The Project Gutenberg EBook of Aldo le rimeur, by George Sand This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Aldo le rimeur Author: George Sand Release Date: July 9, 2004 [EBook #12862] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ALDO LE RIMEUR *** Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr ALDO LE RIMEUR PREFACE Comme cette bluette a paru longtemps avant le roman et le drame de _Chatterton_, personne ne pensera que j'aie eu la pretention d'imiter ce modele, bien qu'une scene d'_Aldo le rimeur _presente quelques rapports de situation avec le beau et dechirant monologue que M. de Vigny a mis dans la bouche de son poete. Je ne me defendrais pas d'avoir ete inspire par ce sujet, d'abord si le fait etait vrai, ensuite si ma pensee eut ete la meme. Mais elle etait autre, et je ne songeais a peindre la misere du poete que comme un accident, un des malheurs passagers de sa fantasque et douloureuse existence. Je voulais peindre le poete en general; une ame de poete quelconque, mobile, genereuse, ardente, susceptible, inquiete, fiere et jalouse. Le second acte de ce petit poeme dialogue montre le meme homme _non transforme_ qu'on a vu lutter contre la faim et l'abandon au premier acte. De meme qu'un nouvel amour a ete le denoument de cette premiere phase, l'amour de la science, ou plutot une soudaine et vague revelation de la science, arrache une seconde fois l'ame curieuse et _ondoyante_ du poete au degout de la vie, a la lassitude du coeur, au suicide. Je comptais, lorsque je fis paraitre ce fragment dans une Revue, completer la serie d'experiences et de deceptions par lesquelles, apres avoir plusieurs fois rempli et vide la coupe des illusions, Aldo devait arriver a briser sa vie ou a se reconcilier avec elle. De nouvelles preoccupations d'esprit m'emporterent ailleurs, et j'oubliai Aldo, comme Aldo oubliait la reine Agandecca. Je n'ai jamais pense que l'interruption de cette esquisse fut offensante ou prejudiciable pour aucun lecteur; mais, avant de la remettre sous les yeux du public, je devais l'avertir que ce n'est la qu'un fragment. Le finira qui voudra dans sa pensee, et beaucoup mieux sans doute que je ne l'ai commence. ALDO LE RIMEUR Il n'y a personne qui ne fasse son petit Faust, son petit Don Juan, son petit Manfred ou son petit Hamlet, le soir aupres de son feu, les pieds dans de tres-bonnes pantoufles. _(Esprit des journaux.)_ PERSONNAGES. ALDO LE RIMEUR MEG, sa mere. JANE, jeune montagnarde. LA REINE AGANDECCA. TICKLE, nain de la reine. MAITRE ACROCERONIUS, astrologue de la reine. La scene est a Ithona. ACTE PREMIER. Dans le galetas du rimeur; un escalier au fond rendait a une soupente; au milieu, une mauvaise table, un escabeau, quelques livres. Il fait nuit. SCENE PREMIERE. ALDO, TICKLE. _(Aldo est assis le tete dans ses mains, les coudes sur la table. Un frappe a la porte.)_ ALDO. Qui frappe? TICKLE, en dehors. Votre tres-humble serviteur. ALDO. Lequel? TICKLE. Votre ami. ALDO. Que le diable vous emporte! vous etes un escroc. TICKLE. Non, je suis votre ami et votre serviteur. ALDO. Il est evident que vous venez me depouiller; mais je ne crains rien de ce cote-la. Entrez. TICKLE. Souffrez que je vous embrasse. ALDO. Permettez-moi de vous mettre sur la table. TICKLE, _sur la table._ Et comment vous portez-vous, mon excellent seigneur, depuis que nous ne nous sommes vus? ALDO. Mais.... tantot bien, tantot mal. Il s'est passe beaucoup de choses depuis que je n'ai eu l'honneur de vous voir. TICKLE. En verite, mon cher monsieur? ALDO. Sur mon honneur! ce serait trop long a vous raconter. Il y a vingt ans environ, car notre connaissance date de l'autre monde. TICKLE. Vraiment? ALDO. Sans doute, puisque je n'ai encore jamais eu l'honneur de vous rencontrer dans celui-ci. TICKLE. Comment! vous ne me connaissez pas? Vous ne m'avez jamais vu? ALDO. Non, sur mon honneur, mon cher ami. TICKLE. Eh! mais, d'ou sortez-vous? ou vivez-vous? ALDO. Je vis dans une taupiniere; mais vous, il est certain que, si j'en juge par votre taille, vous sortez d'un trou de souris. TICKLE Et c'est pour cela que vous devriez connaitre, ne fut-ce que de vue, le celebre nain John Bucentor Tickle, bouffon de la reine. ALDO. Je suis parfaitement heureux de faire votre connaissance; vous passez pour un homme d'esprit. TICKLE. Je n'en manque pas, et vous pouvez deja vous en apercevoir a ma conversation. ALDO. Comment donc! j'en suis ebloui, stupefait et renverse! TICKLE. Je vois que vous etes un homme de gout pour un poete. ALDO. Et vous un homme hardi pour un nain. TICKLE. Monsieur, je me conduis comme un nain avec les rustres: ceux-la ne causent qu'avec les poings; et moi, ce n'est pas ma profession. Je porte des manchettes de dentelle, c'est mon gout. ALDO. C'est un gout fort innocent. TICKLE. Et qui a le suffrage des dames, generalement. Avec les dames, Monsieur, comme avec les gens d'esprit, j'ai six pieds de haut, parce que sur ce terrain-la on se bat a armes egales. ALDO. Et les armes sont courtoises. Vous pouvez compter, je ne dis pas sur mon esprit, mais sur ma courtoisie. Puis-je savoir ce qui me procure l'honneur de votre visite? TICKLE. Me permettez-vous d'etre assis? ALDO. De tout mon coeur si vous ne me demandez pas de siege; car cet escabeau est le seul que je possede, et mon habitude n'est pas d'ecouter debout ce que l'on vient me prier d'entendre. TICKLE. Je resterai de grand coeur sur cette table; il ne m'en faut pas davantage pour etre absolument a votre hauteur. ALDO. J'en suis intimement persuade. (_Il s'assied; le nain se met a califourchon sur la table, vis-a-vis de lui.)_ TICKLE. Mon cher monsieur, vous etes poete? ALDO. Pas le moins du monde, Monsieur. TICKLE. Ah! vraiment! Je vous demande pardon; je vous prenais pour un certain Aldo... _le rimeur_, comme on dit dans la ville, et _le barde_, comme on dit a la cour. Vous avez peut-etre entendu parler de lui? C'est un jeune homme qui n'est pas sans talent. ALDO. Je vous demande pardon, Monsieur; c'est un homme qui n'a pas plus de talent que vous et moi. TICKLE. Reellement? Eh bien, j'en suis fache pour lui. Je venais lui offrir mes petits services. ALDO. Il vous offre les siens egalement; vous savez en quoi ils peuvent consister, puisque vous connaissez sa profession. Veuillez lui faire connaitre la votre. TICKLE. Mais moi, vous voyez la mienne... je suis nain. ALDO. Et bouffon! Mais je ne vois pas jusqu'ici quels services Votre Seigneurie peut daigner offrir a un miserable poete. TICKLE. Monsieur, tout petit que je suis, j'ai de tres-larges poches a mon pourpoint; c'est une fantaisie que j'ai, et, par suite d'une fantaisie analogue, les poches dont j'ai l'honneur de vous parler sont toujours pleines d'or. ALDO. C'est une fantaisie comme une autre, et qui n'a rien de neuf. TICKLE. La votre me parait plus usee encore. ALDO. De quoi parlez-vous, Monsieur? de ma fantaisie ou de ma poche. TICKLE. Je parle de votre fantaisie, de votre poche, de votre bourse et de votre credit. Croyez-moi, c'est une habitude de mauvais genre que de n'avoir pas le sou. Or donc, voulez-vous gagner de l'argent? vous en avez besoin. ALDO. Pas le moindre besoin, Monsieur, je vous jure. TICKLE. Vous etes trop modeste. Je connais votre position, le denument de mistress Meg, votre mere, et son grand age. Je connais votre activite, votre devouement, votre grandeur d'ame. Je vous offre un gain legitime... Vous comprenez? Je ne viens pas faire ici le grand seigneur; je viens vous proposer un echange, un marche qui ne peut qu'augmenter votre gloire et vous mettra a meme de secourir mistress Meg. ALDO. Voyons ce que c'est, Monsieur; voudriez-vous que je fisse monter une de vos jambes en flageolet, et me vendre l'autre pour en faire un porte-crayon? TICKLE. Je demande de vous quelque chose d'une moindre valeur que la plus chetive de mes jambes, je vous demande un petit drame de votre facon. ALDO. Pour qui, Monsieur? pour le theatre de la reine? TICKLE. Pour moi, Monsieur. ALDO. Pour vous! et qu'en ferez-vous? vous n'aurez jamais la force de l'emporter! TICKLE. J'allegerai mes poches d'une partie de l'or qui les charge, et je prendrai votre manuscrit a la place. ALDO. Tres-bien; et puis? TICKLE. Et puis l'ouvrage m'appartiendra. Je le publierai, je le ferai jouer sur le theatre de la reine. ALDO. Sous quel nom, je vous prie? TICKLE. Sous le nom