The Project Gutenberg EBook of George Sand, by Elme Caro

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Title: George Sand

Author: Elme Caro

Release Date: July 28, 2004 [EBook #13038]

Language: French

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LES GRANDS ECRIVAINS FRANCAIS

GEORGE SAND

PAR E. CARO DE L'ACADEMIE FRANCAISE

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C^[ie]
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1887

[Illustration: GEORGE SAND. REPRODUCTION DU DESSIN DE COUTURE.]

GEORGE SAND




CHAPITRE PREMIER

LES ANNEES D'ENFANCE ET DE JEUNESSE

DE GEORGE SAND

LES ORIGINES ET LA FORMATION DE SON ESPRIT


"On ne lit plus George Sand", nous dit-on. Soit; mais, ne fut-ce que
pour l'honneur de la langue francaise, on reviendra, nous le croyons,
sinon a toute l'oeuvre, du moins a une partie de cette oeuvre epuree par
le temps, triee avec soin par le gout public, superieure aux
vicissitudes et aux caprices de l'opinion. Quand on nous a demande de
rassembler nos souvenirs sur cet auteur et de les faire revivre dans ce
temps si etrangement dedaigneux et si vite oublieux, on est alle
au-devant d'un secret desir que nous avions de faire appel, un jour ou
l'autre, a nos impressions d'autrefois, de les ranimer par une nouvelle
lecture, de les produire a la lumiere en les rectifiant et les temperant
par l'experience acquise et la comparaison. Sand! cette syllabe magique
resumait pour nous des journees de reveries delicieuses et de
discussions passionnees. Elle represente tant de passions genereuses,
tant d'aspirations confuses, de temerites de pensee, de decouragements
profonds, d'esperances surhumaines melees a l'elegante torture du doute!
c'etait en une seule conscience, en une seule imagination, une partie
d'une generation qui se tourmentait vaguement au milieu d'un etat de
choses prospere et tranquille en apparence, aux approches de 1848, comme
si la tranquillite un peu monotone des evenements etait une excitation a
desirer autre chose, a souhaiter l'emotion, a se precipiter dans
l'inconnu des faits ou des idees: generation heureuse, en somme, bien
que deja remuee par des pressentiments obscurs. Une vague idee de
reforme ou de renovation sociale, plus ardente que precise, planait dans
beaucoup d'esprits, agites sans trop savoir pourquoi. C'etait le temps
ou un jeune homme "ayant le tourment des choses divines", comme disait
George Sand, pouvait se donner la joie d'entendre, dans la meme journee,
les appels splendides de Lacordaire a Notre-Dame, et, le soir,
l'emouvante voix de Mlle Rachel au Theatre-Francais dans quelque grande
tragedie, ou bien encore s'enivrer de la prose exquise et presque
rythmee d'Alfred de Musset, revele sur la meme scene. On lisait quelque
grande et profonde poesie de Victor Hugo sur la mort recente de sa
fille; on discutait sur tel ou tel portrait des _Girondins_ de
Lamartine; on devorait _la Mare au Diable_, ce petit chef-d'oeuvre de
poesie rustique qui rachetait par son charme l'erreur prolixe du
_Meunier d'Angibault_.

C'etait un temps sature d'idees et d'emotions, singulierement
caracterise par un de ces grands poetes qui disait alors: "La France
s'ennuie", et, chose plus singuliere, qui le lui faisait croire,
confondant l'ennui avec la secrete fermentation des esprits, mecontents
du present qui ne leur donnait pas assez d'emotions.

Je prends les annees deja lointaines de 1846 et 1847, parce qu'elles
marquent l'apogee d'influence et de gloire ou s'eleva le nom de George
Sand, une gloire formee dans la tempete. On n'a pas perdu le souvenir
des polemiques exaltees dont George Sand etait alors l'occasion ou le
pretexte. Doit-on s'etonner, si l'on y reflechit, que cette renommee
brillante et orageuse oscillat, au souffle des opinions contraires,
entre l'admiration et l'anatheme? Bien peu d'esprits gardaient la mesure
a son egard. C'etaient tantot des fureurs justicieres et vengeresses
contre une reformatrice audacieuse, tantot une idolatrie lyrique comme
les oeuvres qui en etaient l'objet, une acclamation bruyante en
l'honneur des idees et des principes confondus, dans une sorte
d'apotheose dereglee, avec la puissance de l'inspiration et la beaute du
style. Toutes ces passions sont bien tombees aujourd'hui. Il y a place
maintenant, a ce qu'il semble, au milieu d'une indifference reelle ou
affectee, pour un jugement plus impartial, peut-etre pour une admiration
mieux raisonnee et plus libre. En tout cas, s'il est vrai que ce soit
l'oubli qui ait fait disparaitre egalement les deux partis, celui de
l'injure et celui de la louange a outrance, s'il est vrai qu'on ne lise
plus meme les oeuvres qui ont ete le pretexte enflamme de tant de
jugements contradictoires, notre etude aura un merite, celui d'une
exploration dans des regions devenues inconnues, quelque chose comme un
voyage de decouvertes.

De cette annee de 1847 remontons de quelque quinze ou seize ans en
arriere, vers la fin de l'hiver de 1831, ou George Sand vint s'installer
a Paris avec le berceau de sa fille et son tres leger bagage, quelques
cahiers griffonnes a Nohant au milieu du bruit des enfants, sans une
connaissance, sans un appui dans le monde des lettres, au milieu de ce
vaste desert d'hommes, dont plusieurs etaient des concurrents
redoutables, armes pour la lutte et prets a defendre contre la nouvelle
venue tous les acces des librairies, des journaux et des revues. J'ai
essaye souvent de me representer l'etat d'esprit de la baronne Aurore
Dudevant, quand, a l'age de vingt-sept ans, elle vint tenter l'avenir
dans l'ignorance complete de ses forces, transfuge volontaire de la
maison et de la vie conjugales, prete a faire pour son compte, et
peut-etre aussi pour l'instruction des autres, l'epreuve de ce grand
probleme, l'independance absolue de la femme. Quelle nature deja
complexe! Que d'influences contradictoires s'etaient croisees et melees
en elle! A la voir a sa table de travail, dans sa mansarde du quai
Saint-Michel, affublee de sa redingote en gros drap gris, ou bien
encore a la suivre avec ses amis berrichons au restaurant Pinson, a
l'estaminet, aux musees, aux concerts, au parterre des theatres le soir
des premieres representations, naivement curieuse de tout ce qui
interessait alors la jeunesse intelligente, de tous les evenements
litteraires et politiques des assemblees, des clubs et de la rue, qui
donc reconnaitrait dans cet etudiant quelque peu tapageur l'eleve
mystique du couvent des Anglaises, l'humble et douce amie de la soeur
Alicia, ou bien encore la pastoure des champs du Berry, l'aventureuse et
reveuse enfant des bruyeres et des bois? Ce petit jeune homme delure qui
fait le soir de si gaies promenades dans le quartier Latin avec une
troupe de camarades, sous la conduite d'un tres vieux jeune homme
vaniteux, Henri Delatouche, le chef de la boheme litteraire de ce
temps,--cet observateur vagabond, ce novice romancier, c'est une femme,
tres serieuse au fond, qui a connu deja de mortelles tristesses, qui a
beaucoup vecu par la douleur, si la douleur fait vivre, qui a souffert
dans toutes ses affections intimes, qui a ete meurtrie par tous les
liens de la famille; ces liens etaient meme devenus pour elle un
supplice insupportable par la fatalite des circonstances et sans doute
aussi par cette autre fatalite que chacun porte en soi et dont chacun
est l'industrieux et cruel artiste. Elle vient essayer de se refaire a
Paris une existence nouvelle, en dehors de toutes les lois de l'opinion
et de tous les instincts de son sexe. Elle veut mettre la nature
elle-meme dans son jeu et la contraindre a son caprice; elle _virilise_
autant qu'elle peut sa maniere de vivre, son costume, ses gouts, ses
opinions, son talent. Elle va essayer de toutes les doctrines qui
circulent a travers le monde, qui lui font esperer un meilleur avenir
pour l'humanite; elle a toutes les curiosites intellectuelles; elle va
les experimenter sur le vif; elle a l'impatience genereuse et dereglee
du vrai absolu, et ce qu'elle a concu comme vrai, elle n'imagine pas
qu'on puisse l'ajourner un seul instant.

Deja, a vingt-sept ans, que de regions d'idees n'a-t-elle pas explorees,
en les traversant toutes sans se satisfaire et s'arreter dans aucune!
Comme Wilhelm Meister, elle peut compter ses annees d'apprentissage, et
d'un apprentissage si rude! L'_Histoire de ma vie_[1] nous les fera
parcourir, et nous suivrons, dans cet itineraire exact, plus d'un
sentier douloureux. Nous saisirons la, en meme temps, les sources
mysterieuses d'ou jaillit son imagination naissante.

La premiere de ces sources, c'est a son origine meme qu'il faut la
rapporter. George Sand resta toute sa vie dans une dependance assez
etroite des influences qui peserent sur son berceau.

Fille du peuple par sa mere, fille de l'aristocratie par son pere, elle
devait, dit-elle, la plupart de ses instincts a la singularite de sa
position, a sa naissance _a cheval_, comme elle le disait, sur deux
classes, a son amour pour sa mere, contrarie et brise par des prejuges
qui l'ont fait souffrir ayant qu'elle put les comprendre, a son
affection non raisonnee pour son pere, esprit frondeur et romanesque,
qui, dans un intervalle de sa vie militaire, ne sachant que faire de sa
jeunesse, de sa passion, de son ideal, se donne tout entier a un amour
exclusif et disproportionne qui le met en lutte, dans sa propre famille,
contre les principes d'aristocratie, contre le monde du passe; enfin a
une education qui fut tour a tour philosophique et religieuse, et a tous
les contrastes que sa propre vie lui a presentes des l'age le plus
tendre. Elle s'est formee au milieu des luttes que le sang du peuple a
soulevees dans son coeur et dans sa vie, "et si plus tard certains
livres firent de l'effet sur elle, c'est que leurs tendances ne
faisaient que confirmer et consacrer les siennes". Ajoutez a ces
sentiments de solidarite et d'heredite irresistibles les tiraillements
douloureux, les dechirements memes du coeur que lui imposent de cruels
malentendus, perpetuellement balancee entre les emportements de sa mere
et les mepris a peine dissimules de sa grand'mere; veritable enfant de
Paris, imbue des prejuges d'une race a laquelle elle n'appartenait
cependant que d'un cote, on comprend a quelle ecole cette ame ardente,
souvent muette par contrainte, fut soumise et quel fonds d'amertume elle
dut amasser en elle contre cette difference des classes dont souffrit
cruellement son enfance. A ce point de vue, la lecture des premiers
volumes de l'_Histoire de ma vie_ est singulierement instructive et nous
fait penetrer dans les premieres impressions auxquelles s'eveilla cette
existence, bizarrement divisee, des qu'elle prit conscience d'elle-meme.
De la ce qu'elle appela plus tard ses instincts egalitaires et
democratiques, qui ne furent que l'explosion de vieilles rancunes et de
souffrances intimes, qui dataient de loin. Quand elle lut, encore
enfant, les _Battuecas_ de Mme de Genlis, un roman innocemment
socialiste (sans que le nom fut encore prononce), ce fut l'institutrice
et l'amie des rois qui revela a l'enfant reveuse une partie de ses idees
futures. Elle en resta toujours la, avec une naivete que l'age ne
corrigea pas, a travers des lectures et des formules nouvelles qui
amenerent cette naivete a declamer plus d'une fois toujours tres
sincerement, mais un peu au hasard.

Cependant, son imagination travaillait sans cesse, silencieusement et
activement. Plus tard elle en retrouvait la trace et l'action naissante
dans les souvenirs les plus lointains de sa vie. La vie d'imagination,
disait-elle, avait ete toute sa vie d'enfant. Elle se rappelait fort
bien le moment ou le doute lui etait venu sur l'existence du pere Noel,
le grand distributeur de cadeaux a l'enfance. Elle le regrettait
sincerement. La premiere journee ou l'enfant doute est la derniere de
son bonheur naif. "Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant,
c'est proceder contre les lois memes de sa nature. L'enfant vit tout
naturellement dans un milieu pour ainsi dire surnaturel, ou tout est
prodige en lui, et ou tout ce qui est en dehors de lui doit, a la
premiere vue, lui sembler prodigieux." L'enfance elle-meme, la naissance
encore si voisine d'elle, ce flot de sensations qui lui apportent la
nouvelle d'un monde inconnu, tout cela n'est-il pas un cours continu de
merveilles? George Sand combat, en toute occasion, la chimere de
Rousseau, qui veut supprimer le merveilleux sous pretexte de mensonge.
Laissez faire la nature, elle sait son metier. Ne devancez rien. "On ne
rend pas service a l'enfant en hatant sans menagement et sans
discernement l'appreciation de toutes les choses qui le frappent. Il est
bon qu'il la cherche lui-meme et qu'il l'etablisse a sa maniere durant
la periode de sa vie ou, a la place de son innocente erreur, nos
explications, hors de portee pour lui, le jetteraient dans des erreurs
plus grandes encore, et peut-etre a jamais funestes a la droiture de son
jugement et, par suite, a la moralite de son ame."

Elle etait nee reveuse; tout enfant, elle se perdait dans des extases
sans fin qui l'isolaient du monde entier. L'habitude contractee, presque
des le berceau, d'une reverie dont il lui etait impossible plus tard de
se rendre compte, lui donna de bonne heure l'_air bete_. "Je dis le mot
tout net parce que toute ma vie, dans l'enfance, au couvent, dans
l'intimite de la famille, on me l'a dit de meme, et qu'il faut bien que
ce soit vrai." Ces crises de reverie prenaient quelquefois une duree et
une intensite extremes, comme il arriva dans les jours qui suivirent la
mort de son pere (elle avait alors quatre ans). Quand elle se fut fait
une vague idee de ce que c'est que la mort, elle resta des heures
entieres assise sur un tabouret aux pieds de sa mere, ne disant mot, les
bras pendants, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte: "Je l'ai souvent
vue ainsi, disait sa mere pour rassurer la famille inquiete; c'est sa
nature; ce n'est pas betise. Soyez sure qu'elle rumine toujours quelque
chose." Elle _ruminait_, en effet; c'etait la forme habituelle d'une
pensee active deja. Elle a peint en traits expressifs ce premier travail
tout interieur de son imagination. De son propre mouvement, dans cette
periode de sa vie commencante, elle ne lisait pas, elle etait paresseuse
par nature et avec delices; elle avouait qu'elle n'avait pu se vaincre
plus tard qu'avec de grands efforts. Tout ce qu'elle apprenait par les
yeux et par les oreilles entrait en ebullition dans sa petite tete, elle
y songeait au point de perdre souvent la notion de la realite et du
milieu ou elle se trouvait. Avec de pareilles dispositions, l'amour du
roman, sans qu'elle sut encore ce que c'etait que le roman, s'empara
d'elle avant qu'elle eut fini d'apprendre a lire. Elle composait des
histoires interminables en les jouant avec sa soeur Caroline ou sa
petite compagne Ursule. C'etait une sorte de pastiche de tout ce qui
entrait dans sa petite cervelle, mythologie et religion melees, dans la
singuliere education que lui donnait sa mere, artiste et poete a sa
maniere, "qui lui parlait des trois Graces ou des neuf Muses avec autant
de serieux que des vertus theologales ou des vierges sages", en
amalgamant les contes de Perrault et les pieces feeriques du boulevard,
"si bien que les anges et les amours, la bonne vierge et la bonne fee,
les polichinelles et les magiciens, les diablotins du theatre et les
saints de l'Eglise produisaient dans sa tete le plus etrange gachis
poetique qu'on puisse imaginer".

Cette fermentation d'images qui se realisaient en scenes fantastiques au
dedans d'elle-meme et qu'elle essayait de realiser mieux encore dans ses
jeux au dehors, se modifiait, mais ne disparaissait pas quand elle
passait du petit appartement de la rue Grange-Bateliere, ou elle
demeurait a Paris avec sa mere, a la maison de Nohant, qui appartenait a
Mme Dupin. La c'etait une tout autre existence, de tout autres aliments
pour la vie _ruminante_. En dehors des heures d'etude, ou elle
n'apportait qu'une regularite exterieure, elle vivait volontiers en
compagnie des petits paysans du voisinage, dans les _patureaux_ ou ils
se reunissaient autour de leur feu, en plein vent, jouant, dansant ou se
racontant des histoires a faire peur. Elle s'animait, elle s'exaltait de
leurs terreurs. "On ne s'imagine pas, disait-elle en se rappelant cette
periode de son enfance, ce qui se passe dans la tete de ces enfants qui
vivent au milieu des scenes de la nature sans y rien comprendre, et qui
ont l'etrange faculte de voir par les yeux du corps tout ce que leur
imagination leur represente." C'est la qu'elle s'essayait de bonne foi a
ce genre d'hallucination particuliere aux gens de la campagne, guettant
l'apparition de quelque animal fantastique, le passage de la
_grand'bete_ que presque tous ses petits compagnons avaient vue au moins
une fois. Elle etait la premiere aux contes de la veillee, lorsque les
chanvreurs venaient broyer le chanvre a la ferme. Malgre toute la bonne
volonte qu'elle y mit, elle declare qu'elle ne put jamais obtenir la
moindre vision pour son compte; elle ne put reussir a etre completement
dupe d'elle-meme; mais l'ebranlement de l'imagination et des nerfs
persistait; elle en ressentait une sorte de fremissement et de volupte;
toute sa vie elle aima a raviver le plaisir frissonnant que lui
donnaient les emotions de ce genre. De toutes ces inventions rustiques
qu'elle recueillait avidement, de ces visions du soir qu'elle
sollicitait dans la campagne, il y avait juste de quoi troubler un
instant sa cervelle et lui ravir quelques heures de sommeil. Au fond, ce
n'etaient que des materiaux qu'elle amassait dans son magasin d'images;
elle les accumulait dans son incessante reverie, pour l'oeuvre future
dont elle n'avait pourtant aucune idee; elle etait artiste deja et se
dedoublait comme le font les artistes, a la fois auteur et acteur dans
ces petits drames qu'elle se jouait a elle-meme. Plus tard elle
consacra des etudes nombreuses a ce genre de litterature, la litterature
de la peur, qu'elle avait experimentee sur elle-meme, le _Diable aux
champs_, les _Contes d'une grand'mere_, les _Legendes rustiques, le
Drac_, etc., etc. Elle avait fini par se faire, sur ce sujet, une
erudition tres curieuse dont elle s'amusait non sans un peu de frayeur.
L'element fantastique lui semblait etre une des forces de l'esprit
populaire. Elle se plaisait surtout a le saisir chez des populations qui
ne semblent pouvoir reagir que par l'imagination contre la rude misere
de leur vie materielle. Le _Kobold_ en Suede, le _Korigan_ en Bretagne,
le _Follet_ en Berry, l'_Orco_ a Venise, le _Drac_ en Provence, il y a
peu de ses romans d'aventures qui ne garde quelque souvenir de ces noms,
quelque impression de ce genre, et qui ne soit une de ses reveries
d'enfance continuee.

C'est ainsi qu'elle prelude a ce songe d'age d'or, a ce mirage
d'innocence champetre qui la prit des l'enfance et la suivit jusque dans
l'age mur. Malgre ces preoccupations assez sombres, elle n'etait pas
triste pourtant; elle avait ses heures de franche, d'exuberante gaiete.
Sa vie d'enfance et d'adolescence fut une alternative de solitude
recueillie et d'etourdissement complet. Au sortir de ses longues
revasseries, elle se livrait avec une sorte d'ivresse a des amusements
tres simples et tres actifs qui faisaient le plus singulier contraste
aux yeux des personnes habituees a la voir vivre. C'etaient "les deux
faces d'un esprit porte a s'assombrir et avide de s'egayer, peut-etre
d'une ame impossible a contenter avec ce qui interesse la plupart des
hommes, et facile a charmer avec ce qu'ils jugent pueril et
illusoire.... Je ne peux pas, disait-elle, m'expliquer mieux moi-meme.
Grace a ces contrastes, certaines gens prirent de moi l'opinion que
j'etais tout a fait bizarre."

Cette vie interieure, qu'elle portait deja si vive et si intense dans le
secret de sa pensee, manqua prendre un autre courant et une direction
toute nouvelle, grace a un assez grave evenement; ce fut une crise
religieuse qui, vers la seizieme annee, se declara chez elle. A la suite
de dechirements de coeur qui se renouvelaient sans cesse et de quelques
revelations maladroitement cruelles qui lui furent faites sur le passe
de sa mere, Aurore avait resolu de renoncer a tout ce qui devait mettre
dans l'avenir un plus grand intervalle entre sa mere et elle, qui
vivaient generalement separees; elle voulut renoncer a la fortune de sa
grand'mere, a l'instruction, aux belles manieres, a tout ce qu'on
appelle _le monde_. Elle prit en horreur les lecons de son pedagogue
Deschartres, dont elle a immortalise plus tard la figure, les vanites,
les ridicules et la rude honnetete; elle se revolta, elle tourna a
l'_enfant terrible_.

Mme Dupin, ne pouvant venir a bout de sa revolte, resolut de la mettre
au couvent des Anglaises, qui etait alors la maison d'education en vogue
a Paris pour les jeunes filles de la haute societe. La jeune
pensionnaire, qui arrivait la le coeur brise des dernieres luttes entre
sa mere et sa grand'mere, les deux etres qu'elle cherissait le plus, se
reposa delicieusement dans cet abri. Elle nous a raconte avec un charme
exquis, dans l'_Histoire de ma vie_, son sejour au couvent, egayant son
recit de quelques vifs portraits de soeurs et de pensionnaires,
decrivant les moeurs et les habitudes, les salles d'etude et les
chambres, nous interessant a ces petits drames de la vie des
religieuses, aux querelles des eleves, a leurs raccommodements, aux
fautes et aux punitions encourues ou subies, a cette oisivete errante
dans les couloirs, dans les souterrains et sur les toits du couvent, a
la recherche d'un secret qui n'avait jamais existe et de victimes
imaginaires dont on ne savait pas meme les noms, mais qu'on voulait
delivrer d'une captivite romanesque. C'est deja, en action, la
conception qui se realisera dans plusieurs de ses romans et qu'elle
semble poursuivre sans cesse, les mysteres de _la Daniella_, de _la
Comtesse de Rudolstadt_, du _Chateau des Desertes_, de _Flamarande_ et
de tant d'autres recits ou l'invention se complique de surprises
materielles, de labyrinthes, de dedales d'architecture fantastique, et
ou l'on croirait assister a une secrete collaboration d'Anne Radcliffe
avec un ecrivain de genie. Il y a de ces idees fixes dans George Sand.
Celle-la s'etait annoncee de bonne heure.

Dans cette compagnie de jeunes filles fort indisciplinees, dont
quelques-unes l'entrainaient soit a leur suite, soit a leur tete, sa
gaiete, un instant assoupie, se reveilla et meme a l'exces; elle devint
_diable_, elle aussi, un nom caracteristique choisi par les
pensionnaires qui ne voulaient se classer ni parmi les _sages_, ni parmi
les _betes_. Puis tout d'un coup, apres deux annees d'etudes fort
irregulieres et agitees, apres qu'elle eut epuise des amusements qui
n'avaient guere de diabolique que le nom, et qui se reduisaient a un
mouvement sans but, a la rebellion muette et systematique contre la
regle, une revolution vint a s'operer dans son esprit. "Cela s'etait
fait tout d'un coup, comme une passion qui s'allume dans une ame
ignorante de ses propres forces." Un jour arriva ou son amour profond et
tranquille pour la mere Alicia ne lui suffit plus. "Tous ses besoins
etaient dans son coeur, et son coeur s'ennuyait." Sous une vive
impulsion, qui ressemblait a un coup de la grace, elle se sentit
transformee. Elle entendit, elle aussi, un jour, dans un coin sombre de
la chapelle ou elle s'abimait en meditations, le _Tolle, lege_ de saint
Augustin, qu'un tableau naif representait devant elle. Tout d'un coup
elle se donne, sans reserve, sans discussion, a la foi qui l'envahit;
elle n'etait point lache, nous dit-elle, et se fit un point d'honneur de
cet abandon total. Elle subit jusqu'au bout "la maladie sacree"; la
devotion s'empara d'elle; elle connut les larmes brulantes de la piete,
les exaltations de la foi, et parfois aussi elle en ressentit les
defaillances et les langueurs. La fievre mystique l'agitait, comme
saintement egaree, sous les arceaux du cloitre; elle usait ses genoux,
elle repandait son ame en sanglots sur le pave de la chapelle ou elle
avait eu sa revelation. Plus tard elle reprendra les souvenirs de cette
periode de sa vie dans un recit brulant d'amour divin, dans _Spiridion_,
ou plutot dans les premieres pages du recit; car il arrive un moment ou
l'ame tendrement exaltee du jeune moine est en proie a des troubles et a
des visions d'un autre genre qui le detournent de la foi simple et le
jettent dans des voies nouvelles. Mais le debut du roman garde
l'empreinte d'une grande et sincere emotion religieuse qui ne se
rencontre nulle part, dans la vie de l'auteur, au meme degre qu'au
couvent des Anglaises. Comme il arriva pour le jeune moine Spiridion, la
vie vint bientot chez elle troubler ce beau reve mystique, deconcerter
l'extase et apporter des elements nouveaux qui modifierent profondement
l'impression recue. Mais elle en conserva toujours un germe d'idealisme
chretien que les accidents de la vie, ses aventures memes ne purent
jamais etouffer et qui reparaissait toujours apres des eclipses
passageres.

La fievre religieuse s'apaisa bientot, a son retour a Nohant, ou la
rappelait la sollicitude un peu inquiete de sa grand'mere et ou des
incertitudes cruelles sur une sante precaire l'obligerent a rentrer dans
les soucis de la vie pratique. Pendant les dix derniers mois que dura la
lente et inevitable destruction d'une vie qui lui etait chere, Aurore
vecut pres du lit de Mme Dupin, ou seule dans une tristesse presque
sauvage. Cette melancolie profonde n'etait un instant suspendue que par
des promenades a cheval, "par cette reverie au galop", et sans but, qui
lui faisait parcourir une succession rapide de paysages, tantot mornes,
tantot delicieux, et dont les seuls episodes, notes par elle et
consignes dans ses souvenirs, etaient des rencontres pittoresques de
troupeaux ou d'oiseaux voyageurs, le bruit d'un ruisseau dont l'eau
clapotait sous les pieds des chevaux, un dejeuner sur un banc de ferme
avec son petit page rustique Andre, style par Deschartres a ne pas
interrompre son silence plein de songes. C'est alors qu'elle devint tout
a fait poete par la tournure de son esprit et par la sensation aigue des
choses exterieures, mais poete sans s'en apercevoir, sans le savoir.

En meme temps elle prenait la resolution de s'instruire et se mit avec
ardeur a des lectures qui l'attacherent passionnement. Elle sentait le
vide qu'avait laisse dans son esprit son education dispersee et fortuite
sous la discipline bizarre de Deschartres ou sous la regle trop
indulgente du couvent. Elle se mit a lire enormement, mais avec une
curiosite tumultueuse, sans direction et sans ordre. Un nouveau
changement se fit a cette epoque dans son esprit. Elle abandonna
l'_Imitation de Jesus-Christ_ et le dogme de l'humilite pour le _Genie
du Christianisme_, qui l'initiait a la poesie romantique plutot qu'a une
forme nouvelle de la verite religieuse. Bientot elle passa a la
philosophie; chaque livre nouveau marquait en elle comme une nouvelle
ere. Je ne connais rien de dangereux comme la metaphysique, prise a
grande dose et sans methode par un esprit ardent et completement
inexperimente. Il y a pour ces jeunes intelligences un egal peril ou de
s'attacher exclusivement a une doctrine, quand on est incapable de
l'examiner avec sang-froid, et d'y puiser l'enthousiasme exclusif d'un
sectaire, ou bien de tout confondre et de tout meler dans un eclectisme
sans jugement, de rapprocher par des affinites de sentiment des noms et
des dogmes disparates, comme Jesus-Christ et Spinoza. La jeune reveuse
ne put echapper a ce double peril: elle passa tour a tour de
l'enthousiasme qui confond tout a l'enthousiasme qui s'attache
exclusivement a une pensee ou a un nom, tout cela au gre de la sensation
presente ou du caprice de l'imagination. Mais elle augmentait rapidement
son capital de connaissances, qui fut bientot considerable, bien
qu'assez mal classe. Sans facons, elle s'etait mise aux prises avec
Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibniz
surtout, qu'elle mettait au-dessus de tous les autres comme
metaphysicien (ce qui etait une vue et une preference heureuses),
Montaigne, Pascal. Puis etaient venus les poetes et les moralistes, La
Bruyere, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare; le tout sans idee de
suite, sans programme d'etudes, comme ils lui tomberent sous la main.
Elle s'emparait de cette masse tourbillonnante d'idees avec une etrange
facilite d'intuition; la cervelle etait profonde et large, la memoire
etait docile, le sentiment vif et rapide, la volonte tendue. Enfin
Rousseau etait arrive; elle avait reconnu son maitre, elle avait subi le
charme imperieux de cette logique ardente, et son divorce avec le
catholicisme fut consomme.

Dans ce conflit d'opinions et de doctrines, sa force nerveuse s'etait
epuisee a essayer de tout comprendre, de tout concilier ou de choisir.
_Rene_ de Chateaubriand, _Hamlet_ de Shakespeare, Byron enfin avaient
acheve l'oeuvre. Elle etait tombee dans un desarroi intellectuel et
moral, dans une melancolie qu'elle n'essayait meme plus de combattre.
Elle avait resolu de s'abstenir autant que possible de la vie; elle
avait meme passe du degout de la vie au desir de la mort. Elle ne
s'approchait jamais de la riviere sans eprouver dans sa tete comme une
gaiete febrile, en se disant: "Comme c'est aise! Je n'aurais qu'un pas a
faire." Oui ou Non?--Voila ce qu'elle se repetait assez souvent et assez
longtemps pour risquer d'etre lancee par le _Oui_ au fond de cette eau
transparente qui la magnetisait. Un jour, le _Oui_ fut prononce; elle
poussa son cheval hors de la voie marquee par le gue, dans le hasard des
eaux profondes. C'en etait fait d'elle et des chefs-d'oeuvre futurs, si
la bonne jument Colette ne l'avait sauvee, d'un bond extraordinaire,
hors du gouffre.

La mort de sa grand'mere, dont elle raconte les derniers moments avec
une douleur sans phrase et une sincerite touchante, termina la periode
d'initiation. La separation entre les deux familles paternelle et
maternelle fut consommee, legalement au moins, par l'ouverture du
testament. Sa mere, prevenue par quelqu'un, connaissait depuis longtemps
la clause qui la separait de sa fille; elle savait aussi l'adhesion
donnee a cette clause. De la de nouvelles tempetes. On y ceda dans une
certaine mesure. Aurore dut rompre avec ses parents de Villeneuve, a qui
elle etait recommandee par le voeu de la morte. Ce fut un nouveau
dechirement de famille.

Pour obvier a une situation fausse et parfois intolerable, Mme Dupin
conduisit un jour sa fille a la campagne, chez des amis qu'elle avait
rencontres trois jours auparavant et qui se trouvaient etre les
meilleures gens de la terre, les Duplessis; ils habitaient avec leurs
enfants une belle villa de la Brie. Mme Dupin promit de venir la
chercher "la semaine prochaine". Elle l'y laissa cinq mois, et c'est la
que se fit, un jour, le mariage qui devait clore tout naturellement des
relations de famille orageuses et parfois meme extravagantes et
constituer pour la jeune femme une existence normale en esperance.

Ici encore les deceptions ne manquerent pas. Aurore passait pour une
riche heritiere, d'assez belle figure et d'un caractere gai, quand elle
n'etait pas en contact avec les emportements et les irritations de sa
mere, qui avaient le privilege de la rendre affreusement triste. C'est
dans la famille Duplessis qu'elle rencontra le fils naturel d'un colonel
en retraite, M. Dudevant, dont la fortune etait en rapport avec la
sienne et qui la prit tout de suite a gre, "tout en ne lui parlant
point d'amour, et s'avouant peu dispose a la passion subite, a
l'enthousiasme, et, dans tous les cas, inhabile a l'exprimer d'une
maniere seduisante". On fit a Aurore la plaisanterie de la traiter comme
sa femme future; il n'en fallut pas davantage. Elle se maria presque
passivement, comme elle faisait tous les actes exterieurs de sa vie. Le
mariage eut lieu en septembre 1822; ils partirent pour Nohant, ou sa
premiere occupation, pendant l'hiver de 1823, fut le souci de la
maternite qui se preparait pour elle, a travers les plus doux reves et
les plus vives aspirations. La transformation fut complete pour elle.
Les besoins de l'intelligence, l'inquietude des pensees, les curiosites
de l'etude comme celles de l'observation, tout disparut, dit-elle,
aussitot que le doux fardeau se fit sentir. "La Providence veut que,
dans cette phase d'attente et d'espoir, la vie physique et la vie du
sentiment predominent. Aussi les veilles, les lectures, les reveries, la
vie intellectuelle en un mot fut naturellement supprimee, et sans le
moindre merite ni le moindre regret." Son mari etait une nature negative
et tatillonne; il passait sa vie a la chasse; elle, sans un seul point
d'appui autour d'elle, s'abstint de rever; elle fit des layettes avec
une ardeur et bientot une _maestria_ de coup de ciseaux qui la
surprirent elle-meme.

Sauf l'episode de la maternite, les commencements de cette existence
nouvelle furent assez ternes. Ce ne fut que par accident que revinrent
plus tard des acces de cette exaltation douloureuse qui avait fait
jusque-la son secret supplice et, ce qui est plus dangereux, sa secrete
et chere volupte. Quelques annees se passerent dans une sorte de
tranquillite prosaique et de bonheur negatif. Le reve semblait s'etre
enfui bien loin; deux beaux enfants grandissaient autour d'elle. Elle
etait devenue, s'il faut l'en croire, une _campagnarde engourdie_, en
apparence au moins; elle s'appliqua meme a devenir une bonne femme de
menage, ce qui est plus difficile encore. Si sa pensee travaillait
encore solitairement dans la condition tres bourgeoise ou elle semblait
condamnee a vivre, la jeune mere n'avait pas le pedantisme de ses
agitations morales; personne n'en avait le secret ni meme le soupcon
autour d'elle, et quand elle eut ecrit ses premiers romans, un de ses
plus chers amis, un habitue de Nohant, le Malgache, lui ecrivait:
"_Lelia_, c'est une fantaisie. Ca ne vous ressemble pas, a vous qui etes
gaie, qui dansez la bourree, qui appreciez le lepidoptere, qui ne
meprisez pas le calembour, qui ne cousez pas mal et qui faites tres bien
les confitures." Quand definitivement son interieur fut trouble, vers
1831, quand les projets d'un avenir a sa guise eurent pris le dessus,
quand on lui eut accorde une miserable pension et la liberte, qui devait
plus tard se transformer en une separation legale a son profit, quand
elle fut arrivee a Paris pour y courir les risques effrayants d'une
existence completement affranchie, ce fut alors que l'on connut Mme
Sand, une femme nouvelle avec un nom nouveau. Ce fut Henri Delatouche
qui la baptisa ainsi. Sand restait indivis entre Jules Sandeau et elle,
reunis par une collaboration pour la premiere oeuvre. On fut vite
d'accord sur les prenoms. Sandeau garda le sien; George etait synonyme
de Berrichon. "Jules et George, inconnus au public, passeraient pour
freres ou cousins." Les deux noms conquirent bientot une celebrite qui
les separa de plus en plus l'un de l'autre.

Nous ne racontons pas une biographie, nous essayons seulement de tracer
une esquisse psychologique. Notre dessein etait de noter les epreuves
diverses et les phases intellectuelles qui avaient marque la jeunesse de
Mme Sand. Elle arrivait a la vie litteraire avec un fonds de souffrances
tres reelles, bien qu'exagerees sans doute par une imagination forte,
d'emotions intimes et d'agitations religieuses, irritee plutot
qu'apaisee par des lectures sans regle, avec une sensibilite aigue et
raffinee, un dedain profond pour les verites relatives dont il faut bien
parfois se contenter dans le train du monde, la haine instinctive de
tous les jougs qu'impose la loi ou l'opinion, l'horreur innee de tout ce
qui engage la liberte de la pensee ou celle du coeur. Ajoutez a cela
qu'elle se trouve, presque a son coup d'essai et par le miracle d'une
nature prodigue, en possession d'un _style_ merveilleux, qui semble fait
tout expres et comme prepare pour recevoir son ardente pensee, qui
s'etait forme tout seul et sans conseils, depuis la longue serie des
petits cahiers consacres a l'epopee de _Corambe_ jusqu'au premier roman
qu'elle donnera au public.

Comment se fit la premiere revelation de son talent d'ecrire? il est
curieux d'en connaitre l'origine. Ce fut vers la fin du dernier automne
qu'elle passa a Nohant. Elle avait beaucoup lu Walter Scott, dont les
traces se retrouvent dans plusieurs de ses romans.

