The Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan, Tome 05, Pardaillan et Fausta, by Michel Zevaco This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les Pardaillan, Tome 05, Pardaillan et Fausta Author: Michel Zevaco Release Date: September 25, 2004 [EBook #13524] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN, TOME 05, *** Produced by Renald Levesque MICHEL ZEVACO LES PARDAILLAN Tome 05 Pardaillan et Fausta I LA MORT DE FAUSTA A l'aube du 21 fevrier 1590, le glas funebre tinta sur la Rome des papes--la Rome de Sixte-Quint. En meme temps, la rumeur sourde qui deferlait dans les rues encore obscures indiqua que des foules marchaient vers quelque rendez-vous mysterieux. Ce rendez-vous etait sur la place del Popolo. La, se dressait un echafaud. La, tout a l'heure, la hache qui luit aux mains du bourreau va se lever sur une tete. Cette tete, le bourreau la saisira par les cheveux, la montrera au peuple de Rome. Et ce sera la tete d'une femme jeune et belle, dont le nom prestigieux, evocateur de la plus etrange aventure de ces siecles lointains est murmure avec une sorte d'admiration par le peuple qui s'assemble autour de l'echafaud. .................................................... La princesse Fausta etait enfermee au chateau Saint-Ange depuis dix mois qu'elle avait ete faite prisonniere dans cette Rome meme ou elle avait attire le chevalier de Pardaillan... le seul homme qu'elle eut aime... celui a qui elle s'etait donnee... celui qu'elle avait voulu tuer enfin, et que sans doute elle croyait mort. C'est ce que la formidable aventuriere, qui avait reve de renouer la tradition de la papesse Jeanne, attendait le jour ou serait executee la sentence de mort prononcee contre elle. Chose terrible il avait ete sursis a l'execution parce que, au moment de livrer Fausta au bourreau, on avait su qu'elle allait etre mere. Mais, maintenant que l'enfant etait venu au monde, rien ne pouvait la sauver. Et, bientot, l'heure allait sonner pour Fausta d'expier son audace et sa grande lutte contre Sixte-Quint. .......................................................... Ce matin-la, dans une de ces salles d'une somptueuse elegance comme il y en avait au Vatican, deux hommes, debout, face a face, se disaient de tout pres et dans la figure des paroles de haine mortelle. Ils etaient tous deux dans la force de l'age et beaux; tous deux aussi, bien qu'appartenant a l'Eglise, portaient avec une grace hautaine l'harmonieux costume des cavaliers de l'epoque. Et c'etait bien la meme haine qui grondait dans ces deux coeurs, puisque c'etait le meme amour qui les avait faits ennemis. L'un d'eux s'appelait Alexandre Peretti, le nom de famille de Sa Saintete Sixte-Quint. Cet homme, en effet, c'etait le neveu du pape. Il venait d'etre cree cardinal de Montalte. Il etait ouvertement designe pour succeder a Sixte-Quint, dont il etait le confident et le conseiller. L'autre s'appelait Hercule Sfondrato; il appartenait a l'une des plus opulentes familles des Romagnes, et il exercait les fonctions de grand juge avec une severite qui faisait de lui l'un des plus terribles executeurs de la pensee de Sixte-Quint. Et voici ce que les deux hommes se disaient: --Ecoute, Montalte, ecoute! Voici le glas qui sonne... rien ne peut la sauver maintenant, ni personne! --J'irai me jeter aux pieds du pape ralait le neveu de Sixte-Quint, et j'obtiendrai sa grace. --Le pape! Mais le pape, s'il en avait la force, la tuerait de ses mains plutot que de la sauver. Tu le sais, Montalte, tu le sais, moi seul je puis sauver Fausta. Hier, la sentence lui a ete lue. Maintenant l'echafaud est dresse. Dans une heure, Fausta aura cesse de vivre si tu ne me jures sur le Christ, sur la couronne d'epines et sur les plaies que tu renonces a elle... --Je jure... begaya Montalte, ivre de rage et d'horreur. --Eh bien, gronda Sfondrato, que jures-tu? Ils etaient maintenant si pres l'un de l'autre qu'ils se touchaient. Leurs yeux hagards se jeterent une derniere menace et leurs mains tourmenterent les poignees des dagues. --Jure, mais jure donc! repeta Sfondrato. --Je jure, gronda Montalte, de m'arracher le coeur plutot que de renoncer a aimer Fausta, dut-elle me hair d'une haine aussi imperissable que mon amour. Je jure que, moi vivant, nul ne portera la main sur Fausta, ni bourreau, ni grand juge, ni pape meme. Je jure de la defendre a moi seul contre Rome entiere s'il le faut. Et, en attendant, grand juge meurs le premier, puisque c'est toi qui as prononce sa sentence. En meme temps, d'un geste de foudre, le cardinal Montalte, neveu du pape Sixte-Quint, leva sa dague et l'abattit sur l'epaule d'Hercule Sfondrato. Puis Montalte s'elanca au-dehors. Sous le coup, Hercule Sfondrato etait tombe sur les genoux. Mais presque aussitot il se releva, defit rapidement son pourpoint et constata que le poignard de Montalte n'avait pu traverser la cotte de mailles qui couvrait sa poitrine. Hercule eut un sourire terrible: "Ces chemises d'acier que l'on fabrique a Milan sont vraiment de bonne trempe. Je tiens le coup pour recu, Montalte! et je te jure que ma dague a moi saura trouver le chemin de ton coeur!" Montalte s'etait elance dans le passage couvert qui reliait le Vatican au chateau Saint-Ange. Il parvint au cachot ou Fausta vaincue attendait l'heure de mourir et s'approcha en tremblant de la porte que gardaient deux hallebardiers. Les deux soldats eurent un geste comme pour croiser les hallebardes. Mais, sans doute, puissante etait, dans le Vatican, l'autorite du neveu de Sixte-Quint, car les deux gardes reculerent Montalte ouvrit le guichet qui permettait de surveiller l'interieur du cachot. Et voici ce que, a travers ce guichet, vit alors le cardinal Montalte... Fugitive, rapide et effrayante vision. Sur un lit etroit etait etendue une jeune femme... La jeune mere... elle... Fausta... un etre eblouissant de beaute. Dans ses deux mains elle a saisi l'enfant et elle l'eleve d un geste de force et de douceur, et elle le contemple de ses yeux larges et profonds. Au pied du lit se tient une suivante. Et Fausta, d'une voix etrangement calme, prononce: --Myrthis, tu le prendras, tu l'emporteras loin de Rome. N'aie crainte, nul ne s'opposera a ta sortie du chateau Saint-Ange: j'ai obtenu cela que, moi morte, meure aussi la vengeance de Sixte-Quint. --Je n'aurai nulle crainte, repondit Myrthis avec une sorte de ferveur exaltee. Puisque, vous morte, je dois vivre encore, je vivrai pour lui. Fausta esquisse un signe de tete comme pour prendre acte de cette promesse. Une minute, elle garde le silence; puis, les yeux fixes sur l'enfant, elle ajouta: --Fils de Fausta!... Fils de Pardaillan!... que seras-tu?... Ta mere, en mourant, te donne le baiser d'orgueil et de force par quoi elle espere que son ame passera dans ton etre!... C'est fini. Myrthis a pris dans ses bras l'enfant qu'elle doit emporter loin de l'Italie, le fils de Fausta le fils de Pardaillan. Et elle se recule, et elle se detourne comme pour cacher a l'innocent petit etre, a peine entre dans la vie, la vue de sa mere entrant dans la mort. Fausta d'un geste funebrement tranquille, a ouvert un medaillon d'or qu'elle porte suspendu a son cou et a verse dans une coupe preparee d'avance les grains de poison que contient ce medaillon. C'est fini. Fausta a vide d'un trait la coupe et elle retombe sur l'oreiller... Morte. II LE GRAND INQUISITEUR D'ESPAGNE DE l'autre cote de la porte retentit un effroyable cri d'angoisse et d'horreur. C'est Montalte qui clame sa stupeur. Montalte que ce denouement vient de foudroyer et qui rale,: --Morte?... Comment! Elle est morte!... Insense! Comment n'ai-je pas prevu que Fausta, pour se soustraire au contact du bourreau, se donnerait la mort!... Et, presque aussitot, une ruee, toute impulsive, contre cette porte qu'il martele d'un poing furieux en begayant: --Vite! vite! Du secours!... Et devant le neant de cette tentative, s'adressant aux hallebardiers qui assistent, impassibles, a cette crise de desespoir: --Ouvrez! mais ouvrez donc, je vous dis qu'elle se meurt... qu'il faut la sauver! L'un des gardes repond: --Cette porte ne peut etre ouverte que par monseigneur le grand juge. Et Montalte s'abat sur ses genoux. A ce moment une voix calme prononca ces mots: --Moi aussi, j'ai le droit d'ouvrir cette porte... Et je l'ouvre!... Montalte se redressa d'un bond, considera une seconde l'homme qui venait de parler ainsi, et d'un accent de sourde terreur, mele de respect, murmura: "Le grand inquisiteur d'Espagne!" Inigo de Espinosa, cardinal-archeveque de Tolede grand inquisiteur d'Espagne, proche parent et successeur de Diego d'Espinosa, etait un homme de cinquante ans, grand, fort et de physionomie presque douce, mais rusee. L'inquisiteur etait a Rome depuis un mois. Il etait venu y accomplir une mission que nul ne connaissait. Il avait eu avec Sixte-Quint de nombreux entretiens auxquels nul n'avait assiste. Seulement on avait remarque que le vieux pape, naguere encore si robuste dans ses entrevues diplomatiques, etait sorti de ses entretiens avec d'Espinosa de plus en plus brise, de plus en plus vieilli. On savait aussi que l'inquisiteur devait, le lendemain reprendre le chemin de l'Espagne. Sur un geste imperieux d'Espinosa, les deux gardes s'inclinent et vont se placer a l'extremite de l'etroit couloir ou ils reprennent, de loin, leur garde monotone. Sans ajouter une parole, Espinosa, comme il l'a dit ouvre la porte et penetre dans le cachot. Montalte se precipite a sa suite, le coeur debordant dune joie delirante, l'esprit souleve par un espoir aussi puissant qu'irraisonne. Et, soudain, il reste cloue sur place... Ses yeux hagards se fixent avec douleur, avec rage... avec haine sur un tout petit etre, la, dans les bras de la suivante. La vue de cet enfant a suffi, seule, a dechainer dans l'esprit de cet homme robuste un monde de pensees tumultueuses dont le souffle empeste emporte et detruit tout sentiment humain, ne laisse rien... rien qu'une pensee de haine mortelle... car, ce tout petit c'est le fils de Pardaillan! Pas un detail de cette scene rapide, d'une eloquence terrible dans son mutisme meme, n'a echappe a l'oeil observateur du grand inquisiteur. Cependant, d'une voix calme, presque douce, il dit en montrant la porte ouverte a Myrthis. --Vous etes libre, femme. Accomplissez la mission maternelle qui vous a ete confiee... Puis, imperieusement, aux deux gardes toujours immobiles au fond du couloir: --Laissez passer la clemence de Sixte! Et Myrthis, serrant sur son sein le fils de Pardaillan, sans un mot, sans un geste, franchit le seuil de la porte. Quand l'enfant a disparu, le cardinal Montalte se tourne vers Fausta dont la tete, deja pale, aureolee de la splendeur de ses longs cheveux, se detache sur la blancheur de l'oreiller, saisit la main de Fausta qui pend hors du lit, imprime un long baiser sur cette main deja froide et sanglote: --Fausta! Fausta! Est-il vrai que tu sois morte?... Et, soudain, le voila debout, l'oeil injecte, la dague au poing et, cette fois, il hurle: --Malheur a ceux qui me l'ont tuee!... Mais, alors, il se trouve face a face avec l'inquisiteur, et, comme un eclair, la notion de la realite lui revient. Alors, c'est a Espinosa qu'il s'adresse: --Monseigneur! monseigneur! pourquoi m'avez-vous conduit ici? Pourquoi?... Je devine... je sens... je vois que vous etes ici pour y faire un miracle... De grace, parlez, monseigneur!... dit-il suppliant. Alors Espinosa, de sa voix toujours calme, prononce: --Monsieur, le poison que la princesse Fausta a pris sous vos yeux lui a ete vendu par Magni, [1] le marchand d'herbes que vous connaissez... Ce Magni est un homme a moi... Il existe un contrepoison unique... Ce contrepoison, je l'ai sur moi... Le voici! En disant ces mots. Espinosa fouille dans sa bourse et en sort un minuscule flacon. [Note 1: Herboriste connu a Rome, vehementement soupconne d'avoir empoisonne Sixte-Quint, sur l'ordre de l'inquisition d'Espagne.] Une clameur de joie delirante jaillit des levres de Montalte. Il saisit les mains de l'inquisiteur, et d'une voix vibrante: --Ah! monseigneur, sauvez-la!... Sauvez-la et puis prenez ma vie... je vous la livre. --Monsieur le cardinal, votre vie nous est precieuse... Ce que j'ai a vous demander. Dieu merci, est de moindre importance. Montalte eut la sensation tres nette que l'inquisiteur allait lui proposer quelque effroyable marche duquel dependrait la mort de Fausta. Mais il regarda Espinosa bien en face et dit: --Tout, monseigneur! Demandez! Espinosa s'approcha jusqu'a le toucher, presque, et le dominant du regard: --Prenez garde, cardinal!... Prenez bien garde... Je sauve cette femme, puisque sa vie vous est precieuse au-dessus de tout... Mais, en echange, vous, vous m'appartenez... n'oubliez pas cela... --Je n'oublierai pas, monseigneur. Sauvez-la et je vous appartiens... Mais, pour Dieu, hatez-vous, ajoute-t-il en essuyant son front ou perle la sueur. --Je retiens votre engagement, dit Espinosa. Et designant Fausta, rigide: --Aidez-moi. Avec des gestes doux comme des caresses, Montalte prit la tete de Fausta dans ses mains tremblantes, et, frissonnant d'espoir, la souleva doucement pendant que Espinosa versait dans la bouche le contenu de son flacon. Au bout de quelques instants, une legere rougeur vint colorer les joues de Fausta. Enfin un souffle a peine perceptible s'echappe doucement des levres entrouvertes, et Montalte, qui sent sur son visage ce souffle leger, pousse lui-meme un profond soupir, comme s'il voulait aider au travail lent qui se fait dans cet organisme. Il pose sa main sur le sein et se redresse, les yeux etincelants: le coeur bat... tres faiblement, il est vrai, mais enfin il bat. Au meme instant, Fausta ouvre les yeux et les pose sur Montalte qui se penche sur elle. Presque aussitot elle les referme. Un souffle regulier souleve son sein. Alors Espinosa qui, impassible, a considere toute cette scene, dit: --Avant deux heures, la princesse Fausta aura retrouve toute sa conscience. --Vos ordres, monseigneur? --Monseigneur le cardinal, repond l'inquisiteur, je suis venu d'Espagne a Rome tout expres chercher un document portant la signature de Henri III de France, ainsi que son cachet. Ce document est enferme dans le petit meuble place dans la chambre de Sa Saintete. En l'absence du pape, nul ne peut penetrer dans sa chambre... Nul... hormis vous, Montalte!... Ce document, reprend-il apres une legere pause, ce document, il nous le faut. --C'est bien... Je vais le chercher, repond le cardinal. Et il sort aussitot d'un pas rude et violent. Demeure seul, Espinosa parait plonge un moment dans une profonde meditation. Puis il s'approche de Fausta, la touche legerement a l'epaule pour la reveiller, et dit: --Etes-vous assez forte, madame, pour m'entendre et me comprendre? Fausta ouvre les yeux, et les pose, graves et lucides, sur le visage de l'inquisiteur qui se contente de cette reponse muette et reprend: --Avant mon depart, je veux, madame, vous rassurer sur le sort de votre enfant... Il vit... Et votre servante Myrthis doit, a l'heure qu'il est, avoir quitte Rome. Toutefois, ne croyez pas que Sixte-Quint a laisse vivre cet enfant uniquement pour tenir le serment qu'il vous a fait... Si l'enfant vit, madame, c'est que Sixte sait que vous avez cache quelque part une somme de dix millions, que vous les avez legues a votre fils... Si Myrthis a pu quitter Rome sans encombre, c'est que Sixte sait que votre suivante connait l'endroit ou sont enfouis ces millions. Espinosa s'arrete un moment pour juger de l'effet produit par sa revelation. D'un signe, Fausta fait entendre qu'elle a compris. --C'est tout ce que je voulais vous dire, madame. Il s'incline gravement, avec une sorte de deference. Mais, avant de franchir la porte, il se retourne et ajoute: --Encore un mot, madame: le sire de Pardaillan a pu echapper a l'incendie du palais Riant... Pardaillan est vivant, madame!... Pardaillan... vivant! Et, cette fois, Espinosa sort tranquillement. III LA VIEILLESSE DE SIXTE-QUINT Une grande table de travail, deux fauteuils, un petit meuble, ca et la quelques escabeaux; une etroite couchette, un prie-Dieu, au-dessus, un magnifique Christ en or massif, seul luxe de ce retrait; une vaste cheminee ou petille un feu clair; un tapis, de lourds rideaux hermetiquement clos: c'etait la chambre de Sa Saintete Sixte-Quint. Use par le temps et le long effort, ce n'est plus le formidable athlete d'autrefois. Mais, a l'eclair qui parfois luit sous les sourcils, on devine encore l'infatigable lutteur. Sixte-Quint etait assis a sa table de travail, le dos tourne a la cheminee. Et le pape songeait: "A cette heure, Fausta a pris le poison. Elle est morte!... La suivante Myrthis a quitte le chateau Saint-Ange, emportant l'enfant de Fausta... le fils de Pardaillan!..." Le pape se leva, fit quelques pas, puis revint s'asseoir dans son fauteuil, qu'il tourna vers le feu; il reprit sa reverie: --Oui, les quelques jours que j'ai a vivre seront paisibles, car l'aventuriere n'est plus!... Il me reste, avant de mourir, a frapper Philippe d'Espagne... Le pape allongea la main vers le petit meuble et y prit un parchemin qu'il parcourut des yeux. "Funeste inspiration que j'ai eue d'arracher cette declaration a la pusillanimite de Henri III... inspiration plus funeste encore que j'ai eue de la garder si longtemps... Maintenant Philippe connait son existence, et le grand inquisiteur est venu ici me menacer de mort!... Moi!..." murmura-t-il. Sixte-Quint haussa les epaules: "Mourir!... ce n'est rien... Mais mourir sans avoir realise mon reve: Philippe chasse d'Italie!... L'Italie unifiee du nord au midi, l'Italie entiere soumise et asservie et la papaute maitresse du monde... Que faire?... Envoyer ce parchemin a Philippe?... Par quelqu'un qui n'arriverait jamais?... Peut-etre... L'aneantir?... Ce serait un coup terrible pour Philippe... Aussi bien j'ai jure a Espinosa qu'il a ete detruit... Oui... un geste et il devient la proie de cette flamme!..." Le pape se pencha et tendit vers le foyer le parchemin ouvert sur lequel s'etale un large sceau... le sceau de Henri III de France. Deja la flamme mordait les bords du parchemin. Un instant encore, et c'en etait fait des reves de Philippe d'Espagne. Brusquement Sixte-Quint mit le parchemin hors d'atteinte et, hochant la tete, repeta: "Que faire?..." A ce moment une main, d'un geste rude, saisit le parchemin. Sixte-Quint se retourna furieusement et se trouva en presence de son neveu, le cardinal Montalte. A l'instant, les deux hommes furent face a face. --Toi!... Toi!... Comment oses-tu!... Je vais... Et le pape allongea la main vers le marteau d'ebene pose sur la table pour appeler, jeter un ordre. D'un bond, Montalte se placa entre la table et lui et froidement: --Sur votre vie, Saint-Pere, ne bougez pas! --Hola! dit le vieux pape en se redressant de toute sa hauteur, oserais-tu porter la main sur le souverain pontife? --J'oserai tout... si je n'obtiens de vous la grace de Fausta. Le pape eut un mouvement de surprise, puis, songeant qu'elle etait morte, un sourire: --La grace de Fausta?... Soit! Le pape choisit un parchemin parmi les nombreux papiers ranges sur la table, et, tres posement, le remplit et le signa d'une main ferme. --Voici la grace, dit Sixte-Quint, grace pleine et entiere. Et, maintenant que tu as obtenu ce que tu voulais, rends-moi ce parchemin, et va-t'en... va-t'en... A toi, fils de ma soeur bien-aimee, je fais grace! --Saint-Pere, avant de vous rendre ce parchemin, un mot: si vous avez signe cette grace, c'est que vous croyez Fausta morte... Eh bien, vous vous trompez, mon oncle, Fausta n'est pas morte! Je l'ai sauvee en lui faisant prendre moi-meme le contrepoison qui l'a rappelee a la vie. Sixte-Quint resta un moment reveur, puis: --Eh bien, soit! Apres tout, que m'importe Fausta vivante?... Elle ne peut plus rien contre moi. Sa puissance religieuse est morte en meme temps que naissait son enfant... Mais toi, qu'esperes-tu donc d'elle?... As-tu fait ce reve insense que tu pourrais etre aime de Fausta?... Triple fou!... Sache donc, malheureux, que tu attendriras le marbre le plus dur avant que d'attendrir le coeur de Fausta. --Il n'y a pas deux Pardaillan au monde! ajouta-t-il gravement. Montalte ferma les yeux et palit. Plus d'une fois, en effet, il avait songe, en grincant, a ce Pardaillan inconnu qui avait ete aime de Fausta. Il avait senti une haine mortelle et tenace l'envahir. Des pensees de meurtre et de vengeance etaient venues le hanter. Et, d'une voix morne, il repondit: --Je n'espere rien. Je ne veux rien... si ce n'est sauver Fausta... Et, quant a ce parchemin, ajouta-t-il rudement, je vais le remettre a Fausta qui ira le porter, elle. a Philippe d'Espagne a qui il appartient... Et, pour plus de surete, j'accompagnerai la princesse. Sixte-Quint eut un geste de rage. La pensee de paraitre ceder a des menaces a peine deguisees lui etait insupportable. Bravant le poignard de Montalte, il allait appeler, lorsqu'il se souvint que ce parchemin, somme toute, il l'avait lui-meme retire de la flamme ou il hesitait a le jeter. Apres tout, qu'importait le messager: Fausta ou comparse, pourvu qu'il n arrivat pas a destination? Sa resolution fut prise. Il repondit: --Peut-etre as-tu raison. Et, puisque j'ai fait grace a toi et a elle, va!... Un quart d'heure plus tard, Montalte rejoignait Espinosa et lui disait: --Monsieur, j'ai le parchemin. --Donnez, monsieur, dit froidement l'inquisiteur. --Monseigneur, avec votre agrement, la princesse Fausta ira le porter a S. M. Philippe d'Espagne... C'est la, je crois, ce qui vous importe le plus. Espinosa fronca legerement les sourcils et: --Pourquoi la princesse Fausta? --Parce que je vois la un moyen de la preserver de tout nouveau danger. --Soit, monsieur le cardinal. L'essentiel, en effet est, comme vous le dites, que ce document parvienne a mon souverain le plus tot possible. --La princesse partira des que ses forces lui permettront d'entreprendre le voyage... Je puis vous assurer que le parchemin parviendra a destination, car j'aurai l'honneur de l'accompagner moi-meme. IV LE REVEIL DE FAUSTA Lorsque Fausta revint a elle, ce fut d'abord, dans son esprit, un prodigieux etonnement. Sa premiere pensee fut que Sixte-Quint n'avait pas permis qu'elle echappat a la hache du bourreau. Le cri de Montalte, clamant sa joie de la voir vivante, etait si vibrant de passion qu'elle voulut savoir quel etait l'homme qui l'aimait a ce point. Elle ouvrit les yeux et reconnut le neveu du pape. Elle les referma aussitot et pensa: "Celui-la a obtenu de Sixte qu'il me fit grace de la vie... Que m'est la vie a present que morte est mon oeuvre et que Pardaillan n'est plus!..." Cependant, elle ecouta et, alors, elle comprit qu'elle s'etait trompee. Non, Sixte-Quint n'avait pas fait grace. Montalte, seul, au prix de quelque infamie heroiquement consentie, avait accompli ce miracle de l'arracher a Sixte et a la mort. Aussitot elle entrevit tout le parti qu'elle pourrait tirer d'un pareil devouement. Mais a quoi bon!... Elle voulait mourir! Elle sentit qu'on la touchait a l'epaule... on lui parlait... Elle ouvrit les yeux et fixa Espinosa. Et, au fur et a mesure, son esprit refutait ses arguments. Son fils?... Oui! Sa pensee s'est deja portee vers l'innocente creature. Il vit... Il est libre... C'est la le point capital... Et, soudain, comme un coup de tonnerre, ces mots repetes dans son esprit eperdu: "Pardaillan vivant!" Deux mots evocateurs d'un passe d'enivrante passion et de luttes mortelles! Ce passe si proche, puisque quelques mois a peine la separaient du moment ou elle avait voulu faire perir Pardaillan, dans l'incendie du palais Riant!.... Ce Pardaillan si hai... et tant adore!... Pardaillan vivant!... Mais alors la mort, pour Fausta, ce serait la fuite devant l'ennemi! Et Fausta n'a jamais fui!... Non, elle ne veut plus mourir... Elle vivra pour reprendre le tragique duel interrompu et sortir enfin triomphante de ce supreme combat. C'est a ce moment que Montalte s'approcha d'elle. Pendant qu'il se courbait, elle l'etudiait d'un coup d'oeil prompt et sur, et, tout de suite, pour bien marquer, des le debut, la distance infranchissable qu'elle entendait etablir entre eux, cette femme etrange, qui semblait echapper a toutes les faiblesses, a toutes les fatigues, se redressa en une majestueuse attitude, et d'une voix qui ne tremblait pas: --Vous avez a me parler, cardinal? Je vous ecoute. En meme temps ses yeux noirs se posaient sur ceux de Montalte, etrangement dominateurs et pourtant graves et doux. Alors Montalte, d'une voix basse et tremblante, lui annonca qu'elle etait libre. --Sixte-Quint me fait donc grace? Montalte secoua la tete: --Le pape n'a pas fait grace, madame. Le pape a cede devant une volonte plus forte que la sienne. --La votre... n'est-ce pas? Montalte s'inclina. --Alors Sixte-Quint revoquera la grace qu'il a signee par contrainte. --Non, madame, car, en meme temps, j'ai obtenu de Sa Saintete un document qui sera votre egide. Le voici. Fausta prit le parchemin et lut: "Nous, Henri, par la grace de Dieu, roi de France, inspire de notre Seigneur Dieu, par la voix de Son Vicaire, notre Tres Saint Pere le Pape; en vue de maintenir et conserver en notre royaume la religion catholique, apostolique et romaine; attendu qu'il a plu au Seigneur, en expiation de nos peches, de nous priver d'un heritier direct; considerant Henri de Navarre incapable de regner sur le royaume de France, comme heretique et fauteur d'heresie; a tous nos bons et loyaux sujets: Sa Majeste Philippe II, roi d'Espagne, est seule apte a nous succeder au trone de France, comme epoux d'Elisabeth de France, notre soeur bien-aimee, decedee, mandons a tous nos sujets le reconnaitre comme notre successeur et unique heritier." --Madame, dit Montalte, lorsqu'il vit que Fausta avait termine sa lecture, la parole du roi ayant en France force de loi, cette proclamation jette dans le parti de Philippe les deux tiers de la France. De ce fait, Henri de Bearn, abandonne par tous les catholiques, voit ses esperances a jamais detruites. Son armee reduite a une poignee de huguenots, il n'a d'autre ressource que de regagner promptement son royaume de Navarre, trop heureux encore si Philippe consent a le lui laisser. Celui qui apportera ce parchemin a Philippe lui apportera donc en meme temps la couronne de France... Celui-la, madame, si c'est un esprit superieur comme le votre, peut traiter avec le roi d'Espagne et se reserver sa large part... Votre puissance est ruinee en Italie, votre existence y est en peril. Avec l'appui de Philippe, vous pouvez vous creer une souverainete qui, pour n'etre pas celle que vous avez revee, n'en sera pas moins de nature a satisfaire une vaste ambition... Ce parchemin, je vous le livre et je vous demande de consentir a le porter a Philippe... Aussitot la resolution de Fausta fut prise et, s'adressant au cardinal, elle dit: --Quand on s'appelle Peretti, on doit avoir assez d'ambition pour agir pour son propre compte... Pourquoi avez-vous impose ma grace a Sixte?... Pourquoi m'avez-vous empechee de mourir?... Pourquoi me faites-vous entrevoir ce nouvel avenir de splendeur? Je vais vous le dire: parce que vous m'aimez, cardinal. Montalte tomba sur les genoux, tendit les mains dans un geste d'imploration. --Taisez-vous, cardinal. Ne prononcez pas d'irreparables paroles... Mais, moi, je ne vous aimerai jamais. --Pourquoi? Pourquoi? begaya Montalte. --Parce que, dit-elle gravement, parce que j'aime, et que Fausta ne peut concevoir deux amours. Montalte se redressa, ecumant: --Vous aimez?... Vous aimez?... et vous me le dites?... --Oui, dit simplement Fausta. --Vous aimez!... Qui?... Pardaillan, n'est-ce pas?... Et Montalte, d'un geste de folie, tira sa dague. Fausta, immobile dans son lit, le regardait d'un oeil tres calme, et, d'une voix qui glaca Montalte, elle dit: --Vous l'avez dit: j'aime Pardaillan... Mais croyez-moi, cardinal Montalte, laissez votre dague... Si quelqu'un doit tuer Pardaillan, ce n'est pas vous, c'est moi... --Pourquoi? hurla Montalte. --Parce que je l'aime, repondit froidement Fausta. V LA DERNIERE PENSEE DE SIXTE-QUINT Apres le depart de son neveu, Sixte-Quint, assis devant sa table de travail, demeura longtemps songeur. Il fut tire de sa reverie par l'entree d'un secretaire qui vint, a voix basse, lui dire que le comte Hercule Sfondrato sollicitait avec instance la faveur d'une audience particuliere, ajoutant que le comte paraissait violemment emu. Le nom d'Hercule Sfondrato, brusquement jete dans sa meditation, fut comme un trait de lumiere pour le pape qui murmura: --Voila l'homme que je cherchais! Faites entrer le comte Sfondrato, ajouta-t-il a haute voix. Un instant apres, le grand juge, les traits bouleverses, entrait d'un pas rude, se campait devant le pape, et attendait dans une attitude de violence. --Eh bien, comte, dit Sixte-Quint en le fixant, qu'avez-vous a nous dire? Pour toute reponse, Sfondrato degrafait son pourpoint, ecartait la cotte de mailles et montrait sur sa poitrine la marque du coup de dague de Montalte. Le pape examina la plaie en connaisseur, et froidement: --Beau coup, par ma foi! et sans la chemise d'acier... --En effet, Saint-Pere, dit Sfondrato avec un sourire livide. Puis, reparant hativement le desordre de sa tenue, avec un haussement d'epaules dedaigneux, les dents serrees, d'un ton tranchant: --Le coup n'est rien... J'eusse peut-etre pardonne a celui qui l'a porte. Ce que je ne lui pardonnerai jamais, ce qui rend ma haine mortelle, c'est que tous deux, nous aimons la meme femme. --Fort bien, dit Sixte paisiblement. Mais pourquoi me dire cela a moi? --Parce que, Saint-Pere, celui-la touche de pres a Votre Saintete, parce que la femme que j'aime s'appelle Fausta et l'homme que je hais s'appelle Montalte! Le pape prit un parchemin sur la table et, d'une main calme, se mit a le remplir. Sfondrato, immobile, songeait: --Il va me faire jeter dans quelque cachot, mais, par l'enfer! celui qui osera toucher au grand juge... Sixte-Quint achevait de remplir le parchemin. --Voici pour panser votre coup de poignard, dit-il. Vous m'avez demande le duche de Ponte-Maggiore et Marciano. En voici le brevet... Stupefait, Sfondrato, d'un geste machinal, prit le parchemin et gronda: --Votre Saintete n'a donc pas entendu?... Celui que je veux tuer, c'est Montalte... votre neveu! celui que vous designez au conclave pour vous remplacer! --Que vous frappiez Montalte, c'est affaire entre lui et vous. Mais frappez-le dans ses entreprises, dans son amour en lui enlevant cette femme... cela vaudra mieux, croyez-moi, qu'un stupide coup de dague! --Oh! haleta Sfondrato, quel crime a donc commis Montalte pour que vous, son oncle, vous parliez ainsi? --Montalte, dit le pape avec un calme effrayant, Montalte n'est plus mon neveu, il est mon ennemi! il a arrache de mes mains l'arme qui peut aneantir la puissance de la papaute et, cette arme, Fausta, graciee par moi!... Fausta libre ira la porter a l'Espagnol maudit... --Fausta graciee! gronda Sfondrato aneanti. --Oui, dit Sixte, Fausta libre!... Fausta qui, dans quelques heures peut-etre, quittera Rome et s'en ira, escortee de Montalte, porter a l'Escurial le document qui donne a Philippe le trone de France. Voila l'oeuvre de Montalte, instrument docile aux mains du grand inquisiteur!... --Fausta libre! grinca Sfondrato, Fausta accompagnee de Montalte! Et, avec une resolution sauvage, posant sur la table le brevet de duc que le pape venait de lui conferer: --Tenez, Saint-Pere, reprenez ce brevet, otez-moi les fonctions de grand juge, et, en echange, nommez-moi chef de votre police. Avant une heure, je vous rapporte ce document, cette arme redoutable... L'echafaud est pret, le bourreau attend. Eh bien, j'en mourrai de douleur peut-etre, mais cette femme appartient au bourreau et sa tete tombera!... Montalte, je le saisis, je le condamne comme rebelle et sacrilege; quant au grand inquisiteur, un coup de dague vous en delivre... Un mot, Saint-Pere, un ordre! --Oui, dit le pape d'une voix sombre. Et avant trois jours, j'aurai, moi, cesse de vivre! Et comme Sfondrato le considerait avec stupeur: --Croyez-vous donc que Montalte, Fausta, le grand inquisiteur lui-meme pesent d'un grand poids dans la main de Sixte-Quint?... Par le sang du Christ, je n'aurais qu'a fermer cette main, pour les broyer! Mais, au-dessus du grand inquisiteur, il y a l'Inquisition!... Et l'Inquisition me tient!... Si j'essaie de reprendre ce document, l'Inquisition m'assassine... Et je ne veux pas mourir encore... J'ai besoin de deux ou trois annees d'existence pour assurer le triomphe de la papaute!... Le nouveau duc de Ponte-Maggiore avait ecoute avec attention. Quand le pape eut termine: --Eh bien, soit, Saint-Pere, qu'ils partent... Mais, quand ils seront hors de vos Etats, moi, je les rejoins, et Je vous jure que, de ce moment, leur voyage est termine. --Oui! Mais on sait que vous m'appartenez... et alors... Et puis, duc, etes-vous sur de vous? --Dix Montalte! Cent Montalte! Je ne les crains pas, gronda le duc. --Et le grand inquisiteur? --Un ordre... il meurt! --Et Fausta? Oui! Fausta, malheureux! elle vous tuera! Et, sur un geste du duc: --Non, non, reprit Sixte avec autorite, apres moi, je ne connais qu'un seul homme au monde capable de tenir tete a Fausta... et de la vaincre... Et, cet homme, c'est le chevalier de Pardaillan! Le duc tressaillit, rougit et palit tour a tour. Mais, surmontant son emotion, il demanda: --Vous croyez, Saint-Pere, que celui-la reussira la ou je serais brise, moi? --Je l'ai vu mener a bien des entreprises autrement redoutables. Oui, si Pardaillan voulait... si quelqu'un avait assez d'intelligence a la tete, assez de haine au coeur pour aller trouver cet homme, et le decider... oui, ce serait le seul moyen d'arreter Fausta et Montalte en leur voyage! --Eh bien, j'aurai cette intelligence et cette haine, moi! Je consens a m'effacer. Et, puisqu'il y a au monde un dogue de taille a les broyer d'un coup de machoire, je vais le chercher, je vous l'amene, et vous le lachez sur eux, tonna Ponte-Maggiore.--Quitte a lui briser les crocs apres, s'il est necessaire... ajouta-t-il en lui-meme. --Lachez! Lachez... C'est bientot dit!... Sachez, duc, que Pardaillan n'est pas un homme qu'on peut lacher sur qui on veut et comme on veut... --Saint-Pere, est-ce d'un homme que vous parlez ainsi? --Duc, dit gravement le pape, Pardaillan est peut-etre le seul homme qui ait force l'admiration de Sixte-Quint... Puisque vous le voulez, allez, duc, essayez de decider Pardaillan. --Ou le trouverai-je? --Au camp du Bearnais. Vous allez vous rendre aupres de Henri de Navarre. Vous lui ferez connaitre la teneur exacte du document que Fausta porte a Philippe. Votre mission se borne a cela. Le reste vous regarde... c'est a vous de trouver Pardaillan. Et, quand vous l'aurez trouve, vous lui direz simplement ceci: --Fausta est vivante! Fausta porte a Philippe un document qui lui livre la couronne de France... --Quand faut-il partir? --A l'instant. VI LE CHEVALIER DE PARDAILLAN Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore, sortit de Rome et se lanca au galop sur la route de France. Les passions grondaient dans son coeur. A une demi-lieue de la Ville Eternelle, il s'arreta court et, longtemps, sombre, muet, le visage convulse, il contempla la lointaine silhouette du chateau Saint-Ange. Son poing se tendit et il murmura: --Montalte, Montalte, prends garde, car, a partir de ce moment, je suis pour toi l'ennemi que rien ne desarmera... Ponte-Maggiore traversa la France, ayant creve plusieurs chevaux, et ne s'arretant, parfois, que lorsque la fatigue le terrassait. A quelques lieues de Paris, il rejoint un gentilhomme qui s'en allait, lui aussi, vers la capitale, et Ponte-Maggiore aborda cet inconnu en lui demandant si on savait vers quel point de l'Ile-de-France le Bearnais se trouvait alors. --Monsieur, repondit le cavalier inconnu, S. M. le roi a pris ses logements dans le village de Montmartre, a l'abbaye des Benedictines de Mme Claudine de Beauvilliers. Ponte-Maggiore considera plus attentivement l'etranger qui parlait avec cette sorte d'irreverence moqueuse et il vit un homme d'une quarantaine d'annees, au visage fin, au profil de medaille, vetu sans aucune recherche, mais avec cette elegance qui tenait a sa maniere de porter le pourpoint et le manteau. --Si vous le desirez, monsieur l'inconnu, je vous conduirai jusqu'au roi, qui m'a donne rendez-vous pour ce soir. Ponte-Maggiore, etonne, jeta un regard presque dedaigneux sur le costume simple et sans aucun ornement. --Oh! continua l'inconnu en souriant, vous serez bien plus etonne quand vous verrez le roi qui porte un costume si rape que vraiment vous lui ferez honte, vous, avec toutes vos broderies reluisantes, avec la plume mirifique de votre chapeau, avec vos eperons d'or, avec... --Assez, monsieur, interrompit Ponte-Maggiore, ne m'accablez pas, ou je vous montrerai que, si je porte de l'argent a mon pourpoint et de l'or aux talons de mes bottes, je porte aussi de l'acier dans ce fourreau. --Vraiment, monsieur? Eh bien, je ne vous accablerai donc pas et me bornerai a vous tirer mon chapeau, car il serait malseant qu'un illustre cavalier, venu en droite ligne du fond de l'Italie... --Comment savez-vous cela? interrompit furieusement Ponte-Maggiore. --Eh! monsieur, si vous ne vouliez pas qu'on le sache, vous auriez bien du laisser votre accent de l'autre cote des monts. En disant ces mots, le gentilhomme salua d'un geste gracieux et reprit paisiblement son chemin. Ponte-Maggiore porta la main a la poignee de sa dague. Mais, considerant la silhouette vigoureuse de l'inconnu, il se calma. --Eh! monsieur, fit-il, ne vous fachez pas, je vous prie, et permettez-moi d'accepter l'offre bienveillante que vous m'avez faite tout a l'heure. --En ce cas, monsieur, suivez-moi, dit l'inconnu du bout des levres. Les deux cavaliers allongerent le trot, et, vers le soir, au moment ou le soleil allait se coucher, ils se trouverent sur les hauteurs de Chaillot. Le gentilhomme francais s'arreta, etendit le bras et prononca: --Paris!... Tandis que Ponte-Maggiore considerait le spectacle de la grande ville assiegee, son compagnon semblait rever a des choses lointaines. Sans doute le lieu meme ou il se trouvait lui rappelait quelque episode heroique ou charmant de sa vie. --Eh bien, monsieur, dit Ponte-Maggiore, je suis a vous. L'inconnu tressaillit, parut revenir du pays des songes et murmura: --Allons... Ils descendirent vers Paris en obliquant du cote de Montmartre. Sur les remparts, quelques lansquenets indifferents. Quantite de pretres et de moines, la robe retroussee, le capuchon renverse; quelques-uns avaient la salade en tete, quelques autres portaient des cuirasses; tous etaient armes de piques, de hallebardes, de dagues, de vieux mousquets, ou tout uniquement de solides gourdins. Tous avaient le crucifix a la main ou pendu a la ceinture. Autour des religieux, une foule de miserables, deguenilles, se trainaient peniblement et revenaient sans cesse, avec l'obstination du desespoir, occuper les creneaux d'ou ils criaient, avec des voix lamentables: --Du pain!... du pain!... --Il parait, dit Ponte-Maggiore en ricanant, que les Parisiens accepteraient volontiers une invitation a diner. --C'est vrai, murmura l'inconnu, ils ont faim. Pauvres diables!... --Vous les plaignez? dit Ponte-Maggiore. --Monsieur, dit l'inconnu, j'ai toujours plaint les gens qui ont faim et soif. --C'est ce qui ne m'est jamais arrive, fit dedaigneusement Ponte-Maggiore. L'inconnu le parcourut du haut en bas d'un etrange regard, et, avec un sourire, repondit: --Cela se voit. Si simple que fut cette reponse, elle sonna comme une insulte, et Ponte-Maggiore palit. Sans doute, il allait cette fois repondre par une provocation, lorsqu'au loin s'eleva une clameur: --Le roi!... le roi!... Vive le roi!... Comme par enchantement, une foule hurlante et delirante envahit les parapets en criant: --Sire!... sire!... Du pain!... --Me voici, mes amis! criait Henri IV. Eh! Ventre-saint-gris! pourquoi diable ne m'ouvrez-vous pas vos portes? Alors, l'inconnu et Ponte-Maggiore virent une de ces choses emouvantes que l'histoire enregistre. Henri IV venait de mettre pied a terre. Les deux ou trois cents cavaliers qui l'entouraient l'imiterent et alors, on vit toute une theorie de mulets charges de pain. Henri IV, le premier, prit un de ces pains, le fixa au bout d'une immense perche et le tendit aux affames des remparts. En un clin d'oeil, le pain fut partage. En meme temps, les cavaliers de l'escorte suivaient l'exemple du roi. De tous cotes, par des moyens divers, on faisait passer aux assieges quantite de pains accueillis avec transport, et les cris de joie, les benedictions eclataient sur les remparts. --Bravo, sire! cria l'inconnu. Henri se tourna vers celui qui manifestait si hautement son approbation, et, avec un bon sourire: --Ah! enfin!... Voici donc M. de Pardaillan! --Pardaillan! gronda Ponte-Maggiore... --Monsieur de Pardaillan, continuait Henri IV. je suis bien heureux de vous voir. --Votre Majeste sait que je lui suis tout acquis. Henri IV posa un moment son oeil ruse sur la physionomie souriante du chevalier et dit: --A cheval, messieurs, nous rentrons au village de Montmartre. Monsieur de Pardaillan, veuillez vous placer pres de moi. --Monsieur, dit Pardaillan a Ponte-Maggiore, s'il vous plait de dire votre nom, j'aurai l'honneur, en arrivant a Montmartre, de vous presenter a Sa Majeste, selon ma promesse... --Vous voudrez donc bien presenter Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore et Marciano, ambassadeur de S. S. Sixte-Quint aupres de S. M. le roi Henri! Un leger tressaillement agita Pardaillan. Mais son naturel insoucieux et narquois reprenait le dessus: --Peste, je ne m'attendais pas a un tel honneur! Lorsque le roi s'eloigna, a la tete de son escorte, une immense acclamation partit du haut des remparts. Se tournant vers Pardaillan qui chevauchait a son cote, Henri IV dit avec un soupir: --Quel dommage que de si braves gens s'entetent a ne pas m'ouvrir leurs portes! --Eh! sire, dit le chevalier en haussant les epaules, ces portes tomberont d'elles-memes quand vous le voudrez. --Comment cela, monsieur? --J'ai deja eu l'honneur de le dire a Votre Majeste: Paris vaut bien une messe! --Nous verrons... plus tard, dit Henri IV avec un fin sourire. Bientot, l'escorte s'arretait devant l'abbaye ou le roi penetra, suivi de Pardaillan, de Ponte-Maggiore, et de quelques gentilshommes. Le roi ayant mis pied a terre, Pardaillan qui, sans doute, l'avait avise de la venue d'un envoye du pape, presenta le duc. --Monsieur, dit le roi, veuillez nous suivre. Monsieur de Pardaillan, quand vous aurez recu la communication que monsieur le duc est charge de vous faire, n'oubliez pas que nous vous attendons. --He! Sancy, avez-vous enfin trouve un acquereur pour notre merveilleux diamant, et nous apportez-vous quelque argent pour garnir nos coffres vides? --Sire, j'ai en effet trouve, non pas un acquereur, mais un preteur qui, sur la garantie de ce diamant, a consenti a m'avancer quelques milliers de pistoles que j'apporte a mon roi. --Merci, mon brave Sancy. Et, avec une pointe d'emotion: --Je ne sais quand, ni si jamais je pourrai vous les rendre, mais ventre-saint-gris! argent n'est pas pature pour des gentilshommes comme vous et moi! Et, a Ponte-Maggiore stupefait: --Venez, monsieur. Quand il fut dans la salle qui lui servait de cabinet et ou travaillaient encore deux de ses secretaires, Ruse de Beaulieu et Forget de Fresne: --Parlez, monsieur. --Sire, dit Ponte-Maggiore en s'inclinant, je suis charge par Sa Saintete de remettre a Votre Majeste cette copie d'un document qui l'interesse au plus haut point. Henri IV lut avec la plus extreme attention la copie de la proclamation de Henri III que l'on connait. Quand il eut termine, impassible: --Et l'original, monsieur? --Je suis charge de dire a Votre Majeste que l'original se trouve entre les mains de Mme la princesse Fausta, laquelle, accompagnee de S. E. le cardinal Montalte, doit etre, a l'heure presente, en route vers l'Espagne pour la remettre aux mains de Sa Majeste Catholique. Le souverain pontife a cru devoir donner a Votre Majeste ce temoignage de son amitie en l'avertissant. Quant au reste, le Saint-Pere connait trop bien la vaste intelligence de Votre Majeste pour n'etre pas assure que vous saurez prendre telles mesures que vous jugerez utiles. Henri IV inclina la tete en signe d'adhesion. Puis, apres un leger silence, en fixant Ponte-Maggiore: --Le cardinal Montalte n'est-il pas parent de Sa Saintete? Alors? --Le cardinal Montalte est en etat de rebellion ouverte contre le Saint-Pere! dit rudement Ponte-Maggiore. Et, s'adressant a un des deux secretaires, le roi dit: --Ruse, conduisez M. le duc aupres de M. le chevalier de Pardaillan, et faites en sorte qu'ils se puissent entretenir librement. Puis, quand ils auront termine, vous m'amenerez M. de Pardaillan. Allez, monsieur l'ambassadeur, et n'oubliez pas qu'il m'est agreable de vous revoir avant votre depart, ajouta-t-il avec un gracieux sourire. Quelques instants apres, Ponte-Maggiore se trouvait en tete-a-tete avec le chevalier de Pardaillan, assez intrigue au fond, mais dissimulant sa curiosite sous un masque d'ironie et d'insouciance. --Monsieur, dit le chevalier d'un ton tres naturel, vous plairait-il de me dire ce qui me vaut l'honneur de recevoir un personnage illustre tel que M. le duc de Ponte-Maggiore et Marciano? --Monsieur, Sa Saintete m'a charge de vous faire savoir que la princesse Fausta est vivante... et libre. Le chevalier eut un imperceptible tressaillement, et tout aussitot: --Tiens! tiens! Mme Fausta est vivante!... Eh bien, mais... en quoi cette nouvelle peut-elle m'interesser? --Vous dites, dit Ponte-Maggiore abasourdi. --Je dis: qu'est-ce que cela peut me faire que Mme Fausta soit vivante? repeta le chevalier, d'un air si ingenument etonne que Ponte-Maggiore murmura: "Oh! mais!... il ne l'aime pas?... Mais, alors, ceci change bien des choses!" Pardaillan reprit: --Ou se trouve la princesse Fausta, en ce moment? --La princesse est en route pour l'Espagne. --L'Espagne! songea Pardaillan, le pays de l'Inquisition!... Le genie tenebreux de Fausta devait se tourner vers cette sombre institution de despotisme... --La princesse porte a Sa Majeste Catholique un document qui doit assurer le trone de France a Philippe d'Espagne. --Le trone de France?... Peste! monsieur. Et qu'est-ce donc, je vous prie, que ce document qui livre ainsi tout un pays? --Une declaration du feu Henri troisieme, reconnaissant Philippe II pour unique heritier. --Est-ce tout ce que vous aviez a me dire de la part de Sa Saintete? --C'est tout, monsieur. --En ce cas, veuillez m'excuser, monsieur. S. M. le roi Henri m'attend. Veuillez transmettre a Sa Saintete l'expression de ma reconnaissance pour le precieux avis qu'elle a bien voulu me faire passer. Henri IV avait accueilli la communication de Ponte-Maggiore avec une impassibilite toute royale, mais, en realite, le coup etait terrible et, a l'instant, il avait entrevu les consequences funestes qu'il pouvait avoir pour lui. Il avait aussitot convoque en conseil secret ceux de ses fideles qu'il avait sous la main, et, lorsque le chevalier fut introduit, il trouva aupres du roi Rosny du Bartas, Sancy et Agrippa d'Aubigne. Des que le chevalier eut pris place, le roi, qui n'attendait que lui, fit un resume de son entretien avec Ponte-Maggiore. Pardaillan, qui savait a quoi s'en tenir, n'avait pas bronche. Mais, chez les quatre conseillers, ce fut un moment de stupeur indicible aussitot suivi de cette explosion: --Il faut detruire le parchemin!... Seul, Pardaillan ne dit rien. Alors, le roi, qui ne le quittait pas des yeux: --Et vous, monsieur de Pardaillan, que dites-vous? --Je dis comme ces messieurs, sire: il faut le reprendre, ou c'en est fait de vos esperances, dit froidement le chevalier. Le roi approuva d'un signe de tete, et, fixant le chevalier comme s'il eut voulu lui suggerer la reponse qu'il souhaitait, il murmura: --Quel sera l'homme assez fort, assez audacieux, assez subtil, pour mener a bien une telle entreprise? D'un commun accord, comme s'ils se fussent donne le mot, Rosny, Sancy, du Bartas, d'Aubigne, se tournerent vers Pardaillan. Et cet hommage muet fut si spontane, si sincere que le chevalier se sentit doucement emu. --Je serai donc celui-la, dit-il avec simplicite. --Vous consentez donc? Ah! chevalier, s'ecria le Bearnais, si jamais je suis roi... roi de France... je vous devrai ma couronne! --Eh! sire, vous ne me devrez rien... Le roi reflechit un instant, et: --Pour faciliter autant que possible l'execution de cette mission forcement occulte, mais qui doit aboutir coute que coute, il est necessaire que vous soyez couvert par une autre mission, officielle, celle-la. En consequence, vous irez trouver le roi Philippe d'Espagne, et vous le mettrez en demeure de retirer les troupes qu'il entretient dans Paris. Et, se tournant vers son secretaire: --Ruse, preparez des lettres accreditant M. le chevalier de Pardaillan comme notre ambassadeur extraordinaire aupres de S. M. Philippe d'Espagne. Preparez, en outre, des pleins pouvoirs pour M. l'ambassadeur. Combien d'hommes desirez-vous que je mette a votre disposition? demanda-t-il alors a Pardaillan. --Des hommes?... Pour quoi faire, sire?... fit Pardaillan, avec son air naivement etonne. --Comment, pour quoi faire?... s'ecria le roi stupefait. Vous ne pretendez pourtant pas entreprendre cette affaire-la seul? --Ma foi, sire, repondit le chevalier avec un flegme imperturbable, je ne pretends rien!... Mais il est de fait que, si je dois reussir dans cette affaire, c'est seul que je reussirai... C'est donc seul que je l'entreprendrai, ajouta-t-il froidement, en fixant sur le roi un oeil etincelant. --Ventre-saint-gris! s'ecria le roi suffoque. Puis, considerant Pardaillan un moment avec une admiration qu'il ne chercha pas a cacher, il lui demanda, tres calme: --Quand comptez-vous partir? --A l'instant, sire. --Ouf!... Voila un homme, au moins!... Touchez la, monsieur. Pardaillan serra la main du roi et sortit aussitot, suivi de pres par Sancy. Au moment ou le chevalier se disposait a monter a cheval, Sancy lui remit ses lettres de creance et son pouvoir, et: --Monsieur de Pardaillan, dit-il. Sa Majeste m'a charge de vous remettre ces mille pistoles pour vos frais de route. Pardaillan prit le sac rebondi avec une satisfaction visible, et, toujours gouailleur: --Vous avez bien dit mille pistoles, monsieur de Sancy? Et, tout en disant ces mots, il enfouissait soigneusement le sac au fond de son portemanteau. Lorsque cette operation importante fut terminee, il sauta en selle, et, en serrant la main de Sancy: --Dites au roi qu'il se montre, a l'avenir, plus menager de ses pistoles... Sans quoi, mon pauvre monsieur de Sancy, vous en serez reduit a engager jusqu'aux aiguillettes de votre pourpoint. Et il rendit la main, laissant de Sancy ebahi, ne sachant ce qu'il devait le plus admirer: ou son audace intrepide, ou sa folle insouciance. VII BUSSI-LECLERC Vers le moment ou le roi attendait le chevalier de Pardaillan, l'abbesse Claudine de Beauvilliers entra dans une cellule voisine du cabinet du Bearnais. L'abbesse s'en fut droit a la muraille, deplaca un petit guichet dissimule dans la tapisserie, et par cette etroite ouverture, ecouta, sans en perdre un mot, tout ce qui se dit dans le cabinet. Lorsque Pardaillan sortit du cabinet du roi, Claudine de Beauvilliers referma le guichet et sortit a son tour. L'instant d'apres, elle etait en tete-a-tete avec le roi, qui, remarquant l'expression serieuse de sa physionomie habituellement enjouee, s'ecria galamment: --He la! ma douce maitresse, d'ou vient ce nuage qui assombrit votre beaute? --Helas! sire, les temps sont durs! et les soucis de notre charge ecrasent nos faibles epaules. Ayant ainsi aiguille la conversation dans le sens ou elle le voulait, Claudine se lanca dans un long expose des devoirs de sa charge d'abbesse et des embarras financiers dans lesquels elle se debattait. --Cent mille livres, sire! Avec cette somme, je sauve votre maison de la ruine. Me les refuserez-vous? L'humeur galante du Bearnais se refroidit considerablement a l'enonce de cette somme plus que rondelette. Et, comme Claudine insistait: --Helas! ma vie, ou voulez-vous que je prenne cette somme enorme?... Ah! si les Parisiens m'ouvraient enfin leurs portes!... si j'etais roi de France!... --S'il ne s'agit que d'attendre, sire, peut-etre pourrai-je m'arranger!... Si au moins vous me faisiez la promesse d'une abbaye plus importante... celle de Fontevrault, par exemple... --He! mon coeur, vous n'y pensez pas! L'abbaye de Fontevrault est la premiere du royaume. Il faut etre de sang royal pour pretendre a la diriger. Tant et si bien que Claudine de Beauvilliers quitta son royal amant, n'ayant obtenu que des promesses tres vagues. Aussi, en rentrant dans ses appartements, elle murmurait: --Puisque Henri ne veut rien faire pour moi, je vais donc me tourner du cote de Fausta, qui, elle, au moins, sait reconnaitre les services qu'on lui rend. L'abbesse reflechit longtemps, ensuite elle fit appeler une soeur converse, a qui elle donna des instructions minutieuses, et la congedia par ces mots: --Allez, soeur Mariange, et faites vite. Une heure n'etait pas ecoulee encore, que soeur Mariange introduisait aupres de l'abbesse un cavalier soigneusement enveloppe dans un vaste manteau. --Monsieur Bussi-Leclerc, dit Claudine, veuillez vous asseoir... Vous etes ici en surete. Bussi-Leclerc s'inclina et, sur un ton farouche: --Madame, pour amener dans ce logis Bussi-Leclerc proscrit, il a suffi de prononcer devant lui un nom... --Pardaillan... --Oui, madame. Pour rejoindre cet homme, Bussi-Leclerc passerait au travers des armees reunies du Bearnais et de Mayenne... --Bien, monsieur, dit Claudine avec un sourire. M. de Pardaillan vient de partir avec l'intention d'entraver les projets d'une personne que j'aime... Il faut que cette personne soit avisee du danger qu'elle court, et, connaissant votre haine contre M. de Pardaillan, je vous ai fait appeler. Voulez-vous vous defaire de celui que vous haissez et vous assurer en meme temps un puissant protecteur? --Le nom de ce puissant protecteur? dit Bussi, qui reflechissait. --Fausta! --Fausta!... Elle n'est donc pas morte? --Elle est vivante et bien vivante, Dieu merci! --Mais... excusez-moi, madame... quel interet avez-vous, vous, a aviser Fausta du danger qu'elle court? --Monsieur, de la reussite des projets de la princesse depend l'avenir de l'abbaye... Celle que j'ai si longtemps appelee ma souveraine saura reconnaitre royalement le service que je lui aurai rendu... --Bon! gronda Bussi, voila une raison que je comprends!... Il s'agit donc, madame, d'aviser Fausta que le sire de Pardaillan est a ses trousses et la veut contrecarrer un peu dans ses entreprises... Mais quels sont, au juste, ces projets? --Placer la couronne de France sur la tete de Philippe d'Espagne. Bussi-Leclerc bondit, et, stupefait: --Et vous voulez aider Fausta dans cette entreprise, vous... vous? Claudine comprit le sens de ces paroles. Elle n'en parut pas autrement choquee. --Monsieur, j'ai sonde les intentions du roi Henri. S'il devient roi de France, l'abbaye de Montmartre et son abbesse n'en seront pas plus riches. Alors... --Parfait! madame, c'est encore une raison que je comprends admirablement. J'accepte donc d'etre votre messager. Veuillez, maintenant, me mettre au courant. --En peu de mots, monsieur, voici: il s'agit d'une declaration de Henri III, reconnaissant Philippe comme son seul heritier... Cette declaration, la princesse la porte au roi d'Espagne, M. de Pardaillan doit s'en emparer pour le compte de Henri de Navarre, et, vous, vous devez avertir Fausta, l'aider et la defendre... Et ceci me fait penser qu'il serait peut-etre utile que... vous fussiez seconde par quelques bonnes epees. --J'y pensais aussi, madame, dit Bussi en souriant. Je vais donc partir et tacherai de recruter quelques solides compagnons. Que devrai-je dire a la princesse de votre part? --Simplement que c'est moi qui vous ai envoye a elle et que je suis toujours son humble servante. --Madame, je vous dis adieu, dit Bussi en s'inclinant. Au point du jour, il trottait sur la route d'Orleans et, tout en trottant, songeait: "Bussi, vous avez ete un des piliers de la Ligue... un des plus fermes soutiens des ducs de Guise et de Mayenne... un des chefs les plus actifs et les plus influents du conseil de l'Union... gouverneur de la Bastille ou vous avez su amasser une fortune honorable... Vous avez ete en correspondance directe avec les principaux ministres de Philippe et un des premiers a accueillir et soutenir les pretentions de ce souverain au trone de France... Pour tout dire, vous avez ete un personnage avec lequel il fallait compter. Et maintenant? Que suis-je maintenant? La deconvenue s'est appesantie sur le pauvre Leclerc! Il a fallu rendre le gouvernement de la Bastille, quitter precipitamment Paris, se cacher, se terrer, tete et ventre! moi, Bussi! Avec la perspective d'etre pendu si je tombe aux mains de Mayenne, ecartele si je suis pris par le Bearnais! "Donc, l'effondrement de ma situation politique est complet... Il est vrai que j'ai la consolation d'avoir sauve une partie de ma fortune que j'avais eu la prevoyante idee de mettre a l'abri. Et voila que, au moment precis ou tout croule sous moi, au moment ou je n'ai plus d'autre solution que de me retirer a l'etranger et d'y vivre obscur et oublie, a ce moment survient cette brave, cette excellente, cette digne abbesse qui me remet le pied a l'etrier, qui me donne le moyen de me refaire une situation magnifique aupres de Philippe, car je n'aurai pas la naivete de m'attacher a Fausta, non, par l'enfer! Et, par surcroit, cette sainte abbesse me donne le moyen de me venger du sire de Pardaillan!... Tous les bonheurs a la fois, et, du coup, ma fortune est assuree, si je ne suis pas un niais..." VIII TROIS ANCIENNES CONNAISSANCES L'auberge solitaire dressait son perron delabre au bord de la route defoncee. L'aspect de ce logis, perdu au fond de la campagne, etait si engageant que le voyageur aise doublait le pas en passant devant lui. Ils etaient trois compagnons, surgis d'on ne sait ou. Jeunes tous les trois--l'aine paraissait avoir vingt-cinq ans a peine--mais dans quel etat! Depenailles, fripes, rapes. Et, cependant, il y avait comme une sorte d'elegance native dans la maniere de porter le manteau, et ils gardaient une allure degagee, une aisance de manieres qui n'etaient pas celles de malandrins vulgaires. Ils s'arretaient, hesitants, devant le perron. --Quel coupe-gorge! murmura le plus jeune. --Toujours delicat, ce Montsery! dit le plus age. --Ma foi! dit le troisieme, nous sommes extenues de fatigue, nos estomacs crient famine, ne faisons pas les fines bouches--nos ressources d'ailleurs ne nous le permettent pas--entrons! Passez, Chalabre! Les trois marches branlantes du perron franchies, ils se trouverent dans une vaste salle deserte. --Du feu! cria Montsery en montrant l'immense cheminee au fond de laquelle quelques tisons achevaient de se consumer. Voyez, Sainte-Maline! Et, saisissant une poignee de sarments secs, poses a terre, il la jeta dans l'atre, et, bientot, une flamme claire s'eleva en ronflant. --Hola! he! l'hote! appela Chalabre en frappant la table du pommeau de sa rapiere. Sans se presser, l'hote apparut. C'etait un colosse qui les toisa d'un coup d'oeil exerce et qui, sans empressement, sans amenite, grogna: --Que voulez-vous? --A boire!... a boire et a manger. L'hote tendit une patte large et velue. --On paie d'avance... --Maroufle! s'ecria Montsery. En meme temps, son poing se detendit et s'abattit sur la face du colosse, qui roula sur le sol. Il se releva aussitot d'ailleurs, et, dompte, sortit, l'echine basse, apres avoir murmure: --Je vais vous servir, messeigneurs! L'instant d'apres, il posait sur la table trois gobelets, un broc, un pain et un pate. Les trois contemplerent silencieusement la maigre pitance, puis se regarderent tristement. --Enfin! soupira Sainte-Maline, les beaux jours reviendront peut-etre... Melancoliques et resignes, ils attaquerent les provisions trop maigres pour leurs estomacs affames. --Ah! soupira Montsery, ou est le temps ou, loges et nourris au Louvre, nous faisions nos quatre repas par jour, comme tout bon chretien qui se respecte! --C'etait le bon temps! dit Chalabre. Nous etions gentilshommes de Sa Majeste. --Et notre service?... Toujours aupres du roi, charges de veiller sur sa personne... --Enfin, mort diable! ce jour-la, le jour ou nous avons occis Guise, nous avons sauve la royaute. --Notre fortune etait assuree du coup. --Oui, mais le coup de poignard du moine, en frappant le roi a mort, aneantit en meme temps toutes nos esperances, murmura Sainte-Maline reveur. Le roi mort, on nous fit bien voir que nous n'existions que pour lui. --De tous cotes, on nous tournait le dos, grinca Montsery. --J'enrage, quand je pense que le temps des franches lippees n'est plus et ne reviendra peut-etre jamais! --Si seulement nous avions la bonne aubaine de rencontrer quelque voyageur isole qui consentirait a nous venir en aide, de bon gre... ou de force... A ce moment, sur la route, au loin, le galop d'un cheval se fit entendre. Les trois compagnons se regarderent sans prononcer une parole. Enfin, Sainte-Maline prit son manteau, tira la dague et l'epee hors des fourreaux et se dirigea vers la porte qu'il franchit. --Allons! dit resolument Chalabre. Sainte-Maline en tete, Montsery fermant la marche, les anciens "ordinaires" de Henri III se defilerent sous les grands peupliers qui bordaient la route. Le voyageur avancait au trot cadence de son cheval, sans soupconner le danger qui le menacait, et meme, quand les trois spadassins, le jugeant assez pres, occuperent la chaussee, il mit son cheval au pas. Quand il ne fut plus qu'a quelques pas, dissimulant les armes sous les manteaux, les trois s'arreterent, et Sainte-Maline, mettant le chapeau a la main, dit tres poliment du reste: --Halte! monsieur, s'il vous plait! Le voyageur s'arreta docilement. Les trois essayerent de le devisager, mais le voyageur avait le visage enfoui dans les plis de son manteau. Neanmoins, Sainte-Maline prit la parole: --Monsieur, je vois a votre equipage que vous etes un gentilhomme fortune. Mes amis et moi sommes gentilshommes de haute naissance et n'ignorons rien des egards qu'on se doit entre gens de qualite. Ici, legere pause. Coup d'oeil scrutateur sur le voyageur pour juger de l'effet produit. Impassibilite et immobilite de celui-ci. Savante reverence de Sainte-Maline et reprise de la harangue: --Sans doute, monsieur, vous ignorez que les chemins sont sillonnes par des bandes armees qui maltraitent et pillent ceux qui ne sont pas, et meme ceux qui sont de leur parti. Vous ignorez cela, monsieur, sans quoi vous n'auriez pas commis l'imprudence de voyager seul, avec, pendu a l'arcon, un portemanteau d'apparence aussi respectable que celui que je vois la. Nouvelle pause, et peroraison: --Croyez-moi, monsieur, le meilleur moyen d'eviter toute mauvaise rencontre est d'aller en tres modeste equipage... De cette facon, on n'excite pas la convoitise des mauvais routiers et on ne les expose pas a la tentation de vous casser la tete afin de vous depouiller. Or, monsieur, c'est ce qui vous arriverait inevitablement si votre bonne etoile ne nous avait places sur votre route a point nomme... En consequence, par pure bonte d'ame, si vous voulez nous faire l'honneur de nous confier votre bourse, mes amis et moi accepterons volontiers de la dissimuler sous nos hardes et... --Et, ajouta Chalabre en demasquant son pistolet avec le plus gracieux sourire, soyez assure, monsieur, qu'avec ceci nous saurons defendre la bourse que vous nous aurez confiee. Et que nous nous ferons un devoir de vous restituer... plus tard. Comme s'il eut ete terrifie, le voyageur laissa tomber quelques pieces d'or que les trois compagnons compterent, pour ainsi dire, au sol. Mais ils ne firent pas un geste pour les ramasser. --Oh! monsieur, fit Sainte-Maline, vous me peinez. --Cinq pistoles seulement!... ---Mordieu! dit Chalabre en armant son pistolet d'un air feroce, je suis tres chatouilleux sur le point d'honneur, monsieur! --Tripes et ventre! appuya Montsery en precipitant le moulinet de sa rapiere, je ne permettrai pas... De plus en plus effraye, sans doute, le voyageur laissa tomber quelques nouvelles pieces qui, pas plus que les premieres, ne furent ramassees. --La! la! messieurs, dit Sainte-Maline, calmez-vous. Et, se tournant vers le voyageur: --Mes compagnons ne sont pas aussi mauvais diables qu'ils en ont l'air. Ils se declareront satisfaits pourvu que vous veuillez bien ajouter aux excuses que vous venez de laisser tomber la bourse entiere d'ou vous les avez extraites. Et, cette fois, Sainte-Maline appuya sa demande par une attitude menacante. Mais alors, le voyageur, muet jusque-la, cria: --Assez, assez, monsieur de Sainte-Maline! --Bonjour, monsieur de Chalabre. Serviteur, monsieur de Montsery. --Bussi-Leclerc! crierent les trois. --Lui-meme, messieurs! Et, avec une ironie feroce: --Alors, depuis que ce pauvre Valois n'est plus, nous nous sommes faits detrousseurs de grand chemin? --Fi! monsieur, dit doucement Sainte-Maline, fi!... Sommes-nous pas en guerre?... Vous etes d'un parti, nous d'un autre; nous vous prenons, vous payez rancon, tout est dans l'ordre! Et n'est-ce pas ainsi que les choses se passent? --N'avons-nous pas un compte avec monsieur?... On pourrait le regler sur l'heure, dit Montsery en aiguisant sa dague a la lame de son epee. --La! la! ne vous fachez pas, dit Bussi narquois. Vous savez bien que je suis de force a vous embrocher tous les trois!... Causons plutot d'affaires... C'est de l'argent que vous voulez? Eh bien, je puis vous faire gagner mille fois plus que les quelques centaines de pistoles que vous trouveriez dans ma bourse. Les trois hommes se regarderent un moment, visiblement deconcertes. Enfin, Sainte-Maline rengaina et: Ma foi! monsieur, s'il en est ainsi, causons. --Il sera toujours temps de revenir au present entretien si nous ne nous entendons pas, ajouta Chalabre. Bussi-Leclerc approuva de la tete, et: --Messieurs, j'ajouterai cent pistoles si vous vous engagez a vous trouver demain a Orleans, a l'hotellerie du Coq-Hardy, montes et equipes. La, je vous ferai connaitre quel sera votre service. Mais je vous avertis qu'il y aura des coups a recevoir et a donner. Puis-je compter sur vous? --Une question, monsieur, avant d'accepter ces cent pistoles; si le service que vous nous proposez ne nous convient pas... --Rassurez-vous, monsieur de Sainte-Maline, il vous conviendra. --Mais enfin, monsieur?... --En ce cas, vous serez libres de vous retirer, et ce que j'aurai donne vous restera acquis. Est-ce dit, messieurs? --C'est dit, foi de gentilshommes. --Bien, monsieur de Sainte-Maline. Voici les cent pistoles... Et ce n'est qu'une avance... Au revoir, messieurs; a demain, a Orleans, hotellerie du Coq-Hardy. --Soyez tranquille, monsieur, on y sera. Tant que Bussi-Leclerc fut visible, les trois anciens bravi de Henri III resterent immobiles. Lorsque la silhouette de Bussi disparut a un tournant de la route, alors, alors seulement, Sainte-Maline se baissa et ramassa les pieces d'or restees a terre. --He! fit-il en se redressant, ce Bussi-Leclerc gagne a etre connu ailleurs qu'a la Bastille!... Vive Dieu! nous voici riches a nouveau, messieurs! Mais qui m'eut dit qu'apres avoir ete les ennemis de Leclerc, apres avoir ete ses prisonniers, nous deviendrions compagnons d'armes!... --Tout arrive, dit sentencieusement Montsery. Le lendemain, a Orleans, trois cavaliers s'arretaient avec grand tapage dans la cour de l'hotellerie du Coq-Hardy. --Hola! mort diable! il n'y a donc personne dans cette hotellerie de malheur! criait le plus jeune. Deja, l'hote apparaissait, criant: --Voila! voila! messeigneurs! Les trois cavaliers avaient mis pied a terre. L'aine dit aux valets qui accouraient: Surtout, maroufles, veillez a ce que ces braves betes soient bien traitees et bien pansees. --Soyez sans inquietude, monseigneur... Alors, les trois cavaliers se regarderent en souriant et se firent des reverences aussi raffinees que s'ils eussent ete a la cour et non dans une cour d'auberge. --Peste! monsieur de Sainte-Maline, quelle superbe mine vous avez sous ce pourpoint cerise! --Mortdiable! monsieur de Chalabre, les merveilleuses bottes, et comme elles font ressortir la finesse de votre jambe! --Vivedieu! monsieur de Montsery, vous avez tout a fait grand air dans ce magnifique costume de velours gris souris. Vous etes un fort galant gentilhomme! Et, riant, parlant haut, se bousculant, les trois compagnons penetrerent dans la salle, a moitie pleine, precedes par l'hote, le bonnet a la main, multipliant les courbettes. Deja, les servantes s'empressaient, et l'hote criait: --Madelon! Jeanneton! Margoton! hola! coquines, vite! Le couvert pour ces trois seigneurs qui meurent de faim... En attendant, je vais moi-meme chercher a la cave une bouteille de certain vin de Vouvray, bien frais, dont Vos Seigneuries me donneront des nouvelles... --Tu entends, Montsery? Messeigneurs par-ci. Vos Seigneuries par-la... Ah! il n'est plus question de nous faire payer d'avance! --Mortdiable! ca rechauffe le coeur de se voir traiter avec le respect auquel on a droit. --C'est que, maintenant, les pistoles tintent dans nos bourses. --Vienne Bussi-Leclerc, il faudra que le service qu'il veut nous proposer soit bien detestable pour qu'on le refuse. --Eh! justement, le voici, Bussi-Leclerc! C'etait en effet Bussi-Leclerc; il s'avanca. --Bonjour, messieurs! Que je vous voie un peu... Parfait!... Vive Dieu! vous avez repris vos allures de gentilshommes. Avouez que cela vous sied mieux que le piteux equipage dans lequel je vous rencontrai. Mais prenez votre repas... Je boirai un verre de ce petit vin blanc avec vous. Et, quand Bussi-Leclerc se fut assis devant le verre plein: --Maintenant, monsieur de Bussi-Leclerc, nous attendons que vous nous fassiez connaitre a quel service vous nous destinez, fit Montsery. --Messieurs, avez-vous entendu parler de la princesse Fausta? --Fausta! s'exclama Sainte-Maline d'une voix etouffee. Celle qui, dit-on, faisait trembler Guise? --Celle qui etait, chuchotait-on, la Papesse. --Fausta! qui concut et crea la Ligue... Fausta, qu'on appelait la Souveraine... Eh bien, messieurs, c'est a son service que j'entends vous faire entrer... Acceptez-vous? --Avec joie, monsieur! Nous etions au service d'un souverain, nous serons au service d'une souveraine. --Quel sera notre role aupres de la princesse? --Le meme qu'aupres de Henri de Valois... Vous etiez charges de veiller sur la personne du roi; vous veillerez sur celle de Fausta. --Nous acceptons ce role, monsieur de Bussi-Leclerc... Mais la princesse a donc des ennemis si puissants, si terribles, qu'il lui faut trois gardes du corps tels que nous? --Ne vous ai-je pas prevenus?... Il y aura bataille. --Il vous reste a nous designer ces ennemis. --La princesse n'a qu'un ennemi, dit Bussi. --Un ennemi!... Et on nous engage tous les trois! Vous voulez plaisanter? --Non monsieur de Chalabre. Et j'ajoute: malgre tous nos efforts reunis, je ne suis pas sur que nous en viendrons a bout! fit Bussi d'un ton grave. --C'est donc le diable en personne? --C'est celui qui, detenu a la Bastille, a enferme le gouverneur a sa place, dans son cachot; c'est celui qui, ensuite, s'est empare de la forteresse et a delivre tous les prisonniers. Et vous le connaissez comme moi, car, si j'etais le gouverneur, vous etiez, messieurs, au nombre de ces prisonniers. --Pardaillan! Ce nom jaillit des trois gorges en meme temps, et, au meme instant, les trois furent debout, se regardant, effares. --Je vois, messieurs, que vous commencez a comprendre qu'il n'est plus question de plaisanter. --Pardaillan! C'est lui que nous devons tuer?... --C'est lui!... Pensez-vous encore que nous serons trop de quatre? --Pardaillan!... Oh! diable!... Nous lui devons la vie, apres tout. --Oui, mais tu oublies que nous avons acquitte notre dette... --Decidez-vous, messieurs. Etes-vous a Fausta? Marchez-vous contre Pardaillan? --Eh bien, mortdieu! oui, nous sommes a Fausta! --Je retiens cet engagement, messieurs. Et, maintenant, je bois au triomphe de Fausta et au succes de ses "ordinaires"! --A Fausta! aux "ordinaires" de Fausta! reprit le trio en choeur. --Et maintenant, messieurs, en route pour l'Espagne! IX CONJONCTION DE PARDAILLAN ET DE FAUSTA Bussi-Leclerc et ses compagnons franchirent les Pyrenees sans encombre, et penetrerent dans la Catalogue. Ils s'arreterent a Lerida, autant pour y prendre un peu de repos que pour se renseigner. A l'auberge, avant meme de mettre pied a terre, Bussi s'informa et l'aubergiste repondit: --L'illustre princesse dont parle Votre Seigneurie a daigne s'arreter dans notre ville. Elle est partie, voici une heure environ, se dirigeant sur Saragosse pour, de la, gagner Madrid. La princesse voyage en litiere. Vous n'aurez pas de peine a la rejoindre. Ces renseignements precieux etant acquis, ils mirent pied a terre, et: --Mes compagnons et moi, nous sommes fatigues et nous etranglons de soif... Y a-t-il a manger chez vous?... --Dieu merci! nous avons des provisions, seigneur! repondit l'aubergiste, non sans orgueil. L'instant d'apres, l'hote posait sur une table: du pain, une