agreable de sir John Bucentor Tickle; c'est dans votre interet que j'agirai ainsi et pour donner de la confiance au public. Si l'autorite de mon nom ne suffisait pas a nous assurer sa bienveillance, en cas de chute, nous reclamerions contre son injuste arret. ALDO. En lui livrant le nom du veritable auteur? TICKLE. C'est ainsi que cela se fait a la cour. ALDO. Et la cour fait bien! Monsieur, je vous prie maintenant de me laisser travailler au drame que vous me faites l'honneur de me demander. TICKLE. Puis-je compter sur votre parole, Monsieur? ALDO. Je m'en flatte. TICKLE. Un mot de traite sera necessaire. ALDO. De tout mon coeur, j'en sais la redaction. (_Il ecrit._) Voulez-vous signer maintenant? moi, je signe. TICKLE. Permettez-moi d'en prendre connaissance. (_Il lit._) "Je m'engage, moi, Aldo de Malmor, dit _le rimeur_ a la ville et _le barde_ a la cour, a jeter par les fenetres le tres-illustre seigneur John Bucentor Tickle, nain et bouffon de la reine, la premiere fois qu'il franchira le seuil de ma maison. Fait double entre nous, etc." Bravo! bravo! c'est la premiere scene du drame! ALDO. Non, c'est un denoument tout pret et que je vous offre gratis. TICKLE. J'en suis trop reconnaissant; je cours le porter a la reine, qui en sera charmee. (_Il saute en bas de la table et s'enfuit._) Tu me le paieras! ALDO. Tu me le paieras aussi, canaille, si tu retombes sous ma main. SCENE II. ALDO, _seul._ Un ennemi de plus! et c'est ainsi que je vis! Chaque jour m'amene un assassin ou un voleur. Miserables! vous me reduisez a l'aumone, mais vous n'aurez pas bon marche de ma fierte. Allons! ce fat m'a fait perdre une demi-heure, remettons-nous a l'ouvrage. La nuit s'avance; je ne serai plus derange. Tout est silencieux dans la ville et autour de moi. Devorons cette nouvelle insulte; quand le brodequin est bon, le pied ne craint pas de se souiller en traversant la boue. Ecrivons. [Illustration: Mon cher Monsieur, vous etes poete?... (Page 54 )] Travailler!... chanter! faire des vers! amuser le public! lui donner mon cerveau pour livre, mon coeur pour clavier, afin qu'il en joue a son aise, et qu'il le jette apres l'avoir epuise en disant: Voici un mauvais livre, voici un mauvais instrument. Ecrire! ecrire!... penser pour les autres... sentir pour les autres... abominable prostitution de l'ame! Oh! metier, metier, gagne-pain, servilite, humiliation!--Que faire?--Ecrire? sur quoi?--Je n'ai rien dans le cerveau, tout est dans mon coeur!... et il faut que je te donne mon coeur a manger pour un morceau de pain, public grossier, bete feroce, amateur de tortures, buveur d'encre et de larmes!--Je n'ai dans l'ame que ma douleur; il faut que je te repaisse de ma douleur. Et tu en riras peut-etre! Si mon luth mouille et detendu par mes pleurs rend quelque son faible, tu diras que toutes mes cordes sont fausses, que je n'ai rien de vrai, que je ne sens pas mon mal... quand je sens la faim devorer mes entrailles! la faim, la souffrance des loups! Et moi, homme d'intelligence et de reflexion, je n'ai meme pas la gloire d'une plus noble souffrance!... Il faut que toutes les voix de l'ame se taisent devant le cri de l'estomac qui faiblit et qui brule!--Si elles s'eveillent dans le delire de mes nuits deplorables, ces souffrances plus poignantes, mais plus grandes, ces souffrances dont je ne rougirais pas si je pouvais les garder pour moi seul, il faut que je les recueille sur un album comme des curiosites qui se peuvent mettre dans le commerce, et qu'un amateur peut acheter pour son cabinet. Il y a des boutiques ou l'on vend des singes, des tortues, des squelettes d'homme et des peaux de serpent. L'ame d'un poete est une boutique ou le public vient marchander toutes les formes du desespoir: celui-ci estime l'ambition decue sous la forme d'une ode au dieu des vers; celui-la s'affectionne pour l'amour trompe, rime en elegie; cet autre rit aux eclats d'une epigramme qui partit d'un sein ronge par la colere, d'une bouche amere de fiel. Pauvre poete! chacun prend une piece de ton vetement, une fibre de ton corps, une goutte de ton sang; et quand chacun a essaye ton vetement a sa taille, eprouve la force de tes nerfs, analyse la qualite de ton sang, il te jette a terre avec quelques pieces de monnaie pour dedommagement de ses insultes, et il s'en va, se preferant a toi dans la sincerite de ses pensees insolentes et stupides.--O gloire du poete, laurier, immortalite promise, sympathie flatteuse, haillons de royaute, jouets d'enfants! que vous cachez mal la nudite d'un mendiant couvert de plaies! Oh! meprisables! meprisables entre tous les hommes, ceux qui, pouvant vivre d'un autre travail que celui-la, se font poetes pour le public! Miserables comediens qui pourriez jouer le role d'hommes, et qui montez sur un treteau pour faire rire et pleurer les desoeuvres! n'avez-vous pas la force de vivre en vous-memes, de souffrir sans qu'on vous plaigne, de prier sans qu'on vous regarde? Il vous faut un auditoire pour admirer vos pueriles grandeurs, pour compatir a vos douleurs vulgaires! Celui qui est ne fils de roi, d'histrion ou de bourreau suit forcement la vocation hereditaire; il accomplit sa triste et honteuse destinee. S'il en triomphe, s'il s'eleve seulement au niveau des hommes ordinaires, qu'il soit loue et encourage! Mais vous, grands seigneurs, hommes instruits, hommes robustes, vous avez la fortune pour vous rendre libres, la science pour vous occuper, des bras pour creuser la terre en cas de ruine; et vous vous faites ecrivains! et vous nous livrez les facultes debauchees de votre intelligence, vous cherchez la puissance morale dans l'epanchement ignoble de la publicite! vous appelez la populace autour de vous, et vous vous mettez nus devant elle pour qu'elle vous juge, pour qu'elle vous examine et vous sache par coeur! Oh! lache! si vous etes difforme, et si, pour obtenir la compassion, vous vous livrez au mepris! lache encore plus si vous etes beau et si vous cherchez dans la foule l'approbation que vous ne devriez demander qu'a Dieu et a votre maitresse.... C'est ce que je disais l'autre jour au duc de Buckingham qui me consultait sur ses vers.--Et il a tellement goute mon avis qu'il m'a mis a la porte de chez lui, et m'a fait retirer la faible pension que m'accordait la reine en memoire des services de mon pere dans l'armee.... Aussi, maintenant plus que jamais, il faut rimer, pleurer, chanter ... vendre mi pensee, mon amour, ma haine, ma religion, ma bravoure et jusqu'a ma faim! Tout cela peut servir de matiere au vers alexandrin et de sujet au poeme et au drame. Venez, venez, corbeaux avides de mon sang! venez, vautours carnassiers! voici Aldo qui se meurt de fatigue, d'ennui, de besoin et de honte. Venez fouiller dans ses entrailles et savoir ce que l'homme peut souffrir: je vais vous l'apprendre, afin que vous me donniez de quoi diner demain.... O misere! c'est-a-dire infamie!--(_Il s'assied devant une table._) Ah! voici des stances a ma maitresse!.... J'ai vendu trois guinees une romance sur la reine Titania; ceci vaut mieux, le public ne s'en apercevra guere... mais je puis le vendre trois guinees!... Le duc d'York m'a promis sa chaine d'or si je lui faisais des vers pour sa maitresse.... Oui, lady Mathilde est brune, mince: ces vers-la pourraient avoir ete faits pour elle; elle a dix-huit ans, juste l'age de Jane... Jane! je vais vendre ton portrait, ton portrait ecrit de ma main; je vais trahir les mysteres de ta beaute, reveles a moi seul, confiee a ma loyaute, a mon respect; je vais raconter les voluptes dont tu m'as enivre et vendre le beau vetement d'amour et de poesie que je t'avais fait, pour qu'il aille couvrir le sein d'une autre! Ces eloges donnes a la sainte purete de ton ame monteront comme une vaine fumee sur l'autel d'une divinite etrangere; et cette femme a qui j'aurai donne la rougeur de tes joues, la blancheur de tes mains, cette vaine idole que j'aurai paree de ta brune chevelure et d'un diademe d'or cisele par mon genie, cette femme qui lira sans pudeur a ses amants et a ses confidentes les stances qui furent ecrites pour toi, c'est une effrontee, c'est la femelle d'un courtisan, c'est ce qu'on devrait appeler une courtisane!