Elle ebauchait, pendant ces mois tristes, a travers ses longues
promenades, l'idee d'une espece de roman qui ne devait jamais voir le
jour et qu'elle ecrivit sur la tablette d'une vieille armoire, dans
l'ancien boudoir de sa grand'mere, pres de ses enfants: "L'ayant lu,
dit-elle avec candeur, je me convainquis qu'il ne valait rien, mais que
j'en pouvais faire de moins mauvais", et comme elle etait alors tres
preoccupee du choix du metier qui lui assurerait sa liberte a Paris,
elle vint a penser qu'en somme il n'etait pas plus mauvais que beaucoup
d'autres qui, tant bien que mal, faisaient vivre. "Je reconnus que
j'ecrivais vite, facilement, longtemps, sans fatigue; que mes idees,
engourdies dans mon cerveau, s'eveillaient et s'enchainaient, par la
deduction, au courant de la plume; que dans ma vie de recueillement
j'avais beaucoup observe et assez bien compris les caracteres que le
hasard avait fait passer devant moi, et que, par consequent, je
connaissais assez la nature humaine pour la depeindre." Cela
l'encouragea dans sa tentative; elle en conclut que, de tous les petits
travaux dont elle etait capable, la litterature proprement dite, dont
elle avait le gout et l'instinct confus, etait celui qui lui offrait le
plus de chances de succes comme metier. Elle fit son choix. Mais elle
avait bien hesite auparavant; elle avait essaye des portraits au crayon
ou a l'aquarelle en quelques heures. C'etait ressemblant, parait-il,
mais cela manquait d'originalite. Elle crut un instant avoir trouve son
aptitude veritable: elle peignait avec gout des fleurs et des oiseaux
d'ornement, des compositions microscopiques sur des tabatieres et des
etuis a cigares en bois de Spa. Elle faillit meme en vendre un
quatre-vingts francs, chez un marchand a qui elle l'avait confie. A quoi
tiennent les destinees litteraires! Si elle en avait obtenu cent francs,
ce qu'elle demandait en tremblant, sans croire que ce fut possible,
_Consuelo_ et _la Mare au Diable_ n'auraient jamais paru. Heureusement
la mode de ces objets passa vite, et Mme Dudevant fut obligee de
chercher ailleurs ce qu'elle avait cru trouver la, _son gagne-pain_. Le
mot est d'elle; il etait strictement vrai dans les conditions qui lui
etaient faites. Elle avait a payer de son travail son passage a travers
la vie libre, apres qu'elle avait d'abord et de guerre lasse abandonne
tous ses droits a son mari, pour racheter son independance. Ce mari, que
nous ne retrouverons pas sur notre chemin, sans etre precisement une
_realite offensive_ dans les premieres annees, sans etre d'ordinaire ni
mechant ni brutal, s'etait arrange de maniere a devenir insupportable et
a rendre la vie commune bien difficile a une femme d'un caractere
solitaire et assez sauvage, qu'on ne pouvait ni asservir ni reduire dans
ses habitudes et ses gouts. Quelques autres defauts, plus graves,
parait-il, vinrent s'ajouter aux difficultes conjugales et deciderent
une separation, qui, d'abord partielle et librement consentie, devint
definitive.

Il arriva enfin un jour ou Mme Dudevant reconquit son droit entier a
l'independance qu'elle avait tant de fois souhaitee. En 1836 un jugement
du tribunal de Bourges prononca la separation a son profit et lui laissa
l'education des deux enfants. Mais deja elle avait fait l'essai
dangereux de la celebrite litteraire par des oeuvres qui avaient surpris
l'attention publique. Elle y etait arrivee avec les qualites dont nous
lui avons vu faire l'essai dans la retraite, interieurement si agitee,
ou elle avait vecu: l'habitude des longues reveries, qui etait devenue
un abri contre la vie reelle, une sensibilite tres vive pour toutes les
formes de la souffrance humaine, une bonte qui fut pour elle une source
d'inspirations et en meme temps une occasion perpetuelle d'erreurs et de
malentendus dans son existence; enfin une imagination inepuisable dont
elle avait suivi en secret, avec delices, les jeux et les combinaisons
tour a tour ravissantes et terribles, jusqu'au jour ou elle imagina de
les jeter dans le public, qui s'en eprit passionnement et acclama le nom
de l'enchanteresse. On lui donna presque aussitot sa place, et ce fut
souvent la premiere, dans cette illustre pleiade de romanciers qui
embrassait les noms si divers de Balzac, d'Alexandre Dumas, de Jules
Sandeau, et dans laquelle le nom de George Sand garda son eclat
personnel sans rien emprunter aux astres fraternels et voisins.

NOTES:

[Note 1: Sa grand'mere etait la propre fille du marechal Maurice de Saxe
et d'une des demoiselles Verriere, bien connues au XVIIIe siecle. Son
grand-pere etait le celebre M. Dupin de Francueil, que Jean-Jacques
Rousseau et Mme d'Epinay designent sous le nom de Francueil seulement,
et qui, a l'age de soixante-deux ans, etait encore un _reste d'homme
charmant_ du dernier siecle. De ce mariage etait ne Maurice Dupin, un
militaire, brillant causeur la plume a la main, un peu trop ami des
aventures, qui, tres jeune, unit son sort a celui d'une fort aimable et
spirituelle modiste de Paris, contre le gre de Mme Dupin, tour a tour
indulgente et courroucee. Maurice Dupin eut, en 1804, une fille, Aurore,
qui devait illustrer le nom de George Sand.]




CHAPITRE II

HISTOIRE DES OEUVRES DE GEORGE SAND

L'ORDRE ET LA SUCCESSION PSYCHOLOGIQUE DE SES ROMANS


Quelle idee George Sand se faisait-elle du roman quand elle entreprit
d'ecrire pour le public? Meme en faisant aussi large que l'on voudra la
part de la spontaneite, peut-on croire que cette intelligence, si
richement douee et si feconde, ait marche tout a fait au hasard, dans
les voies qui se sont offertes a elle, avec l'indifference banale d'un
talent qui ne vise qu'au succes, ou bien s'est-elle developpee selon la
regle inapercue, mais active, d'instincts energiques et permanents? Elle
va repondre pour nous:

"Je n'avais pas la moindre theorie quand je commencai a ecrire, et je ne
crois pas en avoir jamais eu quand une envie de roman m'a mis la plume
en main. Cela n'empeche pas que mes instincts ne m'aient fait, a mon
insu, la theorie que je vais etablir, que j'ai generalement suivie sans
m'en rendre compte, et qui, a l'heure ou j'ecris, est encore en
discussion. Selon cette theorie, le roman serait une oeuvre de poesie
autant que d'analyse. Il y faudrait des situations vraies et des
caracteres vrais, reels meme, se groupant autour d'un type destine a
resumer le sentiment ou l'idee principale du livre. Ce type represente
generalement la passion de l'amour, puisque presque tous les romans sont
des histoires d'amour. Selon la theorie annoncee (et c'est la qu'elle
commence), il faut idealiser cet amour, ce type par consequent, et ne
pas craindre de lui donner toutes les puissances dont on a l'aspiration
en soi-meme, ou toutes les douleurs dont on a vu ou senti la blessure.
Mais, en aucun cas, il ne faut l'avilir dans le hasard des evenements;
il faut qu'il meure ou triomphe, et on ne doit pas craindre de lui
donner une importance exceptionnelle dans la vie, des forces au-dessus
du vulgaire, des charmes ou des souffrances qui depassent tout a fait
l'habitude des choses humaines, et meme un peu _le vraisemblable_ admis
par la plupart des intelligences. En resume, idealisation du sentiment
qui fait le sujet, en laissant a l'art du conteur le soin de placer ce
sujet dans des conditions et dans un cadre de realite assez sensible
pour le faire ressortir."

George Sand n'a pas ete infaillible dans l'application de cette theorie.
Il lui est arrive plus d'une fois d'idealiser dans le chimerique et le
faux. Mais c'etait la l'erreur de son jugement, non de ses instincts;
elle restait fidele d'intention a sa theorie, alors meme qu'elle la
trahissait. Cette theorie parait bien simple et bien grande, par
comparaison surtout avec ce qui s'est vu plus tard.

A travers toutes les aventures de sa vie reelle et de sa vie litteraire,
George Sand garda intact son culte de l'ideal, elle resta poete. Le gout
changeant des generations nouvelles ne lui ravira jamais cet honneur.
C'est dans une conception poetique que naissent ces recits si riches, si
varies, qui souvent s'alterent dans la suite des evenements, mais qui
toujours ont des commencements merveilleux.

On comprend comment cette spontaneite d'une imagination dont j'ai essaye
de retracer les origines troublees, qui ne se gouverne guere, qui
s'excite elle-meme, comment le souvenir des crises morales traversees,
l'espoir confus d'un avenir ou sa credulite enthousiaste voyait eclore
des reves divins, comment toute cette nature inquiete, fremissante et
superbe, avec ses illusions et ses vraies douleurs, va trouver
d'instinct son expression dans des oeuvres etranges, audacieuses de
pensee, d'un style exalte et inquietant, gemissantes et passionnees,
debordantes de lyrisme, a propos de l'amour, a propos de la religion, a
propos de la vie humaine. Que si, de plus, on vient a penser que cet
auteur est une femme froissee par la vie, decue, irritee de mille
manieres, que jusqu'alors dans une existence tres active au dedans, mais
tres solitaire et tres retiree, elle est restee etrangere a tous les
grands spectacles de la politique et de la societe, et qu'elle se
precipite dans ce monde inconnu, avec son inexperience effrenee, ses
vastes desirs et une compassion profonde pour les miseres et les
douleurs qui crient a travers l'humanite, et encore plus pour celles qui
souffrent et saignent silencieusement: on comprendra que cette femme
soit tout d'abord consternee et saisie a cette vue, comme toutes les
belles ames qui jugent le monde avec leur coeur et dont les aspirations
sont violemment meurtries par la brutalite des faits. Elle demandera
alors si a tant de maux il n'y a pas de remede.

Ce seront d'abord les preoccupations personnelles, religieuses et
morales qui domineront son esprit et ses oeuvres. Puis ce sera le tour
des preoccupations sociales. Alors, autour de cette femme inspiree, de
ce poete applaudi, de cet ecrivain deja populaire, vous verrez se
presser en foule les docteurs de la renovation universelle, les
empiriques et les utopistes, les sophistes et les reveurs, les apotres
sinceres et les charlatans de la question sociale, les exploiteurs et
les exploites, les ambitieux et les naifs. Ils ont trouve dans George
Sand l'eclatant porte-voix de leurs doctrines. C'est a qui lui proposera
un plan nouveau, un systeme inedit, la philosophie, la politique, la
religion de l'avenir. La nature de Mme Sand la predisposait a subir le
despotisme des convictions apres et des imaginations fortes. Fanatique
du bien absolu ou, a son defaut, d'un mieux immediat, reve plutot
qu'experimente, plus paresseuse a concevoir l'idee qu'a la mettre en
oeuvre, reconnaissant elle-meme que l'initiative intellectuelle lui
manque, elle laisse envahir toute une periode de sa vie par l'utopie
politique, par le vague desir d'un age d'or sur l'avenement duquel tout
le monde est d'accord autour d'elle, sans que chacun renonce a son plan
pour le faire eclore, et a son programme particulier pour le realiser.
Enfin, un beau jour (oui, ce fut un beau jour pour son talent et sa
gloire) elle eprouvera comme une grande lassitude de cette agitation
d'idees dans le vide, de ces theories, immaculees et superbes tant
qu'elles demeurent sur le trone interieur de la pensee pure, et qui, des
qu'elles descendent dans les aventures de la politique active et dans
les mouvements de la rue, se laissent _avilir et souiller par les
evenements_. Ce grand esprit, qui a l'horreur de la violence, rentrera
en soi sous une impression de fatigue et de degout; elle fera, si j'ose
dire, une retraite spirituelle en elle-meme dans le sanctuaire de ses
plus chers souvenirs; elle se rendra a l'appel energique que lui font
ses secrets instincts, trop longtemps froisses par la discussion
violente et la lutte ingrate; elle reviendra a son gout pour la
campagne, pour ces champs du Berry, theatre de la premiere poesie de ses
reveries d'enfant; il y aura en elle comme une eclosion soudaine et
inesperee de souvenirs frais et charmants, d'emotions exquises et
saines. Enfin, nous nous reposerons avec elle de toutes les agitations
et de toutes les haines; la douce lumiere, un peu voilee, de la campagne
natale finira par eclipser l'eclat fievreux du reformateur, le reve
enflamme du poete humanitaire.

N'est-ce pas la precisement le cercle parcouru par Mme Sand, et cette
page de biographie intime n'est-elle pas l'histoire en raccourci de ses
oeuvres?


I

La premiere periode de sa vie litteraire est toute au lyrisme spontane,
personnel. Et comme je voudrais faire ici un tableau non de fantaisie,
mais d'histoire, avec la precision relative que comportent ces sortes de
divisions d'un caractere tout psychologique, je crois pouvoir etendre
cette premiere periode de 1832 a 1840 environ. Dans cet intervalle de
neuf annees paraissent, coup sur coup, les chefs-d'oeuvre de la premiere
maniere, _Indiana, Valentine, Jacques, Andre, Mauprat, Lelia_ et la
charmante serie des contes venitiens[2].

Rappelons rapidement le sujet des oeuvres principales. Nous verrons
qu'elles procedent toutes d'un fonds commun d'emotions et de douleurs
personnelles, sans etre pourtant la confidence et le recit de sa vie.
Mme Sand a toujours proteste contre les applications trop strictement
biographiques qui ont ete faites de ses premiers romans.

Cependant il faut s'entendre sur ce point delicat. _Indiana_, elle nous
l'assure, n'est pas son histoire devoilee. C'etait du moins l'expression
de ses reflexions habituelles, de ses agitations morales, d'une partie
de ses souffrances reelles ou factices; ce n'etait pas sa vie, soit,
c'etait le roman ou le drame de sa vie, tel qu'elle l'avait concu sous
les ombrages de Nohant. Que ce ne fut pas, je veux le croire, une
plainte formulee contre son maitre particulier, c'etait du moins une
protestation contre la tyrannie dans le mariage, personnifiee par le
colonel Delmare. C'etait aussi la conception, l'ideal d'une femme
aimante, telle qu'elle l'imaginait alors; c'est pour son propre compte
qu'elle s'interessait a la peinture d'un amour naif et profond, exalte
et sincere, passionne et chaste, que sa naivete meme trahit, que sa
sincerite livre en proie et sans autre defense que le hasard a l'egoisme
voluptueux et feroce d'un homme du monde, et que sauve enfin du dernier
desespoir un coeur heroiquement silencieux, un coeur digne d'elle, digne
de la reconcilier avec la vie et l'amitie.--_Valentine_ recommence, avec
des details ravissants et une poesie incomparable, ce theme du mariage
impie et malheureux que les convenances sacrileges du monde ont impose,
et qui traine a sa suite les plus lamentables et tragiques douleurs, le
reveil violent de la nature et du coeur, les ardeurs fatales, les
tentations plus fortes que la volonte, la famille deshonoree, une noble
maison brisee, un foyer aneanti.--_Jacques_, c'est son ideal de l'amour
dans l'homme (comme _Indiana_ est son ideal de l'amour dans la femme);
c'est un stoicien devenu amoureux avec la profondeur et l'elevation
qu'un stoicien peut mettre dans ces sortes de choses, avec un courage
triste jusqu'a la mort des qu'il pressent une faiblesse ou une trahison,
un devoue qui abdique sans eclat tous ses droits et se resigne au
suicide pour epargner a Fernande, adoree jusque dans sa faute,
l'humiliation de ses joies coupables et la honte de son bonheur
adultere.--L'amour dans une nature gracieuse et faible qu'il exalte et
qu'il brise, l'amour encore, mais dans une nature sauvage qu'il dompte
et qu'il eleve a la plus haute education de l'intelligence et du coeur,
ce sont deux reves sur les effets divers de la grande passion, c'est
_Andre_, c'est _Mauprat_.--_Lelia!_ Qui ne se rappelle toujours, apres
l'avoir lu une fois, ce poeme etrange, incoherent, magnifique et
absurde, ou le spiritualisme tombe si bas, ou la sensualite aspire si
haut, ou le desespoir declame en si beau style, ou l'esprit, ravi,
etonne, scandalise, passe brusquement d'une scene de debauche a une
priere sublime, ou l'inspiration la plus fantasque s'elance de l'abime
au ciel pour retomber au plus profond de l'abime? C'est le doute qui
blaspheme, qui maudit, qui s'attendrit jusqu'a l'extase; c'est l'amour
qui s'injurie lui-meme sans pitie et qui analyse ses miseres avec une
sorte de fureur desesperee; c'est la foi qui tantot se renie et tantot
se livre a ses transports; c'est l'ideal qui se deshonore dans les bras
des prostituees, et qui demande a l'orgie l'impuissante consolation de
ses reves et de ses elans trompes. Ce lyrisme excessif, bien qu'il ait
vieilli, offre encore au lecteur un spectacle etonnant ou le vertige et
la fievre se melent a des aspirations de la plus grande beaute.--Dans
_Spiridion_, le jeune moine Alexis, qui n'est pas sans ressembler
beaucoup a George Sand elle-meme en consultation aupres de Lamennais,
represente l'ame en peine a la recherche de la verite religieuse,
touchee de l'ideal divin et le cherchant avec une douloureuse anxiete a
travers les symboles et les livres, et surtout a travers les angoisses
d'un vieux moine mourant qui legue a son successeur la flamme,
recueillie dans le feu de l'orage, mais la flamme ou s'allumera la
revolte religieuse et plus tard la Revolution.

A cote de ces grands romans il ne faut pas oublier des oeuvres moindres,
non par le talent, mais par l'etendue. Qui ne connait pas les nouvelles
de Mme Sand l'ignore vraiment ou est expose a la meconnaitre dans
l'etonnante souplesse de son art. A travers ses plus grandes oeuvres, a
toutes les epoques de sa vie, mais surtout dans la premiere periode, se
joue par intervalles un courant vif et bondissant d'esprit tout
francais, l'esprit renaissant du XVIIIe siecle, de fantaisie elegante et
de curiosite aventureuse qui trouve a se repandre en liberte dans des
fictions dont l'amour est le theme perpetuellement varie. A-t-on jamais
manie l'ironie legere d'une main plus gracieuse que celle qui a ecrit
_Cora_, _Lavinia_, ou qui a trace ces pages ou la derniere marquise du
XVIIIe siecle nous peint, en jouant avec son eventail, les moeurs et les
caracteres de son temps et nous raconte la seule emotion qui ait failli
troubler le cours harmonieux d'une longue existence, vouee aux amours
faciles! Et _Lavinia_, qui pourrait l'oublier? Nous gardons, longtemps
apres qu'elle a disparu, l'impression de ce sourire ou a passe la
maligne vengeance d'un coeur trahi, qui voit revenir a lui le transfuge
et qui l'abandonne a son tour, avec une tristesse souriante, a ses
remords vite consoles. Comme tous ces recits sont d'une invention
naturelle, d'une allure vive, d'un tour et d'un style exquis! _Metella_
nous montre, au vif et au naturel en meme temps, l'art de peindre les
troubles les plus graves du coeur, d'un trait discret qui laisse tout
deviner presque sans rien marquer et en courant a la surface. _Le
Secretaire intime_, _Teverino_ sont deux inspirations de la plus
brillante poesie.

J'aime moins _Leone Leoni_, malgre la vigueur extraordinaire du ton, et
je goute mediocrement quelques pages dans _la Derniere Aldini_. La mere
ne me plait guere quand elle veut epouser son gondolier, et la fille
m'effraye quand elle se jette a la tete du chanteur. Mais combien
d'autres pages pleines de fraicheur et d'eclat, et quel riant coloris!
que de finesse et de grace dans la scene ou Lelio se trouve pour la
premiere fois en tete-a-tete avec la jeune Alezia! quelle lutte
ingenieuse, et le charmant triomphe pour tous les deux! L'eclat des
grandes oeuvres de George Sand a ete trop vif; elles ont ete celebrees
ou discutees avec trop de feu, pour que les _nouvelles_ n'eussent pas un
peu a en souffrir. Il y a la cependant quelques-uns des plus purs joyaux
de cet ecrin deja si riche. Toutes les elegances de l'esprit s'y
unissent comme pour faire un cadre d'or a un sentiment delicat. Grace
emue, fantaisie souriante, originalite tour a tour piquante et
attendrie, que de dons aimables, et quel malheur que George Sand ne s'en
soit pas contentee! Pourquoi a-t-elle voulu faire de son talent un
instrument plus sonore, mais souvent faux, de doctrines mal etudiees?

De ces nouvelles, dont le cadre et le paysage sont empruntes a l'Italie
et surtout a Venise, il faut rapprocher les _Lettres d'un voyageur_,
publiees a differentes dates et a d'assez grands intervalles, mais dont
les premieres, les lettres venitiennes, offrent un interet etrange et
passionne que les autres n'ont pas au meme degre. Ces premieres lettres,
vrai poeme en prose, chroniques de voyage dans les Alpes et vers le
Tyrol, recit de conversations ou d'impressions solitaires a Venise, sont
l'expression attristee, dramatique, d'un esprit souffrant, malade, deja
cruellement eprouve par la douleur, trompe par l'amour, comme si, apres
quelques annees a peine d'experience, il avait du se demontrer a
lui-meme que les passions les plus romanesques ne sont pas a l'abri de
la souffrance, pas plus que les existences les plus bourgeoises. C'est
tantot un jugement amerement resigne sur la vie et les hommes, tantot
une plainte aigre, un cri d'angoisse, un de ces cris qui se font
entendre a travers le monde, et qui ont un long retentissement. C'est, a
coup sur, la confidence la plus sympathique et la plus curieuse que Mme
Sand nous ait donnee sur elle-meme par la sincerite de l'accent, avec
une exquise discretion de la douleur. Dans ces simples pages s'agitent
en une seule ame tous les sentiments les plus sacres de l'ame; ils
s'agitent, ils palpitent sous le voile; ni le sexe ni l'age de ce pauvre
et poetique voyageur de la vie ne s'y revelent un seul instant; la
passion et la souffrance y gardent une admirable pudeur, et le charme en
est double.

Toutes ces oeuvres si diverses par la conception, par la fantaisie, par
le cadre, portent la trace brulante d'un esprit jeune. Le sujet, a peu
pres unique a travers la variete eblouissante des aventures, c'est la
peinture de l'amour noble aux prises avec les tentations et les
surprises de la vie, avec les defaillances ou les trahisons, ce sont les
fortunes de ce pauvre et grand coeur humain dans ses elans trompes vers
l'heroisme et dans ses chutes prodigieuses; c'est aussi la lutte des
ames aimantes contre les perfidies du sort, qui les jette en proie a la
violence; c'est la revolte de la nature contre les erreurs fatales de la
societe; c'est une protestation contre les servitudes du code, ou de
l'opinion, en un mot, contre tout ce qui gene le libre elan des amours
vrais. C'est enfin la poursuite inquiete et passionnee de l'ideal
religieux, d'un ideal souvent chimerique et trouble, mais ardemment
espere, entrevu a travers les doubles tenebres _de la superstition et du
scepticisme_. Telle est l'inspiration qui domine dans cette premiere
periode, et tel est le motif de ces premiers chants. Chacune de ces
oeuvres est un poeme consacre a l'amour divin et surtout a l'amour
humain, tous les deux fort etonnes d'etre si intimement meles et
confondus. La question sociale ne parait que dans un vague lointain et
incidemment. L'idee d'une reformation ne va guere d'abord au dela du
mariage, critique moins encore dans son principe que dans sa pratique.
Elle ecrivait alors, comme elle le dit, sous l'empire d'une emotion, non
d'un systeme.


II

Le systeme se fait jour bientot et refoule l'emotion dans certaines
limites. L'emotion et le systeme, l'une venue de l'ame meme de l'auteur,
l'autre venu du dehors, se partageront, a parts plus ou moins egales,
les romans de la seconde periode, ceux qui remplissent la vie litteraire
de Mme Sand de 1840 a 1848 environ.

Ce fut un malheur, au point de vue de l'art, que ce partage. On ne peut
pas dire precisement que le talent ait baisse dans les oeuvres de la
seconde maniere; mais, a coup sur, l'interet est moins vif, la
sympathie, a chaque instant deconcertee, se refroidit. Il y a des
parties entieres frappees d'une mortelle langueur. Cela devait etre, et
cela est. Ce qu'elle nous avait promis dans le roman, c'etait la
peinture plus ou moins idealisee du coeur humain, l'analyse de l'ame
jetee dans des situations fictives et se developpant, dans cette
combinaison d'evenements imaginaires, au gre de l'auteur, observateur ou
poete. Ce qui nous plaisait dans cette lecture, c'etait d'y gouter
l'ineffable oubli du monde reel, le repos de ce labeur tumultueux ou
tout ce que nous avons de sentiment et d'activite s'epuise, par l'effet
necessaire de la vie pratique, dans des luttes si apres et toujours
renaissantes, souvent pour de si miserables objets. On aimait a s'y
distraire du combat, du bruit et de la poussiere de chaque jour. O
poete, vous m'avez presente l'amorce d'une fiction aimable, je vous ai
suivi sans defiance et d'un coeur charme; vous avez sollicite ma
curiosite, vous l'avez ravie; vous m'avez emu, je subis la douce ivresse
que votre art m'a preparee. Et, tout d'un coup, voici que mon emotion
s'arrete et se glace. Qu'avez-vous fait? Au milieu de l'idylle
enchantee, voici une tirade traitresse dont je reconnais l'inspirateur,
voici le sermon socialiste qui commence, et le charme cesse d'agir. Vous
me rejetez de vive force, et par une sorte de perfidie, dans ce milieu
discordant et agite que je voulais fuir. Je reconnais ici le discours de
M. Michel (de Bourges), la le pamphlet enflamme de M. de Lamennais,
ailleurs le reve philosophique et religieux de M. Pierre Leroux; courez
apres mon emotion, essayez de la ressaisir, elle est bien loin. J'ajoute
que, par la force des choses, dans ces episodes de predication
intermittente, le talent ni le style ne sont plus les memes. On sent
trop bien que l'inspiration vient du dehors et que cette parole n'est
qu'un echo. L'inevitable declamation arrive, comme toujours, quand le
style n'est plus le son meme de l'ame, directement frappee par son
emotion propre. L'eloquence se guinde, la verve forcee prend des airs
d'emphase.

Que l'on eprouve cette critique sur les principaux romans de cette
seconde periode. C'est vers 1840, avec _le Compagnon du tour de France_,
que le systeme arrive et que le socialisme entre en campagne. Certes il
y a des parties charmantes dans ce roman, des types et des situations
saisis avec art. Le fond de l'oeuvre est, ou du moins devrait etre, le
contraste de l'amour genereux et vraiment grand de Pierre Huguenin, avec
la passion vaniteuse et sensuelle d'Amaury, l'un devouant l'ardeur de sa
chaste pensee a une vierge austere, grave, qui est toute intelligence et
toute ame, l'autre cherchant la satisfaction d'un gout d'artiste dans la
seduction d'une femme elegante et coquette, qu'il aime avec tout
l'orgueil de ses sens et toute l'exaltation d'une fantaisie. Ce qui est
vrai dans ce roman, ce qui est bien observe et vraiment beau, c'est
l'effet de ce faux et mauvais amour sur Amaury. Ce coeur bien doue, mais
faible, dupe de sa vanite, expie cruellement sa faute, non par la perte
de son avenir, mais, ce qui est plus terrible, par la degradation
successive de ses belles qualites. La volupte et l'ambition l'ont
touche, elles le possederont a jamais. Ce qui est vrai aussi, et
admirablement decrit, c'est l'effet d'un noble amour sur Pierre
Huguenin; c'est la peinture de son elevation morale, de la delicate
fierte de ses sentiments, de ce courage et de cette probite du bon sens
qui se tient a l'ecart et dans l'ombre ou doivent se releguer les
passions impossibles. Mais, a chaque instant, helas! ces belles analyses
s'arretent brusquement. Cette etude profonde et charmante des effets de
deux passions contraires sur deux ames plebeiennes s'interrompt pour
laisser passer le flot de la declamation politique. Je ne connais pas de
personnage plus incommode, plus bruyant, plus sottement bavard que cet
Achille Lefort, qu'on est sur de trouver a tous les detours des allees,
toutes les fois que l'idylle s'y promene. Je ne sache rien de plus
invraisemblable que le caractere de M. de Villepreux, ce complice
d'Achille Lefort qu'il meprise, melange indefinissable d'un grand
seigneur sceptique, d'un membre de l'opposition constitutionnelle, d'un
conspirateur sans conviction, qui, a certains moments, semble monter sur
le trepied de la sibylle humanitaire, et qui, l'instant d'apres, en
redescend avec le sourire d'un Machiavel du Palais-Bourbon. Mais
surtout, je ne sache rien de plus faux, de plus declamatoire de plus
dissonant que le personnage de la noble Yseult, dans la derniere partie
du roman, ou l'on est tout etonne de decouvrir que cette jeune fille,
qui semble etre la raison meme, avec tant de grace et de charme, n'est
rien qu'une conspiratrice exaltee, une pedante infatuee. Voyez-la
initiant Pierre Huguenin aux mysteres du carbonarisme, fondant, au
milieu de cette campagne splendide et de ce beau parc, la loge
_Jean-Jacques Rousseau_; puis, a son tour, initiee par la vertu de
l'ouvrier a la vraie doctrine de l'egalite, tout a coup, dans une scene
etrange, lui demandant, _devant Dieu qui les voit et qui les entend_,
s'il l'aime comme elle l'aime, et lui avouant que, depuis le jour ou
elle a pu raisonner sur l'avenir, elle a resolu _d'epouser un homme du
peuple afin d'etre peuple_, comme les esprits disposes au christianisme
se faisaient baptiser afin de pouvoir se dire chretiens. Charmante et
douce Yseult, ou etes-vous? Je ne sais quel fantome, echappe du club des
femmes, a pris votre place. Je ne vous reconnais plus[3]. Ainsi
s'entremelent, a chaque instant, au grand depit du lecteur, les deux
parties du roman, l'une tout aimable et tout emue, empreinte de ce
charme qui est la grace dans l'art, l'autre surchargee de tons violents
et criards qui font peur a la grace et qui la forcent a s'envoler bien
loin.

_Horace_ serait l'analyse interessante d'un caractere miserablement
personnel et faible, si le roman n'etait pas gate par le contraste trop
visiblement cherche d'Arsene, l'homme du peuple sublime, heros du
socialisme naissant, type de toutes les vertus selon la morale nouvelle.
Dans _Jeanne_ on voit poindre l'_idee druidique_, si chere a quelques
amis de Mme Sand, melee a je ne sais quelle vague synthese ou quel chaos
religieux. Ici encore, on voudrait choisir dans cette oeuvre si
melangee. Quelques episodes charmants, comme la rencontre de Jeanne
endormie dans les _Pierres Jomatres_ et comme le poisson d'avril,
quelques scenes rustiques, admirablement peintes, comme l'incendie dans
un hameau, les lavandieres, la mort a la campagne, la fenaison, ne
suffisent pas a sauver le roman de l'ennui que vous cause la
preoccupation du systeme, incessamment ramene a la traverse du
sentiment. Peu a peu le systeme tue le roman. Il arrive un moment ou
Jeanne n'est plus cette fille des champs, admirablement simple et pure,
dont le charme naif inspire de l'amitie ou de l'amour a tous ceux qui la
rencontrent, et qui s'en etonne ou s'en effraye avec tant de modestie et
de pudeur. Elle se transforme a vue d'oeil. Elle devient tantot la
Velleda du Mont-Barlot, tantot la Grande Pastoure, elle grandit sans
cesse, si c'est grandir, au point de vue de l'art, que de passer a
l'etat de mythe et d'allegorie. Elle symbolise l'ame heroique et reveuse
du peuple des campagnes. Je le veux bien, mais je ferme le livre au
moment ou la jeune paysanne devient une si belle parleuse, et je passe
avec empressement a _Consuelo_.

Ici encore, malgre les tresors d'invention et d'art qui s'y depensent,
n'eprouverai-je aucune deconvenue? Certes je ne suis pas assez sottement
empresse de prouver ma critique, pour discuter l'etonnante fecondite
d'invention, la curiosite, la passion repandues dans tout ce roman et
meme dans la premiere partie de _la Comtesse de Rudolstadt_, qui en est
la suite. Mme Sand, comme elle l'avoue, sentait la un beau sujet, des
types puissants, une epoque et des pays semes d'accidents historiques,
dont le cote intime etait precieux a explorer, et a travers lesquels son
imagination se promenait avec une emotion croissante, a mesure qu'elle
avancait au hasard, toujours frappee et tentee par des horizons
nouveaux. Des lectures recentes qui avaient vivement saisi son esprit
mobile l'attiraient a cette entreprise singuliere et complexe, en lui
faisant pressentir tout ce que le XVIIIe siecle offre d'interet sous le
rapport de l'art, de la philosophie et du merveilleux, trois elements
produits par ce siecle d'une facon tres heterogene en apparence, et dont
le lien etait cependant curieux a etablir sans trop de fantaisie. Siecle
de Marie-Therese et de Frederic II, de Voltaire et de Cagliostro: siecle
etrange qui commence par des chansons, se developpe dans des
conspirations bizarres, et aboutit par des idees profondes a des
revolutions formidables! Je reconnais volontiers, avec Mme Sand, la
grandeur du sujet, et, plus liberal qu'elle envers elle-meme, je
reconnais qu'elle en a tire le plus souvent un grand parti, par
l'interet de l'intrigue, le charme etrange de certaines situations, la
vive peinture des sentiments et des caracteres. Comme on aime cette
Consuelo, intelligence elevee, noble coeur, admirable artiste, dans les
debuts chastement aventureux de sa vie errante a Venise, dans ses
premiers triomphes et ses premieres tristesses, a son arrivee a ce
terrible chateau des Geants par une nuit de tempete, dans toute cette
fantasmagorie des vieilles ruines et des grands souterrains, dans son
amour pour le jeune comte Albert si longtemps combattu par l'effroi,
dans sa fuite, dans sa rencontre a travers champs avec Haydn presque
enfant, dans ce long voyage enfin, le plus ravissant et le plus
fantastique que l'imagination puisse rever!

Et plus tard, quand, aux prises avec des evenements terribles, triste
fiancee de la mort, sous le coup d'un effrayant mystere dont parfois sa
raison se trouble, nous voyons reparaitre Consuelo, vierge et veuve,
comtesse de Rudolstadt, toujours grande et noble artiste, a la cour de
Frederic et dans la dangereuse intimite de la princesse Amelie, que de
scenes pleines d'attrait et de terreur! Sa prison, son enlevement, cette
fuite nouvelle sous la conduite des Invisibles, ces emotions
douloureuses d'une passion enigmatique qui l'attire comme un amour
permis et qui l'effraye comme une sorte d'adultere envers un mort, tout
cela est raconte avec un interet, un entrain incomparables. Mais, pour
Dieu! que le comte Albert ne soit donc pas si fatal, si prolixe et si
nuageux! S'il aime Consuelo, qu'il lui parle de son amour et qu'il ne
lui commente pas sans fin, dans une histoire de fantaisie, les
sanglantes legendes de Jean Ziska et des Hussites! Si sa demence n'etait
pas si pretentieuse, il pourrait nous interesser; s'il ne repassait pas
a chaque instant dans le roman, avec son front pale, son oeil fixe et
son manteau noir seme de larmes d'argent comme un drap mortuaire, il
pourrait nous sembler aimable. Mais c'est bien mal a lui de deraisonner
si souvent pour effrayer Consuelo et pour impatienter le lecteur! Et
quand le moment de l'initiation arrive, quand l'oracle parle enfin au
fond du souterrain, est-ce que je me trompe? Est-ce le noble comte qui
parle? il me semble reconnaitre de vieilles phrases qui ont fait un long
et vaillant service dans _la Democratie pacifique_ de ce temps et
ailleurs: "Une secte mysterieuse et singuliere reva, entre beaucoup
d'autres, de rehabiliter la vie de la chair, et de reunir dans un seul
principe divin ces deux principes arbitrairement divises. Elle voulut
sanctionner l'amour, l'_egalite_, la _communaute de tous_, les elements
de bonheur. Elle chercha a relever de son abjection le pretendu principe
du mal et a le rendre, au contraire, serviteur et agent du bien" ...
etc., etc.... Le noble comte peut continuer longtemps ainsi, il y a
longtemps que je reve, et je soupconne Consuelo de n'avoir tant de
patience a l'entendre que parce qu'elle fait comme moi. Mais tout cela
n'est rien en regard du second volume de _la Comtesse de Rudolstadt_.
C'est ici qu'un grand courage pourrait se donner le spectacle de la
maree montante du systeme et de la declamation. L'ennui atteint tout a
coup des hauteurs demesurees. Qui pourrait suivre Consuelo dans ce
Pantheon bizarre que lui ouvrent les pretres et les pretresses de la
verite, qui est decore, entre chaque colonne, des statues des plus
grands amis de l'humanite, et ou l'on voit figurer Jesus-Christ entre
Pythagore et Platon, Apollonius de Tyane a cote de saint Jean, Abailard
aupres de saint Bernard, Jean Huss et Jerome de Prague a cote de sainte
Catherine et de Jeanne d'Arc? De grace, arretons-nous sur le seuil du
temple avant que Spartacus n'arrive pour clore l'histoire, et que toutes
les figures plus ou moins touchantes du roman ne disparaissent dans les
brumes d'un symbolisme universel. Encore un roman qui finit par ce qu'il
y a de plus froid au monde, l'allegorie, uni a ce qu'il y a de plus
pompeusement vide, la theosophie humanitaire.

Ce serait vraiment abuser de l'evidence que d'insister davantage et de
repeter longuement la meme et triste epreuve sur le _Meunier
d'Angibault_, ou l'on voit, au commencement, un artisan heroique, le
grand Lemor, refuser la main d'une veuve patricienne qu'il adore, parce
que la richesse est contraire a ses principes, et la riche veuve, a la
fin du roman, se rejouir de l'incendie qui devore son chateau, parce
qu'elle voit tomber, avec le dernier pan de mur qui lui appartient, le
dernier obstacle qui la separait du socialisme et de son amant.
Parlerons-nous du _Peche de M. Antoine_, dont le plus gros peche n'est
pas, a mes yeux, d'avoir une aussi jolie fille que Gilberte, mais bien
d'avoir rendu M. de Boisguilbault le plus insupportable des hommes en
lui enlevant sa femme. Tout le monde est plus ou moins communiste ici,
dans le singulier monde ou s'agitent les personnages du roman: M.
Antoine, gentilhomme dechu; Jean, le paysan philosophe; Janille, la
servante; Emile, Cardonnet, le jeune sage; M. de Boisguilbault, le vieux
fou. Il n'y a que M. Cardonnet le pere qui ne trempe pas dans l'_idee
nouvelle_; mais aussi on a bien soin, comme si cela ne s'entendait pas
de soi-meme, d'en faire le type de l'industriel sans coeur, dont la
froide brutalite fait mourir sa femme, et qui broie les idees comme les
hommes sous la meule de son usine. Tout ce monde-la (toujours M.
Cardonnet excepte) a les deux caracteres obliges des personnages:
l'heroisme du coeur et l'argumentation intarissable. C'est a qui fera
les plus belles actions et parlera le plus longtemps. La palme reste a
M. de Boisguilbault.



