The Project Gutenberg EBook of Hyacinthe, by Alfred Assollant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Hyacinthe Author: Alfred Assollant Release Date: October 2, 2005 [EBook #16789] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HYACINTHE *** Produced by Carlo Traverso, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
DU MÊME AUTEUR
L'AVENTURIER, 2 VOL | 6 fr. |
UN MILLIONNAIRE, 1 VOL | 3 » |
RACHEL, 1 VOL | 3 » |
LE SEIGNEUR DE LANTERNE, 1 VOL | 3 » |
LE PUY DE MONTCHAL, 1 VOL | 3 » |
LÉA, 4 VOL | 3 » |
LE DOCTEUR JUDASSHON, 1 VOL | 3 » |
LA CROIX DES PRÊCHES, 2 VOL | 6 » |
LE PLUS HARDI DES GUEUX, 1 VOL | 3 » |
NINI, 1 VOL | 3 » |
LE VIEUX JUGE, 1 VOL | 3 » |
UNE VILLE DE GARNISON, 1 VOL | 1 » |
UN MARIAGE AU COUVENT, 1 VOL | 1 » |
DEUX AMIS EN 1792, 1 VOL | 1 » |
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
3, PLACE DE VALOIS (Palais-Royal)
Alors, c'est-à-dire le 22 mai 1877, mon patron, maître Bouchardy, notaire, homme excellent, justement renommé pour sa finesse, sa gaieté, sa bonne humeur, dans la célèbre ville de Creux-de-Pile et à cinq lieues tout autour, regarda l'heure à sa montre et dit à son confrère:
—Voyons, mon cher Saumonet, voici quatre heures trois quarts. Le dîner est pour cinq heures. Mihiète est furieuse du moindre retard. Les sauces rousses seront brûlées. Les sauces blanches auront tourné. La dinde truffée sera calcinée, ou sera rôtie en deux fois, c'est-à-dire desséchée. Voulez-vous en finir?
Maître Saumonet fit signe de la tête qu'il le voulait, mais ne prononça pas une parole.
—Récapitulons alors, reprit Bouchardy. Vous avez une fille à marier...
—Une jolie fille, Bouchardy! une très jolie fille, une fille qui n'a pas sa pareille dans tout le voisinage, une fille que nous appelons Hyacinthe, ami Bouchardy, parce qu'elle est née comme une fleur de la plus poétique des mères, madame Rosine Forestier, notre cliente, et du moins poétique des pères, M. Forestier, notre client aussi,—et depuis six ans député de l'arrondissement de Creux-de-Pile!...
—Ne vous échauffez pas, Saumonet!... Dans cette saison, par cette chaleur épouvantable, on attrape aisément une pleurésie. Si vous avez une jolie fille à mettre en bataille, nous avons, nous, un joli garçon, qui s'appelle Michel, ce qui est un nom d'archange, comme Hyacinthe est un nom de fleur, et qui est né du légitime mariage de M. Louis Bernard, médecin de la Faculté de Paris, avec madame Reine Bernard, aujourd'hui veuve et propriétaire—en y comprenant tous les biens meubles et immeubles de la succession conjugale,—de quatre cent cinquante mille francs au plus bas mot; et nous ne sommes pas veuve à lâcher un centime de nos droits, entendez-vous cela, Saumonet?... Nous n'avons jamais attaché, nous n'attacherons jamais nos chiens avec des saucisses et si par malheur notre fils Michel, parce qu'il est amoureux comme un fou de votre jolie Hyacinthe et parce qu'elle le lui rend bien, voulait subir les conditions d'un contrat inégal...
Ici, il y eut une suspension. M. Bouchardy tenait sa langue en arrêt comme un bon cavalier tient sa lance. Enfin, il se tourna vers moi et dit:
—Trapoiseau!...
(C'est mon nom.)
.... Dans ton âme de premier clerc, tu as quelquefois autant de bon sens et de connaissance des lois que beaucoup de notaires; tu vas écouter avec soin notre conversation; tu marqueras les concessions que nous ferons de part et d'autre; tu changeras ce qu'il faut changer dans le projet de contrat et tu nous l'apporteras, à la fin du dîner, c'est-à-dire ce soir, vers huit heures... Tu m'entends?
Je répondis modestement:
—Oui, monsieur.
Et je me réjouis au fond de mon âme d'avoir une si belle occasion de contempler dans toute sa magnificence le plus beau salon de Creux-de-Pile, celui où l'esprit coule à pleins bords (suivant le mot de M. le receveur de l'enregistrement). Alors M. Bouchardy, faisant face à son confrère, reprit son discours en ces termes:
—Oui, Saumonet, si notre bien-aimé fils et unique héritier Michel Bernard subissait un contrat inégal, inique et désastreux, si la future épouse nous apportait en dot moins de 200.000 francs, espèces sonnantes et trébuchantes...
L'autre notaire se leva et dit:
Que feriez-vous alors?... Vous refuseriez votre consentement, peut-être?
—Précisément.
Oui, mais votre fils a vingt-sept ans; il est plus que majeur. Votre fils est amoureux, votre fils a une fortune indépendante qui lui vient de son père et qu'on ne peut pas lui ôter, votre fils est avocat depuis trois ans et n'a pas besoin de vous pour vivre; il aime, on l'aime et il fera pour épouser notre belle Hyacinthe tous les actes respectueux qu'il faudra faire.
M. Bouchardy, d'un geste noble, interrompit son confrère:
—Vous vous trompez, mon ami. Notre fils Michel ne vous fera jamais d'actes respectueux. Il sait trop ce qu'il nous doit...
—Sait-il aussi, demanda Saumonet en riant, ce que vous lui devez? A-t il demandé des comptes de tutelle?
—Jamais!
—Sait-il, qu'au plus bas mot, vous lui devez, vous la mère et tutrice, plus de 80.000 fr., et que cet argent n'est pas perdu, que vous ne l'avez pas prêté aux Turcs ni aux Egyptiens, mais placé en bonnes rentes françaises, qui ne périront pas, car la France entière leur sert d'hypothèque?...
—Eh bien, Saumonet, est-ce que vous nous faites un crime de notre prudence? Si par une sage administration nous avons augmenté la fortune dont Michel héritera un jour..., après notre mort..., le plus tard possible..., est-ce un motif pour lui de nous manquer de respect et de braver notre volonté maternelle? Faut-il nous dépouiller du fruit de notre économie?... Et enfin, si nos conditions vous paraissent trop dures, si vous comptez sur la folle passion d'un fils dénaturé, si vous croyez qu'il osera nous envoyer des actes respectueux, allez faites; nous aurons le plaisir de voir M. Forestier, député de Creux-de-Pile, essayer d'introduire de force sa fille unique dans une famille honorable, nous verrons si cette fille elle-même y consentira, nous verrons surtout si sa mère, madame Rosine Forestier...
M. Bouchardy, mon patron, avait le souffle puissant et pouvait parler plusieurs minutes sans reprendre haleine, ce qui est, dit-on le signe distinctif des grands orateurs; mais M. Saumonet l'interrompit, car il était sec et piquant autant que l'autre était verbeux et majestueux.
—Enfin, demanda-t-il, que voulez-vous dire? Parlons franchement, et que chacun lâche son dernier mot, car cinq heures vont sonner. Avez-vous des pleins pouvoirs pour traiter?
—J'en ai, répondit M. Bouchardy, subjugué par cette impétuosité.
—Moi aussi... Qui est-ce qui fait des difficultés pour ce contrat? ce n'est pas le jeune homme, je pense?
—Michel! Ah! Dieu, non! Il ne demande qu'à conclure, n'importe à quel prix, et qu'à emporter la jeune Hyacinthe au pays où fleurit l'oranger.
—Alors, c'est madame Bernard? Je comprends ça... Elle avait l'argent de son fils et les clefs. Il faut les rendre. C'est dur. Le père en mourant avait laissé la jouissance de la moitié de sa fortune à sa femme, mais seulement jusqu'au mariage de son fils. S'il se marie, il faut y renoncer. C'est 6.000 francs par an, au moins. Demander une dot de 200.000 francs à M. Forestier, père de la future, c'est rompre le mariage, en feignant de soutenir avec trop de zèle les intérêts de Michel. Voilà pourquoi, Bouchardy, vous mettez des bâtons dans les roues. C'est l'ordre de la vieille dame que vous suivez?
M. Bouchardy se mit à rire et répliqua:
—Vous l'avez deviné Saumonet. Madame Bernard ne veut pas remettre à une bru le gouvernement de la maison; elle veut encore moins lâcher la jouissance de 6.000 francs de rente que lui assure le testament de son mari, jusqu'au mariage de son fils, et si elle était forcée de laisser Michel se marier, elle veut lui vendre son consentement le plus cher possible.
—Michel le sait-il?
—Comme vous et moi. Mais, par respect, il feint de ne rien deviner de tous ces calculs. En revanche, il m'a chargé, lui aussi, de ses pleins pouvoirs, et s'il ne tient qu'à lui, tout sera bientôt terminé... A votre tour, maintenant, Saumonet, je vais confesser vos clients, comme vous avez confessé les miens.
—Faites, répliqua l'autre notaire.
—Qu'est-ce que le père Forestier donne pour dot à sa fille? 100.000 francs. Pas davantage.
—Sans doute, dit M. Saumonet, mais il en garde à peine autant pour lui-même.
—Et la fortune de sa femme, qui est de plus de 400.000 francs?
—Madame Forestier fait bourse à part. Elle administre elle-même ses revenus et n'en rend compte à personne. En revanche, elle se fait expliquer jusqu'au moindre centime l'emploi de l'argent de son mari. Elle le tient même si serré que le pauvre homme est obligé, de temps en temps, d'emprunter cinq ou six francs qu'il rembourse comme il peut, en faisant croire à la dame que ce sont des dépenses électorales.
—Donc, Saumonet, la femme ne voulait rien donner et le mari ne pouvant pas donner plus de cent mille francs, le mariage est rompu?
—Je le crains.
M. Bouchardy se mit à siffler en regardant le jardin, l'horizon bleu, d'un air de réflexion profonde:
—Au diable, les femmes poétiques! s'écria-t-il enfin.
—Êtes-vous sûr, répliqua l'autre, que les femmes prosaïques vaillent mieux?
—Et cependant, Seigneur, mon Dieu! il en faut, comme disait saint Augustin.
Cette pensée du plus éloquent et du plus inspiré des Pères de l'Église ramena une douce gaieté sur le visage des deux notaires.
—Voyons, dit M. Bouchardy, c'est bien votre dernier mot, n'est-ce pas?
—Le dernier des derniers, cher confrère.
—Eh bien, que votre volonté soit faite et non la mienne. Je consens à la ruine de mon client.
Saumonet se récria:
—J'y consens, reprit M. Bouchardy, mais c'est par son ordre. Michel qui a tout prévu, car c'est un homme de bon sens dans tout le reste, et qui, par respect pour la mémoire de son père ne veut pas plaider contre sa mère, m'a chargé d'acheter son consentement. Il lui en coûtera 6.000 francs de rente, jusqu'à la mort de la brave dame, mais, à ce prix, je m'en suis assuré, toutes les difficultés seront levées, elle ne figurera au contrat que pour approuver et signer, et elle serrera mademoiselle Hyacinthe sur son cœur comme une fille bien-aimée!...
—J'en suis touché jusqu'aux larmes, dit M. Saumonet.
—Mais vous, ne ferez-vous aucune concession?
—Pas la moindre! Madame Forestier qui est une femme poétique, un sylphe, un gros sylphe à la vérité, un sylphe de quatre-vingt-dix kilogrammes, a déclaré que les jeunes filles devaient se marier sans dot ou ne jamais se marier; que demander une dot à mademoiselle Hyacinthe, c'était lui faire une offense impardonnable; que si M. Forestier son mari, voulait doter sa fille, il le pouvait, mais à ses frais, et qu'elle ne donnerait pas un centime: qu'il était libre de se ruiner, lui, mais à ses risques et périls (Mange ça tien, tu ne mangeras pas ça mien), comme disent toutes les saintes femmes du pays: qu'elle n'était pas folle, elle, et qu'elle avait de la prévoyance pour toute la famille; qu'elle avait résolu de garder toujours sa fortune intacte et de la réserver pour ses enfants ou mieux encore pour ses petits-enfants, et surtout pour ses arrière-petits-enfants (qu'elle adore par avance, les pauvres chérubins); que c'était pour elle un devoir de conscience et ne transigerait jamais... J'ai voulu hasarder quelques observations; mais la grosse dame plus poétique et plus tragique que vous ne l'avez jamais vue, s'est écriée:
»Ma fille, ma chère fille, ma douce et tendre Hyacinthe, cette gracieuse hirondelle que j'ai réchauffée dans mon sein, sait bien qu'elle peut compter sur moi!... Quelles que soient les déceptions de la vie, quelque chagrin que dans l'avenir puisse lui donner son futur mari, (et il lui en donnera des multitudes, j'en vois déjà trop les signes précurseurs!) mon cœur de mère et mes bras lui seront toujours ouverts.
»Je mettrai tout en commun avec ma fille!... Mais pour son mari, non! Il n'aura pas un centime de moi! Pas un centime!»
Vrai, mon ami, c'était si touchant que j'avais peine à retenir mes larmes.
—Comme ça, répliqua l'autre notaire, elle garde tout?
—Parfaitement. Et madame Bernard?
—Presque tout, répondit Saumonet.
—Deux vrais cœurs de belles-mères, conclut M. Bouchardy qui était philosophe.
Puis se tournant vers moi:
—Tu as bien entendu, Trapoiseau?... A toi d'arranger de ton mieux les termes du contrat. Tu nous rejoindras à huit heures, chez M. Forestier... Nous, Saumonet, allons dîner, et dépêchons-nous, car il est cinq heures cinq... La forte Mihiète doit grogner sur ses fourneaux.
Et tous deux s'en allèrent bras dessus, bras dessous, en chantant le joyeux refrain:
Gloria tibi, Domine,
Que tout chantre
Boive à plein ventre
Enfin la porte du jardin se referma sur les deux notaires,—Bouchardy, surnommé le Gros, à cause de son épaisseur, et Saumonet, surnommé l'Aiguille, à cause de sa longueur et de sa maigreur extraordinaires.
Alors, resté seul en face de Dieu, de la Nature et du papier timbré que je devais noircir d'encre, je pris mon menton de la main gauche, j'appuyai le coude du même côté sur la table et mon esprit vagabond s'enfonça lentement dans mes pensées, comme un promeneur qui marche au travers de la forêt.
Ce n'est pas une petite affaire de rédiger un contrat de mariage! Ah! non, certes! et, comme dit la poétique Mme Forestier, quand elle ordonne à sa cuisinière de peler douze pommes de terre, je dirigerais plus aisément les quarante principales maisons de commerce de Paris; mais enfin il faut rédiger et je rédigerai; il le faut! il le faut! Michel m'en a prié, Mlle Hyacinthe compte sur moi (Elle a de bien beaux yeux, Mlle Hyacinthe) quelquefois en traversant la rue elle me regarde d'un air aimable, caressant et presque malin, comme si elle devinait de moi quelque chose que je ne veux pas dire, et comme si elle s'intéressait à moi, à cause d'une autre personne pour qui elle aurait une amitié particulière... Je croirais volontiers que cette personne qui n'a pas de barbe au menton (et n'en aura jamais) lui parle de moi de temps en temps et qu'il y a des confidences échangées... Ah! si j'en étais sûr, mais, c'est un rêve... Jamais Angéline n'a pensé à moi, excepté pour descendre dans l'étude, quand maître Bouchardy, son père, va faire au cercle sa partie de billard; et alors, elle me dit:
«Monsieur Trapoiseau, vous qui savez tout, dites-moi donc où mon père a caché le Voyage en Orient de Lamartine et la traduction du poëme d'Antar qui est à la suite...»
Et alors je suis bien forcé de chercher le Voyage en Orient. Puis, comme la bibliothèque a quinze pieds de haut, il faut tenir l'échelle. C'est moi qui monte et c'est elle qui la tient... Je regarde en haut et en bas, à droite et à gauche, je fourrage au hasard parmi les livres; je prends par mégarde un traité de médecine sur «le plus doux des lénitifs», et je descends avec empressement pour l'offrir à Mlle Angéline. Elle le regarde et me le jette au nez en riant et se moquant de ma bêtise, mais si gaiement, si délicatement, si... je ne sais comment, que j'en ai le cœur tout troublé et rempli d'une joie infinie.
Au fond, est-elle jolie? Qui peut savoir? Supposons cependant que je sois pour un moment photographe ou gendarme et chargé de donner un signalement. Qu'est-ce que je devrais dire pour ne pas tromper le public?
(Tais-toi, mon cœur, et ne cherche pas à m'influencer!)
Eh bien, voici ou à peu près son signalement:
Cheveux: blond-cendré (c'est une jolie couleur).
Nez: un peu trop gros du bout, mais joliment relevé. Plein d'esprit, ce nez-là, mais pas grec du tout, gaulois plutôt; car j'en ai vu beaucoup de cette forme en Auvergne. C'est un nez qui n'a pas de réputation chez les peintres et chez les sculpteurs, mais des milliers de mères de famille en ont un tout pareil et s'en font honneur. Pourquoi donc Angéline serait-elle plus modeste?
Bouche: un peu grande. Oui, un peu grande, il faut l'avouer..., mais tout est relatif. Elle est grande certainement, si vous la comparez à celle de Mlle Hyacinthe Forestier qui est une petite cerise rouge entr'ouverte,—ça, c'est l'idéal! En revanche, elle est de médiocre dimension en comparaison de celle de Mme Tâtempot qui fut dessinée par la nature sur le modèle d'un four de boulanger.
Quant aux dents, rien à dire que de flatteur. Elles sont grandes, c'est vrai, mais elles sont blanches, bien rangées et toutes présentes à l'appel, comme on peut s'en assurer, car Angéline, sous prétexte de rire, les montre à chaque instant.
Menton rond et marqué d'une fossette. Signe de bonne humeur et de bonne volonté ferme... Eh! eh! la bonne humeur est une excellente chose. La volonté ferme en est une autre très appréciée des connaisseurs. Mais cela ressemble fort à une bonne épée, bien trempée. Celui qui en tient la poignée est en sûreté; mais l'autre, son associé, sur qui la pointe est dirigée, n'a-t-il rien à craindre?
Quand au reste, Mlle Angéline est grande et forte comme son père. L'autre jour, une vieille dame disait devant moi: «Elle est grassouillette!» La vérité, c'est qu'elle est admirablement proportionnée dans le sens de la rondeur, qu'elle a une santé superbe, un teint assorti,—c'est-à-dire plus rouge que blanc;—et des yeux, oh! des yeux d'une douceur divine (quand elle veut, bien entendu).
Me croirez-vous? Je n'ai jamais pu voir la couleur de ces yeux-là! Sont-ils noirs, bleus, verts, gris, châtains? C'est ce que j'ignorerai toujours. Et après tout, à quoi me servirait de le savoir? Mon oncle le curé me le disait hier encore:
—Félix, Félix, mademoiselle Angéline Bouchardy n'est pas faite pour ton nez!
Et comme je me défendais d'y penser:
—Souviens-toi que si je suis curé de Creux-de-Pile et le personnage le plus respecté de tout le pays, parce que je suis inamovible et parce que je donne ma bénédiction aux autres qui ne peuvent me le rendre, tu n'es et ne seras longtemps, toi, mon neveu, fils de ma sœur, que l'héritier du nom et de la considération de l'huissier Trapoiseau, ton père, ce qui est mince. Moi, vois-tu, j'ouvre à ceux qui m'obéissent les portes du paradis et à ceux qui se révoltent les portes de l'enfer; mais ton père, lui, n'ouvrait que celles de la salle d'audience, et il y a la même différence entre son métier et le mien qu'entre ceux de nos maîtres respectifs: je veux dire: le président du tribunal et Dieu le père. Comprends-tu bien, Félix?
Hélas! je ne comprend que trop. Je ne me fais pas illusion. Angéline aura cent mille écus après la mort de son père, et moi,—je m'en félicite d'ailleurs,—je verrais mourir toute la terre sans recueillir un centime parmi tous les testaments qu'on ne manquerait pas de faire. Un seul homme pourrait me léguer quelque chose, car il est riche,—c'est mon oncle le curé,—mais personne ne connaît au juste sa fortune, et je crois qu'il l'a promise à l'évêque pour une fondation pieuse. D'ailleurs, comme il dit souvent: «Après la mort de Trapoiseau, ton père, je t'ai envoyé au petit séminaire de S***, j'ai payé ta pension (deux cent cinquante francs par an), je t'ai expédié pendant trois ans dans la capitale, où tu m'as mangé cinquante francs par mois à étudier la chicane; maintenant encore je te donne quatre-vingt-dix francs par trimestre, pour que tu te perfectionnes ici dans l'art de plumer tes concitoyens, comme huissier, avoué ou notaire; mais mon cher enfant, ne m'en demande pas davantage!»
Et je n'en demandais pas d'avantage, en effet, je prenais le papier timbré en patience, j'attendais qu'un huissier vînt à mourir pour prendre sa place, ou même un avoué.
Un huissier? Je pouvais l'espérer. Un avoué? Je pouvais le désirer. Mais un notaire! Oh! c'est un rêve! Et cependant... Angéline, je le sais, n'épousera pas moins qu'un notaire. Je la connais. Elle est fière, elle a le cœur haut, elle est fille de notaire, elle ne voudra pas descendre jusqu'à un avoué!...
Comme j'en étais là de mes réflexions, car, au lieu de rédiger le contrat de Michel Bernard et d'Hyacinthe Forestier, je pensais à mademoiselle Angéline Bouchardy, fille de mon patron, j'entendis tout à coup un pas léger le long de l'escalier et un frôlement de robe de grenadine qui ne m'était pas inconnu.
Je regardai si la seconde porte de l'étude, celle qui séparait le second et le troisième clerc de moi, leur chef et de maître Bouchardy, leur patron, était bien fermée, et j'attendis avec une douce anxiété ce qui allait suivre.
Oh! mon Dieu, ce qui suivit fut ce que j'espérais. Une main adroite et légère tourna le pène de la serrure, ouvrit la porte; Mlle Angéline parut et s'écria d'un air étonné:
—Ah!
Son étonnement ne m'étonna pas, comme vous pensez bien, car j'y étais habitué; et je me levai avec empressement pour montrer mon zèle.
Elle me regarda en riant et dit:
—Je croyais que mon père était ici.
Si elle le croyait, Dieu seul peut le savoir. Quant à moi, je répliquai:
—Mademoiselle, il vient de sortir tout à l'heure avec M. Saumonet.
Elle reprit, en fronçant légèrement les sourcils:
—J'en suis bien fâchée... Je voulais le consulter. C'est très désagréable... Il faut se décider tout de suite.
Je la regardais. Elle regardait ses bottines d'un air souriant et embarrassé. A la fin elle me dit:
—Mon père est allé dîner chez M. Forestier, à l'occasion du contrat, n'est-ce pas?
—Oui, mademoiselle.
—Eh bien! il me laisse dans un embarras terrible. Je suis invitée, moi, à prendre le thé; il y aura sans doute beaucoup de monde; quelle robe dois-je mettre?
Et comme j'hésitais, elle reprit impétueusement:
—Voyons, ne me dissimulez rien, monsieur Trapoiseau. Une robe de soie, une robe d'organdi, une robe de satin, une robe de brocart brodée d'or?... Répondez: mais répondez donc, puisque mon père n'est pas là pour répondre!
Je baissai la tête, en étendant les bras, pour indiquer mon embarras:
—Mademoiselle je suis perplexe; je suis vraiment perplexe... Je suis au fond de la plus profonde perplexité.
—Alors vous ne savez pas si je dois être en blanc, en rose, en bleu, en gris ou en noir?
—Comment pourrais-je le savoir, mademoiselle?
—En étudiant la question dans les bons auteurs, monsieur Trapoiseau!
Elle fit quelques tours dans l'étude comme un chardonneret dans sa cage, en ayant l'air de regarder les livres de la bibliothèque et de faire un choix; puis, elle s'arrêta, appuya sur mon bureau ses deux belles mains, un peu grandes et même un peu rouges, mais bien faites et demanda:
—Vous serez des nôtres, ce soir, chez madame Forestier?
Je répondis modestement:
—Oui, mademoiselle;... c'est-à-dire que je suis invité à porter le papier timbré, le contrat, l'encrier et les plumes...
Elle répliqua d'un air de douce autorité:
—Vous êtes invité; je le sais. Hyacinthe me l'a dit. On dansera. Vous me ferez vis-à-vis...
—Ah! mademoiselle!... Mais personne ne m'a dit que je fusse invité...
—Eh bien! je vous le dis, moi... Vous me ferez donc vis-à-vis, à moins...
Ici elle hésita, ou fit semblant.
Je demandai, le cœur palpitant:
—A moins?...
—A moins que vous ne préfériez me demander vous-même la première contredanse.
O joie! ô bonheur! J'avais une terrible envie de tomber aux pieds d'Angéline et de les baiser avec la piété qu'on doit aux anges du Seigneur; mais elle s'en aperçut et s'écria tout à coup:
—Qu'est-ce que vous faisiez là, quand je suis entrée?
—Mademoiselle, je rédigeais ou plutôt je me préparais à rédiger le contrat...
—D'Hyacinthe?
—Oui, mademoiselle.
Elle se pencha anxieusement, et, ne voyant rien qu'un papier timbré privé de toute souillure, me dit:
—C'est ça le contrat?
—Oui, mademoiselle.
—Et vous n'avez rien fait?
—J'allais commencer.
—Alors, je me sauve.
En effet, elle ouvrit la porte et me dit à demi-voix:
—N'oubliez pas de venir en habit, avec des gants... Hyacinthe compte sur vous..., toutes ces dames aussi.
Elle fit une pause et ajouta:
—Moi surtout... A ce soir, monsieur Félix!
—A ce soir, mademoiselle!
La porte se referma, et je restai seul avec mon contrat à rédiger.
Eh bien, me croira qui voudra, cet «à ce soir, monsieur Félix?» m'avait rendu le plus heureux des hommes. C'est la première fois qu'elle m'appelait de mon nom de baptême. Jusque-là j'avais été Trapoiseau, premier clerc de maître Bouchardy. Du coup je venais de passer «Félix». Sentez-vous la différence?
Je perdis bien encore quelques minutes à bercer dans mes rêveries cette douce pensée que deux jeunes demoiselles,—les plus belles à mon avis, et les plus riches de la puissante cité de Creux-de-Pile,—m'avaient mis souvent en tiers dans leurs conversations, et que l'une d'elles parlait dans l'intimité de «Félix», tandis que l'autre répondait en parlant de «Michel».
Hé! hé! n'a pas ce bonheur-là qui veut!
Enfin, il fallut prendre la plume et commencer gravement:
«Par devant maître Bouchardy et son collègue...»
Après quoi j'allai tout d'un trait et sans débrider jusqu'à la fin, tant j'étais rempli, pénétré, saturé des clauses du contrat.
Quand tout fut prêt, je rentrai chez moi pour souper et prendre un habit noir et une cravate blanche.
Chez moi, je veux dire chez ma mère, et quoiqu'on se doute bien que la veuve de l'huissier Trapoiseau n'était pas une grande dame et n'habitait pas un palais, on imaginera difficilement la vérité.
Ma mère occupait au second étage et de plain-pied avec la rue, la maison étant adossée au rocher (notez cette coïncidence), une grande chambre et un petit cabinet qui dominaient tous les deux la rivière de plus de cent pieds de haut. Le pavé de la chambre était fait de terre battue, comme celui des granges. Le cabinet, plus heureux, avait un plancher de bois. Mais la chambre servait à tout.
D'abord, ma mère y couchait. Ensuite elle y faisait sa cuisine (maigre, très maigre cuisine!) composée le matin d'une soupe à l'oignon, à midi d'un ragoût de mouton et de pommes de terre qui durait trois jours. Le quatrième jour, on le remplaçait par une omelette mêlée de pommes de terre. A dire vrai, les pommes de terre étaient le légume favori de ma mère et sa nourriture principale; aussi les fourrait-elle au hasard dans toutes les sauces, et telle est la douce influence d'un bon appétit que j'avalais avec plus de plaisir une omelette aux pommes de terre qu'un banquier n'avale une dinde aux truffes.
Le souper, régulièrement servi à sept heures du soir, se composait, en hiver: le lundi, d'une soupe aux choux; le mardi d'une soupe aux raves; le mercredi, d'une soupe aux choux; le jeudi, d'une soupe aux raves; le vendredi d'une soupe aux choux; le samedi d'une soupe aux raves; et le dimanche,—jour de fête, de luxe, de magnificence et de prodigalité, d'une soupe aux choux mêlés de raves et de pommes de terre.
Pour faire couler le tout, une eau délicieuse puisée à la fontaine voisine, au pied du rocher sur lequel la maison était bâtie. Quant au vin, il était né dans le pays, c'est-à-dire plus âpre et plus difficile à digérer qu'une condamnation à trois mois de prison et 6.000 francs d'amende. Au reste, ma mère n'en a jamais goûté; pour moi, j'en buvais avec une extrême modération. Un litre tous les dix jours que ma mère allait chercher dans la boutique du cabaretier d'en face. Cinq sous en gros et six sous au détail.
Vous me croirez si vous voulez, ce régime, aidé du grand air et de beaucoup d'exercice, vaut mieux que celui des Parisiens. Mon grand-père Trapoiseau qui n'a jamais goûté ni vin ni viande a vécu quatre-vingt-quinze ans.
Vous voyez maintenant le logis de ma mère et le mien. Quant à ma mère elle-même, figurez-vous une coiffe de paysanne, une figure taillée à coups de serpe dans un chêne, des bras solides, des poignets noueux et un air dur et gai tout ensemble,—dur pour elle-même et quelquefois pour le prochain, mais toujours gai pour moi,—c'est elle.
La maison que nous habitions était à nous; mais par quart seulement. Ma mère avait acheté le second étage et le grenier. Le propriétaire du premier,—un aristocrate celui-là, était un tisserand. Celui du rez-de-chaussée était un maréchal-ferrant. Les chevaux descendaient chez lui par un sentier étroit garni d'un parapet ou garde-fou de deux pieds de haut qui les avertissait de ne pas caracoler au hasard, de peur de tomber dans la rivière...
Le grenier avait été cédé de bonne grâce à un propriétaire qui serrait là son foin et son avoine. Je veux dire qu'on les serrait pour lui; car ce pauvre Aristide était si bête, au dire de ma mère, qu'il n'avait jamais su rien faire de ses dix doigts.
En deux mots, c'était un âne, un âne à quatre pattes, l'âne de ma mère et après moi ce qu'elle avait de plus précieux au monde. Aristide était son gagne-pain, son compagnon de voyage; il aurait été le confident de ses peines si elle avait eu des peines: mais elle avait trop de courage et de bon sens pour s'inquiéter ou s'affliger de rien.
C'est Aristide qui traînait la voiture; car ma mère avait une voiture, comme une duchesse, et la conduisait elle-même à la foire. Ce n'était pas un carrosse, oh! non; ni une calèche découverte, ni un four-in-hand, ni un huit ressorts; c'était une bonne carriole bien solide où ma mère qui faisait tous les commerces honnêtes, depuis le bonnet de coton jusqu'aux clous et aux fers à cheval, avait l'habitude d'entasser sa marchandise.
La carriole n'avait que deux roues, ma mère marchait à côté d'Aristide dans la montée et tricotait en disant de bonnes paroles pour l'encourager. Vers le haut de la côte, elle tirait de sa poche un morceau de sucre et le lui montrait. Aristide qui ne manquait pas d'esprit pour son âge, car il avait quatorze ans déjà, faisait un dernier effort, surmontait le dernier obstacle et tirait voluptueusement la langue où ma mère déposait le sucre. Il fermait les yeux pendant une minute pour mieux savourer son bonheur.......
Après quoi, l'on se remettait en marche, dans les descentes, ma mère s'asseyait sur le derrière de la carriole pour faire contre-poids.
Oh! comme ils s'entendaient bien, elle et lui! Et que le philosophe avait raison, qui dit que l'âne est un «frère inférieur» de l'homme! Si j'osais, je dirais «un frère supérieur» car il est meilleur, plus honnête, plus sobre, plus patient, plus robuste, plus doux et souvent plus courageux. Que lui manque-t-il donc?... L'intelligence?... Qui sait? Il n'entend pas le latin, c'est vrai, et même, à cause de cela on décore du nom d'ânes, dans les collèges, ceux qui ne peuvent pas lire Sénèque à livre ouvert... Eh bien! après?... En sont-ils plus malheureux?...
Aristide savait tout ce qu'il faut savoir: qu'on doit aimer ses amis, cogner ses ennemis (comme il fit le jour où le petit Carbeyrou, ayant attaché un fagot d'épines sous sa queue, il lui cassa trois dents d'une ruade), respecter le bien d'autrui, honorer les puissants, c'est-à-dire se ranger sur le passage de la diligence, de peur d'être accroché; braire galamment à la vue des bourriques, ce qui est un hommage à leur beauté; traîner une carriole pesamment chargée; faire enfin tout ce qui concernait son état, et par ce moyen avoir du foin, de l'avoine et des chardons en abondance.
En savez-vous tous autant, chrétiens qui m'écoutez?
Mais je reviens à mon histoire. J'arrivai donc à sept heures chez ma mère qui m'attendait, exacte et ponctuelle comme toujours, la soupe sur la table, la cuiller en arrêt.
Je l'embrassai, suivant mon habitude, et je lui dis précipitamment:
—Mère, cherche-moi mon pantalon noir, mon habit noir, mon gilet noir, ma cravate blanche et mes gants gris-perle,—tu sais bien, ceux que j'ai achetés, il y a six mois.
Elle me regarda, très étonnée:
—Seigneur Dieu! est-ce que tu vas à la noce?
—Précisément.
Et, tout en parlant, j'avalais ma soupe par cuillerées énormes.
Alors, en cherchant et brossant mes vêtements, elle demanda:
—Quelle noce?
—Le contrat de mon ami Michel avec mademoiselle Hyacinthe.
Et je lui expliquai le contrat, et l'invitation toute personnelle et très imprévue que j'avais reçue d'Angéline.
Aux détails du contrat ma mère ne fit aucune réflexion, si ce n'est:
—Deux mères comme ça, c'est fait pour empoisonner deux familles... Et ça ne manquera pas, crois-moi!
Quant à l'invitation, elle s'en fit expliquer mot par mot tous les détails, parut en tirer une conclusion mentale qu'elle garda pour elle-même et finit par demander assez négligemment pendant qu'elle rangeait mon gilet, ma cravate et mon habit sur le lit:
—Comment la trouves-tu?
—Qui? maman.
—Mademoiselle Angéline.
Je répondis en riant:
—Je la trouve très bien... D'abord, c'est la fille du patron; et si je la trouvais laide, je ne le dirais pas... Ça, c'est élémentaire.
Ma mère reprit:
—Elémentaire, qu'est-ce que c'est que ça? Est-ce une bête nouvelle de la nature? Je te demande si elle te plaît ou si elle ne te plaît pas. Réponds-moi entre quatre-z-yeux?
Et elle me regardait fixement. Puis, comme je ne me pressais pas de répondre, car il y a des choses qu'on n'aime pas à dire, même à sa mère, elle ajouta:
—L'aimes-tu, enfin?
Alors, vaincu par cette question trop nette, je répondis:
—A quoi me servirait de l'aimer, puisque je ne serai jamais son mari?
—Qu'en sais-tu?
Ce mot me troubla délicieusement. Comment donc! Je pouvais..., j'avais l'espoir de... Mais non, ma mère se trompait... L'amour maternel lui donnait une illusion que je ne pouvais pas partager.
Comme j'allais lui demander des explications, un petit gâte-sauce entra chez nous précipitamment et me dit:
—Monsieur Trapoiseau, venez vite. C'est pressé, pressé, pressé!... On a besoin de vous.
—Chez qui?
—Chez M. Forestier.
—Qui t'envoie?
—M. Bouchardy, le notaire.
—Mais je ne suis pas habillé.
—Il a dit de venir en chemise... Il paraît qu'il est arrivé un grand malheur... M. Saumonet, l'autre notaire, lève les bras en l'air et crie comme un sourd... On les entend tous les deux de la cuisine.
—Le dîner est fini?
—Ah! oui, répliqua le petit gâte-sauce, et ce n'est pas malheureux, seigneur Jésus! Ils sont à prendre le café dans le jardin. Croiriez-vous qu'ils n'ont laissé que des pilons, des ailerons, des carcasses et des os de gigot. Encore Forestier est venue à la cuisine et voulait me donner les morceaux de pain à demi mangés,—on y voyait encore la marque des dents,—mais Mihiète a bien su dire: «Madame, si ces rogatons sont bons, gardez-les pour vous, et s'ils ne le sont pas, donnez-les aux chiens?» Alors madame a voulu se fâcher et jeter par-dessus l'épaule qu'une «dame» comme elle ne se commettait pas avec des «torchons»; mais nous avons tellement ri et nous avons tellement fait tous: «Hou! hou! hou!» qu'elle s'est sauvée en criant qu'elle n'avait jamais souffert, qu'elle ne souffrirait jamais qu'on lui manquât de respect.
Pendant que le petit garçon parlait, je m'habillai à la hâte. Dès qu'il fut parti, je me regardai dans la glace de trente centimètres de haut et quinze centimètres de large qui était le seul meuble de luxe de la maison. Il s'agissait de résoudre un problème ardu, et de faire le nœud de ma cravate.
Là, tout le bon sens de ma mère et toute sa tendresse ne pouvaient me servir de rien. Elle vit mon embarras et me dit:
—Tu ne sais pas t'en tirer?
—Non, maman.
—Eh bien, laisse-moi faire.
Elle me fit un nœud à la Colin, et comme je regardais avec inquiétude ce nœud dans la glace, elle ajouta:
—Si ce n'est pas assez beau pour mademoiselle Angéline, c'est qu'elle ne s'y connaît pas. C'est avec un nœud fait comme ça que ton père m'a persuadée de devenir madame Trapoiseau... Est-ce que ta mère ne vaut pas mademoiselle Bouchardy?
La question était sans réplique; aussi je brossai mon chapeau avec soin et je partis.
Il n'y avait pas loin du faubourg Saint-Hilaire où je demeure à la maison de M. Forestier, honorable député de Creux-de-Pile. Cent pas, tout au plus. Tous les «principaux de la ville,» comme dit le secrétaire de la sous-préfecture, habitaient cet heureux quartier, le seul où chaque maison eût son jardin et, au bas du jardin, la rivière.
Je ne tardai donc pas à toucher le but de la course, c'est-à-dire le marteau en forme de poignée qui avertissait l'honorable député de l'approche d'un de ses électeurs. Mais avant d'agiter ce marteau, je prêtai l'oreille. Un grand bruit d'assiettes, de chaudrons, de casseroles, de verres choqués les uns contre les autres, d'éclats de rire et de cris de joie sortait de la cuisine et annonçait à tout le pays le présent contrat et la noce future.
Le chef de cuisine, renommé à plus de dix lieues à la ronde, et emprunté pour ce jour-là au fameux hôtel du Dauphin, où descendent tous les conseillers généraux et où dînent tous les notaires du département, présidait naturellement le festin. Je reconnus sa forte voix bien timbrée qui proposait un toast; et en regardant à travers la fenêtre ouverte, j'aperçus sa haute et magnifique encolure. En face de lui était la grosse Mihiète, faite au tour, je veux dire comme une barrique montée sur deux courtes pattes, et majestueuse aussi, mais à sa manière, c'est-à-dire en largeur et en profondeur plutôt qu'en hauteur. Son teint était rouge de brique, ses joues s'élevaient comme deux poires énormes ou plutôt comme deux collines arrondies au fond desquelles on apercevait un vallon étroit et court. C'était son nez. Son menton supérieur, le vrai, reposait mollement sur deux autres qu'on aurait pu prendre pour des coussins. Sa voix en revanche, était grêle, mais perçante, et, sans retentir, se faisait entendre au loin, comme le son de la plus haute note du violon.
Autour de ces deux personnages considérables étaient assis et groupés, chacun suivant son importance, sept ou huit autres personnes, servantes ou domestiques mâles appelés à prendre leur part de la fête, à condition de servir à table les invités de M. Forestier, ou de faire dans la cuisine de Mihiète, pour ce jour-là et sous ses ordres, les travaux d'ordre inférieur.
