Project Gutenberg's Le Cap au Diable, Legende Canadienne, by Charles DeGuise This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le Cap au Diable, Legende Canadienne Author: Charles DeGuise Release Date: July 30, 2004 [EBook #13059] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CAP AU DIABLE, LEGENDE *** Produced by Renald Levesque and La Bibliotheque Nationale du Quebec LEGENDE CANADIENNE LE CAP AU DIABLE Par Chs. DeGuise, M. D. 1863 LEGENDE I "Quel est le Canadien, s'ecrie un savant geographe dont le nom sera toujours cher parmi nous, quel est le Canadien qui n'aimerait pas sa patrie, apres l'avoir contemple quelque heures, du bord d'une de nos barques a vapeur, sur la route de Quebec a Montreal! Quel spectacle enchanteur! Que de points de vue admirables! Quelle suite de campagnes riches, paisibles, heureuses, se deploient sur l'une et sur l'autre rive, d'aussi loin que l'oeil peut atteindre! La scene offre quelque chose de plus grand, de plus varie, de plus ravissant encore, peut-etre, si l'on descend le fleuve jusqu'au Saguenay." Oui, quel plaisir pour l'oeil etonne et charme tour a tour, de contempler sur la rive nord, cette chaine de montagnes sourcilleuses, ces caps abruptes, ces vallees alpestres, cette nature si rude, si accidentee, et parfois si sauvage. Quel est l'etranger qui n'envie pas le bonheur du paisible proprietaire de ces maisons blanchies, suspendues au flanc des coteaux, ou qui couronnent leurs sommets, tranchant ainsi sur le fond de verdure qui les environnent, et, lorsque vous avez peniblement gravi une pente rapide, que vous apercevez a vos pieds, au fond d'une baie, un charmant village arrose par une belle riviere, et paraissant reposer en paix, sous la protection de la croix du clocher de la vieille Eglise, qui le domine; votre ame aime alors a s'y delasser, pour se remettre des impressions causees par les scenes variees qu'elle vient de contempler. La rive sud, pour n'avoir pas la sauvage et pittoresque beaute de la rive nord, n'a pourtant rien a lui envier, dans son genre. Son site, plus uni, et son sol moins tourmente, nous offrent quelque chose de plus calme et de plus champetre. Ses points de vue ont un horizon plus grand, plus etendu et plus anime. C'est la nature, en quelques endroits, belle de toute sa primitive beaute, ailleurs, enrichie par la vie et l'activite que lui ont donne le travail et la main des hommes. Mais de quinze a dit-huit lieues de Quebec, en descendant le fleuve, vous rencontrez un ecueil bien digne d'attirer votre attention: c'est La Roche Avignon, ou, comme d'autres l'appellent, La Roche Ah Veillons, a cause des dangers qu'elle presentait autrefois a la navigation, avant que le Gouvernement y fit construire un phare. Sur cet ecueil vinrent se briser plusieurs vaisseaux d'outre mer, et beaucoup de familles canadiennes conservent encore un lugubre souvenir des naufrages de batiments cotiers qui y perirent. Plus loin, en cinglant vers le sud, et avant que d'arriver au charmant village de Kamouraska, vous apercevez un cap, dont la vue vous frappe et vous impressionne peniblement. Son aspect est morne et sombre, les rochers qui le composent sont arides et denudes, son isolement, le silence et la nature desolee et presque deserte qui l'environnent, son eloignement du toute habitation; tout, enfin, concourt a jeter dans votre ame un malaise etrange et inexprimable. Quelques bas fonds qui l'avoisinent en rendent l'approche difficile, si impossible, non meme aux batiments d'un faible tonnage. Ce Cap, c'est le "Cap au Diable." Mais d'ou vient donc ce nom qu'enfants, nous ne pouvions entendre sans fremir? A-t-il ete le theatre de quelques apparitions infernales, ou bien a-t-il servi de repaire a quelque bande de brigands; et les bruits confus qu'on y entend ne sont-ils pas tes cris de vengeance des victimes ensanglantees que l'on trouva a ses pieds, ou dans son voisinage? personne ne le sait; la justice des hommes a libere les accuses; victimes et meurtriers sont aujourd'hui devant Dieu! Mais vous eussiez trouve qu'il le meritait bien d'etre ainsi appele, si, comme les habitants de la Petite Anse, en visitant leurs peches la nuit, ou en attendant l'heure de la maree, vous eussiez entendu le vent s'engouffrer, avec un bruit sinistre, dans les obscures cavernes des rochers; si vous eussiez entendu ses hurlements, lorsqu'il vient dans les tempetes, se dechirer sur les branches dessechees de quelques arbres rabougris qui les couronnent! D'autres fois et en d'autres endroits se trouvent d'epais fourres; la semblent y regner d'impenetrables mysteres; et lorsque la brise souffle plus violemment, sa voix prend alors des inflexions differentes; tantot c'est un gemissement, une plainte; tantot un sourd grondement qui se prolonge d'echos en echos, produisant de discordantes clameurs, et qui vous feraient croire que, dans ces lieux solitaires, des sorcieres viennent y celebrer leur sabbat. Vous eussiez trouve surtout qu'il le meritait, ce nom, si, comme plusieurs l'assuraient, vous eussiez apercu sur la cime d'un rocher surplombant l'abime, lorsque le flot, battu par la tempete, venait lui livrer un assaut toujours impuissant, mais incessamment renouvele, vous eussiez apercu, dis-je, une femme a l'oeil hagard, aux cheveux epars, aux bras nus, aux vetements en lambeaux, tendre les mains au fond du precipice, lui adresser une priere, une touchante supplication d'autrefois proferant des menaces, des imprecations, comme si elle eut voulu reclamer du gouffre une victime qui lui appartenait. Il eut ete alors bien hardi, le navigateur qui, en longeant la cote, aurait vu cette apparition et entendu cette voix, s'il n'eut pas gagne le large au plus vite, en adressant une priere a son patron. D'autres gens, et c'etait les plus croyables, disaient l'avoir vu se trainer sur les bords de la plage, et implorer le flot, d'une voix dechirante et desesperee, de lui rendre ce qu'elle avait perdu; puis ses paroles etaient etouffees, ajoutaient-ils, par d'immenses sanglots. Nul doute que si cet etre fantastique eut reellement ete une femme, la malheureuse devait etre en proie a d'immenses douleurs. Pourtant un pauvre pecheur, dont la cabane etait assise au pied du cap, assurait l'avoir recueillie mourante, un matin, le lendemain d'une furieuse tempete: elle gisait sur le bord de la mer, aupres du cadavre d'un matelot; il l'avait, disait-il, transportee a sa demeure, et apres des peines infinies, sa femme et lui etaient enfin parvenus a la rappeler a la vie; mais qu'ils n'avaient pas tarde de s'apercevoir que la malheureuse etait folle.... II Parmi les nombreuses criques formees dans les rochers escarpes qui bordent les rivages de l'ancienne Acadie, aujourd'hui la Nouvelle Ecosse, vivait, au fond de l'une d'elles, un jeune et honnete negociant acadien, dont le nom etait St.-Aubin. Occupe depuis plusieurs annees a l'exploitation de la peche a la morue, grace a son intelligence et a son indomptable energie, son commerce prenait de jour en jour une plus grande extension. Quelques familles de pecheurs, dont il etait le bienfaiteur et le pere nourricier, etaient venues se grouper autour de lui. D'une probite reconnue, affable et obligeant pour tous, il avait su s'attirer l'estime et le respect de chacun d'eux. Tout le monde connait nos etablissements de pecheries, dans le bas du fleuve; rien de plus amusant que de voir ces berges aux voiles deployees, rentrer le soir, apres le rude travail de la journee; ces femmes, ces enfants accourir pour aider le mari, le pere ou le frere; le Poste est alors tout en emoi tout le monde se met gaiement a la besogne, on s'assiste, on se prete un mutuel secours: c'est un plaisir d'entendre les joyeux propos, les quolibet qui pleuvent sur les pecheurs malheureux, les gai refrains; enfin, d'etre temoin de la bonne harmonie qui regne parmi eux. C'est la bonne vieille Gaiete Gauloise qui prend ses ebats. Telle etait la Grace de Monsieur St.-Aubin. Sa maison, situee sur une legere eminence, dominait la petite baie et les cotes avoisinantes. De jolis jardins, de charmants bocages et de coquets pavillons l'entouraient. Un peu plus loin, la vue pouvait s'etendre sur de beaux champs, dans un etat de culture deja avancee, et ou paissaient de nombreux troupeaux: enfin, dans son ensemble et meme dans ses details, tout respirait l'aisance, la prosperite et le bonheur. L'interieur de la famille ne presentait rien de particulier. M. St.-Aubin, marie, depuis quelques annees, a une femme de sa nation, qu'il aimait tendrement, etait pere d'une charmante petite fille. Cette enfant etait venu mettre le comble a la felicite de ce couple fortune. Madame St.-Aubin etait une de ces femmes d'elite, qui semblent se faire un devoir de rendre heureux tous ceux qui les entourent. Douee des plus riches qualites du coeur et de l'esprit, elle n'etait que prevenance, amour et sollicitude pour son mari et sa chere petite Hermine, les confondant tous deux dans une meme et touchante tendresse. Si parfois elle pouvait leur derober un instant, dans la journee, c'etait pour aller porter quelques secours, quelques consolations a ceux qui en avaient besoin, aussi la regardait-on comme une veritable Providence. Le soir amenait les intimes causeries, l'on se faisait part des impressions de la journee, on formait de nouveaux projets pour l'avenir. Bien souvent aussi, la maman racontait au papa emu, les mille petites espiegleries de la petite, les conversations qu'elle avait eues avec sa poupee, voire meme avec une table, une chaise, un meuble quelconque; enfin, ces mille et mille riens qui font venir des larmes de plaisir et d'attendrissement aux heureux parents qui les entendent. Ces jouissances, ces plaisirs leur suffisaient; et certes ils valaient bien les bruyantes reunions de l'opulence, ou l'ame et le coeur perdent leur pure et limpide serenite. Quelques domestiques fideles completaient enfin l'interieur de cette famille, aux moeurs simples et vraiment patriarcales. Mais il est un autre personnage que nous nous permettrons d'introduire ici. Sans etre tout-a-fait de la maison, Jean Renousse, tel etait son nom, y etait toujours le bien-venu. Jean Renousse, a l'epoque ou nous parlons, etait age de, vingt-deux a vingt-cinq ans. Ne d'un pauvre acadien et d'une femme indienne, de bonne heure orphelin, il devait a la charite des habitants de l'endroit de n'etre pas mort de faim. Au lieu de s'occuper, comme tous les autres, de la peche a la morue, il s'etait construit une hutte dans les bois, a quelque distance de la mer et des habitations. Il repugnait trop au sang indien, qui coulait dans ses veines, de s'astreindre a un travail constant et journalier. Ce qu'il lui fallait c'etait la vie aventureuse des bois, avec son independance. Aussi l'ete maraudeur, pour ne pas nous servir d'une expression plus forte, il etait le cauchemar des jardinieres. En effet, rien de plus plaisant que de voir, lorsqu'il faisait une descente dans un jardin, la levee des manches a balais, pour en deloger l'intrus. Au voleur! criait l'une des voisines, au pillard! disait l'autre, au vaurien! Ajoutait une troisieme. Bref, toutes ces commeres reunies faisaient un tel vacarme, qu'il aurait pu donner une idee de ce que fait certaine femme quand a tort et a travers elle se fache. Le drole ne s'emouvait guere de ces cris, tant que sa provision de patates ou de carottes n'etait pas faite, et que les armes ne devenaient pas trop menacantes, par leur proximite; d'un bond, alors, il se mettait hors de leur portee, se tournait vers celles qui le poursuivaient, leur faisait mille grimaces, mille gambades, mille contorsions; et quand la place n'etait plus tenable, il enjambait la cloture, et allait stoiquement s'asseoir a quelques pas de la. On l'avait vu quelquefois, quand de telles scenes etaient passees, entrer dans la chaumiere de la plus furieuse, aller se placer bien tranquillement a sa table et partager, gaiement avec elle, le repas. Mais l'hiver, chasseur et trappeur infatigable, il s'enfoncait dans la foret avec les sauvages Abenakis, ne revenant souvent qu'au printemps avec une ample provision du fourrures, dont il trouvait toujours chez M. St.