III


Deja pourtant, a la meme epoque ou le reve humanitaire obsedait si
cruellement cette belle imagination, il s'etait fait en elle plus d'une
revolte sourde contre la tyrannie des amities et des idees
systematiques. Plus d'une fois elle avait ose, pour respirer le grand
air des libres espaces, soulever un instant le joug de plomb qui
l'ecrase. Entre _le Meunier d'Angibault_ et _le Peche de M. Antoine_,
ces deux grosses machines socialistes, elle avait donne au monde
attentif et ravi une delicieuse idylle, la _Mare au Diable_, et prelude
ainsi, par un petit chef-d'oeuvre d'exquise chastete et de poesie
champetre, a la nouvelle maniere qui devait marquer pour elle une autre
periode, une periode de renaissance. Bonheur inattendu! Dans ces pages
privilegiees, pas un mot de politique ni d'utopie. Rien qui divise, rien
que de pudique et d'attendri, rien que de noble sans effort, de beau
sans emphase, de touchant sans phrase! Un petit voyage de trois lieues,
qui dure une nuit parce que l'on s'egare; une conversation plusieurs
fois interrompue, reprise, quittee, entre le fin laboureur Germain, qui
va chercher femme a Fourche, et la petite Marie, qui s'en va bergere aux
Ormeaux; deux personnages episodiques, mais non etrangers a l'action,
Petit-Pierre, qui voudrait bien avoir Marie pour seconde mere, et la
Grise, une bonne et belle jument qu'on aime comme si elle etait une
personne; le bivouac improvise sous les grands chenes et ou la nuit se
passe tout gentiment, pour Marie, a jaser et a dormir, pour Germain, a
causer et a rever; une emotion bien vite reprimee par le brave paysan
devant tant d'innocence et de candeur, et, ce qui vaut mieux, un bon
projet de mariage qui germe dans sa tete et qu'il remportera demain a la
ferme, voila tout; ce n'est rien, et ce _rien_ restera dans notre
litterature d'imagination parmi les oeuvres accomplies, nees sous un
rayon propice, et consacrees. La poesie est le talisman de Mme Sand; des
qu'elle y touche, la sympathie renait et les mauvais reves avec l'ennui
s'enfuient.

Cette veine d'innocence et de poesie renouvelees devait porter bonheur a
Mme Sand. Apres s'etre efforcee d'oublier M. de Boisguilbault et son
communisme dans les brillantes aventures de son _Piccinino_, elle revint
avec amour a la veine d'or ou elle avait deja recueilli un tresor de
grace et de sentiment: elle y puisa _Francois le Champi_. On eut peur en
ouvrant le livre. On avait apercu, parmi les premieres lignes, quelques
mots de funeste augure, je ne sais quelle theorie de la connaissance, de
la sensation et de leur rapport qui est le sentiment, et l'on tremblait
que M.P. Leroux n'eut repandu les lumieres troublees de sa psychologie
sur cette oeuvre nouvelle. On se rassura bien vite. On respira en
s'apercevant que cette page etait absolument un hors-d'oeuvre, une
derniere concession a l'amitie. On respira, mais l'alerte avait ete
chaude. Il restait un roman berrichon de la tete aux pieds. Mme Sand
avait plie son beau style a cette fantaisie du langage rustique, imite
dans ses dernieres finesses et saisi dans tout son naturel, pour
raconter l'histoire de ce brave Champi, de la bonne Madelon, de leur
bucolique amitie a l'ombre du moulin, amitie de mere de la part de
Madelon, amitie de fils de la part de Champi, mais qui se change avec
les evenements et les annees en une tendresse bien vive et qui les mene,
l'un donnant le bras a l'autre, jusqu'a l'eglise du village, avec le
petit Jeannie derriere eux, souriant de son plus fin sourire: ne
faut-il pas bien souvent un _Ascagne_ enfant dans les romans de village
comme dans les poemes epiques, pour servir de pretexte aux premieres
effusions de l'amour naissant? Mais pendant que se deroulait cette
epopee tranquille dans le feuilleton du _Journal des Debats_, au moment
meme ou le roman arrivait a son denouement, un autre denouement, qui fit
beaucoup de tort au premier, nous dit Mme Sand, trouvait sa place dans
le _premier Paris_ dudit journal. C'etait la revolution de 1848.

La crise fut vive pour Mme Sand. L'emotion de la premiere heure faillit
arreter la renaissance de son talent, et couper brusquement la veine
nouvelle. Des amities exigeantes arrivees au pouvoir faillirent
compromettre cette plume exquise dans les violences de la polemique; des
_Lettres au peuple_ et des _Bulletins du ministere de l'interieur_,
voila ce qui remplaca, pendant quelques mois, les fables charmantes dont
elle s'enchantait la veille et dont elle nous enchantait tous. Il fallut
l'insurrection terrible de Juin pour rompre le charme et affranchir
l'imagination devenue captive. "C'est a la suite de ces nefastes
journees, dit-elle, que, troublee et navree jusqu'au fond de l'ame par
les orages exterieurs, je m'efforcai de retrouver dans la solitude,
sinon le calme, au moins la foi.... Dans ces moments-la un genie orageux
et puissant comme celui de Dante ecrit, avec ses larmes, avec sa bile,
avec ses nerfs, un poeme terrible, un drame tout plein de tortures et de
gemissements. De nos jours, plus faible et plus sensible, l'artiste,
qui n'est que le reflet et l'echo d'une generation assez semblable a
lui, eprouve le besoin imperieux de detourner la vue et de distraire
l'imagination, en se reportant vers un ideal de calme, d'innocence et de
reverie. Dans les temps ou le mal vient de ce que les hommes se
meconnaissent et se detestent, la mission de l'artiste est de celebrer
la douceur, la confiance, l'amitie, et de rappeler ainsi aux hommes
endurcis ou decourages que les moeurs pures, les sentiments tendres et
l'equite primitive sont ou peuvent etre encore de ce monde. Les
allusions directes aux malheurs presents, l'appel aux passions qui
fermentent, ce n'est point la le chemin du salut; mieux vaut une douce
chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits
enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux
reels, renforces et rembrunis encore par les couleurs de la fiction."
Ces lignes sont ecrites au devant de _la Petite Fadette_, comme un adieu
a la politique orageuse et un engagement, pris a demi-voix, de s'en
tenir desormais a des reves plus doux. _La Petite Fadette_ fut le
premier gage de la reconciliation de Mme Sand avec son genie. Dans ces
annees inquietes, dans ces heures incertaines dont chacune apportait un
peril ou une menace, une discorde nouvelle entre les chefs des partis et
un fremissement des masses, avec quelle joie on echappait aux anxietes
de cette vie precaire en suivant Mme Sand dans les _traines_ fleuries,
vers la riviere qui s'endort la-bas, sous les branchages! Que de larmes
melees de sourires, un peu par contraste avec les evenements, firent
couler l'amitie des deux _bessons_ de la Bessonniere, la jalousie de
Sylvinet, la tendresse etonnee d'abord, bientot emue et vive, du beau
Landry pour la Fadette, la gentillesse croissante de la Fanchon,
transformee par le charme magique d'un amour vrai! Ce fut un succes de
grace renaissante. Les plus beaux jours du talent etaient revenus,
l'emotion publique les reconnaissait et les saluait. C'est a la meme
source d'inspiration champetre qu'il faut rapporter quelques oeuvres,
plus voisines de nous par le temps, comme les _Maitres sonneurs_, un
recit bien original, et _les Visions de la nuit dans les campagnes_,
piquante fantaisie d'une imagination qui aime a traduire les naives
terreurs, les superstitions et les legendes, non sans s'emouvoir
elle-meme de ces jeux de la peur, qui sont la poesie de minuit et le
drame nocturne des champs.

Vers cette epoque, la passion du theatre, qui avait ete tres vive chez
Mme Sand, se reveilla avec une force nouvelle. L'effort infructueux de
_Cosima_ avait irrite cette passion plus encore qu'elle ne l'avait
decouragee. _Gabrielle_, _les Sept Cordes de la Lyre_, les
_Mississipiens_ avaient ete comme un spectacle ideal que Mme Sand avait
donne a son imagination. Dans sa studieuse retraite de Nohant, sa
recreation la plus chere, avec ses enfants et ses amis, etait, nous le
verrons plus tard, un theatre de fantaisie, ou chacun, sur un scenario
prepare d'avance, apportait la verve improvisee de son esprit ou la
malice piquante de sa raison, sa melancolie ou sa gaiete.--En 1849 elle
fit jouer sa comedie pastorale de _Francois le Champi_. Nous ne la
suivrons pas longuement dans cette voie nouvelle, dans laquelle l'auteur
ne rencontrera jamais un succes egal a son merite, a son effort, a son
visible desir de bien faire. Le tour particulier de son talent, amoureux
de l'analyse et de la poesie, ne lui profitait pas ici autant
qu'ailleurs. Ce qu'il faut, au theatre, c'est la science du relief,
l'instinct de la perspective, l'habilete des combinaisons et surtout
l'action, encore l'action et toujours l'action; c'est la gaiete
naturelle qui enleve le rire, ou le secret des emotions fortes et
l'imprevu qui saisissent l'esprit. L'action vive et rapide n'etait pas
le fait de Mme Sand. Ni l'esprit dramatique ni la _vis comica_ ne se
rencontrent chez elle. Son theatre manque de relief; les formes trop
simples et trop nues de son art, son habitude des analyses delicates et
des sentiments fins, le style meme, d'une prodigieuse facilite, mais un
peu prolixe et parfois un peu declamatoire, qui tantot ne brille que par
une simplicite savante et tantot s'illumine de l'eclair lyrique, mieux a
sa place dans un roman, voila autant d'obstacles a sa popularite sur la
scene. Quoi qu'il en soit, pendant de longues annees, dans la derniere
periode de sa vie, depuis _Francois le Champi_ et _le Mariage de
Victorine_ (1851) jusqu'au _Marquis de Villemer_ (1864), Mme Sand fut,
avec un succes inegal, passionnement occupee de son theatre.

Elle sentait tres vivement chez les autres, elle appreciait ce don du
theatre qu'elle fit tant d'efforts pour acquerir et pour imposer au
public. Quoi qu'on en ait dit plus tard, elle n'y reussit jamais
completement. Nous avons cependant assiste a des reprises recentes de
quelques-unes de ses pieces, un peu trop vite abandonnees autrefois, et
qui ont ete tres bien accueillies par un public nouveau; nous venons
d'applaudir[4] a cette jolie comedie romanesque _les Beaux Messieurs de
Bois-Dore_ et a ce drame sentimental _Claudie_, qui a reussi malgre le
ton de predication suranne du pere Remy. Je suis assure qu'on pourrait
faire la meme et heureuse epreuve sur d'autres pastorales, mises au
theatre, comme _Francois le Champi_, ou des drames voues a l'etude des
ames d'artistes, comme _Maitre Favilla_. Il faut tenir compte d'un
mouvement de reaction tres marque qui s'opere dans les esprits en faveur
du theatre idealiste, pour comprendre ce genre de succes qui fait
honneur au public lettre. Malgre cela et quelques autres raisons tirees
du charme sentimental de l'ecrivain tardivement retrouve, on peut dire
que Mme Sand ne reussit que deux fois, d'une maniere durable, au
theatre: dans _le Mariage de Victorine_ et dans _le Marquis de
Villemer_. Encore est-il juste de dire que, ces deux fois, elle avait eu
deux precieux collaborateurs: pour la premiere piece, Sedaine; pour la
seconde, Alexandre Dumas fils.

Pendant cette periode, disputee au roman et en partie usurpee par des
tentatives dramatiques, Mme Sand n'abandonnait pas la voie que lui
montrait sa vraie vocation.


IV

Elle donnait successivement: des romans du genre historique, comme _les
Beaux Messieurs de Bois-Dore_, dont etait sortie presque aussitot la
piece du meme nom, cette etrange hallucination, ce reve retrospectif sur
les amours et la religion antediluviennes, qu'elle a intitule _Evenor et
Leucippe_; quelques romans agreables, comme _la Filleule_, _Adriani_,
_Mont-Reveche_, qui nous semblent particulierement significatifs par la
peinture tres vive et tres soignee des caracteres, par la gracieuse
variete des situations, par le mouvement de l'intrigue et surtout par le
desinteressement tres marque de toute theorie sociale, le parti pris de
revenir a sa conception primitive du roman, pur de toute preoccupation
etrangere[5].

Les bucoliques ne peuvent durer toujours. Elles avaient valu a Mme Sand
un regain de succes et une popularite qui avait monte pendant quelque
temps jusqu'au ton de l'enthousiasme; on avait pu craindre un instant
qu'elle ne se s'attardat dans ces paysanneries qui l'avaient si
heureusement affranchie de la haineuse politique. Aussi ce fut avec un
grand plaisir qu'on la vit revenir a la veritable patrie du roman, la
societe tout entiere, dans sa complexite infinie, aujourd'hui, mais pas
pour longtemps, parmi les ouvriers de la Ville-Noire, hier dans le salon
bourgeois et puritain des Obernay, avant-hier dans l'aristocratique
boudoir de la vieille marquise de Villemer ou sur les montagnes de
l'Auvergne.

Dans la longue serie des oeuvres qui couronnent d'une flamme vive
encore, bien que par instants palissante, les derniers travaux de Mme
Sand, deux surtout meritent de fixer l'attention de la posterite, _Jean
de la Roche_ et _le Marquis de Villemer_. Je viens de relire ces deux
romans et je suis retombe sous le charme d'autrefois. Je l'ai senti
presque aussi vif et penetrant. Combien y en a-t-il, parmi les oeuvres
de pure imagination, qui resistent a l'epreuve d'une seconde journee
quand elles ont perdu pour nous l'attrait de l'inconnu et cette premiere
fleur de la nouveaute, souvent si fragile et si artificielle?

Ces deux oeuvres sont de la meilleure maniere de George Sand, avec le
progres que l'experience la plus delicate de la vie a pu apporter dans
les conceptions primitives de son art, sans que l'age ait refroidi
l'inspiration. Le sujet de _Jean de la Roche_ est peut-etre le plus
original et le plus simple. Il n'echappe pas a la poetique du genre qui
condamne tout roman a n'etre, plus ou moins, que l'histoire d'un amour
malheureux. Ce sera donc encore l'eternelle lutte de l'amour contre les
obstacles qui l'entourent a chaque pas et le detournent de son but. Mais
la nouveaute est ici dans la nature de l'obstacle. Jean de la Roche est
d'une naissance au moins egale a celle de miss Love; sa fortune est
convenable, et M. Butler, grace a Dieu, n'a rien de commun avec les
peres barbares qui remplissent les romans et les drames des eclats de
leur colere. Quand tout semble conspirer au bonheur de cet amour partage
et beni, d'ou vient donc l'obstacle? D'ou jaillira la source des larmes?
Miss Love a pour frere un enfant, un terrible enfant, qui, voyant que sa
soeur va se marier, tombe dans une sorte de desespoir. Il est jaloux a
sa maniere, chastement, mais maladivement jaloux. Sa langueur
silencieuse et obstinee, une fievre nerveuse, des rechutes terribles,
voila tout le noeud du roman. L'enfant est jaloux jusqu'a en mourir, et,
comme elle l'adore, comme elle est le sacrifice meme, le sacrifice qui
garde le sourire aux levres, sans hesiter elle immole ses plus cheres
esperances. L'analyse de cette passion etrange d'un enfant fait
l'originalite de ce roman. Ce n'est plus de vive lutte que l'on peut
enlever un obstacle de cette nature; il faut des soins et des
menagements infinis pour traiter cette maladie de l'ame qui menace a
chaque instant d'emporter une vie fragile; il faut surtout une
resignation gaie et le plus difficile courage, celui qui ne craint pas
de se mesurer avec le temps et d'attendre, presque sans esperance, un
changement invraisemblable. A travers quels incidents varies un art
ingenieux conduit l'interet, le soutient en le graduant et le variant
sans cesse, comment tout se demele enfin sous la main delicate de
l'auteur, comment l'epreuve de ces deux ames vaillantes se termine et se
consacre par un bonheur qui n'est que le resultat naturel et comme
l'oeuvre de leurs genereuses qualites, voila ou se marque le talent
renouvele de l'auteur. La derniere partie du roman, la rencontre de Jean
de la Roche, deguise et meconnaissable, avec la famille Butler, une
excursion tres pittoresque au Mont-Dore, qui lui fournit l'occasion de
s'assurer si on l'aime encore apres cinq longues annees d'absence et de
malentendu, le repentir tardif de Hope Butler, l'expiation qu'il offre
pour le mal deja fait, mais qui, dans l'enfant devenu jeune homme, garde
encore son caractere etrange et maladif, ces dernieres scenes, si
naturelles et si bien preparees en meme temps, achevent l'emotion du
lecteur.

Nous ne raconterons pas _le Marquis de Villemer_, popularise par le
theatre aussi bien que par le roman. Bien des fois deja on avait vu le
drame ou le roman aux prises avec des donnees analogues. Ni dans la
litterature anglaise, ni dans la notre, l'histoire de l'institutrice ou
de la demoiselle de compagnie n'est nouvelle. Mais ce qui est nouveau
ici, c'est l'analyse des personnages, traces avec autant de nettete que
d'elegance; c'est surtout l'abondance et la variete des plus charmants
details d'interieur. Quels piquants entretiens que ceux de Caroline de
Saint-Geneix avec la vieille marquise, une personne compliquee, faussee
par l'abus des relations sociales, incapable de vivre seule, incapable
meme de penser quand elle est seule, mais esprit charmant des qu'elle
est en communication avec l'esprit d'autrui, et dont la jouissance
unique en ce monde est la conversation, qui lui rend le service
d'activer ses idees, de les rendre _gaies_ par le mouvement, de la tirer
hors d'elle-meme! Ce qui frappe le lecteur, c'est le grand air qui regne
d'un bout a l'autre de ce charmant recit, c'est l'attitude et le ton de
la vie aristocratique, si naturellement pris et si naturellement garde
dans tout ce roman. On n'a pas assez remarque ce caractere de l'esprit
de Mme Sand dans ses anciennes oeuvres. La democratie des idees a fait
illusion et donne le change sur l'habitude et l'allure de ce style, qui
n'est jamais mieux a sa place que dans les peintures de la haute vie, ou
il excelle sans effort, ou il se meut avec une aisance merveilleuse.
Qu'on la compare, sur ce point, avec Balzac! quelle superiorite aisee
chez George Sand!

C'est le caractere des esprits vraiment superieurs de se continuer sans
se repeter et de savoir se renouveler. Toutes les oeuvres de la derniere
periode ne meritent pas cependant le meme eloge. L'auteur y laisse
sentir quelques traces de fatigue, dont la plus marquee est une
prolixite que ne peuvent aviver quelques traits d'analyse morale et
quelques pages de description saisissante. Il n'en reste pas moins vrai
que c'est un prodige de fecondite que cette vie litteraire de Mme Sand,
vue dans son ensemble, enchantant de ses fictions ou troublant de ses
reves quatre ou cinq generations, a travers tant de catastrophes
publiques ou privees, presque toujours egale a elle-meme, mais n'ayant
jamais dit le dernier mot de son art, deconcertant a chaque instant la
critique, qui croit l'avoir enfin saisi, lui reservant toujours de
nouvelles surprises, tandis qu'autour d'elle, et sur la route qu'elle a
parcourue, se sont amonceles tant de ruines intellectuelles, tant de
debris, de talents incomplets, frappes ou d'impuissance ou de ridicule
et, dans leur infatuation, ne s'apercevant meme pas qu'ils ont cesse
d'exister.

Dans l'intervalle des romans, qui etaient l'oeuvre principale de sa vie,
elle trouvait le temps de se meler activement, meme sous forme
litteraire, de la vie des autres, soit qu'elle racontat toute sorte
d'histoires a ses petits-enfants, _le Chateau de Pictordu_, _la Tour de
Percemont_, _le Chene parlant_, _les Dames Vertes_, _le Diable au
Champ_, toutes les varietes des _Contes d'une grand'mere_, ou se montre
une imagination intarissable; soit qu'elle ecrivit d'une plume
negligente sur le bord de la table de famille ses impressions un peu
vagues sur la litterature du jour; soit enfin que plus tard, sous le
coup des emotions les plus vives, a la date de l'annee terrible, elle
retracat dans le _Journal d'un Voyageur pendant la guerre_ les
angoisses publiques, les douleurs et les inquietudes privees dans un
style attriste, mais viril, tout vibrant de patriotisme. Le reste de
cette vie prodigieusement active, s'il pouvait y avoir encore un
excedent de minutes libres dans des journees si occupees, etait la
partie reservee a une _Correspondance_ infatigable, qui etait comme le
complement tenu au jour le jour de cette biographie commencee d'apres un
vaste plan, l'_Histoire de ma vie_, remontant beaucoup trop haut dans la
genealogie de sa famille, arretee trop tot, ou abondent les pages les
plus curieuses, d'autres tout simplement exquises, comme le recit du
sejour au couvent des Anglaises.

Et dans cette nomenclature rapide, que d'oeuvres nous omettons, que de
petits chefs-d'oeuvre nous laissons dans l'ombre!

Nous avons essaye de faire l'histoire des oeuvres de Mme Sand. C'est
quelque chose comme la biographie de son talent, reparti en quatre
periodes: la premiere (1831-1840), qui est celle du lyrisme personnel,
ou les emotions contenues pendant une jeunesse solitaire et reveuse
eclatent dans des fictions brillantes et passionnees; la seconde
(1840-1848), ou l'inspiration est moins personnelle et ou l'auteur
s'abandonne a l'influence des doctrines etrangeres, c'est la periode du
roman systematique; la troisieme (1848-1860 environ), qui se marque par
une lassitude visible des theories, par une tendance a un genre simple,
naif et vrai, par le triomphe de l'idylle et par la poursuite d'une
forme nouvelle du succes, le succes au theatre; la derniere, qui
embrasse toute la fin de cette vie si feconde (1860-1876), et que
signale un retour au roman de la premiere maniere, mais ou la flamme est
temperee par l'experience, parfois meme amortie par l'age, quelque peu
languissante en depit de chefs-d'oeuvre qui subsistent et semblent
protester contre cette impression par la vigueur toujours jeune et la
purete de l'inspiration.

NOTES:

[Note 2: Citons les dates des principaux romans: En 1832, _Indiana,
Valentine_; en 1833, _Lelia_; en 1834, les _Lettres d'un voyageur_ et
_Jacques_; en 1835, _Andre_ et _Leone Leoni_; de 1833 a 1838, le
_Secretaire intime, Lavinia, Metella, Mattea, la Derniere Aldini_;
_Mauprat_ fut ecrit a Nohant en 1836, au moment ou Mme Sand venait de
plaider en separation. Ces rapprochements eclairent la pensee de
l'auteur.]

[Note 3: Le roman russe nous a montre souvent, dans ces derniers temps,
ce type d'une Yseult nihiliste. En France ce type est reste une
fiction.]

[Note 4: Mai 1887.]

[Note 5: Citons encore, mais sans nous arreter: _la Daniella_, un roman
_tres romanesque_; _Narcisse_, _les Dames Vertes_, _l'Homme de neige_,
_Constance Verrier_, _la Famille de Germandre_, _Valvedre_, _la
Ville-Noire_, _Tamaris_ (1862); _Mademoiselle de La Quintinie_ (1863),
_la Confession d'une jeune fille_ (1865), _Monsieur Sylvestre_, _le
Dernier amour_, _Cadio_ (1868), _Mademoiselle Merquem_, _Pierre qui
roule_, _le Chateau de Pictordu_, _Flamarande_, etc., etc.; puis les
_Legendes rustiques_, _Impressions et souvenirs_, _Autour de la table_,
les _Contes d'une grand'mere_, etc., etc.]




CHAPITRE III

LES SOURCES DE L'INSPIRATION DE GEORGE SAND

LES IDEES ET LES SENTIMENTS


Peut-on demeler exactement et reduire a quelques-unes les sources
principales de l'inspiration de Mme Sand dans sa longue vie litteraire?
Quelle etait sa doctrine sur les grands sujets de la meditation humaine
dont elle se montre passionnement occupee: les lois sociales, l'amour,
la nature, les idees, le sentiment du divin dans le monde et dans la
vie? Comment gouverne-t-elle et melange-t-elle ces diverses
inspirations? N'ont-elles pas produit quelquefois, par leur conflit,
quelque effet discordant, quelque confusion dans son oeuvre?

Certes ce serait un insupportable pedantisme que d'evoquer les ombres
charmantes et legeres de ses divers romans, de demander a chacune
d'elles ce qu'elle represente dans le monde et de reduire en syllogismes
ces fantaisies d'un esprit si libre et si varie. Dans le sens rigoureux
du mot, il n'y a pas de doctrine chez Mme Sand: c'est une imagination
puissante qui s'epanche en liberte, ce n'est pas une theorie qui se
developpe. D'ailleurs la passion est bien plus forte et bien plus
vivante chez elle que l'idee, et, quand c'est un principe, vrai ou faux,
qui l'inspire, il a fallu d'abord que ce principe cessat d'etre une
abstraction et devint un sentiment. On dit que Mme Sand a eu plusieurs
maitres de philosophie. Je veux bien le croire, puisqu'elle-meme nous le
laisse supposer. Mais son premier maitre de philosophie a ete son coeur,
un maitre plein d'illusions et de chimeres, et ce n'est que par
l'intermediaire de celui-ci que les autres ont pu agir et se faire
ecouter.

Il n'y a donc pas lieu de chercher bien rigoureusement la doctrine de
Mme Sand, mais seulement d'analyser ses idees a travers ses sentiments.

Trois sources d'inspiration semblent intarissables chez Mme Sand:
l'amour, la passion de l'humanite, le sentiment de la nature. Plusieurs
autres peuvent etre distinguees a cote de celles-la, mais elles
s'absorbent insensiblement et finissent par disparaitre.

Il semble, a l'en croire, que l'amour est l'unique affaire de la vie,
que la vie elle-meme, c'est-a-dire l'action, sous ses formes les plus
variees, n'ait pas d'autre objet ni d'autre emploi. Avant d'avoir aime,
on ne vivait pas; quand on n'aime plus ou qu'on n'est plus aime, a peine
a-t-on le droit de vivre encore. Cela seul, aimer, etre aime donne du
prix a l'existence. Je vois bien apparaitre un autre mobile, vaguement
deja dans les romans de la premiere maniere, tres nettement dans les
romans de la seconde periode, le sentiment humanitaire; mais ce mobile
lui-meme se subordonne au premier. Dans des romans comme _le Compagnon
du tour de France_, _la Comtesse de Rudolstadt_, _le Meunier
d'Angibault_, c'est l'amour qui est l'initiateur supreme a la doctrine
egalitaire. On se devoue au grand oeuvre, comme le comte Albert, soit,
mais Consuelo est la recompense esperee et prevue de ce devouement. Tout
ce qu'il y a d'activite virile ou d'heroisme dans le monde a pour but
l'amour a meriter ou a conquerir. Si l'opinion sociale ou les hasards de
la vie ont creuse un abime entre eux et l'objet aime, les heros de Mme
Sand deploient une force incalculable pour le franchir. Il y a meme la
une idee touchante, que l'auteur a employee plusieurs fois avec un
singulier bonheur. Que d'energie montre ce paysan demi-lettre, Simon,
dans le rude assaut de sa destinee! Pour s'elever jusqu'a Fiamma, il
aura la force de conquerir la fortune, le talent meme. Mauprat, le coeur
pris par l'image d'Edmee, deviendra, avec une resolution et des peines
incroyables, de bandit et de sauvage, honnete homme, heros. Quand il n'y
a pas d'abime a franchir, on se croise les bras et on aime; on ne sait
bien faire que cela dans le petit monde que gouverne l'amoureuse
fantaisie de Mme Sand. Voyez Octave, dans _Jacques_, il ne lui vient pas
a l'idee qu'il puisse y avoir d'autre occupation ou d'autre devoir
ici-bas. Il a aime Sylvia; quand il ne l'aime plus, c'est Fernande
qu'il aime. Son inutilite dans la societe n'est pour lui ni un souci ni
un remords; d'ailleurs il n'y pense pas, et s'il y pense, il n'y croit
pas. Sa fonction sociale est d'aimer; Dieu sait s'il s'en acquitte en
conscience. Benedict, dans _Valentine_, ne s'imagine pas non plus que
son intelligence ou ses bras puissent servir a autre chose. Du jour ou
il a rencontre Valentine, sa vie exterieure s'arrete. Il abdique toute
son activite, tout son avenir; il ne songe pas que l'existence a ses
exigences et ses devoirs. Il vit avec son amour et de son amour, dans
l'immobilite d'une extase orientale, que troublent seulement ses fureurs
et ses desespoirs.--La raison de vivre, c'est l'amour; le droit de vivre
cesse avec lui. Ceux qui persistent a trainer sur la terre l'inutile
fardeau d'une existence sans amour sont des ames faibles qui n'ont pas
su trouver en elles l'energie d'une resolution supreme. Mais croyez bien
que ces volontes inertes, qui n'ont pas l'energie de la mort, n'ont pas
eu celle du veritable amour. Andre, apres la mort de Genevieve, se
promene malade au bras de Joseph Marteau, le long des traines,
lentement, les yeux baisses, comme s'il craignait encore de rencontrer
le regard de son pere. _L'infortune_, nous dit Mme Sand, _n'avait pas eu
la force de mourir_. C'est qu'aussi Andre n'a porte dans la passion que
les agitations et les terreurs de la faiblesse. Voyez les vrais heros de
l'amour, ils sauront quitter la vie quand l'amour les quittera.
Valentine mourra de la mort de Benedict. Indiana ne veut pas survivre a
son coeur. Jacques, trahi, va chercher une mort inconnue dans les
glaciers. A qui n'a plus l'amour il ne reste plus rien a faire en ce
monde. Ainsi le veut l'esthetique du roman. Quel contraste avec les
idees de Carlyle, le philosophe anglais, sur le meme sujet! "Ce qu'il
execrait le plus violemment dans les romans de Thackeray, c'est que
l'amour y est represente (a la facon francaise) comme s'etendant sur
toute notre existence et en formant le grand interet; tandis que
l'amour, au contraire (_la chose qu'on appelle l'amour_), est confine a
un tres petit nombre d'annees de la vie de l'homme, et que, meme dans
cette fraction insignifiante du temps, il n'est qu'un des objets dont
l'homme a a s'occuper, parmi une foule d'autres objets infiniment plus
importants.... A vrai dire, toute l'affaire de l'amour est une si
miserable futilite qu'a une epoque heroique personne ne se donnerait la
peine d'y penser, encore bien moins d'en ouvrir la bouche[6]?" Qui a
raison?

Si l'on s'etonne que l'amour soit, non pas le plus grand, mais presque
l'unique devoir de la vie, Mme Sand vous l'expliquera en disant qu'il
vient de Dieu. On sait qu'il etait fort a la mode, en ce temps, de meler
ce nom aux plus vifs emportements de la passion. Nos poetes mettaient
alors une sorte de mysticisme dans les aventures les plus risquees du
coeur. Mais aucun poete, aucun romancier n'a plus ouvertement que Mme
Sand, je dirai plus candidement, abuse de Dieu dans l'amour. Certes il y
a de nobles passions qui grandissent l'ame, et, comme la raison humaine
cherche l'ideal divin dans tout ce qui est grand et beau, on peut croire
parfois, en sentant l'homme meilleur, a une secrete intervention de Dieu
dans ces sentiments privilegies. Mais quel enthousiasme indiscret et
perilleux d'appliquer a tous les amours, quels qu'ils soient, cette
complaisante faveur de la Providence! De quelles coupables lachetes de
coeur, de quelles perfidies, de quelles defaillances morales on la rend
ainsi involontairement complice! Ecoutez Mme Sand nous retracer a sa
facon les hautes origines de l'amour: "Ce qui fait l'immense superiorite
de ce sentiment sur tous les autres, _ce qui prouve son essence divine_,
c'est qu'il ne nait point de l'homme meme, c'est que l'homme n'en peut
disposer; c'est qu'il ne l'accorde pas plus qu'il ne l'ote par un acte
de sa volonte; c'est que le coeur humain le recoit d'en haut sans doute
pour le reporter sur la creature choisie entre toutes dans les desseins
du ciel; et quand une ame energique l'a recu, c'est en vain que toutes
les considerations humaines eleveraient la voix pour le detruire; il
subsiste seul et par sa propre puissance. Tous ces auxiliaires qu'on lui
donne, ou plutot qu'il attire a soi, l'amitie, la confiance, la
sympathie, l'estime meme, ne sont que des allies subalternes; il les a
crees, il les domine, il leur survit." Et, quelques lignes plus loin,
elle ajoute: "La supreme Providence, qui est partout en depit des
hommes, n'avait-elle pas preside a ce rapprochement? L'un etait
necessaire a l'autre: Benedict a Valentine, pour lui faire connaitre ces
emotions sans lesquelles la vie est incomplete; Valentine a Benedict,
pour apporter le repos et la consolation dans une vie orageuse et
tourmentee. Mais la societe se trouvait la entre eux, qui rendait ce
choix absurde, coupable, impie! La Providence a fait l'ordre admirable
de la nature, les hommes l'ont detruit; a qui la faute?" Qu'il y ait une
predestination divine entre Benedict et Valentine, j'ai peine a le
croire, mais que Dieu intervienne expres pour autoriser jusqu'aux
inconstances du coeur, voila ce que je ne peux, en conscience, accorder
a Jacques. "Je n'ai jamais travaille mon imagination, dit-il, pour
allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n'y etait pas encore ou celui
qui n'y etait plus; je ne me suis jamais impose la constance comme un
role. Quand j'ai senti l'amour s'eteindre, je l'ai dit sans honte et
sans remords, et _j'ai obei a la Providence qui m'attirait ailleurs_."
La singuliere fonction pour la Providence, d'appeler Jacques a de
nouvelles amours! Du reste, Jacques fait des proselytes a sa doctrine,
sa femme la premiere. Car, plus tard, lorsque sa femme le trahit, c'est
religieusement, si je puis dire. On n'avait jamais pousse la piete si
avant dans l'adultere. Imaginez, pour consacrer son bonheur, le projet
que forme l'aimable Fernande. "O mon cher Octave! ecrit-elle a son
amant, nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller
et sans prier pour Jacques." Voila un mari bien console.

On ne doit pas s'etonner, d'apres cela, si les heros de Mme Sand croient
rendre a Dieu une sorte de culte en cedant a l'amour. Les amants
prennent tout a coup, dans leurs extases, des airs d'inspires. Quand ils
racontent leurs joies, c'est avec une sorte d'exaltation pieuse. Ils
semblent voir la quelque chose comme des rites sacres, ou ils apportent
un orgueil attendri. Ce ne sont plus des amants, ce sont des grands
pretres.

De quel ton religieux Valreg raconte l'invraisemblable bonheur qui lui
est arrive, le mensonge bizarre et l'heroisme cynique par lequel la
Daniella s'est livree a lui! Je n'insisterai pas, je veux seulement
indiquer la note qui domine dans cette etrange action de graces. Les
metaphores les plus mystiques se pressent sous sa plume delirante. "Une
vierge sage calomniant sa purete, eteignant sa lampe comme une vierge
folle, pour rassurer la mauvaise et lache conscience de celui qu'elle
aime et qui la meconnait! Mais c'est un reve que je fais!... _Je suis
dans un etat surnaturel.... Je me trouve tel que Dieu m'a fait. L'amour
primordial, le principal effluve de la divinite s'est repandu dans l'air
que je respire; ma poitrine s'en est remplie.... C'est comme un fluide
nouveau qui le penetre et qui le vivifie.... Je vis enfin par ce sens
intellectuel qui voit, entend et comprend, un ordre de choses immuable,
qui coopere sciemment a l'oeuvre sans fin et sans limites de la vie
superieure, de la vie en Dieu_", etc., etc. Ce n'est plus seulement un
apotre de l'amour, c'est un illumine.

Venant de Dieu, l'amour est sacre. Y ceder, c'est faire acte pie; y
resister serait un sacrilege; le blamer dans les autres, une impiete. Le
voeu de la nature, n'est-ce pas l'appel meme de Dieu a ces elus d'une
nouvelle espece? Est-il besoin d'ajouter que l'amour se legitime par
lui-meme? Il est irresponsable, puisqu'il est divin. Les egarements
qu'il amene rencontrent dans l'auteur et dans ses principaux personnages
la plus large indulgence, la sympathie la plus illimitee: "Marthe, dit
Eugenie (dans le roman d'_Horace_), pourquoi donc cette douleur? Est-ce
du regret pour le passe, est-ce la crainte de l'avenir? Tu as dispose de
toi, tu etais libre, personne n'a le droit de t'humilier." Ceux memes
qui auraient quelque droit de se plaindre, comme les maris abandonnes,
sont les premiers, quand ils ont de grandes ames, a repandre leur
benediction heroique sur le couple adultere: "Ne maudis pas ces deux
amants, ecrit Jacques a Sylvia. Ils ne sont pas coupables, ils s'aiment.
Il n'y a pas de crime la ou il y a de l'amour sincere". Et ailleurs:
"Fernande cede aujourd'hui a une passion qu'un an de combats et de
resistance a enracinee dans son coeur; je suis force de l'admirer, car
je pourrais l'aimer encore, y eut-elle cede au bout d'un mois. Nulle
creature humaine ne peut commander a l'amour, et nul n'est coupable pour
le ressentir et pour le perdre." Mais ou donc s'arretera cette
indulgence pour les egarements de l'amour? J'ai peur qu'elle ne s'etende
bien loin, jusqu'aux dernieres limites ou peut s'etendre la vie libre.
Je me rappelle involontairement une apologie tres vive (_pro domo sua_)
d'Isidora la courtisane, demontrant a Laurent que toutes ces femmes de
plaisir et d'ivresse qu'un stoicisme pueril meprise, ce sont les types
les plus rares et les plus puissants qui soient sortis des mains de la
nature. Mme Sand peut dire qu'Isidora parle ainsi par circonstance ou
par situation, et que d'ailleurs il ne faut pas discuter si severement
les folles pensees qui s'echangent au bal masque. Soit; mais plus loin,
dans le meme livre, Laurent developpe un theme analogue, et conclut
hardiment, devant la noble Alice, que la societe n'a pas donne d'autre
issue aux facultes de la femme, belle et intelligente, mais nee dans la
misere, que la corruption. Et la pudique Alice repond avec une expansion
douloureuse: "Vous avez raison, Laurent". Le mot est d'une bouche bien
grave, cette fois!

