The Project Gutenberg EBook of Memoires du sergent Bourgogne
by Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne

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Title: Memoires du sergent Bourgogne

Author: Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne

Release Date: February 20, 2004 [EBook #11176]

Language: French

Character set encoding: ASCII

*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE ***




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Memoires

du

Sergent Bourgogne

(1812-1813)


PAR

PAUL COTTIN

Directeur de la _Nouvelle Revue retrospective_

ET

MAURICE HENAULT

Archiviste municipal de Valenciennes




MEMOIRES

DU

SERGENT BOURGOGNE




[Illustration: BOURGOGNE

Lieutenant-adjudant de place

(1830)]




MEMOIRES

DU

SERGENT BOURGOGNE

(1812-1813)

PUBLIES D'APRES LE MANUSCRIT ORIGINAL

PAR

PAUL COTTIN

Directeur de la _Nouvelle Revue retrospective_

ET

MAURICE HENAULT

Archiviste municipal de Valenciennes

1910




AVANT-PROPOS


Fils d'un marchand de toile de Conde-sur-Escaut (Nord),
Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne entrait dans sa vingtieme
annee le 12 novembre 1805, a une epoque ou le reve unique de la
jeunesse etait la gloire militaire. Pour le realiser, son pere lui
facilita son entree au corps des velites de la Garde, pour laquelle il
fallait justifier d'un certain revenu.

Ce que furent d'abord les velites, on le sait: des soldats romains
legerement armes, destines a escarmoucher avec l'ennemi (_velitare_).
A la fin de la Revolution, en l'an XII, deux corps de velites, de 800
hommes chacun, furent attaches aux grenadiers a pied et aux grenadiers
a cheval de la garde des Consuls.

Un decret du 15 avril 1806 decida que 2 000 nouveaux velites seraient
leves, et deux de leurs bataillons ou un de leurs escadrons attaches a
chacune des armes dont la Garde se composait. La vieille Garde seule
en recut, nous ecrit M. Gabriel Cottreau; ils furent repartis dans les
corps des grenadiers et des chasseurs a pied, ainsi que dans le corps
des chasseurs, des grenadiers, des dragons de l'Imperatrice, pour la
cavalerie.

En temps de paix, chaque regiment de cavalerie avait, a sa suite, un
escadron de velites comprenant deux compagnies de 125 hommes chacune,
et chaque regiment d'infanterie un bataillon comprenant deux
compagnies de 150 velites. En temps de guerre, ces compagnies se
fondaient avec celles des vieux soldats, qui recevaient 45 velites et
se trouvaient ainsi portees au nombre de 125 hommes. Chacune d'elles
laissait en depot, a Paris, 20 vieux soldats et 15 velites. Le costume
de ces derniers etait, naturellement, celui du corps dans lequel ils
avaient ete verses.

En 1809, l'Empereur detacha, des fusiliers-grenadiers, un bataillon de
velites pour servir de garde a la Grande-Duchesse de Toscane, a
Florence. Ce bataillon continua a compter dans la Garde imperiale,
fit les campagnes de Russie et de Saxe, et fut incorpore au 14e de
ligne, en 1814. Des velites, tires des fusiliers-grenadiers furent
aussi attaches au service du prince Borghese, a Turin, et du prince
Eugene, a Milan.

On forma d'abord les velites a Saint-Germain-en-Laye, puis a Ecouen et
a Fontainebleau, ou Bourgogne suivit les cours d'ecriture,
d'arithmetique, de dessin, de gymnastique, destines a completer
l'instruction militaire de ces futurs officiers, car, apres quelques
annees, les plus capables etaient promus sous-lieutenants.

Au bout de quelques mois, Bourgogne montait, avec ses camarades, dans
les voitures requisitionnees pour le transport des troupes; la
campagne de 1806 allait commencer. Elle le conduit en Pologne ou il
passe caporal (1807). Deux ans apres, il prend part a la sanglante
affaire d'Essling, ou il est deux fois blesse[1]. De 1809 a 1811, il
combat en Autriche, en Espagne, en Portugal; 1812 le retrouve a Wilna,
ou l'Empereur reunit sa Garde, avant de marcher contre les Russes.
Bourgogne etait devenu sergent.

[Note 1: Il fut blesse a la jambe et au cou. La balle, entree dans
le haut de la cuisse droite, ne put etre extraite. Dans ses derniers
jours, elle etait descendue a 15 centimetres du pied.]

Il avait donc ete un peu partout, et partout il avait note ce qu'il
voyait. Quel tresor pour l'histoire intime de l'Armee, sous le premier
Empire, s'il a vraiment laisse quelque part, comme un passage de son
livre parait en exprimer le dessein[2]; des _Souvenirs_ complets! Mais
nos renseignements a cet egard ne permettent point de l'esperer.

[Note 2: Voir p. 282.]

On doit a M. de Segur une relation de la campagne de Russie; son eloge
n'est plus a faire. Seulement, pour nous servir d'une expression
courante, elle n'est point _vecue_, et elle ne pouvait l'etre. Attache
a un etat-major, M. de Segur n'avait point a endurer les souffrances
des soldats ni des officiers de troupe, celles qu'on tient,
maintenant, a connaitre dans leurs plus petits details. Elles font le
grand interet des _Memoires_ de Bourgogne, car c'est un homme sachant
voir, et rendre d'une maniere saisissante ce qu'il voit. Il ne le cede
point, sous ce rapport, au capitaine Coignet que Loredan Larchey a
fait revivre: ses _Cahiers_, devenus classiques en leur genre, ont
inaugure une serie nouvelle de Memoires militaires, ceux des humbles
et des naifs qui representent l'element populaire. On a senti qu'il
etait utile et bon de se rendre, de leurs impressions, un compte
exact.

Nous n'avons pas besoin d'insister sur la valeur dramatique des
tableaux de Bourgogne, pour ne parler que de l'orgie de l'eglise de
Smolensk, de son cimetiere recouvert de plus de cadavres qu'il n'en
contient, de ce malheureux franchissant leurs monceaux neigeux pour
arriver au sanctuaire, guide par les accents d'une musique qu'il croit
celeste, tandis qu'elle est produite par des ivrognes montes a l'orgue
pret a s'ecrouler parce que ses marches de bois ont ete arrachees pour
faire du feu. Tout cela est inoubliable.

Ces _Memoires_ ne sont pas moins precieux pour la psychologie du
soldat deprime par une suite de revers: les combattants de 1870 y
retrouveront une part de leurs miseres. C'est aussi le vrai drame de
la faim. Il n'existe point de tableau comparable a celui de la
garnison de Wilna fuyant a l'aspect de cette armee de spectres prets a
tout devorer. Et, pourtant, on ne peut refuser a Bourgogne les
qualites d'un homme de coeur: ses acces d'egoisme sont tellement
contre sa nature, que le remords suit aussitot. On le voit, ailleurs,
aider de son mieux les camarades, s'exposer pour l'evasion d'un
prisonnier dont le pere l'a emu. Les horreurs dont il a ete temoin le
penetrent: il a vu des soldats depouiller, avant leur dernier soupir,
ceux qui tombaient; d'autres (des Croates) retirer des flammes les
cadavres et les devorer. Il a vu, faute de transports, abandonner les
blesses tendant leurs mains suppliantes, se trainant sur la neige
rougie de leur sang, tandis que ceux qui sont encore debout passent,
muets, devant eux, en songeant que pareil sort les attend. Sur les
bords du Niemen, Bourgogne, tombe dans un fosse couvert de glace,
implore vainement, lui aussi, les soldats qui passent. Seul, un vieux
grenadier s'approche.

"Je n'en ai plus!" dit-il en levant ses moignons pour montrer qu'il
n'a pas une main a offrir.

Pres des villes ou les troupes croient trouver la fin de leurs maux,
le retour de l'esperance fait renaitre les sentiments de pitie. Les
langues se delient, on s'informe des camarades, on porte les plus
malades sur des fusils. Bourgogne a vu des soldats garder, pendant des
lieues, leurs officiers blesses sur leurs epaules. N'oublions pas ces
Hessois qui garantissent leur jeune prince contre vingt-huit degres de
froid, passant une nuit serres autour de son corps, comme le faisceau
protecteur d'une jeune plante.

Cependant la fatigue, la fievre, la congelation et ses plaies mal
garanties par des oripeaux de toute provenance, les ravages produits
sur son organisme par une tentative d'empoisonnement, en voila plus
qu'il n'en faut pour faire perdre a notre sergent la piste de son
regiment, comme a tant d'autres!

Seul, il avance peniblement a travers la neige ou il disparait,
parfois, jusqu'aux epaules. Heureux encore d'echapper aux Cosaques, de
trouver des cachettes dans les bois, de reconnaitre, par les cadavres
rencontres, la route suivie par sa colonne! Dans l'obscurite d'une
nuit, il arrive sur le terrain d'un combat. Il butte contre les corps
amonceles d'ou s'eleve un appel plaintif: "Au secours!" En cherchant,
non sans trebucher et tomber a son tour, il reconnait un ami, bien
vivant celui-la, le grenadier Picart, type de troupier degourdi et bon
enfant, dont la joyeuse humeur fait presque tout oublier. Mais un
officier russe annonce que l'Empereur et toute sa Garde ont ete faits
prisonniers, et voila notre loustic saisi d'un acces de folie,
presentant les armes et criant: "Vive l'Empereur!" comme un jour de
revue.

C'est, en effet, chose digne de remarque: malgre ses miseres, le
soldat n'accuse point celui qui est cause de ses infortunes; il reste
devoue, corps et ame, avec la persuasion que Napoleon saura le tirer
du mauvais pas, qu'il ne tardera point a prendre sa revanche. C'etait
une religion: "Picart pensait, comme tous les vieux soldats idolatres
de l'Empereur, qu'une fois qu'ils etaient avec lui, rien ne devait
plus manquer, que tout devait reussir, enfin qu'avec lui, il n'y avait
rien d'impossible". Sans etre aussi optimiste, Bourgogne partageait,
jusqu'a un certain point, cette maniere de voir. Et cependant, a sa
rentree en France, son regiment etait reduit a 26 hommes!

Leur dieu les emeut toujours: en le voyant, au passage de la Berezina,
"enveloppe d'une grande capote doublee de fourrure, ayant sur la tete
un bonnet de velours amarante, avec un tour de peau de renard noir et
un baton a la main", Picart pleure en s'ecriant: "Notre Empereur
marcher a pied, un baton a la main, lui si grand, lui qui nous fait si
fiers!"

Enfin, au mois de mars 1813, Bourgogne se retrouve dans sa patrie, et
recoit l'epaulette de sous-lieutenant au 145e de ligne, avec lequel il
repart pour la Prusse. Blesse au combat de Dessau (12 octobre 1813),
il est fait prisonnier.

Ses loisirs de captivite sont consacres au releve de ses souvenirs,
encore recents; il prend des notes. Avec les lettres ecrites a sa
mere, elles serviront, plus tard, a rediger ses _Memoires_. Et alors
il se demande si c'est bien lui qui a ecrit tout cela, tant le rappel
de ce qu'il a vu le frappe de nouveau. Il se demande s'il n'a pas ete
le jouet de son imagination. Mais il se raffermit et se complete en
causant du passe avec d'anciens compagnons dont il donne la liste. La
concordance de leurs temoignages prouve qu'il n'a point reve.

Le premier retour des Bourbons l'avait fait demissionner aussitot[3],
sous le pretexte de "partager, avec de vieux parents, le fardeau de
leur travail, pour le soutien d'une nombreuse famille". Il pensait a
un mariage, qui suivit de pres sa lettre au Ministre.

[Note 3: "L'Empereur n'etant plus en France, dit-il lui-meme dans
une note de ses _Memoires_, je donnai ma demission."]

La vie de famille aussi a ses epreuves: Bourgogne le sentit apres la
perte de sa femme, laissant deux filles a elever. Il contracta un
second mariage et eut encore deux enfants[4].

[Note 4: Bourgogne epousa, a Conde, le 31 aout 1814,
Therese-Fortunee Demarez. Apres sa mort, arrivee en 1822, il se
remaria avec Philippine Godart, originaire de Tournai.]

Etabli marchand mercier, comme son pere, il quitta bientot le magasin
pour s'occuper d'affaires industrielles ou il perdit une partie de son
bien. Ses habitudes simples, son heureux naturel l'aiderent a
supporter ces revers, qui ne l'empecherent point de donner une
instruction convenable a ses filles. Il les adorait et sut leur
inspirer l'amour des arts dont il etait epris: l'une s'adonnait a la
peinture, l'autre a la musique. Doue lui-meme d'une jolie voix, il
chantait a la fin des repas de famille, selon la coutume aujourd'hui
presque partout delaissee. Il avait reuni, dans sa demeure, une
collection, relativement importante, de tableaux, de curiosites, de
souvenirs qu'on venait voir.

A Paris, ou il se rendait quelquefois, il ne manquait point de
visiter, aux Invalides, ses anciens compagnons d'armes. Il en
retrouvait aussi quotidiennement plusieurs, dans sa ville natale, au
cafe ou ils causaient de leurs campagnes. Au diner qui les reunissait
le jour anniversaire de l'entree des Francais a Moscou, ils buvaient,
a tour de role, dans un gobelet rapporte du Kremlin: les vieux soldats
de la Garde avaient le culte du passe.

Avec les journees de 1830 et le retour des trois couleurs[5], il pense
a reprendre du service; or sa famille jouit de quelque influence a
Conde, ou son frere est medecin[6]. Alors depute de Valenciennes, M.
de Vatimesnil, ancien ministre de Louis XVIII et de Charles X, dont il
vient de voter la decheance, ne manque pas d'appuyer un brave ayant
neuf campagnes, trois blessures et meconnu par le gouvernement tombe.
Comme compensation legitime, il propose sa nomination a l'emploi de
major de place, vacant a Conde. La lettre au marechal Soult, alors
ministre de la guerre, est contresignee par les deux autres deputes du
Nord, Brigode et Morel. La reponse n'arrivant point, M. de Vatimesnil
revient a la charge, quinze jours apres: "Cette nomination, ecrit-il,
qui serait excellente sous le rapport militaire, ne serait pas moins
utile sous le rapport politique. A une lieue de Conde se trouve le
chateau de l'Hermitage, appartenant a M. le duc de Croy, et ou sont
reunis beaucoup de mecontents. Loin de moi la pensee de supposer
qu'ils aient de mauvaises intentions! Mais, enfin, la prudence exige
qu'une place forte situee aussi pres de ce chateau, et sur l'extreme
frontiere, soit confiee a des officiers parfaitement surs. Je vous
reponds de l'energie de M. Bourgogne...." A defaut d'emploi, il
demande pour son protege la croix de la Legion d'honneur.

[Note 5: "En 1830, dit-il dans la note deja citee, a la
reapparition du drapeau tricolore, je rentrai au service."]

[Note 6: Notre sergent avait trois freres et une soeur dont il
etait l'aine, savoir: Francois, un moment professeur de mathematiques
au college de Conde; Firmin, mort jeune; Florence, mariee a un
brasseur; Louis-Florent, docteur en medecine de la Faculte de Paris,
mort en 1870.--Marie-Francoise Monnier, leur mere, etait nee a Conde
en 1764.]

Mais Bourgogne n'en est pas moins oublie au ministere, ou l'on ne
retrouve aucune trace de ses services. M. de Vatimesnil est oblige de
former un dossier qu'il envoie le 24 septembre. Deux mois apres, le 10
novembre, l'ancien velite est enfin nomme lieutenant-adjudant de
place, mais a Brest, et non a Conde! C'etait bien loin, mais enfin il
avait un pied a l'etrier, et puis la croix vint, le 21 mars 1831,
l'aider a prendre patience, sinon a oublier le sol natal. De nouvelles
demarches sont faites pour le poste d'adjudant de place a
Valenciennes. Il n'y omet point son titre d'electeur, important alors.
Son voeu fut enfin exauce le 25 juillet 1832, et l'on se souvient
encore, a Valenciennes, des services qu'il rendit, notamment pendant
les troubles de 1848. Ses droits a la retraite lui valurent, en 1853,
une pension de douze cents francs[7].

[Note 7: Nous avons trouve les lettres de M. de Vatimesnil dans le
dossier militaire de Bourgogne, aux Archives de la Guerre.]

Il mourut, octogenaire, le 15 avril 1867, deux annees apres le
legendaire Coignet, qui alla jusqu'a quatre-vingt-dix ans. On voit que
leur rude existence n'avait pas suffi pour hater leur fin. Il est vrai
qu'il fallait etre exceptionnellement solide pour avoir survecu.

Malheureusement, des souffrances physiques empoisonnerent ses derniers
jours. Elles ne lui enleverent, toutefois, ni la belle humeur, ni la
philosophie qui formait le fond de son caractere. Une de ses nieces,
Mme Bussiere, veuve d'un chef d'escadrons d'artillerie, etait
d'ailleurs venue, apres la mort de sa seconde femme, victime du
cholera qui sevit a Valenciennes en 1866, adoucir, par des soins
devoues, l'amertume de ses maux.

Le portrait de notre heros, qui a pris place en tete du volume, est la
reproduction d'une lithographie representant Bourgogne a l'age de
quarante-cinq ans, avec l'air officiellement severe et le regard un
peu dur de l'adjudant de place, personnification vivante de la
consigne. Mais ce que nous savons de sa bonte naturelle montre que
c'est ici le cas d'appliquer le precepte du poete:

  Garde-toi, tant que tu vivras.
  De juger les gens sur la mine!

Ajoutons qu'au temps de sa jeunesse il passait, non sans raison, pour
un beau soldat: sa haute stature, son air martial imposaient[8].

[Note 8: Voici, d'apres une note de ses _Memoires_, la liste des
grandes batailles auxquelles Bourgogne prit part: Iena, Pultusk,
Eylau, Eilsberg, Friedland, Essling, Wagram, Somo-Sierra, Benevent,
Smolensk, la Moskowa, Krasnoe, la Berezina, Lutzen et Bautzen: "Ajoute
a cela, dit-il, plus de vingt combats et autres divertissements
semblables."]

Selon notre coutume, nous n'avons fait d'autres modifications au texte
que la rectification de l'orthographe et la suppression des phrases
inutiles. Moins scrupuleux s'est montre un journal disparu (_l'Echo de
la Frontiere_) qui a donne, en 1857, une partie des _Memoires_ de
Bourgogne, en les corrigeant si bien qu'il les a depouilles de leur
couleur originale.

La collection de _l'Echo de la Frontiere_ est des plus rares: le seul
exemplaire que nous en connaissions se trouve a la bibliotheque de
Valenciennes. Son feuilleton de Bourgogne fut tire a part; nous
n'avons pu en retrouver que de rares exemplaires. Ce tirage a part ne
contient meme qu'une partie du texte publie par le journal, et ne
depasse point la page 176 du present volume. _L'Echo de la Frontiere_
conduit le lecteur jusqu'a la page 286. Nous avons donc regarde ces
_Memoires_ comme ayant la valeur d'une oeuvre inedite, jusqu'a leur
publication, en 1896, dans la _Nouvelle Revue retrospective_[9].

[Note 9: Le _Memoires_ de Bourgogne ont paru, pour la premiere
fois _in extenso_ d'apres le manuscrit original, dans la _Nouvelle
Revue retrospective_, consacree, depuis quatorze ans, a la publication
de documents concernant notre histoire nationale, depuis deux
siecles.]

Le manuscrit original, qui avait ete depose, en 1891, a la
bibliotheque de Valenciennes, vient d'etre remis entre les mains de la
fille de Bourgogne, Mme Defacqz. Il se compose de six cent seize pages
in-folio, presque toutes de la main de l'auteur. Nous restons les
obliges de M. Auguste Molinier, qui, le premier, a songe a en offrir
la publication a la _Nouvelle Revue retrospective_, et de M. Edmond
Martel, qui a bien voulu faire, pour nous, des recherches sur la
famille Bourgogne, a Valenciennes et a Conde.

Nommons encore les neveux de notre heros, M. le docteur Bourgogne et
M. Amedee Bourgogne; M. Loriaux, son ancien proprietaire; M. Paul
Marmottan, et nous aurons fait apprecier l'importance, comme la
multiplicite des concours apportes a notre oeuvre. Leur constatation
reste, en meme temps, notre premiere garantie.




MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE (1812-1813)





I

D'Almeida a Moscou.


Ce fut au mois de mars 1812, lorsque nous etions a Almeida, en
Portugal, a nous battre contre l'armee anglaise, commandee par
Wellington, que nous recumes l'ordre de partir pour la Russie.

Nous traversames l'Espagne, ou chaque jour de marche fut marque par un
combat, et quelquefois deux. Ce fut de cette maniere que nous
arrivames a Bayonne, premiere ville de France.

Partant de cette ville, nous primes la poste et nous arrivames a Paris
ou nous pensions nous reposer. Mais, apres un sejour de quarante-huit
heures, l'Empereur nous passa en revue, et jugeant que le repos etait
indigne de nous, nous fit faire demi-tour et marcher en colonnes, par
pelotons, le long des boulevards, ensuite tourner a gauche dans la rue
Saint-Martin, traverser la Villette, ou nous trouvames plusieurs
centaines de fiacres et autres voitures qui nous attendaient. L'on
nous fit faire halte, ensuite monter quatre dans la meme voiture et,
fouette cocher! jusqu'a Meaux, puis sur des chariots jusqu'au Rhin, en
marchant jour et nuit.

Nous fimes sejour a Mayence, puis nous passames le Rhin; ensuite nous
traversames a pied le grand-duche de Francfort[10], la Franconie, la
Saxe, la Prusse, la Pologne. Nous passames la Vistule a Marienwerder,
nous entrames en Pomeranie, et, le 25 juin au matin, par un beau
temps, non pas par un temps affreux, comme le dit M. de Segur, nous
traversames le Niemen sur plusieurs ponts de bateaux que l'on venait
de jeter, et nous entrames en Lithuanie, premiere province de Russie.

[Note 10: Francfort avait ete erige en grand-duche, en 1806, par
Napoleon, en faveur de l'electeur de Mayence.]

Le lendemain, nous quittames notre premiere position et nous marchames
jusqu'au 29, sans qu'il nous arrivat rien de remarquable; mais, dans
la nuit du 29 au 30, un bruit sourd se fit entendre: c'etait le
tonnerre qu'un vent furieux nous apportait. Des masses de nuees
s'amoncelaient sur nos tetes et finirent par crever. Le tonnerre et le
vent durerent plus de deux heures. En quelques minutes, nos feux
furent eteints; les abris qui nous couvraient, enleves; nos faisceaux
d'armes renverses. Nous etions tous perdus et ne sachant ou nous
diriger. Je courus me refugier dans la direction d'un village ou etait
loge le quartier general. Je n'avais, pour me guider, que la lueur des
eclairs. Tout a coup, a la lueur d'un eclair, je crois apercevoir un
chemin, mais c'etait un canal qui conduisait a un moulin que les
pluies avaient enfle, et dont les eaux etaient au niveau du sol.
Pensant marcher sur quelque chose de solide, je m'enfonce et
disparais. Mais, revenu au-dessus de l'eau, je gagne l'autre bord a la
nage. Enfin, j'arrive au village, j'entre dans la premiere maison que
je rencontre et ou je trouve la premiere chambre occupee par une
vingtaine d'hommes, officiers et domestiques, endormis. Je gagne le
mieux possible un banc qui etait place autour d'un grand poele bien
chaud, je me deshabille, je m'empresse de tordre ma chemise et mes
habits, pour en faire sortir l'eau, et je m'accroupis sur le banc, en
attendant que tout soit sec; au jour, je m'arrange le mieux possible,
et je sors de la maison pour aller chercher mes armes et mon sac, que
je retrouve dans la boue.

Le lendemain 30, il fit un beau soleil qui secha tout, et, le meme
jour, nous arrivames a Wilna, capitale de la Lithuanie, ou l'Empereur
etait arrive, depuis la veille, avec une partie de la Garde.

Pendant le temps que nous y restames, je recus une lettre de ma mere,
qui en contenait une autre a l'adresse de M. Constant, premier valet
de chambre de l'Empereur, qui etait de Peruwelz[11], Belgique. Cette
lettre etait de sa mere, avec qui la mienne etait en connaissance. Je
fus ou etait loge l'Empereur pour la lui remettre, mais je ne
rencontrai que Roustan, le mameluck de l'Empereur, qui me dit que M.
Constant venait de sortir avec Sa Majeste. Il m'engagea a attendre son
retour, mais je ne le pouvais pas, j'etais de service. Je lui donnai
la lettre pour la remettre a son adresse, et je me promis de revenir
voir M. Constant. Mais le lendemain, 16 juillet, nous partimes de
cette ville.

[Note 11: Gros bourg belge a sept kilometres de Conde, lieu de
promenade frequente, a cause du pelerinage de Bonsecours.]

Nous en sortimes a dix heures du soir, en marchant dans la direction
de Borisow, et nous arrivames, le 27, a Witebsk, ou nous rencontrames
les Russes. Nous nous mimes en bataille sur une hauteur qui dominait
la ville et les environs. L'ennemi etait en position sur une hauteur a
droite et a gauche de la ville. Deja la cavalerie, commandee par le
roi Murat, avait fait plusieurs charges. En arrivant, nous vimes 200
voltigeurs du 9e de ligne, et tous Parisiens, qui, s'etant trop
engages, furent rencontres par une partie de la cavalerie russe que
l'en venait de repousser.

Nous les regardions comme perdus, si l'on n'arrivait assez tot pour
les secourir, a cause des ravins et de la riviere qui empechait
d'aller directement a eux. Mais ils sont commandes par des braves
officiers qui jurent, ainsi que les soldats, de se faire tuer plutot
que de ne pas en sortir avec honneur. Ils gagnent, en se battant, un
terrain qui leur etait avantageux. Alors ils se forment en carre, et
comme ils n'en etaient pas a leur coup d'essai, le nombre d'ennemis
qui leur etait oppose ne les intimide pas; et cependant ils etaient
entoures d'un regiment de lanciers et par d'autres cavaliers qui
cherchaient a les enfoncer, sans pouvoir y parvenir, de maniere qu'au
bout d'un moment, ils finirent par avoir, autour d'eux, un rempart
d'hommes et de chevaux tues et blesses. Ce fut un obstacle de plus
pour les Russes, qui, epouvantes, se sauverent en desordre, aux cris
de joie de toute l'armee, spectatrice de ce combat.

Les notres revinrent tranquillement, vainqueurs, s'arretant par
moments et faisant face a l'ennemi. L'Empereur envoya de suite l'ordre
de la Legion d'honneur aux plus braves. Les Russes, en bataille sur
une hauteur opposee a celle ou nous etions, ont vu, comme nous, le
combat et la fuite de leur cavalerie.

Apres cette echauffouree, nous formames nos bivouacs. Un instant
apres, je recus la visite de douze jeunes soldats de mon pays, de
Conde; dix etaient tambours, un, tambour-maitre, et le douzieme etait
caporal des voltigeurs, et tous dans le meme regiment. Ils avaient
tous, a leur cote, des demi-espadons. Cela signifiait qu'ils etaient
tous maitres ou prevots d'armes, enfin des vrais spadassins. Je leur
temoignai tout le plaisir que j'avais de les voir, en leur disant que
je regrettais de n'avoir rien a leur offrir. Le tambour-maitre prit la
parole et me dit:

"Mon pays, nous ne sommes pas venus pour cela; tout au contraire, nous
sommes venus vous prier de venir avec nous prendre votre part de ce
que nous, avons a vous offrir: vin, genievre et autres liquides fort
restaurants. Nous avons enleve tout cela, hier au soir, au general
russe, c'est-a-dire un petit fourgon avec sa cuisine et tout ce qui
s'ensuit, que nous avons depose dans la voiture de Florencia, notre
cantiniere, une jolie Espagnole, qu'on dit etre ma femme, et cela
parce qu'elle est sous ma protection, en tout bien tout honneur!" Et
en disant cela, il frappait de la main droite sur la garde de sa
longue rapiere. "Et puis, reprit-il, c'est une brave femme; demandez
aux amis, personne n'oserait lui manquer. Elle avait un caprice pour
un sergent avec qui elle devait se marier. Mais il a ete assassine par
un Espagnol de la ville de Bilbao. En attendant qu'elle en ait choisi
un autre, il faut la proteger. Ainsi, mon pays, c'est entendu, vous
allez venir avec quelques-uns de vos amis, parce que, lorsqu'il y en
a pour trois, il y en a pour quatre. Allons! En avant, marche!" Et
nous nous mimes en route, dans la direction de leur corps d'armee, qui
formait l'avant-garde.

Nous arrivames au camp des enfants de Conde; nous etions quatre
invites: deux dragons, Melet, qui etait de Conde, et Flament, de
Peruwelz, ensuite Grangier, sous-officier dans le meme regiment que
moi. Nous nous installames pres de la voiture de la cantiniere, qui
etait effectivement une jolie Espagnole, qui nous recut avec joie,
parce que nous arrivions de son pays, et que nous parlions assez bien
sa langue, surtout le dragon Flament, de sorte que nous passames la
nuit a boire le vin du general russe et a causer du pays.

Il commencait a faire jour, lorsqu'un coup de canon mit fin a notre
conversation. Nous rentrames chacun chez nous, en attendant l'occasion
de nous revoir. Les pauvres garcons ne pensaient pas que, quelques
jours plus tard, onze d'entre eux auraient fini d'exister.

C'etait le 28; nous nous attendions a une bataille, mais l'armee russe
se retira et, le meme jour, nous entrames a Witebsk, ou nous restames
quinze jours. Notre regiment occupait un des faubourgs de la ville.

J'etais loge chez un juif qui avait une jolie femme et deux filles
charmantes, avec des figures ovales. Je trouvai, dans cette maison,
une petite chaudiere a faire de la biere, de l'orge, ainsi qu'un
moulin a bras pour le moudre; mais le houblon nous manquait. Je donnai
douze francs au juif pour nous en procurer, et, dans la crainte qu'il
ne revint pas, nous gardames, pour plus de surete, Rachel, sa femme,
et ses deux filles en otage. Mais, vingt-quatre heures apres son
depart, Jacob le juif etait de retour avec du houblon. Il se trouvait,
dans la compagnie, un Flamand, brasseur de son etat, qui nous fit cinq
tonnes de biere excellente.

Le 13 aout, lorsque nous partimes de cette ville, il nous restait
encore deux tonnes de biere que nous mimes sur la voiture de la mere
Dubois, notre cantiniere, qui eut le bon esprit de rester en arriere
et de la vendre, a son profit, a ceux qui marchaient apres nous,
tandis que nous, marchant par la grande chaleur, nous mourions de
soif.

Le 16, de grand matin, nous arrivames devant Smolensk. L'ennemi
venait de s'y renfermer; nous primes position sur le _Champ sacre_,
ainsi appele par les habitants du pays. Cette ville est entouree de
murailles tres fortes et de vieilles tours, dont le haut est en bois;
le Boristhene (Dnieper) coule de l'autre cote et au pied de la ville.
Aussitot on en fit le siege, et l'on battit en breche, et, le 17 au
matin, lorsque l'on se disposait a la prendre d'assaut, on fut tout
surpris de la trouver evacuee. Les Russes battaient en retraite, mais
ils avaient coupe le pont et, de l'autre cote, sur une hauteur qui
dominait la ville, ils nous lancaient des bombes et des boulets.

Pendant le jour du siege, je fus, avec un de mes amis, aux
avant-postes ou etaient les batteries de siege qui tiraient sur la
ville. C'etait la position du corps d'armee du marechal Davoust; en
nous voyant, et reconnaissant que nous etions de la Garde, le marechal
vint a nous et nous demanda ou etait la Garde imperiale. Ensuite il se
mit a pointer des obusiers qui tiraient sur une tour qui etait devant
nous. Un instant apres, l'on vint le prevenir que les Russes sortaient
de la ville, et s'avancaient dans la direction ou nous etions. De
suite, il commanda a un bataillon d'infanterie legere d'aller prendre
position en avant, en disant a celui qui le commandait: "Si l'ennemi
s'avance, vous le repousserez".

Je me rappelle qu'un officier deja vieux, faisant partie de ce
bataillon, chantait, en allant au combat, la chanson de _Roland_:

  Combien sont-ils? Combien sont-ils?
  C'est le cri du soldat sans gloire![12]

[Note 12:
  Combien sont-ils? Combien sont-ils?
  Quel homme ennemi de sa gloire
  Peut demander: Combien sont-ils?
  Eh! demande ou sont les perils,
  C'est la qu'est aussi la victoire!

Tel est le texte exact du troisieme couplet de _Roland a Roncevaux_,
chanson (paroles et musique) de Rouget de L'Isle.]

Cinq minutes apres, ils marchaient a la baionnette sur la colonne des
Russes, qui fut forcee de rentrer en ville.

En revenant a notre camp, nous faillimes etre tues par un obus. Un
autre alla tomber sur une grange ou etait loge le marechal Mortier, et
y mit le feu; parmi les hommes qui portaient de l'eau pour l'eteindre,
je rencontrai un jeune soldat de mon endroit; il faisait partie d'un
regiment de la Jeune Garde[13].

[Note 13: Dumoulin, mort de la fievre a Moscou. (_Note de
l'auteur_.)]

Pendant notre sejour autour de cette ville, je fus visiter la
cathedrale, ou une grande partie des habitants s'etaient retires, les
maisons ayant ete toutes ecrasees.

Le 21, nous partimes de cette position. Le meme jour, nous traversames
le plateau de Valoutina ou, deux jours avant, une affaire sanglante
venait d'avoir lieu, et ou le brave general Gudin avait ete tue.

Nous continuames notre route et nous arrivames a marches forcees, a
une ville nommee Dorogoboui; nous en partimes le 24, en poursuivant
les Russes jusqu'a Viasma, qui, deja, etait toute en feu. Nous y
trouvames de l'eau-de-vie et un peu de vivres. Nous continuames de
marcher jusqu'a Ghjat, ou nous arrivames le 1er de septembre. Nous y
fimes sejour. Ensuite, on fit, dans toute l'armee, la recapitulation
des coups de canon et de fusil qu'il y avait a tirer pour le jour ou
une grande bataille aurait lieu. Le 4, nous nous remettions en marche;
le 5, nous rencontrames l'armee russe en position. Le 61e de ligne lui
enleva la premiere redoute.

Le 6, nous nous preparames pour la grande bataille qui devait se
donner le lendemain: l'un prepare ses armes, d'autres du linge en cas
de blessure, d'autres font leur testament, et d'autres, insouciants,
chantent ou dorment. Toute la Garde imperiale eut l'ordre de se mettre
en grande tenue.

Le lendemain, a cinq heures du matin, nous etions sous les armes, en
colonne serree par bataillons. L'Empereur passa pres de nous en
parcourant toute la ligne, car deja, depuis plus d'une demi-heure, il
etait a cheval.

A sept heures, la bataille commenca; il me serait impossible d'en
donner le detail, mais ce fut, dans toute l'armee, une grande joie en
entendant le bruit du canon, car l'on etait certain que les Russes,
comme les autres fois, n'avaient pas decampe, et qu'on allait se
battre. La veille au soir et une partie de la nuit, il etait tombe une
pluie fine et froide, mais, pour ce grand jour, il faisait un temps et
un soleil magnifiques.

Cette bataille fut, comme toutes nos grandes batailles, a coups de
canon, car, au dire de l'Empereur, cent vingt mille coups furent tires
par nous. Les Russes eurent au moins cinquante mille hommes, tant tues
que blesses. Notre perte fut de dix-sept mille hommes; nous eumes
quarante-trois generaux hors de combat, dont huit, a ma connaissance,
furent tues sur le coup. Ce sont: Montbrun, Huard, Caulaincourt (le
frere du grand ecuyer de l'Empereur), Compere, Maison, Plauzonne,
Lepel et Anabert. Ce dernier etait colonel d'un regiment de chasseurs
a pied de la Garde, et comme, a chaque instant, l'on venait dire a
l'Empereur: "Sire, un tel general est tue ou blesse", il fallait le
remplacer de suite. Ce fut de cette maniere que le colonel Anabert fut
nomme general. Je m'en rappelle tres bien, car j'etais, en ce moment,
a quatre pas de l'Empereur qui lui dit: "Colonel, je vous nomme
general; allez vous mettre a la tete de la division qui est devant la
grande redoute, et enlevez-la!"

Le general partit au galop, avec son adjudant-major, qui le suivit
comme aide de camp.

Un quart d'heure apres, l'aide de camp etait de retour, et annoncait a
l'Empereur que la redoute etait enlevee, mais que le general etait
blesse. Il mourut huit jours apres, ainsi que plusieurs autres.

L'on a assure que les Russes avaient perdu cinquante generaux, tant
tues que blesses.

Pendant toute la bataille, nous fumes en reserve, derriere la division
commandee par le general Friant: les boulets tombaient dans nos rangs
et autour de l'Empereur.

La bataille finit avec le jour, et nous restames sur l'emplacement,
pendant la nuit et la journee du 8, que j'employai a visiter le champ
de bataille, triste et epouvantable tableau a voir. J'etais avec
Grangier. Nous allames jusqu'au ravin, position qui avait ete tant
disputee pendant la bataille.

Le roi Murat y avait fait dresser ses tentes. Au moment ou nous
arrivions, nous le vimes faisant faire, par son chirurgien,
l'amputation de la cuisse droite a deux canonniers de la Garde
imperiale russe.

Lorsque l'operation fut terminee, il leur fit donner a chacun un verre
de vin. Ensuite, il se promena sur le bord du ravin, en contemplant la
plaine qui se trouve de l'autre cote, bornee par un bois. C'est la
que, la veille, il avait fait mordre la poussiere a plus d'un
Moscovite, lorsqu'il chargea, avec sa cavalerie, l'ennemi qui etait en
retraite. C'est la qu'il etait beau de le voir, se distinguant par sa
bravoure, son sang-froid et sa belle tenue, donnant des ordres a ceux
qu'il commandait et des coups de sabre a ceux qui le combattaient. On
pouvait facilement le distinguer a sa toque, a son aigrette blanche et
a son manteau flottant.

Le 9 au matin, nous quittames le champ de bataille et nous arrivames,
dans la journee, a Mojaisk. L'arriere-garde des Russes etait en
bataille sur une hauteur, de l'autre cote de la ville occupee par les
notres. Une compagnie de voltigeurs et de grenadiers, forte au plus de
cent hommes du 33e de ligne, qui faisait partie de l'avant-garde,
montait la cote sans s'inquieter du nombre d'ennemis qui
l'attendaient. Une partie de l'armee, qui etait encore arretee dans la
ville, les regardait avec surprise, quand plusieurs escadrons de
cuirassiers et de cosaques s'avancent et enveloppent nos voltigeurs et
nos grenadiers. Mais, sans s'etonner et comme s'ils avaient prevu
cela, ils se reunissent, se forment par pelotons, ensuite en carre, et
font feu des quatre faces sur les Russes qui les entourent.

Vu la distance qui les separe de l'armee, on les croit perdus, car
l'on ne pouvait pas arriver jusqu'a eux pour les secourir. Un officier
superieur des Russes s'etant avance pour leur dire de se rendre,
l'officier qui commandait les Francais repondit a cette sommation en
tuant celui qui lui parlait. La cavalerie, epouvantee, se sauva et
laissa les voltigeurs et grenadiers maitres du champ de bataille[14].

[Note 14: Un de mes amis, un velite, le capitaine Sabatier,
commandait les voltigeurs. (_Note de l'auteur_.)]

Le 10, nous suivons l'ennemi jusqu'au soir, et, lorsque nous nous
arretons, je suis commande de garde pres d'un chateau ou est loge
l'Empereur. Je venais d'etablir mon poste sur un chemin qui
conduisait au chateau, lorsqu'un domestique polonais, dont le maitre
etait attache a l'etat-major de l'Empereur, passa pres de mon poste,
conduisant un cheval charge de bagages. Ce cheval, fatigue, s'abattit
et ne voulut plus se relever. Le domestique prit la charge et partit.
A peine nous avait-il quittes, que les hommes du poste, qui avaient
faim, tuerent le cheval, de sorte que toute la nuit, nous nous
occupames a en manger et a en faire cuire pour le lendemain.

Un instant apres, l'Empereur vint a passer a pied. Il etait accompagne
du roi Murat et d'un auditeur au conseil d'Etat. Ils allaient joindre
la grand'route. Je fis prendre les armes a mon poste. L'Empereur
s'arreta devant nous et pres du cheval qui barrait le chemin. Il me
demanda si c'etait nous qui l'avions mange. Je lui repondis que oui.
Il se mit a sourire, en nous disant: "Patience! Dans quatre jours nous
serons a Moscou, ou vous aurez du repos et de la bonne nourriture,
quoique d'ailleurs le cheval soit bon."

La prediction ne manqua pas de s'accomplir, car, quatre jours apres,
nous arrivions dans cette capitale.

Le lendemain 11 et les jours suivants, nous marchames par un beau
temps. Le 13, nous couchames ou il y avait une grande abbaye et
d'autres batiments d'une construction assez belle. On voyait bien que
l'on etait pres d'une grande capitale.

Le lendemain 14, nous partimes de grand matin; nous passames pres d'un
ravin ou les Russes avaient commence des redoutes pour s'y defendre.
Un instant apres, nous entrames dans une grande foret de sapins et de
bouleaux, ou se trouve une route tres large (route royale). Nous
n'etions plus loin de Moscou.

Ce jour-la, j'etais d'avant-garde avec quinze hommes. Apres une heure
de marche, la colonne imperiale fit halte. Dans ce moment, j'apercus
un militaire de la ligne ayant le bras gauche en echarpe. Il etait
appuye sur son fusil et semblait attendre quelqu'un. Je le reconnus de
suite pour un des enfants de Conde dont j'avais recu la visite pres de
Witebsk. Il etait la, esperant me voir. Je m'approchai de lui en lui
demandant comment se portaient les amis: "Tres bien, me repondit-il,
en frappant la terre de la crosse de son fusil. Ils sont tous morts,
comme on dit, au champ d'honneur, et enterres dans la grande redoute.
Ils ont tous ete tues par la mitraille, en battant la charge. Ah! mon
sergent, continua-t-il, jamais je n'oublierai cette bataille! Quelle
boucherie!--Et, vous, lui dis-je, qu'avez-vous?--Ah bah! rien, une
balle entre le coude et l'epaule! Asseyons-nous un instant, nous
causerons de nos pauvres camarades et de la jeune Espagnole, notre
cantiniere."

Voici ce qu'il me raconta:

"Depuis sept heures du matin nous nous battions, lorsque le general
Campans, qui nous commandait, fut blesse. Celui qu'on envoya pour le
remplacer le fut aussi; ainsi d'un troisieme. Un quatrieme arrive: il
venait de la Garde. Aussitot, il prit le commandement et fit battre la
charge. C'est la que notre regiment, le 61e acheva d'etre abime par la
mitraille. C'est la aussi que les amis furent tues, la redoute prise
et le general blesse. C'etait le general Anabert. Pendant l'action,
j'avais recu une balle dans les bras, sans m'en apercevoir.

"Un instant apres, ma blessure me faisant souffrir, je me retirai pour
aller a l'ambulance me faire extraire la balle. Je n'avais pas fait
cent pas que je rencontrai la jeune Espagnole, notre cantiniere. Elle
etait tout en pleurs; des blesses venaient de lui apprendre que
presque tous les tambours du regiment etaient tues ou blesses. Elle me
dit qu'elle voulait les voir, afin de les secourir. Malgre ma blessure
qui me faisait souffrir, je me decidai a l'accompagner. Nous avancames
au milieu des blesses qui se retiraient peniblement, et d'autres que
l'on portait sur des brancards.

"Lorsque nous fumes arrives pres de la grande redoute et qu'elle vit
ce champ de carnage, elle se mit a jeter des cris lamentables. Mais ce
fut bien autre chose, lorsqu'elle apercut a terre les caisses brisees
des tambours du regiment. Alors elle devint comme une femme en delire:
"Ici, l'ami, ici, s'ecria-t-elle! C'est ici qu'ils sont!"
Effectivement ils etaient la, gisants, les membres brises, les corps
dechires par la mitraille, et, comme une folle, elle allait de l'un a
l'autre, leur adressant de douces paroles. Mais aucun ne l'entendait.
Cependant, quelques-uns donnaient encore signe de vie. Le
tambour-maitre, celui qu'elle appelait son pere, etait du nombre.

"Elle s'arreta a celui-la, et, se mettant a genoux, elle lui souleva
la tete afin de lui introduire quelques gouttes d'eau-de-vie dans la
bouche. Dans ce moment, les Russes firent un mouvement pour reprendre
la redoute qu'on leur avait enlevee. Alors la fusillade et la
canonnade recommencerent. Tout a coup, la jeune Espagnole jeta un cri
de douleur. Elle venait d'etre atteinte d'une balle a la main gauche,
qui lui avait ecrase le pouce et etait entree dans l'epaule de l'homme
mourant qu'elle soutenait. Elle tomba sans connaissance. Voyant le
danger, je voulus la soulever, afin de la conduire en lieu de surete,
ou etaient les bagages, sa voiture et les ambulances. Mais, avec le
seul bras que j'avais de libre, je n'en eus pas la force. Fort
heureusement, un cuirassier qui etait demonte vint a passer pres de
nous. Il ne se fit pas prier. Il me dit seulement: "Vite!
depechons-nous, car ici il ne fait pas bon!" En effet les boulets nous
sifflaient aux oreilles. Sans plus de facon, il enleva la jeune
Espagnole et la transporta comme une enfant que l'on porte. Elle etait
toujours sans connaissance. Apres dix minutes de marche, nous
arrivames pres d'un petit bois ou etait l'ambulance de l'artillerie de
la Garde. La, Florencia reprit ses sens.

"M. Larrey, le chirurgien de l'Empereur, lui fit l'amputation de son
pouce, et a moi il m'extirpa fort adroitement la balle que j'avais
dans le bras, et a present je me trouve assez bien."

Voila ce que me raconta l'enfant de Conde, Dumont, caporal des
voltigeurs du 61e de ligne. Je lui fis promettre de venir me voir a
Moscou, si toutefois nous y restions; mais plus jamais je n'ai entendu
parler de lui.

Ainsi perirent douze jeunes gens de Conde, dans la memorable bataille
de la Moskowa, le 7 septembre 1812.

_Fin de l'abrege de notre marche depuis le Portugal jusqu'a Moscou._

BOURGOGNE
Ex-grenadier de la Garde imperiale,
chevalier de la Legion d'honneur[15].

[Note 15: La signature de Bourgogne a la fin de ce chapitre,
montre qu'il le considerait comme une sorte d'_Avant-propos_.]




II

L'incendie de Moscou.


Le 14 septembre, a une heure de l'apres-midi, apres avoir traverse une
grande foret, nous apercumes, de loin, une eminence. Une demi-heure
apres, nous y arrivames. Les premiers, qui etaient deja sur le point
le plus eleve, faisaient des signaux a ceux qui etaient encore en
arriere, en leur criant: "Moscou! Moscou!" En effet, c'etait la grande
ville que l'on apercevait: c'etait la ou nous pensions nous reposer de
nos fatigues, car nous, la Garde imperiale, nous venions de faire plus
de douze cents lieues sans nous reposer.

C'etait par une belle journee d'ete; le soleil reflechissait sur les
domes, les clochers et les palais dores. Plusieurs capitales que
j'avais vues, telles que Paris, Berlin, Varsovie, Vienne et Madrid,
n'avaient produit en moi que des sentiments ordinaires, mais ici la
chose etait differente: il y avait pour moi, ainsi que pour tout le
monde, quelque chose de magique.

Dans ce moment, peines, dangers, fatigues, privations, tout fut
oublie, pour ne plus penser qu'au plaisir d'entrer dans Moscou, y
prendre des bons quartiers d'hiver, et faire des conquetes d'un autre
genre, car tel est le caractere du militaire francais: du combat a
l'amour, et de l'amour au combat.

Pendant que nous etions a contempler cette ville, l'ordre de se mettre
en grande tenue arrive.

Ce jour-la, j'etais d'avant-garde avec quinze hommes, et on m'avait
donne a garder plusieurs officiers restes prisonniers de la grande
bataille de la Moskowa, dont quelques-uns parlaient francais. Il se
trouvait aussi, parmi eux, un _pope_ (pretre de la religion grecque),
probablement aumonier d'un regiment, qui, aussi, parlait tres bien
francais, mais paraissant plus triste et plus occupe que ses
compagnons d'infortune. J'avais remarque, ainsi que bien d'autres,
qu'en arrivant sur la colline ou nous etions, tous les prisonniers
s'etaient inclines en faisant, a plusieurs reprises, le signe de la
croix. Je m'approchai du pretre, et je lui demandai pourquoi cette
manifestation: "Monsieur, me dit-il, la montagne sur laquelle nous
sommes s'appelle le _Mont-du-Salut_, et tout bon Moscovite, a la vue
de la ville sainte, doit s'incliner et se signer!"

Un instant apres, nous descendions le Mont-du-Salut et, apres un quart
d'heure de marche, nous etions a la porte de la ville.

L'Empereur y etait deja avec son etat-major. Nous fimes halte; pendant
ce temps, je remarquai que, pres de la ville et sur notre gauche, il
se trouvait un immense cimetiere. Apres un moment d'attente, le
marechal Duroc qui, depuis un instant, etait entre en ville, se
presenta a l'Empereur avec quelques habitants qui parlaient francais.
L'Empereur leur fit plusieurs questions; ensuite le marechal dit a Sa
Majeste, qu'il y avait, dans le Kremlin, une quantite d'individus
armes dont la majeure partie etaient des malfaiteurs que l'on avait
fait sortir des prisons, et qui tiraient des coups de fusil sur la
cavalerie de Murat, qui formait l'avant-garde. Malgre plusieurs
sommations, ils s'obstinaient a ne pas ouvrir les portes: "Tous ces
malheureux, dit le marechal, sont ivres, et refusent d'entendre
raison,--Que l'on ouvre les portes a coups de canon! repondit
l'Empereur, et que l'on en chasse tout ce qui s'y trouve!"

La chose etait deja faite, le roi Murat s'etait charge de la besogne:
deux coups de canon, et toute cette canaille se dispersa dans la
ville. Alors le roi Murat avait continue de la traverser, en serrant
de pres l'arriere-garde des Russes.

Un roulement de tous les tambours de la Garde se fait entendre, suivi
du commandement de _Garde a vous!_ C'est le signal d'entrer en ville.
Il etait trois heures apres midi; nous faisons notre entree en
marchant en colonne serree par pelotons, musique en tete.
L'avant-garde, dont je faisais partie, etait composee de trente
hommes: M. Serraris, lieutenant de notre compagnie, la commandait.

A peine etions-nous dans le faubourg, que nous vimes venir a nous
plusieurs de ces miserables que l'on avait chasses du Kremlin; ils
avaient tous des figures atroces, ils etaient armes de fusils, de
lances et de fourches. A peine avions-nous passe au pont qui separe le
faubourg de la ville, qu'un individu, sorti de dessous le pont,
s'avanca au-devant du regiment: il etait affuble d'une capote de peau
de mouton, une ceinture de cuir lui serrait les reins, des longs
cheveux gris lui tombaient sur les epaules, une barbe blanche et
epaisse lui descendait jusqu'a la ceinture. Il etait arme d'une
fourche a trois dents, enfin tel que l'on depeint Neptune sortant des
eaux. Dans cet equipage, il marcha fierement sur le tambour-major,
faisant mine de le frapper le premier: le voyant bien equipe, galonne,
il le prenait peut-etre pour un general. Il lui porta un coup de sa
fourche que, fort heureusement, le tambour-major evita, et, lui ayant
arrache son arme meurtriere, il le prit par les epaules et, d'un grand
coup de pied dans le derriere, il le fit sauter en bas du pont et
rentrer dans les eaux d'ou il etait sorti un instant avant, mais pour
ne plus reparaitre, car, entraine par le courant, on ne le voyait plus
que faiblement et par intervalles; ensuite, on ne le vit plus.

Nous en vimes venir d'autres, qui faisaient feu sur nous avec des
armes chargees; il y en avait meme qui n'avaient que des pierres en
bois a leurs fusils. Comme ils ne blesserent personne, l'on se
contenta de leur arracher leurs armes et de les briser, et, lorsqu'ils
revenaient, l'on s'en debarrassait par un grand coup de crosse de
fusil dans les reins. Une partie de ces armes avaient ete prises dans
l'arsenal qui se trouvait au Kremlin; de la venaient les fusils avec
des pierres en bois, que l'on met toujours, lorsqu'ils sont neufs et
au ratelier. Nous sumes que ces miserables avaient voulu assassiner un
officier de l'etat-major du roi Murat.

Apres avoir passe le pont, nous continuames notre marche dans une
grande et belle rue. Nous fumes etonnes de ne voir personne, pas meme
une dame, pour ecouter notre, musique qui jouait l'air _La victoire
est a nous!_ Nous ne savions a quoi attribuer cette cessation de tout
bruit. Nous nous imaginions que les habitants, n'osant pas se montrer,
nous regardaient par les jalousies de leurs croisees. On voyait
seulement, ca et la, quelques domestiques en livree et quelques
soldats russes.

Apres avoir marche environ une heure, nous nous trouvames pres de la
premiere enceinte du Kremlin. Mais l'on nous fit tourner brusquement a
gauche, et nous entrames dans une rue plus belle et plus large que
celle que nous venions de quitter, et qui conduit sur la place du
Gouvernement. Dans un moment ou la colonne etait arretee, nous vimes
trois dames a une croisee du rez-de-chaussee.

Je me trouvais sur le trottoir et pres d'une de ces dames, qui me
presenta un morceau de pain aussi noir que du charbon et rempli de
longue paille. Je la remerciai et, a mon tour, je lui en presentai un
morceau de blanc que la cantiniere de notre regiment, la mere Dubois,
venait de me donner. La dame se mit a rougir et moi a rire; alors elle
me toucha le bras, je ne sais pourquoi, et je continuai a marcher.

Enfin, nous arrivames sur la place du Gouvernement; nous nous formames
en masse, en face du palais de Rostopchin, gouverneur de la ville,
celui qui la fit incendier. Ensuite l'on nous annonca que tout le
regiment etait de piquet, et que personne, sous quelque pretexte que
ce soit, ne devait s'absenter. Cela n'empecha pas qu'une heure apres,
toute la place etait couverte de tout ce que l'on peut desirer, vins
de toutes especes, liqueurs, fruits confits, et une quantite
prodigieuse de pains de sucre, un peu de farine, mais pas de pain. On
entrait dans les maisons qui etaient sur la place, pour demander a
boire ou a manger, et comme il ne s'y trouvait personne, l'on
finissait par se servir soi-meme. C'est pourquoi l'on etait si bien.

Nous avions etabli notre poste sous la grand'porte du palais, ou, a
droite, se trouvait une chambre assez grande pour y contenir tous les
hommes de garde, et quelques officiers russes prisonniers que l'on
venait de nous conduire et que l'on avait trouves dans la ville. Pour
les premiers que nous avions, conduits jusqu'aupres de Moscou, nous
les avions laisses, par ordre, a l'entree de la ville.

Le palais du gouverneur est assez grand; sa construction est tout a
fait europeenne. Dans le fond de la grand'porte se trouvent deux beaux
escaliers tres larges, qui sont places a droite et finissent par se
reunir au premier ou se trouve un grand salon avec une grande table
ovale dans le milieu, ainsi qu'un tableau de grande dimension dans le
fond, representant Alexandre, empereur de Russie, a cheval. Derriere
le palais se trouve une cour tres vaste, entouree de batiments a
l'usage des domestiques.

Une heure apres notre arrivee, l'incendie commenca: on apercut, sur la
droite, une epaisse fumee, ensuite des tourbillons de flammes, sans
cependant savoir d'ou cela provenait. Nous apprimes que le feu etait
au bazar, qui est le quartier des marchands: "Probablement, disait-on,
que ce sont des maraudeurs de l'armee qui ont mis le feu par
imprudence, en entrant dans les magasins pour y chercher des vivres".

Beaucoup de personnes qui n'ont pas fait cette campagne disent que
l'incendie de Moscou fut la perte de l'armee: tant qu'a moi, ainsi que
beaucoup d'autres, nous avons pense le contraire, car les Russes
pouvaient fort bien ne pas incendier la ville, mais emporter ou jeter
dans la Moskowa les vivres, ravager le pays a dix lieues a la ronde,
chose qui n'etait pas bien difficile, car une partie du pays est
deserte, et, au bout de quinze jours, il aurait fallu necessairement
partir. Apres l'incendie, il restait encore assez d'habitations pour
loger toute l'armee, et, en supposant qu'elles fussent toutes brulees,
les caves etaient la.

A sept heures, le feu prit derriere le palais du gouverneur: aussitot
le colonel vint au poste et commanda que l'on fit partir de suite une
patrouille de quinze hommes, dont je fis partie: M. Serraris vint avec
nous et en prit le commandement. Nous nous mimes en marche dans la
direction du feu, mais, a peine avions-nous fait trois cents pas, que
des coups de fusil, tires sur notre droite et dans notre direction,
vinrent nous saluer. Pour le moment, nous n'y fimes pas grande
attention, croyant toujours que c'etaient des soldats de l'armee qui
etaient ivres. Mais, cinquante pas plus loin, de nouveaux coups se
font entendre, venant d'une espece de cul-de-sac, et diriges contre
nous.

Au meme instant, un cri jete a cote de moi m'avertit qu'un homme etait
blesse. Effectivement, un venait d'avoir la cuisse atteinte d'une
balle, mais la blessure ne fut pas dangereuse, puisqu'elle ne
l'empecha pas de marcher. Il fut decide que nous retournerions de
suite ou etait le regiment; mais, a peine avions-nous tourne, que deux
autres coups de fusil, tires du premier endroit, nous firent changer
de resolution. De suite il fut decide de voir la chose de plus pres:
nous avancons contre la maison d'ou nous croyons que l'on venait de
tirer; arrives a la porte, nous l'enfoncons, mais alors nous
rencontrons neuf grands coquins armes de lances et de fusils, qui se
presentent et veulent nous empecher d'entrer.

Aussitot, un combat s'engagea dans la cour: la partie n'etait pas
egale, nous etions dix-neuf contre neuf, mais, croyant qu'il s'en
trouvait davantage, nous avions commence par coucher a terre les trois
premiers qui s'offrirent a nos coups. Un caporal fut atteint d'un coup
de lance entre ses buffleteries et ses habits: ne se sentant pas
blesse, il saisit la lance de son adversaire qui se trouvait
infiniment plus fort, car le caporal n'avait qu'une main libre, etant
oblige de tenir son fusil de l'autre; aussi fut-il jete avec force
contre la porte d'une cave, sans cependant avoir lache le bois de la
lance. Dans le moment, le Russe tomba blesse de deux coups de
baionnette. L'officier, avec son sabre, venait de couper le poignet a
un autre, afin de lui faire lacher sa lance, mais, comme il menacait
encore, il fut aussitot atteint d'une balle dans le cote, qui l'envoya
chez Pluton.

Pendant ce temps, je tenais, avec cinq hommes, les quatre autres qui
nous restaient, car trois s'etaient sauves, tellement serres contre un
mur, qu'ils ne pouvaient se servir de leurs lances: au premier
mouvement, nous pouvions les percer de nos baionnettes qui etaient
croisees sur leurs poitrines sur lesquelles ils se frappaient a coups
de poing, comme pour nous braver. Il faut dire, aussi, que ces
malheureux etaient ivres d'avoir bu de l'eau-de-vie qu'on leur avait
abandonnee avec profusion, de maniere qu'ils etaient comme des
enrages. Enfin, pour en finir, nous fumes obliges de les mettre hors
de combat.

Nous nous depechames a faire une visite dans la maison; en visitant
une chambre, nous apercumes deux ou trois hommes qui s'etaient sauves:
en nous voyant, ils furent tellement saisis qu'ils n'eurent pas le
temps de prendre leurs armes, sur lesquelles nous nous jetames;
pendant ce temps, ils sauterent en bas du balcon.

Comme nous n'avions trouve que deux hommes, et qu'il y avait trois
fusils, nous cherchames le troisieme, que nous trouvames sous le lit,
et qui vint a nous sans se faire prier et en criant: "_Bojo! Bojo!_"
qui veut dire: "Mon Dieu! Mon Dieu!" Nous ne lui fimes aucun mal, mais
nous le reservames pour nous servir de guide. Il etait, comme les
autres, affreux et degoutant, forcat comme eux, et habille de peau de
mouton, avec une ceinture de cuir qui lui serrait les reins. Nous
sortimes de la maison. Lorsque nous fumes dans la rue, nous y
trouvames les deux forcats qui avaient saute par la fenetre: un etait
mort, ayant eu la tete brisee sur le pave; l'autre avait les deux
jambes cassees.

Nous les laissames comme ils etaient, et nous nous disposames a
retourner sur la place du Gouvernement. Mais quelle fut notre surprise
lorsque nous vimes qu'il etait impossible, vu les progres qu'avait
faits le feu: de la droite a la gauche, les flammes ne formaient plus
qu'une voute, sous laquelle il aurait fallu que nous passions, chose
impossible, car le vent soufflait avec force, et deja des toits
s'ecroulaient. Nous fumes forces de prendre une autre direction et de
marcher du cote ou les seconds coups de fusil nous etaient venus;
malheureusement, nous ne pouvions nous faire comprendre de notre
prisonnier, qui avait plutot l'air d'un ours que d'un homme.

Apres avoir marche deux cents pas, nous trouvames une rue sur notre
droite; mais, avant de nous y engager, nous eumes la curiosite de
visiter la maison aux coups de fusil, qui paraissait de tres belle
apparence. Nous y fimes entrer notre prisonnier, en le suivant de
pres; mais a peine avions-nous pris ces precautions, qu'un cri
d'alarme se fit entendre, et nous vimes plusieurs hommes se sauvant
avec des torches allumees a la main; apres avoir traverse une grande
cour, nous vimes que l'endroit ou nous etions, et que nous avions pris
pour une maison ordinaire, etait un palais magnifique. Avant d'y
entrer, nous y laissames deux hommes en sentinelle a la premiere
porte, afin de nous prevenir, s'il arrivait que nous fussions surpris.
Comme nous avions des bougies, nous en allumames plusieurs, et nous
entrames: de ma vie, je n'avais vu d'habitation avec un ameublement
aussi riche et aussi somptueux que celui qui s'offrit a notre vue,
surtout une collection de tableaux des ecoles flamande et italienne.
Parmi toutes ces richesses, la chose qui attira le plus notre
attention, fut une grande caisse remplie d'armes de la plus grande
beaute, que nous mimes en pieces. Je m'emparai d'une paire de
pistolets d'arcon dont les etuis etaient garnis de perles et de
pierres precieuses; je pris aussi un objet servant a connaitre la
force de la poudre (eprouvette).

Il y avait pres d'une heure que nous parcourions les vastes et riches
appartements d'un genre tout nouveau pour nous, qu'une detonation
terrible se fit entendre: ce bruit partait d'une place au-dessous de
l'endroit ou nous etions. La commotion fut tellement forte, que nous
crumes que nous allions etre aneantis sous les debris du palais. Nous
descendimes au plus vite et avec precaution, mais nous fumes saisis en
ne voyant plus les deux hommes que nous avions places en faction. Nous
les cherchames assez longtemps; enfin nous les retrouvames dans la
rue: ils nous dirent qu'au moment de l'explosion, ils s'etaient sauves
au plus vite, croyant que toute l'habitation allait s'ecrouler sur
nous. Avant de partir, nous voulumes connaitre la cause de ce qui nous
avait tant epouvantes; nous vimes, dans une grande place a manger, que
le plafond etait tombe, qu'un grand lustre en cristal etait brise en
milliers de morceaux, et tout cela venait de ce que des obus avaient
ete places, a dessein, dans un grand poele en faience. Les Russes
avaient juge que, pour nous detruire, tous les moyens etaient bons.

Tandis que nous etions encore dans les appartements, a faire des
reflexions sur des choses que nous ne comprenions pas encore, nous
entendimes crier: _Au feu!_ C'etaient nos deux sentinelles qui
venaient de s'apercevoir que le feu etait au palais. Effectivement il
sortait, par plusieurs endroits, une fumee epaisse, noire, et puis
rougeatre, et, en un instant, l'edifice fut tout en feu. Au bout d'un
quart d'heure, le toit en tole colorie et verni s'ecroula avec un
bruit effroyable et entraina avec lui les trois quarts de l'edifice.

Apres avoir fait plusieurs detours, nous entrames dans une rue assez
large et longue, ou se trouvaient, a droite et a gauche, des palais
superbes. Elle devait nous conduire dans la direction d'ou nous etions
partis, mais le forcat qui nous servait de guide ne pouvait rien nous
enseigner; il ne nous etait utile que pour porter quelquefois notre
blesse, car il commencait a marcher avec peine. Pendant notre marche,
nous vimes passer, pres de nous, plusieurs hommes avec de longues
barbes et des figures sinistres, et que la lueur des torches a
incendie, qu'ils portaient a la main, rendait encore plus terribles;
ignorant leurs desseins, nous les laissons passer.

Nous rencontrames plusieurs chasseurs de la Garde, qui nous apprirent
que c'etaient les Russes eux-memes qui brulaient la ville, et que les
hommes que nous avions rencontres etaient charges de cette mission. Un
instant apres, nous surprimes trois de ces miserables qui mettaient le
feu a un temple grec. En nous voyant, deux jeterent leurs torches et
se sauverent; nous approchames du troisieme, qui ne voulut pas jeter
la sienne, et qui, au contraire, cherchait a mettre son projet a
execution; mais un coup de crosse de fusil derriere la tete nous fit
raison de son obstination.

Au meme instant, nous rencontrames une patrouille de
fusiliers-chasseurs qui, comme nous, se trouvaient egares. Le sergent
qui la commandait me conta qu'ils avaient rencontre des forcats
mettant le feu a plusieurs maisons, et qu'il s'en etait trouve un a
qui il avait ete oblige d'abattre le poignet d'un coup de sabre, afin
de lui faire lacher prise, et que, la torche etant tombee, il la
ramassa de la main gauche, pour continuer de mettre le feu: ils furent
obliges de le tuer.

Un peu plus loin, nous entendimes les cris de plusieurs femmes qui
appelaient au secours en francais: nous entrames dans la maison d'ou
partaient les cris, croyant que c'etaient des cantinieres de l'armee
qui etaient aux prises avec des Russes. En entrant, nous vimes epars,
ca et la, plusieurs costumes de differentes facons, qui nous parurent
tres riches, et nous vimes venir a nous deux dames tout echevelees.
Elles etaient accompagnees d'un jeune garcon de douze a quinze ans;
elles implorerent notre protection contre des soldats de la police
russe, qui voulaient incendier leur habitation, sans leur donner le
temps d'emporter leurs effets, parmi lesquels se trouvait la robe de
Cesar, le casque de Brutus et la cuirasse de Jeanne d'Arc, car ces
dames nous apprirent qu'elles etaient comediennes, et Francaises, mais
que leurs maris etaient partis de force avec les Russes. Nous
empechames que, pour le moment, la maison ne fut brulee; nous nous
emparames de la police russe, ils etaient quatre, que nous conduisimes
a notre regiment qui etait toujours sur la place du Gouvernement, ou
nous arrivames apres bien des peines, a deux heures du matin,
precisement du cote oppose a celui d'ou nous etions partis.

Lorsque le colonel sut que nous etions de retour, il vint nous trouver
pour nous temoigner son mecontentement, et nous demanda compte du
temps que nous avions passe, depuis la veille a sept heures du soir.
Mais lorsqu'il vit nos prisonniers et notre homme blesse, et que nous
lui eumes conte les dangers que nous avions courus depuis l'instant ou
nous etions partis, il nous dit qu'il etait satisfait de nous revoir,
car nous lui avions donne beaucoup d'inquietude.

En jetant un regard sur la place ou etait bivaque le regiment, il me
semblait voir une reunion de tous les peuples du monde, car nos
soldats etaient vetus en Kalmoucks, en Chinois, en Cosaques, en
Tartares, en Persans, en Turcs, et une autre partie couverte de riches
fourrures. Il y en avait meme, qui etaient habilles avec des habits de
cour a la francaise, ayant, a leurs cotes, des epees dont la poignee
etait en acier et brillante comme le diamant. Ajoutez a cela la place
couverte de tout ce que l'on peut desirer de friandises, du vin et des
liqueurs en quantite, peu de viande fraiche, beaucoup de jambons et de
gros poissons, un peu de farine, mais pas de pain.

Ce jour-la, 15, le lendemain de notre arrivee, le regiment quitta la
place du Gouvernement a 9 heures du matin, pour se porter dans les
environs du Kremlin, ou l'Empereur venait de se loger, et, comme il
n'y avait pas vingt-quatre heures que j'etais de service, je fus
laisse avec quinze hommes au palais du gouverneur.

Sur les dix heures, je vis venir un general a cheval; je crois que
c'etait le general Pernetty[16]. Il conduisait, devant son cheval, un
individu jeune encore, vetu d'une capote de peau de mouton, serree
avec une ceinture de laine rouge. Le general me demanda si j'etais le
chef du poste, et, sur ma reponse affirmative, il me dit: "C'est bien!
Vous allez faire perir cet homme a coups de baionnette; je viens de le
surprendre, une torche a la main, mettant le feu au palais ou je suis
loge!"

[Note 16: J'ai su, depuis, que c'etait bien le general Pernetty,
commandant les canonniers a pied de la Garde imperiale. (_Note de
l'auteur_.)]

Aussitot, je commandai quatre hommes pour l'execution de l'ordre du
general. Mais le soldat francais est peu propre pour des executions
semblables, de sang-froid: les coups qu'ils lui porterent ne
traverserent pas sa capote; nous lui aurions sans doute sauve la vie,
a cause de sa jeunesse (et puis il n'avait pas l'air d'un forcat),
mais le general, toujours present, afin de voir si l'on executait ses
ordres, ne partit que lorsqu'il vit le malheureux tomber d'un coup de
fusil dans le cote, qu'un soldat lui tira, plutot que de le faire
souffrir par des coups de baionnette. Nous le laissames sur la place.

Un instant apres, arriva un autre individu, habitant de Moscou,
Francais d'origine, et Parisien, se disant proprietaire de
l'etablissement des bains. Il venait me demander une sauvegarde, parce
que, disait-il, on voulait mettre le feu chez lui. Je lui donnai
quatre hommes, qui revinrent un instant apres, en disant qu'il etait
trop tard, que cet etablissement spacieux etait tout en flammes.

Quelques heures apres notre malheureuse execution, les hommes du poste
vinrent me dire qu'une femme, passant sur la place, s'etait jetee sur
le corps inanime du malheureux jeune homme. Je fus la voir; elle
cherchait a nous faire comprendre que c'etait son mari, ou un parent.
Elle etait assise a terre, tenant la tete du mort sur ses genoux, lui
passant la main sur la figure, l'embrassant quelquefois, et sans
verser une larme. Enfin, fatigue de voir une scene qui me saignait le
coeur, je la fis entrer ou etait le poste; je lui presentai un verre
de liqueur qu'elle avala avec plaisir, et puis un second, ensuite un
troisieme, et tant que l'on voulut lui en donner. Elle finit par nous
faire comprendre qu'elle resterait pendant trois jours ou elle etait,
en attendant que l'individu mort soit ressuscite; en cela, elle
pensait, comme le vulgaire des Russes, qu'au bout de trois jours l'on
revient; elle finit par s'endormir sur un canape.

A cinq heures, notre compagnie revint sur la place; elle etait de
nouveau commandee de piquet, de maniere que, croyant me reposer, je
fus encore de service pour vingt-quatre heures. Le reste du regiment,
ainsi qu'une partie du reste de la Garde, etait occupe a maitriser le
feu qui etait dans les environs du Kremlin; l'on en vint a bout pour
un moment, mais pour recommencer ensuite plus fort que jamais.

Depuis que la compagnie etait de retour sur la place, le capitaine
avait fait partir des patrouilles dans differents quartiers: une fut
envoyee encore du cote des bains, mais elle revint un instant apres,
et le caporal qui la commandait nous dit qu'au moment ou il arrivait,
l'etablissement s'ecroula avec un bruit epouvantable, et que les
etincelles, emportees au loin par un vent d'ouest, avaient mis le feu
a differents endroits.

Pendant toute la soiree et une partie de la nuit, nos patrouilles ne
faisaient que de nous amener des soldats russes que l'on trouvait dans
tous les quartiers de la ville, le feu les faisant sortir des maisons
ou ils etaient caches. Parmi eux se trouvaient deux officiers, l'un
appartenant a l'armee, l'autre a la milice: le premier se laissa
desarmer de son sabre, sans faire aucune observation, et demanda
seulement qu'on lui laissat une medaille en or pendue a son cote; mais
le second, qui etait un jeune homme, et qui, independamment de son
sabre, avait encore une ceinture remplie de cartouches, ne voulait pas
se laisser desarmer, et, comme il parlait tres bien francais, il nous
disait qu'il etait de la milice: c'etaient la ses raisons, mais nous
finimes par lui faire comprendre les notres.

A minuit, le feu recommenca dans les environs du Kremlin; l'on parvint
encore a le maitriser. Mais le 16, a trois heures du matin, il
recommenca avec plus de violence, et continua.

Pendant cette nuit du 15 au 16, l'envie me prit, ainsi qu'a deux de
mes amis, sous-officiers comme moi, de parcourir la ville, et de faire
une visite au Kremlin dont on parlait tant.... Nous nous mimes en
route: pour eclairer notre marche, nous n'avions pas besoin de
flambeaux, mais comme nous avions envie de visiter les demeures et les
caves des seigneurs moscovites, nous nous etions fait accompagner,
chacun, par un homme de la compagnie, muni de bougies.

Mes camarades connaissaient deja un peu le chemin, pour l'avoir fait
deux fois, mais comme tout changeait a chaque instant, par suite de
l'eboulement des rues, nous fumes bientot egares. Apres avoir marche
quelque temps sans direction certaine, suivant comme le feu nous le
permettait, nous rencontrames, fort heureusement, un juif qui
s'arrachait la barbe et les cheveux en voyant bruler sa synagogue,
temple dont il etait le rabbin. Comme il parlait allemand, il nous
conta ses peines, en nous disant que lui et d'autres de sa religion
avaient mis, dans le temple, pour le sauver, tout ce qu'ils avaient de
plus precieux, mais qu'a present, tout etait perdu. Nous cherchames a
consoler l'enfant d'Israel, nous le primes par le bras, et nous lui
dimes de nous conduire au Kremlin.

Je ne puis me rappeler sans rire, que le juif, au milieu d'un pareil
desastre, nous demanda si nous n'avions rien a vendre, ou a changer.
Je pense que c'est par habitude qu'il nous fit cette question, car,
pour le moment, il n'y avait pas de commerce possible.

Apres avoir traverse plusieurs quartiers, dont une grande partie etait
en feu, et avoir remarque beaucoup de belles rues encore intactes,
nous arrivames sur une petite place un peu elevee, pas loin de la
Moskowa, d'ou le juif nous fit remarquer les tours du Kremlin que l'on
distinguait comme en plein jour, a cause de la lueur des flammes; nous
nous arretames un instant dans ce quartier, pour visiter une cave d'ou
quelques lanciers de la Garde sortaient. Nous y primes du vin et du
sucre, beaucoup de fruits confits; nous en chargeames le juif, qui
porta tout sous notre protection. Il etait jour lorsque nous
arrivames, pres de la premiere enceinte du Kremlin: nous passames sous
une porte batie en pierre grise, surmontee d'un petit clocher ou il y
avait une cloche, en l'honneur d'un grand saint Nicolas qui se
trouvait dans une niche dessous la porte, et a gauche en entrant. Ce
grand saint, qui avait au moins six pieds, et richement habille, etait
adore par chaque Russe qui passait, meme les forcats: c'est le patron
de la Russie.

Lorsque nous fumes au dela de la premiere enceinte, nous tournames a
droite ou, apres avoir longe une rue que nous eumes beaucoup
d'embarras de traverser, a cause du desordre qu'il y avait par suite
du feu qui venait de se declarer dans plusieurs maisons ou s'etaient
etablies des cantinieres de la Garde, nous arrivames, non sans peine,
contre une haute muraille surmontee de grandes tours. De distance en
distance, de grandes aigles dorees dominent au haut des tours. Apres
avoir passe une grande porte, nous nous trouvames dans la place et
vis-a-vis du palais. L'Empereur y etait depuis la veille, car, du 14
au 15, il avait couche dans un faubourg.

A notre arrivee, nous y rencontrames des amis du 1er regiment de
chasseurs qui etaient de piquet et qui nous retinrent a dejeuner. Nous
y mangeames de bonnes viandes, chose qui ne nous etait pas arrivee
depuis longtemps; nous y bumes aussi d'excellent vin. Le juif, que
nous avions toujours garde avec nous, fut force, malgre toute sa
repugnance, de manger avec nous et de gouter du jambon. Il est vrai de
dire que les chasseurs, qui avaient beaucoup de lingots en argent qui
venaient de l'hotel de la Monnaie, lui promirent de faire des
echanges; ces lingots etaient aussi gros qu'une brique et en avaient
la forme: il s'en est trouve beaucoup.

Il etait pres de midi que nous etions encore a table avec nos amis, le
dos appuye contre des grosses pieces de canon monstre, qui sont de
chaque cote de la porte de l'arsenal qui est en face du palais,
lorsqu'on cria: "Aux armes!" Le feu etait au Kremlin. Un instant
apres, des brandons de feu tombaient dans la cour ou se trouvaient de
l'artillerie de la Garde, avec tous les caissons; a cote se trouvait
une grande quantite d'etoupes, que les Russes avaient laissee, et
dont deja une partie etait en flammes. La crainte d'une explosion
occasionna un peu de desordre, surtout par la presence de l'Empereur
que l'on forca, pour ainsi dire, de quitter le Kremlin.

Pendant ce temps, nous avions dit adieu a nos amis; nous etions partis
pour rejoindre le regiment. Notre guide, a qui nous avions fait
comprendre l'endroit ou il etait, nous fit prendre une direction par
ou, nous disait-il, nous aurions plus court, mais il nous fut
impossible d'y penetrer; nous en fumes repousses par les flammes. Il
nous fallut attendre qu'un passage fut libre, car, dans ce moment,
tout etait en feu autour du Kremlin, et l'impetuosite du vent qui,
depuis quelque temps, soufflait d'une force extraordinaire, nous
lancait des pieces de bois enflammees dans les jambes, ce qui nous
forca de nous abriter dans un souterrain ou deja beaucoup d'hommes
etaient. Nous y restames assez longtemps, et, lorsque nous en
sortimes, nous rencontrames les regiments de la Garde qui allaient
s'etablir dans les environs du chateau de Peterskoe, ou l'Empereur
allait loger. Un seul bataillon, le premier du 2e regiment de
chasseurs, resta au Kremlin: il preserva le palais de l'incendie,
puisque l'Empereur y rentra le 18 au matin. J'oubliais de dire que le
prince de Neufchatel, ayant voulu s'assurer de l'incendie qui etait
autour du Kremlin, avait monte, avec un officier, sur une des
plates-formes du palais, mais ils faillirent etre enleves par la
violence du vent.

Le vent et le feu continuaient toujours, mais un passage etait libre:
c'etait celui par ou l'Empereur venait de sortir. Nous le suivimes,
et, un instant apres, nous nous trouvames sur les bords de la Moskowa.
Nous marchames le long des quais, que nous suivimes jusqu'au moment ou
nous trouvames une rue moins enflammee, ou une autre tout a fait
consumee, car, par celle que l'Empereur venait de traverser, plusieurs
maisons venaient de crouler apres son passage, et qui empechaient d'y
penetrer.

Enfin, nous nous trouvames dans un quartier tout a fait en cendres, ou
notre juif tacha de reconnaitre une rue qui devait nous conduire sur
la place du Gouvernement; il eut beaucoup de peine d'en retrouver les
traces.

Dans la nouvelle direction que nous venions de prendre, nous laissions
le Kremlin sur notre gauche. Pendant que nous marchions, le vent nous
envoyait des cendres chaudes dans les yeux, et nous empechait d'y
voir; nous nous enfoncames dans les rues, sans autre accident que
d'avoir les pieds un peu brules, car il fallait marcher sur les
plaques des toits, ainsi que sur les cendres qui etaient encore
brulantes, et qui couvraient toutes les rues.

Nous avions deja parcouru un grand espace, quand, tout a coup, nous
trouvons notre droite a decouvert; c'etait le quartier des juifs, ou
les maisons, baties toutes en bois, et petites, avaient ete consumees
jusqu'au pied: a cette vue, notre guide jette un cri et tombe sans
connaissance. Nous nous empressames de le debarrasser de la charge
qu'il portait: nous en tirames une bouteille de liqueur et nous lui en
fimes avaler quelques gouttes; ensuite, nous lui en versames sur la
figure. Un instant apres, il ouvrit les yeux. Nous lui demandames
pourquoi il s'etait trouve malade. Il nous fit comprendre que sa
maison etait la proie des flammes, et que probablement sa famille
avait peri, et, en disant cela, il retomba sans connaissance, de
maniere que nous fumes obliges de l'abandonner, malgre nous, car nous
ne savions que devenir sans guide, au milieu d'un pareil labyrinthe.
Il fallut, cependant, se decider a quelque chose: nous fimes prendre
notre charge par un de nos hommes, et nous continuames a marcher;
mais, au bout d'un instant, nous fumes forces d'arreter, ayant des
obstacles a franchir.

La distance a parcourir pour atteindre une autre rue etait au moins de
trois cents pas; nous n'osions franchir cet espace, a cause des
cendres chaudes qui allaient nous aveugler. Pendant que nous etions a
deliberer, un de mes amis me propose de ne faire qu'une course; je
conseillai d'attendre encore; les autres etaient de mon avis, mais
celui qui m'avait fait cette proposition, voyant que nous etions
irresolus, et sans nous donner le temps de la reflexion, se mit a
crier: "Qui m'aime me suit!" Et il s'elance au pas de course; l'autre
le suit avec deux de nos hommes, et moi je reste avec celui qui avait
la charge, qui consistait encore en trois bouteilles de vin, cinq de
liqueurs, et des fruits confits.

Mais a peine ont-ils fait trente pas, que nous les vimes disparaitre a
nos yeux: le premier etait tombe de tout son long; celui qui l'avait
suivi le releva de suite. Les deux derniers s'etaient cache la figure
dans leurs mains, et avaient evite d'etre aveugles par les cendres,
comme le premier, qui n'y voyait plus, car c'etait par un tourbillon
de cette poussiere qu'ils avaient ete enveloppes. Le premier, ne
pouvant plus voir, criait et jurait comme un diable: les autres
etaient obliges de le conduire, mais ils ne purent le ramener, ni
revenir a l'endroit ou j'etais avec l'homme et la charge. Et moi, je
n'osais risquer de les joindre, car le passage devenait de plus en
plus dangereux. Il fallut attendre plus d'une heure, avant que je
pusse aller a eux. Pendant ce temps, celui qui etait devenu presque
aveugle, pour se laver les yeux, fut oblige d'uriner sur un mouchoir,
en attendant qu'il puisse se les laver avec le vin que nous avions:
provisoirement, avec l'homme qui etait reste avec moi, nous en vidames
une bouteille.

Lorsque nous fumes reunis, nous vimes qu'il y avait impossibilite
d'aller plus avant sans danger. Nous decidames de retourner sur nos
pas, mais, au moment de retourner, nous eumes l'idee de prendre chacun
une grande plaque en tole pour nous couvrir la tete en la tenant du
cote ou le vent, les flammes et les cendres venaient; nous en primes
donc chacun une. Apres les avoir ployees pour nous en servir comme
d'un bouclier, nous les appliquames sur nos epaules gauches, en les
tenant des deux mains, de maniere que nous avions la tete et la partie
gauche garanties. Apres nous etre serres les uns contre les autres, et
en prenant toutes les precautions possibles pour ne pas etre ecrases,
nous nous mimes en marche, un soldat en tete, ensuite moi tenant celui
qui ne voyait presque pas, par la main, et les autres suivaient. Enfin
nous traversames avec beaucoup de peine, et non sans avoir failli etre
renverses plusieurs fois. Lorsque nous eumes traverse, nous nous
trouvames dans une nouvelle rue, ou nous apercumes plusieurs familles
juives et quelques Chinois accroupis dans des coins, gardant le peu
d'effets qu'ils avaient sauves ou pris chez les autres. Ils
paraissaient surpris de nous voir: probablement qu'ils n'avaient pas
encore vu de Francais dans ce quartier. Nous approchames d'un juif,
nous lui fimes comprendre qu'il fallait nous conduire sur la place du
Gouvernement. Un pere y vint avec son fils, et comme, dans ce
labyrinthe de feu, les rues etaient coupees quelquefois par des
maisons croulees ou par d'autres enflammees, ce ne fut qu'apres des
detours et de grandes difficultes de trouver des issues, et apres nous
etre reposes plusieurs fois, que nous arrivames, a onze heures de la
nuit, a l'endroit d'ou nous etions partis la veille.

Depuis que nous etions arrives a Moscou, je n'avais pas, pour ainsi
dire, pris de repos; aussi je me couchai sur de belles fourrures que
nos soldats avaient rapportees en quantite, et je dormis jusqu'a sept
heures du matin.

La compagnie n'avait pas encore ete relevee de service, vu que tous
les regiments, ainsi que les fusiliers, et meme la Jeune Garde, a la
disposition du marechal Mortier, qui venait d'etre nomme gouverneur de
la ville, etaient occupes, depuis trente-six heures, a comprimer
l'incendie qui, lorsque l'on avait fini d'un cote, recommencait d'un
autre. Cependant l'on conserva assez d'habitations, et meme au dela de
ce qu'il fallait, pour se loger, mais ce ne fut pas sans mal, car
Rostopchin avait fait emmener toutes les pompes. Il s'en trouva encore
quelques-unes, mais hors de service.

Pendant la journee du 16, l'ordre avait ete donne de fusiller tous
ceux qui seraient pris mettant le feu. Cet ordre avait, aussitot, ete
mis a execution. Pas loin de la place du Gouvernement, se trouvait une
autre petite place ou quelques incendiaires avaient ete fusilles et
pendus ensuite a des arbres: cet endroit s'appela toujours la _place
des Pendus_.

Le jour meme de notre entree, l'Empereur avait donne l'ordre au
marechal Mortier d'empecher le pillage. Cet ordre avait ete donne dans
chaque regiment, mais lorsque l'on sut que les Russes eux-memes
mettaient le feu a la ville, il ne fut plus possible de retenir le
soldat: chacun prit ce qui lui etait necessaire, et meme des choses
dont il n'avait pas besoin.

Dans la nuit du 17, le capitaine me permit de prendre dix hommes de
corvee, avec leurs sabres, pour aller chercher des vivres. Il en
envoya vingt d'un autre cote, parce que la maraude ou le pillage[17],
comme on voudra, etait permis, mais en recommandant d'y mettre le plus
d'ordre possible. Me voila donc encore parti pour la troisieme course
de nuit.

[Note 17: Nos soldats appelaient le pillage de la ville, la "foire
de Moscou", (_Note de l'auteur_.)]

Nous traversames une grande rue tenant a la place ou nous etions.
Quoique le feu y avait ete mis deux fois, l'on etait parvenu a s'en
rendre maitre, et, depuis ce moment, l'on avait ete assez heureux de
la preserver. Aussi plusieurs officiers superieurs, ainsi qu'un grand
nombre d'employes de l'armee, y avaient pris leur domicile. Nous en
traversames encore d'autres ou l'on ne voyait plus que la place,
marquee, par les plaques en tole des toits; le vent de la journee
precedente en avait balaye les cendres.

Nous arrivames dans un quartier ou tout etait encore debout: l'on n'y
voyait que quelques voitures d'equipage, sans chevaux. Le plus grand
silence y regnait. Nous visitames les voitures: il ne s'y trouvait
rien, mais, a peine les avions-nous depassees, qu'un cri feroce se fit
entendre derriere nous et fut repete deux fois et a deux distances
differentes. Nous ecoutames quelque temps, et nous n'entendimes plus
rien. Alors nous nous decidames a entrer dans deux maisons, moi avec
cinq hommes dans la premiere, et un caporal avec les cinq autres, dans
l'autre. Nous allumames des lanternes dont nous etions munis, et, le
sabre en main, nous nous disposames a entrer dans celles qui nous
paraissaient devoir renfermer des choses qui pouvaient nous etre
utiles.

Celle ou je voulais entrer etait fermee, et la porte garnie de grandes
plaques de fer; cela nous contraria un peu, vu que nous ne voulions
pas faire de bruit en l'enfoncant. Mais, ayant remarque que la cave,
dont la porte donnait sur la rue, etait ouverte, deux hommes y
descendirent. Ils y trouverent une trappe qui communiquait dans la
maison, de maniere qu'il leur fut facile de nous ouvrir la porte. Nous
y entrames, et nous vimes que nous etions dans un magasin d'epiceries:
rien n'avait ete derange dans la maison, seulement, dans une chambre a
manger, il y avait un peu de desordre. De la viande cuite etait
encore sur la table; plusieurs sacs remplis de grosse monnaie etaient
sur un coffre; peut-etre que l'on n'avait pas voulu, ou que l'on
n'avait pu les emporter.

Apres avoir visite toute la maison, nous nous disposames a faire nos
provisions, car nous y trouvames de la farine, du beurre, du sucre en
quantite et du cafe, ainsi qu'un grand tonneau rempli d'oeufs ranges
par couches, dans de la paille d'avoine. Pendant que nous etions a
faire notre choix, sans disputer sur le prix, car il nous semblait que
nous pouvions disposer de tout, puisqu'on l'avait abandonne et que,
d'un moment a l'autre, cela pouvait devenir la proie des flammes, le
caporal, qui etait entre d'un autre cote, m'envoya dire que la maison
ou il etait, etait celle d'un carrossier ou se trouvaient plus de
trente petites voitures elegantes, que les Russes appellent
_drouschki_. Il me fit dire aussi que, dans une chambre, il y avait
plusieurs soldats russes de couches sur des nattes de jonc, mais
qu'ayant ete surpris de voir des Francais, ils s'etaient mis a genoux,
les mains croisees sur la poitrine, et le front contre terre, pour
demander grace, mais que, voyant qu'ils etaient blesses, ils leur
avaient porte des secours en leur donnant de l'eau, vu l'impossibilite
ou ils etaient de s'en procurer eux-memes, tant leurs blessures
etaient graves, et que, par la meme raison, ils ne pouvaient nous
nuire.

Je fus de suite chez le carrossier, faire choix de deux jolies petites
voitures fort commodes, afin d'y mettre les vivres que nous trouvions,
et de pouvoir les transporter plus a notre aise. Je vis les blesses:
parmi eux se trouvaient cinq canonniers de la Garde, avec les jambes
brisees; ils etaient au nombre de dix-sept; beaucoup etaient
Asiatiques, faciles a reconnaitre a leur maniere de saluer.

Comme je sortais de la maison avec mes voitures, j'apercus trois
hommes, dont un arme d'une lance, le second d'un sabre et le troisieme
d'une torche allumee, mettant le feu a la maison de l'epicier, sans
que les hommes que j'avais laisses dedans s'en fussent apercus, tant
ils etaient occupes a emballer et a faire choix des bonnes choses qui
s'y trouvaient. En les voyant, nous jetames un grand cri pour
epouvanter ces trois coquins, mais, a notre surprise, pas un ne
bougea; ils nous regarderent venir tranquillement, et celui qui etait
arme d'une lance se mit fierement en posture de vouloir se defendre,
si nous approchions. Cela nous etait assez difficile, vu que nous
n'avions que nos sabres. Mais le caporal arriva avec deux pistolets
charges qu'il venait de trouver dans la chambre ou etaient les
blesses; il m'en donna un et, avec celui qui lui restait, il voulait
abattre celui qui etait arme d'une lance. Mais je l'en empechai pour
le moment, ne voulant pas faire de bruit, dans la crainte qu'il ne
nous en tombat un plus grand nombre sur les bras.

Voyant cela, un Breton, qui se trouvait parmi nos hommes, se saisit
d'un petit timon d'une des petites voitures, et faisant le moulinet,
il avanca contre l'individu qui, ne connaissant rien a cette maniere
de combattre, eut, au meme instant, les deux jambes brisees. Il jeta,
en tombant, un cri terrible, mais le Breton, en colere, ne lui laissa
pas le temps d'en jeter un second, car il lui assena un second coup
tellement violent sur la tete, qu'un boulet de canon n'aurait pu mieux
faire. Il allait en faire autant des deux autres, si nous ne l'avions
arrete. Celui qui avait une torche a la main ne voulait pas s'en
dessaisir: il se sauva, avec son brandon enflamme, dans l'interieur de
la maison de l'epicier, ou deux hommes le poursuivirent. Il ne fallut
pas moins de deux coups de sabre pour le mettre a la raison. Tant
qu'au troisieme, il se soumit de bonne grace, et fut aussitot attele a
la voiture la plus chargee, avec un autre individu que l'on venait de
saisir dans la rue.

Nous disposames tout pour notre depart. Nos deux voitures etaient
chargees de tout ce que renfermait le magasin: sur la premiere, ou
nous avions attele nos deux Russes, et qui etait la plus chargee, nous
avions mis le tonneau rempli d'oeufs, et, pour ne pas que nos
conducteurs puissent se sauver, nous avions eu la sage precaution de
les attacher par le milieu du corps arec une forte corde et a double
noeud; la seconde devait etre conduite par quatre hommes de chez nous,
en attendant que nous puissions trouver un attelage, comme a la
premiere.

Mais voila qu'au moment ou nous allions partir, nous apercevons le feu
a la maison du carrossier! L'idee que les malheureux allaient perir
dans des douleurs atroces nous forca de nous arreter et de leur porter
des secours. Nous y fumes de suite, ne laissant que trois hommes pour
garder nos voitures. Nous transportames les pauvres blesses sous une
remise separee du corps des batiments. C'est tout ce que nous pumes
faire. Apres avoir rempli cet acte d'humanite, nous partimes au plus
vite afin d'eviter que notre marche ne soit interceptee par
l'incendie, car on voyait le feu a plusieurs endroits, et dans la
direction que nous devions parcourir.

Mais a peine avions-nous fait vingt-cinq pas, que les malheureux
blesses que nous venions de transporter, jeterent des cris effrayants.
Nous nous arretames encore, afin, de voir de quoi il etait question.
Le caporal y fut avec quatre hommes. C'etait le feu qui avait pris a
la paille qui etait en quantite dans la cour, et qui gagnait l'endroit
ou etaient ces malheureux. Il fit, avec ses hommes, tout ce qu'il
etait possible de faire, afin de les preserver d'etre brules. Ensuite
ils vinrent nous rejoindre, mais il est probable qu'ils auront peri.

Nous continuames notre route, et, dans la crainte d'etre surpris par
le feu, nous faisions trotter notre premier attelage a coups de plats
de sabre. Cependant nous ne pumes l'eviter, car lorsque nous fumes
dans le quartier de la place du Gouvernement, nous nous apercumes que
la grand'rue, ou beaucoup d'officiers superieurs et des employes de
l'armee s'etaient loges, etait tout en flammes. C'etait pour la
troisieme fois que l'on y mettait le feu. Mais aussi ce fut la
derniere.

Lorsque nous fumes a l'entree, nous remarquames que le feu n'etait mis
que par intervalles et que l'on pouvait, en courant, franchir les
espaces ou il faisait ses ravages. Les premieres maisons de la rue ne
brulaient pas. Arrives a celles qui etaient en feu, nous nous
arretames, afin de voir si l'on pouvait, sans s'exposer, les franchir.
Deja plusieurs etaient croulees; celles sous lesquelles ou devant
lesquelles nous devions passer, menacaient aussi de s'abimer sur nous
et de nous engloutir dans les flammes. Cependant, nous ne pumes rester
longtemps dans cette position, car nous venions de nous apercevoir que
la partie des maisons que nous avions passee, en entrant dans la rue,
etait aussi en feu.

Ainsi nous etions pris, non seulement devant et derriere, mais aussi a
droite et a gauche, et, au bout d'un instant, partout, ce n'etait plus
qu'une voute de feu sous laquelle il fallait passer. Il fut decide que
les voitures passeraient en avant; nous voulumes que celle a laquelle
etaient atteles les Russes passat la premiere, et malgre quelques
coups de plats de sabre, ils firent des difficultes. L'autre, qui
etait conduite par nos soldats, se porta en avant et, s'excitant l'un
et l'autre, ils franchirent le plus heureusement possible l'endroit le
plus dangereux. Voyant cela, nous redoublames de coups sur les epaules
de nos Russes qui, craignant quelque chose de pire, s'elancerent en
criant: "_Houra!_"[18] et passerent au plus vite, non sans avoir senti
la chaleur, et couru de grands dangers, a cause qu'il se trouvait
differents meubles qui venaient de rouler dans la rue.

[Note 18: _Houra!_ qui veut dire: _En avant!_ (_Note de
l'auteur_)]

A peine la derniere voiture fut-elle passes, que nous traversames la
meme distance au pas de course: alors nous nous trouvames dans un
endroit qui formait quatre coins, et quatre rues larges et longues,
que nous apercevions tout en feu. Et quoique, pour le moment, il
tombat de l'eau en abondance, l'incendie n'en allait pas moins son
train, car a chaque instant l'on voyait des habitations et meme des
rues entieres disparaitre dans la fumee et dans les decombres.

Il fallait cependant avancer et gagner au plus vite l'endroit ou etait
le regiment, mais nous vimes avec peine que la chose etait
impraticable, et qu'il fallait attendre que toute la rue fut reduite
en cendres pour avoir un passage libre. Il fut decide de retourner sur
nos pas; c'est ce que nous fimes de suite. Arrives a l'endroit ou nous
avions passe, les Russes, cette fois, dans la crainte de recevoir une
correction, n'hesiterent pas a passer les premiers, mais, a peine
ont-ils parcouru la moitie de l'espace qu'il fallait pour arriver au
lieu de surete, et au moment ou nous allions les suivre dans ce
dangereux passage, qu'un bruit epouvantable se fait entendre: c'etait
le craquement des voutes et la chute des poutres brulantes et des
toits de fer qui croulaient sur la voiture. En un instant, tout fut
aneanti, jusqu'aux conducteurs que nous ne cherchames plus a revoir,
mais nous regrettames nos provisions, surtout nos oeufs.

Il me serait impossible de depeindre la situation critique ou nous
nous trouvions. Nous etions bloques par le feu et sans aucun moyen de
retraite. Heureusement pour nous qu'a l'endroit ou etaient les quatre
coins des rues, il se trouvait une distance assez grande pour etre a
l'abri des flammes, de maniere a pouvoir attendre qu'une rue fut
entierement brulee pour nous ouvrir un passage.

Pendant que nous attendions un moment propice pour nous echapper, nous
remarquames qu'une des maisons qui faisaient le coin d'une rue etait
la boutique d'un confiseur italien, et, quoique sur le point d'etre
rotis, nous pensames qu'il serait bon de sauver quelques pots des
bonnes choses qui pouvaient s'y trouver, si toutefois il y avait
possibilite: la porte etait fermee; au premier etage, une croisee
etait ouverte; le hasard nous procura une echelle, mais elle etait
trop courte; on la posa sur un tonneau qui se trouvait contre la
maison: alors elle fut longue assez pour que nos soldats pussent y
arriver et entrer dedans.

Quoiqu'une partie fut deja en flammes, rien ne les arreta. Ils
ouvrirent la porte, et nous remarquames, a notre grande surprise et
satisfaction, que rien n'avait ete enleve. Nous y trouvames toutes
sortes de fruits confits et beaucoup de liqueurs, du sucre en
quantite, mais ce qui nous fit le plus grand plaisir, et qui nous
etonna le plus, fut trois grands sacs de farine. Notre surprise
redoubla en trouvant des pots de moutarde de la rue
Saint-Andre-des-Arts, n deg. 13, a Paris.

Nous nous empressames de vider toute la boutique, et nous en fimes un
magasin au milieu de la place ou nous etions, en attendant qu'il nous
fut possible de faire transporter le tout ou etait notre compagnie.

Comme il continuait toujours a tomber de l'eau, nous fimes un abri
avec les portes de la maison, et nous etablimes notre bivac, ou nous
restames plus de quatre heures, en attendant qu'un passage fut libre.

Pendant ce temps, nous fimes des beignets a la confiture, et, lorsque
nous pumes partir, nous emportames, sur nos epaules, tout ce qu'il fut
possible de prendre. Nous laissames notre autre voiture et nos sacs
de farine sous la garde de cinq hommes, pour venir ensuite, avec
d'autres, les chercher.

Pour la voiture, il etait de toute impossibilite de s'en servir, vu
que le milieu de la rue ou il fallait passer etait embarrasse par
quantite de beaux meubles brises et a demi brules, des pianos, des
lustres en cristal et une infinite d'autres choses de la plus grande
richesse.

Enfin, apres avoir passe la place des Pendus, nous arrivames ou etait
la compagnie, a 10 heures du matin: nous en etions partis la veille a
10 heures. Aussitot notre arrivee, nous ne perdimes pas de temps pour
envoyer chercher tout ce que nous avions laisse en arriere: dix hommes
partirent de suite; ils revinrent, une heure apres, avec chacun une
charge, et malgre tous les obstacles, ils ramenerent la voiture que
nous y avions laissee. Ils nous conterent qu'ils avaient ete obliges
de debarrasser la place ou la premiere voiture avait ete ecrasee avec
les Russes, et que ces derniers etaient tous brules, calcines et
raccourcis.

Le meme jour 18, nous fumes releves du service de la place, et nous
fumes prendre possession de nos logements, pas loin de la premiere
enceinte du Kremlin, dans une belle rue dont une grande partie avait
ete preservee du feu. L'on designa, pour notre compagnie, un grand
cafe, car dans une des salles il y avait deux billards, et, pour nous
autres sous-officiers, la maison d'un boyard tenant a la premiere. Nos
soldats demonterent les billards pour avoir plus de place;
quelques-uns, avec le drap, se firent des capotes.

Nous trouvames, dans les caves de l'habitation de la compagnie, une
grande quantite de vin, de rhum de la Jamaique, ainsi qu'une grande
cave remplie de tonnes d'excellente biere recouvertes de glace pour la
tenir fraiche pendant l'ete. Chez notre boyard, quinze grandes caisses
de vin de Champagne mousseux, et beaucoup de vin d'Espagne.

Nos soldats, le meme jour, decouvrirent un grand magasin de sucre dont
nous eumes soin de faire une grande provision qui nous servit a faire
du punch, pendant tout le temps que nous restames a Moscou, ce que
nous n'avons jamais manque un seul jour de faire en grande recreation.
Tous les soirs, dans un grand vase en argent que le boyard russe
avait oublie d'emporter, et qui contenait au moins six bouteilles,
nous en faisions pour le moins trois ou quatre fois. Ajoutez a cela
une belle collection de pipes dans lesquelles nous fumions d'excellent
tabac.

Le 19, nous passames la revue de l'Empereur, au Kremlin, et en face du
palais. Le meme jour, au soir, je fus encore commande pour faire
partie d'un detachement compose de fusiliers-chasseurs et grenadiers,
et d'un escadron de lanciers polonais, en tout deux cents hommes;
notre mission etait de preserver de l'incendie le Palais d'ete de
l'Imperatrice, situe a l'une des extremites de Moscou. Ce detachement
etait commande par un general que je pense etre le general Kellermann.

Nous partimes a huit heures du soir; il en etait neuf et demie lorsque
nous y arrivames. Nous vimes une habitation spacieuse, qui me parut
aussi grande que le chateau des Tuileries, mais batie en bois et
recouverte d'un stuc qui faisait le meme effet que le marbre.
Aussitot, l'on disposa des gardes a l'exterieur, et l'on etablit un
grand poste en face du palais ou se trouvait un grand corps de garde.
L'on fit partir des patrouilles pour la plus grande surete. Je fus
charge, avec quelques hommes, de visiter l'interieur, afin de voir
s'il ne s'y trouvait personne de cache.