-Aubin un prompt et avantageux debit, Malgre ses defauts, Jean Renousse etait loin d'etre deteste, par les braves gens de la colonie; car, a plusieurs d'entr'eux, il avait rendu d'importants services. Souvent, lorsqu'une forte brise surprenait, au large, quelque berge attardee, qu'une femme eploree, que des enfants en pleurs venaient demander des nouvelles d'un pere, d'un mari ou d'un frere, a ceux qui arrivaient, que les pecheurs hochaient tristement la tete, que les voisines essuyaient des larmes, qu'elles ne pouvaient dissimuler, et leur adressaient des consolations, on voyait Jean Renousse s'elancer dans une berge, et, malgre le vent et la tempete, s'exposer seul, pour aller porter secours au frele batiment desempare; souvent, grace a son sublime devouement et a son habilete a conduire une embarcation, plus d'un pecheur avait a le remercier d'avoir revu sa pauvre chaumiere! Parmi ceux, surtout, qui lui portaient un interet tout particulier, etait Madame St.-Aubin. Elle avait reconnu, en plusieurs occasions, que sous cette ecorce rude et inculte, dans ses yeux noirs et vifs, dans ses pommettes de joues saillantes, il y avait plus de coeur et d'intelligence qu'un oeil peu observateur n'en pouvait d'abord soupconner. Jamais il ne se presentait a la demeure du bourgeois, comme on appelait M. St.-Aubin, sans en recevoir quelques secours; et, maintes fois, il leur avait prouve, qu'un l'obligeant on n'avait pas rendu service a un ingrat. Son attachement pour l'enfant etait excessif: c'etait avec plaisir qu'il s'astreignait a un travail minutieux pour lui confectionner des jouets, et satisfaire ses moindres caprices enfantins. Bien des fois on l'avait confiee a ses soins, et c'etait toujours avec une tendre sollicitude qu'il veillait sur elle. A la verite il n'etait pas facile de faire de la peine impunement a la petite Hermine, lorsqu'elle etait sous sa garde, ainsi que sous celle du magnifique terre-neuve qu'on appelait Phedor. III C'est quelquefois au moment ou l'on s'estime heureux que l'infortune vient nous frapper. Tandis que la famille St.-Aubin jouissait paisiblement des fruits d'une vie vertueuse et exempte d'ambition; heureuse autant du bonheur des autres que du sien propre, de graves evenements se preparaient contre les malheureux Acadiens, dans l'ancien et le nouveau monde. Ce pays etait le point de mire des flibustiers anglo-americains. En butte aux actes de rapines et de tyrannie de toutes sortes, les Acadiens avaient ete forces de s'organiser militairement pour mettre un terme aux infames depredations de leurs ennemis. L'histoire avait enregistre anterieurement plusieurs hauts faits eclatants du leur bravoure. Ces faits demontrent ce que peut une poignee d'hommes heroiques, ne comptant que sur leurs seules ressources, qui s'arment vaillamment sans s'occuper de la force pecuniaire ou numerique de ceux qu'ils ont a combattre, mais qui ont resolus de defendre jusqu'a la fin, leur religion, leurs foyers et leurs droits, Combien n'y eut-il pas de luttes sanglantes et desesperees ou le lion anglais dut s'avouer battu par le moucheron acadien, et pour ainsi dire, oblige de fuir honteusement devant lui. Mais l'orgueil britannique s'insurgeait et ecumait de rage, en voyant ces quelques braves tenir tete a ses nombreuses armees! Le gouverneur Lawrence crut plus prudent et plus sur, la ou la force avait echouee, d'employer la ruse et la perfidie. Le plan fut traitreusement combine et habilement execute. Vers la fin d'aout 1755, cinq vaisseaux de guerre, charges d'une soldatesque avide de pillage, mirent a la voile et vinrent jeter l'ancre en face d'un poste florissant par son commerce, la fertilite de ses terres et l'industrie de ses habitants. On fit savoir a plusieurs des cantons voisins qu'ils eussent a se rendre a un endroit indique pour entendre une importante communication, qui devait leur etre donnee de la part du gouverneur. Plusieurs soupconnant un piege prirent la fuite et se sauverent dans les bois, en entendant cette proclamation. Mais le plus-grand nombre, avec un esprit tout chevaleresque, se confiant a la loyaute anglaise, se rendit a l'appel. Chaque annee, M. St.-Aubin etait oblige de faire un voyage aux Mines, endroit important de commerce pour y transiger les affaires de son negoce. Le trajet etait long et les chemins n'etaient pas toujours surs dans ce temps-la. Par une malheureuse fatalite, il y arriva le cinq septembre au matin, jour fixe par la proclamation pour la reunion des acadiens. Jean Renousse et le fidele terre-neuve lui avaient servi de gardes de corps pendant le voyage. M. St.-Aubin comme les habitants du lieu, se rendit a l'appel. Ce fut la qu'on leur signifia qu'ils etaient prisonniers de guerre, qu'a part de leur argent et de leurs velements, tout ce qu'ils possedaient appartenait desormais au roi, et qu'ils se tinssent prets a etre embarques pour etre deportes et dissemines dans les colonies anglaises. L'ordre etait formel, on ne leur accordait que quatre jours de repit. Il est impossible de peindre Ici stupeur et le desespoir que produisit cette nouvelle; plusieurs refuserent de croire qu'on executat jamais un acte d'aussi lache et execrable tyrannie, mais le plus grand nombre s'enfermerent dans leurs maisons et passerent dans les larmes et les sanglots, les quelques heures qui precederent leur separation. D'autres essayerent de fuir, mais vainement. Des troupes avaient ete disposees dans les bois, ils se trouverent cernes de toute part et furent donc ramenes au camp, apres avoir essuye toutes sortes d'avanies et de mauvais traitements. Ce fut a grand'peine que le venerable cure obtint du commandant la permission de les reunir le neuf septembre, veille du depart, dans la vieille eglise pour y celebrer le saint sacrifice et leur adresser quelques paroles de consolation et d'adieu. Personne ne fut jamais temoin, peut-etre, d'une scene plus dechirante. Tous les visages etaient inondes de larmes. L'eglise retentissait des sanglots et des sourds gemissements des malheureuses victimes. Lorsqu'avant la communion, le bon pretre voulut leur dire quelques mots, il y eut une veritable explosion de plaintes et de cris de desespoir. Il fut lui-meme longtemps avant que de pouvoir dominer son emotion, et ce fut apres de longs et penibles efforts qu'il put, d'une voix brisee par la douleur, leur faire entendre ces paroles: "C'est peut-etre pour la derniere fois, mes bons freres, que vous allez partager le pain des anges dans ce lieu saint. C'est lui qui donne le courage et la force de braver les tourments et les persecutions des mechants. C'est lui qui sera votre soutien, votre consolation dans les temps malheureux que nous traversons. Dieu seul connait ce que l'avenir nous reserve a tous, mais rappelons-nous que nous avons au ciel un bras tout-puissant, qui saura dejouer les complots des mechants: que ceux qui pleurent seront consoles et qu'ils recevront avec usure la recompense des larmes qu'ils auront versees. Car qu'est-ce que la terre que nous habitons, sinon un lieu d'exil et de miseres, mais le ciel, voila notre patrie, vers laquelle doivent tendre nos desirs et nos aspirations. Separes sur la terre, c'est la ou nous serons ensemble reunis, c'est la que nous pourrons defier les persecutions des hommes. Recevez donc, mes chers freres, et encore une derniere fois, la benediction d'un pretre qui, le coeur navre d'apprehensions pour l'avenir de ses enfants, mais confiant dans le Dieu qui prend soin de ses creatures et jusqu'au plus petit de ses oiseaux, le prie de vouloir bien vous accorder encore des jours calmes et heureux. Si nous n'avions pas d'autre destinee, je vous dirais adieu! oui un adieu qui, peut-etre, serait eternel; mais a des chretiens, a ceux qui croient en la parole sainte, je vous dis au revoir! Oui, encore une fois, au revoir!...." La scene qui suivit se concoit plutot qu'elle ne se decrit. Nous nous permettrons d'emprunter a M. Rameau le recit que fait M. Ney, sur le lamentable evenement du lendemain: "Le 10 septembre fut le jour fixe pour l'embarquement. Des le point du jour les tambours resonnerent dans les villages, et a huit heures le triste son de la cloche avertit les pauvres Francais que le moment de quitter leur terre natale etait arrive. Les soldats entrerent dans les maisons et en firent sortir tous les habitants, qu'on rassembla sur la place. Jusque la chaque famille etait restee reunie et une tristesse indicible regnait parmi le peuple. Mais quand le tambour annonca l'heure de l'embarquement, quand il leur fallut abandonner pour toujours la terre ou ils etaient nes, se separer de leurs meres, de leurs parents, de leurs amis, sans espoir de les revoir jamais; emmenes par des etrangers leurs ennemis; disperses parmi ceux dont ils differaient par le langage, les coutumes, la religion; alors accables par le sentiment de leurs miseres, ils fondirent en larmes et se precipiterent dans les bras les uns des autres dans un long et dernier embrassement." "Mais le tambour battait toujours et on les poussa vers les batiments stationnes dans la riviere. 260 jeunes gens furent designes d'abord pour etre embarques sur le premier batiment, mais ils s'y refuserent, declarant qu'ils n'abandonneraient pas leurs parents, et qu'ils, ne partiraient qu'au milieu de leurs famille. Leur demande fut rejetee! les soldats croiserent la baionnette et marcherent sur eux; ceux qui voulurent resister furent blesses, et tous furent obliges de se soumettre a cette horrible tyrannie." "Depuis l'eglise jusqu'au lieu de l'embarquement, la route etait bordee d'enfants, de femmes qui, a genoux, au milieu de pleurs et de sanglots, benissaient ceux qui passaient, faisaient leurs tristes adieux a leurs maris, a leurs fils, leur tendant une main tremblante, que leurs parents parvenaient quelquefois a saisir, mais le soldat brutal venait bientot les separer. Les jeunes gens furent suivis par les hommes plus ages, qui traverserent aussi, a pas lents, cette scene dechirante; toute la population male des Mines fut jetee a bord de cinq vaisseaux de transport stationnes dans la riviere Gaspareaux. Chaque batiment etait sous la garde de 6 officiers et de 80 soldats. A mesure que d'autres navires arriverent, les femmes et les enfants y furent embarques et eloignes ainsi, en masse, des champs de la Nouvelle-Ecosse. Le sort aussi deplorable qu'inoui de ces exiles excita la compassion de la soldatesque meme.... Pendant plusieurs soirees consecutives les bestiaux se reunirent autour des ruines fumantes, et semblaient y attendre le retour de leurs maitres, tandis que les fideles chiens de garde hurlaient pres des foyers deserts." M. St.-Aubin, comme toutes les autres notabilites, fut l'objet d'une surveillance particuliere. Malgre les efforts heroiques de Jean Renousse, malgre les ruses et les stratagemes qu'il employa pour sauver son maitre de la proscription, Celui-ci fut oblige de subir la loi cruelle du plus fort. Blesse grievement dans la lutte qui venait d'avoir lieu, ce ne fut qu'avec peine que Jean Renousse lui-meme reussit a se soustraire aux mains des ravisseurs. Il gravit une petite eminence, et ce fut la, la mort dans l'ame, qu'il fut temoin des scenes de violence et de brutalite qui viennent d'etre racontees. Malgre son etat de faiblesse, il suivit d'un oeil morne et desespere la chaloupe qui emportait son bienfaiteur, se reprochant amerement de n'avoir pas reussi a le sauver. En depit des tristes preoccupations auxquelles il etait en proie, Jean Renousse ne put s'empecher de remarquer un point noir qui suivait l'embarcation. C'etait Phedor. Le noble animal, quoique blesse, avait voulu suivre son maitre, pour le proteger et le defendre au besoin. Il realisait une fois de plus l'idee du peintre qui represente un chien suivant seul le corbillard qui conduit son maitre a sa derniere demeure. C'est le dernier ami qui reste quand nous avons tout perdu du cote des hommes! Il vit tout-a-coup un matelot se lever et assener un coup de rames sur la tete du fidele serviteur, celui-ci poussa un gemissement plaintif et disparut. C'en etait trop, epuise par le sang qu'il avait perdu et par les emotions de la journee, Jean Renousse perdit connaissance. Lorsqu'il revint a lui, Phedor, couche aupres de lui, lechait son visage et ses mains. comme s'il eut voulu le rappeler a la vie. La nuit etait venue, les dernieres lueurs de l'incendie doraient encore l'horizon. C'en etait fait! les anglais avaient accompli leur acte odieux de vandalisme et d'implacable vengeance!... IV Plusieurs jours s'etaient ecoules depuis le moment fixe par M. St.