Dans toutes les fautes qui peuvent entrainer une femme, dans celles
memes qui l'avilissent aux yeux du monde, il n'y a de coupable que la
societe, qui entrave les libres elans de Dieu dans les ames. On va bien
loin avec cette theorie. J'ai peur que les ames qui, par malheur, la
prendraient au serieux, ne s'enervent dans une sorte de fatalisme
oriental. C'est la foi dans la liberte qui nous fait libres. Croyez-y
vigoureusement, vous la sentirez vivre et agir en vous. Cessez d'y
croire, et vous tomberez au rang de ces ames serviles que la passion
agite sous son joug de fer. On est libre dans la mesure ou l'on croit
l'etre, car c'est precisement cette affirmation de notre force qui nous
affranchit. Ceci est un dogme de la plus pure philosophie; c'est un
dogme religieux aussi, car la religion nous dit que la grace ne se
refuse pas a qui la merite par l'effort. Je ne pretends pas que l'homme
soit impeccable, ni que l'opinion doive s'armer d'une ridicule severite
pour chatier ses defaillances. Ce que je veux uniquement, c'est retablir
la responsabilite la ou elle doit etre, et empecher qu'on n'aggrave
encore des faiblesses trop reelles par ces complaisances de doctrines
empressees a les absoudre. Il y a une certaine grandeur morale, meme
dans une faute, a s'en reconnaitre le libre auteur, plutot que d'en
chercher la lache excuse dans une fatalite que nous faisons nous-memes
en y croyant.

L'idealite sensuelle, voila le vice secret de presque tous les amours
dans Mme Sand. Ses heros s'elevent aux plus hautes cimes du platonisme.
Mais regardez de plus pres dans le coeur, vous y apercevrez un
sensualisme delicat ou violent qui gate les plus nobles aspirations. Un
exemple suffira. Lelia est moins une femme qu'un symbole. Parmi tous les
grands sentiments qu'elle symbolise, il faut placer incontestablement
l'amour pur. Mme Sand a voulu en faire la plus brillante expression de
l'idealisme dans la passion. Certes elle parle un magnifique langage
quand elle s'ecrie: "L'amour, Stenio, n'est pas ce que vous croyez; ce
n'est pas cette violente aspiration de toutes les facultes vers un etre
cree, c'est l'aspiration sainte de la partie la plus etheree de notre
ame vers l'inconnu. Etres bornes, nous cherchons sans cesse a donner le
change a ces insatiables desirs qui nous consument; nous cherchons un
but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons
nos perissables idoles de toutes les beautes immaterielles apercues dans
nos reves. Les emotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n'a
rien d'assez recherche dans le tresor de ses joies naives pour apaiser
la soif de bonheur qui est en nous; il nous faut le ciel, et nous ne
l'avons pas!" Et le discours, lance ainsi par une pensee impetueuse et
sublime vers l'infini, ne s'arrete plus. L'ame, entrainee a sa suite,
gravit les cimes les plus elevees du sentiment. Mais tournez le
feuillet: l'ame redescend la montagne. Quelle scene! et comme le _grand
coeur_ de Lelia est pres de faiblir! Se rappelle-t-on les pages
brulantes qui commencent ainsi: "Lelia passa ses doigts dans les cheveux
parfumes de Stenio, et, attirant sa tete sur son sein, elle la couvrit
de baisers...." Il y a dans ces pages un si indefinissable melange de
platonisme et de volupte, l'un reprenant sans cesse ce que l'autre a
ravi, et la volupte vaincue revenant a chaque instant se jouer du
platonisme tour a tour indigne et attendri, il y a dans cette lutte
dangereuse et trop longtemps decrite quelque chose de si irritant pour
l'imagination, que je n'hesite pas a juger Pulcherie, la pretresse du
plaisir, moins impudique dans ses ivresses, que cette sublime Lelia dans
les hallucinations de sa cynique chastete. Les nobles idees elles-memes
qui se presentent au milieu de ce delire ne font qu'en aggraver
l'etrange abandon. "Comme ton coeur bat rude et violent dans ta
poitrine, jeune homme! C'est bien, mon enfant; mais ce coeur
renferme-t-il le germe de quelque male vertu? Traversera-t-il la vie
sans se corrompre ou sans se secher?... Tu souris, mon gracieux poete,
endors-toi ainsi." Je ne peux souffrir cette sollicitude pour la vertu
future de Stenio en un pareil moment. Lelia proteste en vain contre nos
soupcons. En vain elle declare qu'elle se complait dans la beaute de
Stenio avec _une candeur_, une _puerilite maternelle_. Je me defie
malgre moi de ces candeurs et de ces maternites factices.

Une des consequences de la theorie sur l'origine providentielle de la
passion est cet axiome romanesque, que l'amour egalise les rangs. C'est
la societe seule qui fait les castes. Dieu n'est pour rien dans nos
pueriles combinaisons. D'ou il faut conclure que, dans ce travail
providentiel qui predestine les ames les unes aux autres, il n'est tenu
aucun compte des degres de la hierarchie sociale ou le hasard et le
prejuge distribueront ces ames a leur entree dans la vie. Il y a egalite
devant Dieu, il y aura egalite dans l'amour, qui est son oeuvre. Et l'on
verra toutes ces nobles heroines, Valentine de Raimbault, Marcelle de
Blanchemont, Yseult de Villepreux et tant d'autres, aller chercher leur
ideal sous la blouse du paysan ou la veste de l'ouvrier, jalouses de
relever leurs freres abaisses et de remettre chacun d'eux a sa vraie
place. Ainsi se font les mariages d'ames, d'une extremite a l'autre de
l'echelle sociale, dans le monde des romans de Mme Sand. Elle se plait,
dans les jeux de son imagination, a rapprocher les conditions et a
preparer (elle le croit du moins) la fusion des castes par l'amour.

Qu'y a-t-il de vrai dans cette idee? L'amour egalise-t-il les rangs dans
la vie comme dans le roman? C'est une de ces questions delicates qui
n'admettent pas de reponse absolue, et que d'autres juges que les hommes
pourraient seuls eclairer avec leurs instincts et leurs fines
inductions. Si j'en crois quelques temoignages, cette idee de Mme Sand
seduirait beaucoup l'imagination des femmes. Il y a, en effet, dans le
coeur de chacune d'elles, une tendance au devouement dans l'amour, une
sorte d'instinct chevaleresque qui s'exalte dans l'idee d'une lutte
genereuse avec les disgraces immeritees de la societe ou de la fortune.
Quelle ame feminine resisterait, en imagination au moins, au plaisir de
relever une grande intelligence refoulee dans l'ombre, un coeur vaillant
egare, par les hasards d'un sort contraire, dans les rangs obscurs de la
vie? Mais cet heroisme va-t-il au dela du reve? Une femme nee dans un
rang eleve, entouree de ce luxe et de cet eclat qui sont comme le cadre
naturel des hautes existences sociales, pourra-t-elle, de cette region
ou elle vit, distinguer dans la foule humaine ce noble declasse qu'elle
doit remettre a son vrai niveau? Et si par un hasard miraculeux elle le
decouvre, les circonstances se feront-elles assez les complices de son
desir pour rapprocher ces deux coeurs entre lesquels le monde met des
intervalles plus infranchissables que l'Ocean avec ses abimes, que le
desert avec ses immensites? Je suppose ces obstacles vaincus et les deux
ames mises en contact l'une avec l'autre par une destinee propice, tout
sera-t-il dit pour cela, et ne verra-t-on pas s'elever tout a coup, par
le seul effet d'une connaissance plus longue, des obstacles imprevus et
cette fois invincibles? L'amour survivra-t-il a cette delicate epreuve
de l'intimite familiere? Songez que, de ces deux ames, l'une apporte
cette indelebile habitude de manieres, de langage et de ton, qui est
devenue pour elle une seconde nature plus necessaire que la premiere.
Songez que l'autre vient d'ailleurs et que toute la distinction du coeur
ne rachete pas ces inexperiences de la vie sociale, ces ignorances qui
ne sont sublimes que dans les livres. Il faut au moins que la culture
intellectuelle et des instincts particulierement delicats viennent
combler ces abimes ou l'amour, cruellement desappointe, risquerait fort
de s'engloutir. Sans doute, l'amour ne consulte pas les regles de la
hierarchie sociale; mais il sera difficile d'admettre que ces regles
soient absolument interverties. Et, pour preciser ma pensee, j'accorde a
Mme Sand qu'Edmee puisse aimer Mauprat: il est de sa famille et, apres
quelques annees de soins, ce sera un fort galant homme; ou que la
derniere Aldini laisse son imagination d'abord, son coeur ensuite,
s'eprendre de Lelio: c'est un artiste celebre, un esprit charmant, un
noble coeur; que Valentine enfin pardonne a Benedict quelques rudesses
de manieres: c'est une sorte de genie, inculte seulement a la surface,
plein d'eloquence naturelle et d'idees fortes. Mais je doute que les
grandes dames et les nobles demoiselles de Mme Sand puissent aimer,
ailleurs que dans les romans, les unes un gondolier ignare, les autres
un ouvrier illettre; surtout que, si elles ont eu le vertige de ces
amours disproportionnes, elles poussent l'imprudence au dela, et
qu'elles revent des unions plus impossibles que leur amour. En tout ceci
je ne fais qu'exprimer des doutes et marquer des nuances. Je pose des
questions, je me garderai bien de les resoudre. Qui oserait, sans folie,
affirmer qu'il y a quelque chose que l'amour ne puisse pas faire? Mais
alors c'est a titre d'exception.

Nous avons indique la theorie de l'amour dans Mme Sand, si pourtant ce
n'est pas forcer le sens des mots que de voir une theorie dans ces
inspirations ardentes d'une sensibilite sans regle. Et malgre tout, en
depit des plus justes critiques, il est difficile de ne pas subir le
charme. Il faut tenir sa raison bien en garde pour l'empecher d'etre
entrainee. Jamais on n'a porte une candeur plus eloquente dans le
paradoxe, ni une loyaute plus enthousiaste dans l'erreur. Et puis,
quelle injustice ce serait de ne voir dans Mme Sand que le peintre
seduisant des egarements ou des sophismes de la passion! Comme il y a de
grandes et nobles parties dans sa conception de l'amour! Quelle
generosite, quelle delicate fierte, quel devouement chevaleresque dans
ses types les plus aimes! Il y a sur quelques-uns d'entre eux
l'imperissable rayon de la grace ideale. Genevieve, creature plus
fraiche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s'ecoulait ta
vie, jusqu'au jour fatal ou l'on te ravit ton bonheur en troublant ta
purete; Consuelo, ravissante et fiere image de la conscience dans l'art
et de l'honneur dans l'amour, chaste fille religieusement fidele a un
souvenir a travers les aventures de votre vie errante; Edmee, type envie
des femmes, une des plus touchantes creations du roman moderne, douce
heroine qui avez si souvent visite les reves des jeunes ames
enthousiastes, dans ce fantastique costume de chasse sous lequel vous
vit pour la premiere fois votre sauvage amant, avec cet air de calme
souriant, de franchise courageuse et d'inviolable honneur; et vous
aussi, vous Marie, l'heroine de _la Mare au Diable_, qui n'aviez pour
inspirer un grand amour que votre ingenuite et qui avez vaincu avec
cette arme l'ame rude d'un paysan, qui avez fait par votre
desinteressement l'education de cette generosite ignoree d'elle-meme,
qui avez fait eclore par votre honte sans art la justice et le
devouement, la ou le calcul regnait en maitre; vous enfin, Caroline de
Saint-Geneix, qui avez vaincu un ennemi plus fort que la rudesse du
paysan, l'implacable orgueil d'un prejuge, et qui, a force de reserve,
de pudeur, de grandeur d'ame, d'heroisme simple et modeste, avez soumis
toutes les resistances, ameliore toutes les ames, transforme autour de
vous toutes les fatalites d'education et de race; vous toutes, vous avez
su noblement et delicatement aimer, vous avez fait connaitre un jour,
une heure, la vraie grandeur dans l'amour vrai. Vous avez emu l'ame de
plusieurs generations. Vous vivrez maintenant au milieu de ce peuple
ideal que le genie cree et qui vit du souffle immortel de l'art.

La conception que Mme Sand s'est faite de l'amour n'a pas ete
indifferente; elle a eu des consequences d'une certaine portee. C'est
par l'idee de la passion irresponsable que la lutte de Mme Sand a
commence contre l'opinion, contre les lois sociales, et que cette lutte
s'est tout d'abord introduite dans les romans, ou plus tard elle s'est
fait une si large place.

La s'est revelee une lacune qu'il serait inutile de ne pas signaler dans
la nature morale de Mme Sand, tant elle s'y trahit manifestement
d'elle-meme. Ce qui manque a cette ame si puissante et si riche
d'enthousiasme, c'est une humble qualite morale qu'elle dedaigne et
qu'elle calomnie meme, quand elle vient a en parler, la resignation, qui
n'est pas, comme elle semble le croire, l'inerte vertu des ames basses,
pliees d'avance a tous les jougs dans une superstitieuse servilite
devant la force. C'est la une fausse et degradante resignation; la
veritable procede de la conception de l'ordre universel, au prix duquel
les souffrances individuelles, sans cesser d'etre une occasion de
merite, cessent d'etre un droit a la revolte. Que deviendrait la societe
si chacun, armant sa passion de la force, la jetait en guerre a travers
les interets legitimes ou les droits contraires? Ce serait la societe
elementaire selon Hobbes, la lutte de l'homme devenu un loup pour
l'homme. La resignation, entendue dans son vrai sens, philosophique et
chretien, est une acceptation virile des lois morales et aussi des lois
necessaires au bon ordre des societes, elle est une adhesion libre a
l'ordre, un sacrifice consenti par la raison d'une partie de son bien
particulier et de sa liberte personnelle, non a la force ou a la
tyrannie d'un caprice humain, mais aux exigences du bien general, qui ne
subsiste que par l'accord des libertes individuelles et des passions
reglees. Cette conception manque tout a fait a Mme Sand. Elle ne sait
pas se resigner, et l'orgueil de la passion fremit dans toutes ses
oeuvres, superbe et revolte.

De la ces declamations celebres sur les droits de l'etre humain a
secouer le joug des lois sociales, des lois sans pitie et sans
intelligence, qui meurtrissent le coeur et violentent la liberte. De la
tant de propheties irritees et cette utopie du mariage ideal: "Je ne
doute pas, s'ecrie Jacques, que le mariage ne soit aboli, si l'espece
humaine fait quelque progres vers la justice et la raison; un lien plus
humain et non moins sacre remplacera celui-la, et saura assurer
l'existence des enfants qui naitront d'un homme et d'une femme, sans
enchainer jamais la liberte de l'un et de l'autre. Mais les hommes sont
trop grossiers et les femmes trop laches, pour demander une loi plus
noble que la loi de fer qui les regit; a des etres sans conscience et
sans vertu il faut de lourdes chaines." Demander une loi, c'est bientot
dit, une loi qui affranchisse la liberte des epoux sans detruire la
famille que fonde le pacte de ces deux libertes. Qu'on essaye donc de la
concevoir, cette loi, dans la contradiction de ses termes! A moins de
conclure tout simplement a l'union libre, je defie les legislateurs de
l'avenir de sortir de ce dilemme: il faut que l'homme et la femme
alienent leur liberte ou que la famille perisse. Encore s'il n'y avait
que l'homme et la femme, le probleme serait bientot resolu. Ils se
quitteraient des qu'ils ne s'aimeraient plus, a supposer pourtant qu'ils
puissent vivre l'un sans l'autre. C'est une panacee commode a l'usage
des deux epoux, quand ils ont tous deux des rentes ou meme quand ils
n'ont rien. Mais que deviendront les enfants, sous la loi de ces
mariages ephemeres? Mme Sand ne s'en occupe pas. Pas davantage la
Sibylle, quand elle prepare dans le temple des _Invisibles_ les decrets
de l'avenir: "Oui, dit-elle, l'abandon de deux volontes qui se
confondent en une seule est un miracle, car toute ame est libre en vertu
d'un droit divin. Arriere donc les serments sacrileges et les lois
grossieres! Laissez-leur l'ideal, et ne les attachez pas a la realite
par les chaines de la loi. _Laissez a Dieu le soin de continuer le
miracle_." A merveille; mais enfin, si Dieu ne continue pas le miracle?
Si l'enthousiasme qui a entraine cet homme et cette femme a se donner
l'un a l'autre par le pacte toujours revocable de l'amour; si cette
ferveur qui les fait s'ecrier a la premiere heure de l'amour: "Non pas
seulement dans cette vie, mais dans l'eternite"; si la passion, enfin,
se refroidit et disparait, le mariage ideal cessera-t-il par la meme?
L'enthousiasme est une base bien fragile pour supporter la famille. Le
roman de _Jacques_ nous montre une femme qui s'est mariee dans la
plenitude de sa liberte, qui a connu et pratique cette ferveur exigee
dans le mariage ideal et qui disait, elle aussi: "Pour l'eternite". Et
pourtant, apres quelques annees, que deviennent Fernande et la famille
qu'elle a fondee? Mme Sand elude la difficulte; elle envoie aux enfants
une maladie, qui les enleve, elle conseille a Jacques d'aller se tuer
dans quelque gouffre ignore, pour laisser sa femme libre d'aimer
ailleurs. Fort bien, mais la realite ne se laisse pas gouverner comme le
roman. Et si les enfants s'obstinent a vivre? Et si Jacques ne veut pas
mourir? Il serait trop cruel, en verite, de recommander l'exemple de
Jacques a tous les maris que leurs femmes cessent d'aimer. Quelle
hecatombe!

George Sand avait-elle ete coupable, des ses premiers romans, de
pareilles intentions? Elle s'en etait defendue dans une reponse bien
curieuse, courtoise mais vive, a M. Nisard, qui a du etre ecrite vers
1836 et qui a ete annexee, sous forme de post-scriptum, aux _Lettres
d'un Voyageur_. C'est comme une apologie personnelle des romans de sa
premiere maniere et de leurs tendances: "S'il ne s'agissait pour moi que
de vanite satisfaite, disait-elle au critique severe et delicat qui
s'etait occupe de la partie sociale de ses oeuvres, je n'aurais que des
remerciements a vous offrir, car vous accordez a la partie imaginative
de mes contes beaucoup plus d'eloges qu'elle n'en merite. Mais plus je
suis touche de votre suffrage, plus il m'est impossible d'accepter votre
blame a certains egards.... Vous dites, monsieur, que la haine du
mariage est le but de tous mes livres. Permettez-moi d'en excepter
quatre ou cinq, entre autres _Lelia_, que vous mettez au nombre de mes
plaidoyers contre l'institution sociale, et ou je ne sache pas qu'il en
soit dit un mot.... _Indiana_ ne m'a pas semble, non plus, lorsque je
l'ecrivais, pouvoir etre une apologie de l'adultere. Je crois que dans
ce roman (ou il n'y a pas d'adultere commis, s'il m'en souvient bien)
l'_amant_ (_ce roi de mes livres_, comme vous l'appelez spirituellement)
a un pire role que le mari--_Andre_ n'est ni _contre_ le mariage, ni
_pour_ l'amour adultere.--Enfin dans _Valentine_, dont le denouement
n'est ni neuf ni habile, j'en conviens, la vieille fatalite intervient
pour empecher la femme adultere de jouir, par un second mariage, d'un
bonheur qu'elle n'a pas su attendre--Reste _Jacques_, le seul qui ait
ete assez heureux, je crois, pour obtenir de vous quelque attention."

Et l'apologie, tres habile, commence par l'aveu que l'artiste a pu
pecher, que sa main sans experience et sans mesure a pu tromper sa
pensee, que son histoire ressemble un peu a celle de Benvenuto Cellini,
qui s'arretait trop au detail en negligeant la forme et les proportions
de l'ensemble. C'est quelque chose de semblable qui a du lui arriver a
elle-meme en ecrivant ce roman, et sans doute aussi tous ses autres
romans se ressentent de cette hate d'ouvrier ardent et malhabile, qui se
complait a la fantaisie du moment, et qui manque le but a force de
s'amuser aux moyens. Cette premiere excuse une fois admise, on voudra
bien considerer qu'il y a en elle plus de la nature du poete que de
celle du legislateur, qu'elle ne se sent pas la force d'etre un
reformateur; qu'il lui est arrive souvent d'ecrire _lois sociales_ a la
place des vrais mots, qui eussent ete les _abus_, les _ridicules_, les
_prejuges_ et les _vices_ du temps, lesquels lui semblent appartenir de
plein droit a la juridiction du roman, tout aussi bien qu'a celle de la
comedie. A ceux qui lui ont demande ce qu'elle mettrait a la place des
_maris_, elle a repondu naivement que c'etait le _mariage_, de meme qu'a
la place des pretres, qui ont compromis la religion, elle croit que
c'est la religion qu'il faut mettre. Elle a fait peut-etre une autre
grande faute contre le langage, lorsque, en parlant des _abus_ et _des
vices_ de la societe, elle a dit _la societe_; elle jure qu'elle n'a
jamais songe a refaire la Charte constitutionnelle; elle n'a pas eu,
d'ailleurs, l'intention qu'on lui prete de donner au monde son malheur
personnel en preuve de sa these, faisant ainsi d'un cas prive une
question sociale. Elle s'est bornee a developper des aphorismes aussi
peremptoires que ceux-ci: "Le desordre des femmes est tres souvent
provoque par la ferocite ou l'infamie des hommes".--"Un mari qui meprise
ses devoirs de gaiete de coeur, en jurant, riant et buvant, est
_quelquefois_ moins excusable que la femme qui trahit les siens en
pleurant, en souffrant et en expiant." Mais enfin quelle est sa
conclusion? Evidemment cet amour qu'elle edifie et qu'elle couronne sur
les ruines de l'_infame_ est son utopie; cet amour est grand, noble,
beau, volontaire, eternel; mais cet amour, "c'est le mariage tel que l'a
fait Jesus, tel que l'a explique saint Paul, tel encore, si vous voulez,
que le chapitre VI du titre V du Code civil en exprime les devoirs
reciproques". C'est, en un mot, le mariage vrai, ideal, humanitaire et
chretien a la fois, qui doit faire succeder la fidelite conjugale, le
veritable repos et la veritable saintete de la famille a l'espece de
contrat honteux et de despotisme stupide qu'a engendres _la decrepitude_
du monde.

Malgre tout, l'objection de fond subsiste toujours. Comment tirer un
pacte irrevocable d'elements aussi changeants, aussi fugaces que
l'amour? Comment le sacrement social du mariage pourra-t-il avoir une
chance quelconque de stabilite, s'il n'est que la constatation de la
passion? Ne faut-il pas toujours y faire intervenir un element plus
solide, plus substantiel, ou l'honneur ou un serment social, ou un
engagement religieux qui lui donne une regle et un appui? Et que
deviendront, dans le peril de ces unions mobiles si facilement rompues,
la faiblesse de la femme abandonnee ou celle de l'enfant trahi?

On dirait que Mme Sand elle-meme a reconnu tardivement la force de
l'objection. Elle s'est fort amendee dans les derniers romans. Comme
exemple, voyez _Valvedre_, la contre-partie de _Jacques_ dont la
conclusion logique etait que le mariage tombe de soi avec l'amour. Rien
n'est plus curieux que de voir le meme sujet traite deux fois par un
auteur sincere, a vingt-sept ans de distance, chaque fois avec les
preoccupations differentes qu'apporte la vie et qui imposent aux heros
du roman des destinees si differentes, au roman lui-meme deux
denouements contraires. Le sujet est le meme: la lutte du mari et de
l'amant; mais comme cette lutte se termine differemment! Par malheur,
_Valvedre_ ne vaut pas _Jacques_. La verve et le charme se sont en
partie eclipses. Alida, c'est encore Fernande, mais depouillee de sa
poesie, passionnee a froid et dans le faux. L'amant n'a guere change.
Qu'il s'appelle Octave ou Francis, c'est toujours le meme personnage qui
prodigue l'heroisme dans les mots et qui debute dans la vie par immoler
une femme a son amour-propre. Mais le mari n'est plus cet insense
sublime qui se tue pour n'etre pas un obstacle dans la vie de celle
qu'il aime follement et pour faire que le bonheur de sa femme ne soit
pas un crime. Jacques s'appelle maintenant Valvedre; il a reflechi, il a
cherche des consolations dans l'etude. Il a tue en lui la folie du
desespoir; il n'abdique pas son role et son devoir de mari; il ne cede
plus volontairement sa femme a Octave, et quand sa femme l'a quitte,
quand elle meurt de la situation fausse ou l'a jetee le depit plus que
l'amour, il apparait pres du lit funebre; il reprend a l'amant faible et
inutile le coeur de cette femme qui va mourir. Il ecrase Francis de sa
generosite, tout en lui enlevant la joie de la derniere pensee d'Alida.
Le denouement est, on le voit, tout l'oppose de l'ancien roman. La
reflexion a fait son oeuvre, la vie aussi.

Il est certain que c'est l'attaque vive contre les lois a propos du
mariage qui introduisit plus tard la question sociale tout entiere dans
les romans de George Sand. Elle s'enhardit en dehors des limites qu'elle
avait tout d'abord tracees autour de sa pensee. Elle ne s'arreta pas,
comme en 1836, a la crainte de se poser en reformateur de la societe;
elle entreprit de porter remede, sur les principaux points, a _l'infame
decrepitude du monde_.

Exaltation dans le sentiment, faiblesse et incoherence dans la
conception, voila ce qui caracterise les theories sociales de Mme Sand.
Nous n'insisterons pas sur ce cote si connu et si souvent discute de ses
oeuvres, ou d'ailleurs il y aurait bien des questions de propriete ou de
voisinage a resoudre entre elle et ceux qu'elle se plut a nommer ses
maitres dans l'oeuvre de destruction et de reconstruction qu'elle
preparait. D'ailleurs, il faut bien se le dire, depuis ces ages
lointains des politiciens et des philosophes dont la pensee agitait les
reformes futures, cette partie des romans de Mme Sand a etrangement
vieilli. Il semble, lorsqu'on les relit a pres de cinquante ans de
distance, que l'on assiste a une exhumation de doctrines
antediluviennes. Etrange et magnifique superiorite de la poesie, qui est
la fiction dans l'art, sur l'utopie, qui est la fiction violente dans la
realite sociale! Tout ce qui reste de l'art pur, de l'art desinteresse,
dans les recits de cette periode, conserve a travers les annees la
serenite d'une incorruptible et radieuse jeunesse. Les figures aimees,
qu'on y rencontre avec tant de plaisir, dans les intervalles de la these
qui declame, peuplent encore notre imagination et sont comme le charme
immortel de notre souvenir. Au contraire, tout ce qui releve du systeme,
toutes ces doctrines si trompeuses, si vagues, si pleines de specieuses
promesses et de formules sibyllines, tout ce qui rappelle ces grandes
epopees de la philosophie de l'avenir, tout cela porte les traces d'une
effroyable caducite, tout cela est mort, irremissiblement mort. Qui
aurait le courage, aujourd'hui, de relire ou de discuter des pages,
ecrites pourtant avec une conviction ardente, sous la dictee des grands
prophetes, comme celles qui remplissent le second volume de _la Comtesse
de Rudolstadt_, les trois quarts du _Peche de M. Antoine_, et cet
_Evenor_, dont je ne peux evoquer le souvenir sans un indicible effroi?
Est-il besoin de rappeler meme les traits fondamentaux de la doctrine,
le melange d'un mysticisme _historique_ elabore par Pierre Leroux, et
d'un radicalisme revolutionnaire naivement imite de Michel (de
Bourges)? Mme Sand a toujours eu un gout tres vif, une passion veritable
pour les idees, mais elle les interprete en les melant et les confondant
toutes. Sa metaphysique est fort incertaine et vague. George Sand est
idealiste, sans doute, et c'est par la qu'elle se distingue profondement
de l'ecole des romanciers qui l'ont suivie. Mais qui pourrait definir
clairement sa pensee dans les oeuvres diverses ou elle a essaye de
l'exprimer? Elle a l'elan vigoureux, elle a le coup d'aile vers les
regions mysterieuses. Mais quelle doctrine precise rapporte-t-elle de
ces explorations sublimes? Que l'on essaye seulement de comprendre quel
sens prend sous sa plume, en certaines circonstances solennelles, ce
grand mot Dieu, dont elle use avec une sorte de prodigalite? Que
devient-il, ce nom, au bout des transformations que sa pensee a subies
dans ses diverses phases, a travers les maitres qu'elle a ecoutes avec
une curiosite docile et passionnee? Que devient-il dans cet immense
laboratoire humanitaire, ce Dieu de l'amour pur, que Lelia appelait dans
sa priere desesperee, dans l'eglise des Camaldules, ce Dieu de verite
que Spiridion invoquait, d'un coeur enflamme, a travers les persecutions
des moines, dans les sombres visions du cloitre? Sous l'influence de
Pierre Leroux, il semble bien qu'il soit devenu le commencement et le
terme du _circulus_ universel. Plus tard, affranchie de la secte, Mme
Sand rendra au nom de Dieu une partie de sa signification compromise et
de ses attributs perdus. Mais ce serait toute une histoire que de
raconter l'odyssee de ce Dieu successivement transforme, aneanti et
finalement retrouve. C'est tout un _avatar_ dont le sens reste souvent
une enigme.

Loin de nous toute pensee d'ironie! Ces choses sont graves, et il
faudrait etre miserablement gai pour en rire; d'ailleurs ces idees
philosophiques et sociales ont vecu dans une ame sincere, c'est assez
pour que l'on n'en plaisante pas. J'accorde de grand coeur mon respect,
non aux theories elles-memes, mais au loyal enthousiasme qui les a
embrassees. Au reste, il faut bien le dire, ces doctrines sont mortes,
et bien mortes; elles ont succombe sous leur impuissance en face des
faits, et le socialisme doctrinal de 1848 a ete trouve incapable de
resoudre pratiquement le plus mince probleme. Mais ce qui n'est pas
mort, ce sont les problemes eux-memes; ce qui n'est pas mort, c'est la
necessite economique et morale de les poser, et d'en chercher au moins
la solution partielle. Ce qui n'est pas mort, enfin, c'est la misere et
l'imprescriptible obligation, pour quiconque a une conscience et du
coeur, de devouer une part de sa pensee et de sa vie a ces souffrances
de nos freres inconnus. Les theories de ce temps-la sont bien finies, je
le crois, mais la cause qui les a fait naitre leur survit, et ce n'est
pas trop dire que de declarer que cette cause est celle meme du
christianisme, que ces deux causes n'en font qu'une, et que nul n'est
vraiment ni chretien ni philosophe qui n'est pas resolu a opposer aux
tristes conquetes de la misere l'effort croissant de la sympathie et du
devouement. Ne nous inquietons pas trop de savoir si le progres est
indefini et continu. Nous savons, en tout cas, qu'il n'est pas fatal et
qu'il depend de nous. Travailler au progres partiel, sur un atome de
l'etendue, sur un point du temps, c'est peut-etre tout ce que nous
pouvons faire, faisons-le. Occupons-nous moins d'aimer l'humanite de
l'avenir que les hommes qui sont pres de nous, a la portee de notre main
et de notre coeur. Tout cela n'est pas chose nouvelle, c'est le
socialisme de la charite, et c'est le bon.

Qui de nous ou de Mme Sand se trouve le plus rapproche de M. de
Lamennais, la seule intelligence vraiment philosophique qu'elle ait
connue? Avait-elle lu ces admirables lignes dans les _Oeuvres
posthumes_: "On ne saurait tromper plus dangereusement les hommes qu'en
leur montrant le bonheur comme le but de la vie terrestre. Le bonheur
n'est point de la terre, et se figurer qu'on l'y trouvera est le plus
sur moyen de perdre la jouissance des biens que Dieu y a mis a notre
portee. Nous avons a remplir une fonction grande et sainte, mais qui
nous oblige a un rude et perpetuel combat. On nourrit le peuple d'envie
et de haine, c'est-a-dire de souffrances, en opposant la pretendue
felicite des riches a ses angoisses et a sa misere." Et, avec un
admirable geste d'ame, l'illustre penseur s'ecrie: "Je les ai vus de
pres, ces riches si heureux! Leurs plaisirs sans saveur aboutissent a un
irremediable ennui qui m'a donne l'idee des tortures infernales. Sans
doute, il y a des riches qui echappent plus ou moins a cette destinee,
mais par des moyens qui ne sont pas de ceux que la richesse procure. La
paix du coeur est le fond du bonheur veritable, et cette paix est le
fruit du devoir parfaitement accompli, de la moderation des desirs, des
saintes esperances, des pures affections. Rien d'eleve, rien de beau,
rien de bon ne se fait sur la terre qu'au prix de la souffrance et de
l'abnegation de soi, et le sacrifice seul est fecond." Pour cette simple
page d'un vrai penseur qui tempere par des traits d'une raison si forte
ses indignations et ses coleres, je donnerais de grand coeur tous les
discours de Pierre Leroux et surtout la fameuse conversation du pont des
Saints-Peres, un soir que les Tuileries ruisselaient de l'eclat d'une
fete, ou M. Michel (de Bourges) tenta d'initier a des doctrines
farouches l'intelligence vraiment naive de Mme Sand, ou elle eut
l'etonnement et presque le scandale de cette eloquence furibonde,
debridee a cette heure jusqu'a une sorte de ferocite apocalyptique. La
naivete dans le genie, peut-on la nier, puisque, malgre l'horreur avouee
de cette conversation, tout entiere en sanglants dithyrambes, Mme Sand
continua quelque temps encore a croire a l'esprit politique de son
prolixe et bruyant ami?

Pour moi, je ne pardonnerai jamais a cet ami et a beaucoup d'autres
d'avoir exalte dans le faux cette sensibilite d'artiste, si facile a
recevoir les impressions fortes, et jete cette vive imagination dans les
chimeriques violences de leurs doctrines. Au fond, ils trouvaient
d'avance un complice dans son coeur, qui longtemps ne vit pas la
transition trop facile entre les idees de reforme et les utopies
sanglantes; elle-meme l'avoua plus tard. Son coeur fut la premiere dupe.

Tout enfant, dans les campagnes du Berry, plus tard au couvent, ce qui
avait eclate dans les premiers traits de sa nature, c'etait une immense
bonte, une compassion infinie, une tendresse profonde pour la misere
humaine. Il etait impossible de s'approcher d'elle, meme avec les
preventions les plus contraires, sans etre desarme par cette grace
rayonnante du sentiment. Rarement elle se fachait, soit contre les
hommes, soit contre les choses, meme quand elle en souffrait le plus
cruellement. Elle se retirait avec tristesse, mais sans colere, des
contacts ou des situations les plus injurieux pour sa dignite. Et quand
elle regardait autour d'elle, c'etait avec un regard de tendre et
profonde sympathie. Apres bien des essais differents de morale
applicable a sa vie, elle avait fini par se faire a elle-meme une morale
qui tenait dans cette regle unique: Etre bon. Chacun se fait une morale
selon son coeur. Le jour ou elle s'etait elevee a cette conception
claire du but et de l'emploi de la vie, les grandes emotions qui avaient
souleve la sienne jusque dans son fond s'etaient pacifiees. Une lumiere
superieure avait penetre a travers le trouble et le tumulte de son coeur
qui, jusqu'alors, n'avait eu que des instincts facilement egares. Cette
idee, qui resume en effet la morale sociale, avait pris chez elle une
importance et une sorte de royaute intellectuelle: _le devoir de sortir
de soi_. Elle avait fini par comprendre, a force de douloureuses
experiences, ce qu'il y a d'egoisme implacable dans la passion. Elle
avait fini par concevoir que la vraie vie, c'est de penser non toujours
a soi et pour soi, mais aux autres et pour les autres, et aussi a tout
ce qui est grand, noble et beau, a tout ce qui peut nous distraire de ce
moi, toujours pret a se prendre pour l'objet de sa monotone analyse et
de sa lugubre idolatrie.

C'est par ce grand cote de sa nature, la sensibilite toute prete et la
bonte absolue, qu'elle avait ete si facilement prise par les theses
sociales emergees du cerveau de chaque reformateur en disponibilite. Ces
theses elles-memes, qu'etait-ce, sinon des formes variees de l'utopie
qui l'avait seduite des son enfance et dont le premier mobile avait ete
le sentiment profond du mal humain, du mal social; utopie qui pouvait se
croire innocente et sainte tant qu'elle n'avait pas essaye de regner en
dehors des imaginations et des coeurs, et qu'elle n'avait pas encore
tente la force comme dernier moyen d'apostolat?

"Il n'y a en moi, disait-elle un jour, rien de fort que le besoin
d'aimer." C'est par ce besoin d'aimer qu'elle parvint a maintenir en
elle, au-dessus des tentations du doute et meme un peu contre l'opinion
de son siecle "qui n'allait pas de ce cote-la pour le moment", une
doctrine toute d'ideal et de sentiment qui ressemblait assez a une sorte
de platonisme chretien. Leibniz d'abord, et puis Lamennais, Lessing,
puis Herder explique par Quinet, Pierre Leroux, Jean Reynaud enfin,
voila les principaux maitres qui l'empecherent, par des secours
successifs, de trop flotter dans sa route a travers les diverses
tentatives de la philosophie moderne. "Chaque secours de la sagesse des
maitres vient a point en ce monde, ou il n'est pas de conclusion absolue
et definitive. Quand, avec la jeunesse de mon temps, je secouais la
voute de plomb des mysteres, Lamennais vint a propos etayer les parties
sacrees du temple. Quand, indignes apres les lois de septembre, nous
etions prets encore a renverser le sanctuaire reserve, Leroux vint,
eloquent, _ingenieux, sublime_, nous promettre le regne du ciel sur
cette meme terre que nous maudissions. Et, de nos jours, comme nous
desesperions encore, Reynaud, deja grand, s'est leve plus grand encore,
pour nous ouvrir, au nom de la science et de la foi, au nom de Leibniz
et de Jesus, l'infini des mondes comme une patrie qui nous reclame." Que
de noms divers et contradictoires successivement invoques!

Elle n'avait pas eu trop de ces secours pour rester fidele a
quelques-unes des idees qui, sous des formules plus ou moins variees,
donnent du prix a la vie et un sens a l'esperance. Apres la periode de
devotion et d'extase qu'elle avait traversee au couvent des Anglaises
et les annees qui suivirent, avec des oscillations diverses terminees un
jour par une rupture avec la foi ancienne, elle avait eu de grandes
perplexites et de grands abattements. Elle avait connu le doute et avait
revele l'etat de son ame dans plusieurs de ses livres.