Cette occasion me procura l'avantage de parcourir cette immense
habitation, qui etait meublee avec tout ce que l'Asie et l'Europe
produisent de plus riche et de plus brillant. Il semblait que l'on
avait tout prodigue pour l'embellir, et, cependant, en moins d'une
heure, elle fut entierement consumee, car a peine y avait-il un quart
d'heure que tout etait dispose pour empecher que l'on y mette le feu,
qu'un instant apres il fut mis, malgre toutes les precautions que l'on
avait prises, devant, derriere, a droite et a gauche, et sans voir qui
le mettait; enfin, il se fit voir en plus de douze endroits a la fois.
On le voyait sortir par toutes les fenetres des greniers.

Aussitot, le general demande des sapeurs pour tacher d'isoler le feu,
mais c'etait impossible: nous n'avions pas de pompes, ni meme d'eau.
Un instant apres, nous vimes sortir de dessous les grands escaliers,
par un souterrain du chateau, et s'en aller tranquillement, plusieurs
hommes dont quelques-uns avaient encore des torches en partie
allumees; l'on courut sur eux et on les arreta. C'etaient ceux qui
venaient de mettre le feu au palais; ils etaient vingt et un. Onze
autres furent arretes, d'un autre cote, mais qui ne paraissaient pas
sortir du chateau. Ils n'avaient rien sur eux qui indiquat qu'ils
aient participe a ce nouvel incendie; cependant, plus de la moitie
furent reconnus pour des forcats.

Tout ce que nous pumes faire, fut de sauver quelques tableaux et
d'autres objets precieux, parmi lesquels se trouvaient des ornements
imperiaux, comme manteaux en velours, doubles en peau d'hermine, ainsi
que beaucoup d'autres choses non moins precieuses qu'il fallut ensuite
abandonner.

Il y avait peut-etre une demi-heure que le feu avait commence, qu'un
vent furieux s'eleva, et en moins de dix minutes, nous fumes bloques
par un incendie general, sans pouvoir ni reculer, ni avancer.
Plusieurs hommes furent blesses par des pieces de bois enflammees, que
la force du vent chassait avec un bruit epouvantable. Nous ne pumes
sortir de cet enfer qu'a deux heures du matin, et, alors, plus d'une
demi-lieue de terrain avait ete la proie des flammes, car tout ce
quartier etait bati en bois, et avec la plus grande elegance.

Nous nous remimes en route pour retourner dans la direction du
Kremlin: en partant, nous conduisions avec nous nos prisonniers, au
nombre de trente-deux, et, comme j'avais ete charge de la garde de
police pendant la nuit, je fus aussi charge de l'arriere-garde et de
l'escorte des prisonniers, avec ordre de faire tuer a coups de
baionnette ceux qui voudraient se sauver ou qui ne voudraient pas
suivre.

Parmi ces malheureux, il se trouvait au moins les deux tiers de
forcats, avec des figures sinistres; les autres etaient des bourgeois
de la moyenne classe et de la police russe, faciles a reconnaitre a
leur uniforme.

Pendant que nous marchions, je remarquai, parmi les prisonniers, un
individu affuble d'une capote verte assez propre, pleurant comme un
enfant, et repetant a chaque instant, en bon francais: "Mon Dieu! j'ai
perdu dans l'incendie ma femme et mon fils!" Je remarquai qu'il
regrettait davantage son fils que sa femme; je lui demandai qui il
etait. Il me repondit qu'il etait Suisse et des environs de Zurich,
instituteur des langues allemande et francaise a Moscou, depuis
dix-sept ans. Alors il continua a pleurer et a se desesperer, en
repetant toujours: "Mon cher fils! mon pauvre fils!..."

J'eus pitie de ce malheureux, je le consolai en lui disant que,
peut-etre, il les retrouverait, et, comme je savais qu'il devait
mourir comme les autres, je resolus de le sauver. A cote de lui
marchaient deux hommes qui se tenaient fortement par le bras, l'un
jeune et l'autre deja age; je demandai au Suisse qui ils etaient; il
me dit que c'etaient le pere et le fils, tous deux tailleurs d'habits:
"Mais, me repondit-il, le pere est plus heureux que moi, il n'est pas
separe de son fils, ils pourront mourir ensemble!" Il savait le sort
qui l'attendait, car comprenant le francais, il avait entendu l'ordre
que l'on avait donne pour eux.

Au moment ou il me parlait, je le vis s'arreter tout a coup et
regarder avec des yeux egares; je lui demandai ce qu'il avait: il ne
me repondit pas. Un instant apres, un gros soupir sortit de sa
poitrine, et il se mit de nouveau a pleurer en me disant qu'il
cherchait l'emplacement de son habitation, que c'etait bien la, qu'il
le reconnaissait au grand poele qui etait encore debout, car il est
bon de dire que l'on y voyait toujours comme en plein jour, non
seulement dans la ville, mais loin encore.

Dans ce moment, la tete de la colonne, qui marchait precedee du
detachement de lanciers polonais, etait arretee et ne savait ou
passer, a cause d'un grand encombrement qui se trouvait dans une rue
plus etroite et par suite des eboulements. Je profitai de ce moment
pour satisfaire au desir qu'avait ce malheureux de voir si, dans les
cendres de son habitation, il ne retrouverait pas les cadavres de son
fils et de sa femme. Je lui proposai de l'accompagner; nous entrons
sur l'emplacement de la maison: d'abord nous ne voyons rien qui puisse
confirmer son malheur, et deja je le consolais en lui disant que, sans
doute, ils etaient sauves, quand tout a coup, a l'entree de la porte
de la cave, j'apercus quelque chose de gros et informe, noir et
raccourci. J'avancai, j'examinai, en otant avec mon pied tout ce qui
pouvait m'empecher de reconnaitre la chose; je vis que c'etait un
cadavre. Mais impossible de pouvoir discerner si c'etait un homme ou
une femme: d'abord je n'en eus pas le temps, car l'individu, que la
chose interessait et qui etait a cote de moi comme un stupide, jeta un
cri effroyable et tomba sur le pave. Aide par un soldat qui etait pres
de moi, nous le relevames. Revenu un peu a lui-meme, il parcourut, en
se livrant au desespoir, le terrain de la maison et, par un dernier
cri, il nomma son fils et se precipita dans la cave ou je l'entendis
tomber comme une masse.

L'envie de le suivre ne me prit pas: je m'empressai de rejoindre le
detachement, en faisant de tristes reflexions sur ce que je venais de
voir. Un de mes amis me demanda ce que j'avais fait de l'homme qui
parlait francais; je lui contai la scene tragique que je venais de
voir, et, comme l'on etait toujours arrete, je lui proposai de venir
voir l'endroit. Nous allames jusqu'a la porte de la cave; la, nous
entendimes des gemissements; mon camarade me proposa d'y descendre
afin de le secourir, mais, comme je savais qu'en le tirant de cet
endroit, c'etait le conduire a une mort certaine, puisqu'ils devaient
tous etre fusilles en arrivant, je lui observai que c'etait commettre
une grande imprudence que de s'engager dans un lieu sombre et sans
lumiere.

Fort heureusement, le cri: "Aux armes!" se fit entendre; c'etait pour
se remettre en marche, mais, comme il fallait encore quelque temps
avant que la gauche fit son mouvement, nous restames encore un moment
au meme endroit, et, comme nous allions nous retirer, nous entendimes
quelqu'un marcher; je me retournai. Jugez quelle fut ma surprise en
voyant paraitre ce malheureux, ayant l'air d'un spectre, portant dans
ses bras des fourrures avec lesquelles, disait-il, il voulait
ensevelir son fils et sa femme, car, pour son fils, il l'avait trouve
mort dans la cave, sans etre brule. Le cadavre qui etait a la porte
etait bien celui de sa femme; je lui conseillai de rentrer dans la
cave, de s'y cacher jusqu'apres notre depart et qu'il pourrait ensuite
remplir son penible devoir; je ne sais s'il comprit, mais nous
partimes.

Nous arrivames pres du Kremlin a cinq heures du matin; nous mimes nos
prisonniers dans un lieu de surete; mais avant, j'avais eu la
precaution de faire mettre de cote les deux tailleurs, pere et fils,
et cela pour notre compte; ils nous furent, comme l'on verra, tres
utiles pendant notre sejour a Moscou.

Le 20, l'incendie s'etait un peu ralenti; le marechal Mortier,
gouverneur de la ville, avec le general Milhaud, nomme commandant de
la place, s'occuperent activement d'organiser une administration de
police. L'on choisit, a cet effet, des Italiens, des Allemands et
Francais habitant Moscou, qui s'etaient soustraits, en se cachant, aux
mesures de rigueur de Rostopchin, qui, avant notre arrivee, faisait
partir les habitants malgre eux.

A midi, en regardant par la fenetre de notre logement, je vis fusiller
un forcat; il ne voulut pas se mettre a genoux; il recut la mort avec
courage et, frappant sur sa poitrine, il semblait defier celui qui la
lui donnait. Quelques heures apres, ceux que nous avions conduits
subirent le meme sort.

Je passai le reste de la journee assez tranquille, c'est-a-dire
jusqu'a sept heures du soir, ou l'adjudant-major Delaitre me signifia
de me rendre aux arrets dans un endroit qu'il me designa, pour avoir,
disait-il, laisse echapper trois prisonniers que l'on avait confies a
ma garde; je m'excusai comme je pus, et je me rendis dans l'endroit
que l'on m'avait indique; d'autres sous-officiers y etaient deja. La,
apres avoir reflechi, je fus satisfait d'avoir sauve trois hommes,
dont j'etais persuade qu'ils etaient innocents.

La chambre dans laquelle j'etais donnait sur une grande galerie
etroite qui servait de passage pour aller dans un autre corps de
batiment, dont une partie avait ete incendiee, de maniere que personne
n'y allait, et je remarquai que la partie qui etait conservee n'avait
pas encore ete exploree. N'ayant rien a faire, et naturellement
curieux, je m'amusai a parcourir la galerie. Lorsque je fus au bout,
il me sembla entendre du bruit dans une chambre dont la porte etait
fermee. En ecoutant, il me sembla entendre un langage que je ne
comprenais pas. Voulant savoir ce qu'elle renfermait, je frappai. L'on
ne me repondit pas, et le silence le plus profond succeda au bruit.
Alors, regardant par le trou de la serrure, j'apercus un homme couche
sur un canape, et deux femmes debout qui semblaient lui imposer
silence; comme je comprenais quelques mots de la langue polonaise, qui
a beaucoup de rapport avec la langue russe, je frappai une seconde
fois, et je demandai de l'eau; pas de reponse. Mais, a la seconde
demande, que j'accompagnai d'un grand coup de pied dans la porte, l'on
vint m'ouvrir.

Alors j'entrai; les deux femmes, en me voyant, se sauverent dans une
autre chambre. Je commencai par fermer la porte par ou j'etais entre;
l'individu couche sur le canape ne bougeait pas; je le reconnus, de
suite, pour un forcat de la figure la plus ignoble et la plus sale,
ainsi que sa barbe et tout son accoutrement, compose d'une capote de
peau de mouton serree avec une ceinture de cuir. Il avait, a cote de
lui, une lance et deux torches a incendie, plus deux pistolets a sa
ceinture, objets dont je commencai par m'emparer. Ensuite, prenant une
des torches qui etait grosse comme mon bras, je lui en appliquai un
coup sur le cote, qui lui fit ouvrir les yeux. L'individu, en me
voyant, fit un bond comme pour sauter apres moi, mais il tomba de tout
son long. Alors je lui presentai le bout d'un des pistolets que je lui
avais pris; il me regarda encore d'un air stupide, et, voulant se
relever, il retomba. A la fin, il parvint a se tenir debout. Voyant
qu'il etait ivre, je le pris par un bras et, l'ayant fait sortir de la
chambre, je le conduisis au bout de la galerie qui separait les
chambres, et lorsqu'il fut sur le bord de l'escalier qui etait droit
comme une echelle, je le poussai: il roula jusqu'en bas comme un
tonneau, et presque contre la porte du corps de garde de la police,
qui etait en face de l'escalier. Les hommes de garde le trainerent
dans une chambre destinee pour y enfermer tous ceux de son espece que
l'on arretait a chaque instant; enfin, je n'en entendis plus parler.

Apres cette expedition, je retournai a la chambre et je m'y enfermai,
et, ayant encore regarde si rien ne pouvait me nuire, j'ouvris la
porte de la seconde chambre ou j'apercus, en entrant, les deux
Dulcinees assises sur un canape. En me voyant, elles ne parurent pas
surprises; elles me parlerent toutes deux a la fois; je ne pus jamais
rien comprendre. Je voulus savoir si elles avaient quelque chose a
manger; elles me comprirent parfaitement, car aussitot elles me
servirent des concombres, des oignons et un gros morceau de poisson
sale avec un peu de biere, mais pas de pain. Un instant apres, la plus
jeune m'apporta une bouteille qu'elle appela _Kosalki_; en le goutant,
je le reconnus pour du genievre de Dantzig, et, en moins d'une
demi-heure, nous eumes vide la bouteille, car je m'apercus que mes
deux Moscovites buvaient mieux que moi. Je restai encore quelque temps
avec les deux soeurs, car elles m'avaient fait comprendre qu'elles
l'etaient; alors je retournai dans ma chambre.

En entrant, je trouvai un sous-officier de la compagnie qui etait venu
pour me voir, et qui depuis longtemps m'attendait. Il me demanda d'ou
je venais; lorsque je lui eus conte mon histoire, il ne fut plus
surpris de mon absence, mais il parut enchante, a cause, me dit-il,
que l'on ne trouvait personne pour blanchir le linge; puisque le
hasard nous procurait deux dames moscovites, certainement elles se
trouveraient tres honorees de blanchir et de raccommoder celui des
militaires francais. A dix heures, lorsque tout le monde fut couche,
comme nous ne voulions pas que personne sache que nous avions des
femmes, le sous-officier revint, avec le sergent-major, chercher nos
deux belles. Elles, firent d'abord quelques difficultes, ne sachant ou
on les conduisait; mais, ayant fait comprendre qu'elles desiraient que
je les accompagnasse, j'allai jusqu'au logement, ou elles nous
suivirent de bonne grace, en riant. Un cabinet se trouvant disponible,
nous les y installames, apres l'avoir meuble convenablement avec ce
que nous trouvames dans leur chambre; bien mieux, avec tout ce que
nous trouvames de beau et d'elegant que les dames nobles moscovites
n'avaient pu emporter, de maniere que, de grosses servantes qu'elles
paraissaient etre, elles furent de suite transformees en baronnes,
mais blanchissant et raccommodant notre linge.

Le lendemain au matin, 21, j'entendis une forte detonation d'armes a
feu; j'appris que l'on venait encore de fusiller plusieurs forcats et
hommes de la police, que l'on avait pris mettant le feu a l'hospice
des Enfants-Trouves et a l'hopital ou etaient nos blesses; un instant
apres, le sergent-major accourut me dire que j'etais libre.

En rentrant dans notre logement, j'apercus nos tailleurs, les deux
hommes que j'avais sauves, deja en train de travailler; ils faisaient
des grands collets avec les draps des billards qui etaient dans la
grande salle du cafe ou etait logee la compagnie, et que l'on avait
demontes pour avoir plus de place. J'entrai dans la chambre ou etaient
enfermees nos femmes; elles etaient occupees a faire la lessive, et
elles s'en tiraient passablement mal. Cela n'est pas etonnant, elles
avaient sur elles des robes en soie d'une baronne! Mais il fallait
prendre patience, faute de mieux. Le reste de la journee fut consacre
a organiser notre local et a faire des provisions, comme si nous
devions rester longtemps dans cette ville. Nous avions en magasin,
pour passer l'hiver, sept grandes caisses de vin de Champagne
mousseux, beaucoup de vin d'Espagne, du porto; nous etions possesseurs
de cinq cents bouteilles de rhum de la Jamaique, et nous avions a
notre disposition plus de cent gros pains de sucre, et tout cela pour
six sous-officiers, deux femmes et un cuisinier.

La viande etait rare; ce soir-la, nous eumes une vache; je ne sais
d'ou elle venait, probablement d'un endroit ou il n'etait pas permis
de la prendre, car nous la tuames pendant la nuit, pour ne pas etre
vus.

Nous avions aussi beaucoup de jambons, car l'on en avait trouve un
grand magasin; ajoutez a cela du poisson sale en quantite, quelques
sacs de farine, deux grands tonneaux remplis de suif que nous avions
pris pour du beurre; la biere ne manquait pas; enfin, voila quelles
etaient nos provisions, pour le moment, si toutefois nous venions a
passer l'hiver a Moscou.

Le soir, nous eumes l'ordre de faire un contre-appel; il fut fait a
dix heures; il manquait dix-huit hommes. Le reste de la compagnie
dormait tranquillement dans la salle des billards; ils etaient couches
sur des riches fourrures de martes-zibelines, des peaux de lions, de
renards, et d'ours; une partie avait la tete enveloppee de riches
cachemires et formant un grand turban, de sorte que, dans cette
situation, ils ressemblaient a des sultans plutot qu'a des grenadiers
de la Garde: il ne leur manquait plus que des houris.

J'avais prolonge mon appel jusqu'a onze heures, a cause des absents,
pour ne pas les porter manquants; effectivement, ils rentrerent un
instant apres, ployant sous leur charge. Parmi les objets remarquables
qu'ils rapporterent, il se trouvait plusieurs plaques en argent, avec
des dessins en relief; ils apportaient aussi chacun un lingot du meme
metal, de la grosseur et de la forme d'une brique. Le reste consistait
en fourrures, chales des Indes, des etoffes en soie tissee d'or et
d'argent. Ils me demanderent encore la permission de faire, de suite,
deux autres voyages, pour aller chercher du vin et des fruits confits,
qu'ils avaient laisses dans une cave: je la leur accordai, un caporal
les accompagna. Il est bon de savoir que, sur tous les objets qui
avaient echappe a l'incendie, nous autres sous-officiers prelevions
toujours un droit au moins de vingt pour cent.

Le 22 fut consacre au repos, a augmenter nos provisions, a chanter,
fumer, rire et boire, a nous promener. Le meme jour, je fis une visite
a un Italien, marchand d'estampes, qui restait dans notre quartier; et
dont la maison n'avait pas ete brulee.

Le 23 au matin, un forcat fut fusille dans la cour du cafe. Le meme
jour, l'ordre fut donne de nous tenir prets, pour le lendemain matin,
a passer la revue de l'Empereur.

Le 24, a huit heures du matin, nous nous mimes en marche pour le
Kremlin. Lorsque nous y arrivames, plusieurs regiments de l'armee y
etaient deja reunis pour la meme cause; il y eut, ce jour-la, beaucoup
de promotions et beaucoup de decorations donnees. Ceux qui, dans cette
revue, recurent des recompenses, avaient bien merite de la patrie, car
plus d'une fois ils avaient verse leur sang au champ d'honneur.

Je profitai de cette circonstance pour visiter en detail les choses
remarquables que renfermait le Kremlin. Pendant que plusieurs
regiments etaient occupes a passer la revue, je visitai l'eglise
Saint-Michel, destinee a la sepulture des empereurs de Russie. Ce fut
dans cette eglise que, les premiers jours de notre arrivee, croyant y
trouver des grands tresors que l'on disait y etre caches, des
militaires de la Garde, du 1er de chasseurs, qui etaient restes de
piquet au Kremlin, s'y etaient introduits, avaient parcouru des
caveaux immenses, mais, au lieu d'y trouver des tresors, ils n'y
trouverent que des tombeaux en pierre, recouverts en velours, avec des
inscriptions sur des plaques en argent. On y rencontra aussi quelques
personnes de la ville qui s'y etaient retirees sous la protection des
morts, croyant y etre en surete, parmi lesquelles se trouvait une
jeune et jolie personne que l'on disait appartenir a une des premieres
familles de Moscou, et qui fit la folie de s'attacher a un officier
superieur de l'armee. Elle fit la folie, plus grande encore, de le
suivre dans la retraite. Aussi, comme tant d'autres, elle perit de
froid, de faim et de misere.

Sortant des caveaux de l'eglise Saint-Michel, je fus voir la fameuse
cloche, que j'examinai dans tous ses details. Sa hauteur est de
dix-neuf pieds; une bonne partie est enterree, probablement par son
propre poids, depuis le temps qu'elle est a terre, par suite de
l'incendie qui brula la tour ou elle etait suspendue et dont on voit
encore les fondations. Les grosses pieces de bois auxquelles elle
etait suspendue y sont encore attachees, mais cassees par le milieu.

Pas loin de la, et en face du palais, se trouve l'arsenal ou l'on
voit, a chaque cote de la porte, deux pieces de canon monstres; un peu
plus loin et sur la droite, c'est la cathedrale, avec ses neuf tours
ou clochers couverts en cuivre dore. Sur la plus haute des tours, l'on
y voyait la croix du grand Ivan, qui domine le tout; elle avait trente
pieds de haut, elle etait en bois, recouverte de fortes lames d'argent
dore: plusieurs chaines aussi dorees la tenaient de tous les cotes.

Quelques jours apres, des hommes de corvee, charpentiers et autres,
furent commandes pour la descendre, afin de la transporter a Paris
comme trophee, mais, en la detachant, elle fut emportee par son poids;
elle faillit tuer et entrainer avec elle tous les hommes qui la
tenaient par les chaines; il en fut de meme des grands aigles qui
dominaient les hautes tours, autour de l'enceinte du Kremlin.

Il etait midi lorsque nous eumes fini de passer la revue; en partant,
nous passames sous la fausse porte ou se trouve le grand Saint Nicolas
dont j'ai parle plus haut. Nous y vimes beaucoup d'esclaves russes
occupes a prier, a faire des courbettes et des signes de croix au
grand Saint; probablement qu'ils l'intercedaient contre nous.

Le 25, avec plusieurs de mes amis, nous parcourumes les ruines de la
ville. Nous passames dans plusieurs quartiers que nous n'avions pas
encore vus: partout l'on rencontrait, au milieu des decombres, des
paysans russes, des femmes sales et degoutantes, juives et autres,
confondues avec des soldats de l'armee, cherchant, dans les caves que
l'on decouvrait, les objets caches qui avaient pu echapper a
l'incendie. Independamment du vin et du sucre qu'ils y trouvaient,
l'on en voyait charges de chales, de cachemires, de fourrures
magnifiques de Siberie, et aussi d'etoffes tissees de soie, d'or et
d'argent, et d'autres avec des plats d'argent et d'autres choses
precieuses. Aussi voyait-on les juifs, avec leurs femmes et leurs
filles, faire a nos soldats toute espece de propositions pour en
obtenir quelques pieces, que souvent d'autres soldats de l'armee
reprenaient.

Le meme jour, au soir, le feu fut mis a un temple grec, en face de
notre logement, et tenant au palais ou etait loge le marechal Mortier.
Malgre les secours que nos soldats porterent, l'on ne put parvenir a
l'eteindre. Ce temple, qui avait ete conserve dans son entier et ou
rien n'avait ete derange, fut, dans un rien de temps, reduit en
cendres. Cet accident fut d'autant plus deplorable, que beaucoup de
malheureux s'y etaient retires avec le peu d'effets qui leur
restaient, et meme, depuis quelques jours, l'on y officiait.

Le 26, je fus de garde aux equipages de l'Empereur, que l'on avait
places dans des remises situees a une des extremites de la ville et
vis-a-vis une grande caserne que l'incendie avait epargnee et ou une
partie du premier corps d'armee etait logee. Pour y arriver avec mon
poste, il m'avait fallu parcourir plus d'une lieue de terrain en
ruines et situe presque sur la rive gauche de la Moskowa, ou l'on
n'apercevait plus que, ca et la, quelques pignons d'eglises; le reste
etait reduit en cendres. Sur la rive droite, on voyait encore quelques
jolies maisons de campagne isolees, dont une partie aussi etait
brulee.

Pres de l'endroit ou j'avais etabli mon poste, se trouvait une maison
qui avait echappe a l'incendie; je fus la voir par curiosite. Le
hasard m'y fit rencontrer un individu parlant tres bien le francais,
qui me dit etre de Strasbourg, et qu'une fatalite avait amene a Moscou
quelques jours avant nous. Il me conta qu'il etait marchand de vins du
Rhin et de Champagne mousseux, et que, par suite de malheureuses
circonstances, il perdait plus d'un million, tant par ce qu'on lui
devait que par les vins qu'il avait en magasin et qui avaient ete
brules, et aussi par ce que nous avions bu et que nous buvions encore
tous les jours. Il n'avait pas un morceau de pain a manger. Je lui
offris de venir manger avec moi sa part d'une soupe au riz, qu'il
accepta avec reconnaissance.

En attendant la paix, que l'on croyait prochaine, l'Empereur donnait
des ordres afin de tout organiser dans Moscou, comme si l'on devait y
passer l'hiver. L'on commenca par les hopitaux pour les blesses de
l'armee; ceux des Russes memes furent traites comme les notres.

On s'occupa de reunir, autant que possible, les approvisionnements de
tous genres qui se trouvaient dans differents endroits de la ville.
Quelques temples qui avaient echappe a l'incendie furent ouverts et
rendus au culte. Pas loin de notre habitation, et dans la meme rue, il
existait une eglise pour les catholiques; un pretre francais emigre y
disait la messe. L'eglise portait le nom de Saint-Louis. L'on parvint
meme a retablir un theatre, et l'on m'a assure que l'on y avait joue
la comedie avec des acteurs francais et italiens. Que l'on y ait joue
ou non, une chose dont je suis certain, c'est qu'ils furent payes pour
six mois, et cela afin de faire croire aux Russes que nous etions
disposes a passer l'hiver dans cette ville.

Le 27, comme j'arrivais de descendre ma garde aux equipages, je fus
surpris agreablement en trouvant deux de mes pays qui venaient me
voir. C'etaient Flament, natif de Peruwelz, velite dans les dragons de
la Garde, et Melet, dragon dans le meme regiment; ce dernier etait de
Conde. Ils tombaient bien, ce jour-la, car nous etions en disposition
pour rire. Nous invitames nos dragons a diner et a passer la soiree
avec nous.

Dans differentes courses de maraude que nos soldats avaient faites,
ils nous avaient rapporte beaucoup de costumes d'hommes et de femmes
de toutes les nations, meme des costumes francais du temps de Louis
XVI, et tous ces vetements etaient de la plus grande richesse. C'est
pourquoi, le soir, apres avoir dine, nous proposames de donner un bal
et de nous revetir de tous les costumes que nous avions. J'oubliais de
dire qu'en arrivant, Flament nous avait appris une nouvelle qui nous
fit beaucoup de peine, c'etait la catastrophe du brave
lieutenant-colonel Martod, commandant le regiment de dragons dont
Flament et Melet faisaient partie. Ayant ete a la decouverte deux
jours avant le 25, dans les environs de Moscou, avec deux cents
dragons, ils avaient donne dans une embuscade, et, charges par trois
mille hommes, tant cavalerie qu'artillerie, le colonel Martod avait
ete mortellement blesse, ainsi qu'un capitaine et un adjudant-major
qui furent faits prisonniers apres avoir combattu en desesperes. Le
lendemain, le colonel fit demander ses effets, mais, le jour suivant,
nous apprimes sa mort.

Je reviens a notre bal, qui fut un vrai bal de carnaval, car nous nous
travestimes tous.

Nous commencames par habiller nos femmes russes en dames francaises,
c'est-a-dire en marquises, et, comme elles ne savaient comment s'y
prendre, c'est Flament et moi qui furent charges de presider a leur
toilette. Nos deux tailleurs russes etaient en Chinois, moi en boyard
russe, Flament en marquis, enfin chacun de nous prit un costume
different, meme notre cantiniere, la mere Dubois, qui survint dans le
moment et qui mit sur elle un riche habillement national d'une dame
russe. Comme nous n'avions pas de perruques pour nos marquises, la
perruquier de la compagnie les coiffa. Pour pommade, il leur mit du
suif et, pour poudre, de la farine; enfin elles etaient on ne peut pas
mieux ficelees, et, lorsque tout fut dispose, nous nous mimes en train
de danser. J'oubliais de dire que, pendant ce temps, nous buvions
force punch, que Melet, le vieux dragon, avait soin d'alimenter, et
que nos marquises, ainsi que la cantiniere, quoique supportant tres
bien la boisson, avaient deja le cerveau trouble, par suite des grands
verres de punch qu'elles avalaient de temps en temps, avec delices.

Nous avions, pour musique, une flute qu'un sergent-major jouait, et
le tambour de la compagnie l'accompagnait en mesure. On commenca par
l'air:

  On va leur percer les flancs,
  Ram, ram, ram, tam plam,
  Tirelire, ram plam.

Mais a peine la musique avait-elle commence, et la mere Dubois
allait-elle en avant avec le fourrier de la compagnie, avec qui elle
faisait vis-a-vis, que voila nos marquises, a qui probablement notre
musique sauvage allait, qui se mettent a sauter comme des Tartares,
allant a droite et a gauche, ecartant les jambes, les bras, tombant
sur cul, se relevant pour y tomber encore. L'on aurait dit qu'elles
avaient le diable dans le corps. Cela n'aurait ete que tres ordinaire
pour nous, si elles avaient ete habillees avec leurs habits a la
russe, mais voir des marquises francaises qui, generalement, sont si
graves, sauter comme des enragees, cela nous faisait pamer de rire, de
maniere qu'il fut impossible, au joueur de flute, de continuer; mais
notre tambour y supplea en battant la charge. C'est alors que nos
marquises recommencerent de plus belle, jusqu'au moment ou elles
tomberent de lassitude sur le plancher. Nous les relevames pour les
applaudir, ensuite nous recommencames a boire et a danser jusqu'a
quatre heures du matin.

La mere Dubois, en vraie cantiniere, et qui savait apprecier la valeur
des habits qu'elle avait sur elle, car c'etait en soie tissee d'or et
d'argent, partit sans rien dire. Mais, en sortant, le sergent de garde
a la police, voyant une dame etrangere dans la rue, aussi matin, et
pensant faire une bonne capture, s'avanca vers elle et voulut la
prendre par le bras pour la conduire dans sa chambre. Mais la mere
Dubois, qui avait son mari, et du punch dans le corps, appliqua sur la
figure du sergent un vigoureux soufflet qui le renversa a terre. Il
cria: "A la garde!" Le poste prit les armes, et comme nous n'etions
pas encore couches, nous descendimes pour la debarrasser. Mais le
sergent etait tellement furieux que nous eumes toutes les peines du
monde a lui faire comprendre qu'il avait eu tort de vouloir arreter
une femme comme la mere Dubois.

Le 28 et le 29 furent encore consacres a nous occuper de nos
provisions; pour cela, nous allions faire des reconnaissances de jour,
et, la nuit--pour ne pas avoir de concurrence,--nous allions chercher
ce que nous avions remarque.

Le 30, nous passames la revue de l'inspecteur dans la rue, en face de
notre logement. Lorsqu'elle fut terminee, il prit envie au colonel de
faire voir a l'inspecteur comment le regiment etait loge. Lorsque ce
fut au tour de notre compagnie, le colonel se fit accompagner par le
capitaine, l'officier et le sergent de semaine, et l'adjudant-major
Roustan, qui connaissait le logement, marchait en avant et avait soin
d'ouvrir les chambres ou etait la compagnie. Apres avoir presque tout
vu, le colonel demanda: "Et les sous-officiers, comment
sont-ils?--Tres bien", repondit l'adjudant-major Roustan. Et,
aussitot, il se met en train d'ouvrir les portes de nos chambres[19].
Mais, par malheur, nous n'avions pas ote la clef de la porte du
cabinet ou nos Dulcinees se tenaient, et que nous avions toujours fait
passer pour une armoire. Aussitot, il l'ouvre, mais, surpris d'y voir
un espace, il regarde et apercoit les oiseaux. Il ne dit rien, referme
la porte et met la clef dans sa poche.

[Note 19: Il est bon de savoir que nous avions fait percer une
porte de communication de notre logement dans celui ou etait la
compagnie. (_Note de l'auteur._)]

Lorsqu'il fut descendu dans la rue, et d'aussi loin qu'il m'apercut,
il me montra la clef, et, s'approchant de moi en riant: "Ah! me
dit-il, vous avez du gibier en cage, et, comme des egoistes, vous n'en
faites pas part a vos amis! Mais que diable faites-vous de ces
drolesses-la, et ou les avez-vous pechees? On n'en voit nulle part!"
Alors je lui contai comment et quand je les avais trouvees, et
qu'elles nous servaient a blanchir notre linge: "Dans ce cas, nous
dit-il, en s'adressant au sergent-major et a moi, vous voudrez bien me
les preter pour quelques jours, afin de blanchir mes chemises, car
elles sont horriblement sales, et j'espere qu'en bons camarades, vous
ne me refuserez pas cela." Le meme soir, il les emmena; il est
probable qu'elles blanchirent toutes les chemises des officiers, car
elles ne revinrent que sept jours apres.

Le 1er octobre, un fort detachement du regiment fut commande pour
aller fourrager a quelques lieues de Moscou, dans un grand chateau
construit en bois. Nous y trouvames fort peu de chose: une voiture
chargee de foin fut toute notre capture. A notre retour, nous
rencontrames la cavalerie russe qui vint caracoler autour de nous,
sans cependant oser nous attaquer serieusement. Il est vrai de dire
que nous marchions d'une maniere a leur faire voir qu'ils n'auraient
pas eu l'avantage, car, quoiqu'etant infiniment moins nombreux qu'eux,
nous leur avions mis plusieurs cavaliers hors de combat. Ils nous
suivirent jusqu'a un quart de lieue de Moscou.

Le 2, nous apprimes que l'Empereur venait de donner l'ordre d'armer le
Kremlin; trente pieces de canon et obusiers de differents calibres
devaient etre places sur toutes les tours tenant a la muraille qui
forme l'enceinte du Kremlin.

Le 3, des hommes de corvee de chaque regiment de la Garde furent
commandes pour piocher la terre et transporter des materiaux provenant
de vieilles murailles que des sapeurs du genie abattaient autour du
Kremlin, et des fondations que l'on faisait sauter par la mine.

Le 4, j'accompagnai a mon tour les hommes de corvee que l'on avait
commandes dans la compagnie. Le lendemain au matin, un colonel du
genie fut tue, a mes cotes, d'une brique qui lui tomba sur la tete,
provenant d'une mine que l'on venait de faire sauter. Le meme jour, je
vis, pres d'une eglise, plusieurs cadavres qui avaient les jambes et
les bras manges, probablement par des loups ou par des chiens; ces
derniers se trouvaient en grande quantite.

Les jours ou nous n'etions pas de service, nous les passions a boire,
fumer et rire, et a causer de la France et de la distance dont nous
etions separes, et aussi de la possibilite de nous en eloigner encore
davantage. Quand venait le soir, nous admettions dans notre reunion
nos deux esclaves moscovites, je dirai plutot nos deux marquises, car,
depuis notre bal, nous ne leur disions plus d'autres noms, qui nous
tenaient tete a boire le punch au rhum de la Jamaique.

Le reste de notre sejour dans cette ville se passa en revues et
parades, jusqu'au jour ou un courrier vint annoncer a l'Empereur, au
moment ou il etait a passer la revue de plusieurs regiments, que les
Russes avaient rompu l'armistice et avaient attaque a l'improviste la
cavalerie de Murat, au moment ou il ne s'y attendait pas.

Aussitot la revue passee, l'ordre du depart fut donne, et, en un
instant, toute l'armee fut en mouvement; mais ce ne fut que le soir
que notre regiment eut connaissance de l'ordre de se tenir pret a
partir pour le lendemain.

Avant de partir, nous fimes, a nos deux femmes moscovites, ainsi qu'a
nos deux tailleurs, leur part du butin que nous ne pouvions emporter;
vingt fois ils se jeterent a terre pour nous remercier en nous baisant
les pieds: jamais ils ne s'etaient vus si riches!




III

La retraite.--Revue de mon sac.--L'Empereur en danger.--De Mojaisk a
Slawkowo.


Le 18 octobre au soir, lorsque nous etions, comme tous les jours,
plusieurs sous-officiers reunis, etendus, comme des pachas, sur des
peaux d'hermine, de marte-zibeline, de lion et d'ours, et sur d'autres
fourrures non moins precieuses, fumant dans des pipes de luxe, le
tabac a la rose des Indes, et qu'un punch monstre au rhum de la
Jamaique flamboyait au milieu de nous, dans le grand vase en argent du
boyard russe, et faisait fondre un enorme pain de sucre soutenu en
travers du vase par deux baionnettes russes; au moment ou nous
parlions de la France et du plaisir qu'il y aurait d'y retourner en
vainqueurs, apres une absence de plusieurs annees; ou nous faisions
nos adieux et nos promesses de fidelite aux Mogolesses, Chinoises et
Indiennes, nous entendimes un grand bruit dans un grand salon ou
etaient couches les soldats de la compagnie. Au meme instant, le
fourrier de semaine entra pour nous annoncer que, d'apres l'ordre, il
fallait nous tenir prets a partir.

Le lendemain 19, de grand matin, la ville se remplit de juifs et de
paysans russes; les premiers, pour acheter aux soldats ce qu'ils ne
pouvaient emporter, et les autres pour ramasser ce que nous jetions
dans les rues. Nous apprimes que le marechal Mortier restait au
Kremlin avec dix mille hommes, avec ordre de s'y defendre au besoin.

Dans l'apres-midi, nous nous mimes en marche, non sans avoir fait,
comme nous pumes, quelques provisions de liquides que nous mimes sur
la voiture de notre cantiniere, la mere Dubois, ainsi que notre grand
vase en argent; il etait presque nuit lorsque nous etions hors de la
ville. Un instant apres, nous nous trouvames au milieu d'une grande
quantite de voitures, conduites par des hommes de differentes nations,
marchant sur trois ou quatre rangs, sur une etendue de plus d'une
lieue. L'on entendait parler francais, allemand, espagnol, italien,
portugais, et d'autres langues encore, car des paysans moscovites
suivaient aussi, ainsi que beaucoup de juifs: tous ces peuples, avec
leurs costumes et leurs langages differents, les cantiniers avec leurs
femmes et leurs enfants pleurant, se pressant en tumulte et en un
desordre dont on ne peut se faire une idee. Quelques-uns avaient deja
leurs voitures brisees; ceux-la criaient et juraient, de maniere que
c'etait un tintamarre a vous casser la tete. Nous finimes, non sans
peine, a depasser cet immense convoi, qui etait celui de toute
l'armee. Nous avancames sur la route de Kalouga (la, nous etions en
Asie); un instant apres, nous arretames pour bivaquer dans un bois, le
reste de la nuit, et comme elle etait deja tres avancee, notre repos
ne fut pas long.

A peine s'il faisait jour, que nous nous remimes en marche. Nous
n'avions pas encore fait une lieue, que nous rencontrames encore une
grande partie du fatal convoi, qui nous avait depasses pendant le peu
de repos que nous avions pris. Deja, une grande partie des voitures
etaient brisees et d'autres ne pouvaient plus avancer, a cause que le
chemin etait de sable et que les roues enfoncaient beaucoup. L'on
entendait crier en francais, jurer en allemand, reclamer le bon Dieu
en italien, et la Sainte Vierge en espagnol et en portugais.

Apres avoir passe toute cette bagarre, nous fumes obliges d'arreter
pour attendre la gauche de la colonne. Je profitai de cette
circonstance pour faire une revue de mon sac, qui me semblait trop
lourd, et voir s'il n'y avait rien a mettre de cote afin de m'alleger.
Il etait assez bien garni: j'avais plusieurs livres de sucre, du riz,
un peu de biscuit, une demi-bouteille de liqueur, le costume d'une
femme chinoise en etoffe de soie, tissee d'or et d'argent, plusieurs
objets de fantaisie en or et argent, entre autres un morceau de la
croix du grand Ivan[20], c'est-a-dire un morceau de l'enveloppe qui la
recouvrait, qui etait d'argent dore et qui m'avait ete donne par un
homme de la compagnie qui avait ete commande de corvee avec d'autres
hommes du meme etat, couvreurs et charpentiers, pour la detacher.

[Note 20: J'ai oublie de dire qu'au milieu de la grande croix de
Saint-Ivan, il s'en trouvait une petite en or massif, d'un pied de
long. (_Note de l'auteur_.)]

J'avais aussi mon grand uniforme, une grande capote de femme servant a
monter a cheval (cette capote etait de couleur noisette, doublee en
velours vert, et, comme je n'en connaissais pas l'usage, je me
figurais que la femme qui l'avait portee avait plus de six pieds);
plus deux tableaux en argent d'un pied de long sur huit pouces de
hauteur, dont les personnages etaient en relief: l'un de ces tableaux
representait le jugement de Paris, sur le mont Ida. L'autre
representait Neptune, sur un char forme d'une coquille et traine par
des chevaux marins. Tout cela etait d'un travail fini. J'avais, en
outre, plusieurs medaillons et un crachat d'un prince russe enrichi de
brillants. Tous ces objets, etaient destines pour des cadeaux et
avaient ete trouves dans des caves ou les maisons avaient croule par
suite de l'incendie.

Comme l'on voit, mon sac devait peser, mais, pour qu'il ne soit plus
aussi lourd, je laissai sur le terrain ma culotte blanche, prevoyant
bien que je n'en aurais pas besoin de sitot. Sur moi, j'avais, sur ma
chemise, un gilet de soie jaune pique et ouate que j'avais fait
moi-meme avec le jupon d'une femme, et, par-dessus tout, un grand
collet double en peau d'hermine, plus une carnassiere suspendue a mon
cote et sous mon collet, par un large galon en argent, contenant
plusieurs objets parmi lesquels etait un Christ en or et argent, ainsi
qu'un petit vase en porcelaine de Chine. Ces deux pieces ont echappe
au naufrage comme par miracle; je les possede encore et les conserve
comme des reliques. Ensuite, mon fourniment, mes armes et soixante
cartouches dans ma giberne; ajoutez a cela de la sante, de la gaiete,
de la bonne volonte et l'espoir de presenter mes hommages aux dames
mogoles, chinoises et indiennes, et vous aurez une idee du sergent
velite de la Garde imperiale[21].

[Note 21: A cause du blocus continental, le bruit courait dans
l'armee que nous devions aller en Mongolie et en Chine, pour nous
emparer des possessions anglaises. (_Note de l'auteur._)]

A peine avais-je passe la revue de mon butin, que nous entendimes,
devant nous, quelques coups de fusil; l'on nous fit prendre les armes
et doubler le pas. Une demi-heure apres, nous arrivames sur
l'emplacement ou un convoi, escorte par un detachement de lanciers
rouges de la Garde, avait ete attaque par des partisans.

Plusieurs lanciers etaient tues, et aussi des Russes et quelques
chevaux. Pres d'une voiture, l'on voyait etendue a terre et sur le
dos, une jolie femme, morte de saisissement. Nous continuames a
marcher sur une route assez belle. Le soir, nous arretames et nous
formames notre bivac dans un bois, afin d'y passer la nuit.

Le lendemain 21, de grand matin, nous nous remimes en marche, et, dans
le milieu du jour, nous rencontrames un parti de Cosaques reguliers,
que l'on chassa a coups de canon. Apres avoir marche une partie de
cette journee a travers les champs, nous arretames pres d'une prairie,
au bord d'un ruisseau, ou nous passames la nuit.

Le 22, nous eumes de la pluie. L'on marcha lentement et avec peine
jusqu'au soir, ou nous arretames et primes position pres d'un bois.
Dans la nuit, nous entendimes une forte explosion: nous sumes, apres,
que c'etait le Kremlin que le marechal Mortier venait de faire sauter,
par le moyen d'une grande quantite de poudre que l'on avait mise dans
les caves. Le marechal etait parti de Moscou trois jours apres nous,
le 22, avec ses dix mille hommes, dont deux regiments de Jeune Garde
que nous rejoignimes, quelques jours apres, sur la route de Mojaisk.
Le reste de cette journee, nous fimes peu de chemin, quoique marchant
toujours.

Le 24, nous n'etions pas loin de Kalouga. Le meme jour, l'armee
d'Italie, commandee par le prince Eugene, ainsi que d'autres corps que
le general Corbineau commandait, se battaient, a Malo-Jaroslawetz,
contre l'armee russe qui voulait nous disputer le passage. Dans cette
lutte, qui fut sanglante, 16000 hommes des notres se battirent contre
70 000 Russes, qui perdirent 8 000 hommes, et nous 3 000. Nous eumes
plusieurs officiers superieurs tues et blesses, entre autres le
general Delzons, frappe d'une balle au front. Son frere, qui etait
colonel, voulut le secourir; a son tour, il fut atteint d'une seconde
balle; tous deux expirerent a la meme place.

Le 25, au matin, j'etais de garde depuis la veille au soir, pres d'une
petite maison isolee ou l'Empereur etait loge et ou il avait passe la
nuit; le soleil se montrait au travers d'un epais brouillard, comme il
en fait souvent au mois d'octobre, quand, tout a coup et sans prevenir
personne, il monta, a cheval, suivi seulement de quelques officiers
d'ordonnance. A peine etait-il parti, que nous entendimes un grand
bruit; un moment, nous crumes que c'etaient des cris de "Vive
l'Empereur!" mais nous entendimes crier: "Aux armes!" C'etaient plus
de 6 000 Cosaques commandes par Platoff, qui, a la faveur du
brouillard et des ravins, etaient venus faire un _hourrah_. Aussitot
les escadrons de service de la Garde s'elancerent dans la plaine; nous
les suivimes, et, pour raccourcir notre chemin, nous traversames un
ravin. Dans un instant, nous fumes devant cette nuee de sauvages qui
hurlaient comme des loups et qui se retirerent. Nos escadrons finirent
par les atteindre et leur reprendre tout ce qu'ils avaient enleve de
bagages, de caissons, en leur faisant essuyer beaucoup de pertes.

Lorsque nous entrames dans la plaine, nous vimes l'Empereur presque au
milieu des Cosaques, entoure des generaux et de ses officiers
d'ordonnance, dont un venait d'etre dangereusement blesse, par une
fatale meprise: au moment ou les escadrons entraient dans la plaine,
plusieurs de ses officiers avaient ete obliges, pour se defendre, et
pour defendre l'Empereur, qui etait au milieu d'eux et qui avait
failli etre pris, de faire le coup de sabre avec les Cosaques. Un des
officiers d'ordonnance, apres avoir tue un Cosaque et en avoir blesse
plusieurs autres, perdit, dans la melee, son chapeau, et laissa tomber
son sabre. Se trouvant sans armes, il courut sur un Cosaque, lui
arracha sa lance et se defendit avec. Dans ce moment, il fut apercu
par un grenadier a cheval de la Garde qui, a cause de sa capote verte
et de sa lance, le prit pour un Cosaque, courut dessus et lui passa
son sabre au travers du corps[22].

[Note 22: Cet officier se nommait M. Leaulteur. (_Note de
l'auteur._)]

Le malheureux grenadier, desespere en voyant sa meprise, veut se faire
tuer; il s'elance au milieu de l'ennemi, frappant a droite et a
gauche; tout fuit devant lui. Apres en avoir tue plusieurs, n'ayant pu
se faire tuer, il revint seul et couvert de sang demander des
nouvelles de l'officier qu'il avait si malheureusement blesse.
Celui-ci guerit et revint en France sur un traineau.

Je me rappelle qu'un instant apres cette echauffouree, l'Empereur,
etant a causer avec le roi Murat, riait de ce qu'il avait failli etre
pris, car il s'en est fallu de bien peu. Le grenadier-velite Monfort,
de Valenciennes, avait encore eu l'occasion de se distinguer, en tuant
et en mettant hors de combat plusieurs Cosaques.

Nous restames encore quelque temps dans cette position, et nous nous
mimes en marche, laissant Kalouga sur notre gauche. Nous traversames,
sur un mauvais pont, une riviere fangeuse et fort escarpee, et primes
la direction de Mojaisk.

Le 26, nous fimes encore une petite etape, et, le 27, apres avoir
marche sans interruption jusqu'au soir, nous allames coucher pres de
Mojaisk; cette nuit, il commenca a geler.

Le 28, nous partimes de grand matin et, dans la journee, apres avoir
traverse une petite riviere, nous nous trouvames sur l'emplacement du
fameux champ de bataille encore tout couvert de morts et de debris de
toute espece. On voyait sortir de terre des jambes, des bras, et des
tetes; presque tous ces cadavres etaient des Russes, car les notres,
autant que possible, nous leur avions donne la sepulture. Mais, comme
tout cela avait ete fait a la hate, les pluies qui etaient survenues
depuis, en avaient mis une partie a decouvert. Rien de plus triste a
voir que tous ces morts qui, a peine, conservaient une forme humaine;
il y avait cinquante-deux jours que la bataille avait eu lieu.

Nous allames etablir notre bivac un peu plus avant, et nous passames
pres de la grande redoute ou le general Caulaincourt avait ete tue et
enterre. Lorsque nous fumes arretes, nous nous occupames de nous
abriter, afin de passer la nuit le mieux possible. Nous fimes du feu
avec les debris d'armes, de caissons, d'affuts de canon; mais, pour
l'eau, nous fumes embarrasses, car la petite riviere qui coulait pres
de notre camp et ou il se trouvait peu d'eau, etait remplie de
cadavres en putrefaction; il fallut remonter a plus d'un quart de
lieue pour en avoir de potable. Lorsque nous fumes organises, je fus
avec un de mes amis[23] visiter le champ de bataille; nous allames
jusqu'au ravin, a la place meme ou, le lendemain de la bataille, le
roi Murat avait fait dresser ses tentes.

[Note 23: Grangier, sergent. (_Note de l'auteur._)]

Le meme jour, le bruit courut qu'un grenadier francais avait ete
trouve sur le champ de bataille, vivant encore: il avait les deux
jambes coupees, et, pour abri, la carcasse d'un cheval dont il s'etait
nourri de la chair, et, pour boisson, l'eau d'un ruisseau rempli de
cadavres. L'on a dit qu'il fut sauve: pour le moment, je le pense
bien, mais, par la suite, il aura fallu l'abandonner, comme tant
d'autres. Le soir de cette journee, la faim commenca a se faire sentir
chez quelques-uns qui avaient epuise leurs provisions. Jusqu'alors
chacun, chaque fois que l'on faisait la soupe, donnait sa part de
farine, mais, lorsque l'on s'apercut que tout le monde n'y contribuait
plus, l'on se cacha pour manger ce que l'on avait; il n'y avait que la
soupe de viande de cheval, que l'on faisait depuis quelques jours, que
l'on mangeait en commun.

Le jour suivant, nous passames pres d'une abbaye qui avait servi
d'hopital a une partie de nos blesses de la grande bataille. Beaucoup
s'y trouvaient encore. L'Empereur donna l'ordre de les transporter sur
toutes les voitures, a commencer par les siennes, mais des cantiniers,
a qui l'on avait confie plusieurs de ces malheureux, les abandonnerent
sur la route, sous differents pretextes, et cela pour conserver le
butin qu'ils emportaient de Moscou et dont leurs voitures etaient
chargees. Cette nuit, nous couchames dans un bois en arriere de Ghjat,
ou l'Empereur logea; pendant la nuit, pour la premiere fois, il tomba
de la neige.

Le lendemain, 30, la route etait deja mauvaise; beaucoup de voitures,
chargees de butin, avaient peine a se trainer, beaucoup deja se
trouvaient brisees, et d'autres, craignant le meme sort, s'allegeaient
en se debarrassant d'objets inutiles. Ce jour-la, j'etais
d'arriere-garde, et, comme je me trouvais tout a fait en arriere de la
colonne, a meme de voir le commencement du desordre. La route etait
jonchee d'objets precieux, comme tableaux, candelabres et beaucoup de
livres, car, pendant plus d'une heure, je ramassai des volumes que je
parcourais un instant, et que je rejetais ensuite pour etre ramasses
par d'autres qui, a leur tour, les abandonnaient.

C'etaient des editions de Voltaire, de Jean-Jacques Rousseau et de
l'_Histoire naturelle_ par Buffon, reliees en maroquin rouge et dorees
sur tranche.

C'est dans cette journee que j'eus le bonheur de faire l'acquisition
d'une peau d'ours, qu'un soldat de la compagnie venait, me dit-il, de
ramasser dans une voiture brisee, remplie de fourrures. Le meme jour,
notre cantiniere perdit son equipage avec nos vivres et notre grand
vase en argent, dans lequel nous avions fait tant de punch.

Le 30, nous arrivames a Viasma, _ville au schnaps_, ainsi nommee, par
nos soldats, a cause de l'eau-de-vie que l'on y trouva en allant a
Moscou. L'Empereur fit sejour; notre regiment alla plus avant.

J'oubliais de dire qu'avant d'arriver a cette ville, nous fimes une
grande halte et que, m'etant retire sur la droite de la route, pres
d'un bois de sapins, je rencontrai un sergent des chasseurs de la
Garde, que je connaissais[24]. Il avait profite d'un feu qui se
trouvait tout fait, pour faire cuire une marmite de riz, dont il
m'invita a prendre part. Il avait, avec lui, la cantiniere du
regiment, qui etait une Hongroise avec qui il etait le mieux du monde,
et qui avait encore sa voiture attelee de deux chevaux et bien garnie
de vivres, de fourrures et d'argent. Je restai avec eux tout le temps
de la halte, plus d'une heure. Pendant ce temps, un sous-officier
portugais s'approcha de nous pour se chauffer; je lui demandai ou
etait son regiment; il me repondit qu'il etait disperse, mais que lui,
il etait charge, avec un detachement, d'escorter sept a huit cents
prisonniers russes qui, n'ayant rien pour se nourrir, etaient reduits
a se manger l'un l'autre, c'est-a-dire que, lorsqu'il y en avait un de
mort, ils le coupaient par morceaux et se le partageaient pour le
manger ensuite. Pour preuve de ce qu'il me disait, il s'offrit de me
le faire voir; je refusai. Cette scene se passait a cent pas de
l'endroit ou nous etions; nous sumes, quelques jours apres, que l'on
avait ete oblige d'abandonner le reste, ne pouvant les nourrir.

[Note 24: Ce sergent se nommait Guinard; il etait natif de Conde
(_Note de l'auteur_.)]

Le sergent des chasseurs, dont je viens de parler, finit par tout
perdre avec sa cantiniere, a Wilna; ils furent tous deux prisonniers.

Le 1er novembre, nous avions, comme la nuit precedente, couche pres
d'un bois, sur le bord de la route: depuis plusieurs jours, nous
avions deja commence a vivre de viande de cheval. Le peu de vivres que
nous avions pu emporter de Moscou etait consomme, et nos miseres
commencaient avec le froid qui, deja, se faisait sentir avec force.
Pour mon compte, j'avais encore un peu de riz que je conservais pour
les derniers moments, car je prevoyais, pour la suite, des miseres
plus grandes encore.

Ce jour-la, je faisais encore partie de l'arriere-garde, qui etait
composee de sous-officiers, a cause que deja beaucoup de soldats
restaient en arriere pour se reposer et se chauffer a des feux que
ceux qui etaient devant nous avaient abandonnes en partant. En
marchant, j'apercus, sur ma droite, plusieurs hommes de differents
regiments, dont quelques-uns etaient de la Garde, autour d'un grand
feu. Je fus envoye par l'adjudant-major, afin de les engager a suivre;
etant pres d'eux, je reconnus Flament, dragon velite. Je le trouvai
faisant cuire un morceau de cheval au bout de son sabre, dont il
m'invita de prendre part; je l'engageai a suivre la colonne; il me
repondit qu'aussitot qu'il aurait fait son repas, il se remettrait en
route, mais qu'il etait malheureux, puisqu'il etait force de faire la
route a pied, avec ses bottes a l'ecuyere, a cause que, le jour avant,
dans un combat contre les Cosaques, ou il en avait tue trois, son
cheval avait attrape un ecart, de sorte qu'il etait oblige de le
conduire par la bride. Heureusement que l'homme qui me suivait, dans
ce moment, etait mon homme de confiance, et qui avait, dans son sac,
une paire de souliers a moi, que je donnai au pauvre Flament, de
maniere a ce qu'il puisse se chausser comme un fantassin, et marcher
de meme. Je lui fis mes adieux sans penser que je ne le reverrais
plus; j'appris, deux jours apres, qu'il avait ete tue pres d'un bois,
au moment ou, avec d'autres traineurs comme lui, il allait faire du
feu pour se reposer.

Le 2, avant d'arriver a Slawkowo, nous vimes, sur notre gauche, tenant
a la route, un blockhaus, ou station militaire, espece de grande
baraque fortifiee, occupee par des militaires de differents regiments
et des blesses. Ceux qui etaient les moins malades et qui purent
suivre, se joignirent a nous, et les autres furent mis, autant que
possible, sur des voitures; tant qu'aux plus malades, ils furent
abandonnes a la clemence de l'ennemi, ainsi que des medecins et
chirurgiens qu'on laissa pour en avoir soin.




IV

Dorogoboui.--La vermine.--Une cantiniere.--La faim.


Le 3, nous fimes sejour a Slawkowo; pendant toute la journee, nous
apercumes les Russes sur notre droite. Le meme jour, les autres
regiments de la Garde, qui avaient fait sejour en arriere, se
reunirent a nous.

Le 4, nous fimes une marche forcee pour arriver a Dorogoboui, ville
aux choux; c'est le nom que nous lui avions donne, a cause de la
grande quantite de choux que nous y trouvames en allant a Moscou.
C'est aussi de cette ville que, le 25 aout, l'Empereur fit faire, dans
toute l'armee, le denombrement des coups de canon et de fusil que
l'armee avait a tirer pour la grande bataille. A 7 heures du soir,
nous en etions encore eloignes de deux lieues; c'est avec beaucoup de
peine que nous pumes l'atteindre, car la quantite de neige qu'il y
avait deja nous empechait de marcher. Nous fumes meme egares pendant
quelque temps, et, pour que les hommes qui se trouvaient en arriere
pussent nous rejoindre, pendant plus de deux heures l'on battit la
marche de nuit, jusqu'au moment ou nous arrivames sur l'emplacement de
la ville, car, a quelques maisons pres, elle avait ete brulee comme
beaucoup d'autres.

Il etait bien 11 heures lorsque notre bivouac fut forme, et, avec les
debris des maisons, nous trouvames encore assez de bois pour faire du
feu et bien nous chauffer. Mais deja tout nous manquait, et nous
etions tellement fatigues, que l'on n'avait pas la force de chercher
un cheval pour le voler et le manger ensuite, de maniere que nous
primes le parti de nous reposer. Un soldat de la compagnie m'avait
apporte des nattes de jonc pour me coucher: les ayant mises devant le
feu, je m'etendis dessus et, la tete sur mon sac, les pieds au feu, je
m'endormis.

Il y avait peut-etre une heure que je reposais, lorsque je sentis, par
tout mon corps, un picotement auquel il me fut impossible de resister.
Je passai machinalement la main sur ma poitrine et sur plusieurs
parties de mon individu: quel fut mon effroi lorsque je m'apercus que
j'etais couvert de vermine! Je me levai, et en moins de deux minutes
j'etais nu comme la main, jetant au feu chemise et pantalon. C'etait
comme un feu de deux rangs, tant cela petillait dans les flammes, et,
quoiqu'il tombat de la neige par gros flocons sur mon corps, je ne me
rappelle pas avoir eu froid, tant j'etais occupe de ce qui venait de
m'arriver! Enfin, je secouai au-dessus du feu le reste de mes
vetements dont je ne pouvais me defaire, et je remis la seule chemise
et le seul pantalon qui me restaient. Alors, triste et ayant presque
envie de pleurer, je pris le parti de m'asseoir sur mon sac, et, la
tete dans mes mains, couvert de ma peau d'ours, eloigne des maudites
nattes sur lesquelles j'avais dormi, je passai le reste de la nuit.
Ceux qui prirent ma place n'attraperent rien: il parait que j'avais
tout pris.

Le jour suivant, 5 novembre, nous partimes de grand matin. Avant le
depart, l'on fit, dans chaque regiment de la Garde, une distribution
de moulins a bras pour moudre le ble, si toutefois on en trouvait;
mais comme l'on n'avait rien a moudre et que ces meubles etaient
pesants et inutiles, l'on s'en debarrassa dans les vingt-quatre
heures. Cette journee fut triste, car une partie des malades et des
blesses succomberent; ils avaient, jusqu'a ce jour, fait des efforts
surnaturels, esperant atteindre Smolensk, ou l'on croyait trouver des
vivres et prendre des cantonnements.

Le soir, nous arretames pres d'un bois ou l'on donna l'ordre de former
des abris, afin de passer la nuit. Un instant apres, notre cantiniere,
Mme Dubois, la femme du barbier de notre compagnie, se trouva malade,
et, au bout d'un instant, pendant que la neige tombait, et par un
froid de vingt degres, elle accoucha d'un gros garcon: position
malheureuse pour une femme. Je dirai que, dans cette circonstance, le
colonel Bodel, qui commandait notre regiment, fit tout ce qu'il etait
possible de faire pour le soulagement de cette femme, pretant son
manteau pour couvrir l'abri sous lequel etait la mere Dubois, qui
supporta son mal avec courage. Le chirurgien du regiment n'epargna
rien, de son cote; enfin le tout finit heureusement. La meme nuit, nos
soldats tuerent un ours blanc qui fut a l'instant mange.

Apres avoir passe la nuit la plus penible, a cause du grand froid,
nous nous mimes en route. Le colonel preta son cheval a la mere
Dubois, qui tenait son nouveau-ne dans les bras, enveloppe dans une
peau de mouton; tant qu'a elle, on la couvrit avec les capotes de deux
hommes de la compagnie, morts dans la nuit.

Ce jour-la, qui etait le 6 novembre, il faisait un brouillard a ne pas
y voir, et un froid de plus de vingt-deux degres; nos levres se
collaient, l'interieur du nez, ou plutot le cerveau se glacait; il
semblait que l'on marchait au milieu d'une atmosphere de glace. La
neige, pendant tout le jour, et par un vent extraordinaire, tomba par
flocons, gros comme personne ne les avait jamais vus; non seulement
l'on ne voyait plus le ciel, mais ceux qui marchaient devant nous.

Lorsque nous fumes pres d'un mauvais village[25], nous vimes une
estafette arriver a franc etrier, demandant apres l'Empereur. Nous
sumes, un instant apres, que c'etait un general apportant la nouvelle
de la conspiration de Malet, qui venait d'avoir lieu a Paris.

[Note 25: Ce village se nomme Mickalowka. (_Note de l'auteur_.)]

Comme l'endroit ou nous etions arretes etait pres d'un bois, et que,
pour se remettre en route, il fallait beaucoup attendre a cause que le
chemin etait etroit, l'on se trouvait beaucoup de monde en masse, et
comme nous etions plusieurs amis reunis sur le bord de la route,
frappant des pieds pour ne pas etre saisis du froid, causant de nos
malheurs et de la faim qui nous devorait, je sentis, tout a coup,
l'odeur du pain chaud. Aussitot je me retourne, et derriere et pres de
moi, je vois un individu enveloppe d'une grande pelisse garnie de
fourrures, sous laquelle sortait l'odeur du pain qui m'avait monte au
nez. Aussitot je lui adresse brusquement la parole, en lui disant:
"Monsieur, vous avez du pain; vous allez m'en vendre!" Comme il allait
se retirer, je le saisis par le bras. Alors, voyant qu'il n'y avait
plus moyen de se debarrasser de moi, il tira de dessous sa pelisse,
une galette encore toute chaude que je saisis avec avidite d'une main,
tandis que de l'autre, je lui presentai une piece de cinq francs pour
la lui payer. Mais, a peine l'avais-je dans la main, que mes amis, qui
etaient aupres de moi, tomberent dessus comme des enrages, et me
l'arracherent. Il ne me resta, pour ma part, que le morceau que je
tenais sous le pouce et les deux premiers doigts de la main droite.

Pendant ce temps, le chirurgien-major de l'armee, car c'en etait un,
disparut. Il fit bien, car on l'aurait peut-etre assomme pour avoir le
reste. Il est probable qu'etant arrive des premiers dans le petit
village dont j'ai parle, il aura eu le bonheur de trouver de la
farine, et, en attendant que nous fussions arrives, il aura fait de la
galette.

Depuis plus d'une demi-heure que nous etions dans cette position,
plusieurs hommes avaient succombe a l'endroit ou nous etions. Beaucoup
d'autres etaient tombes dans la colonne, lorsqu'elle etait en marche.
Enfin, nos rangs commencaient a s'eclaircir, et nous n'etions qu'au
commencement de nos miseres! Lorsque l'on s'arretait afin de prendre
quelque chose au plus vite, l'on saignait les chevaux abandonnes, ou
ceux que l'on pouvait enlever sans etre vu; l'on en recueillait le
sang dans une marmite, on le faisait cuire et on le mangeait. Mais il
arrivait souvent qu'au moment ou l'on venait de le mettre au feu, l'on
etait oblige de le manger, soit que l'ordre du depart arrivat, ou que
les Russes fussent trop pres de nous. Dans ce dernier cas, l'on ne se
genait pas autant, car j'ai vu quelquefois une partie manger
tranquillement, pendant que l'autre empechait, a coups de fusil, les
Russes de s'avancer. Mais lorsqu'il y avait force majeure et qu'il
fallait quitter le terrain, on emportait la marmite, et chacun, en
marchant, puisait a pleines mains et mangeait; aussi avait-on la
figure barbouillee de sang.

Souvent, lorsque l'on etait oblige d'abandonner des chevaux, parce que
l'on n'avait pas le temps de les decouper, il arrivait que des hommes
restaient en arriere expres, en se cachant, afin qu'on ne les forcat
point a suivre leur regiment. Alors, ils tombaient sur cette viande
comme des voraces; aussi etait-il rare que ces hommes reparussent,
soit qu'ils fussent pris par l'ennemi, ou morts de froid.

Cette journee de marche ne fut pas aussi longue que la precedente,
car, lorsque nous arretames, il faisait encore jour. C'etait sur
l'emplacement d'un village incendie ou il ne restait plus que quelques
pignons de maisons contre lesquels les officiers superieurs etablirent
leur bivac pour se mettre a l'abri du vent et passer la nuit.
Independamment des douleurs que nous avions, par suite des grandes
fatigues que nous eprouvions, la faim se faisait sentir d'une maniere
effroyable. Ceux a qui il restait encore un peu de vivres, comme du
riz ou du gruau, se cachaient pour le manger. Deja il n'y avait plus
d'amis, l'on se regardait d'un air de mefiance, l'on devenait meme
ingrat envers ses meilleurs camarades. Il m'est arrive, a moi, de
commettre, envers mes veritables amis, un trait d'ingratitude que je
ne veux pas passer sous silence.

J'etais, ce jour-la, comme tous mes amis, devore par la faim, mais
j'avais, plus qu'eux, le malheur de l'etre aussi par la vermine que
j'avais attrapee l'avant-veille. Nous n'avions pas un morceau de
cheval a manger, nous comptions sur l'arrivee de quelques hommes de la
compagnie, qui etaient restes en arriere, afin d'en couper aux chevaux
qui tombaient. Tourmente de n'avoir rien a manger, j'eprouvais des
sensations qu'il me serait difficile d'exprimer. J'etais pres d'un de
mes meilleurs amis, Poumo, sergent, qui etait debout pres d'un feu que
l'on venait de faire, en regardant de tous cotes s'il n'arrivait rien.
Tout a coup, je lui serre la main avec un mouvement convulsif, en lui
disant: "Mon ami, si je rencontrais, dans le bois, n'importe qui avec
un pain, il faudrait qu'il m'en donne la moitie!" Puis, me reprenant:
"Non, lui dis-je, je le tuerais pour avoir tout!"

A peine avais-je lache la parole, que je me mis a marcher a grands pas
dans la direction du bois, comme si je devais rencontrer l'homme et le
pain. Y etant arrive, je le cotoyai pendant un quart d'heure, et,
tournant brusquement a gauche dans une direction opposee a notre
bivac, j'apercus, presque a la lisiere du bois, un feu contre lequel
un homme etait assis. Je m'arretai afin de l'observer, et je
distinguai qu'il avait, devant lui et sur son feu, une marmite dans
laquelle il faisait cuire quelque chose, car, ayant pris un couteau,
il le plongea dedans, et, a ma grande surprise, je vis qu'il en
retirait une pomme de terre qu'il pressa un peu et qu'il remit
aussitot, probablement parce qu'elle n'etait pas cuite.

J'allais m'elancer et courir dessus, mais, dans la crainte qu'il ne
m'echappat, je rentrai dans le bois, et, faisant un petit circuit,
j'arrivai a quelques pas derriere l'individu, sans qu'il m'ait apercu.
Mais, en cet endroit, comme il y avait beaucoup de broussailles, je
fis du bruit en avancant. Il se retourna, mais j'etais deja a cote de
la marmite et, sans lui donner le temps de me parler, je lui adressai
la parole: "Camarade, vous avez des pommes de terre, vous allez m'en
vendre ou m'en donner, ou j'enleve la marmite!" Un peu surpris de
cette resolution, et comme je m'approchais avec mon sabre pour pecher
dedans, il me dit que cela ne lui appartenait pas, et que c'etait a un
general polonais qui bivaquait pas loin de la et dont il etait le
domestique; qu'il lui avait ordonne de se cacher ou il etait pour les
faire cuire, afin d'en avoir pour le lendemain.

Comme, sans lui repondre, je me mettais en devoir d'en prendre, non
sans lui presenter de l'argent, il me dit qu'elles n'etaient pas
encore cuites, et, comme je n'avais pas l'air d'y croire, il en tira
une qu'il me presenta pour me la faire palper; je la lui arrachai et,
telle qu'elle etait, je la devorai: "Vous voyez, me dit-il, qu'elles
ne sont pas mangeables; cachez-vous un instant, ayez de la patience,
tachez surtout que l'on ne vous voie pas jusqu'au moment ou elles
seront bonnes a manger; alors je vous en donnerai."

Je fis ce qu'il me dit; je me cachai derriere un petit buisson, mais
si pres de lui que je ne pouvais le perdre de vue. Au bout de cinq a
six minutes, je ne sais s'il me croyait bien loin, il se leva et,
regardant a droite et a gauche, il prend la marmite et se sauve avec,
mais pas loin, car je l'arretai de suite en le menacant de tout
prendre s'il ne voulait pas m'en donner la moitie. Il me repondit
encore que c'etait a son general: "Seraient-elles pour l'Empereur,
qu'il m'en faut, lui dis-je, car je meurs de faim!" Voyant qu'il ne
pouvait se debarrasser de moi qu'en me donnant ce que je lui
demandais, il m'en donna sept. Je lui donnai quinze francs et je le
quittai. Il me rappela et m'en donna deux autres; elles etaient loin
d'etre bien cuites, mais je n'y pris pas grande attention, j'en
mangeai une et je mis les autres dans ma carnassiere. Je comptais
qu'avec cela, je pouvais vivre trois jours en mangeant, avec un
morceau de viande de cheval, deux par jour.

Tout en marchant et en pensant a mes pommes de terre, je me trompai de
chemin; je ne m'en apercus qu'aux cris et aux jurements que faisaient
cinq hommes qui se battaient comme des chiens; a cote d'eux etait une
cuisse de cheval qui faisait l'objet de leurs discussions. L'un de ces
hommes, en me voyant, vint jusqu'a moi en me disant que lui et son
camarade, tous deux soldats du train, avaient, avec d'autres, ete tuer
un cheval derriere le bois, et que, revenant avec leur part qu'ils
portaient au bivac, ils avaient ete attaques par trois hommes d'un
autre regiment qui voulaient la leur prendre, mais que, si je voulais
les aider a la defendre, ils m'en donneraient ma part. A mon tour,
craignant le meme sort pour mes pommes de terre, je lui repondis que
je ne pouvais m'arreter, mais qu'ils n'avaient qu'a tenir bon un
instant, que je leur enverrais quelqu'un pour les aider. Je poursuivis
mon chemin.

Pas loin de la, je rencontrai deux hommes de notre regiment a qui je
contai l'affaire; ils marcherent de ce cote. J'ai su, le lendemain,
qu'ils n'avaient vu, en arrivant, qu'un homme mort qui venait d'etre
assomme avec un gros baton de sapin qu'ils avaient trouve a cote, et
rouge de sang. Probablement que les trois agresseurs avaient profite
du moment ou l'autre implorait mon assistance pour se defaire de celui
qui etait reste seul.

A mon arrivee a l'endroit ou etait le regiment, plusieurs de mes
camarades me demanderent si je n'avais rien decouvert; je leur
repondis que non. Ensuite, prenant ma place pres du feu, je fis comme
tous les jours; je creusai ma place, c'est-a-dire mon lit de neige,
et, comme nous n'avions pas de paille, j'etendis ma peau d'ours pour
me coucher, la tete sur mon collet double en peau d'hermine etendu
sur moi. Je me disposais a passer la nuit, mais, avant de dormir,
j'avais encore une pomme de terre a manger; c'est ce que je fis, cache
par mon collet, faisant le moins de mouvements possible, de crainte
que l'on ne s'apercoive que je mangeais quelque chose, et, prenant une
pincee de neige pour me desalterer, je finis mon repas et je
m'endormis, ayant bien soin de tenir dans mes bras ma carnassiere,
dans laquelle etaient mes vivres. Plusieurs fois dans la nuit, lorsque
je me reveillais, j'avais soin de passer la main dedans, et de compter
mes pommes de terre. C'est ainsi que je la passai, sans faire part a
mes amis, qui mouraient de faim, du peu que le hasard m'avait procure:
c'est, de ma part, un trait d'egoisme que je ne me suis jamais
pardonne.

La diane n'etait pas encore battue que, deja, j'etais eveille et assis
sur mon sac, prevoyant que la journee serait terrible, a cause du vent
qui commencait a souffler. Je fis un trou a ma peau d'ours et je
passai ma tete dedans, de maniere que la tete de l'ours me tombat sur
la poitrine; le reste de la peau couvrait mon sac et mon dos, mais
elle etait tellement longue que la queue trainait a terre. Enfin l'on
battit la diane, ensuite la grenadiere, et quoiqu'il ne fut pas encore
jour, nous nous mimes en marche. Le nombre de morts et de mourants que
nous laissames dans nos bivacs, en partant, fut prodigieux. Plus loin,
c'etait pire encore, car, sur la route, nous etions obliges d'enjamber
sur les cadavres que les corps d'armee qui nous precedaient laissaient
apres eux: mais c'etait bien plus triste encore pour ceux qui
marchaient apres nous. Ceux-la voyaient les miseres de tous ceux qui
marchaient en avant. Les derniers etaient les corps des marechaux Ney
et Davoust, ensuite l'armee d'Italie commandee par le prince Eugene.

Il y avait environ une heure que nous marchions, quand le jour parut,
et, comme nous avions atteint les corps qui nous precedaient, nous
fimes une petite halte. La mere Dubois, notre cantiniere, voulut
profiter de ce moment de repos pour donner le sein a son nouveau-ne,
mais, tout a coup, elle jette un cri de douleur: son enfant etait mort
et aussi dur que du bois. Ceux qui etaient autour d'elle la
consolerent, en lui disant que c'etait un bonheur pour elle et pour
son enfant, et, malgre ses gemissements, on lui arracha son enfant
qu'elle pressait contre son sein. On le remit entre les mains d'un
sapeur qui s'eloigna a quelques pas de la route, avec le pere de
l'enfant. Le sapeur creusa, avec sa hache, un trou dans la neige: le
pere, pendant ce temps, etait a genoux, tenant son enfant dans ses
bras. Lorsque le trou fut acheve, il l'embrassa et le deposa dans sa
tombe; on le recouvrit ensuite, et tout fut fini.

A une lieue plus loin, et pres d'un grand bois, nous arretames pour
faire la grande halte. C'etait l'endroit ou avait couche une partie de
l'artillerie et de la cavalerie; la se trouvaient beaucoup de chevaux
morts et depeces, et une plus grande quantite que l'on avait ete
oblige d'abandonner encore vivants et debout, mais engourdis, se
laissant tuer sans bouger, car ceux que l'on avait tues pendant la
nuit ou qui etaient morts de fatigue ou d'inanition etaient tellement
geles, qu'il etait impossible d'en couper. J'ai remarque, pendant
cette marche desastreuse, que l'on nous faisait toujours marcher
autant que possible derriere la cavalerie et l'artillerie, et que, le
lendemain, l'on nous faisait arreter ou ils avaient passe la nuit,
afin que nous puissions nous nourrir avec les chevaux qu'ils
laissaient en partant.

Pendant que le regiment etait a se reposer et que chaque homme etait
occupe a se composer un mauvais repas, de mon cote, comme un egoiste,
j'etais entre, sans que l'on m'ait vu, dans le plus epais du bois,
pour devorer seul une des pommes de terre que j'avais toujours dans ma
carnassiere et que je cachais le plus soigneusement possible. Mais
quel fut mon desappointement en voulant mordre dedans! Ce n'etait plus
que de la glace! Je voulus mordre: mes dents glissaient contre, sans
pouvoir en detacher un morceau. C'est alors que je regrettai de ne les
avoir pas partagees, la veille, avec mes amis, que je vins rejoindre,
tenant encore a la main celle que j'avais voulu manger, toute rouge du
sang de mes levres.

Ils me demanderent ce que j'avais. Sans leur repondre, je leur montrai
la pomme de terre que je tenais encore a la main, ainsi que celles que
j'avais dans ma carnassiere; mais a peine les avais-je montrees
qu'elles me furent enlevees. Eux aussi furent trompes en voulant y
mordre; on les vit courir pres du feu pour les faire degeler, mais
elles fondirent comme de la glace. Pendant ce temps-la, d'autres
vinrent me demander ou je les avais eues; je leur montrai le bois, ils
y coururent, et, apres avoir cherche, ils revinrent me dire qu'ils
n'avaient rien trouve. Eux furent bons pour moi, car ils avaient fait
cuire plein une marmite de sang de cheval, et m'inviterent a y prendre
ma part. C'est ce que je fis sans me faire prier. Aussi, me suis-je
toujours reproche d'avoir agi de cette maniere. Ils ont toujours cru
que je les avais trouvees dans le bois; jamais je ne les ai desabuses.
Mais cela n'est qu'un echantillon de ce que nous verrons plus tard.

Apres une heure de repos, la colonne se remit en marche pour traverser
le bois ou, par intervalles, l'on rencontrait des espaces ou se
trouvaient quelques maisons habitees par des juifs. Quelquefois ces
habitations sont grandes comme nos granges et construites de meme,
avec cette difference qu'elles sont baties en bois et couvertes de
meme. Une grande porte se trouvait a chaque extremite; elles servaient
de poste, de maniere qu'une voiture qui entre par une, apres avoir
change de chevaux, sort par l'autre; il s'en trouve presque toujours a
trois lieues de distance, mais la plus grande partie deja n'existait
plus; elles avaient ete brulees a notre premier passage.




V

Un sinistre.--Un drame de famille.--Le marechal Mortier.--Vingt-sept
degres de froid.--Arrivee a Smolensk.--Un coupe-gorge.


Arrives a la sortie du bois, et comme nous approchions de Gara,
mauvais hameau de quelques maisons, j'apercus, a une courte distance,
une de ces maisons de poste dont j'ai parle. Aussitot, je la fis
remarquer a un sergent de la compagnie, qui etait un Alsacien nomme
Mather, a qui je proposai d'y passer la nuit, si toutefois il y avait
possibilite d'y arriver des premiers, afin d'avoir chacun une place.
Nous nous mimes a courir, mais lorsque nous y arrivames, elle etait
tellement remplie d'officiers superieurs, de soldats et de chevaux,
qu'il nous fut impossible, malgre tout ce que nous fimes, d'y avoir
une place, car l'on pretendait qu'il y avait plus de huit cents
personnes.

Pendant que nous etions occupes a aller de droite et de gauche, afin
de voir si nous ne pourrions pas y penetrer, la colonne imperiale,
ainsi que notre regiment, nous avaient depasses. Alors nous primes la
resolution de passer la nuit sous le ventre des chevaux qui etaient
attaches aux portes. Plusieurs fois, ceux qui etaient bivaques autour
vinrent pour la demolir, afin d'avoir le bois avec lequel elle etait
construite, pour se chauffer et se faire des abris, et de la paille
qui se trouvait dans une separation qu'il faut considerer comme un
grenier. Il y avait aussi quantite de bois de sapin sec et resineux.

Une partie de la paille servit a ceux qui etaient dedans pour se
coucher, et, quoiqu'ils fussent les uns sur les autres, ils avaient
fait des petits feux pour se chauffer et faire cuire du cheval. Loin
de laisser demolir leur habitation, ils menacerent ceux qui vinrent
pour en arracher des planches, de leur tirer des coups de fusil. Meme
quelques-uns, qui avaient monte sur le toit pour en arracher et qui,
deja, en avaient pris, furent forces d'en descendre pour ne pas etre
tues.

Il pouvait etre onze heures de la nuit. Une partie de ces malheureux
etaient endormis; d'autres, pres des feux, rechauffaient leurs
membres. Un bruit confus se fit entendre: c'etait le feu qui avait
pris dans deux endroits de la grange, dans le milieu et a une des
extremites, contre la porte opposee ou nous etions couches. Lorsque
l'on voulut l'ouvrir, les chevaux attaches en dedans, effrayes par les
flammes, etouffes par la fumee, se cabrerent, de sorte que les hommes,
malgre leurs efforts, ne purent, de ce cote, se faire un passage.
Alors ils voulurent revenir sur l'autre porte, mais impossible de
traverser les flammes et la fumee.

La confusion etait a son comble; ceux de l'autre cote de la grange qui
n'avaient le feu que d'un cote, s'etaient jetes en masse sur la porte
contre laquelle nous etions couches en dehors et, par ce moyen,
empecherent de l'ouvrir plus encore. De crainte que d'autres pussent y
entrer, ils l'avaient fortement fermee avec une piece de bois mise en
travers; en moins de deux minutes, tout etait en flammes; le feu, qui
avait commence par la paille sur laquelle les hommes dormaient,
s'etait vite communique au bois sec qui etait au-dessus de leurs
tetes; quelques hommes qui, comme nous, etaient couches pres de la
porte, voulurent l'ouvrir, mais ce fut inutilement, car elle s'ouvrait
en dedans. Alors nous fumes temoins d'un tableau qu'il serait
difficile de peindre. Ce n'etaient que des hurlements sourds et
effrayants que l'on entendait; les malheureux que le feu devorait
jetaient des cris epouvantables; ils montaient les uns sur les autres
afin de se frayer un passage par le toit, mais, lorsqu'il y eut de
l'air, les flammes commencerent a se faire jour, de sorte que,
lorsqu'il y en avait qui paraissaient a demi brules, les habits en feu
et les tetes sans cheveux, les flammes, qui sortaient avec
impetuosite, et qui, ensuite, se balancaient par la force du vent, les
refoulaient dans le fond de l'abime.

Alors l'on n'entendait plus que des cris de rage, le feu n'etait plus
qu'un feu mouvant, par les efforts convulsifs que tous ces malheureux
faisaient en se debattant contre la mort: c'etait un vrai tableau de
l'enfer.

Du cote de la porte ou nous etions, sept hommes purent etre sauves en
se faisant tirer par un endroit ou une planche avait ete arrachee. Le
premier etait un officier de notre regiment. Encore avait-il les mains
brulees et les habits dechires; les six autres etaient plus maltraites
encore: il fut impossible d'en sauver davantage. Plusieurs se jeterent
en bas du toit, mais a moitie brules, priant qu'on les achevat a coups
de fusil. Pour ceux qui se presenterent apres, a l'endroit ou nous en
avions sauve sept, ils ne purent etre retires, car ils etaient places
en travers et deja etouffes par la fumee et par le poids des autres
hommes qui etaient sur eux; il fallut les laisser bruler avec les
autres.

A la clarte de ce sinistre, les soldats isoles de differents corps qui
bivaquaient autour de la, et mourant de froid autour de leurs feux
presque morts comme eux, accoururent, non pour porter des secours--il
etait trop tard et meme il avait presque toujours ete impossible,--mais
pour avoir de la place et se chauffer en faisant cuire un
morceau de cheval au bout de leurs baionnettes ou de leurs
sabres. Il semblait, a les voir, que ce sinistre etait une permission
de Dieu, car l'opinion generale etait que tous ceux qui s'etaient mis
dans cette grange etaient les plus riches de l'armee, ceux qui, a
Moscou, avaient trouve le plus de diamants, d'or et d'argent. L'on en
voyait, malgre leur misere et leur faiblesse, se reunir a d'autres
plus forts, et s'exposer a etre rotis, a leur tour, pour en retirer
des cadavres, afin de voir s'ils ne trouveraient pas de quoi se
dedommager de leurs peines. D'autres disaient: "C'est bien fait, car
s'ils avaient voulu nous laisser prendre le toit, cela ne serait pas
arrive!" Et d'autres encore, en etendant leurs mains vers le feu,
comme s'ils n'avaient pas su que plusieurs centaines de leurs
camarades, et peut-etre des parents, les chauffaient de leurs
cadavres, disaient: "Quel bon feu!" Et on les voyait trembler, non
plus de froid, mais de plaisir.

Il n'etait pas encore jour, lorsque je me mis en route avec mon
camarade pour rejoindre le regiment.

Nous marchions, sans nous parler, par un froid plus fort encore que la
veille, sur des morts et des mourants, en reflechissant sur ce que
nous venions de voir, lorsque nous joignimes deux soldats de la ligne,
occupes a mordre chacun dans un morceau de cheval, parce que,
disaient-ils, s'ils attendaient plus longtemps, il serait tellement
durci par la gelee qu'ils ne sauraient plus le manger. Ils nous
assurerent qu'ils avaient vu des soldats etrangers (des Croates)
faisant partie de notre armee, retirant du feu de la grange un cadavre
tout roti, en couper et en manger. Je crois que cela est arrive
plusieurs fois, dans le cours de cette fatale campagne, sans cependant
jamais l'avoir vu. Quel interet ces hommes presque mourants
avaient-ils a nous le dire, si cela n'etait pas vrai? Ce n'etait pas
le moment de mentir. Apres cela, moi-meme, si je n'avais pas trouve du
cheval pour me nourrir, il m'aurait bien fallu manger de l'homme, car
il faut avoir senti le rage de la faim, pour pouvoir apprecier cette
position: faute d'homme, l'on mangerait le diable, s'il etait cuit.

Depuis notre depart de Moscou, l'on voyait, chaque jour, a la suite de
la colonne de la Garde, une jolie voiture russe attelee de quatre
chevaux; mais, depuis deux jours, il ne s'en trouvait plus que deux,
soit qu'on les eut tues ou voles pour les manger, ou qu'ils eussent
succombe. Dans cette voiture etait une dame jeune encore, probablement
veuve, avec ses deux enfants, qui etaient deux demoiselles, l'une agee
de quinze ans, et l'autre de dix-sept. Cette famille, qui habitait
Moscou et que l'on disait d'origine francaise, avait cede aux
instances d'un officier superieur de la Garde, a se laisser conduire
en France.

Peut-etre avait-il l'intention d'epouser la dame, car deja cet
officier etait vieux; enfin, cette malheureuse et interessante famille
etait, comme nous, exposee au froid le plus rigoureux et a toutes les
horreurs de la misere, et devait la sentir plus peniblement que nous.

Le jour commencait a paraitre, lorsque nous arrivames a l'endroit ou
notre regiment avait couche; deja le mouvement general de l'armee
etait commence; depuis deux jours il etait facile de voir que les
regiments etaient diminues d'un tiers, et qu'une partie des hommes que
l'on voyait marcher avec peine, succomberait encore dans la journee
qui allait commencer; l'on voyait marcher a la suite, ou plutot se
trainer, les equipages dont notre regiment devait faire
l'arriere-garde; c'est la ou j'apercus encore la voiture renfermant
cette malheureuse famille. Elle sortait d'un petit bois pour gagner la
route; quelques sapeurs l'accompagnaient, ainsi que l'officier
superieur, qui paraissait tres affecte; arrivee sur la route, elle fit
halte a l'endroit meme ou j'etais arrete; alors j'entendis des
plaintes et des gemissements; l'officier superieur ouvrit la portiere,
y entra, parla quelque temps et, un instant apres, il presenta a deux
sapeurs qu'il avait fait mettre contre la voiture, un cadavre: c'etait
une des jeunes personnes qui venait de mourir. Elle etait vetue d'une
robe de soie grise et, par-dessus, une pelisse de la meme etoffe
garnie de peau d'hermine. Cette personne, quoique morte, etait belle
encore, mais maigre. Malgre notre indifference pour les scenes
tragiques, nous fumes sensibles en voyant celle-ci; pour mon compte,
j'en fus touche jusqu'aux larmes, surtout en voyant pleurer
l'officier.

Au moment ou les sapeurs emporterent cette jeune personne qu'ils
placerent sur un caisson, ma curiosite me porta a regarder dans la
voiture: je vis la mere et l'autre demoiselle toutes deux tombees
l'une sur l'autre. Elles paraissaient etre sans connaissance; enfin,
le soir de la meme journee, elles avaient fini de souffrir. Elles
furent, je crois, enterrees toutes trois dans le meme trou que firent
les sapeurs, pas loin de Valoutina. Pour en finir, je dirai que le
lieutenant-colonel, ayant peut-etre a se reprocher ce malheur, chercha
a se faire tuer dans differents combats que nous eumes, a Krasnoe et
ailleurs. Quelques jours apres notre arrivee a Elbingen, au mois de
janvier, il mourut de chagrin.

Cette journee, qui etait celle du 8 novembre, fut terrible, car nous
arrivames tard a la position et comme, le lendemain, nous devions
arriver a Smolensk, l'espoir de trouver des vivres et du repos--on
disait que l'on devait y prendre des cantonnements--faisait que
beaucoup d'hommes, malgre le froid excessif et la privation de toutes
choses, faisaient des efforts surnaturels pour ne pas rester en
arriere, ou ils auraient succombe.

Avant d'arriver a l'endroit ou nous devions bivaquer, il fallait
traverser un ravin profond et gravir une cote. Nous remarquames que
quelques artilleurs de la Garde etaient arretes dans ce ravin avec
leurs pieces de canon, n'ayant pu monter la cote. Tous les chevaux
etaient sans force et les hommes sans vigueur. Des canonniers de la
garde du roi de Prusse les accompagnaient; ils avaient, comme nous,
fait la campagne; ils etaient attaches a notre artillerie comme
contingent de la Prusse. Ils avaient, a cette meme place et a cote de
leurs pieces, forme leurs bivacs et allume leurs feux comme ils
avaient pu, afin d'y passer la nuit, dans l'esperance de pouvoir, le
lendemain, continuer leur chemin. Notre regiment, ainsi que les
chasseurs, fut place a droite de la route, et je crois que c'etait sur
les hauteurs de Valoutina, ou s'etait donnee une bataille et ou avait
ete tue le brave general Gudin, le 19 aout de la meme annee.

Je fus commande de garde chez le marechal Mortier; son habitation
etait une grange sans toit. Cependant on lui avait fait un abri pour
le preserver, autant que possible, de la neige et du froid. Notre
colonel et l'adjudant-major avaient aussi pris leur place au meme
endroit. L'on arracha quelques pieces de bois qui formaient la cloture
de la grange, et on alluma pour le marechal un feu auquel nous nous
chauffames tous. A peine etions-nous installes, et occupes a faire
rotir un morceau de cheval, que nous vimes paraitre un individu avec
la tete enveloppee d'un mouchoir, les mains de chiffons, et les habits
brules. En arrivant, il se mit a crier: "Ah! mon colonel! que je suis
malheureux! que je souffre!" Le colonel, se retournant, lui demanda
qui il etait, d'ou il venait, et ce qu'il avait: "Ah! mon colonel!
repondit l'autre, j'ai tout perdu et je suis brule!" Le colonel
l'ayant reconnu, lui repondit: "Tant pis pour vous, vous n'aviez qu'a
rester au regiment; depuis plusieurs jours vous n'avez pas paru:
qu'avez-vous fait, vous qui deviez montrer l'exemple et mourir, comme
nous, a votre poste? Entendez-vous, monsieur!" Mais le pauvre diable
n'entendait pas; ce n'etait pas le moment de faire de la morale; cet
individu etait l'officier que nous avions sauve du feu de la grange,
la nuit d'avant, et qui passait pour avoir beaucoup d'objets precieux
et de l'or qu'il avait pris a Moscou, par droit de conquete. Mais tout
etait perdu: son cheval et son portemanteau avaient disparu. Le
marechal et le colonel, ainsi que ceux qui etaient la, causerent du
sinistre de la grange. L'on parla de plusieurs officiers superieurs
qui s'y etaient enfermes avec leurs domestiques et qui y avaient peri,
et comme on savait que j'avais vu ce desastre, on m'en demanda des
details, car l'officier que nous avions sauve ne savait rien dire; il
etait trop affecte.

Il pouvait etre neuf heures, la nuit etait extraordinairement sombre,
et deja une partie de nous, ainsi que le reste de notre malheureuse
armee qui bivaquait autour de l'endroit ou nous etions, commencait a
se reposer d'un sommeil interrompu par le froid et les douleurs
causees par la fatigue et la faim, pres d'un feu qui, a chaque
instant, s'eteignait, comme les hommes qui l'entouraient; nous
pensions a la journee du lendemain qui devait nous conduire a
Smolensk, ou, disait-on, nos miseres devaient finir, puisque nous
devions y trouver des vivres et prendre des cantonnements.

Je venais de finir mon triste repas compose d'un morceau de foie d'un
cheval que nos sapeurs venaient de tuer, et, pour boisson, un peu de
neige. Le marechal en avait mange aussi un morceau que son domestique
venait de lui faire cuire, mais il l'avait mange avec un morceau de
biscuit et, par-dessus, il avait bu une goutte d'eau-de-vie; le repas,
comme on voit, n'etait pas tres friand, pour un marechal de France,
mais c'etait beaucoup, pour les circonstances malheureuses ou nous
nous trouvions.

Dans ce moment, il venait de demander a un homme qui etait debout a
l'entree de la grange, et appuye sur son fusil, pourquoi il etait la.
Le soldat lui repondit qu'il etait en faction: "Pour qui, repond le
marechal, et pourquoi faire? Cela n'empechera pas le froid d'entrer et
la misere de nous accabler! Ainsi, rentrez et venez prendre place au
feu." Un instant apres, il demanda quelque chose pour reposer sa tete;
son domestique lui apporta un portemanteau et, s'enveloppant dans son
manteau, il se coucha.

Comme j'allais en faire autant en m'etendant sur ma peau d'ours, nous
fumes effrayes par un bruit extraordinaire: c'etait un vent du nord
qui arrivait brusquement au travers des forets, et qui amenait avec
lui une neige des plus epaisses et un froid de vingt-sept degres, de
maniere qu'il fut impossible aux hommes de rester en place. On les
entendait crier en courant dans la plaine, cherchant a se diriger du
cote ou ils voyaient des feux, esperant trouver mieux; mais enveloppes
dans des tourbillons de neige, ils ne bougeaient plus, ou, s'ils
voulaient continuer, ils faisaient un faux pas et tombaient pour ne
plus se relever. Plusieurs centaines perirent de cette maniere, mais
plusieurs milliers moururent a leur place, n'esperant rien de mieux.
Tant qu'a nous, nous fumes heureux qu'un cote de la grange fut a
l'abri du vent; plusieurs hommes vinrent se refugier chez nous et, par
ce moyen, eviter la mort.

Il faut que je cite un trait de devouement qui s'est passe dans cette
nuit desastreuse ou tous les elements les plus terribles de l'enfer
semblaient etre dechaines contre nous.

Le prince Emile de Hesse-Cassel faisait partie de notre armee, avec
son contingent qu'il fournissait a la France. Son petit corps d'armee
etait compose de plusieurs regiments d'infanterie et cavalerie. Il
etait, comme nous, bivaque sur la gauche de la route, avec le reste de
ses malheureux soldats, reduits a cinq ou six cents hommes, parmi
lesquels se trouvaient encore environ cent cinquante dragons, mais
presque tous a pied, leurs chevaux etant morts ou manges. Ces braves
soldats, succombant de froid, et ne pouvant rester en place par une
nuit et un temps aussi abominables, se devouerent pour sauver leur
jeune prince, age, je crois, tout au plus de vingt ans, en le mettant
au milieu d'eux pour le garantir du vent et du froid. Enveloppes de
leurs grands manteaux blancs, ils resterent debout toute la nuit,
serres les uns contre les autres; le lendemain au matin, les trois
quarts etaient morts et ensevelis sous la neige, avec plus de dix
mille autres de differents corps.

Au jour, lorsque nous regagnames la route, nous fumes obliges, avec le
marechal, de descendre pres du ravin, ou, la veille, nous avions vu de
l'artillerie former son bivac: plus un n'existait; hommes, chevaux,
tous etaient couches et couverts de neige, les hommes autour de leurs
feux, et les chevaux encore atteles aux pieces qu'il fallait
abandonner. Il arrivait presque toujours qu'apres une tempete et un
froid excessif cause par le vent et la neige, le temps devenait plus
supportable; il semblait que la nature s'etait epuisee de nous avoir
frappes et qu'elle voulait respirer pour nous frapper encore.

Cependant, tout ce qui respirait se mit en marche. L'on voyait, a
droite et a gauche de la route, des hommes a demi morts sortir de
dessous des mauvais abris formes de branches de sapin, ensevelis sous
la neige; d'autres venaient de plus loin, sortant des bois ou ils
s'etaient refugies, se trainant peniblement, afin de gagner la route.
L'on fit halte un instant, pour les attendre. Pendant ce temps,
j'etais, avec plusieurs de mes amis, a parler de nos desastres de la
nuit et de la quantite incroyable d'hommes qui avaient peri. Nous
jetions machinalement un coup d'oeil sur cette terre de malheur. Par
places, l'on voyait encore des faisceaux d'armes formes, et d'autres
renverses, mais plus personne pour les prendre. Ceux qui gagnaient la
route avec les aigles de leurs regiments, apres s'etre reunis a
d'autres, se mettaient en marche.

Apres avoir rassemble le mieux possible tout ce qu'il y avait sur la
route, le mouvement de marche commenca: notre regiment forma
l'arriere-garde qui, ce jour-la, fut on ne peut plus penible pour
nous, vu la quantite d'hommes qui ne pouvaient plus marcher, et que
nous etions obliges de prendre sous les bras, afin de les aider a se
trainer et de les sauver, si l'on pouvait, en les conduisant jusqu'a
Smolensk.

Avant d'arriver a cette ville, il faut traverser un petit bois; c'est
la ou nous atteignimes toute l'artillerie reunie. Les chevaux
faisaient peine a voir; les affuts de canons, ainsi que les caissons,
etaient charges de soldats malades et mourant de froid. Je savais
qu'un de mes amis d'enfance, du meme endroit que moi, nomme Ficq,
etait, depuis deux jours, traine de cette maniere. Je m'informai de
lui a des chasseurs de la Garde du regiment dont il faisait partie, et
j'appris qu'il n'y avait qu'un moment qu'il etait tombe mort sur la
route, et qu'en cet endroit, le chemin etant creux et retreci, l'on
n'avait pu le mettre sur le cote de la route, et que toute
l'artillerie lui avait passe sur le corps, ainsi qu'a plusieurs autres
qui avaient succombe au meme endroit.

Je continuais de marcher dans un sentier etroit, a gauche de la route
et dans le bois. Je venais, dans ce moment, d'etre joint par un de mes
amis, sergent du meme regiment que moi, lorsque, sur notre chemin,
nous trouvames un canonnier de la Garde couche en travers du sentier,
et qui nous empechait de passer. A cote etait un autre canonnier
occupe a le depouiller de ses vetements; nous nous apercumes que cet
homme n'etait pas mort, car il faisait aller les jambes et frappait,
par moments, la terre avec les mains fermees.

Mon camarade, surpris ainsi que moi, applique, sans rien dire, un
grand coup de crosse de fusil dans le dos de ce miserable, qui se
retourna. Mais sans lui donner le temps de nous parler, nous lui fimes
des reproches violents sur son acte de barbarie. Il nous repondit que,
s'il n'etait pas mort, il ne tarderait pas a l'etre puisque, lorsqu'on
l'avait depose a l'endroit ou il etait, pour ne pas le laisser sur le
chemin et broyer par l'artillerie, il ne donnait plus aucun signe de
vie; que, d'abord, c'etait son camarade de lit, qu'il valait mieux que
ce fut lui qui ait sa depouille qu'un autre.

Ce que je viens de citer est arrive souvent sur des malheureux
soldats, que l'on supposait avoir de l'argent, car au lieu de les
aider a se relever, il y en avait qui restaient pres de ceux qui
tombaient, non pour les soulager, mais pour faire comme le canonnier.

Je n'aurais pas du, pour l'honneur de l'espece humaine, ecrire toutes
ces scenes d'horreur, mais je me suis fait un devoir de dire tout ce
que j'ai vu. Il me serait impossible de faire autrement, et, comme
tout cela me bouleverse la tete, il me semble qu'une fois que je
l'aurai mis sur le papier, je n'y penserai plus. Il faut dire aussi
que si, dans cette campagne desastreuse, il s'est commis des actes
infames, il s'est aussi fait des traits d'humanite qui nous honorent,
car j'ai vu des soldats porter, pendant plusieurs jours, sur leurs
epaules, un officier blesse.

Comme nous allions sortir du bois, nous rencontrames une centaine de
lanciers bien montes, equipes a neuf: ils venaient de Smolensk qu'ils
n'avaient jamais quitte, on les envoyait a notre arriere-garde; ils
etaient epouvantes de nous voir si malheureux, et, de notre cote, nous
etions surpris de les voir aussi bien. Beaucoup de soldats couraient
apres eux comme des mendiants, en leur demandant s'ils n'avaient pas
un morceau de pain ou de biscuit a leur donner.

Lorsque nous fumes sortis du bois, nous fimes halte pour attendre ceux
qui conduisaient les malades. Il n'y avait rien de plus penible a
voir, car, de tout ce que l'on pouvait leur dire de l'espoir des
vivres et d'un bon logement, ils n'entendaient plus rien: c'etaient
comme des automates, marchant lorsqu'on les conduisait, s'arretant
aussitot qu'on les laissait. Les plus forts portaient tour a tour
leurs armes et leurs sacs, car ces malheureux, independamment des
forces et d'une partie de la raison qu'ils avaient perdues, avaient
aussi perdu les doigts des pieds et des mains.

Enfin, c'est de cette maniere que nous revimes le Dnieper sur notre
gauche, et que nous apercumes, sur l'autre rive, des milliers d'hommes
qui avaient traverse le fleuve sur la glace: il y en avait de tous les
corps, fantassins et cavalerie, courant autant qu'ils le pouvaient, en
apercevant au loin quelque village, afin d'y trouver des vivres et d'y
passer la nuit a couvert. Apres avoir marche encore peniblement
pendant une heure, nous arrivames, le soir, abimes de fatigue et
mourants, sur les bords du fatal Boristhene, que nous traversames, et
nous fumes sous les murs de la ville.

Deja des milliers de soldats de tous les corps et de toutes les
nations, qui composaient notre armee, etaient, depuis longtemps, aux
portes et autour des remparts, en attendant qu'on les laissat entrer.
On les en avait empeches de crainte que tous ces hommes, marchant sans
ordre et sans chefs, mourants de faim, ne se portassent aux magasins
pour y piller le peu de vivres qu'il pouvait y avoir, et dont on
voulait faire la distribution avec le plus d'ordre possible. Plusieurs
centaines de ces hommes etaient deja morts ou mourants.

Lorsque nous fumes arrives, ainsi que les autres corps de la Garde,
marchant avec le plus d'ordre possible, et apres avoir pris toutes les
precautions pour faire entrer nos malades et nos blesses, l'on ouvrit
la porte et l'on entra. La plus grande partie se repandit de tous
cotes, et en desordre, afin de trouver un endroit pour passer la nuit
sous un toit et de pouvoir manger le peu de vivres que l'on avait
promis, et dont on fit une petite distribution.

