The Project Gutenberg EBook of Le monsieur au parapluie, by Jules Moinaux This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le monsieur au parapluie Author: Jules Moinaux Release Date: October 12, 2005 [EBook #16862] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MONSIEUR AU PARAPLUIE *** Produced by Carlo Traverso, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
[NOTE: Il y a deux chapitres numéro XIII.]
—Ennuyeux comme la pluie—serait une comparaison juste, en certains cas, dans la bouche des gens assommés par une mauvaise comédie, un livre fastidieux, les gammes d'un élève pianiste, ou un raseur, s'il était prouvé que la pluie est le type de la chose ennuyeuse au dernier point; mais elle a inspiré des poètes, depuis Anacréon avec l'Amour Mouillé, jusqu'à Fabre d'Eglantine avec Il pleut, Bergère. Elle a fourni le sujet de tableaux estimés: Le Régiment qui passe, à Detaille, et, longtemps avant lui, le Déluge, ce chef-d'œuvre toujours admiré au musée du Louvre. Et puis, Paris est, pour l'amateur de pittoresque, un spectacle des plus variés. La vue d'une impériale d'omnibus, garnie de voyageurs, les uns assis dans l'eau, les autres debout, un parapluie à la main, est-il rien de plus réjouissant, non pour ces infortunés, mais pour les égoïstes qui les regardent?
Et les assiégeants d'un omnibus en station à sa tête de ligne, au moment où la bourrasque et «le ciel d'encre», comme dit M. Zola, annoncent l'orage près d'éclater! Les habitants ahuris d'une fourmilière sur laquelle on a mis le pied, donnent à peine l'idée de la fourmilière humaine qui se précipite vers le véhicule prêt à partir:—28! crie le conducteur, et un gros monsieur bouscule tout le monde pour passer, et il a le 137. On le hue.—Voilà le 28! crie une dame.—29! crie une autre; puis on entend: J'ai 30! j'ai 31, ça va être à moi! et la bousculade va croissant avec les larges gouttes prélude de l'averse; les parapluies, aussitôt, de s'ouvrir tous à la fois, les mouchoirs de s'étaler sur les chapeaux. Et les protestations des dames! et les jurons des hommes! et les cris des enfants.—Maman, je veux monter!—Faites donc attention, monsieur, votre parapluie s'est pris dans mes cheveux.—Ne poussez donc pas comme ça, brute!—Brute? et une gifle de tomber sur la joue de l'insulteur qui riposte; on s'écarte des deux champions et la bousculade redouble.—Complet! crie le conducteur; impériale à volonté.—Imbécile! hurle un monsieur irrité par cette facétie.
Quel poème héroï-comique!
Avantage précieux de la pluie: pas d'orgues! Avantage plus grand encore: aucune révolution n'a réussi par la pluie; les émeutiers iront au feu tant qu'on voudra; à l'eau, jamais! C'est ainsi qu'au lendemain de 1830, le maréchal Lobeau qui savait à quoi s'en tenir sur ce point, au lieu de faire venir la troupe pour disperser les émeutiers de la place du Carrousel, fit accourir les pompiers qui dégagèrent par quelques coups de pompe les Tuileries menacées.
Ajoutons que, pour les amateurs de mollets, la vue des femmes retroussées est un des agréments de la pluie et une source de bonnes fortunes; que de bras masculins sont acceptés par de jolies piétonnes, dont l'offre d'un parapluie fait taire les scrupules! Et les connaissances liées sous une porte cochère entre couples qui s'y sont réfugiés! Quant à ce qui se dit dans la foule abritée sous cette porte, que l'observateur écoute cela et il aura une idée de l'imbécillité du peuple qui se dit le plus spirituel du globe.
Justement, c'est sous une porte cochère, par une pluie battante, que commence notre histoire. Le concierge est dans un état d'irritation inexprimable, causé par le va-et-vient des locataires, domestiques, fournisseurs et autres gens que leur profession, leur service ou leurs relations obligent d'entrer avec des chaussures crottées.—Un escalier que j'ai frotté ce matin, dit-il, et ce soir il ne restera pas plus de cire que dans mon œil.
—Et encore! répond, d'une voix goguenarde, un joyeux garçon qui vient d'entrer, en se secouant comme un chien mouillé:—et encore! répète-t-il, en appuyant sur le mot.
—Comment et encore! s'écrie le concierge; ah çà, dites donc, vous! je vais vous pousser dehors, vous savez?
—Vous? vous auriez ce cœur-là? mais peux-tu regarder mon chapeau d'un œil sec? dis, le peux-tu, portier?
Et le familier personnage d'essuyer son chapeau avec le tablier du concierge. Celui-ci écarta brusquement le bras du gaillard sans gêne et cria:—Je ne suis pas portier et je vous défends de me tutoyer.
—Monsieur est le propriétaire?
—Non, monsieur, je suis le concierge, et si vous ne sortez pas....
—Si je ne sors pas, je resterai, naturellement.
Et sans attendre la réplique du concierge:
—Oh! quels mollets! s'écria notre loustic en apercevant dans la rue une jeune femme retroussée jusqu'aux genoux et marchant hâtivement sur le bout de ses petites bottines.
Et il se précipita à la porte pour suivre du regard les deux jolies jambes qui s'éloignaient.
—Qu'est-ce que c'est que cet ostrogot-là? se demanda le concierge.
C'était tout simplement un chercheur de bonnes fortunes à l'aide d'un parapluie sous lequel il offrait d'abriter les jolies femmes surprises par l'averse. Malheureusement, ce jour-là, surpris, lui aussi, il lui manquait l'instrument indispensable pour l'exercice de sa spécialité galante:—Et pas de parapluie! pour en offrir la moitié à cette délicieuse piétonne, dit-il. Revenant alors au concierge:—Vous n'auriez pas un parapluie à me prêter, portier?
—Vous prêter un parapluie? Est-ce que je vous connais, moi?... est-ce que je sais qui vous êtes, ce que vous faites?
—Bengali, chef d'orchestre à la halle au beurre.
—Ah! vous vous fichez de moi? Eh bien, tâchez de filer vite, ou je vous pousse dans la rue à coups de balai.
—Essaie un peu voir, mon petit portier, et comme je cherche quelque chose à louer et qu'il y a un écriteau à la porte, je vais trouver ton propriétaire et je lui dis....
Le concierge, alors, se mit à énumérer rapidement et d'un ton rageur: grand salon, 3 fenêtres, petit salon, boudoir, grande salle à manger, 5 chambres à coucher, avec cabinets de toilette, 4 chambres de domestiques, cuisine, office, cave à vins, cave à bois, tout cela au premier sur la rue.
—Les caves aussi?... et ça vaut?
—4,500 francs.
—C'est un peu plus que je ne voulais mettre.... Je cherche quelque chose dans les 120 francs au sixième: c'est pour élever des lapins.
—Eh! là-bas! s'écria le concierge, à un garçon boucher qui s'engageait dans l'escalier, vous ne voyez donc pas le paillasson? Est-ce qu'on l'a mis là pour les dromadaires, le paillasson?
Et il courut au fournisseur, pendant que Bengali contemplait son chapeau inondé par l'averse:—C'est peut-être bon pour les petits pois, dit-il, mais pour les chapeaux, non.
Et, secouant son chapeau, il envoya de l'eau au visage d'un nouvel arrivant:—Hein! quoi? fait celui-ci, en bondissant comme un tigre, il ne me manquait plus que ça!
Le nouveau venu était un gros homme, un nerveux de l'espèce la plus désagréable:—Oh! pardon, monsieur, lui dit Bengali, je ne vous voyais pas; je vous fais mille excuses.
—Eh! monsieur, mille excuses, mille excuses....
—Vous trouvez que ça n'est pas assez? Soit, je vous en fais deux mille.
—On ne secoue pas ainsi un chapeau ruisselant.
—Je me permets de vous faire observer, monsieur, que s'il n'avait pas été ruisselant, je ne l'aurais pas secoué.
—Eh bien, monsieur, avant de le secouer, il fallait regarder autour de vous.
—Eh bien, monsieur, répondit Bengali agacé, j'ai eu tort de ne pas regarder autour de moi, voilà tout.
—Mais non, monsieur, ne voilà pas tout.
—Alors, monsieur, si mes explications et mes excuses ne vous suffisent pas, je vais avoir l'honneur de vous remettre ma carte; mais je vous préviens qu'on m'a surnommé le Dividende de Panama, vu qu'on ne me touche jamais.
—Qu'est-ce que c'est? cria le concierge, des provocations en duel, ici, dans une maison tranquille? Allez vous disputer ailleurs! Puis il pensa:—C'est une mauvaise tête, ne le provoquons pas.
—Il ne s'agit pas de duel, dit le monsieur nerveux, calmé par l'attitude de Bengali, c'est involontairement que monsieur m'a envoyé de l'eau au visage et je me tiens pour satisfait de ses excuses.
—N'en parlons plus, monsieur, répondit le jeune homme, en lui tendant la main; vous me paraissez d'une humeur agréable: enchanté d'avoir fait votre connaissance.
—Moi, pareillement, monsieur. A qui ai-je l'honneur...?
—Bengali, fabricant de pièges à tortues.
—Ah! s'écria le concierge, vous m'avez dit que vous étiez chef d'orchestre à la halle au beurre.
—Dans l'hiver, oui; les jours d'averses, chasseur de dames sans parapluie; je lui offre le mien sur la chanson du Brésilien:
Puis à l'homme nerveux:—Et moi-même, monsieur, à qui ai-je eu l'avantage de serrer la main?
—Marocain, commanditaire d'entreprises industrielles et artistiques.
—Vos opinions politiques?
—Indépendant, monsieur.
—Moins que moi, monsieur.
—Pardon, j'ai refusé d'être scrutateur aux élections municipales, ne voulant pas accepter d'honneurs.
—Moi, monsieur, je ne regarde pas l'heure aux horloges publiques pour ne pas avoir d'obligations au gouvernement.
—Je n'accepte que des devoirs et c'est, fidèle à ce principe, que je vais, de ce pas, tenir sur les fonts baptismaux le nouveau-né d'un vieil ami.
—Je vois que son parrain vient, aussi, d'être baptisé.
—A qui le dites-vous, monsieur! Je sors de chez moi par un temps superbe; naturellement, je ne prends pas de parapluie; et crac! voilà un orage; jugez comme c'est agréable quand on est, comme moi, en toilette, tiré à quatre épingles.
—C'est vrai, mais c'est encore moins désagréable que d'être tiré à quatre chevaux.
—Ces choses-là n'arrivent qu'à moi.
—Je vous fais remarquer qu'en ce moment, il y a trois cent mille personnes dans Paris à qui pareille chose arrive.
—Elles ne vont pas baptiser leur filleul?
—Pas toutes, non.
—Je me doutais de ce temps-là, dit le concierge au nouveau venu; ce matin, le médecin, qui demeure dans la maison, m'a dit: Père Galfâtre (c'est mon nom), père Galfâtre, vous voyez bien ce nuage-là? qu'il m'a dit, il est bien malade.
—Ah! fit Bengali, il vous a dit que ce nuage était bien malade; et il est médecin?
—Oui, monsieur, répondit sèchement le concierge.
—C'est ça, il l'a fait crever.
Galfâtre poussa un éclat de rire:—Farceur, dit-il, vous êtes rigolo.
—Mais oui, père Galfâtre.
Et il se mit à chanter:
Puis, lui tapant sur le ventre: Je pourrais aller comme cela pendant quinze jours, si je voulais.
—Père Galfâtre! cria une voix.
—C'est le propriétaire, dit le préposé au cordon; et il se précipita dans l'escalier.
L'homme nerveux qui croit faits, pour lui seul, les malheurs publics, entreprit, alors, une critique amère de la génération nouvelle qui ne veut plus marcher et à qui il faut des voitures:—Quel peuple, monsieur! on ne trouve plus une seule place dans les omnibus.
—Cependant ceux qui les emplissent en ont trouvé.
Marocain suivit son idée sans répondre; il énuméra le nombre de places de ces voitures;—elles en auraient le double, le triple, vingt fois, cent fois plus, ce serait la même chose; à quelque endroit qu'un voyageur descende dans le cours de l'itinéraire, il y en a six, huit, dix, qui se précipitent pour prendre sa place, et c'est comme cela sur toutes les lignes, monsieur, sur toutes; conclusion: tous les gens à pied que vous voyez dans la rue, vous entendez bien, tous! marchent parce qu'ils n'ont pas trouvé de place dans les omnibus; quel peuple! et les commissionnaires font leurs courses en omnibus; les soldats, monsieur, les pioupious qui ont un sou par jour....
—Oui, dit Bengali avec ironie, un sou! et on parle de la fortune des armes.
—Eh bien, monsieur, ils en dépensent trois pour aller en omnibus.
—Ce qui les force à s'en priver pendant deux jours.
—Et qu'est-ce qu'ils ont à faire? je vous le demande.
—Puisque vous me faites l'honneur de me le demander, je vous répondrai qu'en dehors du service, ils ont à voir leurs bonnes amies: de tendres cuisinières, de sensibles bonnes d'enfant.
—Qu'ils y aillent à pied.
—Quand on va à un rendez-vous d'amour, il est prudent de ménager ses forces.
Marocain continua:—Comme ils seront bien préparés aux fatigues et aux privations de la guerre! La plaie, surtout, monsieur, une plaie sociale, ce sont les femmes; dans un tramway de quarante-sept places, il y a quatre hommes.
—Et un caporal?
—Non, et quarante-trois femmes; elles ne peuvent pas rester chez elles. Vous croyez, peut-être, que madame Benoîton est une exception; non, monsieur, c'est la généralité.
Ses nerfs un peu soulagés par cette violente satire sur le besoin de confortable chez d'autres que chez lui, Marocain regarda à sa montre, s'aperçut qu'elle était arrêtée et se mit à entreprendre les horlogers.
—Et l'horloger qui me l'a vendue, dit-il, dans un rire ironique, m'a affirmé qu'elle ne bougerait pas.
—Eh bien, elle ne bouge pas, observa Bengali.
—Ah! grinça l'homme à la montre, si, dans ma position déplorable, le rire m'était possible, je me tordrais.
—Je vous le conseille, c'est ce qu'on fait toujours au linge mouillé.
—Et il ne passera pas un marchand de parapluies! s'écria Marocain; sur ce, il se mit à entreprendre les marchands de parapluies ambulants que l'averse fait sortir comme des escargots; mais il n'y a pas de danger qu'il en passe; naturellement! il serait disposé à lui en acheter un... ça n'arrive qu'à lui, ces choses-là.
L'idée de Bengali, de se procurer un parapluie, fut réveillée en lui par les imprécations de Marocain:—Oh! se dit-il, tout à coup, le concierge n'est pas là, il doit y avoir un parapluie dans sa loge.
Et il entra dans la loge.
Un fiacre vide passa, notre grincheux héla le cocher.—Six francs! cria celui-ci.
Il tombait bien; il reçut la réponse qui illustra le héros de Waterloo, et le nouveau Cambronne allait reporter ses nerfs sur les cochers, quand l'arrivée, par l'escalier, d'un locataire de la maison, changea subitement son humeur; l'arrivant, qu'il connaissait personnellement, avait un parapluie! C'était un petit homme d'une cinquantaine d'années, à la moustache jadis rousse, ayant pris un air de blond sale, par le mélange de poils blancs. Chose bizarre! il portait, sur sa poitrine, une croix de la Légion d'honneur, grand modèle, bien qu'il fût couvert d'un costume étranger à l'armée. Il se nommait Jujube, mais comme il était peintre de portrait—et comme ce nom était ridicule pour un artiste, il l'avait espagnolisé et se faisait appeler Jujubès, à la grande satisfaction de sa femme et de sa fille, jeune personne de vingt ans pour qui il rêvait un mariage, sinon opulent, au moins flatteur pour sa vanité et, pour celle de madame Jujube.
La vanité de cette famille dont l'ostentation avait à lutter contre une misère relative, et qui voulait représenter quand même, dût-on mettre les couverts au Mont-de-Piété pour donner une soirée (ce qui, d'ailleurs, était déjà arrivé); cette vanité se manifestait depuis l'énumération de ses relations avec des gens riches ou titrés, dont on disait, aux amis pauvres: «Nous n'avons que des connaissances comme cela», jusqu'à l'étalage, par la fille, de fausses fleurs portées par telle dame riche qui, n'en voulant plus pour elle-même, les lui avait données, et mademoiselle Jujube de dire aux admiratrices de ces fleurs: «Elles viennent de telle maison», la maison renommée, bien entendu.
Habile portraitiste, saisissant admirablement la ressemblance tout en sachant corriger un nez difforme, diminuer une bouche trop grande, agrandir des yeux trop petits, dissimuler les salières des dames, exagérer les avantages des hommes, sachant enfin flatter ses modèles, Jujube s'était fait une réputation de grand artiste, dans la haute bourgeoisie qu'il recevait et chez qui il était reçu. En réalité, il était incapable de concevoir et d'exécuter une composition; un jour, cependant, l'idée lui vint de faire un tableau. Il choisit Jeanne d'Arc comme sujet, mais les modèles coûtent cher: quarante séances à 10 francs chacune, cela fait 400 francs. Heureusement il trouva, dans sa maison, une belle fille qui consentit à poser si l'artiste voulait la—tirer en portrait.—Le modèle était une nourrice, il est vrai, il n'en fit pas moins une pucelle d'Orléans; c'est même ce qu'il y avait de plus original dans son tableau. Le jour où il fut terminé, notre artiste changea ses cartes de visite et fit mettre, sur les nouvelles: Jujubès, peintre d'histoire. Il exposa, dans son salon, sa toile, magnifiquement encadrée, donna une grande soirée à laquelle il invita tous ses amis et connaissances; on qualifia la Jeanne d'Arc de chef d'œuvre, un ami de notre peintre, en relations avec la presse, obtint l'insertion, dans un journal très lu, du compte rendu de la soirée de l'éminent peintre Jujubès, y compris le succès du tableau, et, à l'aide de cette réclame, l'auteur de la Jeanne d'Arc nourrice obtint, à ses soirées, le concours de chanteurs et d'instrumentistes à leurs débuts, désireux de se faire connaître. Malheureusement, outre ces artistes aussi prônés par la famille Jujube qu'inconnus du public, on entendait aussi mademoiselle Jujube que, dans l'intimité, son père traitait de grue, de dinde, de buse, et giflait même, pour en faire une pianiste, et on entendait aussi des romances composées, paroles et musique, par le maître de la maison, qui voulait cumuler tous les talents, y compris l'art du chant; de sorte qu'il faisait entendre ses productions, de sa petite voix aussi grêle que convaincue. C'était là le vilain côté des soirées de la famille Jujube.
Un jour, un monsieur influent dont il avait fait le portrait fut tellement satisfait de la ressemblance, qu'il obtint la décoration pour son peintre. Jujube faillit en devenir fou et, à partir de ce jour, il cessa à peu près complètement de travailler. Il partait le matin, rentrait pour déjeuner, repartait sitôt la dernière bouchée avalée, rentrait dîner, allait ensuite passer sa soirée dans un théâtre et, le lendemain, recommençait sa promenade; tout cela pour montrer son ruban rouge.
Cependant, sa satisfaction n'était pas complète. Il était convaincu que dans les rues, au théâtre ou dans les omnibus tout le monde le regardait, mais il avait beau passer devant des factionnaires et tourner vers eux sa boutonnière enrubannée, ils ne se mettaient jamais au port d'arme. Il apprit enfin que, depuis les honneurs militaires rendus à des garçons coiffeurs ou des calicots décorés d'un œillet rouge arrangé de façon à simuler l'insigne de la Légion d'honneur, l'autorité militaire avait interdit le salut au simple ruban. Voilà comment Jujube s'était attaché, sur la poitrine, une grande croix d'honneur et allait la promener, quelque temps qu'il fit, à preuve, le jour où nous sommes, par une pluie battante.
—Eh! c'est notre grand artiste Jujubès! s'écria Marocain, en allant à lui; car notre vaniteux personnage, à qui l'encens ne donnait pas la migraine, se laissait donner du grand artiste, comme s'il eût fait la Transfiguration ou le Naufrage de la Méduse. Et comment allez-vous, cher maître?
—Très bien, merci... et mon élève?
—Votre....
—Oui, à qui j'ai appris à peindre des éventails.
—Ah! la filleule de ma femme?
—Mademoiselle Georgette, oui; elle a donc beaucoup de travaux?
—Oh! autant qu'elle en peut faire.
—C'est pour cela sans doute que nous la voyons si rarement; ma fille l'adore et se plaint de ne pas la voir.
—Je le lui dirai, cher maître, et elle va bien, votre demoiselle?... et madame votre épouse? donnez-moi donc de leurs nouvelles.
—Elles vont très bien, merci. Montez donc, vous allez les trouver; ma fille étudie son piano.
—Si j'avais le temps, ça serait avec grand plaisir.
—Eh bien, je vous enverrai une invitation pour ma prochaine soirée; vous y entendrez des célébrités qu'on ne voit que chez moi.
Car c'était une affaire entendue: on n'avait nulle part que dans la famille Jujube les artistes, poètes et savants dont elle régalait ses invités: un amateur chantait-il une chansonnette comique, il ne fallait pas le comparer à Berthelier ou à Paulus qui étaient des grotesques; l'amateur, lui, disait les mêmes choses, mais avec une distinction, un bon goût ignoré de ces artistes, amusants sans doute, mais dont la façon de dire choque les personnes de vraiment bonne compagnie.
En résumé, on aurait difficilement trouvé des gens aussi satisfaits d'eux-mêmes que l'étaient monsieur, madame et mademoiselle Jujube.
—De quel côté allez-vous, cher maître? demanda Marocain.
—Ça m'est égal, je ne vais nulle part; pourquoi? Ah! vous n'ayez pas de parapluie? Eh bien, je vais vous reconduire.
Marocain accepta avec d'autant plus d'empressement qu'il attendait l'offre.
—C'est que, dit-il, je vais un peu loin, rue du Bac.
—Rue du Bac, soit; seulement je vous demanderai la permission de faire le tour par le Palais de Justice.
Le tour était long, mais il y avait un poste de garde républicaine d'un côté, un factionnaire de pompiers de l'autre, et notre légionnaire aurait deux fois les honneurs du port d'arme en passant d'un trottoir sur l'autre; cela retardait Marocain, mais mieux valait encore, pour lui, accepter que rester à attendre la fin problématique de l'averse. Il prit donc le bras de Jujube et tous deux sortirent plus ou moins abrités par le parapluie partagé.
Bengali sortait à ce moment de la loge, armé, lui aussi, d'un parapluie qu'il y avait trouvé.—Oh! dit-il, en l'examinant, pas fameux, le riflard.
Il l'ouvrit et constata les coupures faites à la soie par la monture de baleine.
—Ah! quel chien de temps! dit en entrant précipitamment un jeune homme à la figure candide; et, levant les yeux vers un étage de la maison, il poussa un soupir et dit:—Bien sûr, elle ne sortira pas d'un temps pareil... à moins qu'elle ne soit sortie avant l'orage avec madame sa mère.... Je vais m'informer.
Il se dirigea vers la loge sur le seuil de laquelle Bengali examinait le parapluie.
—C'est à monsieur le concierge que j'ai l'honneur de parler? demanda-t-il.
Bengali regarda son interlocuteur d'un air courroucé, mais en voyant les yeux ronds de celui-ci, sa bouche béante et sa grosse face rougeaude, il répondit en souriant:—Le concierge? Non, monsieur, je n'ai pas cet honneur; je le regrette pour la façon respectueuse dont vous vous adressiez au titulaire de cette loge, lequel, d'ailleurs, est un ours parfaitement mal léché; mais si je puis vous donner le renseignement que vous vouliez lui demander, j'en serai, croyez-le, particulièrement heureux.
—Ah! c'est vous qui gardez la loge, en l'absence du concierge? Alors, permettez-moi de vous offrir....
Et notre jeune homme plongea ses doigts dans la poche de son gilet.
—De la corruption! s'écria Bengali en feignant l'indignation, vous voulez me corrompre?
—Oh! je suis désolé, mon cher monsieur, absolument désolé.... Je... croyais... pardonnez-moi... je perds la tête.
—Oh! ne faites pas cela, jeune homme, gardez votre tête, croyez-moi; vous ne retrouveriez pas la pareille. Maintenant, je suis tout à vous, mais à l'œil, ne l'oubliez pas.
—Oui, monsieur, voilà ce que c'est:—Y a-t-il longtemps que vous êtes là?
—Je ne vous dirai pas au juste; occupé à regarder les mollets qui passent, le temps ne m'a pas paru long.
—Avez-vous vu sortir de cet escalier une dame un peu grosse, blonde?
—Ah! mon gaillard, je vois votre affaire.
—Oh! non, monsieur, vous vous trompez.
—Pourquoi me faites-vous des cachotteries? Je suis indulgent pour les faiblesses du cœur, en ayant, moi-même, de fréquentes.... Allons, voyons, vous êtes amoureux de la grosse blonde?
—Mais, monsieur, la grosse blonde, c'est la mère; celle que j'aime, c'est la fille.
—C'est ce que je ferais à votre place.
—N'est-ce pas, monsieur? et si vous connaissez Athalie....
—Est-ce que vous troublez son sommeil par des rêves.
—Je l'espère, monsieur.
—Moi aussi.
—J'ai même rêvé qu'elle me racontait un songe que je lui avais inspiré; je vais vous le raconter.
—Non, j'aime mieux le songe d'Athalie raconté par Racine.
—Enfin, l'avez-vous vue sortir? Ah! non, vous l'auriez remarquée.
—C'est assez mon habitude. Eh bien, qui vous empêche de monter chez elle?
—Ce qui m'empêche, monsieur?... Ses parents ne me connaissent pas.
—Et pourtant, vous connaissez Athalie.
—Pour avoir été son voisin de table, à un repas de noces.... Alors nous avons causé tout le temps, et puis, quand on a dansé, je l'ai invitée au moins seize fois.
—Et elle a accepté?
—Pas toutes, parce qu'on l'avait engagée avant moi, mais elle a été bien contrariée; elle m'a appris que son père est peintre de portraits, et elle m'a demandé ce que j'étais; je lui ai dit que j'étais élève en pharmacie: je m'appelle Pistache.
—Pistache! et élève en pharmacie; il est difficile de réunir plus de titres à l'amour d'une jeune personne.
—Je le crois, monsieur.
—N'en doutez pas, elle vous aime.
—Vraiment?... oh! que vous me faites de plaisir! Mais vous voyez que je ne puis pas monter chez elle sans motif. Ah! si j'avais un motif!
—Vous en avez un.
—Ah!
—Excellent.
—Oh! dites vite.
—Le père est peintre, m'avez-vous dit.
—Peintre de portraits, oui, monsieur.
—Eh bien, faites-lui faire le vôtre; vous verrez Athalie tous les jours.
—Justement, j'avais l'idée de faire faire mon portrait... parce que j'avais vu un prospectus de peintre; ressemblance complète 40 francs.
—Et probablement, demi-ressemblance 25 francs, air de famille 12 francs?
—Ah! je ne sais pas; mais j'aime mieux payer plus cher et voir Athalie.
—Vous n'avez pas même à hésiter.
—Merci, monsieur, j'y vais tout de suite; oh! que je voudrais pouvoir vous dire comment ça se sera passé.
—Ah! par exemple, voilà qui me ferait grand plaisir.
—Vraiment?
—Vous n'avez pas idée du plaisir que ça me ferait.
—Eh bien, si vous voulez, je vous invite à dîner... sans façon.
—Faites-en un peu tout de même, je ne suis pas fier; où nous trouverons-nous?
—Passage des Panoramas, à 7 heures.
—J'y serai.
Notre amoureux s'éloigna vivement; puis se retournant à l'entrée de l'escalier:
—Merci encore, monsieur.... Oh! que je suis heureux de vous avoir rencontré! Je vais faire faire mon portrait... à l'huile.
—C'est cela: à l'huile et au vinaigre; l'artiste y mettra même un cornichon.
Resté seul:—Quel bon mari ça fera! dit Bengali.... Quand il sera marié, je cultiverai sa connaissance; puis, tout à coup:—Oh! la charmante enfant! fit-il.
Cette exclamation était motivée par l'entrée rapide d'une jeune fille, tenant d'une main ses jupons retroussés, et, de l'autre, un carton étroit et plat qu'elle cherchait à abriter de son mieux.—Impossible de faire un pas de plus! dit-elle, mes jupes me collent aux jambes.
Elle tourna sa tête en arrière pour vérifier leur état lamentable et elle les retroussa davantage pour protéger ses bas contre la boue dont elles les couvraient.
Bengali eut un mouvement d'admiration:
—La jolie jambe! fit-il; si je lui offrais mon bras? Puis voyant la belle fille retourner à la porte et regarder au loin:
—Comment, elle s'en va? et la pluie redouble!... C'est le cas de lui offrir....
Et il courut à elle:—Pardon, mademoiselle, fit-il. Croyant qu'il voulait sortir, la gentille réfugiée s'effaça:—Passez, monsieur, dit-elle.
—Qui, moi, madame... ou mademoiselle, sortir d'un temps pareil, quand j'ai un abri et une aussi charmante compagne d'infortune! Que dis-je, d'infortune? pas pour moi; n'est-ce pas, au contraire, une véritable bonne fortune qui me tombe du ciel, avec la pluie?
—Pardon, monsieur, permettez! je guette un omnibus.
—Un omnibus dans l'espoir d'y trouver place à l'intérieur? Chassez cette illusion; ah! sur l'impériale, à volonté, comme disent les conducteurs facétieux; mais, d'ailleurs, les dames n'y montent pas.... Je le regrette, je vous aurais conduite jusqu'à ce véhicule, je vous aurais priée de monter la première; moi, je serais monté à votre suite.
—Merci, monsieur j'attendrai; ce n'est qu'un nuage qui passe.
—Un nuage qui passe! on en a vu qui passaient, comme cela, pendant six semaines, et si j'osais vous offrir.... Ouvrant alors son parapluie:—Il n'est pas neuf, dit-il, la soie fait penser à Jonas, elle aussi a été mangée par la baleine, mais ça vaut mieux que rien.
A ce jeu de mots la jeune fille se mit à rire aux éclats, montrant de petites dents éblouissantes.
Georgette (c'est son nom) était une jolie blonde, un peu forte, comme la plupart des blondes, fraîche comme le printemps et riante comme la nature en fleurs.
—Oh! fit-elle, en se retirant vivement du seuil de la porte, de l'eau des gouttières qui est tombée sur mon carton; pourvu que mon éventail n'en ait pas reçu.
—Un éventail! de ce temps-là? dit Bengali surpris; comme en-cas, alors, en prévision du soleil.
—Oh! non, reprit Georgette, en riant de nouveau, je suis peintre sur éventails et je vais livrer celui qui est enfermé dans ce carton.
—Ah! madame est artiste... ou mademoiselle?
—Mademoiselle, si ça vous est égal.
—Je le préfère... et monsieur votre père ou madame votre mère est artiste aussi?
—Je suis orpheline, monsieur.
—Et moi, orphelin, mademoiselle. Quoi pas le moindre parent? Seule, toute seule?
—Je n'ai qu'une marraine.
—Et moi qu'une tante, mademoiselle Piédevache, qui est aussi ma tutrice jusqu'à mes vingt-cinq ans et je n'en ai pas encore vingt-quatre.
—Piédevache! fit Georgette.
—Oui, une femme à barbe, qui se fait raser.
—Elle se fait raser! fit la jeune fille dans un éclat de rire.
—Tous les deux jours.
—J'ai connu des Piédevache, continue Georgette; ils étaient d'Orléans.
—Ah! non, ma tante n'est pas d'Orléans, répondit-il en riant, à la grande surprise de Georgette qui ne voyait rien de risible dans cette question de lieu de naissance.
Bengali ne lui donna aucune explication, mais il savait que la bonne tante n'était d'Orléans à aucun point de vue, qu'elle avait même été au mieux avec plusieurs Anglais extrêmement riches et généreux qui lui avaient laissé d'opulents souvenirs.
—Excellente femme, ajouta-t-il, pleine d'indulgence pour les peccadilles des jeunes gens.
—Vous en avez fait l'épreuve? demanda Georgette, toujours avec sa belle humeur soutenue.
Bengali protesta.
—Moi, mademoiselle? Mais je suis le jeune homme le plus rangé qu'il y ait; je me couche à 10 heures, quelquefois à 9, quelquefois à 8, dans l'hiver; quelquefois même je ne me couche pas du tout.
Au nouveau rire de Georgette, Bengali se reprit et appuya: Non, pas du tout, mademoiselle; je passe la nuit à me promener dans ma chambre. Puis, d'un air romanesque, il ajouta: Dans ma chambre solitaire, me disant: Ah! ce qu'il me faudrait, à moi, ce serait le mariage, un mariage d'amour, avec une jolie petite femme... blonde... oh! surtout blonde, mais grasse: une blonde maigre finit toujours par tourner au plumeau.
Et la jeune fille, à qui cette comparaison grotesque ne pouvait s'appliquer, de rire de plus belle. Bengali continua d'un ton romanesque:
—Plus tard, de jolis bébés, le portrait de leur mère, des chérubins que je ferais sauter sur mes genoux; que, par les beaux jours, nous verrions se rouler sur l'herbe; j'en voudrais une nichée; mes moyens me le permettent, j'ai 8,000 francs de rente et, en perspective, l'héritage de ma tante Piédevache. Voilà mon caractère, mademoiselle... vous avez l'air de douter.
Et Georgette, riant de nouveau:—Mais du tout, monsieur, je suis convaincue que....
—Non non, mademoiselle... parce que vous m'avez vu rire, plaisanter; mais c'est une simple question d'humeur, je suis gai; que voulez-vous, on ne se refait pas.
—On se fait peut-être autre que l'on n'est en réalité.
—Comment, mademoiselle, vous croiriez que.... Ah! c'est juste, vous ne me connaissez pas; vous vous dites: Voilà un monsieur qui m'accoste, qui se dit: Oh! la jolie personne!...
—Mais du tout, monsieur, je n'ai pas de moi une telle opinion.
—Je l'ai, moi, mademoiselle; ceci, oui, je me le suis dit en vous voyant, et c'est ce que se disent tout ceux qui vous voient, et vous ajoutez: Il me raconte un tas de calembredaines, c'est un farceur, un coureur d'aventures.... Et vous avez raison, je dois avoir l'air de tout cela; mais l'air ne fait pas la chanson... et si je vous offre l'abri de mon parapluie, croyez bien que c'est par simple obligeance et sans arrière-pensée.
—Vous avez un bon moyen de me le prouver: me prêteriez-vous votre parapluie, en me disant où je dois vous le renvoyer? Vous pouvez être certain que....
—Oh! très volontiers, mademoiselle, je vous en fais même cadeau si vous voulez: il n'est pas à moi.
Et les deux jeunes gens se mirent à rire de cette offre généreuse.
Bengali insista pour faire accepter à Georgette l'abri du parapluie, fit remarquer qu'une pareille proposition est très naturelle, qu'elle se fait tous les jours et est rarement repoussée. Georgette était crédule, confiante, bonne enfant.
—Allons, dit-elle, la pluie ne cesse pas, on attend cet éventail....
La cause de Bengali était gagnée.
Il est huit heures du soir: le dîner était prêt pour sept heures suivant l'ordre rigoureusement donné, une fois pour toutes, par le maître de la maison, petit tyran qui avait signifié à la bonne sa volonté d'être servi—au doigt et à l'œil;—à quoi cette fille avait répondu, entre ses dents:—Oh! à l'œil, non....
Athalie est à son piano, sa mère prête l'oreille:—Il me semble, dit-elle, entendre la voix de ton père, dans l'escalier.... Non, je me trompais.... Voyons si je l'aperçois?
Elle alla ouvrir la fenêtre, se pencha pour regarder au loin, puis se retira vivement, chassée par la pluie qui lui fouettait le visage.
Madame Jujube est une petite femme de quarante-deux ans, blanche et boulotte, aux yeux ardents, qui protestait contre cette théorie de son époux, qu'à partir de quarante ans, une femme ne doit plus attendre de son mari que les manifestations calmes d'un sentiment platonique, et, cette théorie, il l'avait strictement mise en pratique. La résignation contenue de l'épouse mise à la retraite d'âge, bien qu'en excellent état pour l'activité de service, cette résignation se trahit par les baisers qu'elle donne aux amis de la maison (particulièrement aux plus beaux mâles): à ceux-ci, elle saute au cou dès leur arrivée, et ils ne voient, dans cet accueil, que la démonstration bruyante d'une amitié expansive et chaude.
Que dire de la fille? Pas grand'chose; l'insignifiance, assez gentille, puérilement vaniteuse, à l'exemple de ses parents, mais au fond bonne fille et capable, à l'occasion, d'un grand dévouement, comme nous le verrons plus tard.
Athalie n'avait jamais eu d'enfance, c'est-à-dire qu'elle n'en avait jamais connu les jeux; à sept ans, son père l'avait assise devant un piano, pour lui donner les premiers éléments de cet instrument funeste; car, ainsi que nous l'avons déjà dit, il avait la prétention, outre sa peinture, d'être musicien, poète et chanteur. Aux gammes succédaient les leçons d'écriture, de grammaire, d'histoire, de géographie que l'homme universel lui donnait lui-même par économie... heureusement, car c'eût été de l'argent perdu: la fille, au rebours du père qui croyait tout savoir, n'ayant jamais pu rien apprendre. Quant aux travaux d'aiguille, il n'en fut même jamais question, Jujube ayant déclaré qu'il n'élevait pas sa fille pour qu'elle eût à raccommoder les chemises de son mari ou à mettre des boutons à ses culottes.
Par contre, Athalie causait de tout, répétait des bribes de conversations, auxquelles elle se mêlait à l'âge où l'on joue à la poupée; aussi disait-on qu'elle causait comme une petite femme; seulement, elle s'arrêta là: à vingt ans, elle cause encore comme une petite femme et tout porte à croire que lorsqu'elle sera grand'mère, ses raisonnements seront toujours ceux de la femme de douze ans.
—Madame, vint dire la bonne, voilà huit heures; si mon rôti est brûlé ou calciné, ça ne sera pas de ma faute.
—Servez! répondit madame; puis, à sa fille:—Nous n'attendrons pas ton père; c'est incroyable, sortir par une pluie battante, aussitôt son déjeuner, et n'être pas rentré pour l'heure du dîner, et il sait que, ce soir, il doit nous venir quelques amis; voyons, tu n'en finiras pas de ton piano?
—Papa veut que je joue ce morceau-là chez madame de la Rousse-Tamponne; c'est après demain et je ne le sais pas très bien, et puis je veux l'essayer ce soir.