"Tu me demandes, dit-elle a un de ces amis reels ou imaginaires qui sont
les confidents commodes du _Voyageur_, si c'est une comedie que ce livre
(_Lelia_), que tu as lu si serieusement.--Je te repondrai que _oui_ et
que _non_, selon les jours. Il y eut des nuits de recueillement, de
douleur austere, de resignation enthousiaste, ou j'ecrivis de belles
phrases de bonne foi. Il y eut des matinees de fatigue, d'insomnie, de
colere, ou je me moquais de la veille et ou je pensai tous les
blasphemes que j'ecrivis. Il y eut des apres-midi d'humeur ironique et
facetieuse, ou je me plus a faire Trenmor (le forcat philosophe) plus
creux qu'une gourde." Tous les types avaient represente, a un certain
moment, des etats de son esprit en lutte. Ce ne sont des personnages ni
completement reels, ni completement allegoriques. Pulcherie, c'etait
l'epicurisme heritier de la partie mondaine et frivole du dernier
siecle; Stenio, l'enthousiasme et la faiblesse d'un temps sans point de
repere et sans appui; Magnus, le debris d'un clerge corrompu et abruti;
Lelia, l'aspiration sublime, qui est l'essence meme des intelligences
elevees. Tel etait son plan; jusqu'a quel point elle l'a execute, dans
quelle mesure elle l'a fait sortir d'une demi-realite, ou sont plonges
tous les personnages, pour lui confier parfois une realite choquante,
c'est la la part et c'est aussi l'oeuvre de l'artiste, la responsabilite
de l'artiste. Quant a l'idee philosophique qui preside au livre, elle
ressort de chaque page; c'est l'idee concue _sous le coup d'un
abattement profond_ devant l'enigme de la vie, qui jamais n'avait pese
plus lourdement et plus cruellement sur elle. Elle s'etonna des fureurs
qui accueillirent ce livre, ne comprenant pas que l'on haisse un auteur
a travers son oeuvre. C'etait un livre de bonne foi, c'est-a-dire de
doute sincere, d'un doute qui remue a de grandes profondeurs les idees
et les ames. Ceux qui ne comprirent pas ou qui n'entendirent pas ce cri
de conscience, cette plainte entrecoupee, melee de fievre et de
sanglots, se scandaliserent.

Ce qui dura toute sa vie, ce qui la consola infailliblement et toujours
dans ses heures de detresse, ce fut l'amour de la nature, un des rares
amours qui ne trompent pas. Cet amour fut le plus sur de son inspiration
et la moitie au moins de son genie. Personne, comme elle, avec des mots,
de simples mots choisis et combines entre eux, de ces mots qui servent a
chacun de nous et qui expriment les sensations communes avec une
desesperante froideur, personne n'a reussi a traduire, dans la realite
vivante d'un paysage, ces lumieres et ces ombres, ces harmonies et ces
contrastes, cette magie des sons, ces symphonies de la couleur, ces
profondeurs et ces lointains des bois, cet infini mouvant de la mer,
cet infini etoile du ciel. Personne surtout n'a su comme elle saisir,
exprimer cette ame interieure, cette ame secrete des choses qui repand
sur la face mysterieuse de la nature le charme de la vie.

A quoi tient cette superiorite de peintre de la nature, qui frappe au
premier aspect chez Mme Sand? La premiere raison qui s'offre est si
naive que j'ose a peine l'exprimer. Mme Sand voit la nature, elle la
regarde, elle ne l'invente pas. La preuve en est dans la nettete des
details et de l'ensemble, qui fait voir exactement ce qu'elle voit
elle-meme. La pensee du lecteur reconstruit avec facilite les grandes
scenes qu'a decrites son ample et souple pinceau. J'ai trouve
l'explication de cet effet si simple, et pourtant si rare, dans ces
lignes jetees au bas d'une page perdue: "Il est certain, dit Mme Sand,
que ce qu'on voit ne vaut pas toujours ce qu'on reve. Mais cela n'est
vrai qu'en fait d'art et d'oeuvre humaine. Quant a moi, soit que j'aie
l'imagination paresseuse a l'ordinaire, soit que Dieu ait plus de talent
que moi (ce qui ne serait pas impossible), j'ai le plus souvent trouve
la nature infiniment plus belle que je ne l'avais prevu, et je ne me
souviens pas de l'avoir trouvee maussade, si ce n'est a des heures ou je
l'etais moi-meme." Le trait propre de Mme Sand, c'est precisement
d'avoir une imagination qui ne precede pas son regard, qui ne deflore
pas son plaisir, qui n'interpose pas les jeux d'un prisme personnel
entre elle et la nature. Elle voit la nature telle qu'elle est,
longuement, profondement. Elle garde grave en traits indelebiles le
tableau qui a passe sous ses yeux, elle le conserve inaltere. On
pourrait dire qu'elle apporte plus de memoire imaginative que
d'imagination dans ses souvenirs et ses visions de la realite. C'est
meme cette absence d'un brillant defaut qui donne aux traits de son
paysage une si lumineuse precision. Un des grands peintres de son temps,
M. de Lamartine, avait trop de splendeurs dans son ame pour bien voir au
dehors. Je parierais qu'il trouvait toujours la nature moins belle qu'il
ne l'avait prevu. L'eclat de son reve eclipsait la realite tant qu'elle
etait sous ses yeux, et, plus tard, quand il voulait revoir dans son
souvenir le paysage entrevu, quand il voulait le peindre, c'etait encore
son imagination qui travaillait autant que sa memoire. Sa peinture etait
splendide, mais confuse; elle avait la mobilite scintillante d'un
rayonnement; le regard ebloui ne pouvait ni s'y fixer ni en rien saisir
avec tranquillite.

L'art fatigue a la longue l'esprit. La nature le repose et le recree
sans cesse. Quand Mme Sand voyageait en Italie, son compagnon de voyage,
Alfred de Musset, n'etait avide que de _marbres tailles_. "Quel est
donc, disait-on de lui, ce jeune homme qui s'inquiete tant de la
blancheur des marbres?" Au bout de peu de jours il fut rassasie de
statues, de fresques, d'eglises et de galeries. Son plus doux souvenir
fut celui d'une eau limpide et froide ou il lava son front chaud et
fatigue dans un jardin de Genes. "C'est que les creations de l'art
parlent a l'esprit seul, et que le spectacle de la nature parle a
toutes les facultes. Il nous penetre par tous les pores comme par toutes
les idees. Au sentiment tout intellectuel de l'admiration l'aspect des
campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraicheur des eaux, les parfums
des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et les nerfs,
en meme temps que l'eclat des couleurs et la beaute des formes
s'insinuent dans l'imagination."

La nature tout entiere passe dans l'homme; elle lui parle le langage le
plus varie. Il y a quelques pages, a la fin du premier volume de _la
Daniella_, qui sont une tentative etonnante pour exprimer l'effet
d'orchestre que realisent pour des oreilles intelligentes ces jeux
sonores et combines de la campagne. Jean Valreg est monte, le soir, sur
la petite terrasse du chateau de Mondragon, et la il recueille tous les
bruits des collines et des vallees qui montent jusqu'a lui, il etudie
cette musique produite par la rencontre des sons epars qui constitue en
ce pays la musique naturelle, locale. "Il y a, dit-il, des endroits
comme cela qui chantent toujours", et celui-ci est le plus melodieux ou
il se soit jamais trouve. Et il enumere, dans une langue bien curieuse,
tous ces bruits divers: la chanson des grandes girouettes, si
regulierement phrasee a son debut qu'il a pu ecrire six mesures
parfaitement musicales, lesquelles reviennent invariablement a chaque
souffle du vent d'est. Ces girouettes pleurardes et radoteuses, avec
leurs notes d'une tenuite impossible, sont comme les tenors aigus qui
dominent l'ensemble. "Je ne sais quel esprit de l'air les met d'accord
avec le son des cloches des Camaldules.... D'autres chants se melent a
ces bruits: ce sont les refrains des paysans epars dans la campagne....
Les basses continues sont dans le bruissement lourd des pins demesures
et d'une cascade qui recueille les eaux perdues des ruines. Puis il y a
les cris des oiseaux, des vautours, et des aigles surtout." En ecoutant
tout cela, Valreg poursuit une idee qui l'a bien souvent frappe dans ces
harmonies naturelles que produit le hasard; par cela meme qu'elles
echappent aux regles tracees, elles atteignent a des effets d'une
puissance et d'une signification extraordinaires; elles remplissent
l'air d'une symphonie fantastique qui ressemble a la langue mysterieuse
de l'infini.

A la realite decouverte ou devinee du paysage se joint, chez Mme Sand,
un charme de sensibilite et un attrait tout particuliers. On ne
s'interesse pas seulement a sa peinture, on en est emu, on l'aime. Ce
nouvel effet tient a l'art delicat ou plutot a l'heureux instinct de ne
jamais decrire uniquement pour decrire, et d'associer toujours a la
nature quelque chose de l'ame humaine, une pensee ou un sentiment. Le
paysage ne va jamais seul, chez elle; il est choisi en harmonie ou en
contraste avec l'etat de l'ame qui s'y repand. Mais ce contraste
lui-meme est une sorte particuliere d'harmonie plus intime. Au moment ou
il semble que, dans l'imposante solitude des montagnes, tout le reste va
etre oublie, il surgira de l'ombre du rocher une petite pastoure
espagnole, et nous voila qui mettons dans un coin du paysage son piquant
profil, son joli sourire, sa chevelure flottante, _melee au vent comme
la queue d'une jeune cavale_. Et ainsi l'ame, en retrouvant la figure
humaine, se detend de la grandeur trop austere que lui imposent les
cimes et les torrents. Si nos regards se perdent dans les horizons de la
mer, on nous y montre une voile, et sous cette voile nous devinons un
rude travailleur qui peine et qui souffre. S'ils se portent vers les
profondeurs sans limites du ciel, on nous y fait supposer des peuples
d'ames inconnues, animant de leurs joies ou de leurs souffrances la
bleue immensite. Toujours un sentiment joue autour du paysage et ajoute
a l'infini de la nature l'infini plus mysterieux de l'ame. Une fleur,
une herbe, tout s'harmonise avec nos pensees. Des traits charmants
eclatent a chaque instant a travers les dialogues ou les reveries, comme
celui-ci: "En portant mes mains a mon visage, je respirai l'odeur d'une
sauge dont j'avais touche les feuilles quelques heures auparavant. Cette
petite plante fleurissait maintenant sur la montagne, a plusieurs lieues
de moi. Je l'avais respectee; je n'avais emporte d'elle que son exquise
senteur. D'ou vient qu'elle l'avait laissee? Quelle chose precieuse est
donc le parfum, qui, sans rien faire perdre a la plante dont il emane,
s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et
lui rappeler longtemps la beaute de la fleur qu'il aime? Le parfum de
l'ame, c'est le souvenir...." Cette page m'a toujours frappe comme un
exemple de l'heureuse facilite avec laquelle Mme Sand mele l'ame aux
choses et l'homme a la nature.

On n'oublie plus ces paysages. Ils se marient si bien a la situation du
roman ou au caractere des personnages, que les deux souvenirs restent
inseparablement lies et n'en font bientot plus qu'un. Est-il possible de
penser a Valentine sans se reporter a cette scene enchanteresse ou son
ame, vaguement impatiente d'amour, en pressent le mysterieux appel dans
la campagne deserte, qu'elle traverse seule, le soir de la fete, au pas
negligent de son cheval, quand tout a coup, aux murmures de l'eau
voisine et de la brise qui s'eleve, vient se joindre une voix pure, un
chant jeune et vibrant? C'est Benedict qui s'approche, c'est la
rencontre, c'est l'amour; la destinee fait son oeuvre. Et Andre, qui de
nous ne saurait le retrouver, s'il l'avait perdu?

Il est la, bien sur, dans cette gorge inhabitee, ou de riviere coule
silencieusement entre deux marges la verdure, promenant les reves de son
adolescence romanesque et troublee. Il est la, je l'ai vu, evoquant ses
heroines, Alice et Diana Vernon, derriere ce massif de trembles ou il a
cru voir un jour passer une ombre, une fee, qui sera Genevieve.--Il y a
des attitudes qui restent gravees dans l'esprit. "Il m'enveloppa dans
mon couvre-pied de satin rose et me porta aupres de la fenetre. Je jetai
un cri de joie et d'admiration a la vue du sublime aspect deploye sous
mes yeux. Ce site sauvage et romantique me plait a la folie.... Ah! ne
changeons rien aux lieux que tu aimes, Jacques! Comment aurais-je
d'autres gouts que les tiens? Crois-tu donc que j'aie des yeux a moi?"
Ainsi ecrivait, ainsi parlait Fernande, et plus tard, quand Octave aura
passe dans sa vie et que Jacques sera trahi, nous la reverrons
involontairement a cette fenetre d'ou elle apercut ses riches domaines,
et nous saisirons la, dans cette attitude et dans ce moment, les faciles
extases d'une ame faible.--Mauprat! son nom seul evoque l'ombre sinistre
de son chateau effondre, la herse brisee, les traces du feu encore
fraiches sur les murs et le souterrain a demi comble ou Edmee sentit
defaillir son courage. Stenio, enfin, le charmant poete, allez le
contempler pour la derniere fois dans le premier de ses sommeils que ne
vint pas troubler l'orgueilleuse et orageuse image de Lelia. Le voila,
baigne du flot bleu, les pieds ensevelis dans le sable de la rive, sa
tete reposant sur un tapis de lotus, son regard attache au ciel.

Ainsi tous ces souvenirs nous reviennent dans le cadre heureux qui les
recut la premiere fois et les fixa pour toujours. Chacun des romans de
George Sand se resume dans une situation et dans un paysage dont rien ne
peut rompre ni deconcerter la poetique union. L'homme associe a la
nature, la nature associee a l'homme, c'est une grande loi de l'art. Nul
peintre ne l'a pratiquee avec un instinct plus delicat et plus sur.

C'est qu'en effet la nature nous ecrase de son silence et de sa
grandeur quand la voix de l'homme ne vient pas l'emouvoir, quand ses
muettes harmonies n'expriment pas une ame imaginaire que la notre
concoit et interprete. L'homme, dit quelque part Mme Sand, n'est pas
fait pour vivre toujours avec des arbres, avec des pierres, ni meme avec
l'eau qui court a travers les fleurs ou les montagnes, mais bien avec
les hommes ses semblables. Dans les jours orageux de la jeunesse on reve
de vivre au desert, on s'imagine que la solitude est le grand refuge
contre les atteintes, le grand remede aux blessures que l'on recevra
dans le combat de la vie; c'est une grave erreur: l'experience nous aura
bientot detrompes et nous apprendra que, la ou l'on ne vit pas avec des
semblables, il n'est point d'admiration poetique ni de jouissance d'art
capables de combler l'abime. C'est la pensee, c'est la souffrance, c'est
le don humain de sentir ou d'aimer qui repand la vie au dehors et cree
le paysage avec l'ame particuliere qui le contemple. Mais, pour aider a
ce travail d'idealisation, la nature prete ses formes, ses harmonies,
ses couleurs, et le tout, ainsi combine, devient la matiere immortelle
de l'art.

La passion et la nature, Mme Sand est la tout entiere. Tout ce qui est
en dehors de cette double inspiration lui est comme etranger, comme venu
d'une ame pour ainsi dire exterieure, et si les formes de son talent se
plient encore, avec leur admirable souplesse, a quelque nouvelle sorte
d'inspiration qui ne viendrait pas du fond meme, on sent bientot
l'effort et le parti pris. Elle n'est elle-meme, dans la plenitude de
ses forces et la liberte de son art, qu'alors qu'elle raconte les
troubles delicats de l'amour naissant, les violentes emotions des coeurs
eprouves par la vie ou qu'elle esquisse a grands traits les paysages
alpestres, comme dans le voyage aux Pyrenees[7], la vie et l'aspect de
Venise, comme dans les _Lettres d'un voyageur_, ou les scenes
tranquilles de la campagne du Berry, dont l'image la poursuivait a
travers les enchantements de l'Italie. Elle arrive au comble de son art
quand elle unit ces deux inspirations l'une a l'autre, et que, melant
l'ame de l'homme a la nature, elle attendrit le paysage et ajoute a la
grandeur la sympathie.

Cet amour de la nature, elle ne l'avait pas pris seulement a l'ecole de
Jean-Jacques Rousseau, elle l'avait pris en elle-meme. Elle avait senti
la grandeur religieuse de la terre, la nourrice feconde; son ame
virgilienne avait vecu, pendant une grande partie de son enfance et de
sa jeunesse, dans l'intimite des champs et des bois; elle etait vraiment
la fille de ce sol natal qui l'avait bercee dans ses sillons, nourrie
avec les petits pastours, faconnee a son image, formee de ses influences
familieres, consolee dans bien des chagrins sans cause, charmee de ses
vagues terreurs. Par cette communaute de sensations, elle s'etait faite
elle-meme la soeur des petits paysans qui avaient ete pendant de longs
mois sa compagnie vagabonde et qui, depuis, avaient grandi. De la lui
vint tout naturellement au coeur le gout de la bucolique et de l'idylle
qui apparaissent dans presque toutes ses oeuvres et qui deviendront
meme, a un moment de sa vie, un refuge contre les emotions violentes de
la politique et comme un genre privilegie. C'est alors que, en face des
injustices sociales dont elle etait blessee, elle evoquera l'image de la
vie champetre et le tableau des interieurs rustiques; elle transportera
de la scene du monde, qu'elle a jugee artificielle, sur une scene aussi
humaine et plus naturelle a son gre, le conflit des passions et les
drames du coeur, qu'elle poursuit toujours. Mais elle y transportera
aussi quelques-unes des illusions de son imagination; elle n'y verra
bien souvent que des types embellis ou rectifies de paysan poete, pretre
de la nature, officiant, benissant les travaux de la campagne, ou de
paysanne vertueuse, sentimentale, chevaleresque, heroique meme (comme
Jeanne, la grande pastoure). C'est de la poesie, assurement, et si
sincere qu'elle parait naturelle. Balzac et les romanciers modernes
concevront autrement les paysans et les peindront avec une aprete dure,
meme feroce, de pinceau; ne sera-ce pas une exageration dans un autre
sens? Ce que je reprocherais plus volontiers a George Sand, ce n'est pas
sa peinture du bon paysan, qui, apres tout, a sa realite, pourvu qu'on
l'aide un peu a se degager d'une enveloppe de sensations et
d'impressions vulgaires, c'est sa conception chimerique du paysan
philosophe, lettre, comme Patience, qui serait plutot un transfuge de la
societe, un renegat des villes, un Jean-Jacques Rousseau refugie dans
les forets, et qui n'a plus rien de l'ame elementaire des champs.

Quant au paysan, legerement idealise par George Sand, il n'est pas aussi
faux qu'on l'a dit; cet ensemble de bons sentiments et ces germes de
poesie champetre peuvent se trouver en lui, dans certaines circonstances
et par d'heureuses rencontres. L'auteur n'a fait que les degager de leur
rudesse native et les eclaircir par le langage. Il ne les a pas crees,
il les a exprimes. Tous ses personnages de la campagne sont a la rigueur
possibles; il ne faut a chacun d'eux, pour devenir ce qu'ils sont dans
ses recits, qu'une occasion favorable, une excitation venue du dehors,
une combinaison d'evenements qui les eleve au-dessus de leur maniere
ordinaire de sentir et de parler, et les revele a eux-memes. C'est la
l'oeuvre de l'artiste, qui n'invente pas, a proprement parler, mais qui
ajoute a la realite humaine la conscience, par laquelle elle s'apercoit,
et la voix, par laquelle elle se rend compte d'elle-meme en se
traduisant aux autres. C'est l'oeuvre propre de George Sand dans ses
adorables paysanneries. Elle est interprete plutot que creatrice, si
l'on excepte quelques personnages faux et artificiels qui n'ont rien du
paysan que l'apparence et le nom, et qui se sont introduits, par une
sorte de fraude, dans ses bergeries.

NOTES:

[Note 6: _Mme Carlyle.--Portraits de femmes_, par Arvede Barine.]

[Note 7: _Histoire de ma vie_, t. VIII.]




CHAPITRE IV

L'INVENTION ET L'OBSERVATION CHEZ GEORGE SAND. SON STYLE. CE QUI DOIT
PERIR ET CE QUI SURVIVRA DANS SON OEUVRE


Quelle part Mme Sand fait-elle a l'imagination et quelle part a
l'observation? Comment se combinent en elle la puissance d'invention,
qui est si variee et si feconde, avec l'experience de la vie reelle,
dans les differentes situations qu'elle decrit et les caracteres qu'elle
met en jeu? On a souvent tranche la question d'un mot: Idealiste et
romanesque, Mme Sand n'observe pas.

C'est bientot dit; il serait pourtant injuste de croire que ces facultes
soient toujours contraires et divisees et d'en conclure qu'il y ait dans
le roman deux ecoles radicalement opposees, celle de George Sand et
celle de Balzac. Il n'y aurait meme pas de paradoxe a etablir que Mme
Sand observe tres finement, et que Balzac, de son cote, imagine avec une
sorte d'intrepidite. Au fond, il se pourrait bien qu'il n'y eut pas
deux ecoles contraires en litterature, comme on se plait a le repeter,
celle de l'imagination ou l'idealisme, celle de l'observation ou le
realisme. Je n'attache, pour ma part, qu'une mediocre importance a ces
distinctions tranchantes de programmes et a ces pretentions absolues en
sens divers. Peut-etre meme, en realite, n'y a-t-il pas d'ecoles
litteraires proprement dites; il n'y aurait que des temperaments
differents, organises plus specialement pour l'observation ou
l'imagination: les uns plus sensibles a l'exactitude du detail, les
autres donnant libre carriere a leur puissance d'invention. Une ecole se
cree artificiellement lorsqu'un ecrivain d'un temperament donne, ayant
experimente son initiative ou son succes dans un certain sens,
s'institue, un beau jour, le maitre d'un genre. Il se fait accepter, a
ce titre, par une foule d'esprits secondaires qui prennent le mot
d'ordre et se mettent a la suite, exagerant la _maniere_ de l'initiateur
et dociles au succes, qui revele souvent un gout changeant de l'opinion.
C'est ainsi qu'on arrive a faire un systeme tout simplement avec les
qualites et surtout avec les defauts d'un homme.

Toutes ces querelles d'ecoles nous paraissent vaines. Il n'y avait pas
eu, a l'origine, de dissentiment absolu entre Mme Sand et Balzac,
qu'elle rencontra plusieurs fois dans les annees de son noviciat
litteraire a Paris. Elle declare elle-meme, avec un eclectisme tres
degage et une spirituelle tolerance, que toute maniere est bonne et tout
sujet fecond pour qui sait s'en servir. "Il est heureux, disait-elle,
qu'il en soit ainsi. S'il n'y avait qu'une doctrine dans l'art, l'art
perirait vite, faute de hardiesse et de tentatives nouvelles." Balzac
etait une preuve vivante a l'appui de sa theorie. "Elle poursuivait
l'idealisation du sentiment qui faisait le sujet de son roman, tandis
que Balzac sacrifiait cet ideal a la verite de sa peinture." Mais il se
gardait bien de faire de ce sacrifice un programme d'ecole; c'etait une
simple tendance de son esprit qu'il exprimait ainsi. Plus liberal que ne
le furent plus tard ses disciples, il admettait au meme titre la
tendance contraire et felicitait Mme Sand d'y rester fidele. Ainsi, ces
deux grands artistes se maintenaient justes et tolerants l'un pour
l'autre. Balzac, d'ailleurs, lui aussi, ne s'asservissait pas a un
dogme. Il essayait de tout; il cherchait et tatonnait pour son propre
compte. Ce n'est que beaucoup plus tard que l'ecole, s'etant formee,
attribua au chef un systeme absolu qui n'avait ete d'abord qu'une
preference de gout.

A plus forte raison peut-on le dire des dynasties qui se sont succede
depuis Balzac, et dont les chefs principaux n'ont fait que rediger dans
des programmes les qualites dominantes de leur esprit, soit Flaubert,
l'homme d'un chef-d'oeuvre unique et d'un immense labeur, soit les
freres Goncourt, deux artistes de la sensation subtile et aigue, soit
Alphonse Daudet, dont l'observation profonde et cruelle a eu de si
fortes prises sur les esprits de son temps, ou bien encore Zola, qui a
cree l'epopee du roman ultra-democratique, le maitre de l'_Assommoir_
et de _Germinal_, jusqu'a l'avenement nouveau de Paul Bourget et de Guy
de Maupassant, l'un psychologue raffine et souffrant "du mal de la vie",
l'autre doue d'un humour naturel et d'un style de race qui dissimulent
mal un fond effrayant de mepris pour l'homme, peut-etre meme, si l'on
penetre plus loin, une tristesse presque tragique. En realite, peut-on
dire que chacun de ces noms represente une ecole? Assurement non; ce
qu'il faut y voir, ce sont des diversites d'esprits a l'infini, dont
chacun s'attribue l'initiative et la souverainete d'un genre nouveau; il
y a des variations de genres d'un esprit a un autre, comme, a certains
moments, il y a des variations du gout dans l'esprit public. Les modes
n'ont qu'un temps; elles se succedent les unes aux autres sans se
detruire et meme sans se remplacer, par une sorte de rythme regulier.
Nul ne peut dire de quel cote ira la generation prochaine, quand on sera
fatigue des exces de l'observation brutale. Ce sera peut-etre l'occasion
de revenir a George Sand, trop delaissee un instant par une epoque
exclusivement positive, amoureuse des faits plus que des idees, eprise
de methodes experimentales la meme ou elles n'ont que faire, et defiante
des belles chimeres. Et deja paraissent chez des esprits en eveil des
symptomes d'une reaction vers la creatrice de tant de beaux romans.

George Sand etait portee, par son temperament d'esprit, a la conception
d'aventures plus ou moins chimeriques, au conflit des passions ideales
avec des evenements imaginaires; elle s'y complaisait delicieusement.
Mais on se tromperait fort en croyant qu'elle observat mediocrement la
vie reelle et qu'elle ne s'en inspirat que rarement. Que de preuves nous
pourrions donner du contraire! Dira-t-on qu'elle n'est pas, en meme
temps qu'une merveilleuse artiste d'inventions superbes, une psychologue
penetrante dans presque toutes ses oeuvres, dans certaines parties au
moins? Au moment ou elle ecrivait ses premiers romans, a l'aurore de sa
vie litteraire, que d'observations fines et variees elle deploie deja,
quelle experience de la vie reelle, profondement sentie, se revele, bien
que moins en dehors que chez Balzac, moins etalee en surface, mais bien
delicate et d'un ton si juste, jusqu'au moment ou la chimere s'empare de
l'auteur et l'emporte avec le lecteur au ciel ou aux abimes.

Vous rappelez-vous, au hasard des premieres oeuvres, l'interieur glacial
de ce petit castel de la Brie? Comme cela est bien vu, finement observe!
Comme toutes ces attitudes diverses ont ete notees dans un souvenir
exact! Comme tous ces details d'interieur sont rendus! Comme on sent
peser lourdement sur chacun des acteurs le poids d'une soiree d'automne
pluvieuse qui a suivi une journee plus monotone encore! Ce vieux salon,
meuble dans le gout Louis XV, que le colonel Delmare arpente avec la
gravite saccadee de sa mauvaise humeur, cette jeune creole, toute
fluette, toute pale, Indiana, enfoncee sous le manteau de la cheminee,
le coude appuye sur son genou, dans sa premiere attitude de tristesse
non encore revoltee, mais prete a l'etre au premier signal de la
passion; en face d'elle, ce Ralph, fixe et petrifie, comme s'il
craignait de deranger l'immobilite de la scene, de meme que dans tout le
roman il craindra de troubler les evenements par sa modeste
personnalite, jusqu'a ce que les evenements lui imposent un role
d'heroisme qui le trouvera pret: n'y a-t-il pas dans chacun de ces
traits comme une experience personnelle, une impression de vie reelle,
une preparation des destinees qui vont s'accomplir? Combien elle est
curieuse aussi, dans une autre oeuvre, voisine de celle-ci par la date,
la psychologie d'Andre, avec cette sensibilite naive, emportee en
dedans, craintive au dehors, avec cette tendresse de coeur qui le
rendait presque repentant devant les reproches, meme injustes! Ce sont
la d'admirables etudes de caracteres. L'insurmontable langueur de ce
personnage, cette inertie triste et molle, l'effroi des recriminations,
cette avidite vague et febrile de l'inconnu, tout cela ne fait-il pas de
lui la victime inevitable du conflit qui va briser sa vie entre le
marquis de Morand, son pere, un tyran sans mauvaise humeur, un joyeux et
loyal butor, et sa maitresse, Genevieve, une pauvre fleuriste qui
prendra tout ce coeur desherite et qui mourra de cet amour! Pas une page
ici, pas une ligne qui ne soit du roman experimental, sauf la poesie,
qui transfigure tout, meme l'analyse, meme l'observation. Nous
pourrions faire la meme enquete, qui nous donnerait le meme resultat,
jusqu'a _Jean de la Roche_, jusqu'au _Marquis de Villemer_, en insistant
sur ce trait que les situations donnees et les caracteres indiques sont
presque toujours pris dans la realite la mieux observee, et que ce n'est
que dans la suite et sous la pression d'une imagination qui ne se
contient plus que les caracteres s'alterent, se deforment ou
s'idealisent a l'exces.

Il y a un de ses romans surtout, dont elle dit elle-meme "qu'il est un
livre tout d'analyse et de meditation", et qui m'a semble se detacher en
relief sur l'ensemble de son oeuvre, comme une des plus fortes etudes
qui aient jamais ete faites sur une des formes maladives de l'amour, la
jalousie; je veux parler de _Lucrezia Floriani_. Il importe peu que ce
soit un chapitre de psychologie intime, ou les personnages reels du
drame de sa vie peuvent se reconnaitre eux-memes sous des noms nouveaux.
Il importe moins encore que George Sand se soit faiblement defendue
d'avoir voulu faire dans ce roman des portraits tres exacts[8]. Ce qui
importe, c'est l'exactitude de la peinture morale qu'elle nous a donnee,
quel que soit l'exemplaire vivant ou elle en a pris les traits. Le point
de depart, ce fut un de ces amours reputes impossibles et qui sont
precisement ceux qui eclatent avec le plus de violence. "Comment le
prince Karoll, cet homme si beau, si jeune, si chaste, si pieux, si
poetique, si fervent et si recherche dans toutes ses pensees, dans
toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il, inopinement
et sans combat, sous l'empire d'une femme usee par tant de passions,
desabusee de tant de choses, sceptique et rebelle a l'egard de celles
qu'il respectait le plus, credule jusqu'au fanatisme a l'egard de celles
qu'il avait toujours niees, et qu'il devait nier toujours?" Ce fut, en
effet, un terrible malentendu; le chatiment ne se fit pas attendre. A
peine la destinee de cet invraisemblable amour s'est-elle accomplie,
l'imagination du prince Karoll s'excite sur toutes les circonstances de
la vie de Lucrezia, meme sur ce passe qu'on ne lui a pas cache; les
difficultes commencent; tout s'assombrit dans cette ame ou le soupcon
est entre; la vie entre ces deux etres n'est plus qu'un long orage.
Comment nait la jalousie, comment elle jette son poison secret dans les
rapides joies de ce bonheur, etonne d'abord de lui-meme, comment elle le
corrompt sans le detruire, produisant les courtes folies, les angoisses
delirantes, les fureurs qui eclatent ou celles qui tuent par de longs
silences, comment les ruines morales s'accumulent sous les coups d'un
insense, jusqu'au denouement fatal, vulgaire et poignant, voila ce que
raconte ce livre avec une logique de deductions, une surete de traits,
une profondeur d'analyse qui trahissent la vie observee de pres et
profondement sentie. La jalousie incurable du passe, voila la maladie
du prince Karoll. Les details et la gradation du mal sont marques avec
une precision presque scientifique. Il a aime cette femme, sachant tout,
et, malgre tout, il l'a aimee quand elle n'etait plus ni tres jeune ni
tres belle, en depit d'un caractere qui etait precisement l'oppose du
sien, et n'ayant pu prendre jamais son parti de ces moeurs imprudentes,
de ces devouements effrenes, de cette faiblesse d'un coeur jointe a
cette hardiesse d'un esprit qui semblaient une violente protestation
contre tous les principes et les sentiments sur lesquels il a vecu
jusque-la. Il n'a jamais pu pardonner a cette femme d'etre si differente
de lui-meme. Il la poursuivra de sa folie croissante et devenue a la fin
presque furieuse jusqu'au jour ou Lucrezia tombe, sans avoir, une seule
heure, inspire de confiance a son etrange amant, sans avoir conquis son
estime, sans avoir cesse d'etre aimee de lui comme une maitresse, jamais
comme une amie.--Que ceux qui refusent a George Sand la faculte
d'analyse relisent ce roman et qu'ils disent s'il n'y a pas la une
admirable et profonde etude de passion, si chaque page n'est pas ecrite
avec une observation ou un souvenir?

Ce qui a donne le change sur l'absence pretendue de la faculte
d'observation chez George Sand, c'est qu'il arrive un moment, meme dans
ses plus belles fictions, ou le romanesque s'introduit a forte dose dans
le roman, l'absorbe tout entier et efface tout le reste. Le romanesque,
c'est l'exaltation dans la chimere: il marque l'age d'une generation et
la date d'un livre; il se reconnait a la maniere d'aimer (surtout a la
facon de dire que l'on aime), a la maniere de concevoir et d'imaginer
les evenements, a la maniere plus ou moins agitee et surexcitee
d'ecrire. Un maitre de la critique, M. Brunetiere, a marque fortement
ces traits: "... Cette facon forcenee d'aimer fut celle de toute la
generation romantique. Tout le monde n'aime pas de la meme maniere, et
chacun a la sienne; mais les romantiques ont aime comme personne avant
eux n'avait fait, ni depuis.... Certes, _Indiana_, _Valentine_, _Lelia_
meme et _Jacques_ sont de curieuses etudes de l'amour romantique. George
Sand, selon son instinct, n'a pris, dans la realite, qu'un point de
depart ou d'appui, qu'elle quitte aussitot pour revenir au reve
interieur de son imagination.... Il y a dans ces romans une partie
romanesque et sentimentale qui a etrangement vieilli[9]."

Prenons, des les debuts, deux des oeuvres les plus celebres, _Valentine_
et _Mauprat_, et voyons comment ce jugement se verifie, et aussi comment
le pronostic se realise. Dans chacune d'elles il y a une matiere riche,
neuve, variee, d'invention naturelle, et aussi semblable au vrai qu'il
est possible, melee bientot a des exagerations de caracteres ou de
details qui etonnent ou revoltent l'imagination la plus docile et la
plus credule. Que la ravissante Edmee aime son cousin Bernard, qu'elle
l'ait aime des sa rencontre avec lui dans la societe epouvantable des
Mauprat, qu'elle ait tacitement choisi ce rustre, ce sauvage qui sait a
peine signer son nom, qu'elle ait pris a tache de le civiliser pour le
rendre digne d'elle, qu'elle ait reussi enfin, a force de devouement
actif et silencieux, a en faire un vaillant homme, un honnete homme, en
l'elevant jusqu'au niveau de son coeur, tout cela, c'est le roman meme,
et quel beau, quel noble roman!

Mais a travers ce courant divers ou melange de deux existences, separees
a l'origine par des abimes et que le plus sincere amour a rapprochees
dans la vie, l'element invraisemblable se glisse, grandit, intercepte
l'interet, contrarie a chaque instant les belles et saines emotions du
roman, les empeche de germer a l'aise. C'est la perpetuelle apparition
du pere Patience a tous les carrefours du pays et a chaque page du
roman; c'est l'inevitable intervention de cet homme qui a tout appris
dans la vie des champs, qui sait tout du present et de l'avenir, de ce
grand justicier, de ce magistrat improvise qui impose silence aux
puissances de la province, de ce paysan qui joue, a chaque occasion, le
role de Mirabeau, conduisant par sa parole les evenements, nouant et
denouant l'action? N'est-ce pas le faux et l'invraisemblable en
personne? Qui nous delivrera de ce type artificiel, de son bavardage et
de son infaillibilite? C'est vraiment trop demander a notre bonne
volonte que de nous faire accepter ce prolixe collaborateur, eclaire des
feux de la revolution prochaine, travaillant, au nom du contrat social,
a la justification de Bernard, qui n'est pas coupable, et au denouement
du roman, qui se denouerait fort bien sans lui. Element romanesque, et
d'autant plus blamable ici qu'il est inutile. Ce bonhomme Patience m'a
bien l'air de jouer _la Mouche du coche_, et le mutisme actif de
Marcasse fait dix fois plus de besogne, sans en avoir l'air, bien qu'il
ait, lui aussi, une bonne part de romanesque.

_Valentine_ est, a cote de _Mauprat_, un des plus charmants et des plus
tragiques recits d'amour. Car, que demander a Mme Sand? Au fond, elle ne
sait que l'amour. Elle a prodigue, ici encore, les plus merveilleuses
peintures de ce sentiment, elle l'a encadre dans le theatre de ses
longues et continuelles reveries, dans ces paysages du Berry qu'elle a
tant aimes. Elle a trahi, par la grace d'un incomparable pinceau,
l'_incognito_ de cette contree modeste, de cette Vallee-Noire, dont elle
dit: "C'etait moi-meme, c'etait le cadre, c'etait le vetement de ma
propre existence". Et tout cela elle l'a livre au public, comme attiree
par un charme secret et le repandant a son tour. De la est sortie cette
analyse de passion qu'on n'oublie plus et qui fait de chaque lecteur un
complice de Benedict. On le suit, on le voit arrete, contemplant
Valentine, sur le bord de l'Indre, tandis qu'assis sur un frene mal
equarri, il s'enivre de son image, tantot reflechie dans l'onde
immobile, tantot troublee par un frisson de l'eau. Il ne pense pas, dans
ce moment-la, il jouit, il est heureux; il boit par les yeux le poison
fatal dont il mourra. Les evenements se developpent; mais deja peu a
peu quelques-uns des caracteres d'abord indiques changent et se
deforment. Benedict est le paysan sublime et passionne. M. de Lansac, le
fiance de Valentine, d'abord un tres galant homme, devient le type
legerement charge d'abord, puis demesurement avili de l'homme du monde
sans passion genereuse, sans jeunesse morale, use et fletri au dedans,
d'ailleurs cupide et debauche, tout ce qu'il faut pour rendre la lutte
difficile a Valentine, facile a Benedict. Mme de Raimbault, une femme du
monde, qui a simplement des prejuges, passe tout a coup a l'etat d'une
vieille coquette, coureuse de bals de sous-prefecture, qui se
desinteresse de sa fille a un point invraisemblable, ainsi que plus tard
M. de Lansac de sa femme, sans doute pour laisser les incidents les plus
graves se developper a leur aise, sans la gene de la vie de famille, ou
la plus simple surveillance entraverait les libres allures du roman.
Ainsi s'explique ce va-et-vient des personnages les plus compromettants
et les plus faciles a compromettre, qui entrent dans le parc et le
chateau, ou bien en sortent, comme il leur plait, le jour et meme la
nuit. Benedict en profite a souhait, d'abord pour essayer de tuer a
l'affut, dans la soiree meme du mariage, l'epoux, M. de Lansac, sous le
pretexte etonnant de punir "une mere sans entrailles qui condamnait
froidement sa fille a _un opprobre legal_, au dernier des opprobres
qu'on puisse infliger a la femme, au viol", puis, pour s'introduire au
chateau furtivement, et prendre la place de M. de Lansac absent dans la
chambre nuptiale. Et de la une des plus incroyables folies qui puissent
traverser une imagination exaltee, cette scene capitale de la nuit de
noces entre Valentine malade, alienee d'elle-meme, tombee par desespoir
dans une sorte de somnambulisme, et Benedict, qui passe pres d'elle les
heures troublantes de la nuit, s'exaltant de la presence aimee, livre a
toutes les furies de la passion, qu'heureusement une serie de hasards
transforme en un inoffensif et delirant monologue. Tout cela est bien
etrange. "Il ne faut pas oublier, dit Mme Sand ingenument, que Benedict
etait un naturel d'exces et d'exception." Il le prouvera jusqu'a la fin,
a travers des incidents sans nombre, des surprises et des rendez-vous
manques, jusqu'a un meurtre absurde, jusqu'au coup de fourche qui
atteint le heros par suite d'un ridicule malentendu. Toute cette seconde
partie du roman est une serie de drames vulgaires et forcenes ou
l'invraisemblable tue l'interet. Le charme s'est evanoui. Mais qu'il
etait grand, irresistible dans la premiere partie du livre!