-Aubin pour le retour. Que pouvait-il lui etre arrive qui le retint si longtemps, lui toujours si exact a revenir a l'heure dite. Deja accompagner de la petite Hermine, Mme. St.-Aubin avait parcouru des distances assez considerables pour aller a a sa rencontre, et chaque fois, elle etait toujours revenue de plus en plus triste. C'etait le soir de la dixieme journee apres le depart de M. St. Aubin. Assise dans le salon et tenant son enfant dans ses bras, elle ne pouvait se defendre du vague et inexprimable sentiment qui l'obsedait. Pour la premiere fois de sa vie, les babillages et les calineries de sa petite fille ne pouvaient la tirer de sa sombre preoccupation. Le ciel etait bas et charge, le feuillage jaunissant qui entourait sa demeure et le froid vent de nord qui s'etait eleve, ajoutait encore a sa tristesse. Parfois une feuille dessechee, poussee par la brise, courait dans l'avenue deserte, ou, d'une minute a l'autre, elle esperait voir arriver celui qu'elle attendait avec tant d'angoisses. Les heures s'ecoulaient lentement, et la soiree etait avancee. Vaincue par le sommeil, la petite s'etait endormie en demandant a sa mere: "quand donc papa reviendra-t-il!" Alors deux larmes involontaires vinrent briller aux paupieres de la pauvre femme; elle pressa avec transport son enfant sur son coeur; celle-ci ouvrit les yeux, lui sourit doucement et comme une priere, le mot papa s'echappa encore de ses levres, et elle se rendormit. C'en etait trop; n'y pouvant plus tenir, et presque sans pouvoir s'en rendre compte, Madame St. Aubin se mit a fondre en larmes. Longtemps elle pleura, quand des pas bien distincts retentirent autour de la maison, et la porte s'ouvrit: Te voila donc enfin, s'ecria-t-elle, s'elancant au-devant de celui qui arrivait. Mais jugez de sa stupeur! c'etait Jean Renousse! Jean Renousse, pale, sanglant et defigure, qui venait lui apprendre la terrible nouvelle!!........ Bien des fois deja et au moindre bruit, elle avait tressailli, puis toute palpitante d'emotion et de joie, elle allait ouvrir et tendre les bras; mais vain espoir, ce n'etait point les pas du cheval, ce n'etait point non plus les joyeux aboiements de Phedor, mais bien le vent qui, mugissant tristement dans les arbres, lui apportait, chaque fois une poignante deception. La foudre tombee a ses pieds n'eut pas produit plus d'effets. Madame St.-Aubin s'affaissa sur elle-meme. On la transporta mourante dans son lit. Deux jours entiers se passerent pendant lesquels elle luta contre la mort. Dans son delire, elle appelait avec transport son mari, demandant avec egarement a chaque instants aux personnes qui se presentaient, son epoux bien-aime; et lorsqu'on lui apportait son enfant, elle la repoussait durement. La pauvre petite qui ne comprenait rien a la conduite etrange de sa mere, allait alors se cacher dans un coin de la chambre, elle pleurait amerement; et comme si elle se fut crue coupable, elle revenait aupres du lit, baisant les mains de sa mere, elle lui disait: "Ma bonne maman, embrasse-donc encore la petite Hermine, elle ne te fera plus de mal, leves-toi et allons au-devant de papa." Enfin, son temperament et surtout l'idee de laisser sa pauvre enfant completement orpheline, rendirent quelques forces a Madame St.-Aubin, mais une insurmontable tristesse s'empara d'elle, et bientot cette demeure naguere si heureuse ne devint plus qu'un sejour de deuil et de larmes. La, toutefois ne devaient pas s'arreter ses malheurs. La rage des pirates n'etait pas encore satisfaite, il fallait de nouvelles depouilles a leur rapacite et de nouvelles victimes a leur vengeance. Peu de temps apres les evenements que nous venons de rapporter, on signala au large un vaisseau de guerre portant pavillon anglais. Instruite par l'experience, la petite colonie, apres avoir recueilli tout ce qu'elle avait de plus precieux, crut prudent de se sauver dans les bois. Madame St.-Aubin elle-meme, reunit tout ce qu'elle put avec l'aide de ses domestiques et de Jean Renousse, et dut aller les rejoindre en toute hate, car le vaisseau s'approchait de la cote avec une effrayante rapidite. Il n'y avait pas longtemps qu'elle avait abandonne ses foyers si chers pour s'enfoncer dans les bois avec ses fideles domestiques, lorsque gravissant une petite eminence ou ses compagnons d'infortune l'attendaient, elle vit les tourbillons de flamme et de fumee s'elever dans la direction de sa demeure et de celles des malheureux qui l'entouraient. Ce navrant spectacle leur apprit a tous que les vandales etaient a leur oeuvre de pillage et de destruction. Longtemps elle contempla les cendres brulantes de sa pauvre demeure qui s'elevaient et retombaient tour-a-tour comme font chacune de nos illusions du jeune age. Elle jeta un coup-d'oeil en arriere, vers les jours heureux qu'elle avait passes sous ce toit fortune, vers les objets si chers qu'elle y rencontrait a chaque instant, vers les personnes qui l'entouraient et les autres qui, apres etre venues lui demander des consolations et des secours, s'en retournaient en lui offrant des larmes de gratitude et de benedictions: mais sa pensee se reporta surtout sur la main bien-aimee qui apres Dieu lui avait fait ce bonheur si tot passe. Helas! elle n'etait plus aupres d'elle pour la soutenir et la proteger avec son enfant, cette main tant aimee et tant regrettee! Reverrait-elle jamais celui auquel elle adressait chaque jour une pensee, un souvenir, une larme! Et lorsque la derniere flamme vint jeter une lueur vacillant et disparaitre pour toujours, elle comprit alors qu'une barriere insurmontable venait de s'abaisser entre elle et son passe. Il ne lui restait plus desormais que l'avenir, mais quel avenir? L'hiver s'approchant avec son nombreux cortege de froid, de privations et de miseres; nul asile pour la recevoir, a charge aux pauvres gens qui n'avaient pas meme de quoi se nourrir, qu'allait-elle devenir? Accablee sous le poids de tant de malheurs elle sentait le desespoir la gagner, lorsque tombant a genoux, elle s'ecria: "Mon Dieu, mon Dieu, vous etes maintenant notre seul et unique espoir. Ce n'est pas en vain que la veuve et l'orphelin vous implorent, ayez pitie de nous." Cette courte mais fervente priere fut immediatement exaucee. En relevant la tete, elle apercut, a quelques pas d'elle, la figure bienveillante et amicale de Jean Renousse qui, n'osant dire un mot, paraissait attendre ses ordres: "Jean, lui dit-elle, en lui remettant son enfant dans ses bras prends soin de cette pauvre petite, veilles sur elle, c'est en toi seul, apres Dieu, en qui nous devons nous confier. Peut-etre ne pourrai-je jamais recompenser dignement ton genereux devouement pour nous jusqu'a ce jour, mais compte sur une reconnaissance qui ne s'eteindra qu'avec ma vie." "Madame lui repondit celui-ci, d'une voix emue et avec noblesse. Dieu m'est temoin que si j'ai tache de vous etre utile jusqu'ici ce n'est pas dans l'espoir d'une recompense; je donnerais volontiers ma vie pour pouvoir vous rendre ce que vous avez perdu; mais de grace n'allez pas vous desesperer! A deux pas d'ici est ma pauvre cabane, la vieille Martine, votre servante, vous y attend. J'ai pu sauver quelques linges et des provisions. Venez, Madame et tant que Jean Renousse pourra porter un fusil, vous et la petite ne manquerez pas de nourriture et de vetements." Charge de son precieux fardeau, il conduisit Madame St.-Aubin dans sa demeure ou Martine l'attendait. Un feu brillant avait ete allume, le lit de sapins avait ete renouvele, on y avait etendu les quelques couvertures que Jean Renousse, dans sa sollicitude, avait sauvees du pillage. La marmite etait au feu. On offrit a Madame St.-Aubin les quelques aliments qu'on avait preserves; elle en prit ce qu'il lui en fallait pour se soutenir et s'empecher de mourir. La petite mangea avec l'appetit qu'on a a quatre ans, puis toutes les deux vaincues par les emotions de la journee, la fatigue et le sommeil qui les gagnaient, s'etendirent sur le lit de sapin et ne tarderent pas a s'endormir profondement. Jean Renousse et Phedor se coucherent a l'entree de la cabane et firent bonne garde toute la nuit. Lorsque Madame St.-Aubin s'eveilla le matin, tous les malheureux proscrits, ses compagnons d'infortune, lui avaient construite une demeure un peu plus confortable: c'etait une miserable masure de pieces qui lui offrait un sejour plus spacieux mais qu'il y avait loin de la a la maison qu'elle avait laissee. Comment l'hiver se passa-t-il? Laissons a M. Rameau de depeindre ce que durent souffrir les malheureuses victimes de l'expatriation. Cest d'ailleurs de lui que nous emprunterons la partie historique de ce recit, en ce qui concerne les Acadiens: "Quelle que fut l'apre sollicitude que montrerent les anglais, un certain nombre d'individus cependant se sauverent de la proscription. Comment ces pauvres gens purent-ils vivre dans les bois et les deserts? par quelle suite d'aventures et de souffrances ont-ils passe, pendant de longues annees en presence de spectateurs auxquels on distribua leurs biens? c'est ce que nous ignorons..." "La pendant plusieurs annees, ils parvinrent a derober leur existence au milieu des inquietudes et des privations, cachant Soigneusement leurs petites barques, n'osant se livrer a la culture, faisant le guet quand paraissait un navire inconnu, et partageant avec leurs amis, les indiens de l'interieur, les ressources precaires de la chasse et de la peche." Enfin le printemps arriva. Jamais dans les longues journees d'hiver, le zele et le devouement de Jean Renousse ne s'etait ralentis une seule fois. Sous le commandement de Bois-Hebert il avait ete faire le coup de feu contre les Anglais, puis aussitot sa tache achevee, il etait revenu prendre son role de pourvoyeur. Souvent, dans le cours de l'hiver, on l'avait vu parcourir des distances considerables, refouler au plus profond de son ame tout sentiment de haine et d'antipathie, qu'il avait voue aux Anglo-Americains et rapporter des traitants Anglais, qui etaient etablis le long de la cote, a la place des malheureux Acadiens expropries, les quelques effets qui pouvaient etre utiles et agreables a ses protegees. Mais le printemps qui apporte, pour le pauvre au moins, un soupir de soulagement et une larme d'esperance; pour l'homme qui jouit de l'aisance, un sentiment de satisfaction par anticipation des jouissances que la nouvelle saison doit lui donner, etait pour les pauvres expatries charge d'orages. Ou iraient-ils fixer leurs demeures? En quel endroit seraient-ils hors des atteintes de leurs implacables ennemis? Etait-il un lieu a l'abri de leurs rapines, ou l'on put fournir le pain et la nourriture a la famille et aux pauvres enfants qui les reclamaient? Telles furent les questions que se poserent les Acadiens de la colonie que M. St.-Aubin avait formee. Plusieurs deciderent de demeurer dans les bois, d'autres resolurent, d'aller rejoindre leurs concitoyens echelonnes sur la cote, proteges seulement par l'isolement et l'inhospitalite des parages qu'ils habitaient. Madame St.