Le chef de cuisine, le grand chef se leva, remplit son verre et celui de tous les assistants d'un vin que je reconnus à la forme des bouteilles n'être pas «vin du pays», mais bien «bordeaux» le plus pur, mit une main dans son gilet, comme il avait entendu dire que faisait le grand Napoléon, et dit:
—Mesdames et messieurs, je bois à la santé des dames ici présentes...
—Bravo! crièrent tous les convives qui avaient de la barbe au menton ou qui nourrissaient l'espérance d'en avoir un jour.
(Parmi ceux-ci je remarquai la voix glapissante du petit gâte-sauce qui était venu me relancer chez moi.)
Toutes les dames se levèrent et tendirent leurs verres du côté de l'orateur.
Il reprit:
—Je bois à la santé des dames ici présentes...
Le gâte-sauce interrompit:
—Et des demoiselles.
L'orateur irrité s'écria:
—Et des demoiselles aussi. C'est ce que j'allais dire...
—Oui, mais il ne l'avait pas dit! répliqua le gâte-sauce, fier de son succès, car toutes les «dames» lui avaient souri. Elles étaient toutes «demoiselles», hélas! ou du moins elles n'avaient jamais comparu devant M. le maire, ce qui est l'essentiel.
Le chef de cuisine continua:
—Je bois encore et en premier lieu à la santé de mademoiselle Mihiète, ici présente, et qui nous fait l'honneur de nous recevoir dans sa maison...
Mihiète s'inclina d'un air de protection bienveillante.
—... Dans sa maison..., reprit le chef, et de nous offrir quelques bouteilles de ses meilleurs crus, parmi lesquels je remarque avec plaisir du Château-Margaux, messieurs, du Château-Yquem, mesdames...
—Et, dit Mihiète en montrant quelques bouteilles cachées derrière sa robe, nous avons aussi du Chambertin et du Corton, sans compter les vins de dessert et quelques liqueurs que j'ai eu soin de prendre pendant que madame Forestier faisait des grâces avec les dames et les messieurs de là-bas... Sans ça, je la connais, elle aurait tout mis sous clef, ou, si elle avait oublié, les messieurs auraient tout sifflé.
—Ah! dit le cocher de M. Forestier, c'est vrai qu'ils sifflent dur, quand ils s'y mettent. L'autre jour, à Saint-Perry, après la foire, le patron, le président et le procureur de la République,—deux autres de son espèce,—ont fait apporter dix bouteilles,—dix, vous m'entendez bien,—et n'ont pas laissé au fond de quoi donner à boire à un merle.
Il y eut un cri d'indignation autour de la table.
—Ils ne t'ont rien donné? demanda Mihiète.
—Rien du tout. Ah! si! le patron m'a donné l'ordre que voici:
«—Pierre, tu donneras l'avoine au cheval et tu boiras un verre de vin gris à ma santé.»
—Oh! dit Mihiète, je le reconnais bien là. Tout pour lui. Rien pour les autres.
—Aussi, ajouta Pierre, je les ai joliment menés dans la calèche, tout le long de la route. Je suis parti au galop, j'ai passé dans toutes les ornières, j'ai traversé tous les tas de pierres, je les faisais rouler l'un sur l'autre et je les secouais comme la salade dans le panier. M. Forestier a voulu descendre un instant; j'ai fait semblant d'arrêter; il a mis un pied par terre, j'ai lancé mon cheval, sans en avoir l'air, il est tombé les quatre fers en l'air. Ça lui apprendra à m'offrir un verre de vin gris quand il se remplit, lui, comme une tonne.
—Mais, demanda le chef de cuisine, qu'est-ce qu'il a dit en se relevant?
—Il a dit comme vous auriez dit, à sa place:
«—Sacré nom de Dieu!»
A cette réponse, tous les convives se mirent à rire, et surtout les «demoiselles».
Pierre continua:
—Il aurait bien voulu se fâcher, mais j'ai crié plus fort que lui. J'ai dit aussi: «Sacré nom de Dieu!» mais en parlant à mon cheval. J'ai juré contre le bourrelier, contre le carrossier, contre la calèche, contre les saints, contre tous les diables d'enfer, contre l'agent-voyer qui a fait la route, contre les ouvriers qui l'ont cailloutée, contre la pluie, contre le vent, et, tout en jurant, je relevais le patron, je l'essuyais, je le brossais, car il était tout couvert de boue, je le plaignais, je lui disais tout bas que c'était bien malheureux pour lui, qu'on croirait qu'il s'était grisé à la foire et qu'il n'avait pas pu se tenir debout sur ses pattes; que madame Forestier lui ferait une scène au retour, mais que je serais témoin, moi, qu'il n'avait pas bu plus que les autres...
Enfin j'en ai tant dit qu'au lieu de m'appeler «fichu animal» et «sacrée rosse», comme au commencement, il a fini par me remercier comme si je lui avais rendu service... Et voilà!... Oh? les maîtres, voyez-vous, c'est tous de la canaille. Si on ne les tenait pas bride en main, on n'en ferait rien de bon.
—Et les maîtresses donc? dit Mihiète. En voilà qui sont bassinantes! Il faut se lever à cinq heures du matin, se coucher à minuit, leur porter le chocolat au lit avec du pain grillé et beurré, revenir à dix heures, au coup de sonnette de madame, recevoir les ordres pour le déjeuner, pour le dîner, pour le lunch (une invention de ces chiens d'Anglais qui ne savent quoi faire pour tourmenter le pauvre monde!), balayer par-ci, balayer par-là, faire les lits, lacer madame qui est faite comme une tour et qui veut paraître mince comme une guêpe (l'autre jour j'ai cassé deux lacets, à force de tirer; elle criait comme une brûlée, et moi je serrais toujours plus fort, ça m'amuse, quand elle crie); ensuite il faut faire la cuisine, et quand on l'a faite, entendre dire à madame qui ne saurait pas seulement mettre un rognon de veau à la broche: «Mihiète, vous ne comprenez donc rien? Vous jetez le sel à poignées; vous poivrez tout que c'est une bénédiction; vous mettez trois livres de beurre dans le macaroni, comme si le beurre ne coûtait rien, ou comme si on le ramassait sur les grands chemins; il faut faire attention, ma fille, ou je vous mettrai à la porte!...»
En parlant, Mihiète imitait de son mieux le ton et la colère de sa maîtresse, et les autres domestiques riaient aux éclats.
A la fin, le chef de cuisine lui dit:
—Est-ce que vous ne lui répondez rien?
Mihiète se redressa fièrement:
—Moi! Je lui dis d'aller dans son salon pour faire la gracieuse et de me laisser dans ma cuisine, où je veux être maîtresse de mes fourneaux. Je ne veux pas que personne vienne goûter mes sauces avant qu'elles soient sur la table. Alors elle m'appelle de tous les noms et crie qu'une «dame de député comme elle» ne peut pas se disputer avec un «torchon» comme moi. Mais moi je lui réplique qu'il y a des torchons qui valent mieux que des dames de députés, que les torchons savent faire le dîner et que les dames de députés ne savent que le manger; que si j'avais de quoi, je saurais bien me coucher à moitié sur mon canapé pour recevoir les messieurs et lever les yeux en l'air pour en montrer le blanc, comme font les tanches dans la poêle à frire. L'autre jour, elle s'est avancée vers moi, la main levée pour me donner un soufflet, en m'appelant «carogne»...
—Qu'as-tu fait? demanda Pierre.
—Rien que de bon. C'était un quart d'heure avant dîner. J'ai plongé ma grande cuiller dans le pot-au-feu; je l'ai retirée pleine de bouillon et j'ai dit «Madame, les «carognes» sont faites comme vous, et si vous me touchez, mon bouillon est brûlant, je vous en marquerai pour la vie.» Et voilà!
Elle était en toilette; elle allait faire des grimaces devant ses invités; elle a eu peur et s'est sauvée.
Le chef de cuisine demanda:
—Elle ne vous a pas renvoyée?
Mihiète répliqua d'un air profond:
—Renvoyée! Elle s'en garderait bien. J'en sais bien trop long sur son compte!
Les assistants essayèrent vainement de la faire parler.
—Non, non, répondit Mihiète; voilà vingt ans que je suis dans la maison. J'y suis entrée huit jours après la naissance d'Hyacinthe. Ce n'est pas à moi de dire des choses qui ne sont pas à dire et qui feraient du tort.
—A qui? demanda une curieuse.
—A ton bonnet, bavarde! Elle le sait bien, et ce n'est pas elle qui me renverra jamais! Ah! quand elle était jeune! Ce pauvre M. Forestier n'était pas toujours content...
Puis elle se mordit la langue, heureuse d'avoir excité la curiosité publique, heureuse aussi de ne pas la satisfaire, ce qui lui donnait une réputation de discrétion et faisait soupçonner bien des mystères.
—Mais vous, demanda le chef de cuisine, si elle ne vous renvoie pas, est-ce que vous ne la quitterez jamais?
—Moi! répliqua Mihiète d'un air capable, ça dépend... Quand nous aurons marié notre Hyacinthe, on verra.
—Elle est jolie, votre Hyacinthe! Ah! ma foi, c'est tout ce qu'il y a de plus joli à Creux-de-Pile et aux environs.
—Et dans tout le département! s'écria Mihiète avec transport. C'est moi qui l'ai élevée, cette enfant, et je m'en vante! Ce n'est pas elle qui m'appellerait «carogne», comme sa mère a fait l'autre jour, ni qui me menacerait d'un soufflet! Ah! la pauvre chérie! Elle est bonne comme le bon pain. Elle ne ferait pas de mal à une mouche, et elle est gaie comme un petit chat gris. Tenez, savez-vous ce qu'elle me disait hier:—«Écoute, ma bonne Mihiète, tu ne peux pas t'accorder avec maman, veux-tu venir avec moi? Je vais me marier, tu sais, avec Michel...—Ah! oui, un joli garçon, ai-je répondu.—N'est-ce pas, Mihiète? Et que j'aime comme il m'aime... Eh bien, tu feras notre ménage. Veux-tu?»
J'ai dit:
«—Mais ton père va se fâcher, lui qui ne trouve de bon que mes sauces...
«—Eh bien! papa viendra dîner souvent chez nous. Ça le changera!»
Et alors ma foi, j'ai dit: oui, et dans trois jours je vais quitter la cambuse. Je rendrai mon tablier à madame et je dirai:
«—Madame Forestier, au plaisir de ne jamais vous revoir!»
Le discours de Mihiète étant fini, je frappai à la porte et l'on ouvrit.
C'est le petit gâte-sauce qui se montra le premier. Il courut m'annoncer au fond du jardin, et je vis arriver à pas précipités mon respectable patron, M. Bouchardy, suivi de son collègue, qui gardait dans sa démarche quelque chose de sec, de net et de tranchant comme une lame de rasoir. Derrière eux, mais à quelque distance, mon ami Michel nous observait à travers le feuillage, et mademoiselle Hyacinthe, appuyée sur son bras le regardait d'un air inquiet.
Visiblement il s'agissait de quelque chose de grave. Une des deux parties avait trop tendu le câble; il allait casser. Les deux vieilles dames (je les appelle ainsi, quoiqu'elles ne fussent quinquagénaires ni l'une ni l'autre) se regardaient de loin avec dignité. Mme Forestier, étant maîtresse de la maison feignait de s'occuper surtout de ses hôtes, et leur offrait à boire avec des grâces incomparables.
—Comment trouvez-vous ce café, chère belle?
—Excellent, chère madame, excellent, tout à fait excellent! répondait une dame au nez rouge. Où donc l'achetez-vous?
—Nous ne l'achetons pas, chère belle. Nous le recevons directement de Bourbon et de Moka, par la malle des Indes. C'est sir John Miller, gouverneur d'Aden, qui nous l'envoie mélangé tout exprès, dans des proportions dont vous n'avez pas d'idée.
Ces derniers mots «dont vous n'avez pas d'idée» avaient pour but d'humilier la dame au nez rouge; mais celle-ci s'écria:
—Mon cousin qui est à la Martinique m'en envoie souvent...
Par ce moyen, elle reprenait le terrain perdu, car il n'est pas donné à tout le monde d'avoir un cousin à la Martinique.
Alors madame Forestier lui coupa la parole et répliqua un peu sèchement:
—... Chère belle, s'il faut tout dire, ce mélange est préparé par sir John Miller lui-même; pour lui, cela va de soi; pour le grand shérif de la Mecque qui n'en veut plus prendre que de sa main (c'est un article secret du dernier traité qu'il a signé avec l'Angleterre) et pour la reine Victoria.
—Mais alors vous êtes donc très intimes avec sir John Miller?
—Intimes, chère belle, au point que sir John et lady John m'ont promis de venir me voir, l'hiver prochain, à Paris.
Elle s'interrompit pour offrir du café à une autre dame qu'elle appelait «ma chérie».
Pendant ce temps, «chère belle», la dame au nez rouge, disait à demi-voix à sa voisine:
—Fait-elle des embarras, cette pauvre Rosine; pour un Anglais qu'elle connaît et qui est sous-préfet chez les nègres!
De son côté, Rosine—je veux dire Mme Forestier,—faisait le tour du cercle en prodiguant les «chère belle», «ma chérie», «mon bel ange bleu», «mon petit chou», et tous les termes de protection bienveillante dont elle croyait caresser et accabler à la fois ses hôtes.
A la fin, elle arriva en face de Mme Bernard, la mère de Michel, qui, soit par hasard, soit de parti pris, l'attendait fermement assise sur sa chaise et regardait le groupe de Michel et d'Hyacinthe appuyés l'un sur l'autre et cachés à demi dans l'ombre.
Là, comme j'étais assez proche et comme la voix des deux dames était fort claire et par moments presque aiguë, j'entendis ce qui suit:
—Ah! Reine, dit Mme Forestier en s'asseyant et prenant les mains de son amie, c'est donc aujourd'hui que nous allons signer le bonheur de ces enfants!
Et d'un geste elle montra les jeunes gens.
—Oui, ma pauvre Rosine, répliqua l'autre, c'est le moment de dire adieu à la jeunesse. Nous vieillissons, ma chère!...
C'était vrai pour toutes les deux, mais Mme Forestier ne l'avouait pas. Aussi l'autre, plus âgée d'ailleurs de cinq ans, le lui rappelait avec plaisir. Se sentant noyer, elle s'attachait comme une lourde pierre au cou de sa bonne amie,—afin de la noyer aussi.
—Ah! ma chère, dit Mme Forestier, en évitant le combat (quoiqu'elle fût très vaillante, Dieu le sait?), quel chagrin quand on pense qu'on a élevé une fille pendant vingt ans, au milieu de toutes les tendresses, qu'on l'a entourée de tant de soins, qu'on l'a aimée avec tant de passion, qu'on lui a sacrifié tous ses goûts, toutes ses idées, tout son bonheur, car je peux bien l'avouer à présent; c'est malgré moi et dans l'intérêt de mon mari que je me suis laissé traîner dans le monde... Oui, quand je pense à tout cela et que je vois Hyacinthe toute prête à me quitter sans remords, presque sans regrets, je me dis: «Seigneur mon Dieu? qu'est-ce que c'est que la vie?»
Alors cette tendre mère posa sur ses yeux un mouchoir brodé de dentelle pour cacher ses larmes; mais l'autre dame—la mère de Michel,—non moins tendre, quoique moins poétique et plus philosophe, lui répliqua:
—Que veux-tu, ma pauvre Rosine? Il faut bien en passer par là! Tu as dansé. Ta fille veut danser à son tour. C'est la loi de ce monde. Tu as montré tes grâces pendant vingt ans. Elle aussi veut montrer les siennes.
A ce mot de «montrer ses grâces», Mme Forestier reprit assez aigrement:
—Qu'entends-tu par là, «montrer mes grâces?»
—J'entends, dit l'autre, ce que tu entends aussi bien que moi, si tu n'es pas sourde. Et si le capitaine Smintéry, aujourd'hui colonel à Batna, était ici...
—Ma chère, le capitaine Smintéry était un sot, et ceux qui répètent ces sottises...
J'aurais bien écouté cette conversation, pendant quelques minutes, sans trop d'ennui, mais comme le diapason des voix s'élevait de seconde en seconde, je craignis quelque malheur, je fis signe à Michel de s'approcher et je vins moi-même présenter mes plus profonds respects aux vieilles dames qui, du reste, me regardèrent toutes deux avec un parfait mépris.
—Ah! dit madame Forestier, en reprenant son grand air de femme distinguée, qu'elle avait un instant failli perdre, au souvenir, mal à propos rappelé, du capitaine Smintéry, voici le petit Trapoiseau, je crois...
Et me regardant de plus en plus par-dessus l'épaule, comme si j'eusse été un meuble du jardin:
—Eh bien, mon garçon, l'acte est-il prêt?
Elle dit cela lentement, négligemment, comme une personne du grand monde, qui a tellement d'affaires en tête qu'elle sait à peine qui lui parle et de quoi on lui parle.
Mme Bernard, au contraire, visant moins à la distinction et à la poésie, me regardait de ses yeux noirs et froids, mais non pas languissants, de vrais yeux de femme d'affaires, ou qui se croit habile en affaires, parce qu'elle demande beaucoup d'argent aux autres et qu'elle n'en veut donner à personne.
Je répondis donc, car les yeux de l'une m'interrogeaient aussi bien que la bouche de l'autre:
—Mesdames, quand il vous fera plaisir de signer.
Mais alors, Michel qui était en face de moi, debout derrière sa mère, me fit un signe, sans être vu d'elle. J'ajoutai donc par précaution:
—... Cependant, de peur d'avoir oublié quelque chose, je vais relire le contrat à M. Bouchardy et à M. Saumonet. Michel, veux-tu venir?
Il me suivit, en effet, avec empressement, et dit à demi voix à sa fiancée, toute pâle d'émotion et suppliante:
—Ne t'inquiète de rien, Hyacinthe. Je te jure de mettre le feu à nos deux maisons, plutôt que de ne pas forcer tous les obstacles.
Je crois bien avoir entendu qu'un souffle léger comme un baiser suivit cette promesse, moins digne d'un avocat que d'un homme de guerre, mais je ne voudrais pas l'affirmer par serment... Et, après tout, qu'importe? Suis-je de ceux que le bonheur d'autrui incommode?
Une seconde après, pourtant, je crus pouvoir me retourner sans indiscrétion. Je vis alors les beaux yeux de Mlle Hyacinthe me sourire; elle me salua d'un gracieux signe de tête et me dit en montrant son fiancé:
—Monsieur Trapoiseau, mon bon monsieur Trapoiseau, retenez-le; je vous en prie; il veut tout casser!
Sur ce mot, elle alla rejoindre son amie, Mlle Angéline me regardait à son tour d'un air fort amical et qui ajouta:
—Monsieur Trapoiseau, dépêchez-vous! Les danseuses s'impatientent.
Enfin nous arrivâmes, Michel et moi, dans une allée sombre qui descendait vers la rivière, profonde en cet endroit de dix pieds et large de trente pas environ.
Alors il s'arrêta devant moi et me dit:
—Mon cher ami, je vais être demain le plus heureux ou le plus malheureux des hommes. Je ne sais pas encore lequel des deux; car tout dépend de deux femmes; or, l'une est horriblement méchante et tout à fait folle, c'est ma future belle-mère. L'autre, c'est... ma mère. Tu connais comme moi ses dispositions d'esprit. Quant au père Forestier, c'est un zéro que sa femme mène par le bout du nez, ou plutôt qu'elle pousse et retient à coups de cravache. Or, de ces deux femmes, qui par des moyens divers, se sont rendues maîtresses de la fortune des deux familles, si l'une refuse son consentement au mariage, tout est perdu; l'autre se piquera d'honneur, et alors Hyacinthe, mon mariage et moi, nous serons tous flambés.
—Qu'est-ce qui est donc arrivé, depuis le dîner?
—Une catastrophe, cher ami, une vraie catastrophe; heureusement elle n'a pas encore éclaté. Ma mère ignore tout; mais quand elle saura!... je la vois, je l'entends d'ici. Tu sais combien elle est vive...
—Tu veux dire violente.
—... Et qu'elle ménage peu ses expressions...
—C'est-à-dire qu'au premier mot de travers elle va vider sur ses amis toute une hottée d'injures. Enfin qu'est-il arrivé?
—Voici, dit Michel. Pendant le dîner j'étais placé, naturellement, à côté d'Hyacinthe et comme tu peux croire, je n'écoutais guère la conversation des voisins; mais Hyacinthe, elle, me paraissait préoccupée, agitée, presque triste; enfin l'on eût dit qu'elle avait quelque grief contre moi. Plus le dîner avançait, plus sa tristesse devenait visible et commençait à m'inquiéter. A la fin, comme je la pressais toujours de parler, elle m'a dit tout bas: «En effet, j'ai quelque chose; mais ce n'est pas ce que vous croyez, Michel. Je vous aime et je sais que vous m'aimez. Ce que je crains ne vient ni de vous ni de moi. Je vous le dirai tout à l'heure, au jardin.» Et alors, avant la fin du dessert, elle est sortie, sous prétexte d'aller recevoir Mlle Bouchardy qui arrivait; je l'ai rejointe une minute après.
Elle m'a dit: «Michel, mon père m'a chargée avant dîner de la plus désagréable commission du monde... On vous a promis que j'aurais une dot; on vous a trompé. Je n'en ai pas...»
Là-dessus, comme tu peux croire, je me suis jeté à genoux devant elle, je lui ai baisé mille fois les mains, je l'ai priée de ne pas penser à cela. J'ai protesté que j'aurais assez d'argent de mon propre patrimoine et que j'en gagnais assez déjà dans mon métier d'avocat pour que nous n'eussions besoin de personne; je l'ai rassurée enfin, de toutes les manières; mais elle m'a répliqué: «Oh! Michel, ce n'est pas de vous que je doute; c'est de votre mère qui déteste la mienne, qui ne m'aime guère et qui peut-être sera heureuse de saisir cette occasion de rompre. Or, si elle refuse son consentement, tout est perdu, de son côté, ma mère va prendre les armes et nous voilà séparés pour la vie.»
Alors Hyacinthe m'a répété les explications que le père Forestier n'ose pas me donner en face. Il avait en propre, le jour de son mariage, cent mille écus de terres ou d'argent. Au bout de vingt ans, sur le conseil ou l'ordre de sa femme, il a tout dépensé dans l'entretien et l'amélioration d'une très grande propriété qui appartient à celle-ci et sur laquelle il a fait construire, à ses frais, lui, Forestier, une magnifique usine; mais l'immeuble est dotal, la femme se dit maîtresse de tout, ne veut pas donner un centime, garde le revenu aussi bien que le capital, proteste que son mari a dissipé sa propre fortune en dépenses insensées, ce qui est un affreux mensonge, et menace de mettre celui-ci à la porte, s'il fait acte de rébellion... Séparation de corps et de biens! Juge un peu du scandale pour un député à l'approche des élections qu'on prévoit.
J'écoutais ce récit en riant. J'en avais vu bien d'autres depuis que je rédigeais des contrats.
—Alors, demandai-je à Michel, elle refuse absolument tout?
—Oui, tout! Cependant elle laisse entrevoir qu'en se saignant aux quatre veines,—elle qui jouait de soixante-dix mille livres de rentes dont la moitié, en bonne justice, est due au travail et au patrimoine de son mari, elle pourra donner mille écus par an au lieu de dot, mais elle ne s'y engage pas formellement... Du reste, si Hyacinthe une fois mariée venait à se quereller avec moi, alors, oh! alors elle lui ouvrirait ses bras de mère et la protégerait vigoureusement contre quiconque. Jolie perspective pour Hyacinthe et pour moi!
—Oui, je connais ces belles mères plus redoutables pour leurs gendres que quatre vipères en fureur... Alors, ta mère va refuser son consentement?
—A coup sûr!
—Et tu seras désespéré?
—A en mourir.
Je repris:
—Attends-moi là, Michel!... La bataille est en danger, comme à Marengo, mais une charge de cavalerie faite à propos peut tout sauver.
—Ah! mon ami Trapoiseau, dit-il, si tu peux me rendre ce service, compte que ma vie est à toi, quand tu voudras la prendre, comme dans Hernani,—au premier son du cor!
Sur cette promesse, j'allai trouver la mère.
Mais d'abord il fallait prendre conseil de mon patron; agir sans son consentement eût été grave,—plus que grave,—dangereux!
Justement, M. Bouchardy venait de se retirer avec son collègue, M. Saumonet, M. Forestier et le président du tribunal au fond du cabinet du jardin; et tous les quatre délibéraient sur le cas de Michel et d'Hyacinthe; car le président du tribunal qui, pour des raisons particulières, était au courant de tout et prenait un intérêt très grand à l'affaire, venait de mettre la question sur le tapis, devant les deux notaires et s'appliquait majestueusement à l'embrouiller, à la compliquer, à l'envenimer.
C'est, je crois, le moment de parler de ce brave homme qui n'est pas un des moindres personnages de cette histoire.
Pour la hauteur (de la taille), pour la grosseur et la pesanteur du corps, il ne le cédait qu'aux éléphants. Mais pour l'art de se tourner toujours du côté du plus fort et d'y gagner quelque chose, soit pour lui, soit pour les siens, il était sans égal dans le département. Aussi quoique son nom de famille fût Portefoin, on l'avait surnommé Vire-à-Temps, et il virait en effet la barque avec tant de bonheur et d'adresse qu'il avait toujours le vent en poupe.
Il était fort respecté, car, comme dit un philosophe, rien ne réussit autant que le succès. Bon président du reste, toutes les fois qu'il n'avait pas intérêt à juger d'un côté ou de l'autre, voici par quels degrés il était entré dans la magistrature.
Son argent l'avait fait notaire, la dot de sa femme l'avait fait riche. Louis-Philippe, avant le 24 février, l'avait fait juge; la République le fit sous-préfet; Napoléon III le fit président du tribunal de Creux-de-Pile, qui est la principale ville du département, et le décora deux fois. Puis, comme il avait des cousins et des amis dans le conseil général, il fit tracer, aux frais du public, cinq ou six routes au travers de ses terres et se fit payer l'expropriation d'un terrain de bruyères quatre fois aussi cher que si la route avait passé dans les terrains maraîchers des environs de Paris.
Cependant, il eut la sagesse, car c'était vraiment un sage qui ne donnait rien à la vaine gloire, de refuser pour lui-même tout avancement. Mais c'est qu'il gardait son crédit pour ses trois fils.
L'aîné, qui n'était bon à rien, fut nommé sous-préfet et marié sur-le-champ à une riche héritière, avant qu'on pût apercevoir sa nullité.
Le cadet fut fait receveur des finances, sans apprentissage. Le troisième fut procureur de l'empire d'abord, puis de la République. Il avait promesse des plus hauts personnages (c'est-à-dire de trois ou quatre chefs de division au ministère de la justice) de remplacer son père à la présidence quand la limite d'âge serait arrivée.
Celui-là était l'ambitieux de la famille. C'est lui que le père, confiant dans son jeune mérite et dans sa souplesse, destinait à être président d'abord du tribunal de première instance, puis conseiller à la cour d'appel, puis président encore, mais assis à cette hauteur où les humains ne semblent plus que des insectes qu'on met à l'amende, en prison, qu'on déshonore ou qu'on ruine à volonté en appliquant et combinant les articles 2634, 4533, 9312 et 5839 de n'importe quel code. Un peu plus tard, à cinquante ans peut-être, le président de la cour d'appel deviendrait conseiller à la cour de cassation; puis président encore, et alors aurait la tête dans les nues, comme notre saint père le pape, car ses jugements seraient infaillibles.
Le vieux Portefoin (dit Vire-à-Temps) s'en réjouissait d'avance, et voyait, comme un autre Abraham, sa race s'étendre et dominer au loin, par tout l'univers.
Malheureusement, pour monter si haut, il fallait un point d'appui. En temps de république il y en a deux, la Chambre des députés et le Sénat (sans compter les antichambres). C'est par ces deux grandes portes qu'on entre la tête haute dans les ambassades, les présidences, les recettes générales et les ministères.
Or, ces deux portes étaient bouchées pour le moment, l'une, celle de la députation, par M. Forestier, l'autre, celle du Sénat, par un cousin germain du président, homme aimable, homme d'esprit, tout dévoué au vieux Vire-à-Temps, mais qui avait lui-même un gendre parfaitement sot et nul, et qui voulait (ne sachant à quoi l'employer), lui réserver au moins son poste de sénateur.
De là vient que le président tournait autour de son ami Forestier et de la belle Hyacinthe, qu'il aurait bien voulu faire épouser à son fils le receveur (car malheureusement le procureur était marié); oui, mais plus malheureusement encore, le receveur était tellement mou de corps et d'esprit, quoique pareil à son père pour la forme et la complexion, qu'aucune fille bien rentée n'en aurait voulu pour mari. De plus, il avait pour les vieilles servantes une passion déplorable et presque scandaleuse.
Et cependant, quel avenir, si l'on avait pu vaincre la répugnance d'Hyacinthe et s'allier étroitement par elle à M. Forestier! Le président, le député, le receveur, le procureur, le sous-préfet,—tous les pouvoirs réunis dans la même famille et presque dans la même main, celle du président. Le vieux Vire-à-Temps aurait gouverné avec un pouvoir absolu et pourtant légal plus de cent mille hommes. Une seule chose lui aurait manqué: c'est la faculté de les envoyer en enfer, soit en leur faisant couper le cou, soit, après leur mort, en les faisant piquer avec des fourches rougies au feu par les diables.
Mais ce dernier pouvoir, le plus terrible de tous, n'appartenait qu'au curé, mon oncle, et par bonheur, le curé qui se défiait un peu du président (il y a toujours eu concurrence entre les deux métiers) ne se livrait pas aisément. On pouvait avoir son appui, mais en le payant de mille concessions, car l'homme de soutane ne le cédait pas en orgueil au président, au contraire. Il ne craignait rien ou n'attendait rien de personne, car il n'avait pas, lui, d'enfants à pourvoir, et quant à moi, son neveu, sans me négliger tout à fait (il avait même autrefois dépensé quelque argent pour mon éducation), il ne s'occupait pas beaucoup de mon avancement dans le monde; je n'étais qu'un Trapoiseau, fils de l'huissier Trapoiseau, destiné, suivant toute apparence, à crier, comme feu mon pauvre père: «Silence, messieurs!» et à recevoir, la tête basse, des ordres de M. le procureur de la République ainsi rédigés:
«Trapoiseau, vous assignerez demain les nommés Dubois, Chauvin et Cambalu; allez porter ma robe à la femme du concierge et dites-lui qu'elle raccommode ce trou... A propos, vous emmènerez mon chien ce soir à la promenade, et vous direz à ma femme de ménage de faire mon dîner pour cinq heures, etc., etc.»
Peut-être si j'avais porté le nom du curé, mon oncle qui s'appelait Torlaiguille, aurait-il pris soin de ma fortune, mais si j'étais Torlaiguille par ma mère, j'étais encore plus Trapoiseau par mon père.
De là, un avenir de Trapoiseau, c'est-à-dire d'huissier maigre, râpé, destiné, pendant la vie entière, à ne parler aux gens que pour les prendre au collet, leur demander de l'argent, saisir et faire vendre leurs meubles et recevoir en échange sur la tête un tas de malédictions mêlées quelquefois (hélas)! de vieux trognons de chou, de balayures, de pots cassés et de choses encore moins respectables.
Mais je m'égare. Revenons à mon président.
Il était donc assis et à demi-couche comme un homme d'importance, homme d'érudition, homme de capacité et savant jurisconsulte, dans un fauteuil en bois de chêne assez artistement tordu par le plus habile de tous les menuisiers de Creux-de-Pile.
Il était assis, cet homme noble et puissant, et le fauteuil craquait sous lui, comme un cheval prêt à s'affaisser sous un cavalier trop pesant. En face, dans des attitudes diverses, mais plus modestes, étaient assis pareillement M. Forestier, le député, et les deux notaires.
Il parlait. Les autres écoutaient.
Je suivis leur exemple et j'écoutai aussi.
Le président tira lentement de son cigare (car M. Forestier avait pris, à Versailles, l'habitude du cigare et en offrait volontiers à l'élite de ses hôtes), il tira, dis-je, une grosse bouffée, regarda la lune qui commençait à se lever à l'horizon, sur la montagne en face, et dit avec une majesté incomparable:
—C'est grave!
Les autres demeurèrent consternés de cet arrêt, et gardèrent le silence. Il reprit après deux autres bouffées:
—C'est très grave! C'est plus que grave!
Je m'approchai pour tâcher d'apprendre ce qui était grave, car il ne fallait pas songer à le lui demander moi-même... Un simple premier clerc sans fortune et sans nom, à un président! Il ne m'aurait même pas regardé,—bien loin de me répondre!
M. Bouchardy me fit signe de la main de m'appuyer contre la balustrade et d'écouter.
—Au fond, dit le président, d'une voix onctueuse et solennelle, je comprends très bien, mon cher ami, les craintes maternelles de madame Forestier. Sa tendresse, toujours en éveil pour le bonheur de sa fille, prévoit beaucoup de choses...
—Elle en prévoit trop, interrompit le député, car enfin elle traite d'avance Michel comme un misérable qui pourrait manger la dot de sa femme, la laisser sans asile et sans pain, et la tuer à coups de bâton... Après tout, Michel n'est pas encore un scélérat. C'est même un joli garçon; un avocat de grand mérite, qui a plaidé l'autre jour, à Poitiers, d'une façon très remarquable,—je le sais, j'y étais!—qui est fort estimé ici, qui a dès aujourd'hui une assez belle fortune, qui l'augmentera certainement, outre que sa mère est riche et lui laissera un bon patrimoine, car elle est avare, comme un vieux juif; enfin, nous n'avons pas le droit, après tout, d'être bien difficiles pour Hyacinthe, car ma femme ne lui donne pas un radis...
(Il fit claquer son ongle sous sa dent, pour exprimer plus fortement cette belle pensée).
Quant à moi, je donnerais si j'avais, mais je n'ai rien, absolument rien, rien de rien, ce qui s'appelle rien, au dire de Rosine, qui prend pour elle tout l'argent et ne me laisse que les traites à payer... C'est pour empêcher mes dissipations, dit-elle. Ah! Seigneur Dieu du ciel et de la terre! excepté mon traitement de député que je ne veux lâcher à aucun prix et qu'elle ne peut pas recevoir en mon absence, qu'est-ce que je reçois, excepté les notes des fournisseurs? Vous le savez, Saumonet?
Le notaire fit signe qu'il le savait.
—Eh bien! voyons, reprit le député d'un ton suppliant, ne pourrai-je pas, puisque ma femme est maîtresse de tout, lui arracher quelque chose pour ma fille, pour ma chère petite Hyacinthe!
Le ton suppliant de ce pauvre homme aurait attendri un tigre; maître Saumonet répondit:
—Monsieur, vous connaissez les instructions que m'a données madame Forestier. Je suis forcé de m'y tenir. Mille écus de pension à la future, voila tout; et elle ne s'engage à verser cette somme que dans les mains de sa fille, et encore à condition que la conduite de sa fille et de son gendre la satisfera pleinement; sans quoi elle supprimerait tout!... Du reste, si, comme elle a lieu de l'espérer, leur conduite est satisfaisante, madame Forestier ne s'interdit pas le droit de faire quelque chose de plus; mais elle est et veut demeurer toujours maîtresse de ses bienfaits...; c'est pour le bonheur, bien entendu, de sa fille qu'elle en agit ainsi.
Vous auriez ri si vous aviez vu la mine à la fois solennelle, ironique et pincée de maître Saumonet, pendant qu'il débitait ce petit discours.
M. Forestier était accablé.
M. Vire-à-Temps présidait.
Quant à M. Bouchardy, il se leva; me conduisit à dix pas de là et me dit:
—Trapoiseau, mon ami, voilà un fichu contrat et même un contrat fichu. Jamais Michel et sa mère n'accepteront...
Je répliquai:
—Patron, laissez-moi faire.
Et j'expliquai mon projet qu'il approuva en ces termes:
—Ça vaut mieux que le plan de Trochu.
Alors j'allai présenter mes respects ou, ce qui est plus exact, livrer bataille à la mère de Michel, qui, sans s'attendre au coup que je m'étais chargé de lui porter, recevait d'un air assez contraint les compliments et les félicitations de tous les assistants.
Elle me vit venir de loin, et, malgré la modestie ordinaire de mon maintien, elle devina sans doute à la fixité de mon regard que j'étais chargé d'une importante mission. Un éclair brilla dans ses yeux, pareil à une baïonnette au soleil, et m'aurait fait trembler si j'avais dû lui parler de mes propres affaires et non de celles de son fils; mais on est toujours plus brave pour autrui que pour soi-même.
Les voisins et voisines, voyant à mon regard doux mais ferme et à l'éclair de la dame que nous avions à causer sérieusement ensemble, s'écartèrent par discrétion,—Hyacinthe et Mlle Angéline donnant l'exemple.
Celle-ci, passant près de moi, me dit tout bas:
—Du courage, monsieur Félix, notre bonheur à toutes dépend de vous!
Qu'est-ce que ça pouvait signifier «notre bonheur à toutes?» Qu'il leur tardait sans doute d'entrer en danse.
Au reste, je n'eus pas le temps d'y penser beaucoup, car j'étais en face de l'ennemi.
C'est Mme Bernard qui commença le feu.
—Vous avez quelque chose à me dire, Trapoiseau?
Je répliquai d'un air assez embarrassé, mais un peu négligent dans la forme:
—Mon Dieu! madame, c'est bien peu de chose; mais encore faut-il que vous en soyez avertie...
Je traînais lentement les mots pour retarder autant que possible l'explosion prévue.
—Avertie de quoi, Trapoiseau?
—Il s'agit, madame, d'une légère modification que madame Forestier propose d'introduire dans le contrat projeté. C'est peu de chose peut-être au fond; mais, dans la forme, je craindrais que cette modification ne pût susciter au dernier moment des difficultés inattendues, et j'ai cru de mon devoir...
J'allongeais ma phrase, qui me faisait l'effet d'un tube de macaroni de trente pieds de longueur.
Tout à coup je vis étinceler plus vivement les yeux de la dame. Elle m'interrompit en disant d'un ton amer;
—C'est Rosine qui propose ce changement!
Ah! ah! Je suis curieuse de voir ça.
Alors j'expliquai le plus clairement qu'il fut possible la suppression de toute dot; l'offre de mille écus de pension, payables à volonté, c'est-à-dire aussi longtemps qu'il plairait à Mme Forestier, etc., etc.
J'enveloppai de toutes les formes les plus moelleuses cette communication désagréable et j'attendis.
Par hasard, la dame m'avait écouté jusqu'au bout, sans m'interrompre. Il me parut même qu'un petit sourire de triomphe ironique relevait le coin de ses lèvres. La nouvelle, je crois, ne lui déplaisait pas; aussi, dès que j'eus fini:
—C'est tout? demanda-t-elle.
—Oui, madame.
—Eh bien, allez avertir Michel.., ou plutôt, j'y vais moi-même.
En effet, elle se leva d'un bond.
Je la retins:
—Madame, Michel sait tout... C'est lui qui m'a chargé de vous l'apprendre.
—Vraiment! Et qu'est-ce qu'il en dit?
—Il dit qu'il accepte.
Elle s'écria furieuse:
—Michel est un lâche!
Je reculai de deux pas, car on n'aime pas à se trouver trop près des panthères déchaînées, et, après tout, l'affaire m'intéressait, mais non assez pour m'obliger à risquer ma vie.
Je répliquai pourtant:
—Madame, il l'aime!
Alors elle se tourna contre moi, et me portant les mains au visage, mais si près que je me préparai à venir à la parade, et, si elle allait trop loin, à la riposte, elle ajouta d'une voix sifflante:
—Quant à vous, Trapoiseau, vous êtes un imbécile!
Ça, c'était pain bénit, en comparaison de ce que j'avais craint d'abord; aussi je ne m'amusai pas à réclamer. Au contraire, je pris un air souriant, comme si j'avais reçu un compliment inespéré.
Elle continua:
—C'est trop peu dire: un imbécile, Trapoiseau! Vous êtes un âne!
—Madame, vous me comblez!
—Et un âne bien digne de servir de compagnon à Michel... Mais c'est lui que je veux voir et non votre museau de singe!