George Sand avait elle-meme conscience de cette impulsion etrange qui la
portait a un romanesque exagere: "Je declare aimer beaucoup, disait-elle
dans le preface de _Lucrezia Floriani_, les evenements romanesques,
l'imprevu, l'intrigue, l'_action_ dans le roman.... J'ai fait tous mes
efforts, cependant, pour retenir la litterature de mon temps dans un
chemin praticable entre le lac paisible et le torrent.... Mon instinct
m'eut poussee vers les abimes, je le sens encore a l'interet et a
l'avidite irreflechie avec lesquels mes yeux et mes oreilles cherchent
le drame; mais quand je me retrouve avec ma pensee apaisee, je fais
comme le lecteur, je reviens sur ce que j'ai vu et entendu, et je me
demande le pourquoi et le comment de l'action qui m'a emue et emportee.
Je m'apercois alors des brusques invraisemblances ou des mauvaises
raisons de ces faits que le torrent de l'imagination a pousses devant
lui, au mepris des obstacles de la raison ou de la verite morale, et de
la le mouvement retrograde qui me repousse, comme tant d'autres, vers le
lac uni et monotone de l'analyse".

On pourrait faire un travail de ce genre sur la plupart des romans de
George Sand et fixer les proportions variables de ces deux elements
qu'elle emploie, le chimerique pousse a outrance et le reel finement
observe. C'est la que se revelerait le grand defaut de cette belle
imagination creatrice. Elle ne sait pas composer une oeuvre; elle ne
sait y conserver ni l'unite du sujet, qui change souvent, ni l'unite de
ton dans les caracteres qui s'alterent sans cesse. Elle n'en a d'avance
arrete ni le but ni les proportions. Quand par hasard il lui arrive de
conserver l'unite de l'oeuvre, c'est a son insu et comme par un coup de
la grace. Elle concevait des personnages dans une situation donnee, qui
etait presque toujours un etat de passion, elle s'eprenait d'eux, elle
s'y interessait ardemment et pour son propre compte, tandis qu'elle les
racontait et les peignait avec la flamme interieure; elle s'abandonnait
a une sorte de hasard d'inspiration qui amenait les grandes luttes, mais
qu'elle gouvernait bien peu, disait-elle, au point d'ignorer d'avance
comment ces batailles de la vie se termineraient et comment le roman se
denouerait. C'etait veritablement le triomphe de ce qu'on a nomme plus
tard l'_inconscient_ dans le talent ou dans le genie. Je ne puis, en
effet, mieux exprimer ce singulier phenomene dont elle donnait le
spectacle etonnant dans sa methode de travail, qu'en disant que c'etait
un phenomene d'inconscience superbe, mais bien peu sure dans le
resultat. Rien de calcule, en apparence, rien de premedite; pas meme les
grandes lignes arretees; tout procedait dans son art comme dans la vie.
Quand une rencontre dramatique a lieu, quand une grande aventure
commence, qui peut dire, dans le train de l'existence, ce qui devra
arriver le lendemain? Il en etait de meme dans le domaine de son
imagination. Elle ne savait pas la veille ce qui arriverait de ses heros
ou a ses heros. Elle les livrait a la fatalite de son art, comme la vie
les livre a la fatalite des evenements. De la ce contraste saillant dans
ses oeuvres: l'entrain, la fougue, les merveilleux preludes, le
commencement enchanteur de presque toutes ses fictions, des plus belles.
Puis, a un certain moment, il se produit une sorte de fatigue: la
richesse des developpements devient de la prolixite, le recit se traine
en meandres inutiles; le style aussi se lasse et se neglige. Et
cependant il faut bien finir. On finit, mais c'est une fin de raison,
non d'inspiration. La composition languit, tout simplement parce qu'il
n'y a pas eu de plan prepare, et que la composition n'est pas portee
jusqu'au bout par l'ardeur de la pensee ou de la passion. Les
denouements n'egalent jamais les preludes de l'oeuvre. On la voyait
vivement preoccupee d'une idee de roman, possedee par son sujet, a tel
point que tous ceux qu'elle avait traites auparavant semblaient ne plus
exister pour elle, et, quelque temps apres, elle avait hate de dire
adieu a ses personnages les plus chers d'un jour. Elle avait use et
comme consume par le feu de son imagination les plus beaux enfants de
son reve; elle les replongeait dans le passe, en un tour de main, je
pourrais dire dans le neant. N'etait-ce pas un neant relatif que cet
oubli qui succedait si vite en elle a la presence reelle de tous ces
personnages, dont le nom meme sortait parfois de sa memoire? La
fournaise ardente s'etait refroidie; pour se rallumer, elle attendait
d'autres types, d'autres moules d'ou allait sortir un monde nouveau.

Quand le chimerique s'introduit ainsi dans ses oeuvres, forcant les
evenements et les caracteres, c'est une preuve que chez elle
l'inspiration s'epuise, que la fatigue se trahit et que l'auteur ressent
une certaine hate d'en finir avec le sujet dont elle a deja exprime la
substance et la fleur. Mais il faut bien se garder de confondre ce
romanesque mediocre, qui exprime une lassitude dans son talent, avec un
autre genre de romanesque, qui produit chez elle des oeuvres exquises et
qui est un jeu enchante de son imagination. Pour bien marquer cette
nuance, deux noms suffisent; nous pourrions en citer dix: _Teverino_ et
_le Secretaire intime_. Ce sont la des recits concus dans une heure de
fecondite heureuse et qui semblent avoir ete acheves sous la meme
inspiration fraiche et sans defaillance, de la premiere a la derniere
page, sans un intervalle de repos ni de fatigue. Songes d'une nuit
d'ete, reveries d'une journee de printemps, on ne sait de quel nom
designer ces fictions magiques, qui vous tiennent comme suspendus dans
un monde legerement ideal, ou tout succede au voeu de l'auteur avec une
complaisance des evenements et une docilite des personnages qu'on ne
trouve pas toujours en ce monde. _Le Secretaire intime_ est une
fantaisie "qui lui est venue apres avoir relu les _Contes fantastiques_
d'Hoffmann"; il a garde quelque chose de son origine. Tout est
invraisemblable dans cette principaute batie entre ciel et terre, aux
ordres de cette souveraine enigmatique et ravissante, Quintilia
Cavalcanti, tour a tour folle du luxe et du plaisir, et adonnee au plus
serieux labeur de la pensee, soupconnee des plus noirs crimes d'amour,
une Marguerite de Bourgogne qui se montre dans un cadre enchante, puis
tout a coup revelee a travers les aventures les plus contraires comme
une epouse admirable, vertueuse et fidele a un epoux qu'elle adore dans
l'_incognito_ de son exil errant. L'amour legitime avec des airs
d'aventurier! Quel reve enfin realise par Mme Sand! C'est la seule
maniere, a ce qu'il parait, de faire supporter le mariage. Et que
d'epreuves pour le jeune comte de Saint-Julien, jete en plein mystere
par un hasard de voyage, admis sur le grand chemin dans le carrosse de
la princesse, au grand deplaisir de la lectrice et de l'abbe, a la
stupefaction de la petite cour fabuleuse et agitee ou il debarque comme
un evenement, puis montant en grade et en faveur avec une rapidite qui
lui donne le vertige, et dans ce vertige fatal concevant un impossible
amour qui le mene au bord des plus grands perils. Le denouement arrive.
L'heureux epoux, le mysterieux Marx, sauve Julien de ses imprudences.
Notre heros sort de cette feerie, tour a tour ravi, epouvante, humilie,
meurtri. La guerison ne viendra que plus tard, apres la maladie de
rigueur, qui suit les grandes defaillances, et le retour dans sa
famille, ou il rapportera une imagination plus calme, une ame plus
indulgente et le souvenir, le reve plutot des aventures dont il a eu
pendant une annee le spectacle eblouissant et tragique devant les yeux.
Il n'y a pas de bon sens dans cette fable. Mais quelle jolie suite aux
_Contes_ d'Hoffmann! C'est ainsi qu'un grand artiste imite et s'inspire.

C'est de la meme source de romanesque heureux qu'est sorti _Teverino_.
Il arrive ainsi bien souvent a George Sand, lasse de la vie plate et
vulgaire, de vouloir s'en echapper a tout prix, et de se raconter a
elle-meme de merveilleuses histoires, comme celles qui prenaient tant de
place autrefois dans sa vie d'enfant et qui finissaient par lui faire
une existence revee presque aussi importante, dix fois plus precieuse
et plus chere que l'autre. C'est dans un de ces jours ou, comme
Scheherazade dans _les Mille et une Nuits_, mais pour satisfaire a son
caprice d'imagination et non pas a celui d'un sultan feroce, elle
s'amusait elle-meme et s'enchantait de ces recits, qu'elle concut l'idee
de cette journee unique, et qu'une fois concue comme a travers un songe,
elle la jeta sur le papier, dans sa vivacite et sa fraicheur intactes, a
peine entamees par le travail presque insensible de la composition.

Certes il y a bien de quoi crier a l'invraisemblance quand on voit
s'organiser, au hasard des evenements, cette jolie caravane de voyage,
dans la villa de Sabina, au lever du soleil. Leonce conjure Sabina de se
laisser emmener ou il voudra, sans rien lui designer d'avance, a travers
les paysages les plus varies, aussi loin qu'on pourra aller dans une
seule journee. Il a touche la corde magique, l'inconnu; la fantaisie
enleve les dernieres resistances; Leonce va devenir l'arbitre de cette
journee. On part a deux, avec la negresse de Sabina et le jockey sur le
siege. Et bientot les rencontres commencent: on enleve un bon cure qui
marchait gravement sur la route, son breviaire a la main; un peu plus
loin, une ravissante petite paysanne errante, qui a pour specialite
d'apprivoiser les oiseaux et qu'on annexe a la caravane; plus loin
enfin, a travers mille aventures, le heros du roman, le plus singulier
et le plus merveilleux des heros, un voyageur que Leonce rencontre se
baignant dans un lac, bien different dans sa noble nudite de ce qu'il
paraissait etre, un instant auparavant, sous ses haillons sordides.
Leonce fait de lui un homme comme il faut en lui jetant des habits
convenables. Touchant apologue qui nous fait voir qu'il n'y a bien
souvent qu'une question de vetements entre les hommes, surtout dans les
romans de Mme Sand! C'est une idee chere a l'auteur, et qu'elle
reprendra souvent, jamais avec autant de bonheur et de grace. Teverino
s'est revele a Leonce avec sa distinction naturelle; c'est le plus beau
des mortels et le plus eloquent des artistes. Des lors il va prendre sa
place, qui sera la premiere, dans cette journee romantique; il marque en
tout genre une superiorite de virtuose, de philosophe, d'ami devoue
(bien qu'improvise), d'amant chevaleresque, si bien qu'il remplit toute
la fin de la journee, toute la soiree qui la termine et la matinee qui
la recommence, des propos les plus fins, les plus brillants, les plus
poetiques, des actes les plus audacieux, des engagements de coeur les
plus hardis, arretes a temps avec une discretion que n'aurait pas un
homme du monde. Il eblouit de sa voix d'artiste toute une petite ville
italienne ou l'on s'est arrete pour le soir, il etonne de plus en plus
Leonce, il l'irrite meme et le domine par la noblesse de sa conduite, il
se fait un instant presque aimer de l'elegante et hautaine Sabina; et ce
n'est que par generosite qu'apres l'avoir troublee, comme pour faire
l'epreuve de sa puissance, il detache de lui ce coeur fragile, un
instant surpris, le rend a Leonce, et disparait.--Ce souverain
improvise de quelques heures, pendant cette journee unique, est l'enfant
gate de George Sand. C'est bien l'artiste aventurier qu'elle a toujours
aime, un de ces bohemes de genie, deguenilles mais delicats, nobles et
superbes, qui doivent leurs riches facultes a la nature, et qui les ont
conservees avec soin, grace a une independance, a une paresse, a un
desinteressement qui les rend pauvres, mais les garde purs. Elle l'a vu
agir devant ses yeux, cette fois; elle l'a vu marcher, ce heros
longtemps imagine, elle l'a vu dominer le petit monde ou elle l'a
introduit. Elle en a ete heureuse, comme du succes d'un fils cheri de
son imagination. On peut sourire de ce facile bonheur qu'elle s'est
donne a elle-meme. Mais les traits de la vie reelle se melent si bien
ici a la fable, il y a de si charmants episodes dans cette journee
disposee par la plus aimable et la plus ingenieuse des providences, il y
a des conversations si elegantes et si delicates, qu'il faut bien en
passer par la fantaisie de l'auteur, et vraiment on aurait mauvaise
grace a resister au charme qui vous penetre et vous entraine.

Le roman, ainsi concu, est tout simplement de la poesie. Soit. Est-ce
donc la quelque chose de si malheureux, et George Sand perdra-t-elle
quelque chose a une accusation de ce genre? Il faut bien que le roman se
rapproche de la poesie ou de la science. Le roman scientifique est en
grand honneur de nos jours: la science des moeurs, des institutions, des
classes sociales, des caracteres et des temperaments, des influences
physiologiques et medicales qui determinent l'individualite de chacun,
des heredites que l'on subit a travers les ages, voila la matiere
indefinie et toujours variee du roman experimental. Mais faut-il
sacrifier a ce genre unique tous les autres genres et en particulier
celui qui considere le roman comme une oeuvre a la fois d'analyse et de
poesie, comme George Sand le definissait d'instinct? Prenons garde, le
roman selon George Sand, c'est le vrai roman national; si nous en
croyons les interpretes des origines de notre litterature[10], il est ne
des anciennes chansons de geste; il est de la meme famille que la
poesie; et qui pourra d'ailleurs demontrer qu'on a tort de le comprendre
ainsi?

On notera, avec un soin pedantesque, les invraisemblances qui abondent
dans les fictions de George Sand. Mais ne serait-il pas aise de noter,
en regard de l'invraisemblance des evenements que l'on peut signaler
chez elle, le defaut de logique des caracteres chez les naturalistes le
plus en vogue, l'incoherence des sentiments, la bizarrerie maladive de
la conduite, sous pretexte de maladies ou d'heredite? Et nous en
viendrions a nous demander de quel cote il y a le plus
d'invraisemblable. C'est une querelle qui durera longtemps et ou nous
n'avons pas l'intention d'entrer. Il serait pourtant curieux de savoir
si les pretendus observateurs de la realite ne font pas autant de
concessions que les autres romanciers a une certaine convention aussi
artificielle, aussi arbitraire, aussi fausse que celle dont ils font un
si terrible grief a l'ecole qu'ils veulent detruire, comme si l'on
detruisait des temperaments et des gouts!

A cette maniere de comprendre le roman, correspond le style, qui
meriterait une etude a part chez George Sand et dont nous n'indiquerons
que quelques traits, bien reconnaissables a travers la variete infinie
des sujets qu'elle a traites et dans la longue suite de cette vie
remplie pendant quarante-six ans des plus feconds travaux.

Certes on ne peut pas dire qu'elle n'ait pas fait, pendant un aussi long
intervalle de temps, son education d'ecrivain, et qu'elle n'ait pas
modifie son instrument d'expression et ses ressources. Cependant, des le
debut, sa langue etait formee, deja ample et souple, pleine de mouvement
et de feu. Le long travail d'une vie litteraire ne fit que la
developper, il ne la crea pas; elle lui etait venue comme d'instinct,
aussitot que, dans sa retraite de Nohant, elle jeta sur quelques
feuilles eparses ses tristesses, ses larmes, ses revoltes, toute la
matiere de son reve interieur. Les mots lui obeissaient deja sans
resistance, les images suivaient d'elles-memes et s'entrelacaient sans
effort avec une justesse que rencontrent seuls, du premier coup, les
ecrivains de race. Ecrire est, pour certaines personnes, aussi naturel
que respirer. George Sand ecrivait en prose comme Lamartine en vers;
c'etait pour tous les deux une sorte de fonction de la vie; ils la
remplissaient sans l'avoir etudiee; ni l'un ni l'autre n'aurait pu en
rendre compte a eux-memes ni aux autres. Ni l'un ni l'autre ne furent
des artistes de travail et de volonte; ils furent des artistes de
nature; ils etaient nes grands ecrivains, ils l'etaient des la premiere
page.

Cette facilite, qui est un don, est un piege. George Sand n'a pu
echapper a ce peril d'un abandon trop peu surveille au courant qui
l'entraine. Elle a une complaisance excessive a developper ses idees;
elle s'endort parfois, elle s'oublie dans une sorte de prolixite qui la
trompe elle-meme; elle a ses negligences. On a aussi note trop souvent
une certaine tendance a l'emphase, pour que ce grief n'ait pas quelque
motif. Dans les conversations, ou plutot dans les discours dialogues de
_Lelia_ ou de _Spiridion_, de _Consuelo_ ou de _la Comtesse de
Rudolstadt_, il est certain que ce beau style devient la proie d'un
lyrisme philosophique assez nuageux, qu'il s'y dissout en vapeurs
fuyantes ou s'y assombrit jusqu'a une sorte d'obscurite volontaire. Les
tenebres ne vont pas a ce temperament sain et naturel de l'ecrivain. Il
les secoue avec bonheur et se retrouve tout entier, quand la crise
philosophique est terminee, soit dans les descriptions de paysages, qui,
dans _Lelia_, sont d'un art merveilleux, soit dans les peintures de
caracteres, des que l'ecrivain sort de ces regions d'une demi-realite a
peine consistante, quand il touche terre, quand il se prend a la vie ou
qu'il s'egaye d'une de ces situations qu'il a inventees (comme les
diverses rencontres de voyageurs dans _Teverino_). Il y a la des parties
de dialogues tres vives, spirituelles, d'autres tres elegantes, des
remarques et des conversations pleines d'un esprit de belle tournure et
de bonne compagnie, meme quand les personnages sont equivoques. On n'a
peut-etre pas assez remarque cette qualite de l'esprit dans le style de
George Sand: "Les romantiques, a-t-on dit, n'ont pas connu la bonne
plaisanterie: ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni Vigny, ni Hugo, ni
Balzac, ni George Sand." Cela n'est pas tout a fait juste pour Mme Sand.
Elle n'avait pas d'esprit dans la conversation, elle ne savait pas
plaisanter en causant. Mais tout changeait quand elle avait la plume a
la main. Elle suivait alors, d'un trait rapide, les conversations
qu'elle entendait au dedans d'elle-meme; elle s'y absorbait, et, dans
ces improvisations qu'elle recueillait de ses interlocuteurs
imaginaires, le naturel, la grace, la verve, la finesse ingenieuse
abondaient; la force de la situation se dessinait si vivement en elle,
qu'elle semblait n'etre qu'un echo; mais la voix interieure qui lui
dictait ces vives et fines reparties etait bien a elle; c'etait
_elle-meme_ et _une autre_, tres differente de ce qu'elle etait dans la
vie reelle.

"Ce n'est, nous dit-on encore, ni par un eclat extraordinaire ni par la
perfection plastique que son style se recommande, mais par des qualites
qui semblent encore tenir de la bonte et en etre parentes. Car il est
ample, aise, genereux, et nul mot ne semble mieux fait pour le
caracteriser que ce mot des anciens: _Lactea ubertas_, une abondance de
lait, un ruissellement copieux et bienfaisant de mamelle nourriciere",
et l'image entraine une hardie et charmante apostrophe a la "_douce Io
du roman contemporain_"[11]. Rien de plus aimable, assurement. C'est
l'hommage d'un ecrivain qui, parmi les jeunes, est un de ceux qui l'ont
le plus et le mieux aimee. Un mot pourtant nous inquiete. On reproche a
ce style si expressif et si colore de n'etre pas suffisamment
_plastique_. Que veut-on dire par la? Sans doute qu'il n'est pas assez
fortement modele sur les formes reelles, qu'il n'en dessine pas assez
rigoureusement les contours, comme celui de Victor Hugo, de Theophile
Gautier ou de Flaubert, qu'il ne s'etudie pas a les mettre en relief?
Est-ce un tort? S'il n'est pas plastique, c'est-a-dire sculptural, ce
style est pourtant tres pittoresque, et, quand il s'agit de decrire, il
ressemble a une belle peinture. N'est-ce pas une compensation? Ce style
est d'une transparence merveilleuse, au fond de laquelle on voit la
realite telle que l'a vue le peintre, plus la pensee meme du peintre qui
l'a interpretee. Soit dans les descriptions, soit dans les analyses,
soit dans la suite des evenements, il suit l'idee d'un mouvement
continu, il l'exprime et le manifeste avec une aisance et une fluidite
qui n'empechent pas la force.

J'ai vu, dans un repli des montagnes du Jura, une source que l'on
appelle la Source bleue, a cause de sa couleur, qui reflete le paysage
environnant, un coin du ciel menage au-dessus d'elle et peut-etre aussi
la nature de la pierre ou elle a creuse sa coupe d'azur. Elle est calme,
profonde, attirante comme par un charme magique. On ne peut voir cette
source sans s'eprendre d'elle et adorer la Naiade qui la consacre; on la
suit dans sa fuite a travers les pres voisins; elle s'excite par la
pente a laquelle elle obeit; elle murmure avec fracas en descendant
rapidement a travers son lit de cailloux; elle s'irrite et fremit, au
bas du coteau, contre un rocher immobile et brutal qui lui barre le
chemin; elle detourne de cette barriere sa colere et son cours, grondant
encore, elargissant a chaque pas son onde grossie des torrents voisins
qu'elle recoit et qu'elle absorbe. Un instant, comme trop pleine des
tresors amasses de ces eaux etrangeres, elle passe par-dessus ses rives,
elle s'epuise par ce debordement, elle va perdre une partie de ses flots
inutiles autour d'ilots de sables denudes; puis enfin, se recueillant
par un dernier effort, elle se ramene en soi, elle s'offre apaisee a la
contemplation des hommes, apres avoir porte dans son cristal tant de
paysages mobiles, tant de scenes variees des villes et des champs. C'est
l'image du style de George Sand, toujours fidele au mouvement interieur
de sa pensee, qu'il represente et dessine dans ses elans, dans ses
agitations, comme dans ses soudains apaisements.

On a beau jeu pour nous dire qu'apres quarante ou cinquante annees, ce
style, au moins dans certaines parties, a vieilli comme d'autres parties
de l'oeuvre. Il y a, a la verite, tout un attirail d'idees exterieures,
de sentiments factices, de langage, propre a chaque generation et qui
nous fait l'effet, quand nous le revoyons au grand jour, d'une toilette
defraichie, d'un habit hors d'usage. Cette loi de la decadence
inevitable, qui ne touche qu'aux dehors du personnage humain, au choix
passager qu'il a fait, a sa date, de certaines manieres d'etre ou de
paraitre, cette loi n'a pas epargne, chez Mme Sand, toute la partie
sentimentale, le romanesque dans l'expression violente des sentiments ou
l'invention des situations, l'invraisemblance exageree des evenements,
l'emportement des theses, la declamation surabondante, l'exces d'un
style trop lyrique, dont l'auteur lui-meme souriait par moments; voila
les parties caduques et condamnees qui ont sombre pour toujours et qui,
pour tout autre ecrivain, auraient entraine le reste de l'oeuvre dans un
pareil et irreparable naufrage.

Mais ici quel desastre c'eut ete que la perte de tant d'oeuvres en
partie superieures et de recits que le rayon de l'art a touches! Que de
choses resteront et renaitront si un injuste oubli s'est un instant
mepris sur elles! Tout ce qui est grace aisee, creation elegante,
reverie enchantee, sincerite de la passion, fantaisie merveilleuse,
charme du style, tout cela ne merite-t-il pas de vivre? Le temps fera de
plus en plus surement son oeuvre, ici comme ailleurs. Et apres ce
travail d'elimination, qu'il accomplit avec une justesse infaillible sur
chaque grande renommee, il proclamera avec un immortel honneur cette
puissance d'invention, qui n'exclut pas la faculte d'analyse, mais qui
lui cree un cadre merveilleux; il proclamera que, grace a cette richesse
inepuisable d'imagination et ce don expressif du style, George Sand est
restee un poete qui a peu d'egaux, un des plus grands poetes de sa race
et de son temps.

Nous sommes maintenant a meme, a ce qu'il semble, de repondre a la
question que nous posions a la premiere ligne de cette etude. Oui, on
reviendra a Mme Sand, apres quelques annees de negligence et quelques
eliminations necessaires dans son oeuvre. Elle attirera de nouveau les
generations nouvelles par l'eclat de cette poesie que nous avons essaye
de definir. Quand elle ne servirait qu'a nous consoler, par
quelques-unes de ses oeuvres, de l'exces et du debordement du
naturalisme contemporain, elle aurait eu raison d'ecrire, meme pour
nous, meme pour ce qui s'appelle la posterite. Elle aura sa place
marquee dans la renaissance infaillible du roman, du theatre et de la
poesie idealistes qui conserveront longtemps une clientele considerable
dans l'humanite de demain et d'apres-demain, quoi qu'on fasse pour
comprimer cet elan de l'esprit.

Ce sont des moeurs nouvelles qui ont amene le roman a prendre une si
grande place dans la vie moderne. Mais rien ne nous oblige a croire que
cette place sera eternellement occupee par le roman naturaliste. Comme
nous l'avons deja dit, il y aura partage entre les deux theories
opposees ou peut-etre oscillation periodique de l'esprit public entre
l'une et l'autre. Ce qui a fait la royaute litteraire du roman, c'est en
grande partie l'ennui moderne, cette maladie que les generations des
autres siecles, moins excitees et plus croyantes, n'ont pas connue au
meme degre que nous; c'est l'ennui, ce vide absolu de l'esprit et du
coeur, qui est un trait irrecusable des hommes de notre temps. Autrefois
on avait pour se distraire et s'occuper, dans les intervalles du travail
quotidien, soit la passion de l'esprit et de la conversation, comme au
XVIIIe siecle, soit les passions religieuses, comme au XVIIe siecle, la
curiosite violemment excitee par la Reforme et la Renaissance, comme au
XVIe. Aujourd'hui, quand la vie, surmenee par le travail des affaires,
est contrainte au repos, quelle ressource lui reste dans ce vaste desert
des idees qui represente le monde intellectuel ou moral pour la majorite
des hommes? C'est le roman qui tient alors la place qu'occupaient
autrefois les livres de controverse dans les siecles anciens ou les
grandes questions de critique et de renovation sociale au dernier
siecle. Le developpement exagere de la vie positive a cree du meme coup
l'irresistible besoin d'y echapper. Rien, non rien, meme le desir de
faire vite fortune et d'appliquer cette rapide fortune a de rapides
plaisirs, ne prescrit contre certaines exigences de l'esprit. On a beau
jeter en pature a l'homme de ce temps les amusements ou les
divertissements violents, on parvient bien a le distraire un instant, a
le passionner pendant une heure ou deux; on attire toute son activite au
dehors, on l'y excite, on l'y epuise. Et au meme instant ou on le croit
le plus oublieux de son _moi_ interieur, il echappe a ces prises du
dehors; il fait de soudaines rentrees en lui; il y revient, tout fatigue
du train de vie qu'il menait hier, qu'il menera demain. Mais aussi,
presque aussitot, deshabitue depuis longtemps de penser, il s'effraye de
cette solitude inanimee, de ce silence qu'il trouve en lui; il a oublie
de remplir et d'orner de pensees solides ce fond interieur de l'ame
qu'il n'habite qu'a de rares intervalles. L'ideal philosophique ou
religieux ne visite plus guere cette ame vouee aux divinites vulgaires
et faciles. Les lettres severes rebutent depuis longtemps ces esprits
restes arides sous une couche de banale culture. Quelle ressource lui
restera pour remplir un instant ce grand vide qui s'ouvre devant lui? Le
theatre et le roman, qui ne differe du theatre que par le developpement
de l'action concentree sur la scene interieure. D'ailleurs, le roman est
toujours la, toujours a sa portee et sous sa main; il se prete a
remplir certaines heures ou l'homme, en tete-a-tete avec lui-meme, ne
sait que penser. Il prend telle oeuvre qui mene grand bruit, il la
laisse, il la reprend a sa fantaisie. Le roman semble s'adapter de
lui-meme a ces intervalles inoccupes de la vie moderne; il remplit les
repos de l'action ou des affaires, ou l'homme, meme le plus ordinaire,
sent en lui je ne sais quelle vague lassitude ou quelle morne inquietude
qui ressemble a un besoin de penser.

Mais l'influence du roman ne s'arrete pas la; il n'est pas uniquement
l'entretien et la distraction intellectuelle d'un grand nombre d'esprits
vides ou mediocrement cultives. Les intelligences les plus hautes
elles-memes n'y echappent pas; c'est une sorte d'habitude qui s'est
creee pour l'esprit. Je demandais a un philosophe distingue de ce temps
quel etait, d'ordinaire, le premier article qu'il lisait dans la _Revue
des Deux Mondes_. Il me repondit avec ingenuite que c'etait toujours par
le roman qu'il commencait sa lecture. Le plus grave esprit de notre age,
celui qu'on se figurait, surtout dans les dernieres annees de sa vie,
comme naturellement absorbe dans les plus hautes meditations
philosophiques ou religieuses, M. Guizot, me disait qu'il travaillait
dans la premiere partie de la journee, qu'il faisait une promenade selon
le temps, et que, tous les jours de sa vie, il rentrait a quatre heures
pour se faire lire un roman anglais. Mais c'est surtout dans la vie des
jeunes gens et des femmes que le roman s'est introduit, impose comme
l'aliment principal de leur intelligence. On peut dire que, pour
beaucoup, il est devenu la litterature unique.

C'est ici que se place naturellement un voeu, une esperance, si l'on
aime mieux, en faveur de la renaissance de George Sand, comme un des
maitres injustement oublies. Si l'on reve pour le roman d'etre autre
chose que la distraction abaissee d'une intelligence en detresse,
l'element d'une curiosite vulgaire, s'il doit, comme les autres formes
de l'art, racheter sa souverainete par une fin elevee, la justifier,
avoir un but, en un mot, ne serait-ce pas a la condition qu'il mit un
peu d'ideal dans cette pauvre vie, si agitee en apparence, si surexcitee
au dehors, bruyante a la surface, au dedans si terne et si morne? Ne
serait-ce pas aller contre ce but que de proscrire cet ideal de la vie
factice qui se joue devant notre imagination, comme on le proscrit avec
tant de soin de la vie reelle? Et quel art est-ce donc, si c'en est un,
de nous donner dans une succession de types avilis, de situations tour a
tour ternes et violentes, de scenes triviales, de scandales odieux ou
mesquins, sous pretexte d'etudes de moeurs, la representation des
realites qui obsedent notre vie de chaque jour, qui occupent et
poursuivent nos regards? Il semble que le vice incurable du roman ainsi
compris soit la negation meme de sa fin legitime, qui est de relever
l'homme, un instant, de toutes les tristesses et des miseres, des
trivialites et des ennuis de la vie quotidienne, de lui donner, pour
quelques heures, l'illusion d'un monde ou il puisse changer au moins le
cours de ses idees et le train de ses soucis vulgaires, ou les
sentiments aient plus de force, les caracteres plus d'unite, les
passions plus de noblesse, l'amour plus d'elevation et de duree, le
soleil plus d'eclat. Le roman anglais, qui s'est depuis longtemps
acclimate dans notre langue, et le roman russe, qui a fait recemment une
entree si superbe et triomphante dans notre litterature, sont beaucoup
moins eloignes de cette conception qu'on ne le croirait. A un fond de
realisme, qui est dans les exigences toutes naturelles de l'esprit
moderne, ces deux formes les plus recentes du roman, soit dans George
Eliot, soit dans le comte Tolstoi, joignent tout un ensemble
d'aspirations severes et de poursuites elevees qui les rapprochent
singulierement, par certains points, de l'ideal que nous venons de
decrire.

C'etait aussi la, nous l'avons vu, l'idee que George Sand s'etait faite
du roman, au debut de sa vie litteraire[12]. Transformer la realite des
caracteres et des passions en l'elevant au-dessus des vulgarites et des
laideurs, craindre avant tout de l'avilir dans le hasard des evenements,
qu'est-ce que cela, sinon chercher par tous les moyens l'expression la
plus complete et la plus saisissante du reve de la vie, verser quelques
rayons d'ideal dans notre triste et pale existence? N'est-ce pas la de
l'art, du vrai, du grand art? Notre vie est dure ici-bas, dit George
Sand, et nous n'y pouvons jamais etre assez contents de nous ni des
autres pour ne pas desirer de rever tout eveilles.--Personne, plus et
mieux qu'elle, et d'une main plus prodigue, n'a seme sur nous les
enchantements de ce reve. Nous ne pourrons jamais nous soustraire a
cette soif de fiction, a moins que notre monde ne se transforme en une
sorte de paradis ou l'ideal d'une vie meilleure ne sera plus possible.
En attendant, nous aspirerons toujours a sortir de nous-memes; toujours
notre imagination fera son charme et son ivresse de ce breuvage
delicieux, la poesie sous les formes variees de l'art, le poeme, le
theatre ou le roman. Que deviendrai-je si, a la place du breuvage
exquis, votre main impitoyable me verse une seconde fois le breuvage
vulgaire dont je suis rassasie? C'est la gloire de George Sand d'avoir,
dans sa longue carriere, toujours echappe a ce peril, et toujours
epargne a ses amis inconnus cet affreux deboire. Sur ce point-la, au
moins, elle ne les a jamais trompes.

NOTES:

[Note 8: "On a pretendu que, dans ce roman, j'avais peint le caractere
de Chopin avec une grande exactitude sous le nom du prince Karoll. On
s'est trompe, parce que l'on a cru reconnaitre quelques-uns de ses
traits, et, procedant par ce systeme, trop commode pour etre sur, on
s'est fourvoye de bonne foi." (_Histoire de ma vie_, t. X, p. 231.)]

[Note 9: _Revue des Deux Mondes, Revue litteraire_, 1er janvier 1887.]

[Note 10: "_Roman_, veut dire, au moyen age, composition en langue
romane, c'est-a-dire en francais, et specialement, comme les
compositions le plus en honneur sont les chansons de geste, il prend le
sens de chanson de geste. A la fin du moyen age, il veut dire
successivement chanson de geste mise en prose (roman de chevalerie),
histoire en prose de quelques grandes aventures imaginaires, puis
histoire en prose de quelques aventures inventees a plaisir, et
finalement recit invente a plaisir. Qu'on aille retrouver dans cette
derniere evolution de sens la poesie ecrite en roman!" (A. Darmesteter,
_la Vie des mots_, p. 16).]

[Note 11: M. Jules Lemaitre, _Revue Bleue_, 8 janvier 1887.]

[Note 12: Voir chapitre II]




CHAPITRE V

LA VIE INTIME A NOHANT

LA METHODE DE TRAVAIL DE GEORGE SAND

SA DERNIERE CONCEPTION DE L'ART


Avant de prendre conge de George Sand, nous voudrions l'etudier un
instant dans sa vie intime et l'y saisir d'un coup d'oeil retrospectif.
Quand cette etude n'est pas faite, on n'a jamais la notion complete d'un
ecrivain, surtout si cet ecrivain est une femme. Cette vie ne commence
veritablement qu'a l'epoque de l'etablissement definitif a Nohant, ou
George Sand se fixa en 1839, apres le voyage en Suisse avec Liszt et Mme
d'Agoult, et une retraite de quelques mois a Majorque, avec Chopin, le
grand artiste deja bien malade. Il y eut encore, ici et la, plusieurs
sejours provisoires a Paris, pour l'education des enfants, Maurice et
Solange; mais des ce moment-la, c'est Nohant qui est devenu son sejour
habituel, son centre d'action; c'est la que son existence est fixee et
qu'elle a pu realiser son reve, l'idee d'une vie arrangee pour elle,
ses enfants et ses amis. C'est la que se developpe et s'acheve, dans un
cadre fixe et familier, ce que je pourrais appeler la _derniere maniere_
de George Sand, sur laquelle nous voudrions arreter et retenir
l'attention du lecteur.

Nous devons rappeler cependant quelques traits de la vie anterieure,
celle qui a ete l'objet ou le pretexte de tant de legendes. Se
souvient-on, a ce propos, du joli conte d'Alfred de Musset, l'_Histoire
d'un merle blanc_? C'etait une bien vieille histoire que celle qui
s'etait passee vers 1833 et 1834 a Paris et a Venise. Mais elle marque
bien l'origine et le point de depart de cette vie d'abord si fantasque
et livree a l'aventure. On trouve tout, meme l'histoire des autres dans
cette fantaisie, quelque peu arrangee, mais transparente, du poete
racontant les malentendus qui l'accueillent a son entree dans la vie,
les malveillances qu'il subit dans sa famille meme, a cause de son
plumage et de son ramage inusites, les accidents et les deceptions de
tout genre qui lui font sentir chaque jour combien il est penible, bien
que glorieux, d'etre en ce monde "un merle exceptionnel"!