--Non, je ne vendrai pas tes attraits et ta parure, o ma Jane! simple fille qui m'aimas pour mon amour, et qui ne sais pas meme ce que c'est qu'on poete. Tu me t'es pas enorgueillie de mes louanges, tu n'as pas compris mes vers; eh bien, je te les garderai. Un jour peut-etre... dans le ciel, tu parleras ta langue des dieux!... et tu me repondras... ma pauvre Jane!... (_L'horloge sonne minuit._) Deja minuit!... et je n'ai rien fait encore, la fatigue m'accable deja! Cette nuit sera-t-elle perdue comme les autres?.... non, il ne le faut pas... Je ne puis differer davantage.... Il ne me reste pas une guinee, et ma mere aura faim et froid demain si je dors cette nuit... J'ai faim moi-meme... et le froid me gagne... Ah! je sens a peine ma plume entre mes doigts glaces... ma tete s'appesantit... Qu'ai-je donc?--Je n'ai rien fait et je suis ereinte!... mes yeux sont troubles... Est-ce que j aurais pleure?... ma barbe est humide... Oui, voici des larmes sur les stances, a Jane... J'ai pleure tout a l'heure en songeant a elle... Je ne m'en etais pas apercu. Ah! tu as pleure, miserable lache? tu t'es enerve a te raconter ta douleur, quand tu pouvais l'ecrire et gagner le pain de ta mere; et maintenant te voici epuise comme une lampe vers le matin, te voici pale comme la lune a son coucher... C'est la troisieme nuit que tu emploies a marcher dans ta chambre, a tailler ta plume et a te frapper le front sur ces murs impitoyables! O rage! impuissance, agonie! (_Se levant._) Mon courage, m'abandonnes-tu aussi, toi? Mes amis m'ont tourne le dos, mon genie s'est couche paresseux et insensible a l'aiguillon de la volonte, ma vie elle-meme a semble me quitter, mon sang s'est arrete dans mes veines, et la souffrance de mes nerfs contractes m'a arrache des cris. Tout cela est arrive souvent, trop souvent! Mais toi, o courage! o orgueil! fils de Dieu, pere du genie, tu ne m'as jamais manque encore. Tu as leve d'aussi lourds fardeaux, tu as traverse d'aussi horribles nuits, tu m'as retire d'aussi noirs abimes... Tu sais manier un fouet qui trouve encore du sang a faire couler de mes membres desseches; prends ton arme et fustige mes os paresseux, enfonce ton eperon dans mon flanc appauvri... J'ai entendu gemir la-haut! sur ma tete!... c'est ma mere!... Elle souffre, elle a froid peut-etre. J'ai mis mon manteau sur elle pour la rechauffer. Il ne me reste plus rien... Ah! mon pourpoint pour envelopper ses pieds. (_Il monte dans la soupente et revient en chemise et en grelottant._) Froid maudit! ciel de glace! Cela se passe, je m'engourdis... si je pouvais composer quelque chose!.... Une bonne moquerie sur l'hiver et les frileux. (_Sa voix s'affaiblit._) Une satire sur les nez rouges... (_Une pause._) Une epigramme sur le nez de l'archeveque qui est toujours violet apres souper... (_Une pause._) Unes chanson, cela me reveillera; si je viens a bout de rire, je suis sauve... Ah! le damne manteau de glace que minuit me colle sur les epaules!... rimons... charmante bise de decembre qui souffles sur mes tempes, inspire-moi... Monseigneur...Monseigneur de Cantorbery... (_Une pause_.) Est toujours vermeil apres boire.,. Vermeil ne me plait pas... Est toujours charmant... Charmant... hum! Est toujours superbe.. Est toujours superbe apres boire... (_Il s'endort et parle en dormant d'une voix confuse_.) Monseigneur de Cantorbery... (_Il s'endort tout a, fait_.) [Illustration: Vous le voyez, mon cher ami, je me tue.., (Page 63.)] (_Meg entre dans la chambre en tremblotant; elle est enveloppee a demi dans les couvertures de son lit, et se traine le long des murs._) MEG. Je crois qu'il y a enfin de la lumiere ici... Je vois une lueur faible... (_Elle se heurte contre la table._) ALDO. Qui va la?... vous ne repondez pas?... bonsoir... Si vous etes un voleur, l'ami, passez votre chemin, vous perdez votre temps ici... (_Il se rendort._) MEG. Je crois que j'ai entendu quelque chose, mais je suis encore plus sourde aujourd'hui qu'a l'ordinaire... et je ne sais pas si le temps etait plus sombre, mais il m'a semble que je ne voyais pas bien... Mon fils n'est pas rentre, a ce qu'il parait!... (_Elle-se heurte encore._) ALDO. Encore! Ami voleur, mon cher frere en diable, vous ne vous en rapportez pas a moi?... Cherchez a votre aise... si vous pouviez trouver ma rime dans un coin de la chambre, vous me feriez plaisir en me la rapportant. Elle ne vaut pas la peine que vous vous en empariez... Monseigneur de Cantorbery Est, ma foi! superbe.... (Il se rendort.) MEG, _qui s'est egaree, a tatons dans la chambre._ Je ne sais plus ou je suis.... J'ai encore plus froid ici que dans mon lit.... Dieu de bonte, j'esperais trouver le poele ... mais y a-t-il du bois seulement? Si mon pauvre enfant etait la, du moins il me consolerait.... Mais il est alle me chercher quelque chose sans doute.... Je ne vois plus du tout. Je n'entends rien nulle part.... Froid, nuit, silence, solitude, vieillesse, que vous etes tristes! Je ne me soutiens plus, une etrange defaillance me saisit.... (_Aldo revant._) Oui! oui! Monsieur de Cantorbery!... MEG. Mes genoux vont se casser si je marche encore: ou m'asseoir dans ces tenebres?... (_Elle se laisse tomber._) ALDO. Trust! mon pauvre chien, est-ce toi qui reviens? Je t'avais donne a Oscar, mais il parait que tu veux jeuner avec ton maitre ... ou es-tu, o le meilleur des hommes, je veux dire des caniches?... MEG. Ce carreau est froid ... je ... je.... Dieu tout-puissant, sainte Vierge ... je meurs catholique ... mon enfant! mon enf.... Aldo! (Elle meurt.) ALDO, _se relevant a demi._ Pour le coup, on a parle.... Mon nom est parti de ce coin.... Je n'ai pas reve peut-etre.... Voleur ou chien! qui que tu sois.... C'etait la voix de ma mere.... Ma mere, allons donc! elle dort la-haut.... Je n'ai pas la force d'y aller voir.... J'ai peur!... par le diable, j'ai peur! Misere, tu m'as vaincu! J'ai cru voir un spectre passer pres de moi dans mon sommeil. J'ai entendu une voix qui semblait sortir de la tombe. Fantomes evoques par la faim, terreurs imbeciles, laissez-moi!... Murailles imprudentes qui m'entendez, gardez-moi bien le secret, car s'il est en vous un echo bavard qui repete les paroles de ma peur, je vous demolirai pierre a pierre jusqu'a ce que je l'aie arrache de vos entrailles, fut-il cache dans le ciment et scelle dans le granit.... Ma mere, m'avez-vous appele? (_Il se leve tout a fait et se frotte les yeux._) Meg, ma mere! Pardon! pardon! je me suis endormi!... Je divague.... J'ai dormi une heure!... L'horloge moqueuse semble me demander ce que j'ai fait du temps! Tu as dormi, bete stupide!... Tu n'as pu lutter une heure ... comme les disciples du Christ, tu as mal garde le jardin des Oliviers.--Jesus! tu bois en vain l'eternel calice des douleurs humaines; ton pere est sourd, ton frere l'esprit saint a perdu ses ailes de feu. Le cerveau du poete est aride comme la terre, et le coeur des riches est insensible comme le ciel.... Voyons si ce canif aura plus de vertu que ta parole pour conjurer le sommeil. (_Il se fait une incision a la poitrine; etouffe un cri et jette le canif._) Votre lecon est incisive, mon bon ami, elle creusera en moi.... Passez-moi le calembour, mon esprit ne coupe pas comme votre acier, ma belle petite lame!... Ah! me voici bien eveille, Dieu merci! cette charmante plaie me cuit passablement Je puis travailler maintenant.... Mais qui donc a ainsi bouleverse ma table?... Quelqu'un est entre ici.... Est-ce que j'aurais encore peur?... Imbecile! tu es poltron, et pour te guerir, tu repands deux onces de ton sang comme si tu en avais de reste! et tu gates ta chemise comme si tu en avais une autre! Faquin! perdras-tu tes habitudes de grand seigneur?... Je souffre ... le froid entre dans cette plaie comme un fer rouge. N'importe, je crois que je vais pouvoir travailler. (_Mettant ses deux bras sur se tete._) Mon courage, mon Dieu! ma mere!... Il faut que j'aille embrasser ma mere sans la reveiller, cela me portera bonheur. (_Il prend sa lumiere et sort._) (_Il redescend de la soupente d'un air effare._) Mais ou est donc la vieille femme? Ma mere! ma mere! Qu'est-ce qui a pu me voler ma mere? Je n'avais qu'elle au monde pour causer mon desespoir et conserver mon heroisme. (_Il trouvera sa mere sous l'escalier._) Ah!... ma mere est morte! Dieu me permet donc de mourir aussi, a la fin!