Pour les injures, je prenais patience, étant de ceux qui ne s'arrêtent pas aux pierres du chemin et ne s'occupent que d'arriver au but. D'ailleurs, l'effroyable caractère de la dame était si connu par les récits de ses servantes, qu'elle souffletait une fois la semaine, que je m'étais cuirassé d'avance contre toutes les choses possibles.
Mais quand elle parla de voir Michel, je me mis hardiment en travers du chemin et je lui dis, en étendant les mains entre elle et moi, par prudence:
—Madame, vous ne pouvez pas voir Michel en ce moment!
—Je ne peux pas voir mon fils?
—Non, madame! Il a prévu que vous seriez saisie d'une émotion trop vive, que vous pourriez lui dire des choses véhémentes, qu'il regretterait de les entendre, qu'il serait exposé à répliquer, malgré tout le respect qu'il vous doit...
Ici elle m'interrompit:
—Oh! qu'il réplique tant qu'il voudra.
En effet, la bonne dame était en fonds pour lui rendre la monnaie de sa pièce, à lui et à vingt autres ensemble. Bataille! bataille! Elle ne demandait que cette joie au Seigneur Dieu des armées.
Je repris:
—Enfin, madame, sa résolution est inébranlable; il accepte toutes les conditions de madame Forestier et il m'a chargé de vous en informer.
—Oh! le misérable!
A ce cri qu'on dut entendre de plus de cent pas et qui fit retourner toutes les têtes dans le jardin, elle ajouta, mais d'une voix plus concentrée:
—Il n'aura pas mon consentement.
—C'est ce qu'il craignait, madame, parce que votre refus entraînerait certainement celui de madame Forestier, et qu'alors son mariage serait rompu pour toujours.... Aussi m'a-t-il chargé d'obtenir votre consentement à tout prix.
Ces derniers mots «à tout prix» lui firent dresser l'oreille, comme à un cheval de guerre le son de la trompette. Cependant elle feignit d'abord de n'y faire aucune attention.
—Je refuse! je refuse! je refuse! s'écria-t-elle.
Je répliquai tranquillement:
—Madame, la première partie de ma mission est remplie, avec peu de succès, je le vois, maintenant, j'arrive à la seconde... Mais d'abord, si j'osais vous prier de vous asseoir, car je prévois que mon discours sera long et que je ne vous convaincrai pas du premier coup.
Etonnée de mon sang-froid et curieuse surtout de savoir ce que j'avais à dire, elle s'assit en effet dans un fauteuil. Quant à moi, toujours modeste, je m'assis pareillement, mais sur une simple chaise, je regardai autour de moi pour savoir si nous n'étions écoutés de personne, et je commençai en ces termes:
—Madame, depuis douze ans, sous le titre de tutrice, d'abord, de votre fils et d'usufruitière par moitié de la fortune de votre mari, feu M. le docteur Bernard, en son temps médecin renommé, et de son chef maître d'une fortune considérable, vous avez reçu une somme totale de trois cent vingt mille francs, dont vous avez dépensé environ la moitié pour l'entretien du ménage et l'éducation de votre fils mineur.
La seconde moitié, composée d'actions de chemins de fer et de titres de rentes 3%, qui valent ensemble (au cours de la Bourse d'aujourd'hui) cent quatre-vingt mille francs, appartient par moitié à vous, madame, et à Michel.
Elle me regarda d'un air inquiet, mais fier encore.
—Monsieur Trapoiseau, dit-elle avec hauteur, je n'ai de comptes à rendre à personne.
—Non, certes, madame, à moi; mais à votre fils. Michel n'a jamais reçu ses comptes de tutelle.
—Eh bien, qu'il me les demande, s'il veut. Ce n'est pas à un mercenaire, presque à un domestique, au fils de la Trapoiseau, enfin, que je vais...
A mon tour, je commençai à perdre mon sang-froid. Etre appelé, moi, «imbécile, âne, mercenaire, domestique, museau de singe,» j'en avais pris mon parti facilement, mais entendre dire de ma mère «la Trapoiseau» me fit bondir à mon tour. Je répliquai:
—Madame, sachez que le fils de «la Trapoiseau» est fier de sa mère et que Michel, lui, n'a pas lieu d'être fier de la sienne. La Trapoiseau a travaillé toute sa vie pour m'élever et pour faire de moi un honnête homme et un bourgeois...
—Elle a bien réussi, dit la dame, en souriant ironiquement: Il est joli, le bourgeois; il est bien élevé, le Trapoiseau!
Je continuai:
—Quant à vous, madame...
Puis, me souvenant que je n'étais pas là pour plaider ma propre cause ou pour humilier madame Bernard, mais pour accommoder, si c'était possible, les affaires de Michel, je conclus:
—... Je vous dirai vos vérités, une autre fois, si c'est nécessaire. Aujourd'hui, je suis chargé par monsieur Bouchardy, mon patron, de vous dire qu'il a tous les comptes de tutelle entre les mains, qu'il sait où vous avez mis l'argent, puisqu'il l'a placé lui-même et qu'il a gardé les numéros de tous les titres, qu'il peut prouver, quand on voudra, que vous devez à Michel, pour sa part et en dehors de tout usufruit, plus de quatre-vingt-dix mille francs.
Cela, c'est pour M. Bouchardy.
Quant à Michel, comme il a fait tous les sacrifices possibles à la paix, comme il consent à vous laisser l'usufruit que le testament de son père vous ôte, à dater du jour du mariage, comme il vous aime, comme il vous respecte, comme il ne demande qu'à vivre toujours avec vous dans l'intimité la plus tendre et la plus parfaite; mais, comme, en même temps, il est résolu à se tuer plutôt qu'à ne pas épouser mademoiselle Hyacinthe, il m'a chargé de vous dire qu'il se met à vos pieds; qu'il vous supplie de ne pas faire son malheur, qu'il sera toujours pour vous ce qu'il a été jusqu'aujourd'hui, le plus soumis, le plus respectueux des fils...
Ici, la bonne dame mit son mouchoir sur ses yeux.
—Oh! c'est infâme! s'écria-t-elle.
Et elle essaya de sangloter.
—Michel!... Michel que j'aimais tant, à qui j'ai sacrifié ma vie, pour qui je ne me suis pas remariée, et Dieu sait si les occasions m'ont manqué... Le capitaine Smintéry, M. Boulard, M. Cordapuy, inspecteur de l'enregistrement et des domaines, un homme d'élite, celui-là, et tant d'autres!...
A l'entendre, on aurait cru que Mme veuve Bernard avait été demandée en mariage par tout ce qu'il y avait de plus distingué dans la noblesse française.
J'aurais écouté avec plaisir, mais le temps passait. Les invités s'étonnaient et s'impatientaient. Mlle Angéline, surtout, me faisait de loin signe d'en finir. Enfin, je crus le moment venu de frapper le coup décisif.
Je dis:
—Madame, votre fils est persuadé de votre tendresse comme vous devez être persuadée de la sienne; mais sa résolution est inébranlable. Vous allez, à l'instant même, signer le contrat tel qu'il est rédigé, ou je vais vous sommer devant tout le monde, moi,—c'est-à-dire mon patron, M. Bouchardy,—de rendre vos comptes de tutelle!
Elle s'écria:
—Michel oserait!
—Michel n'osera pas, madame, car il va partir pour Paris, sans vous voir; mais j'oserai, moi, le fils de «la Trapoiseau» comme vous dites; j'ai ses pleins pouvoirs et pas la moindre raison de vous ménager.
Elle éclata:
—Trapoiseau, vous êtes une canaille!
—Possible!
—Un gueux! un filou, un escroc, un faussaire, un scélérat, le dernier des misérables! Vous excitez un fils contre sa mère!
Je tirai ma montre:
—Madame, il est temps de vous décider.
Elle attendit cinq minutes pendant lesquelles toutes les passions passèrent successivement sur son visage, comme les nuages sur la face du ciel. Enfin, elle poussa un profond soupir, me dit d'appeler Michel et Hyacinthe, et quand ils furent près d'elle, les serrant tous deux sur son cœur, elle dit d'une voix que remplissait la plus douce émotion:
—Mes enfants, je vous bénis! Aimez-moi toujours comme je vous aime!
Tel fut le dénoûment heureux, mais imprévu, de la négociation dont on m'avait chargé.
Aussitôt, comme si Mme Bernard en avait donné le signal, tout le monde s'attendrit à la fois. Les deux mères tombèrent dans les bras l'une de l'autre, comme les deux branches légèrement écartées d'une paire de ciseaux. M. Forestier, qui se tenait à l'écart et qui avait gardé jusque-là une contenance fort timide et assortie au rôle qu'il devait jouer dans le contrat, reprit un peu d'assurance et de gaieté, et parla même d'inviter Mme Bernard à la valse. Le président Vire-à-Temps la félicita de se dévouer ainsi comme toujours à son fils, ajoutant avec perfidie qu'on ne pouvait pas dire de Michel qu'il épousait Mlle Hyacinthe pour sa dot. Les autres aussi félicitèrent à leur tour, suivant leur âge, leur sexe, leur profession et l'éloquence dont la nature les avait doués.
La fiancée me remercia en me regardant avec des yeux humides de joie. Elle avait appris de Michel ce qu'ils me devaient tous les deux. Quant à lui, il me dit, devant elle:
—Trapoiseau, mon ami, toi seul pouvais faire ce miracle. Ma chère Hyacinthe, souvenez-vous toujours que c'est à lui que nous devons notre bonheur.
Elle jura de s'en souvenir, et dit en riant à Mlle Bouchardy qui s'approchait de nous:
—Angéline, ma chère Angéline, au nom de notre amitié, je te commande de répéter à M. Félix Trapoiseau, ici présent, l'éloge que tu m'as fait de ses vertus et qualités diverses...
A quoi Mlle Angéline, souriante et rougissante, répliqua, en riant aussi:
—Quoi? Moi! Jamais! Nous n'avons jamais parlé de M. Trapoiseau!
—O menteuse! s'écria Hyacinthe. Pourquoi veux-tu lui cacher ce que tu m'as dit, qu'il était le plus savant des hommes, qu'il connaissait la place de tous les livres de la bibliothèque de ton père, qu'il était au courant de toutes les histoires, de toutes les poésies, de toutes les philosophies de l'univers... Enfin, si ce n'est à cause de sa science, fais-lui bon accueil, à cause de moi.
—Très volontiers, dit l'autre demoiselle.
Et comme tout le monde avait signé, les jeunes, les vieux, les gros, les gras, les maigres et jusqu'aux petits enfants de cinq ans dont l'un, arrière-cousin d'Hyacinthe, voulut mettre sa griffe et ne fit qu'un énorme pâté d'encre en place de signature, Angéline, à qui il tardait de danser, se mit au piano et commença un vieux quadrille, car, en pareil cas, il faut que quelqu'un se sacrifie au bien public.
Je m'approchai d'elle et je lui dis tout bas:
—Mais, mademoiselle, je croyais que vous m'aviez promis la première danse...
Elle m'interrompit:
—Eh bien, je vous l'ai promise et je vous la garde, vous le voyez bien, puisque je ne la donne à personne... Ne faites pas la grimace, s'il vous plaît; vous êtes très laid, dans ces occasions. Ne voyez-vous pas là-bas une bonne mère de famille qui commence à se déganter et qui va prendre ma place dans un instant? Prenez donc patience, s'il vous plaît, ou plutôt, non... allez inviter ma cousine Benoît, qui vous en saura gré, car personne ne la regarde.
En effet, la pauvre cousine Benoît étant boiteuse et bossue, ne rencontrait pas beaucoup d'amateurs. J'y courus, par obéissance, je fus reçu comme la manne dans le désert, par le peuple d'Israël, je dansai de mon mieux et j'eus le plaisir de voir qu'Angéline me regardait de temps en temps et m'encourageait d'un sourire demi-malin, demi-amical.
Quand le quadrille fut terminé, une bonne dame se chargea, comme Mlle Bouchardy l'avait prévu, de la remplacer au piano et, alors, je reçus le prix de mon dévouement, ainsi qu'on va le voir.
A ne rien cacher, je n'étais pas sans émotion...
Tous les hommes sont égaux entre eux et en particulier tous les Français. Par Français, vous entendez sans doute aussi les Françaises, car s'il y avait supériorité de l'un des deux sexes sur l'autre, elle appartiendrait certainement au sexe masculin, qui est plus grand, plus gros, plus fort, qui mange et boit davantage, qui est barbu, qui fait les lois et qui fournit les gendarmes.
Tout cela est incontestable. D'où vient pourtant que je tremblais presque, en face de Mlle Bouchardy, et qu'elle ne tremblait pas du tout en face de moi? Loin de là, elle s'était emparée de moi et me faisait manœuvrer comme un pompier à l'exercice. Est-ce parce qu'elle était la fille du patron et que je subissais même dans un salon l'influence despotique du père?
Non. Oh! non. C'est plutôt, je crois, parce que le sort de tous les honnêtes gens (et même des malhonnêtes) est de s'attacher à un cotillon et de le suivre, et parce que, sans le savoir, sans le vouloir, et même ne le voulant pas, je m'étais attaché à celui d'Angéline.
Au reste, je n'eus pas à m'en repentir. Elle me regarda d'un air assez doux, et tout en s'occupant de boutonner ses gants, elle me dit:
—N'est-ce pas que ma cousine Benoît a beaucoup d'esprit!
Je répondis par politesse:
—Oui, mademoiselle.
En effet, la cousine Benoît n'était pas plus bête qu'une autre. Et comme, étant presque sans dot, boiteuse et bossue, mais d'un caractère assez doux, elle avait de bonne heure senti son infériorité et voulait la racheter, elle faisait de grands efforts pour plaire et réussissait assez bien.
—Qu'est-ce qu'elle vous a dit?
—Des choses très intéressantes, mademoiselle, mais je ne sais pas si je dois vous les répéter.
—Oh! oh! c'est donc bien grave?
—Non. Pas très grave si vous le prenez par un bout; mais bien grave si vous le prenez par l'autre.
Angéline se mit à rire, ce qui était d'ailleurs, comme je l'ai dit, sa manière ordinaire de montrer ses dents.
—Vous allez me raconter ça, j'espère.
—Bien volontiers, mademoiselle, quand on aura fini la chaîne anglaise.
Aussitôt que nous fûmes revenus à nos places:
—D'abord, reprit-elle, de qui parliez-vous ou de quoi?
—Je ne sais s'il est permis...
Et je feignis d'être embarrassé.
—Allez donc! allez donc! dit-elle. J'ai bien le droit d'entendre, je suppose, ce que ma cousine Benoît peut vous dire.
—Eh bien! voici ce qui est arrivé. Elle m'a parlé de la plus belle et de la plus aimable personne de tout le pays.
—La plus belle personne... Connais pas. A moins que ce ne soit mon amie Hyacinthe.
—Non, ce n'est pas mademoiselle Hyacinthe.
Angéline reprit:
—Si ce n'est pas elle, je ne devine pas.
Elle devinait très bien, au contraire, mais comme toutes les filles d'Ève, et peut-être comme tous les fils d'Adam, elle était friande de compliments.
Elle parut réfléchir pendant quelques secondes et demanda d'un air naïf:
—Ce ne serait pas mademoiselle Patural, par hasard!... Elle est très distinguée, elle a de très bonnes manières, elle revient du Sacré-Cœur, et son père est un fameux avoué, comme dit M. le président, un jurisconsulte éminent...
Je répliquai vivement:
—Non, mademoiselle, la fille de M. Patural est tout ce que vous dites,—distinguée, du Sacré-Cœur, et née d'un jurisconsulte éminent;—mais c'est d'une autre que nous avons parlé. Celle-là, je ne vous la nommerai pas, ce n'est pas nécessaire, mais je vous ferai son portrait si ressemblant que personne ne pourra s'y tromper... Cheveux blond-cendré, teint délicieux, front...
Ici je fus interrompu dans ma description.
—Monsieur Trapoiseau, en avant le cavalier seul! Vous continuerez tout à l'heure.
J'obéis, non sans inquiétude, car c'est au «cavalier seul» qu'un homme doit déployer toutes ses grâces et montrer qu'il n'est embarrassé ni de ses bras, ni de ses jambes, ni de sa tête, ni de sa physionomie. Il s'agit de ne pas avoir l'air niais, de ne pas grimacer, de ne pas se troubler, de ne pas être consterné comme un condamné qu'on mène à l'échafaud, ni consternant comme un magistrat qui prononce une sentence de mort. Il faut avoir de la gaieté, car on est là pour s'amuser; il faut sourire, pour plaire aux dames; il faut garder une certaine dignité, pour prouver que rentré dans la vie civile on est un homme sérieux; il faut danser avec grâce, mais sans excès, de peur de passer pour un maître de danse; il faut écouter soigneusement la musique, afin de ne pas manquer la mesure, ce qui fait enrager les dames; il faut avoir l'air profondément préoccupé de leurs charmes, ce qui fait excuser toutes vos distractions; il faut..., que sais-je encore?
J'essayai d'éviter tous ces écueils et de doubler tous les caps. Si j'y réussis, Dieu seul le sait! Cependant mademoiselle Angéline eut la bonté de croire que je m'en étais très bien tiré.
Pour récompense, elle me permit de la ramener à sa place et de reprendre ma description de la plus belle personne de Creux-de-Pile au point où je l'avais laissée.
—Vous disiez donc, monsieur Félix?
—Je disais, mademoiselle, que le front de cette demoiselle est d'une rare beauté, que le nez est d'une forme incomparable...
Angéline se mit à rire:
—Incomparable, oui, dit-elle, mais un peu trop arrondi par le bout.
Je voulus protester.
—Non, non, je sais à quoi m'en tenir là-dessus. J'ai regardé quelquefois ce nez-là dans la glace, et vous pouvez croire que j'en connais les contours... Je sais maintenant qui vous voulez dire... Eh bien, qu'est-ce que ma cousine Benoît vous a dit de l'heureuse propriétaire de ce nez rond et de ces cheveux blond-cendré?
—Oh! rien que du bien, mademoiselle. Que vous étiez bonne, que vous étiez belle, que vous étiez pleine d'esprit, que...
Angéline m'interrompit sévèrement:
—Monsieur Trapoiseau, si j'avais pu prévoir que je m'attirerais tous ces compliments, croyez que je n'aurais pas fait tant de questions...
(Si elle avait pu prévoir! ô menteuse! ô traîtresse!)
Et comme elle me voyait fort troublé de ses paroles, elle ajouta:
—Au reste, en faveur de l'intention, je vous pardonne... Ce n'est pas à moi qu'il faut dire tout le bien que vous pensez de moi.
Je demandai assez naïvement:
—A qui donc, mademoiselle?
—A tout le monde, monsieur... Je suis contente qu'on le répète partout; mais je ne veux pas qu'on me le dise à moi.
Puis, tout en riant ou feignant de rire aux éclats, pour couper court à cette conversation, elle me montra un grand, gros et fort garçon de trente ans à peu près qui s'avançait assez gauchement vers nous et me dit:
—Voici M. le receveur des finances qui vient m'inviter pour une mazurka. Faites-lui place, s'il vous plaît.
Je fis place en enrageant, car c'était le plus dangereux rival que je pusse craindre auprès d'Angéline.
Un rival! un rival! En étais-je donc là déjà? Étais-je amoureux? Étais-je encouragé?
Peu importe, rival ou non, M. le receveur des finances me fut bien désagréable ce jour-là!
Ce qui me consola un peu de cette contrariété, c'est que le receveur ne s'en aperçut pas, et qu'il était incapable d'en deviner la cause, s'il avait pu apercevoir l'effet.
C'était un grand et gros garçon, sans esprit, sans intelligence, sans bonté, sans méchanceté, incapable de faire du mal à une mouche, incapable aussi de la retirer d'un verre d'eau, avant qu'elle fût noyée; bel homme, mais de ceux qu'apprécient surtout les grosses servantes et les vieilles femmes trop expérimentées. Très poli, du reste, très bien élevé, ayant les meilleures manières de la haute société de Creux-de-Pile; mangeant comme un loup, buvant comme un trou; suivant avec une docilité parfaite les instructions de son père, dont il avait reconnu dès l'enfance la supériorité intellectuelle; n'ayant au monde qu'une seule passion vraie: celle de vivre dans l'abondance et sans rien faire, il était le point de mire de presque toutes les filles à marier, et, pour cette raison, la terreur de tous les jeunes gens.
Partout où M. le receveur des finances se montrait, les vieilles dames et les jeunes demoiselles n'avaient de regards que pour lui. Il avait une si belle voiture, un si beau cheval et si bien harnaché, un si gros traitement (dix-huit mille francs au moins, car Creux-de-Pile n'est pas un petit morceau)! il était ganté si soigneusement, dès le matin; il était si régulier dans ses mœurs et ses habitudes (dont la principale était de rendre visite, tous les soirs, dix heures sonnant, à une grosse marchande de tabac bourgeonnée qui avait été belle vingt ans auparavant), il était si occupé de son bien-être et si peu de déchirer son voisin, ce qui est la plus grande joie des habitants de Creux-de-Pile!
Une autre chose inspirait la plus grande confiance aux pères et aux mères de famille. Il ne lisait jamais et n'avait jamais rien lu, excepté des recueils de calembours. Il avait fait ses classes comme tout le monde, et entendu expliquer Quinte-Curce, Tite-Live et Virgile, même il en avait copié (mais bien à contre cœur!) des milliers de lignes ou de vers; quant à les entendre, il y avait renoncé. Après tout, quand on donne de temps en temps sa signature et qu'on reçoit pour soulagement de cette fatigue quinze cents francs par mois, a-t-on besoin de lire Homère ou Horace dans le texte?
Tel était l'homme le plus heureux de tout l'arrondissement et peut-être de tout le département. Il se nourrissait bien; il ne se fatiguait pas; il ne faisait jamais plus de trois cents pas, excepté à cheval ou en voiture, et jouissait par ce moyen de la plus belle santé du monde.
Cependant cette santé si chère lui inspirait continuellement les plus vives inquiétudes, et faisait le sujet de ses conversations. Il avait mal au pied, à la main, au genou, à l'estomac principalement! Le récit de ses indigestions faisait la joie de ses amis.
Malgré ces petits ridicules et beaucoup d'autres qui l'avaient rendu célèbre dans la ville, M. François Portefoin, fils de M. le président Vire-à-Temps et receveur des finances, était regardé par tout le monde comme le futur mari de Mlle Angéline Bouchardy, fille unique de mon patron:
De là ma frayeur quand je le vis s'approcher d'elle.
Pour apaiser un peu ma colère en disant du mal de mon ennemi (car c'était vraiment un ennemi) j'allai de nouveau tenir compagnie à Mlle Benoît qui parut surprise de mes assiduités et les attribua sans doute, comme il est naturel, à son propre mérite. Elle me sourit très gracieusement, et me dit:
—Vous ne dansez plus, monsieur Trapoiseau?
—Non, mademoiselle.
—Comme Hyacinthe est gaie ce soir! c'est bien vraiment pour elle le plus beau jour de la vie!
Ici la pauvre bossue poussa un soupir involontaire.
Je répliquai:
—Le plus heureux des deux, c'est Michel... Savez-vous qu'il s'en est fallu de peu que le mariage ne fût rompu?
Je racontai alors tous les détails du contrat et ma querelle avec Mme Bernard, la mère de Michel que je drapai, cela va sans dire, comme elle le méritait.
La petite bossue, mise en verve par ce récit, me répliqua:
—Vous ne savez pas tout, monsieur Trapoiseau! Il y a bien d'autres anguilles sous roche. Regardez là-bas, s'il vous plaît, Monsieur le président Vire-à-Temps et madame Forestier... Il est bien âgé, M. le président; elle est bien couperosée et cramoisie, madame Forestier; ne trouvez-vous pas cependant que ce serait un beau couple?
Et elle se mit à rire.
Je dis avec une gravité affectée qui n'avait d'ailleurs pour but que de faire parler la petite bossue:
—En vérité, mademoiselle, vous m'étonnez! Verriez-vous, soupçonneriez-vous quelque mal à cette intime amitié qui joint deux personnes de sexes différents, mais toutes deux éminentes par...
Mlle Benoît m'interrompit au milieu de ma phrase:
—Sachez donc la vérité, monsieur Trapoiseau! M. Forestier, le père d'Hyacinthe, est un pauvre homme.
—Ça, c'est vrai!
—S'il venait, continua la bossue, à mourir d'apoplexie ce soir (vous voyez qu'il a le cou très court et très large), il ne serait regretté de personne, excepté de la petite Hyacinthe; M. le président est veuf, il épouserait madame Forestier, qui serait veuve alors et pour qui il a fait des vers très poétiques, en 1857; il hériterait de la fortune et de la députation du défunt, donnerait sa démission de président, ferait mettre son plus jeune fils à sa place et déploierait ses talents politiques à Versailles. Qu'en dites-vous, monsieur Trapoiseau? Voyez-vous comme le président parle de près à la dame, pendant que le pauvre gros M. Forestier joue au billard, sans s'inquiéter de rien?
En effet, je le voyais. Le vieux président faisait l'amoureux, le pressant, roulait les yeux, attendrissait sa voix; la dame couperosée aux cheveux gris répondait à ces galanteries par des mines toutes pareilles, je veux dire assorties à son sexe, quoiqu'un peu trop jeunes pour son âge.
Mais, en même temps, je voyais autre chose qui m'intéressait, ou plutôt qui me déplaisait bien davantage. C'était M. le receveur des finances qui saisissait par la taille la belle Angéline et qui mazurkait avec elle d'un air conquérant.
Hélas! hélas!
Pour elle, mollement penchée sur le bras de M. le receveur, elle fermait à demi les yeux, heureuse, sans doute, la perfide, de montrer ses grâces à tous les assistants!
La bossue s'aperçut de ce manège et me dit:
—Voyez-vous ma chère Angéline avec le gros Francis? Quel beau couple cela fera!...
Je m'écriai brusquement, car le mot m'avait blessé au cœur:
—Cela fera!... cela fera!... Comment le savez-vous, mademoiselle? Êtes-vous la confidente de mademoiselle Angéline?
Elle me regarda malicieusement.
—Est-ce que j'ai besoin de confidence? Est-ce que je vous le répéterais si quelqu'un me l'avait confié? c'est parce qu'on ne m'a rien raconté que je sais tout.
—Tout! Quoi?...
Au fond, j'étais rempli d'une colère furieuse; mais que je n'osais montrer.
—Monsieur Trapoiseau, reprit la bossue, c'est une affaire arrangée depuis longtemps. M. le président Vire-à-Temps avait rêvé un autre mariage pour son fils. C'est Hyacinthe qu'il voulait afin, comme je vous l'ai dit, d'assurer la députation dans sa famille, soit en la prenant pour lui-même, après la mort prévue et désirée de M. Forestier, son plus intime ami, soit en la faisant passer sur la tête de son troisième fils le procureur. Vous concevez bien ça, n'est-ce pas?
—Ah! certes!
—Oui; mais M. Forestier est revenu de Versailles très inquiet. Il voit qu'on va faire des élections nouvelles et que le vent est à la République. Il a peur de n'être pas réélu.
—Et qui donc lui ferait concurrence?
—Michel! monsieur Trapoiseau. Oui, Michel qui héritera, comme on sait, d'une belle fortune; qui, dès aujourd'hui, a de l'argent à dépenser; qui parle comme M. Thiers, pendant trois jours de suite, sans respirer; qui est fils de feu M. Bernard que tout le monde aimait et respectait dans le pays: qui est républicain de la veille, lui, car il n'a que vingt-sept ans et n'a jamais servi l'Empire; tandis que M. Forestier n'est qu'un bonapartiste converti ou mal blanchi, comme disent les républicains... Alors, comme par bonheur, Michel adorait Hyacinthe qui n'est, elle, ni bonapartiste, ni peut-être républicaine, mais jolie comme un amour et plus douce qu'un petit agneau blanc, le père Forestier, moins bête qu'on ne croit, lui a promis la main de sa fille; mais à condition, vous m'entendez bien, que l'autre ne sera jamais candidat du vivant de son beau-père, excepté si M. Forestier est fait sénateur... Et voilà!
J'écoutais, le cœur serré, cette explication. Enfin, je demandai:
—Alors, à défaut de mademoiselle Hyacinthe, le vieux Vire-à-Temps se rabat?...
—Sur Angéline. Oui, monsieur Trapoiseau.
—M. Bouchardy consent?
—A peu près. Il aura sa fille près de lui, et plus tard ses petits-enfants, s'il en vient; ses habitudes ne seront pas changées; le gros Francis n'est pas méchant, il a un très beau revenu, il ne joue pas, il dîne chez son père, par économie, et aussi parce qu'on y dîne très bien (car le vieux Vire-à-Temps n'entend pas raillerie sur l'article de la cuisine), il dînera donc très volontiers chez son beau-père, ce qui fera la bonheur d'Angéline...
—Mais elle?
—Angéline? Je suppose qu'elle n'en sera pas fâchée non plus. Ça ne changera rien à sa vie ordinaire. Ce ne sera qu'un mari de plus dans la maison et une occasion de montrer les belles robes qu'on lui donnera pour son trousseau... Qu'avez-vous donc à me regarder de travers, monsieur Trapoiseau, comme si je vous avais marché sur le pied?...
En effet, je devais avoir l'air sombre du noir Othello.
Je me levai précipitamment en disant:
—Mademoiselle, je vous prie de m'excuser. Je suis préoccupé. Je crains d'avoir négligé, dans la rédaction du contrat, quelque formalité. Si ce malheur m'arrivait, je ne m'en consolerais pas, car cela pourrait faire plus tard un cas de nullité, et Dieu sait quels procès les avocats et les avoués pourraient en retirer!
—Allez, allez, dit-elle en riant, avec un peu d'ironie, car elle sentait bien où le bât me blessait; allez à vos affaires.
J'y courus en effet, avec l'espérance de me venger de la belle Angéline, qui venait de s'asseoir après la danse, et dont le regard aimable et joyeux semblait m'appeler.
Mais le diable qui poursuit les jaloux de sa fourche, ne me permit pas de m'arrêter. J'allai me planter tout droit en face de Mlle Patural, qui était à la droite d'Angéline, et je lui demandai de mon plus grand air de gentilhomme, «si elle voulait me faire l'honneur de m'accorder la prochaine contredanse.»
Ah! la belle Angéline allait épouser le gros Francis! Eh bien! elle verrait de quoi «Félix» Trapoiseau était capable!
Mais, d'abord, il faut que je dise quelques mots de ma danseuse:
La famille Patural se perd dans la nuit des temps. Certainement, un Patural fut tué au siège de Saint-Jean-d'Acre, et sous les yeux de Philippe-Auguste. Un autre dut enlever le drapeau des Suisses à Marignan et un troisième, celui des Espagnols à Rocroy.
Pourtant, il faut l'avouer, la gloire de la famille avait fortement décru vers le milieu du siècle dernier; car le premier Patural dont on ait des nouvelles incontestables ne sortit de l'obscurité que pour devenir geôlier, en 1817, et pour épouser, vers 1825, la fille d'un huissier dont l'étude par la mort du père était vacante.
Ce jour-là, l'étoile des Patural commença lentement à reprendre son éclat et sa splendeur. Elle s'éleva comme Vénus à l'horizon. A force de saisir, d'assigner et, comme le Grand Condé dans la bataille, de porter partout la terreur, Patural l'huissier, amassa de quoi payer l'étude de son fils unique Patural, l'avoué; celui-là même que le président Vire-à-Temps appelait «un éminent jurisconsulte».
C'est ainsi que se fondent et s'élèvent les grandes familles, et qu'elles marchent d'un pas ferme vers la gloire et les honneurs.
Naturellement, l'avoué Patural fit de bonnes affaires et gagna beaucoup d'argent, ce qui lui permit d'épouser la fille très distinguée d'un brave homme qui de son côté en avait beaucoup gagné, lui aussi, à pratiquer l'usure.
De cette union, qui fut heureuse, d'ailleurs, naquit Mlle Berthe Patural,—Berthe aux grands pieds,—comme disait un jeune homme de beaucoup d'esprit et très érudit, qui passait son temps à donner des sobriquets à ses concitoyens des deux sexes.
C'est cette jeune demoiselle—qu'on regardait comme la plus riche héritière de Creux-de-Pile, plus riche même qu'Hyacinthe et Angéline,—que je venais d'inviter à danser.
La pauvre fille était laide à faire compassion à ses amis (mais elle n'en avait pas) et plaisir à ses ennemies.
Malheureusement, elle en avait. Orgueilleuse de plus «comme un pou», suivant la belle expression de ses voisins qu'elle ne saluait guère.
Une tête aplatie au sommet, comme celle de certaines tribus indiennes, des oreilles écartées, des pommettes saillantes, un nez court, plat et large, une physionomie parfaitement satisfaite de son mérite et malveillante pour le prochain; voilà Mlle Berthe Patural,—très recherchée néanmoins, en tous lieux, car «ma fille aura de ça», comme disait le père, en se promenant sur le grand pont de Creux-de-Pile et frappant avec force sur son gousset.
J'aurais dû, moi, Félix Trapoiseau n'en approcher qu'avec crainte et timidité; par malheur, l'envie que j'avais de me venger de l'injure que je croyais avoir reçue d'Angéline me donna toute l'assurance qu'il fallait pour faire une sottise.
J'invitai donc; je fus accepté, et Berthe «aux grands pieds» me suivit, sans daigner me regarder, jusque dans le cercle des danseurs.
J'essayai de lier conversation.
—Mademoiselle, il fait bien chaud ce soir.
Elle ne répondit pas.
Je répétai cette pensée neuve et originale.
Alors, avec beaucoup de grâce, elle se tourna vers moi et fit:
—Hein?
Ou quelque chose d'approchant. On aurait cru qu'elle venait d'entendre grogner un petit chien.
J'allais la donner au diable et garder le silence pendant tout le reste de la contredanse, lorsque j'aperçus la belle Angéline qui me regardait, en riant malicieusement, et qui dansait en même temps, la perfide, avec un petit jeune homme blond, cousin de Mlle Hyacinthe. Cette vue me rendit mon ardeur de vengeance, et je criai d'une voix qui dut être entendue au fond du jardin:
—Mademoiselle, il fait bien chaud?
Cette fois Berthe «aux grands pieds» ne pouvant plus faire semblant de ne pas m'apercevoir, répliqua d'une voix languissante et dédaigneuse:
—Ah! vous croyez?...
Je sais bien que le dédain des grues, des oies et des bécasses n'est pas mortel, qu'il tombe au hasard comme la pluie sur la tête des hommes et que les plus grands et les plus illustres peuvent en être arrosés comme les plus humbles et les plus petits... C'est égal! Être dédaigné sous les yeux d'Angéline qui riait de plus en plus en nous regardant, et par une fille plus laide qu'un péché mortel, me mit dans une telle colère que je brouillai toutes les figures de la contredanse, que je poussai ma danseuse au hasard dans toutes les directions, que je me fis maudire de mon vis-à-vis, et qu'enfin, lorsque je ramenai Berthe Patural à sa place, au lieu de me saluer comme c'est l'usage, elle dit tout haut à sa mère;
—Il est insupportable, ce Trapoiseau!
Et je crois qu'elle ajouta, mais un peu plus bas:
—Est-ce qu'on devrait recevoir des gens comme ça dans la bonne société?
Heureusement, Mme Forestier qui s'approchait pour inviter les personnes de distinction à passer dans la salle à manger et à prendre le thé, n'entendit pas cette parole; sans quoi mon compte eût été réglé sur-le-champ, car Mme Forestier, étant une femme poétique et naturellement sublime, avait pour prétention principale de ne recevoir dans son salon que des gens de la plus haute volée et méprisait profondément son mari que le métier de député obligeait à mille politesses envers ses électeurs.
Quoi qu'il en soit, on alla boire du thé, manger des sandwichs, et le père Forestier, qui savait gré à Michel et à moi de n'avoir pas suscité de difficultés pour le contrat, nous prit mystérieusement par le bras, en même temps que les deux notaires, et nous conduisit dans son cabinet «de travail», comme il l'appelait.
Là, grâce à la protection de la forte Mihiète, qui n'avait pas pour «monsieur» la même antipathie que pour «madame», nous trouvâmes du pain frais, du pâté froid, du jambon et huit ou dix bouteilles d'un vin délicieux qui aurait ramené la gaieté dans les âmes les plus tristes.
M. Bouchardy chantait à pleine voix:
Y avait une fois quatre hommes
Conduits par un caporal
Présentant tous les symptômes
D'un embêtement général...
A quoi Saumonet mêlait l'histoire du fameux Sire de Framboisy:
La prit trop jeune,
Bientôt s'en repentit...
Corbleu, madame,
Que faites-vous ici?
Je commençais moi-même la sombre mélopée:
Orléans, Beaugency,
Notre-Dame-de-Cléry,
Vendôme,
Vendôme...
lorsque M. Forestier, plus gai que nous tous, entonna:
Gai! gai! De profundis!
Ma femme a rendu l'âme.
Gai! gai! De profundis!
Qu'elle aille en paradis!
A cette âme si chère
Le paradis convient,
Car, suivant ma grand'mère,
De l'enfer on revient.
Et, ma foi, nous allions reprendre le refrain en chœur, excepté Michel, qui s'était échappé sans rien dire, pour aller rejoindre sa fiancée, lorsque je fus saisi tout à coup d'une horrible frayeur.
M. Forestier, que je regardais en ce moment-là même et qui faisait face à la fenêtre du jardin (nous, étions au rez-de-chaussée), demeura tout à coup immobile, la bouche ouverte, sans oser pousser un son.
On eût dit qu'il était frappé d'apoplexie. Je m'élançai pour le soutenir et lui porter secours; en même temps et presque machinalement, je regardai du côté de la fenêtre et je vis alors la figure sombre et indignée de Mme Forestier qui donnait le bras à M. le président Vire-à-Temps et qui avait entendu le refrain sacrilège de son mari.
Ce fut pour moi comme un choc en retour, de ceux que produit, dit-on, la foudre. J'aurais voulu entrer à dix pieds sous terre. Les yeux de la dame étincelaient de fureur contenue:
—Messieurs, nous dit-elle d'une voix sifflante, je vois que vous êtes tous bien gais, mon mari surtout. Dans l'intérêt de sa santé (elle lui lança un regard impérieux et terrible) je crois qu'il ferait mieux d'aller se coucher.
Sur ma parole, si avec les yeux une bonne femme peut donner la fessée à son mari, je crois que le pauvre M. Forestier fut fessé ce jour-là et pendant cette terrible minute.
Il chercha un appui dans les deux notaires; mais ceux-ci déjà inquiets pour eux-mêmes prirent leurs chapeaux et s'avancèrent du côté de la porte. Quant à moi, trop petit personnage pour essayer d'une lutte inutile, «j'enfilais déjà la venelle,» comme dit le poète, c'est-à-dire que je cherchais un asile dans le salon.
J'entendis cependant, en suivant le corridor, que M. Forestier disait d'un ton suppliant:
—Voyons, ma chère Rosine, est-ce qu'on ne peut pas rire un jour de contrat?
A quoi elle répliqua:
—Voilà l'exemple que vous donnez à votre fille et à votre futur gendre; un bel exemple, en vérité! Au reste, vous n'en faites jamais d'autres. Pierre, mardi dernier, vous a ramené de la foire tout couvert de vin et de boue. Vous faites pitié même à vos domestiques.
Qu'est-ce qui suivit? Je n'en sais rien, mais cinq minutes après, Mme Rosine reparut au milieu du salon où j'étais déjà rentré, et d'un air faussement inquiet appela dans un coin le plus célèbre médecin de Creux-de-Pile, le fameux docteur Vadlavan, homœopathe de premier ordre.
—Docteur, je crains pour mon mari. Il me paraît bien excité.
—Comment! papa est malade! s'écria Hyacinthe inquiète.
Et elle courut au-devant de son père qui l'embrassa tendrement et lui dit:
—Rassure-toi, ma chère enfant. C'est une plaisanterie de ta mère. C'est elle qui est excitée...
Ici les deux époux échangèrent deux regards de telle nature que tous les assistants allèrent chercher leurs châles, leurs chapeaux, leurs cannes, et prirent congé, ne se souciant pas d'être témoins du duel.
Naturellement, je fus des premiers à sortir, et comme je prenais congé de Mlle Angéline, elle me dit, voyant que son père avait le dos tourné:
—Monsieur Trapoiseau, vous avez été bien aimable, ce soir!