outre rebondie, une epaule de mouton bouillie et un grand plat rempli de pois chiches cuits a l'eau, et, se tournant vers les voyageurs: --Vos Seigneuries sont servies... Et, par Dieu! ce n'est pas souvent que nous servons pareil festin! --Mortdiable! bougonna Montsery, c'est cette maigre pitance qu'il appelle un festin! --Ne soyons pas trop exigeants, dit Bussi-Leclerc, et tachons de nous habituer a cette cuisine, car c'est a peu pres ce que nous rencontrerons partout... Au bout d'une heure, les quatre compagnons enfourcherent leurs montures, se lancerent sur les traces de Fausta, et, bientot, ils eurent la satisfaction d'apercevoir sa litiere que des mules, richement caparaconnees, trainaient d'un pas nonchalant, mais sur. Bordee de bruyere brulee par les rayons implacables d'un soleil eblouissant, la route pierreuse cotoyait le flanc de la montagne, plongeait brusquement et, sinueuse, s'en allait traverser la plaine qui s'etendait a perte de vue. Fausta et son escorte apparurent sur la route et s'immobiliserent, dans un flamboiement de lumiere. Devant elle, tres loin, un cavalier, lance a toute allure, semblait accourir a sa rencontre. Mais Fausta venait de reconnaitre Bussi-Leclerc et elle songeait: --Bussi-Leclerc ici! Que vient-il faire en Espagne? Au meme instant, elle faisait un signe, et Montalte, qui se tenait a cheval pres de la litiere, se courba sur l'encolure du cheval pour ecouter: --Cardinal, vous laisserez approcher ces cavaliers... Et Fausta s'immobilisa, sur les coussins de la litiere, en une pose de grace et de majeste et cependant, irresistiblement, comme attires par quelque fluide mysterieux, ses yeux se porterent sur le cavalier, dans la plaine, la-bas, point noir qui grossissait peu a peu. Bussi-Leclerc et les "ordinaires" s'arreterent devant la litiere et, le chapeau a la main, attendirent que Fausta les interrogeat. Alors: --Est-ce donc apres moi que vous courez, monsieur de Bussi-Leclerc, qu'avez-vous donc a me dire? --Je vous suis envoye par Mme l'abbesse des Benedictines de Montmartre. --Claudine de Beauvilliers n'a donc pas oublie Fausta? --On ne saurait oublier la princesse Fausta quand on a eu l'honneur de l'approcher, ne fut-ce qu'une fois. --Que me veut Mme l'abbesse? --Vous faire connaitre que S. M. Henri de Navarre est au courant des moindres details de la mission que vous allez accomplir aupres de Philippe d'Espagne... Prenez garde, madame! Henri de Navarre ne reculera devant aucune extremite pour vous arreter. --C'est Claudine de Beauvilliers qui vous a charge de me donner cet avis? dit Fausta, songeuse. --J'ai l'honneur de vous le dire, madame. --On m'a assure que le roi Henri avait pris ses logements a l'abbaye de Montmartre... On dit le roi tres inflammable... Claudine est jeune, elle est jolie, et son caractere d'abbesse ne la met pas a l'abri de la tentation. --Je comprends, madame... Entre le roi Henri et vous, madame, l'abbesse n'a pas hesite pourtant... Vous le voyez. --Bien! dit gravement Fausta. Est-ce tout ce que vous avez a me dire? --Pardonnez-moi, madame, Mme de Beauvilliers m'a expressement recommande d'engager a votre service quelques gentilshommes braves et devoues et de vous les amener, pour vous proteger... --Nous sommes en Espagne, ou nul n'oserait manquer au respect du a celle qui voyage sous la sauvegarde du roi et de son inquisiteur... Pour le reste, monsieur le cardinal Montalte, que voici, suffit. --Mais, madame, il n'est pas question du roi Philippe et de ses sujets!... Il s'agit du roi Henri et de ses emissaires, qui sont Francais, eux, et qui, croyez-moi, se soucient de la sauvegarde d'un grand inquisiteur comme Bussi-Leclerc se soucie d'un coup d'epee. A ce moment, le voyageur de la plaine, que Fausta ne perdait pas de vue tout en s'entretenant avec Leclerc, etait arrive au bas de la montagne et avait disparu a un tournant. --Je crois que vous avez raison, monsieur, dit enfin Fausta. J'accepte donc le secours que vous m'amenez. Qui sont ces braves gentilshommes? --Trois des plus braves et des plus intrepides parmi les Quarante-Cinq: M. de Sainte-Maline, M. de Chalabre, M. de Montsery. Fausta connaissait-elle ces trois noms?... Savait-elle le role que la rumeur publique leur attribuait dans la mort tragique du duc de Guise?... C'est probable. Aussi, au salut profondement respectueux des trois, elle repondit avec un sourire: --Je tacherai, messieurs, que le service de la princesse Fausta ne vous fasse pas trop regretter celui de feu S. M. le roi Henri III. Et, a Bussi-Leclerc: --Et vous, monsieur? Entrez-vous aussi au service de Fausta? S'il y avait une ironie dans cette question, Bussi-Leclerc ne la percut pas, tant elle fut faite naturellement. --Veuillez m'excuser, madame, je desire reserver mon independance pour quelque temps. Toutefois, j'aurai l'honneur de vous accompagner a la cour du roi Philippe, ou j'ai affaire moi-meme. --Oh! oh! dit Fausta, d'ailleurs tres calme, le roi de Navarre enverrait-il contre nous un corps d'armee?... Le pauvre sire n'a pourtant pas trop de troupes pour conquerir ce royaume de France qui lui fait si fort envie! --Plut a Dieu qu'il en fut ainsi, madame! Non, ce n'est pas un corps d'armee qui marche contre vous!... C'est un homme, un homme seul... qui va fondre sur vous... c'est Pardaillan!... --Le voici! dit Fausta, froidement. Et, du doigt elle designait le cavalier qui s'avancait a leur rencontre. --Pardaillan! rugit Bussi-Leclerc. --Pardaillan! enfin!... gronda Montalte. Ils etaient la cinq gentilshommes, braves tous les cinq, ayant fait leurs preuves en maint duel, en maint combat. Pardaillan apparaissait et ils se regarderent et se virent livides... Lui, cependant, seul, droit sur la selle, un sourire narquois aux levres, s'avancait paisiblement. Et, quand il ne fut plus qu'a deux pas de Fausta, d'un meme mouvement, les cinq mirent l'epee a la main et se disposerent a charger. --Arriere!... Tous!... cria Fausta. Et sa voix etait si dure, son geste si imperieux, qu'ils resterent cloues sur place, se regardant, effares. Pardaillan s'inclina avec cette grace altiere qui lui etait propre, et, le visage petillant de malice: --Madame, dit-il, je vois avec joie que vous vous etes tiree saine et sauve du gigantesque brasier que fut l'incendie du Palais Riant. Fausta fixa sur lui son oeil profond et repondit doucement: --Je vois que vous avez su vous en tirer, vous aussi. --A propos, madame, savez-vous quelle main scelerate... ou simplement maladroite, alluma le formidable incendie ou j'ai longtemps cru que vous aviez laisse votre precieuse existence? C'est que je n'ai pas perdu le souvenir d'une certaine nasse... Vous souvient-il, madame, de cette jolie nasse, au fond de la Seine, dans laquelle je dus bien passer toute la nuit? Fausta eut un imperceptible battement de cils qui n'echappa pourtant pas a Pardaillan, car il dit: --C'est pour vous repeter qu'il est assez dans mes habitudes de me tirer d'affaire... Mais vous?... Croiriez-vous qu'on m'avait assure que vous aviez trouve une mort horrible dans cet incendie?... Croiriez-vous que j'ai eprouve une angoisse mortelle a cette nouvelle? Fausta posait sur lui ses yeux de diamants noirs dont l'eclat se voilait d'une douceur attendrie et, sous son masque d'impassibilite, elle haletait, car ces paroles que Pardaillan prononcait d'un air lointain, comme s'il se fut parle a lui-meme ces paroles venaient de faire naitre un espoir insense dans son coeur agite. Il se mit a rire a nouveau, et: --J'avais oublie qu'une femme de tete comme vous ne pouvait avoir manque de prendre des mesures infaillibles pour sortir indemne d'une aussi perilleuse Situation... ce dont je vous felicite! Fausta sentit son coeur se contracter a ces paroles qui la cinglerent comme une insulte. --Est-ce pour me dire ces choses que vous m'avez abordee? dit-elle d'un ton altier. --Non, pardieu! Et je vous demande pardon de vous tenir ainsi sous ce soleil torride, pour ecouter les fadaises que je viens de vous debiter. --Comment se fait-il donc que je vous rencontre chevauchant sous le ciel rayonnant d'Espagne? --Je vous cherchais, repondit simplement Pardaillan. --Eh bien, maintenant que vous m'avez trouvee. --Madame, S. M. le roi Henri m'a charge de lui rapporter certain parchemin qui est en votre possession et que vous destinez au roi d'Espagne. Et je vous cherchais pour vous dire: "Madame, voulez-vous me remettre ce parchemin?" Tandis qu'il parlait, Fausta semblait comme perdue dans quelque reve lointain, et, quand il se tut, fixant sur lui ses yeux de flamme: --Chevalier, je vous ai propose, il n'y a pas bien longtemps, de vous tailler un royaume en Italie et vous avez refuse parce qu'il vous aurait fallu combattre un vieillard... Bien que ce vieillard s'appelat Sixte-Quint, venant d'un esprit chevaleresque comme le votre, ce refus ne m'a pas surprise. Les plans que j'avais elabores et que votre refus d'alors aneantissait, je puis les reprendre en les modifiant... Il s'agit de faire alliance avec un souverain... le plus puissant de la terre... Fausta fit une pause. Alors, d'une voix calme, sans impatience, comme il n'eut rien entendu: --Madame, voulez-vous me remettre le parchemin? Une fois encore, Fausta sentit les etreintes du doute et du decouragement. Mais elle le vit si paisible, si attentif--en apparence--qu'elle reprit: --Ecoutez-moi, chevalier... Contre la remise de ce parchemin, vous devez obtenir le commandement en chef de l'armee que Philippe enverra en France. Et cette armee sera formidable. Sous le commandement d'un chef tel que vous, cette armee est invincible... A la tete de vos troupes, vous fondez sur la France, vous battez le Bearnais sans peine, on le juge, on le condamne, on l'execute comme fauteur d'heresie... Philippe II est reconnu roi de France, et on cree pour vous un gouvernement special, quelque chose comme la vice-royaute de France!... Vous vous en contentez... jusqu'au jour ou, raccourcissant le titre d'un mot, vous pourrez, par droit de conquete, placer sur votre tete la couronne royale... Dites un mot, et ce parchemin que vous me demandez pour Henri de Navarre, je vous le remets a l'instant a vous, chevalier de Pardaillan. Pardaillan, glacial, repeta: --Madame, voulez-vous me remettre le parchemin que j'ai promis de rapporter a S. M. Henri? Fausta le fixa un instant, et, d'une voix morne: --Je vous ai offert pour vous ce precieux parchemin, et vous l'avez refuse... Je le porterai donc a Philippe. --A votre aise, madame, dit Pardaillan en s'inclinant. --Alors, qu'allez-vous faire? --Moi, madame... J'attendrai... Et, puisque vous etes decidee a aller a Madrid, j'irai aussi. --Au revoir, chevalier, repondit Fausta, sur un ton etrange. Pardaillan salua d'un geste large et, paisiblement, reprit le chemin par ou il etait venu. Alors, quand il eut disparu au premier coude de la route, Bussi-Leclerc, Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, Montalte entourerent la litiere, avec des jurons et des imprecations, et Montalte gronda: --Pourquoi, madame, pourquoi nous avoir empeches de charger ce truand? Fausta les considera un instant avec dedain, et: --Pourquoi?... Parce que vous trembliez de peur, messieurs. --Madame, il en est encore temps!... Un mot et cet homme n'arrive pas au bas de la montagne. --Oui? Eh bien, essayez... Et, du doigt, elle leur designait Pardaillan, qui reapparaissait au pas sur la route en lacet. Humilies par le dedain qu'elle leur manifestait, exasperes jusqu'a la fureur par le dedain, encore plus outrageant de celui qui s'en allait la-bas, sans avoir meme paru remarquer leur presence, ils se ruerent en se bousculant, grondant de sourdes menaces. Cependant, Fausta, avec un sourire etrange, prenait les attitudes de quelqu'un qui se dispose a assister commodement a un spectacle interessant. Les cinq gardes du corps de Fausta s'etaient elances pele-mele, a la poursuite de Pardaillan. La route, en se retrecissant, les obligea a se mettre en file, et voici quel etait l'ordre de marche etabli par le hasard. En tete, Bussi-Leclerc, puis Sainte-Maline, Chalabre, Montsery, et, fermant la marche, Montalte. Pardaillan, lui, se trouvait a un angle de la route ou il y avait une minuscule plate-forme. Lorsqu'il entendit derriere lui le pas des chevaux, il se retourna: --Tiens! c'est ce brave Bussi-Leclerc, et les trois mignons que j'ai tires de la Bastille, et celui-la que je ne connais pas!... Pourquoi diable Fausta les a-t-elle empeches de me charger la-haut? Ils y avaient de la place, au moins, tandis qu'ici... Posement, il fit faire volte-face a son cheval et l'accula contre la paroi du chemin, la croupe presque appuyee contre d'enormes quartiers de roches eboules. Ainsi place, il avait devant lui le sentier par ou venait Bussi; derriere, les roches qui lui faisaient un rempart; a sa gauche, il avait le flanc de la montagne et, a sa droite, le precipice. On ne pouvait donc l'attaquer que de front et un a un. Son epee degagee, il attendit, et, lorsque Bussi-Leclerc ne fut plus qu'a quelques pas de lui: --Eh! monsieur Bussi-Leclerc, ou courez-vous ainsi?... Est-ce apres la lecon d'escrime que je vous promis voici quelques mois? --Miserable fanfaron! hurla Leclerc, en chargeant, attends, je vais te donner la lecon que tu merites, moi! --Je ne demande pas mieux, fit Pardaillan en parant. --Tue! tue! crierent les trois "ordinaires". --La! la! messieurs... Si vous vouliez me tuer, il ne fallait pas mettre en avant cet ecolier. --Mort de ma mere! un ecolier, moi, Bussi!... --Et un mauvais ecolier encore... qui ne sait meme pas tenir son epee... la!... hop! sautez! Et l'epee de Bussi sauta, alla tomber dans le precipice. Derriere lui, Sainte-Maline criait: --Place! faites-moi place, mordieu! Bussi, hebete, ne bougeait pas, continuait de barrer la route aux autres. Et, comme il jetait des regards de fou autour de lui, il vit Montalte qui avait mis pied a terre, et lui tendait son epee. Bussi s'en saisit avec un rugissement de joie et, sans hesiter, fonca de nouveau, tete baissee. --Encore! fit Pardaillan. Ma foi, monsieur, vous etes insatiable! Il achevait a peine que l'epee de Bussi decrivait une courbe dans l'air et allait rejoindre la premiere au fond du precipice. --La! fit Pardaillan, etes-vous plus satisfait maintenant? Si je sais compter, c'est la cinquieme fois que je vous desarme... Bussi leva les poings au ciel, etouffa une imprecation, et s'affaissa, terrasse par la rage et la honte. C'en etait fait de lui si Pardaillan--supreme humiliation et supreme generosite--ne l'avait saisi de sa poigne de fer et maintenu, evanoui, sur la selle. Sainte-Maline s'efforcait vainement de passer et de prendre la place de Bussi, lorsque Montalte, se dressant devant lui, d'une voix basse et sifflante: --Sur votre vie, monsieur, ne bougez pas! Cet homme est un demon! Si nous le laissons faire, il nous tuera les uns apres les autres, ou nous desarmera. Emmenez Bussi et retournez aupres de la princesse... Pardaillan, ayant assujetti Bussi, se tourna vers les "ordinaires", et, de son air le plus aimable: --A qui le tour, messieurs? Mais Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obeissaient en grommelant a l'ordre du cardinal, et, en jetant des regards furieux qui s'adressaient autant a Montalte qu'a Pardaillan, mettaient pied a terre, s'emparaient de Bussi, s'efforcaient de le faire revenir a lui. Pendant ce temps, Montalte se campait devant Pardaillan, et pale de rage contenue: --Monsieur, dit-il, sachez que je vous hais. --Bah! Mais je ne vous connais pas, monsieur. Qui etes-vous?... --Je suis le cardinal Montalte, dit l'autre en se redressant. --Le neveu de cet excellent M. Peretti?... --Je vous hais, monsieur... --Vous l'avez deja dit, monsieur, dit froidement le chevalier. --Et je vous tuerai! --Ah! ah! ceci, c'est autre chose!... Cependant, les "ordinaires" s'eloignaient, emmenant Bussi-Leclerc, qui, revenu a lui, pleurait sur sa defaite, suivis d'assez loin par Montalte, pensif. --A vous revoir, messieurs!, leur cria Pardaillan. Et, haussant les epaules, il reprit sa route, en fredonnant un air de chasse du temps de Charles IX. Il n'avait pas fait cinquante pas qu'il entendait un coup de feu. La balle venait s'aplatir a quelques toises de lui, sur le versant qu'il cotoyait. Il leva vivement la tete. Montalte, seul, penche sur l'abime, au-dessus de lui, tenait a la main le pistolet qu'il venait de decharger. Le cardinal, voyant son coup manque, sauta sur son cheval, et, avec un geste de menace, se lanca a la poursuite de ses compagnons. X DON QUICHOTTE Le cavalier, tout en poursuivant son chemin, songeait: "Diable! s'il avait mieux calcule la portee, c'en etait fait de M. l'ambassadeur et de sa mission." Et, avec un froncement de sourcils: "Bussi-Leclerc et les autres m'ont attaque en gentilshommes, epee contre epee... Celui-la tente de m'assassiner... Celui-la est a surveiller de pres! Il me hait, m'a-t-il dit, mais pourquoi? Je ne le connais pas, moi..." Il se retourna et apercut Fausta et son escorte parvenus au bas de la montagne. Il hocha la tete, et: "Me voici, une fois de plus, pique de la tarentule de me meler de ce qui ne me regarde pas!... Me voici, une fois de plus, jete au milieu d'une partie ou je n'avais que faire, et ou ma presence vient tout brouiller... Et j'aurais la sottise de m'ebahir que des gens que je ne connais pas me veulent la malemort? Mais c'est precisement le contraire qui devrait m'etonner!..." En monologuant de la sorte, il arriva a Madrid sans avoir apercu une seule fois l'escorte de Fausta, et sans aventure digne d'etre notee. Au bord du Mancanares, sur une eminence, a l'endroit meme ou se dresse aujourd'hui le palais royal, s'elevait alors l'Alcazar, residence du roi. Pardaillan s'y rendit tout droit. Le premier officier aupres duquel il se renseigna lui repondit: --Sa Majeste a quitte Madrid, voici quelques jours. --Et ou le roi se rend-il? --Le roi se rend a Seville a la tete d'un corps d'armee castillan pour soumettre les heretiques: juifs, musulmans et bohemes. --C'est la une entreprise digne de ce grand roi, dit Pardaillan, avec son air figue et raisin. Et, tournant bride, Pardaillan reprit sa course. Passe Cordoue, apres avoir traverse de veritables forets d'orangers et d'oliviers, en longeant les bords du Guadalquivir, dont le cours etait barre par des milliers de moulins a huile, il arriva a Carmona, village situe a quelques lieues de Seville, ou il fut tout surpris de voir l'armee royale occupee a dresser ses tentes. Et il se remit en route encore une fois. Vers le soir, il apercut enfin l'escorte du roi, herissee de piques et de bannieres, qui deroulait lentement ses anneaux sur la route poudreuse. Peu soucieux de la suivre a pareille allure, il se lanca sous bois, ou il eut tot fait de la depasser. Mais, alors, il s'arreta, et: "Mordieu! pendant que je le puis, voyons un peu de pres la figure de ce valeureux prince!" Montes sur des chevaux magnifiquement caparaconnes, une centaine de seigneurs, bardes de fer et la lance au poing, precedaient une vaste et somptueuse litiere trainee par des mules parees de housses aux couleurs eclatantes. Dans un opulent et severe costume de soie et de velours noirs, le roi etait a demi etendu sur des coussins de velours broche. Front chauve, joues creuses, barbe et cheveux courts et gris, oeil froid, d'une fixite peu ordinaire, taille plutot petite, de la morgue hautaine plutot que de la majeste, physionomie sombre et glaciale... un spectre!... Tel fut le signalement que Pardaillan etablit de S. M. Catholique Philippe II, alors age de soixante-trois ans. Derriere la litiere, deuxieme rempart vivant de fer et d'acier. "Cordieu! fit Pardaillan en s'eloignant a toute bride, la sombre figure que voila!... Et c'est la le triste sire que Mme Fausta reve d'imposer au peuple de France, si vivant, si joyeux!... Par Pilate! la seule vue de ce glacial despote suffirait a figer a jamais le rire sur les jolies levres des filles de France." Seville, capitale de l'Andalousie, etait autrement importante que de nos jours. Situee dans la plaine, depourvue de toute defense naturelle, si ce n'est du cote du Guadalquivir, elle etait protegee par une enceinte crenelee, et quinze portes gardaient l'entree de la ville. Au moment ou le soleil se couchait dans un flamboiement de pourpre et d'or, Pardaillan fit son entree par la porte de la Macarena, situee au nord de la ville. Avisant un cavalier dont la physionomie lui plut de prime abord, le chevalier le pria de lui indiquer une hotellerie convenable pres du palais royal. Le cavalier fixa sur lui un oeil penetrant et le considera un moment avec une attention et une insistance qui eussent fait bondir Pardaillan s'il n'avait reconnu dans le regard et le sourire de cet inconnu une sympathie manifeste, et comme une sorte d'admiration. Si bien que Pardaillan, qui n'etait pourtant pas d'un naturel tres patient, voyant qu'il ne repondait pas, reprit doucement, et avec un sourire: --Monsieur, j'ai eu l'honneur de vous prier de m'indiquer une auberge. L'inconnu sursauta, et: --Oh! excusez-moi, seigneur... Une hotellerie?... dans les environs de l'Alcazar? Eh bien, mais... l'hotellerie de la Tour me parait tout indiquee... Elle est tres confortable et l'hotelier est un de mes amis... Mais, vous etes etranger, seigneur. Francais?... Oui, je le vois!... Si vous voulez bien me le permettre, j'aurai l'honneur de vous conduire moi-meme a l'hotellerie de la Tour et de vous recommander aux bons soins de l'hote. --Monsieur, je vous rends mille graces, repondit le chevalier qui, a son tour, detailla son guide d'un coup d'oeil rapide. C'etait un homme qui paraissait un peu plus de quarante ans. Il etait grand et maigre: il avait un front superbe, le front vaste d'un penseur, surmonte d'une chevelure abondante, naturellement bouclee, re jetee en arriere, legerement grisonnante aux tempes; des yeux vifs, percants; un nez long et crochu; les pommettes saillantes, les joues creuses, une petite moustache brune, relevee sur les cotes, et une barbiche taillee en pointe. Le chevalier remarqua que son costume, quoique rape, etait d'une proprete meticuleuse; que l'inconnu paraissait se servir peniblement de son bras gauche. Enfin, il portait au cote une large et solide rapiere. Ils se mirent en route cote a cote, et, chemin faisant, avec une complaisance inlassable et une competence qui frappa Pardaillan, l'inconnu lui fournit des renseignements clairs et precis sur tout ce qu'il pensait devoir interesser un etranger. En approchant du fleuve, il lui dit en designant une tour encastree dans l'enceinte du palais royal: --L'hotellerie de la Tour, ou je vous conduis, se denomme ainsi a cause de son voisinage avec cette tour, qui s'appelle la tour de l'Or... C'est le coffre ou notre sire le roi enferme les richesses qui lui viennent d'Afrique. --Peste! le coffre est de taille! A ce compte-la, je me contenterais d'un coffret! fit Pardaillan. --Je me contenterais de moins encore! Vous pouvez le voir a ma mise, repondit l'inconnu en riant aussi. --Monsieur, dit gravement Pardaillan, peu importe la mise et que l'escarcelle soit vide... Je vois a votre air que vous possedez ce que votre roi ne pourra jamais acquerir avec tous ses tresors. --Diable! seigneur, fit l'inconnu d'un air narquois, qu'ai-je donc de si precieux, selon vous? --Vous avez ceci et cela, repondit Pardaillan en posant son doigt tour a tour sur son front et sa poitrine. L'inconnu dedaigna de jouer la modestie, ce qui confirma Pardaillan dans la bonne opinion qu'il commencait a s'en faire. Il se contenta de murmurer, mais, cette fois, le chevalier l'entendit: --Merveilleux! Tout comme don Quichotte! Et, arretant son cheval, le chapeau a la main, tres gravement, il dit: --Seigneur, je m'appelle Miguel de Cervantes de Saavedra, gentilhomme castillan, et je me tiendrai pour honore au-dessus de tout si vous me permettez de me proclamer votre ami. --Moi, monsieur, je suis le chevalier de Pardaillan, gentilhomme francais, et j'ai vu, du premier coup, que nous etions faits pour nous entendre a merveille. Touchez la donc, monsieur, et croyez bien que, si quelqu'un se trouve honore, c'est moi. Et les deux nouveaux amis echangerent une franche etreinte. Cependant, ils etaient arrives a l'auberge, et avant de mettre pied a terre: --Monsieur de Cervantes, dit Pardaillan, ne vous semble-t-il pas que nous ne pouvons en rester la, et que la connaissance ainsi ebauchee ne peut dignement continuer qu'a table, et en choquant nos verres? --C'est aussi mon avis, seigneur, dit Cervantes en souriant. --Vraidieu! monsieur, vous me rejouissez l'ame! Vous ne sauriez croire combien cela repose de rencontrer de temps en temps un homme qui fait fi des simagrees, et avec qui on peut parler en toute loyaute de coeur. --Oui, dit Cervantes, reveur. Je vois que ce plaisir doit etre plutot rare pour vous. C'est que, pour apprecier une nature aussi simple et aussi droite que la votre, il faut etre doue soi-meme d'un coeur tres simple et tres droit. Or, chevalier, en notre epoque effroyablement tortueuse et compliquee, la droiture et la simplicite sont considerees comme des crimes impardonnables. Le malheureux afflige de cette tare monstrueuse, qui commet l'imprudence de la montrer, voit aussitot les honnetes gens dont se compose l'immense troupeau de ce que l'on est convenu d'appeler la societe, se ruer sur lui le fer a la main, pret a le dechirer; et, le moins qui puisse lui arriver, c'est de passer pour un fou... J'ai idee que vous devez en savoir quelque chose... --C'est, par Dieu! vrai. Je n'ai, jusqu'a ce jour, rencontre que des loups qui m'ont montre les crocs... Mais vous voyez que je ne m'en porte pas plus mal. En devisant de la sorte, ils penetrerent dans l'auberge, et il faut croire que la recommandation de Cervantes n'etait pas sans valeur, car l'hotelier se montra tres accueillant, et s'empressa de preparer le festin que Pardaillan voulait offrir a son nouvel ami. --Nous causerons; a table, avait-il dit a Cervantes, et en buvant des vins de mon pays. Vous me direz qui vous etes, je vous dirai qui je suis. En attendant que le diner fut a point, ils s'attablerent dans le patio, au milieu d'autres consommateurs assez nombreux, devant une bouteille de vieux Xeres. La nuit etant venue, le patio etait eclaire par une demi-douzaine de lampes a huile posees sur des appliques en fer forge. --Vous voyez, chevalier, dit Cervantes, le jour, lorsque le soleil darde trop violemment ses rayons, on peut s'etendre a l'abri sous les arcades que supportent ces minces colonnettes. Enfin, le diner fut servi par une delicieuse jeune fille de quinze ans, la propre fille de l'hotelier, que son pere envoyait pour honorer ses hotes de marque. Et, tout en devorant a belles dents, tout en entonnant force rasades de vins du Bordelais alternes avec les meilleurs crus d'Espagne, ils causaient; et Cervantes ayant raconte son histoire: --Ainsi donc, disait Pardaillan, apres avoir ete soldat et vous etre vaillamment battu a cette glorieuse bataille de Lepante, d'ou vous etes revenu a peu pres estropie, si j'en juge par votre bras gauche dont vous vous servez si peniblement, vous voila maintenant commis au gouvernement des Indes, et pique du desir de vous immortaliser, en ecrivant quelques imperissables chefs-d'oeuvre. Mordieu! vous l'ecrirez, ce chef-d'oeuvre! --Voulez-vous que je vous dise. Chevalier? Eh bien, jusqu'ici, j'etais en proie aux affres du doute. Maintenant, je crois qu'en effet j'ecrirai, sinon le chef-d'oeuvre dont vous parlez, du moins une oeuvre digne d'etre remarquee. --La! j'en etais sur!... Mais, dites-moi, pourquoi ne doutez-vous plus, maintenant? --Parce que j'ai enfin trouve le modele que je cherchais, repondit Cervantes, avec un sourire enigmatique. --Le patio s'etait vide peu a peu. Il ne restait plus qu'un groupe de consommateurs assez bruyants, reunis a la meme table, a l'autre extremite de la cour, Cervantes, d'un coup d'oeil circulaire, s'etait assure qu'on ne pouvait les entendre, et, baissant la voix: --Et vous, seigneur, dit-il, vous m'avez parle d'une mission... Excusez-moi, et ne voyez, dans la question que je veux vous poser, rien autre que le desir de vous etre utile... --Je le sais, fit Pardaillan. Voyons la question. --Cette mission, donc, vous mettra-t-elle en contact avec le roi? --En contact... et en conflit! dit nettement Pardaillan, en le regardant en face. Cervantes soutint le regard du chevalier, puis, se penchant sur la table, a voix basse: --En ce cas je vous dis: gardez-vous, chevalier, gardez-vous bien!... Si vous etes venu ici dans l'intention de contrarier la politique du roi, laissez de cote cette loyaute qui eclate dans vos yeux... Si vous etes venu en ennemi, ne vous fiez pas a votre force, a votre courage, a votre intelligence!... Tremblez, chevalier; et regardez non devant vous, mais a droite, a gauche, derriere, derriere surtout, car c'est derriere que vous serez frappe. --Diable, mon cher, vous m'impressionnez. Il appela la servante. Dites-moi, ma belle enfant, comment vous appelez-vous? --Juana, seigneur. --Eh bien, ma jolie Juana, allez donc me chercher de ces gelees d'oranges que vous avez emportees, elles sont delicieuses, par ma foi!... Deux minutes plus tard, Juana posait sur la table les confitures et se retirait de son pied leger. --Vous disiez donc, cher monsieur de Cervantes?... dit Pardaillan en etalant soigneusement sa confiture sur un gateau de miel. Cervantes le considera une seconde avec ebahissement et hocha doucement la tete. --Savez-vous ce que c'est que le roi Philippe? reprit Cervantes, toujours a voix basse. --Je l'ai vu passer dans sa litiere, il n'y a pas bien longtemps, et, ma foi, l'impression qu'il m'a produite n'est guere a son avantage. --Le roi, chevalier, c'est l'homme qui a fait trancher la tete a un de ses ministres, coupable d'avoir ose parler devant lui avant d'y etre invite... C'est l'homme qui note minutieusement l'ordre dans lequel il laisse ses papiers sur la table de travail afin de s'assurer que nulle main indiscrete n'est venue les toucher... C'est l'homme qui poursuit d'une haine implacable la femme qu'il a cesse d'aimer et la laisse lentement mourir dans le cachot ou il l'a fait jeter... C'est l'homme qui vient ici a la tete d'une armee pour meurtrir d'inoffensifs savants, de paisibles commercants, coupables seulement d'adorer un autre dieu que le sien... et dont le veritable crime est de posseder d'immenses richesses, bonnes a confisquer... C'est l'homme enfin qui, par jalousie, a fait saisir et mourir dans les tortures son propre fils, l'infant don Carlos! Voila ce que c'est que le roi d'Espagne contre lequel vous venez vous heurter, vous, chevalier de Pardaillan. --Dans ma carriere, deja longue, dit paisiblement Pardaillan, il m'a ete donne de combattre quelques monstres... J'avoue, toutefois, n'en avoir jamais rencontre d'aussi magnifique dans sa hideur que celui dont vous venez de me tracer le portrait. Celui-la manquait a ma collection, et tout ce que vous me dites me donne une furieuse envie de le voir de pres... dusse-je etre broye. --Exactement ce que dirait don Quichotte! fit Cervantes avec admiration. Et, pourtant, s'il n'y avait que le roi seul... ce ne serait rien... --Comment! cher monsieur, il y a pis encore?... --L'Inquisition! dit Cervantes dans un souffle. --Bah! fit Pardaillan en eclatant de rire... Fi! vous, un gentilhomme, vous tremblez devant des moines! --He! chevalier, ces moines font trembler le roi et le pape lui-meme! --Bon! Qu'est-ce que votre roi?... Une facon de faux moine couronne... Qu'est-ce que le pape? un ancien moine mitre!... D'ailleurs, le pape, et meme la papesse--vous ignorez sans doute qu'il y a eu une papesse--je les ai tenus dans la main que voici, et je vous jure qu'ils ne pesaient pas lourd!... et j'ai dedaigne de la fermer, cette main, sans quoi ils eussent ete broyes!... --Merveilleux! s'exclama Cervantes en frappant dans ses mains, vous parlez tout a fait comme don Quichotte! --Je ne connais pas ce don Quichotte, mais, s'il parle comme moi, c'est un homme sage, mordieu, a moins que ce ne soit un fou... --Ah! chevalier, dit Cervantes assombri, ne plaisantez pas! --Et, avec un accent de sourde terreur: --Vous ne savez pas, vous, ce que c'est que cet effroyable tribunal qu'on appelle le Saint-Office... car tout est saint dans cette redoutable institution de bourreaux... Vous ne savez pas que ce pays, si magnifiquement dote par la nature, naguere encore debordant de vie, resplendissant de la gloire de ses artistes et de ses savants que l'on massacre en masse, ce pays, aujourd'hui, agonise lentement, sous l'impitoyable etreinte d'un regime d'epouvante... et l'epouvante est telle que, devenus dements, oui, fous de peur! des milliers de malheureux sont alles se denoncer eux-memes, se livrer eux-memes aux flammes des autodafes!... Et c'est a ce monstre que vous voulez vous heurter?... Prenez garde! vous serez brise, comme je brise cette coupe! Et, d'un coup sec, Cervantes brisait la coupe placee devant lui. --Juana! appela Pardaillan. Mon enfant, apportez une autre coupe a M. de Cervantes. Et, quand la coupe fut remplacee et remplie, Pardaillan se tourna vers Cervantes et: --Mon cher ami, dit-il de cette voix speciale qu'il avait dans ses moments d'emotion, vous me voyez ravi et tout emu de la belle amitie que vous voulez bien temoigner a l'etranger que je suis. Quand vous me connaitrez mieux, vous saurez que j'ai du deja etre brise, je ne sais combien de fois dans ma vie, et, au bout du compte, j'ai toujours vu que ce sont ceux qui pensaient me pulveriser qui ont ete brises. --Ce qui veut dire que, malgre ce que Je vous ai dit, vous persistez? --Plus que jamais! dit simplement Pardaillan. Je dois a votre amitie une explication. La voici: tout ce que vous venez de me dire, je le savais aussi bien que vous, mais, une chose que vous ignorez peut-etre et que je sais, c'est que mon pays est menace de ce double fleau: Philippe II et son Inquisition... et je sais encore qu'il est impossible que la France soit lentement etranglee comme votre malheureux pays. --Pourquoi? --Parce que je ne le veux pas! dit froidement Pardaillan. --Vous parlez encore comme don Quichotte! exulta Cervantes qui, a de certaines reponses de Pardaillan, perdait la notion de la realite. --S'il en est ainsi, ce don Quichotte dont vous me rebattez les oreilles, votre ami don Quichotte est fou! --Fou? Peut-etre bien!... oui... c'est une idee que vous me donnez la... Il faudra voir... murmura Cervantes. Et, tout a coup, revenant a la realite, il se leva, s'inclina profondement devant Pardaillan ebahi, et: --En tout cas, dit-il, c'est un brave homme et un brave... Et je veux vous faire une proposition, chevalier. --Voyons la proposition, fit Pardaillan, qui le considerait avec un commencement d'inquietude. --C'est, dit Cervantes, l'oeil petillant de joyeuse malice, de porter avec moi la sante de l'illustre chevalier don Quichotte de la Manche! --Mordieu! fit Pardaillan qui se leva avec un soupir de soulagement, je le veux de tout mon coeur, bien que je ne connaisse pas ce digne seigneur... --A la gloire de don Quichotte! dit Cervantes avec une emotion etrange. --A l'immortalite de votre ami don Quichotte! rencherit le chevalier en choquant son verre contre celui de Cervantes, qui mit la main sur son coeur en signe de remerciement. XI DON CESAR ET GIRALDA Apres avoir vide leurs coupes d'un trait, ils se rassirent en face l'un de l'autre, et: --Chevalier, dit Cervantes avec simplicite, je n'ai pas besoin de vous dire que je vous suis tout acquis. --J'y compte bien, mordieu! repondit Pardaillan avec la meme simplicite. Cependant le patio s'etait de nouveau garni. Plusieurs cavaliers d'assez mauvaise mine causaient bruyamment entre eux, en attendant les boissons rafraichissantes qu'ils venaient de commander. --Par la Trinite sainte! disait l'un, savez-vous, seigneurs, que Seville, depuis quelque temps, ressemblait a un cimetiere? --El Torero, don Cesar, disparu... retire dans les ganaderias de la Sierra!... en proie a un de ces acces d'humeur noire qui le prennent parfois! disait un autre. --La Giralda invisible... --Heureusement, notre sire le roi vient d'arriver. Tout cela va changer enfin. --Nous allons retrouver le sourire de la Giralda. --El Torero ne nous boudera plus et nous donnera quelque magnifique corrida. --Sans compter les petits profits que nous retirerons de l'expedition! Toutes ces repliques claquaient, entremelees d'enormes eclats de rire, soulignes de rudes coups de poing sur la table. --En somme, dit Pardaillan a mi-voix, d'apres ce que j'entends, cette nouvelle croisade entreprise par votre roi, comme toute croisade qui se respecte, n'est qu'une vaste curee dont chacun, depuis le roi jusqu'aux derniers de ces... braves, espere tirer un honnete profit. --N'est-ce pas toujours ainsi? repondit Cervantes en haussant les epaules. --Qu'est-ce que ce Torero dont ils parlent? Les traits mobiles de Cervantes prirent une expression de gravite et de melancolie. --Il s'appelle don Cesar, sans autre nom, dit-il, car il n'a jamais connu ni son pere ni sa mere. On l'appelle El Torero et on dit El Torero comme on dit le roi. Il s'est rendu celebre dans toute l'Andalousie par sa facon de combattre le taureau, inconnue jusqu'a ce jour. Il ne descend pas dans l'arene comme font tous les autres toreadors, barde de fer, couvert de la rondache, la lance au poing, monte sur un cheval caparaconne... Il vient a pied, vetu de soie et de satin, sa cape enroulee autour de son bras gauche, il tient une epee, il enleve le flot de rubans place entre les cornes de la bete, qu'il ne frappe jamais, et, ce flot de rubans conquis au peril de sa vie, il va le deposer aux pieds de la plus belle... C'est un brave que vous aimerez quand vous le connaitrez. --Ainsi, dit Pardaillan, revenant a son idee premiere, le roi est tellement presse d'argent qu'il ne dedaigne pas de se mettre a la tete d'une armee de detrousseurs? --La question d'argent, la repression de l'heresie, les executions en masse... s'il n'y avait que cela, le roi laisserait faire ses ministres et generaux... Tout cela n'est que pretexte pour masquer le veritable but que nul ne connait en dehors du roi et du grand inquisiteur... et que, seul, je devine, murmura Cervantes. --Par Dieu! je me disais aussi qu'il devait y avoir autre chose de plus grave, la-dessous! s'ecria Pardaillan. Et, avec une sorte de curiosite: --Voyons, est-ce qu'Elisabeth d'Angleterre menacerait d'envahir l'Espagne?... --Ne cherchez pas, chevalier, vous ne trouveriez pas!... Cette expedition formidable, dans laquelle des milliers d'innocentes victimes seront sacrifiees, est dirigee contre... un seul homme! C'est un jeune homme de vingt-deux ans environ, qui n'a pas de nom, pas de fortune--car, s'il gagne largement sa vie dans le perilleux metier qu'il a choisi, ce qu'il gagne appartient plus aux malheureux qu'a lui-meme. C'est un homme qui, lorsqu'il ne descend pas dans l'arene, passe son existence dans les ganaderias ou il dompte le taureau pour son propre plaisir. Vous voyez que ce n'est ni un conspirateur ni un personnage. --C'est le toreador dont vous me parliez avec tant de chaleur... --Lui-meme, chevalier. --Je comprends maintenant que vous me disiez que je l'aimerais quand je le connaitrais... Mais dites-moi, il est donc d'une, illustre famille, ce jeune homme sans nom? Cervantes jeta un coup d'oeil soupconneux autour de lui, vint s'asseoir tout pres de Pardaillan, et dans un souffle: --C'est, dit-il, le fils de l'infant don Carlos, mort assassine, il y a vingt-deux ans. --Le petit-fils du roi Philippe!... L'heritier, alors, de la couronne d'Espagne, au lieu et place de don Philippe, l'infant actuel?... Silencieusement, Cervantes approuvait de la tete. --C'est le grand-pere, monarque puissant, qui organise et dirige une expedition contre son petit-fils, obscur, pauvre, faible... Il y a la-dessous quelque sombre secret de famille, murmura Pardaillan reveur. --Si le prince voulait... l'Andalousie, qui l'adore sous sa personnalite de toreador, l'Andalousie se souleverait demain; il aurait des milliers de partisans; l'Espagne, divisee en deux clans, se dechirerait elle-meme... Comprenez-vous maintenant? L'expedition est a deux fins, on se debarrassera de quelques heretiques, on enveloppera le prince dans ce vaste coup de filet, et on s'en debarrassera sans que nul ne soupconne la verite. --Et lui?... --Rien!... il ne sait rien. --Et s'il savait, voyons, vous qui paraissez le connaitre, que ferait-il? Cervantes haussa les epaules: --Le roi va se charger la conscience bien inutilement, dit-il. D'abord parce que le prince ignore tout de sa naissance, ensuite parce que, meme s'il savait, il se soucierait fort peu de la couronne. Il a une nature d'artiste, ardente et genereuse, et, de plus, il est amoureux fou de la Giralda. --Corbleu! Il me plait votre prince!... Mais, s'il est si feru d'amour pour cette Giralda, que ne l'epouse-t-il? --He! il ne demande que cela!... Malheureusement, la Giralda, on ne sait pourquoi, ne veut pas quitter l'Espagne. --Eh bien, qu'il l'epouse ici... Ce ne sont pas les pretres qui manquent pour benir cette union, et, quant au consentement de la famille, puisqu'il ne se connait ni pere ni mere... --Mais, fit Cervantes, vous ignorez que la Giralda est bohemienne... --Qu'est-ce que cela fait? --Comment? Et l'Inquisition?... --Ah, ca! cher ami, voulez-vous me dire ce que l'Inquisition vient faire la-dedans? --Comment! fit Cervantes stupefait... La Giralda est bohemienne... C'est-a-dire que, demain, ce soir, l'Inquisition peut la faire saisir et jeter au bucher... Et, si ce n'est deja fait, c'est que la Giralda est adoree des Sevillans et qu'on craint un soulevement en sa faveur. --Mais le prince n'est pas bohemien, lui, dit Pardaillan qui ne voulait pas en demordre. --Non!... Mais, s'il epouse une heretique, il devient passible de la meme peine: le feu. --Oh! vous m'en direz tant!... Au diable l'Inquisition! La vie n'est plus tenable avec cette institution la!... et je vous avertis que la bile commence a me travailler singulierement a ce sujet!... Quant a votre petit prince, eh bien, j'eprouve une furieuse envie de me meler un peu de ses affaires... sans quoi il ne s'en tirera jamais! Contez-moi plutot l'histoire de ce fils de l'infant don Carlos; vous me paraissez la connaitre a fond. --C'est une sombre et terrible histoire, chevalier, murmura Cervantes, dont le front se rembrunit. D'un coup d'oeil circulaire, il s'assura que nul ne pouvait l'entendre, et: --Sachez d'abord que tous ceux qui ont ete meles de pres ou de loin a cette histoire sont morts de mort violente... Tous ceux qui l'ont simplement connue et qui ont commis l'imprudence de montrer qu'ils savaient quelque chose ont disparu mysterieusement, sans qu'on ait jamais pu savoir ce qu'ils etaient devenus. --Bon! comme nous ne voulons pas avoir le meme sort, nous ferons en sorte que nul ne se doute que nous la connaissons. A cet instant, sans qu'ils y prissent garde, un couple entra discretement dans le patio. L'homme avait son feutre rabattu et sa cape lui couvrait une partie du visage. La femme etait non moins soigneusement enveloppee dans une mante dont le capuchon rabattu cachait entierement sa figure. Silencieusement, ils passerent comme des ombres et vinrent s'asseoir sous les arcades ou une demi-obscurite les mettait a l'abri de tout regard indiscret: evidemment, c'etaient deux amoureux desireux de solitude. Les deux nouveaux venus n'etaient plus tot assis qu'un autre personnage, entre sur leurs pas, se faufilait prudemment et, sans que nul ne fit attention a lui, venait se dissimuler entre deux palmiers, a quelques pas des deux amoureux qu'il paraissait guetter. Mais, si habile qu'eut ete sa manoeuvre, elle n'avait pas echappe a l'oeil de Pardaillan toujours en eveil. --Ouais! songea-t-il, on dirait quelque vilaine araignee tapie au fond de son trou, prete a fondre sur sa proie!... Mais qui diable guette-t-il ainsi?... J'y suis!... C'est a ces deux amoureux, la-bas, qu'il en a... Je ne les avais pas remarques, ces deux-la... C'est un jaloux... Allez, mon cher, je vous ecoute, dit-il a Cervantes. --Vous savez, chevalier, qu'une des clauses du traite de Cateau-Cambresis stipulait le mariage de l'infant don Carlos, alors age de quinze ans, avec Elisabeth de France, fille ainee du roi Henri II, agee elle-meme de quatorze ans. Et que le roi Philippe epousa lui-meme la femme qu'il destinait a son fils... Ce que vous ne savez pas, parce que ceux qui l'ont su ont disparu comme je vous ai dit, c'est que l'infant Carlos s'etait pris pour sa jolie fiancee d'une passion irresistible... Une de ces passions foudroyantes, sauvages, tenaces, comme seuls sont capables de les concevoir les tout jeunes gens et les vieillards... Le prince etait beau, elegant, spirituel et il etait follement epris... La princesse l'aima. Pouvait-il en etre autrement? Et ne devait-il pas etre son epoux?... La fatalite voulut que le roi, veuf depuis peu de Marie Tudor, vit a ce moment la fiancee de son fils... --Et il en devint amoureux... c'est dans l'ordre. --Malheureusement oui, reprit Cervantes. Des l'instant ou il sentit la passion gronder en lui, planant au-dessus des sentiments et des lois qui regissent le vulgaire, le roi, avec une superbe impudence, reclama pour lui celle qu'il avait destinee a son fils... La princesse aimait don Carlos... Mais c'etait une enfant... et Catherine de Medicis etait sa mere... Elle refoula ses sentiments et ceda sans trop de difficultes. Mais le prince supplia, pleura, cria, menaca... Il parla de son amour en termes qui eussent attendri tout autre que son rival, car c'etaient deux rivaux qui, maintenant, se trouvaient aux prises, et, glorieusement, comme un argument decisif, il confia a son pere que son amour etait partage. Inspiration qui devait lui etre fatale... Dans son orgueil prodigieux, le roi n'avait meme pas ete effleure par cette pensee que son fils pouvait lui etre prefere. La naive confidence de l'infant, en le frappant brutalement dans son orgueil, vint dechainer en lui toutes les fureurs d'une sombre jalousie qui se changea en haine implacable... Il y eut alors entre les deux rivaux des scenes terribles, dont le secret est jalousement garde par les grands arbres des jardins d'Aranjuez, qui en furent, seuls, les temoins muets... Et la princesse Elisabeth devint la reine Isabelle, comme nous disons ici... mais le pere et le fils resterent a jamais deux ennemis. Cervantes s'arreta un moment, vida d'un trait la coupe que Pardaillan venait de remplir, et reprit: --L'infant don Carlos fut mysterieusement ecarte des affaires du gouvernement et de la cour. Il etait preferable, d'ailleurs, qu'il en fut ainsi, car, chaque fois que le roi et l'infant se trouvaient face a face, c'etait, de part et d'autre, le meme regard sanglant ou se lisaient des pensees de meurtre, le meme dechainement de passions furieuses qui menacait de les precipiter l'un contre l'autre, la dague au poing. Et les choses marcherent ainsi durant des mois, durant des annees, lorsqu'un jour, comme un coup de tonnerre, eclata cette nouvelle: l'infant est arrete, juge, condamne a mort... --Il y eut reellement jugement? --Oui! Trois hommes se trouverent qui, se faisant les instruments de basse vengeance du pere, oserent condamner le fils a mort: le cardinal Espinosa, grand inquisiteur; Ruy Gomez de Sylva, prince d'Eboli, et le licencie Birviesca, membre du conseil prive. --Sous quel pretexte? --Connivence avec les ennemis de l'Etat, machinations dans les Flandres, voila ce qui fut proclame bien haut. La verite, autrement terrible, la voici: l'infant Carlos avait une nuee d'espions a ses trousses. La reine n'etait pas moins surveillee, et, cependant, les deux amoureux, que la passion du roi avait separes, trouverent moyen de se rencontrer et de se temoigner leur amour. Ou?... Comment? Ce sont la des miracles qu'un amour ardent et sincere parvient a realiser sans qu'on puisse les expliquer. Tant il y a que don Carlos etait devenu l'amant de la reine, que la reine allait etre mere et que l'enfant qu'elle attendait avait pour pere l'amant et non l'epoux. Commirent-ils quelque imprudence a ce moment-la?... Furent-ils trahis par quelque comparse?... Nul n'a jamais su... Toujours est-il qu'un jour la reine avisa son amant que le roi, pris de soupcons, la faisait mysterieusement conduire dans un couvent. Elle voyait dans la soudaine et imprevue decision de son royal epoux une menace pour la vie de l'enfant a venir. Don Carlos prit aussitot ses dispositions pour sauver son enfant, et, lorsque les emissaires du roi se presenterent pour se saisir du petit prince qui venait de naitre, il avait disparu... Le lendemain, l'infant etait arrete. --Pauvre diable! murmura Pardaillan apitoye. --L'infant fut juge et condamne, comme je vous ai dit. Mais ce proces n'etait qu'une comedie destinee a masquer le drame qui se deroulait dans l'ombre. Et ce drame depassait en horreur tout ce que l'imagination peut concevoir. Le roi, dans son orgueil, ne pouvait pas croire qu'il eut ete bafoue a ce point... Il doutait encore et cependant il voulait savoir... et pour savoir il ne recula pas devant la question. --La question?... a son fils?... il a ose!... --Oui, cette chose hideuse, inimaginable: un pere faisant torturer son enfant. Voyez-vous ce cachot sombre, dont les murailles epaisses etouffent les plaintes du patient. Sur le chevalet, la victime est etendue. A ses cotes, le bourreau fait placidement chauffer ses fers, dispose ses instruments de torture. Et, en face, le roi, seul temoin... juge et bourreau tout a la fois... Et, tandis que les membres se brisent sous les coups du maillet, tandis que les chairs gresillent sous la morsure des tenailles rougies, l'infame pere, penche sur la victime pantelante, repete d'une voix qui n'a plus rien d'humain: --Parle... Avoue!... Avoue donc, miserable!... --Et la victime, dans un spasme d'agonie, coupant elle-meme, d'un coup de dents furieux, un morceau de sa langue et crachant, avec son mepris, ce lambeau sanglant au visage de son pere comme pour lui dire: "Je ne parlerai pas!" --Et le pere bourreau, vaincu peut-etre par ce courage surhumain, essuyant d'un geste machinal son visage souille, arretant d'un geste le supplice... Voila ce qui se passa dans ce cachot, chevalier. --Mordieu! l'epouvantable histoire!... Mais d'ou tenez-vous ces details si precis?... Comme s'il n'avait pas entendu, Cervantes reprit: --On annonca que le roi avait fait grace et que la peine de mort etait commuee en prison perpetuelle. Et, quelques jours plus tard, en juillet 1568, on annonca que l'infant etait mort. On ajoutait que ce malheureux prince menait une vie fort dereglee, qu'il mangeait enormement de fruits et autres choses contraires a sa sante, qu'il buvait a jeun de grands verres d'eau glacee, dormait decouvert, au serein, pendant les fortes chaleurs, et que tous ces exces avaient mine sa sante. --Et, la reine, fut-elle epargnee? --On ne touche pas a la reine, en Espagne... La reine ne fut pas inquietee. Seulement, deux mois apres la mort de don Carlos, elle mourait, elle-meme, a vingt-deux ans... des suites de couches... dit-on. --Oui, c'est une coincidence assez eloquente, en effet. Dites-moi, vous qui etes poete, avez-vous remarque comme, parfois, le silence parle plus eloquemment que la parole? dit Pardaillan sans transition. Et, du coin de Foeil, il designait les cavaliers qui, l'instant d'avant, menaient si grand tapage. --En effet, ces braves sont devenus bien soudainement muets. --Silence! fit Pardaillan a voix basse, il se trame quelque chose ici qui sent le guet-apens d'une lieue. Tandis que Cervantes contait a Pardaillan la tragique histoire de l'infant Carlos, le personnage, tapi entre les deux palmiers, se glissait furtivement jusqu'a la table des bruyants cavaliers. La, il prononcait quelques paroles en montrant un objet dans le creux de sa main. Aussitot, ces consommateurs se courbaient dans une attitude de respect melee de sourde terreur. L'homme alors, sur un ton imperatif, donnait rapidement des instructions, et tous, sans hesitation, s'inclinaient en signe d'obeissance... Tous, moins deux cependant, qui parurent faire des objections, d'ailleurs plutot timides. Alors, l'homme se redressa avec un air terrible, et, le doigt leve vers le ciel, il prononca quelques mots sur un ton menacant, et, domptes, ces deux-la se courberent comme les autres. Sans plus s'occuper d'eux, l'homme saisit au passage la servante qui allait et venait, et lui glissa un ordre a l'oreille. Et la servante, comme ses clients, s'inclina avec les memes marques de terreur et de respect, sortit vivement, revint presque aussitot poser un paquet de cordelettes sur la table et disparut avec une rapidite qui denotait une frayeur intense. Impassible, l'homme s'assit pres de la porte et attendit. Alors, sur le patio jusque-la si bruyant, plana un silence precurseur de l'orage qui, bientot, allait se dechainer. Cependant, les deux amoureux, tout a leur conversation, n'avaient rien remarque et se disposaient a sortir aussi discretement qu'ils etaient entres. Lorsqu'ils furent a deux pas de la porte, l'homme mysterieux se dressa devant eux, et, la main tendue: --Au nom du Saint-Office, jeune fille, je t'arrete! dit-il avec une sorte de tranquillite funebre. D'un geste prompt et doux en meme temps, l'amoureux ecarta la jeune fille, et, ne voyant qu'un homme sans arme apparente, confiant dans sa force musculaire, il dedaigna de tirer l'epee qu'il avait au cote. Seulement, il se porta rapidement en avant, le poing leve. Au meme instant, il sentit un grouillement entre ses jambes: son bras leve, pris brusquement dans un lacet, etait violemment ramene en arriere, son epee arrachee. En moins d'une seconde, garrotte des pieds a la tete, il etait reduit a l'impuissance. A contrecoeur, il est vrai, mais avec une precision et une promptitude remarquables, les cavaliers, descendus au rang d'alguazils, avaient execute la manoeuvre commandee par l'agent secret de l'Inquisition. Nous disons qu'ils avaient obei a contrecoeur. En effet, en reponse aux insultes de l'amoureux, l'un d'eux bougonna: --Eh! par Dios! la besogne n'est guere de notre gout!... Mais quoi?... On nous a dit: "Ordre du Saint-Office!..." On ne tient pas a aller pourrir dans les _casas santas_, on obeit... Faites comme nous, senor. Cependant, l'amoureux, dument ficele, etait etendu a terre et les quatre vigoureux gaillards qui pesaient de tout leur poids sur lui parvenaient difficilement a paralyser ses efforts. Alors, leur besogne a peu pres terminee, ils eurent le loisir de contempler les traits etincelants de celui qui, par sa force peu commune, leur inspirait une secrete admiration, et ce cri leur echappa: --Don Cesar!... El Torero!... et la Giralda!.. Car la jeune fille avait bravement essaye de secourir son defenseur, et, en se debattant, son capuchon, arrache, venait de mettre a decouvert sa radieuse Beaute. Tout cela s'etait accompli avec une rapidite foudroyante, et l'agent, toujours impassible, avait contemple la scene d'un oeil sombre. Lorsqu'il vit don Cesar, epuise par ses propres efforts, ralant sous la quadruple etreinte, il etendit sa griffe, saisit la Giralda au poignet et, avec une explosion de joie furieuse: --Enfin!... je te tiens! La jeune fille, a ce contact, avait eu un geste de degout, elle avait sursaute comme sous quelque brulure en se tordant pour echapper a la brutale etreinte. Elle se defendait de son mieux, la pauvre petite, mais ne pesait pas lourd dans la poigne de son agresseur qui paraissait doue d'une belle force, a en juger par l'aisance avec laquelle il la maintenait d'une seule main. --Allons, grogna-t-il, decide a en finir, allons, suis-moi! Et, d'un pas ferme, il se dirigea vers la porte, en la trainant brutalement. Mais, arrive la, il dut s'arreter. Pardaillan, nonchalamment appuye contre la porte, les bras croises sur sa large poitrine, le regardait paisiblement. L'inquisiteur fixa une seconde cet etranger qui paraissait vouloir lui barrer le passage. Mais Pardaillan soutint ce regard avec un calme si ingenu, Pardaillan avait aux levres un sourire si naif que vraiment il n'etait pas possible de le croire anime de mauvaises intentions. Et d'ailleurs, comment supposer que quelqu'un serait assez insense pour oser manquer au respect du au representant d'un pouvoir devant lequel tout se courbait? Cette idee etait tellement extravagante que l'agent du Saint-Office la repoussa aussitot, et, conscient de la superiorite que ses redoutables fonctions lui conferaient, il ne daigna meme pas parler; d'un geste imperieux, il commanda a cet intrus de s'ecarter. L'intrus ne bougea pas et, toujours souriant, le contempla avec des yeux ou se lisait, maintenant, un vague etonnement. Impatiente, il dit sechement: --Allons, monteur, faites-moi place. Vous voyez bien que je veux sortir?... --He! que ne le disiez-vous plus tot. Vous voulez sortir?... Sortez, sortez, je n'y vois aucun inconvenient. En disant ces mots, Pardaillan ne bougeait pas d'un pouce. L'inquisiteur fronca le sourcil. Le flegme souriant de cet inconnu commencait a l'inquieter. Neanmoins, il se contint encore, et, d'une voix sourde: --Monsieur, dit-il, j'execute un ordre du Saint-Office et il est mortel, meme pour un etranger comme vous, d'entraver l'execution de ces ordres. --Ah! c'est different!... Malepeste! je n'aurais garde d'entraver les ordres de ce saint... comment dites-vous?... Saint-Office, quoi... Et, quoique etranger, je ne manquerai pas de vous traiter avec tous les egards dus a un agent... tel que vous. Et il ne bougeait toujours pas, et, cette fois, l'inquisiteur blemit, car il n'y avait pas a se meprendre sur le sens injurieux de ces paroles, tombees du bout des levres. --Que voulez-vous enfin? dit-il d'une voix que la fureur faisait trembler. --Je vais vous le dire, repondit Pardaillan avec douceur. Je veux--et il insista sur le mot--je veux que vous laissiez cette jeune fille que vous maltraitez... je veux que vous rendiez la liberte a ce jeune homme que vous avez fait saisir traitreusement... Apres quoi, vous pourrez sortir... L'agent se redressa, coula un regard fielleux sur cet etrange energumene et, enfin, gronda: --Prenez garde! Vous jouez votre tete, monsieur. Refusez-vous obeissance aux ordres du Saint-Office? --Et vous?... Refusez-vous obeissance a mes ordres, a moi? fit Pardaillan, froidement. Et, comme l'inquisiteur restait muet de saisissement: --Je vous avertis que je ne suis pas tres patient. Un silence lourd d'angoisse pesa sur tous les spectateurs de cette scene prodigieuse. L'acte inoui de Pardaillan, qui osait opposer sa volonte a l'autorite supreme du plus formidable des pouvoirs, ne pouvait passer que pour l'acte d'un dement ou d'un prodige d'audace et de bravoure. Au milieu de l'effarement general, Pardaillan, seul, restait parfaitement calme, comme s'il avait dit et accompli les choses les plus simples et les plus naturelles du monde. Et, rompant ce silence charge de menaces, une voix eclatante claironna soudain: --Oh! magnifique don Quichotte! C'etait Cervantes qui, encore un coup, perdait la notion de la realite, et manifestait son enthousiasme pour le modele que son genie devait immortaliser. L'inquisiteur, enfin revenu de sa stupeur, tremblant de rage, se tourna vers les cavaliers, et ordonna: --Emparez-vous de cet heretique! Et, du doigt, il designait Pardaillan. Ils etaient six, ces cavaliers, dont quatre s'occupaient a maintenir le prisonnier: don Cesar. Les deux a qui l'ordre s'adressait se regarderent, hesitants. --Obeissez, par Dieu vivant! ou sinon... Les deux hommes se resignerent, mais la physionomie du chevalier ne leur annoncait rien de bon, car ils porterent soudain la main a la poignee de l'epee. Ils n'eurent pas le temps de degainer. Prompt comme la foudre; Pardaillan fit un pas et projeta ses deux poings en avant. Les deux hommes tomberent comme des masses. Alors, s'approchant de l'inquisiteur jusqu'a le toucher, le regardant droit dans les yeux, glacial: --Laissez cette enfant, dit-il. --Vous violentez un _familier_[1], monsieur, vous paierez cher cette audace! grinca l'inquisiteur. [Note 1: Un echelon de la hierarchie. Il y avait les juges ou inquisiteurs, les assesseurs, les conseillers, les familiers, les notaires, les secretaires, les greffiers, etc.] --Trop familier, meme!... Je crois, drole, que tu te permets de menacer un gentilhomme!... Allons, laisse cette jeune fille, te dis-je! Le familier se redressa, farouche, et: --Portez donc la main sur moi, si vous l'osez! --Ma foi, j'eusse prefere m'epargner ce contact repugnant, mais, enfin, puisqu'il le faut... Au meme instant, Pardaillan se pencha, saisit le familier par la ceinture, le souleva comme une plume, l'emporta a bout de bras jusqu'a la porte qu'il poussa du pied, et le jeta rudement dans la rue en disant: --Si tu tiens a tes oreilles, ne t'avise pas de revenir ici tant que j'y serai. Puis, sans plus s'en occuper, il rentra dans le patio, et, aux quatre cavaliers qui le regardaient d'un air ebahi, rudement: --Detachez ce seigneur! Ils s'empresserent d'obeir, et, en coupant les cordes: --Excusez-nous, don Cesar, votre resistance au Saint-Office vous aurait infailliblement coute la vie... Quand le Torero fut detache, Pardaillan leur montra la porte du doigt et dit: --Sortez! --Nous sommes des cavaliers! fit l'un d'un air rogue. --Je ne sais si vous etes des cavaliers, dit paisiblement Pardaillan, mais je sais que vous avez agi comme des sbires... Sortez donc si vous ne voulez que je vous traite comme tels... Et il montrait la pointe de sa botte. Les quatre, honteux, courberent l'echine, et, avec des jurons etouffes, se dirigerent vers la porte. --Doucement, leur cria Pardaillan, vous oubliez de nous debarrasser de ca. Ca, c'etaient les deux qu'il avait a moitie assommes. Piteusement, les quatre s'attelerent, et, l'un soulevant les epaules, l'autre les jambes, ils firent une sortie qui etait loin d'etre aussi brillante que leur entree. Quand ils se retrouverent entre eux, avec l'hote, sa fille, les servantes, qui surgirent soudain d'on ne savait quels coins d'ombre et qui, maintenant, etaient partages entre l'admiration que leur inspirait cet homme extraordinaire et la crainte d'une accusation de complicite, malheureusement tres possible: --Cordieu! On respire mieux maintenant! dit tranquillement Pardaillan. --Sublime, magnifique, admirable don Quichotte! exulta Cervantes. --Ecoutez, cher ami, fit Pardaillan, dites-moi, une fois pour toutes, qui est ce don Quichotte dont vous me rebattez les oreilles depuis une heure? --Il ne connait pas don Quichotte! s'apitoya Cervantes avec un air de desolation comique. Et, avisant la petite Juana: --Ecoute ici, _muneca_ (poupee). Regarde un peu si, en furetant bien dans ta chambre, tu ne trouverais pas un morceau de miroir. --Pas besoin d'aller si loin, seigneur, repondit Juana en riant. Voila le miroir que vous demandez. Et, fouillant dans son sein, la jolie Andalouse en tira une coquille plate, recouverte d'un enduit blanc aussi brillant que de l'argent. Cervantes prit la coquille-miroir, la presenta gravement a Pardaillan, et, s'inclinant: --Regardez-vous la-dedans, chevalier, et vous connaitrez cet admirable don Quichotte, dont je vous rebats les oreilles depuis une heure. --C'est bien ce qui me semblait, murmura Pardaillan, qui regarda un moment Cervantes avec un air tres serieux. Puis, haussant les epaules: --J'avais bien dit: votre don Quichotte est un maitre fou. Parce qu'un homme de sens n'aurait pas accompli toutes les folies que vient de faire ici ce fou de... don Quichotte. El Torero et la Giralda s'approcherent alors du chevalier, et, d'une voix tremblante d'emotion: --Je benirai l'instant ou il me sera donne de mourir pour le plus brave des chevaliers que j'aie jamais rencontre, dit don Cesar. La Giralda, elle, ne dit rien. Seulement, elle prit la main de Pardaillan, et la porta vivement a ses levres. Comme toujours, devant toute manifestation de reconnaissance ou d'admiration, Pardaillan resta un moment fort emprunte, plus gene devant cette explosion de sentiments sinceres qu'il ne l'eut ete devant les pointes acerees de plusieurs rapieres menacant sa poitrine. Il contempla, une seconde le couple, adorable de charme et de jeunesse, et, de cet air bourru qu'il avait dans ses moments d'emotion douce: --Mordieu! monsieur, il s'agit bien de mourir! Il faut vivre pour cette adorable enfant... En attendant asseyez-vous la, tous les deux, et, en buvant du vin de mon pays, nous chercherons ensemble le moyen de vous soustraire aux dangers qui vous menacent. XII L'AMBASSADEUR DU ROI HENRI Une des pieces annexes du salon des Ambassadeurs dans l'Alcazar de Seville est est vaste, lambrissee, plafonnee de bois d'essences rares, bizarrement sculptes dans ce fantastique style arabe. Sommairement meublee: larges fauteuils, enormes bahuts, une grande table de travail, surchargee de paperasses. De petites fenetres cintrees donnent sur ces fameux jardins, celebres dans le monde entier. Le roi Philippe II est assis devant une de ces fenetres, et son oeil froid erre distraitement sur les splendeurs d'une nature luxuriante, corrigee, embellie et garrottee par un art intelligent, mais trop raffine. Le grand inquisiteur est debout pres de lui. Plus loin, appuye au chambranle d'une autre fenetre, un colosse se tient immobile. Un nez long et busque, des yeux sombres, sans expression, c'est tout ce qui emerge d'une foret de cheveux crepus, retombant sur le front, jusque sur les sourcils epais et broussailleux, et d'une barbe neptunienne, envahissant tout le bas du visage jusqu'aux pommettes, le tout d'un roux ardent. Ce colosse, don Iago de Almaran, plus communement appele a la cour Barba Roja, ou, en francais, Barbe Rousse, c'etait le dogue de Philippe II. La ou se trouvait le roi, aux fetes, aux ceremonies religieuses, aux executions, au conseil, on voyait Barba Roja, immobile, muet, les yeux fixes sur son maitre, ne comprenant que sur son ordre expres. C'etait une brute magnifique, qui faisait partie, en quelque sorte, des accessoires qui entouraient la personne du roi. Mais, sur un signe, sur un regard du maitre, la brute devenait d'une intelligence remarquable pour executer l'ordre secret saisi au vol. Le roi, dans son costume opulent et severe, avec cet air sombre et glacial qui lui etait habituel, ecoutait attentivement les explications d'Espinosa. --La princesse Fausta, disait le grand inquisiteur, est la meme qui a reve de renouer la tradition de la papesse Jeanne. C'est la meme qui a fait trembler Sixte V et a failli le renverser de son trone pontifical. C'est une intelligence et c'est une illuminee... Elle est a menager, son concours peut etre precieux. --Et ce chevalier de Pardaillan? --D'apres ce que j'en ai entendu dire, c'est une force redoutable qu'il faudra s'attacher a tout prix ou briser impitoyablement... Mais encore faudrait-il le voir a l'oeuvre pour le juger... D'autre part, le jour meme de son arrivee a Seville, il s'est heurte a un de mes agents... Ce Pardaillan l'a jete dans la rue comme on jette un objet genant... --Il a ose porter la main sur un agent de l'Inquisition? fit le roi d'un air de doute. Espinosa s'inclina en signe d'affirmation. --Alors, dit Philippe sur un ton tranchant, il faut le chatier... tout ambassadeur qu'il est. --Il est necessaire de savoir d'abord ce que veut et ce que peut le sire de Pardaillan. --Peut-etre, fit le roi, toujours glacial. Mais il est impossible de laisser impunie l'offense faite a un agent de l'Etat... Il faut un exemple. --Les apparences sont sauvegardees: l'agent n'avait pas d'ordres... il a agi de sa propre initiative et par exces de zele... C'est un manquement a la discipline qui merite une peine severe. Quant au sire de Pardaillan, on saura trouver un pretexte... si besoin est. --Bien! fit le roi avec indifference. Et, se levant, il vint, d'un pas lent et majestueux, se placer pres de la table de travail: --Faites introduire Mme la princesse Fausta. Et il s'assit dans une attitude qui lui etait familiere: la jambe droite croisee sur la jambe gauche, le coude sur le bras du fauteuil, le menton appuye sur le poing. Espinosa s'inclina profondement, alla transmettre les ordres du roi et revint se placer discretement dans une embrasure, non loin de Barba Roja. Au meme instant, Fausta faisait son entree. Elle s'avancait lentement, avec cette souveraine majeste qui faisait se courber tous les fronts. Ses yeux de diamant noir se posaient sur les yeux de Philippe qui, impassible, fige dans son immobilite voulue, la fixait avec une insistance vraiment royale. Seulement, tandis que, chez le roi, le regard etait froid, imperieux, foudroyant comme un coup droit qui vise a tuer, chez Fausta, il se montrait enveloppant, d'une douceur inexprimable et en meme temps d'une force irresistible, qui tendait a desarmer simplement. Fausta se courba dans la plus impeccable des reverences de la cour. Mais, de la supreme harmonie de ses attitudes, du port de tete altier, du regard fulgurant se degageait une si souveraine autorite qu'elle semblait ecraser celui devant qui elle s'inclinait. Et l'impression etait si saisissante qu'Espinosa ne put s'empecher d'admirer, et murmura: --Incomparable comedienne! Et le roi, ebloui peut-etre par la surhumaine beaute de cette etincelante magicienne, le roi sentit plier son indomptable orgueil. Il se leva, fit deux pas rapides, se decouvrit en un geste empreint de l'orgueilleuse elegance espagnole, et, la saisissant par la main, la redressa avant que la reverence ne fut terminee, la conduisit a un fauteuil en disant gravement: --Veuillez vous asseoir, madame. De la part de ce fier monarque, rigide observateur de l'etiquette, ce geste imprevu, qui stupefia Espinosa, constituait le triomphe le plus eclatant pour Fausta. Qu'etait-ce que le roi Philippe? C'etait un croyant sincere. Doue d'une intelligence superieure, il avait hausse cette foi jusqu'a l'absolu, s'en etait fait une arme, et il avait reve ce que, jadis, avait du rever Torquemada, c'est-a-dire l'univers soumis a sa foi, c'est-a-dire a lui-meme. L'Histoire nous dit, en parlant de lui: sombre, fanatique, orgueilleux, despote... Peut-etre!... en tout cas, c'est bientot dit. Nous disons, nous: IL CROYAIT! Et cela explique tout. Il croyait que la foi est necessaire a l'homme pour vivre une vie heureuse et mourir d'une mort paisible. Attenter a la foi, c'etait donc attenter au bonheur des hommes, c'etait donc les vouer a une mort desesperee. Les incroyants, les heretiques apparaissaient comme des etres malfaisants qu'il etait necessaire d'exterminer. Sa foi religieuse se transformant en foi politique, il avait cru a la monarchie universelle. De la, ses menees dans tous les pays d'Europe. De la, son intervention immediate dans les affaires de la France. Ce pays devait etre annexe le premier, puisqu'il se trouvait sur sa route, et, en l'annexant, il reunissait en meme temps ses Etats en un formidable faisceau. Tel etait l'homme sur lequel Fausta, par l'eclat de sa prestigieuse beaute, venait de remporter un premier succes dont elle avait le droit d'etre fiere. Fausta s'assit donc en une de ces poses de grace dont elle avait le secret. A son tour, le roi s'assit et: --Parlez, madame, dit-il avec une sorte de deference. Alors, de cette voix harmonieuse dont le charme etait si puissant: --J'apporte a Sa Majeste la declaration du roi Henri III, par laquelle vous etes reconnu comme successeur et unique heritier du roi de France. Espinosa darda son oeil de feu sur Fausta et pensa: --Va-t-elle reellement remettre le parchemin? --Voyons cette declaration, dit le roi. Fausta jeta sur lui ce rapide et sur coup d'oeil habitue a fouiller les masques les plus impassibles, et, ne le voyant pas au point ou elle le desirait: --Avant de vous remettre ce document, il me parait indispensable de vous donner quelques explications, de me presenter a vous. Il est necessaire que Votre Majeste sache ce qu'est la princesse Fausta, ce qu'elle a deja fait et ce qu'elle peut et veut faire encore. Le roi dit simplement: --Je vous ecoute, madame. --Je suis celle que vingt-trois princes de l'Eglise, reunis en un conclave secret, ont jugee digne de porter les clefs de saint Pierre. Celle a qui ils ont reconnu la force et la volonte de reformer le culte. Celle qui, par la persuasion ou par la violence, saura imposer la foi a l'univers entier. Je suis la papesse! Philippe, a son tour, la considera une seconde. --Vous etes, dit-il, celle qu'un souffle du chef de la Chretiente a renversee avant qu'elle ne mit le pied sur les marches de ce trone pontifical convoite. Vous etes celle que le pape a condamnee a mort, dit-il non sans rudesse. --Je suis celle que la trahison a fait trebucher dans sa marche, c'est vrai. Mais je suis aussi celle que ni la trahison ni le pape, ni la mort meme, n'ont pu abattre parce qu'elle est l'Elue de Dieu qui la conduit a l'ineluctable triomphe pour le bien de la foi! Ceci etait dit avec un tel accent de sincerite solennelle que le roi, croyant comme il l'etait, ne pouvait pas ne pas en etre impressionne et qu'il commenca de la regarder avec un respect mele de sourde terreur. Fausta reprit: --Quelle est la loi qui interdit a la femme le trone de Pierre? Des theologiens savants ont fait des recherches minutieuses et patientes; rien, dans les ecrits saints, dans les paroles du Christ, rien n'autorise a croire qu'elle doive etre exclue. L'Eglise l'admet a tous les echelons de la hierarchie. Il