Project Gutenberg's Au jeune royaume d'Albanie, by Gabriel Louis-Jaray This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Au jeune royaume d'Albanie Author: Gabriel Louis-Jaray Release Date: October 8, 2004 [EBook #13676] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU JEUNE ROYAUME D'ALBANIE *** Produced by Zoran Stefanovic, Eric Bailey and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr OUVRAGES DU MEME AUTEUR _VOLUMES_ LA POLITIQUE FRANCO-ANGLAISE ET L'ARBITRAGE INTERNATIONAL (_Ouvrage couronne par l'Academie francaise_), 1 vol. in-16, Perrin, 1904. LA QUESTION D'AUTRICHE-HONGRIE dans LES QUESTIONS ACTUELLES DE POLITIQUE ETRANGERE EN EUROPE, 1 vol. in-16, Felix Alcan, 1907, 3e ed. LE SOCIALISME EN AUTRICHE ET EN HONGRIE dans LE SOCIALISME A L'ETRANGER. 1 vol. in-16, Felix Alcan, 1909. LA QUESTION SOCIALE ET LE SOCIALISME EN HONGRIE (_Ouvrage couronne par l'Academie des Sciences morales et politiques. Prix Audiffred-Pasquier_). 1 vol. in-8, Felix Alcan, 1909. L'ALBANIE INCONNUE (_Ouvrage couronne par l'Academie francaise_). 1 vol. in-16, avec 60 gravures et 1 carte hors texte, Hachette et Cie, 1913, 3e ed. _BROCHURES_ LES NATIONALITES EN AUTRICHE: AUTOUR DE TRIESTE (ITALIENS, SLAVES ET ALLEMANDS). Une brochure in-8. Bibliotheque des questions diplomatiques et coloniales, 1902 (_epuise_). LA PAPAUTE, LA TRIPLE ALLIANCE ET LA POLITIQUE EXTERIEURE DE LA FRANCE. Une brochure in-8. Bibliotheque des questions diplomatiques et coloniales, 1904 (_epuise_). LE SOCIALISME MUNICIPAL EN ITALIE. Une brochure in-8, Felix Alcan, 1904. LE REGIME DES CHEMINS DE FER EN ITALIE. Une brochure in-8, Giard et Briere, 1905. CHEZ LES SERBES, notes de voyage. Une forte, brochure in-8, avec cartes, Bibliotheque des questions diplomatiques et coloniales, 1906. L'AUTRICHE NOUVELLE, SENTIMENTS NATIONAUX ET PREOCCUPATIONS SOCIALES. Une brochure in-8, Felix Alcan, 1908. GABRIEL LOUIS-JARAY AU JEUNE ROYAUME D'ALBANIE Ce qu'il a ete = Ce qu'il est LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE PARIS--79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN--1914 INTRODUCTION La constitution de l'Albanie independante etait si peu prevue par l'opinion publique que beaucoup d'esprits se demandent si elle n'est pas seulement une de ces inventions diplomatiques, telles qu'il en jaillit parfois dans les conferences internationales, quand on ne sait comment resoudre une difficulte; disons le mot, elle a ete une surprise. Aussi chacun se demande: les Albanais sont-ils autre chose qu'un souvenir historique et presque archeologique? Ces hommes, que nous ne connaissons guere que par l'histoire de la conquete turque, subsistent-ils donc encore? Forment-ils une nation? Si celle-ci existe, comment l'ignorait-on? Si elle n'existe pas, qu'est-ce que cet Etat nouveau? On le delimite; mais, dans ces limites, que va-t-il se passer? Est-ce un foyer d'anarchie que l'on prepare ou que l'on attise? Est-ce un terrain de chasse que l'on borne pour l'Autriche et pour l'Italie? Cet Etat est a quelques heures de Venise et personne n'y penetre; on y envoie un prince, mais il ne sait par quel bout commencer son nouveau travail. Que se passe-t-il donc derriere la ligne de ces rivages inhospitaliers et que nous reserve cette nouvelle forme de la question d'Orient? Telles sont assurement quelques-unes des questions que tous se posent et dont chacun parle d'autant mieux qu'il n'y est point alle voir. * * * * * Dans les pages qui vont suivre, j'ai essaye seulement de donner une image fidele des regions les plus importantes et les plus populeuses de l'Albanie autonome. Dans un precedent volume, l'Albanie inconnue, j'ai conte mon voyage chez les Albanais du Nord, dans les villes interdites, conquises jadis par les Albanais sur les Serbes et depuis lors reprises par ces derniers, et dans les tribus independantes et inviolees des montagnes du Nord. Le present ouvrage est consacre aux parties de l'Albanie du Centre, du Sud et de l'Est qui sont ou du moins qui etaient d'un abord plus facile. Ce sont les regions destinees a devenir le centre du nouvel Etat, du jeune royaume d'Albanie. C'est la que la capitale est etablie, la que les premiers efforts d'organisation sont faits, la que les rivalites s'exercent, la qu'entrent d'abord en conflit les antiques traditions locales et les nouvelles exigences d'un Etat du XXe siecle. De ce que j'ai vu hier, est-il legitime de conclure pour demain? Du spectacle des Arnautes sous le joug turc est-il permis de deduire des pronostics sur le destin de "l'Albanie aux Albanais", sur l'avenir du nouveau royaume des Shkipetars? On ne saurait en tout cas se garder d'oublier qu'il faut faire leur part aux imprevus comme aux destins de l'histoire, aux hommes qui fondent ou ruinent les empires comme a la logique des evenements et des situations. Aussi l'ambition de celui qui ecrit cet ouvrage sera-t-elle satisfaite, s'il fait revivre devant l'esprit du lecteur un milieu, les individus qui s'y agitent, leurs sentiments, leurs prejuges, leur etat d'ame, s'il explique les problemes qui s'y posent, les facteurs qui en sollicitent la solution dans un sens ou dans l'autre. Peut-etre cela ne permet-il pas de prevoir l'avenir; mais les desseins de l'auteur seront accomplis, si ces pages aident a le comprendre. CHAPITRE PREMIER VALLONA En pays "maghzen" albanais || La baie de Vallona || L'organisation feodale, les relations entre l'Italie et Vallona || L'action autrichienne || Le commerce exterieur de l'Albanie et la part de l'Autriche et de l'Italie || L'importance de Vallona dans l'Adriatique || La Triple-Alliance et le statu quo en Albanie. De meme que le Maroc traditionnel se divisait en pays maghzen et en pays siba, en pays soumis au sultan et en pays insoumis, de meme en etait-il des regions que nos cartes denomment habituellement Albanie; et c'est au meme signe distinctif qu'on pouvait ranger une ville ou un village dans l'une ou l'autre des deux categories, je veux dire au paiement de l'impot; dans _l'Albanie inconnue_, j'ai raconte mon voyage en _pays Siba_; des montagnes du Nord, me voici descendu pres du canal d'Otrante, suivant "les echelles" d'Albanie avant de traverser d'Adriatique en Macedoine vers Monastir et Uskub; partout l'administration turque y etait etablie et relativement obeie, sinon respectee; partout Italiens, Autrichiens ou Grecs y entretiennent des comptoirs et des interets et les bateaux de la Puglia ou du Llyod ou les navires grecs y portent journellement, en meme temps que leurs couleurs, leurs produits et leurs agents. Prevesa et Santi-Quaranta sont les premieres escales des paquebots qui font le cabotage et le service postal de l'ancienne frontiere grecque a la frontiere montenegrine ou autrichienne; escales sans grand interet et servant surtout de ports a Janina et a sa region, dont ils sont eloignes d'une douzaine d'heures en voiture par Prevesa ou a cheval par Santi-Quaranta. Mais le navire, qui court le long d'une cote sauvage dont la bordure rocheuse tombe abrupte dans la mer, arrive tout a coup devant une echancrure du rivage; au nord, le terrain plat et marecageux fait un remarquable contraste avec les montagnes du sud qui enserrent presque completement une baie, que ferme et protege une ile. C'est la baie de Vallona; le navire s'engage dans la passe entre l'ile de Saseno et le cap Glossa, pointe sud et montagneuse du golfe ou le navire jette l'ancre. La rade est merveilleuse; la vaste baie, d'un bleu profond, s'ouvre sur un fond de montagnes vertes, tachees du gris cendre des oliviers; la-bas, sur la droite, a mi-coteau, le village de Kanizia dresse ses maisons antiques, qui semblent des ruines romaines au milieu d'arbres plantes par les Venitiens; a gauche, la terre plate emerge a peine des flots et l'on distingue mal ou finissent les roseaux de la cote et ou commencent les oliviers et les ormes ou Vallona est enfoui; on apercoit a peine la ville; seule, au loin, la pointe blanche des minarets se detache au milieu des bosquets d'arbres et, sur le port, les batiments de la douane attendent le voyageur. Ce cirque de verdure enserre une baie apaisee; l'ile qui ferme la rade brise la violence des flots; les collines arretent les vents du sud et la brise de l'est; l'eau calmee reflete au profond de la baie la silhouette des sommets qui la protegent. Le navire se balance sur ses ancres a cinq cents metres du rivage marecageux; les barques arrivent du debarcadere et se pressent sur ses flancs; celle-ci amene le vice-consul d'Italie, qui vient aux nouvelles, et la voisine un agent du consulat autrichien; a cote, des voiliers d'assez fort tonnage sont remplis de barriques et de peaux, sans doute d'huile d'olives et de peaux de chevres, les deux objets d'exportation du pays. Les bateliers assiegent de leur insistance les gens du bord; voici enfin la barcasse ou l'on me fait descendre; le batelier de ses rames s'eloigne du navire, puis bientot debout, conduit en s'appuyant sur les hauts fonds. * * * * * En maintes villes d'Orient, le ciel et la mer, la lumiere doree, l'eclat des taches blanches que les maisons forment en se detachant sur les verdures profondes, les couleurs intenses qui vibrent et l'air diaphane qui rapproche les premiers plans composent la beaute du site et jettent sur la ville l'illusion du reve devant le voyageur qui aborde a la rive; mais qu'il descende; que de spectateur lointain du paysage feerique, il devienne le promeneur familier anxieux de voir de pres la beaute entrevue, souvent, helas! un desenchantement lui fait maudire le mirage que devant ses yeux a fait jouer la lumiere. Vallona est de ces villes: on aborde a un port rudimentaire, ou plutot a un debarcadere, la Scala, construit par une societe exploitant l'asphalte; quelques arbres masquent des ruines assez importantes d'une forteresse venitienne, puis une route poussiereuse conduit de la douane a une ville sans beaute et sans charme; le bazar n'a point d'attrait et les etalages y sont miserables; la grande place est d'une banalite qu'egalent les mosquees voisines; l'eau vive manque; les costumes locaux ont disparu et les maisons sont sans interet; ce ne sont plus les "Koule" de Diakovo et d'Ipek, forteresses feodales des beys albanais du Nord; les jardins desseches n'ont pas la vie que met l'eau courante des ruisselets a Tirana la verte ou dans la mysterieuse Ipek. Rien ne rappelle ici l'originalite des villes albanaises de l'interieur; je cherche le cimetiere ou, pres de la maison, les pierres debout marquent seules les tombes et ou, sous les arbres centenaires, gens et betes passent pour les besognes familieres. Je ne trouve plus le jardin clos ou c'est un fouillis de fleurs, d'arbres et de vignes aux lourds raisins, ou l'on peut cueillir le fruit qui vient de murir et le rafraichir dans l'eau glacee et pure qui circule a travers les herbes dans les sillons qu'on lui a creuses. Non contente d'etre sans grace, Vallona est aussi sans salubrite; elle est entouree de marecages et la malaria sevit; l'Occidental qui y sejourne ne doit pas oublier la quinine et en faire usage; le gouvernement turc avec son habituelle insouciance n'a rien fait pour proteger les habitants; l'eucalyptus, qui aurait si facilement asseche les environs et chasse l'endemique malaria, n'a nulle part ete plante; souhaitons plus de prevoyance au jeune gouvernement albanais. * * * * * C'est a Vallona que celui-ci avait naguere etabli sa premiere capitale; la raison en est simple, c'est le fief du chef de ce premier gouvernement, Ismail Kemal. L'organisation feodale subsiste dans cette partie du pays comme au nord; a cote des villages libres, ou chaque paysan est proprietaire de sa terre, des proprietes foncieres considerables appartiennent aux beys, qui forment la classe dominante de la population; sur ces domaines, des metayers demeurent leur vie durant et cultivent le sol; ils recoivent une moitie ou les deux tiers de la recolte, selon les regions. Parmi ces grands proprietaires, quelques familles, dans chaque partie de l'Albanie, se sont elevees avec le temps et leur influence s'exerce sur les autres notables. A Vallona, la grande famille est celle des Vlora ou Vlorna, deformation, dit-on, du nom de Vallona; le chef de cette famille est l'ancien grand-vizir Ferid Pacha; ses terres se comptent par heures de marche; son palais est en ville, mais fort delabre, car il sejourne peu volontiers ici ou on l'accuse de mille exactions; aussi est-ce son cousin pauvre qui a herite de l'influence traditionnelle des Vlora et Ismail Kemal s'est depuis longtemps pose en chef. Sous l'ancien regime, il avait comme programme l'independance de l'Albanie; des l'instauration du regime jeune-turc, il se proclama "osmanlis", mais adversaire d'Ahmed Riza et de ses amis; il s'allia a l'Union liberale, puis en devint le president et, en face du systeme centralisateur d'_Union et Progres_, reclama la decentralisation et l'autonomie; tous les beys de la region jusqu'a Berat et El-Bassam etaient ses amis et ses partisans et l'on peut dire qu'il fit dans cette partie de l'Albanie l'union de la classe dirigeante contre la jeune-Turquie. Celle-ci s'en vengea en 1909: apres le mouvement de reaction de Constantinople et la victoire des jeunes-turcs, ces derniers impliquerent les beys de Vallona dans un complot et les inculperent de trahison ou de reaction. La plupart durent fuir a l'etranger ou dans les montagnes. Aussi peut-on croire que c'est avec un plaisir sans melange qu'ils mirent a leur tour a la porte les representants de la jeune-Turquie pour prendre le pouvoir ou ce qui en a l'apparence. Cette classe de la population est fort differente des beys des montagnes du Nord; ces derniers n'ont eu aucun contact avec l'Occident, ils l'ignorent; les beys de Vallona y sont alles et parlent parfois l'italien, l'allemand ou le francais; ils ont des lumieres sur le monde exterieur a l'Albanie et possedent un vernis de culture; musulmans, ils ne sont pas fanatiques et certains comme Ismail Kemal se disent amis des orthodoxes grecs; tres conscients de leur nationalite albanaise, ils ont l'ambition d'etre maitres chez eux et de parvenir a leurs desseins, en employant les moyens opportuns. La rudesse des moeurs du Nord s'est attenuee et ils ont remplace le coup de feu par l'intrigue; ils ne portent pas le fusil, mais portent en eux une imagination qui leur montre tout possible; toutefois, la douceur du climat, la facilite de la vie, qui contrastent si singulierement avec les rudes saisons des massifs de l'Albanie du Nord et les penibles luttes de l'existence du petit bey montagnard de Liouma ou de Malaisia, ont donne a ceux qui sont nes aux rives de la Vopoussa et aux cotes de Vallona la nonchalance orientale, la paresse d'agir, commune aux peuples favorises pendant trop de siecles par la chaleur du ciel mediterraneen et la tiedeur des flots qui chassent vers le Nord les hivers rigoureux. C'est ainsi que trop souvent l'ardeur des gens de Vallona est imaginative et l'initiative renvoyee au lendemain. Chacun sait que le semblant de gouvernement etabli par Ismail Kemal en decembre 1912 dura l'espace d'une annee et n'arbora sur la ville l'etendard de l'Albanie independante, l'aigle noir a deux tetes sur fond rouge, que pour le transmettre au prince choisi par l'Europe. Sous le regime turc, Vallona n'etait dotee que d'un simple Kaimakan; c'est tout un ministere qui y fut etabli par Ismail et, trait caracteristique, un ministere de grands proprietaires: Zenel bey, nomme sans le savoir president du senat, est le chef de la grande famille des Mahmoud Begovic d'Ipek, dont j'ai conte l'entretien dans _l'Albanie inconnue_; Riza bey, le chef de la plus vieille famille de Diakovo, etait designe comme commandant de la milice nationale, en compagnie d'Issa Boletinatz, le celebre bey agitateur; Abdi bey Toptan, nomme aux finances, Mehmed Pacha a la guerre, Lef Nossis aux postes etaient tous de grands proprietaires; c'etait le ministre des beys, avec Luidgi Karakouki, ancien secretaire d'Ismail Kemal, au commerce, comme agent d'affaires pour les circonstances delicates, type de levantin ruse et adroit, qui connait italien et francais et servait d'interprete entre l'Albanie et l'Europe. Tel etait le gouvernement, disons de Vallona, car il ne gouvernait, au vrai sens du mot, guere au dela d'une zone d'une cinquantaine de kilometres autour de la ville. Au Nord et a l'Est, c'est l'anarchie albanaise; au Sud, c'est la population grecque orthodoxe d'Epire, qui reclame son rattachement a la Grece, a l'exception de quelques groupes musulmans refugies dans les montagnes, comme les Lap pres de Santi-Quaranta et, surtout plus au Sud, comme les Tcham qui ont conserve leur fanatisme et leur isolement. C'etait donc une vingtaine de mille habitants peut-etre qui subissaient l'action du gouvernement de Vallona; la ville a elle seule en compte environ 8 000; les Albanais musulmans en composent la grosse majorite; des orthodoxes albanais ou grecs, et des Italiens catholiques d'origine albanaise y entretiennent l'usage constant de la langue grecque et de la langue italienne; quant a la langue turque, elle a toujours ete inconnue. * * * * * La presence de cette colonie italienne d'origine albanaise est un des traits les plus interessants des relations entre l'Italie et l'Albanie, et dans le conflit d'interets italo-autrichien, dont Vallona est le centre, elle joue un role qui n'est pas negligeable. Vallona est peut-etre de toutes les villes de l'Albanie celle ou l'Italie possede le plus d'influence; elle le doit moins a sa proximite qu'a deux causes fondamentales: l'une est la presence en Italie d'une importante colonie albanaise italianisee, dont un certain nombre de representants sont retournes en Albanie et ont ete diriges vers Vallona; l'autre est l'interet de premier ordre que le royaume attache a cette partie de la terre albanaise. C'est, parait-il, au XVe siecle que les premiers Albanais emigrerent en Italie; les historiens italiens racontent qu'en 1462 tandis que Ferrant d'Aragon faisait le siege de Barletta, une colonie d'Albanais se presenta a lui et se fixa dans le pays; c'est en tout cas vers 1470 que cette emigration prit des proportions assez importantes; l'origine en etait la conquete turque effectuee a cette epoque apres la defaite de Scanderbey; disperses a travers les Abruzzes, la Calabre et la Sicile, ces emigres ont adopte la langue, puis le costume, puis les coutumes du pays ou ils se fixaient; toutefois, ils n'ont pas perdu tout souvenir de leur ancienne patrie ni tout contact avec elle; pendant tres longtemps, ces souvenirs sont restes latents et ces contacts intermittents; mais, depuis la creation du royaume d'Italie, Rome comprit tres vite le parti qu'elle pouvait tirer de cet element, qu'on evalue a une cinquantaine de mille ames; elle s'appliqua a ranimer les souvenirs, a retablir les contacts et a faire des Albanais d'Italie l'instrument d'action le plus efficace pour la propagande italienne en Albanie, en attendant d'en tirer parti pour invoquer ses interets speciaux. M. Baldacci, professeur a l'Universite de Bologne, a indique avec franchise ce plan concerte: "La politique italienne se sert, ecrit-il, des Italo-Albanais comme point d'appui pour exercer une influence sur les populations balkaniques, d'autant plus que le voisinage de cette colonie avec la cote d'Illyrie, la parente avec certaines familles, l'analogie et la communaute d'histoire, de coutume et de commerce, fournissent des droits et des raisons pour intervenir." Les Italiens ont favorise la renaissance nationale de l'idee albanaise et ont donne asile a une societe nationale albanaise et a des journaux, ecrits d'abord en italien, puis en albanais, qu'ils repandirent de l'autre cote de l'Adriatique; par ces intermediaires, les dons pouvaient facilement etre distribues dans l'autre presqu'ile; par eux, on chercha surtout a exercer une influence sur les Albanais, et quels meilleurs agents a transplanter sur l'autre rive adriatique: l'Italie y trouvait double avantage, celui de posseder sous la main des intermediaires precieux, celui d'avoir des agents commerciaux excellents pour le developpement du trafic italo-albanais. A Vallona, le vice-consul d'Italie me presente, par exemple, le chancelier du consulat: c'est un M. Bosio, qui exerce le metier d'agent de la _Puglia_; il est ne dans les Pouilles, d'une famille albanaise transplantee en ce lieu; et de meme origine sont la plupart des Italiens qui formaient en 1913 la colonie italienne de Vallona, cent familles environ, petites gens faisant le commerce en boutique et servant d'intermediaires entre le royaume qui envoie ici ses produits fabriques, ses etoffes, ses vins, son ble ou sa farine et les Albanais qui exportent en Italie les peaux et la laine de leurs betes et l'huile de leurs oliviers. L'Italie encadre cette colonie comme a Durazzo et comme a Scutari par une organisation a elle, dont le chef est le consul et dont les lineaments sont formes des ecoles royales, des postes italiennes et de l'agence de la compagnie de navigation la _Puglia_ avec les interets qui gravitent autour de celle-ci. D'apres un rapport de la direction generale des ecoles italiennes a l'etranger, Vallona comme Durazzo possedait en 1913 trois ecoles royales, une de garcons, une de filles, et une ecole du soir avec 400 eleves environ dans chacune de ces villes; a Scutari, cinq ecoles, dont deux creches, recevraient un nombre un peu plus grand d'enfants. D'apres ce que j'ai vu a Vallona, j'ai lieu de croire que ces chiffres sont plutot exageres; toutefois, il n'est pas douteux que les ecoles royales sont un des meilleurs elements d'action de l'Italie en Albanie; si elle pouvait realiser le projet d'organiser a Bari, a six heures de la cote albanaise, une ecole superieure pour jeunes Albanais et d'y attirer ces derniers, ce serait assurement le plus remarquable couronnement de cette oeuvre scolaire. Malgre ces efforts qui datent d'un quart de siecle, son action reste encore inferieure en resultats a celle de l'Autriche dans l'ensemble de l'Albanie; mais a Vallona, grace a sa colonie, elle a depasse sa rivale; c'est qu'ici, l'Autriche manque de son point d'appui habituel, le clerge catholique et les ecoles religieuses; sauf la petite colonie italienne, qui d'ailleurs manque de pretres et d'eglise, il n'y a dans ce port que des musulmans et des orthodoxes; des distributions d'argent opportunes peuvent procurer a l'Autriche des partisans ou des indicateurs, mais non une organisation; aussi l'influence autrichienne est-elle fortement battue en breche dans cette region de l'Albanie et il n'a fallu rien moins que la guerre italo-turque, qui a provisoirement arrete l'expansion italienne, et la politique de la _Consulta_, qui a rendu violemment hostile a l'Italie tout l'element grecophile, pour arreter les progres de l'action italienne. Dans l'Albanie independante, cette action reprend avec d'autant plus de force que son rayon va etre limite; l'Albanie devient une facade maritime avec un hinterland montagneux; les plus hautes chaines l'encadrent et elle est a peu pres formee des deux anciens vilayets de Scutari et de Janina, a l'exception de la region meridionale de ce dernier; sous le regime turc, les Albanais s'avancaient bien au dela, mais l'Italie n'exercait vraiment son action commerciale et economique que dans ce qui devient l'Albanie autonome; dans les dernieres annees, le commerce italien recueillait environ un tiers des transactions faites avec l'etranger dans le vilayet de Janina et un quart dans le vilayet de Scutari. Ce sont des resultats considerables, si l'on songe que l'Autriche-Hongrie a herite de la preponderance economique en ces regions depuis la chute de la Republique de Venise, que Trieste est la tete de ligne d'un mouvement commercial traditionnel, avec ses commercants allemands, grecs, voire italiens, qui y possedent leurs maisons de commerce, avec ses navires, ceux du Llyod secondes par ceux de l'Ungaro-Croate de Fiume, avec sa position merveilleuse comme point de depart d'un fructueux cabotage; bon an mal an, les deux vilayets faisaient sans doute pour une vingtaine de millions d'affaires a l'exterieur dont un tiers en vente et deux tiers en achats; l'Autriche se maintenait au premier rang, distancant de bien loin ses concurrents et notamment sa jeune rivale et alliee. En sera-t-il de meme demain? On ne peut douter que la lutte va etre menee a fond par l'Italie, et c'est a Vallona que celle-ci dirige ses plus vifs efforts; a Scutari ou a Durazzo, elle travaille; a Vallona, elle veut vaincre; l'endroit est bien choisi: a six heures de Brindisi et de Bari, sous le meme ciel et le meme climat que celui ou vivent en Italie les Albanais emigres, dans un milieu ou le catholicisme ami de l'Autriche est absent. Mais, a vrai dire, toutes ces circonstances sont bien secondaires; si l'Italie a les yeux fixes sur Vallona, c'est que la question de Vallona est une question capitale pour sa politique. Je dirai volontiers qu'elle abandonnerait sans doute les cinq sixiemes de l'Albanie, si l'on voulait lui laisser le dernier sixieme avec Vallona et j'exagererai a peine si j'ajoute que la Triple-Alliance a ete acceptee par l'Italie comme une assurance de n'etre pas rejetee de cette rive. La valeur que la rade de Vallona represente dans l'Adriatique ne saurait etre trop mise en lumiere. Dans cette mer, la politique autrichienne a su se reserver au cours des siecles tous les bons ports: Trieste, Fiume, centres commerciaux, Pola, Sebenico, ports militaires, et Cattaro, dont les merveilleuses bouches auraient une valeur sans pareille si le Montenegro ne les dominait pas du haut du mont Leoven. En dehors de ces rades, que reste-t-il? En Italie, Venise ou l'on a cree tout un appareil defensif, mais qui, avec les acces facilement ensables, ne peut pretendre a un role offensif; Ancone et Bari, ports de commerce ouverts et qui ne sauraient devenir ports militaires; Brindisi, ou l'Italie a fait porter ses efforts, mais qui n'est qu'un pis-aller comme port de guerre et incapable de contenir une flotte de haut bord; de la sorte, il a fallu que le royaume organise son grand port defensif et offensif a Tarente, a l'extremite de son territoire et au dela du canal d'Otrante, porte de l'Adriatique. Sur la cote voisine, les ports valent bien moins encore; de l'un a l'autre, j'ai passe et pense qu'on ne saurait se tromper sur leur valeur. Antivari est un assez bon port de commerce, a l'abri des vents du sud, mais peu defendable; Dulcigno n'est qu'une crique ensablee; a Saint-Jean de Medua, les vents rejettent les alluvions du Drin, qui envahissent progressivement la rade tres mediocre; a Durazzo, le navire reste aussi actuellement en mer pour debarquer passagers et marchandises a 300 metres du rivage; mais il n'y a pas en ce lieu de riviere qui ensable la cote: en operant des dragages et des travaux, on pourrait faire un port convenable; toutefois, il est livre sans defense aux vents du sud; une jetee pourrait y etre construite, mais Durazzo restera toujours un port ouvert aux vents et propice aux attaques. Pour completer cette enumeration, il ne reste plus que Vallona. Or, sa baie constitue un port naturel superbe et vaste, en eau profonde, sans riviere qui l'ensable. Elle s'etend sur plus de dix milles du nord au sud et compte une largeur de cinq milles en moyenne; la profondeur d'eau varie de 25 a 50 metres; la partie meridionale de la baie, dite anse de Dukati, est abritee de tous les vents et le fond n'y est pas a moins de 20 metres; une plaine, boisee et bien cultivee, l'entoure, arrosee par la riviere Nisvora. Devant la rade, l'ile de Sasseno, haute de 300 metres, longue de 2 milles et demi, allonge ses collines comme une defense naturelle vers le large; une minuscule jetee et quelques dragages suffiraient a constituer la plus belle rade de l'Adriatique, la plus sure et la plus facilement defendable. C'est en ce lieu qu'etait jadis Oricum, Porto Raguseo, ou les habitants emigrerent quand le fleuve Vopousa, apportant ses depots au port d'Appolonia, l'ensabla et eloigna le rivage; on voit encore, non loin de Vallona, sur une petite eminence, quelques ruines tres mediocres, quelques colonnes, restes de cette ancienne ville ou passait jadis la ligne cotiere; alors que toute la cote jusqu'a Antivari a repousse la mer et s'est avancee de plusieurs dizaines de kilometres depuis l'epoque romaine, la baie est restee la meme rade profonde et protegee, qui attend le dominateur qui saura l'utiliser. Des lors, qui ne comprend la valeur de Vallona? Le canal d'Otrante est la porte de l'Adriatique et Vallona en tient la clef; embusquee dans ce port, une force navale ferme et ouvre le canal large d'environ 70 kilometres seulement; Vallona deviendrait-il la possession d'une autre puissance que l'Italie? C'est, en cas de guerre, l'Adriatique fermee a celle-ci, les escadres de Tarente arretees au defile et toute la cote italienne d'Otrante a Venise tenue sous la menace d'une flotte etrangere, cachee a six heures de mer; il est vrai que si Vallona tombait au pouvoir du royaume, les flottes autrichiennes seraient embouteillees dans l'Adriatique, car, a la quitter, elles risqueraient d'etre prises au detroit entre les attaques de Vallona et celles de Tarente. Vallona constitue donc une position strategique de premier ordre dans l'Adriatique; l'Italie ne saurait consentir a ce que ce port tombe sous la domination d'une grande puissance sans sentir un peril perpetuel sur ses rives; l'interet vital du royaume lui commande d'en interdire la possession a l'Autriche. Mais cette derniere a un interet a peine moindre a eloigner l'Italie de ce port pour assurer l'ouverture et la liberte du passage du canal d'Otrante a ses flottes. Des lors, et malgre toutes les belles paroles, l'Italie et l'Autriche s'entendront toujours fort bien aussi longtemps qu'il ne s'agira que d'eloigner un tiers de Vallona et de l'Albanie, de pratiquer la politique de l'abstention, de s'assurer contre une non-intervention reciproque; mais elles ne sauraient s'entendre pour un partage de l'Albanie sans renoncer l'une ou l'autre a l'une des regles directrices de sa diplomatie; aussi, quand l'Autriche au cours de la crise balkanique forma le projet d'envoyer un corps d'occupation a Scutari, il a suffi d'une proposition italienne pour l'arreter, et cette proposition etait: l'adhesion de l'Italie, sous condition d'operer de meme a Vallona. En resume, l'Italie ne saurait consentir a l'installation de l'Autriche a Vallona sans trahir ses interets essentiels; l'Autriche ne saurait consentir a la prise de possession de ce port par l'Italie sans livrer a la merci de cette derniere sa politique et ses forces maritimes; ce serait une lourde faute de la diplomatie du _Ballplatz_ et une atteinte au prestige de la monarchie dualiste. Des la constitution du royaume, les dirigeants de la _Consulta_ ont tres clairement vu ces verites et ont eu des lors comme principale preoccupation d'empecher la possibilite d'une mainmise par l'Autriche sur ces regions, mainmise que preparait un travail de penetration concertee. La Triple-Alliance fut conclue autant pour interdire une extension autrichienne en Albanie que pour se premunir contre une attaque en Venetie. Rome avait besoin de cette double assurance et par suite de cette alliance, aussi longtemps qu'elle ne se sentait pas plus armee et plus forte que sa voisine; elle maintient l'alliance; l'heure n'est donc pas venue ou le royaume se croit capable de refouler et de conquerir, apres avoir resiste et arrete. La politique actuelle de l'Italie a l'egard de Vallona a ete bien des fois definie avec une nettete parfaite; le professeur Baldacci, que nous avons deja cite, ecrit en 1912: "Notre formule est ceci: dans le cas ou l'Albanie changerait de gouvernement, aucun autre pavillon que le pavillon albanais ne sera hisse sur la ville Shkipetare." L'amiral Bettollo dans une interview a la meme epoque declare: "En ce qui concerne Vallona, l'Italie ne pourrait jamais accepter qu'une grande puissance s'y vint installer directement ou indirectement et encore moins qu'elle convertit cette position splendide en une vraie base d'operations. Si Vallona devait un jour devenir cette base militaire, il n'y a que l'Italie qui pourrait etre appelee a l'occuper; parce que, si Vallona etait dans les mains d'une autre puissance maritime, l'efficacite des places de Tarente et de Brindisi serait considerablement diminuee, avec grand peril pour notre situation strategique dans le canal d'Otrante." C'est la politique permanente de l'Italie, politique qu'a exprimee en termes diplomatiques mais non moins nets, en mai 1904, M. Tittoni, ministre des Affaires etrangeres, en s'exprimant ainsi: "L'Albanie n'a pas grande importance en elle-meme; toute son importance tient dans ses cotes et ses ports, qui assureraient a l'Autriche et a l'Italie, dans le cas ou une de ces deux puissances en serait maitresse, la suprematie incontestee de l'Adriatique. Or, ni l'Italie ne peut consentir cette suprematie a l'Autriche, ni l'Autriche a l'Italie; aussi, dans le cas ou une de ces deux puissances voudrait la conquerir, l'autre devrait s'y opposer de toutes ses forces. C'est la logique meme de la situation." Cette situation apparait dans toute sa brutalite au voyageur qui a suivi les "echelles" des territoires dalmates, montenegrins et albanais et qui arrive dans cette baie splendide de Vallona que la nature a modelee pour abriter des flottes. Il est visible que cette rade est le plus bel enjeu de la partie albanaise et peut-etre la pomme de discorde entre Italiens et Autrichiens; c'est en tout cas le Gibraltar de l'Adriatique. CHAPITRE II DURAZZO, CENTRE COMMERCIAL DE L'ALBANIE Durazzo || Les projets de voie ferree || Le projet Durazzo-Monastir et son trace || Les centres de population de l'Albanie independante || La question de la monnaie et du change || L'urgence et l'interet d'une reforme monetaire. Vallona, a cause de son importance strategique meme, est reste le seul port d'Albanie que ni Montenegrins, ni Grecs, ni Serbes n'ont occupe; quand les Grecs ont fait mine de mettre la main sur l'ile de Sasseno, ils ont vite ete rappeles a l'ordre par une double injonction de l'Italie et de l'Autriche. A Durazzo, au contraire, les Serbes ont pousse une avant-garde venue de Monastir par la vallee du Scoumbi; ces troupes ont occupe quelque temps le pays, puis ont du se retirer, laissant aux autorites locales etablies avant elles le soin de garder la ville. C'est avec un cuisant regret qu'elles ont quitte ce centre commercial de l'Albanie, devenu la capitale du nouveau royaume. Durazzo est une tres vieille cite, ou les Romains avaient deja un etablissement important que rappellent les ruines d'un vieux chateau qui dresse ses pierres effritees au sommet de la colline, sur les flancs de laquelle la ville est construite en amphitheatre. Une eminence de 200 metres a peine, reste et temoin d'une ancienne chaine, interrompt les monotones bancs d'alluvions qui caracterisent la cote albanaise d'Antivari a Vallona; au sud de cette croupe montagneuse, sur une baie largement ouverte, Durazzo s'est etendue vers l'est en se protegeant le plus possible contre les vents du large derriere la colline ou elle s'appuie. Elle allonge, en profondeur en quelque sorte, ses maisons blanches et les minarets de ses mosquees qui ressortent sur le fond vert des hauteurs. C'est une cite d'une dizaine de mille ames, entierement albanaise, a la seule exception de quelques elements heterogenes turcs, grecs ou italiens; la, tous les navires font escale, car Durazzo est le lieu d'echange entre les produits de l'etranger et ceux des plus importantes villes de l'interieur de l'Albanie; Tirana, Kroia, El-Bassam, jadis Okrida, avant sa separation de l'Albanie, les fertiles vallees de Dibra et de Cavaja, c'est-a-dire les regions les plus peuplees, les plus prosperes et les plus cultivees de l'Albanie trouvent ici leur debouche et leur marche; les produits de la basse-cour (les volailles et les oeufs), les produits de l'elevage (les peaux et la laine) sont vendus ici aux comptoirs et aux marchands qui font commerce avec Bari et surtout avec Trieste. La situation geographique de Durazzo, placee au centre de la cote albanaise et au debouche des vallees du Scoumbi et de l'Arzeu, protegee contre leurs alluvions par deux pointes montagneuses, en relation directe avec l'interieur de l'Albanie, explique que des l'antiquite ce lieu ait ete choisi comme point de depart d'une des grandes voies de communication de l'Empire romain, dont il demeure encore aujourd'hui des traces importantes. Une des roules militaires les plus connues du monde ancien, la _via Ignalia_ si souvent parcourue par les legions romaines qui se rendaient du Latium a Byzance, partait de Durazzo (Dirakium), passait a Cavaja, rencontrait a Pekinj (Claudiopolis) la branche qui venait de Vallona (alors Appolonia); elle suivait au dela de Pekinj la vallee du Scoumbi. On retrouve des restes de l'antique route a partir de Cavaja, des murs de soutenement, de petits ponts a tabliers horizontaux, notamment dans la gorge entre Cavaja et Pekinj. La _via Ignalia_ gagnait ensuite El-Bassam; puis on perd sa trace et on ne sait si elle suivait la vallee ou coupait la montagne; en tout cas, elle atteignait Liquedemus, sur le lac d'Okrida; ce n'est pas, comme on le dit souvent, la ville actuelle d'Okrida, mais le village d'Eichlin, denomme Lin sur la carte autrichienne; de la elle parvenait, par la rive ouest du lac d'Okrida, a Kastoria, Salonique, Seres et Byzance. Cette route de Durazzo au lac d'Okrida est si bien definie par la nature que c'est elle qu'ont toujours suivie les voyageurs comme les armees; pour ne citer que quelques exemples recents, je mentionnerai M. Victor Berard, il y a quelque quinze ans, et M. Mowrer, le correspondant du _Chicago Daily News_, en 1913, et c'est par cette voie que l'armee turque de Djavid Pacha echappa a l'etreinte des Serbes, puis que les armees serbes arriverent jusqu'a Durazzo. Elle est demeuree une des voies principales du commerce local en Albanie; entre Durazzo et El-Bassam un trafic regulier de marchandises aussi bien que de voyageurs se continue toute l'annee; il est fait actuellement par des voitures du pays qui transportent 300 a 400 kilogrammes; elles mettent quatre jours a couvrir la distance qui separe le port de Durazzo d'El-Bassam et trois jours seulement au retour, El-Bassam etant situe a 135 metres d'altitude; le prix de transport est d'environ 20 piastres par 100 kilogrammes et l'on me dit que le commerce est assez actif. * * * * * Durazzo, situee au debouche de cette grande voie de penetration, etait donc predestinee a devenir un entrepot de produits et il etait assez naturel de songer a emprunter la route, dont elle est la tete de ligne, pour y etablir un chemin de fer: aussi, dans les derniers temps du regime turc, la societe allemande de la voie ferree Monastir-Salonique reclamait-elle le droit de continuer son rail de Monastir a Durazzo; comme je l'ai expose dans _l'Albanie inconnue_, la Turquie n'accorda de concession en Albanie qu'a une societe francaise, pour l'etablissement d'une voie partant de l'ancienne frontiere serbe et atteignant l'Adriatique au sud de Janina, en passant par Prizrend, Kuksa, Dibra, Okrida et Koritza; il etait prevu que cette artere centrale aurait deux raccords lateraux, l'un vers Scutari, a l'ouest, et l'autre vers Monastir, a l'est. Autrichiens et Italiens avaient esquisse leurs projets qui n'ont pas ete jusqu'ici serieusement etudies; les Italiens, etant plus influents a Vallona, choisissaient cette ville comme point de depart, et sans doute leur choix ne sera pas different demain; les Autrichiens preferaient et prefereront encore Durazzo, ou leur action est plus soutenue. Le projet autrichien n'est rien autre chose que la refection de la voie romaine par la vallee du Scoumbi; par le Scoumbi et un affluent secondaire, on atteint la montagne de Cafa Sane qui domine le lac d'Okrida; un tunnel de trois kilometres relierait le fond de la vallee avec la pente en face d'Okrida; d'Okrida a Monastir par Resna, il suffirait de se servir de la route actuelle toujours carrossable. J'ai suivi ce trace pour me rendre compte de ses difficultes; jusqu'a El-Bassam par Cavaja et Pekinj, le rail se poserait sans difficulte; c'est une des voies les plus frequentees de l'Albanie; il en est de meme d'El-Bassam au pont sur le Scoumbi, denomme Hadzi sur la carte; c'est la que le sentier actuel, au lieu de suivre la vallee qui fait vers le nord un coude tres marque, escalade la montagne et ne rejoint le fleuve qu'a Koukous; en ce lieu, de l'autre cote du pont ecroule, une route carrossable conduit a Okrida par la vallee d'un affluent du Scoumbi; il suffit de la suivre et de franchir la croupe du Cafa Sane pour atteindre le lac d'Okrida; entre le pont sur le Scoumbi et Koukous la vallee permet l'etablissement d'une voie de communication; quand j'ai effectue ce trajet, des soldats en punition travaillaient a la construction de cette route; les gorges sont tres loin d'avoir l'importance, l'escarpement et la longueur de celles du Drin. On peut donc estimer qu'un tel projet n'est pas difficile a realiser. Le plan italien est different et hesite entre deux combinaisons: la premiere consiste a unir Vallona a El-Bassam par Berat, la vallee du Semen et du Devol; a Gurula (Gurala, sur la carte autrichienne), la voie franchirait des collines basses dont l'altitude est de 400 metres environ. D'El-Bassam, elle gagnerait Monastir, comme il est dit ci-dessus. L'autre combinaison abandonne la vallee du Scoumbi et Monastir; de Vallona le trace atteindrait Berat, suivrait la vallee du Semen et du Devol qui aboutit a Koritza, d'ou, par Kastoria, on parviendrait a Verria sur la ligne de Salonique. Toutes ces lignes ne sont pas malaisees a etablir et toutes empruntent les principales voies de communication de l'Albanie du centre et du sud, qui desservent depuis longtemps, par de mauvais sentiers, il est vrai, les centres de population du pays: Cavaja, Pekinj, El-Bassam, Berat, Koritza, et les reunissent aux deux principaux ports de Durazzo et de Vallona; si l'on y ajoute les vallees basses de l'Arzeu et de l'Ismi, avec les deux villes de Tirana et de Kroia, situees a moins de douze heures de cheval de Durazzo, on peut se representer la repartition des groupes les plus compacts et les plus nombreux d'habitants de l'Albanie independante. Par suite, la premiere oeuvre d'un gouvernement albanais digne de ce nom sera de percer ou de retablir des routes convenables entre ces differents points; ce ne sera pas un travail considerable, car, dans toute cette partie du pays, les montagnes s'abaissent, adoucissent leurs formes et sont coupees de larges vallees; seule la haute vallee du Scoumbi, entre son coude et Koukous, presente quelques escarpements importants. Un plan de travaux publics bien compris devrait donc comporter l'etablissement immediat des voies suivantes: la refection de la voie de Durazzo a Tirana, avec l'etablissement d'un embranchement sur Kroia; la mise en etat de viabilite du sentier conduisant actuellement de Durazzo a Cavaja, Pekinj et El-Bassam et en seconde ligne du sentier qui reunit par la montagne El-Bassam a Tirana; puis la liaison d'El-Bassam a Koukous; a partir de ce point, il suffira d'entretenir la route vers Okrida; enfin, l'etablissement d'une route de Vallona a Berat et El-Bassam, avec embranchement a Gurula vers Koritza. Un tel reseau suffirait pour le debut a assurer les communications et la mise en valeur des parties les plus peuplees et les plus cultivees du pays; il suffirait d'y ajouter une voie rejoignant au nord Durazzo, Tirana et Kroia a Alessio, San Giovanni di Medua et Scutari. On voit par ce simple expose que Durazzo est (avec El-Bassam et Tirana dans une moindre mesure) au centre des routes rayonnant vers les diverses parties de l'Albanie. Il n'est peut-etre pas necessaire de faire un plus grand effort, au moins pour les premieres annees, et de charger le budget difficile a etablir de la jeune Albanie des frais de construction de chemins de fer; des services d'automobiles sur routes suffiraient, d'autant plus qu'il ne faut pas oublier que, de la cote a la frontiere, l'Albanie ne comporte guere plus de 80 a 100 kilometres de largeur; si, dans le centre et dans le sud, ce territoire contient des vallees et des terrains d'alluvions fertiles, de grandes lignes ferrees ne seraient pas alimentees par ces terres ayant un temps qu'on ne saurait fixer; meme reliees aux lignes greco-serbes qui vont couper du nord au sud les Balkans, elles ne gagneraient rien a cette jonction, car elles ne deriveraient sur leur parcours aucun des produits reserves au terminus grec sur la mer Egee ou le golfe d'Arta, ou a la ligne serbe du Danube-Adriatique. Cette derniere voie, qui n'aurait egalement qu'un trafic insuffisant dans son passage en Albanie, si elle y passait, peut esperer un afflux de produits de la Vieille-Serbie, de la Macedoine et du Danube diriges en droite ligne vers l'Occident. Mais pour toutes les autres lignes il paraitrait sage d'attendre quelque temps avant de charger les finances du jeune Etat d'un luxe inutile; l'etablissement des routes principales, la concession de services automobiles, la mise en valeur progressive du pays devraient etre les premiers articles du programme economique du nouveau gouvernement; le rail viendrait ensuite en son temps. * * * * * De toutes les villes de l'ancienne Turquie d'Europe, c'est a Durazzo que j'ai trouve le plus bel assortiment de monnaies en usage; des piecettes et des sous, partout ailleurs oublies depuis longtemps, sortent des montagnes d'Albanie et sont presentes sur le marche de Durazzo ou l'on continue de les accepter; aussi est-ce pour le voyageur le plus difficile probleme que celui de la monnaie; il fera bien de le laisser resoudre, a ses risques d'ailleurs, par son drogman, en attendant qu'une reforme soit apportee. Je ne crois pas etre dementi par n'importe quel commercant d'Albanie--les sarafs exceptes--en disant que nulle reforme n'est plus necessaire. En tout cas, a Durazzo, centre commercial du pays, on en sent le vif besoin. L'etablissement des voies de communication et la reforme monetaire sont les deux premieres questions que doit resoudre le gouvernement albanais. La question de la monnaie et du change est simple dans ses donnees, si elle est tres compliquee dans ses applications. Le voyageur qui passe a Constantinople se plaint deja du change et des embarras que lui cause le compte de la monnaie; toutefois la difficulte n'est pas insurmontable; la livre turque a un change regulier et se divise en 108 piastres; on sait que les pieces d'argent en circulation valent 1, 2, 5 et 20 piastres, et le calcul, par suite, est a peine plus malaise que celui de la monnaie anglaise; il est vrai qu'il se complique du change interieur; il y a en effet trop peu de petite monnaie d'argent, c'est-a-dire de piastrines, et par suite celles-ci font prime; de la est nee l'industrie des "sarafs" ou changeurs, generalement petits banquiers juifs ou armeniens; si vous leur donnez une livre turque ou des medjidie (c'est-a-dire des pieces de 20 piastres, ayant l'apparence d'un ecu), et si vous reclamez des piastrines en echange, on vous retiendra un acompte de 2 piastres a la livre; par exemple, on ne vous donnera a peu pres votre compte de 108 que si vous acceptez 5 medjidie, c'est-a-dire 100 piastres, et 7 piastrines, la huitieme etant gardee en tout ou en partie comme prime du change. Mais, en dehors de Constantinople et des chemins de fer, le calcul devient un effroyable casse-tete chinois; selon les coutumes locales et les administrations, la livre turque se divise en effet en un nombre different de piastres; il en est de meme du medjidie; mais cette division differente n'est qu'une division de compte. Un exemple est necessaire: la piastrine est une petite monnaie d'argent valant 1 piastre; que la livre soit a 104, 108, 124 piastres, on ne donne au change que la meme quantite materielle de piastrines; si l'on exigeait en place d'une livre turque uniquement ces piecettes, on n'en donnerait partout que 102, 103, 104, selon le changeur. Mais jamais le jeu du change ne se passe ainsi: contre une livre turque on vous impose d'abord des medjidie et on complete par des piastrines d'une ou deux piastres; des lors, a Constantinople, pour une livre comptee a 108, on vous donne 5 medjidie comptes chacun a 20, au total 100 piastres, et 7 piastrines ou 7 piastrines et demie, soit 107 a 107,5; ailleurs, pour une livre comptee 124, on vous change 5 medjidie comptes chacun 23, au total 115 et 7 a 7 piastrines et demie, soit 122 a 122,5, le complement constituant le benefice du changeur; ainsi, ce qui differe, c'est seulement la maniere de compter et le benefice du changeur. Mais cet enchevetrement de compte complique toute transaction, et ces differences sont tres sensibles; ainsi, a Constantinople et dans les chemins de fer, la livre est a 108 et le medjidie a 20; pour les impots et a la douane, la livre est a 103 un quart et le medjidie a 19; pour les autres caisses publiques, pour les operations des banques locales et une partie du grand commerce, la livre est a 100 et le medjidie a 18 et demi; pour les echanges commerciaux des bazars et des marches, le compte differe de ville a ville et de village a village; dans beaucoup de villes de l'interieur, la livre est a 124 et le medjidie a 23; ailleurs le change varie de 116 a 124 selon les lieux; des lors la premiere question a poser dans un pays, c'est de demander la valeur de compte de la livre turque. Mais cette complication ne suffit pas: a Constantinople les pieces de 1, 2, 5 et 20 piastres sont d'un type uniforme: elles sont en argent; les trois dernieres rappellent nos pieces de fr. 50, 1 franc et 5 francs, la premiere etant comme une demi-piece de fr. 50; mais, a l'interieur et notamment en Albanie, subsistent de vieilles monnaies divisionnaires aux formes les plus archaiques; je recois au marche de Durazzo des pieces larges comme des ecus et minces comme une feuille de papier; l'oeil de l'etranger ignore si elles sont en argent ou en bronze, car il y en a des deux types, et cependant dans le premier cas elle vaut 2 piastres ou 2 piastres et demie et dans le second, ce n'est qu'un sou ou deux; mon drogman, comme il n'est pas de la ville, les distingue mal et mon guide me recommande de m'en defaire de suite; elles risqueraient en effet de n'etre pas acceptees dans les transactions commerciales a dix lieues d'ici; meme sur place elles sont parfois refusees par les caisses officielles. Enfin, pour brocher sur le tout, le calcul ne s'opere pas toujours d'apres la livre turque comme base, valant de 23 a 24 francs, mais d'apres trois monnaies d'or ayant egalement cours en Albanie et y etant acceptees: la livre turque, la piece de 20 francs qu'on appelle toujours le "Napoleon" et la livre sterling; les deux premieres sont connues partout et le Napoleon circule meme, au moins en Albanie, plus que la livre turque. Des lors, si vous touchez une valeur de 500 francs, on vous paiera dans ces trois monnaies d'or et, pour chacune d'elles, il faudra vous renseigner pour connaitre le change interieur; a chaque paiement important, vous etes oblige de proceder a des calculs longs, compliques et bizarres, puis a discuter le benefice du changeur, enfin a distinguer entre les pieces de tous types qu'on vous donne comme piastrine, demi-piastrine, double-piastrine, double-piastrine et demie, _etc._; c'est presque aussi difficile que de parler albanais! Ces breves explications suffisent a montrer le trouble que jette une telle monnaie dans les transactions commerciales. Une reforme est urgente: elle serait facilitee dans son application par l'usage general, dans toute l'Albanie, du Napoleon: dans la tribu la plus reculee, j'ai trouve la connaissance exacte de sa valeur. La reforme ne procurera pas seulement au commerce l'avantage de faciliter les comptes et de gagner un temps precieux; elle supprimera le gain parasite des sarafs, gain qui ne subsiste que par suite de l'insuffisance de la petite monnaie; on devine que les sarafs peuvent facilement s'entendre pour rarefier plus encore et artificiellement cette monnaie divisionnaire, quand une place en a le plus besoin, et accroitre ainsi les benefices du change interieur; de meme, en se servant des conditions naturelles d'echange, ils transportent la petite monnaie des lieux ou ils l'achetent a meilleur compte aux lieux ou ils la vendent au plus haut cours; toute cette industrie a pour seule base la complication du systeme monetaire et la trop petite quantite de monnaies divisionnaires mises sur le marche par l'Etat. Il est naturel que, nulle part plus que dans le centre commercial de Durazzo, on ne sente les vices d'un tel regime et la necessite d'une reforme. CHAPITRE III TIRANA LA VERTE De Durazzo a Tirana || Tirana || Essad Pacha et les Toptan || Au tchiflick d'Essad || Jeunes-Turcs et Albanais || Les ambitions des Toptan || Refik bey Toptan || Ses fermiers et ses terres, les cultures || Les metayers et les paysans || Le retour d'Essad. Aout finissant brule la cote; ses sables la dotent d'un climat de tropiques; pendant le milieu des journees, malgre la mer voisine, la temperature est accablante; Durazzo, etageant ses maisons en plein midi et les allongeant au pourtour de la colline, recueille et conserve la chaleur comme une serre; il faut fuir a l'interieur vers les verdures et les sources dont la rive adriatique est privee. Pendant tout l'ete, consuls, beys et riches commercants fixent leur demeure a Tirana, celebree en toute l'Albanie comme une des plus jolies villes du pays; sa vallee est renommee par ses verts ombrages et sa fertilite; on envie ceux qui y possedent un "tchiflik" ou maison de campagne; ses eaux et ses arbres, comme les forets proches, y entretiennent la fraicheur. Il faut, me dit-on a Durazzo, sept heures pour atteindre Tirana; la route, tres frequentee en toute saison et surtout en celle-ci, est une des moins mauvaises du pays; mais des crues et des orages l'ont coupee en quelques endroits et on me conseille vivement d'en faire le trajet a cheval; je fais donc seller des chevaux du pays et vers cinq heures du soir, quand l'air devient respirable, nous partons; nous suivons d'abord la grande route vers la vallee du Scoumbi; le chemin longe la mer et des marecages, et la chaussee est construite en talus; bientot nous quittons la region des sables et des alluvions cotieres; un dos de pays faiblement ondule separe la mer de la vallee ou coule encore a plein bord, malgre la saison, l'Arzeu, non loin de son embouchure. Sur l'autre rive est construit le gros village de Tchivach (Sjak sur la carte autrichienne); la traversee du fleuve serait impossible sans un pont, et on l'entretient grace a un peage que percoit celui que le village a charge de ce soin; le soleil est presque au ras de l'horizon et semble se coucher dans la baie de Durazzo; les hommes de l'escorte font halte, attachent les chevaux a une sorte de hangar a l'usage des passants et me conduisent a des boutiques voisines, qui etalent en plein vent des fruits et de grandes cuvettes de tabac hache; l'or brillant des raisins et des poires ne le cede pas a l'or mat des copeaux de tabac blond, et si les uns sont succulents, l'autre est parfume et merite la celebrite dont il jouit. Apres une legere collation de fruits et de pain de mais, arrosee d'un verre d'excellent raki, que ne dedaignent pas mes souvarys, quoique musulmans, nous faisons ample provision de tabac et repartons la nuit tombante; la route franchit des collines basses, dont les terres sont cultivees et ou, ca et la, de petits villages jettent les points brillants de leurs lumieres; bientot nous atteignons la vallee de Tirana, ou coule l'Ismi; des rideaux d'arbres coupent a chaque pas l'horizon et, comme on m'a dit que Tirana etait presque invisible derriere la barriere de ses chataigniers centenaires, je crois a chaque instant toucher a la ville que quelque lumiere semble decouvrir; mais ce ne sont que fermes defendues contre les vents du nord par les branches serrees des grands arbres; dans la fraicheur de la nuit, nous accelerons le pas des betes et enfin, vers onze heures et demie, nous atteignons une des portes de la ville; notre caravane fait un bruit extreme dans la cite endormie; sur le pave inegal, nos chevaux trebuchent et font resonner leurs pas et les bagages dont ils sont charges; quelques ombres passent encore, quelques silhouettes se montrent aux fenetres, et de-ci, de-la, une lumiere jette sa clarte par la porte d'une maison ou par les volets mal joints; le consul d'Italie, avec une extreme obligeance, m'a prevenu qu'il me donnerait l'hospitalite, mais ce n'est point besogne aisee que de trouver sa maison de campagne; pour se tirer d'embarras, les gens de mon escorte frappent au Han ou auberge de l'endroit, se font ouvrir et designer la demeure; et c'est ainsi, apres avoir circule par toutes les rues de Tirana, que vers minuit nous arrivons au consulat italien. * * * * * En verite, Tirana merite bien sa reputation, et je sais peu de petites villes si pleines de tableaux gracieux; tout le matin, nous suivons ses rues et leurs detours; le consul d'Italie, avec son cawas et mon drogman, m'accompagne et me conduit d'abord a la grande mosquee; au premier plan, s'etend une large place grossierement pavee que traversent quelques ruisselets; sur les cotes, des maisons basses cachent sous leurs portiques des etalages; au fond, sur un terre-plein, la mosquee avance ses cinq porches que domine a peine la blancheur de son dome; a droite, le minaret pique le ciel de son aiguille et, sur la gauche, separee de la mosquee de quelques metres seulement, une tour de ville, comme un beffroi de nos vieilles cites, dresse a quinze metres de hauteur son horloge et ses cloches. Nous nous eloignons un peu du centre de la ville; des murs bas et quelques palissades separent le chemin d'un grand champ inculte ou poussent a leur gre toutes les herbes de la campagne; deux cypres voisins lancent dans le ciel bleu leurs cimes fraternelles et leur noir feuillage; a leur ombre se pressent des pierres taillees comme des pieux, les unes debout et piquees en terre, les autres tombees et brisees; chacune marque un mort; c'est le cimetiere de Tirana, que la route contourne; j'y apercois errants quelques Albanais et les hotes des basses-cours voisines qui y picorent. Un etrange monument y attire mon attention; sur le sol, de larges dalles de pierre tracent sept cotes egaux; a chaque angle, une colonne est elevee et l'ensemble supporte un portique a sept faces; la signification en est obscure et sans doute le nombre sacre de sept joue-t-il son role dans ce temple de la mort; car c'est la le tombeau de l'illustre famille des Toptan; sous ces dalles enormes, les descendants des Toptan deposent les restes des generations qui disparaissent, et ce monument funeraire n'est pas sans grandeur ni sans effet decoratif. Au detour d'une rue, nous sommes arretes par une foule d'enfants qui entourent des hommes du pays et deux individus habilles d'etranges defroques; tous ces petits Albanais sont vetus de meme, le polo de laine blanche sur la tete, la culotte de toile blanche serree a la taille par une ceinture de couleur, le buste moule dans un jersey que recouvre souvent un gilet bariole, une petite veste ou un bolero brode; beaucoup vont pieds nus, les plus grands chaussent des sandales souples en peau, epaisse et solide. Les deux individus qu'ils devisagent curieusement sont deux tziganes, qui ont reussi a s'infiltrer jusqu'a Tirana; mais les Albanais n'aiment pas beaucoup les etrangers vagabonds; aussi les gens d'ici mettent-ils la main au collet des deux nomades et les expedient-ils hors de la ville. Nous suivons une sorte de promenade fort mal pavee, mais plantee de beaux arbres ou une eau court si rapide que, malgre la chaleur, elle n'a presque rien perdu de sa fraicheur et de sa transparence; la rue est livree comme un sentier de village aux animaux des maisons voisines: oies, canards et poules vont et viennent, picorent et gloussent, s'effarent et s'enfuient, quand les petits chevaux du pays, qui en sont les vrais moyens de communication, transportent par les rues leurs charges de marchandises ou leurs voyageurs. Voici une autre mosquee, petite et basse, autour de laquelle se presse le marche; des chevaux apportent a pleine charge d'enormes pasteques; le long de la petite riviere, des etalages sont dresses sous de pauvres toitures que supportent des pieux, entre lesquels de grossieres etoffes sont tendues; des gamins et des fillettes s'amusent autour de ces baraques; quelques-uns barbotent dans l'eau toute claire; d'autres au fond de la boutique dorment sur de gros sacs; d'autres s'emploient avec leurs parents a faire l'article aux Albanais qui passent; pour deux sous, ils vendent une pasteque qui remplit un plat et pour trois sous des melons odoriferants et murs, qui poussent dans les fermes voisines. Un peu plus loin, une autre mosquee ferme une large rue ou la circulation est deja active; la chaussee est bordee de trottoirs faits de paves inegaux; des maisons basses, de un ou deux etages, ouvrent leur porte sur la rue meme; des boutiques d'artisans occupent le rez-de-chaussee; ici, c'est un marchand de sandales, qui travaille la peau et le cuir; la, un forgeron; plus loin, on fabrique des armes et on incruste l'argent dans leurs poignees; puis ce sont des selles a vendre, des ceintures et des vestes brodees, des piles de polos de laine blanche et des etoffes de couleur; le pays est prospere et le commerce s'en ressent. En continuant notre promenade, on me montre la vieille mosquee de Tirana sans dome ni terre-plein, le toit inegal et les tuiles arrachees; contre le soubassement de ses portiques les villageois des environs ont amoncele leurs fruits en d'enormes tas, derriere lesquels ils s'assoient a la turque et attendent l'acheteur; sous les arbres voisins, les chevaux et les mulets ont ete attaches et les voitures garees: c'est le marche aux fruits; poires et raisins, melons et pasteques, figues et olives, tout pousse dans ce jardin de l'Albanie qu'est la vallee de Tirana. Nous sortons de la ville et gagnons un tchiflick proche; le vieux cawas du consulat nous accompagne: il porte le vetement de quelques vieux Albanais: sur la culotte, une sorte de grande chemise blanche, a longues manches, tombe jusqu'aux genoux, serree par une large ceinture; un petit bolero etroit laisse une large chaine d'argent s'etaler sur la poitrine; dans la ceinture quelques armes completent le costume: un pistolet a la crosse de cuivre, un poignard au manche incruste d'argent. Guides par lui, nous suivons une des routes qui traversent le pont sur l'Ismi ou se jettent toutes les eaux qui courent a travers les rues de Tirana. Des marronniers centenaires bordent le chemin et la riviere; par eux, la ville est entierement cachee et, a deux cents metres, on ne voit que leur epais feuillage et une herbe verte et fraiche qui denonce l'eau courante. * * * * * Non loin de la est la propriete de la famille d'Essad Pacha. Essad Pacha, mis a l'ordre du jour de l'Europe par son traite avec le roi Nicolas de Montenegro et la reddition a celui-ci de Scutari, par sa proclamation pretendue comme chef de l'Albanie et son voyage en Italie et en Europe, n'etait, quand je le visitais, que le chef des Toptan. Mais les Toptan sont parmi les beys d'Albanie une des familles les plus illustres et les plus anciennes; comme celle des Vlora a Vallona, comme celle des Bagovic a Ipek, comme celle des Djenak en Mirditie, comme celle des Bitchaktchy a El-Bassam, celle des Toptan domine de sa puissance, de sa richesse, de ses relations et de son anciennete Tirana et toute sa region; parmi cette feodalite terrienne d'Albanie, dont les chefs les plus influents sont Ismail-Kemal, Zenel bey, Pernk Pacha, Derwisch bey, une place a part merite d'etre faite a Essad Pacha. J'etais introduit aupres d'un des membres principaux de la famille, Refik bey Toptan, et je devais me rendre avec lui au congres albanais d'El-Bassam; a la veille de son depart pour cette derniere ville, nous allons ensemble chez son cousin Essad; la demeure de celui-ci est aux portes de Tirana: une pelouse immense, quelques arbres, une maison basse et longue presente un aspect de grande ferme cossue et vaste; la-bas, sous un chataignier, Essad Pacha est assis avec quelques familiers; il vient de subir un accident, garde encore la jambe allongee et peut difficilement faire quelques pas. Correctement vetu a l'europeenne, le fez sur la tete, une longue canne mince a tete d'or a la main, il apparait dans toute la force de l'age. Il a a peine depasse la quarantaine; de taille moyenne, les yeux percants, il ne manque assurement ni d'intelligence, ni meme d'astuce; mais sa culture parait tres rudimentaire et il n'a meme pas ce vernis qu'a donne a son cousin Refik le contact des choses d'Occident et la vision directe de nos villes et de notre civilisation. On sent en lui l'homme de guerre, energique, determine, brutal, mais moins delie peut-etre que d'autres beys d'ici ou d'ailleurs. Quand je visitais Essad, c'etait la lutte entre Albanais et Jeunes-Turcs; ceux-ci avaient d'abord use de la douceur et de la flatterie, puis avaient cru persuader les Albanais de se confier a eux; ils avaient tenu a Dibra un congres albanais truque, a qui ils avaient fait voter le paiement de la dime, l'acceptation du service militaire, l'usage de la langue turque comme langue officielle et langue de l'ecole, et l'emploi des caracteres turcs pour l'ecriture de la langue albanaise; les beys du nord de l'Albanie s'etaient entierement desinteresses du congres et ignoraient presque ses resolutions; mais ceux du centre et du sud jugeaient une riposte necessaire et, contre le gre des Turcs, pour affirmer leur volonte et leur nationalite, ils decidaient de tenir a El-Bassam, au coeur de l'Albanie, un congres purement albanais ou les revendications du pays seraient proclamees. Les Bitchaktchy d'El-Bassam et les Toptan de Tirana etaient a la tete du mouvement; Essad Pacha y etait tout acquis. Les Jeunes-Turcs, pour contrecarrer ces efforts, s'aviserent d'un moyen qui n'etait pas sans ingeniosite, mais qui exalta au plus haut point la colere des beys. Ils designerent comme Kaimakan a Tirana Hussein bey Vrion, dont le pere Assiz Pacha etait depute de Berat, et lui prescrivirent une politique sociale tres curieuse, surveillee d'ailleurs par des emissaires speciaux. Quoique albanais, mais fonctionnaire docile, Hussein s'efforcait d'exciter la population des paysans contre leurs seigneurs, la population des artisans contre les beys; les agents des Jeunes-Turcs parcouraient les bazars, couraient dans les marches et partout annoncaient que le gouvernement prendrait la terre aux beys pour la diviser entre le peuple, si le peuple etait fidele aux ordres de la Sublime Porte. Usant du fanatisme religieux, jouant du desir de la terre, ils avaient fini par repandre dans certains villages un veritable esprit d'hostilite contre les beys; aussi, quand ceux-ci voulurent fonder leurs clubs, centre de reunion contre la politique turque, et que le pouvoir resolut de les fermer, le gouvernement s'avisa de profiter de cette agitation; il amassa la population dans plusieurs villages des environs, la conduisit aux lieux ou les clubs etaient ouverts et laissa des scenes de desordre se produire; sous pretexte de calmer les esprits, il decida la cloture de tous les clubs. Cette politique sociale menacait les beys dans leur influence hereditaire: les Jeunes-Turcs auraient-ils reussi a creer en Albanie une veritable lutte de classe, pour abattre le regime feodal et l'influence antagoniste des beys, c'est une question que les evenements n'ont pas laisse poser; mais on devine le ressentiment des beys et, si l'on songe que c'est a Tirana que cette politique s'est surtout affirmee, on peut facilement concevoir l'etat d'esprit d'Essad Pacha a l'egard de la Jeune-Turquie, qu'il distinguait soigneusement de la Turquie tout court. De la mefiance extreme qu'il ressentait alors, il serait sans doute passe a des sentiments plus vifs et plus agissants, quand une occasion inesperee amena la famille des Toptan a concevoir les plus hautes ambitions. En Albanie, Tirana et El-Bassam, cites antiques et voisines, sont au coeur du pays; c'est le lieu geographique ou peut, ou doit etre le centre de reunion des elements albanais du nord, du sud et de l'est; c'est l'Ile-de-France albanaise; c'est Beauvais, Compiegne ou Paris avec, en facade sur l'Adriatique, Durazzo comme jadis Rouen etait le port sur la Manche. C'est la que les tendances diverses ont des points de contact; Toscs du sud, Guegues du nord orthodoxes, musulmans, catholiques, tous sont presents de Durazzo a El-Bassam sur les bords du Scoumbi, quoique les musulmans dominent. La nature a dicte le choix; c'est la que l'Albanie autonome devait etablir sa capitale. Vallona et Scutari sont aux extremites du pays, sans contact, ni connaissance des autres regions lointaines; a Scutari, pas un orthodoxe, a Vallona, pas un catholique ne demeure; ici et la, des gouvernements de partis peuvent s'organiser; mais pour qu'un pouvoir central et national soit capable de durer, c'est dans la region centrale de Durazzo, Tirana, El-Bassam ou meme Kroia qu'il doit fixer sa residence. Les Toptan pouvaient d'autant moins oublier ces faits, qu'Ismail Kemal n'a jamais ete de leurs amis; au congres d'El-Bassam, les beys d'El-Bassam, de Berat, de Koritza, de Vallona etaient fort chauds partisans d'Ismail; les Toptan se reservaient; ils trouvaient deja excessive l'influence qu'exercait cet homme politique dans l'Albanie d'avant la guerre; ils la combattaient et rappelaient qu'Ismail avait ete traitre a la Turquie sous l'ancien regime, en complotant pour l'independance de l'Albanie, et ajoutaient que, quoique pauvre, il avait toujours eu des fonds a sa disposition, dont ses relations avec l'etranger pouvaient expliquer l'origine. Les Toptan, au contraire, se piquaient d'etre des Albanais a la fois loyaux a l'egard de la Porte et tres soucieux des libertes albanaises. Je me rappelle encore le mot qui termina mon entretien avec Essad Pacha et qui dans sa concision etait tout un programme: "Albanais, mais Osmanlis". Aussi, quand on a songe a donner un chef a l'Albanie autonome, il n'est pas etonnant que le premier des Toptan fut sur les rangs; il ne pouvait oublier ses origines, telles que Refik bey me les conta. Au temps du grand Scanderbeg, Topia ou Tobia etait duc de Durazzo; il avait trois freres et l'un d'eux epousa une soeur de Scanderbeg; vint en 1467 la mort de Scanderbeg a Alessio; Topia avait repris le pouvoir dans la ville de Kroia, qu'il avait jadis cede a Scanderbeg en gage d'amitie; il fut a son tour vaincu et tue par les Turcs qui emmenerent avec eux un enfant issu du mariage de la soeur de Scanderbeg; un des officiers de la maison des Topia le suivit dans sa captivite, l'eleva et ce fut Ali bey, fondateur de la famille des Toptan. Ces souvenirs vivent encore dans la memoire de ses descendants et je me souviens de l'interet et de la fierte avec lesquels mon interlocuteur me montrait un arbre genealogique ou toute la descendance etait exactement marquee. Dans le pays et surtout a Durazzo, une curieuse legende a cours: le premier des Topia serait un arriere-petit-fils batard de Charles d'Anjou et on affirme que dans les environs de Durazzo, on aurait retrouve des armes portant la barre, signe de la batardise. Des lors, que l'on veuille bien rassembler ces elements: un chef de famille feodale, puissant par les ramifications de cette famille, par ses alliances et ses relations, par son influence sociale et traditionnelle; une histoire qui se prolonge deja loin dans le passe; des terres situees au coeur du pays albanais; brochant sur le tout, les debris d'une armee qui constitue une sorte de garde de corps; n'est-ce point assez pour faire figure de candidat et Hugues Capet avait-il plus d'atouts en mains, quand, duc de l'Ile-de-France, ayant ses pairs en Bourgogne, en Languedoc et en Bretagne, il mit resolument sur sa tete la couronne vacante. Les puissances ne l'ont point permis; elles ne sauraient empecher toutefois Essad d'etre le maire du palais du nouveau roi; le sera-t-il longtemps, et les elements qui font sa force lui assureront-ils le succes ou non, il n'importe; mais il faut suivre avec une curiosite passionnee l'histoire qu'il vit, car elle ressuscite sous nos yeux l'image de ce que fut, dans le haut moyen age, les essais de fondation des grands Etats modernes. Les descendants par alliance des Scanderbeg veulent en etre les heritiers et porter sur le pavois le chef de leur famille. * * * * * Parmi tous les Toptan,--et il y en a aujourd'hui plus de quinze familles,--Refik bey est le plus ouvert peut-etre aux choses du dehors et le plus averti; on m'avait recommande a lui chaudement et tout un jour nous nous promenames a travers Tirana et ses environs; c'est un homme de quarante ans a peine, de taille moyenne, bien pris dans un vetement a l'europeenne qui parait venir tout droit de Londres: la culotte de cheval serree dans des guetres de cuir et la veste qui le moule, terminee par un col de linge, lui donnent l'allure d'un parfait gentleman; les yeux sont bruns, le regard fin et energique, la moustache chatain clair, la peau doree par le soleil; Refik cause avec plaisir des choses d'Occident qu'il a vues et meme de Paris qu'il a visite avec un drogman; il est delegue de Tirana avec un hodja et un effendi villageois au congres d'El-Bassam et il a deja prepare ses bagages qu'un Occidental ne renierait pas: des valises de cuir, un lit de campagne, une moustiquaire; le tout va etre charge sur des chevaux et la caravane doit se mettre en route le soir meme. Nous nous dirigeons du cote de son tchiflik et il me decrit ainsi la situation sociale de la vallee de Tirana. Dans les environs de la ville il y a, dit-il, environ cent-quatre-vingts villages, generalement tres cultives et tres prosperes; sur ce nombre une vingtaine sont, avec leurs terres et leurs habitants, la propriete des beys et surtout des Toptan: Essad Pacha, Fuad bey, le doyen de la famille, qui a atteint la cinquantaine, et son fils Musaffer bey, dont l'oncle Fadil Pacha (Fasil en turc) a habite Paris, Refik bey, etc.; les autres villages fournissent aussi des cultivateurs aux beys et souvent un fermier est en meme temps petit proprietaire; generalement il loue son bien et continue a travailler les terres beylicales. Refik possede cent dix fermes et deux cents cinquante paysans sont ses metayers; ceux-ci habitent une maison qui est leur propriete, travaillent les terres et partagent la recolte avec le maitre qui ne recoit qu'un tiers, les deux autres appartenant au paysan. Dans le sud de l'Albanie, dans la region de Vallona par exemple, le partage se fait par moitie; d'ailleurs, dans le nord de l'Epire, les terres des beys sont beaucoup plus vastes; la-bas, le paysan est souvent orthodoxe et d'origine grecque, le maitre musulman et albanais; ici, cultivateurs et beys sont de meme religion et de meme origine; aussi le regime feodal est-il attenue dans une tres forte mesure. Dans la vallee de Tirana, par exemple, il n'y a que les beys pauvres residant continuellement sur leur terre qui exigent du paysan la moitie de la recolte; tous les riches proprietaires ne demandent que le tiers. A cote des metayers, Refik emploie des journaliers, des ouvriers agricoles, soit quand le besoin s'en fait sentir, soit pour mettre en valeur certaines terres sans metayage; le prix moyen de leur journee est de 5 piastres, soit 1 fr. 25 environ, somme qui d'ailleurs represente un pouvoir d'achat beaucoup plus grand qu'en Occident; en outre, on leur doit un ocre de pain de mais et une portion de fromage ou 20 paras pour en acquerir; les terres de Refik s'etendent sur un espace dont la circonference peut etre parcourue en trois heures de temps environ. Il y cultive du riz, qui pousse d'une facon parfaite, du mais dont la recolte est la plus importante; il m'en montre les magnifiques tiges, qui n'ont leurs pareilles que dans la Macedoine et en Vieille-Serbie; l'avoine et l'orge viennent aussi assez bien; il possede egalement de grandes forets et de beaux paturages. Ces derniers sont loues a part a des paysans; le bey en effet n'a pas de betail, qui appartient aux metayers et aux cultivateurs independants; les uns et les autres louent ces herbages a Refik qui recoit d'eux de ce chef 120 livres turques. Au total ses fermes lui rapportent, me dit-il, bon an mal an, 1 000 napoleons; il fait vendre ses produits a Tirana et a Durazzo et cherche a introduire de nouvelles methodes de culture; mais, me confesse-t-il, il faudra sans doute des dizaines ou des centaines d'annees pour ouvrir les yeux a ces gens, qui s'obstinent a travailler selon les anciens systemes. C'est a cette population de metayers et de cultivateurs que les Jeunes-Turcs avaient fait appel pour resister aux beys et par leur appui imposer aux Albanais l'usage de la langue turque; si singulier que soit le procede, il faillit reussir; les emissaires des Jeunes-Turcs disaient: "Voyez, le bey vous pressure, il vous demande une trop grosse partie de la recolte, un fermage trop eleve pour vos paturages, il a vole cette terre a vos ancetres; nous les mettrons a la raison, mais pour vous faire comprendre de nous, pour que vos plaintes nous parviennent et que nous puissions y faire droit, il faut qu'elles soient en turc; apprenez le turc." Cette propagande a d'abord un certain succes; jusqu'en 1908, les Jeunes-Turcs, amis des beys, dont ils ont besoin pour s'etablir, laissent la population libre et celle-ci ne connait et ne veut que l'albanais; au Congres de Dibra, ils circonviennent les delegues de l'Albanie du Nord, qui ne s'inquietaient guere du congres et de ce qui s'y passait; ils persuadent les musulmans fanatiques de Scutari qui ne connaissent pas un mot de turc que, voter pour la langue turque, c'est voter pour le Padischah contre l'infidele, et ainsi ils font proclamer contre le gre des delegues du Centre et du Sud que le turc doit devenir la langue d'enseignement dans les ecoles albanaises. Forts de ce vote, ils travaillent Tirana et la region en 1909 et 1910; a cette date le peuple persuade reclame, en albanais d'ailleurs, l'instruction en langue turque et manifeste contre les beys. Refik se lamentait alors sur les malheurs de son pays: pauvre Albanie, disait-il, trahie et opprimee! Deux ans se passent et a la tete d'une armee, par la route d'Alessio et de Kroia, Essad, quittant Scutari, rentre en maitre. Il songe que l'heure est venue ou Tirana la verte va devenir un des centres d'action dans l'Albanie autonome. CHAPITRE IV A EL-BASSAM ET A SON CONGRES ALBANAIS La demeure de Derwisch bey et ses serviteurs || Le Congres albanais || Les delegues || La presse albanaise || La question politique || La question religieuse || Les orthodoxes || La situation des catholiques en Albanie et leur hierarchie religieuse || La necessite d'un accord entre catholiques et musulmans. El-Bassam est en fete; de toutes les parties de l'Albanie, des delegues arrivent aujourd'hui et on attend pour demain les representants des villes les plus eloignees; c'est un va-et-vient continuel dans la demeure du president du Congres, Derwisch bey; chaque nouvel arrivant ne manque pas de le saluer et les conversations s'ebauchent dans la grande cour ou Derwisch recoit ses hotes; sa demeure est composee de deux batiments situes de chaque cote de cette cour; l'un est le haremlik plein de luxe et de bibelots, reserve aux femmes et aux enfants; l'autre est le selamlik, ou les hommes ont acces. Dans la cour, pres de quelques arbres, des bancs et des tables sont disposes; la chaleur du jour tombe et chacun vient gouter l'apaisement du crepuscule et la fraicheur qui descend des montagnes voisines. Une douzaine de serviteurs vont et viennent; la plupart sont jeunes et engages chez Derwisch depuis quelques annees seulement; un catholique d'Orosch est parmi eux; on lui dit que je viens de son village et il accourt m'embrasser la main; chacun d'entre eux a son service special et recoit, outre la nourriture, quatre medjidie par mois. L'un d'eux a pour office d'apporter a tout nouvel arrivant le sirop de cerise melange d'eau et le cafe traditionnel; ici un usage slave s'est introduit, qui n'existe pas dans le nord; l'hote offre avant ces rafraichissements une cuilleree de confitures comme premiere politesse. Tous ces serviteurs sont d'une extreme deference pour le maitre: quand ils le voient, ils portent la main a leur coeur, puis s'inclinent, abaissent la main, geste symbolique pour ramasser la poussiere du sol, puis touchent de leurs doigts leur front et leur bouche. Chaque fois qu'ils apportent au chef ou aux hotes un objet quelconque, le respect veut qu'ils s'inclinent legerement, en portant la main a la poitrine, et ils doivent n'approcher que pieds nus ou chausses de laine. Dans la grande cour, les habitants d'El-Bassam passent et causent; ils s'entretiennent du grand jour qui approche; toute l'Albanie est la et en cette heure de crise c'est la destinee d'un peuple qui se joue. Derwisch bey, prevenu de mon arrivee, vient a moi; c'est un homme de quarante ans, elegamment vetu a l'europeenne d'une jaquette s'ouvrant sur un gilet blanc et un pantalon clair; il a adopte comme coiffure un polo rouge, sorte de transaction entre le fez et le polo albanais de laine blanche; plutot grand, tres brun, la moustache courte et chatain fonce, il presente une physionomie etrange qu'animent des yeux gris clair toujours en mouvement; aimant la parole, prodigue de ses gestes, agile et presque fievreux, il se depense, cause, harangue, interpelle, va, vient, attend les nouvelles, et se montre plein de joie aux noms des arrivants. Il me presente ses deux freres, Kiamil bey et Hassan bey, s'excuse de ne pouvoir me consacrer tout son temps, mais ses freres, me dit-il, le remplaceront et il tient a ce que j'accepte l'hospitalite dans sa demeure. Le soir est venu; les femmes de Derwisch, voilees de blanc ou de noir avec un soin extreme, viennent de rentrer de leur promenade journaliere; tandis que Derwisch va les rejoindre au haremlik, Kiamil me fait entrer au selamlik et me montre le lit qu'on m'a apprete sur des tapis; puis il m'invite a venir avec son frere autour d'une table, ou l'on a prepare notre diner. Je puis ainsi saisir sur le vif les usages domestiques des beys les plus avances en culture et les plus riches de l'Albanie, car Derwisch bey est le chef de la famille des Bitchaktchy, qui est la premiere d'El-Bassam et, a part moi, je compare avec le pauvre bey, presque sauvage, de Kouksa, ses paysans et mes souvarys. Nous sommes quatre a table et quatre serviteurs sont autour de nous; ils apportent un plat de cuivre et une aiguiere et versent un peu d'eau sur les mains des assistants; puis le diner commence par un potage dans lequel ont ete coupes des foies de volailles; de l'ugurte ou fromage de lait aigre est ensuite presente a ceux qui en desirent: il fait partie de chaque repas et chacun en prend a sa guise; du mouton en sauce est le premier plat; les Albanais preparent de cette maniere soit le mouton, soit le boeuf, mais jamais le veau qu'ils excluent de leur alimentation; c'est alors une suite de legumes varies, une sorte de pate feuillete comme un gateau, avec des herbes hachees ressemblant a des epinards, des aubergines sautees au beurre, un plat de piments tres releves, qu'on denomme des cornes grecques, enfin le pilaff traditionnel, car ici le riz remplace la pomme de terre inconnue. A ces services succedent les entremets, des beignets d'abord et des gateaux de mais epais et nourrissants et pour finir, le meilleur du repas, des peches succulentes et juteuses, comme on croit n'en trouver qu'en France, et des raisins dores et exquis. Quelle abondance,--et quel estomac est necessaire pour faire honneur a une telle richesse alimentaire; le tout est servi dans des assiettes et des plats venus d'un grand magasin d'Occident et chaque invite a son couvert de table et son service a dessert; mais pourquoi faut-il qu'il n'y ait qu'un seul verre dans lequel chacun des assistants se fait servir la seule boisson permise, l'eau, et pourquoi pendant tout le repas chacun avec sa fourchette et sa cuiller, qui ne changent pas, prend-il a meme les plats tout ce qui lui convient? Apres ce plantureux diner, les chandelles sont enlevees, les serviteurs sortent. Kiamil et Hassan me souhaitent bon sommeil et la nuit coule, coupee par les arrivees des caravanes lointaines qui se pressent pour etre au lever du soleil a l'ouverture du congres albanais. * * * * * Dans la renaissance albanaise, le congres d'El-Bassam est une date: c'est le premier congres dont l'initiative appartient a des Albanais, qui ont voulu affirmer leur nationalite au centre de leur pays. Ils sont la une cinquantaine de delegues, tous gens influents dans leur ville, venus pour se concerter dans un meme esprit, celui de defendre et propager l'idee nationale albanaise; voici Midhat bey, un fonctionnaire du gouvernement de Salonique, directeur d'un journal albanais de cette ville, sous le pseudonyme de Luma Skendaud, et representant le club de Constantinople et celui de Salonique; voici Refik bey, de Tirana, delegue par le club de Tirana avec un hodja et un paysan; voici Kyrias, delegue de Monastir, qui m'interpelle en anglais et me presente une carte ou est inscrit: "George D. Kyrias, _sub-agent of the B. and F.B. Society and Honorary Dragoman of the Austro-Hungarian Consulate_"; voici Alex, le delegue de Cavaja, un Albanais de religion orthodoxe, qui parle un peu francais et est representant d'une maison de machines americaines; voici des hodja, des paysans, des commercants, des beys; mais ce sont les beys qui ont pris la direction et la tete du mouvement et du congres, qui le dominent et qui l'inspirent. C'est que ce congres est compose de delegues des clubs albanais existants. Or ces clubs sont l'armature du nationalisme albanais; ils ont ete crees et demeurent sous l'influence des beys. La revolution jeune-turque, qui a laisse etablir des clubs de toute nationalite dans l'empire, a ainsi ete indirectement la cause de la renaissance des ces nationalites, qu'elle pretendait absorber dans la communaute ottomane; chez les Albanais, depuis 1908, plus d'une centaine de clubs ont ainsi ete crees dans les villes et villages; il y en a eu de tres puissants et frequentes a Uskub, a Salonique, a Constantinople, ou fut longtemps le club central que presidait le Dr Temos, puis, sur tout le pourtour de l'Albanie, de Janina a Monastir et a Kalkandelem; a l'interieur du pays, le centre et le sud en furent parsemes; a partir de 1909, les Jeunes-Turcs chercherent tous les pretextes pour les fermer comme a Vallona, comme, a Tirana; mais le mouvement etait lance, il ne pouvait etre arrete; a El-Bassam, par exemple, sont organises deux clubs ayant le meme statut, le club Bachkim et le club Vlaznij; ils comptent un millier de membres et sont diriges par un bureau de sept personnes. Chaque membre paie un droit d'entree, qui est une sorte de don, selon sa richesse; il varie de plusieurs livres jusqu'a quelques piastres; la cotisation mensuelle est d'un medjidie; comme les Jeunes-Turcs n'ont pu introduire les memes divisions sociales qu'a Tirana, le club comprend toutes les classes de la population: beys, commercants, paysans, et represente toute l'activite du pays. Le congres ne s'occupa officiellement que des clubs et des ecoles albanaises et il prit a cet egard des decisions capitales, encore inconnues, qui engagent l'avenir et montrent les tendances du pays; dans des conversations particulieres, des questions fort importantes furent certainement agitees, comme celle des religions, des journaux et des rapports avec le gouvernement turc. Le congres designa trois commissions: une pour l'etude du budget, une pour l'organisation des clubs et une pour l'etablissement des ecoles. Pour etre assure d'un budget regulier, il fut decide que les clubs de chaque ville paieraient une somme determinee pour l'entretien des ecoles et la propagande; en outre, on sollicitait des souscriptions particulieres; elles sont venues assez genereuses: Refik bey versa 250 livres turques; un Albanais, commercant enrichi en Suede, envoya une grosse somme pour fonder un institut, des bibliotheques et cinquante ecoles; on espere de cette maniere recueillir des fonds importants. La commission des clubs fit adopter une resolution tendant a l'organisation rationnelle des clubs; ils seraient soumis a un statut unique, vote par l'assemblee, et un club central serait installe dans une ville qui n'est pas determinee, peut-etre a El-Bassam. Les plus importantes decisions touchent les ecoles: en Europe, pas un pays n'est aussi depourvu d'ecoles que l'Albanie, pas une population n'est aussi ignorante, pas un peuple n'est aussi eloigne de toute instruction, si rudimentaire qu'on la concoive; c'est le resultat voulu de la politique de Constantinople, qui entendait priver l'Albanie de toute voie de communication, de toute connaissance de l'exterieur, de tout contact avec le dehors et qui par cette methode pensait assurer plus aisement la fidelite des Albanais au Padischah. Les ecoles etaient suspectes, les journaux prohibes, l'ecriture en albanais proscrite. Aujourd'hui les beys croient que l'instruction sera le grand renovateur d'energie pour leur peuple et voici comment ils en concoivent l'organisation; rien n'existe, tout est a faire, a commencer par l'education des instituteurs; a El-Bassam il fut donc decide d'organiser une ecole normale, a la fois ecole pedagogique pour former des instituteurs, et ecole secondaire; la langue d'instruction sera la langue albanaise, comme dans toutes les ecoles de villages qui seront peu a peu fondees; ce point est capital et cette resolution met le Congres d'El-Bassam en opposition avec le Congres de Dibra, organise par les Jeunes-Turcs pour les besoins de leur politique; la langue turque sera apprise comme langue secondaire seulement et en meme temps que deux langues occidentales. On pouvait se demander quelles seraient les langues occidentales choisies; ceux qui croient a l'influence reelle de l'Italie et de l'Autriche et non pas seulement a des ambitions, a des emissaires et a des distributions, devaient penser que l'allemand et l'italien seraient choisi; il n'en a rien ete; ni l'une ni l'autre n'ont retenu l'attention du Congres; et c'est le francais et l'anglais qui ont ete adoptes. Comme je demandais la raison de ce choix, on me repondit: "Que nous ayons choisi le francais, cela n'etonnera personne; car cette langue est la veritable langue internationale des Balkans; d'ailleurs l'Albanie a des relations anciennes avec les pays latins, dont la France est le premier, et cette influence s'est fait sentir jusque dans notre langue; en albanais, nous avons un assez grand nombre de mots qui trahissent leur origine latine ou franque; ainsi moua (moi), pril (avril), mars (mars), des noms de fruits ou d'objets: pesc (peche), porte (porte), poule (poule), etc..."; et Derwisch bey concluait: "Nous ne pouvions pas ne pas choisir le francais; quant a l'anglais, ajoutait-il, nous avons ete plus hesitants, mais il nous a semble que, pour le commerce, c'etait encore cette langue que nous devions preferer." Cette ecole centrale et normale doit etre organisee pour recevoir 600 eleves internes, qui paieront le prix de pension de 10 napoleons par an. Son principal office, les premieres annees, sera de former les instituteurs necessaires pour enseigner dans les ecoles primaires. Celles-ci, au fur et a mesure des possibilites, seront ouvertes dans tous les villages importants. La premiere annee meme, pour hater leur ouverture, ce seront les beys les plus cultives qui seront instituteurs et c'est ainsi que Refik bey s'est inscrit comme instituteur pour Tirana. On ne saurait nier la noblesse de cet effort des Albanais influents pour instruire leur peuple et le tirer de l'ignorance ou la politique d'Abdul Hamid l'avait laisse. Mais reussiront-ils dans leur travail et sauront-ils pour le realiser se degager des discussions intestines? La question de la presse a fait l'objet de conversations nombreuses, sinon de discussions officielles du Congres. Jusqu'en 1908, les journaux albanais ont ete presque uniquement publies hors de l'Albanie et hors de la Turquie, qui ne les laissait pas penetrer dans l'Empire, et l'on peut dire que leur divulgation en Albanie est encore infime. C'est ainsi que paraissent ou qu'ont paru--car certains de ces journaux ont cesse leur publication--_Rrufeja_ (l'Eclair) en Haute-Egypte a Tubhar-Fayoum, _Shqypeja e Shqypeuis_ (l'Aigle de l'Albanie) a Sofia, _Dielli_ (le Soleil) a Boston, _Vatra_ (le Foyer), aujourd'hui disparu, a Miny en Egypte, _Albania_ a Londres, _Skkopi_ (le Baton) au Caire, enfin a Rome _la Natione Albanese_, qui parait en italien et qui, n'etant pas dirige par un Albanais, est suspect aux indigenes. Les dernieres annees, quelques autres journaux ont commence une propagande albanaise dans le pays meme: _Lirya_ (Liberte) dirige par Midhat bey, a Salonique, et _Dituria_ (Science), periodique publie aussi a Salonique, Korica, qui parait a Koritza, ainsi que _Lidja ordodokse_ (l'Union orthodoxe), le seul de tous ces organes qui soit orthodoxe grec, enfin _Zkuim 'i Shkipericse_ (Revue de l'Albanie), qui paraissait a Janina deux fois par semaine en albanais et en turc; les clubs voulaient aussi faire paraitre un grand journal a Monastir sous le nom de _Bashkim i Kombil_ (Union Nationale), mais les guerres ruinerent ce projet. La question politique proprement dite etait presente a l'esprit de tous, mais son acuite meme empechait toute discussion publique. Toutefois un des principaux membres du congres, qu'il me parait inutile de nommer, me tracait le tableau suivant des echanges de vues entre delegues: on reconnait a Ismail Kemal du talent et de l'influence; cette influence s'etend surtout chez les Toscs, de Vallona a Berat et meme a El-Bassam; mais beaucoup le tiennent en suspicion, les uns parce qu'il a ete anti-turc et a travaille jadis a l'independance de l'Albanie; d'autres parce qu'il a des accointances etrangeres qui leur paraissent suspectes, d'autres parce qu'il s'est efforce naguere d'attiser le fanatisme musulman contre les orthodoxes, alors qu'aujourd'hui il s'affirme l'ami de ces derniers; d'autres enfin par rivalite d'influence. Les Albanais cultives sentent l'etat d'inferiorite de leur pays et desirent avant tout la regeneration economique et intellectuelle de leur peuple; bien que souhaitant un regime de liberte pour leur pays, beaucoup parmi les musulmans n'etaient pas partisans d'une separation d'avec la Turquie; ils pensaient que l'independance complete serait nuisible a l'Albanie: "Pensez-y, me disait un bey, autonomie signifie bien liberte, mais il signifie que nous devrions tout faire nous-memes; or nous n'avons pas d'argent, pas d'organisation; alors que le monde entier s'est enrichi et outille, nous sommes pauvres en toute chose, nous n'avons ni une route veritable, ni un chemin de fer, ni un kilometre de telegraphe, ni une ecole a nous, ni un port, rien; en retard sur tous les peuples, comment reparer ce retard, sans argent? et nous n'avons nulle richesse liquide, aucune banque, aucun fonds monnaye; notre pays peut donner beaucoup dans l'avenir, mais il faut une mise a fonds perdu que la Turquie n'a pas faite depuis trente ans, par politique, mais qu'elle nous doit. L'autonomie est contraire a l'interet de l'Albanie; l'Albanie doit rester a la Turquie; dans dix ou vingt ans, quand notre pays se sera developpe economiquement, nous pourrons desirer utilement l'autonomie. Mais aujourd'hui, ce qu'il nous faudrait, c'est seulement une constitution avec sa triple garantie: liberte pour nos ecoles, nos clubs, notre langue; egalite dans l'attribution des depenses du budget avec les autres vilayets turcs; fraternite, c'est-a-dire traitement fraternel des Albanais par les Turcs qui les ont prives de tout depuis des siecles. Nos libertes politiques, la protection de notre nationalite, notre regeneration economique: c'est tout ce qu'il faut pour l'instant a la jeune Albanie; si l'on veut trop vite en faire une grande personne, elle mourra de consomption; l'independance pourrait etre la mort de l'Albanie." Le probleme religieux ne preoccupe pas moins les beys que les difficultes politiques; je crois reproduire assez exactement la realite en disant qu'ils s'efforcent d'allier leur veneration envers la religion musulmane a une tolerance sincere envers la religion catholique et la religion orthodoxe-grecque; j'ai vu le congres orner d'un croissant le drapeau rouge albanais et s'efforcer de le mettre en relief quand je photographiais les principaux personnages devant le drapeau deploye; je l'ai vu entourer les hodza d'une consideration particuliere; j'ai senti tout le respect que les beys portaient a l'ordre musulman albanais des Becktachi; mais s'ils sont disposes a faire de la religion musulmane une sorte de religion d'Etat, ils veulent, et sincerement semble-t-il, assurer la liberte pleine et effective aux Albanais catholiques et orthodoxes, a leurs pretres, a leurs institutions; je les ai entendus deplorer les divisions, condamner ceux qui les excitent, faire bon accueil et porter respect aux orthodoxes presents et aux catholiques. L'un d'eux me disait dans un jargon moitie francais, moitie turc: "lui catholique, lui orthodoxe, moi musulman, mais tous albanais". Il n'en demeure pas moins que, dans le sud de l'Albanie et en Epire, les orthodoxes seront attires vers la Grece et finiront par etre suspects, si les relations greco-albanaises continuent a etre tendues, d'autant qu'au sud de Vallona et meme dans la region de Berat on peut observer le meme phenomene social qu'en Vieille-Serbie: l'Albanais musulman est le grand proprietaire et l'orthodoxe le cultivateur. La situation des catholiques etait et sera bien differente. Les Balkans jusqu'a Andrinople vont etre peuples de populations toutes orthodoxes appartenant aux eglises grecque, serbe, bulgare, montenegrine et roumaine; des juifs assez nombreux etaient et seront concentres a Salonique, Monastir et Uskub; en dehors des Albanais, il n'y aura presque plus d'agglomerations nombreuses, soit musulmanes, soit catholiques; les deux groupes vont etre reunis dans l'Albanie du nord et du centre et jusqu'au Scoumbi, presque sans autre melange; quels vont etre leurs rapports? Actuellement, les catholiques sont etablis autour des archeveches de Scutari, de Durazzo, d'Uskub et autour de l'abbaye d'Orosch; ces quatre sieges dependent directement du Saint-Siege; ils sont _extra provincias ecclesiasticas_, selon le terme romain, et leur fondation est des plus anciennes dans les annales de l'eglise catholique; Scutari remonte a l'annee 387; parmi ses suffragants, Alessio date de la fin du VIe siecle, Pulati de 877 au moins, Sappa de 1062; Uskub etait deja metropole au Ve siecle et Durazzo a ete fonde en l'an 58 de notre ere; ce sont des titres de noblesse dans l'histoire de la hierarchie catholique, et c'est d'ailleurs cette longue tradition qui explique l'existence de trois archeveches, d'un abbe ayant rang d'archeveque et de trois eveques pour une population qui, d'apres les evaluations les plus optimistes, ne depasse pas 200 000 ames. Scutari seul possede des eveques suffragants, Mgr Aloys Bumoi a Alessio avec residence a Calmeti, Mgr Bernardin Slaku a Pulati, Mgr Georges Koletsi a Sappa avec residence a Neushati; l'archeveque et metropolitain de Scutari est depuis trois ans Mgr Jacques Sereggi, anterieurement eveque a Sappa; il evalue a 57 000 les catholiques de son diocese, a 30 000 ceux des dioceses d'Alessio et de Pulati et a 20 000 ceux de Sappa, au total a 87 000; tous sont groupes dans un territoire assez peu etendu entre la frontiere montenegrine et la mer. Il faut y joindre les Mirdites qui occupent les montagnes entre Scutari et la cote, d'une part, et le pays de Liouma; presque tous dependent de l'abbaye de Saint-Alexandre de Orosci ou Orosch, ancienne abbaye benedictine, qui au cours des siecles fut confiee au clerge seculier et soumise a l'eveque d'Alessio; Mgr Primo Dochi, abbe mitre d'Orosch, fort de la protection de l'Autriche et faisant valoir l'interet de grouper les Mirdites en un diocese separe, fit rendre le 25 octobre 1888 par le Saint-Siege le decret _Supra montem Mirditarum_ qui enlevait au diocese d'Alessio juridiction sur l'abbaye et, lui prenant cinq paroisses, les mit sous l'autorite de l'abbe; en 1890, trois autres paroisses prises a Sappa et en 1894 cinq a Alessio vinrent grossir la population catholique de l'abbaye, qui est evaluee a 25 000 ames. Tous ces chiffres sont d'ailleurs singulierement sujets a caution; ils me sont tres aimablement communiques avec d'autres precieux renseignements par le secretaire general de la Propagation de la Foi, M. Alexandre Guasco, et lui-meme indique les differences d'estimation entre les _Missiones catholicae_ editees par la S.C. de la Propagande et l'annuaire pontifical de Mgr Battandier; d'apres les renseignements recueillis sur place, j'ai l'impression que ces divers chiffres sont plutot exageres. Quoi qu'il en soit, un bloc de 100 000 catholiques albanais resiste autour de Scutari a toute penetration religieuse etrangere et il est lui-meme entoure de populations musulmanes albanaises compactes; dans cette partie du pays, l'Eglise orthodoxe n'a aucune organisation et pour ainsi dire aucun fidele. Dans le centre de l'Albanie, on evalue a moins de 15 000 le nombre des catholiques, qui vivent en petites communautes depuis Durazzo jusqu'a Delbenisti, residence de l'archeveque Mgr Primo Bianchi, et jusqu'a Kroia, Tirana, El-Bassam, etc.; quelques catholiques de rite grec, convertis, existent a Durazzo et a El-Bassam, ou leur cure, Papas Georgio, est assez connu; dans le sud de l'Albanie les catholiques sont aussi rares que les orthodoxes dans le nord, tandis que ces derniers y sont constitues en groupes de plus en plus compacts. Ainsi, dans l'Albanie autonome, la repartition des religions peut se resumer a grands traits dans les termes suivants: au nord, jusque vers l'embouchure de l'Ismi, un groupe de 100 000 catholiques, des tribus musulmanes plus nombreuses encore vivent sans melange d'orthodoxes; au centre, de l'embouchure de l'Ismi a l'embouchure de la Vopussa, la disparition graduelle des catholiques qui ne depassent pas 15 000 entraine l'accroissement des orthodoxes, les uns et les autres dilues dans une majorite musulmane; au sud de la Vopussa, les orthodoxes prennent peu a peu la majorite, les catholiques disparaissent completement, mais les musulmans restent assez nombreux et, a la difference de ce qui se passe chez les Albanais catholiques du nord, dans ces regions orthodoxes, surtout de l'Epire, les grands proprietaires sont generalement musulmans et les cultivateurs orthodoxes. De la sorte, dans l'ensemble de l'Albanie, les musulmans jouent un role preponderant et dominent en fait partout, sauf dans la region qu'occupent les belliqueux montagnards catholiques du nord. Par suite, un regime stable ne peut subsister en Albanie qu'avec le concours de cet element de la population. Ce concours ne sera pas tres facile a obtenir, car ces montagnards sont particularistes, soupconneux, tres jaloux de leur autonomie, d'autant plus mefiants qu'ils ont pour voisins les musulmans de Scutari qui sont parmi les plus fanatiques de tous les musulmans. D'autre part, leur attitude sera influencee fortement par le mot d'ordre donne par leurs cures; or, les cures de la Mirditie, rattaches a l'abbaye d'Orosch, sont diriges de main de maitre par l'abbe Mgr Primo Dochi qui est entierement devoue a l'Autriche et recoit les subsides reguliers du _Ballplatz_; l'archeveche de Scutari est a peu pres dans le meme cas, et c'est l'empereur Francois-Joseph, par exemple, qui donna les fonds necessaires a la construction du seminaire pontifical albanais[1]. Par cette voie, l'Autriche donnera ses conseils; et ces conseils auront d'autant plus d'importance que l'Albanie paisible exige des catholiques rassures. Les beys albanais d'El-Bassam s'y emploient, mais ce n'est pas en un jour que sera eteinte une animosite creee par des traditions, attisee par la Turquie et mise aujourd'hui au service d'interets politiques qui comptent bien en tirer parti[2]. NOTES DE BAS DE PAGE: [1] L'oeuvre francaise de la Propagation de la foi, qui a son siege a Paris, 20, rue Cassette, donne annuellement 2 000 francs a l'archeveche de Scutari, de 2 000 a 4 000 francs a Durazzo, de 5 500 a 7 000 francs a Uskub; elle a donne autrefois des sommes assez importantes aux autres dioceses, mais aujourd'hui elle ne donne qu'accidentellement a Alessio et elle n'alloue aucun subside a Pulati, Sappa et Orosch. [2] Les Albanais catholiques de Vieille-Serbie et de Macedoine dependaient de l'archeveque metropolitain d'Uskub ou Scoplje, dont la residence etait a Prizrend; depuis 1909, c'est Mgr Lazare Mildia qui occupe ce siege, dont dependent environ 17 000 catholiques, d'apres cet archeveque. Dans la nouvelle Serbie, une particularite assez singuliere va se trouver realisee: a l'extreme frontiere du territoire residera un archeveque albanais catholique, avec un clerge albanais et des fideles albanais dans la mesure ou ils demeureront dans le pays; cet archeveque dependra directement de Rome. D'autre part il existe, en droit sinon en fait, un eveche a Belgrade; il est sans titulaire et sans administrateur apostolique, les catholiques du rite latin ne depassant pas d'ailleurs 6 000 a 8 000 ames dans tout l'ancien royaume de Serbie; et ce siege depend de l'archeveche albanais de Scutari; il n'est pas douteux que cette situation demande des modifications compatibles avec le nouvel etat de choses politique et le conflit albano-serbe. On a annonce a la fin de l'ete 1913 que le gouvernement serbe desirait demander a Rome l'erection d'un archeveche serbe dependant directement de Rome, et les depeches ajoutaient par erreur que c'etait dans le dessein de se liberer du controle autrichien de l'archeveche de Sarajevo; le controle existant actuellement peut etre subordonne a des influences autrichiennes, mais c'est, pour le siege de Belgrade, celui du metropolite de Scutari. CHAPITRE V A LA TEKIE DES BECKTACHI D'EL-BASSAM La situation du monastere || D'El-Bassam a la tekie, le cimetiere || L'ordre des Becktachi || Son action politique et nationale || Sur la terrasse de la tekie || Les souvenirs et l'histoire de Scanderbeg || Le chant national albanais || Le sentiment commun. A cinquante metres au-dessus de la vallee, sur le revers meridional de la montagne de Krabe, la tekie des Becktachi d'El-Bassam etage ses constructions au milieu des grands arbres qui revetent de verdure et d'ombre toutes les pentes voisines. Deux routes se reunissent au pied du monastere albanais; l'une vient toute droite d'El-Bassam, distante d'a peine 3 kilometres; l'autre contourne la petite colline de Kracht qui dresse son dome verdoyant sur le cours du Scoumbi, le detourne et s'avance comme un eperon entre la ville et le fleuve; la vallee, resserree de la source a la sortie des montagnes, ne s'ouvre qu'en cet endroit pour former le bassin d'alluvions dont la ville d'El-Bassam tire sans doute son nom. Les constructeurs de monasteres ont toujours le sens des lieux et le gout des sites favorables; aussi est-ce a l'entree de ce bassin, au croisement des deux routes et les dominant, que la tekie a ete batie; de sa terrasse le regard suit a l'est la vallee du Scoumbi; au sud il voit encore le fleuve dont le lit fait un brusque coude au pied du monastere; a l'ouest il se prolonge jusqu'aux pentes lointaines bornant les champs de riz, de mais et de cereales, qui tapissent la plaine d'El-Bassam. Le Congres albanais d'El-Bassam vient de finir; dans la cour de la modeste maison ou il se reunit, les chefs ont fait deployer le drapeau rouge surmonte du croissant et ils m'ont demande de les photographier devant leur etendard. Puis l'un d'eux me dit comme pour me remercier: "Je veux vous conduire a la tekie voisine; vous verrez, le site est charmant et puis cela nous fera plaisir que vous visitiez le tombeau venere de nos saints qui y reposent." Kiamil bey m'entraine; il appelle un ami et un serviteur et ensemble nous sortons de la ville; bientot nous approchons d'une pelouse unie; comme fond, de grands arbres decoupent leur feuillage sur le ciel adouci; derriere nous, le soleil couchant prolonge nos silhouettes fantastiques et dore des pierres blanches nombreuses et pressees comme une armee, droites et piquees en terre comme de minuscules mausolees; dans leur rang, des cultivateurs passent de retour du travail et des anes broutent sans hate dans la paix du soir. Kiamil me dit: "Voyez, c'est notre cimetiere; nous le traversons pour aller a la tekie; regardez cette grande pierre toute blanche qui vient d'etre taillee; autour de celle-ci le sol n'est pas encore bien tasse; c'est qu'on passe peu du cote ou elle est plantee; un ami est la depuis peu; je l'ai perdu l'an dernier; on reconnait encore sa tombe; mais bientot ce sera difficile de la retrouver; les morts se renouvellent vite et les nouvelles pierres s'ajoutent aux anciennes partout ou il reste un espace a combler." A travers des pierres de toutes formes, nous passons: les unes sont taillees comme des pieux, d'autres plates et minces comme des palettes, celles-ci sont basses et presque brutes, celles-la sont soigneusement decoupees; mais toutes sont comme jetees pele-mele au hasard de la main; quelques-unes brisees gisent a terre; d'autres penchent deja et entre elles pousse fine et haute une herbe que les animaux viennent paitre dans ce champ des morts. * * * * * Sur le flanc de la montagne, un batiment d'un etage apparait: c'est le monastere; par un sentier facile, on y atteint sans peine et Kiamil me presente aux moines. Ceux-ci sont peu nombreux, et les constructions sont plus que suffisantes pour eux. La tekie n'est qu'une maison de l'ordre des Becktachi, dont le centre religieux est a Koniah, en Asie-Mineure; mais le centre albanais etait jusqu'a present a Kalkandelem et les Becktachi d'Albanie constituent un veritable ordre musulman albanais; dans leurs rangs, on ne compte a peu pres que des Albanais et ils possedent des tekie dans tout le pays, a Ipek, Diakovo et Prizrend dans le Nord, et surtout de tres nombreuses, avec des terres considerables, dans le Sud, chez les Toscs. Les moines veritables sont des derviches; mais a cote d'eux des beys albanais s'occupent comme economes de l'administration temporelle des terres; c'est ainsi qu'au Congres d'El-Bassam etait present a ce titre un bey de Kalkandelem, econome de la tekie centrale des Becktachi. Il est assez difficile de determiner l'action politique de l'ordre; a vrai dire, elle apparait surtout comme une action nationale albanaise. Jadis, quand les Albanais etaient tout puissants a Constantinople, les ministres qui entouraient le sultan etaient des Becktachi: au milieu du XIXe siecle et depuis le sultan Mahmoud ces usages ont disparu, mais sous le regne d'Abdul-Hamid les Becktachi furent en faveur aupres du Padischah. Leur caractere de religieux musulmans les defendit contre les Jeunes-Turcs, mais ceux-ci n'ont supporte qu'avec contrainte le nationalisme albanais, dont l'ordre est empreint; en Albanie ils sont invulnerables, car la population musulmane entiere, du riche bey au plus pauvre paysan, a pour eux un respect profond et une veneration sans reserve; dans chaque tekie des tombeaux de saints sont un lieu de pelerinage quotidien; chaque fidele y vient deposer son offrande forte ou modeste et l'ordre vit des revenus de ses terres et des dons des pieux mahometans. Ainsi, malgre l'opposition des doctrines religieuses, les formes de l'organisation ecclesiastique ne sont pas tres differentes chez les musulmans et chez les orthodoxes; chez les uns et chez les autres, a cote du clerge seculier, pope ou hodja, qui vit au milieu des fideles, participe a l'existence commune, prend femme et constitue un foyer, un element monastique s'est constitue depuis des siecles autour de sanctuaires, de tombeaux et de souvenirs reveres; des moines y vivent une vie conventuelle sous la direction d'un chef, et le monastere est devenu avec le temps un centre national autant que religieux, le foyer des nationalites en lutte, le temple vivant des traditions et des espoirs d'un peuple; dans ces regions disputees des Balkans, le monastere concentre tout ce qui demeure vivace dans les sentiments populaires. De meme que chez les orthodoxes, le moine, a la difference du pope, ne se marie pas pour consacrer toute son activite a la propagande et a la defense de son ideal religieux et national, de meme le Becktachi est derviche et, dans une ceremonie solennelle, prononce ses voeux et jure de ne pas prendre femme. Leur existence est partagee entre les prieres et ceremonies religieuses et les travaux des champs, et leur office est de veiller au tombeau confie a leur garde. C'est celui d'un grand saint de leur ordre, et son sepulcre est protege par une construction de pierre de forme hexagonale, situee a quelques metres au-dessus des autres batiments. Les moines m'y conduisent. Sur une des faces de l'edifice, une porte basse s'ouvre et sur les autres d'etroites fenetres; on me fait entrer; l'interieur est a peine eclaire; a meme le sol git une tombe de bois; un drap vert la recouvre en partie; au pied on a jete un linge brode; a la tete, la planche du tombeau supporte un piquet de bois, plante obliquement, autour duquel est enroule un voile de gaze. C'est tout; les murs, blanchis a la chaux, sont nus. Pas une inscription, pas un mot: c'est le silence de la mort. En sortant de la tekie, je demande a mon guide si les moines viennent mediter ici; il me repond simplement: ils n'en ont pas besoin, puisqu'ils vivent en ces lieux. Il etait difficile de pousser plus loin l'echange des idees, mais je cherchais a comprendre l'etat d'ame des derviches qui me conduisaient et sentir en quoi il differait de nos ermites d'Occident. Le saint, tel que se le figurent nos ames chretiennes, se forme comme ideal la contemplation de la Divinite, concue comme une personne infiniment parfaite qu'il aspire a connaitre et a imiter; sa conscience est le siege d'une lutte au profond de lui-meme, et sa saintete resulte d'une victoire dans un combat entre ses vertus proches de Dieu et ses instincts naturels qu'il veut reprimer; le saint, croyant a la perversite de la nature, s'efforce de triompher de ses astreintes et aspire a l'ideal divin, source de toute perfection; sa vie est donc tissee de luttes et n'est qu'une preparation a la mort, ou commence la vraie vie. Tel n'est point le sage, dont les hautes vertus sont reverees apres la mort comme pendant la vie par la piete musulmane. Allah et Mahomet sont les guides de son esprit, mais ces guides lui commandent de se conformer a la nature et, s'il est fidele a leurs preceptes, sa recompense sera dans leur paradis toutes les jouissances terrestres portees au centuple. Le sage donc contemple la nature et tout ce qui y participe; dans tout ce qui emane d'elle, il voit une flamme divine et il croit a sa beaute et a sa bonte premiere; s'il s'ecarte de la foule des hommes, c'est pour mieux communier dans l'immense nature, et s'il medite, c'est sur la vie qui eclate dans tout ce qui l'entoure. L'existence du sage est donc un hymne a la nature et a la vie, qu'il aspire a continuer apres la mort comme il l'a vecue ici-bas, dans la paix et l'harmonie, sans exces ni lutte, pour jouir des voluptes superieures dans l'infini repos. Ni tourment ni combat n'apparaissent dans la vie des moines musulmans, et la tekie est un asile ou l'esprit est en repos. La tombe sacree ne projette pas son ombre sur les existences voisines et les derviches qui m'entourent ne semblent connaitre que la beaute du site ou les a places le gout du fondateur de la tekie. Aussi le premier d'entre eux m'invite a m'asseoir sous les arbres proches devant la vallee ou l'ombre grandit. Une table est preparee; du raisin trempe dans l'eau fraiche et de minuscules tasses sont pleines d'un cafe odorant. La chaleur du jour tombe et deja le voile du soir s'etend sur le fond de la vallee, que domine la tekie, lorsqu'un de mes compagnons, emporte sans doute par les souvenirs des jours passes, entonne un air fier et melancolique, que les autres reprennent en choeur; c'est le chant albanais de Scanderbeg. * * * * * Rien ne montre mieux que l'Albanais musulman est d'abord Albanais; car Scanderbeg, dont le souvenir est vivant dans l'Albanie entiere, qu'est-ce autre chose que le dernier prince de l'Albanie independante en lutte contre le Turc, en meme temps que le defenseur de la Croix contre le Croissant? On sait son veritable nom, Georges Castriote, surnomme Iskender-Beg ou prince Alexandre, du temps que, prisonnier de guerre des Turcs, il faisait ses premieres armes en Asie Mineure; en 1443, il quitte avec des compagnons les camps turcs attaques par les Hongrois; par surprise il reprend aux Turcs la ville que son pere gouvernait, Kroia, et proclame la guerre sainte, la croisade contre le Turc; les autres chefs de clans le reconnaissent comme general et prince de la confederation albanaise a Alessio et, un quart de siecle durant, il les mene a la bataille contre l'Osmanlis; sa capitale, Kroia, est assiegee deux fois par les sultans Amurat et Mahomet II, mais il mene si bien la campagne que les armees turques sont affamees, coupees de leurs communications; leurs detachements sont surpris; elles doivent lever leur camp, et quand il meurt a Alessio en 1467 ou 1468, apres vingt-cinq annees de lutte interrompue par une seule treve, l'Albanie est libre et les clans federes. Mais lui mort, comme les generaux d'Alexandre se partageaient son empire, les beys lieutenants du prince Alexandre ne surent maintenir la confederation albanaise et, comme une grande houle, la conquete musulmane submergea le pays, convertit par la force la majorite des habitants et ferma a l'Occident ce territoire, jadis tete de pont de la chretiente au dela de l'Adriatique. Or ce ne sont pas seulement les Mirdites et les catholiques du nord de l'Albanie qui conservent avec une piete profonde le souvenir du heros chretien; c'est toute l'Albanie musulmane, orthodoxe et catholique, celle des tekie comme celle des monasteres, qui garde en sa memoire l'image du dernier defenseur de l'Albanie independante. Les siecles qui ont passe ont entoure son histoire d'une legende si populaire que, si l'unite de l'Albanie s'affirme, c'est ce souvenir qui en sera le plus fort ciment. Du passe si recule de leur race antique, l'epopee de Scanderbeg est ce qui survit dans l'ame populaire; c'est son etendard que l'Albanie autonome est allee retrouver dans sa capitale de Kroia: le drapeau ecarlate portant l'aigle noir a deux tetes; Ismail Kemal en a ecarte la croix, Essad Pacha l'a fait surmonter du croissant, mais chacun d'eux l'a pris comme le symbole vivant de la nation ressuscitee; et quand celle-ci exprime tout son desir latent de liberte et veut incarner sa foi en elle-meme dans un chant, c'est l'hymne grave et digne, fier et triste de Scanderbeg qu'elle reprend; en elle revit alors l'inconscient besoin de repeter par ces paroles d'antan les sentiments qui animent l'ame nationale et l'appretent a la lutte: O race de guerriers Enfants de Scanderbeg, Arrachez, o Albanais, La liberte de la Patrie. Assez d'esclavage, O pauvre Albanie, O freres, prenez le fusil; Mort ou Liberte! Aujourd'hui arborons notre drapeau, Allons a la montagne; Sur les pierres et les rocs Nous gagnerons notre liberte. La vie pour nous n'est que mensonge, Comme mensonge est notre esclavage. Comment pouvez-vous laisser l'Albanie Sans liberte? Tel est ce chant, dont j'essaie de reproduire aussi fidelement que possible le tour et la noble allure; de ses quatre strophes, la seconde sert de refrain et chaque couplet se termine ainsi sur le cri farouche: Mort ou Liberte! L'echo de la vallee vient de le redire pour la troisieme fois; sur cette note derniere le chant melancolique s'est termine; le silence et le calme se sont faits plus grands encore s'il est possible autour de la tekie; le vent est tombe et pas une branche ne bouge; les acacias et les lauriers remplissent l'air de leur senteur; les derniers rayons du soleil dorent un berceau de vignes au bord de la terrasse; voici l'heure du depart; le crepuscule est court et il faut etre a El-Bassam avant la nuit; mais avant de regagner la ville avec mes compagnons, je me fais, selon l'usage, ouvrir la porte du tombeau et je depose, d'apres la coutume albanaise, l'obole de l'hote, les pieces de cuivre dans un tronc amenage dans le mur, et les pieces d'argent sur le bois meme du cercueil. Et comme les moines expriment leurs voeux de longue et heureuse vie au "Franc" venu d'au dela des mers pour voir ses cousins d'Albanie, je leur souhaite un nouveau Scanderbeg qui ressuscite tout ce que j'ai vu en eux d'aspiration, de sentiment et d'ideal pendant ces heures passees a la tekie des Becktachi. CHAPITRE VI D'EL-BASSAM AU LAC D'OKRIDA Le depart d'El-Bassam || Babia Han || Kouks et le pont sur le Scoumbi || La chaumiere du paysan et son hospitalite || De Prienze au lac d'Okrida || Les paysans du centre de l'Albanie: beys et tenanciers || Petits proprietaires libres || Leurs rapports avec le pouvoir. Pour gagner le lac d'Okrida, il faut compter d'El-Bassam environ dix-huit heures de cheval; on remonte l'etroite vallee du Scoumbi et celle d'un de ses affluents, et pendant tout le parcours on rencontre a peine quatre ou cinq petits villages et quelques rares fermes isolees. Nous sommes deja le 5 septembre; les pluies d'automne vont commencer dans la montagne et nous ne saurions passer la nuit en plein air; aussi ai-je decide de franchir en un jour ce territoire inhospitalier; a deux heures du matin, dans la cour de la demeure de Derwisch bey, les chevaux sont selles et l'escorte attend. La nuit est fraiche et claire. La route est facile, elle suit le fond de la vallee, qui monte lentement et sert journellement a atteindre les terres qui des deux cotes de la rive sont partout cultivees; l'aurore ne tarde pas a eclairer les sommets; les contreforts rocheux des montagnes du sud se teintent de rose; peu a peu la lumiere descend les pentes; le froid se fait plus vif au fond de la vallee, nous poussons nos chevaux au trot, et quand nous parvenons au pont sur le Scoumbi, il est plein jour. En cet endroit le sentier ne suit plus le fleuve dans le coude allonge qu'il fait vers le nord, mais traverse la chaine a flanc de montagne; nous nous elevons sur une pente rocheuse ou les schistes apparaissent en larges trainees; dans la broussaille et dans les pierres les chevaux cherchent leur passage, et tout en bas nous apercevons le ruban clair de l'eau dont les meandres se detachent sur le feuillage sombre des fonds; le long de son cours on apercoit un campement, des tentes et des ouvriers qui travaillent a la construction d'une route; on m'apprend que ce sont des soldats revoltes du 23 avril, les "reactionnaires", a qui on a inflige comme punition la charge d'etablir la chaussee dans la gorge entre El-Bassam et Kouks. A sept heures, nous avons atteint le sommet de notre route et un mechant han, dit Babia Han, est le lieu traditionnel de repos apres une dure montee. Quelques Albanais y sejournent pendant la belle saison et offrent un peu de paille et d'avoine pour les chevaux et du pain de mais au voyageur. Apres une courte halte, nous continuons notre route en longeant la montagne a 400 ou 500 metres au-dessus du fleuve; le sentier n'est pas dangereux, mais tres mauvais par endroits, et les mechantes montures que j'ai louees a El-Bassam heurtent a chaque pas; bientot la pluie, menacante depuis quelques heures, se met a tomber; aussi est-ce avec un plaisir extreme que nous parvenons vers une heure et demie au village de Kouks, ou nous prendrons un peu de repos. C'est le plus gros village entre El-Bassam et le lac d'Okrida; ses maisons dispersees a mi-coteau sont entourees de terres bien entretenues et de beaux paturages. Une route le reliait au pont sur le Scoumbi situe cent metres plus bas, a trois quarts d'heure de marche environ; mais elle est si pleine de trous, si labouree par les eaux qu'elle est impraticable et que chacun descend du village au fleuve a travers champs au hasard des pentes: nouvel exemple de l'incurie administrative ottomane! Nous devions en avoir un autre bien plus remarquable encore sans tardee; a peine nous sommes-nous approches du fleuve, assez large en cet endroit, que nous apercevons le pont rompu apres la troisieme pile; tout le tablier et les autres piles gisent dans le lit, et leurs gros blocs encombrent la riviere; aucune passerelle n'a ete construite et nous devons traverser le fleuve a gue; par bonheur, le Scoumbi est aussi bas que possible en cette saison, mais aux hautes eaux la route est completement coupee. C'est au pont que notre escorte d'El-Bassam et nos chevaux nous quittent, pour etre remplaces par d'autres venus d'Okrida. Ceux qui sont venus jusqu'ici ont ordre de ne pas franchir le fleuve, et mon drogman et moi passons comme nous pouvons, nous et nos bagages, sur l'autre rive avec l'aide de gens du pays que le mudir ou maire de Kouks nous envoie. Ainsi transbordes, nous dejeunons frugalement pres de l'eau sous des hetres. Mais l'heure s'ecoule, et, comme soeur Anne, nous ne voyons rien venir sur la route d'Okrida. La position devient delicate; que faire dans ce village sans la moindre ressource? et si nous attendons trop longtemps, quand arriverons-nous? Apres maints pourparlers, le mudir me fournit un ane, sur lequel on charge nos bagages et que conduira un homme du pays. C'est tout ce que l'on peut trouver ici; un souvarys, mon drogman et moi ferons la route a pied, jusqu'a ce que nous rencontrions les gens d'Okrida. Mais tous ces arrangements ont pris du temps et il est deja cinq heures quand nous partons. * * * * * Nous quittons bientot la vallee du Scoumbi pour suivre celle d'un de ses affluents, le Langaica; c'est un torrent qui coule encaisse dans une gorge ou la route se faufile par un etroit passage; de chaque cote, sur les pentes, des grands arbres de toute essence couvrent la montagne et ferment l'horizon; bientot le ciel se couvre, une pluie fine embrume la vallee et la nuit tombe; a sept heures, il fait nuit noire, on n'entend que le grondement du torrent au-dessous de nous et le vent qui deferle dans les arbres; l'ouragan arrive, le vent hurle et passe sur la foret comme une vague immense qui ploie devant elle toutes les branches; tous les dix pas nous nous arretons pour tater le chemin de la crosse des fusils: la ligne qui separe la route du gouffre ou roulent les eaux avec fracas est presque invisible; tout a coup un premier eclair jaillit et nous laisse aveugles, toute la gorge tremble des echos du tonnerre; la pluie redouble et fait rage; pour se donner courage, le souvarys chante un air du pays qui fait marquer le pas. A peine a-t-il commence qu'il s'arrete et me montre dans la foret, sur l'autre rive, un point lumineux; je ne sais d'abord ce qu'il veut m'indiquer, mais bientot nous distinguons un grand feu; des pieux supportent une toile, sous laquelle des hommes paraissent s'abriter et se chauffer; le chant ou le bruit de nos pas ont decele notre presence; un des hommes eclaires par l'atre se leve et pousse un cri d'appel, lugubre comme un croassement de corbeau; par trois fois il le repete; le souvarys tres bas m'explique que c'est l'appel des bandes de la montagne; il n'est point rassure, mais ajoute qu'avec le temps qu'il fait elles ne quitteront sans doute pas leur abri; sur ses indications, nous nous eloignons les uns des autres, le souvarys passe le premier, moi ensuite, le drogman le dernier; nous marchons en etouffant nos pas et en rasant la montagne; comme les eclairs illuminent par instants la vallee, nous cachons tout ce qui brille et attire le regard. Nous avons depasse la ligne du feu et au bout d'un quart d'heure nous sommes deja hors de portee; le camp disparait au tournant de la gorge, et deja nous nous felicitons d'avoir passe sans encombre, quand a un nouveau detour de la vallee etincelle un immense brasier, ou parait rotir quelque bete; sa flamme rougit une douzaine de figures haves et des corps paraissent etendus contre terre; avec prudence nous glissons sans bruit sur la route; mais les appels anterieurs ont donne l'eveil et le meme cri prolonge et sinistre retentit par trois fois. Nous sommes signales. La pluie s'arrete et nos pas nous semblent soulever au loin un echo; mais les eclairs ont cesse et il est impossible de percer les tenebres; sans dire mot nous suivons le souvarys toujours en tete qui scrute l'ombre de la route et nous guide. A nouveau l'appel retentit, cri frissonnant et angoissant qui semble n'avoir rien d'humain. Puis un autre sur un autre ton, bref et saccade, comme un commandement. Tout se tait. Au profond de la foret, le brasier ardent flamboie. Nous ne voyons que lui. Il etait sans doute a 300 metres sur l'autre rive; il semble que nous le touchons et nous croyons froler les hommes aux aguets qui ecoutent et epient les sonorites de la nuit. Mais la pluie reprend avec fureur, et sous cette eau qui fouette, tous les bruits s'enveloppent de mystere. Nous marchons un temps que nous ne saurions dire, lentement, car il faut reconnaitre notre route, a pas etouffes toujours, car nous gardons dans les yeux les reflets des visions ardentes. Enfin dans le lointain voici a la clarte d'un eclair des maisons qui apparaissent; la route les traverse; pas une n'est eclairee; tout parait mort; nous nous consultons; il est neuf heures du soir; nos vetements nous collent sur le dos, tant ils sont mouilles, et l'homme avec nos bagages a pris les devants. Nous ne saurions donc changer de linge et, dans l'etat ou nous sommes, il faut marcher. La vallee s'ouvre et presente un large fond plat ou la riviere serpente; nous continuons une heure encore, quand tout d'un coup nous nous sentons dans les herbes; le souvarys s'est perdu, la nuit est si obscure qu'en vain nous regardons; on ne peut que tater le sol; nous essayons de faire de la lumiere, mais le vent fait rage et nous en empeche; nous tentons d'explorer les environs, mais mon drogman se jette, ce faisant, dans un fosse rempli d'eau, d'ou nous le tirons avec peine. Il faut en prendre notre parti: la route est impossible a retrouver. Et voici que l'orage redouble, une trombe s'abat sur nous et nous aveugle. Aussi, les eclairs aidant, retournons-nous sur nos pas, resolus a nous faire ouvrir une des maisons du village. Non sans difficulte nous atteignons celui-ci. Nous frappons a la premiere maison; qu'elle soit vide ou que ses habitants aient peur, il n'est fait nulle reponse; la porte en est etroite et massive et on ne peut l'enfoncer; nous nous dirigeons vers une autre maison, ou le souvarys vient de deceler, filtrant a travers une jointure de volet, un rayon de lumiere; il frappe, cogne, crie, hurle; finalement, il explique qui nous sommes et ce que nous demandons. Alors une minuscule fenetre tout en haut du toit s'ouvre; toute lumiere eteinte, une voix d'homme se fait entendre et l'on parlemente; il faut expliquer combien nous sommes, ce que nous faisons, quelles sont nos intentions. Enfin, apres maintes explications, on consent a nous recevoir; des pas d'hommes se font entendre a l'interieur, c'est tout un remue-menage avant d'ouvrir, nous apercevons aux jointures des fenetres qu'on allume des lumieres; a la fin, d'enormes verrous tires, la porte du bas s'ouvre devant un homme arme; on entre dans les ecuries qui tiennent le rez-de-chaussee; en haut de l'escalier qui monte au premier et unique etage, d'autres hommes se tiennent et nous observent; quand tous les trois nous avons penetre dans la chaumiere, la porte se referme et nos hotes paraissent tranquillises. * * * * * Nous sommes dans le village de Prienze (denomme Brinjas ou Prenjs sur la carte autrichienne) et le paysan qui est notre hote nous dit s'appeler Kerine Karique. L'escalier par lequel nous sommes montes separe la piece des hommes et celle des femmes. On nous conduit dans la premiere, ou cinq Albanais se trouvent. Ils voient notre etat: nos vetements degouttent d'eau et nous paraissons transis de froid; aussitot l'un d'eux attise l'atre qui mourait; un autre prepare le cafe; le chef passe au haremlik et revient bientot avec des chemises et des pantalons de flanelle blanche pour nous permettre de faire secher nos vetements; on entasse des tapis au coin de la cheminee et nos hotes nous confectionnent un immense plat d'oeufs pimentes qui avec le cafe finissent de nous rechauffer; tandis que nous reparons ainsi la fatigue de seize heures de chemin, les Albanais s'appretent au sommeil; a cote de moi, un vieux paysan commence une interminable priere qu'il bredouille a mi-voix et qu'il coupe d'interjections en baisant la terre a mes pieds; puis il s'etend sur le sol et s'endort. Pendant ce temps, j'observe la chaumiere: c'est une construction quadrangulaire tres simple, aux murs d'une epaisseur extreme; le rez-de-chaussee est sans fenetre et ne s'ouvre que par une solide porte cadenassee et triplement verrouillee; on n'accede au premier etage que par un leger escalier de bois qu'on peut facilement rejeter et qui permet d'en haut une defense possible; de tres petites fenetres comme des meurtrieres presque au ras du plancher eclairent le premier etage; la fumee du bois, qui petille dans l'atre, s'echappe par un simple trou amenage au plafond; a terre des tapis, au mur des fusils et des armes, dans les angles des ustensiles de menage completent l'aspect de cette forteresse villageoise. Kerine Karique remonte et nous causons; il s'excuse du temps qu'il a mis a nous ouvrir; mais, dit-il, on ne saurait etre trop prudent; les bandes parcourent le pays et, quoiqu'elles respectent en general les demeures des paysans, on ne peut jamais en etre assure. Je lui demande s'il est content de son sort, et il me repond qu'il ne saurait se plaindre de la vie; ses terres sont bonnes, elles rapportent largement pour sa nourriture et celle des siens et on l'a toujours laisse ramasser en paix ses recoltes; il a une des meilleures maisons du village et tous le considerent. Une seule chose l'inquiete, comme d'autres paysans avec lesquels j'ai cause, c'est la defense faite de ne plus laisser paturer dans les bois. Il ne sait pas grand'chose des evenements du dehors; toutefois, de Durazzo a Monastir la route passe ici et les nouvelles avec elle; d'ailleurs l'un des Albanais presents a travaille quelque temps a Constantinople et voici qu'une ecole vient d'etre ouverte au village avec un instituteur albanais volontaire. Deja deux ou trois Albanais se sont enroules dans leurs vetements et dorment de l'autre cote de l'atre; nous faisons encore une cigarette et buvons notre derniere tasse de cafe; dans un angle a terre on place une veilleuse et l'on recouvre de cendre les braises ardentes du bois qui crepite; puis a notre tour nous nous etendons sur les tapis et l'on n'entend bientot plus dans la chaumiere que le souffle regulier des dormeurs. Tout le monde est sur pied d'assez bonne heure le lendemain; nous sortons dans le village, dont les maisons eloignees les unes des autres bordent la route et s'etagent sur les pentes exposees au midi; le temps est moins menacant et nous decidons de partir de suite; Kerine Karique me dit adieu en portant ma main a son front et m'offre de beaux raisins qui murissent sur une treille devant sa maison; je le remercie de son hospitalite et rapidement nous gagnons le fond de la vallee a travers des terres bien cultivees et un pays qui respire l'abondance; quand nous allons atteindre le col qui fait communiquer le versant de l'Adriatique et le bassin du Scoumbi avec le versant de la mer Egee et du lac d'Okrida, la petite plaine ou est bati le village de Prienze apparait comme un damier ou les cultures tapissent la terre de leurs couleurs aux tonalites differentes. Par de grands orbes, la route monte de six cents a plus de mille metres et atteint le sommet de Cafa Sane, dont la base plonge de l'autre cote dans le vaste lac d'Okrida. Par instants le soleil dechire les nues opaques de l'orage qui nous entoure et eclaire la ville d'Okrida situee juste en face sur l'autre rive; des montagnes aux pentes droites baignent leur pied dans les eaux vert sombre du lac et de toute part des forets epaisses bornent la vue; c'est la, parait-il, a l'extremite meridionale, qu'un monastere bulgare celebre, celui de Saint-Naoum, accueille les voyageurs. Mais d'ici, entre la montagne et les eaux, rien n'apparait. Au nord du lac, au contraire, une plaine prolonge celui-ci et le cadre montagneux est reporte assez loin; c'est la que Struga est bati sur le lac, a la sortie du Drin noir, qui se fraye au nord un passage a travers les plus hautes montagnes du pays pour arroser la vallee de Dibra et se jeter dans le Drin blanc a Kukus, ou j'ai ete l'hote du village pendant la premiere partie de mon voyage. * * * * * Le lac d'Okrida limite a l'est le territoire habite exclusivement par des Albanais, et l'on peut dire qu'il forme de ce cote une frontiere naturelle assez rationnelle pour l'Albanie autonome. En tout cas, qui a passe de Durazzo au lac d'Okrida, a traverse dans toute sa largeur l'Albanie du Centre. Par bien des traits elle differe de l'Albanie du Nord que j'ai decrite naguere dans _l'Albanie inconnue_. Dans le centre existe une veritable aristocratie feodale, agraire et hereditaire, qui a etabli sur le pays une influence qui n'a rien de tyrannique quand elle s'applique a des Albanais cultivateurs; les beys sont des proprietaires dont les terres sont cultivees par des metayers, commandes par le maitre lui-meme quand il est pauvre, par un intendant quand le maitre est riche; ces metayers, tenanciers demi-libres, demi-serfs, ne sont pas mal traites quand ce sont des Albanais, comme ici, et d'ailleurs beaucoup sont en meme temps petits proprietaires; c'est qu'en effet partout la propriete beylicale est tres loin de comprendre toute l'etendue des terres ou meme la plus grande partie; une petite propriete paysanne tres solidement constituee existe dans tout le pays, et elle est de plus en plus importante quand on passe du sud au nord et de la mer a l'interieur; la montagne en favorise l'essor et la difference de religion dans le sud en arrete l'extension. En Epire, la domination musulmane a eu le meme resultat social qu'en Vieille-Serbie: le musulman, qui est toujours un Albanais au sud de la Vopussa et l'est le plus souvent sur les rives du Vardar, est devenu grand proprietaire, et le peuple orthodoxe travaille ses terres; a mesure que l'on s'avance vers le nord, les orthodoxes diminuent de nombre, la grande propriete se limite et la petite propriete musulmane s'accroit. Aussi ai-je vu dans l'Albanie du Centre maints paysans, petits proprietaires libres, passionnement attaches au sol, qui ne differaient des notres que par des traits de moeurs et l'ignorance des progres de la culture; tous pratiquent l'hospitalite avec une cordialite dans l'accueil que les pays d'Occident ne connaissent plus; ils vous offrent volontiers quelques tapis pour dormir dans l'angle droit du foyer, du cafe, de l'eau fraiche,--respectueux qu'ils sont tous des prescriptions antialcooliques de la loi musulmane,--des plats d'oeufs pimentes, du pilaff, du pain fait avec le beau mais qui pousse superbe sur leurs terres, du raisin et plus rarement des poires et des peches; cafe, mais et riz sont, avec les produits de la basse-cour et les fruits, la base de leur alimentation; les chevres leur donnent le lait qui sert a faire l'ugurte, le fromage aigre, qui de Bulgarie est devenu la nourriture de tous les Balkans; les boeufs sont utilises presque uniquement comme animaux de trait et, seul, le mouton est tue dans les grandes occasions, aux fetes qui sont jours de debauches carnees. De la sorte le paysan vit de lui-meme et sur lui-meme; il demande seulement le respect de ce qu'il considere comme ses droits. Dans l'Albanie du Centre et du Sud, ces droits sont beaucoup moins etendus que dans le Nord; la contree plus ouverte, les vallees d'acces facile, le mouvement d'echange et le passage continuel de l'est a l'ouest ont depuis longtemps permis l'installation d'une domination turque qui n'etait pas, comme dans les montagnes du nord, purement nominale; partout la Porte maintenait des fonctionnaires qui, pour etre souvent des Albanais, n'en etaient pas moins ses agents, serviteurs obeissant au mot d'ordre de Constantinople. Sans doute l'action du pouvoir s'est toujours exercee avec une certaine circonspection et, dans les cas delicats, la Sublime Porte usait du procede d'exciter les uns contre les autres les elements de la population pour ne pas permettre une action concertee contre son autorite; les monopoles, comme celui du tabac, etaient presque inobserves partout; chaque paysan conservait ses armes dans sa demeure, toutes pretes au premier signal; mais, sauf dans la montagne, les deux marques de la souverainete se retrouvaient: le paiement de la dime et l'acceptation du service militaire. Le paysan de ces contrees a donc le respect de l'autorite gouvernementale; mais il y joint un sens tres vif de sa nationalite: constitution ou ancien regime, autonomie ou independance, tous ces mots n'ont pas grand sens a ses oreilles; musulman hospitalier, mais tres pieux, il exige le respect exterieur des choses de son culte; tolerant pour une religion differente, il lui serait insupportable d'etre soumis a des maitres etrangers; il n'a pas la passivite du paysan turc et son fanatisme; son sang albanais le lui defend; beaucoup d'entre eux ont l'esprit vif, une intelligence naturelle, qui depuis des siecles n'a eu aucun aliment et a besoin d'etre cultivee. D'une maniere generale, dans les regions du centre, il ne parait pas malheureux, je veux dire qu'il n'a pas le sentiment de l'etre; il ne se plaint pas de son sort; fait caracteristique, une seule chose l'inquietait: on sait quel effroyable deboisement ont subi les montagnes de l'ancienne Turquie; de Constantinople a la Grece, de la mer Egee a la Bosnie, le voyageur n'apercoit que des montagnes pelees, tondues par la dent des bestiaux, surtout des chevres: c'est un vrai paysage de desolation et un desastre economique. Or l'Albanie constitue en Europe la derniere reserve de forets de l'ancienne Turquie, et cette reserve est deja fortement entamee. A la veille des guerres balkaniques, le regime jeune-turc, avec un grand sens de l'avenir, voulut defendre aux bestiaux l'acces de ces forets; c'est cette mesure qui causait une grande apprehension aux paysans. Ils me disaient: "Nos terres sont en petite etendue dans nos vallees, nous n'y avons pas assez de paturages: si on nous interdit de laisser nos betes paitre dans les bois de nos montagnes, que faire? Il n'y a plus qu'a les vendre". Exemple de repercussion des meilleures mesures! En resume, le paysan albanais du Centre et du Sud est un element de stabilite pour l'Albanie; a moins qu'il ne le traite sans menagement ou qu'il offense les susceptibilites de sa religion et de sa nationalite, un gouvernement national albanais doit trouver en lui un appui. C'est d'autres elements que surgiront les difficultes. CHAPITRE VII LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: STRUGA, OKRIDA, RESNA ET MONASTIR Albanais et Bulgares || Les colonies bulgares urbaines || Struga || Sveti Naoum || Okrida et sa situation || D'Okrida a Resna || La ville de Resna || Monastir et son role dans les Balkans || La rivalite des races || Les Albanais a Monastir || La colonie juive || Les Sephardims des Balkans et leur rivalite avec les juifs allemands || Leurs rapports avec la France. Au nord, l'Albanais debordait en Vieille-Serbie et repoussait le Serbe avant que les guerres balkaniques ne l'aient d'un seul coup rejete dans ses montagnes; au sud, il dominait la population grecque d'Epire et etendait son influence jusqu'au golfe d'Arta avant que les armees helleniques n'aient arrache a son etreinte ce que la diplomatie europeenne leur a concede. A l'ouest, la mer l'isolait de l'Occident, en attendant qu'elle l'en rapproche. A l'est, que trouvait-il et que trouve-t-il devant lui? Les guerres balkaniques auront ici ce resultat paradoxal d'etablir une souverainete serbe en des regions ou etaient aux prises Albanais et Bulgares; mais si ces deux plaideurs ont ete renvoyes dos a dos par un juge qui s'attribue la proie du droit de la victoire, ne vont-ils pas se trouver demain unis par leur commune defaite? Quoi que presage une telle perspective pour un avenir prochain ou lointain, le nouveau dominateur peut constater que d'Okrida a Monastir et de Monastir a Kalkandelem la penetration albanaise s'est exercee au detriment des Bulgares avec une activite egale a celle dont les Serbes ont souffert en Vieille-Serbie; et de meme qu'au nord les Albanais visaient a la conquete d'Uskub, de meme a l'est ils pretendaient dominer la grande metropole du centre de la Macedoine, Monastir, en attendant de pousser leur colonisation jusqu'a Salonique. * * * * * De meme que l'element serbe en Vieille-Serbie, la population bulgare resiste ici a l'invasion albanaise plus longtemps dans les villes que dans les campagnes; dans les centres urbains, la defense est facilitee par le groupement; le pouvoir pouvait plus difficilement favoriser par des mesures arbitraires l'expansion de la race sur laquelle il s'appuyait; l'Albanais enfin qui colonise est un montagnard et non un citadin; aussi le voyageur qui, venant du centre de l'Albanie, se propose de suivre les marches albanaises et bulgares, trouve-t-il les premieres populations bulgares isolees au milieu d'une campagne albanaise. Jusqu'a la prise de possession par la Serbie de la vallee de Dibra, tout element slave en avait disparu et jusqu'a Okrida on ne rencontrait de Bulgares que dans la ville de Struga; la route de Durazzo et d'El-Bassam contourne le nord du lac d'Okrida en descendant du col de Cafa Sane et traverse une region bien cultivee, plantee d'enormes chataigniers; separee du lac par quelques marecages, Struga allonge ses maisons le long du Drin dont les eaux abondantes sortent du lac d'Okrida et se precipitent vers le nord. Peu de bourgades presentent un aspect aussi miserable que Struga; des maisons delabrees, des masures informes abritent une population pauvre, ou l'on est incapable de designer un proprietaire fortune; sous le regime turc un kaimakan vous accueillait au premier etage d'une mechante construction qui surplombe le Drin. De l'autre cote c'est le han de la ville dont les vitres brisees par l'orage des jours passes sont remplacees en partie par des feuilles de carton; l'ouragan a rafraichi si fort la temperature en ce debut de septembre, et nous sommes d'ailleurs si parfaitement trempes d'eau, que nous desirons nous chauffer et nous secher; l'hotelier fait installer, faute de mieux, au milieu de la piece sans cheminee, un brasier et y allume du charbon de bois; force nous est donc, pour n'etre pas asphyxies, d'ouvrir les fenetres toutes grandes et de dejeuner ainsi entre le feu et l'eau qui tombe avec rage. La cuisine du lieu est peu recommandable aux estomacs delicats: elle accommode les poissons du lac en les apportant bouillis et passes a l'huile; les oeufs sont arroses de poivre et baignent dans la meme huile; comme boisson, c'est de l'eau coupee de raki, l'alcool du pays; seuls les fruits sont, comme partout en ces contrees, superbes et delicieux. Mon hote est bulgare; je l'interroge et il tombe a peu pres d'accord avec des Albanais que j'ai questionnes: la ville se partage entre les deux populations, aussi pauvres d'ailleurs l'une que l'autre, et la campagne qui l'entoure est entierement albanaise jusqu'a Okrida; les Arnautes ont conquis la plaine d'alluvions du nord du lac plus vite que les montagnes du sud; la le monastere de Sveti Naoum (Saint-Naoum) appele souvent du nom turc Sare Saltik, est le centre de defense le plus important de la nationalite bulgare; comme partout dans les regions disputees des Balkans, ces temples de religion sont des forteresses nationales; leur histoire est une histoire de lutte, de conservation et de preparation; aux jours d'activite, ils offrent aux defenseurs de la nationalite, des concours et des appuis; aux jours sombres, des refuges. Il suffit de considerer ce lac sauvage d'Okrida, ces montagnes boisees, ces pentes tombant a pic dans les eaux pour ne point s'etonner de voir sur ses bords s'elever des reduits ou les chretiens slaves trouvent abri et repos; si le plus grand est celui de Saint-Naoum, situe exactement vis-a-vis d'Okrida, au fond du lac, a six heures de barque environ, une suite d'abbayes bulgares plus modestes jalonnent la rive est du lac; en partant de Struga, Sveti Rasoum (Saint-Rasoum) presente a mi-coteau sa porte ouverte en plein rocher; de l'exterieur il me parait tout petit; il domine la route qui longe le lac et semble un poste d'observation plutot qu'un monastere; en cet endroit, la montagne avance vers le lac un eperon de roc qui separe Struga d'Okrida. Sveti Rasoum est construit sur le flanc ouest et sur le flanc est Sveti Spac, a meme hauteur, commande la route d'Okrida a Monastir; un peu plus au sud, au-dessus de la ville d'Okrida, Svetta Petka (Sainte-Petka) dresse ses constructions plus vastes, au milieu des arbres, sur les pentes de la grande chaine; plus au sud encore, c'est Sveti Stefan, puis Sveti Zaum, qui sont comme les fortins detaches d'un systeme de defense, poursuivi du nord au sud du lac et se terminant a Saint-Naoum. Rien ne symbolise mieux aux yeux du voyageur l'importance de cette region dans les luttes nationales balkaniques. Or, la colonisation albanaise a non seulement conquis entierement la plaine de Struga, mais elle a atteint, puis depasse Okrida; elle a rempli le bassin d'alluvions d'Okrida et rejete le premier village bulgare a Kussly, au sortir du pays plat, sur la route de Resna. De meme qu'a Struga, dans la ville d'Okrida la population bulgare est demeuree nombreuse et plus d'un Macedonien slave tire son origine de cette cite. Elle est batie aux bords memes du lac, cependant marecageux; quand j'y passe, les routes et chemins sont envahis par l'eau; l'ouragan des jours passes a cause une veritable inondation, et ce qui en subsiste empeche presque les communications. La voirie n'est pas seule defectueuse, mais aussi les habitudes locales, qui font d'Okrida la ville la plus sale de ces pays; pour n'en point garder un trop mauvais souvenir, il faut la voir de loin; apercue de la route de Struga, elle se detache sur un fond de noires montagnes; au premier plan, les roseaux du bord, des bandes de canards sauvages, des barques de pecheurs composent une vision animee; vue de la route de Resna, elle apparait au milieu de la verdure, entre deux petites collines qui supportent, l'une, les casernes et l'autre, l'ancienne forteresse; ses minarets et ses arbres semblent se mirer dans les eaux du lac tout proche, et dans la lumiere du matin le tableau n'est pas sans charme. A mesure que nous approchons des regions ou vit encore le paysan bulgare, je remarque un changement notable de culture: aux champs de mais succedent des champs de ble; sans doute le mais ne disparait pas, pas plus qu'en Albanie le ble n'est absent; mais, tandis que, de Vallona et de Durazzo jusqu'a Okrida, les tiges epaisses du mais s'offraient partout aux regards, ce sont ici des epis murs qui couvrent la campagne ou des champs a moitie fauches; c'est au milieu de terres a ble qu'est bati le premier village bulgare que je rencontre depuis l'Adriatique: c'est Kussly (Kosel sur la carte autrichienne). Je m'empresse de photographier ses pauvres masures construites le long de la route, au pied de la montagne; on est en plein travail de la moisson; a cote des maisons aux minuscules fenetres et aux portes surelevees, qui conservent l'aspect rebarbatif de petites forteresses, des voitures du pays apportent les gerbes de ble qu'on vient de faucher et, dans la cour, on les bat a l'ancienne mode; tout a cote du village, dans un champ qui se prolonge jusqu'a la croupe pelee des collines, des femmes ramassent les gerbes pour en charger d'autres voitures; ce sont les premieres dont je vois le visage, depuis les catholiques de Mirditie dans l'Albanie du Nord; elles portent le costume bulgare et l'une d'elles, une jeune villageoise aux traits assez fins, vetue du corsage traditionnel aux larges manches et d'une jupe blanche brodee, file sa quenouille, en s'appuyant a une des voitures chargees de moissons. A quelques pas de la, une odeur de soufre tres forte me prend a la gorge; j'interroge et l'on me montre sur la montagne proche des sources sulfureuses tres riches, parait-il, ou les gens du pays viennent se baigner, lieu predestine pour une ville d'eau des Balkans futurs. Une chaine de montagnes, dite de Petrina, separe Okrida de Resna; la route, pour aller chercher un col de 1200 metres, remonte vers le nord, puis redescend au sud apres avoir gagne le point culminant, et bientot atteint la plaine de Resna; le lac de Resna, beaucoup moins sauvage et encaisse que celui d'Okrida, presente toutefois avec ce dernier l'analogie d'etre continue au nord par une plaine d'alluvions qui separe la rive du lac des pentes montagneuses. C'est au milieu de cette plaine et fort loin du lac que la ville est construite; c'est un bourg analogue a Struga, habite par une population melangee de Slaves, de Turcs et de quelques Albanais; parmi les Macedoniens bulgares, plusieurs parmi les plus actifs de Macedoine et meme du royaume sont nes dans cette ville; je citerai notamment le ministre Liaptcheff, que je rencontrai quelques semaines apres ce voyage a Sofia; c'est aussi le lieu de naissance du "heros de la liberte", le Turc Niazi bey, pour lequel les musulmans de Resna ont un veritable culte: on vient d'ouvrir ici meme une ecole, et tout est encore en fete quand je traverse les rues de la ville; des banderoles et des arcs de triomphe rappellent l'inauguration; le marche regorge de monde; des fruits superbes, des melons enormes y dressent leurs tas devant l'acheteur qui les obtient a bas prix; des voitures nombreuses sont rangees le long des boutiques ou sous des hangars, les unes allant a Okrida, la plupart, comme la notre, se rendant a Monastir; c'est un lieu de passage tres frequente et place a peu pres a egale distance de ces deux villes; aussi les voyageurs coupent-ils habituellement ce voyage d'une dizaine d'heures par un arret et un dejeuner a Resna. Entre Monastir et Resna, une large route pas trop montueuse permet un trafic important et des rapports faciles; un mouvement continuel de voitures pour voyageurs et de chariots pour marchandises se produit pendant la belle saison, et c'est au milieu de la poussiere soulevee par le trot des chevaux et des provocations des cochers qui pretendent tous se depasser, au risque de jeter bas leur equipage, que nous parvenons en vue de Monastir. * * * * * Trois ou quatre kilometres avant d'atteindre la ville, on apercoit ses maisons blanches resserrees entre deux collines a l'oree de la vallee; au dela, court du nord au sud une plaine longue d'une centaine de kilometres, large d'une vingtaine, traversee par de nombreuses rivieres et parsemee de marecages; c'est une des plus fertiles et des plus habitees de Macedoine; des montagnes de l'ouest descendent des torrents qui y reunissent leurs eaux; au pied des pentes, des villages se succedent; et c'est a peu pres au centre de cette plaine longitudinale et au debouche d'une des vallees que Monastir a groupe ses maisons qui abritent aujourd'hui une cinquantaine de mille habitants. Ces maisons apparaissent plus rapprochees les unes des autres et plus hautes que dans les autres villes de ces regions; la cite semble ne pas vouloir quitter la vallee pour s'etendre dans la grande plaine de l'est; les domes des mosquees, les minarets et les cypres, une tour detachent leur silhouette au-dessus de l'uniforme aspect des toits; vue de loin, la ville parait sans beaute, et quand le voyageur y penetre, il s'apercoit que la premiere impression n'etait pas fausse. Les aspects les plus curieux sont ceux de vieilles et etroites rues bordees de taudis infects, ouverts en plein vent, dans lesquels se traitent toutes les affaires; chaque rue a sa specialite et chaque commerce a sa rue. Voici par exemple la rue des tailleurs juifs; elle est fermee par la grande mosquee, son minaret et ses cypres; la chaussee etroite recoit tous les detritus des masures qui la bordent; les boutiques, dont beaucoup n'ont pas d'etage, sont garanties des intemperies par des planches mal jointes; pendus a des traverses ou en pile sur des etalages, des oripeaux etranges attendent l'amateur; deux ou trois boutiques paraissent presenter un assortiment un peu moins grossier et leurs locataires jouissent de la possession d'un etage; la rue est habitee a peu pres exclusivement par des juifs, qui ont accapare ici le metier de tailleur, comme celui de saraf ou changeur et quelques autres. Cette influence de l'element juif a Monastir est un phenomene tres interessant qui attire l'attention de l'observateur; celui-ci se rend vite compte de l'importance economique de Monastir, de la rivalite des races qui ont voulu s'implanter dans ce grand centre et des facilites qui en ont resulte pour l'infiltration d'une forte colonie juive. Il suffit d'etaler devant soi une carte de la peninsule des Balkans pour y lire le role qu'y joue et qu'y jouera encore dans l'avenir la ville de Monastir; elle est situee a peu pres au milieu de la peninsule et se trouve ainsi le marche naturel de la Macedoine centrale; reliee par une voie ferree a Salonique, elle y envoie facilement tous les produits agricoles des riches plaines et collines qui l'entourent et en recoit en echange les articles fabriques a bas prix qu'elle repartit dans le pays environnant; Monastir est donc un lieu d'echanges de premier ordre; le rayon d'action de cette place commerciale s'etendait au sud vers Kastoria, au nord vers Gostivar, a l'ouest vers Okrida et Koritza et par la vers l'Albanie; de Monastir part un reseau de routes plus ou moins bien entretenues, mais enfin suffisantes pour permettre un roulage intense et un trafic important. La nouvelle delimitation des territoires va sans doute lui faire perdre une partie de ses debouches; il y a peu de chances que l'Albanie continue immediatement d'entretenir des relations suivies avec Monastir; les villes du sud s'approvisionneront en Grece dont elles dependent; une crise commerciale est donc possible; mais elle ne peut etre que passagere: trois facteurs en effet travailleront a un developpement nouveau de la ville; avec la defaite turque s'en est alle le principe de desordre et d'insecurite qui empechait le developpement de la Macedoine; il y a donc tout lieu de penser que les Slaves des Balkans, cultivateurs par tradition et travailleurs infatigables, vont faire livrer par ce sol toutes les richesses qu'il peut produire; or c'est, en ce cas, un grenier de cereales et de fruits que Monastir va devenir. D'autre part, la position naturelle de la ville va en faire le lieu de passage de la plus importante artere des Balkans; la ligne longitudinale, qui coupera la presqu'ile en son milieu, reliant Athenes a l'Europe centrale par Kalabaka, Kastoria, Monastir et Uskub, et par laquelle passera quelque jour la malle des Indes, en attendant la communication etablie avec le golfe Persique, rencontrera a Monastir la ligne actuelle de Salonique; l'importance de la ville comme centre commercial ne saurait qu'en etre accrue et le sera plus encore le jour ou la voie Salonique-Monastir sera poussee jusqu'a Okrida-Durazzo, faisant ainsi de la metropole macedonienne le point de jonction, au centre de la peninsule, entre la ligne longitudinale et la ligne transversale. De meme que cette situation geographique explique la valeur economique de la cite, de meme elle rend compte de la diversite des races qui la peuplent; d'autres villes de l'ancienne Turquie sont peuplees par un melange aussi varie de populations, mais aucune n'en compte, a la fois, un nombre aussi grand avec un equilibre aussi parfait entre les divers elements: la conquete serbe a naturellement affaibli l'element turc et surtout albanais et accru l'element serbe en convertissant au "serbisme" d'autres elements slaves; l'etat present est instable et il faut attendre quelques annees pour voir s'etablir un ordre de choses nouveau; mais, a la veille de la guerre, de bons esprits de divers camps m'indiquaient sur place la situation des races par la repartition suivante: un cinquieme de la population pouvait etre turc, un cinquieme bulgare, un peu moins d'un cinquieme grec et valaque, un dixieme, avec propension a l'accroissement, albanais, un peu moins d'un dixieme juif, le reste serbe, etranger, fonctionnaires ou soldats. Ainsi, comme dans un microcosme, Monastir presentait le tableau reduit mais presque exact de la Turquie d'Europe d'hier; le centre de la peninsule absorbait en lui une proportion presque egale de toutes les races qui l'habitaient et qui semblaient pousser jusqu'a Monastir leur dernier effort. Les Albanais, notamment, etaient particulierement actifs; entre eux et les Jeunes-Turcs existait ici avant la conquete serbe une continuelle rivalite; les uns et les autres avaient leurs clubs, celui d'Union et Progres, preside par Burkhaneddin bey, directeur des travaux publics du vilayet, et celui des Albanais dirige par Fehim bey. Le jour meme de mon arrivee, je suis invite a visiter ce dernier club et j'y rencontre quelques civils et un certain nombre de jeunes officiers, qui parlent devant moi avec une extraordinaire liberte du gouvernement et des Jeunes-Turcs; ils sont avides de connaitre mes impressions, de savoir ce que j'ai vu au Congres d'El-Bassam, et quand je rappelle quelques faits relatifs a la politique des Jeunes-Turcs en Albanie, ce sont presque des eclats de colere; rien n'est moins semblable a la placidite turque. * * * * * Dans un tel milieu, l'element juif devait se developper; il compte environ cinq mille ames, et c'est la colonie juive la plus importante de tous les Balkans apres celles des grands ports de Constantinople et de Salonique et celle d'Andrinople. Elle est venue de Salonique, comme celle qui, au nombre de deux mille ames environ, habite Uskub; elle est par suite entierement composee de juifs espagnols ou "sephardim", comme on dit ici; on sait que les juifs se divisent en deux branches: les "Sephardims" ou juifs espagnols, venus en Turquie au XVe siecle, au moment ou Ferdinand le Catholique les expulsait d'Espagne et ou le sultan Bajazet les accueillait, et les "Achkenazims" ou juifs allemands, venus de Russie et de l'Europe centrale. Les premiers ont aujourd'hui leur centre d'action le plus influent a Salonique, qui compte environ 75 000 juifs, plus des deux tiers de la population. Il est du reste tres interessant de suivre sur place, comme je l'ai fait, la frontiere entre les deux groupes qui divisent aujourd'hui le judaisme; en partant de l'est, cette ligne passe d'abord par Constantinople: dans cette ville, la grande majorite de la colonie est espagnole, comme son grand rabbin l'erudit Dr Nahoum; mais un groupe allemand s'y est cree depuis quelque temps et compte des chefs actifs, tels que l'avocat Rosenthal et le russe sioniste Jacobson. De Constantinople, la ligne traverse la Bulgarie, ou le nombre des juifs est tres restreint, moins de 50 000, partages a peu pres egalement en espagnols et allemands, ces derniers descendant de Roumanie, ou l'on sait quelle agglomeration enorme de plebe juive est accumulee dans toutes les cites et dans les campagnes. La Serbie reste entierement dans la zone espagnole; d'ailleurs, le nombre des juifs y est infime: une communaute a Belgrade, quelques individus a Nisch, Pirot, Kragujevats peuvent seulement y etre signales; fait curieux, le sionisme est tres en faveur aupres des juifs de Serbie, que dirige a cet egard le Dr Alkalai; mais ils sont sionistes pour les autres, c'est-a-dire pour leurs coreligionnaires de Russie, non pour eux-memes qui estiment fort hospitalier le sol serbe; de Serbie, la ligne frontiere passe au nord de la Bosnie, puis s'inflechit au sud de la Dalmatie, de la elle traverse le nord de l'Italie et de l'Espagne, laissant ces deux pays, comme la Mediterranee entiere, dans la zone espagnole. Ainsi, l'ancienne Turquie d'Europe tout entiere etait dans la zone des "Sephardims" et on evaluait a un demi-million environ leur nombre. De leurs colonies les plus importantes, deux restent turques, celles de Constantinople et d'Andrinople, deux deviennent serbes, celles d'Uskub et de Monastir, et la plus importante de toutes, celle de Salonique, est grecque. A Monastir comme a Salonique, le nombre des "Achkenazims" est infime et sans influence; a Constantinople, ils ont cree deux journaux, le Jeune-Turc, dirige par le juif russe Hochberg, et _l'Aurore_, dirigee par M. Sciuto, ancien juif espagnol de Salonique et passe a l'adversaire; ils sont secourus et appuyes de toute maniere par les sionistes de l'Europe centrale et les organisations israelites d'Allemagne. A Salonique et a Monastir, leur tentative est restee jusqu'a present sans lendemain, et les juifs espagnols de ces deux villes se defient beaucoup de tout ce qui porte la marque du judaisme allemand ou du sionisme; un des notables de la colonie sephardim me dit: "Vous ne savez pas assez en France la difference qui existe entre nous et les Achkenazims: nous avons une langue differente, le judeo-espagnol[3] et, comme langue seconde, le francais, alors qu'eux parient le judeo-allemand et l'allemand; notre prononciation de l'hebreu n'est pas la meme que la leur: ainsi nous prononcons _Kascher_ et eux _Koscher_; ils sont plus traditionalistes, plus observateurs peut-etre des preceptes de la religion que nous, plus nationalistes juifs surtout; nous, au contraire, nous avons une tendance a nous impregner de l'esprit et des moeurs latines; aussi sommes-nous hostiles au sionisme et au nationalisme juif qu'ils veulent introduire ici; nous ne nous sentons pas en communaute d'esprit et de sentiment avec eux et nous hesitons meme beaucoup a laisser nos enfants se marier avec leurs descendants. D'ailleurs nous nous sentons les vrais juifs d'Orient et de Turquie, alors qu'eux ne sont que des parvenus qui voudraient etre des conquerants; de toutes les nationalites, nous sommes peut-etre les seuls qui avons ete sincerement et entierement devoues aux Turcs; voyez ici, a Salonique, et ailleurs, les hommes qui ont ete les fonctionnaires des administrations publiques ottomanes; la grande majorite est turque, quelques-uns sont albanais ou juifs, tres rares sont ceux d'autres nationalites; nous avons toujours apporte notre concours a la Porte, qui comptait sur nous; nous sommes partisans de l'assimilation au pays ou nous habitons; nous faisions apprendre le turc a nos enfants, nous sommes hostiles a l'idee de faire de l'hebreu la langue de la famille, de travailler a nous isoler dans un royaume juif ou dans un nationalisme juif; le firman du sultan Abdul-Medjid, du 6 novembre 1840, accordait protection et defense a la nation juive dans l'Empire ottoman, le "haham bachi" ou grand rabbin la representait aupres de la Sublime Porte; cette situation traditionnelle nous suffisait au point de vue religieux; aussi etions-nous devenus a Salonique et a Monastir si loyalistes envers la patrie ottomane que c'est parmi nous qu'Union et Progres a trouve le plus facilement des appuis pour la regeneration de l'Empire." Il est de fait que les juifs espagnols et les "donmehs" ou "maamins"[4] ont eu et ont encore une influence marquee dans le Comite Union et Progres; parmi les premiers, on me cite MM. Carasso, Cohen, Farazzi, etc.: parmi les seconds Djavid bey, le plus celebre, Dr Nazim, Osman Talaat, Kiazim, Karakasch, etc. Ces hommes forment l'elite des juifs de ces pays; mais, a cote d'eux, existe une masse ignorante et pauvre, qui jusqu'a present n'emigre pas: on sait que les juifs allemands de Russie, de Pologne, de Galicie et de Hongrie ont une tendance marquee a quitter ces pays soit inhospitaliers, soit surpeuples: l'elite va a Vienne, Berlin, Cologne, d'ou les plus remarquables passent a Paris ou a Londres; mais le grand courant qui entraine la masse la deverse en Amerique au nord et au sud, aux Etats-Unis, et depuis peu dans l'Amerique latine. Jusqu'aux guerres de 1912-13, au contraire, aucune emigration n'entrainait les juifs espagnols de Monastir et de Salonique hors de chez eux, si ce n'est quelques-uns vers Constantinople, Smyrne ou l'Egypte; cependant la plupart d'entre eux sont de tres petites gens; s'il en est qui remplissent des emplois publics ou exercent les professions de banquiers, negociants, avocats, un nombre considerable travaille manuellement comme portefaix, ouvriers, garcons de peine, etc.; il suffit de passer dans les rues de Monastir comme dans celles de Salonique pour voir quels miserables boutiquiers sont catalogues sous le terme de commercants. D'ailleurs, une indication tres precieuse permet de se rendre compte de la pauvrete de cette population juive: la communaute s'impose elle-meme et elle a cree a cet effet un impot sur le capital; voici les resultats qu'il donne a Salonique: sur 70 000 israelites inscrits a la communaute, 20 000 environ sont dans la misere et la communaute doit les secourir; 20 000 sont pauvres; 28 000 ont un revenu trop faible pour etre taxes: la commission chargee de l'impot le calcule, en effet, soit a raison de 1/8 p. 100 du capital presume, soit, pour ceux exercant une profession n'exigeant pas de capital, mais gagnant plus de 6 livres par mois, a raison d'un capital suppose, correspondant au revenu gagne capitalise a 12 p. 100. Lorsque l'impot ainsi calcule s'eleve a moins de 25 piastres, il n'est pas du. Or il n'y a que 1 280 personnes qui le paient, soit 800 redevables de 25 a 100 piastres, 280 de 100 a 1000 piastres et 200 environ seulement payant plus de 1 000 piastres, le maximum etant de 85 livres turques. Encore la commission a-t-elle interet a etablir des appreciations severes, car elle est nommee par le Conseil communal qu'elisent les seules personnes payant au moins 50 piastres d'impot a la communaute. Il n'est pas sans interet pour la France de connaitre l'existence de ces communautes juives espagnoles d'Orient: a Monastir comme a Salonique, comme a Constantinople, comme en Asie Mineure, comme aussi, dans une mesure peut-etre moindre, a Andrinople et a Uskub, les juifs espagnols, par leurs origines, leurs habitudes, leur esprit, sont des disciples de la langue francaise et de la culture latine; ils sont sans doute encore fort ignorants, mais leur instruction se developpe vite; les ecoles de toute nature et de toute origine sont, a Salonique, remplies par leurs fils; or, aussitot que le juif espagnol de Monastir ou de Salonique, de Smyrne ou de Constantinople ne se contente plus du judeo-espagnol qu'il apprend au foyer, ou de l'hebreu qu'on enseigne a l'ecole rabbinique, c'est le francais qu'il veut connaitre; cette connaissance, en effet, repond a la culture latine de l'elite qu'il imite, et d'autre part, la langue qu'on lui demandera de savoir a l'administration des postes ou de la regie, au konak, au chemin de fer, a la Banque, a la Dette publique, au port, partout en un mot, c'est le francais. Avec la souverainete serbe et grecque, dans quelle mesure cette situation sera-t-elle modifiee, c'est ce dont on pourra se rendre compte dans quelques annees. Mais, en tout cas, nous ne saurions oublier que si l'on veut caracteriser les tendances generales de la population juive d'Orient, on peut les resumer par deux traits: les juifs allemands et les sionistes, dont les centres s'etendent de la Roumanie a la Pologne et de la Hongrie a l'Allemagne, sont des protagonistes de la culture allemande et des propagateurs de la langue et, par voie de consequence, des interets allemands; les juifs espagnols sont des adeptes de la culture et de la civilisation latines et, a l'heure presente, des disciples de la langue francaise. C'etaient ces derniers qui par Monastir et Uskub auraient pris place dans les centres commerciaux d'Albanie; le cours des evenements changera peut-etre le sens de ce courant; ce ne serait pas le seul cas ou l'influence des puissances de l'Europe centrale remplacerait l'influence francaise dans les parties detachees de l'ancienne Turquie. NOTES DE BAS DE PAGE: [3] C'est le judeo-espagnol, avec l'alphabet Rachi, ainsi appele des trois premieres lettres du nom de son fondateur au XVe siecle: Ribbi Chelomon Israch. [4] Les Donmehs sont des judeo-espagnols presque tous de Salonique, Andrinople et Monastir, disciples de Shabbethai-Zebi, qui se convertit a l'islamisme a la fin du XVIIe siecle; ils forment, parait-il, une secte musulmane d'une dizaine de mille ames, dont les adeptes ne se marieraient qu'entre eux. CHAPITRE VIII LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: DE MONASTIR A USKUB De Monastir a Krchevo || L'organisation bulgare a Krchevo || De Krchevo a Gostivar || L'infiltration albanaise || La montagne Bukova et son plateau || Les villages albanais || Kalkandelem || La grande tekie de Becktachi || De Kalkandelem a Uskub || La plaine d'Uskub || Les tchiflick albanais de Bardoftza et de Tatalidza || Uskub et son histoire recente || La tragedie balkanique et les Albanais. De Monastir, deux routes menent a Uskub: la route de l'Est, continuellement carrossable, traverse la plaine de Pirlep et la Macedoine centrale; la route de l'Ouest se detache de la precedente, quelques kilometres apres la sortie de la ville, et remonte bientot la vallee de la Semnica, puis s'enfonce dans un pays de collines desolees et pierreuses qui atteignent de 1200 a 1400 metres entre Monastir et Krchevo et jusqu'a 1500 metres apres cette derniere bourgade. L'itineraire par la montagne, s'il est plus difficile a suivre, offre le grand interet de couper des regions ou Albanais, Turcs, Bulgares et Serbes se disputent le sol. Il ne faut pas moins de treize heures sans arret pour franchir en voiture la distance qui separe Monastir du premier centre important, Krchevo. Des l'aube, mon cocher me presse de partir; a trois heures du matin, il fouette les trois chevaux qui vont accomplir cette randonnee et les pousse au galop sur la large route qui remonte droite vers le nord. Comme le soleil apparait a l'orient, nous croisons un peloton de soldats turcs, dits "chasseurs de bandes", commandes par deux officiers a cheval; habilles de toile kaki impermeable, bien chausses, marchant d'un pas elastique et en bel ordre, le peloton a vraiment bon air; il presente l'aspect d'hommes entrames, conduits par des officiers qui les tiennent