Apres plusieurs aventures dont il est sorti perdant chaque fois beaucoup
de ses illusions et un peu de ses plumes, il rencontre enfin sa
consolation sous la forme de la merlette de ses reves, de la merlette
ideale. "Acceptez ma main sans delai; marions-nous a l'anglaise, sans
ceremonie, et partons ensemble pour la Suisse.--Je ne l'entends pas
ainsi, me repondit la jeune merlette; je veux que mes noces soient
magnifiques et que tout ce qu'il y a en France de merles un peu bien nes
y soient solennellement rassembles." Le mariage se fait, malgre tout, a
l'_anglaise_, mais avec un grand concours d'artistes emplumes, et l'on
part pour la Suisse, Venise ou autres lieux. "J'ignorais alors que ma
bien-aimee fut une femme de plume; elle me l'avoua au bout de quelque
temps; elle alla meme jusqu'a me montrer le manuscrit d'un roman ou elle
avait imite a la fois Walter Scott et _Scarron_. Je laisse a penser le
plaisir que me causa une si aimable surprise.... Des cet instant nous
travaillames ensemble. Tandis que je composais mes poemes, elle
barbouillait des rames de papier. Je lui recitais mes vers a haute voix,
et cela ne la genait nullement pour ecrire pendant ce temps-la.... Il ne
lui arrivait jamais de rayer une ligne ni de faire un plan avant de se
mettre a l'oeuvre. C'etait le type de la merlette lettree." Bien des
traits sont justes dans cette esquisse; un seul detonne avec la
physionomie de la _romanciere_. A aucune epoque sa plume, libre dans le
domaine des idees, ne s'abaissa a la caricature ni a la parodie. Nous
comprenons que la merlette lettree ait rappele a son ami Walter Scott et
ses larges et puissants recits; mais nous sommes stupefaits quand nous
voyons le satirique injuste joindre a ce nom celui de Scarron. Meme dans
ses plus grandes hardiesses de pensee, Lelia resta Lelia, et jamais une
equivoque ni une plaisanterie cynique n'alourdit ou n'effleura son
aile, amie du grand vol et de la lumiere.

Nous ne raconterons pas la fin de l'histoire, dont on peut voir la
contre-partie dans _Elle et Lui_. Elle est triste dans les deux recits;
elle l'avait ete dans la realite, et tout le monde la sait a peu pres,
ce qui suffit. C'est affaire a la chronique d'entrer dans ce genre
d'intimite, bien au dela de ce qui est necessaire. Nous avons voulu
seulement marquer, sans insister, la place d'une premiere George Sand,
tres prompte a se prendre et aussi a se deprendre, mettant tout son
enjeu dans une passion, l'y perdant en belle joueuse, guerissant de
chaque passion, mais non du jeu lui-meme, apportant en ces diverses
tentatives une sorte de naivete incorrigible et de bonte facile, melant
a ces cultes changeants des cultes episodiques pour tel art ou telle
science, la poesie avec l'un, la musique avec l'autre, la philosophie
avec un troisieme. C'est celle dont l'image s'est imposee a l'esprit de
ses contemporains, dans l'ivresse de la jeunesse et des premiers
triomphes, celle qui vivait tantot en etudiant ou en artiste, tantot en
pelerin, sous des habits d'homme, dans le quartier Latin ou sur toutes
les routes de l'Europe et particulierement sur les grands chemins de la
boheme et autres pays imaginaires, abandonnant sa vie aux hasards des
bons ou des mauvais gites, a la camaraderie des voyageurs de rencontre,
dont elle illumine un instant le personnage des feux de son imagination,
dont elle partage ou subit l'aventureuse hospitalite, les etranges
fantaisies, les passions irreparables. Henri Heine, qui l'a vue souvent
a la fin de cette periode (de 1833 a 1840), nous a laisse d'elle un vif
portrait, qui doit etre ressemblant: "son visage peut etre nomme plutot
beau qu'interessant, disait-il; la coupe de ses traits n'est cependant
pas d'une severite antique, mais adoucie par la sentimentalite moderne,
qui repand sur eux comme un voile de tristesse. Son front n'est pas
haut, et sa riche chevelure du plus beau chatain tombe des deux cotes de
la tete jusque sur ses epaules. Ses yeux sont un peu ternes, doux et
tranquilles. Elle n'a pas un nez aquilin et emancipe, ni un spirituel
petit nez camus. Son nez est simplement un nez droit et ordinaire.
Autour de sa bouche se joue habituellement un sourire plein de bonhomie,
mais qui n'est pas tres attrayant; sa levre inferieure, quelque peu
pendante, semble reveler une certaine fatigue. Son menton est charnu,
mais de tres belle forme. Aussi ses epaules, qui sont magnifiques.... Sa
voix est mate et voilee, sans aucun timbre sonore, mais douce et
agreable.... Elle brille peu par sa conversation. Elle n'a absolument
rien de l'esprit petillant des Francaises ses compatriotes, mais rien
non plus de leur babil intarissable. Avec un sourire aimable et parfois
singulier, elle ecoute quand d'autres parlent, comme si elle cherchait a
absorber en elle-meme les meilleures de vos paroles.... Cette
particularite est un trait sur lequel M. de Musset appela un jour mon
attention. "_Elle a par la un grand avantage sur nous autres_", me
dit-il[13]" Et le portrait continue tranquillement sur ce ton modere,
egaye par quelques-unes de ces epigrammes dont l'auteur ne pouvait pas
s'abstenir longtemps.

Pour ce premier portrait, il semble qu'il n'y ait plus a y revenir. La
seconde partie de cette vie, de beaucoup la plus longue d'ailleurs, nous
offre cet interet particulier, que c'est elle-meme, par son propre
choix, qui l'organise et la gouverne, "qui la soustrait, autant que
possible, au hasard des evenements ou au caprice des affections".
Suivons-la, quand elle est definitivement retiree de la vie d'aventure,
de l'existence errante et sans foyer, dans l'intimite de Nohant, dont
elle a si cherement rachete les reliques et les souvenirs, ou elle
recueille ses enfants, ou elle les voit grandir, ou elle les marie, ou
plus tard sa joie profonde et calme de jeune aieule se repandra sur la
tete de ses petits-enfants sans suspendre un seul instant sa production
incessante, sans gener cette prodigalite d'un talent qui remplit pres
d'un demi-siecle de ses inventions et de ses reves, de ses idees ou de
ses passions, qui charme ou qui epouvante, qui remue l'ame de cinq a six
generations. Car c'est un trait a noter que le silence, cette forme de
l'oubli, n'a commence pour elle qu'apres sa mort. Tout le temps qu'elle
a vecu, elle a ecrit, et par la elle a puissamment agi sur ses
contemporains; c'est agir assurement que d'agiter ainsi les esprits d'un
temps, d'inquieter les consciences, d'y produire ces grands mouvements
de sympathie ou d'antipathie qui sont les flux et les reflux de
l'opinion publique. Et qui l'a fait plus que George Sand dans ce siecle?

Elle s'est peinte elle-meme dans cette seconde partie de sa vie, presque
sans y penser, au moyen de sa _Correspondance_, bien plus instructive a
cet egard que l'_Histoire de ma vie_, qui s'arrete brusquement au plus
beau moment de sa carriere litteraire. C'est la _Correspondance_, et
surtout la partie tres copieuse qui s'etend sur les vingt-cinq dernieres
annees, que nous avons relue pour confronter les impressions de l'auteur
avec nos souvenirs, ceux que nous avons emportes d'une visite que nous
fimes a Nohant, au mois de juin 1861.

Vers cette epoque deja lointaine, George Sand ecrivait a l'un de ses
amis, en l'engageant a venir la voir: "Nous avons encore de belles
journees ici. Notre climat est plus clair et plus chaud que celui des
environs de Paris; Le pays n'est pas beau generalement chez nous:
terrain calcaire, _tres frumental_, mais peu propre au developpement des
grands arbres; des lignes douces et harmonieuses; beaucoup d'arbres,
mais petits; un grand air de solitude, voila tout son merite. Il faudra
vous attendre a ceci, que mon pays est, comme moi, insignifiant
d'aspect. Il a du bon quand on le connait; mais il n'est guere plus
opulent et plus demonstratif que ses habitants."

Peu demonstrative, c'etait vrai, comme l'avait indique autrefois Henri
Heine, et meme insignifiante d'aspect, pourquoi ne pas le dire? c'etait
vrai aussi, pendant les premiers instants. Quand je la vis, ses
cinquante-sept ans avaient marque leur empreinte sur toute sa personne
et en avaient amorti l'effet, eteignant cette grace jeune et passionnee
d'autrefois, cet eclat de physionomie qui, a travers la lourdeur de
certains traits, avait ete sa principale beaute. La taille s'etait
epaissie; les yeux restaient beaux, mais comme noyes dans un certain
vague ou une certaine indolence, qui s'etaient augmentes avec l'age; il
y avait en tout cela un peu d'inertie et comme une sorte de fatigue
intellectuelle; elle semblait se refuser d'abord a de nouvelles
connaissances ou au commerce de nouvelles idees qui n'entraient pas
d'emblee dans les siennes, ou du moins ne s'y preter qu'avec peine.

Hospitaliere, mais gravement et silencieusement, si l'on s'en etait tenu
a cette premiere impression, on aurait pu la juger assez severement; il
ne fallait pas s'y tenir, et, selon son expression, elle et son pays
avaient du bon quand on les connaissait. On croira peut-etre que cette
froideur de premier aspect etait un fait accidentel, personnel au
visiteur inattendu de 1861. Il serait naturel de le croire; ce ne serait
pourtant pas exact. On nous a raconte une bien jolie histoire sur
l'impression que ressentit, a son arrivee, l'un de ses visiteurs les
plus attendus, les plus souhaites, Theophile Gautier; il avait fait pour
elle le grand sacrifice de quitter son boulevard, et il arrivait avec la
conviction des Parisiens qui s'imaginent etre des heros pour aller voir
un ami dans sa province; il debarquait a Nohant avec l'idee de son
heroisme et dans l'attente de le voir recompense par la joie de George
Sand, mesurant d'avance l'effusion de l'accueil a la vivacite, presque a
la violence de l'invitation. Cependant George Sand restait calme, plus
que calme, silencieuse, avec cet air indolent et lasse qui m'avait
frappe en elle. Elle le quitte un instant pour donner des ordres. Lui,
etonne, de plus en plus mecontent, se plaint a son compagnon de voyage,
un habitue de la maison, d'un pareil accueil; son mecontentement, comme
il arrive, s'exalte en s'exprimant; il veut partir, il rassemble sa
canne, son chapeau, sa valise. Le temoin de cette grande colere va en
toute hate prevenir George Sand pour qu'elle en conjure l'effet. Elle ne
comprend rien d'abord a ce qu'on lui raconte. Quand elle a compris, elle
fremit d'un pareil accident; une telle deception la bouleverse, elle se
desespere. "Vous ne lui aviez donc pas dit, s'ecrie-t-elle ingenument,
_que j'etais une bete_?" On l'entraine vers Theophile Gautier; les
explications commencent; elles ne furent pas longues; il comprit
bientot, a l'accent de la desolation, combien il se trompait, et sa
rentree fut triomphale.

La conversation de George Sand etait a l'avenant. Elle n'avait jamais
ete bavarde, elle l'etait moins encore en vieillissant, hormis les jeux
de famille et les contes aux enfants. De l'esprit, elle n'en avait pas,
ni au sens parisien du mot, ni au sens gaulois. Elle l'admirait plus
que de raison chez les autres, tout en le comprenant avec une certaine
peine; il lui fallait un effort d'attention pour en saisir le jeu et
s'habituer a ces surprises qu'il lui causait toujours. D'elle-meme, elle
serait restee volontiers en dehors de ces fantaisies etourdissantes, de
ces vives saillies, de cette gymnastique alerte de l'idee, de ces
attaques et de ces ripostes ou excellaient quelques-uns de ses
contemporains et de ses amis; elle aurait fait, parmi eux, triste figure
si l'on n'avait connu d'ailleurs la haute valeur de cette intelligence.
Je me la represente difficilement dans ces fameux diners de chez Magny,
ou se reunissaient alors les plus brillants jouteurs de la plume ou de
la parole. Elle-meme craignait, en y allant (ce qu'elle ne manquait pas
de faire chaque fois qu'elle passait par Paris), d'y apporter de
l'embarras pour les autres et de la gene dans cette conversation
eblouissante, paradoxale, qui ne laissait pas de l'etonner. "Je vois,
grace a vous, ecrivait-elle a l'un de ses plus zeles correspondants, le
diner Magny comme si j'y etais. Seulement il me semble qu'il doit etre
encore plus gai sans moi; car Theo[14] a parfois des remords quand il
s'emancipe trop a mon oreille. Dieu sait pourtant que je ne voudrais,
pour rien au monde, mettre une sourdine a sa verve. Elle fait d'autant
plus ressortir l'inalterable douceur de l'adorable Renan, avec sa tete
de _Charles le Sage_." On ne se figure pas George Sand avec son calme,
avec son serieux, donnant la replique aux terribles malices de
Sainte-Beuve, le chef du choeur, aux ironies de Flaubert, aux paradoxes
"exuberants" de Theophile Gautier. Elle se plaignait parfois de cette
outrance dans la plaisanterie, et de ce qu'elle appelait, d'un mot qui
revient souvent dans sa correspondance, la _blague_, chez les artistes
et les lettres de Paris. Elle a besoin de protester, au nom du bon sens,
du gout et du serieux de la vie, quand la mesure a ete depassee. "Je ne
sais, ecrit-elle a Flaubert, si tu etais chez Magny un jour ou je leur
ai dit qu'ils etaient tous des _messieurs_. Ils disaient qu'il ne
fallait pas ecrire pour les ignorants; ils me conspuaient, parce que je
ne voulais ecrire que pour ceux-la, vu qu'eux seuls ont besoin de
quelque chose. Les maitres sont pourvus, riches et satisfaits. Les
imbeciles manquent de tout, je les plains. Aimer et plaindre ne se
separent pas. Et voila le mecanisme peu complique de ma pensee." Elle ne
convertissait personne, mais elle donnait a chacun une raison nouvelle
de l'estimer, en parlant ainsi.

Telle je la vis dans cette journee que nous passames a causer. Bien des
choses de fond nous separaient; mais, parmi les ecrivains celebres, et
meme parmi ceux qui ne le sont pas, je n'en ai pas connu un seul qui
respectat plus et mieux les opinions des autres et qui imposat moins ses
idees. Elle mettait a l'aise ses adversaires par un ton de bonhomie ou
il n'y avait rien de simule; elle indiquait sa maniere de voir d'un
trait simple et sobre; elle n'insistait pas. Meme dans ses lettres, elle
n'aimait guere la discussion, elle ne la prolongeait pas volontiers, au
moins dans l'ordre de ses idees sociales et politiques. Bien qu'elle y
mit toute son ardeur, elle ne recherchait pas pour elles l'occasion de
la controverse; elle craignait de les compromettre. "Je n'ai pas de
facultes pour la discussion, disait-elle, et je fuis toutes les
disputes, parce que j'y suis toujours battue, eusse-je dix mille fois
raison." Et quand par hasard elle s'est aventuree sur le terrain brulant
ou ses reves humanitaires essayent de prendre pied, elle interrompt, des
qu'elle peut, la discussion: "Il parait que je ne suis pas claire dans
mes sermons; j'ai cela de commun avec les orthodoxes, mais je n'en suis
pas; ni dans la notion de l'egalite, ni dans celle de l'autorite, je
n'ai pas de plan fixe. Tu as l'air de croire que je te veux convertir a
une doctrine, mais non, je n'y songe pas. Chacun part d'un point de vue
dont je respecte le libre choix. En peu de mots, je pense resumer le
mien: Ne pas se placer derriere la vitre opaque par laquelle on ne voit
rien que le reflet de son propre nez."

Cette _insignifiance d'aspect_ n'etait que pour le premier regard. Si le
hasard ou une bonne inspiration amenait l'entretien sur certains sujets
qui lui etaient familiers, sa parole froide et paresseuse s'animait un
peu; ses grands yeux alanguis reprenaient du mouvement et de l'eclat.
Sur deux sujets surtout, elle aimait a causer: la vie de famille et le
theatre. Il n'etait pas aise de l'attirer sur le roman, meme sur ses
romans a elle. Chose singuliere! elle les avait presque tous oublies, et
ce n'etait pas une affectation, c'etait une des formes ou l'un des
signes de ce genie naturel qui travaillait en elle presque sans un
effort de volonte. Avec les annees survenantes, d'autres inspirations
avaient pris la place des premieres. Aussi est-ce avec une parfaite
sincerite qu'elle raconte dans sa correspondance qu'elle est en train de
refaire connaissance avec quelques-uns de ses romans les plus celebres.
A la lettre, c'est du nouveau pour elle. Ce qu'elle m'avait dit de cette
singuliere sensation d'un auteur qui se ressaisit lui-meme, elle
l'exprime a merveille, vers le meme temps, dans une de ses lettres a
Dumas fils: "J'ai essaye, ces jours-ci, de devenir, moi aussi, un
lecteur de ce pauvre romancier. Ca m'arrive tous les dix ou quinze ans
de m'y remettre comme etude sincere et aussi desinteressee que s'il
s'agissait d'un autre, puisque j'ai oublie jusqu'aux noms des
personnages et que je n'ai que la memoire du sujet sans rien des moyens
d'execution. Je n'ai pas ete satisfaite de tout; il s'en faut. J'ai relu
_l'Homme de neige_ et _le Chateau des Desertes_. Ce que j'en pense n'a
pas grand interet a rapporter; mais le phenomene que j'y cherchais et
que j'y ai trouve est assez curieux et peut vous servir." Elle etait, a
ce moment, tombee dans un de ces etats de sterilite passagere que
connaissent tous les ecrivains. Il fallait pourtant se remettre a son
etat. "Mais alors, votre serviteur! il n'y avait plus personne. George
Sand etait aussi absent de lui-meme que s'il fut passe a l'etat de
fossile. Pas une idee d'abord, et puis, les idees revenues, pas moyen
d'ecrire un mot." Dans un acces de desespoir, elle prit un ou deux
romans d'elle. D'abord elle ne comprenait rien du tout. "Peu a peu ca
s'est eclairci. Je me suis reconnue, dans mes qualites et mes defauts,
et j'ai repris possession de mon _moi_ litteraire. A present, c'est
fini, en voila pour longtemps a ne pas me relire."

Elle avait une sorte de modestie tres particuliere; elle etait _homme_
de lettres sans en avoir le principal defaut, la preoccupation dominante
de soi-meme et l'idee fixe de ses oeuvres. Elle etait sensible a l'eloge
et ne laissait pas de connaitre sa valeur; mais c'etait le don de
produire qu'elle estimait chez elle plutot que telle ou telle oeuvre.
Elle ne ramenait jamais d'elle-meme le nom d'un de ses romans, et quand
ce nom revenait, elle ne s'en souvenait que confusement. J'ai rarement
vu a ce point le detachement d'un auteur; il m'arriva plusieurs fois de
l'etonner par la fidelite de ma memoire, moins ingrate que la sienne
pour tant d'oeuvres charmantes et passionnees.

Au fond, j'ose a peine le dire, tant ce mot est decrie par l'ecole des
artistes raffines, c'etait une bourgeoise. Elle en avait les habitudes,
les instincts, particulierement celui de la maternite, qui etait a
l'etat de predestination chez elle, bien que souvent mal applique et
detourne de son but. C'etait une ame bourgeoise avec une imagination
byronienne. Ce qu'il y a de constant, dans sa correspondance, c'est le
souci de son interieur, de son menage, de ses enfants. Tout s'y ramene;
elle presse sans cesse ses amis de venir la chercher la ou sont ses
racines. Dans cette derniere partie de son existence, combien elle se
montre differente de cette fantasque et superbe amazone d'un ideal
chimerique, qui avait chevauche, dans de folles equipees, a travers tant
de coeurs brises! C'est elle, c'est la meme qui, ramenee dans des
conditions a peu pres normales d'existence et dans son cadre familial,
decrit ainsi cette vie qui est devenue sa plus chere habitude et comme
sa derniere religion. "A Nohant, c'est toujours la meme regularite
monastique: le dejeuner, l'heure de promenade, les cinq heures de
travail de ceux qui travaillent, le diner, le cent de dominos, la
tapisserie, pendant laquelle Manceau[15] me fait la lecture de quelque
roman; Nini[16], assise sur la table, brodant aussi; l'ami Borie
ronflant, le nez dans le calorifere et pretendant qu'il ne dort plus du
tout; Solange le faisant enrager; Emile (Aucante) disant des sentences."
Voila bien le tableau de famille auquel se melent quelques profils
d'amis. Car ce Nohant est une auberge hospitaliere, tout a fait
ecossaise, ouverte toute l'annee aux intimes. Le jour, quand elle se
porte bien, elle travaille a "son petit Trianon"; elle brouette des
cailloux, elle arrache de mauvaises herbes, elle plante du lierre; elle
s'ereinte dans un jardin de poupee, et cela la fait dormir, dit-elle, et
manger on ne peut mieux. On la voit d'ici, et dans quel costume neglige
je la surpris, cette bonne travailleuse de la terre!

La vie d'interieur, elle l'avait d'ailleurs recherchee, meme a travers
les circonstances les plus contraires, a condition que l'interieur fut
regle par elle et qu'on lui laissat certaines libertes, d'ordinaire
inconciliables. Quel est le sentiment qui dominait quand elle alla
s'etablir avec ses enfants a Majorque, trainant avec elle le pauvre
Chopin, deja tres malade? Il faut lire ses lettres de l'hiver de 1839,
datees de l'abbaye de Valdemosa, pour se rendre compte de cette sorte de
maternite exaltee dans laquelle s'etait transformee toute autre
affection et qu'elle etendait sur le grand artiste souffrant. Dans cette
famille reunie d'une facon assez bizarre, n'est-ce pas comme un autre
enfant a elle qu'elle soigne et pour lequel elle se devoue ainsi? Ne
pourrait-on pas s'y tromper? La vieille Chartreuse etait d'une poesie
incomparable; la nature etait admirable, grandiose et sauvage; des
aigles traversaient l'air au-dessus de leur tete; mais le climat
devenait horrible, la pluie torrentielle; les habitants hostiles les
regardaient comme des pestiferes. Tout cela eut paru tolerable si Chopin
avait pu s'en arranger; mais cette poitrine, blessee a mort, allait de
mal en pis. Une femme de chambre, amenee de France a grands frais,
commencait a refuser le service, comme trop penible. On voyait le
moment ou Lelia, apres avoir fait le coup de balai et le pot-au-feu,
allait aussi tomber de fatigue; car, outre son travail de precepteur
pour Maurice et Solange, outre son travail litteraire, il y avait les
soins continuels qu'exigeait le malade et l'inquietude mortelle qu'il
lui causait. Enfin, faut-il le dire? Lelia etait couverte de
rhumatismes. On partit enfin; Chopin put partir aussi et, grace a elle,
arriver a Paris[17]. Il n'etait que temps. Sans insister sur ce sujet,
on pourrait dire qu'il y eut presque toujours ainsi, dans les affections
les plus diverses de George Sand, je ne sais quel instinct maternel
indecis ou egare, ce qui faisait dire a un homme d'esprit "qu'elle etait
la fille de Jean-Jacques Rousseau et de Mme de Warens". L'infirmite
morale de cette nature, incomplete et prodigue, etait de confondre des
sentiments trop differents dans une sorte de melange que l'opinion, meme
la plus indulgente, jugeait souvent equivoque et refusait de comprendre.

Quand l'instinct maternel fut a peu pres degage de l'alliage et rendu a
ses veritables objets, il s'empara de cette vie en maitre, presque en
tyran. La vie de famille l'envahit. Elle est l'esclave de ses enfants et
de ses petits-enfants; elle organise toute son existence pour les tenir
en joie avec des jouets, avec des recits, pour les elever, plus tard
pour leur gagner des dots et les bien marier. C'est pour eux qu'elle
fonde son fameux theatre des marionnettes, qui tient une si grande place
dans sa vie. Maurice est l'_impresario_; elle-meme est le poete de ces
petits drames[18]. "Je suis restee tres gaie, sans initiative pour
amuser les autres, mais sachant les aider a s'amuser."

Quand elle voulut bien me promener a travers toute sa maison, apres une
station au jardin, non loin de la riviere ou elle avait manque, aux
jours d'autrefois, dans un acces de jeune desespoir, de chercher une fin
a une existence dont la perspective la troublait deja, c'est dans la
petite salle de theatre qu'elle me conduisit, comme dans un lieu
consacre par les rites joyeux de la famille. Mais le theatre etait vide
et demeuble. Sur les parois humides je pus voir encore

    Du spectacle d'hier l'affiche dechiree.

Tout sentait l'abandon momentane dans la gentille salle, habituee aux
applaudissements, aux rires de la famille et des amis. On avait passe
l'hiver et le printemps a Tamaris, pres Toulon, sur les bords de la
Mediterranee. On revenait esseule, un peu desoriente a Nohant. La vie
accoutumee n'avait pas encore repris son cours. La maitresse de maison
ne savait encore "ou fourrer sa personne, ses bouquins et ses
paperasses". On lui arrangeait un cabinet de travail. Maurice s'etait
ennuye a Tamaris, "de voir toujours la mer sans la franchir". Il s'etait
envole en Afrique. De la il etait parti sur le yacht du prince Napoleon
pour Cadix et Lisbonne; il etait meme question pour lui d'aller en
Amerique. Les comediens ordinaires de Nohant etaient tous en vacances,
et je crois me souvenir que _Balandard_, la grande marionnette dont il
est si souvent question dans les lettres, etait en reparation.

On echappait difficilement, quand on venait a Nohant, a cette douce
manie dont toute la maison etait possedee. Je n'y echappai, ce jour-la,
que grace a l'absence des principaux personnages de l'illustre theatre.
En temps ordinaire, George Sand s'y mettait tout entiere, coeur et ame,
avec ses doigts de fee. Elle faisait des scenarios et des costumes pour
les bonshommes; elle cherchait des effets nouveaux de travestissements
et de mots; elle s'enthousiasmait franchement de ceux qu'avait trouves
son fils Maurice. C'etait pour elle comme une feerie perpetuelle dont
elle s'enchantait naivement, ne croyant pas qu'il puisse y avoir de plus
grand plaisir pour les amis qu'elle invitait[19]. Il n'est pas douteux
que sa vocation litteraire, d'ailleurs assez discutable, pour le
theatre, ne fut nee et ne se fut developpee au contact de ses
marionnettes.

Elle et ses enfants avaient fait, durant plusieurs hivers consecutifs
dans la retraite de Nohant, avec quelques amis, leur seule distraction
et leur principal souci de ces representations, qui finissaient par
envahir les journees entieres par le soin avec lequel on les preparait,
au grand etonnement des voisins immediats et des paysans, intrigues par
une agitation sans but. Mme Sand a peint sous de vives couleurs cette
vie en partie double, vie reelle et vie d'artiste melangees, en la
transfigurant sur une plus grande scene, dans une de ses plus
interessantes nouvelles. Le fond est tout a fait le meme. C'est "une
sorte de mystere, qui resultait naturellement du vacarme prolonge assez
avant dans les nuits, au milieu de la campagne, lorsque la neige ou le
brouillard enveloppaient la maison, et que les serviteurs memes,
n'aidant ni aux changements de decor ni aux soupers, quittaient de bonne
heure le logis; le tonnerre, les coups de pistolet, les roulements de
tambour, les cris du drame et la musique du ballet, tout cela avait
quelque chose de fantastique, et les rares passants qui en saisirent de
loin quelque chose n'hesiterent pas a nous croire fous ou ensorceles."
C'est bien la le point de depart de cet ingenieux et charmant recit qui
servit de theme a l'analyse de quelques idees d'art et ou il n'est pas
difficile de reconnaitre dans _le Chateau des Desertes_ une sorte de
Nohant idealise, de meme que dans Celio et dans Stella les enfants de
celle qui avait retrace avec complaisance quelques-uns de ses propres
traits dans la touchante image de Lucrezia Floriani. C'est ainsi que,
sous sa main habile, la realite devenait de l'art et souvent du grand
art. Dans un autre roman, _l'Homme de neige_, un des recits les plus
dramatiques de George Sand, il faut remarquer le role considerable que
l'auteur attribue a une representation de marionnettes. C'est un peu la
scene des _comediens_ dans _Hamlet_ qui nous est rendue, avec de plus
petites proportions et sur un plus petit theatre. Mais cette scene est
capitale, comme dans la piece de Shakespeare, et les plus grands
interets, la revelation et le chatiment du crime, soupconne non encore
connu, tout est suspendu a cette representation ou Christian Waldo et
l'avocat Socfle mettent tout leur esprit et toute leur ame a combiner
les jeux de scene et les surprises de la conversation imaginee, d'ou
doit sortir le denouement. Encore un souvenir dramatise du _Theatre de
Nohant_.

Mere de famille devouee, tout entiere a la vie interieure qu'elle cree
autour d'elle, elle aimait qu'on la representat sous cet aspect, et
c'est dans ce sens qu'elle repondait aux questions de M. Louis Ulbach,
qui avait l'intention de faire son portrait dans un journal. Elle
l'assurait que, depuis vingt-cinq annees, sa vie etait bien banale. "Que
voulez-vous, disait-elle, je ne puis me hausser. Je ne suis qu'une bonne
femme a qui on a prete des ferocites de caractere tout a fait
fantastiques." Elle tenait beaucoup a ce que l'on detruisit, dans
l'opinion publique, la legende d'autrefois. "On m'a accusee de n'avoir
pas su aimer passionnement. Il me semble que j'ai vecu de tendresse et
qu'on pouvait bien s'en contenter. A present, Dieu merci, on ne m'en
demande pas davantage, et ceux qui veulent bien m'aimer, malgre le
manque d'eclat de ma vie et de mon esprit, ne se plaignent pas de moi."

Elle me disait a peu pres la meme chose, en termes fort simples. En
abregeant cette lettre biographique, il me semble que je reproduis
quelques traits de sa conversation. Elle ecrivait facilement,
disait-elle, et avec plaisir, c'etait sa recreation; car la
correspondance etait enorme, et c'etait la le travail. Si encore on
n'avait a ecrire qu'a ses amis! Mais elle etait assaillie. "Que de
demandes touchantes ou saugrenues! Toutes les fois que je ne peux rien,
je ne reponds rien. Quelques-unes meritent que l'on essaye, meme avec
peu d'espoir de reussir. Il faut alors repondre qu'on essayera...
J'espere, apres ma mort, aller dans une planete ou l'on ne saura ni lire
ni ecrire." Chacun fait a sa maniere l'image de son Paradis. Elle avait
tant ecrit pendant sa vie qu'elle voulait se reposer d'ecrire toute
l'eternite. Et de fait elle etait l'obligeance meme, mais sans banalite.
Il est impossible de n'etre pas touche, en parcourant cette vaste
correspondance, de la bienveillance, je dirai meme de la charite d'ame
et d'art avec laquelle cette femme superieure se met a la portee des
talents ou fractions de talent qui l'implorent, de la franchise d'eloge
qui encourage les uns, de la sincerite, non sans menagements, destinee a
decourager les autres. C'est surtout l'avocat politique qui est
infatigable en elle. Plus libre que son parti, bien que republicaine de
naissance, comme elle le dit, elle ne cesse pas de demander, non pour
elle, grand Dieu! mais pour des amis ou des clients politiques, menaces
ou frappes apres le coup d'Etat, de reclamer pour qu'on les laisse en
France ou qu'on les rappelle de l'exil, et aupres de qui? aupres du
prince Louis-Napoleon lui-meme, d'abord president, puis empereur, qui
lui accordait un credit presque illimite d'influence. George Sand ne
menageait pas ce credit; sans rien ceder de ses opinions personnelles,
elle obtenait presque toujours ce qu'elle demandait, et cela fait le
plus grand honneur a la solliciteuse et au sollicite. C'est une des
rares circonstances ou les droits de l'humanite l'emportaient soit sur
l'orgueil des partis irreconciliables, soit sur l'orgueil du pouvoir
infaillible.

George Sand ne cachait rien ou presque rien de ses affaires intimes;
elle ne modifiait cette vie si bien reglee que pour accomplir quelques
excursions en France, qui lui etaient necessaires pour chercher des
cadres a ses romans; je ne parle pas d'un etablissement qu'elle fit vers
la fin a Palaiseau, pour etre, disait-elle, plus a la portee des
theatres de Paris, ou elle avait plusieurs pieces en preparation. Sauf
cet episode assez court, c'est a Nohant qu'elle avait destine de
mourir, et c'est la, en effet, qu'elle mourut, a l'age de soixante-douze
ans, le 8 fevrier 1876. Elle n'avait aucune raison d'etre discrete sur
sa position materielle: "Mes comptes ne sont pas embrouilles. J'ai bien
gagne un million avec mon travail (en 1869); je n'ai pas mis un sou de
cote; j'ai tout donne, sauf vingt mille francs, que j'ai places pour ne
pas couter trop de tisane a mes enfants si je tombe malade; et encore ne
suis-je pas bien sure de garder ce capital; car il se trouvera des gens
qui en auront besoin, et si je me porte assez bien pour le renouveler,
il faudra bien lacher mes economies. Gardez-moi le secret, pour que je
les garde le plus possible."

Quand il lui arrivait de faire allusion a quelque circonstance de sa vie
passee, elle avait une maniere de s'absoudre elle-meme, sans rien
dissimuler, qui ne manquait pas d'une certaine originalite de bonne
humeur: "Je dois avoir de gros defauts; je suis comme tout le monde, je
ne les vois pas. Je ne sais pas non plus si j'ai des qualites et des
vertus. Si on a fait le bien, on ne s'en loue pas soi-meme, on trouve
qu'on a ete logique, voila tout. Si on a fait le mal, c'est qu'on n'a
pas su ce qu'on faisait. Mieux eclaire, on ne le ferait plus jamais."
Peut-etre trouvera-t-on cet examen de conscience trop complaisant et
trop commode. Je le donne pour ce qu'il est et pour ce qu'il vaut, comme
une preuve assez naive qu'elle avait une indulgence universelle dont il
lui semblait juste de profiter pour elle-meme, ajoutant plaisamment:
"Vous voulez savoir plus qu'il n'y en a.... L'individu nomme George Sand
cueille des fleurs, classe ses herbes, coud des robes et des manteaux
pour son petit monde, et des costumes de marionnettes, lit de la
musique, mais surtout passe des heures avec ses petits-enfants.... Ca
n'a pas ete toujours si bien que ca. Il a eu la betise d'etre jeune,
mais comme il n'a pas fait de mal, ni connu les mauvaises passions, ni
vecu pour la vanite, il a le bonheur d'etre paisible et de s'amuser de
tout."

A cette date ou je la rencontrai a Nohant, elle arrivait chargee de
plantes recueillies sur les bords de la Mediterranee et dans la Savoie.
Elle s'effrayait du rangement qu'elle avait a faire dans ses herbes, et
de fait elle se livra presque tout le jour a ce travail, en causant.
Mais il y avait un bien autre rangement a faire dans la maison. Le
cabinet de travail etait affreux, et rien qu'a le voir, il donnait le
spleen. On en arrangeait un autre, ou George Sand comptait travailler
avec plaisir. En attendant, son atelier de travail etait sa chambre a
coucher. Elle me montra sur une table tres simple une pile de grandes
feuilles de papier bleu, coupees d'avance dans le format in-quarto.
"Quand vous partirez ce soir, me dit-elle, je me mettrai a l'ouvrage, et
je ne me coucherai que quand j'aurai rempli douze de ces pages." C'etait
la tache quotidienne: le travail etait ainsi regle d'avance; elle
comptait sur l'exactitude de son inspiration, qui ne lui faisait presque
jamais defaut.

Ce fut pour moi une occasion presque inesperee de faire connaissance
intime avec son procede de travail, dont les resultats m'avaient
toujours etonne par leur abondance non moins que par leur exacte
regularite. A cette epoque de sa vie, elle faisait au moins son petit
roman tous les ans, avec une piece de theatre. "Ne voyez en moi qu'un
vieux troubadour retire des affaires, qui chante de temps en temps sa
romance a la lune, sans grand souci de bien ou de mal chanter, pourvu
qu'il dise le motif qui lui trotte dans la tete, et qui, le reste du
temps, flane delicieusement."

J'avais etudie avec soin son oeuvre; deux caracteres m'avaient frappe:
l'etonnante facilite du talent, poussee jusqu'a la negligence, et
l'absence trop visible de composition dans ses meilleurs romans. Elle
s'apercut clairement que meme au point de vue purement litteraire, en
dehors des questions de fond, pendant que je lui parlais de mes
impressions, j'y mettais des reserves. Elle parut mecontente, non que je
fisse des reserves, mais que je les gardasse pour moi; elle me demanda
une franchise entiere. Je m'expliquai donc, comme je le devais, sur ces
deux points avec sincerite. Elle m'en remercia et poussa la critique
bien plus loin que je ne le faisais moi-meme, ce qui me donna une idee
tres favorable de sa nature litteraire, avide de verite et assez forte
pour resister aux tentations subalternes de la flatterie. En reveillant
mes souvenirs et les completant par les nombreuses confidences qui
remplissent ses lettres les plus interessantes, je suis arrive a me
faire une idee assez exacte de sa methode de travail et de ses idees
sur les conditions et les exigences de son art, qu'elle portait a l'etat
d'instinct jusqu'au jour ou, dans une discussion celebre, il fallut en
trouver l'expression claire et la formule definitive.

Il semble bien que c'etait le plaisir d'ecrire qui l'entrainait, presque
sans premeditation, a jeter un peu confusement sur le papier ses reves,
ses tendresses, ses meditations et ses chimeres, sous une forme concrete
et vivante.

Pour se rendre compte de cette facilite presque incroyable d'ecrire, il
fallait se rappeler qu'il y avait en elle, avec le don naturel que rien
ne remplace, ce fonds d'experience et de connaissances acquises, qui
multiplie les ressources du talent et permet de le varier, non sans le
fatiguer sans doute, mais sans l'epuiser jamais.--Le don de nature se
constate et ne s'analyse guere. Comment expliquer avec precision ce fait
extraordinaire d'une imagination qui s'eprend avec ardeur de ses propres
creations, d'une faculte d'expression qui se trouve un jour toute prete,
sans avoir ete preparee, qui s'adapte presque sans tatonnement et sans
effort aux sujets les plus divers, a l'analyse et a l'action, comme si
l'auteur ne trouvait rien de plus aise et de plus naturel que de
raconter ses visions interieures et de faire voir aux autres les
personnages et les drames qui s'agitent en lui a l'aide d'un style qui
n'est que sa pensee devenue visible? C'est la le don, il existe, et l'on
trouve de ces esprits predestines qui se jouent des difficultes de
l'expression avec une aisance lumineuse et une liberte pleine de grace,
tandis que d'autres ecrivains, artistes profonds, mais laborieux, se
travaillent eux-memes et fatiguent leur intelligence pour accomplir leur
oeuvre, non certes sans succes, mais avec un effort qui laisse sa trace
dans chaque page, dans chaque phrase, dans chaque mot. Le sillon est
creuse profondement, mais le lecteur semble y avoir collabore lui-meme.
De la, selon les degres ou se place l'ecrivain, une estime ou une
admiration qui n'est pas exempte d'un certain sentiment de lassitude.