Pour obtenir un peu d'ordre, l'on fit connaitre que les hommes isoles
n'auraient rien. De ce moment, l'on vit les plus forts se reunir par
numeros de regiment et se choisir un chef pour les representer, car il
y avait des regiments qui n'existaient plus. Tandis que nous, la Garde
imperiale, nous traversames la ville, mais avec peine, car extenues de
fatigue comme nous l'etions, et devant gravir le bord escarpe qui
existe a partir du Boristhene jusqu'a l'autre porte, cette montee
couverte de glace faisait qu'a chaque instant les plus faibles
tombaient, et qu'il fallait les aider a se relever, et porter ceux qui
ne pouvaient plus marcher.

C'est de la sorte que nous arrivames sur l'emplacement du faubourg qui
avait ete incendie lors du bombardement arrive le 15 du mois d'aout
dernier. Nous y primes position et nous nous y installames comme nous
pumes, dans le reste des maisons que le feu n'avait pas tout a fait
detruites. Nous y placames le mieux possible nos malades et nos
blesses qui avaient eu assez de force et de courage pour y arriver;
car nous en avions laisse dans une baraque en bois situee a l'entree
de la ville. Ces hommes n'auraient pu, a cause qu'ils etaient trop
malades, atteindre l'endroit ou nous venions d'arriver. Parmi eux
etait un de mes amis presque mourant, que nous avions traine
jusque-la, esperant y trouver un hopital et lui faire donner des
soins, car ce qui, jusque-la, avait soutenu notre courage, etait
l'espoir, que l'on avait toujours eu, de s'arreter dans cette ville et
les environs pour y attendre le printemps, mais il en fut tout
autrement. D'ailleurs la chose n'etait pas possible, car une partie
des villages etaient brules et ruines, et la ville ou nous etions
n'existait pour ainsi dire plus que de nom. Partout l'on ne voyait
plus que les murailles des maisons qui etaient baties en pierre, car
celles qui l'etaient en bois, et qui formaient la plus grande partie
de la ville, avaient disparu; enfin la ville n'etait plus qu'un vrai
squelette.

Si l'on s'eloignait dans l'obscurite, on rencontrait des pieges,
c'est-a-dire que, sur l'emplacement des maisons baties en bois, ou
aucune trace ne se faisait plus voir, on rencontrait les caves
recouvertes de neige, et le soldat assez malheureux pour s'y engager,
disparaissait tout a coup pour ne plus reparaitre. Plusieurs perirent
de cette maniere, que d'autres retirerent le lendemain, lorsqu'il fit
jour, non pour leur donner la sepulture, mais pour avoir leurs
vetements ou quelque autre chose qu'ils auraient pu avoir sur eux. Il
en etait de meme de tous ceux qui succombaient, en marchant ou
arretes: les vivants se partageaient les depouilles des morts, et
souvent, a leur tour, succombaient quelques heures apres et
finissaient par subir le meme sort.

Une heure apres notre arrivee, l'on nous fit une petite distribution
de farine, et la valeur d'une once de biscuit: c'est plus que l'on ne
pouvait esperer. Ceux qui avaient des marmites firent de la bouillie,
les autres firent des galettes qu'ils faisaient cuire dans la cendre
et que l'on devora a moitie cuites; l'avidite avec laquelle ils
mangerent, faillit leur etre funeste, car plusieurs furent
dangereusement malades et manquerent etouffer. Tant qu'a moi, quoique
je n'avais pas mange de soupe depuis le 1er novembre et que la
bouillie de farine de seigle fut epaisse comme de la boue, je fus
assez heureux pour ne pas etre incommode; mon estomac etait encore
bon.

Depuis le moment ou nous etions arrives, plusieurs hommes du regiment,
qui etaient malades et qui avaient pu, en faisant des efforts
extraordinaires, arriver a l'endroit ou nous etions, venaient de
mourir, et, comme on leur avait donne les meilleures places dans les
mauvaises masures que l'on nous avait designees pour logements, l'on
s'empressa de les porter loin, afin de prendre leur place.

Apres que je fus repose, malgre le froid et la neige qui tombait, je
me disposai a chercher apres un de mes amis, celui avec qui j'etais le
plus intimement lie, celui avec qui je n'avais jamais compte; nos
bourses ne faisaient qu'une. Il se nommait Grangier[26]. Il y avait
sept ans que nous etions ensemble. Je ne l'avais pas vu depuis Viasma,
ou il etait parti en avant avec un detachement, escortant un caisson
appartenant au marechal Bessieres. L'on m'avait assure qu'il etait
arrive depuis deux jours et loge dans un faubourg. Le plaisir de le
revoir, l'espoir aussi d'avoir quelques vivres qu'il avait pu, sans
doute, se procurer avant notre arrivee, et aussi de partager son
logement, fit que je ne balancai pas a le chercher de suite.

[Note 26: Sergent velite dans le meme regiment que moi, aux
fusiliers-grenadiers. _(Note de l'auteur)_]

Ayant pris mes armes et mon sac, sans rien dire a personne, je rentrai
en ville par la meme route que nous etions venus, et, apres avoir
tombe plusieurs fois en descendant cette pente rapide et glissante que
nous avions montee en arrivant, j'arrivai pres de la porte par ou nous
etions entres. J'arretai pour voir dans quel etat etaient les hommes
que nous avions laisses pres du poste qui etait a la porte, compose de
soldats badois dont une partie formait la garnison. Mais quelle fut ma
surprise! Cet ami que nous avions laisse avec d'autres malades, en
attendant de venir les chercher, je le trouvai a l'entree de la
baraque et n'ayant plus sur lui que son pantalon, car on lui avait ote
jusqu'a sa chaussure. Les soldats badois me dirent que des soldats du
regiment etaient venus chercher les autres, et qu'ayant trouve
celui-la prive de la vie, ils l'avaient eux-memes depouille, et
qu'ensuite ils avaient tourne la ville le long du rempart, avec les
deux malades qu'ils avaient enleves, esperant avoir le chemin
meilleur.

Pendant que j'etais la, plusieurs malheureux soldats de differents
regiments arrivaient encore, se trainant avec peine, appuyes sur leurs
armes. D'autres, qui etaient encore sur l'autre bord du Boristhene,
n'y voyant pas ou trompes par les feux, etaient tombes dans la neige,
pleuraient, criaient en implorant des secours. Mais ceux qui etaient
la, bien portants, etaient des Allemands ne comprenant rien ou ne
voulant rien comprendre. Heureusement qu'un jeune officier commandant
le poste parlait francais. Je le priai, au nom de l'humanite,
d'envoyer des secours aux hommes de l'autre cote du pont. Il me
repondit que, depuis notre arrivee, plus de la moitie de son poste
n'avait ete occupee qu'a cela, et qu'il n'avait presque plus d'hommes;
que son corps de garde etait rempli de soldats malades et blesses, au
point qu'il n'avait plus de place.

Cependant, d'apres mes instances, il envoya encore trois hommes qui,
un instant apres, revinrent avec un vieux chasseur a cheval de la
Garde, qu'ils soutenaient sous les bras. Ils nous dirent qu'ils en
avaient laisse beaucoup d'autres qu'il faudrait porter, mais que, ne
le pouvant pas, ils les avaient deposes pres d'un grand feu, en
attendant que l'on puisse les aller chercher. Le vieux chasseur avait,
a ce qu'il me dit, presque tous les doigts des pieds geles. Il les
avait enveloppes dans des morceaux de peaux de mouton. Sa barbe, ses
favoris et ses moustaches etaient charges de glacons. On le conduisit
pres du feu, ou on le fit asseoir. Alors il se mit a jurer contre
Alexandre, l'empereur de Russie, contre le pays et contre le bon Dieu
de la Russie. Ensuite il me demanda si l'on avait fait une
distribution d'eau-de-vie. Je lui repondis que non, et que, jusqu'a
present, je n'en avais pas entendu parler; qu'il n'y avait pas
apparence d'en avoir: "Alors, dit-il, il faut mourir!"

Le jeune officier allemand ne put resister plus longtemps en voyant un
vieux guerrier souffrir de la sorte; il leva son manteau, et, tirant
une bouteille de sa poche avec de l'eau-de-vie, il la lui, presenta:
"Merci, dit-il, vous m'empechez de mourir; si une occasion se
presentait de vous sauver la vie aux depens de la mienne, vous pouvez
etre assure que je ne balancerais pas un instant! Assez cause,
rappelez-vous Roland, chasseur a cheval de la Vieille Garde imperiale
a pied, ou, pour ainsi dire, sans pieds, pour le moment. Il y a trois
jours que j'ai du abandonner mon cheval, et, pour ne pas le laisser
souffrir plus longtemps, je lui ai brule la cervelle. Ensuite, je lui
ai coupe un morceau de la cuisse dont je vais manger un peu."

En disant la parole (_sic_), il tourna son portemanteau qu'il avait
sur son dos, et en tira de la viande de cheval qu'il offrit d'abord a
l'officier qui lui avait donne de l'eau-de-vie, et ensuite a moi.
L'officier lui presenta encore sa bouteille et le pria de la garder.
Le vieux chasseur ne savait plus comment lui temoigner sa
reconnaissance. Il lui repeta encore, soit en garnison, ou en
campagne, de se rappeler de lui, et finit par dire: "Les bons enfants
ne periront jamais!" Mais il reprit aussitot qu'il venait de dire une
grosse betise, "car, dit-il, que de milliers d'hommes morts depuis
trois jours et qui certainement me valaient bien; tel que vous me
voyez, j'ai ete en Egypte et je vous f... mon billet que j'en ai vu
des grises; je ne sais pas si vous le savez, mais n... d. D... il n'y
a pas de comparaison avec celle-ci. Il faut esperer que nous sommes au
bout de nos peines, et que cela va finir, car l'on dit que nous allons
prendre des cantonnements en attendant le printemps, ou j'espere que
nous reprendrons notre revanche!"

Le pauvre vieux, a qui deux ou trois gorgees d'eau-de-vie avaient
rendu la parole, ne soupconnait pas que nous n'etions qu'au
commencement de nos peines!

Il etait bien onze heures, que l'espoir de rencontrer Grangier, meme
pendant la nuit, ne m'avait pas abandonne. Je me fis indiquer, par
l'officier de poste, la direction ou il supposait que le marechal
Bessieres etait loge, mais, soit que je fus mal informe, ou que j'eus
mal compris, je pris l'un des chemins pour l'autre: je me trouvai
ayant le rempart a ma droite, au-dessous duquel coulait le Boristhene;
a ma gauche etait une etendue de terrain, ou l'emplacement d'une rue
qui longeait le bas du rempart et dont toutes les maisons avaient ete
brulees et ecrasees pendant le bombardement. L'on y voyait encore, ca
et la, malgre l'obscurite, quelques pignons sortir comme des ombres du
milieu de la neige.

Le chemin que j'avais pris etait tellement mauvais, je me trouvai si
fatigue, apres un instant de marche, que je regrettai de m'etre
hasarde seul. Je me disposais a retourner sur mes pas et de remettre
au lendemain ma recherche apres Grangier, mais, au moment ou je me
retournais, j'entendis marcher derriere moi et, aussitot, j'apercus, a
quelques pas, un individu que je reconnus pour un soldat badois
portant sur son epaule une petite barrique que je supposai etre de
l'eau-de-vie. Je l'appelai, il ne me repondit pas; je voulus le
suivre, il doubla le pas: j'en fis autant. Il descendit une petite
pente un peu rapide; je voulus faire comme lui, mais mes jambes
n'etant pas aussi fermes que les siennes, je tombai et, roulant du
haut jusqu'en bas, j'arrivai aussi vite que lui contre la porte d'une
cave que le poids de mon corps fit ouvrir et ou j'entrai, l'epaule
droite meurtrie, avant l'individu.

Je n'avais pas encore eu le temps de me reconnaitre et de savoir ou
j'etais, que je fus tire de mon etourdissement par des cris confus de
differentes langues d'une douzaine d'individus couches sur de la
paille, autour d'un feu: Francais, Allemands, Italiens, que je
reconnus, de suite, pour etre des associes pillards et voleurs,
marchant ensemble pour leur compte, et toujours en avant de l'armee,
de crainte de rencontrer l'ennemi et de se battre, arrivant les
premiers dans les maisons lorsqu'il s'en trouvait, ou bivaquant dans
des lieux separes. Lorsque l'armee arrivait, la nuit, bien fatiguee,
ils sortaient de leur cachette, rodaient autour des bivacs, enlevaient
lestement les chevaux et les portemanteaux des officiers, et se
remettaient en route de grand matin, quelques heures avant la colonne,
et ainsi de meme chaque jour. Enfin c'etait une de ces bandes comme il
y en avait beaucoup, qui s'etaient formees depuis les premiers jours
ou les grands froids avaient commence, et qui avaient amene nos
desastres. Ces bandes se propagerent, par la suite.

J'etais encore etourdi de ma chute, et je n'etais pas encore releve,
qu'un individu se leva du fond de la cave, alluma de la paille pour
mieux me voir, car il etait impossible, a mon costume, et surtout a la
peau d'ours qui me couvrait en partie, de savoir a quel regiment
j'appartenais. Mais, ayant vu l'aigle imperial sur mon shako, il cria,
d'un air goguenard: "Ah! ah! de la Garde imperiale? A la porte!" Et
les autres repeterent: "A la porte! a la porte!" Etourdi, sans etre
intimide de leurs cris, je me levai pour les prier, puisque le hasard,
ou plutot le bonheur m'avait fait tomber chez eux, de m'y laisser au
moins jusqu'au jour, et qu'alors je m'en irais. Mais l'individu qui
s'etait leve le premier, et qui paraissait le chef, ayant a son cote
un demi-espadon, qu'il avait soin de faire voir avec affectation,
repeta que je devais sortir, et de suite, et tous repeterent en
choeur: "A la porte! A la porte!" Un Allemand vint pour mettre la main
sur moi, mais, d'une poussee que je lui donnai dans la poitrine, je
l'envoyai tomber de tout son long sur d'autres qui etaient encore
couches, et mis la main sur la poignee de mon sabre, car mon fusil,
lorsque je roulai en bas de la rampe, etait reste derriere. L'homme au
demi-espadon applaudit a la culbute que je venais de faire faire a
celui qui voulait me mettre a la porte, en lui disant qu'il
n'appartenait pas a un Allemand, a une tete de choucroute, de mettre
la main sur un Francais.

Voyant que l'homme au demi-espadon m'avait donne raison, je repondis
que j'etais decide a ne sortir qu'au jour, et que je me ferais plutot
tuer par eux que de mourir de froid sur le chemin. Une femme, car il
s'en trouvait deux, voulut intervenir pour moi, mais elle recut
l'ordre de se taire, et cet ordre fut accompagne de jurements et des
mots les plus sales; alors, le chef me signifia encore l'ordre de
sortir, en me disant de lui eviter le desagrement de mettre la main
sur moi, parce que, s'il s'en melait, la chose serait bientot faite,
et qu'il m'enverrait coucher ou etait mon regiment. Je lui demandai
pourquoi lui et les siens n'y etaient pas. Il me repondit que cela ne
me regardait pas, qu'il n'avait pas de comptes a me rendre, qu'il
etait chez lui et que je ne pourrais pas rester la nuit avec eux,
parce que je les genais pour aller faire leurs courses en ville et
profiter du desordre et du peu de surveillance qu'il y avait aux
voitures d'equipage, pour y faire du butin. Je demandai comme une
grace de rester encore un instant pour me chauffer et rajuster ma
chaussure, et alors que je sortirais. Mais personne ne m'ayant
repondu, je fis une seconde demande; l'homme au demi-espadon me dit
qu'il y consentait, a condition que je sortirais dans une demi-heure.
Il chargea un tambour, qui paraissait son second, de l'execution de
l'ordre.

Voulant mettre a profit le peu de temps qui me restait, je demandai si
quelqu'un n'avait pas un peu de vivres a me vendre, et surtout de
l'eau-de-vie: "Si nous en avions, me repondit-on, nous la garderions
pour nous!"

Cependant la barrique que j'avais vu porter par le Badois, etait
quelque chose de semblable, car j'avais compris qu'il avait dit, en sa
langue, qu'il l'avait prise a une cantiniere de son regiment, qui
l'avait cachee lorsque l'armee etait arrivee en ville. D'apres ce
langage, je compris que l'individu etait un nouveau venu, soldat de la
garnison, et associe avec les autres seulement depuis la veille et,
comme eux, decide a quitter son regiment pour faire la guerre au
butin.

Le tambour charge de l'ordre de me faire sortir, et que je voyais
causer mysterieusement avec d'autres, me demanda si j'avais de l'or
pour des pieces de cinq francs et pour acheter de l'eau-de-vie: "Non,
lui dis-je, mais j'ai des pieces de cinq francs". La femme qui etait a
cote de moi, la meme qui avait voulu prendre ma defense, fit semblant,
en se baissant, de chercher quelque chose a terre, du cote de la
porte. Alors, s'approchant de moi, elle me dit, de maniere a ne pas
etre entendue: "Sauvez-vous, croyez-moi, ils vous tueront! Je suis
avec eux depuis Viasma, et j'y suis malgre moi. Revenez en force, je
vous en prie, demain matin, pour me sauver!" Je lui demandai quelle
etait l'autre femme qui etait la; elle me dit que c'etait une juive.
J'allais lui faire d'autres questions, lorsqu'une voix, partant du
fond de la cave, lui ordonna de se taire et lui demanda ce qu'elle me
disait. Elle repondit qu'elle m'enseignait ou je pourrais trouver de
l'eau-de-vie, chez un juif qui restait sur le Marche-Neuf: "Tais-toi,
bavarde!" lui repondit-on. Elle se tut, ensuite elle se retira dans un
coin de la cave.

D'apres l'avis que cette femme venait de me donner, je vis bien que je
ne m'etais pas trompe, et que j'etais dans un vrai coupe-gorge. Aussi
je n'attendis pas que l'on me dise de sortir; je me levai et, faisant
semblant de chercher un endroit pour me coucher, je m'approchai de la
porte, je l'ouvris et je sortis. L'on me rappela, en me disant que je
pouvais rester jusqu'au jour et dormir. Mais, sans leur repondre, je
ramassai mon fusil que je trouvai pres de la porte, et cherchai une
issue afin de pouvoir sortir de l'enfoncement ou je me trouvais; je ne
pus en trouver. Alors, craignant de rester longtemps dans cette
position, j'allais frapper a la porte de la cave pour demander mon
chemin, lorsque le Badois en sortit, probablement pour voir s'il etait
temps de faire une excursion. Il me demanda encore si je voulais
rentrer; je lui repondis que non, mais je le priai de m'enseigner le
chemin pour aller au faubourg. Il me fit signe de le suivre et,
longeant plusieurs maisons en ruine, il monta des escaliers. Je le
suivis et, lorsque je fus arrive sur le rempart et sur le chemin, il
me fit faire quelques tours sous pretexte de me montrer par ou je
devais aller; mais je m'apercus que c'etait pour me faire perdre la
trace de la cave que, cependant, je voulais reconnaitre, car je me
proposais d'y revenir, le matin, avec quelques hommes, et sauver la
femme qui avait implore mon secours, et aussi pour leur demander
compte de plusieurs portemanteaux que j'avais apercus dans le fond de
cette maudite cave.




VI

Une nuit mouvementee.--Je retrouve des amis.--Depart de
Smolensk.--Rectification necessaire.--Bataille de Krasnoe.--Le dragon
Melet.


Mon guide avait disparu sans que je m'en apercoive, de maniere que je
me trouvai tout a coup desoriente. C'est alors que je regrettai encore
d'avoir quitte le regiment. Cependant il fallait prendre un parti et,
comme la neige avait cesse de tomber, un instant avant ma descente
dans la cave, je regardai si je ne retrouverais pas la trace de mes
pas. Puis je me rappelai que je devais toujours avoir le rempart a ma
droite. Apres quelques moments de marche, je reconnus la place ou
j'avais rencontre le Badois, mais, pour mieux m'en assurer et la
reconnaitre lorsqu'il ferait jour, je fis, avec la crosse de mon
fusil, deux grandes croix profondes dans la neige, et je poursuivis
mon chemin.

Il pouvait etre minuit; j'avais passe pres d'une heure dans la cave
et, pendant ce temps, le froid avait considerablement augmente.

Sur ma gauche, j'apercevais bien des feux, mais je n'osais pas me
diriger de ce cote, de crainte de me detruire en tombant dans des
trous caches par la neige. Je marchai, toujours en tatonnant, et la
tete baissee, afin de voir ou je posais les pieds. Depuis un moment,
je m'apercevais que la route descendait, et, un peu plus avant, je la
trouvais embarrassee par des affuts de canon que, probablement, on
avait voulu conduire sur le rempart. Lorsque je fus dans le bas, il me
fut impossible de reconnaitre la direction, tant il faisait obscur,
de sorte que je fus force de m'asseoir sur le derriere d'un affut pour
me reposer, et aussi tacher de voir de quel cote je devais prendre.

Dans cette situation penible, mon fusil entre les jambes, la tete
appuyee dans les deux mains, au moment ou j'allais, pour mon malheur,
m'endormir probablement pour toujours, j'entendis des sons
extraordinaires. Je me relevai, tout saisi en pensant au danger que je
venais de courir en me laissant aller au sommeil. Ensuite, je pretai
mon attention afin de voir de quelle direction venaient les sons, mais
je n'entendis plus rien. Alors je crus avoir reve, ou que c'etait un
avertissement du Ciel pour me sauver. Aussitot, reprenant courage, je
me mis a marcher a tatons et a enjamber au hasard les obstacles sans
nombre qui se trouvaient sur mon passage.

Enfin etant parvenu, non sans risquer plusieurs fois de me casser les
jambes, a laisser derriere moi tout ce qui s'opposait a mon passage,
je me reposais un instant pour reprendre haleine, afin de pouvoir
gravir la pente opposee, lorsque le meme bruit qui m'avait eveille, me
fit de nouveau lever la tete. Mais ce que j'entends, c'est de
l'harmonie! Ce sont les sons graves de l'orgue, encore eloignes et qui
font, sur moi, a cette heure de la nuit, seul et dans un pareil
endroit, une impression que je ne saurais definir. Aussitot je marche,
doublant le pas, dans la direction d'ou viennent ces sons. En un
moment, je suis sorti du fond ou j'etais retenu. Arrive en haut, je
fais encore quelques pas et j'arrete; il etait temps! Encore quelques
pas et c'etait fini de moi! Je tombais du haut en bas du rempart, a
plus de cinquante pieds de hauteur, sur le bord du Boristhene ou, fort
heureusement, j'avais apercu le feu d'un bivouac qui m'avait fait
arreter.

Epouvante du danger que je venais de courir, je reculai de quelques
pas et j'arretai encore pour ecouter, mais je n'entendis plus rien. Je
me remis a marcher et, tournant a gauche, en un instant j'eus le
bonheur de retrouver le chemin fraye. Je continuai a avancer, mais
lentement et avec precaution, la tete haute, toujours en pretant
l'oreille, mais, n'entendant plus rien, je finis par me persuader que
c'etait l'effet de mon imagination frappee, car, dans la position
penible ou nous etions, nous ou les habitants qui etaient en petit
nombre, il n'y avait pas de musique possible, et surtout a pareille
heure.

Tout en avancant et en faisant des reflexions, mon pied droit, qui
commencait deja a etre gele et a me faire souffrir, rencontra quelque
chose de dur qui me fit pousser un cri de douleur et tomber de mon
long sur un cadavre, ma figure presque sur la sienne. Je me relevai
peniblement. Malgre l'obscurite, je reconnus que c'etait un dragon,
car il avait encore son casque sur la tete, attache avec les
jugulaires, et son manteau sur lequel il etait tombe, il n'y avait
probablement pas longtemps.

Le cri de douleur que j'avais jete en tombant, fut entendu par un
individu qui etait sur ma droite et qui me cria d'aller de son cote,
en me faisant comprendre qu'il y avait longtemps qu'il m'attendait.
Surpris et content de trouver quelqu'un dans un endroit ou je me
croyais seul, j'avancai dans la direction d'ou partait la voix. Plus
je m'approchais, plus il me semblait la reconnaitre. Je lui criai:
"C'est toi, Beloque[27]?--Oui!" me repondit-il, et, nous ayant
reconnus l'un et l'autre, il fut aussi surpris que moi de nous
trouver, a pareille heure, dans un lieu aussi triste et ne sachant pas
plus que moi ou il etait. Il m'avait primitivement pris pour un
caporal qui etait alle chercher des hommes de corvee pour transporter
des malades de sa compagnie que l'on avait laisses a la porte de la
ville, lorsque l'on etait arrive; et qui, ensuite, avec quelques
hommes pour porter et aider a marcher ces malades, avait pris le
chemin du rempart pour eviter de monter la rampe de glace. Mais,
arrives ici, etant trop faibles pour marcher, et les hommes de corvee
ne pouvant plus les porter, ils etaient tombes a la place ou je les
voyais. Le premier qu'il avait envoye au camp n'etant pas revenu, il
avait envoye successivement les deux autres, de maniere qu'il se
trouvait seul. C'etaient precisement les hommes que nous avions
laisses a notre arrivee dans la baraque, ou ensuite j'en avais trouve
un de mort.

[Note 27: Beloque etait un de mes amis, sergent velite comme moi.
(_Note de l'auteur_.)]

Je lui contai comment je m'etais perdu; je lui parlai de mon aventure
dans la cave, mais je n'osai lui parler de la musique que j'avais cru
entendre, de crainte qu'il ne me dise que j'etais malade. Il me pria
de rester pres de lui; c'etait bien ma pensee. Un instant apres, il me
demanda pourquoi j'avais jete un cri qu'il avait entendu. Je lui
contai ma culbute sur le dragon, et comme ma figure avait touche la
sienne: "Tu as donc eu peur, mon pauvre ami?--Non, lui repondis-je,
mais j'ai eu bien mal!--C'est tres heureux, me dit-il, que tu te sois
fait assez de mal pour te faire crier, sans cela tu aurais passe sans
que j'eusse pu te voir!"

Tout en causant, nous marchions a droite et a gauche pour nous
rechauffer, en attendant que les hommes fussent arrives pour
transporter les malades qui, couches l'un contre l'autre sur une peau
de mouton, et couverts de la capote et de l'habit de celui que l'on
avait depouille a la baraque, ne donnaient plus grand signe de vie:
"Je crains bien, me dit Beloque, que nous n'ayons pas la peine de les
faire transporter!" En effet, l'on entendait par moments qu'ils
voulaient parler ou respirer, mais il etait facile de comprendre que
leur langage etait celui des agonisants.

Tandis que le rale de la mort se faisait entendre pres de nous, la
musique aerienne, que je croyais n'exister que dans mon imagination,
recommenca de nouveau, mais beaucoup plus rapprochee. J'en fis la
remarque a Beloque, et je lui contai ce qui m'etait arrive a la
premiere et a la seconde fois que j'avais entendu ces sons harmonieux.
Alors il me conta que, depuis qu'il etait arrete, il avait entendu,
par intervalles, cette musique, et qu'il n'y pouvait rien comprendre;
qu'il y avait des moments que cela faisait un vacarme d'enfer, et que,
si c'etaient des hommes qui s'amusaient a cela, il fallait qu'ils
eussent le diable au corps. Alors, s'approchant plus pres de moi, il
me dit a demi-voix, de crainte que les deux hommes qui se mouraient a
nos pieds l'entendent: "Mon cher ami, ces sons que nous entendons
ressemblent beaucoup a la musique de la mort! Tout ce qui nous entoure
est mort, et j'ai un pressentiment que, sous peu de jours, je serai
mort!" Puis il ajouta: "Que la volonte de Dieu soit faite! Mais c'est
trop souffrir pour mourir. Regarde ces malheureux!" en montrant les
deux hommes couches dans la neige. A cela je ne repondis rien, car
dans ce moment ma pensee etait comme la sienne.

Il avait cesse de parler, et nous ecoutions toujours sans nous rien
dire, interrompus seulement par la difficulte de respirer d'un des
hommes mourants, lorsque, rompant de nouveau le silence: "Cependant,
me dit-il, les sons que nous entendons semblent arriver d'en haut".
Nous ecoutames encore avec attention; effectivement cela paraissait
venir d'au-dessus de notre tete. Tout a coup, le bruit cessa; alors un
silence affreux regna autour de nous. Ce silence fut interrompu par un
cri plaintif: c'etait le dernier soupir d'un des hommes que nous
gardions.

Au meme instant, des pas se font entendre; c'etait un caporal qui
arrivait avec huit hommes, pour enlever les deux mourants, mais, comme
il n'en restait plus qu'un, il fut enleve de suite. On le couvrit avec
la depouille des autres, et l'on partit.

Il etait plus d'une heure du matin; le froid avait diminue, car,
depuis un instant, le vent avait cesse de se faire sentir avec autant
de violence, mais j'etais tellement fatigue que je ne pouvais plus
marcher, et, jointe a cela, l'envie de dormir me dominait tellement
que, pendant le chemin, Beloque me surprit plusieurs fois arrete et
dormant debout.

Il m'avait donne des indications pour trouver Grangier, car des hommes
de sa compagnie qui escortaient le seul fourgon qui restait au
marechal, avaient ete voir leurs camarades et avaient indique le
fourgon place a la porte d'une maison ou etait loge le marechal.
Arrive au point ou nous descendions la rampe du rempart, afin de
prendre la direction du camp ou etait le regiment, je me separai du
convoi funebre, et je me decidai a suivre le nouveau chemin que l'on
venait de m'enseigner, esperant atteindre bientot le but de mes
recherches.

Il n'y avait qu'un instant que je marchais seul, lorsque la maudite
musique se fit encore entendre. Aussitot je cesse de marcher, je leve
la tete pour mieux ecouter, et j'apercois de la clarte devant moi. Je
me dirige sur le point lumineux, mais le chemin va en descendant et la
lumiere disparait. Je n'en continue pas moins a marcher, mais, au bout
d'un instant, arrete par un mur, je suis force de revenir sur mes pas;
je tourne a droite, a gauche; je me trouve, enfin, dans une rue, et
au milieu de maisons en ruines. Je continue a marcher a grands pas,
toujours guide parla musique. Arrive a l'extremite de la rue, je vois
un edifice eclaire; c'est de la que viennent les sons graves qui
continuent toujours. Je marche directement dessus, et, apres avoir
tourne plusieurs fois, je me trouve arrete par une petite muraille qui
semble servir d'enceinte a l'edifice que je reconnais pour une eglise.

Ne voulant pas me fatiguer davantage a chercher l'entree, je me decide
a escalader la muraille et pour m'assurer qu'elle n'est pas assez
haute, je sonde de l'autre cote avec mon fusil. Voyant qu'il n'y avait
pas plus de trois a quatre pieds de haut, je monte dessus et je saute
de l'autre cote. Mes pieds ayant rencontre quelque chose de bombe, je
tombe sur mes genoux; je me releve sans m'etre fait mal, je fais
encore quelques pas et je sens que le terrain n'est pas egal. Pour ne
pas tomber, je m'appuie sur mon fusil. Je m'apercois, bientot que je
suis au milieu de plus de deux cents cadavres a peine recouverts de
neige. Pendant que j'avance en trebuchant, appuye sur mon fusil, et
que mes pieds s'enfoncent et sont quelquefois tenus entre les jambes
et les bras de ceux sur lesquels je marche, et qui semblent arranges
avec symetrie, afin de faire place a d'autres, des chants lugubres se
font entendre. Il me semble que c'est l'office des morts. Les paroles
de Beloque me reviennent a la memoire; une sueur me prend, je ne sais
plus ce que je fais, ni ou je vais. Je me trouve, je ne sais comment,
appuye contre le derriere du choeur de l'eglise.

Revenu un peu a moi en depit du tintamarre diabolique qui continue, je
marche, appuye d'une main contre le mur, et je me trouve a la porte
que je vois ouverte et par ou une fumee epaisse sort. J'entre et je me
trouve au milieu d'individus que je prends pour des ombres, tant il y
a de fumee. Ces individus continuent a chanter et d'autres a jouer des
orgues. Tout a coup, une grande flamme s'echappe, la fumee se dissipe;
je regarde ou je suis et avec qui; un des chanteurs s'approche de moi
et s'ecrie: "C'est mon sergent!" Il m'avait reconnu a ma peau d'ours,
et, a mon tour, je reconnais des soldats de la compagnie; que l'on
juge de ma surprise en les voyant dans cet etat de gaite! J'allais
leur faire des questions, lorsque l'un d'eux s'approche et me
presente de l'eau-de-vie, plein un vase en argent. Alors je devine
d'ou vient leur gaite: ils etaient tous en ribote!

Un qui l'etait moins que les autres me conta qu'en arrivant, ils
avaient ete a la corvee, et qu'en passant ou il y avait encore
quelques maisons, ils avaient vu sortir d'une cave deux hommes portant
une lanterne, qu'ils avaient reconnus pour des juifs; que, de suite,
ils s'etaient concertes pour y revenir faire une visite apres la
distribution des vivres, afin de voir s'ils n'y trouveraient rien a
manger, et ensuite passer la nuit dans cette eglise, qu'ils avaient
remarquee; qu'en effet ils etaient revenus et avaient trouve, dans la
cave, une barrique d'eau-de-vie, un sac de riz et un peu de biscuit,
ainsi que dix capotes ou pelisses garnies de fourrures, et des
bonnets, entre autres celui du rabbin. Comme ils s'etaient affubles de
tout cela, je les avais pris, en entrant, pour ce qu'ils n'etaient
pas. Avec eux se trouvaient plusieurs musiciens du regiment qui, un
peu en train, s'etaient mis a jouer des orgues; ainsi s'expliquaient
les sons harmonieux qui m'avaient si fort intrigue.

Ils me donnerent du riz, quelques petits morceaux de biscuit et le
bonnet du rabbin, garni d'une superbe fourrure de renard noir. Je mis
le riz precieusement dans mon sac. Tant qu'au bonnet, je le mis sur la
tete et, voulant me reposer, je mis, devant le feu, une planche sur
laquelle je me couchai. A peine avais-je la tete sur mon sac, que nous
entendimes, du cote de la porte, crier et jurer; nous fumes voir ce
qu'il pouvait y avoir. C'etaient six hommes conduisant une voiture
attelee d'un mauvais cheval, chargee de plusieurs cadavres qu'ils
venaient deposer derriere l'eglise pour faire nombre avec ceux sur
lesquels j'avais marche, la terre etant trop dure pour y faire des
trous, et la gelee les conservant provisoirement. Ils nous dirent que,
si cela continuait, l'on ne saurait plus ou les placer, car toutes les
eglises servaient d'hopitaux et etaient remplies de malades a qui il
etait impossible de donner des soins; qu'il n'y avait plus que celle
ou nous etions ou il n'y avait personne et ou, depuis quelques jours,
ils deposaient les morts; que, depuis le moment ou la tete de colonne
de la Grande Armee avait commence a paraitre, ils ne pouvaient suffire
aux transports des hommes qui mouraient un instant apres leur
arrivee. Apres ces explications je fus me recoucher; les infirmiers,
car c'en etait, demanderent a passer le reste de la nuit avec nous,
afin d'attendre le jour pour deposer leur charge aupres des autres;
ils detelerent leur cheval et le firent entrer dans l'eglise.

Je dormis assez bien le reste de la nuit, quoique reveille souvent par
le picotement de la vermine. Depuis que j'etais infecte, je ne l'avais
pas encore sentie comme dans ce moment; cela se concoit, car, couchant
au grand air, ils ne bougeaient pas; mais la ou j'etais, il faisait
assez chaud; ils en profitaient pour me manger.

Il n'etait pas encore jour, lorsque je fus reveille par les cris d'un
malheureux musicien qui venait de se casser la jambe en descendant les
escaliers qui conduisaient aux orgues, ou il avait dormi. Ceux qui
etaient en bas avaient, pendant la nuit, enleve une partie des marches
pour faire du feu et se chauffer, de maniere que le pauvre diable, en
descendant, fit une chute qui le mit dans un etat a ne pouvoir marcher
de sitot; il est probable qu'il ne sera jamais revenu.

Lorsque je fus reveille, je trouvai presque tous les soldats occupes
de faire rotir de la viande au bout de la lame de leur sabre. En
attendant que la soupe fut cuite, je leur demandai ou ils avaient eu
de la viande, ou si l'on avait fait une distribution. Ils me
repondirent que non, que c'etait la viande du cheval de la voiture des
morts, qu'ils avaient tue, pendant que les infirmiers etaient en train
de dormir; ils avaient bien fait, il fallait vivre.

Une heure apres, lorsque deja un bon quart du cheval etait mange, un
des croque-morts en prevint ses camarades qui tempeterent contre nous
et nous menacerent de porter leurs plaintes au directeur en chef des
hopitaux. Nous continuames a manger en leur repondant que c'etait
facheux qu'il fut si maigre ou qu'il n'y en eut pas une demi-douzaine
pour en faire une distribution au regiment. Ils partirent en nous
menacant, et, pour se venger, ils verserent les sept cadavres dont
leur voiture etait chargee, a l'entree de la porte, de maniere que
nous ne pouvions sortir ni rentrer sans marcher dessus.

Ces infirmiers, qui n'avaient pas fait la campagne, et a qui jamais
rien n'avait manque, ne savaient pas que, depuis plusieurs jours, nous
mangions les chevaux qui nous tombaient sous la main.

Il etait 7 heures, lorsque je me disposai a partir pour retourner ou
etait le regiment. Je commencai par prevenir les hommes, au nombre de
quatorze, qu'il fallait se reunir et arriver ensemble et en ordre.
Avant, nous nous mimes a manger une bonne soupe au riz, faite avec le
bouillon de viande de cheval. Apres cela, leur ayant fait mettre sur
le dos le sac ou ils avaient enferme leurs grandes pelisses de juifs,
nous sortimes de l'eglise qui commencait deja a se remplir de nouveaux
venus, malheureux et autres, qui avaient passe la nuit comme ils
avaient pu, et de beaucoup d'autres encore qui quittaient leurs
regiments, esperant trouver mieux. La faim les faisait roder dans tous
les coins. En entrant, ils ne prenaient pas garde aux cadavres qui
obstruaient le passage; ils passaient dessus comme sur des pieces de
bois, ils etaient aussi durs.

Lorsque je fus sur le chemin, je proposai a mes hommes, a qui je
contai mon aventure de la cave, d'y venir faire une visite; ma
proposition fut acceptee. Nous en trouvames facilement, le chemin, car
nous avions, pour premier guide, l'homme que Beloque avait laisse
mort, ensuite le dragon sur lequel j'etais tombe, et que nous
retrouvames avec son manteau et sa chaussure de moins. Apres avoir
passe le fond ou etaient les affuts de canon, et ou j'avais failli
m'endormir, nous arrivames a l'endroit ou j'avais fait mes remarques
dans la neige. Ayant descendu la rampe moins vite que la veille,
j'arrivai a la porte que nous trouvames fermee. Nous frappames, mais
personne ne repondit. Elle fut enfoncee de suite, mais les oiseaux
etaient envoles; nous n'y trouvames qu'un seul individu, tellement
ivre qu'il ne pouvait parler. Je le reconnus pour l'Allemand qui avait
voulu me mettre a la porte. Il etait enveloppe d'une grosse capote de
peau de mouton qu'un musicien du regiment lui enleva, malgre tout ce
qu'il put faire pour la defendre. Nous y trouvames plusieurs
portemanteaux et une malle; tout cela avait ete vole pendant la nuit,
mais tout etait vide, ainsi que la barrique que le soldat badois avait
apportee et que nous reconnumes pour avoir contenu du genievre.

Avant de reprendre le chemin du camp, je considerai la position ou
j'etais et je vis avec surprise que, pendant la nuit, j'avais beaucoup
marche sans avoir fait beaucoup de chemin: je n'avais fait que tourner
autour de l'eglise.

Nous retournames au camp. Chemin faisant, je rencontrai plusieurs
hommes du regiment, que je reunis a ceux qui etaient avec moi. Un
instant apres, j'apercus de loin un sous-officier du regiment, que je
reconnus de suite a son sac blanc pour celui que je cherchais,
Grangier. Je l'avais deja embrasse qu'il ne m'avait pas encore
reconnu, tant j'etais change. Nous nous cherchions l'un et l'autre,
car il me dit que, depuis la veille, une heure apres l'arrivee du
regiment, il avait ete a l'endroit ou il etait pour me chercher, mais
que personne n'avait pu lui dire ou j'etais et que, si j'avais eu la
patience d'attendre, il m'aurait conduit ou il etait loge, car il
m'attendait avec une bonne soupe pour me restaurer et de la paille
pour me coucher. Il me suivit jusqu'au camp, ou j'arrivai en ordre
avec dix-neuf hommes. Un instant apres, Grangier me fit signe; je le
suivis, il ouvrit son sac et en tira un morceau de viande de boeuf
cuit qu'il avait, me dit-il, reserve pour moi, ainsi qu'un morceau de
pain de munition.

Il y avait vingt trois jours que je n'en avais mange, aussi je le
devorai. Ensuite il me demanda des nouvelles d'un de ses pays qu'on
lui avait dit etre dangereusement malade; tout ce que je pus lui dire,
c'est qu'il etait entre en ville, mais que, puisqu'il ne l'avait pas
vu ou etait le regiment, il nous fallait aller voir a la porte de la
ville par ou nous etions entres; que la, nous pourrions peut-etre
avoir quelques renseignements, car beaucoup de malades, n'ayant pu
monter la rampe de glace pour aller ou etait le regiment, etaient
restes au poste du Badois ou dans les environs. Nous y allames de
suite.

Il n'y avait qu'un instant que nous marchions, lorsque nous arrivames
au dragon; pour cette fois, on l'avait mis presque nu, probablement
pour s'assurer s'il n'avait pas une ceinture avec de l'argent. Je lui
montrai la cave, et nous arrivames a la porte ou nous fumes saisis par
la quantite de morts que nous y vimes; pres du poste du Badois etaient
quatre hommes de la Garde, morts pendant la nuit, et dont l'officier
de poste avait empeche qu'on les depouillat; il nous dit aussi que,
dans son corps de garde, il y en avait encore deux qu'il croyait de la
Garde; nous y entrames pour les voir; ils etaient sans connaissance:
le premier etait un chasseur, le second, qui avait la figure cachee
avec un mouchoir, etait de notre regiment. Grangier, lui ayant
decouvert la figure, fut on ne peut plus surpris en reconnaissant
celui qu'il cherchait. Nous nous empressames, comme nous pumes, de le
secourir; nous lui otames son sabre et sa giberne qu'il avait encore
sur lui, ainsi que son col, et nous tachames de lui faire avaler
quelques gouttes d'eau-de-vie; il ouvrit les yeux sans nous
reconnaitre et, un instant apres, il expira dans mes bras. Nous
ouvrimes son sac; nous y trouvames une montre, ainsi que differents
petits objets que Grangier renferma afin de les envoyer comme souvenir
a sa famille, s'il avait le bonheur de revoir la France, car il etait
du meme endroit que lui; tant qu'au chasseur, apres l'avoir mis dans
la meilleure position possible, nous l'abandonnames a sa malheureuse
destinee. Que pouvions-nous faire?

Grangier me conduisit a son poste; un instant apres, il fut releve par
les chasseurs; avant de partir, nous n'oubliames pas de leur
recommander l'homme de leur regiment que nous venions de quitter. Le
sergent envoya de suite quatre hommes pour le prendre: il sera
probablement mort en arrivant, car tous ceux qui se trouvaient dans
cette position mouraient de suite, comme s'ils eussent ete asphyxies.

Nous retournames au regiment, ou nous passames le reste de la journee
a mettre nos armes en bon etat, a nous chauffer et a causer. Pendant
la journee, nous tuames plusieurs chevaux que nos hommes nous
amenerent et que nous partageames; l'on fit aussi une petite
distribution de farine de seigle et d'un peu de gruau, dans lequel se
trouvaient presque autant de paille et de grains de seigle.

Le lendemain, a quatre heures du matin, l'on nous fit prendre les
armes pour nous porter en avant a un quart de lieue de la ville, ou,
malgre un froid rigoureux, nous restames en bataille jusqu'au grand
jour. Les jours suivants, nous fimes de meme, car l'armee russe
manoeuvrait sur notre gauche.

Il y avait deja trois jours que nous etions a Smolensk, que nous ne
savions pas si nous devions rester dans cette position, ou si nous
devions continuer notre retraite. Rester, disait-on, c'est impossible.
Alors pourquoi ne pas partir, plutot que de rester dans une ville ou
il n'y avait pas de maisons pour nous abriter et pas de vivres pour
nous nourrir? Le quatrieme jour, en revenant, comme les jours
precedents, de la position du matin, et comme nous etions pres
d'arriver a notre bivac, j'apercus un officier d'un regiment de ligne,
couche devant un feu; pres de lui etaient quelques soldats; nous nous
regardames, quelque temps, comme deux hommes qui s'etaient quelquefois
vus et qui cherchaient a se reconnaitre sous les haillons dont nous
etions couverts et la crasse de ma figure. Je m'arrete, lui se leve
et, s'approchant de moi, il me dit: "Je ne me trompe pas?--Non", lui
dis-je. Nous nous etions reconnus, et nous nous embrassames sans avoir
prononce nos noms.

C'etait Beaulieu[28], mon camarade de lit aux Velites, lorsque nous
etions a Fontainebleau. Combien nous nous trouvames changes, et
miserables! Je ne l'avais pas vu depuis la bataille de Wagram, epoque
ou il avait quitte la Garde pour passer officier dans la ligne, avec
d'autres Velites. Je lui demandai ou etait son regiment; pour toute
reponse, il me montra l'aigle au milieu d'un faisceau d'armes; ils
etaient encore trente-trois; il etait le seul officier, avec le
chirurgien-major; des autres, la plus grande partie avait peri dans
les combats, mais plus de la moitie etaient morts de misere et de
froid; quelques-uns etaient egares.

[Note 28: Beaulieu etait le frere de Mme Vast, de Valenciennes,
notaire a Conde, mon pays. A ma rentree des prisons, en 1814, cette
dame m'apprit que son malheureux frere avait ete tue a Dresde, d'un
boulet. (_Note de l'auteur_.)]

Lui, Beaulieu, etait capitaine; il me dit qu'il avait l'ordre de
suivre la Garde. Je restai encore quelque temps avec lui, et, comme il
n'avait pas de vivres, nous partageames en freres le riz que j'avais
recu des hommes rencontres dans l'eglise, la nuit de notre arrivee.
C'etait la plus grande preuve d'amitie que l'on puisse donner a un
camarade dans une situation ou, pour de l'or, l'on ne pouvait rien
trouver.

Le 14 au matin, l'Empereur partit de Smolensk avec les regiments de
grenadiers et de chasseurs; nous les suivimes, quelque temps apres, en
faisant l'arriere-garde, laissant derriere nous les corps d'armee du
prince Eugene, Davoust et Ney reduits a peu de monde; en sortant de la
ville, nous traversames le Champ sacre, appele ainsi par les Russes.
Un peu plus loin de Korouitnia[29] se trouve un ravin assez profond et
encaisse; etant obliges de nous arreter afin de donner le temps a
l'artillerie de le traverser, je cherchai Grangier, ainsi qu'un autre
de mes amis, a qui je proposai de le traverser et de nous porter en
avant pour ne pas nous geler a attendre; etant, de l'autre cote,
forces de nous arreter encore, nous remarquames trois hommes autour
d'un cheval mort; deux de ces hommes etaient debout et semblaient
ivres, tant ils chancelaient. Le troisieme, qui etait un Allemand,
etait couche sur le cheval. Ce malheureux, mourant de faim et ne
pouvant en couper, cherchait a mordre dedans; il finit par expirer
dans cette position, de froid et de faim. Les deux autres, qui etaient
deux hussards, avaient la bouche et les mains ensanglantees; nous leur
adressames la parole, mais nous ne pumes en obtenir aucune reponse:
ils nous regarderent avec un rire a faire peur, et, se tenant le bras,
ils allerent s'asseoir pres de celui qui venait de mourir, ou,
probablement, ils finirent par s'endormir pour toujours.

[Note 29: Korouitnia, petit village. (_Note de l'auteur_.)]

Nous continuames a marcher sur le cote de la route, afin de gagner la
droite de la colonne et, de la, attendre notre regiment pres d'un feu
abandonne, si toutefois nous avions le bonheur d'en trouver. Nous
rencontrames un hussard, je crois qu'il etait du 8e regiment, luttant
contre la mort, se relevant et tombant aussitot. Malgre le peu de
moyens que nous avions de donner des secours, nous avancames pour le
secourir, mais il venait de tomber pour ne plus se relever. Ainsi, a
chaque instant, l'on etait oblige d'enjamber au-dessus des morts et
des mourants.

Comme nous continuions toujours, quoique avec beaucoup de difficulte,
a marcher sur la droite de la route, pour depasser les convois, nous
vimes un soldat de la ligne assis contre un arbre ou il y avait un
petit feu: il etait occupe a faire fondre de la neige dans une
marmite, afin d'y faire cuire le foie et le coeur d'un cheval qu'il
avait eventre. Il nous dit que, n'ayant pu en couper de la viande, il
avait, avec sa baionnette, fait un trou au ventre, d'ou il avait tire
ce qu'il allait faire cuire.

Comme nous avions du riz et du gruau, nous lui proposames de nous
preter sa marmite pour en faire cuire, et que nous le mangerions
ensemble. Il accepta avec plaisir. Ainsi, avec du riz et du gruau ou
il y avait autant de paille, nous fimes une soupe que nous
assaisonnames avec un morceau de sucre que Grangier avait dans son
sac, ne voulant pas la saler avec de la poudre, car nous n'avions pas
de sel. Pendant que notre soupe cuisait, nous nous occupames a faire
cuire, au bout de nos sabres, des morceaux de foie et les rognons du
cheval, que nous trouvames delicieux. Lorsque notre riz fut a moitie
cuit, nous le mangeames, et nous rejoignimes le regiment qui nous
avait deja depasses. Le meme jour, l'Empereur coucha a Korouitnia, et
nous un peu en arriere, dans un bois.

Le lendemain, l'on se mit en route de grand matin, pour atteindre
Krasnoe, mais, avant d'arriver a cette ville, la tete de la colonne
imperiale fut arretee par vingt-cinq mille Russes qui barraient la
route. Les premiers de l'armee qui les apercurent etaient des hommes
isoles qui, aussitot, se replierent sur les premiers regiments de la
Garde, mais la plus grande partie, moins intimidee ou plus valide, se
reunit et fit face a l'ennemi. Il y eut quelques hommes insouciants ou
malheureux qui, sans s'en apercevoir, furent se jeter au milieu d'eux.

Les grenadiers et les chasseurs de la Garde s'etant formes en colonnes
serrees par division, s'avancerent de suite sur la masse des Russes
qui, n'osant pas les attendre, se retirerent et laisserent le passage
libre; mais ils prirent position sur les hauteurs a gauche de la route
et tirerent quelques volees de coups de canon. Au bruit du canon, et
comme nous etions en arriere, nous doublames le pas et nous arrivames
au moment ou l'on menait quelques pieces en batterie pour les
classer. Aussi, aux premiers coups que l'on tira, on les vit
disparaitre derriere les hauteurs, et nous continuames a marcher.

Dans cette circonstance, il s'est passe un fait que je ne dois pas
passer sous silence, et dont j'ai eu connaissance pour en avoir
entendu parler, mais differemment conte, et meme ecrit.

L'on a dit qu'au moment ou l'on apercut les Russes, les premiers
regiments de la Garde se grouperent, ainsi que l'etat-major, autour de
l'Empereur, et que, de cette maniere, l'on marcha comme si l'ennemi ne
fut pas devant nous; que la musique joua l'air:

    Ou peut-on etre mieux qu'au sein de sa famille?

et que l'Empereur interrompit la musique en ordonnant de jouer:

    Veillons au salut de l'Empire!

Le fait que l'on rapporte s'est bien passe, mais d'une maniere toute
differente, car c'est a Smolensk meme que la chose s'etait passee. Je
crois ne pas me tromper en disant que c'est le jour meme de notre
depart de cette ville que j'en ai entendu parler.

Le prince de Neufchatel, alors ministre de la guerre, voyant que
l'Empereur ne donnait pas d'ordre de depart et l'inquietude de toute
l'armee a cet egard, vu l'impossibilite de rester dans une aussi
triste position, reunit quelques musiciens et leur ordonna de jouer,
sous les croisees de la maison ou l'Empereur etait loge, l'air:

    Ou peut-on etre mieux qu'au sein de sa famille?

A peine avait-on commence, que l'Empereur se montra sur le balcon, et
qu'il commanda de jouer:

    Veillons au salut de l'Empire!

que les musiciens executerent tant bien que mal, malgre leur misere.

Un instant apres, l'ordre du depart fut donne pour le lendemain matin.
Comment croire que les malheureux musiciens, en supposant meme qu'ils
se fussent trouves a la droite du regiment, chose que l'on ne voyait
plus depuis le commencement de nos desastres, eussent ete capables de
souffler dans leurs instruments ou de faire aller leurs doigts, dont
une partie les avaient geles? Mais, a Smolensk, la chose etait plutot
possible, parce qu'il y avait du feu et que l'on se chauffait.

Deux heures apres la rencontre des Russes, l'Empereur arrive a
Krasnoe, avec les premiers regiments de la Garde, notre regiment et
les fusiliers-chasseurs. Nous bivaquames en arriere de la ville; en
arrivant, je fus commande de garde avec quinze hommes, chez le general
Roguet, qui etait loge en ville, dans une mauvaise maison couverte en
chaume. J'etablis mon poste dans une ecurie, m'estimant tres heureux
de passer la nuit a couvert et pres d'un feu que nous venions
d'allumer; mais il en fut tout autrement.

Pendant que nous etions dans Krasnoe et autour, l'armee russe, forte,
dit-on, de quatre-vingt-dix mille hommes, nous entourait, car devant
nous, a droite, a gauche et derriere, ce n'etait que Russes qui
croyaient, probablement, faire bon marche de nous. Mais l'Empereur
voulut leur faire sentir que la chose n'etait pas aussi facile qu'ils
le pensaient, car, si nous etions malheureux, mourants de faim et de
froid, il nous restait encore quelque chose qui nous soutenait:
l'honneur et le courage. Aussi l'Empereur, fatigue de se voir suivre
par cette nuee de barbares et de sauvages, resolut de s'en
debarrasser.

Le soir de notre arrivee, le general Roguet recut l'ordre d'attaquer,
pendant la nuit, avec une partie de la Garde, les regiments de
fusiliers-chasseurs, grenadiers, voltigeurs et tirailleurs: a onze
heures du soir, l'on envoya quelques detachements, afin de faire une
reconnaissance et de bien s'assurer de la position de l'ennemi, qui
occupait deux villages devant lesquels il avait etabli son camp, et
dont on connut la direction par la position de leurs feux; il est
probable qu'il craignait quelque chose, car, lorsque nous fumes
l'attaquer, une partie etait deja en mesure de nous recevoir.

Il pouvait etre une heure du matin lorsque le general vint me dire,
avec son accent gascon: "Sergent, vous allez laisser ici un caporal et
quatre hommes pour garder mon logement et le peu d'effets qu il me
reste; vous, retournez au camp rejoindre le regiment avec votre garde;
tout a l'heure, nous aurons de la besogne!"

Je le dirai franchement, cet ordre ne me fit pas plaisir; ce n'etait
certainement pas la crainte de me battre, mais c'etait la peine que
j'avais de perdre quelques moments de repos, dont j'avais tant besoin.

Lorsque j'arrivai au camp, chacun etait deja occupe a preparer ses
armes; je les trouvai disposes a bien se battre; plusieurs me dirent
qu'ils esperaient trouver une fin a leurs souffrances, car il leur
etait impossible de resister davantage.

Il etait deux heures lorsque le mouvement commenca; nous nous mimes en
marche sur trois colonnes: les fusiliers-grenadiers, dont je faisais
partie, et les fusiliers-chasseurs formaient celle du centre; les
tirailleurs et voltigeurs celles de droite et de gauche. Il faisait un
froid comme les jours precedents; nous marchions avec peine, au milieu
des terres, dans la neige jusqu'aux genoux. Apres une demi-heure de
marche, nous nous trouvames au milieu des Russes, dont une partie
avait pris les armes, car une grande ligne d'infanterie etait sur
notre droite, et a moins de quatre-vingts pas, faisant sur nous un feu
meurtrier; leur grosse cavalerie, composee de cuirassiers habilles de
blanc, portant cuirasse noire, etait sur notre gauche, a une pareille
distance, hurlant comme des loups pour s'exciter les uns les autres,
mais n'osant nous aborder, et leur artillerie, au centre, tirant a
mitraille. Cela n'arreta pas notre marche, car, malgre leurs feux et
le nombre d'hommes qui tombaient chez nous, nous les abordames au pas
de charge et nous entrames dans leur camp, ou nous fimes un carnage
affreux a coups de baionnettes.

Ceux qui etaient plus eloignes avaient eu le temps de prendre les
armes et de venir au secours des premiers. Alors, un autre genre de
combat commenca, car ils mirent le feu a leur camp et aux deux
villages. Nous pumes nous battre a la lueur de l'incendie. Les
colonnes de droite et de gauche nous avaient depasses et etaient
entrees dans le camp ennemi par les extremites, tandis que notre
colonne entrait par le centre.

J'oubliais de dire qu'au moment ou nous battions la charge, et que la
tete de notre colonne enfoncait les Russes, en mettant leur camp en
deroute, nous rencontrames, etendus sur la neige, plusieurs centaines
de Russes que l'on crut morts ou dangereusement blesses. Nous les
depassames, mais, a peine fumes-nous au-dessus, qu'ils se releverent
avec leurs armes; ils firent feu, de maniere que nous fumes obliges de
faire demi-tour pour nous defendre. Malheureusement pour eux, un
bataillon qui faisait l'arriere garde et qu'ils n'avaient pu
apercevoir, arriva. Ils furent pris entre deux feux; en moins de cinq
minutes, plus un n'existait: c'est une ruse de guerre dont les Russes
se servent souvent, mais la, elle ne reussit pas.

Le premier qui tomba chez nous, lorsque nous marchions en colonne, fut
le malheureux Beloque, celui qui, a Smolensk, m'avait predit sa mort.
Il fut atteint d'une balle a la tete et tue sur le coup; il etait
l'ami de tous ceux qui le connaissaient, et, malgre l'indifference que
nous avions pour tout, et meme pour nous, Beloque fut generalement
regrette de ses camarades.

Lorsque nous eumes traverse le camp des Russes, et aborde le village,
apres les avoir forces a jeter une partie de leur artillerie dans un
lac, un grand nombre de leurs fantassins s'etaient retires dans les
maisons, dont une partie etait en flammes. C'est la ou nous nous
battimes avec acharnement et corps a corps. Le carnage fut terrible;
nous etions divises; chacun se battait pour son compte. Je me trouvais
pres de notre colonel, le plus ancien colonel de France, qui avait
fait les campagnes d'Egypte. Il etait, dans ce moment, conduit par un
sapeur qui le soutenait en le tenant par le bras; pres de lui etait
aussi l'adjudant-major Roustan; nous nous trouvions a l'entree d'une
espece de ferme ou beaucoup de Russes s'etaient retires et etaient
bloques par des hommes de notre regiment; ils n'avaient, pour toute
retraite, qu'une issue dans la grande cour, mais fermee par une
barriere qu'ils etaient obliges d'escalader.

Pendant ce combat isole, je remarquai, dans la cour, un officier russe
monte sur un cheval blanc, frappant a coups de plat de sabre sur ses
soldats qui se pressaient de fuir en voulant sauter la barriere, et ne
lui laissaient aucun moyen de se sauver. Il finit cependant par se
rendre maitre du passage, mais, au moment ou il allait sauter de
l'autre cote, son cheval fut atteint d'une balle et tomba sous lui, de
maniere que le passage devint difficile. Alors les soldats russes
furent forces de se defendre. Des ce moment, le combat devint plus
acharne. A la lueur des flammes, ce n'etait plus qu'une vraie
boucherie. Russes, Francais etaient les uns sur les autres, dans la
neige, se tuant a bout portant.

Je voulus courir sur l'officier russe qui s'etait degage de dessous
son cheval, et qui cherchait, aide de deux soldats, a se sauver en
passant la barriere; mais un soldat russe m'arreta a deux pas du bout
du canon de son fusil, et fit feu; probablement qu'il n'y eut que
l'amorce qui brula, car, si le coup avait parti, c'en etait fait de
moi; sentant que je n'etais pas blesse, je me retirai a quelques pas
de mon adversaire qui, pensant que j'etais dangereusement blesse,
rechargeait tranquillement son arme. L'adjudant-major Roustan, qui se
trouvait pres du colonel et m'avait vu en danger, courut sur moi et,
me prenant dans ses bras, me dit: "Mon pauvre Bourgogne, n'etes-vous
pas blesse?--Non, lui repondis-je.--Alors ne le manquez pas!" C'etait
bien ma pensee. En supposant que mon fusil manquat (chose qui arrivait
souvent, a cause de la neige), j'aurais couru dessus avec ma
baionnette. Je ne lui donnai pas le temps de finir de recharger,
qu'une balle l'avait deja traverse. Quoique blesse mortellement, il ne
tomba pas sur le coup; il recula en chancelant, et en me regardant
d'un air menacant, sans lacher son arme, et alla tomber sur le cheval
de l'officier qui se trouvait contre la barriere. L'adjudant-major,
passant pres de lui, lui porta un coup de sabre dans le cote qui
accelera sa chute; au meme instant, je revins pres du colonel que je
trouvai abime de fatigue, n'ayant plus la force de commander; il
n'avait pres de lui que son sapeur. L'adjudant-major arriva avec son
sabre ensanglante, en nous disant que, pour traverser la melee et
rejoindre le colonel, il avait ete oblige de se faire jour a coups de
sabre, mais qu'il arrivait avec un coup de baionnette dans la cuisse
droite. Dans ce moment, le sapeur qui soutenait le colonel fut atteint
d'une balle dans la poitrine. Le colonel, s'en etant apercu, lui dit:
"Sapeur, vous etes blesse?--Oui, mon colonel", repond le sapeur, et,
prenant la main du colonel, il lui fit sentir sa blessure en lui
mettant son doigt dans le trou et en lui disant: "Ici, mon
colonel!--Alors, retirez-vous!" Le sapeur lui repondit qu'il avait
encore assez de force pour le soutenir ou mourir avec lui, ou seul a
cote de lui, s'il le fallait: "Apres tout, reprit l'adjudant-major, ou
irait-il? Se jeter dans un parti ennemi! Nous ne savons ou nous
sommes, et je vois bien que, pour nous reconnaitre, nous serons
obliges d'attendre le jour en combattant!"

Effectivement, nous etions tout a fait desorientes, a cause de la
lueur de l'incendie; le regiment se battait sur plusieurs points et
par pelotons.

Il n'y avait pas cinq minutes que le sapeur etait blotti, que les
Russes qui etaient dans la ferme et que nous tenions etroitement
bloques, se voyant sur le point d'etre brules, voulurent se rendre: un
sous-officier blesse vint au milieu d'une grele de balles en faire la
proposition. Alors, l'adjudant-major m'envoya commander que l'on
cessat le feu: "Cesser le feu! me repondit un soldat de notre
regiment, qui etait blesse; cessera qui voudra, mais, puisque je suis
blesse et que, probablement, je perirai, je ne cesserai de tirer que
lorsque je n'aurai plus de cartouches!"

En effet, blesse comme il l'etait d'un coup de balle qui lui avait
casse la cuisse, et assis sur la neige qu'il rougissait de son sang,
il ne cessa de tirer et meme de demander des cartouches aux autres.
L'adjudant-major, voyant que ses ordres n'etaient pas executes, vint
lui-meme, disait-il, de la part du colonel. Mais nos soldats, qui se
battaient en desesperes, ne l'entendirent pas et continuerent. Les
Russes, voyant qu'il n'y avait plus pour eux aucun espoir de salut, et
n'ayant plus, probablement, de munitions pour se defendre, essayerent
de sortir en masse du corps de batiment ou ils s'etaient retires et ou
ils commencaient a rotir, mais nos hommes les forcerent d'y rentrer.
Un instant apres, n'y pouvant plus tenir, ils firent une nouvelle
tentative, mais a peine quelques hommes furent-ils dans la cour, que
le batiment s'ecroula sur le reste, ou peut-etre plus de quarante
perirent dans les flammes; ceux qui etaient sortis ne furent pas plus
heureux.

Apres cette scene, nous ramassames nos blesses et nous nous reunimes
autour du colonel avec nos armes chargees, en attendant le jour.
Pendant ce temps, ce n'etait qu'un bruit, autour de nous, de coups de
fusil de ceux qui combattaient encore sur d'autres points; a cela
etaient meles les cris des blesses et les plaintes des mourants. Rien
d'aussi triste qu'un combat de nuit, ou souvent il arrive des meprises
bien funestes.

Nous attendimes le jour dans cette position. Lorsqu'il parut, nous
pumes nous reconnaitre et juger du resultat du combat: tout l'espace
que nous avions parcouru etait jonche de morts et de blesses. Je
reconnus celui qui avait voulu me tuer: il n'etait pas mort; la balle
lui avait traverse le cote, independamment du coup de sabre que
l'adjudant-major lui avait donne. Je le fis mettre dans une position
meilleure que celle ou il etait, car le cheval blanc de l'officier
russe, pres duquel il avait ete tomber, et qui se debattait, pouvait
lui faire mal.

L'interieur des maisons du village ou nous etions, je ne sais si c'est
Kircova ou Malierva, ainsi que le camp des Russes et les environs,
etaient couverts de cadavres dont une partie etaient a demi brules.
Notre chef de bataillon, M. Gilet, eut la cuisse cassee d'une balle,
dont il mourut peu de jours apres. Les tirailleurs et voltigeurs
perdirent plus de monde que nous; dans la matinee, je rencontrai le
capitaine Debonnez, qui etait du meme endroit que moi, et qui
commandait une compagnie des voltigeurs de la Garde; il venait
s'informer s'il ne m'etait rien arrive; il me conta qu'il avait perdu
le tiers de sa compagnie, plus son sous-lieutenant qui etait un
Velite, et son sergent-major qui furent tues des premiers.

Par suite de ce combat meurtrier, les Russes se retirerent de leurs
positions, sans cependant s'eloigner, et nous restames sur le champ de
bataille pendant toute la journee et la nuit du 16 au 17, pendant
lesquelles nous fumes toujours en mouvement. A chaque instant, pour
nous tenir en haleine, l'on nous faisait prendre les armes; nous
etions toujours sur le qui-vive, sans pouvoir nous reposer, ni meme
nous chauffer.

A la suite d'une de ces prises d'armes, et au moment ou tous les
sous-officiers, nous etions reunis, causant de nos miseres et du
combat de la nuit precedente, l'adjudant-major Delaitre, l'homme le
plus mechant et le plus cruel que j'aie jamais connu, faisant le mal
pour le plaisir de le faire, vint se meler a notre conversation et,
chose etonnante, commenca par s'apitoyer sur la fin tragique de
Beloque dont nous deplorions la perte: "Pauvre Beloque! disait-il, je
regrette beaucoup de lui avoir fait de la peine!" Une voix, je n'ai
jamais pu savoir qui, vint me dire a l'oreille, assez haut pour etre
entendu de plusieurs: "Il va bientot mourir!" Il semblait regretter le
mal qu'il avait fait a tous ceux qui etaient sous ses ordres et
principalement a nous, les sous-officiers; il n'y en avait pas un dans
le regiment qui n'eut voulu le voir enlever d'un coup de boulet, et il
n'avait pas d'autre nom que Pierre le Cruel.

Le 17 au matin, a peine s'il faisait jour, que nous primes les armes
et, apres nous etre formes en colonnes serrees par division, nous nous
mimes en marche pour aller prendre position sur le bord de la route,
du cote oppose au champ de bataille que nous venions de quitter.

En arrivant, nous apercumes une partie de l'armee russe devant nous,
sur une eminence, et adossee a un bois. Aussitot, nous nous deployames
en ligne pour leur faire face. Nous avions notre gauche appuyee contre
un ravin qui traversait la route et a qui nous tournions le dos; ce
chemin, qui etait creux et domine par les cotes, pouvait abriter et
garantir du feu de l'ennemi ceux qui y etaient. Notre droite etait
formee par les fusiliers-chasseurs, ayant la tete de leur regiment a
une portee de fusil de la ville. Devant nous, a deux cent cinquante
pas, etait un regiment de la Jeune Garde, premier voltigeur, en
colonne serree par division, commande par le colonel Luron. Plus loin
en avant, et sur notre droite, etaient les vieux grenadiers et
chasseurs, dans le meme ordre, c'est-a-dire, ainsi que le reste de la
Garde imperiale, cavalerie et artillerie, qui n'avaient pas pris part
au combat de la nuit du 15 au 16. Le tout etait commande par
l'Empereur en personne, qui etait a pied. S'avancant d'un pas ferme,
comme au jour d'une grande parade, il alla se placer au milieu du
champ de bataille, en face des batteries de l'ennemi.

Au moment ou nous prenions position sur le bord de la route pour nous
mettre en bataille et faire face a l'ennemi, je marchais avec deux de
mes amis, Grangier et Leboude, derriere l'adjudant-major Delaitre, et,
au moment ou les Russes commencaient a nous apercevoir, leur
artillerie, qui n'etait pas eloignee a une demi-portee, nous lacha sa
premiere bordee. Le premier qui tomba fut l'adjudant-major Delaitre:
un boulet lui coupa les deux jambes, juste au-dessus des genoux et de
ses grandes bottes a l'ecuyere; il tomba sans jeter un cri, ni meme
pousser une plainte. Dans ce moment, il tenait son cheval par la
bride, qu'il avait passee dans son bras droit, et marchait a pied. A
peine fut-il tombe, que nous arretames, parce que, de la maniere dont
il etait tombe, il barrait le petit chemin sur lequel nous marchions.
Il fallait, pour continuer a marcher, enjamber au-dessus, et, comme,
je marchais apres lui, je fus oblige de faire ce mouvement.

En passant, je l'examinai: il avait les yeux ouverts; ses dents
claquaient convulsivement les unes contre les autres. Il me reconnut
et m'appela par mon nom. Je m'approchai pour l'ecouter. Alors il me
dit d'une voix assez haute, ainsi qu'aux autres qui le regardaient:
"Mes amis, je vous en prie, prenez mes pistolets dans les arcons de la
selle de mon cheval et brulez-moi la cervelle!" Mais personne n'osa
lui rendre ce service, car, dans une semblable position, c'en etait
un. Sans lui repondre, nous passames en continuant notre chemin, et
fort heureusement, car nous n'avions pas fait six pas, qu'une seconde
decharge, probablement de la meme batterie, vint abattre trois autres
hommes parmi ceux qui nous suivaient et que l'on fit emporter de
suite, ainsi que l'adjudant-major.

Depuis la pointe du jour, l'on voyait l'armee russe qui, de trois
cotes, devant nous, a droite et derriere, avec son artillerie, faisait
mine de vouloir nous entourer. Dans ce moment, un instant apres que
l'adjudant-major venait d'etre tue, l'Empereur arriva; nous venions de
terminer notre mouvement: alors la bataille commenca.

Avec son artillerie, l'ennemi nous envoyait des bordees terribles qui,
a chaque fois, portaient la mort dans nos rangs. Nous n'avions, de
notre cote, pour leur riposter, que quelques pieces qui, a chaque
coup, faisaient aussi, chez eux, des breches profondes; mais une
partie des notres fut bientot demontee. Pendant ce temps, nos soldats
recevaient la mort sans bouger; nous fumes dans cette triste position
jusqu'a deux heures apres midi.

Pendant la bataille, les Russes avaient envoye une partie de leur
armee prendre position sur la route au dela de Krasnoe et nous couper
la retraite, mais l'Empereur les arreta en y envoyant un bataillon de
la Vieille Garde.

Pendant que nous etions exposes au feu de l'ennemi et que nos forces
diminuaient par la quantite d'hommes que l'on nous tuait, nous
apercumes, derriere nous et un peu sur notre gauche, les debris du
corps d'armee du marechal Davoust, au milieu d'une nuee de Cosaques,
qui n'osaient les aborder, et qu'eux dissipaient tranquillement, en
marchant de notre cote. Je remarquai au milieu d'eux, lorsqu'ils
etaient derriere nous et sur la route, la voiture du cantinier ou
etaient sa femme et ses enfants. Elle fut traversee par un boulet qui
nous etait destine: au meme instant, nous entendimes des cris de
desespoir jetes par la femme et les enfants, mais nous ne pumes savoir
s'il y avait eu quelqu'un de tue ou de blesse.

Au moment ou les debris du marechal Davoust passaient, les grenadiers
hollandais de la Garde venaient d'abandonner une position importante
que les Russes avaient aussitot couverte d'artillerie, qui fut dirigee
contre nous. De ce moment, notre position ne fut plus tenable. Un
regiment, je ne me rappelle plus lequel, fut envoye contre, mais il
fut oblige de se retirer; un autre regiment, le premier des
voltigeurs, qui etait devant nous, fit un mouvement a son tour, et
arriva jusqu'au pied des batteries, mais aussitot une masse de
cuirassiers, les memes avec qui nous avions eu affaire dans la nuit du
15, et qui n'avaient pas ose nous charger, vinrent pour les arreter.
Alors ils se retirent un peu sur la gauche des batteries et presque en
face de notre regiment, et se forment en carre; a peine etaient-ils
formes, que la cavalerie voulut les enfoncer, mais ils furent recus, a
bout portant, par une decharge que firent les voltigeurs, et qui en
fit tomber un grand nombre. Le reste fit un demi-tour et se retira.
Une seconde charge eut lieu; elle eut le meme sort, de maniere que
les faces du carre ou les cuirassiers s'etaient presentes etaient
couvertes d'hommes et de chevaux; mais ils reussirent une troisieme
fois avec deux pieces de canon chargees a mitraille, qui ecraserent le
regiment. Alors ils entrerent dans le carre et acheverent le reste a
coups de sabre: ces malheureux, presque tous jeunes soldats, ayant en
partie les pieds et les mains geles, ne pouvant plus faire usage de
leurs armes pour se defendre, furent presque tous massacres.

Cette scene se passait devant nous, sans pouvoir leur porter secours;
onze hommes rentrerent; le reste fut tue, blesse ou prisonnier, et
conduit a coups de sabre dans un petit bois qui etait en face de nous;
le colonel lui-meme[30], couvert de blessures, ainsi que plusieurs
officiers, furent prisonniers.

[Note 30: Colonel Luron. (_Note de l'auteur_.)]

J'oubliais de dire qu'au moment ou nous nous mettions en bataille, le
colonel avait commande: "Drapeaux, guides generaux sur la ligne!" que
je me portai guide general de droite de notre regiment; mais l'on
oublia de nous faire rentrer et, comme j'avais pour principe de rester
a mon poste, tel qu'il fut, je restai dans cette position, la crosse
du fusil en l'air, pendant pres d'une heure, et malgre les boulets a
qui je pouvais servir de point de mire, je ne bougeais pas.

Pendant ce temps, et au moment ou l'artillerie russe faisait le plus
de ravage dans nos rangs, le colonel eut un pressant besoin (besoin
naturel); la position et le lieu ne convenaient pas beaucoup pour une
pareille besogne, mais, comme la chose pressait, il prit son parti et,
se retirant a environ soixante pas du regiment, et le derriere tourne
a l'ennemi, il acheva tranquillement son affaire. Si quelque chose le
genait, c'etait le froid, mais pour les Russes a qui il servait de
point de mire, cela ne l'inquietait pas, quoiqu'il pouvait bien les
voir, et c'est en se relevant de cette position qu'il commanda:
"Drapeaux et guides generaux a vos places!"

Il pouvait etre deux heures, et deja nous avions perdu le tiers de
notre monde, mais les fusiliers-chasseurs avaient ete plus maltraites
que nous: etant plus rapproches de la ville, ils etaient exposes a un
feu plus meurtrier. Depuis une demi-heure, l'Empereur s'etait retire
avec les premiers regiments de la Garde et en suivant la grande route;
il ne restait plus que nous sur le champ de bataille, et quelques
pelotons de differents corps, faisant face a plus de cinquante mille
hommes ennemis. Dans ce moment, le marechal Mortier ordonne la
retraite, et, aussitot, nous commencons notre mouvement, en nous
retirant et au pas, comme a une parade, et suivis de l'artillerie
russe qui nous ecrasait par sa mitraille. En nous retirant, nous
entrainions avec nous ceux de nos camarades qui etaient le moins
blesses.

Le moment ou nous quittames le champ de bataille fut terrible et
triste, car lorsque nos pauvres blesses virent que nous les
abandonnions au milieu d'un champ de mort, et entoures d'ennemis,
surtout ceux du 1er voltigeurs, dont une partie avait les jambes
brisees par la mitraille, nous en vimes plusieurs se trainant
peniblement sur leurs genoux, rougissant la neige de leur sang; ils
levaient les mains au ciel en jetant des cris qui dechiraient le
coeur, pour implorer notre secours; mais que pouvions-nous faire? Le
meme sort nous attendait a chaque instant, car, en nous retirant, nous
etions obliges d'abandonner ceux qui tombaient dans nos rangs.

En passant sur l'emplacement qu'occupaient les fusiliers-chasseurs qui
etaient places a notre droite, et qui marchaient devant nous, et comme
notre second bataillon, celui dont je faisais partie, formait, dans ce
moment, l'arriere-garde et l'extreme gauche de la retraite, je vis
plusieurs de mes amis etendus morts sur la neige et horriblement
mutiles par la mitraille; parmi eux etait un jeune sous-officier avec
qui j'etais intimement lie: il se nommait Capon; il etait de Bapaume;
nous nous regardions comme pays.

Apres avoir passe l'emplacement des fusiliers-chasseurs, et comme nous
etions a l'entree de la ville, nous vimes, a notre gauche, a dix pas
de la route et contre la premiere maison, des pieces de canon qui,
pour nous proteger, faisaient feu sur les Russes qui s'avancaient;
elles etaient soutenues et suivies par environ quarante hommes, tant
canonniers que voltigeurs; c'etait le reste d'une brigade commandee
par le general Longchamps; il sortait de la Garde imperiale; il etait
la avec tout ce qui lui restait, pour les sauver ou mourir avec eux.

Aussitot qu'il apercut notre colonel, il vint a lui les bras ouverts;
ils s'embrasserent comme deux hommes qui ne s'etaient pas vus depuis
longtemps et qui, peut-etre, se revoyaient pour la derniere fois. Le
general, les yeux remplis de larmes, dit a notre colonel, en lui
montrant les deux pieces de canon et le peu d'hommes qui lui
restaient: "Tiens, regarde! Voila ce qui me reste!" Ils avaient fait
ensemble les campagnes d'Egypte.

Cette bataille fit dire a Kutusow, general en chef de l'armee russe,
que les Francais, loin de se laisser abattre par la cruelle extremite
ou ils se trouvaient reduits, n'en etaient que plus enrages a courir
sur les pieces de canon qui les ecrasaient.

Le general anglais Wilson[31], present a cette bataille, la nomme la
bataille des heros; ce n'etait certainement pas parce qu'il y etait,
car ce mot n'est applicable qu'a nous qui, avec quelques mille hommes,
nous battions contre toute l'armee russe, forte de 90 000 hommes.

[Note 31: Ce general anglais servait dans l'armee russe.]

Le general Longchamps, avec le reste de ses hommes, dut abandonner ses
pieces de canon, dont presque tous les chevaux etaient tues, et suivre
notre mouvement de retraite en profitant des accidents de terrain et
des maisons, pour se retirer en se defendant.

A peine commencions-nous a entrer dans Krasnoe, que les Russes, avec
leurs pieces montees sur des traineaux, vinrent se placer aux
premieres maisons, nous lacherent plusieurs coups de canon charges a
mitraille. Trois hommes de notre compagnie furent atteints. Un
biscaien qui toucha mon fusil, et qui en abima le bois en me rasant
l'epaule, atteignit a la tete un jeune tambour qui marchait devant
moi, le tua sans qu'il fit le moindre mouvement.

Krasnoe est partagee par un ravin qu'il faut traverser. Lorsque nous y
fumes arrives, nous y vimes, dans le fond, un troupeau de boeufs morts
de faim et de froid; ils etaient tellement durcis par la gelee, que
nos sapeurs ne purent en couper a coups de hache. Les tetes seules se
voyaient, et ils avaient les yeux ouverts comme s'ils eussent ete
encore en vie; leurs corps etaient couverts de neige. Ces boeufs
appartenaient a l'armee et n'avaient pu nous joindre; le grand froid
et le manque de vivres les avaient fait perir.

Toutes les maisons de cette miserable ville, ainsi qu'un grand couvent
qui s'y trouve, etaient remplies de blesses, qui, en s'apercevant que
nous les abandonnions aux Russes, jetaient des cris dechirants. Nous
etions obliges de les abandonner a la brutalite d'un ennemi sauvage et
sans pitie, qui depouillait ces malheureux blesses, sans avoir egard
ni a leur position, ni a leurs blessures.

Les Russes nous suivaient encore, mais mollement; quelques pieces
tiraient encore sur la gauche de la route, mais ils ne pouvaient nous
faire grand mal; le chemin sur lequel nous marchions etait encaisse;
les boulets passaient au-dessus et ne pouvaient nous atteindre, et la
presence du peu de cavalerie qui nous restait et qui marchait aussi
sur notre gauche, les empechait de nous aborder de plus pres.

Lorsque nous fumes a un quart de lieue de l'autre cote de la ville,
nous fumes un peu plus tranquilles; nous marchions tristes et
silencieux en pensant a notre position et a nos malheureux camarades
que nous avions ete forces d'abandonner; il me semblait les voir
encore nous suppliant de les secourir; en regardant derriere, nous en
vimes quelques-uns des moins blesses, presque nus, que les Russes
avaient deja depouilles, et qu'ils avaient ensuite abandonnes; nous
fumes assez heureux pour les sauver, au moins pour le moment; l'on
s'empressa de leur donner ce que l'on put pour les couvrir.

Le soir, l'Empereur coucha a Liadoui, village bati en bois; notre
regiment alla etablir son bivac un peu plus loin. En passant dans le
village ou etait l'Empereur, je m'arretai pres d'une mauvaise baraque
pour me chauffer a un feu qui s'y trouvait; j'eus le bonheur de
rencontrer encore le sergent Guignard, mon pays, ainsi que sa
cantiniere hongroise, avec qui je mangeai un peu de soupe de gruau et
un morceau de cheval qui me rendit un peu de force. J'en avais bien
besoin, car j'etais faible, n'ayant, pour ainsi dire, rien mange
depuis deux jours. Il me conta que, pendant la bataille, leur regiment
avait beaucoup souffert et qu'ils etaient considerablement diminues,
mais que ce n'etait rien en comparaison de nous, car il savait combien
nous avions perdu de monde dans le combat de la nuit du 15 au 16 et
dans la fatale journee que nous venions de passer; que, pendant tous
ces jours-la, il avait beaucoup pense a moi, et qu'il etait content de
me revoir avec tous les membres bons. Il me demanda des nouvelles du
capitaine Debonnez, mais je ne pus lui en donner, ne l'ayant pas vu
depuis la matinee du 16. Je le quittai pour rejoindre le regiment,
deja etabli pres de la route; cette nuit fut encore bien penible, car
il tomba une neige fondue qui nous mouilla, avec cela un grand vent et
pas beaucoup de feu; mais tout cela n'est rien encore aupres de ce
qu'on verra par la suite.

Pendant cette mauvaise nuit, plusieurs soldats des tirailleurs vinrent
se chauffer a notre feu; je leur demandai des nouvelles de
quelques-uns de mes amis, surtout de deux de mes pays qui etaient aux
Velites avec moi, et qui etaient officiers dans ce regiment. C'etait
M. Alexandre Legrand, des _Quatre fils Aymon_, de Valenciennes,
l'autre M. Laporte, de Cassel pres de Lille; ce dernier avait ete tue
d'un coup de mitraille; on avait, fort heureusement, trouve une petite
voiture avec un cheval que l'on avait enleve dans le camp des Russes,
le jour du combat de nuit, dans laquelle on le conduisait.

Il etait environ minuit, qu'une sentinelle de notre bivac me fit
prevenir qu'il apercevait un cavalier qui paraissait venir de notre
cote: je courus de suite, avec deux hommes armes, afin de voir ce que
ce pouvait etre. Arrive a une certaine distance, je distinguai
parfaitement un cavalier, mais precede d'un fantassin que le cavalier
paraissait faire marcher de force. Lorsqu'ils furent pres de nous, le
cavalier se fit connaitre: c'etait un dragon de la Garde qui, pour se
procurer des vivres pour lui et son cheval, s'etait introduit dans le
camp des Russes, pendant la nuit, et, pour qu'on ne fit pas attention
a lui, s'etait coiffe du casque d'un cuirassier russe qu'il avait tue
le meme jour; il avait, de cette maniere, parcouru une partie du camp
ennemi, avait enleve une botte de paille, un peu de farine, et blesse
d'un coup de sabre une sentinelle avancee et culbute une autre qu'il
amenait prisonniere. Ce brave dragon se nommait Melet; il etait de
Conde; il resta avec nous le reste de la nuit. Il me disait que ce
n'etait pas pour lui qu'il s'exposait, que c'etait pour son cheval,
pour le pauvre Cadet, comme il l'appelait. Il voulait, disait-il, a
quelque prix que ce soit, lui procurer de quoi le nourrir, "car si je
sauve mon cheval, a son tour il me sauvera". C'etait la seconde fois,
depuis Smolensk. qu'il s'introduisait dans le camp des Russes. La
premiere fois, il avait enleve un cheval tout harnache.

Il eut le bonheur de rentrer en France avec son cheval, avec lequel il
avait deja fait les campagnes de 1806-1807 en Prusse, en Pologne, 1808
en Espagne, 1809 en Allemagne, 1810-1811 en Espagne, et 1812 en
Russie, ensuite 1813 en Saxe et 1814 en France. Son pauvre cheval fut
tue a Waterloo, apres avoir assiste dans plus de douze grandes
batailles commandees par l'Empereur, et dans plus de trente combats.
Dans le cours de cette malheureuse campagne, je le rencontrai encore
une fois, faisant un trou dans la glace avec une hache, au milieu d'un
lac, afin de procurer de l'eau a son cheval. Un jour, je l'apercus au
haut d'une grange qui etait toute en feu, au risque d'etre devore par
les flammes, et cela toujours pour son cheval, afin d'avoir un peu de
paille du toit pour le nourrir, car il n'y avait pas plus a manger
pour les chevaux que pour nous. Les pauvres betes, independamment de
ce qu'elles souffraient par la rigueur du froid, etaient obligees de
ronger les arbres pour se nourrir, en attendant qu'a leur tour elles
nous servent de nourriture.

Apres cela, Melet n'etait pas le seul qui s'exposa en s'introduisant
dans le camp des Russes pour se procurer des vivres; beaucoup furent
pris et perirent de cette maniere, soit par les paysans, en
s'introduisant dans les villages a une lieue ou deux sur la droite ou
sur la gauche de la route, ou par des partisans de l'armee russe, car
toutes les nations soumises a cet empire se levaient en masse et
venaient rejoindre le gros de l'armee. Enfin, la misere etait
tellement grande qu'on voyait les soldats quitter leur regiment a la
moindre trace d'un chemin, et cela dans l'espoir de trouver quelque
mauvais village, si toutefois l'on peut appeler de ce nom la reunion
de quelques mauvaises baraques baties avec des troncs d'arbres et dans
lesquelles on ne trouvait rien, car je n'ai jamais pu savoir de quoi
les paysans se nourrissaient, et ceux qui s'exposaient a faire de
pareilles courses s'en revenaient quelquefois avec un morceau de pain
noir comme du charbon, rempli de morceaux de paille longs comme le
doigt, et de grains d'orge, et puis tellement dur qu'il etait
impossible de mordre dedans, d'autant plus que l'on avait les levres
crevassees et fendues par suite de la gelee. Pendant toute cette
malheureuse campagne, je n'ai jamais vu que, dans ces courses, il y en
ait eu un qui ait ramene avec lui soit une vache, ou un mouton; aussi
je ne sais de quoi vivent ces sauvages, et il faut bien qu'ils aient
peu de betail, pour que l'on ne puisse pas en trouver un peu; enfin
c'est le pays du diable, car l'enfer est partout.




VII

La retraite continue.--Je prends femme.--Decouragement.--Je perds de
vue mes camarades.--Scenes dramatiques.--Rencontre de Picart.


Le 18 novembre, qui etait le lendemain de la bataille de Krasnoe, nous
partimes de grand matin de notre bivac. Dans cette journee, notre
marche fut encore bien fatigante et triste; il avait degele, nous
avions les pieds mouilles et, jusqu'au soir, il fit un brouillard a ne
pas s'y voir. Nos soldats marchaient encore en ordre, mais il etait
facile a voir que les combats des jours precedents les avaient
demoralises, et surtout l'abandon force de leurs camarades qui leur
tendaient les bras, car ils pensaient aussi que le meme sort les
attendait.

Ce jour-la, j'etais tres fatigue; un soldat de la compagnie, nomme
Labbe, qui m'etait tres attache, et qui, la veille, avait perdu son
sac, voyant que je marchais avec beaucoup de peine, me demanda le mien
a porter. Comme je le connaissais pour un brave garcon, je le lui
confiai, et, certainement, c'etait lui confier ma vie, car il y avait
dedans plus d'une livre de riz et du gruau que le hasard m'avait
procure a Smolensk, et que je conservais pour les moments les plus
critiques, que je prevoyais arriver bientot, lorsqu'il n'y aurait plus
de chevaux a manger. Ce jour-la, l'Empereur marchait a pied, un baton
a la main.

Le soir, la gelee ayant repris, il fit un verglas a ne pas se tenir,
les hommes tombaient a chaque instant, plusieurs furent grievement
blesses. Je marchais derriere la compagnie, ayant toujours, autant que
possible, les yeux sur mon porteur de sac, et meme je regrettais deja
de le lui avoir confie; aussi je me proposais bien de le lui reprendre
le soir meme, en arrivant au bivac. Enfin la nuit arriva, mais
tellement obscure, qu'il etait impossible de se voir. A chaque instant
j'appelais: "Labbe! Labbe!" Il me repondait: "Present! mon sergent."
Mais une autre fois que je l'appelais encore, un soldat me repondit
qu'il y avait un instant, il etait tombe, mais que, probablement, il
suivait derriere le regiment. Je ne m'en inquietai pas beaucoup, car
nous devions, dans peu, arreter et prendre position. En effet, l'on
fit halte sur la route ou l'on nous annonca que nous allions passer la
nuit, ainsi que dans les environs. Dans ce moment, presque toute
l'armee se trouvait reunie; il manquait seulement le corps d'armee du
marechal Ney, qui se trouvait en arriere, et que l'on croyait perdu.

Dans cette triste nuit, chacun s'arrangea comme il put; nous nous
trouvions plusieurs sous-officiers reunis et nous nous etions empares
d'une grange, car nous etions, sans le savoir, pres d'un village.
Beaucoup d'hommes du regiment y etaient entres avec nous, mais ceux
qui arriverent un instant apres, voyant qu'il n'y avait pas, pour eux,
de quoi s'abriter, firent ce que l'on faisait en pareille
circonstance: ils monterent sur le toit, sans que nous pussions nous y
opposer, et, en un instant, nous fumes aussi bien qu'en plein champ.
Dans le moment, l'on vint nous dire que, plus loin sur la route, il y
avait une eglise--c'etait un temple grec--que l'on avait designee pour
notre regiment, mais qu'elle se trouvait occupee par des soldats de
differents regiments, marchant a volonte, et qu'ils ne voulaient pas
qu'on y entrat.

Lorsque nous fumes bien informes ou ce temple etait situe, nous nous
reunimes a une douzaine de sous-officiers et caporaux, et nous
partimes pour y aller. Nous eumes bientot trouve l'endroit, puisque
c'etait sur la route; lorsque nous nous presentames pour y entrer,
nous trouvames de l'opposition de la part de ceux qui s'en etaient
empares. C'etait une reunion d'Allemands, d'Italiens, et aussi
quelques Francais, qui commencerent par vouloir nous intimider en
mettant la baionnette au bout du fusil, et a nous signifier de ne pas
entrer; nous leur repondimes sur le meme ton, en faisant de meme, et
nous forcames l'entree. Alors ils se retirerent un peu, et un Italien
leur cria: "Faites comme moi, chargez vos armes!--Les notres le sont!"
repondit un sergent-major de chez nous; et un combat sanglant allait
s'engager entre nous, lorsqu'il nous arriva du renfort. C'etaient des
hommes de notre regiment: alors, voyant qu'il n'y avait rien a gagner,
et qu'a notre tour, nous n'etions pas disposes a les souffrir pres de
nous, ils prirent le parti de sortir et de s'etablir non loin de la.

Malheureusement pour eux, pendant la nuit, le froid augmenta
considerablement, accompagne d'un grand vent et de beaucoup de neige.
Aussi, le lendemain matin, lorsque nous partimes, nous trouvames, non
loin de l'endroit ou nous avions couche, et sur le bord de la route,
plusieurs de ces malheureux que nous avions fait sortir du temple, et
qui, trop faibles pour aller plus loin, avaient expire devant le
portail. D'autres avaient peri plus loin, dans la neige, en cherchant
a gagner un endroit pour s'abriter. Nous passames pres de ces cadavres
sans rien nous communiquer. Que de tristes reflexions devions-nous
faire sur ce tableau dont nous etions en partie la cause! Mais nous en
etions venus au point que les choses les plus tragiques nous
devenaient indifferentes, car nous disions de sang-froid et sans
emotion que, bientot, nous mangerions les cadavres des hommes morts,
car dans peu de jours, il n'y aurait plus de chevaux pour se nourrir.

Une heure apres nous etre mis en marche, nous arrivames a Doubrowna,
petite ville habitee en partie par des Juifs, et ou toutes les maisons
sont baties en bois, et ou l'Empereur avait couche avec les grenadiers
et chasseurs de la Garde et une partie de l'artillerie. Nous les
trouvames sous les armes; ils nous apprirent que, la nuit, une fausse
alarme les avait forces d'etre constamment dans la position ou nous
les trouvions, que c'etait ce qui pouvait leur arriver de plus
malheureux, car ils avaient espere passer la nuit dans des maisons
bien chauffees et habitees; mais le sort en avait decide autrement.

Nous traversames cette ville de bois pour aller a Orcha. Apres une
heure de marche, nous passames un ravin ou les bagages eurent encore
beaucoup de peine a traverser, et ou beaucoup de chevaux perirent.
Enfin, dans l'apres-midi, nous arrivames dans cette ville que nous
trouvames fortifiee, et avec une garnison composee d'hommes de
differents regiments: c'etaient des hommes qui etaient restes en
arriere et qui etaient venus avec des detachements, pour rejoindre la
Grande Armee, et qu'on avait retenus. Il s'y trouvait aussi des
gendarmes et quelques Polonais. Ces hommes, en nous voyant aussi
miserables, furent saisis, surtout lorsqu'ils virent la grande
quantite de traineurs marchant en desordre. L'on fit rester une partie
de la Garde dans la ville, afin d'y maintenir l'ordre, et comme il s'y
trouvait un magasin de farine et un peu d'eau-de-vie, l'on en fit une
distribution. Nous trouvames, dans cette ville, un equipage de pont et
beaucoup d'artillerie avec les attelages, et, par une fatalite
extraordinaire, nous brulames les bateaux qui composaient les ponts,
afin de faire servir les chevaux a trainer les canons. Mais nous ne
savions pas encore ce qui nous attendait a la Berezina, ou les ponts
pouvaient tant nous servir.

Nous n'etions plus que 7 a 8 000 hommes de la Garde, reste de 35 000.
Encore, parmi ceux qui restaient, quoique marchant toujours en ordre,
une portion se trainait peniblement. Comme je l'ai dit, l'Empereur et
une partie de la Garde etait dans la ville et le reste bivaquait dans
les environs. Pendant la nuit, le marechal Ney, que l'on croyait
perdu, arriva avec le reste de son corps d'armee; il lui restait
encore environ 2 a 3 000 combattants, reste de 70 000. Nous apprimes,
au meme instant, que la joie de l'Empereur fut a son comble, lorsqu'il
sut que le marechal etait sauve.

Le 20, nous fimes sejour, pendant lequel je cherchai mon porteur de
sac, mais inutilement. Le lendemain 21, nous partimes sans avoir pu le
joindre; cependant l'on m'avait assure l'avoir vu, mais je commencais
a desesperer.

Lorsque nous fumes a quelque distance d'Orcha, nous entendimes des
coups de fusil; nous arretames un instant et nous vimes arriver
quelques trainards que des Cosaques avaient surpris. Ces hommes
vinrent se mettre dans nos rangs, et nous continuames a marcher. Parmi
ces trainards je cherchai encore mon homme et mon sac, mais ce fut
comme la premiere fois; je n'apercus rien. Nous fumes coucher dans un
village ou il ne restait plus qu'une grange qui servait de maison de
poste, et deux ou trois maisons. Ce village s'appelle Kokanow.

Le 22, apres avoir passe une nuit bien triste, nous nous remimes en
route de grand matin; nous marchions avec beaucoup de peine a travers
un chemin que le degel avait rendu fangeux. Avant midi, nous avions
atteint Toloczin. C'etait l'endroit ou l'Empereur avait couche;
lorsque nous fumes de l'autre cote, l'on nous fit faire une halte;
tous les debris de l'armee se trouvaient reunis; nous nous mimes sur
la droite de la route, en colonne serree par division. Un instant
apres, M. Serraris, officier de notre compagnie, vint me dire qu'il
venait de voir Labbe, celui qui avait mon sac, occupe pres d'un feu a
frire de la galette, et qu'il lui avait ordonne de joindre la
compagnie. Il lui avait repondu qu'il allait venir de suite, mais une
nuee de Cosaques etant arrivee, avait tombe sur les trainards, et,
comme il etait du nombre, il avait probablement ete pris. Adieu mon
sac et tout ce qu'il contenait! Moi qui avais tant a coeur de
rapporter en France mon petit trophee! Comme j'aurais ete fier de
dire: "J'ai rapporte cela de Moscou!"

Non content de ce que M. Serraris venait de me dire, je voulus voir
par moi-meme, et je retournai en arriere jusqu'au bout du village, que
je trouvai rempli de soldats de tous les regiments, marchant isoles,
n'obeissant plus a personne. Lorsque je fus a l'extremite du village,
j'en rencontrai encore beaucoup, mais en position de recevoir les
Cosaques, si toutefois ils revenaient encore; on les apercevait de
loin qui s'eloignaient, emmenant avec eux les prisonniers qu'ils
venaient de faire, ainsi que mon pauvre sac, car mes recherches furent
inutiles.

J'etais dans le milieu du village, et je revenais en regardant de
droite et de gauche, lorsque je vis une femme, couverte d'une capote
de soldat, qui me regardait attentivement, et, l'ayant examinee a mon
tour, il me sembla l'avoir quelquefois vue. Comme j'etais
reconnaissable a ma peau d'ours, elle me parla la premiere en me
disant qu'elle m'avait vu a Smolensk. Je la reconnus de suite pour la
femme de la cave. Elle me conta que les brigands avec qui elle avait
ete obligee de rester pendant dix jours, avaient ete pris a Krasnoe,
avant notre arrivee; qu'etant dans une maison ou ils venaient de lui
donner des coups parce qu'elle n'avait pas voulu blanchir leurs
chemises, elle etait sortie afin de chercher de l'eau pour laver; elle
avait apercu les Russes qui venaient de son cote, et, sans les
prevenir, elle s'etait sauvee; que, pour eux, ils s'etaient battus en
desesperes, pensant sauver l'argent qu'ils avaient, car, me dit-elle,
ils en avaient beaucoup, surtout de l'or et des bijoux, mais qu'ils
avaient fini par etre en partie tues ou blesses et devalises; que,
tant qu'a elle, elle n'avait ete sauvee que lorsque la Garde imperiale
etait arrivee.

Elle me dit aussi qu'a Smolensk, et pendant une partie de la nuit
apres que je les eus quittes, ils firent une sortie et revinrent avec
des portemanteaux, mais que, dans la crainte d'etre vendus par moi,
ils avaient change de retraite: il aurait ete impossible de les y
trouver; c'etait le Badois qui la leur avait enseignee. Ils y
resterent encore deux jours, mais, ne sachant que faire de tout ce
qu'ils avaient vole, le tambour et le Badois avaient trouve un juif a
qui ils avaient vendu les choses qu'il leur etait impossible
d'emporter, et ensuite ils etaient partis un jour avant nous, et,
depuis Smolensk jusqu'a Krasnoe, ils avaient manque etre pris trois
fois, mais, la derniere fois qu'ils avaient rencontre des Cosaques,
ils en avaient surpris cinq et, apres les avoir fait deshabiller, les
avaient fusilles, et cela pour avoir leurs habillements; car leur
projet etait de s'habiller en Cosaques pour mieux piller leurs
camarades qui restaient en arriere, et aussi pour ne pas etre reconnus
par les Russes. Comme ils avaient deja six chevaux, ils devaient
commencer leur role le jour ou ils avaient ete pris. Elle ajouta que
sous leurs habillements de Cosaques, ils avaient leur uniforme de
Francais, de maniere a etre l'un et l'autre, suivant les
circonstances.

Enfin elle m'en eut dit davantage, si j'avais eu le temps de
l'ecouter. Je lui demandai avec qui elle etait; elle me repondit
qu'elle n'etait avec personne; que, le lendemain que son mari avait
ete tue, elle avait ete avec ceux avec qui je l'avais vue, et qu'elle
marchait seule, mais que, si je voulais la prendre sous ma
protection, elle aurait soin de moi, et que je lui rendrais un grand
service. Je consentis de suite a ce qu'elle me demandait, sans penser
a la figure que j'allais faire, lorsque j'arriverais au regiment avec
ma femme.

Tout en marchant, elle me demanda ou etait mon sac; je lui contai mon
histoire, et comment je l'avais perdu; elle me repondit que je n'avais
pas besoin de m'inquieter, qu'elle en avait un bien garni.
Effectivement, elle avait un sac sur son dos et un panier au bras;
elle ajouta que, si je voulais entrer dans une maison ou dans une
ecurie, elle me ferait changer de linge. Je consentis de suite a cette
proposition, mais, au moment ou nous cherchions un endroit convenable,
l'on cria _Aux armes!_ et j'entendis battre le rappel. Je dis a ma
femme de me suivre. Arrive a peu de distance du regiment, que je
trouvai sous les armes, je lui recommandai de m'attendre sur la route.

Arrive a la compagnie, le sergent-major me demanda si j'avais eu des
nouvelles de Labbe et de mon sac. Je lui dis que non et qu'il n'y
fallait plus penser, mais qu'a la place, j'avais trouve une femme:
"Une femme! me repondit-il, et pourquoi faire? Ce n'est pas pour
blanchir ton linge, tu n'en as plus!--Elle m'en donnera!--Ah! me
dit-il, c'est different; et a manger?--Elle fera comme moi."

Dans ce moment, l'on nous fit former le carre; les grenadiers et les
chasseurs, ainsi que les debris des regiments de Jeune Garde, en
firent autant. Au meme instant, l'Empereur passa avec le roi Murat et
le prince Eugene. L'Empereur alla se placer au milieu des grenadiers
et chasseurs, et la, il leur fit une allocution en rapport aux
circonstances, en leur annoncant que les Russes nous attendaient au
passage de la Berezina, et qu'ils avaient jure que pas un de nous ne
la repasserait. Alors, tirant son epee et elevant la voix, il s'ecria:
"Jurons aussi, a notre tour, plutot mourir les armes a la main en
combattant, que ne pas revoir la France!" Et, aussitot, le serment de
mourir fut jure. Au meme instant, l'on vit les bonnets a poil et les
chapeaux au bout des fusils et des sabres, et le cri de: "Vive
l'Empereur!" se fit entendre. De notre cote, c'etait le marechal
Mortier qui nous faisait un discours semblable, et auquel l'on
repondit avec le meme enthousiasme; il en etait de meme dans les
autres regiments.