--Comment! vous etes morte, ma mere? (_Il la retire de dessous l'escalier et la regarde._) Oui, bien morte! Froide comme la pierre et raide comme une epee. Ah! ma mere est morte!... (_Il rit aux eclats et tombe en convulsion._) (_Apres un silence._) Mais pourquoi etes-vous deja morte? Vous etiez bien pressee d'en finir avec la misere! Est-ce que je ne vous soignais pas bien? Etiez-vous mecontente de moi? Trouviez-vous que j'epargnais ma peine et que je menageais mon cerveau? Trouviez-vous mes vers mauvais par hasard, et les critiques de mes envieux vous faisaient-elles rougir d'etre la mere d'un si mechant rimeur? Vous etiez un _bas-bleu_ autrefois dans votre village!... Aujourd'hui vous n'etes plus qu'un pauvre squelette aux jambes nues. Pauvres jambes, vieux os! Je vous avais enveloppes encore ce soir avec mon pourpoint!... Est-ce ma faute si la doublure etait usee et l'etoffe mince? C'est comme l'etoffe dont vous m'avez fait, o vieille Meg! J'etais votre septieme fils; tous etaient beaux et grands, musculeux et pleins d'ardeur, excepte moi le dernier venu. C'etaient de vigoureux montagnards, de hardis chasseurs de biches aux flancs bruns; et pourtant, depuis Dougal le Noir jusqu'a Ryno le Roux, tous sont partis sans songer a vous conduire au cimetiere. Il ne vous est reste que le pauvre Aldo, le pale enfant de votre vieillesse, le fruit debile de vos dernieres amours. Et que pouvait-il faire pour vous de plus qu'il n'a fait? que ne lui donniez-vous comme a vos autres fils une large poitrine et de males epaules! Cette petite main de femme que voici pouvait-elle manier les armes du bandit ou la carabine du braconnier? Pouvait-elle soulever la rame du pecheur et boxer avec l'esturgeon? Vous n'aviez rien espere de moi, et, me voyant si chetif, vous n'aviez meme pus daigne me faire apprendre a lire!--Et quand tous vous ont manque, quand vous vous etes trouvee seule avec votre avorton, n'avez-vous pas ete surprise de decouvrir que je ne sais quel coin de son cerveau avait retenu et commente les chants de nos bardes! Quand cette voix grele a su faire entendre des melodies sauvages qui ont emu les hommes blases des villes, et qui leur ont rappele des idees perdues, des sentiments oublies depuis longtemps, vous avez embrasse votre fils sur le front, sanctuaire d'un genie que vous aviez enfante sans le savoir. Eh bien! ne pouviez-vous attendre quelques jours encore? La richesse allait venir peut-etre. Votre vieillesse allait s'asseoir dans un palais, et vous etes partie pour un monde ou je ne puis plus rien pour vous. Tachez, si vous allez en purgatoire, que les bras de mes freres vous delivrent et vous ouvrent les portes du ciel.... Pour moi, je n'ai plus rien a faire, ma tache est finie. Toutes les herbes de la verte Innisfail peuvent pousser dans mon cerveau maintenant, je le mets en friche.... Il est temps que je me repose; j'ai assez souffert pour toi, vieille femme, spectre bleme, dont le souvenir sacre m'a fait accomplir de si rudes travaux, apprendre tant de choses ardues, passer tant de nuits glacees sans sommeil et sans manteau! Sans toi, sans l'amour que j'avais pour toi, je n'aurais jamais ete rien. Pourquoi m'abandonnes-tu au moment ou j'allais etre quelque chose? Tu m'otes une recompense que je meritais; c etait de te voir heureuse, et tu meurs dans le plus odieux jour de notre misere, dans la plus rude de mes fatigues! O mere ingrate, qu'ai-je fait pour que tu m'otes deja mon unique desir de gloire, ma seule esperance dans la vie, l'honnete orgueil d'etre un bon fils!... Vieux sein desseche qui as allaite six hommes et demi, recois ce baiser de reproche, de douleur et d'amour.... ( _Il se jette sur elle en sanglotant._)--Helas! ma mere est morte! SCENE III. JANE, ALDO. JANE. Est-ce que votre mere est morte! Helas! quelle douleur! ALDO. Ah! tu viens pleurer avec moi, ma douce Jane; sois la bienvenue! Mon ame est brisee, je n'espere plus qu'en toi. JANE. Qu'est-ce que je puis faire pour vous, Aldo? Je ne puis pas rendre la vie a votre mere. ALDO. Tu peux me rendre sa tendresse, sa melancolique et silencieuse compagnie, et surtout le besoin qu'elle avait de moi, le devoir qui m'attachait a elle et a la vie. Helas! il y a eu des jours ou, dans mon decouragement, j'ai souhaite que la pauvre Meg arrivat au terme de ses maux, afin de retrouver la liberte de me soustraire aux miens! Tout a l'heure, dans mon delire, je me suis rejoui amerement d'etre enfin delivre de mon pieux fardeau. Je me suis assis en blasphemant au bord du chemin. Et j'ai dit: Je n'irai pas plus loin.--Mais je suis bien jeune encore pour mourir, n'est-ce pas, Jane? Tout n'est peut-etre pas fini pour moi; l'avenir peut s'eveiller plus beau que le passe. Je veux devenir riche et puissant; si je trouve une douce compagne, tendre et bonne comme ma mere, et en meme temps jeune et forte pour supporter les mauvais jours, belle et caressante pour m'enivrer comme un doux breuvage d'oubli au milieu de mes detresses, je puis encore voir la verte esperance s'epanouir comme un bourgeon du printemps sur une branche engourdie par l'hiver. JANE. J'aime beaucoup les choses que vous dites, o mon bien-aime! Quoique vos paroles ne soient pas familieres a mon oreille, vos compliments me font toujours regretter de n'avoir pas un miroir devant moi, pour voir si je suis belle autant que vous le dites. ALDO. Et que vous importe de l'etre ou de ne l'etre pas, pourvu que je vous voie ainsi et que je vous aime telle que vous etes a mes yeux et dans mon coeur! JANE. Vous avez toujours a la bouche des paroles qui plaisent quand on les ecoute; mais quand on y songe apres, on ne les comprend plus et on sent de l'inquietude. ALDO. En verite, Jane, vous raisonnez plus que je ne croyais. Eh quoi! vous gardez un compte exact de mes paroles et vous les commentez en mon absence? Il faut prendre garde a ce que l'on vous dit! JANE. N'est-ce pas mon orgueil et ma joie de m'en souvenir? ALDO. Aimable et bonne fille! pardonne-moi. Je suis injuste; je suis amer: j'ai ete si malheureux! Mais tu me consoleras, toi, n'est-ce pas? JANE. Oui, mon beau reveur, si vous consentez a etre console. ALDO. Comment pourrais-je ne pas y consentir? Voila une parole etrange dans votre bouche! JANE. Vous vous etonnez de mon desir de vous consoler? C'est vous, Aldo, qui me semblez etrange! ALDO. En effet, c'est peut-etre moi! Passez-moi ces boutades, c'est malgre moi qu'elles me viennent. Je ne veux pas m'y livrer. Donnez-moi votre main, Jane, et donnez-moi aussi votre foi. Jurez avec moi sur le cadavre de ma pauvre vieille amie, qui n'est plus, que vous vivrez pour moi, pour moi seul. J'ai besoin a l'heure qu'il est de trouver un appui ou de mourir. Vous etes mon seul et dernier espoir; m'accueillerez-vous? JANE. Si je vous promets de vous aimer toujours, me promettez-vous de m'epouser? ALDO. Vous en doutez? JANE. Non, je n'en doute pas. ALDO. Mais vous en avez doute.. JANE. Pourquoi quittez-vous ma main? Pourquoi vous eloignez-vous de moi d'un air sombre? Est-ce que je vous ai offense? ALDO. Non. JANE. Vous ne vous voulez pas me regarder? ALDO. Je vous regarde; seulement ce n'est pas votre figure qui m'occupe, c'est au fond de votre coeur que mon regard plonge. JANE. Voila que vous me dites des choses que je n'entends plus; et, comme vous froncez le sourcil en me les disant, je dois croire que ce sont des choses dures et affligeantes pour moi. Vous avez un malheureux caractere, Aldo, un sombre esprit, en verite! ALDO. Vous trouvez? JANE. Oui, et j'en souffre. ALDO. Oh!... en ce cas je ne veux pas vous faire souffrir. JANE. Je vous pardonne. ALDO, _avec amertume_. Vous etes bonne! JANE. C'est que je vous aime; tachez de m'aimer autant, et nous serons heureux. ALDO. J'y compte. En attendant, voulez-vous avoir la bonte d'appeler les voisines pour qu'elles viennent ensevelir le corps de ma mere? JANE. J'y vais. Donnez-moi un baiser. (_Aldo la baise au front avec froideur._) ALDO, _seul_. Cette jeune fille est d'une merveilleuse stupidite! elle me blesse et me choque sans s'en douter, elle m'accorde mon pardon quand c'est elle qui m'offense, et elle recoit mon baiser sans s'apercevoir au froid de mes levres que c'est le dernier! Mais la femme est donc un etre bien lache et bien borne! Je croyais celle-ci plus naive, plus abandonnee a ce que la nature leur inspire parfois de beau et de genereux! Mais il y a dans le coeur un fonds d'egoisme plus dur que le diamant, et aucun grand sentiment n'y peut germer. Toi qui te pretends descendue