infamie et ne se seraient laissé arrêter par aucun crime. Lorsqu'ils pouvaient supposer que quelque acte de cruauté plairait à leur maître ou plutôt à leur dieu, aucune considération d'amitié ou de famille ne pouvait retenir leurs mains ou attendrir leurs coeurs. Ils étaient bons pour M. Rassam parce que cela faisait partie de leurs instructions et qu'ils pouvaient ainsi satisfaire leur goût pour les boissons spiritueuses; mais si, n'ayant pas d'argent, nous eussions été réduits à faire appel à leur générosité, je doute qu'ils eussent fait quelque chose pour nous, desquels ils recevaient beaucoup. Ils ne nous eussent pas même fourni la misérable nourriture journalière des prisonniers abyssiniens.
Ce fut vers cette époque que ces scélérats eurent l'occasion de montrer leur dévouement à leur maître. Un samedi deux prisonniers profitèrent de l'encombrement du marché pour essayer de se sauver. L'un d'eux, Lij Barié, était le fils d'un chef du Tigré; il y avait quelques années qu'il avait été emprisonné comme «suspect», ou plutôt parce qu'il pouvait devenir dangereux, étant beaucoup aimé dans sa province. Son compagnon de fuite était un jeune garçon, demi-Galla, de la frontière de Shoa, qui était depuis plusieurs années dans les chaînes, attendant son jugement. Un jour, comme il coupait du bois, un éclat vola et alla frapper sa mère en pleine poitrine, et la tua. Théodoros était alors en expédition et pour se concilier l'évêque, il le chargea de ce jugement; celui-ci refusa de faire aucune enquête, disant que ce n'était pas dans sa juridiction. Théodoros, vexé du refus de l'évêque, envoya le jeune homme à Magdala, où il fut chargé de chaînes et dut attendre le bon plaisir de ses juges. Lij Barié, lorsqu'il avait voulu fuir n'avait pu forcer qu'un anneau de ses chaînes, l'autre étant beaucoup trop fort; alors il assujettit les chaînes avec l'autre anneau aussi bien qu'il put à une seule jambe au moyen d'un bandage, mit la chemise et les vêtements d'une jeune servante, qui était dans sa confidence, et plaçant sur ses épaules le gombo (espèce de jarre pour l'eau) il quitta l'enceinte de la prison sans être aperçu. L'autre jeune homme heureusement était parvenu à se débarrasser des deux anneaux, et s'était glissé sans avoir été remarqué; n'ayant pas mis beaucoup de vêtements et ayant les membres libres, il atteignit bientôt la porte, et passa avec les gens de la suite d'un chef. Il était déjà loin et en sûreté lorsque sa disparition fut signalée.
Lij Barié fut trompé dans son espoir. Avec ses fers assujettis sur une seule jambe, embarrassé par ses vêtements de femme et le gombo sur les épaules, il ne put avancer promptement. Il était cependant déjà à mi-chemin de la porte et non loin de l'enceinte, lorsqu'un jeune homme apercevant une jeune fille de bonne apparence, qui venait vers lui, s'avança pour lui parler: mais comme il s'approchait ses yeux tombèrent sur le bandage, et à son grand étonnement il aperçut une portion de la chaîne qui se montrait au travers. Il comprit aussitôt que c'était un prisonnier qui tâchait de s'échapper, et il suivit l'individu jusqu'à ce qu'il rencontrât quelques soldats; il leur communiqua ses soupçons et ceux-ci se précipitèrent sur Lij Barié et l'arrêtèrent. La foule fut bientôt ramassée autour de l'infortuné jeune homme, et l'alarme ayant été donnée qu'un prisonnier avait été pris comme il tentait de s'échapper, plusieurs des gardes se précipitèrent vers le lieu où on le gardait et aussitôt qu'ils eurent reconnu leur ancien pensionnaire, ils le réclamèrent comme leur propriété. En un instant tous ses vêtements lui furent déchirés sur le dos, et ces lâches le frappèrent du bout de leurs lances et avec le dos de leur sabre jusqu'à ce que son corps tout entier ne fût qu'une plaie et qu'il tombât sans connaissance, presque mourant sur la terre. Ce n'était pas encore assez pour satisfaire leur sauvage besoin de vengeance; ils le portèrent à la prison enchaîné des pieds et des mains, placèrent un long et dur morceau de bois sous sa nuque, mirent ses pieds dans les ceps et le laissèrent là plusieurs jours, jusqu'à ce qu'on connût la volonté de l'empereur à son égard.
Une recherche immédiate fut ordonnée concernant son compagnon de fuite ainsi que la jeune fille, sa complice. Le premier était déjà hors de leur atteinte, mais ils s'en vengèrent en s'emparant de la malheureuse jeune femme. Le ras et son conseil s'assemblèrent immédiatement et la condamnèrent à recevoir une centaine de coups de la lourde girâf (fouet à lanières de cuir) en face de la maison de l'empereur. Le lendemain matin le ras, accompagné d'un grand nombre de chefs et de soldats, arriva sur le lieu désigné pour l'exécution de la sentence. La jeune fille fut étendue sur la terre, on déchira ses vêtements et on lui lia avec des lanières de cuir les pieds et les mains pour lui conserver la position horizontale. Un misérable fort et puissant fut chargé de mettre à exécution la condamnation. Chaque coup de fouet qui tombait résonnait comme un coup de pistolet (nous pouvions l'entendre de nos huttes) et déchirait un lambeau de chair; tous les dix coups la girâf devenait si lourde de sang qu'on était obligé de la nettoyer pour continuer. La pauvre patiente ne se plaignit jamais et ne dit pas un mot. Lorsqu'elle fut relevée après le centième coup, les côtes étaient à nu et l'épine dorsale pouvait s'apercevoir à travers les flots de sang qui ruisselaient, la chair du dos ayant été entièrement enlevée par morceaux.
Quelques instants plus tard un messager arriva apportant la réponse de Théodoros. Lij Barié fut le premier à avoir les mains et les pieds coupés en présence de tous les prisonniers abyssiniens. Ils devaient ensuite être précipités tous les deux du haut de la montagne. Les chefs se firent un jour de fête de cette exécution; ils envoyèrent même une personne pour dire poliment à Samuel: «Venez et assistez à notre réjouissance.» Lij Barié fut apporté, une douzaine des plus forts soldats se jetèrent sur lui et de leurs sabres dégainés ils lui coupèrent les pieds et les mains avec toute la délicatesse d'Abyssiniens habiles à répandre le sang. Pendant qu'il était soumis à cette agonie, Lij Barié ne perdit jamais courage et conserva toujours sa présence d'esprit. Ce qu'il y a de plus remarquable c'est que, tandis qu'il était si cruellement meurtri, il prophétisait, à la lettre, le sort qui était réservé à ses meurtriers: «Lâches poltrons que vous êtes! vils serviteurs d'un scélérat! Ils ne peuvent s'emparer d'un homme que par trahison; et ils ne peuvent le tuer que lorsque celui-ci est désarmé et en leur pouvoir! Mais prenez garde! avant peu les Anglais viendront pour délivrer les leurs: ils vengeront dans votre sang les mauvais traitements que vous avez infligés à leurs concitoyens, et ils vous puniront vous et votre maître de toutes vos lâchetés, de toutes vos cruautés et de tous vos meurtres.» Les scélérats ne firent que peu d'attention au brave garçon mourant; ils le précipitèrent dans l'abîme et puis tous ensemble se rendirent, pour finir une journée si bien commencée, chez M. Rassam et se partagèrent les faveurs de sa généreuse hospitalité.
Fin de la seconde saison pluvieuse.—Rareté et cherté des approvisionnements.—Meshisha et Comfou complotent leur fuite.—Ils réussissent.—Théodoros est volé.—Dainash poursuit les fugitifs.—Attaque de nuit.—Le cri de guerre des Gallas et le sauve qui peut.—Les blessés laissés sur le champ de bataille.—Hospitalité des Gallas.—Lettre de Théodoros à ce sujet.—Malheurs de Mastiate.—Wakshum, Gabra, Medhim.—Récit de la vie de Gobazé.—Il sollicite la coopération de l'évêque pour s'emparer de Magdala.—Plan de l'évêque.—Tous les chefs rivaux intriguent à l'Amba.—L'influence de M. Rassam exagérée.
Une autre Maskal (fête de la Croix) était arrivée, et septembre promettait un bel et agréable hiver. Aucun changement ne s'était opéré dans notre vie journalière; c'était toujours la même routine, seulement nous commencions à être très-anxieux au sujet du retard de nos délégués à la côte, car notre argent touchait à sa fin, et tous les objets nécessaires à la vie s'élevaient à des prix extraordinaires. Cinq morceaux de sel de forme oblongue nous coûtaient, à cette époque, un dollar, tandis que, primitivement, à Magdala, pendant leur première captivité, nos compagnons en avaient de quinze à dix-huit du même poids pour trente sous. Bien que la valeur du sel se fût tant accrue, cependant les autres denrées n'avaient pas suivi la même proportion: elles avaient seulement baissé de qualité et de quantité. Quand le sel était abondant, nous pouvions avoir quatre vieilles volailles pour le même pris, qu'un morceau de sel Maintenant qu'elles étaient rares, nous ne pouvions en avoir que deux. Toutes choses étaient dans la même proportion, de sorte que nos dépenses s'étaient élevées de deux cents pour cent. Les approvisionnements des marchés avaient aussi diminué, et souvent nous ne pûmes acheter du grain pour nos serviteurs abyssiniens. Les soldats de la montagne souffraient beaucoup aussi de cette rareté et de ces prix, élevés; ils mendiaient continuellement, et plusieurs furent arrachés à la mort par la générosité de ceux qu'ils gardaient comme prisonniers. Heureusement, j'avais mis de côté une petite somme en cas d'accident; je croyais que le différend abyssinien touchait à sa fin en ce qui nous concernait. J'en gardai pour moi une petite partie et je remis le reste à M. Rassam, parce que, habituellement, il nous faisait part des sommes qui lui étaient envoyées par l'agent de Massowah. Nous congédiâmes autant de serviteurs qu'il nous fut possible, nous réduisîmes nos dépenses an minimum, et nous envoyâmes messagers sur messagers à la côte, pour nous apporter autant d'argent qu'ils le pourraient. A cette époque, si nous avions été pourvus d'une plus grande somme, je crois réellement que nous eussions pu acheter la montagne, tant les soldats de la garnison étaient découragés et prêts à se révolter, après les longues privations dont ils avaient souffert pour un maître avec lequel ils n'avaient aucune relation. L'agent de la côte fit tout ce qu'il put. Hôtes et messagers furent expédiés, mais l'état du pays était tel, qu'ils avaient dû cacher l'argent qu'ils portaient dans la maison d'un ami, à Adowa, et y demeurer plusieurs mois, jusqu'à ce que, avec beaucoup de prudence et en ne voyageant que la nuit, ils purent s'aventurer à passer à travers les districts infestés de voleurs et en proie à la plus grande anarchie.
Dans la matinée du 5 septembre, tandis que nous étions à déjeuner, l'un de nos interprètes entra précipitamment dans la hutte, et nous annonça que notre ami l'Afa-Négus Meshisha, le joueur de luth, et Bedjeram Gomfou, un des officiers qui avaient la charge des pied-à-terre, avaient pris la fuite. Leur plan avait été longuement prémédité et habilement exécuté. Au commencement des pluies, du terrain avait été alloué aux différents chefs et aux soldats dans la plaine d'Islamgee, an pied de la montagne. Quelques chefs s'étaient arrangés avec les paysans pour qu'ils restassent dans la plaine, et qu'ils ensemençassent le sol pour leur compte; eux devaient fournir le grain, et la récolte être partagée. D'autres, qui avaient des serviteurs, cultivèrent leur part eux-mêmes. Les lots de Bedjeram Comfou et de l'Afa-Négus Meshisha étaient tout à fait an pied de la montagne. Ils se chargèrent eux-mêmes de la culture, visitèrent parfois leur champ, et, deux ou trois fois par semaine, ils envoyèrent leurs serviteurs et leurs servantes pour arracher les mauvaises herbes sons la surveillance de leurs femmes. Tout le terrain qu'ils avaient reçu n'avait pas été mis en culture. Quelques jours auparavant, Comfou avait parlé, à ce sujet, au ras, qui l'engagea à semer du tef; vu la rareté de ce produit, il serait bien aise, disait-il, que l'on fît une seconde récolte. Comfou approuva fort l'idée et demanda au ras de lui envoyer, dans la matinée du 5, un permis pour passer aux portes. Le ras accepta. Dans cette même matinée, Meshisha alla trouver le ras et lui dit qu'il avait aussi besoin de semer du tef, et lui demanda l'autorisation de sortir. Le ras, qui n'avait pas le moindre soupçon, accorda la demande. Les deux amis, le même jour, envoyèrent plusieurs serviteurs pour préparer le champ; et afin de ne pas exciter les soupçons, ils avaient aussi envoyé leurs femmes, mais par une autre porte et sous le même prétexte. Comme les Gallas attaquaient souvent les soldats de la garnison, an pied de la montagne, les sentinelles des portes ne furent pas surprises de voir les deux officiers bien armés et précédés de leurs mules; ils ne firent pas non plus attention aux sacs que leurs domestiques portaient, quand ou leur dit que c'était du tef qu'ils allaient semer, récit qui concordait avec celui des serviteurs du ras lui-même. Ils partirent ainsi ouvertement, eu plein jour, se croisant sur leur chemin avec plusieurs des soldats de la montagne. Arrivés au champ, ils ordonnèrent à leurs serviteurs de les suivre, et marchèrent promptement vers la plaine de Galla. Des soldats, qui travaillaient en ce moment à leurs champs, soupçonnèrent quelque ruse, et aussitôt retournèrent à l'Amba et communiquèrent leurs soupçons au ras. Je n'eus qu'à prendre un télescope pour voir les deux amis poursuivant leur chemin dans l'éloignement, sur la route qui menait à la plaine de Galla. Toute la garnison fut aussitôt appelée, et une poursuite immédiate fut ordonnée; mais dans l'intervalle, les fugitifs gagnèrent du terrain, et ils furent enfin aperçus, tranquillement arrêtés dans la plaine, en compagnie d'un corps de cavalerie galla d'un aspect si respectable, que la prudence des braves de Magdala les engagea à ne pas courir la chance de l'aborder. A leur retour, ils trouvèrent, se cachant derrière les buissons, la femme de Comfou, son petit enfant dans les bras. Il parait que, effrayée et agitée, elle n'avait pu trouver le lieu du rendez-vous, et qu'elle se cachait pour attendre que les soldats eussent passé, lorsque les cris de son enfant attirèrent leur attention. Elle fut triomphalement ramenée, enchaînée pieds et mains, et jetée dans la prison commune pour attendre des ordres.
Pendant que la garnison était envoyée à cette expédition infructueuse, les chefs s'étaient rassemblés, et comme l'un des fugitifs était le surintendant des greniers et des magasins, une recherche immédiate fut ordonnée, afin de s'assurer si ce fuyard n'avait pas emporté une partie des trésors avant de prendre son congé sans cérémonie. A leur grande terreur, ils s'aperçurent bientôt que des étoffes de soie, des chapeaux, de la poudre, et même l'habit de gala de l'empereur, son fusil et son pistolet favoris, ainsi qu'une somme assez grande, avaient disparu; dans le fait, les sacs de tef étaient pleins de dépouilles. Le ras comprit toute la gravité de sa position; il n'avait pas seulement été grossièrement trompé, mais des objets de la plus grande valeur parmi les richesses de l'empereur, objets confiés à ses soins, avaient été volés par son premier ami. Il perdit aussitôt la tête; il se peignit la rage de Théodoros en apprenant la nouvelle; il se vit pensionnaire de la prison, chargé de chaînes, et peut-être même condamné à une prompte et cruelle mort. Il assembla le conseil et exposa le cas devant les chefs; les plus sages et les plus expérimentés lui conseillèrent d'avoir confiance dans ses relations d'amitié avec l'empereur, et dans son affection bien connue pour lui; d'autres proposèrent une expédition dans le pays de Galla, une attaque de nuit dans le village où l'on supposait que les fugitifs avaient dû se réfugier; quelques centaines d'individus partiraient dans la soirée, disaient-ils, surprendraient les fugitifs, les ramèneraient, reprendraient leur bien perdu, et en même temps, massacreraient les Gallas et pilleraient tout ce qu'ils pourraient. Ces exploits compenseraient les pertes subies par leur royal maître, et feraient oublier l'autorisation trop facilement accordée.
Ce dernier conseil prévalut; malgré l'opposition de quelques-uns, le ras écarta leurs objections; il était d'ailleurs si grandement compromis, qu'il saisit la première chance qui s'offrit à lui de se réhabiliter. Bitwaddad Damash, l'ami et le compatriote de Théodoros, le brave guerrier, fut chargé du commandement; après lui, venaient Bitwaddad Hailo, Bitwaddad Wassié, et Dedjaymatch Gojé, tous de nos vieux amis, dont j'ai parlé plus haut. Deux cents fusiliers de Damash et deux cents lanciers de Gojé, soldats choisis, bien armés et bien montés, composaient ce corps d'attaque. Vers le coucher du soleil, ils s'assemblèrent. Avant de partir, Damash, vêtu d'une chemise de soie, les épaules couvertes d'une élégante peau de tigre, armé d'une paire de pistolets et d'un fusil à deux coups, vint dans notre prison pour nous souhaiter le bonjour, ou plutôt pour satisfaire sa vanité, en se proposant à notre admiration de commande et pour obtenir la bénédiction du départ de son cher ami M. Rassam, qui s'exécuta courtoisement.
Deux fois déjà, pendant notre séjour à Magdala, Damash était parti pour Watat, village situé à environ douze milles de Magdala, non loin de l'endroit où le Béchélo sépare la province de Worahaimanoo du plateau de Dahonte. C'était là qu'était gardé le bétail de l'empereur, et des messagers avaient été envoyés à l'Amba par les paysans réclamant des secours immédiats; une bande de Gallas s'étaient montrés, et ils se sentaient eux-mêmes incapables de protéger les vaches de Théodoros. Dans ces circonstances, la vue seule de Damash à la tête de ses fusiliers avait chassé les Gallas, disaient ceux-ci à leur retour; mais les mauvaises langues assuraient que c'était une ruse des gens de ce pays, qui désiraient qu'il fût rapporté à l'empereur combien ses sujets lui étaient fidèles, et combien ils étaient soigneux de protéger le bétail dont ils étaient chargés. Quelques-uns des soldats les plus jeunes et les plus inexpérimentés assuraient que, le cas se présentant, le résultat serait le même; les fugitifs seraient surpris, les Gallas s'enfuiraient dans toutes les directions, à la vue de Damash et de ses vaillants compagnons, abandonnant leurs demeures et leurs biens à la merci des envahisseurs.
Le ras passa une nuit sans sommeil et pleine d'anxiété; à la pointe du jour il alla avec ses amis sur la petite colline, près de la prison, et le télescope en main il examina soigneusement la plaine de Galla. Les heures passaient et ils ne voyaient rien. Qu'était-il arrivé? Pourquoi Damash et ses hommes ne rentraient-ils pas? Telles étaient les questions que chacun se posait: les hommes âgés secouaient la tête; ils avaient combattu dans leur temps dans la plaine de Galla, et ils connaissaient la valeur de leurs sauvages cavaliers. Et même notre vieil espion, Abu Falek, probablement pour voir ce que nous dirions, s'écria: «Ce fou de Damash a eu l'imprudence de faire une pointe dans le pays de Galla, lorsque Théodoros lui-même n'aurait pas voulu y aller!» A la fin la nouvelle tant désirée que Damash et ses hommes revenaient, se répandit comme un éclair sur la montagne; on les avait vus descendant un profond ravin, ils ne suivaient pas la route qu'ils avaient prise en allant, mais une autre plus courte. Les chevaux et les hommes furent bientôt aperçus dans la plaine; mais on remarqua qu'ils arrivaient en désordre comme on troupeau qui se sauve. On ne put s'en rendre compte qu'au moyen du télescope. Les troupes de la garnison furent aperçues faisant halte à une petite distance du ravin qu'ils avaient descendu; ils marchaient très-doucement. Quelque chose allait de travers évidemment; des cavaliers furent alors expédiés par le ras afin de s'informer du résultat de l'expédition. Ils revinrent apportant une nouvelle douloureuse et l'Amba retentit bientôt des gémissements des veuves et des orphelins; onze morts, trente blessés, des armes à feu perdues, les fugitifs en liberté: telles étaient, en somme, les nouvelles qu'ils rapportèrent an ras désespéré.
La nuit précédente un Galla renégat avait conduit directement Damash et ses hommes, au village du chef, dans la compagnie duquel on avait vu les fugitifs dans la matinée. Ils pensaient bien que c'était sous son toit hospitalier que ceux que l'on recherchait passeraient la nuit. D'abord tout marcha selon leurs désirs. Ils atteignirent le village en question une heure avant l'aurore, ils entourèrent aussitôt la maison du chef, tandis qu'un petit corps de troupes était envoyé pour fouiller et piller le village. Un terrible massacre eut lieu; surpris dans leur sommeil les hommes furent tués avant d'être avertis de la présence de l'ennemi. Quelques femmes et quelques enfants seulement furent épargnés par ceux de ces assassins nocturnes qui étaient moins altérés de sang. Avant de s'établir pour y séjourner, Meshisha et Comfou, pensant bien que peut-être une tentative serait faite pour les capturer, avertirent le chef d'être sur ses gardes, et lui proposèrent d'aller dormir tous ensemble dans une petite hutte délabrée, à quelque distance de sa maison. Heureusement pour eux et pour le chef, ils adoptèrent ce prudent moyen; éveillés par les cris et les bruits qui venaient du village, ils bridèrent leurs montures, se mirent promptement en selle et furent prêts an combat avant même que leur présence eût été soupçonnée.
Damash rassembla ses hommes et ses prisonniers, et il marqua son passage par le pillage, se glorifiant déjà de son élévation future et trop fier de ses succès. Il est vrai qu'il n'avait pas capturé les fugitifs; mais après tout c'était l'affaire du ras. Il avait conduit l'expédition, porté le fer et le feu dans le pays de Galla, et sans avoir perdu un seul homme il retournait à l'Amba avec des prisonniers, des chevaux, des vaches, des mules et autres dépouilles de guerre. Il savait combien Théodoros s'en réjouirait, et il espérait déjà être l'heureux successeur du ras disgracié. Il était à peine à cent pas de la route plus courte qu'il se proposait de prendre à son retour conduisant du plateau de Tanta à la vallée, au-dessous de Magdala, lorsqu'il aperçut à l'horizon quelques cavaliers galopant vers lui à franc étrier. Le bétail et les prisonniers sous la conduite de Gojé et de quelques hommes étaient déjà engagés dans la route étroite et la retraite était impossible. Il plaça ses fusiliers en face des cavaliers, au nombre de douze, espérant ainsi effrayer vivement ces derniers par la vue de ses grandes forces; mais il se trompait. Le brave Mahomed Hamza avait à venger le sang de sa famille, et quoique à la tête de douze hommes seulement, il chargea les quatre cents soldats amharas. Il reçut un coup violent à la tête et tomba mort de son cheval. Ses compagnons toutefois, avant que les Amharas pussent se rallier firent une seconde et brillante charge pour venger leur chef, et emportèrent son corps que tous craignaient de voir mutiler. Plusieurs cavaliers se précipitant dans toutes les directions, jetèrent leur cri de guerre qui fut entendu au loin et de tous côtés; des hommes, des femmes, des enfants assaillirent les Amharas avec des lances et des pierres. Les frères de Mahomed soutenus alors par cinquante lances chargèrent à plusieurs reprises l'ennemi effrayé, et les chassèrent comme des moutons jusqu'au bord du précipice.
Damash cependant n'était pas venu pour se battre, mais pour tuer; il n'était brave que lorsquil avait des prisonniers à maltraiter, des hommes sans défense à tuer, et des enfants à réduire en esclavage. Le bétail avait atteint la vallée basse et la route était libre, aussi jetant sa peau de tigre, son bouclier, ses pistolets, son fusil, et abandonnant ses chevaux, Damash donna l'exemple du sauve qui peut et roula plutôt qu'il ne descendit dans le profond ravin. Son exemple fut suivi par tous ses Amharas. Ce fut une déroute complète. Le terrain était jonché de mousquets, d'épées et de boucliers; les blessés et les morts furent abandonnés sur le champ de bataille. Les Gallas ne les poursuivirent pas dans le ravin, ils ne pouvaient les charger à cause de l'inégalité du terrain. Ils en tuèrent quelques-uns cependant avec des pierres pointues, arme dangereuse dans la main d'un Galla; leurs ennemis terrifiés, se précipitaient dans l'étroit passage, se bousculant l'un l'autre dans leur empressement à gagner la vallée, où ces lâches poltrons savaient bien qu'ils seraient en sûreté.
Alors tous les blessés me furent apportés et pendant douze heures je fus occupé à préparer des bandages et à soigner les blessures. Dans plusieurs cas où je savais que la guérison était impossible j'en informai les parents des malades de peur que leur mort ne me fût attribuée, chose sérieuse dans notre position critique. Ceux qui étaient ainsi avertis cherchaient des remèdes indigènes, mais ils trouvaient bientôt que les charmes et les amulettes n'étaient pas efficaces et que ma prédiction n'avait été que trop vraie. Je me souviens d'un cas: un chef, qui avait été souvent de garde la nuit à notre prison, avait eu la jambe gauche complètement écrasée, par une pierre; sans entrer dans les détails techniques qu'il me suffise de dire que je déclarai l'amputation le seul remède possible, mais pour plaire aux chefs qui lui portaient un grand intérêt je consentis à soigner sa blessure pendant une semaine; au bout de ce temps j'étais toujours du même avis et je les en informai. Le malade avait un petit godjo bâti dans notre enceinte et il y demeura jusqu'à ce que je l'avertis pour la seconde fois que rien ne pouvait le sauver qu'une amputation immédiate. Sa famille l'emmena alors et fit venir un médecin de Shoa, qui promit non-seulement de lui sauver la vie mais aussi de lui conserver le membre. Le pauvre homme fut torturé par ce charlatan ignare pendant huit ou dix jours, jusqu'à ce que la mort mît fin à ses souffrances.
Deux jours après la sortie des troupes, une femme servant d'espion raconta que dans le ravin où les Amharas avaient été culbutés, elle avait aperçu deux hommes blessés cachés parmi les buissons, et encore vivants. Un vieux chef, un Galla renégat, accompagné de cent hommes, reçut l'ordre de partir, de tâcher de les ramener et d'enterrer les morts; ils craignaient d'être attaqués par les Gallas et s'attendaient à une certaine résistance. Ils n'aperçurent rien si ce n'est leur vieux camarade, Comfou, qui d'un roc voisin tira sur eux avec son rifle sans atteindre personne. Ils lui rendirent son coup de fusil, mais ne l'atteignirent pas et ayant rempli leur mission ils rapportèrent les deux blessés, qui moururent tous les deux bientôt après. L'un avait la jambe gauche et le bras droit brisés; de plus, un coup d'épée lui avait ouvert le ventre et les boyaux sortaient; il nous raconta qu'il avait beaucoup souffert de la soif, mais ce qui lui avait causé encore une plus grande angoisse, c'était la peine qu'il avait eue d'empêcher les vautours, avec sa main gauche, de se repaître de ses entrailles.
Le ras se trouvait alors dans une plus triste position qu'auparavant; mais il n'y était pas seul. Damash avait abandonné ses hommes, il avait pris la fuite, il avait perdu son fusil, ses pistolets, le cheval que l'empereur lui avait donné, ou plutôt prêté. Plusieurs chefs inférieurs et quelques soldats avaient suivi l'exemple de Damash, environ vingt-cinq mousquets ne purent être retrouvés, et le nombre des lances et des boucliers qui avaient disparu était encore plus grand. Plus tard Damash prétendit avoir été blessé, et nous ne le vîmes pas de longtemps, ce dont nous fûmes fort aises; mais ses amis nous apprirent qu'il souffrait tout au plus de quelques écorchures gagnées dans sa retraite un peu trop précipitée.
Là où la force avait fait défaut on pensa que les négociations réussiraient. On savait que les fugitifs habitaient toujours dans l'un des villages appartenant aux parents de Mahomed, et qu'ils attendaient le retour du messager envoyé à Mastiate, reine de Galla, dont le camp était à quelques journées de distance. Les officiers de Magdala proposèrent aux prisonniers gallas de leur rendre la liberté à tous, hommes, femmes, enfants et de leur restituer leur bétail enlevé, à la condition qu'on leur livrerait les fugitifs ainsi que les objets dont ces derniers s'étaient emparés. La femme de l'un des principaux prisonniers consentit à porter la proposition. On doit dire à l'honneur des Gallas qu'ils refusèrent fièrement et même avec mépris, de livrer leurs hôtes, préférant, disaient-ils, voir leurs parents languir dans les chaînes, leur laisser supporter les tortures et même la mort, plutôt que de devoir leur liberté à une action déshonorante.
Les grands de Magdala avaient désormais perdu tout espoir de justifier leur conduite aux yeux de Théodoros; la bonne entente n'existait plus dans leurs assemblées, ils s'accusaient l'un l'autre avec lâcheté, et ils envoyaient chacun séparément à Théodoros message sur message, se rejetant la faute mutuellement. Ils vivaient dans une terreur continuelle, s'attendant toujours à l'arrivée d'une dépêche impériale. Mais Théodoros environné de difficultés, presque privé de son Amba, était par trop habile pour montrer son ennui; sa lettre à ce sujet était parfaite. Si deux de ses officiers avaient pris la fuite c'est qu'ils étaient infidèles, dans ce cas il était bien aise qu'ils eussent quitté l'Amba; quant aux armes perdues, qu'est-ce que cela lui faisait? il en avait encore à leur donner, et quand il viendrait il prendrait sa revanche. Quelques-uns, très-peu, se laissèrent prendre à ce langage, mais tous eurent l'air d'y croire, toutefois plusieurs attendirent une occasion favorable pour suivre l'exemple de ceux qu'ils s'étaient efforcés de ramener.
Tout le monde soupçonnait Mastiate, la reine de Galla, de garder rancune de l'injure faite à son pays et de vouloir venger la mort de ses sujets massacrés par trahison. On craignait qu'elle ne détruisit la récolte du pied de l'Amba, n'empêchât le marché et n'affamât ainsi la place. On savait qu'elle avait deux puissants alliés avec Comfou et Meshisha et comme ce dernier avait déjà été sur la montagne il connaissait les différents passages par où conduire à la faveur de la nuit, les hôtes des Gallas. Une grande anxiété s'empara alors des gens de l'Amba et des précautions furent prises pour le défendre d'une surprise.
Je crois que c'était vraiment le plan de Mastiate, et qu'elle était sur le point de le mettre à exécution lorsqu'un danger sérieux réclama sa présence sur un autre point. Wokshum Gobazé, à la tête d'une puissante armée, envahissait son royaume.
Nos jours de calme et de repos touchaient à leur fin; si aucun chef rebelle ne menaçait plus l'Amba, la bonne nouvelle qu'enfin une expédition pour notre délivrance avait été décidée dans la patrie, et de plus l'information moins réjouissante que Théodoros marchait dans notre direction, tout cela nous avait jetés dans un état d'excitation qui allait croissant. Un jour nous étions pleins d'espoir et le lendemain abattus et désespérés.
La carrière de Wokshum Gobazé avait été pleine d'aventures. Dans sa jeunesse il avait accompagné son père Wakshum Gabra Medhin, chef héréditaire du Lasta, au camp impérial a la première campagne de Théodoros dans le Shoa, qui se termina par la soumission de la contrée. Le père de Gobazé encourut la colère de l'empereur et il était sur le point d'être exécuté lorsque l'évêque intercéda, et selon son habitude Théodoros accorda sa grâce. Peu de temps après Gobazé et son père saisirent une occasion favorable, désertèrent l'armée de Théodoros et se retirèrent dans le Lasta. Ils n'eurent pas beaucoup d'efforts à faire pour persuader les montagnards d'épouser leur querelle, et ils se déclarèrent indépendants. Théodoros pour vaincre cette insurrection envoya le propre cousin du rebelle, appelé Wakshum Teféri, brave soldat et magnifique cavalier. Celui ci poursuivit son parent, défit complètement son armée et conduisit son cousin lui-même enchaîné aux pieds du trône. Théodoros était alors à Wadela, haut plateau situé entre le Lasta et le Begemder. Il condamna à mort le chef rebelle; et comme sur ce plateau élevé les seuls arbres que l'on pût trouver étaient près de son camp, Wakshum Gabra Medhin fut pendu à l'un de ceux qui ombrageaient la tente impériale, où le corps de cet ennemi pouvait être aperçu au loin dans toutes les directions. Gobazé s'échappa, et quelques jours plus tard Théodoros, craignant l'influence de Wakshum Teféri, qui était très-aimé et admiré des soldats, le fit enchaîner, oubliant que c'était ce même Teféri qui s'était montré fidèle jusqu'à conduire à l'échafaud, son propre cousin. L'empereur donna pour prétexte que c'était lui qui avait favorisé la fuite de Gobazé.