Ce moment, vu les circonstances malheureuses ou nous nous trouvions,
fut sublime et, pour un instant, nous fit oublier nos miseres: si les
Russes se fussent trouves a notre portee, eussent-ils ete six fois
plus nombreux que nous, l'affaire n'eut pas ete douteuse, nous les
aurions aneantis. Nous restames dans cette position jusqu'au moment ou
la droite de la colonne commenca son mouvement.

Je n'avais pas oublie ma femme, et, en attendant que notre regiment se
mit en marche, je fus sur la route pour la chercher, mais je ne la
retrouvai plus. Elle avait ete entrainee par le torrent de plusieurs
milliers d'hommes des corps d'armee du prince Eugene, des marechaux
Ney et Davoust; et d'autres corps qu'il etait impossible de reunir et
de faire marcher en ordre, car les trois quarts etaient ou malades ou
blesses, et, generalement, demoralises et indifferents a tout ce qui
se passait. Ceux de ces corps qui marchaient encore en ordre s'etaient
formes en colonne sur la gauche de la route ou quelques-uns des
traineurs allaient encore, en passant, se reunir autour de leurs
aigles.

C'est dans ce moment que je vis le marechal Lefebvre, aupres duquel je
me trouvais sans le savoir. Il etait seul et a pied, un baton a la
main, et dans le milieu du chemin, s'ecriant d'une voix forte, avec
son accent allemand: "Allons, mes amis, reunissons-nous! Il vaut mieux
des bataillons nombreux que des brigands et des laches!" Le marechal
s'adressait a ceux qui, sans pretexte, ne marchaient jamais avec leurs
corps, et qui etaient en arriere ou en avant, suivant les
circonstances.

Je fis encore quelques recherches apres ma femme, a cause du linge
qu'elle m'avait promis et dont j'avais un extreme besoin de changer;
mais, peine inutile, je ne la revis plus et je me trouvai veuf d'elle,
comme de mon sac.

J'avais, en marchant dans la cohue, depasse de beaucoup le regiment:
je me reposai pres d'un feu de bivac de ceux qui venaient de partir.

Jusqu'a Krasnoe, j'avais toujours ete d'un caractere assez gai, et
au-dessus de toutes les miseres qui nous accablaient; il me semblait
que, plus il y avait de danger et de peine, plus il devait y avoir de
gloire et d'honneur. J'avais tout supporte avec une patience qui
etonnait mes camarades. Mais, depuis les affaires sanglantes de
Krasnoe, et surtout depuis que je venais d'apprendre que deux de mes
amis, deux velites, independamment de Beloque et de Capon que j'avais
vus etendus morts sur la neige, avaient ete l'un tue et l'autre
mortellement blesse (_sic_). Pour compliquer mes peines, un traineau
vint a passer et, ne pouvant, pour le moment, aller plus loin, les
hommes qui en etaient charges s'arreterent pres de moi. Je leur
demandai quel etait le blesse qu'ils conduisaient. Ils me dirent que
c'etait un officier de leur regiment; c'etait le pauvre Legrand, qui
me conta comment il avait ete blesse: Laporte, son camarade, de
Cassel, pres de Lille, officier dans le meme regiment que Legrand,
etait reste malade dans Krasnoe, mais, apprenant que le regiment dont
il faisait partie se battait, et n'ecoutant que son courage, il alla
le rejoindre; mais, a peine etait-il dans les rangs, qu'un coup de
canon lui brisa les jambes. Legrand qui, en voyant arriver Laporte,
s'etait avance pour lui parler, fut atteint du meme coup a la jambe
droite.

Laporte resta mort sur le champ de bataille, et lui fut transporte a
la ville; on le mit dans une mauvaise voiture russe attelee d'un
mauvais cheval, mais, le premier jour, la voiture se brisa et fort
heureusement pour lui que, pres de la, se trouvait un traineau dont le
cheval etait tombe et lui servit, sans cela il aurait fallu le laisser
sur la route. Il etait accompagne par quatre hommes de son regiment;
il voyageait de cette maniere depuis six jours. Je quittai le
malheureux Legrand et, en lui pressant la main, je lui souhaitai un
heureux voyage; il me repondit qu'il comptait beaucoup sur la garde de
Dieu et sur l'amitie des braves soldats qui l'accompagnaient. Alors un
des soldats prit le cheval par la bride, un autre le frappa, et les
deux autres pousserent derriere. De cette maniere, et avec beaucoup de
peine, le traineau se mit en mouvement; en le voyant partir, je
pensais qu'il n'irait pas loin, avec un pareil equipage.

Depuis ce moment, je n'etais plus le meme: j'etais triste, des
pressentiments sinistres vinrent m'assaillir; ma tete devint brulante;
je m'apercus que j'avais la fievre; je ne sais si la fatigue y avait
contribue, car depuis que les debris des corps d'armee nous avaient
rejoints, nous etions obliges de partir de grand matin, et nous
marchions fort tard sans faire beaucoup de chemin. Les jours etaient
tellement courts qu'il ne faisait clair qu'a huit heures, et nuit
avant quatre. C'est pourquoi que tant de malheureux soldats
s'egarerent ou se perdirent, car l'on arrivait toujours la nuit au
bivac, ou tous les debris des corps se trouvaient confondus. L'on
entendait des hommes qui, a chaque instant de la nuit, arrivaient,
crier d'une voix faible: "Quatrieme corps!... Premier corps!...
Troisieme corps!... Garde imperiale!..." et d'autres couches et sans
force, pensant avoir des secours de ceux qui arrivaient, s'efforcaient
de repondre: "Ici, camarades!" car ce n'etait plus son regiment que
l'on cherchait, mais le corps d'armee auquel on avait appartenu et qui
avait encore tout au plus la force de deux regiments ou, quinze jours
avant, il y en avait trente.

Personne ne pouvait plus se reconnaitre, ni indiquer le regiment
auquel on appartenait. Il y en avait beaucoup qui, apres avoir marche
une journee entiere, etaient obliges d'errer une partie de la nuit
pour retrouver le corps auquel ils appartenaient. Rarement ils y
parvenaient; alors, ne connaissant plus l'heure du depart, ils se
livraient trop tard au sommeil et, en se reveillant, ils se trouvaient
au milieu des Russes. Que de milliers d'hommes furent pris et perirent
de cette maniere!

J'etais toujours pres du feu, debout et tremblant, appuye sur mon
fusil. Trois hommes etaient assis autour, ne disant rien, regardant
machinalement passer ceux qui etaient sur la route, et ne paraissant
pas disposes a partir, parce qu'ils n'en avaient plus la force. Je
commencais a m'inquieter de ne pas voir passer le regiment, lorsque je
me sentis tirer par ma peau d'ours. C'etait Grangier qui, m'ayant
apercu, venait me dire de ne pas rester davantage, que le regiment
passait. Mais j'avais tellement les yeux abattus, qu'en regardant je
ne le voyais pas: "Et notre femme? me dit-il.--Qui t'a dit que j'avais
une femme?--Le sergent-major; mais ou est-elle?--Je n'en sais rien,
mais je sais qu'elle a, sur le dos, un sac dans lequel il y a du linge
et dont j'ai grand besoin, et si, quelquefois, tu la rencontres, tu
m'en avertiras. Elle est vetue d'une capote grise de soldat: un
bonnet de peau de mouton lui tient lieu de coiffure; elle a des
guetres noires aux jambes et un panier au bras."

Grangier, pensant que j'etais malade, et comme il me l'a dit depuis,
que j'etais dans le delire, me prit par le bras, me fit descendre sur
la roule en me disant: "Marchons, nous aurons de la peine de rejoindre
le regiment". Cependant nous y arrivames apres avoir depasse des
milliers d'hommes de toute arme qui se trainaient avec beaucoup de
peine et qui nous faisaient prevoir que la journee serait mortelle,
pour peu que la marche fut longue.

Elle le fut en effet: nous traversames un endroit dont je n'ai pu
savoir le nom et ou l'on disait que l'Empereur devait coucher
(quoiqu'il l'eut depasse depuis longtemps). Une quantite d'hommes de
toute arme s'y arreterent, car il etait deja tard, et l'on disait que
l'on avait encore deux lieues a faire pour arriver a l'endroit designe
ou l'on devait bivaquer, qui etait une grande foret.

La route, en cet endroit, est large et bordee, de chaque cote, de
grands bouleaux[32]. Elle laissait aux hommes et aux equipages la
facilite de marcher, mais, lorsque le soir arriva, l'on ne voyait,
dans toute sa longueur, que des chevaux morts, et plus nous avancions,
plus elle etait couverte de voitures et de chevaux expirants, meme des
attelages entiers succombant aux fatigues, ainsi que des hommes qui,
ne pouvant aller plus loin, s'arretaient, formaient leurs bivacs au
pied des grands arbres, parce que, disaient-ils, ils avaient pres
d'eux ce qu'ils ne trouveraient pas ailleurs: du bois pour faire du
feu, les voitures brisees leur en fourniraient, et de la viande avec
les chevaux dont la route etait encombree et qui commencaient a
embarrasser la marche.

[Note 32: Les bouleaux, ce sont des arbres qui, en Russie,
viennent excessivement grands. _(Note de l'auteur)_]

Il y avait deja longtemps que je marchais seul au milieu de la cohue
et que je m'efforcais d'arriver a l'endroit ou nous devions passer la
nuit, afin de me reposer de cette marche penible et qui le devenait
encore davantage par le verglas qu'il faisait depuis qu'il
recommencait a geler sur une neige fondue qui, a chaque instant, me
faisait tomber; la nuit me surprit au milieu de toutes ces miseres.

Le vent du nord avait redouble de furie; j'avais, depuis un moment,
perdu de vue mes camarades; plusieurs soldats, isoles comme moi,
etrangers au corps dont je faisais partie, se trainaient peniblement
en faisant des efforts surnaturels afin de regagner la colonne dont
ils etaient, comme moi, separes depuis quelque temps. Ceux a qui
j'adressais la parole ne me repondaient pas; ils n'en avaient pas la
force. D'autres tombaient, mourants, pour ne plus se relever. Bientot,
je me trouvai seul, n'ayant plus pour compagnons de route que des
cadavres qui me servaient de guides; les grands arbres qui la
bordaient avaient disparu. Il pouvait etre sept heures; la neige qui,
depuis quelque temps, tombait avec force, m'empechait de voir la
direction de mon chemin; le vent, qui la soufflait avec violence,
avait deja remblaye les traces que la colonne laissait apres elle.

Jusqu'alors, j'avais toujours porte ma peau d'ours, le poil en dehors.
Mais, prevoyant que j'allais passer une mauvaise nuit, je m'arretai un
instant, et, afin d'avoir plus chaud, je la mis le poil en dedans;
c'est elle a qui je dois le bonheur d'avoir pu, dans cette nuit
desastreuse, resister a un froid de plus de vingt-deux degres, car,
l'ayant arrangee sur l'epaule droite qui etait le cote de la direction
du vent du nord, je pus alors marcher ainsi pendant une heure, temps
auquel je suis persuade n'avoir pas fait plus d'un quart de lieue, car
souvent enveloppe par des tourbillons de neige, oblige de tourner
malgre moi, je me trouvais avoir retourne sur mes pas, et ce n'etait
que par les corps morts d'hommes, de chevaux, les debris de voitures
et autres, que j'avais passes un instant avant, que je m'apercevais
que je n'etais plus dans la meme direction; alors il fallait
m'orienter de nouveau.

La lune, ou une lueur boreale comme on en voit souvent dans le nord,
se montrait par moments; lorsqu'elle n'etait pas obscurcie par des
nuages noirs qui marchaient d'une vitesse effrayante, elle me mettait
a meme de distinguer les objets: j'apercus, mais bien loin encore, une
masse noire que je supposai etre cette immense foret que nous devions
traverser avant d'arriver a la Berezina, car nous etions alors en
Lithuanie; suivant moi, cette foret pouvait encore se trouver a une
lieue du point ou j'etais.

Malheureusement le sommeil qui, dans cette circonstance, etait presque
toujours l'avant-coureur de la mort, commenca a me gagner; mes jambes
ne pouvaient plus me soutenir; mes forces etaient epuisees; deja
j'etais tombe plusieurs fois en dormant, et, sans le froid de la neige
qui me reveillait, je me serais laisse aller; c'en etait fait de moi
si j'avais eu le malheur de succomber a l'envie de dormir.

L'endroit ou je me trouvais etait couvert d'hommes et de chevaux morts
qui me barraient la route et m'empechaient de me trainer, car je
n'avais plus la force de lever les jambes. Lorsque je tombais, il me
semblait que c'etait un de ces malheureux etendus sur la neige qui
venait de m'arreter, car il arrivait souvent que des hommes couches et
mourants au milieu du chemin cherchaient a attraper par les jambes
ceux qui marchaient pres d'eux, afin d'implorer leur secours, et
souvent il est arrive que ceux qui se baissaient pour secourir leurs
camarades tombaient sur eux pour ne plus se relever.

Je marchai environ dix minutes sans direction; j'allais comme un homme
ivre; mes genoux flechissaient sous le poids de mon faible corps;
enfin je voyais ma derniere heure, quand tout a coup, chopant contre
le sabre d'un cavalier qui se trouvait a terre, je tombai de tout mon
long, de maniere que mon menton alla porter sur la crosse de son
fusil, et je restai etourdi a ne pouvoir me relever. Je sentais une
grande douleur a l'epaule droite contre laquelle mon fusil avait
frappe en tombant; mais, un peu revenu a moi et m'etant mis sur mes
genoux, je ramassai mon fusil pour me mettre debout, mais,
m'apercevant que le sang me sortait par la bouche, je jetai un cri de
desespoir et je me relevai, tremblant de froid et de terreur.

Le cri que j'avais jete fut entendu d'un malheureux qui gisait a
quelques pas de moi, a droite, de l'autre cote de la route; une voix
faible et plaintive frappa mon oreille et j'entendis tres
distinctement que l'on implorait mon secours, a moi qui en avais tant
besoin! par ces paroles: "Arretez-vous! Secourez-nous!" Ensuite l'on
cessa de se plaindre. Pendant ce temps, je restais immobile pour
ecouter et je cherchais des yeux afin de voir si je n'apercevrais pas
l'individu qui se plaignait. Mais n'entendant plus rien, je commencais
a croire que je m'etais trompe. Pour m'en assurer, je me mis a crier
de toutes mes forces: "Ou etes-vous donc?" L'echo repeta deux fois:
"Ou etes-vous donc?" Alors, je me dis a moi-meme: "Quel malheur! Si
j'avais un compagnon d'infortune, il me semble que je marcherais toute
la nuit, en nous encourageant l'un et l'autre!" A peine avais-je fait
ces reflexions, que la meme voix se fit entendre, mais plus triste que
la premiere fois: "Venez a nous!" disait-on.

Au meme instant, la lune vint a paraitre et me fit voir, a dix pas de
moi, deux hommes, dont un etendu de tout son long et l'autre assis.
Aussitot, je me dirigeai de ce cote, et j'arrivai pres d'eux avec
peine, a cause d'un fosse comble de neige qui separait la route.
J'adressai la parole a celui qui etait assis; il se mit a rire comme
un insense, en me disant: "Mon ami, sais-tu, ne l'oublie pas!" Et de
nouveau il se mit a rire. Je vis que c'etait le rire de la mort. Le
second, que je croyais sans mouvement, vivait encore, et, tournant un
peu la tete, me dit ces dernieres paroles que je n'oublierai jamais:
"Sauvez mon oncle, secourez-le; moi, je meurs!"

Je reconnus, dans celui qui venait de me parler, la voix qui s'etait
fait entendre lorsque l'on implorait mon secours; je lui adressai
encore quelques paroles, et, quoiqu'il ne fut pas mort, il ne me
repondit pas. Alors, me tournant du cote du premier, je parlai pour
l'encourager a se lever et venir avec moi. Il me regarda sans me
repondre; je remarquai qu'il etait enveloppe d'une grosse capote
doublee en fourrure et dont il cherchait a se debarrasser. Je voulus
l'aider a se relever, mais la chose fut impossible. En le prenant par
le bras, je vis qu'il avait des epaulettes d'officier superieur. Il me
parla encore un peu de revue, de parade, et finit par tomber sur le
cote, la figure sur la neige. Enfin, je dus l'abandonner, car il
m'etait impossible de rester plus longtemps sans m'exposer a partager
le sort de ces deux infortunes. Je passai la main sur la figure du
premier; elle etait froide comme la glace. Il avait cesse de vivre. A
cote se trouvait une espece de carnassiere que je ramassai, esperant
y trouver quelque chose. Mais je m'apercus qu'il n'y avait que des
chiffons et des papiers. J'emportai le tout.

Ayant regagne la route, je me remis a marcher, mais lentement,
ecoutant souvent, car il me semblait toujours entendre quelqu'un se
plaindre.

L'espoir de rencontrer quelque bivac me fit, autant que je le pouvais,
doubler le pas. J'arrivai dans un endroit de la route que je trouvai
presque ferme de chevaux morts et de voitures brisees. Tout a coup, je
me laisse aller malgre moi et je tombe assis sur le cou d'un cheval
mort qui barrait le chemin. Autour etaient etendus sans mouvement des
hommes de differents regiments. J'en remarquai meme plusieurs de la
Jeune Garde, faciles a reconnaitre au shako; j'ai suppose, depuis,
qu'une partie de ces hommes etaient morts en voulant depecer le cheval
pour le manger, mais qu'ils n'en avaient pas eu la force et qu'ils
avaient succombe de froid et de faim, comme cela arrivait tous les
jours. Dans cette triste situation, me voyant seul au milieu d'un
immense cimetiere et d'un silence epouvantable, les pensees les plus
sinistres vinrent m'assaillir: je pensai a mes camarades dont je me
trouvais separe comme par une fatalite, ensuite a mon pays, a mes
parents, de maniere que je me mis a pleurer comme un enfant. Les
larmes que je versai me soulagerent et me rendirent le courage que
j'avais perdu.

Je trouvai sous ma main, contre la tete du cheval sur lequel j'etais
assis, une petite hache, comme nous en portions toujours dans chaque
compagnie lorsque nous etions en campagne. Je voulus m'en servir pour
en couper un morceau, mais je n'en pus venir a bout, car il etait
tellement durci par la gelee que j'aurais plutot coupe du bois. Enfin,
j'epuisai le reste de mes forces contre l'animal, et je tombai de
lassitude, mais je m'etais rechauffe un peu.

En ramassant la hache qui m'etait echappee des mains je m'apercus que
j'avais casse plusieurs morceaux de glace; qui n'etaient autre chose
que du sang du cheval que, probablement, l'on avait saigne pour tuer.
J'en ramassai le plus possible, que je mis precieusement dans ma
carnassiere; ensuite j'en mangeai quelques morceaux qui me rendirent
un peu de force, et je me remis a continuer mon chemin, a la garde de
Dieu, ayant toujours soin de passer a droite et a gauche afin d'eviter
la rencontre des cadavres, dont la route etait jonchee, m'arretant et
tatonnant dans l'obscurite toutes les fois qu'un gros nuage passait
sur la lune, et allant le plus vite possible dans la direction du
bois, lorsqu'elle reparaissait.

Apres avoir marche quelque temps, j'apercus a peu de distance, et
devant moi, quelque chose que je pris d'abord pour un caisson; mais
etant plus pres, je reconnus que c'etait la voiture d'une cantiniere
d'un regiment de la Jeune Garde que j'avais rencontree plusieurs fois
depuis Krasnoe, conduisant deux blesses des fusiliers-chasseurs de la
Garde. Les chevaux qui la conduisaient etaient morts et en partie
manges ou coupes par morceaux; autour de la voiture etaient sept
cadavres presque nus et a moitie couverts de neige; un seulement avait
encore sur lui une capote en peau de mouton. Je m'en approchai pour
l'examiner, mais je crois plutot que c'etait pour lui oter cette
capote. A peine m'etais-je baisse pour regarder, que je reconnus une
femme. Elle donnait peut-etre encore quelque signe de vie lorsqu'on
avait ete force de l'abandonner, et c'etait a cela que cette
malheureuse devait d'avoir conserve ses vetements.

Dans la situation ou je me trouvais, le sentiment de ma conservation
etait toujours ma premiere pensee; c'est pourquoi, par un mouvement
irreflechi, je voulais essayer mes forces en cherchant a couper un
morceau de cheval, sans penser qu'un instant avant, j'etais tombe de
lassitude en voulant faire la meme chose. Je pris donc ma hache a deux
mains et j'attaquai le cheval qui etait dans les brancards de la
voiture, mais ce fut, comme la premiere fois, peine inutile. Alors
l'idee me vint de passer mon bras dans le corps du cheval et de voir
si, avec la main, je ne pourrais pas en retirer le coeur, le foie ou
quelque autre chose; mais je faillis l'avoir gelee; j'en fus quitte
pour un doigt de la main droite qui n'etait pas encore gueri en
arrivant a Paris, au mois de mars 1813.

Enfin, ne pouvant arracher un lambeau de chair que j'aurais manger
crue, je me decidai a passer la nuit dans la voiture qui etait
couverte, et dans laquelle je n'avais pas encore regarde, etant
certain qu'il n'y avait rien a manger: je m'avancai pres de la femme
morte afin d'essayer de lui oter la capote de peau de mouton pour m'en
couvrir, mais il fut impossible de lui faire faire un mouvement.
Cependant je n'avais pas perdu tout espoir. Elle avait le corps sangle
avec une courroie de sac ou une bretelle de fusil, et, pour la lui
oter, il fallait que je lui fasse faire un demi-tour, parce que la
boucle qui la serrait etait de l'autre cote. Pour cela, je pris mon
fusil a deux mains, et m'en servant comme d'un levier, sous le corps.
Mais a peine avais-je commence, qu'un cri dechirant sortit de la
voiture. Je me retourne; un second cri se fait entendre: "Marie!
criait-on, Marie, a boire, je me meurs!" Je restai interdit. Une
minute apres, la meme voix repeta: "Ah! mon Dieu!" Aussitot il me
vient dans l'idee que ce sont de malheureux blesses que l'on a
abandonnes sans qu'ils le sachent. Ce n'etait que trop vrai.

Ayant monte sur la carcasse du cheval qui etait dans les brancards, je
m'appuyai sur le bord de la voiture, et, ayant demande ce que l'on
voulait, l'on me repondit avec bien de la peine: "A boire!"

Tout a coup, pensant a la glace de sang que j'avais dans ma
carnassiere, je voulus descendre pour en prendre, mais la lune, qui
m'eclairait depuis assez de temps, disparait tout a coup sous un gros
nuage noir, et, pensant poser le pied sur quelque chose de solide, je
le mets a cote et je tombe sur trois cadavres qui se trouvaient l'un
contre l'autre. J'avais les jambes plus hautes que la tete, les
caisses placees sur le ventre d'un mort et la figure sur une de ses
mains. J'etais habitue a coucher, depuis un mois, au milieu de
compagnie semblable, mais je ne sais si c'est parce que j'etais seul,
quelque chose de plus terrible que la peur s'empara de moi. Il me
semblait que j'avais le cauchemar; je restai quelque temps sans
parole; j'etais comme un insense, et je me mis a crier comme si l'on
me tenait sans vouloir me lacher. Malgre les efforts que je faisais
pour me relever, je ne pouvais en venir a bout. Enfin je veux m'aider
de mes bras, mais je pose, sans le vouloir, ma main droite sur une
figure, et mon pouce entre dans la bouche.

Dans ce moment, la lune reparait et je vois tout ce qui m'entoure. Un
frisson me parcourt, je quitte mon point d'appui et je retombe
encore. Mais alors tout change. Je suis honteux de ma faiblesse et, au
lieu de la peur, une espece de frenesie s'empare de moi. Je me releve
en jurant et en mettant mes mains, mes pieds sur les figures, les
bras, les jambes, n'importe ou. Je regarde le ciel en jurant, et
semble le defier. Je prends mon fusil, je frappe contre la voiture, je
ne sais meme pas si je n'ai pas frappe sur les pauvres diables qui
etaient a mes pieds.

Devenu plus calme et decide a passer la nuit dans la voiture, pres des
blesses, pour me mettre a l'abri du mauvais temps, je pris un morceau
de sang a la glace dans ma carnassiere et je montai dedans, cherchant,
en tatonnant, celui qui m'avait demande a boire et qui ne cessait de
crier, mais faiblement. En m'approchant, je m'apercus qu'il etait
ampute de la cuisse gauche.

Je lui demandai de quel regiment il etait, il ne me repondit pas.
Alors, cherchant sa tete, je lui introduisis avec peine mon morceau de
sang glace dans la bouche. Celui qui etait a cote etait froid et dur
comme un marbre. J'essayai de le mettre en bas de la voiture pour
prendre sa place, attendre le jour et partir ensuite avec ceux que je
supposais etre encore en arriere, mais je n'en pus venir a bout. Je
n'avais pas la force de le bouger et, le bord de la voiture etant trop
haut, je ne pouvais le pousser a terre. Voyant que le premier n'avait
plus qu'un instant a vivre, je le couvris avec deux capotes que le
mort avait sur lui, et, restant encore un instant assis sur les jambes
de ce dernier, je cherchai dans la voiture s'il n'y avait rien qui put
m'etre utile. N'ayant rien trouve, j'adressai encore la parole au
premier, mais inutilement. Je lui passai la main sur la figure: elle
etait froide, et, a la bouche, il avait encore le morceau de glace que
je lui avais introduit. Il avait cesse de vivre et de souffrir.

Ne pouvant, sans m'exposer a perir, rester plus longtemps, je me
disposai a partir, mais, avant, je voulus encore regarder la femme qui
etait a terre, pensant que c'etait Marie, la cantiniere, que je
connaissais particulierement comme etant du meme pays que moi, et,
profitant de la clarte que la lune donnait dans ce moment, je
l'examinai et, a la taille et a la figure, je fus certain que c'etait
une autre personne.

Le fusil sous le bras droit, comme un chasseur, deux carnassieres, une
en maroquin rouge et l'autre en toile grise que j'avais trouvee un
instant avant, ma hache au cote, un morceau de sang glace dans la
bouche et les deux mains dans mon pantalon, je me remis en route. Il
pouvait etre neuf heures, la neige avait cesse de tomber, le vent
soufflait avec moins de force et le froid avait perdu un peu de son
intensite. Je me mis a marcher toujours dans la direction du bois.

Au bout d'une demi-heure, la lune disparut comme par enchantement.
C'est ce qui pouvait m'arriver de plus facheux. Je restai quelques
minutes a me reconnaitre, appuye sur mon fusil et battant des pieds
pour ne pas me laisser prendre par le froid, en attendant que la
clarte revint. Mais je fus trompe dans mon attente, car elle ne
reparut plus.

Cependant mes yeux commencerent a s'habituer a l'obscurite de maniere
a y voir assez pour me conduire. Tout a coup, je crus m'apercevoir que
je ne marchais plus dans la meme route; naturellement porte a eviter
le vent du nord, je lui avais tout a fait tourne le dos. J'en eus la
certitude en ne rencontrant plus, sur mes pas, aucune trace de debris
de l'armee.

Je ne saurais dire le temps que je marchai dans cette nouvelle
direction, peut-etre une demi-heure, lorsque je m'apercus, mais trop
tard, que j'etais sur le bord d'un precipice, ou je roulai a plus de
quarante pieds de profondeur. Il est vrai de dire que je parcourus
cette distance a plusieurs reprises; que trois fois je fus arrete par
des broussailles. Alors, pensant que c'en etait fait de moi, je fermai
les yeux et je me laissai aller a la volonte de Dieu. Il fallut aller
jusqu'au fond, ou j'arrivai sur quelque chose de bombe qui rendit un
son sourd.

Je restai quelque temps etourdi, mais comme rien ne m'etonnait plus,
apres tout ce qui m'etait arrive, je fus bientot revenu de ma
surprise. M'apercevant que mon fusil m'avait echappe des mains, je me
mis en tete de le chercher. Mais bien me prit d'y renoncer et
d'attendre jusqu'au jour.

Je tirai mon sabre du fourreau et, comme je ne pouvais rien voir,
j'allai, tout en sondant, devant moi. C'est alors que je m'apercus
que l'objet sur lequel j'etais tombe et qui avait rendu un son sourd
etait un caisson dont je cherchai a faire le tour ainsi que de deux
carcasses de chevaux que je rencontrai sur le devant.

Voulant trouver un endroit convenable afin de passer le reste de la
nuit, je m'arretai pour ecouter et voir; au bout d'un instant, je
sentis de la chaleur aux pieds. Ayant baisse la tete, je m'apercus que
j'etais arrete sur l'emplacement d'un feu qui n'etait pas tout a fait
eteint.

Aussitot, je me couche a terre et, mettant les mains dans les cendres
pour les rechauffer, je parvins a retrouver quelques charbons que je
reunis avec beaucoup de peine et de precaution. Ensuite je me mis a
souffler et j'en fis jaillir quelques etincelles que je recus
precieusement sur la figure et dans les mains. Mais du bois pour
ravitailler mon feu, ou en trouver? Je n'osais l'abandonner, car ce
feu devait me sauver la vie, et, pendant que je me serais eloigne pour
en chercher, il pouvait s'eteindre.

Crainte d'accident, je dechire un morceau de ma chemise qui tombait en
lambeaux, j'en fais une meche et je l'allume. Ensuite, tout en
tatonnant avec les mains autour de moi, je ramasse des petits morceaux
de bois qui, fort heureusement, se trouvent a ma portee, et, avec de
la patience, je parviens, non sans beaucoup de difficulte, a le
rallumer. Bientot la flamme petille, et ramassant tout le bois que je
trouve, au bout d'un instant j'ai un grand feu de maniere a me faire
distinguer tous les objets qui se trouvent a cinq ou six pas de moi.

Je vis d'abord, sur le dessus du caisson, ecrit en grandes lettres:
GARDE IMPERIALE, ETAT-MAJOR. L'inscription etait surmontee de l'aigle.
Ensuite, autour et aussi loin que je pouvais voir, le terrain etait
couvert de casques, de shakos, de sabres, de cuirasses, de coffres
enfonces, de portemanteaux vides, d'habillements epars et dechires, de
selles, de schabraques de luxe et d'une infinite d'autres choses.
Mais, a peine avais-je jete un coup d'oeil sur tout ce qui
m'environnait, l'idee me vint que l'endroit ou je me trouvais pourrait
bien etre a portee du bivac d'un parti de Cosaques et, aussitot, voila
que la peur me prend et que je n'ose plus entretenir mon feu. Il n'y a
pas de doute, dis-je en moi-meme, que cet endroit est occupe par des
Russes, car si c'etaient des Francais, l'on y verrait des grands feux;
nos soldats, a defaut de nourriture, se chauffaient tres bien
lorsqu'ils le pouvaient, et la, justement, le bois ne manque pas! Je
ne concevais pas qu'un endroit comme celui ou je me trouvais, a l'abri
du vent, n'eut pas ete choisi pour y passer la nuit. Enfin je ne
savais si je devais rester ou partir.

Pendant que je faisais ces reflexions, mon feu avait considerablement
diminue, et je n'osais y remettre du bois. Mais l'envie de me
rechauffer et de me reposer quelques heures l'emporta sur la crainte.
J'en ramassai autant qu'il me fut possible, j'en fis un bon tas que je
mis pres de moi, de maniere a le pouvoir prendre sans me bouger, et me
chauffer ainsi jusqu'au jour. Je ramassai aussi plusieurs schabraques
pour mettre sous moi, et, enveloppe dans ma peau d'ours, le dos tourne
au caisson, je me disposai a passer ainsi le reste de la nuit.

En mettant du bois sur mon feu, je m'apercus qu'il se trouvait, parmi
les morceaux, une cote de cheval, et, quoiqu'on l'eut deja rongee, il
y restait encore assez de viande pour apaiser la faim qui commencait a
me devorer, et, quoique couverte de neige et de cendres, c'etait, pour
le moment, beaucoup plus que je n'aurais ose esperer. Depuis la
veille, je n'avais mange que la moitie d'un corbeau que j'avais trouve
mort, et, le matin avant mon depart, quelques cuillerees de soupe de
gruau melangee de morceaux de paille d'avoine et de grains de seigle,
et salee avec de la poudre.

A peine ma cotelette etait-elle chaude, que je commencai a mordre,
malgre les cendres qui servaient d'assaisonnement. Je fis, de cette
maniere, mon triste repas, en regardant de temps a autre, a droite et
a gauche, si je ne voyais rien autour de moi qui put m'inquieter.

Depuis que j'etais dans ce fond, ma position s'etait un peu amelioree.
Je ne marchais plus, j'etais a l'abri du vent et du froid, j'avais du
feu et a manger. Mais j'etais tellement fatigue que je m'endormis en
mangeant, mais d'un sommeil agite par la crainte, et interrompu par
les douleurs que j'avais dans les cuisses: il semblait que l'on
m'avait roue de coups. Je ne sais combien de temps je me reposai,
mais lorsque je m'eveillai, il n'y avait pas encore d'apparence que
le jour dut venir de sitot, car, en Russie, les nuits sont longues.
C'est le contraire en ete; il n'y en a presque pas.

Lorsque je m'etais endormi, je m'etais mis les pieds dans les cendres.
Aussi, en me reveillant, je les avais chauds. Je savais par experience
que le bon feu delasse et apaise les douleurs; c'est pourquoi je me
disposai a en faire un en mettant le feu au caisson, en y ajoutant
tout ce qui pourrait etre susceptible de bruler. Aussitot, ramassant
et reunissant tout le bois que je pus trouver, ainsi que les coffres
brises, et en ayant mis une partie contre, je n'avais qu'a pousser mon
feu et a l'incendier.

Cependant, je voulus encore attendre quelque temps, car je pensais que
si mon feu, jusqu'a present, ne m'avait attire aucun desagrement,
c'est-a-dire quelques patrouilles de Cosaques, c'est parce qu'il etait
petit et dans un fond, mais que le contraire pourrait fort bien
arriver lorsque le caisson serait tout en feu.

La flamme commencait a eclairer et a me mettre a meme de voir tout ce
qui etait autour de moi. Je vis venir, sur ma gauche, quelque chose
que je pris d'abord pour un animal, et comme il y a beaucoup d'ours en
Russie, et surtout dans cette contree, je pensais et j'etais presque
certain, a la tournure de l'individu, que c'en etait un, car il
marchait a quatre pattes. Il pouvait etre a dix ou douze pas, et je ne
pouvais encore bien le distinguer. Lorsqu'il ne fut plus qu'a cinq ou
six pas, je reconnus que c'etait un homme, et de suite je pensai que
ce pouvait etre un blesse qui, attire par le feu, venait en prendre sa
part. Crainte de surprise, je me mis sur mes gardes, et, prenant mon
sabre qui etait pres de moi et hors du fourreau, j'avancai deux pas a
la rencontre et sur la droite de l'individu, en lui criant: "Qui
es-tu?"

En meme temps, je lui mettais la pointe de mon sabre sur le dos, car
j'avais reconnu que c'etait un Russe, un vrai Cosaque a longue barbe.

Aussitot, il leva la tete et se mit en position d'esclave, en voulant
me baiser les pieds et en me disant: "Dobray Frantsouz!"[33] et
d'autres mots que je comprenais un peu et que l'on dit lorsqu'on a
peur. S'il avait pu deviner, il aurait vu que j'avais, pour le moins,
aussi peur que lui. Il se mit sur les genoux pour me montrer qu'il
avait un coup de sabre sur la figure. Je remarquai que, dans cette
position, sa tete allait jusqu'a mon epaule, de sorte qu'il devait
avoir plus de six pieds. Je lui fis signe de s'approcher du feu. Alors
il me fit comprendre qu'il avait une autre blessure. C'etait une balle
qui lui etait entree dans le bas-ventre; tant qu'a son coup de sabre,
il etait effrayant. Il lui prenait sur le haut de la tete, descendant
le long de la figure jusqu'au menton, et allait se perdre dans la
barbe, preuve certaine que celui qui le lui avait applique n'allait
pas de main morte. Il se coucha sur le dos pour me montrer son coup de
feu; la balle avait traverse. Dans cette position, je m'assurai qu'il
n'avait pas d'armes. Ensuite il se mit sur le cote sans plus rien
dire. Je me mis en face pour l'observer. Je ne voulais plus
m'endormir, car je voulais, avant le jour, executer mon projet de
mettre le feu au caisson et de partir ensuite. Mais voila que, tout a
coup, une autre terreur me prend en pensant qu'il pouvait bien
contenir de la poudre!

[Note 33: Bon Francais! (_Note de l'auteur_.)]

A peine ai-je fait cette reflexion, que, tout fatigue que je suis, je
me leve et, ne faisant qu'un saut au-dessus du feu et du pauvre diable
qui etait devant moi, je me mis a courir a plus de vingt pas sur la
gauche, mais, _chopant_ a une cuirasse qui se trouvait sur mon
passage, j'allai mesurer la terre de tout mon long. J'eus encore le
bonheur, dans cette chute, de ne pas me blesser, car j'aurais pu
rencontrer, en tombant, quelques debris d'armes, et il y en avait
beaucoup d'eparses dans cet endroit; j'ai pu m'en assurer lorsqu'il
commenca a faire jour. M'etant releve, je me mis a marcher en
reculant, et toujours les yeux fixes sur l'endroit que je venais
d'abandonner, comme si vraiment j'avais ete certain qu'il existat de
la poudre dans le caisson et qu'il allat faire explosion. Peu a peu
revenu de ma peur, je regagnai l'endroit que j'avais quitte sottement,
car je n'etais pas plus en surete a vingt pas que contre le feu. Je
pris les morceaux de bois enflammes, je les portai avec precaution a
l'endroit ou j'etais tombe; ensuite je pris la cuirasse a laquelle
j'avais _chope_, afin de m'en servir a ramasser de la neige et a
eteindre le feu. Mais a peine avais-je commence cette besogne, qu'un
bruit de fanfare se fit entendre, et, ayant attentivement ecoute, je
reconnus facilement les clairons de la cavalerie russe, qui
m'annoncaient que je n'etais pas loin d'eux. A ce son national,
j'avais vu le Cosaque lever la tete. Je cherchai, en l'examinant
attentivement, a lire sur sa physionomie quelle etait sa pensee, car
le feu eclairait encore assez pour distinguer ses traits. Il semblait
vouloir aussi lire sur ma figure l'impression que ce bruit inattendu
avait produit sur moi. C'est ainsi que j'ai pu voir comme cet homme
etait hideux: une carrure d'Hercule, des yeux louches se renfoncaient
sous un front bas et saillant; sa chevelure et sa barbe, rousses et
drues comme un crin, donnaient a ses traits un caractere sauvage. Dans
ce moment, je crus voir qu'il souffrait horriblement de sa blessure,
car il faisait des mouvements comme quelqu'un qui a une forte colique
et, par moments, il grincait des dents, qui ressemblaient a des crocs.

J'avais interrompu mon ouvrage, et, ne sachant plus que faire,
j'ecoutais stupidement cette musique sauvage, quand, tout a coup, un
autre bruit se fait entendre derriere moi. Je me retourne; jugez de ma
frayeur: c'est le caisson qui s'ouvre comme un tombeau, et je vois se
lever, du fond, un corps d'une grandeur extraordinaire, blanc comme
neige, depuis les pieds jusqu'a la tete, ressemblant au fantome du
Commandeur dans le _Festin de Pierre_, tenant le dessus du caisson
d'une main et un sabre nu de l'autre. A l'apparition d'un pareil
individu, je fais quelques pas en arriere et je tire mon sabre. Je le
regarde sans rien dire, en attendant qu'il parle le premier; mais je
vois que mon fantome est embarrasse, en cherchant a se defaire d'un
grand collet rabattu par-dessus sa tete. Ce collet tenait a un manteau
blanc qui l'empechait de distinguer ce qui l'environnait, et, comme il
faisait cette manoeuvre de la main dont il tenait son sabre, il ne
pouvait parvenir a se debarrasser la tete sans s'exposer a faire
retomber sur lui le dessus du caisson qu'il tenait de la main gauche.

Enfin, rompant le silence je lui demandai d'une voix mal assuree:

"Etes-vous Francais?

--Eh, oui, certainement, je suis Francais, la belle sacree demande!
Vous etes la, me dit-il, comme une chandelle benite! Vous me voyez
embarrasse et vous ne m'aidez pas a sortir de mon cercueil! Je vois,
mon camarade, que vous avez eu peur!

--Oui, c'est vrai, mais parce que vous auriez pu etre un vivant
semblable a celui qui se trouve dans ce moment couche pres du feu!"

Pendant ce colloque, je l'avais aide a sortir. A peine fut-il a terre,
qu'il se debarrassa de son grand manteau. Jugez de ma surprise et de
ma joie en reconnaissant, dans ce fantome, un des plus vieux grognards
des grenadiers de la Vieille Garde, un de mes anciens camarades qui se
nommait Picart, Picart de nom et Picard de nation, que je n'avais pas
vu depuis notre derniere revue de l'Empereur au Kremlin, mon vieux
camarade avec qui j'avais fait mes premieres armes, car, en entrant
aux Velites, j'etais de la compagnie dont il faisait partie et de la
meme escouade. J'avais ete, avec lui, aux batailles d'Iena, de
Pultusk, d'Eylau, d'Eilsberg et Friedland. Je le quittai ensuite apres
la paix de Tilsitt, pour le retrouver plus tard, en 1808, sur les
frontieres d'Espagne, au camp de Mora, ou il fut, pendant cinq mois,
sous mes ordres, car j'etais caporal, et le hasard l'avait fait tomber
dans mon escouade[34], et, depuis, nous avions fait les autres
campagnes ensemble, quoique n'etant plus du meme regiment.

[Note 34: Au camp de Mora, ou nous etions avec l'Empereur, et une
fraction de chaque corps de la Garde, l'on mit des vieux grenadiers en
subsistance dans nos escouades; ce fut de la sorte que je fus le
caporal de Picart. (_Note de fauteur._)]

Picart eut de la peine a me reconnaitre, tant j'etais change et
miserable, et a cause de ma peau d'ours, du reste de mon accoutrement
et de la nuit. Nous nous regardions avec etonnement, moi de le voir
assez propre et bien portant, et lui de me trouver si maigre, et,
comme il me le disait, ressemblant a Robinson Crusoe. Enfin, rompant
le silence: "Dites-moi donc, me dit-il, mon pays, mon sergent, comme
vous voudrez, par quel hasard ou par quel malheur j'ai le bonheur de
vous trouver ici pendant la nuit et seul en compagnie de ce vilain
Kalmouck, car c'en est un; regardez-le bien: voyez ses yeux! Il est
ici depuis hier cinq heures, mais quelque temps apres, il a disparu.
C'est pourquoi je suis surpris de le revoir."

Je contai a Picart comment je l'avais vu et la peur qu'il m'avait
faite: "Et vous, me dit-il, mon pays, comment diable etes-vous tombe
ici pendant la nuit?--Avant de vous conter cela, je vous demanderai
d'abord si vous n'avez pas un petit morceau de quelque chose a me
donner a manger.--Si, mon sergent, un petit morceau de biscuit!"
Aussitot il ouvrit son sac et en tira un morceau de biscuit grand
comme la main, qu'il me donna et que je devorai de suite, car, depuis
le 27 octobre, je n'avais pas mange de pain[35]. En devorant le
biscuit, je lui dis: "Picart, vous avez de l'eau-de-vie?--Non, mon
pays.--Cependant il me semble que j'en sens l'odeur.--Vous avez
raison, me repondit-il, car hier, lorsque l'on a pille le caisson que
vous voyez, il s'en trouvait une bouteille. Ils n'ont pu s'entendre
pour la boire. Elle a ete cassee et perdue." Je lui temoignai le desir
de savoir la place. Il me la montra; alors je ramassai de la neige a
l'eau-de-vie, comme j'avais fait du sang de cheval a la glace: "Pas si
bete! dit Picart. Je n'y pensais pas. Dans ce cas, nous en trouverons
de quoi nous mettre en ribote, car il parait qu'il y en avait
plusieurs bouteilles dans le caisson!"

[Note 35: Seulement un petit morceau que Grangier me donna a
Smolensk le 10 novembre. (_Note de l'auteur._)]

Le morceau de biscuit que j'avais mange, ainsi que quelques pincees de
neige a l'eau-de-vie, me firent beaucoup de bien. Alors je lui contai
tout ce qui m'etait arrive, depuis la veille au soir. Picart
m'ecoutait et avait de la peine a me croire; mais ce fut bien pire
lorsque je lui fis un detail de la misere et de la situation de
l'armee, de son regiment et de toute la Garde imperiale en general.
Ceux qui liront ce journal seront surpris de ce que Picart ne savait
rien de tout cela: en voici la raison.




VIII

Je fais route avec Picart.--Les Cosaques.--Picart est blesse.--Un
convoi de prisonniers francais.--Halte dans une foret.--Hospitalite
polonaise.--Acces de folie.--Nous rejoignons l'armee.--L'Empereur et
le bataillon sacre.--Passage de la Berezina.


Apres la bataille de Malo-Jaroslawetz, Picart n'avait plus vu le
regiment dont il faisait partie, ayant ete commande de service pour
escorter un convoi compose d'une portion des equipages du quartier
imperial. Depuis ce jour, le detachement qu'il escortait avait
toujours marche en avant de l'armee de deux ou trois journees, de
sorte qu'il n'avait pas eu, a beaucoup pres, autant de misere que
l'armee. N'etant que 400 hommes, ils trouvaient quelquefois des
vivres. Ils avaient aussi les moyens de transport. A Smolensk, ils
avaient pu se procurer du biscuit et de la farine pour plusieurs
jours. A Krasnoe, ils avaient eu le hasard d'arriver et de repartir
vingt-quatre heures avant que les Russes, qui nous couperent la
retraite, fussent arrives, et a Orcha, ils purent encore se procurer
de la farine. Dans un village, il se trouvait toujours assez
d'habitations pour se mettre a l'abri, ne fut-ce que les maisons de
poste etablies de trois lieues en trois lieues, tandis que nous qui
avions commence par marcher plus de 150 000 hommes ensemble, dont il
ne nous restait plus la moitie, nous n'avions, pour toute habitation,
que les forets et les marais, pour nourriture qu'un morceau de cheval,
encore pas autant que l'on aurait voulu, et, pour boisson, de l'eau,
et pas toujours. Enfin, la misere de mon vieux camarade ne commencait
a compter que du moment ou j'etais avec lui.

Picart me dit que l'individu qui se trouvait couche a notre feu, avait
ete blesse, hier, par des lanciers polonais, dans une attaque qui eut
lieu a trois heures apres midi. Voici ce qu'il me conta:

"Plus de 600 Cosaques, et d'autre cavalerie, sont venus pour attaquer
notre convoi, mais ils furent mal recus, car nous etant abrites avec
nos voitures formant un carre autour de nous, sur la route qui est
tres large en cet endroit, nous les laissames avancer assez pres, de
sorte qu'a la premiere decharge, onze resterent morts sur la neige. Un
plus grand nombre fut blesse et emporte par leurs chevaux. Ils se
sauverent, mais furent rencontres par des lanciers polonais faisant
partie du corps que commandait le general Dombrowski[36], qui
acheverent de les mettre en deroute; celui qui est la, couche, et qui
a un coup de sabre sur la frimousse, a ete ramene prisonnier par eux,
ainsi que plusieurs autres, mais je ne sais pas pourquoi ils l'ont
abandonne." Je lui dis que c'etait probablement parce qu'il avait une
balle qui lui traversait le corps, et puis, que faire des prisonniers,
puisque l'on n'avait rien pour les nourrir?

[Note 36: Le corps que commandait le general Dombrowski, qui etait
un Polonais n'etait pas venu jusqu'a Moscou, il etait reste en
Lithuanie; il marchait, dans ce moment, sur Borisow, pour empecher les
Russes de s'emparer du pont de la Berezina. (_Note de l'auteur_.)]

"Apres le _hourra_ dont je viens de vous parler, continua Picart, il y
a eu un peu de confusion. Tous ceux qui conduisaient les voitures pour
traverser le defile qui se trouve un peu avant d'arriver a la foret,
voulaient passer les premiers pour arriver le plus vite possible dans
le bois, afin d'etre a l'abri d'un coup de main. Une partie des
equipages que j'accompagnais, pensant bien faire, esperant trouver
plus haut un passage qui, probablement, n'existe pas, prit sur la
gauche en marchant sur le bord du fond ou nous sommes, mais la neige
cachait une crevasse qui se trouvait sur notre passage, de maniere que
le premier caisson fit la culbute, et roula en faisant un demi-tour,
avec les deux _cognias_[37], dans l'endroit ou nous sommes. Le reste
des equipages a evite le meme sort en faisant un demi-tour a gauche,
mais je ne sais s'il est arrive a bon port. Tant qu'a moi, l'on m'a
laisse ici avec deux chasseurs pour garder le diable de caisson, en
nous disant que, dans un moment, l'on enverrait des hommes et des
chevaux pour le retirer, ou enlever ce qu'il contenait. Mais une heure
apres, comme il allait faire nuit, neuf hommes, des traineurs de
differents corps, passant justement de ce cote, ayant vu le caisson
renverse et ne nous voyant que trois pour le garder, l'enfoncerent
sous pretexte qu'il contenait des vivres, malgre tout ce que nous
pumes faire et dire pour les en empecher.

[Note 37: _Cognia_, en polonais comme en russe, veut dire cheval.
(_Note de l'auteur_.)]

"Lorsque nous vimes que le mal etait sans remede, nous fimes comme
eux, en prenant et mettant de cote tout ce qui pouvait nous tomber
sous la main, pour le remettre ensuite a qui ca appartenait. Mais il
etait deja trop tard, car tout ce qu'il y avait de convenable etait
pris, et les chevaux coupes en vingt morceaux. J'ai pourtant ce
manteau blanc, qui me servira. Ce que je n'ai pu comprendre, c'est que
les deux chasseurs qui etaient avec moi soient partis sans que je m'en
apercusse."

Je dis a Picart que les hommes qui avaient pille le caisson etaient de
la Grande Armee, et que, s'il leur avait demande des nouvelles, ils
auraient pu lui en dire autant et meme plus que moi: "Apres tout, mon
pauvre Picart, ils ont bien fait d'emporter et de profiter de tout ce
qui leur tombait sous la main, car dans un instant les Russes seront
ici.--"Vous avez raison, me dit Picart, aussi je pense qu'il faut
mettre nos armes en etat.--Il faut d'abord que je retrouve mon fusil,
dis-je a Picart, car c'est la premiere fois que nous nous quittons. Il
y a six ans que je le porte, et je le connais si bien, qu'a toute
heure de la nuit, au milieu des faisceaux d'armes, en le touchant, ou
au bruit qu'il fait en tombant, je le reconnais." Comme il n'etait pas
tombe de neige pendant la nuit, j'eus le bonheur de le retrouver. Il
est vrai que Picart me suivait en m'eclairant avec un morceau de bois
resineux.

Apres avoir arrange notre chaussure, chose qu'il fallait soigner, afin
de mieux marcher et de ne pas avoir les pieds geles, nous fimes rotir
un morceau de viande de cheval, dont Picart avait eu soin de faire une
ample provision, et, apres avoir mange et pris pour boisson un peu de
neige a l'eau-de-vie, nous primes encore chacun un morceau de viande
que Picart mit sur son sac, et moi dans ma carnassiere, et, debout
devant notre feu, nous nous chauffames les mains sans rien nous dire,
mais pensant, chacun de notre cote, a ce que nous devions faire.

"Ah! ca, dit le vieux brave, voyons, de quel cote allons-nous _tirer
nos guetres_?--Mais, lui dis-je, j'ai toujours cette infernale musique
dans les oreilles!--Nous nous sommes peut-etre trompes. Cela pourrait
bien etre la diane, ou le reveil des grenadiers a cheval de chez nous!
Vous connaissez bien l'air:

  Fillettes, aupres des amoureux,
  Tenez bien votre serieux, etc."

J'interrompis Picart en lui disant que, depuis plus de quinze jours,
la diane, ainsi que le reveil du matin, etait morte, que nous n'avions
plus de cavalerie, et qu'avec ce qui restait, l'on avait forme un
escadron, que l'on appelait l'_escadron sacre_, qu'il etait commande
par le plus ancien marechal de France, que les generaux y etaient
comme capitaines et que les colonels, ainsi que les autres officiers,
servaient comme soldats; qu'il en etait de meme d'un bataillon que
l'on appelait le _bataillon sacre_, enfin que, de 40 000 hommes de
cavalerie, il n'en restait plus 1000.

Et, sans lui donner le temps de me repondre, je lui dis que ce qu'il
avait entendu etait bien le signal de depart de la cavalerie russe, et
que c'etait cela qui l'avait fait sortir du caisson: "Oh! c'est pas
tout a fait ca, mon pays, qui m'a fait decamper, mais bien que, depuis
quelque temps, je voyais vos dispositions a y mettre le feu!"

A peine Picart avait-il prononce le dernier mot, qu'il me saisit par
le bras en me disant: "Silence! Couchez-vous!" Aussitot, je me jette a
terre. Il en fait autant, et, prenant la cuirasse que j'avais
apportee, il en couvre le feu; je regarde et j'apercois la cavalerie
russe defiler au-dessus de nous, dans le plus grand silence. Cela dura
un bon quart d'heure. Aussitot qu'ils furent partis: "Suivez-moi!" me
dit-il, et, nous tenant par le bras, nous nous mimes a marcher dans la
direction d'ou venait la cavalerie.

Apres quelque temps, Picart s'arreta en me disant tout bas:
"Respirons, nous sommes sauves, au moins pour le moment. Nous avons eu
du bonheur, car si l'ours, en parlant du Cosaque blesse, s'etait
apercu que les siens passaient si pres de lui, il n'y a pas a douter
qu'il n'eut beugle comme un taureau, pour se faire entendre, et Dieu
sait se qui serait arrive! A propos, j'ai oublie quelque chose, et
c'est le principal; il faut retourner d'ou nous venons. Il se trouve,
sur le derriere du caisson, une marmite que j'ai oublie de prendre, et
qui vaut mieux, pour nous, que tout ce qu'il y avait dedans!" Comme il
voyait que je n'etais pas trop de son avis: "Allons! marchons! me
dit-il, ou nous sommes exposes a mourir de faim!"

Nous arrivames a notre bivac; nous trouvames notre feu presque eteint,
et le pauvre diable de Cosaque, que nous y avions laisse dans des
souffrances terribles, se roulant dans la neige, ayant la tete presque
dans le feu. Nous ne pouvions rien faire pour le soulager, cependant
nous le mimes sur des schabraques de peaux de moutons, afin qu'il put
mourir plus commodement: "Il n'est pas encore pres de mourir, me dit
Picart! car voyez comme il nous regarde! Ses yeux brillent comme deux
chandelles!" Nous l'avions presque assis, et nous le tenions chacun
par un bras, mais, au moment ou nous le quittames, il retomba la face
dans le feu. Nous n'eumes que le temps de le retirer, afin qu'il ne
fut pas brule. Ne pouvant mieux faire, nous le laissames pour nous
depecher de chercher la marmite, que nous retrouvames ecrasee a ne
pouvoir s'en servir; cela n'empecha pas Picart de me l'attacher sur le
dos.

Ensuite, nous essayames de monter la cote, afin de gagner, avant qu'il
fit jour, le bois, ou nous pourrions etre a l'abri du froid et de
l'ennemi. Apres avoir roule deux fois du haut en bas, nous pumes
parvenir a nous frayer un chemin dans la neige. Nous arrivames en haut
precisement en face de l'endroit ou j'avais ete precipite la veille,
et ou nous avions vu la cavalerie russe filer un instant avant. Nous
nous arretames pour respirer et voir la direction que nous devions
prendre: "Tout droit! me dit Picart. Suivez-moi!" En disant la parole,
il allonge le pas, je le suis, mais a peine a-t-il fait trente pas,
que je le vois disparaitre dans un trou qui avait plus de six pieds
de profondeur. Il se releva sans rien dire, et, m'avancant son fusil,
je l'aidai a sortir. Mais lorsqu'il fut retire, il se mit a jurer
contre le bon Dieu de la Russie et contre l'Empereur Napoleon qu'il
traita de _conscrit_, car il faut, disait-il, qu'il soit tout a fait
conscrit pour etre reste si longtemps a Moscou: "Quinze jours, c'etait
assez pour boire et manger tout ce qu'il y avait, mais y rester
trente-quatre jours pour y attendre l'hiver, je ne le reconnais plus
la! Oui, repeta-il, c'est un conscrit, et s'il etait la, je lui dirais
que ce n'est pas comme cela que l'on conduit des hommes! Coquin de
Dieu! m'en a-t-il deja fait voir des grises, depuis seize ans que je
suis avec lui! En Egypte, dans les sables de la Syrie, nous avons
souffert, mais ce n'est rien, mon pays, en comparaison des deserts de
neige que nous parcourons, et ce n'est pas tout encore! Il faut
vraiment avoir l'ame chevillee dans le ventre pour resister!" Alors il
se mit a souffler dans ses mains et a me regarder: "Allons, lui
dis-je, mon pauvre Picart, ce n'est pas le moment de discuter! Il faut
prendre un parti. Voyons plus a gauche, si nous ne trouverons pas un
meilleur passage!" Picart avait tire la baguette de son fusil. Il
allait toujours en sondant, mais partout, a droite et a gauche,
c'etait la meme chose. Nous finimes, cependant, par operer notre
passage a l'endroit meme ou il etait tombe. Lorsque nous fumes sur
l'autre bord, nous marchames toujours en sondant devant nous. Lorsque
nous eumes fait la moitie du chemin pour arriver au bois, nous fumes
arretes par un fond assez semblable a celui ou nous avions passe la
nuit. Sans trop calculer le danger, nous le traversames, et ce fut
avec beaucoup de peine que nous arrivames de l'autre cote. La, il
fallut, tant nous etions fatigues, s'arreter encore pour respirer.

Un peu sur notre droite, l'on voyait arriver, d'une vitesse a nous
epouvanter, des nuages noirs. Ces nuages, arrivant avec le vent du
nord, nous annoncaient un ouragan terrible qui nous faisait presager
que nous allions passer une cruelle journee! Le vent deja se faisait
entendre dans la foret, a travers les sapins et les bouleaux, avec un
bruit effrayant, et nous poussait du cote oppose a celui ou nous
voulions aller. Quelquefois, nous tombions dans des trous caches par
la neige. Enfin, apres une petite heure, nous arrivames au point tant
desire, et au moment ou la neige commencait a tomber par gros flocons.

L'ouragan etait tellement violent, qu'a chaque instant des arbres
tombaient, casses ou deracines, menacant de nous ecraser, de sorte que
nous fumes forces de sortir de la foret et de suivre la lisiere du
bois, ayant le vent a notre gauche. Nous fumes arretes dans notre
marche par un grand lac que nous aurions pu facilement traverser,
puisqu'il etait gele. Mais ce n'etait pas notre direction. Enfin, ne
pouvant plus marcher a cause de la quantite de neige qui nous
empechait d'y voir, nous primes le parti de nous abriter contre deux
bouleaux assez gros pour nous garantir, et attendre mieux.

Il y avait deja longtemps que nous battions la semelle pour ne pas
avoir les pieds geles, quand je m'apercus que le vent etait tombe un
peu. J'en fis l'observation a Picart afin de nous disposer a changer
de place: "A la bonne heure! mon bon ami, me dit-il, car il faudrait
avoir le corps plus dur que du fer pour ne pas passer l'arme a gauche,
au bout d'une heure que l'on resterait ici!"

Nous avions deja cotoye une grande partie du lac, lorsque je vis
Picart s'arreter tout a coup et regarder fixement. Je l'interroge des
yeux. Il me repond en me saisissant le bras et en me disant bas a
l'oreille: "Bouche cousue!" Alors, me trainant sur la droite, derriere
un buisson de petits sapins, et me regardant, il me dit encore a voix
basse: "Vous ne voyez donc pas?--Je ne vois rien; et vous, que
voyez-vous?--De la fumee, un bivac!" Effectivement, je vis ce qu'il me
disait.

Une idee me vint. Je dis a Picart: "Si, par hasard, le feu que nous
voyons etait l'emplacement du bivac de la cavalerie russe que nous
avons vue ce matin?--Je pense comme vous, me dit-il, il nous faut agir
comme s'ils etaient la. Ce matin, avant notre depart, nous avons
commis une grande faute en ne chargeant pas nos armes, lorsque nous
etions pres du feu. A present que nous avons les mains engourdies et
que les canons de nos fusils s'ont remplis de neige, nous ne saurions
le faire, mais avancons toujours avec prudence!"

La neige ne tombait plus que faiblement, et le ciel etait devenu plus
clair. Tout a coup, j'apercus, sur le bord du lac et derriere un
buisson, un cheval qui rongeait l'ecorce d'un bouleau. L'ayant fait
remarquer a Picart, il pensa encore que ce pouvait etre la que la
cavalerie russe avait passe la nuit, et, comme le cheval n'avait pas
de harnachement, c'etait, disait-il, probablement, un cheval blesse
que l'on avait abandonne.

A peine avions-nous fait cette reflexion, que nous vimes le cheval
lever la tete, se mettre a hennir, ensuite venir tranquillement droit
sur nous, s'arreter contre Picart et le sentir comme s'il le
reconnaissait. Nous n'osions, dans cette situation, ni bouger, ni
parler. Le diable de cheval restait toujours contre nous, la tete
haute contre le bonnet a poil de Picart qui n'osait respirer, dans la
crainte que ceux a qui il appartenait ne viennent le chercher. Mais,
ayant remarque qu'il avait un coup de fusil dans le poitrail, nous
n'eumes plus de doute que le cheval etait abandonne, ainsi que le
bivac. En un instant, nous arrivons dans un espace assez grand formant
un demi-cercle, couvert d'abris et de plusieurs feux, de sept chevaux
tues et en partie manges. Cela nous fit supposer que plus de deux
cents hommes y avaient passe la nuit: "Ce sont eux! dit Picart, en
mettant les mains dans les cendres pour les rechauffer. Il n'y a plus
de doute, car voila un cheval jaune que je reconnais. Il etait de la
fete, et m'a servi de point de mire. Je crois ne pas me tromper en
vous disant que j'ai envoye a son maitre une commission pour l'autre
monde." Apres avoir regarde si rien ne pouvait nous inquieter, nous
nous occupames de ravitailler un bon feu place devant un abri fort
epais, qui paraissait avoir ete celui du chef de la troupe, car il
avait ete soigne, en comparaison des autres.

La neige avait tout a fait cesse de tomber, et, au grand vent, avait
succede un grand calme. Nous nous preparames a faire la soupe. Nous
avions notre provision de viande de cheval, que nous avions emportee
le matin, mais nous jugeames convenable de la garder, puisque nous en
avions autour de nous. Picart se mit de suite en besogne, et, avec ma
petite hache, il en coupa de la fraiche pour faire la soupe, et une
autre provision pour emporter. Nous essayames d'enfoncer la glace
pour avoir de l'eau, mais nous n'en eumes ni la force, ni la patience.

Nous etions bien rechauffes, et l'espoir de manger une bonne soupe me
donnait de la joie, tant il est vrai que, lorsque l'on est dans la
peine, il faut peu de chose pour nous rendre heureux!

Cependant notre marmite, dans l'etat ou elle etait, ne pouvait nous
servir, mais Picart, qui etait tres adroit et que rien n'embarrassait,
se disposa a la mettre en etat de nous etre utile. Ayant coupe un
sapin gros comme le bras, a un pied et demi de terre, pour lui servir
d'enclume, et un autre morceau de la meme longueur, pour servir de
marteau, qu'il enveloppa d'un chiffon afin de ne pas faire de bruit en
frappant, il se mit bravement a faire le chaudronnier et a chanter, en
frappant en mesure sur la marmite, ces paroles qu'il chantait toujours
a la tete de la compagnie, dans les marches de nuit:

  C'est ma mie l'aveugle,
  C'est ma mie l'aveugle,
  C'est ma fantaisie,
  J'en suis amoureux!

En entendant cette grosse voix qui semblait sortir d'un tonneau, je ne
pus m'empecher de lui dire: "Mon vieux camarade, vous n'y pensez pas;
ce n'est pas le moment de chanter!" Picart, levant la tete, me regarda
en souriant et, sans me repondre, il continua:

  Elle a le nez morveux
  Et les yeux chassieux;
  C'est ma mie l'aveugle,
  C'est ma fantaisie,
  J'en suis amoureux!

Picart, voyant que son chant ne m'amusait pas, cessa. Il me montra la
marmite qui avait deja pris une autre forme; elle etait en etat de
service:

"Vous vous rappelez, me dit-il, le jour de la bataille d'Eylau,
lorsque nous etions en colonne serree par division, sur la droite de
l'eglise?--Certainement, lui dis-je, il faisait un temps comme
aujourd'hui. Je dois d'autant plus m'en souvenir qu'un brutal de
boulet russe m'enleva, de dessus mon sac, la marmite que je portais
ce jour-la, pour mon tour. Mon pauvre Picart, vous devez vous en
souvenir aussi?--Par la sacrebleu, si je m'en souviens! repond Picart.
C'est pour cela que je vous en parle, et pour vous demander si
l'industrie et le besoin auraient pu raccommoder votre marmite!--Non
certainement, pas plus que les deux tetes qu'il emporta de Gregoire et
de Lemoine!--Diable! me dit Picart, comme vous vous rappelez leurs
noms!--Je ne les oublierai jamais, car Gregoire etait Velite comme
moi, et, de plus, un ami intime. J'avais, ce jour-la, dans la marmite,
du biscuit et des haricots.--Oui, repond Picart, qui firent mitraille
sur nos frimousses! Coquin de Dieu! quelle journee encore que
celle-la!"

En causant de la sorte, la neige fondait dans la marmite. Nous y mimes
de la viande tant que nous pumes, afin qu'apres en avoir mange, il put
nous en rester assez de cuite pour la route que nous avions a faire.

Ma curiosite me porta a voir ce que contenait la carnassiere en toile
que j'avais ramassee, la veille, aupres des deux malheureux que
j'avais trouves mourants sur le bord de la route. Je n'y trouvai que
trois mouchoirs des Indes, deux rasoirs et plusieurs lettres ecrites
en francais et datees de Stuttgard, a l'adresse de Sir Jacques,
officier badois au regiment de dragons. Ces lettres etaient d'une
soeur et pleines d'expressions d'amitie. Je les avais conservees,
mais, lorsque je fus fait prisonnier, elles furent perdues.

Assis devant le feu, a l'entree de l'abri que nous avions choisi, le
dos tourne au nord, Picart ouvrit son sac. Il en tira un mouchoir ou,
dans l'un des coins, il y avait du sel, et, dans l'autre, du gruau. Il
y avait longtemps que je n'en avais vu autant; aussi je faisais des
grands yeux, en pensant que j'allais manger une soupe salee au sel,
moi qui, depuis un mois, en mangeais, ayant pour tout assaisonnement
de la poudre. Il presida avec ordre a la cuisine, en mettant a part
une partie du gruau pour la soupe, lorsque la viande serait cuite.

Comme je me trouvais extraordinairement fatigue, et l'envie de dormir
etant cette fois provoquee par la chaleur d'un bon feu, je temoignai
le desir de me reposer: "Eh bien, me dit Picart, reposez-vous,
enfoncez-vous sous l'abri, et moi, pendant ce temps, je soignerai la
soupe. Cela ne m'empechera pas de veiller au grain pour notre surete,
en commencant par nettoyer nos armes, et ensuite les charger. Combien
avez-vous de cartouches?--Trois paquets de quinze.--C'est bien, et moi
quatre, cela fait cent cinq. En voila plus qu'il n'en faut pour
descendre vingt-cinq Cosaques, si toutefois il s'en presente. Allons!
dormez!" Je ne me le fis plus dire une seconde fois. Je m'enveloppai
dans ma peau d'ours et, les pieds au feu, je m'endormis.

Je dormais d'un profond sommeil, lorsque Picart me reveilla en me
disant: "Mon pays, voila, je pense, pres de deux heures que vous
reposez comme un bienheureux. J'ai mange. A present, c'est a votre
tour, et a moi de me reposer, car je sens que j'en ai aussi bon
besoin. Voila nos fusils en bon etat et charges. Veillez bien, a votre
tour, et lorsque je me serai un peu repose, nous partirons." Alors il
s'enveloppa dans son manteau blanc et se coucha; a mon tour, je pris
la marmite entre les jambes; je me mis a manger la soupe avec un
appetit devorant. Je crois que, de ma vie, je n'avais mange et ne
mangerai avec autant de plaisir.

Mon vieux grognard m'avait donne un morceau de biscuit gros comme mon
pouce, pour, disait-il, me degraisser les dents apres avoir mange ma
viande.

Apres mon repas, je me levai pour veiller a mon tour. Il n'y avait pas
cinq minutes que j'etais en observation, lorsque j'entendis le cheval
blesse, que nous avions trouve en arrivant, se mettre a hennir
plusieurs fois, prendre le galop jusqu'au milieu du lac. La,
s'arretant, il en fit encore autant. Aussitot, j'entendis d'autres
chevaux lui repondre. Alors il prit sa course du cote ou on lui avait
repondu. A peine est-il parti, que je me place derriere un massif de
petits sapins, et, de la, suivant sa course de l'oeil, je le vois qui
joint un detachement de cavalerie qui traversait le lac. Ils etaient
au nombre de vingt-trois. J'appelle Picart qui, deja, dormait
tellement fort qu'il ne m'entendit pas, de maniere que je fus oblige
de le tirer par les jambes. Enfin il ouvrit les yeux: "Eh bien, quoi?
Qu'y a-t-il?--Aux armes! Picart. Vite! Debout! La cavalerie russe sur
le lac! En retraite dans le bois!--Il fallait me laisser dormir, car,
nom d'un chien, je faisais deja bonne chere!--J'en suis fache, mon
vieux, mais vous m'avez dit de vous prevenir, et il pourrait se faire
que d'autres viennent de ce cote!--C'est vrai, dit-il. Oh! scelerat de
metier! Ou sont-ils?--Un peu sur la droite et hors de portee!" Un
instant apres, cinq autres parurent qui passerent devant nous, a
demi-portee de fusil. En meme temps, nous vimes les premiers qui
s'arreterent et qui, mettant pied a terre en tenant leurs chevaux par
la bride, firent un cercle autour d'un endroit ou, probablement, ils
avaient, la veille ou pendant la nuit, casse la glace, afin de faire
abreuver leurs chevaux, car on les voyait frapper avec le bois de
leurs lances pour casser la glace nouvellement formee.

Nous decidames de lever le camp et de plier bagage le plus promptement
possible et tacher ensuite, par des manoeuvres pour ne pas etre vus,
de rejoindre la route et l'armee, si nous pouvions.

Il pouvait etre onze heures; ainsi, jusqu'a quatre, ou la nuit
commencait a venir, s'il ne nous arrivait pas d'accident, nous
pouvions faire encore du chemin. Je ne pensais pas que l'armee fut
bien loin, puisque les Russes nous attendaient au passage de la
Berezina, ou tous ses debris etaient forces de se reunir.

Nous nous depechames. Picart mit dans son sac force provisions de
viande. De mon cote, je fis comme je pus, en remplissant ma
carnassiere de toile. Picart voulut rejoindre la route par le chemin
ou nous etions venus, en suivant toutefois la lisiere de la foret,
car, disait-il, si nous sommes surpris par les Russes, nous avons
toujours, pour nous garantir, les deux cotes de la foret, et, dans le
cas ou nous ne rencontrerions rien, nous avons un chemin qui nous
empechera de nous perdre.

Nous voila en route, lui, le sac sur le dos, avec plus de quinze
livres de viande fraiche dans l'etui de son bonnet a poil; moi portant
la marmite renfermant la viande cuite. Il me dit, en marchant, qu'il
avait toujours eu pour habitude, lorsqu'il y avait plusieurs choses a
porter dans l'escouade, de se charger de preference des vivres, quelle
que fut la quantite, parce que, en se chargeant des vivres, au bout de
quelques jours, on finit par etre le moins charge; et, a l'appui de ce
qu'il me disait, il allait me citer Esope, lorsque plusieurs coups de
fusil se firent entendre, paraissant venir de l'autre cote du lac: "En
arriere! Dans le bois!" me dit Picart. Le bruit ayant cesse, voyant
que personne ne nous observait, nous nous remimes a marcher.

L'ouragan, qui avait cesse le matin, pendant que nous etions a nous
reposer, menacait de recommencer avec plus de force. Des nuages comme
ceux que nous avions vus le matin couvraient cette immense foret et la
rendaient encore plus sombre, de maniere que nous n'osions risquer de
nous y engager pour nous mettre a l'abri.

Comme nous etions a deliberer sur le parti qu'il convenait de prendre,
nous entendimes de nouveaux coups de fusil, mais beaucoup plus
rapproches que la premiere fois. Nous vimes deux pelotons de Cosaques
cherchant a envelopper sept fantassins de notre armee, qui
descendaient la cote et paraissaient venir d'un petit hameau que nous
apercumes de l'autre cote du lac, adosse a un petit bois qui dominait
l'endroit ou nous etions et ou, probablement, ils avaient passe une
nuit meilleure que la notre. Nous pouvions les voir facilement se
porter en avant et faire le coup de feu avec l'ennemi, se reunir
ensuite, puis battre en retraite du cote du lac, afin de gagner la
foret ou nous etions et ou ils auraient pu tenir tete a tous les
Cosaques qui les poursuivaient.

Ils avaient affaire a plus de trente cavaliers qui, tout a coup, se
partagerent en deux pelotons, dont un fit demi-tour et vint descendre
sur le lac en face de nous, afin de leur couper la retraite.

Nos armes etaient chargees, et trente cartouches preparees dans ma
carnassiere, afin de les bien recevoir, s'ils venaient de notre cote,
et, par la, de delivrer ces pauvres diables qui commencaient a se
trouver dans une position difficile. Picart, qui ne perdait pas de vue
les combattants, me dit: "Mon pays, vous chargerez les armes, et moi
je me charge de les descendre, comme des canards. Cependant,
continua-t-il, pour faire diversion, nous allons faire ensemble la
premiere decharge!"

Cependant nos soldats battaient toujours en retraite. Picart les
reconnut pour ceux qui, la veille, avaient pille le caisson qu'il
gardait, mais, au lieu d'etre neuf, ils n'etaient plus que sept. Dans
ce moment, le peloton de cavaliers qui avait fait demi-tour ne se
trouvait pas eloigne de nous de plus de quarante pas. Nous en
profitames; Picart, me frappant sur l'epaule, me dit: "Attention a mon
commandement: feu!" Ils s'arreterent, etonnes, et un tomba de cheval.

Les Cosaques car c'en etait, en voyant tomber un des leurs, s'etaient
eparpilles. Deux seulement etaient restes pour secourir celui qui
etait tombe assis sur la glace, appuye sur la main gauche. Picart, ne
voulant pas perdre de temps, leur envoya une seconde balle, qui blessa
un cheval. Aussitot ils se mirent a fuir en abandonnant leur blesse et
en se faisant un bouclier de leurs chevaux qu'ils tenaient par la
bride. Au meme moment, nous entendons, sur notre gauche, des cris
sauvages, et nous voyons nos malheureux soldats entoures par tout ce
qu'il y avait de Cosaques. A notre droite, d'autres cris attirerent
notre attention: nous voyons que les deux hommes qui avaient abandonne
leur blesse etaient revenus pour le prendre et, n'ayant pu le faire
marcher, l'entrainaient par les jambes, sur la glace.

Nous observions un Cosaque qui avait ete place en observation,
probablement pour nous, mais il regardait continuellement du cote ou
nous n'etions plus, par suite d'un mouvement que nous avions fait
apres notre premiere decharge. Nous pouvions facilement le voir sans
etre vus. Aussi Picart ne pouvait plus se contenir; son coup de fusil
part, et l'observateur est atteint a la tete, car, au meme instant,
nous voyons qu'il chancelle, penche la tete en avant, ouvre les bras
comme pour se retenir, et tombe de son cheval. Il etait mort[38].

[Note 38: Picart etait un des meilleurs tireurs de la Garde; au
camp, lorsque l'on tirait a la cible, il avait toujours les prix.
(_Note de l'auteur_.)]

Au coup de fusil, ceux qui entouraient nos malheureux soldats se
retournent, etonnes. Ils font un mouvement en arriere et s'arretent:
nos fantassins font une decharge sur eux, pour ainsi dire a bout
portant, et quatre Cosaques tombent du meme coup. Alors des cris de
rage s'elevent de part et d'autre. La melee devient generale, et un
combat opiniatre s'engage entre les deux partis. Au meme moment, nous
nous portons a dix ou douze pas en avant, sur la place; la, nous
apercevons quatre des fantassins entoures par quinze Cosaques. Nous
les entendons crier et se debattre sous les pieds des chevaux; les
trois autres etaient poursuivis dans la direction du bois qu'ils
voulaient atteindre.

Nous nous disposions a les soutenir d'une maniere vigoureuse, quand,
tout a coup, la tourmente qui nous menacait depuis longtemps,
s'annonca avec un bruit epouvantable. La neige qui, depuis le
commencement du combat, n'avait cesse de tomber, nous enveloppe et
nous aveugle. Nous nous trouvons, pendant plus de six minutes, dans un
nuage epais, et obliges de nous tenir fortement l'un a l'autre, afin
de ne pas etre enleves par le vent. Tout a coup et comme par
enchantement, tout disparait, et, a quatre pas, nous voyons l'ennemi
qui, en nous apercevant, pousse des hurlements. Nos mains, engourdies
par le froid, nous empechent de faire usage de nos armes. Neanmoins,
ils n'osent venir sur nous, et, tout en leur faisant face, la
baionnette au bout du canon et croisee contre eux, nous regagnons le
bois et eux s'eloignent au galop.

A peine a l'entree du bois, nous apercevons les trois autres
fantassins que cinq Cosaques poursuivaient du cote oppose. Nous
tirames deux coups de fusil sur les poursuivants, sans resultat, et
nous allions recommencer, quand, tout a coup, vers le milieu du lac,
nous les voyons s'enfoncer et disparaitre, ainsi que deux Cosaques.
Les malheureux avaient passe a la place ou, le matin, les Russes
avaient casse la glace pour faire abreuver leurs chevaux et qui,
recouverte d'une autre glace non encore assez forte pour supporter le
poids de plusieurs hommes, avait ete recouverte, a son tour, par la
neige.

Un troisieme Cosaque, voyant disparaitre les premiers, voulut retenir
son cheval et le fit cabrer de maniere qu'il etait presque droit. Il
glissa des pieds de derriere et se renversa de cote avec son cavalier;
il voulut se relever, glissa encore, mais, cette fois, pour
disparaitre avec celui qu'il avait renverse.

Nous fumes saisis d'horreur, et ceux qui nous poursuivaient,
epouvantes, et sans chercher a secourir leurs camarades, restaient
immobiles sur le lac. Les deux autres qui suivaient de pres s'etaient
arretes sur le bord du gouffre et ensuite sauves sur differents
points. De l'endroit ou nous etions, nous entendimes quelques cris
dechirants sortir du gouffre. Nous apercumes plusieurs fois la tete
des chevaux, ensuite l'eau qui bouillonnait et jaillissait sur la
glace.

Un instant apres, nous vimes paraitre dix autres cavaliers, ayant a
leur tete un chef. Plusieurs s'approchent de l'endroit sinistre, y
enfoncent le bois de leurs lances et semblent ne pas y trouver le
fond. Tout a coup, nous les voyons se retirer precipitamment,
s'arreter en regardant de notre cote, ensuite partir au galop. Nous
les perdons de vue, et tout rentre dans le calme.

Nous nous retrouvions au milieu de ce desert, appuyes sur nos armes et
regardant sur le lac les corps de nos malheureux soldats. A vingt pas
a gauche, se trouvaient trois Cosaques qui paraissaient aussi ne plus
donner aucun signe de vie, et celui que Picart avait atteint a la
tete.

Nous etions pres du feu de notre bivac ou nous venions de nous
retirer. Il se fit entre nous un silence de quelques minutes, que
Picart finit par rompre en me disant: "J'ai une envie du diable de
fumer. Une idee m'est venue de passer une revue sur ceux qui sont
morts; j'aurai bien du malheur si je ne trouve pas de tabac!" Je lui
observai que sa demarche etait imprudente, que nous ne savions pas ou
etaient passes ceux qui se battaient contre les quatre premiers
fantassins. Au meme instant, nous apercumes une masse de cavaliers et
de paysans portant de longues perches, venant dans la direction ou ces
malheureux s'etaient enfonces sous la glace. Une voiture attelee de
deux chevaux les suivait.

"Adieu le tabac!" me dit Picart. Nous jugeames convenable de nous
porter tout a fait a l'extremite du bois, pour gagner la route, dans
la crainte qu'ils ne vinssent visiter le bivac ou ils auraient pu
penser que nous etions encore. Nous fimes halte a l'extremite de la
foret qui longeait le lac. La aussi se trouvait un abri, probablement
le bivac d'un poste de la veille: il servit a nous cacher et a
observer les Cosaques qui venaient de s'arreter a la place ou etaient
les corps de nos soldats, qui furent depouilles en partie par les
premiers et ensuite mis absolument nus par les paysans. Pendant cette
operation, j'eus toutes les peines du monde a empecher Picart d'en
descendre quelques-uns.

Ils avancerent ensuite ou etaient leurs Cosaques tues. Deux etaient
ensemble; un troisieme un peu plus loin, sans compter celui que Picart
avait tue, un peu plus en avant, sur notre droite. Nous pumes
remarquer que les deux premiers qu'ils leverent pour mettre sur la
voiture, n'etaient pas morts: les gestes que nous leur vimes faire et
les precautions qu'ils prirent nous le firent assez connaitre. Ils
s'arreterent au troisieme qui etait bien mort et, lorsqu'ils furent au
quatrieme, celui que Picart avait tue: -"Ah! pour celui-la, dit-il, je
reponds de son affaire!" Effectivement, on le releva sans ceremonie,
et on le mit sur la voiture qui, de suite, reprit la route par ou elle
etait venue, accompagnee de deux Cosaques et de trois paysans. La plus
forte partie de la troupe continua son chemin vers le gouffre, avec
les paysans portant des perches et des cordes, et, lorsqu'ils furent
arrives, nous leur vimes faire des dispositions pour en retirer ceux
qui y etaient tombes.

Lorsque nous les vimes a l'ouvrage, nous n'eumes rien de mieux a faire
que de nous mettre en marche. Il faisait moins froid; il pouvait etre
midi.

Nous apercumes deux Cosaques faire patrouille en cotoyant le bois, et
suivant les pas que nous tracions sur la neige, comme on suit un loup
a la trace. En les voyant, Picart se mit en colere en disant: "S'ils
nous ont vus, nous avons beau faire, ils nous suivront toujours par
les traces que nous laissons apres nous. Doublons le pas et, tout a
l'heure, lorsque nous verrons le bois plus eclairci, nous y entrerons
et s'ils ne sont que deux, nous en aurons bon marche!" Un instant
apres, il s'arreta encore, et, comme il ne les voyait plus, il se mit
a jurer: "Mille tonnerres! je comptais sur eux pour avoir du tabac.
Les poltrons! Ils n'osent plus nous suivre! Ils ont peur!"

Nous continuions a marcher le plus pres qu'il nous etait possible de
la foret, afin de nous cacher derriere les buissons, mais nous fumes
forces d'en sortir par la chute de plusieurs arbres que la tempete du
matin avait fait tomber, et qui barraient notre chemin. Nous fumes
obliges d'appuyer a droite, pour tourner. En faisant cette
contremarche, nous regardames encore en arriere: nous apercumes nos
deux individus en arriere l'un de l'autre de plus de trente pas. Il
est probable que le premier nous avait apercus, car il doubla le pas
de son cheval, comme pour s'assurer de quelque chose. Ensuite il
s'arreta de maniere a attendre celui qui le suivait. Nous pouvions les
voir sans etre vus, car nous etions rentres precipitamment dans le
bois. Notre but etait de les attirer le plus loin possible, afin que
ceux qui etaient a la peche de leurs camarades ne pussent venir a leur
secours, si un combat s'engageait. Pour cela, nous marchions le plus
vite possible, mais difficilement, quelquefois dans le bois, ensuite
dehors, suivant le terrain.

Il y avait deja une demi-heure que nous etions a faire cette
manoeuvre, lorsque nous fumes arretes par un banc de neige qui allait
se perdre dans un ravin sur notre droite. Nous fumes forces de faire
quelques pas en arriere, afin de chercher une issue pour entrer dans
la foret et nous y cacher. Un instant apres, les Cosaques etaient pres
de nous, et nous aurions pu les descendre facilement, mais Picart, qui
savait faire la guerre, me dit: "C'est de l'autre cote du banc de
neige que je veux les avoir; il ne sera pas facile aux autres de leur
porter secours!"

Lorsqu'ils virent qu'il n'y avait pas possibilite de franchir cet
obstacle, ils prirent le galop et nous les vimes descendre dans le
ravin et chercher a tourner le banc de neige. De notre cote, nous
avions trouve un passage qui nous fit arriver, presque en meme temps,
de l'autre cote. De l'endroit ou nous etions, nous pouvions les
apercevoir sans etre vus. Nous profitames du moment qu'ils etaient
dans le fond pour sortir de la foret et marcher plus a notre aise,
mais, au moment ou nous pensions en etre debarrasses pour un temps et
ou je m'arretais pour respirer, car les jambes commencaient a me
manquer, Picart, se retournant pour voir si je le suivais, apercoit a
une petite distance derriere moi, nos deux droles qui cherchaient a
nous surprendre, pendant que nous les pensions en avant. Aussitot nous
rentrons dans la foret. Nous faisons plusieurs detours, nous revenons
a l'entree, et nous les voyons qui marchent encore a distance l'un de
l'autre, mais doucement. Nous rentrons encore, nous nous mettons a
courir en faisant toujours des detours, afin de leur faire croire que
nous fuyons, ensuite nous revenons nous cacher derriere un massif de
petits sapins dont les branches, couvertes de neige et de petits
glacons, nous empechent d'etre apercus.

Celui qui marchait le premier pouvait etre eloigne de quarante pas.
Picart me dit tout bas: -"A vous, mon sergent, l'honneur du premier
coup, mais il faut attendre qu'il avance!" Pendant qu'il me parlait,
le Cosaque faisait signe avec sa lance, a son camarade d'avancer. Il
avance encore, et s'arrete pour la seconde fois, en regardant les
traces de nos pas. Il pousse son cheval un peu sur la droite et en
face du buisson derriere lequel nous etions caches. La, il regarde
encore, mais d'un air inquiet. Il semble avoir un pressentiment de ce
qui doit lui arriver, car il n'est pas a plus de quatre pas du bout de
mon fusil, lorsque mon coup part et mon Cosaque est atteint a la
poitrine. Il jette un cri et veut fuir, mais Picart s'etait elance sur
lui avec rapidite, avait saisi le cheval par la bride, d'une main, et,
de l'autre, lui faisait sentir la pointe de sa baionnette, en criant:
"A moi, mon pays! Voila l'autre! Garde a vous!" Effectivement il
n'avait pas lache la parole, que l'autre arrive, le pistolet a la
main, et le decharge a un pied de distance sur la tete de Picart, qui
tombe du meme coup sous les pieds du cheval dont il tenait toujours la
bride. A mon tour, je cours sur celui qui venait de faire feu, mais,
me voyant, il jette l'arme qu'il vient de decharger, fait demi-tour,
part au grand galop et va se placer a plus de cent pas de nous, dans
la plaine. Je n'avais pu tirer une seconde fois sur lui, parce que mon
arme n'etait pas rechargee; avec les mains engourdies comme nous les
avions, ce n'etait pas chose facile. Picart, que je croyais mort ou
dangereusement blesse, s'etait releve. Le Cosaque que j'avais atteint
et qui s'etait toujours tenu a cheval, venait de tomber et faisait le
mort.

Picart ne perd pas de temps: il me donne la bride du cheval a tenir,
et, sortant de la foret, se porte de suite a vingt pas en avant,
ajuste celui qui avait fui et lui envoie aux oreilles une balle que
l'autre evite en se couchant sur son cheval. Ensuite il part au galop;
Picart le voit qui descend le ravin. Il recharge son arme; ensuite il
revient pres de moi en me disant: "La victoire est a nous, mais
depechons-nous; commencons par user du droit du vainqueur! Voyons si
notre homme n'a rien qui nous va, et partons avec le cheval!"

Je m'empressai de demander a Picart s'il n'etait pas blesse. Il me
repondit que ce n'etait rien, que nous parlerions de cela plus tard.
Il commenca la visite par la ceinture, en enlevant deux pistolets,
dont un etait charge. Alors il me dit: "Ce drole a l'air de faire le
mort; je vous assure qu'il n'en est rien, car, par moments, il ouvre
les yeux". Pendant que Picart parlait, j'avais attache le cheval a un
arbre. J'otai a son cavalier son sabre et une jolie petite giberne
garnie en argent, que je reconnus pour etre celle d'un chirurgien de
notre armee. Je la passai a mon cou. Le sabre, nous le jetames dans le
buisson. Sous sa capote, il avait deux uniformes francais, un de
cuirassier et l'autre de lancier rouge de la Garde, avec une
decoration d'officier de la Legion d'honneur, que Picart s'empressa de
lui arracher. Ensuite, il avait, sur sa poitrine, plusieurs beaux
gilets ployes en quatre qui lui servaient de plastron, de maniere que,
s'il eut ete atteint a cette place, je ne pense pas que la balle eut
traverse; il avait ete pris un peu sur le cote. Nous trouvames, dans
ses poches, pour plus de trois cents francs en pieces de cinq francs,
deux montres en argent, cinq croix d'honneur, tout cela ramasse sur
les morts ou mourants, ou pris dans les fourgons d'equipages que l'on
etait oblige d'abandonner. Je suis persuade que, si nous eussions eu
le temps, nous aurions trouve bien autre chose, mais nous ne restames
pas cinq minutes pour le detrousser.

Picart ramassa la lance du vaincu, ainsi qu'un pistolet qui n'etait
pas charge. Il les cacha dans un buisson, et nous nous disposames a
partir.

Comme Picart marchait devant, en conduisant le cheval par la bride,
sans savoir ou nous allions, il me prit envie de tater les flancs du
portemanteau qui etait sur le derriere du cheval, et dont nous avions
remis la visite. Je remarquai que ce portemanteau etait celui d'un
officier de cuirassiers de notre armee.

Je passai la main a l'entree: il me sembla que je palpais quelque
chose qui ressemblait beaucoup a une bouteille. J'en fis de suite
l'observation a Picart qui, aussitot, cria: "Halte!"

En moins de deux minutes, le portemanteau fut ouvert et, sous la
premiere enveloppe, je tirai une bouteille qui contenait quelque chose
qui ressemblait a du genievre, tant qu'a la couleur. Nous ne nous
etions pas trompes, car Picart, sans se donner la peine d'y mettre le
nez, en avala de suite une gorgee, en me disant: "A vous, mon
sergent!" Lorsque j'en eus goute, je sentis, a mon estomac, un bien
qu'il est plus facile de sentir que d'exprimer; nous fumes d'accord
que cette trouvaille valait mieux que le reste et, comme il fallait la
menager, et que j'avais, dans ma carnassiere, un petit vase en
porcelaine de Chine que j'avais apporte de Moscou, nous decidames que
ce serait la ration, toutes les fois que l'on voudrait boire.[39]

[Note 39: Ce petit vase, je le conserve toujours. Il est chez moi,
sous le globe d'une pendule, avec une petite croix en argent qui a ete
trouvee dans les caveaux de l'eglise Saint-Michel, ou sous les
tombeaux des Empereurs (_Note de l'auteur_.)]

Nous nous enfoncames dans le bois avec beaucoup de peine, et, au bout
d'un quart d'heure de marche penible, par suite de la quantite
d'arbres tombes sur notre passage, nous arrivames sur un chemin large
de cinq a six pieds, qui venait de gauche et qui, a notre grande
satisfaction, se continuait sur notre droite, precisement dans la
direction que nous devions prendre pour rejoindre la grand'route ou
l'armee devait avoir passe et qui, suivant nous, ne devait pas etre
eloignee de plus de deux a trois lieues.

Me trouvant plus a l'aise, je levai la tete, et, regardant Picart, je
vis qu'il avait la figure ensanglantee. Le sang s'etait forme en
glacons sur ses moustaches et sur sa barbe. Je lui dis qu'il etait
blesse a la tete. Il me repondit qu'il venait de s'en apercevoir au
moment ou son bonnet a poil s'etait accroche a une branche, et qu'en
le remettant, le sang avait coule sur sa figure; que, du reste, il
n'avait rien de grave. Il me dit que ce n'etait pas le coup de
pistolet qui l'avait fait tomber, mais que, tenant la bride du cheval,
au moment ou il voyait venir l'autre Cosaque, il avait voulu se saisir
de son arme pour en faire usage, mais qu'il avait glisse sur les
talons et que, sans lacher ni son fusil ni la bride du cheval, il
s'etait trouve sur le dos et sous le ventre. "Et puis, continua-t-il,
ce n'est pas le moment de s'en occuper. Nous verrons cela ce soir!" Il
parait que la balle avait traverse la plaque de son bonnet a poil et
avait casse une aile de l'aigle imperiale, glisse sur le cote de la
tete et s'etait ensuite nichee dans des chiffons, dont le fond de son
bonnet etait plein; nous nous en assurames le soir, lorsque je lui
pansai sa blessure, car nous la retrouvames.

Pour gagner du temps, je proposai a Picart de monter a deux sur le
cheval: "Essayons!" dit-il. Aussitot, nous lui otames la selle de bois
qu'il avait sur le dos et, ne lui ayant laisse qu'une couverte qu'il
avait dessous, nous enfourchames le cheval, Picart sur le devant et
moi sur le derriere. Nous bumes un coup et nous partimes en tenant nos
fusils en travers, comme un balancier.

Nous voila en route, toujours au trot, quelquefois au galop. Souvent
notre marche etait interceptee par des arbres tombes. Cela fit naitre
a Picart l'idee de faire tomber ceux qui ne l'etaient pas tout a fait,
afin de former une barricade contre la cavalerie, si elle venait a
nous poursuivre. Il descendit donc de cheval, et, prenant ma petite
hache, au bout de quelques minutes, il acheva de faire tomber en
travers du chemin plusieurs sapins sur ceux qui l'etaient deja, de
maniere a donner de l'ouvrage, pendant plus d'une heure, a vingt-cinq
hommes. Ensuite il remonta gaiement a cheval, et nous continuames a
trotter pendant un bon quart d'heure, sans nous arreter. Tout a coup,
Picart s'arreta en disant: "Coquin de Dieu! sentez-vous comme moi, mon
pays, comme ce tartare a le trot dur?" Je lui repondis qu'il nous
faisait souffrir par vengeance de ce que nous avions tue son maitre:
"Diable! me dit-il, parait, mon sergent, que la petite goutte a fait
son effet et que vous avez le petit mot pour rire! Allons, tant mieux,
j'aime a vous voir comme cela!"

Pour ne plus souffrir autant de son derriere, Picart arrangea les pans
de son manteau blanc sur le dos du cheval, et nous pumes, non plus en
trottant, mais en marchant le pas ordinaire, aller encore pendant un
quart d'heure. Il y avait des moments ou le cheval avait de la neige
jusqu'au ventre. Enfin, nous apercumes un chemin qui traversait celui
sur lequel nous marchions et que nous primes pour la grand'route.
Mais, avant d'y entrer, il fallait agir avec prudence.

Nous mimes pied a terre, et, prenant le cheval par la bride, nous nous
retirames dans la foret, a gauche du chemin que nous venions de
parcourir, afin de pouvoir, sans etre vus, regarder sur la nouvelle
route que nous reconnumes, au bout d'un instant, pour etre celle que
l'armee avait parcourue et qui conduisait a la Berezina, car la
quantite de cadavres dont elle etait jonchee et que la neige
recouvrait a demi, nous fit voir que nous ne nous etions pas trompes.
Des traces nouvelles nous firent aussi penser qu'il n'y avait pas
longtemps que de la cavalerie et de l'infanterie y avaient passe: la
trace des pas venant du cote ou nous devions aller, ainsi que le sang
que l'on voyait sur la neige, nous firent croire qu'un convoi de
prisonniers francais, que des Russes escortaient, avait passe il n'y
avait pas longtemps.

Il n'y avait pas de doute que nous etions derriere l'avant-garde
russe, et que bientot nous en verrions d'autres nous suivre. Comment
faire? Il fallait suivre la route. C'etait le seul parti a prendre.
C'etait aussi l'opinion de Picart: "Il me vient, dit-il, une
excellente idee. Vous allez faire l'arriere-garde et moi
l'avant-garde: moi devant, conduisant le cheval en avant si je ne vois
rien venir, et vous, mon pays, derriere, ayant la tete tournee du cote
de la queue, pour faire de meme."

Nous eumes un peu de peine, moi surtout, a mettre a execution l'idee
de Picart, en nous mettant dos a dos et faisant, comme il le disait,
le double aigle, ayant deux yeux derriere et deux devant. Nous primes
encore chacun un petit verre de genievre, en nous promettant encore de
garder le reste pour des moments plus urgents, et nous mimes notre
cheval au pas, au milieu de cette triste et silencieuse foret.

Le vent du nord commencait a devenir piquant, et l'arriere-garde en
souffrait a ne pouvoir tenir longtemps la position; mais, fort
heureusement, le temps etait assez clair pour distinguer les objets
d'assez loin, et le chemin qui traverse cette immense foret etait
presque droit, de maniere que nous n'avions pas a craindre d'etre
surpris dans les sinuosites.

Nous marchions environ depuis une demi-heure, quand nous rencontrames,
sur la lisiere du bois, sept paysans qui semblaient nous attendre.

Ils etaient sur deux rangs. Le septieme, qui nous parut deja age,
semblait les commander. Ils etaient vetus chacun d'une capote de peau
de mouton, leurs chaussures etaient faites d'ecorces d'arbres avec des
ligatures de meme; ils s'approcherent de nous, nous souhaiterent le
bonjour en polonais, et, ayant reconnu que nous etions Francais, cela
parut leur faire plaisir. Ensuite, ils nous firent comprendre qu'il
fallait qu'ils se rendent a Minsk, ou etait l'armee russe, car ils
faisaient partie de la milice; on les faisait marcher en masse contre
nous, a coups de knout, et partout, dans les villages, il y avait des
Cosaques pour les faire partir. Nous poursuivimes notre route; lorsque
nous les eumes perdus de vue, je demandai a Picart s'il avait bien
compris ce que les paysans avaient dit, a propos de Minsk qui etait un
de nos grands entrepots de la Lithuanie, ou nous avions des magasins
de vivres et ou, disait-on, une grande partie de l'armee devait se
retirer. Il me repondit qu'il avait tres bien compris, et que, si cela
etait vrai, c'est que _papa beau-pere_ nous avait joue un mauvais
tour. Comme je ne le comprenais pas bien, il me repeta que, si c'etait
comme cela, c'est que les Autrichiens nous avaient trahis. Je ne
pouvais comprendre ce qu'il pouvait y avoir de commun entre les
Autrichiens et Minsk[40]. Il allait, disait-il, m'expliquer la guerre,
lorsque, tout a coup, il ralentit, le pas du cheval en me disant:
"Voyez, si l'on ne dirait pas la, devant nous, une colonne de
troupes?" J'apercus quelque chose de noir, mais qui disparut tout a
coup. Un instant apres, la tete de cette colonne reparut comme sortant
d'un fond.

[Note 40: Picart savait bien ce qu'il disait en parlant de la
trahison des Autrichiens, car j'ai pu savoir, depuis, qu'un traite
d'alliance avait ete fait contre nous. (_Note de l'auteur._).]

Nous pumes bien voir que c'etaient des Russes. Plusieurs cavaliers se
detacherent et se porterent en avant; nous n'eumes que le temps de
tourner a droite, et nous entrames dans la foret, mais nous n'avions
pas fait quatre pas, que notre cheval s'enfonca dans la neige jusqu'au
poitrail et me renversa. J'entrainai Picart dans ma chute et a plus de
six pieds de profondeur, d'ou nous eumes beaucoup de peine a nous
retirer. Pendant ce temps, le coquin de cheval s'etait sauve, mais il
nous avait fraye un passage dont nous profitames pour nous enfoncer
dans la foret. Lorsque nous eumes fait vingt pas, les arbres etant
trop serres, nous ne pumes aller plus en avant. Il nous fallut, malgre
nous, retourner en arriere. Il n'y avait pas a choisir; le cheval
aussi avait ete de ce cote, car nous le retrouvames rongeant un arbre
auquel nous l'attachames. Dans la crainte qu'il nous trahit, nous nous
en eloignames le plus possible, et trouvant un buisson assez epais
pour nous cacher de maniere a tout voir sans etre vus, nous nous mimes
en position de nous defendre, si les circonstances nous y obligeaient.
En attendant, Picart me demanda si notre bouteille n'etait pas perdue
ou cassee. Fort heureusement, il n'en etait rien: "Alors, dit-il,
chacun un petit verre!" Pendant que je debouchais la bouteille, il
s'occupait a verifier les amorces de nos fusils, a faire tomber la
neige autour des batteries. Nous bumes chacun un petit verre; nous en
avions besoin.

Apres une attente de cinq a six minutes, nous voyons paraitre la tete
de la troupe, precedee de dix a douze Tartares et Kalmoucks armes, les
uns de lances, les autres d'arcs et de fleches, et, a droite et a
gauche de la route, des paysans armes de toute espece d'armes: au
milieu, plus de deux cents prisonniers de notre armee, malheureux et
se trainant avec peine. Beaucoup etaient blesses: nous en vimes avec
un bras en echarpe, d'autres avec les pieds geles, appuyes sur des
gros batons. Plusieurs venaient de tomber et, malgre les coups que les
paysans etaient obliges de leur donner et les coups de lances qu'ils
recevaient des Tartares, ils ne bougeaient pas. Je laisse a penser
dans quelle douleur nous devions nous trouver, en voyant nos freres
d'armes aussi malheureux! Picart ne disait rien, mais a ses
mouvements, on aurait pense qu'il allait sortir du bois pour renverser
ceux qui les escortaient. Dans ce moment, arriva au galop un officier
qui fit faire halte; ensuite, s'adressant aux prisonniers, il leur dit
en bon francais: "Pourquoi ne marchez-vous pas plus vite?--Nous ne
pouvons pas, dit un soldat etendu sur la neige, et tant qu'a moi,
j'aime autant mourir ici que plus loin!"

L'officier repondit qu'il fallait prendre patience, que les voitures
allaient arriver et que, s'il y avait place pour y mettre les plus
malades, on les placerait dessus: "Ce soir, dit-il, vous serez mieux
que si vous etiez avec Napoleon, car a present, il est prisonnier avec
toute sa Garde et le reste de son armee, les ponts de la Berezina
etant coupes.--Napoleon prisonnier avec toute sa Garde! repond un
vieux soldat. Que Dieu vous le pardonne! L'on voit bien, monsieur que
vous ne connaissez ni l'un ni l'autre. Ils ne se rendront que morts;
ils en ont fait le serment, ainsi ils ne sont pas prisonniers!--Allons,
dit l'officier, voila les voitures!" Aussitot nous apercumes
deux fourgons de chez nous et une forge chargee de blesses
et de malades. On jeta a terre cinq hommes que les paysans
s'empresserent de depouiller et mettre nus; on les remplaca par cinq
autres, dont trois ne pouvaient plus bouger. Nous entendimes
l'officier ordonner aux paysans qui avaient depouille les morts, de
remettre les habillements aux prisonniers qui en avaient le plus
besoin, et, comme ils n'executaient pas assez rapidement ce qu'il
venait de leur dire, il leur appliqua a chacun plusieurs coups de
fouet, et il fut obei. Ensuite nous entendimes qu'il disait a quelques
soldats qui le remerciaient: "Moi aussi, je suis Francais; il y a
vingt ans que je suis en Russie; mon pere y est mort, mais j'ai encore
ma mere. Aussi j'espere que ces circonstances nous feront bientot
revoir la France et rentrer dans nos biens. Je sais que ce n'est pas
la force des armes qui vous a vaincus, mais la temperature
insupportable de la Russie.--Et le manque de vivres, repond un blesse;
sans cela, nous serions a Saint-Petersbourg!--C'est peut-etre vrai",
dit l'officier. Le convoi se remit a marcher lentement.