-Aubin se voyant seule, a bout de toutes ressources, et ne voulant plus etre a charge du genereux Jean Renousse ainsi qu'a ses compagnons, prit la resolution du se rendre en Canada. En effet, de vagues rumeurs etaient parvenues que dans ces pays lointains un bon nombre d'Acadiens avaient, dans le voisinage de Montreal, fondes une petite colonie. Jean Renousse, dans ces rapports avec les traitants anglais, avait appris d'une maniere certaine qu'un vaisseau portant un certain nombre d'emigrants avait mis a la voile pour le Canada. D'apres le nombre de jours qu'il etait en mer, il ne tarderait pas a etre en vue. V Que nos lecteurs nous permettent de les transporter au-dela de l'Ocean. Nous sommes dans un port de mer: Voyons l'activite qui y regne. Des centaines de vaisseaux dechargent d'un cote du quai d'amples provisions de charbon et de coton, d'autres, les riches soieries et les magnifiques produits de l'Orient. Tout le monde est a l'oeuvre. Partout il y a joie, car il y a gain pour tous. Mais d'ou vient donc cette foule d'hommes en haillons, ces femmes amaigries et presque nues, ces pauvres enfants si freles, si chetifs, qui occupent un tout petit espace du quai? D'ou viennent ces pleurs et ces gemissements a fendre l'ame? Ces embrassements pleins de regrets et de tendresse? Ah! c'est qu'un pere vient peut-etre pour la derniere fois de presser dans ses bras ses enfants bien-aimes! C'est que des amis viennent de dire un adieu peut-etre eternel aux compagnons de leur enfance! C'est que, pour la derniere fois, on a jete un regard de douleur sur la vieille chaumiere qui nous a vus naitre! C'est que, dans un dernier embrassement, nous avons echange avec les amis emus, une derniere poignee de mains, que pour toujours, nous avons salue les cotes de l'Irlande, dont aucun de ses enfants ne peut parler sans verser une larme de regret! Et ces malles, et ces paquets, que contiennent-ils, sinon les pauvres vetements des malheureux Irlandais. Mais dans le navire qui est en partance, que de cris joyeux. A peine entend-on l'ordre du contremaitre: "Embarque, embarque;" voila le mot qui se fait entendre. Inutile de le dire, nous le voyons deja que trop, ce batiment est charge d'emigrants pour l'Amerique. Voyez sur le gaillard d'arriere cet homme a la figure replete et trapue, comme il savoure avec delices les bouffees de tabac qui s'echappent de sa longue pipe d'ecume de mer; quels regards distraits il jette sur la gazette qu'il lient entre ses mains; comme les nouvelles sont loin de l'absorber; il hoche dedaigneusement la tete en voyant les pleurs des malheureux enfants de la verte Erin. Dans le fond que sont-ils pour lui? Des Irlandais catholiques, il est protestant. Que lui importe donc si la plus grande partie d'eux n'atteint pas les cotes de l'Amerique? Que lui importe si l'espace qu'il leur a destinee dans son vaisseau n'est pas suffisant? Que lui importe si les aliments dont il a fait provision ne peuvent suffire a une moitie de ceux qu'il entasse a son bord? Sa bourse n'est-elle pas bien remplie, et si le typhus, le cholera ou mille autres maladies viennent les decimer, n'a-t-il pas devant lui un immense cimetiere; comme bien d'autres qui l'ont suivi, il peut dire a chacune de ces victimes qu'on jette dans l'Atlantique; "Si une tombe, un mausolee, etait eleve a chacune d'elles, ou n'aurait pas besoin de boussole pour aller dans le Nouveau-Monde." Tel etait le "Boomerang" capitaine Brand, quelques jours avant le moment ou nous venons de laisser Madame St.-Aubin. Les communications etaient alors bien difficiles entre l'Acadie et le Canada. C'etait donc une belle occasion qui se presentait pour Madame. St.-Aubin de se rendre dans ce dernier pays. La on pouvait correspondre plus facilement avec l'Europe et les Etats-Unis et qui sait, peut-etre avoir des renseignements sur celui auquel, a chaque instant du jour, elle adressait un cuisant souvenir, un penible regret. Depuis plusieurs jours, Madame St.-Aubin avait mise en vedette toute la petite colonie. Chaque jour des berges prenaient le large et etaient chargees de venir lui annoncer l'approche du vaisseau tant desire. Bien des heures se passerent en d'inutiles et inexprimables regrets. Enfin Jean Renousse vint un matin l'informer que le navire tant desire etait en vue, et lui offrit en meme temps de la conduire a son bord. Il etait facile de voir, a l'accablement de cet home trempe aux muscles d'acier, a 'son air morne et abattu, combien il lui en coulait de remplir cette penible mission. Il est dur, en effet, de voir disparaitre les fruits d'un labeur de chaque jour, de voir s'engloutir les annees d'un travail constant et journalier, de revoir a la place de sa demeure des debris et des cendres. La femme a chez elle un sentiment d'amour et de devouement qu'on ne sait pas toujours apprecier. Qu'il dut en couter a Madame St.-Aubin de laisser les endroits qui lui rappelaient de bien doux souvenirs, d'abandonner ces pauvres gens qui auraient pu se priver du plus essentiel necessaire plutot que de la voir s'eloigner; mais lorsqu'elle les vit tous ensemble l'accompagner jusqu'a la barque fatale, qu'elle vit leurs pleurs, que depuis l'aieul jusqu'au plus petit des enfants, on se pressait pour lui baiser les mains, enfin lorsqu'elle fut embarquee, qu'elle les vit tomber a genoux, oh! alors, un inexprimable sentiment de tristesse et de regrets s'empara d'elle. Mon Dieu! que deviendraient-ils sur les terres etrangeres les pauvres exiles, si vous n'etiez pas la pour les consoler des regrets de la patrie? Cependant au signal de la petite barque, le navire avait mis en panne... Une passagere de chambre, ah! c'etait une nouvelle aubaine pour le capitaine. L'echelle fut immediatement descendue et avant que de gravir le premier degre, Madame St.-Aubin tendit en pleurant sa main blanche et frele, a la main rude et calleuse de Jean Renousse. "Merci, ami, lui dit-elle, pour ce que vous avez fait pour mon enfant et pour moi. Puissiez-vous etre heureux autant que vous le meritez, autant surtout que mon coeur le desire." Celui qui aurait contemple alors la figure halee de Jean Renousse aurait vu ses joues s'inonder de larmes abondantes, et elles n'avaient encore ete inondees, bien probablement, que les pluies du ciel et l'eau de la mer. Il remit l'enfant a sa mere, apres l'avoir couverte de baisers, puis se jetant aux pieds du capitaine, il le supplia de le prendre lui aussi a son bord. Mais celui-la ne payait pas. Violemment, au milieu des rires et des huees d'une partie de l'equipage, on le rejeta dans la berge, les ris furent laches et le navire, fin voilier, prit le large. Jean Renousse, en regagnant la cote dans sa petite embarcation, jeta un regard triste et desespere sur le vaisseau qui emportait sa bienfaitrice et l'enfant qu'il cherissait tant. Plusieurs jours se passerent, un vent favorable les conduisit a la pointe Ouest de l'Ile d'Anticosti. VI Si tout parait tranquille au dehors d'un vaisseau qui se dirige vers sa destination, souvent il n'en est pas ainsi a l'interieur. Madame St.-Aubin, avec son enfant, avait ete confinee dans une pauvre alcove qu'on se plaisait a appeler emphatiquement "la chambre". Elle n'y fut pas bien longtemps sans ressentir les terribles effets du mal de mer. Ce mal dont nous nous plaisons quelquefois a rire, moissonne pourtant un bon nombre de victimes. Madame St.-Aubin, douee d'une faible sante, dut plus que beaucoup d'autres; en souffrir; malgre le froid du soir, elle fut contrainte de remonter sur le pont, tenant son enfant dans ses bras. On n'imagine pas quelle est la brutalite de quelques marins. Ils paraissaient se faire un plaisir de tourmenter ceux qui sont pour ainsi dire sous leur domination. La pauvre femme qui, vu ses malheurs, aurait plutot merite la pitie et la compassion, fut en butte elle-meme aux plus mauvais traitements. Fatiguee par la maladie, reservant le peu de forces qui lui restaient pour couvrir son enfant et la preserver du froid; elle etait loin de croire qu'il y avait aupres d'elle un espece de tyran, sous forme d'un grand matelot, tenant un sceau plein d'eau: "Madame, lui dit-il, les ordres du Capitaine sont que nous arrosions le pont, changez de cote." A peine s'etait-elle eloignee que l'eau versee par le matelot vint presque l'inonder. L'enfant qui dormait dans ses bras en fut eveillee. Elle alla s'asseoir un peu plus loin, mais les memes menaces lui furent reiterees, suivies de la meme execution. En vain se plaignit-elle au Capitaine des mauvais traitements qu'on lui faisait endurer; il hochait la tete sans lui repondre; on eut dit que c'etait un parti pris de maltraiter la malheureuse femme. Comme l'a dit Lafontaine: "La raison du plus fort est toujours la meilleure". La nourriture du bord n'etait pas celle a laquelle Madame St.-Aubin etait accoutumee, comme de raison ordre avait ete donne au cuisinier de ne servir qu'une nourriture ordinaire a la passagere de chambre. Aussi lorsque l'enfant voyait sur la table quelque chose qui flattait son gout, qn'elle en demandait une toute petite part au Capitaine, celui-ci ne l'entendait pas, ce plat etait pour lui. Souffrir pour soi-meme, ce n'est rien pour la mere, mais voir souffrir son enfant et n'etre pas capable de lui donner ce dont elle a besoin, voila la souffrance reelle que ne comprennent que celles qui l'ont ressentie. Dans ces moments la pauvre mere pressait son enfant sur son coeur et priait de toutes ses forces celui a qui nous demandons le pain de chaque jour, secours et protection. Comme si cette priere devait etre immediatement exaucee elle vit un jour un matelot aux formes athletiques, mais a la figure franche et ouverte, tenant sa casquette sous son bras, qui s'approchait d'elle et lui dit: "Madame, si vous voulez me preter la petite, je vais l'emmener dans la cuisine, O'Brien m'a dit qu'il lui avait prepare un fameux dejeuner." Ce fut avec joie qu'elle lui abandonna son enfant, et peut-etre dut-elle apprehender que le matelot, crainte de faire mal a la petite, en la tenant dans ses bras, ne la laissat choir. Quelle fut la macedoine qu'O'Brien servit a l'enfant? Dieu seul le sait; mais toujours est-il qu'en revenant elle dit a sa mere: "Viens donc, ma bonne maman dans la cuisine, l'homme qui nous y fait la nourriture n'est pas mauvais comme les autre; et je t'assure qu'il m'en avait prepare un bon dejeuner." Peu d'instants apres, O'Brien arriva lui-meme tenant gauchement un pot rempli d'excellent the qu'il destinait a Madame St.-Aubin. Il etait facile de voir quels efforts il avait faits pour que tout parut net et convenable. Le pot etait depoli par les frictions repetees pour le rendre luisant et ses mains etaient presqu'exemptes de goudron. Le regard de gratitude qu'elle lui adressa en dit plus que ses paroles. Il y a chez les hommes de coeur un langage particulier qui fait qu'ils se devinent et s'entr'aident au besoin. Le remerciment qu'elle lui exprima lui fit venir les larmes aux yeux. Deux protecteurs etaient maintenant acquis a Madame St.-Aubin. Tom. le fort et robuste matelot et O'Brien le cuisinier. Le premier etait respecte de l'equipage du vaisseau, car il avait dans maintes occasions prouve une force veritablement herculeenne. Le soir donc du jour dont nous venons de parler, il annonca au souper, qu'il tannerait vive la peau a celui qui oserait encore tourmenter la pauvre Dame Acadienne. Et certes, chacun savait que pour ces sortes de justices sommaires, Tom n'avait jamais manque de tenir sa promesse. Ce fut en consequence de cet avertissement, que si Madame St.-Aubin ne rencontra pas plus de sympathie et de prevenance de la part des gens du vaisseau, du moins ne fut-elle pas autant en butte a leurs mauvais traitements. Cependant le navire pousse par une forte brise du nord-est etait sorti du golfe et on apercevait deja les Isles du Grand Fleuve. On etait au soir de la troisieme journee depuis les incidents que nous venons de rapporter. Le navire avait toujours fait bonne route, car le vent fraichissant de plus en plus, incline sur son bord, ses hautes hunes baisaient presque la mer houleuse qui s'elevaient en de terribles tourbillons. Mais les malheureux emigrants presses les uns contre les autres, dans la cale, faisaient d'inutiles efforts pour s'empecher de se heurter a chaque secousse sur une parois ou sur l'autre du batiment. Les cris de douleur des enfants, les lamentations des femmes, joints au bruit des manoeuvres des matelots, l'obscurite et l'infection qui regnaient dans ce cloaque, de plus, les sifflements furieux du vent, les cordages fremissants et palpitants au souffle de la tempete, mais par-dessus tout la nuit qui s'approchait, la nuit avec son triste voile de misere, d'angoisses et d'inquietudes; et le vaisseau comme frappe d'epouvante refusant d'obeir au gouvernail: telle etait la scene qu'offrait le "Boomerang". Nous etions aux grandes mers de mai; et il etait rare qu'a cette epoque les belles rives du Saint-Laurent ne fussent pas temoins de quelques sinistres maritimes. Par l'ordre du Capitaine on avait a peu pres cargue toutes les voiles, car le ciel de plus en plus sombre presentait un immense chaos de nuages qui se heurtaient, s'entre dechiraient et se culbutaient. La mer ecumait de vagues furieuses, l'horizon se retrecissant a chaque instant, mais par-dessus tout les tenebres qui deja les enveloppaient. Qu'allaient donc devenir les pauvres emigrants. Ordre fut donne de fermer toutes les ecoutilles et de mettre a la cape. Plusieurs fois deja une mer furieuse etait venue retomber sur le pont. Les matelots etaient attaches pour n'etre pas emportes. Le Capitaine lui-meme, pale de terreur, avait pris toutes les precautions necessaires pour sauver sa vie dans un cas de sinistre. Blottie dans son etroite cabine, pressant avec transport son enfant dans ses bras. Madame St.