y a des abbesses et il y a des saintes. Pourquoi n'y aurait-il pas une papesse? D'ailleurs, il y a un precedent. Le sexe feminin est-il un obstacle aux grandes conceptions? Voyez la papesse Jeanne, voyez Jeanne d'Arc, voyez, dans ce pays meme, Isabelle la Catholique, regardez-moi, moi-meme, croyez-vous que cette tete flechirait sous le poids de la triple couronne? Elle etait rayonnante d'audace et de foi ardente. --Madame, dit gravement Philippe, j'avoue que les feux d'une couronne royale paliraient sous l'eclatante blancheur de ce front si pur... Mais une tiare!.. excusez-moi, madame, il me semble que d'aussi jolies levres ne peuvent etre faites pour d'aussi graves propos. Cette fois, Fausta se sentit touchee. Le coup etait rude; mais elle n'etait pas femme a renoncer. Elle reprit avec force: --Si je suis l'Elue de Dieu pour le gouvernement des ames, vous l'etes, vous, pour le gouvernement des peuples. Ce reve de monarchie universelle qui a hante tant de cerveaux puissants, vous etes designe pour le realiser... avec l'aide du chef de la Chretiente, representant de Dieu. Je parle d'un pape qui vous soutiendra en tout et pour tout parce qu'il aura l'independance necessaire, parce qu'il aura besoin de s'appuyer sur vous comme vous aurez besoin de son assistance morale. Et, pour qu'il en soit ainsi, que faut-il? Que les Etats de ce pape soient suffisants pour lui permettre de tenir dignement son rang de souverain pontife. Donnez-lui l'Italie, il vous donnera le monde chretien. Vous pouvez etre ce maitre du monde... je puis etre ce pape... Philippe avait ecoute avec une attention soutenue sans rien manifester de ses impressions. --Mais, madame, dit-il, l'Italie ne m'appartient pas. Ce serait une conquete a faire. Fausta sourit. --Je ne suis pas aussi dechue qu'on le croit, dit-elle. J'ai des partisans nombreux et decides, un peu partout. J'ai de l'argent. Ce n'est pas une aide pour une conquete que je demande. Ce que je demande, c'est votre neutralite dans ma lutte contre le pape. Le roi paraissait reflechir profondement, et, d'un air reveur, il murmura: --Il faudrait des millions pour cette entreprise. Nos coffres sont vides. --Que Votre Majeste dise un mot, et, avant huit jours, j'aurai fait entrer dans ses coffres cent millions, plus si c'est necessaire, dit-elle avec dedain. Philippe la fixa une seconde, et, hochant la tete: --Je vois ce que vous me demandez et que je ne saurais vous donner, puisqu'il ne m'appartient pas... Je vois mal ce que vous pourriez me donner en echange. --J'apporte a Votre Majeste la couronne de France... Il me semble que cela compenserait largement l'abandon du Milanais. --Eh! madame, si je la veux, cette couronne de France, il me faudra la conquerir. Et, si je la prends, ce seront mes canons et mes armees qui me l'auront donnee, et non vous! --Votre Majeste oublie la declaration du roi Henri III? dit vivement Fausta. --La declaration du roi Henri III? fit le roi en ayant l'air de chercher. J'avoue que je ne comprends pas. Cette declaration est formelle. Grace a elle, c'est la reconnaissance assuree de Votre Majeste par les deux tiers, au moins, du royaume de France. --C'est tout a fait different, en ce cas. Cette declaration peut avoir la valeur que vous dites... Encore faudrait-il la voir? Ne deviez-vous pas me la remettre, madame? dit negligemment le roi en la regardant. --Votre Majeste ne pense pas que j'aurais ete assez insensee pour porter sur moi un tel document? --Evidemment, madame, vous n'etes pas femme a commettre une telle imprudence! repondit Philippe froidement. Fausta sentit venir l'orage; mais, intrepide, comme toujours, elle ne recula pas. Et, toujours paisible: --Votre Majeste l'aura des qu'elle m'aura fait connaitre sa decision au sujet des propositions que j'ai eu l'honneur de lui faire. --Je ne pourrai rien decider, madame, tant que je n'aurai pas vu ce parchemin. --Sans vous engager positivement, vous pourriez me laisser entrevoir vos intentions. --Mon Dieu, madame, tout ce que vous m'avez dit concernant la papesse m'a singulierement interesse... Tout cela serait, a la rigueur, realisable si vous etiez d'age respectable. Mais vraiment, vous, madame, jeune et adorablement belle comme vous voila? Mais nous autres, pauvres pecheurs, nous n'oserions jamais lever les yeux sur vous, car ce n'est pas la veneration due au representant de Dieu que nous eprouverions alors, mais l'adoration ardente et jalouse due a l'incomparable beaute de la femme. Au lieu de sauver les ames, vous les damneriez a tout jamais. Est-il possible? Vous revez de souverainete pontificale! Mais, par la grace, par le charme, par la beaute, vous etes souveraine entre les souveraines et votre puissance est si prestigieuse que la mienne n'hesite pas a s'incliner devant elle. Le roi avait commence a parler avec froideur. Peu a peu, emporte par la violence de ses sentiments, il s'etait anime, et, c'est sur un ton ardent, plus significatif que ses paroles assurement, qu'il avait termine. Fausta, sous son masque souriant, sentit gronder en elle une sourde irritation. Allait-elle donc maintenant, partout et toujours, se heurter a l'amour? S'il en etait ainsi, elle n'avait plus qu'a disparaitre. C'etait la ruine anticipee de tous ses projets. Ainsi donc, partout, elle se heurtait a des amoureux, et, le seul, l'unique dont elle aurait desire ardemment l'amour, Pardaillan, serait le seul a la dedaigner? Elle songeait a ces choses, et, en meme temps, elle s'inclinait devant Philippe. Et, de sa voix harmonieuse: --J'attendrai donc qu'il plaise a Votre Majeste de se prononcer, dit-elle simplement. Et Philippe, d'un air detache: --C'est ce que je ferai des que j'aurai vu cette declaration. Fausta comprit qu'elle n'en tirerait rien de plus pour l'instant, et elle songea: "Nous reprendrons la conversation plus tard. Et, puisqu'il plait a ce roi, que je croyais si fort au-dessus des faiblesses humaines, de ne voir en moi que la femme, je descendrai, s'il le faut, jusqu'a son niveau et j'emploierai les armes de la femme pour le dominer." Tandis qu'elle songeait, Espinosa etait alle jusqu'a l'antichambre transmettre un ordre sans doute. Il revenait, de son pas feutre, se remettre discretement a l'ecart, lorsque le roi lui fit un signe, et: --Monsieur le grand inquisiteur, avez-vous organise quelque imposante manifestation religieuse en vue de celebrer pieusement le jour du Seigneur? --Devant l'autel de la place San Francisco, autant de buchers qu'il y a de jours dans la semaine seront dresses, sur lesquels sept heretiques opiniatres seront purifies par le feu, dit Espinosa en se courbant. --Bien, monsieur, dit froidement Philippe. Et, s'adressant a Fausta, impassible: --S'il vous est agreable d'assister a cette sainte ceremonie, je vous y verrai avec plaisir, madame. Puisque le roi daigne m'y convier, je ne manquerai pas un spectacle aussi edifiant, dit Fausta. --La corrida? demanda-t-il alors a Espinosa. --Elle aura lieu apres-demain lundi, sur la meme place San Francisco. Toutes les dispositions sont prises. Le roi fixa Espinosa et, avec une intonation si etrange que Fausta en fut frappee: --El Torero? --On lui a fait connaitre la volonte du roi. El Torero participera a la course, repondit Espinosa calmement. Se tournant vers Fausta, avec un air de galanterie sinistre chez lui: --Vous ne connaissez pas El Torero, madame? demanda Philippe. C'est le premier toreador d'Espagne. C'est un innovateur, une maniere d'artiste dans son genre. Il est adore de toute l'Andalousie. Vous ne savez pas ce qu'est une course de taureaux? Eh bien, je vous reserve une place a mon balcon. Venez, madame, vous verrez un spectacle interessant... Tel que vous n'avez jamais rien vu de semblable, insista-t-il avec la meme intonation qui avait deja frappe Fausta. Et ses paroles etaient accompagnees d'un geste de conge, aussi gracieux qu'il pouvait l'etre chez un tel personnage. --J'accepte avec joie, sire, dit Fausta, se levant. Au meme instant la porte s'ouvrit et un huissier annonca: --M. le chevalier de Pardaillan, ambassadeur de S. M. le roi Henri de Navarre. Et, tandis que Fausta, malgre elle, restait clouee sur place, tandis que le roi la fixait avec cette insistance qui decontenancait les plus intrepides et les plus grands de son royaume, le chevalier s'avancait d'un pas assure, la tete haute, le regard droit, avec cet air de simplicite ingenue qui masquait ses veritables impressions, s'arretait a quatre pas du roi et s'inclinait avec cette grace altiere qui lui etait particuliere. Et un fugitif sourire vint arquer ses levres narquoises, tandis que, d'un coup d'oeil rapide, il devisageait Barba Roja, immobile et reveur dans son encoignure, et Espinosa, plus pres. A la vue de cette physionomie calme, presque souriante, il murmura: "Celui-la, c'est le veritable adversaire que j'aurai a combattre. Celui-la, seul, est redoutable." Le resultat de ces reflexions, rapides comme un eclair, fut que Espinosa, observateur attentif, n'aurait pu dire si la reverence de cet extraordinaire ambassadeur s'adressait au roi, a Fausta, qui le fixait de ses yeux ardents, ou a lui-meme. Et le grand inquisiteur, de son cote, murmura: "Voici un homme!" En se courbant avec cette elegance naturelle, quelque peu hautaine, qui constituait a elle seule une flagrante infraction aux regles de la rigide etiquette espagnole, Pardaillan songeait encore: "Ah! tu cherches a me faire baisser les yeux!... Ah! tu t'es decouvert devant Mme Fausta et tu remets ton chapeau pour recevoir l'envoye du roi de France!... Ah! tu fais trancher la tete du temeraire qui ose parler devant toi sans ta permission! Mort-diable! tant pis..." Et, faisant deux pas rapides vers Fausta, qui se retirait lentement, avec ce sourire de naivete aigue qui faisait qu'on ne savait pas s'il plaisantait: --Quoi! vous partez, madame?... Restez donc!... Puisque le hasard nous met tous les trois en presence, nous pourrons ainsi regler d'un coup nos petites affaires. Ces paroles, dites avec une cordiale simplicite, produisirent l'effet de la foudre. Fausta s'arreta net et se retourna, fixant tour a tour Pardaillan, comme si elle ne le connaissait pas, et le roi pour deviner s'il n'allait pas foudroyer a l'instant l'audacieux qui osait une telle inconvenance. Le roi devint plus livide encore; son oeil gris lanca un eclair. Barba Roja, lui-meme, porta la main a la garde de son epee et regarda le roi, attendant l'ordre de frapper. Espinosa, en reponse a l'interrogation muette du roi, eut un haussement d'epaules et un geste qui signifiaient: --Je vous ai averti... Laissez faire... Nous reglerons tout quand il en sera temps. Et le roi Philippe II, acceptant le conseil de son inquisiteur, interesse malgre lui peut-etre par la hardiesse et la bravoure etincelante de ce personnage qui ressemblait si peu a ses courtisans, toujours courbes devant lui, Philippe se taisait; mais en lui-meme il murmurait: --Voyons jusqu'ou ira l'insolence de ce roturier! Fausta, oubliant qu'elle avait conge, oubliant le roi lui-meme, fixait sur Pardaillan un regard resolu, prete a relever le defi--et cependant d'un esprit trop superieur pour ne pas admirer interieurement. Chez Espinosa, l'admiration se traduisait par cette reflexion: "Il faut que cet homme soit a nous a tout prix!" Seul Pardaillan souriait de son sourire naif, ne paraissait pas soupconner le moins du monde la tempete dechainee par son attitude et qu'il jouait sa tete. Et, avec la meme simplicite, s'adressant au roi: --Je vous demande pardon, sire, je manque peut-etre a l'etiquette, mais mon excuse est dans ce fait que notre sire, le roi de France (et il insistait sur ces derniers mots), nous a habitues a une large tolerance sur ces questions, quelque peu pueriles. La position risquait de devenir ridicule, c'est-a-dire terrible pour le roi. Il fallait, de toute necessite, reprimer ce qui lui apparaissait comme une insolence, ou l'ecraser de son dedain. --Faites, monsieur, comme si vous etiez devant le roi de France, dit-il, en insistant a son tour sur ces derniers mots, avec un ton qui eut fait rentrer sous terre tout autre que Pardaillan. Mais Pardaillan en avait vu et entendu bien d'autres. Pardaillan, enfin, avait resolu de piquer l'orgueil de ce roi qui lui deplaisait outrageusement. --Je remercie Votre Majeste de la permission qu'elle daigne m'accorder avec tant de bonne grace, dit-il. Figurez-vous que je suis curieux de voir de pres certain parchemin que possede Mme la princesse Fausta. Mais curieux a tel point, sire, que je n'ai pas hesite a traverser la France et l'Espagne tout expres pour satisfaire cette curiosite que vous partagez, j'en jurerais, attendu que ce parchemin n'est pas denue d'interet pour vous. Et, tout a coup, avec cette froide tranquillite qu'il prenait parfois: --Ce parchemin, je suis certain que vous l'avez demande a Mme Fausta, je suis certain qu'elle vous a repondu qu'elle ne l'avait pas sur elle, qu'il etait place en lieu sur... Eh bien, c'est faux... Ce parchemin est la... Et, tendant le bras, il touchait presque le sein de la "papesse" du bout de son index. Et le ton etait d'une assurance si irresistible, le geste a la fois si imprevu et si precis que, de nouveau, l'espace de quelques secondes, le silence pesa lourdement sur les acteurs de cette scene rapide. --Quel rude joueur! admira encore Espinosa. Quant a Fausta, elle recut le coup en pleine poitrine. Mais elle ne broncha pas. Le roi, lui, commencait a s'interesser a cet etrange ambassadeur au point qu'il oubliait ses facons cavalieres qui l'avaient froisse. Le chevalier continuait: --Allons, madame, sortez de votre sein ce fameux parchemin, montrez-le-nous un peu, que nous puissions discuter sa valeur, car, s'il interesse Sa Majeste le roi d'Espagne, il interesse aussi Sa Majeste le roi de France que j'ai l'insigne honneur de representer ici. En disant ceci, Pardaillan s'etait redresse. Et il y avait une telle flamme dans son regard, une telle force, une telle autorite dans son geste que, cette fois, le roi lui-meme ne put s'empecher d'admirer cet homme tant il apparaissait, maintenant, imposant et majestueux. Fausta n'etait pas femme a reculer devant une telle mise en demeure et elle songeait: "Puisque cet homme bat les diplomates les plus consommes par sa franchise audacieuse, pourquoi n'emploierais-je pas la meme franchise comme une arme redoutable qui se tournerait contre lui?" Et elle porta la main a son sein pour en extraire le parchemin et l'etaler dans un geste de bravade. Mais, sans doute, il n'entrait pas dans les vues du roi de discuter sur ce sujet avec l'ambassadeur du roi Henri, car il l'arreta en disant imperieusement: --J'ai donne conge a madame la princesse Fausta. Fausta n'acheva pas son geste. Elle s'inclina devant le roi, regarda Pardaillan droit dans les yeux, et: --Nous nous retrouverons, chevalier, dit-elle d'une voix tres calme. --J'en suis certain, madame, dit gravement Pardaillan. Fausta approuva non moins gravement d'une legere inclination de tete et se retira majestueusement, comme elle etait entree, accompagnee par Espinosa qui, soit pour lui faire honneur, soit pour tout autre motif, la conduisit jusqu'a l'antichambre ou il la laissa pour revenir assister a l'entretien du roi et de Pardaillan. Lorsque le grand inquisiteur reprit sa place: --Monsieur l'ambassadeur, dit le roi, veuillez nous faire connaitre l'objet de votre mission. Avec cette intuition merveilleuse qui le guidait dans les cas graves ou une decision prompte s'imposait, Pardaillan avait etudie et compris instantanement le caractere de Philippe II. Il supportait le regard fixe du roi sans paraitre trouble et repondit, avec une tranquille aisance, comme s'il eut traite d'egal a egal: --Sa Majeste le roi de France desire que vous retiriez les troupes espagnoles que vous entretenez dans Paris et dans le royaume. Le roi, anime des meilleures intentions a l'egard de Votre Majeste, estime que l'entretien de ces garnisons dans son royaume constitue un acte peu amical de votre part. Le roi estime que vous n'avez rien a voir dans les affaires de la France. L'oeil froid de Philippe eut une lueur aussitot eteinte: --Est-ce tout ce que desire Sa Majeste le roi de Navarre? fit-il. --C'est tout... pour le moment, dit froidement Pardaillan. Le roi parut reflechir un instant, puis il repondit: --La demande que vous nous transmettez serait juste et legitime si S. M. de Navarre etait reellement roi de France... et qui n'est pas. --Ceci est une question qui n'est pas a soulever ici, dit fermement Pardaillan. Il ne s'agit pas de savoir, sire, si vous consentez a reconnaitre le roi de Navarre comme roi de France, Il s'agit d'une question nette et precise... le retrait de vos troupes qui n'ont rien a faire en France. --Que pourrait le roi de Navarre contre nous, lui qui ne sait meme pas prendre d'assaut sa capitale? fit le roi avec un sourire de dedain. --En effet, sire, dit gravement Pardaillan, c'est une extremite a laquelle le roi Henri ne peut se resoudre. Et, soudain, avec son air figue et raisin: --Que voulez-vous, sire, le roi veut que ses sujets se donnent a lui librement. Il lui repugne de les forcer par un assaut, en somme facile. Ce sont la scrupules exageres qui ne sauraient etre compris du vulgaire, mais qu'un roi comme vous, sire, ne peut qu'admirer. Le roi se mordit les levres. Il sentait la colere gronder en lui, mais il se contint. --Nous etudierons, dit-il, la demande de Sa Majeste Henri de Navarre. Nous verrons... Malheureusement, il avait affaire a un adversaire decide a ne pas se contenter de faux-fuyants. --Faut-il conclure, sire, que vous refusez d'acceder a la demande juste, legitime, et courtoise du roi de France? insista Pardaillan. --Et quand cela serait, monsieur? fit le roi d'un air rogue. --On dit, sire, que vous adorez les maximes et les sentences. Voici un proverbe de chez nous que je vous conseille de mediter: "Charbonnier est maitre chez lui", reprit paisiblement Pardaillan. --Ce qui veut dire? gronda le roi en se redressant. --Ce qui veut dire, sire, que vous ne pourrez vous en prendre qu'a vous-meme si vos troupes sont chatiees comme elles le meritent et chassees du royaume de France, dit froidement Pardaillan. --Par la Vierge-Sainte! je crois que vous osez menacer le roi d'Espagne, monsieur! eclata Philippe, livide de fureur. Pardaillan repondit avec un flegme sublime. --Je ne menace pas le roi d'Espagne... Je l'avertis. Le roi, qui ne s'etait contenu jusque-la que par un puissant effort de volonte, donnait soudain libre cours a l'exasperation suscitee en lui par les facons cavalieres et hardies de cet etrange ambassadeur. Il se tournait deja vers Barba Roja pour lui faire signe de frapper, deja Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, se disposait a degainer lorsque Espinosa s'interposa et tres calme, d'une voix presque douce: --Le roi, qui exige de ses serviteurs un devouement et un zele absolus, ne saurait vous reprocher de posseder a un si haut degre les qualites d'un excellent serviteur. Il rend hommage au contraire a votre ardeur et saura, le cas echeant, en temoigner aupres de votre maitre. --De quel maitre voulez-vous parler, monsieur? fit tranquillement Pardaillan qui, aussitot, fit face a ce nouvel adversaire. Si impassible que fut le grand inquisiteur, il faillit perdre contenance devant cette question imprevue. --Mais, balbutia-t-il, je parle du roi de Navarre. --Vous voulez dire du roi de France, monsieur, fit Pardaillan imperturbable.--Je suis, il est vrai, ambassadeur du roi de France. Mais le roi n'est pas mon maitre pour cela. Sur le coup, Espinosa et Philippe se regarderent avec un ebahissement qu'ils ne chercherent pas a dissimuler. Enfin Espinosa se ressaisit et, doucement: --Si le roi n'est pas votre maitre, qu'est-ce donc, selon vous? Pardaillan devint glacial et, s'inclinant, il ajouta: --C'est un ami auquel je m'interesse. En soi le mot etait enorme, prononce devant des personnages tels que Philippe II et son grand inquisiteur, qui representaient le pouvoir dans ce qu'il y a de plus absolu. Et, ce qu'il y eut de plus prodigieux encore, c'est que, apres avoir considere un instant cette physionomie etincelante d'audace et d'intelligence, apres avoir admire cette attitude de force consciente au repos, Espinosa l'accepta, ce mot, comme une chose toute naturelle car il s'inclina a son tour et, gravement: --Je vois a votre air, monsieur, qu'en effet vous ne devez avoir d'autre maitre que vous-meme et l'amitie d'un homme tel que vous est assez precieuse pour honorer meme un roi. --Paroles qui me touchent, car, monsieur, je vois a votre air que vous ne devez pas prodiguer les marques de votre estime, repondit Pardaillan. Espinosa le regarda un instant et approuva doucement de la tete. --Pour en revenir a l'objet de votre mission. Sa Majeste ne refuse pas d'acceder a la demande que vous lui avez transmise. Mais vous devez comprendre qu'une question aussi importante ne se peut resoudre sans qu'on y ait murement reflechi. Vous le comprenez? Ayant ecarte l'orage momentanement, Espinosa s'effaca de nouveau, laissant au roi le soin de continuer la conversation dans le sens ou il l'avait aiguillee. Et Philippe, comprenant que l'inquisiteur ne jugeait pas le moment venu de briser les pourparlers, ajoutait: --Nous avons nos vues. --Precisement, dit Pardaillan, ce sont ces vues qu'il serait interessant de discuter. Vous revez d'occuper le trone de France et vous faites valoir votre mariage avec Elisabeth de France. C'est un droit nouveau en France et vous oubliez, sire, que, pour consacrer ce droit, il vous faudrait une loi en bonne et due forme. Or, jamais le parlement ne promulguera une pareille loi. --Qu'en savez-vous, monsieur? --Eh! sire, voici des annees que vos agents sement l'or a pleines mains pour arriver a ce but. Avez-vous reussi?... Toujours vous vous etes heurte a la resistance du parlement... Cette resistance, vous ne la briserez jamais, ajouta Pardaillan haussant les epaules. --Et qui vous dit que nous n'avons pas d'autres droits? --Le parchemin de Mme Fausta?... Eh bien, parlons-en de ce parchemin! Si vous mettez la main dessus, sire, publiez-le et je vous reponds qu'aussitot Paris et la France reconnaissent Henri de Navarre. --Comment cela? fit le roi avec etonnement. --Sire, dit froidement Pardaillan, je vois que vos agents vous renseignent bien mal sur l'etat des esprits en France. La France n'aspire qu'au repos, a la paix, enfin. Pour l'avoir, cette paix, elle est prete a accepter Henri de Navarre, meme s'il reste heretique... a plus forte raison l'acceptera-t-elle s'il embrasse la religion catholique. Le roi, lui, hesite encore. Publiez ce fameux parchemin et ses hesitations disparaissent, pour en finir il se decide a aller a la messe et, alors, c'est Paris qui lui ouvre ses portes, c'est la France qui l'acclame. --En sorte que, selon vous, nous n'avons aucune chance de reussite dans nos projets? --Je crois, dit paisiblement Pardaillan, qu'en effet vous ne serez jamais roi de France, car: la France, sire, est un pays de lumiere et de gaiete. La franchise, la loyaute, la bravoure, la generosite, tous les sentiments chevaleresques y sont aussi necessaires a la vie que l'air qu'on respire. C'est un pays vivant et vibrant, ouvert a tout ce qui est noble et beau, qui n'aspire qu'a l'amour, la liberte. Pour regner sur ce pays, il faut necessairement un roi qui synthetise toutes ces qualites, un roi qui soit beau, aimable, brave et genereux entre tous. --Vous avez la franchise brutale, monsieur, grinca Philippe. Pardaillan eut cet air d'etonnement ingenu qu'il prenait lorsqu'il se disposait a dire quelque enormite. --Pourquoi? J'ai parle au roi de France avec la meme franchise que vous qualifiez de brutale, et il ne s'en est point offusque... bien au contraire... De vrai nous ne saurions nous comprendre parce que nous ne parlons pas la meme langue. En France, il en serait toujours ainsi, vous ne comprendriez pas vos sujets qui ne vous comprendraient pas davantage. Le mieux est donc de rester ce que vous etes. --Je mediterai vos paroles, croyez-le bien, dit Philippe, livide. En attendant, je veux vous traiter avec les egards dus a un homme de votre merite. Vous plairait-il d'assister a l'autodafe dominical de demain? --Mille graces, sire, mais ces sortes de spectacles repugnent a ma sensibilite un peu nerveuse. --Je le regrette, monsieur, dit Philippe avec une amabilite sinistre. Mais, enfin, je veux vous distraire et non vous imposer des spectacles qui, s'ils nous conviennent a nous, sauvages d'Espagne, peuvent en effet choquer votre nature raffinee de Francais. Eprouvez-vous la meme repugnance pour la corrida? --Ah! pour cela, non! fit Pardaillan sans sourciller. J'avoue meme que je ne serais pas fache de voir une de ces fameuses courses. On m'a parle d'un toreador fameux en Andalousie, ajouta-t-il en fixant le roi. --El Torero? fit le roi paisiblement. Vous le verrez... Vous etes invite a la corrida d'apres-demain lundi. Vous verrez la un spectacle extraordinaire, qui vous etonnera, j'en suis sur, reprit Philippe avec cette intonation etrange qui fit dresser l'oreille a Pardaillan, comme elle avait frappe Fausta l'instant d'avant. --Je remercie Votre Majeste de l'honneur qu'elle veut bien me faire, et je ne manquerai pas d'assister a un aussi curieux spectacle. --Allez, monsieur l'ambassadeur, je vous ferai connaitre ma reponse a la demande de S. M. Henri de Navarre... Et n'oubliez pas la corrida, lundi. --Ouais! songeait Pardaillan en s'inclinant, serait-ce quelque traquenard a mon intention?... Mortdiable! il ne sera pas dit que ce sinistre despote m'aura fait reculer! Je n'aurai garde-d'oublier, sire! dit-il, se redressant. Et en lui-meme: Pas plus que tu n'oublieras les quelques verites dont je t'ai gratifie. Et, d'un pas ferme, il se dirigea vers l'antichambre. Derriere lui, sur un signe imperieux de Philippe II, Barba Roja se mit en marche. En passant pres de son maitre, il s'arreta une seconde: --Corrige-le, ridiculise-le devant tout le monde... mais ne le tue pas, murmura le roi. Et le molosse sortit derriere Pardaillan en marmonnant: "Diantre soit de la fantaisie du roi! C'etait si facile de le prendre par le cou et de l'etrangler comme un poulet... ou bien encore quelque bon coup de dague ou d'epee et la besogne se trouvait proprement expediee..." Barba Roja sorti, le roi se leva, vint se placer derriere une lourde portiere de brocart, poussa legerement la porte et, de la, se mit a surveiller attentivement ce qui allait se passer. Pardaillan ne paraissait pas se douter qu'une ombre le suivait pas a pas. L'antichambre, dans laquelle il venait de penetrer, etait une vaste salle nue, garnie simplement d'immenses banquettes courant le long des murs. Elle etait encombree de courtisans, gentilshommes de service, officiers de garde, laquais chamarres, affaires et presses, huissiers immobiles, la baguette d'ebene a la main. Parmi les courtisans, les uns etaient assis sur les banquettes, d'autres se promenaient a petits pas, d'autres encore, groupes dans les embrasures des fenetres, causaient entre eux. Devant certaines portes, un officier de garde, l'epee au poing, devant d'autres, un huissier. Dans une embrasure, Pardaillan reconnut des visages de connaissance. Il murmura: "Tiens! les trois anciens ordinaires de Valois! Ils attendent sans doute leur maitresse, la digne Fausta. Mais je ne vois pas ce brave Bussi, ni cet excellent neveu de M. Peretti." Dans cette antichambre, ou s'entassait une foule, on n'entendait que de vagues chuchotements. On se fut cru dans une eglise. Nul, ici, n'eut ete assez temeraire pour elever la voix. Curieux comme il l'etait, sous ses airs de ne pas l'etre. Pardaillan fit plusieurs fois le tour de la salle. Tout a coup, il s'apercut qu'un silence de mort planait maintenant sur cette foule tout a l'heure discretement bruissante. Et, chose plus etrange encore, tout mouvement avait cesse. On eut dit que tous les assistants avaient ete soudain petrifies. L'explication de cet apparent phenomene est tres simple. Barba Roja cherchait ce qu'il pourrait bien faire pour ridiculiser Pardaillan devant tous les assistants. Et, comme il ne trouvait rien, il se contentait d'emboiter les pas du chevalier. Seulement son manege avait ete vite remarque. Alors, un murmure se repandit de proche en proche, il allait se passer quelque chose, quoi, on n'en savait rien. Mais chacun voulut voir et entendre. Et, au milieu du silence et de l'immobilite generale, Pardaillan devint le point de mire de tous les regards. Il n'en parut nullement gene d'ailleurs et, d'un pas tres pose, il s'achemina vers la sortie. Devant la porte, un officier se tenait raide comme a la parade. Derriere Pardaillan, Barba Roja fit un signe imperieux. L'officier, au lieu de s'effacer, tendit son epee en travers de la porte et, tres poliment d'ailleurs, dit: --On ne passe pas ici, seigneur! --Ah! fit simplement Pardaillan. En ce cas, veuillez me dire par ou je pourrai sortir. L'officier eut un geste vague qui embrassait toutes les issues sans en designer aucune plus specialement. Pardaillan parut s'en contenter et ne dit rien. Resolument, au milieu de l'attention generale, il se dirigea vers une autre porte. La, il se heurta a un huissier qui, comme l'officier, lui barra le chemin en etendant sa baguette et, tres poliment, en saluant tres bas, lui dit qu'on ne passait pas par la. Pardaillan fronca legerement le sourcil et eut pardessus son epaule un coup d'oeil qui eut donne fort a reflechir a Barba Roja s'il avait pu le saisir au passage. Mais Barba Roja ne vit rien. Il cherchait toujours comment s'y prendre pour ridiculiser le chevalier... Pardaillan eut un regard circulaire, et, en lui-meme: "Par Pilate, je crois que ces laquais titres se moquent de moi! Souriez, nobles cuistres, souriez... Tout a l'heure vos sourires se changeront en grimaces, et c'est moi qui rirai," pensa-t-il ironiquement. Et, toujours imperturbable, il reprit sa promenade qui, soit hasard, soit intention, l'amena pres des trois ordinaires de Fausta. Alors Montsery, Chalabre, Sainte-Maline s'avancerent, saluerent fort galamment le chevalier qui rendit le salut de son air le plus gracieux et, avec des sourires aimables, mais a voix basse, ils echangerent rapidement ces quelques phrases: --Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline, vous savez sans doute que nous avons mission de vous occire, ce que nous ferons, des que nous le pourrons. --Avec bien du regret cependant, dit Montsery avec sincerite. --Car nous vous tenons en singuliere estime, ajouta Chalabre, avec une reverence impeccable. Pardaillan se contenta de saluer de nouveau en souriant: --Mais, reprit Sainte-Maline, il nous parait qu'on cherche a vous faire jouer ici un role... ridicule. --Dites toujours votre pensee, messieurs, dit poliment Pardaillan. --Eh bien, monsieur, dit Montsery, qui etait toujours le plus fougueux des trois, la pensee de laisser berner un compatriote devant nous, sans protester, nous est insupportable. --Surtout lorsque ce compatriote est un galant homme comme vous, monsieur, ajouta Sainte-Maline. --Alors? Qu'avez-vous resolu, messieurs? dit Pardaillan qui se raidit comme il faisait toujours dans ses moments d'emotion. --Vivedieu! monsieur, dit Chalabre, nous avons resolu d'infliger a ces mangeurs d'oignons crus la lecon que merite leur outrecuidance. --Nous serons fort honores, monsieur, de tirer l'epee a vos cotes, dit Sainte-Maline, en saluant galamment. --Tout l'honneur serait pour moi, messieurs, fit Pardaillan, en rendant le salut. --Quitte a reprendre notre liberte d'action apres, et a vous charger quand l'occasion se presentera, ajouta Montsery. Pardaillan approuva gravement de la tete et les contempla un instant avec une expression d'indicible melancolie. Enfin, tres gravement: --Messieurs, dit-il, vous etes de braves gentilshommes. Ce que vous faites, et dont je vous exprime ma gratitude emue, vous sera compte. Pour ma part, quoiqu'il advienne, je ne l'oublierai jamais. Mais--ici il reprit sa physionomie narquoise et son sourire d'ironie aigue--mais quittez tout souci en ce qui me concerne. Vous pouvez rester ici sans crainte de voir ridiculiser un compatriote. On rira peut-etre tout a l'heure, je vous jure qu'on ne rira pas de votre serviteur. Il y eut un echange de reverences courtoises, et Pardaillan se remit a deambuler. Tout a coup, il sentit qu'on lui avait marche sur le talon. Il y eut une explosion de rires etouffes chez les courtisans. Pardaillan se retourna vivement et apercut Barba Roja qui roulait des yeux effares. C'etait sans le faire expres que le colosse avait marche sur le talon du chevalier. Mais ce banal incident fut un trait de lumiere pour lui, car il se frappa le front. Il avait trouve. Pardaillan le contempla un instant en souriant, de son sourire froid et railleur. --Excusez-moi, monsieur, fit-il tres doucement, j'espere que je ne vous ai pas fait mal. Et il reprit paisiblement sa promenade au milieu de l'hilarite generale. A ce moment, il passait pres de la porte du cabinet du roi. Il eut dans l'oeil une lueur aussitot eteinte. Au meme instant, et, coup sur coup. Barba Roja lui marcha sur les talons, Pardaillan se retourna encore et avec son immuable sourire: --Decidement, monsieur, vous allez me trouver d'une maladresse insigne. Et il voulut reprendre sa promenade. Mais Barba Roja lui mit la main sur l'epaule. Sous la puissante pesee du colosse, Pardaillan flechit subitement. Si Barba Roja eut connu Pardaillan, peut-etre eut-il ete etonne de rencontrer si peu de resistance. Malheureusement pour lui Barba Roja ne connaissait pas Pardaillan. Dedaigneux, il redressa cet adversaire indigne de lui et, magnanime, le relacha brusquement, ce qui le fit trebucher. Un eclat de rire general, accompagne d'exclamations admiratives, vint chatouiller agreablement la vanite du dogue de Philippe II et l'encourager en meme temps a perseverer dans son role. Les courtisans savaient que Barba Roja n'agissait jamais que sur l'ordre du roi. L'applaudir bruyamment etait donc une maniere comme une autre de faire leur cour. Pardaillan frotta doucement son epaule, sans doute endolorie et, d'un air a la fois piteux et beat d'admiration, qui fit redoubler les rires: --Mon compliment, monsieur, vous avez une poigne solide! Barba Roja, d'un geste, appela un huissier. Il lui prit sa baguette d'ebene, la placa posement dans la position horizontale, a un pied environ du sol, et ordonna: --Maintenez ainsi cette baguette. Et, tandis que l'huissier s'accroupissait pour executer l'ordre, se tournant vers Pardaillan qui, comme tout le monde, suivait attentivement ces preparatifs: --Monsieur, dit Barba Roja, d'un air rogue, j'ai parie que vous sauteriez par-dessus cette canne. --Par-dessus cette canne? Diable! fit Pardaillan en tortillant sa moustache d'un air embarrasse. --J'espere que vous ne voudrez pas me faire perdre mon pari pour si peu de chose. Barba Roja fit un pas vers Pardaillan, et, designant la canne que l'huissier maintenait avec un sourire de jubilation feroce: --Sautez, monsieur, fit-il sur un ton menacant. Alors, devant l'air piteux du chevalier, les exclamations fuserent de tous les cotes: --Il sautera! dit un seigneur. --Il ne sautera pas! --Cent doubles ducats contre un maravedis, qu'il saute! --Tenu!... --Sautez, monsieur, repeta Barba Roja. --Et si je refuse? demanda Pardaillan presque timide. --Alors je vais vous pousser avec ceci, dit froidement Barba Roja qui mit l'epee a la main. --Enfin! songea Pardaillan avec un sourire de joie puissante. Et, au meme instant, il degaina. Un duel dans l'antichambre royale... C'etait un fait inoui, sans precedent, et Barba Roja etait le seul homme qui put se permettre un geste pareil. Le colosse, en dehors de sa force extraordinaire, passait pour une des premieres lames d'Espagne, et, pour peu que l'etranger sut manier proprement son epee, le spectacle allait etre passionnant au plus haut point. Aussi le silence s'etablit subitement. On se rangea en un vaste demi-cercle, laissant le plus de place possible aux deux combattants qui se trouvaient non loin de la porte par l'entrebaillement de laquelle Philippe II, invisible, assistait a toute la scene, l'oeil etincelant d'une joie sauvage. Pardaillan avait admirablement joue son role poltron, et, pour le roi comme pour tous les assistants, le doute n'etait pas possible: le dogue du roi allait rudement chatier l'insolent Francais. L'huissier avait voulu se mettre a l'ecart, mais Barba Roja etait si sur de lui qu'il commanda: --Ne bougez pas. Monsieur sautera, tout a l'heure. Les deux adversaires tomberent en garde au milieu du cercle attentif. Ce fut bref, foudroyant, etincelant. A peine quelques froissements de fer, quelques eclairs, et l'epee de Barba Roja, arrachee par une force irresistible, s'en alla rouler au milieu du cercle muet d'effarement. --Ramassez, monsieur, dit froidement Pardaillan. Le colosse s'etait deja precipite sur son epee. De nouveau il fonca sur Pardaillan, convaincu que ce qui venait de lui arriver etait le fait d'une surprise, d'une faiblesse passagere, qui ne se renouvellerait pas. Et, une deuxieme fois, l'epee, violemment arrachee, alla rouler sur les dalles, ou, cette fois, elle se cassa net. --Demonio! hurla Barba Roja, qui se rua, la dague levee. D'un geste prompt comme la foudre, Pardaillan passa son epee dans sa main gauche, saisit au vol le poignet du colosse, et, d'une etreinte formidable, le maintint leve, le petrit, le broya, sans effort apparent, avec aux levres un sourire terrible. Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles. Il ne reussit pas a se soustraire a la prodigieuse etreinte, et, au milieu du silence de mort qui planait sur l'assistance, on entendit un rale etouffe. Une expression de douleur atroce se repandit sur les traits du colosse: ses doigts engourdis s'ouvrirent malgre lui; le poignard lui echappa et, tombant sur la pointe, se brisa avec un bruit sec. Alors, d'un geste brusque, Pardaillan ramena le poignet en arriere et le maintint sur le dos, tandis que, de la main gauche, il rengainait son epee inutile. Et Barba Roja qui sentait ses os craquer sous la pression de fer. Barba Roja fut contraint de se courber. Alors, ainsi courbe, Pardaillan le poussa vers l'huissier qui maintenait toujours sa baguette a deux mains d'un geste purement machinal. --Saute! commanda imperieusement Pardaillan en montrant la baguette de son doigt tendu. Barba Roja essaya une supreme resistance... --Saute! repeta Pardaillan, ou je te brise les os! Et un craquement sinistre, suivi d'un gemissement plaintif, vint prouver aux courtisans petrifies que la menace n'etait pas vaine. Et, souleve par les tenailles d'acier, sentant son bras se desarticuler sous la puissante pesee, les traits contractes, livide de honte, ecumant de fureur et de douleur, Barba Roja sauta. Impitoyable, Pardaillan l'obligea a se retourner et a sauter dans le sens contraire. Ils se trouvaient alors places face au cabinet du roi. Haletant, ralant, le visage inonde de sueur, les yeux exorbites. Barba Roja paraissait sur le point de s'evanouir. Alors, Pardaillan le lacha. Mais, de la main gauche, saisissant a pleine main l'opulente barbe du colosse, sans un mot, sans regarder derriere, comme une bete qu'on traine a l'abattoir, il le traina a peu pres inerte, vers le cabinet du roi. Et Philippe II, qui le vit venir, n'eut que le temps de se reculer precipitamment, sans quoi il eut recu en plein visage le battant de la porte, que Pardaillan repoussa d'un violent coup de pied. Alors, laissant la porte grande ouverte derriere lui, d'une derniere poussee envoyant Barba Roja rouler evanoui aux pieds du roi: --Sire, dit Pardaillan d'une voix claironnante, je vous ramene ce mauvais drole... Une autre fois, ne le laissez pas aller sans sa gouvernante, car, s'il s'avise encore de me vouloir jouer ses farces incongrues, je serai force de lui arracher un a un les poils de sa barbe... Et, dans la stupeur et l'effarement, il sortit sans se presser, en jetant autour de lui des regards etincelants. Lorsque gentilshommes et officiers, revenus de leur stupeur, se deciderent a courir sus a l'insolent, il etait trop tard. Pardaillan avait disparu. XIII LE DOCUMENT En reconduisant Fausta, Espinosa lui avait dit: Madame, vous plairait-il de m'attendre un instant dans mon cabinet? Je reprendrais avec vous la conversation au point ou elle est restee avec le roi, peut-etre arriverons-nous a nous entendre. --Me sera-t-il permis de me faire accompagner? demanda Fausta en le regardant fixement. Espinosa fit signe a un dominicain qui se trouvait la, et dit: --La presence de M. le cardinal Montalte, que je vois ici, suffira, je pense, a vous rassurer. Tour les braves qui vous escortent, nous ne saurions vraiment les faire assister a un entretien aussi important. Montalte s'etait avance vivement. Les trois ordinaires en avaient fait autant et se disposaient a l'escorter. --Si l'illustre princesse et Son Eminence veulent bien me suivre, j'aurai l'honneur de les conduire jusqu'au cabinet de monseigneur, dit, en s'inclinant profondement, le dominicain. --Messieurs, dit Fausta a ses ordinaires, veuillez m'attendre un instant. Cardinal, vous venez avec moi. Suivi de Fausta et Montalte, le dominicain se fraya un passage dans la foule, qui d'ailleurs s'ouvrait respectueusement devant lui. Au bout de la salle, le religieux ouvrit une porte qui donnait sur un large couloir, et s'effaca pour laisser passer Fausta. Au moment ou Montalte se disposait a la suivre, une main s'abattit rudement sur son epaule. Il se retourna vivement et s'exclama sourdement: --Hercule Sfondrato! --Moi-meme, Montalte. Ne m'attendais-tu pas? Le dominicain les considera une seconde d'un air etrange et, sans fermer la porte, il s'eloigna discretement et rattrapa Fausta. --Que veux-tu? gronda Montalte en tourmentant le manche de sa dague... --Te parler... il me semble que nous avons des choses interessantes a nous dire. N'est-ce pas ton avis aussi? --Oui, dit Montalte, avec un regard sanglant, mais... plus tard... J'ai autre chose a faire pour le moment. Et il voulut passer, courir apres Fausta qu'une secrete intuition lui disait etre en danger. Pour la deuxieme fois, la main de Ponte-Maggiore s'abattit sur son epaule, et, d'une voix blanche de fureur, en plein visage: --Tu vas me suivre a l'instant, Montalte, menaca-t-il, ou je te soufflette devant toute la cour! --C'est bien, fit Montalte, livide, je te suis... Mais malheur a toi!... Et, s'arrachant a l'etreinte, il suivit Ponte-Maggiore en grondant de sourdes menaces, abandonnant Fausta au moment ou, peut-etre, elle avait besoin de son bras. Fausta avait continue son chemin sans rien remarquer, et, au bout d'une cinquantaine de pas, le dominicain ouvrit une deuxieme porte et s'effaca comme il avait deja fait. Elle penetra dans la piece, et alors seulement s'apercut que Montalte ne l'accompagnait plus. --Ou est le cardinal Montalte? fit-elle sans trouble comme sans surprise. --Au moment de penetrer dans le couloir Son Eminence a ete arretee par un seigneur qui avait sans doute une communication urgente a lui faire, repondit le dominicain avec un calme parfait. --Ah! fit simplement Fausta. Et son oeil profond scruta avec une attention soutenue le visage impassible du religieux et fit le tour de la piece qu'il etudia rapidement. C'tait un cabinet de dimensions moyennes, meuble de quelques sieges et d'une table de travail placee devant l'unique fenetre qui l'eclairait. Tout un cote de la piece etait occupe par une vaste bibliotheque sur les rayons de laquelle de gros volumes et des manuscrits etaient ranges dans un ordre parfait. L'autre cote etait orne d'une grande composition enchassee dans un cadre d'ebene massif, et representait une descente de croix signee Coello. Presque en face la porte d'entree, il y avait une autre petite porte. Fausta, sans hate, alla l'ouvrir et vit une sorte d'oratoire exigu, sans issue apparente, eclaire par une fenetre aux vitraux multicolores. Elle donnait sur une petite cour interieure. Le dominicain, qui avait assiste impassible a cette inspection minutieuse, quoique rapide, dit alors: --Si l'illustre princesse le desire, je puis aller a la recherche de S. Em. le cardinal Montalte et le ramener. --Je vous en prie, mon reverend, dit Fausta, qui remercia d'un sourire. Le dominicain sortit aussitot et, pour la rassurer, laissa la porte grande ouverte. Fausta vint se placer dans l'encadrement et constata que le dominicain reprenait paisiblement le chemin par ou ils etaient venus... Elle fit un pas dans le couloir et vit que la porte par ou ils etaient entres etait encore ouverte. Des ombres passaient et repassaient devant l'ouverture. Rassuree sans doute, elle rentra dans le cabinet, s'assit dans un fauteuil et attendit, tres calme en apparence, mais l'oeil aux aguets, prete a tout. Au bout de quelques minutes, le dominicain reparut. Il poussa la porte derriere lui, d'un geste tres naturel, et, sans faire un pas de plus, tres respectueux: --Madame, dit-il, il m'a ete impossible de rejoindre Son Eminence. Le cardinal Montalte a, parait-il, quitte le palais en compagnie du seigneur qui l'avait aborde. --S'il en est ainsi, dit Fausta en se levant, je me retire. --Que dirai-je a monseigneur le grand inquisiteur? --Vous lui direz que, seule ici, je ne me suis pas sentie en surete et que j'ai prefere renvoyer a plus tard l'entretien que je devais avoir avec lui, dit froidement Fausta. --Reconduisez-moi, mon reverend, ajouta-t-elle vivement. Le dominicain ne bougea pas de devant la porte. --Oserai-je, madame, solliciter une faveur de votre bienveillance? fit-il. --Vous? dit Fausta etonnee. Qu'avez-vous a me demander? --Peu de chose, madame... Jeter un coup d'oeil sur certain parchemin que vous cachez dans votre sein, dit le dominicain en se redressant. --Je suis prise! pensa Fausta, et c'est a Pardaillan que je dois ce nouveau coup, puisque c'est lui qui leur a revele que j'avais le parchemin sur moi. Et, tout haut, avec un calme dedaigneux: --Et, si je refuse, que ferez-vous? --En ce cas, dit paisiblement le dominicain, je me verrai contraint de porter la main sur vous, madame. --Eh bien, venez le chercher, dit Fausta en mettant la main dans son sein. Toujours impassible, le religieux s'inclina, comme s'il prenait acte de l'autorisation et fit deux pas en avant. Fausta leva le bras droit, soudain arme d'un petit poignard et d'une voix calme: --Un pas de plus et je frappe, dit-elle. Je vous avertis, mon reverend, que la lame de ce poignard est empoisonnee et que la moindre piqure suffit pour amener une mort effroyable. Le dominicain s'arreta net, et un sourire enigmatique passa sur ses levres. Fausta devina plutot qu'elle ne vit ce sourire. Elle eut un rapide regard circulaire et se vit seule avec le religieux. Elle fit un pas en avant, le bras leve, et: --Place! dit-elle imperieusement, ou tu es mort! --Vierge sainte! clama le dominicain, oseriez-vous frapper un inoffensif serviteur de Dieu? --Ouvre la porte alors, dit froidement Fausta. --J'obeis, madame, j'obeis, fit le religieux d'une voix tremblante, tandis qu'avec une maladresse visible il s'efforcait vainement d'ouvrir la porte. --Traitre! gronda Fausta, qu'esperes-tu donc? Et elle leva le bras d'un geste foudroyant. Au meme instant, par-derriere, deux poignes vigoureuses saisirent le poing leve, tandis que deux autres tenailles vivantes paralysaient son bras gauche. Sans opposer une resistance qu'elle comprenait inutile, elle tourna la tete et se vit aux mains de deux moines tailles en athletes. Ses yeux firent le tour du cabinet. Rien ne paraissait derange. La petite porte etait toujours fermee. Par ou etaient-ils entres? Evidemment le cabinet possedait une, peut-etre plusieurs issues secretes. Spontanement, elle laissa tomber le poignard, inutile maintenant. L'arme disparut, subtilisee, escamotee avec une promptitude et une adresse rares, et, des qu'elle fut desarmee, les deux moines, avec un ensemble d'automates, la lacherent, reculerent de deux pas, passerent leurs mains noueuses dans leurs manches et s'immobiliserent dans une attitude meditative. Le dominicain se courba devant elle avec un respect ou elle crut demeler elle ne savait quoi d'ironique et de menacant, et de sa voix calme et paisible: --L'illustre princesse voudra bien excuser la violence que j'ai ete contraint de lui faire, dit-il. Sa haute intelligence comprendra, je l'espere, que je n'y suis pour rien... Sans manifester ni colere ni depit, avec un dedain qu'elle ne chercha pas a cacher, Fausta approuva. Et, s'adressant au dominicain, tres calme: --Que voulez-vous de moi? --J'ai eu l'honneur de vous le dire, madame: le parchemin que vous avez la... Et, du doigt, le dominicain montrait le sein de Fausta. --Vous avez ordre de le prendre de force, n'est-ce pas? --J'espere que l'illustre princesse m'epargnera cette dure necessite, fit le religieux en s'inclinant. Fausta sortit de son sein le fameux parchemin, et sans le donner: --Avant de ceder, repondez a cette question: que fera-t-on de moi apres? --Vous serez libre, madame, entierement libre! --Le jureriez-vous sur ce christ? --Il est inutile de jurer, dit derriere elle une voix: Ma parole doit vous suffire, et vous l'avez, madame. Fausta se retourna vivement et se trouva en face de Espinosa, entre sans bruit par quelque porte secrete. D'une voix cinglante, en le dominant du regard: --Quelle foi puis-je avoir en votre parole, cardinal, alors que vous agissez comme un laquais? --De quoi vous plaignez-vous, madame? fit Espinosa avec un calme terrible. Je ne fais que vous retourner les procedes que vous avez employes envers nous. Ce document, Montalte, avec mon autorisation, l'avait confie a votre loyaute et vous deviez nous le restituer. Vous, cependant, abusant de notre confiance, vous avez essaye de nous vendre ce qui nous appartient et, ayant echoue dans cette tentative, vous avez resolu de le garder, dans l'espoir, sans doute, de le vendre a d'autres. Comment qualifiez-vous votre procede, madame? --Je le disais bien: vous avez l'ame d'un laquais, dit Fausta avec un mepris ecrasant. Apres l'avoir violentee, vous insultez une femme. --Malheur a celui qui cherche a contrecarrer les entreprises de la sainte Inquisition! reprit Espinosa. Celui-la sera brise impitoyablement. Allons, madame, donnez-moi ce document qui nous appartient! --Je cede, dit Fausta, mais vous paierez cher et vos insultes et la violence que vous me faites. --Menaces vaines, madame, fit Espinosa en s'emparant du parchemin. J'agis pour le bien de l'Etat, le roi ne pourra que m'approuver. Et, quant a ce document, je dois des remerciements a M. de Pardaillan, qui nous le livre. --Remerciez-le donc tout de suite, en ce cas, fit une voix railleuse. D'un meme mouvement, Fausta et Espinosa se retournerent et virent Pardaillan qui, le dos appuye a la porte, les contemplait avec son sourire narquois. Ni Fausta ni Espinosa ne laisserent paraitre aucune marque de surprise. Le dominicain et les deux moines echangerent un furtif coup d'oeil; mais, dresses a n'avoir d'autre volonte, d'autre intelligence que celles de leur superieur, ils resterent immobiles. --Enfin Espinosa, d'un air tres naturel: --Monsieur de Pardaillan... Comment etes-vous parvenu jusqu'ici? --Par la porte, cher monsieur, fit Pardaillan avec son sourire le plus ingenu. Vous aviez oublie de la fermer a clef... cela m'a evite la peine de l'enfoncer. --Enfoncer la porte, mon Dieu! et pourquoi? --Je vais vous le dire, et, en meme temps, je vous expliquerai par quel hasard j'ai ete amene a m'immiscer dans votre entretien avec madame. --Je vous ecouterai avec interet, monsieur, fit Espinosa. Et, comme les deux moines, soit par lassitude reelle soit sur un signe du grand inquisiteur, esquissaient un mouvement: --Monsieur, dit paisiblement Pardaillan a Espinosa, ordonnez a ces dignes moines de se tenir tranquilles... J'ai horreur du mouvement autour de moi. Espinosa fit un geste imperieux. Les religieux s'immobiliserent. --C'est parfait, dit Pardaillan. Ne bougez plus maintenant, sans quoi je serais force de me remuer aussi... Et, se tournant vers Fausta et Espinosa, qui, debout devant lui, attendaient: --Ce qui m'arrive, monsieur, est tres simple: lorsque j'eus ramene pres du roi ce geant a barbe rousse de qui la cour avait voulu se gausser, et que j'ai du proteger, je sortis, ainsi que vous l'avez pu voir. Mais vos diablesses de portes sont si pareilles que je me trompai. Je m'apercus bientot que j'etais perdu dans un interminable couloir: pestant fort contre ma maladresse, j'errais de couloir en couloir, lorsque, passant devant une porte, je reconnus la voix de madame... J'ai le defaut d'etre curieux. Je m'arretai donc et j'entendis la fin de votre interessante conversation. Et, s'inclinant avec grace devant Fausta: --Madame, fit-il gravement, si j'avais pu penser qu'on se servirait de mes paroles pour vous tendre un traquenard et vous extorquer ce parchemin auquel vous tenez, je me fusse coupe la langue plutot que de parler. Je me devais a moi-meme de reparer le mal que j'ai fait sans le vouloir, et c'est pourquoi je suis intervenu... Tandis que Pardaillan, dans une attitude un peu theatrale qui lui seyait a merveille, l'oeil doux, la figure rayonnante de generosite, parlait avec sa male franchise, Espinosa songeait: "Cet homme est une force de la nature. Nous serons invincibles s'il consent a etre a nous. Pour se l'attacher, il faut se montrer plus chevaleresque que lui. Si ce moyen ne reussit pas, il n'y aura qu'a renoncer... et se debarrasser de lui au plus tot." Fausta avait accueilli les paroles de Pardaillan avec cette serenite majestueuse qui lui etait personnelle, et, de sa voix harmonieuse, avec un regard d'une douceur inexprimable: --Ce que vous dites et ce que vous faites me parait tres naturel, venant de vous, chevalier. --Ce sont la, dit Espinosa, des scrupules qui honorent grandement celui qui a le coeur assez haut place pour les eprouver. --Ah! monsieur, fit le chevalier, vous ne sauriez croire combien votre approbation me remplit d'aise. Elle me fait prevoir que vous accueillerez favorablement les deux graces que je sollicite de votre generosite. --Parlez, monsieur de Pardaillan, et, si ce que vous voulez demander n'est pas absolument irrealisable, tenez-le pour accorde d'avance. --Mille graces, monsieur, fit Pardaillan en s'inclinant. Voici donc: je desire que vous rendiez a Mme Fausta le document que vous lui avez pris. Fausta eut un imperceptible sourire. Pour elle, il n'y avait pas le moindre doute: Espinosa refuserait. Espinosa demeura impenetrable. Il dit simplement: --Voyons la seconde demande? --La seconde, fit Pardaillan avec son air figue et raisin, vous paraitra sans doute moins penible. Je desire que vous donniez l'assurance a madame qu'elle pourra se retirer sans etre inquietee. --C'est tout, monsieur? --Mon Dieu, oui, monsieur. Sans hesiter, Espinosa repondit avec douceur: --Eh bien, monsieur de Pardaillan, il me serait penible de vous laisser sous le coup d'un remords et, pour vous prouver combien grande est l'estime que j'ai pour votre caractere, voici le document que vous demandez. Je vous le remets, a vous, comme au plus digne gentilhomme que j'aie jamais connu. Le geste etait si imprevu que Fausta tressaillit et que Pardaillan, en prenant le document que lui tendait Espinosa, songea: --Que veut dire ceci?... Je m'attendais a disputer sa proie a un tigre et je trouve un agneau docile et desinteresse. Mort-diable! il y a quelque chose la-dessous! Et, tout haut, a Espinosa: --Monsieur, je vous exprime ma gratitude sincere. Puis, a Fausta, lui tendant le parchemin conquis, sans meme le regarder: --Voici, madame, le document que mon imprudence faillit vous faire perdre. --Eh quoi! monsieur, fit Fausta avec un calme superbe, vous ne le gardez pas?... Ce document a, pour vous, autant de valeur que pour nous. Vous avez traverse la France et l'Espagne pour vous en emparer. C'est a vous personnellement, sire de Pardaillan, qu'on vient de le remettre, ne pensez-vous pas que l'occasion est unique et que vous pouvez le garder sans manquer aux regles de chevalerie si severes que vous vous imposez? --Madame, fit Pardaillan deja herisse, j'ai demande ce document pour vous. Je dois donc vous le remettre. Me croire capable du calcul que vous venez d'enoncer serait me faire une injure injustifiee. --A Dieu ne plaise, dit Fausta, que j'aie la pensee d'insulter un des derniers preux qui soient au monde!... Mais comment ferez-vous pour tenir la parole que vous avez donnee au roi de Navarre? --Madame, fit Pardaillan avec simplicite, j'ai eu l'honneur de vous le dire: j'attendrai qu'il vous plaise de me remettre de plein gre ce chiffon de parchemin. Fausta prit le parchemin sans repondre et demeura songeuse. --Madame, fit alors Espinosa, vous avez ma parole: vous et votre escorte pourrez quitter librement l'Alcazar. --Monsieur le grand inquisiteur, dit gravement Pardaillan, vous avez acquis des droits a ma reconnaissance, et, chez moi, ceci n'est pas une formule de politesse. --Je sais, monsieur, dit non moins gravement Espinosa. Et j'en suis d'autant plus heureux que, moi aussi, j'ai quelque chose a vous demander. --Ah! oh! pensa Pardaillan, je me disais aussi: voila bien de la generosite! Et, tout haut: --S'il ne depend que de moi, ce que vous avez a me demander vous sera accorde avec autant de bonne grace que vous en avez mis vous-meme a acquiescer a mes demandes, quelque peu excessives, je le reconnais. Espinosa approuva de la tete et, sans bouger de sa place, avec le pied, il actionna un ressort invisible; et, au meme instant, la bibliotheque pivota, demasquant une salle assez spacieuse dans laquelle des hommes, armes de pistolets et d'arquebuses, se tenaient immobiles et muets prets a faire feu au commandement. Vingt hommes et un officier! dit laconiquement Espinosa. "Ouf! pensa Pardaillan, me voila bien loti!... Quand je pense que j'ai eu la naivete de croire que le tigre s'etait mue en agneau pour moi!" --C'est peu, dit serieusement Espinosa, je le sais; mais il y a autre chose et mieux. Et, sur un signe, les hommes se masserent a droite et a gauche, laissant au centre un large espace libre. L'officier alla au fond de ce passage ouvrir toute grande une porte qui s'y trouvait. Cette porte donnait sur un large couloir occupe militairement. --Cent hommes! fit Espinosa, qui s'adressait toujours a Pardaillan. "Misere de moi!" pensa le chevalier, qui, neanmoins, resta impassible. --L'escorte de Mme la princesse Fausta! commanda Espinosa d'une voix breve. Fausta regardait et ecoutait avec son calme habituel. Pardaillan s'appuya nonchalamment a la porte par ou il etait entre et un sourire d'orgueil illumina ses traits a la vue des precautions prises contre lui! Et, cependant, dans la sincerite de son ame, il se gratifiait liberalement des invectives les plus violentes. Mais, par un revirement naturel chez lui, apres s'etre admoneste, son insouciance reprenant le dessus: --Bah! apres tout, je ne suis pas encore mort!... et j'en ai vu bien d'autres! Et il sourit de son air narquois. Espinosa, se meprenant sans doute sur la signification de ce sourire, continuait de son air toujours paisible: --Voulez-vous ouvrir la porte sur laquelle vous vous appuyez, monsieur de Pardaillan? Sans mot dire, Pardaillan fit ce qu'on lui demandait. Derriere la porte se dressait maintenant une cloison de fer. Toute retraite etait coupee par la. Pardaillan, alors, guigna la fenetre. Au meme instant, au milieu du silence qui planait sur cette scene fantastique, un leger declic se fit entendre et une demi-obscurite se repandit sur la piece. Espinosa fit un signe. Un des moines ouvrit la fenetre: comme la porte, elle etait maintenant muree exterieurement par un rideau de fer. A ce moment, Chalabre, Montsery et Sainte-Maline parurent dans le couloir. --Madame, fit Espinosa, voici votre escorte. Vous etes libre. --Au revoir, madame, repondit Pardaillan en la regardant en face. Espinosa la reconduisit, et, en traversant la piece secrete ou les sbires faisaient la haie, a voix basse: --J'espere qu'il ne sortira pas vivant d'ici, dit froidement Fausta. Si cuirasse que fut le grand inquisiteur, il ne put s'empecher de fremir. --C'est cependant pour vous, madame, qu'il s'est mis dans cette situation critique, fit-il avec une sorte de rudesse inaccoutumee chez lui. --Qu'importe! fit Fausta. Etes-vous donc d'un esprit assez faible pour vous laisser arreter par des considerations de sentiment? --Je croyais que vous l'aimiez? dit Espinosa en la fixant attentivement. Ce fut au tour de Fausta de fremir. --C'est precisement pour cela que je souhaite ardemment sa mort! rala-t-elle dans un souffle. Espinosa la contempla une seconde sans repondre, puis s'inclinant ceremonieusement: --Que Mme la princesse Fausta soit reconduite avec les honneurs qui lui sont dus, ordonna-t-il. Et, tandis que Fausta, suivie de ses ordinaires, passait de son pas lent et majestueux devant la troupe qui attendait tres calme, Espinosa reprit paisiblement: --Le cabinet ou nous sommes est une merveille de machinerie executee par des Arabes qui sont des maitres incomparables dans l'art de la mecanique. Des l'instant ou vous etes entre, vous avez ete en mon pouvoir. J'ai pu, devant vous, sans eveiller votre attention, donner des ordres promptement et silencieusement executes. Je pourrais, d'un geste dont vous ne soupconneriez meme pas la signification, vous faire disparaitre instantanement, car le plancher sur lequel vous etes est machine comme tout le reste ici... Convenez que tout a ete merveilleusement combine pour reduire a neant toute tentative de resistance. --Je conviens, fit Pardaillan, que vous vous entendez admirablement a organiser un guet-apens. Espinosa eut un sourire: --Vous voyez, monsieur de Pardaillan, que, si j'ai accede a vos demandes, c'est bien par estime pour votre caractere. Et, quant au nombre des combattants que j'ai mis sur pied a votre intention, il vous dit quelle admiration j'ai pour votre bravoure extraordinaire, Et, maintenant que je vous ai prouve que je n'ai accede que pour vous etre agreable, je vous demande: consentez-vous a vous entretenir avec moi, monsieur? --Eh! monsieur, fit Pardaillan avec son air railleur, vous vous acharnez a me prouver que je suis en votre pouvoir et vous me demandez si je consens a m'entretenir avec vous?... La question est plaisante!... Si je refuse, les sbires que vous avez apostes vont se ruer sur moi et me hacher comme chair a pate... Si j'accepte, ne penserez-vous pas que j'ai cede a la crainte? --C'est juste! fit simplement Espinosa. Et, se tournant vers ses hommes: --Qu'on se retire, dit-il. Je n'ai plus besoin de vous. Avec un ordre parfait, les troupes se retirerent aussitot, laissant toutes les portes grandes ouvertes. Espinosa fit un signe imperieux, et le dominicain et les deux moines disparurent a leur tour. Au meme instant, les cloisons de fer qui muraient la porte et la fenetre se releverent comme par enchantement. Seule la large baie donnant sur la piece secrete, ou se trouvaient les hommes d'Espinosa l'instant d'avant, continua de marquer la place ou se trouvait primitivement la bibliotheque. --Mordieu! soupira Pardaillan, je commence a croire que je m'en tirerai. --Monsieur de Pardaillan, reprit gravement Espinosa, je n'ai pas cherche a vous intimider. J'ai voulu seulement vous prouver que j'etais de force a me mesurer avec vous sans redouter une defaite. Voulez-vous maintenant m'accorder l'entretien que je vous ai demande? --Pourquoi pas, monsieur? fit Pardaillan. --Je ne suis pas votre ennemi, monsieur. Peut-etre meme serons-nous amis bientot si, comme je l'espere, nous arrivons a nous entendre. Dans tous les cas, quoi que vous decidiez, je vous engage ma parole que vous sortirez du palais librement comme vous y etes entre. Notez, monsieur, que je ne m'engage pas plus loin... L'avenir dependra de ce que vous allez decider vous-meme. J'espere que vous ne doutez pas de ma parole? --A Dieu ne plaise, monsieur, dit poliment Pardaillan. Je vous tiens pour un gentilhomme. Et, si j'ai pu, me croyant menace, vous dire des choses plutot dures, je vous exprime tous mes regrets. Ceci dit, monsieur, je suis a vos ordres. Et, en lui-meme, il pensait: --Attention! Ceci va etre une lutte autrement redoutable que celle avec le geant a barbe. Les duels a coups de langue n'ont jamais ete de mon gout. --Je vous demanderai la permission de mettre toutes choses en place ici, dit Espinosa. Il est inutile que des oreilles indiscretes entendent ce que nous allons nous dire. Au meme instant, la porte se referma derriere Pardaillan, la bibliotheque reprit sa place, et tout se trouva en l'ordre primitif dans le cabinet. --Asseyez-vous, monsieur, fit alors Espinosa, et discutons, comme deux adversaires qui s'estiment mutuellement et desirent ne pas devenir ennemis. --Je vous ecoute, monsieur, fit Pardaillan, en s'installant dans un fauteuil. XIV LES DEUX DIPLOMATES --Comment se fait-il qu'un homme de votre valeur n'ait d'autre titre que celui de chevalier? demanda brusquement Espinosa. --On m'a fait comte de Margency, fit Pardaillan avec un haussement d'epaules. --Comment se fait-il que vous soyez reste un pauvre gentilhomme sans feu ni lieu? --On m'a donne les terres et revenus du comte de Margency... J'ai refuse. Un ange, oui, je dis bien, un ange par la bonte, par le devouement, par l'amour sincere et constant, fit Pardaillan avec une emotion contenue, m'a legue sa fortune--considerable, monsieur, puisqu'elle s'elevait a deux cent vingt mille livres. J'ai tout donne aux pauvres sans distraire une livre. --Comment se fait-il qu'un homme de guerre tel que vous soit reste un simple aventurier? --Le roi Henri III a voulu faire de moi un marechal de ses armes... J'ai refuse. --Comment se fait-il enfin qu'un diplomate comme vous se contente d'une mission occasionnelle, sans grande importance? --Le roi Henri de Navarre a voulu faire de moi son premier ministre... J'ai refuse. "Chaque reponse de cet homme est un veritable coup de boutoir... Eh bien, procedons comme lui... Assommons-le d'un seul coup", reflechit Espinosa. --Vous avez bien fait de refuser. Ce qu'on vous offrait etait au-dessous de votre merite, dit-il. Pardaillan le considera d'un oeil etonne et: --Je crois que vous faites erreur, monsieur. Tout ce qui m'a ete offert etait, au contraire, fort au-dessus de ce que pouvait rever un pauvre aventurier comme moi, dit-il doucement. Pardaillan ne jouait nullement la comedie de la modestie. Il etait sincere. C'etait un des cotes remarquables de cette nature exceptionnelle de s'exagerer les obligations, tres reelles, qu'on lui devait. Espinosa ne pouvait pas comprendre qu'un homme, conscient de sa superiorite, fut en meme temps un timide et un modeste dans les questions de sentiment. Il crut avoir affaire a un orgueilleux et qu'en y mettant le prix il pourrait se l'attacher: --Je vous offre, reprit-il, le titre de duc avec la grandesse et dix mille ducats de rente perpetuelle a prendre sur les revenus des Indes; un gouvernement de premier ordre, avec rang de vice-roi, pleins pouvoirs civils et militaires, et une allocation annuelle de vingt mille ducats pour l'entretien de votre maison; vous serez fait capitaine de huit bannieres espagnoles et vous aurez le collier de l'ordre de la Toison... Ces conditions vous paraissent-elles suffisantes? --Cela depend de ce que j'aurai a faire en echange de ce que vous m'offrez, dit Pardaillan avec flegme. --Vous aurez a mettre votre epee au service d'une cause noble et juste, dit Espinosa. --Monsieur, dit le chevalier simplement, sans forfanterie, il n'est pas un gentilhomme digne de ce nom qui hesiterait a donner l'appui de son epee a une cause que vous qualifiez noble et juste. Il n'est besoin pour cela que de faire appel a des sentiments d'honneur ou plus simplement d'humanite... Gardez donc titres, rentes, honneurs et emplois... L'epee du chevalier de Pardaillan se donne, mais ne se vead pas. --Quoi! s'ecria Espinosa stupefait, vous refusez les offres que je vous fais? --Je refuse, dit froidement le chevalier... Mais j'accepte de me consacrer a la cause dont vous parlez. --Cependant, il est juste que vous soyez recompense. --Ne vous mettez pas en peine de ceci... Voyons plutot en quoi consiste cette cause noble et juste, fit Pardaillan avec son air narquois. --Monsieur, fit Espinosa, vous etes un des hommes avec qui la franchise devient la supreme habilete... J'irai donc droit au but. Espinosa parut se recueillir un instant. "Mordieu! se dit Pardaillan, voici une franchise qui ne parait pas vouloir sortir toute seule!" --Je vous ecoutais attentivement lorsque vous parliez au roi, continua Espinosa en fixant Pardaillan, et il m'a semble que l'espece d'aversion que vous paraissiez avoir pour lui provient surtout du zele qu'il deploie dans la repression de l'heresie. Ce que vous lui reprochez le plus, ce qui vous le rend antipathique, ce sont ces hecatombes de vies humaines qui repugnent a votre sensibilite, selon votre propre expression... Est-ce vrai? --Cela... et puis autre chose encore, fit enigmatiquement le chevalier. --Parce que vous ne voyez que les apparences et non la realite. Parce que la barbarie apparente des effets vous frappe seule et vous empeche de discerner la cause profondement humaine, genereuse, elevee... Mais, si je vous expliquais... --Par Dieu! je suis curieux de voir comment vous vous y prenez pour justifier le fanatisme et les persecutions qu'il engendre... --Fanatisme! Persecution! s'exclama Espinosa. On croit avoir tout dit, tout explique, avec ces deux mots. Parlons-en donc. Vous, monsieur de Pardaillan, je l'ai vu du premier coup, vous n'avez pas de religion, n'est-ce pas? Eh bien, monsieur, comme vous, et au meme sens que vous, je suis sans religion... Cet aveu que je fais et qui pourrait, s'il tombait dans d'autres oreilles, me conduire au bucher, moi, le grand inquisiteur, vous dit assez et quelle confiance j'ai en votre loyaute et jusqu'a quel point j'entends pousser la franchise. --Monsieur, dit gravement le chevalier, tenez pour assure qu'en sortant d'ici j'oublierai tout ce que vous aurez bien voulu me dire. --Je le sais, monsieur, et c'est pourquoi je parle sans hesitation et sans fard. Donc, la ou il n'y a pas de religion, il ne saurait y avoir fanatisme, il n'y a que l'application rigoureuse d'un systeme murement etudie. --Fanatisme ou systeme, le resultat est toujours le meme: la destruction d'innombrables existences humaines. --Comment pouvez-vous vous arreter a d'aussi pauvres considerations? Que sont quelques existences lorsqu'il s'agit du salut et de la regeneration de toute une race! Ce qui apparait aux yeux du vulgaire comme une persecution n'est en realite qu'une vaste operation chirurgicale necessaire... Bourreaux! dit-on. Niaiserie. Le blesse qui sent le couteau de l'operateur tailler impitoyablement sa chair pantelante hurle de douleur et injurie son sauveur qu'il traite, lui aussi, de bourreau. Cependant, celui-ci ne se laisse pas emouvoir par les clameurs de son malade en delire. Il accomplit froidement sa mission, il va jusqu'au bout de son devoir, qui est d'achever l'operation bienfaisante et il sauve son malade, souvent malgre lui. Nous sommes, monsieur, ces operateurs impassibles, impitoyables--en apparence--mais, au fond, humains et genereux. Nous ne nous laissons pas plus emouvoir par les clameurs, les injures, que nous ne nous montrerons touches par des manifestations de reconnaissance le jour ou nous aurons mene a bien l'operation entreprise, c'est-a-dire le jour ou nous aurons sauve l'humanite. Le chevalier avait ecoute attentivement l'explication que Espinosa venait de lui donner avec une chaleur qui contrastait etrangement avec le calme qu'il montrait habituellement. Lorsque Espinosa eut termine, il resta un moment reveur, puis, redressant sa tete fine: --Mais etes-vous sur, monsieur, qu'en agissant ainsi vous realisez le bonheur de l'humanite? --Oui, fit nettement Espinosa. J'ai longuement medite ces questions et j'ai mesure le fond des choses. Je suis arrive a cette conclusion que la science est la grande, l'unique ennemie qu'il faut combattre avec une tenacite implacable, parce que la science est la negation de tout et qu'au bout c'est la mort, c'est-a-dire le neant, c'est-a-dire la terreur, le desespoir, l'horreur. Tout ce qui se livre a la science aboutit fatalement la ou je suis: au doute. Le bonheur se trouve donc dans l'ignorance la plus complete, la plus absolue, parce qu'elle preserve la foi, et que la foi seule peut rendre doux et paisible l'ineluctable moment ou tout est fini. Parce qu'avec la foi tout n'est pas fini precisement, et que ce moment d'horreur intense devient un passage dans une vie meilleure. Voila pourquoi je poursuis irremissiblement tout ce qui manifeste des idees d'independance. Voila pourquoi je veux imposer a l'humanite entiere cette foi que j'ai perdue, parce que, assure de mourir desespere, je veux, dans mon amour pour mes semblables, leur eviter, du moins, mon sort affreux. --En sorte que vous leur imposez toute une vie de souffrance et de malheur pour leur assurer quoi? Un moment d'illusion qui durera l'espace d'un soupir. --Allons, fit Espinosa, sans manifester aucun depit, je n'ai pas reussi a vous convaincre. Mais, si j'ai echoue dans des generalites, peut-etre serais-je plus heureux dans un cas particulier que je veux vous soumettre. --Dites toujours, fit Pardaillan sur la defensive. --Vous, monsieur, dit Espinosa