Ce qui avait, peut-être, le même sens que le mot de Giboyer à sa pipe qu'il a laissé tomber dans un salon:
—Toi! Si jamais je te ramène dans le monde!...
Cependant tout paraissait finir gaiement, excepté pour M. et Mme Forestier, mais quelle terrible journée que celle du lendemain! Je tremble encore en la racontant.
Je reprenais tranquillement le chemin de mon palais, c'est-à-dire du second étage qu'habitait Mme Trapoiseau, ma mère et, je repassais dans mon esprit tous les incidents de la soirée, lorsqu'une voix m'appela de loin. C'était celle de Michel.
Je l'attendis.
Il me rejoignit en courant et dit:
—La lune est belle ce soir. L'air est frais et doux. Les poules sont couchées. Veux-tu venir faire un tour de promenade?
J'acceptai volontiers. Michel et moi nous étions amis d'enfance; nous avions passé par les mêmes chemins, fait les mêmes études, suivi les mêmes cours aux écoles de Paris; enfin, et c'est peut-être ce qui nous avait le plus étroitement liés, nous avions été tous les deux côte à côte, six mois en campagne, sur les bords de la Loire, pendant l'année 1870. Nous étions l'un et l'autre sergents de mobiles, et nous avions fait honneur au bataillon de Creux-de-Pile, j'ose le dire.
Quand on a vu le feu ensemble et qu'on n'a pas bronché sous les balles,—c'est un souvenir agréable et qu'on aime à se rappeler. Du reste, mon ami Michel n'avait rien de cette morgue ou de cette familiarité insolente que beaucoup de gens riches en province prennent pour de la dignité. Il était simple, gai, bon enfant, presque artiste par ses goûts et se faisait aimer de tout le monde. Assez grand, bien taillé, bien proportionné, avec de beaux yeux noirs, doux et vifs et des cheveux crépus; annoncé depuis longtemps par la voix populaire comme un jeune homme de grand avenir, qui pouvait devenir à son tour président de la République, il était admiré ou envié de tous les jeunes gens, et peut-être convoité par toutes les filles à marier.
Il me prit doucement par le bras et me conduisit sur la route qui est bordée à droite d'un talus de trois cents pieds de haut. De l'autre côté la montagne boisée s'élève à pic, et presque à pareille hauteur.
La lune éclairait la route qui était déserte, de sorte que nous pouvions causer librement, sans craindre d'être entendus.
Michel me demanda:
—Qu'as-tu dit à ma mère pour la persuader? car elle n'a pas dû se rendre du premier coup, et tout à l'heure, comme je mettais la clef dans la serrure pour la faire rentrer à la maison, elle m'a dit bonsoir ou plutôt a reçu le mien d'un air de rancune qui ne promet rien de bon pour Hyacinthe et pour moi.
Je racontai franchement ce qui s'était passé.
Michel poussa un profond soupir.
—Alors, pour obtenir son consentement, tu l'as menacée d'une demande de comptes de tutelle?
—Ne m'avais-tu pas donné pleins pouvoirs?
Second soupir, suivi de profondes réflexions. Enfin, il conclut:
—Il fallait réussir, et tu as réussi. Je te remercie, Félix, mais je crains les représailles... Si tu savais comme elle déteste Mme Forestier et comme elle en est détestée! C'est terrible!
—Heureusement, dans trois jours ce sera fini, et alors, M. le maire ayant enregistré le consentement, tu n'auras plus rien à craindre.
—Ah! répliqua Michel, ce n'est pas trois jours que je vais attendre, c'est soixante-douze heures!
Et alors, car la lune, toujours propice aux amoureux, commençait à le plonger dans de douces rêveries, il me raconta ses amours avec Hyacinthe et comment tout avait commencé.
Il avait dix-neuf ans. Elle en avait quatorze. C'était en 1871. Il revenait de la guerre, de la triste guerre où il avait fait son devoir, et tâché de tuer beaucoup de Prussiens et de sauver la patrie...
Il ne s'en vantait pas. Beaucoup d'autres l'ont fait et même ont été tués en le faisant, qui n'ont reçu pour récompense ni gloire ni avancement. Il avait reçu, lui, deux balles à Patay, dont l'une, venue par ricochet, n'avait fait qu'effleurer le poignet. L'autre, tirée de trop loin, sans doute, s'était arrêtée dans le collet de sa tunique. Je le savais, moi, qui n'étais pas à plus de cent pas de distance.
—Mon Dieu! continuait Michel en riant, ce n'est pas un prodigieux exploit que de recevoir deux balles, dont l'une est amortie et l'autre s'arrête dans le collet de sa tunique; mais on en avait parlé, le bruit courait en ville que le fils de feu le docteur Bernard avait été tué raide d'abord, puis mortellement blessé, puis seulement percé de cinq balles et de trois coups de baïonnette, et enfin qu'il était guéri et qu'on allait le faire capitaine et le décorer pour tant d'exploits. Qu'est-ce que tu veux, mon pauvre ami, Hyacinthe ne put pas résister au désir de voir un héros si prodigieux.
Elle me connaissait pourtant, depuis sa naissance, car la maison de son père, comme tu vois, touche la nôtre, ou plutôt nous sommes séparés par un mur mitoyen qui appartient aux deux familles, et la principale fenêtre de la salle à manger de madame Forestier s'ouvre sur le jardin de ma mère. Quant au mur, comme il est de quatre pieds dix pouces tout juste, c'est-à-dire construit de façon que la crête peut servir d'appui à mon menton, ce n'est pas un obstacle pour causer, c'est un dossier de fauteuil.
Donc, quand je revins après la paix faite et les mobiles licenciés, un matin, comme je me promenais dans mon jardin, j'aperçus une jeune demoiselle de la plus rare beauté (tu la connais, il n'est pas nécessaire d'en faire l'éloge), qui se promenait de son côté, en regardant d'un air rêveur la montagne grise et le ciel bleu.
Là-dessus, je tombe en arrêt comme un braque. Je venais de faire un métier utile et glorieux, mais pénible et peu profitable, j'avais donné toutes mes pensées à la patrie depuis huit ou neuf mois; franchement, je crus avoir le droit de penser un peu à moi-même.
Hyacinthe allait et venait au travers du jardin et regardait obstinément le ciel bleu, la montagne grise, la rivière, ou la maison de sa mère qui est en face; mais, sans se tourner jamais de mon côté, et comme par un ordre secret de la Providence, à chaque tour d'allée, elle se rapprochait davantage de moi.
Enfin, et par un hasard que je bénis, elle arriva juste en face, leva les yeux quand elle se vit au pied du mur, et s'écria:
—Comment! c'est vous, Michel?
—C'est moi, Hyacinthe.
Familiarité que la liaison très ancienne des deux familles et surtout le voisinage autorisaient pleinement.
Naturellement, comme elle était blanche, rose, souriante, charmante, je le lui dis avec empressement et j'offris la plus belle rose de mon jardin. Le compliment fut reçu avec modestie; la fleur, avec empressement; elle m'obligea de raconter ma campagne et de dire combien j'avais tué de Prussiens; je racontai mes batailles: je fus écouté avec tant d'attention que des larmes d'admiration, de tristesse et de joie vinrent successivement mouiller les deux plus beaux yeux de France. Le soir, chez madame Forestier, on me fit répéter mon histoire; on compara ma conduite à celle du gros Francis, le fils du président Vire-à-Temps, qui pour ne pas aller à la guerre, quoiqu'il fût fort comme un Turc et haut de cinq pieds huit pouces, avait sollicité le poste d'ordonnance du capitaine de recrutement, et, six semaines après, pour avoir ciré assidûment, mais loin des batailles, les bottes de cet officier, avait obtenu, par intrigues de son père, le poste de receveur des finances.
«—Oh! disait Hyacinthe, n'est-ce pas honteux? Quand on pense qu'on pourrait tomber sur un mari comme celui-là!»
M. Forestier répondait:
«—Ma chère enfant, parmi les maris on prend ce qu'on trouve!»
Et madame Forestier qui est poétique et tendre, ajoutait:
«—M. Francis a eu raison. Il n'a pas voulu affliger sa mère qui serait morte de chagrin, si elle avait pu croire que son fils courrait le danger d'être tué dans la bataille... Hyacinthe, mon enfant, Dieu bénit les enfants qui obéissent à leur mère. Une mère, vois-tu, c'est tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre...
«—Et le père? demandait M. Forestier, en posant son journal sur la table, est-ce que ça compte pour rien?»
A quoi madame Forestier répliqua:
«—Mon ami, je ne te parle pas. Je parle à Hyacinthe.»
Et Michel en me racontant cette première soirée où il avait vu son idole, riait et se réjouissait.
Il me raconta encore beaucoup d'autres choses, plus intimes et plus amusantes qui peut-être trouveront place dans cette histoire, et je l'écoutai patiemment et même avec plaisir, en errant avec lui sur la grande route, car un homme passionné choque souvent, mais n'ennuie jamais.
Et certes, Michel ne me choquait ni ne m'ennuyait (au contraire!) en faisant le récit de ses amours.
Cependant le jour était levé depuis longtemps, et il fallait revenir à la maison, moi pour rassurer ma mère, qui ne m'ayant jamais vu découcher, aurait eu quelque inquiétude ou quelque soupçon fâcheux, et Michel parce que sa mère, après l'avoir attendu longtemps pour le chapitrer, avait dû perdre patience, se coucher et dormir, ce qui lui donnait à lui-même quelque repos.
Tout à coup, vers six heures du matin, comme nous descendions la grande rue bordée de maisons et de jardins qui traverse le faubourg Saint-Hilaire, nous vîmes deux portes s'ouvrir presque en même temps,—celles de Mme Forestier et de Mme Bernard.
Par ces deux portes sortirent avec une étonnante précision les deux servantes, Mihiète et Marion, chacune avec son balai, comme deux guerriers armés de leurs lances.
On connaît déjà la forte Mihiète, faite comme une barrique et montée sur deux courtes pattes. Marion toute différente, était longue et maigre, mais bilieuse et redoutable.
Elles se regardèrent d'un air de défi et de mépris réciproque.
Par malheur, la rue était en pente, et, comme les rues de Creux-de-Pile ne sont pas tout à fait aussi bien balayées que celles de Paris, chacun pousse tout ce qui le gêne dans sa maison sur son voisin, qui le pousse à son tour sur un autre, jusqu'à ce que le dernier héritier de cet amas d'os, de vieux papiers et de trognons de choux s'en débarrasse en le jetant dans la rivière.
C'est une règle immuable qui s'est établie dans Creux-de-Pile, dix-sept cents ans avant la fondation de Rome, et qui subsistera sans doute encore dix-sept mille ans après le jour du jugement dernier.
La forte Mihiète avait donc l'habitude de pousser sur le terrain de sa voisine tous les objets que les municipalités malhonnêtes appellent du nom d'«ordures».
Ce jour-là, comme tous les autres jours, elle balaya le trottoir, amassa lentement des multitudes d'os grands et petits, d'arêtes de poissons, de pelures de pommes, d'oranges et de citrons, et de détritus de toute espèce appartenant aux trois règnes de la nature. Après quoi d'un seul et immense effort, elle poussa le tout sur la voisine Marion qui la regardait faire en silence et n'attendait (comme je l'ai cru depuis) qu'une occasion de commencer le combat.
Au moins, si elle ne l'attendait pas, elle la saisit avec empressement.
—Dis donc, Mihiète, garde donc tes saletés pour toi! Est-ce que je suis faite pour balayer tes épluchures?
A quoi Mihiète, irritée, répliqua d'un air superbe:
—Garde-les ou ne les garde pas, je te les donne!
Et voyez comme les meilleures paroles de ce monde sont souvent mal interprétées! Ce don généreux qui aurait dû faire plaisir à Marion, la fit entrer dans une fureur bleue et fut le commencement d'une catastrophe. Hélas! hélas! qu'il est sage, mais qu'il est rare de mesurer ses paroles!
Marion, qui se crut bravée, répliqua:
—Toi, tes os et tes arêtes, voici le cas que j'en fais!
Et elle cracha avec mépris du côté de Mihiète.
Celle-ci, qui jusque-là gardait une contenance majestueuse, imitant de son mieux les nobles attitudes de sa maîtresse Mme Forestier, perdit tout à coup son sang-froid et s'écria d'une voix aiguë et vibrante:
—Salope!
A quoi l'autre répliqua:
—Rosse!
—Vieille peau!
—Chameau!
Mais Mihiète reprit:
—Enfant de trente-six pères!
—Toi, dit Marion, tu n'en as pas trente-six... tu n'en as pas du tout; c'est bien pire.
Il y eut une pause et comme une trêve entre les deux combattantes. Je riais franchement de ce duel imprévu; mais Michel ne riait pas, lui.
Il me dit tout à coup:
—Ces deux femmes vont faire un malheur. Il faut les séparer.
—Oui; mais comment? Veux-tu te jeter au milieu de la mêlée et recevoir les éclaboussures?
—Non, non. Faisons un détour. J'ai la clef du jardin et je vais rentrer chez moi par derrière. Quand nous serons dans la maison, j'appellerai Marion. La querelle sera terminée par là. Viens avec moi.
Nous entrâmes, en effet, par la porte du jardin, et nous courûmes dans la chambre de Michel dont la fenêtre était ouverte.
Malheureusement, dans ce court intervalle, la querelle s'était animée ou plutôt Mihiète et Marion avaient choisi un autre champ de bataille, et commençaient comme les cochers en fureur à frapper sur leurs bourgeoises respectives.
—Fait-elle de l'embarras, disait Marion, parce qu'elle a mangé du saumon, hier soir!
—Ça, répliqua Mihiète avec orgueil, c'est une preuve que nous pouvons le payer... Et un saumon de vingt livres encore! On n'en fait plus comme ça que pour nous!
Ici Marion s'indigna:
—Nous mangerions du saumon, nous aussi, dit-elle avec dignité,—oui, du saumon, soir et matin, et des truffes avec,—si nous étions comme ces dames de rien du tout qui lèvent le nez en l'air et qui n'ont pas trois sous à donner en dot à leurs filles!
—Qu'est-ce que tu dis? demanda Mihiète? Que nous ne donnons pas de dot à notre Hyacinthe!... Eh bien, si ça nous plaît de garder notre argent pour nous!
Et elle s'appuya sur son balai, comme un roi sur son sceptre d'or.
Mais Marion n'avait pas sa langue dans sa poche.
—Ça vous plaît, dit-elle, ça vous plaît, parce que vous n'avez pas le sou..., parce que vous passez le temps à faire des frimes..., parce que vous avez joué un tour de coquin à notre pauvre Michel qui ne vous en veut pas lui, et qui est bon comme le bon pain,—tout ça pour faire de lui ce que vous avez fait de son beau-père...
Ici Mihiète éleva si fortement la voix que tout le quartier l'entendit et commença à s'assembler:
—Qu'est-ce que nous en avons fait, de son beau-père? demanda-t-elle.
—Vous en avez fait...
Marion chercha. L'autre vint en aide et dit:
—Un député.
—Oui, ça d'abord, répliqua Marion. Mais ça lui coûte assez cher, à ce pauvre homme!... Après ça, il est si bête! Il ne s'en aperçoit peut-être pas!
—De quoi!... de quoi!... Voulais-tu pas qu'on en fît un empereur?
—Ah! dit Marion avec bonté, vous pouviez bien en faire un député, ça, c'était honnête et permis, mais vous n'auriez pas dû le faire...
Je n'entendis pas le mot ou je ne me soucie pas de le répéter, mais celle qui le dit éclata de rire, celle à qui il était dit éclata pareillement, et tous ceux qui l'avaient entendu de près ou de loin entrèrent dans une joie profonde, inextinguible, pareille à celle que les dieux ressentirent quand Vulcain, d'un coup de filet, pêcha Vénus et le dieu Mars.
Je ne sais pas ce que Mihiète aurait pu répondre, car, au même instant, une des jalousies du premier étage de la maison Forestier s'ouvrit, et la belle Rosine (je dis la belle, comme on dit à un vieux soldat en retraite: «Mon colonel») se montra en camisole à la fenêtre, et cria d'un air hautain:
—Mihiète!
L'autre d'abord ne fit pas semblant d'entendre. Alors, madame Forestier éleva la voix d'une octave plus haut:
—Mihiète!
—Madame!
—Vous ne m'entendez-donc pas?
—Ah! madame, on fait tant de bruit dans la rue!...
—Mihiète! Qu'est-ce qu'elle vous dit cette souillon?
Là-dessus Mihiète se mit à rire en regardant Marion.
—Madame, répondit-elle, c'est Marion qui dit que vous faites votre mari...
Au même instant, et avant qu'elle eût pu prévoir ou parer le coup, la pauvre Mihiète reçut du premier étage tout le contenu d'un pot à eau.
C'est M. Forestier, le député de Creux-de-Pile, qui prenait lui-même la peine d'arroser sa servante.
Elle leva les yeux, le reconnut, et s'écria en levant les mains au ciel:
—Ah! seigneur Dieu! prenez donc, à présent, les intérêts de vos maîtres!... Mais ça m'apprendra! Si jamais je dis quelque chose en votre faveur, monsieur Forestier, je veux bien que le cric me croque.
Puis, se retournant vers son ennemie Marion et montrant de la main M. et Mme Forestier:
—Tiens, Marion, tu peux dire d'eux tout ce que tu voudras. Je m'en moque. Eux, ta maîtresse et toi, c'est canaille et compagnie.
En même temps elle secoua son balai sur Marion et rentra précipitamment dans la maison Forestier, car l'autre la poursuivait l'épée (je veux dire le balai) dans les reins.
Je croyais le combat fini, l'un des combattants ayant pris la fuite, et j'allais rentrer chez moi, lorsque je m'aperçus que Michel m'avait laissé seul dans sa chambre.
Où était-il! Je ne m'en inquiétai pas d'abord, et je continuai de regarder par la fenêtre ce qui se passait.
Au moment où je m'y attendais le moins, une fenêtre s'ouvrit à côté de celle de Michel et dans la même maison. C'était celle de sa mère.
Mme Reine Bernard parut en camisole et en cornette comme Mme Forestier. Elle demanda d'une voix aigre et vibrante:
—Marion!
—Madame!
—Que faites vous-là?
—Madame vous le voyez bien, je balaie.
La dame regarda et dit:
—Qu'est-ce que c'est que ce tas d'ordures?
Ici Marion s'aperçut que sa maîtresse lui saurait gré de ne pas épargner ses voisins. Elle répondit:
—Ça, madame, je ne sais pas..., ça vient de chez madame Forestier.
—Qu'est-ce que tu disais tout à l'heure à Mihiète?
Alors Marion feignit l'embarras et répondit en regardant de côté la jalousie derrière laquelle Mme Forestier observait toute la scène:
—Oh! mon Dieu, madame, ce n'est rien...
—Si! si! J'ai entendu quelque chose! Je veux que tu me répondes!... Je le veux.
Ces trois derniers mots furent dits avec une vigueur incomparable.
Alors Marion, qui ne demandait que d'être pressée, répondit modestement.
—Madame, ce n'est pas ma faute...
Et elle feignit d'hésiter.
—Voyons, demanda Mme Bernard, qu'est-il arrivé? Je veux le savoir!...
Puis, se reprenant avec une attitude provocatrice:
—J'ai droit de savoir ce qui se passe chez moi, je suppose?
Marion parut prendre une résolution brusque et répliqua:
—Eh bien! puisque madame veut savoir, madame saura... Après tout, ça la regarde autant que moi...
Mihiète a poussé ses balayures chez moi, comme si j'étais faite pour balayer les ordures des Forestier... Vous comprenez, madame, on a sa dignité à garder... Alors, je l'ai appelée «rosse!» Elle m'a appelée «chameau!» Elle m'a dit qu'on mangeait chez elle des saumons de vingt livres. Comme si madame ne pouvait pas manger des saumons, des brochets et tout ce qu'il lui plaît... Alors, j'ai dit, que quand on mange des saumons de vingt livres, il faut donner une dot à sa fille, et qu'il ne faut pas faire son mari ce qu'il n'aurait pas envie d'être, le pauvre homme, si madame Forestier lui demandait son consentement... Et voilà!
Mme Reine Bernard se mit à rire:
—Marion, tu n'as pas parlé d'autre chose!
—Oh! non, madame, je vous jure.
—Eh bien, il n'y a pas de mal à ça, ma fille: il faut toujours dire la vérité.
—N'est-ce pas que c'est la vérité? madame, reprit Marion toute joyeuse, et que M. Forestier doit se cogner le front, quand il passe sous les portes?
—Ah! oui, c'est vrai! répliqua la dame, et si le capitaine Smintéry était là, c'est lui qui pourrait en rendre témoignage.
Car Mme Bernard ne parlait jamais de sa voisine et de son amie sans amener de quelque façon dans le discours le nom de ce capitaine fameux. A coup sûr, il tenait plus de place dans son esprit que César, Alexandre et Napoléon, ou plutôt l'armée française tout entière était représentée à ses yeux par le capitaine Smintéry.
Pour dire en quelques mots d'où venait la grande réputation de cet officier, il faut savoir que, quinze ans auparavant, il était venu, par hasard, en congé à Creux-de-Pile, chez un ami, attendre qu'une blessure assez grave reçue au Mexique fût tout à fait cicatrisée, et qu'il avait été très bien accueilli par toute la «société» de Creux-de-Pile et en particulier par Mme Forestier, qu'on en avait causé, que l'intimité avait redoublé, après le départ de M. Forestier, alors député au corps législatif et zélé bonapartiste; que Mme Forestier qui se vantait auparavant de ne pouvoir supporter que Paris et les Parisiens et de ne vivre à Creux-de-Pile qu'avec dégoût, tant elle était Parisienne de vocation, naturellement élégante et poétique, déclara, cette année-là, qu'elle avait des nerfs, des vapeurs, qu'elle n'aimait plus que les frais ombrages, les ruisseaux limpides, les montagnes verdoyantes, les parties de campagnes et tout ce qui s'en suit...
Par un heureux hasard, Smintéry aimait aussi toutes ces choses, de sorte qu'on voyait presque continuellement ensemble ces deux âmes qui, sans doute, en s'épanchant dans le sein l'une de l'autre, avaient rencontré leur commun idéal.
Vous devinez les commentaires venimeux de Mme Bernard et de plusieurs autres dames qui peut-être avaient jeté les yeux sur le capitaine...
Tout cela était bien ancien, car il était parti depuis longtemps et personne ne l'avait revu, mais les histoires scandaleuses ne vieillissent jamais en province. On les voit reparaître après deux ou trois générations, et celle-ci n'étant âgée que de quinze ans à peine, paraissait aussi fraîche qu'au premier jour.
Aussi l'effet des dernières paroles de Mme Bernard ne fut pas moins prompt que foudroyant.
Les jalousies de Mme Rosine Forestier, entr'ouvertes jusque-là, s'ouvrirent tout-à-coup et frappèrent la muraille d'un coup si terrible que tous les assistants tressaillirent et que Marion, jusque-là si brave, rentra dans sa maison avec son balai.
—Qui est-ce qui a parlé du capitaine Smintéry?... demanda la belle Rosine, d'une voix éclatante comme celle de la trompette.
(Et comme personne ne répondait, elle continua:)
—... Serait-ce cette vieille gaupe?
De la main elle indiquait Mme Bernard qui jouissait tranquillement de sa fureur.
Celle-ci répliqua:
—Vieille gaupe! moi! moi!! moi!!! Ah! tiens, je t'épargnais, à cause de ta fille, qui n'est pas coupable, la pauvre enfant! Ce n'est pas sa faute si le bon Dieu lui a donné une mère pareille. Mais toi, tu es une vieille...
J'ai bien entendu le mot, mais je ne le répéterai pas, n'étant pas naturaliste de profession. Au reste, vous devinez bien ce qu'une dame très féroce peut dire à une autre qui a eu des amants.
—Si c'est vrai, cria Rosine qui, dans sa fureur, ne songea même pas à nier, pourquoi es-tu venue me demander Hyacinthe en mariage pour ton fils?
—Ce n'est pas moi qui en ai voulu, c'est Michel qui l'a voulu, mais il n'en veut plus à présent, et si elle entrait jamais chez moi je la mettrais à la porte, comme sa voleuse de mère.
—Voleuse! moi! répliqua Rosine. C'est toi qui es voleuse! C'est toi qui as volé la succession de ton mari! C'est toi qui...
L'autre allait répliquer, mais Michel qui venait d'entrer dans la chambre de sa mère, l'obligea de se retirer, ferma la fenêtre avec autorité et lui dit:
—Ma mère, au nom du ciel, pas un mot de plus! Je ne veux pas qu'Hyacinthe en entende davantage!
Ce jour-là, jusqu'à huit heures du soir, je ne vis et n'entendis rien de plus, car on se doute bien que je ne m'amusai pas à écouter la conversation de Michel et de sa mère. Il n'y aurait eu, à prêter l'oreille, ni prudence ni discrétion.
Je m'enfuis, en faisant le moins de bruit qu'il me fut possible, de cette maison dangereuse et je ne fus en effet remarqué de personne, ayant fait de longs détours à travers les prés et les bosquets qui bordent ce côté de la ville.
Deux heures plus tard, ayant raconté à ma mère comment la nuit s'était passée à danser et à se promener, ce qui lui fit secouer la tête d'un air bien singulier, j'allai dans l'étude de maître Bouchardy, reprendre mes fonctions de premier clerc.
Mais le patron ne parut pas. D'abord il dormit, je crois, la grasse matinée. Ensuite il déjeuna confortablement, comme c'était son habitude. Après avoir rempli ces deux devoirs envers lui-même, il pensa au troisième, qui était de digérer, et descendit le long de la rivière en suivant des yeux les truites qui sautaient brusquement pour attraper les mouches à la surface de l'eau. M. Bouchardy m'a dit souvent, et j'ai vérifié par ma propre expérience, qu'il n'y a pas d'exercice plus hygiénique et plus favorable aux opérations de l'intelligence.
Enfin, vers six heures du soir, il rentra pour dîner, traversa l'étude et ne me dit qu'un mot:
—Trapoiseau, mon ami, nous avons fait hier de la bouillie pour les chats.
Et comme je l'interrogeais du regard, il ajouta;
—Le contrat de Michel est déchiré. Pour ma part, je n'en suis pas fâché. Il allait se mettre la corde au cou.
Ayant dit ces choses, M. Bouchardy entra dans la salle à manger et ferma la porte.
A sept heures moins cinq, suivant mon habitude, j'allai souper à mon tour, et, à huit heures, je me trouvai sur la route des Fayants, ainsi nommée de ce qu'on s'arrête ordinairement sur le haut de la colline où sont plantés des hêtres magnifiques (fagus, fayant).
C'est là que le plus grand monde de Creux-de-Pile vient se promener dans la belle saison. C'est là que les dames viennent essayer l'effet de leurs robes et lire dans les yeux du public l'admiration qu'elles inspirent. C'est de là aussi qu'on aperçoit à l'horizon la cime blanche des monts Dore.
Moi, pour parler franchement, je ne m'occupais beaucoup de la robe de ces dames et je ne les admirais guère, n'ayant rien à gagner dans cet exercice; mais je voulais voir Angéline.
Nous nous étions quittés en mauvais termes la veille. Je sais bien qu'elle avait eu tort de danser d'abord avec le gros Francis, fils du puissant Vire-à-Temps, et ensuite avec un petit jeune homme blond que je ne connaissais pas. Elle avait eu tort, oui, c'est vrai, et de plus elle m'avait dit bonsoir trop légèrement et comme si elle avait été choquée elle-même de ma conduite, ce qui était injuste; mais enfin elle s'était trompée peut-être, elle avait cru des choses qui n'étaient pas... Quelles choses? Pour le savoir il fallait le lui demander... Or, elle n'avait point paru dans l'étude pendant toute la journée, elle n'avait demandé aucun livre, elle m'avait complètement oublié... Oh! l'ingrate!
Voilà pourquoi je remontais la route des Fayants, espérant qu'un heureux hasard me permettrait de la rencontrer, de lui parler, de lui faire sentir sa cruelle injustice, et, si c'était nécessaire, de m'humilier et d'implorer mon pardon.
Car j'avais bien vu qu'elle était fâchée.
Mais au lieu de la belle Angéline, c'est mon pauvre ami Michel que je rencontrai.
Il était encore plus malheureux que moi, quoique d'une autre manière, et dès qu'il m'aperçut il courut à moi, et me saisit par le bras:
—Sais-tu ce qui m'arrive? demanda-t-il.
—Je m'en doute à peu près.
—Trapoiseau, mon ami Trapoiseau, tout est fini!
Je pensais comme lui que tout était fini, mais pour lui donner du courage, je répondis d'un air gai:
—Eh bien, si tout est fini, tout est à recommencer! Voyons, qu'est-il arrivé?
—Il est arrivé, répondit Michel, qu'après la scène de ce matin à laquelle j'ai mis fin malgré ma mère, en fermant la fenêtre, pendant que le père Forestier, je ne sais par quel moyen, calmait l'ardeur de sa femme, celle-ci a pris la plume et de sa blanche main a écrit à ma mère la petite lettre que voici:
«Madame,
»C'est à regret, vous pouvez m'en croire, que j'avais accordé à votre fils la main de ma chère Hyacinthe.
»Je n'avais pas pu résister à vos pressantes supplications et à celles de Michel, malgré le soupçon que j'avais que mon enfant serait difficilement heureuse dans la famille Bernard. Mais, après la scène honteuse et les viles et basses calomnies de ce matin, vous devez comprendre vous-même que ma chère enfant ne peut pas, ne veut pas être exposée à entendre matin et soir insulter une mère qu'elle adore.
»Le contrat est déchiré. Je refuse mon consentement. Aussi bien la fille de M. Forestier, député de Creux-de-Pile, n'aura pas de peine à trouver un mari plus présentable qu'un petit avocat sans réputation et sans fortune à laquelle il pourrait prétendre.
»J'ai l'honneur de vous saluer, madame, avec les sentiments qui vous sont dus.
»Rosine Forestier.»
—Que dis-tu de ça? demanda Michel en repliant sa lettre avec soin et la mettant au fond de sa poche.
—Je dis que ta mère a dû répondre, et de la bonne encre.
A quoi il répliqua en tirant de la même poche une autre lettre;
—Écoute ceci. C'est le brouillon de la lettre de ma mère qu'elle m'a permis d'emporter et recommandé de relire souvent, tant elle était contente soit du fond, soit de la forme de ses pensées;
«Madame,
»Vous m'avez prévenue. J'allais vous envoyer un compliment tout pareil. Michel est, croyez-vous, un petit avocat sans réputation. Je n'en dirai pas au tant d'Hyacinthe. Elle a celle de sa mère qui la suivra en tous lieux. Je la plains, la pauvre enfant!... Rien n'est plus affreux que d'avoir à rougir des fautes qu'on n'a pas commises et d'entendre partout murmurer sur son passage: C'est la fille de madame Chose, vous savez bien, celle qui...
»Mais, madame, puisque nous ne devons plus nous revoir, ce n'est pas la peine de rappeler des souvenirs qui, tout en ayant peut-être quelque douceur pour vous, ne sauraient être que pénibles pour ce pauvre M. Forestier.
»Un mot pourtant.
»Vous parlez de mes pressantes supplications et de celles de Michel. Vous êtes folle, ma chère. Oui, en vérité, vous avez perdu la raison.
»Qui? Moi! vous supplier! Et de quoi? bon Dieu! de donner à mon fils unique la main de mademoiselle Hyacinthe Forestier, la fille de Rosine Forestier! Allons donc!
Ma commère, il faut vous purger
Avec deux grains d'ellébore...
»Hyacinthe n'a pas de dot, puisque vous gardez tout. Son père est député aujourd'hui, mais les élections approchent et tout le monde demande à Michel de se présenter. Par générosité, il ne voulait pas le faire, mais qu'il dise un mot: M. Forestier tombe à terre du premier coup.
Et sans avoir l'éclat du verre,
Il en a la fragilité.
»Et je vous aurais suppliée, ma chère, de donner à mon fils qui sera député dans trois mois (car il le sera, je vous en réponds), la fille sans dot d'un député dégommé et d'une femme dont il vaut mieux ne point parler, puisqu'on n'en peut rien dire que de honteux! Allons donc! vous vous prenez pour une autre, ma pauvre Rosine; vous vous croyez encore au temps où vous étiez jeune et fringante, où le capitaine Smintéry...
»..... A propos, en avez-vous des nouvelles? On dit qu'il est aujourd'hui colonel à Batna... Est-ce vrai? Vous devez le savoir mieux que personne... Il doit être bien cassé aujourd'hui, car il y a quinze ans de cela, ma chère, et vous n'étiez déjà plus ni l'un ni l'autre de la première jeunesse...
»Enfin, à tout péché miséricorde. Ce mariage est rompu. Je le regrette pour Hyacinthe, qui avait besoin d'entrer dans une honnête famille et d'avoir de bons exemples sous les yeux. Cette chère enfant est jeune et innocente encore. Je la plains sincèrement. Elle méritait mieux que de vivre près de vous. Je le dis sans vouloir vous offenser, ma chère, mais parce que c'est la vraie vérité.
»Présentez, je vous prie, mes compliments à ce bon M. Forestier. On annonce un prochain concours régional.
»Dites-lui de se présenter pour les bêtes à cornes et qu'il aura le prix. C'est certain.
»Au plaisir de ne jamais vous revoir, chère bien-aimée!
»Reine Bernard.»
Comme je retournais le papier avec étonnement, Michel me dit:
—Je t'ai fait voir les deux lettres, parce que je voulais te demander conseil. D'ailleurs ma mère a pris soin de recopier la sienne et deux ou trois exemplaires circulent déjà dans la ville. Il ne me servirait donc de rien d'en garder le secret...
—Alors ton mariage est rompu?
—Comme tu vois. Nos deux mères retirant l'une et l'autre leur consentement, Hyacinthe et moi nous demeurons assis par terre... A ma place, Félix, qu'est-ce que tu ferais?
Je me grattai la tête, ce qui favorise le travail de la réflexion, et je répondis:
—Ça dépend.
En effet, ça dépendait, mais de quoi?
C'est ce que Michel me demanda.
—Ça dépend de ce que pense mademoiselle Hyacinthe.
—Ah! s'écria Michel, elle pense tout ce qu'il faut penser. Elle m'aime, je l'aime, et nous voulons nous marier: voilà!
—Comment le sais-tu?
—Parce qu'elle me l'a dit ce matin.
—Ah! ah!
—Parbleu! reprit Michel pendant que les servantes se disputaient, j'ai compris qu'il allait arriver quelque chose, alors j'ai couru sous la fenêtre d'Hyacinthe, qui, par bonheur, ne dormait pas plus que moi; je lui ai confié mes inquiétudes. Elle est descendue en robe de chambre dans le jardin et m'a ouvert la porte. J'ai dit:—«Je crains un malheur épouvantable,» et j'ai expliqué ce qui se passait dans la rue. J'ai ajouté: «M'aimerez-vous toujours?
«—Oui.—Quoi qu'il arrive?» Elle m'a répondu en riant:—«Ah! pourtant, si vous ne m'aimiez plus, vous, Michel?» Alors je me suis mis à genoux et prosterné. J'ai baisé le dessus de ses célestes pantoufles, j'aurais baisé la semelle si elle l'avait permis, je me suis relevé, j'ai baisé les mains et le bas de la robe, j'ai fait tous les serments imaginables, j'ai invoqué tous les saints, j'ai prié saint Michel archange, mon patron, de me frapper de sa foudroyante épée si je venais à violer ma foi, j'ai adoré de nouveau, enfin je ne m'ennuyais pas ni elle non plus, j'espère, et je serais encore devant elle à genoux dans l'herbe et la rosée, si la terrible madame Forestier n'avait paru subitement et prononcé ces funestes paroles:
—Hyacinthe! Rentrez!
L'ange s'est sauvé. Le diable est resté. J'ai voulu m'excuser sur ce que, le contrat étant signé, j'avais cru pouvoir... Madame Forestier m'a répliqué:
«—Monsieur, je vous défends de parler à ma fille, de voir ma fille, de penser à ma fille!»
Et comme je m'écriais:
«—Ah! madame...»
Elle a continué:
«—Tout est rompu entre nous, monsieur! Allez rejoindre votre mère!»
Puis elle a ouvert la porte de son jardin d'un geste si impérieux que j'ai dû rentrer dans le mien. Mais comme elle refermait cette maudite porte, j'ai vu Hyacinthe à la fenêtre et j'ai crié:
«—A vous toujours! M'attendrez-vous?
»—Je vous attendrai, Michel!»
Sur quoi la mère est arrivée et a fermé la fenêtre.
Tel fut le récit de Michel qui fut fait dans l'allée des Fayants,
Sous la sombre clarté qui tombe des étoiles.
J'écoutais ce récit avec la plus profonde attention. Je ne demandai rien si ce n'est:
—Que vas-tu faire maintenant, Michel?
—Voilà, répondit cet amant malheureux, voilà ce qui m'embarrasse et sur quoi je voulais avoir ton avis. Car tu es un sage, Trapoiseau...
Et comme je déclinais modestement ce titre:
—Oui, tu es un sage, répliqua Michel avec chaleur, tu n'as jamais aimé, toi! Ou si tu as aimé...
Je pensai à la belle Angéline.
—Dans ce cas, lui dis-je en l'interrompant, j'ai pris patience. L'amour, vois-tu, c'est comme la faim et la soif quand on se promène dans la campagne. Si l'on ne trouve pas à dîner dans une auberge, on dîne dans une autre.
Je faisais le philosophe, mais Michel indigné s'écria:
—Blasphémateur! sacrilège! oses-tu comparer?...
—Enfin, ta mère et ta belle-mère sont d'accord pour te séparer d'Hyacinthe, n'est-ce pas?
—Oui.
—Parce qu'elles se détestent, elles veulent que leurs enfants se détestent aussi?
—Tu l'as dit!
—Et vous ne vous détestez pas! au contraire!
—Ah! certes!... Par Jupiter, le père des dieux et des hommes, je ne l'ai jamais aimée davantage!
—Et papa Forestier, qu'est-ce qu'il dit de tout ça?
—Je n'en sais rien. Je ne l'ai pas vu depuis la catastrophe.
—Comment! tu ne l'as pas vu et tu désespères!
—Il est si peu maître chez lui!
—Maître ou non, Michel, il faut le sommer de tenir sa parole?
Tout à coup Michel s'écria:
—Attends-moi. Le voici. Je vais lui parler tout de suite.
En effet, M. le député de Creux-de-Pile s'avançait lentement donnant le bras à sa femme. Mademoiselle Hyacinthe marchait sur la même ligne, mais à trois pas de distance, tout près de la belle Angéline Bouchardy, que M. Bouchardy, mon patron, côtoyait. Un peu plus loin, venait M. le président Vire-à-temps, accompagné du gros Francis. Tous deux s'essoufflaient à monter la côte pour rejoindre la famille Forestier.
En un mot, toute l'élite de la «société» s'avançait, car à Creux-de-Pile on appelle «société» tous ceux qui ont reçu de l'argent en naissant ou qui en ont gagné par un moyen quelconque. Le reste est du «petit monde».
Moi, j'étais du «petit monde»; Michel était de la «société», et de la plus haute, quoique son père eût été républicain, ce qui parut très bizarre, car le grand-père était légitimiste: or, il est reçu comme article de foi dans Creux-de-Pile qu'on doit hériter des opinions et des tics de son père comme de ses vieux paletots et de ses vieilles bottes.
Michel alla donc bravement au-devant de madame Forestier; mais comme par une manœuvre habile il se rapprochait beaucoup plus de la fille que du père madame Forestier dit d'une voix impérieuse:
—Hyacinthe, donne le bras à ton père!
La jeune demoiselle obéit, et (sa mère s'étant placée de l'autre côté) se trouva flanquée de ses parents comme un pauvre petit agneau innocent qui aurait à sa droite et à sa gauche deux forts chiens de berger pour le défendre de la dent des loups. Je voyais la manœuvre et j'en riais, car, certes, le doux agneau ne craignait pas la dent du loup qui s'approchait.
J'entendis, car je n'étais qu'à dix pas, la conversation qui suivit:
Michel salua silencieusement madame Forestier, qui ne répondit pas à ce salut et ne parut même pas le voir, puis mademoiselle Hyacinthe, qui ne parla pas davantage, mais dont les yeux noirs disaient bien des choses; puis il tendit la main au député, qui ne la prit pas,—foudroyé qu'il était par un coup d'œil terrible de sa femme,—et enfin demanda:
—Monsieur Forestier, je désirerais causer un instant avec vous...
L'autre consulta du regard sa femme et répondit d'un air fort embarrassé:
—Mon cher ami, vous voyez bien que ce n'est pas le moment. On ne cause pas ainsi d'affaires sur le grand chemin... car c'est d'affaires je suppose...
—C'est de l'affaire la plus importante de ma vie, s'écria Michel. En deux mots, à quelle heure voulez-vous venir après demain à la mairie?
L'autre répliqua:
—A la mairie? Pourquoi faire?
—Pour nous marier, Hyacinthe et moi. L'avez-vous déjà oublié?
Forestier demeura stupéfait.
—Mais, mon cher ami, répliqua-t-il en cherchant ses mots avec lenteur, je croyais que vous...
Alors la belle Rosine, plus hautaine, plus grisonnante et plus couperosée que je l'avais jamais vue, interrompit son mari, et d'une voix sifflante comme un coup de cravache:
—Monsieur, après les infamies que, ce matin...
Mais Michel lui coupa la parole:
—Madame, dit-il, je ne vous parle pas. C'est à M. Forestier que je m'adresse. Il est votre mari. Il est père d'Hyacinthe. Il est chef de la famille aussi, je suppose?...
—Et moi, j'en suis sûr! dit le député d'une voix sonore et en se rengorgeant comme un vieux dindon.
—Montre-le donc alors! reprit la mère.
—Eh bien, oui, je le montrerai, continua le gros homme, et pour commencer: tais-toi, ma femme!...
Mais cet éclair de vigueur n'était destiné qu'à couvrir sa lâcheté:
—Monsieur Bernard, je suis maître chez moi, et je déclare solennellement qu'après la scène de ce matin jamais personne de votre famille n'entrera dans la mienne et ne passera le seuil de ma maison!
—Très bien, dit madame Forestier. Monsieur Bernard, nous n'avons plus qu'à nous saluer.
Et elle esquissa une révérence pleine d'ironie et de dignité,—du moins à ce qu'elle croyait.
Mais Michel, à son tour, répliqua:
—Madame, je suis majeur. Hyacinthe le sera bientôt. Nous attendrons jusque-là... N'est-ce pas, Hyacinthe?
La jeune demoiselle lui tendit la main. Il la lui baisa et vint me rejoindre à dix pas de là.
J'entendis quelques mots qui furent comme les dernières fusées d'un feu d'artifice qui s'éteint.
—Tu ne l'as pas souffleté quand il a osé te dire une pareille insolence? s'écriait la belle Rosine.
—Mais, ma bonne amie, répliquait Forestier, j'aurais bien voulu te voir à ma place! Vous autres femmes, vous ne parlez que de donner des soufflets. On voit bien que vous n'en craignez pas les conséquences. Après tout, souffleter Michel parce qu'il veut épouser Hyacinthe—ce qui était légitime et permis, hier au soir,—c'est peut-être un peu vif... On y regarde à deux fois.
—Oh lâche! lâche!! lâche!! s'écria Rosine. Ah! si j'étais homme!
—Maman! dit la belle Hyacinthe d'un ton conciliant, tu n'y songes pas!... Si l'on venait à t'entendre.
—C'est pour le coup, conclut le député, que mon élection, qui déjà branle dans le manche, serait joliment fichue à l'eau.
Au même instant le président Vire-à-Temps et son fils vinrent les rejoindre. Aussitôt madame Forestier fit avec ses lèvres «petite pomme», et de sa voix «petite flûte», réservée aux gens de distinction, s'écria:
—Comment, c'est vous, monsieur le président?
—C'est vous, belle dame! répliqua le justiciard d'un air d'étonnement, de galanterie et d'admiration. On aurait cru qu'il venait d'apercevoir la Vénus de Milo avec deux bras.
—Comment allez-vous, monsieur Francis?
Le gros Francis, très poli mais peu éloquent, répondit qu'il «allait à merveille», et les compliments suivirent de part et d'autre. L'un se portait mieux que jamais. L'autre, la dame, était épanouie comme une rose; en effet, rose ou couperosée c'est tout comme pour le spectateur qui n'a pas mis ses lunettes.
Bref, le bruit flatteur des compliments réciproques s'étendit et finit par se perdre dans la vallée.
Un dernier mot pourtant arriva jusqu'à nous et perça le cœur de Michel, c'est celui-ci, dit par madame Forestier:
—Hyacinthe, prends le bras de M. Francis. M. le président et moi, nous avons à causer avec ton père.
—Oh! s'écria Michel en serrant les poings, quand je pense que ce sera la même chose tout le long de l'année, et que ce gros Francis va prendre ma place, j'ai une envie terrible de le massacrer.
Alors, moi qui suis ami de la paix et des convenances, je lui dis:
—Michel, je te le défends, ou je jure de ne plus me mêler de tes affaires.
Il se retourna brusquement.
—Tiens, Félix, tu es un bon enfant, un ami sincère, et tu sais, je crois, que je ferai tout ce qu'il faudra pour te servir, si l'occasion s'en présente, eh bien...
—Prends garde, Michel, tu vas me proposer quelque sottise!
—Non, non, rassure-toi... Écoute-moi bien. Si nous étions au désert dans le pays des gazelles, où l'on ne trouve pas de notaires, de maires et de belles-mères, mais où soufflent le sirocco, père du mistral, et le simoun, frère aîné du sirocco, où le papier timbré est inconnu, où le lion se cache à l'ombre des palmiers pour causer avec la lionne, si j'étais Kabyle enfin, Arabe ou Touareg, n'ayant d'autre fortune que mon cheval et ma lance et d'autre pensée que mes amours, si la fille d'un cheik m'avait dit: «Je t'aime!» si le vieux cheik, plus bête qu'une oie, m'avait d'abord accordé, puis refusé sa main, que faudrait-il faire, réponds?
Je répondis sans hésitation:
—L'enlever, parbleu!
—Eh bien, c'est ce que je vais faire pour Hyacinthe. Veux-tu m'aider?
—Moi! y penses-tu, Michel? Moi, Trapoiseau, futur huissier, futur avoué, futur notaire peut-être, j'irais me fourrer et te fourrer dans ce guêpier! Jamais de la vie, camarade! C'est bon dans le désert, ces procédés-là, et encore!
—Faux ami, va!
—Mais non! mais non! Clairvoyant ami, à la bonne heure!
Je m'en flatte. Un enlèvement! Nombre de Dios! Pour qui me prends-tu? Je suis un serviteur de la loi, ami Michel. D'ailleurs, informe-toi d'abord si mademoiselle Hyacinthe y voudra consentir. Mais ne compte pas sur moi!
Comme nous en étions là et revenions lentement dans l'ombre du côté de Creux-de-Pile, la voix de la belle Angéline se fit entendre. Elle nous suivait de près avec son père.
Alors Michel me dit tout bas:
—Occupe un instant ton patron. Je voudrais causer une minute avec mademoiselle Bouchardy.
—Trapoiseau, dit le patron, nous avons eu beau mettre dans le contrat toutes les complaisances possibles et faire toutes les concessions, il n'y a pas en moyen de conclure. Ces haines de femmes, vois-tu, rien ne peut les apaiser, pas même l'intérêt le plus pressant... Michel n'y perd rien. Au contraire. Pour l'argent, il trouvera mille fois mieux; quant à la fiancée, Hyacinthe est aimable, c'est vrai, mais elle n'est pas seule de son sexe, même à Creux-de-Pile...
Il jeta du côté de sa fille un regard de complaisance qui me fit frémir.
—... Et enfin, Michel est jeune, plein de talent, ambitieux, déjà très considéré dans le pays, soit pour son père, soit pour lui-même; il sera député cette année s'il le veut bien... on peut l'y aider d'ailleurs...
Ces derniers mots furent dits avec une grande intention de finesse.
—... Après tout, vois-tu, Trapoiseau, chacun de nous est amoureux à son tour, comme chacun de nous a la rougeole, on n'en meurt pas, au contraire! Eh! mon Dieu! moi qui te parle, quand j'avais l'âge de Michel j'étais amoureux de toutes les filles...
Puis, se reprenant:
—... de toutes celles qui en valaient la peine...
—C'est-à-dire, monsieur Bouchardy, de toutes celles qui avaient une dot, je suppose?
Il répliqua avec un gros rire:
—Certainement. Me prends-tu pour un niais?
Au même instant, Angéline et Michel se rapprochèrent de nous.
—Eh bien, demanda gaiement le père, as-tu consolé ce pauvre amoureux?
—J'ai essayé, du moins, de panser son cœur blessé, répondit Angéline.
—Et elle a si bien réussi, ajouta Michel, qu'on voudrait être blessé tous les jours pour être pansé par la main d'un pareil chirurgien.
—Puisqu'il en est ainsi, bonsoir, Michel! dit le père.
Et nous nous séparâmes,—Michel heureux et souriant, et moi, dévoré de jalousie.
Qu'avait-elle pu dire à Michel pour le consoler si vite, cette perfide Angéline?
Ce qui suivit le lendemain est si terrible que tout le peuple de Creux-de-Pile (à commencer par les plus hauts bourgeois) n'eut pas d'autre sujet de conversation pendant plusieurs semaines.
Cependant la matinée avait été paisible. Un soleil brûlant, tempéré par un vent frais et léger, éclairait la terre et rendait l'ombre plus douce et la verdure des prairies plus agréable aux yeux.
Les enfants criaient.
Les chiens aboyaient.
Les oiseaux piaulaient.
Les bœufs mugissaient.
Les femmes piaillaient.
Les hommes buvaient et se querellaient en parlant politique.
Enfin chacun faisait son métier en conscience. Pour moi, en l'absence de M. Bouchardy, mon patron, qui lisait son journal après déjeuner, au fond du jardin, je venais de distribuer le travail à mon lieutenant et à mon sous-lieutenant, je veux dire au second et au troisième clercs, et je réfléchissais lorsque midi sonna.
Je pris mon chapeau après l'avoir brossé avec soin de peur que mademoiselle Angéline fût debout à la fenêtre occupée à regarder la rue, le paysage et les passants, et je sortis en recommandant à mes deux subordonnés de travailler avec ardeur.
L'un d'eux, aussitôt que j'eus le dos tourné, répondit à cet exhortation:
—Qu'est-ce qu'il nous veut, ce Trapoiseau? Qu'on lui fasse sa besogne?...
Et il ajouta d'un air indigné:
—Ah bien oui! il peut se fouiller?
Et l'autre, ne trouvant pas cette pensée assez énergique, ajouta d'une voix retentissante:
—Malheur! Oùs qu'est mon fusil?
Mais, comme vous pensez bien, je ne fis pas semblant d'entendre. Ce n'est pas pour rien qu'on a le plaisir de commander. Ceux qui obéissent vous font payer cher leur obéissance. Je le sais, depuis longtemps et pour cette raison je commande le moins possible.
Je sortis donc et j'allai retrouver l'éternelle ratatouille de mouton aux pommes de terre qui faisait, comme je l'ai dit déjà, le fond de la cuisine de ma mère.
Il est vrai pourtant que la ratatouille était bonne. De plus, ma mère me témoignait de tant de façons la joie qu'elle avait de me voir et me réservait avec tant de soin les meilleurs morceaux, que je préférais vraiment son dîner à celui de tous les archevêques. Ne croyez pas, du reste, que notre salle à manger fût moins belle que celle de la terrasse de Saint-Germain, qui a tant de réputation!
En été ou au printemps, il suffisait d'ouvrir la fenêtre pour voir la verte vallée de Creux-de-Pile, la rivière limpide, les montagnes grises et bleues, la vieille église romane sur la colline en face et tout ce qui fait de cette ville prodigieuse l'éternel objet de l'admiration des hommes.
Ce jour-là donc, je dînai et je regardai, suivant mon habitude, répondant avec un peu de distraction à toutes les questions de ma mère.
Après que j'eus donné quelques détails sur la rupture du mariage de Michel et d'Hyacinthe, ma mère devint peu à peu rêveuse, ce qui ne lui arrivait guère, et me demanda tout à coup:
—Comment trouves-tu mademoiselle Patural?
Cette question m'étonna beaucoup, car nous n'avions jamais parlé de la pauvre fille, et, pour moi, je n'y avais jamais pensé.
Cependant, par respect pour ma mère, je répondis qu'elle avait un bien vilain nez, un crâne aussi plat que le fond d'une assiette, des oreilles trop écartées et des pieds, oh! des pieds si grands que si leurs pantoufles eussent été de bois, elles auraient pu servir à l'embarquement d'une armée comme les fameux bateaux du camp de Boulogne.
—Tant pis! dit ma mère.
—Pourquoi tant pis, maman? Est-ce que ça peut t'intéresser?
Alors ma mère qui était un Machiavel à sa manière, ajouta:
—Oui, tant pis, Félix, et tu vas voir pourquoi... Ton ami Michel a été mis à la porte de M. Forestier... ne te fâche pas. Ce sont les deux mères qui l'ont voulu. Tant qu'elles vivront, les enfants ne se marieront pas. Elles se sont querellées hier, elles se sont dit toutes les horreurs de la nature. Michel est flambé; Hyacinthe aussi.
Puis, comme elle voyait que j'allais l'interrompre:
—Attends, c'est le commencement, ça. Tu vas voir le reste. Le président Vire-à-Temps qui les guette va demander Hyacinthe pour son fils. Le père Forestier qui n'a pas de dot à donner ne refusera pas. La mère qui tient toutes les clefs, donnera une dot, elle, parce que c'est le président, parce qu'elle est flattée de voir un si bel homme qui a déjà soixante ans passés lui dire «belle dame», parce que...
—Mais alors, maman, qu'est-ce que tout ça peut faire à mademoiselle Patural?
—Aveugle! s'écria ma mère, tu ne vois donc pas que le fils du président qui allait épouser mademoiselle Bouchardy, épousera Hyacinthe, fille du député, que Michel pour se venger et aussi parce que mademoiselle Angéline a une belle dot, l'épousera et sera le gendre de M. Bouchardy, et que mademoiselle Berthe Patural qui est laide, mais qui a de ça, et qui visait ton ami Michel ou le fils du président, les voyant placés tous deux, sera furieuse et si quelqu'un la demande en mariage,—mais quelqu'un de bien, tu m'entends! quelqu'un comme il faut, quelqu'un qui peut acheter une étude de notaire ou une étude d'avoué;—alors, eh bien! Berthe, aux grands pieds, comme tu dis, pourra s'en accommoder. Une marmite n'a pas toujours le couvercle qu'elle voulait; mais elle a toujours besoin d'un couvercle. Quand on ne trouve pas un joli avocat ou un gros receveur, on prend un avoué!... Entends-tu, mon garçon?
Et ma mère se mit à rire en me regardant d'un air triomphant.
Je voulus objecter:
—Mais, maman, si j'étais avoué, je ne voudrais pas de Berthe Patural pour femme, et je ne suis pas avoué. Je gagne cent francs par mois, et ce n'est pas avec ça qu'on achète n'importe quoi...
—Tâche de plaire à la demoiselle de l'avoué, répliqua ma mère d'un air mystérieux. Moi, je me charge de la place. J'emprunterai tout ce qu'il faudra.
Sur ce mot «j'emprunterai» que ma mère n'avait jamais prononcé devant moi et qu'elle paraissait avoir en horreur autant que le traître Judas Iscariote qui vendit Notre Seigneur Jésus-Christ pour trente sous, je pris congé et je retournai à l'étude de maître Bouchardy, mon patron.
Je descendais la côte en fredonnant:
Voyez donc ce beau garçon-là,
C'est l'amant d'A,
C'est l'amant d'A,
Voyez donc ce beau garçon-là,
C'est l'amant d'Amanda.
Mais ce n'est pas à Berthe Patural que je pensais, vous pouvez m'en croire. Oh! non. L'ange de mes rêves avait des formes plus agréables à l'œil, une voix plus douce au cœur, et s'appelait du nom délicieux d'Angéline.
Tout à coup, comme j'arrivais devant la porte de l'étude de M. Bouchardy, une grande clameur se fit entendre à l'extrémité de la rue. De toutes parts on s'assembla devant la maison de madame Bernard, et des cris perçants retentirent.
Marion—je la reconnus à la voix—s'arrachait les cheveux et hurlait:
—Ah! madame, pauvre madame! Ils l'ont assassiné, les gueux!
En même temps elle montra le poing à la maison Forestier, reprit haleine un instant et ajouta:
—Ils lui ont coupé le cou; mais je le leur couperai à mon tour! Ah les gueux! Ah! les gueux! Pauvre chéri! Quel mal leur a-t-il jamais fait? Il allait chez eux tous les jours, il était bon comme le bon pain, il les aimait tant! Je lui disais bien: «N'y va pas, mon chéri! C'est tous de méchantes gens, de la canaille, de la bouaille! Ça n'a pas pour deux sous de cœur! Ça ne vit que pour boire et manger! Ça se fait servir des saumons de vingt livres et ça n'a pas seulement mille écus à donner en dot à leur fille!» Il n'a pas voulu m'écouter, et le voilà, il est mort maintenant; ils lui ont coupé le cou, les misérables! Mais qu'ils y viennent donc pour m'en faire autant! c'est moi qui les recevrai!
De la main droite elle brandissait un long et large couteau de cuisine pendant que de la gauche elle montrait avec le geste tragique de Niobé le corps de la malheureuse victime, déposé dans l'intérieur de la maison.
Je m'approchai très inquiet et je demandai à l'une des femmes qui étaient là:
—Qui est-ce donc qu'on vient d'assassiner?
Alors, avant que la femme pût répondre, la grosse et courte Mihiète se montra à la fenêtre du premier étage et cria:
—Fallait pas qu'il passât par-dessus le mur de notre jardin! Madame l'avait défendu; c'est bien fait!
Cette réponse me fit trembler pour Michel. Je demandai à Marion:
—Vraiment! Est-ce qu'il est mort?
Elle cria en sanglotant:
—Ah! monsieur Trapoiseau, ce n'est que trop vrai. Sa tête est d'un côté, son corps est de l'autre... Pauvre chéri, va! Comment vais-je annoncer ça à madame?
J'entrai précipitamment dans la maison pour voir ce malheureux Michel. Est-il possible! A son âge! Un grand et beau garçon, plein de force, d'amour et de joie avait si étrangement péri!
Marion me suivit en pleurant toujours comme j'allais monter dans la chambre de mon malheureux ami, elle me retint, me conduisit dans sa cuisine et me montra le défunt.
—Le voilà! dit-elle.
—Qui? Michel?
Je cherchais des yeux et ne voyais rien.
—Eh! monsieur Trapoiseau, répliqua-t-elle en colère, qui est-ce qui vous parle de Michel? Couper la tête à Michel! Ah bien! il ne manque plus que ça aux Forestier s'ils veulent que je les mette tous en chair à pâté, à commencer par la Rosine qui m'a appelée «souillon» et à finir par la Mihiète qui m'a appelée «chameau!...» Et encore qu'est-ce que je dis? de la chair à pâté! C'est bien plutôt de la chair à saucisse!... Celui qu'ils ont tué, les gueux! c'est notre pauvre paon, mon beau César... Tenez voyez la tête! son aigrette est-elle assez jolie! Et sa queue!... Il n'y en avait pas de pareille dans tout le département.
Notre saint père le pape lui-même (c'est votre oncle M. le curé qui me l'a dit à son retour de Rome) aurait voulu en avoir un pareil. Tous les cardinaux en cherchaient pour lui, mais ils n'en trouvaient pas d'aussi beau. Je crois bien que M. le curé aurait voulu l'avoir pour le donner à notre saint père, ça l'aurait peut-être fait nommer cardinal à son tour; mais pour ça, bernique! César ne voulait pas se séparer de moi, ni moi de César; il aimait tant Michel, il le suivait toujours quand il entrait dans le jardin des Forestier, et à cause de Michel il aimait tant Hyacinthe... C'est bien ça qui l'a perdu! Il avait trop de cœur, le pauvre chéri! Ce matin, Michel est allé en voyage pour les affaires de ses clients (car nous avons une clientèle, nous autres, nous ne sommes pas comme ce député galeux qui vit aux frais des pauvres gens); c'est en son absence qu'ils ont fait le coup.
Je demandai quelques détails sur l'assassinat.
Marion répliqua brusquement:
—Est-ce que je sais, moi? Est-ce que je peux savoir? Est-ce que j'ai vu? Si j'avais vu, croyez-vous que j'aurais laissé faire?... Sans doute César aura passé par-dessus le mur, comme c'était son habitude pour aller déjeuner avec les poules des Forestier. Vous savez, c'était son caractère, à ce pauvre ami; il aimait à dîner en ville, et comme il était mieux habillé que les autres et un peu glorieux, il faisait le beau devant les poules pour faire enrager le coq. On ne lui disait rien à cause du mariage de Michel et d'Hyacinthe; il a cru être dans son droit. Il a vu signer le contrat, mais il n'a pas entendu ce qui s'est dit dans la rue, devant la porte, ou, s'il a entendu, il n'a pas bien compris, car il était un peu bête, le pauvre César; il est allé dans le poulailler, la serviette autour du cou, comme il faisait tous les jours, il a voulu se mettre à table. Alors on l'a pris en traître et on l'a guillotiné.
Ici Marion fit une pause.
Puis elle leva la main vers le ciel pour implorer la justice de l'Être suprême:
—Oh! mais ils me le payeront, les scélérats, et plus cher qu'au marché encore!
Tout à coup, comme je sortais de la maison, après avoir entendu l'oraison funèbre de César, je vis de loin madame Bernard qui revenait de faire une visite et marchait à pas précipités. Alors, prévoyant une tragédie nouvelle, je me réfugiai dans l'étude de M. Bouchardy pour n'en pas être témoin.
C'est un vendredi que ce déplorable événement eut lieu. Je veux dire la mort de César. Croyez que celle du vainqueur des Gaules, qui fut assassiné au milieu du Sénat, ne fit pas plus de bruit à Rome que celle du malheureux paon de madame Bernard à Creux-de-Pile.
Dès le lendemain matin, madame Rosine Forestier, à son lever, reçut, en même temps que son chocolat, la citation suivante à comparaître devant M. le juge de paix.
«L'an mil huit cent soixante-dix-sept et le vingt-cinq mai.
»A la requête de madame veuve Bernard, propriétaire, demeurant à Creux-de-Pile, laquelle fait élection de domicile en sa demeure.
»Je, sousigné, Chrysostôme Pouscaillou, huissier, audiencier, ai cité le sieur Charles Forestier, député, rue du Faubourg-Saint-Hilaire, en son domicile et parlant à la fille Mihiète, sa servante, ainsi qu'elle m'a dit être et se nommer.
»A comparaître le jeudi 1er juin prochain, onze heures du matin, devant M. le juge de paix du canton de Creux-de-Pile, dans le local ordinaire de ses audiences, sis à la maison de ville, pour:
»Attendu que, soit par les mains, soit par les ordres ou sur les instigations dudit sieur Forestier, son épouse, de la demoiselle Hyacinthe leur fille mineure et légitime ou des domestiques de la famille, un paon, oiseau de l'espèce la plus précieuse et la plus chère, appartenant à l'ordre des gallinacés et à la famille des phasianidés, si rare qu'on ne rencontre ses congénères que dans les plaines les plus reculées de l'Asie centrale, a été trouvé décapité, mais chaud encore, le 23 mai, dans le jardin de madame veuve Bernard, sa propriétaire;
»Attendu que la mort tragique de ce brillant animal, qui faisait la joie de madame veuve Bernard et des voisins, ne saurait être attribuée ni à l'effet ordinaire des lois de la nature, puisque César (c'est son nom), était encore à la fleur de l'âge, ni au dégoût prématuré de la vie, puisqu'il avait eu la tête tranchée d'un coup de couperet (ce qui exclut toute idée de suicide), ni à la malveillance des passants, puisqu'il ne sortait jamais de la cour ou du jardin sans la permission de ses maîtres;
»Attendu, de plus, que de certaines discussions récentes entre les deux familles et de certaines paroles malsonnantes et injurieuses prononcées, soit par la dame Forestier, soit par la fille Mihiète, sa servante, il résulte la certitude que le meurtre de César avait été dès longtemps prémédité et préparé dans l'intention de vexer et molester madame veuve Bernard;
»Attendu, de plus et subséquemment, que les paroles suivantes:—Fallait pas qu'il passât par-dessus le mur de notre jardin, madame l'avait défendu, c'est bien fait! prononcées devant trente témoins, par la fille Mihiète, prouvent jusqu'à l'évidence que le coup avait été préparé;
»—S'entendre condamner, ledit sieur Forestier, député, à trois cents francs d'amende et cinq cents francs de dommages-intérêts, avec les intérêts, tels que de droit à partir de ce jour, et, en outre, aux dépens;
»Et pour que ledit sieur Forestier, député n'en ignore, j'ai, en son domicile et parlant comme dessus à ladite Mihiète, servante ci-dessus dénommée, laissé copie du présent exploit dont le coût est de un franc vingt-cinq centimes.
»Signé: POUSCAILLOU.»
C'est le samedi que ce poulet fut remis. La réplique ne tarda guère.
Dès le lundi suivant, c'est-à-dire le surlendemain, Chienduroy, autre huissier audiencier, rival de Pouscaillou, déposa entre les propres mains de madame Bernard une citation «analogue et reconventionnelle», comme il disait lui-même, à comparaître le même jeudi, à la même heure, devant le juge de paix, pour s'expliquer sur les injures dites à la dame Forestier, sur les ravages causés par le paon Bernard dans la pâtée des poules Forestier pour s'entendre condamner à payer les frais et les dommages-intérêts, dont ce magistrat respectable serait chargé de fixer le montant.
Peindre la colère des deux dames serait impossible. Si chacune des deux avait eu son mari sous la main, le pauvre homme aurait passé martyr et subi le sort des chrétiens dans le cirque. Mais le mari de l'une était mort, et le mari de l'autre, le pauvre M. Forestier, dès le lendemain de la signature du contrat, s'entendant appeler publiquement Sganarelle devant cent personnes, ne sachant comment parer le coup, ni comment consoler la pauvre Hyacinthe qui se désolait de voir son mariage rompu, avait pris le train express pour Paris et prétexté que les affaires publiques les plus graves l'appelaient à Versailles.
Michel, qui avait son plan, était parti quelques heures auparavant, de sorte que les deux tigresses ou si vous voulez, les deux belles-mères, se trouvèrent face à face.
Si l'une et l'autre avaient pu suivre leurs penchants naturels, n'ayant personne qui osât les séparer, elles se seraient griffées d'abord et dévorées ensuite; je n'en fais aucun doute. Mais qu'aurait dit la «société?»
Or, ces deux dames ne craignaient ou ne respectaient rien, excepté cet être insaisissable et redoutable.
Et encore, je parle surtout de madame Rosine Forestier, car la mère de Michel, petite femme brune et moustachue, au nez allongé en forme de presqu'île, aux yeux en vrille, qui louchait toutes les fois qu'elle se mettait en fureur, c'est-à-dire presque à toutes les heures du jour, se souciait moins que sa voisine de l'opinion publique. Dès qu'elle ouvrait la bouche, la chère dame, les injures les plus atroces venaient se poser sur le bout de sa langue comme dans leur séjour naturel, et elle les crachait sans relâche à la figure des gens.
Quant à sa rivale, la grosse et couperosée Rosine, chez elle aux premiers mots tout était sucre et miel. Vous eussiez dit l'âme la plus douce, la plus gracieuse, la plus éthérée, une âme d'ange! Mais à la première contradiction l'ange repliait ses ailes et devenait vipère.
C'est donc le lundi que la seconde bombe éclata car la première avait éclaté l'avant-veille, et Creux de-Pile fut averti que les deux «dames» les plus distinguées de tout le pays, autrefois amies intimes, maintenant ennemies mortelles, allaient se rencontrer devant M. le juge de paix.
Ce sage et savant magistrat s'en réjouissait d'avance, car on s'ennuie,—quand on sent dans sa cervelle s'agiter la sagesse du roi Salomon,—de ne juger que des affaires de bornage ou de régler les comptes embrouillés d'un boulanger avec ses pratiques.
Et si les deux dames voulaient venir plaider leur cause, face à face, Reine contre Rosine, c'est là que le juge de paix aurait de quoi se réjouir, et le public aussi. Éloquentes, impétueuses et venimeuses comme on les connaissait, elles ne manqueraient pas de faire des révélations intéressantes et piquantes sur la vie privée de l'une et de l'autre... D'avance les autres dames de Creux de-Pile faisaient retenir leurs places à l'audience. Ah! quelle joie!
Je pensais à ces choses et je taillais soigneusement mes ongles au fond de l'étude de M. Bouchardy lorsque la grande Marion entra tout essoufflée et me dit:
—Monsieur Trapoiseau, madame Bernard vous demande. Venez vite!... vite!... vite!...
Je la suivis, demandant si par hasard quelque malheur était arrivé, si Michel...
—Non, non, n'ayez pas peur, répondit Marion, c'est madame qui veut vous consulter. Voilà tout.
En effet, madame Bernard me reçut assez froidement, mais assez poliment, comme elle avait l'habitude de le faire quand elle avait besoin des gens, se réservant d'ailleurs de les insulter horriblement à la première occasion.
Elle me montra les deux citations, que je ne connaissais pas encore,—si ce n'est de réputation,—et me dit:
—Mon cher Trapoiseau, Michel est à Paris, il arriverait trop tard pour plaider sa cause; d'ailleurs, c'est trop peu important pour le déranger. Est-ce que vous voulez vous en charger?
C'est en ces termes gracieux que la dame me demandait un service. Notez que j'étais le seul avocat et licencié en droit qu'elle pût prendre, car les autres, sans être plus savant que moi, auraient dédaigné de plaider devant la justice de paix. Mon seul concurrent possible était un de mes amis, premier clerc d'avoué, savant lui aussi en droit, ferré sur la dialectique, mais désigné d'avance par M. Forestier, pour plaider toutes ses causes en justice de paix. Et il en avait beaucoup, vu l'âpre caractère de la belle Rosine.
C'était donc mon adversaire naturel.
Je répondis assez froidement à la dame, car je me souvenais qu'elle avait devant moi, trois jours auparavant, appelé ma mère «la Trapoiseau»; cependant je promis, «pour rendre service à Michel», de plaider tout ce qu'on voudrait.
Elle vit bien la nuance; mais comme elle avait besoin de moi, elle ne se montra pas difficile.
—Surtout, dit-elle avec hauteur, souvenez-vous bien que je ne veux pas que vous ménagiez ces Forestier. Si vous le faisiez, j'en serais très mécontente, et Michel aussi.
Je promis d'écorcher vifs dans mon discours le pauvre député et madame Rosine; mais le mercredi suivant, veille de l'audience, je reçus de Michel la lettre suivante:
«Paris, 29 mai 1877.
»Cher ami,
»Je sais tout; les malheurs qui ont suivi mon départ et celui de M. Forestier, le meurtre affreux du pauvre César qui paie pour tout le monde, comme tous les êtres faibles et sans défense, les citations, les exploits d'huissier et la bataille que tu vas livrer devant le juge de paix.
»C'est cette bataille surtout que je crains. Ma mère et ma belle-mère (car la vieille Rosine sera ma belle-mère ou je lui couperai le cou comme elle l'a fait à César) ont juré de me séparer d'Hyacinthe. J'ai juré, moi, de l'épouser, et mon serment vaut le leur.
»Mais il faut user d'adresse.
»A parler sincèrement, j'avais pensé d'abord à l'enlever comme on faisait au siècle dernier, l'épée à la main. Malheureusement (ou heureusement peut-être) ma chère Hyacinthe a des idées bourgeoises. N'en parlons plus.
»Pour me consoler et arriver au même but par un autre moyen, j'ai formé un projet d'une profondeur étonnante.
»Amour et politique, je ne te dis que ça... Dans quelques jours, et de vive voix, je t'expliquerai mon idée.
»En attendant, cher ami, poursuis le moins possible la vengeance de César qu'on ne peut plus le ressusciter. Mets autant d'huile dans les ressorts que ma mère et ma belle-mère y voudront mettre de vinaigre pour les rouiller et les faire grincer. Si l'une et l'autre pouvaient être renvoyées, dos à dos, dépens compensés, mon bonheur serait au comble.
»A propos, on m'écrit que le gros Francis et son père, le rusé Vire-à-Temps, tournent autour d'Hyacinthe. Serait-il vrai, grand Jupiter! Dans ce cas, j'étranglerai Francis. Dis-lui ça, et que tu seras mon témoin.
»Adieu, ami,»
»MICHEL.»
Sur ces derniers mots, je repliai la lettre et je dormis d'un sommeil paisible en attendant la bataille du lendemain qui fonda pour longtemps à Creux-de-Pile ma réputation de dialectique et d'éloquence.
La salle d'audience de la justice de paix était pleine dès neuf heures du matin. C'était un long parallélogramme à angles droits qui servait à diverses cérémonies et que décoraient les images de tous les chefs de gouvernement qui ont fait depuis 1815 le bonheur de la France.
Au fond, à la place d'honneur, était le portrait en pieds du feu roi Louis XVIII. Je dis en pieds, pour expliquer qu'on voyait ses pieds aussi bien que sa tête, car d'ailleurs le pauvre gros homme avait été obligé de se faire peindre assis dans un fauteuil de velours rouge à cause de ses infirmités. Dans le même cadre et debout se tenait madame la duchesse d'Angoulême, la pieuse Antigone, comme on disait à la cour, mais la sévère figure d'Antigone, exposée dans un champ de blé, aurait mis en fuite les moineaux les plus braves.
Dans le cadre de droite était le bon roi Charles X,—debout celui-là,—en grand uniforme, la main gauche appuyée sur son épée, maigre et mince d'ailleurs, la lèvre pendante, la bouche ouverte et souriant agréablement à son peuple.
Dans le cadre de gauche resplendissait le roi Louis-Philippe. Près de lui était sa femme; un peu en arrière, une demi-douzaine de princes et de princesses, la plus belle famille royale qui fût au monde, comme disaient les préfets entre 1830 et 1848.
Et enfin, à l'autre bout de la salle, bien en face du public, mais derrière le fauteuil de M. le juge de paix, se tenait Napoléon III; à côté de lui, l'impératrice Eugénie et le prince impérial en grenadier de la garde.
Comme on voit, la salle était décorée de manière à satisfaire tous les goûts et à flatter toutes les dynasties.
—En effet, disait le concierge de la mairie,—celui que ses concitoyens appelaient maire deux, comme on dit Henri Deux ou Charles Deux, pour exprimer d'un mot l'importance de ses fonctions et qu'il était le second de sa dynastie,—est-ce que nous savons qui est-ce qui sera roi ou empereur demain matin? Faut-il se brouiller avec celui-ci ou avec celui-là? C'est toujours celui qu'on n'attendait pas qui arrive. Au moins, comme ça, que ce soit Pierre, Paul ou Jacques, il trouvera son portrait sur le mur, il verra qu'on a pensé à lui et qu'on l'avait toujours au fond du cœur, quoique, par politesse pour les autres, on ne voulût pas le dire tout haut... Ça le flattera, ce brave homme!
Un seul portrait ou buste manquait, c'est celui de la République; mais d'abord, comment est-elle faite? Qui a vu jamais son image ou ressemblance? Ensuite,—et c'est plus grave,—parmi les autorités, pas une seule, ni préfet, ni sous-préfet, ni maire, ni fonctionnaire payé par l'État n'a demandé qu'on lui fît cette honneur.
Au contraire, on entend dire à toute heure dans tous les salons de Creux-de-Pile (car nous avons des salons, nous autres, tout comme les Parisiens) que la République n'a pour elle que des meurt-de-faim, des va-nu-pieds et des pas-grand-chose.
Je crois que Michel et moi nous étions à peu près les seuls parmi les gens sachant lire, écrire et parler correctement le français qui eussions l'audace de se dire républicains, et encore, je le laissais dire, moi, mais je ne le disais pas, excepté à maman Trapoiseau qui connaissait toutes mes pensées depuis le jour de ma naissance.
Quand à Michel, il l'avait proclamé de tout temps, mais Michel était riche, et les riches, voyez-vous par tout pays, mais surtout en province.
C'est les rois de la terre,
comme dit la chanson.
On vient de voir quel était le mobilier de la salle d'audience. Il faut y ajouter vingt-huit ou trente bancs de chêne sur lesquels le public était invité à s'asseoir, plus une chaise pour le greffier, et enfin un fauteuil pour M. le juge de paix.
Ce jour-là, je veux dire le 1er juin 1877, par extraordinaire, quarante ou cinquante chaises de paille avaient été placées derrière le fauteuil du juge et réservées,—cela se voyait du reste,—à des personnes de la plus haute distinction.
Ces personnes ou personnages, c'était la fameuse «société» de Creux-de-Pile. Tout ce qu'il y avait de plus huppé dans le pays.
En première ligne, M. de Courbillon et son épouse, propriétaires, bourgeois d'ancienne date, de fortune médiocre, de capacité pire, mais relevés aux yeux des hommes par une piété profonde, une honnêteté véritable, une habitude de ne rien faire qui datait de trois générations et un respect profond de leur gentilhommerie, qui d'ailleurs pour l'origine et l'ancienneté en valait beaucoup d'autres plus célèbres en France.
En seconde ligne... mais peut-être, afin d'éviter une énumération plus longue que celle d'Homère, ferai-je mieux de répéter la conversation que j'avais ce jour-là même, un quart d'heure avant l'audience, avec mon camarade, adversaire et ami Néanmoins, qui devait plaider pour madame Forestier.
Et d'abord, il faut que je vous présente Néanmoins. Ce nom bizarre qu'il n'avait pas reçu au baptême où il fut présenté sous le nom de Charles-Jules (père et mère inconnus) lui vint de ce que, très bien doué d'ailleurs du côté de l'intelligence, il avait entre les deux yeux un nez plus petit des trois quarts que le plus petit de tous les nez de l'arrondissement.
Ce n'était pas sa faute; il n'avait pas eu le choix, comme disait la bonne sœur de Saint-Roch qui le recueillit; le pauvre garçon était arrivé le dernier à la foire des nez, et n'en ayant pas trouvé d'autre, s'était accommodé de celui-là. De là vint le nom de Néanmoins (Nez-en-moins), qui fut collé sur lui par ses camarades au lieu et place du nom de son père.
Ce n'est pas tout. Néanmoins, un peu trop court du côté du nez, était trop bombé du côté opposé. En d'autres termes, il était bossu, et sa bosse s'élevait entre ses deux épaules comme une montagne entre deux plateaux. Un large buste, de longs bras et de longues jambes pareilles à celles d'un faucheux, un visage assorti à tout le reste, très intelligent, mais aussi très trivial, voilà mon ami Néanmoins, qui ajoutait à ces grâces naturelles une certaine manière d'agiter en marchant ses bras comme un batelier agite ses rames, de sorte que les enfants se retournaient dans la rue pour le voir et pour le contrefaire.
Très populaire avec cela, il avait deux noms au lieu d'un. Quand on l'appelait par devant, son nom était Néanmoins; mais quand il avait le dos tourné, on l'appelait Bossenplus.
Contrefait comme il était, horriblement laid, sans famille, sans fortune, couvert de deux sobriquets ridicules, il aurait dû être triste ou méchant.
Ni l'un ni l'autre. Néanmoins avait l'humeur aussi gaie que si les dieux l'avaient fait pareil au bel Endymion, qui fut enlevé par la chaste Diane. Il riait le premier de sa bosse, de son nez, de sa pauvreté, et, sans grimace, faisait rire les autres. Élevé par charité, il avait reçu une excellente éducation primaire, en avait très bien profité, et s'était fourré de bonne heure dans la procédure.
Il était, en ce temps-là, maître clerc de M. Patural, l'avoué, et déjà commençait à diriger l'étude, le patron devenu gros, gras et riche, ne pensant plus qu'à jouir de la vie, suivant la formule célèbre du Marseillais:
«Manger tout son soûl, boire des aliqueurs, et voir les femmes comment elles sont faites...»
Peut-être Néanmoins ne gagnait-il pas beaucoup d'argent à ce métier de premier clerc, chargé des pleins pouvoirs de son patron,—douze cents francs tout au plus et ce qu'il pouvait tondre sur quelques petites consultations de hasard,—mais il y ajoutait les produits de son éloquence.
Lui et moi nous plaidions contradictoirement les affaires de la justice de paix, je veux dire celles où des personnages considérables étaient intéressés; car pour les pauvres diables qui se disputaient depuis trente sous jusqu'à six francs, ceux-là plaidaient eux-mêmes.
Mais aussitôt qu'un plaideur était averti que son adversaire avait mis sa cause dans les mains de l'un de nous, vite il courait chez l'autre. Trapoiseau, Néanmoins étaient les deux colonnes de la justice de paix.
Aussi bons amis d'ailleurs hors de la salle d'audience qu'acharnés à nous contredire à l'intérieur, Néanmoins m'avait même cinq ou six fois invité à souper chez une veuve un peu mûre qui avait pour lui des bontés malgré (ou peut-être à cause de) son nez et de sa bosse; mais j'avais refusé de peur de contrarier ma mère qui veillait au décorum et rêvait pour moi de hautes destinées.
En deux mots, lui et moi, nous n'avions guère de secrets l'un pour l'autre, et en particulier nous parlions avec une liberté suprême de tout ce qu'il y avait de plus riche dans la finance ou dans l'industrie, de plus élevé dans l'administration, de plus joli et de mieux fait dans le beau sexe, de plus souverain dans la magistrature.
C'est pourquoi, comme M. le juge de paix, homme d'une exactitude sans pareille, ne devait faire son entrée qu'une demi-heure plus tard, nous nous appuyâmes, Néanmoins et moi, sur la balustrade en bois qui domine l'escalier de l'hôtel de ville, et nous regardâmes monter les bourgeois et les bourgeoises de Creux-de-Pile.
—Tiens, dit Néanmoins, regarde ce nez fendu comme celui d'un bouledogue et cette tenue d'ancien gendarme qui se croit toujours sur le point d'arrêter les gens, c'est Crochard, le percepteur. Joli garçon, celui-là, avec ses yeux féroces, son nez bourgeonné et sa voix de rogomme; il doit être aimable avec sa femme s'il l'est moitié autant qu'avec le public.
Je répondis:
—Néanmoins, mon ami, je t'invite à respecter l'autorité même dans ce qu'elle a de plus laid et de plus désagréable... Et celui-ci, qui parle le dos plié, le chapeau à la main, à quelqu'un qu'on ne voit pas encore, qui est-ce?
—Hé! c'est le gros Francis Vire-à-Temps qui offre le bras à sa belle sœur, la femme de M. le sous-préfet. Elle est charmante, la petite dame.
Ici, Néanmoins fit claquer sa langue d'un air de connaisseur. Je crus devoir le rappeler aux convenances.
—... Oui, charmante, en vérité, jolis yeux, taille mince et bien prise. Tournure svelte et gracieuse. Un petit air étonné, riant et charmé, qui vous charme vous-même. Pas bête, ce gros sous-préfet, qui a su trouver ça et cent mille écus de dot avec!... L'huître et la perle!... Ah! ces Vire-à-Temps, ces Vire-à-Temps sont nés coiffés!
Je demandai:
—Que vient faire ici la petite dame?
—Parbleu! tu le vois bien... Montrer sa toilette du matin, qui est délicieuse (arrivée de Paris hier au soir, le chef de gare me l'a dit), se montrer elle-même, et je te garantis qu'elle fera plus d'effet que sa toilette, profiter de l'absence forcée de mademoiselle Hyacinthe Forestier, qui pourrait seule lui disputer le prix de la beauté, voir un spectacle nouveau, ce qui plaît à toutes les dames, et avoir pour toute la semaine un sujet de jacasserie...
A ce dernier mot je m'écriai:
—Néanmoins, Néanmoins, tu m'indignes...
Alors il répliqua d'un ton philosophique et grave que le savant Aristote lui-même n'aurait pas dédaigné:
—Mon ami, Mme Eva Vire-à-Temps, femme du sous-préfet, belle-fille du président, belle-sœur du gros Francis, future belle-sœur de mademoiselle Hyacinthe, est un ange... qui le sait mieux que moi?...
Il poussa un profond soupir.
—... Mais, ajouta-t-il, comme il n'est pas d'ange qui ne touche à la terre par quelque côté, celle-ci a le petit défaut de jacasser un peu... cela te déplaît. Mettons qu'elle est un ange sans défaut...
Et ainsi de suite. Mon ami Néanmoins nomma et analysa toutes les personnes qui montaient le grand escalier d'honneur.
Tout à coup, onze heures sonnèrent à la grande horloge de la ville. Nous allâmes, lui et moi, prendre nos places dans la salle d'audience, et M. le juge de paix qui était monté, sans qu'on le vît, par un petit escalier dérobé, fit son entrée.
De tous les magistrats que j'ai connus, et qui ont jugé sur leurs sièges ou péroré debout dans Creux-de-Pile, M. Robin était certainement le plus aimable.
C'était un vrai bourgeois de l'ancien temps, instruit, lettré, bien élevé, doux, plein de naturel et de charme dans la conversation, et d'une bienveillance un peu railleuse qui ne se démentait jamais, excepté avec quelques gens de loi rapaces dont il sabrait impitoyablement les mémoires et auxquels il appliquait toujours le minimum de la taxe, car il avait été trente ans juge au tribunal avant d'être nommé juge de paix.
Avec cela, le plus honnête homme du monde et le moins attaché à l'argent; assez riche d'ailleurs de son patrimoine, il avait réduit de bonne heure tous ses besoins au strict nécessaire, n'ayant qu'une vieille cuisinière, mais habile dans son métier et bien payée, sobre mais délicat dans ses goûts; toujours vêtu de la même manière en quelque occasion ou cérémonie que ce pût être, mais proprement et avec l'élégance discrète qui convient aux vieillards; il avait doté sa fille unique mariée à un officier établi en Algérie, non seulement de l'héritage de sa femme morte depuis longtemps, mais encore presque de tout le sien propre, ne gardant pour lui que le strict nécessaire, c'est-à-dire deux mille cinq cents francs de rente, afin, disait-il, de ne pas dépendre du hasard et des gouvernements ou des préfets qui pouvaient survenir.
Quant à son traitement de juge de paix, il le partageait en trois portions égales; de la première il faisait des présents à sa fille à ses petits-enfants; la seconde était réservée aux pauvres diables de toute espèce qui venaient lui demander conseil et assistance; pour la troisième il la donnait à une vieille fille autrefois jolie, qui avait charmé son âge mûr et celui de deux autres bourgeois indivis. La malheureuse était devenue laide et les autres bourgeois l'avaient délaissée; mais M. Robin qui n'allait plus la voir, prenait toujours soin de sa vieillesse, et empêchait qu'elle ne fût maltraitée, car, disait-il souvent, il n'y a qu'un malhonnête homme qui laisse cracher dans la fontaine après s'y être désaltéré.
Tel était le savant magistrat qui allait juger la grande querelle de Mme Bernard contre Mme Forestier.
Il entra d'un pas ferme et assez leste encore malgré ses quatre-vingts ans, salua le public et les dames d'un air souriant, bienveillant et grave comme il convenait à sa situation sociale, à son âge et à son caractère, et fut salué à son tour très respectueusement. Il était fort aimé des ouvriers, parce qu'il les aidait de ses conseils et de sa bourse, et des dames parce qu'il les aimait beaucoup, et aussi (faut-il l'avouer?) parce qu'il leur racontait mieux et plus gaiement que personne les histoires grivoises de l'ancien temps.
En un mot, cet homme excellent n'était pas parfait; mais quelle distance de lui à la plupart de ces bourgeois, dont tous les vices étaient assaisonnés de grossièreté, de bêtise, de cynisme ou d'hypocrisie.
A peine assis, il regarda l'auditoire placé devant et derrière lui, et surtout les dames, sourit à madame la sous-préfète, belle-fille du président Vire-à-Temps, qui était incontestablement la plus jolie, expédia lestement quatre ou cinq affaires de braves gens qui se querellaient pour des niaiseries, et enfin, au bout d'un quart d'heure, fit signe à mon ami Néanmoins et à moi que notre tour était venu.
Sans être un orateur hardi et sûr de son auditoire, je ne suis certes pas timide, mais ce jour-là j'avais des palpitations de cœur, car je venais de reconnaître au fond de la salle, derrière M. le juge de paix, et un peu à gauche, Mlle Bouchardy, qui me regardait fort attentivement, et cette vue m'ôtait la plus grande partie des moyens oratoires.
Échouer devant Angéline! Ah! grands dieux! ce serait à se jeter au fond de la rivière!
Je m'avançai donc un air modeste, pesant toutes mes paroles,
Priant des justes dieux, conducteurs de ma langue,
de ne dire rien devant cet auguste auditoire qui pût être requis, et je commençai l'exposition des faits.
Je vantai d'abord les vertus et les grâces du pauvre César défunt. Jamais paon plus magnifique n'avait dans aucune basse-cour de France ou d'Angleterre, déployé sa queue au soleil; ses tectrices caudales, monsieur le juge, étaient au nombre de dix-huit.
Ici, Néanmoins m'interrompit:
—Tectrices, dit-il, qu'est-ce que c'est que ça? Allons-nous parler latin devant les dames?
Il espérait faire rire à mes dépens, mais je répliquai d'un air grave:
—Je comptais n'être pas obligé d'expliquer à mon honorable confrère que les tectrices caudales sont ces belles plumes molles qui couvraient et entouraient comme d'un épais et resplendissant bouclier la queue du malheureux César.
Je fis une pause comme si j'étais suffoqué par l'émotion, et j'ajoutai en poussant un profond soupir:
—Malheureusement, ce bouclier ne l'a pas préservé des coups d'un lâche assassin.
Alors M. le juge de paix me dit avec bonté:
—Voyons, monsieur Trapoiseau, expliquez-nous comment il a péri. Ces dames brûlent d'envie de l'apprendre.
Je répliquai:
—Il a péri, monsieur le juge de paix, comme tout ce qui est beau et bon en ce monde,—sous les efforts réunis de la haine et de l'envie.
Puis, d'un ton moins élevé et qui ne visait plus à la haute éloquence, je racontai les circonstances présumées de l'événement, l'entrée de César dans le jardin de Mme Forestier où sans doute on l'avait attiré par de perfides caresses, et sa mort violente que je comparai en finissant à celle du jeune Conradin, qui était venu réclamer son héritage à Naples et qu'on avait fait décapiter.
—Son héritage! reprit Néanmoins. Entendez-vous par là, maître Trapoiseau, le grain qu'on donne à nos poules?
Comme j'allais répliquer vivement, M. le juge de paix prit la parole et dit à mon adversaire, qui déjà retroussait ses manches pour mieux montrer la blancheur de ses manchettes:
—Mon ami Néanmoins, avez-vous quelque chose à nier dans ce récit tragique?
—Je nie tout, monsieur le juge, le fait principal d'abord, et ensuite les circonstances accessoires; je nie...
—C'est bien, maître Néanmoins. Nous verrons cela tout à l'heure. Où sont les témoins?
L'huissier appela la grande Marion.
Elle s'avança, fit une grande révérence à M. le juge, une autre à l'auditoire, un sourire à moi, une grimace à Mihiète son ennemie, mit les mains sur ses hanches, pour mieux garder la perpendiculaire et dit d'une voix retentissante:
—Monsieur le juge, n'écoutez pas ce bossu...—elle montrait Néanmoins—... ce bâtard, ce...
Un si bel exorde commençait à répandre la joie dans l'assistance, et mon adversaire lui-même, habitué d'ailleurs à de pareils compliments, riait ou faisait semblant de rire comme les autres; mais M. Robin l'interrompit:
—Marion, si vous n'avez pas à témoigner d'autre chose, je vais vous envoyer éplucher vos oignons et vos carottes.
Elle répondit.
—Seigneur, mon Dieu! on ne peut donc plus parler devant le monde?
—Non, vous n'avez le droit d'insulter personne!
—Ah! que vous êtes dur pour les pauvres gens, monsieur le juge!... Enfin, dites-moi vous-même ce qu'il faut dire, alors!
—Vous aviez un paon, Marion?
—Et un joli encore, monsieur le juge. J'ai vu des princes qui ne le valaient pas... Tenez, vous vous rappelez bien celui qui passa l'an dernier avec deux domestiques à l'auberge, et qui se soûla comme une grive aux vendanges...
—Marion, je ne vous parle pas d'un prince, mais de votre paon!... On l'a tué?
—Oui, monsieur.
—Qui l'a tué?
—Est-ce que je sais, monsieur... Si je le savais, je lui ferais passer un mauvais quart d'heure.
Alors dans un récit assez diffus, elle expliqua ce qu'elle avait vu, et qui devait être cause du meurtre.
—C'est la Mihiète, j'en mettrais ma main au feu! C'est une mauvaise femme, cette Mihiète! En même temps, elle montra le poing à son ennemie qui, de son côté, allait répliquer lorsque M. Robin leur coupa la parole.
—Retournez à votre place, Marion, mais ne vous éloignez pas; j'aurai besoin de vous tout à l'heure.
—A votre service, monsieur le juge de paix, ici et ailleurs!
Mihiète vint à son tour; mais avertie et rendue prudente par le sort de sa rivale, elle attendit les questions:
—Mihiète, avez-vous vu le paon le jour où il a été tué?
Elle répondit triomphante:
—Si je l'ai vu, monsieur le juge de paix!... c'est-à-dire que je n'ai fait que ça!... Il était assez laid, son César adoré, avec son bec long et plat comme le nez de M. Pouscaillou ici présent...
De la main elle montrait l'huissier contre qui sans doute elle avait quelque vieille rancune.
—Mihiète, prenez garde à vos paroles, interrompit le juge de paix.
Mais elle continua:
—... Pour les pattes, ça ressemblait à celles de madame...
Elle cherchait des yeux dans l'assemblée à qui elle appliquerait un compliment, et la plupart des dames tremblaient, mais M. Robin lui dit:
—Voyons, Mihiète, laissez-là son bec et ses pattes. Est-ce vous qui l'avez tué?
—Et pourquoi donc ça ne serait-il pas moi? demanda Mihiète. Il m'a assez ennuyée, je vous en réponds, pendant qu'il vivait. Il criait tout le temps. On croyait tantôt que le cochon grognait, tantôt que le dindon gloussait; pas du tout, c'était mon César qui chantait... Et si vous saviez la voix qu'il avait!... Tenez, vous avez bien entendu Mme...
—Mihiète! reprit sévèrement M. Robin.
—Enfin, vous savez bien la dame que je veux dire, quand elle chante, elle fait aboyer les chiens et tourner le lait des nourrices; eh bien, César chantait tout comme elle.
—Alors vous l'avez tué?
—Eh bien, oui, monsieur le juge de paix, c'est moi! répliqua Mihiète avec une énergie sauvage. Et si c'était à refaire, je le referais!...
—Oh! oh! s'écria Marion d'un air de défi.
—Oui, je le referais! Et ce n'est pas toi qui m'en empêcherais encore!... Monsieur le juge de paix, voici la chose... Le matin Mme Forestier me dit: Mihiète, vous voyez comment on m'a traitée! En effet, la Marion et Mme Bernard nous avaient agonisées de sottises... Eh bien, a dit madame, tout ce que tu pourras lui faire de pire, fais-le... Et pour commencer, si cette sale volaille vient manger la pâtée de nos poules... coupe-lui le cou!... Alors le César est venu comme à l'ordinaire pour dîner chez nous, sa marmite était renversée chez lui, et ma foi, j'ai fait comme Mme avait dit.
Marion s'écria en montrant le poing:
—Va! va! elle et toi, vous ne le porterez pas en paradis!
L'autre allait répliquer; M. Robin lui fit signe de se taire et demanda:
—Maître Néanmoins, après l'aveu de Mihiète, niez-vous toujours le fait principal?
Alors, mon ami Néanmoins fit un grand geste oratoire et dit:
—Monsieur le juge de paix, il est vrai que César a été tué. Mais dans quelle circonstances?... C'est l'objet de l'action reconventionnelle que nous poursuivons aujourd'hui. J'attends de votre justice, monsieur, que les deux causes ne soient pas disjointes, mais réunies et conjointes.
—Elles le seront, dit M. Robin, si cela est nécessaire. Allez, Néanmoins, vous avez la parole.
Il y eut un mouvement dans l'assistance, et ce qu'en termes parlementaires on appelle une «sensation». D'abord parce que tant de spectateurs assis depuis longtemps et immobiles, étaient fort mal à l'aise, ensuite parce que les femmes étant, comme toujours, en majorité, avaient besoin d'échanger leurs impressions et de prendre parti.
Toutes les chaises furent remuées. Quelques dames placées au dernier rang et dont la toilette méritait (à leur avis) d'être mise en vue, changèrent de place avec quelques messieurs très polis et passèrent au premier rang.
Alors les conversations s'engagèrent.
Mon ami Néanmoins ne paraissait pas pressé de commencer. Je crois que, pareil à tous les orateurs habiles, il désirait connaître d'avance les dispositions de l'auditoire pour y conformer son exorde. Il feignait de chercher dans ses papiers quelque «document» écrasant pour ses adversaires et en même temps il prêtait l'oreille.
—Que dites-vous de ça, ma chère comtesse? demanda la pieuse Mme de Courbillon à sa voisine, vieille chanoinesse, venue cinquante ans auparavant du fond des Vosges et qui passait pour la femme la plus noble de race et la plus originale de tout l'arrondissement de Creux-de-Pile.
—Ma chère, répondit la chanoinesse, en laissant tomber sur l'assistance un regard dédaigneux de ses gros yeux voilés par l'âge, de mon temps, les gens de maison se querellaient pour leurs maîtres, et maintenant les maîtres se querellent pour leurs domestiques. Voilà un des beaux effets de leur Révolution. Ils n'avaient pas prévu ça, les bourgeois.
Et les deux nobles dames sourirent d'un air de mépris en pensant à la bêtise des bourgeois.
Une autre dame, plus jeune et de moins noble race,—son père avait été ferblantier, son mari était banquier,—dit à sa voisine:
—C'est maintenant que nous allons rire quand on va dire que M. Forestier est...
Elle baissa la voix et lâcha le mot qui fit beaucoup rire la voisine.
Mais est-ce bien vrai? demanda celle-ci, qui ne demandait qu'à voir dissiper ses doutes.
—Si vrai, répliqua la banquière, qu'on a vu une nuit le capitaine Smintéry passer par-dessus le mur du jardin pendant l'absence du mari. C'est la belle Rosine qui tenait l'échelle.
—Est-il, Dieu, possible!
—C'est certain, ma chère, et si Mihiète voulait parler!... Elle en sait long, celle-là! Oh! oui, elle en sait long!
Je n'entendis rien de plus, car M. le juge de paix, voyant que Néanmoins n'attendait plus qu'un signal pour commencer, lui donna la parole:
—Monsieur, dit le fondé de pouvoirs de la belle Rosine, voici l'affaire:
Nous avons tué un paon. Ça, c'est vrai, incontestable, indiscutable, indéniable. Ce paon s'appelait César. Nous ne le contestons pas davantage. On connaît notre franchise. On sait que nous ne cherchons jamais à fuir la conséquence de nos actes.
Mais dans quelles circonstances avons-nous tué ce paon? Était-il sur nos terres ou sur celles de notre adversaire? Il était sur les nôtres. Que faisait-il?... Il mangeait, monsieur le juge de paix; il dévorait (j'ai honte pour lui et pour ses maîtres de le dire) la pâtée de nos poules. Elles maigrissaient, les malheureuses! Il engraissait à nos dépens, lui, ce gros bénédictin, ce gros plein de soupe... de notre soupe à nous!
Nous le supportions pourtant ou plutôt nous le subissions... Oui, nous le subissions; mais nous le supportions... D'autres ne l'auraient pas fait; mais nous le faisions, nous! il nous plaisait de le faire...
Ici Néanmoins redressa fièrement sa bosse.
... Nous le faisions par bonté, par générosité, parce que nous voulions garder de bonnes relations avec notre voisine, Mme Reine Bernard, malgré tous les sujets de plainte qu'elle nous avait donnés,—parce qu'une alliance qui aurait comblé les vœux de Mme Bernard et qui (dans une certaine mesure, je le reconnais, ne nous déplaisait pas) semblait près d'unir deux des familles les plus honorables du pays; parce qu'enfin...
Le juge de paix l'interrompit:
—Mon ami, dit-il, venez au fait, s'il vous plaît.
Alors, Néanmoins reprit:
—Voici le fait. Le lendemain du jour où le contrat de Mlle Hyacinthe Forestier et de M. Michel Bernard a été signé, la servante de Mme Bernard a cherché querelle à la nôtre; nous avons été traités de la façon la plus grossière: on nous a jeté à la tête des mots abominables et que la décence même défend de répéter devant les dames...
Toutes les femmes présentes brûlaient au contraire, d'envie de les entendre répéter; mais le vieux juge de paix, qui était réellement conciliant, fit signe qu'il approuvait cette réserve et même qu'il blâmerait fortement Néanmoins s'il osait s'en écarter. Celui-ci continua:
... Enfin, Mme Bernard et sa servante nous ont traités comme la dernière des dernières... Alors, justement indignés qu'on répondît par de tels procédés à toutes nos bontés, nous avons mis à la porte toute la famille; M. Michel Bernard à qui nous avons retiré la main de notre fille, la veuve Bernard sa mère, la Marion qu'on vient de voir déposer tout à l'heure et le paon.
César n'a pas voulu obéir à la loi. Il a sauté par-dessus le mur; il a franchi le Rubicon; il est tombé victime de sa témérité, de sa goinfrerie ou peut-être de l'avarice de Mme Bernard et de Marion qui ne le nourrissait pas assez bien...
—Si l'on peut dire!... interrompit Marion furieuse.
Mais le juge de paix lui fit signe de se taire.
—Enfin, que demandez-vous, Néanmoins?
—Voici mes conclusions, monsieur..... Cent francs d'amende que Mme Bernard paiera au gouvernement de la République, cinq cents francs de dommages-intérêts, qu'elle nous paiera, à nous; et, si vous croyez devoir en échange nous faire payer la valeur du paon, qui n'était ni beau ni bon, qui avait un gloussement plus désagréable que celui des dindes et qui laissait partout (vous m'entendez bien, monsieur le juge et vous aussi, mesdames) des traces de sa digestion, eh bien, nous consentons de grand cœur à ce qu'on diminue de deux francs cinquante centimes la somme de cinq cents francs que nous attendons de votre justice.
Et voilà!
Ayant dit ces choses, Néanmoins s'essuya le front et regarda d'un air assuré tout l'auditoire.
—Et vous, maître Trapoiseau, demanda le juge de paix, qu'avez-vous à répliquer?
—Presque rien, monsieur, excepté que les torts sont à peu près réciproques, que la servante de ma cliente a été provoquée, qu'elle a répondu vivement, qu'un mot malheureux a été lancé qui ne pouvait d'ailleurs blesser en rien l'honneur et la réputation inattaquables de Mme Forestier, que, d'ailleurs, il a été prononcé par la servante et non par la maîtresse qui s'empresserait de la désavouer si elle était présente...
J'allais continuer mes explications en suivant les instructions de Michel, pallier, adoucir et mettre de l'huile dans les ressorts, mais tout à coup une voix aigre et vibrante retentit au fond de la salle, et d'un coin obscur sortit une petite vieille dame vêtue de noir et voilée que personne n'avait remarquée jusque-là.
C'était Mme Reine Bernard, qui releva son voile épais, s'avança en face du juge de paix, et dit:
—Taisez-vous, Trapoiseau!... Puisque vous ne savez pas plaider pour moi, je vais plaider moi-même.
Je me retirai modestement et lui cédai la place. Je connaissais la fureur continuelle de la dame et son vocabulaire toujours riche en injures; je n'avais pas envie de détourner sur moi un torrent prêt à couler sur la famille Forestier.
Du reste, tous les assistants se réjouissaient à la pensée d'entendre Mme Bernard. Le juge de paix lui-même, sous couleur d'impartialité, ne haïssait pas la plaisanterie, et ce petit incident semblait le distraire. Il dit donc d'un air aimable et souriant:
—Madame, vous avez la parole.
Alors Mme Bernard commença:
—D'abord, monsieur, il y a autant de mensonges que de mots dans ce que vous a débité ce bossu.
Elle montrait du doigt Néanmoins, qui prit l'attitude d'un homme au-dessus de l'injure; du moins c'est ce qu'il voulait figurer, je crois, en fourrant ses pouces dans les entournures de son gilet et renversant la tête en arrière comme s'il avait regardé quelque mouche au plafond ou quelque étoile au zénith.
Elle continua:
—Quant à Trapoiseau, à voir la mollesse avec laquelle il défend mes intérêts, je m'explique bien le soupçon qui m'est venu qu'on l'a payé pour...
Au fond de mon âme, je l'appelai pécore. J'essayai de l'interrompre et de réclamer; mais le juge de paix me fit signe de la main:
—Trapoiseau, dit-il, vous n'avez pas besoin de réclamer. Nous vous connaissons tous. Vous savez bien d'ailleurs qu'il faut pardonner quelque chose à la colère des dames.
Puis, se tournant vers elle et d'une voix caressante:
—Voyons, ma chère enfant, vous étiez un peu émue l'autre jour, cela se comprend, et vous êtes fâchée, n'est-ce pas? d'avoir lâché un mot trop vif que rien ne pouvait justifier.
Mme Bernard l'interrompit en riant comme les cavales furieuses hennissent:
—Ah! ah! Fâchée, moi, d'avoir traité la Forestier comme elle le mérite! Fâchée d'avoir appelé son mari...
Le vieux juge de paix était un excellent homme, je l'ai déjà dit, doux, poli, instruit, lettré, et qui avait toujours vécu dans le respect des femmes, mais quand il vit que la dame allait prononcer le mot terrible et aggraver devant tous les bourgeois de Creux-de-Pile une injure déjà si cruelle pour le pauvre M. Forestier, il frappa sa table d'un coup de poing si terrible que le mot se perdit dans le bruit. Puis il dit d'un ton sévère:
—Madame, retirez-vous. La cause est entendue.
Elle voulut répliquer, mais il reprit:
—Trapoiseau, mon ami, emmenez-la ou je vais la faire enfermer comme folle.
A cette menace, qu'il n'avait ni le droit ni la volonté d'exécuter, la féroce dame fut si épouvantée, qu'elle me suivit sans rien dire, la tête basse. Je la conduisis jusqu'au bas de l'escalier de l'hôtel de ville, où sa fidèle Marion vint la rejoindre.
Toutes deux rentrèrent au logis en maudissant le juge de paix.
Quant à lui, dès que je fus rentré, il dicta un jugement tout pareil à ceux de Salomon, compensant les dépens, condamnant les deux parties chacune à une amende de cinquante francs, n'accordant de dommages-intérêts ni à l'une ni à l'autre; puis, s'essuyant le front, car il faisait chaud, il leva la séance, et crut sans doute la paix rétablie ou feignit de le croire; mais qu'il était loin de compte, et quelles scènes tragiques se préparaient pour la joie des habitants de Creux-de-Pile!
Cependant tout le monde se dispersa pour aller dîner, car, de quelque nom qu'on l'appelle, le principal repas de tous les bourgeois de Creux-de-Pile est entre midi et deux heures; dans l'après-midi les hommes vont au café et jouent aux cartes; les femmes s'habillent, font des visites, et disent du bien des absents.
Pour moi, comme je me retirais avec les autres, je vis que mademoiselle Angéline Bouchardy, qui était venue sous le bras de son père, me regardait si fixement que mon pauvre cœur trop tendre se mit à palpiter comme un petit oiseau dans la main d'un enfant.
Alors je m'approchai d'un air indifférent, me doutant bien qu'on avait quelque avis ou quelque ordre à me donner. Mais ce fut tout autre chose.
Angéline me dit:
—Monsieur Trapoiseau, vous avez admirablement plaidé.
Je n'avais pas prononcé trente paroles; mais, comme dit en grec saint Chrysostôme, felices fortuna juvat; aux gens heureux tout réussit. Et ce jour-là j'étais heureux.
Je répliquai:
—Mademoiselle, c'est votre présence qui m'a inspiré.
Ce qui fit rire toutes les dames et demoiselles et Angéline elle-même, qui rougit un peu par surcroît.
Du moins, je l'ai cru ce jour-là. Si c'était une illusion, grand Jupiter, donnez-m'en toujours de pareilles!
Le même jour, vers quatre heures de l'après-midi, pendant que je rédigeais le testament d'une vieille dame dont on avait beaucoup parlé à Paris trente ans auparavant, mais non dans le meilleur monde, et qui voulait, pour racheter les péchés de sa jeunesse, léguer toute sa fortune à un couvent, la porte de l'étude s'ouvrit sans bruit.
Pour rendre plus facile le travail de l'intelligence, je fredonnais doucement le refrain:
Sapristi! qu'est-ce qui paiera
La goutte à la pa, à la pa pa,
Sapristi! qu'est-ce qui paiera
La goutte à la patrouille?
J'en étais à l'article 5 du testament. Il s'agissait d'un vieux monsieur qui devait être chargé d'un fidei-commis de cent mille francs, destiné, bien entendu, au couvent, lequel, en retour, ferait dire quelques centaines de messes pour retirer ma cliente du purgatoire. Il s'agissait de prévenir les procès en captation qu'un héritier naturel qui se croit frustré n'est que trop souvent disposé à intenter, et aussi de prendre quelques précautions contre l'infidélité possible du fidéi-commissaire. Il n'était pas aisé de trouver la formule; alors je continuai le couplet suivant:
La baronne avait du monde,
Mais c'étaient ses quatre sœurs,
Dont trois brunes et l'autre blonde,
Avec huit-z-yeux ravisseurs.
A ce moment, je m'aperçus qu'une ombre venait de se planter entre la fenêtre et moi. Je levai les yeux.
C'était la belle Angéline.
Je me levai précipitamment et m'excusai de ne l'avoir pas vue plus tôt. Sans cela, elle pouvait croire que je ne me serais pas permis de chanter...
Elle sourit avec bonté et répliqua:
—Ne vous excusez pas, monsieur Félix...
(Félix! elle disait Félix!)
..... Ce n'est pas vous qui avez tort de chanter quand j'ouvre la porte; c'est moi qui n'aurais pas dû entrer de peur d'interrompre vos chansons...
—Oh! mademoiselle!...
—Vous chantez très bien d'ailleurs... Orateur le matin, ténor le soir...
Elle riait et peut-être se moquait un peu de mes talents variés, mais si doucement, si gaiement que j'éprouvais la sensation du chat à qui l'on passe lentement la main sur le dos et qui ronronne avec reconnaissance. Si je ne ronronnais pas, moi, c'était par respect pour le métier de notaire que j'étais exposé à exercer un jour et aussi parce je n'avais pas le gosier fait comme celui des chats.
Elle n'était pourtant pas venue, du moins je le suppose, pour m'entendre chanter ou pour me faire des compliments sur ma voix de ténor; elle me demanda donc un volume de l'Histoire ancienne, de Rollin.
—Lequel, mademoiselle?
Elle répondit:
—Celui que vous voudrez; ça m'est égal.
Puis, comme elle s'aperçut de son étourderie, elle se reprit;
—Celui de la prise de Carthage.
Je me hâtai de chercher et de lui donner le livre. Alors, comme se décidant tout à coup:
—A propos, dit-elle, je suis chargée d'une commission...
—Laquelle?
—Mon amie Hyacinthe, qui a su de moi les efforts que vous avez faits ce matin pour empêcher à l'audience un éclat qui la séparerait éternellement de Michel, m'a chargée de vous en remercier.
En même temps elle me regarda d'un air si particulier et si aimable, que je me sentis tout à coup transporté d'une hardiesse extraordinaire et que j'osai dire:
—Je n'ai fait que mon devoir... mais Mlle Hyacinthe n'a donc pas renoncé à Michel?
—Non.
—Comme Michel sera heureux de n'être pas oublié!
Angéline répliqua d'un air distrait:
—Oui, oui! très heureux!
—Et alors, il ne vous épouse donc pas?
—Monsieur Trapoiseau, que signifie cette question?
Je répondis tout troublé:
—Pardon, mademoiselle; on disait, on avait dit...
—... Qu'à défaut d'Hyacinthe, Michel viendrait à moi! Monsieur Trapoiseau, vous êtes un impertinent! Je ne chasse pas sur les terres de mes amies.
Le mot était dur, quoique la manière demi-sérieuse, demi-plaisante dont il était prononcé en diminuât beaucoup la force.
Je me hâtai de m'excuser. Cependant, trouvant l'occasion favorable et craignant qu'elle ne se présentât plus, j'osai dire encore:
—Je sais quelqu'un qui sera bien content de l'apprendre.
—Qui donc, s'il vous plaît, monsieur?
Et elle me regarda d'un air assez hautain.
—M. Francis Vire-à-Temps, le fils de M. le président, le receveur de Creux-de-Pile, par exemple. On dit que M. Bouchardy ne le déteste pas...
Cette fois, la belle Angéline me regarda entre les deux yeux, mais sans colère, et me dit:
—Monsieur Trapoiseau, vous ne pensez qu'à faire des contrats, c'est votre état, et alors, dès que vous voyez un receveur sans femme, vous voulez me l'offrir. Eh bien, sachez, cher monsieur, que je ne suis pas pressée, moi, de me marier, que je suis libre et maîtresse chez moi,—libre et maîtresse, vous m'entendez bien?—que tous les receveurs du monde ne me tentent pas, que je suis trop bonne de répondre à vos questions, et enfin... bonsoir. Tenez, reprenez votre livre. Je sais en gros que Carthage a été détruite par les Romains, ça me suffit pour aujourd'hui.
Tout cela fut débité d'une haleine et presque avec indignation.
Elle ouvrit la porte, me regarda une seconde, me vit presque consterné, et d'une voix légère ajouta:
—Au revoir, monsieur Trapoiseau.
Alors la porte se referma, et la vieille étude sombre qui avait été éclairée d'un rayon de soleil rentra dans les ténèbres.
Pour moi, tout en enrageant de mon mauvais succès et en rédigeant avec application le fameux paragraphe 5 du testament de la vieille, je sentais je ne sais quel soulagement, et je chantonnais doucement, car c'est ma manie de chanter quand je suis seul:
Ohé! les petits agneaux,
Qu'est-ce qui casse les verres?...
Au fond, quoiqu'elle m'eût trouvé trop hardi peut-être pour l'avoir questionnée, Angéline m'avait répondu, et même fort nettement au sujet de Michel et du gros Francis. Elle ne voulait ni de l'un ni de l'autre... Elle n'était pas pressée... Elle attendait donc quelqu'un ou quelque chose; mais quoi?... Hé! hé! si c'était le fils unique de maman Trapoiseau?...
Ici mon âme se plongea dans un abîme de rêveries et de félicités...
Le même soir, vers neuf heures, comme je me promenais dans les rues, je rencontrais un groupe nombreux de mes concitoyens qui paraissaient fort agités et qui parlaient politique à l'entrée du café de la Perle où se réunissent tous les hommes d'État de Creux-de-Pile.
L'un d'eux, me reconnaissant, malgré l'heure avancée, m'appela de loin:
—Hé! Trapoiseau!
—Qu'y a-t-il?
—Grande nouvelle. La Chambre des députés va être dissoute.
—Je sais.
—On fera des élections.
—Je sais.
—Le père Forestier va revenir.
—Je sais.
—Il est des 363.
—Peut-être!
—Le préfet n'en veut pas.
—Je sais.
—L'évêque est indécis.
—Je sais.
Alors, celui qui m'avait appelé, s'écria en répétant une plaisanterie fort connue de ce temps-là:
—Il sait tout, ce Trapoiseau.
Ce qui faisait illusion à une parole qu'on disait échappée à un fameux homme de guerre en montrant son secrétaire particulier.
Tous les autres se mirent à rire et m'obligèrent à m'asseoir avec eux dans le café, où naturellement on se remit à parler politique.
—Toi qui sais tout, dit mon ami Néanmoins, tu ne sais peut-être pas que Michel est candidat?
En effet, je ne savais pas, et je l'avouai franchement.
—Apprends donc, reprit Néanmoins, que Michel va revenir; qu'il renonce à la belle Hyacinthe de son plein gré ou parce qu'il ne peut pas faire autrement; que pour se venger il va se présenter aux élections prochaines, qu'il sera soutenu par les républicains à qui le père Forestier, ancien bonapartiste mal blanchi, n'a jamais rien dit de bon; qu'on va courir les champs et la ville à la poursuite des électeurs; qu'il y aura des comités, des assemblées, des réunions populaires, tout le diable et son train; que les hommes éloquents comme toi et moi vont se faire connaître et poser leur candidature pour un prochain avenir...
On l'interrompit, on discuta les chances des candidats.
—Le père Forestier est une oie, dit un des assistants.
—Eh bien, tant mieux pour lui, répliqua l'autre. Il ne fera ombrage à personne. As-tu jamais vu que les électeurs aient rejeté un député parce qu'il était trop bête?
—Non, répliqua un troisième, car dans ce cas, ils n'en étaient que mieux représentés. Lui et eux se ressemblent. Est-ce qu'un troupeau d'oies va prendre pour chef un aigle? Jamais de la vie! L'aigle voudrait les enlever dans les airs à sa suite et peut-être leur ferait casser le cou. Les oies aiment bien mieux prendre un bon gros, gras, lourd oison, qui ne s'élève jamais,—aussi bien qu'elles,—à plus de deux pieds de terre. Un oison, vois-tu, en toutes choses, c'est plus sûr et moins trompeur.
—C'est donc pour cela, reprit Néanmoins, qu'il y en a tant dans nos grandes Assemblées.
Je lui coupai la parole.
—Néanmoins, mon ami, tu vas blasphémer contre les dieux!
Alors on revint à Michel, et les opinions se croisèrent pour et contre.
—Il a du talent, ce garçon!
—Heu! heu!
—Si! si! Il parle bien et longtemps. Je l'ai vu tenir le crachoir pendant deux heures et l'on ne s'ennuyait pas!
—Parbleu! Qui est-ce qui ne parle pas bien en France?
—Ceux qui réfléchissent!
Ce mot profond et vrai fit rire tout le monde.
—Michel a-t-il des chances?
—Pourquoi non?... Son père en avait.
—Il n'est pas des 363, lui, et le père Forestier en est peut-être...
—Oui, mais si peu!
—On dit que le président Vire-à-Temps le soutient.
—Oui, comme la corde soutient le pendu, en attendant qu'elle l'étrangle.
—Il a du génie, ce Vire-à-temps... Jamais on ne l'a vu que du côté du plus fort.
—Très malin, ce Vire-à-temps... Tous ceux qui veulent être avec le gouvernement vont suivre le président.
—Oui, mais qui sera gouvernement dans six mois?
—Ah! c'est l'imprévu. Mais Vire-à-temps ne se trompe jamais. On ne risque rien à le suivre.
—Vous savez le prix du marché? Son fils, le gros Francis épousera la belle Hyacinthe et Rosine donnera une dot.
—Ah bah!
—Parole d'honneur! Ça lui arrachera l'âme d'abouler ses écus; mais qu'est-ce qu'elle ne ferait pas pour ce gros président?
—Mauvaise langue!
—Pauvre Michel! dit quelqu'un.
—Ah! il était trop heureux, celui-là. Joli garçon. De l'argent. Du talent. Le nom respecté de son père. Un caractère heureux. Il aurait eu par-dessus le marché la plus jolie fille du pays. En vérité, c'était trop pour un seul homme!
Sur cette réflexion philosophique, on se sépara.
Quelques jours plus tard, en passant le long de l'Hôtel-de-Ville, je lus avec étonnement l'annonce du prochain mariage de M. Francis Vire-à-Temps (ou Portefoin, mais je lui laisse le nom sous lequel on avait l'habitude de désigner le père et les enfants) avec Mlle Hyacinthe Forestier, fille mineur et légitime, etc.
Ma surprise fut si forte que rien ne pouvait la surpasser, excepté celle des habitants de Creux-de-Pile qui tous connaissaient l'histoire de Michel et d'Hyacinthe.
La femme du coutelier d'en face en était si indignée qu'elle sortit de sa boutique tout exprès pour me dire:
—Eh bien! monsieur Trapoiseau, fiez-vous donc à présent aux belles demoiselles, aux filles de députés! A-t-elle assez fait de manières, celle-là, pour attraper le pauvre Michel!... Tournait-elle assez les yeux pour le regarder en dessous quand elle allait à la messe ou à la promenade?... Et à présent voilà!... La maman ne veut plus... Eh bien, tant pis pour Michel. On prendra le gros receveur, un mari ou un autre, qu'est-ce que ça fait? La nuit tous les chats sont gris. Au fond, ce n'est pas le mari qu'elle aimait, c'était le mariage.
Franchement, je le croyais un peu.
J'avais bien entendu dire (car tout se sait à Creux-de-Pile), que la belle Hyacinthe avait fait une vigoureuse résistance aux volontés de sa mère, qu'elle avait prié, supplié, pleuré; mais enfin tout s'était apaisé. M. Forestier était revenu. Il avait, sur l'ordre de sa femme, comme c'était son devoir, déclaré fermement à sa fille qu'elle devait renoncer à Michel et prendre sans retard le fils du président.
Elle obéissait. Qu'y a-t-il d'étonnant? N'est-ce pas dans toutes les familles bien réglées, le devoir de la fille d'obéir au père qui lui-même obéit à la mère, laquelle obéit tantôt au bon sens, tantôt à sa fantaisie? C'est égal, Hyacinthe aurait pu attendre davantage avant de céder.
Le même jour, comme je réfléchissais à ce changement subit et me chantais à moi-même (je vous l'ai dit, c'est mon habitude):
La donna è mobile,
je vis entrer dans ma chambre à dix heures du soir mon ami Michel en habit de voyage.
Après avoir salué ma mère, il me prit par le bras:
—Écoute, ami, puisque tu n'es pas couché, nous allons nous promener un peu. J'ai beaucoup à te dire et à entendre de toi.
Je le suivis et lui racontai ce qui s'était passé en son absence, sans oublier, bien entendu, la publication des bans.
Je croyais qu'il en serait ému; mais non...
—Déjà! dit-il simplement.
Puis il prit la parole à son tour.
—Mon cher ami, je suis venu par le dernier train, afin de n'être vu ou remarqué de personne, car, grâce à Dieu, les bonnes gens de ce pays se couchent plus tôt que les poules. D'où crois-tu que je viens?
—De Paris.
—En effet, c'est là que je faisais adresser mes lettres. C'est de là que partaient mes réponses et j'y étais hier au soir. Mais, en réalité, depuis un mois je n'ai pas quitté ce bienheureux pays où respire Hyacinthe...
Et comme je le regardais étonné:
—Je suis allé tout bonnement chercher un gîte à deux lieues d'ici dans la montagne, chez un brave homme, mon client, pour qui j'ai plaidé trois ou quatre fois sans lui demander un centime, qui habite seul au coin d'un bois, qui ne parle à personne (il est allé un peu aux galères dans sa jeunesse) et qui, pour quelques maravédis par jour m'entretient de pain bis, de lait, de fromage, de petit salé et de vin très âpre, mais qui réchauffe le cœur.
Tous les soirs, mon pauvre galérien, qui est le plus honnête homme du monde, au fond, et qui rendrait des points, pour la générosité, à Jean Valjean, prend son épervier et part pour la pêche sans s'occuper de moi, car il a contracté au bagne l'habitude de n'être pas curieux... De mon côté, je prends mon bâton de voyage, une blouse de charbonnier, un chapeau large et mou, j'arrive vers onze heures du soir à Creux-de-Pile, je fais le tour des remparts, j'évite les chemins tracés, je m'enfonce dans les prés, j'en sors pour entrer dans les terres, je vais détacher une petite barque qui appartient au meunier de Reberry, je passe la rivière et j'entre dans le jardin de M. Forestier, député...
Qu'est-ce que tu dis de ça, Félix Trapoiseau?
Je répondis gravement:
—Monsieur Michel Bernard, mon ami, vous êtes fou. Qu'allez-vous voir à cette heure indue?
—Hyacinthe, parbleu!
—Elle est exacte au rendez-vous?
—Elle est et elle n'est pas... Il y a bien des jours où je reviens bredouille. Mais, en temps ordinaire, je lui parle assez facilement quoique d'un peu loin, car elle demeure au rez-de-chaussée, à côté de la chambre de sa mère; mais nous sommes séparés par une fenêtre grillée... Malheureusement, il y a des jours où madame Forestier reçoit des visites et retient ses visiteurs jusqu'à deux heures du matin. Alors je m'en vais... Mais tout ça va finir.
—En effet, puisqu'elle va se marier avec le gros Francis. Que dis-tu de ça, Michel?
Il répliqua froidement:
—C'est sur mon conseil qu'Hyacinthe a donné son consentement.
Ici, je pensai que mon ami n'avait pas la cervelle bien saine.
—Mais que penses-tu faire? L'enlever?
—C'est mon secret, dit Michel... Un mot pourtant, Félix. Il est possible qu'il y ait du sang versé.
—Ah! grand Dieu! Vas-tu donner des coups de couteau à la famille Vire-à-Temps?
—Des coups de couteau, non; mais peut-être un bon coup d'épée...
—A Francis?
—A lui-même.
—Oh! le pauvre gros garçon, tu aurais le cœur de lui percer le flanc?
—Je l'aurai.
—Tu perceras?
—Je percerai.
—Le vieux Vire-à-Temps te fera empoigner par les gendarmes.
—Je l'en empêcherai bien. Le gros Francis sera mis à mort ayant que son père sache qu'il est en danger.
Et c'est toi, Félix Trapoiseau, mon ami, qui porteras le cartel et qui seras mon témoin.
—Hum! cela demande réflexion, Michel.
Alors il s'écria indigné:
—Par saint Cuthbert et saint Patard, qui sont les deux plus grands saints du calendrier, si tu ne promets pas d'être mon témoin, je jure, moi, de renoncer dès ce soir à ton amitié.
Puis, s'adoucissant peu à peu:
—Si tu savais, Félix, comme elle est belle, ma Hyacinthe!
Je répondis assez froidement:
—Oui, oui, je la connais!
—Tu crois la connaître, reprit-il, parce que tu as vu son enveloppe mortelle qui est d'une beauté idéale, avoue-le... Avoue que tu n'as rien vu d'aussi beau qu'elle!
—Peut-être...
Je pensais à Angéline; mais lui, sans m'écouter:
—Son âme immortelle est plus belle encore. Quand elle parle, vois-tu, sa voix est une musique; les paroles qui lui échappent, c'est de la fleur de poésie; ce qu'elle pense...
Alors, impatienté de tout cet enthousiasme, je lui dis:
—J'en connais une qui est dix fois plus belle...
Il recula étonné.
—Oh! oh!...
—Oui, Michel Bernard, mon ami, dix fois plus belle, et pour qui je donnerais, moi, mon âme, ma vie, mon salut éternel, ma part de paradis et même les douze cents francs par an que je reçois de maître Bouchardy, son père...
—Comment! c'est de mademoiselle Bouchardy que tu parles?...
—D'elle-même.
—O pauvre ami, s'écria Michel, pauvre ami, pauvre ami!
Je cherchais avec inquiétude comment j'avais pu exciter à ce degré sa compassion, à la fin il reprit:
—Il faut que tu saches, Félix, que je t'aime plus que tout, excepté...
—Oui, excepté Hyacinthe, ça va sans dire... après?
—Après?... voici. Si j'épouse Hyacinthe, le gros Francis va se rejeter sur mademoiselle Bouchardy, avec qui son mariage était à peu près arrangé il y a six semaines. Le vieux Vire-à-Temps l'a rompu dès qu'il a vu la querelle de ma mère et de madame Forestier, parce qu'il préférait Hyacinthe; mais il renouera si j'épouse Hyacinthe...
—Et alors moi, je serai victime de ce retour! N'y compte pas, Michel! J'aime Angéline...
—Le lui as-tu dit!
—Non.
—L'as-tu dit à son père?
—Non.
—Si tu le lui disais, te la donnerait-il en mariage?
—Non.
A cette réponse, Michel éclata de rire.
—Alors, dit-il, que risques-tu de perdre, puisque tu ne possèdes rien?
—Et l'espérance, Michel? N'est-ce pas le plus grand bien des malheureux? Qui sait? Je serai peut-être riche un jour.
—Pourquoi non?
Il essayait de me consoler et de m'encourager.
Enfin, comme minuit sonnait.
A l'horloge de bronze:
—Il faut rentrer et dormir, me dit Michel; maintenant que les bans d'Hyacinthe sont publiés, je n'ai plus besoin de me cacher; au contraire! A propos, garde-moi le secret, et tiens-toi prêt à me voir égorger le gros Francis!
Je promis, et l'accompagnai jusqu'à la porte de sa maison. Comme il allait entrer, une lumière parut dans la maison Forestier et descendit l'escalier. Nous entendîmes un bruit de voix. La grande porte s'ouvrit et nous n'eûmes que le temps, Michel et moi, de nous cacher dans une encoignure pour n'être pas vus.
Le président et ses deux fils, le receveur et le sous-préfet, descendaient tous trois ensemble. Le sous-préfet donnait le bras à sa femme, Francis et son père échangeaient les dernières politesses avec la famille Forestier.
—Au revoir, mon cher ami, disait le président.
—A demain, répondait le député.
Francis saluait sa future belle-mère avec déférence, et sa fiancée avec toute la grâce dont il pouvait disposer. Au fond, il la trouvait jolie, on lui promettait une belle dot; peut-être, par le crédit de son futur beau-père, deviendrait-il trésorier payeur général du département; c'étaient bien des raisons de la trouver admirable.
Quand à madame Forestier, elle recevait ses compliments avec une condescendance affectueuse.
Pour Hyacinthe, elle était polie, souriait d'un air incertain, les yeux baissés comme une demoiselle élevée dans un couvent de choix, et ne dit pas une parole intelligible.
—Alors le mariage est fixé le 1er juillet? dit le vieux Vire-à-Temps pour conclure.
—Si vous voulez, répondit Forestier.
—S'il ne dépendait que de moi, ajouta Francis, nous serions aujourd'hui le 30 juin.
—Ces jeunes gens! c'est toujours pressé! dit madame Forestier en souriant avec indulgence.
Sur ce mot la porte se referma et tout le monde alla se coucher,—moi comme les autres.
Cependant le jugement si sage du bon juge de paix qui renvoyait dos à dos ou à peu près les deux parties, n'avait pas calmé leurs esprits échauffés.
Au contraire, la fureur des deux dames en avait redoublé, à la grande joie des voisins, et à la grande frayeur de M. Forestier qui ne pouvait pas sortir de sa maison sans être appelé Sganarelle, (vous entendez bien,) ni rentrer chez lui sans y recevoir l'épithète de lâche.
Voici comment la chose se passa le 20 juin. Par ce jour-là on pourra juger des jours précédents.
Dès qu'il sortit, la grande Marion chargée de le guetter et qui remplissait ce devoir avec un zèle infini, s'écria en riant aux éclats:
—Madame, madame, il vient d'arriver un accident à ce pauvre M. Forestier!
Avertie par ce signal, Mme Bernard courut à sa fenêtre et demanda d'une voix retentissante:
—Qu'est-ce que c'est, Marion? Qu'y a-t-il? Est-ce qu'il s'est blessé au front?
—C'est justement ça, madame. Le capitaine Smintéry les lui a faites trop hautes, et il ne passe jamais la porte sans se cogner.
En entendant ces mots, M. Forestier menaça Marion de sa canne, et celle-ci poussa des cris de frayeur.
—Ah! madame! madame! Voici M. le député qui veut m'assassiner!
—Eh bien, cache ton fichu rouge, Marion, tu sais bien que ça met en colère les bêtes à cornes!
Et ainsi de suite.
Quand le pauvre député rentra chez lui tout déconfit, une autre antienne l'attendait au logis.
—Qu'est-ce que c'est que ces cris? demandait l'impérieuse Rosine.
—Rien! ce n'est rien! répliqua le malheureux.
—Mais si! mais si! J'entends qu'on parle de...
—De rien, Rosine! Et si l'on parle, je veux que tu te taises... Après tout, c'est toi qui m'attires tous ces affronts. Si tu n'avais pas...
Il s'arrêta, effrayé de sa propre audace.
—Si je n'avais pas... quoi?... Réponds donc! s'écria Rosine, en se plantant, les yeux étincelants, devant son mari.
Les fenêtres étaient ouvertes, à cause de la saison, et toutes les voisines regardaient et écoutaient, de sorte qu'aucun détail de la scène ne fut perdu pour le public.
—Osez donc dire, monsieur, ajouta la bouillante dame, osez dire que vous avez contre moi le moindre sujet de plainte. Osez dire que j'ai manqué au moindre de mes devoirs, quelque occasion qui se soit présentée, et Dieu sait si elles ont manqué!...
—Ma bonne amie, je t'en supplie... Qui est-ce qui te parle de ça? Par grâce, laisse-moi tranquille!
—Vous ne m'en parlez pas, monsieur Forestier; mais c'est pour cela que je vous en parle, moi! C'est une honte qu'une femme telle que moi soit exposée à de pareils affronts, par la lâcheté et l'imbécillité de son mari. Oui, c'est une honte, une véritable ignominie! Avoir épousé un courtaud de boutique, car vous n'étiez pas autre chose, monsieur Forestier, lui avoir porté en dot plus de cent mille écus, l'avoir vu se ruiner dans des entreprises insensées; avoir alors pris le gouvernail, relevé ma fortune compromise, assuré l'avenir de ma fille; vous avoir fait nommer vous-même député, malgré votre incapacité reconnue, le préfet, M. de Walpurgis me l'a dit bien souvent: C'est vous qu'on vient d'élire, madame, et non votre mari, et voir en récompense que vous n'osez même pas me défendre contre d'infâmes propos qui vous offensent plus que moi... Ah! tenez, c'est cela qui me fait bondir le cœur... Vous n'êtes donc pas un homme! Vous n'avez donc pas de sang dans les veines! vous êtes donc un lâche!
M. Forestier s'essuya le front.
—Enfin, dit-il, que veux-tu que j'y fasse? Je ne peux cependant pas entrer de force chez madame Bernard, ni me battre contre elle et contre Marion!
Rosine répliqua d'un air de hauteur souveraine.
—Ce n'est pas à moi de vous indiquer ce que l'honneur vous commande! Si vous avez peur de Michel...
—Mais non, ma bonne amie, je n'ai pas peur de Michel, mais Michel n'est pour rien dans l'affaire. Quand je passe, il me salue toujours avec déférence. De tout temps, il ne m'a rien dit que d'aimable. Il aimait Hyacinthe, ça n'est pas défendu...
Alors Hyacinthe essaya d'intervenir.
—C'est vrai, maman, papa a raison. Michel aimait et respectait papa. Il l'aime et le respecte encore, je le sais...
Mme Forestier se retourna, irritée, contre sa fille.
—Tu le sais!
—Oui, je le sais! répliqua Hyacinthe d'une voix ferme.
—Comment le sais-tu?
Elle hésita un peu, puis se décidant tout à coup:
—Parce qu'il me l'a dit plus de cent fois, et qu'il ne changerait jamais ni pour papa, ni pour moi.
—Ah! tu vois bien! s'écria le père heureux de se voir appuyé par sa fille.
Mais alors la vieille Rosine lança à celle-ci un regard foudroyant.
—Va dans ta chambre, Hyacinthe! jusqu'à ton mariage, tu ne dois point parler sans mon ordre. Je suis seule maîtresse ici, entends-tu bien?
La jeune fille obéit. Alors sa mère, restée seule avec le pauvre député, qui tremblait de tous ses membres, reprit:
—Puisque vous êtes plus mou et plus avachi qu'un chiffon, monsieur Forestier, puisque vous êtes trop lâche pour affronter Michel, je me chargerai moi-même du châtiment!
—C'est ça! c'est ça! vas-y! Et campe-lui un bon soufflet sur la joue droite et un autre sur la joue gauche, dit le député entre haut et bas, et s'il te les rend, ne m'appelle pas, car, sur mon salut éternel, je te verrais rouer de coups de bâton, ma chérie, sans aller à ton secours!
Croyez que Mme Bernard et la grande Marion n'avaient pas perdu un mot de cette conversation et qu'elles se frottaient les mains en riant de toutes leurs forces,—Mme Bernard surtout qui se préparait à jouer un nouveau tour à sa voisine.
J'ai déjà dit que la maison de M. Forestier servait de limite au jardin de Michel. Même, à cause de la familiarité constante et de l'intimité des deux familles qui durait depuis quatre ou cinq ans, Mme Forestier avait eu longtemps l'habitude d'ouvrir les contrevents des deux fenêtres de la salle à manger qui était vaste comme celles de toutes les vieilles maisons bourgeoises, mais qui ne recevait d'air et de lumière que par le jardin contigu.
Cette petite servitude, loin de gêner les uns ou les autres, avait au contraire beaucoup favorisé l'amour naissant de mon ami Michel et de la belle Hyacinthe. Il offrait les roses de son jardin. Elle acceptait et causait volontiers, accoudée avec sa mère sur le rebord de la fenêtre, au rez-de-chaussée. Quelquefois même, pour ne pas faire le tour des deux maisons et pour entendre de plus près la musique d'Hyacinthe, Michel avait sauté par là, les fenêtres n'étant pas à plus de quatre pieds de terre, et, en l'absence des parents, allait baiser les belles mains de sa fiancée, qui ne se fâchait pas trop. Au contraire.
Hélas! ce jour-là, ces fenêtres si bien placées pour le bonheur des amoureux, furent la cause ou l'occasion de la catastrophe la plus tragique dont on ait parlé dans l'histoire des deux familles; tant il est vrai, quand vous plantez un pommier, que vous ne savez pas s'il vous donnera des fruits et de l'ombrage, ou si vous y accrocherez une corde pour vous pendre!
Il était six heures du soir, et Mme Forestier allait se mettre à table avec sa fille et son mari, lorsque tout à coup elle s'aperçut que les contrevents se refermaient d'eux-mêmes; la salle à manger, qui ne recevait de lumière que par ces deux fenêtres, se trouva plongée dans l'obscurité.
En même temps, on riait aux éclats dans le jardin.
M. Forestier étonné, oubliant le chemin de sa cuiller à sa bouche, versa une partie de sa soupe sur son gilet.
La belle Rosine s'écria:
—Mihiète! ouvrez donc les contrevents! On n'y voit plus!
Mihiète obéit.
—C'est un coup de vent, dit-elle, mais elle n'en croyait pas un mot.
Hyacinthe devint fort inquiète.
Le député soupçonnant la vérité, aurait bien voulu partir pour Versailles. Il se voyait entre le marteau et l'enclume, et regrettait les doux propos de la buvette parlementaire.
Quant à Mme Forestier, sans hésiter, elle appela Mihiète et lui donna tout bas un ordre.
—C'est ça, madame, répondit la cuisinière, ça leur apprendra!
Et elle revint deux minutes après apportant d'un air mystérieux un objet long de quatre pieds, assez pesant, de forme arrondie, qu'elle tenait caché derrière son dos.
La belle Rosine s'empara de cet objet, alla se poster entre les deux fenêtres et attendit son ennemi comme un Zoulou attend un Anglais au passage. Évidemment, la plaisanterie avait paru si bonne aux gens qui étaient dans le jardin qu'ils ne manqueraient pas de la renouveler.
Les contrevents de la première fenêtre se refermèrent à grand bruit, et déjà une main inconnue poussait ceux de la seconde; on voyait le bras bien à découvert, lorsque Mme Forestier, bondissant hors de sa cachette comme une lionne et brandissant l'objet mystérieux apporté par Mihiète—c'était un manche à balai, elle frappa un coup si vigoureux sur le bras à découvert que l'éclat de rire du jardin se changea en un effroyable cri de douleur.
—Ah! mon Dieu! s'écria Mme Reine Bernard, car c'était elle-même, elle m'a cassé le bras, cette coquine!...
Tous les mots les plus violents de la langue française suivirent celui-ci.
Enfin elle appela Marion.
De son côté, Rosine, se tournant vers son mari d'un air de triomphe, lui dit:
—Voilà ce que tu aurais dû faire si tu n'avais pas été le lâche que tu es!
A quoi le gros papa Forestier répondit la bouche pleine:
—Oui, voilà de belle besogne. Tu as fait une bonne journée, je te conseille de t'en féliciter!
Et comme elle allait répliquer avec emportement, il ajouta:
—Tiens, ma pauvre Hyacinthe, ta mère est une vieille folle. Pour lui rendre justice, il faudrait la mettre à Charenton avec une camisole de force!
Elle s'avança sur lui d'un air menaçant:
—Monsieur Forestier! avant de me mettre à Charenton, il faudrait d'abord avoir le moyen de payer ma pension, et vous n'avez rien, c'est moi qui vous nourris, qui vous loge, qui vous blanchis, qui vous donne de l'argent de poche pour vos menus plaisirs; sans moi, vous ne dîneriez pas!... Non, vous ne dîneriez pas!... Osez donc dire devant moi, que vous dîneriez!
—Maman! Oh! maman! interrompit Hyacinthe suppliante. On va t'entendre! Le jardin de Mme Bernard est déjà rempli de monde!
—Eh bien, je veux qu'on m'entende, moi. Je veux qu'on sache qu'il n'y a que moi seule de maîtresse ici, que personne n'a le droit de commander, excepté moi, et que...
Puis tout à coup:
—Pour commencer, reprit-elle, qu'on se remette à table et continuons de dîner.
—Ah! pour ça non, dit le député, en jetant sa serviette, je vais finir mon dîner à l'hôtel des Trois-Empereurs.
Hyacinthe voulut en vain le retenir. Il s'enfuit.
Cependant le peuple s'amassait dans le jardin de Mme Bernard. Un envoyé extraordinaire, choisi parmi les galopins les plus agiles du faubourg, était allé chercher le vieux docteur Vadlavan, chirurgien renommé, et sur la route racontait à qui voulait l'entendre que Mme Bernard venait d'être assassinée par Mme Forestier. On racontait déjà les plus affreux détails. Le député avait pris part au crime. Cinq coups de couteau n'avaient pas assouvi la fureur de ces deux époux. Mme Bernard était étendue dans une mare de sang... En mourant, elle avait du même coup pardonné sa mort à ses lâches assassins et légué sa vengeance à son fils.
Au bout d'un quart d'heure, toute la ville fut sur pied et s'avança en procession vers la maison Bernard. Une heure plus tard, Michel, qui revenait à cheval de la campagne, fut averti par le bruit public qu'il était devenu orphelin.
Le lendemain, Mme Bernard était au lit, pâle, gémissante, mais furieuse toujours et ne rêvant que la vengeance.
Près d'elle se tenait le vieux Vadlavan, qui lui tâtait le pouls, et d'un air affectueux disait:
—Ma chère enfant, il ne faut pas vous échauffer. Vous avez tort... tout ça comme ça... c'est grave, mais ça passera.
Elle répliqua d'une voix grinçante et sifflante:
—Ça passera... ça passera... Il en prend bien à l'aise, ce vieil imbécile! On voit bien que ce n'est pas lui qui a reçu le coup!
Après quoi, le docteur, qui était plus fin qu'éloquent et qui feignait d'être un peu sourd pour n'entendre que ce qui lui plaisait dans la conversation, continua:
—C'est une forte luxation... Tout ça comme ça... Si je n'avais pas été là, pour la réduire sur-le-champ, je ne sais pas ce qui aurait pu arriver... une forte fièvre, la gangrène, le tétanos peut-être...
Il semblait parler à Michel; mais la dame prêtait une oreille attentive et pâlissait de frayeur.
—Que dites-vous là, docteur? La gangrène! Le tétanos!
Vadlavan parut contrarié d'avoir été entendu; au fond, il était enchanté; la crainte de la mort assurait son empire sur sa malade.
—Ne craignez rien, ma chère enfant. Je vais vous envoyer un de mes petits flacons. Vous en prendrez une cuillerée à café dans un grand verre d'eau sucrée, tous les quarts d'heure... Vous aurez soin de ne pas vous mettre en colère dans les intervalles. Cela est essentiel...
Il tira sa montre, regarda l'heure et ajouta:
—Il faut que j'aille prendre le train express. La femme du préfet de ***
Il nomma une ville située à vingt lieues de là.
... M'a fait appeler pour une opération des plus dangereuses, qu'on n'ose pas confier à mes confrères de là-bas... Il s'agit de vie ou de mort...
Comme il allait sortir, Mme Bernard, effrayée, s'écria:
—Mais, docteur, si le tétanos venait tout à coup, qu'est-ce qu'il faudrait faire?
Elle attendait son arrêt avec angoisse.
Il répondit tranquillement:
—Rien autre chose que prendre les cuillerées à café de mon petit flacon, toujours délayées dans l'eau sucrée...
—Et quand le flacon sera vide?
—Je vais en envoyer trois... Bonsoir et bonne nuit, ma chère enfant... Tout ça comme ça... Du calme surtout, du calme, le plus grand calme!
Il prit son chapeau à larges bords, sa canne et sortit. Michel l'accompagna jusque dans la rue et revint d'un air fort tranquille.
La consultation des médecins étant terminée, celle des hommes de loi allait commencer.
Elle fut vive et violente. Mme Bernard ne parlait d'abord que de traduire son assassin en cour d'assises.
Soufflé par Michel, je fis observer modestement que le jury était si indulgent...
—Ou plutôt si lâche! interrompit la dame.
—... Si lâche, si vous préférez, qu'il ne manquera pas d'acquitter, tandis qu'un bon petit procès en police correctionnelle ne pouvait pas manquer d'aboutir à l'amende et à la prison.
Et comme Michel sortait de nouveau pour commander des compresses, sa mère me dit:
—Comprenez-vous ça, Trapoiseau? Mon fils a l'air de prendre ça comme la pluie ou le beau temps?
Je lui ai dit hier: fais-moi venir le juge d'instruction et le procureur de la République. Il a répondu: «Oui, maman!» Et il les a fait venir.
—Mais, madame, que voulez-vous qu'il fît de plus?
—Ah! s'il avait du sang dans les veines! il aurait massacré ce gros Forestier et sa coquine de femme... Mais non, c'est tout le portrait de son grand dadais de père; il n'est étonné de rien; il ne se fâche de rien; on égorgerait sa mère sous ses yeux qu'il enverrait tout bonnement chercher le médecin et les gendarmes!...
J'osai risquer:
—Mais, madame, après tout...
Elle me coupa la parole.
—Vous d'abord, Trapoiseau, taisez-vous! Qu'est-ce que vous pouvez comprendre au déchirement du cœur d'une mère qui se voit abandonnée de son fils, oui, lâchement abandonnée du fruit de ses entrailles?...
Je fis signe en silence qu'en effet n'ayant jamais été lâchement abandonné du fruit de mes entrailles, je ne pouvais pas comprendre le déchirement.
—... Eh bien, alors, continua la dame, fichez-moi la paix!
Je la lui fichai sur sa demande et j'allais prendre congé lorsque le juge de paix parut, qui venait offrir comme tous les autres ses compliments de condoléance.
Mais il fut bien reçu! ah! oui, bien reçu!
Dès les premiers mots Mme Bernard lui dit:
—Monsieur Robin, c'est votre faute! Tout ça ne serait pas arrivé si vous m'aviez rendu justice l'autre jour, mais la Smintéry—car on ne peut plus l'appeler maintenant la Forestier,—encouragée par votre jugement...
Alors le vieux juge de paix répliqua d'un ton paternel:
—Ma chère enfant, je t'aime beaucoup...
—Il y paraît, dit amèrement la dame.
—Je t'ai vue naître...
—Vous êtes assez vieux pour avoir vu naître ma grand'mère.
—Et je ne peux pas m'empêcher de penser que le curé Torlaiguille avait raison quand il disait: «Il n'y a pas, dans ma paroisse, de femme plus folle et plus méchante que Mme Forestier...»
—Ah! qu'il a donc raison monsieur le curé! s'écria Mme Bernard, triomphante... C'est un homme sage et de bons sens, celui-là!
—Attends donc, ma chère enfant, tu ne connais pas la fin de sa phrase. La voici: «... excepté madame Bernard!»
Les yeux de la dame étincelèrent.
—Il n'a pas dit ça, monsieur Robin. Vous mentez! M. le curé est incapable de dire une sottise pareille!... Et, s'il l'avait dite, vous seriez un sot de me la répéter.
Le père Robin se leva de son fauteuil et répliqua:
—Ma chère enfant, il avait tort de parler avec si peu de respect des deux dames les plus aimables et les mieux élevées de France; mais enfin il l'a fait et je l'ai entendu de mes oreilles; au reste, tu pourras t'en assurer tout à l'heure, car le voici.
En effet, mon oncle le curé s'avançait à travers le jardin d'un pas majestueux, et fut introduit sur-le-champ.
Mais il avait à peine fini de saluer et de s'informer de la santé de l'intéressante malade, lorsque le juge de paix lui demanda brusquement:
—Est-il vrai, mon cher curé, que vous avez dit devant moi ce matin...
Et il répéta la phrase:
Ici le curé regarda Mme Bernard, puis le juge de paix, devina ce qui s'était passé, et répondit en souriant d'un air de reproche:
—Toute vérité n'est pas bonne à dire. Si j'avais laissé entrevoir une opinion défavorable pour quelqu'une de mes paroissiennes, il est vrai, monsieur le juge de paix, que j'aurais eu tort, mais...
Alors Mme Bernard l'interrompit d'une voix brève:
—C'est bon, c'est bon, monsieur le curé. Je ne veux pas en apprendre davantage. Je sais maintenant ce qu'il faut penser de votre amitié.
J'avais écouté sans rien dire ces discours et ces répliques, mais le juge de paix, pour détourner la conversation, me demanda des nouvelles de la politique du jour. Qu'est-ce que je pensais de M. de Broglie?
—Un homme bien fin, celui-là, un fameux diplomate parlementaire!
—Ah! et M. de Fourtou?
—Un ministre à poigne, qui fera mettre en prison tous les récalcitrants!
Et celui-ci, et celui-là... Et qu'est-ce que je pensais de la Hollande?
—Rien que de bon.
—De l'Angleterre?
—J'avais des soupçons.
—De l'Allemagne?
—Des inquiétudes.
—De l'Italie?
—J'y voyais du zist et du zest.
—De la Russie?
—Elle a des vues sur l'Orient.
—De la Turquie?
—Elle devrait payer ses dettes.
—De l'Autriche?
—C'est bien compliqué. Les ultraleithans et les cisleithans...
—De la Grèce?
—Ils ont Athènes et veulent avoir Constantinople. C'est un trop gros morceau. Ils s'étoufferont en voulant l'avaler.
Pendant que nous étions perchés sur ces hauteurs de la politique, Mme Bernard qui ne dormait pas à cause de son bras luxé et qui grognait comme un sanglier, en nous tournant le dos dans son lit, se retourna tout à coup et s'écria:
—Marion! Marion!
La cuisinière parut.
—Courez vite, ma fille, au fond du jardin. Dites que je n'y suis pas...
—Eh! madame, tout le monde sait que vous êtes couchée! répondit la trop sincère Marion.
—Je vous répète que je n'y suis pas, que je n'y serai jamais, que je ne veux jamais recevoir ni ce gros imbécile, ni personne de sa famille.
Et du doigt elle montrait le malheureux député qui venait s'excuser, ou plutôt excuser sa femme, supplier qu'on lui épargnât ce scandale, et qui s'avançait accompagné de Michel.
Mon oncle le curé dit à demi-voix:
—Madame, à tout péché miséricorde. Ce n'est pas la faute de ce pauvre M. Forestier, si...
—Monsieur le curé, répliqua aigrement la dame, je vous prie de m'épargner vos conseils. A mon âge on sait ce qu'on doit faire, je suppose!
—En effet, madame! Ou bien si on l'ignore, on croit le savoir. Ça revient tout à fait au même. Sapiens est qui credit esse, comme dit saint Thomas d'Aquin.
Quant au juge de paix il n'offrit pas ses conseils, devinant sans doute qu'ils seraient aussi mal reçus que ceux de son voisin. Il attendit, le menton appuyé sur la pomme de sa canne, ce qui allait arriver.
Michel, contre l'usage, entra le premier, frayant la route au député, et dit:
—Maman, voici M. Forestier qui vient te rendre visite et t'exprimer ses regrets...
—... Des regrets plus profonds qu'il n'est possible d'imaginer, continua le député.
Il attendit quelques secondes une réponse encourageante qui ne vint pas.
Michel reprit:
—Maman c'est M. Forestier...
Alors la dame répliqua:
—Forestier! Qui ça, Forestier?... Le mari de la Smintéry?...
A ce mot, le malheureux député se leva d'un bond et courut à la porte. Mais la voix perçante et vengeresse de Mme Bernard le suivit jusqu'au fond du jardin.
—Dis-lui, Michel, de ne jamais remettre les pieds ici. Dis-lui que mon tapis n'est pas fait pour les souliers d'un...
—Madame, interrompit le curé, je suis venu vous voir de peur que vous n'eussiez besoin de mon ministère; à la manière dont vous parlez, je vois que vous êtes vivante et bien vivante...
—Grâce à Dieu, monsieur le curé! Voudriez-vous déjà me voir enterrée?
—Non, madame; mais je voudrais vous voir plus douce envers le prochain, surtout envers celui que vous avez offensé!... Venez-vous faire un tour de promenade à monsieur le juge de paix?
—Avec plaisir, mon cher curé.
Je les suivis, et sur le seuil de la porte je rencontrai Michel qui me dit:
—Trapoiseau, il n'y a plus de milieu pour moi. Il faut être député ou mourir.
—Eh bien, ne meurs pas!
—Tu m'aideras?
—Certes!
Et ce fut la préface de cette fameuse élection dont on a tant parlé plus tard à Versailles et même en Europe.
Deux jours après, Michel vint me chercher vers neuf heures du soir. Cette fois, il ne s'agissait plus de promenade sentimentale au clair de la lune.
—Je sais tout, me dit-il. Le père Forestier et le père Vire-à-Temps ont fait une alliance offensive et défensive que cimente le mariage projeté d'Hyacinthe avec le gros Francis.
—C'est naturel.
—Et je connais d'avance les manœuvres du vieux Vire-à-Temps.
—Il t'en a fait confidence?
—Non; mais le gros Francis, qui est plus bête que méchant, en a parlé librement pour montrer sa finesse à... quelqu'un qui m'a tout répété.
—A mademoiselle Hyacinthe, je suppose!
—Précisément... N'est-ce pas son droit, à elle, de se défendre par tous les moyens possibles contre un mariage qu'elle déteste et de revenir à moi?
—C'est mieux que son droit, Michel, c'est son devoir.
—Donc, on va d'abord, et pour premier gage d'alliance, étouffer le procès en police correctionnelle ou en cour d'assises que ma mère intente à Mme Forestier... On prendra pour cela mille prétextes. On dira d'abord, sur le rapport du docteur Vadlavan, que l'incapacité de travail doit durer plus de vingt jours, ce qui mène tout droit en cour d'assises, sur le même banc que Troppmann et Lacenaire... Ensuite, après un second examen, provoqué par M. Forestier et fait par deux savants médecins de Paris, on reconnaîtra l'erreur et l'on proclamera que le docteur est un ignorantus, ignoranta, ignorantum... Naturellement, il se rebiffera, soutiendra les conclusions de son rapport, retiendra l'instruction en suspens... Le juge chargé de ladite instruction qui, par envie d'avancer et pour plaire à son chef, opine toujours avec Vire-à-Temps, emploiera six semaines à rédiger son rapport. L'affaire, après deux mois, sera renvoyée devant le tribunal de première instance; mais au moment de plaider, l'avocat de Mme Forestier,—un célèbre avocat de Paris, fera défaut.
Par déférence pour le célèbre avocat, on renverra le procès à quinzaine; de délais en délais on atteindra les vacances, les élections seront faites, Hyacinthe sera mariée; M. Forestier, qui était absent lors du vote des 363 et n'avait pas pu voter, tournera à droite ou à gauche aussi bien que Vire-à-Temps, mais de façon à se trouver toujours avec le vainqueur, et se fera nommer sénateur aussitôt que le titulaire actuel sera mort,—ce qui ne peut pas tarder, il est sourd et aveugle depuis dix ans.
Alors Vire-à-Temps qui touche à l'âge de la retraite, se fera nommer député à son tour ou fera nommer son fils, l'ambitieux procureur, et la dynastie des Vire-à-Temps, appuyée sur le sénateur, le député, le président, le sous-préfet, le receveur particulier. Francis qu'on se propose de faire trésorier-payeur général, sera plus solidement établie à Creux-de-Pile que les ponts les plus fameux, bâtis par les Romains. Comprends-tu ça, Trapoiseau?
—Parfaitement. Mais le procès en police correctionnelle?
—Il tombera dans l'eau. Dans tous les cas, Mihiète, qui est aussi innocente du coup de bâton donné sur le bras de ma mère qu'un petit enfant qui vient de naître, paraîtra seule devant le tribunal, s'accusera, s'excusera sur ce qu'elle croyait frapper un pau de fagot et non le bras d'une dame distinguée... On la condamnera à l'amende, peut-être à deux jours de prison. Madame Forestier récompensera ce dévouement en donnant cinq ou six cents francs à sa servante et l'honneur sera sauf.
—Mais toi, Michel, que comptes-tu faire?
—Rien du tout. Je vais les laisser patauger et mentir tant qu'ils voudront. Au dernier moment, je les prendrai dans leur propre filet.
—En attendant tu vas te faire nommer député?
—Peut-être.
—Et la belle Hyacinthe est complice?
—Ça, mon ami, c'est un secret entre elle et moi.
—Et la piété filiale, qu'en faites-vous?
—Trapoiseau, mon ami, vous êtes un moraliste insupportable... On se défend comme on peut contre des parents barbares.
Là, nous nous mîmes à rire de bon cœur. Puis, nous pensâmes qu'il ne suffisait pas de poser sa candidature pour être nommé député, qu'il y fallait «un concours de circonstances» et qu'il fallait préparer ce concours.
C'est pourquoi, dès le lendemain soir, une dizaine de citoyens, choisis un à un parmi les plus chauds républicains, et surtout parmi les plus jeunes et les plus éloquents, se trouva réunie au fond d'un cabaret borgne; nous aurions préféré un temple majestueux avec des colonnes doriques ou la cathédrale de Reims, mais nous n'avions pas de choix.
Après tout, d'ailleurs, la plus illustre assemblée de l'univers—l'Assemblée constituante de 1789,—s'est réunie, faute de mieux, dans un jeu de paume, et Jésus-Christ, fils de Dieu, est né dans une étable entre le bœuf et l'âne, à plus forte raison pouvait-on désigner dans un cabaret le candidat de Creux-de-Pile.
Parmi tous les hommes éloquents qui venaient nous prêter leur concours, un seul manquait à l'appel, c'était le plus précieux de tous, mon rival et ami Néanmoins.
Vainement je l'avais prié de venir. Il m'avait répondu avec un regret bien sincère:
—Pas possible, cher ami, je suis reteint (retenu).
Si tu m'avais parlé de ça dix jours auparavant, à la bonne heure, on aurait pu voir; mais, tu comprends, je n'ai qu'une salive à vendre. Elle est au service de M. Saumonet, mon patron, et par conséquent de M. Forestier, son client. Il ne ferait pas bon pour moi de changer de parti. Saumonet, pour ne pas perdre la clientèle des gros bourgeois et des riches propriétaires qui suivent tous la bannière de Forestier et surtout de Vire-à-Temps, m'enverrait voir dans la rue si j'y suis.
Et en s'arrachant par ci par là quelques cheveux, il répétait d'un air dépité:
—Quel malheur de ne pouvoir être avec Michel et toi! Ça m'allait comme un gant. Nous aurions ri, nous aurions crié, nous aurions braillé, disputé... Enfin ce qui me fait plaisir, c'est que je t'aurai en face de moi puisque je ne peux pas être à côté de toi dans le rang; allons-nous en donner de ces bons coups de langue! Allons-nous donner la fessée à nos bourgeois respectifs et mutuels!
Tels étaient les projets de Néanmoins.
Mais, faute d'un moine, l'abbaye ne chôme pas, dit un vieux proverbe. Faute de celui-là, nous avions encore assez d'orateurs parmi nous pour, de notre surplus, fournir deux Chambres des députés.
Comme j'avais convoqué à moi seul tous les assistants, je leur devais et ils attendaient de moi un discours d'ouverture.
Je commençai donc en ces termes:
«Messieurs et chers concitoyens...»
Un de mes amis, trop pressé d'applaudir, cria: Bravo! bravo!
Son voisin, jaloux de mon succès, lui donna un grand coup de coude en criant:—Vas-tu pas taire ton bec, Antonin?
Je repris:
«Messieurs et chers concitoyens,
»N'êtes-vous pas ennuyés...»
—Pas encore! interrompit celui qui avait coupé la parole à Antonin, mais si tu es trop long, ça ne tardera pas!
—Silence! dit un autre, laissez parler l'orateur.
Je continuai:
«... Ennuyés de n'être rien dans la ville, rien dans la commune, rien dans l'arrondissement, rien dans le département, rien dans la France, rien dans l'État...?
—Et par conséquent rien en Europe! ajouta Antonin.
—Rien! rien! rien! cria un autre. Rien que de malheureux contribuables à qui, tous les mois, le porteur de contraintes apporte un papier rouge ou vert avec ces mots: «Frère, il faut payer!»
—C'est vrai, ça! dit un troisième. Trapoiseau a raison. Nous ne sommes rien du tout.
Je continuai en m'inspirant du fameux abbé Sieyès:
«Messieurs, vous n'êtes rien, et vous devriez être tout!...»
—Bravo! bravo!
—«... Je dirai plus! vous pouvez être tout!»
—Comment? comment? crièrent à la fois plusieurs voix.
Je répondis avec une gravité croissante:
«C'est ce que j'allais vous expliquer... Qui êtes-vous, ô mes amis? Toi, tu es épicier; toi, ferblantier; toi, cafetier; toi, boucher; toi, clerc d'avoué; toi, horloger; toi, jardinier; toi, professeur de belles-lettres; toi, marchand de calicot; toi, marchand de chevaux; toi enfin, tu es propriétaire et rentier et tu fumes ta pipe tout le long du jour au bord de la rivière, ce qui fait prospérer le commerce du tabac et engraisser la régie... Tous enfin, vous êtes utiles à l'État, quoique de différentes manières...»
Je m'arrêtai un instant pour reprendre haleine, car la période était longue, puis je continuai:
«... Oui, c'est vous qui faites la richesse, la force, la puissance, l'éclat, la gloire et la prospérité de la nation française. Est-il quelqu'un qui oserait le contester?...»
De toutes parts on cria:
—Personne!
«... Eh bien! mes chers concitoyens et mes amis, vous à qui la France doit tout, qu'êtes-vous en France?... Rien. On verse votre sang dans les batailles et votre or dans les coffres de l'État, mais quant à vous consulter dans vos propres affaires, l'a-t-on jamais fait?...»
—Jamais! jamais!
«... Est-il un seul de vous qui soit président de la République?».
—Non! cria l'Assemblée.
«Ou ministre du président?»
—Non!
«Ou sénateur?»
—Non! non!
«Ou député?»
—Non, non, non!
«Ou maire, adjoint, conseiller municipal, sous-préfet? Pas un!...
Je m'arrêtai quelques secondes pour appuyer davantage sur cette triste vérité et je repris:
«N'est-ce pas une honte que parmi tant de jeunes gens d'une capacité éprouvée dans vingt professions diverses, pas un seul n'ait encore été choisi soit par le gouvernement, soit par ses concitoyens?»
C'est vrai, c'est une honte. Je le vis bien dans le regard de mes auditeurs.
«... Voulez-vous en savoir la raison? vous êtes trop jeunes, à ce que disent les gens qui sont en possession de tout. Il faut attendre que vous ayez fait vos preuves... Ils ont fait leurs preuves, eux, ces Gérontes, mais leurs preuves d'incapacité...»
—Bravo! Bravo!
«... De lâcheté...»
—Bravo! Bravo!
«... De stupidité, d'hypocrisie, de cynisme...»
L'enthousiasme allait toujours croissant.
«... Ce n'est pas tout, disent-ils encore, il faut respecter les droits acquis... Les droits acquis, messieurs! Où les ont-ils acquis, sinon en remplissant les antichambres des ministres, des préfets et des députés!...»
A ces mots, les applaudissements éclatèrent. On se jeta sur moi pour m'embrasser. Quelques-uns voulaient me porter en triomphe. Je refusai modestement.
La séance, suspendue de fait pendant un quart d'heure, fut enfin reprise et l'on me demanda quel remède je voyais à tant d'abus et à des injustices si horribles.
Alors, j'élevai la voix:
—Un seul, messieurs!... Il nous faut chercher un député, jeune comme nous, ardent comme nous, intelligent comme nous...
—Éloquent comme toi! interrompit Antonin.
—Eh bien, dit un autre, rien n'est plus simple. Prenons Trapoiseau.
Et dans le premier transport d'enthousiasme on aurait peut-être adopté la proposition sauf à s'en repentir et à me laisser seul dès le lendemain si je n'avais décliné cette offre trop flatteuse pour ma modestie.
—Non, mes chers amis, ce n'est pas moi qu'il faut nommer, c'est un homme qui... un homme que...
J'énumérai toutes les vertus qu'on devait demander à ce candidat idéal, je promis d'avance qu'il donnerait satisfaction à tous les intérêts, et enfin je nommai Michel Bernard dont le nom fut reçu avec acclamation.
Juste au même instant Michel entrait.
Cette entrée, demi préparée, demi fortuite, fit le plus grand effet.
Tous se précipitèrent au-devant de Michel et lui serrèrent la main comme de vieux amis. A peine au courant de ce qui s'était passé, il me remercia de la marque d'amitié que je venais de lui donner, remercia aussi très gracieusement les autres électeurs, et, sans se prononcer lui-même, déclara qu'il respectait trop la volonté du peuple pour vouloir s'imposer à lui, mais que si les assistants, élite du corps électoral de Creux-de-Pile, voulaient se constituer en corps électoral et provoquer dans les autres cantons ou communes de l'arrondissement la formation de comités semblables qui s'entendraient tous ensemble et avec le comité central, lui alors, Michel, se tiendrait prêt à obéir à la volonté du peuple, quelle qu'elle pût être.
Ayant fait ce petit discours qui fut trouvé admirable par plusieurs et très convenable par tous les autres, il ajouta négligemment que les frais des comités seraient à sa charge.
Et pour preuve il paya la présente consommation, ce qui redoubla l'enthousiasme, ou, pour mieux dire, l'assit sur une base solide; car, il faut l'avouer, si l'argent est le nerf de la guerre, il est encore plus le nerf des élections dans tous les pays du monde.
Après plusieurs autres discours, félicitations et congratulations réciproques, on se sépara, et je demeurai seul avec Michel.
Alors il quitta son masque électoral et me dit d'un air sombre:
—Mon cher ami, nous marchons à une catastrophe!
Je répliquai, pensant aux affaires publiques qui paraissaient fort embrouillées par la dissolution de la Chambre:
—Mais non! mais non! Tu t'abuses! Tout finira mieux que tu ne penses!
—Trapoiseau, mon cher ami, la résistance est presque impossible.
—Rien de plus facile, au contraire! La force d'inertie suffirait seule, au besoin. L'armée d'ailleurs ne le suivra pas...
—L'armée! Qu'est-ce que tu me chantes là? Je te parle d'Hyacinthe.
—Ah! Et moi, je te parle de Mac-Mahon.
Nous éclatâmes de rire tous les deux.
—Écoute, me dit Michel, je vais risquer un coup désespéré.
—Tu vas tuer quelqu'un?
—Justement.
—Ton rival?
—Lui-même.
—Hélas! Le pauvre gros Francis est bien innocent de tout crime. Mais tu ne veux pas l'assassiner, je pense?
—Non, non. Ça se passera dans les règles, en public, devant quatre témoins. Un bon duel à mort.
—Mais ça ne s'est jamais fait à Creux-de-Pile.
—Ça se fera, Trapoiseau!
—Mais c'est sauvage! Tu ne trouveras pas un second témoin, car pour moi je vois bien que tu comptes sur mon amitié.
—Certes, et tu m'iras chercher un second témoin. Je ne suis pas inquiet. C'est un rôle glorieux et sans péril. Il y a toujours de braves gens pour se dévouer en pareil cas.
—Allons, tu veux exterminer Francis Vire-à-Temps?
—Je le veux, puisqu'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher son mariage avec Hyacinthe.
—Mais comment feras-tu pour lui chercher querelle? Il est si doux, si poli, si bien élevé quoiqu'un peu entêté dans les discours politiques!...
Michel m'interrompit en riant:
—Entêté dans la discussion! c'est tout ce qu'il me faut. Qu'est-ce qu'il est?... Bonapartiste, je crois? Je vais dire du mal des Bonaparte. Doucement d'abord, pour ne pas le mettre sur ses gardes, puis crûment, puis je le pousserai à fond. Viens avec moi.
Nous allâmes ensemble chercher le gros Francis, au café de la Perle, où il passait une heure tous les soirs, sans rien consommer, comme disait amèrement le cafetier, et pour lire les journaux sans payer l'abonnement. C'est l'usage économique des plus gros bourgeois de Creux-de-Pile.
Comme nous l'avions prévu, il était là, regardant jouer au billard, jugeant des coups et ne prévoyant pas la machination qu'avait préparée le perfide Michel.
Celui-ci entra d'un air aisé et bon enfant comme à l'ordinaire et donna des poignées de main à tout le monde et à Francis lui-même, quoique leur rivalité auprès d'Hyacinthe eût mis entre eux un certain froid. Cependant, comme ils étaient bien élevés tous les deux, les formes de la politesse subsistaient toujours.
Michel s'assit sans affectation à une table voisine et je lui fis face. Nous causâmes d'abord de choses indifférentes et en particulier d'un procès qui se préparait. Nous discutâmes pendant cinq minutes la question de droit en feignant de boire des bocks.
Tout à coup Michel me dit:
—A propos, sais-tu la grande nouvelle que donne un journal anglais, le English Duck?
—A ces mots «grande nouvelle» English et «Duck», les oreilles du bon Francis Vire-à-Temps s'ouvrirent toutes grandes pour recueillir le discours de Michel.
Celui-ci poursuivit:
—Il paraît que le prince impérial va faire une descente à Cherbourg. L'armée de mer va se soulever en sa faveur et lui livrer les forts. On compte sur trois régiments de ligne et sur un régiment d'artillerie. Plusieurs chefs de gare et chefs de trains sont gagnés.
Je m'écriai:
—Pas possible!
—Si possible et même si certain, continua Michel, que le gouvernement français a pris toutes ses précautions. Sa police en Angleterre a tout découvert.
—Mais alors, dit Francis qui brûlait de prendre part à la conversation, puisque tout est découvert, l'échec n'est pas douteux.
—Qui sait? répondit Michel. On parle aussi d'une conspiration de Paris qui se relierait à celle de Cherbourg. M. Paul de Cassagnac en serait et prendrait le commandement des insurgés de Belleville où il a de nombreuses intelligences...
Puis, baissant la voix:
—Bismarck est dans l'affaire... C'est lui qui fournit l'argent.
Ici Francis n'eut plus aucun doute.
—Eh bien, tant mieux! dit-il. Ça fera sauter cette sale République...
Mais alors Michel l'interrompit:
—Qu'est-ce que vous dites, Francis? Cette sale République! C'est vous qui l'appelez de ce nom, vous qu'elle loge, qu'elle nourrit, qu'elle héberge, qu'elle paie grassement, vous dont elle nourrit, héberge, loge et paie grassement le père et les frères!
Le bon gros receveur recula comme s'il avait marché sur un serpent, et vraiment la voix de Michel avait quelque chose de mordant et d'irritant qui ne rassurait pas.
—Voyons, dit-il, mon cher ami, ne nous fâchons pas pour si peu de chose. J'oubliai que vous étiez républicain. Je dirai, si vous voulez, que votre République est propre et brillante comme un sou neuf.
—Ça ne suffit pas, répliqua Michel.
—Soit! je le penserai.. Tenez, je le pense déjà! dit le gros Francis, qui croyait à une plaisanterie assez désagréable, mais qui voulait avant tout éviter une querelle.
Michel, voyant que cette inaltérable bonhomie ne lui laissait aucune prise, continua, mais en s'adressant à moi:
—N'est-ce pas honteux que tous ces gens-là,—le père et les trois fils,—vivent du budget de la République et osent encore l'appeler sale?... Mais c'est eux qui la salissent! c'est eux qu'il faudrait balayer!
Cette fois, le doute n'était plus possible. Le gros Francis vit bien que son adversaire cherchait une querelle sérieuse. Il regarda autour de lui comme pour chercher un appui; les joueurs de billard se rapprochèrent tenant leur queue à la main pour mieux entendre; deux ou trois habitués se levèrent, mais tout le monde paraissait indifférent ou plutôt favorable à Michel qui s'écria les yeux étincelants:
—A-t-on jamais vu chose pareille?
Puis, désignant de la main le pauvre Francis.
—Ça ose dire du mal de la République!
—Oh! s'écria le chœur avec indignation.
—Ça reçoit les écus de la République, et ça ose l'appeler sale!...
—Oh! oh! oh! continuèrent les assistants qui parurent prêts à faire un mauvais parti au receveur.
Alors le gros Francis poussé à bout répliqua:
—C'est donc une querelle que vous me cherchez, Michel?
L'autre se leva:
—Et si c'en était une, monsieur le receveur, qu'avez-vous à dire?
Francis réfléchit pendant quelques secondes; sans doute il eut envie de sauter sur son adversaire et de l'étrangler. Mais le sentiment de la conservation personnelle l'emporta. Il répondit avec une prudence qui ne saurait être trop admirée:
—Eh bien, Michel, vous êtes fou, mais je serai plus sage que vous, je vous cède la place!
Après quoi, il sortit, au milieu des éclats de rire des assistants.
Quelques minutes plus tard, le cafetier ferma sa boutique, et je me retrouvai seul avec Michel dans la rue.
—Décidément, dit-il, je ne parviendrai jamais à tuer ce garçon-là en duel. Il prend trop de soin du fils de sa mère. Rentrons chez moi; je veux faire un dernier effort.
Et il écrivit un billet que j'étais chargé de remettre en grande cérémonie, assisté d'un autre ami de Michel qui nous parut très propre à remplir cet office, car il était riche propriétaire, vivait à la campagne, braconnait presque toute l'année, n'aimait pas le vieux Vire-à-Temps qui l'avait condamné plusieurs fois à l'amende et connaissait à merveille le maniement des armes à feu.
Voici le billet:
«Monsieur,
»Hier, vous avez insulté la République en l'appelant sale, et vous réjouissant de ce qu'on la ferait sauter... c'est vous qui sauterez, je vous le prédis, sans être grand prophète.
»Ce n'est pas tout. En sortant du café de la Perle, vous avez dit que j'étais fou...
»La promptitude avec laquelle vous êtes rentré chez vous et l'obscurité de la nuit m'ont empêché de vous poursuivre et de vous donner sur-le-champ dans le dos des marques de ma satisfaction... Mais, vous entendez bien que cette injure ne peut pas rester impunie. Je vous prie de désigner deux de vos amis qui s'entendront avec les miens, MM. Trapoiseau et Crancy, pour régler les conditions d'une rencontre ou les excuses publiques que j'ai droit d'attendre de vous.
»Michel Bernard.»
»P.S. Mes amis ont ordre de vous laisser le choix des armes.»
Le braconnier et moi nous portâmes ce billet doux le lendemain, vers une heure de l'après-midi, pendant que le gros Francis et le vieux Vire-à-Temps, son père, dînaient tranquillement en tête-à-tête.
Je ne sais quelles furent leurs réflexions, mais au bout de cinq minutes, M. le président parut, la serviette accrochée à la boutonnière de son paletot, les yeux allumés par la colère et peut-être par la bonne chère; il s'avança vers nous et dit:
—C'est vous, Trapoiseau, qui venez m'apporter ça dans ma propre maison?
Je répliquai sèchement:
—Monsieur, c'est à votre fils et non à vous...
Il prit un air de majesté foudroyante:
—Mon fils et moi, c'est tout un. Entendez cela, Trapoiseau, et ne vous avisez pas de recommencer!
Je commençais à me fâcher sérieusement. Je lui dis:
—Monsieur le président, au tribunal, je vous respecte comme je dois; mais ici, ce n'est pas à vous que je m'adresse... Je suis chargé avec mon honorable ami M. Crancy, d'attendre et de rapporter la réponse à une lettre que je vous ai remise... Et j'attends!
Ces derniers mots furent prononcés d'une voix très ferme, qui redoubla la colère du vieux Vire-à-Temps. Se voir ainsi bravé par un clerc de notaire, lui le souverain magistrat de l'arrondissement!
Il écumait. Il tira de sa poche la lettre de Michel, la déchira en vingt morceaux et dit:
—Voilà ma réponse.
Et comme j'allais insister:
—Coralie! cria-t-il à sa cuisinière, allez chercher les gendarmes!
J'aurais bien répliqué; mais au mot de «gendarmes» Crancy fut saisi d'une telle frayeur qu'il s'enfuit et que je fus obligé de le suivre. Au moins pour couvrir notre retraite, je dis au président:
—Monsieur, avertissez Francis de ne pas sortir s'il veut éviter quelque scène désagréable.
Mais le soir même, le procureur de la République fit appeler Michel et lui fit prêter serment, sous peine d'être coffré sur-le-champ, qu'il ne donnerait pas suite à sa menace.
—Au reste, dit Michel en prêtant le serment demandé, il suffit qu'on connaisse partout la poltronnerie du pauvre Francis!
Mais la catastrophe approchait.
C'était le 1er juillet. Jamais les habitants de Creux-de-Pile n'avaient vu de cérémonie aussi somptueuse que celle qui se préparait pour le mariage de mademoiselle Hyacinthe Forestier avec M. le receveur Francis Vire-à-Temps, plus communément appelé «le gros Francis».
On devait aller en voiture de la maison de la mariée jusqu'à l'église de la paroisse; mais grâce à l'heureuse combinaison des rues, des ponts, des montées et des descentes qui font de cette admirable ville quelque chose d'assez semblable à un bossu orné de plusieurs bosses, il ne fallait pas moins de trois quarts d'heure pour faire le trajet à découvert sous les yeux des passants.
Au reste, cet apparat ne déplaisait pas au père Forestier qui jouissait de sa puissance et qui se rengorgeait avec un très légitime orgueil en regardant sa fille.
Il avait l'air de dire à tous: «Voilà mon œuvre»; et en effet le capitaine Smintéry n'y était pour rien, n'ayant paru à Creux-de-Pile que trois ou quatre ans après la naissance d'Hyacinthe.
Pour elle, je m'aperçus avec étonnement qu'elle paraissait très gaie, d'une beauté charmante (cela va sans dire), et qu'elle ne regrettait pas du tout le pauvre Michel.
Plusieurs des spectateurs en firent tout haut la remarque, et, s'il faut tout dire, les spectatrices—celles du peuple surtout—ne furent pas indulgentes.
Dans la seconde voiture s'étalait le vieux Vire-à-Temps, à côté de Mme Rosine Forestier, qu'il couvrait de compliments et qui lui répondait par des sourires dont le capitaine Smintéry avait connu la puissance quinze ans plus tôt... Mais depuis ce temps-là, hélas! quel changement!
Les autres membres des deux familles et les amis suivaient dans quarante-cinq carrosses de différentes formes et grandeurs. Il y avait des pataches, des coupés, des landaus, des chars-à-bancs, des calèches et même des tape-fonds. Forestier et Vire-à-Temps, pour frapper d'une pierre deux coups, avaient invité tous les électeurs influents, et en particulier la plupart des maires de l'arrondissement, au dîner de noces qui devait avoir lieu dans le jardin. Après dîner, le sous-préfet, frère du gros Francis, s'était chargé, de concert avec le président, de leur enseigner leurs devoirs électoraux; madame Eva Vire-à-Temps, femme du sous-préfet, devait les charmer de ses regards; enfin, on comptait beaucoup sur l'effet de cette journée pour la réélection de M. Forestier.
C'est dans ce bel ordre de bataille et en voiture qu'on se rendit à la mairie, où je me précipitai à pied en jouant des poings, des coudes et des genoux pour me faire une place. Grâce à mon énergie, je me trouvai au premier rang, et je fus bien étonné de voir Michel à trois pas de là, tranquillement assis sur une chaise et accoudé sur la table.
Je lui demandai tout bas:
—Que fais-tu là? Ce n'est pas ta place. Veux-tu faire un scandale?
Il me répondit tranquillement:
—J'ai le droit, comme tout le monde, de regarder la cérémonie... et je regarde.
Cependant, malgré sa tranquillité apparente, j'étais frappé de sa pâleur et de la fixité de son regard. Évidemment il était très ému. Je me rapprochai de lui pour le soutenir ou le contenir au moment fatal.
Enfin toute la noce entra, le père Forestier et sa fille en tête, et les autres, chacun suivant son grade ou le degré de parenté.
Le maire, qui était en habit noir et en cravate blanche, ouvrit sa tabatière, se bourra le nez de façon à couvrir sa chemise de grains de tabac, se moucha fortement, posa son mouchoir à carreaux bleus sur la table comme en-cas, et commença à lire la formule de la loi.
Là, tous les cœurs battaient un peu. On regardait Michel avec étonnement et avec inquiétude. Lui-même ne regardait qu'Hyacinthe. Il pâlissait et rougissait de minute en minute.
Pour elle, sans le regarder, les yeux baissés, elle attendait modestement la question suprême:
Consentez-vous à prendre pour mari, etc.. etc.
Alors, d'une voix nette et claire, elle répondit:
—Non, monsieur le maire. Mon mari sera M. Michel Bernard ici présent. Je n'en aurai jamais d'autre.
A ces mots, Michel, transporté de joie, se leva et s'écria:
—Et moi, Hyacinthe, je jure de vous aimer éternellement.
Ce fut un coup de théâtre si imprévu que les parents d'Hyacinthe n'eurent pas le temps de s'y opposer.
Le gros Francis demeura consterné. Le vieux Vire-à-Temps parut très vexé. Le sous-préfet, frère aîné de Francis, leva les épaules comme pour dire: C'est une fantaisie de petite fille, cela passera. La femme du sous-préfet se mit à rire sans autre raison que de montrer ses dents blanches qui étaient fort bien rangées.
Quant aux amis et aux électeurs convoqués des quatre coins de l'arrondissement, leur stupéfaction était inexprimable, et je dois ajouter aussi leur tristesse.
Comment! on les avait fait venir de deux, trois, quatre, dix lieues pour assister à une noce, s'en fourrer jusque-là, voir leur député, leur sous-préfet, leur président, expliquer, recommander leurs affaires à ces gros bonnets, et tout d'un coup, patatras!... plus ce mariage!
Mais alors, plus de dîner, plus rien! Car enfin on ne peut pas décemment aller boire et manger chez des gens qui sont occupés à s'arracher les cheveux en famille. Non, en vérité, cela ne se fait pas! Que le diable emporte le caprice de cette petite Hyacinthe!... Voilà ce qui se lisait sur toutes les figures.
Franchement, ce n'était pas gai. Quant à la famille Vire-à-Temps, tous ses projets d'avenir étaient à vau-l'eau.
Mais que dire de la fureur de Mme Forestier? Rien ne pourrait en donner une idée.
—Maudite chipie!....
Et elle leva la main pour donner un soufflet à sa fille, mais le père Forestier, quoique fort désagréablement surpris, eut le bon sens et le temps de lui saisir le poignet, de manière à empêcher un plus grand malheur.
—Voyons, ma chère amie, dit-il, tu n'y penses pas! Hyacinthe elle-même est prise ce matin d'un caprice inexplicable, car enfin elle consentait hier et tous les jours précédents à ce mariage qui comblait tous vos vœux, qui resserrait notre intimité avec un vieil ami (il se tourna vers le président et lui serra la main avec effusion); qu'est-ce qui est donc arrivé qui a pu changer ainsi ses résolutions?
—Elle est folle, cria la mère.
Hyacinthe répliqua:
—Non, maman, je ne suis pas folle. Mais je ne veux pas qu'on dispose de moi sans mon consentement. Quand vous m'avez présenté Michel, je l'ai accepté de suite, parce qu'il m'aime, et que je l'aime. Vous n'en avez plus voulu... C'est bien; mais moi je n'ai pas changé comme vous, comme toi surtout, maman, et je ne changerai jamais.
—Et moi, s'écria la vieille Rosine, je jure que...
Mais le vieux Vire-à-Temps se leva et dit avec assez de grâce à Hyacinthe:
—Ma chère enfant, mon bonheur et celui de Francis auraient été de vous garder avec nous; mais vous comprenez bien que nous vous aimons trop l'un et l'autre pour avoir jamais eu la pensée de vous contraindre. Croyez que je ferai toujours pour vous, et Francis comme moi, les vœux les plus sincères.
Le pauvre gros Francis, n'étant pas éloquent, serra silencieusement la main d'Hyacinthe, et tous les deux se retirèrent, promptement suivis de leurs amis particuliers qui ne savaient quelle contenance garder, et qui, d'ailleurs, étaient pressés de dîner à l'auberge,—car c'était l'heure de la plupart des tables d'hôte.
Michel, voyant la salle se vider, voulut s'approcher d'Hyacinthe et la remercier de son courage, mais la vieille Rosine se campa au-devant de sa fille dans une attitude si belliqueuse que mon ami craignit d'être cause d'un nouveau scandale et sortit avec moi.
Quand nous fûmes dehors, Michel me dit:
—Eh bien, qu'en penses-tu, Trapoiseau? Le coup était-il bien combiné? A-t-il assez réussi?
—Comment, c'est toi qui...
—Parfaitement vrai.
—Je ne m'étonne plus de la tranquillité où tu vivais ces derniers jours.
—Voici. Grâce au mur du jardin et à la fenêtre grillée de sa chambre, je peux, sinon voir et toucher Hyacinthe, du moins lui parler toutes les nuits... C'est moi qui l'ai décidée à accepter la main du pauvre Francis, qu'elle avait d'abord nettement refusée. Je lui ai prouvé que nous ne pouvions obtenir le consentement de son père que par un coup d'éclat qui forcerait ce pauvre homme à prendre une résolution virile. Hyacinthe a combattu longtemps, mais enfin elle a fini par donner son consentement. De là, l'événement que tu viens de voir. Ce qui l'a décidée surtout, c'est le cartel que j'ai adressé à Francis; elle a eu peur d'un duel où je pouvais être tué. Pour prévenir ce danger, elle a fait elle-même l'acte de courage dont tu as été témoin tout à l'heure.
Et maintenant, cher ami, vive la joie!
Michel sautait et dansait de bonheur. Je lui demandai:
—Mais ton élection, qu'en fais-tu?
—Je me fais élire plus que jamais.
—Mais si tu es élu, papa Forestier te refusera la main d'Hyacinthe.
—Mais, Trapoiseau que tu es, si je ne me présente pas contre lui, comme il ne me craindra pas, il me la refusera bien mieux encore...
Il tira de sa poche une petite affiche-manifeste et me la mit sous les yeux.
—Tiens, lis ça et tu m'en diras des nouvelles.
SAMEDI PROCHAIN
4 juillet
M. MICHEL BERNARD fera une conférence dans la
grande salle du café de la perle
sur ce sujet:
LES PROCHAINES ÉLECTIONS
«Notre éminent concitoyen, qui s'est déjà fait connaître dans plusieurs de nos plus grandes villes, et dont les conférences sur les Populations de la France de l'Ouest ont obtenu un prodigieux succès au boulevard des Capucines, à Paris, se propose d'aborder samedi et de traiter avec la merveilleuse autorité qui lui est propre les questions si complexes que présente la crise actuelle où se débat la République.»
—Alors, tu vas faire un discours?
—Un, deux, trois, quatre discours.
—Et que diras-tu au public?
—Cela dépendra de la réponse que papa Forestier va faire demain.
—A quelle question?
—A celle que je lui poserai moi-même.
—Où?
—Chez M. Bouchardy, ton patron, qui le fera venir sous un prétexte... Toi, cher ami, va faire imprimer et coller mon affiche sur tous les murs.
Le lendemain; dans l'après-midi, papa Forestier, la tête basse, l'air inquiet et préoccupé, se parlant à lui-même et faisant des gestes, parut au bout du jardin de M. Bouchardy.
Mais, dans l'intervalle, le plan de bataille de Michel avait été changé. C'était à moi de soutenir le premier et principal choc, à lui d'emporter la victoire et d'en recueillir le fruit.
Mon patron, qui était dans la confidence de Michel, était sorti tout exprès pour me laisser seul avec le député.
Je fis ses excuses en son nom, cela va sans dire, alléguant une affaire pressée et qu'il n'aurait pu remettre, sans grave préjudice pour ses clients. J'eus soin pourtant d'ajouter qu'il allait rentrer «d'un instant à l'autre», afin de retenir le poisson accroché à la ligne.
Au reste, M. Forestier lui-même n'était pas fâché de trouver ce prétexte pour causer avec moi, qu'il savait l'intime ami de Michel et le dépositaire de ses secrets. Il s'y prit donc finement et, tout en feignant de bâiller pendant que je faisais de mon côté semblant d'écrire, il me dit d'un air goguenard:
—Vous vous mêlez donc aussi de politique, Trapoiseau?
—Peut-être, monsieur le député. Mais comment le savez-vous?
—On me l'a dit... Il paraît que vous êtes républicain?
—Tout-à-fait.
—Oh! mais un chaud, chaud républicain, de ceux qui disent: «Sois mon frère, ou je te tue!»
—Hé! hé! monsieur, il en est quelque chose...
Je riais, il riait aussi, car Dieu sait si je suis farouche et si j'en ai la mine.
Il continua:
—On m'a dit que vous seriez candidat aux prochaines élections...
Je répondis simplement:
—Cela pourra venir, mais il faut que Michel passe avant moi.
Il parut très étonné:
—Comment Michel se présente?... Pas possible!
—Lisez sur les murs l'annonce de sa conférence.
M. Forestier leva les épaules.
—Michel n'a pas de chances, dit-il. Michel est trop jeune. Michel n'a pas fait ses preuves. Michel n'a pas une nombreuse clientèle et l'appui du gouvernement, de la magistrature et du clergé que j'ai, moi. Michel n'a pas la possession d'état. Il n'est pas député de Creux-de-Pile depuis vingt ans. Enfin Michel est trop exalté. Il aura contre lui tout ce qui pense bien, tout ce qui est riche, tout ce qui veut vivre paisible et honoré... Allons donc, Michel n'aura pas cinq cents voix!
Cette fois le bonhomme parlait avec chaleur et ne cachait plus sa pensée ou plutôt son âpre désir de rester député à tout prix.
Voyant cela, je répliquai négligemment que le suffrage universel était chose journalière comme le vent et la pluie; qu'on avait été très mécontent à Creux-de-Pile que le député n'eût pas voté dans la séance fameuse où 363 héros avaient affirmé la République...
M. Forestier parut troublé.
—Eh! dit-il en m'interrompant, est-ce que je savais tout ça, moi? Est-ce que je pouvais deviner la pensée de mes électeurs? Si j'avais su à quel parti ils voulaient me voir passer, est-ce que je n'aurais pas tout fait pour les contenter? Qu'est-ce que ça me fait à moi, au fond,—entre quat'z-yeux, je peux bien vous le dire, Trapoiseau,—qu'est-ce que ça me fait de voter à droite ou à gauche?.. Encore à présent ils n'ont qu'à parler, mes électeurs! je dirai, je ferai tout ce qu'ils voudront, pourvu qu'ils me réélisent!...
Le pauvre homme perdait la tête et me parlait comme à sa conscience.
Je répondis gravement:
—Il est trop tard, monsieur Forestier, oui, trop tard. Nous avons choisi Michel, qui est jeune, qui nous plaît, qui parle bien, qui ne nous abandonnera pas, qui votera toujours pour la République, et—ici je parlai plus lentement pour avertir mon interlocuteur de faire attention,—à moins que Michel lui-même ne renonce à sa candidature...
Les yeux du bonhomme brillèrent d'une idée soudaine. On eût dit un bec de gaz allumé tout à coup dans un cabinet obscur. Il s'écria tout ému:
—Mais s'il y renonçait?
Alors voyant que le goujon mordait, pour le ferrer plus fortement je dis:
—Je le connais! Michel n'y renoncera pas. Il est ambitieux, il est orateur, il a devant lui un long avenir; ma foi, il serait bien sot d'y renoncer, ayant d'ailleurs toutes les chances possibles, car les comités secrets s'organisent de toutes parts et ont reçu des instructions de Paris...
M. Forestier pâlit à cette nouvelle. Cependant il essaya de faire bonne contenance.
—J'ai pour moi, dit-il, tout ce qu'il y a de mieux, de plus riche et de plus influent dans le pays... M. le président Vire-à-Temps d'abord, qui dispose à lui seul de trois mille voix...
A ces mots j'éclatai de rire.
—Vous ne savez donc pas la nouvelle?
—Quoi encore?
—M. Vire-à-Temps est, depuis hier soir, candidat pour son propre compte.
—Ah! mon Dieu! Est-ce possible?
—Hier, aussitôt en revenant de la mairie, lui et son fils le sous-préfet ont réuni les maires qui étaient venus pour assister au mariage de mademoiselle Hyacinthe...
—Maudite enfant! s'écria le père. C'est elle qui est cause de tout.. Enfin qu'ont-ils décidé?
—... Que M. le président se présenterait aux élections contre vous et contre Michel, que les maires et les curés le soutiendraient chaudement, etc., etc. Le sous-préfet a même dit en riant quelque chose que je ne voudrais pas répéter...
—Quoi donc, voyons?
—Que les conservateurs votant pour son père et les républicains pour Michel, vous resteriez entre deux chaises... Assis par terre.
—Il a dit ça cet imbécile! s'écria Forestier indigné; eh bien, nous verrons!... Et pour commencer...
Au même instant, Michel parut dans le jardin. Il s'avançait lentement et saluait Angéline à sa fenêtre sans faire semblant d'apercevoir le père Forestier.
Mais celui-ci, tout chaud des révélations que je venais de faire, me quitta en disant:
—Je vais vous laisser à votre travail, Trapoiseau, et faire un tour de promenade.
Je ne cherchai pas à le retenir, et voici, d'après le récit de Michel, ce qui se passa entre eux.
Chacun des deux fit comme au théâtre et s'arrangea pour heurter l'autre par hasard, se récrier d'étonnement et s'excuser.
—Ah! ah! dit le député, je ne m'attendais guère à vous rencontrer ici, monsieur Michel Bernard! Mais puisque vous voilà, nous allons nous expliquer, s'il vous plaît.
Cela fut dit d'un ton demi-fâché, demi-affectueux, qui fit voir à Michel que j'avais très bien rempli mes instructions. Il répondit donc avec respect qu'il était trop heureux de cette rencontre, qu'il l'aurait sollicitée s'il avait osé ou si mademoiselle Hyacinthe l'avait permis...
—Enfin, dit Forestier, qui depuis quelques minutes paraissait avoir pris son parti de beaucoup de choses, vous l'aimez?
—Passionnément.
—Elle vous aime?
—Vous l'avez entendue hier.
—Eh bien, prenez-la, je vous la donne...
Michel se jeta dans ses bras en s'écriant:
—Ah! vous serez vraiment mon père!
M. Forestier ajouta:
—Ah! mais, minute!... D'abord les conditions du contrat seront les mêmes qu'autrefois, excepté pour votre belle-mère qui, je vous en réponds, ne donnera pas un centime, même de revenu...
—Qu'importe? répliqua fièrement Michel.
—Il importe beaucoup, mon jeune ami; vous vous en apercevrez plus tard quand vous aurez des enfants... De plus, écoutez-moi bien!... Au lieu d'être mon adversaire aux élections, vous serez mon principal avocat et soutien.
—Ah! dit Michel, mes amis veulent avoir un député républicain.
—Eh bien, et moi? Me prenez-vous pour un mollusque ou pour un crustacé? Je suis républicain, mon cher ami, et de la plus pure farine... Vous allez me dire—je le lis dans vos yeux,—que j'étais bonapartiste au Corps législatif de l'empire... eh bien, qu'est-ce que cela prouve?... Mes électeurs voulaient Bonaparte, alors je faisais comme eux... Maintenant ils veulent la République, c'est donc mon devoir de voter pour elle... Enfin je m'y engage, et dès demain je vais écrire à tous les journaux mes regrets de n'avoir pas été à Versailles le jour du vote des 363. J'aurais été le trois cent soixante-quatrième. Êtes-vous content?
—Oui, dit Michel.
En effet, dès le soir même tout fut arrangé. Il rentra dans la maison Forestier.
Il fit, le samedi suivant, en faveur de son futur beau-père, le discours qu'il s'était engagé à faire contre lui au café de la Perle, et cela fut trouvé «très fort,» au dire de mon ami Néanmoins.
Un hasard heureux empêcha la vieille Rosine d'y mettre obstacle. La nuit précédente, cette femme poétique, rêvant à sa fenêtre pendant qu'il pleuvait, avait attrapé une pleurésie, et mourut quelques jours après, laissant peu de regrets.
On lui fit cependant des funérailles très convenables, et la belle Hyacinthe, que tout le monde croyait sans dot, se trouva la plus riche héritière de tout le pays. Il est vrai que Michel se hâta de restituer au pauvre M. Forestier toute sa fortune personnelle, ce qui le rendit plus joyeux qu'un poisson dans l'eau.
Madame Reine Bernard avait voulu susciter quelques difficultés, mais mon oncle, le curé Torlaiguille, homme de bon sens et de bon conseil, lui fit sentir qu'elle ne ferait qu'éloigner de sa maison Michel et ses futurs petits-enfants. D'ailleurs elle était contente, ayant vu mourir son ennemie. Elle rechigna donc, garda la plus grande partie de l'héritage de son mari et accusa son fils d'ingratitude, mais donna son consentement, c'était l'essentiel.
Le gros Francis Vire-à-Temps, un peu démonté par l'affront qu'il avait reçu de la belle Hyacinthe, épousa Berthe aux grands pieds, la fille de M. Patural, «jurisconsulte éminent»; il n'était pas homme, le bon gros receveur, à se chagriner longtemps ni à préférer fortement une femme à une autre. Pourvu que son dîner fût bon et servi tous les jours à la même heure, il était heureux.
Il l'est encore.
Quant à moi,—les siècles futurs voudront-ils croire à mon bonheur?—j'ai épousé ma chère Angéline, voici comment:
Une après-midi, M. Bouchardy, mon patron, homme robuste et bien portant mais un peu gros, eut un soupçon d'apoplexie. Comme il était prudent et sage, il se tint pour averti, voulut régler ses affaires et m'en fit confidence. Il songeait à vendre son étude et voulait la faire afficher dans les journaux de Paris.
Le soir je racontai l'histoire à ma mère, qui du premier mot me dit:
—Achète-la.
—Avec quoi, maman?
—Avec ce que tu vas voir, Félix!
Et alors elle tira du fond de son armoire, où je n'avais jamais cherché, des titres de rentes et des actions de chemins de fer pour plus de deux cent mille francs.
Comme je la regardais avec étonnement, elle me dit:
—Félix, voilà trente ans que je travaille à te faire riche; si je te l'avais dit quand tu étais petit, tu te serais mis à flâner, comme tant de fils de bourgeois qui ne savent rien faire de leurs dix doigts. Tu t'es cru pauvre, tu as travaillé, tu es un homme maintenant. Voilà. Tout est à toi! Achète l'étude de ton patron. Mon mari était huissier, mais mon fils sera notaire, et qui sait? Peut-être un jour président de la République!
Alors je l'embrassai tendrement, j'achetai l'étude, j'étonnai maître Bouchardy, qui ne me croyait pas si riche, je demandai Angéline en mariage et je l'obtins; Michel et la belle Hyacinthe vinrent à la noce avec le papa Forestier, que nous avions fait réélire et que nous fîmes ensuite nommer sénateur, après la mort de son cousin. Michel a remplacé son beau-père à la Chambre des députés. Quant à moi, je suis conseiller municipal depuis deux ans, père depuis dix-huit mois et maire de Creux-de-Pile depuis six mois.
Que Dieu vous garde, mes frères!
TABLE
FIN DE LA TABLE
End of the Project Gutenberg EBook of Hyacinthe, by Alfred Assollant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HYACINTHE *** ***** This file should be named 16789-h.htm or 16789-h.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/6/7/8/16789/ Produced by Carlo Traverso, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is in the public domain in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from the public domain (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that - You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." - You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. - You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. - You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread public domain works in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit https://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. *** END: FULL LICENSE ***