des cieux pour nous consoler, tu ne t'oublies pas toi-meme dans le partage que tu veux etablir entre nos destinees et les tiennes! Tu promets ton devouement, tes caresses et ta fidelite, a la condition d'un echange semblable. Celle-ci me demande sans pudeur un serment qui etait sur mes levres, et que j'aurais voulu offrir et non ceder. C'est ainsi que tu nous sauveras, ange equitable et prudent. Tu tiens une balance comme la justice, mais tu as souleve le bandeau de l'amour, et tu vois clairement nos defauts pour nous les reprocher sans pitie. Rien pour rien, c'est ta devise! Ou est ta misericorde, ou est ton pardon, ou donc tes ineffables sacrifices? Femme! mensonge! tu n'es pas! tu n'es qu'un mot, une ombre, un reve. Les poetes t'ont creee, ton fantome est peut-etre au ciel. Il m'a semble parfois te voir passer dans mes nuees. Insense que j'etais, pourquoi suis-je descendu sur la terre pour te chercher? Maintenant je sais ce qu'il me reste a faire. Ma mere, je ne te pleure plus, nous ne serons pas longtemps separes. Je laisse a d'autres le soin d'ensevelir ta depouille, je vais rejoindre ton ame... J'ai bien assez tarde, mon Dieu! il y a assez longtemps que j'hesite au bord du gouffre sans fond de l'eternite! Pourquoi ai-je tremble?... tremble! Est-ce que c'est la peur qui t'a retenu, Aldo?... Non, c'est le devoir.--Et pourtant tout a l'heure que faisais-tu lorsque tu priais, a genoux, cette jeune fille de conserver ta vie en te confiant la sienne? Tu ne devais plus rien a personne, et tu voulais vivre pourtant! lache enfant! tu demandais l'espoir, tu demandais l'avenir, tu demandais l'amour avec des larmes! Tu les demandais a une paysanne imbecile, quand c'est dans un monde inconnu que tu dois les chercher! Qui t'arrete? est-ce le doute? le doute ne vaut-il pas mieux que le desespoir? La-haut l'incertitude, ici la realite. Le choix peut-il etre douteux? Va donc, Aldo! descends dans ces vagues profondeurs, ou monte dans ces espaces insaisissables. Que Dieu te protege, si tu en vaux la peine; qu'il te rende au neant, si ton ame n'est qu'un souffle sorti du neant!... Adieu, grabat ou j'ai si mal dormi! adieu, table dure et froide ou j'ai trace des vers brulants! adieu, front livide de ma mere, ou j'ai tant de fois interroge avec anxiete les ravages de la souffrance et les dernieres luttes de la vie prete a s'eteindre! Adieu, esperances de gloire; adieu, esperances d'amour, vous m'avez menti, je romps les mailles du filet ou vous m'avez tenu si longtemps captif et ridicule! je vais me relever a mes propres yeux, je vais briser un joug dont je rougis... Adieu. (_ Il ouvre la porte de sa maison qui donne sur le fleuve et descend les degres. Une barque pavoisee passe au meme moment._) AGANDECCA, _sur la barque_. Quel est ce jeune homme si pale et si beau qui descend vers le fleuve et semble vouloir s'y precipiter? TICKLE, _sur la barque_. C'est un homme de rien, un reveur, un fou, un miserable. AGANDECCA. Je veux savoir son nom. TICKLE. C'est Aldo le rimeur. AGANDECCA. Aldo le barde! ses chants sont inspires, sa voix est celle d'un poete des anciens jours. La beaute de son genie ne le cede qu'a celle de son visage. Je veux lui parler. TICKLE. C'est un homme sans usage et sans courtoisie, qui repondra fort mal aux bontes de Votre Grace. AGANDECCA. N'importe, je veux voir ses traits et entendre sa voix. Faites aborder la barque au bas de cet escalier. ( _Tickle donne des ordres en grommelant. La barque vient aborder aux pieds d'Aldo._) ALDO. Qui etes-vous, et que demandez-vous a la porte de cette pauvre maison? AGANDECCA. Je suis la reine, et je viens te voir. ALDO. Votre Grace arrive une heure trop lard, la maison est deserte. Ma mere est morte, et je ne repasserais pas le seuil que je viens de franchir, fut-ce pour la reine Mab elle-meme. AGANDECCA. Comme tu voudras. J'aime ton audace. Viens sur ma barque. ALDO. Madame, ou me menez-vous? AGANDECCA. A la promenade. ALDO. Votre promenade sera-t-elle longue? LA REINE. Que sais-je? ACTE SECOND. Dans une galerie du palais de la reine. SCENE PREMIERE. LA REINE, TICKLE. LA REINE. Nain, c'est assez, ce que vous me dites me fache, et je ne veux pas entendre de mal de lui. TICKLE. Comment Votre Grace peut-elle me supposer une si coupable intention! Le seigneur Aldo est un si grand poete et un si noble cavalier! LA REINE. Oui, c'est le plus beau genie et le plus grand coeur! Je ne lui reproche qu'une chose, son invincible orgueil. TICKLE. Sous une apparence d'humilite, je sais qu'il cache une epouvantable ambition... LA REINE. Oh! mon Dieu, non! tu te trompes. Lui? il n'a que l'ambition d'etre aime. TICKLE. C'est une belle et touchante ambition! LA REINE. Mais aussi la sienne est insatiable et parfois fatigante. Un mot l'irrite, un regard l'effraie; il est jaloux d'une ombre; il n'y a pas de calme possible dans son amour. TICKLE. Cet amour-la est une tyrannie, une guerre a mort, un combat eternel! LA REINE. Tu ne sais ce que tu dis; c'est le plus doux et le meilleur des hommes. Je lui reproche, au contraire, de trop renfermer au dedans de lui les chagrins que je lui cause. Au lieu de s'en plaindre franchement, il les concentre, il les surmonte, et, avec toute cette resignation, tout ce courage, toute cette douceur, il devore sa vie, il use son coeur, il est malheureux. TICKLE. Infortune jeune homme! Votre Grace devrait avoir plus de compassion, lui epargner... LA REINE. Mais de quoi se plaint-il, apres tout? Son coeur est injuste, son esprit est plein de travers, d'inconsequences, de souffrances sans sujet et sans remede. Que puis-je faire pour un cerveau malade? Je l'aime de toute mon ame et lui epargne la douleur tant que je puis; mais le mal est en lui, et parfois, en le voyant marcher, pale et sombre, a mes cotes, je l'ai pris pour l'ange de la douleur. TICKLE. Le spectacle d'un homme toujours mecontent doit etre un grand supplice pour une ame genereuse comme celle de Votre Grace. LA REINE. Oui, cela non-seulement m'afflige, mais encore me blesse et m'irrite. Quoi de plus decourageant que de vouloir consoler un inconsolable? C'est se consumer jeune et pleine de sante aupres du lit d'un moribond qui ne peut ni vivre ni mourir. TICKLE. Votre Grace a fait pourtant bien des sacrifices pour lui. De quoi pourrait-il se plaindre? n'a-t-elle pas disgracie pour lui le duc de Suffolk, l'astre le plus brillant de la cour? LA REINE. Oh! le grand sacrifice! je ne l'aimais plus! TICKLE. Il n'avait jamais d'ailleurs ete bien aimable. LA REINE. Il ne faut pas dire cela; c'etait un homme d'esprit et plein de nobles qualites. TICKLE. Oh! oui, genereux, brave, desinteresse!... LA REINE. Ceci est faux; il etait plus epris de mon rang que de ma personne. TICKLE. C'est le malheur des rois. LA REINE. Et c'est ce qui me fait cherir l'amour de mon poete: lui du moins m'aime pour moi seule. Il sait a peine si je suis reine. Il n'en est point ebloui; meme il en souffre, et je crois qu'il me le pardonne. TICKLE. Votre Grace est-elle bien sure que dans son orgueil de poete il ne prefere point sa condition a celle d un roi? LA REINE. S'il le fait, il fait bien. Le laurier du poete est la plus belle des couronnes, la plume d'un grand ecrivain est un sceptre plus puissant que les notres. Moi, j'aime qu'un esprit superieur sache ce qu'il est et ce qu'il peut etre; c'est ainsi qu'on arrive aux grandes actions. TICKLE. Aussi je crois que le poete Aldo est reserve a de hautes destinees. Il est digne de commander aux hommes, et un mot de Voire Grace pourrait l'elever au veritable rang qu'il est ne pour occuper.... LA REINE. Si je ne te savais profondement hypocrite, o mon cher Tickle, je le dirais que tu es parfaitement imbecile. Qui? lui! etre mon epoux! regner! D'abord le sceptre jusqu'ici ne m'a pas semble trop lourd a porter; ensuite Aldo est le dernier homme du monde que je pourrais supposer capable de me seconder. Personne ne connait moins les autres hommes, personne n'a d'idees plus creuses, de sentiments plus exceptionnels, de reves plus inexecutables. Vraiment! mon peuple serait un peuple bien gouverne! il pourrait chanter beaucoup et manger fort peu, ce qui ne laisserait pas que d'etre fort agreable, le jour ou le poete-roi aurait decouvert le moyen de placer l'estomac dans les oreilles. Laisse-moi, Tickle; tu n'as pas le sens commun aujourd'hui. TICKLE, _sortant_. Fort