—Comment s'appelle-t-il, ton morceau?
—Ça s'appelle: «Comme un éclair»; je ne peux pas venir à bout de faire l'éclair.
Et elle essaya: brrrrr!...
—Il n'est pas brillant, ton éclair, dit madame Jujube.
—Ce jeune homme qui est venu pour son portrait m'a fait perdre deux heures.
—Il espérait toujours que ton père allait rentrer, et puis nous nous sommes trouvés en connaissance; sans cela.... Je me disais aussi, quand il est entré: Mais j'ai vu ce jeune homme-là quelque part.
—Oh! moi, je l'ai reconnu tout de suite; tu sais? je t'ai dit: C'est monsieur qui était à table à côté de moi, à la noce d'Adrienne.
—Je me le suis bien rappelé, il a dansé avec toi, plusieurs fois, et il m'a invitée aussi; il est très aimable.
—Oui, dit Athalie, et très spirituel.
—Oh! spirituel! Je ne m'en suis pas aperçue.
—Mais si, maman; il m'a fait rire tout le temps; il paraît qu'il va acheter une pharmacie; il m'a demandé de lui donner notre pratique, quand nous aurons besoin, soit d'Unyadi-Janos ou de n'importe quoi; qu'il nous vendrait au-dessous du tarif; c'est très gentil de sa part.
—Certainement; est-ce que tu crois qu'il reviendra ce soir?
—Oh! j'en suis sûre, pour trouver papa; il m'avait dit, d'abord, qu'il dînait avec un de ses amis, un jeune homme qui est très farceur, à ce qu'il paraît; je l'ai engagé à l'amener, ajoutant que ça arrangerait tout; alors il m'a promis de venir avec lui.
Un coup de sonnette se fit entendre:
—Ah! enfin, voilà ton père, dit madame Jujube.
En effet, c'était le maître de la maison; il n'y avait pas à s'y méprendre, à la façon dont il dit:—Essuyez bien mon parapluie, avant de l'étendre.
Jujube entra:—Ma robe de chambre, vite! ordonna-t-il, en quittant sa redingote; ma manche droite est inondée, mon parapluie a goutté dessus.... Ah! mes pantoufles! j'ai les pieds dans l'eau.
Madame Jujube lui passa sa robe de chambre, ornée du ruban de la Légion d'honneur, et lui chaussa ses pantoufles en tapisserie, faites par elle-même, sur le dessus desquelles elle avait brodé une croix du même ordre.
—Je suis allé au musée Grévin pour m'abriter, dit notre légionnaire; c'était comble; eh bien, croirais-tu que, pendant deux heures que j'y suis resté, je n'ai vu que moi de décoré? Aussi, tout le monde me regardait! Ah! à propos, comme je sortais, j'ai trouvé sous la porte Marocain qui n'avait pas de parapluie et s'était abrité.
—Lui as-tu parlé de Georgette, papa? demanda vivement Athalie; est-ce qu'elle est malade? est-ce qu'elle est fâchée?
—Aucunement, elle a beaucoup d'ouvrage, voilà tout.
—Ah! tant mieux; tu lui as dit que je l'aimais beaucoup et que ça me faisait de la peine de ne pas la voir?
—Je lui ai dit que tu l'adorais. Voyons, on ne dîne donc pas?
Justement, la bonne vint annoncer que le dîner était servi; la famille passa dans la salle à manger et l'on dîna à la hâte, les dames n'ayant que bien juste le temps de s'habiller pour recevoir leur monde. Athalie se retira de table la première.
—Il est venu un jeune homme, pour un portrait, dit madame Jujube; un jeune homme qui était à la noce de mademoiselle Boulabert, qui m'a fait danser deux fois; il a bien promis de revenir ce soir, il doit même amener un de ses amis.... Espérons qu'il ne fera pas comme d'autres personnes qui, elles aussi, étaient venues pour leur portrait et qui, ne te trouvant pas, ne sont jamais revenues.... C'est très contrariant, de manquer comme cela à gagner; nous avons pourtant besoin de....
—Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? interrompit l'artiste, avec le ton de mauvaise humeur des gens qui se savent dans leur tort; est-ce que je peux deviner qu'on viendra tel jour, à telle heure?
—Les personnes qui ont affaire à des peintres, dit timidement madame Jujube, pensent qu'on les trouve toujours à leur atelier.
Jujube frappa violemment du poing sur la table:—Assez! cria-t-il; est-ce que je ne suis pas maître de sortir quand bon me semble?
—Mais, mon ami, je ne t'ai pas dit....
—Formellement, non; mais je comprends à demi-mot et l'allusion était assez claire.
—Je t'assure, mon ami, que....
—Assez! répéta notre tyran domestique; puis après un long silence, il parla de la soirée de madame de Larousse-Tamponne, du succès qu'y aurait Athalie avec son morceau «Comme un éclair», que, d'ailleurs, il le lui ferait essayer ce soir devant quelques personnes; puis il ajouta: «Prie donc madame de Larousse-Tamponne d'amener le plus de jeunes gens possible à notre prochaine soirée.»
A ce propos, on causa d'Athalie et des dépenses faites pour la produire dans le monde.
—Ce sont des dépenses nécessaires, dit le père.
—Je sais bien, mon ami, répondit la mère; du moment que nous acceptons les invitations de nos amis, nous sommes obligés nous-mêmes....
—Naturellement! Et puis nous avons une fille à marier.
—Oui; malheureusement, nous avons beau aller dans les soirées, en donner nous-mêmes, nous ne trouverons pas de mari; on sait qu'Athalie n'a pas de dot....
—Pas de dot! s'écria Jujube avec colère; n'est-ce donc rien que d'être musicienne, instruite, fille de Jujubès le peintre d'histoire, chevalier de la Légion d'honneur, dont les soirées artistiques et littéraires sont si recherchées?
Et frappant de nouveau sur la table, il cria: «N'est-ce donc rien, que tout cela?»
Madame Jujube, qui partageait les vaniteuses illusions de son mari, surenchérit encore sur les avantages qu'il faisait ressortir avec tant d'ardeur; elle cita leurs relations avec des gens du meilleur monde, ayant trente, quarante, cinquante mille francs de rente, et affirma qu'on n'avait que l'embarras du choix parmi les candidats à la main d'Athalie.
En effet, il s'en était déjà présenté huit, qui, eux, n'avaient éprouvé aucun embarras dans leur choix: ne trouvant pas une compensation à la dot absente dans l'honneur d'avoir un beau-père décoré depuis la robe de chambre jusqu'aux pantoufles, ils avaient demandé à réfléchir et choisi, sans hésiter, une épouse dans les riches connaissances de la famille Jujube, à qui l'un d'eux avait envoyé la lettre de faire-part.
Le lendemain, il reçut la réponse suivante:
Pour l'instant, les deux époux avaient, pour leur fille, des vues de deux côtés; ils pensaient, d'abord, à une riche cliente, mademoiselle Piédevache, qui se faisait peindre par Jujube, tous les cinq ans, et se peignait, elle-même, au pastel tous les jours. Maintes fois elle avait parlé, pendant les poses, d'un neveu, son seul héritier, avait fait des allusions au sujet d'Athalie et on ne doutait pas que ces allusions ne fussent des ballons d'essai; aussi, lui envoyait-on de fréquentes invitations, tant pour les grandes soirées que pour les réunions intimes.
L'autre époux, des idées matrimoniales duquel on ne doutait pas, c'était M. Quatpuces, jeune savant, plein d'attentions pour Athalie qu'il comblait d'éloges, et de prévenances pour madame Jujube, à qui, déjà, il avait apporté des bouquets, galanterie très significative. Il ne tarderait, sans doute, pas à se déclarer; ce soir, peut-être, car on espérait le voir.
Il arriva le premier et les deux époux virent, dans cet empressement, un nouvel indice des dispositions qu'ils lui supposaient.
M. Quatpuces était un jeune homme grave: il entra, portant avec gravité un bouquet, qu'il offrit gravement à madame Jujube, laquelle s'extasia sur la beauté des fleurs dont il était composé:—Ce sont des orchidées, dit-il, et il expliqua que cette herbelée vivace appartient à la famille des Monocotylédum, laquelle est divisée en sept grandes tribus: les malaxidées, les épidondrées, les vandées, les orphydées, les néothiées et les cypripediées, dont la racine est accompagnée de tubercules charnus, ovoïdes ou globuleux, et la tige garnie de feuilles engainantes, naissant de rameaux nommés pseudobales.
—Oh! pseudobales! c'est délicieux, dit madame Jujube.
Elle allait probablement embrasser Quatpuces pour pseudobales, lorsque la bonne annonça madame Saint-Sauveur. La maîtresse de la maison courut au-devant de la visiteuse.—Oh! que c'est aimable à vous, dit-elle, et ce furent des caresses à n'en plus finir.—Madame de La Dolve! cria la bonne; et madame Jujube quitta madame Saint-Sauveur pour la nouvelle venue:—Oh! que c'est aimable à vous, lui répéta-t-elle.... Puis arrivèrent successivement d'autres dames qu'elle accueillit avec le même empressement, les mêmes minauderies, et le même:—Oh! que c'est aimable à vous!
Et, naturellement, elle leur présenta le jeune et illustre savant, M. Quatpuces, qu'elles félicitèrent de confiance. L'une des dames ayant aperçu le bouquet, s'extasia sur sa beauté.—C'est une galanterie de monsieur, dit madame Jujube; ce sont des orchidées. Quand vous êtes entrées, mesdames, M. Quatpuces me décrivait ce genre de fleurs; c'est extrêmement intéressant; je regrette bien que vous n'ayez pas été là pour entendre cette savante définition.
—Je crois, dit Jujube, que si ces dames le priaient bien, M. Quatpuces, qui est la galanterie même, recommencerait pour vous.
Quatpuces alla au-devant du geste suppliant esquissé par les visiteuses:—Je vous en prie, mesdames, dit-il, je suis trop heureux....
—Ah! bravo! dit madame Jujube; mais d'abord, un verre de punch! ajouta-t-elle, en voyant entrer la bonne portant un plateau.
Les dames Jujube présentèrent les verres de punch et bientôt le jeune savant reprit la parole; arrivé au point où il était resté:
—Tenez, mesdames, continua-t-il, en montrant une des fleurs, voyez: au centre de cette fleur s'élève une sorte de columelle!
—Oui, oui, répondirent les dames.
—Columelle? dites-vous, demanda madame Jujube.
—Oui, columelle, dit Jujube, enchanté d'étaler son savoir, du latin columna, colonne.
—Pas précisément, répondit Quatpuces, mais de columella, petite colonne.
—Enfin, c'est toujours une colonne, répliqua Jujube, qui n'avait jamais tort.
Quatpuces reprit: «Columelle est le nom donné, en botanique, à l'axe vertical de quelques fruits, qui persiste, après la chute de leurs autres parties, comme dans le géranium. En conchiologie, on nomme aussi columelle l'espèce de petite colonne qui forme l'axe de toutes les coquilles spirales. Cette sorte de columelle se nomme gynosthème.
—Oh! gynosthème! exclama madame Jujube avec enthousiasme.... Gynosthème!
Quatpuces continua:—Au sommet du gynosthème, on trouve, excepté dans le genre Cypripédium....
Madame Jujube allait se pâmer sur Cypripédium, quand on annonça MM. et mesdames Blanquette. Elle eut un mouvement d'humeur et Jujube laissa échapper un ah! d'impatience:
—On ne les voit à peu près jamais, dit-il à demi-voix, à sa femme, et aujourd'hui que nous avons des visiteurs distingués....
La famille Blanquette fit son apparition.
Le chef était une espèce de nabot rougeaud et grassouillet qui formait un singulier contraste avec son épouse grande comme le hasard et plus maigre que la plus étique des vaches de la bible; près d'elle, marchait mademoiselle Léonie, leur fille, et près de son père, le jeune Léon. Léonie a dix-huit ans, Léon en a onze et, tenant de sa mère, il dépasse déjà son père de toute la tête; ce qui n'empêche pas l'auteur de ses jours de le tenir par la main. Quant à son embonpoint il fait songer à une longue paire de pincettes culottée; au moral, il est ce qu'on appelle vulgairement un grand serin.
M. Blanquette, sous-chef de bureau au ministère des travaux publics, est un homme de mœurs paisibles, n'allant jamais au café et occupant ses loisirs à exercer en simple amateur l'art de l'horlogerie que ses parents avaient refusé de lui faire apprendre, préférant pour lui, et aussi pour leur amour-propre, qu'il entrât dans l'administration. Il s'était adonné à une spécialité plus facile que les montres et les pendules: les réveille-matin, et il reconnaissait les invitations à dîner de ses amis par l'hommage de ses produits; ses seuls livres familiers étaient des traités de mécanique; ses meubles étaient couverts de rouages, de timbres et de vis; quand il allait avec sa famille passer la soirée chez des amis, il emportait dans un petit sac des pièces d'horlogerie, des outils, se mettait dans un coin et travaillait de son art favori, pendant que d'autres jouaient au whist ou faisaient de la musique. Enfin, il avait surnommé sa femme Grand-Ressort, son fils Cadran et sa fille Cuvette.
Madame Blanquette se courba en deux pour embrasser les dames Jujube; Athalie accapara Léonie, l'emmena causer à l'écart et Blanquette s'empara tout de suite du maître de la maison pour lui expliquer la rareté de ses visites, depuis si longtemps; il cherchait un nouveau système d'échappement pour ses réveille-matin:—Je l'ai enfin trouvé, ajouta-t-il, d'un air triomphant. Il ne me fallait peut-être pas deux heures pour faire mon expérience et je la voulais ce soir même, mais ma femme m'a dit: «Allons, tu vas encore nous empêcher d'aller chez nos amis Jujubès....» Alors je lui ai répondu: Allons-y, je finirai ça chez eux... et j'ai apporté mon petit sac. Je me mettrai dans un coin, vous savez... ça ne dérange personne; qu'on ne s'occupe pas de moi.
—Eh bien, installez-vous où vous voudrez, répondit Jujube; en attendant prenez un verre de punch... il est excellent. Cadran entraîna son père vers le plateau et Jujube retourna vers Quatpuces qui, à ce moment, répondait aux remerciements des dames qu'il était trop heureux.... Jujube insinua qu'on fatiguait peut-être le savant; Quatpuces protesta, mais les dames qui avaient suffisamment de Gynosthème, de Cypripédium et d'Epidondrée, appuyèrent l'artiste, allèrent se grouper dans un coin du salon, tirèrent, qui sa broderie, qui sa tapisserie, et les langues ne tardèrent pas à marcher avec autant d'activité que les aiguilles, tandis que, dans un autre coin, Jujube tenait l'homme qu'il espérait amener, par des allusions, à se déclarer:—Seul, la vie est bien triste, lui dit-il, car vous vivez seul, je crois.
—Seul avec une vieille bonne.
—Et vous prenez vos repas au restaurant; bien mauvaise nourriture! ou alors, fort coûteuse si vous allez dans des établissements renommés.
—Non, ma vieille bonne me prépare mes repas.
—Alors, vous mangez seul?
—Je lis en mangeant.
—Faute d'une compagne je conçois cela, mais la table de famille, le père, la mère, les enfants, sont choses préférables.
—Sans doute, sans doute.
—Une femme instruite, à qui rien de ce qui fait l'attrait de la causerie n'est étranger, qui est musicienne.... vous aimez la musique?
—Beaucoup, j'ai même fait un travail sur la musique des anciens, sur la musique religieuse, sur la musique des sauvages.
—Ça doit être très intéressant?
—Extrêmement intéressant.
—Au fait, dit Jujube, en se levant, je ne sais pas pourquoi Athalie ne nous fait pas un peu de musique.
Et il cria:—Athalie, on demande que tu joues quelque chose.
—Oui, oui, firent les dames.
—Elle va jouer: Comme un éclair, dit madame Jujube; pendant ce temps, moi, je vais m'occuper du thé.
Elle sortit.
—Il faut que je t'appelle pour te mettre au piano, dit à demi-voix Jujube à sa fille; c'était donc bien intéressant ce que te disait cette petite grue de Blanquette?
—Oui, très intéressant, elle m'a confié qu'elle se marie....
—Ah! fit Jujube avec dépit... une fille sans talent, sans fortune, pas jolie.... Qui diable peut s'allier à cette famille d'idiots.... Un cordonnier?
—Non, un employé qui a une bonne place. Elle veut m'avoir pour demoiselle d'honneur.
—Jamais... s'écria Jujube; nous nous excuserons pour refuser l'invitation si nous la recevons. Voyons, mets-toi au piano!
Athalie s'installa et Jujube tourna les pages du morceau de musique, suivant son habitude, afin de pouvoir adresser à sa fille des a parte qui, entendus de la société, eussent pu refroidir l'enthousiasme final attendu:
—La bémol, donc! fichue bête; plus de sentiment! ça n'exprime rien... pianissimo! Trop fort!... Tu ne sens donc rien, dinde, buse! Si je n'étais pas, probablement, ton père, je ne sais pas de qui tu tiendrais....
Tout à coup le morceau fut interrompu par des cris de douleur et Cadran, fou, éperdu, montra sa main à laquelle adhérait un verre à punch qu'il ne pouvait plus retirer. La main qu'il contenait s'était enflée démesurément; au fond du verre était un papier brûlé:
—Ah! mon Dieu! s'écria madame Blanquette, il s'est fait une ventouse.
—C'est les camarades qui m'ont appris ça! hurlait Cadran.... Oh! la, la! ma main.
On lui retira non sans peine le malencontreux verre; sa mère le traita d'imbécile et l'envoya à la cuisine:—Demande de l'eau froide à la bonne, lui dit-elle, et plonge ta main dedans. Cadran sortit et Athalie, alors, put reprendre son morceau qu'elle termina à la satisfaction générale, sauf celle de son père.
Madame Jujube rentra au milieu des applaudissements.
—Elle a joué Comme un éclair? demanda-t-elle à son mari.
—Elle a joué comme un cochon, répondit-il à voix basse; et il ajouta: Les Blanquette marient leur fille! Puis très haut:—Extrêmement bien, ma fille, un charme, un sentiment....—Ah! dit-il à Quatpuces, elle a le feu sacré; ce sera une grande artiste, qui fera honneur à son mari.
—Il est certain, répondit Quatpuces, qu'avec ses talents et la fortune que lui gagne si glorieusement son illustre père, Mademoiselle fera, de son mari, l'époux le plus envié.
—V'lan! se dit notre artiste, que cette nouvelle déception empêcha d'aspirer l'encens du mot illustre, et les Blanquette trouvent un mari pour leur fille, eux!
Et Jujube cherchait une réponse empreinte de fine ironie, pour en blesser Quatpuces, lorsqu'Athalie commença un autre morceau, à la demande des dames, et Jujube retourna à son poste de tourneur de feuilles.
Le nouveau morceau fut, comme le précédent, interrompu par les cris de Blanquette fils:—Allons! qu'est-ce qu'il a encore? demanda la mère.
Cadran entra, pâle, défait et la langue tirée, au bout de laquelle pendait et se balançait une bouteille; c'était une bouteille qui avait contenu du sirop; il avait fourré sa langue dans le goulot: en aspirant, il avait fait le vide et sa langue était restée prisonnière.
—Ah! quel galopin embêtant, grommela Jujube, c'est toujours la même chose.
—Hi! ma langue! ma langue! faisait Cadran.
—On va être obligé de te la couper, dit la mère.
—Non, non, je ne veux pas! Et il tira sur la bouteille....
—Alors, tu vas te l'arracher, ajouta madame Blanquette.
Quant à l'horloger, rien n'avait pu le distraire de son travail.
—Je veux qu'on casse la bouteille, criait le galopin.
Bref, on dégagea sa langue comme on avait dégagé sa main et Athalie reprenait son morceau, quand un carillon se fit entendre;—tout le monde sursauta:
—Ça y est! cria Blanquette... ça y est!
—Mais arrêtez donc ça, vociférait Jujube, c'est déplorable! Un enfant insupportable, un père qui jette le trouble....
—Mais, mon cher monsieur... balbutia Blanquette.
—Un salon n'est pas un atelier d'horlogerie, répliqua Jujube avec emportement; quand on veut faire de l'horlogerie, on reste chez soi.
—C'est bien, monsieur, dit Blanquette en ramassant ses ustensiles; vous ne me direz pas cela deux fois.
—Tu as raison, cria sa longue épouse, allons-nous-en! Et ne remettons jamais les pieds ici....
—Comme vous voudrez! fit Jujube.
Et la famille Blanquette se retira majestueusement.
Après un moment de trouble, causé par cet incident:—Ne nous occupons plus de ces grotesques, dit Jujube. Continue ton morceau, ma fille.
Et Athalie se remit à son piano.
Au milieu du morceau, la porte s'entr'ouvrit doucement et Pistache entra avec précaution, accompagné de Bengali. Il fit signe de la main qu'on ne s'occupât pas de leur arrivée et qu'on les laissât écouter Athalie, puis il dit tout bas à Bengali, avec émotion:—C'est elle qui joue.
—Ah! c'est votre adorée?
—Oui; chut! ne perdons pas une note.
Et il écouta l'exécutante avec un enthousiasme que trahissaient ses gestes et ses exclamations:—Ah! bravi, brava!
Puis, après un nombre incalculable de mesures de l'interminable morceau:
—Comment trouvez-vous ça? demanda-t-il à son ami.
—Bigrement long, répondit celui-ci.
—Ah! fit Pistache déconcerté; vous n'aimez peut-être pas le piano?
—Moi? si; seulement je le comprends autrement.
—Ah!
—Oui, j'en ai un à la campagne; il y était avec le mobilier; j'ai acheté la propriété toute meublée.
—Ah! et alors, le piano?
—J'en ai retiré la mécanique et j'ai mis des lapins dans la caisse; voilà comment je comprends le piano. Quel est ce grand monsieur qui est près de votre virtuose, dont le visage exprime le noble spleen des lords?
—Je ne le connais pas.
—Je le regrette, je vous aurais prié de me présenter à lui; il a l'air gai.
Le morceau fini et applaudi, particulièrement par Pistache qui se fit remarquer par ses transports d'admiration, madame Jujube dit à son mari:—C'est ce monsieur qui est venu pour son portrait.
Jujube alla exprimer à notre jeune homme tous ses regrets d'avoir été absent.
—Oh! monsieur, répondit l'élève pharmacien, votre absence m'a valu une invitation et la joie d'entendre mademoiselle; quel talent, monsieur! J'ai entendu bien des fois Dumaine, Taillade, Paulin, Ménier, et je peux dire, sans comparaison....
—En effet, monsieur, répliqua Jujube, en souriant, la comparaison....
Madame Jujube s'était approchée:—Vous nous avez fait le plaisir d'amener un de vos amis, monsieur?
—Sur l'invitation de mademoiselle, oui, madame.
—Vous avez bien fait, dirent les deux époux.
Bengali s'inclina.
—Monsieur Bengali! dit Pistache en présentant son nouvel ami.
Et ici, nouveaux saluts.
Pistache continua:—Un jeune homme de beaucoup d'esprit.
—Oh! oh! fit Bengali, vous exposez monsieur et madame à des déceptions.
—Non, non, répliqua Pistache, vous m'avez fait rire pendant notre dîner, avec toutes les calembredaines que vous m'avez débitées et tous ces tours de société que vous faites et qui sont à mourir de rire!
—Ah! vraiment? fit madame Jujube.
Et elle courut annoncer à ses invités qu'un jeune homme, amené par un client de son mari, faisait des tours de société à mourir de rire.
—Oh! il nous en fera, dirent les dames.
—Je l'espère, répondit la maîtresse de la maison.
La bonne apporta le thé et les petits fours; Athalie et sa mère présentèrent les tasses pleines, sans manquer de dire à chaque personne:—C'est du thé de la Porte Chinoise; prenez donc de ces petits gâteaux, ils sont de chez Frascati.
Et Bengali, qui avait déjà jugé ses hôtes, de se demander:—Où diable cet apothicaire m'a-t-il amené? Et il refusa le thé.—Vous ne l'aimez pas, monsieur? demanda Athalie; de la Porte Chinoise.—Mademoiselle, je ne l'aime que brûlant; si je peux le boire, je n'en veux pas.
Cependant, sur l'insistance d'Athalie, il accepta une tasse et un gâteau.
Pendant qu'il se livrait à la dégustation de ces choses de premier choix, le peintre causait avec son futur modèle du portrait à faire, et on fixait le premier jour de pose; Madame Jujube vint interrompre l'entretien.—Puis-je dire un mot? demanda-t-elle.—Oui, monsieur et moi, nous sommes d'accord pour le prix et les heures de séances; qu'est-ce que tu voulais dire?
—Je voulais demander à monsieur si son ami ne nous ferait pas un de ces tours de société si amusants, dont il nous a parlé; ces dames en seraient bien heureuses.
—Je suis convaincu, madame, répondit Pistache, qu'il se fera un vrai plaisir de vous être agréable; je vais le lui demander.
Et il s'approcha de Bengali:—Je viens, lui dit-il, vous exposer une requête de toute la société.
—A moi? Mais personne ne me connaît ici; que peut-on avoir à me demander?
—On sait que vous connaissez un tas de tours très drôles, et....
—C'est vous qui avez dit cela? demanda Bengali avec une parfaite mauvaise humeur.
—Mais... oui... oui.
—Que le diable vous emporte! et on veut que j'amuse ces grotesques!
Pistache fut tout interdit:—C'est que, balbutia-t-il, j'ai fait espérer... j'ai même promis....
—Jamais de la vie! Je fiche mon camp d'ici; par exemple! Comment! on se figure que, pour une tasse de thé de la Porte Chinoise et un croquet de chez Frascati, je vais....
A ce moment, Athalie s'approcha:
—Je viens, dit-elle, en ambassadrice auprès de monsieur qui fait, paraît-il, des tours de société si amusants; ces dames espèrent que....
—Mon Dieu, mademoiselle, dit Bengali, je n'étais pas préparé à....
Madame Jujube et ses amies, qui suivaient, de l'œil, les négociations entamées par Athalie, devinant aux gestes du monsieur si amusant des objections que l'intelligence limitée de l'ambassadrice serait impuissante à vaincre, arrivèrent toutes à la rescousse et arrachèrent à Bengali un consentement qui fut accueilli par de joyeux battements de mains, et toutes les dames retournèrent à leurs places, en disant:—Ah! il veut bien! il veut bien!
—Voyez-vous comme tout le monde est enchanté, dit Pistache; oh! vous me faites bien plaisir; j'aurais été si vexé de votre refus.... Parce que, vous comprenez, ça me mettra bien dans la famille; mais vous serez récompensé par un succès monstre. Tâchez de trouver quelque chose de bien drôle.... Ah! bon, je vois que vous réfléchissez.
Bengali cherchait, dans sa tête, une mystification colossale.
—Des imitations! lui conseilla Pistache; vous m'en avez fait pendant notre dîner; vous savez bien: celle d'une clé dans une serrure qu'on ferme à double tour; celle d'une bouteille qu'on débouche; celle de....
—Ah! oui, des imitations; vous avez raison.
Pistache courut tout joyeux annoncer à la société que son ami Bengali allait faire des imitations très drôles.
Cette bonne nouvelle fut accueillie par des bravos, pendant que Bengali se disait:—Je les attends au dernier tour.
Il s'avança au milieu du salon et, après s'être incliné devant les joyeux battements de mains avec lesquels il fut accueilli, il demanda une bouteille vide et un tire-bouchon. La bonne apporta les deux objets; il plaça, alors, la bouteille entre ses jambes, fit tourner le tire-bouchon dans le goulot vide, puis feignant de tirer, avec des efforts comiques et une torsion de bouche qui mirent tout le monde en belle humeur, le bouchon absent, il imita, avec sa bouche, le floc retentissant, causé par la sortie pénible d'un bouchon trop serré.
Des bravos unanimes accueillirent cette onomatopée saisissante.
Après ce tour, notre farceur demanda un tabouret de cuisine; il le déposa les pieds en l'air, fit le geste de prendre, à terre, une grosse bûche, mima le vacillement causé par l'enlèvement d'un lourd fardeau, plaça censé la bûche entre les pieds du tabouret, mit son pied dessus, comme pour l'assujettir; puis, saisissant des deux mains une scie imaginaire et en présentant la lame au milieu de la bûche supposée, il imita le bruit de la scie, aux rires fous et aux battements de mains de l'assemblée en délire.
—Monsieur, demande Quatpuces, est-ce que vous pourriez imiter un timbre de pendule?
—J'imite tous les timbres, monsieur, répondit-il, même les timbres-poste.
Tout le monde rit excepté le questionneur qui, comme Caton, son modèle, n'a jamais ri.
Quant à l'intelligente Athalie, elle demanda comment on pouvait bien imiter un timbre-poste.
—De la même façon qu'on imite les billets de banque, mademoiselle, répondit Bengali, seulement on s'expose à aller au bagne; c'est pourquoi je m'abstiens de faire cette imitation; mais vous n'y perdrez rien, je vais exécuter le tour nommé la surprise, parce qu'en effet, personne ne s'attend à ce qui arrive.
Une nouvelle manifestation joyeuse se produisit, à l'énoncé d'un résultat mystérieux et imprévu.
—Pour faire ce tour, dit notre mystificateur, j'ai besoin de divers objets. Et il demanda une ficelle longue de 5 à 6 mètres, des bougies, un moulin à café et un cor de chasse qu'il avait vu, dans l'antichambre, pendu à un clou, accessoire à l'usage de l'artiste pour les portraits de chasseurs.
Ces divers objets lui ayant été apportés, Bengali fit tenir un bout de la ficelle par M. Quatpuces, l'autre bout par Jujube, rangea les dames côte à côte le long de la ficelle et leur remit à chacune une bougie allumée, plaça au milieu d'elles madame Jujube armée du moulin à café et mit, en face d'elle et à distance, Pistache qu'il chargea du cor de chasse.
La mise en scène ainsi préparée à la grande gaîté des comparses de l'opérateur, celui-ci donna comme instructions: à madame Jujube, de moudre; à Pistache, de souffler dans le cor de chasse, et il sortit pour préparer, soi-disant, la surprise; affaire de quelques minutes, ajouta-t-il.
Il y avait un bon quart d'heure que madame Jujube tournait son moulin et que Pistache soufflait dans son instrument; on s'était d'abord tordu de rire, mais on commençait à se regarder et à trouver bien longs les préparatifs du tour, lorsque la bonne annonça mademoiselle Piédevache.
La nouvelle venue resta stupéfaite en voyant le tableau qui s'offrait à ses yeux.
—Excusez-nous, mademoiselle, cria Jujube, c'est un tour que va nous faire un jeune homme que nous a amené monsieur, qui joue du cor.
—Oui, mon ami Bengali, ajouta Pistache.
—Mon neveu! dit mademoiselle Piédevache.
—Votre neveu! s'écrièrent monsieur, madame et mademoiselle Jujube, c'est votre neveu?
—Oui, et je viens de le rencontrer à cent pas d'ici, qui racontait je ne sais pas quoi à plusieurs jeunes gens; ils riaient tous comme des fous.
Tableau!
Bengali, pourtant, avait eu, ce jour-là même, une déception qui aurait pu influer sur son humeur, naturellement joyeuse; l'acceptation de son bras et de son parapluie, par la gentille Georgette, lui avait fait concevoir des espérances, sinon d'une réalisation immédiate, du moins à délai plus ou moins bref; sa conversation avait amusé la jeune fille, il vit qu'elle aimait à rire et il se savait en fond pour la mettre en gaîté; aujourd'hui, dans sa chambrette où elle lui permettrait d'aller se reposer, il soutiendrait son rôle de jeune homme sentimental, rêvant d'une épouse adorée et de bébés jolis et blonds comme leur mère; à la deuxième visite (car elle consentirait sans nul doute à ce qu'il allât s'informer si elle n'aurait pas attrapé un refroidissement sous la porte cochère), à cette deuxième visite, il s'enhardirait à prendre quelques petites libertés et, si elle se fâchait, il connaît le proverbe sur le rire qui désarme la colère.
Le voyage, d'ailleurs, n'avait été qu'une succession d'incidents et de rencontres qui avaient entretenu la belle humeur du jeune couple;—tout était matière à réflexions cocasses, pour Bengali, particulièrement les grincheux mouillés jusqu'aux os, dont sa gaîté, provoquée par l'état lamentable des infortunés, augmentait encore l'irritation.
Quoique tout à ses espérances de conquête, le joyeux garçon ne pouvait résister à son admiration des jolies jambes féminines, et les exclamations que lui arrachaient les beaux mollets lui avaient valu des plaisanteries de la part de sa compagne; il protestait, bien entendu, contre les réflexions enjouées de Georgette, qu'il qualifiait de simples taquineries, affirmant qu'il n'était occupé que d'elle seule, que du soin de l'abriter, de la préserver des éclaboussures....
—Voici où je vais, dit-elle en désignant un magasin, et elle quitta le bras de son cavalier, le remercia du service qu'il lui avait rendu et lui dit adieu.
—Adieu?... répondit-il, pas encore; votre éventail livré et votre compte réglé, il vous faudra retourner chez vous, et l'averse continue.
—On me prêtera un parapluie au magasin....
—Un parapluie!... mais si quelqu'un de la maison est sorti avec?... Y en eût-il plusieurs, qu'ils peuvent n'être pas disponibles; permettez-moi de vous attendre. Je tiens à vous accompagner jusqu'à votre porte.
Georgette refusa:—J'attendrai que la pluie ait cessé, dit-elle.
—Cessé! s'écria Bengali; mais voyez donc comme le ciel est gris; le temps est tout à fait gâté, regardez sur les toits; toutes les girouettes sont à l'eau; nous en avons peut-être pour plusieurs jours....
La jeune fille résista, renouvela ses remercîments et entra dans le magasin, en envoyant à Bengali un dernier adieu, exprimé par un gracieux mouvement de tête et un sourire.
Notre Don Juan de la pluie n'était pas homme à abandonner une idée fixe pour si peu; il entra dans une allée faisant face au magasin et attendit.
Il n'attendit pas longtemps; une éclaircie s'était subitement produite: Georgette en profita, reparut et hâta le pas sans avoir remarqué l'obligeant jeune homme, qu'elle croyait bien loin. Elle se retourna brusquement à sa voix:—Je savais bien, lui dit-il, qu'on n'aurait pas de parapluie à vous prêter et j'avais raison d'attendre votre sortie.—Mais, monsieur, répondit Georgette, la pluie a cessé.—Cessé, mademoiselle? Pour deux minutes... et encore! Vous ne voyez donc pas comme les nuages courent?... Tenez.... J'ai reçu des gouttes.... Ça va recommencer... ça recommence.
Et il ouvrit son parapluie:—Votre chapeau serait perdu, dit-il, si je ne m'étais pas trouvé là....
Une nouvelle averse, en effet, venait d'éclater; Bengali offrit son bras, la jeune fille l'accepta de nouveau, en riant de la persévérance obstinée de son compagnon de voyage et tous deux recommencèrent leur marche à travers les rues, égayée par les saillies du porteur de parapluie.
—Me voici à ma porte, dit enfin Georgette, en quittant le bras de son cavalier; cette fois, monsieur, je vous dis définitivement adieu, et je vous renouvelle mes remercîments.
—Vous me permettrez bien, au moins, mademoiselle, d'aller me reposer quelques instants chez vous.
Ici, la jeune fille devint sérieuse, et repoussa net la demande de Bengali.
—Mais je suis brisé, dit-il, cette longue course sur les pointes.... Car je n'ai pas cessé de marcher sur les pointes, comme les danseuses de l'Opéra... mais elles y ont été dressées toutes jeunes et cependant elles vous diront que c'est l'exercice le plus fatigant.... Jugez ce que ce doit être pour moi, qui n'ai pas été élevé à cela.... Je vous en prie, permettez-moi....
—Mais non, monsieur, je n'ai pas envie de me faire remarquer par mon concierge et mes voisins; je ne reçois jamais personne... que des amies, et ma marraine, madame Marocain, qui doit venir me voir précisément aujourd'hui, à moins que son mari, qui n'est pas la grâce même....
—Marocain! s'écria le jeune homme; une espèce de porc-épic?
—Oui, dit Georgette surprise, vous le connaissez?
—J'ai fait sa connaissance sous la porte cochère où j'ai eu le plaisir infiniment plus grand de faire la vôtre.... J'ai failli avoir un duel avec lui....
—Comment, un duel?
—Oh! toute une histoire qui serait trop longue à vous raconter ici.... Oh! c'est très amusant; montons chez vous et....
Georgette ne le laissa pas achever:
—Adieu, monsieur, dit-elle... et elle disparut dans l'allée de sa maison, laissant l'amoureux tout déconcerté:—C'est une vertu, se dit-il; puis, après réflexion:—Une vertu!... Je dis ça parce que.... Mais ça n'est pas une raison....
Tirant alors son carnet, il lut le numéro de la maison, l'inscrivit, ainsi que le nom de la rue et s'éloigna en murmurant:
—La vertu! ce n'est qu'un mot, a dit Caton; il faudra voir.... Je m'y suis mal pris.
Le lendemain, il alla guetter Georgette, l'aborda sous prétexte de s'informer si son séjour sous la porte cochère, après avoir reçu l'averse, ne lui avait pas causé un refroidissement et une indisposition; puis s'extasiant sur sa fraîcheur et sa belle mine de santé, il reconnut en riant l'inutilité de sa question; il revint alors sur sa propre justification.
—Vous m'avez bien mal jugé, lui dit-il, et malgré la défense de la jeune fille, il l'accompagna jusqu'à sa porte en la faisant rire par ses propos. Cette fois encore, elle opposa un refus formel à sa demande de monter chez elle.
Plusieurs jours de suite, il fit les mêmes et vaines tentatives et Georgette le menaça même de le signaler à des gardiens de la paix, s'il persistait à l'accoster et à la suivre.
Le jour suivant, elle le trouva encore sur son chemin; elle tourna la tête et passa sur le trottoir opposé; il exécuta la même évolution et aborda la jeune fille.
—Oh! monsieur, fit-elle, avec un mouvement d'humeur, je vous ai prié de me laisser tranquille....
—Un seul mot, mademoiselle, et je vous jure de vous obéir, si, après m'avoir entendu, vous m'ordonnez encore de vous fuir.
—Quel mot, monsieur?
—Celui-ci: Je crois avoir eu le malheur de jouer avec vous à ce jeu appelé les propos discordants.
—Je ne comprends pas, monsieur.