sans la moindre ironie, vous qui etes un preux, toujours pret a tirer l'epee pour le faible contre le fort, refuserez-vous de preter l'appui de votre epee a une cause juste? --Cela depend, monsieur, fit le chevalier, imperturbable. Ce qui vous apparait comme noble et juste peut m'apparaitre, a moi, comme bas et vil. --Monsieur, fit Espinosa en le regardant en face, laisseriez-vous accomplir un assassinat sous vos yeux sans essayer d'intervenir en faveur de la victime? --Non pas, certes! --Eh bien, monsieur, dit nettement Espinosa, il s'agit d'empecher un assassinat. --Qui veut-on assassiner? --Le roi Philippe. --Diantre! monsieur, fit Pardaillan, qui reprit son sourire gouailleur, il me semble pourtant que Sa Majeste est de taille a se defendre! --Oui, dans un cas normal. Non, dans ce cas tout particulier. Un homme, un ambitieux, a jure de tuer le roi. Il a murement et longuement prepare son forfait. A cette heure, il est pret a frapper, et nous ne pouvons rien contre ce miserable, parce qu'il a eu la diabolique adresse de se faire adorer de toute l'Andalousie, et que porter la main sur lui serait provoquer un soulevement irresistible. Parce que, pour l'atteindre et sauver le roi, il faudrait frapper les milliers de poitrines qui se dresseront entre cet homme et nous. Le roi n'est pas l'etre sanguinaire que vous croyez, et, plutot que de frapper une multitude d'innocents egares par les machinations de cet ambitieux, il prefere s'abandonner aux mains de Dieu. Mais, nous, monsieur, qui avons pour devoir sacre de veiller sur les jours de Sa Majeste, nous cherchons un moyen d'arreter la main criminelle avant l'accomplissement de son forfait, sans dechainer la fureur populaire. Et c'est pourquoi je vous demande si vous consentez a empecher ce crime monstrueux. --Il est de fait, dit Pardaillan, qui cherchait a discerner la verite dans l'accent du grand inquisiteur, que, bien que le roi ne me soit guere sympathique, il s'agit d'un crime que je ne pourrais laisser s'accomplir froidement s'il dependait de moi de l'empecher. --S'il en est ainsi, dit vivement Espinosa, le roi est sauve et votre fortune est faite. --Ma fortune est toute faite, ne vous en occupez donc pas, railla le chevalier, qui reflechissait profondement. Expliquez-moi plutot comment je pourrai executer seul ce que votre Saint-Office ne peut accomplir malgre la puissance formidable dont il dispose. --C'est bien simple. Supposez qu'un accident survienne, qui arrete l'homme avant l'accomplissement de son crime, sans qu'on puisse nous accuser d'y etre pour quelque chose... Vous ne pensez pourtant pas que je vais l'assassiner! fit Pardaillan glacial. --Non pas, certes, dit vivement Espinosa. Mais vous pouvez vous prendre de querelle avec lui et le provoquer en combat loyal. L'homme est brave. Mais votre epee est invincible. Le denouement de la rencontre est assure, c'est la mort certaine de votre adversaire. Pour le reste, la foule n'ira pas, je presume, s'ameuter parce qu'un etranger se sera pris de querelle avec El Torero... "J'avais bien devine, pensa Pardaillan. C'est un tour de traitrise a l'adresse de ce malheureux prince..." --Vous avez bien dit El Torero? dit-il herisse. --Oui, fit Espinosa avec un commencement d'inquietude. Auriez-vous des raisons personnelles de le menager? --Monsieur, dit Pardaillan d'un air glacial, je me contenterai de vous dire que vous me proposez la un bel assassinat dont je ne me ferai pas le complice. --Pourquoi? fit doucement Espinosa. --Mais, fit Pardaillan du bout des levres, d'abord parce qu'un assassinat est une action basse et vile, et qu'avoir ose me la proposer constitue une injure grave. Prenez garde! La patience n'a jamais ete une de mes vertus, et les propositions injurieuses que vous me faites depuis une heure me degagent des obligations que je crois vous avoir. Mais, comme vous pourriez ne pas comprendre ces raisons, je vous avertis simplement que don Cesar est de mes amis. Et, si j'ai un conseil a vous donner, a vous et a votre maitre, c'est de ne rien entreprendre de facheux contre ce jeune homme. --Pourquoi? fit encore Espinosa avec la meme douceur. --Parce que je m'interesse a lui et que je ne veux pas qu'on y touche, dit froidement Pardaillan, qui se leva. --Je vois avec regret que nous ne sommes pas faits pour nous entendre, dit Espinosa livide. --Je l'ai vu du premier coup... je l'ai meme dit a votre maitre, fit Pardaillan toujours froid. --Monsieur, dit Espinosa impassible, je vous ai engage ma parole que vous quitteriez le palais sain et sauf. Si je tiens ma parole, c'est que je suis sur de vous retrouver et, alors, je vous briserai impitoyablement, car vous etes un obstacle a des projets patiemment elabores... Allez donc, monsieur, et gardez-vous bien. Pardaillan le regarda bien en face et, l'air etincelant, sans forfanterie, avec une assurance impressionnante: --Gardez-vous vous-meme, monsieur! dit-il. Et il sortit d'un pas ferme et assure, suivi des yeux par Espinosa, qui souriait d'un sourire etrange. XV LE PLAN DE FAUSTA Ponte-Maggiore avait entraine Montalte hors de l'Alcazar. Sans prononcer une parole, il le conduisit sur les berges a peu pres desertes du Guadalquivir, non loin de la tour de l'Or, a l'entree de la ville. Un moine, qui paraissait plonge dans de profondes meditations, marchait a quelques pas derriere eux et ne les perdait pas de vue. Lorsque Ponte-Maggiore fut sur la berge, il jeta un regard autour de lui, et, ne voyant personne, il se campa en face de Montalte, et d'une voix haletante: --Ecoute, Montalte, dit-il, ici comme a Rome, je te demande une derniere fois: veux-tu renoncer a Fausta? --Jamais! dit Montalte avec une sombre energie. Les traits de Ponte-Maggiore se convulserent, sa main se crispa sur la poignee de sa dague. Mais, faisant un effort surhumain, il se maitrisa, et ce fut d'un ton presque suppliant qu'il reprit: --Sans renoncer a elle, tu pourrais du moins la quitter... momentanement. Nous etions amis, Montalte, nous pourrions le redevenir... Si tu voulais, nous partirions, nous retournerions tous deux en Italie. --Sais-tu que le pape est malade? Ton onde est bien vieux, bien use... Nous avons un interet capital a nous trouver a Rome au moment ou il mourra, toi, Montalte, pour toi-meme, puisque tu etais designe pour succeder a Sixte; moi, pour mon oncle, le cardinal de Cremone. A l'annonce de la maladie de Sixte-Quint, Montalte ne put reprimer un tressaillement. La tiare avait toujours ete le but de ses reves d'ambition. Et il se trouvait pris soudain entre son amour et son ambition. Il n'hesita pas et secoua la tete avec une resolution farouche. --Tu mens, Sfondrato, dit-il. Comme moi tu te soucies peu de la mort du pape et de qui lui succedera... Tu veux m'eloigner d'elle! --Eh bien, oui, c'est vrai! gronda Ponte-Maggiore, la pensee que je vis loin d'elle, tandis que, toi, tu peux la voir, lui parler, la servir, l'aimer... te faire aimer peut-etre... cette pensee me met hors de moi. Il faut que tu partes, que tu viennes avec moi!... Je ne la verrai jamais, mais tu ne la verras pas davantage... Montalte haussa furieusement les epaules, et d'une voix sourde: --Insense! dit-il. Sa presence m'est aussi indispensable pour vivre que l'air qu'on respire... La quitter!... autant vaudrait me demander ma vie!... --Meurs donc! en ce cas, rugit Ponte-Maggiore, qui se rua, la rapiere au poing. Montalte evita le coup d'un bond en arriere et, degainant d'un geste rapide, il recut le choc sans broncher et les fers se trouverent engages jusqu'a la garde. Pendant quelques instants, ce fut, sous l'eclatant soleil, une lutte acharnee; coups foudroyants suivis d'aplatissements soudains, sans aucun avantage marque de part et d'autre. Enfin, Ponte-Maggiore, apres quelques feintes habilement executees, se tendit brusquement et son epee vint s'enfoncer dans l'epaule de son adversaire. Au moment ou il se redressait avec un rugissement de joie triomphante, Montalte, rassemblant toutes ses forces, lui passa son epee au travers du corps. Tous deux battirent un instant l'air de leurs bras, puis se renverserent comme des masses. Alors, d'un coin d'ombre ou il etait tapi, surgit le moine qui s'approcha des deux blesses, les considera un instant sans emotion et se dirigea aussitot vers la tour de l'Or ou il penetra par une porte derobee. Quelques instants plus tard, il reparaissait, conduisant d'autres moines porteurs de civieres sur lesquelles les deux blesses, evanouis, furent charges et transportes avec precaution dans la tour. Montalte, le moins grievement atteint, revint a lui le premier. Il se vit dans une chambre qu'il ne connaissait pas, etendu sur un lit moelleux aux courtines soigneusement tirees. Au chevet du lit, une petite table encombree de potions, de linges a pansement. De l'autre cote de la table, un deuxieme lit hermetiquement clos. Entre les deux lits, le moine allait et venait a pas menus et feutres, versait des liquides epais et inconnus, minutieusement doses, preparait avec un soin meticuleux une sorte de pommade brunatre. Lorsque le moine s'apercut que le blesse devait etre eveille, il s'approcha du lit, tira les rideaux, et d'une voix douce, nuancee de respect: --Comment Votre Eminence se sent-elle? --Bien! repondit Montalte d'une voix faible. Le moine eut ce sourire satisfait du praticien qui constate que tout marche normalement. --Votre Eminence sera sur pied dans quelques jours, a moins d'imprudence grave de sa part, dit-il. Montalte brulait du desir de poser une question. Il esperait bien avoir tue Ponte-Maggiore et il n'osait s'informer. A ce moment, un gemissement se fit entendre. Le moine se precipita et tira les rideaux du deuxieme lit d'ou partait le gemissement. "Hercule Sfondrato! pensa Montalte. Je ne l'ai donc pas tue!" Et une expression de rage et de haine s'etendit sur ses traits bouleverses. De son cote, Ponte-Maggiore apercut tout d'abord la tete livide de Montalte et la meme expression de haine et de defi se lut dans ses yeux. Cependant, le moine-medecin s'empressait. Avec une adresse et une legerete de main remarquables, il appliquait sur la blessure un linge fin recouvert d'une epaisse couche de la pommade qu'il venait de fabriquer et, soulevant la tete de son malade avec des precautions infinies, il lui faisait absorber quelques gouttes d'un elixir. Aussitot une expression de bien-etre se repandait sur les traits de Ponte-Maggiore et le moine, en reposant la tete sur l'oreiller, murmurait: --Surtout, monsieur le duc, ne bougez pas... Le moindre mouvement peut vous etre funeste. "Duc! pensa Montalte. Cet intrigant a donc reussi a arracher a mon oncle ce titre qu'il convoitait depuis si longtemps!" Sous l'effet bienfaisant des pansements habiles et des cordiaux energiques du moine, les deux blesses avaient recouvre toute leur conscience et, maintenant, se jetaient des regards furieux, charges de menaces. Le moine se dirigea vivement vers une piece voisine. La, un religieux attendait, plonge dans la priere et la meditation... du moins en apparence. Le moine-medecin lui dit quelques mots a voix basse et revint precipitamment se placer entre ses deux malades. Au bout de quelques instants, un homme entra dans la chambre et s'approcha du moine-medecin qui se courba respectueusement, tandis que Montalte et Ponte-Maggiore, reconnaissant le visiteur, murmuraient avec une sourde terreur: "Le grand inquisiteur!" Espinosa eut une interrogation muette a l'adresse du medecin qui repondit par un geste rassurant et ajouta: --Ils sont sauves, monseigneur!... Mais voyez-les... je crains a chaque instant qu'ils ne se ruent l'un sur l'autre et ne s'entretuent! Le grand inquisiteur, avec une fixite troublante, fit un geste imperieux. Le moine se courba profondement et se retira aussitot de son pas silencieux. Espinosa prit un siege et s'assit entre les deux lits, face aux deux blesses qu'il tenait sous son regard dominateur. --Ca, dit-il, d'un ton tres calme, etes-vous des enfants ou des hommes?... Comment! vous, cardinal Montalte, et vous, duc de Ponte-Maggiore, vous qui passez pour des hommes superieurs, dignes de commander a vos passions!... Et quelle passion!... la jalousie aveugle et stupide!... Et, comme ils faisaient entendre tous deux un sourd grondement de protestations, Espinosa reprit avec plus de force: --J'ai dit stupide... je le maintiens!... Eh! quoi, vous ne voyez donc rien? Niais que vous etes? Pendant que vous vous entre-dechirez, qui triomphera? Oui? Pardaillan!... Pardaillan qui est aime, lui! Pardaillan qui reussira a vous prendre Fausta pendant que vous serez bien occupes a vous mordre... et il aura bien raison! --Assez! assez! monseigneur, rala Ponte-Maggiore, tandis que Montalte, l'oeil injecte, crispait furieusement ses poings. Le grand inquisiteur reprit sur un ton plus rude: --Au lieu de vous ruer l'un sur l'autre, unissez vos forces et vos haines par le Christ! Elles ne sont pas de trop pour combattre et terrasser votre ennemi commun. Alors, quand vous l'aurez tue, il sera temps de vous entretuer, si vous n'arrivez pas a vous entendre. Montalte et Ponte-Maggiore se regarderent, hesitants et effares. Ils n'avaient pas songe, ni l'un ni l'autre, a cette solution pourtant logique. --C'est pourtant vrai ce que vous dites, monseigneur! murmura Montalte. --Croyez-vous sincerement que Pardaillan est seul a redouter pour vous? --Oui, ralerent les deux blesses. --Voulez-vous reellement le terrasser, le voir mourir d'une mort lente et desesperee? --Oh! tout mon sang en echange de cette minute! --Eh bien, alors, soyez amis et allies. Jurez de marcher la main dans la main jusqu'a ce que Pardaillan soit mort. Jurez-le sur le Christ! ajouta Espinosa en leur tendant sa croix pastorale. Et les deux ennemis, reconcilies dans une haine commune contre le rival prefere, tendirent la main sur la croix et gronderent d'une meme voix: --Je jure!... --C'est bien, dit gravement Espinosa, je prends acte de votre serment! Alliance offensive et defensive, et sus a Pardaillan! --Sus a Pardaillan! C'est jure, monseigneur. --Cardinal Montalte, dit Espinosa en se levant, vous etes moins grievement atteint que le duc de Ponte-Maggiore; je le confie a vos bons soins. Il n'y a pas un instant a perdre; il faut que vous soyez sur pied le plus tot possible. Songez que vous avez affaire a un rude lutteur, qui, pendant que vous etes Cloues ici, par votre faute, ne perd pas son temps, lui. Au revoir, messieurs. Et Espinosa sortit de son pas lent et grave. Suivant la promesse du grand inquisiteur, Fausta, escortee de Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, avait quitte l'Alcazar avec tous les honneurs dus a son rang. Fausta aimait a s'entourer d'un luxe inoui partout ou elle allait. A cet effet, elle semait l'or a pleines mains. Le luxe fabuleux dont elle s'entourait faisait partie d'un systeme, un peu theatral, savamment etudie. C'etait comme une sorte de mise, en scene eblouissante destinee a frapper l'imagination de ceux qui l'approchaient, tout en mettant en relief sa beaute. A Seville, Fausta s'etait fait immediatement amenager une demeure somptueuse ou s'entassaient les meubles precieux, les tentures chatoyantes, les bibelots rares, les toiles de maitres les plus reputes de l'epoque. Ce fut dans cette demeure que sa litiere la conduisit. Rentree chez elle, ses femmes la depouillerent du fastueux costume de cour qu'elle avait revetu pour sa visite a Philippe II, et lui passerent une ample robe de lin fin, tout unie et d'une blancheur immaculee. Ainsi vetue, elle se retira dans sa chambre a coucher, piece ou nul ne penetrait et qui contrastait etrangement, par sa simplicite, avec les splendeurs qui l'environnaient. La, sure que nul oeil indiscret ne pouvait l'epier, elle sortit de son sein la declaration de Henri III que Espinosa avait failli lui enlever. Elle la considera longtemps d'un air reveur, puis elle l'enferma dans un petit etui a fermoir secret qu'elle placa dans un tiroir habilement dissimule au fond d'un coffre en chene massif. Ces precautions prises, elle s'assit et, sans que son visage perdit rien de ce calme majestueux qu'elle devait a une longue etude, elle reflechit: "Ainsi, j'ai rencontre Pardaillan chez Philippe, et cette rencontre a suffi pour me faire trebucher encore!" Et, avec un sourire indefinissable: "Il est vrai que Pardaillan lui-meme est venu me delivrer!... Il est vrai que, si Espinosa est bien l'homme que je crois, le geste chevaleresque de Pardaillan lui coutera la vie... Mais Espinosa osera-t-il profiter du traquenard qu'il avait si admirablement machine?... Ce n'est pas sur! La diplomatie de ce pretre est lente et tortueuse. Moi seule, j'ose vouloir et je sais aller droit au but... Lui aussi!... Pourquoi ne veut-il etre a moi?... Que ne ferions-nous pas si nous etions unis?..." Sa pensee eut une nouvelle orientation en songeant a Philippe II: "L'impression que j'ai produite sur le roi m'a paru Profonde... Sera-t-elle durable? Alors que j'esperais l'eblouir par l'elevation de mes conceptions, ma beaute seule a paru impressionner cet orgueilleux vieillard. Eh bien, soit... L'amour est une arme comme une autre et par lui on peut mener un homme... surtout quand cet homme est affaibli par l'age." Et, revenant a ce qui etait le fond de sa pensee: "Toutes mes rencontres avec Pardaillan me sont fatales... Si Pardaillan revoit Philippe, cet amour du roi s'eteindra aussi vite qu'il s'est allume. Pourquoi?... Comment?... Je n'en sais rien! mais cela sera, c'est ineluctable... Il faut donc que Pardaillan meure!..." Encore un coup une saute dans sa pensee: "Myrthis!... Ou peut etre Myrthis en ce moment? Et mon fils?... Ils doivent etre en France maintenant. Comment les retrouver?... Qui envoyer a la recherche de mon enfant! Je cherche vainement, nul ne me parait assez sur." Et, avec un accent intraduisible: "Fils de Pardaillan!... Si ton pere t'ignore, si ta mere t'abandonne, que seras-tu? que deviendras-tu?..." Longtemps elle resta, ainsi a songer. Enfin, elle fit venir son intendant, lui donna des instructions et demanda: --Monsieur le cardinal Montalte est-il la? --Son Eminence n'est pas encore rentree, madame. Fausta fronca le sourcil et elle reflechit. "Cette disparition est etrange... Montalte me trahirait-il? Ne lui a-t-on pas plutot tendu quelque embuche? Il doit y avoir de l'Inquisition la-dessous... J'aviserai..." --Messieurs de Sainte-Maline, de Chalabre et de Montsery? interrogea-t-elle, tout haut. --Ces messieurs sont avec le sire de Bussi-Leclerc qui sollicite la faveur d'etre recu. --Faites entrer au salon le sire de Bussi-Leclerc, avec mes gentilshommes. L'intendant sortit. Fausta entra au salon, et prit place dans un fauteuil monumental et somptueux comme un trone, en une de ces attitudes de charme et de grace dont elle avait le secret, et attendit. Quelques instants plus tard, Bussi-Leclerc et les trois "ordinaires" s'inclinaient respectueusement devant elle. Cette superbe assurance sombra piteusement devant l'accueil hautain de Fausta, qui, avec un fugitif sourire de mepris, repondit: --Soyez les bienvenus, messieurs. Asseyez-vous. Nous avons a causer. Les quatre gentilshommes s'inclinerent en silence et prirent place dans les fauteuils disposes autour d'une petite table qui les separait de la princesse. --Messieurs, reprit Fausta, vous avez bien voulu accourir du fond de la France pour m'apporter l'assurance de votre devouement et l'appui de vos vaillantes epees. Le moment me parait venu de faire appel a ce devouement. Puis-je compter sur vous? --Madame, dit Sainte-Maline, nous vous appartenons. --Jusqu'a la mort! ajouta Montsery. --Donnez vos ordres, fit simplement Chalabre. --Avant toute chose, je desire etablir nettement les conditions de votre engagement. --Les conditions que vous nous avez faites nous paraissent tres raisonnables, madame, dit Sainte-Maline. --Combien vous rapportait votre emploi aupres de Henri de Valois? demanda Fausta en souriant. --Sa Majeste nous donnait deux mille livres par an. --Sans compter la nourriture, le logement, l'equipement. --Sans compter les gratifications et les menus profits. --C'etait peu, fit simplement Fausta. --Monsieur Bussi-Leclerc nous a offert le double en votre nom, madame. --Monsieur de Bussi-Leclerc s'est trompe, dit froidement Fausta qui frappa sur un timbre. A cet appel, l'intendant, porteur de trois sacs rebondis, fit son entree. Du coin de l'oeil, les trois spadassins soupeserent les sacs et se regarderent avec des sourires emerveilles. --Messieurs, dit Fausta, il y a trois mille livres dans chacun de ces sacs... C'est le premier quartier de la pension que j'entends vous servir... sans compter la nourriture, le logement et l'equipement... sans compter les gratifications et les menus profits. Les trois eurent un eblouissement. Cependant Sainte-Maline, non sans dignite, s'exclama: --C'est trop! madame... beaucoup trop! Les deux autres approuverent de la tete, cependant que, des yeux, ils caressaient les venerables sacs. --Messieurs, reprit Fausta toujours souriante, vous etiez au service du roi. Vous voici a celui d'une princesse qui deviendra souveraine un jour, peut-etre... --Prenez donc sans scrupules ce qui vous est donne de grand coeur, ajouta-t-elle, designant les sacs. --Madame, dit avec chaleur Montsery, qui etait le plus jeune, entre le service du plus grand roi de la terre et celui de la princesse Fausta, croyez bien que nous n'hesiterons pas un seul instant. --Meme sans compensation! ajouta Sainte-Maline, en faisant disparaitre un des trois sacs. --Ni menus profits, dit Chalabre a son tour, en subtilisant d'un geste prompt le deuxieme sac. Ce que voyant, Montsery, pour ne pas etre en reste, s'empara du dernier sac en disant: --C'est pour vous obeir, madame. Fausta dit soudain: --Vous allez en expedition, messieurs. Les trois dresserent l'oreille. --La meme somme vous sera comptee a la fin de l'expedition... Les trois furent aussitot debout. --Il s'agit de Pardaillan, messieurs. --Ah! ah! pensa Bussi, je me disais aussi: de quelle entreprise mortelle cette generosite, plus que royale, est-elle le prix? L'enthousiasme des trois spadassins tomba instantanement. Les faces epanouies devinrent graves et inquietes, les yeux scruterent les coins d'ombre, comme s'ils se fussent attendus a voir apparaitre celui dont le nom seul suffisait a les affoler. --Trouvez-vous toujours votre service paye trop cher? demanda Fausta, sans raillerie. Les trois hommes hocherent la tete. --Des l'instant ou il s'agit de Pardaillan, non, mortdiable! ce n'est pas trop cher! --He quoi! hesiteriez-vous? demanda encore Fausta. --Non, par tous les diables!... Mais Pardaillan... Diantre! madame, il y a de quoi hesiter! --Savez-vous que nous courons fort le risque de ne jamais depenser les pistoles qui tintent dans'ce sac? Fausta, toujours glaciale, dit simplement: --Decidez-vous, messieurs. Baissant la voix instinctivement, comme si celui dont ils premeditaient le meurtre eut ete la pour les entendre, Sainte-Maline dit: --Il s'agit donc de?... Et un geste d'une eloquence terrible traduisit sa pensee. Toujours brave et resolue, avec un imperceptible dedain, Fausta formula tout haut, froidement, resolument, ce que le brave n'avait pas ose dire: --Il faut tuer Pardaillan! --Ah bah! apres tout un homme en vaut un autre! trancha Sainte-Maline. Et, d'un commun accord, avec des rictus de dogues prets a mordre, la rapiere au poing, les trois crierent: --Sus a Pardaillan! Fausta sourit. Et, sure d'eux, elle se tourna vers Bussi. --Le sire de Bussi-Leclerc se croit-il trop grand seigneur pour entrer au service de la princesse Fausta? --Madame, fit vivement Bussi, croyez bien que je serais fort honore d'entrer a votre service. --Dans une entreprise contre Pardaillan, le concours d'une epee telle que la votre serait d'un appoint precieux. Faites vos conditions vous-meme. Bussi-Leclerc se leva. D'un geste violent il tira sa dague, et, avec un accent de haine furieuse, il gronda: --Madame, pour avoir la joie de plonger ce fer dans le coeur de Pardaillan, je donnerais, sans hesiter, non seulement ma fortune jusqu'au dernier denier, mais encore mon sang jusqu'a la derniere goutte... Mon concours vous est donc tout acquis... Plus tard, madame, j'accepterai les offres gracieuses que vous voulez bien me faire. Pour le moment, et pour cette entreprise, il vaut mieux que je garde mon independance. --Quand vous croirez le moment venu, monsieur, vous me trouverez dans les memes dispositions a votre egard. --En attendant, madame, dit-il, souffrez que je sois le chef de cette entreprise... Ne vous fachez pas, messieurs, je ne doute ni de votre zele ni de votre devouement, mais vous agissez pour le compte de madame, tandis que j'agis pour mon propre compte, et, quand il s'agit de sa haine et de sa vengeance, Bussi-Leclerc, voyez-vous, n'a confiance qu'en lui-meme. --Avez-vous un plan trace, monsieur de Bussi? demanda Fausta. --Tres vague, madame. --Il faut cependant que Pardaillan meure... le plus tot possible, insista Fausta en se levant. --Il mourra! grinca Bussi avec assurance. Fausta interrogea du regard les trois ordinaires qui gronderent. --Il mourra! --Allez, messieurs, dit Fausta en les congediant avec un geste de souveraine. Des qu'ils furent dans la vaste salle qui leur servait de dortoir, le premier soin des trois ordinaires fut d'eventrer leurs sacs, et d'aligner les piles d'or et d'argent avec des airs de jubilation intense. --Trois mille livres! exulta Montsery en faisant sauter dans sa main une poignee de pieces d'or. Jamais je ne me suis vu si riche! --Le service de Fausta est bon! --M'est avis que nous ne tenons pas encore la gratification, murmura Chalabre en hochant la tete. Et Montsery, exprimant tout haut ce qu'il pensait tout bas: --C'est dommage!... Il me plaisait, a moi, ce diable d'homme! --C'est pourtant ce meme homme que nous devons attaquer... --Que veux-tu, Montsery, on ne fait pas toujours ce qu'on veut. --Et, puisque la mort de Pardaillan doit nous assurer l'abondance et la prosperite, ma foi! tant pis pour Pardaillan! decida Sainte-Maline. XVI LE CAVEAU DES MORTS VIVANTS Lorsque Pardaillan, apres avoir quitte Espinosa, se trouva de nouveau dans le couloir, il se secoua et, avec un soupir de soulagement: "Ouf! Me voila enfin sorti de ce cabinet savamment machine, certes, mais qui manquait vraiment trop de securite avec ses chausse-trapes et ses planchers a bascule... Ici, du moins, je sais ou je pose le pied." Et, de son coup d'oeil si prompt et si sur, etudiant le terrain autour de lui: --Hum! C'est bientot dit! Qui me prouve que ce couloir n'est pas machine comme le cabinet d'ou je sors? De quel cote aller? --De quel cote sortir? A droite ou a gauche?... Ce brave monsieur Espinosa aurait bien pu me renseigner... Si je retournais lui demander mon chemin? Pardaillan esquissa un geste pour rouvrir la porte. Mais il reflechit: "Ouais! Ne vais-je pas me remettre benevolement dans la gueule du loup?... Pourquoi souriait-il de si etrange facon quand je l'ai quitte?... Je n'aime pas beaucoup ce sourire-la... Peut-etre serait-il prudent de ne pas trop se fier a la bonne foi de ce pretre... Voyons! je suis venu par la droite, continuons par la gauche... Que diable! j'arriverai toujours quelque part!" Ayant ainsi decide, il se mit resolument en route, aux aguets, la main sur la garde de l'epee bien degagee, prete a jaillir du fourreau a la moindre alerte. Le corridor dans lequel il se trouvait etait tres large. C'etait comme une artere centrale a laquelle venaient aboutir une multitude de voies transversales plus etroites. Quelques rares fenetres jetaient, par-ci par-la, une nappe de lumiere tamisee par les vitraux multicolores, en sorte que ces couloirs etaient, dans leur plus grande etendue, plutot sombres ou meme completement obscurs. Au bout d'une cinquantaine de pas, le couloir central tournait brusquement a gauche. Pardaillan avait franchi la plus grande partie de la distance sans encombre, lorsqu'en approchant du tournant il entendit le bruit d'une troupe nombreuse en marche. Par malchance, juste a cet endroit, se trouvait une fenetre. Impossible de passer inapercu. Il s'arreta. Au meme instant, un commandement bref se fit entendre: --Halte! Un silence de quelques secondes. Suivi du bruit des armes posees a terre, un brouhaha de conversations bruyantes, des allees et venues, les differents bruits particuliers a une troupe qui s'installe. "Diable! pensa Pardaillan, ils vont camper ici?" Il reflechit un instant, puis eut un de ces gestes resolus qu'il avait dans les circonstances graves et murmura: "C'est ici que nous allons voir ce que vaut la parole de M. le grand inquisiteur de toutes les Espagnes... Allons!..." Et il reprit sa marche en avant, sans se presser. A peine avait-il fait quelques pas, qu'un groupe d'hommes d'armes deboucha dans le couloir. Ces hommes ne parurent pas remarquer la presence du chevalier. Riant et plaisantant, ils s'approcherent de la fenetre, s'assirent en rond sur les dalles et se mirent a jouer aux des. Comme il allait tourner a gauche, Pardaillan se heurta a un deuxieme groupe qui s'en allait rejoindre le premier, soit pour se meler a la partie, soit pour y assister en spectateur. Pardaillan passa au milieu des soldats, qui s'ecarterent devant lui sans faire la moindre remarque. "Allons, pensa-t-il, decidement, ce n'est pas a moi qu'ils en veulent!" Cependant, comme le couloir dans lequel il venait de s'engager etait occupe par une dizaine d'hommes qui paraissaient s'etablir la comme pour y camper, ainsi qu'il l'avait pense, tout en poursuivant son chemin d'un air tres calme, le chevalier se tenait pret a tout. Il avait deja depasse le groupe sans que nul fit attention a lui. Il n'y avait plus devant lui qu'un soldat qui s'etait arrete et, accroupi sur les dalles, paraissait tres attentionne a reparer une de ses chaussures. Pardaillan sentit la confiance lui revenir. Il se trouvait presque a la hauteur du soldat accroupi. Alors il entendit une voix murmurer: --Tenez-vous sur vos gardes, seigneur... Evitez les rondes... on veut vous prendre... Surtout ne revenez jamais en arriere, la retraite vous est coupee... Pardaillan, qui allait depasser le soldat, se retourna vivement pour lui repondre, mais deja l'homme s'etait elance et rejoignait ses camarades en courant. "Oh! oh! pensa le chevalier qui se herissa, je me suis trop hate de faire amende honorable... Qui est cet homme, et pourquoi me previent-il?... A-t-il dit vrai?... Oui, morbleu! voici les hommes qui s'alignent et me barrent le chemin... Un, deux, trois, quatre, cinq rangs de profondeur, tous armes de mousquets... Malepeste! M. Espinosa fait bien les choses, et, si je me tire de la, ce ne sera vraiment pas de sa faute!" Il s'eloigna a grands pas en grommelant: "Eviter les rondes!... C'est plus facile a dire qu'a faire... Si seulement je connaissais la structure de ces lieux!... Quant a revenir en arriere, je n'aurais garde de le faire..." Le couloir dans lequel il se trouvait etait redevenu sombre et, comme cette demi-obscurite le favorisait, il avancait d'un pas souple et allonge, evitant de faire resonner les dalles, pas trop inquiet, en somme, bien que sa situation fut plutot precaire. Tout a coup un bruit de pas, devant lui, vint l'avertir de l'approche d'une nouvelle troupe. "Une des rondes qu'il me faut eviter", murmura-t-il en cherchant instinctivement autour de lui. Au meme instant la ronde deboucha d'un couloir transversal et vint droit a lui. "Me voici pris entre deux feux!" songea-t-il. En regardant attentivement il apercut, sur sa gauche, une embrasure; d'un bond, il se jeta dans ce coin d'ombre plus epaisse et s'appuya a la porte qui se trouvait la. Or, comme il tatait de la main pour se rendre compte, il sentit que la porte cedait. Il poussa un peu plus et jeta un coup d'oeil rapide par l'entrebaillement: il n'y avait personne. Il se glissa avec souplesse, repoussa vivement la porte sur lui et resta la, l'oreille tendue, retenant son souffle. La ronde passa. Pardaillan eut un soupir de soulagement. Et, comme le bruit de pas s'etait perdu au loin, il voulut sortir et tira la porte a lui: elle resista. Il insista, chercha: la porte qu'il avait a peine poussee, actionnee par quelque ressort cache, s'etait fermee d'elle-meme et il lui etait impossible de l'ouvrir. "Diable! murmura-t-il, voila qui se complique." Sans s'obstiner, il abandonna la porte et inspecta le reduit qui l'avait abrite momentanement. C'etait une espece de cul-de-sac. Il y faisait tres sombre, mais le chevalier, qui, depuis sa sortie du cabinet d'Espinosa, marchait presque constamment dans une demi-obscurite, y voyait suffisamment pour se rendre compte de la disposition des lieux. En face la porte il distingua un petit escalier tournant. "Bon! songea-t-il, je passerai par la... je n'ai d'ailleurs pas le choix." Resolument il s'engagea dans l'escalier fort etroit et monta lentement, prudemment. L'escalier emergeait du sol sans rampe et aboutissait a une sorte de vestibule. Sur ce vestibule, trois portes, une de face, l'autre a droite, la troisieme a gauche de l'escalier. D'un coup d'oeil, Pardaillan se rendit compte de cette disposition. Il eut une moue significative et murmura: "Si ces portes sont fermees, me voila pris comme un rat dans une souriciere." Comme en bas, comme dans les couloirs, il se trouvait plonge dans une demi-obscurite qui, jointe a un silence funebre, commencait a peser lourdement sur lui. Il regrettait presque d'avoir ecoute l'homme qui lui avait conseille d'eviter les rondes. Il se secoua pour faire tomber cette impression de terreur qui s'appesantissait sur lui. Il allait se diriger au hasard vers l'une des trois portes, lorsqu'il crut entendre un murmure etouffe sur sa gauche. Il changea de direction, s'approcha et entendit distinctement une voix qui disait: --Eh bien, que fait-il? "Espinosa! songea Pardaillan qui reconnut la voix. Voyons ce qui se trame la derriere." Et, l'oreille collee contre la porte, il concentra toute son attention. Une deuxieme voix inconnue repondait: --Il erre dans le dedale des couloirs ou il est perdu. "Cornes du diable! gronda Pardaillan, ceci me concerne a n'en pas douter. Si je me tire de ce mauvais pas, vous paierez cher votre trahison, monsieur Espinosa." De l'autre cote de la porte, la voix de Espinosa reprenait sur ce ton bref et imperieux qui lui etait habituel: --Les troupes? --Cinq cents hommes, tous armes de mousquets, occupent cette partie du palais. Des postes de cinquante hommes gardent toutes les issues. Des rondes de vingt a quarante hommes sillonnent les corridors dans tous les sens, fouillent toutes les pieces. Si l'homme se heurte a l'une de ces rondes ou a l'un de ces postes, une decharge generale le foudroie... --Tete et ventre! rugit Pardaillan exaspere, c'est ce qu'il faudrait voir! Et, dans sa tete, avec l'instantaneite de l'eclair, le plan d'evasion se dessinait net et precis, d'une simplicite remarquable: entrer brusquement, saisir Espinosa, lui mettre la pointe de l'epee sur la gorge et lui dire: "Vous allez me conduire a l'instant hors de ce coupe-gorge ou sinon, foi de Pardaillan, je vous etripe avant que d'etre broye moi-meme!" Tout cela n'etait qu'un jeu, mais, pour l'accomplir, il fallait que la porte ne fut pas fermee a clef. Cependant, Espinosa donnait ses ordres: --Il faut l'acculer a la salle des tortures et l'obliger a y penetrer. --C'est facile, monseigneur, fit la voix inconnue: l'homme est bien oblige de passer par les voies que nous laissons libres devant lui. "La torture! rugit Pardaillan flamboyant de colere, la pensee est digne de ce pretre doucereux et felon. Mais, par Pilate! Il ne me tient pas encore!" Et, en disant ces mots, il appuya l'epaule contre la porte, s'arc-bouta solidement et, comme il allait pousser de toutes ses forces, il etouffa une clameur de joie et de triomphe. La porte qu'il avait crue fermee ne l'etait pas. Il n'eut qu'a la pousser et se rua dans la piece. Elle etait vide. D'un coup d'oeil rapide, il en fit le tour: il n'y avait aucune issue visible autre que celle par ou H venait de penetrer. Elle etait sans meubles, froide, obscure. Des qu'il vit la piece absolument vide, Pardaillan se rappela avec quelle facilite la porte du bas s'etait si enigmatiquement et si mal a propos fermee sur lui. "Si celle-ci se ferme toute seule sur moi, je suis perdu!" songea-t-il. Et, en meme temps, d'un bond, il sortit plus vite qu'il n'etait rentre. Et, des qu'il fut revenu dans le vestibule, la porte, mue par un mecanisme invisible, se referma d'elle-meme. "Il etait temps!" murmura Pardaillan en passant la main sur son front ou pointait la sueur de l'angoisse. Il s'appuya contre la porte pour se rendre compte. Elle etait bien close et paraissait assez solide pour resister a un assaut. Machinalement, il jeta les yeux autour de lui et demeura stupefait: il ne se reconnaissait plus. L'escalier tournant avait disparu. Le trou beant par ou il etait entre etait comble. L'instant d'avant il y avait trois portes, maintenant il n'y en avait plus que deux: celle sur laquelle il s'appuyait encore et celle qui aurait du se trouver en face de l'escalier. Si solide que fut le cerveau de Pardaillan, il commencait a sentir l'affolement le gagner. Il avait beau se raidir, il sentait peu a peu l'horreur le penetrer. Ajoutez qu'il etait a jeun, et que, depuis des heures peut-etre, il errait ainsi, pourchasse et traque de couloir en couloir. S'il y avait danger de mort, il n'y avait pas a en douter, et ce n'est pas cela qui etait fait pour l'effrayer. Mais ou etait ce danger? En quoi consistait-il? "On savait donc que j'etais la, aux ecoutes? grommelait le chevalier. Et que me veut-on, decidement? M'obliger a me refugier dans la chambre des tortures? Le scelerat qui parlait ici tout a l'heure a justement observe: l'homme sera bien oblige de passer par les voies que nous laisserons libres devant lui!" Et, avec cette froide raillerie qui ne l'abandonnait jamais, meme dans les passes les plus perilleuses: "L'homme, c'est moi! L'homme!... Il ne lui suffit pas d'assassiner les gens, il faut encore qu'il les injurie!..." Il demeura un moment reveur et murmura: "La chambre des tortures! Eh bien, soit, allons voir ce qui nous attend dans cette salle!" Et, d'un pas rude, il se dirigea vers la porte, bien certain de la trouver ouverte. "Pardieu! ricana-t-il en voyant qu'elle cedait sous sa pression, puisque je dois passer par la!" Il franchit le seuil, et, une fois de plus, il se trouva dans un couloir. Et toujours la meme demi-obscurite, le meme silence... Pardaillan etait habitue a se dompter, et d'ailleurs il s'etait trouve deja a plus d'une aventure perilleuse. Il avait mis l'epee a la main et il allait d'un pas ferme et tranquille, mettant une sorte d'orgueil a conserver une allure de sang-froid. Mais, de l'effort qu'il faisait, il sentait la sueur couler de son front a grosses gouttes, et son coeur battait la chamade pendant qu'il se disait: "Voici ma derniere aventure. Pour cette fois, le diable lui-meme ne saurait, je crois, me tirer de ce mauvais pas!" Il avait deja parcouru un assez long chemin, tournant et retournant sans cesse, et sans s'en douter, dans les memes couloirs, qui s'enchevetraient comme a plaisir, sondant les coins d'ombre plus epaisse, tatant le sol avant de poser le pied, cherchant toujours, sans la trouver, une sortie a ce fantastique labyrinthe ou il errait eperdument. Tout a coup, sans qu'il put discerner d'ou elle venait, devant lui, dans l'ombre, il devina, plutot qu'il ne la vit, une nouvelle troupe qui, silencieusement, venait a sa rencontre. Il s'arreta et ecouta attentivement. "Ils sont au moins une trentaine, pensa-t-il, et il me semble voir briller les fameux mousquets dont la decharge doit me foudroyer." D'un geste rapide, il assujettit son ceinturon, s'assura que la dague etait bien a sa portee et se ramassa, etincelant, pret a bondir, retrouvant instantanement tout son sang-froid, puisqu'il n'avait plus devant lui que des etres de chair et d'os comme lui. "Il faut en finir, gronda-t-il, je charge!... Que diable! je trouverai, bien moyen de passer!" Il allait bondir et charger, ainsi qu'il avait dit; il s'arreta net: derriere lui, surgie il ne savait d'ou, une autre troupe s'avancait a pas de loup. Une fois encore, il etait pris entre deux feux. "Eh bien, non! reflechit Pardaillan, ce serait folie pure! Mortdiable! il ne s'agit pas de se faire tuer stupidement... il faut sortir vivant d'ici!..." Il chercha autour de lui et vit, sur sa gauche, toujours une embrasure. "Parbleu! grogna-t-il, puisque je dois aboutir a la chambre de torture, je pensais bien qu'on m'aurait menage une de ces voies dans lesquelles je dois passer." Et, avec un sourire railleur, il poussa la porte qui ceda, ainsi qu'il l'avait prevu. Il pensait que les gens d'armes allaient passer sans s'arreter. Il repoussa rageusement la porte en maugreant: "En voila encore une que je ne pourrai plus ouvrir!" La porte poussee violemment claqua, mais ne se ferma pas. "Tiens! s'etonna Pardaillan, elle reste ouverte, celle-la! Qu'est-ce que cela veut dire?" Comme pour le renseigner, une voix cria soudain: --Nous le tenons! il est entre la! Au meme instant, il entendit une galopade desordonnee. "Ah! ah! pensa Pardaillan, cette fois-ci, ces braves vont m'attaquer. Bataille! soit; aussi bien j'aime mieux cela que tout ce mystere." Tout en monologuant de la sorte, Pardaillan ne perdait pas son temps et inspectait les lieux. "Encore un cul-de-sac! s'exclama-t-il. Au fait, c'est peut-etre toujours le meme qui change d'aspect et ou je suis ramene sans m'en douter." Dans ce cul-le-sac, il ne vit rien qu'un enorme bahut place justement a cote de la porte. Sans perdre un instant, il le poussa devant la porte. Il etait temps; la meme voix qui s'etait deja fait entendre disait en frappant la porte: --Il est la! Je l'ai vu se glisser. --Enfoncez la porte, commanda une autre voix imperative, nous le tenons! --Pas encore! railla Pardaillan, campe devant le bahut. Les coups commencerent a ebranler la porte et, en meme temps, des rires, des plaisanteries, des menaces eclataient. Le chevalier comprenait parfaitement que, dans le cul-de-sac obscur, il lui serait impossible de tenir tete a cinquante ou soixante assaillants. Tout ce qu'il pouvait esperer, lorsque le bahut serait tombe--ce qui ne pouvait tarder--etait d'en decoudre quelques-uns. Mais il devait fatalement succomber sous le nombre. Il continuait donc de chercher instinctivement par ou il pourrait battre en retraite. Comme il jetait autour de lui des regards scrutateurs, ses yeux tomberent sur l'emplacement occupe precedemment par le bahut. D'un bond, il fut sur l'endroit et vit, la, une ouverture que le bahut servait a dissimuler sans doute, et qu'il n'avait pas remarquee au premier abord. Il se pencha. C'etait encore un petit escalier qui s'enfoncait dans le sol. Pardaillan reflechit une seconde: "Puisque c'est par la qu'on veut que je passe, passons", decida-t-il sur-le-champ. Et il s'engagea dans l'etroit escalier tournant. Il descendit a tatons et compta soixante marches, au bout desquelles il se trouva dans un etroit souterrain plonge dans une obscurite complete, et si bas qu'il fut force de se courber. A tatons, toujours, il fit une vingtaine de pas, assez surpris de n'etre pas poursuivi, A ce moment, il entendit derriere lui un bruit assez semblable au grincement d'une grille poussee violemment. Il se retourna, et ses bras tendus heurterent en effet, une grille qui venait de se fermer sur lui. "Une herse, murmura Pardaillan. On ne veut pas me poursuivre... mais on ne veut pas non plus que je revienne sur mes pas." La situation du chevalier, traque dans les couloirs du haut, etait brillante comparee a celle dans laquelle il se trouvait maintenant. En haut, il pouvait aller et venir, en se tenant droit, dans des couloirs spacieux, il y voyait suffisamment pour se diriger, et il respirait un air qui sentait bien un peu le moisi, a la verite, mais qui, somme toute, etait encore respirable. Ici, les choses changeaient d'aspect. Plus de dalles propres et luisantes d'abord. Un sol fangeux et gluant, seme de flaques dans lesquelles il s'enfoncait jusqu'a la cheville. Ici, plonge dans des tenebres epaisses, il etait oblige d'aller a tatons et de se tenir courbe en deux. A chaque instant, il sentait le repugnant contact d'animaux immondes, qui fuyaient sous ses pas. Pour comble d'infortune, son estomac hurlait la faim, et la fatigue de ces interminables marches et contre-marches commencait a se faire cruellement sentir, et cependant il ne voulait pas s'arreter. Tout lui semblait preferable a ce frisson qui s'emparait de lui des qu'il sejournait. De l'angoisse, il passait maintenant a la fureur. Il etait furieux contre Espinosa qui manquait odieusement a sa parole et lui infligeait ce singulier supplice d'une chasse abominable ou il jouait le role du gibier aux abois. Et cela seul lui faisait presumer ce qui l'attendait dans la salle des tortures, terme mortel de cette course affolante ou tout se terminerait pour lui dans les raffinements de quelque supplice monstrueux. Il etait furieux contre Fausta. cause initiale de tout ce qui lui advenait. Enfin, il etait furieux contre lui-meme, se reprochant amerement son manque de resolution, exaspere a tel point que, pour un peu, il se fut accuse de couardise, cherchant, tres sincerement, a se persuader qu'il aurait du foncer sur les hommes d'armes et que tout, meme la mort, etait preferable a sa situation presente et surtout a ce danger inconnu qui le guettait et qui fondrait sur lui, quand il serait dans la salle des tortures. Et, dans ce desarroi de ses pensees, au milieu de l'affolement, au plus fort de la fureur, une lueur d'espoir et de reconfort, en cette supreme constatation: "Heureusement M. d'Espinosa, qui pense a tout et machine admirablement le guet-apens, a oublie de me faire desarmer. Mordieu! j'ai encore ma dague et ma rapiere; avec cela je defie le sieur Espinosa de me livrer vivant a ses bourreaux!" A ce moment il buta sur un obstacle. Il tata du bout du pied: c'etait la premiere marche d'un escalier. "Faut-il monter? reflechit-il. Ne vaudrait-il pas tout autant m'asseoir la et attendre la mort? Oui, mais la mort par la faim!" Il frissonna longuement et: "Non, par tous les diables! Tant qu'il me reste un souffle de vie, tant que j'aurai la force de tenir une arme, je dois me defendre. Montons!... Allons voir ce qui nous attend a la chambre des tortures." Il monta. L'escalier aboutissait a une salle voutee, faiblement eclairee par un soupirail situe tout en haut de la voute. Et ce pale crepuscule, succedant aux tenebres opaques dans lesquelles il s'etait debattu, lui parut clair et joyeux comme un ciel radieux. Et, lui qui sortait d'une tombe, il aspira avec delices l'air tiede et moisi qui tombait du soupirail. Il eprouva instantanement un peu de bien-etre. Avec le bien-etre, la confiance et le courage lui revinrent aussitot. Il secoua sur les dalles luisantes ses semelles lourdes des boues accumulees dans le souterrain et, avec un sourire de satisfaction, il s'ecria tout haut, pour le plaisir d'entendre une voix humaine: --A la bonne heure, mordieu! Ici, on respire, on y voit, on n'a pas a lutter avec les immondes betes qui m'assaillent en bas. Tete et ventre! il fait bon vivre! Ayant ainsi philosophe, il etudia les lieux avec sa promptitude habituelle. Alors il palit et murmura: "Ah! ah! me voici donc accule en cette fameuse salle des tortures qui doit etre pour moi la fin de tout!" Sa physionomie prit l'expression hermetique et glaciale qu'elle avait au moment de l'action; et, de son oeil froid, il etudia plus minutieusement ce lieu patibulaire. La salle etait relativement propre. Jusque hauteur d'homme, les murs etaient revetus de plaques de marbre blanc, elle etait dallee de meme marbre blanc, et de nombreuses rigoles, qui la sillonnaient dans tous les sens, servaient a l'ecoulement du sang des malheureux sur qui la main de l'inquisiteur s'etait appesantie. Il y avait la, pendus a des crochets, poses a terre ou sur des tablettes, une collection complete de tous les instruments de torture en usage, et Dieu sait si l'epoque etait feconde en inventions de ce genre! Il y en avait meme d'inedits. Pinces, tenailles, masses de fer, couteaux, haches de toutes dimensions et de toutes formes, rechauds, paquets de cordes, instruments bizarres et inconnus se trouvaient la, ranges methodiquement et soigneusement entretenus. L'escalier par lequel il avait penetre la aboutissait de plain-pied a la salle. Il n'y avait pas de porte. C'etait comme un trou noir qui se perdait dans la nuit opaque. Presque en face de ce trou, trois marches et une porte bardee de fer, defendue par une serrure et deux verrous de dimensions extraordinaires. Si cette porte se fut trouvee devant Pardaillan, au cours de sa fuite eperdue, il n'eut pas manque d'aller a elle, avec la quasi-certitude de la trouver ouverte. Mais Pardaillan etait logique. Il savait qu'il devait aboutir la, il savait que cette salle d'horreur etait le terme ou il devait trouver la mort. Comment? Par quel moyen? Il n'en savait rien. Mais il l'avait dit lui-meme: la etait la fin de tout pour lui. Pardaillan etait donc certain que cette porte etait bien cadenassee, et qu'essayer de l'ebranler serait peine inutile. Par la sans doute viendraient le bourreau et ses aides, et qui sait? peut-etre aussi Espinosa, desireux d'assister a son agonie. Pardaillan haussa les epaules et dedaigna d'approcher la porte, de la visiter soigneusement. A quoi bon user ses forces en efforts superflus? Tout a l'heure il aurait besoin de toute sa vigueur pour tenir tete aux assassins. Instruit par l'experience, il marchait en sondant le terrain, craignant une surprise ou quelque coup de traitrise que les machinations fantastiques dont il etait la victime lui faisaient une necessite de prevoir et de redouter. Il choisit dans le tas une lourde masse de fer garnie de pointes acerees; il prit en outre un couteau a lame courte et large--ceci pour le cas ou sa dague et sa rapiere viendraient a se briser dans le choc qu'il devinait imminent. Il saisit un escabeau de chene massif qui servait sans doute au bourreau, le traina dans un angle, et, la rapiere au poing, la dague et le couteau a la ceinture, la masse a portee de la main, il s'assit et attendit en etablissant lui-meme la situation. "Ainsi, on ne pourra m'attaquer que de front!... A moins que ces murs ne s'ecartent d'eux-memes pour permettre de m'assaillir par-derriere. Ainsi, du moins, je puis me reposer un instant... si on m'en laisse le temps." Combien de temps resta-t-il ainsi? Des heures, peut-etre. Tant qu'il avait marche, le feu de l'action l'avait empeche de songer a la faim. Maintenant qu'il etait immobile, elle se faisait imperieusement sentir. Sans doute aussi avait-il la fievre, car une soif ardente le devorait et le faisait cruellement souffrir. Alors, pour la premiere fois, cette pensee atroce lui vint que, peut-etre, Espinosa avait concu cette idee vraiment diabolique de le laisser mourir de faim et de soif. Cette pensee lui donna le frisson de la malemort et il fut aussitot sur pied en grondant: "Par Pilate et Barrabas! il ne sera pas dit que j'aurai attendu stupidement la mort sans rien tenter pour l'eviter... Cherchons, mort-diable! cherchons!..." Invinciblement, ses yeux se portaient sur la porte, dont l'aspect formidable l'avait tout d'abord rebute, et il formula sa pensee a haute voix: --Qui me dit qu'elle est fermee?... Pourquoi ne pas s'en assurer? Et, en parlant, il franchissait les trois marches, il etait sur la porte. Les lourds verrous, soigneusement huiles, glisserent facilement et sans bruit. Le coeur lui battait a grands coups dans la poitrine; il examina la serrure. Elle etait fermee et bien fermee. Il tira vigoureusement a lui: la porte resista. Elle ne fut meme pas ebranlee. Alors, il lacha la serrure pour examiner le chambranle et la gache. Il etouffa un cri de joie. Cette gache etait maintenue par deux vis a grosses tetes rondes. La devisser n'etait qu'un jeu; les instruments ne manquaient pas dans la chambre pour mener a bien cette operation. Il eut tot fait de trouver une lame qui lui servit de tournevis, et, tout en travaillant, il se disait: "Pardieu! j'y suis!... les gens qu'on amene ici sont generalement enchaines et escortes de gardes... sans cela on n'aurait pas commis l'imprudence de placer aussi maladroitement cette serrure... Espinosa a oublie ce detail... il a oublie que j'ai les mains libres... aussi, j'en profite." En moins de temps qu'il ne faut pour l'ecrire, les deux vis etaient arrachees. Au moment de tirer la porte a lui, il s'arreta, la sueur de l'angoisse au front, et murmura: "Et si elle est maintenue par des verrous exterieurs?..." Mais, se secouant furieusement, il saisit a deux mains l'enorme serrure et tira a lui: la gache tomba sur les marches, et la porte s'ouvrit. Pardaillan s'elanca avec un rugissement de joie delirante. En effet, il l'avait entendu, Espinosa voulait le forcer a entrer dans la chambre de torture; la, tout devait etre fini. Or, pour une cause qu'il ignorait, nul n'etait intervenu, ou peut-etre Espinosa avait-il reellement pense a le laisser mourir de faim dans ce cachot. Or, il etait sorti vivant de ce lieu d'horreur qui devait etre son tombeau; il n'avait donc plus rien a redouter, les embuches de l'inquisiteur devaient s'arreter la ou il devait trouver la mort. Cela lui paraissait tres clair. De la la joie puissante qui l'etreignait. Avec un soupir de joie, il murmura: "Allons, je commence a croire que je m'en tirerai!" Il commenca par repousser la porte et regarda autour de lui. Il se trouvait dans une facon de petit vestibule et il avait en face de lui une porte simplement poussee. Il la tira a lui et entra. Il se trouva alors dans une allee etroite, largement eclairee par un oeil-de-boeuf situe tout en haut, a droite. "Ouf, s'ecria joyeusement le chevalier, voici enfin le ciel! J'ai bien cru que je ne le verrais plus." En effet, ce n'etait plus ici le jour tamise d'un interieur, c'etait la lumiere pleine, eclatante, qui penetrait par la. Le tout etait d'arriver jusque-la. Pour ce faire, Pardaillan chercha autour de lui, ce qu'il n'avait pas encore fait jusque-la, suffoque qu'il etait par la joie de revoir le ciel et la lumiere. "Oh! diable! fit-il en reculant, ce n'est pas gai!" Effectivement, ce n'etait pas gai! il etait dans un caveau mortuaire. Surmontant sa repugnance, il se livra a un examen attentif de sa nouvelle prison. Sur sa gauche se dressaient trois cases garnies toutes les trois de cercueils en plomb. Sur sa droite, il y avait trois cases, mais une seule, celle du bas, etait garnie. Les deux autres beaient, attendant le depot funebre qui devait leur etre confie provisoirement. Mais, ce qu'il y avait de bizarre, c'est que ces cases, au lieu d'etre en maconnerie, comme cela se pratique generalement, etaient en bois de chene massif et lourd. Pardaillan ne s'attarda pas a ce detail. Il eut un rire silencieux et, designant les deux cases vides: "Pardieu! Voila une echelle toute trouvee pour atteindre cette lucarne." Sans hesiter, il posa le pied sur le cercueil du bas et se hissa jusqu'a la case du haut ou il dut s'allonger tout de son long sur le ventre. "Ca n'est pas precisement drole, mais, enfin, je n'ai pas le choix et ce n'est vraiment pas le moment de faire la petite bouche", pensa-t-il. L'oeil-de-boeuf etait coupe par deux barreaux en croix. Pardaillan sortit la tete entre les barreaux et regarda. La vue donnait sur des jardins. Il mesura de l'oeil la hauteur et eut un sourire: "Un saut magnifique." A droite de la lucarne, un mur. Non loin, deux fenetres ogivales garnies de vitraux de couleurs a sujets religieux. "La chapelle du palais! pensa Pardaillan. Aux barreaux, maintenant!" Il se recula, se tassa le plus qu'il put pour allonger le bras et tater les barreaux. "Ils sont en bois!" Et il se mit a rire de bon coeur. Cette fois, il etait bien definitivement sauve. Briser ce frele obstacle, se laisser glisser, franchir le mur qu'il voyait la-bas, tout cela ne serait qu'un jeu pour lui. Il etait maintenant plein de joie, de forces et de courage. Sa delivrance lui paraissait assuree, certaine, et il se voyait racontant cette fantastique aventure a son ami Cervantes. Cependant il s'agissait maintenant de briser l'obstacle, qui ne resisterait pas longtemps a sa poigne vigoureuse. Deja il avait saisi le barreau a pleines mains et tirait de toutes ses forces, lorsqu'il sentit que quelque chose montait doucement sous lui, pesait sur sa gorge. "Oh la! Qu'est ceci! j'etrangle..." nota-t-il et il rentra precipitamment la tete. Au meme instant ce quelque chose passa brusquement a un pouce de son visage. Il entendit un bruit sec, comme celui d'un couvercle qui se rabat, et il fut plonge dans une obscurite complete. Il projeta vivement ses jambes a gauche pour descendre. Il heurta violemment une cloison. Il voulut reculer, se soulever... Partout, il se heurtait a du bois dur comme du fer... Il se sentait presse dans des cloisons epaisses et solides, basses et etroites, dans lesquelles il respirait peniblement, serre de toutes parts. Pardaillan etait enferme vivant dans un cercueil. Il eut un sourire atroce et ferma les yeux en songeant: "Voila donc la surprise que me menageait Espinosa! Voici donc le piege final qu'il me tendait et dans lequel j'ai donne tete baissee comme un etourneau!" Alors, le cercueil pivota lentement sur lui-meme et, lorsqu'il s'immobilisa, une multitude de petites lumieres scintillerent soudain devant ses yeux eblouis. Refoulant a force de volonte l'epouvante qui l'agrippait, Pardaillan chercha d'ou venaient ces lumieres. Il vit qu'un petit judas ouvert etait amenage dans l'interieur de sa boite, a hauteur du visage. "Monsieur d'Espinosa veut que je voie et que j'entende... Soit, regardons et ecoutons." Et Pardaillan regarda. Et voici ce qu'il vit: L'interieur desert de la chapelle. Le choeur brillamment eclaire. Au milieu de l'allee centrale un catafalque autour duquel brulaient huit cierges. Avec cette intuition qui lui etait particuliere, Pardaillan devina que ce catafalque lui etait destine et qu'on allait porter la son cercueil. Quatre moines tailles en athletes surgirent de l'ombre et s'approcherent du cercueil. Et voici ce que Pardaillan entendit: --On va donc celebrer l'office des morts? --Oui, mon frere. --Pour qui? --Pour celui qui est dans le cercueil. --L'homme qui a passe par la chambre de torture? --La chambre de torture, vous le savez, mon frere, n'est qu'un epouvantail destine a attirer le condamne dans le caveau des morts vivants. Au meme instant une cloche se mit a sonner le glas. La porte de la chapelle du roi s'ouvrit a deux battants, et une longue theorie de moines, recouverts de cagoules blanches, cierges en main, entra, et, d'un pas lent et solennel, vint se ranger devant l'autel. Puis le bourreau, seul, tout rouge, qui vint se placer devant le catafalque. Derriere le bourreau, des moines encore, recouverts de cagoules de toutes les couleurs, qui vinrent se ranger autour du catafalque jusqu'a ce que la petite chapelle fut pleine. Un pretre, revetu des habits sacerdotaux de deuil, monta a l'autel, flanque de ses desservants et de ses enfants de choeur. Les mugissements de l'orgue se dechainerent, se repandirent en volutes sonores sous les voutes de la royale chapelle qu'ils emplirent d'une musique tour a tour plaintive et menacante. Alors, les moines rassembles la, en un choeur formidable, entonnerent le _de Profondis_. Et l'office des morts commenca. Pardaillan, fou d'horreur, glace d'epouvante, secoue du frisson mortel, Pardaillan, vivant, dut assister a son propre office des morts. Il se raidit, se debattit, hurla, frappa des pieds et des poings les parois de son etroite prison. Mais les sons de l'orgue couvrirent ses appels desesperes. Mais, lorsqu'il frappait plus fort, les moines, impassibles, mugissaient: "_Miserere nobis... Dies irae! Dies illa!_" Et, quand cet interminable office prit fin, les moines se retirerent comme ils etaient venus: en procession lente et solennelle. Les desservants eteignirent les cierges de l'autel. Tout retomba dans le silence et la penombre. Enfin, autour du catafalque, faiblement eclaire par quelques lampes d'argent qui tombaient de la voute, il n'y eut plus que les quatre moines porteurs... Pardaillan sentit ses cheveux se herisser quand il entendit un de ces moines demander, avec une indifference placide: --La fosse de ce malheureux est-elle creusee? --Il y a plus d'une heure qu'elle est prete. --Alors, depechons-nous de le porter en terre, car voici qu'il est l'heure de souper. Et Pardaillan sentit qu'on le soulevait, qu'on l'emportait. Alors, rassemblant toutes ses forces, la bouche collee contre le judas, il cria: "Mais je suis vivant!... Sacripants, vous n'allez pas m'enterrer vivant!..." Comme s'ils eussent ete sourds, les quatre sinistres porteurs continuerent imperturbablement leur route, le cahotant abominablement, n'apportant aucune precaution dans l'accomplissement de leur funebre et abominable besogne, uniquement preoccupes qu'ils etaient de se rendre au plus vite au refectoire. Bientot Pardaillan sentit un air plus frais caresser son visage, qu'il tenait obstinement colle contre le judas. Il se vit au grand air, dans un jardin, et il frissonna: "Le cimetiere!..." Si l'office des morts lui avait paru d'une lenteur mortelle, la marche vers le trou supreme lui parut s'accomplir avec une rapidite fantastique. C'est qu'il esperait encore qu'un miracle s'accomplirait en sa faveur et il comprenait que, lorsqu'il serait dans le trou, que la terre peserait sur lui lourde et glaciale, tout espoir de delivrance serait a jamais perdu. Il sentit qu'on le posait assez rudement sur un sol meuble. Il percut distinctement le glissement des cordes sous le cercueil qui fut souleve, glissa doucement et tomba mollement au fond de la fosse. Une voix de basse tonitrua: "_Requiescat in pace!_" Et la terre s'abattit lourdement sur lui. Alors Pardaillan s'abandonna. Et, avec une resignation ou percait encore et malgre tout une pointe de raillerie, il murmura: "Cette fois-ci, me voici mort et enterre!" Cet acces de desespoir ne dura pas longtemps. Presque aussitot il se ressaisit et recommenca a crier furieusement, a talonner le couvercle a grands coups, a se meurtrir les coudes et les epaules en s'efforcant de faire eclater les parois. Combien de temps s'ecoula ainsi? Il n'en eut pas conscience. Et, comme, pour la centieme fois peut-etre, s'arc-boutant de toutes ses forces decuplees par le desespoir et la rage, il essayait de faire sauter le couvercle, tout a coup, au moment ou il ralait, a bout de forces et de courage, sur une faible poussee de l'epaule, le couvercle s'ouvrit comme de lui-meme, eut-on dit. --Mort de tous les diables! hurla Pardaillan. Il etait livide, hagard, tremblant de fureur et d'horreur. Il respira a grands coups comme s'il n'eut pu rassasier ses poumons et passa machinalement sa main sur son front d'ou coulaient de grosses gouttes de sueur. Il etait a genoux au milieu de son cercueil et regardait autour de lui sans voir, avec des yeux de fou, ne pensant pas a fuir. Il ne remarqua pas qu'il etait dans un jardin et non dans un cimetiere comme il l'avait cru. Il ne remarqua meme pas que sa fosse n'avait presque pas de profondeur et que toute la terre qu'on avait jetee sur lui, a pleines pelletees, s'etait, par suite de quelque agencement special, eparpillee a droite et a gauche, laissant le cercueil bien degage. Il ne remarqua rien, il ne vit rien... qu'une chose: C'est qu'il etait vivant et libre, qu'il avait de l'air et de l'espace devant lui, et que, maintenant, enrage de vengeance, il etait resolu a tordre le cou de ce scelerat d'Espinosa qui avait combine le supplice sans nom qu'on venait de lui infliger, et que, sa bonne rapiere au poing, bravant la mousquetade, il se sentait enfin de force a tenir tete a tous les sbires de l'inquisiteur. Enfin, sa tete en feu un peu rafraichie par l'air frais du soir--la nuit commencait a tomber--ayant retrouve un peu de sang-froid, il escalada lestement la fosse et, a pas rudes et allonges, avec cette foudroyante rapidite de decision qu'il avait dans l'action, il se dirigea droit vers une porte derobee situee juste en face de lui. Arrive devant la porte, il tira sa rapiere et brusquement il ouvrit. La porte donnait sur une cour occupee militairement par une compagnie d'hommes d'armes... Pardaillan fit resolument deux pas en avant. Tout de suite il se heurta a l'officier de garde commandant la troupe, lequel, en le voyant, s'ecria d'un air etonne: --Monsieur de Pardaillan! D'ou sortez-vous donc? Pardaillan entendit-il ou n'entendit-il pas? Il ne comprit qu'une chose: c'est que l'officier ne cherchait pas a lui barrer le passage. --Par ou sort-on? repondit-il. Au reste, sans attendre la reponse, il tourna a droite, au hasard, sans savoir, et s'eloigna a grands pas. L'officier cria a son tour: --Eh! monsieur de Pardaillan! pas par la! Et, comme le chevalier continuait son chemin sans se tourner, sans se detourner d'un pouce, l'officier courut apres lui, le saisit par le bras et dit, tres poliment: --Vous vous trompez, monsieur de Pardaillan, ce n'est pas par la qu'on sort... c'est par ici. -Et, du doigt, il designait la direction opposee. --Vous dites, monsieur? hoqueta Pardaillan stupide d'effarement, ne sachant s'il revait ou s'il etait eveille. L'officier repondit paisiblement: --Vous m'avez fait l'honneur de me demander ou etait la sortie. Je vous fais remarquer que vous vous trompez... La sortie est a gauche et non a droite. --Ah! ca, monsieur, gronda Pardaillan qui se sentait devenir fou, vous n'etes donc pas la pour m'arreter? --Quelle plaisanterie, monsieur, fit l'officier en souriant. J'ai, il est vrai, recu l'ordre d'arreter quiconque se presentera devant moi. Mais cet ordre ne concerne pas M. de Pardaillan! Le chevalier regarda l'officier jusqu'au fond des yeux. Il vit qu'il etait de bonne foi. Il rengaina aussitot et, saluant a son tour l'homme qui lui parlait: --Excusez-moi, monsieur, fit-il doucement, je crois que j'ai pris la fievre... la... dans ces couloirs. --Cela se voit, dit l'officier toujours souriant. A ce moment, une voix, qu'il reconnut aussitot, dit avec calme: --Ne vous avais-je pas donne ma parole que vous pourriez sortir comme vous etiez entre? --Espinosa! gronda Pardaillan. Mais d'ou sort-il? Le grand inquisiteur, en effet, paraissait avoir surgi de terre. Pardaillan s'approcha d'Espinosa jusqu'a le toucher et, les yeux flamboyants, avec ce calme glacial qui, chez lui, etait l'indice d'une colere blanche refrenee a force de volonte, il lui dit en plein visage: --Vous arrivez a propos, monsieur! Il me semble que nous avons un compte a regler! Espinosa ne broncha pas. Avec ce calme imperturbable qui lui etait particulier, il reprit paisiblement: --Si vous ne m'aviez pas fait l'injure de douter de cette parole, si vous aviez passe avec confiance au milieu des troupes, vous n'auriez pas vecu ces quelques heures de transes mortelles. C'est une lecon que j'ai voulu vous donner, monsieur. En meme temps, c'est un avertissement. Rappelez-vous que, quoi que vous fassiez, quelles que soient les apparences, vous serez, dans cette ville immense, en mon pouvoir et dans ma main, comme vous l'avez ete dans ce palais. Et, avec un accent ou percait, comme malgre lui, une sorte d'interet: --Croyez-moi, monsieur de Pardaillan, vous etes l'homme des luttes epiques sous le soleil eclatant, face a face et les yeux dans les yeux. Rentrez chez vous, en France, monsieur de Pardaillan; ici vous serez broye, et vraiment j'en aurais du regret, car vous etes un brave. Pardaillan allait repliquer vertement. Deja Espinosa avait disparu sans qu'il eut discerne par ou ni comment. XVII OU BUSSI-LECLERC VERSE DES LARMES Pardaillan etait entre dans le palais a neuf heures du matin. Quand il sortit, la nuit etait venue. Comme on etait en ete, a une epoque ou les jours sont encore longs, il calcula mentalement qu'il avait du passer de huit a neuf heures a errer dans les couloirs et les souterrains dont trois ou quatre dans le cercueil. "Je voudrais bien voir la figure que ferait M. Espinosa si on lui infligeait pareil supplice, maugrea-t-il en s'eloignant. La nasse metallique ou m'enferma, l'an passe, la douce Fausta, comparee au se jour que je viens de faire, etait un lieu de delices. Cordieu! l'horrible invention! Comment ne suis-je pas devenu fou?" Il etait livide, avec quelque chose de hagard au fond des prunelles, et il marchait en titubant comme un homme ivre. Et, tout en se hatant par les rues desertes et obscures, car la nuit etait tout a fait venue, il bougonnait: "C'est la faim qui m'affaiblit et me fait tituber ainsi. Maitre Manuel, la perle des hoteliers d'Espagne, n'aura, je crois, jamais assez de provisions dans son auberge de la Tour pour apaiser ma fringale." Et il redigeait mentalement un de ces menus a faire reculer Gargantua lui-meme. Si Pardaillan eut ete moins affame, moins deprime physiquement, il se fut sans doute apercu que, depuis sa sortie du palais, quatre ombres s'etaient attachees a ses pas et le suivaient a distance respectueuse avec une patience inlassable. Mais il ne revait pour le moment que ripaille et beuverie. Si le chevalier ne remarqua rien, nous qui savons, nous avons pour devoir de renseigner le lecteur, et c'est pourquoi nous le prions de revenir quelques heures en arriere, au moment ou Bussi-Leclerc quittait Fausta, bien decide a occire Pardaillan. Bussi-Leclerc etait un maitre en fait d'armes dont la reputation etait solidement etablie par plus de vingt duels ou il avait toujours blesse ou tue son homme... Cette reputation de maitre invincible, c'etait l'orgueil, la gloire, l'honneur de Bussi-Leclerc. Il y tenait plus qu'a tout. Pour maintenir intacte cette reputation, il eut sans hesiter sacrifie sa fortune, sa situation politique, sa vie et son honneur meme. Or, cette reputation avait lamentablement sombre le jour ou Pardaillan l'avait, comme en se jouant, desarme devant temoins. Desarme! lui! Bussi-Leclerc l'invincible! Desarme a plusieurs reprises! Il en avait pleure de rage. Cette mesaventure lui avait ete d'autant plus douloureuse qu'a la suite de cette rencontre--la quatrieme--qu'il etait venu chercher si loin, il avait du s'avouer a lui-meme que jamais il n'arriverait a toucher ce diable d'homme qui, par surcroit, se faisait un malin plaisir de le menager. Pardaillan, c'etait donc le deshonneur vivant de Bussi lui-meme. "Or, puisque Pardaillan--et que la foudre m'ecrase a l'instant meme si je sais pourquoi!--s'obstine a ne pas me meurtrir, il faut bien que ce soit moi qui le meurtrisse! rageait Bussi-Leclerc, en arpentant a grands pas sa chambre. Tete et ventre! mort du diable! il faudra que j'en arrive la, moi, Bussi!" Bussi-Leclerc etait un bretteur, un spadassin, un homme sans foi ni loi... mais il n'etait pas un assassin! Et c'etait la pensee d'un assassinat qu'il traduisait par ces mots: "en arriver la", c'etait cela qui l'enrageait, qui le faisait verdir de honte. "Et pourtant, songeait-il en sacrant, pourtant je ne vois pas d'autre moyen." Et, peu a peu, cette idee d'un assassinat, contre laquelle il se revoltait, s'insinuait en lui. Il avait beau la chasser, elle revenait, tenace, tant et si bien qu'il finit par s'ecrier: "Eh bien, soit! descendons jusque-la s'il le faut!... Aussi bien, il ne m'est plus possible de continuer a vivre ainsi, et, tant que cet homme vivra, la pensee de mon deshonneur m'assassinera de rage! Allons!..." En maugreant toutes sortes de jurons et de maledictions, il s'en fut chercher les trois ordinaires qu'il emmena incontinent. Il etait environ sept heures du soir lorsqu'ils arriverent a l'Alcazar, ou Bussi s'informa. --Je ne crois pas que M. l'ambassadeur de S. M. le roi de Navarre soit sorti, lui repondit l'officier qu'il interrogeait. Bussi eut un tressaillement de joie, et il songea. "Aurais-je cette bonne fortune de trouver la besogne faite. Si pourtant le maudit Pardaillan etait proprement occis dans quelque recoin du palais!... Je n'en serais pas reduit a un assassinat, moi, Bussi!" Fremissant d'espoir, il entraina ses trois compagnons. Tous quatre se blottirent dans une encoignure de la place qu'on appelle aujourd'hui "plaza del Triumfo", et ils attendirent. Leur attente ne fut pas longue. Un peu avant huit heures, Bussi-Leclerc eut le chagrin de voir Pardaillan bien vivant traverser la place en titubant, ce qui arracha une imprecation a Bussi qui grinca. "Par les tripes de messire Satan! non seulement ce papelard d'Espinosa l'a laisse echapper, mais encore il me semble qu'il l'a traite magnifiquement, car l'infernal Pardaillan me parait avoir bu copieusement!" Ils lui laisserent prudemment prendre une certaine avance, puis ils se lancerent a sa poursuite, se glissant le long des maisons, se faufilant sous les arcades. Cependant, sans se douter de la poursuite dont il etait l'objet, le chevalier s'etait engage sur les quais, lieu propice, s'il en fut, a l'execution d'un mauvais coup. On eut pu croire qu'il cherchait a faciliter la besogne des assassins. La verite est que, nouveau venu dans la ville, ne connaissant que ce chemin, Pardaillan, avec son habituelle insouciance du danger, n'avait pas cru devoir se mettre a la recherche d'un chemin plus sur. Or, comme il allait d'un pas qui se faisait plus ferme et plus assure le long des quais encombres et deserts, une ombre, surgie d'un coin d'ombre, se dressa devant lui, et une voix glapit lamentablement: --_Por Christo crucificado, une limosna!