-Aubin, mourante de frayeur plutot pour les les dangers que courait son enfant que pour elle-meme, adressait au ciel de ferventes prieres, le suppliant de conserver la vie a la pauvre orpheline. Oh! combien elles dures et ameres, les heures de cette terrible nuit, combien elle durent etre tristes et desesperantes les pensees de la pauvre femme privee de tout secours, au milieu d'etrangers, dans les horreurs de la tempete. Elle etait au milieu de ses reflexions, peut-etre, lorsque l'ouragan redoublant de force et de violence imprima au vaisseau une terrible secousse; les mats craquerent, un d'eux se rompit... le navire venait de toucher un ecueil. D'immenses cris de terreur et de desespoir sortirent de la cale. Ils etaient pousses par les emigrants; c'etait une voie d'eau qui venait de se declarer. Une voie d'eau, une voie d'eau! Qui peut comprendre ce qu'il y a dans ces mots d'avenir et de passe: D'avenir pour celui qui aspire a de longs et d'heureux jours; de passe, pour celui qui regrette et qui pleure. La mer roulait avec fracas sur les rochers qui se trouvaient a une bien petite distance. Le capitaine avait ordonne de faire jouer les pompes, mais les vagues avaient emporte les quelques matelots qui avaient voulu se mettre a la besogne. Les masses d'eau avaient couche le vaisseau sur son flanc. Il n'y avait plus d'autre moyen, le Capitaine avait fait jeter les chaloupes et avait saute dans la meilleure avec ses matelots. Cette lache et infame conduite lui fut funeste, car a peine s'etaient-ils eloignes de quelques pieds du vaisseau naufrage, que l'embarcation qu'ils montaient chavira. Cependant le temps s'etait un peu eclairci, on commencait a entrevoir une petite lueur vers l'aurore, mais la mer etait toujours furieuse. L'eau avait entierement envahi la cale, aucuns cris, aucunes plaintes ne se faisaient plus entendre; le silence de la mort planait sur les malheureux emigrants. Dieu avait pris pitie d'eux; tous ensemble ils dormaient de l'eternel repos. Le vent paraissait avoir un peu diminue. Quatre personnes vivantes restaient a bord: c'etaient Madame St.-Aubin et son enfant, Tom et O'Brien. La cabine qu'occupait Madame St.-Aubin etait d'un niveau plus eleve que le fond de la cale ou se trouvaient les emigrants; a cette circonstance elle devait de n'avoir pas partage le sort de ses malheureux compagnons d'infortune. Les deux matelots avaient toujours persiste a rester attaches aux parois du navire. Au clapotement de l'eau dans la cale, au craquement du vaisseau, ils comprirent bientot que celui-ci ne pouvait pas tenir longtemps sans se disjoindre entierement. Ils couperent donc les cordes qui les retenaient attaches; O'Brien alla ouvrir l'ecoutille pour voir s'il pouvait encore etre utile a quelques-uns de ses infortunes compatriotes. Mais, vain espoir! Tous se tenaient fortement embrasses les uns les autres dans une supreme et derniere etreinte; et chaque vague furieuse qui venait frapper le vaisseau, faisait passer par la repercussion, sur la tete des cadavres inanimes les masses d'eau qui les avaient envahis, Tom ouvrit la porte de la cabine, Madame St.-Aubin vivait encore, quoique dans l'eau jusqu'a la ceinture. D'une main, elle se tenait cramponnee a une barre de fer avec toute l'energie du desespoir, de l'autre elle soutenait son enfant au-dessus de son epaule. Il etait temps que ce secours lui arriva, car defaillante, la force surnaturelle qui l'avait jusqu'alors soutenue, allait l'abandonner. La saisir dans ses bras, la transporter sur le pont avec son enfant, fut pour Tom l'affaire d'un instant; il les attacha solidement apres les avoir recouvert de son habit et de quelques lambeaux de voiles. Avec son compagnon, il se mit en devoir de construire un petit radeau. Il est difficile de se figurer les peines inouies qu'ils eprouverent dans l'execution de ce travail. Pendant ce temps, le navire menacait de plus en plus de s'ouvrir, l'eau l'enveloppait presque de toutes parts, il n'en restait plus qu'un petit endroit; une minute plus tard, et tout etait perdu. Tom aussitot attacha Madame St.-Aubin et son enfant sur le petit radeau, en saisit un des cordages, puis une vague immense recouvrit le vaisseau; elle entraina dans sa fureur tout ce qui etait sur le pont. Malheureusement O'Brien ne fut pas assez prompt pour imiter son compagnon, l'abime s'ouvrit pour lui. Longtemps il lutta avec toute l'energie que peut donner l'instinct de conservation, il nagea quelque temps pour atteindre le radeau qui, un instant englouti, etait revenu peniblement a la surface. Ceux qui etaient sur la frele embarcation purent suivre d'un oeil desespere les efforts de ce genereux marin pour sauver sa vie, sans qu'ils pussent eux-memes lui porter aucun secours. Enfin ils virent la vague le recouvrir, puis celui-ci revenir a la surface pour etre englouti encore, ils le virent, dis-je reparaitre une troisieme fois, mais une derniere nappe d'eau le recouvrit pour toujours. La mer comptait une victime de plus! Pendant cette scene, un affreux craquement s'etait fait entendre dans la direction du vaisseau, il venait de s'ouvrir. Ses debris et les monceaux de cadavres qu'il contenait entourerent le radeau en un instant. Madame St.-Aubin etait mourante. Lorsque l'attention de Tom fut un peu detourne de ce navrant spectacle, son oreille exercee de marin l'avertit que la mer se brisait a une bien faible distance d'eux sur les rochers de la cote: "Courage," dit-il a Madame St.-Aubin, "courage" pour vous et votre chere petite enfant, dans peu d'instants "nous toucherons la terre." Ces quelques paroles ranimerent la malheureuse femme. La mer etait encore grosse et houleuse, mais le vent diminuait sensiblement et le jour commencait a poindre. Dans un eclairci, ils apercurent a quelques centaines de pas d'eux, les rochers d'un cap, et ce cap c'etait le "Cap au Diable" d'aujourd'hui. Cette vue ranima leur espoir. Ce qui se passa de temps avant qu'ils y parvinssent fut de peu de duree, mais Dieu sait ce qu'endurerent les malheureuses victimes du naufrage pendant ce court trajet. Ils etaient a la veille de toucher le rivage, lorsqu'une mer plus haute, plus furieuse encore que toutes les autres, jeta violemment le radeau sur un ecueil a fleur d'eau et le mit en pieces. Il y eut un dernier cri d'angoisse parti du sein de Madame St.-Aubin, elle fut lancee a l'eau; Tom s'y precipita aussitot pour la secourir et, l'enlacant dans ses bras, il nagea avec elle vers le rivage. Quelques instants apres, on eut pu voir, gisant sur la plage, le cadavre du pauvre matelot dont la tete avait ete brisee sur un rocher, en preservant Madame St.-Aubin. A quelques pas plus loin, le corps inanime de celle-ci, tandis que les restes du radeau emportant l'enfant mourante allaient aborder dans une petite anse un peu plus eloignee. VII On a souvent parle de la beaute de nos fleuves et de nos rivieres. Beaucoup de voyageurs, qui les ont visites, proclament hautement qu'il n'est peut-etre pas de pays au inonde qui en soient si richement dote? Parmi les rivieres qui font, avec raison, l'admiration des etrangers, est celle du St. Maurice, qui vient avec ses trois grandes bouches parsemees d'ilots, se jeter dans le fleuve. Elle est belle surtout lorsque vous la contemplez a quelques lieues des Trois-Rivieres; quand ses eaux limpides et profondes, apres s'etre voluptueusement roulees sur leur lit recouvert d'un beau sable, sur des roches polies et mousseuses; qu'elles se sont tordues et allongees dans les etroits defiles, et qu'elles viennent complaisamment se precipiter de hauteurs considerables pour former la belle chute de Shawinigan. Comme ces immenses monstres marins, qui se jouent avec plaisir a la surface de l'eau, se plongent, se replongent dans la profondeur des mers, pour reparaitre, un instant apres plus brillants qu'auparavant. Sur un charmant plateau, presqu'au pied de la chute, vous pouvez la contempler dans toute sa splendeur! Les beaux arbres de la rive, l'arc-en-ciel que les rayons du soleil font eclore dans le brouillard qui s'eleve de l'abime, le chant des oiseaux, tout enfin presente un coup d'oeil vraiment admirable! Un des derniers soirs des beaux jours de mai, on eut pu voir sur le plateau, dont nous venons de parler, quatre a cinq cabanes de sauvages qui s'y etaient elevees deja depuis quelques jours. Dans chacune d'elles, les femmes etaient hardiment a l'ouvrage, on confectionnait des corbeilles d'ecorce aux couleurs brillantes et variees; on remarquait aussi beaucoup de pelleteries, soigneusement preparees, il etait evident que la chasse de l'hiver avait ete bonne. Les hommes, nonchalamment etendus sur l'herbe, conversaient en fumant le calumet; quelques enfants, aux petits yeux noirs et vifs, mais aux muscles forts et vigoureux jouaient a quelques pas plus loin. Les chiens couches, ca et la dormaient paresseusement dans une pleine et entiere quietude. Aux portes des cabanes, des marmites bouillottaient sur de bons feux, on sentait les aromes de quelques pieces de venaison qui cuisaient pour le repas du soir. Un peu plus loin, un petit groupe dejeunes filles preparaient des ornements de toilette. Il etait clair qu'on avait en vue une fete ou quelqu'evenement qui n'etait pas ordinaire. Parmi elles, on eut pu remarquer une jeune indienne, du moins elle en portait le costume, qui confectionnait ses ornements avec un gout et une delicatesse plus exquis que ses compagnes. En l'examinant de plus pres, on eut ete bien surpris de voir sous sa pittoresque coiffure, de longs et soyeux cheveux blonds. Son teint etait un peu hale, mais ses joues n'etaient pas saillantes comme celles des autres jeunes filles qui l'entouraient. Ses beaux yeux bleus etaient d'une douceur ineffable. Evidemment, il n'y avait chez elle aucun sang sauvage. Quand elle eut terminee son ouvrage, elle s'approcha d'un des chasseurs qui causait avec ses camarades, puis lui mettant amicalement et familierement la main sur l'epaule, elle lui dit: "Quand donc, mon ami, nous rendrons-nous aux Trois-Rivieres? Il me tarde de voir toutes les belles choses dont tu m'as parle." Celui a qui elle adressait ces paroles, lui repondit avec amour: "Demain, ma fille, lorsque la premiere etoile du matin brillera, nous serons dans nos canots et en route; et le soleil ne sera pas encore haut lorsque nous serons debarques." Puis la joyeuse jeune fille retourna gaiement annoncer a ses compagnes la bonne nouvelle et toutes ensembles elles manifesterent une joie eclatante. "D'ou vient donc, dit un des sauvages a celui auquel la jeune fille venait de parler, d'ou vient donc l'amour et l'amitie que ta femme et toi, vous portez a cet enfant?" Celui-ci reprit: "Ah! c'est une longue et triste histoire, je la connais depuis longtemps cette chere petite, et l'ai, pour ainsi dire, vu naitre, et toi, mon frere, si tu peux parcourir les bois a cote de Jean Renousse, lui presser les mains et le voir chasser avec toi, c'est a ses parents que tu le dois, car ils l'ont bien souvent empeche de mourir de faim quand il etait jeune. Qu'il me suffise de te dire, pour le moment, que j'ai cru l'avoir perdue pour toujours. Ses parents habitaient autrefois l'Acadie je demeurais aupres d'eux; son pere lui fut un jour violemment arrache, toutes leurs proprietes furent brulees, sa mere fut contrainte de se sauver avec les autres dans les bois, ce que souffrirent la mere et l'enfant, qui n'etaient pas habituees a la vie que nous menons, je ne puis te le dire. Au printemps, sa mere resolut de venir ici en Canada. Elle pensait qu'il lui serait beaucoup plus facile, dans cet endroit, d'avoir des nouvelles du batiment qui avait emmene son mari. Elle partit donc avec son enfant et ce fut moi qui les conduisis a bord. Je demandai comme une faveur de me laisser prendre place parmi l'equipage, m'offrant de me rendre utile autant que je le pourrais. Ma demande fut accueillie par les huees du capitaine et des matelots; brutalement on me rejeta dans ma berge. Longtemps je suivis le navire des yeux, ne sachant si je devais essayer de le suivre; mais enfin triste et decourage je regagnai la terre. Desormais seul et abandonne du tous