—C'est précisément cela, mademoiselle: vous ne m'avez jamais compris, sans doute parce que je me suis mal expliqué. Je vous aime d'un amour honnête; que dis-je, je vous aime! je vous adore, je ne pense qu'à vous jour et nuit; mais c'est pour le bon motif; dès le premier jour que j'ai eu le bonheur de vous rencontrer, le jour où cette bienheureuse averse m'a permis de causer longuement avec vous, ne vous ai-je pas dit que vous me jugiez mal, que mes apparences vous donnaient, de moi, une opinion fausse; que mes vœux étaient de devenir l'époux fortuné d'une petite femme jolie comme vous, d'avoir des chérubins blonds et jolis comme leur mère? Voilà ce que je vous ai dit et ce que je pensais, voilà ce que je vous répète avec encore plus d'ardeur et de conviction que le premier jour, car maintenant je vous connais, je sais que vous êtes une honnête jeune fille, l'épouse que je cherche, ou plutôt que je ne cherche plus, puisque je l'ai trouvée en vous.
Georgette, devenue grave, lui répondit:
—En effet, monsieur, je n'avais pas compris et il m'était difficile de voir, dans les discours plaisants que vous me teniez, la pensée que vous venez de m'exprimer nettement.
Bengali voulut protester de sa sincérité, elle l'interrompit:—Jusqu'ici, dit-elle, je ne vous avais pas pris au sérieux.
—Et aujourd'hui? s'écria le jeune homme.
—Aujourd'hui, monsieur, vous voyez que je ne ris pas de vos paroles.
—Alors, vous me permettez d'aller vous rendre mes visites?
—Non, monsieur.
—Des fiancés!
—Avant de se fiancer, il faut se connaître mieux que par quelques rencontres dans la rue et quelques paroles échangées. Ces rencontres et ces paroles m'ont montré (bien à tort, je veux le croire) le coureur d'aventures....
—Oh! mademoiselle....
—N'ai-je pas fait mes réserves? dit Georgette en souriant; Bengali voulut parler:—Laissez-moi achever, dit-elle, et elle poursuivit:—Quand nous serons fiancés, c'est que nous connaîtrons bien nos caractères; alors....
Bengali l'interrompit:
—Mais... fiancés... on l'est quand on s'est promis de s'épouser, et, quant à moi, je vous fais cette promesse.
—Moi, répondit Georgette, j'attendrai pour vous faire la mienne.
—Qu'attendrez-vous? vous êtes orpheline, libre.
—J'attendrai que la demande de ma main ait été adressée à ma marraine qui me tient lieu de famille; cette demande, vous la lui ferez adresser par votre seule parente, cette tante dont vous m'avez parlé, après quoi on me consultera et, alors seulement, j'accepterai peut-être vos visites, en présence de ma marraine.
—Mais... dit Bengali, dérouté... faire demander votre main sans savoir si vous m'aimez....
A ce moment, Georgette eut un mouvement d'effroi:—Monsieur Marocain! s'écria-t-elle.
Et elle entra précipitamment dans sa maison.
Bengali se retourna, aperçut en effet Marocain qui s'était arrêté à la vue du jeune couple et s'éloigna après la disparition de la jeune fille.
Le portrait de Pistache n'avançait guère, ce dont se réjouissait l'aspirant pharmacien à qui les absences de son artiste procuraient de longues causeries avec mesdames Jujube mère et fille; la première, craignant toujours qu'il ne se lassât des inexactitudes réitérées de son mari et qu'il ne finît par laisser pour compte le portrait commencé, se confondait en excuses, en regrets, en impatiences.
—Oh! oh! madame Jujubès, disait alors Pistache, avec un geste de protestation; je vous en prie, ne parlez pas de ça, vrai, vous me feriez de la peine. Et si Athalie insistait dans le sens de sa mère:—Mais au contraire, mademoiselle, répliquait-il, j'ai tant de plaisir à attendre dans votre société, que ça me donne une physionomie que M. Jujubès attrape tout de suite. Dans les premiers temps il me disait toujours: Souriez! souriez!... A présent, ah! bien, il n'a pas besoin de me demander ça: je pense simplement à nos charmants entretiens et ça suffit pour que je garde ce sourire gracieux que M. Jujubès a si bien attrapé; aussi, il me dit toujours: C'est extraordinaire comme votre physionomie reste aimable; je n'ai jamais eu un modèle pareil à vous....
Et les deux dames de s'extasier sur la gracieuseté, la galanterie, le caractère charmant de notre amoureux jeune homme.
Amoureux! c'est ce qu'elles ignoraient encore, car depuis un mois que le futur pharmacien venait tous les jours, il n'avait pas osé faire connaître ses sentiments.
Et cependant, il ne manquait pas chaque samedi de venir prendre le thé de la Porte Chinoise aux petites réceptions de la famille Jujube et, même, on l'avait présenté à des dames qui lui avaient envoyé des invitations pour leurs soirées: il avait polké et valsé avec Athalie, danses chères aux amants à qui elles permettent d'enlacer la taille de l'objet adoré et de le presser sur leur cœur.
Ces tendres manifestations, permises tant qu'elles restent silencieuses et peuvent être attribuées à la vigueur du bras du cavalier et à l'entraînement du rythme musical, ne prennent leur véritable signification que s'il y a des paroles sur la musique, et chacun sait la difficulté de la conversation entre un cavalier inexpérimenté et sa danseuse; quand le premier a parlé de la chaleur, du mouvement trop vif ou trop lent des instrumentistes, du talent ou de l'insuffisance du pianiste, si l'on danse au piano; quand il a demandé à sa danseuse quelle est telle danse qu'il lui désigne; qu'il a fait remarquer, en riant, tel vieux monsieur qui a un nez ridicule, tous les sujets à causerie sont à peu près épuisés pour lui, et il ne lui reste plus qu'à reparler de la chaleur.
Il n'y a que deux genres de couples dont la conversation est inépuisable, pendant toute la durée de la danse: les gens d'esprit et les imbéciles, surtout ces derniers, les âneries étant bien plus abondantes que les observations fines et les saillies spirituelles.
Voilà pourquoi, chez Pistache et Athalie, les langues allaient autant que les pieds; l'aspirant pharmacien parlait remèdes, expliquait à Athalie la cocaïne, l'antipyrine et leurs effets sur l'organisme humain. Athalie lui demandait la différence qu'il y a entre le thé des soirées et le thé Chambard. Pistache lui répondait que le premier constipe, tandis que l'autre relâche, sans purger à proprement parler, et il arrivait tout naturellement à causer de son futur établissement, une excellente maison... malgré les spécialités sur lesquelles on gagne peu, mais qu'on est forcé de tenir, pour ne pas laisser aller les clients chez des confrères où ils les trouveraient et à qui ils pourraient conserver leur clientèle. Il ajoutait qu'il attendait son concours au diplôme de pharmacien de première classe, et l'obtention de ce diplôme pour entrer en possession de l'officine qu'il était disposé à acheter.
Ici, l'allusion à ses désirs arrivait aisément: il ne lui manquerait plus qu'une jolie petite femme pour tenir la caisse; cette petite femme, il la cherchait; il l'installerait, très coquettement habillée, au comptoir, près d'un globe d'eau minérale rose, dont le reflet illuminerait les joues de la jolie caissière; il devenait, on le voit, tout à fait poétique. Il avait même ajouté, après un silence et des regards éloquents:—Une jolie petite femme... n'osant pas dire: comme vous, il avait dit: dans votre genre.
Et jusqu'à la fin de la soirée et toute la nuit, Athalie se demanda si c'était une allusion à son adresse. Elle fit part à sa mère de ses incertitudes et madame Jujube n'hésita pas à lui affirmer que l'allusion était claire et trahissait l'amour de Pistache. Devait-on encourager le soupirant à se déclarer nettement? il fallait d'abord savoir s'il conviendrait à Athalie pour mari et sa mère l'interrogea à ce sujet.
—Il me convient, oui; mais les autres aussi me convenaient; c'est moi qui ne leur ai pas convenu....
—Des coureurs de dot, pas autre chose; s'ils avaient été réellement amoureux, comme paraît l'être M. Pistache....
—Oh! il a l'air très amoureux, mais il tient peut-être aussi à la dot.
—Je le ferai causer à ce sujet, sur ses idées, en général... et avant de le faire s'expliquer sur ses sentiments pour toi.
—C'est ça, maman, et puis il faudrait savoir aussi, avant de le faire parler, si papa voudrait.
Si papa consentirait! toute l'affaire était là.—Parle-lui-en, maman, dit Athalie.—Lui en parler... nettement... non, répondit la mère, mais en causant avec lui je mettrai la conversation sur le chapitre du mariage; alors je prononcerai d'un air indifférent le nom de M. Pistache. Selon ce que dira ton père, je verrai si je dois aborder la question ou attendre, et le préparer peu à peu à l'idée de cette alliance.
La bonne entra:—C'est mademoiselle Georgette, dit-elle, qui demande si ces dames peuvent la recevoir.
Au nom de son amie, Athalie, sans attendre la réponse de sa mère, s'était élancée vers la porte.
—Mais entrez donc! cria-t-elle avec effusion, est-ce que vous avez besoin de permission? Et embrassant la jeune fille:—Vous êtes toujours la bienvenue ici. Oh! que je suis contente de vous voir.
—Chère amie! répondit Georgette en lui sautant au cou.
—Nous avons parlé de vous, l'autre jour, à propos de Monsieur Marocain, que mon mari avait rencontré, dit madame Jujube en embrassant à son tour Georgette.
—Monsieur Marocain me l'a dit, madame; il m'a même répété ce que M. Jujubès lui avait dit des sentiments de cette chère Athalie pour moi; j'ai les mêmes pour elle, je vous assure.
Madame Jujube continua:—Il paraît que vous avez beaucoup d'ouvrage.
—Beaucoup, madame, grâce aux excellentes leçons de M. Jujubès.
—Ah! vous lui devez une belle chandelle, dit l'épouse de l'artiste, qui ne manquait jamais l'occasion de faire valoir l'importance toute particulière des obligations qu'on devait à elle ou aux siens.
—Je lui suis très reconnaissante, oui, madame.
—Et, tenez, je l'entends qui rentre; je vais lui dire que vous êtes là, il sera enchanté de vous voir.
Madame Jujube sortit et, les deux jeunes filles restées seules, Athalie fit asseoir Georgette près d'elle, lui prit les mains:
—Y-a-t-il un temps que nous n'avons bavardé! dit-elle; nous devons avoir un tas de choses à nous dire.
—Moi, pas grand'chose, ma vie est si uniforme: mes sorties pour mon travail, une visite par semaine à ma marraine, sauf elle, je ne vois personne; c'est plutôt à moi à vous demander du nouveau, à vous qui voyez tant de monde.
—Ça, c'est vrai... et du beau monde; ma chère, nous ne connaissons que des gens qui ont 20, 30, 40,000 livres de rente....
—De bonnes connaissances, ça.
—Et tous sont nos amis.
—Ils vous trouveront un mari.
—Un mari! Oh! mais que je vous dise donc, ma chère, j'ai un soupirant.
—Bah! contez-moi donc cela.
Et Athalie, se rapprochant de son amie, lui conta ce que nous savons relativement à Pistache.
—De tout ce que vous me dites de ce jeune homme, je conclus qu'il doit vous rendre très heureuse.
—Je le crois, il a l'air si bon; seulement conviendra-t-il à papa? Voilà.
—Pourquoi ne lui conviendrait-il pas? Il a une situation très convenable.
—Certainement, mais papa a des idées.... Enfin je vous tiendrai au courant.
—Ah! j'y compte bien.
—Je vous le promets.
—J'ai déjà pensé au cadeau de noces que je vous ferais.
—A moi? un cadeau?
—Je veux vous peindre votre éventail de mariée.
—Oh! chère amie, que c'est gentil à vous.
—Vous demanderez à votre père la composition du sujet.
—C'est ça! oh! quelle bonne idée! mais et vous... est-ce que vous n'avez pas aussi un amoureux?
A cette question Georgette devint sérieuse.
—Moi?... Non.... J'en ai eu un.—Georgette alors raconta les poursuites de Bengali.
—Est-il gentil?
—Très gentil et amusant au possible; il me disait des choses si drôles et qui me faisaient tant rire que je ne pouvais pas me fâcher.
—Mais vous ne riez pas du tout, en me racontant ça.... Est-ce que ça n'a pas duré? —Non, répondit Georgette.
Et elle resta pensive.
—Qu'avez-vous donc? demanda Athalie; ma question paraît vous avoir attristée.
Georgette alors lui rapporta la scène dans laquelle Bengali lui avait déclaré la pureté de ses intentions; le conseil qu'elle lui avait donné, de les faire connaître à monsieur et à madame Marocain, conseil dont il n'avait pas tenu compte; la jeune fille soupira et se leva:—Adieu, dit-elle.
—Comment, adieu? fit Athalie; vous n'attendez pas mon père? Maman l'a prévenu, il va venir; je vais aller le chercher: tenez, le voici.
—Pas un mot de tout cela! dit Georgette.
—Soyez tranquille, c'est entre nous.
Jujube fit, à son ancienne élève, l'accueil affectueusement protecteur qu'il réservait à ceux qu'il considérait comme ses inférieurs, et la jeune fille, prétextant l'impossibilité de prolonger sa visite, se retira après avoir fait à Athalie la promesse de revenir un jour où elle serait moins pressée.
Athalie resta rêveuse.
C'était l'heure de la pose de Pistache et, par extraordinaire, l'artiste était exact:
—Eh bien, à quoi penses-tu? demanda-t-il à sa fille; va à ton piano.
—Pauvre Georgette, se dit Athalie en sortant; bien sûr elle me cache un chagrin.
—Je viens, dit aussitôt Jujube avec un sourire dédaigneux, de rencontrer le sieur Quatpuces, ce savant de quatre sous.
—Ce méchant professeur de je ne sais quoi? ajouta madame Jujube.
—Oui, continua Jujube, ce monsieur à qui il faudrait des dots princières. J'ai feint de ne pas le voir; mais il est venu à moi, la main tendue... que je n'ai pas prise; je l'ai salué, m'excusant de ne pouvoir m'arrêter et je me suis éloigné, le laissant, tout déconcerté, regarder à l'aise un militaire qui s'était arrêté devant moi, la main à son képi.... Monsieur Quatpuces a dû voir ce que je suis.... Et si j'ai besoin de doter ma fille pour lui trouver un mari.
Madame Jujube saisit l'occasion:—Nous en trouverons, tant que nous en voudrons, des gendres, dit-elle, et qui se croiraient suffisamment honorés de t'avoir comme beau-père, même sans dot.
—Parbleu! approuva Jujube.
—Ah! si nous voulions, nous n'avons pas à chercher bien loin..... j'en connais un qui....
La bonne annonça Pistache et il entra; il présenta ses devoirs à monsieur et madame Jujube, demanda des nouvelles de mademoiselle et fit, de sa bien-aimée, un tableau enthousiaste.
—Si vous voulez passer à l'atelier, dit le peintre, je vous suis; arrangez votre cravate et vos cheveux, en m'attendant.
Pistache passa dans l'atelier.
—De qui voulais-tu parler? demanda Jujube.
—Eh! mais de ton modèle, qui....
—L'apothicaire? interrompit brusquement le vaniteux personnage; il t'a parlé?...
—De rien du tout, répondit vivement sa compagne intimidée par le ton de cette question; il n'a pas dit un seul mot....
—Eh bien alors?
—Je voulais dire seulement, que si on lui offrait....
—Oui, mais on ne lui offre pas.
Sur ce, le peintre alla rejoindre son modèle et madame Jujube alla raconter à sa fille ce qui s'était passé.
—Encore un de manqué! dit Athalie avec humeur.
—Manqué, manqué!... Qu'est-ce qu'il y a de manqué?... Ton père n'a opposé aucun refus. Ce jeune homme ne nous a rien dit, en définitive.
—Positivement, non, non, mais j'ai bien compris... et toi-même....
—Oui, je crois, mais enfin, s'il ne t'avait adressé que de simples galanteries?... Si tu t'étais méprise?... Qu'il parle, qu'il s'explique....
—Qu'il s'explique.... Il est si timide!
—Je le ferai bien parler; du train dont va ton père, le portrait durera longtemps, et je trouverai bien l'occasion de dénouer la langue à ton amoureux transi....
La séance terminée, Jujube sortit pour aller montrer sa croix au salon de peinture où il avait exposé son propre portrait, laissant le tendre pharmacien exprimer à madame Jujube son admiration pour le grand artiste.
Athalie était à son piano, et madame Jujube, seule avec Pistache, entreprit immédiatement de le faire déclarer ses intentions.
Sa diplomatie n'eut pas à se heurter à de grandes difficultés; il lui suffit de parler au timide jeune homme de son prochain établissement, de l'impossibilité où il se trouverait bientôt de rester garçon, ajoutant que l'éternel obstacle pour les jeunes gens à marier, c'était leur ambition des grosses dots.
—Oh! pas moi, madame, pas moi; un joli petit ménage où l'on s'aime bien, c'est tout ce que je demande, et pas un sou avec.
—Vous avez bien raison, dit madame Jujube, l'argent ne fait pas le bonheur.
—Oh! non, madame. Être heureux! voilà le vrai bonheur; ç'a toujours été mon principe.
—Et c'est le bon, c'est la sagesse même. Si les jeunes gens savaient à quoi il s'exposent en voulant des dots; s'ils connaissaient les exigences, les goûts dépensiers de la femme qui leur a apporté une dot: 100,000 francs par exemple, ça fait 4,000 francs de rente, mettons 4,500, et elles en dépensent 7 ou 8,000 mille en bijoux et en toilettes.
—Oh! c'est bien vrai, madame; ce que je voudrais, par exemple, c'est une famille où je serais fier d'entrer....
—Oui, dont le père serait célèbre.
—C'est ça; un artiste, un....
—Un artiste, avoir un beau-père artiste et une femme artiste aussi.
—Oh! oui, madame.
—Eh bien, avez-vous dans vos connaissances?...
—Oh! certainement que j'ai ça, s'écria Pistache.
—Et... connaissez-vous assez ses parents pour espérer?
—Beaucoup, madame, beaucoup....
—Eh bien, alors?
—C'est que... peut-être aussi, veulent-ils beaucoup de fortune....
—Mais avec un bon établissement, on peut faire fortune... je sais bien, quant à moi, que je n'aurais jamais pour ma fille de ces exigences d'argent....
—Oh! madame, que vous me faites de plaisir....
Et, après quelques hésitations bientôt détruites par madame Jujube, Pistache finit par ouvrir son cœur et demander s'il pouvait espérer que ses vœux seraient accueillis.
—Par ma fille et par moi, n'en doutez pas, répondit la mère.
—Et... monsieur Jujubès... pensez-vous que lui aussi?...
—Ah! avec mon mari, ce sera plus difficile, mais d'ici le jour où votre portrait sera terminé, nous avons du temps; quant à présent, ne lui dites pas un mot de vos intentions... laissez-nous faire et bornez-vous à gagner ses bonnes grâces; il est très accessible à la flatterie, ne craignez pas de le flatter; qu'il vous prenne en affection, cela rendra ma tâche plus facile.
—Soyez tranquille, madame; je vais lui en donner, de l'encensoir.
Et le bon Pistache sortit, plein d'espoir.
Madame Jujube courut retrouver Athalie.
—Eh bien, dit-elle, il s'est déclaré; il ne veut que toi, sans un sou de dot.
—Enfin! s'écria Athalie avec joie, en voilà donc un! Puis avec crainte:—Mais c'est papa, maintenant.
—Ne t'inquiète pas, ma fille, nous arriverons à le décider; laisse-moi faire.
Nous avons fait connaissance avec M. Marocain, le commanditaire d'entreprises industrielles et artistiques, l'homme nerveux; Marocain le terrible, que, seule, une offre de réparation par les armes calme immédiatement, ainsi qu'on l'a vu dans son altercation avec Bengali à qui, depuis ce jour, il avait gardé une dent. Quant à sa femme, madame Marocain, nous savons qu'elle est la marraine de Georgette; mais nous ne la connaissons pas encore. Pénétrons dans l'appartement de ce couple si différent du précepte de la chanson: Il faut des époux assortis, dans les liens du mariage.—Rien, en effet, de moins bien assorti que ces deux êtres destinés à vivre toujours ensemble, car l'incompatibilité d'humeur n'est pas un cas suffisant de divorce; madame Marocain, douce et résignée, ne le demanderait d'ailleurs jamais et, quant au mari, outre qu'il est très amoureux de sa femme, il peut, avec elle, donner libre cours à son humeur grincheuse et à ses emportements, supportés sans protestation et sans plainte, sauf toutefois à propos des scènes de jalousie, l'honnête femme se réveillant au moindre soupçon sur son inattaquable vertu; mais son ferme langage en pareille occasion ne pouvant que rassurer Marocain, il le tolérait tout en feignant de n'être pas convaincu.
L'irritabilité naturelle de celui qu'on qualifiait en général de vilain monsieur s'était aggravée de sa situation récente de commanditaire. Séduit par l'exemple d'un de ses amis dont des commandites heureuses avaient décuplé la fortune, il avait vendu ses titres de rentes et autres valeurs mobilières qui ne lui rapportaient que de 3 à 4 pour 100, convaincu que, comme son ami, il grossirait beaucoup son avoir en plaçant ses fonds dans des entreprises; malheureusement toutes n'avaient pas réussi et il avait bu des bouillons moins réconfortants que ceux des établissements Duval; de là son état nerveux dont nous avons vu un échantillon le jour de l'averse.
Au moment où nous pénétrons sous le toit conjugal, Marocain est plus nerveux que jamais; il a commandité de 50,000 francs le directeur d'un nouveau théâtre: le Théâtre Rigolo, qui ouvre ses portes dans quelques jours avec une pièce ayant pour titre: Le veuf à l'huile, et, préoccupé des destinées de l'entreprise, il passe tour à tour des plus grandes espérances aux plus sombres appréhensions.
—Le directeur, ce polisson, dit-il, qui me laisse assister aux répétitions, parce que c'est mon droit écrit dans le traité, et qui ne me permet pas de dire mon avis sur la pièce: j'ai des mots très drôles à mettre dans la pièce, il les refuse; il m'empêche de donner des conseils aux acteurs; je soumets mes idées sur les costumes, il m'impose silence.... Et ouvrir un théâtre par une chaleur pareille! ajouta-t-il. Je ne voulais pas, il m'a envoyé coucher.... Il s'en fiche... c'est mon argent.... Et dire que jusqu'à présent il a plu! Ça n'arrive qu'à moi, ces choses-là; la pluie a fini après le grand orage qui m'a fait faire la connaissance de ce monsieur Bengali... lequel, par la même occasion, a fait celle de ta filleule.
Et Marocain revint sur sa rencontre de la veille, avec force commentaires malveillants, rappela la fuite de la jeune fille en l'apercevant et persista dans sa conviction qu'il y avait là une intrigue d'amour.
—Je réponds de la vertu de Georgette comme de la mienne, dit madame Marocain; ce jeune homme a pu la rencontrer, lui adresser quelques paroles, sans que pour cela....
—Ta, ta, ta, ta! répondit notre bourru.
—J'ai écrit à Georgette de venir me parler, ajouta madame Marocain; une explication est nécessaire.
Georgette entra à ce moment et, voyant Marocain bondir à sa vue:—Qu'y a-t-il donc? demanda-t-elle.
—Ce qu'il y a? fit l'aimable homme, avec un sourire ou plutôt avec une grimace ironique, ce qu'il y a!... Regardez-moi cet air d'innocence... cette figure de sainte Nitouche.
Et comme Georgette le regardait avec stupéfaction, il continua:—J'étais en train de parler à madame ta marraine... de ma rencontre d'hier au soir. Puis, s'adressant à sa femme:—Vous voyez! elle feint d'ignorer de quoi je parle.... Et, s'avançant sur Georgette:—Ce jeune homme avec qui vous faisiez route, ce monsieur Bengali! Ce n'est pas vrai, hein? Je me suis trompé?
—Mais, pas du tout, répondit-elle, c'est très vrai....
—Elle l'avoue cyniquement! s'écria Marocain.
—Quand je ne dis rien, je suis une sainte Nitouche; quand j'avoue, je suis cynique; je ne sais comment faire, répondit Georgette. Je vais vous expliquer....
—Quelle explication? hurla notre homme. Ai-je vu ou n'ai-je pas vu?
—Mais, mon ami, laisse-la s'expliquer, dit doucement madame Marocain.
—Oh! elle trouvera une explication; les femmes vous expliqueront tout ce que vous voudrez; allons, va, explique!...
—Mais, c'est bien simple, dit la jeune fille; depuis le jour de ce grand orage, où ce monsieur, que je n'avais jamais vu, a voulu absolument m'abriter sous son parapluie....
—Jusque chez toi, interrompit Marocain.
—Jusqu'à la porte de ma maison, oui; jusque chez moi, non....
Et Georgette raconta dans ses moindres détails l'aventure que l'on connaît.—Depuis ce jour, ajouta-t-elle, ce monsieur vient me guetter, me poursuit de ses galanteries....
—Il fallait le signaler aux agents; ils t'auraient débarrassé de lui.
—C'eût été un scandale, je n'ai pas osé; je l'en ai menacé chaque fois. Alors, il me répondait un tas de folies qui me faisaient rire.... Et aller dire aux agents: «Arrêtez ce monsieur; il ne m'a rien dit de malhonnête ni d'inconvenant, mais il me fait rire»; on n'arrête pas les gens parce qu'ils font rire.
—C'est un polisson! un de ces farceurs qui devraient être chassés à coups de pied dans le derrière.
—Je ne pouvais pourtant pas, moi demoiselle... dit en riant Georgette....
—Elle rit! elle ose rire! vociféra notre porc-épic.
—C'était à vous de le faire hier au soir, ajouta Georgette, puisque vous étiez là.
L'invitation à donner son pied au derrière à Bengali calma l'homme terrible.
—D'ailleurs, ajouta la jeune fille, ce qu'il me disait au moment de votre arrivée ne méritait pas pareil traitement. Georgette, alors, répéta le langage que lui avait tenu son amoureux et le conseil qu'elle lui avait donné d'exprimer ses intentions à madame Marocain sa marraine.
—Tu as bien fait, ma chère enfant, dit celle-ci.
—Le truc du bon motif! s'écria Marocain, je le connais celui-là.
—Mais, mon ami, répliqua sa femme, ne condamne pas ce jeune homme avant d'être sûr.
—Bon! bon! je veux bien, mais qu'il vienne nous adresser sa demande, nous l'attendons de pied ferme, et nous l'attendrons longtemps.
—Je ne crois pas, répliqua Georgette: ce jeune homme avait l'air sincère, il était très ému....
—Emu!... Parbleu! moi aussi, j'étais ému... dans le temps... et ce que je rigolais quand j'avais fait gober mon émotion à une petite dinde.... Tu as gobé son émotion, toi... tu es toquée de lui.
Georgette balbutia une protestation timide contre le mot toquée, suivie de quelques mots d'appréciation des sentiments de cœur du jeune homme, sous ses dehors d'insouciante gaieté, et ce, aux rires ironiques de l'incrédule Marocain, convaincu que le censé prétendant à la main de Georgette se bornerait à continuer ses obsessions.
—Alors, répondit madame Marocain, il se lassera des rigueurs de Georgette et ira chercher fortune ailleurs.
—S'il voulait réellement épouser Georgette, il serait déjà venu nous déclarer ses intentions.
—Mais, dit la jeune fille, il n'y a pas de temps de perdu; c'est hier au soir qu'il me les a fait connaître et il n'est pas deux heures.
Marocain exprimait sa volonté de faire changer de domicile à Georgette pour dérouter le séducteur, lorsqu'une lettre apportée par la bonne vint le mettre en belle humeur.
Cette lettre était du directeur du Théâtre Rigolo et lui annonçait que la répétition générale du Veuf à l'huile, devant plusieurs journalistes, avait eu lieu, que cette pièce avait provoqué un fou rire et que de l'aveu des critiques, le théâtre ouvrirait par un grand succès.
—Tu vois bien, mon ami, dit madame Marocain; je te le disais: tu as assisté à toutes les répétitions, tu es blasé sur la pièce, hors d'état de la juger.
Le commanditaire, rassuré, presque aimable, convint que la forte somme engagée par lui dans la nouvelle entreprise théâtrale le rendait nerveux, incapable de voir aussi juste que des personnes désintéressées... il avoua même: et plus compétentes que moi.
—Et puis nous serons là pour applaudir, dit Georgette, car vous m'emmènerez, n'est-ce pas?
—Comment, si je t'emmènerai! mais tu seras avec nous, dans la plus belle loge de face.... Et puis je dois avoir quarante places pour des amis qui claqueront ferme.... Allons, allons, ça ira bien.. Qu'est-ce que je disais donc quand cette lettre est arrivée?
—Vous me disiez de donner congé de mon logement.
—Ah! oui... pas tout de suite; attendons. Si ce jeune homme vient, comme je l'espère, cette précaution sera inutile; et s'il te convient pour mari, si malgré ses excentricités de jeunesse c'est un honnête garçon, si sa position.... Enfin nous verrons....
Madame Marocain, le voyant arrivé à l'état d'esprit désirable pour le faire adhérer à un projet conçu par elle et sa filleule, dit, en embrassant celle-ci:—Pauvre mignonne qui arrivait si contente, si heureuse, et monsieur mon mari, si bon au fond, lui cause une épouvante....
—Ah! oui, une épouvante, répondit notre butor, sur le ton de la plaisanterie, en voilà une, facile à épouvanter!...
Et il se mit à rire aux éclats.
Madame Marocain saisit ce nouveau prétexte à flatterie:—Tu épouvantes les hommes, à plus forte raison une pauvre fillette.
Et Marocain de redoubler de rire:
—A la bonne heure, dit alors sa femme, si tu étais toujours comme cela....
—J'ai mes moments... j'en ai... d'autres... comme tout le monde.
—Oui, mais ces autres-là!... C'est tout à coup, chez toi, une fusée, une soupe au lait.
—Moi, dit Georgette, qui venais vous annoncer qu'on serait bien heureux de vous avoir, vous et ma marraine, à une noce....
—Une noce? demanda d'un air aimable le petit tyran.
—Une très jolie noce, et on m'avait chargée de m'assurer, avec précaution, si on pourrait venir vous inviter avec la certitude de réussir à vous faire accepter l'invitation.
—Si ce sont des gens que je connais....
—Vous les connaissez beaucoup: monsieur et madame Blanquette.
—Les Blanquette!... Ils marient leur fille?
—Dans huit jours... et elle voudrait bien m'avoir pour demoiselle d'honneur.... Je n'ai pas voulu promettre sans vous consulter... parce que, si ça vous avait contrarié le moins du monde....
Et voilà comment on domptait la bête féroce.
Tout marcha donc au gré des deux dompteuses; Marocain alla même au devant du désir de la marraine en l'engageant à offrir à sa filleule une jolie toilette blanche de circonstance; toutes deux sautèrent au cou de Marocain que la pensée d'un bon dîner et les flatteries à son adresse avaient rendu tout à fait charmant, et il déclara nettement que les Blanquette pouvaient en toute assurance lui faire leur invitation.
L'annonce, sur les colonnes Morice et dans les journaux, de l'ouverture du théâtre au nom joyeux et de la pièce au titre alléchant qui devait l'inaugurer, ne pouvait laisser indifférents Bengali et ses compagnons de plaisirs; et, malgré une chaleur à vendre le beurre en bouteilles, ils s'étaient mis d'accord pour aller tous ensemble à la première représentation du Veuf à l'huile, et ils avaient loué six fauteuils de balcon, premier rang, se suivant sans interruption.
Le nouveau théâtre était un ancien café-concert transformé en salle de spectacle, par adjonction de deux galeries, d'un balcon et de quelques loges, théâtre de quartier vu sa situation excentrique; ce quartier, du reste, ne pouvait fournir un public de high life et on s'en apercevait, dès en entrant dans la salle, aux nombreuses casquettes et aux cravates rouges ou vert-pomme qui l'émaillaient, mêlées aux chapeaux du Temple des dames, même aux simples bonnets et, par-dessus tout, au bruit des conversations, des interpellations et des appels à longue distance, entre spectateurs reconnaissant des amis; tout cela dans une température d'Ethiopie et un grouillement de visages en sueur, continuellement essuyés par des mouchoirs de poche ou des manches de paletot.
Dans la confusion des voix, on distinguait les réflexions de circonstance, échangées du paradis au parterre et réciproquement:
—Très chic, ce théâtre-là!
—Y a du velours.
—Et de l'or.
—Et le Veuf à l'huile, ça doit être rien rigolboche.
—Qu'est-ce que ça peut être qu'un veuf à l'huile?
—Un veuf à l'huile? ça doit être un vieux veuf bien conservé.
—Dans l'huile?
—Dam! y a bien les sardines.
Et tout le monde de rire.
—Les sardines! Espèce de serin!
—Eh ben, qu'est-ce que c'est, toi?
—Va donc t'asseoir sur ma veste, et prends garde de casser ma pipe.
—Mais dis donc ce que c'est, toi, puisque t'es si malin.
Autre voix.—Moi je parie que je sais ce que c'est que le veuf à l'huile.
Tout le monde.—Ah! ah!... dis-le.
—Eh ben, c'est le contraire d'un cornichon, parce que le cornichon est au vinaigre.
On conspue l'auteur de cette explication.
—Ferme donc ta boîte à bêtises! crie l'un.
—Tiens, tu m'affliges, comme le grenadier de la chanson, dit un autre.
Troisième voix.—Vous êtes tous des melons; v'la ce que c'est: c'est pas le veuf en personne; simplement qu'il a fait faire son portrait à l'huile.
Cette nouvelle explication est accueillie par des huées unanimes.
—Tu ferais bien mieux de nous payer des rafraîchissements que de dire des choses bêtes comme tes pieds, crie un ami du préopinant.
—Oui, oui, approuve en chœur toute la société altérée.
—On crève de soif, disent les uns.
—N'y a donc pas de limonadier? demande un autre.
Ici, le chœur, sur le rythme des lampions:—Le garçon! le garçon!
Le silence se fit tout à coup; c'était l'arrivée de Bengali et de ses amis, au balcon, qui produisait son effet.
—Des messieurs de la haute, murmurait-on.
—Ils ont des gants, observaient les uns.
—Et des lorgnettes, ajoutaient les autres.
—Ça doit être des Russes, affirma un physionomiste; et l'opinion ayant circulé, de nombreuses voix crièrent:—Vive la Russie!
Bengali et sa société saluèrent gracieusement en mettant la main sur leur cœur, ce qui prouva que le physionomiste avait deviné, et les cris: Vive la Russie! de redoubler.
—Demandez: vin, bière, cognac, sucre d'orge à l'absinthe! cria un garçon limonadier qui entrait en ce moment.
Des bravos retentirent de toutes parts, accompagnés des ordres:
—Garçon, quatre verres!—Garçon, deux cognacs!—Garçon, cinq bocks!
—Des bons chaussons! ajouta le garçon.
—Trois chaussons! crièrent des voix.
Pas de confusion sur le mot chausson. Un grammairien fantaisiste l'a défini: objet de lisière ou de pâte ferme, contenant des pieds ou des pommes.—Les chaussons dont il s'agit ici contenaient des pommes.
Les plus pressés soulagés par l'absorption des liquides, et un silence relatif s'étant produit, Bengali se leva et cria d'une voix retentissante:
—Garçon! six sucres d'orge à l'absinthe.
Et quand on vit les six sucres d'orge sucés par les six bouches amies, ce fut un enthousiasme tenant du délire, et toute la salle de crier: L'Hyme russe! l'Hyme russe!
—Mais les musiciens n'y sont pas! cria un spectateur; chantons la Marseillais.
Et tout le monde entonna la Marseillaise aux acclamations de Bengali et de ses compagnons, debout et la main sur le cœur. Un œil parut à chacun des trous du rideau, dont l'agitation trahissait la présence des comédiens impatients de voir les Russes et, tous ne pouvant pas mettre leur œil au trou, les empêchés soulevaient les coins du rideau et montraient leurs têtes curieuses.
Marocain, placé dans une baignoire de face, sous le balcon où étaient les spectateurs, cause de cet enthousiasme, et qu'il ne pouvait pas voir, Marocain de se réjouir de l'heureux incident qui devait assurer le succès du Veuf à l'huile; et quand les quatre musiciens composant l'orchestre parurent à leur place, il s'associa de tous ses poumons au cri, de nouveau poussé: L'Hyme russe! l'Hyme russe!
Les artistes, qui ne connaissaient pas ce chant national, jouèrent God Save the Queen, aux applaudissements des spectateurs qui avaient pris cet air anglais pour l'air russe. Ceux du parterre, tournés vers les prétendus Russes, les acclamaient, battaient des mains, faisaient un tapage assourdissant.
Les petits coups précipités, frappés derrière le rideau pour avertir les musiciens de se tenir prêts aux trois coups officiels, ce signal n'arrêta pas les acclamations des amis de la Russie.
—Silence! dans la fosse commune! cria un amateur de chaussons, en essuyant à ses cheveux ses doigts pleins de marmelade de pomme; on va commencer.
On frappa les trois coups, l'orchestre joua l'ouverture et le rideau se leva.
Marocain était haletant et avoua à sa femme et à Georgette qu'il avait le trac; puis remarquant une place vide à l'orchestre:—Je vais la prendre, dit-il; je serai mieux pour chauffer la pièce et encourager les artistes.
Il quitta la loge et alla s'asseoir à la stalle vacante:—Cette place est celle d'un monsieur qui va rentrer et il m'a prié de la lui garder, dit le voisin de stalle.
--On ne retient pas de place, répondit-il; celle-ci est inoccupée, je la prends.
—Vous vous arrangerez avec son propriétaire, répliqua le gardien de la place.
—C'est tout arrangé, fit le commanditaire, et il s'installa dans la stalle au moment où le rideau se levait.
—Oh! une idée, dit à demi-voix Bengali à ses amis; nous ferons les mots continués.
Les amis approuvèrent en étouffant le rire qui les gagnait à la pensée de cette scie pendant la pièce.
Le théâtre représentait un petit salon modestement meublé; il fait nuit. Entre avec précaution, par une porte latérale, une vieille femme portant une lampe allumée.
—Je crois, dit-elle, que mon savoyard de maître s'est décidé à taper de l'œil; foi de veuve Tubéreux qui est mon nom, j'en ai attrapé une courbature dans la gorge, de lui lire les journaux. (On entend sonner deux heures.) Deux heures du matin; vous croyez qu'il n'est pas à tuer, ce ravagé-là, de ne pas vouloir que les autres dorment, parce qu'il ne peut plus dormir? ni que les autres mangent, parce qu'il n'a pas d'appétit et qu'il est condamné à l'huile de foie de morue?
Désappointement des spectateurs, rumeur dans la salle.