Lorsque nous les eumes perdus de vue, nous allames a notre cheval, que
nous trouvames la tete dans la neige, cherchant des herbes pour se
nourrir. Le hasard nous fit rencontrer l'emplacement d'un feu que nous
pumes rallumer, et ou nous pumes rechauffer nos membres engourdis. A
chaque instant nous allions, chacun a notre tour, voir si l'on ne
voyait rien venir soit a droite, soit a gauche, lorsque tout a coup
nous entendimes quelqu'un se plaindre et vimes venir a nous un
malheureux presque nu. Il n'avait, sur son corps, qu'une capote dont
la moitie etait brulee; sur sa tete, un mauvais bonnet de police; ses
pieds etaient enveloppes de morceaux de chiffons et attaches avec des
cordons au-dessus d'un mauvais pantalon de gros drap troue. Il avait
le nez gele et presque tombe; ses oreilles etaient tout en plaies. A
la main droite, il ne lui restait que le pouce, tous les autres doigts
etaient tombes jusqu'a la derniere phalange. C'etait un des malheureux
que les Russes avaient abandonnes; il nous fut impossible de
comprendre un mot de ce qu'il disait. En voyant notre feu, il se
precipita dessus avec avidite; on eut dit qu'il allait le devorer; il
s'agenouilla devant la flamme sans dire un mot; nous lui fimes avec
peine avaler un peu de genievre: plus de moitie fut perdue, car il ne
pouvait ouvrir les dents qui claquaient horriblement.

Les cris qu'il laissait echapper s'etaient apaises, ses dents ne
claquaient presque plus, lorsque nous le vimes de nouveau trembler,
palir et s'affaisser sur lui-meme, sans qu'un mot, sans qu'une plainte
se fussent echappes de ses levres. Picart voulut le relever; ce
n'etait plus qu'un cadavre. Cette scene s'etait passee en moins de dix
minutes.

Tout ce que venait de voir et d'entendre mon vieux camarade avait un
peu d'influence sur son moral. Il prit son fusil et, sans me dire de
le suivre, se dirigea sur la route, comme si rien ne devait plus
l'inquieter. Je m'empressai de le suivre avec le cheval que je
conduisais par la bride, et, l'ayant rejoint, je lui dis de monter
dessus. C'est ce qu'il fit sans me parler, j'en fis autant, et nous
nous remimes en marche, esperant sortir de la foret avant la nuit.

Apres avoir trotte pres d'une heure, sans rencontrer autre chose que
quelques cadavres, comme sur toute la route, nous arrivames dans un
endroit que nous primes pour la fin de la foret; mais ce n'etait qu'un
grand vide d'un quart de lieue, qui s'etendait en demi-cercle. Au
milieu se trouvait une habitation assez grande et, autour, quelques
petites masures; c'etait une station ou lieu de poste. Mais, par
malheur, nous apercevons des chevaux attaches aux arbres. Des
cavaliers sortent de l'habitation et se forment en ordre sur le
chemin; ensuite ils se mettent en marche. Ils etaient huit, couverts
de manteaux blancs, la tete coiffee d'un casque tres haut et garni
d'une criniere; ils ressemblaient aux cuirassiers contre lesquels nous
nous etions battus a Krasnoe, dans la nuit du 15 au 16 novembre. Ils
se dirigerent, heureusement pour nous, du cote oppose a celui que nous
voulions prendre. Nous supposions, avec raison, que c'etait un poste
qui venait d'etre releve par un autre.

Lorsque nous entrames dans la foret, il nous fut impossible d'y faire
vingt pas. Il semblait qu'aucune creature humaine n'y avait jamais mis
les pieds, tant les arbres etaient serres les uns contre les autres,
et tant il y avait de broussailles et d'arbres tombes de vieillesse et
caches sous la neige; nous fumes forces d'en sortir et de la suivre en
dehors, au risque d'etre vus. Notre pauvre cheval s'enfoncait, a
chaque instant, dans la neige jusqu'au ventre. Mais comme il n'en
etait pas a son coup d'essai, quoique ayant deux cavaliers sur le dos,
il s'en tirait assez bien.

Il etait presque nuit et nous n'avions pas encore fait la moitie de la
route. Nous primes, sur notre droite, un chemin qui entrait dans la
foret, afin de nous y reposer un instant. Etant descendus de cheval,
la premiere chose que nous fimes fut de boire la goutte. C'etait pour
la cinquieme fois que nous caressions notre bouteille, et l'on
commencait a y voir la place. Ensuite nous nous concertames.

Comme, dans l'endroit ou nous etions, se trouvait beaucoup de bois
coupe, nous decidames de nous etablir un peu plus avant, pour nous
tenir a une certaine distance des maisons qui etaient sur la route.
Nous nous arretames contre un tas de bois qui pouvait, en meme temps,
nous abriter a demi. Apres que Picart se fut debarrasse de son sac, et
moi de la marmite, il me dit: "Allons, pensons au principal! Du feu,
vite un vieux morceau de linge!" Il n'y en avait pas qui prenait mieux
le feu que les debris de ma chemise. J'en dechirai un morceau que je
remis a Picart; il en fit une meche qu'il me dit de tenir, ouvrit le
bassinet de la batterie de son fusil, y mit un peu de poudre et, y
ayant mis le morceau de linge, lacha la detente: l'amorce brula et le
linge s'enflamma, mais une detonation terrible se fit entendre et,
repetee, par les echos, nous fit craindre d'etre decouverts.

Le pauvre Picart, depuis la scene des prisonniers, et ce qu'il avait
entendu dire par l'officier touchant la position de l'Empereur et de
l'armee, n'etait plus le meme. Cela avait influence sur son caractere
et meme, par moments, il me disait qu'il avait fort mal a la tete; que
ce n'etait pas la suite du coup de pistolet recu du Cosaque, mais une
chose qu'il ne pouvait pas m'expliquer. Tout cela lui avait fait
oublier que son arme etait chargee. Apres le coup, il resta quelque
temps sans rien dire et n'ouvrit la bouche que pour se traiter de
conscrit et de vieille ganache. Nous entendimes plusieurs chiens
repondre au bruit de l'arme. Alors il me dit qu'il ne serait pas
surpris que l'on vienne, dans un instant, nous traquer comme des
loups; quoique, de mon cote, j'etais encore moins tranquille que lui,
je lui dis, pour le rassurer, que je ne craignais rien a l'heure qu'il
etait et par le temps qu'il faisait.

Au bout d'un instant, nous eumes un bon feu, car le bois qui etait
pres de nous et en grande quantite, etait tres sec. Une decouverte qui
nous fit plaisir, c'est de la paille que nous trouvames derriere un
tas de bois ou, probablement, des paysans l'avaient cachee. Il
semblait, par cette trouvaille, que la Providence pensait encore a
nous, car Picart, qui l'avait decouverte, vint me dire: "Courage! mon
pays, voila ce qui nous sauve, du moins pour cette nuit. Demain Dieu
fera le reste, et si, comme je n'en doute pas, nous avons le bonheur
de rejoindre l'Empereur, tout sera fini!" Picart pensait, comme tous
les vieux soldats idolatres de l'Empereur, qu'une fois qu'ils etaient
avec lui, rien ne devait plus manquer, que tout devait reussir, enfin,
qu'avec lui il n'y avait rien d'impossible.

Nous approchames notre cheval; nous lui fimes une bonne litiere avec
quelques bottes de paille. Nous lui en mimes aussi pour manger, en le
tenant toujours bride et le portemanteau, que nous n'avions pas encore
visite, sur le dos afin d'etre prets a partir a la premiere alerte. Le
reste de la paille, nous le mimes autour de nous, en attendant de
faire notre abri.

Picart, en prenant un morceau de viande cuite qui etait dans la
marmite, pour le faire degeler, me dit: "Savez-vous que je pense
souvent a ce que disait cet officier russe?--Quoi? lui dis-je.--Eh! me
repondit-il, que l'Empereur etait prisonnier avec la Garde! Je sais
bien, nom d'une pipe, que cela n'est pas, que cela ne se peut pas.
Mais ca ne peut pas me sortir de ma diable de caboche! C'est plus fort
que moi, et je ne serai content que lorsque je serai au regiment! En
attendant, pensons a manger un morceau et a nous reposer un peu. Et
puis, dit-il, en patois picard, nous boirons une _tiote_ goutte!"

Je pris la bouteille et la regardant a la lueur des flammes, je
remarquai qu'elle tirait a sa fin. Picart n'aurait jamais dit: "Halte!
conservons une poire pour la soif!" Il me dit seulement qu'il serait a
desirer que quelque Tartare ou autre passat de notre cote afin de leur
expedier une commission pour l'autre monde, comme a celui du matin,
afin de renouveler notre bouteille, car "il parait, dit-il, que tous
ces sauvages-la en ont!" Effectivement nous sumes, par la suite, qu'on
leur faisait des fortes distributions d'eau-de-vie, qu'on leur
amenait, sur des traineaux, des bords de la mer Baltique.

Le temps etait assez doux pour le moment. Nous mangions, sans beaucoup
d'appetit, le morceau de cheval cuit du matin, que nous etions obliges
de presenter au feu, tant il etait dur. Picart, en mangeant, parlait
seul et jurait de meme: "J'ai quarante napoleons en or dans ma
ceinture, me dit-il, et sept pieces russes aussi en or, sans les
pieces de cinq francs. Je les donnerais toutes de bon coeur pour etre
au regiment. A propos, continua-t-il en me frappant sur les genoux,
ils ne sont pas dans ma ceinture, car je n'en ai pas, mais ils sont
cousus dans mon gilet blanc d'ordonnance que j'ai sur moi, et, comme
l'on ne sait pas ce qui peut arriver, ils sont a vous!--Allons,
dis-je, encore un testament de fait! Par la meme raison, mon vieux, je
fais le mien. J'ai huit cents francs, tant en pieces d'or, qu'en
billets de banque et en pieces de cent francs. Vous pouvez en
disposer, s'il plait a Dieu que je meure avant de rejoindre le
regiment!" En me chauffant, j'avais mis machinalement la main dans le
petit sac de toile que j'avais ramasse, la veille, aupres des deux
officiers badois rencontres mourants sur le bord du chemin. J'en
retirai quelque chose de dur comme un morceau de corde et long comme
deux doigts. L'ayant examine, je reconnus que c'etait du tabac a
fumer. Quelle decouverte pour mon pauvre Picart! Lorsque je le lui
donnai, il laissa tomber dans la neige une cote de cheval qu'il etait
en train de ronger, et qu'il remplaca de suite par une chique de
tabac, en attendant, dit-il, de fumer, car il ne savait pas si sa pipe
etait dans son sac, dans son bonnet a poil ou dans une de ses poches.
Et, comme ce n'etait pas le moment de chercher, il se contenta de sa
chique, et moi d'un petit cigare que je fis a l'espagnole, avec un
morceau de papier d'une des lettres dont plusieurs se trouvaient dans
le petit sac.

Il y avait environ deux heures que nous etions a notre bivac, et il
n'en etait pas encore sept. Ainsi, c'etait onze a douze heures que
nous avions encore a rester dans cette situation, avant de nous
remettre en marche. Depuis un moment, Picart s'etait absente pour
satisfaire a un pressant besoin, et son absence commencait deja a
m'inquieter, lorsque, au moment ou je m'y attendais le moins,
j'entends du bruit dans les broussailles, du cote oppose ou il etait
parti. Persuade que c'etait tout autre que lui, je prends mon fusil,
et je me mets en defense. Au meme instant, je vois paraitre Picart
qui, en me voyant dans cette position, me dit: "C'est bien, mon pays,
c'est fort bien!" a demi-voix et d'un air mysterieux, en me faisant
signe de ne pas parler. Alors, il me dit tout bas que deux femmes
venaient de passer sur le chemin, a deux pas d'ou il etait, portant,
l'une un paquet, et l'autre une espece de seau, ou, probablement, il y
avait quelque chose, car elles s'etaient arretees quelque temps pour
se reposer, a cinq ou six pas de lui: "Elles ont ete cause, me dit-il,
que, quoique etant dans une position a avoir le derriere gele, je n'ai
ose bouger tant qu'elles ont ete pres de moi, a bavarder comme des
pies. Nous allons suivre leurs traces, et nous arriverons peut-etre
dans un village ou dans une baraque ou nous serons a l'abri des
mauvais temps et plus en surete, car vous entendez toujours ces
diables de chiens qui aboient!" Effectivement, depuis le coup de
fusil, ils n'avaient cesse de faire un train d'enfer. "Mais, lui
dis-je, si, dans ce village ou dans cette baraque, nous allions
trouver les Russes!" Il me repondit de le laisser faire.

Nous voila encore marchant a l'aventure pendant la nuit, au milieu
d'une foret, sans savoir ou nous allions, sur la seule indication de
quatre pieds imprimes sur la neige que Picart me disait etre ceux des
femmes.

Tout a coup, les traces cesserent de se faire voir. Apres un moment de
recherche, nous les retrouvames et nous vimes qu'elles tournaient a
droite. Cela nous contraria beaucoup, vu que nous allions nous
eloigner de la direction qui pouvait nous conduire sur la grand'route.
Souvent les pas se trouvaient tellement resserres par les arbres, que
nous ne pouvions plus y voir. Il fallait que Picart se couchat sur la
neige et cherchat avec ses mains les traces que nous ne pouvions plus
voir avec nos yeux.

Picart conduisait le cheval par la bride, moi je marchais en le tenant
par la queue, mais je fus arrete court; il ne marchait plus. Le pauvre
diable avait beau faire des efforts, il ne pouvait avancer, car il
etait pris entre deux arbres, et les deux bottes de paille qu'il avait
de chaque cote, l'empechaient de passer. Lorsqu'elles furent tombees,
il put se degager et avancer. Je ramassai la paille, trop precieuse
pour nous, je la trainai jusqu'au moment ou nous trouvames le chemin
plus large. Alors nous la remimes sur le cheval et nous pumes avancer
plus a notre aise. Un peu plus loin, nous trouvames deux chemins, ou
l'on avait egalement marche. La, nous fumes encore obliges de nous
arreter, ne sachant lequel prendre. A la fin, nous primes le parti de
faire marcher le cheval devant nous, esperant qu'il pourrait nous
guider; pour ne pas qu'il nous echappe, nous le tenions de chaque cote
de la croupiere. A la fin, Dieu eut pitie de nos miseres; un chien se
fit entendre et, un peu plus avant, nous apercumes une masure assez
grande.

Imaginez-vous le toit d'une de nos granges pose a terre, et vous aurez
une idee de l'habitation que nous avions devant nous. Nous en fimes
trois fois le tour avant de pouvoir en trouver l'entree, cachee par
un avant-toit en chaume qui descendait jusqu'a terre. Sur le cote, une
premiere porte aussi en chaume, mais tellement couverte de neige qu'il
n'est pas etonnant que nous ne l'ayons pas vue de suite. Picart etant
entre sous le toit, arriva a une seconde porte en bois et frappa
d'abord doucement; personne ne repondit. Une seconde fois, meme
silence. Alors, s'imaginant qu'il n'y avait pas d'habitants, il se
disposa a enfoncer la porte avec la crosse de son fusil, mais une voix
faible se fit entendre, la porte s'ouvrit et une vieille femme se
presenta, tenant a la main, pour s'eclairer, un morceau de bois
resineux tout en flammes, qu'elle laissa tomber de frayeur en voyant
Picart, et se sauva tout epouvantee!

Mon camarade ramassa le morceau de bois encore allume et avanca encore
quelques pas. Comme j'avais fini d'attacher le cheval sous
l'avant-toit qui masquait la porte, j'entrai et je l'apercus avec sa
lumiere a la main, au milieu d'un nuage de fumee. Avec son manteau
blanc, il ressemblait a un penitent de la meme couleur. Il jetait des
regards a droite et a gauche, ne voyant personne, parce qu'il ne
pouvait pas voir dans le fond de l'habitation. Lorsqu'il se fut assure
que j'etais entre, rompant le silence et s'efforcant de faire une voix
douce, il souhaita le mieux qu'il put le bonjour en langue polonaise.
Je le repetai, mais d'une voix faible. Notre bonjour, quoique mal
exprime, fut entendu, car nous vimes venir a nous un vieillard qui,
aussitot qu'il apercut Picart, se mit a crier: "Ah! ce sont des
Francais; c'est bon!" Il le dit en polonais et le repeta en allemand.
Nous lui repondimes de meme que nous etions Francais et de la Garde de
Napoleon. Au nom de Napoleon et de sa Garde, le brave Polonais (car
c'en etait un) s'inclina et voulait nous baiser les pieds. Au mot de
_Francais_, repete par la vieille femme, nous vimes deux autres femmes
plus jeunes sortir d'une espece de cachette, qui s'approcherent de
nous en manifestant de la joie. Picart les reconnut pour celles qu'il
avait vues dans la foret et dont nous avions suivi les traces.

Il n'y avait pas cinq minutes que nous etions chez ces braves gens,
que je faillis etre suffoque par la chaleur a laquelle je n'etais plus
habitue, ce qui me forca a me retirer pres de la porte, ou je tombai
sans connaissance.

Picart se retourna et courut pour me secourir, mais la vieille femme
et une de ses filles m'avaient deja releve et m'avaient fait asseoir
sur une espece d'escabelle en bois. Lorsque je fus debarrasse de la
marmite, ainsi que de ma peau d'ours et de mon fourniment, je fus
conduit dans le fond de l'habitation ou l'on me coucha sur un lit de
camp garni de peaux de mouton. Les femmes avaient l'air de nous
plaindre, en voyant comme nous etions malheureux, particulierement
moi, qui etais si jeune et avais bien plus souffert que mon camarade:
la grande misere m'avait rendu si triste, que je faisais peine a voir.

Le vieillard s'etait occupe de faire entrer notre cheval et tout fut
en mouvement pour nous etre utile. Picart pensa a la bouteille au
genievre qui etait dans ma carnassiere. Il m'en fit avaler quelques
gouttes, il en mit ensuite dans l'eau, et, un instant apres, je me
trouvais beaucoup mieux.

La vieille femme me tira mes bottes que je n'avais pas otees depuis
Smolensk, c'est-a-dire depuis le 10 de novembre, et nous etions le 23.
Une des jeunes filles se presenta avec un grand vase en bois rempli
d'eau chaude, le posa devant moi et, se mettant a genoux, me prit les
pieds l'un apres l'autre, tout doucement, me les posa dans l'eau et
les lava avec une attention particuliere et en me faisant remarquer
que j'avais une plaie au pied droit: c'etait une engelure de 1807 a la
bataille d'Eylau, et qui, depuis ce temps, ne s'etait jamais fait
sentir, mais qui venait de se rouvrir et me faisait, dans ce moment,
cruellement souffrir[41].

[Note 41: La bataille d'Eylau commenca le 7 fevrier 1807, a la
pointe du jour. La veille, nous avions couche sur un plateau, a un
quart de lieue de la ville, et en arriere. Ce plateau etait couvert de
neige et de morts, par suite d'un combat que l'avant-garde avait eu,
un moment avant notre arrivee. A peine faisait-il jour, que l'Empereur
nous fit marcher en avant, mais nous eumes beaucoup de peine, a cause
que nous marchions dans le milieu des terres et dans la neige
jusqu'aux genoux. Etant pres de la ville, il fit placer toute la Garde
en colonne serree par division, une partie sur le cimetiere a droite
de l'eglise, et l'autre sur un lac a cinquante pas du cimetiere. Les
boulets et les obus, tombant sur le lac, faisaient craquer la glace et
menacaient d'engloutir ceux qui etaient dessus. Nous fumes toute la
journee dans cette position, les pieds dans la neige et ecrases par
les boulets et la mitraille. Les Russes, quatre fois plus nombreux que
nous, avaient aussi l'avantage du vent qui nous envoyait dans la
figure la neige qui tombait a gros flocons, ainsi que la fumee de leur
poudre et de la notre, de maniere qu'ils pouvaient nous voir presque
sans etre vus. Nous fumes dans cette position jusqu'a sept heures du
soir. Notre regiment, qui etait le deuxieme grenadiers, fut envoye, a
trois heures de l'apres-midi, reprendre la position du matin dont les
Russes voulaient s'emparer. Toute la nuit, comme pendant la bataille,
il ne cessa de tomber de la neige. C'est ce jour-la que j'eus le pied
droit gele, qui ne fut gueri qu'au camp de Finkelstein, avant la
bataille d'Essling et de Friedland. (_Note de l'auteur_.)]

L'autre jeune fille, qui paraissait l'ainee, en faisait autant a mon
camarade qui, d'un air confus, se laissait faire tranquillement. Je
lui dis qu'il etait bien vrai qu'une inspiration du bon Dieu l'avait
porte a suivre les traces de ces jeunes filles: "Oui, dit-il; mais en
les voyant passer dans la foret, je ne pensais pas qu'elles nous
auraient aussi bien accueillis. Je ne vous ai pas encore dit,
continua-t-il, que ma tete me faisait un mal de diable, et que, depuis
que je suis un peu repose, cela se fait sentir. Vous allez voir, tout
a l'heure, que la balle de ce chien de Cosaque m'aura touche plus pres
que je ne pensais. Nous allons voir!" Il denoua un cordon qu'il avait
sous le menton et qui servait a tenir deux morceaux de peau de mouton,
attaches de chaque cote de son bonnet a poil, afin de preserver ses
oreilles de la gelee. Mais a peine etait-il decoiffe, que le sang
commenca a ruisseler: "Voyez-vous! me dit-il. Mais cela n'est rien. Ce
n'est qu'une egratignure. La balle aura glisse sur le cote de la
tete." Le vieux Polonais s'empressa de lui oter son fourniment qu'il
avait perdu l'habitude de quitter, de meme que son bonnet a poil, avec
lequel il couchait toujours. La fille qui lui lavait les pieds lui
lava aussi la tete. Tout le monde se mit autour de lui pour le servir.
Le pauvre Picart etait tellement sensible aux soins qu'on lui donnait,
que de grosses larmes coulaient le long de sa figure. Il fallait des
ciseaux pour lui couper les cheveux. Je pensai de suite a la giberne
du chirurgien, que j'avais prise sur le Cosaque, et, me l'ayant fait
apporter, nous y trouvames tout ce qu'il nous fallait pour le
pansement: deux paires de ciseaux et plusieurs autres instruments de
chirurgie, de la charpie et des bandes de linge. Apres lui avoir coupe
les cheveux, la vieille femme lui suca la plaie, qui etait plus forte
qu'il ne pensait. Ensuite, on lui mit un peu de charpie, une bande et
un mouchoir. Nous trouvames la balle logee dans des chiffons dont le
fond de son bonnet etait rempli. L'aile gauche de l'aigle imperiale,
placee sur le devant du bonnet, etait traversee. Tout en faisant
l'inspection de ce qu'il contenait, il jeta un cri de joie: c'etait sa
pipe qu'il venait de retrouver, un vrai brule-gueule qui n'avait pas
trois pouces de long. Aussi alluma-t-il de suite le tabac: il n'avait
pas fume depuis Smolensk.

Lorsque nos pieds furent laves, on nous les essuya avec des peaux
d'agneaux, que l'on mit ensuite dessous pour nous servir de tapis.
L'on mit sur la plaie de mon pied une graisse qui, m'assurait-on,
devait me guerir en peu de temps. L'on me montra la maniere dont je
devais m'en servir, et l'on m'en mit dans un morceau de linge que je
renfermai dans la giberne du docteur, avec tous les instruments qui
avaient servi a panser la tete de Picart.

Nous etions deja beaucoup mieux. Nous les remerciames des soins qu'ils
nous donnaient. Le Polonais nous fit comprendre qu'il etait au
desespoir, vu les circonstances, de ne pouvoir mieux faire; qu'il
faut, en voyage, loger ses ennemis et leur laver les pieds, a plus
forte raison a ses amis. Dans ce moment, nous entendimes la vieille
femme jeter un cri et courir: c'etait un grand chien que nous n'avions
pas encore vu, qui emportait le bonnet a poil de Picart. On voulait le
battre, mais nous demandames sa grace.

Je proposai a Picart de faire la visite du portemanteau qui etait
encore sur le cheval. Il se fit conduire pres de l'animal: rien ne lui
manquait. Il prit le portemanteau, qu'il apporta pres du poele. Nous y
trouvames premierement neuf mouchoirs des Indes tisses en soie: "Vite,
dit Picart, chacun deux a nos princesses, et un a la vieille, et
gardons les autres!" Cette premiere distribution fut vite faite, au
grand contentement des personnes qui les recevaient. Nous trouvames,
ensuite, trois paires d'epaulettes d'officier superieur, dont une de
marechal de camp; trois montres en argent, sept croix d'honneur, deux
cuillers en argent, plus de douze douzaines de boutons de hussard
dores, deux boites de rasoirs, six billets de banque de cent roubles,
plus un pantalon en toile tache de sang. J'esperais trouver une
chemise, malheureusement il ne s'en trouva pas; c'etait la chose dont
j'avais le plus besoin, car la chaleur avait ravigote la vermine qui
me devorait.

Les jeunes filles faisaient de grands yeux et tenaient dans les mains
ce que nous leur avions donne, ne pouvant croire que c'etait pour
elles. Mais la chose qui leur fit le plus de plaisir fut les boutons
dores que nous leur donnames, ainsi qu'une bague en or que je pris
plaisir a leur mettre aux doigts. Celle qui m'avait lave les pieds ne
fut pas sans remarquer que je lui donnais la plus belle. Il est
probable que les Cosaques coupaient les doigts aux hommes morts, pour
les prendre.

Nous fimes present au vieillard d'une grosse montre anglaise et de
deux rasoirs, ainsi que de toute la monnaie russe, d'une valeur de
plus de trente francs, dont une partie se trouvait aussi dans le
portemanteau. Nous remarquames qu'il avait toujours les yeux fixes sur
une grand'croix de commandeur, a cause du portrait de l'Empereur. Nous
la lui donnames. Sa satisfaction serait difficile a depeindre. Il la
porta plusieurs fois a sa bouche et sur son coeur. Il finit par se
l'attacher au cou avec un cordon en cuir, en nous faisant comprendre
qu'il ne la quitterait qu'a la mort.

Nous demandames du pain. L'on nous en apporta un qu'ils n'avaient pas,
disaient-ils, ose nous presenter, tant il etait mauvais.
Effectivement, nous ne pumes en manger. Ce pain etait fait d'une pate
noire, rempli de grains d'orge, de seigle et de morceaux de paille
hachee a vous arracher le gosier. Il nous fit comprendre que ce pain
provenait des Russes; qu'a trois lieues de la les Francais les avaient
battus, le matin, et leur avaient pris un grand convoi[42]; que les
juifs qui leur avaient annonce cette nouvelle et qui se sauvaient des
villages situes sur la route de Minsk, leur avaient vendu ce pain, qui
n'etait pas mangeable. Enfin, quoique, depuis plus d'un mois, je n'en
avais pas mange, il me fut impossible de mordre dedans, tant il etait
dur. D'ailleurs j'avais, depuis longtemps, les levres crevassees et
qui saignaient a chaque instant.

[Note 42: Le combat qui avait eu lieu avec les Russes et dont le
Polonais voulait nous parler etait une rencontre que le corps d'armee
du marechal Oudinot, qui n'etait pas venu jusqu'a Moscou, car il avait
toujours reste en Lithuanie, venait d'avoir avec les Russes qui
venaient a notre rencontre, pour nous couper la retraite. Le marechal
les avait battus, mais, en se retirant, ils couperent le pont de la
Berezina. (_Note de l'auteur._)]

Lorsqu'ils virent que nous ne pouvions pas en manger, ils nous
apporterent un morceau de mouton, quelques pommes de terre, des
oignons et des concombres marines. Enfin, ils nous donnerent tout ce
qu'ils avaient, en nous disant qu'ils feraient leur possible pour nous
procurer quelque chose de mieux. En attendant, nous mimes le mouton
dans la marmite, pour nous faire une soupe. Le vieillard nous dit
qu'il y avait, a une forte demi-lieue, un village ou tous les juifs
qui etaient sur la route s'etaient refugies, dans la crainte d'etre
pilles, et, comme ils avaient emporte leurs vivres avec eux, il
esperait trouver quelque chose de mieux que ce qu'il nous avait donne
jusqu'a present. Nous voulumes lui donner de l'argent. Il le refusa en
disant que celui que nous lui avions donne, ainsi qu'a ses filles,
servirait a cela, et qu'une d'elles etait deja partie avec sa mere et
le grand chien.

On nous avait arrange un lit a terre, compose de paille et de peaux de
moutons. Depuis un moment, Picart s'etait endormi; je finis par en
faire autant. Nous fumes reveilles par le bruit que faisait le chien
de la cabane en aboyant: "Bon! dit le vieux Polonais, c'est ma femme
et ma fille qui sont de retour". Effectivement, elles entrerent. Elles
nous apportaient du lait, un peu de pommes de terre et une petite
galette de farine de seigle qu'elles avaient pu avoir a force
d'argent, mais pour de l'eau-de-vie, _nima!_[43] Le peu qu'il y avait
venait d'etre enleve par les Russes. Nous remerciames ces bonnes gens
qui avaient fait pres de deux lieues dans la neige jusqu'aux genoux,
pendant la nuit, par un froid rigoureux, en s'exposant a etre devores
par les loups ou les ours, en grand nombre dans les forets de la
Lithuanie, et surtout dans ce moment, car ils abandonnaient les autres
forets que nous brulions dans notre marche, pour se retirer dans
d'autres qui leur offraient plus de surete et de quoi manger, par la
quantite de chevaux et d'hommes qui mouraient chaque jour.

[Note 43: _Nima_, en polonais et en lithuanien, signifie _non_, ou
_il n'y en a pas_. (_Note de l'auteur_.)]

Nous fimes une soupe que nous devorames de suite. Apres avoir mange,
je me trouvai beaucoup mieux. Cette soupe au lait m'avait restaure
l'estomac. Ensuite je me mis a reflechir, la tete appuyee dans les
deux mains. Picart me demanda ce que je pensais: "Je pense, lui
dis-je, que, si je n'etais pas avec vous, mon vieux brave, et retenu
par l'honneur et mon serment, je resterais ici, dans cette cabane, au
milieu de cette foret et avec ces bonnes, gens.--Soyez tranquille, me
dit-il, j'ai fait un reve qui m'est de bon augure. J'ai reve que
j'etais a la caserne de Courbevoie, que je mangeais un morceau de
boudin de la _Mere aux bouts_ et que je buvais une bouteille de vin de
Suresnes.[44]"

[Note 44: La _Mere aux bouts_ etait une vieille femme qui venait
tous les jours a six heures du matin a la caserne de Courbevoie, ou
nous etions, et qui, pour dix centimes, nous vendait un morceau de
boudin long de six pouces et dont on se regalait tous les jours avant
l'exercice, en buvant pour dix centimes de vin de Suresnes, en
attendant la soupe de dix heures: quel est le velite ou le vieux
grenadier de la Garde qui n'ait connu la _Mere aux bouts? (Note de
l'auteur_.)]

Pendant que Picart me parlait, je remarquai qu'il etait fort rouge et
qu'il portait souvent la main droite sur son front, et quelquefois a
la place ou il avait recu son coup de balle. Je lui demandai s'il
avait mal a la tete. Il me repondit que oui, mais que c'etait
probablement occasionne par la chaleur, ou pour avoir trop dormi. Mais
il me sembla qu'il avait de la fievre. Son voyage a la caserne de
Courbevoie me faisait croire que je ne m'etais pas trompe: "Je vais
continuer mon reve, dit-il, et tacher de rejoindre la _Mere aux
bouts_. Bonne nuit!" Deux minutes apres, il etait endormi.

Je voulus me reposer, mais mon sommeil fut souvent interrompu par des
douleurs que j'avais dans les cuisses, suite des efforts que j'avais
faits en marchant. Il n'y avait pas longtemps que Picart dormait,
lorsque le chien se mit a aboyer. Les personnes de la maison en furent
surprises. Le vieillard, qui etait assis sur un banc pres du poele, se
leva et saisit une lance attachee contre un gros sapin qui servait de
soutien a l'habitation. Il alla du cote de la porte; sa femme le
suivit, et moi, sans eveiller Picart, j'en fis autant, ayant toutefois
la precaution de prendre mon fusil qui etait charge, et la baionnette
au bout du canon. Nous entendimes que l'on derangeait la premiere
porte. Le vieillard ayant demande qui etait la, une voix nasillarde
se fit entendre et l'on repondit: "Samuel!" Alors la femme dit a son
mari que c'etait un juif du village ou elle avait ete, le soir.
Lorsque je vis que c'etait un enfant d'Israel, je repris ma place,
ayant soin toutefois de rassembler autour de moi tout ce que nous
avions, car je n'avais pas de confiance dans le nouveau venu.

Je dormis assez bien deux heures, jusqu'au moment ou Picart m'eveilla
pour manger la soupe au mouton. Il se plaignait toujours d'un grand
mal de tete, par suite, probablement, de ses reves, car il me dit
qu'il n'avait fait que rever Paris et Courbevoie, et, sans se rappeler
qu'il m'en avait deja conte une partie, il me dit que, dans son reve,
il avait danser a la barriere du Roule[45] ou, me dit-il, il avait bu
avec des grenadiers qui avaient ete tues a la bataille d'Eylau.

[Note 45: Rendez-vous des maitresses des vieux grenadiers de la
Garde. On y dansait. (_Note de l'auteur_.)]

Comme nous allions manger, le juif nous presenta une bouteille de
genievre que Picart s'empressa de prendre. Alors il lui demanda qui il
etait et d'ou il venait; il lui parlait en allemand. Ensuite il gouta
ce que contenait la bouteille, et, pour remercier, finit par lui dire
que cela ne valait pas le diable. Effectivement c'etait du mauvais
genievre de pommes de terre.

L'idee me vint que le juif pourrait nous etre tres utile en le prenant
pour guide; nous avions de quoi tenter sa cupidite. De suite, je fis
part a Picart de mon idee, qu'il approuva, et, comme il se disposait a
en faire la proposition, notre cheval, qui etait couche, se releva
tout effraye, en cherchant a rompre le lien auquel il etait attache;
le chien se mit a beugler (_sic_). Au meme instant, nous entendimes
plusieurs loups qui vinrent hurler autour de la baraque et meme contre
la porte. C'etait a notre cheval qu'ils en voulaient. Picart prit son
fusil pour leur faire la chasse, mais notre hote lui fit comprendre
qu'il ne serait pas prudent, a cause des Russes. Alors il se contenta
de prendre son sabre d'une main et un morceau de bois de sapin tout en
feu de l'autre, se fit ouvrir la porte et se mit a courir sur les
loups qu'il mit en fuite. Un instant apres, il rentra en me disant
que cette sortie lui avait fait du bien; que son mal de tete etait
presque passe. Ils revinrent encore a la charge, mais nous ne
bougeames plus.

Le juif, comme je m'y attendais, nous demanda si nous n'avions rien a
vendre ou a changer. Je dis a Picart qu'il etait temps de lui faire
des propositions pour qu'il puisse nous conduire jusqu'a Borisow ou
jusqu'au premier poste francais. Je lui demandai combien il y avait de
l'endroit ou nous etions a la Berezina. Il nous repondit que, par la
grand'route, il y avait bien neuf lieues; nous lui fimes comprendre
que nous voulions, si cela etait possible, y arriver par d'autres
chemins. Je lui proposai de nous y conduire, moyennant un arrangement:
d'abord les trois paires d'epaulettes que nous lui donnions de suite,
et un billet de banque de cent roubles, le tout d'une valeur de cinq
cents francs. Mais je mettais pour condition que les epaulettes
resteraient entre les mains de notre hote, qui les lui remettrait a
son retour; que, pour le billet de banque, je le lui donnerais a notre
destination, c'est-a-dire au premier poste de l'armee francaise; que,
sur la presentation d'un foulard que je montrai aux personnes
presentes, on lui remettrait les epaulettes, mais que lui, Samuel,
remettrait aux personnes de la maison vingt-cinq roubles; que le
foulard serait pour la plus jeune fille, celle qui m'avait lave les
pieds. L'enfant d'Israel accepta, non sans faire quelques observations
sur les dangers qu'il y avait a courir, en ne passant pas par la
grand'route. Notre hote nous temoigna combien il regrettait de ne pas
avoir dix ans de moins, afin de nous conduire, et pour rien, en nous
defendant contre les Russes, s'il s'en presentait. En nous disant
cela, il nous montrait sa vieille hallebarde attachee le long d'une
piece de bois. Mais il donna tant d'instructions au juif sur la route,
qu'il consentit a nous conduire, apres avoir toutefois bien regarde et
verifie si tout ce que nous lui donnions etait de bon aloi.

Il etait neuf heures du matin lorsque nous nous mimes en route.
C'etait le 24 novembre. Toute la famille polonaise resta longtemps sur
le point le plus eleve, nous suivant des yeux et nous faisant des
signes d'adieu avec leurs mains.

Notre guide marchait devant, tenant notre cheval par la bride. Picart
parlait seul, s'arretant quelquefois, faisant le maniement d'armes.
Tout a coup, je ne l'entends plus marcher. Je me retourne, je le vois
immobile et au port d'armes, marchant au pas ordinaire, comme a la
parade. Ensuite il se met a crier d'une voix de tonnerre: "Vive
l'Empereur!" Aussitot je m'approche de lui, je le prends vivement par
le bras, en lui disant: "Eh bien, Picart, qu'avez-vous donc?" Je
craignais qu'il ne fut devenu fou: "Quoi? me repondit-il comme un
homme qui se reveille, ne passons-nous pas la revue de l'Empereur?" Je
fus saisi en l'entendant parler de la sorte. Je lui repondis que ce
n'etait pas aujourd'hui, mais demain, et, le prenant par le bras, je
lui fis allonger le pas, afin de rattraper le juif. Je vis de grosses
larmes couler le long de ses joues: "Eh quoi! lui dis-je, un vieux
soldat qui pleure!--Laissez-moi pleurer, me dit-il, cela me fait du
bien! Je suis triste, et si, demain, je ne suis pas au regiment, c'est
fini!--Soyez tranquille, nous y serons aujourd'hui, j'espere, ou
demain matin au plus tard. Comment, mon vieux, voila que vous vous
affectez comme une femme!--C'est vrai, me repondit-il, je ne sais pas
comment cela est venu. Je dormais ou je revais, mais cela va mieux.--A
la bonne heure, mon vieux! Ce n'est rien. La meme chose m'est arrivee
plusieurs fois, et le soir meme que je vous ai rencontre. Mais j'ai le
coeur plein d'esperance depuis que je suis avec vous!"

Tout en causant, je voyais mon guide qui s'arretait souvent comme pour
ecouter.

Tout a coup, je vois Picart se jeter de tout son long dans la neige,
et nous commander d'une voix brusque: "Silence!" "Pour le coup, dis-je
en moi-meme, c'est fini! Mon vieux camarade est fou! Que vais-je
devenir?" Je le regardais, saisi d'etonnement; il se leve et se met a
crier, mais d'une voix moins forte que la premiere fois: "Vive
l'Empereur! Le canon! Ecoutez! Nous sommes sauves!--Comment? lui
dis-je.--Oui, continua-t-il, ecoutez!" Effectivement, le bruit du
canon se faisait entendre: "Ah! je respire, dit-il, l'Empereur n'est
pas prisonnier, comme le coquin d'emigre le disait hier. N'est-il pas
vrai, mon pays? Cela m'avait tellement brouille la cervelle, que j'en
serais mort de rage et de chagrin. Mais, a present, marchons dans
cette direction: c'est un guide certain." L'enfant d'Israel nous
assurait que c'etait dans la direction de la Berezina que l'on
entendait le canon. Enfin mon vieux compagnon etait tellement content
qu'il se mit a chanter:

    Air du _Cure de Pomponne_.

  Les Autrichiens disaient tout bas:
  Les Francais vont vite en besogne,
  Prenons, tandis qu'ils n'y sont pas,
  L'Alsace et la Bourgogne.
  Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra,
  Du depart de Boulogne (_bis_).[46]

[Note 46: Cette chanson avait ete faite en partant du camp de
Boulogne en 1805, pour aller en Autriche, pour la bataille
d'Austerlitz. (_Note de l'auteur_.)]

Une demi-heure apres, notre marche devint tellement embarrassante,
qu'il etait impossible de voyager plus longtemps. Notre guide croyait
s'etre trompe. C'est pourquoi, rencontrant un espace assez eleve pour
y marcher plus a l'aise, nous n'hesitames pas un instant a nous y
jeter, esperant y rencontrer un chemin ou nous puissions marcher avec
plus de facilite. Nous entendions toujours le bruit du canon, mais
plus distinctement, depuis que nous avions pris cette nouvelle
direction; il pouvait etre alors midi. Tout a coup, le canon cessa de
se faire entendre, le vent recommenca et la neige le suivit de pres,
mais en si grande quantite que nous ne pouvions plus nous voir, de
sorte que le pauvre enfant d'Israel finit par renoncer a conduire le
cheval. Nous lui conseillames de monter dessus. C'est ce qu'il fit. Je
commencais a etre extremement fatigue et inquiet. Je ne disais rien,
mais Picart jurait comme un enrage apres le canon qu'il n'entendait
plus, et apres le vent, disait-il, qui en etait la cause. Nous
arrivames de la sorte dans un endroit ou nous ne pouvions plus
avancer, tant les arbres etaient serres les uns contre les autres. A
chaque instant, nous etions arretes par d'autres obstacles, nous
allions mesurer la terre de tout notre long et nous enterrer dans la
neige. Enfin, apres une marche penible, nous eumes le chagrin de nous
retrouver au point ou nous etions partis, une heure avant.

Voyant cela, nous arretames un instant; nous bumes un coup de mauvais
genievre que le juif nous avait donne, ensuite nous deliberames. Il
fut decide que nous irions joindre la grand'route. Je demandai a notre
guide si, dans le cas ou nous ne pourrions pas gagner la route, il
pourrait nous reconduire ou nous avions couche. Il m'assura que oui,
mais qu'il faudrait faire des remarques ou nous passions. Picart se
chargea de cela en coupant, de distance en distance, des jeunes
arbres, bouleaux ou sapins, que nous laissions derriere nous.

Nous pouvions avoir fait une demi-lieue, dans ce nouveau chemin,
lorsque nous rencontrames une cabane. Il etait presque temps, car les
forces commencaient a me manquer. Il fut decide que nous y ferions une
halte d'une demi-heure pour y faire manger le cheval, ainsi que nous.
Le bonheur voulut qu'en y entrant, nous trouvames beaucoup de bois sec
a bruler, deux bancs formes de deux grosses pieces de bois brut et
trois peaux de mouton, qu'il fut decide que l'on emporterait pour nous
en servir si nous etions obliges de passer la nuit dans la foret.

Nous nous chauffames en mangeant un morceau de viande de cheval. Notre
guide n'en voulut pas toucher, mais il tira de dessous sa capote de
peau de mouton une mauvaise galette de farine d'orge, avec autant de
paille, que nous nous empressames de partager avec lui. Il nous jura
par Abraham qu'il n'avait que cela et quelques noix. Nous en fimes
quatre parts. Il en eut deux, et nous chacun une. Nous bumes chacun un
petit verre de mauvais genievre. Je lui en presentai un qu'il refusa,
et cela pour ne pas boire dans le meme vase que nous. Mais il nous
avanca le creux de sa main, et nous lui en versames, qu'il avala.

Il nous dit alors que, pour arriver a une autre cabane, il fallait
encore une bonne heure de marche. Aussi, dans la crainte que la nuit
ne vienne nous surprendre, nous resolumes de nous remettre en route.
C'est ce que nous fimes avec une peine incroyable, tant le chemin
etait devenu etroit, ou plutot l'on aurait dit qu'il n'y en avait
plus. Cependant Samuel, notre guide, qui avait vraiment du courage,
nous rassura en nous disant que, bientot, nous le retrouverions plus
large.

Pour comble de malheur, la neige recommenca a tomber avec tant de
force, que nous ne sumes plus ou nous diriger. Cet etat de choses dura
jusqu'au moment ou notre guide se mit a pleurer, en nous disant qu'il
ne savait plus ou nous etions.

Nous voulumes retourner sur nos pas, mais ce fut bien pis, a cause de
la neige qui nous tombait en pleine figure; nous n'eumes rien de mieux
a faire que de nous mettre contre un massif de gros sapins, en
attendant qu'il plut a Dieu de faire cesser le mauvais temps. Cela
dura encore plus d'une demi-heure. Nous commencions a etre transis de
froid. Picart jurait par moments; quelquefois il fredonnait:

  Ah! tu t'en souviendras, la-ri-ra,
  Du depart de Boulogne!

Le juif ne faisait que repeter: "Mon Dieu! mon Dieu!" Tant qu'a moi,
je ne disais rien, mais je faisais des reflexions bien sinistres. Sans
ma peau d'ours et le bonnet du rabbin que je portais sous mon schako,
je pense que j'aurais succombe de froid.

Lorsque le temps fut devenu meilleur, nous cherchames a nous orienter
de nouveau, mais a la tempete avait succede un grand calme, de maniere
a ne plus savoir distinguer le nord avec le midi. Nous etions tout a
fait desorientes. Nous marchions toujours au hasard, et je
m'apercevais que nous tournions toujours sur nous-memes, revenant
continuellement a la meme place.

Picart continuait a jurer, mais c'etait contre le juif.

Cependant, apres avoir marche encore quelque temps, nous nous
trouvames dans un espace d'environ quatre cents metres de
circonference, qui nous donna l'espoir de trouver un chemin. Mais,
apres en avoir fait plusieurs fois le tour, nous ne decouvrimes rien.
Nous nous regardions, car chacun de nous attendait un avis de son
camarade. Tout a coup, je vis mon vieux grognard poser son fusil
contre un arbre, et, regardant de tous cotes comme s'il cherchait
quelque chose, tirer son sabre du fourreau. A peine avait-il fait ce
mouvement, que le pauvre juif, croyant que c'etait pour le tuer, se
mit a jeter des cris epouvantables et a abandonner le cheval pour
fuir. Mais, les forces lui manquant, il tomba a genoux d'un air
suppliant, pour implorer la misericorde de Dieu et de celui qui ne lui
voulait pas de mal, car Picart n'avait tire son sabre que pour couper
un bouleau gros comme mon bras et le consulter sur la direction que
nous avions a prendre. Il coupa l'arbre par le milieu et, ayant
examine la partie qui restait attachee au sol, me dit d'un grand
sang-froid: "Voila la direction que nous devons prendre! L'ecorce de
l'arbre, de ce cote, qui est celui du nord, est un peu rousse et
gatee, tandis que, de l'autre cote, qui est celui du midi, elle est
blanche et bien conservee. Marchons au midi!"

Nous n'avions plus de temps a perdre, car notre plus grande crainte
etait que la nuit nous surprit. Nous cherchames a nous frayer un
chemin, ayant toujours soin de ne pas perdre de vue la direction de
notre point de depart.

Dans ce moment, le juif, qui marchait derriere nous, jeta un cri. Nous
le vimes etendu de son long. Il etait tombe en tirant le cheval qu'il
voulait faire passer entre deux arbres trop serres l'un contre
l'autre, de maniere que le pauvre _cognia_ ne savait plus ni avancer,
ni reculer. Nous fumes obliges de debarrasser et l'homme et le cheval,
dont la charge ainsi que le harnachement etaient tombes sur les jambes
de derriere.

J'enrageais aussi de voir que nous perdions un temps aussi precieux;
j'aurais volontiers abandonne le cheval, et il aurait fallu en venir
la si, au bout d'une demi-heure d'efforts, nous ne fussions tombes
dans un chemin assez large, que le juif reconnut pour etre la
continuation de celui dont nous avions perdu la direction; pour
preuve, il nous montra plusieurs gros arbres qu'il reconnaissait,
parce qu'ils contenaient des ruches qu'il nous fit voir et qui,
malheureusement, etaient perchees trop haut pour notre bec.[47]

[Note 47: En Pologne, en Lithuanie, et dans une partie de la
Russie, on choisit, dans les forets, les arbres les plus gros et a une
hauteur de dix a douze pieds, l'on creuse dans le corps de l'arbre un
trou de la profondeur d'un pied, sur autant de largeur et trois de
hauteur, et c'est la que les mouches deposent leur miel, que souvent
les ours, qui sont tres friands et en grande quantite dans ces forets,
vont souvent denicher. Aussi c'est souvent un piege pour les prendre.
(_Note de l'auteur._)]

Picart, ayant regarde a sa montre, vit qu'il etait pres de quatre
heures. Nous n'avions pas de temps a perdre. Nous nous trouvames en
face d'un lac gele que notre guide reconnut. Nous le traversames sans
difficulte, et, tournant un peu a gauche, nous reprimes notre chemin.

A peine y etions-nous entres, que nous vimes venir a nous quatre
individus qui s'arreterent en nous voyant. De notre cote, nous nous
mimes en mesure de nous defendre. Mais nous vimes qu'ils avaient plus
peur que nous, car ils se consultaient afin de voir s'ils devaient
avancer ou reculer en se jetant dans le bois. Ils vinrent a nous en
nous souhaitant le bonjour. C'etaient quatre juifs que notre guide
connaissait. Ils venaient d'un village situe sur la grand'route. Ce
village etant occupe par l'armee francaise, il leur etait impossible
d'y rester sans mourir de faim et de froid, car, pour des vivres, il
n'y en avait plus, et il ne restait pas une maison pour se mettre a
l'abri, pas meme pour l'Empereur. Nous apprimes avec plaisir que nous
n'etions plus qu'a deux lieues de l'armee francaise, mais que nous
ferions bien de ne pas aller plus loin aujourd'hui, parce que nous
pourrions nous tromper de chemin. Ils nous conseillaient de passer la
nuit dans la premiere baraque, qui n'etait plus bien loin. Ils nous
quitterent en nous souhaitant le bonsoir. Nous continuames a marcher,
et l'on n'y voyait deja plus, lorsque, heureusement, nous arrivames a
l'endroit ou nous devions passer la nuit.

Nous y trouvames de la paille et du bois en quantite. Nous allumames
de suite un bon feu au poele en terre qui s'y trouvait, et, comme il
aurait fallu trop de temps pour faire la soupe, nous nous contentames
d'un morceau de viande rotie, et, pour notre surete, nous resolumes de
veiller chacun notre tour, toutes les deux heures, avec nos armes
chargees a cote de nous.

Je ne saurais dire combien il y avait de temps que je dormais, lorsque
je fus reveille par le bruit que faisait le cheval, cause par les
hurlements des loups qui entouraient la baraque. Picart prit une
perche, et, ayant attache, au bout, un gros bouchon de paille et
plusieurs morceaux de bois resineux qu'il alluma, il courut sur ces
animaux, tenant la perche enflammee d'une main et son sabre de
l'autre, de sorte qu'il s'en debarrassa pour le moment. Il rentra un
instant apres, tout fier de sa victoire. Mais a peine etait-il etendu
sur sa paille, qu'ils revinrent avec plus de furie. Alors, prenant un
gros morceau de bois allume, il le jeta a une douzaine de pas et
commanda au juif de porter beaucoup de bois sec pour entretenir le
feu. Apres cet exploit, nous n'entendimes presque plus les hurlements.

Il n'etait pas plus de quatre heures, lorsque Picart me reveilla en me
surprenant agreablement. Il avait, sans m'en rien dire, fait de la
soupe avec du gruau et de la farine qui lui restaient. Il avait fait
rotir ce qu'il appelait du _soigne_, un bon morceau de cheval. Nous
mangeames l'un et l'autre d'assez bon appetit. Picart avait fait la
part du juif. Nous eumes, aussi, soin de notre cheval: comme il se
trouvait plusieurs grands bacs en bois, nous les avions remplis de
neige que la chaleur fit fondre. Pour la purifier, nous y avions mis
beaucoup de charbon allume. Elle nous servit de boisson et pour faire
la soupe, et aussi pour donner a boire a notre cheval qui n'avait pas
bu depuis la veille. Apres avoir bien arrange notre chaussure, je pris
un charbon, et, me faisant eclairer par le juif, j'ecrivis sur une
planche, en grands caracteres, l'inscription suivante:

DEUX GRENADIERS DE LA GARDE DE L'EMPEREUR NAPOLEON, EGARES DANS CETTE
FORET, ONT PASSE LA NUIT DU 24 AU 25 NOVEMBRE 1812, DANS CETTE CABANE.
LA VEILLE, ILS ONT DU L'HOSPITALITE A UNE BRAVE FAMILLE POLONAISE.

Et je signai.

A peine avions-nous fait cinquante pas, que notre cheval ne voulut
plus marcher. Notre guide nous dit qu'il voyait quelque chose sur le
chemin. Il reconnut que c'etaient deux loups assis sur le derriere.
Aussitot Picart lache son coup de fusil. Les individus disparaissent,
et nous continuons. Au bout d'une demi-heure, nous etions sauves.

La premiere rencontre que nous fimes fut le bivac de douze hommes que
nous reconnumes pour des soldats allemands faisant partie de notre
armee. Nous nous arretames pres de leur feu, pour leur demander des
nouvelles. Ils nous regarderent sans nous repondre, mais parlerent
ensemble pour se consulter. Ils etaient dans la plus grande des
miseres. Nous remarquames qu'il y en avait trois de morts. Comme notre
guide avait rempli ses conditions, nous lui donnames ce que nous lui
avions promis, et, apres lui avoir recommande de remercier encore de
notre part la brave famille polonaise, nous lui dimes adieu en lui
souhaitant un bon voyage. Il disparut a grands pas.

Nous nous disposions a gagner la grand'route, qui n'etait eloignee que
de dix minutes de marche, lorsque nous fumes entoures par cinq de ces
Allemands qui nous sommerent de leur laisser notre cheval pour le tuer
et dirent que nous en aurions notre part. Deux le prirent par la
bride, mais Picart, qui n'entendait pas de cette oreille, leur dit en
mauvais allemand que, s'ils ne lachaient la bride, il leur coupait la
figure d'un coup de sabre. Il le tira du fourreau. Les Allemands n'en
firent rien. Il le leur dit encore une fois. Pas plus de reponse.
Alors il appliqua, aux deux qui tenaient la bride, un vigoureux coup
de poing qui leur fit lacher prise et les etendit sur la neige. Il me
donna le cheval a tenir et dit aux deux autres: "Avancez, si vous avez
de l'ame!" Mais voyant que plus un ne bougeait, il tira de la marmite,
qui etait sur le cheval, trois morceaux de viande qu'il leur donna.
Aussitot, ceux qui etaient a terre se releverent pour avoir leur part.
Comme je voyais qu'ils mouraient de faim, pour les dedommager d'avoir
ete maltraites, je leur donnai un morceau de plus de trois livres, qui
avait ete cuit au bivac, devant le lac. Ils se jeterent dessus comme
des affames. Nous continuames a marcher.

Un peu plus loin, nous rencontrames encore deux feux presque eteints,
autour desquels etaient plusieurs hommes sans vigueur. Deux seulement
nous parlerent; un nous demanda s'il etait vrai que l'on allait
prendre des cantonnements, et un autre nous cria: "Camarades,
allez-vous tuer le cheval? Je ne demande qu'un peu de sang!" A tout
cela, nous ne repondimes pas. Nous etions encore a une portee de fusil
de la grand'route, et nous n'apercevions encore aucun mouvement de
depart. Lorsque nous fumes sur le chemin, je dis assez haut a Picart:
"Nous sommes sauves!" Un individu qui se trouvait pres de nous,
enveloppe dans un manteau a moitie brule, repeta, en elevant la voix:
"Pas encore!" Il se retira en me regardant et en levant les epaules.
Il en savait plus que moi sur ce qui se passait.

Un instant apres, nous vimes un detachement d'environ trente hommes,
compose de sapeurs du genie et pontonniers. Je les reconnus pour ceux
que nous avions pris a Orcha, ou ils etaient en garnison[48]. Ce
detachement, commande par trois officiers, et qui n'etait avec nous
que depuis quatre jours, n'avait pas souffert. Aussi paraissaient-ils
vigoureux. Ils marchaient dans la direction de la Berezina. Je
m'adressai a un officier pour savoir ou etait le quartier imperial. Il
me repondit qu'il etait encore en arriere, mais que le mouvement
allait commencer et que nous allions, dans un instant, voir la tete de
la colonne. Il nous dit aussi de prendre garde a notre cheval; que
l'ordre de l'Empereur etait de s'emparer de tous ceux que l'on
trouverait, pour servir a l'artillerie et a la conduite des blesses.
En attendant la colonne, nous le cachames a l'entree du bois.

[Note 48: Ce sont les pontonniers et les sapeurs du genie qui nous
sauverent, car c'est a eux a qui nous devons la construction des ponts
sur lesquels nous passames la Berezina. (_Note de l'auteur_.)]

Je ne saurais depeindre toutes les peines, les miseres et les scenes
de desolation que j'ai vues et auxquelles j'ai pris part, ainsi que
celles que j'etais condamne a voir et a endurer encore, et qui m'ont
laisse d'ineffacables et terribles souvenirs.

C'etait le 25 novembre: il pouvait etre sept heures du matin; il ne
faisait pas encore grand jour. J'etais dans mes reflexions, lorsque
j'apercus la tete de la colonne. Je la fis remarquer a Picart. Les
premiers que nous vimes paraitre etaient des generaux, dont
quelques-uns etaient encore a cheval, mais la plus grande partie a
pied, ainsi que beaucoup d'autres officiers superieurs, debris de
l'Escadron et du Bataillon sacres, que l'on avait formes le 22, et
qui, au bout de trois jours, n'existaient pour ainsi dire plus. Ceux
qui etaient a pied se trainaient peniblement, ayant, presque tous, les
pieds geles et enveloppes de chiffons ou de morceaux de peaux de
mouton, et mourant de faim. L'on voyait, apres, quelques debris de la
cavalerie de la Garde. L'Empereur venait ensuite, a pied et un baton a
la main. Il etait enveloppe d'une grande capote doublee de fourrure,
ayant sur la tete un bonnet de velours couleur amarante, avec un tour
de peau de renard noir. A sa droite, marchait egalement a pied le roi
Murat; a sa gauche, le prince Eugene, vice-roi d'Italie; ensuite les
marechaux Berthier, prince de Neufchatel; Ney, Mortier, Lefebvre,
ainsi que d'autres marechaux et generaux dont les corps etaient en
partie aneantis.

A peine l'Empereur nous avait-il depasses, qu'il monta a cheval, ainsi
qu'une partie de ceux qui l'accompagnaient; les trois quarts des
generaux n'avaient plus de chevaux. Tout cela etait suivi de sept a
huit cents officiers, sous-officiers, marchant en ordre et portant,
dans le plus grand silence, les aigles des regiments auxquels ils
avaient appartenu et qui les avaient tant de fois conduits a la
victoire. C'etaient les debris de plus de soixante mille hommes.
Venait ensuite la Garde imperiale a pied, marchant toujours en ordre.
Les premiers etaient les chasseurs a pied. Mon pauvre Picart, qui
n'avait pas vu l'armee depuis un mois, regardait tout cela sans rien
dire, mais ses mouvements convulsifs ne faisaient que trop voir ce
qu'il eprouvait. Plusieurs fois, il frappa la crosse de son fusil
contre la terre, et de son poing sa poitrine et son front. Je voyais
de grosses larmes couler sur ses joues et retomber sur ses moustaches
ou pendaient des glacons. Alors, se retournant de mon cote: "En
verite, mon pays, je ne sais pas si je dors ou si je veille. Je pleure
d'avoir vu notre Empereur marcher a pied, un baton a la main, lui si
grand, lui qui nous fait si fiers!" En disant ces paroles, Picart
releva la tete et frappa sur son fusil. Il semblait vouloir, par ce
mouvement, donner plus d'expression a ses paroles.

Il continua: "Avez-vous remarque comme il nous a regardes?"
Effectivement, en passant, l'Empereur avait tourne la tete de notre
cote. Il nous avait regardes comme il regardait toujours les soldats
de sa Garde, lorsqu'il les rencontrait marchant isolement, et surtout
dans ce moment de malheur, ou il semblait, par son regard, vous
inspirer de la confiance et du courage. Picart pretendait que
l'Empereur l'avait reconnu, chose bien possible.

Mon vieux camarade, dans la crainte de paraitre ridicule, avait ote
son manteau blanc qu'il tenait sous son bras gauche. Il avait aussi,
quoique souffrant de la tete, remis son bonnet a poil, ne voulant pas
paraitre avec celui en peau de mouton que le Polonais lui avait
donne. Le pauvre Picart oubliait sa triste position pour ne plus
penser qu'a celle de l'Empereur et de ses camarades qu'il lui tardait
de voir.

Enfin parurent les vieux grenadiers. C'etait le premier regiment.
Picart etait du second. Nous ne tardames pas a le voir, car la colonne
du premier n'etait pas longue. Suivant moi, il en manquait au moins la
moitie. Lorsqu'il fut devant le bataillon dont il faisait partie, il
avanca pour joindre sa compagnie.

Aussitot l'on entendit: "Tiens, l'on dirait Picart!--Oui, repond
Picart, c'est moi, mes amis, me voila et je ne vous quitte plus qu'a
la mort!" Aussitot la compagnie s'empara de lui (pour le cheval, bien
entendu). Je l'accompagnai encore quelque temps pour avoir un morceau
de l'animal, si on le tuait, mais un cri, partant de la droite de la
compagnie, se fit entendre: "Le cheval appartient a la compagnie,
puisque l'homme en fait partie!--C'est vrai, dit Picart, que
j'appartiens a la compagnie, mais le sergent qui en demande sa part a
descendu le cavalier qui le montait.--Alors, dit un sergent qui me
connaissait, il en aura!" Ce sergent faisait les fonctions du
sergent-major, mort la veille.

La colonne etant arretee, un officier demanda a Picart d'ou il venait
et comment il se trouvait en avant, vu que ceux qui, comme lui,
escortaient le convoi, etaient rentres depuis trois jours. La halte
dura assez longtemps. Il conta son affaire, s'interrompant a chaque
instant pour demander apres plusieurs de ses camarades qu'il ne voyait
plus dans les rangs: ils avaient succombe. Il n'osait demander apres
son camarade de lit, qui etait en meme temps son pays. A la fin, il le
demanda: "Et Rougeau, ou est-il?--A Krasnoe, repondit un tambour.--Ah!
je comprends!--Oui, continua le tambour; mort d'un coup de boulet qui
lui coupa les deux jambes. Avant de nous quitter, il t'a fait son
executeur testamentaire; il m'a charge de te remettre sa croix, sa
montre et un petit sac de cuir renfermant de l'argent et differents
objets. En me les remettant, il m'a charge de te dire que tu les
remettes a sa mere, et si, comme lui, tu avais le malheur de ne pas
revoir la France, de vouloir bien en charger un autre."

Aussitot, devant la compagnie, le tambour, qui se nommait Patrice,
tira de son sac tous les objets, en disant a Picart: "Je le les
remets, mon vieux, tels que je les ai recus de sa main; c'est lui qui
les tira de son sac, que nous remimes ensuite sous sa tete; il est
mort un instant apres.--C'est bien, dit Picart, si j'ai le bonheur de
retourner en Picardie, je m'acquitterai des dernieres volontes de mon
camarade." On recommenca a marcher. Je dis adieu a mon vieux camarade,
en lui promettant de le revoir, le soir au bivac.

J'attendis, sur le cote du chemin, que notre regiment passat, car l'on
m'avait dit qu'il faisait l'arriere-garde.

Apres les grenadiers, suivaient plus de trente mille hommes, ayant
presque tous les pieds et les mains geles, en partie sans armes, car
ils n'auraient pu en faire usage. Beaucoup marchaient appuyes sur des
batons. Generaux, colonels, officiers, soldats, cavaliers, fantassins
de toutes les nations qui formaient notre armee, marchaient confondus,
couverts de manteaux et de pelisses brulees et trouees, enveloppes
dans des morceaux de drap, des peaux de mouton, enfin tout ce que l'on
pouvait se procurer pour se preserver du froid. Ils marchaient sans se
plaindre, s'appretant encore, comme ils le pouvaient, pour la lutte,
si l'ennemi s'opposait a notre passage. L'Empereur, au milieu de nous,
nous inspirait de la confiance et trouva encore des ressources pour
nous tirer de ce mauvais pas. C'etait toujours le grand genie et, tout
malheureux que l'on etait, partout, avec lui, on etait sur de vaincre.

Cette masse d'hommes laissait, en marchant, toujours apres elle, des
morts et des mourants. Il me fallut attendre plus d'une heure, avant
que cette colonne fut passee. Apres, il y eut encore une longue
trainee des plus miserables qui suivaient machinalement a de grands
intervalles. Ceux la etaient arrives au dernier degre de la misere et
ne devaient pas meme passer la Berezina dont nous etions si pres.
J'apercus, un instant apres, le reste de la Jeune Garde, tirailleurs,
flanqueurs et quelques voltigeurs qui avaient echappe a Krasnoe,
lorsque le regiment, commande par le colonel Luron, fut, devant nous,
ecrase par la mitraille et sabre par les cuirassiers russes. Ces
regiments, confondus, marchaient toujours en ordre. Derriere eux
suivaient l'artillerie et quelques fourgons. Le reste du grand parc,
commande par le general Negre, etait deja en avant. Un instant apres
parut la droite des fusiliers-chasseurs, avec lesquels notre regiment
formait une brigade. Le nombre en etait encore beaucoup diminue. Notre
regiment etait encore separe par de l'artillerie que les chevaux ne
savaient plus trainer. Un instant apres, j'apercus la droite marchant
sur deux rangs, a droite et a gauche de la route, afin de rejoindre la
gauche des fusiliers-chasseurs. L'adjudant-major Roustan, le premier
qui m'apercut, me dit: "Eh bien! pauvre Bourgogne, c'est donc vous!
L'on vous croit mort en arriere, et vous voila vivant en avant!
Allons, tant mieux! N'avez-vous pas rencontre, en arriere, des hommes
du regiment?" Je lui repondis que, depuis trois jours, je voyageais
dans les bois avec un second, pour eviter d'etre pris par les Russes.
M. Serraris dit au colonel qu'il savait que, depuis le 22, j'etais
reste en arriere, etant malade, et que s'il etait surpris d'une chose,
c'etait de me revoir. Enfin arriva la compagnie, et j'avais repris mon
rang a la droite, que mes amis ne m'avaient pas encore apercu[49].
Aussitot qu'ils surent que j'etais la, ils vinrent aupres de moi me
faire des questions auxquelles je n'avais pas la force de repondre,
tant j'etais emu en me retrouvant au milieu d'eux, comme si j'eusse
ete dans ma famille. Ils me disaient qu'ils ne concevaient pas comment
j'avais ete separe d'eux, et que cela ne serait pas arrive, s'ils se
fussent apercus que j'etais malade a ne pouvoir suivre. En jetant un
coup d'oeil sur la compagnie, je vis qu'elle etait encore beaucoup
diminuee. Le capitaine manquait; tous les doigts de pieds lui etaient
tombes. Pour le moment, l'on ne savait pas ou il etait, quoique
marchant avec un mauvais cheval qu'on lui avait procure.

[Note 49: Ils marchaient tous la tete baissee, les yeux fixes vers
la terre, n'y voyaient presque plus, tant la gelee et la fumee du
bivac leur avaient abime la vue. (_Note de l'auteur_.)]

Deux de mes amis[50], voyant que je marchais avec peine, me prirent
sous les bras.

[Note 50: C'etait avec Grangier et Leboude que nous marchions de
la sorte. (_Note de l'auteur_.)]

Nous rejoignimes les fusiliers-chasseurs. Je ne me rappelle pas, a
aucune epoque de ma vie, avoir jamais eu autant envie de dormir, et
cependant il fallait suivre. Mes amis me prirent encore sous les bras
en me recommandant de dormir, chose que nous fumes obliges de faire
chacun notre tour, car le sommeil s'empara aussi d'eux. Il nous est
arrive plusieurs fois de nous trouver arretes et endormis tous les
trois. Heureusement que le froid, ce jour-la, avait beaucoup diminue,
car le sommeil nous aurait infailliblement conduits a la mort.

Nous arrivames, au milieu de la nuit, dans les environs de Borisow.
L'Empereur se logea dans un chateau situe a droite de la route, et
toute la Garde bivaqua autour. Le general Roguet, qui nous commandait,
s'empara de la serre du chateau pour y passer la nuit. Mes amis et moi
nous nous etablimes derriere. Pendant la nuit, le froid augmenta
considerablement. Le lendemain 26, dans la journee, nous allames
prendre position sur les bords de la Berezina. L'Empereur etait,
depuis le matin, a Studianka, petit village situe sur une hauteur et
en face.

En arrivant, nous vimes les braves pontonniers travaillant a la
construction des ponts, pour notre passage. Ils avaient passe toute la
nuit, travaillant dans l'eau jusqu'aux epaules, au milieu des glacons,
et encourages par leur general[51]. Ils sacrifiaient leur vie pour
sauver l'armee. Un de mes amis m'a assure avoir vu l'Empereur leur
presentant du vin.

[Note 51: Le general Eble.]

A deux heures de l'apres-midi, le premier pont fut fait. La
construction fut penible et difficile, car les chevalets s'enfoncaient
toujours dans la vase. Aussitot, le corps du marechal Oudinot le
traversa pour attaquer les Russes qui auraient voulu s'opposer a notre
passage. Deja, avant que le pont fut fini, de la cavalerie du deuxieme
corps avait passe le fleuve a la nage; chaque cavalier portait en
croupe un fantassin. Le second pont, pour l'artillerie et la
cavalerie, fut termine a quatre heures[52].

[Note 52: Ce second pont croula quelque temps apres qu'il fut
termine, et au moment ou l'artillerie commencait a passer. Il y perit
du monde. (_Note de l'auteur_.)].

Un instant apres notre arrivee sur le bord de la Berezina, je m'etais
couche, enveloppe dans ma peau d'ours et, aussitot, je tremblai de la
fievre. Je fus longtemps dans le delire; je croyais etre chez mon
pere, mangeant des pommes de terre et une tartine a la flamande, et
buvant de la biere. Je ne sais combien de temps je fus dans cette
situation, mais je me rappelle que mes amis m'apporterent, dans une
gamelle, du bouillon de cheval tres chaud que je pris avec plaisir et
qui, malgre le froid, me fit transpirer, car, independamment de la
peau d'ours qui m'enveloppait, mes amis, pendant que je tremblais,
m'avaient couvert avec une grande toile ciree qu'ils avaient arrachee
d'un dessus de caisson de l'etat-major, sans chevaux. Je passai le
reste de la journee et de la nuit sans bouger.

Le lendemain 27, j'etais un peu mieux, mais extraordinairement faible.
Ce jour-la, l'Empereur passa la Berezina avec une partie de la Garde
et environ mille hommes appartenant au corps du marechal Ney. C'etait
une partie du reste de son corps d'armee. Notre regiment resta sur le
bord. Je m'entendis appeler par mon nom: je levai la tete et je
reconnus M. Peniaux, directeur des postes et des relais de l'Empereur,
qui, en voyant le regiment ou il savait que j'etais, s'etait informe
de moi. On lui avait dit que j'etais malade. Il venait, non pour me
donner des secours, puisqu'il n'avait rien pour lui-meme, mais pour
m'encourager. Je le remerciai de l'interet qu'il me temoignait, en
ajoutant que je pensais que je ne passerais pas la Berezina, que je ne
reverrais plus la France, mais que lui, si, plus heureux que moi, il
avait le bonheur de retourner au pays, je le priais de dire a mes
parents dans quelle triste situation il m'avait vu. Il m'offrit de
l'argent, je le remerciai, car j'avais la valeur de huit cents francs
que j'aurais volontiers donnes pour la tartine, les pommes de terre
que j'avais cru manger chez moi.

Avant de me quitter, il me montra de la main la maison ou l'Empereur
avait loge, en me disant qu'il avait joue de malheur, car cette maison
etait un magasin de farine, mais que les Russes avaient tout emporte,
de sorte qu'il n'avait rien a m'offrir. Il me donna une poignee de
main, et me quitta pour passer le pont.

Lorsqu'il fut parti, je me rappelai qu'il m'avait parle d'un magasin
de farine dans la maison ou avait loge l'Empereur. Aussitot je me
leve, et, quoique bien faible, je me traine de ce cote. Il n'y avait
pas longtemps que l'Empereur en etait sorti, et deja l'on y avait
enleve toutes les portes. En y entrant, j'apercus plusieurs chambres
que je parcourus: dans toutes il etait facile de voir qu'il y avait eu
de la farine. J'entrai dans une ou je remarquai que les planches
etaient mal jointes; il y avait plus d'un pouce d'intervalle. Je
m'assis et, avec la lame de mon sabre, je fis sortir autant de terre
que de farine, que je mettais precieusement dans un mouchoir. Apres un
travail de plus d'une heure, j'en ramassai peut-etre la valeur de deux
livres, ou se trouvait un huitieme de terre, de paille et de petits
morceaux de bois. N'importe! Dans ce moment je n'y fis pas attention.
Je sortis heureux et content. Comme je prenais la direction de notre
bivac, j'apercus un feu ou plusieurs soldats de la Garde se
chauffaient. Parmi eux etait un musicien de notre regiment qui avait
sur son sac une gamelle de fer-blanc. Je lui fis signe de venir me
parler, mais, comme il ne se souciait pas beaucoup de quitter sa
place, ne sachant pas pourquoi je l'appelais, je lui montrai mon
paquet en lui faisant comprendre qu'il y avait quelque chose dedans.
Il se leva, quoique avec peine, et, lorsqu'il fut pres de moi, je lui
dis, de maniere que les autres ne puissent l'entendre, que, s'il
voulait me preter sa gamelle, nous ferions des galettes que nous
partagerions. Il consentit de suite a ma proposition. Comme il y avait
beaucoup de feux abandonnes, nous en cherchames un a l'ecart. Je fis
ma pate et quatre galettes; j'en donnai la moitie a mon musicien que
je ramenai avec moi au regiment, toujours sur le bord de la Berezina.
En arrivant, je partageai avec ceux qui m'avaient conduit sous les
bras et, comme elles etaient encore chaudes, ils les trouverent
bonnes. Apres avoir bu un peu d'eau bourbeuse de la Berezina, nous
nous chauffames en attendant l'ordre de passer les ponts.

Aupres de notre feu etait un soldat de la compagnie qui se mettait en
grande tenue: je lui en demandai la raison. Sans me repondre, il se
mit a rire en me regardant. Cet homme etait malade; son rire etait le
rire de la mort, car il succomba pendant la nuit.

Un peu plus loin, c'etait un vieux soldat ayant deux chevrons ou, si
l'on veut, quinze ans de service. Sa femme etait cantiniere; ils
avaient tout perdu: voitures, chevaux, bagages, ainsi que deux enfants
morts dans la neige. Il ne restait plus, a cette pauvre femme, que le
desespoir et son mari mourant. Cette malheureuse, jeune encore, etait
assise sur la neige, tenant sur ses genoux la tete de son mari mourant
et sans connaissance. Elle ne pleurait pas, car, chez elle, la douleur
etait trop grande. Derriere elle et appuyee sur son epaule, etait une
jeune fille de treize a quatorze ans, belle comme un ange, seule
enfant qui leur restait. Cette pauvre enfant pleurait en sanglotant.
Ses larmes tombaient et allaient se geler sur la figure froide de son
pere. Elle avait, pour tout vetement, une capote de soldat sur une
mauvaise robe, et une peau de mouton sur les epaules, pour la
preserver du froid[53]. Plus personne du regiment auquel ils
appartenaient n'etait la pour les consoler. Le regiment n'existait
plus. Nous fimes tout ce qui etait possible en pareille circonstance;
je n'ai pu savoir si cette malheureuse famille avait ete secourue. De
quelque cote que l'on se tournat, c'etait tableaux semblables.

[Note 53: Cette jeune personne etait coiffee, ainsi que sa mere,
d'un bonnet de peau de mouton d'Astrakan. (_Note d" l'auteur._)]

Les voitures et les caissons abandonnes nous fournissaient du bon bois
sec pour nous chauffer; aussi, nous en profitames.

Mes amis me demanderent comment j'avais passe mes trois jours
d'absence. Ils me conterent a leur tour que, le 23, lorsqu'ils etaient
en marche sur la route qui traverse la foret, ils apercurent le 9e
corps range en bataille sur la route et qui criait: "Vive l'Empereur!"
qu'ils n'avaient pas vu depuis cinq mois. Ce corps d'armee, qui
n'avait presque pas souffert et qui n'avait jamais manque de vivres,
fut saisi en nous voyant si malheureux, de meme que nous, nous le
fumes en les voyant si bien. Ils ne pouvaient pas croire que c'etait
la l'armee de Moscou, cette armee qu'ils avaient vue si belle, si
nombreuse, aujourd'hui miserable et reduite a si peu de monde.

Le 2e corps d'armee, commande par le marechal Oudinot, ainsi que le
9e, commande par le marechal Victor, duc de Bellune, et les Polonais
par le general Dombrowski, n'avaient pas ete a Moscou; ils etaient
restes en Lithuanie, dans des cantonnements, mais, depuis quelques
jours, ils se battaient contre les Russes, les avaient repousses et
leur avaient pris une quantite considerable de bagages qui nous
embarrassaient; mais, en se retirant, les Russes avaient brule le
pont, le seul qui existait sur la Berezina, ce qui arretait notre
marche et nous tenait bloques au milieu d'un marais, entre deux
forets, tous reunis en masse, Francais, Italiens, Espagnols,
Portugais, Croates, Allemands, Polonais, Romains, Napolitains, et meme
des Prussiens.

Les cantiniers, avec leurs femmes et leurs enfants au desespoir,
pleuraient. On a remarque que les hommes avaient plus souffert que les
femmes, moralement et physiquement. J'ai vu les femmes supporter avec
un courage admirable toutes les peines et les privations auxquelles
elles etaient assujetties. Il y en a meme qui faisaient honte a
certains hommes, qui ne savaient pas supporter l'adversite avec
courage et resignation. Bien peu de ces femmes succomberent, moins
celles qui tomberent dans la Berezina en passant le pont, ou qui
furent etouffees.

A l'entree de la nuit, nous fumes assez tranquilles. Chacun s'etait
retire dans ses bivacs et, chose etonnante, plus personne ne se
presentait pour passer le pont; pendant toute la nuit du 27 au 28, il
fut libre. Comme nous avions du bon feu, je m'endormis, mais, au
milieu de la nuit, la fievre me reprit, et j'etais encore dans le
delire, lorsqu'un coup de canon me reveilla. Il faisait jour. Il
pouvait etre 7 heures. Je me levai, je pris mes armes, et, sans rien
dire ni prevenir personne, je me presentai a la tete du pont et je
traversai absolument seul. Je n'y rencontrai personne que des
pontonniers qui bivaquaient sur les deux rives pour y remedier
lorsqu'il y arrivait quelque accident.

Lorsque je fus de l'autre cote, j'apercus, sur ma droite, une grande
baraque en planches. C'etait la ou l'Empereur avait couche et ou il
etait encore. Comme j'avais froid a cause de ma fievre, je me
presentai a un feu ou etaient plusieurs officiers occupes a regarder
sur une carte, mais je fus si mal recu, que je dus me retirer. Pendant
ce temps; un soldat du regiment, qui m'avait apercu, vint me dire que
le regiment venait de traverser le pont et qu'il etait alle se mettre
en bataille en seconde ligne, derriere le corps du marechal Oudinot,
qui se battait sur notre gauche. Comme le canon grondait et que les
boulets arrivaient jusqu'a l'endroit ou j'etais, je me disposai a
rejoindre le regiment, me disant qu'il valait mieux mourir d'un coup
de boulet que de froid ou de faim: j'avancai dans le bois. Chemin
faisant, je rencontrai un caporal de la compagnie qui se trainait avec
peine. Nous arrivames au regiment en nous tenant par le bras, pour
nous soutenir mutuellement. A quelques pas de la compagnie, il y avait
un feu: comme il tremblait beaucoup de la fievre, je le conduisis
aupres. A peine y etions-nous qu'un boulet de quatre atteint mon
pauvre camarade a la poitrine et l'etend raide mort au milieu de nous.
Le boulet n'avait pas traverse, il etait reste dans son corps. Lorsque
je le vis mort, je ne pus m'empecher de dire assez haut: "Pauvre
Marcelin! Tu es bien heureux!" Au meme instant, le bruit courut que le
marechal Oudinot venait d'etre blesse.

En voyant tomber cet homme du regiment, le colonel etait accouru pres
du feu et, voyant que j'etais fort malade, il m'ordonna de retourner
pres de la tete du pont, d'y attendre tous les hommes qui se
trouvaient en arriere et de les reunir pour rejoindre le regiment.
Lorsque j'y arrivai, le plus grand desordre y regnait deja. Les hommes
qui n'avaient pas voulu profiter de la nuit ou d'une partie de la
matinee venaient, depuis qu'ils entendaient le canon, se jeter en
foule sur les bords de la Berezina, afin de traverser les ponts.

J'y etais arrive, lorsqu'un caporal de la compagnie, nomme Gros-Jean,
qui etait de Paris et dont je connaissais la famille, vint a moi, tout
en pleurant, me demander si je n'avais pas vu son frere. Je lui
repondis que non. Alors il me conta que, depuis la bataille de
Krasnoe, il ne l'avait pas quitte, a cause qu'il etait malade de la
fievre, mais que, ce matin, au moment de passer le pont, par une
fatalite dont il ne pouvait se rendre compte, il en avait ete separe;
que, le croyant en avant, il avait ete de tous cotes pour le
retrouver, le demandant a ses camarades; que, ne le trouvant pas a la
position ou etait le regiment, il allait repasser le pont, et qu'il
fallait qu'il le retrouve ou qu'il perisse.

Voulant le detourner d'une resolution aussi funeste, je l'engage a
rester pres de moi a la tete du pont ou, probablement, nous verrions
son frere lorsqu'il se presenterait. Mais ce brave garcon se
debarrasse de ses armes et de son sac en me disant que, puisque
j'avais perdu le mien, il me faisait cadeau du sien, s'il ne revenait
pas; que, pour des armes, il n'en manquait pas de l'autre cote. Alors
il va pour s'elancer a la tete du pont: je l'arrete; je lui montre les
morts et les mourants dont le pont est deja encombre et qui empechent
les autres de traverser en les attrapant par les jambes, roulant
ensemble dans la Berezina, pour reparaitre ensuite au milieu des
glacons, et disparaitre aussitot pour faire place a d'autres.
Gros-Jean ne m'entendait pas. Les yeux fixes sur cette scene
d'horreur, il croit apercevoir son frere sur le pont, qui se debat au
milieu de la foule pour se frayer un chemin. Alors, n'ecoutant que son
desespoir, il monte sur les cadavres d'hommes et de chevaux qui
obstruaient la sortie du pont[54], et s'elance. Les premiers le
repoussent, en trouvant un nouvel obstacle a leur passage. Il ne se
rebute pas; Gros-Jean etait fort et robuste; il est repousse jusqu'a
trois fois. A la fin, il atteint le malheureux qu'il croyait son
frere, mais ce n'est pas lui; je voyais tous ses mouvements, je le
suivais des yeux. Alors, voyant sa meprise, il n'en est que plus
ardent a vouloir atteindre l'autre bord, mais il est renverse sur le
dos, sur le bord du pont, et pret a etre precipite en bas. On lui
marche sur le ventre, sur la tete; rien ne peut l'abattre. Il retrouve
de nouvelles forces et se releve en saisissant par une jambe un
cuirassier qui, a son tour, pour se retenir, saisit un autre soldat
par un bras; mais le cuirassier, qui avait un manteau sur les epaules,
s'embarrasse dedans, chancelle, tombe et roule dans la Berezina,
entrainant avec lui Gros-Jean et celui qui le tenait par le bras. Ils
vont grossir le nombre des cadavres qu'il y avait au-dessous, et des
deux cotes du pont.

[Note 54: A la sortie du pont etait un marais, endroit fangeux ou
beaucoup de chevaux s'enfoncaient, s'abattaient et ne pouvaient plus
se relever. Beaucoup d'hommes aussi arrivaient, traines par la masse
jusqu'a la sortie du pont, mais, etouffes au moment ou ils n'etaient
plus soutenus, ils tombaient, et ceux qui les suivaient marchaient
dessus. (_Note de l'auteur._)]

Le cuirassier et l'autre avaient disparu sous les glacons, mais
Gros-Jean, plus heureux, avait saisi un chevalet ou il se tenait
cramponne et contre lequel se trouvait, en travers, un cheval sur
lequel il se mit a genoux. Il implorait le secours de ceux qui ne
l'ecoutaient pas. Mais des sapeurs du genie et des pontonniers qui
avaient fait les ponts, lui jeterent une corde qu'il eut assez
d'adresse pour saisir et de force pour tenir, et se l'attacha autour
du corps. Ensuite, de chevalet en chevalet, sur les cadavres qui
etaient dans l'eau et sur les glacons, les pontonniers le retirerent a
l'autre bord. Mais je ne le revis plus; j'ai su, le lendemain, qu'il
avait retrouve son frere a une demi-lieue de la, mais expirant, et que
lui-meme etait dans un etat desespere. Ainsi perirent ces deux bons
freres et un troisieme qui etait dans le 2e lanciers. A mon retour a
Paris, j'ai revu leur famille qui est venue me demander des nouvelles
de ses enfants. Je n'ai pu que lui laisser une lueur d'esperance, en
lui disant qu'ils etaient prisonniers, mais j'etais certain qu'ils
n'existaient plus.

Pendant ce desastre, des grenadiers de la Garde parcouraient les
bivacs. Ils etaient accompagnes d'un officier; ils demandaient du bois
sec pour chauffer l'Empereur. Chacun s'empressait de donner ce qu'il
avait de meilleur; meme des hommes mourants levaient encore la tete
pour dire: "Prenez pour l'Empereur!"

Il pouvait etre dix heures; le second pont, designe pour la cavalerie
et l'artillerie, venait de s'abimer sous le poids de l'artillerie, au
moment ou il y avait beaucoup d'hommes dessus, dont une grande partie
perit. Alors le desordre redoubla car, tous se jetant sur le premier
pont, il n'y avait plus possibilite de se frayer un passage. Hommes,
chevaux, voitures, cantiniers avec leurs femmes et leurs enfants, tout
etait confondu et ecrase, et, malgre les cris du marechal Lefebvre
place a l'entree du pont pour maintenir l'ordre autant que possible,
il lui fut impossible de rester. Il fut emporte par le torrent et
oblige, avec tous ceux qui l'accompagnaient, pour eviter d'etre ecrase
ou etouffe, de traverser le pont.

J'avais deja reuni cinq hommes du regiment, dont trois avaient perdu
leurs armes dans la bagarre. Je leur avais fait faire du feu. J'avais
toujours les yeux fixes sur le pont; j'en vis sortir un homme
enveloppe d'un manteau blanc: pousse par ceux qui le suivaient, il
alla tomber sur un cheval abattu, sur la gauche du pont. Il se releva
avec beaucoup de peine, fit encore quelques pas, tomba de nouveau, se
releva de meme, pour venir ensuite retomber pres de notre feu. Il
resta un instant dans cette position; pensant qu'il etait mort, nous
allions le mettre a l'ecart et prendre son manteau, mais il leva la
tete en me regardant. Alors il se mit sur les genoux, il me reconnut.
C'etait l'armurier du regiment; il se mit a se lamenter en me disant:
"Ah! mon sergent! quel malheur! J'ai tout perdu, chevaux, voitures,
lingots, fourrures! Il me restait encore un mulet que j'avais amene
d'Espagne. Je viens d'etre oblige de l'abandonner. Il etait encore
charge de mes lingots et de mes fourrures! J'ai passe le pont sans
toucher les planches, car j'ai ete porte, mais j'ai manque de mourir!"
Je lui dis qu'il etait encore tres heureux et qu'il devait remercier
la Providence s'il arrivait en France, pauvre, mais avec la vie.

Le nombre d'hommes qui arrivaient autour de notre feu nous forca de
l'abandonner et d'en recommencer un autre, quelques pas en arriere. Le
desordre allait toujours croissant, mais ce fut bien pis, un instant
apres, lorsque le marechal Victor fut attaque par les Russes et que
les boulets et les obus commencaient a tomber dans la foule. Pour
comble de malheur, la neige recommenca avec force, accompagnee d'un
vent froid. Le desordre continua toute la journee et toute la nuit et,
pendant ce temps, la Berezina charriait, avec les glacons, les
cadavres d'hommes et de chevaux, et des voitures chargees de blesses
qui obstruaient le pont et roulaient en bas. Le desordre devint plus
grand encore lorsque, entre huit et neuf heures du soir, le marechal
Victor commenca sa retraite. Ce fut sur un mont de cadavres qu'il put,
avec sa troupe, traverser le pont. Une arriere-garde faisant partie du
9e corps etait encore restee de l'autre cote et ne devait quitter
qu'au dernier moment. La nuit du 28 au 29 offrait encore a tous ces
malheureux, sur la rive opposee, la possibilite de gagner l'autre
bord; mais, engourdis par le froid, ils resterent a se chauffer avec
les voitures que l'on avait abandonnees et brulees expres pour les en
faire partir.

Je m'etais retire en arriere avec dix-sept hommes du regiment et un
sergent nomme Rossiere. Un soldat du regiment le conduisait. Il etait
devenu, pour ainsi dire, aveugle, et il avait la fievre[55]. Par
pitie, je lui pretai ma peau d'ours pour se couvrir, mais il tomba
beaucoup de neige pendant la nuit, elle se fondait sur la peau d'ours
par suite de la chaleur du grand feu et, par la meme raison, se
sechait. Le matin, lorsque je fus pour la reprendre, elle etait
devenue tellement dure, qu'il me fut impossible de m'en servir: je dus
l'abandonner. Mais, voulant qu'elle fut encore utile, j'en couvris un
homme mourant.

[Note 55: J'ai su, depuis, que le sergent avait eu le bonheur de
revenir en France. Comme il avait beaucoup d'argent, il trouva un juif
qui le conduisit a Koenigsberg; mais en France, etant devenu fou, il
se brula la cervelle. (_Note de l'auteur_.)]

Nous avions passe une mauvaise nuit. Beaucoup d'hommes de la Garde
imperiale avaient succombe: il pouvait etre sept heures du matin.
C'etait le 29 novembre. J'allai encore aupres du pont, afin de voir si
je rencontrerais des hommes du regiment. Ces malheureux, qui n'avaient
pas voulu profiter de la nuit pour se sauver, venaient, depuis qu'il
faisait jour, mais trop tard, se jeter en masse sur le pont. Deja l'on
preparait tout ce qu'il fallait pour le bruler. J'en vis plusieurs qui
se jeterent dans la Berezina, esperant la passer a la nage sur les
glacons, mais aucun ne put aborder. On les voyait dans l'eau jusqu'aux
epaules, et la, saisis par le froid, la figure rouge, ils perissaient
miserablement. J'apercus, sur le pont, un cantinier portant un enfant
sur sa tete. Sa femme etait devant lui, jetant des cris de desespoir.
Je ne pus en voir davantage; c'etait au-dessus de mes forces. Au
moment ou je me retirais, une voiture dans laquelle etait un officier
blesse, tomba en bas du pont avec le cheval qui la conduisait, ainsi
que plusieurs hommes qui accompagnaient[56]. Enfin, je me retirai. On
mit le feu au pont; c'est alors, dit-on, que des scenes impossibles a
peindre se sont passees. Les details que je viens de raconter ne sont
que l'esquisse de l'horrible tableau.

[Note 56: C'est ainsi que perit M. Legrand, frere du docteur
Legrand, de Valenciennes. Il avait ete blesse a Krasnoe. Il etait
arrive jusqu'a la Berezina. Un instant apres la scene que je viens de
tracer, et au moment ou les Russes tiraient sur le pont, l'on m'a
assure qu'il avait encore recu une blessure avant d'etre precipite,
lui et sa voiture. (_Note de l'auteur_.)]

Je venais d'etre prevenu que le regiment allait passer; il venait de
quitter la position de la veille. Je fis prendre les armes aux hommes,
reunis au nombre de 23, sans compter notre armurier. Lorsque le
regiment passa, chacun rentra dans sa compagnie.

Nous etions en marche: il pouvait etre neuf heures. Nous traversames
un terrain boise et coupe par des marais que nous passames sur des
ponts construits en bois de sapin resineux de deux mille pieds de
longueur, que les Russes n'avaient pas eu, heureusement pour nous, le
bonheur de bruler. L'on s'arreta pour attendre ceux qui etaient encore
derriere. Il faisait un peu de soleil. Je m'assis sur le sac de
Gros-Jean et je m'endormis, mais un officier, M. Favin, s'en etant
apercu, vint me tirer par les oreilles, par les cheveux; d'autres me
donnaient des coups de pied dans le derriere, sans pouvoir m'eveiller.
Enfin il fallut que plusieurs prennent le parti de me lever, car c'en
etait fait: mon sommeil etait celui de la mort et, cependant, j'etais
fache que l'on m'eut reveille.

Beaucoup d'hommes, que l'on croyait perdus, arrivaient encore des
bords de la Berezina. Il y en avait qui s'embrassaient, se
felicitaient, comme si l'on venait de passer le Rhin, dont nous etions
encore eloignes de quatre cents lieues! On se croyait tellement sauves
que, revenus a des sentiments moins indifferents, on plaignait, on
regrettait ceux qui avaient eu le malheur de rester en arriere. Pour
ne plus m'endormir, on me conseilla de marcher un peu en avant. C'est
ce que je fis.




IX

De la Berezina a Wilna.--Les juifs.


Il n'y avait pas une demi-heure que je marchais en avant du regiment,
lorsque je rencontrai un sergent des fusiliers-chasseurs que je
connaissais. Comme je lui voyais l'air assez content (chose
excessivement rare), je lui demandai s'il avait quelque chose a
manger: "J'ai, me dit-il, trouve quelques pommes de terre dans le
village ou nous sommes". Alors je levai la tete et m'apercus que nous
etions, effectivement, dans un village. Je ne l'avais pas encore
remarque, marchant toujours absorbe, et la tete baissee.

Au nom de _pommes de terre_, je l'arretai pour lui demander dans
quelle maison du village il les avait trouvees. Je m'empressai d'y
courir, autant que mes jambes me le permettaient, et j'eus le bonheur,
apres bien des recherches et du mal, de trouver, sous un four, trois
petites pommes de terre, un peu plus grosses que des noix, que je fis
cuire a moitie dans un feu abandonne et un peu ecarte de la route,
dans la crainte d'etre vu. Lorsqu'elles furent cuites assez, je les
mangeai avec un morceau de cheval, mais sans gout, car la fievre que
j'avais depuis plusieurs jours m'avait casse l'appetit; aussi je
jugeais que, si cela devait durer encore quelques jours, j'etais
perdu.

Le regiment venant a passer, je repris mon rang, et nous marchames
jusqu'a Ziembin, ou l'Empereur etait deja arrive avec une partie de la
Garde. Nous le vimes qui regardait du cote de la route de Borisow, sur
notre gauche, ou l'on disait que les Russes venaient. Quelques
cavaliers de la Garde s'etaient portes en avant, mais les Russes ne se
montrerent pas, ce jour-la. L'Empereur alla coucher a Kamen, avec la
moitie de la Garde, et nous, les fusiliers-grenadiers et chasseurs,
nous couchames en arriere de cet endroit.

Le 30, le quartier imperial coucha a Plechnitzie, et nous, nous
bivouaquames en arriere. Le lendemain, lorsque nous y arrivames, nous
apprimes que, le 29, le marechal Oudinot, qui s'etait retire dans cet
endroit apres avoir ete blesse, le 28, a la Berezina, avait failli
etre pris; que les Russes, au nombre de deux mille, avec deux pieces
de canon, y etaient entres, mais que le marechal, quoique blesse,
s'etait defendu avec vingt-cinq hommes, tant officiers que soldats,
malheureux et blesses, dans une maison ou ils s'etaient retranches;
que les Russes, etonnes des dispositions de defense que faisait le
marechal, avec le peu d'hommes qui l'accompagnaient, s'etaient retires
sur une hauteur qui domine l'endroit, et que, de la, ils firent le
siege de la maison, jusqu'au moment ou de la troupe de la
Confederation du Rhin, et une partie de la Garde, arriva avec
l'Empereur. Nous remarquames la baraque, en passant: elle etait percee
de plusieurs coups de boulets; mais nous ne pumes comprendre comment
deux mille Cosaques n'avaient pas eu assez de courage pour prendre
d'assaut une baraque en bois, ou vingt-cinq hommes s'etaient retires
pour se defendre, il est vrai, jusqu'a la mort.

Le lendemain 1er decembre, nous partimes de grand matin. Apres
une heure de marche, nous arrivames dans un village ou les
fusiliers-chasseurs avaient couche; ils nous attendaient, afin de
partir avec nous. En y arrivant, je m'informai si l'on n'y trouvait
rien a acheter: un sergent-major des chasseurs me dit que, chez le
juif ou il avait loge, se trouvait du genievre. Je le priai de m'y
conduire. Etant dans la maison, j'apercus le juif avec une longue,
barbe, et, m'adressant a lui fort poliment en allemand, je lui
demandai s'il avait du genievre a me vendre. Il me repondit d'un ton
brusque: "Je n'en ai plus, les Francais me l'ont pris!" A cela je
n'avais rien a repondre, mais, comme je connaissais cette race
d'hommes, je n'ajoutai pas foi aux paroles qu'il me disait, car ce
n'etait que la crainte de ne pas etre paye qui lui faisait dire qu'il
n'en avait plus. Tout a coup, une jeune fille de quatorze a quinze ans
descendit d'un grand poele en terre, sur lequel elle etait assise, et
s'approchant de moi, me dit: "Si tu veux me donner le galon que tu as
la, je te donnerai un verre d'eau-de-vie!" Je consentis a ce qu'elle
voulait; aussitot, elle detacha le large galon en argent qui soutenait
la carnassiere que je portais au cote, d'une valeur de plus de trente
francs, et que j'apportais de Moscou. Lorsqu'il fut en sa possession,
elle le cacha dans son sein; ensuite elle le remplaca par une mauvaise
corde. Si je l'avais laissee faire, elle m'aurait pris la giberne du
docteur que j'avais enlevee au Cosaque; elle s'etait apercue qu'elle
etait garnie en argent. Un instant apres, elle m'apporta un mauvais
verre de genievre que j'avalai avec peine, tant j'avais l'estomac
resserre.

La jeune juive me donna encore un petit fromage d'une forme ovale,
gros comme un oeuf de poule, et qui avait l'odeur de l'anis. Je le mis
precieusement dans ma carnassiere, et je sortis.

A peine avais-je pris l'air, que le malheureux verre de genievre, au
lieu de descendre dans l'estomac, me monta a la tete. Il fallait
passer sur un corps d'arbre qui servait de pont, sur un large et
profond fosse rempli de neige. Je le passai en dansant, sans tomber,
et je courus jusqu'au milieu du regiment, en faisant la meme chose. Je
fis mieux, j'allai prendre de mes camarades par les bras, en chantant
et en voulant les faire danser. Plusieurs de mes amis, et meme des
officiers, se reunirent autour de moi, en me demandant ce que j'avais:
pour toute reponse je dansais, et je chantais. D'autres me regardaient
avec indifference. Le sergent-major de la compagnie, me conduisant a
quelques pas du regiment, me demanda d'ou je venais. Je lui dis que
j'avais bu la goutte: "Et ou?--Viens avec moi", lui dis-je. Il me
suivit, nous passames sur l'arbre, en nous tenant par la main. A peine
etions-nous de l'autre cote, que je me sentis saisir par un bras:
c'etait un de mes amis un Liegeois[57], sergent-major, qui venait
savoir ce que j'avais.

[Note 57: Leboude. (_Note de l'auteur._)]

Lorsque nous fumes chez le juif, je leur dis que, s'ils avaient des
galons d'or ou d'argent, ils auraient du genievre: "Si ce n'est que
cela, dit le Liegeois, en voila!" Il avait un joli bonnet en peau
d'Astrakan, dont le tour etait garni d'un large galon en or; il le
donna. Ce fut encore la jeune juive qui fit l'affaire, qui le
decousit. On nous donna du genievre; ensuite nous sortimes, mais a
peine etions-nous hors de la maison, que la folie me reprit encore
plus fort, ainsi qu'au Liegeois, de sorte que je recommence a danser,
et le Liegeois aussi. Le sergent-major regardait en nous engageant de
marcher pour rejoindre le regiment. Pour toute reponse, nous le
prenons chacun par un bras et nous nous dirigeons du cote du fosse,
sur l'arbre qui sert de pont, toujours en dansant. Arrive la, le
Liegeois glisse, tombe, et entraine le sergent-major ainsi que moi
dans le fosse et dans la neige qui recouvrait plus de deux cents
cadavres, que l'on y avait jetes depuis deux jours[58]. A cette chute
inattendue, le sergent-major jette un cri de terreur et de colere,
sans cependant s'etre fait mal, ni nous non plus. Ensuite il se met a
jurer apres nous et le Liegeois a chanter; me prenant par les mains,
il voulait me faire danser.

[Note 58: Ces cadavres provenaient des malheureux qui, les
premiers, avaient passe la Berezina et qui, ayant continuellement
chemine, s'etaient arretes dans le village, ou les juifs leur avaient
vendu des mauvaises liqueurs, qu'ils n'etaient plus habitues de
prendre et qui les avaient fait mourir. (_Note de l'auteur._)]

Il fallait sortir, mais nous n'en avions ni la force, ni la
possibilite. Partout il se trouvait des glacons sous la neige, de
sorte que, lorsque nous avions depasse l'endroit ou il n'y avait plus
de cadavres, il nous etait impossible de marcher. En definitive, si
une compagnie de Westphaliens n'eut passe dans le moment, nous y
serions restes. L'on avanca une corde, mais, avec nos mains gelees,
nous ne pumes la tenir. On finit par nous descendre le cote d'une
voiture qui nous servit d'echelle; des Westphaliens nous aiderent a
remonter. Cette descente avait rendu le Liegeois et moi un peu plus
calmes. Nous rejoignimes le regiment qui s'etait arrete pres d'un
bois; on se remit en marche; une lieue plus loin, nous rencontrames le
prince Eugene, vice-roi d'Italie, marchant a la tete d'un petit nombre
d'officiers et de quelques grenadiers de la Garde royale, groupes
autour de leurs drapeaux. Ils etaient extenues de fatigue. Ce
jour-la, nous fimes une forte journee; aussi nous laissames encore
beaucoup d'hommes en arriere, et nous allames coucher dans un village
abandonne ou nous trouvames de la paille pour nous coucher. La viande
de cheval ne nous manquait pas, mais nous n'avions plus de marmite
pour la faire cuire et faire du bouillon qui nous aurait soutenus un
peu. Nous fumes encore reduits, comme les jours precedents, a manger
un morceau de viande rotie, mais nous couchames dans des maisons ou
nous pumes faire du feu. Pendant la nuit, je fus oblige de sortir
plusieurs fois de la maison ou j'etais couche, car la chaleur, a
laquelle je n'etais plus habitue, m'incommodait.

Le lendemain, nous partimes de grand matin. C'etait le 2 decembre; la
fievre me reprit, j'eprouvais de grandes lassitudes dans les cuisses,
de sorte qu'au bout d'une heure de marche, je me trouvais encore en
arriere du regiment. Quelque temps apres, je traversai un petit
village ou se trouvaient beaucoup de traineurs, mais je le passai sans
m'arreter. Un peu plus loin, j'en rencontrai plusieurs milliers,
arretes autour de quelques maisons, occupes a rotir du cheval. Le
general Maison passa, s'arreta un instant pour engager tout le monde a
suivre, si l'on ne voulait pas etre pris par la cavalerie russe, qui
n'etait pas loin; mais la grande partie de ces hommes demoralises et
affames n'ecoutait plus rien. Ils ne voulaient quitter leurs feux
qu'apres avoir mange, et beaucoup se preparaient a defendre, contre
l'ennemi, le morceau de cheval qu'ils faisaient cuire. Je continuai a
marcher. Plus avant, je rencontrai plusieurs soldats de la compagnie,
que je priai de ne pas me quitter. Ils me le promirent, en disant
qu'ils me suivraient partout, que tout leur etait indifferent; ils ne
tinrent que trop leur parole.