_ (La charite, au nom du Christ crucifie!) Tout autre que Pardaillan, a pareille heure et en pareil lieu, se fut prudemment ecarte. Mais Pardaillan, en general, n'avait pas les idees preconcues de tout le monde. Il se fouilla donc vivement. Mais, ce faisant, par une habitude devenue chez lui comme une seconde nature, il etudiait d'un coup d'oeil penetrant la physionomie du mendiant nocturne. Ce mendiant, quoiqu'il se tint courbe humblement, paraissait taille en athlete. Il etait couvert de haillons sordides. Une rude tignasse lui couvrait le front, cependant que le bas du visage etait enfoui sous une epaisse barbe noire, inculte. Il sembla au chevalier qu'il avait deja vu quelque part ces yeux fuyants. Mais ce ne fut qu'une impression vague et fugitive. Cette physionomie rebarbative lui parut completement inconnue de lui et il tendit une piece d'or au mendiant ebloui qui se courba jusqu'a terre en egrenant tout son chapelet de benedictions. Pardaillan, son obole donnee, passa avec un geste de vague compassion. Des que le chevalier eut tourne le dos, le mendiant se redressa brusquement. Sa face humble et implorante, l'instant d'avant, paraissait maintenant terrible. Ses yeux etincelaient d'une joie sauvage et ses levres avaient ce rictus d'un fauve couvant sa proie. Son bras se leva dans un geste foudroyant, et une lame courte jeta dans la nuit une lueur blafarde. Les quatre assassins a la piste virent le geste imprevu--geste mortel--du mendiant. Ils s'immobiliserent, se tapirent dans l'ombre, temoins muets et haletants du meurtre qui allait s'accomplir sous leurs yeux. Et Bussi-Leclerc, dans un acces de joie delirante, hoqueta: --Mort du diable! s'il nous debarrasse du Pardaillan, la fortune de ce mendiant est faite! Au meme instant, le chevalier pensait: "Ou diable ai-je vu ces yeux-la?... Et cette voix!... Il me semble l'avoir entendue deja..." Et, machinalement, il se retourna. Le bras arme du mendiant ne retomba pas, il se courba plus bas que jamais et nasilla eperdument: --Muchas gracias senor! (Grand merci, seigneur!) Pardaillan n'avait rien remarque. Il reprit sa route en haussant les epaules et murmura a part lui: "Bah! tous ces mendiants se ressemblent ici!" Bussi-Leclerc, lui, eut un juron furieux et gronda: "Brute!... Il le laisse echapper!" Et, toujours suivi des trois ordinaires, il reprit sa chasse, resolu a faire payer la deconvenue qu'il venait d'eprouver par une magistrale correction appliquee en passant au trop maladroit mendiant. Mais il eut beau regarder et chercher dans l'ombre, le mendiant avait disparu comme par enchantement. Pendant ce temps, Pardaillan avait depasse la Tour de l'Or et s'etait engage dans la rue etroite et sombre ou etait situee l'auberge de la Tour, dont il apercevait, non loin de la, le perron, faiblement eclaire. "Il faut en finir!" grogna Bussi-Leclerc au paroxysme de la rage. Pardaillan avancait insoucieusement. Derriere lui, Bussi, la dague au poing, allait d'un pas souple et silencieux. Quelques pas encore le separaient de l'homme qu'il haissait. Il se ramassa sur lui-meme et, la dague levee, il franchit d'un bond la distance en rugissant: --Enfin! je te tiens! A cet instant precis, une voix jeune et vibrante cria dans le silence de la nuit: --A vous, monsieur de Pardaillan! Prenez garde!. Au meme moment Bussi-Leclerc recut une violente bourrade qui le fit trebucher dans son elan. Quant a Pardaillan, il s'etait jete brusquement de cote, en sorte que le coup, au lieu de l'atteindre entre les epaules, ne fit que l'effleurer au bras. En meme temps, un homme jeune se placait au cote du chevalier et le couvrait de sa rapiere. Pardaillan reconnut aussitot cet intrepide defenseur. Il eut un sourire moitie attendri et moitie railleur, et murmura en degainant, sans se presser: --Don Cesar! El Torero, car c'etait bien lui qui venait d'arriver si fort a propos pour detourner le coup de poignard de Bussi, demanda avec une anxiete qui toucha profondement le chevalier: --Vous n'etes pas blesse, monsieur? --Non, mon enfant, rassurez-vous! Pendant ce bref dialogue, Montsery, Chalabre et Sainte-Maline, qui s'etaient laisse distancer par Bussi, accouraient l'epee haute. Bussi-Leclerc lui-meme qui, emporte par son elan, etait alle rouler sur les cailloux, se relevait en sacrant comme un paien et tous quatre, ils chargerent avec ensemble. Pardaillan avait, du premier coup d'oeil, reconnu a qui il avait affaire, et, en voyant les quatre charger, il dit tranquillement a don Cesar: --Adossons-nous contre cette maison... Ces braves ne seront pas tentes de nous prendre par-derriere. La manoeuvre s'accomplit avec promptitude et decision et, lorsque les quatre foncerent, ils trouverent deux pointes longues et acerees qui les recurent sans faiblir. Les choses se trouvaient changees, tout au desavantage des trois ordinaires et de Bussi, ecumant. L'intervention soudaine et imprevue de don Cesar faisait avorter piteusement leur coup. En effet, les seides de Fausta n'ignoraient pas que Pardaillan, a lui seul, etait parfaitement de force a les battre tous les quatre reunis. Ils savaient qu'ils ne pouvaient l'avoir que par coup de traitrise. Or, non seulement Pardaillan etait maintenant sur ses gardes et leur faisait face avec sa vigueur accoutumee, mais encore, pour comble, voici qu'un inconnu venait bravement seconder les efforts de celui qu'ils croyaient tenir. Et le pis est que cet inconnu paraissait manier son epee avec une maitrise incontestable. Ces reflexions, plutot melancoliques, traverserent comme un eclair le cerveau des quatre compagnons. Neanmoins, comme ils etaient braves, pas un instant la pensee ne leur vint d'abandonner la partie et ils attaquerent fougueusement, resolus a se tirer tres honorablement de ce mauvais pas ou a y laisser leur peau. Cependant, de sa voix railleuse, Pardaillan disait: --Bonsoir, messieurs!... Vous voulez donc me meurtrir un peu? --Monsieur, fit Sainte-Maline en lui portant un coup droit, d'ailleurs pare avec une remarquable aisance, nous vous avons averti ce matin. --C'est juste, monsieur, reprit Pardaillan, cette fois sans nulle raillerie, je me souviens... Je me souviens meme si bien que, vous le voyez, je ne peux me resoudre a toucher des gentilshommes qui se sont comportes si galamment avec moi ce matin meme. En effet, chose incroyable, qui stupefiait don Cesar et faisait hurler Bussi, rouge de honte, Pardaillan ne rendait aucun coup. Il avait l'oeil a tout; son epee, qui paraissait animee d'une vie intelligente, se trouvait partout a la fois, mais c'etait pour parer comme en se jouant et non pour attaquer. Et cela ne lui suffisait pas encore; apres s'etre rendu compte que don Cesar etait un second digne de lui, il lui disait de sa voix mordante: --Cher ami, faites comme moi, menagez ces messieurs, ce sont de braves gentilshommes. Et le toreador, maintenant amuse, faisait comme lui, se contentait de parer, couvert d'ailleurs par l'epee etincelante et magique du chevalier qui trouvait moyen de parer meme les coups destines a son second qui, sans lui, eut ete touche a deux reprises differentes. Et Pardaillan ne disait pas un mot a Bussi. Il ne paraissait pas meme l'avoir vu. Ils etaient pres du patio de l'auberge. Au bruit, la porte s'etait ouverte. Cervantes etait apparu dans l'entrebaillement. Il avait mis tout de suite l'epee a la main et avait voulu se ranger aupres de ses deux amis, mais le chevalier l'avait cloue sur place en disant paisiblement: --Ne bougez pas, cher ami... Ces messieurs seront tot lasses. Et Cervantes, qui commencait a connaitre Pardaillan, n'avait pas bouge. Mais il gardait l'epee a la main, pret a intervenir a la moindre defaillance. Et, a la lueur de la lune. Manuel, l'hotelier, et des consommateurs accourus derriere Cervantes, assisterent effares a ce spectacle fantastique de deux hommes--d'un seul homme eut-on aussi bien pu dire, tant l'epee de Pardaillan se multipliait,--tenant tete a quatre forcenes, hurlant, jurant, sacrant, bondissant, frappant a droite, a gauche, de la pointe, du revers, des coups furieux, imperturbablement pares, jamais rendus. Et, s'adressant a Chalabre, Sainte-Maline et Montsery: --Messieurs, disait Pardaillan, de sa voix paisible, quand vous serez fatigues, nous arreterons. Remarquez que je pourrais en finir tout de suite en vous desarmant l'un apres l'autre. Mais ceci est une honte que je ne veux pas infliger a de galants hommes tels que vous. Il faut dire, pour etre juste, que les trois ordinaires, en continuant cet etrange combat, avaient compte que Pardaillan finirait par se piquer au jeu et rendrait enfin coup pour coup. Des qu'ils virent qu'ils s'etaient trompes et que leurs adversaires s'obstinaient, leur ardeur se refroidit considerablement, et bientot Montsery, qui, etant le plus jeune, etait toujours le plus primesautier dans ses mouvements, abaissa son epee en disant: --Mortdiable! je ne saurais continuer la lutte dans ces conditions. Et il rengaina sans attendre l'assentiment de ses compagnons. Comme s'ils n'eussent attendu que ce signe, Chalabre et Sainte-Maline firent de meme. Pardaillan attendait sans doute ce geste, car il repondit gravement: --C'est bien, messieurs. Alors, alors seulement, il parut apercevoir Bussi qui ne desarmait pas, lui, et, ecartant d'un geste don Cesar, il marcha droit a l'ancien gouverneur de la Bastille. Et, tandis qu'il avancait avec un calme terrible, parant toujours, Bussi reculait. Et, en reculant, Bussi, les yeux exorbites fixes sur les yeux de Pardaillan, y lisait le sort qui l'attendait, et, dans son esprit en delire, il clama: --Ca y est!... Il va me desarmer encore... toujours!... Et cela lui parut ineluctable. Il comprit si bien que rien au monde ne saurait lui epargner cette derniere humiliation qu'il sentit son cerveau chavirer. Brusquement, il baissa la pointe de sa rapiere et rala dans un sanglot atroce: --Pas ca! pas ca!... Tout, hormis ca!... Alors, Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, qui n'aimaient pas Bussi-Leclerc, mais du moins rendaient hommage a sa bravoure, virent avec une emotion poignante le spadassin jeter lui-meme son epee derriere lui et se ruer tete baissee sur la pointe de la lame de Pardaillan, en hurlant desesperement: --Tue-moi!... Mais tue-moi donc! Si Pardaillan n'avait ecarte precipitamment son fer, c'en etait fait de Bussi-Leclerc. Alors, voyant que Pardaillan dedaignait de le frapper, Bussi-Leclerc, comme un fou, s'arracha les cheveux, se meurtrit la figure a coups d'ongles en criant: --Oh! demon! il ne me tuera pas!... Pardaillan s'approcha de lui et, avec un accent ou il y avait plus de tristesse que de colere: --Je ne vous tuerai pas, Leclerc, et pourtant j'en aurais le droit... A chacune de nos rencontres, vous avez voulu me tuer. Moi, j'ai toujours agi sans haine avec vous... Je me suis contente de parer vos coups et de vous desarmer, ce que vous ne pouvez me pardonner. Je vous ai connu geolier et j'ai ete votre prisonnier. Je vous ai vu sbire et vous avez voulu me faire arreter, sachant que ma tete etait mise a prix. Aujourd'hui, vous avez descendu un echelon de plus dans l'ignominie et vous avez voulu m'assassiner, lachement, par-derriere! Oui, certes, j'aurai le droit de vous tuer, Jean Leclerc! Mais ce serait vraiment trop simple... et, au surplus, je ne suis pas un assassin, moi! Mais, pour tant de ferocite, unie a tant de felonie contre moi, qui ne vous avais jamais rien fait... si ce n'est d'exercer vos jambes... j'ai droit a plus et a mieux que le coup de dague que vous implorez. Or, ma vengeance, la voici: je vous fais grace, Leclerc!... Mais, sachez-le bien, si vous aviez eu le courage d'affronter mon fer, si vous m'aviez combattu loyalement, vaillamment, comme un gentilhomme, cette fois-ci, je ne vous eusse pas desarme et peut-etre meme vous eusse-je fait la grace de vous toucher... Mais vous vous etes desarme vous-meme, Leclerc, vous vous etes degrade vous-meme... Restez donc ce que vous avez voulu etre. Pardaillan aurait pu continuer longtemps sur ce ton, mais Bussi-Leclerc en avait entendu plus qu'il n'en pouvait supporter. Bussi-Leclerc, qui s'etait jete courageusement sur le fer de Pardaillan, ne put endurer plus longtemps le supplice de ces injures debitees posement, d'une voix presque apitoyee. Il prit sa tete a deux mains, et, se martelant le front a coups de poing furieux, il s'enfuit en hurlant comme un chien qui hurle a la mort. Quand il eut disparu, Pardaillan, se tournant vers les trois ordinaires, pales et raides d'emotion, continua: --Messieurs, parce que, me croyant en facheuse posture, vous avez eu, ce matin, la genereuse pensee de m'offrir vos services, je n'ai pas voulu, ce soir, vous traiter en ennemis et vous tuer, ainsi que je pouvais le faire. Mais, ajouta-t-il d'un ton plus rude et en froncant le sourcil, mais n'oubliez pas que je me crois degage envers vous maintenant... Evitez, messieurs, de vous heurter a moi... Les temoins de cette scene ecoutaient avec un ebahissement profond cet homme extraordinaire qui, attaque a l'improviste par trois braves, lesquels ne paraissaient certes pas manchots, osait leur dire en face, sans forfanterie, qu'il n'avait pas voulu les tuer. Et, ce qui redoubla leur ebahissement, ce fut de voir ces trois braves accepter ces paroles sans protester, car ils se contenterent de saluer gracieusement. --Au revoir, monsieur de Pardaillan! --A vous revoir, messieurs, repondit Pardaillan, toujours grave. Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se prirent par le bras et s'eloignerent en riant tres fort, en plaisantant tout haut, ainsi qu'il etait de bon ton pour des mignons. Pardaillan, demeure immobile, bientot n'entendit plus rien. Alors il poussa un soupir melancolique, haussa les epaules et, prenant le bras de don Cesar: --Allons souper, dit-il en l'entrainant vers l'auberge. Il me semble que vous devez avoir faim. XVIII DON CRISTOBAL CENTURION Comme bien on pense, Pardaillan trouva l'hotellerie sens dessus dessous. Manuel, l'hotelier, Juana, sa fille, les servantes, tout ce monde, au bruit de la bataille, s'etait empresse d'accourir et avait assiste a toute la scene. Pardaillan avait un air qui faisait que, generalement, on se hatait de le servir avec egards. Mais, ce soir-la, il ne put s'empecher de sourire en voyant avec quelle celerite le personnel de l'auberge de la Tour, patron en tete, s'empressait de prevenir ses moindres desirs. En un clin d'oeil, la table avait ete dressee dans le coin le mieux abrite du patio, abondamment garnie de mets propres a aiguiser l'appetit, tels que: olives vertes, piments rouges, marinades diverses, saucissons et tranches de porc froid, flanques d'un nombre imposant de flacons venerables, aux formes diverses, proprement alignes en bataille, le tout d'un aspect fort rejouissant... surtout pour un homme qui, enterre vivant, avait pu penser que jamais plus il ne lui serait donne de se delecter a si appetissant spectacle. Bien entendu, pendant ce temps, l'hote, rue a ses fourneaux, s'activait en conscience et se disposait a envoyer l'omelette bien mordoree, les pigeons cuits a l'etouffee, les cotes d'agneau grillees sur des sarments bien secs, plus quelques bagatelles comme pates divers, tranches de venaison, truitons frits, arroses d'un jus de citron. Enfin, pour couronner dignement le tout: le regiment des marmelades, compotes, gelees, confitures, pates de fruits divers, accompagnes des flans et tartes, renforces par les fruits frais de la saison. Tandis que le personnel de l'hotellerie s'activait a son service, Pardaillan remplit trois coupes sans mot dire, invita d'un geste Cervantes et don Cesar, vida la sienne, d'un trait, la remplit, et la vida une deuxieme fois et, en reposant la coupe sur la table: --Ah! morbleu! dit-il. Ce vin d'Espagne vous rechauffe le coeur et, par ma foi! j'en avais besoin. --En effet, dit Cervantes qui l'observait avec une attention soutenue, vous etes pale comme un mort et paraissez emu... Je ne pense pourtant pas que ce soit le combat que vous venez de soutenir qui vous ait ainsi frappe... Il y a certainement autre chose. Pardaillan tressaillit et regarda un instant Cervantes en face, sans repondre. Puis, haussant les epaules: --Asseyez-vous la, dit-il en s'asseyant lui-meme, et vous ici, don Cesar. Sans se faire autrement prier, Cervantes et don Cesar prirent place sur des sieges. S'adressant a don Cesar et faisant allusion a son intervention qui l'avait preserve du coup de poignard de Bussi: --Je vous fais mon compliment, dit-il. Vous n'aimez pas, a ce que je vois, laisser trainer longtemps une dette derriere vous. Le jeune homme rougit de plaisir, plus encore pour le ton et l'air affectueux dont ces paroles furent prononcees, que pour les paroles elles-memes. Et, avec cette franchise et cette loyaute qui paraissaient etre le fond de son caractere, il repondit vivement: --Ma bonne etoile m'a fait arriver a point pour vous eviter un mauvais coup, monsieur, mais je ne suis pas quitte envers vous; au contraire, me voici a nouveau votre debiteur. --Comment cela, monsieur? --Eh! monsieur, n'avez-vous pas pare pour moi plusieurs coups qui m'eussent indubitablement atteint... si vous n'aviez veille sur moi! --Ah! fit Pardaillan, vous avez remarque cela? --Necessairement, monsieur. --Ceci prouve que vous savez garder tout votre sang-froid dans l'action, ce dont je vous felicite vivement... Maintenant, si vous m'en croyez, attaquons toutes ces victuailles qui doivent etre succulentes, si j'en juge par leur mine. Nous causerons en mangeant. Et les trois amis commencerent bravement le massacre des provisions accumulees devant eux. ............................................................ Pendant que Pardaillan repare ses forces epuisees par un long jeune, et les emotions d'une journee si bien remplie, il nous faut revenir a un personnage dont les faits et les gestes solliciterent notre attention. Nous voulons parier de cet etrange mendiant qui, en reconnaissance d'une aumone royale que lui avait genereusement faite le chevalier de Pardaillan, n'avait rien trouve de mieux que de le menacer de son poignard, par-derriere, et s'etait soudain evanoui. Le mendiant s'etait tout simplement glisse entre les marchandises qui encombraient le quai, avait gagne une des nombreuses ruelles qui aboutissaient au Guadalquivir, et s'etait elance en courant dans la direction de l'Alcazar. Arrive a une des portes du palais, le mendiant dit le mot de passe et montra une sorte de medaille. Aussitot, la sentinelle s'effaca respectueusement. Alors, d'un pas delibere, il s'engagea dans le dedale des couloirs, qu'il paraissait connaitre a fond, et parvint rapidement a la porte d'un appartement a laquelle il frappa d'une maniere speciale. Un laquais vint lui ouvrir aussitot et, sur quelques mots que le mendiant lui dit a l'oreille, il s'inclina avec deference, ouvrit une porte et s'effaca. Le mendiant penetra dans une chambre a coucher. Cette chambre etait celle du dogue de Philippe II, don Inigo de Almaran, plus communement appele Barba Roja, lequel, presentement, le bras droit entoure de bandes, se promenait rageusement, en proferant d'horribles menaces a l'adresse de ce Francais, ce Pardaillan de malheur, qui lui avait presque demis le bras. Au bruit, Barba Roja s'etait retourne. En voyant devant lui une espece de mendiant sordide, il fronca les sourcils, mais il reconnut le personnage. --Cristobal! s'exclama Barba Roja. Enfin, te voila! Si Pardaillan se fut trouve la, il eut reconnu dans celui que Barba Roja venait d'appeler Cristobal, le familier qu'il avait delicatement jete hors du patio le jour de son arrivee a l'hotellerie de la Tour. Qu'etait-ce donc que ce Cristobal? Le moment nous parait venu de faire plus ample connaissance avec lui. Don Cristobal Centurion etait un pauvre diable de bachelier comme il y en avait tant a cette epoque en Espagne. Jeune, intelligent, instruit, il avait resolu de faire son chemin et d'arriver a une haute situation. C'etait plus facile a decider qu'a realiser. Surtout lorsqu'on ne se connait plus de pere ni de mere et qu'on n'a ete instruit et eleve que par la charite d'un vieil oncle, lui-meme pauvre cure de campagne, dans un royaume ou pretres et moines sont legion. Il commenca d'abord par se decharger de ces vains scrupules qui sont l'apanage des sots et la pierre d'achoppement de tout ambitieux fermement resolu a reussir. L'operation se fit avec d'autant plus de facilite que les susdits scrupules n'encombraient pas precisement la conscience du jeune Cristobal Centurion. Devenu plus leger, il n'en demeura pas moins ce qu'il etait avant, pauvre a faire pitie au Job, de biblique memoire. Mais, comme les efforts louables qu'il avait faits pour delester sa conscience meritaient somme toute une recompense, le diable la lui donna en lui suggerant l'idee d'alleger son vieux cure d'oncle de quelques doublons que le brave homme avait parcimonieusement economises en se privant durant de longues annees, et qu'il avait precautionneusement enfouis dans une sure cachette, non pas si sure pourtant que le jeune drole ne la decouvrit apres de longues et patientes recherches. Muni de ce maigre pecule, subitement emprunte a la prevoyance avunculaire, le bachelier Cristobal, devenu don Cristobal Centurion, se hata de gagner au large et se mit en quete de quelque puissant protecteur. Ceci etait dans les moeurs de l'epoque. Il y avait en ce temps un don Centurion que Philippe II venait de creer marquis de Estepa. Don Cristobal Centurion se decouvrit incontinent une parente indeniable--du moins elle lui parut telle--avec ce riche seigneur. Cristobal s'en fut le trouver tout droit et reclama de lui assistance. Le marquis de Estepa etait un de ces egoistes comme il y en a malheureusement trop. Il demeura intraitable. Et non seulement ce mauvais parent ne voulut rien entendre, mais encore il declara tout net a son infortune homonyme que, s'il s'avisait encore de se reclamer d'une parente que lui, marquis de Estepa, s'obstinait a nier contre toute evidence, il ne se generait nullement de le faire batonner par ses gens. La menace des coups de baton produisit une impression penible sur don Cristobal Centurion, et il s'apercut alors qu'il s'etait trompe et, qu'en effet, le seigneur marquis n'etait pas de sa famille. Durant quelques annees, il continua de vivoter. Il se fit soldat et apprit a manier noblement une epee. Puis il se fit detrousseur de grands chemins et il apprit a manier non moins noblement le poignard. Ayant acquis des notions serieuses sur la maniere de se servir convenablement d'a peu pres toutes les-armes en usage a l'epoque, il mit genereusement ses talents a la disposition de ceux qui ne les possedaient point; il vous delivrait de quelque ennemi acharne ou vengeait une offense mortelle, un honneur outrage. Comme il continuait a etudier par plaisir, comme il etait merveilleusement doue, il etait devenu un vrai savant en philosophie, en theologie et en procedures de toutes sortes. Et, pour varier ses occupations et accroitre quelque peu ses maigres ressources, il donnait une lecon a celui-ci, passait une these pour le compte de celui-la, ecrivait un sermon pour le compte de tel predicateur, ou encore redigeait les plaidoiries de tel avocat. Or, un jour, comme il cherchait dans ses souvenirs d'enfance--ce qu'il appelait: fouiller dans ses papiers de famille--il se rappela qu'une de ses arriere-cousines avait, autrefois, epouse le cousin de l'arriere-cousin de don Inigo de Almaran, personnage considerable, promu a l'honneur de veiller directement sur les jours de Sa Majeste catholique. Don Centurion se dit que sa parente etait claire, evidente, palpable, et que l'illustre Barba Roja--qui, somme toute, faisait en haut de l'echelle sociale, et pour le compte du roi, ce que, lui, Centurion, faisait en bas, pour le compte de tout le monde--ne pouvait manquer de le comprendre et de le bien accueillir. Il se trouva qu'en effet Barba Roja comprit admirablement le parti qu'il pourrait tirer d'un sacripant instruit et vigoureux, decide a tout, capable de tenir tete au casuiste le plus subtil, en meme temps capable de diriger et d'executer adroitement un coup de main. Il lui apparut que, pour l'execution de certaines expeditions mysterieuses qu'il entreprenait de temps en temps, soit pour le compte du roi, soit pour son propre compte, cet homme qui lui tombait du ciel serait le lieutenant ideal qu'il n'aurait jamais ose esperer. Don Cristobal Centurion eut donc cette bonne fortune de se voir bien accueilli. Sa parente fut reconnue sans discussion et son nouveau cousin le fit entrer d'emblee a la _General Inquisicion suprema_ avec des appointements qui, pour si modestes qu'ils fussent, n'en parurent pas moins mirifiques au bravo. Dire que don Centurion etait tout devoue a Barba Roja serait quelque peu exagerer. Une fois pour toutes, il s'etait debarrasse de tout sentiment encombrant, et la reconnaissance etait au nombre de ceux-la. Mais il etait trop intelligent pour n'avoir pas compris que, tant qu'il ne se sentirait pas assez fort pour voler de ses propres ailes, il lui faudrait s'appuyer sur quelqu'un de puissant. Ah! si quelqu'un de plus puissant s'etait offert a l'employer, il n'eut pas hesite a lacher et, au besoin, a trahir odieusement le confiant Barba Roja. Mais, comme nul ne songeait encore a se l'attacher, il restait momentanement foncierement attache a son cousin. Tel etait l'homme qui venait d'entrer chez Barba Roja au moment ou le colosse vaincu tournait autour de sa chambre comme un fauve en cage. --Eh bien? interrogea-t-il anxieusement. Centurion haussa dedaigneusement les epaules et repondit d'une voix qu'il s'efforcait de rendre calme, mais ou percait, malgre lui, une sourde irritation: --Eh bien, c'etait prevu! Monseigneur le grand inquisiteur, pour des raisons que je ne saisis pas, a juge bon de le laisser echapper. --Sang du Christ!... Que la fievre maligne etrangle le damne pretre qui s'avise de jouer a la generosite!... Si cet homme vit, je reste deshonore, et je perds la confiance du roi et je n'ai plus qu'a me retirer dans quelque cloitre et y crever de honte et de maceration!... Ces paroles jeterent la consternation dans l'ame du devoue Centurion. La disgrace du dogue de Philippe II entrainait sa deconfiture a lui. Aussi, fut-ce tres sincerement qu'il repondit non sans quelque melancolie: --J'entends bien, mon cousin. Mais vous exagerez quelque peu, a mon sens. Sa Majeste ne peut raisonnablement vous faire un crime d'avoir trouve votre maitre. A bien considerer les choses, j'estime que, dans votre malheur, vous avez encore du bonheur. --Comment cela? --Sans doute. Il aurait pu se faire que vous fussiez tombe sur un Espagnol desireux de vous supplanter aupres du roi, et vous eussiez ete irremissiblement perdu. Au lieu de cela, vous avez eu la bonne fortune de tomber sur un Francais, et, qui mieux est, sur un ennemi de Sa Majeste. Vous voila bien tranquille: celui-la ne cherchera pas a prendre votre place... --Peut-etre as-tu raison, dit Barba Roja. Mais, n'importe, il me faut une vengeance. --Oh! pour cela, dit Centurion sous le sourcil duquel jaillit une lueur fauve, je suis de votre avis. Et, si vous avez une dent contre le Francais, j'en ai une aussi, et d'une belle longueur, je vous en reponds... --Enfin, l'as-tu vu? Ou est-il? Que fait-il? --Il doit etre maintenant rentre a son hotel ou je suppose qu'il se restaure. Je l'ai vu et je lui ai parle. A telle enseigne qu'il m'a fait l'aumone... --Tu l'as vu! gronda Barba Roja, et... --Je vous entends, mon cousin, dit Centurion avec un sourire livide. S'il a echappe, croyez bien que ce n'est pas le fait de ma volonte. Il faut croire qu'une providence veille sur lui, car, comme j'allais lui enfoncer le poignard que voici entre les deux epaules, il s'est retourne a point nomme et, diable! nous connaissons tous deux la force redoutable du sire. Je n'ai pas demande mon reste, j'ai file vivement, et me voici. Et, avec une explosion de joie sauvage, il reprit: --Nous le tenons, mon cousin! Je cerne l'auberge et je le prends mort ou vif, dusse-je demolir la bicoque. --Bon! grogna Barba Roja, c'est cela... Prends autant d'hommes qu'il en faudra et cours, je le voudrais deja voir les tripes au vent... Quel malheur que le scelerat m'ait a moitie desarticule le bras!... Je n'aurais laisse a personne le soin de mener a bien cette affaire... --Pour ce qui est de mener a bien la chose, dit Centurion avec une joie frenetique, vous pouvez vous en rapporter a moi. --Il t'a fort mal accommode, toi aussi. Centurion hocha doucement la tete et, avec un calme sinistrement resolu: --Dieu aidant, j'espere lui rendre avec usure ce qu'il m'a fait, dit-il. Mais la question n'est pas la... Vous m'aviez donne l'ordre de rechercher et de vous amener cette petite Giralda, pour laquelle vous etes feru d'amour. Je vous ai obei comme je le devais, et ce n'est certes pas ma faute si je n'ai pas reussi. Or, grace a l'intervention de ce Pardaillan, qui ne respecte rien, j'ai echoue et j'ai ete desavoue par mes superieurs... mieux, j'ai ete puni pour avoir agi sans ordres... L'ordre venait de vous, mais, comme vous n'avez pas juge a propos de me couvrir, pensant que vous aviez de bonnes raisons pour agir ainsi, je n'ai ecoute que mon devouement pour vous et je me suis tu, et j'ai accepte la punition sans murmurer. --En effet, dit Barba Roja, plutot gene, j'avais des raisons toutes speciales pour ne pas me meler a cette affaire. Mais, comme il n'est pas juste que tu aies ete puni par ma faute, prends ceci. Ceci etait une bourse qui parut sans doute convenablement garnie au devoue Centurion, car il eut une grimace de jubilation et, tout en serrant precieusement la bourse sous ses loques de mendiant, il dit en souriant: --Qui peut m'assurer, mon cousin, qu'il ne m'arrivera pas avec ce Pardaillan ce qui m'est arrive avec la Giralda? Que je reussisse, comme je l'espere, ou que j'echoue, qui me dit que Mgr d'Espinosa ne se fachera pas? Si mon action contrarie ses projets, c'en est fait de moi. --Enfin, fit Barba Roja impatiente, explique-toi clairement. Que veux-tu? --Je veux, dit froidement Centurion, un ordre ecrit de votre main, a seule fin d'etre completement couvert en cas ou ce que je vais entreprendre ne serait pas du gout de Mgr le grand inquisiteur. --N'est-ce que cela? Que ne le disais-tu plus tot! fit Barba Roja en se dirigeant vers un cabinet d'ebene. Mais, apres avoir ouvert le meuble, il s'arreta et, considerant piteusement son bras en echarpe: --Au fait, dit-il, comment veux-tu que je m'y prenne pour ecrire avec mon bras malade? --Ventre de veau! murmura Centurion desappointe, c'est vrai, j'avais oublie le bras malade. Et pourtant, reprit-il avec froideur, pourtant, je n'agirai pas sans un ordre ecrit. --Diable! fit Barba Roja perplexe, comment faire en ce cas? Centurion parut reflechir un instant et soudain: --Ne pourriez-vous faire signer cet ordre au roi? Barba Roja haussa ses larges epaules. --Me vois-tu, fit-il du bout des levres, allant dire au roi: "Sire, vous plairait-il de signer l'ordre de meurtrir le sire de Pardaillan?" Tout a coup, en coulant en dessous un coup d'oeil sur Barba Roja, Centurion dit d'un air detache: --Il y aurait bien un moyen... Un blanc-seing!... --Oh! fit-il, comme tu y vas! Sais-tu que ceux que j'ai ici portent la signature du roi? --Je le sais... C'est justement ce qu'il faut. --Sais-tu qu'avec un de ces parchemins on peut tuer? --Cela n'en vaut que mieux. --Sais-tu qu'avec un de ces parchemins, on peut echapper a toute sanction, on peut exiger main forte de toutes les autorites civiles ou religieuses? L'oeil de Centurion eut une lueur aussitot eteinte. --Mon cousin, fit-il froidement, je vous ferai remarquer que le temps passe et qu'en tardant davantage nous courons le risque de trouver l'oiseau deniche. Barba Roja eut un geste de fureur concentree et, toujours hesitant, il murmura: --Diable! un blanc-seing... Alors, le voyant ebranle. Centurion, de son air le plus indifferent: --Au fait, vous avez peut-etre raison. Somme toute, je ne suis pas presse, moi. J'attendrai que vous soyez en etat de me signer l'ordre... --Barba Roja se decida brusquement... --Me jures-tu de ne pas faire un mauvais usage de ce parchemin? fit-il. --Eh! quel profit illicite voulez-vous qu'un pauvre diable comme moi puisse tirer de ce mechant carre de parchemin? Si encore c'etait un bon sur le Tresor, je comprendrais... Mais ca!... Barba Roja ouvrit un tiroir secret du cabinet. Il y prit un des blancs-seings dont il disposait pour l'execution des ordres secrets du roi et le tendit a Centurion en disant: --Tiens! tu me rendras ceci apres l'expedition. Centurion prit le parchemin d'un air tres detache, mais, si Barba Roja avait pu discerner l'eclair de triomphe qui s'alluma dans l'oeil du familier, nul doute qu'il ne lui eut arrache le redoutable papier. Centurion enfouit le precieux parchemin sous ses loques et, se dirigeant vers la porte, il s'ecria: --A bientot, mon cousin. Je n'ai pas un instant a perdre et cependant il me faut aller changer ce costume. Deja, Centurion avait ouvert la porte, lorsque Barba Roja, avec une timidite etrange chez ce colosse, murmura: --Cristobal!... Centurion repoussa la porte et attendit. Mais, voyant que Barba Roja, tres embarrasse, ne pouvait se resoudre a parler, il lui dit avec cette brusque familiarite qu'il ne se permettait que dans le tete-a-tete: --Les moments sont precieux, l'homme peut nous echapper. Voyons, videz votre sac une bonne fois. --Cette jeune fille, fit le colosse en rougissant. --La Giralda?... Voila donc ou le bat vous blesse, railla Centurion narquois. --Ne pourrais-tu... si l'occasion se presente... faire d'une pierre deux coups?... reprit Barba Roja. --Cela se peut faire, dit Centurion avec un mince sourire, si toutefois la jeune fille est a l'auberge... --Tu es un bon parent, Cristobal, fit Barba Roja, dont le visage s'eclaira. Si tu reussis, si tu me livres cette jeune fille, demande-moi tout ce que tu voudras!... --Je n'aurai garde d'oublier la promesse, fit Centurion entre haut et bas. Et tout haut: --Je vais travailler de facon a satisfaire a la fois votre haine et votre amour. Et, sur ces mots, il s'eclipsa. XIX LE SOUPER Centurion se hata de sortir du palais. Il exultait, le brave Centurion, et, en caressant sous ses haillons le blanc-seing qu'il venait d'arracher a la naivete de Barba Roja, il repetait a chaque instant, comme s'il eut voulu se convaincre lui-meme d'une chose qui lui paraissait incroyable: "Je suis riche!... Enfin! je vais donc pouvoir deployer mes ailes et montrer ce dont je suis capable!" Comme il traversait la place du Palais en faisant des reves merveilleux, ce qui ne l'empechait pourtant pas d'avoir l'oeil aux aguets, une ombre, surgie de derriere un pilier, se dressa soudain devant lui. Centurion s'arreta et demanda a voix basse: --Eh bien? L'homme? --Il a ete attaque par quatre gentilshommes, presque a la porte de l'auberge. Il les a mis en fuite. --A lui tout seul? demanda Centurion sur un ton d'incredulite. --Il lui est venu du secours. El Torero. --Et maintenant? --Il vient de se mettre a table avec El Torero et un grand diable qu'il a appele Cervantes. --Bon! je connais! Retourne a ton poste, et, s'il y a du nouveau, viens m'avertir a la maison des cypres. L'ombre s'eclipsa instantanement. Centurion reprit sa course dans la nuit, en se frottant les mains avec une jubilation intense. A quelques dizaines de toises du Guadalquivir, dans un endroit desert, une maison solitaire se dissimulait, prudemment tapie au centre de massifs de palmiers, d'orangers, de citronniers et de fleurs aux subtils parfums. Tout autour de cette premiere barriere de fleurs et de verdure, une double rangee de cypres geants dressaient leur sombre feuillage comme un rideau opaque. Le rideau de cypres etait entoure lui-meme d'une muraille assez elevee qui gardait la mysterieuse demeure et la defendait contre toute intrusion intempestive. Centurion s'en fut droit a une porte batarde percee dans la muraille. Il frappa d'une certaine facon et la porte s'ouvrit aussitot. Il traversa le jardin en homme qui connait son chemin, contourna la maison et, apres avoir franchi les marches du perron monumental, il penetra dans un vaste et somptueux vestibule. Quatre laquais, revetus d'une livree de nuance discrete et tres sobre d'ornements, semblaient monter la garde dans ce vestibule ou le bachelier-bravo etait sans doute attendu, car, sans qu'une parole fut prononcee, un des laquais souleva une lourde tenture de velours et l'introduisit dans un cabinet meuble avec un luxe d'une richesse inouie. Ce n'etait sans doute pas la premiere fois qu'il penetrait dans ce cabinet, car le familier jeta a peine un regard distrait sur les splendeurs qui l'environnaient. Il etait reste campe au milieu de la piece. Une apparition blanche surgit soudain d'une merveilleuse portiere de brocart, soulevee par une main invisible, et s'avanca d'un pas lent et majestueux. C'etait Fausta. Centurion se courba dans une reverence qui ressemblait a un agenouillement. --Parlez, maitre Centurion, dit Fausta sans paraitre remarquer l'etrange costume du personnage. --Madame, dit Centurion, toujours courbe, j'ai le blanc-seing. --Donnez, dit Fausta sans manifester la moindre emotion. Centurion tendit le parchemin que venait de lui confier Barba Roja. Fausta le prit, l'etudia attentivement et demeura un long moment reveuse. Enfin, elle plia le parchemin, le mit dans son sein et, toujours impassible, de son pas lent et un peu theatral, elle alla s'asseoir devant une table et traca quelques lignes de sa fine ecriture sur un parchemin qu'elle tendit au familier en disant: --Quand vous voudrez, vous passerez a ma maison de la ville, et, sur le vu de ce bon, mon intendant vous remettra les vingt mille livres promises. Centurion saisit le bon d'une main fremissante et le parcourut d'un coup d'oeil. --Madame, fit-il d'une voix tremblante d'emotion, il y a erreur, sans doute... --Comment cela? Ne vous ai-je pas promis vingt mille livres? dit Fausta, tres calme. --Precisement, madame... et vous me remettez un bon de trente mille livres! --Les dix mille livres en surplus sont pour recompenser la celerite avec laquelle vous avez execute mes ordres. Centurion se courba plus que jamais. Un fugitif sourire de mepris vint arquer les levres de Fausta. --Allez, maitre, dit-elle simplement, de son ton d'irresistible autorite. Centurion ne bougea pas. --Qu'est-ce? fit Fausta sans impatience. Parlez, maitre Centurion. --Madame, dit Centurion avec une joie manifeste, j'ai la joie de vous annoncer que je tiens Pardaillan. Fausta etait restee assise devant la table. En entendant ces mots, elle se leva lentement et, dardant son regard lumineux sur le bravo presque prosterne, elle repeta, comme si elle n'eut pu croire ses oreilles: --Vous avez dit que vous tenez Pardaillan!... Vous? Rien ne saurait traduire ce qu'il y avait d'incredulite et de souverain mepris dans le ton de ces paroles. Cependant, avec une modeste assurance. Centurion reprit: --Voici, madame: le sire de Pardaillan est en ce moment attable dans une hotellerie dont toutes les issues sont gardees par mes hommes. En sortant d'ici, je prends avec moi dix braves lurons dont je reponds comme de moi-meme, nous envahissons l'hotellerie en question, et nous cueillons l'homme... --L'homme!... Qui ca, l'homme? --Mais... Pardaillan... --Dites: monsieur le chevalier de Pardaillan, gronda Fausta. --Ah! fit Centurion, de plus en plus eberlue. Soit! Nous arretons M. le chevalier de Pardaillan et nous vous l'amenons... a moins que vous ne preferiez que nous l'expedions proprement ad patres... "Je me disais aussi, reflechissait Fausta, qu'un ignoble sbire, qu'un bravo de bas etage reussisse a s'emparer d'un homme tel que Pardaillan, c'est contraire au sens naturel des choses." Et, a voix haute, sans nulle raillerie: --Voila ce que vous appelez tenir Pardaillan?... Vous vous ferez tuer, vous et vos dix braves. --Oh! fit Centurion incredule, vous croyez, madame? --J'en suis sure, dit froidement Fausta. --Qu'a cela ne tienne... je prendrai vingt hommes, trente, s'il le faut. --Et vous vous ferez battre... Vous ne connaissez pas le chevalier de Pardaillan. Centurion allait protester. Elle lui imposa silence d'un geste imperieux. Elle retourna a sa table et griffonna de nouveau quelques lignes: --Ceci, dit-elle, est un nouveau bon de vingt mille livres. Il est a vous si vous le voulez. --A moi!... s'exclama Centurion ebloui. Que faut-il faire? --Je vais vous le dire, repondit Fausta. Alors, d'une voix calme et posee, elle donna ses instructions au bravo attentif. Quand elle eut termine, elle plia le bon, le mit dans son sein, et dit: --Si vous reussissez, ce bon est a vous. --C'est comme si je le tenais, fit Centurion, avec un sourire sinistre. --Allez donc. Il n'y a plus un instant a perdre. --Madame!... fit Centurion avec une hesitation et un embarras soudain. --Qu'est-ce encore? --Vous m'aviez promis que la petite bohemienne ne serait pas livree a don Almaran. --Eh bien? fit Fausta en l'etudiant attentivement. --Eh bien, je desire savoir si cette promesse tient toujours. Excusez-moi, madame, reprit Centurion avec une emotion etrange, je ne suis qu'un pauvre bachelier qui, sa vie durant, n'a fait que loger le diable dans sa bourse... C'est vous dire que les 50 000 livres que je devrai a votre generosite representent pour moi une fortune inouie... Pourtant, cette fortune, je l'abandonnerais de grand coeur contre l'assurance que jamais la Giralda ne sera livree a cette brute de Barba Roja. --Tu l'aimes donc bien? demanda Fausta de son air paisible. Sans repondre. Centurion joignit les mains en une extase muette. --Rassure-toi, dit lentement Fausta, jamais cette jeune fille ne sera, par ma volonte, livree a ton parent. Centurion se courba jusqu'a terre et s'elanca au dehors, ivre de joie. Fausta resta un long moment reveuse, combinant dans sa tete les derniers details du guet-apens qui devait, enfin, faire disparaitre de sa vie cet obstacle vivant qui la faisait trebucher dans toutes ses entreprises, et qui s'appelait Pardaillan. Ayant tout regle, elle se leva et sortit du cabinet. Dans le corridor ou elle s'engagea, elle s'arreta devant une porte, poussa un judas invisible, et regarda par la petite fente. Une jeune fille, blottie dans un large fauteuil, en une pose adorable de grace, paraissait sommeiller doucement, la tete penchee sur son epaule. Cette jeune fille, c'etait Giralda. --Elle dort, murmura Fausta, je la verrai tout a l'heure. Doucement, elle repoussa le judas, et poursuivit sa route. Parvenue au bout du corridor, elle ouvrit la derniere porte qu'elle trouva a main droite, et entra. La piece dans laquelle elle venait de penetrer etait un rez-de-chaussee sureleve comme un entresol. C'etait une espece de boudoir tres simple, eclaire par une fenetre protegee par des volets de bois qui paraissaient en assez mauvais etat. Fausta frappa sur un timbre et donna un ordre au laquais, qui se presenta aussitot. Celui-ci enleva tous les sieges qui garnissaient la piece et repoussa du cote oppose a la fenetre tous les meubles qui restaient, en sorte que, lorsqu'il eut termine sa besogne, il ne resta plus, comme meubles, qu'une petite table, un coffre, et un cabinet place dans une encoignure. En fait de siege, il ne resta qu'un large divan, sur lequel s'amoncelaient des coussins de soie. Le divan etait place juste en face de la fenetre, en sorte qu'apres cet agencement bizarre une moitie de la piece se trouva meublee et l'autre moitie completement degarnie. Toutes choses etant ainsi disposees suivant son idee, Fausta sortit, precedee du laquais portant un candelabre garni de cires allumees. Le laquais, eclairant Fausta, parvint a une porte qu'il ouvrit, et se trouva devant un escalier de pierre qui aboutissait aux caves. Le laquais descendit, et, apres maints detours, s'arreta devant une porte de fer, qu'il ouvrit. Il posa son flambeau sur le seuil et se tint a l'ecart, tandis que Fausta penetrait dans un caveau, bas de plafond, sans aucune ouverture apparente autre que la porte, assez long, mais fort etroit, assez semblable comme forme a une baignoire de dimensions anormales. Les parois et le sol de ce caveau etaient recouverts de larges dalles de marbre blanc. A la lueur tremblotante de son flambeau, Fausta inspecta ce lieu qui n'avait rien de sinistre. Elle alla prendre une cire au flambeau, la leva en l'air, et etudia le plafond. Puis, satisfaite sans doute de son inspection, elle remit la cire en place, revint au milieu du caveau, fouilla dans son sein et en sortit une boite minuscule, dans laquelle elle prit une petite pastille. "Ceci m'a ete vendu par Magni, songeait-elle. Magni est un homme a Espinosa. Il m'a trompee deja en me donnant pour du poison ce qui n'etait qu'un narcotique. N'en sera-t-il pas de meme avec cette pastille?... Peu importe, mes precautions sont bien prises, cette fois-ci... J'eusse voulu lui epargner une trop lente agonie, mais je n'ai plus le temps d'experimenter ceci." Elle, alla allumer le bout de la pastille a une des cires. Elle souffla legerement pour activer la combustion et vint la deposer au milieu du caveau. De minces volutes d'une fumee bleuatre et odoriferante s'echapperent de la petite pastille qui se consumait lentement. Fausta sortit alors. Le laquais s'approcha et ferma la porte a double tour. --Vous irez jeter cette clef dans le fleuve, a l'instant, dit Fausta. Demain matin, vous ferez venir des macons et vous ferez murer solidement cette porte. Le laquais s'inclina en signe d'obeissance. Et, en remontant l'escalier, Fausta songeait: "Qu'il vienne seulement... et rien ne pourra le sauver. Meme pas moi... si j'en avais le desir." Et, tandis que le laquais s'en allait docilement jeter la clef dans le Guadalquivir proche, Fausta se dirigea vers la chambre ou dormait la Giralda, en murmurant: "Allons styler la petite bohemienne." Pendant que Fausta organise la mise en scene du guet-apens imagine par elle, pendant que Centurion procede a l'execution de ce guet-apens, Pardaillan devise paisiblement avec ses amis. --Comment se fait-il que vous vous soyez trouve a point nomme dans cette rue? dit-il a don Cesar. --C'est tres simple. M. de Cervantes et moi n'etions pas sans apprehensions au sujet de l'entrevue que vous deviez avoir avec le roi. Sans nous etre concertes, nous nous trouvions ici vers midi, pensant vous y trouver. Ne vous voyant pas, notre apprehension se changea en inquietude. Alors, nous allames a l'Alcazar, esperant, sinon vous y rencontrer, du moins y avoir des nouvelles qui nous eussent rassures. --Ah! fit Pardaillan en le regardant en face, vous vous etes inquietes de moi?... Qu'eussiez-vous fait si je ne fusse pas revenu? --Je ne sais pas, monsieur, dit naivement don Cesar. Mais nous ne serions pas restes inactifs... Nous aurions cherche a penetrer dans le palais. --Nous serions entres, assura Cervantes. --Et alors? demanda Pardaillan, dont les yeux petillaient de joyeuse malice. --Alors, il aurait bien fallu qu'on nous dit ce que vous etiez devenu... et, dans le cas ou on vous aurait arrete, nous aurions cherche a vous delivrer... Nous aurions plutot mis le feu au palais! --Mais, cher ami, j'eusse brule aussi, en ce cas. --Oh! fit don Cesar tout saisi, c'est vrai!... Je n'y avais point pense. --Et puis, quelle idee bizarre!... venir me chercher au palais, c'est la plus insigne folie que vous eussiez pu faire. --Fallait-il donc vous abandonner? s'indigna le Torero. --Je ne dis pas... Mais penetrer au palais pour m'en tirer, diable!... grommela Pardaillan. --Dites-moi, mon cher, croyez-vous que je sois vivant ou mort? reprit-il, s'adressant a Cervantes. --Quelle question! fit Cervantes. Il me semble que vous etes bien vivant, que diable!... --Eh bien, c'est ce qui vous trompe, dit froidement Pardaillan. Je suis mort... ou plutot je suis le mort-vivant... A telle enseigne que, dument et proprement cloue entre quatre planches, j'ai bel et bien ete descendu dans la fosse... Qu'avez-vous donc, Juana, ma mignonne? Cette question etait motivee par le bris d'un flacon plein d'un vin genereux que Juana venait de laisser choir sur les dalles du patio. --Oh! fit Juana, rouge sans doute de confusion pour sa maladresse, est-ce vrai ce que vous dites, monsieur le chevalier? --Aussi vrai, ma belle enfant, que vous allez etre obligee de remplacer le flacon que vous venez de briser... et c'est vraiment dommage, car cet excellent liquide est fait pour nous abreuver et nous donner des forces, et non pour laver les dalles de cette cour. --C'est horrible! frissonna Juana qui, sous l'oeil perspicace du chevalier, rougissait de plus en plus. Cervantes et don Cesar ne purent s'empecher de fremir. --Et vous vous etes tire de la? demanda anxieusement don Cesar. --Sans doute... puisque me voici. --C'est donc cela que je vous ai vu si pale? fit Cervantes. --Dame, ecoutez, cher ami, quand on est mort... --Sainte mere de Dieu! marmotta Juana, en se signant. --Ne tremblez donc pas ainsi, petite Juana. Si je suis mort, je suis aussi vivant... puisque je suis mort-vivant... Devant cette explication effarante, donnee avec un air paisible, Juana jugea prudent de battre precipitamment en retraite et se refugia dans la cuisine sans plus attendre, pendant que Cervantes, emu autant qu'intrigue, disait: --Expliquez-vous, chevalier, je devine a votre air que vous venez d'echapper a quelque terrible danger. Le chevalier s'empressa de faire a ses amis un recit succinct des effroyables aventures qu'il avait vecues au palais. Lorsqu'il eut acheve, il s'ecria joyeusement: --Versez-nous a boire, et dites-moi, don Cesar, comment vous etes intervenu si fort a propos pour faire devier le coup de poignard de Bussi-Leclerc. --C'est comme je vous l'ai dit, monsieur, qu'etant inquiet je ne pouvais tenir en place. Tandis que M. de Cervantes cherchait une combinaison qui nous permit de vous arracher des griffes de l'inquisiteur, j'etais alle me mettre sur la porte exterieure du patio. C'est de la que j'ai vu s'elancer l'homme et que, n'ayant pas le temps de l'arreter, j'ai crie pour vous avertir du danger. Pardaillan parut s'absorber dans la degustation d'un flan savoureux. Tout a coup, redressant la tete: --Mais, dit-il, je ne vois pas votre fiancee, la tant jolie Giralda. --La Giralda a disparu depuis hier, monsieur. Pardaillan posa brusquement son verre, et dit, en scrutant le visage souriant du jeune homme: --Ouais!... Vous dites cela d'un air bien paisible! Pour un amoureux, ce calme me surprend, je l'avoue. --Ce n'est pas ce que vous croyez, monsieur, dit le Torero, en continuant de sourire. Vous savez, monsieur le chevalier, que la Giralda s'obstine a ne pas quitter l'Espagne. --Ce n'est pas ce qu'elle fait de mieux, fit Pardaillan, et m'est avis que vous devriez l'exhorter a fuir au plus tot. Croyez-moi, l'air de ce pays est mauvais pour vous comme pour elle. --C'est ce que je me tue a lui dire, appuya Cervantes en haussant les epaules; mais les jeunes gens n'en font toujours qu'a leur tete. --C'est que, dit gravement don Cesar, il ne s'agit pas la d'un simple caprice de jeune femme, ainsi que vous paraissez le croire. La Giralda, comme moi, n'a jamais connu son pere ni sa mere. Or, depuis quelque temps, elle a appris que ses parents sont vivants, et elle croit etre sur leurs traces. La douceur du foyer familial apparait comme le supreme bonheur a ceux qui, comme nous, ne les ont jamais connus. Peut-etre ont-ils ete abandonnes volontairement, peut-etre ces parents qu'ils desirent ardemment connaitre sont-ils indignes et les repousseront haineusement... n'importe, ils cherchent quand meme, quittes a se meurtrir le coeur... La Giralda cherche... et comment aurais-je le coeur de l'empecher, puisque, moi-meme, je chercherais, comme elle... si je ne savais, helas! que ceux dont je ne connais meme pas le nom ne sont plus, ajouta-t-il avec un accent poignant. --Diable! fit Pardaillan, remue malgre lui, vous m'en direz tant... Mais pourquoi n'aidez-vous pas votre fiancee dans ses recherches? --La Giralda est un peu sauvage, c'est une bohemienne, vous le savez--ou, du moins, elle fut elevee par des Bohemiens. Elle a ses idees et ses manieres a elle; elle ne dit que ce qu'elle veut bien dire... meme a moi... J'ai cru comprendre qu'elle a la conviction que ses recherches n'aboutiront pas si elle ne les fait elle-meme. Quant a sa disparition, si elle ne m'inquiete pas autrement, c'est que, plusieurs fois deja, elle a disparu ainsi. Demain, peut-etre, je la verrai revenir avec une deception de plus... et je m'efforcerai de la consoler. Pardaillan se souvint qu'Espinosa lui avait propose d'assassiner le Torero. Il se demanda si cette disparition de la bohemienne ne cachait pas un piege a l'adresse du fils de don Carlos. --Etes-vous bien sur, dit-il, que la Giralda s'est absentee volontairement et dans le but que vous venez d'indiquer? --La Giralda m'a prevenu. Son absence devait durer un jour ou deux. Mais, ajouta don Cesar avec un commencement d'inquietude, que pensez-vous donc? --Rien, dit Pardaillan, puisque votre fiancee vous a prevenu elle-meme... Seulement, si, demain matin, vous ne l'avez pas revue, suivez mon conseil: venez me chercher sans perdre un instant et nous nous mettrons ensemble a sa recherche. --Vous m'effrayez, monsieur! --Ne vous emotionnez pas outre mesure, dit Pardaillan avec son flegme habituel, et attendons a demain. Est-il vrai que vous prendrez part a la corrida? --Oui, monsieur, dit don Cesar, dans l'oeil de qui passa comme un eclair sombre. --Ne pourriez-vous vous abstenir d'y paraitre? --Impossible, monsieur, fit le Torero sur un ton tranchant. Le roi m'a fait le tres grand honneur de m'ordonner d'y paraitre... Sa Majeste a meme pousse l'insistance jusqu'a envoyer a differentes reprises me rappeler qu'elle comptait absolument me voir dans l'arene... Vous voyez bien que je ne saurais me derober. --Ah! fit Pardaillan, qui avait son idee. Est-il dans les usages de faire pareille demarche? --Non pas, monsieur... Aussi bien, l'honneur que me fait Sa Majeste n'en est que plus precieux, dit don Cesar, d'une voix mordante. Pardaillan le considera droit dans les yeux. Puis, se penchant par-dessus la table, a voix basse: --Ecoutez, dit-il, voici plusieurs fois que je remarque en vous une etrange emotion quand vous parlez du roi... Jureriez-vous que vous n'avez pas un sentiment contre Sa Majeste Philippe? --Non! fit nettement don Cesar, je ne ferai pas un tel serment... Je hais cet homme! Je me suis jure qu'il ne mourrait que de ma main... et vous voyez que je sais respecter un serment. Ceci fut dit d'une voix ardente, avec un accent auquel il n'y avait pas a se meprendre. "Diable! pensa Pardaillan, voici qui n'est pas fait pour arranger les choses!" Et, tout haut: --Et vous me dites cela, a moi, que vous connaissez depuis quelques jours a peine!... J'admire votre confiance, si elle s'etend ainsi a tout le monde... --Ne croyez pas que je sois homme a conter mes affaires a tout venant, dit vivement le Torero. J'ai ete eleve dans une atmosphere de mystere et de trahison. A l'age ou l'on vit insouciant et heureux, je n'ai connu que malheurs et catastrophes, et j'ai du errer dans les ganaderias ou dans les sierras en me cachant comme un criminel, ayant pour compagnon et pour maitre un ganadero, que je croyais mon pere, et qui etait bien l'homme le plus taciturne et le plus soupconneux que j'ai connu. J'ai donc appris a me mefier et a me taire. Je n'ai dit a personne, pas meme a M. de Cervantes, qui est un ami eprouve, ce que je viens de dire a vous, que je connais depuis quelques jours, a peine. --Pourquoi a moi? dit Pardaillan avec naivete. --Le sais-je? dit don Cesar avec un abandon juvenile. Est-ce la loyaute qui eclate sur votre visage? Est-ce la bonte que j'ai lue dans vos yeux, si railleurs pourtant? Est-ce votre generosite ou votre eclatante bravoure? Un irresistible penchant m'attire vers vous et j'eprouve ce sentiment fait de confiance, de respect et d'affection, tel qu'on le doit eprouver, me semble-t-il, pour un grand frere... Excusez-moi, monsieur, je vous ennuie peut-etre, mais c'est la premiere fois que je me sens assez de confiance pour parler ainsi a coeur ouvert. --Pauvre petit prince! murmura Pardaillan attendri; puis, regardant bien en face don Cesar: --En somme, que savez-vous de votre famille? --Rien, monsieur... ou si peu. Je sais que mon pere et ma mere sont morts, et tout me porte a croire qu'ils etaient d'illustre famille. --S'il en est ainsi, et c'est probable, dit Cervantes, ne regrettez pas trop cette famille. L'adversite, voyez-vous, forme des caracteres de votre trempe et de la trempe du chevalier, et, ce qui vous apparait comme un malheur, au fond, est peut-etre un grand bonheur. --Peut-etre, monsieur. J'avoue que je me suis dit a moi-meme plus d'une fois ce que vous venez d'exprimer. Mais cela n'attenue ni mes regrets ni ma douleur. --Comment avez-vous appris la mort de vos parents? demanda Pardaillan. Etes-vous bien sur qu'on ne vous a pas trompe, volontairement ou non, sur ce point? Le Torero secoua tristement la tete: --Je tiens ces details du ganadero qui m'a eleve et je suis bien sur qu'il ne m'a pas menti. Il connaissait, dans tous ses details, l'histoire de ma famille, et, s'il n'a jamais consenti a me reveler certaines choses, comme le nom de mes parents, par exemple, c'est que, m'a-t-il souvent repete: "Le jour ou votre existence sera connue, si vous ignorez tout de votre famille, on vous laissera peut-etre vivre. Mais, si on soupconne que vous connaissez votre nom, vous etes un homme mort! --Comment cet homme, qui disait que la divulgation du secret de votre naissance vous serait mortelle, a-t-il pu consentir a vous devoiler certains details qu'il eut ete plus humain de vous laisser ignorer? --C'est que, dit gravement le Torero, il pensait que le premier devoir d'un fils est de venger la mort de ses parents. C'est pourquoi il m'a dit et repete que, peu de temps apres ma naissance, mon pere et ma mere sont morts de mort violente, assassines par Philippe, roi d'Espagne... Vous comprenez maintenant pourquoi j'ai dit que cet homme ne mourra que de ma main. --Je comprends, en effet, dit Pardaillan, qui cherchait ce qu'il pourrait dire ou faire pour detourner le jeune homme de ce meurtre qui lui paraissait monstrueux. Mais prenez garde! Qui vous dit que le roi soit vraiment responsable? Don Cesar considera un moment Pardaillan en face, comme s'il eut voulu penetrer le fond de sa pensee. Ne parvenant pas a dechiffrer la verite, le Torero eut un geste de colere, et, d'une voix sourde: --La pensee qu'un homme tel que vous peut me croire capable d'un acte monstrueux m'est insupportable, dit-il. Je vais donc vous dire ce que je sais. Vous jugerez ensuite si j'ai le droit de venger les miens. Le jeune homme se recueillit, puis expliqua: --Mon pere a ete arrete sur l'ordre du roi, enferme dans un cachot, soumis a la torture, et finalement mis a mort, sans jugement. Ma mere a ete enlevee, sequestree dans un couvent ou elle est morte, empoisonnee... Mon pere et ma mere avaient a peu pres l'age que j'ai aujourd'hui. Moi-meme, encore au berceau, je ne dus la vie qu'a la compassion d'un serviteur, lequel m'emporta et me cacha si bien qu'il parvint a me soustraire a l'implacable haine du royal bourreau de ma famille. Le bien de mes parents etait considerable. Le roi, d'assassin qu'il etait, se fit voleur et fit main-basse sur les richesses qui auraient du me revenir. Le fils de don Carlos s'interrompit un moment pour passer sa main sur son front moite. Et, pendant que Pardaillan et Cervantes se regardaient, consternes, il reprit d'une voix qui se faisait mordante et rude: --Quel crime mon pere avait-il donc commis? Tout simplement il avait une femme qu'il adorait et qui le lui rendait bien! ma mere. Or le roi se prit d'une passion violente pour la femme de son sujet... Habitue a voir ses courtisans s'abaisser jusqu'aux plus viles complaisances, le roi crut qu'il en serait de meme cette fois-ci. Il eut l'imprudence de faire connaitre sa volonte, pensant que le mari se trouverait honore de lui livrer sa femme... Il arriva qu'il se heurta a une resistance que ni prieres ni menaces ne purent faire flechir. C'est alors que la jalousie l'exaltant jusqu'au crime, le bandit couronne fit arreter celui qu'il considerait comme un rival heureux, le fit torturer par esprit de vengeance et finalement mettre a mort, pensant que, le mari trepasse, la femme cederait... Cet odieux calcul fut dejoue par la fidelite de la femme a la memoire de son mari lachement assassine... --Alors, l'amour du roi se mua en haine furieuse. Ne pouvant vaincre la resistance de ma mere, il la fit emprisonner. Sa haine sauvage s'etendit jusqu'a l'enfant de ses malheureuses victimes, et j'eusse aussi ete assassine si, comme je vous l'ai dit, je n'avais ete enleve et cache par un serviteur devoue. Don Cesar se tut et demeura un long moment reveur. Et Pardaillan, d'un air apitoye, pensait: "Pauvre diable!... Mais quel interet ce soi-disant serviteur devoue a-t-il pu avoir a faire cet invraisemblable recit qui, par certains cotes, frole si dangereusement l'effroyable verite?" Don Cesar redressa sa tete fine et intelligente et dit: "Pensez-vous toujours que venger la mort des miens serait un crime monstrueux?" XX LA MAISON DES CYPRES Pardaillan cherchait comment il pourrait eviter de repondre a une question aussi scabreuse lorsqu'il fut tire d'embarras par l'arrivee d'un personnage qui vint sans facon interrompre leur conversation. C'etait un petit bout d'homme qui paraissait douze ans a peine, noir comme une taupe, sec comme un sarment, l'air delure, l'oeil vif mais singulierement mobile. Il se campa devant don Cesar et attendit dans une attitude pleine de fierte. --Eh bien, El Chico (le petit) qu'y a-t-il? demanda doucement le Torero. --C'est rapport a la Giralda, repondit le petit homme avec un laconisme plutot ambigu. --Lui serait-il arrive quelque chose? demanda vivement le Torero. --Enlevee!... --Enlevee! repeterent les trois hommes d'une meme voix. Au meme instant, ils furent debout tous les trois. Don Cesar, atterre par cette nouvelle inattendue, jetee aussi brutalement, restait muet de stupeur. --Voyons, ne nous effarons pas et procedons avec methode, s'exclama Pardaillan. Et s'adressant a El Chico qui attendait, toujours campe dans sa pose pleine de dignite: --Tu dis, petit, que la Giralda a ete enlevee? --Oui, seigneur... Il y a deux heures environ. --Ou? --Passe la Puerta de las Atarazanas. --Comment sais-tu cela, toi? --Je l'ai vu, tiens! --Raconte ce que tu as vu. --Voila, seigneur: je m'etais attarde hors les murs et je me hatais pour arriver avant la fermeture des portes, lorsque je vis, non loin devant moi, une ombre qui se hatait aussi vers la ville: c'etait la Giralda. --Tu en es sur? El Chico eut un sourire entendu: --Tiens! dit-il, j'ai de bons yeux!... Et quand meme je ne l'aurais pas reconnue, quelle autre que la Giralda eut appele El Torero a son secours? Tiens!... --Elle m'a appele? --Quand les hommes se sont jetes sur elle, elle a crie: "Cesar! Cesar! a moi!" puis les hommes lui ont jete une cape sur la tete et l'ont emportee. --Quels sont ces hommes? Le sais-tu, petit? El Chico eut encore son sourire entendu et, avec ce laconisme qui faisait bouillir l'amoureux desespere: --Don Centurion, dit-il. --Centurion! s'exclama don Cesar; le damne ruffian mourra de ma main! --Qu'est-ce que ce Centurion? demanda Pardaillan qui ne perdait pas de vue le petit homme. --Le familier que vous avez jete dehors l'autre jour, dit Cervantes. On sait trop pour le compte de qui opere ce sacripant! --Pour qui? --Pour don Almaran, dit Barba Roja. --Barba Roja?... Ce colosse qui ne quitte jamais le roi? --Lui-meme!... Vous le connaissez, chevalier? --Un peu, fit Pardaillan avec un leger sourire. Et en lui-meme: "Du diable s'il n'y a pas de l'Espinosa la-dessous!... Enfin je suis la et je veillerai sur ce petit prince pour lequel je me sens de l'affection." Pendant ces apartes, don Cesar continuait l'interrogatoire du petit homme: --Et toi, Chico, qu'as-tu fait, quand tu as vu ces hommes enlever la Giralda? --Je les ai suivis... Tiens! on aime le Torero! --Et tu sais ou ils l'ont conduite? --Tiens! je ne serais pas venu vous chercher sans ca! fit El Chico en levant les epaules. --Bravo, Chico!... Conduis-moi, s'exclama don Cesar se dirigeant vers la porte. --Un instant! fit Pardaillan, en se placant devant lui. Nous avons le temps, que diable! Et voyant que le Torero, trepignant d'impatience, n'osait pas lui resister: --Fiez-vous a moi, mon enfant, fit-il doucement, vous n'aurez pas a le regretter. --Chevalier, j'ai pleine confiance en vous, mais... voyez dans quel etat je suis! --Un peu de patience, donc!... Si tout ce que ce petit bout d'homme vient de raconter est vrai, je reponds de tout... mais diantre! Il ne s'agit pas d'aller nous jeter tete baissee dans quelque traquenard. --Quoi, vous consentirez?... Pardaillan haussa dedaigneusement les epaules: --Ces amoureux sont tous stupides, dit-il a Cervantes, qui se contenta d'approuver d'un signe de tete. --Voyons, petit, reprit le chevalier en s'adressant a El Chico, tu as vu enlever la Giralda, tu as suivi les ravisseurs, tu sais ou ils l'ont conduite et tu es accouru le dire a don Cesar. --Oui, seigneur! --Bien. Et, dis-moi, comment savais-tu que don Cesar etait ici? El Chico eut une hesitation imperceptible qui n'echappa pourtant pas a l'oeil perspicace du chevalier. --Tiens! fit-il, je suis alle chez lui. On m'a dit: "Il doit etre a l'hotellerie de la Tour." J'y suis venu... Et comme s'il eut devine ce qui se passait dans l'esprit du chevalier, il ajouta: --Si Votre Seigneurie affectionne don Cesar, qu'elle vienne avec lui. Et, se tournant vers Cervantes, muet: Vous aussi, seigneur... et tous vos amis... tant que vous en avez... Tiens! a present qu'il a pris la Giralda, don Centurion ne la rendra pas sans montrer un peu les crocs... Moi, je peux vous conduire a la maison et puis apres, serviteur, je ne compte plus. Que voulez-vous que je fasse, pauvre de moi!... Je suis trop petit, tiens! El Chico paraissait sincere et devait l'etre en effet. --Si c'etait, pensa Pardaillan, un guet-apens, on n'aurait evidemment pas la naivete de recommander a don Cesar de se faire accompagner. Tout au contraire, on chercherait a l'attirer seul. A moins que... Et s'adressant a El Chico: --Tu penses donc qu'ils sont en nombre autour de la Giralda? --Il y a les quatre qui l'ont enlevee... Il y a don Centurion... Ceux-la, j'en suis sur. Je les ai vus entrer et ils ne sont pas ressortis... J'ai idee qu'il doit bien y en avoir quelques autres caches dans la maison... --Allons! decida soudain Pardaillan. Aussitot, El Chico se dirigea vers la porte. Cervantes, sur un signe de Pardaillan, se placa a la gauche du Torero, tandis que le chevalier se placait a sa droite. Pardaillan etait bien persuade que le guet-apens--en admettant qu'il y eut guet-apens etait dirige contre don Cesar. Pas un instant la pensee ne l'effleura qu'il pouvait etre vise lui-meme. Cette pensee, Cervantes ne l'eut pas davantage. Dans ces conditions, leur unique preoccupation a tous deux etait de veiller sur le fils de don Carlos, seul menace. Quant a don Cesar, il n'en cherchait pas si long. La Giralda etait en danger, il courait a son secours. Le temps, si clair deux heures avant, s'etait couvert, et maintenant d'epais nuages masquaient completement la lune. La porte du patio franchie, ils se trouverent dans la nuit noire. --Ou nous conduis-tu, El Chico? demanda don Cesar. --A la maison des Cypres. --Bien, je connais!... Marche devant, nous te suivons. Sans faire la moindre observation, El Chico prit la tete de la petite troupe et marcha d'un bon pas. Tout en marchant a cote d'El Torero, qu'il tenait amicalement par le bras, Pardaillan, l'oeil aux aguets, l'oreille tendue, lui demanda a voix basse: --Etes-vous sur de cet enfant? --Eh oui, morbleu! --C'est que El Chico n'est pas un enfant. Il a vingt ans, peut-etre meme plus. Malgre sa taille minuscule, c'est bel et bien un homme tres proportionne, comme vous avez pu le remarquer, et sans aucune difformite. C'est un nain, un joli nain, mais c'est un homme. N'allez pas lui dire qu'il n'est qu'un enfant, il est fort chatouilleux sur ce point et n'entend pas la plaisanterie. --Ah! c'est un homme!... Tant pis, morbleu! Je le preferais enfant... --Pourquoi? --Pour rien... une idee a moi... Mais enfin, homme ou enfant, qu'est-ce que ce nain? D'ou le connaissez-vous? Etes-vous sur de lui? --Quant a vous dire qui est ce nain, je confesse que je n'en sais rien... On l'appelle El Chico a cause de sa taille... D'ou je le connais? Il traine par les rues de la ville et vit, comme il peut, des aumones qu'on lui fait. Un jour, j'ai pris sa defense contre une bande de mauvais droles qui le maltraitaient. Depuis, il m'a toujours temoigne une certaine affection. Est-il devoue? Je crois que oui... je n'en jurerais pas cependant. --Enfin, murmura Pardaillan, allons toujours, nous verrons bien. Le reste du trajet s'accomplit en silence. Tant qu'il dura, Pardaillan se tint sur ses gardes et il fut plutot etonne de voir que nulle agression ne s'etait encore produite lorsque El Chico s'arreta enfin devant la porte batarde de la maison des Cypres, en murmurant: --C'est la! --Apres tout, songea Pardaillan, je me suis peut-etre trompe!... Je deviens trop mefiant, sur ma foi! Il y avait une borne cavaliere a cote de la porte. El Chico la designa aux trois hommes, et dans un souffle il murmura en montrant le mur: --C'est bien commode, tiens! De l'oeil, Pardaillan mesura la hauteur et sourit. L'escalade, avec un tel marchepied, ne serait qu'un jeu. El Chico continua: --Evitez les allees... a cause du sable qui fait du bruit, marchez sur le gazon. Avec un peu d'adresse, vous pouvez reussir sans qu'il y ait bataille; sur qu'ils dorment la-dedans... Moi, je vous attends ici, et s'il y a danger je vous previens en sifflant ainsi. Et le petit homme fit entendre un leger ululement parfaitement imite. --Pourquoi ne viens-tu pas avec nous? demanda. Pardaillan peut-etre par un reste de mefiance. El Chico eut un geste d'effroi. --Non, fit-il vivement, je n'entrerai pas la. Tiens, que voulez-vous que je devienne, si vous vous battez? Don Cesar, qui avait hate de passer de l'autre cote du mur, tendit sa bourse en disant: ---Prends ceci, El Chico. Mais je ne me tiens pas quitte pour si peu envers toi. Quoi qu'il arrive, desormais j'aurai soin de toi. El Chico eut une seconde d'hesitation, puis il prit la bourse en disant: --J'etais deja paye, seigneur... Mais il faut bien vivre, tiens! --Pourquoi dis-tu que tu etais deja paye? fit Pardaillan, qui avait cru demeler comme une bizarre intonation dans la reponse du petit homme. Sur un ton tres naturel, celui-ci repondit: --J'ai dit que j'etais paye parce que je suis content d'avoir rendu service a don Cesar, tiens! Laissant leur petit guide, les trois aventuriers, en se servant de la borne, eurent tot fait d'escalader le mur et se laisserent doucement tomber dans les jardins de la maison des Cypres. Don Cesar voulut s'elancer aussitot; mais Pardaillan le retint en disant: --Doucement, ne nous exposons pas a un echec par trop de precipitation. C'est le moment d'agir avec Imprudence, et, surtout, silencieusement. Je passe le premier en eclaireur; vous, don Cesar, derriere moi; et vous, monsieur de Cervantes, vous fermerez la marche. Ne nous perdons pas de vue, et maintenant plus un mot. Dans l'ordre qu'il venait d'etablir, Pardaillan s'avanca prudemment, evitant les allees sablees comme l'avait judicieusement recommande El Chico, se dirigeant droit vers le cote de la maison qui lui faisait face. Les portes et les fenetres etaient closes. Pas le plus petit filet de lumiere ne se voyait nulle part. De ce cote, tout semblait bien endormi. Pardaillan contourna la maison et atteignit le deuxieme cote, aussi sombre, aussi silencieux que le premier. Il poussa plus loin et parvint au troisieme cote. La, a une fenetre du rez-de-chaussee situee dans l'angle de la maison, a travers des volets mal joints, un mince filet de lumiere filtrait. Pardaillan s'arreta. Il s'agissait maintenant d'atteindre la fenetre eclairee et de voir ce qui se passait a l'interieur. Pardaillan designa la fenetre a ses deux compagnons et, sans mot dire, reprit sa marche en avant, en redoublant de precautions. D'ailleurs, tout paraissait les favoriser. Ils marchaient sur un epais gazon qui etouffait le bruit de leurs pas et ils cotoyaient les massifs, derriere lesquels il leur serait facile de se dissimuler en cas d'alerte. Pardaillan contourna un massif qui se trouvait a quelques pas de la fenetre. Don Cesar et Cervantes suivirent a la file et ne remarquerent rien d'anormal. Ils n'avaient plus qu'a franchir une petite pelouse qui s'etendait presque jusque sous la fenetre. Derriere Cervantes, du sein de ce massif ou ils n'avaient rien remarque d'anormal, des ombres surgirent soudain, ramperent silencieusement et se redresserent tout a coup pour executer, avec un ensemble parfait, la manoeuvre que voici: Deux mains saisirent l'ecrivain au cou, par-derriere, et etoufferent dans sa gorge le cri pret a faillir. Une cape fut lestement jetee sur sa tete, vivement entortillee et serree a l'etouffer. Des poignes vigoureuses