ceux que j'avais aimes, je me trouvai pris d'un indicible ennui et d'un profond sentiment de decouragement. Mais il fallait sortir de cette position; je pris mon fusil, j'avais une ample provision de munitions, et accompagne du pauvre vieux chien que tu vois la, je m'enfoncai dans les bois." "Ou allais-je, je n'en savais rien. Je marchai pendant bien des jours, je traversai une grande etendue de forets, enfin j'arrivai un soir sur le bord du fleuve, je ne savais ou j'etais. En examinant l'endroit de tous cotes, j'apercus une petite fumee qui s'elevait a quelque distance; en m'en approchant je reconnus quelques cabanes de nos freres sauvages, ou on m'accueillit volontiers. Ils allaient passer l'hiver a faire la chasse dans le Saguenay; ne sachant moi-meme que faire, ni ou tourner la tete, je leur demandai de vouloir bien me donner place dans leurs canots. Ils y consentirent avec plaisir. Nous partimes donc le lendemain matin, et quoique la distance fut grande, nous mimes peu de temps a traverser le fleuve, nous remontames le Saguenay, et de la nous gagnames les bois. Le gibier etait tres-abondant, nous fimes bonne chasse tout l'hiver." "Un jour qu'accompagne de Phedor, j'avais parcouru une tres-grande distance pour visiter mes trappes, j'avais tout en marchant chasse ca et la, et je me trouvai trop loin pour retourner au campe; il fallut donc me construire un abri et je me mis a la besogne. Depuis a bonne heure dans la journee le chien avait disparu, et je commencais a craindre qu'il n'eut ete etrangle par quelque ours, lorsque tout-a-coup il fondit sur moi comme un coup de vent, il jappait, sautait, courait et reprenait toujours la meme direction dans sa folle gaite, jamais je ne l'avais vu si joyeux. Certainement quelque chose d'extraordinaire se passait. Je saisis mon fusil, et m'elancai sur ses traces. Comme pour m'encourager ou s'assurer peut-etre si je le suivais, il revenait quelquefois sur ses pas, recommencait son meme manege et reprenait toujours sa meme direction. La nuit etait venue, mais la lune etait brillante. Enfin il commencait a se faire tard et j'etais fatigue." "J'allais, tout en pestant contre ma folie d'avoir suivi le chien si loin, me preparer un nouvel abri, lorsque j'apercus au travers des arbres un lac d'une assez grande etendue. Je resolus de m'y rendre. Grande fut ma surprise de voir trois cabanes sauvages reposant sur les bords." "Je m'approchai avec precaution, craignant qu'ils ne fussent des ennemis, mais je ne tardai pas a m'apercevoir qu'ils etaient une tribu amie. L'intelligent animal courait toujours devant moi. J'entrai dans la hutte ou je l'avais vu s'enfoncer. La une enfant chaudement enveloppee dans d'epaisses couvertes, dormait sur un bon lit de sapins; une jeune fille etait occupee avec sa mere a preparer des peaux, mais son travail ne l'empechait pas de jeter, de temps a autre, un coup d'oeil de sollicitude sur l'enfant. Un bon feu brillait au milieu de l'enceinte, et le pere dormait dans le fond. Ma brusque apparition l'eveilla et tous trois pousserent ensemble un wah! de surprise. Je tendis la main au pere pour lui demander l'hospitalite, elle me fut accorde de tout coeur. Je pris donc place aupres du feu et leur racontai par quelle aventure je m'etais rendu jusque la." "Cependant les allures de Phedor m'intriguaient vivement. Couche aupres de l'enfant, bien qu'il en eut a plusieurs reprises ete repousse, il y revenait incessamment, lui lechant la figure et les mains. L'enfant soudainement eveillee s'assit toute droite sur sa couche, la lueur eclaira son visage. Je poussai un cri et m'elancai vers elle; je la pris dans mes bras et l'embrassai avec transports, puis la couvris de mes larmes. J'avais reconnu ma petite Hermine, l'enfant de mon ancien bienfaiteur. Ne comprenant rien a cette conduite, mes trois hotes s'etaient leves spontanement; mais leur surprise fut encore plus grande, lorsqu'ils virent la petite me passer familierement les mains dans la figure, chose qu'elle me faisait autrefois quand je lui avais fait plaisir, la chere enfant m'avait reconnu elle aussi. Je m'empressai alors de leur raconter en quelques mots notre histoire, et demandai par quelle aventure l'enfant se trouvait au milieu d'eux. "Ce fut la jeune fille qui m'apprit qu'etant un soir campee sur le bord de la mer, aupres d'un endroit qu'ils appelaient Kamouraska, elle avait apercu un matin, le lendemain d'une terrible tempete, le printemps precedent, la pauvre enfant attachee sur deux morceaux de bois. Qu'elle s'etait alors jetee a la nage et l'avait ramene au rivage. Que rendue dans la cabane, elle s'etait apercue que la pauvre petite respirait encore. Elle l'avait alors enveloppee dans de bien chaudes couvertes, a force de soins et avec le concours de la famille ils etaient parvenus a la ranimer; en ouvrant les yeux elle avait demande sa mere et parut effrayee de voir ces figures etranges, mais qu'elle n'avait pas tarde de s'y habituer." "Helas! sa pauvre mere, ajouta la jeune fille, elle etait perie dans le naufrage du vaisseau, car la plage etait couverte de cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants. Qu'alors elle avait adoptee comme la sienne propre, cette pauvre enfant Cette jeune fille dont je te parle, il y a huit ans qu'elle est ma femme, et voila pourquoi, camarade, dit Jean Renousse en se levant, voila pourquoi nous l'aimons comme si elle etait notre fille. Mais, ajouta-t-il, il en est temps, allons souper." Alors toutes les familles se reunirent, en formant un rond; chacune d'elles apporta la marmite; tout le monde pouvait puiser avec la micoine, sans s'occuper si c'etait dans la science, et lorsque celle-ci manquait, ou se servait de la fourchette naturelle. Si quelqu'un avait ose demander si tous s'etaient lave les mains, on lui aurait repondu par des huees et des eclats de rire. Quoiqu'il en soit, Jean Renousse tint parole, car le lendemain il etait beau de voir la petite flottille, composee de legers canots d'ecorces, descendant les uns a la file des autres le St.-Maurice. C'etait un magnifique matin, le temps etait calme et pur, l'air etait embaume de fleurs des bois qui commencaient a s'epanouir. On voguait silencieusement, lorsque tout-a-coup la voix d'un sauvage domina le chant des oiseaux de l'une et l'autre rive; mais son chant n'etait pas ces anciens cris de guerre que nos peres entendaient, lorsque des tribus sanguinaires venaient les attaquer, pour s'exciter entre elles au meurtre et au carnage. Mais la voix sonore du chantre respirait un sentiment de douceur ineffable. Il y avait aussi quelque chose dans ses paroles qui ressentait la bienfaisante et divine influence que le Christianisme exerce sur ces peuples autrefois si feroces. En quoi consistait-il ce chant? c'etait une priere qu'on adressait a Marie, c'etait la priere du matin, et chaque canot faisait chorus a la voix du premier chantre; et les echos de la rive se renvoyaient les uns aux autres ces chants bizarres, sauvages et capricieux, qui n'avaient peut-etre rien de bien melodieux, mais qui devaient monter vers les cieux comme un parfum d'encens et d'ambroisie. Pendant ce temps on pesait sur l'aviron, le leger canot volait sur les eaux et bientot ou arriva a Trois-Rivieres. Cette charmante petite ville n'avait pas alors l'aspect que l'industrie lui a donne depuis; c'etait un ravissant petit village compose de jolies maisons. Chacune des habitations etait entouree d'un verger et d'un jardin potager. Dans le temps ou nous parlons, a cause des faciles communications qu'elle avait parla riviere Matawin avec Ottawa, elle etait un des postes les plus importants pour le commerce de pelleteries. Depuis quelques annees, un homme qu'on aurait pu dire jeune encore par l'age, mais d'apres l'apparence, vieilli par le malheur, etait venu s'y etablir; c'etait un commercant qu'on disait deja riche. Reconnu par tous et jouissant d'une reputation d'une grande probite et d'honneur, tout le monde reposait en lui la plus grande confiance. Son commerce avec les sauvages avait pris une telle extension, qu'il excitait presque la jalousie des maisons rivales, engagees dans la meme ligne. Cependant sa conduite avait toujours ete si honorable, que jamais un sentiment de malveillance n'avait pu etre exprime contre lui. Souvent on l'avait vu, triste et abattu, verser des larmes abondantes, lorsqu'il se croyait seul et hors de la vue. Peu communicatif, on sentait qu'il devait y avoir en lui-meme un foyer de douleurs qui avait fait blanchir ses cheveux; mais personne n'attribuait ces rides aux remords qui laissent toujours ces empreintes. Le nom de cet homme, nous le devinons; c'etait M. St.-Aubin. Et si nous ne craignions de fatiguer nos lecteurs par trop de citations, nous nous permettrions encore de leur dire que le vaisseau dans lequel il avait ete embarque fut un de ceux qui essayerent d'aller aborder sur les bords de la Caroline du Nord, mais dont les habitants les repousserent. Il fut un de ceux qui chercherent a prendre terre dans cet etat ou le gouverneur leur proposa de s'etablir comme esclaves. Laissons encore une fois parler la voix eloquente de M. Rameau: "Ce fut une triste et deplorable odyssee que celle de ces malheureux enleves subitement a la paix de la vie domestique pour subir toutes les horreurs de la guerre la plus violente et le bouleversement de leur fortune, de leurs affections. Jetes sur les vaisseaux; dans l'anxiete d'un avenir inconnu, ils n'avaient meme pas, pour se consoler l'espoir, le reve de la patrie: car derriere eux, l'incendie, la ruine, la dispersion generale, avaient detruit la patrie; il n'y avait plus d'Acadie! et cinq ans apres, on ne pouvait plus reconnaitre le pays ou avaient fleuri leurs villages." "Diriges sur les colonies anglaises, il se trouva qu'elles n'avaient point ete prevenues de cette transportation; et dans plusieurs endroits on eut l'inhumanite de ne point les accueillir sur la cote. C'est ainsi que 1500 de ces malheureux furent repousses en Virginie, et cet exemple eut des imitateurs dans une partie de la Caroline. 450 hommes, femmes et enfants destinees a la Pennsylvanie, echouerent pres de Philadelphie; le gouvernement de cette colonie n'eut pas honte, pour se degrever des secours necessaires a ces malheureux naufrages, de chercher a les faire vendre comme esclaves; les Acadiens s'y opposerent avec une energique indignation, et ce projet n'eut pas de suite. Mais cette bassesse de coeur couronna dignement la conduite des colonies anglaises, dans toute cette affaire. Ailleurs de la ruine des Acadiens, heritiers avides de leur spoliation, les Americains eurent l'impudeur de leur refuser le secours et meme les egards dus au malheur. Ces evenements, si tristes qu'ils puissent etre, sont d'une importance historique bien secondaire sans doute; mais il ne meritent pas moins de fixer notre attention, car rien n'est plus fecond en justes enseignements que ces actions tres-simples de la vie commune, ou les peuples et les hommes se revelent pour ainsi dire en deshabille, sans que ni passion ni apprets, les mettent hors de leur naturel; on y trouve peut-etre sur les societes et sur les individus, des donnees plus exactes que dans la solennite des grands faits historiques; et si on etudie toute la suite de l'histoire des Etats-Unis, on se convaincra facilement en effet combien le caractere de cette nation manque generalement de generosite et de grandeur: "Cependant les commandants des navires qui portaient les prisonniers etaient fort embarrasses, et les infortunes Acadiens ainsi repousses de tous les rivages et ballottes sur la mer, ne savaient ou il leur serait possible d'aller souffrir et mourir. Quelle situation pour de pauvres peres de famille, cultivateurs aises et paisibles, qui n'avaient jamais quitte leurs villages, ou ils vivaient encore heureux la veille, jetes maintenant au milieu de l'Ocean, seuls, denues de tout, entoures d'ennemis, sans avenir et sans espoir! On dit que quelques-uns, dans cette triste extremite, se rendirent maitres de leurs batiments et se refugierent sur les cotes sud d'Acadie ou dans les iles du golfe St. Laurent; mais il est certain que le plus grand nombre fut ramene des cotes d'Amerique en Angleterre ou ils furent retenus prisonniers a Bristol et a Exeter jusqu'a la fin de la guerre." Transfere en Angleterre, M. St.