bien, j'ai reussi a la facher; j'etais bien sur qu'en disant comme elle, je l'amenerais a dire comme moi. SCENE II. LA REINE, seule. Ce Tickle est un facheux personnage; il a une maniere d'entrer dans mes idees qui m'en degoute sur-le-champ. Ces pretendus bouffons, que nous ayons autour de nous, sont comme nos mauvais genies, laids et mechants; ils tiennent du diable. Ils ont l'art de nous dire la verite qui nous blesse,. et de nous taire celle qui nous serait utile. Quand ils ne mentent pas, c'est que leur mensonge pourrait nous epargner une douleur ou nous sauver d'un peril; c'est alors seulement qu'ils se refusent Je plaisir de nous tromper. Il faut que je voie mon poete, je me sens attristee et prete a douter de tout. L'homme aux illusions me consolera peut-etre. (_Elle siffle dans un sifflet d'argent suspendu a son cou_.) (_Tickle rentre_.) Nain, envoyez Aldo pres de moi, je l'attends ici. TICKLE. J'y cours avec joie. LA REINE. Apres tout, Tickle a souvent raison, quand il me dit que cet amour nuit a ma gloire. Le duc de Suffolk m'etait moins cher, je l'estimais moins, j'etais moins touchee de son amour; mais son esprit, moins eleve, etait plus positif; c'etait un ambitieux, mais un ambitieux qui secondait toutes mes vues. J ai aime autrefois le brave Athol. Celui-la etait un beau soldat, un bon serviteur, un veritable ami; du reste, un montagnard stupide; mais il etait l'appui de ma royaute, il la rendait redoutable au dehors, paisible au dedans; c'etait comme une bonne arme bien trempee et bien brillante dans ma main. Ce poete est dans mon palais comme un objet de luxe, comme un vain trophee qu'on admire et qui ne sert a rien. Un vetement d'or vaut-il une cuirasse d'acier? On aime a respirer les roses de la vallee, mais on est a l'abri sous les sapins de la montagne. Et pourtant que le parfum d'un pur amour est suave! Qu'il est doux de se reposer des soucis de la vie active sur un coeur sincere et fidele! Qu'ils sont rares, ceux qui savent, ceux qui peuvent aimer! holocaustes toujours embrases, ils se consument en montant vers le ciel. Nous pouvons a toute heure chercher sur leur autel la chaleur qui manque a notre ame epuisee, nous la trouvons toujours vive et brillante. Leur sein est un mysterieux sanctuaire ou le feu sacre ne s'eteint jamais; s'il s'eteignait, le temple s'ecroulerait comme un monde sans soleil. L'amour est en eux le principe de la vie. Ils palissent, ils souffrent, ils meurent, si on froisse leur tendresse delicate et timide. Dites un mot, accordez un regard, ils renaissent, leur sein palpite de joie, leur bouche a de douces paroles de reconnaissance pour benir, et leurs caresses sont ineffables. Aldo, il n'y a que toi qui saches aimer, et pourtant il est des jours ou tu m'ennuies mortellement. SCENE III. LA REINE, ALDO. ALDO. Que veux-tu de moi, ma bien-aimee? LA REINE. Je voulais te voir et etre avec toi. ALDO. Etes-vous triste, etes-vous fatiguee? Voulez-vous que je chante? Que puis-je faire pour vous? LA REINE. Etes-vous heureux? ALDO. Je le suis, parce que vous m'aimez. LA REINE. Cela ne vous ennuie jamais? Eh bien! vous ne me repondez pas? Deja votre visage est change, des larmes roulent dans vos yeux, ma question vous a offense? ALDO. Offense?--Non. LA REINE. Afflige? ALDO. Oui. LA REINE. Si vous etes triste, vous allez me rendre triste. ALDO. J'essaierai de ne pas l'etre; mais, quand vous avez besoin de distraction et de gaiete, pourquoi me faites-vous appeler? Ce n'est pas ma societe qui vous convient dans ces moments-la. Votre nain Tickle a plus d'esprit et de bons mots que moi. LA REINE. Mais il est mechant et laid. J'aime la gaiete, mais c'est un banquet ou je ne voudrais m'asseoir qu'avec des convives dignes de moi. Pourquoi meprisez-vous le rire? Vous croyez-vous trop celeste pour vous amuser comme les autres hommes? ALDO. Je me sens trop faible pour professer le caractere jovial. Quand je semble gai, je suis navre ou malade; le bonheur est serieux, la douleur est silencieuse. Je ne suis capable que de joie ou de tristesse. La gaiete est un etat intermediaire dont je n'ai pas la faculte, j'y arrive par une excitation factice. Si vous m'ordonnez de rire, commandez le souper, faites danser sir John Tickle sur la table; en voyant ses grimaces, en buvant du vin d'Espagne, il pourra m'arriver de tomber en convulsion. Mais ici, pres de vous, de quoi puis-je me divertir? Je vous regarde et vous trouve belle; je suis recueilli. Vous me regardez avec bonte, je suis heureux; vous me raillez, et je suis triste. LA REINE. Mais quoi? n'y a-t-il au monde que vous et moi? peut-on toujours vivre replie sur soi-meme? L'amour est-il la seule passion digne de vous? ALDO. C'est, du moins, la seule passion dont je sois capable. LA REINE, _impatientee_ Alors vous etes un pauvre sire; moi, je ne peux pas toujours parler d'Apollo et de Cupido. J'ai d'autres sujets de joie ou de tristesse que le nuage qui passe dans le ciel ou sur le front de mon amant; j'ai de grands interets dans la vie: je suis reine, je fais la guerre; je fais des lois, je recompense la valeur, je punis le crime; j'inspire la crainte, le respect, l'amour, la haine peut-etre; tout cela m'occupe; je vais d'une chose a une autre, je parcours tous les tons de cette belle musique dont aucune note ne reste silencieuse sous mon archet; mais votre lyre n'a qu'une corde et ne rend qu'un son. Vous etes beau et monotone comme la lune a minuit, mon pauvre poete. ALDO. La lune est melancolique. Il vous est bien facile de fermer les fenetres et d'allumer les flambeaux quand sa lueur blafarde vous importune. Pourquoi allez-vous rever dans les bosquets la nuit! Restez au bal; la brume et le froid rayon des etoiles n'iront pas vous attrister dans vos salles pleines de bruit et de lumiere. LA REINE. J'entends: je puis m'etourdir dans de frivoles amusements et vous laisser avec votre muse. C'est une societe plus digne de vous que celle d'une femme capricieuse et puerile. Restez donc avec votre genie, mon cher poete. Les etoiles s'allument au ciel, et la brise du soir erre doucement parmi les fleurs: revez, chantez, soupires. La facade de mon palais s'illumine, et le son des instruments m'annonce le repas du soir. J'y vais porter votre sante a mes convives dans une coupe d'or, et parler de vous avec des hommes qui vous admirent. Restez ici, penchez-vous sur cette balustrade, et entretenez-vous avec les sylphes. S'ils ne me trouvent pas indigne d'un souvenir, parlez-leur de moi; et si, malgre cette nourriture celeste, il vous arrive de ressentir la vulgaire necessite de la faim, venez trouver votre reine et vos amis. Au revoir.--Mais qu'est-ce donc? Vous avez baise bien tristement ma main, et vous y avez laisse tomber une larme! Quoi! vous etes triste encore? je vous ai encore blesse? Oh! mais cela est insupportable. Allons, mon cher amant, remettez-vous et soyez plus sage; je vous aime tendrement, je vous prefere aux plus grands rois de la terre. Faut-il vous le repeter a toute heure? ne le savez-vous pas? Venez, que je baise votre beau front. Sechez vos larmes et venez me rejoindre bientot. SCENE IV. ALDO, _seul_. Elle a raison, cette femme! elle a raison devant Dieu et devant les hommes! Moi, je n'ai raison que devant ma conscience. Je ne puis avoir d'autre juge que moi-meme, et ne puis me plaindre qu'a moi-meme.--Car, enfin, il ne depend pas de moi d'etre autrement. Tout m'accuse d'affectation; mais on n'est pas affecte, on n'est pas menteur avec soi-meme. Je sais bien, moi, que je suis ce que je suis. Les autres sont autres, et ne me comprenant pas, ils me nient; ils sont injustes, car moi je ne nie pas leur sincerite; ils me disent qu'ils sont courageux, je pourrais leur repondre qu'ils sont insensibles. Mais j'accepte ce qu'ils me disent, je consens a les reconnaitre courageux. Mais s'ils le sont, pourquoi me reprochent-ils impitoyablement de ne l'etre pas? Si j'etais Hercule, au lieu de mepriser et de railler les faibles enfants que je trouverais haletants et pleurants sur la route, je les prendrais sur mes epaules, je les porterais, une partie du chemin, dans ma peau de lion. Que serait pour moi ce leger fardeau, si j'etais Hercule?