Le soir, nous arretames pres d'un bois pour y passer la nuit. Deja
beaucoup d'hommes de differents corps y etaient arretes, surtout de
l'armee d'Italie, et quelques grenadiers du 1er regiment de la Garde,
a qui je demandai des nouvelles de Picart. On me repondit qu'on
l'avait vu la veille, mais que l'on pensait qu'il avait le cerveau
attaque, qu'il avait l'air d'un fou.

Depuis le moment ou, pres du pont de la Berezina, le pauvre Gros-Jean
m'avait laisse son sac, je n'avais pas encore pense de l'ouvrir, afin
de voir ce qu'il pouvait contenir. Comme j'etais certain qu'il ne
reviendrait plus, au moins de si tot, j'en fis la visite en presence
des deux hommes de la compagnie qui etaient avec moi et qui,
precisement, etaient de son escouade. Je ne trouvai rien
d'extraordinaire: seulement un mouchoir renfermant un peu de gruau
melange avec du seigle. Un des hommes avait le couvercle d'une
marmite; nous le fimes cuire. Je trouvai encore une mauvaise paire de
souliers, mais pas de chemise, chose dont j'avais tant besoin; le
reste m'etait tout a fait inutile.

Heureusement, dans l'endroit ou nous etions arretes, se trouvait
beaucoup de bois coupe; nous fimes grand feu. La nuit, le froid fut
supportable, mais, le matin au point du jour (journee du 3), un vent
du nord s'eleva, qui nous amena un froid de vingt degres. Il fallut se
mettre en marche, car la position n'etait pas tenable. Apres avoir
mange un morceau de cheval, nous partimes, suivant machinalement ceux
qui marchaient devant nous, et qui, pas plus que nous, ne savaient ou
ils etaient, ni ou ils allaient. Le froid cessa un peu dans la
journee, le soleil fut brillant, aussi nous fimes beaucoup de chemin,
nous arretant dans des maisons isolees ou a des feux de bivac
abandonnes. Autant que je puis me le rappeler, nous couchames dans une
maison de poste.

Le soleil, qui s'etait montre la veille, n'etait que l'avant-coureur
d'une gelee extraordinaire. Je ne dirai rien de cette journee, car, en
verite, je n'ai jamais su comment je la passai. Je fus absorbe
tellement que, lorsque mes deux soldats m'adressaient la parole, je
leur repondais d'une maniere a leur faire penser que j'etais fou. Le
froid fut intolerable. Beaucoup prirent les premiers chemins qu'ils
rencontrerent, dans l'espoir de trouver des habitations; enfin nous
finimes, comme beaucoup, par nous perdre, en suivant des Polonais qui
prenaient un chemin pour aller sur Varsovie, par Olita. Un Polonais
qui parlait francais m'assura que nous etions a plus d'une lieue de la
route de Wilna. Nous voulumes revenir sur nos pas; nous nous perdimes
de nouveau, nous rencontrames trois officiers suivis par plus de cent
malheureux de differents corps et de differentes nations, mourant de
froid et de misere. Lorsqu'ils surent par nous qu'ils etaient egares,
plusieurs pleurerent comme des enfants.

Comme nous nous trouvions pres d'un bois de sapins, nous nous
decidames a y etablir notre bivac, avec ceux que nous venions de
rencontrer. Ils avaient, avec eux, un cheval. On le tua, et une
distribution en fut faite; deux feux furent allumes, et chacun fit sa
cuisine au bout de son sabre ou d'un baton. Le repas acheve, nous nous
formames en cercle autour de plusieurs feux, et il fut convenu qu'un
quart veillerait, car l'on craignait a chaque instant d'etre pris par
les Russes qui suivaient l'armee, presque toujours sur les cotes de la
route. Une heure apres, la neige nous arriva, avec un grand vent qui
nous forca de nous mettre sous les abris que nous avions eu la
precaution de faire. Un peu plus tard, le vent devint tellement
furieux, que la neige y entrait et nous empechait de prendre un peu de
repos, malgre que le sommeil nous accablait. Cependant je m'endormis
sur mon sac, sur lequel j'etais assis; pour me preserver de la neige,
j'avais mis sur ma tete mon collet double en peau d'hermine. Combien
de fois, dans cette triste nuit, je regrettai ma peau d'ours!

Mon sommeil ne fut pas de longue duree, car un coup de vent emporta
l'abri sous lequel j'etais avec mes deux soldats. Nous fumes alors
obliges de nous tenir toujours en mouvement, pour ne pas geler. Enfin
le jour parut, nous nous mimes en marche, en laissant dans le bivac
sept hommes, dont trois etaient deja morts, et quatre sans
connaissance, qu'il fallut abandonner.

Il pouvait etre huit heures, lorsque nous eumes rejoint la
grand'route, et, apres bien des peines, nous arrivames, sur les trois
heures apres midi, a Molodetschno, au milieu d'une cohue d'hommes de
tous les corps, surtout de l'armee d'Italie. En arrivant dans le
village, ou l'Empereur avait couche la veille, nous cherchames a nous
introduire pour passer la nuit dans une grange ou dans une ecurie,
mais nous etions arrives trop tard. Nous fumes obliges de nous etablir
au milieu d'une maison brulee, sans toit, et ou les trois quarts des
places etaient deja prises, mais nous nous regardames encore comme
tres heureux de pouvoir nous mettre un peu a l'abri d'un froid
excessif qui alla toujours en augmentant, jusqu'a notre arrivee a
Wilna.

J'appris plus tard, a mon arrivee en Pologne, que ce fut de ce
village, Molodetschno, que l'Empereur traca son vingt-neuvieme
bulletin, qui annoncait la destruction de notre armee, et qui fit tant
de sensation en France.

Le 5, il faisait grand jour lorsque nous partimes. Nous suivimes
machinalement plus de dix mille hommes qui marchaient confusement et
sans savoir ou ils allaient. Nous traversames beaucoup d'endroits
marecageux, ou nous eussions probablement tous peri, sans les fortes
gelees qui consolidaient le mauvais terrain sur lequel nous marchions.
Celui qui etait oblige de s'arreter n'etait pas en peine de retrouver
son chemin, car la quantite d'hommes qui tombaient pour ne plus se
relever pouvait servir de guide. Nous arrivames, lorsqu'il faisait
encore jour, a Brenitza, ou l'Empereur avait couche; il en etait parti
dans la matinee. Nous fumes plus heureux que le jour precedent: je
trouvai un peu de farine a acheter; nous fimes de la bouillie, mais
nous n'eumes pas le bonheur de trouver une maison sans toit; nous
fumes forces de coucher dans la rue. Apres avoir encore passe cette
mauvaise nuit sans dormir, tant il faisait froid, nous partimes pour
nous rendre a Smorgony. En suivant la route, nous la vimes couverte
d'officiers superieurs des differents corps, ainsi que des nobles
debris de l'Escadron et du Bataillon sacres, couverts de mauvaises
fourrures, de manteaux brules, meme d'autres qui n'en avaient pas la
moitie, l'ayant partage avec un ami, peut-etre avec un frere. Une
grande partie marchait appuyee sur un baton de sapin; ils avaient la
barbe et les cheveux couverts de glacons; on en voyait qui, ne pouvant
plus marcher, regardaient, parmi les malheureux qui couvraient la
route, s'il ne s'en trouvait pas des regiments qu'ils commandaient
quinze jours avant, afin d'en obtenir un secours, en leur donnant le
bras ou autrement: celui qui n'avait pas la force de marcher etait un
homme perdu.

Il en etait des routes comme des bivacs, ressemblant a un champ de
bataille, tant il y avait de cadavres; mais comme, presque toujours,
il tombait beaucoup de neige, le tableau etait moins sinistre a voir;
d'ailleurs on etait devenu sans pitie; on etait devenu insensible pour
soi-meme, a plus forte raison pour les autres; l'homme qui tombait et
implorait une main secourable n'etait pas ecoute. C'est de cette
maniere que nous arrivames a Smorgony; c'etait le 6.

En entrant dans cette ville, nous apprimes que l'Empereur en etait
parti la veille, a dix heures du soir, pour la France, laissant le
commandement de l'armee au roi Murat. Beaucoup d'etrangers profiterent
de cette occasion pour jeter de la defaveur sur l'Empereur a propos
d'une demarche qui n'etait que naturelle, car, apres la conspiration
de Malet, sa presence devenait necessaire en France, non seulement
pour la partie administrative, mais pour y organiser une nouvelle
armee. On voyait, au milieu des groupes d'hommes a demi morts qui
arrivaient, d'autres individus qui paraissaient tout a fait etrangers
et a part des malheureux, car ils etaient bien vetus et vigoureux; ils
criaient contre la demarche de l'Empereur. Depuis, j'ai toujours pense
que ces hommes etaient des agents de l'Angleterre qui arrivaient
au-devant de l'armee pour y precher la defection.

Au milieu de cette multitude, je perdis un des hommes qui
m'accompagnaient, mais, presse de trouver un gite pour passer la nuit,
je ne pouvais pas le chercher. Voyant passer un officier badois
faisant partie de la garnison de la ville, je le suivis avec l'autre
homme qui me restait, pensant bien qu'il avait un logement ou nous
pourrions peut-etre nous introduire. Effectivement, il entra chez un
juif ou il etait loge, et, s'apercevant que nous le suivions, nous en
facilita l'entree. Lorsque nous y fumes, nous nous installames pres
d'un poele bien chaud. Il faut avoir ete souffrant et malheureux comme
nous l'etions, pour apprecier le bonheur d'avoir une habitation
chaude, ou l'on puisse passer une bonne nuit.

Dans la meme chambre etait un jeune officier d'etat-major, malade de
la fievre et couche sur un mauvais canape. Il me conta qu'il etait
malade depuis Orcha, mais que, ne pouvant aller plus loin, il allait
probablement finir sa carriere, car il serait pris par les Russes: "Et
Dieu sait, continua-t-il, ce qu'il en adviendra! Pauvre mere, que
dira-t-elle lorsqu'elle le saura?"

L'officier badois, qui etait present et qui parlait le francais,
chercha a le consoler en lui disant qu'il lui procurerait un cheval
pour son traineau, puisque celui qui l'avait conduit etait mort. A
nous, il nous promit de la soupe et de la viande, mais, pendant la
nuit, il partit avec tous ceux des siens qui etaient la en garnison.
Quant au pauvre officier, la fievre augmenta pendant la nuit, il fut
continuellement dans le delire, et nous, nous n'eumes pas la soupe ni
la viande sur lesquels nous avions tant compte. Nous n'eumes que
quelques oignons et quelques noisettes que le juif nous vendit bien
cher, mais ce n'etait pas trop payer la nuit que nous avions passee a
couvert.

Le 7 au matin, comme nous etions assez bien reposes, nous partimes de
bonne heure et en faisant le moins de bruit possible, afin que le
jeune officier ne put nous entendre, vu l'impossibilite ou nous etions
de lui rendre aucun service. Peu d'hommes etaient sur le chemin.
Lorsque nous eumes fait une lieue, nous nous reposames pres d'une
grange incendiee; au bout d'une demi-heure, nous vimes arriver la
colonne de la Garde imperiale; les debris de notre regiment etaient
la, marchant toujours en ordre autant que possible; je rentrai dans
les rangs. Lorsqu'on fit halte, on me demanda sans interet si, depuis
quatre jours que l'on ne m'avait vu, j'avais trouve des vivres. Sur ma
reponse que je n'avais rien, on me tourna le dos en jurant et en
frappant la terre avec la crosse du fusil.

On se remit en route, et nous arrivames tres tard a Joupranoui:
presque toutes les maisons etaient brulees, les autres abandonnees,
sans toits et sans portes. Nous nous mimes comme nous pumes, les uns
sur les autres. Le cheval ne manquant pas, j'en fis cuire pour le
lendemain.

Le lendemain 8, il faisait grand jour lorsque nous partimes, mais le
froid etait tellement rigoureux, que les soldats mettaient le feu aux
maisons pour se chauffer. Dans toutes maisons, il y avait des
malheureux soldats: beaucoup perirent dans les flammes, n'ayant pas la
force de se sauver.

Dans le milieu de la journee, nous arrivames dans une petite ville
dont je ne me rappelle plus le nom. On disait que l'on devait y faire
des distributions, mais nous apprimes que les partisans avaient pille
les magasins avant notre arrivee, et que ceux qui etaient charges des
distributions, ainsi que les commissaires des guerres, s'etaient
sauves.

Nous continuames notre route, enjambant sur les morts et les mourants.
Lorsque nous fimes halte pres d'un bois ou un soldat de la compagnie
apercut un cheval abandonne, nous nous reunimes a plusieurs pour le
tuer et en prendre chacun un morceau, mais comme personne n'avait plus
de hache ni de forces pour en couper, nous le tuames pour en avoir le
sang, que nous recueillimes dans une marmite enlevee a une cantiniere
allemande et, comme nous trouvions toujours des feux abandonnes, nous
le fimes cuire en mettant dedans de la poudre pour assaisonnement:
mais, a peine etait-il a moitie cuit, nous apercumes une legion de
Cosaques. Nous eumes, cependant, le temps de le manger tel qu'il etait
et a pleines mains, de maniere que nos figures et nos vetements
etaient barbouilles de sang. Nous etions epouvantables a voir, et nous
faisions pitie.

Cette halte, causee par un embarras occasionne par l'artillerie, que
des chevaux a demi morts trainaient encore, avait reuni plus de trente
mille hommes de toutes armes et de toutes les nations, qui offraient
un tableau impossible a decrire. Enfin, nous continuames a marcher, et
nous arrivames dans un grand village a trois ou quatre-lieues de
Wilna.

Comme j'allais me disposer a passer la nuit dans une ecurie ou toute
la compagnie etait logee, l'on me commanda de garde de police. Je
partis avec les hommes que l'on put ramasser et qui vinrent de bon
coeur, esperant etre mieux, mais l'on me designa, pour corps de garde,
une espece de baraque qui se trouvait au milieu de la place, sur une
elevation, et ou le vent vient de tous cotes; malgre le grand feu que
nous avions fait, il nous fut impossible de reposer un seul instant.

Je reconnus ce village pour celui ou nous avions loge, cinq mois
avant, en partant de Wilna pour aller a Moscou, et ou j'avais perdu un
trophee, c'est-a-dire une petite boite dans laquelle il y avait des
bagues, des colliers en cheveux et des portraits provenant des
maitresses que j'avais eues dans tous les pays ou j'avais ete. J'ai
beaucoup regrette ma petite collection.

Le matin 9, nous partimes pour Wilna, par un froid de vingt-huit
degres[59]. De deux divisions, fortes encore de plus de dix mille
hommes, Francais et Napolitains, qui, depuis deux jours, s'etaient
joints a nous, ainsi que d'autres qui nous attendaient, echelonnes sur
la route, a peine, deux mille arriverent a Wilna. Le reste fut decime
dans cette terrible journee. Et cependant ces hommes etaient bien
vetus, et rien ne leur avait manque en fait que de nourriture, car ils
n'avaient quitte les bons cantonnements ou ils etaient, en Pomeranie
et en Lithuanie, que depuis quelques jours. Lorsque nous les
rencontrames, nous leur fimes pitie, mais, deux jours apres, ils
etaient plus malheureux que nous.

[Note 59: Beaucoup ont affirme 30 ou 32 degres. _(Note de
l'auteur)_]

Moins demoralises que nous, on les voyait se secourir les uns les
autres; mais lorsqu'ils virent qu'ils etaient aussi les victimes de
leur devouement, ils devinrent aussi egoistes que les autres, les
officiers superieurs comme les simples soldats.

L'espoir d'arriver, dans quelques heures, a Wilna, ou nous devions
avoir des vivres en abondance, m'avait rendu des forces, ou plutot,
comme beaucoup de mes camarades, je faisais, pour arriver, des efforts
surnaturels. Le froid de vingt-huit degres etait au-dessus de tout ce
que l'on pouvait faire. Je me sentais defaillir, il semblait que nous
marchions au milieu d'une atmosphere de glace. Combien de fois, dans
cette triste journee, je regrettai ma peau d'ours qui deja, dans des
froids semblables, m'avait sauve la vie! Je n'avais plus de
respiration, des glaces s'etaient formees dans mon nez; mes levres se
collaient; mes yeux, eblouis par la neige et par la faiblesse,
pleuraient, les larmes se gelaient et je n'y voyais plus. Alors
j'etais force de m'arreter et de me couvrir la figure avec la peau
d'hermine de mon collet, pour en faire fondre la glace. C'est de cette
maniere que j'arrivai pres d'une grange a laquelle on avait mis le feu
pour se chauffer. Alors je pus respirer un peu: il en etait de meme de
presque toutes les habitations que l'on rencontrait. Dans presque
toutes, il y avait des malheureux soldats qui, ne pouvant aller plus
loin, s'y etaient retires pour mourir.

Nous apercumes les clochers de Wilna: je voulus presser le pas afin
d'arriver des premiers, mais les vieux chasseurs de la Garde que je
rencontrai m'en empecherent. Ils marchaient en colonne et sur deux
rangs, de maniere a barrer la route, afin que personne ne passat sans
marcher en ordre. On voyait des vieux guerriers ayant des glacons qui
leur pendaient a la barbe et aux moustaches, comprimant leurs
souffrances pour marcher en ordre, mais cet ordre que l'on voulait
maintenir fut impossible. On se jeta en confusion dans le faubourg: en
y entrant, j'apercus a la porte d'une maison un de mes amis, velite et
officier aux grenadiers, etendu mort; les grenadiers etaient arrives
une heure avant nous. Beaucoup d'autres tomberent, en arrivant,
d'epuisement et de froid; le faubourg etait deja parseme de cadavres.
On designa une maison pour notre bataillon et, quoique deja il s'y
trouvait des Badois qui faisaient partie de la garnison, le logement
ne fut pas trop petit. Il est vrai qu'un instant apres, ils evacuerent
la maison, tant ils avaient peur d'etre devores par nous.

On nous fit une distribution de viande de boeuf: nous ne fumes pas
assez raisonnables de la reunir pour en faire une soupe. On tombait
dessus comme des affames que nous etions, chacun la fit cuire ou
chauffer comme il put, quelques-uns la mangerent crue. Un de mes amis
nomme Poton, gentilhomme breton, velite et sergent de la meme
compagnie que moi, attendait avec une impatience marquee qu'on lui
donnat son morceau, qui pouvait etre d'une demi-livre. Comme il etait
separe d'environ deux pas de celui qui coupait, on le lui jeta. Il
l'attrapa au vol de ses deux mains, comme un chat aurait fait de ses
pattes, le porta a sa bouche et le devora avec des mouvements
convulsifs, malgre tout ce que nous pumes faire pour l'en empecher: il
ne voyait plus rien que le morceau qu'il devorait.

Il pouvait etre midi lorsque nous arrivames. Une heure apres,
j'entrais en ville afin de voir si je ne trouverais pas de pain et
d'eau-de-vie a acheter. Mais, presque partout, les portes etaient
fermees; les habitants, quoique nos amis, avaient ete epouvantes en
voyant cinquante a soixante mille devorants, comme nous etions, dont
une partie avait l'air fou et imbecile; et d'autres, comme des
enrages, couraient en frappant a toutes les portes et aux magasins, ou
l'on ne voulait rien leur donner ni distribuer, parce que les
fournisseurs voulaient que tout se fit en ordre, chose impossible,
puisque l'ordre n'existait plus.

Comme je voyais qu'il n'etait pas possible de se procurer ce dont
j'avais besoin, je me decidais a revenir au faubourg, lorsque je
m'entendis appeler par mon nom; je me retourne et, a ma grande
surprise, j'apercois Picart qui me saute au cou et m'embrasse en
pleurant de plaisir. Depuis le passage de la Berezina, deux fois il
avait rencontre le regiment, mais on lui avait assure que j'etais mort
ou prisonnier. Il me dit qu'il avait de la farine et qu'il allait la
partager avec moi; que, pour de l'eau-de-vie, il me conduirait chez
son juif, ou il se faisait fort de m'en avoir, et probablement du
pain. Je le priai de m'y conduire en attendant que l'on distribuat des
vivres dont j'avais la certitude que l'on aurait, puisque les magasins
etaient remplis.

Je n'oublierai jamais le singulier effet que produisit sur moi la vue
d'une maison habitee; il me semblait qu'il y avait des annees que je
n'en avais vu. Picart me fit prendre un peu d'eau-de-vie, que j'eus
bien de la peine a avaler: ensuite, j'en achetai une bouteille pour
vingt francs, que je mis precieusement dans ma carnassiere. Mais, pour
du pain, il fallait attendre jusqu'au soir; il y avait cinquante jours
que je n'en avais mange, il me semblait que j'aurais oublie toutes mes
miseres, si j'en avais eu.

Le juif me conta que les premiers qui etaient arrives le matin avaient
tout devore; il nous conseilla de ne pas sortir de chez lui,
d'attendre et d'y coucher, qu'il se chargeait de nous procurer tout ce
dont nous aurions besoin, et d'empecher que d'autres n'entrent chez
lui. D'apres son avis, je me decidai a me reposer sur un banc contre
le poele.

Je demandai a Picart comment il se faisait qu'il etait si bien avec
cette famille juive, car je voyais qu'on le traitait comme un enfant
de la maison. Il me repondit qu'il s'etait fait passer pour le fils
d'une juive; qu'il avait, pendant les quinze jours que nous avions
reste dans cette ville, au mois de juillet, toujours ete avec eux a la
synagogue, parce qu'a la suite de cela, il y avait toujours quelques
coups de schnapps [60] a boire, et des noisettes a croquer.

[Note 60: _Schnapps_, eau-de-vie.]

Il y avait longtemps que je n'avais ri, mais je ne pus m'empecher
d'eclater, au point que le sang ruissela de mes levres.

Picart allait continuer a me conter ces fariboles, quand, tout a coup,
nous entendons le bruit du canon et nous voyons arriver notre hote: il
avait l'air tout effare, ne sachant plus parler. Il finit par nous
dire qu'il venait de voir arriver des soldats bavarois suivis par des
Cosaques, justement par la porte ou nous etions arrives.

Effectivement, la garnison de la ville battait la generale. A ce
bruit, Picart saisit ses armes et, s'avancant pres de moi qui n'etais
pas tres dispose a bouger: "Allons, mon pays! me dit-il en me frappant
sur l'epaule, nous sommes de la Garde imperiale, il faut etre les
premiers a courir aux armes! Ensuite, il ne faut pas souffrir que ces
sauvages viennent manger le pain qu'on nous a promis pour ce soir! Si
vous avez la force, suivez-moi, et allons nous reunir a ceux qui vont
charger cette canaille, chose qui ne sera pas difficile!"

Je suivis Picart. Quelques hommes couraient pour se reunir sans savoir
ou, mais un plus grand nombre se retirait du cote oppose ou l'on
devait se battre, et un plus grand nombre encore, insouciants de tout,
ne faisaient pas attention a ce qui se passait.

Lorsque nous fumes pres de la porte qui conduisait au faubourg, nous
rencontrames un detachement de grenadiers et chasseurs de la Garde.
Picart me quitta pour prendre son rang parmi les siens, et comme, a la
gauche, il s'en trouvait quelques-uns de chez nous et une vingtaine
d'officiers qui avaient des fusils, je les suivis en marchant comme
eux, sans savoir qui nous commandait et ou nous allions. L'on gravit
la montagne sans ordre, chacun comme il put; plusieurs tomberent et
resterent en arriere. Nous etions arrives aux deux tiers de la
montagne, que je m'etonnais d'avoir pu aller jusque-la, lorsque je
tombai a mon tour et, quoique aide par un paysan lithuanien, j'eus
bien de la peine a me relever. Je priai ce brave homme de ne pas
m'abandonner, et, pour l'engager a rester avec moi, je lui donnai
environ la valeur de quatre francs en monnaie russe, et un verre
d'eau-de-vie, dans le petit vase que je possedais encore. Mon paysan
fut tellement content qu'il m'aurait, si j'avais voulu, porte sur son
dos. Nous continuames a marcher dans un endroit parseme d'hommes et de
chevaux morts qui, le matin, avaient, comme l'on dit, peri au port.
Beaucoup d'armes se trouvaient a terre; mon paysan ramassa une
carabine et des cartouches en me disant qu'il voulait se battre contre
les Russes.

Apres bien du mal, nous arrivames sur le haut de la montagne ou les
Prussiens etaient deja en bataille. Deux cents hommes, dont les trois
quarts etaient de la Garde, se trouvaient en face d'ennemis qui
consistaient en cavalerie dont une partie etait en eclaireurs, et,
comme les Bavarois avaient, en battant en retraite, laisse quelques
hommes sur le haut de la montagne, avec deux pieces de canon, deux
coups charges a mitraille suffirent pour les faire disparaitre. Comme
la position n'etait pas tenable, a cause du froid, nous fimes
demi-tour pour revenir en ville, ou le desordre etait a son comble. La
terreur s'etait emparee de la garnison, composee presque entierement
d'etrangers; les uns se mettaient en disposition de quitter la ville,
en chargeant des voitures, des traineaux, des chevaux. En meme temps,
l'on entendait crier: "Qui a vu mon cheval? Ou est ma voiture? Arretez
donc celui qui se sauve avec mon traineau!" Ce desordre etait
particulierement cause par les bandes de voleurs qui s'etaient
organisees au commencement de la retraite, dont j'ai signale plus haut
l'existence, et qui, voyant une bonne occasion, en profitaient pour
enlever voitures, chevaux et traineaux charges de vivres, d'or et
d'argent, car, en grande partie, toutes ces dispositions de depart
etaient faites par des commissaires des guerres, des fournisseurs et
d'autres employes de l'armee, qui durent, des ce moment, faire cause
commune avec nous, tandis que les voleurs filaient sur la route de
Kowno, certains de ne pas etre suivis.

En passant dans le faubourg, je ne voulus pas entrer dans la maison ou
s'etaient loges les debris de notre bataillon; je voulais entrer en
ville pour deux choses, d'abord pour du pain dont j'etais certain
d'avoir avec Picart, et aussi pour que l'on puisse dire que je venais
de faire partie de la petite expedition qui venait de chasser les
Russes. Mais nous, n'etions pas encore sur la place que l'on rompit
les rangs, et chacun s'en alla, persuade que nous ne serions pas
longtemps tranquilles. Je courus a la droite pour retrouver Picart,
mais, a ma grande surprise, l'on me dit qu'il avait pris la premiere a
gauche avec dix autres grenadiers et chasseurs commandes par un
officier, pour etre de garde chez le roi Murat, qui venait de quitter
la ville pour aller se loger dans le faubourg, sur la route de Kowno.

Je pris le parti de le chercher au logement du roi Murat. Chemin
faisant, je passai devant la maison ou etait loge le marechal Ney:
devant la porte, plusieurs grenadiers de la ligne, de garde, se
chauffaient a un bon feu qui me donna une envie de m'approcher pour y
prendre part. Voyant comme j'etais malheureux, ils s'empresserent de
me faire place. Plusieurs etaient vigoureux et bien habilles.

Comme je leur en temoignais ma surprise, ils me dirent qu'ils
n'avaient pas ete jusqu'a Moscou; qu'ayant ete blesses au siege de
Smolensk, on les avait evacues sur Wilna, ou ils avaient reste jusqu'a
present; qu'ils etaient gueris et prets a se battre. Je leur demandai
s'ils ne pouvaient me procurer du pain. Ils me dirent, comme le juif,
que, si je voulais revenir le soir, ou rester avec eux, ils etaient
certains que j'en aurais, mais, comme il fallait que je retourne au
faubourg ou etait le bataillon, je promis a ces grenadiers que je
reviendrais le soir, et que chaque pain de munition leur serait paye
cinq francs. Avant de les quitter, ils me conterent qu'un instant
avant que je n'arrive pres d'eux, un peu apres que les Russes
s'etaient montres pres de la ville, un general allemand etait venu
chez le Marechal, en lui conseillant de partir, s'il ne voulait pas
etre surpris par les Russes; mais le Marechal lui avait repondu, en
lui montrant une centaine de grenadiers qui se chauffaient dans la
cour, qu'avec cela il se moquait de tous les Cosaques de la Russie, et
qu'il coucherait dans la ville.

Je leur demandai combien ils etaient pour la garde du Marechal:
"Environ soixante, me repondit un tambour assis sur sa caisse, et
autant que nous avons trouves ici bien portants. Depuis le passage du
Dnieper, je suis avec le Marechal et, avec lui, nous savons comment
l'on arrange ces chiens de Cosaques. Coquin de Dieu! continua-t-il,
s'il ne faisait pas si froid et si je n'avais pas une patte gelee, je
voudrais battre la charge demain, toute la journee!"

Je retournai au faubourg; en entrant dans la maison ou nous etions
loges, je trouvai tous mes camarades couches sur le plancher; l'on
avait fait du bon feu, il faisait chaud; j'etais plus que fatigue, je
fis comme eux: je me couchai.

Il pouvait etre deux heures du matin lorsque je m'eveillai et, comme
j'avais manque le rendez-vous donne aux grenadiers de la garde du
Marechal, j'annoncai a mes camarades que j'allais entrer en ville pour
y chercher du pain, que c'etait le bon moment, parce que toute la
troupe etait couchee et que, d'ailleurs, j'avais des billets de banque
russes. On m'avait assure que, plus loin, l'on n'en voudrait plus, et
qu'a l'heure qu'il etait, je trouverais facilement des juifs ne
demandant pas mieux que de faire des echanges. Plusieurs tacherent de
se lever pour venir avec moi, mais ne le purent. Un seulement, Bailly,
sergent velite, se leva, et les autres nous chargerent de leurs
billets, comptant d'en avoir cinquante francs. Nous les avions recus,
a Moscou, pour cent, qui etait leur valeur: cent roubles.

Il faisait un beau clair de lune, mais, lorsque nous fumes sur la rue,
il ne s'en fallut pas de beaucoup que nous ne rentrames dans la
maison, tant le froid etait excessif.

Jusqu'a la porte de la ville, nous ne rencontrames personne. Arrives a
la porte, nous ne vimes personne pour la garder, pas une sentinelle:
les Russes pouvaient y entrer aussi facilement que nous. Lorsque nous
fumes en face de la premiere maison sur notre gauche, j'apercus de la
lumiere par le soupirail de la cave et, me baissant, je vis que
c'etait une boulangerie, et que l'on venait d'y cuire du pain. Depuis
que nous nous etions approches de la maison, l'odeur nous en montait
fortement au nez. Mon camarade frappa; aussitot l'on vint demander ce
que nous voulions. Nous repondimes: "Ouvrez, nous sommes des
generaux!" De suite l'on ouvrit, et nous entrames. On nous fit passer
dans une grande chambre ou nous vimes beaucoup d'officiers superieurs
etendus a terre. On ne s'inquieta pas de savoir si nous etions ce que
nous nous etions annonces, car depuis longtemps, l'on avait peine a
reconnaitre un officier superieur d'avec un soldat.

Une grosse femme se tenait debout contre la porte de la cave; nous lui
demandames si elle avait du pain a nous vendre. Elle nous repondit que
non, qu'il n'y en avait pas de cuit, et, en meme temps, elle nous
offrit de descendre dans la cave, qui etait la boulangerie, afin de
nous en assurer. Un officier, qui etait couche sur une botte de paille
et enveloppe dans une grande pelisse, se leva et descendit avec nous.
Nous vimes deux garcons boulangers qui dormaient. Nous regardames de
tous cotes, nous ne vimes rien, et nous commencions a croire que cette
femme ne nous avait pas trompes, quand, tout a coup, en me baissant,
j'apercus, sous le petrin, un grand panier que je tirai a moi. A notre
grande surprise, nous vimes qu'il contenait sept grands pains blancs,
de trois a quatre livres, aussi beaux que ceux qu'on fait a Paris.
Quel bonheur! Quelle trouvaille pour des hommes qui n'en avaient pas
mange depuis cinquante jours! Je commencai par m'emparer de deux, que
je mis sous mes bras et sous mon collet, mon camarade en fit autant,
et l'officier prit les trois autres: cet officier etait Fouche,
grenadier velite, alors adjudant-major dans un regiment de la Jeune
Garde, actuellement marechal de camp. Nous sortimes de la cave: la
femme etait encore debout a la porte; nous lui dimes que nous
reviendrions le matin, lorsqu'il y aurait du pain de cuit. Pour etre
debarrassee de nous, ne s'apercevant pas de ce que nous emportions,
elle nous ouvrit la porte, et nous fumes dans la rue[61].

[Note 61: Depuis ce temps, j'ai revu M. le general Fouche, et lui
rappelant cet episode de Wilna, il me dit qu'apres notre sortie de la
maison, il manqua d'etre assassine par ceux qui etaient dans la meme
maison et par les personnes de la maison qui voulaient lui faire payer
celui que nous avions emporte. (_Note de l'auteur_.)]

Une fois libres, laissant tomber nos fusils dans la neige, nous nous
mimes a mordre dans nos pains comme des voraces, mais, comme j'avais
les levres toutes fendues, je ne pouvais ouvrir la bouche pour mordre
comme je l'aurais voulu.

Dans ce moment, nous apercumes deux individus qui nous demanderent si
nous n'avions rien a vendre ou a changer: nous reconnumes des juifs.
Je commencai par leur dire que nous avions des billets de banque
russes, qu'ils etaient de cent roubles, et combien ils voulaient
en donner: "Cinquante!" nous dit le premier en allemand.
"Cinquante-cinq!" dit l'autre. "Soixante!" reprend le premier. Enfin
il finit par nous en offrir soixante-dix-sept, et je mis encore pour
condition qu'il nous payerait du cafe au lait. Il y consentit. Le
second vint derriere moi, en me disant: "Quatre-vingts!" Mais le
marche etait arrete et, comme on nous avait promis du cafe au lait,
nous n'aurions pas voulu, pour vingt francs de plus au billet, faire
marche avec d'autres.

Le juif avec qui nous venions de faire affaire nous conduisit chez un
banquier, car lui n'etait qu'un agent d'affaires. Le banquier etait
aussi juif. Lorsque nous y fumes, on nous demanda nos billets; nous en
avions neuf. Pour mon compte, j'en avais trois. Apres les avoir
donnes, on les regarda minutieusement comme les juifs regardent.
Ensuite, ils passerent dans une autre chambre, et nous, en attendant
nous nous assimes sur un banc ou nous pumes, provisoirement, caresser
notre pain. Le juif qui nous avait conduits etait reste avec nous,
mais, un instant apres, on le fit passer dans une chambre ou etait le
banquier. Alors nous pensames que c'etait pour nous remettre notre
argent, et nous attendimes tranquillement.

L'envie que nous avions de boire du cafe nous fit perdre patience;
nous appelames le patron, mais personne ne parut. L'idee que l'on
voulait nous voler me vint de suite; j'en fis part a mon camarade, qui
pensa comme moi. Alors, pour mieux se faire entendre, il donna un
grand coup de crosse de fusil contre une espece de comptoir. Comme
personne ne paraissait encore, il redoubla contre une cloison en
planches de sapin qui faisait separation avec la chambre ou etaient
nos fripons. Nous les vimes qui avaient l'air de se concerter. Ayant
demande notre argent, on nous dit d'attendre; mais mon camarade
chargea son arme en presence de toute la bande, et moi je sautai au
cou de celui qui nous avait conduits, en lui demandant nos billets.
Lorsqu'ils virent que nous etions determines a faire quelque scene qui
n'aurait pas tourne a leur avantage, ils s'empresserent de nous
compter notre argent dont les deux tiers en or. Prenant celui qui nous
avait conduits, nous le fimes sortir avec nous; lorsque nous fumes
dans la rue, il protesta que tout ce qui venait de se passer n'etait
pas de sa faute. Nous voulumes bien le croire, en consideration du
cafe qu'il nous avait promis. Il nous conduisit chez lui, ou il tint
parole.

Lorsque nous eumes mange, mon camarade voulut retourner au faubourg,
mais, tant qu'a moi, me trouvant trop fatigue et meme malade, je me
decidai d'attendre le jour ou j'etais, et, comme il s'y trouvait deux
cavaliers bavarois, je me crus en surete; j'avais mis mon argent dans
ma ceinture et mon pain dans mon sac. Je me couchai sur un canape: il
pouvait etre quatre heures du matin.

Il n'y avait pas une demi-heure que je reposais, lorsque des coliques
insupportables me prirent, je fus force de me lever; apres, suivirent
des maux de coeur, et je rendis tout ce que j'avais dans le corps;
ensuite j'eus un derangement qui ne me donna pas un moment de repos,
de sorte que je pensais que le juif m'avait empoisonne. Je me crus
perdu, car j'etais tellement faible, que je ne pus prendre la
bouteille a l'eau-de-vie que j'avais dans mon sac. Je priai un des
cavaliers bavarois de m'en donner a boire. Apres en avoir pris un peu,
je me trouvai mieux; alors je me remis sur le canape, ou je
m'assoupis. Je ne sais combien de temps je restai dans cette position,
mais, lorsque je m'eveillai, je trouvai que l'on m'avait enleve mon
pain dans mon sac. Il ne m'en restait plus qu'un morceau, que j'avais
mis dans ma carnassiere, avec ma bouteille d'eau-de-vie qui, fort
heureusement, etait pendue a mon cote. Mon bonnet de rabbin, que je
mettais sous mon schako, avait aussi disparu, ainsi que les cavaliers
bavarois. Ce n'etait pas cela qui m'inquietait le plus, mais bien ma
position, qui etait veritablement critique: independamment de mon
derangement de corps, mon pied droit etait gele et ma plaie s'etait
ouverte. La premiere phalange du doigt du milieu de la main droite
etait prete a tomber; la journee de la veille, avec le froid de
vingt-huit degres, avait tellement envenime mon pied, qu'il me fut
impossible de remettre ma botte. Je me vis force de l'envelopper de
chiffons, apres l'avoir graisse avec la pommade que l'on m'avait
donnee chez le Polonais, et par-dessus tout, une peau de mouton que
j'attachai avec des cordes. J'en fis autant a la main droite.

Je me disposais a sortir, lorsque le juif m'engagea a rester. Il me
dit qu'il y avait du riz a me vendre: je lui en achetai une portion,
pensant que cela me serait bon pour arreter le mal. Je le priai de me
procurer un vase pour le faire cuire; il alla me chercher une petite
bouilloire en cuivre rouge que j'attachai sur mon sac avec ma botte,
ensuite je sortis de la maison apres lui avoir donne dix francs.

Lorsque je fus dans la rue, j'entendis des cris de desespoir:
j'apercus une femme pleurant sur un cadavre a la porte d'une maison.
Cette femme m'arreta pour me dire de la secourir, de lui faire rendre
tout ce qu'on lui avait pris: "Depuis hier, me dit-elle, je suis logee
dans la maison que vous voyez, chez des scelerats de juifs. Mon mari
etait fort malade: pendant la nuit, ils nous ont pris tout ce que nous
avions, et ce matin, je suis sortie pour aller me plaindre. Voyant que
je ne pouvais avoir de secours de personne, je suis revenue pour
soigner mon pauvre mari; mais lorsque je suis arrivee ici, jugez de
mon effroi en voyant, a la porte de la maison, un cadavre! Ces
scelerats avaient profite de ce que j'etais sortie pour l'assassiner!
Monsieur, continua-t-elle, ne m'abandonnez pas! Venez avec moi!" Je
lui repondis qu'il m'etait impossible, mais que ce qu'elle pouvait
faire de mieux etait de se reunir a ceux qui partaient. Elle me fit
signe de la main que c'etait impossible, et comme, depuis un moment,
j'entendais des coups de fusil, je laissai cette malheureuse et me
dirigeai du cote de Kowno, ou j'arrivai au milieu de dix mille hommes
de toutes armes, femmes, enfants se pressant, se poussant afin de
passer les premiers.

Le hasard me fit rencontrer un capitaine de la Jeune Garde qui etait
mon pays[62]. Il etait avec son lieutenant, son domestique et un
mauvais cheval. Le capitaine n'avait plus de compagnie, le regiment
n'existait plus. Je lui contai mes peines, il me donna un peu de the
et un morceau de sucre, mais, un instant apres, une autre masse de
monde arriva derriere nous, qui nous separa. A la tete de la premiere
cohue, un tambour battait la marche de retraite, probablement a la
tete d'un detachement de la garnison que je n'ai pu voir. Nous
marchames pendant plus d'une demi-heure; nous arrivames a l'extremite
du faubourg. Alors on commenca a respirer, et chacun marcha comme il
put. Lorsque je fus hors de la ville, je ne pus m'empecher de faire
des reflexions en pensant a notre armee qui, cinq mois avant, etait
entree, dans cette capitale de la Lithuanie, nombreuse et fiere, et
qui en sortait miserable et fugitive.

[Note 62: M. Debonnez, de Conde, tue a Waterloo, chef de
bataillon. (_Note de l'auteur_).]




X

De Wilna a Kowno.--Le chien du regiment.--Le marechal Ney.--Le tresor
de l'armee.--Je suis empoisonne.--La "graisse de voleur".--Le vieux
grenadier.--Faloppa.--Le general Roguet.--De Kowno a Elbing.--Deux
cantinieres.--Aventures d'un sergent.--Je retrouve Picart.--Le
traineau et les juifs.--Une megere.--Eylau.--Arrivee a Elbing.


Nous n'etions encore qu'a un quart de lieue de la ville quand nous
apercumes les Cosaques a notre gauche, sur les hauteurs et dans la
plaine, a notre droite. Cependant ils n'osaient se hasarder de venir a
notre portee. Apres avoir marche quelque temps, je rencontrai le
cheval d'un officier du train d'artillerie, tombe et abandonne. Il
avait, sur le dos, une schabraque en peau de mouton: c'etait
precisement ce qu'il fallait pour couvrir mes pauvres oreilles, car il
m'eut ete impossible d'aller bien loin sans m'exposer a les perdre.
J'avais, dans ma carnassiere, des ciseaux provenant de la trousse du
docteur, trouvee sur le Cosaque que j'avais tue le 23 novembre. Je
voulus me mettre a l'ouvrage pour en couper et faire ce que nous
appelions des _oreilleres_, afin de remplacer le bonnet de rabbin,
mais ayant la main droite gelee et l'autre fortement engourdie, je ne
pus parvenir a mon but. Deja je me desesperais, lorsqu'un second
arriva, plus fort et plus vigoureux que moi; il etait de la garnison
de Wilna. Il coupa avec un couteau la sangle qui retenait la
schabraque, ensuite il m'en donna la moitie. En attendant que je pusse
l'arranger convenablement, je la mis sur la tete et continuai a
marcher.

Deux coups de canon se firent entendre, ensuite la fusillade: c'etait
le marechal Ney qui sortait de la ville en faisant l'arriere-garde, et
qui etait aux prises avec les Russes. Ceux qui ne pouvaient plus
combattre doublerent le pas autant qu'il leur etait possible; je
voulus faire comme eux, mais mon pied gele et ma mauvaise chaussure
m'en empechaient, puis les coliques qui me prenaient a chaque instant
et qui me forcaient de m'arreter, faisaient que je me trouvais
toujours des derniers. J'entendis derriere moi un bruit confus: je fus
heurte par plusieurs soldats de la Confederation du Rhin qui fuyaient.
Je tombai de tout mon long dans la neige et, aussitot, d'autres me
passerent sur le corps. Ce fut avec beaucoup de peine que je me
relevai, car j'etais abime de douleurs, mais comme j'etais habitue aux
souffrances, je ne dis rien. J'apercus, pas loin de moi,
l'arriere-garde; je me crus perdu si, malheureusement, elle venait a
me depasser, mais le contraire arriva, car le marechal la fit arreter
sur une petite eminence, afin de donner le temps a d'autres hommes que
l'on apercevait de sortir encore de la ville pour nous rejoindre. Le
marechal avait avec lui, pour contenir l'ennemi, environ trois cents
hommes.

J'apercus devant moi un individu que je reconnus, a sa capote, pour
etre un homme du regiment. Il marchait fortement courbe, en paraissant
accable sous le poids d'un fardeau qu'il portait sur son sac et sur
ses epaules. Faisant un effort pour me rapprocher de lui, je fus a
meme de voir que le fardeau etait un chien et que l'homme etait un
vieux sergent du regiment nomme Daubenton[63]; le chien qu'il portait
etait le chien du regiment, que je ne reconnaissais pas.

[Note 63: Le sergent Daubenton etait un vieux brave qui avait fait
les campagnes d'Italie. (_Note de l'auteur_).]

Je lui temoignai ma surprise de le voir charge d'un chien, puisque
lui-meme avait de la peine a se trainer, et, sans lui donner le temps
de me repondre, je lui demandai si c'etait pour le manger; que, dans
ce cas, le cheval etait preferable: "Helas! non, me repondit-il,
j'aimerais mieux manger du Cosaque; tu ne reconnais donc pas Mouton,
qui a les pattes gelees et qui ne peut plus marcher?--C'est vrai, lui
dis-je, mais qu'en veux-tu faire?" Tout en marchant, Mouton, a qui
j'avais passe la main droite emmaillotee sur le dos, leva la tete pour
me regarder et sembla me reconnaitre. Daubenton m'assura que, depuis
sept heures du matin, et meme avant, les Russes etaient dans les
premieres maisons du faubourg ou nous avions loge: que tout ce qui
restait de la Garde en etait parti a six, et qu'il etait certain que
plus de douze mille hommes de l'armee, officiers et soldats, qui ne
pouvaient plus marcher, etaient restes au pouvoir de l'ennemi. Pour
lui, il avait failli subir le meme sort par devouement pour son chien;
il voyait bien qu'il serait oblige de l'abandonner sur la route, dans
la neige: la veille du jour ou nous etions arrives a Wilna, par
vingt-huit degres, il avait eu les pattes gelees et, ce matin, voyant
qu'il ne pouvait plus marcher, il avait resolu de l'abandonner sans
qu'il s'en apercoive; mais ce pauvre Mouton se doutait qu'il voulait
partir sans lui, car il se mit tellement a hurler qu'a la fin il se
decida a le laisser suivre. Mais a peine avait-il fait dix pas dans la
rue, il s'apercut que son malheureux chien tombait a chaque instant
sur le nez: alors il se l'etait fait attacher sur les epaules et sur
son sac, et c'etait de cette maniere qu'il avait rejoint le marechal
Ney, qui faisait l'arriere-garde avec une poignee d'hommes.

Tout en marchant, nous nous trouvames arretes par un caisson renverse
qui barrait une partie du chemin: il etait ouvert, il contenait des
sacs de toile, mais vides. Ce caisson etait probablement parti de
Wilna la veille, ou le matin, et avait ete pille en route, car il
avait ete charge de biscuits et de farine. Je proposai a Daubenton de
nous arreter un instant, car une forte colique venait de me prendre;
il y consentit volontiers, d'autant plus qu'il voulait decidement se
debarrasser de Mouton d'une maniere ou d'une autre.

A peine nous disposions-nous a nous mettre a notre aise, que nous
apercumes, derriere un ravin, un peloton d'une trentaine de jeunes
Hessois qui avaient fait partie de la garnison de Wilna et en etaient
partis depuis le point du jour. Ils attendaient le marechal Ney. Ils
etaient a trente pas de nous et en avant sur la droite de la route. Au
meme instant, nous vimes, sur notre gauche, un autre peloton de
cavaliers, au nombre de vingt, environ; un officier les commandait.
De suite nous les reconnumes pour des Russes; c'etaient des
cuirassiers a cuirasses noires sur habits blancs; ils etaient
accompagnes de plusieurs Cosaques epars ca et la; ils marchaient de
maniere a couper la retraite aux Hessois, ainsi qu'a nous et a une
infinite d'autres malheureux qui venaient de les apercevoir et qui
retrogradaient pour rejoindre l'arriere-garde en criant: "Gare aux
Cosaques!"

Les Hessois, commandes par deux officiers, et qui, probablement,
avaient apercu les Russes avant nous, s'etaient mis en mesure de se
defendre. Pour leur faire face, ils firent une demi-conversion a
gauche, en conservant pour point d'appui la petite butte qui les
couvrait derriere.

Dans ce moment, nous vimes un grenadier de la ligne, bien portant et
bien decide, passer pres de nous et aller en courant prendre rang
parmi les Hessois. Nous nous disposions a faire de meme, mais, pour le
moment, ma position ne me le permettait pas. D'un autre cote,
Daubenton, que Mouton embarrassait, voulait, avant tout, le mettre
dans le caisson, mais nous n'en eumes pas le temps, car les cavaliers
vinrent au galop du cote des Hessois: la, ils s'arreterent en leur
signifiant de mettre bas les armes. Un coup de fusil fut la reponse;
c'etait celui du grenadier francais, qui fut, en meme temps, suivi
d'une decharge generale des Hessois.

A cette detonation, nous pensions voir tomber la moitie des cavaliers,
mais, chose etonnante, pas un ne tomba, et l'officier, qui etait en
avant et qui aurait du etre pulverise, ne parut rien avoir. Son cheval
fit seulement un saut de cote. Se remettant aussitot et se tournant
vers les siens, ils fondirent sur les Hessois et, en moins de deux
minutes, ils furent culbutes et sabres. Plusieurs se sauverent; alors
les cavaliers se mirent a les poursuivre.

Au meme instant, Daubenton, voulant se debarrasser de Mouton, me cria
de l'aider, mais trois cavaliers passerent aupres de lui, a la
poursuite des Hessois. Aussitot, pour etre plus a meme de se defendre,
il voulut se retirer sous le caisson ou j'etais dans une triste
position, souffrant de coliques et de froid, mais il n'en eut pas le
temps, car un des trois cavaliers venait de faire un demi-tour et de
le charger. Il fut assez heureux pour le voir a temps et se mettre en
defense, mais non aussi avantageusement qu'il l'aurait voulu, car
Mouton, qui aboyait comme un bon chien apres le cavalier, le genait
dans ses mouvements. S'il n'avait pas ete attache aux courroies de son
sac, il aurait pu s'en decharger par ce que nous appelions _un coup
sac_, mais, pour le faire, il aurait fallu qu'il se debarrassat de son
sac auquel il etait attache, et le cavalier, qui tournait autour de
lui, ne lui en laissait pas la facilite. Pendant ce temps, quoique
mourant de froid, je m'etais rajuste un peu et j'avais arrange ma main
droite de maniere a pouvoir m'en servir pour faire usage de mon arme
le mieux possible, n'ayant pour ainsi dire plus la force de me
soutenir.

Le cavalier tournait toujours autour de Daubenton, mais a une certaine
distance, craignant le coup de fusil. Voyant que pas un de nous n'en
faisait usage, il pensa peut-etre que nous etions sans poudre, car il
avanca sur Daubenton et lui allongea un coup de sabre que celui-ci
para avec le canon de son fusil. Aussitot, il passa sur la droite et
lui en porta un second coup sur l'epaule gauche, qui atteignit Mouton
a la tete. Le pauvre chien changea de ton; il n'aboyait plus, il
hurlait d'une maniere a fendre le coeur. Quoique blesse et ayant les
pattes gelees, il sauta en bas du dos de son maitre pour courir apres
le cavalier, mais comme il etait attache a la courroie du sac, il fit
tomber son porteur sur le cote. Je crus Daubenton perdu.

Je me trainai sur mes genoux, environ deux pas en avant, et j'ajustai
mon cavalier; mais l'amorce de mon fusil ne brula pas; alors le
cavalier, jetant un cri sauvage, s'elance sur moi,... mais j'avais eu
le temps de rentrer sous le caisson, qui etait renverse sur le cote
gauche, en lui presentant la baionnette.

Voyant qu'il ne pouvait rien contre moi, il retourna sur Daubenton qui
n'avait pu encore se relever a cause de Mouton qui le tirait de cote
en hurlant et aboyant apres le cavalier. Daubenton s'etait traine
contre les brancards du caisson, de sorte que son adversaire ne
pouvait plus, avec son cheval, l'approcher autant. Il s'etait place en
face, le sabre leve, comme pour le fendre en deux, et ayant l'air de
se moquer de lui.

Daubenton, quoiqu'a demi mort de froid et de misere, et malgre sa
figure maigre, pale et noircie par le feu des bivouacs, paraissait
encore plein d'energie, mais d'un aspect etrange et en meme temps
comique, a cause du diable de chien qui le tirait toujours de cote en
aboyant. Ses yeux etaient brillants, sa bouche ecumait de rage en se
voyant a la merci d'un adversaire qui, dans toute autre circonstance,
n'aurait pas ose tenir une minute devant lui. Pour apaiser la soif qui
le devore, je le vois prendre plein la main de neige, la porter a sa
bouche et, aussitot, ressaisir son arme en la faisant resonner comme a
l'exercice: c'est lui qui, a son tour, menace son ennemi.

Aux cris et aux gestes du cavalier, il etait facile de voir qu'il
n'etait pas en sang-froid et, comme l'eau-de-vie ne leur manquait pas,
ils paraissaient en avoir bu beaucoup; on les voyait passer et
repasser, en jetant des cris, aupres de quelques hommes qui n'avaient
pu se replier du cote ou devait venir l'arriere-garde, les jeter dans
la neige et les fouler aux pieds de leurs chevaux, car presque tous
etaient sans arme, blesses ou ayant les pieds et les mains geles.
D'autres, plus valides, ainsi que quelques Hessois echappes a la
premiere charge, s'etaient mis dans des positions a pouvoir un instant
leur resister, mais cela ne pouvait se prolonger, il fallait du
secours ou succomber.

Le cavalier auquel mon vieux camarade avait affaire venait de passer a
gauche, toujours le sabre leve, lorsque Daubenton me cria d'une voix
forte: "N'aie pas peur, ne bouge pas, je vais en finir!" A peine
avait-il dit ces paroles que son coup de fusil partit; il fut plus
heureux que moi. Le cuirassier est atteint d'une balle qui lui entre
sous l'aisselle droite et va ressortir du cote gauche. Il jette un cri
sauvage, fait un mouvement convulsif et, au meme instant, son sabre
retombe en meme temps que le bras qui le tenait. Ensuite, jetant des
flots de sang par la bouche, il pencha le corps en avant sur la tete
de son cheval qui n'avait pas bouge, et resta dans cette position,
comme mort.

A peine Daubenton s'etait-il delivre de son adversaire et debarrasse
de Mouton pour s'emparer du cheval, que nous entendimes, derriere
nous, un grand bruit, ensuite des cris: "En avant! A la baionnette!"
Aussitot, je sors de mon caisson, je regarde du cote d'ou viennent les
cris, et j'apercois le marechal Ney, un fusil a la main, qui
accourait a la tete d'une partie de l'arriere-garde.

Les Russes, en le voyant, se mettent a fuir dans toutes les
directions; ceux qui se jettent a droite, du cote de la plaine,
trouvent un large fosse rempli de glace et de neige qui les empeche de
traverser; plusieurs s'y enfoncent avec leurs chevaux, d'autres
restent au milieu de la route, ne sachant plus ou aller.
L'arriere-garde s'empara de plusieurs chevaux et fit marcher les
cavaliers a pied au milieu d'eux pour, ensuite, les abandonner, car
que pouvait-on en faire? On ne pouvait deja pas se conduire soi-meme.

Je n'oublierai jamais l'air imposant qu'avait le Marechal dans cette
circonstance, son attitude menacante en regardant l'ennemi, et la
confiance qu'il inspirait aux malheureux malades et blesses qui
l'entouraient. Il etait, dans ce moment, tel que l'on depeint les
heros de l'antiquite. L'on peut dire qu'il fut, dans les derniers
jours de cette desastreuse retraite, le sauveur des debris de l'armee.

Tout ce que je viens de dire se passa en moins de dix minutes.
Daubenton se debarrassait de Mouton, pour s'emparer du cheval de celui
qu'il venait de mettre hors de combat, lorsqu'un individu, sortant de
derriere un massif de petits sapins, s'avance, fait tomber le
cuirassier, saisit la monture par la bride, et s'eloigne. Daubenton
lui crie: "Arretez, coquin! C'est mon cheval! C'est moi qui ai
descendu le cavalier!" Mais l'autre, que je venais de reconnaitre pour
le grenadier qui, le premier, avait tire sur les Russes, se sauve avec
le cheval, au milieu de la cohue d'hommes qui se pressent d'avancer.
Alors Daubenton me crie: "Garde Mouton! Je cours apres le cheval; il
faut qu'il me le rende ou il aura affaire a moi!" Il n'avait pas
acheve le dernier mot, que plus de 4000 traineurs de toutes les
nations arrivent comme un torrent, me separant de lui et de Mouton,
que je n'ai plus jamais revu. Ces hommes, que le Marechal faisait
marcher devant lui, etaient apres moi sortis de Wilna.

Puisque l'occasion s'est presentee de parler du chien du regiment, il
faut que je fasse sa biographie:

Mouton etait avec nous depuis 1808; nous l'avions trouve en Espagne,
pres de Benavente, sur le bord d'une riviere dont les Anglais avaient
coupe le pont. Il etait venu avec nous en Allemagne; en 1809, il avait
assiste aux batailles d'Essling et de Wagram, ensuite il etait encore
retourne en Espagne en 1810 et 1811. C'est de la qu'il partit avec le
regiment, pour faire la campagne de Russie, mais, en Saxe, il fut
perdu ou vole, car Mouton etait un beau caniche: dix jours apres notre
arrivee a Moscou, nous fumes on ne peut plus surpris de le revoir; un
detachement compose de quinze hommes, parti de Paris quelques jours
apres notre depart, pour rejoindre le regiment, etant passe dans
l'endroit ou il etait disparu, le chien avait reconnu l'uniforme du
regiment et suivi le detachement.

En marchant au milieu d'hommes, de femmes et meme de quelques enfants,
je regardais toujours si je ne voyais pas Daubenton, dont je
regrettais d'etre separe; mais en arriere, je n'apercus que le
marechal Ney avec son arriere-garde, qui prenait position sur la
petite butte ou les Hessois avaient ete attaques.

Apres cette echauffouree, je fus encore force de m'arreter, tant je
souffrais de mes coliques. Devant moi, je voyais la montagne de
Ponari, depuis le pied jusqu'au sommet. La route, situee aux trois
quarts du versant gauche, se dessinait par la quantite de caissons
portant plus de sept millions d'or et d'argent, ainsi que d'autres
bagages, dans des voitures conduites par des chevaux dont les forces
etaient epuisees, de sorte que l'on se voyait force de les abandonner.

Un quart d'heure apres, j'arrivai au pied de la montagne ou on avait
bivouaque pendant la nuit; l'on y voyait encore l'emplacement de feux,
dont une partie encore allumee; et autour desquels plusieurs hommes se
chauffaient pour se reposer avant de la monter. C'est la que j'appris
que les voitures, parties la veille, a minuit, du faubourg de Wilna,
et arrivees a un defile, n'avaient pu aller plus avant. Un des
premiers caissons s'etant ouvert en se renversant, l'argent en avait
ete pris par ceux qui etaient pres de la. Les autres voitures furent
obligees d'arreter depuis le haut jusqu'au bas. Beaucoup de chevaux
s'etaient abattus pour ne plus se relever.

Pendant que l'on me contait cela, on entendait la fusillade de
l'arriere-garde du marechal Ney et, sur notre gauche, on apercevait
les Cosaques que la vue du butin attirait, mais qui n'avancaient
qu'avec circonspection, attendant que l'arriere-garde fut passee afin
de moissonner sans danger.

Je me remis a marcher, mais, au lieu de prendre la route ou etaient
les caissons, je tournai la montagne par la droite, ou plusieurs
voitures avaient essaye de passer, mais presque toutes avaient ete
renversees dans le fosse, au bord du chemin que l'on voulait se
frayer. Il y avait un caisson dans lequel il restait encore beaucoup
de portemanteaux. J'aurais bien voulu en attraper un, mais, dans
l'etat de faiblesse ou j'etais, je n'osais pas risquer cette
entreprise, dans la crainte de ne pouvoir plus remonter le fosse, si
je descendais dedans. Heureusement, un infirmier de la garnison de
Wilna, voyant mon embarras, fut assez complaisant pour y descendre, et
m'en jeta un dans lequel je trouvai quatre belles chemises de toile
fine dont j'avais le plus besoin, et une culotte courte de drap de
coton: c'etait le portemanteau d'un commissaire des guerres, l'adresse
me l'indiquait.

Content d'avoir trouve du linge, moi qui n'avais pas, depuis le 5
novembre, change de chemise, dont les pauvres lambeaux etaient remplis
de vermine, je mis le tout dans mon sac.

Un peu plus loin, je ramassai un carton dans lequel il y avait deux
superbes chapeaux a claque. Comme c'etait fort leger, je le mis sous
mon bras, je ne sais en verite pourquoi, probablement pour changer
contre autre chose, si l'occasion s'en presentait.

Le chemin que je suivais tournait a gauche, a travers les
broussailles, pour, de la, rejoindre la grand'route. Ce chemin avait
ete trace par les premiers hommes qui, a la pointe du jour, avaient
franchi la montagne. Apres une demi-heure de marche penible,
j'entendis une forte fusillade accompagnee de grands cris qui
partaient du cote de la route ou etaient les caissons; c'etait le
marechal Ney qui, voyant que l'on ne pouvait sauver le tresor, le
faisait distribuer aux soldats, et, en meme temps, faisait faire,
contre les Cosaques, une distribution de coups de fusil pour les
empecher d'avancer.

De mon cote, sur la droite, je les voyais qui avancaient
insensiblement, car il n'y avait, pour les arreter, que quelques
hommes comme moi, disperses ca et la sur la montagne, et qui
cherchaient a gagner la route. Tout a coup, je fus force de m'arreter,
je n'avais plus de jambes; je bus un bon coup de mon eau-de-vie et
j'avancai; j'arrivai sur un point de la montagne qui n'etait pas
eloigne de la route, et, comme je regardais la direction que je devais
prendre, la neige croula sous moi et je m'enfoncai a plus de cinq
pieds de profondeur. J'en avais jusqu'aux yeux; je faillis etouffer,
et c'est avec bien de la peine que je m'en tirai, tout transi de
froid.

Un peu plus loin, j'apercus une baraque et, comme je voyais qu'il y
avait du monde, je m'y arretai; c'etait une vingtaine de militaires,
presque tous de la Garde, ayant tous des sacs de pieces de cinq
francs.

Plusieurs, en me voyant, se mirent a crier: "Qui veut cent francs pour
une piece de vingt francs en or?" Mais, comme il ne se trouvait pas de
changeurs, ils etaient tres embarrasses, et finissaient par en offrir
a ceux qui n'en avaient pas. Dans le moment, je tenais plus a mon
existence qu'a l'argent: je refusai, car j'avais environ huit cents
francs en or, et plus de cent francs en pieces de cinq francs.

Je restai dans cette baraque le temps d'arranger la peau de mouton sur
ma tete, afin de preserver mes oreilles du froid, mais je ne pus
changer de chemise, le temps pressant. Je sortis en suivant des
musiciens charges d'argent, mais qui, dans cette position, ne
pouvaient aller bien loin.

Les coups de fusil, qui n'avaient pas cesse de se faire entendre,
s'approchaient, de sorte que nous fumes obliges de doubler le pas.
Ceux qui etaient charges d'argent ne pouvant le faire facilement,
diminuaient leur charge en secouant leurs sacs pour en faire tomber
les pieces de cinq francs, en disant qu'il aurait mieux valu les
laisser dans les caissons, d'autant plus qu'il y avait de l'or a
prendre, mais qu'ils n'avaient pas eu le temps d'enfoncer les caisses;
que, cependant, il y en avait beaucoup qui avaient des sacs de doubles
napoleons.

Un peu plus avant, j'en vis encore plusieurs venant de la direction ou
etaient les caissons, portant dans leurs mains des sacs d'argent:
etant sans force et ayant les doigts geles ou engourdis, ils
appelaient ceux qui n'en avaient pas pour leur en donner une partie,
mais il est arrive que celui qui en avait porte une partie du chemin
et qui voulait en donner a d'autres, n'en avait plus; il est meme
certain que, plus avant, des hommes qui n'en avaient pas ont force
ceux qui en portaient a partager avec eux, et que le pauvre diable qui
le portait depuis longtemps se voyait arracher son sac et etait tres
heureux si, en voulant defendre ce qu'il avait, il se relevait, car il
etait toujours le moins fort.

J'avais gagne la route, et, comme je n'avais pas tres froid, je
m'arretai pour me reposer. Je voyais arriver d'autres hommes encore
charges d'argent et qui, par moments, s'arretaient pour tirer des
coups de fusil aux Cosaques. Plus haut, l'arriere-garde etait arretee
pour laisser encore passer quelques hommes, ainsi que plusieurs
traineaux portant des blesses, et sur lesquels on avait mis, autant
que l'on avait pu, des barils d'argent. Cela n'empechait pas que des
hommes, attires par l'appat du butin, etaient encore restes en
arriere, et, le soir, etant au bivouac, l'on m'assura que beaucoup
avaient puise dans les caissons avec les Cosaques.

Je continuai a marcher peniblement. Je vis venir a moi un officier de
la Jeune Garde tres bien habille, bien portant, que je reconnus de
suite. Il se nommait Prinier; c'etait un de mes amis, passe officier
depuis huit mois. Surpris de le voir aller du cote d'ou nous venions,
je lui demandai, en l'appelant par son nom, ou il allait: il me
demanda a son tour qui j'etais. A cette sortie inattendue faite par un
camarade avec lequel j'avais ete dans le meme regiment pendant cinq
ans, et sous-officier comme lui, je ne pus m'empecher de pleurer, en
voyant que c'etait parce que j'etais change et miserable qu'il ne me
reconnaissait pas. Mais, un instant apres: "Comment, mon cher ami,
c'est toi! Comme te voila malheureux!" En disant cela, il me presenta
une gourde pendue a son cote, dans laquelle il y avait du vin, en me
disant: "Bois un coup!" et, comme je n'avais qu'une main de libre, le
brave Prinier me soutenait de la main gauche et, de l'autre, me
versait le vin dans la bouche.

Je lui demandai s'il n'avait pas rencontre les debris de l'armee; il
me dit que non, qu'ayant ete loge, la nuit derniere, dans un moulin
eloigne de la route d'un quart de lieue, il etait tres probable que la
colonne etait passee pendant ce temps, mais qu'il en avait vu de
tristes traces par quelques cadavres apercus sur son chemin; que ce
n'etait que depuis hier qu'il savait, mais d'une maniere encore bien
vague, les desastres que nous avions eprouves; qu'il allait rejoindre
l'armee, comme il en avait l'ordre: "Mais il n'y en a plus
d'armee!--Et les coups de feu que j'entends?--Ce sont ceux de
l'arriere-garde, commandee par le marechal Ney.--Dans ce cas, me
repondit-il, je vais rejoindre l'arriere-garde."

En disant cela, il m'embrasse pour me quitter, mais, en faisant ce
mouvement, il s'apercoit que j'avais un carton sous le bras; il me
demande ce qu'il contenait. Lui ayant dit que c'etaient des chapeaux,
et me les demandant, je les lui donnai avec bien du plaisir. C'etait
precisement ce qui lui manquait, car il avait encore, sur la tete, son
schako de sous-officier.

Le vin qu'il m'avait fait boire m'avait rechauffe l'estomac: je me
proposai de marcher jusqu'au premier bivouac; une heure apres avoir
quitte Prinier, j'apercus des feux.

C'etaient des chasseurs a pied. Je m'approchai comme un suppliant. On
me dit, sans me regarder: "Faites comme nous, allez chercher du bois
et faites du feu!" Je m'attendais a cette reponse; c'etait toujours ce
que l'on repondait a ceux qui se trouvaient isoles. Ils etaient six,
leur feu n'etait pas brillant; ils n'avaient pas non plus d'abri pour
se garantir du vent et de la neige, s'il venait a en tomber.

Je restai longtemps debout derriere, portant quelquefois le corps en
avant, ainsi que les mains, pour sentir un peu de chaleur. A la fin,
accable de sommeil, je pensai a ma bouteille d'eau-de-vie. Je
l'offris, on l'accepta, et j'eus une place. Nous vidames la bouteille
a la ronde, et, lorsque nous eumes fini, je m'endormis assis sur mon
sac, la tete dans mes deux mains. Je dormis peut-etre deux heures,
souvent interrompu par le froid et par les douleurs. Lorsque je
m'eveillai, je profitai du peu de feu qu'il y avait encore, pour faire
cuire un peu de riz dans la bouilloire que le juif m'avait vendue. Je
commencai par prendre de la neige autour de moi, je la fis fondre et
j'y mis du riz qui finit par cuire a demi. Comme je ne pouvais pas
bien le prendre avec la cuiller, et qu'un chasseur, a ma droite,
mangeait avec moi, je le renversai sur le cul de mon schako qui etait
creux: c'est de cette maniere que nous le mangeames. Ensuite,
reprenant ma position premiere, et comme le froid, cette nuit-la,
n'etait pas tres rigoureux, je me rendormis.

_11 decembre_.--Lorsque je me reveillai, il n'etait pas pres encore
d'etre jour. Apres avoir arrange mon pied, je me levai pour me
remettre en marche, car il fallait bien, si je ne voulais pas
m'exposer a mourir de misere comme tant d'autres, rejoindre mes
camarades. Je marchai seul jusqu'au jour, m'arretant quelquefois a un
feu abandonne, ou je trouvais des hommes morts ou mourants. Lorsqu'il
fit jour, je rencontrai quelques soldats du regiment, qui me dirent
qu'ils avaient couche avec l'Etat-major.

Un peu plus avant, j'apercus un individu ayant sur les epaules une
peau de mouton et marchant peniblement, appuye sur son fusil. Lorsque
je fus pres de lui, je le reconnus pour le fourrier de notre
compagnie. En me voyant, il jeta un cri de surprise et de joie, car on
lui avait assure que j'etais reste prisonnier a Wilna. Le pauvre
Rossi, c'etait son nom, avait les deux pieds geles et enveloppes dans
des morceaux de peau de mouton. Il me conta qu'il s'etait separe des
debris du regiment, ne pouvant marcher aussi vite que les autres, et
que nos amis etaient fort inquiets sur mon compte. Deux grosses larmes
coulaient le long de ses joues, et comme je lui en demandais la cause,
il se mit a pleurer en s'ecriant: "Pauvre mere, si tu pouvais
savoir comme je suis! C'est fini, je ne reverrai plus jamais
Montauban!"--c'etait le nom de son endroit. Je cherchai a le consoler
en lui faisant voir que ma position etait encore plus triste que la
sienne. Nous marchames ensemble une partie de la journee; souvent
j'etais oblige de m'arreter pour mon derangement de corps et, quoique
je n'eusse pas besoin de defaire mes pantalons pour satisfaire a mes
besoins, je n'en perdais pas moins du temps, car, depuis Wilna, ne
pouvant, a cause de mes doigts geles ou engourdis, remettre mes
bretelles, j'avais decousu mon pantalon depuis le devant jusqu'au
derriere; je le faisais tenir par le moyen d'un vieux cachemire qui me
serrait le ventre; de cette maniere, lorsque j'avais besoin, je
m'arretais, et, debout, je satisfaisais a tout a la fois. Lorsque je
prenais quelque chose, j'etais certain qu'un instant apres, je le
laissais aller.

Il pouvait etre midi lorsque je proposai de nous arreter dans un
village que nous apercevions devant nous. Nous entrames dans une
maison veuve de ses habitants; nous y trouvames trois malheureux
soldats qui nous dirent que, ne pouvant aller plus loin, ils avaient
resolu d'y mourir. Nous leur fimes des observations sur le sort qui
les attendait, lorsqu'ils seraient au pouvoir des Russes. Pour toute
reponse, ils nous montrerent leurs pieds; rien de plus effrayant a
voir: plus de la moitie des doigts leur manquaient, et le reste etait
pres de tomber. La couleur de leurs pieds etait bleue et, pour ainsi
dire, en putrefaction. Ils appartenaient au corps du marechal Ney.
Peut-etre, lorsqu'il aura passe, quelque temps apres, les aura-t-il
sauves.

Nous nous arretames assez de temps pour faire cuire un peu de riz, que
nous mangeames. Nous fimes aussi rotir un peu de cheval, pour manger
au besoin; ensuite nous partimes en nous promettant de ne point nous
separer, mais la grande cohue de trainards arriva, nous entraina, et,
malgre tous nos efforts, nous fumes separes, sans pouvoir nous
rejoindre.

J'arrivai sur un moulin a eau: la, je vis un soldat qui, ayant voulu
passer sur la glace de la petite riviere du moulin, s'etait enfonce.
Quoique n'ayant de l'eau que jusqu'a la ceinture, au milieu des
glacons, on ne put le retirer. Des officiers d'artillerie qui avaient
trouve, dans le moulin, des cordes, les lui jeterent, mais il n'eut
pas la force d'en saisir un bout; quoique vivant encore, il etait gele
et sans mouvement.

Un peu plus loin, j'appris que le regiment, si toutefois l'on pouvait
encore l'appeler de ce nom, devait aller coucher a Zismorg; pour y
arriver, il me restait encore cinq lieues a faire. Je resolus, quand
je devrais me trainer sur les genoux, de les faire; mais que de peine
il m'en couta! Je tombais d'epuisement sur la neige, croyant ne plus
me relever; heureusement, depuis que je m'etais separe de Rossi, le
froid avait beaucoup diminue. Apres des efforts surnaturels, j'entrai
dans le village; il etait temps, car j'avais fait tout ce qu'un homme
peut faire pour echapper aux griffes de la mort.

La premiere chose que j'apercus, en entrant, fut un grand feu a
droite, contre le pignon d'une maison brulee. Ne pouvant aller plus
loin, je m'y trainai, mais quelle ne fut pas ma surprise en
reconnaissant mes camarades! Lorsque je fus pres d'eux, je tombai
presque sans connaissance.

Grangier me reconnut, s'empressa, avec d'autres de mes amis, de me
secourir; l'on me coucha sur de la paille: c'etait la quatrieme fois
que nous en trouvions depuis que nous etions partis de Moscou. M.
Serraris, lieutenant de la compagnie, qui avait de l'eau-de-vie, m'en
fit prendre un peu; ensuite l'on me donna du bouillon de cheval que je
trouvai bon, car, cette fois, il etait sale avec du sel, tandis que,
jusqu'alors, nous mangions tout sale avec la poudre.

Mes coliques me reprirent plus fort que jamais; j'appelai Grangier, je
lui dis que je pensais que j'etais empoisonne. Aussitot il fit fondre
de la neige dans la petite bouilloire, pour me faire du the qu'il
apportait de Moscou; j'en bus beaucoup; ca me fit du bien.

Le pauvre Rossi arriva, aussi malheureux que moi; il etait accompagne
du sergent Bailly, qu'il avait rencontre un instant apres avoir ete
separe de moi. Ce sergent etait celui avec lequel j'avais ete changer
les billets de banque a Wilna, et avec lequel j'avais pris du cafe
chez le juif. Il etait aussi fortement indispose que moi; en me
voyant, il me, demanda comment je me portais et, lorsque je lui eus
dit comme j'avais ete malade apres avoir pris le cafe, il ne douta
plus qu'on ait voulu nous empoisonner, ou, au moins, nous mettre dans
un etat a pouvoir nous devaliser.

Couche sur de la paille et pres d'un grand feu, je m'arrangeais de mon
mieux, quand, tout a coup, je ressentis dans les jambes et dans les
cuisses, des douleurs tellement violentes que, pendant une partie de
la nuit, je ne fis qu'un cri. Aussi j'entendais dire: "Demain, il ne
pourra pas partir!" Je le pensais aussi; je me disposai a faire, comme
beaucoup avaient deja fait, mon testament. J'appelai mon intime ami
Grangier; je lui dis que je voyais bien que tout etait fini. Je le
priai de se charger de quelques petits objets pour remettre a ma
famille, si, plus heureux que moi, il avait le bonheur de revoir la
France. Ces objets etaient: une montre, une croix en or et en argent,
un petit vase en porcelaine de Chine: ces deux derniers objets, je les
possede encore. Je voulais aussi me defaire de tout l'argent que
j'avais, a la reserve de quelques pieces d'or que je voulais cacher
dans la peau de mouton qui m'enveloppait le pied, esperant que les
Russes, en me prenant, n'iraient pas chercher dans les chiffons.

Grangier, qui m'avait ecoute sans m'interrompre, me demanda si j'avais
la fievre ou si je revais: je lui repondis que tant qu'a la fievre,
effectivement je l'avais, mais que je n'etais pas dans le delire. Il
se mit a me faire de la morale, en me rappelant mon courage dans des
situations plus terribles que celles ou nous nous trouvions: "Oui, lui
dis-je, mais alors j'avais plus de force qu'a present!" Il m'assura
que j'en avais dit autant au passage de la Berezina, ou j'etais pour
le moins aussi malade et que, cependant, depuis, j'avais fait
quatre-vingts lieues; que, pour quinze qu'il restait pour arriver a
Kowno, et que l'on ferait en deux jours, il n'y avait pas de doute
qu'avec le secours de mes amis, je pourrais fort bien les faire; que
demain l'on ne faisait que quatre lieues: "Ainsi, me dit-il, tache de
te reposer, mais, avant tout, renferme les objets, je prendrai
seulement ta bouilloire, que je porterai.--Et moi, dit un autre, cette
seconde giberne (la giberne du docteur) qui doit te gener!"

Pendant ce temps, Rossi, qui etait couche pres de moi, me dit: "Mon
cher ami, vous ne resterez pas seul, demain matin; je partagerai votre
sort, car je suis, pour le moins, aussi malade que vous; la journee
d'aujourd'hui m'a tellement epuise, que je ne saurais aller plus loin.
Cependant, me dit-il, si, lorsque l'arriere-garde passera, nous
pouvons marcher avec elle, nous le ferons, car nous aurons quelques
heures de repos de plus. Si nous ne nous sentons pas assez de force
pour la suivre, nous nous eloignerons sur la droite. Le premier
village, le premier chateau que nous trouverons, nous irons nous
mettre a la disposition du baron ou seigneur: peut-etre aura-t-on
pitie de nous--je sais peindre un peu--jusqu'au moment ou, bien
portants, nous pourrons gagner la Prusse ou la Pologne, car il est
probable que les Russes n'iront pas plus loin que Kowno." Je lui dis
que je ferais comme il voudrait.

M. Serraris, a qui Grangier venait de faire part de mon dessein,
s'approcha de moi pour me consoler; il me dit que, tant qu'a mes
douleurs, ce n'etait rien, qu'elles ne provenaient que de la fatigue
d'hier; il me fit coucher devant le feu et comme, fort heureusement,
le bois ne manquait pas, l'on en fit un bon, a me rotir. Ce feu me fit
tant de bien, que je sentais mes douleurs diminuer et un bien-etre qui
me fit dormir quelques heures. Il en fut de meme pour le pauvre Rossi.

       *       *       *       *       *

En 1830, je fus nomme officier d'etat-major a Brest; le jour de mon
arrivee, etant a table avec ma femme et mes enfants, a l'hotel de
Provence ou j'etais loge, il y avait, en face de moi, un individu
ayant une fort belle tenue et qui me regardait souvent. A chaque
instant, il cessait de manger et, le bras droit appuye sur la table
pour reposer sa tete, semblait reflechir, ou plutot se rappeler
quelques souvenirs. Ensuite il causait avec le maitre de la maison. Ma
femme, qui etait aupres de moi, me le fit remarquer: "Effectivement,
lui dis-je, cet homme commence a m'intriguer, et, si cela continue, je
lui demanderai ce qu'il me veut!" Au meme moment, il se leve, jette sa
serviette a terre, et passe dans un bureau ou etait le registre des
voyageurs. Il rentre dans la salle en s'ecriant a haute voix: "C'est
lui! Je ne me trompais pas! (en m'appelant par mon nom). C'est bien
mon ami!"

Je le reconnais a sa voix, et nous sommes dans les bras l'un de
l'autre. C'etait Rossi, que je n'avais pas revu depuis 1813, depuis
dix-sept ans! Il me croyait mort, et moi je pensais de meme de lui,
car j'avais appris, a ma rentree des prisons, qu'il avait ete blesse
sous les murs de Paris. Cette reconnaissance interessa toutes les
personnes qui se trouvaient presentes, au nombre de plus de vingt; il
fallut conter nos aventures de la campagne de Russie. Nous le fimes de
bon coeur; aussi, a minuit, nous etions encore a table, a boire le
champagne, a la memoire de Napoleon.

Il n'est pas etonnant que, d'abord, je n'aie pas reconnu mon camarade,
car, de delicat qu'il etait, je le retrouvais fort et puissant, les
cheveux presque gris: il etait de Montauban, et riche negociant.

       *       *       *       *       *

Quand le moment du depart arriva, je ne pensais plus a rester, mais il
me fut impossible de marcher seul; Grangier et Leboude me soutinrent
sous les bras; l'on en fit autant a Rossi. Au bout d'une demi-heure de
marche, j'etais beaucoup mieux, mais il fallut, pendant toute la
route, le secours d'un bras, et souvent de deux. De cette maniere,
nous arrivames de bonne heure au petit village ou nous devions
coucher; il s'y trouvait fort peu d'habitations, et, quoique nous
fussions arrives des premiers, nous fumes obliges de coucher dans une
cour. Le hasard nous procura beaucoup de paille; nous nous en servions
pour nous couvrir, mais comme le malheur nous poursuivait toujours, le
feu prit a la paille. Chacun se sauva comme il put; plusieurs eurent
leur capote brulee. Un fourrier de Velites nomme de Couchere fut plus
malheureux que les autres; le feu prit a sa giberne, dans laquelle il
y avait des cartouches; il eut toute la figure brulee, et, tant qu'a
moi, sans le secours des camarades, j'aurais peut-etre roti, vu
l'impossibilite de me mouvoir, si l'on ne m'avait pris par les epaules
et par les jambes, et traine contre la baraque ou etait loge le
general Roguet avec d'autres officiers superieurs qui se sauverent en
voyant les flammes, pensant que c'etait l'habitation qui brulait.

Apres cette mesaventure, un vent du nord arriva qui souffla avec force
et, comme nous etions sans abri, nous entrames dans la maison du
general, composee de deux chambres. Nous en primes une malgre lui;
nous nous entassames les uns a cote des autres; plus de la moitie fut
obligee de rester debout toute la nuit, mais c'etait toujours mieux
que de rester exposes a un mauvais temps qui eut infailliblement fait
perir les trois quarts de nous (13 decembre). La journee de marche que
nous devions faire pour arriver a Kowno etait au moins de dix lieues;
aussi le general Roguet nous fit partir avant le jour.

Il etait tombe des grains de pluie grelee qui formaient, sur la
route, une glace a nous empecher de marcher. Si je n'avais pas eu,
comme la veille, le secours de mes amis, j'aurais probablement, comme
beaucoup d'autres, termine mon grand voyage le dernier jour ou nous
sortions de la Russie.

A peine le jour commencait-il a paraitre, que nous arrivames au pied
d'une montagne qui n'etait qu'une glace: que de peine nous eumes pour
la franchir! Il fallut se mettre par groupes serres fortement les uns
contre les autres, afin de se soutenir mutuellement. J'ai pu remarquer
que, dans cette marche, l'on etait plus dispose a se secourir les uns
les autres. C'est probablement parce que l'on pensait pouvoir arriver
au terme de son voyage. Je me souviens que, lorsqu'un homme tombait,
l'on entendait les cris: "Arretez! Il y a un homme de tombe!" J'ai vu
un sergent-major de notre bataillon s'ecrier: "Arretez donc! Je jure
que l'on n'ira pas plus avant, tant que l'on n'aura pas releve et
ramene les deux hommes que l'on a laisses derriere!" C'est par sa
fermete qu'ils furent sauves.

Arrives au haut de la montagne, il faisait assez jour pour y voir,
mais la pente etait tellement rapide et la glace si luisante, que l'on
n'osait se hasarder. Le general Roguet, quelques officiers et
plusieurs sapeurs qui marchaient les premiers, etaient tombes.
Quelques-uns se releverent, et ceux qui etaient assez forts pour se
conduire se laisserent aller sur le derriere, se gouvernant avec les
mains; d'autres, moins forts, se laisserent aller a la grace de Dieu.
C'est dire qu'ils roulerent comme des tonneaux. Je fus du nombre de
ces derniers, et je serais probablement alle me jeter dans un ravin et
me perdre dans la neige, sans Grangier qui, plein de courage et encore
fort, se portait toujours devant moi en reculant et s'arretant dans la
direction ou je devais m'arreter en roulant. Alors il enfoncait la
baionnette de son fusil dans la glace pour se tenir, et lorsque
j'etais arrive, il s'eloignait encore en glissant et faisait de meme.
J'arrivai en bas meurtri, abime, et la main gauche ensanglantee.

Le general avait fait faire halte pour s'assurer si tout le monde
etait arrive et comme la veille on s'etait assure du nombre d'hommes
presents, on vit avec plaisir qu'il ne manquait personne. Le grand
jour etait venu: alors on s'apercut avec surprise que l'on aurait pu
eviter cette montagne en la tournant par la droite, ou il n'y avait
que de la neige. Ceux des autres corps qui marchaient apres nous
arrivaient de ce cote sans accident. Cette traversee m'avait fatigue,
a ne pouvoir marcher que fort lentement et, comme je ne voulais pas
abuser de la complaisance de mes amis, je les priai de suivre la
colonne. Cependant un soldat de la compagnie resta avec moi: c'etait
un Piemontais, il se nommait Faloppa; il y avait plusieurs jours que
je ne l'avais vu.

Ceux qui ont toujours ete assez heureux pour conserver leur sante,
n'avoir pas les pieds geles et marcher toujours a la tete de la
colonne, n'ont pas vu les desastres comme ceux qui, comme moi, etaient
malades ou estropies, car les premiers ne voyaient que ceux qui
tombaient autour d'eux, tandis que les derniers passaient sur la
longue trainee des morts et des mourants que tous les corps laissaient
apres eux. Ils avaient encore le desavantage d'etre talonnes par
l'ennemi.

Faloppa, ce soldat de la compagnie que l'on avait laisse avec moi, ne
paraissait pas etre dans une position meilleure que la mienne; nous
marchions ensemble depuis un quart d'heure, lorsqu'il se tourna de mon
cote en me disant: "Eh bien, mon sergent! si nous avions ici les
petits pots de graisse que vous m'avez fait jeter lorsque nous etions
en Espagne, vous seriez bien content et nous pourrions faire une bonne
soupe!" Ce n'etait pas la premiere fois qu'il disait ca, et en voici
la raison; c'est un episode assez drole:

Un jour que nous venions de faire une longue course dans les montagnes
des Asturies, nous vinmes loger a Saint-Hiliaume, petite ville dans la
Castille, sur le bord de la mer. Je fus loge, avec ma subdivision,
dans une grande maison qui formait l'aile droite de la Maison de
Ville[64]. Cette partie, tres vaste, etait habitee par un vieux garcon
absolument seul. En arrivant chez lui, nous lui demandames si, avec de
l'argent, nous ne pourrions pas nous procurer du beurre ou de la
graisse, afin de pouvoir faire la soupe et accommoder des haricots.
L'individu nous repondit que, pour de l'or, on n'en trouverait pas
dans toute la ville. Un instant apres, nous fumes a l'appel. Je
laissai Faloppa faire la cuisine et je chargeai un autre homme de
chercher, dans la ville, du beurre ou de la graisse, mais on n'en
trouva pas. Lorsque nous rentrames, la premiere chose que Faloppa nous
dit, en rentrant, fut que le bourgeois etait un coquin: "Comment cela?
lui dis-je.--Comment cela? nous repondit-il, voyez!..."

[Note 64: Cette habitation etait un chateau gothique comme il s'en
trouve beaucoup en Espagne. (_Note de l'auteur._)]

Il me montra trois petits pots en gres contenant de la belle graisse
que nous reconnumes pour de la graisse d'oie. Alors chacun se recria:
"Voyez-vous le gueux d'Espagnol! Voyez-vous le coquin!" Notre
cuisinier avait fait une bonne soupe et, dans le dessus de la marmite,
il avait accommode des haricots. Nous nous mimes a manger sous une
grande cheminee qui ressemblait a une porte cochere, lorsque
l'Espagnol rentra, enveloppe dans son manteau brun et, nous voyant
manger, nous souhaita bon appetit. Je lui demandai pourquoi il n'avait
pas voulu nous donner de la graisse en payant, puisqu'il en avait. Il
me repondit: "Non, Senor, je n'en avais pas; si j'en avais eu, je vous
en aurais donne avec plaisir, et pour rien!" Alors Faloppa, prenant un
des petits pots, le lui montra: "Et cela, ce n'est pas de la graisse,
dis, coquin d'Espagnol?" En regardant le petit pot, il change de
couleur et reste interdit. Presse de repondre, il nous dit que c'etait
vrai, que c'etait de la graisse, mais de la _manteca de ladron_ (de la
graisse de voleur); que lui etait le bourreau de la ville, et que ce
que nous avions trouve et avec quoi nous avions fait de la soupe,
etait de la graisse de pendus, qu'il vendait a ceux qui avaient des
douleurs, pour se frictionner.

A peine avait-il acheve, que toutes les cuillers lui volerent par la
tete; il n'eut que le temps de se sauver, et aucun de nous,
quoiqu'ayant tres faim, ne voulut plus manger des haricots, car la
soupe etait presque toute mangee. Il n'y avait que Faloppa qui
continuait toujours, en disant que l'Espagnol avait menti: "Et quand
cela serait? dit-il, la soupe etait bonne et les haricots encore
meilleurs!" En disant cela, il m'en offrait pour en gouter, mais un
mal de coeur m'avait pris, et je rendis tout ce que j'avais dans
l'estomac. J'allai chez un marchand d'eau-de-vie, vis-a-vis de notre
logement; je lui demandai quel etait l'individu chez qui nous etions
loges; il fit le signe de la croix en repetant a plusieurs reprises:
_Ave, Maria purissima, sin peccado concebida!_ Il me dit que c'etait
la maison du bourreau. Je fus, pendant quelque temps, malade de
degout, mais Faloppa, en partant, avait emporte le restant de la
graisse, avec laquelle il pretendait nous faire encore de la soupe. Je
fus oblige de le lui faire jeter, et c'est pour cela qu'en Russie,
lorsque nous n'avions rien a manger, il me disait toujours ce que j'ai
rapporte.

Depuis une demi-heure nous n'avions pas perdu la colonne de vue,
preuve que nous avions assez bien marche. Il est vrai de dire que le
chemin se trouvait meilleur, mais, un instant apres, il devint
raboteux et aussi glissant que le matin. Le froid etait tres vif, et
deja nous avions rencontre quelques individus qui se mouraient sur la
route, quoique vetus d'epaisses fourrures. Il faut dire aussi que
l'epuisement y etait pour quelque chose. Faloppa tomba plusieurs fois,
et je pense que, si je n'avais pas ete avec lui pour l'aider a se
relever, il serait reste sur la route.

Le chemin devint meilleur: nous pouvions apercevoir la longue trainee
de la colonne qui marchait devant nous. Nous redoublames d'efforts
pour la rejoindre, mais ne pumes y parvenir. Nous trouvames, sur notre
passage, un hameau de cinq a six maisons dont la moitie etaient en
feu; nous nous y arretames. Autour etaient plusieurs hommes dont une
partie semblait ne pouvoir aller plus avant, et plusieurs chevaux
tombes mourants, qui se debattaient sur la neige. Faloppa se depecha
de couper un morceau a la cuisse de l'un d'eux, que nous fimes cuire
au bout de nos sabres, au feu de l'incendie des maisons.

Pendant que nous etions occupes a cette besogne, plusieurs coups de
canon se firent entendre dans la direction d'ou nous venions.
Regardant aussitot de ce cote, j'apercus une masse de plus de dix
mille traineurs de toutes armes, en desordre sur toute la largeur de
la route. Derriere eux marchait l'arriere-garde. Depuis, j'ai pense
que le marechal Ney faisait quelquefois tirer le canon afin de faire
croire a tous ces malheureux que les Russes etaient pres de nous et,
par ce moyen, leur faire accelerer le pas, pour, le meme jour, gagner
Kowno. C'etait une partie des debris de la Grande Armee.

Notre viande n'etait pas encore a moitie cuite, que nous jugeames
prudent de decamper au plus vite pour ne pas etre entraines par ce
nouveau torrent.

Nous avions encore six lieues a faire pour arriver a Kowno; et deja
nous etions extenues de fatigue; il pouvait etre onze heures; Faloppa
me disait: "Mon sergent, nous n'arriverons jamais aujourd'hui; le
_ruban de queue_ est trop long[65]. Nous ne pourrons jamais sortir de
ce pays du diable, c'est fini; je ne verrai plus ma belle Italie!"
Pauvre garcon, il disait vrai!

[Note 65: _Ruban de queue_, expression du troupier pour designer
une longue route. (_Note de l'auteur._)]

Il y avait bien une heure que nous marchions, depuis la derniere fois
que nous nous etions reposes, lorsque nous rencontrames plusieurs
groupes d'hommes de quarante, de cinquante, plus ou moins, composes
d'officiers, de sous-officiers et de quelques soldats, portant au
milieu d'eux l'aigle de leur regiment. Ces hommes, tout malheureux
qu'ils etaient, paraissaient fiers d'avoir pu, jusqu'alors, conserver
et garder ce depot sacre. L'on voyait qu'ils evitaient de se meler, en
marchant, aux grandes masses qui couvraient la route, car ils
n'auraient pu aller ensemble et en ordre.

Nous marchames tant que nous pumes, avec ces petits detachements; nous
faisions tout ce que nous pouvions pour les suivre, mais le canon et
la fusillade venant de nouveau a se faire entendre, ils s'arreterent
au commandement d'un personnage dont on n'aurait jamais pu dire, aux
guenilles qui le couvraient, ce qu'il pouvait etre; je n'oublierai
jamais le ton de son commandement: "Allons, enfants de la France,
encore une fois halte! Il ne faut pas qu'il soit dit que nous ayons
double le pas au bruit du canon! Face en arriere!" Et, aussitot, ils
se mirent en ordre sans parler et se tournerent du cote d'ou venait le
bruit. Tant qu'a nous, qui n'avions pas de drapeau a defendre,
puisqu'il etait a plus d'une lieue devant, nous continuames a nous
trainer. Nous fumes bien heureux, ce jour-la, que le froid n'etait pas
rigoureux, car plus de dix fois nous tombames sur la neige, de
lassitude, et certainement, s'il avait gele comme le jour precedent,
nous y serions restes.

Apres avoir marche, pendant un certain temps, au milieu d'hommes
isoles comme nous, nous apercumes, devant nous, une ligne mouvante;
nous reconnumes que c'etait une colonne paraissant fort serree, qui,
par moments, marchait, ensuite s'arretait pour se mouvoir encore. Nous
pumes reconnaitre qu'en cet endroit se trouvait un defile. La route se
trouve resserree, a droite, sur une longueur de 5 a 600 metres, par un
monticule dans lequel elle a ete coupee, et, a gauche, par un fleuve
tres large que je pense etre le Niemen. La, les hommes, forces de se
reunir en attendant que quelques caissons qui venaient de Wilna aient
pu passer, se pressaient, se poussaient en desordre: c'etait a qui
passerait le premier. Beaucoup descendaient sur le fleuve couvert de
glace pour gagner la droite de la colonne ou la fin du defile.
Plusieurs, qui se trouvaient tout a fait sur le bord, furent jetes en
bas de la digue qui etait perpendiculaire et qui, en cet endroit,
avait au moins cinq pieds de haut; quelques-uns furent tues.

Lorsque nous fumes arrives a la gauche de cette colonne, il fallut
faire comme ceux qui nous precedaient, il fallut attendre. Je
rencontrai un sergent des Velites de notre regiment, nomme Poumo, qui
me proposa de traverser le fleuve avec lui, en me disant que, de
l'autre cote, nous trouverions des habitations ou nous pourrions
passer la nuit, et qu'ensuite, le lendemain au matin, etant bien
reposes, nous pourrions facilement gagner Kowno, car il n'y avait
plus, disait-il, que deux lieues au plus. Je consentis d'autant plus a
sa proposition, que je ne me sentais plus la force d'aller loin, et
puis l'espoir de passer la nuit dans une maison, avec du feu! Je dis a
Faloppa de nous suivre. Poumo descendit le premier; je le suivis en me
laissant glisser sur le derriere, mais, lorsque j'eus fait quelques
pas sur la neige qui recouvrait le fleuve par gros tas, je vis
l'impossibilite d'aller plus loin. Alors je fis signe a Faloppa, qui
n'etait pas encore descendu, de rester, car je venais de reconnaitre
que, sous la neige, ce n'etait que des amas de glace en pointe,
places les uns sur les autres, formant, par intervalles, des tas
raboteux et d'autres sous lesquels il y avait des excavations. Ce
bouleversement du fleuve etait probablement survenu a la suite d'un
degel, ensuite d'une debacle suivie d'une forte gelee qui les surprit
et les arreta dans leur course.

Cependant, Poumo, qui marchait devant moi de quelques pas, s'etait
arrete et voyant que je ne le suivais pas, n'en effectua pas moins son
passage, avec trois vieux grenadiers de la Garde, mais c'est avec
beaucoup de peine qu'ils arriverent a l'autre bord.

Je me rapprochai de Faloppa dont j'etais separe seulement par la
hauteur de la digue, pour lui dire de suivre la gauche de la colonne;
que, tant qu'a moi, puisque j'etais descendu sur la glace, j'allais
suivre de cette maniere jusqu'a la fin du defile et que, la,
j'attendrais. Aussitot, je me mis a marcher au-dessous de cette masse
d'hommes qui avancaient lentement et qui, ensuite, s'arretaient en
criant et en jurant, car ceux qui etaient sur le bord craignaient de
tomber au bas de la digue et sur la glace, comme c'etait deja arrive a
plusieurs que l'on voyait blesses, que l'on ne pensait pas a relever
et qui, peut-etre, ne le furent jamais.

J'avais deja parcouru les trois quarts de la longueur du defile,
lorsque je m'apercus que le fleuve tournait brusquement a gauche,
tandis que la route, tout en s'elargissant, allait tout droit. Il me
fallut revenir presque au milieu du defile, a l'endroit ou la digue me
parut moins haute, et la, faisant de vains efforts, faible comme
j'etais et n'ayant qu'une main dont je pusse me servir, je ne pus
jamais y parvenir.

Je montai sur un tas de glace afin que l'on put, sans se baisser
beaucoup, me donner une main secourable: je m'appuyais, de la main
gauche, sur mon fusil, et je tendais l'autre a ceux qui, a portee de
moi, pouvaient, par un petit effort, me tirer de la. Mais j'avais beau
prier, personne ne me repondait; l'on n'avait seulement pas l'air de
faire attention a ce que je disais.

Enfin Dieu eut encore pitie de moi. Dans un moment ou cette masse
d'hommes etait arretee, je levai la tete et, voyant un vieux
grenadier a cheval de la Garde imperiale, a pied, dans ce moment, les
moustaches et la barbe couvertes de glacons et enveloppe dans son
grand manteau blanc, je lui dis, toujours sur le meme ton: "Camarade,
je vous en prie, puisque vous etes, comme moi, de la Garde imperiale,
secourez-moi; en me donnant une main, vous me sauvez la vie!--Comment
voulez-vous, me dit-il, que je vous donne une main? Je n'en ai plus!"
A cette reponse, je faillis tomber en bas du tas de glace. "Mais,
reprit-il, si vous pouvez vous saisir du pan de mon manteau, je
tacherais de vous tirer de la!" Alors il se baissa, j'empoignai le pan
du manteau. Je le saisis de meme avec les dents et j'arrivai sur le
chemin. Heureusement que, dans ce moment, l'on ne marchait pas, car
j'aurais pu etre foule aux pieds, sans, peut-etre, pouvoir jamais me
relever. Lorsque je fus bien assure, le vieux grenadier me dit de me
tenir fortement a lui, afin de ne pas en etre separe, ce que je fis,
mais avec bien de la peine, car l'effort que je venais de faire
m'avait beaucoup affaibli.

Un instant apres, l'on commenca a marcher. Nous passames pres de trois
chevaux abattus, dont le caisson etait renverse dans le fleuve. C'est
ce qui occasionnait le retard dans la marche; enfin, nous arrivames au
point ou le defile s'elargissait et ou chacun pouvait marcher plus a
l'aise.

A peine avions-nous fait cinquante pas au dela, que le vieux brigadier
me dit: "Arretons-nous un peu pour respirer!" Je ne demandais pas
mieux. Alors il me dit: "Je viens de vous rendre un service.--Oui, un
bien grand, vous m'avez sauve la vie.--Ne parlons plus de cela,
continua-t-il; je vous ai dit que je n'avais plus de mains, c'est de
doigts que j'ai voulu dire; ils sont tous tombes, ainsi c'est tout
comme. Il faut qu'a votre tour vous me rendiez un autre service. J'ai,
depuis quelque temps, envie de satisfaire un besoin naturel que je
n'ai pu faire, faute d'un second.--Je vous comprends, mon vieux,
heureux de pouvoir m'acquitter envers vous!" Aussitot, nous nous mimes
a quelques pas, sur le cote de la route, et de la main que j'avais
encore bonne, je parvins, non sans peine, a defaire ses pantalons. Une
fois la besogne finie, je voulus lui refaire, mais la chose me fut
impossible et, sans un second qui se trouvait pres de nous et qui eut
pitie de notre embarras en achevant ce que j'avais commence, je
n'aurais jamais pu en sortir.

Dans ce moment, Faloppa, que j'avais laisse a l'entree du defile,
arriva en pleurant et jurant en italien, disant qu'il ne pourrait
jamais aller plus loin. Le vieux grenadier me demanda quel etait cet
animal qui pleurait comme une femme. Je lui dis que c'etait un
_barbet_, un Piemontais: "Ce n'est pas lui, repondit-il, qui ira
revoir les marmottes et les ours de ses montagnes!" J'encourageai le
pauvre Faloppa a marcher, je lui donnai le bras, et nous continuames a
suivre la colonne.

Il pouvait etre cinq heures; nous avions encore plus de deux lieues a
faire pour arriver a Kowno. Le vieux grenadier me conta qu'il avait eu
les doigts geles avant d'arriver a Smolensk, et qu'apres avoir
souffert des douleurs atroces jusqu'apres le passage de la Berezina,
en arrivant a Ziembin, il avait trouve une maison ou il avait passe la
nuit; que, pendant cette nuit, tous les doigts lui etaient tombes les
uns apres les autres; mais que, depuis, il ne souffrait plus autant a
beaucoup pres; que son camarade, qui ne l'avait jamais quitte, avait
voulu tirer a la montagne, pres de Wilna, monter a la roue[66] pour
avoir de l'argent, et que, depuis ce jour, il ne l'avait plus revu.

[Note 66: _Monter a la roue_, expression des vieux grognards pour
designer ceux qui avaient pris de l'argent dans les caissons
abandonnes sur la montagne de Ponari. (_Note de fauteur_.)]

Apres avoir marche encore une demi-heure, nous arrivames dans un petit
village, ou nous nous arretames dans une des dernieres maisons pour
nous y reposer et nous y chauffer un peu, mais nous ne pumes y trouver
place, car depuis l'entree de la maison jusqu'au fond, ce n'etait que
des hommes etendus sur de la mauvaise paille qui ressemblait a du
fumier, et qui poussaient des cris dechirants accompagnes de
jurements, lorsqu'on avait le malheur de les toucher: presque tous
avaient les pieds et les mains geles. Nous fumes obliges de nous
retirer dans une ecurie, ou nous rencontrames un grenadier a cheval de
la Garde, du meme regiment et du meme escadron que notre vieux. Il
avait encore son cheval et, dans l'esperance de trouver un hopital a
Kowno, se chargea de son camarade.