—Ah!... C'est pour ça que ça s'appelle le Veuf à l'huile....
—C'est idiot!
—C'est imbécile.
—On se fiche de nous.
—Laissez continuer! s'écria Marocain. Puis s'adressant à l'actrice:—Continuez, madame! dit-il.
Et la mère Tubéreux continua:
—Et ça n'a que 42 ans; voilà où mène la noce... et encore il y a noce et noce. Ainsi moi, par exemple....
Ici un rire général.
Marocain, voulant chauffer le premier succès, se tord avec des éclats joyeux, à croire qu'il allait suffoquer.
—Attention aux mots continués, dit Bengali à ses compagnons; je commencerai.
La mère Tubéreux, qui a cru devoir saluer le public, reprend la suite de son monologue:—Eh bien, moi, ça ne m'empêche pas d'être bien conservée, j'espère?
—De bottes, dit Bengali à haute voix. Et nos farceurs continuant, le public stupéfait entendit:
—De bottes—anique—olas Flamel—odrame de Denneri—de veau—aux petits pois—lon—comme le bras.
Bengali fit signe d'arrêter ici la série; le public se dit:—C'est du russe; ils parlent en russe.
Et la pièce continua:
La mère Tubéreux.—Avec ça qu'il prend des pilules très échauffantes qui lui donnent une constipation!
Rumeurs et protestations dans la salle: Oh! oh! oh!
—Charge-le d'huile! crie une voix.
—Mets-le à l'huile de ricin, ajoute une autre.
Et toute la salle de rire.
—Silence! hurle Marocain furieux.
La chaleur allant toujours croissant, les dames, peu à peu, retirent les unes leur chapeau, les autres leur bonnet et les suspendent à l'étoffe de la rampe à l'aide d'épingles.
La mère Tubéreux continuait, lorsqu'une altercation se produisit dans la salle; c'était le titulaire de la place occupée par Marocain qui la lui réclamait.
—Hein! quoi, dit celui-ci avec humeur, vous troublez le spectacle.
—C'est vous qui le troublez; je vous réclame ma place, voilà tout.
Marocain ne répondit pas et se remit à écouter la pièce.
Le réclamant lui frappa sur l'épaule:—Vous n'entendez donc pas ce que je vous dis? Vous avez ma place, je la veux.
Marocain refuse de la rendre.—Altercation; gifle retentissante appliquée à Marocain:—A bas la claque! crie un loustic, et le public de rire. Tout le monde est levé et la mère Tubéreux attend que l'émotion soit calmée.
Un agent arrive et expulse le gifleur.
Marocain, alors, de rouler des yeux effrayants et de crier d'une voix terrible:
—Eh bien, ça m'est égal! je la garde! et il se rassit à la place réclamée.
—C'est ça, gardez-la, cria le public mis en belle humeur.
Pendant cette scène, nos six farceurs avaient remarqué l'exposition à la galerie des chapeaux et des bonnets, et, après avoir chuchoté entr'eux, Bengali était sorti, puis était rentré après une courte absence.
La mère Tubéreux avait repris son monologue, le public écoutait la pièce et la bande joyeuse profita de l'attention générale pour exécuter le plan conçu par Bengali et qui était celui-ci: les dames s'étant allégées de leurs coiffures pour avoir moins chaud à la tête, nos farceurs s'allégèrent de leurs chaussures pour avoir moins chaud aux pieds, et bientôt on vit pendre au balcon six paires de bottes accrochées à la rampe du balcon par les tirants à l'aide des épingles que Bengali s'était procurées pendant sa sortie.—Seconde série des mots continués, dit-il à voix basse, attention.
La mère Tubéreux continuait toujours:
—Si ça n'était pas qu'il est riche et qu'il me couchera sur son testament....
Bengali continua sur: ment: Comme un arracheur de dents.
Et les autres de continuer sur la syllabe dent:—seur de corde—à puits—très profond—de culottes.
—Ah! assez! cria Marocain avec colère.
Et tout le monde, se retournant vers les interrupteurs, de jeter un cri de surprise à l'aspect de l'étalage de cordonnerie. Marocain bondit à la vue de Bengali.
—C'est des Russes, dit un des spectateurs; il paraît que ça se fait dans leur pays quand on a trop chaud.
—Ça des Russes! hurle Marocain; je les connais, ce sont des faiseurs de farces; ils sont venus ici pour se fiche de nous.
Des clameurs, alors, accueillirent cette révélation; des menaces aux faux Russes se firent entendre, des poings se tendirent vers la galerie; Bengali et les siens, devinant qu'un mauvais parti leur était réservé, décrochèrent vivement leurs bottes et disparurent.
Il est à peu près inutile de dire que les bonnes dispositions de Marocain à accueillir le candidat à la main de Georgette, s'il venait à exposer sa demande, ne résistèrent pas à la chute de Veuf à l'huile qu'il attribuait à Bengali.
Le lendemain même de cette soirée désastreuse, le changement de domicile de la jeune fille était un fait accompli. On paya le terme près d'écheoir, le congé n'ayant pas été donné à temps; pour le terme suivant, on en consigna le prix en garantie de la non location possible; le modeste mobilier de la jeune locataire fut enlevé en quelques heures par un commissionnaire, sur une charrette à bras, et le lendemain et jours suivants l'obstiné amoureux guetta vainement la sortie et la rentrée de celle qui en était arrivée à occuper toutes ses pensées; car madame Marocain s'était trompée: les rigueurs de sa filleule, loin de décourager Bengali, avaient eu un résultat contraire. Habitué aux conquêtes faciles des dames qui acceptent sans façon le bras et le parapluie d'un inconnu, la résistance ferme et persistante de la jeune fille à ses tentatives pour pénétrer chez elle, ses refus réitérés d'accepter les rendez-vous qu'il lui demandait pour éloigner d'elle la crainte des réflexions de son concierge et de ses voisins; les menaces de Georgette de demander protection aux gardiens de la paix et de la morale publique; sa volonté, enfin, qu'il croyait irrévocable, de ne pas céder à ses désirs, tout cela n'avait fait qu'accroître la passion de notre Don Juan du parapluie, pour la première fois en face d'une vertu solide.
Étonné de ne plus rencontrer Georgette:
—Elle est peut-être malade, se dit-il. Et, pour en avoir le cœur net, il se décida à se renseigner auprès du concierge, sans laisser prise aux suppositions malveillantes du préposé au cordon.
—Je suis, lui dit-il, fabricant d'éventails; je donne des travaux à une demoiselle qui demeure ici, mademoiselle Georgette; je lui ai confié....
Le concierge l'interrompit:
—Elle n'y demeure plus! répondit-il.
—Elle n'y... fit Bengali désappointé.
—Elle est déménagée depuis quatre jours....
—Ah! alors, donnez-moi sa nouvelle adresse.
—Je ne l'ai pas; cette demoiselle est partie sans la laisser.
Et, sitôt dans la rue, notre amoureux, dont les menus soucis de la vie n'avaient jamais altéré la gaîté, resta tout rêveur; puis secouant enfin la tristesse qu'il sentait l'envahir:
—Ah! c'est trop bête, dit-il, une de perdue, dix de retrouvées.
—Tiens! Monsieur Bengali, dit une voix.
Le séducteur déçu regarda qui l'interpellait; c'était Pistache.
—Eh! c'est mon ami le pharmacien! s'écria Bengali. Puis, comme frappé d'un souvenir:—Oh! sapristi! dit-il, vous me rappelez cette soirée chez votre peintre.... Est-ce que madame Jujubès tourne toujours son moulin à café?
Pistache se mit à rire:—Ah! ah! ah! farceur! C'est égal, elle était mauvaise, celle-là.
—Comment, j'ai annoncé que ce tour-là était une surprise; on m'attendait, je ne suis pas revenu, tout le monde a été surpris.... Si j'étais revenu, il n'y aurait pas eu de surprise, ça n'aurait pas été drôle.
Et Pistache de rire de plus belle....
—Tout le monde était furieux, n'est-ce pas? demanda notre mystificateur.
—D'abord, oui, quand votre tante est venue annoncer qu'elle venait de vous voir avec....
—Ma tante Piédevache est venue?
—Un instant après votre départ, oui; alors, elle a expliqué que vous aimiez à faire un tas de blagues comme ça, mais que vous étiez un honnête garçon, qu'elle aimait beaucoup et à qui elle donnerait une belle dot en mariage, sans compter que vous serez son seul héritier. Alors, la famille Jujubès, qui n'était pas contente, par rapport aux dames à qui vous avez fait tenir des bougies....
Et, à ce souvenir, Pistache pouffa de rire.
—Pendant que vous jouiez du cor de chasse?
—Oui, pendant que.... Ah! ah! ah!... satané farceur.... Je n'en pouvais plus à force de souffler.... Ah! ah! ah! alors monsieur et madame Jujubès se sont mis à rire en disant que c'était une simple plaisanterie de jeune homme et on a beaucoup engagé madame votre tante à vous amener; elle ne vous l'a pas dit?
—Je ne l'ai pas vue depuis ce jour-là... et c'est vous qui m'apprenez.... Je ne savais même pas qu'elle connaissait la famille de votre adorée. Au fait, et vos amours?
—Ils vont très bien... très bien.
—Tant mieux.... Vous m'inviterez à la noce?
—Comment!... Garçon d'honneur, si vous voulez.
—Si je veux!... Ah! je vous crois.... A quand le mariage?
—Ah!... le mariage... je ne sais pas encore.
—Le jour n'est pas fixé?
—Non... parce que je vais vous dire: la demande n'est pas encore faite....
—Sauf cela, rien ne manque.
—Voilà tout.
—C'est peu de chose; la jeune fille vous aime?
—Je le pense.
—Elle ne vous l'a pas dit?
—Je ne le lui ai pas demandé.
—Pourquoi?... Vous ne trouvez pas la phrase?
—Si... oh! si... oh! la phrase, je la trouve bien.
—Oui, c'est ce qu'il faut mettre dedans, que vous ne trouvez pas. Enfin, à ce détail près, tout cela me paraît être en très bon chemin.
—N'est-ce pas? D'autant plus que la mère, madame Jujubès, à qui j'ai dit mes intentions, est tout à fait pour moi.
—Alors, ça y est.
—Oui, ça ne dépend plus que du père.
—C'est quelque chose, mais enfin votre situation est excellente.... Allons faire une partie de billard, je vous en rends vingt de cinquante.
—Je ne peux pas, je vais en ce moment poser pour mon portrait....
—Alors, il ne faut que ce soit l'artiste qui pose.
—Oh! il n'y a pas de danger; je l'attends toujours une heure et souvent il ne vient pas du tout.
—Diable! mais vous aurez des cheveux blancs quand votre portrait sera fini.
—Oh! que M. Jujubès soit en retard ou qu'il ne vienne pas du tout, ça m'est égal, et même j'aime mieux ça, pour être avec Athalie.
—C'est assez malin de votre part, et je comprends maintenant pourquoi vos affaires sont si avancées.
—Certainement, il n'y a plus que le père.
—Qu'il donne son consentement et crac! allons-y!
—Voilà!... Dites donc?
—Quoi, cher ami?
—Vous ne savez pas ce que vous devriez faire?
—Je le sais si rarement....
—Et bien, vous devriez venir avec moi, voir mon portrait: vous me direz si c'est frappant.... Je le crois.... Et puis on sera enchanté de vous voir, chez monsieur Jujubès.
—Vous croyez?
—J'en suis sûr!
—Après tout, c'est possible, dit Bengali; ils connaissent ma tante.... C'est une bonne cliente, car tous les portraits d'elle dont j'ignorais l'auteur....
—Allons, venez! ajouta Pistache, en passant son bras sous celui de son ami. Et tous les deux arrivèrent chez l'artiste qui, par extraordinaire, était en avance et préparait sa palette. Il alla à Bengali, le sourire aux lèvres et la main tendue:—Ah! vous voilà donc, faiseur de surprises!
—Voyez-vous, fit Pistache, je vous l'avais bien dit qu'on n'était pas fâché contre vous.
—Fâchés! nous? s'écria Jujube; est-ce que les artistes se fâchent pour une plaisanterie spirituelle? C'est bon pour des bourgeois, de se fâcher en pareil cas.
Et Jujube serra de nouveau la main de Bengali stupéfait par cet accès de politesse foudroyante.
—Je vais prévenir ma femme et ma fille de votre bonne visite, dit l'artiste.
Et il disparut un moment:
—Vous direz du bien de moi, n'est-ce pas? supplia Pistache dès qu'il fut seul avec son ami.
—Comptez sur moi, répondit celui-ci.
—Et puis, n'oubliez pas de flatter M. Jujubès, il aime ça.
—Soyez tranquille, je lui ferai la bonne mesure.
—Ces dames vont venir, dit le peintre en rentrant; elles seront enchantées de vous voir.
—Croyez, illustre maître, que, de mon côté, je serai ravi.
Puis, bas à Pistache:—Illustre maître, est-ce suffisant?
Le pharmacien fit un signe approbatif:
—Mais voyez donc mon portrait, dit-il à Bengali.
—Ah! oui, au fait, je suis impatient....
Jujube retourna son chevalet et regarda son visiteur, pour juger de sa première impression.
—C'est stupéfiant! s'écria celui-ci.
—N'est-ce pas? fit Pistache; ne dirait-on pas qu'il va parler?
—On le dirait, oui, mais il vaut mieux qu'il ne parle pas.
Jujube poussa un éclat de rire:
—Comment? observa Pistache, vexé.
—Sans doute, répondit Bengali, parce qu'alors ce ne serait plus votre portrait, ce serait vous-même; on dirait:—Ah! quelle bonne farce! ce n'est pas une peinture; c'est une farce, c'est un monsieur qui passe sa tête par un trou.
—Ah! c'est juste, oui.
—Ce qui est absolument extraordinaire, renversant, continua notre blagueur à froid, c'est que... vous êtes joli là-dessus.
—Comment?... vous ne trouvez pas que c'est ressemblant?
—Frappant.... Mais vous êtes joli là-dessus; du reste, rien à cet égard ne m'étonne de la part d'un maître comme M. Jujubès. Tous les portraits qu'il fait de ma tante sont de plus en plus séduisants; ainsi son dernier, à l'âge de soixante-cinq ans, rendrait amoureux d'elle....
—Et c'est ressemblant, fit Jujube.
—Extraordinaire! répondit Bengali. Ah! monsieur Jujubès, j'ai vu les portraits de la Joconde, de la Fornarina....
—Ah! interrompit joyeusement l'artiste.
—Oui, maître, mais... c'est peut-être incompétence de ma part.... Et montrant le portrait du pharmacien:—J'aime mieux ça.... Pardonnez-moi, maître.... Je suis un ignorant....
—Oh! du tout, vous avez un goût très remarquable... mais, je vous assure que les portraits dont vous me parlez sont estimés des plus grands connaisseurs... quoique, personnellement, ils ne m'aient pas enchanté.
—Du reste, ajouta Bengali, le ruban qui brille à votre boutonnière est un peu mon excuse....
—Sans doute, sans doute, murmura Jujube qui avalait tout cela avec une facilité prodigieuse.
En ce moment, un bruit de voix et un froufrou d'étoffes annoncèrent madame et mademoiselle Jujube; elles entrèrent radieuses.
—Quelle aimable surprise! s'écria la mère. Vous ici, cher monsieur! Ah! quel plaisir! Et elle tendit la main à Bengali qui dut aussi serrer celle que lui tendait Athalie.
—C'est moi qui l'ai amené, dit Pistache à qui on s'était borné à faire un petit signe de tête, et, ajouta-t-il, il ne voulait pas venir, à cause de la farce de l'autre jour.
Toute la famille se récria; Jujube répéta ce qu'il avait dit de cette spirituelle plaisanterie, et on surenchérit encore sur son appréciation.
—Vous arrivez à propos, dit madame Jujube: nous avons, depuis cette soirée, fait une visite à votre chère tante et nous avons ri comme des folles de votre tour de la surprise.
Sur ce, tout le monde de se tordre en la rappelant.
—Cette excellente tante! ajouta madame Jujube; nous l'avons invitée à dîner et elle nous a promis de vous amener....
—Nous comptons sur vous, dit Jujube.
—Oh! positivement, ajoutèrent les deux dames.
—Il viendra, il viendra, dit Pistache, dans l'espoir d'être invité.
—M'ame Jujubès, dit l'artiste, fais-nous donc servir un petit lunch!
—Oh! oui, oui, s'écrièrent les deux femmes, et madame Jujube sortit vivement.
—Je vois le coup, pensa Bengali; on veut que je revienne amuser la société.
Et Pistache, qui espérait toujours son invitation, de répéter à Jujube:—Il viendra, vous verrez.
—Si votre pharmacie vous réclame, répondit celui-ci, ne vous gênez pas pour nous; les malades avant tout.
—Oh! j'ai le temps, fit piteusement notre amoureux; la séance n'a pas été longue.
Bengali, désireux d'éviter le lunch, tenta des excuses, mais le peintre insista:—Vous prendrez ce que vous voudrez, ne fût-ce qu'un biscuit trempé dans un verre de champagne.
—Pour trinquer avec moi, dit Athalie.
—Du champagne comme vous n'en trouverez dans aucun restaurant, ajouta Jujube, un cadeau des héritiers de la veuve Cliquot.
Madame Jujube rentra et offrit son bras à Bengali qui dut céder; Pistache présenta le sien à Athalie qui prit celui de son père et on passa au salon où le lunch avait été dressé sur un guéridon.
—Et les sandwichs? demanda Jujube, je ne les vois pas.
—La bonne est allée les chercher, mon ami; je ne sais pas ce qu'elle fait.
—Tu lui as dit que c'était très pressé?
—Mais oui.
—Il y a des personnes qui sont comme les foules, observa Bengali: plus elles sont pressées et moins elles vont vite....
—Ah! ah! ah! charmant, fit l'artiste.
Et tout le monde, de répéter:—Ah! ah! ah! charmant! Quant à Pistache, c'était un rire épileptique, et sa bouche démesurément fendue et entr'ouverte donnait l'idée d'un sac de conducteur d'omnibus.
—Goûtez-moi ce champagne, monsieur Bengali, dit l'artiste en lui présentant un verre.
—Je vais le boire au grand art dont vous êtes un des plus illustres représentants, maître.
—Ah! à propos, mesdames, dit Pistache, mon ami trouve mon portrait admirable.
—C'est-à-dire, fit Bengali, qu'il n'y a qu'à se prosterner et adorer, ou l'on est classé, pour le restant de ses jours, parmi les madrépores.
Jujube s'inclina modestement, mais sans protester.
—Vous devriez faire faire votre portrait à M. Jujubès, ajouta Pistache.
—Mon portrait? je l'ai.
—Par qui? demanda Jujube.
—Oh! vous ne connaissez pas l'artiste, c'est un jeune homme qui commence, mais qui ira loin....
—Et votre portrait, est-il ressemblant? demanda Pistache.
—Quand il fait beau, très, très ressemblant.
Une question se dessina sur tous les visages ébahis. Pistache la posa.
—Comment, quand il fait beau?
—Je ne saisis pas bien... ajouta Jujube.
—Je vais vous expliquer cela, répondit Bengali: mon jeune artiste, qui était dans la panne au point de ne pas pouvoir acheter une toile, avait une vieille peau de grosse caisse; il m'a peint dessus, de sorte que, quand il pleut, la peau se retire et le portrait fait des grimaces épouvantables comme ça, tenez.
Et Bengali se contorsionna affreusement le visage, aux rires de la société:—Ce qui fait, ajouta-t-il, que pendant la mauvaise saison je ne ressemble pas du tout.
La famille Jujube se tordait, et les verres de champagne présentés par Athalie et secoués par son rire débordaient sur le parquet.
—C'est vous qui m'avez touché le bras, dit Athalie à Pistache, avec humeur.
Et le pauvre garçon, tout piteux, d'affirmer qu'Athalie se trompait, qu'il ne l'avait pas touchée.
Bengali saisit l'occasion de parler en sa faveur, comme il le lui avait promis.
—Eh bien, cher ami, lui dit-il, vous voilà sombre comme un dénouement de Crébillon, pour une simple observation de mademoiselle.
—Aussi, il faut être bien maladroit, répondit Athalie.
—Vous êtes bien susceptible, ajouta la mère.
—Vous avez grand tort de faire cette mine-là, continua Bengali; je ne connais rien d'affligeant comme la vue d'un pharmacien qui boude.
—Je ne boude pas, balbutia Pistache.
—Mesdames, continua Bengali, ce garçon est très sensible; c'est son seul défaut et, pour la femme qu'il épousera, ce sera une qualité à ajouter à toutes les autres. Ah! heureuse la femme qui le possédera...; il ne vagabonde pas comme moi, dans les bocages de la fantaisie; il va droit à son but qui est la pharmacie.
—De 1re classe, interrompit Pistache.
—De 1re classe, je ne le lui fais pas dire; le soir, il étudie l'art de composer les sirops et les juleps, au lieu d'aller dans les brasseries de femmes, ces écoles préparatoires des candidats pour Charenton; c'est un bon jeune homme, sans passion, vivant comme une huître....
Ici Pistache quitta son sourire de béatitude:
—Comme une huître! fit-il d'un ton froissé.
—Eh bien, quoi, cher ami! l'huître est un mollusque délicieux, que toutes les jolies femmes gobent avec plaisir; voici mademoiselle qui est une jolie femme, ne seriez-vous pas heureux qu'elle vous gobât avec plaisir?
—Oh! certainement, fit notre amoureux, en regardant Athalie avec émotion.
Le mauvais plaisant continua:
—Comme caractère, il possède au plus haut point la vertu de Cadet-Roussel qui pourtant a laissé une réputation de bon enfant; il est doux, facile à vivre... il mange de tout.
Un éclat de rire de la famille Jujube coupa l'éloge du pauvre Pistache.
—Je ne lui connais qu'un défaut, dit en terminant Bengali; le dimanche il pêche à la ligne.... Mais l'Écriture l'a dit: Dieu ne veut pas la mort du pêcheur.
Ce dernier mot n'était pas fait pour ramener au sérieux la famille Jujube mise en gaîté....
—Ah ah ah!... du pêcheur! très joli, le mot, dit Pistache saisissant l'occasion de se rallier à la gaîté dont Bengali avait fait les frais sur son dos.
—Monsieur Bengali, un baba en attendant le sandwich, dit madame Jujube.
—J'accepte, madame, mais vous permettrez que ce soit en ne les attendant pas; je suis obligé de vous quitter.
Tout le monde se récria:—Oh! nous quitter si tôt!
La bonne entra.
—Tenez, voilà les sandwichs! s'écria Athalie.
Bengali dut céder aux instances de la famille Jujube, et, après avoir absorbé quelques sandwichs, il prit congé d'elle, suivi de Pistache qu'on n'avait pas cherché à retenir.
Il est, à peu près, inutile de dire que Bengali manqua à la presque promesse qui lui avait été arrachée, d'accompagner sa tante au dîner offert à cette riche parente; il s'était mis en tête de découvrir Georgette dont la pensée ne le quittait pas. La découvrir! Comment? C'est ce qui le préoccupait autrement que l'invitation de l'obséquieux trio.
Jujube avait bien fait les choses, car si, certains jours, on en était réduit au simple miroton et au fromage, quand on avait des convives on sortait la porcelaine de Saxe, les couteaux en vermeil, les verres de baccarat et le seau à glace, et on commandait le repas à Potel et Chabot qui envoyaient, avec le menu, un garçon en habit noir, cravate blanche et gants de même couleur, pour le service de la table.
On exprima à mademoiselle Piédevache les vifs regrets causés par l'absence de son neveu, dont on exalta l'esprit et la belle humeur, et Jujube qui, dans ses déceptions fréquentes, trouvait toujours une contrepartie consolante, pensa qu'après tout, la présence de Bengali aurait rendu difficiles les allusions au mariage désiré.
La tante était fort irritée contre lui:
—Voilà quinze jours que je ne l'ai vu, le chenapan, dit-elle.
On l'excusa; mademoiselle Piédevache habite Saint-Mandé, c'est un peu loin pour l'aller voir souvent. La vieille demoiselle répliqua que son vaurien de neveu avait toujours de bonnes raisons à lui donner.—Je vais chez lui, dit-elle, je ne le trouve jamais; je lui écris, il me répond des lettres charmantes, mais il ne vient pas. Cependant, ajouta-t-elle, il m'a formellement promis de venir samedi; c'est ma fête.... Oh! il sait que ce jour-là, je ne le tancerai pas.
—Il faut le marier, dit Jujube.
La ligne était jetée, la femme à moustaches mordrait-elle à l'hameçon? L'artiste pensa que la présence d'Athalie pourrait le gêner pour continuer ses petites manœuvres matrimoniales et, suivant son habitude quand il voulait l'éloigner, il l'envoya étudier son piano.
—Il faut le marier! répéta-t-il dès qu'elle eut disparu.
—Oui, il n'y a que cela pour faire se ranger un jeune homme, ajouta la mère.
—J'y ai bien pensé, répondit la tante; mais il n'est guère mariable.
—Il aime la vie de garçon, c'est de son âge; mais l'amour peut changer ses idées.
—Changer ses idées?... Changer ses maîtresses, oui, trois par semaine, autant que de chemises. Parbleu! le marier; je ne demande pas mieux... ça ne serait pas difficile; je ne tiens pas à la fortune; la jeune fille n'aurait pas un sou de dot, ça me serait égal.
—Ah! vous avez bien raison, s'écrièrent les deux époux.
Mademoiselle Piédevache continua:
—Je donnerai à mon neveu une dot suffisante pour qu'il puisse se marier à son goût, par amour, à condition cependant que l'absence de fortune de la demoiselle sera compensée par l'honneur, pour lui, d'entrer dans une famille distinguée.
Madame Jujube jeta une sonde:
—Une famille d'artistes, par exemple, dit-elle.
—De grands artistes, d'artistes renommés, ajouta le mari.
—Oui, j'aime beaucoup les artistes, répondit la tante qui, on le voit, mordait à l'hameçon; ce que voyant, Jujube lança cette deuxième sonde qu'il jugea devoir être triomphante:
—Un beau-père chevalier de la Légion d'honneur?
Et il ne s'était pas trompé:
—Une jeune fille artiste, un père décoré, dit mademoiselle Piédevache, mais nous avons tout cela ici.
L'entente se fit donc promptement; les auteurs des jours d'Athalie se portèrent garants de son consentement et il fut convenu que la famille irait dîner à Saint-Mandé, le samedi suivant, pour faire se trouver ensemble les deux jeunes gens qu'on voulait marier.
Bengali ne se doutait guère qu'on disposait de lui, absorbé qu'il était par son idée fixe de retrouver son inhumaine; assis devant un café, il regardait, avec soin, toutes les femmes qui passaient; parcourant, au hasard, les rues, les boulevards, les passages, il se livrait au même examen, bousculant les passants s'il apercevait au loin une taille, une démarche, une chevelure blonde lui rappelant Georgette, et ce n'était qu'une éternelle illusion. Avant la rencontre sous la porte cochère, peu lui eût importé son erreur; si la passante eût été jeune et jolie, il aurait tenté l'aventure; maintenant il s'arrêtait tout déçu: ce n'était pas elle!
Elle hantait même ses rêves, et, exaspéré par cette vision obsédante:
—Ah ça! est-ce qu'elle ne va pas me laisser tranquille? se disait-il; on n'est pas serin comme moi... tout ça pour une question d'amour-propre.... Parce que je suis vexé qu'elle n'ait pas voulu m'écouter.... Si elle en aime un autre... un autre pour le mariage; oh! le mariage, merci!... Eh bien, et cette belle jeunesse, comment l'emploierait-on? et la liberté de faire tout ce qui passe par la tête. Elle m'a déjà fait oublier un tas de rendez-vous... de parties de plaisir.... Ah! A propos; la fête de ma tante que j'allais oublier... ça, ce n'est pas une partie de plaisir, mais.... Ah! et puis....
Et puis, tout en marchant, Bengali retombait dans ses incessantes rêveries.
—Oh! c'est elle! cria-t-il tout à coup; et, en s'élançant pour se mettre à la poursuite de celle qu'il venait d'envoyer au diable, il se heurta dans un passant qui le repoussa brusquement en accompagnant sa voie de fait d'un juron énergique. Bengali se prépara à bousculer le malencontreux personnage: c'était Marocain.
Notre jeune homme se rappela immédiatement que Georgette lui avait dit être la filleule de madame Marocain; peut-être venait-elle de quitter le mari de sa marraine, ce n'était pas le moment de la poursuivre; mais il pensa qu'en interrogeant adroitement l'homme que le hasard plaçait sous ses pas, il pourrait connaître le nouveau domicile de celle qu'il avait vainement cherchée.... Il ignorait que Marocain savait tout et que le changement de domicile, c'est lui qui l'avait exigé.
—Eh mais, dit notre amoureux, je ne me trompe pas, c'est M. Marocain, commanditaire....
—Moi-même, répondit celui-ci, d'un ton amer: monsieur Bengali, marchand de pièges à tortues?
—Ah! une plaisanterie, dit-il en riant. Puis lui tendant la main:—Enchanté de vous revoir.
Marocain répondit froidement à ce chaleureux accueil et Bengali se demanda comment amener la conversation sur un terrain propice au but qu'il se proposait. Il y en avait un excellent qui lui revint en mémoire:
—Le jour de cette fameuse averse, dit-il, vous alliez tenir, sur les fonts, un petit citoyen français.
—Oui, monsieur.
—Alors, vous êtes parrain?
—Oui, monsieur.
—Et, comment va-t-il, votre filleul?
—Très bien, monsieur.
—Et... c'est madame qui était marraine peut-être?
—Non, monsieur.
—Ah!... c'est qu'elle a peut-être déjà un filleul, ou une filleule....
—Oui, monsieur, une filleule, sur laquelle elle veille... nous veillons, veux-je dire, avec le plus grand soin....—Je vous demande pardon de vous quitter, je suis attendu.... J'ai bien l'honneur....
Et Marocain s'éloigna:
—C'est un four! se dit Bengali; il m'en veut encore de ma blague des pièges à tortues; il faut trouver autre chose... autre chose... mais quoi?
Tout à coup, il se frappa le front:—Ah! suis-je assez bête! dit-il, une chose si simple, comment n'y ai-je pas pensé plus tôt?... Elle est peintre sur éventails; en allant chez tous les éventaillistes.... Parbleu! c'est ça.
Et il entra dans un café, se fit servir une consommation et demanda l'almanach Bottin.
Mademoiselle Piédevache, on le sait, demeure à Saint-Mandé; son habitation est sur l'avenue de l'Etang: c'est un élégant cottage avec écurie et remise que lui a fait construire, il y a trente-deux ans, un riche Anglais, sir John, baronnet, alors officier dans l'armée des Indes. Grièvement blessé en combattant la révolte des cipayes, il avait obtenu un congé de convalescence, était venu à Paris, y avait fait la connaissance de mademoiselle Piédevache, célèbre alors par sa beauté et ses aventures galantes, l'avait enlevée à tous ses rivaux et cachée dans le joli refuge qu'il lui avait fait construire; cachée en effet, car l'endroit était alors solitaire, bien différent de ce qu'il est aujourd'hui.
Rappelé après deux ans de repos, sir John était retourné aux Indes et mademoiselle Piédevache ne l'avait jamais revu.
Elle s'était empressée, bien entendu, de lui donner de nombreux successeurs, qui, eux aussi, lui avaient laissé d'opulents souvenirs, et c'est ainsi que la tante de Bengali possédait une jolie fortune qu'elle devait lui laisser un jour; n'ayant, d'ailleurs, pas de train de maison, elle était loin de dépenser ses revenus. Une cuisinière et un vieil imbécile de domestique nommé Dindoie servant de sommelier, de jardinier et de cocher, suffisaient à son service; les jours de gala elle leur adjoignait un extra. C'est ce qu'elle avait fait, à l'occasion de sa fête, pour recevoir la famille Jujube.
La maison, d'ailleurs, était animée par divers commensaux à poil et à plumes: un grand chien de garde, un vieil épagneul asthmatique, des pigeons et un perroquet, l'animal le plus extraordinaire qu'on eût pu trouver dans cette espèce réputée pour répéter tout ce qu'elle entend; il n'avait retenu qu'un seul bruit assez difficile à expliquer congrument; il suffira de dire que le perroquet l'imitait à s'y méprendre, et quand mademoiselle Piédevache avait des visiteurs ou des convives, et que le perroquet faisait son imitation, tout le monde se regardait, les jeunes filles rougissaient et chacun semblait se demander:—Qui donc est si mal appris?—Veux-tu te taire, Jacquot! criait sa maîtresse avec colère; il ne sait que cela, cet imbécile d'oiseau.
Et tout le monde, alors, de rire et de se dire in petto qui lui avait appris ce qu'il avait si bien retenu ou plutôt ce qu'il ne retenait pas plus que le professeur dont il révélait les habitudes; mademoiselle Piédevache mettait cela sur le compte du vieux Dindoie.—Moi? madame? protestait le bonhomme ahuri, et sa maîtresse de mettre fin à la discussion par cet ordre impératif:—Ne répétez pas! ce qui achevait de mettre la compagnie en gaieté.
La fête de mademoiselle Piédevache se trouvait être un dimanche: c'était la veille, suivant l'usage, qu'on devait la lui souhaiter. Le samedi est aussi le jour préféré des jeunes mariés: ouvriers ou petits employés qui seraient obligés d'aller le lendemain de leur mariage à leur atelier ou à leur bureau, si ce lendemain n'était pas un dimanche; bon nombre de ces modestes noces vont, avant dîner, se promener et se réjouir au bois de Saint-Mandé.
Mademoiselle Piédevache avait projeté de conduire ses hôtes au café restaurant du bois: le Chalet, où se rencontrent et se confondent plusieurs noces étrangères les unes aux autres, dans une joyeuse sauterie, au son du violon ou de la clarinette d'un ménétrier plus ou moins récompensé par les pièces de deux sous des danseurs.
Bengali lui avait bien promis d'être chez elle à trois heures; elle voulait le préparer aux projets d'alliance avec la famille Jujube et celle-ci, d'accord avec elle, ne devait venir que plus tard, afin de connaître le résultat de ce qu'on appelle, en politique, un échange de vues; elle arriva donc à quatre heures. Jujube ne s'était pas contenté d'orner sa boutonnière du simple ruban; il portait sur sa poitrine la croix, grand modèle, pour éblouir les regards respectueux des braves gens au milieu desquels on devait aller s'encanailler.
—Oh! des folies! s'écria mademoiselle Piédevache, en voyant ses futurs alliés retirer de la voiture qui les avait amenés de magnifiques bouquets de fête, achetés à son intention, et qu'elle ne cessait d'admirer, s'extasiant sur chacune des fleurs qui les composaient, sur le goût qui avait présidé à leur confection. Naturellement, on ne manqua pas de dire que cela venait de chez Isabelle; puis on embrassa l'héroïne de la fête, après quoi on s'informa de Bengali. A ce moment une espèce de toux se faisait entendre dans une pièce voisine:
—C'est lui qui tousse? demanda Athalie.
—Non, répondit la tante, c'est Aristide, mon petit chien qui a son asthme.... Mon neveu n'est pas encore arrivé, mais il sera ici dans quelques instants; jamais il n'a manqué de venir me souhaiter ma fête.
—Il sait que vous nous avez fait l'honneur de nous convier à cette fête de famille? demanda Jujube.
—Non, je l'avais vu avant de vous faire cette invitation et depuis ce jour je n'ai pas entendu parler de lui; s'il vous savait ici, il ne se serait pas laissé attarder par je ne sais qui ni quoi. Je lui ai écrit de venir à trois heures, il en est bientôt quatre, il va certainement arriver. Quant à nos projets, je trouverai bien un moment pour sonder ses intentions.
Ici, la toux d'Aristide prenant un caractère plus aigu:—Pauvre bête! dit mademoiselle Piédevache. Je vais lui faire une fumigation de datura stramonium; excusez-moi!
Et elle sortit précipitamment, laissant ses invités fort contrariés du retard de Bengali:—Sa tante lui aurait parlé, dit madame Jujube, et nous saurions ses intentions!
—Ses intentions, fit Jujube avec ironie. Alors, elle lui aurait demandé comme cela, brusquement: Veux-tu épouser mademoiselle Jujubès?
—Oh! non, mon ami, je voulais seulement....
—Allons, tais-toi, c'est stupide.
—Mais, papa, hasarda Athalie.
—Assez! ordonna Jujube, et comme on ne répliquait jamais quand ce petit tyran imposait silence, les deux femmes se turent.
Et, de la pièce voisine, on entendait la maîtresse du chien asthmatique adresser des encouragements à son malade:—Ça va se passer, mon chéri.... Vois-tu la bonne fumigation?—c'est pour guérir Aristide.... Pour le petit toutou à sa mémère.... Il ne va plus tousser.... Allons, tiens-toi un peu tranquille, et après tu auras ça.... Ah! pour qui est ce sucre-là?... pour Aristide.... Non, pas encore... tout à l'heure... si tu es bien sage....
Et l'artiste, après avoir regardé plusieurs fois à sa montre, de reprendre:—Pourvu qu'il vienne! Quarante francs de fleurs, une voiture; tout cela pour rien, ça ne serait pas drôle.
A ce moment, un bruit déplacé entre gens bien élevés se fit entendre. C'était le perroquet qui faisait son imitation. Jujube lança des regards courroucés à sa femme:
—C'est toi qui as fait cela? dit-il.
—Moi? mais non, répondit madame Jujube ahurie.
—Alors, c'est toi, dit-il à Athalie.
—Oh! papa, répondit la pauvre fille toute honteuse.
—Enfin nous ne sommes que nous trois, et comme ça n'est pas moi....
Mademoiselle Piédevache rentra et on se tut:
—Quatre heures et demie, dit-elle, et il n'arrive pas; je n'y comprends rien.
Bengali n'avait pas oublié ce devoir auquel il ne manquait jamais; il cherchait l'adresse de Georgette chez tous les éventaillistes de Paris, dont il avait dressé la liste. Il avait retenu une voiture à la journée, se faisait conduire à toutes les adresses par lui relevées dans le Bottin, se présentait comme fabricant d'éventails à Mexico; il avait beaucoup entendu parler d'une jeune artiste, mademoiselle Georgette, qu'il désirait employer; il s'était présenté chez elle, mais elle avait déménagé, on ignorait son nouveau domicile, etc., etc. Et, partout, on lui avait répondu qu'on ne connaissait pas cette demoiselle. Enfin, le jour même où sa tante l'attendait, la maîtresse d'un magasin répondit à sa question:
—Mademoiselle Georgette, une blonde, très jolie.
—C'est cela même, oui, madame.