Mais chez George Sand, a ce don naturel se joignait une culture tres
variee, tres etendue. Elle avait beaucoup lu, et, bien qu'elle l'eut
fait a tort et a travers, il lui etait reste de ces etudes diverses des
alluvions assez riches qui, melees a son propre fonds, l'enrichissaient
singulierement et aidaient a sa fecondite. Personne n'a mieux compris
qu'elle et mieux exprime la necessite de l'etude pour l'art. "Je ne sais
rien, disait-elle; mais cependant il me reste quelque chose d'avoir
beaucoup lu et beaucoup appris.... Je ne sais rien, parce que je n'ai
plus de memoire; mais j'ai beaucoup appris, et a dix-sept ans je passais
mes nuits a apprendre. Si les choses ne sont pas restees en moi a l'etat
distinct, elles ont fait tout de meme leur miel dans mon esprit." Nous
avons vu, en effet, dans l'_Histoire de ma vie_, combien de lectures
elle avait traversees au hasard, mais non sterilement, puisque de chaque
auteur, poete, philosophe, publiciste, Byron, Goethe, Leibniz et
Rousseau, il etait reste quelque parcelle qui roulait un peu confusement
dans le vaste et puissant courant de sa vie cerebrale. Elle ne cessait
de recommander cette methode aux dilettantes, aux amateurs, ou bien
encore aux jeunes paresseux qui s'adressaient a elle, comme a une
conseillere commode qui allait leur dire: "Vous avez du genie; fiez-vous
a lui et marchez sans crainte". C'est ce que repondent d'ordinaire les
grands avocats consultants de la gloire a tous les solliciteurs qui les
importunent et a qui ils envoient bien vite, pour s'en debarrasser,
quelque compliment stereotype, avec leur benediction litteraire. George
Sand s'abstenait de payer en ce genre de monnaie banale les jeunes
aspirants a l'art: "Vous voulez etre litterateur, ecrivait-elle a l'un
d'eux, je le sais bien. Je vous ai dit: Vous pouvez l'etre si vous
apprenez tout. L'art n'est pas un don qui puisse se passer d'un savoir
etendu dans tous les sens.... Vous pouvez etre frappe du manque de
solidite de la plupart des ecrits et des productions actuelles: tout
vient du manque d'etude. Jamais un bon esprit ne se formera s'il n'a pas
vaincu les difficultes de toute espece de travail, ou au moins de
certains travaux qui exigent la tension de la volonte." Elle est
implacable, pour ceux a qui elle s'interesse, sur cette hygiene
preparatoire de la volonte qui ne conduit pas a l'erudition proprement
dite, mais qui developpe une aptitude speciale a tout comprendre, le
jour ou il le faudra et ou l'ecrivain le voudra. L'art tout seul, livre
a lui-meme, se devore et se consume. "Vous avez les instincts et les
gouts de l'art, dit-elle a l'un des favoris de sa critique; mais vous
pouvez constater a chaque instant que l'artiste purement artiste est
impuissant, c'est-a-dire mediocre ou excessif, c'est-a-dire fou.... Vous
croyez pouvoir produire sans avoir amasse.... Vous croyez qu'on s'en
tire avec de la reflexion et des conseils. Non, on ne s'en tire pas. Il
faut avoir vecu et cherche. Il faut avoir digere beaucoup; aime,
souffert, attendu, et en piochant toujours. Enfin, il faut savoir
l'escrime a fond avant de se servir de l'epee. Voulez-vous faire comme
tous ces gamins de lettres qui se croient des gaillards parce qu'ils
impriment des platitudes et des billevesees? Fuyez-les comme la peste,
ils sont les vibrions de la litterature[20]." C'est la, on en
conviendra, une male et fiere rhetorique qui vaut toutes les
rhetoriques de l'ecole. C'etait la voix puissante d'un talent muri; les
conseils de sa vieillesse a l'impatiente jeunesse de ses solliciteurs
confinaient a la plus haute morale: "L'art est une chose sacree,
s'ecriait-elle, un calice qu'il ne faut aborder qu'apres le jeune et la
priere. Oubliez-le, si vous ne pouvez mener de front l'etude des choses
de fond et l'essai des premieres forces de l'invention."

L'etude des choses de fond, c'est la condition de l'ecrivain futur. S'il
ne s'est pas amasse d'avance un tresor de connaissances serieuses, dans
un ordre quelconque des idees ou s'est exercee la grande curiosite
humaine, histoire, sciences naturelles, droit, economie politique,
philosophie, qu'importe qu'il ait l'outil? L'outil travaille a vide; que
devient l'artiste dans son frivole labeur, s'il ne l'applique pas a
quelque matiere resistante, s'il ne s'occupe que de la forme,
indifferent aux choses, s'il ne se fait pas une loi de penetrer en tout
sujet au dela du banal et du convenu et de donner des dessous et de la
solidite a sa peinture?

Excellents conseils et qu'elle avait, toute sa vie, appliques pour son
propre compte, ne cessant pas de porter, dans les ordres les plus divers
des connaissances humaines, sa mobile et enthousiaste curiosite.
D'ailleurs, s'il faut des racines dans l'art comme dans la vie, elle en
avait et qui dataient de loin et qu'elle ne cessait pas de developper et
de fortifier dans le sol d'ou s'elancait son talent en superbes
moissons. C'etait telle science, comme l'histoire naturelle, dont elle
avait fait une constante etude, ou d'une maniere plus large, la nature,
qu'elle n'avait pas cesse de contempler des yeux de son corps et de son
esprit. Un probleme d'histoire naturelle la passionnait, elle ne le
quittait pas qu'elle ne l'eut resolu, et pendant tout le temps qu'elle
en poursuivait la solution, rien n'existait plus pour elle. Il lui
arrivait, par exemple, pendant des mois entiers, de s'occuper de
recherches de ce genre avec son fils Maurice, qui en etait epris de son
cote; elle n'avait plus dans sa cervelle que des noms plus ou moins
barbares. Dans ses reves, elle ne voyait que prismes rhomboides, reflets
chatoyants, cassures ternes, cassures resineuses; ils passaient des
heures entieres a se demander: "Tiens-tu l'_orthose_?--Tiens-tu
l'_albite_?" Elle avait, au lendemain de ces orgies scientifiques,
toutes les peines du monde a se remettre a la vie ordinaire et a ses
besognes accoutumees; mais elle y revenait avec plus de force. D'autres
fois, c'etait la botanique qui la possedait: "Ce que j'aimerais, ce
serait de m'y livrer absolument; ce serait pour moi le paradis sur la
terre." N'etait-ce pas encore un travail de ce genre que ces excursions
annuelles qu'elle entreprenait a travers la France? "J'aime a avoir vu
ce que je decris. N'eusse-je que trois mots a dire d'une localite,
j'aime a la regarder dans mon souvenir et a me tromper le moins que je
peux." Elle avait une maniere a elle de regarder la nature,
silencieusement. Mais ce silence etait actif; elle absorbait chaque
detail present devant ses yeux, et l'emportait vivant dans sa vision
interne, aussi nette que la perception meme. De la le charme et la
verite de ses paysages. Meme quand on ne les a pas vus dans la realite,
on s'ecrie devant eux, involontairement, comme devant le portrait d'un
grand maitre, quand on ne connait pas l'original: "C'est bien cela!"
L'art seul vous fait croire a la ressemblance.

D'autres racines, plus profondes encore, c'etaient celles qui
l'attachaient, depuis les premieres annees de sa jeunesse, a tout un
ensemble d'idees philosophiques, politiques et religieuses[21]. Elles
s'etaient enfoncees de bonne heure dans cette ame ouverte et avide;
elles s'y etaient, de bonne heure aussi, exagerees et faussees; a la
longue, pourtant, quelques-unes s'etaient redressees d'elles-memes par
la force naturelle d'un bon esprit; d'autres s'etaient assouplies, dans
leur rigidite primitive, a la rude ecole de la vie. Plutot que
d'insister encore une fois sur les aberrations de gout et de bon sens
qui l'avaient designee autrefois aux inquietudes de la conscience
publique, ou meme a des haines et a des vengeances terribles venues de
deux cotes bien differents de l'opinion, du cote de Proudhon et du cote
de Louis Veuillot, mieux vaudrait montrer George Sand dans la derniere
periode de sa vie, la representer non pas comme une convertie a la
moderation, ni comme le transfuge de ses idees, mais s'appliquant, avec
une bonne foi meritoire, a les modifier dans une mesure plus acceptable
pour elle-meme et a reconquerir, au moins sur certains points, la
liberte de son _moi_ et son independance d'esprit.

Certes il reste bien toujours en elle, soit en politique, soit en
philosophie, une part suffisante d'exageration et de paradoxes. Mais
comme il y a loin deja--par l'intervalle du temps et des idees--de la
revoltee d'autrefois! Depuis l'experience de la guerre et de la Commune,
ce n'est qu'a des traits assez rares, clairsemes dans la correspondance,
que l'on reconnaitrait l'ancienne amie de Mazzini et d'Armand Barbes,
l'utopiste des reformes sur la condition des femmes et le mariage, la
disciple enthousiaste et fougueuse de l'Evangile de Pierre Leroux, la
sectaire du Christianisme reforme par le pantheisme sombre de Lamennais,
plus tard l'ardente revolutionnaire de 1848, la collaboratrice de
Ledru-Rollin, le menacant redacteur des _Bulletins de la Republique_
emanes du ministere de l'Interieur. Tant d'evenements n'ont pas ete
perdus pour elle, ni en politique, ni en philosophie sociale. Nous n'en
voulons ici donner que quelques preuves. Je ne les veux meme pas tirer
de ce fameux _Journal d'un Voyageur pendant la guerre_, que la _Revue
des Deux Mondes_ publia avec tant de succes, au grand scandale de
quelques lecteurs, mais de la Correspondance elle-meme, un temoin qui ne
peut pas mentir. Le 28 avril 1871 elle ecrivait a Flaubert:
"L'experience que Paris essaye ou subit ne prouve rien contre les lois
du progres, et si j'ai quelques principes acquis dans l'esprit, bons ou
mauvais, ils n'en sont ni ebranles ni modifies. Il y a longtemps que
j'ai accepte la patience, comme on accepte le temps qu'il fait, la duree
de l'hiver, la vieillesse, l'insucces sous toutes ses formes. Mais je
crois que les gens de parti (sinceres) doivent changer leurs formules ou
s'apercevoir peut-etre du vide de toute formule _a priori_." Et a Mme
Adam, le 15 juin de la meme annee: "Pleurons des larmes de sang sur nos
illusions et nos erreurs.... Nos principes peuvent et doivent rester les
memes; mais l'application s'eloigne, et il peut se faire que nous soyons
condamnes a vouloir ce que nous ne voudrions pas."

Quoi qu'elle en dise, les principes eux-memes s'etaient, non pas
ebranles dans le fond, mais modifies dans l'application. A un jeune
enthousiaste qui lui envoyait des poesies politiques: "Merci,
repondait-elle; mais ne me dediez pas ces vers-la.... Je hais le sang
repandu, et je ne veux plus de cette these: "Faisons le mal pour amener
le bien; tuons pour creer". Non, non, ma vieillesse proteste contre la
tolerance ou ma jeunesse a flotte. Il faut nous debarrasser des theories
de 1793; elles nous ont perdus. Terreur et Saint-Barthelemy, c'est la
meme voie.... Maudissez tous ceux qui creusent des _charniers_. La vie
n'en sort pas. C'est une erreur historique dont il faut nous degager. Le
mal engendre le mal...." (21 octobre 1871.) Et dans le style familier
qu'elle aime jusqu'a l'abus, avec ce tutoiement qui est chez elle un
reste de la vie d'artiste, elle disait a Flaubert: "J'ai ecrit jour par
jour mes impressions et mes reflexions durant la crise. La _Revue des
Deux Mondes_ publie ce journal. Si tu le lis, tu verras que partout la
vie a ete dechiree a fond, meme dans les pays ou la guerre n'a pas
penetre! Tu verras aussi que je n'ai pas gobe, quoique tres gobeuse, la
blague des partis." Le style n'est pas noble, mais combien expressif!

Elle raille son enthousiasme d'autrefois sans critique et sans defiance,
cet optimisme, impatient des delais, qui voulait realiser le progres,
immediatement et a tout prix, fut-ce par la force. Elle avait cependant
beaucoup fait pour ameliorer sa nature, et voila que les evenements de
Paris remettent tout en question a ses yeux: "J'avais gagne beaucoup sur
mon propre caractere, j'avais eteint les ebullitions inutiles et
dangereuses, j'avais seme sur mes volcans de l'herbe et des fleurs qui
venaient bien, et je me figurais que tout le monde pouvait s'eclairer,
se corriger ou se contenir..., et voila que je m'eveille d'un reve....
C'est pourtant mal de desesperer.... Ca passera, j'espere. Mais _je suis
malade du mal de ma nation et de ma race._"--"Defendons-nous de mourir!"
s'ecrie-t-elle sans cesse, et elle ajoute: "Je parle comme si je devais
vivre longtemps, et j'oublie que je suis tres vieille. Qu'importe? je
vivrai dans ceux qui vivront apres moi." (1871.)

En toute chose, meme dans l'ordre philosophique, il se produit ainsi
chez elle un notable apaisement; la passion excessive, qui jette dans
chacune de ses idees une flamme d'orage, s'est calmee. Elle demeure
spiritualiste ardente, comme elle l'a toujours ete, mais elle ne croit
plus necessaire de faire la guerre au christianisme; elle reste en
dehors, elle ne fulmine plus. On chercherait en vain, dans sa
correspondance des dernieres annees, ces declamations furibondes contre
le pretre qui eclataient a tout propos et hors de propos, vingt ans
auparavant, dans ses romans et dans ses lettres. Quant a ses convictions
philosophiques, elle les defend avec une obstination indomptable et
meritoire contre l'intolerance a rebours du materialisme qui se pretend
scientifique. Elle ne supporte pas qu'on lui dise: "Croyez cela avec
moi, sous peine de rester avec les hommes du passe, detruisons pour
prouver, abattons tout pour reconstruire". Elle repond: "Bornez-vous a
prouver et ne nous commandez rien". Ce n'est pas le role de la science
d'abattre a coups de colere et a l'aide des passions.... Vous dites: "Il
faut que la foi brule et tue la science, ou que la science chasse et
dissipe la foi". Cette mutuelle extermination ne me parait pas le fait
d'une bataille, ni l'oeuvre d'une generation. La liberte y
perirait[22]." Elle ne voit pas la necessite de forcer son entendement
pour en chasser de nobles idees, et de detruire en soi certaines
facultes _pour faire piece aux devots_. "Il n'est pas necessaire, il
n'est pas utile de tant affirmer le neant, dont nous ne savons rien. Il
me semble qu'en ce moment on va trop loin, dans l'affirmation d'un
realisme etroit et un peu grossier, dans la science comme dans l'art."

On le voit, elle s'est graduellement affranchie des jougs de coterie qui
ont pese sur elle si durement, et de l'influence excessive de certains
personnages qui l'ont presque depossedee d'elle-meme. Elle se retrouve
et se ressaisit avec ses convictions et aussi ses chimeres mais du moins
avec celles qui sont bien a elle et qui constituent son _moi_. Elle
remonte a un niveau d'ou sa passion et surtout celle des autres
l'avaient fait trop souvent descendre.

Dans l'intervalle, des talents nouveaux avaient surgi. Au moins dans
l'ordre de ses travaux personnels, elle ne voulait en ignorer aucun.
Elle s'interessait vivement a ces diverses manifestations de la vie
litteraire. Elle avait ete en relations d'exquise courtoisie avec Octave
Feuillet, qu'elle loua vivement et spontanement pour le _Roman d'un
jeune homme pauvre_; elle resta meme avec lui en excellents termes
jusqu'a l'apparition de l'_Histoire de Sibylle_, qui provoqua de sa part
une reponse amere et passionnee, _Mademoiselle de la Quintinie_. Elle
avait suivi avec interet les debuts d'Edmond About, elle y avait
applaudi non sans quelques protestations contre le systeme de la
raillerie perpetuelle. "On s'est beaucoup moque de nos desespoirs d'il
y a trente ans. Vous riez, vous autres, mais bien plus tristement que
nous ne pleurions." Elle s'etonnait surtout que les jeunes talents
s'obstinassent "a voir et a montrer uniquement la vie de maniere a
revolter douloureusement tout ce que l'on a d'honnetete dans le coeur.
Nous en etions, nous, a peindre l'homme souffrant, le blesse de la vie.
Vous peignez, vous, l'homme ardent qui regimbe contre la souffrance et
qui, au lieu de rejeter la coupe, la remplit a pleins bords et l'avale.
Mais cette coupe de force et de vie vous tue; a preuve que tous les
personnages de _Madelon_ sont morts a la fin du drame, honteusement
morts, sauf _Elle_, la personnification du vice, toujours jeune et
triomphant." Cette sorte de partialite du succes, sinon de la sympathie,
l'irrite. "Donc, quoi? Ce vice seul est une force, l'honneur et la vertu
n'en sont pas?... Je conviendrai avec vous que Feuillet et moi nous
faisons, chacun a notre point de vue, des legendes plutot que des romans
de moeurs. Je ne vous demande, moi, que de faire ce que nous ne savons
faire; et puisque vous connaissez si bien les plaies et les lepres de
cette societe, de susciter _le sens de la force_ dans le milieu que vous
montrez si vrai[23]." Elle avait pour Alexandre Dumas un vrai culte fait
d'admiration et de tendresse. Elle jouit profondement de son succes;
elle lit _l'Affaire Clemenceau_ avec une sollicitude maternelle; elle
lui suggere aussitot la contre-partie, qui pourra devenir, quelque
temps apres, en changeant le sexe, _la Princesse Georges_. Lorsque
Alexandre Dumas se fait pour un jour publiciste, apres la guerre et la
Commune, empruntant a Junius son masque et sa plume, elle applaudit avec
ravissement, elle proclame que c'est un pur chef-d'oeuvre. "Comme vous
allez au fond des choses et comme vous savez mettre des faits ou je ne
mets que des intentions! Et puis, comme c'est dit! developpe et serre en
meme temps, vigoureux, emu et solide!" Ce qu'elle ne se lassait pas
d'admirer, c'est l'entente et la force scenique, la _vis dramatica_
predestinee a de si grands succes qu'elle se faisait gloire d'avoir
devines: "Vous souvenez-vous que je vous ai dit, apres _Diane de Lys_,
que vous les enterreriez tous!... Je m'en souviens, moi, parce que mon
impression etait d'une force et d'une certitude completes. Vous aviez
l'air de ne pas vous en douter, vous etiez si jeune! Je vous ai
peut-etre revele a vous-meme, et c'est une des bonnes choses que j'ai
faites en ma vie."

Elle qui avait tant de soucis pour transformer ses romans en pieces et
qui, d'ailleurs, ne se piquait pas d'une grande science des agencements
sceniques, elle etait frappee de cette franchise d'allure, de cet accent
de verite forte dans les situations et les sentiments ou _les autres_
n'echappent pas a la convention. "Et quels progres depuis ce temps-la!
Vous etes arrive a savoir ce que vous faites et a imposer votre volonte
au public. Vous irez plus loin encore, et toujours plus loin[24]."
Cette aimable prophetie qu'elle lui envoyait avec ses benedictions
maternelles, c'est au public a dire si elle s'est realisee.

Si je voulais definir l'esprit de George Sand, en dehors des episodes et
des aventures de sa vie litteraire, je dirais que c'etait un esprit
dogmatique et passionne. Dogmatique, en ce sens qu'elle avait des
convictions fermes sur des choses fondamentales. Il faut distinguer la
valeur des idees et la foi aux idees. Quelle que fut la valeur des
siennes, elle y croyait fortement, elle les prenait fort au serieux;
elle ne permettait pas qu'en quelque milieu que ce fut, sceptique ou
gouailleur, on en plaisantat; elle y subordonnait instinctivement la
meilleure partie d'elle-meme, son art. Or les idees ont une telle force
en soi, que, fussent-elles contestables, elles communiquent quelque
chose de cette force aux esprits qui s'en nourrissent; elles lui donnent
un caractere d'elevation et de generosite en comparaison de ceux qui se
font une sorte d'esthetique de l'indifference absolue. C'est la le
secret de cette superiorite qu'elle semble avoir conservee dans sa
longue correspondance avec Flaubert, ou furent abordees quelques-unes
des plus delicates questions de la litterature, ou purent se controler
reciproquement deux manieres tout a fait diverses et presque opposees de
concevoir l'art.

Cette controverse amicale dura pres de douze annees, de 1864 a 1876.
Comment etait nee cette amitie litteraire entre deux personnages si
differents, il importe peu; sans doute ils se rencontrerent un jour a ce
fameux diner Magny ou George Sand ne manquait pas de paraitre, quand
elle passait par Paris, ne fut-ce que pour reprendre langue dans ce pays
des lettres qu'elle oubliait dans les longs sejours de Nohant. Apres
cette rencontre, plus ou moins fortuite, Flaubert avait applaudi de
toutes ses forces a la premiere representation de _Villemer_, et George
Sand, reconnaissante, lui ecrivait "qu'elle l'aimait de tout son coeur".
La connaissance etait faite; les lettres devinrent de plus en plus
frequentes; elles devaient durer autant que la vie de George Sand. Elle
avait admire _Madame Bovary_; pour _Salammbo_, elle avait tout de suite
vu le defaut de la cuirasse. "Ouvrage tres fort, tres beau, disait-elle,
mais qui n'a vraiment d'interet que pour les artistes et les erudits.
Ils le discutent d'autant plus, mais ils le lisent, tandis que le public
se contente de dire: "C'est peut-etre superbe, mais les gens de ce
temps-la ne m'interessent pas du tout[25]."

Elle avait laisse, sans doute, percer quelque chose de cette impression
en causant avec Flaubert, qui, de son cote, avait plaisante, parait-il,
"le vieux troubadour de pendule d'auberge, qui toujours chante et
chantera le parfait amour". Troubadour, le nom plait a George Sand,
elle l'adopte en riant et se designe ainsi elle-meme depuis ce jour-la.
L'artiste et le troubadour, c'etait bien la l'opposition des deux
auteurs, caracterisee par deux mots pittoresques, et ce fut l'occasion
toute naturelle de la controverse. Il est assez vraisemblable qu'avant
cette epoque George Sand, bien qu'elle eut souvent touche en passant a
ce sujet de l'art, n'avait jamais porte sa reflexion sur son art
personnel, qu'elle ne s'etait jamais rendu un compte bien exact ni de
ses procedes de compositions ni du but qu'elle poursuivait. Elle avait
en cela, comme en autre chose, obei a ses instincts et particulierement
a cette vocation d'ecrire pour raconter et pour peindre, qui s'exprimait
chez elle avec une force irresistible et une facilite qui tenait du
prodige. Ce qui l'amena a reflechir sur ces sujets et a se definir
elle-meme, ce fut le spectacle des tendances et des richesses contraires
qui surgissaient autour d'elle, et la comparaison des talents les plus
divers qui s'imposait a elle. Le realisme ne faisait que commencer; elle
put a peine connaitre le premier grand succes de M. Zola. Mais Flaubert,
mais Jules et Edmond de Goncourt revelaient dans chacune de leurs
oeuvres un art nouveau, ou se combinaient l'influence de Balzac par
l'intensite de l'observation et celle de Theophile Gautier par la
preoccupation et le souci de la forme. Il y avait la des symptomes qui
saisirent la curiosite de George Sand, tenue en eveil et avertie. Elle
profita des hasards de la vie d'abord, puis des relations d'amitie qui
la rapprocherent de Flaubert, pour preciser, des qu'elle en eut
l'occasion, les differences de temperament litteraire qu'elle sentait en
elle, en presence de ces groupes nouveaux ou des personnalites qui en
resumaient le mieux les tendances. Le contraste etait frappant entre sa
nature, prodigue jusqu'a l'exces, toute en effusion litteraire, d'une
fecondite inepuisable, d'une abondance si spontanee et si naturelle
d'expression qu'elle-meme se comparait a une "eau de source qui court
sans trop savoir ce qu'elle pourrait refleter en s'arretant[26]", et un
ecrivain tel que Flaubert, esprit d'invention et d'expression
laborieuse, difficile envers soi-meme comme envers les autres, inquiet
et mecontent de son oeuvre, un des representants de ce groupe et de
cette race d'artistes excessifs, grands ouvriers de la forme, bijoutiers
de style, ciseleurs de camees rares, un chercheur acharne du mot le plus
expressif ou de l'epithete la plus decorative, se torturant sur une page
comme si l'avenir du monde ou mieux l'avenir de l'art en dependait,
tourmente par une sorte d'acuite et de subtilite maladive de sensations
litteraires, epuisant ainsi dans le detail sa riche personnalite
d'artiste, indifferent au fond des choses, ne prenant ni parti ni
passion pour les grandes idees qui menent le monde, curieux seulement de
noter la diversite des caracteres qu'elles inspirent ou des manies
qu'elles produisent, observateur impassible des marionnettes humaines
et des fils secrets qui les agitent. Il n'en avait pas ete toujours
ainsi. _Madame Bovary_ avait represente, dans l'histoire de cet esprit,
un moment de dilatation et d'epanouissement, une richesse et une largeur
de composition, une sorte de bonheur de produire, une joie dans la
fecondite qu'il ne trouve pas plus tard. Cette large veine s'etait
detournee ensuite du grand courant humain sur des curiosites
archeologiques ou des singularites de cas pathologiques.

De la une certaine desaffection du public, une impopularite croissante,
et de la aussi, chez l'ecrivain, bien des ombrages et des
decouragements. George Sand ne cesse pas de le relever dans ses
defaillances; elle lui prodigue les meilleurs conseils, au hasard de son
coeur et de sa plume; elle l'excite, le rassure, semant, a travers sa
correspondance, les idees les plus saines sur la vraie situation de
l'artiste, qui ne doit pas s'isoler trop orgueilleusement de l'humanite,
sur les conditions de l'art, sur les devoirs qu'il impose et qu'il ne
faut pas confondre avec les servitudes et les exigences des coteries.
Dans toute cette partie de la correspondance, tout en se peignant au
naturel, George Sand se maintient a un niveau tres eleve de raison et de
coeur. Pleine de sollicitude pour le cher artiste tourmente et malade,
elle fait tous ses efforts pour lui communiquer quelque chose de sa
serenite et de sa vigueur saine d'esprit. Qu'il s'abandonne un peu plus
a son imagination naturelle; qu'il la tourmente moins au risque de la
paralyser: "Vous m'etonnez toujours avec votre travail penible; est-ce
une coquetterie? Ca parait si peu.... Quant au style, j'en fais meilleur
marche que vous. Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plait. Il
a ses _hauts_ et ses _bas_, ses grosses notes et ses defaillances; au
fond, ca m'est egal, pourvu que l'emotion vienne, mais je ne peux rien
trouver en _moi_. C'est l'_autre_ qui chante a son gre, mal ou bien, et,
quand j'essaye de penser a ca, je m'en effraye et me dis que je ne suis
rien, rien du tout. Mais une grande sagesse nous sauve; nous savons nous
dire: "Eh bien, quand nous ne serions absolument que des instruments,
c'est encore un joli etat et une sensation a nulle autre pareille que de
se sentir vibrer...." Laissez donc le vent courir un peu dans vos
cordes. Moi, je crois que vous prenez plus de peine qu'il ne faut, et
que vous devriez laisser faire l'_autre_ plus souvent...." Elle revient
a chaque instant sur ce conseil qui contient en germe toute une hygiene
appropriee au talent de Flaubert, devenu le tourmenteur et le supplicie
de lui-meme. "Ayez donc moins de cruaute envers vous. Allez de l'avant,
et, quand le souffle aura produit, vous remonterez le ton general et
sacrifierez ce qui ne doit pas venir au premier plan. Est-ce que ca ne
se peut pas? Il me semble que si. Ce que vous faites parait si facile,
si abondant! C'est un trop-plein perpetuel. Je ne comprends rien a votre
angoisse." Elle souffre aussi de voir qu'il se fache a tout propos
contre le public, qu'il est _indecolereux_. "A l'age que tu as,
j'aimerais te voir moins irrite, moins occupe de la betise des autres.
Pour moi, c'est du temps perdu, comme de se recrier sur l'ennui de la
pluie et des mouches. Le public, a qui l'on dit tant qu'il est bete, se
fache et n'en devient que plus bete. Apres ca, peut-etre que cette
indignation chronique est un besoin de ton organisation; moi, elle me
tuerait." Elle combat sans cesse son heresie favorite, qui est que l'on
ecrit pour vingt personnes intelligentes et qu'on se moque du reste. "Ce
n'est pas vrai, puisque l'absence de succes t'irrite et t'affecte."

Pas de mepris pour le public! Il faut ecrire pour tous ceux qui ont soif
de lire et qui peuvent profiter d'une bonne lecture. Pas d'isolement
orgueilleux en dehors de l'humanite! Elle ne peut pas admettre que, sous
pretexte d'etre artiste, on cesse d'etre soi-meme, et que l'homme de
lettres detruise l'homme. Quelle singuliere manie, des qu'on ecrit, de
vouloir etre un autre homme que l'etre reel, d'etre celui qui doit
disparaitre, celui qui s'annihile, celui qui n'est pas! Quelle fausse
regle de bon gout! Pour elle, elle se met tant qu'elle peut dans _la
peau de ses bonshommes_. Tout ecrivain doit faire ainsi, s'il veut
interesser. Il ne s'agit pas de mettre sa personne en scene. Cela, en
effet, ne vaut rien. "Mais retirer son ame de ce que l'on fait, quelle
est cette fantaisie maladive? Cacher sa propre opinion sur les
personnages que l'on met en scene, laisser par consequent le lecteur
incertain sur l'opinion qu'il en doit avoir, c'est vouloir n'etre pas
compris, et, des lors, le lecteur vous quitte; car, s'il veut entendre
l'histoire que vous lui racontez, c'est a la condition que vous lui
montriez clairement que celui-ci est un fort, celui-la un faible." C'a
ete le tort impardonnable de l'_Education sentimentale_ et l'unique
cause de son echec. "Cette volonte de peindre les choses comme elles
sont, les aventures de la vie comme elles se presentent a la vue, n'est
pas bien raisonnee, selon moi. Peignez en realiste ou en poete les
choses inertes, cela m'est egal; mais quand on aborde les mouvements du
coeur humain, c'est autre chose. Vous ne pouvez pas vous abstraire de
cette contemplation; car l'homme, c'est vous, et les hommes, c'est le
lecteur."

Flaubert repondait qu'il preferait une phrase bien faite a toute la
metaphysique, et il se renfermait, avec une sorte de mystere jaloux,
dans le culte de la forme. Tout recemment le _Journal des Goncourt_ nous
donnait un croquis intime d'une de ces seances du club des inities, au
bureau de l'_Artiste_; il nous retracait l'image alourdie de Theophile
Gautier repetant et rabachant amoureusement cette phrase: "De la forme
nait l'idee", une phrase que lui avait dite le matin meme Flaubert et
qu'il regardait comme la formule supreme de l'ecole, et qu'il voulait
qu'on gravat sur les murs. C'est contre cette ecole que George Sand use
les dernieres armes de sa dialectique toujours jeune malgre l'age. Ce
sont la des formules deplorables, des partis pris excessifs _en
paroles_. "Au fond, disait-elle a Flaubert, tu lis, tu creuses, tu
travailles plus que moi et qu'une foule d'autres. Tu es plus riche cent
fois que nous tous; tu es un riche et tu cries comme un pauvre. Faites
la charite a un gueux qui a de l'or plein sa paillasse, mais qui ne veut
se nourrir que de phrases bien faites et de mots choisis.... Mais, beta,
fouille dans ta paillasse et mange ton or. Nourris-toi des idees et des
sentiments amasses dans ta tete et dans ton coeur; les mots et les
phrases, la _forme_, dont tu fais tant de cas, sortira toute seule de ta
digestion. Tu la consideres comme un but, elle n'est qu'un effet.... La
supreme impartialite est une chose antihumaine; un roman doit etre
humain avant tout. S'il ne l'est pas, on ne lui sait point gre d'etre
bien ecrit, bien compose et bien observe dans le detail. La qualite
essentielle lui manque: l'interet." Et la note affectueuse venait
corriger ce que le conseil avait de severe: "Il te faut un succes apres
une mauvaise chance qui t'a trouble profondement; je te dis ou sont les
conditions certaines de ce succes. Garde ton culte pour la forme; mais
occupe-toi davantage du fond (qui etait, pour elle, les idees et la
signification precise de l'oeuvre). Ne prends pas la vertu vraie pour un
lieu commun en litterature. Donne-lui son representant; fais passer
l'honnete et le fort a travers ces fous et ces idiots dont tu aimes a te
moquer. Quitte la caverne des realistes et reviens a la vraie realite,
qui est melee de beau et de laid, de terne et de brillant, mais ou la
volonte du bien trouve quand meme sa place et son emploi."

J'ai tenu a terminer ce portrait par ces belles et simples paroles qui
lui donnent son vrai relief et sa vraie couleur. Quoi qu'on puisse dire
de George Sand, de ses aventures de toute sorte, des evenements d'idee
ou autres, ou l'a jetee la fougue de son imagination, enfin de ses
chimeres qui, en un temps, sont allees jusqu'a la violence de la pensee,
il est certain qu'a mesure qu'on avance dans sa vie, notee presque jour
pour jour dans sa correspondance, on voit s'accroitre le tresor de son
experience et de sa raison, sa fortune intellectuelle, et se mieux fixer
l'emploi de ces biens cherement payes. Et quoi qu'on puisse penser
d'elle un jour, de sa vie et de son oeuvre, il se degage de ses lettres
comme une image ennoblie des qualites rares qui resteront son signe
privilegie dans l'histoire litteraire de ce temps: la fecondite
merveilleuse des conceptions, le genie naturel du style et une idee
fiere de l'art, qui constitue la probite de son talent.

FIN


NOTES:

[Note 13: _Lutece_.]

[Note 14: Theophile Gautier.]

[Note 15: Un jeune graveur malade, recueilli chez elle.]

[Note 16: Une de ses petites-filles.]

[Note 17: Voir specialement les lettres des 14 novembre, 14 decembre
1838, des 15 et 20 janvier, 22 fevrier et 8 mars 1839.]

[Note 18: Mme Sand a recueilli avec soin les principales de ces pieces
dans un volume a part: _le Theatre de Nohant_, ou se trouvent _le Drac,
Plutus, le Pave, la Nuit de Noel, Marielle_. Ce ne sont pas tout a fait
les pieces telles qu'elles avaient ete recitees sur la scene de Nohant,
d'apres un canevas detaille, mais telles que l'auteur les a ecrites
apres coup, sous l'impression qui lui en etait restee.]

[Note 19: Voir la lettre, si curieuse a ce point de vue, a Flaubert, du
31 decembre 1867.]

[Note 20: A cote de ces conseils, nous voudrions en placer d'autres,
empruntes a des lettres inedites au comte d'A..., dont la belle-fille
est devenue plus tard un de nos meilleurs romanciers. Mme Sand voulait
qu'avant tout on respectat l'originalite de chaque esprit qui entre dans
la carriere des lettres: "Vous savez, disait-elle, que je suis toute a
votre service. Mais, croyez-moi, ne soumettez a aucune consultation, pas
meme a la mienne, le talent et l'avenir de votre jeune ecrivain.
Laissez-la se risquer et se produire dans sa spontaneite. Je sais par
experience que les avis les plus sinceres peuvent retarder l'elan et
faire devier l'individualite.... Elle sait ecrire, elle apprecie bien,
elle est tres capable de faire de la bonne critique. Quant a
l'imagination, si elle n'en a pas, aucun conseil ne lui en donnera, et
si elle en a, les conseils risquent de lui en oter. Dites-lui que tant
que j'ai consulte les autres, je n'ai pas eu d'inspiration, et que j'en
ai eu le jour ou j'ai risque d'aller seule." (6 aout 1860.)]

[Note 21: Ce qu'elle souffrait le moins, c'etait l'opinion de certains
critiques legers qui disent "qu'on n'a pas besoin d'une croyance a soi
pour ecrire, et qu'il suffit de reflechir les faits et les figures comme
un miroir.... Non, ce n'est pas vrai, le lecteur ne s'attache qu'a
l'ecrivain, qu'a une individualite, qu'elle lui plaise ou qu'elle le
choque. Il sent qu'il a affaire a une personne et non a un instrument."
(1er mars 1803, _Correspondance inedite_, citee plus haut.)]

[Note 22: Lettre a M. Louis Viardot, 10 juin 1868.]

[Note 23: Lettre a M. Edmond About, mars 1863.]

[Note 24: Lettre a Alexandre Dumas, 23 mai 1871. Voir, pour le
commencement de cette amitie, la lettre a M. Charles Edmond, du 27
novembre 1857.]

[Note 25: Lettre a Maurice Sand du 20 juin 1865.]

[Note 26: Lettres du 10 mars 1862.]




TABLE DES MATIERES


CHAPITRE PREMIER

LES ANNEES D'ENFANCE ET DE JEUNESSE DE GEORGE SAND.--LES ORIGINES ET LA
FORMATION DE SON ESPRIT.

CHAPITRE II

HISTOIRE DES OEUVRES DE GEORGE SAND.--L'ORDRE ET LA SUCCESSION
PSYCHOLOGIQUE DE SES ROMANS.

CHAPITRE III

LES SOURCES DE L'INSPIRATION DE GEORGE SAND.--LES IDEES ET LES
SENTIMENTS.

CHAPITRE IV

L'INVENTION ET L'OBSERVATION CHEZ GEORGE SAND.--SON STYLE.--CE QUI DOIT
PERIR ET CE QUI SURVIVRA DANS SON OEUVRE.

CHAPITRE V

LA VIE INTIME A NOHANT.--LA METHODE DE TRAVAIL DE GEORGE SAND.--SA
DERNIERE CONCEPTION DE L'ART.






End of the Project Gutenberg EBook of George Sand, by Elme Caro

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