Nous avions encore une lieue et demie a faire et, depuis un moment, le
froid etait considerablement augmente. Dans la crainte qu'il ne devint
plus violent, je dis a Faloppa qu'il nous fallait partir, mais le
pauvre diable, qui s'etait couche sur le fumier, ne pouvait plus se
relever. Ce n'est qu'en priant et en jurant que je parvins, avec le
secours du grenadier a cheval, a le remettre sur ses jambes et a le
pousser hors de l'ecurie; lorsqu'il fut sur la route, je lui donnai le
bras. Quand il fut un peu rechauffe, il marcha encore assez bien, mais
sans parler, pendant l'espace d'une petite lieue.

Pendant le temps que nous etions arretes au village, la grande partie
des traineurs de l'armee--ceux qui marchaient en masse--nous avait
depasses; l'on ne voyait plus en avant, comme en arriere, que des
malheureux comme nous, enfin ceux dont les forces etaient aneanties.
Plusieurs etendus sur la neige, signe de leur fin prochaine.

Faloppa, que j'avais toujours amuse, jusque-la, en lui disant: "Nous y
voila! Encore un peu de courage!" s'affaissa sur les genoux, ensuite
sur les mains; je le crus mort et je tombai a ses cotes, accable de
fatigue. Le froid qui commencait a me saisir me fit faire un effort
pour me relever, ou, pour dire la verite, ce fut plutot un acces de
rage, car c'est en jurant que je me mis sur les genoux. Ensuite,
saisissant Faloppa par les cheveux, je le fis asseoir. Alors il sembla
me regarder comme un hebete. Voyant qu'il n'etait pas mort, je lui
dis: "Du courage, mon ami! Nous ne sommes plus loin de Kowno, car
j'apercois le couvent qui est sur notre gauche; ne le vois-tu pas
comme moi[67]?--Non, mon sergent, me repondit-il; je ne vois que de la
neige qui tourne autour de moi; ou sommes-nous?" Je lui dis que nous
etions pres de l'endroit ou nous devions coucher et trouver du pain et
de l'eau-de-vie.

[Note 67: C'etait le couvent que j'avais visite le 20 juin, lors
de notre passage du Niemen. (_Note de l'auteur_.)]

Dans ce moment, le hasard amena pres de nous cinq paysans qui
traversaient la route sur laquelle nous etions. Je proposai a deux de
ces hommes, moyennant chacun une piece de cinq francs, de conduire
Faloppa jusqu'a Kowno; mais, sous pretexte qu'il etait tard et qu'ils
avaient froid, ils firent quelques difficultes. Comprenant aussitot
que c'etait plutot la crainte de ne pas etre payes, car ils parlaient
la langue allemande et je devinais, par quelques mots, de quoi il
etait question, je pris deux pieces de cinq francs dans ma
carnassiere, et j'en donnai une, en promettant l'autre en arrivant.
Ils furent contents; ensuite, je dis aux trois autres de se diriger en
arriere, ou etait le chasseur pres duquel nous etions passes, et
qu'ils auraient de l'argent pour le conduire a la ville; ils y furent
de suite.

Deux paysans avaient releve Faloppa; mais le pauvre diable n'avait
plus de jambes; ils parurent embarrasses. Alors je leur indiquai un
moyen, c'etait de l'asseoir sur un fusil, en le maintenant derriere,
chacun avec un bras. Mais, de cette maniere, nous n'allames pas loin.
Ils se deciderent a le porter sur leur dos, chacun a son tour, tandis
que l'autre portait son sac et son fusil et me prenait sous le bras,
car je ne pouvais plus lever les jambes. Pendant le trajet pour
arriver a la ville, qui n'etait que d'une demi-lieue, nous fumes
obliges de nous arreter cinq ou six fois pour nous reposer et changer
Faloppa de dos: s'il nous eut fallu marcher un quart d'heure de plus,
nous ne fussions jamais arrives.

Pendant ce temps, des masses de traineurs nous avaient depasses, mais
beaucoup d'autres, ainsi que l'arriere-garde, etaient encore derriere
nous. On entendait encore, par intervalles, quelques coups de canon
qui semblaient nous annoncer le dernier soupir de notre armee. Enfin
nous arrivames a Kowno par un petit chemin que nos paysans
connaissaient et que la colonne ne suivait pas: le premier endroit qui
s'offrit a notre vue fut une ecurie. Nous y entrames; les paysans nous
y deposerent; mais avant de leur donner la derniere piece de cinq
francs, je les suppliai de nous chercher un peu de paille et de bois.
Ils nous apporterent un peu de l'un et de l'autre, et nous firent meme
du feu, car, quant a moi, il m'eut ete impossible de me bouger, et
pour Faloppa, je le regardais comme mort: il etait assis dans
l'encoignure de la muraille, ne disant rien, mais faisant, par
moments, des grimaces, ensuite portant les mains a sa bouche, comme
pour les manger. Le feu, allume devant lui, parut lui rendre quelque
vigueur. Enfin, je payai mes paysans; avant de nous quitter, ils nous
apporterent encore du bois, ensuite ils partirent en me faisant
comprendre qu'ils reviendraient. Confiant dans leurs promesses, je
leur donnai cinq francs, en les priant de me rapporter n'importe quoi,
du pain, de l'eau-de-vie ou autre chose; ils me le promirent, mais ne
revinrent plus.

Pendant que nous etions dans l'ecurie, il se passait, dans la ville,
des choses bien tristes: les debris de corps arrives avant nous, et
meme la veille, n'ayant pu se loger, bivouaquaient dans les rues; ils
avaient pille les magasins de farine et d'eau-de-vie; beaucoup
s'enivrerent et s'endormirent sur la neige pour ne plus se reveiller.
Le lendemain, on m'assura que plus de quinze cents etaient morts de
cette maniere.

Apres le depart des paysans, cinq hommes, dont deux de notre regiment,
vinrent prendre place dans l'ecurie, mais comme, en arrivant, ils
avaient rencontre des soldats qui revenaient de l'interieur de la
ville et qui leur avaient dit qu'il y avait de la farine et de
l'eau-de-vie, deux se detacherent pour tacher d'en avoir. Ils nous
laisserent leurs sacs et leurs armes, mais ne revinrent plus. Pour
comble de malheur, je n'avais rien pour faire cuire du riz, car
Grangier avait ma bouilloire, et personne des trois hommes restes avec
nous n'avait rien dont nous puissions nous servir, et pas un ne voulut
se bouger pour aller chercher un pot. Pendant ce temps, le canon
grondait toujours, mais probablement a plus d'une lieue de distance.
On entendait aussi le gemissement du vent, et, au milieu de ce bruit
terrible, il me semblait entendre les cris des hommes mourants sur la
neige, qui n'avaient pu gagner la ville.

Quoique, dans cette journee, le froid ne fut pas excessif, il n'en
perit pas moins une grande quantite d'hommes. Car, pour ceux qui
venaient de Moscou, c'etait le dernier effort que l'homme put faire.
Sur peut-etre quarante ou cinquante mille hommes qui couvraient le
parcours de dix lieues, il n'y en avait pas la moitie qui avaient vu
Moscou: c'etait la garnison de Smolensk, d'Orcha, de Wilna, ainsi que
les debris des corps d'armee des generaux Victor et Oudinot et de la
division du general Loison, que nous avions rencontres mourant de
froid, avant d'arriver a Wilna.

Les hommes qui etaient avec moi dans l'ecurie se coucherent autour du
feu. Tant qu'a moi, comme il me restait encore un morceau de cheval a
moitie cuit, je le mangeai pour ne pas me laisser mourir: ce fut le
dernier avant de quitter ce pays de malheur.

Apres, je voulus m'endormir, mais les douleurs, qui commencerent a se
faire sentir, l'emporterent sur le sommeil. Cependant, a son tour, le
sommeil l'emporta, et je reposai tant bien que mal, je ne sais combien
de temps. Lorsque je me reveillai, j'apercus les trois soldats arrives
apres nous qui se disposaient a partir, et cependant il etait loin de
faire jour. Je leur demandai pourquoi. Ils me repondirent qu'ils
allaient s'installer dans une maison qu'ils avaient decouverte, pas
bien loin de notre ecurie, et ou il y avait de la paille et un poele
bien chaud; que la maison etait occupee par un homme, deux femmes et
quatre soldats de la garnison de Kowno, dont deux soldats du train et
deux autres de la Confederation du Rhin.

Aussitot, je me disposai a les suivre, mais je ne pouvais pas
abandonner Faloppa. En regardant a la place ou je l'avais laisse, ma
surprise fut grande de ne plus le voir, mais les soldats me dirent
que, depuis plus d'une heure, il ne faisait que roder dans l'ecurie,
en marchant a quatre pattes et faisant des hurlements comme un ours.
Comme notre feu ne donnait plus assez de clarte, j'eus de la peine a
le decouvrir: a la fin, je le trouvai et, pour le voir de plus pres,
j'allumai un morceau de bois resineux. Lorsque je l'approchai, il se
mit a rire, jeta des cris absolument comme un ours, en nous
poursuivant les uns apres les autres, et toujours en marchant sur les
mains et les pieds. Quelquefois il parlait, mais en italien; je
compris qu'il pensait etre dans son pays, au milieu des montagnes,
jouant avec ses amis d'enfance; par moments, aussi, il appelait son
pere et sa mere; enfin le pauvre Faloppa etait devenu fou.

Comme il fallait provisoirement l'abandonner pour aller voir le
nouveau logement, je pris mes precautions pour que, pendant mon
absence, il ne lui arrivat rien de facheux: nous eteignimes le feu et
fermames la porte. Arrives au nouveau logement, nous trouvames les
soldats du train occupes a manger la soupe. Ils n'avaient pas l'air
d'avoir eu de la misere; cela se concoit, car, depuis le mois de
septembre, ils etaient a Kowno.

Avant de me jeter sur la paille, je demandai au paysan s'il voulait
venir avec moi prendre un soldat malade pour le conduire ou nous
etions; que je lui donnerais cinq francs, et, en meme temps, je lui
fis voir la piece. Le paysan n'avait pas encore repondu, que les
soldats allemands nous proposerent de leur donner la preference: "Et
nous, dit un soldat du train, nous irons pour rien.--Et nous lui
donnerons encore la soupe!" dit le second. Je leur temoignai ma
reconnaissance en leur disant que l'on voyait bien qu'ils etaient
Francais. Ils prirent une chaise de bois pour transporter le malade,
et nous partimes, mais, comme je marchais avec peine, ils me donnerent
le bras. Je leur contai la triste position de Faloppa, qu'il faudrait
abandonner a la merci des Russes: "Comment, des Russes? dit un soldat
du train.--Certainement, lui dis-je, les Russes, les Cosaques seront
ici peut-etre dans quelques heures!" Ces pauvres soldats pensaient
qu'il n'y avait que le froid et la misere qui nous accompagnaient.

Entres dans l'ecurie, nous trouvames le pauvre diable de Piemontais
couche de tout son long derriere la porte. On le mit sur la chaise et,
de cette maniere, il fut transporte au nouveau logement. Lorsqu'il fut
couche pres du poele, sur de la bonne paille, il se mit a prononcer
quelques mots sans suite. Alors je m'approchai pour ecouter; il
n'etait plus reconnaissable, car il avait toute la figure
ensanglantee, mais c'etait le sang de ses mains, qu'il avait mordues
ou voulu manger; sa bouche etait aussi remplie de paille et de terre.
Les deux femmes en eurent pitie, lui laverent la figure avec de l'eau
et du vinaigre, et les soldats allemands, honteux de n'avoir rien fait
comme les autres, le deshabillerent. L'on trouva dans son sac une
chemise qu'on lui mit en echange de celle qu'il avait sur lui, et qui
tombait en lambeaux; ensuite on lui presenta a boire: il ne pouvait
plus avaler et, par moments, serrait tellement les dents, qu'on ne
pouvait lui ouvrir la bouche. Ensuite, avec ses mains, il ramassait la
paille, qu'il semblait vouloir mettre sur lui. Une des femmes me dit
que c'etait signe de mort. Cela me fit de la peine, parce que nous
touchions au terme de nos souffrances. J'avais fait tout ce qu'il
avait ete possible de faire pour le sauver, comme il aurait fait pour
moi, car il y avait cinq ans qu'il etait dans la compagnie, et se
serait fait tuer pour moi: dans plus d'une occasion il me le prouva,
surtout en Espagne.

La douce chaleur qu'il faisait dans cette chambre me fit eprouver un
bien-etre auquel j'etais bien loin de m'attendre; je ne me sentais
plus de douleurs, de sorte que je dormis pendant deux ou trois heures,
comme il ne m'etait pas arrive depuis mon depart de Moscou.

Je fus eveille par un des soldats du train qui me dit: "Mon sergent,
je pense que tout le monde part, car l'on entend beaucoup de bruit:
tant qu'a nous, nous allons nous reunir sur la place, d'apres l'ordre
que nous en avons recu hier. Pour votre soldat, ajouta-t-il, il ne
faut plus y penser, c'est un homme perdu!"

Je me levai pour le voir: en approchant, je trouvai, a ses cotes, les
deux femmes. La plus jeune me remit une bourse en cuir qui contenait
de l'argent, en me disant qu'elle etait tombee d'une des poches de sa
capote. Il pouvait y avoir environ vingt-cinq a trente francs en
pieces de Prusse, et autres monnaies. Je donnai le tout aux deux
femmes, en leur disant d'avoir soin du malade jusqu'a son dernier
moment, qui ne devait pas tarder, car a peine respirait-il encore.
Elles me promirent de ne pas l'abandonner.

Le bruit qui se faisait entendre dans la rue allait toujours
croissant. Il faisait deja jour et, malgre cela, nous ne pouvions voir
beaucoup, car les petits carreaux des vitres etaient ternis par la
gelee et le ciel, couvert d'epais nuages, nous presageait encore
beaucoup de neige.

Nous nous disposions a sortir, quand, tout a coup, le bruit du canon
se fait entendre du cote de la route de Wilna, et tres rapproche de
l'endroit ou nous etions. A cela se melait la fusillade et les cris et
jurements des hommes. Nous entendons que l'on frappe sur des
individus: aussitot, nous pensons que les Russes sont dans la ville et
que l'on se bat; nous saisissons nos armes; les deux soldats
allemands, qui ne sont pas, comme nous, habitues a cette musique, ne
savent ce qu'ils font; cependant ils viennent se ranger a nos cotes.
Nous avions encore les fusils de deux hommes qui nous avaient quittes
le soir, et qui n'etaient pas revenus; ensuite celui de Faloppa.
Toutes ces armes etaient chargees. La poudre ne nous manquait pas. Un
des soldats allemands avait une bouteille d'eau-de-vie dont il ne nous
avait pas encore parle, mais, comptant qu'il aurait peut-etre besoin
de nous, il nous la presenta. Cela nous fit du bien. L'autre me donna
un morceau de pain.

Un soldat du train me dit: "Mon sergent, si nous mettions un de ces
fusils entre les mains du paysan qui est la qui tremble pres du poele?
Pensez-vous qu'il ne pourrait pas faire son homme?--C'est vrai, lui
dis-je.--En avant, le paysan!" repond le soldat. Le pauvre diable, ne
sachant ce qu'on lui veut, se laisse conduire. On lui presente un
fusil: il le regarde comme un imbecile, sans le prendre; on le lui
pose sur l'epaule: il demande pourquoi faire. Je lui dis que c'est
pour tuer les Cosaques. A ce mot, il laisse tomber son arme. Un soldat
la ramasse et, cette fois, la lui fait tenir de force en le menacant,
s'il ne tire pas sur les Cosaques, de lui passer sa baionnette au
travers du corps. Le paysan nous fait comprendre qu'il serait reconnu
par les Russes pour etre un paysan, et qu'ils le tueraient. Pendant ce
colloque, d'autres cris se font entendre a l'autre extremite de la
chambre: ce sont les deux femmes qui pleurent; Faloppa venait de
rendre le dernier soupir!

Le soldat du train va prendre la capote de celui qui vient de mourir
et force le paysan de s'en vetir. En moins de deux minutes, il est
arme au complet, car on lui a aussi passe un sabre et la giberne,
ainsi qu'un bonnet de police sur la tete, de sorte qu'il ne se
reconnaissait pas lui-meme.

Cette scene s'etait passee sans que les deux femmes, qui etaient
aupres du mort a se desoler (probablement pour l'argent que je leur
avais donne), se fussent apercues de la transformation de leur homme.

Le bruit que nous entendions depuis un moment se fait entendre avec
plus de force: je crois distinguer la voix du general Roguet;
effectivement c'etait lui qui jurait, qui frappait sur tout le monde
indistinctement, sur les officiers, les sous-officiers comme sur les
soldats--il est vrai que l'on ne pouvait pas beaucoup en faire la
difference--pour les faire partir. Il entrait dans les maisons et y
faisait entrer les officiers, afin de s'assurer qu'il n'y avait plus
de soldats. En cela, il faisait bien, et c'est peut-etre le premier
bon service que je lui ai vu rendre au soldat. Il est vrai que cette
distribution de coups de baton etait, pour lui, plus facile a faire
que celle de vin ou de pain, qu'il faisait faire en Espagne.

J'apercois un chasseur de la Garde arrete contre une fenetre, et qui
mettait la baionnette au bout de son fusil; je lui demande si c'etait
les Russes qui etaient dans la ville: "Mais non, non!... Vous ne voyez
donc pas que c'est ce butor de general Roguet qui, avec son baton,
frappe sur tout le monde? Mais, qu'il vienne a moi, je l'attends!..."

Nous n'etions pas encore sortis de la maison que je vois
l'adjudant-major Roustan arrete devant la porte; il me reconnait et me
dit: "Eh bien, que faites-vous la? Sortez! Que pas un ne reste dans la
maison, n'importe de quel regiment, car j'ai l'ordre de frapper sur
tout le monde!"

Nous sortons, mais le paysan, auquel nous ne pensions plus, reste
naturellement chez lui et ferme sa porte. L'adjudant-major, qui a vu
ce mouvement et qui pense que c'est un soldat qui veut se cacher,
l'ouvre a son tour, rentre dans la maison et ordonne au nouveau soldat
de sortir, ou il va l'assommer. Le paysan le regarde sans lui
repondre; l'adjudant-major saisit mon individu par les buffleteries,
et le pousse au milieu de nous; alors le pauvre diable veut se
debattre et s'expliquer dans sa langue: il n'est pas ecoute, seulement
l'adjudant-major pense que c'est parce qu'il ne lui a pas donne le
temps de prendre son sac et son fusil; il rentre dans la maison, prend
l'un et l'autre et les lui apporte. Il a vu un homme mort et deux
femmes qui pleurent. C'est pourquoi, en sortant, il dit bien haut: "Ce
bougre-la n'est pas si bete qu'il en a l'air! Il voulait rester dans
la maison pour consoler la veuve! Il parait que celui-ci est un
Allemand aussi; de quelle compagnie est-il? Je ne me rappelle pas
l'avoir jamais vu!" Dans ce moment, on ne faisait pas beaucoup
attention a ce que disait l'adjudant-major, car on avait assez a faire
a s'occuper de soi-meme.

La femme qui avait entendu la voix de son mari, etait accourue sur la
porte au moment ou nous etions encore arretes. L'homme, en la voyant,
se mit a crier apres, mais sans pouvoir se faire reconnaitre au milieu
de nous, ou il ne pouvait bouger: elle etait bien loin de penser que
le Lithuanien, sujet de l'Empereur de Russie, avait l'honneur d'etre
soldat francais de la Garde imperiale, marchant, en ce moment, non pas
a la gloire, mais a la misere, en attendant mieux, tout cela en moins
de dix minutes. J'ai pense, depuis, que ce pauvre diable devait faire
de tristes reflexions en marchant au milieu de nous!

L'on s'etait remis en marche, mais lentement. Nous etions dans un
endroit de la ruelle ou se trouvaient plusieurs hommes morts pendant
la nuit, pour avoir bu de l'eau-de-vie et avoir ete saisis par le
froid; mais le plus grand nombre se trouvait dans la ville, ou je ne
suis pas entre.

Cependant, nous arrivons a l'endroit ou se trouvent les deux issues
qui conduisent au pont du Niemen; nous marchons avec plus de facilite;
au bout de quelques minutes, nous etions sur le bord du fleuve. La,
nous vimes que, deja, plusieurs milliers d'hommes nous avaient
devances, qui se pressaient et se poussaient pour le traverser. Comme
le pont etait etroit, une grande partie descendaient sur le fleuve
couvert de glace, et cependant dans un etat a ne pouvoir y marcher que
tres difficilement, vu que ce n'etait que des glacons qui, apres un
degel, avaient ete de nouveau surpris par une gelee. Au risque de se
tuer ou de se blesser, c'etait a qui serait arrive le plus vite sur
l'autre rive, quoique d'un abord difficile; tant il vrai que l'on se
croyait sauve en arrivant! On verra, par la suite, combien nous nous
trompions encore.

En attendant que nous puissions passer, le colonel Bodelin, qui
commandait notre regiment, donna l'ordre aux officiers de faire leur
possible afin que personne ne traversat le pont individuellement;
d'arreter et de reunir ceux qui se presenteraient. Nous nous
trouvions, en ce moment, environ soixante et quelques hommes, reste de
deux mille! Nous etions presque tous groupes autour de lui. L'on
voyait qu'il regardait avec peine les restes de son beau regiment;
probablement que, dans ce moment, il faisait la difference, car, cinq
mois avant cette epreuve, nous avions passe ce meme pont avec toute
l'armee si belle, si brillante, tandis qu'a cette heure, elle etait
triste et presque aneantie. Pour nous encourager, il nous tint a peu
pres ce discours, que bien peu ecouterent:

"Allons, mes enfants! je ne vous dirai pas d'avoir du courage, je sais
que vous en avez beaucoup, car depuis trois ans que je suis avec vous,
vous en avez, dans toutes les circonstances, donne des preuves, et
surtout dans cette terrible campagne, dans les combats que vous avez
eu a soutenir, et par toutes les privations que vous avez eu a
supporter. Mais souvenez-vous bien que, plus il y a de peines et de
dangers, plus aussi il y a de gloire et d'honneur, et plus il y aura
de recompenses pour ceux qui auront la constance de la terminer
honorablement!"

Ensuite il demanda si nous etions beaucoup de monde present. Je saisis
ce moment pour dire a M. Serraris que Faloppa etait mort le matin. Il
me demanda si j'en etais certain; je lui repondis que je l'avais vu
mourir, et que meme l'adjudant-major Roustan l'avait vu mort: "Qui,
moi? repondit l'adjudant-major. Ou?--Dans la maison d'ou vous m'avez
dit de sortir, et ou vous etes entre pour en faire sortir un autre
individu.--C'est vrai, dit-il, j'ai vu un homme mort sur la paille,
mais c'etait l'homme de la maison, puisque la femme le pleurait!"--Je
lui dis que c'etait celui qu'il venait de mettre dans la rue qui etait
le veritable mari et que celui qu'il avait vu sur la paille etait
Faloppa. Je lui rapportai en peu de mots la scene du paysan, que nous
cherchames dans nos rangs, mais il avait disparu.

Pendant que nous etions restes sur le bord du Niemen, ceux qui etaient
devant nous avaient traverse, sur le pont ou sur la glace. Alors nous
avancames, mais lorsque nous eumes traverse, nous ne pumes monter la
cote par le chemin, parce qu'il se trouvait plusieurs caissons
abandonnes qui tenaient la largeur de la route, etroite et encaissee.
Alors, plus d'ordre! Chacun se dirigea suivant son impulsion.
Plusieurs de mes amis m'engagerent a les suivre, et nous primes sur la
gauche. Lorsque nous fumes environ a trente pas du pont, l'on
commenca a monter pour gagner la route. Je marchais derriere Grangier
que j'avais eu le bonheur de retrouver et qui s'occupait plus de moi
que de lui-meme. Il me frayait un passage dans la neige, en marchant
devant moi, et me criant, dans son patois auvergnat: "Allons, petiot,
suis-moi!" Mais le petiot n'avait deja plus de jambes.

Grangier etait deja aux trois quarts de la cote, que je n'etais encore
qu'au tiers. La, s'arretant et s'appuyant sur son fusil, il me fit
signe qu'il m'attendait. Mais j'etais si faible, que je ne pouvais
plus tirer ma jambe enfoncee dans la neige. Enfin, n'en pouvant plus,
je tombai de cote, et j'allai rouler jusque sur le Niemen ou j'arrivai
sur la glace.

Comme il y avait beaucoup de neige, je ne me fis pas grand mal;
cependant, je ressentais une douleur dans les epaules et j'avais la
figure ensanglantee par les branches d'un buisson que j'avais traverse
en roulant. Je me relevai sans rien dire, comme si la chose eut ete
toute naturelle, car j'etais tellement habitue a souffrir, que rien ne
me surprenait.

Apres avoir ramasse mon fusil dont le canon etait rempli de neige, je
voulus recommencer a monter par le meme endroit, mais la chose me fut
impossible. L'idee me vint de voir si je ne pourrais pas parvenir a
passer sous les caissons, a la sortie du pont; je me trainai avec
peine jusque-la. Lorsque je fus pres du premier, j'apercus plusieurs
grenadiers et chasseurs de la Garde montes sur les roues, et qui
puisaient a pleines mains l'argent qui s'y trouvait; je ne fus pas
tente d'en faire autant. Je ne cherchais que le moyen de passer. Mais,
en ce moment, j'entends crier: "Aux armes! Aux armes! Les Cosaques!"
Ce cri fut suivi de plusieurs coups de fusil, ensuite d'un grand
mouvement qui se propageait depuis le bas de la cote jusqu'en haut.

Pas un des grenadiers et chasseurs qui avaient la tete dans le caisson
ne descendit. J'en tirai un par la jambe; il se retourna en me
demandant si j'avais de l'argent. Je lui repondis que non: "Mais les
Cosaques sont la-haut!--Si ce n'est que cela! me repondit-il, ce n'est
pas pour des canailles qu'il faut se gener, et leur laisser notre
argent! Qui en veut? J'en donne!" Et, en meme temps, il jeta a terre
deux gros sacs de pieces de cinq francs. Tout cela n'etait que pour
amuser ceux qui arrivaient, car je compris qu'ils venaient de trouver
de l'or. Les mots de "jaunets" et de "pieces de quarante francs"
avaient ete prononces.

Je pris le fusil d'un des grenadiers occupes a prendre de l'or, je
laissai le mien qui etait rempli de neige, et je m'en retournai a la
sortie du pont afin de reprendre ma direction premiere, car, pour moi,
il n'y en avait pas d'autre.

A peine arrive pres du pont, je rencontrai M. le capitaine Debonnez,
des tirailleurs de la Garde, dont j'ai deja eu l'occasion de parler
plusieurs fois. Il etait avec son lieutenant et un soldat; c'etait la
toute sa compagnie; le reste etait, comme il me le dit, _fondu_. Il
avait un cheval cosaque avec lequel il ne savait ou passer. Je lui
contai en peu de mots l'etat malheureux ou je me trouvais. Pour toute
reponse, il me donna un gros morceau de sucre blanc ou il avait verse
de l'eau-de-vie; ensuite, nous nous separames, lui pour descendre avec
son cheval sur le Niemen, et moi pour, en mordant dans mon sucre,
recommencer pour la troisieme fois mon ascension. A peine arrive ou je
devais monter, j'entendis que l'on m'appelait; c'etait le brave
Grangier, qui etait descendu de la cote et qui me cherchait. Il me
demanda pourquoi je ne l'avais pas suivi. Je lui en dis la cause.
Voyant cela, il marcha devant moi en me tirant par son fusil dont je
tenais le bout du canon. Enfin, ce fut avec bien de la peine, avec le
secours de ce bon Grangier et en mordant dans mon morceau de sucre a
l'eau-de-vie, que j'arrivai en haut de la cote, abime d'epuisement.

Plusieurs de nos amis nous attendaient: Leboude, sergent-major;
Oudict, sergent-major; Pierson, _idem_; Poton, sergent. Les autres
s'etaient disperses, marchant, comme nous, par fractions. La certitude
que l'on avait d'un mieux, en entrant en Prusse, influait sur notre
caractere et commencait a nous rendre indifferents l'un pour l'autre.

De l'endroit ou nous etions, nous pouvions decouvrir la route de
Wilna, les Russes qui marchaient sur Kowno, et d'autres plus
rapproches, mais la presence du marechal Ney, avec une poignee
d'hommes, les empechait de venir plus avant. Nous vimes venir sur nous
un individu qui marchait avec peine, appuye sur un baton de sapin.
Lorsqu'il fut pres de nous, il s'ecria: "Eh! _per Dio santo!_ je ne
me trompe pas, ce sont nos amis!" A notre tour, nous le regardames. A
sa voix et a son accent, nous le reconnumes: c'etait Pellicetti, un
Milanais, ancien grenadier velite; il y avait trois ans qu'il avait
quitte la Garde imperiale, pour entrer comme officier dans celle du
roi d'Italie. Pauvre Pellicetti! Ce ne fut qu'au reste de son chapeau
que nous pumes deviner a quel corps il appartenait. Il nous conta que
trois a quatre maisons avaient suffi pour loger le reste du corps
d'armee du prince Eugene. Il attendait, nous dit-il, un de ses amis
qui avait un cheval cosaque et qui portait le peu de bagages qui leur
restait. Il en avait ete separe en sortant de Kowno.

C'etait le 14 decembre; il pouvait etre neuf heures du matin. Le ciel
etait sombre, le froid supportable; il ne tombait pas de neige; nous
nous mimes en marche sans savoir ou nous allions, mais, arrives sur le
grand chemin, nous apercumes un grand poteau avec une inscription qui
indiquait aux soldats des differents corps la route qu'ils devaient
suivre.

Nous primes celle indiquee pour la Garde imperiale, mais beaucoup,
sans s'inquieter, marcherent droit devant eux. A quelques pas de la,
nous vimes cinq a six malheureux soldats qui ressemblaient a des
spectres, la figure have, barbouillee de sang provenant de leurs mains
qui avaient gratte dans la neige pour y chercher quelques miettes de
biscuit tombees d'un caisson pille un instant avant. Nous marchames
jusqu'a trois heures de l'apres-midi; nous n'avions fait que trois
petites lieues, a cause du sergent Poton qui paraissait souffrir
beaucoup.

Nous avions apercu un village sur notre droite, a un quart de lieue de
la route: nous primes la resolution d'y passer la nuit. En y arrivant,
nous trouvames deux soldats de la ligne qui venaient de tuer une vache
a l'entree d'une ecurie; en voyant une aussi bonne enseigne, nous y
entrames.

Le paysan auquel appartenait la vache, afin de sauver le plus de
viande possible, vint lui-meme nous en couper, nous faire du feu et,
ensuite, nous apporta deux pots avec de l'eau pour faire de la soupe;
nous avions de la bonne paille, du bon feu; enfin il y avait bien
longtemps que nous n'avions ete si heureux. Quelques minutes apres,
nous mangeames notre soupe, ensuite nous nous reposames.

J'etais couche pres de Poton qui ne faisait que se plaindre; je lui
demandai ce qu'il avait; il me dit: "Mon cher ami, je suis certain que
je ne pourrai aller plus loin!"

Sans me douter des raisons qui le faisaient parler ainsi, accident
grave que personne de nous ne connaissait, je le consolai, en lui
disant que lorsqu'il aurait repose, il serait beaucoup mieux, mais, un
instant apres, il eut la fievre et, pendant toute la nuit, il ne fit
que pleurer et divaguer. Plusieurs fois meme, la nuit, je le surpris
ecrivant sur un calepin et en dechirant les feuillets.

Dans un moment ou je dormais paisiblement, je me sentis tirer par le
bras; c'etait le pauvre Poton qui me dit: "Mon cher ami, il m'est
impossible de sortir d'ici, meme de faire un pas; ainsi il faut que tu
me rendes un grand service; je compte sur toi si, plus heureux que
moi, tu as le bonheur de revoir la France; dans le cas contraire, tu
chargeras Grangier, sur qui je compte comme sur toi, de remplir la
mission dont je te charge. Voici, continua-t-il, un petit paquet de
papiers que tu enverras a l'adresse indiquee, a ma mere, accompagne
d'une lettre dans laquelle tu lui peindras la situation ou tu m'as
laisse, sans cependant lui faire perdre l'espoir de me revoir un jour.
Voila une cuiller en argent que je te prie d'accepter; il vaut mieux
que tu l'aies que les Cosaques." Alors, il me remit son petit paquet
de papiers, en me disant encore qu'il comptait sur moi. Je lui promis
de faire ce qu'il venait de me dire, mais j'etais bien loin de croire
que nous serions forces de l'abandonner.

Le 15 decembre, lorsqu'il fut question de partir, je repetai a nos
amis la confidence que Poton venait de me faire. Ils penserent que
c'etait manque de courage, ou qu'il devenait fou, de sorte que chacun
se mit a lui faire des observations a sa maniere.

Mais le malheureux Poton, pour toute reponse, nous montra deux hernies
qu'il avait depuis longtemps et qui etaient sorties par suite
d'efforts reiteres qu'il avait faits en montant la cote de Kowno. Nous
vimes effectivement qu'il lui etait impossible de bouger; le
sergent-major Leboude pensa que l'on ferait bien de le recommander au
paysan chez lequel nous etions, mais, avant de le faire venir, comme
Poton avait beaucoup d'argent et surtout de l'or, nous nous depechames
a coudre son or dans la ceinture de son pantalon; ensuite, nous fimes
venir le paysan, et, comme il parlait allemand, il nous fut facile de
nous faire comprendre. Nous lui proposames cinq pieces de cinq francs,
en lui disant qu'il en aurait quatre fois autant et peut-etre
davantage, s'il avait soin du malade. Il nous le promit en jurant par
Dieu, et que meme il irait chercher un medecin. Ensuite, comme le
temps pressait, nous fimes nos adieux a notre camarade.

Avant de le quitter, il me fit promettre de ne pas l'oublier; nous
l'embrassames et nous partimes. Je ne sais si le paysan a tenu sa
parole, mais toujours est-il que plus jamais je n'ai entendu parler de
Poton qui etait, sous tous les rapports, un excellent garcon, bon
camarade, ayant recu une excellente education, chose tres rare a cette
epoque. Il etait gentilhomme breton, d'une des meilleures familles de
ce pays.

Tant qu'a moi, j'ai rempli religieusement ma mission, car, a mon
arrivee a Paris, au mois de mai, j'envoyai a l'adresse indiquee les
papiers qu'il m'avait confies et qui contenaient son testament et les
adieux touchants qu'il ecrivait pendant qu'il avait la fievre. J'en ai
tire une copie que je reproduis:

  Adieu, bonne mere,
  Mon amie;
  Adieu, ma chere,
  Ma bonne Sophie!
  Adieu, Nantes ou j'ai recu la vie
  Adieu, belle France, ma patrie,
  Adieu, mere cherie,
  Je vais quitter la vie,
  Adieu!

Depuis plusieurs annees, j'avais cesse d'ecrire mon journal de la
campagne de Russie, c'est-a-dire de mettre en ordre les _Souvenirs_
que j'avais ecrits en 1813, etant prisonnier. Il m'etait venu une
singuliere manie, c'etait de douter si tout ce que j'avais vu, endure
avec tant de patience et de courage, dans cette terrible campagne,
n'etait pas l'effet de mon imagination frappee.

Cependant, lorsque la neige tombe et que je me trouve reuni avec des
amis, anciens militaires de l'Empire, dont quelques-uns de la Garde
imperiale, bien rares, a present (1829)! qui ont fait, comme moi,
cette memorable campagne, c'est-a-dire qui ont ete jusqu'a Moscou,
c'est toujours la que nos souvenirs se portent, et j'ai aussi remarque
qu'il leur etait reste, comme a moi, d'ineffacables impressions. C'est
avec orgueil que nous parlons de nos glorieuses campagnes.

Aujourd'hui que ma mere vient de me remettre quelques lettres que je
lui avais ecrites pendant cette campagne, et que je regrettais de ne
pas avoir, afin de les joindre a la fin de mon journal, je reprends
courage. Ajoutez a cela les conseils de quelques amis qui m'engagent a
terminer. Pour moi, cela me fait revivre. Peut-etre un jour, qui sait?
mes recits, quoique mal ecrits, interesseront-ils ceux qui les liront,
car, apres tant de grandes choses que nous avons vues, que nous
reste-t-il a voir? Le grand genie n'est plus, mais son nom existera
toujours! Aussi je prends mon courage a deux mains pour continuer, de
sorte qu'apres moi, mes petits-enfants diront, lisant les _Memoires_
de grand-papa: "Grand-papa etait dans les grandes batailles, avec
l'Empereur Napoleon!" Ils verront comme nous avons frotte les
Prussiens, les Autrichiens, les Russes et les Anglais en Espagne, et
tant d'autres; ils verront aussi que grand-papa n'a pas toujours
couche sur un lit de plume, et, quoiqu'il ne soit pas un des meilleurs
catholiques de France, ils verront qu'il a jeune souvent et fait
maigre plus d'une fois, les jours gras!

C'etait le 15 decembre, a sept heures du matin. Apres etre sortis de
l'ecurie ou nous avions passe la nuit, nous marchames dans la
direction de la route, jusqu'au moment ou nous arrivames a l'endroit
ou nous l'avions quittee la veille; la, nous fimes halte.

Grangier avait encore ma petite bouilloire en cuivre, qu'il portait
devant lui, attachee a sa ceinture avec une courroie, dans la crainte
qu'on ne la lui enlevat, car un vase dans lequel on pouvait faire
fondre la neige et cuire quelque chose, etait un objet precieux.
Grangier me la rendit, car il prevoyait que je resterais encore en
arriere et que je pourrais en avoir besoin. Il me l'attacha fortement
sur mon sac.

Le ciel etait clair, mais le froid etait supportable. Nous ne vimes,
sur la route, que fort peu d'hommes; cela nous fit penser que, la
veille, la plus grande partie etait allee plus loin et dans diverses
directions.

Nous apercumes, sur la route, du cote de Kowno, une colonne, mais ne
pumes distinguer si c'etaient des Francais ou des Russes: aussi, dans
l'incertitude, nous nous remimes en marche.

Je marchai assez bien pendant une heure, mais, au bout de ce temps, il
me prit une forte colique, et je fus force de m'arreter: c'etait
toujours la suite de mon indisposition de Wilna; j'attribuai cette
rechute au bouillon de vache que j'avais mange la veille et le matin,
avant de partir.

Je marchai de la sorte jusqu'a environ trois heures de l'apres-midi;
je n'etais plus eloigne d'une foret que j'apercevais depuis quelque
temps, et ou je voulais arriver pour y passer la nuit.

Je n'en etais plus eloigne que d'une portee de fusil, lorsque, sur la
droite de la route, j'apercus une maison ou, autour d'un grand feu,
etaient reunis plusieurs soldats de differents corps et dont la
majeure partie etait de la Garde imperiale. Comme j'etais fatigue,
j'arretai pour me chauffer et me reposer un peu: quelques-uns me
proposerent de rester avec eux; j'acceptai avec plaisir.

Pendant toute la journee, le froid avait ete supportable, et il
l'etait encore; tant qu'a l'ennemi, il paraissait que l'on pouvait
etre tranquille, mais des hommes qui arrivaient par la droite de la
route nous dirent qu'ils venaient d'apercevoir de la cavalerie et
qu'ils etaient persuades que c'etaient des Russes: "Quand ce serait le
diable, repondit un vieux chasseur de la Garde, cela ne m'empechera
pas d'etablir ici mon quartier general. Mes amis, faites comme moi,
chargez vos armes et mettez la baionnette au bout du canon!" C'est ce
que tout le monde fit tranquillement: -"Et puis, ajouta-t-il, nous
avons le bois pour retraite; c'est, par ma foi, une belle et bonne
position!" Ensuite, il s'approcha d'un cheval que l'on venait
d'abattre a quelques pas du feu, en coupa un morceau, et revint
tranquillement s'asseoir pres du feu, sur son sac, et faire rotir sa
viande au bout de son sabre.

Plus de vingt soldats, dont une partie assis sur leur sac et les
autres a genoux, faisaient aussi rotir du cheval.

En face du chasseur dont je viens de parler, une femme etait assise
sur un sac de soldat. Elle tenait la tete penchee sur ses mains, les
coudes appuyes sur les genoux; une capote grise de soldat, par-dessus
une vieille robe de soie en lambeaux, servait a la preserver du froid.
Un bonnet en peau de mouton, dont une partie etait brulee, lui
couvrait la tete; il etait tenu par un mauvais foulard de soie noue
sous le menton.

Le chasseur lui adressa la parole de la maniere suivante: "Dites donc,
la mere Madeleine!..." Elle ne repondit pas. Ce ne fut qu'a la seconde
fois qu'un soldat, qui etait pres d'elle, la poussa, en lui disant:
"C'est a vous, la mere, a qui l'on veut parler!--A moi? dit-elle. Mon
nom est Marie. Que me voulez-vous?--Un petit coup de _rogomme_, comme
a l'exercice!--Pour du _rogomme_, vous devez bien penser que je n'en
ai pas!" Et elle se remit dans sa position premiere.

Une autre femme qui se trouvait aussi assise pres du feu, avait, sur
la tete, une schabraque ou peau de mouton bordee de drap rouge,
decoupee en festons et serree autour du cou avec le cordon d'un bonnet
a poil d'un grenadier de la Garde, dont les glands lui retombaient
sous le menton. Elle avait aussi, par-dessus ses habillements, une
capote bleue d'un soldat de la Garde. Cette femme, en entendant la
voix du chasseur, leva la tete a son tour, en demandant celui qui
voulait du _rogomme_: -"Ah! c'est vous, la mere Gateau! repondit le
chasseur; eh bien, c'est moi qui demande du _rogomme_! C'est moi,
Michaut, qui vous parle; vous etes sans doute surprise de me voir? Eh
bien, si quelqu'un est plus etonne que moi de vous rencontrer, et
surtout schabraquee comme vous etes, le diable m'emporte! Meme avant
le passage de la Berezina, en pensant quelquefois a vous, chere mere
Gateau, je pensais qu'il y avait deja longtemps que les corbeaux
avaient fait une _fristouille_ a la neige, avec votre vieille
carcasse!--Insolent! repondit la mere Gateau, ils te mangeront avant
moi, vieil ivrogne! Ah! il te faut du _rogomme!_ continua-t-elle d'un
ton goguenard. T'as diablement ete prive depuis trois mois, mais
possible qu'a Wilna et hier, a Kowno, tu en auras pris une bonne dose,
c'est ca que tu as tant de blague! Une chose qui m'etonne, c'est que
tu ne sois pas mort d'avoir bu, comme tant d'autres que nous avons vus
dans les rues. Il y a tant de braves gens qui sont restes la-bas,
tandis que ce mauvais sujet, un mauvais soldat, vit encore!--Halte-la,
la mere Gateau, reprit le vieux chasseur, lachez-moi vos bordees tant
que vous voudrez, mais au nom de _mauvais soldat_, mere Gateau,
halte-la!"

Ensuite il continua, tout en grognant, de manger le morceau de viande
de cheval qu'il tenait a la main et dans lequel il avait cesse de
mordre pour repondre a la vieille cantiniere.

Une minute apres, elle reprit: "Voila deux ans qu'il m'en veut, depuis
qu'a l'Ecole militaire je n'ai pas voulu lui donner a credit. Ah! si
mon pauvre homme n'etait pas mort, si un coquin de boulet ne l'avait
pas coupe en deux a Krasnoe!..." Et puis elle s'arreta. "Ce n'etait
pas votre homme! Vous n'etiez pas mariee!--Pas mariee! Pas mariee!
Voila bientot cinq ans que je suis avec lui, depuis la bataille
d'Eylau, et je ne suis pas mariee! Que dis-tu de cela, Marie?" en
s'adressant a l'autre cantiniere. Mais Marie, qui se trouvait dans la
meme position que la mere Gateau, a l'egard du mariage, ne repondit
rien.

Le chasseur demanda a la mere Gateau si elle avait monte a la roue, a
la montagne de Wilna: "Va, dit-elle, si j'en avais eu la force, je
n'aurais pas manque mon coup! J'en ai ramasse dans la neige, mais ca
m'a beaucoup avancee! Lorsqu'on se trouve avec des coquins qui ne
respectent rien, il n'y a pas de surete pour le sexe. Le soir, apres
avoir passe la montagne, lorsque j'arrivai au bivouac des chasseurs de
chez nous, et comme j'avais encore un peu d'eau-de-vie que j'apportais
de Wilna, je la donnai pour avoir une place au feu, et je me couchai
sur la neige entre deux chasseurs du regiment, ou plutot deux voleurs,
qui m'ont chipe la moitie de mon argent. Par bonheur, j'etais couchee
sur une poche qu'ils n'ont pu vider. Apres cela, fiez-vous donc a des
camarades! Heureusement que j'en ai encore assez pour aller jusqu'a
Elbing, ou l'on dit que nous nous ressemblons. Une fois la, nous nous
arrangerons de maniere a pouvoir recommencer la campagne; je ne veux
plus de voitures, j'aurai deux _cognias_ avec des paniers sur le dos.
Nous serons peut-etre plus heureux. Pas vrai, Marie?" Marie ne
repondit pas: "Marie, dit le vieux chasseur, c'est son deuxieme depuis
un an, et, si elle veut, je l'epouse en troisieme....--Toi! vieux
chenapan, repond la mere Gateau, elle n'aurait pas besoin d'autres
pratiques que la tienne!"

Le chasseur s'approcha de Marie et lui presenta un morceau de viande
de cheval; Marie l'accepta en lui disant: "Merci, mon vieux!--Ainsi
c'est dit, continua-t-il, en arrivant a Paris, je vous epouse, je fais
votre bonheur!" Marie, pour toute reponse, fit un soupir en disant:
"Peut-on plaisanter une malheureuse femme comme moi!--Tout ce que je
viens de dire, reprit le vieux chasseur, n'est que pour plaisanter, et
la preuve, sans rancune, c'est que j'offre a la mere Gateau ce que je
viens de vous offrir, Marie, un petit morceau de dada sur le pouce!"
En meme temps, il s'avanca pour le lui offrir, mais la mere Gateau, en
le voyant venir, lui dit en le regardant avec colere: "Va-t'en au
diable! Je ne veux rien de toi!"

A cette sortie de la mere Gateau, Marie, qui etait assise devant moi,
leva la tete en disant que ce n'etait pas le moment de se facher.
Ensuite elle me regarda des pieds a la tete: "Je crois ne pas me
tromper, dit-elle en m'appelant par mon nom, c'est bien vous, mon
pays?--Oui, Marie, c'est bien moi!" Je venais, a mon tour, de la
reconnaitre, non pas a sa figure, mais a sa voix, car, la pauvre
Marie, sa fraicheur avait disparu, le froid, la misere, le feu, la
fumee du bivouac l'avaient rendue meconnaissable. C'etait Marie, notre
ancienne cantiniere, dont j'avais rencontre la voiture abandonnee,
avec deux blesses, dans la nuit du 22 novembre, et que je croyais
morte! Voici son histoire:

Marie etait de Namur; c'est pour cela qu'elle m'appelait son _pays_.
Son mari etait de Liege, un peu mauvais sujet et maitre d'armes. Marie
etait la meilleure pate de femme, n'ayant rien a elle, debitant sa
marchandise aux soldats et a ceux qui n'avaient pas d'argent, comme a
ceux qui en avaient.

Dans toutes les batailles que nous eumes, elle fit preuve de devoument
en s'exposant pour secourir les blesses. Un jour, elle fut blessee;
cela ne l'empecha pas de continuer a donner ses soins, sans s'effrayer
sur le danger qu'elle courait, car les boulets et la mitraille
tombaient autour d'elle. Avec toutes ces belles qualites, Marie etait
jolie: aussi avait-elle beaucoup d'amis; son mari n'en etait pas
jaloux.

En 1811, etant campes devant Almeida (Portugal), quelques mois avant
notre depart pour la campagne de Russie, il prit envie au pauvre homme
d'aller marauder dans un village. Il entra dans un chateau, s'empara
d'une pendule qui ne valait pas vingt francs, eut le malheur de la
rapporter au camp et de se faire prendre, et, comme il y avait des
ordres severes pour les maraudeurs, M. le general Roguet, qui nous
commandait, le fit passer a un conseil de Guerre. Il fut condamne a
etre fusille dans les vingt-quatre heures. Par suite de cette
catastrophe, Marie devint veuve: dans un regiment, et surtout en
campagne, lorsqu'une femme est jolie, elle n'est pas longtemps sans
mari. Aussi, au bout de deux mois de veuvage, Marie etait consolee et
remariee--comme on se marie a l'armee.

Quelques mois apres, son nouveau mari passa sous-officier dans un
regiment de la Jeune Garde; alors elle nous quitta pour suivre son
nouvel epoux: elle etait avec nous depuis quatre ans.

En Russie, elle eut le sort de toutes les cantinieres de l'armee: elle
perdit chevaux, voitures, lingots, fourrures et son protecteur. Tant
qu'a elle, elle eut le bonheur de revenir. Quatre mois et demi plus
tard, le 2 mai 1813, a la bataille de Lutzen, le hasard me la fit
rencontrer; elle venait d'etre blessee a la main droite, en donnant a
boire a un blesse.

J'ai appris, depuis, qu'elle etait rentree en France et qu'elle avait
reparu aux Cent-Jours. A la bataille de Waterloo, elle fut faite
prisonniere, mais, comme elle etait sujette belge, elle rentra en
toute propriete au roi de Hollande[68].

[Note 68: J'ai appris que Marie existait encore et qu'elle etait
membre de la Legion d'honneur et decoree de la medaille de
Sainte-Helene. Elle habite Namur. (_Note de l'auteur_.)]

Je demandai a Marie ou etait son mari: "Vous savez bien, me
repondit-elle, qu'il a ete tue a Krasnoe (chose que j'avais ignoree
jusqu'a present); c'etait un bon enfant, celui-la, je le regrette
beaucoup!" Ensuite elle fronca les sourcils, baissa la tete. Un
instant apres, elle la releva et, comme j'avais toujours les yeux
fixes sur elle, elle me regarda en riant, mais d'un sourire triste. Je
lui demandai a quoi elle pensait: "A manger, comme vous voyez! Avant,
j'avais un ami qui m'en donnait; a present, je mange lorsque l'on m'en
donne ou lorsque j'en trouve, chose bien rare; il n'y a qu'a boire!"
En meme temps, elle prit une pincee de neige qu'elle porta a sa
bouche.

Je la vis se lever avec peine pour se mettre en marche; elle me donna
une poignee de main et me dit adieu. Je remarquai qu'elle etait
courbee par la fatigue et la misere, qu'elle marchait peniblement,
appuyee sur un gros baton de sapin. La mere Gateau la suivait,
toujours sa schabraque sur la tete, jurant et marmottant entre les
dents. Je compris que c'etait toujours apres le vieux chasseur.

Dans ce moment, nous pouvions etre quarante, et, a chaque instant,
notre nombre augmentait. J'apercus un sergent du regiment: il se
nommait Humblot. En me voyant, il me demanda ce que je faisais la. Je
lui repondis que je me reposais et que j'examinais si je ne ferais pas
bien de passer la nuit ou je me trouvais et de partir le lendemain de
grand matin.

Humblot, qui etait un brave garcon et qui m'aimait beaucoup, me fit
des observations tres justes, d'abord sur le temps qui etait
supportable, sur l'avantage qu'il y aurait pour moi de traverser la
foret ou, me disait-il, de l'autre cote, nous trouverions des maisons
ou nous pourrions passer la nuit; le lendemain, nous arriverions de
bonne heure a Wilbalen, petite ville a trois ou quatre lieues d'ou
nous etions, ou nous trouverions nos camarades et pourrions nous
procurer des vivres. Enfin, il fit tant, que je pris mon sac et mon
fusil, et partis avec le sergent Humblot.

En marchant, Humblot me dit que, quoique nous fussions dans la
Pomeranie prussienne, il n'etait pas prudent de marcher isole en
arriere, car plusieurs milliers de Cosaques avaient passe le Niemen
sur la glace.

Ensuite il me conta qu'il avait quitte Kowno, hier dans la journee,
avec beaucoup d'autres, et sans s'inquieter de rien, puisque le
marechal Ney y etait encore a se battre, avec une arriere-garde
composee d'Allemands et de quelques Francais, afin d'empecher les
Russes d'entrer dans la ville, et de donner le temps aux debris de
l'armee de sortir. Ces Allemands, me disait-il, qui faisaient partie
de la garnison de Kowno, qui se portaient tres bien et a qui rien
n'avait jamais manque, etaient de pauvres soldats; sans la presence
des Francais en petit nombre parmi eux, ils auraient jete leurs armes
et fui:

"Je vais, continua-t-il, te conter ce qui m'est arrive hier, et tu
verras si je n'ai pas raison de t'engager a faire ton possible afin de
sortir de ce coquin de pays!

"Apres avoir passe le Niemen, arrives a un quart de lieue de la ville,
nous apercumes de loin, a cheval sur la route, plus de 2 000 Cosaques
et autres cavaliers. Nous arretames pour deliberer sur le parti a
prendre et aussi pour attendre ceux qui etaient en arriere. Un instant
apres, nous nous trouvames reunis environ 400 hommes de toutes armes.
Nous formames une colonne, afin de pouvoir, au besoin, former un
carre. Des officiers qui se trouvaient parmi nous--il y en avait
beaucoup--en prirent le commandement. Ensuite, vingt-deux soldats
polonais se joignirent a nous. Environ cinquante hommes des plus
valides, et qui avaient de bonnes armes, se mirent en tirailleurs, en
tete et sur les flancs.

"Nous marchames resolument sur cette cavalerie qui, a l'approche des
tirailleurs, se retira a droite et a gauche de la route. La colonne,
arrivee a la hauteur des Russes, s'arreta pour attendre quelques
hommes encore en arriere. Quelques-uns seulement purent la rejoindre,
car une partie des Cosaques se detacha pour arreter les plus eloignes.
Un nomme Boucsin[69], grosse caisse de notre musique, qui se trouvait
du nombre de ceux qui etaient en arriere et qui faisait son possible
pour rejoindre la colonne, ayant encore (chose etonnante!) la grosse
caisse sur son dos et portant dans les mains un sac rempli de pieces
de cinq francs, ce qui l'empechait de marcher aussi vite qu'il
l'aurait voulu, fut atteint par des Cosaques, a cinquante pas en
arriere et sur la gauche de la colonne. Il recut, entre les deux
epaules, un coup de lance qui le fit tomber de tout son long dans la
neige et fit, en meme temps, passer ta grosse caisse au-dessus de sa
tete. Aussitot, deux Cosaques descendirent de cheval pour le
depouiller, mais trois hommes et un officier polonais coururent sur
les Cosaques, en prirent un avec son cheval et debarrasserent le
porteur de la grosse caisse, qu'il abandonna au milieu des champs. Il
en fut quitte pour son coup de lance, et la moitie de son argent qu'il
distribua a ceux qui lui avaient sauve la vie.

[Note 69: _Bousin_, en argot, signifie _tapage_. Le surnom donne
au porteur de la grosse caisse lui servait de nom propre.]

"Aussitot, la colonne se remit en marche aux cris de: _Vive
l'Empereur!_ et en conduisant, au milieu d'elle, le Cosaque et son
cheval."

Humblot avait fini sa narration, lorsque je fus force de m'arreter,
toujours pour mon indisposition; pendant ce temps, il marcha doucement
afin que je pusse le rejoindre. Ma besogne faite a la hate, je me
remis a marcher; mais, a l'endroit ou je me trouvais, il y avait
beaucoup de monde qui m'empecha d'avancer. Je repris la route, mais, a
peine y etais-je, que j'entendis des cris repetes: -"Gare les
Cosaques!" Je pense que c'est une fausse alerte, mais j'apercois
plusieurs officiers armes de fusils qui s'arretent et qui se posent
bravement sur le chemin faisant face du cote ou le bruit venait, et
criant: "N'ayez pas peur, laissez avancer cette canaille[70]!" Je
regarde derriere moi, je les apercois tellement pres que je fus touche
par un cheval: trois etaient en avant, d'autres suivaient.

[Note 70: M. le colonel Richard, ex-commandant de place a Conde,
etait un de ces officiers: nous en avons parle plusieurs fois
ensemble. (_Note de l'auteur_).]

Je n'ai que le temps de me jeter dans le bois ou je pensais etre en
surete, mais les trois Cosaques y entrent presque aussitot que moi et
malheureusement, dans cet endroit, le bois se trouvait fort clair. Je
cherche a gagner l'endroit le plus epais, mais par une fatalite
inouie, mon indisposition me reprend et se fait sentir d'une maniere
insupportable. Que l'on juge de ma position! Je veux m'arreter, mais
c'est impossible, car deux des trois Cosaques ne sont plus qu'a
quelques pas de moi, de sorte que, pour ne pas interrompre ma course
et me laisser prendre, je suis oblige de faire dans mes pantalons.
Heureusement, quelques pas plus avant, les arbres se trouvent plus
rapproches, les Cosaques sont genes dans leur course et forces de la
ralentir, tandis que je continue du meme pas; mais arrete par des
branches d'arbres couches dans la neige, je tombe de tout mon long, et
ma tete reste enfoncee dans la neige. Je veux me relever; mais je me
sens tenu par une jambe. La crainte me fait penser que c'est un de mes
Cosaques qui me tient, mais il n'en etait rien, c'etaient des ronces
et des epines. Je fais un dernier effort, je me releve, je regarde
derriere moi: les Cosaques etaient arretes; deux cherchaient un
endroit afin de passer avec leurs chevaux. Pendant ce temps, je me
traine avec peine.

Un peu plus avant, je me trouve arrete par un arbre abattu, mais je
suis tellement faible qu'il m'est impossible de lever une jambe pour
aller au dela, et, pour ne pas tomber d'epuisement, je fus force de
m'asseoir dessus.

Il n'y avait pas cinq minutes que je m'y trouvais, quand je vois les
Cosaques mettre pied a terre et attacher leurs chevaux aux branches
d'un buisson. Je pense qu'ils vont venir me prendre, et deja je me
leve pour essayer de me sauver, lorsque j'en vois deux s'occuper du
troisieme, qui avait un furieux coup de sabre a la figure, car il
releva d'une main le morceau de sa joue qui pendait jusque sur son
epaule, tandis que les deux autres preparaient un mouchoir qu'ils lui
passerent sous le menton et lui attacherent sur la tete. Tout cela se
passait a dix pas de moi; pendant ce temps, ils me regardaient en
causant.

Lorsqu'ils eurent fini de recoller la figure de leur camarade, ils
marcherent directement sur moi: alors, me voyant perdu, je fais un
dernier effort, je monte sur le corps de l'arbre, je prends mon fusil
qui etait charge, et je me decide a tirer sur le premier qui se
presentera. Dans ce moment, je n'avais affaire qu'a deux hommes; le
troisieme, depuis qu'on l'avait panse, paraissait souffrir comme un
damne, se promenait de droite a gauche, en levant les bras et donnant
des coups de poing sur le derriere de son cheval.

Me voyant en position de riposter, les deux Cosaques qui marchaient
sur moi s'arretent et me font signe de venir a eux. Je comprends
qu'ils disent qu'ils ne me feront pas de mal, mais je reste toujours
dans la meme position.

J'entendais sur ma droite, du cote de la route, des cris et des
jurements accompagnes de coups de fusil qui n'etaient pas sans
inquieter mes adversaires, car, souvent, je les voyais regarder du
cote d'ou venait le bruit, de sortie que j'esperais qu'ils
m'abandonneraient pour penser a leur propre surete; mais ne voila-t-il
pas qu'un quatrieme sauvage arrive, paraissant aussi se sauver! Voyant
plusieurs de ses camarades, il s'approche, m'apercoit, veut marcher
sur moi, mais, voyant qu'avec son cheval cela lui est impossible, a
cause des arbres et des buissons, met pied a terre, attache son cheval
pres des autres et, un pistolet a la main, en se couvrant des arbres,
avance contre moi; les deux autres le suivent de la meme maniere. Il
ne fallait certainement pas faire tant de ceremonies pour s'emparer de
ma chetive personne, mais ... o bonheur! au meme instant, les cris qui
venaient de la droite se font entendre avec plus de force, accompagnes
de coups de fusil; les chevaux, qui n'etaient pas fortement attaches,
sont effrayes, s'echappent du cote de la route, et les Cosaques se
mettent a courir apres.

Reflechissant a l'etat deplorable dans lequel je me trouvais, je me
dis qu'il me serait impossible de continuer a marcher sans me nettoyer
et changer de linge. On se rappelle que j'avais des chemises et une
culotte de drap de coton blanc, dans un portemanteau de la montagne de
Ponari--ces effets appartenaient a un commissaire des guerres.

Ayant ouvert mon sac, j'en tire une chemise que je pose sur mon fusil;
ensuite la culotte, que je mets a cote de moi sur l'arbre; je me
debarrasse de mon amazone et de ma capote militaire, de mon gilet a
manches en soie jaune piquee, que j'avais fait a Moscou avec les
jupons d'une dame russe; je denoue le cachemire qui me serrait le
corps et qui tenait mon pantalon, et, comme je n'avais pas de
bretelles, il tomba sur mes talons. Pour ma chemise, je n'eus pas la
peine de l'oter, je la tirai par lambeaux, car il n'y avait plus ni
devant, ni derriere. Enfin, me voila nu, n'ayant plus que mes
mauvaises bottes aux jambes, au milieu d'une foret sauvage, le 15
decembre, a quatre heures de l'apres-midi, par un froid de dix-huit a
vingt degres, car le vent du nord avait recommence a souffler avec
force.

En regardant mon corps maigre, sale et mange par la vermine, je ne
puis retenir mes larmes. Enfin, reunissant le peu de forces qui me
restent, je me dispose a faire ma toilette: je ramasse les lambeaux de
ma vieille chemise et, avec de la neige, je me nettoie le mieux
possible. Ensuite, je passe ma nouvelle chemise en fine toile de
Hollande et brodee sur le devant. Mon pantalon n'etant plus mettable,
j'enfourche au plus vite la petite culotte, mais elle se trouvait
tellement courte que mes genoux n'etaient pas couverts, et, avec mes
bottes qui ne m'allaient que jusqu'a mi-jambe, j'avais toute cette
partie a nu. Enfin, je passe au plus vite mon gilet de soie jaune, ma
capote, mon amazone, mon fourniment et mon collet par-dessus, et me
voila completement habille, sauf mes jambes.

Ensuite, je fis reflexion qu'il fallait decamper au plus vite, de
sorte que je descendis de mon arbre. Lorsque j'eus fait environ deux
cents pas, j'apercus deux individus, un homme et une femme. Je
reconnus qu'ils etaient Allemands; ils me paraissaient etre sous
l'impression de la peur. Je leur demandai s'ils voulaient venir avec
moi, mais l'homme repondit, d'une voix tremblante, que non, et, me
montrant le cote de la route, ne me dit qu'un seul mot: "Cosaques!"
C'etait un cantinier et sa femme, d'un regiment de la Confederation du
Rhin, probablement de la garnison de Kowno, qui suivaient le mouvement
de la retraite et qui ayant, comme moi, ete surpris dans le bois par
le _hourra_, s'etaient mis a l'ecart. Sa femme lui conseillait de
venir avec moi, mais l'homme ne voulut pas y consentir, et malgre tout
ce que je pus lui dire, je me vis force, quoiqu'a regret, de m'en
aller seul.

Apres avoir erre a l'aventure pendant une demi-heure, je m'arretai
pour m'orienter, car il commencait deja a faire nuit. Dans la partie
de la foret ou je me trouvais, il y avait de la neige en quantite.
Aucun chemin n'etait battu ni fraye, pas meme trace. Je m'asseyais
quelquefois, pour me reposer, sur des arbres qui, par suite des
grands vents, etaient tombes deracines. Je saisissais les branches des
buissons dans la crainte de tomber, tant j'etais faible. Mes jambes
enfoncaient dans la neige au-dessus de mes bottes, de sorte qu'elle
entrait dedans. Cependant je n'avais pas froid, au contraire des
gouttes de sueur me tombaient du front, mais les jambes me manquaient.
Je sentais une lassitude extraordinaire dans les cuisses, par suite
des efforts que je faisais pour me tirer de la neige, ou parfois
j'enfoncais jusqu'aux genoux. Je n'essaierai pas de depeindre ce que
je souffrais. Il y avait plus d'une heure que je marchais dans les
tenebres, eclaire seulement par les etoiles: ne parvenant pas a sortir
de la foret par la direction qui me semblait la meilleure pour
rejoindre la route et n'en pouvant plus, epuise, essouffle, je prends
le parti de me reposer. Je m'appuie contre un tronc d'arbre ou je
reste immobile. Un instant apres, j'entends les aboiements d'un chien,
je regarde de ce cote: je vois briller une lumiere, je pousse un
soupir d'esperance, et, rassemblant tout ce que j'avais de forces, je
me dirige dans cette nouvelle direction. Mais, arrive a trente pas,
j'apercois quatre chevaux et, autour du feu, quatre Cosaques assis, et
trois paysans, parmi lesquels je reconnais le cantinier et sa femme
que j'avais rencontres, pris probablement par les Cosaques qui avaient
voulu s'emparer de moi; je reconnus facilement celui qui avait un coup
de sabre a la figure, car je n'etais pas a vingt pas d'eux.

Je les regardai pendant assez de temps, me demandant si je ne ferais
pas bien de m'approcher et de me rendre plutot que de mourir comme un
miserable au milieu du bois, car la vue du feu me tentait, mais
quelque chose que je ne saurais dire me fit faire le contraire. Je me
retirai machinalement. Je les regardai encore: je remarquai qu'il ne
leur manquait rien, car plusieurs pots en terre etaient autour du feu.
Ils avaient de la paille, et les chevaux avaient du foin.

Dans l'impossibilite de suivre, a cause de la quantite d'arbres, la
direction que j'aurais voulu, je fus oblige d'appuyer a gauche:
heureusement pour moi, car, apres avoir fait quelques pas, je trouvai
la foret plus claire, mais la neige y etait en plus grande quantite,
de sorte que, plusieurs fois, je tombai. Une derniere fois je me
releve, je regarde le Ciel, je m'en prends a Dieu, qui veillait sur
moi; au moment ou je me demandais si je ne ferais pas mieux de
retourner au bivac des Cosaques, je me trouvai a l'extremite de la
foret et sur la route. La, je tombe a genoux, et je remercie Celui
contre lequel je venais de m'emporter.

Je marchai droit devant moi: le chemin etait bon, c'etait bien celui
que je devais suivre, mais le vent, que je ne sentais pas dans le
bois, soufflait avec assez de force pour se faire sentir a la partie
de mes jambes qui n'etait pas couverte; mon amazone, qui etait longue,
me garantissait un peu du froid.

Chose singuliere, je n'avais pas faim; je ne sais si les emotions que
j'avais eprouvees, depuis le _hourra_, en etaient la cause, ou si
c'etait l'effet de mon indisposition, car, depuis mon depart de
l'ecurie ou j'avais mange de la soupe et un morceau de viande, je
n'avais pas eprouve le besoin de manger. Cependant, pensant que je
devais encore avoir un morceau de viande dans ma carnassiere, je le
cherchai et fus assez heureux pour le retrouver, et, quoique durci par
la gelee, je le mangeai sans discontinuer de marcher. Apres mon repas,
je levai la tete; j'apercus, sur ma gauche, deux cavaliers paraissant
marcher avec circonspection et, plus loin, sur la route, un individu
qui semblait marcher mieux que moi. Je doublai le pas pour le
rejoindre, mais tout a coup je ne le vis plus.

En regardant sur la droite, j'apercus une petite cabane et, comme il
n'y avait pas de porte fermee, j'entrai. Mais a peine avais-je fait
deux pas dans l'interieur, que j'entendis resonner une arme, et une
grosse voix se fit entendre: "Qui va la?" Je repondis: "Ami!" et
j'ajoutai: "Soldat de la Garde!--Ah! ah! repondit-on, d'ou diable
sortez-vous, mon camarade, que je ne vous ai pas rencontre depuis que
je marche seul?" Je lui contai une partie de ce qui m'etait arrive
depuis le _hourra_ des Cosaques, dont il me dit n'avoir pas entendu
parler.

Nous sortimes pour nous mettre en marche: je m'apercus que mon nouveau
camarade etait un vieux chasseur a pied de la Garde, et qu'il portait,
sur son sac et autour de son cou, un pantalon de drap qui, suivant
moi, ne lui servait de rien, mais qui pouvait m'etre d'un grand
secours. Je le suppliai de me le ceder pour un prix, et lui montrai
l'etat de nudite de mes jambes: "Mon pauvre camarade, me dit-il, je ne
demande pas mieux que de vous obliger, si cela se peut, mais je vous
dirai que le bas du pantalon est brule a plusieurs places et qu'il y a
meme de grands trous.--N'importe, cedez-le-moi, cela me sauvera
peut-etre la vie!" Il le tira de dessus son sac en me disant: "Tenez,
le, voila!" Alors je pris deux pieces de cinq francs dans ma
carnassiere, en lui demandant si c'etait assez: "C'est bien, me
repondit-il, depechez-vous et partons, car j'apercois deux cavaliers
qui semblent descendre du cote de la route, et qui pourraient bien
etre les eclaireurs d'un parti de Cosaques!"

Pendant qu'il me parlait, je m'etais appuye contre le montant de la
porte et j'avais passe le pantalon dans mes jambes. Je le fis tenir,
comme le precedent, avec le cachemire qui me serrait le corps, et nous
partimes.

Nous n'avions pas fait cent pas, que mon compagnon, qui marchait mieux
que moi, en avait deja plus de vingt d'avance. Je le vis se baisser et
ramasser quelque chose; je ne pus, pour le moment, distinguer ce que
c'etait, mais, arrive au meme endroit, j'apercus un homme mort. Je
reconnus que c'etait un grenadier de la Garde royale hollandaise qui,
depuis le commencement de la campagne, faisait partie de la Garde
imperiale. Il n'avait plus de sac, ni de bonnet a poil, mais il avait
encore son fusil, sa giberne, son sabre et de grandes guetres noires
aux jambes, qui lui allaient jusqu'au-dessus des genoux. L'idee me
vint de les lui oter pour les mettre au-dessus de mon pantalon et
couvrir ses trous. Je m'assieds sur ses cuisses, et je finis par les
lui tirer; ensuite je me remets a marcher plus vite que de coutume,
comme si celui a qui je venais de les prendre allait courir apres moi.

Pendant ce temps, le chasseur avait continue sa route, de sorte que je
ne pouvais plus le voir. Un instant apres, j'apercus devant moi un
grand batiment. Je reconnus que c'etait une station, maison de poste,
et me proposai d'y passer la nuit. Un fantassin en faction me cria:
"Qui vive?" Je repondis: -"Ami!" et j'entrai.

D'abord je vis des soldats, au nombre de plus de trente, dont
quelques-uns dormaient, et d'autres, autour de plusieurs feux,
faisaient cuire du cheval et du riz. A droite, j'apercus trois hommes
autour d'une gamelle de riz. Je me laissai tomber a cote de ces
derniers. Un instant apres, j'essayai de parler a l'un d'eux. Pour
commencer, je le tirai par sa capote; il me regarda sans me rien dire.
Alors, d'un ton piteux, je lui dis assez bas, afin que d'autres ne
pussent l'entendre: "Camarade, je vous en prie, laissez-moi manger
quelques cuillerees de riz, en vous payant. Vous me rendrez un grand
service, vous me sauverez la vie!" En meme temps je lui presentai deux
pieces de cinq francs, qu'il accepta, en me disant: "Mangez!" Il me
remit un plat en terre avec sa cuiller, et me ceda aussi sa place pres
du feu. Je mangeai environ quinze cuillerees de riz qu'il restait
encore, pour mes dix francs.

Mon repas fini, je regardai autour de moi afin de voir si je ne
verrais pas le vieux chasseur. Je l'apercus pres d'un ratelier; il
etait occupe a decouper un bonnet a poil pour en faire un
couvre-oreilles. Ce bonnet etait celui du grenadier hollandais qu'il
avait ramasse, lorsque je l'avais vu se baisser. J'allai de son cote
pour me reposer; mais a peine etais-je etendu sur la paille, que la
sentinelle cria: "Alerte!" en disant qu'elle apercevait des Cosaques.
Aussitot, tout le monde se leve et prend ses armes. On entendit crier:
"Ami, Francais!" Deux cavaliers entrerent dans la grange et,
descendant de cheval, se firent connaitre; mais plusieurs les
interpellerent, et surtout le vieux chasseur qui leur dit: "Comment se
fait-il que vous etes a cheval et f... comme des Cosaques?
Probablement pour piller et detrousser les pauvres Francais blesses ou
malades?--Ce n'est pas cela du tout, repond l'un des deux cavaliers,
mais a nous voir, on le croirait. Nous pouvons vous prouver le
contraire, et lorsque nous serons en place, nous vous conterons cela."
Celui qui venait de repondre, apres avoir attache les deux chevaux et
leur avoir donne de la paille, qui se trouvait en grande quantite dans
la grange, revint pres de son compagnon qui paraissait marcher avec
peine et, le prenant par le bras, vint le placer pres de moi.
Lorsqu'ils eurent mange un morceau de pain et bu de l'eau-de-vie dont
ils paraissaient avoir leur provision, et en eurent fait boire un
coup au vieux chasseur et a moi, celui qui avait conduit son camarade
pres de moi, dit: "Hier au soir, j'ai sauve mon frere des mains des
Cosaques ou il etait prisonnier et blesse. Il faut que je vous conte
cela, cela tient du merveilleux.

"La veille d'arriver a Kowno, mourant de faim et de froid, epuise de
fatigue, je m'ecartais de la route avec deux officiers du 71e de ligne
armes, comme moi, d'un fusil, afin de pouvoir passer la nuit dans un
village. Mais, apres avoir fait environ une demi-lieue, ne pouvant
aller plus loin sans nous exposer a perir de froid dans la neige, nous
nous decidames a passer la nuit dans une mauvaise maison abandonnee
ou, fort heureusement, nous trouvames du bois et de la paille, et,
comme j'avais encore de la farine de Wilna, nous fimes un bon feu et
de la bouillie.

"Le lendemain, de grand matin, nous nous disposames a partir pour
rejoindre la route, mais au moment ou nous allions sortir de la
maison, nous la vimes cernee par les Cosaques, au nombre de 15; cela
ne nous empecha pas de sortir. Nous arretames devant la ports afin de
les observer; ils nous firent signe d'aller a eux; nous fimes le
contraire, nous rentrames dans la maison, nous fermames la porte, nous
ouvrimes deux petites fenetres et commencames un feu qui fit fuir les
Cosaques. A une bonne portee de fusil, ils s'arretent, mais nos armes
etaient rechargees: nous sortimes de la maison, et, sans perdre de
temps, leur envoyames une seconde bordee qui fit tomber un cheval avec
son cavalier. Ce dernier se debarrassa et abandonna sa monture. Nous
nous mimes a marcher au plus vite, mais nous n'avions pas fait
cinquante pas que nous les vimes marcher de notre cote.

"Un instant apres, ils appuyerent a droite, mais c'etait pour enlever
le portemanteau reste sur le cheval que nous avions descendu. Bientot
nous les perdimes de vue, et nous arrivames sur la route qui
conduisait a Kowno, ou nous devions arriver le meme jour. Nous nous
trouvames au milieu de plus de six mille traineurs, et, dans cette
cohue, je fus, comme il arrivait toujours, separe de mes camarades. Je
marchai ainsi toute la journee, et il ne faisait pas encore nuit, que
je me trouvais a une lieue de Kowno, pres du Niemen. Je me decidai a
traverser le fleuve sur la glace, afin de trouver un gite comme la
veille, car l'on y voyait des habitations.

"Etant sur la digue, j'apercus, a une demi-lieue sur la droite, un
groupe de trois a quatre maisons, ou je fus assez bien recu par les
paysans et ou je passai la nuit tranquillement. Le lendemain de grand
matin, je me mis en route, afin de rejoindre la colonne de l'autre
cote de Kowno; mais lorsque je fus a deux cents pas, je me trouvai,
sans y penser, au milieu d'une douzaine de Cosaques qui, sans me faire
du mal et sans meme penser a me desarmer, me firent marcher devant
eux, et precisement dans la direction ou je voulais aller. J'etais
prisonnier, et ne pouvais le croire.

"Apres une heure de marche, nous arrivames dans un village. La, l'on
me debarrassa de mes armes et de mon argent, et je fus assez heureux
pour sauver quelques pieces d'or cachees dans la doublure de mon
gilet. Je me debarrassai de mon schako, pour me couvrir la tete d'un
bonnet de peau de mouton noir que voila. Je remarquai que les Cosaques
etaient charges d'or et d'argent et qu'ils ne faisaient pas beaucoup
attention a moi; aussi je me promis bien de profiter de la premiere
occasion pour m'echapper.

"Il pouvait etre dix heures quand nous partimes du village. Nous
rencontrames un autre detachement de Cosaques, escortant des
prisonniers, dont quelques-uns etaient de la Garde imperiale, qui
avaient ete pris en sortant de Kowno. Je fus joint a ces derniers.

"Nous marchames en nous arretant souvent, jusqu'a environ trois
heures. Je remarquai que le conducteur etait embarrasse, ne
connaissant pas le pays. Avant qu'il fut nuit, nous arrivames dans un
petit village, ou l'on nous fit entrer dans une grange et ou nous
passames tous a une visite tres minutieuse. Je tremblais pour mon or,
j'en fus quitte pour la peur.

"A peine avait-on fini de nous fouiller, que j'entendis crier mon nom
par un prisonnier que je ne connaissais pas; je repondis: "Present!"
Un autre prisonnier, a l'extremite, repondit la meme chose. Alors,
m'avancant dans la direction dont la voix etait partie, je demandai
qui s'appelait Dassonville: "Moi!" me repondit mon frere que vous
voyez la. Jugez de notre surprise en nous reconnaissant! Nous nous
embrassames en pleurant. Il me dit qu'il avait ete blesse le 28
novembre, par ici du pont de la Berezina, d'un coup de balle dans le
mollet de la jambe gauche. Je lui dis que mon dessein etait que nous
nous sauvions avant que l'on nous fit repasser le Niemen: puisque nous
etions dans la Pomeranie, pays appartenant a la Prusse, il fallait
profiter de l'occasion qui se presentait.

"Les paysans nous apporterent des pommes de terre et de l'eau, bonheur
auquel nous etions loin de nous attendre. L'on nous en fit la
distribution; nous en eumes chacun quatre; nous nous jetames dessus
comme des devorants, et presque tous avouerent que, pour le moment, il
valait mieux etre prisonnier, mangeant des pommes de terre, que de
mourir, libre, de faim et de froid sur le grand chemin. Mais moi je
leur observai qu'il serait plus heureux de sortir de leurs griffes:
"Qui sait, dis-je, si l'on ne nous conduira pas en Siberie?" Je leur
montrai la possibilite de nous sauver, car j'avais trouve, derriere la
place ou j'etais couche avec mon frere, que l'on pouvait facilement en
detacher deux planches et passer aisement. On convint que j'avais
raison; mais je ne sais par quelle fatalite, une heure apres, l'on
vint nous dire qu'il fallait partir. Il commencait a faire nuit;
beaucoup d'hommes, accables de fatigue, etaient endormis et ne
voulaient pas se lever; mais les Cosaques, voyant que l'on ne
repondait pas assez vite a l'ordre donne, frapperent a coups de knout
ceux qui etaient encore couches. Mon frere qui, a cause de sa
blessure, ne pouvait se lever assez lestement, allait etre frappe; je
me mis devant, je parai les coups, pendant que je l'aidais a se
relever, et au lieu de sortir de la grange comme les autres, nous nous
cachames derriere la porte, avec le bonheur de ne pas etre apercus.

"Tous les prisonniers et les Cosaques etaient sortis; nous n'osions
respirer. Trois Cosaques a cheval traverserent encore la grange en
galopant et en regardant a droite et a gauche, s'il n'y avait plus
personne. Lorsqu'ils furent sortis, je me trainai pour regarder en
dehors: je vis un paysan venir, je rentrai a ma place. Il entra dans
la grange du cote oppose ou nous etions; nous n'eumes que le temps de
nous couvrir de paille. Fort heureusement il ne nous apercut pas et
ferma les deux portes. Nous nous trouvames seuls.

"Il pouvait etre six heures; nous nous reposames encore une heure;
ensuite je me levai pour aller ouvrir la porte; mais je ne pus y
parvenir, de sorte qu'il fallut revenir a mon premier projet, celui de
sortir en enlevant les deux planches. C'est ce que je fis. Le passage
etait libre; je dis a mon frere de m'attendre, et je sortis.

"J'avancai a l'entree du village: a la premiere maison j'apercus de la
lumiere a travers une petite fenetre et, lorsque je fus en face, je
vis trois grands coquins de Cosaques compter de l'argent sur une table
et un paysan les eclairer. Je me disposais a me retirer pour retourner
a la grange rejoindre mon frere, lorsque j'en vis un faire un
mouvement du cote de la porte, l'ouvrir et sortir; fort heureusement
qu'un traineau charge de bois se trouvait pres de moi pour me cacher:
je me mis a plat ventre sur la neige.

"Le Cosaque, apres avoir satisfait un besoin, rentra dans la maison et
ferma la porte. Aussitot je me levai pour me sauver, mais comme il
fallait passer vis-a-vis de la fenetre, dans la crainte d'etre vu, je
fis le tour a droite. Je n'avais pas encore fait dix pas, qu'une porte
s'ouvrit. Pour ne pas etre vu, j'entrai dans une ecurie et me couchai
sous une auge dans laquelle des chevaux mangeaient. A peine y
etais-je, qu'un paysan portant une lanterne et suivi d'un Cosaque, y
entra. Je me crus perdu. Le Cosaque portait un portemanteau; il
l'attacha sur son cheval, l'examina, et sortit en fermant la porte.

"J'allais sortir moi-meme, lorsqu'une idee me vint d'enlever un
cheval: je m'empare au plus vite de celui au portemanteau, mais en le
faisant tourner pour sortir de l'ecurie, quelque chose me tombe sur
l'epaule; c'est la lance du Cosaque qui etait appuyee sur son cheval.
Je m'en empare pour me defendre au besoin, et je sors. J'arrive pres
de la grange, j'aide mon frere a monter a cheval, et, moi prenant la
bride, nous marchons dans la direction de la route. Lorsque nous eumes
fait environ deux cents pas, je regardai si je ne voyais rien venir.
Je lui remis la lance du Cosaque, et le couvris avec le grand collet a
poil de chameau qui se trouvait sur le cheval. Apres une demi-heure
de marche, nous arrivames sur la route; ensuite, tournant dans la
direction de Gumbinnen, nous apercumes des paysans occupes a enlever
les roues d'un caisson abandonne. Pour ne point passer pres d'eux,
nous primes un chemin sur notre gauche, qui nous conduisit a l'entree
d'un village que nous aurions bien voulu eviter, tant nous avions
crainte de retomber entre les griffes de nos ennemis. Dieu sait ce
qu'il nous en serait arrive, car, nous voyant possesseurs d'un cheval
et d'une arme appartenant a l'un des leurs, ils pouvaient penser que
nous avions tue l'individu a qui tout cela avait appartenu!

"Nous etions arretes pour deliberer, lorsque nous entendimes du bruit
derriere nous; aussitot nous voulons fuir, mais il n'y avait pas
possibilite, car la grande quantite de neige, des deux cotes du
chemin, nous empechait d'entrer dans les terres. Notre position
devenait critique et je n'osais communiquer a mon frere les sensations
que j'eprouvais, plus pour lui que pour moi, a cause de sa blessure.

"Nous allions continuer a marcher droit devant nous, lorsque nous
apercumes ceux qui nous avaient cause tant de frayeur; ils n'etaient
qu'a quelques pas de nous. Ils s'arreterent en nous criant en
allemand: "Bonsoir, amis Cosaques!--Attention! dis-je a mon frere; tu
es Cosaque, et moi je suis ton prisonnier. Tu parles un peu allemand,
ainsi du sang-froid!" Comme il avait sur la tete un mauvais bonnet de
police, je le changeai contre le mien qui ressemblait a celui d'un
Cosaque. Nous reconnumes ces paysans pour ceux que nous avions vus, un
instant avant, sur la route, autour du caisson. Ils etaient quatre, et
trainaient avec des cordes deux des roues qu'ils avaient enlevees: mon
frere leur demanda s'il y avait des camarades Cosaques dans le
village; ils lui dirent que non: "Alors, dit-il, conduisez-moi chez le
bourgmestre, car j'ai froid et faim, puis, je suis blesse et oblige de
conduire ce prisonnier francais". Alors il y en eut un qui nous dit
que, depuis le matin, ils attendaient les Cosaques, et qu'ils auraient
bien fait d'arriver, car plus de trente Francais avaient loge la nuit
derniere et on les avait presque tous desarmes au moment de leur
depart.

"En entendant cela, nous aurions voulu etre au diable, mais, dans ce
moment, d'autres paysans arriverent qui, en me voyant conduit par un
Cosaque, me dirent des injures et me firent des menaces qui furent
reprimees par un homme age que j'ai su, apres, etre un ministre
protestant, cure de l'endroit.

"L'on nous conduisit chez le bourgmestre, qui fit beaucoup d'accueil a
mon frere en lui disant qu'il logerait chez lui et que l'on aurait
soin de son cheval, mais que, pour le Francais, il allait le faire
conduire a la prison, a moins, dit-il, que vous ne vouliez le garder
pres de vous pour vous servir de domestique: "Je ne demande pas mieux,
repondit mon frere, d'autant mieux que je suis blesse et que ce
Francais est chirurgien-major. Il me pansera ma jambe.--Chirurgien-major!
reprit le bourgmestre, cela tombe on ne peut mieux, car nous avons
ici un brave homme du village qui a eu, ce matin, le bras casse
par un Francais qui n'a pas voulu se laisser desarmer; il lui arrangera
son bras!"

"L'on nous fit entrer dans une chambre bien chaude ou il y avait un
lit que l'on designa pour le Cosaque, mais il n'en voulut pas et
demanda de la paille pour lui, et aussi pour moi, qu'il fit mettre a
part, afin de ne pas eveiller de soupcons. L'on nous apporta a manger
du pain, du lard, de la choucroute, de la biere et du genievre pour le
frere Cosaque; des pommes de terre et de l'eau pour moi. Le
bourgmestre fit remarquer a mon frere une certaine quantite d'armes
dans un coin de la chambre: c'etaient celles des Francais que les
paysans avaient desarmes le matin, consistant en quelques pistolets,
carabines, cinq a six fusils, autant de sabres de cavaliers, ainsi que
plusieurs paquets de cartouches.

"Pendant que nous etions en train de manger, un paysan accompagne
d'une femme entra dans la chambre; l'homme portait un bras en echarpe:
c'etait l'homme au bras casse. Il vint s'asseoir aupres de moi pour me
le faire voir. Je me decidai a payer d'audace. Je demandai du linge,
des bandes, des petites lattes que l'on fit avec du bois de sapin. Le
bras etait casse net entre le poignet et le coude. J'avais deja vu
tant d'operations, depuis cinq ans, que je ne balancai pas un instant
a me mettre a l'oeuvre. Il n'y avait pas de plaie, on voyait seulement
une forte rougeur. Je fis signe a un paysan de tenir le malade par les
deux epaules et a la femme de tenir la main. Alors j'ajustai, je
pense, assez bien l'os casse, comme j'aurais fait d'un morceau de
bois. D'abord, je tatonnai. Pendant ce temps, le diable criait et
faisait de vilaines grimaces. Enfin je lui appliquai des compresses
trempees dans le _schnapps_, ensuite quatre lattes que je lui serrai
avec des bandes de toile. Enfin, l'operation finie, il se trouva
mieux, et me dit que j'etais un brave homme. La femme et le
bourgmestre me firent des compliments; alors je respirai. Pour me
recompenser, on me donna un grand verre de genievre.

"Mais ce n'etait pas tout: le bourgmestre me fit comprendre qu'il
fallait que j'aille voir une femme qui, depuis deux jours, souffrait
horriblement; c'etait une jeune femme enceinte qui ne pouvait
accoucher. On avait ete a Kowno pour un accoucheur, mais tout etait en
deroute a cause des Russes et des Francais, de sorte que l'on n'avait
pu en trouver: "Ordinairement, me dit-il, ce sont les vieilles femmes
qui font ce service, mais il parait que l'enfant se presente mal". Je
voulus faire comprendre au bourgmestre qu'ayant perdu mes instruments
de chirurgien, je ne pouvais pas operer et que, d'ailleurs, je n'etais
pas accoucheur, que je n'y connaissais rien. Mais je ne pus me faire
comprendre, ou l'on pensa qu'il y avait, de ma part, mauvaise volonte:
il fallut marcher. Je fus conduit par deux paysans et trois femmes a
l'extremite du village. Je ne sais si c'est parce que je sortais d'une
chambre chaude, mais j'avais un froid de chien. Enfin, nous arrivons.

"On me fait entrer dans une chambre ou je trouve trois vieilles femmes
que l'on aurait pu comparer aux trois Parques: elles etaient aupres
d'une jeune femme etendue sur un lit et qui, par moments, jetait des
cris bien plus forts que l'homme au bras casse. Une des vieilles me
fit approcher de la malade, une autre leva la couverture et une
troisieme la chemise. Jugez de mon embarras! Sans rien dire, je
regardais les trois vieilles, afin de lire dans leurs yeux ce qu'elles
voulaient que je fasse. Elles aussi attendaient, en me regardant, ce
que j'allais faire: la malade, de meme, avait les yeux sur moi. A la
fin, je compris une des vieilles qui me disait de voir si l'enfant
vivait encore. Alors je me decide et je lui pose ma large patte,
froide comme la glace, sur son ventre brulant. Le contact lui fit
faire un bond et jeter un cri a faire trembler la maison. Ce cri est
suivi d'un second: aussitot les trois vieilles s'emparent d'elle, et,
en moins de cinq minutes, tout etait fini: elle venait d'accoucher
d'un Prussien.

"Alors, tout fier de ma nouvelle cure, je me frotte les mains, et,
comme je savais ce que l'on faisait, dans mon village, en pareille
circonstance, ou on lave l'enfant dans de l'eau chaude et du vin, j'en
fis apporter dans une cuvette. Ensuite je demandai du _schnapps_. On
m'en donna une bouteille; je la goute plusieurs fois, je prends un
morceau de linge que je trempe dans l'eau chaude, je verse du
_schnapps_ dessus, j'applique cette compresse sur le bas-ventre de la
jeune femme, qui s'en trouve tres bien, et qui me remercie en me
pressant la main.

"Je sortis escorte par les deux hommes qui m'avaient amene, et par
deux des vieilles duegnes. Je fus reconduit chez le bourgmestre ou
l'on fit mon eloge. Mon frere le Cosaque etait dans des transes, mais,
en me voyant, il fut rassure.

"J'avais encore un blesse a panser, c'etait lui: je lui lavai la plaie
avec de l'eau chaude, et je l'arrangeai avec un peu plus de
connaissance. On nous laissa seuls. Lorsque nous fumes certains que
tout le monde dormait, je m'avancai du cote ou etaient les armes, je
choisis deux paires de pistolets ainsi qu'un beau sabre de chasseur et
deux paquets de cartouches du calibre de nos pistolets, que nous
primes la precaution de charger de suite. Les miens furent caches en
attendant le moment de notre depart; ensuite, nous nous reposames.

"Le matin, a six heures, l'on nous apporta a manger. Cette fois, je
fus traite comme le Cosaque. Pendant que nous mangions, le bourgmestre
me fit encore compliment sur mes talents; ensuite il me demanda si je
voulais rester; qu'il me donnerait une de ses filles en mariage. Je
lui dis que cela ne se pouvait pas, que j'etais deja marie et que
j'avais des enfants: "Alors, dit-il en s'adressant au Cosaque, de
quel cote allez-vous?--Je vais rejoindre mon frere et mes camarades
qui suivent la route qui va a la ville; je ne me rappelle pas son nom,
mais c'est la premiere que je dois rencontrer sur la route.--Je sais,
dit le bourgmestre, c'est Wilbalen. Alors nous partirons ensemble, je
vous conduirai a une lieue d'ici, dans un endroit ou vous trouverez
plus de deux cents Cosaques, car je viens de recevoir l'ordre
d'envoyer tout ce que je pourrais avoir de foin et de farine dans le
village, et d'y aller de suite moi-meme. Ainsi, dans une demi-heure,
nous partirons. Je vais faire preparer votre cheval et le mien."

"A peine fut-il sorti, que je mis mes pistolets a ma ceinture et au
moins trente cartouches dans mes poches. Mon frere le Cosaque
s'attacha le sabre que je lui avais choisi et mit aussi les pistolets
a sa ceinture. Un instant apres, on vint nous avertir que tout etait
dispose pour le depart. Je pris le portemanteau du Cosaque, et nous
sortimes.

"A la poste, nous vimes le bourgmestre en tenue de voyage: il avait
une capote brune, doublee en fine peau de mouton, bonnet fourre,
bottes idem. Son domestique avait une capote en peau de mouton.
J'aidai mon frere le Cosaque a monter a cheval et, pendant que
j'attachais le portemanteau, je lui dis, de maniere a ne pas etre
entendu, que, si l'occasion se presentait, il fallait s'emparer du
cheval et de la capote du bourgmestre et de celle de son domestique,
et nous en vetir; que, par ce deguisement, nous pourrions nous sauver;
que, dans la position ou nous nous trouvions, il fallait agir avec
vigueur et que c'etait un coup de vie ou de mort.

"L'on se mit en marche, le domestique en avant comme guide, moi apres,
et au milieu des deux cavaliers, comme prisonnier. Un peu avant la
sortie du village, nous primes un chemin a gauche, et, apres un quart
d'heure de marche, nous arrivames a l'entree d'un petit bois de
sapins. Pendant que nous le traversions, je pensais a mettre mon
projet a execution. Lorsque nous l'eumes traverse, je regardai devant,
a droite et a gauche, si je ne voyais rien qui put nous nuire.
N'apercevant rien, j'avancai du cote du bourgmestre et, saisissant
d'une main la bride de son cheval, et lui presentant un pistolet de
l'autre, je l'invitai a descendre de cheval. Il fut, comme vous le
pensez, on ne peut plus surpris, et regarda le Cosaque comme pour lui
dire de me passer sa lance au travers du corps. Pendant ce temps, le
domestique, qui avait vu mon mouvement, voulut se jeter sur moi, et,
comme il avait un gros baton, il fit un mouvement pour m'assommer,
mais, sans lacher la bride du cheval, je le frappai d'un si grand coup
de crosse de pistolet dans la poitrine, que je l'envoyai tomber a
quatre pas et le menacai de le tuer, s'il avait le malheur de faire un
mouvement pour se relever. Pendant ce temps, mon frere observait le
bourgmestre, auquel il dit qu'il fallait descendre de cheval, mais il
etait tellement saisi, qu'il se le fit repeter plusieurs fois. Enfin
il descendit, et je donnai sa monture a tenir a mon frere.

"Sans perdre de temps, j'otai au domestique ses bottes, sa capote et
son bonnet. Alors, enlevant ma capote, mon habit et mon bonnet de
police, je le lui mis sur la tete et le forcai a mettre mon habit, de
sorte qu'a son tour il avait l'air d'un prisonnier.

"Imaginez-vous la figure du bourgmestre en voyant son domestique
habille de la sorte! Mais ce n'etait pas tout: je dis a mon frere, qui
etait descendu de cheval, d'observer le domestique, pendant que je
ferais changer de costume a son maitre qui, sur mon invitation, et
sans se faire prier, me donna sa capote, ses bottes et son bonnet. Je
lui donnai, en echange, ma capote et le bonnet de son domestique.
Ensuite je fis mettre a mon frere la capote et les bottes de ce
dernier et, lorsqu'il fut completement habille, a cheval et en
position de garder les deux individus, a mon tour je m'habillai de la
depouille du bourgmestre. J'enfourchai la monture que mon frere tenait
par la bride; ensuite il me donna son sabre, et nous partimes au
galop, laissant nos deux Prussiens saisis et ne sachant probablement
pas si mon frere etait, ou non, un vrai Cosaque. Il faut dire aussi la
verite: nous n'etions pas a notre aise, car, quoique deguises, nous
avions peur de tomber entre les griffes des Cosaques dont le
bourgmestre nous avait parle avant notre depart.

"Apres dix minutes de marche au galop, nous arrivames dans un petit
village ou les habitants, en nous voyant, se mirent a crier: "Hourra!
hourra! nos amis les Cosaques, hourra!" Ils nous dirent qu'au grand
village, a un quart de lieue, nos camarades avaient couche et qu'ils
en etaient partis afin de couper la retraite aux Francais, avant
qu'ils pussent atteindre le bois qui traversait la route. Ils
voulurent nous faire descendre de cheval pour nous faire rafraichir,
mais, comme nous n'etions pas tranquilles, nous nous contentames de
boire quelques verres de _schnapps_ sans descendre. Ensuite mon frere
cria "hourra!" et nous partimes, emportant la bouteille de _schnapps_
et accompagnes des hourras de toute la population.

"Il pouvait etre trois heures lorsque nous apercumes le bois devant
nous, et nous n'en etions plus loin lorsque nous entendimes la
fusillade et vimes, pres d'une maison situee sur le bord de la route,
un combat entre les Francais et la cavalerie russe. Ainsi les paysans
ne nous avaient pas menti, c'etaient bien les Cosaques qui voulaient
couper la retraite a la colonne des traineurs, avant qu'elle put
atteindre le bois.

"Voyant cela, nous faisons prendre le galop a nos chevaux et, sans
penser que nous ressemblons a des Cosaques, nous nous postons sur la
route afin de tacher de gagner l'entree du bois ou tous les traineurs
se precipitent. Ils nous prennent pour des Cosaques et accelerent leur
fuite. Les Cosaques, a leur tour, nous prenant pour des leurs, pensent
que nous poursuivons les Francais, viennent a une douzaine pour nous
soutenir et entrent avec nous dans le bois. J'avais un Cosaque a ma
droite, et mon frere a ma gauche; tout le reste des Cosaques derriere
moi, dont on aurait dit que j'etais le chef.

"La route etait a peine assez large pour que trois cavaliers pussent
marcher de front; apres avoir trotte une cinquantaine de pas, nous
apercevons plusieurs officiers de chez nous qui nous barrent le
passage en croisant la baionnette et en criant a ceux qui fuyaient:
"N'ayez pas peur de cette canaille, laissez-les avancer!" Je profite
de l'occasion et, ralentissant le pas de mon cheval, j'applique sur la
figure du Cosaque qui etait a ma droite, le plus fameux coup de
sabre[71]. Il fait encore un pas et s'arrete en tournant la tete de
mon cote, mais, comme il voit que je me dispose a recommencer, il fait
demi-tour et se sauve en beuglant. Ceux qui nous suivent en font
autant, et nos chevaux font le meme mouvement, de sorte que nous
voila, a notre tour, a la suite des Cosaques qui se sauvent a tous les
diables en recevait quelques coups de fusil des hommes de chez nous,
dont nous faillimes etre attrapes.

[Note 71: Le Cosaque a qui le sergent a coupe la figure d'un coup
de sabre est bien celui que j'ai vu dans le bois et dont les camarades
ont panse la plaie. (_Note de l'auteur_.)]

"J'apercois un chemin a droite: nous y entrons, un Cosaque y etait
deja. En nous voyant, il ralentit le pas, s'arrete et nous parle un
langage que nous ne comprenons pas: je lui assene un violent coup de
sabre sur la tete, et je crois que je l'aurais partage en deux, sans
un bonnet de peau d'ours qui le coiffait. Etonne de cette maniere de
repondre, il se sauve, mais, comme il est meilleur cavalier que nous,
nous le perdons de vue. Un quart d'heure apres, nous arrivons de
l'autre cote du bois: la, nous apercevons encore notre Cosaque qui, en
nous voyant, part au galop, mais nous n'avions pas envie de le suivre.
Nous cotoyons le bois jusqu'a son extremite, ensuite nous louvoyons
jusqu'au soir, pour retrouver la vraie route, et c'est avec bien de la
peine que nous arrivons ici.

"Maintenant, acheva le sergent, il faut nous reposer un peu, et
partir, car, au jour, on pourrait nous donner le reveil."

Alors chacun de nous s'arrangea pour prendre un peu de repos, pendant
que six hommes de la garnison de Kowno, six soldats du train bien
portants, s'offrirent volontairement pour veiller, chacun a leur tour,
a la porte de la grange.

Il n'y avait pas une heure que nous reposions, lorsque nous entendimes
crier "Qui vive?" Un instant apres, un individu entre et tombe de tout
son long. Aussitot, les hommes qui etaient le moins fatigues se
leverent pour le secourir. C'etait un canonnier a pied de la Garde
imperiale qui s'etait trouve au bivouac ou j'avais manque rester. Il
avait plus de vingt blessures sur le corps, des coups de lance et de
sabre. On demanda du linge pour le panser; je m'empressai de donner
une de mes meilleures chemises provenant du commissaire des guerres.
L'un des deux freres, le sergent, lui fit avaler une goutte de
genievre, le vieux chasseur donna de la charpie qu'il tira du fond de
son bonnet a poil. On finit par l'arranger tant bien que mal; enfin
il se trouva soulage: heureusement ses blessures n'etaient que sur le
dos et sur la tete, quelques-unes sur le bras droit, mais les jambes
etaient bonnes.

Je m'approchai pour lui demander comment il se trouvait; a peine
m'eut-il regarde qu'il me dit: "C'est vous, sergent! Vous avez ete
prudent en ne restant pas a la maison, a l'entree du bois ou, comme
moi et tant d'autres, vous vous proposiez de passer la nuit, car
peut-etre un quart d'heure apres votre depart, plus de quatre cents
Cosaques[72] sont arrives. Nous primes les armes pour nous defendre;
nous etions, dans ce moment, environ cent. Voyant que nous etions
disposes a les recevoir, ils s'arreterent; quelques-uns se
detacherent, ayant a leur tete un officier qui vint nous dire, en bon
francais, de nous rendre.

[Note 72: Le canonnier se trompait sur le nombre de Cosaques, car
j'ai su, par un de mes amis qui s'y trouvait, qu'ils n'etaient pas
plus de deux cent cinquante, probablement ceux que le bourgmestre
avait annonces aux deux freres. (_Note de l'auteur_.)]

"Mais un vieux chasseur a pied de la Garde nomme Michaut--celui qui
s'etait dispute avec la vieille cantiniere--sortit des rangs, et
s'avancant de maniere a etre entendu de l'officier russe: "Dites donc,
lapin, depuis quand les Francais se sont-ils rendus ayant des armes a
la main? Avancez, nous vous attendons!" Aussitot, l'officier se
retira; ils se disposerent a nous charger; nous les attendimes et,
lorsqu'ils furent a vingt-cinq pas, la moitie de notre monde fit feu:
quelques hommes tomberent. Alors, pensant que tous avaient tire et que
nous ne pourrions recharger nos armes, ils s'avancerent de nouveau en
jetant des _hourras_. Mais ils furent recus par une autre decharge qui
leur mit un plus grand nombre d'hommes hors de combat. Alors ils se
sauverent, et nous pensions en etre debarrasses, mais cinq minutes
apres, ils reviennent plus nombreux et, au moment ou plusieurs de chez
nous se retiraient pour gagner le bois, n'ayant pas encore eu le temps
de recharger nos armes, nous fumes enfonces a coups de lances et de
sabres: presque tous furent tues ou blesses.

"Je restai a terre, blesse, faisant le mort, et, comme je me trouvais
sur le bord du fosse qui tient a la route, je me roulai dedans. Les
paysans arriverent et se mirent a depouiller les morts et les blesses,
accompagnes par quelques Cosaques dont les chevaux avaient ete tues.
J'eus le bonheur de ne pas etre vu, et, lorsqu'ils se furent retires,
je me levai avec peine et gagnai le bois, que je traversai. Enfin, me
voila heureux, mes amis, de vous avoir rencontres, mais que vais-je
devenir?--Nous vous conduirons, repondirent les soldats du train.--Et
moi, reprit le frere sergent, je vous preterai mon cheval."