—Vous la connaissez donc? demanda la dame surprise; vous venez de me dire que vous arrivez de Mexico, qu'on vous avait parlé de cette jeune fille?
—Je ne la connais pas, non, madame; on me l'a dépeinte telle que vous venez de le faire.
—Ah! très bien, monsieur; j'ai pris note de sa nouvelle adresse, je vais vous la donner.
—Enfin! se dit Bengali tout joyeux.
—Madame, dit un nouveau venu, je viens chercher l'éventail que madame Jujubès a donné à réparer.
Bengali se retourna à ce nom et se trouva en face de Galfâtre, le concierge dont il avait emporté le parapluie. L'irascible portier bondit:
—Ah! mon voleur de parapluie! je te tiens!
Et il le saisit au collet.
—Mais vous vous trompez, cria la dame, monsieur est un fabricant d'éventails, il arrive du Mexique.
—Lui! hurla Galfâtre... il m'a dit qu'il était chef d'orchestre à la halle au beurre.
Les demoiselles de magasin et leur maîtresse, que l'esclandre de Galfâtre avait troublées, éclatèrent de rire à l'énoncé de cette profession.
—Et, ajouta le concierge, il a dit à un monsieur, un instant après, qu'il était fabricant de pièges à tortues.
Et le rire des dames de redoubler.
Bengali se débattait sous l'étreinte de son agresseur.
—Fabricant d'éventails, continua celui-ci; savez-vous ce que c'est que ce particulier-là?... C'est un homme qui profite des orages pour offrir son bras et son parapluie aux jolies femmes qui passent. Rends-moi mon parapluie! ajouta-t-il.
—Mais je ne l'ai pas là, cria le Don Juan de l'averse.
—Où est-il?
—Il est chez moi, je vous le renverrai ce soir.
—Ta, ta, ta, allons chez toi, tu me le donneras tout de suite.
—Je n'ai pas le temps, j'aime mieux vous le payer.
Et Galfâtre qui, lui aussi, préférait cela, se fit payer comme bon son vieux riflard crevé; après quoi Bengali put s'échapper sans plus savoir où trouver son idole.
Et voilà pourquoi mademoiselle Piédevache attendait impatiemment son neveu.
Tout à coup des aboiements se firent entendre:
—Ah! le voilà, dit-elle, je reconnais les cris de joie de mon chien quand mon neveu arrive.
Et, en effet, Bengali entra, accompagné d'un énorme dogue qui lui manifestait sa joie par des bonds, lui posait ses pattes sur les épaules en avançant une langue démesurée, dans le but évident de la lui passer sur le visage:
—A bas, Turban! criait Bengali.
—A bas, vilaine bête! allez coucher! criait sa maîtresse; pourquoi l'a-t-on lâché?
Et, allant à la porte:—Dindoie! cria-t-elle, emmenez le chien d'ici!
Le vieux domestique accourut, prit Turban par son collier et l'entraîna.
Bengali, chargé d'un volumineux bouquet, resta stupéfait en voyant la famille Jujube souriante.
—Une surprise! dit la tante; de bons amis qui sont venus m'apporter, eux aussi, de jolis bouquets....
—Voici le mien, ma chère tante, dit-il, et il l'embrassa.
—Je ne devrais pas t'embrasser, flâneur, ingrat.... Tu m'avais promis de venir à trois heures; mais... qu'as-tu donc? cette figure bouleversée!...
Bengali, dont le visage trahissait encore la colère contre le malencontreux concierge, rejeta son air contrarié sur la difficulté de trouver un bouquet:
—J'ai eu tant d'ennuis pour en trouver un digne de vous, dit-il. J'ai été chez Isabelle; elle venait de vendre ses derniers.
—Les voilà, les derniers! s'écria madame Jujube radieuse.
—Nous avons dévalisé la boutique, ajouta Jujube.
—Alors, continua Bengali, j'ai été obligé d'aller rue de la Paix, puis rue de la Chaussée-d'Antin, puis... où encore?... Enfin, me voilà.
Et s'efforçant de reprendre l'air enjoué qui lui était habituel:
—Mille excuses, mesdames, de vous avoir fait attendre, dit-il en souriant.
—Oh! attendre dans la société de votre aimable tante, dit madame Jujube.
—C'est un plaisir, compléta le mari.
Athalie plaça aussi sa petite flagornerie. Bengali donna du grand artiste au chef de la famille; ce fut un chassé-croisé de gracieusetés.
—Assez de compliments, dit mademoiselle Piédevache; il est temps de partir pour le bois.
Et elle fit part à Bengali de son projet d'aller voir les mariés du Chalet:—Offre ton bras à mademoiselle Athalie! dit-elle.
Jujube offrit le sien à mademoiselle Piédevache et l'on se dirigea vers l'endroit indiqué.
N'écoutez pas les gens qui vous diront: «Charmant, Saint-Mandé, avec ses villas coquettes, le joli bois qui lui sert de bordure et son petit lac dans lequel se mirent, penchés sur l'onde, des saules pleureurs qui semblent vouloir y baigner leurs branches; oui, charmant, absolument charmant, mais c'est si peuple!»
Si peuple! O bon Paul de Kock, toi qui as dépeint avec tant de verve naïve la franche et riche gaîté du commis et de la grisette, de ces couples amoureux, de ces familles de petits bourgeois ignorants de la villégiature, des courses de chevaux et des stations balnéaires; de tout ce monde dînant joyeusement sur l'herbe du bois de Romainville; de quelle indignation ne serais-tu pas saisi à cette appellation dédaigneuse de peuple, si tu n'avais pas quitté ce monde où tu paraissais tant te plaire, pour un autre qu'on dit meilleur, ce dont tu as peut-être douté.
Pauvre cher romancier de nos pères!
A-t-on assez calomnié ses livres
Ses livres qui n'ont corrompu personne et ont mis en joie plusieurs générations? Oh! c'est bien fini de rire, aujourd'hui; le roman d'analyse, le roman psychologique, le roman naturaliste, ont remplacé la Laitière de Montfermeil, Mon voisin Raymond, la Pucelle de Belleville et Monsieur Dupont, œuvres égrillardes, mais plus saines que la dissection du cœur humain qui fait le fond du roman moderne: c'est la nature même, nous dit-on; et Paul de Kock est un fantaisiste. Fantaisiste pour la forme, c'est possible, mais il ne nous a montré que des personnages foncièrement honnêtes. Et ses grisettes, dira-t-on, étaient-elles honnêtes? Ah! passons-leur l'amant auquel elles restaient fidèles, heureuses d'une gibelotte qu'il leur offrait le dimanche à la campagne et d'une deuxième galerie à l'Ambigu, une fois par mois.
Ecoutons Henri Murger, à propos des grisettes, et il s'y connaissait, celui-là:
«Ces jolies filles, moitié abeilles, moitié cigales, qui travaillaient en chantant toute la semaine, ne demandaient à Dieu qu'un peu de soleil, le dimanche, faisaient vulgairement l'amour avec le cœur et se jetaient quelquefois par la fenêtre. Race disparue maintenant, grâce à la génération actuelle des jeunes gens; génération corrompue et corruptrice, mais par-dessus tout vaniteuse, sotte et brutale. Pour le plaisir de faire de méchants paradoxes, ils ont raillé ces pauvres filles à propos de leurs mains mutilées par les saintes cicatrices du travail et elles n'ont bientôt plus gagné assez pour s'acheter de la pâte d'amande. Peu à peu, ils sont parvenus à leur inoculer leur vanité et leur sottise, et c'est alors que la grisette a disparu. C'est alors que naquit la lorette, race hybride, créatures impertinentes, beautés médiocres, demi-chair, demi-onguent, dont le boudoir est un comptoir où elles débitent des morceaux de leur cœur comme on ferait des tranches de rosbif.»
Les femmes de Paul de Kock! mais le mot est resté si les modèles ont disparu. Vieux jeu que la punition du vice et la récompense de la vertu au dénouement de toutes ces œuvres démodées, dit-on. Tant pis, si le contraire qu'on nous montre aujourd'hui est la vérité; si les filles se vendent au plus offrant au lieu de se donner au plus aimé; si, au goût des économiques parties champêtres des bourgeois disparus, a succédé le besoin de faire du genre ruineux, chez le bourgeois moderne; Paul de Kock nous a montré un monde aimable; le monde qu'on nous présente aujourd'hui est bien laid et, si les livres doivent porter un enseignement, la génération que nous prépare le roman de la nouvelle école fera regretter celle qu'ont charmée les romans de Paul de Kock.
Comme celui qui l'a illustré, le bois de Romainville n'est plus qu'un souvenir; c'est sur les vastes pelouses de Saint-Mandé et de Vincennes, dans le bois le plus admirablement pittoresque, que, chaque dimanche d'été, d'innombrables familles d'artisans vont s'installer vers l'heure du déjeuner. Ce jour-là, à la porte de tous les épiciers et marchands de vin de la riante petite ville, de grandes affiches attirent les regards; on y lit ces mots: Vin pour le bois! C'est là que tous les braves gens vont s'approvisionner de plus ou moins de liquide, selon l'importance de la famille; les charcutiers, les boulangers, eux aussi, sont assaillis par les consommateurs du bois, depuis le pauvre ménage qui dînera d'un kilo de pain et de six sous de saucisson qu'il arrosera d'un demi-litre à douze, jusqu'aux heureux qui, au poulet froid cuit chez eux et apporté dans un vaste panier avec verres, couteaux, sel, poivre, moutarde et nappe, peuvent ajouter le succulent jambonneau, le pâté chaud et la galantine truffée; jusqu'au café préparé à la maison et qu'on réchauffe dans la cafetière à alcool.
Les pères et mères de famille se sont mêmes munis de jeux pour les enfants et les adultes; à ceux-ci les raquettes et les volants; à ceux-là, le cerceau, la corde et le ballon, et, entre les deux repas, les hommes en bras de chemise, fument leur pipe allongés sur l'herbe; les mamans, en femmes, économes, ont quitté leurs robes et endossé une camisole.
Et ce sont des culbutes, des éclats de rire dont se réjouissent les passants, tout autant que ceux qui leur donnent ce spectacle.
Et, non loin de ces heureux groupes, la note attendrissante: un pauvre jeune ménage, père, mère et enfant, dînent d'un petit morceau de jambon en regardant les voisins mis en joie par d'abondantes victuailles et dont la gaieté bruyante amuse le pauvre petit, heureux du pain d'épice d'un sou que sa mère a pu lui donner.
Et que de perspectives merveilleuses dans ce bois sans rival! que de tableaux pour un paysagiste! que d'études pour un écrivain, quels grouillements sur ces tapis verts s'étendant à l'infini... et quels joyeux échos sous ces voûtes de feuillage, où se répercutent les rires partis de ces gazouillements énormes.
Et les joueurs de boule constitués en société! et le chalet-restaurant avec son concert, ce restaurant où, chaque samedi et jeudi d'été, se rencontrent, comme il a été dit, des noces plus riches de gaîté que d'argent; et le manège de chevaux de bois, où vont se reposer de la danse les mariées, les parents et les amis des nouveaux époux. Et Guignol offrant à l'enfance la Tentation de saint Antoine avec enlèvement du saint par le diable, sur l'air de la Valse des Roses! O Métra, tu n'avais pas prévu que ton rythme si voluptueux et si tendre serait un jour la marche infernale qui conduirait le solitaire de la Thébaïde au séjour des damnés.
Mademoiselle Piédevache montra à ses invités les pelouses, désertes ce jour-là:— C'est demain, dit-elle, que ce sera curieux! Noir de monde, le dimanche.... Il faudra venir un dimanche! Aujourd'hui c'est le jour des mariés, tenez... on danse. Entendez-vous la musique?
—Oui, dit Athalie; c'est une polka.... Oh! que j'aime ça, la polka. Et vous, monsieur Bengali... polkez-vous bien?
—Elève de Grille-d'Egout, mademoiselle. Tenez!
Et, enlaçant Athalie, il l'entraîna dans une polka vertigineuse.
—Oh! maman, cria la jeune fille ravie, comme il polke bien!
Les époux Jujube étaient bien un peu humiliés de voir polker leur fille en plein chemin; mais ils attribuèrent l'acte spontané de Bengali à un sentiment de bon augure, au plaisir de tenir Athalie dans ses bras; et d'ailleurs on n'était pas exposé à rencontrer personne de connaissance dans un bois fréquenté par de petites gens; et puis il était de bonne politique d'applaudir à tout ce que diraient ou feraient la tante et le neveu; or, mademoiselle Piédevache riait fort de cette danse improvisée par son Bengali gâté, et s'extasiait sur la gaîté exubérante de ce cher enfant. La vérité est que le cher enfant s'étourdissait, que la pensée de Georgette ne le quittait pas et qu'un dépit bien près de devenir un chagrin, se cachait derrière cette gaîté factice.
On approchait du lieu de rendez-vous des mariés; déjà des gens des noces se montraient: là, un jeune couple bras dessus bras dessous, marchant d'un pas de promenade en causant à demi-voix; ici, des groupes munis de petits pains de seigle.
—Tenez, dit mademoiselle Piédevache, ils vont jeter ça aux canards et aux cygnes du lac; encore un des plaisirs du bois. C'est très amusant tous ces canards qui se disputent goulûment ce qu'on leur jette... et les cygnes qui battent les canards pour avoir tout; allons donc voir ça, c'est à deux pas.
Jujube se tourna vers les distributeurs de pain de seigle et s'arrêta en avançant sa poitrine comme si l'on ne voyait pas sa croix; mais on l'avait vue, et on la regardait en ricanant:
—C'est probablement un garde champêtre qui est d'une des noces, dit l'un des passants.
—Ça ne peut être que ça, répondit un autre.
Jujube, qui comptait sur un autre genre d'admiration, se retourna avec humeur et, prétextant de son impatience de voir le bal, entraîna mademoiselle Piédevache:
—Nous voilà rendus, dit celle-ci.
En effet, on était arrivé en vue de l'emplacement, but de la promenade, et, du terrain surélevé où l'on se trouvait, on embrassait d'un coup d'œil le spectacle des curieux qui entouraient l'établissement du chalet, les consommateurs attablés et, au milieu de ceux-ci, quatre noces, polkant pêle-mêle, heurtant les garçons chargés de bocks. On distinguait trois jeunes mariées et, au manège de chevaux de bois établi à quelques pas de là, une quatrième chevauchant en posture d'amazone près de son mari qui avait enfourché le coursier voisin.
—Entrons, dit la tante.
—Garde champêtre! grommelait Jujube, dont le désir d'être contemplé avec respect s'était refroidi.
La petite porte d'entrée était obstruée par la foule; mademoiselle Piédevache tenta de se frayer un passage.
—Mais ne poussez donc pas, madame! lui dirent les personnes qu'elle voulait écarter.
—Qu'est-ce que c'est? elle arrive la dernière et elle veut passer devant, dirent d'autres voix.
—Monsieur Jujubès, dit-elle alors, passez le premier: votre croix fera ranger le monde.
Jujube essaya son prestige; mais un rire éclatant fit se retourner la foule, et alors ce fut un élan de gaîté général. C'était l'effet de la croix.—Manants! grommelait le légionnaire.—Garçon, criait la vieille demoiselle, nous voulons entrer et nous ne le pouvons pas!
—Allons-nous-en, disaient mesdames Jujube; mais Bengali intervint et écarta brusquement les gêneurs.
—Dégagez la porte! cria le maître de l'établissement attiré par le bruit, ou je vais envoyer un garde.
On obéit à cet ordre et mademoiselle Piédevache put pénétrer avec sa société au milieu des rires ironiques de la foule.
—Une table! dit Bengali.
—Pour nous seuls, ajouta la tante, nous sommes cinq.
—Par ici, mesdames et messieurs.
La société traversa non sans peine la cohue conjugale et fut, enfin, s'asseoir à une table près de laquelle se trouvait un agent en uniforme; cet ancien militaire porta la main à son képi au passage de Jujube, à qui cet hommage fit oublier la qualification de garde champêtre et les rires moqueurs des goujats de la porte.
On servit des bocks, des sirops et des petits gâteaux, dont la vue fit faire la grimace à la famille Jujube.
—Ça ne vaut pas le lunch exquis et distingué que vous m'avez offert, grand maître, dit Bengali, mais à la guerre comme à la guerre.
—Certainement, répondirent les deux époux.
—Ils ne sont pas de chez Frascati, affirma Athalie en mangeant un gâteau, mais qu'est-ce que ça fait?
—Nous ne sommes pas fiers, fit Jujube.
—Nous savons nous prêter aux circonstances, confirma madame Jujube.
Un prélude de valse se fit entendre; aussitôt un tumultueux mouvement se produisit: ce n'étaient que bras s'avançant, que tailles s'offrant aux enlacements, que balancements de couples prêts à tourbillonner aux premières mesures du rythme à trois temps.
—Une valse, mademoiselle? demanda Bengali à Athalie, et, sans attendre la réponse, il enlaça la jeune fille et tous deux se joignirent au flot des valseurs.
Jujube fit mine de s'opposer à ce que sa fille valsât en pareil lieu, surtout se mêlât à des noces auxquelles elle n'était pas invitée.—Chaque noce croira qu'elle est d'une autre, fit remarquer mademoiselle Piédevache; c'est une si bonne occasion de laisser ensemble ces chers enfants!
Madame Jujube appuya ce raisonnement et Jujube se résigna.
La valse finie, Bengali ramena Athalie rouge, essoufflée, mais radieuse.
—A-t-elle chaud! dit sa mère.
—Oh! ça n'est rien, maman; quel plaisir que d'avoir un valseur comme M. Bengali! Mais, lui dit-elle en souriant, vous me serriez trop fort.
—Il la serrait trop fort! Ça va très bien, murmura mademoiselle Piédevache aux oreilles des parents.
—Alors, vous ne voulez plus danser avec moi? demanda l'éminent valseur en riant à son tour.
—Oh! je ne dis pas ça.
—C'est assez, ma fille, déclara Jujube; repose-toi et nous nous en irons après.
—Quand vous voudrez, fit la tante.
—Oh! papa, encore une, rien qu'une.
—Mais, ma fille....
—Laissez-la donc, dit bas la vieille demoiselle au père d'Athalie, ça va si bien!
Jujube céda encore une fois et la mère présenta à sa fille un verre de sirop qu'elle lui avait préparé.
—Un quadrille! crièrent des voix.
—Non, non, une valse! Une polka, répondirent d'autres voix.
—Les vieux ne valsent ni ne polkent, cria une voix de stentor, un quadrille pour eux!
—Oui, oui! acclama-t-on en masse.
Bengali avait prêté l'oreille et se disait:
—Je connais cette voix-là.
—Allons, dit mademoiselle Piédevache à son neveu, c'est la dernière; invite mademoiselle et nous partirons après.
Athalie n'attendit pas l'invitation; elle se leva, prit le bras de Bengali, et tous deux se mêlèrent à la foule des couples cherchant une place, et c'était un bruit assourdissant de danseurs criant:—Un vis-à-vis!...
—Voilà! voilà!—Par ici!—En place! On commence.
En effet, le prélude du quadrille se faisait entendre.
—Il manque un vis-à-vis! fit une voix.
—Voilà! répondirent Athalie et son cavalier.
Et ils se mirent, immédiatement, à la chaîne anglaise déjà commencée. Bengali saisit vivement la main de femme tendue vers lui et sursauta tout bouleversé; cette main qu'il avait prise en enchaînant, et qu'il ne tenait déjà plus, c'était celle de Georgette; et la jeune fille, qui n'avait pas regardé son vis-à-vis dans cette évolution machinale, avait présenté sa main au danseur suivant, et quand, la figure achevée, notre amoureux se retrouva à sa place, il s'aperçut qu'il avait pour vis-à-vis Georgette, tout en blanc comme une mariée et un bouquet à la ceinture, Georgette qui ne le voyait pas encore, occupée qu'elle était de répondre avec sa gaîté ordinaire à son cavalier, un très joli garçon, fort empressé auprès d'elle.
Le quadrille étant croise, c'est-à-dire doublé par des danseurs placés aux côtés latéraux et alternant, à chaque même figure, avec ceux du premier quadrille, Bengali ne quittait pas Georgette des yeux, au grand étonnement d'Athalie.
Tout à coup, il poussa un cri de douleur.
—Faites donc attention, monsieur, dit-il, vous m'avez écrasé le pied.
—Rangez vos pieds, répondit brusquement le monsieur, de la même voix remarquée par Bengali.
Nouvelle stupéfaction de celui-ci; c'était Marocain dansant avec une femme d'une hauteur invraisemblable, et d'une maigreur équivalente.
—Oh! madame Blanquette! fit Athalie en se retournant vivement.
—Qui ça, Blanquette?
—Cette grande dame. C'est la noce de sa fille; allons-nous-en, je ne veux pas qu'elle me voie ici.
Bengali ne comprenait pas.
—Je vous expliquerai cela, dit-elle, reconduisez-moi!
Il la reconduisit, prétexta quelques mots à dire à un individu de sa connaissance qu'il avait aperçu.
—Ne m'attendez pas! ajouta-t-il; ma tante, monsieur, mesdames, allez devant, je serai à la maison un quart d'heure après vous.
Et il se mit aussitôt à la recherche de Georgette, marchant de l'allure de quelqu'un qui n'a pas eu le pied écrasé, bousculant tout le monde pour se frayer un passage, n'entendant même pas les clameurs qu'il soulevait et, enfin, il se heurta dans Marocain, ayant au bras son immense danseuse. Il dissimula sa mauvaise humeur, salua la dame et dit gaîment à Marocain:
—Je ne vous demande pas de vos nouvelles, je viens de vous voir danser et même danser sur mon pied: j'en boite encore.
—Je vous fais mes excuses, répondit Marocain, mais dans une pareille cohue....
—Oh! monsieur Marocain, vous êtes tout excusé; et... vous êtes de noce à ce que je vois, monsieur Marocain?
—Oui, nous sommes à la noce de la fille de madame Blanquette, que je viens de faire danser; la filleule de ma femme est la demoiselle d'honneur de la mariée.
—Ah! la filleule de madame Marocain est ici?
—Caffard! murmura Marocain; (puis haut): elle vous faisait vis-à-vis, ajouta-t-il.
—Ah! vraiment? Je n'ai pas remarqué.
—Elle dansait avec le garçon d'honneur.
Et Marocain ajouta en jetant un regard d'intelligence à Grand-Ressort: Son fiancé.
Bengali resta abasourdi et balbutia:
—Ah!... son....
—Oui, une nouvelle noce pour nous, dans deux mois.... Mais pardon... j'ai à reconduire madame.... Enchanté de vous avoir rencontré.
Marocain s'éloigna et dit à madame Blanquette qui le questionnait du regard:
—Je lui ai dit que Georgette se mariait pour qu'il renonce à ses tentatives. Je vais vous conter cela.
dit un vieux refrain d'opéra-comique; et le vaudeville nous chante:
C'est peut-être aux chansons, c'est peut-être aux oiseaux qu'il faudrait le demander; c'est certainement une maladie, puisqu'on en souffre et qu'on en guérit, grâce à ce grand médecin qu'on appelle le Temps; que si on veut recourir à une médication plus rapide, il y a celle indiquée par un docteur à une mère affligée du dépérissement de son fils atteint du mal d'amour pour une beauté dont elle le tenait éloigné:
—C'est là votre tort, madame; elle est son meilleur remède: une cuillerée le matin et une le soir, et votre fils sera guéri dans deux mois.
Parbleu! comme cela, Bengali aussi guérirait peut-être; car, il ne cherchait plus à se le dissimuler, l'annonce du mariage prochain de Georgette l'avait frappé au cœur et, pour la première fois, il se sentait atteint du vrai mal d'amour, d'amour sans espoir, d'un mal sans remède.
—Allons, allons! de la philosophie, se dit-il, et ne laissons pas voir ce qu'il y a là-dessous.
En effet, on ne le vit pas, parce qu'au rebours des autres maladies, celle-ci peut se dissimuler et, même, certaine façon de la combattre peut donner l'illusion d'une exubérante gaîté.
C'est ainsi que notre coureur d'aventures put revenir le visage épanoui et la voix pleine de rires à la maison où la société l'avait précédé.
—On t'attendait pour servir, lui dit sa tante; le dîner est prêt depuis longtemps.
—Je me suis attardé, dit-il, à voir une noce monter dans une voiture de courses, pour se faire conduire au restaurant de la Porte Dorée; il y avait, vous savez, mademoiselle Athalie, cette dame longue et plate comme l'épée de Charlemagne, qui dansait à notre quadrille?
—Ah! oui, madame Blanquette, la mère de la mariée, répondit Athalie; je te l'ai dit, papa.
M. et madame Jujube rirent beaucoup.
—Quand je pense que nous pouvions être de cette noce, fit madame Jujube, d'un air de dédain.
—Nous vois-tu, ajouta l'artiste en riant aux éclats, nous!... allant au repas dans une voiture de courses.
Et la famille de redoubler son rire ironique.
—Et avez-vous vu monsieur Blanquette? demanda madame Jujube, qui est haut comme ça.
—Oui, mais j'ignorais ce qu'était ce petit homme: je lui demande, en lui montrant la dame phénomène:
—Quel est ce mât de cocagne en jupons, monsieur?
Il me regarda d'un air furibond:
—Ce mât de cocagne, me répondit-il, en roulant des yeux terribles, c'est ma femme, monsieur.
Et la société de se tordre.
—Vous avez dû être bien embarrassé, fit Jujube, d'avoir appelé sa femme mât de cocagne.
—Du tout, je l'ai félicité d'avoir gagné la timbale.
Mademoiselle Piédevache saisit l'occasion de sonder les idées de son neveu et, après un signe d'intelligence aux époux Jujube:
—Et ta noce, à toi, quand irons-nous? demanda-t-elle.
—Ma noce?
—Oui. Tous ces couples que tu viens de voir si gais, si heureux, est-ce que ça ne te donne pas des idées de mariage?
La pensée de Georgette fiancée au rival qui la lui enlevait lui dicta brusquement une réponse:
—Mais si!... Je n'y avais jamais songé: c'est une bonne idée que vous me donnez là, ma tante.
—Vraiment?
—Excellente! Ah! elle se marie, pensa-t-il, eh bien, je me marierai aussi. Cherchez-moi une petite femme bien gentille, bien douce, ma tante, dit-il.
—Je te trouverai ça....
—Ça y est! murmura Jujube à sa compagne ravie.
L'extra vint annoncer que le dîner était servi; Jujube offrit son bras à mademoiselle Piédevache et on passa dans la salle à manger.
—Ça ira tout seul, dit la vieille demoiselle, à voix basse, à son cavalier.
—Je l'espère, répondit-il.
Naturellement, l'hôtesse plaça en face d'elle Athalie à côté de Bengali; elle fit asseoir Jujube à sa droite, madame Jujube à sa gauche, et pendant le potage on n'entendit plus que le bruit causé par le choc des cuillères sur les assiettes.
Pendant ce temps, l'extra avait rempli les verres.
—Madère, dit-il à chaque convive.
—Parfaitement! répondit Bengali; je le connais, ce madère, premier choix comme toute la cave de ma tante. Nous allons le boire à votre santé, ma chère tante, et ne soyez pas avare de vos vins généreux.
Puis, levant son verre:
—A la santé de sainte Antoinette!
Et la famille Jujube de faire chorus avec enthousiasme.
L'extra venait d'apporter une truite saumonée, lorsque Dindoie entra et dit:
—Madame, c'est un vieux monsieur qui demande de la cire jaune et un baromètre.
—Quoi? fit mademoiselle Piédevache... un vieux monsieur qui demande quoi?
—De la cire jaune et un baromètre....
—Qu'est-ce qu'il me chante là, cette vieille bête?... Quelle est cette carte que vous tenez à la main?
—Madame, c'est celle du vieux monsieur.
—Mais donnez donc!
Elle lui prit la carte des mains, puis la remettant à son neveu:
—Lis donc! lui dit-elle, je n'ai pas mon pince-nez.
Bengali prit la carte et partit d'un éclat de rire, non simulé celui-là....—Ah! ah! ah! de la cire jaune et un baromètre! Ah! ah! ah! ce pauvre Dindoie! il n'avait pas assez de la moitié de son nom, il lui fallait l'autre moitié! Ah! ah! ah! de la cire jaune et un baromètre!
—Mais qu'y a-t-il donc sur cette carte? demanda mademoiselle Piédevache impatientée.
Bengali lut: Sir John, baronnet.
La famille Jujube éclata de rire à son tour.
—Lui! s'écria l'hôtesse.
Et elle sortit précipitamment, laissant la famille Jujube fort contrariée par la crainte qu'il y eût là un nouvel empêchement à la conversation matrimoniale inachevée.
Mademoiselle Piédevache rentra au bras d'un grand vieillard, sec comme du bois mort dont il avait, d'ailleurs, la couleur, raide, flegmatique, marchant comme un compas et aussi comme un aveugle, car ses yeux regardaient indécis et ses pieds heurtaient tous les meubles.
—Sir John, baronnet, dit-elle en le présentant à la société; un vieil ami que je n'avais pas vu depuis trente ans.
—Qu'on donnait à manger beaucoup fort à mon chien, il était très gros, dit le vieil Anglais.
—Je vais donner l'ordre, sir John, répondit sa vieille amie.
Et elle sortit précipitamment.
Sir John, alors, tira un étui de sa poche, en sortit des lunettes ayant des verres d'une invraisemblable convexité, se les adapta et regarda fixement les personnes auxquelles on l'avait présenté; mais comme on ne les lui avait pas présentées, il resta immobile.
La maîtresse de la maison rentra toute joyeuse:
—Oh! vous n'avez pas oublié ma fête, dit-elle à l'Anglais; puis s'adressant à ses invités:
—Quelle belle collection d'arbustes il m'a apportée des Indes; des plantes merveilleuses!
Sir John tira un nouvel étui de sa poche, en sortit deux acoustiques qu'il se mit dans les oreilles et demanda:
—Le chien il mange?
—Il a tout ce qu'il lui faut.
—Oh! merci, je avais faim aussi.
Un couvert fut immédiatement ajouté.
—Présentez ces personnes à moâ! dit sir John.
—Ah! c'est juste: mon neveu, monsieur, madame et mademoiselle Jujubès, de bons amis.
—Bonjour! dit alors sir John.
Mademoiselle Piédevache le prit par la main, le conduisit à la table, le fit asseoir à sa droite, lui donna pour voisin Bengali, à côté duquel elle plaça Athalie; elle mit madame Jujube à sa gauche; Jujube prit la place libre.
On apporta du potage à sir John, et les autres convives qui avaient mangé le leur attendirent qu'il eût vidé son assiette.
L'assiette enlevée, sir John se fouilla de nouveau, tira de sa poche un troisième étui, en sortit un râtelier complet et se l'adapta dans la bouche.
—Je suppose, dit Bengali à l'oreille d'Athalie, qu'en vue d'une danse après dîner, il a apporté, dans sa voiture, deux jambes mécaniques.
Et Athalie de rire aux éclats.
Mademoiselle Piédevache fit signe à Bengali de causer avec sir John, tout à son travail de mastication, et se tourna vers madame Jujube:
—Il sera bien difficile, dit celle-ci à demi-voix, de causer de notre affaire.
Et les deux femmes de chuchoter pendant que le neveu se conformait aux désirs de sa tante:
—Alors, monsieur arrive des Indes?
L'Anglais, tout à sa truite, ne répondit pas. Bengali continua:
—Adorable pays, monsieur; nous lui devons les dindons, les cobayes, dits cochons d'Inde, les œillets d'Inde, les étoffes dites indiennes et cette marche en rangs d'oignons appelée file indienne.... Ah! les Indes, cette terre des nababs, des rajahs et des Bouddhas.
Bengali fut interrompu par l'arrivée d'un chien colossal; celui de sir John. Il alla droit à son maître qui le caressa et lui adressa quelques paroles en anglais.
—Tiens! il sait donc l'anglais, votre chien? dit Bengali.
Alors, s'adressant au molosse:—You, speach, English, beefteack, rosbeaf! yes, godadem, five o'cloc, sport! turf, garden parti, mac farlane.
Et la famille Jujube de rire aux éclats, ce qui mit sir John de fort mauvaise humeur.
—Il est bête, ce monsieur, dit-il, bas à son amie.
—Chapon au gros sel! fit l'extra en présentant un plat.
Sir John prit une cuisse, en retira l'os et le jeta sous la table, où son chien alla le ronger.
Bientôt, attiré par l'odeur, Turban, le chien de garde de la maison, entra à son tour.
—Attendez! dit à voix basse Bengali à sa voisine, nous allons rire: Turban ne sait que le français, l'autre ne comprend que l'anglais; ils ne pourront pas s'entendre. Et il jeta sous la table un morceau de viande que Turban alla y chercher.
—Bordeaux-Léoville! fit l'extra en emplissant les verres.
Jujube se leva et proposa un nouveau toast à sainte Antoinette; chacun applaudit à cette bonne pensée et l'artiste adressa un spech des plus flatteurs à sa future alliée; Bengali y ajouta quelques paroles bien senties.
Sir John, alors, levant son verre, commençait une allocution en anglais, lorsque, tout à coup, le perroquet, à qui le bruit des bouteilles qu'on débouche avait rappelé le seul bruit qu'il eût retenu, exécuta son imitation avec une vigueur inusitée:
—Oh! schoking! fit sir John indigné.
—Encore! dit Jujube en cherchant à deviner l'auteur de cette incongruité.
—C'est mon perroquet! s'écria vivement mademoiselle Piédevache; il veut imiter le canon de Vincennes, qu'on entend quand le vent souffle par ici.
—Je crois en effet que le vent y est pour quelque chose, dit Bengali qui savait la vérité et se tordait de rire en voyant le visage des convives.
L'incident fut clos par des grognements aussitôt suivis d'une lutte des deux chiens qui se disputaient un os; la table vacilla, puis fut soulevée par les deux combattants se dressant, se dévorant, roulant à terre, se relevant en bonds effrayants; et les bouteilles, les carafes, les verres, de danser une sarabande effrénée. Les dames se lèvent épouvantées; trop tard: la table venait d'être jetée à bas, entraînant dans sa chute les plats, les assiettes, tout le service, envoyant le vin et la sauce sur les robes et les pantalons. Cris des dames, hurlements des chiens. Et au milieu de cet effroi général Bengali riant à perdre haleine.
Dans son dépit du prochain mariage de Georgette, Bengali, comme on l'a vu, avait hautement affirmé son désir de se marier et prié même sa tante de lui chercher un parti convenable. Sa gaîté factice tomba brusquement après le départ de la société.
—Tu ne retournes pas à Paris? lui demanda sa tante.
—Je suis fatigué, lui répondit-il, et, à moins que vous ne me renvoyiez....
—Par exemple! te renvoyer! Au contraire! tu as ta chambre ici et tu me feras grand plaisir si tu veux rester à coucher et à déjeuner demain avec moi.
—Très volontiers, ma tante.
—Nous causerons de la chose dont tu m'as parlé.
—Une chose dont je vous ai parlé?... Quelle chose?
—Tu ne te rappelles plus m'avoir dit que tu voulais te marier et m'avoir chargée de te chercher une femme?
—Ah! oui... oui.
—Est-ce que tu n'es plus dans les mêmes dispositions?
Il répondit sans enthousiasme:
—Heu... si... si.
—Eh bien, j'en ai une à te proposer.
—Ah!... déjà?
—Oh! je pensais à elle depuis longtemps.
—Eh bien, vous m'en parlerez demain; bonne nuit! ma tante.
—Et toi aussi, cher enfant; embrasse-moi et ne fais pas de mauvais rêves.
Il n'en fit qu'un qui l'éveilla en sursaut, dans une vive agitation, et il ne put retrouver le sommeil: il avait vu en songe le mariage de Georgette.
Quand, le lendemain, au déjeuner, sa tante lui cita mademoiselle Jujube comme la femme qu'elle lui avait choisie, il resta stupéfait:
—C'est celle-là? fit-il.
—Eh bien... qu'y a-t-il d'étonnant?
—Il y a d'abord, ma tante, une chose qui suffirait seule à justifier mon étonnement: mademoiselle Athalie doit épouser un jeune serin de ma connaissance, un élève en pharmacie.
—Qu'est-ce que tu me contes là? C'est d'accord avec les parents de la jeune personne et avec elle-même que je te la propose.
—Mais, ma tante, c'est lui-même, un nommé Pistache, qui me l'a dit.
—Il t'a dit qu'il était agréé par les parents?
—Pas tout à fait; mais il m'a juré que la demoiselle et la mère consentaient à ce mariage.
—Et le père?
—Ah! le père, lui, ne sait rien encore.
—J'irai aujourd'hui même le trouver et savoir, des dames, ce qu'il y a de vrai dans ce que t'a dit ton apothicaire.
—Comme il vous plaira, ma tante; mais votre demoiselle ne me va pas du tout.
—Parce que?
—Parce que mademoiselle Athalie, c'est une petite dinde.
—Tant mieux, tu feras d'elle tout ce que tu voudras.
—Ah! tout ce que je voudrai, je veux bien.
—A la bonne heure.
—Mais ma femme, jamais de la vie; cherchez-m'en une autre.
—C'est la quatrième que je te propose, dit mademoiselle Piédevache irritée; tu refuserais comme tu refuses celle-ci, comme tu as refusé les précédentes. Eh bien, j'en ai assez!... de ta noce perpétuelle; ce n'est pas une existence, la noce.
—Mais si, ma tante, c'est même la plus agréable.
—J'en ai assez de cette existence-là.
—Oh! vous, ma tante.
—Comment, oh! vous? Que veux-tu dire?
—Rien, ma tante... seulement, moi, je suis jeune.
—La jeunesse n'a qu'un temps.
—Le mien n'est pas fini.
—Eh bien, tu le finiras.
—Je ne demande que cela, ma tante.
—Tu le finiras dans ton ménage; est-ce que tu crois que je te ferai toujours une pension pour la manger je ne sais comment?
—Je vous le dirai si vous voulez.
—Non, ne me le dis pas, s'écria mademoiselle Piédevache.
—Vous voyez bien que vous le savez, ma tante, ma petite tante, mon excellente tante, la plus tendre des tantes.
Et il cajola sa vieille parente dont il connaissait la faiblesse pour lui.
—Mauvais sujet, murmura-t-elle.
—Allons, c'est convenu, n'est-ce pas? Nous ne parlerons plus de ce mariage-là?
—Comment, nous n'en parlerons plus?
—Ah! nous en parlons encore?
—Je t'ai posé, hier, à table, le question du mariage; tu m'as répondu que tu ne demandais qu'à te marier, tu m'as chargée de te trouver une femme, et tu veux que maintenant j'aille dire au père et à la mère, qui attendent ta réponse: «Mon neveu veut bien se marier, mais pas avec votre fille.» Est-ce que c'est possible, ça?
—Il y a toujours une façon de dire les choses; parbleu! si vous dites: «Il veut bien se marier, mais pas avec votre fille.»
—Qu'est-ce qu'il faut que je dise, alors?
—Eh bien... heu.... Dites qu'avant d'aller plus loin, je ne veux pas tromper leur dinde de... non pas dinde; leur fille... que j'aime mieux leur faire connaître mon infirmité.
—Quelle infirmité? Tu n'en as pas.
—Non, mais je pourrais en avoir.
—Mais quoi?
—Dame... heu... dites que j'ai une jambe de bois... articulée... qui ne se voit pas.
—Après ta danse et ta polka avec la jeune fille?
—Ah! c'est juste; autre chose alors... je trouverai ça.
—Rien, du tout; tu veux continuer ta vie de bâton de chaise avec mon argent, en attendant mon héritage... que tu n'auras pas, je t'en préviens; je le léguerai pour fonder un hospice d'invalides.
—Du travail?
—Non.
—De l'amour?
—Et pour commencer, je te coupe les vivres net... comme torchette, tu verras si je tiens ma parole....
Bengali connaissait l'obstination de sa tante; il se soumit.
—C'est bien, dit mademoiselle Piédevache.... Puis, ouvrant un meuble, elle en tira plusieurs billets de banque:—Tiens, dit-elle, voilà de quoi enterrer ta vie de garçon. Maintenant je vais m'habiller pour aller où je viens de te dire.
Et elle alla, en effet, s'expliquer. Jujube entra dans une violente colère contre sa femme et sa fille qui lui avaient caché des projets qu'elles avaient caressés, encouragés, peut-être même fait naître. Elles protestèrent, affirmèrent qu'elles ignoraient l'amour de Pistache; Athalie jura ses grands dieux qu'elle était libre de son cœur; Jujube déclara qu'il n'avait pas fait de sa fille une artiste éminente pour la donner à un apothicaire, et la question fut d'autant plus vite tranchée que mademoiselle Piédevache avait affirmé que son neveu n'avait opposé à la proposition de la main d'Athalie que la confidence à lui faite par Pistache.
—Ce que je vais flanquer l'apothicaire à la porte! dit Jujube après le départ de mademoiselle Piédevache.
Mais madame Jujube fit observer que le portrait du jeune pharmacien était loin d'être terminé.
—Je ne le terminerai pas! dit fermement l'artiste.
—Un portrait de 500 francs, mon ami... nous n'avons pas le moyen de perdre 500 francs; le mariage d'Athalie nous occasionnera de grands frais....
Ceci fit réfléchir l'irascible père.
—D'ailleurs, ajouta madame Jujube, le pauvre garçon n'a pas demandé la main d'Athalie, et tu n'as aucun prétexte pour l'éconduire.
Exceptionnellement Jujube se rangea à l'avis de son épouse; mais il fut décidé qu'Athalie se retirerait dans sa chambre à l'heure des poses et ne se montrerait pas pendant que Pistache attendrait la rentrée de son peintre, lequel, d'ailleurs, s'arrangerait de façon à être exact et à finir promptement le tableau.
—J'enverrai mon neveu, dès demain, vous faire sa première visite, avait dit mademoiselle Piédevache; bien entendu, il ne sera soufflé mot de nos projets; je vous l'ai dit: il veut, avant de s'engager, mieux connaître sa future, étudier ses goûts, son caractère....
—Oui, oui, c'est tout naturel, répondit Jujube.
—Athalie est très douce, très aimante, ajouta la mère, et à cet égard il n'y a rien à craindre.
—Quant au caractère de mon neveu, vous savez ce qu'il est; il faudra pardonner à ce cher enfant sa gaîté, ses excentricités!...
—Bons défauts, répliqua Jujube, il jettera la gaîté dans son ménage.
Et la promesse de la tante fut tenue. Bengali vint faire la visite annoncée, fut reçu avec empressement, comblé d'attentions; il fit beaucoup rire sa future famille en rappelant le vieil Anglais qui se démonte par morceaux, le perroquet qui imite le canon de Vincennes, le pugilat des chiens sous la table, etc., etc.
Et il se retira laissant monsieur, madame et mademoiselle Jujube enchantés de lui.
Et cherchant à s'illusionner, à se monter le coup, comme on dit, il pensait:—Ces braves gens-là gagnent à être connus; j'aurai un beau-père un peu vaniteux, mais instruit, artiste distingué, décoré de la Légion d'honneur; une belle-mère qui ne troublera pas mon ménage.... Enfin je serai heureux... très heureux.
Et, pour se le prouver à lui-même, il fut d'une gaîté si bruyante avec ses amis que ceux-ci ne purent s'empêcher de lui dire:
—Qu'est-ce qui t'arrive donc, qui te rend si joyeux?
—A moi?... je suis comme toujours,—mais non....—J'ai mon humeur ordinaire, je vous assure.
Pendant que notre héros jouait la comédie de l'homme joyeux et insouciant qu'il avait toujours été, courait avec ses amis les bals, les théâtres et les aventures nocturnes, le pauvre Pistache constatait avec étonnement d'abord, avec inquiétude ensuite, un nouvel état de choses inexplicable pour lui:
C'était maintenant son peintre qui l'attendait avec une exactitude constante; et les dames Jujube, jusqu'alors empressées à le recevoir en l'absence de l'artiste, ne paraissaient plus à l'heure de ses poses; s'il demandait de leurs nouvelles:
—Elles vont très bien, répondait Jujube.
—Ah! tant mieux, répliquait-il; est-ce que j'aurai l'honneur de leur présenter mes devoirs?
—Impossible, elles ont une visite en ce moment.
Une autre fois, elles étaient allées faire des achats; le lendemain, elles étaient allées voir une amie malade; à la séance suivante, elles étaient allées louer une loge de théâtre, et c'était tous les jours un nouveau motif qui empêchait l'amoureux pharmacien de voir sa bien-aimée.
Et, comme, par une cruelle ironie, après chacune de ces réponses affligeantes, le peintre ne manquait jamais de dire à son modèle: «Souriez!» le malheureux, dont le visage trahissait les plus sombres pressentiments, de faire une horrible grimace en voulant esquisser un gracieux sourire.
Ce supplice durait depuis quinze jours. Le portrait tirait à sa fin et Pistache voyait avec épouvante le peintre donner à sa toile les dernières touches, et il se disait:—Dans quelques jours ça sera fini et je n'aurai plus de prétexte pour aller dans la maison.
Le pauvre garçon avait la tête à l'envers; même comme pharmacien, il avait perdu la prudence et l'attention, indispensables dans sa profession....
Deux préparations commandées étaient prêtes à être remises aux clients qui devaient venir les prendre: une purgation et un collyre: il confondit les destinataires, de sorte que le client aux paupières malades se les lava avec de l'huile de ricin, tandis que celui qui avait besoin de se purger avala le collyre; et (chose moins singulière qu'elle ne le paraît) chacun des deux clients obtint un effet satisfaisant du remède destiné à l'autre, ce qui fit que l'erreur ne causa aucun désagrément à Pistache et n'aggrava pas ses tristes réflexions d'une assignation en police correctionnelle pour blessures par imprudence, ignorance, inattention ou inobservation des règlements.
Un des rêves qui troublaient ses nuits vint lui ouvrir un horizon d'espérance; un rire bruyant poussé par lui l'éveilla brusquement. Voici ce qu'il avait rêvé: Madame Jujube lui disait:—Vous continuez à venir chez nous, à soupirer, et vous ne faites pas votre demande officielle de la main de ma fille, que vos visites compromettent; vous connaissez ses bonnes dispositions et les miennes pour vous, mais mon mari n'en sait rien; qu'attendez-vous pour lui déclarer vos intentions et que voulez-vous qu'il pense?
—C'est juste, se dit Pistache; voilà pourquoi je ne vois plus ces dames; elles éludent mes visites compromettantes.
De leur côté la mère et la fille s'étaient fait d'accord un raisonnement un peu canaille peut-être, mais que comprendront tous les gens vraiment prévoyants et qui d'ailleurs a servi de thème à La Fontaine: «Ne lâchons pas la proie pour l'ombre.»
Voici les raisonnements faits par ces dames: «Nous n'avons pas de chance avec les épouseurs; M. Bengali n'est pas un jeune homme sérieux; en ce moment, il nous fait des visites; mais qui assure que le projet réussira? M. Pistache, lui, on ne peut douter de son amour et de ses intentions; pourquoi le renvoyer avant la demande officielle de son rival? Au moins, si celui-ci nous rate dans la main, comme cela est arrivé avec plusieurs prétendus, il nous reste l'autre comme pis-aller.» Et, avec la certitude que, le portrait fini, Jujube recommencerait à aller montrer sa croix des journées entières, il fut décidé qu'en son absence, les dames recevraient l'en-cas matrimonial sans rien changer à leur attitude encourageante.
Ce qu'elles avaient prévu arriva; il ne fallait pas être grand prophète pour le prédire; les dernières touches données et la toile embue, Jujube ayant annoncé à Pistache qu'il n'avait plus besoin de lui et que, sitôt la toile sèche, il la vernirait, Jujube reprit ses promenades quotidiennes; Pistache le rencontra au moment où notre légionnaire savourait la joie d'une vanité enfantine: un petit garçon dont la blouse était ornée d'une croix scolaire passait devant lui, en compagnie de son père; celui-ci, lui montrant la croix de Jujube, dit à son jeune fils:
—Regarde donc le monsieur, c'est lui qui en a une belle croix! C'est la croix d'honneur, ça; quand tu en auras une comme la sienne, hein!
Et Jujube, souriant, se courba et tapa doucement du bout du doigt la joue du gamin qui le regardait avec des yeux hébétés et pleins d'une admiration profonde.
Pistache pensa que c'était le moment d'aller voir les dames Jujube, ce qu'il fit sans plus attendre. Il fut accueilli par elles de façon à dissiper ses inquiétudes; il leur raconta son rêve et leur annonça sa décision bien arrêtée de se déclarer au père. Mais madame Jujube, sachant à merveille la réponse que celui-ci ferait à l'apothicaire:
—Non, non, pas encore, dit-elle, ne précipitons rien, pour ne pas nous exposer à tout gâter. Athalie et moi, nous préparons peu à peu M. Jujube: je vous avertirai dès que le moment sera venu de faire la démarche.
Et, après avoir obtenu des deux dames la permission de continuer à les venir voir, Pistache se retira enchanté.
Les visites de Bengali à la famille Jujube se continuaient depuis un mois et pas un mot de ses intentions matrimoniales n'était sorti de sa bouche; pas même une allusion au mariage ne lui était échappée, et pourtant ses empressements auprès d'Athalie, son langage ardent et tendre quand il lui parlait, étaient d'un homme épris de la femme objet de tant de soins, de tant d'attentions.
C'est que Bengali, si étourdi, si insouciant, si avide de plaisir, était au fond un honnête garçon, bien décidé à n'épouser qu'une femme qu'il saurait pouvoir rendre heureuse, chose difficile sans amour; il faisait donc tous ses efforts de très bonne foi pour éveiller en lui, par des causeries, les yeux dans les yeux, par des serrements de main, un sentiment dont aucun battement de son cœur n'indiquait l'éclosion.
Voilà pourquoi la demande de la main d'Athalie se faisait attendre, au grand étonnement de la famille Jujube qui ne comprenait rien à son silence.
Ce mutisme persistant devenait d'autant plus grave qu'Athalie qui, tout d'abord, ne voyait dans le mariage projeté pour elle que la cessation d'un célibat qui pouvait la rendre ridicule aux yeux des jeunes filles de sa connaissance, qui toutes trouvaient des maris; qu'Athalie, sensible aux discours et aux soins de Bengali, s'était sérieusement éprise de lui, et c'était de sa part des jérémiades à n'en plus finir, après chacune des visites du soi-disant prétendu; et Jujube, d'humeur naturellement irritable, d'entrer dans d'effroyables colères, de crier:
—Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse? je ne peux pas le prendre à la gorge. Voilà cinq ou six fois que nous en parlons à sa tante; elle nous explique invariablement qu'elle le questionne, le presse et obtient de lui l'éternelle réponse qu'il étudie ton caractère, que le mariage est une chose grave; s'il pense, comme Voltaire, que cette chose est tellement grave que ce n'est pas trop de toute la vie pour y penser, tu n'as pas fini d'attendre. Sais-tu ce que je ferai, moi? Eh bien, je te marierai à un autre.
—Je n'en veux pas d'autre, s'écriait Athalie tout en larmes; c'est lui que je veux, c'est lui que j'aime.
—Enfin, dit la mère, il faut prendre un parti; les visites de ce jeune homme finiront par compromettre notre fille.
Jujube se décida donc à en finir par une dernière démarche auprès de mademoiselle Piédevache. Il se transporta à Saint-Mandé et exposa la situation.
—Vous avez raison, répondit la vieille demoiselle irritée, il faut en finir. Je vais voir mon neveu, lui mettre le marché au poing; je le mènerai chez vous et nous en finirons.
Pendant ce temps, l'infortuné pharmacien, convaincu de l'amour d'Athalie pour lui, continuait ses tentatives de visites, qui échouaient toujours. Souvent il se présentait au moment où son rival était dans la place. Ce jour-là, le pauvre garçon n'était pas reçu. Une autre fois, ces dames étaient sorties, ou bien Jujube était là, et c'était tous les jours un nouveau prétexte; le malheureux Pistache retournait piteusement à son officine, en se disant: «C'est drôle, depuis quelque temps, on a bien souvent des motifs de ne pas me recevoir.» Si bien qu'un jour où il avait été de nouveau éconduit, certain, d'après l'affirmation du concierge, que ces dames étaient chez elles, il s'aposta au palier de l'étage supérieur pour voir sortir le visiteur cause de sa non-réception.
Au bout d'un quart d'heure d'attente, il vit sortir Bengali, reconduit par les deux dames avec mille paroles gracieuses:—Lui! se dit-il avec stupéfaction; c'est pour lui qu'on ne me reçoit pas!
Le pauvre garçon ne vivait plus, depuis ce jour; il ne savait comment demander à ces dames une explication; avouer son espionnage, c'était impossible. Enfin, n'y pouvant plus tenir, il leur raconta que, le jour en question, il avait rencontré dans l'escalier une personne de connaissance avec laquelle il avait causé, et qu'à ce moment il avait vu sortir Bengali reconduit par elles. Athalie, tout interdite, ne savait que répondre; la mère, sans hésitation ni embarras, expliqua que ce jeune homme était venu les entretenir d'une affaire d'intérêt concernant sa tante, et qu'il n'était pas possible, même Pistache étant son ami, de le faire assister à des confidences sur des affaires de famille.
Le naïf garçon, qui ne désirait rien tant que d'être rassuré, se récria, s'excusa d'avoir involontairement amené des explications dont il n'avait pas besoin; que jamais l'idée d'un manque de parole, de la part de ces dames, ne lui serait venu à la pensée, etc., etc. Puis il demanda si le moment de se déclarer à M. Jujubès était proche....
—Vous serez bientôt fixé, répondit madame Jujube.
—Fixé... agréablement? demanda-t-il.
—Je prépare mon mari en vue d'une réponse favorable, répondit-elle.
Et le bon Pistache partit plein de confiance, non cependant sans avoir remarqué qu'Athalie était restée étrangère à la justification.
Le lendemain même de cette entrevue qui l'avait rassuré, mademoiselle Piédevache et son neveu se présentaient dans la famille Jujube.
Bengali, après quelque résistance, avait fini par céder à la volonté de sa tante, se disant qu'après tout, il aurait une petite femme un peu bébête, mais aimante et bonne, qui lui ferait la vie douce, qu'il finirait probablement par aimer. Bref, la main d'Athalie fut officiellement demandée, accordée cela va sans dire, et cet heureux événement jeta une joie inaccoutumée dans la famille Jujube.
Et le soir, en rentrant chez lui, vers dix heures, toujours la tête occupée de Georgette, Bengali se disait: «Elle aussi est sans doute mariée; M. Marocain m'avait dit que le mariage était pour dans un mois et voilà plus de cinq semaines.»
—Ah! je suis stupide, pensa-t-il, j'ai beau faire tout au monde pour l'oublier, je ne peux pas... pourtant, je n'ai rien à espérer, elle est mariée... à un homme qu'elle aime; il est bien heureux celui-là.... Allons! n'y pensons plus!... oui... je dis toujours cela... et j'y pense tout de même.
Ses réflexions furent troublées par les cris d'une femme appelant à l'aide; Bengali se précipita du côté d'où partaient les cris et vit un jeune homme enlaçant une femme qui se débattait dans son étreinte:
—Voyons, disait l'auteur de cette entreprise galante, un petit souper fin... dans un joli cabinet particulier....
Il fut interrompu par l'intervention de Bengali, qui l'écarta violemment de sa victime, avec accompagnement d'épithètes:
—Ah! dit le monsieur, vous êtes le souteneur de cette promeneuse nocturne que je prenais pour une ouvrière attardée... et moi qui allais vous remettre ma carte. Puis avec un rire de mépris:—Ah! non! non! on ne se bat pas avec....
Il n'acheva pas, une paire de gifles lui ayant coupé net la parole.
La jeune fille poussa un cri; Bengali se retourna:
—Georgette! s'écria-t-il.
Puis, présentant sa carte à l'inconnu:
—Je suis à vos ordres, monsieur, dit-il. Vous vous renseignerez et vous verrez qu'on peut se battre avec moi.
Le jeune homme prit la carte, s'approcha d'un bec de gaz et lut à haute voix: Alfred Bengali, rue Laffitte, 14.
—Très bien, monsieur, dit-il.
Puis remettant sa carte:
—Vous recevrez demain la visite de deux amis.
—Je les attendrai, monsieur.
L'inconnu s'éloigna.
—Vous allez vous battre... pour moi! s'écria Georgette éperdue.... Oh! mon Dieu, s'il vous arrivait malheur....
—Merci de cette marque d'intérêt, madame; je regrette de ne l'avoir pas méritée plus tôt.
—Madame! fit la jeune fille étonnée.
—Mais comment êtes-vous dans la rue, seule, à cette heure?
—De l'ouvrage pressé que j'ai dû reporter.
—Mais comment votre mari ne vous accompagnait-il pas?
—Mon mari?
—Sans doute; n'êtes-vous pas mariée?
—Mais non, monsieur.
Bengali eut un mouvement de joie.—Non? fit-il. Puis il ajouta tristement.—C'est pour bientôt, alors, dans quelques jours.
—Je ne sais ce que vous voulez me dire; je n'ai aucun projet de mariage.
—Comment! s'écria l'amoureux jeune homme, tout ému... mais M. Marocain m'a annoncé lui-même....
Georgette comprit; elle se rappela le danger que sa marraine et Marocain lui avaient montré, son changement de domicile pour dérouter l'homme qui voulait la séduire:—M. Marocain, dit-elle alors, nous avait aperçus causant ensemble un soir que vous m'aviez accostée, et j'avais fui à son approche; le lendemain je lui ai fait connaître, ainsi qu'à ma marraine, dans quelles circonstances je vous avais connu et comment je me trouvais causant avec vous; les intentions qu'on vous prêtait, j'y croyais avant le dernier langage que vous m'avez tenu; après vos déclarations si formelles, je protestai contre l'accusation dont vous étiez l'objet et déclarai vos intentions véritables; on a attendu la démarche que vous deviez faire....
Bengali balbutia des allégations d'empêchements qui avaient retardé cette démarche, retardé seulement.
—Voilà pourquoi, interrompit la jeune fille, le mari de ma marraine vous a dit que j'étais sur le point de me marier, pensant, ainsi, mettre fin à vos obsessions.
—Je vous jure... s'écria Bengali.
Georgette l'interrompit de nouveau.
—Ce n'est pas, dit-elle, le moment de parler de cela; qui sait le sort que ce combat vous réserve?... et c'est pour moi, ajouta-t-elle, la voix étranglée par l'émotion.
Bengali lui saisit la main; elle la retira vivement:
—Et quand aura lieu ce duel? demanda-t-elle.
—Mais... après-demain matin, sans doute.
—Que Dieu m'épargne le chagrin d'apprendre que vous avez été victime de votre dévouement.
—Et... demanda Bengali, en s'approchant, si Dieu vous épargne ce chagrin, me permettez vous d'aller vous porter la bonne nouvelle?
—Je la connaîtrai avant votre démarche, répondit Georgette. Puis lui tendant la main:—Merci, monsieur... et elle s'éloigna en étouffant un sanglot dans son mouchoir.
Bengali resta seul et interdit:
—Elle la connaîtra avant ma démarche! pensa-t-il... comment? par quel moyen?
Georgette avait entendu la lecture de la carte remise par Bengali: «Rue Laffitte, 14, dit-elle, je ne l'oublierai pas.»
Et en effet, le surlendemain, à 7 heures du matin, elle arrivait en fiacre à l'adresse indiquée; une voiture de remise stationnait à la porte et le cocher allait et venait sur le trottoir.
Georgette appela le sien; il descendit de son siège et ouvrit la portière:
—Je vous donnerai un bon pourboire, lui dit-elle, si vous faites bien ce que je vais vous dire.
—Si ça se peut, madame, je veux bien; qu'est-ce que c'est?
—Il s'agit d'aller causer avec le cocher de cette voiture et de savoir ce qu'il fait là; s'il attend deux messieurs qu'il a amenés à cette adresse, ou un locataire de cette maison qui l'a fait retenir.
—Oh! ça n'est pas difficile, madame; on vous dira ça au juste.
Par le carreau, Georgette vit son cocher accoster son confrère et une conversation s'engager entr'eux. Bientôt, son mandataire revint:—Madame, dit-il, il attend deux messieurs qu'il a amenés et il m'a dit que c'était, sans doute, pour des particuliers qui vont se battre, vu qu'il y a des épées dans la voiture et qu'il doit conduire ses clients au bois de Ville-d'Avray.
A ce moment, Bengali et ses deux témoins sortaient de la maison et montaient dans la voiture.
—Suivez cette voiture! dit Georgette.
—Jusqu'où, madame?
—Jusqu'à l'endroit du bois où elle s'arrêtera... assez loin d'elle, cependant, et vous vous placerez de façon à n'être pas aperçu.
—Bon! compris; madame veut voir la chose, sans....
—Faites ce que je vous dis!
Le cocher monta sur son siège et suivit la voiture à distance.
Arrivée à un endroit désert du bois, elle s'arrêta; un coupé était là et quatre personnes en sortaient. Ces personnes étaient l'adversaire de Bengali, ses témoins et un médecin.
Georgette descendit du fiacre:
—Attendez-moi ici! dit-elle d'une voix émue à son cocher, et elle s'avança d'un pas chancelant vers le lieu où deux hommes allaient peut-être s'entr'égorger, et c'était pour elle; parce qu'à une heure tardive de la soirée, l'un d'eux lui avait adressé des galanteries; que l'autre l'avait protégée contre les entreprises du premier; c'était pour cela que ces deux hommes pleins de jeunesse et de santé allaient chercher, dans le sang l'un de l'autre, la satisfaction imposée par un préjugé social.
Les deux adversaires se saluèrent, mirent habit bas, prirent chacun une des épées qui leur furent présentées, et se mirent en garde; le directeur du combat croisa les deux épées par le bout, se rangea près du deuxième témoin et du médecin et dit: «Allez, messieurs!»
Georgette, entre les branches d'un massif d'arbres, avait assisté à ces préliminaires solennels, dans une agitation qu'elle avait peine à maîtriser; à l'ordre: «Allez messieurs!» elle appuya fortement sa main sur son cœur qui battait à lui briser la poitrine, et, haletante, elle attendit.
Dès le premier engagement, elle trembla pour les jours de Bengali, ardent, téméraire, devant l'épée d'un adversaire froid, calme, paraissant sûr de sa force et prêt à saisir le passage imprudemment ouvert à son arme. Bengali, lui, n'était plus le simple auteur d'une injure donnant la réparation par lui due, c'était le fou d'amour combattant l'homme qui a outragé la femme aimée. Et Georgette, dont la pensée dirigeait son bras, ne pouvait s'empêcher, malgré son anxiété, de l'admirer: «Qu'il est beau! qu'il est brave!» murmurait-elle.
Elle jeta soudain un cri terrible; Bengali venait de tomber, atteint par une riposte en pleine poitrine. Au cri, tous les hommes s'étaient retournés. L'un d'eux avait couru au-devant de Georgette qui s'avançait en trébuchant, et la soutenait pour qu'elle ne tombât pas; les autres s'étaient précipités vers le blessé et, pendant qu'ils lui déchiraient à l'endroit de la blessure, sa chemise inondée de sang, le médecin tirait de sa boîte de secours de la charpie, des bandes de toile et des fioles.
Georgette s'échappa du bras de son cavalier et vint tomber à genoux près du blessé évanoui:
—Il est mort, monsieur? demanda-t-elle, en suffoquant.
—Vous me gênez madame, répondit le médecin; je ne puis rien vous dire encore, laissez-moi examiner la blessure.
L'adversaire, debout et chapeau bas, attendait l'opinion du médecin.
Un silence d'anxiété régnait.
Le docteur, après avoir lavé la plaie avec le contenu d'une des fioles, procéda à un premier pansement; l'effusion du sang arrêtée, il appuya longuement son oreille sur la poitrine du blessé; Georgette haletante attendait en murmurant:—Oh! mon Dieu!... mon Dieu!... et c'est pour moi....
—Enfin, le médecin releva sa tête et montra un visage exempt d'inquiétudes; Georgette, se redressant comme un ressort:—Ah! fit-elle, ça n'est pas grave?—Du moins, madame, répondit le médecin, il n'y a pas danger de mort, le cœur et le poumon fonctionnent régulièrement: ils n'ont donc pas été atteints; la blessure a cependant une certaine gravité; mais, je vous le répète, sauf complications imprévues, ce ne sera qu'une question de soins et de temps.
L'auteur de la blessure, alors, dit aux témoins de Bengali:—J'enverrai ce soir même ma carte à votre client et je ferai prendre régulièrement de ses nouvelles. Puis s'adressant à Georgette:—Je vous adresse, madame, mes plus humbles excuses; j'ai été trompé par les circonstances de lieu et d'heure. Veuillez, je vous prie, croire à mes vifs regrets.
Il salua et remonta dans son coupé avec ses deux amis, et la voiture s'éloigna.
On transporta avec précaution Bengali dans la sienne. Georgette exprima le désir d'y monter:
—Vous êtes sa parente, son amie? demanda le docteur.
—Ni l'une ni l'autre, monsieur, répondit-elle; vous avez entendu ce qui vient d'être dit par l'adversaire de ce malheureux jeune homme, je n'ai rien à y ajouter. Il m'avait insultée; celui qu'il a si gravement blessé m'avait protégée sans même avoir su celle dont il se faisait le défenseur; je n'ai d'autre mobile que ma reconnaissance.
—Votre conduite est très naturelle, madame; malheureusement, nous ne pouvons tenir cinq dans cette voiture; le malade, d'ailleurs, en souffrirait.
Georgette alors se résigna à regagner sa propre voiture; ce que voyant, les deux témoins s'offrirent pour y monter à sa place: elle accepta, monta dans celle où on avait placé le blessé, s'installa près de lui, lui mit la tête sur ses genoux et les deux voitures partirent.
La famille Jujube est à table et déjeune; naturellement on cause du futur mariage, des emplettes à faire, du trousseau à acheter.
Entre la bonne portant des lettres.
—Les lettres que le concierge vient de monter, dit-elle.
—Il y a une lettre de deuil, fit madame Jujube.
—Qui donc est mort? demanda Athalie en prenant la lettre, pendant que son père ouvrait sa correspondance.
—Ah! s'écria-t-elle, après avoir jeté les yeux sur la lettre de deuil: M. Pistache.
—Hein? qui est mort? firent les deux époux.
—Non, c'est lui qui envoie ça.
Et elle lut:
—M. Pistache a le chagrin de vous annoncer la perte cruellement douloureuse qu'il vient de faire dans la personne de M. Jean-André Romarin, son oncle, qu'il n'avait jamais vu.
—Et il a tant de chagrin que cela? observa ironiquement Jujube.
—Il a ajouté quelque chose à la main, dit Athalie.
Et elle lut:
—Il a, par la même occasion, le plaisir de vous annoncer que cet excellent oncle lui a légué une somme de deux cent mille francs.
Madame Jujube s'exclama:—Deux cent mille francs!
Jujube qui, à ce moment, ouvrait une lettre, allait s'associer à l'exclamation bien naturelle de son épouse; mais un coup d'œil jeté sur les premiers mots de la lettre lui arracha un cri d'un tout autre caractère.
—Qu'est-ce donc? demandèrent les deux femmes inquiètes.
—Ton futur grièvement blessé en duel! répondit-il d'une voix altérée; c'est sa tante qui m'annonce ce grand malheur.
—Toujours de nos chances! gémit la mère.
Athalie pâlit, fut prise d'un tremblement nerveux, puis éclata en sanglots.
—Ça devait lui arriver, dit le père, en marchant avec agitation: un tapageur, un viveur, un cerveau brûlé.
Madame Jujube, elle, consolait sa fille.
—Tu sais bien ce que c'est que les duels, lui disait-elle; les journaux en rendent compte à chaque instant et ils n'ont jamais de suites graves; dans quinze jours, ce pauvre garçon sera guéri.
—Tu n'as donc pas entendu ce que j'ai lu? hurla Jujube; la lettre porte grièvement blessé.
—J'ai entendu, mon ami; mais sur le moment, une blessure paraît grave, et....
—Je vais le voir, dit Jujube.
—Ne sois pas longtemps, papa, supplia Athalie.
Jujube sortit précipitamment sans lui répondre.
—Ne te désole donc pas, continua la mère, je te dis que ce ne sera rien, tu verras. Puis, aux doutes exprimés par les mouvements de tête de sa fille, elle ajouta, en femme positive qu'elle était:
—D'ailleurs, mettons les choses au pire; supposons que le pauvre garçon meure de sa blessure....
—Oh! maman, ne dis pas ça! sanglota l'inconsolable Athalie.
—C'est une simple supposition.... Eh bien, n'oublie pas que Pistache a hérité de deux cent mille francs.
—Ne me parle plus de lui, je n'en veux pas.
—Pourtant, deux cent mille francs quand, comme toi, on n'a pas de dot....
Athalie trépigna de colère en répétant:—Je n'en veux pas, je n'en veux pas!
Madame Jujube continua:—D'autant plus qu'avec cette fortune il n'aurait pas besoin de rester dans la pharmacie, et ton père alors qui n'avait que cette objection....
Pour en finir, Athalie quitta brusquement sa mère et s'en alla pleurer dans sa chambre.
Jujube ne tarda pas à rentrer.
Il était furieux.
—Eh bien? lui demanda madame Jujube avec empressement....
Puis, voyant son air irrité:
—Mais qu'as-tu donc? ajouta-t-elle.
—Tu as déjà été raconter à tout le monde que ta fille faisait un riche mariage?
—Moi?... mais....
—Je viens de rencontrer M. et madame Blavin qui m'ont félicité.
—Je leur ai confié... des amis....
—Confié! et ils l'ont répété, ça se sait partout... et ton prétendu gendre est très gravement blessé; on ne peut pas le voir, défense absolue des médecins.
—Ah! mon Dieu! gémit madame Jujube, s'il allait mourir!
—C'est à craindre, et on se moquera encore de nous, comme pour les autres gendres qui nous ont raté, car chaque fois, toi et ta fille, c'était la même chose; vous ne pouvez pas taire votre langue.
—Mais, mon ami, cette fois, tu m'as dit toi-même avoir annoncé le prochain mariage d'Athalie....
—A ce méchant savant, ce cuistre, à ce M. Quatpuces à qui il faut des dots; oui, je l'ai rencontré et je me suis offert le plaisir de lui annoncer... tout le monde à ma place en aurait fait autant; toi, quelles raisons avais-tu?
—Mais c'est Athalie qui en a parlé la première.
—Athalie aussi, oui; vous êtes toutes les mêmes, et si ton futur gendre meurt, comme c'est à craindre, nous voilà encore avec notre fille sur les bras.
—Non, mon ami, si tu le veux bien.
Et elle rappela l'amour de Pistache pour Athalie et l'héritage qui lui permettrait de quitter la pharmacie.
Jujube ne répondit rien; c'était déjà un pas de fait, et quand sa femme ajouta qu'Athalie ne voulait pas qu'on lui parlât de ce jeune homme, le petit tyran reparut, déclara qu'il n'admettait pas la résistance d'une fille aux volontés de son père; que sa volonté, il l'imposerait si besoin était. En tout cas, ajouta-t-il, envoie nos cartes à ce jeune homme... avec un mot de sympathie.
Madame Jujube comprit que sa cause était gagnée et que, avec l'un ou avec l'autre, on avait enfin le placement d'Athalie; et aussitôt, suivant le désir de Jujube, elle prit les trois cartes de visite, écrivit quelques mots affectueux sur chacune d'elles, puis elle envoya immédiatement Galfâtre le concierge les porter à leur adresse.
Pistache fut au comble de l'émotion en voyant cet empressement de la famille Jujube et, particulièrement, la participation du maître de la maison à cette manifestation sympathique.
—Remerciez, de ma part, je vous prie, dit-il au concierge, monsieur et madame Jujubès; dites-leur que j'ai été très sensible à leur preuve d'amitié.
—Bien, monsieur, je n'y manquerai pas.
Puis, Galfâtre ajouta:—Monsieur est sans doute invité à la noce?
—A la noce!... Quelle noce?
—Celle de mademoiselle Jujubès.
—Comment, de mademoiselle.... Et le pharmacien abasourdi n'eut pas la force d'achever; mais pensant qu'il s'agissait de son propre mariage, il se mit à rire:
—Ça se sait donc déjà? demanda-t-il.
—Toute la maison le sait, répondit Galfâtre....
—Ah! fit notre pharmacien radieux. Ah! vous me faites bien plaisir.... Tenez, voilà vingt francs pour cette bonne nouvelle.
—Oh! monsieur est trop bon.... Je croyais que monsieur savait ça.
—Je savais que la demoiselle et sa maman voulaient bien, mais c'est M. Jujubès qui ne voulait pas.
—Ma foi, répondit Galfâtre, il avait bien raison; donner sa fille unique à un viveur, un coureur.
—Ah! mais dites donc, vous; c'est pour me remercier de mes vingt francs que vous me dites ça?
—Ah! c'est vrai, monsieur, je ne me rappelais plus que vous étiez l'ami de ce monsieur.
—Ce monsieur? Quel monsieur?
—Eh bien.... M. Bengali.
Pistache resta anéanti:—Bengali... balbutiait-il, Bengali.
—Vous ne savez pas qu'il doit épouser cette demoiselle?...
Ses questions restant sans réponse, Galfâtre se retira sans que sa sortie fût remarquée par Pistache resté les yeux fixes et l'air ahuri.
—Ah! se dit le pauvre amoureux, je comprends maintenant pourquoi on ne me recevait pas quand il était là.
Galfâtre venait de rentrer à sa loge, quand madame Jujube qui, à ce moment, venait du dehors, lui dit:
—Comment, vous n'avez pas encore porté les cartes?
—Pardon, madame, j'en viens.
—Vous avez trouvé la personne?
—C'est au monsieur même que j'ai remis les cartes; même que ce pauvre jeune homme est dans un chagrin....
—De la mort d'un oncle qu'il n'a jamais vu et qui lui laisse deux cent mille francs?
—Deux cent mille francs! s'écria Galfâtre, c'est donc ça que, dans sa joie, il m'a donné vingt francs.
—Dans sa joie! fit madame Jujube surprise, vous venez de me dire qu'il était dans un grand chagrin.
—Oh! le chagrin est venu après les vingt francs, quand je lui ai annoncé le mariage de mademoiselle.
Madame Jujube bondit:—Vous lui avez....
La colère l'empêcha d'achever.
—Dame, étant l'ami du marié, je croyais qu'il était invité à la noce.
Et la brave dame, exaspérée:
—Mais comment connaissez-vous nos affaires de famille? qui vous a parlé de ce mariage?
—Madame, c'est mademoiselle elle-même.
—Ah! mon Dieu, murmura madame Jujube, aller conter ça jusqu'au concierge! Et il n'y a rien dans tous ces ragots que des pourparlers qui n'aboutiront même pas.
—Dam! madame, moi, je....
—En voilà assez; pas un mot de cela à personne.... Et tout d'abord, vous allez courir me porter une lettre à M. Pistache; je vais la faire, venez la chercher dans dix minutes.
Et elle monta chez elle en toute hâte.
Une demi-heure après, Pistache recevait une lettre ainsi conçue:
«Il n'y a rien de vrai dans ce que vous a dit mon imbécile de concierge; il vous a rapporté des potins de voisinage, établis sur les visites que nous fait M. Bengali, comme nous en font tous nos amis; et d'ailleurs, le pauvre jeune homme est peut-être mort, à cette heure, d'une blessure qu'il a reçue hier, en duel. Venez me voir, nous causerons.»
Depuis six jours, Bengali était en proie à une fièvre ardente et plongé dans un sommeil incessant et agité. Le médecin, on le sait, avait, dès le premier examen de la blessure, déclaré sans hésitation qu'elle n'aurait pas de suites fatales, à moins de complications imprévues; il avait donc fait toutes les recommandations de nature à prévenir ces accidents; notamment, l'interdiction des visites et de tout ce qui pouvait troubler le repos du malade.
—Vous tenez bien compte de mes prescriptions? dit-il au domestique; vous ne recevez personne autre que la tante de votre maître?
A la mine embarrassée du domestique, le docteur lui demanda:—Vous ne comprenez pas? c'est pourtant bien clair.
—Si, si, monsieur le docteur... je comprends bien, mais c'est que....
—C'est que quoi?
—Il y a... cette demoiselle.... qui était dans la voiture quand on a rapporté monsieur....
—Elle est venue demander de ses nouvelles? vous lui en avez donné? C'est bien, je n'interdis pas les demandes de nouvelles, ce ne sont pas des visites, cela; qu'on parle bas et qu'on n'entre pas dans la chambre du malade, voilà tout ce que j'exige.
—Bien, monsieur; mais cette demoiselle m'a tant prié, que je l'ai laissée regarder monsieur.... Ce qu'elle a pleuré en le voyant! ça me fendait le cœur... à ce moment-là... Monsieur, tout en dormant, demandait à boire; alors elle s'est assise au chevet du lit... j'ai soulevé monsieur et elle l'a fait boire... après, elle a tant pleuré pour que je la laisse soigner monsieur... que je n'ai pas eu le courage....