le saisirent aux bras et aux jambes, l'enleverent comme une plume avant qu'il eut pu se rendre compte de ce qui lui arrivait, et le porterent dans le massif. La capture s'etait operee avec une rapidite foudroyante, sans heurt, sans bruit, sans a-coup d'aucune sorte, sans que ni le Torero ni Pardaillan, plus, eloignes, se fussent apercus de quoi que ce soit. Dans le massif, une des ombres depouilla lestement Cervantes de son manteau. Elle s'en enveloppa soigneusement et, s'efforcant d'imiter l'allure du prisonnier, s'en fut deliberement rejoindre le chevalier et don Cesar. Une voix breve prononca: --Qu'on le porte dehors, sans lui faire du mal. Et Cervantes, a moitie etrangle, se trouva porte hors de la maison en moins de temps certes qu'il n'en avaitis a y penetrer. Pendant ce temps, Pardaillan et don Cesar etaient parvenus sous la fenetre eclairee. Nous avons dit qu'elle etait situee au rez-de-chaussee. Mais c'etait un rez-de-chaussee assez eleve pour qu'un homme, meme de grande taille, ne put atteindre les volets et jeter un regard indiscret dans l'interieur. Or, a droite et a gauche de la fenetre, il y avait deux arbustes plantes dans deux grandes caisses. Et Pardaillan, qui avait passe sa journee a se debattre dans le filet d'Espinosa, ne put s'empecher de trouver bizarre que ces deux caisses se trouvassent precisement la, sous cette fenetre, la seule eclairee de la mysterieuse demeure. "On jurerait qu'on les a placees la pour nous faciliter la besogne", grommela-t-il." D'un coup d'oeil rapide, il etudia les volets et il pensa: "Bizarre! ces volets ne tiennent pour ainsi dire pas. La lumiere filtre par quantite de fentes et de trous... Mortdiable! cette fenetre de rez-de-chaussee si mal defendue dans une maison qui, partout ailleurs, parait gardee!... Voila qui ne me dit rien qui vaille!..." Mais, tandis que Pardaillan observait et reflechissait, El Torero, impatient comme tous les amoureux, agissait. Il trainait une des deux caisses sous la fenetre, grimpait dessus sans s'inquieter de l'arbuste qu'il pietinait, et, appliquant son oeil a une de ces nombreuses fentes qui paraissaient suspectes a Pardaillan, il regarda et, oubliant toute prudence, s'exclama presque a haute voix: --Elle est la!... En entendant cette exclamation, Pardaillan jeta les yeux autour de lui. A ce moment, l'homme qui s'etait enveloppe dans le manteau de Cervantes s'approchait avec precaution, tout comme aurait fait le romancier. Dans l'ombre, Pardaillan le prit pour Cervantes et, n'apercevant rien de suspect, il s'elanca d'un bond a cote de don Cesar et regarda, lui aussi, oubliant toutes ses apprehensions du coup. Sur un lit de repos place juste en face de la fenetre, la Giralda, etendue, paraissait profondement endormie. Don Cesar et Pardaillan se regarderent et se comprirent sans parler. S'arc-boutant sur leur caisse, ils saisirent les volets et tirerent de toutes leurs forces reunies. Les volets s'ouvrirent sans trop de peine et sans aucun bruit, ce qui etait le plus important. Debarrasses de cet obstacle, ils s'etablirent le mieux qu'ils purent sur le bord de la fenetre afin de l'ouvrir sans bruit, comme ils venaient d'ouvrir les volets. A ce moment, une porte s'ouvrit dans la chambre. Un homme entra qui s'approcha de la Giralda et la contempla un moment avec une expression passionnee qui fit palir don Cesar. Puis, se baissant, l'homme saisit dans ses bras la jeune fille qui s'abandonna, les membres ballants, comme un corps prive de vie. Charge de son precieux fardeau, qui ne paraissait pas peser bien lourd a ses bras robustes, l'homme se redressa et se dirigea vers la porte par ou il etait entre. --Vite! rugit don Cesar en donnant de l'epaule contre la fenetre, il l'emporte! Pardaillan tira son epee, appuya de son cote, de toutes ses forces, contre la fenetre, qui s'ouvrit violemment, et, l'epee a la main, il sauta a l'interieur de la piece. Au meme instant, il entendit un cri terrible. Lorsqu'il sentit la fenetre ceder sous leurs efforts, don Cesar se ramassa pour bondir. Dans le meme moment, il fut saisi par les jambes et tire en arriere. Alors, il poussa le cri entendu de Pardaillan. Ramene violemment a terre, le Torero fut saisi, reduit a l'impuissance, porte lui aussi hors de la maison. Pardaillan, lui, avait saute. Lorsque ses pieds toucherent le sol, il sentit ce sol trembler et s'ecrouler sous lui, et il tomba dans le noir. Instinctivement, il etendit les bras pour se raccrocher, et son epee, heurtant il ne savait quoi, lui echappa. Il tomba comme une masse, fort rudement. Heureusement, la chute n'etait pas tres profonde; il ne se fit aucun mal, mais il se trouva dans l'obscurite la plus complete. "Ouf! dit-il, je ne m'attendais pas a cette chute!" Et, avec cet air railleur qui lui etait familier: "Ceci me parait une repetition des appartements si habilement machines du seigneur Espinosa. Mais diantre! c'est trop dans la meme journee, et si chaque jour doit m'apporter une telle abondance d'emotion, la vie ne sera plus tenable!... Le tour est bien joue, par ma foi! Il n'en reste pas moins acquis que je ne suis qu'un niais et ce qui m'arrive est bien fait pour moi. Une autre fois, je serai plus perspicace..." S'etant convenablement morigene et invective, ainsi qu'il avait coutume de faire chaque fois qu'il etait victime de quelque terrible mesaventure qu'il se reprochait--assez injustement, ce nous semble--de n'avoir pas su prevoir et eviter, il se leva, se secoua et se tata. "Bon, grogna-t-il, rien de casse. Si la tete manque toujours d'un peu de cervelle, le reste, du moins, est encore passable... Mon epee a du rebondir dans la chambre, la-haut. Heureusement, la dague me reste. C'est peu, mais enfin, le cas echeant, on tachera de se tirer d'affaire avec." Ayant ainsi pense, il porta la main au cote pour s'assurer que la dague y etait bien. Il constata que, si le fourreau etait bien accroche au ceinturon, la lame, en revanche, avait disparu. Tout en bougonnant, il fit a tatons le tour de son cachot. Ce fut vite fait. "Peste! ce n'est pas tres vaste! Et pas un meuble, pas meme un peu de paille... Comment vais-je passer la nuit sur ces dalles?... Et ce plafond, que je touche avec la main!... Ceci ressemble, en plus grand et en pierre, au joli cercueil dans lequel m'enferma ce matin S. E. le cardinal d'Espinosa. Tiens! qu'est-ce que ceci?" En marchant, il avait senti quelque chose glisser sous son pied, et il avait percu comme un leger frolement sur la dalle. Il se baissa et chercha a tatons. "Tiens! tiens!... Un parchemin!... Mais diantre! il fait noir comme dans un four ici... Ceci me concerne-t-il? Ceci a-t-il ete mis ici pour moi?... Non, evidemment, sans quoi on m'eut donne de la lumiere afin que je puisse lire... Un parchemin egare, alors? Nous verrons plus tard, puisque, aussi bien, je ne peux faire autrement... Il mit le parchemin dans son pourpoint et se remit a discuter avec lui-meme; puis, il renifla fortement... "Quel diable de parfum est-ce la?... Ce n'est pourtant pas un boudoir pour jolie femme!... Ah! mordieu! j'y suis!... Fausta!... Quelle femme autre que Fausta consentirait a descendre de plein gre dans pareil tombeau? D'autant plus que je ressens d'etranges sensations. Ma respiration s'oppresse... ma tete s'alourdit... Fausta! eh! par Pilate! la damnee Fausta a passe par la!..." "Apres avoir essaye de m'assassiner de tant de facons differentes, je serais curieux de savoir ce qu'elle a bien pu imaginer cette fois-ci." Comme pour repondre a cette question, un judas s'ouvrit a ce moment dans le haut de la voute. Un imperceptible rai de lumiere descendit par les fentes du judas et, en meme temps, une voix, que Pardaillan reconnut aussitot, prononca ces paroles: --Pardaillan, tu vas mourir. --Par Dieu! fit Pardaillan, des l'instant ou la douce Fausta m'adresse la parole, il ne saurait etre question que de mort. Voyons ce qu'elle me reserve. --Pardaillan, continua Fausta, invisible, j'ai voulu te tuer par le fer, tu as echappe au fer, j'ai voulu te tuer par la noyade, tu as echappe a l'eau, j'ai voulu te tuer par le feu, tu as echappe a l'incendie. Tu m'as demande: "A quel element aurez-vous recours?" Je te reponds: "A l'air." L'air que tu respires est sature de poison. Dans deux heures, tu ne seras plus qu'un cadavre. --Voila donc l'explication que je cherchais. Figurez-vous, madame, que j'etais intrigue par ce parfum que je sens autour de moi, et, vous ne me croirez peut-etre pas mais, ma parole, j'ai pense a vous... J'ai pense que, si Fausta etait descendue dans cette fosse, ce ne pouvait etre que pour y apporter la mort et la changer en un tombeau. Voila ce que j'ai pense, madame. --Tu as vu juste, Pardaillan, et tu vas mourir, tue par l'air que tu respires et que j'ai, moi, empoisonne. Il y avait quelque chose de fantastique dans cette conversation macabre entre deux etres qui ne se voyaient pas, qui se parlaient a travers l'epaisseur d'un plafond, dont l'un etait, pour ainsi dire, deja dans la tombe et qui, sur un ton paisible et comme detache, se disaient des choses effrayantes. Cependant, Pardaillan repondait: --Mourir! c'est bientot dit, madame. Mais, voyez-vous, j'ai les poumons bien solidement attaches, et je crois que je suis homme a resister a tous les poisons dont vous avez eu l'attention de saturer l'air a mon intention. J'en suis bien fache pour vous, madame, dont la marotte est de me vouloir occire a tout prix, par n'importe quel moyen, et je ne sais pourquoi, par exemple? --Parce que je t'aime, Pardaillan, dit la voix morne de Fausta. --Eh! morbleu! ce serait une raison pour me laisser vivre au contraire! Quoi qu'il en soit, madame, je crois que j'echapperai a votre poison comme j'ai echappe a la noyade et au feu. --C'est possible, Pardaillan, mais, si tu echappes au poison, tu restes condamne quand meme. --Expliquez-moi un peu cela, madame... --Tu mourras par la faim et par la soif. --Diable! c'est assez hideux cela, madame! --Je sais, Pardaillan, c'est une mort lente et horrible. Aussi ai-je voulu te l'eviter, et c'est pourquoi j'ai eu recours au poison. --Bon, goguenarda le chevalier, je reconnais la votre habituelle circonspection. Vous avez si grand-peur de me manquer que vous vous etes dit que deux precautions valent mieux qu'une. --C'est vrai, Pardaillan. Aussi ai-je pris non pas deux, mais toutes les precautions possibles. Vois-tu cette porte de fer qui ferme ta tombe? --Je ne la vois pas, madame, parbleu! Je n'ai pas des yeux de hibou pour voir dans la nuit. Mais, si je ne la vois pas, je l'ai reconnue avec mes doigts. --Cette porte, dont la clef a ete jetee dans le fleuve, dans quelques heures sera muree... Le mecanisme actionnant le plafond par ou tu es descendu sera detruit, la chambre ou je suis aura ses portes et sa fenetre murees... Alors, tu seras isole du monde, alors tu seras mure vivant, nul ne soupconnera que tu es la, nul ne pourra t'entendre si tu appelles, nul ne pourra penetrer jusqu'a toi, meme pas moi... --Bah! vous avez beau entasser les obstacles, j'echapperai au poison, je ne mourrai pas de faim et je sortirai d'ici vivant... Le seul avantage que vous retirerez de cette nouvelle marque d'amour sera d'allonger un peu plus le compte que nous aurons a regler un jour... et que nous reglerons en effet, ou j'y perdrai mon nom. Fausta, comedienne geniale par certains cotes, etait, par certains autres, ardemment sincere et convaincue. La foi vibrante qu'elle avait eue en son oeuvre s'etait, sous le choc des revers repetes, peu a peu effacee. Elle persistait pourtant, mais c'etait maintenant l'orgueil qui la guidait. Qui, jusqu'a present, l'avait abattue? Pardaillan. Des lors, la superstition s'empara d'elle, l'effroi entra dans ce coeur jusque-la indompte, et superstition et terreur unies exercerent sur elle leur action dissolvante. Longtemps, elle avait cru qu'en tuant Pardaillan elle tuerait du meme coup ces sentiments nouveaux qui la choquaient. Pardaillan avait resiste a tous ses coups. Comme le phenix de la legende, cet homme reapparaissait alors qu'elle se croyait certaine de l'avoir bien definitivement tue. Et, chaque fois qu'il reapparaissait, c'etait pour aneantir irremediablement ses combinaisons plus savantes, longuement et patiemment echafaudees. Sa stupeur avait fait place a la terreur. Et, la superstition s'en melant, elle n'etait pas eloignee de croire que cet homme etait invincible, plus qu'invincible: immortel. De la a croire que Pardaillan etait son mauvais genie contre lequel elle s'epuiserait vainement, que Pardaillan echapperait fatalement a toutes ses embuches jusqu'au jour ou elle succomberait sous ses coups, il n'y avait qu'un pas qui fut vite franchi. Fausta poursuivait la lutte aprement, obstinement. Mais elle n'avait plus foi en elle, mais le doute etait entre en elle et elle n'etait pas eloignee de croire que rien ne lui servirait de rien, qu'elle aurait beau faire, Pardaillan, l'infernal Pardaillan, toujours ressuscite, sortirait une derniere fois de la tombe ou elle croirait l'avoir cloue pour la frapper mortellement. Lorsque Pardaillan eut affirme qu'il sortirait vivant de son actuel tombeau, Fausta fremit et se demanda avec angoisse si elle avait bien pris toutes les precautions necessaires, si quelque moyen de fuite inconnu n'avait pas echappe a son minutieux examen des lieux. Ce fut donc d'une voix mal assuree qu'elle demanda: --Tu crois donc, Pardaillan, que tu echapperas cette fois-ci comme les autres? --Parbleu! assura Pardaillan. --Pourquoi? haleta Fausta. Alors, d'une voix mordante qui la glaca: --Parce que, je vous l'ai dit, nous avons un compte terrible a regler... Parce que je vois enfin que vous n'etes pas un etre humain, mais un monstre de perversite et que vous epargner, comme je l'ai fait jusqu'a ce jour, serait plus que de la folie, serait un crime... Parce que vous avez lasse ma patience et que je suis resolu enfin a vous ecraser... Parce qu'il est ecrit que Pardaillan domptera Fausta et la reduira a l'impuissance... Or, maintenant que j'ai reconnu que vous n'etes pas une femme, mais un monstre suscite par l'enfer, je vous le dis en toute loyaute: gardez-vous, madame, gardez-vous bien, car, le jour ou cette main s'appesantira sur Fausta, c'en sera fait d'elle, elle expiera tous ses crimes et le monde sera delivre d'un tel fleau. Tant que Pardaillan s'etait contente d'expliquer pourquoi il se sentait sur d'echapper a ses coups, Fausta avait ecoute en fremissant, d'autant plus que, sous l'obsession de la superstition, pendant qu'il parlait, dans son cerveau affole, elle se repetait: "Oui, il se sauvera comme il le dit, c'est ecrit, c'est ineluctable... Fausta ne saurait atteindre Pardaillan!" Mais, lorsque Pardaillan, justement exaspere et s'animant au fur et a mesure, assura qu'un jour prochain viendrait ou il aurait sa revanche et lui ferait expier ses crimes, le caractere indomptable de cette femme extraordinaire reprit le dessus. Elle retrouva a l'instant sa lucidite et son sang-froid. Ce fut d'une voix tres calme qu'elle repondit: --Soyez tranquille, chevalier, je me garderai bien et je ferai en sorte que votre main ne s'appesantisse plus jamais sur personne. --Voire, grommela Pardaillan, je ne saurais trop vous y engager... Mais, excusez-moi, madame, je ne sais si c'est le poison que vous m'avez liberalement dispense, mais il est de fait que je tombe de sommeil. Brisons donc cet interessant entretien et souffrez que je me couche sur ces dalles qui n'ont rien de moelleux et dont il faut bien que je me contente, puisque Votre Saintete n'a pas daigne octroyer meme une botte de paille au condamne a mort que je suis. Sur ce, bonsoir!... Et Pardaillan qui, sous l'influence des miasmes deleteres emanes de la pastille empoisonnee, sentait effectivement ses forces l'abandonner et tout tourner dans sa tete endolorie, s'enroula dans son manteau et s'etendit du mieux qu'il put sur les dalles froides. --Adieu, Pardaillan, dit doucement Fausta. --Non, pas adieu, par tous les diables! railla une derniere fois Pardaillan, a moitie endormi, pas adieu, mais au revoir... Les derniers mots expirerent sur ses levres et il demeura immobile, endormi... mort, peut-etre. XXI CENTURION DOMPTE Fausta attendit encore un moment, ecoutant attentivement, n'entendant rien... que les palpitations de son coeur qui battait a coups redoubles. Elle appela Pardaillan, elle lui parla. Aucune reponse ne parvint a son oreille tendue. Alors, elle se redressa, sortit lentement et, confiante sans doute en ses precautions, dedaigna de fermer la porte derriere elle. Elle vint s'asseoir dans ce cabinet ou nous l'avons vue en conversation avec Centurion. La, immobile dans son fauteuil, elle medita longtemps. Dans sa tete, avec l'obstination d'une obsession, cette question accessoire se posait avec tenacite: "Magni m'a-t-il trompee? Est-ce un narcotique ou un poison?" Cette question aboutissait fatalement a la principale, a la seule qui comptat pour elle: "Est-il mort ou simplement endormi?" Haletante, souffrant une torture physique devant l'effroyable geste, accompli, elle en tirait logiquement toutes les conclusions, avec une lucidite que ni la douleur reelle ni l'incertitude ne parvenait a obscurcir. "Mort, tout est dit... Delivree de cet amour que Dieu m'imposa comme une epreuve, mon ame victorieuse redevient invulnerable. Je puis reprendre ma mission avec confiance, sure de triompher desormais, le seul obstacle qui entravait ma route ayant ete supprime par ma volonte. "Endormi seulement, tout est a refaire peut-etre!... Qui peut jamais savoir avec Pardaillan?... Si je pouvais penetrer jusqu'a lui... un coup de poignard pendant qu'il dort et tout serait fini... Funeste idee que j'ai eue de faire jeter la clef du caveau!... Mes precautions se retournent contre moi." Longtemps encore, elle resta ainsi a mediter. Enfin, ayant pris sans doute des resolutions fermes, elle frappa sur un timbre. A cet appel, un homme parut qui se courba avec obsequiosite. Cet homme, c'etait le familier, le lieutenant et le pseudo-cousin de Barba Roja, c'etait don Centurion. --Maitre Centurion, dit Fausta, sur un ton de souveraine, on ne m'avait pas trompee sur votre compte. Entre des mains habiles et puissantes, vous pourriez etre un auxiliaire precieux. Vous avez, j'en conviens, intelligemment et diligemment execute mes ordres. Je consens a vous prendre definitivement a mon service. --Ah! madame, dit Centurion au comble de la joie, croyez que mon zele et mon devouement... --Point de protestations superflues, interrompit Fausta, hautaine. La princesse Fausta paie royalement, c'est pour qu'on la serve avec zele et devouement. Votre interet me repond de votre zele et de votre devouement... Pour la fidelite, nous en reparlerons. L'essentiel est que vous soyez bien penetre de cette verite, que vous ne trouverez jamais un maitre tel que moi. --C'est vrai, madame, avoua humblement Centurion, c'est pourquoi je considerais comme un honneur insigne d'entrer au service de la puissante princesse que vous etes. --Vous etes, maitre Centurion, pauvre, obscur et meprise de tous--surtout de ceux qui vous emploient. Vous etes instruit, intelligent, denue de scrupules, et, cependant, malgre votre superiorite intellectuelle incontestable, vous resterez ce que vous etes: l'homme des viles besognes, un compose bizarre et monstrueux de bravo, d'espion, de spadassin. On vous emploie sous ces formes diverses, mais, quels que soient les services que vous rendez, vous n'avez pas d'espoir de vous elever au-dessus de cette basse condition. On a tout interet a vous laisser dans l'ombre. --Malheureusement, madame. --Malgre tout, vous avez de vastes ambitions. Fausta s'arreta une seconde, tenant Centurion anxieux sous son clair regard. Puis, elle laissa tomber: --Ces ambitions, je puis les realiser... au-dela de ce que vous avez reve. --Madame, balbutia Centurion agenouille, si vous faites ce que vous dites, je serai votre esclave! --Je le ferai, dit Fausta resolument. Tu auras tes lettres de noblesse en bonne et due forme et d'une authenticite indiscutable; je t'eleverai au-dessus de ceux qui t'ecrasent. Et, quant a ta fortune, ce que tu as deja recu de moi n'est rien, compare a ce que je te donnerai. Mais, tu l'as dit, tu seras mon esclave. --Parlez... ordonnez... Fausta etait a demi allongee dans un fauteuil monumental. Ses pieds, chausses de mules de satin blanc, croises l'un sur l'autre, etaient poses sur un coussin de soie brochee, place lui-meme sur un large tabouret de tapisserie. Ainsi poses, ses pieds croises depassaient le bord du coussin. Centurion s'etait prosterne, et, comme pour bien marquer qu'elle etait pour lui une divinite, pour prouver qu'il entendait rester, au pied de la lettre, le chien soumis dont il avait parle, il franchit en rampant la distance qui le separait de Fausta et posa devotement ses levres sur la pointe du soulier. Il y avait, certes, dans ce geste imprevu, une intention d'hommage religieux comme on en avait rendu souvent a Fausta alors qu'elle pouvait se croire papesse. Mais Centurion avait exagere le geste qui avait on ne sait quoi de vil dans sa bassesse outree. Cependant, Fausta avait sans doute un plan bien arrete a l'egard de Centurion car, et bien qu'elle eut un geste de repulsion, elle ne retira pas son pied. Au contraire, elle se pencha sur lui et, posant sa main blanche et fine sur la tete du bravo prosterne, elle le maintint un inappreciable instant les levres collees sur la semelle, puis, retirant son pied, brusquement, elle le lui posa sur la tete, appuyant fortement dessus, sans menagement, et, le tenant ainsi ecrase dans cette pose plus qu'humiliee, elle dit de sa voix chaude et douce comme une caresse: --J'accepte ton hommage. Sois fidele et soumis comme un chien fidele et je te serai bon maitre. Ayant dit, elle retira son pied. Centurion redressa son front courbe, mais resta agenouille. Et, sur un ton de souveraine autorite: --S'il est juste que vous vous humiliez devant moi qui suis votre maitre, il est juste aussi que vous appreniez a vous redresser et a regarder les plus grands, car bientot vous serez leur egal! Centurion se releva, ivre de joie et d'orgueil. Il exultait, le sacripant! Enfin, il allait donc pouvoir donner sa mesure, maintenant qu'il avait trouve le maitre puissant de ses reves. Il allait enfin etre quelqu'un avec qui l'on compte. Ah! certes, il serait fidele a celle qui le tirait du neant pour faire de lui un homme redoutable. Et, comme si elle eut devine ce qui se passait dans sa tete, Fausta reprit, d'une voix calme, mais ou percait cependant une sourde menace: --Oui, il faudra m'etre fidele, c'est ton interet... D'ailleurs, j'en sais assez sur ton compte pour faire tomber ta tete rien qu'en levant un doigt. Centurion la regarda en face, et, d'une voix basse, ardente: --Madame, dit-il, vous avez le droit de douter de ma fidelite, puisque j'ai trahi pour vous. Je vous jure cependant que je suis sincere en vous disant que je vous appartiens corps et ame et que vous pouvez disposer de moi comme vous l'entendrez. A defaut de cette sincerite, mon interet vous repond de moi. --Bien, dit gravement Fausta, vous parlez un langage que je comprends. Voici le bon de vingt mille livres promis pour la capture du sire de Pardaillan. Voici de plus un bon de dix mille livres pour recompenser les braves qui vous ont aide. Centurion, fremissant, saisit les deux bons et les fit disparaitre vivement en songeant a part lui: "Dix mille livres pour ces droles!... Halte-la, madame Fausta, ceci, c'est du gaspillage..." Malheureusement pour lui, Centurion ne connaissait pas encore Fausta. Elle se chargea incontinent de lui prouver que, s'il avait cherche en elle un maitre, il l'avait trouve, et qu'il lui faudrait marcher droit s'il ne voulait pas se faire casser a gages. En effet, Fausta, comme si elle avait lu a livre ouvert dans sa pensee, lui dit, sans manifester ni colere ni mecontentement: --Il faudra perdre ces habitudes de prevarication. La part que je vous fais est assez belle pour que vous laissiez a chacun ce que je lui alloue. Si vous tenez a rester a mon service, il faudra devenir scrupuleusement honnete. Sachez qu'une heure apres que vous aurez fait votre distribution, je saurai quelle somme vous aurez remise a chacun, et, si vous avez soustrait seulement un denier, je vous briserai impitoyablement. Honteux, Centurion rougit, ce dont il fut bien etonne lui-meme, et, se courbant: --Vous etes bien, je le vois, celle que Dieu a envoyee, puisqu'il vous a donne le pouvoir de ire dans les consciences. Desormais, madame, je vous le jure, je n'aurai plus de telles idees. --Bien vous ferez, dit froidement Fausta, qui reprit: --Faites entrer cet enfant, ce nain. Centurion sortit et revint presque aussitot, accompagne d'El Chico. Nous ne saurions dire si le petit homme fut ebloui par les richesses entassees dans la piece, ni s'il fut impressionne par la beaute et la majeste de la grande dame devant qui on venait de l'introduire. Tout ce que nous pouvons dire, c'est qu'il se montra indifferent, en apparence. Il se campa devant Fausta, dans cette attitude fiere, qui ne manquait pas d'une certaine grace sauvage et qui lui etait particuliere, et, respectueux sans humilite, il attendit, dresse sur ses ergots, ne perdant pas une ligne de sa petite taille. Fausta le fouilla un instant de son oeil d'aigle, et, voilant l'eclat du regard, adoucissant sa voix: --C'est vous, dit-elle, qui avez conduit ici le Francais et ses amis? El Chico n'etait pas tres bavard et il n'avait, cela va sans dire, que de tres vagues notions d'etiquette, si tant est qu'il connut la signification de ce mot. Il se contenta de repondre d'un signe de tete affirmatif. Fausta possedait au plus haut point l'art de composer ses manieres, suivant le caractere et la situation de ceux qu'elle avait interet a menager ou qu'elle voulait s'attacher, et ce fut en souriant avec indulgence qu'elle accueillit le semblant de reponse du petit homme. Ce fut en souriant encore qu'elle dit negligemment: --Ce Torero, don Cesar, vous a fait du bien. A defaut d'affection, vous deviez avoir pour lui de la reconnaissance. Pourtant, vous avez consenti a l'attirer ici? --Je savais bien qu'on en voulait seulement au Francais, dit avec un sourire aussi El Chico. Tiens! on a des oreilles et des yeux. On ecoute, on regarde... On est petit, c'est vrai, on n'est pas un sot. --De sorte que vous avez compris que vos deux compatriotes ne couraient aucun danger?... Si, cependant, la vie de don Cesar eut ete menacee, eussiez-vous agi comme vous l'avez fait? Repondez franchement. Le petit homme hesita un moment avant de repondre. Ses traits se contracterent douloureusement. Il ferma les yeux. Un combat violent paraissait se livrer en lui, dont Fausta suivait curieusement toutes les phases. Enfin, il poussa un gros soupir et repondit d'une voix sourde: --Non. --Alors, dit Fausta, vous auriez perdu les deux mille livres qu'on vous a promis en mon nom. El Chico repondit, cette fois sans hesitation: --Tant pis! Fausta sourit. --Allons, dit-elle, je vois que vous savez etre reconnaissant. Et le Francais? A cette question, l'oeil du petit homme eut une lueur aussitot eteinte, et, vivement, il dit: --Je ne le connais pas. Tiens, ce n'est pas un ami comme don Cesar. Fausta crut demeler une intonation bizarre dans ces paroles. --C'est pourtant un ami de ce Torero que vous affectionnez au point de lui sacrifier deux mille livres! dit-elle. Savez-vous qu'en frappant ceux qu'ils aiment, on atteint parfois plus cruellement les gens que si on les frappait eux-memes? Fausta posait la question sans paraitre y attacher d'importance, mais elle fixait son oeil doux sur le nain et l'etudiait attentivement. Celui-ci tressaillit et parut etonne de ces paroles. Evidemment, il n'avait pas pense qu'en aidant a meurtrir Pardaillan il pouvait, du meme coup, faire beaucoup de mal a ceux qui aimaient le chevalier. Mais, approfondir de telles idees etait au-dessus du jugement d'El Chico. Il secoua donc les epaules et grommela quelques paroles confuses que Fausta ne parvint pas a saisir. Voyant qu'elle n'en tirerait rien, elle fit un geste comme pour l'engager a patienter un moment et, a voix basse, donna un ordre a Centurion qui s'eclipsa aussitot. --On va vous apporter la somme promise, dit-elle au petit homme. C'est une somme considerable pour vous. Les yeux du nain etincelerent, ses traits s'illuminerent, mais il ne repondit rien. A ce moment. Centurion revint et deposa devant Fausta un petit sac sur lequel les yeux d'El Chico se porterent aussitot pour ne plus le perdre de vue. --Il y a dans ce sac, reprit doucement Fausta, non pas deux mille livres, mais cinq mille... Prenez, c'est a vous. A l'enonce de cette somme, qui lui paraissait exorbitante, El Chico ouvrit des yeux enormes. Sa joie et sa stupeur furent telles qu'il demeura cloue sur place. --Cinq mille livres L. balbutia-t-il. --Oui! fit de la tete Fausta qui souriait. Ce disant, elle poussait le sac vers le petit homme qui, retrouvant soudain le mouvement, s'en saisit brusquement et le pressa de ses deux mains contre sa poitrine, comme s'il eut craint qu'on ne voulut le lui arracher, en repetant machinalement: --Cinq mille livres! --Elles y sont, dit Fausta, qui paraissait s'amuser de la joie folle du nain. Vous pouvez verifier. Vivement, El Chico porta la main au cordon qui fermait le sac, visiblement anxieux de verifier a l'instant meme si on ne se jouait pas de lui. Mais il n'acheva pas son geste. Ses yeux se fixerent, angoisses, sur Fausta, et, tout a coup, il se mit a rire. Mais son rire avait quelque chose d'effarant. On eut dit plutot des sanglots convulsifs; et il begayait, sur un ton plaintif: --Riche! Je suis riche!... autant que le roi!... Si Fausta fut etonnee de cette etrange manifestation de joie, elle n'en laissa rien paraitre. --Vous voila riche, en effet, fit-elle de sa douce voix. Vous allez pouvoir... epouser celle que vous aimez. A ces mots, El Chico tressaillit violemment et fixa sur Fausta des yeux effares ou se lisait comme une vague terreur. Et, comme il secouait la tete negativement, avec une expression de douleur manifeste: --Pourquoi non, dit-elle gravement. Vous etes un homme par l'age et par le coeur. Vous voila riche. Pourquoi ne songeriez-vous pas a vous etablir, a vous creer un interieur? Vous etes petit, c'est vrai, mais vous n'etes pas contrefait. Vous etes admirablement conforme dans votre petitesse, on peut meme dire que vous etes beau. Ne dites pas non. Vous aimez, je le vois, pourquoi ne seriez-vous pas aime aussi?... El Chico ouvrait de grands yeux ravis et, en ecoutant cette princesse qui lui parlait si doucement, sans nulle raillerie, d'un air convaincu. Mais, sans doute, le bonheur qu'on lui faisait entrevoir lui parut irrealisable, car il secoua douloureusement la tete et Fausta n'insista pas. --Allez, dit-elle doucement, et souvenez-vous que, si vous avez besoin d'une aide, soit aupres de celle que vous aimez, soit aupres de sa famille, vous me trouverez prete a intervenir en votre faveur. Allez maintenant. El Chico, tres emu, ne trouva pas un mot de remerciement. Titubant, comme s'il etait ivre, il se dirigea vers la porte, oubliant de s'incliner devant la grande dame et, comme il allait franchir le seuil, il se retourna brusquement, se precipita sur Fausta, saisit sa main qui pendait au bras de son fauteuil et y deposa un baiser vibrant. Puis, se redressant aussi vivement qu'il etait accouru, sans dire mot, il sortit en courant. Fausta n'avait pas fait un mouvement, pas prononce une parole. Lorsque El Chico fut sorti, elle songea: "Voila un petit bout d'homme qui, maintenant, se fera hacher pour moi. Mais quelle est la femme dont il s'est epris et pourquoi ai-je cru demeler comme de la haine dans sa maniere de parler de Pardaillan? Il faudra savoir; ce nain me sera peut-etre utile..." Ecartant momentanement le nain de son esprit, elle se leva, alla soulever une tenture et, avant de disparaitre, s'adressant a Centurion, qui attendait immobile: --Faites ce qui est convenu, dit-elle, et venez me rejoindre aussitot dans l'oratoire. Sans attendre de reponse, certaine que ses ordres seraient executes, elle laissa tomber la portiere et disparut. Elle s'engagea dans le corridor et s'arreta devant cette porte ou nous l'avons deja vue s'arreter. Elle poussa le judas et regarda. La Giralda, sous l'empire de quelque narcotique, dormait paisiblement, etendue sur un large lit de repos. --Dans dix minutes, elle se reveillera, pensa Fausta qui repoussa le judas et poursuivit son chemin. Elle parvint a la piece qu'elle avait designee a Centurion et y penetra en laissant la porte grande ouverte. Cet oratoire etait plus petit et meuble tres simplement. Elle s'assit et attendit quelques minutes au bout desquelles Centurion parut et, sans entrer, dit: --C'est fait, madame. Il serait prudent de nous retirer. Il est a presumer qu'ils vont visiter la maison. Fausta fit un geste qui signifiait qu'elle avait le temps et reprit sa meditation sans plus s'occuper de Centurion. --Madame, repeta le bravo en faisant quelques pas, il est temps de nous retirer. --Poussez la porte, sans la fermer, commanda Fausta d'un air paisible. Visiblement intrigue. Centurion obeit. Quand il se retourna, apres avoir pousse la porte, il apercut une etroite ouverture, pratiquee dans l'epaisseur de la muraille, que la porte grande ouverte lui avait masquee. --Une porte secrete, murmura-t-il; je comprends maintenant. --Prenez ce flambeau, dit Fausta, et eclairez-moi. Centurion prit le flambeau et se dirigea vers l'ouverture. Un etroit escalier aboutissait au ras du sol. Il se mit a descendre, eclairant la marche de Fausta qui referma la porte secrete derriere elle sans que le bravo, qui, pourtant, la guignait du coin de l'oeil, parvint a saisir le secret de cette fermeture. Apres avoir franchi une vingtaine de marches, ils se trouverent dans une galerie souterraine assez large pour permettre a deux personnes de passer de front, assez elevee pour qu'un homme, meme de haute tailler put marcher sans etre oblige de baisser la tete. Le sol de ce souterrain etait tapisse d'un sable tres fin, doux a la marche, etouffant le bruit des pas. Apres avoir parcouru un assez long espace. Centurion rencontra une galerie transversale. Il s'arreta devant le mur de cette galerie et demanda: --Faut-il tourner a droite ou a gauche? --Restez ou vous etes, repondit Fausta. A son tour, elle s'approcha du mur, et, sans chercher, sans hesitation, elle saisit une pierre qui se detacha d'autant plus aisement que cette pretendue pierre etait tout simplement une planche assez habilement peinte et maquillee pour qu'elle put se confondre avec les vraies pierres qui l'entouraient. La planche enlevee demasqua une petite excavation. Fausta passa son bras dans le trou et actionna un ressort cache. Aussitot, une ouverture apparut dans le mur. --Passez, dit Fausta en montrant l'ouverture. Centurion, son flambeau a la main, passa, toujours suivi de Fausta. Ils se trouverent dans une grotte artificielle assez vaste. De la voute assez elevee pendaient plusieurs lampes. Sur une facon d'estrade basse, trois fauteuils etaient disposes devant une grande table. D'enormes banquettes en chene massif etaient placees au pied de l'estrade, a droite et a gauche de la table, de telle facon qu'un espace assez large etait ainsi amenage devant l'estrade. Centurion connaissait-il cette salle de reunion clandestine? Savait-il a quoi servait cette retraite souterraine et ce qui se tramait la-dedans? On aurait pu le croire, car, des l'instant ou il avait penetre dans la grotte, une singuliere inquietude s'etait emparee de lui. En reconnaissant tout a fait des lieux qui, sans doute, lui etaient familiers, son inquietude s'etait changee en epouvante. Il etait devenu livide, un tremblement convulsif s'etait empare de lui. Il regardait avec des yeux hagards Fausta qui ne paraissait pourtant pas remarquer son trouble et disait tranquillement: --Allumez donc ces lampes, ce flambeau ne nous eclaire pas suffisamment. Heureux de cacher son trouble. Centurion se hata d'obeir et, les lampes allumees, il posa machinalement son flambeau sur la table et passa sa main sur son front, ou perlait la sueur de l'angoisse. Toutes les lampes etant allumees, Fausta fit signe au bravo de la suivre. Elle sortit de la grotte, le conduisit a l'excavation qu'elle avait laissee ouverte, et: --Regardez, dit-elle imperieusement. Centurion se pencha et regarda. Alors, il sentit ses cheveux se herisser sur sa tete. Que voyait-il donc de si extraordinaire? Rien que de tres simple: une infinite de petits trous etaient menages dans le fond de l'excavation. Par ces petits trous, on pouvait voir jusqu'aux moindres recoins de la grotte, mais plus particulierement l'estrade qui se trouvait precisement en face des trous. Fausta, toujours impassible, paraissait ne rien remarquer de ce trouble qui, maintenant, tournait a l'affolement. Elle rentra dans la grotte, suivie de Centurion en proie a une terreur mysterieuse qui aneantissait ses facultes au point qu'il ne s'apercut meme pas que Fausta, actionnant un deuxieme ressort cache, avait ferme la porte par ou ils venaient de penetrer. --Par ces trous, dit Fausta tranquillement, non seulement on peut tout voir, comme vous ayez pu vous en rendre compte, mais encore on entend tout ce qui se dit ici. Par cette excavation, j'ai pu assister, invisible, aux deux derniers conciliabules qui ont ete tenus dans cette salle... Ai-je besoin d'ajouter que je sais tout? Centurion s'ecroula a genoux et rala: --Grace! Madame! Fausta laissa tomber sur la loque humaine affalee a ses pieds un regard empreint d'un souverain mepris, et, le repoussant rudement du bout du pied: --Debout! gronda-t-elle. Pensez-vous que je vous aie pris a mon service pour vous livrer a l'Inquisition! D'un bond. Centurion se releva. Apres avoir manque defaillir de peur, il pensait maintenant s'evanouir de joie. --Vous ne voulez donc pas me livrer balbutia-t-il. --La terreur vous rend fou, mon maitre, dit-elle en levant les epaules. Prenez garde! je ne garderais pas un lache a mon service. Centurion poussa un rauque soupir de soulagement et, se redressant: --Par le Christ vivant! je ne suis pas un lache, madame, et vous le savez bien! Mais, misere! j'ai cru sincerement que vous alliez me livrer. Et, avec un frisson d'epouvante, il ajouta: --J'appartiens a l'Inquisition et je sais trop quels supplices effroyables sont reserves a ceux qui la trahissent. Ce qui m'attendait, madame, est tellement au-dessus de ce que l'imagination peut concevoir que je n'eusse pas hesite a me poignarder devant vous pour me soustraire au sort affreux qui eut ete le mien. --Soit, dit Fausta d'un ton adouci, je te pardonne d'avoir tremble devant le supplice. Je te pardonne aussi d'avoir essaye de me cacher des choses que j'avais interet a connaitre. Mais que ce soit la derniere fois! --J'entends, madame, dit humblement Centurion, et j'obeirai, je le jure. Aussi bien je ne suis pas de force avec vous, je le confesse humblement. --Bien! opina Fausta. A quelle heure, la reunion? --Dans deux heures, madame. --Nous avons le temps, dit Fausta qui se dirigea vers l'estrade et s'assit dans un fauteuil. Centurion la suivit et se placa devant elle, au pied de l'estrade. --Avant toutes choses, reprit Fausta en regardant le bravo jusqu'au fond des yeux, les hommes qui se reunissent ici savent qu'il existe quelque part un fils de don Carlos, dont ils desirent faire leur chef. Malgre les recherches les plus minutieuses, ils n'ont pu parvenir a decouvrir sous quel nom se cache ce malheureux prince. Ce nom, j'en jurerais, tu le connais, toi. --C'est vrai, madame, dit Centurion dompte. L'oeil noir de Fausta eut une lueur, aussitot eteinte. --Ce nom? fit-elle d'une voix calme. --Don Cesar, connu dans toute l'Andalousie sous le nom d'El Torero, repondit Centurion sans hesiter. Sans doute, Fausta etait bien loin de s'attendre a ce nom. Sans doute aussi, la revelation de ce nom contrariait serieusement des plans soigneusement elabores, car, prise d'une fureur soudaine, elle s'exclama, pale de rage: --Tu as bien dit don Cesar... l'amant de la Giralda... Ah! miserable! C'est maintenant que je les ai laisses aller, lui et la bohemienne, que tu me previens?... Debout sur l'estrade, une main appuyee sur la table, l'autre tendue dans un geste de menace, prise d'un acces de colere effrayant chez cette femme toujours si maitresse d'elle-meme, Fausta foudroyait du regard le malheureux Centurion terrifie. --Madame, begaya-t-il, je ne savais pas... Vous ne m'aviez pas interroge. Par un effort de volonte admirable, Fausta se calma subitement. Ses traits se rasserenerent. Elle s'assit et, le coude sur la table, elle reflechit longuement, paraissant avoir oublie la presence de Centurion qui, muet, retenant son souffle, respecta sa meditation. Enfin, elle releva la tete et, tres calme: --Vous ne pouviez pas savoir, en effet, dit-elle. Maintenant, racontez-moi tout. XXII LE NAIN A L'OEUVRE Nous sommes obliges de revenir momentanement a l'un de nos personnages dont les faits et gestes prennent une importance qui sollicite notre attention. Voici donc le nain El Chico--car c'est de lui que nous voulons parler--promu au rang de protagoniste. Celui-ci est une reduction d'homme--gracieuse, il est vrai, et nous avons entendu Fausta, qui doit s'y connaitre, lui dire qu'il est beau dans sa petitesse. Il est sinon delicat, car il a ete eleve a la dure, du moins faible comme un enfant qu'il est par la taille. Il est place tout au bas de l'echelle sociale, puisqu'il n'est qu'un pauvre diable de bout d'homme, sans pere ni mere, eleve on ne sait comment ni par qui, venu on ne sait d'ou, gitant on ne sait dans quel trou, vivant. Dieu sait comme! de la charite publique, rie reculant pas devant certaines besognes louches pour assurer sa pitance, et pourtant, malgre tout, ne manquant pas d'une vague dignite, d'une inconsciente fierte. Donc, El Chico sortit en courant du cabinet de Fausta. Il etait fou de joie--ou de douleur, car on n'aurait pu, en conscience, affirmer lequel de ces deux sentiments dominait en lui. Toujours courant, il se rendit au fond du jardin, du cote du fleuve. Il paraissait d'ailleurs connaitre admirablement ce jardin et, a travers le labyrinthe des allees et des bosquets, dans la nuit accrue de l'ombre opaque des arbres en quantite considerable, il se dirigeait sans hesitation. Arrive a la ceinture de cypres, il grimpa sur un de ces arbres avec dexterite et s'engagea dans le cone de verdure sombre ou sa petite taille pouvait lui permettre de penetrer et de se dissimuler. Sans doute, il avait la quelque cachette connue de lui seul, car il se debarrassa du sac d'or qu'il devait a la munificence de Fausta, apres quoi il se laissa glisser a terre. Sans se presser maintenant, l'air grave et meditatif, il longea l'enceinte de verdure et s'arreta de nouveau devant un jeune cypres que le hasard avait sorti de l'alignement et fait pousser tout pres du mur. Cet arbre, place la, c'etait une echelle naturelle toute trouvee pour franchir l'obstacle eleve. En effet, El Chico grimpa la jusqu'a ce qu'il fut arrive a dominer le mur. Alors, il imprima un leger balancement au tronc frele de l'arbuste et, avec l'adresse et la souplesse d'un chat, il sauta sur la crete du mur. Il se suspendit par les mains et se laissa tomber doucement hors de la propriete. Il s'eloigna du mur et alla s'asseoir dans l'herbe qui poussait haute et drue. Les coudes appuyes sur les genoux ramenes au corps, la tete dans ses mains, il resta longtemps ainsi, immobile. Peut-etre pensait-il a des choses que lui seul savait. Peut-etre obeissait-il a des instructions recues dans la maison des Cypres. Peut-etre enfin, et plus simplement, S'etait-il endormi. Les vibrations lointaines d'un bronze religieux laissant tomber dans la nuit douze coups solennellement espaces le tirerent de sa torpeur. C'etait a peu pres vers ce meme moment que Fausta, precedee de Centurion, s'engageait dans les sous-sols de sa mysterieuse maison de campagne. El Chico se leva, s'ebroua et dit tout haut: --Tiens! il est temps... Allons! Et il se mit en route a pas lents, faisant le tour de la propriete, ne cherchant nullement a se cacher. On eut meme dit qu'il souhaitait attirer l'attention sur lui, car il faisait le plus de bruit qu'il pouvait. Et, tout a coup, il entendit des gemissements etouffes et vit deux masses deposees au pied du mur et qui s'agitaient eperdument en des soubresauts fantastiques. El Chico ne parut nullement effraye. Il eut meme un de ces sourires ruses qui illuminaient parfois sa physionomie, et, allongeant le pas, il s'approcha de ces deux masses. Il reconnut alors qu'il se trouvait en presence de deux corps humains etroitement roules dans des capes et congrument ficeles des pieds a la tete. Sans perdre un instant, il se pencha sur le premier de ces corps et se mit a trancher les liens qui l'enserraient, a le debarrasser des plis de la cape oui l'etouffait. --El senor Torero! s'exclama El Chico, lorsque le visage de la victime fut enfin degage. Et le visage du petit homme exprimait une surprise si evidente, l'intonation etait si naturelle, si sincere que le plus mefiant s'y fut laisse prendre. Mais le Torero avait sans doute autre chose a faire, car, sans perdre le temps de remercier son sauveur--ou pretendu tel--il s'ecria: --Vite! aide-moi! Et, sans plus attendre, il se rua a son tour sur son compagnon d'infortune qu'il eut tot fait de degager. --Le seigneur Cervantes! s'ecria le nain avec un ebahissement croissant. C'etait, en effet, Cervantes qui se mit peniblement sur son seant et, d'une voix enrouee, s'ecria: --Mort de tous les diables! j'etouffais la-dedans! Merci, don Cesar. --Venez, s'ecria le Torero, bouleverse, il n'y a pas un instant a perdre!... s'il n'est pas trop tard deja! C'etait plus facile a dire qu'a faire. L'ecrivain avait ete fort malmene et don Cesar, non sans angoisse, vit bien qu'il fallait, de toute necessite, lui laisser le temps de se remettre: --Une minute!... mon cher, laissez-moi respirer un peu... On m'a a moitie etrangle, bredouilla-t-il. Ce n'etait que trop vrai. Le Torero ne pouvait abandonner son ami dans cet etat. Il en prit stoiquement son parti mais, comme chaque minute qui s'ecoulait diminuait les chances qui lui restaient d'arriver a temps pour aider Pardaillan et delivrer la Giralda, il fit la seule chose qu'il avait a faire, c'est-a-dire qu'aide d'El Chico et de Cervantes lui-meme il se mit a frictionner energiquement son ami, qui, tout en s'aidant lui-meme, ne perdait pas la tete pour cela et, reconnaissant le nain: --Que fais-tu la, toi? dit-il en froncant le sourcil. Ne devais-tu pas guetter du cote de la porte? Le petit homme, sans interrompre ses frictions, repondit: --Tiens! j'ai vu que vous ne reveniez pas... j'etais inquiet, j'ai voulu savoir. J'ai fait le tour de la maison... heureusement pour vous, car, sans moi... Et, du coin de l'oeil, il montrait les cordes et les capes restees a terre. El Chico etait sans doute un comedien de premiere force, car Cervantes, qui ne le perdit pas de vue, ne put rien demeler de suspect dans son attitude. D'un air plutot piteux, l'aventurier ecrivain soupira: --Il est de fait que, sans toi, j'etranglerais encore sous ce maudit baillon. -Enfin, il se mit debout et fit quelques pas. --Venez donc! s'ecria le Torero, qui bouillait d'impatience. Et il s'elanca enfin, expliquant tout en marchant ce qui lui etait arrive au moment ou il allait bondir avec Pardaillan a la poursuite du ravisseur de la Giralda. --En sorte, dit Cervantes, que le chevalier a attaque seul? S'ils ne sont pas trop nombreux contre lui, il y a des chances pour qu'il s'en tire. --Helas! soupira le Torero. Tout en s'expliquant, ils etaient revenus a la porte batarde. Cervantes monta sur la borne, et, en un clin d'oeil, le Torero fut sur le mur. Cervantes allait le suivre, lorsque ses yeux tomberent sur le nain qui les avait suivis, et assistait a l'escalade. Il sauta a terre, prit El Chico dans ses bras, et le passa a don Cesar qui le fit glisser de l'autre cote du mur. Ceci fait, il saisit la main que lui tendait le Torero et se hissa sur le mur: --J'aime mieux l'avoir avec nous. Je serai plus tranquille, grommela-t-il. Le nain, pourtant, n'avait oppose aucune resistance, et Cervantes vit avec satisfaction qu'il les attendait bien tranquillement au pied du mur. Les deux amis sauterent ensemble et s'elancerent en courant, accompagnes du nain qui, decidement, paraissait de bonne foi et anime des meilleures intentions. Il ne s'agissait plus cette fois de ruser et de s'attarder a des precautions, utiles peut-etre, mais qui leur eussent fait perdre un temps precieux. Ils avaient mis l'epee a la main, et, l'oeil aux aguets, ils couraient droit devant eux. Le hasard fit qu'ils aboutirent au perron. Nous disons le hasard. En realite, ils y furent conduits par le nain, qui avait fini par les preceder. Ils le suivirent machinalement, sans se rendre compte peut-etre. En quelques bonds, ils franchirent les marches et furent devant la porte. Ils s'arreterent un moment, hesitants. A tout hasard, le Torero porta la main au loquet. La porte s'ouvrit. Une lampe d'argent, suspendue au plafond, eclairait d'une lueur tamisee les splendeurs du vestibule. --Oh! diable! murmura Cervantes emerveille, a en juger par le vestibule, c'est ici la demeure d'un prince. Don Cesar lui, ne s'attarda pas a admirer ces merveilles. Une portiere etait devant lui. Il la souleva et passa resolument. Ils se trouverent tous les trois dans ce cabinet ou Fausta, peu d'instants plus tot, avait remis au nain la somme de cinq mille livres. Comme le vestibule, ce cabinet etait eclaire. Seulement, ici, c'etait un flambeau d'argent massif garni de cires roses qui distribuait une lumiere discrete. --Pour le coup, songea Cervantes, nous sommes dans une petite maison du roi!... Il va nous tomber dessus une nuee d'hommes d'armes deguises en laquais. En effet, a moins de supposer qu'ils etaient attendus et qu'on avait voulu leur faciliter la besogne--ce qui eut ete une pure folie--il fallait bien admettre que ce merveilleux palais etait actuellement habite. Or, le proprietaire d'une aussi somptueuse demeure ne pouvait etre qu'un grand personnage, entoure de nombreux domestiques, voire de gardes et de gens d'armes. De plus, il etait evident que ce personnage n'etait pas encore couche, sans quoi les lumieres eussent ete eteintes. Lui, ou quelqu'un de ses gens, pouvait donc apparaitre d'un instant a l'autre, et, alors, il etait a presumer que les coups pleuvraient drus comme grele sur les indiscrets visiteurs. Tout en se faisant ces reflexions judicieuses, quoique peu encourageantes, Cervantes ne lachait pas d'une semelle don Cesar. Tous deux se rendaient parfaitement compte du danger couru. Ils n'en etaient pas moins resolus a l'affronter jusqu'au bout. En ce qui concerne don Cesar, la delivrance de la Giralda--qui lui paraissait plus que compromise--passait au second plan. Pardaillan, qu'il croyait aux prises avec les gens du ravisseur, s'etait expose par amitie pour lui. La pensee qui dominait en lui etait donc de retrouver le chevalier s'il n'etait pas trop tard. Pour Cervantes, c'etait plus simple encore. Il avait accompagne ses amis, il devait les suivre jusqu'au bout, dussent-ils y laisser leur peau, tous. Ils allaient donc, avec prudence, mais parfaitement resolus... Du cabinet, ils passerent dans le couloir. Ce couloir, assez vaste, comme nous avons pu le voir en suivant Fausta, etait, comme le vestibule et le cabinet, eclaire par des lampes suspendues au plafond de distance en distance. Et toujours la solitude. Toujours le silence. C'etait a se demander si cette opulente demeure etait habitee. Le Torero, qui marchait en tete, ouvrit resolument la premiere porte qu'il rencontra. --Giralda! cria-t-il dans un transport de joie. Et il se rua a l'interieur de la piece, suivi de Cervantes et du nain. La Giralda, nous l'avons dit, sous l'empire d'un narcotique, dormait profondement. Don Cesar la prit dans ses bras, inquiet deja de voir qu'elle ne repondait pas a son appel. --Giralda! balbutia-t-il angoisse, reveille-toi! En disant ces mots, il lachait le buste, s'agenouillait devant la jeune fille et lui saisissait les deux mains. Le buste n'etant plus soutenu, s'abandonna mollement sur les coussins. --Morte! sanglota l'amoureux livide. --Non pas, corps du Christ! s'ecria vivement Cervantes. Elle n'est qu'endormie. Voyez comme le sein se souleve regulierement. --C'est vrai! s'ecria don Cesar, passant du desespoir le plus affreux a la joie la plus vive. Elle vit! A ce moment, la Giralda soupira et commenca a s'agiter. Presque aussitot, elle ouvrit les yeux. Elle ne parut nullement etonnee de voir le Torero a ses pieds et elle lui sourit. --Mon cher seigneur! dit-elle tres doucement. Et sa voix ressemblait au gazouillis d'un oiseau. Ils se prirent les mains, et, oubliant le reste de la terre, ils se parlerent des yeux en se souriant, extasies. Et c'etait un tableau d'une fraicheur exquise. Avec son eclatant costume: melange de soie, de velours, de satin, de tresses, de houppettes multicolores, avec son opulente chevelure, aux meches indisciplinees retombant en desordre sur le front, la raie cavalierement jetee sur le cote, la tache pourpre d'une fleur de grenadier au-dessus de l'oreille, avec ses grands yeux ingenus, son teint eblouissant, son sourire gracieux decouvrant l'ecrin perle de sa bouche; avec son air a la fois candide et mutin, et dans sa pose chastement abandonnee, la Giralda, surtout, etait adorable. Il est probable qu'ils seraient restes indefiniment a se parler le langage muet des amoureux, si Cervantes n'avait ete la. Il n'etait pas amoureux, lui, et, sans se soucier de troubler l'extase des jeunes gens, il s'ecria donc, sans facon: --Et M. de Pardaillan! Il ne faudrait pourtant pas l'oublier! Ramene brutalement a terre par cette exclamation, le prince se redressa aussitot, honteux d'avoir oublie un moment l'ami sous la caresse des yeux de l'amante. --Ou est donc M. de Pardaillan? dit-il a son tour. Cette question s'adressait a la Giralda, qui ouvrit de grands yeux etonnes. --M. de Pardaillan, dit-elle, mais je ne l'ai pas vu! --Comment! s'ecria le Torero trouble. Ce n'est donc pas lui qui vous a delivree? --Mais, mon cher seigneur, fit la Giralda de plus en plus etonnee, je n'avais pas a etre delivree!... J'etais parfaitement libre. Cette fois, ce fut au tour de don Cesar et de Cervantes d'etre stupefaits. --Vous etiez libre! Mais, alors, comment se fait-il que je vous ai trouvee ici, endormie? --Je vous attendais. --Vous saviez donc que je devais venir? --Sans doute! La Giralda, le Torero et Cervantes etaient plonges dans un etonnement sans cesse grandissant. Il etait evident qu'ils ne comprenaient rien a la situation. Seul le nain, spectateur muet de cette scene, gardait un calme inalterable. Il paraissait, d'ailleurs, se desinteresser completement de ce qui se passait autour de lui. Cependant, le Torero s'exclamait: --Ah! par exemple! ceci est trop fort! Qui vous avait dit que je viendrais ici? --La princesse. --Quelle princesse? --Je ne sais pas, dit naivement la Giralda. Elle ne m'a pas dit son nom. Je sais qu'elle est aussi bonne que belle; qu'elle m'avait promis de vous aviser du moment ou vous pourriez venir me chercher sans danger; qu'elle a tenu parole... puisque vous voila! --Voila qui est etrange! murmura don Cesar. --Oui, plutot! dit Cervantes. Mais il me semble, don Cesar, que le mieux serait de nous mettre incontinent a la recherche du chevalier. --Par Dieu! vous avez raison. Nous perdons un temps precieux. Mais, emmener Giralda avec nous ne me parait guere prudent, surtout s'il faut en decoudre. La laisser seule ici ne me semble guere plus prudent! --Mais, seigneur, fit la Giralda tres simplement, il n'y a plus personne dans cette maison... C'est la princesse qui me l'a dit. N'avez-vous pas trouve toutes les portes ouvertes? --C'est vrai, corps du Christ! dit Cervantes. --Et cette fameuse princesse, ou est-elle pour l'heure? reprit doucement le Torero. --Elle est retournee a sa maison de la ville, escortee de ses gens... Du moins me l'a-t-elle assure. --Visitons toujours la maison, trancha Cervantes. Don Cesar considera la jeune fille avec un reste d'incertitude. --Je vous assure, cher seigneur, dit la Giralda, que je peux aller sans crainte avec vous. Il n'y a plus personne ici. La princesse me l'a assure et j'ai bien vu a son air que cette femme ne connait pas le mensonge. --Allons! decida brusquement El Torero. Sans mot dire, El Chico prit un flambeau allume sur une petite table et se disposa a eclairer la petite troupe. La visite commenca. D'abord avec prudence, ensuite plus ouvertement, sans nulle precaution, au fur et a mesure qu'ils s'apercevaient que la maison mysterieuse etait en effet vide de tout habitant. Des caves, ou ils descendirent, au grenier, ils ne trouverent pas une porte fermee a clef. Ils penetrerent partout, fouillerent tout. Nulle part ils ne trouverent la trace de Pardaillan. Le chevalier ayant saute seul dans cette sorte de boudoir d'ou ils avaient vu un homme emporter la Giralda endormie, don Cesar revenait obstinement a cette piece, pensant, avec raison que, la, il trouverait l'explication de cette inquietante disparition. Ils etaient donc encore une fois reunis tous les quatre dans cette piece, deplacant les quelques meubles que Fausta y avait laisses, sondant les murs et le plancher, ne laissant pas un pouce inexplore. Et toujours rien. Et, cependant, sans qu'ils s'en doutassent, la, sous leurs pieds, celui qu'ils cherchaient avec tant d'acharnement dormait, peut-etre, de l'eternel sommeil. Le nain les suivait passivement, avec une indifference absolue. Il aurait pu se retirer depuis longtemps s'il avait voulu. Cervantes, qui avait conserve quelques soupcons a son egard, revenu de ses presomptions, ne le surveillait plus et, tout comme Giralda et don Cesar, paraissait avoir oublie sa presence. Cependant, le petit homme restait. Malgre son indifference apparente, on eut dit qu'un interet puissant l'obligeait a rester. Parfois, lorsque le nom de Pardaillan etait prononce, une lueur s'allumait dans l'oeil du petit homme. Devant le resultat negatif de leurs recherches, Cervantes et don Cesar deciderent d'accompagner la Giralda chez elle, de rentrer chacun chez soi et de revenir au grand jour s'informer aupres de la mysterieuse princesse qui, sans doute, serait de retour dans sa somptueuse maison de campagne. Ceci bien decide, ils traverserent le jardin et parvinrent a la porte que Giralda assurait devoir etre ouverte. En effet, elle n'etait pas fermee a clef. --C'etait bien la peine d'escalader le mur, remarqua Cervantes, nous n'avions qu'a entrer tranquillement. Ils se mirent en route, encadrant la Giralda, precedes du nain, qui marchait en eclaireur. Au bout de quelques pas, El Chico s'arreta brusquement, et, se campant dans sa pose accoutumee devant la Giralda et ses deux cavaliers: --Le Francais!... Il est peut-etre rentre a l'auberge, tiens! dit-il avec cette brievete de langage qui lui etait particuliere. Don Cesar et Cervantes echangerent un coup d'oeil. --Au fait, dit le romancier, c'est possible, apres tout. --Je ne le crois pas... N'importe, allons a l'auberge de la Tour. L'oeil du nain eut une lueur de contentement. Et, sans ajouter une parole, changeant de direction, il prit le chemin de l'hotellerie du chevalier. Cependant, El Torero marchait sombre et silencieux a cote de la Giralda qui, remarquant bientot cet air morose et chagrin, demanda avec une tendre inquietude: --Qu'avez-vous, Cesar? Se peut-il que la disparition de M. de Pardaillan vous affecte a ce point? Le chevalier, croyez-moi, est homme a sortir sain et sauf des pires situations. Il est si fort! si bon! si courageux! El Torero repondit doucement: --Je chercherai M. de Pardaillan jusqu'a ce que je sache ce qu'il est devenu, parce que, en dehors de l'affection fraternelle que je lui porte, l'honneur me le commande imperieusement. Mais je sais bien qu'il saura se tirer d'affaire sans notre assistance. --C'est certain, appuya, avec conviction, Cervantes, qui ne perdait pas un mot de l'entretien des deux amoureux. Pardaillan est de ces etres privilegies qui pretent sans marchander l'appui de leur bras a quiconque fait appel a eux. Mais, lorsque, par aventure, ils se trouvent eux-memes dans l'embarras, ils se demenent si bien que, lorsqu'on accourt a leur secours, ils ont deja accompli toute la besogne! Et c'etait admirable la confiance et l'admiration que ces trois etres manifestaient a l'egard de Pardaillan, qu'ils connaissaient depuis quelques jours a peine. Voyant que don Cesar, apres avoir approuve les paroles de Cervantes d'un air convaincu, retombait dans son morne abattement, la Giralda reprit: --Alors, mon doux seigneur, qu'est-ce donc qui vous rend soudain si chagrin? --Giralda, fit El Torero, qu'est-ce donc cette histoire d'enlevement qu'El Chico est venu nous raconter? --C'est la verite pure, dit la Giralda, qui cherchait a demeler ou il voulait en venir. --Vous avez ete enlevee? Reellement? Par Centurion? --Par Centurion. --Mais Centurion, dans ces sortes d'affaires, n'agit pas pour son propre compte. --Je vous entends. Cesar. Centurion est le bras droit de don Almaran. Ayant prononce ce nom, elle percut le fremissement de son amant, qui la tenait par le bras. Simplement, don Cesar etait jaloux. Cependant, El Torero, apres un instant de silence, reprenait d'une voix qui tremblait: --Comment se fait-il que, vous sachant au pouvoir de ce monstre que vous pretendiez abhorrer, je vous ai vue si calme et si tranquille, ne cherchant meme pas a vous sauver, ce qui vous eut ete pourtant tres facile. Giralda aurait pu repondre que, pour fuir comme le disait son amant, il aurait fallu qu'elle n'eut pas ete endormie par un narcotique'assez puissant pour que lui-meme l'ai crue morte un moment. Elle se contenta de repondre en souriant: --C'est que, cette fois. Centurion n'agissait pas pour le compte de celui que vous savez. --Ah! fit El Torero plus inquiet encore, pour qui donc alors? --Pour la princesse, dit Giralda en riant. --La princesse!... Je ne comprends plus. --Vous allez comprendre, dit la Giralda soudain serieuse. Ecoutez-moi, Cesar. Vous savez que j'etais partie a la recherche de mes parents? --Eh bien? Vous avez ete encore decue? --Non, Cesar, cette fois je sais, dit tristement la Giralda. --Vous connaissez votre famille? --Je sais que mon pere et ma mere ne sont plus, sanglota la jeune fille. --Helas! c'etait a prevoir, dit El Torero en la prenant tendrement dans ses bras. Et ce pere, cette mere, etaient-ce des gens de qualite, comme vous le pensiez? --Non, Cesar, cette fois je sais, dit tristement la jeune fille. Mon pere et ma mere etaient des gens du peuple. Des pauvres gens, tres pauvres, puisqu'ils durent m'abandonner, ne pouvant me nourrir. Votre fiancee. Cesar, n'est meme pas fille de petite noblesse. C'est une fille du peuple. Don Cesar la serra plus fortement dans ses bras. --Pauvre Giralda! dit-il avec une tendresse infinie. Je vous aimerai davantage, puisqu'il en est ainsi. Je serai tout pour vous, comme vous etes tout pour moi. La Giralda releva son gracieux visage et, a travers ses larmes, elle eut un sourire a l'adresse de celui qui lui pariait si tendrement. El Torero reprit: --Etes-vous bien sure, cette fois-ci, Giralda? Vous avez ete si souvent leurree. --Il n'y a pas de doute, cette fois-ci. On m'a donne des preuves. Ce que je gagne dans cette affaire, c'est de savoir que j'ai ete baptisee, autrefois, avant d'etre la Bohemienne que je suis devenue. Vous voyez que l'avantage n'est pas bien grand. La Giralda etait a moitie paienne. C'est ce qui explique qu'elle parlait de son bapteme avec une telle desinvolture. --Ne dites pas cela, Giralda, fit gravement El Torero. C'est beaucoup, au contraire. Vous echappez de ce fait a la menace d'heresie suspendue sur votre tete. Mais ne m'avez-vous pas dit que vous avez ete enlevee sur l'ordre de cette princesse inconnue? --Pas tout a fait. Quand je me suis vue aux mains de Centurion et de ses hommes, je fus prise d'un desespoir affreux. C'est que je pensais qu'on allait me livrer a l'horrible Barba Roja. Jugez de ma surprise et de ma joie lorsque je me vis en presence d'une grande dame que je n'avais jamais vue, laquelle, avec des paroles de douceur, me rassura, me jura que je ne courais aucun danger et, mieux, que j'etais libre de me retirer a l'instant si je le desirais. --Vous etes restee, pourtant! Pourquoi? Pourquoi cette princesse vous a-t-elle fait enlever? De quoi se mele-t-elle et qu'avez-vous a faire avec elle? --Que de questions, monseigneur! La princesse me connaissait. Comment? Celle qu'on a appelee la Giralda, parce qu'elle a vecu ses premieres annees a l'ombre de la tour de ce nom, un peu a cause de la facilite avec laquelle elle tournait en dansant sur les places publiques, celle-la n'est-elle pas connue de tout Seville? --C'est vrai, murmura don Cesar, depite. --A proprement parler, la princesse ne m'a pas fait enlever. Elle m'a plutot delivree. Voici: vous savez que Centurion me guettait depuis longtemps. Sans l'intervention de M. de Pardaillan, il m'aurait meme arretee tout recemment. Or, je ne sais pourquoi il se trouve que Centurion est employe aussi par la princesse et qu'il est sous sa dependance beaucoup plus qu'il n'est sous celle de Barba Roja. Centurion a du dire a la princesse qu'il avait ordre de m'enlever et celle-ci lui a, a son tour, donne l'ordre de me conduire directement a elle. Ce qu'il a ete contraint de faire. --Pourquoi? Pourquoi cette princesse que vous ne connaissiez pas s'interesse-t-elle ainsi a vous? --Pur hasard! La princesse m'a vue. Elle a ete frappee--c'est elle qui parle--de la grace de mes danses et s'est informee de moi, sans que j'en aie jamais rien su. Riche et puissante comme elle est, elle a eu tot fait de decouvrir ce que je n'avais pu trouver en des annees de recherches. Interessee, elle a desire me connaitre de pres; elle a profite de la premiere occasion, avec d'autant plus d'empressement et de joie que, ce faisant, elle me tirait d'un grand danger. --En sorte, dit El Torero en hochant la tete, que je lui suis redevable d'un grand service. --Plus que vous ne croyez. Cesar, dit gravement la Giralda. Enfin, pourquoi je suis restee quand j'etais libre de me retirer? Parce que la princesse m'a affirme qu'il y avait danger de mort, pour quelqu'un que vous connaissez, a me rencontrer pendant une periode de deux fois vingt-quatre heures. Parce que j'aime ce quelqu'un plus que ma propre vie et que, des l'instant ou ma presence pouvait lui etre mortelle, je me serais plutot ensevelie vive. Parce que la princesse, enfin, m'avait assure que, lorsque tout danger serait conjure, ce quelqu'un serait avise et viendrait me chercher lui-meme. Faut-il aussi vous nommer ce quelqu'un, don Cesar? ajouta la Giralda avec son sourire malicieux. Autant El Torero s'etait montre inquiet, autant il etait maintenant radieux. Aussi accabla-t-il sa fiancee de remerciements et de protestations qui la firent rougir de plaisir. Mais son humeur jalouse dissipee par les franches explications de la Giralda, ses transports un peu calmes, les paroles de sa fiancee ne laisserent pas que de l'etonner grandement, et il s'ecria: --Cette princesse me connait donc aussi? Et quel danger pouvait bien me menacer? Savez-vous que tout cela est fort etrange? --Pas tant que vous le supposez. Je vous ai dit que la princesse est aussi bonne que belle, et elle sait qui vous etes, elle connait votre famille. --Elle sait qui je suis? Elle connait le nom de mon pere? --Oui, Cesar, dit la Giralda, gravement. --Elle vous a dit ce nom? --Non! Ceci, elle ne le dira qu'a vous. --Elle vous a dit qu'elle me revelerait le mystere de ma naissance? demanda El Torero, fremissant d'espoir. --Oui, seigneur, quand il vous plaira de le lui demander. --Ah! s'ecria El Torero, il me tarde d'etre a demain pour aller voir cette princesse et l'interroger. Oh! savoir enfin qui je suis et ce qu'etaient les miens! Pendant que les deux amoureux echangeaient leurs confidences sans preter attention a lui, Cervantes se disait: "Ouais! Qu'est-ce que cette princesse qui connait tant de gens et possede tant de secrets? Et de quoi se mele-t-elle d'aller reveler qui il est a ce malheureux prince? Elle ne se doute donc pas qu'une pareille revelation le condamne surement a mort! Comment empecher cette inconnue de parler?" Cependant, ils arriverent a l'auberge de la Tour sans qu'il leur fut survenu rien de facheux. Il etait environ une heure du matin. L'auberge, par consequent, etait silencieuse et obscure. El Chico, qui paraissait en proie a une morne tristesse, frappa a la porte exterieure du patio d'une maniere speciale, connue seulement des intimes de la maison. Contrairement a son attente, comme s'ils eussent ete attendus, la porte s'ouvrit aussitot et la petite Juana, la jolie fille de l'hotelier Manuel, montra dans l'encadrement son fin visage a la fois inquiet et curieux. En apercevant la jeune fille, El Chico devint tres pale. Il faut croire pourtant qu'il savait dissimuler soigneusement ses impressions et ses sentiments, car, a part la teinte terreuse qui se repandit brusquement sur son visage bronze, rien, dans son attitude, ne trahit l'emotion intense qui s'etait emparee de lui. Il redressa fierement sa petite taille et adressa a la jeune fille ce sourire amical qu'on a pour les amis de longue date. Cependant, malgre sa fierte native, un observateur attentif eut demele dans l'attitude du nain, dans le sourire resigne, cette pointe d'admiration a la fois humble et ardente que l'on a pour les etres consideres comme d'une essence superieure. Par contre, les manieres de Juana, quoique tres franches, tres cordiales, avaient un air a la fois superieur et protecteur, apparent malgre sa discretion. Un indifferent eut pense que la jolie Andalouse, fille d'un notable bourgeois dont les affaires etaient prosperes, savait garder la distance qui la separait de ce mendiant. Un plus attentif eut aisement decouvert dans ces manieres une affection reelle, quasi maternelle. De fait, Juana avait un peu de ces manieres brusques, tendres, quoique grondeuses, empreintes d'une coquetterie enfantine, telles que les ont les petites filles jouant a la petite maman avec leur poupee preferee. Oui, c'etait bien cela. Le nain devait etre pour elle comme un jouet vivant que l'enfant aime de tout son coeur tout en le maltraitant, sans mechancete d'ailleurs, dans un instinctif besoin de jouer au petit maitre, au petit tyran. Le plus etonnant, c'est que le nain, dont la susceptibilite etait grande pourtant, acceptait franchement ces manieres. Non pas avec la passivite d'un jouet, mais avec un plaisir reel, quoique dissimule. Il trouvait cela tres naturel. Et, de la part de Juana, rien ne l'offensait, c'etait Juana. Tout lui etait permis, a elle. Ses rebuffades et ses vivacites d'enfant espiegle et gatee, assuree de son despotique pouvoir, lui paraissaient douces, et, en tout cas, preferables a son indifference. Etait-ce la l'effet d'une habitude contractee des l'enfance? Peut-etre. En tout cas, il faut convenir que cette adoration et cette admiration etaient parfaitement justifiees. Juana avait seize ans. C'etait le type de l'Andalouse dans toute sa purete. Elle etait petite, mignonne, et ses mouvements vifs et enjoues etaient empreints d'une grace mutine qui n'etait pas sans une elegance naturelle remarquable. Elle avait le teint chaud de l'Andalouse, des yeux noirs superbes, la bouche petite, aux levres pourpres un peu sensuelles. Elle avait les attaches d'une finesse aristocratique, et ses mains fines et blanches eussent fait envie a plus d'une dame de la noblesse. Elle etait meticuleusement propre, et sa mise, fort au-dessus de sa condition, denotait une coquetterie raffinee que l'indulgent orgueil paternel, loin de chercher a la moderer, se plaisait a exciter, car ce brave Manuel ne reculait devant aucune depense pour satisfaire les caprices de cette enfant gatee. Juana portait casaque de velours, corsage de soie claire, moulant avantageusement une taille fine et souple, basquine de soie assortie au corsage, laissant a decouvert un mollet nerveux, laissant ressortir la finesse de la cheville, la petitesse d'un pied d'enfant mince et cambre, chausse de satin, et dont elle se montrait tres fiere, comme toute vraie Andalouse. Elle portait un riche tablier surcharge de tresses, de noeuds et de houppettes, comme le reste du costume, d'ailleurs. Ainsi paree, elle surveillait les serviteurs de son pere, et il fallait etre un bien grand seigneur--comme ce Francais--ou un bon vieil ami--comme M. de Cervantes--pour qu'elle condescendit a servir elle-meme. Juana s'effaca pour laisser entrer les nocturnes visiteurs, et, bien qu'elle parut inquiete, elle repondit au sourire d'El Chico par un sourire de satisfaction visible souligne d'un geste bienveillant, avec cet air de petite souveraine qu'elle avait, malgre elle, avec lui. Et cela suffit pour amener sur les joues du petit homme un peu de cette rougeur qui avait disparu soudain a la vue de la jeune fille. Cela suffit pour illuminer son regard d'une joie interieure. Lorsque Cervantes, qui fermait la marche, eut penetre dans le patio, Juana eut une seconde d'hesitation et, avant de repousser la porte, elle se pencha et regarda au-dehors, dans la nuit claire. Elle paraissait etrangement emue, la