Malgre le sommeil qui m'accablait, je me disposai a partir, car, comme
je n'etais pas fort, il me fallait beaucoup de temps pour faire peu de
chemin. Un jeune soldat du train me proposa de m'accompagner, si je
voulais partir de suite: j'acceptai d'autant plus volontiers, que ce
jeune soldat, qui n'avait pas eu de miseres, etait fort et pourrait me
secourir au besoin. Enfin nous partimes.

Nous entrames dans un bois que la route traversait. La, le soldat, qui
n'etait pas arme, voulut porter mon fusil; je le lui cedai d'autant
plus volontiers que, dans l'etat de faiblesse ou je me trouvais, il
pouvait mieux s'en servir que moi. Apres avoir marche je ne sais
combien de temps, soutenu par le bras de mon jeune compagnon, car
souvent je dormais en marchant, nous arrivames a l'extremite du bois:
il pouvait etre quatre heures du matin, c'etait le 16 decembre.

Nous marchames encore au hasard pendant environ une demi-heure; fort
heureusement la lune se leva. Mais avec elle arriva un grand vent, et
une neige si fine qu'elle nous coupait la figure, et nous empechait
d'y voir.

Je souffrais beaucoup de l'envie de dormir et, sans le secours du
petit soldat du train, qui me tenait toujours sous le bras, je serais
infailliblement tombe en dormant. Mon compagnon de voyage me fit
remarquer un grand corps de batiment qu'il apercevait devant nous: je
reconnus que c'etait une station de poste comme celle que nous avions
quittee, et je jugeai, d'apres cela, que nous avions fait trois
lieues. Au bout d'un quart d'heure, nous arrivames pres d'une des
portes. En entrant, je me jetai pres d'un feu, car il y en avait
plusieurs abandonnes par des militaires, presque tous de la Garde
imperiale, pour marcher sur Wilbalen. Quelques canonniers, aussi de
la Garde, y etaient encore, mais ils se disposaient a partir.

Il n'y avait pas dix minutes que je dormais comme un bienheureux, que
je me sentis fortement secoue par le bras. Je veux resister, mais l'on
me souleve par les epaules; enfin je m'eveille, et un cri se fait
entendre, profere par un vieux canonnier: "Les Cosaques! Levez-vous,
mon garcon! Encore un peu de courage!"

J'apercus onze Cosaques arretes et qui, probablement, n'attendaient
que notre depart pour venir prendre nos places: "Allons, dit le
canonnier, il faut ceder la position et battre en retraite sur
Wilbalen! Nous n'avons plus qu'une lieue; ainsi, partons!"

Il fallut se remettre en route; nous etions six, quatre canonniers, le
petit soldat du train et moi. Nous sortimes de la grange. C'etait le
16 decembre, cinquante-neuvieme journee de marche, depuis notre depart
de Moscou. Le vent etait impetueux et le froid excessif. Tout a coup,
malgre ce que mon camarade put faire pour me soutenir, je m'affaissai,
accable par le sommeil et par la fatigue. Il fallut les efforts de
deux canonniers et de mon compagnon pour me mettre debout; quoique sur
mes jambes, je dormais toujours, mais un canonnier m'ayant frotte la
figure avec de la neige, je m'eveillai. Ensuite il me fit avaler un
peu d'eau-de-vie; cela me remit un peu. Ils me prirent chacun par un
bras, et me firent marcher, de la sorte, beaucoup plus vite que je
n'aurais pu marcher seul. C'est de cette maniere que j'arrivai a
Wilbalen. En entrant, nous apprimes que le roi Murat y etait avec tous
les debris de la Garde imperiale.

Malgre le grand froid, l'on voyait assez de mouvement dans la ville,
de la part des militaires, dans l'espoir d'acheter aux juifs, assez
nombreux dans cet endroit, du pain et de l'eau-de-vie. On voyait
aussi, a la porte de chaque maison, une sentinelle, et lorsqu'un
arrivant se presentait pour entrer, on lui repondait qu'il y avait un
general loge, ou un colonel, ou qu'il n'y avait plus de place.
D'autres nous disaient: "Cherchez votre regiment!" Les canonniers
trouverent des camarades de leur regiment et s'en furent avec eux. Je
commencais a me desesperer, lorsqu'un paysan me dit que, dans la
premiere rue a gauche, il y avait peu de monde. Nous y fumes, mais
toujours des sentinelles a toutes les portes et partout la meme
reponse. Effectivement je voyais, dans les maisons, les hommes
entasses les uns sur les autres. Cependant nous ne pouvions rester
plus longtemps dans la rue sans nous exposer a mourir de froid.

Il me serait difficile d'exprimer combien, ce jour-la, j'ai souffert
du froid et davantage encore de chagrin, en me voyant repousse partout
ou je me presentais, et cela par des camarades.

Enfin, je m'adresse a un grenadier qui me dit que, partout il y a du
monde, mais aussi de la mauvaise volonte, de l'egoisme, et qu'il ne
faut pas faire attention aux maisons ou il y a des sentinelles; qu'il
faut y entrer, "car je vois, continua-t-il, que vous etes dans une
triste position!"

Faisant signe a mon camarade de me suivre, je me dirige vers la
premiere maison qui se presente pour y entrer: un vieux grognard barre
le passage avec son fusil en me disant que c'est le logement du
colonel, et qu'il n'y a plus de place. Je lui reponds que, quand bien
meme ce serait le logement de l'Empereur, il m'en fallait deux, et que
j'entrerais. Dans ce moment, j'apercus un autre grenadier occupe a
attacher sur sa capote une paire d'epaulettes d'officier superieur. A
ma grande surprise, je reconnais Picart, mon vieux compagnon, que je
n'avais pas vu depuis Wilna, depuis le 9 decembre! Aussitot, je dis au
grenadier: "Dites au colonel Picart que le sergent Bourgogne lui
demande une place.--Vous vous trompez", me repond-il. Mais, sans
l'ecouter, je force la consigne, le soldat du train me suit et nous
entrons.

A peine Picart m'a-t-il reconnu qu'il jette ses grosses epaulettes sur
la paille en s'ecriant: "Jour de Dieu! C'est mon pays, c'est mon
sergent! Comment se fait-il, mon pays, que vous arrivez seulement?
Vous avez donc encore fait l'arriere-garde?" Sans lui repondre, je
m'etais laisse tomber sur la paille, epuise de fatigue, de sommeil et
d'inanition, et aussi suffoque par la chaleur d'un grand poele. Picart
courut a son sac, en tira une bouteille ou il y avait de l'eau-de-vie,
et me forca d'en prendre quelques gouttes qui me ranimerent un peu.
Ensuite, je le priai de me laisser reposer.

Il pouvait etre huit heures du matin; il en etait deux de l'apres-midi
lorsque je m'eveillai.

Picart mit entre mes jambes un petit plat de terre contenant de la
soupe au riz que je mangeai avec plaisir, et en regardant a droite et
a gauche, car je cherchais a me reconnaitre. A la fin, tout se
debrouilla dans mes idees, de maniere a me rappeler ce qui m'etait
arrive depuis vingt-quatre heures.

J'etais dans mes reflexions, lorsque Picart m'en tira pour me conter
ce qui lui etait arrive depuis que nous nous etions separes, a Wilna:
"Apres avoir chasse les Russes qui s'etaient presentes sur les
hauteurs de Wilna, on nous fit revenir sur la place; de la, on nous
conduisit au faubourg situe sur la route de Kowno, pour etre de garde
chez le roi Murat qui venait de quitter la ville. La, je vous
cherchai, pensant que vous aviez suivi, et je fus etonne de ne plus
vous voir. A minuit, on nous fit partir pour Kowno, accompagnant le
roi Murat et le prince Eugene qui, aussi, etait loge au faubourg.
Mais, arrives au pied de la montagne, il ne nous a pas ete possible de
la traverser, a cause de la quantite de neige et du nombre de voitures
et de caissons sur la route qui la traversait.

"Lorsqu'il fit un peu jour, le roi et le prince parvinrent a continuer
leur chemin en tournant la montagne, mais tant qu'a moi et quelques
autres, comme nous n'avions pas de chevaux, nous nous engageames par
le chemin. Bien nous en prit, car nous eumes l'occasion de monter les
premiers a la roue et de faire quelques pieces de cinq francs ... a
votre service, entendez-vous, mon pays?" Picart continua a me faire un
detail de sa marche jusqu'au moment ou le hasard me le fit rencontrer.

Alors je lui dis que c'etait toujours un bonheur pour moi, chaque fois
que je le rencontrais, mais que, cette fois, j'etais plus heureux
encore puisque je le retrouvais colonel. Il se mit a rire en me disant
que c'etait une ruse de guerre dont, plus d'une fois, il s'etait servi
pour conserver un beau logement; que, depuis hier, il s'etait fait
colonel et etait reconnu pour tel par ceux qui etaient avec lui,
puisqu'ils lui rendaient les honneurs.

Picart me dit qu'a 3 heures, il devait y avoir une revue du roi Murat
ou l'on devait donner des ordres pour indiquer les endroits ou les
debris des differents corps devaient se reunir. Je me disposai a y
aller, afin d'y rencontrer mes camarades. Picart me fit la barbe, qui
n'avait pas ete faite depuis notre depart de Moscou, avec un mauvais
rasoir que nous avions trouve dans le portemanteau du Cosaque tue le
23 novembre, et, quoiqu'il le repassat sur le fourreau de son sabre et
ensuite sur sa main pour lui donner le fil, il ne m'en ecorcha pas
moins la figure.

L'heure venue, nous sortimes de notre logement pour aller au
rendez-vous. L'appel devait se faire dans une grande rue. Les
militaires de toute arme s'y rendaient. Plusieurs des vieux de la
Garde avaient pousse l'ambition, et cela pour se faire remarquer,
jusqu'a s'arranger comme pour un jour de grande parade: en les voyant,
l'on aurait pense qu'ils arrivaient plutot de Paris que de Moscou. Au
lieu du rendez-vous, j'eus le bonheur de rencontrer tous ceux avec qui
j'etais le jour d'avant, ainsi que bien d'autres que je n'avais pas
vus depuis Wilna, mais nous etions peu nombreux. Grangier me dit:
"J'espere que tu ne nous quitteras plus; tu vas venir a notre logement
et, comme l'on est autorise a prendre des traineaux ou des voitures
pour se faire conduire, nous tacherons d'en trouver". Nous restames
assez longtemps dans la rue, en attendant le roi Murat. Pendant ce
temps, on etait surpris de rencontrer des amis, de retrouver vivants
ceux que l'on pensait morts. J'eus le plaisir de rencontrer le sergent
Humblot, avec qui j'avais voyage la veille et dont j'avais ete separe
dans les bois, au moment du _hourra_. J'appris aussi que les
cantinieres Marie et la mere Gateau etaient arrivees a bon port.

Le roi Murat ne venant pas, l'on prit les noms des hommes incapables
de marcher, afin de les faire partir le lendemain, a six heures du
matin, avec des traineaux que les autorites fournissaient. Nos
camarades s'occuperent d'en chercher, mais il leur fut impossible d'en
trouver. Il fallut s'en consoler en se disposant a passer une bonne
nuit, afin de pouvoir marcher le jour suivant.

Picart m'avait dit qu'il voulait me parler avant de nous separer. A
peine l'ordre du depart fut-il donne, que je sentis une grosse tape
sur l'epaule; c'etait lui. Il me fit signe, ainsi qu'a Grangier, de
le suivre, et, lorsque nous fumes eloignes de maniere a ce que
personne ne put nous entendre, il me dit: "Vous allez me faire
l'amitie d'accepter un bon coup de vin blanc, vin du Rhin!--Pas
possible!" m'ecriai-je. Pour toute reponse, il nous dit: "Suivez-moi!"
Chemin faisant, il nous conta que, la veille, il avait rencontre un
juif avec qui il avait fait connaissance, et cela pour lui vendre des
objets dont il voulait se defaire, ses epaulettes de colonel et autre
chose encore, mais qu'il n'avait pas manque, comme cela lui arrivait
souvent, de se faire passer pour juif en disant que sa mere etait
fille du rabbin de Strasbourg et que lui se nommait Salomon. Enchante,
et aussi dans l'espoir de faire un bon marche, l'autre lui avait
indique sa demeure, en l'assurant qu'il lui procurerait du bon vin du
Rhin.

Nous arrivames derriere la synagogue: a cote etait une petite maison
ou Picart s'arreta. Il regarda a droite et a gauche s'il ne voyait
rien; ensuite, se pincant le nez, il appela d'une voix nasillarde, et
a plusieurs reprises: "Jacob! Jacob!" Nous vimes paraitre, par un
trou, une espece de figure coiffee d'un long bonnet fourre et ornee
d'une sale barbe: c'etait Jacob le juif. En reconnaissant Picart, il
lui dit en allemand: "Ah! c'est vous, mon cher Salomon; je vais vous
ouvrir!" Le juif ouvrit la petite porte, et nous entrames dans une
chambre bien chaude, mais puante et degoutante. Lorsque nous fumes
assis sur un banc autour du poele, nous vimes entrer trois autres
juifs, dont Jacob nous dit que c'etait sa famille.

Picart, qui savait comment il fallait s'y prendre avec ses soi-disant
coreligionnaires, commenca par ouvrir son sac et en tirer d'abord une
paire d'epaulettes, non pas de colonel, mais de marechal de camp, une
pacotille de galons, tout cela neuf et ramasse a la montagne de Wilna,
dans les caissons abandonnes.

Il y avait aussi quelques couverts d'argent venant de Moscou. Les
juifs ouvrirent de grands yeux; alors Picart demanda du vin et du
pain; on apporta du vin du Rhin excellent; le pain n'etait pas de
meme; mais, pour le moment, c'etait plus que l'on ne pouvait esperer.

Pendant que nous etions a boire, les juifs regardaient les objets
etales sur le banc; Jacob demanda a Picart combien il voulait de tout
cela: "Dites-vous meme!" repondit Picart. Le juif dit un prix bien
eloigne de ce que Picart voulait. Il lui dit: Non! Jacob dit encore
quelque chose de plus; cette fois Picart, chez qui le vin commencait a
produire son effet, regarda le juif d'un air goguenard et lui repondit
en mettant un doigt sur le cote de son nez, et en fredonnant non pas
les paroles, mais le chant du rabbin a la synagogue, le jour du
Sabbat.

Les quatre juifs se mirent aussi a se balancer comme des Chinois et a
chanter les versets. Grangier regarda Picart, pensant qu'il etait fou,
et moi, malgre ma triste position, je me pamais de rire. Enfin, Picart
cessa de chanter pour nous verser a boire. Pendant ce temps, les juifs
causerent ensemble du prix des objets; Jacob en offrit un prix plus
eleve, mais ce n'etait pas encore ce que Picart voulait, de sorte
qu'il se remit a recommencer son tintamarre, jusqu'au moment ou il
accorda le marche, a condition qu'on lui donnat de l'or. Jacob paya
Picart en pieces d'or de Prusse; il est probable qu'il etait content
de son marche, puisqu'il nous donna des noisettes et des oignons. Le
vin nous avait monte a la tete et nous avait rendus comme fous, car,
lorsque Picart eut recu son argent, nous nous mimes a faire, comme
lui, le sabbat.

Le charivari aurait continue longtemps, si l'on n'eut frappe a la
porte a coups de crosses de fusils. Jacob regarda par le trou, et
apercut plusieurs soldats qui lui dirent, en allemand, qu'ils avaient
un billet de logement pour loger chez lui et que, s'il n'ouvrait pas
de suite, la porte allait etre enfoncee. Il ouvrit de suite. Nous
primes le parti de nous retirer; je dis adieu a Picart, avec promesse
de nous revoir a Elbing, endroit sur lequel nous avions l'ordre de
nous diriger.

Arrives au logement, nous mangeames une soupe de riz; ensuite je
m'occupai de mes pieds, de ma chaussure, et, comme nous etions dans
une chambre chaude et sur de la paille fraiche, je m'endormis.

Le lendemain 17, a cinq heures, la ville etait deserte: les hommes
qui, depuis deux mois, n'avaient pas couche sous un toit et qui, dans
ce moment, se trouvaient couches chaudement, ne se pressaient pas de
sortir de leur logement. Deux ou trois tambours, qui restaient encore
de ceux de la Garde, battirent la _grenadiere_ pour nous, et la
_carabiniere_ pour les chasseurs. Lorsque nous fumes dans la rue, nous
remarquames qu'il faisait moins froid que la veille. Nous vimes venir
un traineau attele de deux chevaux, qui s'arreta. Il etait conduit par
deux juifs et charge d'epicerie. L'idee nous vint de leur proposer de
nous conduire, en payant, bien entendu, jusqu'a Darkehmen, ou l'on
devait aller ce jour-la, ou de nous emparer du traineau, s'ils
refusaient. D'abord ils firent quelques difficultes, sous differents
pretextes. Nous leur proposames de payer la moitie du prix, et le
reste en arrivant. Les juifs accepterent. Le prix etant convenu pour
quarante francs, nous leur en payames de suite la moitie, mais comme
ils ne prenaient les pieces de cinq francs que comme un thaler qui
n'en vaut que quatre, cela nous fit dix francs de plus. Nous n'y
regardames pas de si pres, et imprudemment, pour nous attirer leur
confiance, nous leur fimes voir que nous avions beaucoup d'argent. Un
sergent-major nomme Pierson, qui avait plusieurs pieces d'argenterie,
les montra. Des ce moment, ils parlerent hebreu, de sorte que nous ne
pumes rien comprendre de ce qu'ils disaient.

Nous etions cinq velites, Leboude, Grangier, Pierson, Oudict et moi.
Le traineau etait decharge, les chevaux reposes, nous nous disposames
a partir. Nous mimes nos fusils dans le fond du traineau et nos sacs
par-dessus, et nous voila en route. Il etait plus de six heures: tous
les debris de l'armee etaient deja en mouvement, comme les jours
precedents, sans organisation, sans ordre; la confusion etait telle
qu'il n'y avait pas moyen de sortir de la ville. Ceux qui ne se
sentaient pas la force de marcher voulaient s'emparer des traineaux ou
y prendre place.

Sortis avec bien de la peine, nous trouvames le meme encombrement. Nos
conducteurs nous firent comprendre qu'ils allaient nous conduire par
un chemin a gauche, ou l'on ne voyait personne, et qu'avant une heure
nous aurions rejoint la grande route et depasse la tete de colonne.
Nous aurions du demander, puisque le chemin etait si bon, pourquoi
d'autres conducteurs de traineaux, qui devaient aussi bien le
connaitre, ne le prenaient pas; mais nous n'y pensames pas. Lorsque
nous eumes voyage, au grand trot, un bon quart d'heure, je m'apercus
que la route que nous suivions tournait insensiblement sur la gauche,
et nous eloignait de celle que suivait l'armee; que le terrain sur
lequel nous roulions, et que l'on nous faisait prendre pour un chemin,
n'etait qu'un remblai formant la digue d'un canal a notre droite, et
d'un contre-fosse a gauche. Voulant communiquer mes observations a mes
camarades, je criai aussi fort que je le pouvais, et a plusieurs
reprises: "Halte! halte!" Grangier me demanda ce que je voulais. Je
redoublai mes cris: "On nous trompe, nous sommes avec des coquins!"
Alors Pierson, qui etait sur le devant, tenant dans ses mains une
theiere en argent qu'il rapportait de Moscou, et dont il se servait a
chaque instant pour faire faire du the, se mit a son tour a crier:
"Halte!"

Les fripons de juifs sautent en bas de la botte de paille sur laquelle
ils etaient assis, et, toujours en marchant, mais moins vite, prennent
les chevaux par la bride, font tourner le traineau et nous renversent
du haut en bas de la digue, du cote du contre-fosse. Heureusement pour
moi, qui etais place derriere, les jambes pendantes en dehors et sur
le cote du traineau, que j'avais pu voir leur mouvement, de sorte
qu'en me laissant glisser, j'evitai de faire le grand saut, mais mes
camarades roulerent jusqu'en bas, a plus de vingt-cinq pieds, et
arriverent tout meurtris sur glace. Comme ils avaient les pieds et les
mains geles, ils poussaient des cris effrayants, occasionnes par les
douleurs. Ces cris se changerent en cris de rage contre les juifs qui,
deja, avaient retire le traineau au bord de la digue, car, tenant les
chevaux par la bride, ils l'avaient empeche, quoique renverse, de
rouler jusqu'en bas. Ils se disposaient a se sauver avec nos bagages,
mais, comme mon fusil etait avec les autres, dans le fond du traineau,
je tirai mon sabre et en portai un coup sur la tete d'un juif qui,
grace a son bonnet fourre, ne l'eut point fendue en deux. Je lui en
portai un second qu'il para avec la main gauche couverte d'un gant en
peau de mouton. Ils allaient nous echapper, quand Pierson arriva pour
me seconder, tandis que les autres, encore en bas du remblai, qu'ils
n'avaient pas la force de remonter, juraient et nous criaient de tuer
les juifs. Celui auquel j'avais donne un coup de sabre se sauvait en
traversant le canal; l'autre, qui tenait les chevaux, demandait grace
en disant que c'etait la faute de son camarade. Cela n'empecha pas
Pierson d'appliquer quelques coups de plat de sabre a celui qui
restait et qui demandait pardon en nous appelant colonel et general.

Pierson, prenant les chevaux par la bride, lui ordonna de descendre
afin d'aider nos camarades a remonter. C'est ce qu'il s'empressa de
faire; il en fut recompense par les coups de poings qu'on lui appliqua
avec force. Lorsqu'ils furent remontes, Leboude nous annonca que nous
avions acquis de droit le traineau et les chevaux, car ces deux
coquins avaient cherche a nous detruire, afin de s'emparer de ce que
nous avions.

Nous ordonnames au juif de nous conduire, au grand galop, par le
chemin le plus court, afin de rejoindre l'armee, mais il fallut
retourner par ou nous etions venus.

Arrives pres de la ville, le juif voulait nous y faire entrer sous
pretexte de prendre quelque chose chez lui: c'etait pour nous livrer
aux Cosaques, qui y etaient deja. Nous lui fimes sentir la pointe du
sabre dans le dos, le menacames de le tuer, s'il faisait encore un pas
du cote de la ville. Aussi s'empressa-t-il de tourner a gauche, sur la
route que suivait l'armee, dont nous apercevions les derniers
traineaux a une grande distance. Un quart d'heure apres, nous les
avions rejoints, ensuite nous les depassames en descendant une cote
avec rapidite.

Comme j'etais place sur le derriere du traineau, le bout du timon de
l'un de ceux qui descendaient m'atteignit dans le flanc droit et me
jeta sur la neige a plus de six pieds. Je restai sans connaissance. Un
fourrier des Mamelucks, qui me connaissait, s'empressa de me relever
et de m'asseoir sur la neige[73]. Mes camarades s'empresserent aussi
de venir a mon secours: on pensait que le timon m'etait rentre dans
le corps, mais fort heureusement que mes habillements avaient amorti
le coup; et puis, par bonheur, le bord du timon etait garni d'une peau
de mouton.

[Note 73: Le Mameluck qui me releva se nommait Angelis; il etait
de la Georgie; nous nous etions connus en Espagne; il etait un des
Mamelucks que l'Empereur avait ramenes d'Egypte; quelques-uns
seulement de ce beau corps echapperent aux desastres de cette
campagne. (_Note de l'auteur_.)]

Je fus releve, et l'on me replaca sur le traineau: chose etonnante, il
n'en resulta pour moi rien de funeste; seulement, dans la journee,
j'eus des vomissements.

Il pouvait etre neuf heures lorsque nous arrivames dans un grand
village; beaucoup d'hommes y etaient deja; nous entrames dans une
maison, afin de nous y chauffer; nous laissames notre traineau a la
porte, ayant eu la precaution de le decharger de nos bagages et de
faire entrer le juif avec nous, dans la crainte qu'il n'enlevat notre
equipage.

Les soldats qui etaient a se chauffer nous dirent que, dans le
village, on vendait des harengs et du genievre. Comme ils avaient eu
beaucoup de complaisance pour moi et qu'ils avaient tous les pieds
plus geles que les miens, je me decidai a y aller mais, en partant, je
leur recommandai d'avoir les yeux sur le traineau: "Sois tranquille,
me dit Pierson, j'en reponds!" Je partis avec notre juif pour me
servir de guide et d'interprete.

Il me conduisit chez un de ses comperes, ou je trouvai des harengs, du
genievre et des mauvaises galettes de seigle. Pendant que je me
chauffais en buvant un verre de genievre, je m'apercus que mon guide
avait disparu avec un autre juif, avec lequel il causait un instant
avant. Voyant qu'il ne rentrait pas, je retournai, avec mes
provisions, rejoindre mes amis: mais quel fut mon etonnement, lorsque
je fus pres de la maison, de n'y plus voir le traineau a la porte! Mes
camarades, tranquillement a se chauffer, me demandent ou sont les
provisions; moi je leur demande ou est le traineau. Ils regardent dans
la rue, le traineau est parti! Sans dire un mot, je jette les
provisions a terre, et, le coeur triste, je vais me coucher sur de la
paille, a cote du poele. Une demi-heure apres, on battit le rappel
pour le depart, et l'on nous fit savoir qu'a deux petites lieues de
la, il y aurait des traineaux pour tout le monde, afin que l'on put
arriver le meme jour a Gumbinnen.

Arrives a cet endroit, nous y trouvames, en effet, une grande quantite
de traineaux et, un instant apres, on nous fit partir. Pendant la
route, je fus indispose: le mouvement du traineau fit, sur moi,
l'effet du mal de mer; j'eus des vomissements. Je voulus, avant
d'arriver, marcher un peu a pied, mais je faillis perir de froid, car
il etait devenu insupportable. Heureusement, mes camarades
s'apercurent de ma triste position, firent arreter le traineau et
vinrent me chercher: je ne pouvais plus avancer. Quand nous arrivames
a Gumbinnen, il etait temps! On nous donna un billet de logement pour
nous cinq, et nous eumes une chambre bien chaude et de la paille.

Lorsque nous fumes installes, la premiere chose que nous fimes, fut de
demander si, pour de l'argent, nous ne pourrions pas avoir a boire et
a manger. Le bourgeois, qui avait l'air d'un brave homme, nous
repondit qu'il ferait son possible pour nous donner ce que nous
demandions: une heure apres, il nous apporta de la soupe, une oie
rotie et des pommes de terre, de la biere et du genievre. Nous
devorions le tout des yeux, mais, malheureusement, l'oie etait
tellement coriace, que nous ne pumes en manger que tres peu, et ce peu
faillit nous etouffer; nous en fumes reduits aux pommes de terre.

Je fus, avec le sergent-major Oudict, voir, dans la ville, si nous ne
trouverions pas quelque chose a acheter: le hasard nous conduisit dans
une maison ou Oudict rencontra un chirurgien-major de son pays. Il
etait loge avec deux officiers et trois soldats, reste du regiment.
Ils etaient dans un etat pitoyable; ils avaient presque tous perdu les
doigts des pieds et des mains; pendant que nous etions dans cette
maison, un individu nous proposa de nous vendre un cheval et un
traineau, que nous nous empressames d'acheter pour la somme de 80
francs.

Le lendemain 18, apres avoir essaye de manger de notre oie, qui
n'etait pas plus tendre que la veille, nous montames sur notre
traineau et nous partimes pour aller coucher a Wehlau; mais a peine
fumes-nous hors de la ville, que Pierson, qui conduisait le traineau
et qui n'y entendait rien, nous fit faire une culbute, brisa le
brancard, et nous jeta sur la neige. Nous nous trouvions pres d'une
maison ou nous entrames pour le faire reparer: pendant que le paysan
etait occupe a cette besogne, nous l'etions a nous chauffer, et,
lorsque nous fumes pour nous mettre en route, nous fumes on ne peut
plus etonnes de voir que nous n'avions plus d'armes: les Prussiens
nous avaient pris nos fusils deposes contre la porte. Nous crions,
nous jurons: "Nous voulons nos armes, ou nous mettons le feu a la
maison!" Mais le paysan jure a son tour qu'il n'a rien vu; il fallut
se decider a partir sans armes. Heureusement qu'apres une heure de
marche, nous rencontrames un fourgon parti le matin de Gumbinnen avec
un chargement de fusils de la Garde imperiale, de sorte que nous pumes
en prendre d'autres. Enfin nous arrivames a Wehlau a trois heures.

Nous vimes plus de deux mille soldats rassembles pres de l'Hotel de
Ville, attendant des billets de logement. Un grand coquin de Prussien
s'avance pres de nous, et nous dit que, si nous voulons, pour peu de
chose, il nous logera chez lui; qu'il a une chambre bien chaude, de la
paille pour nous coucher, et une ecurie pour notre cheval. Nous
acceptames avec empressement. Arrives chez lui, il met le cheval a
l'ecurie, nous fait monter au second, et la, nous entrons dans une
chambre passablement malpropre; il en etait de meme de la paille, mais
il faisait chaud, c'etait l'essentiel.

Nous vimes paraitre une femme qui avait pres de six pieds de haut, et
une vraie figure de Cosaque; elle nous dit qu'elle etait la bourgeoise
de la maison, et que, si nous avions besoin de quelque chose, nous
n'avions qu'a lui donner de l'argent, qu'elle irait nous le chercher.
C'etait ce que nous demandions, car pas un de nous n'etait dispose a
sortir. Je lui donne cinq francs pour aller nous chercher du pain, de
la viande et de la biere. Un instant apres, elle nous apporta de l'un
et de l'autre; on fit la soupe, et, apres avoir mange et nous etre
assures que notre cheval ne manquait de rien, nous nous reposames
jusqu'au lendemain matin.

Avant de partir, nous donnames a notre bourgeoise une piece de cinq
francs pour la nuit, mais elle nous dit que cela ne suffisait pas;
alors nous lui en donnames une seconde. Mais ce n'etait pas encore son
compte; elle exigea que nous lui donnions une piece de cinq francs par
chaque homme, plus une pour le cheval.

Alors je me levai pour lui dire qu'elle n'etait qu'une grande canaille
et qu'elle n'aurait pas davantage. A cela, elle me repondit en me
passant la main sur la figure et en me disant: "Pauvre petit
Francais, il y a six mois, lorsque tu passas par ici, c'etait fort
bien, tu etais le plus fort; mais aujourd'hui, c'est different! Tu
donneras ce que je te demande, ou j'empeche mon mari de mettre le
cheval au traineau et je vous fais prendre par les Cosaques!" Je lui
repondis que je me moquais des Cosaques comme des Prussiens: "Oui, me
repondit-elle, si tu savais qu'ils sont pres d'ici, tu ne dirais pas
cela!" Alors voyant toute la mechancete de cette femme, je l'attrapai
par le cou pour l'etrangler, mais elle fut plus forte que moi, elle me
renversa sur la paille et c'etait elle, a son tour, qui voulait
m'etrangler. Fort heureusement qu'un grand coup de pied dans le
derriere, donne par un de mes camarades, la fit relever. Dans ce
moment, le mari entra, mais ce fut pour recevoir un grand coup de
poing de sa chere femme qui etait comme une furie, qui lui dit qu'il
n'etait qu'un grand lache et que, s'il n'allait pas, de suite,
chercher les voisins et les Cosaques, elle lui arracherait les yeux.
Comme nous etions cinq contre deux, nous l'empechames de sortir de la
maison et nous le forcames de mettre le cheval au traineau, mais il
fallut donner ce que cette coquine avait demande; il n'y avait pas a
marchander, les Cosaques etaient proches. Avant de partir, je dis a
cette diablesse que, si je revenais, je lui ferais rendre avec usure
l'argent que nous lui donnions. A cela, elle me repondit en me
crachant a la figure; comme je voulais riposter a cette insulte par un
coup de crosse de fusil, mes camarades m'en empecherent.

Nous nous placames sur le traineau pour partir au plus vite.

Ce jour-la, 19 decembre, nous allames coucher a Insterbourg, ou nous
arrivames a la nuit; nous fumes loges chez de braves gens.

Le lendemain 20, c'etait un dimanche; nous partimes de grand matin
pour aller coucher a Eylau. La, nous allames directement a la Maison
de Ville, ou l'on nous donna, sans difficulte, un billet de logement.
Nous fumes encore chez de bonnes gens, chez qui nous trouvames un bon
feu; on nous offrit a chacun un verre de genievre. Ensuite, notre
bourgeoise alla chercher nos vivres avec notre billet de logement, car
les communes venaient de recevoir l'ordre de nous donner les vivres.

Lorsque nous fumes rechauffes et un peu reposes, nous nous disposames,
en attendant la soupe, a faire une visite au champ de bataille, que
nous parcourumes en partie. Nous vimes plusieurs monuments funebres,
c'est-a-dire de simples croix en bois; nous en remarquames
particulierement une avec cette inscription: "Ici reposent vingt-neuf
officiers du brave 14me de ligne, morts au champ d'honneur[74]".

[Note 74: Plus cinq cent quatre-vingt-dix sous-officiers et
soldats. (_Note de l'auteur_).]

Apres quelques observations sur l'emplacement des troupes, le jour de
cette terrible bataille, nous entrames en ville, qui nous parut
deserte. Il est vrai que c'etait un dimanche; que les habitants
etaient, vu la saison, renfermes chez eux, et que nous nous trouvions
les seuls Francais, les autres ayant pris une autre direction.

Rentres a notre logement, en attendant que notre repas fut fait, nous
nous etendimes sur la paille. A peine y etions-nous, qu'un veteran
prussien entra pour nous prevenir qu'on apercevait les Cosaques sur
une hauteur, a un quart de lieue de la ville, et qu'il nous
conseillait de partir au plus tot. Comme la chose n'etait que trop
vraie, nous nous depechames de faire nos dispositions de depart; nous
enveloppames dans de la paille notre viande, qui n'etait pas a moitie
cuite.

Nous partimes avec notre paysan pour nous mettre dans le bon chemin.
Lorsque nous y fumes, il nous fit remarquer les Cosaques sur une
hauteur: ils etaient plus de trente. Le temps etait brumeux; la neige
ne manqua pas de tomber un instant apres notre depart. Nous n'avions
pas encore fait une demi-lieue que la nuit nous surprit. Nous
rencontrames deux paysans. Nous leur demandames s'il y avait encore
loin pour trouver un village. Ils nous dirent qu'avant d'en trouver,
il fallait traverser un grand bois; que nous trouverions a notre
droite, a vingt-cinq pas de la route, une maison qui etait celle d'un
garde forestier qui tenait auberge, et que nous pourrions y loger.
Apres une petite demi-heure de marche, nous arrivames a la maison
indiquee: il etait neuf heures; nous avions fait quatre lieues.

Avant de nous ouvrir, on nous demanda qui nous etions et ce que nous
voulions. Nous repondimes que nous etions Francais et militaires de la
Garde imperiale et que nous demandions si, en payant, nous pourrions
avoir a loger, a boire et a manger. Aussitot, on nous ouvrit la porte
et on nous dit d'etre les bienvenus. Nous commencames par faire mettre
notre cheval a l'ecurie. Puis on nous fit entrer dans une grande
chambre ou nous apercumes trois individus couches sur de la paille;
c'etaient trois chasseurs a cheval de la Garde, arrives dans la
journee, mais plus malheureux que nous, car ils n'avaient plus de
chevaux et, ayant les pieds geles, ils etaient obliges de faire la
route a pied. On nous servit a manger, ensuite nous nous couchames et
nous dormimes comme des bienheureux.

En nous eveillant, nous fumes surpris de ne plus voir les chasseurs,
mais le maitre de la maison nous apprit qu'il y avait environ une
heure, un juif voyageant avec un traineau avait propose aux chasseurs
de les conduire a trois lieues pour deux francs, et qu'ils avaient
accepte avec empressement. Nous apprimes cette nouvelle avec plaisir.
Apres avoir paye la valeur de cinq francs qu'on nous demanda pour
notre cheval et pour nous, nous partimes; notre bourgeois nous
recommanda de toujours suivre les traces du traineau qui nous
precedait et qui conduisait les chasseurs.

Nous avions une longue marche a faire, ce jour-la: neuf lieues.

Apres avoir marche toute la journee, nous arrivames, a la nuit, a
Heilsberg, ou nous devions loger. La premiere chose que nous fimes,
fut d'aller chez le bourgmestre chercher un billet de logement; nous
fumes assez heureux pour nous voir designer la meme maison ou nous
fumes assez bien recus; six chasseurs a cheval de la Garde s'y
trouvaient deja. On nous servit de la soupe, de la viande avec force
bonnes pommes de terre et de la biere; nous demandames du vin, en
payant, bien entendu. On nous en procura a un thaler la bouteille
(quatre francs) que nous trouvames bon et pas cher. Avant de nous
coucher sur de la bonne paille, nous recommandames a notre bourgeoise
de nous preparer a manger pour cinq heures du matin, car nous voulions
partir de bonne heure, ayant encore une grande etape a faire.

Le lendemain 22 decembre, nous nous levames de grand matin; un
domestique vint nous apporter de la chandelle; nous lui recommandames
notre cheval en lui promettant de lui donner un pourboire lorsqu'il
l'aurait mis au traineau. On nous apporta la soupe, enfin ce que nous
avions demande. Alors chacun de nous flatta la bourgeoise en lui
disant: "Bonne femme! belle femme!" et en lui donnant des petites
claques sur le dos, sur les bras, et puis ailleurs; le repas fini,
nous nous disposions a partir; le traineau etait pret et nous disions
adieu a la femme, lorsqu'elle nous dit: "C'est bien, messieurs, mais
avant de partir n'oubliez pas de payer!--Comment, payer? Ne
sommes-nous pas ici par billet de logement? Ne devez-vous pas nous
nourrir?--Oui, repondit-elle, pour ce que vous avez mange hier, mais
pour la nourriture d'aujourd'hui il me faut deux thalers (10 francs)."
Je declarai que je ne payerais pas, et comme la femme voyait que nous
nous disposions a partir sans lui donner de l'argent, elle ordonna de
fermer la porte, et une douzaine de grands coquins de Prussiens
entrerent dans la maison, armes de grands batons de la grosseur de mon
bras. Ce n'etait pas le cas de discuter: nous payames et nous
partimes. Autre temps, autres moeurs. A present, nous etions les moins
forts.

Les chasseurs etaient partis pendant que nous mangions. Nous avions
encore deux jours de marche jusqu'a Elbing, douze lieues, mais comme
nous ne voulions pas fatiguer notre cheval, nous decidames que nous
irions loger a trois lieues de cette ville.

Apres une lieue de marche, nous apercumes plusieurs traineaux venant
sur notre gauche pour marcher aussi sur Elbing. Cela nous fit penser
que nous n'avions pas suivi la route que les debris de l'armee avaient
prise, car au lieu d'aller sur Eylau, nous devions nous diriger sur
Friedland.

Un traineau de grande dimension et traine par deux chevaux vigoureux
passa pres de nous. Il allait tellement vite que nous ne pumes
distinguer de quel regiment etaient les militaires qu'il conduisait.
Au bout d'une demi-heure, nous apercumes une maison d'assez belle
apparence, c'etait la poste aux chevaux, et, en meme temps, une bonne
auberge; nous vimes, sur la porte, plusieurs soldats de la Garde et
d'autres qui partaient sur des traineaux que l'on venait de leur
procurer.

Nous descendimes et nous entrames. Nous demandames du vin, car un
velite chasseur et un ancien venaient de nous dire qu'il y en avait,
et "du soigne". Ils paraissaient meme en avoir bu copieusement.

Le vieux comme le jeune etaient d'une gaiete folle, chose qui arrivait
presque a tous ceux qui, comme nous, avaient eu tant de miseres et de
privations. La plus petite boisson vous portait a la tete. Le vieux
nous demanda si nous avions rencontre le regiment de grenadiers
hollandais, faisant partie de la Garde imperiale. Nous lui repondimes
que non: "Il a passe pres de vous, dit le velite, et vous ne l'avez
pas apercu? Ce grand traineau qui vous a depasse, eh bien, c'etait
tout le regiment des grenadiers hollandais! Ils etaient sept!"

Le maitre de poste annonca a nos deux chasseurs qu'il y avait un
traineau a leur disposition et que, pour trois thalers (quinze
francs), il les conduirait a trois lieues d'Elbing. Nous nous
disposames a partir avec eux, puisqu'ils avaient un conducteur. Cinq
minutes apres, nous etions en route.

Grangier et moi nous trouvames fortement indisposes et rendimes tout
ce que nous avions pris depuis la veille. Cette indisposition venait
de ce que notre estomac n'etait plus habitue a prendre de fortes
nourritures, il aurait fallu nous y habituer peu a peu; c'est ce que
nous nous promimes de faire. Arrives au village, nous primes chacun un
verre de genievre de Dantzig. Nous continuames a marcher jusqu'au
moment ou nous arrivames dans le village ou nous devions loger. Il
faisait nuit; nous nous presentames chez le bourgmestre afin d'avoir
un billet de logement, mais on nous le refusa brutalement en nous
disant que nous n'avions qu'a coucher dans la rue. Nous voulumes faire
des observations; on nous ferma la porte au nez. Nous nous presentames
dans plusieurs auberges ou, en payant, nous demandames a loger, mais
partout nous eumes la meme reception.

Nous decidames, les chasseurs et nous, que nous continuerions a
marcher ensemble, qu'ils profiteraient de notre traineau et, comme il
n'etait pas assez grand pour nous contenir tous, que deux iraient a
pied, chacun son tour.

De cette maniere, nous devions tacher d'atteindre un village ou nous
trouverions peut-etre des habitants plus hospitaliers. A une portee de
fusil, nous apercumes une maison un peu ecartee de la route. Nous
primes aussitot le parti de nous y loger de force, si l'on ne voulait
pas nous y recevoir de bonne volonte. Le paysan nous dit qu'il nous
logerait avec plaisir, mais que s'il etait connu, par ceux du village,
pour nous avoir donne a coucher, il aurait la _schlague_; que si,
cependant, on ne nous avait pas vus entrer, il risquerait de nous
loger. Nous l'assurames que personne ne nous avait apercus, qu'il
pouvait nous recevoir sans crainte et qu'avant de partir, nous lui
donnerions deux thalers. Il parut tres content et sa femme encore
davantage, et nous nous installames autour du poele.

Pendant que l'homme etait sorti pour mettre notre cheval a l'ecurie,
la femme, s'approchant de nous, nous dit tout bas, et en regardant si
son mari ne venait pas, que les paysans etaient mechants pour les
Francais, parce que, lorsque l'armee avait passe, au mois de mai, des
chasseurs a cheval de la Garde avaient loge quinze jours dans le
village, et qu'il y en avait un, chez le bourgmestre, si joli, si
jeune, que toutes les femmes et les filles venaient sur leur porte
pour le voir; c'etait un fourrier. On jour, il arriva que le
bourgmestre le surprit qui embrassait madame, de sorte que le
bourgmestre battit madame. Le fourrier, a son tour, battit le
bourgmestre, de sorte que madame est grosse, et que l'on dit que c'est
du fourrier. Nous etions a ecouter et a sourire de la maniere dont la
femme nous contait cela.

"Ce n'est pas tout, continua-t-elle; il y a encore trois autres
femmes, dans le village, qui sont comme la femme du bourgmestre, et
c'est pour cela qu'ils sont mechants pour les Francais, de si jolis
garcons!" A peine avait-elle dit le mot, que le velite chasseur se
leve, lui saute au cou et l'embrasse: "Prenez garde, voila mon mari!"
Effectivement il entra en nous disant qu'il avait donne a manger au
cheval et que, dans un moment, il lui donnerait a boire, mais que si
nous voulions lui faire plaisir, nous partirions avant le jour, afin
que l'on ne put voir qu'il nous avait loges: "Pour peu de chose,
dit-il, je conduirai ceux de vous qui n'ont pas de traineau, car j'en
ai un". Les deux chasseurs accepterent.

On nous servit, pour notre repas, une soupe au lait et des pommes de
terre, ensuite nous nous couchames tout habilles, et nos armes
chargees.

Le lendemain 23, il n'etait pas encore quatre heures du matin, que le
paysan vint nous eveiller en nous disant qu'il etait temps de partir.
Nous payames la femme, nous l'embrassames et nous partimes.

Au second village, les habitants, en nous voyant, crierent _hourra_
sur nous, et nous jeterent des pierres ou des boules de neige. Nous
arrivames dans un des faubourgs d'Elbing, ou nous nous arretames dans
une auberge pour nous y chauffer, car le froid avait augmente. Nous y
primes du cafe et, a neuf heures, nous entrames en ville avec d'autres
militaires de l'armee qui arrivaient comme nous, mais par d'autres
chemins.




XI

Sejour a Elbing.--Madame Gentil.--Un oncle a heritage.--Le 1er janvier
1813.--Picart et les Prussiens.--Le pere Elliot.--Mes temoins.


Nous allames, sans perdre de temps, a l'Hotel de Ville, afin d'avoir
des billets de logement. Nous le trouvames encombre de militaires.

Nous y remarquames beaucoup d'officiers de cavalerie bien plus
miserables que nous, car presque tous avaient, par suite du froid,
perdu les doigts des mains et des pieds, et d'autres le nez; ils
faisaient peine a voir. Je dirai, en faveur des magistrats de la
ville, qu'ils faisaient tout ce qu'il etait possible de faire pour les
soulager, en leur donnant de bons logements et en les recommandant,
afin que l'on eut soin d'eux.

Au bout d'une demi-heure d'attente, on nous donna un billet de
logement pour nous cinq et pour notre cheval; nous nous empressames
d'y aller.

C'etait un grand cabaret ou plutot une tabagie; nous y fumes fort mal
recus. On nous designa, pour chambre, un grand corridor sans feu et de
la mauvaise paille. Nous fimes des observations; on nous repondit que
c'etait assez bon pour des Francais, et que, si cela ne nous convenait
pas, nous pouvions aller dans la rue. Indignes d'une pareille
reception, nous sortimes de cette maison en temoignant tout notre
mepris au butor qui nous recevait de la sorte et en le menacant de
rendre compte de sa conduite aux magistrats de la ville.

Nous decidames qu'il fallait tacher de changer notre billet, et c'est
moi qui fus charge de cette mission, pendant que mes camarades
m'attendaient dans une auberge ou nous venions d'entrer.

Lorsque j'arrivai a l'Hotel de Ville, il n'y avait pas beaucoup de
monde. Je m'adressai au bourgmestre qui parlait francais. Je lui
contai la maniere brutale dont nous avions ete recus. Je lui montrai
mon pied droit enveloppe d'un morceau de peau de mouton, et la main
droite dont une phalange, la premiere du doigt du milieu, etait pres
de tomber. Il parla a celui qui etait charge des logements, qui me dit
que nous ne pourrions pas etre loges ensemble: "Voila, me dit-il, un
billet pour quatre et le cheval; en voila un autre que je vous
conseille de garder pour vous. C'est chez un Francais qui a epouse une
femme de la ville." Apres l'avoir remercie, je retournai trouver mes
camarades.

Arrives au faubourg, nous allames au logement du billet pour quatre et
le cheval. C'etait la maison d'un pecheur situee sur le bord d'un
canal dans la direction du port; nous y fumes assez bien recus.
Lorsque nous fumes organises, j'offris le billet qui etait pour un, a
celui qui le voudrait, mais personne n'en voulut. Alors je le gardai,
et je m'informai si c'etait loin de l'endroit ou nous etions: il n'y
avait qu'un pont a traverser.

La maison me parut tres apparente. En entrant, la premiere personne
que je rencontrai, fut la domestique, grosse Allemande aux joues
fleuries. Je lui presentai mon billet. Elle me dit que, deja, il y
avait quatre militaires loges et, en meme temps, elle alla chercher la
dame de la maison, qui me dit la meme chose, en me montrant la chambre
ou ils etaient. C'etaient justement des hommes du regiment qui, comme
nous, venaient d'arriver isolement. Je pris aussitot la resolution de
retourner au premier logement rejoindre mes camarades. Mais la dame,
qui venait de voir, sur son billet, que j'etais sous-officier de la
Garde imperiale, me dit: "Ecoutez, mon pauvre monsieur, vous me
paraissez si souffrant, que je ne veux pas vous laisser sortir d'ici.
Suivez-moi, je vais vous donner une chambre pour vous seul, et vous
aurez un bon lit, car je vois que vous avez besoin de repos." Je lui
repondis que c'etait tres bien a elle d'avoir pitie de moi, mais que
je ne lui demandais que de la paille et du feu: "Vous aurez tout
cela", me repondit-elle. En meme temps, elle me fit entrer dans une
petite chambre chaude et propre, ou se trouvait un lit couvert d'un
edredon. Mais je lui demandai en grace de me faire donner de la paille
avec des draps et de l'eau chaude pour me laver.

On m'apporta tout ce que j'avais demande, plus un grand baquet en bois
pour me laver les pieds. J'en avais bien besoin, mais ce n'etait pas
tout: la tete, la figure, la barbe n'avaient pas ete faites depuis le
16 decembre. Je priai le domestique, qui se nommait Christian, d'aller
me chercher un barbier. Il me rasa, ou plutot m'ecorcha la figure; il
pretendit que j'avais la peau durcie par suite du froid; tant qu'a
moi, je pensai que ses rasoirs etaient comme des scies.

L'operation finie, je me fis couper les cheveux et meme la queue.
Apres l'avoir genereusement paye, je lui demandai s'il ne connaissait
pas un marchand de vieux habits, car j'avais besoin d'un pantalon.
Apres son depart, un juif arriva avec des pantalons qu'il cachait dans
un sac. Il s'en trouvait de toutes les couleurs, des gris, des bleus,
mais tous trop petits ou trop grands, ou malpropres. L'enfant
d'Israel, voyant que rien ne me convenait, me dit qu'il allait revenir
avec quelque chose qui me plairait. En effet, il ne tarda pas a
reparaitre avec un pantalon a la Cosaque, de couleur amarante et en
drap fin. Il etait fort large. C'etait le pantalon d'un cavalier,
probablement d'un aide de camp du roi Murat. N'importe, je l'essayai
et, prevoyant que j'aurais bien chaud avec, je le gardai. On y voyait
encore, de chaque cote, la marque d'un large galon que le juif avait
eu la precaution d'enlever. Je lui donnai en echange la petite giberne
du docteur, garnie en argent, que j'avais prise sur le Cosaque, le 23
novembre. En outre, il exigea cinq francs que je lui donnai.

Il me restait encore trois belles chemises du commissaire des guerres:
je me disposai a changer de linge, mais, lorsque je me regardai, je me
dis que, pour bien faire, il me faudrait un bain, car j'avais encore,
par tout le corps, des traces de vermine. Je m'informai a la
domestique s'il y avait des bains pres de l'endroit ou nous etions;
mais ne pouvant me comprendre, elle alla chercher sa dame qui vint
aussitot: c'est alors que je remarquai que mon hotesse etait une belle
et jolie femme, mais, pour le moment, mes observations n'allerent pas
plus loin car, dans la position ou je me trouvais, j'avais trop a
m'occuper de ma personne. Elle me demanda ce que je voulais. Je lui
dis que, desirant prendre un bain, je voudrais qu'elle eut la bonte de
m'indiquer ou je pourrais me le procurer. Elle me repondit qu'il y en
avait, mais que c'etait trop loin; que, si je voulais, on pourrait
m'en preparer un chez elle: elle avait de l'eau chaude et une grande
cuve; que, si je voulais me contenter de cela, on allait me la
preparer. Comme on peut bien le penser, j'acceptai avec le plus grand
plaisir, et un instant apres, la domestique me fit signe de la suivre.
Alors, prenant mon sac et mon pantalon amarante, j'entrai dans une
espece de buanderie ou je trouvai tout ce qui etait necessaire, meme
du savon, pour me nettoyer.

Je ne pourrais exprimer le bien que je ressentis pendant le temps que
je restai dans le bain; j'y restai meme trop longtemps, car la
domestique vint voir s'il ne m'etait rien arrive de facheux. Elle
s'etait apercue, en entrant, que j'etais fort embarrasse pour me
nettoyer le dos. Aussitot, sans me demander la permission, elle va
chercher un grand morceau de flanelle rouge et, s'approchant de la
cuve, elle me pose la main gauche sur le cou et, de l'autre, elle me
frotte le dos, les bras, la poitrine. Comme on peut bien le penser, je
me laissais faire. Elle me demandait si cela me faisait du bien; je
lai repondais que oui. Alors elle redoublait de zele jusqu'a me
fatiguer. Enfin, apres m'avoir bien etrille, nettoye, essuye, elle
sortit en riant comme une grosse bete, sans me donner le temps de la
remercier.

Je passai une des belles chemises du commissaire des guerres; ensuite
j'enfourchai le large pantalon a la Cosaque et, pieds nus, je regagnai
la chambre ou etait mon lit, sur lequel je me laissai tomber. Il etait
temps, car il me prit une faiblesse et je perdis connaissance. Je ne
sais combien de temps je restai dans cette situation, mais, lorsque je
pus y voir, je remarquai, a mes cotes, la dame de la maison, la
domestique et deux soldats du regiment qui etaient loges dans la
maison et que l'on avait ete chercher, pensant que j'avais quelque
chose de grave, mais il n'en etait rien. Cette faiblesse etait
occasionnee par le bain et aussi par les miseres et fatigues que
j'avais eprouvees.

Mme Gentil--c'etait le nom de la dame--voulut me faire prendre un
bouillon qu'elle m'apporta et qu'elle voulut me faire prendre
elle-meme, en me soutenant la tete de son bras gauche. Je me laissai
faire. Il y avait si longtemps que je n'avais ete caline!

Mme Gentil etait d'une beaute remarquable. Elle avait la taille mince
et flexible, des yeux noirs et, a son teint blanc et vermeil, on
reconnaissait une belle femme du Nord. Elle avait vingt-quatre ans. Il
me souvint que l'on m'avait dit qu'elle avait epouse un Francais; lui
ayant demande si cela etait vrai, elle me repondit que c'etait la
verite.

En 1807, un convoi de blesses francais venant des environs de Dantzig,
arriva a Elbing et, comme l'hopital etait rempli de malades, ces
blesses furent loges chez les habitants: "Pour notre compte, me
dit-elle, nous eumes un hussard blesse d'un coup de balle dans la
poitrine et d'un coup de sabre au bras gauche. Ma mere et moi, nous
lui donnames des soins qui haterent sa guerison.--Alors, lui dis-je,
en reconnaissance de ce service, il vous epousa?" Elle me repondit en
riant que c'etait vrai. Je lui dis que j'en aurais bien fait autant,
parce qu'elle etait la plus belle femme que j'aie jamais vue. Mme
Gentil se mit a rire, a rougir et a me parler, et elle parlait
probablement encore, quand je m'endormis pour ne me reveiller que le
lendemain a neuf heures du matin.

Pendant quelques moments, je ne me souvins plus ou j'etais; la
domestique entra accompagnee de Mme Gentil qui m'apportait du cafe, du
the et des petits pains. Il y avait longtemps que je m'etais trouve a
pareille fete! J'oubliais le passe pour ne plus penser qu'au present
et a Mme Gentil. J'oubliais meme mes camarades.

Mme Gentil me regardait attentivement, ensuite, me passant la main sur
la figure, elle me demanda ce que j'avais; je lui repondis que je
n'avais rien: "Mais si, me dit-elle, vous etes bouffi, vous avez la
figure enflee!" Ensuite, elle me conta qu'un sous-officier de la Garde
imperiale etait venu, la veille dans l'apres-midi, en lui demandant
s'il n'y avait pas un sous-officier loge chez elle; elle lui avait
repondu qu'il y en avait un et, lui ayant montre la chambre ou
j'etais, il en etait sorti en disant que ce n'etait pas celui qu'il
cherchait.

Au moment ou Mme Gentil me contait cela, mon ami Grangier entra, et il
allait se retirer en disant: "Je vous demande pardon; depuis hier, je
cherche un de mes camarades et ne puis le trouver. Cependant c'est
bien ici la rue et le numero de la maison, porte sur le billet!--Ah
ca! lui dis-je, ce n'est pas moi que tu cherches?" Grangier partit
d'un grand eclat de rire. Il ne m'avait pas reconnu; cela n'etait pas
etonnant, je n'avais plus de queue, j'avais la figure enflee, j'etais
blanc comme un cygne par suite du bain que j'avais pris, ou plutot par
la maniere dont la domestique m'avait etrille a tours de bras, avec
son morceau de flanelle! J'avais du linge blanc et fin, la tete bien
peignee, les cheveux frises. C'est alors qu'il me conta que, la
veille, il etait venu pour me voir, mais qu'en voyant un pantalon
rouge sur une chaise, il s'etait retire, persuade qu'il s'etait
trompe.

Il m'annonca qu'il venait d'etre prevenu qu'a trois heures il y avait
reunion des debris de tous les corps de la Garde, et qu'il fallait que
tout le monde fit son possible pour y venir, et qu'il viendrait me
chercher. A deux heures, comme il me l'avait promis, il vint me
prendre accompagne de mes autres camarades qui, en me voyant, se
mirent tellement a rire que leurs levres, crevassees par suite de la
gelee, en saignerent.

Je les surpris agreablement eu leur presentant du vieux vin du Rhin et
des petits gateaux que Mme Gentil avait eu la bonte de me procurer,
car elle etait prevoyante et allait au-devant de tout ce qui pouvait
me faire plaisir. Ce fut dans ce moment que je demandai ou etait son
mari, ajoutant que, puisqu'il etait Francais, j'aurais du plaisir a le
voir, afin de prendre un peu de vin avec lui. Elle me repondit que,
depuis quelques jours, il etait absent; qu'il etait parti avec son
pere a elle, sur les bords de la mer Baltique, ou ils faisaient
ensemble le commerce de fruits qu'ils expediaient a Saint-Petersbourg[75].

[Note 75: Ces fruits etaient expedies de Tournai, en Belgique.
(_Note de l'auteur_.)]

C'etait le 24 decembre: un peu avant trois heures, nous nous rendimes
sur la grande place, en face du palais ou etait loge le roi Murat. En
arrivant, j'apercus l'adjudant-major Roustan qui, s'approchant de moi,
me demanda qui j'etais. Je me mis a rire: "Tiens, dit-il, ce n'est pas
vous, Bourgogne? Le diable m'emporte! On ne dirait pas que vous
arrivez de Moscou, car vous paraissez gros, gras et frais. Et votre
queue, ou est-elle?" Je lui repondis qu'elle etait tombee: "Eh bien,
reprit-il, si elle est tombee, en arrivant a Paris je vous mets aux
arrets jusqu'au temps qu'elle soit repoussee!"

A cette premiere reunion, il y avait peu de monde, mais on se revoyait
avec plaisir car, depuis Wilbalen, 17 decembre, on ne s'etait pour
ainsi dire pas rencontres. Chacun avait marche pour son compte et par
des chemins differents.

Les jours suivants se passerent de meme: un appel par jour. Le
quatrieme de notre arrivee, on nous annonca la mort d'un officier
superieur de la Jeune Garde, mort du chagrin que lui avait cause la
fin tragique d'une famille russe, mais d'origine francaise, domiciliee
a Moscou, qu'il avait engagee a le suivre pendant la retraite, et dont
j'ai raconte la triste fin, avant notre arrivee a Smolensk. J'appris
qu'il etait arrive a Elbing trois jours avant nous, mais que, deux
jours apres, etant de garde chez le roi Murat, au moment ou il
s'avancait, pour se chauffer, pres d'une grande cheminee, sans penser
qu'il avait place sa giberne devant lui afin qu'elle ne le genat pas
pour se reposer, une etincelle mit le feu a la poudre, une explosion
eut lieu et, par suite de cet accident, il eut la figure, les
moustaches et les cheveux brules. On m'assura qu'il n'avait rien de
bien grave, qu'il en serait quitte pour changer de peau.

Le 29 decembre, je commencais a bien me retablir. L'enflure de ma
figure avait disparu, le pied gele allait bien, ainsi que la main, et
tout cela grace aux soins de Mme Gentil qui me soignait comme un
enfant. Son mari, que je n'avais pas encore vu, revint de voyage. Il
ne resta que deux jours chez lui; il en repartit avec des marchandises
pour aller rejoindre son beau-pere qui les expediait en Russie par des
traineaux, les communications etant libres depuis que nous n'y etions
plus. Il me conta qu'il avait servi dans le 3e hussards pendant trois
ans, et qu'apres avoir recu deux graves blessures dans une affaire
aupres de Dantzig, reconnu incapable de continuer a servir, il avait
recu son conge; qu'apres cela il avait prefere rester dans ce pays et
se marier, puisqu'il avait une connaissance, a retourner dans son pays
qui etait la Champagne Pouilleuse, ou il ne possedait absolument rien.

Le lendemain 30 decembre, je fus, avec Grangier, faire une visite a
mon brave Picart; un grenadier qui avait ete loge avec lui m'avait
enseigne son logement.

Lorsque nous y fumes arrives, une femme habillee de noir, et qui avait
l'air triste, nous montra sa chambre situee a l'extremite d'un long
corridor. Nous vimes que la porte etait a demi ouverte. Nous nous
arretames pour ecouter la grosse voix de Picart, qui chantait son
morceau favori, sur l'air du _Cure de Pomponne_:

  Ah! tu t'en souviendras, larira,
  Du depart de Boulogne!

Notre surprise fut grande en lui voyant un visage blanc comme la
neige, car il avait un masque de peau qui lui couvrait toute la
figure. Il nous conta sa mesaventure; ensuite il se traita de
conscrit, de vieille bete: "Tenez, mon pays, me dit-il, c'est comme le
coup de fusil dans la foret, la nuit du 23 novembre. Je vois que je ne
vaux plus rien. Cette malheureuse campagne m'a use. Vous verrez,
continua-t-il, qu'il m'arrivera malheur!" Et, en disant cela, il
s'empara d'une bouteille de genievre qui etait sur la table, et,
prenant trois tasses sur la cheminee, il les remplit, pour boire, nous
dit-il, a notre bonne arrivee. Nous le remerciames: "Eh bien! nous
dit-il, nous allons passer la journee ensemble. Je vous invite a
diner!" Aussitot il appela la femme, qui se presenta en pleurant. Je
demandai a Picart ce qu'elle avait. Il me conta que, le matin, l'on
avait enterre son oncle, vieux celibataire caboteur ou corsaire, tres
riche, a ce qu'il parait, et que, par suite, il y avait grand gala a
la maison: qu'il y etait invite, et que c'etait pour cela qu'il nous
invitait aussi, parce qu'il y aurait des noisettes a croquer. Mais, se
reprenant, il nous dit qu'il faudrait mieux faire apporter le diner
dans la chambre que de passer notre temps avec un tas de
pleurnicheuses qui allaient faire semblant de pleurer, comme il
arrive toujours, a la mort d'un vieil oncle qui vous laisse quelque
chose. Il dit a la femme qu'il ne pourrait aller diner avec elle a
cause de ses amis venus le voir; que, ne avec un coeur sensible, il ne
ferait que pleurer. En disant cela, il fit semblant d'essuyer une
larme. La femme recommenca a pleurer de plus belle et nous, en voyant
jouer une comedie pareille, nous fumes obliges, pour ne pas eclater de
rire, de nous couvrir la figure avec notre mouchoir, de sorte que la
brave femme pensa que nous pleurions, et nous dit que nous etions des
bons hommes, mais qu'il ne fallait pas que cela nous empechat de
diner, et qu'elle allait nous faire servir. Ensuite elle se retira et
deux domestiques femelles vinrent nous apporter le diner. Il y avait
tant de choses, que nous n'aurions pu le manger en trois jours.

Notre repas fut, comme on doit bien le penser, on ne peut plus gai; et
cependant, lorsque nous revenions sur nos miseres, sur le sort de nos
amis que nous avions vus perir et de ceux dont nous ne savions comment
ils avaient disparu, nous devenions tristes et pensifs.

Nous etions encore a fumer et a boire, il commencait deja a faire
nuit, lorsque la dame de la maison entra pour nous dire que l'on nous
attendait pour prendre le cafe. Nous nous laissons conduire et nous
arrivons, apres quelques detours, dans une grande chambre, Grangier en
avant, et moi le second. Picart etait reste en arriere. Nous
apercevons, en entrant, une longue table bien eclairee par plusieurs
bougies. Autour, quatorze femmes plus ou moins vieilles, toutes
habillees de noir; devant chacune d'elles etaient poses une tasse, un
verre et une longue pipe en terre, et du tabac, car presque toutes les
femmes fument, dans ce pays, et surtout les femmes des marins. Le
reste de la table etait garni de bouteilles de vin du Rhin et de
genievre de Dantzig.

Picart n'etait pas encore entre. Nous pensions qu'il n'osait pas se
presenter, a cause de sa figure; mais a peine avions-nous fait cette
remarque, que nous voyons toutes les femmes faire un mouvement et
jeter des grands cris en regardant du cote de la porte d'entree:
c'etait mon Picart qui faisait son entree dans la chambre, avec son
masque de peau blanche, affuble de son manteau de la meme couleur,
coiffe d'un bonnet de peau de renard noir de Russie, et fumant dans
une pipe d'ecume de mer, montee d'un long tuyau, qu'il tenait
gravement de la main droite: le bonnet et la pipe appartenaient au
defunt. Il avait vu, en passant dans le corridor, ces objets accroches
dans la chambre du defunt et, par farce, il s'en etait empare. De la,
la frayeur des femmes, qui l'avaient pris pour le trepasse venant
prendre la part du cafe funebre. On pria Picart d'accepter le bonnet
et la pipe en consideration des larmes qu'il avait versees, le matin,
devant la dame de la maison.

La conversation devint de plus en plus animee, car toutes les femmes
fumaient comme des hussards, et buvaient de meme. Bientot, il n'y eut
plus moyen de s'entendre.

Avant de se separer elles chanterent un cantique et dirent une priere
pour le repos de l'ame du defunt; tout cela fut chante et dit avec
beaucoup de recueillement, auquel nous primes part par notre silence.

Ensuite elles sortirent, en nous souhaitant le bonsoir; il neigeait et
faisait un vent furieux. Nous primes le parti de coucher chez notre
vieux camarade: la paille ne manquait pas, la chambre etait chaude,
c'etait tout ce qu'il nous fallait.

Le lendemain matin, une jeune domestique nous apporta du cafe. Elle
etait accompagnee de la dame de la maison, qui nous souhaita le
bonjour et nous demanda si nous voulions autre chose. Nous la
remerciames. Ensuite elle se mit a causer avec la domestique: cette
derniere lui disait que l'on venait de lui assurer que l'armee russe
n'etait plus qu'a quatre journees de marche de la ville et qu'un juif,
qui arrivait de Tilsitt, avait rencontre des Cosaques aupres d'Eylau.
Comme je parlais assez l'allemand pour comprendre une partie de la
conversation, j'entendis que la dame disait: "Mon Dieu! que vont
devenir tous ces braves jeunes gens?" Je temoignai a la bonne
Allemande toute ma reconnaissance pour l'interet qu'elle prenait a
notre sort, en lui disant qu'a present que nous avions a manger et a
boire, nous nous moquions des Russes.

Si les hommes nous etaient hostiles, nous avions partout les femmes
pour nous.

Je fis souvenir a Picart que le lendemain, c'etait le jour de l'an
1813, et que je l'attendais a passer la journee chez moi. Il regarda
dans une glace comment etait sa figure, ensuite il decida qu'il
viendrait: effectivement il allait bien, il n'avait fait que changer
de peau. Comme il ne connaissait pas mon logement, il fut convenu que
je le prendrais a onze heures, en face du palais du roi Murat; ensuite
nous nous disposames a retourner chez nous. Mais il etait tombe une si
grande quantite de neige, que nous fumes obliges de louer un traineau.
Nous arrivames a notre logement, moi avec un grand mal de tete et un
peu de fievre, suite de la fete de la veille.

Mme Gentil avait ete inquiete de mon absence; sa domestique avait
attendu jusqu'a minuit. Je lui temoignai toute la peine que
j'eprouvais, mais le mauvais temps fut mon excuse. Je lui dis que, le
lendemain, j'aurais deux amis a diner; elle me repondit qu'elle ferait
ce qu'il conviendrait pour que je sois content: c'etait dire qu'elle
voulait en faire les frais. Ensuite elle me donna de la graisse tres
bonne, disait-elle, pour les engelures; elle pretendit que j'en fisse
usage de suite. Je me laissai faire; elle etait si bonne, Mme Gentil!
D'ailleurs les Allemandes etaient bonnes pour nous.

Je passai le reste de la journee sans sortir, presque toujours couche,
recevant les soins et les consolations de mon aimable hotesse.

Le soir etant venu, je pensais a ce que je pourrais lui donner pour
cadeau du jour de l'an. Je me promis de me lever de grand matin et de
voir, chez quelques juifs, si je ne trouverais pas quelque chose.
Ensuite, je me couchai avec l'idee de passer une bonne nuit, car la
soiree de la veille m'avait fatigue.

Le lendemain, 1er janvier 1813, neuvieme jour de notre arrivee a
Elbing, je me levai a sept heures du matin pour sortir, mais avant, je
voulus voir ce qui me restait de mon argent: je trouvai que j'avais
encore 485 francs, dont plus de 400 francs en or, et le reste en
pieces de cinq francs. Partant de Wilna, j'avais 800 francs; j'aurais
donc depense 315 francs? La chose n'etait pas possible! C'est qu'alors
j'en avais perdu; a cela rien d'etonnant, mais je me trouvais encore
bien assez riche pour depenser 20 a 30 francs, s'il le fallait, afin
de faire un cadeau a mon aimable hotesse.

Au moment ou j'allais ouvrir la porte, je rencontrai la grosse
servante Christiane, celle qui m'avait si bien frotte dans le bain;
elle me souhaita une bonne annee, et, comme elle etait la premiere
personne que je rencontrais, je l'embrassai et lui donnai cinq francs:
aussi fut-elle contente; elle se retira en me disant "qu'elle ne
dirait pas a Madame que je l'avais embrassee".

Je me dirigeai du cote de la place du Palais. A peine y etais-je
arrive, que j'apercus deux soldats du regiment: ils marchaient avec
peine, courbes sous le poids de leurs armes et de la misere qui les
accablait. En me voyant, ils vinrent de mon cote, et je reconnus, a ma
grande surprise, deux hommes de ma compagnie, que je n'avais pas vus
depuis le passage de la Berezina. Ils etaient si malheureux, que je
leur dis de me suivre jusqu'a une auberge ou je leur fis servir du
cafe pour les rechauffer.

Ils me conterent que, le 29 novembre au matin, un peu avant le depart
du regiment des bords de la Berezina, on les avait commandes de corvee
pour enterrer plusieurs hommes du regiment, tues la veille ou morts de
misere; qu'apres avoir accompli cette triste mission, ils etaient
partis pensant suivre la route que le regiment avait prise, mais que,
malheureusement, ils s'etaient trompes en suivant des Polonais qui se
dirigeaient sur leur pays. Ce n'est que le lendemain qu'ils s'en
apercurent: "Enfin, me dirent-ils, il y avait un mois que nous
marchions dans un pays inconnu, desert, toujours dans la neige, sans
pouvoir nous faire comprendre, sans savoir ou nous etions et ou nous
allions; l'argent que nous avions ne pouvait nous servir. Si,
quelquefois, nous nous sommes procure quelques douceurs, comme du lait
ou de la graisse, c'est aux depens de nos habits, en donnant nos
boutons a l'aigle, ou les mouchoirs que nous avions conserves par
hasard. Nous n'etions pas les seuls; beaucoup d'autres de differents
regiments marchaient aussi, comme nous, sans savoir ou ils allaient,
car les Polonais que nous avions suivis avaient disparu, et c'est par
hasard, mon sergent, que nous arrivons ici et que nous avons eu le
bonheur de vous rencontrer." A mon tour je leur temoignai tout le
plaisir que j'avais de les revoir; il y avait quatre ans qu'ils
etaient dans la compagnie.

Tout a coup, l'un d'eux me dit: "Mon sergent, j'ai quelque chose a
vous remettre! Vous devez vous souvenir qu'en partant de Moscou, vous
m'avez charge d'un paquet, le voila tel que vous me l'avez donne; il
n'a jamais ete tire de mon sac!" Le paquet etait une capote militaire
en drap fin, d'un gris fonce, que j'avais fait faire, pendant notre
sejour a Moscou, par les tailleurs russes a qui j'avais sauve la vie,
l'autre objet etait un encrier que j'avais pris sur une table, au
palais de Rostopchin, au moment de l'incendie, pensant que c'etait de
l'argent, mais ce n'etait pas tout a fait cela.

L'annee commencait bien pour moi; je voulus qu'elle fut de meme pour
celui qui me rendait un si grand service. Je lui donnai vingt francs.
Ensuite je n'eus rien de plus presse que d'endosser ma nouvelle
capote[76].

[Note 76: Cette capote a servi a un de mes freres. Je la laissai
chez mes parents, a mon retour de cette campagne, lorsque je venais
d'etre nomme lieutenant et que je repartais pour la campagne de 1813.
(_Note de l'auteur_.)]

Autre surprise non moins agreable: en mettant les mains dans les
poches de ma nouvelle capote, j'en retirai un foulard des Indes ou,
dans un des coins bien noue, je trouvai une petite boite en carton
renfermant cinq bagues montees en belles pierres: cette boite que je
pensais avoir mise dans mon sac, je la retrouvais pour faire un cadeau
a Mme Gentil! Aussi la plus belle lui fut-elle destinee. Apres avoir
dit a mes deux soldats d'attendre jusqu'a l'heure de l'appel pour les
faire rentrer a la compagnie et leur faire delivrer un billet de
logement, je les laissai pour retourner au mien.

Chemin faisant, j'achetai un gros pain de sucre que j'offris a mon
hotesse, ainsi que la bague, en la priant de la garder comme un
souvenir, car elle venait de Moscou. Elle me demanda combien je
l'avais achetee; je lui repondis que je l'avais payee bien cher, et
que, pour un million, je ne voudrais pas en aller chercher une
pareille.

A onze heures, je retournai sur la place du palais. Il y avait deja
beaucoup de monde, notre nombre etait presque double depuis trois
jours; on aurait dit que ceux que l'on croyait morts etaient
ressuscites pour venir se souhaiter une bonne annee, mais c'etait
triste a voir, car un grand nombre etaient sans nez ou sans doigts aux
mains et aux pieds; quelques-uns reunissaient tous les maux a la
fois. Le bruit se confirmait que les Russes avancaient; aussi l'on
donna l'ordre de se tenir prets, comme a la veille d'une bataille, et
de ne dormir que d'un oeil pour ne pas etre surpris; de tenir les
armes en bon etat et chargees, de donner de nouvelles cartouches et de
venir a l'appel avec armes et bagages.

L'appel n'etait pas encore fini, que je me sens frapper sur l'epaule
et un gros rire vient me percer les oreilles; c'etait Picart, dans sa
belle tenue et sans masque, qui me saute au cou, m'embrasse et me
souhaite une bonne annee. D'un autre cote, c'etait Grangier qui en
faisait autant, en me mettant trente francs dans la main: mes
compagnons de voyage avaient vendu notre traineau et le cheval cent
cinquante francs. C'etait ma part qu'il me remettait. Apres plusieurs
questions sur ma nouvelle capote, nous partimes pour aller diner chez
moi, comme cela avait ete convenu. En arrivant, nous trouvames deux
autres dames: ainsi, nous avions chacun la notre. Un instant apres,
nous nous mettons a table sans ceremonie.

Notre diner finit assez tard, et comme il avait commence, c'est-a-dire
joyeusement.

En sortant, j'entendis une des dames qui disait a Mme Gentil:
"_Tarteifle des Franzosen!_" ce qui veut dire: "Diables de Francais!"
Elle ajouta: "Ils sont toujours gais et amusants!"

Le lendemain, etant a la reunion, Picart vint me trouver pour me
raconter qu'en entrant dans son logement, il avait trouve toute la
famille de son hotesse reunie, mais jurant contre l'oncle defunt; que
sa bourgeoise lui avait conte que, dans la journee, une femme etait
arrivee venant de Riga; elle etait accompagnee d'un petit garcon de
neuf a dix ans qu'elle avait eu, disait-elle, avec M. Kennmann,
l'oncle defunt, et qu'il avait reconnu pour son heritier; que l'on
allait mettre les scelles et que lui, Picart, avait demande si on les
mettrait aussi sur la cave; qu'on lui avait dit, par precaution, de
remonter quelques bouteilles pour sa consommation; qu'il avait repondu
qu'il en remonterait le plus possible; qu'alors il s'etait mis a la
besogne, et qu'il en avait deja remonte plus de quarante qu'il avait
cachees sous la botte de paille qui lui servait de traversin, et
qu'apres l'appel il irait vider son sac pour le remplir de bouteilles;
qu'ensuite il viendrait me l'apporter. Effectivement, une heure apres
il arriva le sac sur le dos. Il me dit qu'il fallait se depecher de
les boire, parce qu'il etait fortement question, dans la ville, de
l'arrivee prochaine des Russes. Il ne manqua pas de m'en apporter
chaque jour, pendant le peu de temps que nous restames encore dans
cette ville. Il aurait, comme il disait, fini par vider la cave! Mais
un jour, le 11 janvier, il entra chez moi de grand matin en tenue de
route, en me disant qu'il croyait bien ne pas retourner coucher a son
logement; qu'a chaque moment il fallait s'attendre a entendre battre
la generale; qu'il me conseillait de me tenir pret et de me disposer a
faire mes adieux a Mme Gentil.

Grangier entra aussi, en tenue de depart: il arrivait fort a propos
pour dejeuner avec nous, puisque le vin ne manquait pas.

Il pouvait etre huit heures du matin; nous nous mimes a table; a onze
heures et demie nous y etions encore, lorsque, tout a coup, Picart,
qui s'appretait a vider son verre, s'arrete et nous dit: "Ecoutez! je
crois entendre le bruit du canon!" Effectivement, le bruit redouble,
la generale bat, tous les militaires courent aux armes. Mme Gentil
entre dans la chambre en s'ecriant: "Messieurs, les Cosaques!" Picart
repond: "Nous allons les faire danser!" Je me presse d'arranger mes
affaires, et un instant apres, armes et bagages, le sac sur le dos,
j'embrasse Mme Gentil, pendant que Picart et Grangier vident la
derniere bouteille, en bons soldats. J'avale un dernier verre de vin,
ensuite je m'elance dans la rue, a la suite de mes amis.

Nous n'avions pas encore fait trente pas, que j'entends que l'on me
rappelle; je me retourne, j'apercois la grosse Christiane qui me fait
signe de rentrer, en me disant que j'avais oublie quelque chose. Mme
Gentil se tenait dans le fond de l'allee de la maison; aussitot
qu'elle m'apercoit, elle me crie: "Vous avez oublie votre petite
bouilloire!" Ma pauvre petite bouilloire que j'apportais de Wilna, que
j'avais achetee au juif qui avait voulu m'empoisonner, je n'y pensais
vraiment plus! Je rentre dans la maison pour embrasser encore une fois
cette bonne femme qui m'avait traite et soigne comme si j'avais ete
son frere ou son enfant, en lui disant de garder ma bouilloire comme
un souvenir de moi: "Elle vous servira a faire bouillir de l'eau pour
faire du the, et toutes les fois que vous vous en servirez, vous
penserez au jeune sergent velite de la Garde. Adieu!"

J'entends que le bruit du canon redouble; alors je m'elance dans la
rue mais, cette fois, pour ne plus revenir.

Sur un petit pont, j'apercois Grangier qui m'attendait avec
impatience. Nous prenons le chemin le plus direct, le long du quai,
pour arriver au lieu du rassemblement. Nous n'avions pas marche cinq
minutes, que nous apercevons Picart au milieu de la rue, jurant comme
un homme en colere, tenant sous son pied droit un Prussien, et ayant
devant lui quatre veterans prussiens commandes par un caporal sous les
ordres d'un commissaire de police. Voici de quoi il etait question: en
face d'un cafe, plusieurs individus lui avaient jete des boules de
neige. Il s'etait arrete en les menacant d'entrer dans la maison pour
leur donner une correction, mais ils n'en tinrent pas compte; un de
ces individus, etant descendu dans la rue, s'avanca derriere Picart,
lui posa une queue de billard sur l'epaule et se mit a crier: "Hourra!
Cosaque!" Lui, se retournant vivement, l'empoigne par la peau du
ventre, lui fait faire un demi-tour et le jette a plat ventre, la
figure dans la neige. Ensuite il lui pose le pied droit sur le dos,
pendant qu'il met la baionnette au bout du canon de son fusil, et, se
retournant du cote du cafe, defie ceux qui y sont.

On etait alle chercher la garde; lui, de son cote, avait fait
comprendre a l'individu, que, s'il faisait le moindre mouvement, il le
percerait d'un coup de baionnette. Il en dit autant a ceux qui etaient
dans le cafe; aussi pas un ne bougea; c'est alors que la garde est
arrivee avec le commissaire de police.

Cette garde n'intimida pas Picart. Il etait, dans ce moment, comme un
lion qui tient sa proie sous ses griffes et qui regarde fierement les
chasseurs. Nous etions pres de lui; il ne nous voyait pas; les
invalides et le commissaire etaient tremblants de peur. Les femmes
disaient: "Il a raison, il passait son chemin tranquillement, on l'a
insulte!"

A la fin, un ministre protestant qui avait tout vu et qui parlait
francais, s'avanca, expliqua au commissaire comment la chose s'etait
passee. Alors on dit a Picart qu'il pouvait lacher l'homme qu'il
tenait sous son pied, qu'on allait lui rendre justice. Il dit a celui
qu'il tenait sous son pied: "Leve-toi!" Celui-ci ne se le fit pas dire
une seconde fois.

Lorsqu'il fut debout, Picart lui allongea un grand coup de pied dans
le derriere, en lui disant: "Voila ma justice, a moi!" L'homme se
retira en portant la main a la place ou il avait recu le coup, aux
huees de toutes les femmes presentes.

Pendant ce temps, le commissaire faisait payer une amende de
vingt-cinq francs aux individus qui avaient insulte Picart, ainsi qu'a
celui qui avait recu le coup de pied. Il en mit la moitie dans sa
poche, "pour le Roi, disait-il, et pour les frais de justice". L'autre
moitie, il la presenta a Picart qui d'abord refusa, mais faisant
reflexion, il en donna la moitie aux invalides et l'autre au ministre
protestant en lui disant: "Si vous rencontrez la femme d'un vieux
soldat, vous lui remettrez cela de ma part!" On se fit expliquer ce
que Picart venait de faire, car on ne pouvait comprendre autant de
desinteressement de la part d'un soldat; aussi c'est a qui lui aurait
dit des choses flatteuses, meme le commissaire de police qui vint lui
baragouiner un compliment. Nous continuames a marcher dans la
direction du palais, Grangier et moi, en faisant des reflexions sur le
caractere des Prussiens, et Picart en chantant son refrain:

  Ah! tu t'en souviendras, larira,
    Du depart de Boulogne!

Nous arrivames sur la place; nous vimes, en face du palais ou etait
loge le roi Murat, un regiment de negres appartenant au roi: c'etait
vraiment drole a voir, des hommes noirs sur une place couverte de
neige; ils etaient en colonne serree par division, les sapeurs avaient
des bonnets de peau d'ours blancs, et les officiers qui les
commandaient etaient noirs comme eux. Je n'ai pu savoir quelle route
ce corps avait pris pour se retirer, mais je pense qu'il alla passer
la Vistule a Marienwerder.

Le bruit du canon avait presque cesse. Les Russes venaient d'etre
chasses des environs de la ville par un corps de troupes fraiches qui
n'avait pas fait la campagne de Russie; quelques coups a mitraille, au
milieu de leur cavalerie, avaient suffi pour les faire retirer.

L'encombrement des voitures d'equipage appartenant a differents corps
et que l'on voulait faire sortir de la ville avant de l'avoir evacuee,
nous fit arreter. Nous nous trouvions pres du logement de Picart. S'en
etant apercu, il nous cria: "Halte! Mes amis, il faut que je fasse mes
adieux a ma bourgeoise, que je prenne mon manteau blanc, la pipe et le
bonnet en peau de renard noir du defunt, dont on m'a fait present, et
que nous vidions encore quelques bouteilles de vin qui se trouvent
sous mon traversin de paille!"

Nous entrames dans la maison et nous allames directement a sa chambre
sans rencontrer personne. Alors Picart, sans perdre de temps, denicha
cinq bouteilles, dont deux de vin et trois de genievre de Dantzig; il
nous dit d'en mettre chacun une dans notre sac; c'est ce que nous nous
empressames de faire. Ensuite il appela la bourgeoise qui arriva
aussitot: "Permettez, dit Picart, que je vous embrasse pour vous faire
mes adieux, car nous partons!--Je m'en doutais bien, nous dit-elle, et
vous ne serez pas plus tot hors de la ville que les sales Russes vont
vous remplacer! Quel malheur! Mais avant de nous quitter, vous allez
prendre quelque chose; vous ne partirez pas comme cela!" Et aussitot
elle alla chercher deux bouteilles de vin, du jambon et du pain, et
nous nous mimes a table en attendant que l'on recommencat a marcher.

Bientot, plusieurs coups de canon se firent entendre, tres rapproches.
La femme cria: "Jesus! Maria!" et nous sortimes.

Je me trouvais en avant de mes deux camarades; a quelques pas devant
moi, un individu que je crus reconnaitre etait aussi arrete; je
m'approche, je ne m'etais pas trompe: c'etait le plus ancien soldat du
regiment, qui avait fusil, sabre et croix d'honneur, et qui avait
disparu depuis le 24 decembre, le pere Elliot, qui avait fait les
campagnes d'Egypte. Il etait dans un etat pitoyable; il avait les deux
pieds geles, enveloppes de morceaux de peau de mouton, les oreilles
couvertes de meme, car elles etaient aussi gelees, la barbe et les
moustaches herissees de glacons. Je regardais sans pouvoir lui parler,
tant j'etais saisi.

Enfin je lui adressai la parole: "Eh bien! pere Elliot, vous voila
arrive! D'ou diable venez-vous? Comme vous voila arrange! Vous avez
l'air souffrant!--Ah! mon bon ami, me dit-il, il y a vingt ans que je
suis militaire, je n'ai jamais pleure, mais aujourd'hui je pleure,
plus de rage que de ma misere, en voyant que je vais etre pris par des
miserables Cosaques, sans pouvoir combattre; car vous voyez que je
suis a demi mort de froid et de faim. Voila bientot quatre semaines
que je marche isole, depuis le passage du Niemen, sur la neige, dans
un pays sauvage, sans pouvoir obtenir aucun renseignement sur l'armee!
J'avais deux compagnons: l'un est mort il y a huit jours, et le second
probablement aussi. Depuis quatre jours j'ai du l'abandonner chez de
pauvres Polonais ou nous avions couche. J'arrive seul, comme vous
voyez; voila, depuis Moscou, plus de quatre cents lieues que je fais
dans la neige, sans pouvoir me reposer, ayant les pieds et les mains
geles, et meme mon nez!"

Je voyais des grosses larmes couler des yeux du vieux guerrier.

Picart et Grangier venaient de me rejoindre; Grangier avait de suite
reconnu le pere Elliot: ils etaient de la meme compagnie, mais Picart
qui, cependant, le connaissait depuis dix-sept ans[77], ne pouvait le
remettre. Nous entrames dans la maison la plus a notre portee; nous y
fumes bien accueillis; c'etait chez un vieux marin, generalement ces
gens-la sont bons.

[Note 77: Depuis la campagne d'Italie. (_Note de l'auteur_.)]

Picart fit asseoir pres du feu son vieux compagnon d'armes; ensuite,
tirant d'une des poches de sa capote une des deux bouteilles de vin,
il en remplit un grand verre et dit au pere Elliot: "Ah ca, mon vieux
compagnon d'armes de la 23e demi-brigade, avalez-moi toujours
celui-ci. Bien! Et puis cela: tres bien! A present, une croute de
pain, et cela ira mieux!" Depuis Moscou, il n'avait pas goute de vin
ni mange d'aussi bon pain; mais il semblait oublier toutes ses
miseres. La femme du marin lui lava la figure avec un linge trempe
dans l'eau chaude; cela fit fondre les glacons qu'il avait a sa barbe
et a ses moustaches.

"A present, dit Picart, nous allons causer! Vous souvenez-vous,
lorsque nous nous embarquames a Toulon pour l'expedition d'Egypte?..."

Dans le moment, Grangier qui etait sorti afin de voir si l'on
recommencait a marcher, rentra pour nous dire qu'une voiture arretee
devant la porte et chargee de gros bagages appartenant au roi Murat,
etait une occasion pour le pere Elliot, qu'il fallait de suite le
faire monter: "En avant!" s'ecrie Picart, et aussitot, avec le secours
du vieux marin, nous perchames le vieux sergent sur la voiture; Picart
lui mit l'autre bouteille de vin entre les jambes et son manteau blanc
sur le dos, afin qu'il n'eut pas froid.

Un instant apres, on recommenca a marcher, et une demi-heure apres,
nous etions hors d'Elbing. Le meme jour, nous passames la Vistule sur
la glace, et nous marchames sans accident jusqu'a quatre heures, pour
nous arreter dans un grand bourg ou le marechal Mortier, qui nous
commandait, decida que nous logerions.

       *       *       *       *       *

Ce n'est pas par vanite et pour faire parler de moi, que j'ai ecrit
mes Memoires. J'ai seulement voulu rappeler le souvenir de cette
gigantesque campagne qui nous fut si funeste, et des soldats, mes
concitoyens, qui l'ont faite avec moi. Leurs rangs, helas!
s'eclaircissent tous les jours. Les faits que j'ai racontes paraitront
incroyables et parfois invraisemblables. Mais qu'on ne s'imagine pas
que j'ajoute quelque chose qui ne soit vrai et que je veuille embellir
mon recit pour le rendre interessant. Au contraire, je prie de croire
que je ne dis pas tout. Cela me serait impossible, car j'ai peine a y
croire moi-meme, et cependant tout cela a ete mis en note pendant que
j'ai ete prisonnier en 1813 et a mon retour de cette captivite, en
1814, sous le coup de l'impression et de l'effet que produisent, dans
le coeur, la vue et la participation de pareils desastres.

Ceux qui ont fait cette malheureuse et glorieuse campagne,
conviendront qu'il fallait, comme disait l'Empereur, etre de fer pour
avoir resiste a tant de maux et de miseres, et que c'est la plus
grande epreuve a laquelle l'homme puisse etre expose.

Si j'ai pu oublier quelque chose, comme date ou noms d'endroits, ce
que je ne pense pas, il est de mon devoir de dire que je n'ai rien
ajoute.

Plusieurs temoins de ce que j'ecris, qui etaient dans le meme regiment
que moi, et quelques-uns dans la meme compagnie, et qui ont fait cette
memorable campagne, vivent encore. Je citerai en particulier:

MM. _Serraris_, grenadier velite, actuellement marechal de camp au
service du roi de Hollande, natif de Saint-Nicolas en Brabant. Il
etait lieutenant dans la meme compagnie ou j'etais alors sergent[78].

[Note 78: Ancien camarade de Bourgogne aux velites de la Garde ou
il etait aussi entre en 1806, le lieutenant Serraris fit toutes les
campagnes de l'Empire, recut la croix des mains de l'Empereur a la
revue du Kremlin (v. page 46), et quitta le service en 1814, apres
avoir ete promu chef de bataillon et officier de la Legion d'honneur.
Il est mort en 1855, lieutenant general au service des Pays-Bas. Il a
laisse, nous ecrit son fils, un journal de ses campagnes dont la
partie relative a celle de Russie confirme entierement l'exactitude
des recits de Bourgogne.]

_Rossi_, fourrier dans la meme compagnie, natif de Montauban, et que
j'eus le bonheur de rencontrer a Brest, en 1830. Il y avait seize ans
que nous ne nous etions vus.

_Vachin_[79], alors lieutenant dans le meme bataillon, habitant
actuellement Anzin (Nord). Lorsque je le rencontrai, il y avait vingt
ans que nous ne nous etions vus.

[Note 79: Mort a Valenciennes en 1856. (_Note de l'auteur_.)]

_Leboude_, sergent-major alors, a present lieutenant general en
Belgique, etait aussi du meme bataillon, ainsi que _Grangier_,
sergent, qui etait du Puy-de-Dome, en Auvergne. Celui-la etait mon ami
intime. Dans plus d'une circonstance il me sauva la vie; il avait une
faible sante, mais un courage a toute epreuve. Il est mort du cholera
en 1832.

_Pierson_, aussi sergent velite, actuellement capitaine a l'etat-major
de place a Angers[80]. Il etait tres laid, mais bon enfant, comme tous
les velites. Il n'y avait pas de figure comme la sienne. Il etait
tellement reconnaissable qu'il ne fallait l'avoir vu qu'une fois pour
se le rappeler. A propos de Pierson, je vais conter un fait pour venir
a l'appui de ce que je viens de dire.

[Note 80: C'est-a-dire en 1835, a l'epoque ou je mettais mes
_Memoires_ en ordre. (_Note, de l'auteur_.)]

Au commencement de cette campagne, a l'epoque ou nous etions a Wilna,
capitale de la Lithuanie, un jour qu'il etait de garde a la
manutention, c'etait le 4 juillet, au moment ou l'on faisait
construire de grands fours pour la cuisson du pain de l'armee,
l'Empereur fut voir si les travaux avancaient. Pierson, qui etait le
chef du poste, voulut profiter de cette occasion pour solliciter la
decoration et, s'avancant pres de Sa Majeste, il la lui demanda.
L'Empereur lui repondit: "C'est bien! Apres la premiere bataille!"
Depuis, nous eumes le siege de Smolensk, la grande bataille de la
Moskowa, ainsi que plusieurs autres pendant la retraite. Mais
l'occasion ne se presenta pas pour lui de rappeler a l'Empereur sa
promesse, car ce n'etait pas le cas d'en parler, pendant la retraite
desastreuse que nous fimes et ou il eut le bonheur d'echapper. Ce ne
fut qu'a Paris, quelques jours apres notre retour, le 16 mars 1813, a
la Malmaison, ou nous passions la revue, le meme jour ou je fus nomme
lieutenant, que Pierson put rappeler a l'Empereur la promesse qu'il
lui avait faite et, s'approchant de lui, l'Empereur lui demanda ce
qu'il voulait: "Sire, repondit-il, je demande la croix a Votre
Majeste. Vous me l'avez promise.--C'est vrai, repond l'Empereur en
souriant, a Wilna, a la manutention!" Il y avait dix mois que cette
promesse lui avait ete faite. Ainsi l'on voit que l'individu avait une
figure a ne pas oublier; mais, aussi, quelle memoire avait l'Empereur!

Je citerai encore d'autres temoins:

M. _Peniaux_, de Valenciennes, directeur des postes et relais de
l'Empereur, qui m'a vu mourant, couche sur la neige, sur le bord de la
Berezina.

M. _Melet_, dragon de la Garde, que j'ai souvent rencontre dans la
retraite, trainant son cheval par la bride et faisant des trous dans
la glace sur les lacs, pour lui donner a boire. Il etait de Conde, du
meme endroit que moi. On pouvait le citer comme un des meilleurs
soldats de l'armee. Avant d'entrer dans la Garde. M. Melet avait deja
fait les campagnes d'Italie. Il fit, dans cette meme arme et avec le
meme cheval, les campagnes de 1806, 1807, en Prusse et en Pologne;
1808, en Espagne; 1809, en Allemagne; 1810 et 1811, en Espagne; 1812,
en Russie; 1813, en Saxe, et 1814, en France. Apres le depart de
l'Empereur pour l'ile d'Elbe, il resta, pour attendre sa retraite,
dans la Garde royale, toujours avec son cheval qu'il n'a jamais voulu
abandonner. A la rentree de l'Empereur de l'ile d'Elbe, il reparut
encore dans le meme corps, comme garde imperial, a Waterloo. Il fut
blesse, et son cheval fut tue. C'etait toujours le meme avec lequel il
avait fait tant de campagnes et avec qui il avait assiste a plus de
quinze grandes batailles commandees par l'Empereur. Si l'Empereur fut
reste, ce brave militaire eut ete dignement recompense. Quoique
chevalier de la Legion d'honneur, il est aujourd'hui dans la misere.
Dans la retraite de Russie, quelquefois, seul au milieu de la nuit, il
s'introduisait dans le camp ennemi pour y prendre du foin ou de la
paille pour Cadet: c'etait le nom de son cheval. Il ne revenait jamais
sans avoir tue un ou deux Russes, ou pris ce qu'il appelait un temoin,
c'est-a-dire fait un prisonnier.

_Monfort_, grenadier velite a cheval, actuellement officier de
cuirassiers en retraite a Valenciennes. Quoiqu'etant du meme pays et
aussi de la Garde imperiale, je ne le connaissais, a l'armee, que de
reputation, par la maniere dont il se distingua dans differents
combats que nous eumes en Espagne; en Russie, il traversa la Berezina,
a cheval, au milieu des glacons. Mais son cheval y resta. A Waterloo,
sur le mont Saint-Jean, dans une charge que son regiment fit contre
les dragons de la reine d'Angleterre, il tua le colonel d'un coup de
sabre dans la poitrine qui l'envoya souper chez Pluton.

_Pavart_, capitaine en retraite a Valenciennes, etait, pendant la
campagne de Russie, aux chasseurs a pied de la Garde imperiale. Tout
ce qu'il conte de cette campagne, de ce qui lui est arrive, et de ce
qu'il a vu, est tres interessant. Dans la retraite, a Krasnoe, ou nous
nous sommes battus pendant les journees des 15, 16 et 17 novembre,
contre l'armee russe forte de cent mille hommes, la nuit du 16, la
veille de la bataille du 17, lorsque les Russes nous serraient de
pres, Pavart, qui etait alors caporal, commandait une patrouille de
six hommes. En cheminant, il apercoit, sur sa droite, une autre
patrouille composee de cinq hommes. Pensant, et presque certain que
c'etaient des notres, il dit aux hommes qu'il commandait: "Halte!
attendez-moi. Je vais parler a celui qui la commande afin de marcher
dans la meme direction, pour ne pas tomber dans les avant-postes des
Russes." Aussitot, les hommes s'arretent et lui s'avance vers cette
patrouille qui, en voyant un homme seul venir a elle, croit
probablement que c'est un des leurs. Mais Pavart reconnait que ce sont
des Russes. Il etait trop tard pour retrograder, il s'avance
resolument et, sans donner le temps aux Russes de se reconnaitre, il
tombe dessus et, a coups de baionnette, il en met trois hors de
combat. Les autres se sauvent. Apres ce coup hardi, il retourne pour
rejoindre ses hommes, mais ils etaient pres de lui; ils accouraient
pour le secourir.

_Wilkes_, sous-officier dans un regiment de ligne, habitant de
Valenciennes, prisonnier sur les bords de la Berezina, conduit en
captivite a quatorze cents lieues de Paris, ou il resta pendant trois
ans.

Le capitaine _Vachin_, dont j'ai parle plus haut, avant de partir pour
la Russie, lorsque nous etions en Espagne, eut, avec mon
sergent-major, une discussion tres vive, qui finit par un duel et un
coup de sabre qui partagea la figure de mon sergent-major en deux, car
cela lui prenait depuis le haut du front jusqu'au bas du menton. Il en
fit autant a l'occasion, aux Autrichiens, Prussiens, Russes,
Espagnols, Anglais contre lesquels il combattit pendant dix ans sans
interruption, car pendant ce laps de temps il assista a plus de vingt
grandes batailles commandees par l'empereur Napoleon.

A la bataille d'Essling, le 22 mai 1809, Vachin portait pendue a son
cote une gourde remplie de vin. Un de ses amis, sous-officier comme
lui, lui fait signe qu'il voudrait bien boire un coup de son vin.
Vachin lui crie d'avancer, et lorsqu'il fut pres de lui, il lui
presenta a boire en se baissant de cote. Cela se passait au fort de
l'action ou les boulets et la mitraille nous arrivaient de toutes
parts. Mais a peine le buveur avait-il avale quelques gorgees, qu'un
brutal de boulet autrichien emporte la tete du buveur ainsi que la
gourde. Deux jours avant, ils avaient dine ensemble a Vienne et, la,
ils s'etaient fait reciproquement un don mutuel de ce qu'ils avaient
comme montre, ceinture, en cas que l'un ou l'autre fut tue. Mais
Vachin n'eut pas l'envie de mettre a execution ce qu'ils etaient
convenus de faire. Il se retira, reprit son rang, heureux de n'avoir
pas ete atteint par le meme boulet, mais en pensant que, d'un moment a
l'autre, il pouvait lui en arriver autant, car l'affaire etait chaude.
Je fus blesse le meme jour.

Outre les anciens militaires que j'ai connus particulierement, je puis
citer encore, comme ayant fait la glorieuse et terrible guerre de
Russie:

MM. _Bouy_, capitaine en retraite, a Valenciennes, et de Valenciennes;
chevalier de la Legion d'honneur.

_Hourez_, capitaine en retraite, a Valenciennes, et de Valenciennes;
chevalier de la Legion d'honneur.

_Piete_, sous-lieutenant, de Valenciennes.

_Legrand_, ex-fusilier des grenadiers de la Garde imperiale, habitant
Valenciennes; chevalier de la Legion d'honneur.

_Foucart_, casernier, qui fut blesse et prisonnier; chevalier de la
Legion d'honneur.

_Izambart_, ancien sous-officier, garde des musees; chevalier de la
Legion d'honneur.

_Petit_, sous-lieutenant de la Jeune Garde.

_Maujard_, garde du genie, en retraite a Conde (Nord); chevalier de la
Legion d'honneur.

_Boquet_, de Conde.

BOURGOGNE,

Ex-grenadier velite de la Garde imperiale, Chevalier de la Legion
d'honneur.




TABLE DES MATIERES

I.--D'Almeida a Moscou.

II.--L'incendie de Moscou.

III.--La retraite.--Revue de mon sac.--L'Empereur en danger.--De
Mojaisk a Slawkowo.

IV.--Dorogoboui.--Une cantiniere.--La faim.

V.--Un sinistre.--Un drame de famille.--Le marechal
Mortier.--Vingt-sept degres de froid.--Arrivee a Smolensk.--Un
coupe-gorge.

VI.--Une nuit mouvementee.--Je retrouve des amis.--Depart de
Smolensk.--Rectification necessaire.--Bataille de Krasnoe.--Le dragon
Melet.

VII.--La retraite continue.--Je prends femme.--Decouragement.--Je
perds de vue mes camarades.--Scenes dramatiques.--Rencontre de Picart.

VIII.--Je fais route avec Picart.--Les Cosaques.--Picart est
blesse.--Un convoi de prisonniers francais.--Halte dans une
foret.--Hospitalite polonaise.--Acces de folie.--Nous rejoignons
l'armee.--L'Empereur et le Bataillon sacre.--Passage de la Berezina.

IX.--De la Berezina a Wilna.--Les Juifs.

X.--De Wilna a Kowno.--Le chien du regiment.--Le marechal Ney.--Le
tresor de l'armee.--Je suis empoisonne.--La "graisse de voleur".--Le
vieux grenadier.--Faloppa.--Le general Roguet.--De Kowno a
Elbing.--Deux cantinieres.--Aventures d'un sergent.--Je retrouve
Picart.--Le traineau et les Juifs.--Une megere.--Eylau.--Arrivee a
Elbing.

XI.--Sejour a Elbing.--Madame Gentil.--Un oncle a heritage.--Le 1er
janvier 1813.--Picart et les Prussiens.--Le pere Elliot.--Mes temoins.





End of the Project Gutenberg EBook of Memoires du sergent Bourgogne
by Adrien-Jean-Baptiste-Francois Bourgogne

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MEMOIRES DU SERGENT BOURGOGNE ***

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Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.

Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
the old filename and etext number.  The replaced older file is renamed.
VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
new filenames and etext numbers.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
are filed in directories based on their release date.  If you want to
download any of these eBooks directly, rather than using the regular
search system you may utilize the following addresses and just
download by the etext year.

     https://www.gutenberg.org/etext06

    (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
     98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)

EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
filed in a different way.  The year of a release date is no longer part
of the directory path.  The path is based on the etext number (which is
identical to the filename).  The path to the file is made up of single
digits corresponding to all but the last digit in the filename.  For
example an eBook of filename 10234 would be found at:

     https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234

or filename 24689 would be found at:
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     https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL