The Project Gutenberg EBook of Un drame au Labrador, by Eugene Dick This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Un drame au Labrador Author: Eugene Dick Release Date: November 12, 2004 [EBook #14030] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN DRAME AU LABRADOR *** Produced by Renald Levesque, from files made available by La bibliothèque Nationale du Québec
(Illustrations de Edmond-J. Massicotte).
Il y a un peu plus d'une cinquantaine d'années,—en face du Grand Mécatina, sur la côte du Labrador,—vivait une pauvre famille de pêcheurs, composée du père, de la mère, de deux enfants (un garçon et une fille), et du cousin de ces derniers.
Le chef de la famille s'appelait Labarou; le fils, Arthur, et le cousin, Gaspard.
Quant aux deux femmes, l'une répondait au nom de mère Hélène et l'autre au sobriquet de: Mimie.
Tout ce petit inonde vivait en parfaite intelligence, se contentait de peu et n'avait pas la moindre idée que l'on fût plus heureux ailleurs que sur cette lisière de côte désolée qu'il habitait.
Pour peu que la pêche allât bien, que la tempête ne vînt pas démolir la barque ou abîmer les filets et que le hareng, la morue et le maquereau fissent leur migration au temps voulu, on n'en demandait pas davantage.
L'automne et le printemps, une goélette de cabotage parcourait cette partie de la côte, approvisionnant les pêcheurs échelonnés ça et là, achetait leur poisson et les quittait pour ne revenir qu'à la nouvelle saison navigable.
Quelquefois cette goélette avait à son bord un missionnaire, chargé des intérêts spirituels de cette, vaste étendue de pays.
Et cette visite bisannuelle, impatiemment attendue, constituait tout le commerce qu'avait avec le reste de l'humanité la petite, colonie de Kécarpoui.
Car c'était sur la rive droite de la rivière Kécarpoui, à son embouchure même dans le fond de la baie du même nom, que la famille Labarou avait assis son établissement.
Cela remontait à 1840.
Un soir de cette année-là, en juillet, une barque de pêche lourdement chargée abordait sur cette plage.
Elle portait les Labarou et tout ce qu'ils possédaient: articles de ménage, provisions et agrès.
Le père,—un Français des îles Miquelon,—fuyait la justice de la colonie lancée à ses trousses pour le meurtre d'un camarade, commis dans une de ces rixes si fréquentes entre pêcheurs et matelots, lorsqu'ils arrosent trop largement le plaisir qu'ils éprouvent de se retrouver sur le plancher des vaches.
Il s'était dit avec raison que le diable lui-même n'oserait pas l'aller chercher au fond de ces fiords bizarrement découpés qui dentellent le littoral du Labrador.
Le fait est que les hasards de sa fuite précipitée avaient merveilleusement servi Labarou.
Rien de plus étrange d'aspect, de plus sauvage à l'oeil que l'estuaire de cette baie de Kécarpoui, à l'endroit où la rivière vient y mêler ses eaux; rien de plus caché à tous les regards que cette plage sablonneuse où la barque des fugitifs de Miquelon venait enfin de heurter de son étrave une terre indépendante de la justice française!
Les lames du large, longues et presque nivelées par une course de plusieurs milles en eau relativement calme, viennent mourir avec une régularité monotone sur un rivage de sable fin, dessiné en un vaste hémicycle qui enserre cette grosse patte du Saint-Laurent allongée sur le torse du Canada.
Mais, au-delà de cette lisière de sable, d'un gris-jaunâtre très doux à l'oeil, quel chaos!... quel entassement monstrueux de collines pierreuses, de blocs erratiques à équilibre douteux, de falaises à pic encaissant l'étroite et profonde rivière qui a fini par creuser son lit,—Dieu sait au prix de quelle suite de siècles!—au milieu de cette cristallisation tourmentée!....
Ça et là, des mousses, des lichens, de petits sapins même. épais et trapus, s'élancent des fentes qui lézardent ou séparent les diverses assises de ce couloir de Titans, au fond duquel la Kécarpoui chemine, tapageuse et profonde, vers la mer.
Le thalweg de cette vallée est indiqué par la ligne sinueuse des conifères en bordure sur ses crêtes, jusqu'à un pâté de montagnes très élevées qui masque l'horizon du nord.
A droite et à gauche, le sol, moins tourmenté, offre ci et là des bouquets de sapins ou d'épinettes, qui semblent des îlots surélevés au sein d'une mer de bruyères, d'où émergent de nombreux rochers couverts de mousse et de squelettes d'arbres foudroyés, où le feu du ciel a laissé sa patine noirâtre....
En somme, s'il plaît à l'imagination, le paya semble aride et tout à fait impropre à l'agriculture.
Pourtant, Labarou embrassa d'un oeil satisfait ce paysage d'une horreur saisissante....
Bon homme au fond, mais d'humeur taciturne,—surtout depuis cette fatale rixe où il avait tué un camarade,—le pêcheur miquelonnais ne tarda pas à s'éprendre de cette nature bouleversée, si Lien en harmonie avec sa propre conscience.
La situation exceptionnelle aussi de cette jolie baie, en pleine région de pêche, le décida....
Il résolut de s'y fixer.
L'installation ne fut ni longue, ni difficile.
Des sapins et des épinettes, de médiocre futaie sur toute cette partie du littoral, furent abattus, grossièrement équarris et superposés pour former les quatre pans du futur logis. Toutes ces pièces de bois, liées à queue d'aronde aux quatre angles, formèrent un carré très solide, que l'on surmonta d'un toit en accent circonflexe, recouvert de planches confectionnées à la diable....
Et la maison était construite.
On s'en rapporta aux jours de chômage à venir pour améliorer petit à petit cette installation faite à la hâte et y ajouter les hangars et autres annexes indispensables.
L'essentiel, pour le moment, c'était de s'organiser pour la pêche.
Les agrès furent inspectés et réparés; la barque radoubée et goudronnée de l'étrave à l'étambot; les voiles remises en état....
Bref, quinze jours après leur abordage, les Labarou se retrouvaient chez eux et reprenaient leur train de vie ordinaire.
Cela devait durer douze années entières, pendant lesquelles un incident digne d'être rapporté vint rompre la monotonie de cette existence patriarcale.
En juillet 1850,—c'est-à-dire dans la dixième année de leur séjour à Kécarpoui,—les jeunes cousins Labarou firent une assez longue expédition en mer.
Âgés tous deux alors d'un peu plus de vingt ans, très développés physiquement et hardis marins, ils ne craignaient guère de s'aventurer en plein golfe, dans la barque à demi pontée qu'ils s'étaient construite eux-mêmes, sous la direction du vieux Labarou.
Cette fois là,—soit hasard de la brise, soit curiosité d'adolescents,—ils avaient poussé une pointe jusque près de la côte ouest de Terre-Neuve, malgré les recommandations paternelles; et, joyeux comme des galopins qui ont fait l'école buissonnière, ils revenaient à pleines voiles vers la baie de Kécarpoui, lorsqu'on remontant le littoral, qu'ils serraient d'assez près, un spectacle fort attrayant pour des yeux de chasseurs leur fit aussitôt oublier qu'ils étaient pressés....
Deux caribous,—arrêtés au bord de la mer, où ils étaient venus boire sans doute,—se tenaient côte à côte, les pieds dans l'eau et la mine inquiète, regardant cette embarcation voilée qui se mouvait sans bruit, à quelque distance du rivage.
La tentation était vraiment trop forte!....
Un coup de barre, et la barque se dirigea vers le rivage, qu'elle laboura de son étrave et où elle s'immobilisa.
Les deux jeunes gens, le fusil à la main, étaient déjà partis en chasse.
Mais les gentilles bêtes,—revenues de leur premier mouvement de surprise et ramenées d'instinct au sentiment de la prudence,— pirouettèrent sur leurs pieds et disparurent sous bois, gagnant la côte voisine.
Les chasseurs s'élancèrent sur leurs traces et eurent bientôt fait d'escalader la côte boisée qui leur masquait l'horizon du nord.
Arrivés sur la crête, ils s'arrêtèrent un moment pour reprendre haleine et s'orienter.
Devant eux s'étendait une large savane, tapissée de bruyères longues et maigres, émergeant d'une herbe jaunie, haute et clairsemée. Ça et là, des rochers du formes diverses accidentaient cet espace découvert, que Jupiter tonnant avait dû défricher lui-même S'il fallait en juger par les souches à demi calcinées qui dressaient partout leurs squelettes noircis.
Au-delà de cette savane, au pied de la chaîne de montagnes qui fermait l'horizon du nord, Se voyait une lisière de forêt épargnée par l'incendie.
C'est vers ce bois que se dirigeaient les caribous, quand nos chasseurs les revirent du haut de la côte.
La délibération ne fut pas longue.
Nos jeunes Nemrods résolurent de continuer la poursuite.
Mais ce fut bien inutilement qu'ils s'essoufflèrent à courir au milieu de cette savane pleine de trous et de bosses, car les caribous prirent un galop allongé, qui les porta en quelques minutes au pied des contreforts boisés de la chaîne de montagnes, où ils disparurent....
Haletants et penauds, les deux cousins s'arrêtèrent enfin sur une éminence rocheuse, d'où ils pouvaient embrasser toute la savane, et même l'immense golfe, dont la nappe bleuâtre, échancrée par les dentelures de la côte, s'étendait devant leurs yeux jusqu'au littoral ouest de Terre-Neuve.
Quel panorama!
A droite, le bras oriental de la baie de Kécarpoui s'avançait dans la mer, à demi replié, comme s'il eût voulu retenir les flots qui la baignaient. L'ouverture de la baie, elle-même, était visible jusqu'à son milieu, mais, à part ce petit triangle d'azur miroitant au sein des masses sombres qui l'enserraient, ce n'étaient, jusqu'à perte de vue, que le chaos mouvementé de la côte labradorienne s'abaissant avec gradation vers le golfe, dont la surface scintillante se confondait avec l'horizon, dans les lointains du couchant.
Tout homme, en présence d'un pareil spectacle, est poëte d'instinct; et les jeunes Labarou, sans connaître un traître mot des règles de la poésie, ne purent s'empêcher de faire entendre des exclamations admiratives:
—La belle vue qu'on a d'ici! s'écria Arthur.
—Hum! grommela Gaspard: c'est rudement chiffonné!
—Vois donc.... notre fameuse baie Kécarpoui, ce qu'elle est devenue; à peine grande comme le foc de la barque!
—Nous en sommes loin!... répliqua Gaspard, que cette réflexion de son cousin arracha aussitôt à sa contemplation. Au fait, ajouta-t-il, il est temps de regagner la mer. Filons.
—C'est vrai... Ces diables de caribous vont nous faire perdra une marée, et nous ne serons pas chez nous avant ce soir.
—A la côte, et courons!
Et Gaspard, prenant les devants, s'engagea aussitôt sur la pente du monticule qui leur avait servi d'observation, dévalant comme un cerf qui aurait eu toute une meute sur les jarrets.
Arthur ne fut pas lent à le suivre; et tous deux, prenant la savane en diagonale pour «piquer au plus court», firent ainsi un bon demi-mille, ne s'arrêtant qu'au pied d'une colline peu élevée, qui leur barrait la route.
Là, ils firent halte un moment pour souffler, puis reprirent aussitôt leur marche en avant.
Arrivés sur le dos de cette intumescence, absolument dépourvue de végétation, ils s'orientèrent un instant et allaient redescendre le versant opposé, lorsqu'un coup de fusil, tiré de fort près, les cloua net sur place.
Avant même d'avoir eu l'opportunité d'échanger une parole, ils entendirent un hurlement de douleur et virent, à une couple d'arpents en face d'eux, un ours blessé qui traversait la savane, par bonds inégaux, et qui finit par se laisser choir au pied d'une souche, où il demeura immobile.
D'où portait co coup de fusil?....
Qui avait tiré?....
Les Labarou eurent à peine le temps de se poser ces questions, qu'elles étaient résolues.
Un enfant d'une douzaine d'années environ,—un pâtit sauvage, à en juger par son costume et son teint basané,—surgit des broussailles, parut examiner les traces sanglantes laissées par l'animal blessé, puis retournant aussitôt sur ses paa, il se prit à crier:
—Vite, père, y a du sang tout plein!
Un homme grand, sec, la figure osseuse et brune, parut aussitôt, tenant en main un fusil qui fumait encore.
Il échangea quelques paroles avec son fila et s'approcha avec précaution jusqu'à quelques pieds de l'endroit où, gisait l'ours.
Ayant aperçu ce dernier, il s'arrêta et fit mine de recharger son arme. Mais, voyant la bête immobile sur le flanc, il remit en place la baguette, à demi tirée, du fusil qu'il tenait do la main gauche et s'avança, tout courbé, vers l'animal, en apparence mort.
A deux pas de sa victime, le sauvage s'arrêta de nouveau et se mit en frais do fourrer le canon de son arme sous le cadavre, pour le retourner, sans doute, et voir la blessure par où la vie c'était échappée.
Mais il arriva alors quelque chose de bien inattendu et de bien terrible....
D'un coup de patte, l'ours fit voler le fusil au loin; puis bondissant sur le sauvage abasourdi, il l'écrasa sous sa masse pesante, lui labourant en même temps la poitrine, de ses longues griffes.
Pendant quelques secondes, l'homme et la bête s'agitèrent....
Puis l'homme demeura immobile....
Il était mort!
La scène avait déroulé ses péripéties si vite, que ni l'enfant, muet et terrifié, ni les deux cousins, frappés de stupeur, n'avaient eu lo temps d'intervenir.
Ce fut le petit sauvage qui secoua le premier l'espèce de paralysie qui immobilisait les trois spectateurs....
Tirant un couteau d'une gaine de cuir, suspendue à sa ceinture, il se rua sur l'ours avec frénésie et se prit à lui cribler les flancs de blessures profondes.
Puis, avec une force musculaire au-dessus de son âge, il retourna la bête.—bien morte, cette fois,—dégageant ainsi le corps de son père, sur la poitrine duquel il se jeta, y enfouissant sa figure.
C'était navrant et terrible.
Gaspard, qui arrivait, précédé d'Arthur, ne put s'empêcher de dire, malgré son flegme:
—Triste!
Quant à Arthur, il prit doucement l'enfant dans ses bras, tout comm l'aurait fait une mère, et l'arracher à son étreinte pour le transporter plus loin.
Il lui disait, tout en le câlinant:
—Ne pleure pas, petit.... Nous aurons bien soin de toi.... Il y a encore de là place pour un chez le papa Labarou.... Tu vas venir avec nous.... Tu seras de la famille....
L'enfant, adossé à une souche, ne répondait pas.
Seulement, il souleva un instant ses paupières et fixa ses prunelles, très noires et très lumineuses, sur Arthur, comme pour s'assurer a'il avait affaire à un ami ou à un ennemi.
Puis il courba de nouveau le front, gardant un silence farouche.
Sans se décourager, le jeune Labarou lui releva doucement la tête, la forçant ainsi à le regarder.
Puis, d'une voix engageante:
—Tu me comprends, dis?
L'enfant fit un signe affirmatif.
—Tu n'as pas peur de nous, n'est-ce pas?
Mouvement de tête négatif.
—Alors. pourquoi ne parles tu pas?
Le petit sauvage mit un doigt dans sa bouche, fit mine de le mâchonner, puis dit enfin:
—Manger!
—Tu as faim, petit? s'écria Arthur.
—Moi aussi! dit Gaspard, jusque là spectateur muet.
—Ah! ah! je m'explique,... fit en riant le plus jeune des Labarou. Ce garçon-là ne veut pas faire mentir le proverbe: «Ventre affamé n'a point d'oreilles!» Eh bien, puisque c'est comme ça, mangeons un morceau.... Seulement, pour manger un morceau, il faut l'voir sous la main.
—L'ours! fit laconiquement Gaspard.
—Tu deviens fou!.... On ne mange pas de ce gibier-là! se récria Arthur.
—Demande à ce moricaud, ton nouvel ami.
L'enfant, sans attendre la question, répondit aussitôt:
—Bon, bon, l'ours.
Puis il se prit à mâcher à vide, de façon si drôle, que les deux cousins eurent une folle envie de rire.
Ce qua voyant, le petit sauvage sourit à son tour et se leva.
Alors, s'armant de son couteau-poignard, avec lequel il s'était si bien escrimé tout à l'heure, il s'approcha de l'ours et se mit en frais de lui fendra le ventre.
Gaspard ouvrait la bouche pour l'arrêter, dans la crainte qu'il n'abîmât la peau, mais il se rassura aussitôt en voyant avec quelle dextérité le garçonnet opérait.
Il se contenta de lui venir en aide, afin que la besogne fût plus vite expédiée.
Arthur, lui, profita d'un moment où l'enfant, tout occupé à son travail, lui tournait le dos, pour enlever prestement le corps du père et le dissimuler, quelques pas plus loin, derrière une touffe de bruyère.
Le brave garçon avait agi spontanément, sans calcul ni réflexion, mû par un sentiment de pudeur filiale, en présence de cet enfant qu'un drame terrible venait de rendre orphelin.
Mais le petit peau-rouge, sans détourner la tête, avait pourtant vu.... ou deviné, car il murmura à l'oreille du jeune Labarou, quand celui-ci l'eut rejoint:
—Bien fait, ça.... Toi, bon ami.
Et il se reprit à écorcher l'assassin de son père, sans manifester plus d'émotion.
Au bout d'un quart-d'heure, maître Martin, dépouillé de sa peau, n'était plus reconnaissable. Il ressemblait aussi bien à un honnête veau, apprêté dans l'étal d'un boucher, qu'à une bête féroce, réputée immangeable.
Cette métamorphose avantageuse réveilla les estomacs assoupis et fit taire toutes les répugnances.
On se unit résolument à l'oeuvre pour organiser un repas sérieux.
Mais, ici, une difficulté imprévue se présenta: Comment faire du feu!
Personne n'avait d'allumette ni du pierre à fusil.
D'ailleurs, en supposant même qu'on pût se procurer du feu, de quelle façon l'utiliser pour cuire le morceau de venaison destiné au festin?...
Ce fut encore le petit sauvage qui tira nos amis d'embarras.
Il se mit à fouiller partout, dans les environs, jusqu'à ce qu'il eut trouvé un éclat de bois de cèdre, dans le centre duquel il pratiqua un trou, avec la pointe de son couteau. Partant de ce trou, il creusa une petite rainure, qui s'en éloignait de quelques pouces et qu'il bourra de mousse, bien sèche, saupoudrée de charbon de bois écrasé, emprunté à une souche du voisinage.
Ayant alors confectionné une légère baguette de cèdre, effilée à l'un de ses bouts, il en introduisit la pointe dans le trou qu'il venait de faire et se mit à la tourner aussi rapidement que possible entre les paumes de ses mains....
Quelques étincelles jaillirent bientôt, qui enflammèrent la mousse et le charbon....
On avait du feu!
Restait à confectionner le fourneau où se rôtirait la pièce de résistance du festin en perspective.
Gaspard s'en chargea.
Il mit de champ deux pierres plates, pour former les parois latérales, puis les couvrit d'une troisième, plus mince et plus large, destinée dans son esprit à servir de.... lèchefrite.
Alors, fort satisfait de son fourneau, il alluma aussitôt au-dessous un bon feu de branchages.
Pendant que ce chef-d'oeuvre d'architecture.... culinaire s'édifiait, il va sans dire que le petit sauvage ne demeurait pas inactif.
Il avait détaché de l'ours un cuissot des plus respectables et, après l'avoir enveloppé d'herbes, paraissait attendre que l'appareil de Gaspard fût prît à fonctionner.
De son côté, celui-ci trouvait le nouveau marmiton bien lent à apporter au fourneau la «pièce de résistance» du futur dîner.
De sorte que tous deux se regardèrent d'un air assez drôle, qui voulait dire clairement: «Eh bien, qu'est-ce que tu attends?»
De toute évidence, nos deux taciturnes ne se comprenaient pas du tout.
Heureusement, Arthur,—qui n'avait pas, lui, la langue dans sa poche,—intervint:
—Alors, gamin, demanda-t-il à l'enfant, que fais-tu là?.... Te manque-t-il quelque chose?
—Cailloux! répondit le marmiton improvisé, en déposant son jambon par terre et, désignant le feu:
—Des cailloux dans le feu! se récria Arthur. Pourquoi faire? Les cailloux de ce pays-ci seraient-ils du charbon de.... pierre, par hasard?
Mais Gaspard, lui, avait fini par comprendre.
—J'y suis! dit-il.... Des cailloux rougis au feu, un trou dans la terre.... Nous dînerons avec du jambon d'ours cuit à l'étouffée.
—Tiens! c'est vrai.... j'ai entendu parler de cette cuisine de voyage.... Laissons notre petit ami préparer la chose à sa guise, et agissons. Moi, je vais chercher des cailloux. Toi, creuse un trou comme tu pourras.
En un clin-d'oeil, Arthur eut rempli son chapeau de ces pierres arrondies, à nuances variées, qui abondent dans ces parages.
Il les disposa adroitement entre les tisons du foyer et se chargea d'entretenir le feu.
Gaspard, de son côté, creusait une fosse dans le sable, se servant, en guise de pioche, d'un bout de branche pointue et, à défaut do bêche, de ses mains, pour rejeter la terre au dehors.
Bref, nos trois affamés y mettant chacun du sien, un lit de cailloux brûlants fut étendu au fond de cette fosse, puis recouvert d'une couche d'herbes sur lesquelles le cuissot fut déposé. Par-dessus, on ajouta une nouvelle couche d'herbes; puis on remplit la fosse de terre autour d'un bâton maintenu verticalement au centre, de façon qu'en le retirant avec précaution, il restât une sorte de cheminée communiquant avec l'extérieur.
Ces deux opérations terminées, les deux cousins crurent, cette fois, qu'il n'y avait plus qu'à laisser faire et prirent une posture aisée pour fumer une bonne «pipe» de tabac—histoire de tromper la faim canine qui les travaillait.
Mais le petit sauvage, lui, songeait bien au repos, vraiment!
Il furetait du regard autour de lui, ayant l'air de chercher quelque chose.
Tout à coup, il partit comme un trait et disparut dans les broussailles.
—Qu'est-ce qui le prend? se demanda Arthur, qui le suivait des yeux avec étonnement.
Ce petit bonhomme l'intéressait décidément. Il lui trouvait de ces allures, à la fois farouches et gentilles, qu'ont les jeunes chats qui commencent à s'apprivoiser.
Cependant le petit bonhomme revint bientôt, toujours courant. Il tenait à la main une large écorce, qu'il venait de détacher d'un bouleau et qu'il façonnait à l'aide de son poignard,—sans s'arrêter, du reste.
En un tour de main, il eut fabriqué un de ces récipients que nos sucriers canadiens appellent cassots et qu'ils destinent à recueillir la sève de l'érable à sucre.
Un ruisseau coulait non loin de là. Le cassot y fut empli et rapporté à bras tendus.
Tout cela dans le temps de le dire.
C'est alors que les Labarou eurent d'explication de l'utilité du bâtonnet fiché dans la terre recouvrant le jambon.
De temps en temps, en effet, le petit sauvage avait le soin de retirer ce bâtonnet pour vider un peu d'eau dans le trou qu'il laissait.
Et, chaque fois, un jet de vapeur montait à l'orifice:
—Bravo, garçon!.... s'écriait Arthur, tout à fait enchanté de son protégé.
Puis à Gaspard, toujours calme ut froid:
—Quel luxe, cousin!... Une cuisine à vapeur dans les savanes du Labrador!
—Tout cela prend bien du temps... murmurait ce dernier, une main sur l'estomac.
Mais non!... Il se trompait, le cousin; car, en moins d'une demi-heure, le gigot fut retiré du trou et servi sur une belle écorce de bouleau.
L'appétit aidant, sans doute, il fut trouvé mangeable par les Français, qui lui firent honneur.
Quand au «sauvagillon», il en avait la figure toute irradiée.
—Ah! mes amis, conclut Arthur en se levant de table, si, pendant la dernière quinzaine, ce jambon, au lieu de courir la savane, se fût tranquillement reposé dans une bonne saumure, il serait superbe!
—Il ne lui manque, en effet, qu'une chose, appuya Gaspard: du sel.
—Nous salerons ceux qui restent, aussitôt arrivés:—car nous les emportons, tu sais!....
—Et la peau?
—Moi porter la peau, dit l'enfant.
—Non pas; c'est trop pesant pour toi, protesta Arthur. Je m'en charge. Vous deux, prenez chacun un gigot, et en route!... voici le soleil qui baisse.
Avant de partir, toutefois, les jeunes Français voulurent donner une sépulture sommaire au vieux sauvage, qui gisait là, près d'eux.
Mais l'enfant les gênait.
Comment l'éloigner?
Ce fut lui-même qui coupa court à l'hésitation de ses nouveaux amis, en allant droit au cadavre et en cherchant du regard un endroit où il pourrait l'enfouir.
Dès lors, les autres mirent de côté leurs scrupules.
Le corps fut transporté au pied d'un monticule de sable, qui se trouva d'aventure à un arpent de là, et que l'on égrena sur lui.
Deux bâton» croisés, figurant tant bien que mal le signe de la Rédemption, furent dressés sur ce tumulus, que l'on recouvrit par mesure de précaution, de cailloux pesants....
Puis, après avoir adressé mentalement une courte prière au Tout-Puissant à l'intention du pauvre Abénaki, qui attendrait là le jugement dernier, les trois jeunes gens, très impressionnés, se chargèrent des dépouille» de l'ours et quittèrent la savane, se dirigeant vers le fleuve.
Inutile d'ajouter que le petit sauvage s'était emparé de l'attirail de chasse de son défunt père, et qu'il portait, lui aussi, outre sa nart de venaison, le fusil sur l'épaule....
Sa démarche conquérante le disait assez!
Songez donc.... Un fusil à lui!
Le rêve je son adolescence réalisé!
Il y avait bien de quoi rendre un peu fat, même un garçon d Quimper, au vieux pays.
En moins de deux heures, on atteignit la plage.
La barque, couchée sur le flanc, était à sec. Mais, comme la mer montait, il n'y avait pas lieu de maugréer contre cet élément.
Toutefois les voyageurs, impatients de rentrer chez eux, ne voulurent pas attendre.
Ils glissèrent sous la quille de leur embarcation des rouleaux de bois flotté, très abondant partout sur la grève, et réussirent en peu de temps à la remettre A flot.
Puis les voiles furent livrées à une brise de «nordêt», qui soufflait ferme....
Et vogue la galère vers Kécarpoui!
Seulement la «galère», outre son équipage habituel des Français, avait, cette fois-ci, un passager bien inattendu; un descendant direct des aborigènes du golfe Saint-Laurent.
Le petit sauvage, en effet, n'avait soulevé aucune objection quand on lui proposa de l'emmener.
Loin de là, peu s'en fallut qu'il ne sautât au cou de son nouvel ami, Arthur en l'entendant lui dire, comme conclusion du dialogue échangé entre eux:
—C'est entendu, mon petit homme: tu viens avec nous et, sauf empêchement imprévu mis par les bonnes gens de Kécarpoui, tu fais de ce jour partie de l'intéressante famille Labarou.
Et il plaça sa main ouverte sur la tête de l'enfant, dont le regard intelligent le remerciait.
Ce geste d'Arthur Labarou, c'était une adoption, une adoption sérieuse.
L'avenir le prouva bien.
Alors, ce fut une avalanche de questions, auxquelles le nouveau «frère» dut répondre le mieux possible,—ou plutôt le plus possible, car il n'était guère babillard, ce gamin de race rouge.
Mais, comme le fils des Gaules avait de la langue pour deux, il finit par tirer au clair la biographie de son protégé.
D'abord, il s'appelait Wapwi.
Il était né de l'autre côté de la mer (le Golfe Saint-Laurent), dans un ouigouam construit sur les borda d'une grande baie qui mêlait ses eaux à celles du lac sans fin (l'Océan Atlantique).... par delà une autre baie bien plus étendue devant laquelle il fallait passer.... (la Haie de Miramichi, évidemment, qui se trouve plus loin que la Baie des Chaleurs, laquelle est dix fois plus considérable).
Ses parents étaient des Abénakis.
Ils vivaient assez misérablement de chasse et de pêche, lorsqu'un jour des étrangers survinrent qui leur défendirent de prendre du saumon dans la rivière, avec des filets, sous peine de se voir chasser du paya,...
Découragés, les parents de Wapwi émigrèrent vers le nord, longeant la côte dan» leur canot d'écorce jusqu'à ce qu'ils atteignissent la Baie-des-Chaleurs....
Pendant des jours et des jours, ils remontèrent la rive droite de ce grand bras de mer, qu'ils n'osaient traverser dans sa partie la plus large....
Finalement, croyant qu'il ne verrait jamais se rétrécir cette nappe d'eau interminable, le père prit le parti de la traverser, par un beau temps calme....
Hélas! cette tentative devait amener une catastrophe!....
Le léger canot avait à peine dépassé le milieu de la baie, que le vent ne prit à souffler avec rage, soulevant des lames hautes comme des cabanes (c'est Wapwi qui parle, ne l'oublions pas) et ballottant l'embarcation comme une simple écorce....
Il devint évident que le canot allait se faire coiffer, d'une minute à l'autre, par les lames qui déferlaient sous la brise....
Cependant, l'Abénaki luttait héroïquement, tenant tête, l'aviron en mains, aux montagnes d'eau qui assaillaient sa pauvre pirogue....
Déjà, on distinguait nettement la rive à atteindre.
Le bruit du ressac sur le sable retentissait à travers les clameurs du vent....
Encore quelques efforts, et l'on allait pouvoir remercier les manitous d'un salut si chèrement gagné, lorsqu'un craquement sinistre fit pousser un gémissement au vieux canotier....
Son aviron s'était rompu par le milieu!
Dès lors, le naufrage devint inévitable....
La pirogue, saisie par une vague échevelée, tourna sur elle-même et, se remplissant d'eau, fut renversée, livrant au gouffre ceux qui la montaient....
Que se passa-t-il ensuite?
Wapwi n'en eut point conscience.
Tout ce qu'il se rappelait, c'est, qu'il fit nuit dans son cerveau et qu'il lui parut que cent moulins à farine faisaient entendre leur fracas dans ses oreilles....
Il perdit connaissance.
Quand il rouvrit les yeux, il était couché sur le sable du rivage, et son père, penché sur lui, épiait son réveil.
Le vieil Abénaki avait l'air désolé, le regard morne.
A l'enfant qui demandait sa mère, il montra les flots déchaînés.
L'enfant comprit, et un grand déchirement se fit dans sa poitrine....
En évoquant ce souvenir, le pauvre petit Wapwi, les yeux dilatés, semblait revoir la scène terrible qui le rendit orphelin.
Il se tut et demeura rêveur, le front penché.
Les deux cousins respectaient cette émotion filiale.
Mais l'enfant releva bientôt la tête et se hâta do terminer son récit,—heureux probablement de se débarrasser de souvenirs pénibles.
Au reste, l'année qui suivit la mort de sa mère ne fut marquée par aucun incident extraordinaire, à part de continuels déplacements qui amenèrent finalement le père et le fils sur la côte du Labrador, où ils furent accueillis par un campement de Micmacs....
C'est là,—à quelques milles de l'endroit où avaient atterri les deux Français,—que vécurent depuis les fugitifs; là aussi que le père se remaria a une grande diablesse de veuve Micmaque, qui lui fit la vie dure et battait le pauvre petit Abénaki comme plâtre.
Il était bien heureux d'être débarrassé de cette méchante femme et ne demandait qu'à vivre dorénavant avec ses nouveaux amis blancs....
Tel fut le récit qu'à force de questions et de caresses encourageantes, Arthur parvint à arracher à son protégé.
Toute une vie de misère, de privation, de deuil!
Pauvre petit sauvage!... Le jeune Français, qui avait le coeur excellent, se promit bien de faire tout en son pouvoir pour que, chez ses nouveaux parents de la grande famille blanche, il goûtât un peu de ce bonheur passager que le bon Dieu ne refuse pas aux enfants de son âge.
Et, comme à-compte, il l'embrassa fraternellement....
Ce qui fit lever les épaules à Gaspard, homme peu démonstratif.
Mais on arrivait au fond de la baie de Kécarpoui....
Un homme et deux femmes se tenaient sur le rivage, le regard tendu....
Les femmes agitaient leurs mouchoirs....
C'étaient les bonnes gens qui célébraient le retour des enfants...
Il va sans dire que le petit Wapwi fut accueilli avec joie, surtout par les femmes.
La suite de ce récit prouvera que les exilés du Labrador venaient de faire là une heureuse acquisition.
Puis la petite colonie, composée maintenant de six personnes reprit ses habitudes patriarcales, améliorant sans cesse ses conditions d'existence matérielle et vivant dans une paix profonde.
Mais il était écrit que le guignon avait suivi cette famille éprouvée jusque sur les rives du Saint-Laurent.
La coupe du malheur, encore à moitié pleine, devait être vidée jusqu'au fond.
La tranquillité présente n'était qu'une accalmie.
Un matin de l'année 1852, Arthur remontait de la grève en courant comme un lévrier.
Apercevant son cousin près de l'habitation, il lui cria, avec des gestes d'ancien télégraphe:
—Ohé! de la cambuse!
—Qu'y a-t-il? répondit l'autre.
—Une voile à bâbord.
—C'est la goélette qui remonte, je suppose?....
—Es-tu fou?.... Voilà huit jours à peine qu'elle est passée ici! Et, d'ailleurs, il lui faut aller aux îles pour sa petite contrebande....
—Qu'est-ce que c'est, alors?
—Allons voir.
Les deux cousins s'étaient rejoints.
Ils redescendirent ensemble vers le rivage, d'où l'on apercevait, à moins d'un mille dans l'est, la côte occidentale de la baie.
Il y avait là, en effet, une voile.
Dans le langage du marin, qui dit une voile dit un vaisseau.
Or, cette fois, la voile en question était une grande barque de pêche, bien gréée, bien arrimée et paraissant avoir pour cargaison tout le méli-mélo qui constitue l'attirail d'une maison de pêcheurs.
Elle venait justement de jeter l'ancre à une couple d'encablures du rivage.
On s'agitait à bord; on allait, on venait,—les hommes carguant et serrant les voiles, les femmes rangeant ci et là de menus objets.
Bientôt les allées et venues cessèrent, et une mince colonne de fumée montant de la barque annonça aux jeunes gens que les nouveaux voisins étaient en train d'apprêter leur déjeuner.
—Eh bien? fit Arthur.
—Pour du nouveau, voilà du nouveau.... murmura Gaspard.
—Tout un arsenal de pêche, et une belle barque!
—Ils sont du métier, ça se voit.
—Et puis des femmes.... deux!
—C'est fait exprès pour toi, qui n'avais pas de prétendue à courtiser.
—Au fait, tu as raison.... J'oublie toujours que, non content d'être mon cousin, tu aspires encore à devenir mon beau-frère.
—Puisque Mimie le veut, il me faudra bien en passer par là.
Et une ombre passa sur le front du jeune homme, connue si quelque inspiration désagréable venait de surgir en son esprit.
On remonta vers la maison pour annoncer l'événement.
C'est ici le moment de dire que les deux cousins Labarou, bien qu'ils parussent s'aimer beaucoup, ne se ressemblaient guère, ni au physique, ni au moral.
Arthur, grand, mince, les cheveux châtain-clair, les yeux d'un bleu foncé, les membres délicats, mais d'une musculature ferme, pouvait passer pour un fort joli garçon, en dépit de son teint bronzé et de sa vareuse de matelot.
Pas un meilleur gaillard au monde. Le coeur sur la main, gai comme un pinson, narguant l'ennui, à terre; se moquant de la bourrasque, quand il était au large....
Une vraie alouette de mer.
L'autre,—Gaspard,—était son antipode.
Fortement charpenté, brun comme un Espagnol, il avait les traits réguliers, mais durs. Il parlait peu et riait encore moins. Bref, c'était un caractère en-dessous, suivant l'expression de la mère Hélène.
Cependant, malgré ces dissemblances,—et peut-être même à cause d'elles,—les deux garçons s'accordaient comme les doigts de la main. Jamais une difficulté sérieuse n'avait surgi entre eux.
Ils étaient à peu près du même âge,—Gaspard ayant vingt-trois ans et Arthur vingt-deux. Depuis leur petite connaissance, ils avaient toujours vécu ensemble, et le premier ne se souvenait que vaguement de son père, qui avait péri sur les Grands Bancs, en 1837.
Quant à sa mère, il ne l'avait pas connue, la pauvre femme étant morte alors qu'il n'avait, lui, que quelques mois.
Labarou adopta l'enfant de son beau-frère et le considéra désormais comme faisant partie de sa propre famille.
On vivait heureux là-bas, à Saint-Pierre; la pêche rapportait suffisamment pour constituer une honnête aisance. Le père et la mère jouissaient d'une santé robuste; les enfants grandissaient à vue d'oeil et allaient bientôt, eux aussi, contribuer au bien-être général, lorsque le malheur que l'on sait s'abattit sur cette paisible maison....
Labarou fut attaqué, dans un cabaret de la ville, par un camarade dont la violence de caractère n'était que trop connue.... Les couteaux se mirent de la partie, et l'agresseur tomba, la poitrine ouverte par plus de six pouces de fer....
Labarou étant estimé de tout le monde, on le plaignit plutôt qu'on ne le blâma.... Des amis l'aidèrent à s'esquiver, et il put gagner la côte du Labrador, terre anglaise.
Seulement, ce n'était plus Jean Lehoulier,—comme il s'appelait réellement.
Il avait cru plus prudent d'adopter le nom de sa femme: Labarou.
Mais.... assez de retours en arrière.
Reprenons notre récit.
Inutile de dire que la nouvelle apportée par les jeunes gens produisit une révolution dans la famille.
Songez donc!... Des voisins après un isolement d'une douzaine d'années!.... Des visages autres que ceux des Labarou à rencontrer autour de la baie de Kécarpoui!... Pour les vieux de bonnes causeries près de l'âtre, l'évocation du passé et des souvenirs de là-bas!.... Pour les jeunes, la connaissance à faire, l'intimité grandissant à mesure qu'on se connaîtrait mieux, la joie de se revoir après s'être quittés, les suaves émotions de l'amour partagé: quelle porte entr'ouverte sur l'avenir! et, par cet entrebâillement, que de perspectives riantes, vaguement éclairées à la lumière de l'imagination!
Il faut avoir vécu isolé sur une côte déserte, ayant sans cesse sous les yeux la majesté vierge de la nature telle que Dieu l'a faite pour comprendre l'insondable mélancolie qu'une telle situation amène à la longue dans l'âme humaine.
L'Écriture Sainte l'a dit: Voe soli!—malheur à l'homme seul sans cesse replié sur lui-même et abîmé dans la contemplation de sa misère!
Mais, si l'isolement est fatal à l'homme mûr qui a vécu auparavant dans la communauté de ses semblables et a dû en maintes circonstances, subir les heurts de là promiscuité, les chocs des passions en lutte—que dire de la solitude constante pour des jeunes gens encore au seuil de la vie et dont l'âme avide a soif d'inconnu, d'épanchement, de satisfaction légitime à une curiosité toujours en éveil!
Pour ceux-là, c'est le repos,—un repos trop complet, peut-être; mais, à ceux-ci, comme la solitude est lourde et quelle inénarrable tristesse elle infiltre goutte à goutte dans les veines de la personnalité morale!....
On en causa longtemps dans la famille.
Jamais on ne s'était vu à pareille fête.
Seul, Jean Labarou ne prenait pas part à l'allégresse générale; ce qui mettait bien un peu de gris dans le ciel bleu de la mère Hélène....
Mais son Jean avait parfois de si singulières lubies,—comme tous les hommes, du reste!—que la bonne femme, haussant les épaules, se contenta de penser: Allons! le voilà encore qui voyage dans la lune!
Et elle se reprit à caqueter,—car elle n'avait pas la langue dans sa poche, la mère Hélène, «ma foi jurée», non!
—Mes gars, dit-elle aux jeunes gens, il faudra «traîner vos grègues» par là, vers la brunante, sans faire semblant de rien....
—Oui, oui.... appuya Mimie, en frappant ses mains l'une contre l'autre et en jetant une tendre oeillade à Gaspard, qui fit un signe de tête approbateur.
—Pourquoi ça, la mère? demanda Arthur.
—Hé! mon fieu, pour savoir quelque chose.
—A quoi bon se cacher?.... C'est métier de loup. Nous irons plutôt les visiter demain, au grand jour et comme de bons voisins.
—L'un n'empêche pas l'autre, reprit la mère Hélène... Allez pêcher des truites en bas des chutes, au ruisseau Rouge, tout là-bas, et arrangez-vous pour ne pas les perdre de vue.... Tachez même de leur parler, s'il y a moyen, sans que ça paraisse....
—Tu entends, Gaspard?.... Il faudra entrer en conversation avec eux, s'écria la pétulante Mimie. D'abord, moi, je ne pourrai dormir si je ne sais rien avant la nuit....
Jean Labarou releva la tête.
—Tout doux, tout doux, les femmes, fit-il en retirant sa pipe; ne vous mettez pas si vite martel en tête... Laissez ces gens-là tranquilles.
—Mais, Jean....
—La paix, femme. Tu dois savoir ce qu'on gagne au commerce de ses semblables.
—Mais, papa....
—Toi Mimie, ne sois pas si pressée de faire de nouvelles connaissances; tu pourrais t'en mordre les pouces plus tard, ma fille.
—Moi, père!.... Comment cela?
—Suffit!.... Je me comprends.
Mimie ouvrait ses grands yeux bleus et ne comprenait pas, elle.
Gaspard était-il plus avancé?
Peut-être bien, car, à cette observation du père Labarou, il passa sa chique de «tribord à bâbord», comme disent les matelots, sans toutefois perdre son flegme.
On jabota encore une grande heure. Puis la mère Hélène, qui avait sur le coeur l'observation de son mari et tenait à avoir le dernier mot, conclut en ces termes aigres-doux:
—C'est bon, les enfants.... Puisque mossieu Jean le veut, on attendra que les voisins fassent la première visite.
C'est plus «huppé»!
On n'attendit pas longtemps.
Le lendemain dans la matinée, deux solides gars, montant une petite chaloupe, abordaient en face de l'habitation Labarou.
Gaspard se trouvait là, d'aventure.
—Venez, camarades, dit-il aux étrangers, qu'il semblait déjà, connaître... Mais ne parlez à personne de notre rencontre d'hier soir; mon cousin m'en voudrait de l'avoir devancé....
—Ni vu, ni connu! firent les jeunes gens en riant.
Arthur accourait.
Mimie derrière sa mère, regardait par l'entrebâillement de la porte.
Jean Labarou était invisible.
Sans faire attention à Gaspard, qui ouvrait la bouche pour parler, Arthur donna une bonne poignée de main aux nouveaux arrivés, tout en leur disant:
—Soyez mille fois les bienvenus, mes amis.... Savez-vous que çà devenait furieusement ennuyeux de ne voir toujours que nos figures, qui ne sont pas déjà si avenantes, jugez-en!....
—Hé! hé! il y en a de pires aux Iles.... répliqua galamment le plus vieux des visiteurs.
—Ah! dame! je plains ceux qui les possèdent.... Mais, dites donc.... jetez le grappin et allons voir les bonnes gens.... Je les sens qui grillent d'impatience.
—Allons! firent les gars, se laissant conduire do bonne grâce.
On pénétra pêle-mêle dans la maison, le bouillant Arthur tenant la tête.
—Père et mère, et toi Mimie, voici nos voisins.... annonça-t-il sans plus du cérémonie.—A propos, comment vous appelez-vous?.... Nous autres, notre nom est Labarou: le père Jean Labarou, la mère Hélène Labarou, le garçon que je suis, Arthur Labarou, la fille Euphémie Labarou,—plus connue sous la petit nom de Mimie; enfin ce garçon discret et sage que vous avez vu tout d'abord s'appelle, lui, Gaspard Labarou.... Voilà!
Arthur, ayant ainsi désigné chaque membre de la famille par ses noms et prénoms, mit les poings sur ses hanches et reprit baleine.
Ce n'était pas sans besoin!
On se donna la main à la ronde, comme de vieux amis qui se retrouvent. Après quoi, l'aîné des deux frères, sans répondre directement, dit;
—Ça nous fait plaisir, tout de même, nom d'un loup marin, de rencontrer des pays sur cette bigre de côte,—car vous êtes de Saint-Pierre n'est-ce pas?
—De Saint-Malo! se hâta de rectifier Jean Labarou.
—C'est tout comme. Notre père aussi était de là.
—Ah!... et son nom?
—Pierre Noël.
—Pierre Noël!.... Vous êtes les fils de Pierre Noël? s'écria Jean Labarou, pâlissant affreusement.
—Oui. L'auriez-vous connu, par hasard?
Jean fut quelques secondes sans répondre.
Puis il dit d'une voix changée:
—Non, pas précisément.... Mais j'en ai entendu parler aux Iles.
—Vous savez alors comment il a fini, ce pauvre père?
—Dans une rixe, n'est-ce pas? bégaya Jean.
—Malheureusement, oui: d'un coup de couteau en pleine poitrine.
—Le pauvre homme! murmura, Labarou, qui se remettait peu à peu.
—Nous étions bien jeunes alors, dit le fils aîné de Pierre Noël, et c'est à peine si nous nous rappelons vaguement cette terrible affaire.
—Vous a-t-on dit le nom de... celui qui a tait le coup?
—Oui, c'est un nommé Jean Lehoulier.
—Il a sans doute été puni?
—On n'a jamais pu mettre la main dessus.... Il disparut avec sa famille dans la nuit qui suivit l'affaire et, depuis, on ne sait pas ce qu'il est devenu.
—Il aura péri en mer, sans doute!
—C'est, probable, car il luisait, cette nuit-là, au dire de ma mère, un temps de chien; et sa barque qui n'était pas grande, n'a pas dû résister à la bourrasque.
Que Dieu ait pitié de lui et des siens! dit gravement Jean Labarou. Lui seul est le juge des actions des hommes.
Puis, changeant brusquement de sujet:
—Comme ça, vous venez pour vous établir ici?
—S'il y a moyen d'y vivre!—Ça ne va plus la-bas.
—On vit partout, mon garçon, quand on n'est pas trop exigeant.
—Ah! pour ça, la misère nous connaît... Il n'y a pas toujours eu du pain blanc dans la huche.
—Je conçois.... fit Jean avec une émotion contenue. On vous aidera, mes enfants. Vous n'aurez qu'un signe à faire, vous savez.... N'allez pas au moins vous gêner avec nous: ça me ferait de la peine, là, vrai.... Et, pour commencer par le commencement, mes fils, vous allez tout de suite donner un coup de main à vos amis pour qu'ils se construisent sans retard une maisonnette.... C'est le plus pressé.
—Bravo, père! s'écria Arthur.
—Bien parlé, mon oncle! appuya Gaspard.
—Vous êtes trop bon.... Merci, tout de même.... Ça n'est pas de refus... murmurèrent les jeunes Noël, enchantés.
—Allez, mes enfants... Ah! mais non; il faut dîner tout d'abord.
—C'est ce que j'allais dire, put enfin articuler la mère Hélein;, jusque là muette, contre son habitude.
—C'est que les femmes... voulut objecter l'aîné des Noël, qui s'appelait Thomas.
—Nous attendent... acheva le cadet, Louis.
—Vous les rejoindrez tous ensemble, aussitôt la dernière bouchée avalée.
—Dame! puisque vous êtes assez honnêtes....
—C'est dit. Allons, femme, attise le feu.
—Dans un quart-d'heure, tout sera prêt.
Point n'est besoin de dire si le repas fut animé. Toute cette jeunesse avait soif de confidences. Chacun fit sa biographie, qui n'était pas longue, heureusement. On échangea, force propos, souvent sans à propos.... On fit des projets pour l'avenir.... Des chasses qui resteraient légendaires furent organisées séance tenante. On extermina, autour de cette table primitive, tout le gibier à poil et à plume des forêts et des savanes labradoriennes; on retira du golfe Saint-Laurent des milliers et des milliers de poissons de toutes grosseurs; on dépeupla l'atmosphère de tous les volatiles qui s'y promènent...
Bref, le repas terminé, il ne restait plus de vivant, dans cette partie du Canada, que les hommes et les animaux domestiques à qui l'on fit grâce,—faute de munitions, sans doute!
Puis toute cette jeunesse émoustillée prit place dans la chaloupe des Noël et traversa la baie, faisant retentir les échos de Kécarpoui de ses joyeuses chansons.
En moins de quinze minutes, la petite embarcation heurtait, de son étrave, le talus de la rive gauche.
On avait passé près de la barque, mouillée en eau profonde, sans s'y arrêter.
Ce qui fit dire à Arthur, surpris:
—Ah! ça.... mais où allons-nous?
—Chez la maman Noël, donc! répondit Thomas.
—Déjà installés à terre?....
—Oh! installés! C'est beaucoup dire. Nous sommes campés, et encore!.... répliqua en riant le jeune étranger.
—Les femmes grillaient de se retrouver sur le plancher des vaches. Elles n'aiment pas la mer, ajouta le petit Louis.
Tout en causant, on avait retiré les rames, jeté le grappin et sauté sur le rivage.
Aucune installation, si primitive qu'elle pût être, n'apparaissait encore. Il est vrai qu'un rideau de saules feuillus bordait la rive en cet endroit.
Les Noël prirent les devants, suivis de près par les Labarou, La muraille de verdure franchie, on se trouva tout à coup en face d'une grande tente carrée, faite avec des voiles de rechange, et supportée par de nombreux piquets.
Un feu de branches sèches flambait entre de grosses pierres, tout près de là, tandis qu'une marmite, bulbeuse comme le ventre d'un clocheton russe, posée d'aplomb sur ces pierres, contenait un pot-au-feu qui mijotait ferme et sentait bon.
Thomas ne put s'empêcher, en passant, de soulever le couvercle et de renifler comme un marsouin.
—Hum! hum! fit-il, quel dommage de ne pouvoir dîner deux fois en une heure!.... il a là de quoi se gaver jusqu'à en être malade!
—L'appétit te viendra bien assez vite, ricana Louis, qui connaissait le défaut mignon de son grand frère.
En effet, cet efflanqué de Thomas était aussi gourmand qu'une demi-douzaine d'Esquimaux.... Il avait toujours faim.... Avec cela, paresseux comme un âne, quelque peu enclin à.... «maltraiter» la vérité et dissimuler, cafard, sournois, poltron.... comme on ne l'est plus.
Bon comme la vie, du reste, à ces petits défauts près!
Mais il ne fallait pas le chicaner, par exemple, sur l'article nourriture, car ça le faisait sortir de ses gonds, en un rien de temps.
Thomas eut un regard sévère pour son frère cadet et s'apprêtait à répliquer vertement, lorsque la portière de la tente se souleva pour livrer passage à une grande femme brune, dont les cheveux gris attestaient la cinquantaine.
C'était la veuve do Pierre Noël.
—Ah! vous voilà enfin, les gars! dit-elle.... Il est temps, car nous allions nous mettre à table.
—C'est fait, la mère!... cria joyeusement le petit Louis. On nous a lestés, chez nos voisins, comme des barques qui reviennent du Grand-Banc.
—Tout de même, si vous tenez absolument.... grommela Thomas... L'air est vif sur la baie, et si les camarades,...
—Y songez-vous? se récria Arthur... Nous en avons jusqu'à la flottaison. Si bon que soit le vaisseau, il ne faut pas lui mettre double charge. Et d'ailleurs...
Il avala le reste de sa phrase et resta bouche bée, sa casquette a la main.
Une jeune fille de dix-sept ou dix-huit ans venait de se montrer dans l'ouverture de la tente... Un bon et franc sourire écartait ses lèvres rouges, laissant à découvert deux rangées de petites dents d'une blancheur d'ivoire. Sa chevelure, d'un châtain foncé et très abondante, négligemment enroulée sur la nuque d'une tête fine et fort bien portée, encadrait l'ovale raccourci de la plus sympathique figure du monde.
La belle enfant s'arrêta rougissante en apercevant les deux étrangers, puis instinctivement se rapprocha de sa mère.
Le présentations se firent alors, sans plus de cérémonie que chez les Labarou,—c'est-à-dire que les mains se serrèrent cordialement, comme si l'on se fût retrouvé après une longue absence.
Et la conversation s'engagea de part et d'autre; les propos de toutes sortes se croisèrent; des promesses d'éternelle amitié furent échangées; bref en quelques dizaines de minutes, on en vint à sceller une de ces solides confraternités qui résistent à tous les assauts de la vie....
Tant et si bien que le feu s'éteignit et que la marmite cessa de «chanter»!
Thomas, qui s'en aperçut le premier, s'écria avec une douleur comique:
—Bon, la mère! pendant que vous jabotez tous à la fois comme des pies, voilà votre dîner qui prend au fond.... Il ne sera plus mangeable, et vous verrez qu'il faudra que ce soit ce goinfre de Thomas qui vous en débarrasse.
La veuve de Pierre Noël se leva vivement et alla soulever le couvercle.
—Rassure-toi, mon pauvre Thomas, dit-elle après un rapide examen, il n'est qu'à point; mais si le feu eut continué de flamber....
—Oui, si le feu eut continué de flamber....?
—Eh bien, tout serait à recommencer.
—Là! je vous le disais bien!.... Voyez-vous mes amis, dans ce bas-monde, il faut toujours avoir un oeil ouvert sur le pot-au-feu et l'autre.... ailleurs.
—C'est entendu, camarade, répliqua Gaspard en se levant. Mais, assez causé. Si vous voulez m'en croire, pendant que ces dames prendront leur dîner, nous autres, allons un peu voir s'il y a encore des arbres bons à abattre dans la forêt.
En un clin-d'oeil nos quatre gaillards se munirent de haches et se mirent en frais d'attaquer toute épinette ou sapin des alentours qui payait de mine.
Comme le bois était abondant, bien que de médiocre futaie la quantité abattue dans le cours de l'après-midi fut déclarée suffisante pour la maison projetée.
On remit au lendemain l'équarrissage.
Les bûcherons improvisés, trempés de sueur et la chemise bouffante autour des reins, regagnèrent la tente, où un repas substantiel les attendait.
Inutile de dire que les convives y firent honneur,—Thomas surtout, qui mastiqua et engloutit une demi-heure durant, sans souffler mot.
Les autres, moins voraces quoique passablement affamés aussi, devisèrent gaiement tout en ne perdant pas un coup de fourchette.
Les femmes, naturellement, n'étaient pas les dernières à fournir leur quote-part dans ces conversations à bâtons rompus.
En effet, Suzanne, car la jeune fille s'appelait ainsi,—semblait avoir vaincu sa timidité habituelle pour faire fête aux hôtes généreux qui mangeaient à la table maternelle. Avec un tact parfait, inné, intuitif chez la femme, elle partageait également ses attentions entre les deux cousins; mais un observateur attentif aurait probablement découvert que celles portées à Arthur se nuançaient d'un peu plus d'intérêt.
Un incident qui se produisit vers la fin du repas eût, d'ailleurs, levé tout doute à cet égard.
Arthur avait le poignet droit enveloppé d'un linge assez grossier. Or, en gesticulant suivant son habitude, lorsqu'il avait le coeur en liesse, il se heurta contre la chaise de son voisin....
Il fit aussitôt une grimace de douleur, et sa chemise se teignit de sang.
Suzanne vit et le geste de souffrance et le sang rouge qui suintait assez abondamment à travers la manche de la chemise.
Elle devint toute pâle et s'écria:
—Ah! mon Dieu, M. Arthur, vous vous êtes fait mal!
—Ce n'est rien, répondit le jeune Labarou, dont la figure un peu contractée par la douleur démentait les paroles.
—Mais vous saignez!.... Voyez-donc!
—Je suis un maladroit.... J'ai dérangé mon appareil.
Suzanne se leva vivement et courut à lui. Puis, a'emparant de son bras et déboutonnant avec prestesse le poignet de la chemise:
—Laissez-moi voir et tout remettre en place.
—De grâce, mademoiselle, balbutia Arthur devenu rouge comme un coquelicot, ne vous donnez pas cette peine: ce n'est qu'une égratignure que je me suis faite gauchement tout à l'heure.
—Une égratignure! goguenarda le petit Louis.... C'est-à-dire que c'est bel et bien une affreuse entaille, longue de trois ou quatre pouces.... Regarde ça, «un peu voir», Suzanne, si tu en es capable.
Suzanne ne répondit pas.
D'une main fébrile, elle releva la chemise et déroula le linge, maculé de sang, qui enveloppait le poignet d'Arthur.
Une éraflure très respectable béait à l'extrémité inférieure de l'avant-bras. Il y avait du sang coagulé dans la plaie et tout à l'entour. La pansement n'avait pas été fait avec soin.
C'était laid, mais peu dangereux.
Cependant, Suzanne et sa mère, qui s'était aussi approchée, jetèrent les hauts cris.
—Ah! Seigneur... Mais c'est affreux!... gémit la tendre Suzanne, en joignant les mains avec une détresse sincère.
—Pauvre jeune homme! dit à son tour la mère Noël, comment vous êtes-vous abîmé de la sorte!
—Oh! le plus sottement du monde.... J'ai dégringolé du haut d'un sapin, et c'est en cherchant à me retenir qu'un coquin de noeud m'a arrangé le poignet de cette façon.
—Vous êtes trop imprudents aussi, mes chers enfants, et vous finirez par vous rompre le cou, avec vos tours d'agilité. Tout de même, puisque vous vous êtes blessé à notre service, nous allons vous soigner de notre mieux. De la vieille toile, Suzanne!
—Oh! madame, ce n'est pas la peine.... murmurait Arthur, tout confus.
—Voulez-vous vous taire, méchant entant! gronda maternellement la bonne dame.
Et tout en lavant délicatement à l'eau tiède la blessure mise à nu, elle continua:
—Voyez-vous mon jeune ami, on n'est pas femme de marin sans connaître un tantinet tous les métiers.... Et, tenez, moi qui vous parle je suis un peu médecin, un peu apothicaire et même assez bonne rebouteuse. Pas vrai, les enfants?
—Comme le soleil nous éclaire! dit gravement Thomas.
—Sans compter que maman possède un gros livre tout plein de recettes plus merveilleuses les unes que les autres... ajouta Louis avec une parfaite conviction.
—Voilà, qui est bon à savoir! fit remarquer Gaspard, jusque là, silencieux. S'il arrive malheur à quelqu'un de nous, madame trouvera à exercer son talent.
—Plaise à Dieu que l'occasion ne se présente jamais ou du moins que je n'aie que des bagatelles à guérir!.... murmura la veuve, en regardant avec tendresse ses deux fils et sa fille.
—Puis, un peu honteuse de ce regard compromettant, où il y avait bien une certaine dose d'égoïsme maternel,—que personne ne songea, à blâmer, d'ailleurs,—elle ajouta en terminant le pansement:
—Surtout, mes enfants, ne vous avisez pas de compter trop sur la mère Noël pour réparer les suites de vos imprudences. La vue du sang m'énerve, et je ne sais trop si je ne m'évanouirais pas, rien qu'à jeter un coup-d'oeil sur une blessure faite avec une hache ou une arme à feu.... Quant aux coups de couteaux, ah! Jésus! je n'en puis voir depuis....
—...Depuis le meurtre de notre père, n'est-ce pas, maman? acheva étourdiment le petit Louis.
—Vas-tu finir toi! gronda Thomas, en regardant son frère avec un froncement sévère de ses sourcils en broussailles. Tu sais bien, ajouta-t-il, que la mère n'aime pas qu'on rappelle ce souvenir-là!
—Au contraire! riposta avec énergie le garçon ainsi interpellé. Maman n'a pas oublié que papa a été tué méchamment et que son meurtrier est peut-être encore de ce monde, se moquant de la justice des hommes, en attendant celle de Dieu.
—La paix! mes enfants, commanda Mme Noël. Votre mère n'oublie rien; mais elle laisse faire la Providence, qui saura bien choisir son heure.
Puis, secouant la tête comme pour chasser une pensée importune, elle détourna brusquement le cours de la conversation, en disant, à son patient, avec une feinte sévérité:
—Maintenant, mon jeune ami, vous voilà condamné au repos pour plusieurs jours...
—Quoi, madame! vous voulez qu'à cause de cette égratignure, je reste là-bas, pendant que?...
—Votre bras ne pourra frapper coup avant une dizaine de jours, au moins.
—Dix jours, madame! fit Arthur d'un ton pitoyable.... Mais je vas périr d'ennui!... La fièvre va me prendre, c'est sûr.
—Mieux vaut la fièvre que la mort!.... murmura Gaspard, entre haut et bas.
—Mais je ne vous oblige pas à rester de l'autre côté de la baie, mon jeune ami!. Au contraire, je compte bien vous avoir tous les jours sous les yeux, ne serait-ce que pour vous empêcher de commettre quelque imprudence....
—A la bonne heure; fit gaiement Arthur. Ainsi, je....
—Vous viendrez si vous le désirez.... Mais il faudra vous contenter de regarder faire les autres ou de tenir compagnie à vos nouvelles voisines.
—Oh! alors la besogne serait bien trop agréable, madame.... Il me reste un bras valide, et je saurai bien l'utiliser à votre service.
—Convenu, voisin... approuva Thomas. Nous ne nous séparerons plus pendant la construction de ce château qui doit être l'ornement de cette baie, un peu solitaire avant nous.... Et, tenez, pour qu'on ne vous accuse pas de fainéantise, je vous nomme l'architecte de nos travaux. C'est vous qui ferez les plans, et c'est nous qui les exécuterons».
—Bravo! fit Suzanne gaiement. Pour une fois que ça t'arrive, Thomas, tu parles comme un sage.
—C'est vrai, appuya Mme Noël: Thomas a résolu la difficulté.
—Hein! toussa le grand garçon avec un sérieux comique, quand je veux m'en donner la peine, je ne suis pas plus bête qu'un autre, allez!
Chacun rit,—moins toutefois l'austère Gaspard, dont un grand pli coupait transversalement le front, devenu soucieux.
Et l'on se leva de table bruyamment.
Comme il se faisait tard et que le crépuscule envahissait la baie,—malgré la longueur du jour à cette époque de l'année,—les deux cousins prirent congé des dames et furent reconduits chez eux dans la même embarcation qui les avait emmenés, le matin.
On se dit: Au revoir! après être convenus ensemble que la chaloupe des Noël ferait de nouveau, le lendemain matin, la navette à travers la baie, pour venir prendre les charpentiers auxiliaires.
Et, pondant que le bruit cadencé des rames allait s'affaiblissant dans l'ombre du soir, les deux cousins, silencieux, préoccupés, regagnèrent le logis, sans échanger une seule parole.
Si nous nous sommes un peu étendu sur les événements de cette première journée passée en commun par les jeunes membres des deux familles de Kécarpoui, c'est qu'elle sert de jalon pour indiquer la marche future de notre drame.
Il fallait bien mettre en relief cette jolie Suzanne, qui va jouer le rôle de pomme de discorde entre les frères ennemis de la région labradorienne.
Et cette veuve énergique, gardant toujours au fond de son coeur le souvenir de la scène terrible qui la priva de son unique soutien, ne fallait-il pas aussi la montrer ce qu'elle était: bonne chrétienne, mais aussi femme à ne pas reculer devant la tache vengeresse de punir, le cas échéant, le meurtrier de son mari.
Hâtons-nous d'ajouter cependant qu'elle était à cent lieues de se croire dans le voisinage do Jean Lehoulier, encore moins de se douter qu'elle venait d'héberger le fils et le neveu de son plus mortel ennemi.
Quant à Suzanne et aux garçons, ils étaient tout bonnement enchantés de leurs nouvelles connaissances et ne tarissaient pas d'éloges sur leur compte:—concert de louanges auquel, du reste, la maman mêlait volontiers sa note grave.
—Ce sont de braves garçons, disait-elle, après le retour de ses fils.
—Et qui ne boudent pas à l'ouvrage! ajoutait Louis.
—Ni à table non plus!.... renchérissait Thomas, fort porté sur sa bouche, comme on s'en souvient.
—C'est un titre de plus à ton amitié, intervint malicieusement Suzanne.
—Oui-da! mademoiselle, lui repartit avec un grand sérieux Thomas. Tu crois peut-être m'avoir embroché avec tu pointe?.... Eh bien, ma soeur, apprends qu'un bon caractère et un bon estomac, ça voyage toujours ensemble, et mets-moi cette grande vérité dans ton cahier de notes, ma petite Suzette.
—Tu prêches pour ta paroisse, mon grand frère. Ainsi donc, suivant-toi, les meilleurs garçons de notre petite colonie seraient?
—Thomas Noël et Gaspard Labarou.
—Parce que?...
—Parce que ces deux respectables citoyens sont les plus beaux mangeurs.
—Tout doux! tout doux! monsieur mon frère, intervint Louis au milieu des éclats de rire: il me semble que vous avez une morale un peu égoïste...—Qu'en pensez-vous, maman?
—Il y a du vrai et du faux dans ce que dit Thomas. J'ai connu des coquins qui avaient un bien bel appétit....
—Bon, Thomas, prends note de cela....
—Et de fort bonnes gens qui avaient toujours faim, acheva la veuve.
—Exemple: Thomas Noël! glissa Thomas, avec une emphase comique.
—Oh! le sournois! fit Suzanne.... Si tu n'as que ta voracité pour te faire pousser des ailes d'ange, tes grands bras resteront longtemps déplumé».
—Bravo, Suzanne! cria Louis, buttant des mains. Voilà qui s'appelle couler proprement un homme. Attrape, espèce de baliveau.
Ceci s'adressait à Thomas, lequel répondit philosophiquement:
—Dame! si vous vous mettez deux contre moi, je n'ai plus rien à dire. Si, pourtant, un mot: pourquoi, Suzanne, m'appelles-tu sournois? Est-ce parce que, de nos deux nouveaux amis, je m'accommode mieux du moins bavard, ou, si tu veux, de celui qui ne rit jamais?
—C'est un peu pour cela, mon grand frère.... Au reste, c'est pur badinage, tu sais....
—Non, non! a'écria Louis. Pas de concession, Suzanne! Thomas est un pince-sans-rire qui ne tire pas à conséquence. Mais son copain Gaspard vous a une binette d'oiseau de proie qui ne me dit rien qui vaille. N'est-ce pas, maman?
—Le fait est qu'il est bien grave pour un jeune homme!
—C'est la timidité, peut-être.... hasarda Suzanne.
—Lui timide?.... Allons donc ma soeur, tu n'y penses pas! Le gaillard ne navigue pas dans ces eaux-là. C'est un sournois, te dis-je. Vous verrez.—Un bon luron, par exemple, c'est mon nouvel ami à moi.... Qu'on me parle d'Arthur Labarou! C'est celui-là qui vous regarde bien en face, avec ses grands yeux bleus, et qui rit de l'abondance du coeur.—Pas vrai, maman?
Le petit Louis éprouvait toujours le besoin d'avoir l'approbation de sa mère.
Néanmoins, pour cette fois, ce fut Suzanne qui répondit avec beaucoup de vivacité:
—Oui, oui, frère.... Et, avec cela, si bon, si complaisant, si aimable!
—Tiens, tiens, fillette!... fit madame Noël, tu as déjà trouvé le moyen de remarquer chez lui toutes ces qualités-là?
La jeune fille rougit et murmura, un peu confuse:
—Dame, mère, vous avez dû vous-même....
—Si, si, ma fille. Jusqu'à plus ample informé, je le tiena pour un excellent garçon.
—Et un bon camarade! renchérit Louis.
—Comme son cousin.... pas moins, mais pas plus rectifia l'entêté Thomas.
La conversation en resta là sur ce sujet, et, après d'autres propos sans intérêt pour le lecteur, la famille Noël s'alla coucher.
*****
Pendant ce temps, chez les Labarou, une scène analogue sa passait.
Le père, distrait et songeur, fumait sa pipe près d'une croisée ouverte.
La mère et la fille, toujours occupées, tricotaient et cousaient autour d'une grande table de bois blanc, dressée au milieu de la pièce servant à toutes fins: cuisine, salle à manger et salon de réception.
En face d'elles, Arthur, la main droite enveloppée et le coude appuyé sur la table, avait fort à faire pour répondre aux questions multiples des deux femmes.
Quant à Gaspard, dissimulé dans l'ombre projetée par l'abat-jour de la lampe, il fumait, silencieusement, répondant seulement par monosyllabes quand on lui adressait la parole.
Inutile de se demander de quoi l'on parlait et qui tenait le dé de la conversation!
C'étaient les femmes, naturellement, mais surtout la plus intéressée des deux: Euphémie, ou plutôt Mimie,—car on ne l'appelait pas autrement dans la famille.
Cette jeune fille, quand on ne lui voyait que la tête, était vraiment délicieuse.... Elle avait le teint clair des femmes normandes et la chevelure crêpée d'une bohémienne. Avec cela,—autre contraste,—de beaux grands yeux d'un bleu très tendre et la bouche meublée de dents fort blanches, quoique un peu espacées.
Mais l'ensemble de la figure respirait plutôt l'énergie que la grâce.
La grâce; lumière ou vernis, qui est à la figure humaine ce qu'une bonne exposition est au tableau,—voilà ce qui réellement lui manquait.
Enfin,—pour achever de brosser cette esquisse en deux tours de main,—bien qu'elle fût, en réalité, une jolie fille, Euphémie Labarou manquait complètement de séduction féminine, d'attirance, comme disent les bonnes gens.
D'ailleurs, la suite de ce récit vous montrera qu'elle était fort tyrannique en amour.
Le cousin Gaspard, sur qui elle avait jeté son dévolu, en savait quelque chose, probablement plus qu'il n'en eût voulu dire.
Mais, outre ce défaut moral,—si toutefois c'en est bien un,—Euphémie Labarou avait une imperfection physique très apparente, du moins quand elle se tenait debout: elle n'avait pas de jambes.... ou si peu!
Ce buste parfait, de longueur normale jusqu'aux hanches, était supporté par des jambes si courtes, qu'en dépit de ses robes longues, la pauvre «Mimie», lorsqu'elle marchait, avait l'allure disgracieuse et pesante d'une oie grasse.
Aussi ne sortait-elle guère et, comme toutes les personnes sédentaires, aimait-elle fort à caqueter!
D'où il suit qu'elle était à la fois joliment bavarde et passablement hargneuse dans ses appréciations.
Pour le quart-d'heure elle s'employait à «déshabiller» de la belle façon sa voisine de l'autre côté de la baie, Suzanne Noël,—qu'elle n'avait pas même entrevue, du reste.
Et elle paraissait avoir ses raisons pour en agir ainsi, car, à chaque trait lancé contre la nouvelle venue, elle dirigeait du côté de Gaspard un regard en coulisse, chargé de.... pronostics peu équivoques.
Celui-ci, d'ailleurs, faisait mine de ne pas remarquer ce manège, se contentant de fumer comme un pacha.
—Nous étions si bien, seuls! dit la jeune fille, en conclusion.... Pourquoi ces étrangères viennent-elles, comme cela, se fourrer dans nos jambes?
—Elles ne t'ont guère encombrée jusqu'à cette heure!.... murmura Gaspard, en poussant des lèvres une grosse bouffée de fumée.
—Je le crois bien! répliqua Mimie, avec un petit ricanement sec. D'ailleurs, elles ne font que d'arriver, et vous avez passé tout votre temps avec elle, les deux garçons.
—Il fallait bien leur aider, comme le voulait mon oncle.
—Elles ont leurs hommes: qu'elles nous laissent les nôtres!
—Prends patience, ma fille, intervint la mère. Sitôt qu'ils auront mis leurs voisines à couvert, les enfants reprendront leur train de vie ordinaire. En attendant, contentons-nous de ton père et de Wapwi.
—Père?.... Il n'est guère réjouissant, surtout depuis quelques jours. On dirait vraiment que cette invasion le contrarie encore plus que moi.
Jean Labarou, jusque là silencieux, releva la tête en entendant sa fille parler ainsi.
—Tu ne te trompes qu'à demi, mon enfant, répliqua-t-il gravement. Je suis heureux que les garçons puissent rendre service à nos voisins, mais mon opinion sur leur compte n'a pas changé: leur présence ici nous causera peut-être des ennuis sérieux.
—C'est bien possible, tout de même... murmura la jeune fille qui eut un rapide coup-d'oeil du côté de son voisin.
—Puis, reprenant avec vivacité:
—Quant à Wapwi, dit-elle eu riant aux éclats, parlons-en. Ce petit oiseau-là,—car c'est un vrai oiseau, bien gentil tout de même,—passe la plus grande partie de son temps sur la baie ou dans les bois, à pêcher du poisson ou colleter des lièvres.
—C'est sa manière à lui de se rendre utile, expliqua Arthur. Manques-tu de gibier ou de matelotes, depuis que nous l'avons enlevé à sa micmaque de belle-mère?
—Oh! pour ça, non. Aussi n'est-ce pas pour lui faire des reproches, le cher petit, que je me plains de ses absences continuelles. Mais s'il nous tenait un peu plus compagnie, en votre absence, les journées seraient moins longues.
—Et! bon Dieu, petite soeur, cours les bois avec mon protégé,—je lui en donne la permission; ça te distraira.
—C'est une idée, cela, Arthur! et, à moins que père et mère n'y mettent empêchement, je pourrais bien en profiter l'un de ces quatre matins....
Et, comme les «bonnes gens» ne soulevèrent aucune objection, Mimie eut bientôt fait d'organiser dans sa tête une belle et bonne reconnaissance en «pays ennemi,» c'est-à-dire du côté opposé de la baie.
Deux mois se sont écoulés depuis l'installation de la famille Noël sur la rive orientale de la baie.
La maison construite par les jeunes gens de la petite colonie, bien que ne présentant certes pas l'apparence d'une de ces coûteuses bonbonnières que l'on admire aux places d'eaux en vogue, offre cependant un assez joli coup d'oeil. Avec ses chevrons dépassant de plusieurs pieds l'alignement du carré, elle vous a un certain air de coquetterie agreste dont ne s'enorgueillissent pas médiocrement les ouvriers improvisés qui l'ont bâtie.
Si nous ajoutons que de ce larmier très large partent d'élégantes colonnes de fines épinettes bien écorcées, mais pas autrement travaillées, qui vont s'appuyer sur le trottoir entourant la maison, nous aurons une idée de ce que peuvent faire quatre hommes de bonne volonté, lorsque la nécessité et l'isolement leur tiennent lieu d'expérience.
Aussi n'étonnerons-nous personne en disant que les jeunesses de la colonie Kécarpouienne ont l'intime conviction d'avoir édifié un palais.
Tout est relatif en ce monde.
Aussi l'ont-ils baptisé le Chalet, sans épithète—comme s'il ne pouvait en exister d'autre dans le monde entier.
Les travaux sont donc finis....
Finie aussi, hélas!—ou, du moins, bien entravée,—cette promiscuité de toutes les heures du jour, ces coups-d'oeil échangés furtivement, ces chaudes poignées du mains données et reçues, ces rencontres fortuites... qui sont le menu du festin des amoureux!...
Ainsi le pense du moins, en son âme attristée, notre jeune ami Arthur Labarou, au moment où nous le retrouvons.
Il est en compagnie de son protégé,—ou plutôt de son fils adoptif,—le petit sauvage Wapwi.
Wapwi a aujourd'hui près de quinze ans.
Il est souple, élancé, grand pour son âge, et surtout très intelligent.
Quant à son dévouement pour petit père,—comme il appelle Arthur,—c'est du fétichisme tout pur.
Nous sommes dans la première quinzaine du mois d'août.
C'est le matin.
Il est à peine six heures.
Arthur et Wapwi sont assis sur un quartier de roc dominant la rive droite, très escarpée à cet endroit, de la rivière Kécarpoui.
En face d'eux, une grande épinette, à peine ébranchée sur un de ses côtés et jetée en travers du torrent, sert de pont pour communiquer entre les deux bords.
Vers la droite, à une couple d'arpents de distance, une buée de vapeurs blanches monte de l'abîme où se précipite la rivière, dans sa dernière chute, avant de mêler ses eaux à celles de la baie.
Le soleil du matin irise cette vapeur et lui prête tour à tour les nuances diverses de l'arc-en-ciel.
—Ecoute, petit, et surtout comprends-moi bien.... dit Arthur à, son compagnon, penché vers lui.
Wapwi ne répond rien; mais il s'approche davantage, et ses yeux noirs, intelligents, se fixent sur son «père» adoptif.
Celui-ci reprend, en baissant encore la voix:
—Tu vas traverser la rivière sur la passerelle et te diriger sous bois vers le Chalet. Si tu ne rencontres pas Suzanne en chemin et que les jeunes Noël ne soient pas dans les environs, approche-toi de la maison et fais en sorte que la jeune fille te voie. Comprends-tu?
Au lieu de répondre, Wapwi s'éloigne vivement, courbé en deux, fait mine de se couler au milieu du feuillage, se dissimule derrière chaque obstacle; rocher ou arbuste, et se livre à une pantomime des plus réjouissantes, s'adressant à un être imaginaire.
Puis, il revient sans, bruit, riant silencieusement.
Arthur aussi rit de bon coeur, tout en évitant d'éclater...
—Très bien, mon fils! dit-il. Mais ce n'est pas tout....
Wapwi redevient soudain sérieux comme un manitou.
—Quand tu seras parvenu à t'approcher d'elle, tu lui diras: «Petite mère Suzanne, petit père Arthur vous attend. C'est, pressé. Rejoignez-le sur le bord de la rivière, en face de la passerelle. Il sera là sur le plateau que vous connaissez, tout en haut, au milieu des rocher». Tu vois cela d'ici, tout droit.
Et le jeune Labarou montre de la main, sur l'autre rive, un escarpement assez élevé, couronné par un plateau où verdissent des masses de sapins touffus.
Wapwi fait signe qu'il a compris et n'ajoute qu'un mot:
—C'est tout?
—Oui... N'oublie pas ce qu'elle te répondra.
—Petit père sera content.
Et l'enfant, léger comme un papillon, s'élance sur la passerelle tremblante, sans éprouver l'ombre d'un vertige à l'aspect du torrent qui bondit à vingt pieds au-dessous.
Arthur demeure un instant songeur; puis, s'emparant de son fusil, compagnon inséparable de ses courses matinales dans la forêt, il traverse à son tour la passerelle et se dirige vers le rendez-vous assigné.
A peine a-t-il disparu, qu'une tête émerge d'un fouillis de broussailles masquant une anfractuosité de la rive à pic, à quelques pieds de l'endroit où s'est tenue la conversion rapportée plus haut.
Cette tête, livide et haineuse, est suivie d'un corps musculeux et, trapu,—le tout appartenant à Gaspard Labarou.
—Ah! c'est comme ça!.... murmure-t-il avec un ricanement amer On verra bien si la fille de la victime va faire des mamours au fils de l'assassin.... Malheur à eux si!...
Le reste de la phrase est ponctué par un geste sinistre.
Et Gaspard s'élance dans la direction du nord, ne s'écartant pas toutefois de la rivière, qu'il a sans doute l'intention de franchir à gué dans quelque endroit connu de lui seul.
En effet, une dizaine d'arpents plus haut, il rencontre une mince épinette penchée au-dessus d'un endroit où la Kécarpoui, profonde et rétrécie, coule avec la rapidité d'un torrent.
Agile et fort, le sombre personnage, mettant son fusil en bandoulière, grimpe comme un chat jusqu'aux deux-tiers de sa hauteur.
L'arbre, mince et flexible, se courbe, se penche....
Gaspard, suspendu par les mains, lâche prise....
Il est sur l'autre rive.
Alors, il redescend vers la passerelle, mais cette fois en s'écartant légèrement de la rivière.
Arrivé au pied du cap, couronné d'un plateau boisé, où doivent se rencontrer les amoureux, Gaspard s'arrête.
Il est en nage.
Ses tempes battent la chamade. Le vertige le menace.
Il paraît chercher à reconquérir son calme et fait mine même de cacher là son fusil....
Ses mains à plat pressent son front brûlant....
Mais bientôt un éclair de rage froide passe dans ses yeux durs et, remettant son fusil en bandoulière, il commence l'ascension du cap!
C'est comme un sauvage, avec des précautions infinies, qu'il met on pied devant l'autre.
Pas une pierre ne roule.
Pas une motte de terre ne s'égrène.
Parvenu au niveau du plateau supérieur, Gaspard risque un coup-d'oeil à travers les rameaux épais.
Arthur est là, écartant le feuillage et interrogeant le versant adouci de son observatoire qui regarde la mer.
Se trouvant posté à, sa convenance là où il est, Gaspard ne bouge plus et attend.
Une demi-heure se passe.
Puis une heure.
Le soleil monte. L'ombre décroît.
Mais rien ne bouge, rien ne bruit, si ce n'est la rumeur éternelle des chutes et le vol rapide des oiseaux.
Soudain, à deux pas d'Arthur, le feuillage s'entr'ouvre et Wapwi paraît.
—Petit diable! fait le guetteur en sursautant, je ne t'ai pas entendu venir.... Eh bien, l'as-tu vue?
—Elle vient!.... répondit l'enfant. Wapwi a couru fort, fort... pour avertir petit père, qui sera content.
Oui, oui, bien content.... Merci! Maintenant, laisse-nous, petit. Retraverse la passerelle et va m'attendre de l'autre côté de la rivière. Si tu vois quelque chose de suspect, imite le chant du merle tu sais!
—Wapwi veillera et sifflera..
Et, dévalant avec une adresse de singe par la pente qu'il venait de gravir, le jeune Abénaki disparut en un clin-d'oeil.
Eût-il pris la direction opposé qu'il se fût heurté à Gaspard!
Mais le dieu des amoureux regardait ailleurs, probablement.
L'espion, remis de cette alerte, se dit k lui-même:
—Décidément, le diable est pour moi. Tenons bon!
Une vingtaine de minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles l'amoureux Arthur piétina sur place, bouillant à la fois d'impatience et de crainte.
L'entrevue qu'il allait avoir avec Suzanne acquérait, grâce aux événements des derniers jours, une importance capitale à ses yeux.
Depuis une semaine entière, en effet, la jeune fille était invisible pour lui.
Que s'était-il passé!
Pourquoi madame Noël, après avoir paru encourager ses amours avec Suzanne et même s'être prêtée de bonne grâce aux projets de mariage édifiés par les deux jeunes gens, avait-elle tout à coup, du soir au lendemain, changé complètement sa manière d'agir?....
Pourquoi Suzanne elle-même, l'air triste et les paupières rougies, lui avait-elle fait un geste d'adieu désespéré, la dernière fois qu'il l'avait aperçue dans une fenêtre du Chalet?...
D'où venait la mine soucieuse de sa mère, à lui, et la sombre préoccupation de son père, surtout depuis ces jours derniers?....
Autant de mystères à pénétrer.
Autant de problèmes à résoudre.
Arthur avait bien l'intuition que quelque chose se passait hors de sa connaissance et qu'il était le pivot autour duquel s'enroulait le fil de certains petits événements se succédant coup sur coup depuis quelques jours.
Mais quelle était la tête d'où sortait tout cela, la main mystérieuse qui tissait autour de son bonheur cette toile d'araignée dont les mille mailles guettaient chacun de ses pas?....
La veille au soir, seul avec sa soeur et ses parents, il avait ouvert son coeur à deux battants, narré par le menu l'histoire courte et naïve de ses amours; il leur avait fait part de son ardent désir d'épouser Suzanne, aussitôt la venue du missionnaire, en septembre prochain....
Mimie avait battu des mains....
La mère Hélène s'était détournée pour essuyer une larme....
Quant au père Labarou, plus sombre que jamais, il s'était promené longtemps dans la cuisine, sans répondre, puis avait fini par faire un geste résolu et dire:
—Il faut que cette situation s'éclaircisse et que la lumière se fasse! Pas plus tard que demain, mon fils, je me rendrai chez la veuve de Pierre Noël, et ton sort se décidera!
Arthur avait remercié son père et, au petit jour, couru sur le plateau boisé, dominant la passerelle, dans l'espoir d'avoir plus tôt des nouvelles, ou du moins de faire part à Suzanne de ses espérances.
Il en était là!....
Suzanne allait venir!!
Elle venait!!!
En effet, un pas léger froissait les feuilles sèches tapissant le flanc du cap....
Là ramure s'agitait;...
Une minute encore, et Suzanne parut!
Elle semblait fort animée, la belle Suzanne.
Ses joues rougies, l'éclat de ses yeux et la sueur qui perlait à son front disaient haut qu'elle avait couru et que l'émotion la dominait.
—Arthur! cher Arthur, fit-elle en tendant ses deux mains au jeune homme.
—Oh! Suzanne! ma Suzanne! vous voilà enfin! répondit Arthur, s'emparant des mains qui s'offraient et y collant ses lèvres.
—Quelle imprudence vous me faites commettre!
—Je ne vivais plus, Suzanne. Songez-y; ne plus vous voir!
—Et moi donc, est-ce que j'étais aux noces?... Ah! comme j'ai souffert!
—Pauvre Suzette! Là, vrai, vous avez pensé un peu à l'abandonné?
—Toujours, à chaque heure, à chaque minute....
—Et, cependant, vous vous cachez!.... Je ne puis vous voir! Votre mère me répond, à chacune de mes visites, que vous êtes souffrante, que vous naviguez sur la baie, avec vos frères, ou bien qu'elle ne sait pas.... Enfin, elle n'est plus la même, votre mère....
—Hélas!
—Vous voyez bien que j'ai raison, puisque vous en convenez....
—Il le faut bien, mon Dieu!
—Mais, enfin, Suzanne, pourquoi ce revirement complet?.... Qu'avons-nous fait de répréhensible?.... Vous savez comme nos intentions sont pures et quel respect accompagne notre mutuelle tendresse.
—Oh! Arthur, ce n'est pas là que vous trouverez la source de tout ce qui arrive.
—Vous savez quelque chose, Suzanne?
—Peut-être bien. Mais je ne suis pas sûre.... je pourrais me tromper.
—Parlez, parlez.
—Eh bien, ma mère a reçu une visite il y a une dizaine de jours.
—Une visite!.... D'ici, de la côte?
—Non, de Miquelon.
—Par quelle voie?
—Ce doit être par notre barque, car l'étranger accompagnait Thomas. Vous savez que mon frère a été toute une semaine au large, en compagnie de votre cousin Gaspard?....
—Je ne sais rien, Suzanne. En effet, Gaspard s'est absenté pendant de longs jours, sous prétexte d'une excursion de chasse au loin. Mais il est si bizarre, mon taciturne cousin, qu'on ne remarque plus, chez nous, ses frasques.
—Vous avez tort, Arthur. Quelque chose me dit que vous devriez, au contraire, ne pas le perdre entièrement de vue et même vous défier un peu de lui.
—De Gaspard!.... Qui peut vous faire croire?....
—Écoutez, Arthur....
Et Suzanne, baissant instinctivement la voix, se rapprocha davantage.
Puis elle détourna soudain la tête et prêta l'oreille.
—Avez-vous entendu? dit-elle.
—Non.
—On dirait quelqu'un s'agitant dans le feuillage.
Arthur jeta un rapide coup-d'oeil vers l'endroit où son cousin, dans sa cachette, avait sans doute fait quelque mouvement involontaire.
Puis, haussant aussitôt les épaules:
—Comme vous êtes nerveuse, Suzanne!.... Vous voyez du danger partout.
—C'est vrai, fit la jeune fille, reprenant sa position première. Moi, si vaillante d'habitude, je tremble, depuis quelque temps, à la moindre alerte.
—Cette fois, du moins, ce n'est rien: quelque écureuil qui prend ses ébats.
—Je vous disais donc: Défiez-vous de votre cousin; il a les yeux méchants....
—Ah! ah!
—.... Et je n'aime pas sa façon de me regarder.
—Vous êtes si belle!....
—Ne riez pas, Arthur. Ces jours derniers, me voyant les yeux rouges, il me dit avec un mauvais rire:
—Qu'avez-vous, Suzanne?
—«Rien qui vous concerne!» ai-je répondu brusquement.
—«Vous êtes-vous querellé avec votre amoureux?» a-t-il ajouté d'un air moqueur.
—«Ça ne vous regarde pas!» Et je lui ai tourné le dos. Mais je l'ai vu, dans une vitre de la fenêtre où je me trouvais, serrant les poings et faisant un geste de menace.
—Une vitre est un mauvais miroir, Suzanne!
—C'est possible, mon ami. N'en parlons plus et soyez prudent.
—Pour vous faire plaisir, je le serai. Mais revenons à votre visite de l'autre jour.
—De l'autre nuit!—car c'était la nuit.
—Soit.. Et qu'a fait ce visiteur nocturne?
—Il s'est enfermé avec ma mère pendant une heure et j'ai été emmenée dehors par mon frère, sous prétexte de ne pas troubler la conversation qu'ils eurent ensemble.
—Ah! diable! fit Arthur, très intéressé.
—Puis l'étranger est reparti, accompagné toujours de Thomas et de l'inséparable Gaspard.
—De sorte que vous ne savez pas quel était cet homme?
—Si... Ma mère m'a dit que c'était un vieil ami de mon défunt père.
—Que venait donc faire chez vous ce mystérieux personnage?
—Voilà précisément ce que je demande en vain à tous les miens, sans pouvoir obtenir d'autre réponse que celle-ci: C'est un parent éloigné, un ami de là-bas. Il faut le croire.
—Mais votre mère, elle,—votre mère qui vous aime tant, bonne Suzanne,—a dû vous donner quelques mots d'explications avant de vous soustraire à mes recherches.... je veux dire à ma vue.
—Pauvre mère, elle est toute bouleversée de ce qui arrive.... Mes questions semblent lui faire tant de mal!.... Elle se contente de répondre: «Chère Suzette, j'en suis chagrine autant que toi; mais tu ne dois plus voir ce jeune homme.... Un mariage est impossible entre vous.... Quelque chose de terrible vous sépare à jamais!»
—Qui ou quoi peut donc nous séparer, Suzanne?.
—Hélas!
—Votre mère vous l'a dit?
—Il l'a bien fallu; je l'ai tant suppliée!
—Et c'est?....
—Du sang!
Arthur, foudroyé, chancela.
Un moment, la tête penchée, les bras battants, il demeura immobile.
Mais il se secoua aussitôt.
—Adieu! Suzanne, fit-il virilement. Quand nous nous reverrons, je saurai s'il m'est permis de vous aimer.
—Et ce sera?... fit Suzanne, anxieuse.
—Demain matin, ici, à la même heure.
—Adieu donc! Arthur.... Ne désespérons pas.
Le jeune Labarou la vit disparaître par le sentier qu'elle avait pris pour revenir.
Un instant plus tard, lui-même redescendait la pente opposée, tout en murmurant:
—Puisse mon père effacer cette tache de sang qui nous sépare!
—Oui, comptes-y, mon bonhomme! disait en même temps, in petto, le cousin Gaspard, tout en se tirant, non sans peine, de sa cachette embroussaillée.
Puis le traître ajouta:
—Nom d'une baleine! quelle posture fatigante j'avais là! Tout de même, si j'ai mal aux jambes, mon cher cousin doit avoir mal au coeur, lui!
Et il se glissa derrière Suzanne, évitant avec soin de se laisser voir.
Environ vers six heures de cette même matinée, une légère embarcation traversait la baie, de l'ouest à l'est.
Elle atterrit en face du Chalet.
Un homme d'une cinquantaine d'années, barbe et teint bruns, chevelure grisonnante, sauta sur le rivage, où il s'occupa aussitôt à fixer solidement le grappin de l'embarcation.
Puis, cela fait, il se dirigea lentement, le front penché, vers le chalet, dont les murs blanchis à la chaux ressortaient, à une couple d'arpents du rivage, au milieu des arbres.
Arrivé en face de la porte d'entrée, regardant l'ouest, il frappa deux coups...
Une voix de l'intérieur répondit....
L'homme entra.
—Jean Lehoulier! s'écria la maîtresse du logis, en reculant de deux pas.
—Moi-même, Yvonne Garceau!
—Que voulez-vous?.... Que venez-vous faire ici?....
—Je viens dire à la veuve de Pierre Noël: Oublions tous deux la scène du 15 juin 1840 et ne faisons pas porter à nos enfants le poids des fautes de leurs pères.
La veuve étendit très haut son bras amaigri et s'écria avec une sombre énergie:
—Moi, pardonner au meurtrier de mon époux, du père de mes enfants!.... Jamais!
—Écoutez-moi....
—Pourquoi vous écouterais-je?... Quelle justification pouvez-vous m'offrir?... Allez-vous rendre la vie à mon homme, que vous avez tué à coups de couteau?
Et la veuve, les yeux flamboyants, les poings serrés, fit un pas vers son interlocuteur.
Celui-ci, calme et triste, ne bougea pas et reprit de sa même voix humble:
—Yvonne, je pourrais ici faire appel aux souvenirs de notre jeunesse, à tous deux, de cette époque où, libres encore, nous nous aimions et avions décidé de nous unir par les liens sacrés du mariage; je pourrais évoquer ces jours de larmes où l'on nous força de renoncer l'un à l'autre,—vous parce qu'un prétendant, plus riche s'offrait, moi parce que le service maritime me réclamait dans les cadres.... Mais ce n'est pas à la générosité de vos sentiments que je viens livrer assaut, par surprise: c'est à votre conscience d'honnête femme, c'est à votre coeur de mère que je veux frapper.
—Une mère peut-elle pardonner à celui qui rendit ses enfants orphelins?
—Une mère pardonne tout pour le bonheur de ses enfants.... Et, d'ailleurs, Yvonne Garceau, le Fils de Dieu lui-même n'a-t-il pas demandé à son Père la grâce de ses bourreaux?
—Le Fils de Dieu avait la force d'En-Haut. Moi, faible femme, je suis impuissante.... Cette scène de meurtre me poursuit, me hante nuit et jour, depuis douze ans.... Et, tenez, au moment même où je vous parle, je la vois; j'y assiste; je vous entends vous écrier:
—Ah! misérable traître, après m'avoir pris la femme que j'aimais, tu voudrais encore me voler ma réputation d'homme d'honneur, en m'accusant de tricher au jeu!.... Eh bien, meurs donc, et puisse ta femme ne pas te survivre!.... Car ce sont là vos propres paroles, Jean Lehoulier! Celui-ci ne broncha pas.
Élevant seulement la main avec solennité:
—Femme, dit-il, on vous a trompée, odieusement trompée!.... Quelques-unes des paroles rapportées sont vraies,—les premières! Les autres n'ont pas le sens commun.
La veuve fit un geste pour protester.
Mais Jean continua, sans le remarquer:
—La querelle entre nous n'a pu commencer comme vous dites, puisque jamais je n'ai touché une carte de ma vie.... Nous ne jouions donc pas. Mais nous étions un peu gris,—Pierre surtout,—et vous vous souvenez comme il était jaloux, le pauvre homme, une fois dans les vignes....
—Oh! bien à tort, vous ne l'ignorez pas.... murmura la veuve, en jetant un rapide regard à son premier amoureux.
—Sans doute, Yvonne; mais, comme tous ses pareils, il n'en était pas moins intraitable sur ce chapitre, quand il avait son plumet! Si bien que, ce soir-là, il m'accusa devant tous les camarades de ne rechercher son amitié que pour mieux le tromper....; de profiter de ses absences pour m'introduire nuitamment chez vous; bref, de le déshonorer ni plus ni moins.... Était-ce vrai, cela?
—Vous savez bien que non.
—C'est ce que je cherchai à faire pénétrer dans sa cervelle en feu. Mais, «va te faire lan-laire!» il n'entendait plus rien, gesticulant, criant, me mettant le poing devant la face et piétinant autour de moi, comme un furieux. Jamais je ne l'avais vu ainsi. Je faisais mille efforts pour conserver mon sang-froid, reculant, tournant en cercle, afin de l'empêcher de me frapper.
«Les camarades regardaient, chuchotant entre eux, sans toutefois intervenir.
«Je protestais toujours, évitant à dessein de hausser ma voix au diapason de la sienne. Mais tout de même, la moutarde me montait au nez. J'avais des bouffées de colère, des envies folles de cogner.
«Il vint un moment où, fou de rage, ivre de vin, Jean se rua sur moi, son couteau au poing.
«Je tirai aussitôt le mien de sa gaine, tout en parant machinalement du bras gauche.
«C'est en cherchant ainsi à me protéger, que j'éprouvai à, l'avant-bras cette sensation inoubliable de froid, bien connue de tous ceux oui ont reçu des coups de couteau.
«La lame avait passé entre les deux os et ne s'était arrêtée qu'au manche.
«Je poussai un cri de rage et frappai à mon tour, sans voir,—car un nuage de sang faisait tout danser autour de moi.
«Mon adversaire tomba, et il se fit une grande rumeur dans l'auberge.
«Des amis m'entraînèrent....
«Vous savez le reste. La veuve ne disait plus rien.
Le front penché, les yeux sombres, elle semblait évoquer, par la puissance du souvenir, cette scène d'auberge où son homme fut couché sanglant sur le carreau.
Deux ou trois minutes durant, elle garda ce silence farouche.
Puis elle releva la tête et, regardant son interlocuteur bien en face:
—Jean Lehoulier, dit elle avec une froide énergie, vous mentez!
—Madame!....
—Vous mentez, vous dis-je!....
—Yvonne!
—Et, la preuve que vous mentez, je vais vous la donner. Attendez une minute.
Pierre ouvrait des yeux ébahis.
Mais la veuve avait disparu par la porte d'une chambre à coucher,—la sienne,—ouvert un vieux bahut et y fouillait avec ardeur.
Au bout de quelques instants, elle reparaissait, tenant un papier plié en forme de lettre.
Elle courut aussitôt à la signature et la mettant sous les yeux de son ancien fiancé de là-bas:
—Reconnaissez-vous ce nom?
—Sans doute: Robert Quetliven!
—Eh bien, écoutez bien ce qu'il m'écrit:
SAINT-PIERRE ET MIQUELON, ce 26 juillet 1852.
MADAME VEUVE PIERRE NOEL, Côte du Labrador,
Madame et vieille amie,
J'apprends que vous êtes sur le point de marier votre fille Suzanne avec le fils de Jean Labarou, votre voisin de la baie Kécarpoui. Je le regrette beaucoup pour les deux jeunes gens, mais ce mariage ne peut se faire. Votre défunt mari, assassiné méchamment, il n'y a pas encore une éternité, se lèverait de sa tombe pour se jeter entre les deux futurs conjoints.
Vous ne comprenez pas!...
Eh bien, apprenez, ma pauvre amie, que ce Jean Labarou dont le fila courtise votre fille Suzanne n'est autre que Jean Lahoulier, qui tua votre mari, par pure rancune, dans l'auberge des Mathurins Salés, sur le port de Saint-Pierre, il y aujourd'hui douze ans et quelques semaines...
Mon devoir est fait. Que Dieu vous donne la force de ne pas faillir au vôtre,
ROBERT QUETLIVEN.
—Cette lettre est une infamie! s'écria Jean Labarou,—à qui nous conserverons ce nom, comme lui le porta toujours, du reste.
—Quoi! ne dit-elle pas la vérité? riposta la veuve.
—Sur ce point seulement: que c'est bien ma main qui a tué Pierre Noël! Mais c'est dans le cas de légitime défense, après avoir usé de tous les moyens de persuasion pour l'apaiser, après avoir subi patiemment toutes sortes d'injures.... Encore, quoique abîmé par sa langue méchante, j'aurais patienté, je serais sorti, sans ce traître coup de couteau qui me fit voir rouge.... Mon bras a frappé, mais ma volonté n'y était pour rien. C'est la douleur physique, produite par l'horrible blessure reçue sans m'y attendre, qui est cause du malheur arrivé.... Voyez, femme!.... J'en porterai les marques toute ma vie!
Et, retroussant la manche de son habit, Labarou montra à la veuve son avant-bras nu où deux cicatrices indélébiles tranchaient, par leur blancheur livide, sur le ton bruni de la peau.
La veuve ouvrit de grands yeux et fit un geste.
Jean Labarou rabattit sa manche et continua:
—Ah! Yvonne, comme j'ai regretté ce fatal moment d'oubli, ce mouvement involontaire qui poussa ma main armée droit au coeur de mon ami, Yvonne, vous le savez, en dépit de ses défauts!—Mais il est des instants, dans la vie humaine, où la chair se révolte contre l'esprit, où le nerf est plus prompt que la volonté.
J'ai subi les conséquences de ce réveil intermittent de la bête dans l'homme....
Suis-je donc si coupable, après tout?
La veuve ne répondit pas, tout d'abord.
Elle se calmait. Elle paraissait ébranlée.
L'homme qui lui parlait, elle l'avait connu jadis. Jeune et bon, plein d'honneur, incapable de déguiser la vérité.
Les années en blanchissant sa tête en avaient-elles fait un menteur et un lâche?
C'était impossible.
Le mensonge, dans la bouche d'un coupable, n'a pas de ces accents émus qui vont au coeur; la parole, non appuyée d'une conviction chaleureuse, ne saurait arriver au plus intime de l'être, comme la voix do Jean Lehoulier l'avait fait.
Au fond de son coeur, elle sentait se réveiller, pour l'homme d'honneur incliné devant elle sous le poids d'un souvenir bien malheureux, mais non coupable, cette indulgence attendrie qu'éprouvent les gens mûrs lorsqu'en fouillant dans les cendres du passé, il leur arrive d'en voir quelque étincelle non encore éteinte....
Relevant enfin la tête, elle regarda Jean Lehoulier bien en face et dit d'un ton très calme:
—Jean Lehoulier je vous crois!.... Les choses ont dû se passer comme vous les racontez....
—Merci, Yvonne! Merci pour nos enfants qui s'aiment, interrompit le père d'Arthur.
—.... Mais, continua la veuve, si je vous crois, moi, d'autres feront-ils comme je fais? Mes fils, que vont-ils penser?... Ma fille, elle-même....
—C'est juste, voisine: vous voulez des preuves?
Songez, Jean, que Robert Quetliven ne m'a pas écrit de Saint-Pierre même.
—Et d'où vous a-t-il donc écrit, Yvonne?
—D'ici même.
—D'ici?.... Il est donc venu?
—Ne le saviez-vous pas?
—Je savais que quelqu'un de là-bas est, en effet, débarqué, il y a une quinzaine de jours, en compagnie de votre fils Thomas et de mon neveu Gaspard. C'était donc lui?
—C'était lui; et c'est après une longue conversation sur le malheureux événement qui a divisé nos deux familles, que nous en sommes arrivés à la décision qu'il m'écrirait cette lettre... «Avec ce papier, disait-il, vous n'aurez aucune difficulté à convaincre votre voisin qu'une alliance est impossible entre les Noël et les Lehoulier.»
—En effet, madame, les choses se fussent-elles passées comme ce Quetliven les arrange,—pour un but que je ne devine pas bien encore,—que je serais le premier à dire à mon fils: «Embarque-toi, mon gars, et va un peu là-bas faire ton tour de France.»
«Mais je ne veux pas que cet enfant souffre à cause de moi.... Aussi, prévoyant ce qui allait arriver, ai-je pris mes précautions.... Le missionnaire qui doit nous visiter cet automne,—c'est-à-dire dans un mois au plus,—vous apportera la preuve que les choses se sont bien passées telles que je viens de les raconter.
—Et cette preuve?....
—Ce sera le témoignage du mort lui-même!
Là-dessus, Jean Lehoulier salua respectueusement la veuve de Pierre Noël et se retira.
Cette journée devait être fertile en événements.
On eût dit vraiment que Cupidon essayait un arc nouveau et des flèches dernier modèle, faisant des blessures incurables.
Vers le milieu de la traversée de la baie, Jean Labarou croisa, à quelques arpents de distance, un canot d'écorce, à la fois solide et léger, qu'une jeune fille «pagayait» avec une sûreté de main incomparable.
—Mais c'est Mimie! se dit le père, un peu étonné.
Puis, mettant les deux; mains autour de sa bouche pour mieux diriger sa voix, il héla:
—Ohé! là, du canot!
—C'est vous, père?.... répondit-on, pendant que l'aviron s'immobilisait, appuyé sur le plat-bord.
—Oui, c'est moi. Où vas-tu, comme cela, toute seule, dans cette coquille de noix?.... Ce n'est guère prudent!
—Oh! soyez tranquille, père: je reviendrai tout à l'heure saine et sauve. Je vais voir seulement si ce galopin de Wapwi n'est pas quelque part par là....
—Je ne l'ai pas vu. D'ailleurs, je parierais un beau trois-mâts contre un méchant «sabot» de Quimper, en Bretagne, que ce n'est pas Wapwi qui te fait courir la haie.
Les deux embarcations s'étaient; rapprochées.
Aussi la jeune marinière put-elle répondre en baissant la voix:
—Vous gagneriez, père.... Ne parions pas. C'est à Gaspard que j'en ai.... Oh! une toute petite surprise que je veux lui causer! Mais il faut que je mettre la main dessus, d'abord, et, pour cela, on a besoin de se lever matin, vous le savez....
—Tu me dis cela d'un air drôle, petite Mimie! Que se passe-t-il donc?.... Serais-tu mécontente de ton cousin, ma fille?... Est-ce qu'il te ferait des traits, par hasard?
Et Jean Labarou, malgré ses propres préoccupations, jeta un long regard sur le beau et pâle visage de sa fille.
Un double éclair jaillit des yeux de Mimie, qui se contenta de dire:
—Peut-être!.... Mais laissons là Gaspard et parlons un peu de mon frère Arthur.—Vous avez vu Mme Noël?
—Oui.... Nous nous sommes expliqués.... Tout ira bien de ce côté-là, j'espère. Nous en causerons avec ta mère.
—Ah! que je suis contente, petit père!.... Ce pauvre Arthur, il me faisait tant pitié avec son gros chagrin!.... Allons! puisque c'est comme ça, je me sauve vite, pour revenir encore plus vite. Bonjour, père. A tantôt!
—A tout à l'heure, ma fille.
Chaloupe et canot reprirent leur course en sens contraire et ne tardèrent pas à se trouver hors de portée de la voix.
La chaloupe traversa en ligne directe et s'en alla prendre terre à son petit havre accoutumé, près de l'habitation Labarou.
Quant au canot, au lieu de poursuivre sa course dans la direction du Chalet, qui lui faisait face, il obliqua vers le nord, longeant la rive surélevée, toute enguirlandée de frondaisons touffues, qui traînaient jusque dans la mer, et disparut tout à coup au fond d'une petite anse, rendue invisible par les rameaux épais entre-croisés en voûte à quelques pieds de la surface de l'eau.
Une fois là, plus rien!
Gens de mer et gens de terre eussent été bien empêchés de dénicher l'embarcation et son capitaine enjuponné.
Mimie Labarou attacha son esquif à une branche de saule et attendit, debout, fouillant de ses grands yeux bleus tout remplis d'éclairs la saulaie bordant la rive.
Quoique fort épais à hauteur d'homme, ce rideau d'arbustes, dépourvu de feuillage à quelques pouces du sol, permettait au regard de pénétrer jusqu'au Chalet des Noël, à deux ou trois cents pieds de là.
Pendant une dizaine de minutes, la jeune fille demeura ainsi immobile, les yeux fixés dans la même direction.
Là demeurait sa rivale,—celle qui, tout en étant fiancée d'Arthur, n'en menaçait pas moins son bonheur, à elle.
Car Mimie le sentait bien, Gaspard lui échappait insensiblement.... Un magnétisme étrange l'attirait de ce côté de la baie.... En dépit de ses protestations d'amour, des ses élans passionnés, de ses serments même, quelque chose de vague semblait paralyser la langue de son cousin.... Ils ne se parlaient plus avec le même abandon.... Les querelles surgissaient à propos de tout et de rien.... Bref, Mimie était déjà assez femme, pour deviner que le coeur de son amoureux n'allait pas tarder à lui glisser entre les doigts, si elle n'y mettait bon ordre.
Et elle se sentait vraiment de caractère à le faire, l'indolente mais énergique Mimie!
Voilà pourquoi, secouant enfin son apathie, elle était entrée, ce matin-là, sur le sentier de la guerre.
Wapwi, prévenu dès la veille, devait la rejoindre, aussitôt libre.
C'est lui qu'attendait donc la jeune fille.
Une demi-heure s'écoula.
Les coqs chantaient près de l'habitation des Noël, et les oiseaux prenaient leurs ébats à travers la saulaie.
Mais, de voix humaines, point.
Tout semblait dormir.
Soudain, un bruit léger se fit dans le feuillage, une respiration rapide haleta aux oreilles de la guetteuse, et Wapwi encadra sa face cuivrée entre deux rameaux doucement écartés, à deux pouces au plus de son oreille.
—Tante Mimie, dit-il rapidement, ne bougez pas, ne parlez pas; il vient!
—Ah! C'est toi.. petit sauvage!... On n'arrive pas de pareille façon,... m'as fait une peur!
Effectivement était toute transie, la pauvre fille. Mais, se remettant aussitôt:
—Tu l'as vu?
—Je le suis depuis tantôt.
—D'où vient-il?
—Il espionne petite mère Noël.—Il est méchant l'oncle Gaspard.
—Ainsi c'est pour cette fille qu'il court les bois du matin au soir? dit amèrement Mimie, sans relever la dernière observation.
Wapwi fit un haut-le-corps qui voulait dire clairement: «Dame, tu devais bien t'en douter!»
Puis prêtant un instant l'oreille, il saisit le bras de sa compagne:
—Chut! fit-il, les voilà tous deux!
—Je veux voir et entendre.
Et la jeune fille, aidée du petit sauvage, sauta aussitôt sur la berge de la saulaie, très épaisse à cet endroit de la rive, et fit quelques pas à travers l'enchevêtrement de la végétation.
Puis Wapwi, qui servait de guide, s'arrêta et se blottit derrière un gros hallier, invitant, par une pression énergique de la main, sa compagne à l'imiter.
Le sentier, conduisant des chutes au Chalet, passait à quelques pieds de là.
Deux voix, l'une railleuse et claire, l'autre suppliante et sourde, alternaient dans le silence environnant.
—Ainsi, disait la voix railleuse, cette belle passion vous est venue comme cela tout d'un coup, en apprenant ce que vous appelez mon malheur?....
—Ne riez pas, Suzanne!... répliquait l'organe funèbre,—celui de maître Gaspard,—quand je vous ai vue, vous si belle, courir ainsi vers une destinée terrible, j'ai tremblé pour vous, d'abord; puis la pitié m'est venue.... Et, comme de la pitié à l'amour il n'y a qu'un pas, je l'ai vite fait ce pas....
—Vous avez de si bonnes jambes, monsieur Gaspard!
—Avez-vous le courage de rire en un pareil moment?
—En vérité, je devrais plutôt pleurer, peut-être? Le fait est, futur cousin, que si réellement un ruisseau de sang me séparait, comme vous l'affirmez, de mon fiancé Arthur, je n'aurais pas, moi, la jambe assez longue pour le franchir. Mais, tranquillisez-vous, monsieur Gaspard, votre ruisseau de sang n'est qu'un tout petit filet, que beaucoup d'amour et de foi chrétienne effaceront bien vite....
—Ce serait une horreur, Suzanne, une alliance entre bourreau et victime!
—Là! là! monsieur Gaspard, ne faites pas tant de zèle et laissez-nous mener notre barque à notre guise. Quant à votre amour si désintéressé et si charitable, gardez-le pour ma belle-soeur, cette chère Mimie, qui le mérite bien plus que moi.
—C'est là votre dernier mot, mademoiselle? fit Gaspard menaçant.
—C'est mon dernier mot, monsieur!
—Peut-être changerez-vous d'avis bientôt...
—Que voulez-vous dire?
—Rien autre que ce que je dis, Suzanne Noël. Sur ce, je voua souhaite le bonsoir.
—Adieu, monsieur.
Gaspard fit un pas pour s'éloigner. Mais il avait encore une vilenie sur le coeur:
—A propos, dit-il en persiflant, je ne veux pas, vous savez, que mon cousin vous donne mon nom de Labarou, qui est un nom honnête, celui-là. C'est madame Lehoulier, entendez-vous,—un nom taché du sang de votre défunt père,—que vous vous appellerez, une fois mariée.
—Méchant! murmura Suzanne avec dégoût.
—Canaille! cria une autre voix, éclatante celle-ci, qui fit tressaillir Gaspard.
Et, avant qu'il eût eu le temps de se reconnaître, Euphémie Labarou, ses beaux cheveux crêpés flottant sur le cou, ses grands yeux bleu d'acier étincelants, tombait debout devant lui.
—Mimie! s'écria Gaspard, reculant d'un pas.
—Et bien, oui, c'est moi!.... Répète un peu ce que tu viens de dire, grand lâche!
Et, comme le cousin ahuri ne desserrait plus les dents, Euphémie Labarou, se retournant vers Suzanne, lui dit en lui prenant les mains:
—Mademoiselle Suzanne, c'est ma sainte patronne, à coup sûr, qui m'a conduite ici.... Je ne vous aimais pas beaucoup; j'avais dea préventions contre vous, à cause de ce garnement-là... Mais, maintenant que je vous ai vue, et surtout entendue, je vais vous chérir comme une soeur.—Le voulez-vous?
Pour toute réponse, Suzanne se jeta dans les bras de Mimie, et les deux jeunes filles s'embrassèrent plusieurs fois.
Ce qui provoqua chez Wapwi un tel sentiment de plaisir, que le petit sauvage se prit à pirouetter sur les mains et les pieds, comme un vrai clown de cirque.
Gaspard seul ne prit aucune part, cela se conçoit, à l'allégresse commune. Il fit même mine de s'éloigner. Mais Mimie le cloua net sur place, en disant d'un ton qui n'admettait pas de réplique:
—Gaspard, ne t'avise pas de te sauver.... Je t'emmène avec moi, tu sais!
Et tel était l'étrange magnétisme exercé par cette singulière fille, que le cousin courba la tête, sans même répliquer.
Il est vrai qu'un éclair de fureur, aussitôt réprimé, illumina un instant ses traits durs.
Mais personne ne s'en aperçut, car les jeunes tilles échangeaient leurs adieux.
—Ne vous préoccupez de rien, Suzanne, disait Euphémie Labarou.... J'ai rencontré mon père, tout à l'heure, sur la baie.... Il revenait d'une entrevue avec votre mère....
—Vraiment? interrompit l'autre.
—Et il m'a dit, continua Mimie: «Tout ira bien!»
—Il a vu ma mère: ah! que je suis heureuse!
—Espérons, Suzanne, et au revoir!
—Oui, petite soeur, au revoir!
Euphémie et Gaspard se dirigèrent vers le canot, sans échanger une parole.
Gaspard s'étendit nonchalamment à l'avant, laissant à la capitaine Mimie le soin de manier l'aviron.
Quant à Wapwi, avant de retenir par la passerelle, en haut des chutes, il voulut prendre congé à sa façon de Mlle Noël,—c'est-à-dire en frottant la main de la jeune fille contre sa joue.
Mais Suzanne le dispensa de ce cérémonial abénaki, en lui donnant tout bonnement deux gros baisers, bien retentissants, sur les joues et lui disant:
—Va, cher petit, vers ton maître, et raconte-lui ce que tu as vu.
—Oui, petite mère; et Wapwi lui dira aussi que tu as embrassé un.... sauvage.
Cela dit, Wapwi, tout fier de son esprit, détala en riant silencieusement.
Suzanne fit de même, mais avec moins de retenue.
Elle riait encore en arrivant au Chalet.
Tout dormait chez les Labarou.
La nuit, faiblement éclairée par un mince croissant de lune, était sonore,—si l'on peut employer ces deux mots pour rendre le grand silence de la nature endormie, traversé seulement par le monotone mugissement des cataractes.
Deux heures venaient de sonner.
La fenêtre d'une sorte d'appentis, adossé au mur d'arrière de la maison, s'ouvrit doucement, et une tête brune, coiffée d'une casquette de loup-marin, surgit de l'entre-bâillement.
Cette tête tourna à droite, tourna à, gauche et se dressa même en l'air, inspectant, écoutant, se rendant compte enfin de tout ce qui pouvait tomber sous deux de ses sens principaux: la vue et l'ouïe.
Satisfait en apparence de son investigation, le propriétaire de la susdite,—maître Gaspard, s'il vous plaît,—mit un pied sur l'appui de la fenêtre et, fort légèrement, ma foi, sauta au dehors, sur le gazon.
Puis il referma silencieusement la fenêtre et s'éloigna à pas de loup.
Arrivé près d'un hangar, servant de remise pour les agrès, seines à pêche, outils de charpentier, etc., notre homme y pénétra, pour en sortir aussitôt avec une hache et une égohine.
Puis jetant un dernier coup-d'oeil sur l'habitation plongée dans le sommeil, il partit d'un pas relevé, courbant le dos, se faisant petit comme un malfaiteur.
Une fois sous bois, loin de toute oreille indiscrète, Gaspard se départit un peu de sa rigidité habituelle, ou plutôt il releva son masque.
Dans la forêt, il était chez lui, et les sapins à aspect de saules pleureurs devenaient ses confidents.
-Nom de nom—de nom—d'une vieille baleine morte de la pituite!.... grommelait-il, en voilà une journée pour toi, mon vieux Gaspard!... Tes plans déjoués!.... Un voyage aux Iles pour rien, l'oncle Jean devenu un petit saint aux yeux de la mère Noël, et, par-dessus tout, toi, vieille bête, surpris comme un écolier en flagrant délit de trahison amoureuse par cette infernale Mimie, à qui le diable.... ou moi tordrons le cou un de ces jours!... Voilà, ton bilan, mon bonhomme!
Et, courbant la tête, Gaspard se remémorait les désastres subis la veille, en ce jour marqué d'une pierre noire.
—Oh! cet Arthur, grommelait-il, quel obstacle dans mon chemin!... S'il n'était pas là, Suzanne m'aimerait, peut-être! Oui, elle finirait par m'aimer, à coup sûr.... J'en ferais tant pour elle!... Je braverais les colères du Golfe: le vent, la mer, la foudre, n'importe quoi!... J'irais lui tuer des ours jusqu'à la baie d'Hudson, pour le seul plaisir de lui en offrir les peaux....
Mais il y a Arthur, le fils de mes bienfaiteurs.... Mes bienfaiteurs!.... Hé! qu'est-ce qu'ils ont donc tant fait pour moi, après tout, cet oncle et cette tante?.... Est-ce que je ne leur rends pas cent fois, en travail, le pain que je mange à leur table?
Quant à Arthur, parlons-en de ce mignon, de ce préféré pour qui rien n'est trop bon!....—«Arthur, prends garde à ceci, prends garde à ça!.... Ne va pas attraper une fluxion par ce brouillard humide!.... Laisse ton cousin porter ce fardeau: c'est trop pesant pour toi!.... Gaspard, mon garçon, veille bien sur lui; il est si délicat!»....—Voilà les recommandations que j'entends tous les jours.
J'en ai assez!.... J'en ai trop!.... L'ai-je un peu rongé, mon frein, depuis des années!.... Un orphelin, un enfant sans père ni mère, ça ne compte pas!.... Trop heureux quand on ne le laisse pas crever de faim!...
Et le malheureux, ingrat et lâche, prenait ainsi plaisir à se forger des griefs imaginaires contre ses parents adoptifs, dans l'espoir d'endormir sa conscience et de colorer de prétextes trompeurs le sinistre projet qu'il allait accomplir!
Il marchait toujours, cependant.
Le bruit des chutes grandissait, s'enflant des échos prolongés qui roulaient dans la vallée de la Kécarpoui.
Bientôt, ce fut un tonnerre ininterrompu et très impressionnant, par une nuit comme celle-là.
Gaspard, après avoir gravi diagonalement la pente douce des premiers contreforts de la masse montagneuse, venait de déboucher sur la rive droite de la Kécarpoui.
Devant lui, mais bien plus bas, le tronc d'arbre servant de passerelle laissait traîner dans l'eau tourbillonnante l'extrémité des branches de sa face inférieure....
Au-delà du torrent, le cap du Rendez-Vous,—ainsi baptisé par l'amoureux jaloux lui-même,—dressait ses hautes assises, hérissés de buissons de sapins et couronné de conifères épais.
Le premier regard du nocturne visiteur fut pour la passerelle; le second pour le plateau.
—C'est là qu'ils viendront, au petit-jour,—se dit-il avec rage,—se moquer de ce pauvre Gaspard, enlevé hier par une jeune fille contrefaite Car elle l'est, Contrefaite, cette infernale Mimie, en dépit de son beau visage!.... Quelle humiliation, tonnerre de Brest!... et comme j'ai dû paraître sot aux yeux de la fière Suzanne!.... Ah! mademoiselle Mimie, que vous allez donc me payer cher ce triomphe d'une heure et cet ascendant, aussi ridicule qu'inexplicable, qui fait de Gaspard Labarou un petit garçon craintif quand vous êtes là!.... Aujourd'hui, fière Mimie,—que dis-je? dans quelques heures,—«vos beaux yeux vont pleurer», comme dit la chanson de Malbrough; le cadavre de votre frère, broyé dans les chutes, ira peut-être s'échouer devant votre porte, à moins que ce ne soit en face du chalet de sa fiancée!....
Ici, Gaspard, tout en se disposant à s'engager sur la passerelle, parut avoir réellement sous les yeux le spectacle des deux femmes au désespoir contemplant un corps sans vie.
Et cette vision au lieu de le taire revenir sur une décision infernale, l'affermit au contraire dans son projet.
—Allons! fit-il avec une sombre résolution, c'est dit!.... Un quartier de roc, comme j'en vois un, là, dans le lit de la rivière, aura roulé du haut du cap et fêlé le tronc d'arbre, pendant la nuit. Ce sera un accident, du reste. A l'oeuvre, Gaspard: il ne faut pas que la belle Suzanne appartienne à un autre que toi. Non, cela.... Plutôt la mort!
Et, résolument, il gagna le milieu de la passerelle.
Arrivé là, il déroula de sa ceinture une longue ficelle, armée d'un plomb de sonde à l'une de ses extrémités.
Laissant tomber le plomb dans un remous, où l'eau ne faisait que tourner en cercle, il mesura exactement la distance entre le fond solide et la passerelle.
Puis, faisant un noeud à la ficelle, il revint sur ses pas.
Cherchant alors des yeux autour de lui, il avisa bientôt une jeune et mince épinette, haute d'une vingtaine de pieds, qu'il abattit et ébrancha avec sa hache.
Il la coupa à la longueur voulue, après avoir pris ses mesures sur sa ficelle.
Puis il regagna le milieu du tronc d'arbre.
Plongeant alors un des bouts de la perche, préparée un instant auparavant, dans l'eau du torrent, il assujettit l'autre sous la passerelle, comme un pilotis.
—Comme cela, dit-il, je ne serai pas exposé à ce que ce maudit pont se rompre sous mon propre poids, pendant que je serai à la besogne.
Enfin commença l'oeuvre infernale.
Couché à plat-ventre, Gaspard scia avec son égohine la face de la passerelle regardant l'eau, ne laissant intacte qu'une épaisseur suffisante pour empêcher l'arbre de se rompre par son seul poids.
Puis, revenant en arrière, il contempla son travail.
Rien n'était visible, naturellement.
Le mince trait de scie disparaissait complètement aux regards, à quelques pieds de distance.
Quant au pilotis protecteur, il avait disparu dans le cousant aussitôt que le poids du sinistre ouvrier eut cessé de faire peser la passerelle sur lui.
Tout allait bien.
Le guet-apens était supérieurement organisé.
L'oeuvre de mort allait réussir!
Gaspard Labarou eut un sourire de démon et reprit le chemin de son lit, disant:
—Maintenant, mon tourtereau, tu peux aller rejoindre, ta tourterelle. Seulement, tu n'en reviendras pas!
Au petit jour,—c'est-à-dire vers six heures environ,—un jeune homme à l'air éveillé, à la mine joyeuse, suivi d'un gamin d'une quinzaine d'années, escaladait les pentes rocheuses et maigrement boisées qui servent d'arrière-plan à la baie de Kécarpoui.
Les deux promeneurs se dirigeaient vers la passerelle.
C'était Arthur Labarou, flanqué de l'inséparable Wapwi.
Tous deux paraissaient de fort bonne humeur et devisaient gaiement.
La matinée était belle; les oiseaux chantaient; le soleil, d'un beau rouge-feu, répandait sur le paysage cette clarté douce des premières heures du jour, tiédissant à peine la fraîcheur balsamique émanée, pendant la nuit, des arbres résineux de la forêt.
—Petit, la vie est bien belle parfois! disait Arthur.
—Oui, oui, bonne, la vie, le matin, quand il fait soleil!.... répliquait l'innocent Wapwi.
—Enfant!.... tu ne vois, toi, que par les yeux de la tête. Mais, moi, c'est par les yeux du coeur que je regarde en ce moment, et je vois de bien jolies choses, va!
Wapwi, un peu étonné, promenait sa vue perçante tout autour de lui: sur les croupes des collines mouchetées de verdure, sur le vaste golfe où le roi de la lumière jetait une poussière d'or et jusque dans les gorges sinueuses de la rivière, d'où montaient lentement des brouillards irisés.
Il n'apercevait que le panorama accoutumé, qui valait certes bien la peine d'être admiré, mais qui ne l'émouvait pas autrement, l'ayant eu tant de fois sous les yeux.
De guerre lasse, il se résigna à garder le silence et à s'avouer que «petit père» Arthur était bien mieux doué qu'un enfant abénaki, puisqu'il possédait deux jeux d'organes visuels: l'un en dehors, l'autre en dedans.
Le jeune Labarou observait, en souriant, le travail d'esprit auquel se livrait son compagnon.
Voyant que celui-ci n'arrivait à aucun résultat et ne comprenait toujours pas, il lui dit, en lui tapant légèrement sur la joue:
—C'est inutile, petit, ne cherche plus: tu ne trouveras rien, étant trop jeune pour avoir éprouvé le sentiment qui me fait voir tout en beau grâce aux yeux de mon coeur: cela s'appelle l'amour!
—L'amour! l'amour! répéta l'enfant. C'est donc ça, petit père, que tu as dans le coeur pour petite mère?
—Justement, mon fils! Tu y es! s'écria Arthur, riant cette fois tout de bon.
—Wapwi aussi l'aime bien, mère Suzanne! dit entre haut et bas l'enfant: elle a mis sa bouche couleur de rosé sur les joues d'un petit sauvage.... Bonne, bonne, petite mère Suzanne!
—Oh! oui, va! fit chaleureusement l'amoureux Arthur: bonne autant que belle!
Puis il ajouta, songeur:
—C'est drôle, tout de même.... Cet enfant aime réellement Suzanne autant que je l'aime moi-même.... Seulement, ce n'est pas comme moi!
Ainsi devisant, les deux promeneurs arrivèrent à la passerelle.
Tout y était en ordre ou, du moins, paraissait tel.
Mais, au-dessous, le torrent, grossi par les pluies de quelques jours auparavant, avait les allures désordonnées d'une véritable cataracte.
Les basses branches du tronc de sapin couché en travers trempaient dans le courant, qui leur imprimait un mouvement de va-et-vient régulier, quoique assez inquiétant.
Pour le quart-d'heure, Arthur se moquait bien de ces oscillations!
Ayant levé les yeux vers la cime du cap, en face, il avait entrevu un mouchoir blanc agité par une main de femme....
En avant donc!
Il s'élança....
Mais il n'avait pas fait la moitié du trajet, que la passerelle se rompit par le milieu et s'abîma dans le torrent.
Deux cris dominèrent un instant le tapage des eaux heurtées: l'un poussé par une voix de femme,—cri de terreur! l'autre par un organe masculin,—clameur d'agonie!
Puis... l'éternelle chanson des chutes!
Les voix humaines s'étaient tues.
Le gouffre entraînait sa victime.
Où était donc Wapwi, le dévoué enfant des bois?
Allait-il laisser, périr son maître, sans tenter un effort pour le sauver!
Nous allons bien voir....
Wapwi avait reçu l'ordre d'attendre, sur la rive droite, le retour de son compagnon.
Il était donc là, le suivant des yeux, au moment où la passerelle «'effondra, et, chose singulière, à l'instant précis de la catastrophe, il pensait justement à la possibilité d'un accident de cette nature.
Dire qu'il n'eut pas une seconde d'émotion terrible serait conraire à la vérité.
Affirmer absolument aussi qu'il fut pris par surprise, en voyant le tronc d'arbre se rompre, ne rendrait pas, non plus, exactement son état d'âme....
Nous dirions presque qu'il s'y attendait,—où du moins que son instinct de sauvage l'avertissait que quelque événement imprévu allait arriver,—si nous pouvions analyser une sensation aussi vague, un pressentiment aussi rapide, que celui qui l'étreignit soudain au moment où Arthur mettait le pied sur la maudite passerelle.
Dominé par ce singulier pressentiment, il avait jeté un rapide coup d'oeil en aval, dans la direction de la plus prochaine chute, à deux arpents au plus de distance.
Et c'est justement à ce qu'il pourrait faire, en cas d'accident, que pensait le jeune Abénaki, lorsque l'événement redouté eut lieu.
Sans même pousser un cri, il prit sa course du côté de la chute, cassa en un tour de main une longue gaule de frêne, dévala sur le flanc escarpé de la rive et se trouva,—Dieu sait par quel miracle d'adresse!—sur une étroite corniche à fleur d'eau, saillant de quelques pouces en dehors de la muraille à peine déclive qui endiguait le torrent, un peu en haut de la courbe formée par la nappe d'eau tombante.
La rivière, en cet endroit, avait bien une cinquantaine de pieds de largeur; mais, comme elle taisait un léger coude vers l'est, le courant portait naturellement du côté où se tenait Wapwi, et l'enfant pouvait espérer que son maître passerait à portée d'être secouru.
C'est, en effet, ce qui arriva.
Retardé dans sa marche par ses branches qui grattaient le lit du torrent, le tronçon d'arbre, qu'heureusement Arthur avait pu saisir en tombant, n'avançait que par bonds et en exécutant une série de mouvements giratoires, qui rapprochaient le naufragé tantôt d'une rive, tantôt de l'autre.
A une dizaine de pieds de la corniche où se tenait Wapwi, Arthur se trouva, pendant quelques secondes, à portée de saisir la perche tendue à bout de bras...
—Prends, petit père! cria Wapwi, et ne tire pas trop fort, si tu ne veux pas m'entraîner à l'eau.
Arthur saisit machinalement la perche et se laissa glisser de son épave...
Dix secondes après, il était dans les bras de Wapwi, sur l'étroite corniche.
Au même instant, ce qui restait de la passerelle s'abîmait dans la chute...
La première pensée du jeune Labarou fut de jeter vers le ciel un regard de reconnaissance; mais sa seconde, assurément, fut pour son jeune sauveur.
Il le serra dans ses bras, comme une mère eût fait pour son enfant.
—Mon petit Wapwi, lui dit-il en même temps, tu m'as sauvé la vie!.... Sans toi, sans ton courage intelligent, je serais là, dans l'abîme creusé par la chute!.... Désormais, c'est entre nous à la vie à la mort,—souviens-toi de cela!
Wapwi, les yeux étincelants de plaisir, frotta son front sur les mains du «petit père».
Cette naïve caresse exprimait, dans l'idée du petit Abénaki, le comble du bonheur.
Mais, soudain, la figure de Wapwi changea d'expression.... Ses yeux s'agrandirent.... Son bras se dirigea du côté de l'est....
—Petite mère Suzanne! dit-il.
Arthur regarda.
Dominant d'une vingtaine de pieds le torrent déchaîné, un énorme rocher se dressait à pic sur la rive gauche, en face; et, sur ce socle géant, une blanche statue de femme, les bras et les yeux levés vers le ciel, semblait lui adresser une fervente action de grâce.
Nous disons: statue!.... Et elle en avait bien l'air, cette jeune fille agenouillée dans une immobilité en quelque sorte hiératique, les cheveux en désordre et pâle comme une morte, laissant monter, elle, la vierge mortelle, l'ardente reconnaissance de son coeur jusqu'aux pieds de la Vierge immortelle!....
Très ému le jeune homme la contemplait, n'osant parler, comme s'il eût craint de troubler quelque mystique incantation.
Suzanne s'étant relevée, il lui cria:
—Merci, merci, Suzanne!.... Mais ne restez pas là!.... Je tremble pour vous!.... Retournez là-bas!
Et il lui indiquait la direction du Chalet.
La «statue» s'anima, et un blanc mouchoir s'agita dans ses mains. Mais ses paroles n'arrivèrent point jusqu'aux naufragés, à cause du fracas des eaux.
Elle fit un dernier geste d'adieu et disparut au milieu des sapins.
Quant à Arthur et son sauveur, ils escaladèrent, non sans peine, la berge à pic et reprirent, eux aussi, le chemin de la maison paternelle.
Le guet-apens avait raté!
Comme on le pense bien, la chose fit du bruit dans Landerneau,—nous voulons dire dans Kécarpoui.
Bien que le naufragé lui-même se montrât très sobre de commentaires, et surtout de suppositions, on n'en construisit pas moins, grâce à l'imagination des femmes, un drame des plus noirs où les pauvres sauvages de la côte jouaient le vilain rôle.
C'est Gaspard qui émit le premier cette idée....
N'avait-il pas, les jours précédents, découvert des pièges et des trappes, tendues ci et là dans la savane, par des mains inconnues?
Qui donc venaient chasser si près des deux seules familles blanches de la baie, sinon les Micmacs du détroit de Belle-Isle?
Et, d'ailleurs, à l'appui de cette thèse, ne pouvait-on pas supposer que les parents de Wapwi, irrités de l'enlèvement de leur petit compatriote, rôdaient autour de l'établissement français, dans le but de reprendre leur bien?....
A cela Arthur répondait, en haussant les épaules:
—Laisse-nous donc tranquilles, toi, avec tes histoires!.... Tu sais bien que Wapwi n'a pas de parenté micmaque, puisqu'il est Abénaki et vient du sud!....
—D'accord; mais il y a sa belle-mère,—sa belle-mère inconsolable!
Et Gaspard riait d'un petit rire sonnant faux.
—Oh! là! là!... cette grande guenon qui battait son beau-fils à coup de trique, comme s'il eût été un simple mari?.... En voilà une femme pour se faire du mauvais sang à cause qu'il est parti!
—Hé! bon Dieu, c'est peut-être leur façon d'aimer, à ces brigands-là!
—Les vraies mères, je ne dis pas.... Mais la veuve du pauvre vieux que nous avons ensablé là-haut, dans la savane, doit avoir d'autres soucis que de courir après un enfant qu'elle haïssait comme peste.
—Alors, c'est par pure méchanceté qu'ils ont fait le coup,—si toutefois quelqu'un a touché à la passerelle.
—Pas méchants, pas méchants sans raison, les sauvages!.... murmura Wapwi.
Gaspard regarda l'enfant avec des yeux mauvais;
—Toi, silence, petite vermine!.... Ne viens pas défendre tes amis.
—Gaspard! fit Arthur, élevant le ton.
—Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?
—Laisse cet enfant: tu n'as que des mots durs pour lui.
—Faut-il donc se mettre la bouche en coeur pour lui parler?
—Il a sauvé ma vie, Gaspard!
—La belle affaire!.... Puisqu'il se trouvait là, à point nommé.
—Quand tu y aurais été toi-même, je parie bien que tu ne serais pas arrivé à temps pour me harponner au passage, comme il l'a fait.
—Peut-être!.. On ne sait pas....
Et le cousin ajoutait en lui-même: «Ah! mais non, par exemple. Pas si bête!»
Ces propos s'échangeaient sous l'auvent du hangar où se serraient les articles nécessaires à la pêche et où se préparait le poisson destiné à être encaqué.
Ce hangar, assez vaste, était divisé en deux compartiments; l'un où se faisait la salaison, l'autre servant d'atelier de tonnellerie.
Une petite forge, munie de sa large cheminée, y était attenante.
C'est dans cette dernière partie de l'édifice que se tenait le plus souvent Wapwi, en qualité de souffleur du père Labarou, le maître-forgeron.
Quant il n'était pas à son soufflet, Wapwi ne quittait guère Arthur, à moins que ce ne fut pour aider les deux femmes.
Car il ne se ménageait point, l'agile enfant, et faisait tout en son pouvoir pour se rendre utile.
Aussi il fallait voir comme tout le monde l'aimait dans la famille, à l'exception toutefois de Gaspard, qui ne perdait jamais une occasion de lui témoigner son aversion.
Quinze jours s'étaient écoulés depuis la catastrophe de la passerelle.
Peu à peu, le souvenir de cet étrange accident s'affaiblissait dans l'esprit des intéressés.
Arthur lui-même n'y pensait plus, ou du moins semblait n'y plus penser.
Seul, un membre de la petite colonie en avait l'esprit occupé.
Et c'était.... Wapwi.
Diable!... Pourquoi donc l'enfant se martelait-il la tête avec un accident vieux de deux semaines?
Nous sommes forcé de faire ici un aveu, un bien pénible aveu....
Wapwi—ce modèle de gratitude, ce vase contenant la quintessence de l'affection filiale,—Wapwi avait un défaut, un grand défaut:
Il était chauvin!
On avait accusé, après l'accident de la rivière, ses compatriotes cuivrés d'avoir organisé ce guet-apens odieux, en faisant tomber un énorme caillou, arraché des flancs du cap...
Wapwi voulait prouver la fausseté de ce soupçon en retrouvant les deux ou du moins l'un des bouts de la dite passerelle. Une fois en possession de cette pièce justificative, on verrait bien, oui ou non, si le tronc de l'arbre avait été scié ou s'il s'était rompu sous un choc pesant.
Qu'il réussît à mettre la main sur ce simple morceau de sapin, et tout de suite les soupçons étaient détournés pour se voir reporter sur le véritable coupable, que Wapwi ne serait pas en peine de désigner, le cas échéant.
Voilà à quoi, le jour et la nuit, songeait l'enfant.
Il avait bien fait des recherches des deux côtés de la baie, le long du rivage.
Mais, sans doute, le courant de la rivière avait entraîné au large les deux bouts du tronc d'arbre encore garni d'une partie de ses branches, car il n'avait rien trouvé.
—Ils seront descendus jusqu'à Belle-Isle.... se disait Wapwi, ou bien ils sont allé s'échouer sur le rivage de Terre-Neuve.... Il faudra que j'aille par là, l'un de ces jours.
«Si je retrouve le sapin avec une cassure ordinaire, les sauvages ont fait le coup.
«Mais s'il y a un trait de scie à l'endroit de la rupture, le coupable... c'est... l'oncle Gaspard!
«Les sauvages ne traînent pas de scie avec eux, quand ils vont en expédition.
«Au reste, il n'y a dans les bois, autour d'ici, ni Micmacs, ni Abénakis, ni Montagnais. Les trappes que l'oncle Gaspard dit avoir découvertes près de la rivière, Wapwi sait mieux que personne qui les a tendues, puisque c'est lui-même....:
«Il faut bien que la marmite de la mère Labarou soit fournie du gibier!»
Et, sur ce raisonnement très juste, comme canevas, Wapwi brodait les plus fantastiques fioritures.
Pour légende à ce travail d'imagination enfantine, il y avait ces mots: je veillerai!
De l'autre côté de la baie, chez les Noël, les choses continuaient aussi d'aller leur train ordinaire.
L'accident de la passerelle avait, sans doute, causé une vive alerte, surtout dans l'esprit de Suzanne; mais on avait attribué la rupture à une cause toute fortuite, comme la chute d'un caillou pesant plusieurs tonnes.
Ainsi l'expliquait, du moins, Thomas, le chef de la petite colonie.
Quant à ce qui avait fait choir ce caillou, les avis étaient partagés....
Étaient-ce les pluies torrentielles des jours précédant la catastrophe ou la main criminelle des sauvages?
Thomas accusait ces derniers, tout comme le faisait Gaspard.
Les autres opinaient pour une dégringolade accidentelle.
Personne, on le voit,—pas plus à l'est qu'à l'ouest de la baie,—ne soupçonnait que la passerelle eût été sciée malicieusement.
Telle était la situation dans les premiers jours de septembre.
Ajoutons cependant qu'à l'est comme à l'ouest, chez les Noël, comme chez les Labarou, certains remue-ménage inusités, un branle bas général de nettoyage, divers travaux de couture et autres préparatifs ayant une signification énigmatique... laissaient prévoir que quelque événement mémorable devait se passer sous peu.
En effet, le 15 septembre,—c'est-à-dire dans une dizaine de jours au plus, une grande visite était attendue....
Celle du missionnaire!
Or, à l'occasion de cette visite bisannuelle, le premier mariage entre gens de race blanche serait célébré à Kécarpoui....
Celui d'Arthur Labarou et de Suzanne Noël!
Il avait bien aussi été question d'unir Gaspard et Mimie.
Mais les deux fiancés, d'un commun accord,—ou plutôt désaccord,—avaient remis la partie au printemps suivant.
Jusque là, il pouvait couler joliment de l'eau sous les ponts.
La goélette courait, bâbord amures, vers la côte, pendant qu'à droite défilait rapidement le littoral tourmenté de Terreneuve.
Bien qu'à une dizaine de milles de distance, la ligne boisée des pointes et des baies, les saillies des caps, les taches sombres des forêts se dessinaient successivement, et avec une grande netteté, sur l'horizon de l'est, à mesure qu'on avançait vers le nord.
Il était sept heures du soir.
Thomas Noël, enveloppé d'un imperméable de grosse toile huilée et coiffé d'un chapeau également à l'épreuve de l'eau, tenait la barre.
A ses côtés, la pipe aux lèvres et le regard obstinément fixé sur la côte nord, un jeune homme, à l'air renfrogné et dur, était debout, gardant son équilibre en dépit de la houle, par un simple mouvement des reins.
Ce garçon-là devait avoir le pied marin, car cette houle, très haute et rencontrée de biais, faisait rouler le petit vaisseau comme un simple bouchon do liège.
Mais, soit habitude, soit préoccupation, le personnage en question semblait aussi à son aise sur ce pont mouvant que sur le plancher des vaches,—comme les marins appellent dédaigneusement la terre ferme.
C'était,—on l'a deviné,—Gaspard Labarou.
Les deux compères, revenaient d'une courte excursion de pêche le long du littoral français,—french shore—, de Terreneuve; et, après avoir préparé temporairement leur poisson, ils se hâtaient de regagner Kécarpoui pour l'encaquer définitivement.
Toutefois, au moment où nous les mettons en scène,—le 12 septembre au soir,—leur conversation n'avait aucunement trait à leur métier de pêcheurs.
—Mon vieux, disait Thomas, tu n'es guère persévérant et je te croyais plus solide.... Quoi! parce que tu as manqué ton coup une première fois, te voilà découragé et prêt à abandonner la partie!....
—Il y a bien de quoi perdre confiance, aussi, nom d'un phoque! répondait Gaspard, les dents serrées.... Une affaire si bien montée!... Un coup si supérieurement organisé, manquer cela, à quelques secondes près!—Car, enfin, si ce moricaud de Wapwi fût arrivé seulement une demi-minute plus tard, mon cousin faisait le saut!
—Ah! pour ça, oui!... Et un rude plongeon, encore!
—Et j'aurais le chemin libre pour arriver à ta soeur!
—Rien de plus vrai. Pas un concurrent à trente lieues à la ronde!
—Chien de sort! C'est ce qui s'appelle n'avoir pas de chance.
—Dame!....
—Une déveine de pendu....
—Un peu.
—Et manger son avoine en grinçant des dents.
—Le fait est que ta position....
—Eh bien, oui, ma position...?
—Est assez humiliante.
—Ah! tu l'avoues!... Elle est tout simplement impossible, ma position!
—Ah! bah!
—De quelque côté que je me retourne, je ne vois que des visages soupçonneux: Mimie, sans en avoir l'air, ne me perd pas de vue; mon oncle et ma tante me semblent tout «chose»; Arthur paraît envahi par de vagues soupçons; quand à ce petit Abénaki de malheur, il me fait toujours l'effet de mijoter quelque complot contre moi....
—Imagination que tout cela, mon camarade!
Gaspard, sans répondre, reprit après un instant d'absorption en lui-même:
—Quant à chez-vous, je devine aussi des sentiments de défiance à mon égard.
—Tu es fou... Personne à la maison n'a l'ombre d'un soupçon.
—Qu'en sais-tu?.... As-tu bien observé ta soeur?
—Oh! ma soeur, elle est comme toutes les petites filles qui vont se marier: elle ne pense qu'à ses toilettes.
—A cela et à autre chose, je le jurerais!
—A quoi donc?
—A une certaine confidence que je lui ai faite, la veille de....
—De l'accident! acheva Thomas, avec un sourire narquois.
—Tu dis bien: de l'accident,—car c'en est un; il faut que c'en soit un!
—On y aidera; va toujours.
—Je lui ai révélé, comme tu ne l'ignores pas, le meurtre commis par mon oncle.
—Et tu as bien fait. Je te l'avais conseillé du moment que j'ai appris la chose.
—Mais j'ai un peu fardé la vérité, en la laissant sous l'impression que mon oncle avait été l'agresseur.
—Il paraît que c'est notre père qui a tapé le premier, remarqua tranquillement Thomas.
—L'oncle Labarou prétend cela, du moins; mais c'est à prouver.
—La mère Noël est convaincue qu'il dit vrai: il n'y a donc plus à revenir là-dessus. D'ailleurs, la preuve viendra en son temps, affirme-t-elle.
—Elle est de bien bonne composition, ta mère!.... et j'en connais qui ne s'accommoderaient pas si vite d'une affirmation intéressée...
—Laissons là ma mère, veux-tu? fit remarquer Thomas.—Ce qu'elle fait est bien fait.
Gaspard se le tint pour dit et n'insista plus.
Pendant quelques minutes, on garda le silence.
La goélette courait allègrement, grand largue, vers la baie de Kécarpoui, dont on commençait à distinguer les pointes.
Dans une couple d'heures, au plus, si la brise tenait bon, on embouquerait ce bras de mer et l'on pourrait dire bonsoir aux «bonnes gens».
Mais, précisément, la brise se prit à mollir petit à petit.
Gaspard en fit la remarque.
—Le vent tombe, dit-il... Pourvu qu'il ne nous lâche pas tout à fait!...
—Ce n'est qu'une accalmie, répondit Thomas, après avoir observé le firmament. M'est avis que si le nordet se repose, c'est pour reprendre des forces.
—Ah! tu crois donc qu'il ferait grand vent demain soir?....
—Grand vent et grande mer; nous voici à l'équinoxe.
—Ma foi, tant pis!
—Pourquoi dis-tu cela?
—Parce que demain, Arthur et moi, nous devons passer la nuit sur l'Îlot du large, tu sais?....
—A l'entrée de la baie?.... Je connais ça. Mais qu'allez-vous faire là?
—La guerre, mon vieux; une guerre à mort aux canards, outardes et autres volatiles qui viennent, à marée basse, s'y empiffrer de mollusques et de graviers.
—Ah! ah! fit Thomas.
Puis il s'arrêta une seconde pour réfléchir. Après quoi, regardant fixement son ami:
—Mais il va faire un temps de chien, demain la nuit, ou je ne connais plua rien aux signes de l'air!
—Peu importe; il faut bien profiter dea basses mers pour approvisionner de gibier les deux maisons, en vue des..... noces!
Et Gaspard prononça ces derniers mots sur un ton si singulier, que son compagnon fixa encore sur lui un regard narquois.
—Hum! hum! fit-il à voix basse.
—Tu dis?.... interrogea l'autre.
—Rien.... Ah! mais si!.... Dis donc, mon vieux, sais-tu qu'à marée haute, demain entre minuit et une heure, il y aura peut-être une vingtaine de pieds d'eau vers l'îlot?
—Ça ne m'étonnerait pas. Nous approchons de l'équinoxe, et il a tant venté de l'est!
—Et vous aller passer la nuit là, Arthur et toi?
—Une partie de la nuit, du moins. C'est à marée basse et vers le commencement du montant que le gibier afflue sur le sable de la petite grève, par bandes incroyables.
—Vous ferez une belle chasse!.... murmura Thomas, soudain très préoccupé.
—Qu'est-ce qui te prend donc? lui demanda Gaspard, s'apercevant de son trouble.
—Oh! rien.... Ça serait pourtant un beau coup! marmotta le jeune Noël, comme se parlant à lui-même.
—Quel coup?.... Voyons, quelle est ton idée?
—Une hallucination.... qui me passe tout à coup devant les yeux!
—Et cette hallucination te fait voir?....
—L'un de vous deux abandonné par son compagnon sur l'îlot....
—Hein! fit Gaspard, sursautant.
—Et disparaissant sans laisser de traces, emporté par la marée montante.... acheva Thomas, sans avoir l'air d'y toucher.
Gaspard eut une seconde de stupéfaction et devint très pâle.
Il regarda son compagnon.
Mais celui-ci, le coup porté, semblait uniquement occupé de sa barre de gouvernail, qu'il manoeuvrait pour embouquer la baie.
On arrivait
Plus un mot ne fut échangé.
Les deux hommes, après une course d'un petit quart-d'heure vers le fond du bras de mer, abaissèrent les voiles, jetèrent l'ancre et descendirent dans la chaloupe du bord, pour débarquer.
Au moment où Gaspard était déposé sur la rive ouest par son compagnon,—qui, lui, devait traverser seul de l'autre côté,—il lui dit d'une voix étrange:
—Nous reverrons-nous demain?
—Je ne crois pas. Il est mieux que tu penses seul à ton affaire.
—Comme tu voudras. Mais, si je me décide, me jures-tu le silence?
—Je ne trahis jamais un ami.
—Et m'aideras-tu ensuite à obtenir la main de Suzanne?
—Mon compère, si ce n'était pour te donner à Suzanne, pourquoi donc me mêlerais-je de votre rivalité entre cousins?
—Ecoute, Thomas.... Si jamais je deviens ton beau-frère, nous ferons de beaux coups, tous deux, je ne te dis que ça!.... Tu es un homme, et je me sens de taille, moi aussi, à faire autre chose que la petite pêche, près des côtes.
—Voilà qui est parler.... Bonne chance, mon vieux, et... du nerf!
—A revoir. Il y aura du grabuge dans la baie, après-demain!
Les deux compères se quittèrent, sur ces mots, et regagnèrent leur logis.
Comme, très probablement, il ne devait pas s'écouler plus de deux ou trois jours avant l'arrivée du missionnaire, on s'employait ferme des deux côtés de la baie.
Les jeunes gens de la rive ouest avaient promis, pour leur part, dea monceaux de gibier à plume.
Aussi, dès l'heure convenue, les deux cousins sont à leur poste.
La nuit s'annonce belle.
À part de grands stratus, allongés tout là-bas sur l'horizon de l'est, vers Terreneuve, le ciel est gris, presque bleu, ouaté ci et là de petits nuages transparents au travers desquels s'entrevoient des étoiles.
Rien à craindre, par conséquent, des caprices de la mer.
Il est vrai que les chutes de la Kécarpoui font un vacarme inaccoutumé et qu'il passe des souffles intermittents, sur les hauteurs, dans la cime des sapins....
Mais, vers le soir, quand tout se tait dans la nature, le moindre bruit vous a des sonorités si étranges!....
Embarque, embarque donc, matelots et chasseurs!
Les fusils sont déposés avec précaution à l'avant de la chaloupe, les rames mises en place, et vogue la galère vers l'Îlot du Large!
Cette île minuscule,—appelée aussi la Sentinelle,—gît par le travers de l'ouverture de la baie, à quelques encablures en dehors d'une ligne qui passerait par ses deux pointes extrêmes.
A marée basse, c'est une agglomération de rochers, bordés d'une étroite lisière de sable et n'offrant pas plus que quelque deux cents pieds de développement irrégulier.
Mais la marée haute, surtout quand elle est poussée par le vent d'est soufflant en rage de l'entonnoir de Belle-Isle, le recouvre quelque fois de plus de douze pieds d'eau.
Il faut donc profiter du baissant,—comme on dit ici pour reflux—, si l'on veut faire un séjour de quelques heures sur la Sentinelle, dans un but de chasse ou de pêche.
Or, les deux cousins, marin fort expérimentés déjà, ne pouvaient ignorer cette circonstance.
Aussi la lune n'avait-elle pas décrit plus d'un tiers de l'arc de sa course nocturne, lorsqu'ils s'embarquèrent.
La mer pouvait avoir cinq heures de baissant, et l'élévation des astres au-dessus de l'horizon septentrional disait à l'oeil entendu qu'il était entre onze heures et minuit.
Il fallait, en temps ordinaire, une bonne demi-heure pour gagner l'îlot.
Cette fois, le trajet se fit en une vingtaine de minutes.
On ne parlait pas. Mais on nageait ferme.
Une véritable contrainte refoulait, de la bouche au cerveau, les pensées des rameurs.
Et il y a mille à parier contre un que la même cause agissait chez chacun d'eux.
Donc, à part le claquement cadencé des rames entre les tolets et le bruit grandissant des chutes de la Kécarpoui, aucune parole humaine ne réveillait les échos de la baie solitaire, dont le fond, enveloppé d'ombre, semblait se reculer de cent toises à chaque effort dea rameurs.
La belle nuit!
Comme il faisait bon vivre et comme le coeur de ces jeunes gens, dans la primeur de la vingtième année, devait battre librement en cette soirée de septembre, tout embaumée des senteurs balsamiques qu'apportait la brise du nord!
Eh bien, non!
Le coeur de ces adolescents, exubérants de force et de santé, secouait au contraire leur poitrine par ses heurts inégaux.
L'amour, la plus forte des passions,—surtout à cet âge de la vie—les tenait crispés sous son étreinte....
L'évolution morale inévitable était arrivée pour eux; le coup de foudre du premier amour,—et du premier amour dans les circonstances particulières d'isolement où ils se trouvaient,—venait de les frapper....
Et la fatalité voulait que ce fût la même femme que les deux cousins convoitassent!....
Qu'allait-il arriver pendant cette nuit grise, où les étoiles scintillaient à peine à travers l'ouate serrée de l'atmosphère et où le moindre bruit se répercutait d'une façon insolite?....
Ce qui allait arriver?
C'est le DRAME,—le drame que se racontent encore, autour de l'âtre abrité ou près du feu de campement, les pêcheurs de la côte labradorienne ou les aborigènes des savanes intérieures.
* * *
—Hop! ça y est. J'ai cru que nous n'arriverions jamais!
—Quelle impatience!.... A peine un quart-d'heure ou vingt minutes pour faire deux milles....
—Pas davantage, tu crois?
—Deviens-tu fou?.... Tu sais bien qu'il ne faut pas plus de temps.
—C'est bon, c'est bon, capitaine Gaspard; vous ne perdrez jamais la boule, vous!
—C'est que je ne suis pas amoureux, moi! répliqua Gaspard, avec une intonation étrange.
Puis il ajouta, d'une voix blanche:
—Qui donc aimerait Gaspard Labarou sur cette côte maudite?
—Qui? dit aussitôt Arthur, en haussant les épaules; mais ma soeur Euphémie, parbleu!.... D'où sors-tu donc ce soir?
—Mimie!..... Oh! la bonne farce!.... Ah! ah! Mimie Labarou, ma cousine ou plutôt ma soeur!..... Mimie, ah!
—Quoi!.... Qu'y a-t-il de si drôle dans ce nom-là?.... Il me semble que tu ne faisais pas tant la petite bouche, il y a quelques semaines, et que tu n'étais pas si dédaigneux à l'endroit de ma soeur! Est-ce que l'arrivée de nos voisines auraient déjà éteint ton beau feu?
—Fi...-moi la paix, entends-tu! gronda Gaspard, d'un ton rogue; et, surtout, que je n'entende plus le nom de ta soeur, cette nuit. Ça m'agace, oh! là, là!
Et Gaspard accompagna cette onomatopée d'un geste si menaçant, qu'Arthur, tout ahuri, ne put qu'ajouter:
—Tiens! tiens!... Je m'en doutais bien un peu; mais me voici éclairé tout de bon.... Ah! le sournois!
Et la figure un peu efféminée du frère de Mimie blanchit sous son hâle.
Gaspard fit un geste vague, mais ne répondit pas.
La chaloupe abordait, du reste.
Une toute petite crique s'échancrait dans la masse rocheuse, du côté ouest, havre minuscule ayant un bon fond de sable et enserré entre deux caps jumeaux.
C'est là qu'on atterrit.
Le grappin fut aussitôt jeté par-dessus bord et transporté vers le fond de l'anse, jusqu'à l'extrémité de sa chaîne.
La mer monte si vite en ces parages, que cette précaution n'était pas inutile, si l'on voulait s'éviter le désagrément de se jeter à la nage pour reprendre la chaloupe, quand il s'agirait de retourner à terre.
Puis chacun de nos chasseurs se munit de son capot de marin, du fusil destiné à l'hécatombe qui se préparait et de quelques provisions de bouche....
Et les deux cousins gagnèrent aussitôt leurs postes, sortes de niches dominant la grève en hémicycle où venaient s'ébattre à marée basse les palmipèdes de la région avoisinante.
Des hauteurs où ils étaient installés, à une cinquantaine de pieds tout au plus l'un de l'autre, les chasseurs, en croisant leurs feux, pouvaient balayer toute la grève.
Gare aux outardes, canards et autres oiseaux aquatiques qui oseraient s'y aventurer!.... Ce serait bien miracle s'il en réchappait quelques-uns sans blessures.
Quand tous ces préparatifs furent terminés, minuit avait dû sonner au cadran céleste.
La mer était tout à fait basse.
Le gibier, suivant ses habitudes locales, n'allait pas tarder à surgir de tous côtés pour faire, avant le retour du flot, sa cueillette de mollusques et de graviers.
Déjà même, de divers points de l'horizon embrumé par quelques buées nocturnes, se faisait entendre des couin! couin! d'appel, sorte de diane sonnée trop tôt par quelque palmipède affamé.
Les chasseurs, le fusil chargé, l'oeil et l'oreille aux aguets, attendaient, en soufflant mot.
Soudain Gaspard, s'étant retourné vers le fond de la baie, s'écria:
—Hein! qu'est-ce que c'est que ça?
—Quoi donc? fit Arthur, faisant lui aussi volte-face.
—Une lumière chez nos voisins!
—C'est un fanal.... Ça se déplace.
—On dirait un signal; la lumière est tournée en cercle, à bout de bras.
—C'est vrai. A qui s'adressent ces appels?.... C'est ce que nous ne pouvons savoir.
—Peut-être bien!....
Et Gaspard, en articulant ces trois mots d'un ton singulier, plongeait ses prunelles sombres au sein des demi-ténèbres flottant sur la baie.
Puis il ajouta d'une voix amère:
—Que le diable emporte le fou ou.... la folle qui se démène ainsi dans la nuit, au lieu de dormir honnêtement dans son lit!
—La folle, dis-tu! fit Arthur avec un haussement d'épaules. Quelle femme se hasarderait sur la grève, au beau milieu de la nuit?
—Une amoureuse, parbleu!
—Oh! oh! la bonne plaisanterie! Et qu'irait faire une amoureuse, à pareille heure, sur la rive de la Kécarpoui?
—Des signaux à son amant! répliqua Gaspard avec une rage concentrée.
Puis il ajouta à mi-voix, comme s'il se fut parlé à lui-même:
—La gueuse! Malheur à elle! malheur!....
—Tu es fou et jaloux! ricana Arthur, en se levant pour mieux entendre un bruit étrange, grandissant, qui semblait venir du fleuve, à l'orient, répercuté par les mille échos de la baie.
C'était la brise de l'est qui s'élevait, le fameux nordet, lequel, après s'être reposé vingt-quatre heures, revenait à la charge avec des forces nouvelles.
Gaspard, que cette interruption des éléments avait, fort à propos, empêché de répondre, écouta lui aussi ce souffle fraîchissant de seconde en seconde, et il parut se calmer comme par enchantement.
Un étrange sourire arqua ses minces lèvres et il dit d'un ton dégagé, qui contrastait singulièrement avec sa voix menaçante d'un instant auparavant:
—Une petite brise de nord-est?.... Bravo! c'est ça qui va nous amener les canards.
Comme si elle n'eût attendu que cette réflexion, une forte volée de palmipèdes parut à quelques encablures vers l'est, faisant retentir les échos de couin! Couin! assourdissants.
L'instinct du chasseur se réveilla aussitôt chez les deux rivaux, et chacun se tapit dans sa niche.
Cependant, les canards s'étaient abattus avec grand fracas sur la petite baie et se déhanchaient dans un méli-mélo de contremarches pesantes, tout en fouillant le sable de leurs longues et larges mandibules.
Tout à coup, sur un signal: Pan! pan!!.... Pan! pan!!.... quatre coupa de feu éclatent dans la nuit.
Que de couin! couin!.... grand saint Hubert!.... Et quels bruits d'ailes!!
Une nuée de volatiles s'élève dans les airs, tournoie, s'éloigne un peu, tournoie encore, hésite pendant quelques secondes, puis revient stupidement s'abattre sur la plage abandonnée un instant auparavant.
Les chasseurs alertes avaient eu le temps de descendre de leur embuscade, de ramasser les blessés et les morts et de les jeter dans leur embarcation.
Ils rechargeaient leurs armes.
Puis quatre nouveaux coups des fusils à double canon firent encore déguerpir la volée babillarde, diminuée do plusieurs innocentes victimes, que l'on envoya rejoindre leurs confrères morts, dans la chaloupe.
Bref, ce manège se renouvela deux heures durant, les bandes succédant aux bandes, aussi stupides les unes que les autres.
Trois heures du matin allaient sonner au firmament.
Il fallait songer au retour.
Du reste, la mer montait depuis longtemps; la plage était submergée, et la chaloupe, retenue par son grappin, dansait; d'une façon inquiétante, sur les vagues, faisant ressac derrière l'îlot.
Arthur était rayonnant.
Cette chasse l'avait grisé.
Toute sa bonne humeur lui était revenue, et il chantonnant gaiement, tout en faisant ses apprêts de départ.
Gaspard, lui, avait une figure drôle.
Très pâle, la mine sournoise, l'oeil méchant, il avait l'air de quelqu'un en train de se décider à faire un mauvais coup, mais hésitant à franchir le Rubicon qui le sépare du crime.
Si Arthur, moins affairé, eût pu l'observer, il aurait certes été forcé de remarquer son attitude étrange, ses yeux flamboyants, ses poings crispés....
Qui sait!....
Peut-être aurait-il pu éviter la catastrophe que l'autre organisait à son intention.
Mais il songeait bien à cela, vraiment!
Sa pensée, jeune et chaude, s'élançait par delà la baie, franchissait le seuil du chalet blanc, traversait la grande cuisine et s'arrêtait dans une chambre assombrie par la nuit, où reposait à cette heure même la pure jeune fille qu'il aimait.
Enfin, tout étant paré, Gaspard, qui retenait l'embarcation prête à quitter le rivage, dit à son cousin, occupé à fureter encore ci et là:
—Ah! ça! Arthur.... Et ton capot ciré, vas-tu le laisser ici, par hasard?
—Il n'est pas dans la chaloupe?
—Mais non, te dis-je.... Monte vite là-haut. Tu l'as oublié.... Surtout, ne flâne pas.
Ce disant, sans même se retourner, le misérable donna une vigoureuse poussée à l'embarcation et sauta dedans.
Quand Arthur, entendant un bruit de rames heurtées, se retourna, la chaloupe se trouvait déjà à un arpent de l'îlot, entraînée par la tourmente qui se déchaînait dans toute sa fureur.
Le pauvre garçon ne put que lever vers le ciel ses bras impuissants, pendant que sa voix gémissait dans un sanglot:
—Gaspard, mon frère!....
—Ne te désole pas! lui cria Gaspard, ricanant comme Méphisto. Je cours voir quelle est la belle somnambule qui te t'ait des signaux la nuit.... Adieu, mon très cher cousin!
—Gaspard! Gaspard!! apporta encore aux oreilles du fratricide la brise vengeresse....
Puis ce fut tout.
L'îlot disparut dans la brume, et les cris dans le fracas de la tourmente.
Le fanal tourné en cercle, pendant la nuit du drame, était bien un signal.
Seulement, ce n'était pas une main de femme qui le levait, ce fanal.
Gaspard eût-il connu ce détail, que peut-être le démon de la jalousie ne l'eût pas mordu aussi cruellement.
Mais le coup était fait; le coup, longtemps, mais confusément rêvé dans la cervelle de ce sauvage de race blanche abandonné à toutes les fureurs de la passion....
Il ne restait plus d'autre alternative à l'auteur du guet-apens, que d'en tirer le meilleur parti possible.
D'abord, il lui faudrait expliquer la catastrophe, la disparition de son cousin, tout en ne laissant aucun doute sur le rôle héroïque que lui, Gaspard, avait joué dans ce drame nocturne, d'où il ne revenait que par miracle.
Telles étaient les pensées du misérable au moment où, entraîné par les vagues énormes soulevées par la tempête, il voyait l'îlot disparaître dans les brumes et les embruns qui couvraient la baie.
Mais il n'eut guère le loisir d'élaborer un plan quelconque à cet égard, car le soin de sa propre conservation le rappela vite au sentiment du danger immédiat que lui-même courait.
En effet, seul dans une embarcation légère, n'ayant ni le temps de dresser le mât, ni celui de mettre le gouvernail en place, il se voyait contraint de gagner terre à la godille, recevant les lames de biais et fort empêché de garder l'équilibre dans la coquille de noix qui le portait.
Pendant une bonne moitié du trajet, les choses allèrent tant bien que mal.
La chaloupe fuyait vers l'ouest et dépassait la pointe submergée de la baie, mais se rapprochait tout de même du rivage.
Toutefois, les lames frappant de biais, déferlaient à chaque instant par-dessus sa joue et l'alourdissaient rapidement des masses d'eau qu'elles y déversaient.
Il vint un moment où Gaspard eut peur....
En fouillant du regard l'espace brumeux qui le séparait de terre, il ne vit qu'un chaos mouvant de brouillards épais, et plus loin,—bien loin, se figura-t-il,—la ligne sombre de la côte, à peine estompée dans l'obscurité.
Ces erreurs de distance sont fréquentes, la nuit, surtout quand on a l'esprit frappé comme l'avait le misérable.
Gaspard se crut perdu.
Ses bras engourdis ne pouvaient plus donner à la rame avec laquelle il godillait l'impulsion énergique nécessaire au progrès de l'embarcation....
Et les lames embarquaient toujours!....
Et le vent hurlait de plus en plus!....
Et, à travers ces clameurs de tempête, le fratricide croyait entendre la voix désespérée du pauvre Arthur, seul sur son îlot à demi-submergé et voyant venir fatalement une mort terrifiante!....
Oui, le fratricide eut peur, une peur de bête acculée en face des chasseurs....
Mais, de remords, point!
Même à cet instant suprême où il se crut voué au gouffre, il ne regretta pas ce qu'il avait fait.
Plutôt mille morts, que de voir son cousin aimé de Suzanne Noël!
Telle était l'intensité de sa jalousie!
Il vint pourtant un coup do mer qui lui arracha un cri d'angoisse tardive...
La chaloupe, prise de flanc par une avalanche d'eau, fut soulevée comme une plume au milieu d'une pluie d'embruns fouettée par la rafale et alla s'abattre sur un élément solide, rocher ou sable, où elle demeura immobile.
Gaspard, emporté par dessus bord, s'en fut tomber tête première à quelques pieds de là, ressentit une commotion violente au cerveau et perdit connaissance.
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Combien de temps demeura-t-il ainsi privé de sentiment, la face dans le sable et les bras étendus?
Il aurait été bien empêché de le dire, lorsqu'il reprit ses sens.
Mais comme la nuit semblait moins sombre, Gaspard estima qu'il s'était bien écoulé deux heures depuis le moment où il avait été projeté sur le sol.
Au reste l'horizon blanchissait vaguement, tout là-bas, dans l'est, et la mer, toujours furieuse, battait la grève non loin des côtes.
La, marée,—une de ces terribles marées équinoxiales qui gonflent outre mesure les embouchures des fleuves,—avait porté le flot jusqu'aux premiers arbres du pied des falaises.
C'était sur une masse rocheuse à moitié couverte de sable que la chaloupe était venue s'éventrer; et, chose singulière, la pointe à arêtes vives qui lui avait ouvert le flanc était de nature si résistante, qu'elle demeura sans se rompre dans l'ouverture, immobilisant du coup l'embarcation.
On conçoit comment Gaspard, emporté par son élan, alla piquer une tête à quelques pieds de distance et resta presque assommé....
Cependant, voici notre homme qui se ranime.
Il commence par se dresser sur les genoux, en s'aidant de sea deux bras arc-boutés contre le sol.
Mais c'en est assez pour un premier mouvement....
La tête est trop lourde encore.... Des étincelles voltigent devant les yeux du blessé.... Il va tomber la face contre terre....
Non, pourtant. Le diable, son patron, lui viendra en aide.
La blessure s'est rouverte, et le sang coule abondamment, inondant la figure....
Gaspard sourit....
Et ce sourire, irradiant cette figure sanglante; cette lumière au sein d'une ombre épaisse, a quelque chose d'infernal.
—Quelle mise en scène pour le dénouement du drame!... murmure le sinistre personnage.... Après une lutte terrible contre les éléments déchaînés, le survivant arrive chez les parents atterrés, couvert de sang, la tête fendue, trempé comme une loque mise à lessiver. Il s'arrête en face du logis.... Sa tête se courbe, ses genoux fléchissent.... Il ne peut articuler un mot....
«On accourt.... On s'émeut.... La mère a un cri: Et.... Arthur?»
«Le survivant courbe de plus en plus la tête, force ses yeux à produire quelques larmes; puis, sans un mot, lève vers le ciel ses bras tremblants et.... s'affaisse, privé de sentiment, comme tout à l'heure.
«Mais cette fois, ce ne sera que pour la frime!.... Car je n'aime guère ce genre de pantomime, bon pour les femmes,—et encore!....
«Voilà mon programme pour l'arrivée!
«Et je défie bien le diable lui-même, mon digne patron, de venir me contredire!!!....»
Après ce soliloque, Gaspard semble reprendre possession de son sang-froid ordinaire.
Au bout d'une minute employée à réfléchir, il reprit:
—Et, d'abord, cette blessure si opportune! il ne faut pas qu'elle fasse trop des siennes, qu'elle dépasse les bornes d'une honnête hémorragie.... C'est qu'elle saigne, la gaillarde, comme si elle était sérieuse!
Le misérable y porte la main, palpe, sonde du doigt, s'assure que l'os est intact et finit par dire:
—Ah! bah! une égratignure!.... Gardons-nous bien de laver la chose: ça lui ôterait du gabarit!.... Une simple compresse d'eau salée pour fermer le robinet au sang, et en route!
Aussitôt dit, aussitôt fait.
Gaspard déchire un morceau de sa chemise de grosse toile, arrache une poignée d'herbes, qu'il trempe dans l'eau salée, assujettit cette compresse sur la plaie de sa tête, noue sous son menton le lambeau de chemise....
Et le voilà pansé provisoirement!
La fraîcheur des herbes trempées dans l'eau salée lui procure un soulagement immédiat.
Ses idées s'éclaircissent; son cerveau se dégagea: il peut analyser froidement la situation.
D'abord, le coup de l'îlot a-t-il réussi?
Gaspard s'avance sur le bord de la mer et jette un long regard vers le large, dans la direction de l'ouverture de la baie, au sud-est....
Rien.
La mer affolée danse une gigue macabre au-dessus des rochers où il a abandonné son cousin.
Le cadavre du malheureux, roulé de vague en vague, doit être à l'heure présente en plein golfe, entraîné par le courant de Belle-Isle. qui porte au sud pendant le flux.
Au baissant, le noyé prendra-t-il le chemin du détroit, on celui qui longe la côte ouest de Terreneuve, pour gagner l'Océan?
Cela importe peu à Gaspard.
Le cadavre d'un ennemi sent toujours bon; et, qu'il vienne s'échouer dans les environs de Kécarpoui ou sur les rivages de la grande île, ce cadavre ne pourra raconter à personne le drame de la nuit précédente, ni empêcher Gaspard Labarou d'épouser Suzanne Noël.
Telles furent les conclusions auxquelles en arriva le fratricide, après son inspection du golfe.
Restait la chaloupe à mettre en état d'affronter l'examen des gens soupçonneux.
Ce n'était qu'un jeu d'enfant pour Gaspard.
Que fallait-il établir, en effet, pour appuyer la narration qu'il avait arrangée dans sa tête?
Tout simplement ceci: qu'au moment de quitter l'îlot, la chaloupe, soulevée par une lame, était retombée sur une pointe de roc et s'était défoncée.
Le grappin étant levé, on avait dû partir comme cela, entraîné par la tourmente.
Alors commença une lutte épouvantable contre les éléments en furie....
Combien de temps dura cette lutte, rendue impossible par la perte des rames et de tout espar pouvant servir à diriger l'embarcation!
Qui pourrait le dire?
Peut-être dix minutes!.... Peut-être une heure!
Devenue le jouet des flots, mais chassée tout de même vers la côte par une saute de vent, la chaloupe se défendit comme elle put jusqu'au-dessus des rochers formant le bras occidental de la baie, dans les marées ordinaires.
Mais quand il fallut passer au milieu de ce chaos mouvant, les deux naufragés, se sentant perdus, firent leur acte de contrition.
Quelle gigue échevelée de montagnes d'eau heurtées! quels sifflements sinistres de la tempête à son paroxysme! que d'obscurité partout!...
A demi submergée, la chaloupe tourbillonnait au centre de cet enfer liquide, épave perdue, jouet des flots, cercueil flottant....
Glacés d'horreur et de froid, les deux naufragés, cramponnés aux bancs, se tenaient à chaque extrémité de la petite embarcation.
On ne parlait pas. A quoi bon, du reste, parler au sein de ce charivari!
A un moment donné, Gaspard crut entrevoir la masse sombre de la côte.
Il cria à son cousin:
—Terre! terre! nous sommes sauvés!
Mais aucune voix ne lui répondit.
Se penchant pour mieux voir, Gaspard constata avec horreur qu'Arthur avait disparu, emporté sans doute par une lame, ou tombé par-dessus bord, Dieu sait quand!....
Alors, pris de désespoir, il voulut périr lui, aussi. Mais au moment de mettre à exécution ce projet conçu en une minute d'affolement, il sentit que la chaloupe, après avoir été soulevée une dernière fois par un bourrelet d'eau, retombait sur la terre ferme....
Perdant pied, il fut lancé au dehors, sans même avoir eu le temps de faire un geste.
Et ce n'est qu'un peu avant le jour qu'il avait repris connaissance et s'était trouvé sur le sable du rivage, à plus d'un mille de la baie.
Ce récit fantaisiste, arrangé et classé dans la tête froide de Gaspard, il n'y avait plus qu'à retirer du flanc de la chaloupe la pointe de roc qui s'y était encastrée solidement.
Gaspard dut s'y prendre à deux fois et se servir d'un levier; car telle avait été la force de projection qui avait jeté l'embarcation sur ce rocher pointu, que l'ouverture, une fois dégagée, semblait faite à l'emporte-pièce.
Par un hasard providentiel—on verra plus tard pourquoi ce mot est souligné,—la chaloupe qui avait servi le plan infernal du meurtrier était venue s'éventrer sur une pointe de granit ferrugineux très dur, qui avait traversé le bois en laissant un trou net, de la même forme que sa surface anguleuse, y dessinant même les arrêtes de ses angles pyramidaux.
Gaspard, qui avait de l'oeil,—comme disent les Italiens,—vit cela tout de suite.
S'emparant d'un caillou posant, trouvé dans le voisinage, il s'escrima si bien qu'il finit par casser la pointe compromettante au niveau du rocher.
Puis, après avoir jeté, suivant son habitude, un regard soupçonneux de tous côtés, il alla cacher le tronçon cassé au plus épais des fourrés, au pied même de la falaise.
Cela fait, le prudent naufrageur, tête et pieds nus, la chemise en lambeaux, le crâne entouré d'un bandage sanglant, prit tranquillement la direction de la baie.
Deux minutes plus tard, une tête effarée émerge du rideau de feuillage bordant la grève et des yeux brillants suivent le naufragé, à mesure qu'il disparaît d'une pointe à l'autre.
C'est Wapwi.
Celui-ci est aussi un naufragé sérieux, tandis que l'autre n'est qu'un naufrageur.
Mais.... qu'a donc l'enfant?
Ses joues sont flasques; ses lèvres, décolorées....
Il se tient à peine sur ses jambes....
Ce qu'il a?
Nous allons le dire: il revient du tombeau des marins, de cette mer si terrible, linceul mouvant de tant de braves gens.
C'est un ressuscité....
Une vague l'a englouti. Une autre vague l'a jeté sur le rivage.
Voilà pourquoi Wapwi flageole sur ses jambes, comment il se fait que nous le retrouvons au point du jour, émergeant d'un rideau d'arbres, au bord de la mer.
On se rappelle que le petit Abénaki, chagrin de voir accuser ses compatriotes du guet-apens de la passerelle, s'était donné pour mission de découvrir les coupables,—ou plutôt le coupable....
Car il aurait juré sur tous les manitous de la race rouge qu'une seule et même personne avait fait le coup, en sciant aux trois-quarts le tronc de sapin qui s'était rompu sous le poids de son «petit père» Arthur.
Il s'était bien gardé toutefois de faire part à personne de ses soupçons; et, tant qu'il n'aurait pas une certitude raisonnable, des preuves à l'appui d'une accusation formelle, il devait se taire.
Donc, il n'avait pas parlé,—si ce n'est à Mimie et à Suzanne, auxquelles il avait promis de prouver que ses frères, les sauvages, n'avaient trempé en rien dans la tentative de noyade, restée jusque là enveloppée de mystère.
—Que je retrouve seulement le sapin, scié ou cassé, et je mettrai la main sur le coupable!....
Tel était le mot d'ordre de ce détective improvisé.
La veille même de cette journée qui devait s'ouvrir par une catastrophe si terrible,—le drame de l'îlot,—Wapwi, muni de quelques provisions de bouche, chaussé de solides mocassins et armé d'un bon gourdin, quitta furtivement l'appentis où il couchait et se dirigea vers le fond de la baie.
Une sorte de radeau, fait de deux pièces de bois liées par des traverses, lui servit de bac pour traverser sur la rive est.
On avait improvisé ce bac primitif, depuis l'accident.
Ayant atteint sans encombre l'autre rive, Wapwi coupa droit devant lui, se réservant d'observer le contour de la pointe, à son retour, si la chose était nécessaire.
Au reste, comme nous l'avons dit, les deux plages intérieures de la baie avaient déjà été explorées minutieusement; et, puisque la passerelle ne s'était pas échouée là, c'est que le courant l'avait entraînée bien plus loin.
Une saillie de la côte vue du large, se projetait dans la mer, à une quinzaine de milles en aval, un peu plus loin que l'endroit, bien connu de Wapwi, où les Micmacs avaient campé, deux ans auparavant.
Si les deux bouts de la passerelle ne se trouvaient pas là, ils avaient dû gagner le golfe ou le détroit.
Inutile alors de se morfondre à les chercher.
Le mystère resterait insoluble, et Arthur serait toujours en butte à quelque tentative nouvelle, d'autant plus qu'il ne croyait pas à la culpabilité de son cousin.
C'est ce sentiment de trompeuse sécurité qu'il fallait arracher, d'une main prudente, quoique sûre, de l'esprit du jeune homme.
Une fois sur ses gardes, «petit père» saurait bien parer les coups.
Voilà ce que se disait, depuis quelques jours, l'ingénieux enfant, et voilà aussi ce qu'il se répétait, ce matin-là, tout en trottinant comme un renard en quête de son déjeuner.
C'était loin, sans doute, cette langue de terre entrevue là-bas, allongée et noire de sapins.... Mais il comptait bien y arriver avant midi.
Une heure lui suffirait pour ses recherches; une autre heure, pour se reposer.
Ensuite, il reviendrait et trouverait bien le moyen de regagner sa soupente, avant la marée haute.
L'événement justifia ses prévisions.
Le soleil n'était pas au milieu de sa course, que le petit Abénaki s'engageait sur la courbe que décrit la grève pour enserrer la pointe suspecte.
Vue de près, cette langue de terre est bien plus élevée qu'on ne le croirait en l'observant de la baie.
Des rochers considérables en composent l'ossature, et des sapins d'assez belle venue lui font un agréable vêtement.
Mais Wapwi, familiarisé d'ailleurs avec les aspects variés de cette étrange côte du Labrador, n'eut bientôt d'yeux que pour deux informes tas de branches à moitié enfouies dans le sable, et gisant l'un près de l'autre, sur le rivage de cette langue de terre.
C'étaient les deux bouts de la passerelle....
Et ces bouts étaient sciés nettement, avec une scie en bon ordre, une scie appartenant à des blancs!
Hourra!....
Wapwi lança en l'air son chapeau de paille et, malgré sa fatigue, esquissa des pas de danse tout à fait.... inédits.
Gaspard avilit fait le coup!
Gaspard avait voulu noyer son cousin!!
Voilà ce que disaient ces deux tronçons de sapin, à moitié ensablés, sur une grève déserte!
S'il l'eût pu, Wapwi aurait volontiers traîné derrière lui ces pièces justificatives; mais il se consola d'être obligé de les laisser pourrir là, en pensant avec raison qu'aucune marée, si forte fût-elle, ne les dépêtrerait des couches de sable qui en enterraient les rameaux.
L'essentiel, pour le moment, était de savoir que ce qui fut la passerelle, existait encore et que le trait de scie révélateur se voyait parfaitement.
Si la chose devenait nécessaire, plus tard, Wapwi pourrait dire:
«La passerelle a été sciée, et non cassée!....—Par qui?....—Par quelqu'un ayant intérêt à ce qu'Arthur disparût.... Or, les sauvages n'avaient aucun grief contre ce jeune homme.... Cherchez le coupable autour de vous....»
Ayant ainsi augmenté le dossier de Gaspard d'une pièce importante, Wapwi songea à sa petite personne, qu'il trouva bien fatiguée et terriblement affamée.
Le sac aux provisions eut bientôt raison de la faim, et un bon somme à l'ombre d'un sapin restaurerait en peu de temps les muscles épuisés.
Un quart-d'heure ne s'était pas écoulé que le petit sauvage, repu et content, dormait comme une souche.
Quant il s'éveilla, Wapwi fut tout surpris de constater que le soleil avait disparu derrière la côte, très élevée partout dans cette région, et que la nuit approchait.
En même temps, une forte brise semblait courir dans les sapins, là-haut, sur la croupe de l'immense falaise.
—Hum! se dit-il, je voudrais bien être rendu chez le papa Labarou!.... Je ne sais ce que je ressens au creux de l'estomac Mais le suis inquiet.... J'ai entendu parler d'une partie de chasse sur l'îlot... Pourvu qu'on se soit aperçu qu'il va venter fort, fort!
Et Wapwi, aiguillonné par un pressentiment insurmontable se prit à courir de toutes ses forces vers la baie.
Mais, si agile qu'il fût, il lui fallait bien modérer son allure, de temps à autre, pour reprendre haleine.
Quand il déboucha sur la grève de la baie, après avoir traversé directement la pointe orientale, il était bien près de minuit, s'il ne passait pas cette heure.
La brise fraîchissait, mais on la sentait moins de ce côté de la pointe.
Toutefois, de sourdes rumeurs, s'élevant de partout, ne laissaient aucun doute sur ce qui se préparait là-bas, sur le fleuve..
C'était la tempête.
Et petit père Arthur qui est sur l'îlot, avec l'autre, tout seul! se prit à penser Wapwi, pâle d'effroi.
Il se trouvait alors à quelques arpents du chalet des Noël.
Tout semblait y dormir.
Wapwi allait de-ci de-là, inquiet, indécis, ne sachant même pas ce qu'il voulait....
Soudain,—ô bonheur!—la porte du chalet s'ouvre et une forme blanche apparaît dans l'encadrement.
—Le fantôme des chutes!.... Suzanne!.... Murmure Wapwi.
—C'est Wapwi, petite mère!.... N'aie pas peur!
—Wapwi!.... Oh! cher enfant, la Sainte-Vierge t'envoie. Tu vois ce temps?
—Oui.... Gros, gros vent!
—Une tempête, n'est-ce pas?
—Ça souffle fort, fort.... et ça sera pire, tantôt.
—Oh! mon Dieu, mea pressentiments!....
—Qu'est-ce que tu as donc, petite mère?
—Ecoute-moi, petit... Ton maître est là, sur l'îlot du large, seul, seul... avec Gaspard, tu entends!....
—Méchant homme, l'oncle Gaspard! mâchonne le petit sauvage.
—Que va-t-il arriver, mon Dieu!.... J'ai peur.... Je tremble.... Et mes frères qui sont dans les bois!.... Sur qui compter!.... Qui ira à son secours!
—Wapwi, petite mère!
—Tu seras capable?....
—Wapwi nage comme un poisson.
—Si J'allais avec toi?.... Nous prendrions la barque.
—Trop grosse, la barque. Mieux vaut un bon canot.
—Le canot ne résisterait pas.... Mais il y a le chaland, sur la rive, en bas d'ici.
—C'est ça qu'il faut. J'y cours.
—Il y a des rames dans le hangar... Mais sauras-tu conduire seul!
—C'est le vent qui va m'y mener. Dépêchons!
Wapwi, guidé par Suzanne, prit une paire de rames dans un hangar voisin et, sur ses indications, alluma un fanal, qu'il tourna eu cercle, à plusieurs reprises.
—Comme cela, dit-il, si les jeunes gens sont en péril, ils comprendront qu'on le sait ici.
On courut au chaland.
Hélas! il avait été tiré très haut, sur la rive, et il ne flotterait certainement pas avant une heure, pour le moins.
—Que faire?
Impossible à la frêle Suzanne et à l'enfant d'entreprendre de mouvoir cette grosse embarcation, servant à débarquer ou embarquer les tonneaux de poisson....
Wapwi eut une idée.
—Des rouleaux! fit-il.
Et il courut au hangar, suivi de Suzanne.
On trouva aisément quelques bûches rondes, que l'on transporta rivage.
Les deux rames ayant été étendues parallèlement sous le fond plat du chaland on glissa un des rouleaux sous la quille, aussi loin que possible; puis on disposa les autres à quelque distance en avant.
De cette façon, on réussit, sans trop de peine, à mettre l'embarcation à flot.
Puis Wapwi, muni d'une rame, sauta dedans, en criant à Suzanne, partagée entre le désir de sauver son fiancé et l'horreur qu'elle ressentait en face de cette mer en furie:
—Laisse-moi aller seul, petite mère!.... Le vent porte sur l'îlot et je n'ai qu'à conduire.... Une femme ne ferait qu'augmenter lu danger, vois-tu!....
Suzanne se rendit à ce raisonnement et ne put que dire:
—Va ou Dieu te mène, cher enfant. Je vais prier, moi!
Le chaland quitta la rive et disparut bientôt, entraîné par la tempête, qui faisait rage.
En moins de dix minutes, il se trouva en vue de l'îlot,—ou plutôt de ce qui pouvait rester de l'îlot,—car la mer était presque haute.
Debout à l'arrière du chaland, une rame à la main pour la guider, Wapwi plongeait ses yeux subtils au sein du brouillard humide, moitié ombre, moitié poussière d'eau, que le vent faisait rouler sur la baie.
Une fois, il crut entrevoir une forme sombre dressée sur les flots.
Donnant aussitôt un coup de rame pour y diriger l'embarcation, il regarda encore.
La forme sombre y était toujours, mais les flots la couvraient presque en entier, par moments....
Une voix lamentable sembla même arriver jusqu'à ses oreilles appelant au secours.
Alors Wapwi cria de toutes ses forces:
—Voici Wapwi!.... Tiens bon là!....
Mais, hélas! c'est tout ce qu'il peut dire....
Un violent coup de mer le jeta hors du chaland, et les lames furieuses s'emparèrent de son pauvre petit corps pour le rouler comme une épave jusqu'à plus d'un mille de distance, où elles le laissèrent sur le rivage, à moitié mort et tenant toujours sa rame dans ses mains crispées.
Wapwi, sans trop savoir ce qu'il faisait, se traîna vers la côte, sous le couvert des arbres, et tomba dans un profond assoupissement.
Nous avons vu quelle surprise l'attendait à son réveil.
La première chose que vit Gaspard, en débouchant sur le littoral de la baie,—côté des Labarou,—fut la goélette de ces derniers foc hissé et misaine à mi-mât, se dirigeant vers le large.
Évidemment, toute la nuit, la tempête avait inquiété les bonnes gens; et, dès la pointe da jour, profitant du baissant, le père n'avait pu résister à l'anxiété générale et se disposait à aller voir ce qui se passait.
Gaspard eut un instant l'idée de le héler.
Mais c'eût été peine perdue.
La goélette, ayant l'ait son abatée et recevant la brise d'aplomb, bondissait déjà sur les vagues venues du large et filait vers l'îlot.
—Va, va, mon vieux: tu ne trouveras rien!.... ricana le misérable. C'est à peine si le plus haut rocher de l'îlot commence à se montrer la tête au-dessus des vagues....
En effet, après être resté une dizaine de minutes en observation, il vit la goélette dépasser d'abord l'îlot, puis virer de bord et tirer bordée sur bordée, pour reprendre finalement la direction de la baie.
Le moment psychologique était arrivé....
Il se traîna, plutôt qu'il ne marcha, vers la maison....
Deux femmes, très émues, en observation sur le rivage, suivaient du regard les mouvements de la goélette.
Tout à coup l'une d'elle,—la mère,—poussa une exclamation;
—Ah! mon Dieu, n'est-ce pas là Gaspard?
—Oui, mère.... Nous allons savoir....
—Mais il est seul!.... Où est Arthur?
—En arrière, probablement...
—Enfin!.... Ce n'est pas trop tôt; j'achevais de mourir d'inquiétude.
—Calmez-vous, mère.... Je cours m'informer.
Et Mimie fit une centaine de pas au-devant de son cousin.
Mais l'apparence dépenaillée, le corps affaissé, et surtout la figure couverte de sang du revenant, l'arrêtèrent net.
Elle joignit les mains, dans une attitude d'effroi, et s'écria:
—Sainte-Vierge! qui t'a arrangé comme cela?..., D'où sors-tu?
Gaspard, tout pénétré de son rôle, se contenta de lui jeter un regard où il y avait de l'hébétement et continua d'avancer.
La mère Hélène, de son côté, approchait toute tremblante, n'osant questionner.
Gaspard jugea le moment arrivé, où il devait y aller d'une petite syncope....
Comme il ouvrait la bouche pour parler, un voile sembla couvrir ses yeux; sa langue bredouilla; ses genoux fléchirent....
Il s'affaissa.
Pour comble de guignon, ses bras affaiblis ne furent pas assez prompts pour empêcher sa tête, sa pauvre tête sanglante, de donner contre le soi.
Le bandage fut tiraillé, déplacé, et la blessure, encore fraîchement pansée, se reprit à saigner comme de plus belle.
Naturellement, le pauvre garçon resta là, inerte, respirant à peine, inspirant la plus profonde pitié.
Car il faut rendre aux deux femmes cette justice qu'elles oublièrent, pendant une demi-minute, l'une son fils, l'autre son frère, pour prodiguer leurs soins au blessé.
—Le pauvre garçon! dit la mère Labarou, presque aussi pâmée que son neveu.... Qu'est-il donc arrivé?.... Où est Arthur?.... Va-t-il nous tomber sur les bras, en lambeaux, lui aussi?
—Gaspard va nous le dire, mère: le voici qui reprend ses sens. Ah! que j'ai hâte qu'il parle!
—Gaspard! Gaspard!.... appela fébrilement la vieille femme, où est mon fils?.... ou est Arthur?
Le blessé, un peu revenu à lui, la regardait fixement, avec des yeux égarés....
La mère répéta sa demande, haussant la voix, secouant le bras inerte, serrant la main molle....
—Arthur!.... Qu'est devenu Arthur?
De son côté, Mimie,—la soeur,—dardait sur lui ses prunelles électriques, qui semblaient lire jusqu'au fond de son âme.
Le blessé se demandait: «Que faire?.... Que dire?....»
La fièvre le gagnait....
Une lourdeur chaude appesantissait sa cervelle....
Et, pour le coup, si ça allait être sérieux!
Adieu la frime!
Gaspard, par un effort suprême, se dressa sur les genoux et, désignant la mer encore terrible dans son demi-apaisement, il ne dit qu'un mot:
—Là
Puis il retomba, cette fois dompté pour tout de bon par la surexcitation cérébrale.
Alors, ce fut bien pis....
Que signifiait ce geste, indiquant le gouffre?.... Pourquoi cette syncope au moment de parler?....
Mais la goélette abordait....
On allait savoir....
Sainte Vierge, comme Jean Labarou était lent, ce matin là!
Enfin l'ancré est tombée, les voiles abaissées....
Voici la chaloupe qui quitte le bord.
Le père est seul....
Et le fils,—le fils unique, parti la veille, plein de vie, de santé, d'espoir,—qu'en a donc fait la tempête?....
Moment d'angoisse suprême!
On n'ose abandonner le blessé, pour courir au-devant du vieux pêcheur....
On attend, le coeur serré.
A la fin, la mère n'y tient plus....
Elle se précipite à la rencontre de son mari, qui la reçoit dans ses bras, tout en répondant par un hochement de tête désespéré à l'interrogation muette de ses yeux.
Mimie, elle aussi, est accourue.
Mais, voyant sa mère inanimée, son père sombre et pale, elle se laisse glisser sur ses genoux, lève les yeux aux ciel et sanglote convulsivement.
—C'est fini! gémit-elle.... Arthur est noyé!
—Noyé! noyé!.... Lui! lui!.... Pas moi!.... Oh! la belle tempête!.... Hourra! crie une voix étrange.
On se retourne.
C'est Gaspard.
La figure rouge, les yeux brillants, gesticulant comme un forcené, il s'escrime contre des ennemis invisibles, combat des éléments imaginaires....
Une congestion de cerveau vient-elle de se déclarer?
Gaspard, lui aussi, va-t-il mourir, en ce jour fatal?....
Mais un nouveau personnage surgit, qui va peut-être jeter un peu de lumière au sein de ces ténèbres.
C'est le petit sauvage.
—Oh! Wapwi, viens vite! s'écrie Mimie, la première.... As-tu des nouvelles?.... Ou est ton maître?
Avant de répondre, Wapwi s'approche de Gaspard, qui se débat on proie à une crise terrible.
Un demi-sourire erre sur les lèvres de l'enfant.—On dirait un rictus de jeune tigre.
Il ouvre la bouche pour parler; mais il semble se raviser en voyant la mère Hélène presque inanimée dans les bras de son mari.
D'un geste câlin, il prend la main de la pauvre femme et la pose sur son front.
Cela voulait dire: «Pauvre grand-mère, Wapwi a bien du chagrin de te voir souffrir, mais il a fait son devoir, lui, et est encore digne de ta bénédiction.... Ne désespère pas!»
Puis, regardant Jean Labarou, il dit à voix basse:
—Wapwi sait quelque chose... Wapwi parlera à la maison.
—Ah! fit Jean, un peu soulagé.—Mais pourquoi pas tout de suite!
L'enfant jeta un regard singulier sur Gaspard, toujours en proie au délira et murmura:
—Trop de monde!
—Allons! fit Jean.
Mais que faire de Gaspard?... Comment le transporter?
Un incident vint fort à propos tirer tout le monde d'embarras.
Comme on se regardait, d'un air très ennuyé, une petite embarcation, venant de l'est, abordait à quelques perches du groupe formé autour des deux malades.
Thomas Noël en descendit.
Dandinant son grand corps maigre, il s'avança aussitôt, la casquette à la main....
—Pardon, excuse, dit-il.... Comme il y a eu gros vent cette nuit, je venais savoir.... c'est-à-dire m'informer si tout le monde se porte bien et....
Puis, apercevant la mère Hélène, couchée sur le bras de Jean, et gaspard gesticulant, adossé à un monticule de la rive:
—Tiens! tiens! fit-il avec une certaine émotion, qu'est-ce que j'aperçois là?.... Monsieur Gaspard couvert de sang, et madame, comme qui dirait en syncope!
—Voisin, dit gravement Jean Labarou, un grand malheur est arrivé.... Les deux enfants ont passé la nuit sur l'îlot, à guetter les canarda.... Ce matin, il n'en est revenu qu'un,—et voyez dans quel état!.... Maintenant, où est l'autre?.... Qu'est-il advenu d'Arthur!.... Voilà ce qui a mis ma pauvre femme en l'état où vous la voyez et ce qui nous inquiète par-dessus tout....
—Je vous comprends et je vous plains beaucoup, répondit Thomas Noël, d'un ton pénétré. Mais il ne faut pas désespérer avant le temps.... Puisque Gaspard a pu prendre terre, il est à croire que son cousin a dû, lui aussi, se tirer d'affaire.... Seulement il est peut-être plus malmené et sur quelque rivage éloigné.... Faudrait voir!
—Oui, oui, père, appuya Mimie, se raccrochant & cette supposition fort plausible.
—En effet, vous avez raison, Thomas, dit Jean Labarou. Le bon Dieu, s'il a voulu en sauver un des deux, n'a pas dû abandonner l'autre. Il sera toujours assez tôt pour pleurer.
—D'autant plus que pleurer n'avance à rien, reprit philosophiquement Thomas. J'ai toujours entendu dire à défunt mon père que mieux vaut agir que gémir. Agissons donc.... D'abord, je vous offre mes services, c'est-à-dire ma barque et ma personne, pour faire une exploration minutieuse de la côte, à l'ouest de la baie.
—Merci, merci, dit Jean. J'accepte votre aide avec reconnaissance.
—...Puis, acheva Thomas, permettez-nous de soigner nous-mêmes ce blessé, qui vous embarrassera beaucoup, ayant déjà sur les bras une malade bien précieuse....
—Quoi, vous consentiriez?....
—Oui, je me charge de l'ami Gaspard.... Nous lui devons bien cela, après les services qu'il nous a rendus comme charpentier et aussi, bien des fois, comme pêcheur.
—Faites à votre guise, voisin, puisque vous êtes assez obligeant pour accepter cette charge.
—Nous ferons de notre mieux.... D'ailleurs, la maman Noël, qui est un peu médecin, tirera bientôt ce brave garçon d'affaire.,. Donc, c'est dit, et comptez sur nous pour une expédition à la recherche d'Arthur, dès tout à l'heure, au montant,—si toutefois nous avons pu tirer quelque indication du malade.
Cela dit, Thomas prit sans cérémonie Gaspard dans ses bras et réussit à l'embarquer, sans trop de résistance.
Puis il s'éloigna de la rive, en serrant d'assez près le fond de la baie, à cause de la houle et du vent.
Les Labarou, de leur côté, reprirent le chemin de leur habitation, Jean portant toujours sa femme, qui avait repris ses sens, mais semblait frappée de catalepsie.
Mimie et le petit sauvage suivaient, d'un peu loin, en causant avec animation.
—Ainsi, tu crois encore qu'Arthur a pu se sauver! disait la jeune fille, la figure angoissée, mais les yeux brillant d'une lueur d'espoir.
—Petite tante, c'est lui que j'ai vu; c'est sa voix qui a crié,.,.
—N'est-ce pas une illusion de tes sens?.... Il faisait bien noir et la mer devait mener un dur tapage!....
—Le bon Dieu a donné aux sauvages des yeux de chat et des oreilles de lièvre.
—Puisses-tu ne pas t'être trompé!... Mais, en admettant que c'était réellement mon pauvre frère qui se tenait cramponné au dernier piton de l'îlot, a-t-il pu saisir le chaland que tu avais si courageusement dirigé sur lui?
—Ah! voilà!.... fit soucieusement l'enfant.... Le Grand Manitou des blancs seul pourrait le dire!
—Tu n'as pu voir?....
—Pauvre Wapwi! fit le petit sauvage d'un ton piteux, il était bien fatigué, et une grosse vague l'a emporté.... Elle est méchante la mer!
—Oh! ouï, bien méchante! dit avec conviction la jeune fille.
—Pourtant, un petit oiseau chante bien doucement dans la tête de Wapwi.... Et sa voix n'est pas triste.... Et le petit oiseau dit dans sa chanson: «Il reviendra, ton petit père!»
—Cher enfant! dit Mimie, très émue et entourant de son bras le cou du jeune Abénaki: c'est peut-être l'ange gardien de ton maître qui dit cela au tien.
—Tu as raison, tante Mimie.... Il faut bien qu'ils soient deux là-dedans (et Wapwi frappait son front), puisque je les entends Parler.
—Sans doute, cher enfant: les anges parlent souvent à l'oreille des bons petits sauvages qui aiment bien leurs maîtres.
Wapwi parut très heureux de savoir cela. Mais, après quelques secondes, une idée lui surgit, qui assombrit de nouveau son front. Regardant la jeune fille avec ses grands yeux noirs, un peu farouches, il demanda en baissant la voix:
—L'oncle Gaspard a-t-il un ange gardien, lui aussi!
—Sans doute.... Pourquoi cette question?
—Parce que, s'il en a un, cet ange-là doit être une fière canaille.
—Vas-tu bien te taire!.... On ne parle pas comme cela!
—Si, si! fit l'enfant.... Ou bien, ajouta-t-il comme correctif, c'est l'oncle Gaspard qui le chasse, quand il veut faire un mauvais coup.
—Tu ne te trompes pas, petit; quand on fait le mal, l'ange gardien s'en va.
—Bien sûr.... murmura Wapwi avec conviction, le sien n'y était pas, la nuit dernière!
On arrivait à la maison, et la conversation s'arrêta là pour le moment.
Mais, lorsque la mère Hélène fut bien installée dans son lit, avec des compresses froides sur la tête, le père Labarou fit signe aux deux enfants de le suivre au dehors, et l'on tint une sorte de conférence.
D'abord Wapwi fit part de ses courses, par terre et par mer.
Sans insister particulièrement, toutefois, il ne manqua pas de faire saisir à ses deux auditeurs le fil d'Ariane, que des soupçons trop bien justifiés lui avaient mis dans les mains.
Depuis l'affaire de la passerelle, Wapwi avait l'esprit en éveil et observait Gaspard.
Sans être un grand clerc en matière d'amour, le petit sauvage n'avait pu s'empêcher de remarquer comme les préférences de Suzanne pour Arthur avaient toujours assombri la figure de Gaspard.
Quand il vit la passerelle se rompre tout à coup sous les pieds de son maître, Wapwi pensa immédiatement que le cousin y était pour quelque chose.
Et la preuve, c'est que, la veille même, il l'avait retrouvée là-bas sur une pointe, cette passerelle, sciée très visiblement et non rompue.
Et puis, autre chose!....
Pourquoi Gaspard, après avoir vu la chaloupe qui l'avait ramené de l'îlot, seul, s'éventrer sur une saillie rocheuse, en terre ferme avait-il cassé et caché ce morceau de granit,—que Wapwi se proposait bien, du reste, d'aller retrouver tout à l'heure?
Pourquoi?....
Évidemment, parce qu'il voulait faire croire que l'embarcation s'était défoncée sur l'îlot même, et qu'en pareille condition, il n'était pas étonnant qu'Arthur eût péri, lorsque lui-même, Gaspard, n'avait dû son salut qu'à une chance miraculeuse...
Le père Labarou et sa fille écoutaient, atterrés et muets, cette narration, ou plutôt ce plaidoyer, digne d'un policier parisien.
Tour à tour indignés de la fourberie monstrueuse de Gaspard et émerveillés de la sagacité de Wapwi, ils n'interrompirent l'enfant que pour confirmer ses déductions ou le féliciter de son dévouement.
Mais, lorsqu'il en vint à la partie de son récit où il parla de ce cri entendu dans la nuit et de ce spectre noir, dressé sur les flots, le père Labarou s'écria:
—C'est sans doute une illusion de tes sens, mon pauvre petit.... Comment, au milieu du fracas de la tempête, lorsque les vagues déferlaient bruyamment et que le nordêt faisait rage, aurais-tu pu entendre une voix humaine,—étant toi-même du côté du vent?
—Wapwi avait les yeux et les oreilles ouverts tout grands.... Wapwi voyait son maître et il l'a entendu, répéta l'enfant avec obstination.
—Admettons que ce soit réellement le cas.... Comment peux-tu supposer que le pauvre Arthur, lui, t'ait vu arriver à son secours!
—Oh! Wapwi a crié bien fort, comme un sifflet de navire à feu; puis, ploum! ploum! il a été renversé dans l'eau et ne s'est retrouvé que sur le rivage.... Plus rien, que le bruit du vent dans sea oreilles!
Jean Labarou courba la tête avec découragement, puis rentra auprès de sa femme, l'âme affaissée sous un poids mortel.
Il se promit toutefois de repartir avec sa goélette, aussitôt que la malade serait hors de danger immédiat.
En attendant, il comptait sur la promesse de Thomas Noël, pour que les recherches se poursuivissent sans retard et sans interruption.
Mais il n'espérait plus!....
Son fils était bien mort; et, si l'on retrouvait quelque chose de lui, ce ne serait plus, hélas! qu'un cadavre.
Restés seuls, la jeune fille et le petit sauvage échangèrent un long regard, où brillait cette étincelle impérissable qui s'appelle l'espérance.
—Wapwi, dit avec fermeté Euphémie Labarou, depuis ton récit, j'ai dans la cervelle, moi aussi, un petit oiseau qui me chante bien doucement: Ton frère n'est pas mort!
—La même chanson que le mien, tante Mimie.... Tu vois bien que c'est vrai!
—Partons, mon enfant. Allons voir la chaloupe. De ce jour, je deviens ton associée pour punir le coupable,—s'il y a un coupable!—ou savoir ce qui est arrivé à mon frère,—si Dieu a voulu conserver ses jours!
—Tope là, tante Mimie!... A nous deux, nous retrouverons bien «petit maître».
Et ils partirent pour l'ouest de la baie, comme midi sonnait.
Le trajet se fit rapidement.
Chacun des deux jeunes gens remuait dans sa pensée un chaos de suppositions, encore vagues chez Mimie, mais irrévocablement arrêtées dans l'esprit du petit sauvage.
Restauré par quelques aliments pris à la hâte, et stimulé par un petit verre d'eau-de-vie qu'on l'avait forcé d'avaler avant son départ, Wapwi sentait grandir et prendre corps, au plus intime de son être, les doutes qui l'obsédaient depuis quelque temps, depuis le matin, surtout.
Il se rappelait fort bien qu'au sortir de son lourd sommeil de la nuit dernière, il avait vu Gaspard faire de violents efforts,—tout blessé qu'il était,—pour arracher du flanc de la chaloupe la pointe qui avait éventré celle-ci; et il voulait savoir, pourquoi il était allé cacher si soigneusement ce fragment de rocher tout au pied de la côte, au milieu des fourrés les plus épais....
Évidemment.... se disait l'enfant, parce qu'il ne vent pas qu'on sache qu'il a fait naufrage à terre, et non sur l'îlot!
Et, dans ce cas, quelle est la raison pour laquelle il a pris ses mesures pour qu'on ne se doute pas que la chaloupe est arrivée à la côte, en bon ordre?....
—Oh! quant à cela, c'était limpide.... Ne fallait-il pas montrer à tous les yeux que l'embarcation étant défoncée au moment du départ, les vagues, poussées par la tempête, avaient eu beau jeu pour la balayer et la rouler dans leurs replis mouvants, enlevant Arthur par-dessus bord, tandis que lui, Gaspard, plus robuste, y demeurait cramponné, jusqu'à ce qu'une dernière montagne liquide eût jeté sur le rivage l'épave et le naufragé?....
Oui, c'était clair comme de l'eau de roche, ce calcul du misérable Gaspard; et voilà de toute évidence, quel avait été le raisonnement du naufrageur en dégageant son embarcation de cette pointe qui l'avait transpercée et immobilisée, et en soustrayant l'objet révélateur aux regards trop curieux.
Ce point arrêté dans la tête de Wapwi, il ne restait plus qu'a retrouver le fragment de rocher.
Or, l'enfant, curieux et observateur de sa nature, se faisait tort d'aller en quelques minutes, mettre la main dessus.
La sagacité indienne se révélerait chez lui, et cette recherche ne serait qu'un jeu d'enfant.... sauvage.
Voilà ce que Wapwi disait à sa compagne de route, tout en la guidant rapidement sur la grève qui longe la haute falaise.
Au détour d'une saillie de la côte, après une vingtaine de minutes de marche, on se trouva tout à coup en face du lieu de l'échouement.
La chaloupe, remise sur sa quille, gisait éventrée au fond d'une petite anse de sable, limitée du côté ouest par une arête rocheuse qui s'avançait de quelques toises vers la mer.
En quelques enjambées, les deux explorateurs y étaient.
—Attention, tante Mimie! prononça Wapwi avec la gravité d'un juge d'instruction.... Vois d'abord ce trou ou plutôt ce découpage dans le bois comme s'il était fait par un outil tranchant....
—Je vois, dit Mimie.... C'est net, et si l'on l'on retrouvait l'outil, comme tu dis....
—On le retrouvera, tante Mimie. En attendant; grave-toi bien dans l'oeil la forme de cette ouverture, car j'ai dans l'idée que la première chose que feront l'oncle Gaspard et son ami Thomas sera d'enlever dette planche pour en mettre une autre....
—Tu as raison, petit. Mais la planche primitive, avec son trou à cinq pointes restera gravée dans ma mémoire.
—Bon. C'est tout pour ici. Voyons maintenant où la chaloupe a frappé... Tiens, c'est là.... Regarde un peu ce cocher à fleur de sable.... Il est vieux, jaune et sale partout, excepté en un endroit,—tiens, vois-tu?
—En effet, il y a là une cassure fraîche.... On dirait qu'on vient de briser la partie qui manque.
—C'est cette partie du rocher qu'il nous reste a retrouver. Je m'en charge, Tu vas voir qu'on est bien heureux parfois d'être venu au monde dans la peau d'un sauvage.
Mimie eut un faible sourire et suivit son guide vers la côte.
Celui-ci commença par examiner soigneusement les pistes des pieds nus sur le sable.
C'était un enchevêtrement, à n'y rien comprendre.
Mais, de ce réseau de pistes, s'en détachaient deux dans la direction de la falaise: une y allant, l'autre en revenant.
—Suivons ces pistes, dit Wapwi à sa compagne.
Mimie emboîta le pas de son petit protégé, et tous deux, l'un suivant l'autre, se dirigèrent vers la lisière de forêt bordant le rivage.
Maia, une fois sous bois, la jeune fille s'arrêta, bien empêchée de savoir quel côté prendre.
—Laisse-moi faire, petite tante, dit l'enfant... C'est ici que Wapwi va redevenir Abénaki pour quelques minutes.
Alors, le descendant des aborigènes du golfe, penché vers le sol, examina chaque brin d'herbe couché sous une pression quelconque, chaque menue branche, chaque rameau froissé ou déplacé....
Et il allait, il allait, lentement, mais avec une quasi-certitude.
Arrivé à quelques pieds de la falaise, il avisa une grosse talle de jeune» sapins touffus.
—Hum! dit-il à Mimie, je crois bien que la cache est ici.... Tiens, vois: les pistes ne vont pas plus loin.
Ce disant, il se mit à plat ventre et se coula sous les branches basses, à fleur de terre.
Dix secondes ne s'étaient pas écoulées, qu'il reparut, tenant à la main une pointe de pierre, très aiguë et affectant la forme pyramidale.
—Voici le talisman pour confondre l'oncle Gaspard, dit-il en présentant la chose à Mimie.
Celle-ci prit dans ses mains le fragment de rocher, l'examina un instant, puis le remit à Wapwi, en disant d'une voix ferme:
—Si cette pierre, dont la cassure est fraîche, s'adapte à la partie du pocher qui présente, lui aussi, une cassure fraîche, Gaspard Labarou cet un assassin, et je vengerai mon frère!
—Bien, petite tante. Allons voir ça.
Ce ne fut pas long.
La pointe de pierre, ajustée sur la cassure du rocher, s'adaptait parfaitement, faisant une saillie menaçante de plus de six pouces.
—A la chaloupe, maintenant! dit la jeune fille... Constatons pour la forme,—car ma conviction est faite,—que les angles des pointes correspondent aux angles de l'ouverture.
Wapwi introduisit sa pierre pyramidale, de dehors en dedans, dans le trou ouvert au flanc de l'embarcation et l'y ajusta, après une couple d'essais.
L'ouverture se trouva bouchée presque hermétiquement.
Euphémie Labarou, très pâle et les yeux étincelants, brandit son poing fermé dans la direction de la baie et s'écria d'une voix vibrante:
—Assassin!.... J'aimais un assassin!
Deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux. Puis elle ajouta sourdement:
—Mon frère! mon pauvre frère, tu seras vengé!
Wapwi, très surexcité, lui aussi, imita le geste menaçant de sa «petite tante».
Et, cette sorte de pacte conclu, ou reprit lentement le chemin de la baie.
Mais on n'alla pas loin.
En doublant une sorte de cap assez élevé marquant l'extrémité orientale de l'arc décrit par la petite baie où ils venaient de faire leurs étranges découvertes, nos deux jeunes gens eurent sous les yeux une vision qui les arrêta net....
A moins d'un demi-mille dans l'est, la goélette des Noël, toutes voiles hautes, tirait une bordée en droite ligne vers le lieu où avait atterri Gaspard.
—Je te le disais bien, tante Mimie, s'écria le petit sauvage!.... Les voilà qui viennent ici, nos deux compères!
—Les deux jeunes Noël?
—Non pas: l'oncle Gaspard et son ami Thomas,—les deux inséparables.
—Mais Gaspard, il y a quelques heures à peine, semblait mourant!....
Wapwi eut un rire silencieux, qui découvrit ses dents blanches.
—Malin, malin.... l'oncle Gaspard, grommela-t-il.... Une simple coupure sur sa tête de fer, qu'est-ce que c'est?
Mimie réfléchit pendant une seconde.
—Restons, dit-elle.... Je veux voir ce qu'ils vont faire.
—Vite, petite tante.... Nous allons rire.... Tu vas voir sa mine quand il ne retrouvera plus ce bout de pierre que j'ai là.
Et Wapwi désignait la pointe cassée, qui ne l'avait pas quitté depuis qu'il en avait fait la trouvaille.
On remonta vers la côte, grimpant sur le flanc du cap, et, en quelques minutes, nos deux policiers improvisés se trouvaient installés à l'abri des regards les plus soupçonneux, dans un endroit assez élevé pour dominer l'anse qu'ils venaient de quitter et où leurs perquisitions les avaient amenés à une si étrange découverte.
Il était temps....
La goélette abaissant ses voiles rapidement, jetait l'ancre à quelques jets de pierre de la batture.
Une chaloupe s'en détacha aussitôt.
Thomas et Gaspard, qui avaient sauté dedans, ramèrent hâtivement vers le rivage.
Ils semblaient très pressés.
A peine, on effet, leur embarcation eut-elle touché terre, que, jetant à bout de bras son ancrage, ils s'élancèrent vers la côte.
En passant près de la chaloupe crevée, les deux compères y firent une première station, et Gaspard parut donner à Thomas de rapides explications, illustrées par des gestes très démonstratifs et l'examen minutieux du bordage où béait l'ouverture.
De là, Gaspard guida son compagnon vers le rocher sur lequel la chaloupe était venue se crever.
Après l'échange de quelques phrases et un examen de la fracture, que l'on sait, Gaspard courut vers la côte, disparut sous bois et se dirigea vers l'endroit où il avait jeté la partie du rocher manquant.
Il voulait, sans l'ombre d'un doute, éblouir son copain, par l'étalage de précautions qu'il avait prises.
Mais il revint bientôt, l'oreille basse, la mine soucieuse, grommelant:
—C'est drôle.... Je ne retrouve plus.... Pourtant, je crois bien me souvenir d'avoir jeté là cette pointe ensorcelée....
—Laissons donc!.... fit Thomas. Qui serait venu?.... Et surtout, qui aurait été déterrer cette pierre au milieu de ce fouillis?
—Au fait.... dit l'autre... je suis fou d'avoir des idées pareilles... Quand je serai plus calme, je mettrai bien la main sur ce morceau de roc.
Pendant quelques minutes, l'entretien se poursuivit, Gaspard parlant, contre son habitude, avec une certaine volubilité, tandis que Thomas avait l'air de poser froidement une série d'objections.
Finalement, on en arriva à s'entendre et se convaincre mutuellement, sans doute, car, tournant le dos à la côte, les nouveaux venus retournèrent à la chaloupe crevée.
Ici encore se manifesta, l'extrême prudence de maître Thomas.
Il, se pencha longtemps sur l'ouverture irrégulière découpée par la pointe de rocher, l'examina des deux côtés, extérieur et intérieur, puis finalement acheva d'arracher le bordage entamé, jusqu'à mi-joint en le déclouant à coupa de pierre.
Cela fait, les deux compères reprirent le chemin de leur embarcation et se rembarquèrent, non toutefois sans avoir jeté au fleuve le bout de planche suspect.
Dix minutes plus tard, la goélette, toutes voiles hautes s'éloignant de la côte, gagnait la haute mer.
—Nous n'avons plus rien à faire ici, dit à son compagnon Euphémie Labarou, Mais nous n'avons pas perdu notre temps, petit Wapwi car nous venons de démasquer, je le jurerais, deux bien grands misérables!....
—Je te demande encore une petite demi-heure, tante Mimie; le temps d'aller repêcher le bout de planche que ces deux imprudents viennent de jeter à l'eau, après l'avoir enlevé à la chaloupe.
—Tu as raison, petit: ce morceau de bois sera une pièce à conviction qui pourra servir, peut-être,—on ne sait pas!....
Wapwi donna à la goélette le temps de parcourir une distance suffisante pour qu'on ne le vit pas du bord et, prenant sa course dans la direction où le courant de montant entraînait le fragment de bordage, il se lança résolument à l'eau.
Comme l'enfant nageait facilement, il eut bientôt recouvré le bout de planche flottant et regagné le rivage avec son butin.
—Ça fait trois on pièces à conviction dans l'affaire Labarou vs Labarou, dit Mimie, qui avait quelque lecture.
Il ne faut rien négliger pour punir les méchants.... dit sentencieusement le petit Abénaki.
Et il alla cacher soigneusement sa pointe de pierre et son bout de bordage au pied de la côte, dans un endroit inaccessible pour tout autre qu'un adroit peau-rouge de son espèce, à lui.
Après quoi, on reprit, sans plus de retard, le chemin de la maison.
Abandonnons pour un instant nos amis dans l'affliction et sautons à bord de la goélette des Noël.
Toutes voiles hautes, les écoutes raidies, coulant bien à travers les ondulations des lames molles et souples, elle fait merveille sous la jolie brise qui incline sa mâture à bâbord.
Le vent ayant, dans la matinée, sauté à l'ouest,—comme nous l'avons dit—c'est donc vers le large, vers la haute mer, que se dirigent maintenant les deux compères, qui composent à eux seuls l'équipage.
Est-ce que le capitaine Thomas aurait l'intention de remplir sérieusement la mission dont il s'est chargé—c'est-à-dire de fouiller la mer et les rivages des alentours pour y retrouver Arthur, vivant ou mort?....
Ah! non, par exemple!
Dans l'esprit de maître Thomas, Arthur est bel et bien noyé, coulé, dévoré, peut-être....
C'est une chose du passé.
N'en parlons plus.
Il a tout simplement eu l'adresse de faire coïncider une expédition, arrêtée dans son esprit depuis une quinzaine de jours, avec l'offre généreuse de partir à la recherche du malheureux fils de Jean Labarou, du fiancé de sa soeur Suzanne.
Nous l'avons dit: Thomas Noël est un homme positif.
Pas méchant, par exemple—oh! non!—mais à condition toutefois que sa bonté ne vienne pas en conflit avec son intérêt. Auquel cas, il met tout bonnement au rancart cette placide vertu des gros naïfs, la bonté.
Alors, pourquoi le capitaine Thomas, flanqué de son alter ego Gaspard, court-il la mer?
Eh bien, puisqu'on veut le savoir absolument, nous allons le dire: c'est pour «faire un coup», un bon coup.... d'argent!
Voilà!
Dans leurs longues pérégrinations du mois précédent, à travers le golfe, les deux compères ont fait la connaissance d'un certain industriel canadien, navigateur de son état, qui leur a promis une jolie prime s'ils voulaient l'aider à mener à bonne fin une expédition de contrebande, des îles françaises de Miquelon, au sud de Terreneuve, à la ville canadienne de Québec.
Leur rôle, à eux, sera des plus simples....
Ils n'auront qu'à transporter le chargement.... hérétique, de Saint-Pierre à la côte canadienne, où ce chargement sera transbordé sur une goélette de Québec, attendant à un endroit convenu de la région du Labrador.
Tout ira donc pour le mieux, à moins que le diable ou le Fisc,—ce qui est à peu près la même chose,—ne s'en mêle.
Le seul anicroche possible est le naufrage du vaisseau portant à leur rencontre l'associé attendu.
Il a si fort venté de l'est, les jours précédents, que cette crainte n'est certainement pas chimérique.
Mais, entre marins, on ne croit guère à ces pronostics des gens de terre, qui s'écrient a chaque rafale secouant les ais de leur habitation: «Hein! il en fait un temps!.... Ce n'est pas moi qui voudrais être sur le fleuve, par une semblable dépouille!»
Ce n'est donc pas à une catastrophe que croient nos deux jeunes Français, mais bien plutôt à un retard subi par leur confrère de Québec.
—Ça ne m'étonnerait pas, tout de même, que notre homme eût été empêché.... disait Thomas:—sa barque ne payait pas de mine! Quel sabot, nom d'un phoque!
—Bonne goélette.... répliquait Gaspard d'un air mystérieux.... Un peu avariée, c'est vrai; mais elle n'a une apparence misérable que pour tromper les gabelous.
—Au fait, peut-être as-tu raison.... Je l'ai encore dans l'oeil: fine de l'avant, large de bau, évidée de l'arrière,—ça doit bien marcher....
—Et bien résister à la mer, car la cale est profonde....
—Avec ça que le lest ne lui manque ni à l'aller ni au retour.
—Parbleu!... Farine et autres provisions en descendant, pour faire manger les amis d'en-bas!....
—Liqueurs fortes et vins de France, en remontant, pour abreuver les bonnes gens d'en haut!
—Le joli négoce!
—La belle existence!
—J'en tâterais volontiers.
—Nous ferons mieux que cela, ami Gaspard: nous en jouirons à gogo,—car le moment approche où nous pourrons mettre à exécution nos projets.
—Ah! puisses-tu dire vrai!
—Cette saison est trop avancée pour que notre petite expédition actuelle soit autre chose qu'un coup d'essai, destiné à nous faire la main. Mais.... que nous réussissions, et, l'année prochaine, ayant un solide vaisseau sous les pieds, Thomas Noël et Gaspard Labarou en feront voir de belles aux gabelous de France et du Canada.
—Ami Thomas, je te l'ai dit: je suis ton homme, et je veux être riche pour que ta soeur Suzanne soit un jour la plus grande dame du Golfe.
—Cela sera, répondit le jeune Noël, d'un ton moitié figue, moitié raisin.
—Il faudra bien que cela soit car.... je le veux, entends-tu!
Et Gaspard accentua d'un geste énergique cette phrase quelque peu prétentieuse.
Thomas lui jeta un regard inquisiteur et vit bien que son associé était homme à remplir l'engagement qu'il prenait.
—Tu auras ma soeur, ami Gaspard.... Je te la promets!.... dit-il avec la gravité d'un père de famille bien posé.
La nuit était venue, cependant,—une belle nuit, nom d'un phoque!—mais un peu trop éclairée par la lune à peine déclinante, au dire des deux amis.
Bien qu'allant à contre-courant depuis quelque temps, la goélette avait pu continuer sa marche, après avoir viré de bord un certain nombre de fois et s'être insensiblement rapprochée de la côte, où la brise de terre, soufflant ferme, l'avait poussée assez rapidement vers sa destination mystérieuse.
A la reprise du courant de montant, les allures du vaisseau s'accentuèrent.
La brise de terre fraîchit, et toute conversation suivie devint impossible, chacun des deux marins ayant assez à faire de diriger la marche rapide de la goélette.
On courut ainsi, serrant la côte d'assez près, jusqu'à la hauteur du Petit-Mécatina,—une île d'aspect sauvage, hérissée de rochers aux formes romantiques, où les rayons lunaires plaquaient des taches blafardes alternant avec les ombres projetées....
Sur la droite, vers la côte nord, des îles nombreuses se dessinaient vaguement, les unes comme des taches sombres, les autres ayant l'air de grands cachalots endormis....
C'est du côté gauche, au large d'eux, par conséquent, qu'apparut pour la dernière fois aux yeux de nos jeunes aventuriers la charpente massive du Petit-Mécatina.
Ils venaient de virer de bord, après une assez longue bordée vers la côte, lorsque, dans la pâle clarté lunaire, à un demi-mille environ en avant du beaupré de leur goélette, s'estompa sur le fond bleuâtre du firmament, de façon indécise d'abord, puis progressivement avec plus de netteté, une masse énorme, de forme irrégulière, mais très élevée partout, faisant un trou noir à l'horizon....
C'était le Petit-Mécatina, le lieu de rendez-vous assigné par le capitaine canadien.
Aussitôt, outre leurs feux de position réglementaires, les jeunes marins allumèrent un fanal bleu, attaché d'avance au milieu de leur mât de misaine.
Puis ils se prirent à observer attentivement la côte abrupte qui défilait par leur travers de bâbord.
Une dizaine de minutes s'écoulèrent...
La goélette, ses voiles bordées à plat, serrant le vent, courait à l'ouest, se rapprochant toujours...
A la distance d'une quinzaine d'arpents, d'après son estimé, Thomas ne connaissant qu'imparfaitement ces parages, jugea prudent de ne pas s'approcher davantage de ces rochers menaçants....
Il lofa....
Les voiles battirent au vent....
Mais au même instant, une grosse lueur brilla sur un point du rivage; puis une seconde; puis enfin une troisième,—à quelques pieds seulement les unes des autres.
—Largue l'ancre! commanda Thomas.
Gaspard se précipita vers l'avant et leva le cliquet du guindeau.
Aussitôt l'ancré tomba à l'eau, suivie de sa chaîne, qui glissa bruyamment dans l'écubier.
Puis les voiles furent, abaissées en un tour de main, et l'on attendit.
Dix minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'une embarcation se détacha comme dans une féerie, du ces rochers géants et s'avança vers la goélette.
—Ohé! qui vient là? s'enquit Thomas, pour la forme,—car il savait bien à quoi s'en tenir.
—La Marie-Jeanne!
Puis la même voix reprit:
—Et vous?
—Le Marsouin! gronda Thomas, faisant rouler l'r unique de ce mot.
Il faut dira ici que la goélette des Noël avait jusqu'ici porté le nom très honnête de Saint-Malo,—en souvenir du pays natal,—mais que maître Thomas, lancé sur la piste d'aventures émouvantes, avait détrôné le vieux saint breton de la poupe de sa barque, pour y substituer le nom de l'amphibie guerroyeur cité plus haut.
Il y eut une minute de silence.
Puis le survenant demanda, tout en continuant d'avancer:
—Rien qui cloche?.... On peut aborder?....
—Arrivez sans crainte, fut-il répondu; il n'y a ici que mon associé Gaspard Labarou et moi, Thomas Noël.
La chaloupe, manoeuvrée habilement, aborda bientôt.
Des deux hommes qui la montaient, l'un resta à bord, tandis que l'autre grimpa sur le banc du Marsouin, s'aidant des haubans de misaine, et sauta lestement sur le pont.
—Messieurs, dit-il sans préambule, vous êtes gens de parole.
—Toujours! fit Gaspard laconiquement.
—Et, pour cette fois, il y a quelque mérite à, l'être, après une pareille bourrasque.... ajouta Thomas, plus loquace que son compagnon.
—Mes compliments, jeunes gens. J'aime qu'on soit exact.... Mais venons au fait.... Nous sommes pressés.... Notre marché tient-il toujours?
—Des Français n'ont qu'une parole! répondit le sentencieux Thomas.
—Aux Iles! commanda Gaspard.
—Bien, messieurs. Je vois que vous êtes des jeunes gens d'action et que je puis compter sur vous.... Nous partirons dans une heure; juste le temps d'embarquer quelques provisions et de convenir de nos faits. Venez.
Sans plus d'explications, les deux Français descendirent dans la chaloupe du Canadien et, prenant place à l'arrière, laissèrent le capitaine et son matelot s'escrimer avec les rames pour les conduire à terre.
Où diable était donc la goélette de ces étrangers?...
On n'en voyait ni un coin de coque, ni une pointe de mât!
Mais, ayant entendu raconter bien des fois les prouesses accomplies par les contrebandiers du Golfe, nos jeunes marins ne s'étonnaient pas outre mesure.
Cependant, comme on arrivait sur les rochers escarpés de la rive, sans ralentir la vitesse de la chaloupe, Thomas poussa un cri:
—Aïe! capitaine, nous allons nous casser le nez sur cette muraille à pic!
Le capitaine, sans répondre, donna un dernier coup de rame; puis, se levant, il alla se mettre à l'avant de l'embarcation, tandis que son matelot venait placer son aviron à l'arrière, dans l'échancrure de la godille, et s'y escrimait de son mieux.
On venait d'entrer dans un étroit couloir de roches très élevées, large tout au plus de vingt pieds et courant en biais vers le plus haut escarpement de cette singulière ile.
Naturellement, par sa disposition même, ce bras de mer profondément encaissé ne pouvait être aperçu du large.
On courut ainsi au milieu de rochers aux flancs à peu près verticaux pendant deux ou trois minutes, parcourant une distance d'une couple de cents pieds....
Puis la chaloupe s'arrêta net, l'étrave sur le gouvernail d'un vaisseau, ayant l'air enclavé dans cette mascarade de haute roches.
—La Marie-Jeanne, messieurs! dit le capitaine canadien avec une certaine emphase.
Et il se retournait, souriant, vers ses nouveaux amis.
—Nom d'un phoque! il faut le voir pour le croire! s'écria Thomas, ne pouvant dissimuler son étonnement.
—On parcourrait le monde entier avant de déterrer un havre comme celui-ci! dit à son tour Gaspard, émerveillé.
—C'est à la fois mon bassin de carénage et mon havre de refuge, quand on me serre de trop près.... répondit le capitaine de la Marie-Jeanne.
—Tout de même, il y a des choses bien étonnantes dans ce golfe Saint-Laurent! s'écria de nouveau Thomas, avec des hochements de tête admiratifs.
—Étonnantes, jeune homme?.... fit le canadien souriant.... Dites: sans pareilles!.... Voilà trente ans que je le parcours en tous sens, mon beau golfe, et j'y trouve toujours du nouveau.
Cependant, une courte échelle fut tendue de l'arrière, par un des matelots du bord, et les jeunes français, précédés du capitaine, y grimpèrent rapidement.
La porte du capot d'arrière était ouverte, laissant monter de la cabine une lueur claire.
On s'y engouffra, et une intéressante conférence se tint pendant près d'une heure entre les nouveaux venus et les gens de la Marie-Jeanne.
Que se passa-t-il?....
Quelles furent les confidences échangées?
Que fut-il convenu?....
Mystère... pour le présent!
Il nous est interdit,—auteur scrupuleux que nous sommes—de soulever, dans ce premier volume, même un coin du voile qui recouvre les faits et gestes des PIRATES DU GOLFE SAINT-LAURENT.
Mais on ne perdra rien pour avoir attendu.
Ce qu'il nous est permis de confier à nos lecteurs, dès maintenant, c'est qu'après un conciliabule qui dura près d'une heure, le capitaine canadien se rembarqua avec les deux Français et que le Marsouin, bien lesté de provisions et d'espèces sonnantes, cingla aussitôt vers les îles Miquelon.
L'équipage de la Marie-Jeanne, ainsi que le charpentier du bord, continuèrent d'habiter le Petit-Mécatina, occupés à radouber leur goélette avariée et à faire une besogne bien autrement.... mystérieuse.
Quand la goélette de Noël reparut dans la baie de Kécarpoui, au commencement du mois d'octobre, après une absence d'un peu plus de deux semaines, un voile de deuil planait sur la petite colonie.
Depuis une dizaine de jours, on était entré dans cette longue période d'isolement qui, là-bas, ne se termine qu'à la réouverture de la navigation, en mai.
Le missionnaire était bien venu, comme d'habitude, donner aux pêcheurs de ce lieu solitaire l'opportunité d'accomplir leurs devoirs religieux.... Mais, loin d'avoir à bénir l'union de deux jeunes gens pleins d'amour et d'espoir, il avait dû, hélas! prodiguer des consolations à une famille plongée dans une douleur mortelle, par la disparition d'un de ses membres, et présenter à une fiancée dont le coeur saignait, au lieu d'une couronne de fleurs d'oranger, la couronne d'épines de la résignation chrétienne....
Il va sans dire que ce messager de paix, saisi du différend qui existait entre les deux familles, n'avait pas eu grande peine à faire disparaître les hésitations de madame Noël à propos de la mort sanglante de son mari.
Une déclaration écrite du mourant, attestant la complète innocence de Jean Labarou et corroborant le récit circonstancié de celui-ci, ne contribua pas peu à ce résultat; et le missionnaire eut au moins la consolation, en partant, de voir les chefs des deux seuls établissements de la baie unir fraternellement leurs mains, en signe de pardon et d'oubli.
Le retour de la Saint-Malo,—désormais le Marsouin, de par le caprice de maître Thomas,—raviva pourtant la plaie encore saignante de la disparition d'Arthur.
Mais on ne put tout de même s'empêcher,—à l'est de la baie; du moins,—de reconnaître le dévouement des deux marins qui venaient de faire une si rude croisière à la recherche de leur malheureux ami.
Toutefois,—en dépit de la meilleure volonté du monde,—la famille Labarou ne réussit pas à dissimuler l'horreur instinctive que lui inspirait Gaspard depuis la catastrophe.
A peine arrivé dans la baie, ce modèle des fils adoptifs s'était empressé, naturellement, d'aller rendre compte à ses parents du résultat négatif de ses recherches.
Il avait, d'ailleurs, pris la peine d'étudier à fond le rôle qu'il allait jouer avant de risquer cette démarche décisive.
Figure morne, fatiguée, triste; pâleur maladive; regard fatal, inconsolable; tel était son masque.
Mais toute cette mise en scène ne put fondre la glace qui le séparait désormais de cette famille où il avait grandi, choyé à l'égal du fils de la maison.
La mère Hélène, à sa vue, eut une crise de larmes qui pensa lui causer une rechute.
Jean Labarou, lui, pâle comme un mort, laissa son neveu s'empêtrer dans le récit de ses exploits et de ses actes do dévouement fraternel.
Puis, quand ce fut fini, il se contenta de dire froidement, mais avec un geste d'une terrible solennité:
—Arthur est mort,—et je n'espère plus.... Que Dieu ait pitié du pauvre enfant!.... Mais si tu es pour quelque chose dans cette fatalité épouvantable; si, par ta faute, une mère a été privée, sur ses vieux jours, d'un fils adoré; si ta cousine, par ton fait, se trouve seule au monde, sans appui quand nous n'y serons plus; moi ton second père, au déclin de ma vie, courbé par l'âge et l'incurable chagrin que je sens là (et le vieillard touchait son front ridé), je finis par succomber avant le terme assigné par la divine Providence; si cela est, eh! bien, je te maudis!
—Mon oncle!.... voulut répliquer Gaspard, épouvanté.
—Va-t-en!.... fut la seule réponse de Jean Labarou, montrant la porte, de son bras tendu.
Et, comme le misérable, en passant le seuil, regardait sa tante, celle-ci lui dit, dans un sanglot:
—Rends-moi mon fils!
Alors il se tourna vers Mimie, comptant bien trouver chez elle une ombre de sympathie.
Mais il regretta aussitôt ce mouvement....
Blanche comme une cire, la tête haute, les prunelles fulgurantes, la jeune fille étendit vers lui sa main fine et nerveuse:
—Caïn! dit-elle.
Puis, montrant elle aussi la porte:
—Va où la destinée t'appelle, fratricide!.... Mais, où que tu ailles, je serai sur ton chemin au jour de la rétribution!
Puis, hautaine et grave, elle alla baiser sa mère au front.
Tremblant, hagard, la sueur de l'agonie aux tempes, Gaspard Labarou quitta la maison où s'était écoulée son adolescence, chancelant comme un homme ivre et sentant peser sur ses épaules le poids terrible de la malédiction paternelle....
Dans l'esprit de Jean Labarou, cette malédiction n'était que conditionnelle, il est vrai.
Mais Gaspard, au fond de son âme, sentait bien que cette malédiction d'un père serait ratifiée dans le ciel; et, quoi qu'il en eût, en dépit de son scepticisme farouche, il en éprouvait une sensation de malaise allant jusqu'à la peur.
Avait-il donc besoin, ce vieillard, sans l'ombre d'une preuve de culpabilité, d'appeler sur la tête de son neveu la vengeance céleste!
Pour se donner du coeur, quand il fut hors de vue, le misérable montra le poing à la maison, disant:
—Vieux fou!.... Je me moque de tes foudres de fer-blanc et je te ferai voir bientôt de quel bois je me chauffe.... Ah! Ah! tu me maudis et ta fille m'appelle Caïn.... Mais prenez garde de regretter amèrement, un jour, la satisfaction de m'avoir mis à la porte!
Ayant ainsi évacué un peu de sa bile, il reprit le chemin du Chalet, de l'autre côté de la baie.
Tout en pagayant son canot, il monologuait de la sorte:
—Il est clair comme le jour que, pour ce qui regarde mes chers parents et leur virago de fille, mon chien, est mort....
«Plus rien à espérer de ce côté.
«Mais je m'en moque, comme un poisson d'une pomme.
«Ce qu'il me reste à faire, c'est d'amadouer et d'engluer si bien les Noël, de me rendre tellement indispensable, que la bille Suzanne, en dépit de son ridicule chagrin, cesse de penser jour et nuit à un mort, pour s'apercevoir enfin qu'il existe un bon vivant dans son entourage, prêt à fie dévouer pour son bonheur.
«D'ailleurs, dans ce siège en règle que je vais entreprendre, j'aurai un précieux auxiliaire: Thomas, qui m'est dévoué.
«Quant à la mère, bien que, réconciliée avec l'oncle Jean, je parie qu'il lui reste, en dépit de tout, un vieux levain de rancune qui ne demanderait qu'à fermenter, si l'on s'y prenait habilement.
«Reste le petit Louis,—qui n'est plus un enfant, malgré son qualificatif.
«Celui-là, j'en ai peur, me donnera du fil à retordre.
«Il est toujours avec ce moricaud de Wapwi, d'un côté ou de l'autre, et je le soupçonne d'avoir un fort béguin pour ma belle et tyrannique cousine, Euphémie.
«Qu'il me succède dans le coeur de la fille à mon oncle,—je ne demande pas mieux.... Mais qu'il ne s'avise pas de se liguer avec elle pour me jouer quelque mauvais tour,—car ça ne serait pas bien du tout de la part d'un beau-frère!....
«Au reste, nous veillerons, Thomas et moi.
«Thomas Noël!.... En voilà un véritable ami, par exemple, qui n'a pas peur de mettre les mains à la pâte, lorsqu'il s'agit de tirer un copain du pétrin!....
«Vive le capitaine Thomas et son lieutenant, Gaspard!»
S'étant ainsi mis dans un état de feinte excitation pour chasser de son esprit la mauvaise impression qu'il remportait de sa visite,—à l'instar des gens peureux qui chantent, la nuit, quand ils cheminent seuls dans Te voisinage d'un cimetière,—maître Gaspard hâtait sa marche vers le chalet de la famille Noël, sa nouvelle résidence.
A mesure au'il approchait, sa figure subissait une transformation singulière.
De sombre et dure, qui était son caractère habituel, elle devenait insensiblement mélancolique et.... touchante.
Ce gaillard là, orné de toutes les passions qui rendent un homme redoutable au sein des sociétés organisées, était devenu un véritable comédien tout seul, sans études, en pleine solitude du Labrador.
Il était absolument maître de ses sens, et il avait la tête froide d'un chef de bandits.
A peine entré dans le chalet, où la famille Noël se trouvait réunie pour dîner il se laissa choir sur une chaise, la tête basse, les bras ballants.
—Oh! oh! il paraît qu'on t'a mal reçu, chez l'oncle Jean.... fit remarquer Thomas, d'un ton goguenard.
Gaspard ne répondit qu'en baissant davantage la tête.
—Serait-ce possible? dit madame Noël, prompte à s'apitoyer.
—On m'a, chassé, madame! murmura Gaspard, d'une voix sépulcrale.
—Chassé?.... B'écria la bonne dame, en joignant les mains.
—Et maudit!.... ajouta lugubrement le jeune homme.
Pour le coup, la veuve se trouva debout, les mains levées.
—Pauvre enfant!.... Mais c'est insensé! dit-elle.
—Madame, vous m'en voyez atterré et malade.... Mais qu'y puis-je faire?
—Oh! je parlerai à ces bonnes gens.... Il est impossible que cette famille, qui vous a élevé et où vous avez grandi comme un fils vous garde rancune pour un accident où vous avez vous-même failli perdre la vie....
—Cela est pourtant, madame. Mais, si vous voulez m'en croire, attendez, pour une telle démarche, que le temps ait un peu amorti la force du coup et engourdi leur douleur. A mon avis, toute tentative de rapprochement, d'ici à quelques jours, ne ferait qu'envenimer nos relations.
—Soit. Vous avez probablement raison. Quand ils seront plus calmes, nous n'aurons pas de peine à leur faire comprendre qu'ils ont manqué, non seulement de charité chrétienne, mais encore et surtout de justice. En attendant, mon cher enfant, vous ferez partie de ma famille et vous partagerez, comme d'habitude, la chambre de Thomas.
—Madame, j'ai déjà eu deux mères,—et une larme de crocodile tomba sur la joue de Gaspard; vous serez la troisième.
Et l'habile comédien salua profondément madame Noël.
—C'est dit.... Allons, mes enfants, à table!
Le repas fut pris au milieu d'un silence presque général
La mère, en dépit de ses efforts, semblait préoccupée.
Louis, d'ordinaire gai comme un pinson, avait l'air rêveur d'un amoureux dont le coeur est pris sérieusement.
Suzanne, elle, n'avait consenti à se mettre à table que sur les instances de sa mère, qui n'aimait pas à la voir passer ses jours seule dans sa chambre ou errant dans le bois, retournant sans cesse le glaive dans la blessure de son coeur.
Elle ne mangeait guère, la pauvre fille, depuis la catastrophe qui lui avait enlevé son fiancé. Un cercle de bistre entourait sea yeux, qui semblaient agrandis et où brillaient parfois des rayons ophéliens.
Pour tout dire en un mot, Suzanne faisait penser à un jeune arbre frappé de la foudre en pleine sève.
Qu'allait-il arriver?....
L'arbre allait-il mourir?.... Ou bien la sève vigoureuse de la jeunesse, un instant arrêtée dans sa marche, reprendrait-elle ses fonctions vivifiantes, faisant reverdir les rameaux affaissés et mollissants?...
Voilà ce qu'on pouvait se demander en voyant cette jeune fille à la démarche languissante, au regard atone.
C'est que le coup dont elle souffrait avait été aussi rude qu'inattendu....
Songez donc!
Lorsque quelques heures à peine la séparaient du moment où elle allait être unie à l'élu de son coeur, la plus terrible des catastrophes était venue anéantir cet espoir, briser ce rêve!....
Et cela, du jour au lendemain, en pleine fièvre de préparatifs matrimoniaux,... comme un grand coup de foudre dans un ciel clair!
Près de trois semaines s'étaient écoulées depuis la sinistre disparition de son fiancé, et c'est à peine si la pauvre Suzanne parvenait A réaliser sa situation de veuve avant d'avoir été mariée.
Il convient d'ajouter que tout le monde, au Chalet, lui montrait une sympathie émue,—Louis surtout, qui adorait sa soeur.
Combien de fois le jeune homme n'avait-il pas traversé la baie pour aller aux informations et porter aux parents du pauvre Arthur les condoléances de la fiancée, trop faible encore pour s'y rendre elle-même!
Bref, Suzanne avait été très malade et pouvait être considérée, après deux semaines de crises nerveuses et de larmes, comme une convalescente à sa première sortie.
On s'abstenait donc, en sa présence, de toute allusion au drame de l'Îlot, et le mot d'ordre était de n'avoir pas l'air d'être sous le coup d'une dea plus fortes émotions qu'eût encore éprouvée la petite colonie.
La conversation, toutefois, ne pouvait être bien animée; et, aussitôt le repas terminé, chacun se retirait pour vaquer à ses occupations.
Il en fut ainsi pendant quelques semaines....
Puis le temps, qui affaiblit les tons crus de toute douleur humaine, en y étendant sa patine grisâtre, amena une détente dans les esprits, une sorte d'apaisement dans les coeurs....
Et c'est dans ces conditions de tranquillité morale relative que la petite colonie de Kécarpoui entra dans cette période d'isolement, absolu, ressemblant un peu à un emprisonnement au milieu des glaces polaires, et qui s'appelle: Un hiver au Labrador....
Dès les premiers jours de novembre, la neige commença à tomber,—une neige molle, humide, rayant diagonalement l'atmosphère embrumée par le sempiternel nordêt, chargé de vapeurs d'eau refroidies.
On remonta les goélettes jusqu'au fond de la baie, où elles furent dégréées et mises en hivernement définitif.
Le bois de chauffage, les provisions de bouche, les engins de pêche, les agréa des barques, tout cela fut soigneusement remisé ou encavé.
Puis, satisfait d'avoir pris toutes les précautions voulues, on se disposa à affronter courageusement l'ennui et l'horreur même d'un hiver labradorien.
Si nous disons: l'horreur, c'est une façon de parler....
Il est des horreurs sublimes, et les grands spectacles de la saison hibernale, sur les bords du golfe Saint-Laurent, sont de celles-là!
Ces versants de montagnes drapés de neige, que trouent ci et là les forêts saupoudrées de blanc et les rochers rougeâtres; ces cascades coulant sous une carapace de cristal, à travers laquelle miroitent les eaux écumantes; ces ponts de glace couvrant les baies et endiguant le fleuve lui-même jusqu'à plusieurs arpents du rivage; le silence qui règne partout, comme si la terre se taisait pour mieux entendre la grande voix du fleuve entre-choquant ces banquises flottantes, balançant ces ice-bergs ou démolissant d'un heurt géant quelque château de glace allant au fil de l'eau,—tout cela est bien beau à contempler et ne manque certainement pas de poésie...
Mais c'est de la poésie triste, de la beauté empreinte de mélancolie.
Si l'âme s'élève, le coeur se serre.
L'homme se sent petit en face des grands spectacles de la nature, et Instinctivement il souhaite les rapetisser, pour qu'ils conviennent mieux à sa taille.
L'année 1852 se termina par une effroyable tempête de neige, qui sévit sur la côte.
On ne la regretta pas.
Puis les trois mois suivants défilèrent lentement, sans grandes distractions, si ce n'est pour les chasseurs, qui firent une abondante récolte de gibier à poil.
Avril vint enfin et, avec lui, la perspective riante d'un des sports les plus émouvants de la région du golfe: la chasse aux loups-marins.
Dans les conditions d'isolement où se trouvaient les deux seules familles habitant la baie de Kécarpoui, on ne pouvait naturellement, songer à la grande chasse en goélette, à travers les banquises flottantes,—comme la font les Acadiens, les meilleurs marins du golfe.
Il faut, en effet, non seulement de bons vaisseaux blindés avec de forts madriers de bois dur pour résister à la pression des glaces en mouvement, mais encore un équipage d'une dizaine d'hommes pour la manoeuvre, la tuerie et le dépeçage, quand on veut faire la chasse en grand.
A Kécarpoui, on dut se contenter d'observer les points extrêmes de la baie, et surtout l'Îlot du Large, autour duquel une batture assez étendue se consolidait tous les hivers.
Les Labarou, connaissant depuis de longues années les habitudes locales de la faune de cette région, savaient fort bien que les loups-marins avaient fait de la Sentinelle un endroit de villégiature fort achalandé.
Aussi les peaux et l'huile de ces utiles animaux avaient-elles toujours contribué, pour une bonne part, au bien-être relatif dont ils jouissaient.
On se tenait donc aux aguets, des deux côtés de la baie, lorsqu'un matin de la première quinzaine d'avril, Wapwi annonça avec une certaine excitation:
—Loups-Marins!
—Où cela? demanda Jean Labarou.
—Autour de l'Îlot.
—Beaucoup?
Pour toute réponse, le petit Abénaki montra ses doigts ouverts, montra sea cheveux.... et, ne sachant plus quoi montrer, fit de grands gestes avec ses bras;—ce qui voulait dire qu'il y en avait tant, tant.... que décidément il ne pouvait en indiquer le nombre.
Jean Labarou prit aussitôt une décision.
—Faisons nos préparatifs, dit-il.... Nous partirons dans une heure, Toi, Wapwi, avertis nos voisina, comme c'est convenu.
En un clin-d'oeil, tout le monde fut à l'oeuvre.
Wapwi alluma un grand feu, bien en vue sur la rive de la baie, auquel on répondit bientôt, du Chalet.
Puis, les chiens,—au nombre de six,—étant attelés à une sorte de traîneau particulier à la côte du Labrador, on se mit en marche.
Euphémie accompagnait l'expédition, naturellement.
Les deux chasseurs et la jeune chasseresse, bien chaussés de bottes de loups-marins, armés de fusils à balles et de solides bâtons de bois dur, se dirigeaient vers la pointe ouest de la baie, où les chaloupes avaient été descendues depuis plusieurs jours, en prévision de la venue des phoques annoncés.
Sur l'autre rive, on s'agitait aussi.
Le signal avait été compris.
On y avait répondu tout de suite, et bientôt un attelage semblable à celui des Labarou quittait, au galop de six chevaux à griffes, le chalet de la famille Noël.
Arrivées aux chaloupes, les deux petites troupes arrêtèrent les conventions de la chasse, et l'on se mit en devoir de franchir en silence l'étroit bras de mer libre séparant la batture de terre de celle de l'Îlot.
Los chiens reçurent l'ordre de se coucher là où ils étaient et de ne pas bouger,—ni japper, surtout.
Ils promirent tout ce qu'on voulut, à leur façon, et.... tinrent parole.
De même que Mimie, Suzanne avait voulu accompagner ses frères. On lui avait vanté si souvent les émotions d'une chasse aux loups-marins, qu'elle n'avait pu résister à la tentation d'y aller au moins une fois,—ne serait-ce que pour secouer sa mélancolie et faire plaisir à son frère Louis, qui l'avait suppliée de l'accompagner.
Mais, contrairement à sa voisine de l'ouest, elle ne portait ni bâton, ni arme à feu,—étant peu familière avec les «porte cynégétiques et trop sensible pour frapper un animal quelconque, cet animal ressemblât-il à un poisson!
Les chaloupes ayant donc été traînées à l'eau, on avançait en silence vers l'îlot sous le vent,—car les amphibies ont l'oreille fine.
Arrivés à la large batture de glace entourant la Sentinelle, les hommes débarquèrent à petit bruit, puis s'avancèrent avec des précautions infinies vers les loups-marins, dont quelques-uns, inquiets et humant l'air, commençaient à s'agiter.
Une décharge générale en coucha bientôt une demi-douzaine par terre.
Six coups de feu avaient éclaté:—six phoques étaient blessés à mort.
Aussitôt, le bâton à la main, tout le monde courut aux autres qui se précipitaient, dans toutes les directions, vers la mer.
C'est la partie la plus excitante de la chasse aux loups-marins.
Chacun trépigne, frappe, saute, court....
On entend de sourdes exclamations: han! han! des cris d'appel les plaintes quasi-humaines des bêtes assommées, les ordres échangés.
Puis, de temps en temps, un coup de fusil tiré sur quelque vieux loup-marin rusé, se glissant en tapinois vers la mer.
C'est une cacophonie à rendre sourd un.... pot à tabac.
Soudain, au beau milieu de ce tapage incohérent, un cri perçant se fit entendre,—un cri lancé par une voix de femme.
Tout le monde se retourna.
Euphémie Labarou était là, avec les hommes.
Mais Suzanne, debout sur un glaçon qui plongeait dans l'eau par un de ses bords, était entraînée par le courant.
Les trépignements des chasseurs avaient fracturé la glace, amincie par un commencement de dégel, et la jeune tille, toute entière au spectacle de la tuerie auquel elle assistait, venait seulement de s'apercevoir qu'elle s'en allait à la dérive, sur un frêle glaçon à demi-submergé.
Une voix forte cria aussitôt, répondant à l'appel strident de la naufragée:
—Ne bougez pas!.... Que personne ne bouge!....
Et Gaspard, enlevant en deux tours de mains ses lourdes bottes, s'élança, vif comme un écureuil, vers la jeune fille, qu'il saisit tout courant et ramena de même, en sautant d'un glaçon à l'autre.
Cela s'était fait si vite, qu'on ne s'étonna de cet acte de courageuse agilité qu'au moment même où Suzanne était déposée dans une des chaloupes.
Alors chacun, en voyant danser les fragments de glaces où Gaspard avait mit les pieds pour arriver à la jeune tille et revenir à terre, put juger de l'audace du sauveur et du danger couru par la naufragée.
On était trop habitué, là-bas, aux péripéties d'une existence aventureuse, pour se mettre la bouche en coeur et entonner un hymne à l'adresse du héros de ce coup de hardie vélocité.
Les hommes, la respiration encore coupée par l'émotion, dirent simplement: «Très bien, Gaspard!»
Mimie, elle, sentit monter à ses tempes deux jets de sang rapides et brûlants....
Quant à Suzanne, disons à sa louange qu'elle eut un élan tout spontané de reconnaissante admiration....
—Monsieur Gaspard, dit-elle en lui tendant les deux main» merci: |e me souviendrai!
Il «e pencha vers elle et, bien bas:
—Suzanne, murmura-t-il, oubliez cet épisode, si vous voulez, mais souvenez-vous d'une seule chose...
—Laquelle?.... fit-elle, ouvrant bien grands ses yeux très doux....
—Que je vous aime.... à en mourir acheva le jeune homme, d'une voix qui n'était qu'un souffle.
Suzanne devint fort pale et dissimula son émotion en s'inclinant.
Mais quelque chose comme une ombre fatale assombrit son front et elle dit aussitôt A haute voix:
—Cet îlot porte malheur.... Partons, voulez-vous?.... Il me tarde de revoir ma mère.
On se hâta de la faire embarquer, ainsi que sa voisine Euphémie dans une des chaloupes et d'aller déposer ces dames sur la banquise de terre ferme, où les attelages de chien les transportaient au galop vers leur demeure respective.
Quant aux bommes, ils ramassèrent et embarquèrent leurs loups-marins morts, que l'on se hâta de déposer dans les hangars à dépeçage, où ils devaient être convertis en huile et en peaux, destinées à la vente.
Cet épisode de chasse devait amener de grands changements dans les relations, et même les sentiments, de quelques-uns de nos personnages. Thomas,—qui avait du nez,—le pressentit bien.
Aussi put-il dire à son complice, dès qu'il se trouva seul avec lui,—à l'heure du coucher:
—Mon vieux, le diable est décidément pour toi.... Cette petite course d'agrément sur des glaçons en dérive, avec une femme dans les bras, t'a remis à flot.... Tu seras le mari de Suzanne!
—Oui.... murmura Gaspard, un sourire équivoque aux lèvres, c'était assez réussi, le coup du glaçon!.... Mais, en serons-nous plus avancés si....?
—Eh bien, achève!
—...Si l'autre revient?....
—Encore cette lubie!... Nom d'un phoque, que les amoureux sont bêtas!.... Il ne reviendra pas, l'autre.... Ou ne revient pas de là où il est.
—Qui sait?.... murmura Gaspard, comme se parlant à lui-même.
—Qui?.... Moi, tout le monde,—et toi aussi, parbleu!.... Allons, mon vieux, fais un bon somme et rêve que le missionnaire est à l'autel, élevé pour la circonstance au milieu du feuillage, et que Thomas Noël y conduit sa soeur vers l'heureux gaillard que tu es.... Ça te refera de bon sang.
—Je ne demande pus mieux. Mais!.... Allons, bonsoir.
—Bonne nuit.
—Et les deux compères s'endormirent, heureux comme de braves garçons qui ont fait une bonne journée.
Thomas Noël venait de dire à son complice Gaspard, en parlant d'Arthur Labarou: «On ne revient pas de là où il est!»
Eh! bien, n'en déplaise à ce froid organisateur de noyade, on en revient de l'endroit où était alors le jeune pêcheur, puisque nous le retrouvons plein de vie, second officier d'un bon navire de douze cents tonneaux de jauge et, de plus, porteur d'un joli sac de.... perles.
Ceci demande explication, nous le savons bien....
Aussi, n'entendons-nous pas nous contenter d'une froide affirmation et allons-nous raconter brièvement l'odyssée de notre héros, depuis cette nuit sinistre où nous l'avons laissé sur un îlot perdu, à la veille d'être submergé par la marée montante, et criant en vain à eon compagnon, qui l'abandonnait:
—Gaspard, mon frère!....
Quelles heures terribles!.... Quelles angoisses mortelles!!
De telles impressions ne se racontent pas.
La bise hurlait, sifflait, rugissait, enlevant de la crête des lames une poussière liquide qui la rendait encore plus puissante....
Les vagues, heurtées en tous sens, avaient des clameurs de colère, comme si elles eussent été animées, au lieu de n'avoir que la force brutale des grandes masses déséquilibrées....
Et le flot, poussé par le flot, montait toujours, emplissant la crique, couvrant les pointes, submergeant les contreforts, escaladant les pics.
Arthur aussi montait, précédant cette marée envahissante qui gonflait le fleuve comme un immense levain en fermentation.
Il vint un temps où, debout sur le pic le plus élevé de l'îlot,—comme un de ces antiques monuments de la vieille Égypte, envahi par cet autre flot dos déserts africains: la mer de sable!—le naufragé n'eut plus autour de lui que les vagues en fureur, sonores comme des cloches, souples comme des tigresses, lui livrant un dernier assaut »vant de le rouler dans leurs vertex et de l'ensevelir dans leurs replis.
C'est alors que, jetant un dernier regard vers le fond de la baie, où reposait en ce moment tout ce qu'il aimait en ce monde:—ses parents et sa fiancée,—le pauvre garçon lança à travers la nuit cette clameur d'agonie, ce cri d'adieu, qui fut entendu du petit sauvage arrivant à la rescousse.
Ce qui suivit paraissait, dans le souvenir d'Arthur, comme un grand éclair, suivi d'une nuit profonde.
Une voix d'enfant, bien connue,—celle de Wapwi,—avait crié «.... Petit père!....»
Puis une masse sombre, se balançant au sommet d'une vague énorme, avait semblé s'abattre sur le naufragé qui, d'instinct, avait étendu les bras vers cette «chose» entrevue, s'y était cramponné, hissé, jouant des coudes et des genoux, jusqu'à ce qu'il se sentit enfin emporté dans une embarcation, venue à lui miraculeusement, et tourbillonnant sous la poussée des lames affolés....
Et puis, quoi encore?...
Rien.... pendant dea heures, si ce n'est le balancement de l'esquif qui le portait, l'écuma des vagues l'inondant, la brise sifflant toujours....
Pendant combien de temps dura cette demi-inconscience, cet affaissement de l'âme et du corps, cette insouciance absolue de ce qui se passait dans le monde physique?....
Des heures entières, sans doute, puisque, éveillé soudain par des cris d'appel, Arthur Labarou constata, en ouvrant les yeux, que le jour naissait.
Mais d'où venaient les cris?...
D'un navire à l'ancre, sous l'étrave duquel le chaland du naufragé allait s'engager.
Des matelots, en train de virer au cabestan, avaient aperçu la petite embarcation en détresse et hélaient l'homme, endormi ou mort, qui se trouvait couché dedans.
Comme cet homme, tout en no répondant pas, semblait, tout de même avoir un reste de vie, un des mathurins, s'accrochant aux sous-barbes du beaupré, guetta le chaland au passage et s'y laissa choir.
Un grelin lui fut jeté par ses camarades, et, une minute plus tard, le naufragé, attaché solidement sous les bras, était hissé à bord.
D'où venait-il?
On ne s'en inquiéta pas.
C'était une victime de la mer, et la grande fraternité des marins n'a pas besoin des formalités d'une enquête pour secourir un camarade.
Le capitaine,—un jeune homme d'une trentaine d'années, au plus,—fit transporter l'inconnu dans sa propre cabine, où un cadre se trouvait libre, et se chargea lui-même des première soins à donner.
Après quoi, appelé à ses devoirs de commandant, il se fit remplacer par un homme de confiance.
Pendant trois jours, le naufragé fut en proie à une fièvre ardente, marmottant des phrases incohérentes, poussant des cris de détresse, appelant au secours, d'une voix navrée....
Puis le sang se tiédit, les nerfs s'apaisèrent, le sommeil vint....
Il était sauvé!
—Où suis-je? demanda-t-il au capitaine, un beau matin.
—Sur l'atlantique, fut la réponse.
—Et nous allons!...
—Dans les Indes, à Ceylan.
Arthur se recueillit un instant pour rappeler ses souvenirs.
Mais, en dépit de tous ses efforts, sa mémoire ne lui disait rien, après le cri entendu au sein de la tempête, sur l'îlot submergé,—ce cri d'enfant appelant: «Petit père!»
—Wapwi! pensait-il.... C'était Wapwi!.... Et c'est le chaland qu'il montait qui m'a recueilli.... Mais lui, le cher petit, qu'est-il devenu?.... noyé, sans doute.... Pauvre enfant!
Et Arthur sentait des larmes courir dans sus yeux, à cette triste pensée.
—Capitaine, dit-il, mon malheur est plus grand que vous ne le pensez, et, puisque la Providence a voulu que je fusse sauvé par un compatriote,... car vous êtes Français, n'est-ce pas?
—Canadien-français, de Québec, répondit le capitaine.
—C'est tout comme.... Eh bien, je ne veux rien vous cacher; je ne suis pas un naufragé, capitaine!
—Alors?.... fit le marin, étonné.
—Je suis la victime du plus lâche attentat qui se puisse imaginer... J'ai été abandonné sur un îlot perdu, à marée basse, avec en perspective d'une lente agonie et d'une mort inévitable, quand la mer viendrait à couvrir mon rocher, au montant.
—C'est horrible, cela! interrompit le Canadien, s'approchant du naufragé avec un redoublement d'intérêt.
—Laissez-moi vous raconter cette histoire, qui ressemble à un conte des Mille et Une Nuits.
Le capitaine fit un geste d'assentiment.
—Allez, mon jeune ami, dit-il en bourrant sa pipe. J'ai aujourd'hui, grâce au bon vent, plus de loisirs à vous consacrer, que d'habitude.
Alors Arthur fit le récit court, mais très mouvementé, de ce qui avait précédé et amené, suivant lui, l'affaire de l'Îlot.
Puis il conclut, en disant:
—Que pensez-vous, capitaine, d'un parent capable d'une pareille infamie?
—Je pense que ce gaillard-là finira par être pendu à la maîtresse vergue du premier navire sur lequel il mettra le pied,—quand ce serait le mien....
En attendant, jeune homme, suivez-moi où j'irai, et soyez certain qu'en juin prochain,—avant la visite du missionnaire qui pourrait bien, sans cela, marier votre cher cousin à votre fiancée,—je vous, aurai ramené à Kécarpoui, où vous réglerez vos comptes avec cet aimable assassin.
—Ah! capitaine, puissiez-vous dire vrai!.... Si, au commencement du mois de juin de l'année 1863, je pouvais apparaître dans ça petit coin du Labrador, où l'on me croit, sans doute, au fond de l'eau, quel règlement de comptes, comme vous dites, capitaine!
—Nous y serons, mon jeune ami, Dieu aidant.... Le capitaine Pouliot, de Québec, connaît son navire, l'Albatros. D'ailleurs, j'ai promis à mon armateur, M. Ross, que je serais de nouveau en rade de Québec avant la fin du mois de juin. Et, ce que je promets, vous saurez, à moins que le diable ne s'en mêle....
—Vous le tenez?.... Eh bien, tant mieux, et puissent les vents et la mer nous être favorables!
—Amen! fit le capitaine.
Sur quoi, les deux amis montèrent sur le pont, où le capitaine constata que tout allait bien, sous l'oeil de Dieu.
Mais résumons....
Le voyage, par le cap de Bonne-Espérance et l'Océan-indien dura trois mois et demi.
Los vents avaient été maniables et la mer, clémente.
On avait passé la ligne deux fois, lorsque, dans les premiers jours de janvier, on arriva en vue de la grande île de Ceylan.
Une partie du chargement y fut débarquée; puis on continua jusqu'à Madras, pour livrer ce qui restait.
Vers la fin de janvier 1853, commença le voyage de retour, en longeant la côte de Coromandel, pour s'engager dans le détroit de Manaar.
Mais, contrarié par une très grosse brise de ouest-sud-ouest, l'Albatros dut chercher refuge dans la baie de Condatchy, qui échancre le littoral ouest de l'Ile de Ceylan.
On fut là deux jours à l'ancre, un calme plat ayant succédé à la bourrasque qui avait fait rage.
Une multitude d'embarcations de toutes formes y faisaient la pêche des perles.
Pour tuer le temps, le capitaine proposa à son lieutenant, Labarou,—promu à ce grade après la mort accidentelle du titulaire, arrivée à Madras.—de tenter la fortune.
Celui-ci, plongeur émérite et pouvant rester près d'une minute sous l'eau, y consentit.
Le reste de l'équipage voulut en faire autant....
Quelle idée lumineuse, et à quoi tient la fortune!
En moins d'une demi-journée, chaque plongeur, descendu au fond de l'eau, au moyen d'une corde ayant une grosse pierre attachée à son extrémité, avait recueilli, à la barbe des requins, de pleins sacs d'huîtres, que l'on s'empressa d'ouvrir et dont plusieurs contenaient des perles, que l'on ferait examiner par les marchands du Cap, en passant.
Enfin, un bon vent d'est ayant succédé au calme, on leva l'ancre et.... en route pour l'Europe:
Le mois de février commençait, et l'on n'eut pas trop des vingt-huit jours qu'il renferme pour atteindre la côte africaine.
Le 8 mars, l'Albatros mouillait en rade de la ville du Cap.
Dès le lendemain, chacun s'empressa, d'aller trafiquer de ses perle» avec les joailliers de la Cité aux diamants....
Et, chose étonnante, il se trouva que tous les pécheurs de l'Albatros avaient en mains des perles d'une grande valeur.
Par un hasard providentiel, le navire canadien avait jeté l'ancre, dans la baie de Condatchy, sur un des bancs les plus riches, en huîtres perlières, de la région.
Quelle aubaine pour ces braves gens, plus accoutumés aux gros sous de cuivre qu'aux belles guinées jaunes et aux scintillants souverains d'or qu'on leur donna en échange des perles de Condatchy!
Bref, quand l'Albatros quitta le Cap de Bonne-Espérance, le 12 mars 1853, tout le monde à son bord était riche, depuis le capitaine jusqu'au dernier des Mathurins salés!
Le voyage de retour se fit sans encombre, et le 8 juin, par une belle matinée ensoleillée, l'Albatros jetait l'ancre dans la rade de Saint-Jean de Terreneuve, où le lieutenant Labarou se sépara de son capitaine, non sans regret.
Mais il avait, arrêté en son esprit, un programme à remplir, et il désirait avoir les mains libres pour arriver à son but.
En effet, son intention était d'acheter, pour son propre compte, une bonne et, solide goélette, avec laquelle il ferait, à Kécarpoui, une entrée.... dont on garderait le souvenir, sur la côte du Labrador.
Deux jours lui suffirent pour trouver un joli schooner à sa convenance; et le 10 juin, ayant recruté un équipage de trois hommes,—deux Canadiens et un Français,—il levait l'ancre pour gagner le détroit de Belle-Ile, par où le capitaine Arthur Labarou volait rentrer chez lui.
La goélette portait un nom significatif....
Elle s'appelait: Le Revenant!
Nous sommes au 25 juin de l'année 1853.
Dès huit heures du matin, la baie de Kécarpoui présente un spectacle inaccoutumé.
Près de la rive orientale, en face du Chalet de la famille Noël, deux goélettes sont à l'ancre: l'une pavoisée et toute luisante de peinture fraîche....
C'est le Marsouin.
À une couple d'arpents plus au large,—mais sur une même ligne, un second vaisseau est aussi au mouillage, présentant l'étrave au courant, qui rentre....
C'est la fameuse goélette qui fait, deux fois l'an, la visite des établissements de pêche disséminés sur la côte du Labrador, achète le poisson, fournit les provisions et transporte d'un point à un autre le missionnaire catholique.
Enfin, dans l'ouverture de la baie, une troisième goélette, véritable bijou d'architecture navale, arrive, toutes voiles hautes, Puis, diminuant de toile à mesure qu'elle avance, finit par aller jeter l'ancre au beau milieu du courant, droit en face de l'humble demeure des Labarou.
Sur le tableau d'arrière de celle-ci se lit un nom fatidique: Le Revenant.
Pendant que l'équipage s'occupe à serrer les voiles et aux soins multiples du mouillage, le capitaine se laisse glisser dans la chaloupe du bord, suivi d'un enfant d'une quinzaine d'années, dont la figure très basanée rayonne comme un soleil....
C'est Arthur Labarou. suivi de son fidèle Wapwi,—lequel, pressentant l'arrivée de son maître, a trouvé le moyen de rallier la goélette, à l'est du la baie, dans son canot.
Mais déjà, de l'humble maisonnette, surgissant tour à tour, un vieillard, encore vert quoique courbé, une femme à cheveux blancs et une belle jeune fille, toute pâle d'une émotion extraordinaire....
Arrivés à une couple d'arpents l'un de l'autre, les deux groupes s'observent avec un trouble grandissant....
La vieille femme à cheveux blancs s'arrête et se prend à trembler de tous ses membres...
Le vieillard lève les bras vers le ciel....
Mais la jeune fille, elle, s'élance vers le nouvel arrivant et l'étreint rapidement:
—Mon frère!
Arthur rend l'étreinte, sans répondre.
La mère est là....
C'est pour elle la première parole.
Il court, la prend dans ses bras, baise ses cheveux blancs et se glisse à ses genoux, en disant que ce mot qui dit tout:
—O mère!
Le père, à son tour, presse son fila sur sa poitrine....
Puis on entre à la maison....
La porte se ferme....
Une scène, qui ne se décrit pas, a lieu entre les divers personnages de cette famille, hier encore abîmée dans le désespoir.
La joie a sa pudeur.
Tirons le rideau sur ces épanchements sacrés....
Un quart-d'heure s'écoula.
Puis la porte se rouvrit, pour livrer passage au capitaine du Revenant, qui semblait au comble de l'anxiété et disait rapidement à sa soeur:
—Ainsi, tu es sûre que Suzanne m'est restée fidèle et qu'on lui force la main?....
—Absolument sûre, mon frère.... Ah! pauvre fille, comme elle a pleuré et quel serment imprudent elle a fait là, par une reconnaissance exagérée pour un sauvetage arrangé d'avance entre Thomas et Gaspard, je le jurerais.
—Oui, elle a été bien imprudente de s'engager par serment à épouser un misérable, dans un temps donné.... Mais aussi, petite soeur, quelle inspiration du ciel d'avoir ajouté formellement, comme tu dis: «Si toutefois mon premier fiancé ne vient pas réclamer ses droite!»
—Restriction qui n'a causé nul souci à ce coquin de Gaspard! fit remarquer Mimie.... Il était si sûr d'avoir réussi dans son crime!
—Dieu aveugle les criminels qu'il veut punir! dit gravement le jeune capitaine du Revenant.... Nous arriverons à temps pour sauver cette pauvre Suzanne.
Ces propos s'échangeaient rapidement, tout en embarquant dans la chaloupe et ramant vers la goélette.
On prit là, un renfort de deux solides matelots, et la chaloupe partit comme une flèche dans la direction du Chalet.
A peine eut-elle touché terre, qu'Arthur sauta sur la berge...
Comme il franchissait le rideau de saules qui borde la rive en cet endroit, un cri de désespoir faillit jaillir de sa gorge....
En face d'un autel, tout enguirlandé de feuillage, érigé à côté du Chalet, Gaspard et Suzanne, à genoux l'un près de l'autre, écoutaient un prêtre debout en face d'eux, un livre à la main.
—Gaspard Labarou, disait gravement le ministre du culte, prenez-vous Suzanne Noël pour votre légitime épouse?
—Oui! articula Gaspard, d'une voix nerveuse.
Le capitaine du Revenant arrivait derrière eux, comme le prêtre posait la même question à la jeune femme agenouillée:
—Suzanne Noël, prenez-vous Gaspard Labarou pour votre légitime époux?
Un frisson parut courir sur les épaules de la pauvre fille....
Elle hésita....
Puis, dans un mouvement de désespoir inconcevable, levant les yeux au ciel comme pour y demander un secours inespéré, elle se retourna une dernière fois vers la baie, dans un volte-face rapide, et rencontra les yeux d'Arthur, qui semblait guetter ce moment.
Alors, secouée de la tête aux pieds par une commotion électrique, elle courut vers son premier fiancé, criant par trois fois:
—Non! non! non!
Tout le monde avait suivi des yeux la jeune fiancée,—si près de s'appeler la jeune épousée,—et ce tut une exclamation de stupeur quand on la vit dans les bras de celui qu'on croyait mort,—d'Arthur Labarou, surgi brusquement des saules bordant la rive.
Gaspard, tremblant, livide, les yeux agrandis par une épouvante sans nom, paraissait cloué au sol.
Thomas, qui lui servait de chaperon à l'autel, dut le rappeler à ses sens....
Il perdait rarement la tête, lui, l'excellent garçon.
—Mon vieux, dit-il.... ton chien est mort!.... Filons!.... C'est le bon temps.
Et, passant son bras sous celui de son complice, il l'entraîna rapidement vers la rive, où la chaloupe du Marsouin, toute pavoisée et montée par deux matelots en grande tenue, attendait les mariés.
Bien que les oreilles lui tintassent de mille rumeurs imaginaires, Gaspard, eu passant près d'un groupe formé d'une jeune fille et d'un enfant, entendit toutefois une voix de femme qui lui disait avec un mépris écrasant: «Caïn!»
L'enfant, lui, ôta gravement son chapeau, et salua jusqu'à terre.
C'était Wapwi, qui se vengeait à sa façon.
Mais tout cela ne prit que le temps de le dire....
Thomas commanda aux matelots, après avoir fait entrer Gaspard dans l'embarcation et s'y être installé lui-même:
—A la goélette!.... et plus vite que ça!
Bien que fortement intrigués de ne pas voir la mariée accompagner son nouvel époux,—ainsi que la chose avait été arrangée,—les mathurins poussèrent au large et se prirent à ramer en cadence, sans faire aucune observation.
Une demi-heure plus tard, le Marsouin, toutes voiles hautes et pavillons au vent, sortait de la baie, contournait la Sentinelle et disparaissait dans les brumes irisées du golfe....
Gaspard Labarou, debout près de la lisse de l'arrière, tendant son poing fermé vers le fond de îa baie, disait:
—J'ai perdu la partie, cette fois.... Mais..., je reviendrai!
* * * * *
Dès le lendemain, un double mariage était célébré par le missionnaire, avant son départ:
Celui du capitaine Arthur Labarou et de Suzanne Noël....
Lea autres conjoints s'appelaient:
Louis Noël et Euphémie Labarou.
Et, à la fin de ce jour-là, quand les ombres de la nuit s'étendirent sur la côte du Labrador, il y eut un endroit de ce littoral solitaire ou le Bonheur, ce fuyard infatigable, dut faire une halte!
FINEnd of the Project Gutenberg EBook of Un drame au Labrador, by Eugene Dick *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK UN DRAME AU LABRADOR *** ***** This file should be named 14030-h.htm or 14030-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/4/0/3/14030/ Produced by Renald Levesque, from files made available by La bibliothèque Nationale du Québec Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.