Pendant quelque temps Gobazé se tint caché dans les forteresses du haut pays du Lasta; mais il comprit bientôt que la puissance de l'empereur allait s'affaiblissant et que les paysans étaient mécontents de ses lois despotiques. Il sortit alors de sa retraite et ayant rassemblé autour de lui quelques-uns des premiers sujets de son père, il leva l'étendard de la révolte, et se proclama hautement le vengeur de sa race. Tout le Lasta bientôt le reconnut pour son chef. Sa législation était douce et avant peu il se trouva à la tête d'un parti considérable. Il avança vers le Tigré, subjugua les provinces de Enderta et de Wojjerat, pénétra dans le Tigré même, s'empara du lieutenant de Théodoros et laissa là le sien Dejatch Kassa. Il retourna ensuite dans le Lasta parce qu'il avait conçu le plan d'étendre ses possessions du côté du Yedjow et du pays de Galla, afin de protéger le Lasta de l'invasion de ces tribus pendant la conquête qu'il se proposait de faire de la province de l'Amhara. Les événements le favorisèrent et pendant quelque temps l'Abyssinie le regarda comme son futur législateur. A son retour du Lasta il fut proclamé chef par les habitants de Wadela et en même temps de puissants fugitifs du Yedjow vinrent le trouver implorant son secours et insistant pour qu'il devint leur maître. Cependant il rencontra des ennemis dans l'exécution de ce projet, car une portion assez considérable de ceux qu'il commandait étaient pour une alliance avec les Wallo-Gallas: toutefois il lui parut que le moyen le plus sage serait d'attendre après les pluies pour envahir la province de Wallo. Il envoya en conséquence l'un de ses parents à la tête d'une petite troupe pour soumettre le Dalanta; et presque aussitôt le Dahoute fut évacué par les Gallas et occupé par ses troupes. Au commencement de septembre Gobazé entra enfin dans le pays de Wallo-Galla, par la frontière nord-est non loin du lac Haïk. Dès que la reine Mastiate apprit cette nouvelle elle se hâta de s'opposer à la marche du conquérant et fit camper son armée à quelques milles en avant de celle de Gobazé dans une grande plaine où sa splendide cavalerie devait avoir tout l'avantage du combat. Pendant environ quinze jours ou trois semaines les deux armées restèrent en présence l'une de l'autre: Gobazé attendait son ennemi sur un terrain montueux et raviné où les chevaux des Gallas ne pouvaient charger ses fantassins qui devaient ainsi avoir tout l'avantage, tandis que Mastiate de son côté ne voulait point abandonner la position qu'elle s'était choisie et où elle était sûre d'écraser son ennemi.
Longtemps auparavant Gobazé s'était mis en communication avec l'évêque et avec M. Rassam. Avant les pluies de 1867, le jeune prince avait envoyé dire à l'évêque qu'il allait marcher sur Magdala, et lui ayant fait offrir quelques centaines de dollars il lui fit demander eu même temps s'il l'aiderait de tout son pouvoir dans le cas où lui, Gobazé, marcherait vers la place. L'évêque répondit qu'il ferait tout ce qu'il pourrait et que aussitôt que l'Amba serait investi il agirait des pieds et des mains pour la réussite de ses plans. Gobazé lui renvoya son message pour lui dire que s'il lui promettait son secours celui de Damash, celui de Gogi, et celui du ras (les trois chefs puissants qui avaient toute la garnison sous leur commandement) il viendrait aussitôt. Cette demande était simplement absurde; si nous avions pu gagner ces trois hommes à notre cause nous pouvions parfaitement nous dispenser de la présence de Gobazé. L'évêque proposa ceci; Gobazé camperait à Islamgee; au moment où il paraîtrait au bas de la montagne, l'évêque nous livrerait, ainsi qu'à quelques autres hommes, des armes à feu et des munitions. Nous ouvririons nos chaînes, aidés de quelques serviteurs sur la fidélité desquels nous pouvions compter et nous les armerions ensuite; puis une fois toutes ces choses prêtes, l'évêque sortirait revêtu de la pompe de l'Eglise portant la sainte croix, et excommunierait Théodoros et ses adhérents, plaçant sous une irrévocable malédiction tous ceux qui tenteraient de nous arrêter. Nos forces, y compris les Portugais, les indigènes de Massowah, et les envoyés, s'élevaient à environ vingt-cinq hommes; l'évêque en conduisait cinquante et était entouré d'environ deux cents prêtres ou desservants. Tous ces hommes, quelle qu'en fût la nationalité, étaient prêts à se battre au besoin. Par persuasion ou par menaces l'avant-garde devait s'ouvrir le chemin de la porte et gagner toujours le bas de la montagne malgré ceux qui tenteraient d'arrêter les plus avancés. L'évêque et les prêtres se tiendraient à la porte intérieure, tandis que les autres hommes s'empareraient de la porte extérieure et la garderaient jusqu'à ce que le Wakshum et ses hommes, prêts à marcher, avançassent et prissent possession du fort.
Le plan était excellent et nul doute qu'il n'eût réussi. Nous savions bien que nous n'avions à attendre ni grâce ni merci si nous étions repris, et nous nous serions laissé tuer tous jusqu'au dernier plutôt que de nous laisser faire prisonniers. En présence d'une bonne poignée d'hommes, déterminés à vendre chèrement leur vie, bien peu de soldats se seraient aventurés à nous attaquer ouvertement; la marche aurait été soudaine et la garnison eut été enlevée par surprise: de plus nous avions en notre faveur la bigoterie du peuple: ceux qui auraient pu avoir le courage de se jeter sur nous, auraient été retenus par la présence de l'évêque, et auraient plutôt baisé la terre sous ses pas, que d'encourir sa mortelle excommunication. L'évêque communiqua son plan à Gobazé et pendant quelques jours nous vécûmes dans un état d'excitation très-grande, espérant toujours que les envoyés allaient arriver porteurs de l'excellente nouvelle que Gobazé avait tout accepté. Mais nous fûmes déçus dans nos espérances. Gobazé n'approuva nullement nos plans; il envoya dire à l'évêque: «Il est plus avantageux pour moi d'aller à Begember et d'attaquer là mon ennemi mortel: donnez-moi votre bénédiction. A la chute de Théodoros, l'Amba m'appartiendra; il vaut mieux que j'aille le battre, que d'attaquer Magdala, car vous savez bien que le fort est imprenable.» La bénédiction fut donnée, mais Gobazé fit de nouvelles réflexions; il n'osa pas aller attaquer le meurtrier de son père, et nous apprîmes bientôt qu'il avait marché vers le Yedjow. Gobazé nous fut toujours favorable; il nous aida de tout son pouvoir; il protégea nos messagers dans leurs voyages à la côte, et fut toujours préoccupé de notre délivrance; malheureusement il n'eut jamais assez de courage pour se battre avec Théodoros lui-même.
Gobazé et Mastiate avaient fini par se fatiguer de s'attendre l'un l'autre. Cette dernière avait été avertie que sous peu elle aurait à combattre un plus puissant ennemi dans la personne de sa rivale Workite et elle fit les premiers pas d'une réconciliation. Elle envoya à Gobazé un cheval a titre de Gage de paix, mais Gobazé lui renvoya son présent accompagné d'une pelote de cotou et d'un fuseau, avec ces paroles: «qu'elle n'avait que faire des chevaux, que son occupation étant de filer le coton, il lui envoyait les instruments nécessaires à cela.» Cependant Gobazé apprenant que Dejatch Kassa l'avait abandonné depuis quelques mois, qu'il étendait sa puissance et marchait sur Adowa, quitta son poste et retourna vers Yedjow. D'ailleurs les provisions se faisaient rares dans son camp, tandis que Mastiate étant dans ses Etats pouvait se procurer tout ce qu'elle désirait très-facilement. Mastiate suivit Gobazé dans sa retraite, attendant qu'une circonstance favorable lui permît de l'attaquer. Gobazé comprenant les difficultés de sa position fit des avances à Mastiate qui, voyant cela, dicta les conditions de la paix. Elle promit de ne pas s'ingérer dans les affaires du Yedjow à la condition que les provinces nouvellement occupées du Dahonte et du Dalanta lui seraient cédées. Gobazé accepta ces conditions et la paix fut signée; il fut même convenu qu'il y aurait entre les deux parties jadis ennemies, alliance offensive et défensive. Mais cette dernière condition ne fut pas tenue, car bien peu de temps après Mastiate étant fortement inquiétée par Menilek ne put obtenir aucun secours de son nouvel allié.
Quant à nous, ces changements continuels nous contrariaient d'autant plus que notre argent touchant à sa fin, nous étions cependant obligés de faire des présents aux nouveaux chefs établis par le conquérant du jour. Nous nous étions faits des amis des gouverneurs (Shums) que Théodoros avait laissés dans ces provinces, lorsque nous avions essayé de communiquer avec les députés de la reine de Galla. Nous nous étions aussi liés avec les envoyés de Gobazé lors de l'évacuation de ces districts par les Gallas, et de nouveau encore lorsque les Gallas y revinrent; nous finîmes par nous assurer non-seulement de leur neutralité (car ils avaient déjà pillé plusieurs fois nos messagers) mais aussi nous obtînmes la promesse qu'ils seraient favorables à notre cause, en leur faisant force présents et encore plus de promesses. Sous ce rapport nous fûmes très-heureux; à notre arrivée nous fûmes préservés de beaucoup d'ennuis, et peut être d'accidents plus graves par l'argent que Théodoros donna aux ouvriers et qu'ils nous cédèrent. Plus tard, pendant la saison des pluies nous fûmes empêchés de mourir de faim par les quelques dollars que j'avais mis de côté; et enfin pour la troisième fois lorsque tout nous faisait défaut et que nous étions réduits à quelques sous provenant de la vente de nos selles ou de divers objets de peu de valeur, un messager nous arriva porteur de plusieurs centaines de dollars.
Tandis que Mastiate traitait avec Gobazé, son fils écrivait à M. Rassam et à l'évêque. Il demandait à celui-ci d'user de son influence pour l'aider à s'emparer de la montagne, lui promettant en retour de nous traiter honorablement si nous consentions à rester dans le pays, ou bien de nous mettre à même d'atteindre la côte si nous désirions retourner dans notre patrie. Quant à l'évêque il lui promettait sa protection, la permission de reprendre tous ses biens, l'assurant qu'aucune injure ne serait faite à ce qu'il appelait ses Idoles.
Pourvu que nous pussions nous échapper des griffes de Théodoros, peu nous importait dans quelles mains nous tomberions. Sans doute, nous n'avions pas conservé l'espoir de quitter le pays; telle n'était pas du moins l'opinion de la majorité parmi nous; quels que fussent les événements, nous préférions tout à cette crainte journalière de la mort par la faim, la torture ou les mille angoisses dont nous avions été tourmentés jusqu'alors. Nous n'aurions certes pas aimé de tomber entre les mains des paysans ou de quelques officiers inférieurs. Les premiers nous auraient probablement mis à mort, par haine contre les blancs; les seconds nous auraient maltraités ou vendus au plus offrant. Les grands chefs révoltés auraient agi différemment: nous aurions été presque libres en leur pouvoir et il est probable qu'on nous eût permis de partir, dès que nous aurions compté une rançon convenable.
Toutefois à Ali, à Gobazé, à Ahmed, fils de Mastiate, ou à Menilek, roi de Shoa, la réponse de M. Rassam fut la même: «Venez, envahissez la place, et alors nous verrons ce que nous pouvons faire pour vous.»
Cela nous amusa parfois de suivre ces différents rivaux de Théodoros qui s'efforçaient de s'emparer de Magdala pendant que l'empereur était absent. Gobazé et Menilek avaient eu la pensée tous les deux de s'assurer le gouvernement de l'Abyssinie par la prise de Magdala. Menilek avait écrit à l'évêque avant les pluies, pour l'informer qu'il allait venir prendre possession de son Amba, et le prier en même temps de prendre soin de sa propriété. A part l'honneur que leur aurait valu cette possession, ils devaient par ce moyen obtenir les trois choses qu'ils estimaient être les plus favorables à leurs vues ambitieuses; le trône, la faveur de l'évêque, et les prisonniers anglais. Tous avaient besoin de M. Rassam, non pas seulement pour les aider, mais, comme ils disaient, pour leur livrer la montagne; ils étaient convaincus que nous vivions dans des termes d'amitié avec les chefs, et ils croyaient que nous avions en notre possession des sommes fabuleuses, de sorte que soit par amitié, soit par des présents, nous pouvions ouvrir les portes au candidat de notre choix.
Magdala ne pouvait tomber en leur pouvoir que par trahison: dans leurs armées innombrables ils n'auraient pu trouver vingt hommes assez courageux pour tenter l'assaut. Magdala avait la réputation d'être imprenable, et vraiment avec ces armées indigènes si mal organisées, la chose pouvait être vraie. Théodoros lui-même ne s'en était rendu maître que parce que la garnison galla, saisie d'une frayeur panique, avait évacué la place pendant la nuit. Théodoros avait établi son camp au pied de l'Amba, et tenté un assaut: mais bientôt il renonça à atteindre sa tâche désespérée avant les pluies; et ce ne fut que plusieurs jours après que les Gallas se furent retirés, qu'un des chefs, soupçonnant que le fort avait été abandonné, s'aventura à s'assurer du fait, et revint en informer Théodoros qui put alors entrer dans la place d'où avait fui l'ennemi.
Mort de l'Abouna Salama.—Esquisse de sa vie.—Griefs de Théodoros contre lui.—Son emprisonnement à Magdala.—Les Wallo-Gallas.—Leurs moeurs et leurs coutumes.—Menilek parait avec une armée dans le pays de Galla.—Sa politique.—Avis envoyé à lui par M. Rassam.—Il investit Magdala et fait un feu de joie.—Conduite de la reine. —Précautions prises par les chefs.—Notre position n'est pas meilleure.—Les effets de la fumée sur Menilek.—Désappointement suivi d'une grande joie.—Nous recevons des nouvelles du débarquement des troupes britanniques.
Le 25 octobre, l'Abouna Salama, l'évêque d'Abyssinie, mourut après une longue et douloureuse maladie.
L'Abouna Salama était, sous certains rapports, un homme remarquable. Deux caractères comme le sien et celui de Théodoros se rencontrent rarement à la fois dans ce pays éloigné. Tous les deux ambitieux, fiers, passionnés, ils devaient inévitablement, tôt ou tard, se heurter, et le plus fort écraser le plus faible.
L'Abyssinie, pendant quelques années, avait été privée d'évêque. Les prêtres ne pouvaient plus être consacrés ni aucune église dédiée an culte chrétien, l'arche sainte ne pouvant contenir un autre tabernacle que celui béni par l'évêque du pays. Quoique Ras-Ali fût extérieurement chrétien et appartînt à une famille convertie, il avait cependant conservé trop de relations parmi les musulmans Gallas, ses véritables amis et alliés, pour s'inquiéter, autrement que par un culte tout extérieur, de l'état religieux et des inconvénients auxquels était exposée la prêtrise par suite de la longue vacance de l'évêché.
Dejatch Oubié était, à cette époque, gouverneur semi-indépendant du Tigré. D'une position de simple gouverneur, il s'était insensiblement élevé au pouvoir et se trouvait alors à la tête d'une grande armée, intriguant pour le titre de ras. Quoique toujours, en apparence, dans des termes d'amitié avec Ras-Ali, le reconnaissant même, jusqu'à un certain point, comme son supérieur, cependant, il travaillait constamment et secrètement à détruire le pouvoir du ras, afin de régner à sa place. Pour servir ses plans, il envoya en Egypte quelques chefs accompagnés de Mgr de Jacobis, Italien noble, catholique romain et évêque à Massowah, afin d'obtenir un évêque selon le rite abyssinien,[24] et afin de s'assurer un appui aussi puissant que le soutien du clergé, il se chargea de la grande dépense qu'entraîne la consécration d'un abouna. De Jacobis fit de prodigieux efforts, afin d'obtenir un évêque consacré qui favorisât l'Eglise catholique romaine; mais il fut déçu dans son attente, car le patriarche choisit pour cette dignité un jeune homme qui avait été élevé en partie dans une école anglaise, au Caire, et dont les croyances étaient plus favorables au protestantisme qu'à l'Eglise romaine, depuis si longtemps connue comme l'adversaire des cophtes.
Andraos, ce jeune prêtre, était seulement dans sa vingtième année. Lorsqu'il fut averti qu'il devait quitter son monastère et la compagnie des moines, ses frères, pour aller vivre dans le pays d'Abyssinie, à demi civilisé et si éloigné, tout d'abord, il refusa l'honneur qui lui était fait. Il engagea ses supérieurs à porter leur choix sur un autre plus digne que lui, déclarant qu'il se sentait peu propre à cette oeuvre. Ses objections ne furent point écoutées, et comme il persistait toujours dans son refus, le supérieur de son couvent le fit mettre aux fers; il y resta, m'a-t-on dit, jusqu'à ce qu'il consentît a se mettre à la tète de l'Eglise cophte. Il accepta enfin, et il fut oint et consacré évêque d'Abyssinie, sous le nom d'Abouna Salama, avec toutes les pompeuses cérémonies en usage. Il partit immédiatement après sur un bâtiment de guerre anglais, et arriva à Massowah au commencement de l'année 1841.
Dejatch Oubié le reçut avec de grands honneurs, ajouta de nombreux villages et tout un district aux autres possessions de l'évêque, et fit tous ses efforts pour le gagner à sa cause. Il y réussit au delà de ses espérances. L'Abouna Salama, bien loin d'avoir besoin d'être gagné à la cause d'Oubié contre Ras-Ali, proposa l'attaque dès son arrivée. Par son intermédiaire, une alliance fut conclue entre son ami Oubié et Goscho Beru, gouverneur de Godjam. Les deux chefs convinrent de marcher sur Debra-Tabor, d'attaquer Ras-Ali, de lui arracher le pouvoir qu'il avait usurpé, et de se partager le gouvernement de l'Abyssinie, sans oublier les droits attribués à l'évêque, et qui consistaient dans le tiers du revenu de la contrée.
Oubié et Goscho Beru, selon que c'était convenu, livrèrent bataille à Ras-Ali, près de Debra-Tabor, et mirent son armée en complète déroute; Ras-Ali ne put s'échapper que très-difficilement du champ de bataille, accompagné de quelques guerriers heureusement bien montés. Mais il arriva qu'Oubié célébra ses succès par des rasades trop multipliées et trop considérables. Quelques-uns des soldats fugitifs de l'armée de Ras-Ali étant entrés dans sa tente, et trouvant le vainqueur de leur maître ivre-mort, profitèrent de son triste état pour le faire prisonnier. Ce revirement soudain changea complètement la face des événements. Quelques cavaliers partirent aussitôt au galop de leurs montures pour aller avertir leur maître, qu'ils rejoignirent vers le soir. Tout d'abord, le vaincu ne pouvait croire à sa bonne fortune; mais d'autres soldats étant venus confirmer la bonne nouvelle, Ras-Ali retourna aussitôt à Debra-Tabor, rassembla ses compagnons de détresse, et dicta lui-même les conditions du traité à son vainqueur captif. Oubié fut pardonné, et il lui fut permis de retourner dans le Tigré, l'évêque étant responsable de sa fidélité. Ras-Ali traita l'évêque avec toutes sortes de respects, et il se jeta à ses pieds, le suppliant de ne point tenir compte des calomnies de ses ennemis, l'assurant que l'Eglise n'avait pas de plus fidèle disciple ni de volonté plus dévouée aux désirs de son chef. L'évêque, désormais par ses relations d'amitié avec tout le monde, adoré de tous, ne tarda pas à faire sentir son autorité; et si Théodoros eût été un homme ordinaire, l'Abouna Salama eût été l'Hildebrand de l'Abyssinie.
Pendant la campagne de Lij-Kassa contre le gouverneur de Godjam, et pendant la période de révolution qui se termina par la chute de Ras-Ali, l'Abouna Salama se retira dans ses propriétés du Tigré, vivant là en paix sous la protection de son ami Oubié. Dès son arrivée en Abyssinie, il avait manifesté la plus amère opposition aux catholiques romains, inimitié provenant non pas tant de ses convictions que du fait que quelques-unes de ses propriétés avaient été saisies à Jeddah, à l'instigation des prêtres romains. Il est vrai que ces prêtres, par son influence, avaient été rançonnés, volés, maltraités et expulsés de l'Abyssinie. Lorsque la nouvelle parvint à l'Abouna que Lij-Kassa marchait contre le Tigré, Salama excommunia publiquement ce dernier, sous prétexte que Kassa était l'ami des catholiques romains, qu'il protégeait leur évêque de Jacobis, et qu'il ruinait la religion du pays en faveur de la croyance de Rome. Mais Kassa se montra l'égal de l'Abouna: il nia l'accusation et répondit «que si l'Abouna Salama pouvait excommunier, l'Abouna de Jacobis pouvait ôter l'excommunication.» L'évêque, alarmé de l'influence qu'aurait pu obtenir le prélat ennemi, offrit de retirer son anathème, à condition que Kassa expulserait de Jacobis. Ces conditions ayant été acceptées, l'Abouna Salama consentit bientôt après à placer sur la tête de l'usurpateur, sous le nom de Théodoros II, la couronne d'Abyssinie, dans la même église qu'Oubié avait fait ériger pour son propre couronnement.
Satisfait des complaisances de l'évêque, Théodoros lui témoigna les plus grands respects. Il portait son siège ou marchait devant lui portant une lame et un bouclier, comme s'il n'était que son serviteur, et, en toute occasion, se prosternait jusqu'à terre et lui baisait la main. L'Abouna Salama, au bout de quelque temps, finit par croire que son influence sur Théodoros était sans bornes, comme sur Ras-Ali et sur Oubié; il fut trompé par l'apparence d'humilité, de sincère admiration et de dévotion de Théodoros. Et plus ce dernier se montrait humble, plus aussi l'évêque se montrait publiquement arrogant. Mais il n'avait pas connu encore le caractère de cet empereur qu'il avait sacré, et se surfaisant son importance, il finit par se faire ouvertement de Théodoros un ennemi redoutable. La chose eut lieu au moment où l'Abouna Salama s'y attendait le moins. Un jour, Théodoros alla pour lui présenter ses salutations; arrivé à la tente de l'Abouna, il le fit avertir de sa visite; l'évêque lui envoya dire qu'il le recevrait quand cela lui conviendrait, et il le fit attendre longtemps. Théodoros attendit; mais comme le temps s'écoulait et que l'évêque ne paraissait jamais, il s'en retourna irrité: il était désormais l'ennemi du prélat, et brûlait de se venger.
A partir de ce moment, ils vécurent dans une inimitié ouverte ou légèrement masquée, travaillant à l'abaissement l'un de l'autre. Si le règne de Théodoros eût été un règne pacifique, l'Abouna l'eut emporté; mais l'empereur, entouré comme il l'était d'une forte armée composée d'hommes qui lui étaient dévoués, trouva parmi eux des oreilles toutes prêtes à croire les récits qui lui étaient faits sur la conduite de l'évêque. L'Abouna Salama, d'ailleurs, ne fut jamais très-populaire; sans être avare, il n'était pas libéral. L'amitié se témoigne, en Abyssinie, an moyen de présents; c'est ainsi pour tout le monde; chaque chef, chaque homme un peu important qui recherche la popularité, les prodigue d'une main généreuse. L'empereur profita de ce manque de libéralité chez l'évêque pour faire valoir sa générosité à lui. Il insinua que l'Abouna n'avait que le négoce à coeur; que, au lieu de rendre le tribut qu'il recevait en dons au peuple du pays, comme c'était autrefois la coutume, il envoyait son argent, par des caravanes, à Massowah, en trafiquant avec les Turcs et expédiant son gain en Egypte. Petit à petit, Théodoros agit sur l'esprit de son peuple et finit par le persuader que, après tout, l'évêque n'était qu'un homme comme tous les autres. Déjà, dans le camp de l'empereur, il avait perdu beaucoup de son prestige, lorsque Théodoros se plaignit que son honneur avait été attaqué par ce même évêque que tous adoraient.
Théodoros, en nous racontant ses ennuis un jour sur le chemin d'Agau-Medar, nous parla du sujet de leur malentendu avec l'Abouna. Il nous dit que leur querelle venait de ce qu'un jour qu'il avait invité ses officiers à un déjeuner public, l'évêque, profitant de son absence, et sous prétexte de confesser la reine, était entré dans sa tente. Lorsque Théodoros revint, après le déjeuner, s'étant présenté à la porte de l'appartement de sa femme, on l'avertit qu'elle était en conférence religieuse avec l'Abouna, et qu'il devait s'en retourner. Le soir, il se présenta encore à la tente de sa femme. Lorsqu'il entra, elle s'élança vers lui, et, tout en sanglotant sur son sein, elle lui raconta qu'elle lui avait été involontairement infidèle dans la journée, mais elle n'avait pu résister à la violence de l'évêque. Il l'avait pardonnée, disait-il, parce qu'elle était innocente; quant an suborneur, il n'avait pu le punir: la mort seule pouvait le venger d'un tel crime, et il ne pouvait porter la main sur un dignitaire de l'Eglise. Il n'y a aucun doute que tout cela était de l'invention de Théodoros; mais celui-ci avait évidemment répété la même histoire tout autour de lui, jusqu'à ce qu'il avait fini par y croire lui-même.
L'Abouna Salama perdit de son crédit, quoique probablement bien peu de personnes ajoutassent foi aux récits de l'empereur. D'après le proverbe, «Calomnions, il en restera toujours quelque chose,» le caractère de l'Abouna perdit de sa dignité, et désormais, il ne compta ses amis que dans le camp des ennemis du roi, tandis que ses ennemis à lui étaient tous des amis intimes de Théodoros. En public, ce dernier le traita toujours avec respect, bien qu'il ne montrât pas la même humilité qu'auparavant; par égard pour son peuple, il faisait une différence entre la personne de l'Abouna et son caractère officiel, le respectant à cause de la foi chrétienne, mais montrant le plus grand mépris pour sa conduite privée.
Pendant longtemps la question des possessions de l'Eglise fut un grand sujet de dissentiments entre eux. Théodoros ne pouvait souffrir une puissance quelconque rivale de la sienne dans ses Etats. Il s'était battu avec rage pour arriver à être le seul dominateur de l'Abyssinie; il fit tous ses efforts pour jeter le mépris sur l'Abouna, et dès qu'il vit l'occasion favorable pour en finir avec le pouvoir et l'influence de son rival, il confisqua toutes les terres et tous les revenus de l'Eglise, et aussi par la même occasion quelques biens héréditaires de l'évêque, et se déclara ouvertement le chef de l'Eglise. La colère de l'Abouna ne connut plus de bornes. D'un tempérament naturellement violent, il insulta grossièrement Théodoros dans plusieurs occasions. Quelques-unes de leurs querelles furent même indécentes, la haine intense qui brûlait dans le coeur du prélat se manifesta plusieurs fois par des expressions qui n'eussent jamais dû sortir de sa bouche. L'évêque n'avait jamais eu un caractère tolérant. J'ai raconté déjà plus d'un cas de ses intolérances vis-à-vis des catholiques romains. Il les persécuta chaque fois qu'il le put; ainsi pendant qu'il était prisonnier à Magdala, il ne voulut jamais s'employer à obtenir la liberté d'un malheureux Abyssinien qui depuis des années avait été jeté dans les chaînes sur ses instances, par la seule raison que cet infortuné avait visité Rome et en était revenu converti. Il était plus favorable aux protestants, quoiqu'il ne voulut pas entendre parler de conversions au protestantisme. Les missionnaires pouvaient instruire, mais là finissait leur tâche; et lorsqu'il arriva que des juifs, à la suite des instructions de nos missionnaires furent amenés à accepter le christianisme, ils ne purent être baptisés que dans l'église abyssinienne, dans laquelle ils furent reçus comme membres. Salama se montra en toute occasion l'ami des Européens, à moins qu'ils ne fussent romains, et pendant la guerre il rendit de grands services aux captifs; il leur fit même parvenir de petites sommes à l'époque de leur plus grande pénurie, et lorsqu'ils étaient dans une grande détresse. Mais son amitié était dangereuse. Théodoros soupçonnait et haïssait tous ceux qui étaient dans des relations amicales avec son grand ennemi; l'horrible torture que les Européens eurent à supporter à Azzazoo ne fut due qu'à cette cause; et les querelles et les réconciliations au sujet de l'Eglise et de l'Etat ne furent pas étrangères aux traitements dont nous fûmes les victimes. L'Abouna quitta Azzazoo en même temps que le camp impérial, après les pluies de 1864.
Une grave rébellion venait d'éclater dans le Shoa et Théodoros, laissant ses prisonniers, ses femmes et le camp de ses soldats à Magdala, voulait faire une petite excursion à travers le pays des Wallo-Gallas; mais il trouva les rebelles trop puissants pour tenter une attaque. Il avait été fort contrarié du refus de l'évêque de l'accompagner dans cette expédition. Les gens de Shoa sont les plus bigots de tous les Abyssiniens et ceux qui ont le plus de respect pour l'Abouna; si donc l'Abouna avait été vu dans la compagnie de Théodoros, il est probable que plusieurs des chefs révoltés auraient déposé les armes et fait leur soumission. Mais l'évêque, qui ne pensait qu'à son fertile district du Tigré, proposa à l'empereur de l'accompagner tout d'abord dans cette province; et après que la rébellion serait réprimée dans cette partie du royaume ils devaient partir ensemble pour Shoa. Leur entrevue à cet effet fut très-orageuse; et Théodoros se contint plus d'une fois pour ne pas en venir aux partis extrêmes. L'Abouna Salama resta à Magdala, selon son désir; mais comme prisonnier. Il ne fut jamais chargé de chaînes; bien qu'il m'ait été raconté que plusieurs fois Théodoros avait été sur le point de le commander, les fers étant déjà prêts; mais il fut toujours retenu par la crainte de l'effet produit par cette mesure, sur la foi de son peuple. Il fut permis à l'évêque d'aller jusqu'à l'église, s'il le désirait; mais la nuit une sentinelle veillait toujours à sa porte; quelquefois même plusieurs soldats passèrent la nuit dans l'appartement de l'Abouna. Tous ses serviteurs n'étaient que des espions du roi. Il ne put en trouver aucun de fidèle, si ce n'est quelques esclaves, jeunes Gallas qui lui avaient été donnés à son arrivée par Théodoros, et un cophte qui, avec quelques prêtres, avait accompagné le patriarche David dans sa visite en Abyssinie; quelques-uns de ces gens entrèrent au service du roi, tandis que d'autres, comme le cophte dont j'ai parlé, se vouèrent à leur compatriote et évêque.
Pendant l'emprisonnement des premiers captifs à Magdala, leurs relations avec l'évêque furent très-limitées. Ils ne se virent jamais; mais de temps en temps un jeune esclave de l'évêque portait ou un message verbal, ou une courte note en arabe, renfermant quelque fragment de nouvelles, la plupart du temps exagérées, sur les faits et gestes des rebelles, toujours acceptées comme vraies par le crédule évêque, ou encore quelques simples informations sur la médecine, etc.
Le jour de notre arrivée et pendant que les chefs lisaient à Théodoros les instructions nous concernant, le jeune esclave dont j'ai parlé vint auprès de M. Rosenthal, porteur de salutations polies de l'Abouna, et l'informant qu'autant que son maître pouvait le prévoir, nous n'avions rien de mauvais à craindre pour le présent, mais que l'avenir n'était pas rassurant. Nous savions que l'évêque entretenait de fréquentes relations avec les grands chefs en révolte. Théodoros aussi connaissait le fait et n'en haïssait que plus l'évêque. Celui-ci s'était toujours montré bien disposé à notre égard; et, comme il était aussi désireux que nous d'échapper au pouvoir de Théodoros, nous jugeâmes de la plus haute importance d'entrer en relation avec lui. Mais les difficultés étaient énormes. Rien n'aurait pu porter plus de préjudice à nos projets que la dénonciation à l'empereur de nos communications avec l'évêque. Samuel en cette occasion ne pouvait nous servir, car une profonde inimitié existait entre lui et l'évêque. Il fallut toute la force de persuasion de M. Rassam pour amener une bonne entente entre les deux parties. Toutefois il conduisit cette affaire si sagement que non-seulement il réussit, mais que, après une mutuelle explication, les deux ennemis devinrent des amis dévoués. Mais jusqu'à ce que cette difficulté eût été surmontée, nous dûmes agir avec de grandes précautions.
Le petit esclave devint bientôt suspect à notre sentinelle. Il eût été dangereux de lui confier quelque chose d'important, car il pouvait d'un moment à l'autre être arrêté et fouillé. Nous employâmes alors une servante qui était connue de l'évêque pour avoir habité la montagne avec les premiers captifs. L'évêque accepta avec joie notre proposition de nous échapper de l'Amba et, téméraire autant qu'il était prompt, il nous donna tout de suite de grandes espérances; mais quand nous en vînmes aux détails du complot, tout autant que cela nous concernait, nous le trouvâmes tout à fait impraticable. D'abord l'évêque avait besoin de nitrate d'argent pour se noircir le visage afin de passer inaperçu aux portes. Une fois libre, il devait rejoindre Menilek ou le Wakshum, excommunier et déposer Théodoros, et proclamer empereur le chef rebelle. Il avait oublié évidemment qu'Oubié et Ras-Ali étaient âgés, que l'homme qui possédait Magdala se souciait fort peu d'une excommunication et que, déposé on non, Théodoros serait toujours le véritable roi. L'évêque aurait pu réussir; mais eût-on su, ou bien eût-on ignoré que nous avions pris part à sa fuite, aucune puissance n'aurait pu nous sauver de la colère furieuse du monarque.
Après la réconciliation de l'évêque et de Samuel, nos relations avec le premier furent plus fréquentes et plus intimes. Il fut toujours disposé à nous aider de toutes ses connaissances; il nous prêta quelques dollars lorsque nous étions en peine pour nous en procurer; il écrivit aux rebelles de protéger nos envoyés, les invitant à venir à notre secours, leur promettant de les aider de son appui, et je crois même qu'il eût accepté une réconciliation avec l'homme par lequel il avait été injurié, si seulement cela eût pu nous être utile.
Trompé dans son ambition, privé de ses biens, humilié, sans pouvoir, sans liberté, l'Abouna Salama succomba à la tentation trop commune aux hommes qui souffrent beaucoup. Sans société, menant une vie dure et misanthropique, il oublia que la sobriété en toute circonstance est nécessaire à la santé et que les excès de la table ne conviennent nullement à une réclusion forcée. Un ennui constant ajouté à des habitudes d'intempérance ne pouvait qu'amener une maladie. Dans le courant de notre premier hiver, je le soignai par l'intermédiaire d'Alaka-Zenab, notre ami et le sien, et il recouvra la santé par mes soins. Malheureusement il oublia mes conseils et ne suivit mes prescriptions que très-peu de temps; bientôt se fit sentir la privation des excitants auxquels il était habitué depuis des années, et il eut de nouveau recours à ces stimulants. Il eut une plus sérieuse attaque durant les pluies de 1867. A cette époque Samuel pouvant le visiter pendant la nuit nous servit d'intermédiaire, et comme il était très-intelligent il pouvait me rendre un compte très-exact de son état. Pendant quelque temps la santé de l'évêque s'améliora; mais il fut encore plus déraisonnable qu'au commencement. A peine était-il convalescent qu'il m'envoya demander la permission plusieurs fois dans un jour de boire un peu d'arrack, de prendre un peu d'opium, ou quelqu'une de ses boissons favorite. Il n'est pas étonnant qu'une rechute ait été la conséquence d'une telle conduite; bien que je lui eusse montré le danger d'agir de la sorte, il n'en tint aucun compte.
Au commencement d'octobre l'état de santé de l'évêque empira tellement, qu'il fît demander au ras et aux chefs de me permettre de le visiter. Ils se réunirent pour se consulter, et à l'unanimité en référèrent à M. Rassam, et me firent appeler pour savoir si je voudrais aller le soigner. Je répondis qu'autant que je le pourrais, j'y consentais volontiers. Les chefs alors se retirèrent pour réfléchir sur cette affaire, lorsque l'un d'eux insinua que Théodoros ne serait pas fâché que son ennemi mourût, et qu'il pourrait au contraire se mettre en colère s'il apprenait que l'évêque avait été mis en rapport avec les Européens; sur quoi on décida de lui refuser sa demande, lui permettant toutefois d'avoir recours à la vache sacrée. Avec l'Abouna nous perdîmes un puissant allié et un bon ami; le seul que nous eussions dans le pays. Si le chef rebelle avait réussi à devenir le maître de l'Amba, la protection de Salama eût été d'une valeur inappréciable; non pas que son influence eût suffi à assurer notre élargissement, je ne le crois pas; mais avec lui nous n'aurions rencontré auprès des grands chefs rebelles que de bons traitements et des égards de politesse.
Le messager envoyé pour annoncer la mort de l'Abouna à l'empereur, était fort inquiet des termes dans lesquels il s'exprimerait, ne sachant pas de quelle manière Théodoros recevrait la nouvelle. Il choisit un terme moyen et décida qu'il ne paraîtrait ni triste ni joyeux. Théodoros en apprenant la chose, s'écria: «Dieu soit béni! mon ennemi est mort!» Puis s'adressant au messager, il ajouta: «Vous êtes fou! Pourquoi en arrivant ne vous êtes-vous pas écrié: «Miserach! (bonne nouvelle!)» Je vous eusse donné ma meilleure mule!»
Avec la mort de l'évêque, nos espérances déjà si faibles, semblèrent s'évanouir pour jamais. Wakshum Gobazé, par son traité avec Mastiate, avait renoncé à ses prétentions sur Magdala; et quand bien même Menilek aurait voulu remplir ses engagements et venir tenter le siège de l'Amba, nul doute qu'il ne fût retourné sur ses pas dès qu'il aurait appris la mort de son ami qu'il était si désireux de mettre en liberté. Nous n'avions aucun renseignement précis sur les démarches tentées par les nôtres pour notre délivrance; et bien que certains du débarquement des troupes, nous craignions toujours que quelque contre-temps ne fût survenu dans les derniers moments qui eût fait abandonner l'expédition, ou ne l'eût fait remplacer par quelque nouveau projet plus ou moins chimérique. Nous avions reçu une petite somme en dernier lieu; mais comme tout était rare et cher, nous étions très-avares de notre argent, et nous refusâmes de donner plusieurs témoignages d'amitié, bien que ce fût une chose dangereuse dans notre position.
Nous croyions (les événements se chargèrent de nous prouver que nous nous étions trompés), que si quelqu'un des puissants rebelles, ou quelque chef haut placé et d'une grande influence se présentait au pied de l'Amba, les misérables mécontents et à demi affamés qui l'habitaient seraient heureux de lui ouvrir les portes et de le recevoir comme un sauveur. Nous savions que la garnison ne se rendrait jamais aux Gallas. Ils étaient leurs ennemis depuis des années, et la dernière expédition de pillage que les soldats de la montagne avaient opérée sur leur territoire avait accru cette inimitié et détruit toute chance de réconciliation. Ce qu'il y avait le plus à craindre, c'est que Mastiate qui par son traité avec Gobazé, venait d'entrer en possession de tous les districts environnant Magdala et y avait établi une garnison, ne voulût naturellement s'emparer d'une forteresse tout entourée de ses possessions. Peu de jours après le départ de Gobazé pour Yedjow, elle donna l'ordre aux gens du voisinage de cesser d'approvisionner l'Amba et défendit à ses sujets de fournir le marché hebdomadaire; elle fixa même un jour de rendez-vous non loin de Magdala, aux troupes qu'elle avait envoyées en détachement dans le Dahonte et le Dalanta; afin de ravager la contrée à plusieurs milles à la ronde et de réduire ainsi la garnison par la famine.
Les Wallo-Gallas sont une belle race, supérieure aux Abyssiniens en élégance, en bravoure et en courage. Originaires de l'intérieur de l'Afrique, ils firent leur première apparition en Abyssinie, vers le milieu du seizième siècle. Ces hordes envahirent les plus belles provinces en grand nombre; ils surpassaient tellement les Amharas en courage et en équitation, que non-seulement ils parcoururent tout le pays, mais ils y vécurent plusieurs années des seuls produits du sol dans une imprudente sécurité. Au bout d'un certain temps ils s'établirent sur le magnifique plateau qui s'étend de la rivière de Bechelo aux collines élevées de Shoa, et du Nil au bas pays habité par les Adails. Bien que conservant encore plusieurs caractères de leur race, ils adoptèrent cependant en partie les moeurs et les coutumes des peuples qu'ils soumirent. Ils perdirent presque entièrement leurs habitudes de pillage et leurs moeurs pastorales, labourant le sol, se bâtissant des demeures permanentes, et jusqu'à un certain point adoptant dans leurs vêtements et leur nourriture, le genre de vie et les usages des premiers habitants.
En général le Galla est grand, bien fait, élancé, nerveux; les cheveux des hommes et des femmes sont longs, épais, ondulés plutôt que crépus, et ressemblent assez aux cheveux des Européens mal peignés, mais ils n'ont rien de la texture demi-laineuse qui couvre le crâne des Abyssiniens. Les vêtements des deux races sont identiques à peu de chose près; ils portent tous de grossiers pantalons, seulement ceux des Gallas sont plus courts et plus étroits que ceux des habitants du Tigré. Ils portent un grand vêtement de coton, qui leur sert de robe pendant le jour et de couverture pendant la nuit; la seule différence, c'est que les Gallas brodent rarement sur le côté de leur vêtement la rayure rouge qui est l'orgueil de l'Amhara. La nourriture des deux peuples est tout à fait semblable, tous les deux font leurs délices de la viande de vache crue, du shiro, plat de pois épicé et chaud, du wàt, et du teps (viande rôtie), seulement ils diffèrent dans le grain qu'ils emploient pour leur pain: l'Amhara aime passionnément le pain fait de graines de tef, tandis que le pain des Gallas est semblable à notre pain et se prépare avec la fleur de froment ou d'orge, seuls grains qui prospèrent dans ces hautes régions. Les femmes des Gallas sont belles en général; et lorsqu'elles ne sont pas exposées au soleil, leurs grands yeux noirs et brillants, leurs lèvres roses, leurs cheveux longs, noirs et élégamment tressés, leurs petites mains, leurs formes arrondies et gracieuses, en font les rivales des plus belles filles de l'Espagne ou de l'Italie. Une longue chemise tombant du cou à la cheville et retenue à la taille par les plis amples d'une ceinture de coton blanche; des anneaux auxquels pendent de fines petites clochettes, un long collier de perles ou d'argent, des anneaux blancs et noirs couvrant leurs petits doigts effilés, sont les objets reconnus comme indispensables à la toilette d'une amazone galla aussi bien que d'une dame amhara.
La différence la plus grande est dans la religion. Lors de leur première apparition, les Wallo-Gallas, ainsi que plusieurs autres branches de la même famille, qui vivent encore solitaires dans l'intérieur des terres sans relations avec les étrangers, étaient plongés dans la plus grossière idolâtrie, adorant même les arbres et les pierres; cependant plusieurs d'entre eux, sous cette forme matérielle de leur culte, adressaient leurs adorations à un être appelé inconnu, qu'ils tâchaient de se rendre propice par des sacrifices humains. Il est impossible de se procurer une information précise sur l'époque de leur conversion à l'islamisme; ce qu'il y a de certain c'est que cette religion est universellement reconnue par toutes les tribus des Gallas. Aucun Galla aujourd'hui ne pratique le culte idolâtre, et très-peu de familles ont adopté la foi chrétienne.
Si nous prenons les deux races ennemies et que nous comparions leurs habitudes morales et sociales, à première vue elles nous paraîtront aussi dissolues, aussi licencieuses l'une que l'autre. Mais un examen plus approfondi nous montrera que la dégradation de l'une d'elles n'est pas si profonde, et même par contraste elle nous paraîtra presque pure dans sa simplicité. La vie de l'Amhara est une vie toute sensuelle, toute de débauche; rarement la conversation a pour sujet des choses innocentes; il n'y a pas de titre mieux porté que celui de libertin et les femmes elles-mêmes sont fières d'une telle distinction; une prostituée n'est pas regardée comme telle. Les plus riches, les plus nobles, les plus haut placées sont sans pudeur en amour et même mercenaires, si elles ne sont pas les deux choses à la fois. Rien ne blesse plus une dame abyssinienne que d'entendre répéter quelle est vertueuse; il lui semblerait qu'on veut dire par là qu'elle est désagréable à voir, ou de quelque autre défaut nuisible à la multiplicité des intrigues.
Dans quelques localités du pays des Gallas, la famille a conservé les moeurs patriarcales. Le père est aussi absolu dans son humble hutte que le chef à la tête de sa tribu. Si un homme marié est obligé de quitter son village pour un voyage à l'étranger, sa femme aussitôt est recueillie par le frère de son mari qui se charge de lui servir de protecteur jusqu'au retour de l'absent. Cet usage a prévalu pendant longtemps. Aujourd'hui il n'est suivi que dans très-peu de localités; il est partout pratiqué sur le plateau qui s'élève entre le Bechelo, le Dalanta et le Dahonte, où les familles gallas isolées des autres tribus, ont conservé plusieurs des usages de leurs ancêtres. Un étranger invité sous le toit d'un chef galla trouverait dans la même hutte enfumée des individus de plusieurs générations. Le lourd toit de chacune d'elles, supporté par dix ou douze piliers, laisse au milieu un espace ouvert où se tiennent les matrones près du feu pour préparer le repas du soir; autour d'elles se joue un essaim d'enfants.
La porte est faite de bouts de tiges retenus ensemble par de petites branches coupées à l'arbre le plus voisin; en face est placé le simple alga du seigneur du manoir. Près de son lit hennit sa cavale favorite, l'enfant gâtée des jeunes et des vieux. Dans une autre partie séparée de la hutte se trouvent les provisions de froment et d'orge. Après le repas du soir, lorsque les enfants se sont endormis, fatigués de leurs jeux bruyants, et que le chef a vu que la compagne de son foyer était couchée, il conduit alors son hôte dans la partie de la hutte qui lui est réservée et où un lit d'herbes parfumées lui a été préparé sur une peau de vache.
Tout Galla est cavalier, et tout cavalier est soldat et n'est tenu qu'à suivre son chef. Cet état de choses constitue une milice permanente, une armée toujours prête, mais sans discipline. Aussitôt que le cri de guerre s'est fait entendre, ou que le signal des feux est apparu sur la cime de quelque pic lointain, le coursier est sellé, le jeune fils s'élance au-devant de son père pour lui tenir sa seconde lance, et de chaque hameau, de chaque demeure à l'apparence pacifique, se précipitent de braves soldats courant au rendez-vous. Lorsque Théodoros en personne envahit leur pays à la tête de ses milliers de soldats, ils dirent adieu à leurs foyers. Sa main impitoyable mit le feu à leurs fermes et à leurs villages partout où il comptait des ennemis. Les paysans sans défense s'enfuirent pour sauver leur vie, sachant bien qu'ils n'avaient à attendre ni grâce ni merci s'ils tombaient en son pouvoir.
Les Gallas sont divisés en sept tribus. Elles ne diffèrent en rien entre elles, la seule chose qui les sépare ce sont les guerres civiles. Si ces braves guerriers comprenaient le proverbe: l'union fait la force, ils pourraient s'emparer du pays entier de l'Abyssinie tout aussi aisément que leurs pères s'emparèrent des plateaux qu'ils habitent en ce moment. Lorsqu'ils voudront vivre d'accord entre eux ils pourront porter leurs armes victorieuses dans tout le pays environnant. Issus de leurs races, les Gooksas, les Mariés, les Alis, ont tenu le pouvoir dans leurs mains et ont gouverné le pays pendant plusieurs années. Malheureusement, à l'époque de notre captivité, comme cela avait été trop souvent le cas auparavant, ils étaient en proie à de vaines jalousies, à de mesquines rivalités, qui les avaient affaiblis au point que, pouvant imposer leurs lois à l'Abyssinie entière, ils étaient au contraire tout simplement des instruments de vengeance entre les mains des rois et des chefs chrétiens. Toujours une moitié des leurs s'est battue contre l'autre moitié; aussi ne pouvaient-ils songer à des guerres éloignées, leurs ennemis étant à leurs portes.
Abusheer, le dernier Iman des Wallo-Gallas, laissa deux fils, de deux femmes, Workite (Or fin) et Mastiate (Miroir). Le fils de la première dont il a été question dans un chapitre précédent, fut tué par Théodoros dans la fuite de Menilek à Shoa, et Workite n'eut d'autre alternative que d'implorer l'hospitalité du jeune roi qu'elle avait sacrifié.
Deux ans à peine s'étaient écoulés que Mastiate se trouvait en possession du pouvoir suprême qui lui avait été confié, du consentement unanime des chefs, comme régente de son fils jusqu'à ce qu'il eut atteint sa majorité.
Menilek, après sa fuite, n'eut pas une tâche facile à remplir: le chef qui s'était mis à la tête de la rébellion, et qui après avoir repoussé Théodoros lui avait infligé un honteux échec, se déclara indépendant et devint le Cromwell de l'Abyssinie. Cependant Menilek fut bien reçu par une petite portion de ses fidèles partisans; Workite aussi était accompagnée de quelques guerriers fidèles; et plus tard un assez grand nombre de chefs ayant abandonné l'usurpateur pour se ranger sous l'étendard de Menilek, celui-ci marcha contre le puissant rebelle, qui tenait toujours la capitale et plusieurs places fortes, défit complètement son armée et le fit lui-même prisonnier.
Cette victoire fut suivie de près par la soumission de Shoa; chefs après chefs vinrent déposer leurs armes et reconnaître pour leur roi le petit-fils de Sabela Selassié. Une fois ses droits reconnus, Menilek conduisit son armée contre les nombreuses tribus de Gallas, qui habitent les belles provinces situées entre la frontière sud-est de Shoa et le lac pittoresque de Guaraqué. Mais au lieu de rançonner ces races agricoles, comme avait fait son père, il leur promit de les traiter honorablement, en vassaux soumis à un pouvoir bienveillant, moyennant un tribut annuel. Les Gallas surpris de cette clémence, de cette générosité inattendue, acceptèrent volontiers ses conditions; et, d'ennemis qu'ils étaient primitivement, ils devinrent ses fidèles guerriers, et l'accompagnèrent dans toutes ses expéditions. Théodoros avait laissé une forte garnison dans un amba déclaré imprenable et situé sur la frontière nord de Shoa dans une position qui dominait le passage conduisant du pays de Galla aux collines élevées de Shoa. Menilek, avant sa campagne dans la province de Galla, avait investi cette dernière forteresse de Théodoros, et après un mois de siège, la garnison, qui avait supplié plusieurs fois son maître de lui envoyer du renfort, finit par céder et ouvrit ses portes an jeune roi. Menilek traita tous ces guerriers avec douceur, plusieurs furent honorés de charges dans sa maison, d'autres reçurent des titres et des places, ou bien furent placés dans des postes de confiance.
Menilek devait beaucoup à Workite; sans sa protection opportune, il eût été poursuivi, et comme Shoa lui avait fermé ses portes, sa position lui eût fait courir de grands dangers. Il n'avait point oublié cela, ni que pour lui sauver la vie elle avait sacrifié son fils unique et perdu son royaume: sa dette de reconnaissance était immense, et rien ne pouvait dédommager la reine de son dévouement. Mais s'il ne pouvait lui rendre son fils massacré, il pouvait et voulait marcher contre sa rivale et, par la force des armes, rétablir la reine déchue sur le trône qu'elle avait perdu à cause de lui. A la fin d'octobre 1867, Menilek à la tête d'une armée d'environ quarante à cinquante mille hommes, dont trente mille cavaliers, deux à trois mille mousquetaires et le reste de lanciers, fit son entrée dans la plaine de Wallo-Galla: il déclara qu'il ne venait pas en ennemi, mais en ami; non pour détruire et piller, mais pour rétablir dans ses droits Workite, la reine dépossédée. Celle-ci était accompagnée d'un jeune garçon qu'elle assurait être son petit-fils, fils du prince qui avait été tué deux ans auparavant à Magdala; elle prouva qu'il était né dans le pays de Galla, avant qu'elle partît pour Shoa, et qu'il était le fruit d'une de ces unions si fréquentes dans le pays; elle l'avait emmené, disait-elle, lorsqu'elle était allée chercher un refuge auprès de celui qu'elle avait sauvé. Afin d'empêcher toute tentative de sa rivale contre son petit-fils, elle avait tenu la chose secrète. Cependant son histoire ne fut admise que par très-peu de personnes; j'ai su que dans l'Amba les soldats en riaient; ce fut toutefois un prétexte offert à la plupart de ses premiers partisans pour s'attacher à sa cause, et s'ils n'acceptèrent pas le conte dans leur for intérieur, du moins ils eurent l'air d'y ajouter foi.
Les chefs des Gallas hésitèrent quelque temps. Menilek garda sa parole; il ne pilla jamais ni n'inquiéta personne et recueillit bientôt la récompense de sa sage politique. Cinq des tribus envoyèrent leur soumission et reconnurent Workite comme régente de son petit-fils. Mastiate, en présence d'une telle défection, adopta la conduite la plus prudente en se retirant avec les restes de son armée, devant les forces puissantes de son adversaire, qui la poursuivit quelques jours mais sans jamais l'attaquer. Menilek voyant qu'il n'y avait plus rien à craindre de ce côté, et que les droits de Workite avaient été aussi bien établis que possible, partit accompagné d'une partie des troupes de sa nouvelle alliée et marcha contre Magdala.
Menilek évidemment comptait beaucoup sur le mécontentement si connu de la garnison, et il espérait, par l'intermédiaire de l'évêque dont il ne connaissait pas la mort, de son oncle Aito-Dargie et de M. Rassam, qu'il trouverait à son arrivée un parti qui l'aiderait du moins, s'il ne lui livrait pas l'Amba tout de suite. Sans aucun doute, si l'évêque eût vécu, il aurait réussi, soit par la crainte, soit par la menace, à ouvrir les portes de l'Amba à son ami bien-aimé. Aito-Dargie avait bien, je n'en doute pas, la promesse de quelques chefs, d'être assisté dans cette entreprise; mais ils n'étaient pas assez forts et au dernier moment ils manquèrent de courage.
Quant à M. Rassam il adopta la conduite la plus prudente en mettant sa politique en rapport avec les mouvements de Menilek. On ne pouvait prendre trop de précautions, car il y avait beaucoup de raisons de craindre que cette grande entreprise ne se terminât en une vaine démonstration. Il donna toutefois de grands encouragements à Menilek, lui offrant l'amitié de l'Angleterre, et même l'assurant qu'il serait reconnu roi du pays par notre gouvernement, si nous lui devions jamais notre délivrance. Il l'engagea à camper à Selassié, à tirer deux charges de coups de fusil contre les portes, et si la garnison ne se rendait pas, à aller camper entre Arogié et le Bechelo, afin d'empêcher Théodoros d'entrer dans l'Amba avant l'arrivée de nos troupes.
Nous fûmes bien trompés par Wakshum Gobazé qui pendant six semaines fut toujours sur le point de venir et qui n'arriva jamais. D'un autre côté nous nous attendions à ce que Mastiate s'efforcerait de s'emparer de son Amba; mais elle ne parut jamais; et pour achever de nous mettre dans un état pénible d'attente journalière, Menilek se fit désirer plus d'un mois. Nous avions déjà renoncé à le voir, lorsqu'à notre grande surprise, dans la matinée du 30 novembre, nous aperçûmes un camp établi sur le penchant nord du Tenta; et à l'extrémité d'une petite éminence dominant le plateau opposé à Magdala, nous vîmes se dessiner les tentes rouges, blanches et noires du roi de Shoa; ce jeune prince ambitieux s'intitulait déjà le Roi des rois. Mais notre étonnement fut bien plus grand, lorsque vers midi, nous entendîmes le bruit retentissant d'un feu de mousqueterie mêlé aux décharges d'un petit canon. Nous eûmes alors plus de confiance dans le courage de Menilek que nous n'en avions eu jusque-là, croyant que, protégée par le feu de ses mousquets, l'élite de ses troupes assaillirait la place. Sachant le peu de résistance qu'il rencontrerait nous nous réjouissions déjà à la perspective de notre délivrance, ou tout au moins à l'avantage d'un changement de maître. Nous n'avions pas encore fini de nous féliciter, lorsque le feu cessa tout à coup; comme tout était parfaitement calme sur l'Amba nous ne savions ce qu'il était arrivé; quelques-unes de nos sentinelles entrèrent dans notre hutte et nous demandèrent si nous avions entendu la prouesse de Menilek. Hélas! il n'était que trop vrai que c'était une vaine fanfaronnade: Menilek avait fait feu des hauteurs du plateau de Galla, hors de portée, pour effrayer la garnison et l'amener à se soumettre. Satisfait ensuite du travail de sa journée, il avait fait retirer ses troupes dans leurs tentes, attendant le résultat de leur manifestation martiale.
Le campement de Menilek dans la plaine de Galla était plein de péril pour nous, et ne pouvait lui être d'aucun avantage. Le lendemain matin il nous envoya une dépêche par l'intermédiaire de Aito-Dargie, nous demandant ce qu'il devait faire. Nous lui démontrâmes encore fortement la nécessité d'attaquer l'Amba du côté d'Islamgee; et dans le cas où un assaut lui paraîtrait impossible, nous le pressâmes d'arrêter toute communication entre la forteresse et le camp impérial. Notre plus grande crainte était que Théodoros, venant à apprendre que Menilek donnait l'assaut à son Amba, n'envoyât l'ordre immédiat d'exécuter tous les prisonniers de quelque importance, nous autres y compris. Sans contredit, une grande inimitié existait dans l'Amba contre Théodoros, et si Menilek avait donné suite à ses projets, sous peu de jours il eût vu l'Amba tomber en son pouvoir. Mais il demeura campé sur le terrain qu'il s'était d'abord choisi, et ne fit aucune tentative pour nous délivrer.
Waizero Terunish se conduisit très-bien en cette occasion; elle donna un adderash (festin public), présidé par son fils Alamayou, à tous les chefs de la montagne. Comme c'était un festin de jour il ne fut composé que de pain de tef et de sauce au poivre; et comme les provisions de tej se faisaient rares dans le cellier royal, l'enthousiasme ne fut pas considérable. Cela eut pourtant pour effet de forcer les chefs et les soldats à proclamer ouvertement leur fidélité à Théodoros; avec ces partisans toujours assez forts et desquels elle n'avait pas à craindre de trahison, elle se prépara à s'emparer des mécontents, avant qu'ils eussent eu le temps de se déclarer en rébellion ouverte comme partisans de Menilek. Tous ceux dont les allures étaient déjà suspectes et ceux qui avaient pris des engagements avec Menilek et accepté ses présents, prirent peur. On envoya appeler Samuel; il trembla; nous-mêmes nous fûmes pleins de crainte pour lui comme pour nous, et notre joie fut grande lorsque nous le vîmes revenir. S'étant aperçue que quelques chefs ne s'étaient pas montrés, la reine s'informa quelle avait été la cause de leur absence. Comprenant qu'ils ne pouvaient former un parti assez fort en faveur de Menilek, ceux-ci donnèrent des explications qui furent acceptées à condition que le lendemain ils se trouveraient dans l'enceinte royale et que là en présence de la garnison entière, ils proclameraient leur fidélité. Ils s'y rendirent ainsi qu'ils l'avaient promis, et furent les plus bruyants dans leurs applaudissements, dans leurs expressions de dévouement à Théodoros, et dans leurs outrages au gros garçon qui s'était aventuré près d'une forteresse confiée à leurs soins.
La reine avait célébré sa fête d'une façon très-convenable. Le ras et les chefs se consultèrent pour savoir s'il ne serait pas bon de faire quelque chose de leur côté pour montrer leur affection et leur dévouement à leur maître. Mais que faire? Ils avaient déjà placé des gardes extraordinaires la nuit aux portes, et protégé tous les points faibles de l'Amba; il n'y avait plus qu'à inquiéter les prisonniers. Le second jour après l'arrivée de Menilek en face de la montagne, Samuel reçut l'ordre des chefs de nous envoyer coucher tous dans une hutte; une seule exception fut faite en faveur de l'ami du roi, M. Rassam. Mais le pauvre Samuel, quoique malade, alla trouver le ras et insista pour que l'ordre fût retiré. Je crois que son influence fut secondée en cette circonstance par une douceur qu'il glissa délicatement dans la main du ras. Les chefs dans leur sagesse avaient aussi décidé, et le lendemain matin l'ordre fut confirmé, que tous les serviteurs, excepté ceux de M. Rassam, seraient renvoyés au bas de la montagne. Les messagers ainsi que les serviteurs ordinaires employés par M. Rassam furent aussi obligés de partir. Ils me permirent ainsi qu'à M. Prideaux, à part nos serviteurs portugais, d'avoir chacun une porteuse d'eau et un petit garçon. Je n'avais pas de maison à Islamgee; Samuel ne crut pas qu'il me fut permis d'y planter une tente, aussi nos pauvres compagnons eussent été très-mal si le capitaine Cameron ne les eût admis, avec sa bienveillance ordinaire, à partager le quartier de ses propres domestiques. Nous fûmes très-contrariés par cet ordre absurde et vexatoire, et j'eus encore bien de l'ennui lorsque tout fut redevenu comme auparavant, pour retrouver des serviteurs; il me fallut toute l'influence de Samuel et une douceur au ras, pour obtenir ce que je voulais.
Comme l'on peut s'y attendre les détenus abyssiniens ne furent pas non plus épargnés; presque tous leurs serviteurs furent envoyés au bas de la montagne, on ne leur en laissa qu'un par trois ou quatre prisonniers qui fut chargé journellement de leur porter le bois, l'eau et de préparer leur nourriture. Ils ne furent pas obligés de quitter les dortoirs, mais ils durent rester jour et nuit dans le même lieu tout encombré. Tout le monde était dans l'attente de savoir si Menilek se déciderait à quelque chose, et mettrait fin ainsi à cet état d'anxiété.
De grand matin, le 3 décembre, nous apprîmes, par nos domestiques, que Menilek avait levé son camp et qu'il se mettait en marche. Où allait-il? nous ne le savions pas; mais comme nous croyions avoir sa confiance, nous nous flattâmes qu'il avait suivi nos conseils, et que nous le verrions bientôt à Selassié ou sur le plateau d'Islamgee. Nous passâmes une matinée pleine d'angoisses: les chefs paraissaient fort inquiets; évidemment, ils s'attendaient à un assaut dans cette direction, et nous fûmes avertis que nous serions appelés à renforcer les fusiliers si l'Amba était attaqué. Toutefois, notre attente fut courte. Une fumée s'élevant au loin et dans la direction du chemin de Shoa nous montra clairement que le futur conquérant, sans tenter le moindre assaut, s'en retournait dans son pays, et, pour tout exploit, avait brûlé quelques misérables villages, dont les habitants étaient des partisans de Mastiate.
L'excuse que Menilek donna de sa retraite précipitée fut que ses provisions s'achevaient, et que, n'ayant pas un camp de serviteurs avec lui, il ne pouvait se faire préparer du pain; ses troupes étant affamées et mécontentes, il s'était décidé à retourner à Shoa pour se procurer un camp de serviteurs, et revenir mieux approvisionné dans le voisinage de Magdala, jusqu'à ce que la forteresse se rendît. La vérité était, qu'à son grand désappointement, il avait entendu de son camp un feu de mousqueterie tiré pendant qu'il faisait sa démonstration; il était persuadé que, pour aussi bien que le plan eût été concerté, sa seule chance de réussite était dans la longueur du temps et dans les effets produits par la famine qu'amène toujours un long siège. Il pouvait obtenir des provisions en abondance, car il était l'allié de Workite et dans une contrée amie. Il aurait pu même en obtenir beaucoup des districts sans défense de Worahaimanoo, Dalanta, etc., etc., qui auraient été tout à fait disposés à lui envoyer d'abondantes provisions dans son camp, sur la simple assurance qu'il ne les inquiéterait pas. Mais si cette fusillade dérangea un peu ses plans, quelque chose qu'il vit le soir du second jour, une faible vapeur de fumée, le fit lâchement s'enfuir. Qui sait? Cette fumée venait peut-être du camp du terrible Théodoros. Il était, il est vrai, toujours très-loin. Mais Menilek savait bien que son beau-père était un homme de longues marches et de soudaines attaques. Sa puissante armée ne serait-elle pas dispersée comme la balle par le vent, au cri de: «Théodoros arrive!» C'était bien à craindre, et il conclut que le plus tôt qu'il pourrait s'éloigner serait le meilleur.
Notre désappointement fut indescriptible. Je ne saurais exprimer notre rage, notre indignation, notre mépris, devant une telle lâcheté. Ce gros garçon, comme nous l'appelions aussi maintenant, nous le méprisions, nous le haïssions. Si nous avions été assez imprudents pour nous montrer ouvertement ses partisans, que serions-nous devenus? Menilek, sans doute bien renseigné, aurait probablement réussi si l'évêque eût vécu seulement quelques semaines de plus. Les choses, telles qu'elles étaient, nous laissaient dans une grande douleur; s'il n'avait jamais quitté Shoa, ainsi que Workite, Mastiate aurait mis le siège devant l'Amba. Un peu plus tôt ou un peu plus tard, la forteresse aurait été entourée, et jamais Théodoros ni ses envoyés ne se seraient aventurés au sud du Béchelo, si Mastiate se fût trouvée là avec ses vingt mille cavaliers.
Après la retraite de Menilek, je me jurai, pour une bonne fois, de ne plus avoir aucune confiance dans les promesses des chefs indigènes, qui toujours s'en allaient en fumée. A partir de cette époque, j'entendis dire avec la plus grande indifférence que tel ou tel marchait dans telle direction, qu'il ou qu'elle attaquerait Théodoros, envahirait l'Amba, intercepterait toute communication entre les gens de la forteresse et notre ami Théodoros. Nous étions depuis longtemps sans messagers, et le dernier ne nous avait pas apporté la nouvelle que nous attendions avec tant d'anxiété. Notre impatience devint encore plus grande lorsque nous vîmes que nous n'avions rien à attendre des indigènes. Nous pensions bien que l'expédition de l'Angleterre était en voie d'exécution; nous sentions que quelque chose devait se passer, mais nous soupirions après la certitude.
Oh! comme je me souviens du 13 décembre, glorieux jour pour nous! Jamais amant n'a lu le billet longtemps attendu de sa bien-aimée avec plus de joie et de bonheur que nous ne lûmes, ce jour-là, la bonne et chère lettre de notre excellent ami le général Merewether! Les troupes anglaises avaient débarqué. Depuis le 6 octobre, nos compatriotes étaient dans le même pays qui nous voyait captifs! Rades et jetées étaient franchies, régiment après régiment avait quitté les côtes de l'Inde, et quelques-uns déjà marchaient vers les Alpes de l'Abyssinie, pour nous délivrer ou nous venger! C'était trop délicieux pour être cru: nous ne pouvions y ajouter foi. Avant peu, tout devait donc être terminé par la liberté ou par la mort! Tout était préférable au prolongement de notre esclavage. Théodoros arrivait.—Qu'importe? Merewether n'était-il pas là, le brave commandant, le galant officier, le politique accompli! Avec des hommes comme un Napier, un Staveley, à la tête des troupes britanniques, impossible d'être plus longtemps en butte à l'injure de mesquines vexations. Nous étions même prêts à subir un sort pire, si tel devait être notre lot; mais le prestige de l'Angleterre serait rétabli, et le sang de ses enfants ne resterait pas sans vengeance. Ce fut un de ces moments d'exaltation que nul n'a connu, sinon celui qui a passé des mois entiers d'agonie morale, suivis d'une joie soudaine. Nous riions à coeur joie d'avoir eu seulement un moment l'idée de nous fier à des poltrons comme Gobazé et Menilek. L'espoir de revoir nos braves compatriotes nous réconfortait. Nous les suivions par la pensée, et dans nos coeurs, nous souffrions de toutes les fatigues, de toutes les privations qu'ils auraient à supporter avant d'avoir pu rendre libres les captifs. De nouveau, la Noël et le nouvel an nous trouvèrent dans les fers à Magdala; mais, cette fois, nous étions heureux; cette fois était la dernière, et, quels que fussent les événements, nous étions pleins d'espoir dans notre délivrance: nous nous transportions, par la pensée, aux fêtes de Noël de l'année suivante, que nous passerions au home.
Note:
[24] Selon les lois de l'Eglise d'Abyssinie, l'évoque doit être prêtre cophte, ordonné an Caire. La dépense occasionnée par la consécration d'un évêque est d'environ 10,000 dollars.
Ce que faisait Théodoros pendant notre séjour à Magdala.—Sa conduite à Begemder.—Une rébellion éclate.—Marche forcée sur Gondar.—Les églises sont pillées et brûlées.—Cruautés de Théodoros.—L'insurrection croît en forces.—Les desseins de l'empereur sur Kourata échouent.—M. Bardel trahit les nouveaux ouvriers.—Ingratitude de Théodoros envers les gens de Gaffat—Son expédition sur Foggera échoue.
Théodoros ne demeura à Aibankak que quelques jours après notre départ, puis il retourna à Debra-Tabor. Il nous avait dit une fois: «Vous verrez quelles grandes choses j'accomplirai pendant la saison des pluies,» et nous croyions qu'il marcherait sur le Lasta ou le Tigré avant que les routes fussent rendues impraticables par les pluies, pour soumettre la rébellion qu'il avait laissé s'agiter plusieurs années sans s'en inquiéter. Il est très-probable que s'il eût adopté ce plan, il aurait regagné son prestige et facilement réduit ces provinces à l'obéissance. Nul ne fut plus ennemi de Théodoros que lui-même; il semblait parfois possédé d'un malin esprit qui le faisait être l'instrument de sa propre destruction. Il aurait pu maintes fois regagner les provinces qu'il avait perdues, et circonscrire la rébellion dans une certaine étendue; mais toutes ses actions, du jour où nous le quittâmes jusqu'à son arrivée à Islamgee, semblaient être calculées pour accélérer sa chute.
Le Begemder est une province grande, riche et fertile, la terre des moutons, ainsi que son nom l'indique; c'est un beau plateau élevé de sept ou huit mille pieds au-dessus du niveau de la mer, bien arrosé, bien cultivé et très-peuplé. Les habitants en sont belliqueux et braves pour des Abyssiniens, et jusque-là avaient été fidèles à Théodoros. Ils ont plus d'une fois repoussé les rebelles qui s'aventuraient sur leurs terres pour les envahir. Quelques mois auparavant Tesemma Engeddah, jeune gouverneur de Gahin, district du Begemder sur la frontière de l'est, attaqua une armée, envoyée à Begemder par Gobazé, la battit complètement et en mit à mort tous les hommes, excepté quelques chefs, réservés pour être envoyés à l'empereur qui en disposerait selon son bon plaisir.
Le Begemder paye un tribut annuel de trois cents mille dollars, et approvisionne constamment le camp de la reine, de grains, de vaches, etc. etc., de plus, quand l'empereur séjourne dans cette province, elle fournit au camp tous ses approvisionnements. Elle fournit encore dix mille hommes à l'armée, tous bons lanciers, mais mauvais tireurs.
Aussi Théodoros leur préfère-t-il les hommes de Dembea, qui se montrent plus adroits dans l'usage des armes à feu.
Le Begemder, dit le proverbe, est le faiseur et le destructeur des rois. Ce fut bien le cas pour Théodoros. Après la bataille de Ras-Ali, le Begemder le reconnut pour son maître et fut ainsi la cause qu'on le regarda désormais comme le futur législateur de toute la contrée. Théodoros connaissait parfaitement les difficultés qu'il avait à surmonter, et ayant pris ses précautions il se crut maître du succès. D'abord ce ne furent que sourires: il récompensa les chefs, flatta les paysans; assurant que son séjour serait court, qu'il allait partir d'un jour à l'autre. Le tribut annuel fut payé, l'empereur fit de magnifiques présents à plusieurs chefs; il leur donna une quantité de chemises de soie, et déclara qu'aussitôt que les Européens auraient fini les canons qu'ils lui fabriquaient, il partirait pour Godjam et avec ses nouveaux mortiers il détruirait le repaire du principal rebelle, Tadla Gwalu. Il invita tous les chefs à venir s'établir dans son camp: cela le rendrait heureux, disait-il. Il s'en était fait des amis, lorsque surgirent plusieurs difficultés qui lui furent nuisibles. Théodoros leur demanda s'ils ne lui avanceraient par le tribut d'une année, et s'ils ne pourraient pas aussi approvisionner plus amplement son armée. Il devait partir pour longtemps et ne les importunerait plus ni pour tribut ni pour approvisionnement. Les chefs firent d'abord de leur mieux; tout ce qui valait quelques dollars, le blé, le bétail, tout ce dont les paysans purent disposer, prit le chemin du camp et des trésors du roi. Mais les paysans finirent par se fatiguer et refusèrent d'écouter plus longtemps les sollicitations de leurs chefs. Théodoros s'apercevant qu'il n'obtenait plus rien par de bonnes paroles, prit un ton menaçant et impérieux. L'un après l'autre il emprisonna tous les chefs, toujours sous quelque bon prétexte; c'était pour éprouver leur fidélité. Il savait bien qu'ils finiraient par lui fournir ce dont il avait besoin, alors non-seulement il les relâcherait, mais il les traiterait avec les plus grands honneurs. Ces malheureux firent tout ce qu'ils purent et les paysans, afin d'obtenir la délivrance de leurs chefs, apportèrent tout ce qu'ils avaient comme rançon. A la fin, chefs et paysans s'aperçurent que tous leurs efforts étaient impuissants pour satisfaire leur insatiable maître.
Cet état de choses dura plus de huit mois, et pendant ce temps, d'abord par des paroles doucereuses, puis par intimidation, Théodoros vécut lui et son armée sans difficulté et sans inquiétude. Il ne fit d'autre expédition que celle de Gondar. Il haïssait cette cité de prêtres et de marchands, toujours prête à recevoir à bras ouverts quelque rebelle, quelque chef de voleurs qui s'asseyait sans crainte d'être inquiété dans les salles du vieux roi abyssinien et y recevait les hommages et les tributs des pacifiques habitants. Plusieurs fois déjà Théodoros avait exhalé sa rage contre cette malheureuse cité, il avait envoyé à différentes reprises ses soldats pour la piller, et les riches marchands musulmans n'avaient échappé à la destruction, eux et leurs maisons, qu'en comptant des sommes énormes. Ce n'était plus la fameuse cité de Fasilodas, la ville riche et commerciale décrite par les anciens voyageurs; la confiance avait foi par suite des extorsions si souvent répétées du roi. Cette métropole abyssinienne ne pouvait plus répondre aux appels faits à sa richesse. Mais restent encore debout ses quarante-quatre églises, entourées de magnifiques arbres qui donnaient à la capitale un aspect tout à fait pittoresque. Nul n'avait osé étendre une main sacrilège sur ces sanctuaires et jusqu'alors Théodoros lui-même avait reculé devant une telle action. Mais maintenant il avait habitué son esprit à la pensée du sacrilège; l'or de Kooskuam, l'argent de Bata, les trésors de Selassié rempliraient ses coffres vides; ces églises devaient périr avec la riche cité; rien ne serait laissé que le souvenir de son passage, aucun toit n'abriterait plus le peuple dépossédé.
Dans l'après-midi du 1er décembre, Théodoros partit pour son expédition meurtrière, prenant avec lui seulement ses hommes d'élite, ses meilleurs cavaliers et ses premiers ouvriers. Il ne s'arrêta pas jusqu'à son arrivée, le lendemain matin, an pied de la colline sur laquelle s'élevait Gondar; il avait fait plus de quatre-vingts milles dans seize heures. Mais quoiqu'il fût tombé soudainement sur son ennemi, c'était déjà trop tard; la nouvelle de son approche avait couru plus vite que lui. Le joyeux elelta retentissait de maison en maison; les habitants, épouvantés à la pensée de la terrible calamité que leur présageait une telle visite, affectaient cependant de paraître heureux. Les députés des rebelles avaient en ce moment quitté la ville, et accompagnés de quelques centaines de cavaliers, ils attendaient à peu de distance le résultat de la venue de Théodoros. Ils n'attendirent pas longtemps. L'envahisseur fouilla toutes les maisons, pilla toutes les demeures, depuis l'église jusqu'à la hutte la plus misérable, et chassa devant lui, comme un vil bétail, les dix mille habitants qui étaient restés dans cette grande cité. Puis le travail de destruction commença: des feux furent allumés de maison en maison; les églises, les palais, les habitations les plus remarquables du pays, ne furent bientôt plus qu'un monceau de ruines noircies par la fumée. Les prêtres regardaient ce sacrilège d'un oeil désolé; quelques-uns priaient, d'autres murmuraient; d'autres même étaient allés jusqu'à maudire! Sur un ordre donné par Théodoros cent des prêtres les plus âgés furent jetés dans les flammes! Mais sa fureur insatiable demandait d'autres victimes. Où étaient les jeunes filles qui lui avaient souhaité la bienvenue à son arrivée? N'étaient-ce pas leurs joyeux refrains qui avaient averti les rebelles? «Qu'on les amène!» s'écria le féroce tyran, et toutes ces malheureuses furent jetées vivantes dans le foyer de l'incendie.
L'expédition avait fait merveille: Gondar était entièrement détruit. Quatre églises d'un rang inférieur avaient seules échappé à la ruine. L'or, la soie, les dollars abondaient maintenant au camp royal. Théodoros fut reçu à son retour de Debra-Tabor, avec tous les honneurs du triomphe qui accompagnent une victoire. Les gens de Gaffat vinrent au-devant de lui avec des torches allumées, le comparant an pieux Ezéchias. Si l'étoile de Théodoros avait pâli devant ses actes de barbarie, elle se voila complètement à partir de ce jour; tout lui fut désormais contraire; le succès ne connut plus ses armes.
L'incendie de Gondar augmenta puissamment le pouvoir des rebelles. Ils avancèrent sans bruit mais sûrement, s'emparant des districts les uns après les autres, jusqu'à ce que toutes les provinces acceptèrent leur autorité, s'accordant dans un commun anathème contre le monarque sacrilége, qui n'avait pas hésité à détruire des églises que les musulmans Gallas eux-mêmes avaient respectées. Tant que les soldats eurent de l'argent, les paysans leur vendirent tout ce qu'ils voulurent: mais'cela ne pouvait durer et les choses de première nécessité devinrent rares au camp impérial. Théodoros s'adressa aux chefs: ils devaient employer leur influence et forcer les mauvais paysans à apporter des provisions. Mais les paysans ne les écoutèrent pas, ils répondirent aux chefs: «Que le roi vous mette en liberté et alors nous ferons tout ce que vous nous direz; mais nous voyons bien que vous agissez par contrainte.» Théodoros ordonna alors qu'on torturât les chefs: «S'ils n'ont pas de grain, qu'ils donnent de l'argent,» disait-il. Quelques-uns d'entre eux avaient des épargnes, ils les envoyèrent; car la torture est pire que la pauvreté; mais cela n'améliora pas leur condition. Théodoros croyait qu'ils en avaient davantage; mais comme il ne leur restait plus rien, ils ne purent rien envoyer et plusieurs moururent dans les tourments qui leur étaient journellement infligés; parmi ces morts se trouvaient les meilleurs soldats, les plus fermes soutiens et les amis les plus intimes du despote.
Les désertions devinrent plus fréquentes; les chefs partaient ouvertement de jour suivis par leurs compagnons d'armes. Le fusilier jetait son arme offensive et allait rejoindre ses frères opprimés, les paysans; une grande partie des troupes de Begemder abandonnèrent une cause si injuste pour retourner dans leurs villages. Théodoros, dans cet état de choses, en revint à ses moeurs primitives. Il pilla et nourrit son armée de son pillage. Mais les gens de Begemder ne voulurent pas inquiéter leurs compatriotes, et l'empereur n'avait pas grande confiance dans la bravoure des hommes de Dembea; alors il dépêcha les gens de Gahinte contre les paysans d'Yfag, les fils de Mahdera-Mariam contre ceux de Esté, les districts d'une province contre ceux d'une autre plus éloignée, choisissant si possible des hommes qui eussent quelque animosité entre eux. D'abord il réussit et revint de ses expéditions avec de grandes provisions; mais ses terribles cruautés finirent par lasser les paysans. Se joignant aux déserteurs ils se battirent contre les maraudeurs et les chassèrent hors de chez eux, puis ils envoyèrent leurs familles dans des provinces éloignées et cessèrent de cultiver le sol à plusieurs milles au delà de Debra-Tabor.
En mars 1867 Théodoros partit pour Kourata, la troisième ville de l'Abyssinie par son importance, et le plus grand centre de commerce après Gondar et Adowa. Mais cette fois il échoua complètement. Depuis son expédition de Gondar tous les paysans étaient toujours en alerte dans tous les districts environnants: des feux de signaux étaient allumés, ils s'avertissaient les uns les autres, et les victimes échappaient an tyran.
A Kourata il ne trouva personne que quelques maraudeurs; les riches négociants, les prêtres, tout le monde s'était embarqué emportant son avoir dans de petits bateaux indigènes, hors de portée des fusils de Théodoros, attendant tranquillement son départ pour retourner dans leur home. Théodoros eut un grand désappointement; il s'attendait à rapporter une riche moisson, et il ne trouva rien. Il voulut se venger, mais il fut encore déçu. Ses soldats désertaient en masse; bien peu lui restaient encore, il commanda de détruire Kourata. La ville sacrée, ses maisons, ses rues, ses arbres même avaient été consacrés au service de Dieu; un tel sacrilège était au-dessus même de la scélératesse des soldats abyssiniens. Théodoros dut s'en retourner à Debra-Tabor. Pendant une semaine ou deux il continua à ravager les campagnes, mais avec bien peu de succès; chaque fois les difficultés étaient plus grandes; les paysans avaient perdu leur première frayeur; ils se défendaient chez eux et défiaient même les chefs élégamment équipés; quelques partisans encore restaient fidèles à leur souverain; mais le jour n'était pas éloigné où tout prestige étant tombé il se trouverait un homme qui braverait son roi, bien que sacré.
La position des Européens était vraiment pénible. Rien n'est à comparer à tout ce qu'ils ont eu à souffrir pendant la dernière année de leur séjour, pour plaire à ce tigre féroce, enragé et furibond. Théodoros était complètement changé; quiconque l'eût connu dans les premiers jours de sa puissance n'eût plus reconnu le jeune prince élégant et chevaleresque, ou le fier et juste empereur, dans l'homicide monomane de Debra-Tabor.
Peu de jours avant notre départ pour Magdala (après l'assemblée politique), MM. Staiger, Brandeis et les deux chasseurs primitivement arrêtés, prévoyant que nous serions bientôt jetés en prison et probablement enchaînés, profitèrent d'une permission antérieure qui les autorisait à rester auprès de Madame Flad pendant l'absence de son mari, afin de se tenir loin de l'orage qui les menaçait. Mackelvie, l'un des premiers captifs et serviteur du capitaine Cameron, se prétendant malade, demeura aussi en arrière, et bientôt après prit du service auprès de Sa Majesté. Mackerer, autre prisonnier, serviteur aussi du capitaine Cameron, était déjà au service de l'empereur, préférant cette position à une seconde captivité à Magdala. Ils s'inquiétaient fort peu alors du temps qu'ils avaient à passer à ce service.
Madame Rosenthal, à cause de sa santé, ne put alors nous accompagner. Plus tard elle demanda plusieurs fois l'autorisation d'aller rejoindre son mari, mais toujours sous quelque prétexte spécieux cette autorisation lui fut refusée jusqu'à deux mois avant notre élargissement. Madame Flad et ses enfants eurent le même sort, ayant été confiés aux gens de Gaffat par son mari au moment de son départ.
Le nombre des Européens retenus par Théodoros pendant notre captivité à Magdala, y compris M. Bardel, était de quinze, sans compter deux dames et plusieurs personnes d'une classe inférieure.
Théodoros ne fut pas plutôt retourné à Debra-Tabor, après nous avoir envoyés à Magdala, qu'il créa, avec l'aide des Européens, une fonderie de canons, de grosseurs et de poids différents, ainsi que des mortiers de fort calibre. Gaffat, où la fonderie avait été établie, était située à quelques milles de Debra-Tabor, et chaque jour Théodoros avait l'habitude d'y venir avec une petite escorte et accompagné du surintendant des travaux. Ces jours-là les quatre Européens qui n'avaient pas été conduits à Magdala (M. Staiger et ses amis) habituellement venaient présenter leurs hommages à l'empereur; mais ne travaillaient pas. Mackerer et Mackelvie avaient été mis en apprentissage chez les gens de Gaffat et s'efforçaient de plaire à l'empereur qui, pour les encourager, leur fit présent d'une chemise de soie et de 100 dollars à chacun.
Un matin que, selon leur usage, ils étaient venus, Théodoros d'une voix pleine de colère leur demanda pourquoi ils ne travaillaient pas comme les autres. Ils s'aperçurent aussitôt à son ton, à ses manières, qu'il serait imprudent de refuser sa demande, et s'inclinant sous cet ordre ils se mirent à l'ouvrage. Théodoros, pour témoigner sa satisfaction, ordonna qu'ils fussent revêtus de robes d'honneur et leur envoya 100 dollars. Pendant quelque temps ils travaillèrent à la fonderie, mais plus tard ils furent envoyés avec M. Bardel pour faire des routes pour l'artillerie; Théodoros, selon sa précaution ordinaire, en faisait faire deux à la fois, une dans la direction de Magdala, l'autre conduisant à Godjam; c'était afin que tout son peuple aussi bien que les rebelles ignorassent ses mouvements.
A cette même époque M. Brandeis et M. Bardel se rencontrèrent à des sources thermales, situées non loin de Debra-Tabor, où ils s'étaient rendus avec l'autorisation de Sa Majesté, pour le rétablissement de leur santé. Bien que M. Bardel ne fût pas le bienvenu, étant justement détesté de tout le monde, cependant une douce intimité s'établit entre ces messieurs, et dans une heure d'épanchement M. Brandeis révéla à M. Bardel un complot d'évasion projeté avec ces messieurs, lui offrant en même temps d'en faire partie. Au bout de quelques jours ils retournèrent à Debra-Tabor ou du moins à quelque distance de cette ville où était leur chantier de travail.
Ils se mirent alors à l'oeuvre pour compléter les divers arrangements à prendre, et enfin tout étant prêt, ils choisirent la nuit du 25 février pour leur évasion. Vers les dix heures du soir M. Bardel ayant jeté un coup d'oeil dans la tente où tous se trouvaient assemblés, et voyant que tout était prêt, prétendit avoir oublié quelque chose chez lui, et pria ces messieurs de l'attendre quelques minutes. Ils y consentirent; mais M. Bardel étant monté à cheval, partit au galop pour aller trouver Théodoros. Cet homme sans principes, que les Abyssiniens eux-mêmes regardaient avec défiance, avait bassement trahi, sans pitié pour leur malheur, ces pauvres gens qui s'étaient fiés à lui. Théodoros fut tout surpris lorsque M. Bardel lui dit que les quatre Européens qu'il avait pris à son service, ainsi que M. Mackerer, étaient sur le point de déserter: «Mais n'êtes-vous pas aussi un des leurs?» lui demanda Théodoros. M. Bardel avoua qu'en effet il faisait partie du complot; mais que c'était afin de prouver son attachement à son maître en le lui révélant; que d'ailleurs il pouvait s'en assurer de ses propres yeux. Théodoros aussitôt l'accompagna à la tente où les autres attendaient avec anxiété le retour de leur compagnon. Quel ne fut pas leur étonnement et leur effroi lorsqu'ils virent arriver l'empereur en compagnie du traître!
Théodoros avec calme leur demanda pourquoi ils se montraient si ingrats et pourquoi ils voulaient s'enfuir. Ils répondirent qu'il leur tardait de revoir leur patrie. Ils furent alors livrés aux soldats qui accompagnaient sa Majesté, et chacun d'eux lié à l'un de ses serviteurs, se vit mettre les chaînes aux pieds et aux mains. Tous leurs compagnons furent dépouillés de leurs vêtements, frappés de verges, et plusieurs même en moururent. Leur position dès ce jour-là fut des plus terribles, ils furent enfermés d'abord avec une centaine d'Abyssiniens tout nus et mourants de faim, et furent témoins de l'exécution d'un millier d'entre eux. Plusieurs avaient été leurs camarades de lit, aussi s'attendaient-ils à chaque instant à payer de leur vie la faute de leur folle entreprise. Cependant au bout d'un certain temps Théodoros les traita un peu mieux que les autres prisonniers: il leur donna une petite tente pour eux seuls, leur permit de mettre leurs vêtements et les autorisa à avoir des serviteurs pour leur préparer leur nourriture.
En avril 1867 la rébellion avait pris une telle extension, que, à part quelques provinces voisines de Magdala, cette forteresse et une autre, le Zer Amba, près de Tschelga, Théodoros ne pouvait pas même dire sienne la portion de terrain sur laquelle sa tente était plantée. Les ouvriers européens avaient fabriqué quelques fusils pour lui; mais craignant qu'à Gaffat ils ne fussent enlevés par des rebelles, Théodoros se décida à les faire transporter à son camp. Il prit pour prétexte la réception d'une lettre de M. Flad, parut fâché des nouvelles qu'il avait reçues, et couvrit ainsi son ingratitude envers ses fidèles serviteurs d'une excuse spécieuse.
Le 14 avril, Théodoros alla à Gaffat, s'arrêta au pied de la colline sur laquelle cette ville est bâtie, fit appeler les Européens et leur dit qu'il avait reçu une lettre de M. Flad, traitant des questions sérieuses, et que, ne pouvant se fier à eux, comme ils étaient si éloignés de lui, ils iraient à Debra-Tabor jusqu'au retour de M. Flad, qu'alors tout s'expliquerait; il ajouta qu'il avait appris que des préparatifs étaient faits pour la réception des troupes anglaises à Kedaref, mais que s'il était tué ils mourraient les premiers. L'un des Européens, M. Moritz Hall, se plaignit des traitements injurieux auxquels ils étaient soumis après de longs et fidèles services: «Tuez-nous tout à fait, s'écria-t-il, mais ne nous déshonorez pas de cette manière; si dans la lettre que vous avez reçue il y a quelque chose qui nous accuse, pourquoi ne la faites-vous pas lire devant votre peuple? La mort est préférable à d'injustes soupçons.» Théodoros, en colère, lui ordonna de se taire, et les envoya tous, sous escorte, à Debra-Tabor; leurs femmes et leurs familles les suivirent; toutes leurs propriétés furent confisquées, mais plus tard elles furent rendues en partie, et leurs outils et leurs instruments de travail leur ayant été renvoyés, l'ordre leur fut donné de se remettre à l'ouvrage. Une fois les Européens et les fusils en sûreté dans son camp, Théodoros quitta Debra-Tabor pour une expédition de maraudage; mais à Begemder il rencontra une résistance si opiniâtre de la part des paysans, que ses soldats finirent par murmurer.
Afin de les calmer, il les conduisit vers Foggara, plaine fertile située an nord-ouest de Begemder; mais il n'y trouva absolument rien. Tout le grain avait été enfoui, et le bétail transporté dans une autre partie éloignée de la contrée. L'un de nos délégués, que M. Rassam lui avait envoyé, le trouva dans cette plaine et à son retour il nous donna les plus tristes détails sur la conduite de l'empereur: les flagellations, la bastonnade, les exécutions étaient journellement employées, et il était devenu si avide d'argent, qu'il avait emprisonné plusieurs de ses propres serviteurs, fixant la rançon de chacun d'eux à 100 dollars. Pendant son absence les gens de Gaffat se consultèrent pour savoir quel serait le meilleur moyen de regagner les faveurs de l'empereur, et ils décidèrent de lui fabriquer un immense mortier. Théodoros en fut tout réjoui. Une fonderie fut établie et le Grand Sébastopol qui était destiné à l'écraser et à être notre moyen de salut, fut commencé.
Arrivée de M. Flad de l'Angleterre.—Il remet une lettre et un message de la reine d'Angleterre.—L'épisode du télescope.—On prend soin de nos intérêts.—Théodoros ne cédera qu'à la force.—Il recrute son armée.—Ras-Adilou et Zallallou désertent.—L'empereur est repoussé à Belessa par Lij-Abitou et les paysans.—Expédition contre Metraha.—Ses cruautés dans cette localité.—Le Grand Sébastopol est fabriqué.—La famine et la peste obligent l'empereur à lever son camp.—Difficultés de sa marche vers Magdala.—Son arrivée dans le Dalanta.
Peu de temps après que les gens de Gaffat, eurent été dirigés sur Debra-Tabor, M. Flad arriva d'Angleterre et alla trouver Théodoros à Dembea, le 26 avril. Leur première rencontre ne fut pas très-aimable. M. Flad remit à Sa Majesté la lettre de la reine d'Angleterre ainsi que celles du général Merewether, du docteur Beke et des parents des premiers prisonniers. En présentant la lettre du général Merewether à Théodoros, M. Flad lui dit qu'il lui apportait un présent de ce Monsieur, un excellent télescope. Théodoros lui demanda de le voir. Le télescope fut difficile à mettre à la portée de la vue de Théodoros, et comme cela prenait du temps M. Flad ne put achever de le mettre en place à cause de l'impatience de Sa Majesté qui lui dit: «Emportez-le dans votre tente, nous l'examinerons demain; mais je vois bien que ce n'est pas un bon télescope: je sais qu'il m'a été envoyé parce qu'il n'était pas bon.»
Théodoros ensuite ordonna à chacun de se retirer et ayant invité M. Flad à s'asseoir, il lui demanda: «Avez-vous vu la reine?» M. Flad lui répondit affirmativement, ajoutant qu'il avait été gracieusement reçu et qu'il avait à communiquer à Sa Majesté un message verbal de la part de la reine. «Qu'est-ce que c'est?» demanda aussitôt Théodoros. M. Flad répondit: «La reine d'Angleterre m'a chargé de vous informer, que si vous ne renvoyez pas au plus tôt dans leur pays ceux que vous retenez captifs depuis si longtemps, vous ne devez vous attendre à aucun témoignage d'amitié de sa part.» Théodoros écouta fort attentivement et même se fit répéter le message plusieurs fois. Après un certain silence, il dit à M. Flad: «Je leur ai demandé un témoignage d'amitié, et ils me l'ont refusé. S'ils veulent venir et se battre, qu'ils viennent, et qu'on m'appelle femme si je ne les bats pas.»
Le lendemain, M. Flad lui offrit plusieurs présents de la part du gouvernement anglais, du docteur Beke, et de quelques autres personnes; il avait mis à part les provisions qu'il avait apportées pour nous, mais tout fut envoyé dans la tente royale, ainsi que 1,000 dollars qui nous étaient destinés. Théodoros s'empara de tout sous prétexte que les routes étaient dangereuses, et qu'il enverrait un mot à M. Rassam à Magdala à ce sujet. Le 29, Théodoros fit prendre de nouveau le télescope: l'un de ses officiers l'ayant examiné le trouva excellent, mais Théodoros prétendit qu'il ne pouvait rien apercevoir au travers: «Il m'a été envoyé parce qu'il n'était pas bon,» répétait-il, «c'est la même histoire qu'il y a quelques années lorsque Basha Falaka (le capitaine Speedy) m'envoya un tapis par M. Kerans; mais par la puissance de Dieu j'enchaînai le porteur du tapis. L'individu qui m'envoie le télescope a voulu se moquer de moi, c'est comme s'il me disait: Parce que tu es roi je t'envoie un excellent télescope avec lequel tu ne verras rien.» M. Flad fit tout ce qu'il put pour désabuser Sa Majesté et la convaincre que le télescope lui avait été envoyé comme témoignage d'amitié; mais Théodoros devenant de plus en plus colère, M. Flad pensa qu'il valait mieux se taire.
Le mardi 30, Théodoros fit encore appeler M. Flad et lui annonça qu'il allait l'envoyer rejoindre sa famille à Debra-Tabor. M. Flad saisit cette occasion pour lui faire le récit complet des rapports que les rebelles avaient avec la France, et leur désir de se mettre en relation avec nous; il assura à Théodoros que s'il ne se conformait pas à la demande de la reine, il attirerait sur lui une guerre désastreuse. Théodoros écouta avec beaucoup de froideur et d'indifférence et lorsque M. Flad eut fini de parler, il lui répondit tranquillement: «N'ayez nulle crainte; la victoire vient de Dieu. J'ai foi dans le Seigneur et j'espérerai en lui; je ne me confie pas en ma puissance. J'ai foi en Dieu qui dit: Si vous aviez de la foi gros comme un grain de moutarde, vous transporteriez les montagnes.» Il ajouta que bien qu'il n'eût pas enchaîné M. Rassam, cela revenait au même; que celui-ci ne lui aurait jamais envoyé des ouvriers. Il savait déjà du temps de Bell et de Plowden que les Anglais n'étaient pas ses amis, seulement s'il en avait bien agi avec ces derniers c'était parce qu'il leur devait personnellement des égards. Il finit en disant: «Je remets tout au Seigneur: c'est lui qui décidera sur le champ de bataille.»
Théodoros avait exhalé sa colère à propos du télescope afin de cacher son désappointement sur la question politique. Il avait dit une fois à l'un des ouvriers, an moment où il écrivait à M. Flad de lui amener des artisans: «Vous ne me connaissez pas encore; mais je veux que vous me traitiez de fou, si par mon habileté je ne les oblige pas à faire ce que je veux.» Au lieu d'ouvriers, d'hommes blancs qu'il eût gardés comme otages, Théodoros reçut une dépêche catégorique déclarant «qu'il ne devait espérer aucun témoignage d'amitié qu'il n'eût d'abord mis en liberté tous ceux qu'il avait si longtemps et si déloyalement détenus.» Sa réponse, pleine d'humilité, devait plaire à ses partisans; ils étaient superstitieux et ignorants et avaient une certaine confiance en ses paroles pleines d'espérance.
Les désertions avaient considérablement amoindri les troupes de Théodoros. Il connaissait très-bien la fascination qu'exerce une nombreuse armée dans un pays comme l'Abyssinie; aussi afin d'augmenter ses forces affaiblies, après avoir pillé quatre ou cinq fois Dembea et Taccosa, il dépêcha une proclamation aux paysans dans les termes suivants: «Vous n'avez plus ni toit, ni grain, ni bétail. Ce n'est pas moi qui vous en ai privés: c'est Dieu qui l'a fait. Venez avec moi et je vous conduirai dans des lieux où vous aurez de quoi manger et du bétail en abondance, et je punirai ceux qui sont la cause que la colère de Dieu est venue sur vous.» Il fit de même pour le district de Begemder qu'il avait complètement détruit; et plusieurs de ces malheureux affamés et misérables, ne sachant où aller ni comment vivre, furent bien aises d'accepter ses offres.
La position de Théodoros n'était pas une position enviable. Dans le mois de mai, Ras-Adilou, et tous les hommes de Yedjow, les seuls cavaliers qui lui restassent, quittèrent son camp ouvertement en plein midi, emmenant avec eux leurs femmes, leurs enfants et leurs serviteurs. Théodoros craignit en poursuivant les déserteurs de fournir une nouvelle occasion de désertion à une partie des soldats qui lui restaient et qui probablement auraient profité de la circonstance, non pour poursuivre, mais pour rejoindre les fuyards. Peu de temps auparavant un jeune chef de Gahinte, nommé Zallallou, à la tête de deux cents cavaliers, s'était enfui dans sa patrie, et par son influence, tous les paysans de ce district s'étaient armés et s'étaient préparés à défendre leur pays contre Théodoros et son armée affamée. Le même jour qu'il quittait le camp impérial, Zallallou rencontra quelques-uns de nos serviteurs en route pour Debra-Tabor, où ils allaient se procurer quelques provisions; tout ce qu'ils avaient leur fut enlevé, leurs vêtements leur furent arrachés et ils furent faits prisonniers pendant quelques jours.
Ce fut environ vers cette époque que les provinces de Dahonte et de Dalanta prirent parti pour les Gallas, chassèrent les gouverneurs que Théodoros leur avait imposés et s'emparèrent des bestiaux, des mules, des chevaux appartenant à la garnison de Magdala et qui avaient été envoyés dans ces provinces, selon la coutume, avant la saison des pluies, à cause de la rareté de l'eau sur l'Amba. Théodoros pouvait à peine appeler son empire la petite portion de terrain qui lui restait encore de cette vaste contrée qu'il possédait au commencement, en juin 1867; on pouvait dire de lui que c'était un roi sans royaume et un général sans armée. Magdala et Zer-Amba étaient toujours occupés par ses troupes; mais à part ces deux forts, il ne lui restait plus rien; son camp ne se composait que de soldats mutinés où la désertion avait fait de tels vides qu'à peine pouvait-il compter six à sept mille hommes, dont la majorité se composait de paysans qui l'avaient suivi uniquement pour ne pas mourir de faim. A plusieurs milles autour de Debra-Tabor le pays ne présentait qu'un désert et Théodoros voyait arriver avec effroi la saison des pluies; car il n'avait aucune provision dans son camp et il avait à nourrir un grand nombre de serviteurs, le peuple de Gondar et une armée innombrable de bouches inutiles.
Il ne fallait pas songer à piller le Begemder; les paysans étaient toujours sur le qui-vive et au moindre signe ils étaient sur pied, tuant les maraudeurs, et se tenant hors de portée des fusiliers qui accompagnaient l'empereur. Théodoros se souvint alors d'un district qui n'avait pas encore été pillé, c'était le Belessa, situé an nord-est de Begemder. Afin d'en surprendre complètement les habitants, quelques jours auparavant il annonça qu'il allait faire une expédition dans une direction tout à fait opposée et pour que son armée eût une apparence plus formidable, il donna l'ordre que tous ceux qui possédaient un cheval, une mule ou un serviteur les envoyassent, sous peine de mort, pour accompagner l'expédition. Les habitants de Belessa, loin d'être surpris, avaient été informés de ses projets par leurs espions, et Théodoros, à son grand désappointement, s'aperçut avant d'arriver que leurs villages étaient en feu, les paysans ayant préféré détruire eux-mêmes leurs demeures que de les voir dévaster. Sous la conduite d'un chef intrépide, Lij-Abitou, jeune homme d'une bonne famille, officier fugitif de la maison de l'empereur, les paysans bien armés avaient pris position sur un petit plateau, séparé seulement par un ravin étroit de la route que devait suivre Théodoros. Au grand étonnement de celui-ci, au lieu de se sauver à la vue des chevaux de bataille du souverain, les paysans non-seulement ne reculèrent pas, mais quelques-uns de leurs chefs bien montés s'avancèrent hors des rangs pour défier Théodoros lui-même. Les astrologues devaient lui avoir dit que le jour n'était pas favorable, car après que plusieurs des chefs qui avaient porté le défi eurent été tués sur le champ de bataille, Théodoros refusa de conduire ses hommes en personne, et sans essayer même de résister, il donna l'ordre de se retirer. Belessa était sauvé; ces voleurs affaiblis, mourants de faim, que Théodoros appelait des soldats passèrent une nuit pleine d'angoisses; fatigués, affamés et gelés, ils n'osèrent dormir, car les paysans auraient pu les surprendre et les attaquer à tout moment. Les cruautés exercées par Théodoros après son retour de Debra-Tabor furent terribles; elles sont trop horribles même pour être racontées. A la fin fatigué de se venger sur des innocents, sa pensée se tourna vers un lieu qu'il pourrait aisément piller; c'était l'île de Metraha.
Cette île, située dans la mer de Tana, à vingt milles environ an nord de Kourata, est séparée de la terre ferme seulement par quelques centaines de mètres. C'était un asile protégé par le caractère sacré des prêtres et des moines qui y résidaient en paix; et en même temps les marchands et les propriétaires y envoyaient leurs biens et leurs provisions pour y être plus en sûreté. Théodoros n'eut aucun scrupule de violer le sanctuaire de l'île. Depuis longtemps il avait violé l'asile que l'église offre à tous et il n'hésita pas à ajouter un autre sacrilège à ses crimes si nombreux. A son arrivée à Metraha il ordonna à ses gens de lui construire des radeaux. Tandis qu'ils étaient occupés à ces constructions, un prêtre arriva dans un bateau, et s'approchant à portée de la voix s'informa de ce que désirait l'empereur. Théodoros lui dit que c'était le grain qu'ils avaient dans leurs greniers. Le prêtre répondit qu'ils le lui enverraient; mais Théodoros voulant autre chose que le grain dit au prêtre qu'il n'avait rien à craindre, mais de lui faire envoyer les bateaux des insulaires. Il s'engagea solennellement à ne pas les inquiéter, et à n'emporter rien que le grain qu'ils avaient. Le prêtre retourna dans l'île, informa les habitants de la conversation qu'il avait eue avec l'empereur, et la majorité s'étant prononcée pour satisfaire à la requête du souverain, il fut décidé que tous les bateaux convenables seraient conduits vers la terre ferme. Les quelques personnes qui n'avaient pas eu confiance dans la parole de l'empereur descendirent dans leurs canots, et ramèrent dans une direction opposée. Théodoros ordonna aussitôt que l'on fît feu sur eux avec les petits canons qu'on avait apportés; on obéit; mais on manqua les fugitifs, ce qui irrita encore plus l'empereur. Dès que Théodoros et la meilleure partie de son armée eurent abordé dans l'île, ils enfermèrent tous les habitants qui étaient restés, dans les plus grandes maisons, et après s'être emparés de tout l'or, de l'argent, du grain et des marchandises qu'ils avaient pu trouver, ils mirent le feu au village et brûlèrent vivants les prêtres, les marchands, les femmes et les enfants. Pendant quelque temps l'abondance régna de nouveau au camp. L'ordre de fondre le grand canon avait été mis à exécution; le jour où il devait être terminé arriva enfin et l'empereur et les ouvriers attendirent avec anxiété le résultat de leurs travaux. Les Européens, consternés, aperçurent bientôt qu'ils avaient manqué leur affaire. Théodoros pourtant ne se montra point fâché, il leur dit de ne pas craindre mais d'essayer encore, que peut-être ils réussiraient mieux une seconde fois. Il examina soigneusement chaque partie de la fabrication, afin de trouver la cause de l'insuccès; et il s'aperçut bientôt qu'il était dû à la présence de l'eau autour du moule. On se remit aussitôt à l'ouvrage, Théodoros fit ouvrir une grande et profonde tranchée sur le bord du moule. Ce drainage enleva toute humidité et une seconde tentative réussit complètement. Théodoros fut transporté de joie; il fit de magnifiques présents aux ouvriers et fit préparer tout ce qui était nécessaire pour porter avec lui cette immense pièce.
Pendant les pluies de 1867 les ennuis de Théodoros ne firent que croître; en vérité le châtiment de sa conduite perverse se faisait sentir bien lourdement, et pour sa fière nature ce devait être une agonie constante. Les rebelles maintenant craignaient si peu Théodoros que chaque nuit ils attaquaient son camp, et veillaient constamment pour s'emparer des maraudeurs ou des soldats qui montaient la garde. Ils avaient fini par inspirer une telle terreur à ces soldats que pour les protéger et en même temps pour empêcher la désertion jusqu'à un certain point, Théodoros avait fait élever une grande défense au pied de la colline sur laquelle son camp était établi. Les deux ennemis se livraient une guerre d'extermination; Théodoros n'avait aucune pitié pour les paysans dont il parvenait à s'emparer; de leur côté ceux-ci torturaient et mettaient à mort tous les hommes du camp de l'empereur qu'ils pouvaient surprendre. Le récit détaillé des atrocités commises par l'empereur pendant le dernier mois de son séjour à Begemder serait trop horrible pour des oreilles humaines; qu'il nous suffise de dire qu'il brûla vivants ou condamna à des morts plus cruelles encore dans ce court espace de temps plus de trois mille personnes! Sa rage était si forte alors que ne pouvant satisfaire sa vengeance en punissant ceux qui l'insultaient chaque jour et le volaient, il passa sa colère sur les quelques compagnons qui lui étaient restés fidèles et qui partageaient son sort. C'étaient des chefs qui avaient vécu des années auprès de lui, des amis qui le connaissaient depuis son enfance, des hommes âgés et respectables qui l'avaient protégé aux premiers jours de son règne, tous gens qui avaient plus ou moins souffert à cause de leur fidélité, et qui tombaient, innocentes victimes, pour satisfaire ses injustes violences. Plusieurs succombèrent à des maladies lentes, dans les chaînes ou dans la torture, sans autre crime que celui d'avoir aimé leur maître.
Les désertions continuaient toujours, mais les difficultés pour s'échapper devenaient toujours plus grandes, les paysans souvent mettaient à mort les fugitifs et les dépouillaient de tout ce qu'ils avaient. Les portes de l'enceinte étaient gardées nuit et jour par des hommes fidèles, et souvent il fallait beaucoup d'habileté et de persévérance pour pouvoir se frayer un passage. Il m'a été raconté une anecdote qui montre à quels stratagèmes les soldats étaient obligés de recourir pour passer aux portes et fuir le camp. Un soir, une heure et demie environ avant le coucher du soleil, une femme se présenta à la porte, ayant sur la tête un grand panier plat semblable à ceux dont on se servait pour porter le pain; elle raconta avec des larmes dans les yeux, que son frère était couché à très-peu de distance de l'enceinte, si dangereusement blessé qu'il ne pouvait marcher, qu'elle voudrait bien lui porter un peu de pain et de l'eau, etc., etc. La sentinelle lui permit de passer. Quelques minutes plus tard un soldat se présenta à la porte et demanda si l'on n'avait pas vu sortir une femme, faisant en même temps le portrait de celle qui venait de sortir. La sentinelle lui dit qu'en effet elle venait de passer; alors le soldat parut entrer dans une grande colère, disant que c'était sa femme qui s'était donné un rendez-vous avec son amant; et il menaça de le dénoncer à l'empereur. La sentinelle lui dit alors qu'elle ne pouvait être loin et qu'il lui serait facile d'aller doucement surprendre les coupables; le soldat sortit aussitôt; mais comme on devait s'y attendre il ne reparut plus.
Aux difficultés et aux ennuis suscités par un grand corps de paysans armés, qui jour et nuit harcelaient le camp, vint encore s'ajouter le fléau de la famine: un petit pain abyssinien coûtait un dollar; un kilo et demi de sel, un dollar; on ne pouvait absolument pas se procurer du beurre, et journellement cent personnes mouraient de faim. Lorsque le grain que l'on avait dérobé à Metraha fut achevé, il n'y eut plus moyen de s'en procurer d'autre; de nouveaux pillages était chose impossible, et tant que Théodoros ne changerait pas son camp, il ne devait pas espérer de se procurer les moindres provisions. Déjà toutes les mules, les chevaux et quelques moutons qui restaient encore étaient morts faute de nourriture; ils ne pouvaient paître dans l'enceinte de ce camp vicié, l'herbe y ayant déjà été broutée; et quant à les conduire dans un champ de verdure, loin de là, c'était tout à fait impraticable. Les pauvres bêtes tombaient l'une après l'autre et infectaient le camp par les exhalaisons qui s'élevaient de leurs cadavres. Toutes les vaches avaient été tuées auparavant par ordre de Théodoros. Un jour, après une de ses razzias, il avait ramené à Debra-Tabor plus de quatre-vingt mille vaches; la nuit venue les paysans s'approchèrent à une certaine distance et se mirent à implorer la pitié de l'empereur, le suppliant de leur rendre leurs bestiaux, sans lesquels ils ne pouvaient cultiver le sol. Théodoros allait leur accorder leur demande lorsqu'un de ces misérables qui le servaient lui dit: «Votre Majesté ignore-t-elle qu'il y a une prophétie dans le pays disant qu'un roi s'emparera de tout le bétail; quand les paysans viendront et le supplieront de leur rendre leur bétail, le roi se laissera toucher; mais bientôt après il mourra?» Théodoros répondit: «C'est bon, la prophétie ne s'applique pas à moi.» Et immédiatement il donna ordre que toutes les vaches, celles qu'il avait amenées comme celles qui étaient encore dans les champs autour du camp, fussent abattues. L'ordre fut promptement exécuté et l'on m'a dit que ce jour-là on abattit plus de cent mille vaches, qui furent toutes brûlées dans la plaine à très-peu de distance du camp.
Le lendemain Théodoros, assis devant sa hutte, aperçut un homme qui gardait une vache dans les champs; il le fit appeler et lui demanda s'il n'avait pas entendu l'ordre donné la veille. Le paysan répondit que oui, mais qu'il n'avait pas tué sa bête parce que sa femme étant morte la veille en donnant le jour à un enfant, il l'avait gardée à cause de son lait. Théodoros lui dit: «Pourquoi cela, ne saviez-vous pas que je serais un père pour votre enfant? Mettez cet homme à mort, dit-il à ceux qui l'entouraient, et prenez soin de son enfant pour moi.»
Les fourgons étant prêts, Théodoros se décida à marcher vers Magdala. La peste engendrée par la famine et par les miasmes qui provenaient des monceaux de cadavres non enterrés, aggravait le mauvais état des troupes de l'empereur; et l'on pouvait prévoir qu'avant peu de semaines l'armée tout entière aurait péri de maladie ou de besoin. Le 10 octobre, Sa Majesté commanda à ses soldats de mettre le feu à leurs tentes à Debra-Tabor et de détruire entièrement toute trace de leur passage: ne laissant pour souvenir de son séjour qu'une seule église élevée en expiation du sacrilège de Gondar. Cette expédition fut la plus pénible qu'il eût jamais faite; nul ne se fût aventuré dans une semblable entreprise, et aucun homme n'eût tenté le rude voyage qu'il avait en perspective; il lui fallut toute l'énergie, toute la persévérance, toute la volonté de fer dont il était doué, pour surmonter de si effrayantes difficultés.
Théodoros n'avait alors que cinq mille soldats, tous plus ou moins affaiblis par la faim ou la maladie, mécontents et n'attendant qu'une occasion favorable pour prendre la fuite. Le nombre des serviteurs au contraire était de quarante à cinquante mille, tous gens sans espérance et inutiles, qu'il fallait protéger et nourrir. Il avait encore plusieurs centaines de prisonniers à surveiller, beaucoup de bagages à porter, quatorze fourgons, des canons et des mortiers; l'un d'eux, le fameux Sébastopol, pesait à lui seul de quinze à seize mille livres; il était escorté de dix chariots et le tout traîné par des hommes dans un pays qui n'avait pas de route. Théodoros ne se laissa pas abattre par ces circonstances défavorables; il sembla pendant quelque temps avoir repris sa première énergie, et traita ses serviteurs avec plus d'égards. Son étape journalière n'était pas longue, il ne faisait qu'un mille et demi ou deux milles tout au plus. Une partie du camp partait de grand matin, traînant les chariots, et protégeant les serviteurs contre les attaques des rebelles, qui les suivaient toujours à une certaine distance, épiant l'occasion favorable de se venger sur eux de tous les mauvais traitements qui leur avaient été infligés par l'empereur; une autre partie restait en arrière pour garder tout ce qu'on n'avait pu transporter, et au retour de la première escouade, tous partaient pour le lieu de halte du jour, emportant ce qui avait été laissé dans la matinée. L'oeuvre de la journée n'était point encore accomplie: le blé n'étant pas encore mûr et couvrant les champs qu'ils traversaient, Théodoros les engageait, en leur montrant l'exemple, à arracher les épis encore verts, à les froisser entre les mains et à se rassasier ainsi par ce frugal repas; puis ils allaient se désaltérer à la source voisine. De Debra-Tabor à Checheo, telle fut la tâche journalière de cette faible armée de Théodoros: des soldats attelés aux fourgons et aux chariots à la place des chevaux et des mules qui manquaient, toujours en alerte, tonte la contrée ayant pris les armes contre eux, sans autre ressource que l'orge non mûri qu'ils arrachaient sur leur chemin, sans repos ni jour ni nuit: telle fut la retraite de cette armée qui ne trouverait pas son égale dans toutes les annales de l'histoire.
Les prisonniers furent les plus maltraités; plusieurs étaient enchaînés des pieds et des mains, même les Européens; pour faire une courte promenade dans ces conditions c'est déjà fatigant; mais faire un mille et demi ou deux milles, sur une route inégale, avec les mains et les pieds chargés de fer, c'est une des plus cruelles tortures qu'on puisse imaginer. Chaque jour, Madame Flad et Madame Rosenthal, dès qu'elles arrivaient au lieu de la station, renvoyaient leurs mules aux Européens pour qu'ils n'allassent pas à pied. Au bout de quelque temps, M. Staiger ayant à faire un habit de gala pour l'empereur, les fers lui furent ôtés des mains ainsi qu'aux cinq autres Européens. Les prisonniers indigènes réclamèrent qu'on les autorisât à avoir une monture. Sa Majesté, ayant su qu'ils avaient de l'argent, leur fit dire qu'ils recevraient l'autorisation demandée moyennant un dollar chacun. Théodoros devait être bien gêné en vérité pour exiger une telle misère. Plusieurs de ces prisonniers acceptèrent la condition et moyennant quelques petits présents offerts aux chefs possesseurs de mules, ils voyagèrent plus commodément.
A Aibankab, Théodoros s'arrêta quelques jours afin de laisser reposer son armée. Près de là s'élèvent deux monceaux de pierres qui ont fait donner à ce lieu le nom de Kimer-Dengea[25]. Voici l'histoire racontée dans le pays à ce sujet. Une reine à la tête de son armée fit une expédition contre les Gallas; en partant elle ordonna à chacun de ses soldats de jeter en passant une pierre sur cette portion de champ, et au retour elle donna encore l'ordre à ceux qui restaient de jeter chacun une pierre à côté du premier monceau. Le premier tas est très-grand et le second très-petit; on dit que la reine, jugeant par la différence combien grandes étaient les pertes qu'elle avait faites, ne s'aventura plus contre les Gallas.
A Kimer-Dengea Théodoros rencontra une caravane de marchands de sel en route pour Godjam. Il leur demanda pourquoi ils portaient leurs marchandises aux rebelles au lieu de les lui porter. Le chef de la caravane lui répondit poliment, qu'il avait entendu dire par des marchands que Sa Majesté avait l'habitude de brûler les gens vivants et que par conséquent il avait eu peur de se rendre auprès de lui. Théodoros lui dit: «Il est vrai que je suis un méchant homme, mais si vous aviez eu confiance en moi je vous aurais bien traités; mais comme vous préférez les rebelles, j'aurai soin qu'à l'avenir vous n'alliez plus les trouver.» Puis il s'empara du sel et des mules, envoya tous les marchands dans une maison vide; la fit entourer de bois sec, mit des sentinelles à la porte et ensuite y fit mettre le feu.
Les paysans de Gahinte auxquels Théodoros fit offrir une amnistie refusèrent son offre; trois fois il fit une proclamation pour leur offrir un pardon complet, à condition qu'ils retourneraient à lui. Ils finirent par lui envoyer quelques prêtres pour voir comment se conduirait Sa Majesté. Théodoros les reçut très-bien, et leur promit qu'il n'entrerait pas à Gahinte; il leur demandait seulement quelques vivres; mais pour lui prouver leur sincérité ils devaient lui envoyer de chaque village une personne influente qui résiderait dans son camp jusqu'à son départ de Begemder. Heureusement pour eux les habitants n'acceptèrent pas ces conditions; Théodoros était trop prudent pour s'aventurer dans leur vallée; il se contenta de ravager autour de son camp; et avant de partir fit jeter tout vivants dans les flammes quelques pauvres misérables qui avaient été assez simples pour aller le rejoindre sur la foi de sa proclamation.
Théodoros arriva au pied d'une montée rapide qui mène de Begemder à Checheo, le 22 novembre. Jusque-là la route n'avait pas été mauvaise; mais maintenant se dressait devant lui une côte perpendiculaire, où il fut obligé d'abattre d'énormes rochers pour s'ouvrir une route à travers le basalte afin de pouvoir traîner ses chariots, ses fusils, ses mortiers sur le Zébite, plateau situé au-dessus de la colline.
C'est vers cette époque qu'il reçut la première nouvelle du débarquement des troupes britanniques à Zulla. Une après-midi il dit aux Européens: «Ne vous effrayez pas si je vous envoie appeler cette nuit. Vous veillerez, car j'apprends que quelques ânes veulent me voler mes esclaves.» Les Européens agirent comme d'habitude, et se retirèrent dans leurs tentes. Au milieu de la nuit, à l'exception d'un homme âgé appelé Zander et de M. Mac Kelvie, qui avait été souffrant de la dyssenterie pendant quelque temps, tous furent éveillés par des soldats, d'après l'ordre de l'empereur, qui leur avait commandé de les lui amener. Ils furent tous enfermés dans une petite tente sous l'accusation de frivoles méfaits. Il ne leur fut pas permis de retourner chez eux cette nuit-là; un lourd paquet de chaînes furent apportées, mais quelques chefs ayant représenté à Sa Majesté que sans le secours des prisonniers il leur serait excessivement difficile de faire la route et de conduire les chariots; qu'où pourrait d'ailleurs les enchaînera leur arrivée à Magdala, Théodoros consentit à ce qu'on les laissât libres. Il leur permit même de se retirer de jour dans leurs tentes, lorsqu'ils ne seraient pas de service; mais la nuit, pour leur propre sûreté, leur dit-il, et à cause des mauvaises dispositions de son peuple, il les fit tous retirer dans une seule tente à quelques mètres de la sienne; sauf les quelques premiers jours ils furent toujours traités comme des prisonniers pendant la nuit, et le jour comme des esclaves, jusqu'au commencement d'avril.
Depuis le grand matin jusqu'à la nuit Théodoros travaillait rudement; de ses propres mains il remuait les pierres, nivelait le terrain, ou aidait ses gens à combler quelque ravin. Nul n'eût osé se retirer tandis qu'il restait; et personne ne songeait ni à boire ni à manger lorsque l'empereur montrait l'exemple et partageait la fatigue. Quand il pouvait s'emparer de quelques paysans ou de quelques rebelles qui erraient sur la hauteur, nuit et jour il riait à leurs dépens et les insultait, puis il les faisait périr cruellement d'une façon ou d'une autre; mais, vis-à-vis des soldats, depuis son départ de Debra-Tabor, il se montrait meilleur, et il s'abstint de les faire frapper de verges et de les emprisonner comme c'était son habitude auparavant. Dans une ou deux circonstances il les rassembla autour de lui et se plaçant sur une roche escarpée, il s'adressa à eux dans ces termes: «Je sais que vous me haïssez tous; vous voudriez tous prendre la fuite. Pourquoi ne me tuez-vous pas? Au milieu de vous je suis seul et vous êtes des milliers.» Après un silence de quelques secondes, il ajouta: «Eh bien! ai vous ne me tuez pas je vous tuerai tous l'un après l'autre.»
Le 15 décembre la route étant terminée, il amena ses chariots sur la plaine de Zébite, et y campa pendant quelques jours. Les paysans de ce district croyant que Théodoros ne pourrait jamais atteindre leur plateau avec tous les embarras qu'il traînait à sa suite, bien qu'ils fussent prêts à s'enfuir an moindre avertissement, n'avaient transporté ni grains ni bestiaux; aussi Théodoros pour la première fois depuis des mois, put fournir de vivres sa petite armée, et même faire quelques provisions pour l'avenir. De Zébite à Wadela la route est bonne, de sorte que jusqu'aux limites du district la tâche était facile. Ce fut le 25 de ce mois qu'il arriva sur le plateau et il s'établit à Bet-Hor.
Mais les difficultés de son entreprise étaient loin de toucher à leur fin, et il avait devant lui une route qui aurait découragé un tout autre homme que lui; quoiqu'il ne fût pas à plus de cinquante milles de son Amba de Magdala, il avait la perspective de se tracer sa route sur la pente escarpée de deux précipices, de traverser deux rivières, et de gravir deux collines à pic. Il se mit sans broncher à l'ouvrage. Petit à petit il fit une route digne d'un ingénieur européen, y conduisit ses mortiers, ses canons, etc.; il pilla en même temps, et tint éloignés par la terreur de son nom, Wakshum Gobazé et son oncle Meshisha, qui tous les deux surveillaient ses mouvements; non qu'ils eussent l'intention de l'attaquer, mais parce qu'ils étaient inquiets sur la direction qu'il prendrait, et tout disposés pour leur compte à décamper an premier signe qui leur ferait croire que Théodoros marchait dans la direction des provinces qu'ils protégeaient. Le 10 janvier il commença à opérer sa descente; il atteignit la vallée de Jeddah le 28 du même mois, remonta la côte opposée, et campa dans la plaine de Dalanta le 20 février 1868.
Note:
[25] Monceau de pierres.
Théodoros dans le voisinage de Magdala.—Nos sentiments à cette époque.—Une amnistie accordée au Dalanta.—La garnison de Magdala rejoint l'empereur.—M. Rosenthal et les autres Européens sont envoyés dans la forteresse.—Conversation de Théodoros avec M. Flad et M. Waldmeier sur l'arrivée des troupes.—La lettre de sir Robert Napier à Théodoros tombe entre nos mains.—Théodoros ravage le Dalanta.—Il trompe M. Waldmeier.—On arrive au Bechelo.—Correspondance entre M. Rassain et Théodoros.—Les fers sont ôtés à M. Rassam.—Théodoros arrive à Islamgee.—Sa querelle avec les prêtres.—Sa première visite à l'Amba.—Jugement de deux chefs.—Il nomme un nouveau commandant à la garnison.
Nous avons suivi l'empereur depuis le jour de notre départ de Debra-Tabor jusqu'à son arrivée dans le voisinage de l'Amba. Pendant tout ce temps, sauf quelques billets adressées à M. Rassam touchant la lettre de la reine Victoria, et ceux adressés à M. Flad au sujet des ouvriers, nous n'eûmes que très-peu de relations avec lui. Pendant quelque temps les porteurs de dépêches rencontrèrent tant de difficultés que Théodoros craignant que ses messages écrits ne tombassent entre les mains des rebelles, n'envoya plus que des messages verbaux. Chaque envoyé nous apportait les salutations de Sa Majesté; avant de repartir de l'Amba il venait nous trouver par ordre du chef, et M. Rassam renvoyait un message de politesse en réponse à celui qu'il avait reçu.
La tenue officielle des courriers de l'empereur était trop connue pour qu'ils pussent traverser les districts en rébellion; aussi nous nous réjouissions de ce que toute communication était pour jamais interrompue entre le camp et la forteresse, lorsqu'un jour un jeune Galla, serviteur de l'un des prisonniers politiques, arriva à l'Amba porteur d'une lettre de Sa Majesté. Le jeune garçon avait erré de droite et de gauche pendant assez longtemps; et cependant à part ce qu'il reçut de nous je ne crois pas qu'il ait jamais touché la moindre chose pour avoir exposé sa vie; quelques individus qui avaient des amis et des connaissances sur la route purent aussi passer. Tous furent très-polis pour nous, ils portaient notre correspondance avec celle de M. Flad, et comme ils étaient bien récompensés, nous pouvions leur confier les lettres les plus dangereuses. C'était pour nous un amusement que d'avoir pour intermédiaire, entre nous et nos amis du camp impérial, le messager de l'empereur lui-même; c'était une petite trahison bien permise.
Après son arrivée à Bet-Hor, Théodoros envoya une déclaration aux districts rebelles de Dahonte et de Dalanta, leur offrant un pardon complet pour le passé, s'engageant, par la Mort du Christ, à ne plus piller ni inquiéter les habitants de ces provinces s'ils rentraient sous sa domination. Gobazé ayant promis de défendre ces districts, ils refusèrent pendant deux jours; mais ensuite le peuple de Dalanta voyant que Gobazé au lieu de venir vers eux se tournait du coté de Théodoros, pensèrent qu'après tout c'était peut-être le meilleur parti à prendre que d'accepter les offres de la dépêche. Ne pouvant résister, il valait mieux montrer de la confiance en la parole du maître. Mais le Dahonte ne se soumit pas, et se décida à s'opposer par la force des armes à toute attaque de l'empereur qui aurait pour objet de ravager la province. L'empereur ayant toujours parlé, à tous ses gens, de M. Rassam, dans des termes très-affectueux, celui-ci fut chargé, par le chef de l'Amba, d'écrire à Théodoros pour le féliciter de son arrivée dans le voisinage. Cette circonstance se répéta dans toutes les occasions semblables; les messagers qui portaient ces lettres furent toujours bien traités par Sa Majesté. Théodoros écrivit aussi une ou deux fois à M. Rassam, et nous eûmes une répétition de la correspondance édifiante et polie qui s'était échangée déjà entre eux dans les beaux jours qui suivirent notre arrivée.
Le mois de janvier 1868 fut pour nous une période de grande préoccupation morale, qui dura jusqu'à la fin de l'affaire abyssinienne. Cette angoisse croissait en intensité à mesure que nous touchions an dénoûment, car nous savions bien que c'était notre vie qui était en jeu. Mais il y a quelque chose dans la durée même des événements trop préoccupants, qui émousse la sensibilité et endurcit le coeur. Est-ce un effet physique ou moral? Je ne sais, mais à la longue on arrive à tout supporter pour ainsi dire avec indifférence et impassibilité. Nous avions éprouvé tant de secousses depuis trois mois, tant de fois nous nous étions attendus à être torturés ou tués, que les jours où nous fûmes en réalité placés entre l'espoir d'une délivrance ou la mort, la crise terrible ne nous affecta pas beaucoup, et une fois passée, nous n'y avons en quelque sorte plus pensé.
Théodoros, étant réconcilié avec ses enfants du Dalanta, la tâche lui devint plus facile. Plusieurs milliers de paysans lui aidèrent dans la construction de ses routes, d'autres lui apportèrent une partie de leurs provisions à Magdala, et sa bonne garnison de l'Amba pouvant désormais traverser le plateau du Dalanta sans aucune crainte, ils se rendirent auprès de lui, ne laissant sur la montagne que quelques hommes âgés et les sentinelles ordinaires pour garder les prisonniers. Le 8 janvier le commandant Bitwaddad Damash et son brave lieutenant Goji, accompagnés de sept ou huit cents hommes, partirent pour Wadela. Plusieurs d'entre eux ne s'éloignèrent pas sans battement de coeur à la perspective de la réception qui leur serait faite par Théodoros. Ils adoraient à distance leur empereur, mais le redoutaient en s'approchant de lui. Sa Majesté cependant les reçut très-bien; mais ne fut pas aimable avec tous. Il traita Damash un peu froidement; pourtant comme il avait besoin de tout son monde, il ne fit paraître en aucune façon son mécontentement à regard de quelques-uns.
Quelques jours plus tard, étant arrivé dans le Dalanta, il renvoya sa garnison de Magdala, pour accompagner à l'Amba les prisonniers qu'il avait avec lui, y compris les Européens, et par la même occasion il envoya de la poudre, du plomb et des instruments appartenant aux ouvriers. Il fut aussi permis à Madame Rosenthal d'accompagner l'expédition, et tous arrivèrent à l'Amba dans l'après-midi du 26 janvier. Les cinq Européens étant arrivés on donna la hutte de l'interprète à M. et à Madame Rosenthal; la plus grande dont on put disposer fut réservée pour les autres. Nous étions bien heureux d'être tous réunis. Les nouveaux venus avaient beaucoup de choses à nous raconter, et nous avions aussi beaucoup à leur dire sur notre façon de vivre. Nous étions surtout tout joyeux de l'arrivée de Madame Rosenthal, car notre crainte mortelle était qu'une colonne flottante de notre armée ne fut détachée du corps principal, pour être envoyée au-devant de Théodoros afin de lui couper la retraite vers la montagne; et nous craignions dans ce cas pour le sort de Madame Rosenthal et de son enfant, connaissant le caractère de Théodoros, qui avait probablement gardé ces prisonniers comme une garantie contre la fuite de ses captifs de Magdala.
Les envoyés allaient et venaient maintenant journellement, quelquefois même deux fois dans un jour, du camp à l'Amba. Tout d'abord nous avions vu avec crainte l'arrivée de Théodoros dans le voisinage à cause de la facilité des communications; mais comme c'était un mal contre lequel nous ne pouvions rien, nous nous consolâmes comme nous pûmes, et tout en craignant un sort pire nous nous répétâmes qu'il fallait en espérer un meilleur. Nous y gagnions d'ailleurs l'avantage de correspondre plus facilement avec M. Flad, qui avait montré toujours beaucoup de courage et qui, depuis son retour d'Angleterre, nous avait tenus an courant de ce que faisait Théodoros et de toutes leurs conversations. Il nous écrivit au commencement de février pour nous informer que, d'après certains entretiens qu'il avait eus avec les officiers de la maison de l'empereur, il était certain que Sa Majesté connaissait le débarquement de nos troupes. De plus, M. Flad avait reçu un chef venant de la part du souverain de l'Abyssinie, pour s'informer des instructions de notre gouvernement et savoir si Théodoros pouvait espérer que les intentions de l'Angleterre à son égard étaient toujours pacifiques.
Nous ne doutions nullement que depuis plusieurs mois Sa Majesté ne fût an courant du débarquement de nos troupes par ses espions; mais, vu sa position difficile en ce moment, il lui parut plus sage de garder le silence sur ce sujet. Cependant depuis qu'il était arrivé dans le voisinage de l'Amba, dans sa conversation avec ses chefs, il avait souvent donné des preuves qu'il s'attendait sous peu à se rencontrer avec des soldats européens. Le 8 février, Théodoros dit à M. Waldmeier, le chef des ouvriers, homme bien élevé et très-intelligent (pour lequel l'empereur avait eu certains égards, bien que plus tard il l'ait mené un peu rudement), qu'il avait reçu des nouvelles de la côte qui l'informaient du débarquement de nos troupes à Zulla. Le lendemain il fit venir M. Flad, l'attira près de lui et lui dit: «Les gens dont vous m'avez apporté une lettre, et que vous disiez devoir venir sont arrivés et out débarqué à Zulla. Ils sont venus par la plaine salée. Pourquoi n'ont-ils pas pris une meilleure route? celle de la plaine salée est très-malsaine.»
M. Flad lui expliqua que, pour des troupes qui arrivaient de l'Inde, c'était la plus commode; que dans trois ou quatre jours ils pouvaient atteindre la chaîne de montagnes d'Agame, Théodoros lui répondit: «Nous, nous avons fait nos routes avec de grandes difficultés, mais pour eux c'aurait été un jeu que de faire des routes. Il me semble que c'est la volonté de Dieu qu'ils soient venus. Si Lui ne veut pas que je meure, nul ne pourra me tuer; s'il a dit: Vous mourrez, nul ne pourra me sauver. Souvenez-vous de l'histoire d'Ezéchias et de Sennachérib.» Théodoros paraissait d'un calme affecté pendant cette conversation. Deux jours après il dit à quelques ouvriers: «Il n'y en a pas pour longtemps avant que je voie une armée européenne disciplinée. Je suis comme Siméon: il était vieux, mais avant de mourir il eut le coeur réjoui en tenant le Sauveur dans ses bras. Je suis bien vieux; mais j'espère que Dieu m'épargnera pour voir ces soldats européens. Mes soldats ne sont rien comparés à une armée disciplinée dans laquelle mille hommes obéissent an commandement d'un seul.» Evidemment il conservait l'espoir que les événements qui allaient se passer tourneraient à son avantage. Une autre fois il dit à M. Waldmeier: «Nous avons une prophétie dans le pays qui dit qu'un roi européen doit se rencontrer avec un roi abyssinien, et que, après cela, un roi régnera en Abyssinie, plus grand qu'aucun autre qui y ait jamais régné. Cette prophétie est sur le point de s'accomplir, mais je ne sais si je sois le roi désigné ou si ce sera un autre.»
Nous fûmes très-heureux en recevant toutes ces nouvelles; nous avions toujours pensé qu'il connaissait le débarquement de nos troupes; mais comme il n'avait jamais fait mention de ce fait nous étions dans le doute à cet égard, et nous craignions sa première colère lorsqu'il apprendrait cet événement.
Le 15 février une lettre du commandant en chef, adressée à Théodoros, nous fut remise par le délégué qui en avait été chargé, parce qu'il redoutait de la remettre à main propre. Cela nous mettait dans une position difficile. Cependant, en ce qui concerne la traduction en amharie, il valait mieux qu'elle ne fût pas arrivée entre les mains de Théodoros, attendu que sur plusieurs points très-importants, cette traduction avait, dans une autre circonstance, donné un sens tout différent de l'original. J'étais tout réjoui du langage plein de fermeté du commandant.
La lettre était aussi ferme que polie, et je me sentais heureux et fier, même dans ma captivité, qu'un général anglais eût enfin déchiré le voile de fausse humilité qui trop longtemps avait obscurci le génie fier et intrépide de l'Angleterre. Nous nous sentions fortifiés par la conviction que l'heure avait sonné où le droit prévaudrait sur l'injustice, et où l'impitoyable despote qui avait agi à notre égard avec tant de perfidie, allait enfin recevoir le juste salaire de son iniquité.
Vu les dernières nouvelles que nous avions reçues du camp impérial, nous craignîmes que Théodoros voulût se venger sur nous de tous ses désappointements et se mit en fureur eu voyant tous ses plans renversés par le débarquement de notre armée; c'est pourquoi nous décidâmes de garder le document important qui nous était tombé accidentellement entre les mains. Il pouvait nous servir comme une arme défensive toute puissante, dans le cas où un changement aurait lieu dans la conduite que Théodoros avait adoptée, depuis que nous avions appris l'arrivée des hommes envoyés pour effectuer notre délivrance. Nous connaissions trop bien l'empereur pour n'avoir pas à craindre constamment.
La conduite pacifique de Théodoros ne pouvait pas durer longtemps. Les habitants du Dalanta, confiants dans ses promesses, et désireux de lui prouver leur dévouement, firent tout ce qui était en leur pouvoir, charriant ses provisions à l'Amba, ou travaillant sur ses routes sous sa direction. La fidélité avec laquelle il avait gardé sa parole vis-à-vis des habitants du Dalanta décida d'autres districts du voisinage à lui envoyer des députations pour implorer leur pardon, lui offrant de payer un tribut et de lui fournir des approvisionnements, s'il voulait leur accorder les mêmes faveurs qu'an peuple du Dalanta. Si Théodoros avait été sage, il avait là une excellente occasion de regagner une portion de ce royaume qui lui échappait; et s'il eût toujours été fidèle à sa parole, toutes les provinces l'une après l'autre, dégoûtées de la pusillanimité de leurs chefs de révolte, seraient venues se remettre sous son joug. Mais l'empereur était trop amateur de razzias et d'ailleurs, selon son opinion, les paysans ne lui fournissaient pas assez de vivres. Comme il n'ignorait pas que le district était excessivement riche en grain et en bétail, insouciant de son véritable intérêt, le 17 février il donna l'ordre à ses soldats d'aller fouiller les maisons des paysans.
Pris à l'improviste, un très-petit nombre d'entre eux cherchèrent à résister. Théodoros réussit donc an delà de son attente: grains et bestiaux affluaient an camp; et afin d'économiser ses provisions, Théodoros autorisa les habitants de Gondar, qui étaient encore avec lui, à s'en aller vivre où bon leur semblerait, avec leurs femmes et leurs enfants, y compris les soldats et les chefs fugitifs. Depuis son départ de Checheo, il avait organisé une bande de pillards composée uniquement des femmes les plus fortes et les plus hardies de son camp: Théodoros était tout réjoui de leur air martial, et l'une d'elles ayant tué un chef inférieur et lui ayant apporté le sabre de son adversaire, il en fut tellement enchanté, qu'il lui donna un commandement et lui offrit un de ses pistolets. Nous connaissions assez le caractère de l'empereur pour savoir que si une fois encore il se remettait au pillage et au massacre, il perdrait aussitôt cette politesse, cette aménité qu'il nous avait montrée dans ces derniers temps, et que probablement le débarquement de nos troupes changerait ses dispositions à notre égard. Nous ne fûmes donc pas étonnés d'entendre dire qu'il s'était pris de querelle avec les Européens qui se trouvaient encore auprès de lui. Il est probable aussi que vers cette époque quelque copie du manifeste du commandant envoyée aux différents chefs, lui était tombée entre les mains, attendu qu'on l'a retrouvée parmi ses papiers après sa mort. Sans cela on ne comprendrait pas le motif de son changement soudain. Sans aucune autre raison il commença à suspecter ses ouvriers, et tout en leur ordonnant de se tenir prêts à travailler pour lui, pendant plusieurs jours il ne leur permit pas de se rendre à leur ouvrage.
Un jour, M. Waldmeier en rentrant pour prendre son repas du soir, se mit à causer avec un espion de l'empereur, sur la marche de l'armée anglaise. M. Waldmeier entre autres choses, lui dit que ce serait un acte de sagesse de la part de Sa Majesté de se rendre favorable l'Angleterre, attendu qu'il ne comptait pas un seul ami dans toute l'Abyssinie. L'officier s'étant hâté de rapporter cette conversation à Théodoros, celui-ci entra dans une grande colère et fît appeler tous les Européens; pendant quelques instants sa fureur fut si grande, qu'il ne put parler, et qu'il allait et venait regardant avec des yeux ardents ces pauvres étrangers et tenant son épée à la main d'une façon menaçante. À la fin il s'arrêta devant M. Waldmeier, et l'interpella dans des termes insolents: «Qui êtes-vous? chien que vous êtes. Rien qu'un âne, un misérable venu d'un pays éloigné pour être mon esclave, que j'ai payé et nourri des années? Que pouvez-vous comprendre, vous, mendiant, à mes affaires? Est-ce que vous prétendez m'enseigner ce que je dois faire? Un roi vient pour s'entendre avec un roi. Est-ce que vous comprenez quelque chose à cela?» Puis il se jeta sur le sol et lui dit: «Prenez mon épée et tuez-moi; mais ne me déshonorez pas,» M. Waldmeier tomba alors à ses pieds et lui demanda pardon; l'empereur se leva mais refusa son pardon, puis l'avant fait relever à son tour, il lui ordonna de le suivre.
Le 18 février Théodoros établit son camp sur le plateau du Dalanta, et le lendemain les chefs de l'Amba, avec leur télescope, pouvaient suivre une partie de l'armée en marche sur la route qui descend jusqu'an Bechelo. Théodoros avait capturé environ un millier de prisonniers lorsqu'il avait dévasté le Dalanta, et c'étaient ces hommes qui, accompagnés d'une forte escorte, marchaient vers le Bechelo; mais ils étaient à peine à mi-chemin, que l'empereur leur fit dire de retourner dans leur province.
Pendant quelque temps encore les communications entre l'Amba et le camp furent interrompues. Les quelques chefs et les soldats qui étaient restés à Magdala, ne voyaient pas sans crainte ce dernier acte de trahison de la part de leur maître, car cela ne présageait rien de bon pour eux malgré les privations qu'ils avaient eu à supporter, dans l'accomplissement des charges dont ils avaient été investis. Nous eûmes beaucoup de peine à trouver des messagers qui voulussent traverser la vallée du Bechelo à cause de l'état de trouble du pays, depuis le pillage du Dalanta. Les nouvelles qu'ils nous apportèrent étaient assez bonnes. Sa Majesté s'était réconciliée avec M. Waldmeier et traitait de nouveau ses ouvriers avec égard et douceur. Cependant Théodoros ne les avait pas encore autorisés à aller travailler, et ils couchaient tous ensemble dans une tente voisine de la sienne, précaution à laquelle il avait renoncé pendant quelque temps. Il causait souvent, soit avec ses soldats, soit avec les Européens, de l'arrivée de nos troupes; parfois il témoignait le désir de se battre avec elles, tandis que d'autres fois il avait des paroles tout à fait conciliantes. Il avait parlé de nous en dernier lieu avec dureté; mais contrairement à son habitude il ne parlait plus de M. Stern avec colère. Il mentionnait souvent une lettre de Madame Flad, qui l'avait grandement offensé quelques années auparavant. Cette dame y faisait allusion à l'invasion probable des Anglais et des Français, et ajoutait qu'elle ne croyait pas que Théodoros en éprouvât de la crainte. Celui-ci disait alors: «Madame Flad a raison: ils approchent, et je ne les crains pas.»
Le 14 mars, Sa Majesté suivie de tous ses chariots, ses canons, ses mortiers, arriva dans la vallée du Bechelo. D'après une lettre que nous reçûmes de M. Flad, il paraissait que Sa Majesté avait grande hâte d'arriver à Magdala. Les Européens étaient toujours traités convenablement, mais strictement surveillés jour et nuit. Evidemment l'empereur recevait des informations exactes de ce qui se passait dans le camp britannique. Il dit une fois à M. Waldmeier, en qui il avait plus de confiance qu'en personne: «Par la charité et par l'amitié ils auraient obtenu de moi tout ce qu'ils aurait voulu; mais ils viennent avec d'autres dispositions et je sais qu'ils ne m'épargneront pas. Eh bien, j'en ferai un grand carnage et puis je mourrai.»
Le 16 il dépêcha un envoyé à l'Amba pour annoncer à ses gens la bonne nouvelle de son approche et nous envoyer ses salutations. M. Bassani aussitôt lui écrivit pour le féliciter de ses succès. M. Rassam certainement mérite des éloges quant aux efforts constants qu'il a faits, pour faire naître chez Théodoros cette amitié que notre consul ressentait à l'égard de ce souverain, et afin de le convaincre de la sincère admiration et du profond dévouement que le temps n'avait pas affaiblis, et que même la captivité et les chaînes ne purent détruire. La position officielle de M. Rassam l'avait placé bien plus avantageusement que les autres prisonniers à la cour d'Abyssinie, elle lui permettait de se faire des amis de tous les délégués royaux, et de tout le personnel spécialement attaché à Sa Majesté; aussi, soit an camp, soit à l'Amba, tons n'avaient que de bonnes paroles pour lui. Ne connaissant pas la source des libéralités de M. Rassam, les courtisans, et Sa Majesté elle-même, finirent par croire que M. Prideaux et moi, étions des êtres inférieurs, des individus sans importance qu'il serait parfaitement absurde de placer sur un pied d'égalité avec l'homme éminent, libéral et beau parleur, qui seul et en dehors de toute considération, complimentait Sa Majesté.
Théodoros fut si heureux de la lettre de M. Rassam que, de grand matin, le 18, il expédia M. Flad, son secrétaire et plusieurs officiers, porteurs d'une lettre pleine d'amitiés pour ce consul, afin d'avertir le chef de l'Amba qu'il eût à ôter les fers de son ami. Théodoros dans cette lettre à M. Rassam, oubliant sans doute que plusieurs fois déjà il avait fait mention de ses fers, lui disait qu'il n'avait rien contre lui, et que lorsqu'il l'avait envoyé à Magdala il avait simplement chargé ses gens de le surveiller, mais non de le charger de chaînes. Il lui fit passer également 2,000 dollars, et lui fit dire qu'à cause de l'état de révolte du pays il n'avait pu aller le saluer, et qu'il espérait qu'il voudrait bien accepter, en même temps que les dollars, un présent de cent moutons et de cinquante vaches. Il n'était fait mention d'aucun de nous dans cette lettre, et j'avoue que nous fûmes assez fous pour nous sentir fort malheureux de cela. Probablement que vingt mois de captivité avaient affaibli aussi bien notre esprit que notre corps, et que dans telle autre circonstance nous n'y eussions pas seulement pris garde. Au reste, nous eûmes bientôt oublié cette impression, à la pensée que l'indépendance et la liberté allaient être notre partage dès que le drapeau britannique flotterait sur notre prison. Il paraît que notre mécontentement avait été remarqué et un espion était parti aussitôt pour le camp de Sa Majesté afin de l'informer que nous avions été très-fâchés que l'ordre n'eût pas été donné de nous ôter nos fers.
Le même soir M. Flad retourna au camp impérial, qui était déjà établi sur le penchant de la montagne, an nord du Bechelo. Le lendemain matin, l'empereur fit appeler M. Flad pour lui demander s'il nous avait tous vus et si nous paraissions contents. Il s'informa surtout de M. Prideaux et de moi; M. Flad répondit à Sa Majesté que nous étions en bonne santé, mais fâchés qu'il eût fait une différence entre nous et M. Rassam. L'empereur sourit tout le temps de la conversation, puis il répondit à M. Flad: «J'ai su que lorsqu'on les mit dans les chaînes M. Rassam n'avait absolument rien dit, mais que ces Messieurs avaient été très en colère. Je ne suis pas fâché contre eux, ils ne m'ont fait aucun tort; dès que je serai auprès de M. Rassam, je leur ôterai aussi leurs chaînes.
M. Flad expliqua alors à Sa Majesté combien nous avions été déçus; que des gens qui avaient entendu l'ordre apporté d'enlever les fers de M. Rassam, avaient conclu que le consul, le Dr Blanc et M. Prideaux étaient compris dans cette faveur, et avaient aussitôt couru pour nous annoncer le Misciech (bonne nouvelle). Il ajouta que M. Rassam avait été aussi très-fâché que ses compagnons n'eussent pas le même sort que lui, qu'ils lui en avaient demandé la raison, mais que ne connaissant pas les motifs de Sa Majesté, il n'avait pu leur répondre. Théodoros toujours souriant répondit: «S'il y a seulement un peu d'amitié, tout ira bien.»
Le 25 mars, dans la soirée, l'empereur établit son camp sur le plateau d'Islamgee. Il avait avec lui ses canons et le monstrueux mortier qui avait été traîné jusqu'au pied de la montagne; et certes ç'avait été un rude travail.
De bonne heure, dans la matinée du 26, les prêtres de l'Amba et tous les dignitaires de l'Eglise, portant le dais pompeusement orné, se rendirent à Islamgee pour féliciter l'empereur de son arrivée. Théodoros les reçut avec beaucoup d'affabilité et les renvoya en leur disant: «Retournez chez vous; ayez bon courage; si j'ai de l'argent je le partagerai avec vous. Vous serez vêtus comme moi-même et je vous nourrirai de mon blé.» Ils étaient sur le point de partir lorsqu'un vieux prêtre bigot, qui s'était toujours montré notre ennemi, se retournant, s'adressa à Sa Majesté dans les termes suivants: «Oh! mon souverain, n'abandonnez pas votre religion!» Théodoros tout à fait surpris lui demanda le motif de son exclamation. Le prêtre aussitôt s'écria d'un ton élevé et avec vivacité: «Vous ne jeûnez plus, vous n'observez plus les fêtes des saints; je crains que vous ne suiviez bientôt la religion des Français.» Théodoros se tournant alors vers quelques-uns des Européens qui étaient près de lui, leur dit: «Tous ai-je jamais parlé de votre religion? Vous ai-je jamais montré quelques désirs de suivre votre croyance?» Ils lui répondirent: «Certainement non.» Puis s'adressant aux prêtres qui écoutaient avec mécontentement cette conversation, il leur dit: «Jugez cet homme.» Les prêtres ne se consultèrent pas longtemps et ils s'écrièrent d'un commun accord: «L'homme qui insulte son roi est digne de mort.» Les soldats aussitôt se jetèrent sur lui, lui déchirèrent les vêtements et l'auraient tué sur place si Théodoros n'eût modifié le jugement. Il ordonna qu'on le mit dans les fers, qu'on l'envoyât à l'Amba et que pendant sept jours il ne lui fût donné nipain ni eau.
Un autre prêtre qui, dans une autre circonstance avait aussi insulté Sa Majesté fut envoyé en prison en même temps. Ce prêtre avait dit à quelques-uns des espions de l'empereur maître portait trois matabs[26]: l'un parce qu'il était musulman ayant brûlé les églises; le second parce qu'il était Français, n'observant plus les jours de jeûne; le troisième pour faire croire à son peuple qu'il était chrétien.
Le lendemain matin nous fûmes éveillés par le joyeux elelta, espèce de cri aigu poussé par le beau sexe en Abyssinie, pour annoncer un grand et heureux événement. Dans cette circonstance quelque chose de plaintif et de tremblant était mêlé à ce cri de joie obligé qui accueillit Théodoros dans l'Amba. Des tapis furent étendus sur l'espace ouvert devant son habitation, le trône fut apporté et somptueusement paré de soie, et le parasol impérial fut déployé pour protéger Sa Majesté des rayons brûlants du soleil. En voyant tous ces préparatifs et le grand nombre de courtisans et d'officiers assemblés au-devant de la maison impériale, nous nous attendions à être appelés bientôt pour une assemblée semblable à celle de la réconciliation de Zagé. Nous fûmes trompés dans notre attente; ce n'était que pour une affaire privée que l'empereur avait quitté son camp et avait convoqué une cour de justice.
Depuis longtemps plusieurs accusations avaient été insinuées contre deux des chefs de l'Amba, Ras Bisawur, et Bitwaddad Damash. Sa Majesté désirait faire une enquête; elle écouta tranquillement les accusateurs, et ayant également entendu la défense, elle demanda l'opinion des chefs présents. Ils lui conseillèrent d'oublier les accusations en vertu des bons services antérieurs rendus par les accusés; ajoutant que toutefois on ne pourrait désormais avoir confiance eu eux pour rien. Pas un chef n'avait déserté auparavant, et un tel fait, disaient-ils, ne peut du reste se produire qu'autant qu'il y a quelqu'un dans la garnison qui favorise la fuite. De plus si l'ennemi se présentait devant l'Amba pendant l'une des absences de l'empereur, il est probable que ces chefs iraient combattre l'ennemi au lieu de défendre la place. L'empereur accepta cette décision et déclara qu'il enverrait une nouvelle garnison, et que la garnison actuelle partirait le même jour pour le camp. Mais comme les provisions de grain pouvaient être un fardeau pour eux, on les laisserait; il donnerait également l'ordre aux écrivains de faire un récit détaillé de tout ce qu'ils avaient délibéré, et pour que la chose se fit ainsi qu'il l'avait décidé, il les payerait en argent et garderait le grain. Il fit aussi venir les deux prêtres condamnés la veille, les fit mettre en liberté, et leur dit qu'il les pardonnait, mais qu'ils devaient quitter le pays immédiatement. Avant de partir Théodoros envoya dire à M. Rassam, par Samuel, qu'il avait eu l'intention d'aller le voir, mais qu'il se sentait trop fatigué; il ajouta: «Vos gens sont tout près, ils viennent pour vous délivrer.» Les soldats de la garnison étaient fort mécontents de partir, aussi furent-ils très-réjouis lorsque le lendemain de bonne heure ils apprirent que Théodoros avait donné contre-ordre. Il leur pardonnait, disait-il, à cause de leurs longs et fidèles services. Le ras fut mis à la demi-solde et un nouveau commandant, Bitwaddad Hassanee, fut envoyé pour prendre sa place, tandis que la garnison était renforcée de quatre cents mousquetaires.
Il est probable que Théodoros désirait connaître la quantité de blé que possédait la garnison, car il pouvait en avoir besoin sous peu. Il est probable aussi que la clémence dont il usa vis-à-vis des soldats, était due à la complaisance avec laquelle ils avaient rempli ses ordres de pillage; ils étaient d'ailleurs bien disposés à son égard vu l'argent qu'il leur avait distribué peu de temps auparavant.
Note:
[26] Le matab est un cordon de soie bleue, que l'on porte autour du cou et qui est un signe que l'on appartient à la religion chrétienne d'Abyssinie.
Nous sommes comptés par le nouveau gouverneur et obligés de dormir tous dans la même hutte.—Seconde visite de Théodoros à l'Amba.—Il fait appeler M. Rassam et donne l'ordre que M. Prideaux et moi soyons délivrés de nos chaînes—L'opération décrite.—Notre réception par l'empereur.—On nous envoie visiter le Sébastopol arrivé à Islamgee.—Conversation avec Sa Majesté.—Les prisonniers encore enchaînés sont délivrés de leurs fers.—Théodoros ne peut voler ses propres bestiaux.
Le 28 mars, nous tous, à l'exception de M. Rassam, fumes appelés et placés en ligne pour être comptés par le nouveau ras; pais, environ vers les dix heures du soir, comme nous étions à nous déshabiller, Samuel vint nous informer qu'il avait reçu des ordres pour nous entasser tous, excepté H. Rassam, dans une même hutte pour cette nuit; toutefois comme aucune d'elles n'était assez spacieuse, il avait obtenu que nous en eussions deux. M. Cameron, M. Rosenthal et M. Kerans furent placés ensemble et quatre misérables de triste apparence, tenant toute la nuit des chandelles allumées, furent postés de chaque côté de la porte pour prévenir toute évasion. Samuel et deux chefs dormirent dans la même chambre que M. Rassam et j'ai toujours soupçonné que Samuel cette fois était là plutôt comme prisonnier que comme gardien.
Nous dormîmes fort peu, nous nous attendions à un changement quelconque dans la matinée. Dix ou quinze soldats, les plus grands scélérats du camp, avaient été ajoutés à notre garde de jour, et nous fûmes encore plus inquiets lorsque, dans la matinée du lendemain, nous apprîmes que Théodoros avait fait savoir qu'il viendrait dans le courant de la journée pour passer en revue la garnison.
Environ vers trois heures de l'après-midi quelques-uns de nos domestiques se précipitèrent dans notre tente pour nous dire que Théodoros venait d'arriver à l'Amba et qu'il paraissait un peu ivre. Un instant après M. Flad arriva porteur d'un message pour M. Rassam de la part de l'empereur, l'informant que si Sa Majesté avait le temps en sortant de l'église elle le ferait appeler. Une tente en flanelle rouge, emblème de la royauté, fut dressée aussitôt et des tapis furent étendus tout autour. Mais lorsque Théodoros sortit de l'église il était dans une grande colère; il saisit un prêtre par la barbe et lui dit: «Vous dites que je veux changer de religion; avant que personne puisse m'engager à le faire, je me couperai la gorge.» Il jeta ensuite son épée sur le sol avec violence, gesticula, insulta l'évêque, en un mot se conduisit tout à fait comme un homme ivre ou un fou. Il appela M. Meyer qui se tenait à quelque distance, et lui commanda d'aller auprès de M. Rassam pour lui dire de sa part: «Vos troupes arrivent. Je vous ferai mettre dans les fers à cause de cela. Je n'ai pas obtenu ce que je voulais. Tenez auprès de moi avec le même vêtement que vous portiez auparavant.
Nous étions tous très-craintifs an sujet de cette entrevue, Théodoros étant dans de très-mauvaises dispositions; toutefois tout se passa bien. Aussitôt que M. Rassam s'approcha de la tente impériale, Théodoros alla à sa rencontre, lui toucha la main et le pria de s'asseoir. Il lui dit alors: «Je ne vous dirai pas que je n'ai pu apporter mon trône puisque vous savez qu'il est à Magdala, mais par égard pour mon amie la reine d'Angleterre que vous représentez auprès de moi, je désire être assis sur le même tapis que vous.» Au bout d'un instant il dit à M. Rassam: «Ces deux personnes qui sont venues avec vous ne sont ni mes amis ni mes ennemis, mais si vous voulez répondre d'elles, je ferai ouvrir leurs chaînes.» M. Rassam se leva et lui dit: «Non-seulement je réponds de ces personnes; mais si elles faisaient quelque chose qui déplût a Votre Majesté, ne dites pas, c'est M. Blanc ou M. Prideaux qui l'a fait, mais dites que c'est moi.» Théodoros alors dit à M. Rassam d'envoyer deux personnes pour donner l'ordre qu'on nous délivrât de nos chaînes, et comme Sa Majesté insista, M. Bassam nomma M. Flad et Samuel.
Nos serviteurs ayant entendu cet ordre coururent au-devant de M. Flad pour nous annoncer l'heureuse nouvelle. A l'arrivée de M. Flad et de Samuel on nous conduisit dans la demeure de M. Rassam où M. Flad nous fit de la part de Sa Majesté la communication suivante: «Vous n'êtes ni mes amis ni mes ennemis. Je ne sais qui vous êtes. Je vous ai chargés de chaînes parce que j'en avais fait autant à M. Rassam; maintenant je vous délivre de ces chaînes parce que ce dernier veut bien répondre de vous. Si vous prenez la fuite ce sera une honte pour vous et pour moi.»
Après cela on nous fît asseoir; un coin de fer fut enfoncé à l'endroit où les anneaux se rejoignaient, et lorsque l'espace intermédiaire fut jugé suffisant, trois ou quatre anneaux de fortes courroies de cuir furent passées an dedans du fer et l'on nous fit placer l'une de nos jambes sur une grande pierre apportée là tout exprès. De chaque côté un grand bâton fut fixé dans les boucles de cuir et cinq ou six hommes se mirent à marteler de toute leur force se servant de la pierre comme point d'appui. Les courroies tirant les anneaux de fer, petit à petit les chaînons s'ouvrirent jusqu'à ce que l'espace fut assez grand pour passer le pied.
La même opération se fit sur l'autre jambe, Il fallut environ une demi-heure pour ouvrir mes chaînes et un peu plus de temps pour ouvrir celles de M. Prideaux. Bien que très-heureux à la perspective d'avoir le libre usage de nos membres, toutefois l'opération qu'il nous avait fallu souffrir avait été rude. Comme nous étions en faveur, les soldats firent bien tout ce qu'ils purent pour ne pas nous blesser, cependant la douleur était parfois intolérable, car de temps en temps le point d'appui manquant et les anneaux glissant sur la cheville, la pression était si forte qu'il nous semblait que notre jambe fût mise en pièces.
Nous nous mîmes aussitôt à marcher. Nos jambes nous paraissaient aussi légères que des plumes, mais nous ne savions plus les guider, nous vacillions comme un homme ivre; si nous venions à rencontrer une petite pierre nous levions involontairement le pied à une hauteur ridicule. Pendant plusieurs jours nos membres furent endoloris et le plus léger exercice était suivi d'une grande fatigue.
Théodoros ayant témoigné le désir que nous lui fussions présentés en uniforme, nous nous habillâmes aussitôt que nous fûmes libres. Comme j'avais été le premier débarrassé de mes fers, j'étais prêt lorsque M. Prideaux entra; mais il était à peine délivré, et il prenait ses vêtements pour s'habiller, que messages sur messages furent envoyés par Théodoros pour nous faire hâter.
Connaissant l'humeur changeante de leur maître, tous les chefs présents, Samuel, les gardes, interpellaient continuellement M. Prideaux par un: «Hâtez-vous, hâtez-vous!» Agité, et depuis des mois ayant perdu l'habitude des vêtements civilisés, et de plus, incapable de diriger promptement ses pieds, dans sa précipitation il déchira ses pantalons d'uniforme en deux endroits. Mais personne ne voulant attendre plus longtemps nous dûmes partir. Heureusement que nous avions quelques épingles sous la main; et que le chapeau faisant office d'écran, l'accident fut caché, sinon réparé. A notre arrivée dans la tente impériale, Sa Majesté, après nous avoir cordialement salués, nous dit.
«Je vous ai enchaînés parce que votre peuple croyait que je n'étais pas un roi puissant; maintenant que vos maîtres vont arriver je vous ai relâchés pour leur montrer que je n'ai pas peur. Ne craignez rien; Christ m'est témoin et Dieu sait, que je n'ai rien dans mon coeur contre vous trois. Vous êtes venus dans mon pays connaissant la conduite du consul Cameron. Ne craignez pas, il ne vous arrivera rien. Asseyez-vous.»
Lorsque nous fûmes assis, il commanda qu'on nous servît du tej, et se mit à causer avec M. Rassam. Entre autres choses il lui dit: «Je suis comme une femme en travail d'enfantement, je ne sais si ce sera un avortement, une fille ou un garçon; j'espère que ce sera un garçon. Quelques hommes meurent, quand ils sont jeunes, d'autres à la fleur de leur âge, d'autres dans la vieillesse, quelques-uns sont prématurément retranchés; quant à ma fin, Dieu seul la connaît.» Il présenta ensuite son fils à M. Rassam. Il lui demanda si nous avions des tapis, si notre demeure était confortable: M. Rassam lui ayant répondu que grâce à sa protection nous avions tout ce que nous désirions, et que Sa Majesté serait contente si elle voyait la gentille habitation que nous occupions. Théodoros levant les yeux an ciel lui dit: «Mon ami, croyez-moi, mon coeur vous aime; demandez-moi tout ce que vous voudrez, même ma propre chair, et je vous le donnerai.»
Sa Majesté pendant tout le temps de l'entrevue, fut très-polie; Théodoros nous parut enchanté des réponses de M. Rassam et rit à coeur joie plus d'une fois. Lorsque nous le quittâmes il nous fit accompagner à nos tentes par son fils et quelques-uns des Européens.
J'ai entendu dire par deux des Européens qui étaient présents, qu'avant, comme pendant notre entrevue, Théodoros s'était montré plus cordial et plus doux que jamais. Tandis qu'on nous ôtait nos fers, il eut une conversation avec M. Rassam. Entre autres choses il lui dit: «M. Stern m'avait blessé, mais il faudrait qu'il arrivât bien des choses avant que je le blessasse, lui.» Il lui dit encore: «Je me battrai; vous pourrez voir mon corps étendu sans vie et vous direz alors: Voilà un homme méchant qui m'a déshonoré moi et les miens, et peut-être que vous ne m'ensevelirez pas.»
Après qu'il nous eut quittés, Théodoros passa en revue ses troupes et leur parla de nous: «Quoi qu'il arrive, je ne tuerai pas ces trois-lâ; ce sont des délégués; mais parmi ceux qui arrivent, et aussi parmi ceux qui sont ici, j'ai des ennemis; ceux-là je les tuerai s'ils m'insultent.» Comme il passait la porte pour retourner à son camp, il appela le ras et lui dit: «M. Rassam et ses compagnons ne sont pas prisonniers; ils peuvent s'amuser et courir; surveillez-les des yeux seulement.»
Cette nuit-là nous n'eûmes aucun garde dans l'intérieur de notre chambre, ils dormirent dehors. Nous n'abusâmes point de la permission de nous promener dans tout l'Amba, nous restâmes tranquillement dans notre enceinte.
En arrivant à son camp, Théodoros rassembla ses gens et leur dit: «Vous avez appris que les hommes blancs venaient pour me battre; ce n'est point un faux bruit, c'est la vérité.» Un soldat étant sorti des rangs, s'écria: «Il n'en sera pas ainsi, mon roi, nous les battrons.» Théodoros regarda cet homme et lui dit: «Vous êtes fou! vous ne savez ce que vous dites. Ces gens out de grands canons, des éléphants, des fusils, des mousquets sans nombre. Nous ne pouvons nous battre contre eux. Vous croyez que nos mousquets sont bons: s'il en était ainsi, ils ne nous les vendraient pas. J'aurais pu mettre à mort M. Rassam, parce qu'il a appelé ses soldats contre moi. Je ne lui ai fait aucun tort: il est vrai que je l'ai chargé de chaînes, mais c'est votre faute à vous, gens de Magdala, vous auriez dû me donner de meilleurs conseils. Je pourrais le tuer, mais ce n'est qu'un homme; et puis ceux, qui arrivent me prendraient mes enfants, ma femme, mes trésors et me tueraient ainsi que vous.»
Le lendemain matin, 30, un message fut envoyé aux ouvriers européens demandant qu'ils vinssent travailler pour l'empereur, attendu qu'il y avait encore bien des rochers à franchir. En partant pour aller travailler on leur enleva les chaînes des pieds, ou les enchaîna deux à deux par les mains, et ils furent conduits ainsi an camp. Une tente fut dressée pour eux, et à leur arrivée on leur donna du tej, de la viande et du pain, de la part de Sa Majesté.
Nous ne nous flattions pas plus qu'il ne fallait de la bonne réception que venait de nous faire l'empereur; sachant comme il changeait subitement de dessein, et que souvent même il témoignait une grande amitié, tout en avant an fond l'intention de maltraiter et de mettre à mort ses pauvres dupes. Cependant nous étions assez heureux et nous avions assez de courage, sachant que la fin était proche; nous avions tout remis entre les mains de Dieu, et nous espérions que tout irait bien.
Le 1er avril nous apprîmes que la veille Théodoros s'était enivré et avait beaucoup bavardé. Vers dix heures du matin un grand nombre de soldats arrivèrent en toute hâte du camp. (Ces mouvements brusques des soldats nous déplaisaient toujours.) Mais an lieu de se diriger vers notre enceinte, ainsi que nous l'avions craint, ils allèrent dans la direction des magasins, et bientôt après nous les vîmes passer revenant sur leurs pas et portant les canons que Théodoros avait sur la montagne, la poudre, les balles, etc. Nous supposâmes que l'empereur avait décidé de défendre Sélassié, ou qu'il avait envoyé prendre ses armes parce qu'il avait l'intention, c'était l'opinion générale, de faire un grand déploiement de forces.
Le 2 au matin, quelques chefs furent envoyés par l'empereur pour nous informer que Sa Majesté nous ordonnait de partir immédiatement pour Islamgee. D'après ce que nous connaissions de l'humeur changeante de Théodoros, nous ne savions ce qui nous attendait, si ce serait une bonne réception, un emprisonnement ou pis encore; mais comme nous n'y pouvions rien, nous nous habillâmes, et, accompagnés des chefs, nous quittâmes nos huttes, peut-être pour ne plus les revoir, et nous descendîmes an camp situé an pied de la montagne. C'était pour la première fois, excepté le jour où l'on nous délivra de nos chaînes, que nous sortions de notre enceinte. Nous n'avions qu'une idée imparfaite de l'Amba, et nous fûmes étonnés de le trouver si grand. L'espace compris entre les portes était plus vaste, le passage sur la pente de l'Amba était plus abrupt et plus large que nous ne nous l'étions imaginé d'après nos souvenirs de vingt et un mois.
Nous trouvâmes Théodoros assis sur un monceau de pierres, à environ vingt mètres au-dessous d'Islamgee, à côté de la route que l'on venait de terminer et sur laquelle on allait traîner les canons, les mortiers et les fourgons. Du lieu qu'il s'était choisi il pouvait voir toute la route jusqu'an pied d'Islamgee où tous ses gens travaillaient avec ardeur à attacher de longues courroies de cuir aux fourgons, et, sous la direction des Européens, arrangeaient tout pour l'ascension. L'empereur était vêtu très-simplement, la seule différence qu'il y eût dans ses vêtements entre lui et ses officiers placés à dix mètres plus loin, consistait dans la soie avec laquelle était brodé son shama; il tenait une épée dans sa main et deux pistolets pendaient à sa ceinture. Il nous accueillit cordialement et nous fit asseoir derrière lui. Il nous donnait là une grande preuve de confiance, qu'il n'aurait certainement pas accordée à son plus cher ami abyssinien; car nous n'aurions en qu'à lui donner soudainement une poussée et il eût roulé an fond du précipice.
La route qui avait été faite pour monter la côte d'Islamgee était large mais très-rapide, et la pente moyenne était d'un mètre sur trois; à mi-chemin elle tournait à angle droit, et nous avions de sérieuses craintes pour ce bout de route à cause des lourds fourgons qu'il fallait y faire passer. À notre arrivée l'empereur nous parla peu étant très-occupé à regarder les fourgons au bas de la côte; mais dès que le plus lourd mortier fut en vue, il nous le montra et demanda à M. Rassam ce qu'il en pensait. Nous admirâmes tons la lourde pièce, et M. Rassam, après avoir complimenté Sa Majesté sur ce travail important, ajouta que sous peu nos concitoyens auraient le plaisir de l'admirer comme nous. Samuel qui était notre interprète en ce moment, devint tout pâle, mais comme l'empereur comprenait un peu l'arabe, il fut obligé de traduire exactement la pensée de M. Rassam, bien que cela le contrariât Théodoros sourit et envoya Samuel dire à M. Waldmeier que M. Rassam avait dit vrai. Quelques minutes plus tard Sa Majesté s'étant levée, nous nous levâmes aussi, et M. Rassam lui dit par l'intermédiaire de Samuel, que pour réjouir tout à fait son coeur, il le suppliait d'être assez aimable pour délivrer de leurs fers ses compagnons restés enchaînés à l'Amba. Pour le coup non-seulement Samuel pâlit, mais il secoua la tête refusant de parler d'an tel sujet. M. Rassam alors répéta sa requête et sur un ton de voix plus élevé, ce qui fit que Théodoros, ayant cherché l'interprète autour de lui, Samuel fut obligé de remplir son office. Sa Majesté parut mécontente et même un peu ennuyée; mais au bout d'un instant elle donna l'ordre à quelques hommes de sa suite, ainsi qu'à Samuel, de partir pour l'Amba afin de faire délivrer les cinq Européens qui étaient encore dans les fers.
L'empereur ensuite alla se promener au-dessous de l'angle que formait la route et dirigea le rude travail occasionné par le transport de si lourdes masses sur un plan incliné. Il nous envoya de l'autre côté du chemin, où nous pouvions bien embrasser toute la scène, et ordonna à plusieurs de ses premiers officiers de nous surveiller. Nul mieux que Théodoros n'eût pu diriger une si difficile opération; les courroies de cuir ayant déjà beaucoup servi, cassaient toujours et nous craignions à chaque instant que quelque accident n'arrivât, et qu'an dernier moment le lourd mortier Sébastopol ne roulât an fond de l'abîme. Nous nous représentions alors quelle serait la colère de Sa Majesté; et notre proximité de sa personne nous faisait prier intérieurement que rien de semblable n'arrivât. Nous étions bien placés pour voir l'opération: Théodoros se tenant sur un fragment de rocher en saillie, penché sur son épée, envoyait à chaque instant son aide de camp avec des instructions pour ceux qui dirigeaient les cinq ou six cents hommes attelés aux courroies. Parfois lorsque le bruit était trop grand ou qu'il avait besoin de donner quelque instruction générale, il n'avait qu'à élever la main et aussitôt tout bruit cessait an milieu de cet essaim d'ouvriers, et la voix claire de Théodoros se faisait seule entendre dans ce profond silence produit par un seul geste de l'empereur.
Enfin le lourd mortier atteignit le plateau d'Islamgee. Nous nous bâtâmes de rejoindre Sa Majesté pour la féliciter sur l'achèvement de sa grande entreprise, Théodoros nous engagea alors à mieux examiner cette forte pièce. Sautant aussitôt sur le fourgon, nous l'admirâmes beaucoup, exprimant en même temps à haute voix notre étonnement et notre plaisir aux spectateurs. Sa Majesté était évidemment enchantée des éloges que nous donnions à son oeuvre favorite. Il nous engagea à nous asseoir près de lui sur le bord du plateau d'Islamgee, tandis que l'on achèverait d'amener les antres canons et les autres fourgons. Le travail considérable qu'il avait fallu pour traîner le Sébastopol du poids de seize mille livres, bien que quelques autres canons fussent encore assez lourds, fit considérer le restant de l'opération comme un jeu d'enfant, et quoique présente Sa Majesté n'intervint plus.
Nous demeurâmes encore avec l'empereur plusieurs heures à causer tranquillement et amicalement. Comme le soleil devenait de plus en plus chaud, Sa Majesté insista pour que nous nous couvrissions la tête, et au bout de quelques instants M. Bassam ayant demandé la permission d'ouvrir son parasol, non-seulement il l'y autorisa, mais voyant que je n'en avais pas il envoya prendre le sien par l'un de ses serviteurs, l'ouvrit et mêle fit passer. Il nous parla de toutes les difficultés qu'il avait rencontrées et comment les paysans lui refusaient absolument leur concours. Il nous dit: «J'ai été obligé d'ouvrir mes chemins et de traîner mes fourgons pendant le jour, et de ravager le pays pendant la nuit, mes gens n'ayant rien à manger.» Toute la contrée, disait-il, était en rébellion. Lorsqu'on parvenait à s'emparer de quelqu'un de sa suite, immédiatement on le mettait à mort; en retour quand il faisait quelque prisonnier, il les brûlait vivants pour venger les siens. Il nous disait cela le plus tranquillement du monde, comme s'il avait fait la chose la plus juste. Ensuite il nous demanda le nombre de nos troupes, de nos éléphants, de nos fusils, etc., etc. M. Rassam lui dit tout ce que nous savions; que douze mille hommes de troupes avaient débarqué, mais que cinq ou six mille seulement s'avançaient sur Magdala; et il ajouta: «Mais tout se passera pacifiquement.» Théodoros lui dit: «Dieu seul le sait: Il y a quelque temps, lorsque les Français entrèrent dans le pays sous le règne de ce voleur Agau Négoussié, je marchai promptement contre eux, mais ils prirent la fuite. Croyez-vous que je ne fusse pas allé à la rencontre de vos troupes et que je ne leur eusse pas demandé ce qu'ils venaient faire dans mon pays? Mais comment le puis-je? Vous avez va toute mon armée et, nous montrant l'Amba, voilà tout mon empire. Mais je les attendrai ici, et après cela, que la volonté de Dieu soit faite.»
Il nous parla ensuite de la guerre de Crimée, du dernier différend survenu entre la Prusse et l'Autriche, des fusils à aiguille, et nous demanda si les Prussiens avaient fait prisonnier l'empereur d'Autriche, ou s'ils s'étaient emparés de son pays. M. Rassam lui dit que les fusils à aiguille, par la promptitude de leurs coups, avaient décidé la victoire en faveur des Prussiens; que la paix ensuite ayant été conclue, l'empereur d'Autriche avait dû compter une large indemnité, et qu'une partie de son territoire avait été annexée à la Prusse, tandis que ses alliés avaient perdu leurs Etats. Sa Majesté écouta avec beaucoup d'attention; mais quand on lui dit que seulement cinq mille hommes approchaient de Magdala, le pli de fierté de ses lèvres exprima combien il sentait l'humiliation de sa position actuelle, que si peu d'hommes fussent considérés comme suffisants pour le vaincre. Il nous parla ensuite de ses anciens griefs contre MM. Cameron, Stern et Rosenthal. Mais il ajouta: «Vous ne m'avez fait jamais aucun tort. Je sais que vous êtes de grands hommes dans votre patrie, et je suis très-fâché de vous avoir maltraités sans cause.»
Lorsque le dernier fourgon eut été mis en place, Théodoros se leva et nous invita à le suivre; nous marchâmes à quelques mètres derrière lui, et lorsque Samuel, qui était allé donner des ordres à l'effet de nous dresser une tente, fut de retour, l'empereur nous fit, par son intermédiaire, plusieurs questions touchant l'épaisseur de son gros mortier, la charge qu'il fallait, etc. A toutes ces questions, M. Rassam répondit qu'il n'était qu'un employé civil, et qu'il ne savait rien de ces choses. Alors il s'adressa à moi, mais M. Rassam lui ayant dit encore que je n'avais étudié que la médecine, dès lors il cessa ses questions, nous conduisit à la tente préparée pour nous, et nous ayant souhaité une bonne après-midi, il se retira. Un déjeuner abyssinien nous fut servi; du tef et quelques plats et des gâteaux européens, que Madame Waldmeier avait préparés d'après les ordres de l'empereur, nous furent envoyés pour être distribués entre nous. Peu d'instants plus tard, M. Waldmeier et Samuel furent appelés.
On aurait dit que déjà Théodoros avait trop bu, tant il parlait avec volubilité, s'informant pourquoi il n'avait reçu aucun avertissement du débarquement de nos troupes, et si ce n'était pas l'usage qu'un roi avertît un autre roi lorsqu'il envahissait son pays, etc. Lorsque M. Waldmeier et Samuel revinrent, ils avaient l'air très-alarmés, comme s'il était rare de voir Théodoros plein d'affabilité le matin, et puis le soir, lorsqu'il avait bu, maltraitant ceux qu'il avait caressés quelques instants auparavant! Samuel et M. Waldmaier furent de nouveau appelés. Théodoros alors accusa beaucoup Samuel, lui disant qu'il avait plusieurs griefs contre lui, mais qu'il laissait ce compte à régler pour un autre jour; puis il lui ordonna de nous ramener dans le fort, donna ses ordres pour que nous eussions trois mules, et ajouta que le nouveau commandant de l'Amba, ainsi que l'ancien, devaient nous escorter. Il dit à M. Waldmeier: «Dites à M. Rassam qu'un petit feu de la grosseur d'un pois, s'il n'est pris à temps, peut causer une grande catastrophe. C'est à M. Rassam à l'éteindre avant qu'il ne prenne de l'extension.» Nous fûmes bien aise de retourner sains et saufs dans notre ancienne prison, et heureux de voir nos compagnons libres de leurs fers, l'air content et pleins d'espérance.
Le lendemain matin, M. Rassam fit demander à l'empereur qu'il voulût bien lui accorder la permission d'informer le commandant en chef de l'armée britannique, des bonnes dispositions de Sa Majesté vis-à-vis des Européens en son pouvoir; mais Théodoros répondit qu'il ne désirait pas qu'on lui écrivît, attendu qu'il n'avait pas délivré les captifs de leurs fers par un sentiment de crainte, mais simplement par pure amitié pour M. Rassam.
Comme Théodoros, en maintes circonstances, avait exprimé son étonnement de n'avoir reçu aucune communication du commandant en chef, nous pensâmes qu'il serait bon de prier Sir Robert Napier, par l'intermédiaire de nos amis, d'envoyer one lettre polie à l'empereur, pour l'informer du motif de l'expédition. Nous fîmes savoir à Sir Napier que la lettre qu'il avait adressée à Théodoros avant le débarquement avait été gardée par M. Rassam; et que, plus tard, l'ultimatum envoyé par lord Stanley, dénonçant notre intervention armée, était tombé encore entre les mains de M. Rassam, et qu'an lieu de remettre cette pièce à l'empereur, notre ami l'avait anéantie.
Les cinq Européens, savoir: M. Staiger et ses amis, furent chargés de faire des boulets pour les canons de Sa Majesté; mais comme aucun des Européens ne voulut répondre d'eux, tous les soirs, ils avaient les mains enchaînées, et, le jour suivant, on enlevait leurs fers pour le travail. Dans la soirée du 16, Théodoros envoya demander à M. Rassam s'il voulait répondre d'eux. Ce dernier refusa, disant qu'il ne pouvait en répondre tant qu'ils travailleraient pour Sa Majesté, et qu'ils résideraient ainsi loin de lui. Cependant, M. Flad et un autre Européen ayant consenti à répondre d'eux, leurs mains ne firent plus enchaînées, et les captifs furent simplement gardés la nuit dans leurs tentes.
Les approvisionnements commençant à diminuer, pendant quelques jours il fut question d'une expédition dans le voisinage. Le Dahonte fut considéré comme le lien le plus propice. Toutefois, Théodoros ne voulant pas exposer sa petite armée à une défaite, ne s'aventura pas si loin; mais un matin, le 4 avril, il vola ses propres gens, c'est-à-dire qu'il ravagea les quelques villages situés au pied de l'Amba, et tenta inutilement de saccager le village de Watat, où étaient gardés ses bestiaux. Théodoros rencontra plus de résistance qu'il ne s'y serait attendu de la part des paysans gallas; il eut plusieurs soldats tués, et le butin qu'il remporta fut insignifiant.
Les soldats qui gardaient la montagne étaient plus découragés que jamais; ayant peu l'idée des grands événements qui se préparaient, ils voyaient venir avec consternation la perspective de mourir de faim sur leur rocher si l'empereur s'éloignait. De temps en temps, nous recevions de petits billets de M. Munzinger, qui nous arrivaient cousus dans les pantalons usés de quelque paysan; ainsi, nous savions que nos libérateurs approchaient, et nous attendions le jour peu éloigné où notre sort se déciderait. Nous souffrions beaucoup plus de cette incertitude constante sur ce qui pouvait nous arriver à chaque instant, que nous n'eussions souffert de la certitude de mourir.
Tous les prisonniers quittent l'Amba pour Islamgee.—Notre réception par Théodoros.—Il harangue ses troupes et relâche quelques-uns des prisonniers.—Il nous informe de la marche des Anglais.—Le massacre.—Nous sommes renvoyés à Magdala.—Effets de la bataille de Fahla.—MM. Prideaux et Flad sont envoyés pour négocier.—Les captifs relâchés.—Ils l'échappent belle.—Leur arrivée an camp britannique.
Dans la soirée du 7 avril, nous apprîmes indirectement que, dans la matinée du lendemain, tous les prisonniers devaient être appelés devant Sa Majesté, qui, en ce moment, campait an pied de Selassié, et qui, selon toute probabilité, ne retournerait pas à l'Amba. A la chute du jour, un envoyé arriva de la part de Théodoros, nous ordonnant de descendre et de prendre avec nous nos tentes, et tout ce dont nous pourrions avoir besoin. Selon l'usage, dans de semblables circonstances, nous revêtîmes nos uniformes, et nous partîmes pour le camp de l'empereur, accompagnés des premiers prisonniers. En approchant de Selassié, nous aperçûmes Théodoros entouré de plusieurs officiers et de soldats se tenant près de leurs fusils, et causant avec quelques-uns des ouvriers européens. Il nous salua poliment et nous pria de nous avancer et de nous tenir près de lui. M. Cameron était très-incommodé par le soleil; il pouvait à peine se tenir debout, et nous craignions à chaque instant qu'il ne se laissât tomber. En le voyant si fatigué, Théodoros nous demanda ce qu'il avait. Nous lui répondîmes qu'il se trouvait mal, et qu'il voulût bien l'autoriser à s'asseoir, ce qu'il accorda immédiatement. Théodoros salua ensuite les autres prisonniers et leur demanda comment ils se trouvaient; puis, apercevant le révérend M. Stern, il lui dit en souriant: «Okokab (étoile), pourquoi vous êtes-vous tressé les cheveux?»[27] Avant qu'il pût répondre, Samuel dit à l'empereur: «Majesté, ils ne sont pas tressés, ils tombent naturellement sur ses épaules.»
L'empereur ensuite se retira un peu en arrière de la foule, et nous dit à nous trois et à M. Cameron de le suivre. Il s'assit sur une grande pierre et nous invita aussi à nous asseoir, puis il nous dit: «Je vous ai envoyé prendre, parce que je désirais m'occuper de votre sûreté. Lorsque vos concitoyens seront là et qu'ils feront feu, je vous mettrai en lieu sûr; et si vous veniez à être aussi en danger, je vous ferais changer de nouveau.» Il nous demanda si nos tentes étaient arrivées, et sur notre réponse négative, il ordonna aussitôt que l'on dressât l'une des siennes en flanelle rouge. Il demeura avec nous environ une demi-heure, causant sur divers sujets; il nous raconta l'anecdote de Damoclès, nous questionna sur nos lois, cita les Ecritures, en un mot, sauta d'un sujet à un autre, parlant de toute espèce de choses parfaitement étrangères à ce qui, an fond, l'inquiétait le plus. Il faisait tous ses efforts pour paraître calme et aimable, mais nous découvrîmes bientôt qu'il était travaillé par de grandes préoccupations. En janvier 1866, lorsqu'il nous avait reçus à Zagé, nous avions été frappés de la simplicité de sa mise, qui ressemblait, sous bien des rapports, à celle de ses soldats ordinaires; depuis quelque temps, il avait cependant adopté des vêtements plus fastueux, mais rien ne peut être comparé à l'habit d'arlequin qu'il portait ce jour-là.
Après nous avoir renvoyés, il remonta la colline sur laquelle étaient établies nos tentes, et pendant deux heures, à environ cinquante mètres plus loin, entouré de son armée, il bavarda à coeur joie. Il discourut d'abord sur ses premiers exploits, sur ce qu'il comptait faire lorsqu'il rencontrerait les hommes blancs, employant constamment des termes de dédain vis-à-vis de ses ennemis qui s'avançaient. S'adressant aux soldats qu'il envoyait dans un poste avancé à Arogié, il leur dit: qu'à l'approche des hommes blancs, ils devaient attendre jusqu'à ce que ceux-ci eussent tiré, et, avant que l'ennemi eût eu le temps de recharger, ils devaient leur tomber dessus avec leurs épées; puis, leur montrant les vêtements somptueux qu'il avait mis dans cette occasion, il ajouta: «Votre valeur aura sa récompense; vous vous enrichirez de dépouilles, dont les riches vêtements que je porte ne peuvent vous donner qu'une faible idée.» Lorsqu'il eut fini sa harangue, il renvoya ses troupes et fit appeler M. Rassam. Il lui dit de ne pas faire attention à tout ce qu'il avait pu dire; que cela ne signifiait rien; mais qu'il était obligé de parler ainsi publiquement afin d'encourager ses soldats. Il monta ensuite sur sa mule et grimpa au sommet du Selassié, pour examiner la route du Dalanta au Bechelo et s'assurer des mouvements de l'armée anglaise.
Le lendemain 8, nous vîmes Sa Majesté, mais seulement à distance, assise sur une pierre au-devant de sa tente, et causant tranquillement avec ceux qui l'entouraient. Dans l'après-midi, l'empereur monta encore au sommet du Selassié et nous fit dire qu'il n'avait rien aperçu; mais que nos compatriotes ne pouvaient être loin, car une femme était venue l'informer, le soir précédent, qu'on avait aperçu des mules et des chevaux qu'on abreuvait au bord du Bechelo.
La veille, en quittant l'Amba, nous avions rencontré sur la route tous les prisonniers descendant en foule, plusieurs d'entre eux avant les mains et les pieds enchaînés et étant obligés, dans ces conditions, de parcourir cette descente rapide et irrégulière. Leur aspect eût inspiré de la pitié aux coeurs les plus durs; plusieurs d'entre eux n'avaient pour tout vêtement qu'une loque autour des reins, et ressemblaient à de vrais squelettes vivants et recouverts d'une peau rendue dégoûtante par la maladie. Chefs, soldats ou mendiants, tous avaient une expression d'angoisse; ils n'avaient, hélas! que trop raison de craindre que ce ne fût pas pour un bon motif qu'on les eût arrachés de leur prison, où ils avaient passé des années de misère; cependant ce même jour Théodoros donna l'ordre qu'on en relâchât environ soixante-quinze, tous anciens serviteurs ou officiers qui avaient été emprisonnés sans cause, pendant une des crises d'emportement de ce tyran, si communes dans ces derniers temps.
Bientôt après son retour de Selassié, sa clémence étant épuisée, Théodoros ordonna l'exécution de sept prisonniers, parmi lesquels se trouvaient la femme et l'enfant de Comfou (le gardien des greniers qui avait fui en septembre); pauvres êtres innocents sur lesquels le despote se vengeait de la désertion de leur père et de leur mari! Ils furent lancés par les braves Amharas et leurs corps roulèrent au fond du précipice le plus voisin. Théodoros ensuite m'envoya dire d'aller visiter M.Bardel, dangereusement malade dans une tente voisine. L'ayant vu et lui ayant laissé mes prescriptions, je visitai ensuite quelques-uns des Européens et leurs familles; je les trouvai tous extrêmement inquiets, car nul ne pouvait dire quel serait le parti qu'adopterait Théodoros.
Dans la matinée du 9, de bonne heure, quelques-uns des ouvriers européens nous avertirent que Théodoros faisait faire une route pour transporter une partie de son artillerie à Fahla, sur la pointe qui commandait le Bechelo; ils ajoutèrent qu'avant de partir, il avait donné l'ordre de relâcher environ cent prisonniers, surtout des femmes ou de pauvres gens. Environ vers deux heures de l'après-midi, l'empereur étant revenu, nous envoya dire par Samuel qu'il avait vu une quantité de bagages descendant du Dalanta vers le Bechelo, et quatre éléphants, mais très peu d'hommes. Il avait aussi remarqué, disait-il, quelques petits animaux blancs, à tête noire, mais il n'avait pu savoir ce que c'était. Nous ne le savions pas, cependant nous le conjecturâmes aussitôt et nous répondîmes que probablement c'étaient des moutons de Barbarie. De nouveau il nous envoya dire: «Je suis fatigué de regarder si longtemps. Je ne vais plus regarder pendant quelque temps. Pourquoi êtes-vous des gens si lents?»
Une tempête terrible éclata; elle avait déjà considérablement diminué lorsque nous vîmes des soldats se dirigeant de tous les côtés vers le précipice, situé à deux cents mètres à peine de notre tente. Nous apprîmes bientôt que Sa Majesté, dans un moment de forte colère, avait quitté sa tente et s'était rendue à la maison des serviteurs de M. Rassam où l'on avait enfermé les prisonniers de Magdala depuis qu'ils avaient été amenés à Islamgee.
Ainsi que je l'ai déjà raconté, le même jour Théodoros avait fait mettre en liberté un grand nombre de prisonniers. Ceux qui restaient, croyant pouvoir compter sur les bonnes dispositions de l'empereur, se mirent à demander à grand cris le pain et l'eau, dont ils avaient été privés depuis deux jours, les gens qui les servaient étant partis et ne s'étant plus montrés depuis leur départ de Magdala. Aux cris de: «Abiet, Abiet,»[28] Théodoros, qui se reposait en se permettant d'abondantes libations, ayant demandé à ceux qui l'entouraient ce que c'était, on lui répondit que les prisonniers demandaient du pain et de l'eau. Théodoros alors saisissant son sabre, et ordonnant à ses hommes de le suivre s'écria: «Je leur apprendrai à demander de la nourriture, lorsque mes fidèles soldats meurent de faim!» Arrivé au lieu où étaient enfermés les prisonniers, ivre et aveuglé de colère, il ordonna aux gardes de les lui amener. Il coupa en morceaux les deux premiers avec son sabre; le troisième était un jeune enfant: sa main s'arrêta un instant, mais cela ne sauva pas la vie de la pauvre créature, il fut jeté vivant au fond du précipice par les ordres de Théodoros. Il parut en quelque sorte un peu calmé après les deux premières exécutions, et il y eut un certain ordre dans celles qui suivirent. A chaque prisonnier qui lui était amené il s'enquérait de son nom, de son pays et de son crime. Le plus grand nombre furent jugés coupables et précipités dans l'abîme; là se tenaient des mousquetaires qui avaient été envoyés tout exprès pour achever ceux qui donnaient encore quelques signes de vie, car il y en avait toujours quelques-uns qui échappaient à la mort malgré leur terrible chute; environ trois cent sept victimes furent mises à mort, et quatre-vingt-onze réservées pour une autre fois! Ces derniers, chose étrange, étaient tous des officiers importants, dont la plupart s'étaient battus contre l'empereur, et qui, tous, Sa Majesté le savait bien, étaient ses ennemis mortels.
La crainte qui nous avait saisis est facile à comprendre; nous pouvions voir la ligne épaisse de soldats qui se tenait derrière l'empereur, et dont les décharges d'armes à feu se comptaient au nombre de deux cents, et nous nous demandions avec angoisse combien grand était le nombre des victimes! Un chef s'approcha avec intérêt de nous et nous supplia de rester bien tranquilles dans nos tentes, car c'eût été peut-être dangereux pour eux, que Théodoros se fût souvenu des Européens dans de telles dispositions. Vers le soir, l'empereur s'en retourna, suivi par une grande foule. Toutefois, il ne parla point de nous; aussi, an bout d'un certain temps, n'entendant aucun bruit, une douce confiance sur notre sort commença à renaître, à la pensée que nous étions sauvés encore pour cette fois.
Nous n'avons jamais douté que, lorsque Théodoros nous fit venir avec tous les autres prisonniers, son intention ne fût de nous mettre tous à mort. Sa clémence apparente n'était qu'un voile pour masquer ses intentions, et faire naître des espérances de liberté dans les coeurs mêmes de ceux dont il avait résolu le supplice.
Le 10, de bonne heure, Sa Majesté nous fît ordonner de nous tenir prêts pour retourner à Magdala. Peu d'instants après, un autre message nous fut envoyé pour nous dire: «Quelle est cette femme qui envoie ses soldats pour combattre contre un roi? N'envoyez plus de dépêches à vos concitoyens, car si l'un de vos serviteurs est surpris en mission, l'alliance d'amitié entre vous et moi sera rompue.» Nous avions dépêché, quelques jours auparavant, an général Merewether, un jeune garçon, pour le prier d'envoyer une lettre à Théodoros, qui, dans plusieurs circonstances, avait témoigné son étonnement de ne recevoir aucune communication de l'armée. À peine avions-nous reçu le premier message, que ce jeune homme arriva porteur d'une lettre du général en chef pour l'empereur. Cette lettre était parfaite, telle que nous l'avions désirée; ferme et polie, elle ne contenait ni menaces ni promesses, si ce n'est que Théodoros serait traité honorablement s'il remettait les prisonniers sains et saufs entre ses mains. Aussitôt, nous envoyâmes Samuel pour avertir l'empereur qu'une lettre de M. R. Napier était arrivée, qui lui était destinée: «Ce n'est pas l'usage, dit-il; je sais ce que j'ai à faire.» Toutefois, an bout de quelques instants, il fit venir secrètement Samuel et lui en demanda le contenu; et comme celui-ci l'avait traduite, il lui en indiqua les principaux points. Sa Majesté écouta attentivement, mais ne fit aucune remarque. Une mule des écuries impériales fut envoyée à M. Rassam, et l'on fit dire au lieutenant Prideaux, au capitaine Cameron et à moi de nous servir de nos propres mules, tandis que cette faveur était refusée aux autres prisonniers. A notre retour à Magdala, nous fûmes salués par nos serviteurs et les quelques amis que nous avions sur la montagne, comme des gens qui sortent de leurs tombes. Nous fîmes apporter nos tentes, nos lits, etc., et nous attendîmes avec crainte les nouveaux caprices de ce despote inconstant.
Vers midi, la garnison entière de l'Amba reçut l'ordre de prendre les armes et de partir pour le camp de l'empereur. Quelques hommes âgés et les gardiens ordinaires des prisonniers seulement, demeurèrent sur la montagne. Entre trois et quatre heures de l'après-midi, un terrible ouragan se déchaîna sur l'Amba. Il nous semblait de temps en temps que nous distinguions, an milieu des roulements du tonnerre, des coups de fusil éloignés et quelques autres plus sourds, mais plus rapprochés. Parfois, nous nous croyions bien sûrs d'avoir entendu le bruit de quelque décharge, mais nous riions de cette pensée, et nous nous moquions de ce que les roulements prolongés du tonnerre pussent agir de telle sorte sur notre imagination surexcitée, an point de nous faire prendre le bruit de l'orage pour la musique tant désirée d'une attaque de notre armée. Un peu après quatre heures, l'orage diminua, et alors la méprise ne fut plus possible; le son dur et prolongé des fusils, et le bruit aigu de petites armes, nous arrivaient pleinement et distinctement. Mais qu'est-ce que c'était? Nul d'entre nous ne le savait. Deux fois, pendant l'heure qui suivit, le joyeux elelta retentit d'Islamgee à l'Amba, où il fut répété par les familles des soldats. les doutes alors s'évanouirent; évidemment, le roi s'amusait seulement à parader: aucun combat ne pouvait avoir eu lieu, et l'elelta n'eût point retenti si Théodoros s'était aventuré à la rencontre des troupes britanniques.
Nous étions profondément endormis, tout à fuit ignorants de la glorieuse bataille qui venait d'être remportée à quelques milles de notre prison, lorsque nous fûmes éveillés par un domestique, qui nous dit de nous habiller promptement et de nous rendre à la demeure de M. Rassam, où des messagers venaient d'arriver de la part de Théodoros. Nous trouvâmes, en entrant dans la chambre de M. Eassam, MM. Waldmeier et Flad, accompagnés de plusieurs officiers de l'empereur, venus pour porter la dépêche. Ce fut là que nous entendîmes parler, pour la première fois, de la bataille de Fahla, et que nous apprîmes, en même temps, que nous étions hors de danger: le despote humilié ayant reconnu la grandeur du pouvoir qu'il avait méprisé pendant des années. La dépêche impériale était ainsi conçue: «Je croyais que vos compatriotes, qui viennent d'arriver, n'étaient que des femmes; mais maintenant, je vois que ce sont des hommes. J'ai été vaincu par l'avant-garde seulement. Tons mes mousquetaires sont morts. Faites-moi faire la paix, avec votre peuple.»
M. Rassam lui fit dire aussitôt qu'il était venu en Abyssinie pour unir les deux peuples par un traité de paix, et qu'après ces événements, il désirait plus que jamais arriver à cet heureux résultat. Il proposa d'envoyer an camp britannique le lieutenant Prideaux comme son représentant à lui, et M. Flad, ou tout autre Européen qui attrait sa confiance, comme représentant de Sa Majesté; ils pourraient aussi être accompagnés de l'un de ses chefs supérieurs; mais il ajoutait que si Sa Majesté voulait remettre immédiatement tous ses prisonniers entre les mains du commandant en chef, cette démarche deviendrait tout à fait inutile. Les deux Européens et les autres délégués restèrent quelques instants pour se restaurer et se rafraîchir; ils nous apprirent que Sa Majesté avait pris une batterie d'artillerie pour du bagage, et que, voyant seulement quelques hommes à Arégu, elle avait cédé à l'importunité des chefs, et leur avait permis d'aller où bon leur semblait. Un canon ayant fait feu, les Abyssiniens, poussés par la perspective d'un grand butin, avaient descendu précipitamment la colline. Sa Majesté commandait l'artillerie, qui était servie par les ouvriers européens, sous la direction d'un cophte, autrefois domestique de l'évêque, et de Ly Eugeddad Wark, fils d'un juif converti du Bengale. A la première décharge, la plus grosse pièce, le Théodoros, avait éclaté, les Abyssiniens ayant par mégarde mis deux boulets pour la charger. A la tombée de la nuit, l'empereur avait envoyé des hommes pour rapatrier son armée, mais de nombreux messagers furent expédiés sans résultat; à la fin de la journée, quelques restes de l'armée furent aperçus se glissant lentement le long de la pente escarpée, et, pour la première fois, Théodoros entendit le récit de son désastre. Fitaurari[29] Gabrié, son ami, qu'il aimait depuis longtemps, le plus brave des braves, était couché sur le champ de bataille; il s'informa de tous ses autres officiers, et la seule réponse qu'on lui fit, fut: «Mort! mort! mort!» Abattu, vaincu enfin, Théodoros, sans prononcer une parole, revint à sa tente, n'ayant d'autre pensée que d'en appeler à l'amitié de ses captifs et à la générosité de ses ennemis.
En retournant à la tente de l'empereur, MM. Flad et Waldmeier le firent avertir par l'un des eunuques qui les avaient accompagnés dans leur expédition. Il paraît que, tout le temps de leur absence, Théodoros n'avait fait que boire; il sortit de sa tente très-agité et demanda aux Européens: «Que voulez-vous?» Ils lui répondirent que, d'après ses ordres, ils avaient parlé à son ami M. Rassam, et que ce dernier avait conseillé d'envoyer M. Prideaux, etc., etc. L'empereur leur coupa la parole et, d'un ton de colère, s'écria: «Mêlez-vous de vos propres affaires et allez à vos tentes!» Les deux Européens attendaient toujours, espérant que Sa Majesté reprendrait son calme; mais l'empereur voyant qu'ils ne bougeaient pas, entra dans une violente colère et, d'une voix éclatante, leur ordonna de se retirer tout de suite.
Environ vers quatre heures de l'après-midi, l'empereur fit appeler MM. Flad et Waldmeier. Dès qu'ils furent en sa présence, il leur dit: «Entendez-vous ces gémissements? Il n'y a pas un soldat qui n'ait perdu quelque frère ou quelque ami. Que sera-ce quand l'armée anglaise tout entière sera arrivée? Que dois-je faire? Donnez-moi un conseil.» M. Waldmeier lui répondit: «Majesté, faites la paix.—Et vous, Monsieur Flad, que me dites-vous?—Majesté, répondit M. Flad, vous devez accepter la proposition de M. Rassam.» Théodoros demeura quelques minutes enseveli dans de profondes réflexions, la tête cachée entre les mains, puis il ajouta: «Très-bien; retournez à Magdala, et dites à M. Bassam que je compte sur son amitié pour me faire conclure la paix avec ses concitoyens. J'agirai selon ses conseils.» M. Flad nous apporta ces paroles, tandis que M. Waldmeier restait auprès de l'empereur.
Lorsque le lieutenant Prideaux et M. Flad arrivèrent à Islamgee, ils furent conduits auprès de l'empereur, qu'ils trouvèrent assis hors de sa tente sur une pierre, et vêtu comme à l'ordinaire. Il les reçut très-gracieusement, et ordonna aussitôt qu'on sellat une de ses plus belles mules pour M. Prideaux. Remarquant qu'ils étaient fatigués de leur course rapide, il leur fit apporter une corne de tej pour les rafraîchir pendant leur route. Puis il les renvoya porteurs des paroles suivantes: «J'avais pensé, avant ces derniers événements, que j'étais un souverain puissant et fort; mais j'ai découvert à présent que vous êtes plus forts; maintenant, faisons la paix.» Ils partirent donc accompagnés de Dejatch Alamé, gendre de l'empereur, et se dirigèrent vers Arogié, où était le camp britannique. Ils y arrivèrent après avoir galopé pendant deux heures, et furent chaudement accueillis et salués par tous. Ils s'arrêtèrent fort peu de temps au camp et s'en retournèrent avec une lettre de Sir Robert Napier, qui s'exprimait dans des termes conciliants, mais avec autorité; il assurait Théodoros que, s'il se soumettait aux désirs de la reine d'Angleterre et renvoyait tous les prisonniers européens au camp britannique, il serait traité honorablement, lui et sa famille.
Sir Robert Napier reçut Dejatch Alamé avec beaucoup de courtoisie (ce qui fut immédiatement communiqué à l'empereur par un messager spécial). Il le fit entrer dans sa tente et lui parla ouvertement. Il lui dit que, non-seulement tous les Européens devaient être envoyés immédiatement au camp, mais que l'empereur devait venir lui-même reconnaître ses torts vis-à-vis de la reine d'Angleterre. Il ajouta que, si Sa Majesté acceptait ces conditions, elle serait traitée avec tous les lui, honneurs dus à son rang, mais que, si un seul Européen venait à être maltraité entre ses mains, il ne devait s'attendre à aucune pitié, et que Sir Robert Napier, ne partirait pas sans que le dernier meurtrier fût puni, devrait-il demeurer cinq ans dans le pays, devrait-il aller le chercher sur le sein de sa mère. Il montra ensuite à Alamé quelques-uns des jouets qu'il avait apportés avec lui, et lui en expliqua les effets.
An retour de Prideaux et de ses compagnons an camp de Théodoros, ils trouvèrent ce dernier assis sur le pic de Selassié, surveillant le camp britannique, et rien moins que de bonne humeur. Ils furent rejoints, à leur arrivée, par M. Waldmeier, et ils se dirigèrent tous ensemble vers Sa Majesté, pour lui présenter la lettre de Sir Robert Napier. On la lui traduisit deux fois; à la fin de la seconde lecture, l'empereur demanda d'un ton décidé: «Que veulent-ils dire par être traité avec tous les honneurs? Est-ce que les Anglais entendent que je me soumette à mes ennemis, ou qu'ils me rendront les honneurs dus à un prisonnier?» M. Prideaux répondit que le commandant en chef ne lui avait rien dit, que toutes ses conditions étaient contenues dans la lettre, et que l'armée anglaise était entrée dans la contrée uniquement pour délivrer leurs concitoyens: cette mission une fois remplie, ils s'en retourneraient chez eux. Cette réponse ne lui plut pas du tout. Evidemment, ses mauvais instincts reprenaient le dessus; mais se maîtrisant,il pria ces messieurs de se retirer à quelques pas, et il dicta une lettre à son secrétaire. Cette lettre, commencée avant l'arrivée de Prideaux, n'était qu'une page incohérente, non scellée, et dans laquelle il déclarait, entre autres choses, qu'il ne s'était jamais soumis à aucun homme, et qu'il n'était pas prêt à le faire. Il mit avec sa lettre celle qu'il venait de recevoir de Sir Robert Napier, la remit aux mains de M. Prideaux, et lui ordonna de s'éloigner au plus tôt, ne voulant pas même lui permettre de prendre un verre d'eau, sous prétexte qu'il n'avait pas de temps à perdre.
Deux heures de course à cheval ramenèrent encore MM. Prideaux et Flad au camp britannique. Sir Robert Napier, malgré tout le regret qu'il en éprouvait, après les avoir laissés reposer quelques instants, les renvoya à Théodoros. C'était bien la vraie manière d'en user avec lui; la fermeté seule pouvait nous sauver. Nous avions assez de preuves que l'espèce d'adoration dont on l'avait entouré, était la cause que toutes nos démarches n'avaient abouti qu'à une correspondance absurde et sans aucun résultat. Il ne pouvait être donné aucune réponse à la folle communication que Théodoros avait envoyée; une dépêche verbale, en tout conforme an premier message du commandant en chef, était tout ce qu'il y avait à faire.
Nous étions toujours au pouvoir de Théodoros; nous n'étions pas encore libres; cependant, bientôt notre sort devait être décidé: nous ne pouvions rien, et nous étions prêts à nous soumettre d'aussi bonne grâce que possible à ce qui pouvait nous arriver d'un instant à l'autre. M. Flad ayant laissé sa femme et ses enfants à Islamgee, il ne pouvait faire autrement que de revenir; mais pour M. Prideaux, le cas était différent: il était revenu, cependant, comme un honnête homme et un compagnon dévoué, prêt à sacrifier sa vie en s'efforçant de nous sauver, et en allant volontairement au-devant d'une mort presque certaine, pour obéir à son devoir. Aucun des braves soldats qui out vaillamment sacrifié leur vie an service de la reine Victoria n'est allé plus noblement au-devant delà mort. Heureusement, comme ils approchaient de Selassié, ils rencontrèrent M. Meyer, ouvrier européen, qui leur apprit l'heureux événement auquel nous devions tous notre liberté et notre départ pour le camp. Ils firent faire volte-face à leurs montures avec beaucoup de joie, et allèrent apporter la bonne nouvelle à nos compatriotes inquiets.
Mais il nous fallait cependant retourner encore à Magdala. Nous demeurâmes tout le jour dans une grande préoccupation, ne sachant, pour le moment, quelle conduite Théodoros adopterait à notre égard. Je soignai plusieurs des blessés, et je vis plusieurs des soldats qui avaient pris part an combat de ce funeste jour. Ils étaient tous abattus et déclaraient qu'ils ne se battraient pas de nouveau: «Quelle est, disaient-ils, la façon de se battre de vos concitoyens? Lorsque nous sommes en guerre avec des gens de nos pays, chacun a son tour; avec vous, c'est toujours votre tour. Aussi ne voyez-vous que morts et blessés parmi nous, tandis que, chez vous, nous ne voyons personne de tué, et puis pas un soldat ne prend jamais la fuite.» Les aboyeurs (canons) les épouvantaient beaucoup, et si la description qu'ils en faisaient était exacte, c'étaient, en vérité, de puissantes armes.
Au bout de peu de temps, Théodoros, ayant reçu une réponse de Sir Robert Napier, et ayant envoyé MM. Flad et Prideaux pour la seconde fois, appela auprès de lui ses principaux officiers et quelques ouvriers européens, et tint une espèce de conseil; mais il s'échauffa tellement et il finit par être si exalté et si fou, qu'à grand'peine put-on l'empêcher de se suicider. Ses officiers le blâmèrent de sa faiblesse et lui proposèrent de nous mettre immédiatement à mort, ou de nous enfermer dans une tente an milieu du camp, et de nous y brûler vivants à l'approche de nos soldats. Sa Majesté ne fit aucune attention à ces conseils; il renvoya ses officiers et commanda à MM. Meyer et Saalmüller, deux ouvriers européens, de se tenir prêts à nous accompagner an camp anglais. En même temps, il envoya deux de ses principaux chefs, Bitwaddad Hassenié et Ras-Bissawur, auprès de nous pour nous dire: «Partez immédiatement pour aller trouver vos concitoyens; vous enverrez prendre vos effets demain.»
Ce message nous inspira beaucoup de crainte. Les deux chefs étaient tristes et abattus, et Samuel était si agité, qu'il ne sut nous donner l'explication de cette subite décision. Nous appelâmes nos serviteurs pour nous faire un petit paquet de quelques-unes de nos hardes, et ils nous souhaitèrent le bonjour avec des larmes dans les yeux. Le moins affecté de nos gardes paraissait encore triste et mélancolique; l'impression générale, tant des officiers que la nôtre, était que nous étions conduits, non au camp britannique, mais à une mort certaine. Il n'eût servi à rien de se lamenter et de se plaindre; aussi nous nous habillâmes, heureux encore de voir finir notre captivité, quelle que dût en être la fin. Nous saluâmes nos serviteurs, et nous partîmes pour l'Amba sous bonne escorte. Pendant que nous nous habillions, Samuel et les chefs eurent un petit entretien où ils décidèrent que, Théodoros étant tout à fait fou de colère, ils ne négligeraient rien pour retarder notre entrevue, afin de donner le temps de se refroidir à cette colère qui l'aveuglait. A cet effet, ils devaient envoyer un soldat en avant-garde et porteur d'un message de notre part, pour demander à Sa Majesté la faveur d'une dernière entrevue, déclarant que nous ne saurions le quitter sans l'avoir saluée auparavant.
Arrivés au pied de l'Amba, nous trouvâmes les mules que l'empereur nous avait envoyées, selon sa coutume, et nous fîmes seller les nôtres par les ouvriers européens. Le lieu paraissait désert, et, jusqu'à la tente impériale, nous ne rencontrâmes que quelques soldats; mais en avançant, nous aperçûmes les hauteurs du Selassié et du Fahla, toutes couvertes des misérables restes de l'armée de Théodoros.
A environ cent mètres de la tente impériale, nous rencontrâmes le soldat envoyé par les officiers et par Samuel, pour demander une dernière entrevue, qui revenait vers nous. Il nous dit que le roi n'était pas dans sa tente, mais entre Fahla et Selassié, et qu'il ne recevrait que son ami bien-aimé, M. Rassam. Des ordres alors furent donnés par les officiers qui nous servaient d'escorte, de conduire M. Rassam par une route, et d'en faire prendre une autre aux autres prisonniers. Nous devions suivre un petit sentier du côté de Selassié, et M. Rassam devait passer par un chemin, à cinquante mètres environ plus loin. Nous avancions ainsi depuis quelques minutes, lorsque nous reçûmes l'ordre de nous arrêter. Les soldats nous apprirent que l'empereur, allant au-devant de M. Rassam, nous devions attendre jusqu'à ce que l'entrevue eût eu lieu.
Au bout de quelques instants, on nous invita à avancer, l'empereur ayant quitté M. Rassam, et ce dernier étant déjà en route.
Je marchais en tête de notre troupe, lorsque je fus tout stupéfait, après avoir fait quelques pas, de me trouver, au détour du chemin, face à face avec Théodoros. Je m'aperçus aussitôt qu'il était fort eu colère. Derrière lui se tenaient une vingtaine d'hommes, tous armés de mousquets. L'endroit où il s'était arrêté formait une petite plate-forme si étroite, que j'aurais pu le toucher en passant. D'un côté de la plate-forme, s'ouvrait un profond abîme, et à l'autre extrémité, le roc s'élevait taillé à pic comme une haute muraille: évidemment, il n'aurait pu choisir un lieu plus propice, s'il eût nourri contre nous de sinistres projets.
Il n'avait pu m'apercevoir le premier, ayant la tête tournée de l'autre côté: il parlait à voix basse au soldat le plus rapproché de lui et étendait la main pour s'emparer de son mousquet. J'étais, en ce moment, prêt à tout, et je ne doutai pas on instant que notre dernière heure ne fût venue.
Théodoros, la main toujours sur son mousquet, se retourna; il m'aperçut aussitôt, me contempla deux on trois minutes, me tendit la main, et, d'une voix basse et triste, me demanda comment je me portais et me souhaita le bonjour.
Le lendemain, le principal officier me dit qu'à l'instant de notre rencontre, Théodoros était indécis s'il nous mettrait à mort. Il avait permis à M. Rassam de partir, à cause de son amitié personnelle pour loi, et quant à nous, nous avions la vie sauve grâce à ce que les yeux de Sa Majesté s'étaient d'abord arrêtés sur moi, duquel il n'avait jamais eu à se plaindre, mais que les choses eussent tourné autrement si sa colère avait été éveillée par la vue de ceux qu'il haïssait.
Quelques minutes plus tard, nous rejoignîmes M. Rassam, et nous marchâmes aussi vite que nous le permit le pas de nos mules. M. Rassam me raconta ce que Théodoros lui avait dit: «Il se fait nuit: vous feriez peut-être mieux d'attendre ici jusqu'à demain.» M. Rassam lui avait répondu: «Comme voudra Votre Majesté.—Ne tergiversez jamais; allez.» L'empereur et M. Rassam se serrèrent tous deux la main, regrettant l'un et l'autre leur séparation, et M. Rassam ayant promis de revenir le lendemain de bonne heure.
Nous avions déjà atteint les postes avancés du camp impérial, lorsque quelques soldats nous crièrent de nous arrêter. Théodoros aurait-il encore changé d'idée? Si près de la liberté, la mort ou la captivité devaient-elles être notre partage? Telles furent les pensées qui assaillirent notre esprit; mais notre doute fut de courte durée, car nous aperçûmes, courant vers nous, l'un des serviteurs de l'empereur portant le sabre de M. Prideaux ainsi que le mien, dont Sa Majesté s'était emparée à Debra-Tabor, il y avait vingt et un mois. Nous les renvoyâmes à l'empereur, en le remerciant, et nous achevâmes notre voyage.
Nous nous doutions fort peu alors combien nous l'avions échappé belle. Il parait qu'après notre départ, Théodoros s'étant assis sur une pierre, la tête entre les mains, s'était mis à pleurer. Ras-Engeddah lui dit alors: «Etes-vous une femme pour pleurer? Rappelez ces hommes blancs, mettez-les tous à mort, et enfuyez-vous ensuite, ou bien combattez et mourez.» Théodoros lui répondit brusquement par ces paroles: «Tous n'êtes qu'un âne! N'en ai-je pas mis assez à mort ces deux derniers jours? Pourquoi voulez-vous que je tue ces hommes blancs, et que je couvre de sang toute l'Abyssinie?»
Bien que très-loin déjà du camp impérial, et en vue presque de nos sentinelles, nous ne pouvions croire que nous ne fussions pas victimes de quelque illusion. Involontairement, nous nous retournions toujours, craignant à chaque instant que Théodoros, regrettant sa clémence, ne nous eût fait suivre pour nous faire arrêter avant que nous eussions atteint le camp anglais. Mais Dieu, qui nous avait déjà délivrés une fois dans ce jour, comme par miracle, nous protégea jusqu'à la fin; nous arrivâmes enfin, et nous pénétrâmes dans les rangs de l'armée britannique, le coeur joyeux et plein de reconnaissance. Nous entendîmes alors le son si doux à nos oreilles des voix anglaises, les témoignages affectueux de nos chers compatriotes, et nous pressâmes les mains de ces chers amis, qui avaient travaillé avec tant de zèle à notre délivrance.
Notes:
[27] Les soldats seuls se tressent les cheveux; les paysans et les prêtres se rasent la tête une fois par mois.
[28] Abiet, maître, seigneur; expression habituelle employée par les mendiants pour demander l'aumône.
[29] Fitaurari, le commandant de l'avant-garde.
Dans la matinée du 12, le lendemain de notre délivrance, Théodoros envoya une lettre d'excuse, exprimant ses regrets d'avoir écrit la dépêche impertinente du jour précédent. En même temps il priait le commandant en chef d'accepter un présent de mille vaches. D'après la coutume abyssinienne, c'était une proposition de paix qui, une fois acceptée, anéantissait toute disposition d'hostilité.
Les cinq captifs qui nous avaient rejoints en 1868 (M. Staiger et ses amis), mistress Flad et ses enfants, plusieurs autres Européens avec leurs familles étaient toujours entre les mains de Théodoros. Les Européens qui nous avaient accompagnés la veille et qui avaient passé la nuit an camp, furent renvoyés de bonne heure le lendemain à Théodoros; et Samuel qui en faisait partie, fut chargé de demander la liberté de tous les Européens et de toutes leurs familles. Une chaise et des porteurs furent envoyés en même temps pour mistress Flad dont la santé ne lui permettait pas d'aller à cheval. Avant son départ, Samuel fut instruit par M. Rassam que le commandant en chef avait accepté les vaches; à ce propos il y eut une malencontreuse erreur qui égara et déçut Théodoros, mais qui arriva tellement à propos qu'elle sauva probablement la vie aux Européens encore en son pouvoir.
Lorsque les Européens étaient revenus à Selassié pour y conduire leurs familles, Samuel s'étant avancé vers l'empereur, celui-ci lui fît aussitôt cette question: «Mes vaches sont-elles acceptées?» Samuel, s'inclinant respectueusement lui dit: «Le ras anglais vous fait dire: J'ai accepté votre présent; puisse Dieu vous le rendre!» En entendant cela, Théodoros fit un long soupir comme s'il était délivré d'une grande angoisse, et il dit aux Européens: «Prenez vos familles et partez.» Puis, se tournant vers M. Waldmeier, il lui dit: «Vous aussi, vous pouvez me quitter; allez-vous-en; à présent que j'ai l'amitié de l'Angleterre, si j'ai besoin de dix Waldmeier, je n'ai qu'à les leur demander.» Dans l'après-midi, les ouvriers européens et leurs familles, M. Staiger et sa suite, mistress Flad et ses enfants, Samuel et nos serviteurs, enfin tous les prisonniers firent leur entrée au camp britannique. Il leur avait été permis de prendre tout ce qui leur appartenait et au moment de leur départ, Théodoros était si joyeux qu'il les salua.
Le samedi 11, Sir Robert Napier avait clairement expliqué à Dejatch Alamé quel était le plan qu'il avait adopté; il désirait non-seulement que les captifs fussent renvoyés mais que Théodoros lui-même vint au camp britannique avant vingt-quatre heures, sans quoi les hostilités recommenceraient; mais Dejatch Alamé, connaissant les difficultés qu'il y aurait à faire consentir Théodoros à cette dernière condition, insista tellement auprès de Sir Napier, que celui-ci étendit jusqu'à quarante-huit heures le terme de son ultimatum.
Dans la matinée du 13, l'empereur n'ayant pas encore reparu an camp, il devint urgent de le forcer à le faire, et des mesures étaient prises pour achever le travail si bien commencé, lorsque plusieurs des plus grands officiers de l'armée de Théodoros firent leur apparition, déclarant qu'ils venaient en leur propre nom et en celui des soldats de la garnison, pour déposer les armes et rendre la forteresse; ils ajoutaient que Théodoros, accompagné d'une cinquantaine d'hommes, avait pris la fuite pendant la nuit.
Il paraît que le soir, en apprenant que les vaches n'avaient pas été acceptées, mais se trouvaient au delà des sentinelles anglaises, Théodoros crut qu'il avait été trompé, et que s'il tombait entre les mains des Anglais, il serait enchaîné ou mis à mort. Toute la nuit, il marcha vers Selassié, anxieux et abattu, et de bonne heure, dans la matinée, il ordonna à ses gens de le suivre. Mais au lieu de lui obéir, ceux-ci se retirèrent dans une autre partie de la plaine. Théodoros en arrêta deux des plus rapprochés; mais ce dernier acte n'empêcha pas la défection; seulement ils s'enfuirent plus loin.
Avec le peu d'hommes qui le suivaient, il passa par le Kafir-Ber, mais il n'avait fait que quelques pas lorsqu'il aperçut les Gallas s'avançant de tous côtés dans l'intention de l'entourer, lui et sa suite. Il dit alors à ses quelques fidèles compagnons: «Laissez-moi, je mourrai seul.» Ceux-ci refusèrent; alors il leur dit: «Vous avez raison; retournons à la montagne; il vaut mieux mourir de la main des chrétiens.»
La soumission de l'armée, l'assaut de Magdala, le suicide de Théodoros, sont des faits trop bien connus pour que j'en fasse ici le récit. J'entrai dans la forteresse bientôt après que les troupes s'en furent emparées. Un des premiers objets qui attira mon attention fut le cadavre de Théodoros. Il avait sur les lèvres ce même sourire que nous avions vu si souvent, et qui donnait un air de grandeur calme au visage de celui dont la carrière avait été si remarquable et dont les cruautés ne pourront jamais être effacées de sa biographie. Mais dans ses derniers moments il retrouva l'ardeur des jours de sa jeunesse, combattit avec courage et préféra la mort à l'humiliation d'être fait prisonnier.
Je restai cette nuit-là à Magdala. Il me parut étrange de passer un jour en homme libre, dans cette même hutte où j'avais été si longtemps enfermé comme prisonnier. Les soldats anglais gardaient maintenant nos anciennes prisons; le cadavre de Théodoros était couché dans l'une de ces huttes. Dans l'espace seulement de quarante-huit heures, notre position avait tellement changé, qu'il était difficile de s'en rendre compte. Je craignais tant d'être victime d'une illusion, et j'étais tellement ému, que je ne pus dormir.
Le général Wilby, son aide de camp le capitaine Cappel et son commandant de brigade, le major Hicks, partagèrent ma tente; affamés et fatigués, ils s'accommodèrent aussi bien que nous du simple plat de teps abyssinien, de la sauce au poivre et du tej, que nous nous étions procurés dans les greniers de la demeure royale. Le lendemain, nous retournâmes à Arogié, et là, pendant tout mon séjour, je reçus l'hospitalité du général Merewether. Le 16, nous partîmes pour Dalanta, avec quelques-uns des captifs libérés, et nous y attendîmes quelques jours le reste des troupes; enfin, le 21, après que Sir Robert Napier nous eut présentés à nos libérateurs, nous partîmes pour la côte, et nous arrivâmes à Zulla le 28 mai.
En faisant un retour sur le passé, moi, homme libre, dans un pays libre, ce passé m'apparaît comme un songe horrible, un faible anneau dans la chaîne de ma vie; et lorsque je me souviens que notre délivrance fut suivie immédiatement du suicide de ce despote aux grandes passions, qui nous avait tenus en son pouvoir, je ne puis trouver de meilleure explication, pour résoudre ce problème difficile, que les paroles inscrites par notre vaillant compatriote de Kerans, sur la bannière qui flotta à Ahascragh, lors de son bienheureux retour: «Dieu est amour, il nous a donné la liberté.»
L'empereur Théodoros.—Son élévation à l'empire et ses conquêtes.—Son armée et son administration.—Causes de sa chute.—Sa personne et son caractère.—Sa famille et sa vie privée.
Les Européens en Abyssinie.—M. Bell et M. Plowden.—Leur vie et leur mort.—Le consul Cameron.—M. Lejean.—M. Bardel et la réponse de Napoléon III à Théodoros.—Le peuple de Gaffat.—M. Stern et la mission de Djenda.—Etat des affaires à la fin de 1863.
Emprisonnement de M. Stern.—M. Kerans arrive avec des lettres et un tapis.—M. Cameron et ses compagnons sont chargés de chaînes.—Retour de M. Bardel du Soudan.—Procédés de Théodoros vis-à-vis des étrangers.—Le patriarche cophte.—Abdul-Rahman-Bey. La captivité des Européens expliquée.
La nouvelle de l'emprisonnement de M. Cameron arrive chez lui.—M. Rassam est choisi pour aller à la cour de Gondar, où il est accompagné par le docteur Blanc.—Délais et difficultés pour communiquer avec Théodoros.—Description de Massowah et de ses habitants.—Arrivée d'une lettre de l'empereur.
De Massowah à Kassala.—Une digression.—Le nabab.—Aventures de M. Marcopoli.—Les Beni-Amer.—Arrivée à Kassala.—La révolte nubienne.—Tentative de M. le comte de Bisson pour fonder une colonie dans le Soudan.
Départ de Kassala.—Sheik-Abu-Sin.—Rumeurs de la défaite de Théodoros par Tisso-Gobazé.—Arrivée à Metemma.—Marché hebdomadaire.—Manoeuvres militaires des Takruries.—Leur émigration dans l'Abyssinie.—Arrivée de lettres de Théodoros.
Entrée en Abyssinie.—Altercation entre les Takruries et les Abyssiniens à Wochnee.—Notre escorte et les porteurs.—Application de la médecine.—Première réception de Sa Majesté.—Traduction de la lettre de la reine Victoria et présents offerts.—Nous accompagnons Sa Majesté à Metcha.—Sa conversation en route.
Nous quittons le camp de l'empereur pour Kourata.—La mer de Tana.—La navigation abyssinienne.—L'île de Dek.—Arrivée à Kourata.—Les gens de Gaffat et les premiers captifs nous rejoignent.—Accusations portées contre ces derniers.—Première visite au camp de l'empereur a Zagé.—Les flatteries précèdent la violence.
Seconde visite à Zagé.—Arrestation de M. Rassam et des officiers anglais.—Accusations contre M. Rassam.—Les premiers captifs sont amenés enchaînés à Zagé.—Jugement public.—Réconciliation.—Départ de M. Flad.—Emprisonnement à Zagé.—Départ pour Kourata.
Seconde résidence à Kourata.—Le choléra et le typhus éclatent dans le camp.—L'empereur se décide à aller à Debra-Tabor.—Arrivée à Gaffat.—La fonderie transformée en palais.—Jugement public à Debra-Tabor.—La tente noire.—Le docteur Blanc et M. Rosenthal faits prisonniers à Gaffat.—Une autre accusation publique.—La caverne noire.—Voyage avec l'empereur à Aïbankab.—Nous sommes envoyés à Magdala; arrivée à l'Amba.
Notre première maison à Magdala.—Le chef a une petite affaire avec nous.—Impressions d'un Européen chargé de chaînes.—L'opération décrite.—La toilette du prisonnier.—Comment nous vivions.—Défection de notre premier messager.—Comment nous obtînmes de l'argent et des lettres.—Un journal à Magdala.—Une saison des pluies dans le Godjo.
Description de Magdala.—Climat et provision d'eau.—Les maisons de l'empereur.—Son harem et ses magasins.—L'église.—La prison.—Gardes et geôliers.—Discipline.—Visite préalable de Théodoros à Magdala.—Massacre des Gallas.—Caractère et antécédents de Samuel.—Nos amis Zénab l'astronome et Meshisba le joueur de luth.—Gardes de jour.—Nous bâtissons de nouvelles huttes.—Les serviteurs portugais et les serviteurs abyssiniens.—Notre enceinte est agrandie.
Théodoros écrit à M. Rassam touchant M. Flad et ses ouvriers. —Ses deux lettres comparées.—Le général Merewether arrive à Massowah.—Danger d'envoyer des lettres à la côte.—Ras-Engeddah nous apporte quelques provisions.—Notre jardin.—Résultats pleins de succès de la vaccine à Magdala.—Encore notre sentinelle de jour.—Seconde saison des pluies.—Les chefs sont jaloux.—Le ras et son conseil.—Damash, Hailo, etc., etc.—Vie journalière pendant la saison des pluies.—Deux prisonniers tentent de s'échapper.—Le knout en Abyssinie.—Prophétie d'un homme mourant.
Fin de la seconde saison pluvieuse.—Rareté et cherté des approvisionnements.—Meshisha et Comfou complotent leur fuite.—Ils réussissent.—Théodoros est volé.—Damash poursuit les fugitifs.—Attaque de nuit.—Le cri de guerre des Gallas et le sauve qui peut.—Les blessés laissés sur le champ de bataille.—Hospitalité des Gallas.—Lettre de Théodoros à ce sujet.—Malheurs de Mastiate.—Wakshum Gabra Medhim.—Récit de la vie de Gobazé.—Il sollicite la coopération de l'évêque pour s'emparer de Magdala.—Plan de l'évêque.—Tous les chefs rivaux intriguent pour l'Amba. —L'influence de M. Rassam exagérée.
Mort de l'Abouna Salama.—Esquisse de sa vie.—Griefs de Théodoros contre lui.—Son emprisonnement à Magdala.—Les Wallo-Gallas.—Leurs moeurs et leurs coutumes.—Menilek paraît avec une armée dans le pays de Galla.—Sa politique.—Avis envoyé à lui par M. Rassam.—Il investit Magdala et fait un feu de joie.—Conduite de la reine. —Précautions prises par les chefs.—Notre position n'est pas meilleure.—Les effets de la fumée sur Menilek.—Désappointement suivi d'une grande joie.—Nous recevons des nouvelles du débarquement des troupes britanniques.
Conduite de Théodoros pendant notre séjour à Magdala.—Sa conduite à Begemder.—Une rébellion éclate.—Marche forcée sur Gondar.—Les églises sont pillées et brûlées.—Cruautés de Théodoros.—L'insurrection croît en forces.—Les desseins de l'empereur sur Kourata échouent.—M. Bardel trahit les nouveaux ouvriers.—Ingratitude de Théodoros envers les gens de Gaffat.—Son expédition sur Foggera échoue.
Arrivée de M. Flad de l'Angleterre.—Il remet une lettre et un message de la reine d'Angleterre.—L'épisode du télescope.—On prend soin de nos intérêts.—Théodoros ne cédera qu'à la force.—Il recrute son armée.—Ras-Adilou et Zallallou désertent.—L'empereur est repoussé à Belessa par Lij-Abitou et les paysans.—Expédition contre Metraha.—Ses cruautés dans cette localité.—Le grand Sébastopol est fabriqué.—La famine et la peste obligent l'empereur à lever son camp.—Difficultés de sa marche vers Magdala.—Son arrivée dans le Dalanta.
Théodoros dans le voisinage de Magdala.—Nos sentiments à cette époque.—Une amnistie accordée au Dalanta.—La garnison de Magdala rejoint l'empereur.—M. Rosenthal et les autres Européens sont envoyés dans la forteresse.—Conversation de Théodoros avec MM. Flad et Waldmeier sur l'arrivée des troupes.—La lettre de Sir Robert Napier à Théodoros tombe entre nos mains.—Théodoros ravage le Dalanta.—Il trompe M. Waldmeier.—On arrive au Bechelo.—Correspondance entre M. Rassam et Théodoros.—Les fers sont ôtés à M. Rassam.—Théodoros arrive à Islamgee.—Sa querelle avec les prêtres.—Sa première visite à l'Amba.—Jugement de deux chefs.—Il nomme un nouveau commandant à la garnison.
Nous sommes comptés par le nouveau gouverneur et obligés de dormir tous dans la même hutte.—Seconde visite de Théodoros à l'Amba.—Il fait appeler M. Rassam et donne l'ordre que M. Prideaux et moi soyons délivrés de nos chaînes.—L'opération décrite.—Notre réception par l'empereur.—On nous envoie visiter le Sébastopol arrivé à Islamgee.—Conversation avec Sa Majesté.—Les prisonniers encore enchaînes sont délivrés de leurs fers.—Théodoros ne réussit point à se voler lui-même.
Tous les prisonniers quittent l'Amba pour Islamgee.—Notre réception par Théodoros.—Il harangue ses troupes et relâche quelques-uns des prisonniers.—Il nous informe de la marche des Anglais.—Le massacre.—Nous sommes renvoyés à Magdala.—Effets de la bataille de Fahla.—MM. Prideaux et Flad sont envoyés pour négocier.—Les captifs relâchés.—Ils l'échappent belle.—Leur arrivée au camp britannique.