—Je ne m'étais-pas trompé, pensa le docteur, il y a de l'amour là-dessous.
—Vous avez bien fait, répondit-il au domestique; quand cette personne reviendra vous la laisserez entrer.
—Bien, monsieur.... Elle est revenue et elle revient tous les soirs... mais monsieur qui dort toujours en se remuant beaucoup, ne s'est même pas aperçu qu'elle était là, il boit en dormant.... Cette pauvre demoiselle passe la moitié des nuits... des fois plus... elle lui essuie la figure... qui est mouillée par la fièvre... elle ne le perd pas de vue.... Faudra-t-il que je la laisse revenir?
—Oui, répondit le médecin, certain que nulle autre garde ne soignerait son malade avec autant de sollicitude.
Georgette continua donc à venir soigner son cher blessé.
Un soir, elle resta tout interdite en voyant entrer le médecin; il lui sourit, lui imposa silence du geste et lui dit à voix basse:
—Je savais vos visites, vos soins, et je les ai approuvés... ça va mieux.... Puis tâtant le pouls du malade:—beaucoup mieux, ajouta-t-il.
—Entrez, madame, monsieur le docteur est là, dit à demi-voix le domestique, en introduisant mademoiselle Piédevache....
La vieille demoiselle eut un geste de surprise à la vue de Georgette, et elle jeta, au médecin, un regard interrogateur.
—C'est une garde-malade que j'ai placée près de lui, dit le médecin, pour éviter toute explication.
—Elle est bien jeune et bien jolie pour faire ce métier-là, se dit la vieille demoiselle. Mais préoccupée de la santé de son neveu:
—Eh bien? demanda-t-elle.
—La fièvre s'en va, répondit le docteur; je suis très content. Mais ne restons pas ici, notre présence est inutile et il a encore besoin du repos le plus complet.
—Et vous me répondez...?
—De sa guérison, oh! absolument; elle sera longue, mais elle est certaine; allons-nous-en.
Et Georgette resta seule avec celui qu'elle aimait, écoutant sa respiration devenue plus régulière et plus douce, observant ses mouvements moins fréquents et moins brusques; le médecin ne l'avait pas trompée: une amélioration sensible s'était produite depuis la veille, la jeunesse triomphait du mal, et cette pensée: il vivra! lui arrachait un sourire; à quelques mots confus qu'elle perçut: «Il parle, se disait-elle... il a soif peut-être;» et approchant son oreille des lèvres du malade, elle écouta, puis eut un mouvement de joie: «Mon nom! dit-elle, il rêve de moi!» Le voyant promener sa langue sur ses lèvres desséchées, elle pensa qu'il avait soif; elle entr'ouvrit la porte de la pièce voisine, pour dire au domestique de venir soulever son maître; le domestique dormait profondément dans un fauteuil. La jeune fille alors prit la tasse contenant le breuvage ordonné par le médecin, souleva la tête de son bien-aimé et présenta la tasse à sa bouche entr'ouverte....
Il but d'abord avidement, avec l'inconscience que donne le demi-sommeil, et puis ouvrit les yeux, regarda Georgette... la regarda longtemps.... «Ah! je reprends mon rêve interrompu,» murmura-t-il avec une expression heureuse.
Georgette lui reposa la tête sur son oreiller et voulut s'enfuir.
—Ah! ce n'est pas un rêve, s'écria-t-il! oh! Georgette, ne me quittez pas!
Elle s'arrêta au seuil de la porte et se retourna vers lui. Il se dressa, tendit ses bras vers la jeune fille et, d'une voix tremblante d'émotion:
—Vous! fit-il, vous près de moi!
—Chut! fit-elle, ne parlez pas; il vous faut le repos le plus rigoureux.
—Ne vous en allez pas, je vous en supplie... votre présence près de moi me guérira plus vite que les remèdes du médecin.
Georgette revint vers lui: «Je veux bien rester, dit-elle, mais sur votre promesse de garder le silence....»
—Oui, Georgette, oui, je me tairai....
La jeune fille reprit sa place dans le fauteuil placé au chevet du lit.
—Bengali voulut parler.—Ah! fit-elle, vous m'avez promis....
—Deux mots seulement, Georgette. Je vous en supplie.
—Bien bas, alors, dit-elle.
—A votre oreille, voulez-vous?
Et il avança ses bras pour l'attirer à lui; elle se recula vivement: «Chut! chut! chut! fit-elle, un doigt posé sur sa bouche souriante, reposez votre tête sur l'oreiller et parlez-moi d'ici.»
Bengali obéit....
—Est-ce la première fois que vous venez ici, Georgette? demanda-t-il.
—Je suis venue tous les jours.
—Ah! fit-il joyeux, et vous viendrez encore?
—Si cela doit hâter votre guérison....
—Oh! oui... oui... je me sens déjà tout autre....
—Voyons, ne vous animez pas, soyez bien tranquille, parlez peu et doucement, sinon je m'en vais....
—Non, non, restez, je vous obéirai.
Puis, après un silence: «On a fait une comédie là-dessus, je l'ai vue jouer: l'Amour médecin.... Georgette, il me semble que je serais si heureux de tenir votre main dans la mienne... voulez-vous?... ça me fera plus de bien que la tisane.»
Elle lui donna sa main:—A la condition, dit-elle, que vous allez vous endormir comme cela.
—Oui Georgette, oui, je vais dormir.
Il ferma les yeux, et bientôt sa respiration courte, précipitée, indiqua qu'un sommeil fiévreux avait vaincu la volonté du jeune homme, de laisser ses yeux fixés sur ceux de son adorée.
Les jours, les semaines s'écoulaient et rien ne faisait prévoir à l'affligée Athalie et à ses parents l'époque du rétablissement complet du futur époux, par conséquent la date du mariage convenu. Quand Jujube se présentait chez le blessé, il n'était jamais reçu, et mademoiselle Piédevache, toute à son inquiétude pour son neveu qu'elle adorait, ne pouvait que répéter à la famille impatiente: «C'est l'ordre formel du médecin; le pauvre enfant ne peut pas recevoir de visites; moi-même, quand je vais le voir, je ne fais qu'une apparition, mais le docteur m'écrit tous les jours quelques mots; la guérison est certaine, mais ça sera long; il faut attendre».
On attendait depuis un mois quand mademoiselle Piédevache arriva chez les Jujube, l'air fort satisfait.
—Enfin, dit-elle, le cher enfant peut recevoir des visites, il se lève et entre en convalescence.
Grande joie d'Athalie à cette bonne nouvelle:
—Qu'est-ce que peut durer la convalescence? un mois? demanda-t-elle.
—Oh! pas plus, je pense, répondit la tante.
—J'aurais grand plaisir à le voir, ce brave garçon, dit Jujube.
—Je viens vous prendre pour vous mener chez lui, répondit la vieille demoiselle; ma voiture est en bas; êtes-vous prêt?
Jujube, qui était toujours prêt à sortir, n'eut que son chapeau à mettre:—Je suis à vos ordres, dit-il.
—Mille bonnes choses de notre part, papa, dit Athalie; dis-lui que nous sommes bien heureuses de son rétablissement.
Bengali, occupé à dévorer deux côtelettes, fut désagréablement surpris en voyant sa tante accompagnée du futur beau-père qu'elle voulait lui colloquer.
—Bravo! s'écria celui-ci, je vous trouve en bonnes dispositions, mon gaillard.
—Peuh! fit Bengali, je mâchonne, je suce du jus de côtelettes.
—Mais vous avalez la viande avec, les os sont décharnés. Ah! nous avons été tous bien heureux d'apprendre votre entrée en convalescence; votre pauvre Athalie en pleurait de joie.
—Chère demoiselle, répondit Bengali, sans enthousiasme; dites-lui que j'ai été bien sensible....
—Je vais même lui annoncer que vous viendrez lui dire cela de vive voix dans une huitaine de jours, répondit Jujube....
—Oh! certainement, ajouta mademoiselle Piédevache, dans huit jours.
—Huit jours, fit Bengali avec un pâle sourire; comme vous y allez, ma tante!
—Elle a raison, et nous causerons du mariage... j'espère que nous pourrons le fixer à un mois.
Bengali se récria d'une voix languissante:
—Oh! oh!... un mois!... faible comme je le suis.
—Aujourd'hui, oui; mais dans un mois.
—Certainement, ajouta la tante; un mois de convalescence....à ton âge.... Tu verras.
—J'en doute, ma tante.... Ainsi tenez, le peu que j'ai causé... eh bien! je me suis fatigué... je vais me remettre au lit.
—Il a raison, dit mademoiselle Piédevache, il faut le laisser se reposer....
—Voulez-vous que je vous envoie Athalie avec sa mère? demanda Jujube....
—Oh non!... ça ne serait pas convenable... une demoiselle chez un garçon... malade.
—Chez son futur....
—Oui, sans doute; mais quand je serai tout à fait bien... nous arrangerons cela; je vous demande pardon, je vais me recoucher.
Les deux visiteurs se retirèrent et Jujube se disait: «Je trouve qu'il n'est guère pressé de voir ma fille.»
Et dès qu'ils furent partis, Bengali demanda le fromage à la crème et les fruits préparés pour le dessert de son repas interrompu.
—Eh bien! s'écrièrent Athalie et sa mère, à l'arrivée de Jujube dont la figure était soucieuse.
—Eh bien! Eh bien!... je l'ai trouvé mangeant deux côtelettes.
—Ah! exclamèrent joyeusement les deux femmes.
—Oui, ah! ah! tant que vous voudrez, mais pour moi, le mariage n'est pas fait.
—Comment! fit la pauvre Athalie déconcertée, qu'est-ce qu'il y a?
—Il y a, il y a... il n'y a rien... que des impressions, mais qui sont mauvaises.
Et Jujube raconta son arrivée au moment où Bengali était attablé et paraissait manger avec appétit; son air contraint en le voyant, la froideur de son accueil, sa fatigue subite, son refus de recevoir la visite de sa future, etc., etc.
Athalie trouva, pour le justifier, les bonnes raisons fournies par les gens à illusions, toujours disposés à croire ce qu'ils désirent; sa mère, femme à illusions, elle aussi, exprima un avis semblable:
—Tant mieux si je me suis trompé, dit le chef de la famille, mais, règle générale, je ne me trompe jamais.
—Tu verras, papa, que tu te trompes cette fois, dit Athalie sans conviction.
—Bon, bon, je veux bien, nous verrons, ricana-t-il avec ironie.
Quatre jours après cette scène, il recevait, de la tante Piédevache, une lettre dont les premiers mots lui firent pousser une exclamation; il appela à haute voix les deux femmes:
—Voilà du nouveau, venez vite!
Elles accoururent à son appel et leurs regards l'avaient avidement questionné avant que leur bouche eût prononcé un mot.
—Il est parti pour Nice! dit-il.
Et il jouit amèrement de la stupeur causée par cette nouvelle.
—Parti... comment, pourquoi? demanda Athalie accablée.
—Son médecin, paraît-il, l'envoie là-bas pour achever sa guérison.
—Eh bien, papa, si c'est le médecin qui l'a ordonné....
—Sans doute, ajouta la mère, si le médecin a jugé nécessaire....
—Nécessaire aussi, répondit Jujube, de partir sans nous faire une visite, sans nous exprimer par une lettre son désir de nous voir, sans même nous informer personnellement de son départ, puisque c'est sa tante qui nous l'apprend.
Athalie, cette fois, ne répondit que par des larmes.
—Un pareil manque d'égards, dit madame Jujube, est sans excuse.
—Sans excuse, appuya Jujube.
Bengali, cependant, en avait une excellente pour ne pas annoncer son départ. Il n'était pas parti et ne devait même pas partir; il avait exprimé le désir d'aller achever sa convalescence à Nice, à son médecin; celui-ci avait fort approuvé cette excellente idée. Le lendemain, le prétendu voyageur informait sa tante de ce qu'il appelait l'ordre du docteur; la brave femme pleura fort, mais enfin, cette séparation était nécessaire; elle se résigna, donna quelques billets de banque à celui qu'elle appelait son cher enfant, retourna à Saint-Mandé, et Bengali aussitôt de faire faire ses malles, d'envoyer chercher une voiture et d'aller s'installer dans un petit appartement d'un quartier éloigné, appartement qu'il fit meubler.
Le résultat des visites de Georgette avait été ce qu'on pouvait prévoir, et, chose moins facile à supposer, la possession, loin de refroidir les sentiments de l'heureux amant, n'avait fait qu'accroître son amour pour l'adorable fille qui s'était donnée à lui; c'était pour la voir tous les jours, sans gêne, sans contrainte, qu'il avait imaginé le besoin d'aller se rétablir à Nice.
Il avait, d'ailleurs, tout prévu. Un de ses amis, installé dans cette ville pour plusieurs mois, et avec qui il s'était entendu, lui avait indiqué son hôtel; Bengali en avait donné le nom et l'adresse à sa tante, comme devant être le domicile où elle lui écrirait; l'ami lui renverrait les lettres. Bengali y répondrait, enverrait ses réponses à l'obligeant intermédiaire qui n'aurait plus qu'à les jeter à la poste.
Et il fut fait comme il avait été convenu.
—Tu verras, papa, dit Athalie à son père, tu verras que M. Bengali....
Jujube l'interrompit:—Partir sans nous en aviser, sans adieux, sans lettre explicative!...
—Je t'assure, papa, qu'il a eu pour cela une cause majeure; je suis sûre que, dès son arrivée à Nice, il t'écrira.
—Il ne lui manquerait plus que de ne pas nous écrire, répondit le père.
—Athalie a raison, mon ami, dit madame Jujube, il nous écrira et tu verras qu'il lui est arrivé je ne sais quel empêchement.
L'artiste, dont la vanité se refusait à croire qu'il en pût être autrement, ne répliqua rien et se borna à dire:
—Avec tout cela, pour combien de temps est-il à Nice? Deux mois, quatre mois, six mois peut-être.
Athalie se récria:
—Oh! papa... quinze jours, trois semaines au plus.
—Enfin, conclut Jujube, nous parlons pour ne rien dire, attendons sa lettre.
Le lendemain, pas de lettre!
Les deux dames firent observer que Bengali avait eu, au plus, le temps d'arriver, qu'à peine entré en convalescence, la fatigue du voyage avait dû l'obliger à un repos bien naturel.
—Parfait! attendons à demain, répondit ironiquement le père incrédule.
Deux jours, trois jours, huit jours s'écoulèrent et toujours pas de lettre; la tante Piédevache était allée passer un mois en Auvergne, chez des amis, impossible d'aller lui demander une explication; écrire à Nice, au prétendu convalescent, on ignorait son adresse, et l'infortunée Athalie ne cessait pas d'inonder de ses larmes son piano que, malgré sa douleur, elle était obligée de travailler pour obéir aux injonctions paternelles.
Jujube, convaincu que c'était encore un mariage raté, résolut de prendre l'initiative d'un affront à son singulier futur gendre, pour que celui-ci ne le lui fît pas, et il se décida à donner sa fille à Pistache si ce jeune homme consentait à abandonner la pharmacie; il était riche, adorait Athalie; la condition serait donc acceptée sans difficulté.
La réception d'une lettre montée par le concierge et timbrée de Nice vint interrompre le cours de ses réflexions:
—Une lettre de Nice! cria-t-il.
Les deux femmes accoururent:
—Tu vois bien, papa, dit Athalie suffoquée par l'émotion. Et comme il éprouvait quelques difficultés à défaire l'enveloppe:
—Oh! dépêche-toi, papa! ajouta-t-elle.
—Tu vas voir qu'il se justifie, dit madame Jujube.
Enfin, la lettre fut dégagée de sa prison, ouverte, et Jujube en donna lecture, à la grande impatience d'Athalie qui attendait toujours ce qui ne venait jamais.
Dans cette lettre, Bengali expliquait que le départ d'un ami pour Monaco, le jour même ou le médecin avait ordonné Nice comme lieu de convalescence, l'avait obligé à partir immédiatement, la société d'un compagnon de voyage pouvant lui être d'un grand secours.
—Ah! je te le disais bien, papa; et après, qu'est-ce qu'il y a?
Il y avait une relation du voyage, la mention des arrêts dans les principales villes du trajet, arrêts nécessités par le besoin de repos, la description de Lyon, de Marseille, de sa Canebière, de son port, etc., etc., puis la description de Nice où les orangers poussent en pleine terre, des renseignements sur Monaco dont on aperçoit les remparts et où le chemin de fer conduit en une demi-heure. Enfin la lettre se termina par les saluts d'usage, suivis de—mille choses à ces dames.
Cette lecture finie, Jujube regarda Athalie qui était terrifiée:
—Voilà! dit-il amèrement:—mille choses à ces dames... drôle... polisson... il attend huit jours pour nous dire cela... mille choses à ces dames!
—Mais, papa, risqua timidement et sans conviction la pauvre fille, il ne peut pas nous dire autre chose dans une première lettre; écris-lui, il répondra, et cette fois....
—Lui écrire! où? il ne donne même pas l'adresse de son hôtel.
—Il l'a oubliée, il l'enverra dans sa prochaine lettre.
Un mois s'écoula pendant lequel on reçut quatre lettres remplies de choses indifférentes, sans la moindre allusion au mariage convenu, et toutes se terminant constamment par la formule: mille choses à ces dames.
Jujube n'hésita plus: Pistache serait son gendre; il était seul, au moment où il prenait cette résolution, un rhume l'ayant retenu dans sa chambre, et les deux femmes étaient au Conservatoire où Athalie prenait des leçons d'harmonie.
La bonne annonça Pistache. Jujube se leva et, de la porte entr'ouverte, les mains tendues, il cria:
—Entrez donc, cher monsieur!
Pistache, qu'il n'avait pas habitué à cet accueil chaleureux, en était tout confus.
—Vous voyez un pauvre malade, continua l'artiste.
—Oh! vraiment, monsieur Jujubès, fit le pharmacien avec sollicitude; si j'avais su cela, je serais venu prendre de vos nouvelles. Oh! que je regrette donc....
—Vous êtes bien aimable, ce n'est rien, un rhume.
Le pharmacien, que ce mot plaçait sur son terrain, lui donna force détails sur les rhumes, leurs moyens de guérison, offrit tous les sirops et toutes les pâtes efficaces en pareil cas. Jujube le remercia avec effusion, ajouta que son rhume était à peu près passé et qu'il ne gardait la chambre que comme dernière précaution:
—Ne parlons plus de moi, dit-il; quoi de nouveau?
—Mais... pas grand'chose....
Une idée vint à Jujube:—Et votre ami Bengali, avez-vous de ses nouvelles? demanda-t-il.
—De ses nouvelles? est-ce qu'il a été malade?
—Comment? Vous ne savez pas qu'il a été gravement blessé en duel?
—Non, je ne savais pas ça.
—Il a été deux mois au lit et on l'a envoyé à Nice pour achever de se rétablir.
—Oh! mais alors, il est tout à fait rétabli; je l'ai vu il y a trois semaines.
—Où cela?
—A Paris... un soir.
—A Paris?... vous êtes sûr que c'était lui?
—Oh! parfaitement sûr, nous nous sommes trouvés presque nez à nez.
—Vous lui avez parlé?
—Non, il avait une demoiselle à son bras; et comme, en me voyant, il a vivement tourné la tête, j'ai pensé qu'il voulait m'éviter. Alors... vous comprenez... par discrétion....
—Parfaitement.
—Ça m'a contrarié, parce que je lui aurais annoncé mon héritage, ça lui aurait fait plaisir.
Ici, Pistache trouva le joint pour faire connaître ses intentions.
—Et puis, dit-il, je l'aurais consulté sur mes idées de mariage.
Jujube, tout à la révélation qui venait de lui être faite, ne répondit pas. Pistache, alors, continua:
—Oui... dès que mon deuil sera fini (et appuyant), je m'occuperai de me marier. Et il répéta:—Je veux absolument me marier.
Et Jujube, toujours la tête ailleurs, ne répondait pas encore.
Pistache l'interpella:
—N'est-ce pas, monsieur Jujubès, que j'ai raison?
—Raison?... sur quoi?
—Sur mon idée de me marier?
—Ah!... vous songez à vous marier?
—Oui, après mon deuil... le deuil d'un oncle, ça n'est pas bien long, trois mois au plus.
—Vous avez raison, mon jeune ami.
—Son jeune ami! pensa notre amoureux que cette appellation combla d'espoir, et il continua:
—Il y a une demoiselle... que j'adore... et qui m'aime aussi....
—Bravo?
—Et si vous voulez, monsieur Jujubès....
—Moi?
—Oui, monsieur Jujubès, ça dépend de vous.
Et il allait lâcher le grand mot, quand mesdames Jujube entrèrent. Il courut au devant d'elles:
—Ah! madame, ah! mademoiselle, balbutia-t-il, suffoqué d'émotion, si vous saviez combien je....
Athalie le salua de la tête et sortit vivement, laissant le pauvre garçon son sourire figé sur sa bouche béante. Il allait demander une explication, mais la mère ignorant la résolution prise par son mari, celui-ci pensa que reprendre en ce moment la conversation interrompue, serait provoquer chez madame Jujube un étonnement et un embarras de nature à dérouter Pistache; Jujube prétexta sa palette à préparer pour la pose d'un modèle qu'il attendait, engagea vivement le jeune homme à revenir le plus tôt possible, et le nouveau futur gendre se retira sans s'expliquer l'accueil d'Athalie, mais transporté de joie par les dispositions du père.
—J'ai du nouveau à t'apprendre, dit aussitôt celui-ci à sa femme, et surtout à apprendre à Athalie; appelle-la!
Athalie, qui avait guetté le départ de son amoureux, rentra à ce moment:
—J'annonçais à ta mère qu'il y a du nouveau, reprit Jujube, et j'allais t'appeler pour entendre cette nouvelle intéressante.
A l'air ironique de son père, la pauvre fille devina que la nouvelle était mauvaise pour elle.
Le père continua sur le même ton sarcastique:
—Il est retombé, ce cher malade, une rechute qui l'a forcé à reprendre le lit, dont l'état est tellement grave qu'il ne peut ni nous écrire, ni charger quelqu'un de nous informer de sa rechute.
—Mais qu'y a-t-il donc, papa? demanda la pauvre Athalie avec inquiétude.
—Il y a que ton soi-disant adorateur se porte comme le Pont-Neuf, et qu'il a été vu à Paris, il y a trois semaines, avec une belle jeune fille à son bras.
—Hein? fit madame Jujube.
Athalie était restée anéantie:
—Eh bien, fit Jujube, es-tu convaincue?
Elle balbutia, pâle et tremblante:
—Comment sais-tu cela, papa?
—Par celui que tu dédaignes, qui sort d'ici; il l'a vu, de ses yeux vu.
—Il a pu se tromper.
—Je lui ai posé la question.
Et Jujube répéta les paroles de Pistache.
—C'est un mensonge qu'il t'a fait, papa.
—Dans quel but?
—Pour évincer son rival.
—Il ignore cette rivalité, je ne lui en ai pas soufflé mot, et, s'il la connaît! qui la lui aurait apprise?
—Ton père a raison, ma fille, dit madame Jujube.
Lui, continue:
—Si, comme tu le croyais, ton adoré était retombé malade, sa tante le saurait et nous en aurait informés.
—Elle est en Auvergne.
—Elle en serait revenue en toute hâte, nous aurait mis au courant, aurait avisé au moyen de faire revenir le malade; au besoin, serait allée à Nice; enfin nous saurions quelque chose. Et tu te figures que nous allons attendre ce monsieur qui se fiche de toi, de nous; qui ne t'épousera jamais, quand nous avons un brave garçon, riche, prêt à te conduire à la mairie?
—Jamais! dit énergiquement Athalie.
—Hein! fit le père à qui, dans son intérieur, nul n'avait jamais résisté.
Elle répéta:
—Jamais je n'épouserai ce monsieur. Jamais! jamais!
—Qu'est-ce que c'est que ce ton-là? s'écria le père en s'avançant la main levée.
Athalie ne recula pas: «Bats-moi, dit-elle; tue-moi si tu veux, je ne l'épouserai pas».
Il n'y a tel que la timidité subitement résolue, pour imposer à ceux devant qui elle s'est jusqu'alors inclinée. Jujube resta donc muet d'étonnement, à cette résistance énergique qu'il rencontrait pour la première fois:
—C'est ma fille, dit-il, les lèvres blêmes et agitées par la colère, c'est ma fille qui me parle ainsi!
—Papa, je ne te manque pas de respect, je t'ai toujours obéi et je t'obéirai toujours; mais pour cela, non, non, non.
—J'ai donné ma parole à ce jeune homme, dit-il, espérant par ce mensonge obtenir la soumission d'Athalie.
—Je ne lui ai pas donné la mienne, répondit-elle, je ne l'aime pas.
—Belle raison! Ta mère non plus ne m'aimait pas quand je l'ai épousée; maintenant c'est du délire.
—Oh! du délire, murmura madame Jujube... avec un léger mouvement de tête....
—Qu'est-ce que tu dis?
—Je dis: oui, du délire.
—Tu entends, ma fille? Je ne le fais pas dire à ta mère.
Comme sa mère ne l'avait pas dit, elle approuva:—En tout cas, mon ami, dit-elle, nous ne pouvons pas rompre des projets bien arrêtés sans prévenir mademoiselle Piédevache.
—Et, avant de la prévenir, ajouta Athalie, avoir la preuve que c'est bien lui qui a été vu à Paris.
A ce moment, une visite vint couper court à la discussion et jeter dans la vaniteuse famille une joie de nature à lui faire oublier toute autre chose: une riche dame, celle qui donnait à Athalie les fleurs, les plumes et les rubans qui avaient cessé de lui plaire, une de ces connaissances dont on disait: «nous n'avons que des amis comme cela;» cette dame venait annoncer qu'elle partait en voyage pour plusieurs mois et elle mettait sa maison de campagne à la disposition des Jujube, et même à leurs ordres ses domestiques qu'elle n'emmenait pas; ajoutant qu'ils pourraient s'y installer dès le surlendemain et y rester jusqu'à son retour; c'est-à-dire la plus grande partie de la belle saison.
La famille, radieuse, la remercia avec effusion; on l'embrassa, on lui fit tous les souhaits possibles d'heureux voyage et, la dame partie, il ne fut plus question que de la prise immédiate de possession de la splendide demeure, des amis et connaissances qu'on y inviterait, du riche mobilier au milieu duquel on se pavanerait, et on s'occupa immédiatement des invitations à faire.
Tous les jours, Bengali allait attendre Georgette à un endroit convenu, la faisait monter dans la voiture qui l'avait amené et les deux amants allaient passer une heure dans le petit appartement loué pour ces entrevues quotidiennes.
Depuis quelque temps, Bengali remarquait la tristesse toujours croissante de sa maîtresse; celle-ci, de son côté, avait constaté, chez son amant, la perte de la gaîté si riche et si communicative qu'il possédait lorsqu'elle l'avait connu.
—Chaque jour, se disait-elle, il paraît plus rêveur, plus préoccupé que la veille; il ne répond plus à mes questions que d'une façon distraite, comme s'il pensait à autre chose... cet amour ardent, qu'il m'affirmait avec un tel accent de sincérité, était-ce.... une comédie? oh! non... ce serait horrible... il était sincère, j'en suis sûre, mais son caractère léger a-t-il pu se transformer tout à coup... la possession n'a-t-elle pas amené chez lui la satiété? Ne m'aime-t-il plus? Quand l'explication qu'il me demande de ma tristesse m'arrache l'aveu de mes inquiétudes, il proteste énergiquement, avec un redoublement de tendresse, contre mes craintes et, bientôt après ces effusions et ces serments, son visage trahit de nouveau des soucis qu'il me cache... des mystères envers moi qui dois devenir sa femme; pourquoi?
La cause de ces soucis: la demande de la main d'Athalie, faite par lui, avant le duel qui avait eu pour Georgette les conséquences que l'on sait, ce prétendu séjour à Nice qui ne pouvait se prolonger plus longtemps, le retour imminent de mademoiselle Piédevache, la première visite à faire à la famille Jujube, etc., etc., la pauvre Georgette ignorait tout cela.
Un soir, dès en montant dans la voiture où son amant l'attendait, elle fut frappée de l'altération de ses traits et de sa voix.
—Qu'as-tu? lui demanda-t-elle, inquiète.
—Mon ami de Nice, lui dit-il, vient de m'envoyer une lettre de ma tante, m'annonçant son retour à Saint-Mandé pour demain.
—Eh bien! c'est cela qui te trouble à ce point?
—C'est qu'il me faut me réinstaller chez moi, me montrer comme nouvellement de retour de Nice, interrompre cette existence à deux à laquelle je m'étais habitué et que, comme un enfant oublieux du lendemain, au milieu des joies du jour, je croyais ne jamais finir.
—Oh! mon chéri, répondit Georgette avec transport, voilà donc ce qui causait tes soucis!
Bengali pouvait, d'un oui, rassurer complètement son amie; ce oui, il ne le prononça pas. C'est que la pensée de ces projets de mariage, auxquels il avait adhéré de bonne foi, après son renoncement à Georgette qu'il croyait mariée, cette pensée hantait plus que jamais son esprit; que faire? Signifier son refus d'une alliance qu'il avait sollicitée; accabler sous un pareil scandale, sans prétexte aucun, une famille, ridicule peut-être, mais parfaitement honorable; s'aliéner sa tante, sa bienfaitrice, celle à qui il devait tout: telles étaient les préoccupations auxquelles le malheureux jeune homme était en proie et qu'il ne pouvait faire connaître à Georgette.
Mais elle, heureuse des regrets de la cessation de l'existence à deux, par lui manifestés, n'attendit même pas la confirmation de ce qu'elle croyait avoir deviné et s'écria toute joyeuse: «Eh bien, tant mieux! tu ne pouvais pas demander ma main à ma marraine, puisque tu étais censé loin de Paris; maintenant, tu pourras faire la démarche et je prierai tant ma marraine qu'elle consentira à nous marier.»
Bengali ne répondit pas.
Georgette surprise, le regarda, puis lui dit: «Tu n'as donc pas entendu ce que je t'ai dit?»
—Si, si, répondit-il avec embarras.
—Eh bien alors, tu iras demain!
—Demain... impossible... je vais chez ma tante.
—C'est juste; eh bien! après-demain?
—Après-demain... heu... c'est que....
—C'est que quoi? demanda Georgette avec inquiétude.
—C'est que... je suis très mal avec M. Marocain et je crains....
—M. Marocain n'a aucun droit sur moi.
—Oui, mais toi-même m'as dit que sa femme tremblait devant lui et lui cédait en tout.
—Ah ça, voyons, murmura la pauvre fille anxieuse.... Cette domination de ma marraine par son mari.... Je ne vois pas de raisons pour qu'elle cesse, et si elle t'arrête maintenant, elle t'arrêtera toujours....
Le malheureux amant, affolé d'amour pour sa maîtresse, ne savait que lui répondre et quand il la vit éclater en sanglots, se désespérer, l'accuser de vouloir l'abandonner, il l'attira sur lui, la couvrit de baisers, redoubla ses protestations de tendresse infinie, d'amour exclusif de tout autre, jura de faire tout, absolument tout ce qui dépendrait de lui, pour un résultat qu'il désirait autant qu'elle.
Georgette put prendre cette formule vague pour une promesse de faire la démarche qu'elle désirait et rentra chez elle, pleine de bonheur et de confiance.
Pour Bengali, le—tout ce qui dépendrait de lui,—il l'entendait de tout ce qu'il pourrait auprès de sa tante, pour la faire rompre des projets qu'elle avait caressés.
Le lendemain, donc, il arrivait chez elle; la brave dame lui prit la tête à deux mains, l'embrassa dix fois, vingt fois.
—Tu es accouru dès la réception de ma lettre, lui dit-elle, tu es un amour. Tiens! que je t'embrasse encore!
Et elle lui reprit la tête et lui donna de nouveaux baisers; alors, l'éloignant un peu d'elle, pour mieux contempler sa bonne mine de santé, elle se rappela sa douleur, ses angoisses, quand elle l'avait vu, dans son lit, évanoui et blessé peut-être mortellement, et, tout à la joie de la guérison complète de l'être chéri qu'elle avait craint de perdre, ce furent de nouveaux baisers.
A cet élan d'expansion maternelle, succéda un air d'étonnement.
—Mais... je ne te vois pas ta gaîté ordinaire... tu as même un air de tristesse....
La bonne entra à ce moment et demanda si elle devait servir le déjeuner.
—Mais certainement, sers, répondit la maîtresse.
Puis à son neveu:
—Comptant bien te voir ce matin, j'ai fait faire un petit déjeuner dont tu te lécheras les pouces. Voyons, assieds-toi là près de moi et causons.
—Oui, ma tante. Eh bien, comment avez-vous passé votre séjour là-bas? Il paraît que c'est très pittoresque, l'Auvergne.
—Très pittoresque, oui, mais toi....
—Vous ne vous êtes pas ennuyée? Avez-vous fait l'ascension du Puy-de-Dôme?
—Nous causerons de tout cela une autre fois, parlons de toi, de tes amours.
—Dam! Dam! ma tante, j'étais à Nice et....
—Sans doute, mais toi et ta future famille, vous avez dû entretenir une correspondance.... Au fait, j'oubliais de te dire.... Tu vas voir ton futur beau-père.
—Quand ça, ma tante? demanda le jeune homme avec inquiétude.
—Ce matin, tout à l'heure, je l'attends; en réponse à l'annonce de mon retour à ces chers amis, il m'a écrit qu'il viendra aujourd'hui.
—Oh! ma tante, ça me contrarie bien, j'avais à causer sérieusement avec vous, très sérieusement, et... devant lui... c'est impossible.
Mademoiselle Piédevache le regarda avec étonnement:
—Comment?... De quoi s'agit-il donc de si sérieux, qui ne peut pas se dire devant ton futur beau-père? Ça n'a pas de rapport avec le mariage, je suppose?
—Au contraire, ma tante, c'est de ce mariage que je voulais vous parler.
—Ah ça, mais... qu'est-ce qu'il y a? interrogea la tante avec inquiétude.
—Il y a que.... Voyons, ma tante, ma bonne tante... vous ne voudriez pas me rendre malheureux, n'est-ce pas?
—Je vois le coup! s'écria mademoiselle Piédevache... je le connais... tu me l'as déjà fait, tu ne veux plus te marier.
—Oh si, ma tante, oh si! je ne demande que ça.
—A la bonne heure!... tu m'as fait une peur.... Et bien alors, cette chose sérieuse... très sérieuse....
—Je veux me marier... mais avec une autre....
La vieille demoiselle sursauta:
—Avec une autre!... Est-ce que tu te fiches de moi, de cette pauvre petite qui s'est embéguinée de toi, je ne sais pas pourquoi, de son père, de sa mère, de tout le monde? Tu as demandé la main de la jeune fille, on te l'a accordée et maintenant....
—C'est vous, ma tante, qui avez voulu... c'était pour vous plaire....
—Je ne t'ai pas traîné de force chez ces excellents amis, tu m'y as accompagnée de bon gré....
—Parce qu'à ce moment-là, je n'aimais pas encore celle que....
—Ah! je vois l'affaire! Quelque intrigante que tu as trouvée à Monaco, car tu as dû aller à Monaco, qui t'a entortillé... l'héritier de mademoiselle Piédevache! Elle s'est dit:—Bonne affaire! Entortillons ce jeune daim qui doit hériter de la vieille....
—Vous vous trompez, ma tante, celle que j'aime n'est point une coureuse de casinos, c'est une honnête jeune fille vivant de son travail....
—Qui passe les nuits pour nourrir sa vieille mère, je la connais celle-là.
—Non, ma tante, écoute-moi.
—Rien! rien! rien! cria mademoiselle Piédevache, je t'ai toujours cédé, je t'ai toujours gâté, c'est le tort que j'ai eu; cette fois je tiendrai bon, et je ne romprai pas des projets arrêtés d'accord depuis longtemps, je ne jetterai pas le chagrin et le ridicule dans une famille honorable, pour te laisser satisfaire une amourette comme tu en as eu tant....
L'élan de colère épuisé, la vieille demoiselle continua sur un ton enjoué:
—Je ne te les reproche pas, tes amourettes. Ah! grand Dieu! tu me connais, mon cher enfant, tu sais si je suis rigide sur ce chapitre-là, l'amour!... Ah, seigneur... comme je comprends ça.... Tu le sais bien, garnement, j'ai été la première à te dire: Amuse-toi pendant que tu es jeune, fais l'amour, il n'y a encore que ça!... Moi-même quand j'étais.... Hum! J'allais dire des bêtises.
C'était la corde sensible qui venait de vibrer au souvenir du passé; Bengali saisit l'à-propos et il allait attaquer par son côté faible celle de qui il dépendait, lorsque la bonne annonça M. Jujubès.
Bengali eut un brusque mouvement d'impatience:—Recevez-le, ma tante, dit-il; moi je ne veux pas qu'il me voie.
—Hein? veux-tu bien rester là!
Et elle le saisit par le bras pour le retenir.
—Pas en ce moment, ma tante, il me serait impossible de lui dissimuler mon embarras... une autre fois... demain, après-demain, mais en ce moment, ne m'obligez pas.... Je ne saurais que lui dire, tandis que vous....
Et il s'élança dans la chambre voisine, en entendant les pas du nouveau venu.
Mademoiselle Piédevache acheva la phrase—tandis que moi, je saurai ce que je dois dire.—Eh bien alors, je le dirai, et ça ira tout seul.
Jujube entra: «J'accours aussitôt la nouvelle de votre retour», dit-il.
—J'y comptais bien et je vous attendais, répondit-elle.
—Pour me dire que nos projets ne peuvent plus avoir de suites; je m'y attendais et je....
—Comment! ne pas avoir de suites? Mais au contraire, je tiens plus que jamais à leur prompte réalisation.
—Vous n'avez donc pas vu votre neveu?
—Si; à peine de retour de Nice, il est accouru ici.
—De Nice? dit Jujube en souriant, il vous a dit qu'il arrivait de Nice?
—D'où vouliez-vous qu'il vînt?
—De Paris, dont il n'a probablement pas bougé.
—Hein?
—Je crois qu'il a été à Nice comme moi.
—Qu'est-ce que vous me dites là?
—Un de ses amis l'a rencontré à Paris, il y a quinze jours, trois semaines, ayant une jolie fille au bras.
—Ce n'est pas possible; on a pris un autre pour lui, j'ai toutes ses lettres datées de Nice, mises à la poste à Nice; la dernière, m'annonçant son retour, est datée d'il y a trois jours; mais vous-même avez dû en recevoir?
—Oui, j'en ai reçu trois et bien singulières pour un amoureux.
Jujube, alors, montra à mademoiselle Piédevache les trois lettres où le futur époux parlait de tout, excepté de son amour et du projet de mariage, et les terminant par la formule: «mille choses à ces dames.»
—Enfin, vous en avez reçu; donc, il était à Nice. La forme n'a pas d'importance; je pourrais vous citer une personne qui a reçu des lettres brûlantes de plusieurs prétendus épouseurs, qui l'ont parfaitement lâchée après.
—Après quoi? demanda Jujube.
—Après m'avoir,—l'avoir, veux-je dire,—demandée en mariage.
—Enfin, demanda Jujube, que vous a-t-il dit au sujet de nos projets?
—Ses intentions n'ont pas changé; s'il n'est pas allé tout de suite chez vous, c'est qu'il a cru devoir accourir à moi tout d'abord; mais dès aujourd'hui vous nous verrez lui et moi.
Bref, Jujube, qui ne demandait pas mieux que de revenir au mariage qu'il croyait bien rompu; sa fille, d'ailleurs, refusant formellement d'épouser Pistache, Jujube se retira enchanté du rétablissement des choses et tout prêt à tendre les bras à son futur gendre.
Bengali ayant écouté à la porte, sa tante n'eut pas à lui répéter sa conversation avec Jujube et la situation, pour lui, était nette; elle était tout entière dans le célèbre dilemme: se soumettre ou se démettre, et se démettre, c'était renoncer à l'affection et à l'héritage de sa tante, qui l'avait élevé, à qui il devait tout et qu'il lui faudrait affliger en échange de sa tendresse et de ses bienfaits; mais se soumettre, c'était abandonner Georgette, Georgette dont il était éperdument amoureux et qu'il faudrait désespérer par un abandon qu'elle ne méritait pas.
Il fit ce qu'en pareil cas tout autre eût fait à sa place, il laissa sa tante lui parler du mariage, l'écouta sans répondre, réfléchit mais ne la heurta pas par un refus. Cette attitude satisfit la vieille demoiselle: «Laissons-le à ses réflexions», se dit-elle, convaincue qu'elles seraient suivies d'une entière soumission; mais lui, se tenait simplement ce raisonnement, que tant qu'un mariage n'est pas fait, il peut survenir un événement qui le rende impossible; or, il avait plus d'un mois devant lui et, dans un mois, il passe bien de l'eau sous le pont des Arts et bien des académiciens dessus.
Quand Jujube annonça le résultat de sa visite à Saint-Mandé, ce fut une joie d'autant plus vive que, sans désespérer absolument, on ne croyait pas à une justification si complète et à une reprise spontanée des projets matrimoniaux. Aussi Jujube fut-il assourdi des questions d'Athalie, au sujet de son prétendu; elle voulait connaître ses explications, ses propres paroles, etc., etc.
—Je ne l'ai pas vu, dit Jujube, mais sa tante m'a répété ses intentions qui n'ont pas varié; tous deux viendront aujourd'hui.
Et tout à son idée de gloriole, il parla de ses projets de noce dans la coquette habitation de la propriétaire absente, des nombreux domestiques laissés aux ordres des occupants; ce fut du délire, et on ne parla plus d'autre chose; même les voitures étant à la disposition de la famille, on les ferait atteler toutes pour promener les invités, au grand épatement des paysans, et à la pensée de ce luxe de représentation, on ne tarissait pas d'exclamations, de rires, de propositions de toutes sortes. Ah! à ce moment-là, Jujube ne songeait guère à envoyer Athalie à son piano.
Du reste, celle-ci avait bien autre chose à faire; les toilettes à commander, le mobilier à acheter, etc., etc.
—Ah! dit-elle tout à coup, et mon éventail que Georgette doit me peindre; c'est convenu il y a longtemps, papa; il faudra que tu en composes le sujet; cette chère Georgette! va-t-elle être contente, elle qui m'aime tant.
Pendant toutes ces expansions, l'infidèle malgré lui, tout en se berçant de cette philosophie qu'un événement imprévu peut se produire dans le courant d'un mois, se demandait ce qu'il allait faire et dire, en attendant cet événement problématique qui pouvait tout arranger; ne pas revoir Georgette, quant à présent il ne pouvait s'y résigner; continuer ses rendez-vous quotidiens avec elle, mais elle lui rappellerait chaque jour la démarche promise auprès de sa marraine.... Quel prétexte donnerait-il pour s'en abstenir maintenant qu'il s'était montré comme de retour à Paris? Avouer franchement sa situation, c'était la dernière décision à laquelle il pût s'arrêter; dans son embarras, il remit au lendemain son rendez-vous, se disant que Georgette, ne le voyant pas, croirait que sa tante l'avait retenu.
Mais il y avait une visite qu'il ne pouvait reculer: celle à sa future famille; d'autant plus que mademoiselle Piédevache devait l'accompagner.
A l'heure convenue entre eux, la tante et le neveu se présentaient donc dans la famille Jujube et y étaient reçus avec un véritable enthousiasme. Madame Jujube sauta au cou de son gendre, puis le plaçant devant Athalie:
—Embrassez donc votre future! dit-elle....
Puis on embrassa la tante, puis ce furent des poignées de main chaleureuses, des demandes affectueuses de nouvelles du blessé, etc., etc.
—Enfin, nous allons donc avoir la paix! dit Jujube, en riant; car c'était un enfer, ici.
—Les larmes d'Athalie, sa mauvaise humeur, parce que vous ne reveniez pas, ajouta la mère.
—Pauvre petite! dit mademoiselle Piédevache; adorer ce monstre-là....
—Oh! ajouta Jujube, elle ne pouvait pas digérer: «Mille choses à ces dames!»; elle attendait des choses à elles personnelles....
—C'est à vous que j'écrivais, dit Bengali, et j'ai cru que ce n'était pas la place....
—Sans doute, sans doute, répliqua la tante; ces choses-là, on les dit à la personne elle-même.
—Ne parlons plus de ça, interrompit Jujube tout à son idée de noce à la maison de campagne; et il recommença à énumérer en détail ses intentions quant au repas, au bal qui le suivrait, à la réception des amis et connaissances qu'on n'aurait pu inviter au repas, etc., etc.
Et malgré cet enthousiasme qu'elle partageait avec son père et sa mère, malgré sa joie de revoir près d'elle l'homme qui devait être son mari, Athalie ne pouvait ne pas remarquer son air rêveur, ses sourires de complaisance et son peu d'empressement auprès d'elle. Mademoiselle Piédevache à qui, non plus, n'avait pas échappé la contrainte de son neveu et qui en connaissait les causes, dit:
—Ce pauvre enfant est encore un peu souffrant, il n'a pas retrouvé cette gaîté que vous lui connaissez, et puis le mariage doit rendre sérieux.
Sur ce, elle jugea à propos de ne pas prolonger une situation embarrassante:
—Allons, je l'emmène, dit-elle; à demain.
Puis à Bengali:
—Embrasse ta fiancée et partons.
Et, dans son soulagement causé par le départ, Bengali trouva, dans le baiser d'adieu, une conviction qu'Athalie put prendre pour de la tendresse.
Ainsi que l'avait prévu Bengali, Georgette ne le voyant pas, le lendemain du jour où il l'avait quittée pour se rendre auprès de sa tante, pensa que, séparée de son neveu depuis longtemps, la vieille demoiselle l'avait retenu, et la jeune fille ne se préoccupa pas de ce premier manquement aux rendez-vous quotidiens; cependant, elle était bien impatiente de voir son amant pour lui confier une joie qui pouvait devenir un cruel embarras si Bengali n'obtenait promptement le consentement de sa marraine à leur mariage; Georgette venait de reconnaître en elle un état que dans quelques mois elle ne pourrait plus dissimuler à personne: quant à présent, cet état lui donnait un bonheur inconnu d'elle et elle était heureuse à la pensée que son amant le partagerait et se hâterait de régulariser une situation qui ne pouvait se prolonger plus longtemps.
Pendant qu'elle s'abandonnait à son rêve, Bengali était conduit par sa tante chez les bijoutiers, tapissiers, ébénistes, marchands de linge, pour l'acquisition des cadeaux, meubles et tout ce qu'il faudrait au jeune ménage.
Les Jujube, eux, n'ayant que leur garde-robe à emporter, s'installaient immédiatement dans l'habitation de Ville-d'Avray où ils allaient faire du genre pour l'éblouissement de leurs amis et connaissances; ils les avertirent d'abord par lettre de leur nouveau domicile pendant la durée de la saison; ajoutant qu'on serait heureux d'avoir leur visite tel jour qu'il leur conviendrait, madame devant recevoir tous les jours, sans cérémonie, comme il convient à la campagne, et la lettre portait un post-scriptum: une calèche sera toujours attelée pour les amateurs de promenades.
Deuxième post-scriptum: Il y a huit chambres d'amis pour les personnes retenues à coucher.
Et Jujube ne pouvant plus aller parcourir chaque jour à pied les rues de Paris pour y montrer sa croix, prit une des voitures à sa disposition, et alors il fit ses promenades en calèche, laissant la mère et la fille tout à leurs occupations et à leurs causeries en vue du grand et prochain événement et ne désirant, quant à présent, d'autre société que celle du futur époux sur lequel elles comptaient bien tous les jours, comme il l'avait promis.
Georgette aussi comptait bien sur lui.
Elle avait été un jour sans le voir et elle attendit impatiemment le jour suivant pour lui faire la confidence qu'elle croyait devoir le plonger dans une immense joie. Le lendemain donc, elle se rendit où Bengali l'attendait d'ordinaire. Elle eut un vif mouvement de bonheur, la voiture était là; elle y monta, tomba dans les bras de son amant et en quelques tours de roue, on fut dans le petit appartement témoin de leurs entrevues quotidiennes. Tout d'abord, le jeune homme commença une explication sur deux empêchements qui ne lui avaient pas permis d'aller voir madame Marocain.
—C'est impossible en ce moment, mon ami, interrompit la jeune fille, ma marraine est malade.... Oh! ça n'a rien de grave, la maladie à la mode: l'influenza, douze à quinze jours de soins, de précautions pour ne pas se refroidir et il n'y paraîtra plus.
Quinze jours devant lui! Ce fut un grand soulagement qui mit subitement notre amoureux à l'aise. Voyant alors sur les lèvres de Georgette un sourire inexplicable, l'entendant prononcer des demi-mots auxquels il ne comprenait rien:
—Qu'as-tu donc? lui demanda-t-il, on dirait que tu as quelque chose à m'apprendre.
Et dans un sourire d'une ineffable tendresse, la jeune fille articula tout bas:
—Oui... oui... quelque chose qui....
—Voyons, parle, ma chérie; ce n'est pas un grand malheur si j'en juge à ta physionomie.
Alors, Georgette lui prit la tête dans ses bras et lui dit quelques mots à l'oreille.
Bengali se leva brusquement, dans un élan d'ivresse folle, et couvrit Georgette de baisers entrecoupés des mots les plus tendres.
—Je savais bien que je te rendrais heureux, lui dit-elle.
Et les baisers partagés de redoubler.
Puis la pensée de sa situation jeta une ombre sur le visage tout à l'heure si épanoui du jeune homme.
Et, à son tour, Georgette lui demanda, mais d'une voix inquiétante:
—Qu'as-tu donc, toi aussi?
Il prétexta le chagrin de quitter sa maîtresse en un pareil moment (car l'heure de la séparation était arrivée).
Elle le consola dans les baisers d'adieu et Bengali la quitta en lui disant:
—A demain, mon cher amour, à demain!
Leurs joies, leur installation à la maison de campagne, leurs occupations, leurs projets, tout cela avait absorbé les dames Jujube et elles avaient complètement oublié Pistache.
Elles restèrent sans mouvement et sans voix en le voyant entrer, tout guilleret:
—Bonjour, mesdames; je ne vous demande pas des nouvelles de votre santé, vous avez des mines superbes; figurez-vous que j'allais tous les jours vous demander et votre portier, cette vieille bête de père Galfâtre, me répondait toujours: «Il n'y a personne», quand il aurait pu me dire: «On est à la campagne....» et même, ça n'est pas gentil à vous, de ne pas m'avoir prévenu et envoyé votre adresse; finalement, que j'ai fini par dire à votre pipelet, quand il m'a répondu pour la dixième fois «Il n'y a personne»: «Ah ça! mais ils ne rentrent donc plus chez eux?» Il m'a alors répondu: «Ils n'y rentreront qu'à la fin de la saison, ils sont à la campagne.» «Vous ne pouviez pas me le dire plus tôt?» m'écriai-je avec une humeur bien légitime, n'est-ce pas? il me répond: «Vous ne l'avez pas demandé»; enfin, je lui ai demandé l'adresse de votre campagne et me voilà.
Les deux femmes avaient écouté ce monologue sans l'interrompre:
—Oh! mais c'est charmant ici... quel joli séjour! continua Pistache.
Et, tout décontenancé en voyant l'immobilité des deux dames:
—Je vous dérange peut-être? demanda-t-il.
—Quelques occupations, répondit madame Jujube.
Pistache poursuivit:
—Ça ne nous empêchera pas de causer car il y a bien huit à dix jours que nous n'avons causé de notre affaire.
—Quelle affaire? demanda madame Jujube.
—Quelle... fit Pistache interloqué.... Eh bien... pour savoir si c'est le moment de parler à M. Jujube.
—Lui parler... de quoi?
Pistache regardait les deux femmes sans comprendre.
—Eh bien, balbutia-t-il, de... mes intentions au sujet du mariage avec mademoiselle Athalie.
Toutes les deux poussèrent une exclamation.
—Encore! fit mademoiselle Jujube.
Pistache était stupéfait; encore? répétait-t-il... encore....
—Oui encore?... dit madame Jujube. Comment, voilà plusieurs mois que cette plaisanterie dure; que ma fille et moi consentons au mariage; nous nous tuons à vous répéter qu'il vous faut le consentement du père et vous n'en finissez jamais et, après huit à dix jours où vous n'avez pas donné signe de vie, vous recommencez à demander s'il vous faut vous adresser à mon mari.
—Est-ce que vous croyez que papa va vous attendre éternellement? dit à son tour Athalie.
—Mais c'est madame votre mère qui m'a conseillé....
—Il a des vues sur un autre, mon mari, interrompit madame Jujube, un autre qui, lui, s'est présenté et a parlé.
Pistache fut atterré par cette déclaration; il bafouillait des mots sans suite, ne savait quelle contenance tenir, était enfin dans un état de complet ahurissement.
—Excusez-moi, dit Athalie, j'ai affaire.
Et elle sortit.
—Voyez mon mari, ajouta madame Jujube; moi, je n'ai rien de plus à vous dire.
Elle sortit à son tour; et le malheureux apothicaire se retira la tête perdue, et marchant comme un homme ivre.
Le maître de la maison rentra peu après cette scène et énuméra les noms des hôtes sur lesquels on pouvait compter. Il avait même invité M. Quatpuces qui crèverait de dépit, au milieu des fêtes dont il aurait été l'un des importants personnages, sans ses prétentions à la dot.
—Tu sais, mon ami, dit madame Jujube, que c'est aujourd'hui que mademoiselle Piédevache et notre gendre viennent s'installer ici.
—A-t-on préparé leurs chambres?
—Les deux plus belles; tout est prêt, ils pourront venir quand ils voudront.
—Et le dessin de mon éventail, papa? demanda Athalie, il n'est que temps.
—Je l'ai dans la tête, répondit l'artiste, je n'ai qu'à le faire sur le morceau de satin blanc que tu m'as donné, tu l'auras dans une heure.
Il passa dans son atelier pour exécuter le dessin emblématique qu'il avait conçu, et, selon sa promesse, il le remettait à sa fille émerveillée.
A l'heure du dîner, mademoiselle Piédevache arrivait avec ses bagages, ainsi qu'elle l'avait promis, annonçant l'arrivée de son neveu après dîner seulement: une affaire le retenait à Paris pour quelques heures.
Ce furent des embrassements frénétiques, un de ces bavardages fiévreux comme en donne la joie débordante; on fit visiter toute la maison à la vieille demoiselle et on la conduisit à sa chambre où ses malles avaient été portées; une femme de chambre fut mise à ses ordres, et elle lui donna les clés de ses malles pour en tirer le linge et les robes et mettre le tout en place.
Bengali arriva à neuf heures, fut reçu avec de doux reproches pour son retard et la soirée s'acheva dans une conversation générale à laquelle il fit mille efforts pour prendre part, sans parvenir à faire disparaître les soucis qui assombrissaient son front. Athalie ne put s'empêcher d'en faire la remarque.
—Il songe aux devoirs que va lui imposer sa vie nouvelle, dit la tante.
Le lendemain, Jujube, étalé dans la calèche, se dirigeait vers la route de Ville-d'Avray (car il ne prenait pas le chemin de fer), lorsqu'il entendit ce cri: «Bonjour, maître!» Il se retourna; c'était Marocain qui l'avait ainsi interpellé. L'artiste fit arrêter sa voiture et serra, avec l'effusion d'un homme heureux, la main que lui tendait Marocain. Il lui annonça qu'il retournait à sa campagne, l'engagea à l'y aller voir, et après les questions ordinaires sur la santé:
—Eh! quoi de nouveau? demanda Marocain.
—Il y en a chez moi, répondit Jujube.
—Du bon?
—De l'excellent; je marie ma fille.
—Ah! bravo! un bon mariage, je suppose?
—Un jeune homme charmant, spirituel, riche.
—Ah! mon compliment, cher maître.
—Merci; nous ferons le repas de noces, le bal, les réceptions à ma campagne, dans une habitation exquise, vaste, où je pourrai recevoir un grand nombre de personnes... dont vous serez, bien entendu.
—Oh! cher maître.... Le jeune homme est d'une famille connue?
—Mon gendre n'a qu'une tante fort riche, dont il sera l'unique héritier et qui, en attendant, le dote richement.
—Alors, quand je verrai mademoiselle, elle sera madame... madame je ne sais comment.
—Madame Bengali.
—Bengali! s'écria Marocain.
—Vous le connaissez?
Marocain, ne voulant pas dire au beau-père qui l'invitait tout le mal qu'il pensait de son futur gendre, répondit:
—Je me suis trouvé une fois avec ce jeune homme; je ne le connais pas autrement....
—C'est un charmant garçon. Allons? au revoir, Marocain!
Jujube donna l'ordre au cocher de repartir et la voiture s'éloigna.
—Oui, charmant garçon, se dit Marocain, qui aurait séduit la filleule de ma femme si nous n'y avions pas mis bon ordre; et cette petite dinde venait nous raconter qu'il la courtisait pour le bon motif! Bon pour lui, oui.
Une heure après, il dit d'un air narquois à Georgette qui était venue voir sa marraine:
—Eh bien, le monsieur au parapluie qui devait venir demander ta main?
—Qu'a-t-il fait? demanda la jeune fille anxieuse.
—Il se marie prochainement... avec ton amie Athalie Jujubès; crois-tu que nous avons été prudents en te faisant changer de quartier?
Georgette eut la force de dissimuler sa douleur, feignit l'indifférence à cette nouvelle qui lui brisait le cœur et ne donna carrière à son désespoir qu'à sa rentrée chez elle, où elle se jeta sur son lit en se tordant dans les cris et dans les larmes.
Deux coups frappés à la porte la firent se redresser brusquement; elle essuya ses yeux et se préparait à demander qui frappait, lorsque la voix de Bengali se fit entendre:
—C'est moi, dit-il, ouvre.
—Lui! s'écria-t-elle... lui ici!
—Ouvre-moi donc, mon cher amour, insista le jeune homme.
—Que vient-il faire ici? se demanda la désespérée.
Et elle ouvrit, pâle, tremblante, les paupières gonflées et rougies et la bouche crispée.
Bengali eut un mouvement d'effroi en la voyant.
—Qu'as-tu donc? fit-il éperdu....
Elle fixa sur lui ses regards pleins d'une inexprimable angoisse, et ses lèvres blêmes s'agitèrent sans pouvoir articuler un mot.
—Mais qu'as-tu, mon cher ange adoré? dit-il en l'enlaçant.
Elle s'échappa de ses bras, s'éloigna de lui:
—Allez-vous-en! cria-t-elle; nous ne devons plus nous voir.
Il la regardait sans comprendre:
—Ah! s'écria-t-il tout à coup, tu sais...?
—Tout!... vous vous mariez... que venez-vous faire ici?... m'offrir de l'argent, me promettre de ne pas m'abandonner, d'assurer le sort du pauvre petit être qui.... Non... non... je n'ai pas besoin de vous.... Mon enfant, je l'élèverai seule....
Bengali se jeta à ses genoux, lui saisit et retint de force ses mains qu'elle voulait lui retirer.
—Ecoute-moi, je t'en supplie, implorait-il; tu ne peux pas me condamner sans m'entendre....
Et il lui énuméra toutes les circonstances qui avaient abouti à cette situation terrible et sans issue.
Dans l'état où à son arrivée il avait vu Georgette, Bengali, tout à l'émotion causée par l'apparition de sa maîtresse, n'avait pas songé à fermer la porte.
Soudain, Georgette jeta un cri, les yeux fixés vers cette porte ouverte; Bengali se retourna et resta terrifié en voyant Athalie pâle et immobile.
Après un silence qu'aucun des trois personnages n'osait rompre, le jeune homme agita ses lèvres comme pour parler.
—Ne me donnez pas d'explications, dit doucement Athalie, j'étais là, j'ai tout entendu.
Puis, essayant de sourire:
—D'ailleurs, continua-t-elle, je ne regrette pas d'avoir acquis la preuve de ce que je soupçonnais bien un peu....
Puis, souriant de nouveau:
—Je n'ai jamais été bien certaine de votre amour, dit-elle à Bengali... votre gaîté naturelle que l'approche d'une union désirée aurait dû augmenter, cette gaîté, vous l'aviez perdue; vos airs rêveurs, préoccupés, vos soupirs mal dissimulés, rien ne m'échappait.
Puis, après un silence:
—Pourquoi ne m'avoir pas confié franchement que votre cœur était à une autre?
Et, sur ces mots, regardant Georgette qui ne savait que penser et que dire, elle lui sauta au cou:
—Une autre dont je ne suis pas jalouse, va.
Un sanglot contenu étrangla sa voix, et les deux jeunes filles enlacées mêlèrent leurs larmes.
—Écoutez-moi, mademoiselle, dit Bengali.
—Je sais ce que vous allez me dire: cette rencontre de Georgette après votre demande de ma main, de Georgette que vous aimiez déjà, ce duel pour elle, les soins qu'elle vous a prodigués, ses veilles à votre chevet... et puis... une faute... une faute qu'il faut réparer... pourquoi ne m'avez-vous pas confié tout cela?
—Votre père, votre mère me disaient que vous m'aimiez et je n'osais pas....
—En vous épousant sans répugnance, mais sans amour... car j'aimais ailleurs, mes parents le savaient, j'obéissais aux désirs de mon père; je suis adorée de celui que je désespère et que je sacrifiais en me sacrifiant moi-même; vous avez pu être trompé par mon humeur qui n'était pas celle d'une femme qui se sacrifie..., mais vous savez, dans ma famille..., on a des satisfactions qui l'emportent sur celles du cœur. J'ai été élevée comme cela; mais si j'ai toujours cédé aux volontés de mon père, je lui résisterai pour ne pas épouser un homme dont je ne suis pas aimée.
Et embrassant de nouveau Georgette:
—Ma pauvre Georgette..., c'est toi qu'il épousera..., qu'il doit épouser, il le faut.
Les deux jeunes gens lui avaient saisi chacun une main et balbutiaient des paroles de reconnaissance.
—Ne me remerciez pas, dit-elle....
Puis, gaîment et tirant son éventail:
—Je t'apportais cela, comme c'était convenu, dit-elle à Georgette; vois donc le dessin de papa comme il est joli; c'est moins pressé maintenant, parce que mon autre mariage ne sera pas aussi prochain; mais, c'est égal, peins-moi cela le plus tôt possible, je suis impatiente de le voir, de le montrer.... Allons, adieu!... Voulez-vous m'embrasser, monsieur Bengali?
—Oh! avec bonheur, s'écria le jeune homme, en lui couvrant les joues de baisers.
—Allons, dit-elle, ce sont des baisers de bonne amitié.... Au revoir!
Et Athalie, remontée dans sa voiture, versa un torrent de larmes.
Ce jour-là même, M. Quatpuces avait décidé de se rendre à l'invitation de Jujube, sans la moindre disposition au dépit que son hôte croyait lui causer; aux théories de Jujube sur le mariage, théories dans lesquelles il n'avait pas vu d'allusions à son endroit, notre savant avait fait des réponses que Jujube avait interprétées à sa façon; la vérité est que Quatpuces était un célibataire volontaire, encroûté dans son indépendance et adonné à peu près tout à la science.
Il acceptait d'ailleurs avec plaisir les invitations, aimait les bons repas de famille que, comme garçon, il n'était pas tenu de rendre; mais, pas pique-assiette du tout, il ne manquait jamais d'apporter à la maîtresse de maison un magnifique bouquet et répondait ainsi à la politesse qu'il recevait.
Une seule chose le préoccupait: son estomac un peu délabré; mais dans ses études scientifiques, il avait trouvé qu'autrefois, aux environs de Carthage, des médecins carthaginois avaient découvert certaines plantes qui vous refaisaient un estomac d'une vigueur à lutter avec celui des autruches; il s'était fait envoyer de ces plantes par un correspondant d'une académie à laquelle lui-même appartenait et les avait fait distiller, préparer selon la formule antique, par un pharmacien qui devait, du tout, composer un élixir merveilleux.
Ce pharmacien, c'était celui dont Pistache devait acheter l'officine, et Quatpuces s'était adressé à lui sur la recommandation des dames Jujube.
Il alla donc réclamer sa fiole pour l'emporter avec lui à Ville-d'Avray; ce fut à Pistache qu'il s'adressa. Le malheureux garçon était dans l'état que l'on sait, à peu près abruti. Il écouta machinalement le client.
—Ah! l'élixir carthaginois, dit-il, oui..., il est prêt....
Et il remit la fiole à Quatpuces, puis, resté seul, retomba dans son abrutissement.
Il en fut tiré par le patron qui cherchait une fiole parmi plusieurs autres, déposées à part; ne trouvant pas ce qu'il cherchait:
—Est-ce qu'on est venu prendre la teinture de cantharides? demanda-t-il.
—La teinture de cantharides? fit l'abruti, non....
—Où est la fiole, alors?
—La fiole?
—Oui....
—Je ne sais pas, et Pistache se leva:
—Où était-elle? demanda-t-il.
Le pharmacien indiqua la place où il l'avait déposée, et tous deux se mirent à bouleverser les fioles, mais vainement; puis voyant la fiole préparée pour Quatpuces, le patron demanda:
—Ce monsieur ne viendra donc pas chercher son élixir carthaginois?
—Il sort d'ici et il l'a emporté, répondit Pistache.
—Comment, il l'a emporté?... le voilà.
Pistache resta anéanti; il avait donné à Quatpuces la fiole de teinture de cantharides.
Impossible de courir chez lui, on ne savait ni son nom ni son adresse.
Pendant que le titulaire de l'officine et son futur successeur se disputaient et se lamentaient à la pensée de ce qui pouvait arriver de la substitution de médicaments, Quatpuces faisait l'acquisition d'un bouquet merveilleux pour se rendre au chemin de fer, tout heureux à la pensée des quelques bonnes journées qu'il allait passer.
Athalie venait de rentrer et allait faire connaître à ses parents l'événement qui devait tout changer, quand le savant fit son entrée. La vue de son bouquet qu'il offrit à madame Jujube, lui valut les plus chaleureux compliments, et Jujube s'empara de son hôte pour lui faire admirer l'habitation où on espérait bien le posséder plusieurs jours.
—C'est mon intention, dit-il, et j'ai apporté un peu de linge.... Je suis peut-être indiscret, mais vous m'aviez fait promettre....
Jujube l'interrompit et madame Jujube se récria:
—Comment donc? Mais vous nous auriez désobligés en ne répondant pas à notre invitation; votre chambre est prête, et si vous avez besoin de quelques soins de toilette....
—Oh! trois quarts d'heure de chemin de fer ne nécessitent pas.... Si vous vouliez seulement faire porter ce petit paquet à ma chambre: deux chemises, six mouchoirs, une cravate, des chaussettes, mes pantoufles....
—Jean, portez tout cela dans la chambre de monsieur; la chambre verte! ordonna Jujube.
Et le domestique emporta le petit paquet.
A ce moment, mademoiselle Piédevache entrait, venant de faire une promenade. On lui présenta Quatpuces, un savant distingué, membre de plusieurs académies, qui voulait bien faire l'honneur à la famille de venir passer quelques jours près d'elle.
—Enchantée, monsieur, dit la vieille demoiselle...; puis: Je me suis permis, dit-elle, d'ordonner à la cuisine qu'on m'apporte ici un verre d'eau sucrée et de l'eau de fleur d'oranger.
On se récria:—Comment donc, mais vous êtes ici chez vous; ordonnez! les domestiques sont à vos ordres.
—J'ai un si mauvais estomac!... ajouta mademoiselle Piédevache. Je me trouve bien d'un verre d'eau sucrée avant les repas.
—Un mauvais estomac! s'écria Quatpuces; ma foi, madame, je suis heureux d'arriver aussi à propos...; moi-même j'ai un estomac déplorable; aucun médecin, même parmi les spécialistes réputés, n'a pu me soulager; et je ne dois qu'à moi-même les excellentes digestions dont j'ai le bonheur de jouir, depuis que je fais usage de ceci, deux heures avant chaque repas.
Et Quatpuces tira son flacon de sa poche, puis:—Je demanderai également un verre d'eau, ajouta-t-il, mais sans fleur d'oranger.
A ce moment, la bonne apportant le verre demandé par mademoiselle Piédevache, on lui ordonna d'apporter un verre d'eau pure.
—Permettez-moi, madame, dit le savant, de verser dans votre verre un certain nombre de gouttes de cette composition. Puis, voyant rentrer la bonne portant le verre d'eau à lui destiné, il ajouta:—En en versant également dans le mien.
Et il versa le nombre voulu de gouttes, dans chaque verre.
—Qu'est-ce que c'est que cela, monsieur?
—Madame, c'est un médicament de ma composition, dont j'ai seul le secret et que vous ne trouverez dans aucune pharmacie, c'est l'élixir carthaginois.
Et Quatpuces raconta l'histoire ci-dessus exposée, donna aux plantes, composant son élixir, des noms barbares qu'on supposa être du carthaginois.
Les deux verres d'eau avalés, Jujube emmena Quatpuces, et, les trois dames restées seules, mademoiselle Piédevache mit naturellement, sur le tapis, la seule conversation à laquelle Athalie ne pouvait prendre part qu'avec un grand embarras traduit par des réticences, des silences et des monosyllabes.
—C'est le retard de son fiancé qui lui met la tête à l'envers, dit la vieille demoiselle en riant. Que fait-il ce lambin-là?... Pourquoi n'arrive-t-il pas.... Et avec une animation progressive, mademoiselle Piédevache se mit à parler de l'amour, de ses délices, de ses tourments en l'absence de l'être aimé, des transports des deux amants quand ils se revoient, et elle fredonna:
Et voyant ses yeux ardents et son visage coloré, madame Jujube se demandait:
—Qu'a-t-elle donc?
—Ah! le voilà! fit tout à coup l'égrillarde vieille, en voyant entrer son neveu; allons, ma petite, jetez-vous dans ses bras!... non, devant nous, elle n'ose pas, ajoutat-elle; laissons les deux amoureux ensemble.
Et Bengali resté seul avec Athalie:
—On ne sait donc rien encore? demanda-t-il?
—Impossible en ce moment, répondit-elle; mais demain matin, je dirai tout.
—Que vous êtes bonne et quelle amitié profonde et durable j'ai pour vous, dit le jeune homme.
Et ils causèrent, en bons amis, du seul sujet qui pût les intéresser en ce moment.
Jujube, qui avait promené Quatpuces partout, lui dit: «Excusez-moi, mon gendre vient d'arriver.»
—Allez-donc, cher monsieur, allez donc, ne vous gênez pas pour moi.... Et resté seul, Quatpuces, le visage animé, se dit: «Merveilleux, cet élixir... je suis tout... il ne m'a pas encore produit pareil effet... je me sens vingt ans», et il pirouetta joyeusement en faisant claquer ses doigts: «Vingt ans! répéta-t-il... mais j'ai le feu au visage.... Je vais me le tremper dans ma cuvette.»
Comme il entrait dans sa chambre, il y trouva une petite bonne accorte et fraîche qui venait de lui préparer son lit.
—Voilà! lui dit-elle, monsieur dormira bien là-dedans.
—Pas si vous y étiez avec moi, répondit-il, en lui lançant un regard ardent.
La petite bonne se mit à rire:—Ah! êtes-vous farceur! dit-elle; et elle se recula en voyant s'avancer, vers sa taille, les mains de Quatpuces.
—Mais oui, je suis assez....
Et il s'avança davantage.
—Non, non, à bas les mains, fit la servante... qui est-ce qui dirait ça en vous entendant causer dans le salon, où vous avez l'air si sérieux?
—Mais je suis sérieux aussi, en ce moment....
Et s'avançant toujours, il reprit en riant:
—Défais-tu aussi bien les lits que tu les fais?
Et la bonne de rire de plus belle:
—On vient! dit-elle tout à coup en se dirigeant vers la porte; puis, comme il la retenait:—Laissez-moi partir, ajouta-t-elle, si on nous trouvait ensemble....
—Eh bien, dis-moi où est ta chambre, et je te laisse partir.
—Ma chambre?
—Oui, ce soir, tu laisseras ta porte entr'ouverte.
—Je vous dis que j'entends monter.
—Ta chambre, où est-elle?
Et il montra un louis qu'il avait pris entre ses doigts.
On montait, en effet; la petite bonne indiqua sa chambre à Quatpuces.
Il était temps, le valet de chambre apparaissait pour avertir notre savant que le dîner était servi.
—Je descends, fit-il.
Il suivit le domestique, après avoir questionné du regard la servante qui lui répondit par un signe affirmatif.
Le dîner eut dû logiquement être égayé par les fiancés et par les époux Jujube, mais les deux premiers n'étaient pas en humeur joyeuse, semblaient rêveurs, échangeaient quelques mots à voix basse et des regards plus inquiets que tendres; le repas n'en fut pas moins d'une gaîté bruyante et peu à peu grivoise, puis presque érotique, grâce aux allusions lancées par mademoiselle Piédevache, au sujet de la nuit de noces, et, à la stupéfaction des époux Jujube, le grave Quatpuces riposta par les réflexions les plus salées.
Et M. et Madame Jujube de se demander:
—Mais qu'est-ce qu'ils ont? Ce Quatpuces! qui est-ce qui aurait dit ça de lui?
Et la vieille, sans qu'on l'en priât, se mit à chanter la chanson de Béranger:
Et l'heure du coucher étant venue, les époux Jujube, en se retirant dans leur chambre, de se demander de nouveau:—Y comprends-tu quelque chose? Mais qu'est-ce qu'ils ont?
Le lendemain matin, à dix heures, mademoiselle Piédevache n'avait pas encore paru; on pensait que la vieille demoiselle avait prolongé son sommeil plus que d'ordinaire et on ne s'en occupait pas autrement.
Jujube était plus surpris de n'avoir pas vu Quatpuces dont il connaissait les habitudes ultra-matinales.
—Il s'est grisé au dîner, dit-il; ça se voyait bien à ses propos. Ah! le voilà qui va descendre, ajouta-t-il, en entendant sa voix.
C'était bien la voix du savant; il causait avec la petite bonne qu'il avait rencontrée dans un couloir:
—Ah! petite gaillarde, lui disait-il, quand tu t'y mets, tu ne donnes pas ta part aux chiens.
—Ah! c'est bien spirituel, ce que vous dites là, lui répondit-elle sèchement.
Quatpuces ne comprenait pas:
—Comment, dit-il, c'est bien spirituel? il me semble pourtant, luronne....
—Monsieur me demande où est ma chambre, je la lui indique; je laisse ma porte entr'ouverte toute la nuit....
—Eh bien, je suis allé te trouver.
—Vous? moi? Ah! elle est forte celle-là.
—Comment, elle est forte? Et la pièce de vingt francs que je t'ai mise dans la main?
—A moi? Je ne sais pas ce que ça veut dire; si vous êtes allé quelque part, ça n'est pas chez moi.
—Justine! cria Jujube à ce moment, voyez donc si mademoiselle Piédevache est indisposée et demandez-lui si elle a besoin de quelque chose.
—Bien, monsieur.
Et la bonne laissa Quatpuces tout stupéfait, se demandant: «Comment... est-ce que, dans l'obscurité, je me serais trompé de porte?»
Bientôt des cris et des rumeurs jetaient le trouble dans la maison.
Quatpuces courut s'informer de ce qui arrivait; il rencontra Jujube pâle, bouleversé.
—Qu'y a-t-il donc? demanda le savant.
—Ah! cher monsieur, une chose épouvantable; la vieille dame, vous savez bien, la vieille dame avec qui vous avez dit des gaudrioles hier, à table?
—Oui, une dame très gaie; eh bien?
—Eh bien, on vient de la trouver morte dans son lit.
—Qu'est-ce que vous me dites là?
—La vérité, je viens de la voir, la pauvre vieille: son neveu, ma fille, ma femme, tout le monde est près d'elle.
—Sans doute une rupture d'anévrisme, une apoplexie foudroyante; on peut voir cela à son visage: exprime-t-il la souffrance?
—Du tout... au contraire... elle avait le sourire aux lèvres et, chose inexplicable, une pièce de vingt francs dans la main.
Quatpuces resta anéanti et il comprit qu'en effet il n'était pas allé chez la petite bonne.
Jujube annonça immédiatement à Athalie et à Bengali que leur mariage serait forcément retardé par le cruel événement. C'était leur ouvrir la voie des explications. Tous deux étaient d'accord pour faire connaître nettement leur intention; la fin, si douce d'ailleurs, de la bonne tante, rendant à son neveu toute liberté de rompre des projets si près d'aboutir et d'épouser Georgette. Jujube vit qu'il n'y avait pas à revenir là-dessus.
—Encore un mariage raté, s'écria-t-il avec désespoir.
—Non, mon ami, répondit madame Jujube, toujours pratique; sur ce elle prit une feuille de papier à lettres, écrivit dessus quelques lignes et la montra à son mari qui lut ce qui suit:
«Ah çà! cher monsieur Pistache, qu'attendez-vous définitivement pour parler à mon mari? il est tout disposé pour vous; finissons-en, faites votre demande, demain au plus tard, sinon il disposera de la main d'Athalie en faveur d'un autre.»
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