petite Juana. On eut dit vraiment qu'elle attendait quelqu'un qu'elle s'inquietait de ne pas voir apparaitre. Quand il fut bien avere qu'il n'y avait plus personne, elle eut un soupir qui ressemblait a un sanglot, poussa tristement les verrous et introduisit le groupe dans la cuisine. Pendant que la servante, encore a moitie endormie, s'activait en marmottant de sourdes imprecations contre les coureurs de nuit qui venaient troubler son sommeil, Juana la suivait d'un regard machinal. Mais elle ne la voyait meme pas. Elle etait bien trop emue, la petite Juana. Ses jolis yeux, si gais d'habitude, etaient comme embues de larmes refoulees. Une question lui brulait les levres, qu'elle n'osait formuler, et personne ne remarqua l'etrange emotion de la jeune fille. Personne, hormis la duegne, precisement, qui se hata de machonner des reflexions empreintes d'acrimonie, non exemptes pourtant d'affection bourrue, a l'adresse des jeunes maitresses qui se melent de passer les nuits a s'abimer les yeux inutilement alors que, Dieu merci! il y a de dignes matrones pour s'acquitter en conscience de devoirs d'hospitalite qui ne sont pas le fait de mains blanches de petite dame. Personne, hormis Chico, qui ne la perdait pas de vue et qui, a mesure, voyait toute sa joie s'envoler, et la regardait avec ses bons yeux de chien fidele, pret a tout pour ramener le sourire sur les levres du maitre. --M. de Pardaillan est-il rentre? demanda le Torero. La petite Juana tressaillit violemment, et c'est a peine si elle put balbutier d'une voix etranglee: --Non, seigneur Cesar. --J'en etais sur! murmura le Torero en regardant Cervantes d'un air consterne. La petite Juana put faire un gros effort, et, pale comme une cire, elle demanda: --Le sire de Pardaillan etait avec vous pourtant. J'espere qu'il ne lui est rien arrive de facheux. --Nous l'esperons aussi, petite. Juana, mais nous ne le saurons que demain, dit Cervantes d'un air preoccupe. Juana chancela. Elle fut tombee si elle n'avait rencontre une table a laquelle elle se cramponna. Et personne ne remarqua cette defaillance soudaine. Personne, hormis la servante, qui clama: --Vous tombez de fatigue, notre demoiselle! El Chico avait vu, lui aussi. Il ne dit rien, mais il s'approcha vivement, comme s'il eut voulu lui preter l'appui de sa faiblesse. Sans rien remarquer, Cervantes reprit: --Mon enfant, faites-nous preparer des lits. Nous acheverons la nuit ici, et, demain, nous reprendrons nos recherches. Le Torero approuva d'un signe de tete. Juana, heureuse peut-etre d'echapper a une contrainte penible, suivit la servante. Cervantes, apres un geste amical a l'adresse de Chico, se hata de regagner la chambre qui lui etait destinee. Le Torero ne voulut pas le suivre avant d'avoir chaudement remercie et de l'avoir assure encore une fois qu'il se chargeait desormais de pourvoir a ses besoins. La Giralda joignit ses protestations a celles de son fiance. Le petit homme accueillit ces marques d'amitie avec cet air fier et detache qui lui etait particulier. Mais l'eclat de son regard montrait clairement qu'il etait content de cette amitie. XXIII EL CHICO ET JUANA Demeure seul dans la cuisine de l'auberge, Chico grimpa sur un escabeau, aupres de l'atre mourant. Il etait triste, car il l'avait vue, "elle", bien triste et agitee. La tete dans ses mains, il se mit a songer a des choses de son passe, si court encore. Et, ce passe, comme son present, comme sans doute son avenir aussi, se resumait en un seul mot: Juana. Aussi loin que remontassent ses souvenirs, Juana avait toujours vu le nain place entre ses petites mains, comme un jouet. Le petit n'avait pas de famille, et, si quelqu'un s'occupait parfois de lui, c'etait pour le corriger a grand renfort de taloches. Malgre son espieglerie, Juana avait le coeur bon. Sans comprendre, elle avait ete touchee de cet abandon. Et, toute jeune, elle avait pris l'habitude de veiller elle-meme a-ce qu'il fut convenablement nourri et loge. Petit a petit, elle s'etait accoutumee a jouer ainsi a la petite maman. Et, comme son pere donnait l'exemple de la soumission a ses caprices, elle savait se faire obeir sans peine. De la venaient les petits airs protecteurs qu'elle avait gardes avec le Chico. Lui, de son cote, s'etait habitue a la voir commander, et comme tous, a la maison, lui obeissaient sans discuter, il avait fait comme tout le monde. Discuter un ordre, un desir de Juana lui apparaissait comme une chose monstrueuse, impossible. Ce meme petit garcon, diabolique peut-etre, enrage assurement, qui avait la pretention de ne reconnaitre ni maitre ni autorite, apres avoir facilement accepte l'autorite de Juana, l'avait si bien reconnue pour son unique maitre que, parvenu a l'age d'homme, il l'appelait encore frequemment: "Petite maitresse", ce dont la jeune fille se montrait meme tres fiere. Les enfants avaient grandi. Juana etait devenue une jolie jeune fille. Chico etait devenu un homme... mais il etait reste enfant par la taille. Juana avait d'abord ete prodigieusement surprise de voir que, peu a peu, elle etait aussi grande, puis plus grande que son compagnon, qui avait quatre ans bien sonnes de plus qu'elle. Elle en avait ete ravie. Sa poupee resterait toujours une petite poupee. Ce serait charmant pour elle. Avec la raison, ce sentiment egoiste avait fait place a la pitie. D'autant que Chico se montrait tres mortifie et tres chagrin de rester toujours tout petit, alors que tous grandissaient autour de lui. Et Juana s'etait bien promis de ne jamais abandonner ce petit. Que deviendrait-il sans elle? Ce qui n'avait ete d'abord que l'effet de l'habitude la soumission et l'obeissance passive de Chico s'accrurent encore, s'il etait possible, par suite d'un sentiment nouveau que lui-meme n'arrivait pas, sans doute, a bien demeler: l'amour. Mais l'amour dans ce qu'il avait de plus pur: l'amour absolu, surhumain. Et il ne pouvait en etre autrement. Durant des annees, Juana avait ete pour lui une sorte de petit Dieu devant lequel il etait en adoration perpetuelle Pour elle, rien n'etait trop beau, ni trop fin, ni trop riche. Toutes ses pensees convergeaient vers un but unique: faire plaisir a Juana, satisfaire les caprices de Juana, dut son coeur en saigner. Quand elle etait la, il n'avait plus ni volonte, ni raisonnement, ni sensations. C'etait elle qui pensait, parlait, eprouvait pour eux deux. Lui ne vivait que par elle et ne savait qu'admirer et approuver aveuglement ce qu'elle avait decide. Cet amour etait reste pur de toute pensee charnelle. Il avait beau dire qu'il etait un homme, il savait bien, tiens! que ce n'etait pas. Cette pensee d'un mariage possible entre une femme, une vraie femme, et lui, bout d'homme, ne l'avait meme pas effleure. Est-ce que c'etait possible, voyons? Il avait fallu que cette grande dame lui en parlat pour reveiller en lui de telles idees. Encore, surement, la belle dame s'etait moquee de lui! Juana etait arrivee sur ses treize ans. Un beau jour, paree comme une dame, elle etait descendue dans la salle. Non pour mettre la main a la besogne, fi donc! mais pour suppleer la maitresse de maison, morte depuis longtemps et remplacee par l'excellente matrone que nous avons vu precisement bougonner la jeune fille, laquelle matrone repondait au nom de Barbara. Dona Juana s'etait mise a surveiller le personnel, peu nombreux d'abord, a faire marcher la maison avec une maitrise telle que nul ne se fut avise de lui resister. En meme temps, elle savait si adroitement contenter le client, elle savait si bien distribuer sourires et louanges, avec tant d'adresse, qu'en peu de temps l'auberge de la Tour etait devenue une des mieux achalandees de tout Seville. Alors, la morale etait de nouveau intervenue, toujours representee par le digne Manuel, lequel avait fait remarquer qu'il serait scandaleux que Juana se meurtrit a la besogne, alors que ce paresseux de Chico, qui allait bien sur ses dix-sept ans, se gobergerait tranquillement, sous le fallacieux pretexte qu'il etait trop petit. La meme morale avait ajoute que, lorsqu'on est pauvre et qu'on n'a pas de famille, il faut travailler pour gagner sa vie. Chico s'etait demande, non sans terreur, ce qu'il pourrait bien faire pour gagner sa vie. Mais, comme Juana avait paru approuver cette morale, Chico, et de bonne volonte, avait consenti a ce travail qui devait faire de lui un homme libre. Manuel en avait aussitot profite pour lui attribuer les besognes les plus basses et les plus dures aussi, en echange de quoi il lui octroyait liberalement le gite et la patee. La besogne assignee etait au-dessus des forces du nain. Peut-etre l'eut-il accomplie, vaille que vaille, si on avait su menager sa susceptibilite grande. Mais la susceptibilite de Chico etait une chose qui ne comptait pas. Dans ses nouvelles fonctions, le nain devint tout de suite le souffre-douleur de tous. Le plus terrible est que ses occupations le tenaient tout le jour loin de la presence de Juana, ce qui, en soi, etait deja un cruel tourment et ce qui avait, en outre, le grave inconvenient de le livrer a la merci d'une valetaille et d'une clientele souvent avinee, qui ne lui menageaient ni les humiliations ni les coups. Jamais il n'avait ete aussi malheureux. Aussi ce ne fut pas long. Au bout de quelques jours d'un supplice sans nom, Chico planta la tablier, balais, clients et patron et disparut. Comment vecut-il? De maraude, tout simplement. Il ne lui fallait pas gros pour le sustenter. Les fruits savoureux abondaient dans ce vaste jardin qu'etait l'Andalousie. Il n'avait qu'a prendre. Quand le temps ne permettait pas cette maraude, il se rendait aux porches des eglises et tendait la main. Le Chico mangeait peu, gitait dans on ne savait quel trou, etait couvert de loques, mais il etait libre. Libre de dormir au bon soleil. Il etait fier et content. Devant la fuite du nain, la morale de Manuel s'etait repandue en plaintes ameres, en reproches sanglants, en predictions terrifiantes. Cependant, Chico n'etait pas un ingrat, comme le pretendait le digne Manuel. Seulement, sa gratitude allait--et c'etait assez naturel--au seul etre qui lui eut temoigne de la bonte et de l'affection: Juana. Chaque jour, il trouvait le moyen de se faufiler dans l'auberge; il etait si petit--et la, tapi dans un coin, il se remplissait les yeux de la vue de celle qui etait tout pour lui. Il regardait Juana, vive et alerte, toujours mise comme une petite reine, qui allait et venait, surveillant le service, l'oeil a tout, en avisee menagere qu'elle etait, d'instinct, malgre sa jeunesse. Et, quand il avait bien rempli ses yeux et son coeur, il s'en allait content... pour revenir le lendemain. Quelquefois, lorsqu'elle passait a sa portee, il osait allonger la main, saisissait un coin de la basquine et la baisait devotement. Un jour qu'il avait mal calcule son mouvement, au lieu de la basquine, il avait effleure le mollet. Il en etait reste tout saisi. D'autant que Juana, croyant a la grossiere plaisanterie de quelque client, s'etait arretee, pale d'indignation, en jetant un grand cri qui avait fait accourir Manuel et les serviteurs. Piteusement, il etait sorti de sa cachette et, a genoux devant elle, les mains jointes, il avait murmure: --C'est moi, Juana. N'aie pas peur. Bien qu'il fut dans un etat pitoyable, a ne pas prendre avec des pincettes, elle l'avait reconnu tout de suite. Elle avait meme paru tres contente et elle avait repondu a son pere qui s'informait: --Ce n'est rien. Je me suis heurtee contre cette table et je n'ai pu me retenir de crier comme une sotte. Elle l'avait conduit dans un endroit ecarte. Tout de suite elle l'avait pris de tres haut avec lui: --Que faisais-tu dans ce coin? Sacripant! paresseux! Comment oses-tu reparaitre dans la maison que tu as abandonnee, sans un adieu, sans regrets? Ingrat! --Je voulais te voir, Juana. --Oui-da! Et d'ou te vient ce tardif desir, apres des jours et des jours d'oubli? Tres triste, il repondit: --Je ne t'ai pas oubliee, Juana, je ne le pourrais pas d'ailleurs. Je suis venu ainsi tous les jours. --Tous les jours! Tu veux m'en faire accroire. Pourquoi ne t'es-tu jamais montre? --Je pensais qu'on m'aurait chasse. Elle l'avait regarde avec un air de commiseration etonnee. Et, haussant les epaules: --Tu l'aurais, ma foi, bien merite... Tu devrais savoir pourtant que je n'aurais pas fait cela, moi. --Toi, Juana, oui. Mais ton pere? Mais les autres? L'argument lui parut avoir sa valeur. Elle ne repondit pas tout de suite. Elle ne doutait pas de ce qu'il disait d'ailleurs et--ce qu'elle se gardait bien d'avouer--peut-etre l'avait-elle decouvert plus d'une fois dans les coins ou il se croyait si bien cache. Pour dissimuler son embarras, elle reprit, grondeuse: --Dans quel etat te voila! On te prendrait pour un malandrin. Comment n'as-tu pas honte de te presenter ainsi devant moi? Ne pourrais-tu etre propre, au moins? Il baissa la tete, honteux. Une larme pointa a ses cils. Elle vit qu'elle lui avait fait de la peine, et dit d'un ton radouci, en le regardant finement: --N'est-ce point toi aussi qui as apporte ces fleurs que j'ai trouvees parfois sur ma fenetre? Il rougit et fit signe que oui de la tete. --Pourquoi as-tu fait cela? --Je ne voulais pas que tu me crusses ingrat. Les autres, ca m'est egal; mais, toi, je ne veux pas, tiens!... Alors, j'ai pense que tu devinerais et que tu me pardonnerais, repondit-il sincerement. --C'est du joli! Comment as-tu pu parvenir jusqu'a ma fenetre? Malheureux! n'as-tu pas reflechi que tu pouvais te tuer et que je ne me serais jamais pardonne ta mort? Il se sentit le coeur ensoleille. Allons, elle n'etait plus fachee. Elle l'aimait toujours, puisqu'elle tremblait pour lui. Et, riant d'un bon rire clair: --Il n'y a pas de danger, dit-il. Je suis petit, mais je suis adroit, tiens! --C'est vrai que tu es adroit comme un singe, dit-elle en riant de bon coeur, elle aussi. N'importe, ne recommence plus... tu me remettras tes fleurs toi-meme, je serai plus tranquille. --Tu veux bien que je vienne te voir? fit-il tremblant d'espoir. Elle eut sa petite moue de pitie dedaigneuse: --A present que te voila revenu, tu ne vas pas t'en retourner, je pense? dit-elle. --Mais ton pere? Elle eut un geste autoritaire pour signifier que ce n'etait pas cela qui l'embarrassait et trancha: --Veux-tu me voir, sans te cacher comme un voleur, oui ou non? Il joignit les mains avec un air extasie. --En ce cas, dit-elle, ne t'inquiete pas du reste. Tu prendras tes repas avec nous, tu coucheras ici, je vais te faire habiller decemment, et, pour ce qui est du travail, tu ne feras que ce que tu voudras bien faire de ton chef, et dans la mesure de tes forces. Allons, viens. Il secoua la tete et ne bougea pas. Elle palit et, fixant sur lui un regard de douloureux reproche, elle dit avec des larmes dans la voix: --Tu ne veux pas? Et tout aussitot, avec son petit air autoritaire et decide, elle ajouta: --Je ne suis donc plus ta petite maitresse? Je ne commande plus? Tu te revoltes? Tres doucement, mais avec un air obstine, il dit: --Tu es et tu seras toujours toute ma joie. Je passerais a travers le feu pour te voir... Mais je ne veux plus que tu me nourrisses. Malgre elle, elle eut un regard sur ses loques et, encore un coup, il baissa la tete en rougissant. Elle lui prit le menton du bout de ses petits doigts, l'obligea a relever la tete et plongea avec une grande tendresse son regard innocent dans le sien. Et elle comprit ce qui se passait dans son esprit. Et elle eut cette delicatesse vraiment feminine de ne pas insister. --Soit, dit-elle apres un silence. Tu viendras quand tu voudras. Quant au reste, tu feras comme tu voudras. Seulement n'oublie pas, si tu avais besoin, que tu me ferais une grosse peine de ne pas te souvenir que je suis et resterai toujours pour toi une soeur tendre et devouee. Me promets-tu de ne pas oublier? Elle dit ceci avec une grande douceur et une emotion poignante. Alors, ainsi qu'il leur arrivait parfois quand elle faisait la reine, et qu'il lui rendait humble hommage, il s'agenouilla et posa doucement ses levres sur la pointe de son petit soulier de satin. Elle recut l'hommage sans fausse modestie, comme un tribut du a sa beaute et a sa bonte, mais avec un regard attendri ou percait une pointe de malice nuancee de pitie. Lui, cependant, se redressait et disait dans un grand elan de tout son etre: --Tu es et tu seras toujours ma petite maitresse. Elle frappa joyeusement dans ses petites mains et, orgueilleusement triomphante: --Viens, dit-elle, rose de plaisir, viens voir mon pere! --Non! dit-il encore doucement. Elle frappa du pied d'un air mutin, et moitie boudeuse, moitie curieuse: --Qu'y a-t-il encore? --Je ne veux pas que ton pere me voie dans cet etat. Je reviendrai demain et tu verras que je ne te ferai pas honte. Comment s'arrangea-t-il? Par quel tour de force d'ingeniosite? Par quelle mysterieuse besogne accomplie fort a propos? C'est ce que nous ne saurions dire. Tant il y a que, lorsqu'il revint le lendemain, il etait superbe dans son costume presque neuf, qui sans avoir rien de fastueux, comme de juste, etait d'une proprete meticuleuse et d'une elegance qui faisait admirablement valoir la gracilite de la jolie miniature qu'il etait. Aussi le Chico triompha sur toute la ligne. D'abord, il vit les yeux de la coquette Juana briller de plaisir a le voir si propre et si elegamment attife. Ensuite, il put lire, sur les physionomies ebahies de Manuel et des serviteurs accourus, la stupeur admirative que leur causait la vue de Chico en fringant cavalier. Depuis ce jour, il eut soin de reserver un costume coquet qu'il n'endossait que pour aller voir sa petite maitresse, et qu'il rangeait soigneusement ensuite dans quelqu'une de ces cachettes connues de lui seul. Le reste du temps, ses haillons ne lui faisaient pas peur. Juana n'avait eu qu'a jeter ses bras au cou de son pere pour obtenir le pardon de Chico. Et, comme le bonhomme n'etait pas mechant, il avait accueilli convenablement le retour de l'ingrat, comme il disait. A la fete de Juana, et a certaines fetes carillonnees, le Chico s'arrangeait toujours de facon a apporter quelques menus cadeaux que "petite maitresse" acceptait avec une joie bruyante, car ils consistaient generalement en objets de toilette, et nous savons que la coquetterie etait son peche mignon. Ces jours-la, El Chico daignait accepter l'invitation a diner de Manuel, et prenait place a la table familiale, a cote de sa maitresse, aussi heureuse que lui. Au coin de son atre mourant, le Chico se rememorait tristement toutes ces choses, pendant que Juana, la-haut, s'occupait de ses hotes. Juana, si ignorante qu'elle fut des choses de l'amour, etait bien trop fine et deluree pour ne pas avoir devine depuis longtemps ce que le Chico se donnait tant de peine a lui cacher. Et, de fait, il n'etait pas besoin d'etre fort experte pour comprendre que le nain etait entierement dans sa petite main a elle. Si elle etait amoureuse ou non de Chico, c'est ce que nous verrons par la suite. Ce que nous pouvons dire c'est qu'elle etait habituee a le considerer comme une chose bien a elle et exclusivement a elle. L'adulation du nain l'avait inconsciemment conduite a l'egoisme. Elle etait naivement et sincerement penetree de sa superiorite, bien penetree de cette pensee que, si elle etait, elle, parfaitement libre de ses sentiments, libre de le choyer ou de le faire souffrir selon son caprice, il n'en pouvait etre de meme de lui, qui ne devait avoir aucune affection en dehors d'elle. Sur ce point, si elle n'etait pas amoureuse, elle etait du moins fort exclusive, et, pour mieux dire, jalouse, au point qu'elle eut souffert a la seule pensee d'une infidelite, voire d'une preference, meme momentanee. Mais, tout ceci, le nain l'ignorait. Car, s'il etait discret elle ne l'etait pas moins. Et c'etait a ce moment qu'une parole de Fausta, lancee au hasard, pour sonder le terrain, etait venue jeter le trouble dans son ame jusque-la peut-etre resignee. Etait-il possible, a present qu'il etait riche, qu'il put se marier comme tous les autres hommes? Oserait-il jamais parler et comment serait accueillie sa demande? Ne souleverait-il pas un eclat de rire general et son pauvre amour, si pur, si desinteresse, connu de tous, ne ferait-il pas un objet de derision universelle? Et Juana? L'aimait-elle? Juana aimait d'amour ailleurs, et, le rival prefere, il ne le connaissait que trop. La voix aigre et grondeuse de la duegne Barbara le tira de sa reverie. --Sainte Vierge! clamait la matrone, vous voulez donc vous tuer? Mais que se passe-t-il donc? --Il ne se passe rien, ma bonne Barbara, j'ai affaire en bas et n'irai me coucher que lorsque j'aurai fini. --Ne suis-je plus bonne a vous aider? --J'ai besoin d'etre seule. Va te coucher. Dans un instant j'irai aussi. Chico entendit encore de vagues imprecations, le bruit sourd de savates trainant sur le carreau, puis le bruit d'une porte poussee rageusement. Un moment de silence se fit. Juana, evidemment, s'assurait que la duegne obeissait, puis Chico percut le bruit de petits talons claquant sur les marches de chene sculpte de l'escalier interieur. Il se laissa glisser de son escabeau et il attendit debout. La jeune fille penetra dans la cuisine. Sans, dire un mot, elle se laissa tomber dans un large fauteuil de bois, et, posant le coude sur la table, elle laissa tomber sa tete dans sa main et resta ainsi, sans un mouvement, les yeux fixes, dilates, sans une larme. Silencieusement, Chico s'assit devant elle, sur les dalles propres et luisantes de la cuisine, et, comme s'il eut craint pour elle le froid des dalles, il prit doucement ses petits pieds dans ses mains et les posa sur lui en les tapotant doucement. Soit que Juana fut habituee a ce manege, soit qu'elle fut trop preoccupee, elle ne parut preter aucune attention aux soins tendres et delicats dont il l'entourait. Lui, sans dire un mot, la contemplait tristement de ses yeux de bon chien, et, quand il la sentait frissonner, il pressait doucement ses pieds, comme pour lui dire: "Je suis la! Je compatis a tes douleurs." Longtemps, ils resterent ainsi silencieux. Enfin, il murmura d'une voix apitoyee: --Tu souffres, petite maitresse? Elle ne repondit pas. Mais sans doute la chaude tendresse qui semblait emaner de lui fit se dilater son pauvre coeur meurtri, car elle laissa tomber sa jolie tete dans ses mains et se mit a pleurer doucement, silencieusement, a tout petits sanglots convulsifs. --Pauvre Juana! dit-il encore. Et c'etait admirable qu'il eut la force de la plaindre, elle d'abord. Car il savait bien ce qu'elle avait et pourquoi elle pleurait ainsi: et ses larmes retombaient sur son coeur a lui, comme des gouttes de plomb fondu. Et, poussant l'oubli de soi jusqu'a la plus complete abnegation, il prit les devants et, bravement, les larmes dans les yeux, mais un sourire stoique aux levres, il dit: --Tu l'aimes donc bien? --Qui? Il savait bien qu'il n'avait pas besoin de le nommer et qu'elle comprendrait quand meme. Seulement la question en soi la laissa toute desemparee. Evidemment, elle ne s'etait jamais interrogee elle-meme, car elle ecarta ses mains et, le regardant de ses yeux baignes de larmes, elle dit avec une naivete touchante: --Je ne sais pas! Il eut une seconde d'espoir. Si elle ne savait pas elle-meme, le mal n'etait peut-etre pas irreparable. Espoir tres fugitif. Tout de suite l'aveu detourne jaillit spontanement, douloureux dans sa cruaute involontaire. --Je ne sais pas si je l'aime! Mais ceux qui le poursuivent avec tant d'acharnement et qui, pour le vaincre, lui si courageux et si fort, ont du l'attirer dans quelque odieux guet-apens et l'assassiner lachement, ceux-la je les deteste. Je les deteste et ce sont des assassins... des assassins maudits... oui, maudits. Et, en repetant ces mots avec colere, elle trepignait a coups de talons furieux, oubliant que c'etait sur lui, Chico, qu'elle trepignait ainsi. Lui ne broncha pas. Il n'avait meme pas senti les coups de talon pourtant violents. Elle aurait pu le fouler et l'ecraser litteralement, il, ne s'en serait pas apercu davantage. Il etait devenu livide. Une seule pensee subsistait en lui, qui le rendait insensible a la douleur physique: "Elle deteste et maudit ceux qui l'ont attire dans un guet-apens! Mais j'en suis, moi, de ceux-la!... Alors, elle va me detester et me maudire aussi? Elle me chasserait de sa presence... ce serait fini, il ne me resterait plus qu'a mourir. Mourir!..." Et, comme si ce mot avait un echo dans son esprit a elle, elle reprit en pleurant doucement: --Je ne sais pas si je l'aime! Mais il me semble que je mourrai si je ne le vois plus. Alors, de la voir pleurer, de l'entendre dire qu'elle mourrait, comme un enfant, il se mit a pleurer tout doucement, lui aussi. Et, en pleurant, sans savoir ce qu'il faisait, il baisait les petits pieds et les arrosait de ses larmes, et il repetait dans des sanglots convulsifs: --Je ne veux pas que tu meures! Je ne veux pas. Tout a coup, une idee lui traversa l'esprit. Il se mit debout, et: --Ecoute, petite maitresse, dit-il avec tendresse, va te coucher et dors bien tranquillement. Moi, je vais le chercher, et demain je te le ramenerai. La femme qui aime ailleurs est toujours injuste et cruelle envers qui l'aime et qu'elle dedaigne. Tout lui est sujet a soupcons injurieux. --Tu sais quelque chose! cria-t-elle en le secouant rudement. C'est toi qui es venu le chercher, au fait. C'est toi qui l'as pousse a suivre don Cesar. Qu'en a-t-on fait? Parle! mais parle donc, miserable! --Tu me fais mal! gemit-il, sans se defendre. Honteuse, elle le lacha. --Je ne sais rien, Juana, je te le jure! dit-il tres doucement. Si je suis venu le chercher, c'est pour l'amour de toi. --C'est vrai, dit-elle, comment pourrais-tu savoir! Pour l'amour de moi, tu n'aurais pas voulu aider a le meurtrir. Je suis folle... pardonne-moi. Et elle lui tendit sa main, comme une reine. Et lui, le bon chien fidele, il saisit la main blanche qui venait de le rudoyer et la baisa tendrement. --Que comptes-tu faire? dit-elle. --Je ne sais pas. Mais, si quelqu'un peut le sauver, je crois que c'est moi... Je suis si petit, je passe partout et on ne se mefie pas de moi. Brusquement elle le prit dans ses bras, et, le pressant sur son sein: --Ah! mon Chico! mon cher Chico! si tu me le ramenes sauf, comme je t'aimerai! gemit-elle, retournant sans le savoir le fer dans la plaie. Jamais elle ne l'avait serre dans ses bras comme elle venait de le faire. Et ce baiser qui s'adressait a un autre, il le sentait bien, lui faisait mal. --Je ferai ce que je pourrai, dit-il simplement. Espere. Me promets-tu d'aller te reposer? --Je ne pourrai pas, dit-elle douloureusement. --Il le faut pourtant... Sans quoi, demain, quand je le ramenerai, tu seras fatiguee et il te trouvera laide. Et il souriait en disant cela, le malheureux. Et elle eut la cruaute de dire: --Tu as raison. Je vais me reposer. Je ne veux pas qu'il me trouve laide. --Et quand il sera de retour, que feras-tu? Qu'esperes-tu, Juana? Elle tressaillit et palit affreusement. Qu'esperait-elle, au fait? Elle ne s'etait pas pose cette question, la petite Juana. Elle avait vu le seigneur francais si beau, si brave, si etincelant et si bon aussi. Son petit coeur vierge avait battu la chamade et elle l'avait laisse faire sans se rendre compte du danger qu'il lui faisait courir. Mais, devant la question si nette et si franche du Chico, elle voyait, trop tard, l'enormite a quoi aboutissait son inconsequence. Evidemment il ne pouvait etre question d'union entre la fille d'un hotelier comme elle et ce seigneur francais, envoye du roi de France. Alors, que pouvait-elle esperer? Le Francais avait-il seulement fait attention a elle? Evidemment, elle n'existait pas pour lui, et, s'il avait eu pour elle quelques paroles de banale galanterie, c'etait par pure habilete sans doute, car il n'etait pas fier et il etait si bon. Mais, de la a concevoir un espoir quelconque, quelle folie! --Ramene-le vivant, fit-elle, c'est tout ce que je demande. Pour le reste, je sais bien que je n'ai rien a esperer. Le sire de Pardaillan retournera dans son pays, et, moi, je me consolerai et l'oublierai petit a petit. Tu me resteras, toi, mon Chico, et je t'aimerai bien, va... Nul ne le merite plus que toi. Cette esperance qu'elle lui donnait, sans y croire elle-meme, lui mit la joie dans l'ame, et, pour achever de l'affoler, elle se pencha sur lui, posa chastement ses levres sur son front et dit en le poussant doucement: --Va, Chico. Fais ce que tu pourras. Moi, je vais tacher de reposer un peu en t'attendant. XXIV SUITE DES AVENTURES DU NAIN Le nain s'en fut a petits pas, la tete penchee sur sa poitrine, plonge dans des pensees qui l'absorbaient entierement. Il allait sans apprehension. Qu'aurait-il redoute? Tout ce qu'il y avait de mendiants, de vagabonds dans Seville connaissaient le Chico; Le petit homme ne craignait donc rien, si ce n'est la rencontre d'une ronde de nuit. Mais il avait la vue percante, l'ouie tres fine; il etait vif et leste comme un singe, et, en cas d'alerte, l'exiguite de sa taille lui permettait de se faire un abri de tout ce qu'il rencontrait sur sa route: borne, tronc d'arbre ou simple trou. S'il etait sans apprehensions, par contre, il etait tres perplexe. Remue jusqu'au fond de l'ame par la plainte de Juana disant qu'elle mourrait de la mort de Pardaillan, le Chico, sans mesurer la portee de ses paroles, avait promis de le rechercher et de le ramener vivant, laissant ainsi entendre qu'il etait persuade que le chevalier etait vivant. Or, c'etait tout le contraire. Chico avait de bonnes raisons de croire que celui qu'il considerait comme un rival avait ete proprement occis. Aussi, tout en marchant sous le ciel etoile, il bougonnait, l'air furieux: "J'avais bien besoin de promettre de le chercher. Que vais-je faire maintenant? Le Francais, c'est certain, a l'heure qu'il est, son corps doit rouler dans les flots du Guadalquivir, et c'est bien fait pour lui! Tiens! Pourquoi est-il venu me voler le coeur de Juana?" Ayant ainsi manifeste ses sentiments contre son rival, il reprit le cours de ses reflexions. "Je ne suis pas une bete, tiens! J'ai bien compris que les hommes de Centurion avaient prepare une embuscade dans la maison ou je le conduisais. Si don Cesar n'a rien trouve, c'est que le corps a ete jete dans le fleuve." Il reflechit un moment, l'index pose au coin des levres, sur lesquelles se jouait un sourire ruse. "A moins que le Francais ne soit enferme dans une des caches secretes de la maison. Tiens! c'est qu'il y en a des caches dans cette maison, et je ne les connais pas toutes. Mais pourquoi? Cette idee lui parut absurde. "Non! ce n'est pas pour le relacher que la princesse l'a attire chez elle!" reprit-il. Il s'arreta un instant et reflechit: "Pourtant j'ai promis a Juana. Alors, que faire? Aller visiter les caches que je connais?... Et si, par malheur, je trouve le Francais vivant! Il faudrait donc le prendre par la main et le conduire a petite maitresse?... Est-ce possible?..." Une expression d'angoisse inexprimable crispa ses traits et, farouche, il pensa: "Je suis un homme et je suis riche, maintenant, et je suis bien fait, m'a-t-on dit, et, a part ma petitesse, je n'ai nulle infirmite ni monstruosite. Pourquoi une femme ne voudrait-elle pas de moi? Juana, si grande pres de moi, helas! est toute petite a ce qu'on dit. Si elle le voulait, je ferais d'elle la femme la plus heureuse du monde. Je l'aime tant! Oui, mais suis petit, voila! Alors personne ne veut de moi, elle pas plus qu'une autre. Pourquoi? Parce que le monde se moquerait de la femme qui oserait prendre pour epoux un nain!..." Il mit brutalement ses petits poings sur ses yeux et, de nouveau, la lutte reprit dans cette conscience aux abois: "La princesse, qui est une savante, m'a dit qu'on atteignait les gens plus surement en les frappant dans leurs affections qu'en les frappant eux-memes. Juana m'a dit qu'elle mourrait si ce Francais de malheur ne revenait pas. C'est moi qui l'ai conduit a la mort, le Francais, et Juana, sans le savoir, m'a traite d'assassin. Si Juana meurt, comme elle l'a dit, c'est donc moi qui l'aurai tue et je serai deux fois assassin. Et cela, est-ce possible? Et pourtant!... Si Juana meurt, je meurs. Si je lui amene le Francais, elle vit, et, moi, je meurs quand meme... Je meurs de desespoir et de jalousie... De quelque maniere que je me retourne, c'est moi qui suis frappe. Pourquoi? Quel crime ai-je commis?" Et, tout d'un coup, avec une resolution farouche: "Eh bien, non!... Mourir pour mourir, du moins qu'elle ne soit pas a un autre. Que le Francais maudit disparaisse a tout jamais... Je ne ferai rien pour le sauver... Je le tuerai plutot de mes faibles mains!... Et puis, qui sait? Apres tout, Juana l'a dit aussi, elle oubliera peut-etre, et elle m'aimera, comme avant, elle me l'a promis. Je n'en demande pas davantage..." C'etait la condamnation definitive de Pardaillan que le petit homme decidait la. Ayant pris cette resolution irrevocable, il se hata et atteignit bientot la maison des Cypres. Il s'en fut droit a la porte et, avec precaution, il essaya de l'ouvrir. La porte resista. Il eut un sourire. "La princesse est revenue, murmura-t-il, toutes les portes sont fermees maintenant, et il y a du monde la-dedans. Il s'agit d'etre prudent. Tiens! je n'ai pas envie d'aller rejoindre le Francais au fond du fleuve." Il fit le tour de la muraille, se baissa et chercha a tatons. Quand il se redressa, il tenait une corde mince, longue, munie de forts crampons. Il se dirigea vers le cypres qui touchait le mur. Il fit tournoyer la corde et la lanca contre l'arbre. A la seconde tentative, les crampons se prirent dans les branches de l'arbre. Il tira sur la corde: elle tint bon. Alors, il se mit a grimper avec la souplesse d'un jeune chat. Bientot, il fut dans l'arbre. Il enroula la corde autour de son cou et se laissa glisser a terre. Prudemment, il se dirigea vers le cypres ou il avait cache son tresor. Il prit le sac de Fausta, auquel il avait attache la bourse de don Cesar. Quelques minutes plus tard, il etait hors de la maison, ayant parfaitement reussi son expedition. Il replaca la corde, ou il l'avait prise et se dirigea droit vers le fleuve, non sans s'assurer, d'un coup d'oeil circulaire, que nul ne l'observait. On avait construit la une sorte de quai a pic, au fond duquel, maintenues par une solide maconnerie, les eaux basses roulaient lentement. A une faible distance du sol, et hors de l'atteinte des eaux, il y avait une bouche, un trou noir, ferme par une grille de fer dont les barreaux croises etaient enormes et tres rapproches. El Chico se suspendit dans le vide, au-dessus de cette bouche, et, avec une adresse qui denotait une grande habitude, il se trouva bientot cramponne a la grille. Il saisit un des barreaux, scie depuis longtemps sans doute, et le deplaca sans effort. Cela fit une ouverture carree au travers de laquelle un homme mince et petit n'aurait pu passer et par laquelle il se laissa glisser tres facilement, apres avoir remis le barreau en place. Il se trouva dans un conduit tapisse de sable fin et de voute tres basse, bien que le nain put s'y tenir droit. Ce couloir etait coupe en differents endroits par des murs epais qui etaient charges d'arreter les incursions indiscretes. Seulement, dans chacun de ces murs, des ouvertures avaient ete menagees, habilement dissimulees et actionnees au moyen de ressorts caches, dont Fausta ignorait l'existence, sans quoi elle n'eut pas manque de prendre les precautions necessaires pour se mettre a l'abri d'une irruption inattendue. El Chico paraissait connaitre a merveille tous les tours et detours du souterrain ainsi que les differentes manieres d'ouvrir les portes secretes, car il allait sans hesitation. Comment connaissait-il ces secrets? Par hasard sans doute. Le nain avait du decouvrir fortuitement la premiere ouverture. Faible comme il etait, sans appui, a la merci du premier venu, il avait compris qu'il pouvait se creer la une retraite sure, que nul ne pourrait soupconner. Il n'avait pas hesite et s'etait installe aussitot. Comme il etait intelligent et observateur, il n'avait pas tarde a soupconner qu'il devait y avoir autre chose que le cul-de-sac qu'il avait decouvert. Et il s'etait mis a le chercher. Durant des mois, durant des annees, il avait ainsi longuement, patiemment etudie son domaine, pierre a pierre. Et, favorise par le hasard sans doute, il avait peu a peu decouvert la plus grande partie des ouvertures secretes de ces substructions. Apres avoir fait pivoter ou s'enfoncer des pans de muraille qui se redressaient derriere lui, apres avoir ouvert, rien qu'en les touchant, de monstrueuses portes de fer qui se refermaient d'elles-memes sur lui, il parvint au pied d'un petit escalier de pierre tres etroit et tres raide. Il etait dans l'obscurite la plus complete, mais il n'en paraissait nullement gene et se dirigeait avec autant de facilite que s'il avait ete eclaire. Il grimpa une dizaine de marches et ne s'arreta que lorsque son front vint heurter la voute. Alors, il se pencha sur les marches et chercha des doigts, a tatons. Un declic se fit entendre, la dalle placee au-dessus de sa tete se souleva d'elle-meme et sans bruit. Avant de monter les deux dernieres marches, il chercha dans une autre direction. Un nouveau declic se fit entendre. Alors seulement il franchit les dernieres marches et penetra dans un caveau, en disant tout haut, comme ont coutume de faire les personnes qui vivent seules: "Enfin, me voici chez moi!" Et, sans se retourner, certain que la dalle se refermerait d'elle-meme, il fit deux pas et s'accroupit devant une des parois du caveau. Il toucha du doigt une plaque de marbre. Actionnee par le ressort qu'il avait declenche avant d'entrer, la plaque bascula, et, avec elle, toute la maconnerie sur laquelle elle etait cimentee. Cela fit une excavation si basse qu'il dut baisser la tete pour la franchir. Il alluma une chandelle, dont la lueur vacillante eclaira faiblement le trou dans lequel il venait de penetrer. C'etait un petit reduit, pratique dans l'epaisseur de la muraille. Ce reduit pouvait avoir six pieds de long sur trois de large. Il etait assez haut pour qu'un homme de taille moyenne put s'y tenir debout. Il y avait la-dedans une caisse elevee sur quatre pieds qui l'isolaient du sol, recouvert de sable fin. La caisse etait bourree de paille fraiche, et, sur cette paille, deux petits matelas etaient etendus. Des draps blancs et des couvertures achevaient de lui donner l'apparence d'un lit confortable. Il y avait une autre caisse amenagee comme un buffet. Il y avait un petit coffre solide, muni de grosses serrures, s'il vous plait, une petite table, deux petits escabeaux, de menus ustensiles de menage, tout cela reluisant de proprete. On eut dit l'interieur d'une poupee. C'etait le palais d'El Chico. Le reduit etait aere par un soupirail devant lequel El Chico avait installe lui-meme et rudimentairement un volet de bois. Ayant allume sa chandelle, le nain eut la precaution de pousser le volet. Mais il ne referma pas la plaque qui masquait l'entree de sa demeure. Il etait si sur que nul ne le pouvait surprendre par la! Ce que Fausta apprehendait si vivement s'etait realise. Pardaillan n'etait pas mort par le poison. Apres quelques heures d'un sommeil qui ressemblait a la mort, le reveil se fit tres lentement. Pardaillan se mit sur son seant et considera d'un oeil trouble l'etrange lieu ou il se trouvait. Sous l'influence des emanations soporifiques dont l'air avait ete sature, son cerveau engourdi subissait comme une sorte d'ivresse qui abolissait la memoire et paralysait l'intelligence. Peu a peu, ces effets stupefiants se dissiperent, le cerveau se degagea, la memoire lui revint; il retrouva toute sa conscience, et, avec elle, il retrouva ce sang-froid qui le faisait si redoutable. Il ne fut d'ailleurs pas etonne de se voir vivant. Pardaillan pensait--et du diable s'il savait pourquoi--qu'il echapperait au hideux supplice que lui reservait Fausta. Le pensant, il le disait sans meme songer aux consequences facheuses que sa franchise pouvait avoir. Donc, ayant recouvre ses esprits, il ne fut pas etonne de voir qu'il avait echappe au poison. Il gouailla: "Mme Fausta joue vraiment de malheur avec moi! Son poison a fait long feu. Je le lui avais bien dit. Maintenant, il ne me reste plus qu'a realiser la seconde partie de ma prediction qui est, si j'ai bonne memoire, que je dois sortir d'ici avant que la faim et la soif ne m'aient terrasse, ainsi qu'en a decide cette bonne Mme Fausta qui me comble vraiment de ses attentions." Sortir d'ici, comme disait si simplement le chevalier, apparaissait pourtant comme une entreprise plutot energique. Il n'y pensa pas un instant et murmura: "Voyons! depuis ce matin, je me debats dans une foule de lieux divers qui sont des merveilles de mecanique, comme dit M. d'Espinosa. "Ce serait bien du diable si ce tombeau n'etait pas quelque peu machine. Au surplus, je connais ma Fausta, et il me parait invraisemblable qu'elle ne se soit pas reserve quelque voie secrete ou il lui soit possible de s'assurer qu'elle me tient toujours. Cherchons donc." Et il se mit a chercher methodiquement, minutieusement, patiemment, autant que cela lui etait possible dans la nuit opaque qui l'enveloppait. Mais, depuis la veille, il n'avait pris aucun repos. Sans doute, aussi, le narcotique avait affaibli ses forces, car il dut s'arreter au bout de quelques instants. "Diable! fit-il, m'est avis que voila une recherche qui pourrait etre plus laborieuse que je ne le jugeais de prime abord. C'est le poison de Mme Fausta qui casse ainsi les jambes? Ne nous epuisons pas, laissons l'effet se dissiper entierement en nous reposant un peu." Ayant decide, faute de siege, il s'assit sur son manteau plie sur les dalles et attendit le retour de ses forces. Apres un repos assez long, il jugea ses forces suffisantes pour reprendre son travail. Et, tout a coup, au lieu de se lever, il se coucha tout de son long, l'oreille collee contre les dalles. Il se redressa presque aussitot et, restant a terre, appuye sur ses mains, avec un sourire narquois, il murmura: "Par Dieu! ou je me trompe fort, ou voici qui va m'eviter de longues recherches. Si c'est Mme Fausta qui, pour en finir, m'envoie..." Il s'interrompit, la sueur de l'angoisse au front. "S'ils sont plusieurs, et c'est probable, songea-t-il, aurai-je la force de lutter?" Il s'accroupit sur les talons et se mit silencieusement a faire jouer les articulations de ses bras. "Bon! fit-il avec un sourire de satisfaction, s'ils ne sont pas trop nombreux, on pourra peut-etre s'en tirer." Et il se rencogna contre le mur, l'oreille tendue, l'oeil attentif, pret a l'action. Il vit une dalle, la, devant lui, osciller legerement. Vivement, il s'approcha, se cala solidement sur les genoux et attendit. Maintenant, la dalle, poussee par une main invisible, se soulevait lentement et, en se soulevant, elle masquait Pardaillan accroupi. Sans bouger de sa place, il tendit ses mains, pretes a se refermer sur le cou de l'ennemi qu'il attendait la, a l'orifice du trou beant. Ses mains ne s'abattirent pas. Au lieu des hommes armes qu'il attendait, Pardaillan, etonne, vit surgir un petit diable qu'il reconnut aussitot, car il murmura avec ebahissement: "Le nain!... Est-il seul? Que vient-il faire ici?" Comme s'il eut voulu le renseigner, le nain s'ecria a haute voix: "Enfin! Me voila chez moi!" "Chez lui! pensa Pardaillan en regardant autour de lui. Il ne couche pourtant pas dans ce tombeau." La dalle se refermait automatiquement, mais il ne s'en occupait plus maintenant. Il avait change d'idee. Il n'avait d'yeux que pour El Chico. El Chico, qui avait commis une grave imprudence en ne se retournant pas, ouvrait la porte--si l'on peut ainsi dire--de son logis et allumait sa chandelle. "Ah! ah! fit Pardaillan emerveille, voici donc ce qu'il appelle son chez lui! Du diable si j'aurais jamais trouve le secret de ces ouvertures. Mais voici un petit bout d'homme que je ne serais pas fache d'etudier d'un peu pres!" El Chico avait--deuxieme imprudence--laisse sa porte ouverte. En rampant, Pardaillan s'approcha de l'ouverture et jeta un coup d'oeil indiscret dans l'interieur. Il ne put s'empecher d'eprouver une sorte d'admiration pour l'ingeniosite deployee par le petit homme dans l'amenagement de son mysterieux retrait. Emporte par son coeur genereux, Pardaillan oubliait ses preventions contre le nain qu'il soupconnait vehementement d'avoir participe a le mettre dans la situation precaire ou il se trouvait. Sa bonte naturelle faisait taire son sentiment et il n'eprouvait plus qu'une immense pitie pour le pauvre petit desherite. Le nain s'etait assis devant sa table et il tournait le dos a l'ouverture par laquelle Pardaillan pouvait l'observer a loisir. Chico etait du reste a mille lieues de soupconner qu'on l'epiait. Apres etre reste un long moment pensif, il allongea la main vers le sac et le vida sur la table. "Peste! songea Pardaillan en entendant le bruit de l'or remue, ce petit mendiant est riche comme feu Cresus. Ou a-t-il pris cet or?" "Les cinq mille livres y sont bien. La princesse n'a pas menti", dit Chico, comme pour le renseigner. "De mieux en mieux, se dit Pardaillan, il est cousu d'or et il connait des princesses! Une idee lui passant soudain par l'esprit, une lueur de colere s'alluma dans son oeil. "Triple sot! fit-il. Cette princesse, c'est Fausta... Cet or, c'est le prix de mon sang... C'est pour toucher cet or que ce miserable avorton m'a conduit dans le traquenard ou j'ai donne, tete baissee!" Le nain replaca son or dans le sac qu'il ficela solidement, puis il alla a son coffre, en tira une poignee de pieces d'argent qu'il deposa sur la table. Il vida ensuite la bourse qu'il tenait de la generosite de don Cesar et fit son compte a haute voix. "Cinq mille cent livres, plus quelques reaux", dit-il. "Il a l'air lugubre, pensa le chevalier. Cinq mille livres constituent pourtant un assez joli denier. Serait-ce un avare?" "Je suis riche! riche! repeta le Chico d'un air morne. Et, avec colere: a quoi me sert cette fortune? Juana ne voudra jamais de moi, puisqu'elle aime le Francais!" "Oh! diable! s'ecria Pardaillan dans son for interieur. Voici du nouveau, par exemple! Je commence a comprendre maintenant. Ce n'est pas un avare, c'est un amoureux... et un jaloux. Pauvre petit diable!" "Et le Francais est mort!" continua le Chico. "Je suis mort? Je veux bien, moi!..." "Que vais-je faire de tout cela?... Puisque je ne puis avoir Juana, eh bien, j'emploierai cet or en cadeaux pour elle. Il y a de quoi en acheter, des bijoux et des casaques richement brodees, et des robes, et des echarpes, et des mantilles, et des mignons souliers..." Il rayonnait, le Chico. "Ou diable l'amour va-t-il se nicher?" pensa Pardaillan. La joie du nain tomba soudain. Il rala: "Non! Je ne veux meme pas avoir cette joie. Juana s'etonnerait de me voir si riche. C'est qu'elle est fine, tiens! Elle devinerait peut-etre d'ou m'est venue ma richesse. Elle me chasserait, elle me jetterait mes cadeaux au visage en me traitant d'assassin!" Et, d'un geste furieux, il balaya le sac qui alla rouler sur les dalles. "Tiens! tiens! fit Pardaillan, dont l'oeil petilla, il me plait ce petit bout d'homme!" Le Chico allait et venait avec agitation dans son petit reduit. Il s'arreta devant l'ouverture, l'oeil perdu dans le vague, le sourcil fronce, et murmura: "Assassin... Juana l'a dit: je suis un assassin... Au meme titre que ceux qui ont tue le Francais... plus... Tiens, sans moi, il ne serait pas mort. Je n'avais pas pense a cela, moi. La jalousie me rendait fou... Et, maintenant, je comprends, et je me fais horreur!..." Pardaillan suivait avec une attention passionnee les phases du combat qui se livrait dans l'esprit du nain. Celui-ci reprit a haute voix le cours de ses reflexions coupees par les apartes du chevalier: "Le Francais n'est peut-etre pas mort? Il est peut-etre encore possible de le sauver. Je l'ai promis a Juana!" "Je ne pensais pas que cette petite Juana put s'interesser si vivement a moi!" "Si le Francais est mort, Juana mourra et, moi, je mourrai de la mort de Juana." "Mais non, mais non! Je ne veux pas toutes ces morts sur ma conscience, morbleu!" "Si le Francais est vivant et que je le sauve..." "Ceci est mieux!... Voyons que fais-tu en ce cas?" "Juana sera heureuse... Le Francais l'aimera. Combinent ne pas l'aimer? Elle est si jolie!" "La peste soit des amoureux! Ils sont tous les memes! Ils se figurent que l'univers entier n'a d'yeux que pour l'objet de leur flamme." "Le Francais l'aimera et alors je mourrai." "Encore! Decidement, c'est une manie!" "Qu'importe apres tout! Est-ce que je compte? J'aurai repare le mal que j'aurai fait. Je ne serai plus un assassin. Ma maitresse me devra son bonheur." "Superbe idee, par ma foi!" "C'est dit. Je vais fouiller toutes les caches que je connais." "Bon! Tu n'iras pas loin", dit Pardaillan en riant sous cape. Et, sans faire de bruit, il se retira au fond du cachot, s'enroula dans son manteau, s'etendit sur les dalles et parut dormir profondement. "Si je ne le trouve pas... s'il est mort... demain j'irai le reclamer a la princesse", continua le nain. Il grommela encore quelques mots vagues, et brusquement eteignit sa chandelle et sortit en disant: "Allons!" Tout de suite, la tache noire que faisait Pardaillan etendu sur les dalles blanches attira ses regards. Il frissonna: "Le Francais!" Il blemit et se sentit defaillir. Il ne s'attendait pas a le trouver si vite... La surtout... Il s'inquieta: "Comment ne l'ai-je pas vu en entrant? Ah! oui, la dalle le masquait et je ne me suis pas retourne. Aussi, comment supposer... Et moi qui ai parle tout haut!..." Il s'approcha doucement de Pardaillan qui le guignait du coin de l'oeil, tout en paraissant profondement endormi. "Serait-il mort?" songea le nain. Cette pensee le fit fremir, sans qu'il eut pu dire si c'etait de joie ou d'apprehension. Entre le mal et le bien, la lutte avait ete longue et rude. Maintenant, le bien triomphait definitivement; il etait bien resolu a sauver son rival, et, cependant, on l'eut fort etonne en lui disant qu'il accomplissait un acte heroique. Il s'approcha encore de Pardaillan et il percut le bruit rythme de sa respiration. "Il dort!" fit-il. Et, malgre la jalousie qui le dechirait, il ne put se tenir de rendre un hommage merite a son rival, car il murmura en hochant doucement la tete: "Il est brave. Il dort et il doit cependant savoir ce qui l'attend et qu'il peut etre frappe pendant son sommeil. Oui, il est brave, et c'est peut-etre pour cela que Juana l'aime." El Chico ne se doutait pas que celui dont il admirait la bravoure, tout en feignant de dormir, l'admirait lui-meme pour une bravoure qu'il ne soupconnait pas. XXV OU LE CHICO SE DECOUVRE UN AMI Le nain se pencha sur le chevalier et le toucha a l'epaule. Celui-ci feignit de se reveiller en sursaut. Il le fit d'une maniere si naturelle qu'El Chico s'y laissa prendre. Pardaillan se mit aussitot sur son seant, et, ainsi place, il dominait encore d'une bonne moitie de tete le nain debout devant lui. --Le Chico! s'exclama Pardaillan, etonne. Te voila donc prisonnier aussi, pauvre petit! --Je ne suis pas prisonnier, seigneur Francais, dit le Chico avec gravite. --Tu n'es pas prisonnier! Mais, alors, que fais-tu ici, malheureux? N'as-tu pas entendu! c'est la mort, une mort hideuse, qui nous attend. Le Ohico parut faire un effort, et, d'une voix sourde: --Je suis venu vous chercher, pour vous sauver! --Pour me sauver? Ah! diable!... Tu sais donc comment on sort d'ici, toi? --Je le sais, seigneur. Tenez, voyez! En disant ces mots, le Chico s'approchait de la porte de fer et, sans chercher, il appuyait sur un des nombreux clous enormes qui rivaient les plaques epaisses. La dalle s'etait soulevee sans bruit. --Voila! dit simplement le Chico. --Voila! repeta Pardaillan avec son air le plus naif. C'est par la que tu es venu pendant que je dormais? Le Chico fit signe que oui de la tete. --Je n'ai rien entendu. Et c'est par la que nous allons nous en aller? Nouveau signe de tete affirmatif. --Il vaudrait mieux partir tout de suite, seigneur, dit le Chico. --Nous avons le temps, dit Pardaillan avec flegme. Tu savais donc que j'etais enferme ici? Car tu m'as bien dit, n'est-ce pas, que tu etais venu me chercher? --Je l'ai dit. La verite est que, si je vous cherchais, j'ignorais que vous fussiez ici. --Alors, pourquoi y es-tu venu? Qu'y fais-tu? Toutes ces questions mettaient le nain dans un cruel embarras. Pardaillan ne paraissait pas le remarquer. --C'est ici mon logis, tiens! lacha El Chico. Il n'avait pas plus tot dit qu'il regrettait ses paroles. --Ici? dit Pardaillan incredule. Tu veux rire! Tu ne loges pas dans cette maniere de sepulture? Le nain fixa le chevalier. El Chico n'etait pas un sot. Il haissait Pardaillan, mais sa haine n'allait pas jusqu'a l'aveuglement. S'il avait pu, il aurait tue Pardaillan en qui il voyait un rival heureux, et il n'eut eprouve aucun remords de ce meurtre. Il avait cependant senti ce qu'il y avait de bas dans le fait de conduire son rival a la mort pour une somme d'argent.--Et lui, pauvre diable, vivant de rapines ou de charite, il avait rejete avec degout cet or primitivement accepte! Il eut honte d'avoir hesite et, a la question de Pardaillan, repondit franchement: --Non, mais je loge ici. Et il demasqua l'ouverture de son reduit et alluma sa chandelle. Pardaillan, qui avait sans doute son idee, penetra derriere lui. --Bon! fit-il, on se voit les yeux. C'est deja mieux. Avec un naif orgueil, le nain levait sa chandelle pour mieux eclairer les pauvres splendeurs de son logis. Il oubliait qu'en meme temps il eclairait en plein le sac d'or etale sur les dalles. --C'est merveilleux! admira le chevalier avec une complaisance qui fit rougir de plaisir le nain. Mais comment peux-tu vivre ainsi dans cette maniere de tombeau? --Je suis petit. Je suis faible. Les hommes ne sont pas toujours tendres pour moi. Ici, je suis en surete. Pardaillan le considera avec une expression apitoyee. --On ne vient jamais te deranger? fit-il, indifferent. --Jamais! --Ceux de la maison, la-haut? --Non plus. Personne ne connait cette cache. Tiens! il y en a des caches dans la maison que nul ne connait, hormis moi. Pour se mettre au niveau du nain debout, Pardaillan s'assit gravement a terre. Et, sans savoir pourquoi, le Chico desempare fut touche de ce geste, comme il avait ete touche du compliment sur son logis. Il lui semblait que ce seigneur si brave et si fort ne consentait a s'asseoir ainsi sur les dalles froides que pour ne pas l'ecraser de sa superbe taille, lui, Chico, si petit. Il croyait n'eprouver que de la haine pour ce rival, et il etait tout effare de sentir la haine s'effacer; il etait stupide de sentir poindre en lui un sentiment qui ressemblait a de la sympathie; il en etait stupide et indigne contre lui-meme aussi. Sans trop savoir ce qu'il disait, peut-etre pour cacher ce trouble etrange qui pesait sur lui, le petit homme dit: --Seigneur, il est temps de partir, croyez-moi. --Bah! rien ne presse. Et, puisque personne ne connait cette cache, comme tu dis, nul ne viendra nous deranger. Nous pouvons bien causer un peu. --C'est que... je ne peux pas vous faire sortir par ou je passe d'habitude, moi. --Parce que? --Vous etes trop grand, tiens! --Diable! Alors? Tu connais un autre chemin par ou je pourrai passer? Oui!... Tout va bien. --Oui, mais, par ce chemin, nous pourrons rencontrer du monde. --Ces souterrains sont donc habites? --Non, mais quelquefois il y a des hommes qui se reunissent la-dedans... Aujourd'hui, justement, il y a une reunion. --Qu'est-ce que ces hommes, et que font-ils? demanda curieusement le chevalier. --Je ne sais pas, seigneur. Ceci fut dit d'un ton sec. Pardaillan vit qu'il savait, mais qu'il n'en dirait pas plus long. Il etait inutile d'insister. Il eut un leger sourire et poursuivit: --Sais-tu que j'etais condamne a mort? Oui. Je devais mourir de faim et de soif. Le nain chancela. Une teinte livide se repandit sur son visage. --Mourir de faim et de soif, begaya-t-il en frissonnant. C'est horrible! --En effet. Tu n'aurais pas imagine cela, toi? C'est une idee d'une princesse de ma connaissance... que tu ne connais pas, toi, heureusement pour toi... En disant ces mots sur un ton tres naturel, Pardaillan souriait doucement. Pourtant, le nain rougit. Il lui semblait que l'etranger voulait lui faire sentir de quelle abominable action il s'etait fait le complice. Il ne se reconnaissait plus, le petit homme. Voici maintenant que des choses qu'il n'avait jamais soupconnees jusque-la se levaient dans son esprit eperdu, Et il considerait avec un respect mele d'une terreur superstitieuse cet etranger qui, sans en avoir l'air, en souriant d'un air railleur, disait tres simplement des choses tres simples qui, neanmoins, lui mettaient dans la tete des idees confuses, qu'il ne comprenait pas tres bien et qui heurtaient ses idees accoutumees. Pourquoi, puisqu'il le haissait, pourquoi la pensee de l'affreux supplice, cette pensee qui eut du le rendre joyeux, le soulevait-elle d'horreur et de degout? Pourquoi? Qu'y avait-il donc en lui? Entre deux ames egalement belles et pures, il y a des affinites secretes qui font que, sans se connaitre, elles se devinent et s'apprecient a leur juste valeur. Pardaillan ne connaissait pas le nain, il avait de bonnes raisons de croire qu'il lui devait d'avoir ete place dans la situation critique ou il se trouvait. Pourquoi n'eprouvait-il aucune colere contre lui? Pourquoi n'eprouva-t-il que de la pitie? Pourquoi concut-il instantanement le projet d'arracher cette petite creature inconnue a l'affreux desespoir ou il la voyait sombrer? Pourquoi? Le nain ne connaissait pas Pardaillan. Il avait de bonnes raisons de le hair de haine mortelle. Pourquoi eut-il l'intuition que cette raillerie aigue, cette ingenuite narquoise n'etaient qu'un masque? Comment devina-t-il que, sous ce masque, se cachaient la bonte, la pitie, la generosite, le desinteressement? Pourquoi, alors qu'il croyait n'avoir que de la haine au coeur, se sentait-il attire vers cet homme deteste? Pourquoi enfin--et ceci paraitra peut-etre une contradiction?--pourquoi ce sourire railleur avait-il le don de l'exasperer, malgre qu'il vit qu'il n'y avait que bonte dessous? Pourquoi? Nous constatons. Nous ne nous chargeons pas d'expliquer. Pour tout dire, aux mains de Pardaillan, le Chico etait un peu comme un pur-sang sauvage aux mains d'un ecuyer consomme: il a beau se cabrer et ruer, la main souple et ferme, sans avoir besoin de recourir a la cravache, l'oblige a se calmer et a suivre docilement le chemin par ou elle veut le faire passer. Voyant qu'il se taisait, le chevalier reprit, soudain grave: --Tu vois de quel epouvantable supplice tu me sauves! Je ne suis pas riche, Chico, mais tout ce que j'ai, a compter d'aujourd'hui, t'appartient. Je veux que tu sois comme un petit frere pour moi. Tu n'auras plus besoin de te terrer comme une bete. Le chevalier de Pardaillan veillera sur toi, et sache qu'il faut respecter ceux qu'il aime et estime. Voici ma main, Chico. En disant ces mots, il tendit sa main loyale, et, dans ses yeux, il y avait comme une lueur de malice. Le nain hesita une seconde. Un instinct particulier lui fit-il deviner l'imperceptible malice... Aussi vivement, et comme s'il eut eu peur de se bruler au contact de cette main qui se tendait a lui, largement ouverte, il cacha la sienne derriere son dos. Pardaillan ne se facha pas. La pointe de malice du regard s'accentua d'un leger sourire. --Hola! Chico, fit-il. Te croirais-tu trop grand seigneur pour serrer la main que voici? Peste! mon cher, sais-tu qu'ils sont tres rares ceux a qui je la tends ainsi. --Ce n'est pas cela, balbutia le nain, sans trop savoir ce qu'il disait. --Touche la, en ce cas!... Non?... Serait-ce que tu te crois indigne de serrer ma main? Le Chico regarda le chevalier en face, et, d'une voix qui tremblait de honte... ou de fureur: --Et si cela etait? fit-il d'un air de bravade. --Oh! oh! Quoi? tu es indigne? Tu n'es pas le brave garcon que je croyais? Quel crime as-tu donc commis? Le nain, qui, jusque-la, s'etait contenu, tiraille qu'il etait par des sentiments contraires, eclata soudain. --Je ne veux pas de votre amitie, cria-t-il, farouche. Je ne veux pas de votre protection, ni toucher votre main. Je ne veux rien de vous, rien, rien... C'est moi qui vous ai conduit ici, et je savais qu'on voulait vous tuer... Et on m'avait paye pour cette besogne... Oui, on m'avait donne cinq mille livres... et, tenez, les voici! ajouta-t-il en poussant d'un coup de pied furieux le sac qui vint rouler, a demi eventre, aux pieds de Pardaillan, devant qui les pieces d'or s'eparpillerent. --Tu as fait cela? gronda Pardaillan. --Je l'ai fait, tiens! puisque je le dis! fit le nain en soutenant fierement son regard. --Ah! tu as fait cela! fit Pardaillan glacial. Eh bien, tu peux faire ta priere, ta derniere heure est venue. Et, sans se lever, il abattit ses mains puissantes sur les freles epaules d'El Chico, qui ployerent. Devant la pitie qui eclatait parfois tres visible sur le visage du chevalier, le nain s'etait trouve paralyse, indecis, ne sachant quelle contenance garder. Devant le sourire malicieux, la fureur avait gronde dans son coeur, car, malgre sa petite taille et sa faiblesse, il n'en etait pas moins tres chatouilleux. Devant la colere et la menace--reelles et simulees--il retrouva le calme qui lui avait fait defaut jusque la. Il ne fit pas un geste de defense. Peut-etre venait-il de trouver en un eclair la solution vainement cherchee jusqu'alors: mourir etouffe, broye par son ennemi. Mourir, oui!... Mais, du meme coup, son ennemi etait perdu aussi. Comment sortirait-il, apres avoir tue le nain? La dalle du cachot, il est vrai, etait soulevee. Mais apres? L'escalier aboutissait a un cul-de-sac d'ou il lui serait impossible de sortir, faute de connaitre le secret qui ouvrait la paroi. Il n'aurait fait que changer de tombe, voila tout. Et le nain ne pouvait se tenir d'eprouver un certain dedain pour ce rival si fort, si brave... mais si faible d'esprit qu'il ne comprenait pas qu'en tuant le nain maintenant il se condamnait lui-meme. Oui, decidement, c'etait la la bonne solution. Mais... Mais il arriva que le rival abhorre relacha son etreinte. Il arriva que l'ironie du regard avait fait place a une telle douceur, il arriva que cette physionomie, l'instant d'avant si menacante et si terrible, exprima une telle bonte, une telle mansuetude, que le Chico, qui le regardait bien en face, sentit son trouble le reprendre, et, emporte malgre lui, comme il aurait crie: "Prenez garde!", il dit doucement, sans chercher a se degager: --Si vous me tuez, comment sortirez-vous d'ici? --Peste! c'est, par ma foi, tres juste, ce que tu dis la! Et moi qui n'y pensais plus! Mais, sois tranquille, tu ne perdras rien pour attendre, promit Pardaillan. Ayant dit, il le lacha tout a fait. Et voila que, ce faisant, l'affolant sourire recommencait a se dessiner... Alors, le Chico regretta. Et, comme s'il eut voulu exciter la colere de cet homme deconcertant, il dit rudement: --Venez donc. Et, quand je vous aurai sauve, moi, vous pourrez me tuer, vous. Je vous jure que je ne chercherai pas a eviter le coup dont vous me menacez. "Ce sera la delivrance!" ajouta-t-il pour lui. --Tu souhaites donc la mort? Chico le regarda de travers. Il avait parle bien bas cependant: il avait entendu quand meme, le diabolique personnage. S'il voulait mourir, c'etait son affaire, tiens! --Venez, seigneur, dit-il froidement, tout a l'heure il sera trop tard. --Un instant, que diable! Je veux savoir, d'abord, pourquoi tu m'as conduit a la mort. Une flamme jaillit des yeux de Chico, plantes droit sur les yeux de Pardaillan, et il exhala sa haine dans ce cri pueril: --Parce que je vous deteste! je vous deteste! --Tu me detestes tant que ca, goguenarda Pardaillan, de plus en plus narquois. --Je vous deteste tant que, si je n'avais promis de vous sauver, je vous tuerais! grinca le petit homme. --Tu me tuerais! railla Pardaillan, oui-da! Et avec quoi, pauvre petit? Le nain bondit jusqu'a son lit et en tira une dague cachee entre les deux matelas. --Avec ceci! cria-t-il en brandissant son arme. --Tiens! remarqua paisiblement Pardaillan, mais c'est ma dague! --Oui, dit El Chico, avec une violence qui voulait etre du cynisme. Pendant que vous escaladiez le mur, je vous l'ai volee! volee! volee! Il ralait en prononcant ce mot et il paraissait eprouver une apre jouissance a se cingler avec. --Eh bien, mais, puisque tu as une arme et puisque tu veux ma mort, tue-moi, dit Pardaillan tres calme. Et il le regardait, sans nulle raillerie, cette fois, avec une certaine curiosite, eut-on dit. Fou de fureur, le nain leva le bras. Pardaillan ne fit pas un geste. Il continuait de le regarder froidement, bien en face. Le bras du nain s'abattit dans un geste foudroyant. Mais ce fut pour jeter la dague a toute volee au fond du reduit, et il gemit: --Je ne veux pas! Je ne veux pas! --Pourquoi? --Parce que j'ai promis... --Tu as deja dit cela. A qui as-tu promis, mon enfant? Rien ne saurait rendre la douceur affectueuse avec laquelle le chevalier prononca ces paroles. La voix etait si chaude, si caressante; il se degageait de toute sa personne des effluves sympathiques si puissants qu'El Chico en fut remue jusqu'au fond des entrailles. Son pauvre petit coeur se dilata doucement et les larmes jaillirent, douces et bienfaisantes, cependant qu'une plainte monotone s'exhalait de ses levres crispees: --Je suis trop malheureux! trop malheureux! trop! "Bon! pensa Pardaillan, il pleure: le voila sauve!" Il allongea les bras, attira le nain a lui, posa sa petite tete baignee de larmes sur sa large poitrine, et, avec des gestes tendrement fraternels, il se mit a le bercer doucement, avec des paroles reconfortantes. Et le nain qui, de sa vie, ne s'etait connu un ami, qui n'avait jamais senti une affection se pencher sur sa detresse, se laissait faire, emu d'une emotion infiniment douce, emerveille de sentir au contact de ce coeur noble et genereux germer en lui la fleur d'un sentiment fait de gratitude attendrie et d'affection naissante. Doucement, El Chico se degagea et regarda Pardaillan comme s'il ne l'avait jamais vu. Il n'y avait plus ni colere ni revolte dans les yeux du petit homme. Il n'y avait plus cette expression de morne desespoir qui avait emu le chevalier. Il n'y avait plus dans ces yeux qu'un etonnement prodigieux: etonnement de ne plus se sentir le meme, etonnement de ne pas reconnaitre celui dont le contact avait suffi pour operer en lui une metamorphose qui le stupefiait. --La! fit joyeusement Pardaillan, c'est fini, n'est-ce pas? Tu vois que je ne suis pas aussi mauvais diable que tu croyais. Allons, donne ta main et soyons bons amis. Et, de nouveau, il tendit sa main a El Chico, qui baissa la tete, et, honteux, murmura: --Malgre ce que j'ai fait et dit, vous voulez... --Donne-moi ta main, te dis-je, insista Pardaillan serieux. Tu es un brave garcon, El Chico, et, quand tu me connaitras mieux, tu sauras que je dis bien rarement ce que je viens de te dire. Vaincu, le nain mit sa main dans celle du chevalier, ou elle disparut, et murmura: --Vous etes bon! --Chansons! bougonna Pardaillan, j'y vois clair, voila tout. Parce que tu ne te connais pas toi-meme, il ne s'ensuit pas que je ne te connais pas, moi. --Vous me connaissez! s'ecria-t-il tres etonne. Qui vous a renseigne? Gravement, Pardaillan leva un doigt, et, souriant, comme on sourit a un enfant: --Mon petit doigt! fit-il. El Chico ouvrit de grands yeux, et considera son interlocuteur avec crainte. L'impulsion qui le poussait vers lui lui paraissait tellement surnaturelle qu'il n'etait pas eloigne de le croire un peu sorcier. --Ainsi donc, continua Pardaillan, causons un peu. Et n'oublie pas que je sais tout. Voyons, pourquoi as-tu voulu me faire tuer? Tu etais jaloux, n'est-ce pas? Le nain fit signe que oui. --Bien. Comment s'appelle-t-elle? Ne fais pas la bete, tu me comprends tres bien. Si tu ne la nommes pas, je vais la nommer moi-meme... Mon petit doigt est la pour me renseigner. Le nain se resigna et laissa tomber ce nom: --Juana. --La fille de l'hotelier Manuel? Il y a longtemps que tu l'aimes? --Depuis toujours, tiens! --Lui as-tu dit que tu l'aimais? --Jamais! s'ecria El Chico scandalise. --Si tu ne le lui dis pas, comment veux-tu qu'elle le sache, nigaud? fit Pardaillan amuse. --Je n'oserai jamais. --Bon! le courage te viendra un jour. Continuons. Tu as cru que je l'aimais, hein! et tu m'as deteste? --Ce n'est pas tout a fait cela. C'est Juana qui vous aime! --Tu es un niais, El Chico. --C'est vrai, repondit El Chico avec tristesse, car il songeait au chagrin de Juana. C'etait vrai, un grand seigneur comme vous ne peut avoir rien de commun avec la fille d'un hotelier. --Tu crois cela, toi? Eh bien, dit gravement Pardaillan, tu te trompes. Et la preuve en est qu'un grand seigneur comme moi a epouse autrefois une cabaretiere. --Voua vous moquez, seigneur, fit El Chico, incredule. --Non, mon cher, je dis la pure verite, fit Pardaillan, avec une emotion profonde. --Se peut-il? s'ecria El Chico ebahi. Quel homme etes-vous donc? --Je suis un grand seigneur... c'est toi qui l'as dit, fit Pardaillan avec son air figue et raisin. --Alors, fit El Chico en palissant, vous pourriez... epouser: Juana. --Non, par tous les diables! Pour deux raisons, dont la premiere, qui suffirait a elle seule, est que je ne l'aime pas et ne l'aimerai jamais. Oui, mon cher, tu as beau rouler des yeux feroces, c'est ainsi. Parce que cette petite Juana t'apparait comme une reine de beaute, il ne s'ensuit pas qu'il en doive etre ainsi pour tout le monde. Juana, j'en conviens, est une delicieuse enfant, pleine de grace et de charme, mais il faut en prendre ton parti: je ne l'aime ni l'aimerai. Et, avec une melancolie poignante qui bouleversa le nain et le convainquit plus et mieux que n'aurait pu faire un long discours: --Mon coeur est mort, il y a longtemps, longtemps, vois-tu, petit. --Pauvre Juana! soupira El Chico. --Je n'ai jamais vu d'animal aussi capricieux et biscornu qu'un amoureux, eclata Pardaillan avec une fureur comique. En voici un qui, tout a l'heure, me voulait poignarder pour que sa Juana ne soit pas a moi. Et, maintenant, il gemit parce que je n'en veux pas. Le nain rougit, mais se tut. --Enfin, que veux-tu dire avec ton "pauvre Juana"? --Elle vous aime, dit tristement El Chico. --Tu me l'as deja dit. Et, moi, je te dis qu'elle ne m'aime pas plus que je ne l'aime! Le nain bondit. Ses traits exprimerent un tel ahurissement que Pardaillan eclata de son bon rire sonore. --Cependant... --Cependant, elle t'a dit qu'elle mourrait de ma mort. --Quoi!... vous savez?... --Mon petit doigt, t'ai-je dit. Malgre tout, je maintiens ce que j'ai dit. Voyons, as-tu confiance en moi? --Oh! fit El Chico avec un elan de tout son etre. --Bon! en ce cas, laisse-moi faire. Aime ta Juana de tout ton coeur, comme tu l'as fait jusqu'a ce jour, et ne t'occupe pas du reste, j'en fais mon affaire. Le nain se precipita et ramassa la dague, qu'il tendit a Pardaillan en disant: --Prenez-la, nous courons le risque de rencontrer du monde, maintenant. Quel dommage que vous n'ayez plus votre epee! --On tachera de se tirer d'affaire avec ceci, fit tranquillement Pardaillan, en placant avec une satisfaction visible la lame dans sa gaine. --Allons, dit El Chico, le voyant pret. --Un instant, petit. Et cet or? Tu ne vas pas le laisser la, je suppose? --Que faut-il en faire? --Il faut le ramasser et le serrer soigneusement dans le coffre que voici, dit Pardaillan. Ne te faut-il pas une dot pour te marier? --Quoi! fit-il avec un tremblement convulsif, vous esperez?... dit le nain palissant et rougissant. --Je n'espere rien. Qui vivra verra. Le nain hocha la tete et, considerant les pieces repandues sur les dalles: --Cet or!... murmura-t-il avec une moue significative. --Je vois ou le bat te blesse, sourit Pardaillan. Voyons, pourquoi t'a-t-on donne cet or? --Pour vous conduire a la maison des Cypres. --Tu m'y as conduit, puisque j'y suis encore. --Helas! soupira El Chico, honteux. --Tu as donc rempli ton engagement. Cet or est bien a toi. Ramasse-le, et ne t'occupe pas du reste. XXVI LES CONSPIRATEURS L'ombrageuse fierte d'El Chico avait fait de lui un declasse rebelle a toute autorite. Jusqu'a ce jour, une seule personne avait pu lui parler en maitre: Juana. Or voici que, maintenant, dans son existence, surgissait un autre maitre: Pardaillan. Il lui semblait que, de tout temps, celui-ci avait eu le droit de le commander et que lui n'avait rien de mieux a faire que de lui obeir comme il obeissait a Juana. Et, ce qui le confirmait dans cette pensee, c'etait de constater que lui, qui s'etait si longuement et si vigoureusement debattu pour echapper a cet ascendant, il l'acceptait sans conteste et lui obeissait non avec resignation, mais avec plaisir. C'est que Pardaillan avait su faire naitre en son esprit cette conviction que, grace a lui, le reve chimerique d'un amour partage pouvait devenir une realite. De ce fait, Juana lui apparaissait comme la madone, Pardaillan lui apparut comme Dieu lui-meme. En consequence, Pardaillan ayant commande de ramasser l'or de Fausta, le Chico obeit docilement. Lorsque la petite fortune fut enfermee dans le coffre dument cadenasse: --En route, maintenant, il est temps! dit Pardaillan. Le nain souffla sa chandelle, declencha le ressort actionnant la plaque qui obstruait l'entree de son reduit et, suivi du chevalier, il s'engagea dans l'escalier. Ainsi qu'il l'avait brievement explique, le Chico, ne suivit pas le chemin par ou il etait venu. En effet, Pardaillan, en rampant au besoin aurait pu parvenir jusqu'a la grille qui fermait le conduit aboutissant au fleuve. Mais, la, il n'aurait pu passer par l'ouverture que le nain avait pratiquee a sa taille. Au reste, pourvu qu'il sortit enfin de ce lieu sinistre ou l'implacable volonte de Fausta l'avait condamne a mourir par la faim, peu importait a Pardaillan par quel chemin. Il n'etait pas autrement incommode par l'obscurite, ses yeux y etant faits, et, a travers le dedale des voies souterraines multiples et enchevetrees a plaisir, derriere le petit homme, il allait avec son insouciance accoutumee, notant soigneusement dans son esprit les explications de son guide, qui lui devoilait complaisamment le mecanisme secret des nombreux obstacles qui leur barraient frequemment la route. Ils etaient maintenant dans un couloir sable assez large pour leur permettre de passer de front sans se gener mutuellement. Et, tout a coup, Pardaillan eut un eblouissement. Il lui avait semble, la, devant lui, en travers de cette muraille qui se dressait a quelques pas d'eux, il lui avait semble voir scintiller des etoiles. --Nous approchons de la sortie? demanda-t-il a voix basse. --Pas encore, seigneur, repondit El Chico. --Il m'avait semble cependant... Morbleu! je ne me trompe pas! Voici que je vois de nouveau des etoiles. Ils approchaient de la muraille et, devant eux, en effet, Pardaillan voyait scintiller non pas des etoiles, comme il l'avait cru de prime abord, mais des lumieres assez nombreuses. Son premier mouvement fut de mettre la dague au poing en murmurant: --Tu avais raison, petit, je crois qu'il va falloir en decoudre. Le nain ne repondit pas. Il savait sans doute a quoi s'en tenir sur le compte de ces lumieres, car, sans en avoir l'air, il poussait tout doucement Pardaillan, place a sa gauche. Cette manoeuvre avait pour but de lui derober la vue de ces lumieres, en le poussant hors du rayon ou elles etaient visibles. Mais l'attention de Pardaillan etait eveillee maintenant, et rien ni personne au monde n'aurait pu le detourner. Cependant, comme s'il n'avait rien remarque, le Chico voulait continuer son chemin en tournant sur sa gauche. --Un instant, murmura Pardaillan. Je suis curieux, moi, si tu ne l'es pas. Je veux voir ce qui se passe la. Les lumieres jaillissaient d'une excavation placee devant lui. Pardaillan se pencha et regarda; mais, aussitot, il se redressa, en faisant entendre un sifflement. --Venez, seigneur, insista desesperement le Chico. Venez, vous verrez que, tout a l'heure, il sera trop tard! D'un geste doux mais tres ferme, Pardaillan lui imposa silence et, se penchant de nouveau, il se mit a regarder et a ecouter avec une attention soutenue, pendant que le nain, voyant l'inutilite de ses efforts, se resignait et, le dos appuye au mur, les bras croises, attendait le bon plaisir de son compagnon. Que voyait donc Pardaillan qui l'interessait a ce point? Ceci: On se souvient que Fausta etait descendue dans les souterrains de sa maison, accompagnee de Centurion. Fausta avait deplace une pierre de la muraille et avait ordonne a Centurion de regarder par ce trou afin de lui prouver que, par la, invisible, on pouvait assister a tout ce qui se passait dans cette etrange grotte amenagee en salle de reunion. Fausta avait neglige ou dedaigne de refermer l'ouverture et le hasard venait d'amener Pardaillan devant cette excavation par laquelle, et au travers de petits trous habilement menages du cote interieur, filtraient les nombreuses lumieres qui eclairaient presentement cette grotte. Sur les banquettes qui garnissaient la salle, Pardaillan vit une vingtaine de personnages. Sur l'estrade, assis dans les fauteuils, trois autres personnages, president et assesseurs de cette nocturne et occulte reunion, lui etaient aussi parfaitement inconnus. Au moment ou Pardaillan s'etait penche pour la premiere fois sur l'excavation, le president de cette reunion, assis au milieu, s'etait leve et, d'une voix que Pardaillan, aux ecoutes, entendit distinctement, il dit: --Seigneurs, freres et amis, j'ai l'insigne honneur de vous presenter une nouvelle recrue. Moi, votre chef elu, je m'efface humblement devant cette recrue et je salue en elle le seul chef vraiment digne de nous diriger, en attendant la venue de celui que vous savez. Ces paroles produisirent dans l'assemblee etonnee une certaine rumeur suivie d'un vif mouvement de curiosite lorsqu'on s'apercut que cette nouvelle recrue, saluee comme leur seul chef possible, etait une femme. Cette femme, Pardaillan la reconnut aussitot, et c'est a ce moment qu'il eut ce leger sifflement que nous avons signale. Cette femme, c'etait Fausta. Lentement, avec cette majeste un peu theatrale qui lui etait particuliere, elle monta sur l'estrade et se tint debout, face a ce public inconnu, qu'elle semblait dominer de son oeil de diamant noir, etrangement fascinateur. Les trois personnages assis sur l'estrade, qui savaient sans doute ce que Fausta venait faire la, se leverent alors d'un meme mouvement. En un clin d'oeil, la table fut repoussee, un fauteuil fut place presque au bord de l'estrade, dans lequel Fausta s'assit avec cette serenite majestueuse si puissante chez elle. Des qu'elle fut assise, les trois se placerent debout derriere son fauteuil, dans l'attitude raide et compassee de dignitaires de cour. Bientot, soit qu'ils fussent entraines par cet exemple, soit qu'ils fussent transportes par la souveraine beaute de celle qui surgissait inopinement au milieu d'eux, tous les assistants se leverent comme un seul homme et, debout, attendirent respectueusement qu'il plut a ce nouveau chef de s'expliquer. Avant d'avoir parle, Fausta etait assuree du succes. Pardaillan eut la perception tres nette de ce succes: "Incomparable magicienne!" murmura-t-il. Fausta, toujours maitresse d'elle-meme, n'avait rien laisse paraitre de ses sentiments. Elle accepta l'hommage de ces inconnus comme une chose due et avec cette dignite bienveillante qu'elle savait prendre en de certains moments. Un instant elle laissa errer son oeil froid sur ces fronts qui se courbaient et, se retournant a demi, elle fit un signe a celui des trois qui l'avait presentee a l'assemblee. L'homme s'avanca: --Seigneurs, dit-il, voici la princesse Fausta. Souveraine en ce pays du soleil et de l'amour, ce pays beni qui s'appelle l'Italie, la princesse Fausta est fabuleusement riche. Elle connait tout de nos projets et pourrait, je crois, vous nommer tous par vos noms, titres et qualites. Fausta etendit sa main et dit: --Rassurez-vous, seigneurs, il n'y a pas de traitres parmi vous. Sous un regime d'oppression sanglante pareil a celui sous lequel agonise votre beau pays d'Espagne, il ne fallait pas etre grand clerc pour deviner qu'une reaction devait se faire et que des hommes de coeur et de devouement se trouveraient, qui tenteraient de secouer le joug de fer. Ceci pose, le reste n'etait plus qu'un jeu pour moi. Et, quant a vos personnages, quant a vos projets, si je les connais, c'est que j'ai pu assister, invisible, a la plupart de vos conciliabules. Cette declaration loyale, faite sur un ton de supreme assurance, fit tomber les suspicions qui, deja, se faisaient jour. Fausta percut parfaitement ces impressions, mais elle n'en laissa rien paraitre. Comme si, desormais, elle eut acquis le droit de commander, elle se tourna vers le personnage qui la presentait et dit d'un ton bref: --Continuez, duc! Celui a qui elle venait de donner ce titre de duc s'inclina profondement et reprit, se faisant l'interprete des pensees de plus d'un qui l'ecoutait: --Oui, seigneurs, la princesse vient de vous le dire, il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de traitre parmi nous. Et, cependant, la princesse Fausta nous connait, nous et nos projets. Mais, alors quelle parait trouver tout simple de nous avoir decouverts, qu'elle me permette de dire ici que, pour nous avoir devines, il faut etre doue d'une perspicacite peu commune. Pour avoir ose s'aventurer parmi nous, il faut etre doue d'une audace que bien des hommes n'auraient pas. Un murmure approbateur se fit entendre. --Le pouvoir dont elle dispose en tant que souveraine, continua le duc, ses immenses richesses, son esprit superieur, son courage viril, ses ambitions vastes, tout cela, la princesse Fausta le met au service de l'oeuvre de regeneration que nous poursuivons. Des acclamations saluerent cette fois ces paroles. Le duc reprit d'une voix qui se fit plus forte: --Tout ce que je viens de vous dire n'est rien a cote de ce qui me reste a vous reveler. Le duc prit un temps, soit pour menager ses effets, en orateur habile, soit pour permettre au silence de se retablir, car ses paroles avaient souleve un mouvement assez vif dans l'assemblee. Puis il reprit: --Ce chef que nous cherchions vainement depuis de longs mois, le fils de don Carlos, la princesse le connait... elle se fait fort de nous l'amener. Ici, l'orateur dut s'arreter, interrompu qu'il fut par les exclamations diverses, les trepignements, les manifestations les plus diverses d'une joie bruyante et sincere. Toutes ces clameurs se confondirent en un cri unanime de "Vive don Carlos! Vive notre roi!" jailli spontanement de toutes ces poitrines haletantes. Un geste du duc ramena instantanement le silence. Chacun redevint attentif. --Oui, seigneurs, lanca le duc. La princesse connait le fils de don Carlos, et elle nous l'amenera. Mais il y a mieux encore. Ecoutez ceci: la princesse sera, d'ici peu, l'epouse legitime de celui dont nous voulons faire notre roi. Epouse de notre chef, elle mettra a son service son pouvoir, sa fortune, et surtout son puissant genie. Elle fera de son epoux non pas un roi de l'Andalousie, comme nous le souhaitons, mais, depassant toutes nos ambitions, elle fera de lui, avec votre aide, le roi de toutes les Espagnes. C'est pourquoi, moi: don Ruy Gomes, duc de Castrana, comte de Mafalda, marquis de Algavar, seigneur d'une foule d'autres lieux, grand d'Espagne, depouille de mes titres et biens par l'infame tribunal qui s'intitule "Saint-Office", je lui rends hommage ici et je crie: --Vive notre reine! Et le duc de Castrana mit un genou en terre. Et, comme l'etiquette tres rigoriste de la cour d'Espagne interdisait de toucher a la reine, sous peine de mort, il se courba devant Fausta jusqu'a toucher du front les planches de l'estrade. Et un cri formidable retentit: --Vive la reine! Impassible comme a son ordinaire, Fausta recut sans sourciller l'enthousiaste hommage. Sans doute s'etait-elle blasee sur ce genre de manifestations, ayant recu--alors qu'elle pouvait se croire la papesse--des hommages religieux faits d'adoration mystique, autrement grandioses. Cependant, elle daigna sourire. Elle se leva vivement et, relevant le duc avec une grace captivante: --A Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse un de nos plus fideles sujets le front dans la poussiere. Et, lui tendant sa main a baiser dans un geste vraiment royal, elle reprit sa place dans son fauteuil. --Duc, reprit-elle, quand notre epoux sera sur le trone de ses peres, nous voulons que soient reformees les regles d'une etiquette etroite et mesquine. Nous sommes souveraine et nous ne l'oublions pas, mais nous sommes avant tout femme, et nous entendons le demeurer. Comme telle, nous voulons que nos sujets puissent nous approcher sans que cela leur soit impute a crime. Et, designant d'un geste empreint d'une grace hautaine les hommes qui venaient de l'acclamer: --Ceux-ci auront ete les premiers. Ils nous seront toujours les plus chers et les bienvenus aupres de nous. Alors, ce fut du delire. Pendant un long moment, on n'entendit que les vivats les plus frenetiques. Puis ce fut la ruee au pied de l'estrade, chacun voulant avoir l'insigne honneur de toucher a la reine. Celui-ci baisant le bout de sa mule, celui-la le bas de sa robe, d'autres enfin--et c'etaient les mieux partages, les plus heureux et les plus fiers aussi--effleurant le bout de ses doigts qu'elle leur abandonnait avec une grace nonchalante, ayant aux levres un indefinissable sourire. Et Pardaillan, qui ne perdait pas un geste, pas un clin d'oeil, admirait aussi Fausta, reellement superbe en son abandon dedaigneux. "Superbe, divine comedienne", murmura-t-il. En meme temps, il plaignait les malheureux affoles par le sourire de Fausta. Enfin, il songeait a don Cesar: "Voyons, voyons, je ne comprends plus, moi. Cervantes m'a assure que le Torero etait le fils de don Carlos. M. d'Espinosa m'a demande, de facon fort claire, de l'assassiner. C'est donc que, lui aussi, le croit le fils de don Carlos. Et il doit etre bien renseigne, je presume, ce bon M. d'Espinosa. Or, le Torero est feru d'amour pour la Giralda, qui est bien la plus ravissante petite bohemienne que j'aie connue--a l'exception toutefois d'une certaine Violetta, devenue une duchesse. Le Torero ne connait pas Fausta, du moins pas que je sache. Il est bien decide a epouser sa bohemienne de fiancee. Donc, Mme Fausta ne peut devenir son epouse... J'ai peine a croire a la felonie de don Cesar! Le mieux est d'ecouter. Mme Fausta va peut-etre me renseigner elle-meme." Le calme s'etait retabli dans l'assistance. Chacun avait regagne sa place, heureux et fier de la faveur que le hasard lui avait octroye. Le duc de Castrana declara: --Seigneurs, notre bien-aimee souveraine consent a s'expliquer devant vous. Ayant dit, il s'inclina devant Fausta et reprit sa place derriere son fauteuil. A cette annonce du duc, un silence religieux s'etablit comme par enchantement. Un instant, Fausta les tint sous le charme de son regard, et, de sa voix singulierement prenante, elle dit: --Vous etes ici une elite. Catholiques ou heretiques--comme on dit couramment--vous etes tous des croyants sinceres et, partant, respectables. Mais vous etes aussi animes d'un esprit de large tolerance. Sous le sombre despotisme de cette institution justement anathematisee par des papes qui payerent ce courage de leur vie, l'Inquisition, cet esprit a fait de vous des proscrits, dechus de leurs titres, ruines, traques, avec la menace du bucher suspendue sur vos tetes, jusqu'au jour ou la main du bourreau s'appesantira sur vous pour la realiser, cette menace. Vous vous etes souvenus que l'union fait la force, et, lasses de l'effroyable tyrannie qui pese sur les corps et sur les consciences, vous vous etes cherches, concertes et finalement associes. Vous avez resolu de vous soustraire au joug de fer. Ayant fait le sacrifice de votre vie, vous avez reuni vos efforts et vous vous etes mis bravement a l'oeuvre. Aujourd'hui, tous, ici, vous etes des chefs occultes. Chacun de vous represente une force de plusieurs centaines de combattants qui attendent un ordre. --Vous avez eu connaissance de la naissance mysterieuse d'un fils de don Carlos, par consequent d'un petit-fils du despote sanguinaire sous la rude poigne duquel l'Espagne agonise. Vous avez pense a faire de ce fils de l'infant votre chef supreme, esperant que Philippe accepterait le demembrement de ses Etats en faveur de son petits-fils. C'est bien cela, n'est-ce pas? Les auditeurs repondirent affirmativement. --Eh bien, reprit Fausta sur un ton tranchant, vous vous etes trompes, gravement trompes, insista-t-elle. Des protestations eclaterent un peu partout. --Pourquoi? crierent plusieurs au milieu du tumulte. Impassible, Fausta attendit, n'essayant pas de dominer le bruit. Lorsque le brouhaha se fut apaise: --Jamais, reprit-elle froidement, l'orgueil de Philippe ne consentira un tel demembrement. Il faudrait bien peu connaitre le caractere intraitable du roi pour supposer que, vaincu, il acceptera sa defaite. Vaincu, le roi cedera. Mais tenez pour assure que, des le premier jour, il preparera dans l'ombre sa revanche et qu'elle sera implacable. Votre victoire sera le produit d'une surprise. Trop de forces resteront entre les mains du roi. Il ne lui faudra pas longtemps pour les rassembler. Alors il envahira votre Etat naissant, de tous les cotes a la fois, et mettra l'Andalousie a feu et a sang. Il n'aura pas grand-peine a vous ecraser. Dans ce coin de terre qui represente a peine le dixieme du territoire que vous avez laisse a Philippe, quelle resistance serieuse pourrez-vous opposer a un ennemi dix fois superieur? Vous n'aurez meme pas la supreme ressource de chercher le salut sur mer, car vous serez bloques par la flotte de Philippe qui vous affamera, et enfin vous barrera la route a coups de canon si vous cherchez a fuir. Votre succes aura ete ephemere. Votre entreprise mort-nee. Dans la salle, les conjures se regardaient avec consternation. Cette femme, avec une franchise virile, audacieuse, leur avait fait toucher du doigt les points faibles de leur entreprise. De sa voix douee et chantante, elle leur avait montre combien temeraire etait cette entreprise, a quel echec certain ils couraient. On concoit que les paroles de Fausta etaient venues troubler etrangement leur quietude feinte ou reelle. Quelqu'un traduisit le sentiment general en demandant d'une voix hesitante: --Est-ce a dire qu'il nous faut renoncer? --Non, par le Dieu vivant! lanca Fausta avec vehemence. Elargissez votre horizon. Ayez assez d'ambition pour vous transporter d'un coup jusqu'aux sommets... ou n'en ayez pas du tout! Ceci etait dit d'une voix cinglante, avec un air de souveraine hauteur, un dedain a peine voile. --Ce n'est pas l'Andalousie seule qu'il faut soulever, continua Fausta d'une voix vibrante, c'est l'Espagne tout entiere. Comprenez donc qu'avec le roi et son gouvernement un arrangement est impossible, Tant que vous leur laisserez une parcelle de pouvoir, vous serez en peril. Ici il ne faut pas de demi-mesures. Il faut tout renverser si vous ne voulez etre broyes. Elle s'arreta un instant pour juger de l'effet de ses paroles. Il etait sans doute tel qu'elle le souhaitait, car elle eut un vague sourire et reprit: --Jamais l'occasion ne fut aussi propice. L'oppression engendre la revolte. Or, vit-on jamais oppression comparable a celle que subit ce malheureux pays? Que des hommes courageux osent dire tout haut ce que tous pensent tout bas: le peuple se levera en foule! Et, avec un sourire qui en disait long: --Les foules sont credules, elles sont feroces aussi... Il ne s'agit que de trouver les mots qui les convainquent et alors malheur a ceux sur qui on les a lachees! Tout se resume a ceci: la disparition d'un homme. Avec lui, tout un systeme execrable s'ecroule. Est-il besoin de tant combiner quand il suffit d'un peu d'audace? Que quelques hommes resolus s'emparent de celui de qui vient tout le mal, et l'Espagne rentiere poussera un soupir de delivrance, et ces hommes seront consideres comme des liberateurs. Les conjures, a ces paroles terriblement claires, furent secoues d'un frisson de terreur. Ils n'avaient jamais envisage les choses sous cet aspect. Ah! ils etaient loin de la timide conspiration ebauchee! Et c'etait une femme qui osait de telles conceptions, qui, en termes a peine voiles, leur proposait de toucher au roi; et quel roi? Le plus puissant de la terre! Ils en etaient blemes. Et, cependant, l'ascendant de cette femme etait tel que la plupart se sentaient disposes a la lutte. Si formidable que leur parut l'aventure, ils deciderent de la tenter. Un audacieux demanda: --Le roi pris, qu'en fera-t-on? --Le roi, dit Fausta de sa voix grave, touche de la grace divine, a l'exemple de son pere, l'empereur Charles, le roi demandera a se retirer dans un cloitre. --On sort du cloitre. --Le cloitre est une maniere de tombe. Les morts ne quittent pas leur tombeau. C'etait clair. Un seul eut le courage de manifester un soupcon de scrupule. Timidement, une voix dit: --Un assassinat!... --Qui a prononce ce mot? gronda Fausta en foudroyant du regard l'imprudent contradicteur. Mais celui-ci avait sans doute epuise tout son courage, car il se tint coi. Violemment, Fausta reprit: --Moi qui parle, vous tous qui m'ecoutez, d'autres qui nous suivront, que faisons-nous? Nous sommes des centaines et des centaines qui risquons nos tetes contre une seule: celle du roi. Qui oserait dire que la partie est egale? Qui oserait nier qu'elle n'est pas tout a notre desavantage? Si nous la perdons, nos tetes tombent. Le sacrifice en est librement consenti d'avance. Si nous la gagnons, il est juste que le perdant la paie: et c'est sa tete qui roule a terre. Qui ose dire qu'il y a assassinat? S'il craint pour sa tete, celui-la, il peut se retirer. L'argument de Fausta avait porte cependant. --Je vais plus loin, continua-t-elle avec une violence qui allait grandissant, et je vous dis ceci: Philippe, roi, qui pourrait faire saisir, juger, condamner, executer le fils, de Carlos, son petit-fils--ce qui serait une maniere d'assassinat legal--Philippe, j'en ai la preuve, a attire son petit-fils dans un guet-apens et apres-demain, lundi, a la corrida, sur un ordre, le fils de Carlos sera traitreusement assassine. L'exemple vient toujours d'en haut. Et maintenant je vous demande: laisserez-vous lachement assassiner celui que vous avez choisi pour chef, celui dont vous voulez faire votre roi? A cette revelation inattendue, le tumulte se dechaina. Pendant un moment, on n'entendit que des menaces horribles, Fausta etendit sa main pour reclamer le silence. Et le tumulte s'apaisa. --Vous voyez bien qu'il nous faut frapper pour ne pas l'etre nous-memes. L'heure de l'action a sonne. La laisserez-vous passer? --Non! non! Nous sommes prets! Mort au tyran! Sus a l'Inquisition! Sauvons notre roi d'abord! Mourons pour lui! Donnez vos ordres! Toutes ces exclamations se heurtaient, se confondaient, eclataient, rebondissaient, furieuses, sauvages, animees d'une resolution farouche. Cette fois, ils etaient bien dechaines. Fausta les sentit prets a tout. Un signe et ils se rueraient sur la voie qu'elle leur designerait. --Je prends acte de vos engagements, dit-elle gravement quand le silence se fut retabli. Nous sommes en presence de deux faits primordiaux: premierement l'assassinat projete de votre chef. Si nous voulons, pour la grandeur de ce pays, qu'il monte sur le trone, il faut necessairement qu'il vive. Nous le sauverons, car lui seul peut succeder legitimement a l'actuel roi--dussions-nous perir jusqu'au dernier, lui sera sauve. Comment? C'est un point que nous reglerons tout a l'heure. --Secondement, la disparition de Philippe. Ceci est l'affaire d'un plan que j'ai etabli et que je vous soumettrai en temps utile, plan dont je garantis la reussite et dont l'execution necessitera l'intervention d'un tres petit nombre d'hommes. Si vous etes, comme je le crois, des hommes de valeur et de courage, dix d'entre vous suffiront pour enlever le roi. Un fois en notre pouvoir, le reste me regarde. Ici, nombreuses protestations de devouement, offres spontanees de volontaires decides a entreprendre l'expedition. Fausta remercia d'un sourire et continua: --Ces deux points regles, il ne reste plus qu'a faciliter l'acces du trone au roi de votre choix. Et tout d'abord, afin qu'il n'y ait point de malentendu, je jure ici, en son nom et au mien, de remplir fidelement et scrupuleusement les conditions que vous aurez posees. Etablissez vos demandes par ecrit, messieurs, en vue du bien general. Ne craignez pas de trop demander. Nous souscrivons d'avance a vos demandes. C'etait lacher les chiens a la curee. De telles paroles ne pouvaient passer sans soulever une legitime joie. Ayant deblaye le terrain et seme l'allegresse parmi ses auditeurs, Fausta put revenir a ce qui l'interessait directement: la realisation de ses projets personnels, avec la certitude d'etre approuvee et secondee par tous. Elle reprit donc avec assurance: --Vous avez cherche un chef qui fit vos idees siennes et vous l'avez trouve. Je tiens a vous prouver que celui que vous avez choisi peut seul devenir roi et etre accepte comme tel et de la noblesse, et du clerge, et du peuple. Accepte sans discussion, accepte avec joie. Ceci, messieurs, est d'une importance capitale. Ne croyez pas que la lutte m'effraie. Mais imposer un roi par la force est toujours une entreprise scabreuse. Sans compter que ce n'est pas toujours le droit qui triomphe. Elle respira un instant et reprit avec une sorte d'exaltation mystique qui produisit une impression profonde sur ses auditeurs, deja captives: --Dans le choix que vous avez fait, je vois la main de Dieu. Notre cause triomphera, j'en ai la ferme conviction, car il ne s'agit pas ici de renverser une dynastie, de soutenir et de pousser un usurpateur. Non. Il s'agit d'une succession reguliere, normale, et, je vous l'ai deja dit, legitime. Le sentiment qui dominait maintenant etait la curiosite poussee a son plus haut point. "Voila qui est particulier, se disait Pardaillan, en lui-meme. Comment cette geniale intrigante va-t-elle s'y prendre pour justifier et legitimer, comme elle dit, ce qui apparaitrait aux yeux de tout homme sense et non prevenu comme une belle et bonne usurpation?" Fausta continuait, au milieu d'un silence religieux: --Notre futur roi est sauve. J'en reponds. Le roi actuel est pris, avec votre aide. Il disparait, et, tenez, ayons le courage d'appeler les choses par leur nom: le rpi actuel meurt. La succession royale est ouverte. Qui succede au roi Philippe? Qui lui succede de droit? --L'infant Philippe! lanca quelqu'un. --Non! cria triomphalement Fausta. Voila ou est votre erreur: confondre un homme, un nom, avec un principe. Le successeur de droit, le successeur legitime, c'est le fils aine du roi defunt! Or, le fils aine du roi, le veritable aine, le veritable infant, c'est celui que vous avez choisi, celui qui a ete eleve a l'ecole du malheur, celui qui sera le roi de vos reves. C'est celui que vous dites fils du defunt infant Carlos et que je dis, moi, fils aine et successeur de son pere Philippe Il. C'est celui-la qui sera de droit roi de toutes les Espagnes, roi de Portugal, des Pays-Bas, empereur des Indes, sous le nom de Charles, sixieme du nom. "Ouf! railla Pardaillan, que de couronnes! Je comprends maintenant que Mme Fausta se soit soudainement ferue d'amour pour l'homme assez fortune pour accumuler sur sa tete autant de titres pompeux!" --Il faut, des maintenant, concluait Fausta imperturbable, combattre de toutes vos forces et detruire a tout jamais la legende d'un fils de don Carlos et de la reine Isabelle. Il n'y a, il ne peut y avoir qu'un fils du roi Philippe, lequel fils, par droit d'ainesse, succede a son pere. Cette verite reconnue et admise, il n'y aura ni contestation ni opposition le jour ou l'heritier presomptif montera sur le trone laisse vacant par son pere. Il faut rendre cette justice aux auditeurs de Fausta: nul ne protesta. Tous accepterent ces instructions. Avec une unanimite touchante, le plan de la future reine d'Espagne fut adopte. Chacun s'engagea a repandre dans le peuple les idees qu'elle venait d'exposer. Il fut entendu que, si le roi protestait, l'infant aurait ete ecarte par suite d'on ne savait quelle aberration. La meme, sans doute, qui lui avait fait ecarter le premier infant, don Carlos, qu'il avait fini par faire arreter et condamner. Et, en exploitant habilement ces deux abandons aussi inexplicables qu'injustifies, on pourrait parler de folie. Si le roi n'avait pas le temps de protester, c'est-a-dire s'il etait doucement envoye _ad patres_ avant d'avoir pu elever la voix, le futur Charles VI aurait ete enleve au berceau par des criminels, qu'on retrouverait au besoin. Le roi, naturellement, n'aurait jamais cesse de faire rechercher l'enfant vole. Et l'emotion, la joie d'avoir enfin miraculeusement retrouve l'heritier du trone, auraient ete fatales au monarque affaibli par la maladie et les infirmites, ainsi que chacun le savait. Ces differents points etant regles: --Messieurs, dit Fausta, preparer l'acces du trone a celui que nous appellerons Carlos, en memoire de son grand-pere, l'illustre empereur, c'est bien. Encore faut-il qu'on ne l'assassine pas avant. Il nous faut parer a cette redoutable eventualite. Je vous ai dit, je crois, que l'assassinat serait perpetre au cours de la corrida qui aura lieu demain lundi, car nous voici maintenant a dimanche. Tout a ete lentement et savamment combine en vue de ce meurtre. Le roi n'est venu a Seville que pour cela. Il faudra donc vous trouver tous a la corrida, prets a faire un rempart de vos personnes a celui que je vous designerai et que vous connaissez et aimez tous, sans connaitre sa veritable personnalite. Amenez avec vous vos hommes les plus surs et les plus determines. C'est a une veritable bataille que je vous convie, et il est necessaire que le prince ait autour de sa personne une garde d'elite uniquement occupee de veiller sur lui. En outre, il est indispensable d'avoir sur la place San Francisco, dans les rues adjacentes, dans les tribunes reservees au populaire et dans l'arene meme, le plus grand nombre de combattants possibles. Les ordres definitifs vous seront donnes sur place. De leur execution rapide et intelligente dependra le salut du prince et, partant, l'avenir de notre entreprise. Ces dispositions causerent une profonde surprise aux conjures. Il leur parut evident qu'il n'etait pas question d'une bagarre sans importance, mais bien d'une belle et bonne bataille comme elle l'avait dit. La perspective etait moins attrayante. Mais on n'obtient rien sans risques. Puis, pour tout dire, si ces hommes etaient pour la plupart des ambitieux sans scrupules, ils etaient tous des hommes d'action, d'une bravoure incontestable. --Il ne s'agit pas, dit encore Fausta, d'echanger stupidement des coups. Il s'agit de sauver le prince. Il ne s'agit que de cela pour le moment, entendez-vous? Et solennellement: Jurez de mourir jusqu'au dernier, s'il le faut, mais de le sauver, coute que coute. Jurez! --Nous jurons! crierent les conjures en brandissant leurs epees. --Bien! dit gravement Fausta. A lundi donc, a la corrida royale. Elle sentait qu'il n'y avait pas a douter de leur sincerite et de leur loyaute. Mais Fausta ne negligeait aucune precaution. De plus, elle savait que, si grand que soit un devouement, un peu d'or repandu a propos n'est pas fait pour le diminuer, au contraire. D'un air detache, elle porta le coup qui devait lui rallier les hesitants, s'il y en avait parmi eux, et redoubler le zele et l'ardeur de ceux qui lui etaient acquis. --Dans une entreprise comme celle-ci, dit-elle, l'or est un adjuvant indispensable. Parmi les hommes qui vous obeissent, il doit s'en trouver a coup sur un certain nombre qui sentiront redoubler leur audace et leur courage lorsque quelques doublons seront venus garnir leurs escarcelles. Repandez l'or a pleines mains. On vous l'a dit, nous sommes fabuleusement riches. Que chacun de vous fasse connaitre a M. le duc de Castrana la somme dont il a besoin. Elle lui sera portee a son domicile demain. La distribution que vous allez faire se rapporte exclusivement au combat de demain. Par la suite, il sera bon de proceder a d'autres largesses. Et, maintenant, allez, messieurs, et que Dieu vous garde. Fausta omettait volontairement de leur parler d'eux-memes. Elle savait bien qu'ils ne s'oublieraient pas, et elle put lire sur tous les visages devenus radieux combien son geste genereux etait apprecie a sa valeur. Ayant dit, elle les congedia d'un geste de reine et fit un signe imperceptible au duc de Castrana, lequel alla incontinent se placer pres de l'ouverture par laquelle ils etaient bien obliges de sortir tous. Le depart se fit lentement, un a un, car il ne fallait pas eveiller l'attention en se montrant par groupes dans les rues de la ville, non encore eveillee. Le duc de Castrana recueillait et notait le chiffre que lui donnait chacun avant de s'eloigner. Il echangeait quelques mots brefs avec celui-ci, faisait une recommandation a celui-la, serrait la main de cet autre et chacun se retirait ravi de son urbanite car personne ne doutait que, sous le nouveau regime, il ne deviendrait un puissant personnage, et chacun aussi s'efforcait de se concilier ses bonnes graces. Pendant ce temps, Fausta, demeuree seule sur l'estrade, n'avait pas bouge de son fauteuil et semblait surveiller de loin la sortie de ces hommes qu'elle avait su faire siens grace a son habilete et a sa generosite. Pardaillan ne la quittait pas des yeux, et sans doute avait-il appris a lire sur cette physionomie indechiffrable, car il murmura: "La comedie n'est pas finie, ceci me fait l'effet d'un temps de repos et je serais fort etonne qu'il n'y eut pas une deuxieme seance. Attendons!" Ayant ainsi decide, il se retourna vers le Chico. Le nain avait attendu tres patiemment. Ce qui se passait derriere ce mur le laissait parfaitement indifferent, et meme il se demandait quel interet pouvait trouver son compagnon a ecouter ces sornettes de conspirateurs. Donc, en attendant que le dernier conjure se fut eloigne, Pardaillan se mit a causer avec le Chico, non sans animation. Et sans doute s'etait-il avise de demander quelque chose d'extraordinaire, car le nain, apres avoir montre un ebahissement profond, s'etait mis a discuter vivement comme quelqu'un qui s'efforce d'empecher de commettre une sottise. Sans doute Pardaillan reussit-il a le convaincre, et obtint-il de lui ce qu'il desirait, car, lorsqu'il se mit a regarder par l'excavation, il paraissait satisfait et son oeil petillait de malice. Fausta maintenant etait seule. Tout a coup, sans que Pardaillan put dire par ou elle etait venue, une ombre surgit de derriere l'estrade et vint silencieusement se placer devant Fausta. Puis une deuxieme, une troisieme, jusqu'a six ombres surgirent de meme et vinrent se ranger, debout, devant Fausta. Pardaillan, parmi ceux-la, reconnut le duc de Castrana et aussi le familier qu'il avait jete hors du patio: Cristobal Centurion, dont il savait le nom maintenant. "Par Dieu! murmura-t-il, je savais bien que tout n'etait pas fini." --Messieurs, commenca Fausta de sa voix grave, j'ai demande a M. le duc de Castrana de me designer quatre des plus energiques et des plus decides d'entre vous tous. Il vous connait tous. S'il vous a choisis, c'est qu'il vous a juges dignes de l'honneur qui vous est reserve. Les quatre designes s'inclinerent profondement et attendirent. Fausta reprit en designant Centurion: --Celui-ci a ete choisi directement par moi parce que je le connais. Il est a moi corps et ame. --Vous tous, ici presents, vous serez les chefs des chefs qui viennent de sortir. A part don Centurion qui reste attache a ma personne, vous recevrez les ordres de M. le duc de Castrana, votre chef supreme. --Vous composerez notre conseil et vous aurez chacun la haute main sur dix chefs et sur leurs troupes. A dater de maintenant, vous faites partie de notre maison et je pourvoirai a tous vos besoins. Pour le moment, je tiens a vous dire ceci: je compte sur vous, messieurs, pour que vos hommes n'oublient pas un instant que, ce qui importe avant tout, c'est de sauver le prince dont nous ferons un roi. A vous je dis, seance tenante, ce prince, vous le connaissez. Il est celebre dans l'Andalousie. On le nomme don Cesar. --Le Torero! s'exclamerent les cinq. --Vous connaissez l'homme. Pensez-vous qu'il soit a la hauteur du role que nous voulons lui faire jouer? --Oui, par le Christ! C'est une vraie benediction du Ciel que ce soit justement celui-la le fils de don Carlos. Nous ne pouvions rever chef plus noble, plus genereux, s'ecria le duc de Castrana, avec enthousiasme. --Bien, duc. Vos paroles me rassurent, car je vous sais tres reserve dans vos admirations. Je dois vous avouer que je connais peu le prince. Je sais qu'on parle de lui comme d'une maniere de Cid dont on se montre tres glorieux. Mais je me demandais s'il aurait assez d'intelligence pour me comprendre, assez d'ambition pour adopter mes idees et les faire siennes. Avec un peu plus de perspicacite, le duc et les cinq hommes qui l'entouraient eussent pu se demander comment cette princesse avait pu parler de son mariage avec un homme qu'elle ne connaissait meme pas. Ils n'y penserent pas. Et le duc se contenta de dire: --Le Torero, c'est un fait connu, a des idees qui se rapprochent sensiblement des notres. Pour ce qui est de vos inquietudes, je crois fermement qu'elles seront dissipees des que vous aurez eu un entretien avec le prince. --J'en accepte l'augure. Mais, duc, n'oubliez plus qu'il n'y a pas, qu'il ne peut y avoir de fils de don Carlos. Il ne peut y avoir qu'un fils legitime du roi. Don Cesar est ce fils! Pour convaincre les incredules, il n'est rien de tel que de paraitre sincere et convaincu soi-meme. Cette sincerite, vous l'obtiendrez en vous habituant a considerer, vous-memes, comme une verite absolue, ce que vous voulez faire penetrer dans l'esprit des autres. --C'est vrai, madame. Soyez assuree que nous n'oublierons pas vos recommandations. --Pour l'execution de vastes desseins, il me faut des hommes d'elite et c'est pourquoi je vous ai pris a part. --Sur ce point, madame, je crois pouvoir vous affirmer que vous aurez toute satisfaction avec nous, fit le duc au nom de tous. --Je le crois, dit froidement Fausta. Mais, en meme temps, il faudra que ces hommes consentent a rester entre mes mains des instruments passifs. Les cinq conspirateurs se regarderent quelque peu deconfits. Evidemment ils ne s'attendaient pas a semblable exigence. Fausta devina leur pensee. Elle reprit: --Evidemment, cela est dur, surtout pour des hommes de votre valeur. Il est necessaire pourtant qu'il en soit ainsi. J'entends rester le cerveau qui pense. Si vous acceptez, la destinee qui vous attend depassera en splendeur ce que vos reves les plus fous auront a peine ose concevoir. S'il en est parmi vous qui hesitent, ils peuvent se retirer, il en est temps encore. On ne pouvait pas etre d'une franchise plus brutale. Cette main blanche et parfumee, cette main aux ongles roses, serait une poigne de fer a l'etreinte de laquelle on ne saurait tenter de se soustraire, une fois qu'elle se serait abattue sur vous. Mais aussi quel prestigieux avenir entrevu! Le duc et ses amis furent domines comme l'etaient, en general, tous ceux qui approchaient de pres cette femme extraordinaire. --Nous acceptons, madame. Disposez de nous comme d'esclaves, dit le duc au nom de tous. --J'accepte cet engagement, dit Fausta d'une voix grave. Et, soyez tranquilles, vous monterez si haut que peut-etre en serez-vous eblouis vous-memes. Je compte sur vous pour etablir une discipline severe et maintenir vos hommes dans des idees d'obeissance passive. Nous revons de grandes choses. Je me sens la force de mener a bien cette oeuvre colossale. Celui que nous avons choisi dominera le monde, grace a vous. Fausta revint vite au sentiment de la realite. --Ces reves de puissance et de grandeur, dit-elle, reposent sur une tete menacee; si cette tete tombe, c'en est fait de ces reves! --On ne touchera pas un cheveu du prince. Dussions-nous perir tous, il sera sauve. Vous avez notre parole de gentilshommes. --J'y compte, messieurs. Don Centurion vous fera parvenir, demain, mes instructions precises. Allez, maintenant. Le duc et ses quatre amis ployerent le genou devant celle qui leur avait fait entrevoir un avenir prodigieux et, s'enveloppant de leurs manteaux, ils se disposerent a sortir. Alors Pardaillan se redressa et fit un signe. Le Chico se mit aussitot en marche, guidant le chevalier qui, jugeant la seance terminee, se decidait, sans doute, a quitter les souterrains de la maison des Cypres. Si Pardaillan ne s'etait tant hate, il eut entendu une conversation qui n'eut pas manque de l'interesser. Fausta etait restee songeuse. Quand elle vit que le duc et ses amis s'etaient retires, elle descendit de l'estrade et, s'adressant a Centurion d'une voix breve: --Cette bohemienne, cette Giralda, peut etre un obstacle a nos projets. Elle me gene. Il faut qu'elle disparaisse dans la bagarre de demain. Elle eut l'air de reflechir un instant en surveillant Centurion du coin de l'oeil et elle decida: --Prevenez votre parent Barba Roja. Lui seul, je crois, pourra m'en debarrasser. --Quoi! madame, fit Centurion d'une voix etranglee, vous voulez!... --Je veux, oui! dit Fausta avec un imperceptible sourire. Sur un ton douloureux, le bravo dit: --Vous m'avez promis cependant... --Que faudrait-il donc que je fasse pour arriver a vous persuader qu'on ne me prend pas pour dupe? --Madame, begaya Centurion interloque, je ne comprends pas. --Vous allez comprendre. Vous m'avez dit que vous etiez amoureux de Giralda, au point que vous parliez de l'epouser. Eh bien soit, j'y consens, epousez-la. --Ah! madame! je vous devrai la fortune et le bonheur! s'emerveilla Centurion, radieux. --Epousez-la, repeta Fausta avec nonchalance. Seulement il est une petite chose, sans grande importance pour un amour, aussi desinteresse que le votre. Dans le nouvel ordre de choses que nous allons instaurer, vous serez un personnage en vue. On s'etonnera peut-etre que le personnage que vous allez etre ait pour epouse une humble bohemienne. --L'amour sera mon excuse. Nul ne pourra medire sur le compte de ma femme. La Giralda, malgre qu'elle ne soit qu'une bohemienne, est connue comme la vertu la plus farouche de l'Andalousie. Cela est l'essentiel. Fausta eut un mince sourire, et, comme si elle n'avait pas entendu, elle continua: --On s'etonnera surtout que ce personnage ait ete assez oublieux de son rang et de sa dignite pour epouser une jeune fille du peuple. Car la famille de la Giralda est connue maintenant. Elle est, cette petite, de la plus basse extraction. Centurion chancela sous le coup qui etait rude, affreux. L'amour qu'il avait affiche pour la Giralda n'etait qu'une comedie. Il s'etait imagine, par suite d'on ne savait quels indices, que la bohemienne etait issue d'une illustre famille. Il avait concu ce plan: avec l'assistance de Fausta, evincer Barba Roja, ecarter le Torero, Debarrasse de ces deux obstacles, lui Centurion, deja riche, en passe de devenir un personnage, consentait a epouser cette fille sans nom. Une fois le mariage consomme, un heureux hasard lui ferait connaitre a point nomme la filiation de son epouse. Il devenait du coup l'allie d'une des plus illustres familles du royaume. Et si, plus tard, devenu roi, le Torero s'avisait de rechercher son ancienne amante, lui, Centurion, savait trop quels benefices un courtisan complaisant peut tirer d'un caprice royal. Tel avait ete le plan de Centurion. Et c'est au moment ou il voyait ses affaires marcher au mieux de ses desirs qu'il apprenait brutalement qu'il s'etait trompe, que la Giralda, dont il avait reve de faire le pivot de sa fortune, n'etait qu'une pauvre fille de basse extraction. Ce coup l'assommait. Le voyant muet d'hebetude, Fausta acheva: --He! quoi! Ne le saviez-vous pas? Auriez-vous commis cette faute, impardonnable pour un homme de votre force, de preter une oreille credule aux propos de cette fille qui se croit issue d'une famille princiere? Cette fois, il n'y avait pas a douter, la raillerie etait flagrante, cruelle: elle savait certainement. --Epargnez-moi, madame! supplia-t-il, honteux. Fausta le considera une seconde et, haussant dedaigneusement les epaules: --Etes-vous enfin convaincu qu'il est inutile d'essayer de jouer au plus fin avec moi? --Que faut-il dire de votre part a Barba Roja? demanda-t-il, jetant le masque et resolument cynique. --De ma part, dit Fausta avec un supreme dedain, rien. De la votre, a vous, dites-lui que la bohemienne ne manquera pas d'assister a la corrida, puisque son amant doit y prendre part. Don Almaran, place a la source meme des informations, ne doit pas ignorer qu'il se trame quelque coup de traitrise, lequel sera mis a execution pendant que se deroulera la corrida. Il doit savoir que le coup prepare par M. d'Espinosa avec le concours du roi n'ira pas sans tumulte. A lui de profiter de l'occasion et de s'emparer de celle qu'il convoite. Quant a vous, comme J'ai besoin d'etre tenue au courant de ce qui se trame chez mes adversaires, il vous faut eviter a tout prix d'eveiller des soupcons. En consequence, vous aurez soin de vous mettre a sa disposition pour ce coup de main et de le seconder de telle sorte qu'il reussisse. Tout le reste vous regarde a la condition que la Giralda soit perdue a tout jamais pour don Cesar, et sans que j'y sois pour rien. Vous me comprenez? --Je vous comprends, madame, et j'agirai selon vos ordres, dit le bravo, heureux de se tirer d'affaire. Tres froide, elle dit: --Je vous engage a prendre toutes les dispositions utiles pour mener a bien cette affaire. Vous avez beaucoup a vous faire pardonner, maitre Centurion. Le bravo fremit. Il comprenait le sens de la menace. La situation dependait de sa reussite. Il reussirait donc coute que coute: --La bohemienne disparaitra, j'en reponds, dusse-je la poignarder de mes mains, dit-il avec assurance. --Partons, dit alors Fausta tres paisiblement. Centurion s'en fut chercher son flambeau, qu'il avait dissimule sous l'estrade, et l'alluma. Il n'y avait qu'une porte visible dans cette salle: celle par ou les conjures s'etaient disperses et lui donnait sur une galerie souterraine, laquelle aboutissait hors du mur d'enceinte de la maison. Cependant le duc de Castrana et ses amis etaient revenus et s'etaient retires par une issue qu'on ne voyait pas. Fausta elle-meme etait entree par une troisieme porte qu'on ne voyait pas davantage. Son flambeau allume a la main. Centurion demanda: --Quel chemin prenez-vous, madame? --Celui du duc. L'estrade n'etait pas appuyee contre le mur. Centurion contourna cette estrade et ouvrit une petite porte secrete qui se trouvait la, habilement dissimulee. Puis, sans se retourner, convaincu qu'elle le suivait, il s'engagea dans la galerie etroite qui aboutissait a cette porte et attendit que Fausta le rejoignit. Celle-ci s'etait mise en marche. Elle avait contourne l'estrade et allait disparaitre a son tour, lorsqu'elle demeura clouee sur place. Une voix vibrante, qu'elle connaissait trop bien, venait de lancer sur un ton railleur: --La restauratrice de l'empire de Charlemagne daignera-t-elle accorder une minute de son temps si precieux au pauvre routier que je suis? Fausta s'etait arretee net, sans se retourner. Son oeil eut une lueur sinistre et, dans sa pensee eperdue, elle hurla: --Pardaillan! L'infernal Pardaillan!... Ainsi il a echappe a la mort, comme il l'avait dit! Il est sorti de la tombe ou je croyais bien l'avoir emmure vivant! Elle leva vers le ciel un regard fulgurant comme si elle eut voulu sommer Dieu de lui venir en aide. Et voici qu'en abaissant les yeux elle vit dans l'ombre Centurion qui se livrait a une pantomime effrenee dont la signification lui etait tres claire: "Retenez-le un moment, disaient les gestes de Centurion, je cours chercher du renfort, et cette fois nous le tenons!" Elle abaissa plusieurs fois de suite ses cils pour montrer qu'elle avait compris, et alors elle se retourna. Tout ceci, qui nous a demande un temps tres long a expliquer, s'etait produit en un temps inappreciable. En tenant compte de la surprise a laquelle elle n'avait pu echapper, si maitresse d'elle-meme qu'elle fut, Pardaillan put croire que rien d'anormal ne s'etait passe, qu'elle etait bien seule et qu'elle s'etait retournee a son appel. Son visage etait si calme, son oeil si limpide, son attitude empreinte d'une telle serenite, que Pardaillan, qui la connaissait bien pourtant, ne put se tenir de l'admirer. Elle s'avanca vers lui avec la grace d'une grande dame qui, pour honorer un visiteur de marque, le conduit elle-meme vers le siege qu'elle lui destine. Et Pardaillan dut reculer devant elle, contourner des banquettes et s'asseoir la ou elle voulait qu'il s'assit. Nous avons dit qu'il n'y avait qu'une porte visible: elle etait a droite. Au centre se trouvait l'estrade. Derriere l'estrade etait situee la porte secrete par ou Centurion venait de sortir, courant chercher du renfort. Devant l'estrade, il y avait un espace vide au bout duquel se trouvait le mur qui faisait face a l'estrade. Dans ce mur etaient percees l'excavation par ou Pardaillan avait regarde et ecoute, et un peu plus loin, la porte invisible par ou il etait entre--du moins Fausta avait tout lieu de croire qu'il etait entre par la. A droite et a gauche de l'estrade se trouvaient les banquettes sur lesquelles les conjures s'etaient assis. La manoeuvre de Fausta, amenant Pardaillan a s'asseoir sur la derniere des banquettes placees a gauche de l'estrade, avait eu pour but de l'acculer sur le seul cote de la salle ou il n'y avait aucune porte, visible ou invisible, de cela Fausta etait sure. Quant a la porte visible, au coeur de chene, jamais Pardaillan, malgre sa force et sa bravoure, ne pourrait traverser cette salle encombree pour arriver jusqu'a elle. Et meme s'il parvenait a accomplir ce miracle, il n'en serait pas plus avance, la porte etant fermee a triple tour. Pardaillan etait bien pris cette fois. Que pourrait sa courte dague contre les longues et bonnes rapieres dont il allait etre menace? Pardaillan s'etait prete avec une bonne grace, dont lui seul etait capable en pareil moment, a la petite manoeuvre de Fausta. Il serait certes temeraire d'affirmer qu'il n'avait rien remarque de ces dispositions inquietantes. Mais Fausta le connaissait bien. Elle savait qu'il n'etait pas homme a reculer, sur n'importe quel terrain. Et, sans scrupule comme sans remords, elle exploitait habilement ce qu'elle considerait comme une faiblesse. Donc Pardaillan s'assit sur la derniere banquette, a la place meme qu'elle designait. Elle-meme s'assit sur une autre banquette, en face de lui. Ils se regarderent en souriant. On eut dit deux amis heureux de se retrouver. Cependant son sourire, a lui, avait on ne sait quoi de narquois, d'insaisissable pour tout autre qu'elle. Ces deux antagonistes, exceptionnellement doues, avaient en certaines circonstances a leur disposition des sens speciaux qui leur permettaient de percevoir ce qui echappait a leurs sens ordinaires. Ne percevant rien d'anormal, elle se rassura. Alors, d'une voix tres calme, douce et chantante, un sourire aux levres, comme on s'informe de la sante d'une personne qui vous est chere, elle dit: --Ainsi vous avez pu echapper au poison dont l'air de votre cachot etait sature? Et lui, souriant aussi, soutint son regard sans provocation, sans arrogance, mais avec fermete et assurance: --Ne vous avais-je pas prevenue? dit-il d'un air indechiffrable. --C'est vrai. Vous aviez bien vu! Un long moment elle le considera en silence et elle reprit: --Ce poison n'etait qu'un narcotique. A vrai dire, j'en avais le soupcon. Ce qui m'etonne, c'est que vous ayez pu sortir de ce cachot ou vous etiez emmure comme dans une tombe. Comment avez-vous fait? --Cela vous interesse-t-il vraiment? --Rien de ce qui vous touche ne me laisse indifferente, croyez-le bien. On eut dit qu'elle se rejouissait de le voir sain et sauf. Et peut-etre, dans le desarroi ou se debattait sa pensee, se rejouissait-elle en effet. Il repondit, en s'inclinant gracieusement: --Vous me comblez, vraiment! Prenez garde! vous allez me rendre outrecuidant et fat. Vous me voyez tout confus de l'interet que vous voulez bien me porter. --Ce qui vous parait tres simple parait prodigieux a d'autres, dit-elle. Tout le monde ne peut pas avoir votre rare merite, ni votre modestie plus rare encore. --De grace, madame, menagez cette modestie! Vous tenez donc a savoir? Elle fit "oui!" doucement de la tete. --Soit. Vous savez qu'une partie du plafond de ce cachot s'abaisse au moyen d'un mecanisme. --Je sais. --Vous ignorez sans doute que dans le cachot meme un ressort cache permet de faire descendre ce plafond qui remonte ensuite automatiquement? --Je l'ignorais, en effet. --Eh bien, c'est par la que je suis sorti. Ma bonne fortune m'a fait trouver ce ressort sur lequel j'ai appuye de facon tout a fait fortuite. Le plafond est descendu, a mon grand ebahissement. Cela constituait un petit plateau sur lequel je me suis place. Le pla fond, en remontant, m'a ramene dans la chambre d'ou j'avais ete precipite. Vous voyez que c'est tres simple. --Mais comment avez-vous eu l'idee de descendre dans les souterrains? --Toujours le hasard, dit-il de son air le plus naif. J'ai trouve toutes les portes ouvertes. Je ne connaissais pas la maison. Sans savoir comment, je me suis retrouve dans les caves. Je suis assez observateur, vous le savez. J'ai pense qu'une maison que vous aviez choisie devait posseder plus d'une issue secrete semblable a celle par ou j'etais sorti. Et, toujours favorise par le hasard, j'ai ete amene dans un couloir ou mon attention a ete sollicitee par quelques lumieres qui transparaissaient a travers le mur. Est-il necessaire de vous en dire plus long? --C'est inutile. Je comprends maintenant. --Ce que je ne comprends, pas, c'est qu'une femme telle que vous ait commis cette faute impardonnable de laisser sa maison deserte, toutes portes ouvertes. Le dialogue entre ces deux adversaires prenait des allures de duel. Jusqu'ici ils n'avaient fait que se tater. Maintenant ils se portaient des coups. Et, comme toujours, c'etait Pardaillan qui chargeait le premier. Fausta se contenta de relever le reproche d'imprudence. Elle expliqua: --Si j'ai laisse toutes portes ouvertes, j'avais des raisons. Vous n'en doutez pas, puisque vous me connaissez... Que vous soyez arrive a point nomme pour beneficier de cette apparente negligence, c'est un malheur... reparable. En ce qui concerne cet oeil secret qui vous a permis d'assister a mon entrevue avec les gentilshommes espagnols, je conviens que le reproche est merite. J'aurais du en effet le fermer. J'ai peche par trop de confiance. C'est une lecon. Tenez pour certain qu'elle ne sera pas perdue. Elle disait cela paisiblement, comme s'il se fut agi d'une chose de mediocre importance. Mais, apres avoir confesse son erreur, elle revint a ce qui lui paraissait autrement important, et avec un sourire aigu comme celui de Pardaillan quand il lui faisait remarquer les consequences de son imprudence: --Mais vous-meme, croyez-vous que vous ayez ete bien inspire en entrant ici? Vous parlez d'imprudence? Il vous etait si facile de tirer au large! --Mais, madame, fit Pardaillan avec son air le plus naif, j'ai eu l'honneur de vous dire que j'avais absolument besoin d'avoir un entretien avec vous! --Il faut donc que ce que vous avez a me dire soit bien grave pour que vous vous exposiez ainsi apres avoir echappe miraculeusement a la mort? --Bon Dieu! madame, ou prenez-vous que je m'expose, et qu'ai-je a craindre en tete-a-tete avec vous? --Croyez-vous donc que je vous laisserai sortir d'ici aussi facilement que vous y etes entre? Vous vous dites que ce n'est pas moi qui vous barrerai la route... Vous avez raison. Mais sachez que dans un instant vous allez etre assailli. Vous allez vous trouver seul et sans arme, dans cette salle bien gardee. Pourquoi lui disait-elle cela, alors qu'elle etait seule encore avec lui? Elle savait bien que, s'il lui plaisait de mettre a profit l'avertissement qu'elle lui donnait, il n'avait que quelques pas a faire pour sortir. Pensait-elle qu'il ne trouverait pas le ressort qui actionnait la porte secrete? Ou plutot ne pensait-elle pas qu'en l'avertissant il se croirait oblige de rester? Tres tranquillement, il repondit: --Vous voulez parler des braves que ce sacripant d'inquisiteur est alle chercher, tout courant? --Vous saviez... --Sans doute! De meme que j'ai bien remarque votre petit manege qui consistait a m'acculer dans ce coin de la salle. Fausta ne put s'empecher de l'admirer. Mais, en meme temps que l'admiration, l'inquietude penetrait en elle. Elle se disait que, si fort qu'il fut, Pardaillan ne pouvait s'etre expose a un aussi formidable danger sans avoir la certitude de s'en tirer indemne. Une fois encore, elle jeta autour d'elle un coup d'oeil soupconneux et ne decouvrit rien. Elle etudia encore la physionomie du chevalier et le vit si confiant en sa force, que ses soupcons se dissiperent, et elle se dit: "Il pousse la bravade aux plus extremes limites!" --Sachant que vous alliez etre attaque, dit-elle tout haut--et je vous previens qu'une vingtaine d'epees vont vous assaillir--, sachant cela vous etes reste. Vous comptez donc passer sur le corps aux vingt combattants que vous allez avoir sur les bras? --Leur passer sur le corps serait trop dire. Mais, ce que je sais, c'est que je m'en irai d'ici sans blessure serieuse, parce que mon heure n'est pas venue... Parce qu'il est ecrit que je dois vous tuer. --Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite, en ce cas? Elle prononca ces mots avec bravade et comme si elle l'eut defie de mettre sa menace a execution. Tres naturellement, il dit: --Votre heure n'est pas venue, a vous non plus. --Ainsi, selon vous, je dois echouer dans toutes les tentatives que je dirigerai contre vous? --Je le crois, dit-il tres sincerement. Recapitulons un peu les differents moyens que vous avez employes dans l'unique but de m'occire: le fer, la noyade, l'incendie, le poison, la faim et la soif... et me voici devant-vous, bien vivant. Dieu merci! Tenez, vous faites fausse route en cherchant a me tuer. Renoncez-y. C'est dur? Vous tenez absolument a m'expedier dans un monde qu'on pretend meilleur? Oui!... Mais puisque vous ne pouvez y parvenir! Que diable! il n'est pas besoin de tuer les gens pour s'en debarrasser. On cherche. Les moyens ne manquent pas qui font qu'un homme, vivant encore, n'existe plus pour ceux qu'il genait. Il plaisantait. Malheureusement, dans l'etat d'esprit ou elle etait, sous l'influence de la superstition qui lui suggerait qu'en effet il etait invulnerable, elle he pouvait pas comprendre qu'il osat plaisanter sur un sujet aussi macabre. Et, dans sa superstition, elle se persuada que, nouveau Samson, il livrerait lui-meme le secret de sa force. --Comment? demanda-t-elle naivement. Il eut un imperceptible sourire de pitie. --Eh! le sais-je? plaisanta-t-il. Et, avec une lueur de malice dans les yeux, en mettant son doigt sur son front: --Ma force est la... Essayez de me frapper la. Elle le considera longuement. Il paraissait tres serieux. Il eut fremi s'il eut pu lire ce qui se passait dans son cerveau et quelle pensee infernale il venait de faire germer en elle par une simple plaisanterie. Elle demeura un instant pensive, cherchant a comprendre le sens de ses paroles et le parti qu'elle pourrait en tirer, et dans son esprit obstinement tendu vers ce but: la suppression de Pardaillan, en un eclair, elle entrevit la solution cherchee et elle pensa: "Le cerveau!... le frapper au cerveau!... le faire sombrer dans la folie!... Et c'est lui qui m'indique ce moyen... Il a raison, cela vaut mille fois mieux que la mort... Comment n'y ai-je pas pense?" Et, tout haut, avec un sourire sinistre: --Vous avez raison. Si vous sortez d'ici vivant, je ne chercherai plus a vous tuer. J'essaierai autre chose. Quoi qu'il en eut, Pardaillan ne put reprimer un frisson. Cette intuition merveilleuse qui le guidait lui fit deviner qu'elle avait combine quelque chose d'horrible, suggere par sa plaisanterie. Mais il n'etait pas homme a rester longtemps sous cette impression penible. Il se secoua et, de sa voix railleuse: --Mille graces! dit-il. Il lui apparut si calme, si maitre de lui, que, de nouveau, elle l'admira. Et, d'une voix vibrante: --Vous avez entendu ce que j'ai dit a ces Espagnols? Encore ne leur ai-je point devoile ma pensee tout entiere. Vous m'avez, en raillant, saluee du titre de restauratrice de l'empire de Charlemagne. L'empire de Charlemagne ne serait rien compare a celui que je pourrais creer si je m'appuyais sur un homme tel que vous. Cet avenir prestigieux ne vous tente-t-il pas? Que ne ferions-nous pas tous les deux! Nous pourrions voir l'univers entier soumis a notre loi. Dites un mot, un seul, ce prince espagnol disparait, vous seul demeurez maitre de celle qui n'eut jamais d'autre maitre que Dieu. Et nous marchons a la conquete du monde. Glacial, il repondit: --Je croyais vous avoir dit une fois pour toutes mon sentiment sur ces reves d'ambition. Excusez-moi, madame, mais nous ne pouvons pas nous entendre. Elle comprit qu'il etait inebranlable. Elle n'insista pas et se contenta d'approuver de la tete. Pardaillan reprit d'une voix mordante: --Que vous fassiez assassiner le roi Philippe, comme il y a quelques mois vous avez fait assassiner Henri de Valois, c'est affaire entre vous et lui. Je n'ai pas a prendre la defense de Philippe qui, du reste, me parait de taille a se defendre lui-meme. Que vous mettiez, dans un but d'ambition personnelle, ce pays a feu et a sang, comme vous l'avez fait en France, ceci encore est affaire entre vous et Philippe ou son peuple. Si les moyens que vous employez etaient avouables, je dirais meme que je n'en suis pas fachee, car, en soulevant l'Espagne contre son roi, vous donnerez assez d'occupation a celui-ci pour le mettre dans l'impossibilite de poursuivre ses projets sur la France. Par cela meme, mon malheureux pays, sous la conduite d'un roi ruse mais brave homme, tel que le Bearnais, aura le temps de reparer en grande partie les calamites que vous aviez dechainees sur lui. Sur ces deux points, madame, si je n'approuve pas vos idees et vos procedes, du moins, vous ne me trouverez pas devant vous. --C'est beaucoup, chevalier, dit-elle franchement; et, si vous n'avez pas des exigences inacceptables en echange de cette neutralite, je suis assuree du suces. Pardaillan eut un sourire reserve et il reprit: --Faites ce que bon vous semblera ici, cela vous regarde. Mais ne jetez pas les yeux sur mon pays. Je vous l'ai dit, la France a besoin de repos et de paix. Ne cherchez pas a y fomenter la haine et la discorde comme vous l'avez deja fait, vous me trouveriez sur votre route. La nouvelle entreprise que vous tentez ici est appelee a un echec certain. Elle aura le meme sort qu'ont eu vos entreprises en France: vous serez battue. --Pourquoi? --Je pourrais vous dire: parce que ces entreprises sont fondees sur la violence, la trahison et l'assassinat. Je vous dirai plus simplement: parce que vos reves d'ambition reposent sur la tete d'un homme loyal et simple, le Torero, qui n'acceptera pas les offres que vous voulez lui faire. Parce que don Cesar est un homme que j'estime et que j'aime, moi, et que je vous defends, vous entendez bien, je vous defends de vous attaquer a lui. Et, maintenant que je vous ai dit ce que j'avais a vous dire, vous pouvez faire entrer vos assassins. En disant ces mots, il se leva et se tint debout devant elle, rayonnant d'audace. Et, comme s'ils eussent entendu son ordre, au meme moment, les assassins se ruerent dans la salle avec des cris de mort. Fausta s'etait levee aussi. Elle ne repondit pas un mot. Sans se presser, elle se retourna, s'eloigna majestueusement et alla se placer a l'autre extremite de la salle, desireuse d'assister a la lutte. Si Pardaillan avait voulu, il n'aurait eu qu'a etendre le bras, abattre sa main sur l'epaule de Fausta, et le combat eut ete termine avant que d'etre engage. Aucun des assistants n'eut ose ebaucher une menace en voyant leur maitresse aux mains de celui qu'ils avaient pour mission de tuer sans pitie. Mais Pardaillan n'etait pas homme a employer de tels moyens. Il la regarda s'eloigner sans faire un geste. Centurion avait bien fait les choses. Il avait ete un peu long, mais il savait qu'il pouvait compter sur Fausta pour garder le chevalier autant de temps qu'il serait necessaire. Il amenait avec lui une quinzaine de sacripants qui le suivaient dans toutes ses expeditions avec Barba Roja. En plus de cette troupe, le familier amenait avec lui les trois ordinaires de Fausta: Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, lesquels avaient bien consenti a suivre Centurion parlant au nom de la princesse. Les deux troupes reunies formaient un total d'une vingtaine d'hommes, armes de solides et longues rapieres et de bonnes et courtes dagues. Les assaillants, avons-nous dit, s'etaient rues avec des cris de mort. Mais, si la precaution qu'avait eue Fausta de placer Pardaillan au fond de la salle etait bonne, car elle l'acculait dans un coin et le mettait dans la necessite d'enjamber un nombre considerable d'obstacles et de passer sur le ventre de toute la troupe pour atteindre la sortie, cette precaution devenait mauvaise car, pour atteindre leur victime, les hommes de Centurion devaient d'abord, eux aussi, enjamber ces memes obstacles, ce qui ralentissait considerablement leur elan. Pardaillan les regardait venir a lui avec ce sourire railleur qu'il avait dans ces moments. Il avait dedaigne de tirer sa dague, seule arme qu'il eut a sa disposition. Seulement, il s'etait place derriere la banquette, sur laquelle il etait assis l'instant d'avant. Cette banquette etait la derniere de la rangee. Pardaillan avait place son genou gauche sur cette banquette, et, ainsi place, les bras croises, l'oeil aux aguets et petillant de malice, il attendait qu'ils fussent a sa portee. Fausta, qui le surveillait de sa place, et qui, devant cette froide intrepidite, sentait le doute l'envahir de plus en plus, se disait: "Il va les battre tous! c'est certain! c'est fatal!" Cependant Pardaillan avait reconnu les ordinaires, et, de sa voix railleuse: --Bonsoir, messieurs! --Bonsoir, monsieur de Pardaillan, repondirent poliment les trois. --C'est la deuxieme fois aujourd'hui que vous me chargez, messieurs. Je vois que vous gagnez honnetement l'argent que vous donne Mme Fausta. Seulement je suis confus de vous donner tant de mal. --J'espere que nous serons plus heureux cette fois-ci, dit Chalabre. --C'est possible! fit paisiblement Pardaillan, d'autant que, vous le voyez, je suis sans arme. --C'est vrai! dit Montsery, en s'arretant. M. de Pardaillan est desarme! --Nous ne pouvons pourtant pas le charger, s'il ne peut se defendre, dit tout bas Montsery. --D'autant qu'ils sont assez nombreux pour mener a bien la besogne, ajouta Sainte-Maline en designant du coin de l'oeil les hommes de Centurion. --Puisque vous n'avez pas d'arme, dit-il tout haut a Pardaillan, nous nous abstenons, monsieur. Que diable! nous ne sommes pas des assassins! Pardaillan s'inclina gracieusement, et: --En ce cas, messieurs, ecartez-vous et regardez... A ce moment, sept ou huit des plus vifs parmi les assaillants n'avaient plus que deux rangees de banquettes a franchir pour etre sur lui. Posement, avec des gestes mesures, Pardaillan se courba et saisit a pleins bras la banquette sur laquelle il appuyait son genou. C'etait une banquette longue de plus d'une toise, en chene massif et dont le poids devait etre enorme. Pardaillan la souleva sans effort apparent et, quand les premiers assaillants se trouverent a sa portee, il balaya l'espace de sa banquette tendue a bout de bras, en un geste large, foudroyant de force et de rapidite. Un homme resta sur le carreau, trois se retirerent en gemissant, les autres s'arreterent interdits. Pardaillan se mit a rire doucement et souffla un moment. Mais le reste de la bande arrivait et poussait les premiers rangs, qui durent avancer malgre eux. Pardaillan, froidement, methodiquement, recommenca le geste de la mort. Trois nouveaux eclopes durent se retirer. Ils n'etaient plus que treize, en omettant les trois ordinaires qui assistaient, beants d'admiration, a cette lutte epique d'un homme contre vingt. Les hommes de Centurion s'arreterent, quelques-uns meme s'empresserent de reculer, de mettre la plus grande distance possible entre eux et la terrible banquette. Pardaillan souffla encore un moment et, profitant de ce qu'ils se tenaient en groupe compact, il souleva de nouveau l'arme formidable que lui seul peut-etre etait capable de manier avec cette aisance: il la balanca un instant et la jeta a toute volee sur le groupe petrifie. Alors ce fut la debandade. Les hommes de Centurion s'enfuirent en desordre et ne s'arreterent que dans l'espace libre devant l'estrade. Avec Centurion, qui avait eu la chance de s'en tirer avec quelques contusions sans importance, bien qu'il ne se fut pas menage, ils n'etaient plus que six hommes valides. Cinq etaient restes sur le carreau, morts ou trop grievement endommages pour avoir la force de se relever. Les autres, plus ou moins eclopes, geignant et gemissant, etaient hors d'etat de reprendre la lutte. Pardaillan passa sa main sur son front ruisselant de l'effort soutenu, et, en riant, du bout des levres: --Eh bien, mes braves, qu'attendez-vous? Vous savez bien que je suis seul et sans arme! Mais, comme, en disant ces mots, il placait son pied sur la banquette qui se trouvait a sa portee, les autres, malgre les objurgations de Centurion, resterent cois. Alors, Pardaillan se mit a rire plus fort, et, s'apercevant que plusieurs rapieres s'etalaient a ses pieds, il se baissa tranquillement, ramassa celle qui lui parut la plus longue et la plus solide, et, la, faisant siffler, de son air railleur, il leur lanca: --Allez, droles! le chevalier de Pardaillan vous fait grace! Et, se tournant vers Fausta, sans plus s'occuper d'eux: --A vous revoir, princesse! lui cria-t-il. Il fit un demi-tour methodique, et lentement, sans se retourner, il se dirigea vers la muraille qui fermait le fond de la salle, dans ce coin ou il avait plu a Fausta de le placer, certaine qu'il n'y avait la aucune issue. Arrive au mur, il frappa dessus trois coups du pommeau de la rapiere qu'il venait de ramasser. La muraille s'ouvrit d'elle-meme. Avant de sortir, il se retourna. Centurion et ses hommes, revenus de leur stupeur, se lancaient a sa poursuite. Les trois ordinaires eux-memes, le voyant arme, chargeaient de leur cote. Le rire clair de Pardaillan fusa plus ironique que jamais. Il lanca: --Trop tard! Quand la bande hurlante et menacante arriva, elle se heurta a la muraille qui s'etait refermee d'elle-meme. Honteux, furieux, ils se mirent a frapper le mur a coups redoubles. Trois hommes de Centurion souleverent peniblement une de ces banquettes que le chevalier avait maniee avec tant de facilite et s'en servirent de belier sans reussir davantage a ebranler le mur. Extenues, ils se resignerent a abandonner la poursuite, et, piteux, ils se rangerent autour de Fausta. Centurion surtout etait tres inquiet. Il s'attendait a des reproches sanglants. Sainte-Maline, Chalabre, Montsery n'etaient pas tres rassures non plus. A la grande surprise de tous, Fausta ne fit aucun reproche. Elle savait, elle, que Pardaillan devait sortir vainqueur de la lutte. Donc elle se contenta de dire: --Ramassez ces hommes, qu'on leur donne les soins que necessite leur etat. Vous distribuerez a chacun cent livres a titre de gratification. Ils ont fait ce qu'ils ont pu, je n'ai rien a dire. Une rumeur joyeuse accueillit ces paroles. En un clin'd'oeil les eclopes furent enleves. Demeuree seule, Fausta resta immobile sur la banquette ou elle s'etait assise, cherchant, combinant, mettant en oeuvre toutes les ressources de son esprit si fertile en inventions de toutes sortes. Que voulait-elle? Peut-etre ne le savait-elle pas tres bien elle-meme. Toujours est-il que, de temps en temps, elle prononcait un mot, toujours le meme: --La folie!... Enfin, ayant sans doute trouve la solution tant cherchee, elle se leva, rejoignit ses gardes du corps et remonta dans ses appartements. Tandis que les ordinaires, sur un signe d'elle, s'installaient dans le vestibule, elle penetra dans son cabinet, suivie de Centurion a qui elle donna des instructions claires et minutieuses, ensuite de quoi le bravo quitta la maison des Cypres et rentra dans Seville. Fausta attendit dans son cabinet. Une demi-heure apres, sa litiere l'attendait devant le perron. Elle y monta. Autour caracolaient ses gardes ordinaires: Montsery, Chalabre, Sainte-Maline, et derriere venait une imposante escorte de cavaliers armes jusqu'aux dents. La litiere penetra dans l'Alcazar et s'arreta devant les appartements reserves a Mgr le grand inquisiteur. Quelques instants plus tard, Fausta etait introduite aupres d'Espinosa, avec qui elle eut une longue et secrete conversation. Sans doute ces deux puissants personnages arriverent-ils a s'entendre, sans doute Fausta obtint-elle ce qu'elle voulait, car, lorsqu'elle sortit, un sourire de triomphe errait sur ses levres et une lueur de contentement rendait ses yeux noirs plus brillants [1]. [Note 1: L'episode qui termine ce recit a pour titre _Les Amours du Chico_.] TABLE I.--La mort de Fausta II.--Le grand inquisiteur d'Espagne III.--La vieillesse de Sixte-Quint IV.--Le reveil de Fausta V.--La derniere pensee de Sixte-Quint VI.--Le chevalier de Pardaillan VII.--Bussi-Leclerc VIII.--Trois anciennes connaissances IX.--Conjonction de Pardaillan et de Fausta X.--Don Quichotte XI.--Don Cesar et Giralda XII.--L'ambassadeur du roi Henri XIII.--Le document XIV.--Les deux diplomates XV.--Le plan de Fausta XVI.--Le caveau des morts vivants XVII.--Ou Bussi-Leclerc verse des larmes XVIII.--Don Cristobal Centurion XIX.--Le souper XX.--La maison des Cypres XXI.--Centurion dompte. XXII.--Le nain a l'oeuvre XXIII.--El Chico et Juana XXIV.--Suite des aventures du nain XXV.--Ou le Chico se decouvre un ami XXVI.--Les conspirateurs End of the Project Gutenberg EBook of Les Pardaillan, Tome 05, Pardaillan et Fausta, by Michel Zevaco *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PARDAILLAN, TOME 05, *** ***** This file should be named 13524.txt or 13524.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/5/2/13524/ Produced by Renald Levesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.