-Aubin y endura toutes les souffrances physiques et morales qu'un homme peut eprouver. denue de tout, les privations qu'il endura pendant quelque temps, n'etaient pourtant rien en comparaison de ce qu'il ressentait au souvenir constant de sa femme et de son enfant. Il put un bon jour, grace au secours d'un ami qu'il rencontra providentiellement, obtenir la permission de revenir en Amerique. Ce fut en qualite de matelot qu'il traversa dans un navire, se dirigeant vers Boston. Le trajet qu'il lui restait a faire etait bien long, et certes le salaire d'un pauvre matelot etait loin d'etre suffisant pour subvenir aux frais d'un voyage qui devait le conduire de la a son ancienne colonie, ou il esperait retrouver sa femme et son enfant. Il l'entreprit cependant, marchant autant que ses forces pouvaient le lui permettre, de temps a autre, louant une pauvre berge de pecheur et se faisant conduire d'une distance a l'autre. Combien le trajet lui parut long. Mais revoir les objets cheris dont il avait ete separe depuis deja 18 mois; cette seule pensee lui donnait des nouvelles forces. Enfin il arriva, un soir, a l'endroit ou etait sa demeure, mais, helas! quelle poignante deception! il n'y avait plus que des ruines. Un etranger a la tete d'un bon nombre d'ouvriers s'occupait a faire reconstruire de nouvelles habitations, car desormais le poste lui appartenait. Et sa femme! sa femme et son enfant! qu'etaient-elles devenues? Ce fut la qu'on lui apprit le nom du batiment dans lequel elles s'etaient embarquees pour le Canada. Il s'empressa de se rendre dans ce pays pour tacher de les y joindre; mais en y arrivant, il apprit le desastre du "Boomerang", et que la seule personne survivante du naufrage, etait une pauvre miserable folle qui vivait de la charite publique. Rien ne pouvait, d'apres les renseignements qu'il put obtenir, lui fournir aucune trace du sort de son epouse et de son enfant; indubitablement elles devaient avoir eu la destinee des autres naufrages. Atterre, comme on le suppose; par ces terribles details, M. St.-Aubin, trouva dans la religion quelques consolations, et en lui-meme un reste d'energie. A force de travail, de soins et d'economie, il avait reussi a fonder, aux Trois-Rivieres, endroit qu'il avait choisi a cause de son isolement et du genre de commerce qu'on y faisait, une maison deja florissante au moment ou nous parlons. Ce lieu, d'ailleurs, convenait a sa tristesse. Telle etait sa position le matin du jour ou les canots sauvages vinrent y aborder. Inutile de dire que les toilettes etaient faites. Chaque indienne etait dans ses plus beaux atours, et les sauvages eux-memes avaient revetu leurs plus brillants costumes. Tout naturellement on se dirigea vers la maison de M. St.-Aubin pour lui offrir les fourrures. Mais la plus pressee, la plus 'joyeuse et la plus desireuse de voir un magasin avec les richesses qu'il etale, c'etait on le devine, c'etait Hermine. Jean Renousse lui avait raconte des choses si merveilleuses qu'on voit dans un magasin. Aussi entra-t-elle avec empressement et une naive curiosite, avec les autres indiens dans celui de M. St.-Aubin. Mais son ami, comme on appelait Jean Renousse, n'avait pu les suivre immediatement. Les pelleteries furent exhibees et soigneusement examinees par M. St.-Aubin et ses employes. Les prix furent, fixes, les marches conclus, il ne s'agissait plus que des echanges; pour, ceux d'entre les sauvages qui avaient besoin d'effets. Comme on le pense bien, chacune des femmes indiennes s'empressa de choisir les etoffes aux couleurs les plus brillantes. Mais une jeune fille, toutefois, se tenait un peu a l'ecart, M. St.-Aubin le remarqua. --Pourquoi donc, lui dit-il, ma petite soeur ne vient-elle pas aussi prendre quelques-uns de ces jolis draps? Ne lui conviennent-ils pas ou prefere-t-elle de l'argent? --C'est, repondit la jeune fille a laquelle, il s'adressait que mon ami n'est pas arrive et, que ma grande soeur, attend qu'il soit ici pour les choisir lui-meme. Il est si bon pour nous que nous craignons de faire quelque chose qu'il n'aimerait pas. --Mais, dit M. St.-Aubin, en la regardant plus attentivement, tu n'es pas une fille d'un sang indien; je le vois a tes yeux, a tes traits et a ton teint. C'est beau, ma soeur, ajouta-t-il, en s'adressant a la femme de Jean Renousse, d'avoir pris soin de cette enfant qui parait tant l'aimer; sans doute que tu l'auras recueillie dans quelque pauvre famille denuee de tout. Puis il s'eloigna sans attendre la reponse pour aller servir quelques commandes. La jeune fille s'approcha du comptoir, elle examina quelques marchandises. --Oh! c'est beau, bien beau, monsieur, ce que vous vendez la. --Oui, mon enfant, lui repondit-il, en la regardant encore fixement; on eut dit que ses traits lui rappelaient quelques douloureux souvenirs. --De quelle paroisse etaient tes parents, petite? lui dit-il. --Mes parents, lui repondit-elle, avec une douce empreinte de tristesse, je ne les ai presque pas connus, ils n'etaient pas de ce pays-ci, ils demeuraient autrefois dans l'Acadie. --Et que sont-ils devenus? demanda M. St.-Aubin, emu a ce seul nom. --Ils sont morts, lui repondit-elle. --Pauvre enfant, dit celui-ci, en essuyant, deux larmes qui roulaient sur ses joues, et il retourna dans un autre endroit du magasin. Un instant apres il revint; on eut dit qu'il y avait un sentiment instinctif qui le ramenait aupres d'elle. Peut-etre aussi pensa-t-il en lui-meme, cette jeune fille a-t-elle ete une des victimes des malheurs qui sont venus fondre sur mes malheureux compatriotes. --Et moi aussi je suis de l'Acadie; est-ce que celui que tu appelles ton ami est natif de cet endroit? --Oui, repondit la jeune fille, du plus loin que mon souvenir peut se reporter, il me semble encore le revoir; --Et quel est donc son nom? --Il s'appelle Jean Renousse. --Jean Renousse? repeta M. St.-Aubin en palissant. --Et toi quel est donc ton nom? --Hermine, repondit la jeune fille. --Hermine! repeta M. St.-Aubin, en s'eloignant; mais non, non,, c'est impossible. Oh! ta Providence ne peut ainsi se jouer du coeur des, hommes. Il revint, aupres de la jeune fille. --Mais ou donc se trouve-t-il, que je le voie et lui parle? --Le, voici qui entre, dit Hermine. Effectivement! en entrant, Jean Renousse reconnut M. St.-Aubin. --M. St.-Aubin! --Jean Renousse! Telles furent les seules paroles qu'ils purent dire, et ils tomberent dans les bras l'un de l'autre. Alors Jean 'Renousse poussa la jeune fille vers M. St.-Aubin en s'ecriant: "Chere enfant, embrasse ton pere." En entendant ces paroles, celui-ci sentit comme un ocean de joie et de bonheur, depuis longtemps inconnu, l'inonder tout entier, et chancelant comme un homme ivre, il alla s'affaisser dans un fauteuil qu'on lui presenta. Mais rarement les secousses de la joie inesperee, qu'on eprouve soudainement, produisent de facheux resultats, aussi, grace aux soins qu'on lui prodigua, fut-il bientot remis. En ouvrant les yeux, il vit tout autour du lui les figures de ces bons sauvages inondees de larmes, et il sentit sur ses joues les baisers brulants de son enfant. Enfin aux pleurs succederent la joie et le bonheur. Toute la petite tribu qui avait adoptee Hermine comme une des leurs, qui lui avait montre toute espece de bontes et de prevenances, fut invitee a une grande fete. Apres le repas, M. St.-Aubin distribua a chacun des hommes et des femmes de riches presents; de sorte que, outre la satisfaction d'avoir fait une bonne action, ils partirent enchantes de la munificence de leur hote. Jean Renousse et sa femme ne purent se decider a abandonner leur enfant. Desormais, d'ailleurs, leur place etait marquee pour toujours a cote de M. St.-Aubin et d'Hermine. VIII Mais il est temps que nous revenions a Madame St.-Aubin. Comme nous l'avons dit deja, elle fut recueillie en touchant le rivage par un pauvre pecheur qui la transporta, plus morte que vive, dans sa cabane. Les soins intelligents et prolonges qu'ils lui donneront, la rappelerent a la vie. Mais sa raison avait ete ebranlee par les terribles evenements que nous avons rapportes. Elle fut longtemps avant, que de pouvoir se remettre des commotions qu'elle avait eprouvees. Souvent dans la journee et meme la nuit elle echappait aux mains des braves gens qui l'avait recueillie, s'elancait vers la plage, puis alors dans le silence et les tenebres on entendait une voix demander avec desespoir a la vague de lui rendre son enfant. Quelquefois elle l'implorait d'un ton suppliant; ses paroles etaient entrecoupees par moments par des sanglots a fendre l'ame; d'autres fois par des chants! tristes, si plaintifs, qu'on ne pouvait les entendre sans verser des larmes. Ce spectre que nous avons vu dans le premier chapitre de ce recit, le lecteur le voit; c'etait Madame St.-Aubin. Plusieurs semaines se passerent ainsi et jamais dans le foyer ou elle etait venue s'asseoir on ne songea a se demander si elle etait une nouvelle charge pour la famille; bien au contraire, le meilleur morceau, et il etait rare qu'il en entra dans cette pauvre cabane, lui etait toujours destine, gaiement on partageait la tranche de pain, laissant a la pauvre dame, comme on appelait Madame St.-Aubin, la meilleure part, et s'il n'y en avait que pour elle, le souper des pauvres gens etait alors remis au lendemain. Les choses en etaient a cet etat, lorsqu'un lundi soir deux voitures, pesamment chargees, s'arreterent devant la cabane. En regardant par la fenetre on reconnut deux des plus respectables habitants de l''endroit. Ils frapperent a la porte et entrerent. Il etait facile de voir que la mission diplomatique dont ils etaient charges n'etait pas aisee a remplir. Il ne s'agissait de rien moins que de faire accepter au pauvre pecheur les presents qu'ils lui apportaient, sans blesser sa susceptibilite et son amour propre. Enfin apres s'etre gratte la tete plusieurs fois, apres bien des tours et des detours l'un d'eux trouva moyen de briser la glace; le sermon que le cure avait fait la veille fournit l'occasion d'entrer dans le sujet. Le bon pretre leur avait longuement parle de charite et les avaient engages, repeterent-ils au pecheur, de la pratiquer comme celui-ci l'avait fait, a l'occasion de la pauvre femme etrangere, il les avait assure que s'ils mettaient de cote, la part du bon dieu, ils verraient les benedictions du ciel se repandre dans leurs maisons et sur leurs champs. Qu'alors ils avaient fait ensemble une tournee et que C'etait avec empressement que chacun avait fourni. Tout le monde avait voulu s'associer a la bonne oeuvre. Qu'ils apportaient: une ample provision de comestibles de toute sorte et des vetements. Que de plus une pauvre veuve viendrait prendre soin de la malheureuse folle pour ne pas deranger la femme du pecheur de son travail, car le filage et l'ouvrage ne lui manquerait pas; et qu'enfin on ferait table commune. Sans vouloir entendre un seul mot de remerciment, les deux habitants sortirent precipitamment et se mirent a decharger les voitures. Certes ils n'avaient pas trompe le pecheur; il y avait la, dans ces deux voilures, des provisions de toutes sortes pour plus dune annee. Belle et sainte coutume que celle des tournees, ou nous voyons des hommes honnetes et laborieux, laisser leurs occupations pour parcourir les maisons et rapporter, un soir, le fruit de leurs quetes et entendre les benedictions d'une famille mourante de faim, a laquelle on a apporte l'abondance et le bonheur. Madame St.-Aubin passa deux annees dans cette demeure ou elle avait attire avec, les benedictions du ciel une honnete aisance, car la charite des habitants de l'endroit ne s'etait pas ralentie un seul instant. Souvent elle fut visitee par le venerable pasteur et quelques autres personnes notables de l'endroit. Un medecin plus instruit dans l'art de guerir que dans la science des grands mots, lui prodigua; des soins assidus et au bout de ce temps il eut la satisfaction de voir ses peines couronnees de succes. Une douce et triste resignation succeda, sur la figure de Madame St.