en main. Entre Monastir et Krchevo, nous traversons cinq ou six villages et plusieurs petits hameaux; deux d'entre eux sont turcs, les autres sont bulgares, aucun n'est albanais; les montagnards albanais n'ont pas atteint cette partie de pays. A Dolintzy (Dolenci sur la carte autrichienne), nous faisons une balte un peu prolongee: partout on moissonne, toute la population est sur pied; les hommes chargent les gerbes sur des chariots et les apportent dans le village; des paysannes bulgares, noircies par le soleil, les traits vigoureux, dures au travail, les etendent dans la cour, puis les font pietiner par un cheval qui tourne en rond autour d'un piquet; tout ce pays est grand producteur de ble et presque partout la terre est cultivee, mais seulement pres de la route et des villages; la montagne est inculte, quelques maigres broussailles y poussent, et les bois memes y sont rares. L'insecurite empeche toute culture un peu loin dans l'interieur des terres. Les paysans de Krchevo, par exemple, soutiennent qu'ils ne peuvent, sans risques, travailler les champs et mener paitre leurs bestiaux dans la montagne du cote de Dibra: Dibra n'est qu'a douze heures de Krchevo, et les Albanais de la vallee de Dibra viennent, disent-ils, razzier le betail et les recoltes. Or, les cultivateurs dans cette region sont generalement de petits proprietaires; il n'y a pas ou il y a tres peu de grands domaines ou tchiflick avec fermiers; ces paysans travaillent l'etendue de terre qu'ils possedent et ont generalement pour toute richesse une plus ou moins grande quantite de betail, surtout de boeufs; si, pour tirer profit des prairies naturelles de la montagne, ils risquent de se faire voler leurs betes, ils preferent y renoncer. Apres avoir franchi a 1100 metres environ une chaine de collines, nous redescendons rapidement vers Krchevo, situe au fond d'une assez large vallee, a 500 metres plus bas. Nous avons quitte Monastir avant le lever du soleil et nous atteignons Krchevo comme ses derniers rayons illuminent les premieres maisons du bourg; un des souvarys de mon escorte s'est porte en avant pour annoncer mon arrivee, et devant le presbytere orthodoxe bulgare, l'econome Terpo Popfsky, l'archimandrite et les principaux Bulgares m'attendent et me recoivent. Une chambre fort convenable est preparee au presbytere et, avec les notables de l'endroit, je m'entretiens de la situation du pays. Krchevo est un gros bourg de 1200 maisons environ. Les trois quarts sont turques et le dernier quart bulgare; avant les guerres, six seulement etaient serbes, une roumaine et vingt-cinq valaques; ces Valaques sont des commercants venus de Perlepe, ils se disent grecs et connaissent cette langue, mais toutefois parlent le bulgare meme en famille. Les Bulgares ont fait ici un gros effort de propagande et d'organisation: alors qu'il n'y a qu'une ecole turque, on compte a Krchevo deux ecoles primaires bulgares et trois classes de gymnase avec dix professeurs. Le bourg est en effet le siege d'une metropolie exarque, depuis que l'eveque bulgare de Dibra a fixe ici sa residence, et il est visible que c'est l'eveche qui est le centre d'action et de lutte. Il n'est pas exagere d'affirmer que le clerge orthodoxe bulgare, dependant de l'exarque de Constantinople, etait et demeurera une milice, dont il faut chercher l'inspiration nationale a Sofia. Ce clerge forme une hierarchie fortement constituee dont les degres sont les suivants: le chef supreme est l'exarque, qui nomme tous les eveques et de qui ceux-ci dependent directement; il n'y a pas d'eveques suffragants, ni d'archeveques; tous ont le titre de metropolite, et si on les divise en deux classes, cette division n'a d'interet que pour le traitement: les eveques de premiere classe sont ceux residant dans les anciennes capitales de vilayet, a Uskub, Monastir et Andrinople; les eveques de deuxieme classe se trouvent a Okrida, Veles, Strumiza, Nevrocope et Dibra, ce dernier ayant sa residence a Krchevo. Le gouvernement turc n'avait pas consenti a l'accroissement du nombre de ces eveques, malgre les demandes des Bulgares; presque tous se trouvent aujourd'hui sous la suzerainete serbe; que vont devenir la hierarchie, les pouvoirs, la constitution et les biens de l'Eglise bulgare? c'est une des plus graves et delicates questions qui puissent se poser. Dans chacun de ces dioceses, l'eveque a soit un adjoint, soit des remplacants. Seul l'eveque d'Uskub a un adjoint, a qui est reserve le titre d'_episcopus_; les autres sont aides par des economes, comme l'econome Terpo Popfsky qui me donne ici l'hospitalite, et par les archimandrites, qui sont les chefs de communaute. Sous leur dependance sont les pretres dirigeant les paroisses, les diacres et les pretres ayant le titre de _seculari_. Tout ce clerge est forme soit au seminaire principal de Chichly a Pera, soit au seminaire d'Uskub, soit au seminaire de Sofia, qui a le meme programme que celui de Constantinople. Cette hierarchie stricte, cette formation, ces origines expliquent le role joue par le clerge dans l'histoire de la Macedoine et les idees qu'il defendait et qu'il defendra demain, s'il peut continuer a poursuivre une action politique. Dans ces regions mixtes, peuplees de Bulgares, d'Albanais et de Turcs, comme dans les autres parties de la Macedoine que j'ai visitee de Monastir a Salonique et de Salonique a Uskub, on pouvait partout observer a la veille des guerres balkaniques, chez les Macedoniens se disant Bulgares, deux tendances: les uns pensaient au rattachement a la Bulgarie, les autres a une Macedoine autonome. Le parti socialiste bulgare et le parti democrate de Sandanski etaient favorables a l'idee d'autonomie; des hommes, comme M. A. Tomoff, secretaire de la section bulgare de la Federation socialiste de Salonique, me declarait nettement au club des ouvriers de cette ville: "Nous sommes tous, socialistes et syndicats a tendances socialistes, partisans de l'autonomie, opposes a la separation d'avec la Turquie et au nationalisme; les ouvriers bulgares se groupent de plus en plus en syndicats dans les centres importants et nous travaillons a les entrainer dans la voie des luttes sociales et a realiser sur ce terrain la federation des divers groupements ouvriers nationaux." Sandanski et le depute democrate de Salonique, M. Vlakoff, chefs du "parti du peuple", continuateurs de l'organisation interieure bulgare de Delscheff, apres l'insurrection de 1903, avaient comme mot d'ordre: la Macedoine aux Macedoniens. Soutenus par les Turcs, appuyes par les socialistes, les democrates prenaient, a la veille des guerres, un developpement assez rapide; redoutes et hais par les Bulgares de l'autre parti, ils etaient traites devant moi par le consul general de Bulgarie a Salonique, M. Chopoff, de vendus aux Jeunes-Turcs, de criminels de droit commun, qui se vengeaient ainsi de la Bulgarie, parce qu'ils n'y pouvaient entrer. En face de ces partis, les clubs constitutionnels bulgares et l'organisation revolutionnaire de Matoff travaillaient au rattachement a la Bulgarie. Cette derniere organisation a pris la suite, en quelque sorte, de l'organisation varkoviste, creee en 1903 sous la direction du general Tontscheff, avec l'appui du gouvernement bulgare et du groupe revolutionnaire de Sarafof. Quant aux clubs bulgares, c'etaient des organisations entierement acquises a l'idee d'union avec la Bulgarie; des hommes, comme le publiciste Rizoff, le president du club de Salonique Karajovoff, prenaient leur mot d'ordre a Sofia. Ce qui demeure interessant dans la situation nouvelle des Balkans, c'est de constater dans quels milieux de populations trouvaient appui ces partis adverses; les Serbes, en effet, dans ces regions de marches albanaises de l'Est, pourront peut-etre ramener a eux les premiers; mais ils conserveront les autres comme ennemis irreductibles, prets a s'allier contre eux aux Albanais. Or, les groupes socialistes et democrates bulgares trouvaient leurs partisans surtout dans le vilayet de Salonique et chez les ouvriers, employes et instituteurs de cette region; il en etait de meme, quoique dans une moindre mesure, dans le vilayet d'Uskub. Au contraire, dans le vilayet de Monastir, ils etaient presque sans force, de meme qu'avant eux l'organisation interieure. C'est que dans cette region domine un des deux elements sociaux qui forment l'armature des partis nationalistes bulgares, partisans du rattachement a la Bulgarie: ceux-ci se composent de toute la bourgeoisie, avocats, medecins, hommes d'affaires, publicistes, etudiants, et du clerge orthodoxe bulgare: les uns et les autres ont pris contact avec Sofia et ont garde ce contact; beaucoup de leurs amis, parents ou relations, nes en Macedoine, ont fait carriere en Bulgarie, et ainsi mille liens les rattachent au royaume. Or, dans toute cette region de Monastir a Uskub, les populations bulgares se groupent autour d'un clerge nombreux, actif, tenu en main, qui partout poursuivait sa propagande bulgare. Tel est l'obstacle auquel les Serbes vont se heurter. Il est d'autant plus redoutable qu'ils n'ont presque aucun element ethnique sur lequel ils puissent s'appuyer, si ce n'est sur des paysans slaves incultes, dont la conscience nationale ne s'est affirmee bulgare qu'a la suite d'une intense propagande du royaume. Dans le milieu dans lequel je me trouve a Krchevo, il est visible que tous les Bulgares prennent leur mot d'ordre aupres de l'eveque et de ses representants; et ceux-ci ne cachent point leurs sympathies pour la Bulgarie. Us m'expriment leurs griefs: et ce sont des doleances contre tout et contre tous que je recois de ces hommes, bien resolus a tout faire et tenter pour, un jour venu, assurer leur rattachement a la grande Bulgarie, vers laquelle ils tournent les yeux. Un instant leur reve a paru se realiser. Mais quel reveil et quelle stupeur! Du dominateur turc, ils ont passe aux Serbes, prix des fautes des gouvernements et des exigences des grandes puissances. * * * * * Si, entre Monastir et Krchevo, les Albanais n'ont pas encore installe de village, la situation change completement a partir de Krchevo; la raison en est d'ailleurs facile a trouver. Krchevo est situee a la hauteur de Dibra; la route de Krchevo a Gostivar, que je vais suivre, est a peu pres parallele a la vallee de Dibra, ou coule le Drin noir; de l'une a l'autre, la distance a vol d'oiseau varie de 35 a 45 kilometres; Dibra n'est separe d'ou je suis que par une chaine de 1 200 metres d'altitude au maximum, un peu plus au nord, qui s'epanouit, s'elargit et s'eleve; deux sentiers suivent, l'un, au sud, le cours de l'Ibrova, qui prend sa source a quelques kilometres de Dibra et passe non loin de Krchevo, et l'autre, au nord, le cours de deux affluents du Drin noir et du Vardar, dont les eaux s'ecoulent de chaque cote de la montagne de Mavrova, ainsi ligne de partage des eaux entre l'Adriatique et l'Egee. Ces passages rendent l'infiltration facile; la region peuplee de Dibra, de sa vallee et de ses montagnes a deverse les Arnautes, depuis quelques annees, tout le long de la route que je suis. Au sud de Krchevo au contraire, les montagnes s'epaississent, la vallee du Drin devient une gorge sans population et la voie de passage est rejetee vers Struga et Okrida, par ou les Albanais se sont avances lentement. De Krchevo a Gostivar, la distance peut etre parcourue en huit heures de cheval; la route s'arrete deux heures apres le depart de Krchevo, au pied de la montagne Bukova; nous avons trouve non sans une peine infinie des chevaux et des selles espagnoles, et l'officier de gendarmerie Azim Effendi m'a prete une forte escorte; nous traversons en effet des lieux qui ont mauvaise reputation: la montagne Bukova dresse a 1 400 metres environ un large plateau couvert de cailloux et de broussailles, eloigne de tout grand centre, separe par une longue suite de chaines des plaines de Macedoine et n'ayant d'autre communication naturelle que la vallee de Vardar a une douzaine de kilometres au nord; aussi, au beau temps des grandes insurrections macedoniennes, etait-ce ici le quartier general des revolutionnaires bulgares. Les troupes regulieres ne pouvaient venir les pourchasser qu'a grand'peine et etaient a l'avance signalees. Apres une assez penible montee, nous voici au sommet de la montagne; c'est un desert de roche ou je range mon escorte; les silhouettes se decoupent sur le ciel et, au loin, separee par un large et profond pli de terrain, la ligne des montagnes, qui dominent la vallee de Dibra, coupe l'horizon. Nous nous enfoncons sur le plateau et mes souvarys, par habitude, rectifient la position, se divisent en peloton d'avant, d'arriere et de centre et, prets a tirer, couchent le fusil sur la criniere de leurs chevaux. Ce plateau est coupe de mille plis, ou les broussailles assez epaisses par endroits et une herbe courte donnent aux betes une maigre nourriture. Rien n'etait mieux choisi en verite que ces lieux comme rendez-vous de revolutionnaires, et il n'est pas etonnant que le repaire bulgare ait rempli merveilleusement son role. Mais ceux que les Turcs n'ont pu vaincre par la force ont ete repousses pacifiquement ou a peu pres par les paysans albanais. La montagne Bukova est aujourd'hui situee en pays albanais; entre Krchevo et Gostivar, un seul village est encore bulgare, tous les autres sont albanais; autour de la montagne j'apercois quelques fermes isolees, je croise quelques hommes: tous sont des Albanais; nous descendons vers la vallee de Gostivar, le sentier est abrupt et penible, mais pittoresque; une petite riviere qui va rejoindre le Vardar a Gostivar bondit de roche en roche, forme des cascades, entretient une Agreable fraicheur sous les beaux Arbres qui couvrent ce versant; au bas de la descente quelques maisons sont construites le long du torrent; ce sont des Albanais qui nous y offrent l'hospitalite; le chemin devient route, suit la riviere; les terres cultivees donnent un mais superbe et du ble en abondance, qui n'est pas encore partout fauche; sur la route, ce sont encore des Albanais que nous croisons. L'un d'eux est accompagne de sa femme a cheval, tandis qu'il la suit a pied; du plus loin qu'il nous voit, il se precipite, essaie de trouver une issue pour cacher son epouse, cependant soigneusement voilee; mais la route passe en tranchee; il court trouver un peu plus loin un terrain ou il pourra faire fuir le cheval; malchance! une haie epaisse resiste a tous ses efforts; il est reduit a tourner le cheval et la femme face au fosse de la route et, tout en tenant la bete par la tete, a se placer entre elle et nous; nous passons sans paraitre les voir, selon le mot d'ordre; a quelques pas je les photographie, mais c'est sans qu'il s'en doute que je commets ce qu'il regarderait comme un attentat a l'honneur feminin. Au debouche des vallees montagneuses du Vardar et de son affluent le Padalichtar, Gostivar dissimule derriere des rideaux d'arbres, dans la plaine d'alluvions, ses mille maisons. Il est devenu depuis quelques annees un centre important presque entierement albanais; les neuf dixiemes des habitants sont arnautes, le reste bulgare, avec quelques Serbes et quelques Turcs. On accede a la ville par un large pont de bois sur le Vardar; au dela, un jardin public etend ses ombrages et des arbres de belle venue entourent toutes les maisons; aussi, malgre l'aspect assez miserable des masures, la bourgade a-t-elle un caractere assez plaisant; a la tombee du jour, nous croisons plusieurs Albanaises severement encloses dans des robes noires et des voiles blancs qui leur ceignent la tete et la figure et tombent jusqu'aux genoux. Nous arrivons chez un des notables de la ville, Kiamil bey, le bey le plus influent de Gostivar, qui groupe autour de lui tous les grands proprietaires albanais et qui d'ailleurs etait assez hostile aux Jeunes-Turcs, mais il est en ce moment absent; un autre, Yachar bey, est au contraire a son tchiflick et je me rends chez lui; sa maison est pres de la ville et presente l'aspect d'une de nos demeures de village: c'est un batiment a un etage, le toit est recouvert de tuiles, les fenetres tout ordinaires; si banale est l'habitation, singulierement typique est l'homme. Je suis recu par Yachar bey en personne et son fils Azam bey. Yachar presente l'aspect saisissant d'un patriarche des ages recules: il dit avoir quatre-vingt-dix ans, mais dresse sa haute et droite taille avec fierte; son corps reste mince donne une singuliere impression d'ossature puissante, recouverte d'un solide parchemin; sur ce grand corps, une tete d'aigle au nez fortement arque vous fixe de ses yeux noirs, ou la flamme de la vie brille toujours; il est vetu d'une grande robe de laine blanche qui tombe jusqu'aux pieds; il s'enveloppe dans un manteau noir ou le laisse tomber autour de lui sur le banc ou il est assis; les pieds restent nus, et un turban blanc noue autour de la tete termine la silhouette etrange. Les mains tiennent un chapelet aux grains enormes et le font couler entre les doigts. C'est toute l'Albanie d'autrefois qu'on croit voir en cet homme, l'Albanie ardente et sauvage, primitive et rude, ne connaissant que ses coutumes, les defendant aprement et capable en tout d'une vigueur singuliere. A cote d'Yachar, voici Azam: c'est l'Albanie de demain; le bey d'outre-tombe regarde le bey moderne et le comprend mal; la civilisation gagne peut-etre a la transformation, mais le pittoresque, la couleur locale y perdent et sans doute aussi avec eux disparaissent les traditions centenaires; Azam est vetu a l'europeenne d'un veston fripe et trop etroit; un faux col etrangle si bien son cou qu'il faut laisser un de ses cotes libre; des bottines enserrent ses pieds, mais le font souffrir et il les laisse deboutonnees; il porte le fez, et dans cet accoutrement il figure le progres. Je cause avec lui de ses terres; il me vante leur excellence; la fertilite de ses grandes proprietes, en partie situees dans la large vallee d'alluvions du Vardar qui s'ouvre a Gostivar, est prodigieuse: ble, mais, orge, haricots, fruits, vigne, il cultive tout et tout pousse en abondance; ces produits, comme aussi une certaine quantite de ceux de la region de Krchevo, qui n'est qu'a huit heures d'ici, et de Dibra, qui est eloigne de douze heures[5], se groupent a Gostivar et s'expedient sur Uskub; le transport se fait par charrettes, au prix de 20 a 23 piastres en ete et de 30 piastres en hiver pour 100 ocres[6]; aussi tous les beys attendent-ils avec impatience la construction du petit chemin de fer sur route a voie etroite dont on parle pour relier Uskub a Kalkandelem et Gostivar. * * * * * La construction du chemin de fer sur route de Gostivar a Kalkandelem ne sera pas difficile, car on ne saurait trouver voie plus rectiligne pendant 25 kilometres d'affilee, longeant le cours du Vardar entre deux rangees de collines. C'est dans une voiture du pays que je franchis cette distance, c'est-a-dire sur une planche surmontee d'une bache percee de deux trous de chaque cote et portee sur quatre roues; au grand trot des petits chevaux, nous penetrons, la nuit tombante, a Kalkandelem ou Tetovo et nous nous rendons aussitot a la grande tekie des Becktachi, situee a dix minutes de la ville, ou une large hospitalite nous est reservee. Cette tekie est le centre de l'ordre musulman des Becktachi pour toute l'Albanie; car celle de Koniah vit surtout par les traditions du passe, nees au temps ou, jusqu'au sultan Mahmoud, les Becktachi jouaient un grand role a la Porte et ou les ministres etaient choisis parmi eux. Aujourd'hui que l'ordre est devenu de fait un ordre national albanais, la grande tekie de Kalkandelem devait prendre une importance considerable; avec la souverainete serbe, tout va changer, d'autant que les succursales d'Ipek, de Diakovo, de Prizrend, sont tombees sous la meme domination; sans doute le centre va emigrer vers El-Bassam, d'ou il pourra diriger les grandes tekies du sud de l'Albanie chez les Toscs, dont les terres et les richesses sont des plus importantes. Cinq corps de batiments composent la tekie de Kalkandelem: l'un d'eux est reserve aux hotes de passage, un aux moines, un aux animaux, un sert d'entrepot, le dernier est la tekie proprement dite, ou les tombeaux de saints sont l'objet du culte des fideles et des soins des derviches. Le chef est absent; son remplacant est un derviche venerable, dont la barbe de fleuve couvre de sa blancheur toute la poitrine; il porte un pantalon a l'europeenne serre dans une large ceinture, ou sont passes pistolets et poignards; une chemise de flanelle grise et un long gilet de laine completent son habillement. Les autres derviches, tous albanais, qui travaillent aux recoltes ont l'aspect singulierement vulgaire. La tekie est administree par un bey, econome du monastere, que j'ai rencontre au congres albanais d'El-Bassam. C'est lui qui dirige vraiment le couvent, au point de vue temporel, qui prend soin des terres et des produits, et en assure la vente. Dans le batiment des hotes, il m'offre l'hospitalite; la grande piece du premier etage donne sur la cour interieure pleine de verdure; le long des portiques courent des branches de vigne et pendent de beaux raisins dores; aux piliers de bois des plantes grimpent, et, autour de chacun d'eux, un jeu de planches supporte des vases de toutes dimensions ou des fleurs mettent les coloris les plus varies; le soir tombe; dans l'atmosphere paisible, les dernieres clartes du soleil rougissent de legers nuages, comme des flocons dores; le parfum des fleurs du portique monte par la fenetre ouverte, et l'odeur des foins qu'on a coupes autour de la tekie se mele a la senteur des roses, des heliotropes de l'herbe que l'on vient d'arroser et de mille plantes odoriferantes. Dans la vaste chambre, des boiseries et une banquette courent tout autour des murs; a terre a ete prepare un matelas et des draps recouverts d'etoffes de soie aux couleurs vives; c'est ici que je vais passer la nuit, quand nous aurons dine. Le bey fait apporter une table et m'invite a apprecier l'excellence de la cuisine du couvent: tour a tour nous sont servis une soupe ou trempent des viandes diverses, des canards rotis, des aubergines fort bien appretees et des poires; je le felicite sur la perfection des mets et lui dis en riant qu'il n'y a que dans les monasteres qu'on puisse manger convenablement dans les Balkans, opinion a laquelle il se range aussitot. Le lendemain est jour de marche et je ne manque pas de m'y rendre; la plus grande animation regne dans les rues de la ville; il y a foule dans le centre ou les marchandes etalent des deux cotes de la rue leurs produits; les villageoises musulmanes et chretiennes sont accroupies a terre cote a cote, leurs marchandises etendues devant elles sur un grand linge a meme le sol; elles se rangent par specialites; voici celles qui vendent des etoffes filees et brodees a la main, des mouchoirs, des voiles, des turbans, des gilets, des chemises de laine blanche, des serviettes; celles-ci ont de beaux boleros albanais tisses d'or, de fabrication ancienne, dont elles se defont; d'autres apportent les produits de leurs champs, des fruits de toute sorte, des poires, des raisins, des melons, des pasteques; dans un angle de la grande place c'est le marche du ble, des haricots et de la farine; ailleurs, l'acheteur trouve les mille ustensiles d'usage courant que des colporteurs des deux sexes amenent d'Uskub; ici, ce sont tous les objets utiles a la culture; la, les armes et les couteaux, ceux d'autrefois et ceux d'aujourd'hui, la pacotille de l'Europe centrale ou les beaux pistolets de cuivre incruste. Dans les rues, c'est un tohu-bohu de gens de la ville et des environs, venant les uns pour vendre, les autres pour acheter; ce sont des conversations, des reconnaissances, des cris, des disputes; on s'interpelle, on se coudoie, on se salue, on se heurte et on passe non sans peine. Voici des charrettes de paysans qui arrivent ou partent; sous les baches des voitures des objets de toute sorte sont amonceles, et les attelages de boeufs ou parfois de buffles tirent dru vers la plaine d'Uskub ou la vallee de Tetovo et de Gostivar. Necessite fait loi, et ces Albanaises si severement voilees et enroulees dans leurs etoffes blanches et noires doivent laisser voir leur figure et denouer leurs voiles pour vanter leurs produits a l'acheteur et conquerir sa clientele sollicitee de toute part. Villageoises bulgares et albanaises, chretiennes et musulmanes l'attendent et le cherchent au milieu de la foule bariolee qui passe. Vieux Turc basane, portant un turban de diverses couleurs, Albanais svelte au polo blanc, Bulgare rude coiffe d'un fez, femmes aux vetements de couleur rayes et aux claires blouses, porteurs d'eau dont les immenses madriers encombrent la rue, paysannes a la tete coiffee d'un fichu multicolore et au corps enroule de grossiere etoffe brune, jeunes Serbes portant des paniers de marchandises ou choisissant des colifichets, villageois albanais a la culotte blanche et au gilet brode, tout ce monde emplit de gaite a ville et les couleurs chatoient sous le clair et doux soleil de septembre. La variete des types montre la diversite des nationalites qui habitent la region; mais ici encore les Albanais ont peu a peu conquis le terrain, acquis les villages, et conquis la majorite dans la ville; a Kalkandelem, sur 5 000 maisons, on en comptait, a la veille des guerres, 3 000 environ albanaises, 1200 serbes et 800 bulgares; un club y avait ete organise sous le nom de Club international, mais il etait devenu de fait albanais; d'apres les renseignements recueillis ici, sur 100 villages du Kaimakanlik ou sous-prefecture de Kalkandelem, 68 sont albanais, le reste bulgare et serbe, surtout bulgare; dans la region de Gostivar, sur 60 villages, 40 sont albanais, le reste bulgare et quelques-uns serbes; depuis dix ans les Albanais ont fait des progres incessants et les Slaves ont use leurs forces a lutter entre eux. Selon l'intensite de la propagande, tel village passait du "bulgarisme" au "serbisme" et reciproquement; il semble que dans cette vallee du Vardar, les races slaves melangees sont ballottees entre les nationalites, a tel point qu'il est bien difficile de les rattacher a l'une d'elles d'une facon tres nette; aussi y a-t-il de grandes chances pour que la domination serbe, dans cette partie de la Macedoine jusqu'au fond de la vallee de Gostivar, soit acceptee sans autres obstacles que ceux que pourront lui creer les Albanais descendant de leur montagne. De meme que le centre du mouvement albanais est ici la tekie des Becktachi, de meme que les agents du "serbisme" a la veille des guerres etaient des archimandrites et des maitres d'ecole, de meme c'est le couvent de Lechka qui est le foyer de la propagande bulgare; ce monastere, dit de Saint-Athanase, domine d'une centaine de metres la vallee du Vardar, a une heure au nord de Kalkandelem; des eaux minerales y jaillissent et de grandes terres fertiles l'entourent. C'est vraiment l'une des phrases les plus souvent repetees dans tout ce voyage par mes hotes que celle vantant la fertilite de leurs champs, et on ne saurait douter de ce que pourra produire un tel pays sagement administre: ble, mais, haricots, fruits, vignes, chataignes, tout pousse en abondance et en force. La tranquillite assuree, des moyens commodes de circulation etablis permettront une mise en valeur remarquable de ces terres benies; aujourd'hui, ces moyens de circulation sont constitues par des charrettes pour les produits et des voitures du pays, ou ce qu'on appelle ici des phaetons (nous dirions des victorias), pour les personnes: de Kalkandelem a Uskub il faut au moins cinq heures de voiture; les marchandises paient de 6 a 15 piastres[7], selon l'epoque de l'annee, par 100 ocres; les personnes 15 a 25 par personne pour des voitures ordinaires, ou l'on est entasse huit assis a la turque sur une simple planche; quant a un phaeton, il constitue un veritable luxe et il faut assurer au voiturier 4 medjidie en ete et 5 en hiver. * * * * * La route entre Kalkandelem et Uskub est constamment parcourue par des attelages de paysans ou de citadins; elle est en assez bon etat et fort pittoresque; entre les deux villes, le Vardar decrit un coude vers le nord, comme s'il allait traverser le defile de Kacanik; la route coupe la montagne par des defiles verdoyants pour gagner en droite ligne la metropole; sur les hauteurs, une suite de monasteres tous bulgares surveillent la plaine et servent de lieu de villegiature pendant l'ete aux habitants des deux villes; aux alentours, les terres sont bien cultivees et un betail abondant broute les prairies environnantes. Bientot nous arrivons dans la plaine ou Uskub est bati; un cirque de montagnes l'encadre et, au premier plan, une tres antique mosquee est tout ce qui reste du vieil Uskub d'antan; Ussincha[8] est son nom; une vieille demeure donne asile a un gardien et le minaret de la mosquee marque de loin au voyageur l'emplacement de la ville disparue. Uskub a ete reporte a une heure de voiture au centre de la plaine; tous les villages se cachent au pied du cirque de montagnes, dans les replis des collines, au flanc des hauteurs; les maisons y sont agglomerees et les rives du Vardar n'en portent presque aucune; quelques grands tchiflik et quelques fermes sont les seuls batiments qu'on rencontre au milieu des champs mis en cultures de la plaine d'Uskub. Pour me rendre compte de ce que sont les grands domaines dans cette region et du role qu'y jouent les Albanais, j'en visite deux des plus importants, celui de Bardoftza et celui de Tatalidja. Le premier est la propriete de Rechid Akif pacha, bey albanais, de la famille d'Avzi pacha, le premier pacha venu a Uskub; nous penetrons dans un veritable chateau feodal, forme de trois corps de batiments successifs, le premier pour les serviteurs et le betail, le second pour le selamlik, le troisieme pour le haremlik; une large terrasse vitree au premier etage du selamlik permet de jouir de la vue de la plaine; de grandes pieces ornees de fresques naives presentent un aspect seigneurial; des bains meme y sont amenages et l'on semble attendre un hote toujours absent; ces batiments sont entoures de murs enormes perces de meurtrieres; sept koule ou tours en defendent les approches; c'est une vraie forteresse. L'intendant me fait visiter les lieux: le maitre est proprietaire de 20 000 dolums; cinquante fermiers en dependent et partagent par moitie les recoltes avec le bey; ils cultivent le ble, le riz, le mais, l'orge, les haricots, les fruits, le tabac, l'opium; chaque paysan a sa maison et ses bestiaux et il reste sa vie durant sur la terre, en en transmettant l'exploitation a ses descendants. Bardoftza est certainement de toutes les demeures de bey, celle qui presente l'aspect le plus imposant; c'est un chateau princier, mais vide et froid. Tatalidja est moins grandiose; le proprietaire est aussi un Albanais, Kiany bey, fils de Gaby bey; l'intendant, Albanais egalement, est loin d'avoir l'allure de celui de Bardoftza: c'est un rude paysan qui mene a la baguette les Bulgares, hommes et femmes, qui sont au travail. Au milieu d'une large cour, le haremlik dresse ses etages, que domine une terrasse couverte; devant la cour, une suite de hangars abrite des taudis, ou vivent les paysans. Je demande la permission d'en visiter un: je descends dans une sorte de cave; sur la terre, quelques pierres supportent des ustensiles; des murs en terre battue separent cette habitation de la voisine; dans un angle, un carre de terre surelevee est couvert d'un peu de feuillage: c'est le lit; aucun foyer n'est amenage; le feu brule a meme le sol, entre deux pierres; au toit a travers les planches, un trou laisse fuir la fumee; aucune fenetre n'est pratiquee; la porte basse, par laquelle je suis entre, est la seule ouverture. J'examine les objets qui garnissent le logis; on peut les denombrer facilement: un escabeau, deux nattes, un recipient, un balai, des jarres pour l'eau, et c'est tout. Sur une grosse pierre, comme siege, l'homme et la femme sont assis; ils portent des vetements en guenilles, les pieds sont nus, la face crie la misere et la brutalite; ce sont les paysans bulgares du grand proprietaire. Dans le champ en face, les gerbes de ble sont accumulees par centaines; un cheval les bat, des femmes apportent le ble et remportent la paille; l'intendant dirige tout ce monde et ne laisse de repit a personne. Ainsi, dans ce contact entre Albanais et Bulgares, les premiers profitaient de maints avantages; dans les regions ou la grande propriete etait rare et la petite nombreuse, comme dans celles de Gostivar ou de Kalkandelem, les villages albanais s'infiltraient peu a peu entre les villages slaves, les repoussaient, entouraient la ville; puis, les Arnautes penetraient dans la ville, s'y developpaient et peu a peu le pays devenait albanais. Dans les regions plus lointaines, ou la grande propriete etait etendue, le proprietaire du tchiflik et son intendant etaient des Albanais, et ils tenaient sous leur pouvoir la population slave des paysans fermiers. La domination serbe dans le nord, comme la domination grecque au sud, en Epire, va se trouver aux prises avec ces graves questions sociales, et les resoudre ne sera pas une des moindres difficultes du nouveau regime. Tandis que nous gagnons Uskub, point de depart initial et terme de ces longs voyages, je songe a tous ces problemes que pose aujourd'hui, si angoissants, la victoire serbe. Au centre de la plaine, les maisons de la ville s'etendent sur la rive gauche du Vardar; sur la rive droite, quelques batiments escaladent la colline d'Uskub, au sommet de laquelle des casernes tiennent la ville, selon l'usage turc, sous la domination de leurs fusils. Devant le konak, un fourmillement d'hommes et de betes, des voitures et des paniers, des produits amonceles et des hottes garnies occupent la large place du marche, ou les gens a cet instant ne pensent qu'a leurs achats et a leurs ventes. Cependant, sur ce terre-plein et dans ce palais, que de faits se sont deroules jadis et hier; quelle histoire plus mouvementee que celle de ces six dernieres annees! Je me reporte a mon premier voyage avant la revolution jeune-turque: le Serbe ne comptait plus, chacun predisait la fin d'une race; le Bulgare s'appretait a etendre son pouvoir sur toute la Macedoine; l'Albanais pretendait etre le successeur du Turc, du droit de la force et de celui de l'heritier designe. La lutte s'exaspere; les bandes dechirent le pays; puis la revolution eclate; dans la stupeur tous croient au triomphe, a la delivrance, a la victoire; chacun sur cette place embrasse son voisin, pensant que ses desirs sont combles. Mais une fatalite extraordinaire veut perdre la Turquie; par une folie etrange, elle brise la seule force qui soutenait sa domination en Macedoine: le Turc combat l'Albanais; c'est la fin: le nationalisme turc a fait la revolution, le nationalisme turc a perdu la Turquie d'Europe; les Arnautes quatre annees durant resistent, guerroient, reculent, reviennent, et au jour favorable entrent victorieux sur cette place du Konak, ou ils installent leur chef. Ce n'est pas pour longtemps: la premiere guerre balkanique eclate; les Serbes poussent jusqu'a Monastir leurs armees victorieuses, puis arretent l'attaque bulgare et s'installent dans cette Macedoine centrale du lac d'Okrida a Monastir et a Uskub, que, depuis le nouveau siecle, Albanais et Bulgares se disputaient. Tel est la fin de ce troisieme ou quatrieme acte, qui s'est joue en l'an de grace 1913. Peut-etre ne sera-t-il pas le dernier de la tragedie balkanique: Albanais et Bulgares s'y emploieront en tout cas. NOTES DE BAS DE PAGE: [5] Les Serbes termineront cette annee la construction d'une route qui permettra d'aller facilement de Gostivar a Dibra. [6] 23 piastres font ici 1 medjidie, soit 4 fr. 20 et 100 ocres font un peu plus de 100 kilos. [7] Comptees 123 piastres a la livre. [8] Hussein Sah, dit la carte autrichienne. CHAPITRE IX CONCLUSION L'ALBANIE AUTONOME ET L'EUROPE La question d'Orient et la question albanaise || La force du sentiment national albanais || La politique d'Abdul-Hamid et l'expansion de la nationalite albanaise || La vie politique internationale de l'Albanie: son importance dans l'equilibre diplomatique du vieux monde || La vie politique interieure de l'Albanie || La resurrection de l'Albanie et son avenir: Gaule ou Pologne? La question d'Orient a mille aspects, et l'un d'eux est aujourd'hui la question albanaise; les autres problemes souleves par les guerres balkaniques ne sont peut-etre pas resolus, mais toutefois leur solution definitive ou provisoire parait reportee a quelques annees; ils vont sommeiller jusqu'a la prochaine crise; la question albanaise est au contraire pressante, aigue, et de bons esprits croient que sa liquidation n'ira pas sans trouble, ni sans imprevu. Je voudrais, en quelques pages, montrer comment cette question se pose en 1914, quels sont ses origines, ses elements, et quels essais de solution pourraient lui etre apportes. * * * * * On dit communement en France que l'Albanie est le fruit d'une invention diplomatique de l'Autriche-Hongrie, que l'Europe divisee a laisse faire celle-ci pour maintenir le concert des grandes puissances et que Vienne n'a vu dans cette creation qu'un moyen de garder une partie de l'influence qu'elle exercait dans les Balkans. L'Autriche-Hongrie serait ainsi l'auteur responsable de la question albanaise. Pour bien juger les faits, il faut faire le depart entre les difficultes dont la diplomatie du _Ballplatz_ est l'origine et celles qui tiennent a la nature des choses, je veux dire a l'existence d'une nationalite albanaise. Des esprits simplistes s'imaginent que si l'on avait laisse aller les evenements, si la Serbie, le Montenegro et la Grece avaient pu en toute liberte se partager l'Albanie, le depecage d'une nouvelle Pologne aurait ete accompli sans consequences internationales. C'est compter sans son hote; pour la tranquillite future et l'avenir economique de ces trois Etats balkaniques, dont je desire vivement la prosperite et la grandeur, je me felicite qu'une circonstance etrangere les ait delivres de ce present de Nessus. Je sais bien que Serbes, Grecs ou Montenegrins ne veulent pas entendre raison, quand j'ai l'occasion de dire a l'un d'entre eux cette verite, et je les en excuse: pendant trop d'annees, ils ont trop souffert de la domination de fait des Albanais et des beys; au moment ou ils allaient enfin les traiter comme eux-memes l'avaient ete, on arrete leurs bras et on contient leur vengeance depuis si longtemps motivee. J'ai vu la situation dans les villages a la veille des guerres balkaniques, et je n'ignore rien des sentiments trop facilement explicables des chretiens orthodoxes. Mais il ne s'agit point ici de sentiments. C'est l'avenir et le developpement de ces Etats qui est en jeu, et j'affirme seulement que ni la Serbie ni la Grece ne sont assez riches, assez prosperes et assez fortes pour braver le sentiment public international et jouer au Germain en Posnanie, non plus que pour user leurs ressources a noyer des revoltes dans le sang, a guerroyer contre des guerillas et a pacifier un pays traditionnellement insoumis. Si j'avance pareille opinion, c'est que le spectacle des faits m'a convaincu de la profondeur du sentiment national albanais. Je me rappelle avoir lu, je ne sais ou, une lettre d'un correspondant de journal qui affirmait l'inexistence de la nationalite albanaise, et il etayait sa demonstration sur le fait que les Albanais se trouvent divises sur la plupart des questions; a pareille objection, quelle nationalite subsisterait? Qu'entre Albanais de profonds desaccords existent, qui l'ignore? mais le seul point interessant est de savoir s'ils se sentent tous Albanais et si tous rejettent une domination qu'ils tiennent pour etrangere; or, soyez sur que meme Ismail Kemal et Mgr Primo Dochi, quand ils recoivent des concours de l'Autriche, savent et sentent qu'ils emploient les memes moyens que Conde, recevant secours des Espagnols contre Mazarin, ou les revolutionnaires mexicains attendant des armes des Etats-Unis contre le president au pouvoir; c'est precisement une des plus vives impressions de mon voyage en Albanie que le souvenir de la force du sentiment national albanais dans toutes les regions du pays. Je dirai meme que de tous ces "nationalismes", qui ont survecu a la conquete turque et que la force imponderable des idees a ranimes au XIXe siecle, l'Albanais est le plus remarquable. Tous sont reconnaissables a un seul caractere, qui n'est ni la langue, ni la tradition, ni l'histoire, ni la religion, mais la conscience nationale; langue, tradition, histoire, religion servent a la former, a la conserver, a l'accroitre; mais le sentiment personnel est seul decisif: qui se sent Serbe est Serbe, meme s'il parle bulgare, si son pere se disait bulgare, si son village etait jadis sur le territoire des anciens tzars de Bulgarie, s'il va a l'eglise de l'exarque. Or, quels sont ces "nationalismes" des Balkans? Du turc, du grec, du bulgare, du serbe, il suffit de rappeler le nom. Les Valaques aux origines incertaines sont trop dissemines pour qu'ils aient la possibilite materielle de constituer un Etat; quant aux juifs, si nous etions encore au temps des villes libres et des republiques marchandes, Salonique serait la Hanse de la mer Egee sous le gouvernement des juifs espagnols de culture francaise; mais ce temps a passe et ils se contentent d'etre les grands banquiers de l'Orient et les intermediaires de la Macedoine et de l'Occident. Il y avait aussi dans l'ancienne Turquie d'Europe des villages slaves, sans denomination nationale precise; longtemps ils n'ont ete ni serbes, ni bulgares, parlant le slave de Macedoine, pratiquant l'orthodoxie, et s'affirmant simplement Slaves; la propagande violente des Serbes et des Bulgares pendant les vingt dernieres annees a ballotte ces villages du "serbisme" au "bulgarisme"; en fait, toutefois, la conversion aux idees nationales bulgares a ete la plus frequente; chacun l'explique a sa maniere: les Bulgares et leurs amis disent qu'en Macedoine le fond de la race est bulgare; c'est possible, mais quelle affirmation difficile a prouver! Dans ces pays ou tous les peuples ont laisse des alluvions successives, dans ces territoires qui ont connu les empires les plus varies, si on raisonne sur la race et sur l'histoire, on entre dans l'insoluble. En realite, l'extension de la nationalite bulgare en Macedoine est due a ce que les Slaves de Bulgarie ont fait plus longtemps que ceux de Serbie partie de l'empire ottoman, qu'ils y ont poursuivi une propagande du dedans, qu'ils etaient mieux situes geographiquement, qu'enfin et surtout les Bulgares sont nes d'un melange de Turcs et de Slaves qui a produit le resultat que l'on sait: un peuple aux immenses qualites et aux immenses defauts, solide, resistant, travailleur, acharne, opiniatre, homme de fond, paysan excellent avec lequel on peut compter et batir, se battre et conquerir, puis tenir et organiser; mais un peuple brutal, sans delicatesse ni finesse, incapable de comprendre un accord et une concession, cruel et rude, aussi antipathique a l'homme qui n'entre en relation avec lui que pour son plaisir que hautement estime de qui prend contact avec ce peuple pour travailler en commun. Avec ces qualites et ces defauts, comment les Bulgares n'auraient-ils pas fait triompher en Macedoine leur propagande au detriment des Serbes? Toutes ces nationalites, qu'on veuille bien le remarquer, ont ete conservees durant les siecles de la domination turque par la religion; la religion a ete le filtre magique qui a empeche la destruction du sentiment national; qui l'a abandonnee a perdu en meme temps l'esprit national; qui s'est fait musulman, et notamment la plupart des grandes familles slaves au temps de la conquete, a epouse les sentiments patriotiques du vainqueur. Dans le creuset de la religion de Mahomet, l'esprit national s'est evapore. Or, au creuset de l'islam, la nationalite albanaise seule en Turquie d'Europe ne s'est pas fondue; des Albanais, les uns sont demeures chretiens, la majorite est devenue musulmane; mais le musulman albanais est reste albanais, seule exception dans les Balkans a l'adage que les nationalites y sont des religions, et illustre exemple de la profondeur et de la force du sentiment national albanais. Depuis le XIVe siecle, ce sentiment national a fait ses preuves; lorsque la maree de la conquete turque passa sur tous les peuples des Balkans, le Slave ne paraissait plus etre qu'une denomination, le Grec ne semblait vivant que par la litterature et le phanar; seuls le Juif et l'Albanais maintenaient intacte leur nationalite et l'affirmaient: dans ses montagnes ou il s'etait retranche, le Shkipetar gardait sa langue, sa conscience nationale, meme son type physique et sa race; quelques melanges se produisaient bien avec les Slaves dans la vallee de Dibra ou avec les Grecs en Epire, mais le centre de l'Albanie restait intact; l'Albanais restait si bien albanais et s'assimilait si peu au Turc que les sultans se servaient d'eux pour dominer leurs autres sujets; ils exploitaient cette difference de sentiment en favorisant de toutes manieres les Arnautes et en les utilisant pour les besoins de leur pouvoir personnel et pour la domination des Turcs. Quand, au souffle des idees nouvelles, les religions chretiennes de l'empire ottoman se sont muees en nationalites, la Porte s'est trouvee privee de points d'appui solides en Macedoine; en Thrace, les campements turcs etaient nombreux et suffisaient pour assurer le pouvoir de Constantinople sur des adversaires divises; mais dans la Macedoine, dans l'Epire, dans la Vieille-Serbie, les Turcs etaient trop peu nombreux pour constituer la force sociale necessaire. Avec un veritable genie politique, Abdul-Hamid comprit que l'Albanais devait remplacer le Turc; des lors, sa ligne de conduite fut tracee et appliquee avec suite: par l'Albanie musulmane, il domina la Macedoine; en consequence, a l'interieur de l'Albanie, personne ne devait penetrer, ni aucune idee moderne s'infiltrer; les tribus et les beys recevaient satisfactions et privileges; mais toute tentative d'organisation etait rigoureusement reprimee et son auteur exile; la division etait soigneusement cultivee entre tribus, religions, influences; on attirait a l'exterieur de l'Albanie, notamment a Constantinople, les personnalites marquantes, on les entourait de faveurs, et tout ce qui etait albanais s'y trouvait sous la protection personnelle du Sultan; ceci fait, on favorisait l'infiltration albanaise et la domination sociale des Albanais sur les trois fronts, au nord contre les Serbes, au sud et au sud-est contre les Grecs, au nord-est et a Test contre les Bulgares. Aussi, le grand phenomene social en Albanie pendant les trente dernieres annees a-t-il ete l'expansion des Albanais au dela des montagnes qui etaient leur demeure traditionnelle; au nord, au moment de la guerre, la conquete pacifique de la Vieille-Serbie etait presque accomplie; les Serbes etaient rejetes a la frontiere et mis en minorite meme a Prichtina; la preponderance albanaise s'affirmait dans la plaine d'Uskub et dans la ville elle-meme; a l'est, les Albanais debordaient le lac d'Okrida, noyaient les cites de Struga et d'Okrida dans une campagne albanaise et gagnaient de l'influence dans ces deux villes; a Monastir, ils se fortifiaient chaque jour; dans le nord-est, ils conqueraient de meme sur les Bulgares toute la haute vallee du Vardar et devenaient la majorite a Kalkandelem et a Gostivar; ils poussaient leurs villages vers la Macedoine centrale, et les ambitieux les voyaient deja entourant Salonique; au sud, en Epire, il n'en etait pas autrement. Ainsi, en un vaste eventail, les Albanais poussaient leurs villages et leurs domaines vers la frontiere serbe, Uskub, la Macedoine centrale, Monastir, Janina et le golfe d'Arta. L'un de leurs chefs me disait: "Si Abdul-Hamid etait reste cinquante ans encore sur le trone, la Turquie d'Europe, la Thrace exceptee, serait devenue albanaise." La methode d'expansion suivie par les Albanais consistait en deux procedes: c'etait la conquete tantot par les boys, tantot par les paysans. Dans les regions les plus lointaines, au milieu des populations chretiennes, en Epire ou dans la plaine d'Uskub par exemple, les grandes proprietes, les tchiflik, etaient acquises ou prises par des beys albanais; ils amenaient un intendant albanais et reduisaient sous leur domination tout le peuple des fermiers chretiens; ceux-ci, tenus dans un demi-servage, etaient a la merci du seigneur. Dans les regions proches, en Vieille-Serbie, dans la haute plaine du Vardar, dans les plaines d'alluvions du lac d'Okrida, les paysans Albanais venaient s'etablir en groupe; ils descendaient de leurs pauvres montagnes, prenaient ou recevaient les terres en friches ou les terres du gouvernement, fondaient un village, puis un autre, entouraient les centres slaves, puis les rejetaient plus loin et continuaient leur marche en avant. L'expulsion des villages slaves ne se faisait pas par la force, mais par une douceur a laquelle se joignait l'appareil de la force; l'Albanais est belliqueux, ardent, tenace et adroit; il avait le droit traditionnel de porter le fusil. Aussi, des qu'un village slave etait entoure de villages albanais, il abandonnait de lui-meme la partie, tant ce voisinage lui paraissait redoutable. Ainsi la nationalite albanaise, apres avoir affirme sa vitalite au cours de l'histoire, avait pris au debut du XXe siecle une expansion nouvelle extraordinaire. Tel est l'etat ou elle se trouvait au moment de la chute de la Turquie d'Europe; cela laisse presager les difficultes de demain. Ce peuple vigoureux, ardemment national, en plein essor depuis trente ans sur toutes ses frontieres, maitre de la moitie de la Turquie d'Europe, on aurait pretendu le supprimer; qui va se charger de l'operation que n'ont pas reussie les Turcs depuis cinq siecles? Des lors, si l'on adopte comme formule nouvelle de la politique en Orient celle des "Balkans aux Balkaniques", comment refuser le droit a l'autonomie au seul peuple qui ait su toujours conserver son autonomie de fait sous le joug turc? * * * * * Si donc c'est la nature des choses qui legitime l'autonomie de l'Albanie, le _Ballplatz_ n'a-t-il fait que modeler sur elle sa politique? On ne saurait nier que, si l'Albanie n'a pas ete--tout au contraire--une invention diplomatique de l'Autriche et de l'Italie, ces deux puissances se sont servies de cette creation necessaire pour imposer les desseins personnels de leur politique. Elles n'ont pas voulu repeter la fable de _l'Huitre et les Deux Plaideurs_; et quand le juge serbe ou grec, du droit de la victoire, a voulu saisir l'objet des ambitions italo-autrichiennes, les deux monarchies y ont mis un brutal hola. Mais la politique d'un Etat a le devoir d'etre egoiste et, quand elle peut l'etre en profitant de la nature des choses, qui aurait le droit de lui reprocher d'etre une politique interessee? Toutefois, et c'est la le point qu'il convient d'examiner, comment l'Autriche-Hongrie a-t-elle concu la creation de l'Albanie, et cette conception n'est-elle pas a l'origine de toutes les difficultes de l'heure presente? L'observateur equitable doit reconnaitre la tres difficile situation de l'Autriche-Hongrie en presence de la liquidation balkanique. Quand, sans s'en douter, elle l'a amorcee par l'annexion de la Bosnie, dont la conquete de la Tripolitaine a ete la suite, elle etait loin de penser que l'operation se poursuivrait comme on l'a vu. Sa diplomatie a ete prise deux fois au depourvu, la premiere en escomptant la victoire turque, la seconde en escomptant la victoire bulgare. Chaque fois elle a manque d'energie avant et de doigte apres. L'Autriche, en effet, pour qui veut se mettre un instant a la place de ses dirigeants, a dans les Balkans trois interets essentiels a sauvegarder, qu'on peut ainsi formuler: en premier lieu, liberte de la mer Adriatique, pour n'y etre pas enfermee, et par suite garantie que Vallona ne tombera pas au pouvoir d'une puissance grande ou petite; en second lieu, maintien des debouches economiques qui ont une importance capitale et traditionnelle pour le commerce de la monarchie habsbourgeoise; en troisieme lieu, maintien de l'equilibre des forces en Orient, pour n'etre pas prise dans un etau entre une union balkanique presumee et la Russie. A la veille de la premiere guerre, si l'Autriche avait prevu les deux solutions possibles, au lieu de ne songer qu'a une, il y a lieu de croire qu'elle aurait obtenu facilement satisfaction; un homme d'Etat, comme le comte d'AErenthal, aurait pris ses precautions, en faisant savoir a l'avance a la Grece qu'il considerait comme intangible Vallona et toute sa region, a la Serbie que, si celle-ci pouvait s'emparer de la Vieille-Serbie, l'Autriche reoccuperait le sandjak et elle demanderait la promesse d'une liaison ferree directe de la Bosnie a Uskub ainsi que des avantages economiques. Ces demandes, presentees avec energie et habilete avant la guerre, auraient sans doute ete accueillies avec empressement par la Serbie, au prix d'une neutralite bienveillante. Quant a l'equilibre des forces en Orient, il etait aise de l'assurer: Grece et Roumanie avaient trop d'interet a se mefier d'une preponderance slave. Au lieu de suivre une telle ligne de conduite, prudente, profitable et energique, l'Autriche, ballottee par les circonstances, n'a su que menacer, contracter d'enormes depenses, amener une crise economique interieure, puis concevoir une Albanie, non pas creee sous sa protection pour maintenir l'equilibre des influences et faciliter la liquidation balkanique, mais inventee pour mettre obstacle au plus legitime desir de la Serbie, celui de s'assurer un port sur la mer. A ce moment l'Autriche-Hongrie, au lieu de ne prendre en consideration que ses propres interets essentiels, a eu egard a ceux des autres, mais pour s'y opposer. Le noeud de la crise presente et des difficultes futures est la: la Serbie, dans le partage des territoires, avait obtenu son lot legitime et la satisfaction de son interet capital: avoir un port libre lui appartenant; l'Autriche ne pouvait a aucun titre pretendre qu'une telle ambition heurtait ses interets essentiels; cependant, elle a mis son honneur a interdire a la Serbie l'acces de l'Adriatique, en jouant de l'autonomie de l'Albanie, comme si l'Albanie et les legitimes interets de l'Autriche en ce pays etaient en quoi que ce soit en danger, au cas ou les Serbes auraient pu creer un port purement commercial dans l'extreme nord de la contree. Des lors toute la diplomatie de l'Autriche etait determinee: une creation juste et heureuse, ou l'Autriche aurait pu exercer son influence, etait transformee en une machine de guerre contre la Serbie par une politique malhabile, contraire aux vrais interets de l'Autriche et infiniment pernicieuse dans ses resultats. Rejetee de l'Adriatique, la Serbie devait se retourner vers la Bulgarie et lui demander une compensation; c'est bien sur quoi comptait l'Autriche, et des lors elle ne pensa qu'a brouiller les deux allies; la Bulgarie se laissa tourner la tete par les promesses viennoises; mais Vienne et Sofia recurent une rude lecon, dont les resultats, si merites qu'ils fussent, n'en sont pas moins deplorables, car ils sont pleins de dangers pour le lendemain. Une liquidation balkanique bien faite aurait du assurer a la fois un equilibre des puissances des Balkans proportionnel a leur force d'avant la guerre et une attribution des territoires conforme dans les grandes lignes aux voeux des populations. De toute maniere, ce dernier voeu etait difficile a etablir, les nationalites etant emmelees au plus haut degre. Mais, avec des sacrifices, des arrangements et des assurances reciproques, un etat de choses convenable pouvait etre etabli. Monastir paraissait devoir etre le point d'ou rayonneraient toutes les dominations. A la veille de la guerre, on pouvait tracer sur une carte de Macedoine deux lignes, l'une partant du lac d'Okrida et aboutissant a Monastir et a Salonique, l'autre partant de Prizrend, passant a Uskub et rejoignant la frontiere serbe; ainsi la Macedoine et la Vieille-Serbie etaient divisees en trois parties, l'Albanie mise a part; dans l'ensemble, malgre de nombreuses exceptions, les Grecs dominaient au sud de la premiere ligne, les Serbes a l'ouest de la seconde et les Bulgares entre les deux; mais la part des Serbes, meme en leur attribuant le debouche sur l'Adriatique, aurait ete un peu faible et l'equilibre des forces demandait qu'on la grossit; leur assurer la plaine d'Uskub et la region entre Uskub et Monastir au moins jusqu'a Krchevo n'etait pas exagere, d'autant que si ce pays se disait bulgare, il avait ete longtemps simplement slave et la conversion au "bulgarisme" etait recente. Ainsi, le centre des Balkans, Monastir, le lac d'Okrida et la chaine de Ferizovic a Koritza devenait le centre de dispersion des souverainetes serbe, bulgare, grecque, albanaise. Une telle liquidation pouvait preparer un _statu quo_ a la fois definitif, equitable et equilibre. L'initiative autrichienne rejetant la Serbie de l'Adriatique, la lancant ainsi par contrecoup contre la Bulgarie, a produit la victoire serbo-grecque et le partage de territoires que l'on connait, legitime fruit de la victoire, si l'on veut, mais anormal et gros de perils: non seulement les parts ne sont plus equilibrees; mais on taille en plein corps dans des populations d'autres nationalites pour les rattacher a des souverainetes contraires a leurs voeux. La paix de Bucarest est donc une paix boiteuse; elle porte en elle-meme les germes qui la remettront en question; est-ce la faute de la Roumanie, de la Serbie et de la Grece? Celles-ci ne pouvaient agir autrement qu'elles ont fait; a la demande de revision de la paix formulee par l'Autriche, elles auraient pu repondre: "Nous acceptons; nous reconnaissons avoir enleve a la Bulgarie des territoires qui sont habites par ses fils; nous savons que jamais un Macedonien bulgare du royaume n'oubliera que les Serbes detiennent Monastir et Okrida, le monastere de Saint-Naoum et les couvents bulgares, que les Grecs possedent les regions centrales ou les Bulgares sont l'immense majorite; l'exemple de l'Occident montre que les annexions injustes, meme si les circonstances les expliquent, pesent sur le cours de l'histoire; mais, alors, rendez-nous a nous, Grecs, cette Epire que vous nous refusez, rendez-nous a nous, Serbes, ce debouche vers l'Adriatique dont vous nous avez interdit les abords." La revision des traites de Londres et de Bucarest serait infiniment desirable, mais elle depend de l'Autriche et de l'Italie; elle devrait porter sur quatre points pour se conformer aux droits des nationalites et a l'equilibre des forces: 1 deg. maintenir la frontiere bulgaro-turque etablie par l'entente directe des deux Etats, les Bulgares n'ayant d'ailleurs aucun droit sur la Thrace, qui n'est pas bulgare; conceder par contre aux Bulgares des territoires dans le centre de la Macedoine, ou domine leur nationalite; 2 deg. donner a la Grece l'Epire jusqu'au golfe de Vallona et au cours de la Vopussa; 3 deg. assurer a la Serbie un port commercial et une voie d'acces a l'Adriatique; 4 deg. laisser a l'Albanie la vallee de Dibra et reporter la frontiere aux sources du Vardar. C'est assez dire que la refonte juste et equilibree des traites est aussi improbable qu'elle serait souhaitable. Pour l'avenir, pour la securite et la bonne organisation de l'Albanie, la politique autrichienne aura des suites deplorables: au lieu de creer un Etat bien constitue, on l'ampute d'un cote et on l'alourdit d'un autre d'un point mort. Dibra et sa vallee sont partie integrante de l'Albanie; les lui enlever, c'est creer une cause de perpetuel dissentiment entre Serbes et Albanais; la vallee est entouree de hautes montagnes qui servent de repaire aux tribus, dont la ville est le marche; l'hiver, elle est coupee de toute communication; une gorge resserree, celle du Drin noir, la met en relation difficile avec Okrida, une autre avec Kukus et la vallee du Drin blanc; j'ai sejourne dans ces tribus, je connais leur etat d'esprit et j'estime qu'une telle annexion, sans profit pour la Serbie, ne servira qu'a etre une occasion permanente de conflit entre celle-ci et les Albanais. Dibra doit rester a l'Albanie et n'est pour les Serbes qu'un present dangereux. Mais si on la leur retire, on leur doit une compensation, celle qu'on leur refuse, le port libre et le debouche commercial. Par contre, quel poids mort va tramer l'Albanie en Epire! Les populations orthodoxes de langue grecque se disaient albanaises contre le Turc musulman, mais elles se sentent grecques contre l'Albanie musulmane. Ici encore l'Autriche et l'Italie mettent leur honneur a soutenir des conceptions qui ne correspondent a aucun de leurs interets essentiels; elles voudraient creer au nouvel Etat le maximum d'embarras qu'elles ne s'y prendraient pas autrement. Ainsi les plus graves difficultes du present et de l'avenir ne sont pas, dans les Balkans, le fait de la creation d'une Albanie autonome, conception juste et je dirai necessaire; mais elles sont le resultat de la politique autrichienne et, dans une moindre proportion, de la politique italienne; c'est a ces diplomaties et a elles seules que l'on doit la mauvaise repartition des territoires et ses consequences: l'etat instable des Balkans, les menaces de l'avenir, les mauvaises frontieres de l'Albanie demembree au nord, alourdie au sud, les difficiles relations avec ses voisins que menage au nouvel Etat une telle situation. * * * * * L'Albanie autonome existe de par la force de sa nationalite et la volonte de l'Europe. D'apres le spectacle des hommes et des choses, est-il possible d'esquisser les grands traits de sa vie politique et economique de demain? Sa vie politique internationale est nee d'evenements qui ont donne de nouvelles directions aux diplomaties europeennes et modifie profondement l'equilibre de notre continent. Dans les causes qui ont amene ces evenements, les Albanais ont une part capitale: leur revolte, leur triomphe et l'anarchie qui en est resultee en Turquie ont provoque les convoitises et ruine la force de resistance de l'empire turc en Europe, ainsi que je l'ai montre dans l'Albanie inconnue. Si la question albanaise a eu de si profonds retentissements sur l'Europe entiere au moment de la naissance de cet Etat, est-il exagere de croire que sa vie politique aura une repercussion non moins importante sur l'equilibre diplomatique du vieux monde? Qu'on veuille bien y songer. On dit habituellement: l'Albanie va etre un jouet entre les mains de l'Autriche et de l'Italie; ce sera un fantome d'Etat Autonome; Vallona, Durazzo, Scutari seront les capitales nominales, Vienne et Rome les capitales reelles. Aussi, par avance, recule-t-on le plus possible les limites de ces frontieres pour agrandir le gateau a partager. La creation de l'Albanie, conclut-on, n'est qu'une hypocrisie diplomatique pour cacher une mainmise des deux Etats sur une partie des Balkans. Laissons pour un instant les vues actuelles de la _Consulta_ et du _Ballplatz_ et considerons seulement la realite: est-on si assure que l'Albanie ne sera qu'un jouet entre les mains des deux puissances de la Triplice? est-on si assure que les deux partenaires tireront dans le meme sens les ficelles de ce jouet? Je ne crois point pour ma part a une mainmise _facile_ sur l'Albanie; la Bulgarie voisine donne une eclatante lecon de choses sur l'ingratitude des Etats; cependant, la race, la religion, la fraternite d'armes rapprochent la Bulgarie de la Russie; combien vite cependant la liberation par le peuple frere a-t-elle ete oubliee a Sofia! Les Albanais sont-ils moins farouches que les Bulgares? ont-ils avec l'Autriche et l'Italie des souvenirs et des parentes analogues? J'ai quelque tendance a penser que les beys, qui ne sont point sans finesse, menageront les deux puissances aussi longtemps qu'il le faudra, recevront leurs dons,--car, comme me disait l'un d'eux, on ne recoit que des riches,--accueilleront leurs envoyes et leur argent, leurs banques et leurs ingenieurs, mais que, loin d'etre des jouets, c'est eux qui se joueront de leurs protecteurs. En ce moment commence une partie extremement curieuse: de chaque cote on va escompter les divisions futures de l'adversaire; l'Albanais regarde les deux allies et se demande comment il mangera aux deux rateliers sans etre lui-meme mange, en cultivant comme par le passe les mefiances reciproques; les deux allies considerent les Albanais et cherchent comment ils pourront semer la division entre eux pour les dominer par un de leurs hommes de confiance. Dans une telle partie, si un Albanais peut se faire ecouter, il a beau jeu, car une intervention par occupation et partage rencontre le plus grand obstacle: c'est le meme point et un seul, Vallona, son port et sa region, dont la non-occupation par l'autre partenaire est d'interet fondamental pour l'Autriche, si elle ne veut pas etre embouteillee dans l'Adriatique, et pour l'Italie, si elle ne veut pas voir toutes ses cotes adriatiques tenues sous la menace d'un Vallona autrichien. Des lors, qui ne voit le role que va jouer l'Albanie dans la politique du monde? C'est pour y assurer le _statu quo_, autant que pour se premunir contre une attaque en Lombardie que l'Italie a souscrit au pacte triplicien avec l'Autriche. Si, en Albanie, de negative la politique des deux allies devient positive, que va-t-il en sortir? Elles ont mis la main dans l'engrenage, les voici face a face, cote a cote; hier elles accordaient leurs interets et faisaient un mariage contre leur inclination; mais voici qu'il faut cohabiter: observons le nouveau menage. Une attitude d'observation et d'expectative est la seule, en effet, qui convienne a notre pays en Albanie. Mais ce desinteressement provisoire ne doit pas etre un oubli, car d'Albanie peuvent naitre des evenements susceptibles de modifier a nouveau l'equilibre europeen. L'arbitre de Berlin au gantelet de fer reussira-t-il toujours a imposer sa decision en cas de peril? qui peut dire? L'Italie aurait tort de se plaindre de l'allie allemand, qui lui a donne le temps depuis 1878 de se fortifier pour parler en egale de l'empire voisin; mais la monarchie habsbourgeoise peut se croire jouee; Bismarck lui a montre les Balkans pour la detourner du Nord: son expansion balkanique est arretee, le commerce allemand y remplace le sien et voici qu'en Albanie c'est l'autre allie qu'elle rencontre, parce qu'en trente ans la Triple Alliance a donne a celui-ci le temps de grandir. Qui peut dire si l'Albanie n'amenera pas le jour ou l'empire allemand sera incapable de maintenir les deux allies dans l'obedience; ou la paix sera en danger parce que la Triple Alliance brisee; ou l'un ou l'autre des deux seconds voudra satisfaire ses ambitions ou liberer sa politique? Si ce jour venait, grace a l'Albanie, quelle suite ne pourrait-il pas avoir dans l'histoire europeenne! Trois attitudes seraient alors possibles pour notre pays: laisser faire, mais l'arme au bras, toute modification au _statu quo_ dans l'Europe centrale devenant _casus belli_; passer des ententes appropriees avec l'Italie; enfin, constituer avec l'Autriche-Hongrie et la Russie cette ligue des trois grandes puissances continentales que Bismarck craignait seule au monde. La situation diplomatique de notre pays serait merveilleuse en pareil cas, mais encore faut-il voir, prevoir et vouloir et ne pas laisser a nouveau passer l'heure; si l'affaire d'Albanie devenait jamais une nouvelle affaire des duches, cette fois italo-autrichienne, ne recommencons pas l'impardonnable abandon de la diplomatie du second Empire, faute de courage, d'initiative et de volonte. Mais ce sont la vues d'un avenir, peut-etre lointain, peut-etre proche; la rivalite anglo-francaise en Egypte, qui a pese sur l'histoire de l'Europe depuis le milieu du XIXe siecle, a mis des annees a devenir aigue; elle n'a pas empeche l'alliance des deux Etats et la guerre de Crimee, elle est restee latente une trentaine d'annees, pour n'eclater qu'en 1880; mais alors pendant trente ans elle a separe profondement les deux peuples jusqu'au jour ou l'un d'eux a abdique en Egypte au profit de l'autre. Si l'Albanie devient une Egypte italo-autrichienne dont le canal d'Otrante serait l'isthme de Suez, qui peut dire combien de temps durera chacune des periodes d'histoire de ce condominium, ni comment finira ce dernier? Aussi, si l'attitude de notre pays en Albanie doit etre une politique d'expectative, cela ne veut point dire que nous n'ayons qu'a laisser face a face les deux rivaux et a quitter le terrain. Il est international de par les traites; donc restons-y, jusqu'au jour du moins ou l'on nous paiera cet abandon; des institutions internationales doivent etre creees en Albanie; gardons-y notre place, comme en Egypte les puissances de la Triplice eurent le soin de le faire, pour jouer plus facilement et du dedans de la rivalite franco-anglaise et pour conserver une monnaie d'echange. Mais, si nous devons veiller a garder le plus possible le caractere international aux organisations economiques albanaises et a y reserver notre role jusqu'au jour ou, par une tractation interessee, nous pourrons etre amenes a l'abandonner, il serait contraire a cette politique d'expectative de lier nos votes a ceux d'une des deux rivales. Soyons neutres entre elles; nous n'avons rien a gagner en ce moment a nous aliener l'une d'elles; assurons-les, tout au contraire, de notre concours complet en vue de la bonne organisation de l'Etat albanais et du respect de leurs interets legitimes. Mais gardons notre place et observons le menage italo-autrichien, non de loin en spectateur, mais de pres en acteur, gardant en main tous les atouts d'une partie qui peut un jour se jouer. L'Albanie, constituee ainsi sous le protectorat de fait de ses deux puissants voisins, est-elle gouvernable? Certains pretendent volontiers qu'elle est incapable de toute vraie civilisation; M. Gustave Lanson, presentant une critique de mon ouvrage _l'Albanie inconnue_, ecrit: "N'oublions pas que, si le Turc est souvent un excellent homme, le regime turc fut toujours une detestable chose. Depuis 1360 qu'ils ont Andrinople, depuis 1453 qu'ils ont Constantinople, ces vainqueurs ont-ils etabli en Macedoine et en Thrace un gouvernement tolerable aux vaincus? La conquete ne cree pas par elle-meme un droit: elle se legitime avec le temps par la reconciliation du peuple conquis et son consentement au pouvoir du conquerant. Je ne donne pas la une theorie revolutionnaire, empoisonnee de romantisme et de liberalisme; c'est celle de Bossuet. "La faiblesse de l'empire turc, c'est qu'il n'a jamais eu de fondement que la force: en cinq siecles, il n'a pas su donner une patrie a ses sujets chretiens. De plus, voyez le recit de M. Louis Jaray: "Routes, ponts, fleuves, partout ou le Turc et l'Albanais sont maitres, c'est l'incurie, la negligence; les anciens travaux sont en ruines, les eaux voguent et ravagent. On n'entretient pas les ouvrages d'art, on n'utilise pas les forces naturelles. "Et des qu'on passe la frontiere du Montenegro,--de ce petit Montenegro qui, vu de Paris, ne nous parait pas beaucoup moins sauvage que les montagnes d'Albanie,--les routes sont bonnes; a defaut de chemins de fer, des services d'automobiles sont organises. La civilisation fait son oeuvre. "Il faut bien le dire,--et on peut le dire sans etre taxe de clericalisme,--avec le musulman, il n'y a rien a esperer: le chretien est civilisable quand il n'est pas civilise. Le plus inculte paysan bulgare contient en lui plus d'avenir que le Turc le plus raffine, qui parle anglais, allemand et francais sans aucun accent et qui peut causer avec vous de droit, de philosophie ou des petits theatres de Paris." Que la these du savant professeur a l'Universite de Paris soit ou non conforme aux faits en ce qui concerne les conquerants turcs, il n'importe, car il s'agit ici des Albanais et non des Turcs; or, bien loin de ne se soucier ni des ecoles, ni des voies de communication, ni des progres materiels, les beys albanais les desirent, les commercants albanais les appellent de leurs voeux, et c'est toujours le gouvernement de la Turquie qui, dans son interet de domination, a enferme volontairement la population albanaise dans son isolement et son ignorance; l'Albanie n'a pu se developper economiquement ni intellectuellement sous le joug turc, non plus que les autres nations chretiennes des Balkans avant leur liberation et pour les memes raisons. Serait-ce que l'Albanais musulman serait incapable de progres et d'organisation, parce qu'il a embrasse la foi de Mahomet? La preuve est difficile a faire et le mieux est de laisser l'experience se produire. Le seul temoignage que je puisse rapporter est qu'au stade de civilisation actuel, je n'ai pas note de differences appreciables entre l'etat social des Albanais des trois religions, et rien ne m'a paru plus semblable a un montagnard catholique de Mirditie qu'un habitant musulman de Liouma, ou a un bey catholique de Scutari qu'un bey musulman de Tirana. En verite, l'obstacle qui s'opposera a l'organisation politique en Albanie sera surtout ce que l'on a appele l'anarchie albanaise; a bien examiner les choses, il faut remplacer le mot "anarchie" par celui d'organisation sociale aujourd'hui inconnue dans le monde moderne. Prenez une carte de l'Albanie autonome: un peu plus d'un tiers du pays en etendue n'obeit qu'aux chefs de village; on peut delimiter cette region en tracant une ligne depuis la nouvelle frontiere vers le lac de Scutari, au nord de la ville du meme nom, jusqu'au lac d'Okrida; cette ligne laisserait au sud les villes d'Alessio, Kroia, Tirana, El-Bassam; le massif des montagnes du nord compris entre cette ligne et la frontiere, comme d'ailleurs la region de Dibra, aujourd'hui en Serbie, est habite par des tribus qui en sont a l'etat social des clans gaulois au temps de Vercingetorix. Quant a la region des montagnards catholiques, de Scutari a Alessio et Kroia, elle est a peine differente; toutefois, deux autorites centrales y subsistent, celle du prince des Mirdites et celle du pouvoir religieux. La situation est a peu pres la meme dans les montagnes entre Berat, El-Bassam et le lac d'Okrida, et meme, d'une maniere generale, dans toutes les regions montagneuses d'Albanie. Dans l'ensemble, cette partie du pays n'a jamais reconnu l'autorite souveraine du Sultan, mais seulement son autorite religieuse. Elle est divisee, de temps immemorial, en confederations; mais aucune de ces confederations, sauf celle des Mirdites, n'obeit a un pouvoir central et ce n'est que dans les cas graves et contre l'envahisseur que les clans s'unissent et nomment un chef qui les menera a la bataille. En temps ordinaire, les seules autorites reconnues jusqu'ici etaient donc celles des chefs de village; les montagnards ne payaient pas l'impot et ne faisaient de service militaire que comme volontaires ou en cas de guerre sainte. Le reste du pays se trouvait a un stade un peu plus avance de l'evolution sociale; il en etait a la fin du regime feodal et payait l'impot d'argent et l'impot du sang au souverain et en meme temps au seigneur feodal ou bey. Enfin les villes de la cote, Scutari, Durazzo, Vallona, ont des analogies avec les villes et ports marchands du moyen age, ou les commercants ont impose des regles et des coutumes. Dans un tel milieu, si l'on pretend du jour au lendemain appliquer nos usages modernes, les principes d'egalite devant l'impot, de service militaire obligatoire, d'organisation judiciaire uniforme, etc., l'echec est certain. Comme on ne transforme pas des masses d'hommes du jour au lendemain, il faut adapter les institutions aux hommes et faire au temps sa part. A ces clans gaulois, a ces feodaux, a ces communes marchandes, il importe de ne demander que ce qu'ils peuvent donner et d'imiter nos rois de France qui, pour batir leur royaume, procedaient lentement et saisissaient toutes les occasions d'infiltrer leur autorite. Pour reussir une tentative d'organisation politique de l'Albanie, il faut lui donner un chef, qui soit pour les Albanais un symbole vivant de cohesion; malheureusement, aucun homme en Albanie ne jouit d'un prestige qui lui assure une reconnaissance unanime comme prince. La designation d'un membre de la famille du Sultan aurait eu l'avantage de lui concilier les musulmans, surtout des tribus, qui auraient vu en lui un chef religieux. On ne saurait oublier l'importance de ces tribus et leurs severes traditions religieuses; l'infiltration chez elles sera difficile; la nomination d'un prince musulman l'aurait facilitee. Par contre, un prince etranger trouvera peut-etre moins de defaveur aupres des Albanais catholiques, mais il ne doit pas s'attendre a rencontrer en eux un veritable appui; il ne saurait leur demander ni hommes, ni argent; en ce cas, les influences religieuses et l'Autriche pourront faciliter sa tache. Enfin, il n'aurait pas ete impossible de concevoir autrement le point de depart d'une organisation politique en Albanie; on aurait pu s'adresser a une des grandes familles de beys, ayant deja dans le pays influence, relations, richesses et hommes d'armes; des avances et des concours lui auraient permis d'etendre peu a peu son rayon d'action; une politique adroite aurait pu amener d'autres beys a se declarer feudataires du prince albanais, au prix d'une assez large autonomie de fait, comportant toutefois le paiement d'un tribut; ainsi, lentement, l'organisation centrale aurait fait tache d'huile et pacifie le pays, non sans bien des a-coups et des difficultes, d'ailleurs. De tous ces systemes, c'est le second qui a ete choisi, sans doute parce que l'Autriche et l'Italie ont cru ainsi s'assurer plus de securite pour l'avenir. Les merites de l'homme designe pour cette oeuvre pleine d'embuches ne seront pas un des moindres facteurs de la reussite ou de l'insucces de l'operation. En tout cas le prince de l'Albanie, qui a pour mission de creer un Etat et de developper les ressources naturelles du pays, commettrait la plus grave erreur en pretendant y transplanter tout d'un coup les institutions politiques en faveur au XXe siecle. Si l'on veut tenter quelque organisation serieuse en Albanie, qu'on ne commence pas par y constituer, comme on l'a fait a Vallona, une caricature de regime parlementaire avec chambre, senat et ministere pretendu responsable. L'Albanie a besoin d'organisateurs, non d'orateurs; il y a une rade et dure besogne a y accomplir; les phrases n'y suffisent pas; le regime parlementaire repond a un autre etat d'esprit et a d'autres besoins; quand les cadres d'une societe sont anciens et solides, les esprits cultives et critiques, la richesse generale, l'organisation sociale assise, la direction gouvernementale marche par la force des traditions et de la bureaucratie; les disputes et les discours du parlement n'ont qu'une influence reduite sur la societe et l'organisme gouvernemental; leur influence corrosive perd de son venin; par contre, ces institutions donnent des garanties a la liberte individuelle contre les abus du pouvoir. Mais, dans un pays ou tout est a creer, ou il faut faire un Etat, mettre debout des cadres et des hierarchies, ou il faut en un mot organiser, il convient de laisser de cote les discours et les parlements. Il faut se rendre compte qu'un des vices profonds du regime parlementaire, qui comme tout regime a son revers, est la confusion qu'il etablit entre le politique verbeux et l'homme d'Etat: qui ne sait pas parler ne saurait etre ministre, qui n'est pas orateur n'a pas vocation au commandement. Or, tout au contraire, il y a de fortes chances pour que le grand organisateur, l'homme d'Etat de haute envergure ne soit pas un orateur ou n'aime pas parler; Maeterlinck a ecrit un de ces mots profonds qui ouvre, comme une pensee de Pascal, des echappees sur l'infini: "Quand les levres dorment, les ames se reveillent." Qu'est-ce a dire, si ce n'est que les grands penseurs, les vrais hommes d'Etat, les intelligences ayant de l'avenir dans l'esprit sont des silencieux; un Richelieu, un Colbert, un Napoleon auraient peu goute la reunion publique ou la tribune parlementaire; la grande faiblesse du regime moderne de gouvernement est d'ecarter du pouvoir l'organisateur ou l'homme d'Etat meme genial, s'il n'est pas un orateur, et d'y pousser le politique bavard et l'improvisateur prestigieux; la facilite ou le talent de paroles, l'esprit de repartie, n'a cependant rien de commun avec la force de la pensee, la penetration de l'esprit, la vue de l'avenir, la surete du jugement, la prevision du lendemain, le talent de l'organisation, l'autorite de la personne, la force du caractere, toutes choses qui, reunies, constituent le don du gouvernement et les qualites essentielles de l'homme d'Etat; l'Albanie a besoin d'organisateurs et d'hommes de gouvernement: qu'on ne lui inflige pas le regime des beaux parleurs. Qu'on ne pretende point non plus instaurer en Albanie le regime moderne de la propriete et de l'egalite des charges entre les citoyens. Si a une revolution politique on veut ajouter une revolution sociale, on ne saurait s'y prendre autrement. L'autorite centrale devra percevoir les impots dans les villes, puis dans les villages qui avaient l'habitude de le payer; elle aura a eviter les abus de perception jadis si frequents; puis peu a peu elle tachera d'amener le reste du pays au versement regulier d'un tribut, sans pretendre a une egalite immediate, et en tenant compte des traditions locales, de l'organisation feodale, domestique et collective. La mise en valeur du pays et la securite des communications doit preceder et non suivre le recouvrement _general_ de l'impot, et ce n'est d'ailleurs pas une des moindres difficultes du nouveau pouvoir. Enfin, le prince de l'Albanie pourra utilement s'appuyer sur les facteurs d'union et de cohesion, qui subsistent dans le pays: d'abord le sentiment tres vif de la nationalite, les souvenirs historiques que symbolisent toujours l'etendard de Scanderbeg et son hymne guerrier, le gout de l'independance et la fierte de defendre le sol albanais contre l'etranger. De ces sentiments, il importe de tirer parti, car ils sont de ceux qui sont a la base d'une formation nationale. Pourront-ils triompher des sentiments contraires, des haines de religion, des competitions de clans, des hostilites et des jalousies des grandes familles de beys, des manoeuvres et des embuches de l'etranger, l'histoire des prochaines annees nous l'apprendra. Mais l'oeuvre a entreprendre n'est pas indigne d'une noble ambition. Rien n'autorise a affirmer qu'elle est impossible et que l'Albanie est ingouvernable. Les difficultes et les perils sont visibles; peut-etre peut-on esperer en triompher. Dans ce dessein, il ne serait pas inopportun de constituer une federation de cantons, dont chacun conserverait une certaine autonomie interieure; on respecterait ainsi les influences existantes, les particularites religieuses et les traditions des tribus de la montagne. En tout cas, un des moyens les plus efficaces de cohesion serait d'assurer, par une mise en valeur intelligente, la prosperite du pays et le developpement de ses richesses latentes. * * * * * Sans doute l'Albanie ne saurait pretendre a un avenir economique aussi brillant que celui de la Macedoine et de la Vieille-Serbie. La montagne y occupe de trop vastes territoires; les terres fertiles des vallees et des plaines cotieres y sont trop limitees; mais cependant que de richesses a mettre au jour! Il serait faux de croire que la main-d'oeuvre manque ou est inhabile. Sans doute, la population de l'Albanie autonome ne parait pas depasser actuellement 1500000 a 1800000 habitants; encore ces chiffres sont-ils tres incertains, puisque, sur la moitie du pays, on ne possede aucun renseignement d'ensemble precis. Mais, si ces elements sont bons, ils suffisent pour la mise en valeur du pays. Il est vrai qu'on soutient que l'Albanais est homme d'epee et n'est que cela: que faire, dit-on, avec de telles gens? Mes observations me rendent moins pessimiste a cet egard. Il est vrai que l'Albanais est un guerrier dans l'ame, car voila des siecles qu'il est habitue au peril et a la lutte; l'education d'un peuple ne se refait pas du jour au lendemain; mais je suis convaincu que l'Albanais peut parfaitement s'adapter aux travaux de toute nature, et je n'en veux pour preuve que ceux que je leur ai vu pratiquer: dans tout le centre de l'Albanie, l'homme libre de la campagne est un paysan dont les methodes sont arrierees, mais qui possede l'amour de la terre et le culte de sa petite propriete; meme dans les montagnes du nord, des qu'un coin de sol est cultivable, on l'exploite et, si les moyens sont rudimentaires, ils montrent en tout cas le gout de la culture; les Albanais emigres a Constantinople ont la reputation d'etre des jardiniers aussi habiles que les Bulgares. Aptes a l'agriculture, ils le sont aussi au commerce: beaucoup de negociants de Scutari, de Durazzo, de Vallona, de Prizrend sont des Albanais, et ceux de Scutari, connus pour leur savoir-faire, sont des fils des rudes montagnards qui entourent la ville. Autant qu'on peut en juger, ils semblent etre aussi capables de s'adapter a l'industrie: n'est-ce pas eux qui a Prizrend, a Diakovo, a Ipek, comme a Tirana ou a El-Bassam, travaillent l'or et l'argent, ciselent les ornements de fer, fabriquent ces beaux pistolets de cuivre, ces poignards incrustes, ces yatagans magnifiques? A Prizrend, j'ai visite toute une partie du quartier commercant ou forgerons et ouvriers albanais exercent ces metiers et y sont reputes pour leur habilete; sans doute ces industries locales sont en decadence; la pacotille de l'Europe centrale s'infiltre peu a peu; mais les qualites natives de la race s'affirment encore: l'Albanais, generalement intelligent, vigoureux, subtil, est tres capable de s'adapter a tous les metiers, comme d'ailleurs il le fait deja dans les villes ou il emigre. Mais agriculture, commerce, industrie, voies de communication, moyens d'echange, tout est a creer ou a perfectionner, car volontairement la Porte a tout laisse a l'abandon. Actuellement l'Albanie est un pays purement agricole: la culture de certains produits, l'industrie pastorale et forestiere forment la presque totalite de sa production. Celle-ci est mise en valeur par la petite propriete patriarcale et la grande propriete feodale: la premiere revet une forme presque collective dans les tribus des montagnes du nord et une forme plus etroitement familiale chez les paysans du centre; la seconde comporte dans le centre, a l'ouest et au sud, de vastes domaines exploites par des fermiers. Grands et petits proprietaires cultivent surtout le mais et, en seconde ligne, le ble d'un bout a l'autre du pays; puis l'olivier a partir de Durazzo, particulierement sur la cote; le riz le long de quelques fleuves, dans la plaine d'El-Bassam et sur les rives de la Vopussa; le coton aux environs de Vallona; enfin les fruits et un peu de seigle, d'avoine et d'orge. Mais une tres grande partie des terres cultivables restent en friche, faute de securite et de moyens de communication, faute aussi du desir de les mettre en valeur, l'echange etant insuffisamment developpe. Le ble notamment pourrait prendre une extension considerable et etre exporte. Toutes ces cultures donnent d'excellents produits, le climat etant favorable, selon les lieux, au mais, aux fruits, au riz et au coton. Cette production pourrait donc non seulement etre beaucoup plus considerable en quantite, mais aussi grandement amelioree: on se sert presque partout des charrues les plus antiques; le battage du grain est archaique; la vigne, qui pousse merveilleusement bien, est attaquee par les maladies et les indigenes ne savent comment la proteger, de meme qu'ils ignorent les bons procedes de fabrication du vin; l'olivier est renomme, mais l'huile d'olive est mal faite. La production agricole doit donc etre etendue et amelioree; l'extension de la securite, le developpement des communications et des echanges, la creation de fermes modeles et d'ecoles pratiques d'agriculture paraissent les moyens les meilleurs pour arriver au resultat desire; de la sorte, l'Albanie n'aura plus besoin d'importer du riz et du vin et pourra exporter son ble et son huile d'olive. Les memes observations peuvent etre faites pour l'industrie pastorale: les boeufs, les chevres, les moutons, les chevaux vivent dans tout le pays; mais on ne sait ni les nourrir, ni les soigner lors des epidemies, ni assurer leur hygiene; j'ai vu maints paysans inquiets parce qu'ils se demandaient comment ils allaient pourvoir a la nourriture de leur betail; il n'est pas douteux qu'en cela encore de grands progres soient desirables et rendraient possible une exportation du betail albanais ou de ses produits, peaux et laines, par exemple. Enfin, l'industrie forestiere doit devenir une des plus belles ressources du pays. Il n'est pas un voyageur qui n'ait ete frappe dans toute l'ancienne Turquie d'Europe par la devastation complete des forets; les chevres ont si bien mange en liberte les jeunes pousses que les montagnes presentent partout cet aspect pele et rocailleux si attristant. L'Albanie seule fait exception, et la foret couvre d'immenses territoires de ses essences les plus variees. De Scutari a Durazzo, a partir de quelques kilometres de la cote et indefiniment en allant vers l'est, le voyageur rencontre la foret: d'abord des chenes, des ormes et des frenes, puis des hetres, plus haut encore des pins et des sapins, jusqu'a l'altitude de 1 500 metres environ ou les rochers calcaires ne laissent pousser qu'une herbe rare. On peut dire que du Drin a l'Adriatique, c'est la foret qui domine: j'y suis entre en partant de Prizrend; j'en suis sorti quelques kilometres avant Scutari. Au sud de Durazzo et du lac d'Okrida, la foret commence a faire place aux taillis et a la futaie mediterraneenne, surtout sur la cote; a l'interieur, j'ai encore traverse le long du Scoumbi des bois importants, quoique de moins belle venue que dans le nord; au sud de Vallona et de Koritza, les montagnes cotieres attenuent l'influence du climat mediterraneen et la foret recommence comme dans le nord. Or, de cette magnifique richesse naturelle, rien encore n'a ete mis en valeur; on ne saurait en exagerer l'importance economique, et le nouveau gouvernement doit en tirer parti, en assurer l'exploitation et la protection. Les produits de la terre et des troupeaux resteront longtemps encore la principale richesse du pays; l'industrie proprement dite parait avoir peu de chance de s'y developper prochainement, a la seule exception des industries locales et agricoles; il faudrait, pour qu'il en soit autrement, que des decouvertes minieres se produisent; jusqu'a present, c'est tout juste si l'on a trouve pres de Vallona du bitume que l'on exploite, ainsi que le sel de la cote adriatique. Il semble donc que, jusqu'a nouvel avis, l'attention ne peut se porter que sur les petites industries locales ou domestiques, comme celles des poteries ou des armes, des broderies ou du filage, et sur les industries agricoles, comme celles du bois, des peaux, de la farine, qui pourraient etre protegees et developpees. Cette mise en valeur du pays sera la suite d'une renaissance de sa vie economique: pour la susciter, il faut assurer la possibilite de cultiver et de produire en paix, de vendre ses produits avec facilite et de profiter de son travail, c'est-a-dire la securite, l'absence d'exactions et de razzias, l'etablissement de moyens de communication et de moyens d'echange, la connaissance de ce qui convient a la culture, a l'exploitation des forets, a l'elevage du betail, au commerce, a l'exportation. Or l'Albanie ne connait aujourd'hui ni la paix interieure, ni la justice dans le prelevement des impots; elle n'a ni chemins de fer, ni ecoles pratiques d'agriculture et d'industrie; elle ne possede de lignes telegraphiques que dans les ports, de postes que dans quelques villes du centre et du sud; on compte les routes carrossables, la plupart des voies de communication n'etant que des sentiers a la merci des intemperies; les ports sont laisses dans la plus complete incurie; ceux qui ont besoin d'etre dragues ne le sont pas et les depots des rivieres ensablent San Giovanni di Medua et Durazzo; la fievre paludeenne rend dangereux le sejour sur les cotes, notamment a Vallona, ou rien n'a ete tente pour assainir la region, ou pas meme un eucalyptus n'a ete plante; le systeme monetaire legue par la Turquie est le plus imparfait, le plus complique, le plus anti-commercial qu'on puisse rever; l'organisation du credit est presque inexistante et les operations de banque et de paiement sont faites par les changeurs ou sarafs qui speculent sur l'ignorance generale et l'insuffisance de la monnaie; c'est a peine si, depuis deux ou trois ans, quelques tentatives d'organisation d'ecoles primaires ont ete commencees et, en dehors de celles-ci, il n'existe que des ecoles etrangeres dans les ports, de telle sorte que la masse de cette population intelligente est completement illettree. Au point de vue de l'organisation economique tout est donc a creer. Pour cette oeuvre de longue haleine: construction de routes et de ports, creation d'ecoles, etablissement de ponts et de telegraphes, organisation d'une gendarmerie, institutions monetaires et bancaires, l'Albanie a besoin d'un gouvernement qui sache administrer et en detienne le moyen, c'est-a-dire l'argent. La question financiere est la premiere a resoudre, et elle est insoluble si l'on ne vient pas au secours de l'Albanie. La justice aurait voulu qu'un emprunt fut contracte par la Turquie, qui en aurait conserve la charge pendant un certain nombre d'annees, pour compenser ce qu'elle n'avait pas fait pour l'Albanie pendant une si longue periode; cette solution aurait ete possible, si un prince de la famille du Sultan avait ete appele en Albanie et surtout si un lien de vassalite avait ete maintenu entre la Porte et le gouvernement albanais. On en est reduit a envisager un emprunt avec garantie internationale et paiement des arrerages par les revenus de la douane. La possession de ressources immediates va etre, en tout cas, la pierre d'achoppement du nouveau regime en Albanie; pour y etablir la paix et organiser sa vie economique, il faut de suite engager des depenses importantes; le pays, incapable actuellement de les assurer, ne supporterait de les payer que si on l'y contraignait par la force; ce n'est que du developpement de la securite et des echanges qu'on peut attendre sa mise en valeur; celle-ci amenera comme consequence l'aisance, la faculte de payer des impots et surtout un nouvel etat d'esprit: lorsque l'Albanais verra les benefices qu'il retire de l'organisation economique du pays, il ne croira plus que l'impot qu'on exige de lui est percu injustement du seul droit de la force et pour l'enrichissement d'etrangers. Il supportera les charges de la civilisation quand il en sentira les bienfaits materiels; or, ces avantages, il les ignore, du moins dans l'interieur du pays; c'est en commencant par les lui offrir, qu'on reussira peut-etre a l'y interesser; c'est, en tout cas, la seule methode de penetration durable; une autre peut s'imposer, mais que de mecomptes n'est-elle pas susceptible d'engendrer! Pour implanter vraiment les progres materiels de notre civilisation en Albanie et pour assurer l'avenir, ce n'est pas une victoire des armes qui importe, mais le changement de l'etat d'ame d'un peuple. * * * * * Tel est cet Etat nouveau, surgi au debut du XXe siecle des dernieres convulsions de la Turquie agonisante en Europe. Du fond de l'histoire, ou il a peut-etre joue jadis le premier role, l'Albanais ressuscite par la force des sentiments imperissables. Saura-t-il s'adapter au milieu ou il renait, ou, venu trop tard dans un monde trop vieux, ne reparait-il, comme une vision ephemere d'un passe aboli, que pour disparaitre a nouveau au milieu des peuples qui l'enserrent? Disparaitre, il ne saurait. Quelque soit son sort, la race et le sentiment national survivront; on ne peut rayer du nombre des nations celle qui, plus de cinq siecles durant, a resiste, avec une si merveilleuse vigueur, a la conquete turque et a l'assimilation musulmane. Mais, ce qui peut advenir, c'est qu'au lieu de donner naissance a une petite Gaule, elle subisse le sort de la malheureuse Pologne, toujours vivante et cependant disparue. Pologne aux qualites si brillantes, mais divisee contre elle-meme; Pologne qui, avec un sentiment national si vif, ne sut pas se gouverner et paya de son independance son gout de la liberte individuelle; Pologne depecee par la politique des voisins a l'affut, sera-ce ton histoire qui va revivre aux bords de la mer Adriatique, si un nouveau Scanderbeg n'en vient point arreter le cours? APPENDICE _OUVRAGES SUR L'ALBANIE_ Il n'existe pas d'ouvrage d'ensemble sur l'Albanie actuelle, qui soit au courant des faits recents. La plupart de ceux qui ecrivent sur ce pays n'en ont vu par eux-memes tout au plus que les cotes et reproduisent ce qu'ont publie divers auteurs en petit nombre, dont quelques-uns sont deja anciens. Les ouvrages en francais sont rares et datent au moins d'un quart de siecle: ce sont ceux d'HECQUARD, _Description de la Haute-Albanie a Guegarie_ (1859), de DOZON, qui a publie en 1878 un _Manuel de la langue chkipe_ et en 1881 des _Contes albanais_, enfin de DEGRAND, qui a ete consul de France a Scutari et a publie chez Walter (1893) ses _Souvenirs de la Haute-Albanie_. Les autres ouvrages ou brochures sont des livres d'histoire ou de polemique, ou sont faits de seconde main. En Autriche et en Italie, les etudes sont plus recentes et, notamment en Autriche, elles constituent une suite ininterrompue depuis la moitie du siecle dernier jusqu'a nos jours; il faut surtout citer les ouvrages du meilleur connaisseur de l'Albanie, le consul general Dr. V. HAHN, qui reste l'ecrivain repute des _Albanesische Studien_ et de _Reise Durch die Gebiete des Drin und Vardar_; le premier de ces ouvrages, qui a paru a Vienne en 1853, est encore celui qui peut servir de base a une etude scientifique du pays. Apres lui, un autre consul autrichien, THEODOR V. IPPEN, qui a ete adjoint comme technicien a la conference de Londres, a fait paraitre chez Hartleben _Scutari und Nordalbanesische Kuestenebene_ (1907); chez le meme editeur, KARL STEINMETZ, a publie _Eine Reise Durch die Hochlaendergasse Oberalbaniens_ (1904) et _Ein Vorslosz in die Nordalbanien Alpen_ (1905); un Hongrois, qui a eu plusieurs incidents dans le pays, le DR. FRANZ BAOON NOPCSA, a etudie les Albanais catholiques: _Im Katholischen Nordalbanien_, Gerold, Vienne, 1907; de meme PAUL SIEBERTZ dans son livre au titre trop general: _Albanien und die Albanesen_, paru chez Manz, a Vienne, en 1910. Une bibliographie complete devrait citer encore les publications de Hassert, Liebert, Karl Oestreich, Szamatolski, etc. La litterature sur l'Albanie est donc particulierement florissante a Vienne, mais elle se limite en general a l'etude de l'Albanie du Nord, des tribus catholiques et de la region de Scutari a Durazzo. En Italie, deux ouvrages recents ont montre l'interet que le royaume attache a ce pays; en 1905, EUGENIO BARBARICH a publie a Rome, chez Voghera, un ouvrage tres serieux: _Albania_, et en 1912 VICO MANTEGAZZA a fait paraitre _l'Albania_, chez Bontempelli; le professeur Baldacci, de l'Universite de Bologne, a ecrit egalement plusieurs etudes sur la question albanaise, dispersees dans des revues et memoires. On peut egalement ajouter a ces ouvrages celui de GOPCEVIC, _Oberalbanien und seine Liga_, paru chez Duncker, a Leipsig, en 1881. Enfin, on doit citer ici les noms d'autres voyageurs ou ecrivains qui se sont specialises dans les etudes albanaises: Baschamakoff, les professeur Cvijic de Belgrade, Traeger de Berlin, _etc_. Il n'existe aucune carte rigoureusement exacte de l'interieur de l'Albanie; dans les montagnes de l'arriere-pays, un grand nombre de leves restent a faire; la carte francaise du service geographique de l'armee au 1 000 000me est beaucoup trop sommaire et d'ailleurs pleine d'inexactitudes. Pour un voyage a l'interieur, on doit se servir de la carte autrichienne au 200 000me; elle est claire et detaillee, mais des etendues assez grandes de territoires ont ete dessinees de loin et par a peu pres; c'est un guide precieux et unique pour un voyage dans le pays, mais il faut avoir soin de ne pas s'y fier aveuglement. En resume, il reste a ecrire sur l'Albanie un ouvrage d'ensemble actuel et a dresser une carte exacte a petite echelle. TABLE DES MATIERES INTRODUCTION _CHAP. I_: VALLONA En pays "maghzen" albanais; la baie de Vallona.--L'organisation feodale.--Les relations entre l'Italie et Vallona; l'action autrichienne; le commerce exterieur de l'Albanie et la part de l'Autriche et de l'Italie.--L'importance de Vallona dans l'Adriatique; la Triple Alliance et le _statu quo_ en Albanie; le Gibraltar de l'Adriatique. _CHAP. II_: DURAZZO, CENTRE COMMERCIAL DE L'ALBANIE Durazzo et son importance economique.--Les projets de voie ferree; le projet Durazzo-Monastir et son trace; les centres de population de l'Albanie independante; les routes.--La question de la monnaie et du change; l'urgence et l'interet d'une reforme monetaire. _CHAP. III_: TIRANA LA VERTE De Durazzo a Tirana; Tirana.--Essad Pacha et les Toptan; au tchiflick d'Essad; Jeunes-Turcs et Albanais; les ambitions des Toptan.--Refik bey Toptan; ses fermiers et ses terres; les cultures; les metayers et les paysans; la propagande pour la langue turque; le retour d'Essad. _CHAP. IV_: EL-BASSAM ET SON CONGRES ALBANAIS La demeure de Derwisch bey et ses serviteurs.--Le Congres albanais; les delegues; la presse albanaise; la question politique; la question religieuse; les orthodoxes; la situation des catholiques en Albanie et leur hierarchie religieuse; la necessite d'un accord entre catholiques et musulmans. _CHAP. V_: A LA TEKIE DES BECKTACHI D'EL-BASSAM La situation du monastere; d'El-Bassam a la tekie; le cimetiere; l'ordre des Becktachi; son action politique et nationale.--Sur la terrasse de la tekie; les souvenirs et l'histoire de Scanderbeg; le chant national albanais; le sentiment commun; le depart de la tekie. _CHAP. VI_: D'EL-BASSAM AU LAC D'OKRIDA Le depart d'El-Bassam; Babia Han; Kouks et le pont sur le Scoumbi; de Kouks a Prienze.--Chez l'habitant; la chaumiere du paysan et son hospitalite; de Prienze au lac d'Okrida.--Les paysans du centre de l'Albanie: beys et tenanciers; petits proprietaires libres; leurs rapports avec le pouvoir; moeurs et sentiments. _CHAP. VII_: LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: STRUGA, OKRIDA, RESNA ET MONASTIR Albanais et Bulgares; les colonies bulgares urbaines; Struga; les monasteres bulgares et Sveti Naoum; Okrida et sa situation; le premier village bulgare, Kussly; d'Okrida a Resna; la ville de Resna; de Resna a Monastir.--Monastir et son role dans les Balkans; la rivalite des races; les Albanais a Monastir.--La colonie juive; les Sephardims des Balkans et leur rivalite avec les juifs allemands; leurs rapports avec la France. _CHAP. VIII_: LES MARCHES ALBANAISES DE L'EST: DE MONASTIR A USKUB La route de la montagne; de Monastir a Krchevo; l'organisation bulgare a Krchevo et les partis politiques.--De Krchevo a Gostivar; l'infiltration albanaise; la montagne Bukova et son plateau; les villages albanais; la ville de Gostivar.--De Gostivar a Kalkandelem; la grande tekie de Becktachi; les derviches; le marche de Kalkandelem.--De Kalkandelem a Uskub; Ussincha et la plaine d'Uskub; les tchiflick albanais de Bardoftza et de Tatalidza; Albanais et Bulgares; Uskub et son histoire recente; la tragedie balkanique et les Albanais. _CHAP. IX_: CONCLUSION: L'ALBANIE AUTONOME ET L'EUROPE La question d'Orient et la question albanaise.--La force du sentiment national albanais; les nationalismes des Balkans; la politique d'Abdul-Hamid et l'expansion de la nationalite albanaise; leur methode d'expansion.--L'Albanie et l'Autriche; la liquidation balkanique et la paix boiteuse de Bucarest.--La vie politique internationale de l'Albanie: son importance dans l'equilibre diplomatique du vieux monde; l'Albanie et la Triple Alliance; la politique francaise.--La vie politique interieure de l'Albanie: l'Albanie est-elle ingouvernable? Son organisation sociale actuelle et la possibilite d'une organisation nationale.--La vie economique de l'Albanie: ses produits et leur mise en valeur.--La resurrection de l'Albanie et son avenir: Gaule ou Pologne? APPENDICE: Les ouvrages sur l'Albanie End of Project Gutenberg's Au jeune royaume d'Albanie, by Gabriel Louis-Jaray *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU JEUNE ROYAUME D'ALBANIE *** ***** This file should be named 13676.txt or 13676.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/3/6/7/13676/ Produced by Zoran Stefanovic, Eric Bailey and Distributed Proofreaders Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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