--Voua ne l'etes pas, vous qui vous indignez de la faiblesse d'autrui. Elle ne vous revolte pas, elle vous effraie. Vous craignez d'etre forces de la secourir, et, comme vous ne le pouvez pas, vous l'humiliez pour lui apprendre a se passer de vous. Eh bien, oui, je suis faible: faible de coeur, faible de corps, faible d'esprit. Quand j'aime, je ne vis plus en moi; je prefere ce que j'aime a moi-meme.--Quand je veux suivre la chasse, j'en suis vite degoute, parce que je suis vite fatigue.--Quand on me raille, ou me blame, je suis effraye, parce que je crains de perdre les affections dont je ne puis me passer, parce que je sens que je suis meconnu, et que j'ai trop de candeur pour me rehabiliter en me vantant. Avec les hommes, il faudrait etre insolent et menteur. Je ne puis pas. Je connais mes faiblesses et n'en rougis pas, car je connais aussi les faiblesses des autres et n'en suis pas revolte. Je les supporte tels qu'ils sont. Je ne repousse pas les plus meprisables, je les plains, et, tout faible que je suis, j'essaie de soutenir et de relever ceux qui sont plus faibles encore. Pourquoi ceux qui se disent forts ne me rendent-ils pas la pareille? --Dieu! je ne t'invoque pas! car tu es sourd. Je ne te nie pas; peut-etre te manifesteras-tu a moi dans une autre vie. J'espere en la mort. Mais ici tu ne te reveles pas. Tu nous laisses souffrir et crier en vain. Tu ne prends pas le parti de l'opprime, tu ne punis pas le mechant. J'accepte tout, mon Dieu! et je dis que c'est bien, puisque c'est ainsi. Suis-je impie, dis-moi? Mais je t'interroge, toi, mon coeur; toi, divine partie de moi-meme. Conscience, voix du ciel cachee en moi, comme le son melodieux dans les entrailles de la harpe, je te prends a temoin, je te somme de me rendre justice. Ai-je ete lache? ai-je lutte contre le malheur? ai-je supporte la misere, la faim, le froid? ai-je abandonne ma mere lorsque tout m'abandonnait, meme la force du corps? ai-je resiste a l'epuisement et a la maladie? ai-je resiste a la tentation de me tuer?--Ou est le mendiant que j'aie repousse? ou est le malheureux que j'aie refuse de secourir? ou est l'humilie que je n'aie pas exhorte a la resignation, rappele a l'esperance? J'ai ete nu et affame. J'ai partage mon dernier vetement avec ma mere aveugle et sourde, mon dernier morceau de pain avec mon chien efflanque. J'ai toujours pris en sus de ma part de souffrances une part des souffrances d'autrui; et ils disent que je suis lache, ils rient de la sensibilite niaise du poete! et ils ont raison, car ils sont tous d'accord, ils sont tous semblables. Ils sont forts les uns par les autres. Je suis seul, moi! et j'ai vecu seul jusqu'ici. Suis-je lache? J'ai eu besoin d'amitie, et, ne l'ayant point trouvee, j'ai su me passer d'elle. J'ai eu besoin d'amour, et, n'en pouvant inspirer beaucoup, voila que j'accepte le peu qu'on m'accorde. Je me soumets, et l'on me raille. Je pleure tout bas, et l'on me meprise. C'est donc une lachete que de souffrir? C'est comme si vous m'accusiez d'etre lache parce qu'il y a du sang dans mes veines et qu'il coule a la moindre blessure. C'est une lachete aussi que de mourir quand on vous tue! Mais que m'importait cela? N'avais-je pas bien pris mon parti sur les railleries de mes compagnons? N'avais-je pas consenti a montrer mon front pale au milieu de leurs fetes et a passer pour le dernier des buveurs? N'avais-je pas livre mes vers au public, sachant bien que deux ou trois sympathiseraient avec moi, sur deux ou trois mille qui me traiteraient de reveur et de fou? Apres avoir souffert du metier de poete en lutte avec la misere et l'obscurite, j'avais souffert plus encore du metier de poete aux prises avec la celebrite et les envieux! Et pourtant j'avais pris mon parti encore une fois. Ne trouvant pas le bonheur dans la richesse et dans ce qu'on appelle la gloire, je m'etais refugie dans le coeur d'une femme, et j'esperais. Celle-la, me disais-je, est venue me prendre par la main au bord du fleuve ou je voulais mourir. Elle m'a enleve sur sa banque magique, elle m'a conduit dans un monde de prestiges qui m'a ebloui et trompe, mais ou, du moins, elle m'a revele quelque chose de vrai et de beau, son propre coeur. Si les vains fantomes de mon reve se sont vite evanouis, c'est qu'elle etait une fee, et que sa baguette savait evoquer des mensonges et des merveilles, mais elle est une divinite bienfaisante, cette fee qui me promene sur son char. Elle m'a leurre de cent illusions pour m'eprouver ou pour m'eclairer. Au bout du voyage, je trouverai derriere son nuage de feu, la verite, beaute nue et sublime que j'ai cherchee, que j'ai adoree a travers tous les mensonges de la vie, et dont le rayon eclairait ma route au milieu des ecueils ou les autres brisent le cristal pur de leur vertu. Fantomes qui nous egarez, ombres celestes que nous poursuivons toujours dans la nue, et qui nous faites courir apres vous sans regarder ou nous mettons les pieds, pourquoi revetez-vous des formes sensibles, pourquoi vous deguisez-vous en femmes? Appelez-vous la verite, appelez-vous la beaute, appelez-vous la poesie; ne vous appelez pas Jane, Agandecca, l'amour. Tu te plains, malheureux! Et qu'as-tu fait pour etre mieux traite que les autres? Pourquoi cette insolente ambition d'etre heureux? Pourquoi n'es-tu pas fier de ton laurier de poete et de l'amour d'une reine? Et si cela ne te suffit pas, pourquoi ne cherches-tu pas dans la realite d'autres biens que tu puisses atteindre? Suffolk etait aime de la reine; il voulait plus que partager sa couche, il voulait partager son trone. Athol fut aime de la reine; il s'ennuyait souvent pres d'elle, il desirait la gloire des combats, et le laurier teint de sang, qui lui semblait preferable a tout. Suffolk, Athol, vous etiez des ambitieux, mais vous n'etiez pas des fous; vous desiriez ce que vous pouviez esperer; la puissance, la victoire, l'argent, l'honneur, tout cela est dans la vie; l'homme tenace, l'homme brave doivent y atteindre, La reine a chasse Suffolk; mais il regne sur une province, et il est content. Athol a ete disgracie; mais il commande une armee, et il est fier. Moi, que puis-je aimer apres elle? rien. Ou est le but de mes insatiables desirs? dans mon coeur, au ciel, nulle part peut-etre? Qu'est-ce que je veux? un coeur semblable au mien, qui me reponde; ce coeur n'existe pas. On me le promet, on m'en fait voir l'ombre, on me le vante, et quand je le cherche, je ne le trouve pas. On s'amuse de ma passion comme d'une chose singuliere, on la regarde comme un spectacle, et quelquefois l'on s'attendrit et l'on bat des mains; mais le plus souvent on la trouve fausse, monotone et de mauvais gout. On m'admire, on me recherche et on m'ecoute, parce que je suis un poete; mais quand j'ai dit mes vers, on me defend d'eprouver ce que j'ai raconte, on me raille d'esperer ce que j'ai concu et reve. Taisez-vous, me dit-on, et gardez vos eglogues pour les reciter devant le monde; soyez homme avec les hommes, hissez donc le poete sur le bord du lac ou vous le promenez, au fond du cabinet ou vous travaillez.--Mais le poete, c'est moi! Le coeur brulant qui se repand en vers brulants, je ne puis l'arracher de mes entrailles. Je ne puis etouffer dans mon sein l'ange melodieux qui chante et qui souffre. Quand vous l'ecoutez chanter, vous pleurez; puis vous essuyez vos larmes, et tout est dit. Il faut que mon role cesse avec votre emotion: aussitot que vous cessez d'etre attentifs, il faut que je cesse d'etre inspire. Qu'est-ce donc que la poesie? Croyez-vous que ce soit seulement l'art d'assembler des mots? Vous avez tous raison. Et vous surtout, femme, vous avez raison! vous etes reine, vous etes belle, vous etes ambitieuse et forte. Votre ame est grande, votre esprit est vaste. Vous avez une belle vie; en bien! vivez. Changez d'amusement, changez de caractere vingt fois par jour; vous le devez, si vous le pouvez! je ne vous blame pas; et, si je vous aime, c'est peut-etre parce que je vous sens plus forte et plus sage que moi. Si je suis heureux d'un de vos sourires, si une de vos larmes m'enivre de joie, c'est que vos larmes et vos sourires sont des bienfaits, c'est que vous m'accordez ce que vous pourriez me refuser. Moi, quel merite ai-je a vous aimer? je ne puis faire autrement. De quel prix est mon amour? l'amour est ma seule faculte. A quels plaisirs, a quels enivrements ai-je la gloire de tout preferer? Rien ne m'enivre, rien ne me plait, si ce n'est vous. La moindre de vos caresses est un sacrifice que vous me faites, puisque c'est un instant que vous derobez a d'autres interets de votre vie. Moi, je ne vous sacrifie rien. Vous etes mon autel et mon Dieu, et je suis moi-meme l'offrande deposee a vos pieds. Si je suis mecontent, j'ai donc tort! A qui puis-je m'en prendre de mes souffrances? Si je pouvais me plaindre, m'indigner, exiger plus qu'on ne me donne, j'espererais. Mais je n'espere ni ne reclame; je souffre. Eh bien, oui, je souffre et je sais mecontent. Pourquoi ai-je voulu vivre? Quelle insigne lachete m'a pousse a tenter encore l'impossible? Ne savais-je pas bien que j'etais seul de mon espece et que je serais toujours ridicule et importun? Qu'y a-t-il de plus chetif et de plus miserable que l'homme qui se plaint? Oui, l'homme qui souffre est un fleau! c'est un objet de tristesse et de degout pour les autres! c'est un cadavre qui encombre la voie publique, et dont les passants se detournent avec effroi. Etre malheureux, c'est etre l'ennemi du genre humain, car tous les hommes veulent vivre pour leur compte, et celui qui ne sait pas vivre pour lui-meme est un voleur qui depouille ou un mendiant qui assiege. Meurs donc, lache! il est bien temps d'en finir! tu t'es bien assez cabre sous la necessite! Tes flancs ont saigne, et tu n'as pas fait un pas en avant! Resigne-toi donc a mourir sans avoir ete heureux!... Helas! helas! mourir, c'est horrible!... Si c'etait seulement saigner, defaillir, tomber!... mais ce n'est pas cela. Si c'etait porter sa tete sous une hache, souffrir la torture, descendre vivant dans le froid du tombeau! mais c'est bien pis: c'est renoncer a l'esperance, c'est renoncer a l'amour; c'est prononcer l'arret du neant sur tous ces reves enivrants qui nous ont leurres, c'est renoncer a ces rares instants de volupte qui faisaient pressentir le bonheur, et qui l'etaient peut-etre! Au fait, un jour, une heure dans la vie, n'est-ce pas assez, n'est-ce pas trop! Agandecca, vous m'avez dit des mots qui valaient une annee de gloire, vous m'avez cause des transports qui valaient mieux qu'un siecle de repos. Ce soir, demain, vous me donnerez un baiser qui effacera toutes les tortures de ma vie, et qui fera de moi un instant le roi de la terre et du ciel! Mais pourquoi retomber toujours dans l'abime de douleur? pourquoi chercher ces joies si elles doivent finir et si je ne sais pas y renoncer? Les autres se lassent et se fatiguent de leurs jouissances: moi, la jouissance m'echappe et le desir ne meurt pas! O amour! eternel tourment!... soif inextinguible! Si je quittais la reine?... Mais je ne le pourrai pas; et, si je le puis, j'aimerai une autre femme qui me rendra plus malheureux. Je ne saurai pas vivre sans aimer. L'amour ou l'amitie ne me paieront pas ce que je depenserai de mon coeur pour les alimenter!... Comment ai-je pu vivre jusqu'ici? Je ne le concois pas. Suis-je le plus courageux ou le plus lache de tous les hommes?--Je ne sais pas; et comment le savoir?--Celui qui souffre pour donner du bonheur aux autres... oui, celui-la est brave... mais celui qui souffre et qui importune, celui qui veut du bonheur et qui n'en sait pas donner!... Oh! decidement je suis un lache! comment ne m'en suis-je pas convaincu plus tot? (_Il tire son epee_). Lune... brise du soir!... Tais-toi, poete, tu n'es qu'un sot. Qu'est-ce qui merite un adieu de toi? qu'est-ce qui t'accordera un regret? (_Il va pour se tuer._) SCENE V. LE DOCTEUR ACROCERONIUS, _entrant_. Que faites-vous, seigneur Aldo, dans cette attitude singuliere? ALDO. Vous le voyez, mon cher ami, je me tue. ACROCERONIUS. En ce cas, je vous salue, et je vous prie de ne pas deranger pour moi. Puis-je vous rendre quelque service apres votre mort? ALDO. Je ne laisserai personne pour s'en apercevoir. ACROCERONIUS Je suis fache que vous preniez cette resolution avant le coucher de la lune. ALDO. Pourquoi? ACROCERONIUS. Parce que la nuit est fort belle, et que vous perdrez une des plus belles eclipses de lune que nous ayons eues depuis longtemps. ALDO. Il y a une eclipse de lune? ACROCERONIUS. Totale. Il n'y a pas un nuage dans le ciel, et elle sera tellement visible, que je m'etonne de rencontrer un homme aussi indifferent que vous a cet important phenomene. ALDO. En quoi cela peut-il m'interesser? ACROCERONIUS. Venez avec moi sur la montagne de Lego, et je vous le ferai comprendre. ALDO. Je vous remercie beaucoup. Je ne me sens pas dispose a marcher, et j'aime mieux me passer mon epee au travers du corps. ACROCERONIUS. Faites ce qui vous convient, et ne vous genez pas devant moi. Cependant j'aurais ete flatte d'avoir votre compagnie durant ma promenade. ALDO. En quoi pourrais-je vous etre utile! La solitude convient mieux a vos savantes elucubrations. Je ne suis qu'un pauvre poete, peu capable de raisonner avec vous sur d'aussi graves matieres. ACROCERONIUS. La societe des poetes m'a toujours ete fort agreable. Les poetes sont de tres-intelligents observateurs de la nature. Ils sont faibles sur les classifications, mais ils ont beaucoup de nettete dans l'observation. Ils possedent l'appreciation juste de la couleur et de la forme, et quelquefois ils remarquent des rapports qui nous echappent; des nuances presque insaisissables leur sont revelees par je ne sais quel sens qui nous manque. Je suis sur que vous me feriez voir des choses dont je sais l'existence, et que pourtant je n'ai jamais pu observer a l'oeil nu. ALDO. Les savants sont poetes aussi, n'en doutez pas; ils n'ont pas besoin, comme nous, d'observer pour voir. Ils savent tant de choses, qu'ils peuvent peindre la nature sans la regarder, comme on fait de memoire le portrait de sa maitresse. Ils peuvent nous initier a plus d'un mystere dont l'art fait son profit. L'art n'est qu'un riche vetement qui couvre les beautes nues sous l'oeil de la science. Je suis fache, mon cher maitre, d'avoir vecu longtemps sous le meme toit que vous, sans avoir songe a profiter de votre entretien. ACROCERONIUS. Si vous n'etes pas force absolument de vous tuer ce soir, vous pourriez venir avec moi sur la montagne de Lego. Nous observerions l'eclipse de lune, nous causerions sur toutes les choses connues; vous pourriez etre revenu et mort avant le lever de la reine. ALDO. Vous avez raison. Donnez-moi votre telescope et faisons cette promenade ensemble. Vous m'apprendrez beaucoup de choses que j'ignore. Je vous interrogerai sur les amours des plantes, sur le sommeil des feuilles, sur l'ecume que la lune repand a minuit dans les herbes, sur les bruits qu'on entend la nuit... Avez-vous remarque cette grande voix aigre qui crie incessamment autour de l'horizon, et qui est si egale, si continue, si monotone, qu'on la prend souvent pour le silence? ACROCERONIUS. J'ai ecrit precisement un petit traite in-4 deg. sur ce dont vous parlez; mais, pour bien vous le faire comprendre, il faudrait sortir un peu du monde visible, et nous aventurer dans des questions d'astrologie pour lesquelles vous auriez peut-etre quelque repugnance. ALDO. L'astrologie! oh! tout au contraire, mon cher maitre. Je serais tres-curieux d'avoir quelque notion sur cette science etonnante. J'y ai songe quelquefois, et si les preoccupations de mon esprit m'en avaient laisse le temps, j'aurais pris plaisir a soulever un coin du voile qui me cache cette mysterieuse Isis. Qui sait si la faiblesse de l'homme ne peut trouver dans ces profondeurs ignorees le secret du bonheur qu'elle cherche en vain ici-bas? On est bientot las et degoute d'analyser et d'interroger les choses qui existent materiellement. Le monde invisible n'est pas epuise... et si je pouvais m'y elancer... ACROCERONIUS. Venez avec moi, mon cher fils, et nous tacherons de bien observer la lune. ALDO, _remettant son epee dans le fourreau_ Allons-nous bien loin sur la montagne? ACROCERONIUS. Aussi loin que nous pourrons aller. Vous me parliez de l'ecume que repand la lune, voyez-vous, mon cher fils, le regne vegetal d'apres toutes les classific.... (_ils sortent en causant_.) GEORGE SAND FIN D'ALDO LE RIMEUR. End of the Project Gutenberg EBook of Aldo le rimeur, by George Sand *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ALDO LE RIMEUR *** ***** This file should be named 12862.txt or 12862.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/8/6/12862/ Produced by Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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