-Aubin a son air d'egarement. Ses cheveux avaient considerablement blanchis, et tous ses traits portaient l'empreinte du deuil et de la souffrance. Pour lui assurer plus de distractions, le pasteur, avec quelque ames charitables lui louerent une couple de chambres aupres de l'eglise. La veuve qui avait ete choisie pour la soigner l'accompagna. La, elle passa environ six annees, sinon heureuse, du moins ses douleurs etaient adoucies par la priere, ce baume divin qui cicatrise les plaies du coeur le plus ulcere. Elle pouvait aussi se livrer aux ouvrages qui lui apportaient quelques distractions. Et si parfois elle sortait de sa demeure, apres les instances du cure et du medecin, elle etait certaine de rencontrer toujours des regards et des paroles affectueux, bienveillants et sympathiques de la part de tous ceux qu'elle voyait. Ainsi s'ecoulait sa vie, lorsqu'un matin on vint prevenir le venerable cure que quatre personnes l'attendaient dans le salon. Ces quatre personnes c'etaient: M. St.-Aubin et son enfant, Jean Renousse et sa femme. En effet, depuis que M. St.-Aubin avait retrouve Hermine, il ne lui restait plus qu'un seul desir, une seule pensee; a present qu'il avait des details precis sur l'endroit du naufrage, details qu'il avait eus par la femme de Jean Renousse, son plus ardent desir etait de visiter la tombe de son epouse, car, peut-etre par quelques papiers trouves sur elle, aurait-on pu distinguer tombe de celle des autres naufrages. Les renseignements fournis par la femme de Jean Renousse etaient si precis qu'il n'y avait pas de doute qu'elle avait du etre enterree au pied du cap ou dans le cimetiere du village, et nul n'etait plus a portee de leur donner les informations necessaires que le cure de la place, aussi, etaient-ils venus s'adresser a lui directement. M. St.-Aubin commenca par donner son nom au venerable pretre, lui exposa le but de sa visite et lui raconta son histoire. A mesure qu'il parlait, l'attention du cure se trouvais de plus en plus eveillee. Entraine par la chaleur du recit, ce ne fut que quand il eut fini de parler que M. St.-Aubin s'apercut: de l'emotion extraordinaire de celui qui l'ecoutait et qu'il vit des larmes couler dr ses yeux. --M. St.-Aubin, repetait le bon pretre, comme se parlant a lui-meme: Oh! mon Dieu! mon Dieu! serait-il possible? Puis dominant son emotion: --Une femme, dit-il, d'une condition qui n'est pas ordinaire, est aujourd'hui la seule survivante du naufrage du "Boomerang" Et cette femme est une dame acadienne. --Une dame acadienne! repeta M. St.-Aubin en se levant d'un mouvement tout automatique; puis pale comme un mort: --Son nom, monsieur, son nom, dit-il en tremblant. Alors le cure redevenu maitre de lui, et calculant l'effet terrible que ses paroles pouvaient avoir sur les acteurs de cette scene; voyant toutes les angoisses peintes sur la figure de son interlocuteur, et craignant que la secousse ne fut trop forte: car pur son histoire et celle de son enfant il avait reconnu le mari et l'enfant de Madame St.-Aubin. --Son nom, repeta-t-il, en se fermant les yeux, comme s'il eut craint l'effet qu'il allait produire en le donnant. Lorsqu'il les ouvrit, les quatre etrangers etaient a ses genoux et l'imploraient en pleurant et demandant son nom, son nom! --Son nom, reprit le pretre, vous l'avez nomme en vous nommant; c'est celui que vous portez, et cette femme, M. St.-Aubin, c'est...... c'est la mere de votre enfant, c'est votre epouse!... Un cri s'echappa de toutes les poitrines! --Ou est-elle! Ou est-elle! Ce fut avec peine qu'il reussit a les calmer et a leur faire comprendre qu'il fallait apporter de grands menagements en annoncant a Madame St.-Aubin le bonheur inespere qui l'attendait. Le bon cure se chargea de cette mission et il fut convenu qu'on entrerait dans la maison qu'a un signal convenu et que le bonheur ne viendrait que par gradations, qu'elle verrait d'abord Jean Renousse et son epouse, puis a un autre signal, son mari et son enfant. La matinee etait magnifique, l'air etait frais et embaume, les portes et les fenetres de la maison de Madame St.-Aubin etaient ouvertes et les torrents de lumiere joints aux chants des oiseaux qui jouaient dans les buissons voisins, inondaient cette demeure, lorsqu'il s'y presenta. En apercevant le pasteur, Madame St.-Aubin l'accueillit par un sourire tout amical et lui presenta un siege. On eut dit facilement a l'eclat des yeux du pretre, a son agitation, a sa figure ordinairement calme et sereine et ou maintenant une joie et un bonheur indicibles rayonnaient presque sur chacun de ses traits, on eut dit qu'il y avait chez lui quelque chose d'extraordinaire qui s'y passait. Apres s'etre informe de la sante de la dame, il continua avec une insouciance affectee: --Madame, a ma messe de ce malin, j'ai rendu grace a Dieu de tout coeur, en voyant deux personnes dans l'eglise qui assistaient au saint sacrifice et priaient arec recueillement et ferveur: c'etaient celle pauvre veuve Deuil et son fils. Celui-ci etait parti depuis bien des annees pour des voyages perilleux. Jamais elle n'en avait entendu parler elle le croyait mort depuis longtemps, lorsqu'hier il est arrive, lui apportant une jolie somme d'argent qui leur permettra de vivre dans l'aisance. Tous deux ce matin ils venaient remercier Dieu. --Heureuse mere, dit Madame St.-Aubin, et un profond soupir souleva sa poitrine. --Eh! madame, reprit-il, j'ai depuis pense a vous a vos malheurs et je me suis dit que Dieu pourrait bien a vous aussi rendre ce que vous croyez avoir perdu. --Oh! monsieur, monsieur, dit-elle, et ses yeux s'inonderent en larmes. Je n'espere plus de bonheur sur la terre, que celui qu'apres Dieu, vous et la charite m'avez fait. Revoir ceux que j'ai perdus, oh! non, c'est impossible. Et ses larmes redoublerent. --Il y a longtemps deja qu'ils dorment dans le tombeau. --Mais, reprit le cure, il donnait bien, lui aussi, dans le tombeau, Lazare, lorsque Dieu le rendit a ses soeurs! Il avait tout perdu, lui aussi, le saint homme Job, lorsque Dieu lui rendit avec usure ce qu'il croyait, perdu pour toujours. --Oh! par grace, monsieur, dit la pauvre femme en sanglotant; par grace, ne me faites pas esperer, le reveil serait trop terrible. Ou, reprit-elle avec exaltation, avez-vous quelques nouvelles de mon mari? S'il en est ainsi, ajouta-t-elle joignant les mains, par pitie et au nom de ce que vous avez de plus cher, dites-le moi sans me faire attendre plus longtemps. --Madame, il serait mal a vous de douter de la toute puissance et de la bonte de Dieu. La vie pour vous a ete comme un de ces jours ou le soleil se leve radieux et brillant pendant quelques instants, puis de sombres nuages viennent en cacher l'eclat pendant quelque temps; apres les avoir dissipes, vous voyez l'astre du jour reparaitre plus brillant qu'auparavant. Peut-etre, madame, votre vie en est-elle a cette derniere phase et les ombres epaisses qui l'ont obscurcie vont-ils se dissiper comme le soleil dissipe les nuages. Madame St.-Aubin se precipita a ses genoux: --Grace, grace, dit-elle, pour l'amour de Dieu, si vous savez quelque chose de mon mari ou de mon enfant, dites-le moi, dites-le moi tout de suite. Le pretre la releva avec bonte. --Ce n'est pas moi, lui dit-il, qui va vous donner ces renseignements, mais c'est un sauvage et sa femme que je viens de rencontrer; ils vous cherchaient. Leur permettez-vous d'entrer? Au signal convenu, Jean Renousse et sa femme s'avancerent dans la chambre, Madame St.-Aubin le reconnut, elle courut a lui et lui pressant les mains fortement: --Est-il possible, Jean, lui dit-elle, que vous m'apportiez des nouvelles de mon mari ou de mon enfant! --De l'un et de l'autre, repondit celui-ci d'une voix tremblante d'emotions. Mais d'abord, Madame, remettez-vous un pu, car la joie et le bonheur peuvent quelquefois etre fatals; c'est a ma femme de commencer le recit. --Oh! parlez, parlez, dit Madame St.-Aubin en s'adressant a l'indienne, voyez comme je suis calme a present. Et ses membres tremblaient, en disant cela, d'un mouvement convulsif. Alors l'indienne lui raconta comment l'enfant avait ete sauvee du naufrage, comment elle avait ete reconnue par Jean Renousse, et comment ils en avaient pris soin. --Et mon enfant, ma chere petite enfant, puisqu'elle n'est pas dans vos bras, elle est donc m...... elle n'osa achever. --Elle est vivante, madame, reprit la voix emue du pretre, elle est dans les bras de son pere, et les voila tous deux qui viennent se jeter dans les votres. A ces mots, M. St.-Aubin et Hermine se precipiterent l'un dans les bras de son epouse, l'autre dans les bras de sa mere. Le pretre avait compris que prolonger plus longtemps cette scene d'attente eut ete dangereux pour la raison de Madame St.-Aubin. Depeindre les impressions des acteurs et des spectateurs de cette scene serait les affaiblir dans le coeur de nos lecteurs. Quelques jours apres ces evenements, on voyait M. St.-Aubin avec sa famille, Jean Renousse et sa femme, entrer dans la chaumiere du pauvre pecheur qui avait recueilli Madame St.-Aubin, et lorsqu'ils en sortirent, la figure des pauvres gens etait baignee de larmes, mais rayonnait de bonheur. Ils avaient desormais plus que l'obole au-dessus du besoin. On alla ensuite visiter l'endroit ou Tom etait enterre; et si une larme de gratitude peut faire pousser une fleur sur la tombe de ceux pour qui elle est versee, combien elle dut en etre ornee. Mais par les soins de M. St.-Aubin, une croix de fer fut erigee. Les noms de Tom et O'Brien y furent graves. Plus bas on y lisait: Aux nobles victimes de leur genereux devouement. Par la famille St.-Aubin. Enfin on entra dans toutes les maisons qui avaient si genereusement tendu la main a Madame St.-Aubin dans sa detresse, et a tous coeurs genereux furent offerts un sincere remerciement, un souvenir par les epoux qui s'etaient retrouves apres une separation si prolongee et si douloureuse. Le venerable cure, lui, ne voulut rien prendre, rien accepter. Il n'appartenait pas a des hommes de le recompenser. Faire une bonne action etait un devoir pour lui. Sa recompense, il l'avait dans le temoignage de sa conscience qui lui disait qu'il avait fait une bonne oeuvre, et qui lui assurait que Dieu etait content de ce qu'il avait fait. Toutefois, l'air natal manquait a la famille de M. St.-Aubin. Celui-ci, quelque temps apres, liquida ses affaires de commerce et retourna dans sa chere Acadie, ou il acheta une grave et continua son premier negoce qui fleurit comme auparavant. Si vous voulez maintenant savoir ce que devinrent Jean Renousse et sa femme, suivez le regard de Madame St.-Aubin et d'Hermine qui sont penchees sur le balcon. Voyez, sur la lisiere du bois, onduler cette petite colonne de fumee qui s'eleve en spirale et qui parait se jouer dans les airs; c'est la que demeure Jean Renousse et sa femme, dans une jolie maisonnette que M. St.-Aubin leur a fait construire; car pour eux, il leur faut encore l'air des forets. Et chaque semaine on se visite, car on n'a pas oublie quels liens unissent la maison des bois avec celle de M. St.-Aubin..................................... EPILOGUE. Mais, disais-je a mon grand-pere, quel rapport cette legende peut-elle avoir avec le nom du "Cap au Diable"? --D'abord, me repondit-il, c'est du desastre du "Boomerang" que commenca le merveilleux. Tous ces cadavres enterres a ses pieds, cette voix qui se faisait entendre; la frayeur, la superstition qui animaient chaque vapeur qui s'elevait du bord de la mer et leur faisaient prendre l'aspect de revenants; le vent qui passait avec un bruit triste et plaintif sur ces tombeaux, la tempete qui jetait a la nuit, en passant, dans le creux des arbres, des sons bizarres et stridents. Joins a cela l'inhospitalite du lieu, le meurtre, plus tard, d'un ami traitreusement precipite, par son ami, du haut des rochers, et ces mille lumieres qui eclairent ses pieds et qui s'avancent dans la mer dans les nuits sombres, qui ne sont pourtant rien autre chose que les lanternes des gens qui visitent leurs peches. Vois la peur et la superstition grossir et multiplier tous ces objets, et tu avoueras toi-meme qu'il le merite bien son nom.... On! oui, il le merita bien d'etre appele le "CAP AU DIABLE." C. DeGuise. End of the Project Gutenberg EBook of Le Cap au Diable, Legende Canadienne by Charles DeGuise *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CAP AU DIABLE, LEGENDE *** ***** This file should be named 13059.txt or 13059.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/0/5/13059/ Produced by Renald Levesque and La Bibliotheque Nationale du Quebec Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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